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BIBLIOTLIEQUE NATIONALE
cour"-,'^'i DES mtmL:cas AUTEUM A:iCIEES ET aonweeD


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SA VIE


SES OPINIONS ET SES Discoc'e


PAR


A. VERMOREL


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PARIS
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE


2, P.UE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL, 2


1882 F1 A 16 16—
Tous droits réservé* u (.,s; 1 67 .7 ri 0


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INTRODUCTION


On connaît mal et on juge mal générale-
ment Mirabeau. Il n'est pas possible de con-
tester la grandeur et la force de sou génie.
Mais on est disposé à condamner sévèrement
son caractère; et ce sont des assertions qui
sont en quelque sorte devenues banales, a force
d'être répétées sur tous les tons par les histo-
riens les plus recommandables, que : l'immo-
ralité de Mirabeau, — la corruption profonde
de ses moeurs privées et politiques, — sa vé-
nalité. On a été jusqu'à contester qu'il fût l'au-
teur de ses discours; et l'on a sérieusement
affirmé que ses plus admirables mouvements
oratoires étaient l'oeuvre d'une pieïade de col-
laborateurs obscurs.


Voici comment M. Louis Blanc apprécie Mi-
rabeau : — • Laideur resplendissante, figure
flétrie, imposante et livide, effronterie de la
lèvre se mariant à, l'éclair des yeux, tel était
Mirabeau. Et il avait l'âme de son visage




L'audace révolutionnaire de Mirabeau ne fut
qu'un emportement d'orgueil et d'égoïsme...Il




_ 6 _
n'avait ni la vigueur morale, ni les vertus dent
l'amour de la liberté se compose, et l'austère
image des républiques épouvantait de loin sa
corruption... Libelliste pour vivre, détracteur
acharné de Necker, dénonciateur de Lavater,
.adversaire de Beaumarchais, prôneur des chif-
fres suspectés de Clavière et de Panchaud,
avocat de Calonne, il se fit un jeu de vendre
des manuscrits déjà payés,il se mit à la solde
de quelques ambitieux vulgaires, il se mit à la
suite des pensées d'autrui, il mérita cette in-
jure de son père : K Mon fils, le marchand de
paroles.... »


Voilà pour le Mirabeau d'avant la Consti-
tuante! M. Cabet achève ainsi le portrait ébau-
ché par M. Louis Blanc : — (t La cour, qui con-
naît ses besoins, ses passions, ses vices, qui le
sait ambitieux, entraîné, corruptible, ne né-
glige rien pour le corrompre et l'acheter; on
lui offre beaucoup d'or, on lui promet le minis-
tère..., et Mirabeau accepte!... Désormais il dé-
fendra le pouvoir royal et Louis XVI ! II se
gardera bien, sans doute, et la Cour aussi, de
laisser connaître son infâme marché, son
odieuse corruption; il mettra dans sa trahison
toute l'adresse, toute l'habileté, tout le génie,
dont est capable un homme et même un dé-
mon; les accusations et les soupçons viendront
se briser devant l'apparence de son patrio-


. tisme, et la puissance de son talent; il sera
,porte au Panthéon ! Mais il n'en est pas moins


un traître , sa trahison n'en sera pas moins
découverte un jour; et ses cendres déshono-
rées seront arrachées du séjour des grands
hommes pour être dispersées dans la boue. »


La réaction contre Mirabeau n'a fait que se
déchaîner plus vivement dans ces derniers
temps; la publication en 1851 de la Correspon-
dance entre le comte de Mirabeau et le comte de
Lamarck, contenant les documents authenthi-
ques de ses relations avec la cour, et cin-
quante notes écrites par lui pour le roi, a paru
fournir la justification de toutes les attaques.
Dans une notice publiée il y a quelques mois
par la Revue de Paris, et qui est annoncée pour
paraître prochainement à la Librairie interna-
tionale, M. de Lamartine a en quelque sorte li-
bellé l'arrêt de condamnation en dernier
ressort contre Mirabeau.


M. de Lamartine écrivait déjà dans l'Histoire
des Girondins: « Le génie de Mirabeau avait pâli
devant celui de la Révolution; entraîné à un
précipice inévitable par le char même qu'il
avait lancé, il se cramponnait en vain à la
tribune. Les derniers mémoires qu'il adressait
au roi, et que l'armoire de fer nous a livrés
avec le secret de sa vénalité, témoignent de 1 'af-
faissement et du découragement de son intel-
ligence.— On sent qu'il a eu la main forcée
Par les passions qu'il a soulevées, et que, ne
Pouvant plus les diriger, il les trahit, mais
sans pouvoir les perdre; le grand agitateur


â




--I -
_ 6


n'est plus qu'un courtisan effrayé qui se réfu-
gie sous le trône, et qui, balbutiant encore les
mots terribles de nation et de liberté qui sont
dans son rôle, a déjà contracté dans son âme
toute la petitesse et toute la vanité des pen-
sées de cour. •


M. de Lamartine nous indique quelque part
les motifs de son antipathie pour Mirabeau :


Le froid matérialisme de son siècle enlève
à son âme le mobile, la force et le but des
choses impérissables.... S'il eût cru en Dieu, il
serait peut-être mort martyr, mais il aurait
laissé après lui la religion de la raison et le
règne de la démocratie.


Des phrases! des phrases!
Si je venais simplement opposer mon opi-


nion à d'autres opinions certainement et à bon
droit plus autorisées que la mienne, j'hésiterais
sans doute à formuler une téméraire contra-
diction. Mais ceux qui écrivent ou répètent
ces choses ne connaissent pas Mirabeau, et
n'ont jamais pris sans aucun doute la peine
d'étudier d'une façon sérieuse son oeuvre et
sa vie : c'est contre leur ignorance, encore
plus que contre leur mauvais jugement, ou
contre leur parti pris que je viens protester.
Le reproche est dur, et pourra paraître outre-
cuidant : mais on va voir s'il est ou non mé-
rité.


On nous représente vulgairement Mirabeau
comme un. ouragan. tombé en quelque sorte


des nues au milieu de l'assemblée consti-
tuante: sans étudespréalables, sans influence,
sans considération, connu seulement par des
aventures scandaleuses, flétri par une précoce
dépravation. On fait bon marché des ouvrages
qu'il avait pu composer et écrire auparavant,
quand on ne dénonce pas leur bassesse sala-
riée; et on croit avoir tout dit en répétant
avec suffisance que ces ouvrages ne vaudraient
pas môme d'être mentionnés si ce n'était
Mirabeau qui les eût écrits.


Comment s'étonner dès lors que ce débau-
ché, travesti soudain en homme d'État, ait eu
besoin de collaborateurs pour suppléer à son
insuffisance ! que ce caractère vénal, perdu
de Moeurs et criblé de dettes, ait été accessible
è. la première tentative de corruption, et se
soit jeté à corps perdu dans le parti de la
cour ? Svn tempérament seul a produit les su-
blimes mouvements que l'on admire, et son
tempérament aussi qui n'avait pour contre-
poids ni des études solides, ni des convictions
fortes et arrêtées, l'a entraîné dans une chute
ignominieuse I


A ce Mirabeau de convention, nous voulons
opposer le Mirabeau de l'histoire : nous vou-
lons restituer le vrai Mirabeau. Nous n'entre-
prendrons pas une apologie, faisant des phrases
après tant d'autres : nous exposerons simple-
ment cette vie mal connue : nous exhumerons
des ouvrages admirables par la profondeur des




s—


Idées et l'énergie des sentiments, non moins
que par la vigueur et l'originalité du style,
enfouis dans un oubli immérité. — Nous en
appelons a l'opinion publique du jugement
inique d'historiens mal informés ou systéma-
tiquement hostiles.


Cet homme, dont on nous a raconté avec
complaisance les amours romanesques, dont on
a• fait le héros fantaisiste de toutes sortes d'é-
popées galantes, dont on a scandaleusement
exploité la vie privée, comme si lui-même avait
abdiqué toute pudeur par la honte de ces dé-
bauches publiques, — nous le montrerons
apôtre vigoureux et infatigable de la liberté,
l'ennemi juré du despotisme, le défenseur
convaincu et courageux de tous les peuples
opprimés.


Il s'agit bien, ma foi, dans la jeunesse de cet
homme, de Sophie ou de n'importe quelles
autres femmes charmantes et vulgaires! A vingt
ans, il écrit l'Essai sur le despotisme, qui, contre-
partie admirable du Contrat social, magnifique
profession de foi de citoyen, premier mani-
feste libéral de la Révolution, aujourd'hui en-
core, après quatre-vingts ans, nous frappe
d'admiration par la nouveauté hardie des
aperçus. Dans ce livre, trop légèrement sacri-
fié par tous les biographes, même par le pieux
Lucas-liontigny, sur la foi de la modestie de
l'auteur, — nous trouvons : tracées avec beau-
coup de netteté les limites de l'État ; la mo-,


— 9 —
rale séparée de la religion ; les armées
permanentes dénoncées comme le premier
instrument du despotisme; réfutée la théorie
des pouvoirs forts, avec tous les préjugés qui
s'ensuivent; la féodalité appréciée; Richelieu,
Louis XIV et les prétendus fondateurs de l'u-
nité nationale mesurés à leur jauge véritable;
exposées toutes les idées qui étaient encore
neuves il y a dix ans, et pour nous ramener
vers lesquelles il a fallu tout une révolution
dans les études historiques, dont la plus large
part d'initiative revient à M. Edgard Quinet
et à sa Philosophie de l'histoire de France.


Le livre sur les Lettres de cachet et les prisons
d'État , qui suivit de près l'Essai sur le despo-
tisme, restera longtemps encore comme une
des revendications les plus intelligentes et les
plus vigoureuses qui aient jamais été faites
de la liberté individuelle.


Les épanchements amoureux de Mirabeau
nous intéressent peu dans les Lettres écrites
du donjon de Vincennes. C'est là une source
d'émotions de laquelle ont abusé ceux qui
cherchent à fouiller dans le fumier de l'his-
toire le mince grain de mil (le leur pâture lit-
téraire; mais ce oui nous touche vivement
d ins ce monument Incomparable de familia-
•ité naïve, ce sont les préoccupations ardentes
de la chose publique qui poursuivent Mira-
beau au milieu de ses plus terribles embarras
personnels, et se mêlent à. ses sentiments les




— IO


plus intimes; ce sont ces affirmations élo-
quentes, dans leur simplicité sans apprêt, de
tous les droits immortels de la pensée humai-
ne ; ce sont ces protestations vigoureuses que
lui arrachent spontanément tous les abus et
toutes les vexations, et qui, à chaque instant,
lui font oublier les maux de sa propre situa-
tion pour s'identifier, d'une façon générale, à
la grande cause de l'humanité contre le des-
potisme.


C'est ainsi que,pendant sa captivité au fort de
Joux, il se constitue l'avocat d'un malheureux
porte-faix, victime de la brutalité des employés
de la douane, et improvise pour lui un Mémoire,
à la remarquable vigueur duquel on peut pres-
sentir le futur orateur de la Constituante, et
qui est, avant tout, la revendication, au nom
de son client,des droits d'homme et de citoyen.—
Cette expression se trouve textuellement dans
la première phrase du iléMOire à consulter,
pour Jean-Baptiste Jeanret, contre le nommé
Bricard, employé des fermes.


Pendant ce même séjour au fort de Joux,
Mirabeau, chargé , par le commandant Saint-
lidauris , de faire un Mémoire sur les salines de
Franche-Comté, y pose pour la première fois
les principes d'économie politique en matière
de finances qu'il devait défendre avec tant de
persistance plus tard, et combat avec une
grande énergie et une singulière indépen-
dance l'esprit de Lise:luté; inepte, dur, et par-




fois atroce, qui n'a pas complétement, hélas!
cessé d'animer les gouvernements.


Fugitif en Hollande, les travaux de librairie
auxquels il se dévoue courageusement pour sub-
venir à son existence et à l'existence de la femme
qu'il a entraînée dans sa fuite, ne le détour-
nent pas de son zèle pour la cause des peuples
contre le despotisme. Il écrit son Avis aux fies-
sois et aux autres peuples de l'Allemagne, vendus
par leurs princes à l'Angleterre, où il flétrit,
avec une généreuse indignation, l'odieux mar-
ché par lequel Frédéric II, landgrave de Hesse-
Cassel, avait promis aux Anglais le secours
de 6,000 Hessois qui devaient être transportés
en Amérique pour combattre les in surgens


C'est pendant son exil hManosque et son em-
prisonnement dans le fort de l'Ile-de-Rhé, que
Mirabeau a écrit son Essai sur le despotisme;
ce fut pendant sa captivité au donjon de Vin-
cennes qu'il écrivit les Lettres de cachet et les
prisons d'État.


M. de Lamartine dit de Mirabeau, à propos
de cette captivité qui dura trois ans : « Lassé
et vaincu par la solitude, il descendit à d'igno
bles fléchissements de caractère pour obtenie
sa liberté... Il s'abaissa, vis-à-vis de son père,
à des supplications et à des adulations ironi-
ques, qui mentaient à ses sentiments et à son
honneur..... Il flatta les haines et les amours
de son père pour racheter à de mauvais prix
sa faveur. Il sortit enfin, grâce à ces igno-




— 12 --


bles concessions de caractère et de cceer,
M. Berthe, en 1820, époque où il était, comme


on sait, à la tête du barreau libéral de Paris,
a écrit une des meilleures notices qui aient
été faites sur Mirabeau, et dans laquelle il a
du moins l'avantage de parler en complète
connaissance de cause. Or , voici comment
il appréciait ces mêmes documents : — « C'est
au milieu des angoisses d'une si pénible cap-
tivité qu'il s'adressait à son père... Ces lettres
ne produisaient rien de favorable; il oubliait
trop peut-être que c'était à un père qu'il
écrivait ; elles respirent toutes une grande
indépendance de caractère. Mirabeau, en de-
mandant sa liberté, ne parlait que de ses
droits. n'invoquait que la justice; en général,
ce n'est pas ce langage qu'il faut tenir à ceux
qui ont violé dans votre personne les lois les
plus sacrées; pour obtenir d'eux quelque chose,
il faut leur parler de pitié ; c'est-à-dire qu'a-
près vous avoir fait du mal ils veulent encore
avilir leur victime; Mirabeau ne parlait que
de ses droits , et il restait prisonnier. Cepen-
dant, au sein de sa captivité, son génie sa-
vait donner un grand caractère à ses mal-
heurs. Il semblait s'oublier lui-même pour ne
voir dans sa détention que la violation des
principes protecteurs de la société, qu'un nou-
vel outrage fait à la liberté civile, dont l'exis-
tence sera toujours la condition essentielle de
la légitimité des pouvoirs. Son propre intérêt


-- 13 —


disparaissait devant des intérêts plus élevés,
et il composa son Essai sur les lettres de ca-
chet. »


Les Lettres écrites du donjon de Vincennes
sont dans toutes les bibliothèques; on en trou-
vera plus loin quelques remarquables extraits :
ceux qui veulent savoir comment M. de La
.martine écrit l'histoire n'ont qu'à les relire,
et à comparer ensuite, dans leur propre juge--
ment, sa version à celle de M. Barthe.


Sorti de prison, Mirabeau affronte hardi-
ment ses adversaires, et dans une série de
procès qu'il plaide lui-même, il fait annuler
le jugement qui le condamnait pour rapt, et
obtient sa séparation d'avec sa femme. Ici en-
core il sait élever sa cause à la hauteur d'une
cause publique qui intéresse tous les citoyens,
il dénonce avec une courageuse vigueur les
abus d'une organisation judiciaire vicieuse, et
se révèle, en même temps qu'un puissant ora-
teur, un audacieux révolutionnaire. Ses pro-
cès fondent en Provence l'immense popularité
qui le fera entrer en triomphe aux Etats gé-
néraux.


Dans l'intervalle , il a été faire un séjour en
Suisse, et bien que harcelé par les embarras,
de ses propres affaires, il a trouvé le temps de
plaider auprès du gouvernement français la
cause de la république de Genève, qui se
trouvait dans une fàcheuse situation entre le.
France et la Savoie, — et d'adresser un Mé-




-


moire au contrôleur général Joly de Fleury
pour réclamer l'abolition des douanes.


Ses procès achevés, pour éviter les ressen-
timents du garde des sceaux, dont il a ouver-
tement bravé l'autorité arbitraire, il va se
retremper en Angleterre dans le pays classi-
que de la liberté. Il ne s'accorde pas de repos,
te son apostolat infatigable; il ne se donne
pas de trêve, de sa guerre à outrance contre
le despotisme. Il dénonce au monde l'ordre de
Cincinnatus, germe d'une aristocratie nobi-
liaire dans l'Amérique nouvellement conquise
à la démocratie et à la liberté. Il prend en
main, avec l'ardeur qui caractérise toutes ses
actions et tous ses écrits, la cause des Hollan-
dais contre Joseph II, à propos de la liberté
de l'Escaut.


De retour en France, il ouvre contre l'agio-
tage la plus méritoire de toutes les campa-
gnes. Il stimule l'esprit public qui se déprave
dans de basses spéculations. Il dénonce les
manoeuvres qui conduisent l'Etat à la décon-
sidération et à la banqueroute, les particu-
liers à une ruine honteuse; il popularise en
même temps les sains principes d'économie
politique, en matière de finances et de ban-
que, et sape dans leur base, d'une façon gé-
nérale, les monopoles et les priviléges, quelle
que soit leur origine, et quelles que puissent
être les intentions sous lesquelles ils se dé-
guizent. Il écrit, Coup sur coup, dans l'espace


— 15 —


de quelques mois, ses pamphlets : Dela Caisse
d'escompte; De la Banque de Saint-Charles: Let-
tre à M. le Coulteue de la Noraye ; Sur les Ac-
tions de la Compagnie des eaux de Paris; Ré-
ponse à l'écrivain des administrateurs des eaux
de Paris.


« Prôneur des chiffres suspectés de Clavière
et de Panchaud, avocat de Calonne » , dit à
ce propos M.Louis Blanc, qui ne veut voir dans
ses écrits sur l'agiotage que des documents de
plus de la vénalité de Mirabeau. Une sembla-
ble injustice, — des accusations aussi graves
acceptées avec tant de légèreté, et formulées
avec tant d'assurance, quand il s'agit d'un tel
homme, — sont faites pour indigner tous les
esprits impartiaux.


On lira plus loin de nombreuses citations de
ces écrits; on lira une lettre écrite à cette oc-
casion par Mirabeau à son père ; on lira enfin
une lettre écrite par lui à de Calonne, pour
être rendue publique, dans laquelle il rappelle
lui-même quels furent leurs rapports — « lettre,
dit-il avec raison, telle que jamais stipendié
n'en écrivit de pareille à son acheteur. »


Ceux qui, avec M. Louis Blanc, ont répété
les affirmations diffamatoires que nous avons
relevées, ignoraient-ils d'ailleurs que si le
premier pamphlet de Mirabeau sur la Caisse
d'escompte, fut vu avec faveur par le minis-
tère, celui sur la banque de Saint-Charles, la
lettre à M. le Coulteux de la Norase, le mémoire




— It


•eur les actions de la Compagnie des Eaux de
Paris, furent supprimés par des arrêtés du
conseil?


Voilà. comment Mirabeau était avocat de
e.:alonne.


Prôneur des chiffres suspectés de Clavière et
panchaud, dit-on encore. Veut-on savoir


quels étaient à cet égard les principes de Mi-
tzlbeau? Non-seulement il est avéré qu'il ne
reçut pas d'argent directement pour ces
écrits, et il suffit de les lire d'ailleurs pour se
convaincre qu'ils sont inspirés par le plus pur
patriotisme et non pas le résultat d'une beso-
gne vénale; — mais encore


• Mirabeau, qui
Cuit alors comme toujours, dans la plus
grande gêne, ne joua jamais un sou, lui qui
faisait fléchir, en quelque sorte à son gré, le
balancier de la Bourse, et il pouvait écrire à
ce propos à son pore : « Sollicité par tous
ceux de mes amis qui pariaient pour mes
opinions, de prendre part à leurs affaires;
provoqué par Dupont lui-même (Dupont de
Nemours), que j'en atteste, bafoué par lui de
ne m'être pas fait 40,000 francs de rente dans
!es vertiges de l'agiotage, — je suis resté
étranger à toute spéculation même innocente :


vécu, petitement vécu de mon travail et
du secours de mes amis.... »


S'il était besoin encore d'une confirmation
de cette honnêteté scrupuleuse de Mirabeau,
(Ions la. trouverions dans la. Correspondance avec


— 17 —


le comte de la Marck , .:si souvent invoquée
comme un témoignage accablant contre lui,
et dont nous aurons à parler à notre tour.
En attendant, — voici ce que dit la Marck,
après avoir rappelé un service d'argent qu'il
rendit à Mirabeau : — « Le léger service que
je venais de lui rendre, me donnait quelque
droit d'entrer avec lui dans des détails sur sa
position pécuniaire, et j'acquis ainsi la certi-
tude que cet homme, que tout le monde re-
gardait comme vénal, n'avait jamais sacrifié
aucun principe pour de l'argent. Ii avait dé-
noncé l'agiotage dans des brochures qui ne
lui rapportaient presque rien, lorsque les agio-
leurs lui offraient des sommes considérables
pour obtenir de lui d'écrire en leur faveur,
ou du moins pour acheter son silence. Et ce•
pondant au moment où il refusait leurs offres,
il envoyait au Mont-de-piété tout ce qu'il
possédait d'effets. Il écrivit sur la banque de
Saint-Charles un ouvrage à la publication du-
quel cette banque essaya vainement de le faire
renoncer au moyen de propositions pécuniaires
t'es avantageuses. Il refusa tout. On lui a re-
proché plus tard d'avoir puisé dans la caisse
du duc d'Orléans, et c'est au moment même où
ces trésors devaient lui être prodigués (septem-
bre 1789) qu'il se présentait à moi d'un air ti-
mide et embarrassé, et me demandait de lui
prêter quelques louis. D est de mon devoir de
détruire autant qu'il dépend de moi ceu




— 18 —


odieuses imputations, dont presque tous les
écrits sur la Revolution française se sont faits
les échos, et le le dirai encore une fois : Non,
jamais Mirabeau ne sacrifia ses principes à ses
intérêts pécuniaires. »


Mirabeau quitte de nouveau la France pour
éviter la vengeance de de Calonne. Il passe
en Prusse, où il écrit successivement plusieurs
brochures, toutes consacrées à la revendica-
tion des grands principes dont nous l'avons
toujours trouvé en toute circonstance le dé-
fenseur ardent et convaincu. A propos de
Moses Mendelsshon, il fait un éloquent plai-
doyer en faveur de l'égalité civile et politique
des Juifs; à propos de Cagliostro et de Lava-
ter, il revendique contre l'illuminisme hypocrite
ou fanatique les droits de la raison, et contre
l'engouement persécuteur, les principes de la
vraie liberté religieuse.


Dénonciateur de Lavater, • répètent en
choeur les détracteurs de Mirabeau. Nous ren-
voyons les lecteurs de bonne foi et désireux de
juger par eux-mêmes, aux citations que nous
faisons de cette brochure : et nous laissons à
décider à chacun, de quel parti, pour Lavater
ou bien pour Mirabeau, doivent être les amis
de la liberté et de la libre pensée.


La Lettre à Frédéric-Guillaume H, qui fut
effectivement adressée à ce souverain lors de
son avénement au trône, est le programme le
plus complet et aussi le plus ferme de poli-


— 19 --


tique sage et largement libérale, qui ait jamais
été soumis aux méditations d'un roi-philo-
sophe. Après avoir réclamé toutes les libertés,
même la liberté illimitée de la presse, après
avoir montré l'utilité de répandre l'instruc-
tion dans le peuple, et s'être élevé en même
temps contre les écoles d'État, Mirabeau ter-
mine ces sages recommandations par cette
maxime profonde qu'il livre aux réflexions du
jeune roi : • Il est digne de vous de ne pas
trop gouverner. »


Enfin Mirabeau utilise son séjour à Berlin
pour recueillir les matériaux de son grand
ouvrage sur la Monarchie prussienne, qui est
un des premiers et reste un des plus vastes
tableaux de statistique publiés en France ;
dans lequel perce b. chaque page la préoccu-
pation de l'idée qui fait la grande unité de
la vie de Mirabeau. « Tous ces ouvrages,
écrivait-il à son ami et collaborateur Mau-
villon, doivent être faits comme Tacite faisait
les Moeurs des Germains, pour encadrer la sa-
tire de Rome. C'est France que je vois et
veux voir dans Prusse, du moins pour l'expo-
sition des principes que doivent démontrer
les détails pour ici et pour là. *


On va nous demander maintenant de nous
expliquer sur la mission secrète dont Mira-
eeau fut chargé pendant son séjour en Prusse,
Cette explication est simple, et l'on n'a qu'à
feuilleter l'Histoire secrète de la Cour de Berlin,




20


où Mirabeau lui-même a fait connaitre tous
les détails de cette mission. Ayant quitté la
France, dans les circonstances que nous avons
dites, ses amis qui nourrissaient depuis long-
temps l'espoir d'obtenir du gouvernement
qu'il employât Mirabeau d'une manière as-
sortie à sa naissance et surtout à son talent,
remontrèrent aux ministres l'utilité que la
diplomatie pourrait retirer d'un tel homme sé-
journant à Berlin, au moment on la mort pro-
chaine du roi qu'on appelait dès son vivant le
grand Frédéric, et l'avènement d'un successeur
à qui l'on supposait un tout autre système poli-
tique, pourraient amener des changements ma-
jeurs dans les rapports établis entre les grands
États de l'Europe. Ces représentations furent
écoutées, et M. de Calonne ne fat pas fâch é
de se réconcilier avec un aussi redoutable ad
versaire. On demanda Mirabeau un Mémoire
sur la situation actuelle de l'Europe; il l'envoy a
aussitôt, niais écrit avec une hardiesse et un
liberté que Lucas-Montigny qualifie d'étrange,
et que lui-même caractérisait fort bien, en di-
sant qu'il le donnait en homme libre et non en
courtisan. Nous reproduirons ce Mémoire, pu-
blié en tête de l'Histoire secrète de la cour de
Berlin (1). Les ministres acceptèrent néan-


(4) La publication de cet ouvrage, qui eut lieu au
moment où il poursuivait. son élection en Provence,
est encore l'origine d'une des accusations les plus sou-
vent répétées contre Mirabeau, qu'a en vue M. Louis


— 21


moins les services de Mirabeau, qui, dès lors,
mis à l'aise, fit, en s'adressant au pouvoir, de la
propagande révolutionnaire, et, ne perdant
pas de vue la France, détermina la convoca-


Blanc lorsqu'il dit : « 11 se fit un jeu de vendre des
manuscrits déjà payés.» Voici le récit de Droz, dans
son Histoire de Louis qui a servi de thème aux
récriminations que chacun a accommodées à sa façon:
:( Mirabeau toujours besogneux, imagina, pour sub-
venir aux dépenses de son voyage (pour la Provence),
de tirer parti des lettres secrètes qu'il avait écrites sur
la cour de Berlin pendant sa mission ; il en composa
un libelle, et fit proposer par le duc de Lauzun au
comte Montmorin. de ne pas publier son manuscrit,
si le ministre voulait l'acheter. Celui-ci imposa pour
conditions que l'auteur renoncerait à se faire élire
député et n'irait point en Provence. Le duc accepta :
Mirabeau reçut l'argent. et ne regarda point sa parole
comme engagée. Il lit plus : un libraire, qui était près
de tomber en faillite, et dont la femme etait sa maî-
tresse. le pressa de lui livrer le manuscrit dont le
scandale assurait la vente rapide, et. ce qu'on ne peut
répéter sans honte, non-seulement Mirabeau consentit,
mais il prit un nouveau salaire. »


Ce qu'on ne peut repèter sans honte pour M. Droz
et pour tous ceux qui ont gratuitement endossé cette
calomnie, c'est que ce récit est complétement faux.
Une, lettre du comte de Montmorin à Miraheau, pré-
cisément à l'occasion de l'Histoire secrète de la cour
de Berlin, et la réponse de celui-ci , publiées dans la
Correspondance avec le comte de la Marck dé-
truisent formellement cette odieuse accusation. Reste
donc le fait de taie publication, qui pouvait être im-
politique, et, en tout cas, peu délicate vis-à-vis des
deux gouvernements intéressés. Mais ce n'est là après
tout qu'une peccadille révolutionnaire. Quant au fond
mente de l'ouvrage. il n'a rien que d'honorable pour
Mirabeau; il montre sous son vrai jour sa mission
à Berlin, et ceux qui s'attendraient_ à y louver des
anecdotes scandaleuses ou ordurières seraient à coup
Sur fon désappointes.




— 22 —


tion de l'Assemblée des notables, puis ce:
des États généraux.


Sitôt qu'il vit ses conseils porter leurs frui
et le mouvement commencer en France p
la réunion de l'Assemblée des notables, il eut
hâte de quitter la Prusse. « Je me croirais
mille fois honoré, écrit-il le 13 janvier 1787,
d'être le secrétaire de cette Assemblée, dont
j'ai eu le bonheur de donner l'idée... Mais res-
ter ici condamné au supplice des bêtes, à so'
der et remuer les sinuosités fangeuses d'in
administration qui signala chacune de s
journées par un nouveau trait de pusillanime
et d'impéritie, c'est ce dont je n'ai plus la lb
ce, parce que cela ne me paraît bon en rien
faites-moi donc revenir. »


Mirabeau avait hâte de jeter aux orties lel
froc de la diplomatie, qui ne convenait nulle-
ment à son âme franche et impatiente. 11 ne
resta que trois jours à Berlin après l'envoi de
cette lettre. Mais il n'arriva pas à Paris avec
la gravité d'un personnage officiel en retour
de mission. Il signala son retour par la pu-
blication de sa Dénonciation de l'agiotage, qu'il
avait méditée dans sa route. Son courage à
flétrir ce qu'il considérait comme la cause de
la ruine des finances du royaume lui valut une
lettre de cachet. Cette nouvelle persécution, à
laquelle il fut assez heureux pour pouvoir se
soustraire, ne fit que redoubler ses forces, et il fit
paraître la Suite de la dénonciation de l'agiotage.


9:3


Mirabeau jouissait dès lors non-seulement
en France, mais dans tous les pays qu'agitait
la poursuite de la liberté, d'une influence con-
sidérable, que l'on ignore généralement , et
dont les historiens n'ont en aucune façon tenu
compte. La preuve en ressort clairement des
démarches officielles qui furent faites auprès
de lui par les Bataves, soulevés contre le sta<
thoudérat, pour obtenir qu'il prît en main leu/
cause. On considérait à bon droit Mirabeau
comme le véritable avocat des peuples. Voici
ce que nous lisons dans la lettre officielle qui
lui fut adressée par les patriotes hollandais :


Votre éloquence courageuse est consacrée à
défendre les droits des peuples... Il s'agit de
la liberté d'un peuple, et d'annoncer à nos po-
litiques combien cette révolution, qu'ils regar-
dent avec une stupide indifférence, peut être
funeste à la liberté générale... La vérité ne
perce souvent qu'après bien des années, et les
oppresseurs jouissent tranquillement du fruit
de leur tyrannie. Le génie seul a le privilége
de faire triompher la liberté dés qu'il a parlé.
S'il se tait lorsqu'il peut élever la voix, il est
coupable ; et ce genre de tort ne peut pas être
celui d'un homme qui, comme vous, s'est tou-
jours montré le défenseur de la liberté et
l'antagoniste persévérant et courageux du
despotisme. »


Mirabeau ne pouvait résister à une sembla-
ble invitation, et son .4 dresse aux Bataves est




— 21
un des morceaux les plus éloquents qui soient
sortis de sa plume. C'est d'un bout à l'autre
encouragement à ce peuple de persister dan
sa généreuse insurrection, un appel révolte
tionnaire et un manifeste républicain : c'e
une revendication nette et énergique de la
souveraineté du peuple.


Il faut citer encore parmi les écrits de Mira-
beau antérieurs à son rôle politique, ses Ob-
servations sur la prison de Bleare et sur les
effets de la sévérité des peines, qui présentent les
véritables bases sur lesquelles doit reposer
toute législation criminelle, et qui sont ani-
mées d'un esprit démocratique, à travers le-
quel on sent souffler le vent prochain de la:
révolution : « J'ai parlé avec énergie , dit Mi-i
rabeau en commençant cette brochure, des
attentats sur la liberté personnelle des c4:
toyens, des lettres de cachet, des prisons d'É-'
tat ; et comme si la rouille aristocratique en
tachait l'esprit le plus exempt du préjugé q
classe les hommes par le rang et par la foi
tune; comme si les angoisses du plébéien
du pauvre méritaient moins d'indignation qui
celles du riche et du patricien, je me suis e,
peine occupé des maisons de force.» Nous terl;
minerons cette énumération en rap pelant labrochure sur la Liberté de la presse, imitée de
l'anglais de Milton, avec cette épigraphe em-
pruntée à l'auteur républicain du Paradis per-
du : 'ruer un homme, c'est tuer une créa-


— 25 —
hire raisonnable ; mais étouffer un bon livre,
test tuer la raison elle-même. »


Voilà comment a été occupée la jeunesse de
Mirabeau! voilà par quelles passions elle a été
consumée! voilà par quels travaux il s'était
préparé à son rôle politique!


On pourra s'assurer,— en parcourant les admi-
rables citations que nous multiplions de ces
ouvrages si méconnus, et qui ont en quel-
que sorte tout l'attrait d'une découverte iné-
dite, — on pourra s'assurer si Mirabeau n'était
pas écrivain autant qu'orateur. Révolution-
naire par le style, non moins que par la pen-
sée, il a le pressentiment de la langue mo-
derne, comme du. droit nouveau. Avec Camille
Desmoulins, ce furent peut-être les seuls
écrivains romantiques d'une époque encore
toute classique, dont la littérature devait se
personnifier dans André Chénier et l'art dens
David, — et dont Robespierre avec son rigo-
risme guindé, son sentimentalisme religieux,
et sa froide rhétorique, fut incontestablement
l'expression la plus coinpléte.


A la vérité, tous ces écrits de Mirabeau ont
une ampleur et une véhémence oratoires (1); ils


(s) M. Nisard qui, corne m. Barthe. a eu son heure
de libéralisme, écrivit aussi sur Mirabeau S une épo-
que où il n'était pas encore de mode parmi ceux qui
se proclamaient les héritiers de la Révolution, de vi-
a pender le premier auteur de cette Révolution. Il ap-
précie ainsi, d'une façon très remarquable, dans le
ktlional du 4 juillet 1834, le procédé et le style de




--


— 29 —


mais il s'agissait de faire passer les idées
dans les faits, il s'agissait de renverser de
fond en comble un vieil édifice, étayé sur des
abus monstrueux, légitimés en quelque sortel
par l'habitude (1), et de le reconstruire suri
des bases nouvelles. Or, l'énergie et l'audace
d'un semblable rôle, dans quel autre contem-
porain que Mirabeau, la trouvons-nous?
fallut son impulsion puissante pour révéler à.
eux-mêmes Robespierre, Danton, et les au-
tres.


Mirabeau a été l'âme vivante de la révolu-
tion ; il l'avait préparée de longue main ;
quoi qu'en dise M. de Lamartine, son génie
ne pâlit pas devant elle; il éclata dans tout
son resplendissement au contraire ; lui seul
peut-être n'eut pas le vertige en présence de
ce bouleversement inouï, dont il calculait avec,
sûreté la marche, prévoyant les écueils semés
sur la route aussi bien que les obstacles qui
allaient se dresser de toutes parts, et dont il
avait dés longtemps mûri la direction, se sen-
tant assez fort pour tenir le gouvernail au mi-
lieu de la tempête, et pour modérer l'ouragan
déchaîné par lui.


Il écrivait à son ami Mauvillon, en août 1789


(s) Au nombre des maux les plus affligeants de la
société, dit Mirabeau au début de ses Observations
sur la maison de force appelée Rieetre, je compte
l'insouciance à laquelle l'habitude nous entraîne sur
les excès les plus déplorables, lorsqu'ils répètentjournellement sous nos yeux. »


La nature de mes affaires, de mes projets
ct de mes perspectives est devenue telle, qu'il
est absolument impossible que je m'en explique
ar écrit. Il faudra un voyage, et un voyage
'affidé pour cela. Vous saurez alors que j'ai mis
lus de suite qu'un autre mortel quelconque


r_eut-être à vouloir opérer, améliorer et éten-
.:


•e une révolution qui , plus qu'aucune autre
avancera l'espèce humaine. Vous verrez aussi
que ce qui n'a dû vous paraître longtemps que
es aperçus électriques d'une tête très active,


«liait la combinaison d'un énergique philan-
ehrope qui a su tourner à son but toutes les
hances, toutes les circonstances, tous les ha-lards d'une vie singulièrement étrange et fci-
,onde en bizarreries et en singularités. »
lin homme qui a senti, lui aussi, combien
talent mal connues les origines de la révolu-
on et défiguré son esprit par nos brillants et
istéma.tiques historiens, et qui s'est dévoué
n'oeuvre patiente et méritoire de reconsti-
Zer le génie de la révolution, M. Ch. Louis


dans le second volume de son grand
largage qui parait en même temps que le nô.


et dont il a bien voulu nous communiquer
l'avance les épreuves , a justement constaté
influence considérable de Mirabeau dans la


.evendication des droits qui constituent le vé-
'table héritage de 1789; il ressort clairement


ets nombreuses citations faites par notre ami
et coreligionnaire politique, eue Mirabeau peut




30 —


et doit être considéré comme le fondateur de
la liberté individuelle en France.


Voilà l'homme. Son rôle à la Constituante
est connu. De même qu'il personnifie dans les
laits le grand mouvement qui entraîna la ré-
volution, il représente dans les idées
pression la plus complète et à la fois la
courageuse et la plus nette de tous les gr.:
principes de liberté et de justice dont la 1.'-
iution nous a légué le glorieux héritage.
des plus grandes erreurs de la Convention â
consisté dans une notion exagérée des droite
dans un sentiment excessif de la responsabg
lité de l'État, qui lui firent trop souvent mé-
connaître les priviléges inviolables de la pen
sée humaine et de la liberté individuelle. Mi-
rabeau, lui, était en garde contre de semblables
doctrines, et il peut être considéré comme le
précurseur de la démocratie libérale. En toute
occasion, nous le voyons proclamer les droits
absolus de , et protester contre ce
qu'on appella la raison d'État : il demande rie
violabilité du secret des lettres; il veut que la
liberté individuelle la plus étendue soit res
pectée dans toutes ses manifestations, même
dans celle qui consisterait à émigrer hors de
la patrie, lorsqu'on n'y est pas retenu par des
obligations spéciales,— et cette opinion ne lui
fut pas dictée, comme le prétendent ses dé-
tracteurs, par sa tendresse nouvelle pour 15
;mur, à propos du vovaee h Rome des tanteg


3i-du roi : — on la trouve d'avance exprimée,
d'une façon non moins explicite, dans sa Lettre
à Frédéric-Guillaume. Il est partisan de la li-
berté illimitée de la presse; la liberté la plus
illimitée de la religion et des cultes est à ses
yeux, dit-il, un droit si sacré, « que le mot
tolérance, qui voudrait l'exprimer, lui paraît
en quelque sorte tyrannique lui-même, puis-
que l'existence de l'autorité qui a le pouvoir
de tolérer, attente h la liberté de penser, par
cela même qu'elle tolère, et qu'ainsi elle pour-
rait ne pas tolérer. » Il est vrai qu'en dépit de
cette profession de foi, il trempa dans la Cons-
titution civile du clergé; mais on peut affir-
mer avec sûreté qu'il eut la main forcée par
l'entraînement, en quelque sorte impérieux,
des circonstances, et il ne se dissimulait pas
lcs embarras qu'allait causer à la révolution
une mesure non moins impolitique que vexa-
toire. Il s'en exprimait ainsi dans une lettre
confidentielle :


• Voilà une plaie toute nouvelle , mais la
plus envenimée de toutes, qui va ajouter en-
core un foyer de gangrène à tous ceux qui
rongent, corrodent et dissolvent le corps poli-
tique... Nous arrangeons le schisme religieux
à. côté du schisme politique; nous n'avions pas
assez de résistances,nous en suscitons à plai-
sir ; de dangers , nous évoquons le pire de
tous; d'embarras, nous soulevons le plus inex-
tricable ; c'est de quoi amener la fin de tout,




32


si l'Assemblée ne se lasse pas bientôt d'obéir
aux anarchistes. •


C'est un des caractères les plus remarqua.
bles de Mirabeau que ce respect de toutes les
opinions quelles qu'elles soient, en politique
non moins qu'en philosophie et en religion. Il
voulait la liberté, même pour les jésuites ; la
lérance, même pour les gens à chapelets. Nous
verrons tout à l'heure engager le roi à appeler
successivement tous les partis au ministereit
même les Jacobins. La page suivante, extraite
des lettres à Illauvillon, résume sous une for-
me remarquable toute sa pensée à cet égard :


• Nous sommes un singulier mélange d'Oro-
mass et d'Arimane, ou, plus philosophique-
ment parlant, de l'esprit céleste de Dieu ani-
mant une matière imparfaite et réfractaire.
Aussi ne devons-nous jamais, ni trop admirer,
ni trop mépriser : ce que nous devons encore
moins, c'est désespérer et haïr. Trois chemins
doivent nous conduire à la plus inaltérable..
indulgence : la conscience de nos propres
faiblesses; la prudence qui craint d'être in-
juste ; et l'envie de bien faire, qui, ne pouvant
refondre ni les hommes ni les choses, doit
chercher à tirer parti de tout ce qui est,
comme il est. Je me crois obligé de porter d&
sormais cette extrême tolérance sur toutes
les opinions philosophiques et religieuses. Il
faut réprimer les mauvaises actions, mais
Souffrir les mauvaises pensées et surtout les


— 33


mauvais raisonnements. Le dévot et l'athée,
l'économiste et le réglementaire aussi entrent
dans la composition et la direction du monde,
et doivent servir aux têtes douées de la
bonne ambition d'aider, autant que le peut
notre faiblesse, au bien-être du genre humain.
Tolérons donc les écrivains quelconques; s'ils
appellent à la raison, c'est très bien fait: nous
leur parlerons raison; s'ils invoquent la li-
berté, c'est encore mieux fait : nous leur di-
rons que la liberté de penser, d'écrire, surtout
celle des actions innocentes, celle du travail
et du commerce, sont l'âme de la politique...
ils battront des mains , le répéteront avec
nous, et leurs élèves en feront autant. Tolérons
de même jusqu'aux gens à chapelets; ils ado-
rent la Providence, ils ont raison. Nous leur
dirons qu'elle est toute bienfaisante, et qu'elle
nous prescrit de l'imiter; qu'elle a chargé
l'homme de besoins, qu'elle nous oblige de ne
pas l'empêcher d'y pourvoir; qu'elle lui a
donné des droits, imposé des devoirs, et nous
ferons de notre philosophie secourable, une
religion, un culte. En vérité, dans un certain
sens, tout m'est bon : les événements, les
hommes, les choses, les opinions; tout a une
anse, une prise. Je deviens trop vieux pour
user mon reste de force à des guerres:. je veux
la mettre à aider ceux qui aident; quant à
ceux qui n'y songent que faiblement, je veux
m'en servir aussi, en leur persuadant qu'ils


111RAB210. RT DISC. 3




— 31 —


sont très utiles. Que m'importe, à d'autre:_
conditions, la gloire qu'il ne faut employer
elle-même que comme un outil ? ce serait va-
nité d'en faire un autre usage. N'excommu-
nions personne et associons-nous à quiconque
a un côté sociable. Mal est ce qui nuit, bien esi
ce qua sert. Nous devons nous garder d'être en-
nemis des autres écoles ; c'est la postérité qui
marquera les rangs. Notre affaire à nous, c'est
d'avancer, si nous le pouvons, de quelu
années, de quelques mois, de quelques
le règne de la propriété, de la liberté et
secours réciproques. »


Quant aux opinions religieuses de Mirabea
elles sont également éloignées de la religiosité
bigote, et, dans une certaine mesure, fanati.,-
que de Robespierre, imposant à. la Républiqu
le culte officiel de l'Être suprême,—et de l'im
piété bruyante, inconséquente et superstP,
tieuse au fond de l'école voltairienne. il est
supérieur aux préjugés du sentiment reli-
gieux. Il ne croyait pas en Dieu, nous dit
avec une onction douloureuse M. de Lamez •
tine. Mais il croyait en l'humanité qui porte
en elle-môme la conscience de sa propre loi. Il
séparait la morale de la religion. Il respectait
cette dernière, comme il estimait que l'on de-
vait respecter tous les sentiments individuels,
mais il lui interdisait avec raison toute in-
fluence sociale ou politique. Sa brochure sur
Lavater, quelques-unes des Lettres écrites du


---


donjon de Vincennes Pt. rertainPs pages de l'Essai
sur le despotisme, nous font bien connaître
toute sa pensée.


En matiere de commerce et de finances,Mira-
beau était l'ennemi de toutes les mesures auto-
ritaires et prohibitives. D se déclara, en toute
occasion, l'adversaire de tous les monopoles, de
tous les priviléges et de toutes les mesures tis-
anes, et le défenseur de la liberté la plus éten-
due du commerce et de l'industrie. Enfin, la
question sociale, dans les termes larges et radi-
caux où elle commence depuis quelque temps
seulement à s'imposer à nos économistes, n'é-
chappa pas à ses prévisions profondes. Déjà,
dans sa Lettre à Frédéric-Guillaume, il l'invitait
à eablir des ateliers de travail pour les ou-
vriers; dans le discours qu'il prononça à la
Constituante à propos de la caisse Lafarge, se
trouve en germe le principe de toutes les ins-
titutions développées plus tard dans le but de
substituer la mutualité à l'assistance; enfin
M. Lucas-Montigny nous a transmis un projet
remarquable écrit de sa main, relatif aux dis-
tributions de secours que nécessitaient à Paris
le mauvais état des affaires et les rigueurs de
l'hiver de 1790. Il y établissait le principe d'un
Prélèvement modique fait sur le salaire de
tous les ouvriers, pour subvenir aux premiers
frais de ces distributions de secours, afin
qu'elles perdissent leur caractère d'assistance
gratuite; et il recommandait que, en motivant




— 35 ---


les mesures qu'il proposait, on fît bien sentir
«le danger et l'immoralité de l'aumône propre-
ment dite. »


On a répété souvent que Mirabeau ne s'était
point élevé jusqu'à la perception républicain-
et que son programme s'était arrêté à la for.:.
monarchique tempérée et constitutionnelle.
Cel argument e été surtout invoqué par les
historiens les plus favorablement disposés, en
vue d'excuser et de justifier ses rapports avec
la cour. Cette atténuation de la Révolution
n'existait point dans l'esprit de Mirabeau. Mais
en même temps qu'il allait aussi loin que per-
sonne dans le domaine idéal des idées absolues,
il avait à un vif degré le sentiment pratique..
des situations. Il savait que l'on peut tout
compromettre en voulant tout précipiter, et,
tenant plus à la satisfaction vraie defaire triom-
pher ses principes qu'à la vaine popularité
qu'on peut gagner à flatter les passions nopu-
laires, il calculait d'un oeil froid et sûr la-mar-
che des idées qui pénétraient graduellement
dans les moeurs, et mesurait son action sur
les progrès de l'opinion publique. A ce point
de vue, il croyait à la nécessité temporaire
d'une monarchie. Il ne se dissimulait pas d'ail-
leurs les inconvénients de cette sagesse.'
« L'effervescence est prodigieuse, et l'on est
irrité de ce que je suis toujours aux partis
modérés, écrivait-il à Mauvillon, niais je suis
si convaincu qu'il y a un différence énorme


— 37.


entre voyager sur la mappemonde ou en réa-
lité sur la terre; je le suis tellement que nos
commettants s'intéressent extrêmement peu à
nos discussions métaphysiques, tout impor-
tantes qu'elles puissent être, et que nous ne
pourrons compter vraiment sur leur appui,
qu'alors que nous toucherons directement au
pot-au-feu; je le suis tellement que le meil-
leur moyen de faire avorter la révolution, c'est
de trop demander, que je mériterai encore
longtemps cet honorable reproche. »


Il écrivait à la même époque dans le Cour-
rier de Provence : « Si le projet de réclamer
hautement les grands principes de la liberté
est un de ceux qui entraînent le plus forte-
ment un ami des hommes, aussitôt qu'il veut
passer à l'exécution, il se trouve placé entre
deux écueils. La vérité commande de tout
dire, et la sagesse invite à temporiser; d'un
côté, la force de la justice porte à franchir les
timides considérations de la prudence ; de l'au-
tre, la crainte d'exciter une fermentation dan-
gereuse, alarme ceux qui ne voudraient pas
acheter le bien de la postérité au prix du mal-
heur de la génération actuelle. 0 vous, tyrans
de la terre, vous ne ressentez pas, en la cou-
vrant de maux et de ravages, la moitié des in-
quiétudes qu'éprouvent ses bienfaiteurs en
cherchant à les réparer I Le philoSophe qui
travaille pour le temps, et qui, dans son épo-
que, ne s'adresse pas à la multitude, doit




— 3 8 --
venger l'humanité sans ménagement ; sa cir-
conspection serait faiblesse, ses égards lâche-
té, sa tolérance prévarication. Mais l'horn:
d'Etat qui agit sur tous, et dans un moment
donné, s'assujettit à une marche plus mesu-
rée, il ne livre des armes au peuple qu'en -
apprenant à s'en servir, de peur que, dans m_
premier accès d'ivresse, il n'en abuse, et en
suite ne les tourne contre lui-même, et ne le$
rejette après avec autant de remords que d'ef
froi. »


M. de Lamartine lui-même a rendu j usw
tice remarquable de sa part, à ce rôle de Mi
rabeau, et le passage suivant de sa Notice
fait un heureux contraste avec les récrimina-
tions sans réserve comme sans mesure qui la
déparent : Il faut le dire ici, pour bien com-
prendre l'impulsion tantôt violente, tantôt mo-
dératrice et souvent ambiguë du grand hom-
me de la révolution, — Mirabeau, — extrême
quelquefois dans ses paroles, quand l'énergie
de l'élocution chez l'orateur dépassait la me-
sure de la pensée chez l'homme d'état, ou
quand l'ivresse des applaudissements altérait,
au lieu de rassasier le tribun,—était bien loin
d'être extrême dans ses opinions. Les prin-
cipes philosopniques qui l'animaient et qu'il
s'était juré à lui-même de faire prévaloir sur
les servitudes, sur les routines et sur les su-
perstitions invétérées des peuples, n'avait
point dans sa large tête ce caractère aveugle


— 39 —


et emporté du fanatisme qui renverse au ha-
sard tout ce qui existe devant lui pour faire
place à l'absolu ou à l'impossible. Son intelli-
gence dominait enlui-mème ses passions ; son
expérience historique, et pour ainsi dire innée,
réglait et mesurait l'application de ses théo-
ries ; il se rendait compte des obstacles ;
pactisait avec les habitudes ; il savait la place
immense qu'un passé môme mauvais occupe
dans le présent et dans l'avenir d'une nation;
il ne se fiait pas à l'enthousiasme môme qui
l'inspirait, comme à une force permanente ;
il savait que cet enthousiasme, qui élève mo-
mentanément, comme le bouillonnement de
l'eau sur le feu, un peuple au-dessus de son
niveau naturel, le laisse retomber, quand il est
refroidi, au-dessous de lui-mème; il voulait
remplacer en détruisant ; il sentait avec l'im-
mense majorité de la nation à cette époque,
que les institutions sans racines et sans an-
cêtres, importées d'Amérique en France par
Lafayette, étaient des institutions prématu-
rées pour la vieille Europe, que la place con-
sidérable et presque unique, occupée par un
trône depuis treize siècles en France, laisse-
rait, s'il venait à disparaître trop tôt, un vide
qui ne serait comblé que par des anarchies,
des dictatures, des despotismes soldatesques
OU populaires. 11 ne croyait ni au droit ore-
existant, ni à l'éternité de la monarchie, mais
il croyait à sa nécessité temporaire... En pria-




i0


elpe, il ne demandait à la révolution que de
transformer le régime du pouvoir absolu en
royauté constitutionnelle et pondérée, d'ouvrir
d'une main hardie, mais non violente, le gou-
vernement à la raison, à la liberté, aux idées,
à la philosophie, au talent des hommes supé-
rieurs de la nation représentée par ses plus
intelligents organes, et d'assurer par des ins-
titutions permanentes mais régulières , ces
conquêtes d'une révolution passagère et promp-
tement finie, le règne de la raison humaine, la
destruction du pouvoir théocratique et de la
féodalité aristocratique, une nation souveraine
exerçant son pouvoir législatif par une re-
présentation élective et un roi investi du pou-
voir exécutif tout entier; gouvernant dans
l'intérêt général, au nom de la volonté publi-
que, au lieu de gouverner dans l'intérêt d'une
noblesse et d'une aristocratie, au nom d'une
possession prétendue divine, des peuples aussi
favorables à la tyrannie qu'à la révolte.»


On ne peut pas rendre de plus magnifique
hommage assurément à la force politique de
Mirabeau, et aussi au désintéressement de son
patriotisme. Mirabeau prévoyait, avec une lu-
cidité remarquable, l'anarchie sanglante de
93 et le despotisme, aboutissement inévitable
d'une démagogie sans frein. Il voulait préve•
nir, s'il se pouvait, ce déchaînement et seS
conséquences; il voulait épargner à son paye
ces désordres et ces tristes épreuves, et leur


-- 4!


funeste influence pour la liberté; il voulait as-
surer les conquêtes de la révolution d'une fa-
con stable, et empêcher qu'à la suite d'une se-
cousse terrible, les forces vives de la nation
désorganisées, on retournât vers un inconnu
misérable et vers un nouveau despotisme.


Ce furent ces considérations qui lui dictèrent
notamment son discours en faveur du veto
royal. Le même jour on, pour la première fois,
il disait aux communes encore séparées des
deux ordres privilégiés, que le peuple est tout,
il prononçait aussi ces paroles : c( Et moi aussi,
je crois le veto du roi tellement nécessaire, qàe
j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'a.
Rome s'il ne l'avait pas.• Ce rapprochement de
principes nous paraît expliquer toute sa poli-
tique. Il développa lui-même avec une sincérité
remarquable dans le Courrier de Provence, le
fond de sa pensée. Il reprend les points prin-
cipaux de son discours, et montre qu'il faut
toujours en politique faire contre-poids là où.
l'équilibre paraît compromis. Il livre aux mé-
ditations de ses lecteurs les réflexions sui-
Yaute.s, dont nous pourrons, mieux que les con-
temporains, apercevoir aujourd'hui la portée,
après l'expérience de la Convention et du Di-
rectoire, suivis du Consulat et de l'Empire.


Quand le pouvoir exécutif, livré à ses pro-
pres excès, sans frein et sans règle, en est


son dernier terme, il se dissout de lui-même;
d retourne à la nation qui l'a départi. Tous




-- 12 --
réparent alors les fautes d'un seul; la machine
politique se recompose et la liberté naît sou-
dain ou se rajeunit dans cette crise. Nous
n'irons pas loin en chercher l'exemple. Mais
ei la Révolution était inversée, si le Corps lé-
gislatif, avec de grands moyens de devenir
ambitieux et oppresseur, le devenait en effet...
des factions terribles naîtraient de ce grand
corps décomposé; les chefs les plus puissants
seraient le centre de divers partis, qui cher-
cheraient à se subjuguer les uns les autres;
l'anarchie anéantirait tout gouvernement. Et
si la puissance royale, après des années de di-
vision et de malheurs, triomphait enfin, ce
serait en mettant tout de niveau, c'est-à-dire
en écrasant tout. La liberté publique resterait
ensevelie sous les ruines. On n'aurait qu'.
maître absolu sous le nom de roi, et le ID
ple vivrait tranquillement dans le mép_
sous un aespousme presque nécessaire. »


Ainsi donc Mirabeau qui, comme on le voit,
avait une prévision très clairvoyante, des
écueils d'anarchie suivie de despotisme aux-
quels courait s'engloutir la révolution, lancée
par lui, voulait la sauver du naufrage, et c'est
au contre-poids du pouvoir exécutif qu'il
croyait devoir s'adresser pour modérer sa mar-
che. Il ne faut pas oublier que ce pouvoir, per-
sonnillé dans une royauté encore inviolable,
avait alors une tout autre force et un tout au-
tre prestige que nous ne pouvons nous le il'


-- 43 --
gurer aujourd'hui. D'afileurs c'était l'époque
des rois-philosophes, et, durant tout le dix-
huitième siècle, les publicistes les plus dé-
voués aux réformes radicales, tous ceux qui,
avant Mirabeau, avaient le plus fait pour pré-
parer la révolution dans les idées et dans les
moeurs, attendaient d'en haut toute l'impul•
sion. Mirabeau, le premier, révéla au peuple
sa force latente, et fit entrer sur la scène po-
litique cet élément nouveau (1). Mais en atten-
dant que le peuple fût préparé au rôle qui dé-
sormais lui appartenait dans la direction des
destinées du monde, et que la multitude fût
suffisamment éclairée, une dernière mission
restait à la royauté, — paratonnerre placé au-
dessus de fa révolution pour la préserver de
l'anarchie qui entraînerait une rechute au des-
potisme. Mirabeau l'avait compris. n ne
croyait pas à l'intelligence ni au désintéresse-
ment des rois-philosophes, et il avait senti la
nécessité de faire intervenir le peuple pour
débattre directement avec ses despotes les in-
térêts de sa prospérité et de sa liberté. Mais la
royauté avait alors une force propre qui, dans
sa main puissante, pouvait devenir un instru-
ment utile. Admis après Voltaire, dans l'inti-
mité de Frédéric le Grand, il avait subi >


(t) « Mirabeau, le premier, dans l'Assemblée des dé-
utés des communes, dit M. Barthe. révéla au peuple


français son existence morale. trop longtemps mécon-
nue, en proclamant ses droits et sa luissartce.




— 4—


charme de l'homme, mais ne s'en était pas
laissé imposer par le despotisme du souverain;
il salua l'avénement de Frédéric-Guillaume,
comme une aurore de délivrance pour le peu-
ple prussien, et le plus essentiel des conseils
qu'il donna au nouveau monarque fut de « ne
pas trop gouverner. »


L'espérance déposée par Mirabeau sur Fré-
déric-Guillaume, Louis XVI en France l'avait
réalisée, dans une certaine mesure;Mirabeau,
qui, à l'avénement de Louis XVI au trône, lui
avait dédié son Essai sur le despotisme, devait
éprouver de la sympathie pour ce roi honnête
homme et bien intentionné, qui ne péchait qit
Par indécision et par faiblesse, victime dé,sie:
suée à être immolée sur l'autel de la révolu-
tion en holocauste expiatoire des forfaits de la
royauté, acceptant son sort avec résignation.
Non moins que vers le peuple Mirabeau avait
done eu sans cesse les yeux tournés vers ce
nouveau monarque, et on comprend que,
voyant l'action funeste des partis qui se dis^
Dataient l'Assemblée, et déposaient d'avance.
.des germes de dissolution dans la Constitu-
tion qui devait tout régénérer, il en soit venu
à confondre le roi et le peuple dans une soli-
darité commune, qui, bien comprise et sincè-
rement acceptée des deux parts, pouvait cou-
sacrer la révolution et confondre les factiee•


Ce fut la le principe de ses relations avec la
cour ; relations qui, à proprement parler, n'a'


Taient jamais cessé d'exister depuis l'époque
Xii _Mirabeau, chargé de la mission que nous
avons dite, à Berlin, avait déterminé la con-
vocation de l'Assemblée des notables , puis
celle des États généraux. Nous n'avons pas à
justifier ici ces relations, mais à les expliquer.
Pour qu'elles puisent être incriminées, et pour
que l'on pût, à leur occasion, accuser Mira-
beau de trahison, il faudrait que,— comme on
l'a prétendu d'ailleurs , — s'effrayant de son
propre ouvrage, il ait voulu faire rentrer dans
son lit le flot révolutionnaire déchaîné par lui,
et qu'il ait conclu dans ce but avec la cour
une criminelle alliance contre les droits du
peuple. Mais si au contraire ce fut toujours
au nom de la révolution et dans l'intérêt du
peuple que Mirabeau négocia avec la cour ;
s'il ne fit que chercher à gagner auprès du roi
la cause révolutionnaire , à l'identifier avec
elle, et à asseoir sur des bases plus larges et
plus sûres les principes qu'il avait le premier
et le plus nettement proclamés; s'il apporta
dans ces relations toute l'indépendance et
toute la fougue de son caractère, — elles ne
servent qu'à compléter sou rôle et à accentuer
plus nettement sa physionomie. Elles ne font
ni ombre à sa gloire, ni déshonneur à sa mé-
moire.


Or, les relations de Mirabeau avec la cour
ne furent pas en réalité d'une autre netu'e ;
nous le retrouvons tout entier dans ses notes




écrites pour la cour, — le même que dans
lettres intimes écrites du donjon de Vincei
nes, le même que dans ses ouvrages qui pré-
cédèrent la révolution, le même que dans sa
correspondance particulière avec Mauvillon et
ses autres amis, le même que dans ses dis-
cours à l'Assemblée constituante, et clans ses
articles au Courrier de Provence. Mirabeau est
un bloc de bronze fondu d'un seul jet; tous les
documeuts publiés sur son compte,—et certes,
il est peu d'hommes dont la vie ait été ainsi
mise à jour et surprise dans son intimité la
plus familière,—ne nous font que mieux aper-
cevoir l'unité de caractère et de principes qui
domine toute sa vie.


Le premier Mémoire de Mirabeau, adressé
au roi est du 15 octobre 1189, Mirabeau répond
aux inquiétudes qui agitent la cour après les
journées séditieuses des 5 et 6 octobre; mais
c'est pour faire ressortir plus vivement l'im-
prudence irréparable qu'il y aurait à sortir de
France, à se séparer de la révolution; à divor-
cer avec son peuple, à recourir aux armes: —
avec qui ? avec une noblesse qui, isolée, n'est
rien ; avec des étrangers? moyen odieux et
impuissant, qui enlèverait toute créance aux
intentions paternelles et généreuses du roi.
Le salut du roi est : à accepter franchement
la révolution et à en consacrer les conquêtes,
— à se coaliser avec son peuple contre les fac-
tieux, à quelque parti qu'ils appartiennent, qui


--- 47 --


voudraient détruire ou faire avorter la cons;
titution.


La Cour reculait devant de semblables con-
seils, et devant un semblable allié. Mirabeau
voulait rester lui, et ce n'était pas à lui à
faire des concessions. Les relations, interrom-
pues après cette première note, se renouent à
partir du 56 mai MO et depuis cette date se
poursuivent d'une façon plus régulière. Les
considérations préliminaires sur lesquelles Mi-
rabeau. insiste dans le nouveau Mémoire qui lui
est demandé, parce que ce sont les conditions
rigoureuses, auxquelles seules il peut prêter
au roi le concours qui lui est demandé, c'est
que — « ce serait une entreprise au-dessus
des forces humaines que de vouloir rétablir la
monarchie sur les antiques bases que la révo-
lution a détruites. Il n'est pas de puissance,
quelque habile et quelque vigoureuse qu'on
veuille la supposer, capable d'y parvenir. Une
contre-révolution serait aussi impolitique et
dangereuse que criminelle. Tout le monde, en
France, depuis le roi lui-même jusqu'au der-
nier de ses sujets, a, par intention, action ou
omission, pris part à cette révolution. Ce n'est
que lorsqu'elles s'aperçurent que le mouve-
ment ne suivait pas ladirection qu'elles avaient
voulu lui imprimer, et que les ruines de l'édi-
fice commencaient à tomber sur elles, que
quelques personnes firent pour le soutenir des
efforts plus dangereux qu'utiles. Aussi n'est-


p




— 49 —
ce point, dit-il dans sa lettre au roi, cette an-
tique monarchie qu'il a l'intention de défendre,
Ce qu'il veut, c'est la modifier, la régénérer,
arriver enfin à une forme de gouvernement
plus ou moins semblable à celle qui a conduit
l'Angleterre à l'apogée de sa puissance et de
sa gloire. »


Pour mieux convaincre le roi, il entreprend
de lui démontrer que la révolution a été en
définitive profitable au pouvoir royal : « Avant
la révolution actuelle, l'autorité royale était
incomplète parce qu'elle n'était pas fondée sur
des lois : insuffisante parce qu'elle tenait à la
force publique plus qu'à l'opinion; incertaine
parce qu'une révolution toujours prête à écla-
ter était capable de la renverser. Le roi était
forcé de ménager sa noblesse, de négoci e
avec le clergé, de composer avec les pari
monts, de combler la cour de faveurs; il n'a?,
vait pas plus qu'aujourd'hui le pouvoir absolu,
qui n'existe nulle part. Le roi faisait les lois,
l'opinion publique les sanctionnait, mais le
pouvoir de gouverner ne tire pas sa force du
pouvoir législatif. La nouvelle constitution
donne au monarque le droit de suspendre les
mauvaises lois, et ne le prive pas des moyens
d'en faire adopter de bonnes. — Le roi établis-
sait seul les impôts : c'était un embarras de
plus, une source éternelle de dissensions entre
lui et ses peuples. Sera-t-il moins puissant
parce qu'il n'aura une des bienfaits à accorder


en échange de l'amour? — La volonté, même
arbitraire, s'exécutait sans obstacles; mais ce
genre d'autorité n'était utile qu'aux ministres;
ils doivent seuls le regretter ; il faudra désor-
mais qu'ils soient plus habiles. En établissant
la responsabilité des ministres, l'Assemblée
nationale a consacré l'impeccabilité du roi...


• Comparez maintenant le nouvel état de
choses avec l'ancien régime; c'est de là que
naissent les mesures et les dangers, les con-
solations et les espérances... N'est-ce rien que
d'être sans parlements, sans pays d'Etats, sans
corps de clergé, de privilégiés, de noblesse?
L'idée de ne former qu'une seule classe de ci-
toyens aurait plu à Richelieu. Si cette surface
égale convient à la liberté, elle facilite l'exer-
cice du pouvoir. Plusieurs règnes d'un gou-
vernement absolu n'auraient pas fait autant
qu'une seule année de liberté pour l'autorité
royale... Une autre partie de la Constitution
n'est favorable ni au roi ni au peuple. C'est
surtout cette complication de corps adminis-
tratifs, qui n'est propre qu'à embarrasser.
Bientôt l'usurpation du pouvoir, des conflits
d'autorité, les résistances individuelles, l'insuf-
fisance de la responsabilité et l'anarchie, déve-
lopperont tous les inconvénients que les esprits
de quelque étendue ont déjà prévus. Telle par-
tie de nos nouvelles institutions se corrigera
d'elle-même ; il ne faut que scinder l'opinion
qui les attaque sourdement.


--- 7-91:


UNIVE
BiBLIOTECA


RSOAcuit




— 50 —


n Cette comparaison de l'ancien régime et
du nouveau fournit deux résultats. Si la plus
grande partie des décrets de l'Assemblée na-
tionale est favorable au roi, il est donc inté-
ressé à la Constitution, et doit confirmer de
toutes les manières son voeu déjà très marqué
de la maintenir. Si quelques décrets seulement
lui sont contraires, c'est à les corriger sans
danger qu'il faut se borner. Un seul moyen se
présente pour cela, mais il est invincible,
C'est l'opinion publique, souveraine des lé




lateurs. »
Voilà toutes les mesures de réaction dont


Mirabeau se fait l'apologiste; laisser à tous
les partis la liberté la plus absolue; mais pren-
dre tous les moyens de faire triompher dans
l'opinion publique le système qu'il juge le plus
avantageux au salut de l'Etat. Ces moyens se
réduisent à trois : n Il faut établir une corres-
pondance entre la capitale et les provinces
pour connaître l'opinion. Il faut un journal et
des ouvrages pour la diriger vers un seul but.
Il faut des ministres habiles et fermes pour la
soutenir, pour en profiter. • Mirabeau n'admet
pas que l'action d'aucun gouvernement ait
le droit d'outrepasser ces limites tracées par
le respect absolu de la liberté.


J'ai dit souvent, répète Mirabeau dans une
autre note (24 aoùt 1790), qu'on devait changer
de manière de gouverner, lorsque le gouver-
nement n'est plus le même. L'opinion publi-




que a tout détruit; c'est à l'opinion publique à
rétablir; on ne peut déterminer l'opinion pu-
blique que par des chefs d'opinion; on ne
pourra désormais disposer de la multitude que
par la popularité de quelques hommes; le mo-
ment approche où cette règle de conduite doit
recevoir une application: le ministère public
est sur le point d'être formé.


Il dit formellement dans une note du lersep
tembre x790 : • Le despotisme est pour jamais
fini en France. La révolution pourra avorter,
la Constitution pourra être subvertie, le royau-
me déchiré en lambeaux par l'anarchie; —
mais on ne rétrogradera jamais vers le despo-
tisme. » La dernière mission qui reste au pou-
voir royal et à laquelle Mirabeau convie
Louis XVI, c'est d'achever l'émancipation du
peuple en l'instruisant : • Il importe surtout
que le peuple soit dirigé par des principes uni-
formes, qui, l'instruisent sans l'égarer, et as-
surant tous ses droits sans dissimuler ses de-
voirs, sans lui inspirer ni de fausses espérances
ai de faux désirs, permettent de créer des
lois plus dignes d'une nation éclairée.. —
• Que la nation, dit-il ailleurs, rendue au calme
de la réflexion et de la sécurité, puisse porter
toute son attention sur les nouvelles lois, sur
les abus sans nombre qu'elles ont fait naître,
et sur leur inévitable changement, et bientôt
la Constitution épurée ne servira qu'à forti-
fier l'autorité royale ; bientôt la liberté, réglée




par la loi, ne sera plus l'effroi du citoyen.
Dans une note, en date du 14 octobre 4790,


il expose d'une façon très précise son pro.
gramme: « Première question: Que doit-en en.
tendre par les bases de la Constitution?


—Ré-
ponse : Royauté héréditaire dans la dynastie
des Bourbons; Corps législatif périodiquement
élu et permanent, borné dans ses fonctions à
la confection de la loi; unité et très grande la•
titude du pouvoir exécutif supérieur dans tout
ce qui tient à l'administration du royalune,
'l'exécution des lois, à la direction de la force
publique; attribution exclusive de l'impôt an
Corps législatif; nouvelle division du royaume;
justice gratuite; liberté de la presse ; respon-
sabilité des ministres; vente des biens du do•
n'aine et du clergé ; établissement d'une liste
civile, et plus de distinction d'ordres, plus de
priviléges ni d'exemptions pécuniaires; plus
de féodalité ni de parlement ; plus de corps de
noblesse ni de clergé ; plus de pays d'État e
de corps de province; — voilà, ce que j'entends
par les bases de la Constitution. Elles ne
mitent le pouvoir royal que pour le rendit
plus fort; elles se concilient parfaitement avec
le gouvernement monarchique.


» Seconde question: Que doit-on entendre per
le parti populaire auquel il faut se réunir?'
_Réponse: parti véritablement populaire est
celui qui veut maintenir la Constitution con"
tre les mécontents; la cour sera de ce parti 51


— 53 —


elle ne leur donne aucun espoir, si, abandon-
nant sans retour l'ancienne magistrature, la no-
blesse et le clergé, elle paraît soutenir de toute
son influence la majorité actuelle de T.:Usera-
blée; car se réunir à elle, c'est acquérir le
droit et le moyen de la diriger,et diriger, c'est
gouverner ; là seulement est la véritable puis-
sance. »


Mirabeau dit encore à ce sujet, dans une au-
tre note : Il faut se mettre en mesure de
faire tourner au profit du roi le méconten-
tement du royaume. Et il n'y a de mécontents
utiles que cette classe de citoyens bien inten-
tionnés qui veulent l'ordre, mais non l'ancien
ordre; qui sont révoltés du despotisme de
;'assemblée, mais qui ne voudraient pas d'un
autre despotisme; qui périront pour le gou-
v ernement monarchique comme pour ia liberté.
Or, pour être évidemment coalisé avec ces
takontents, il faut cesser de l'être avec leurs
ennemis, avec ce clergé, ces possesseurs de
fiefs, ces parlements que personne ne veut
Plus défendre: et, sous ce rapport, un n'Unis-
i:ère agréable à la majorité, et non dévoué à
un seul homme, et non l'instrument d'une
Petite faction, est encore indispensable. C'est la
Confiance qu'il faut inspirer ; ce sont ces hu-
miliantes barrières placées entre la nation et
ie roi qu'il faut renverser; ce sont les combats
entre la majorité de l'Assemblée et le minis-
tère qu'il faut prévenir, parce qu'une telle si-




— 5,1 —


tuation, faisant croire au peuple que le ro;
n'est pas pour lui, perpétue les défiances, la
résistance ?.t l'anarchie, place la cour dans
une minorité dangereuse, et rend toujours
plus nécessaire l'existence de cet homme, qui
persuade au peuple que lui seul contient
la cour, lorsqu'il dit à la cour que lui seul
contient le peuple. »


Il y a, dans cette dernière phrase , une fine
allusion au propre rôle que jouait alors Mira-
beau ; mais on voit qu'il est le premier à dé-
pl orer les circonstances qui rendent ce rôle
nécessaire, et ce qui frappera assurément dam
ces extraits de ses Notes adressées à la cc
c'est son désintéressement et son abilegatic,L
patriotiques. Il ne cherche pas tant à établir
sa propre influence qu'à déterminer le système
le plus avantageux au pays, et celui. qui rende
ses destinées plus indépendantes d'une in-
fluence personnelle quelle qu'elle soit. n ne
demande pas un ministère pour lui, dans le-
quel il fasse entrer ses créatures. Il veut y 80.
peler tous les hommes vraiment capables de
servir leur pays. Dans la môme Note du 44 oc-
tobre que nous avons déjà citée, Mirabeau ré-
pond à cette troisième question, ou plutôt
cette troisième objection qui lui était faite
— « Des ministres, choisis parmi les Jacobins,
donneront la fièvre républicaine à tout le
royaume. S'ils sont pris hors des Jacobins,
ceux-ci les déjoueront, et rembarras actuel re-


---- 55
naîtra. — Voici sa réponse : e Les ministres
peuvent être pris indifféremment parmi les
Jacobins ou dans toute autre secte. Des Jaco-
bins ministres ne seraient pas des ministres
jacobins. Pour un homme, quel qu'il soit, une
grande élévation est une crise qui guérit les
maux qu'il a et lui donne ceux qu'il n'a point.
Placé au timon des affaires , le démagogue le
plus enragé, voyant de plus près les maux du
royaume, reconnaîtrait l'insuffisance du pou-
voir royal. Plus il serait flatté de consolider
son ouvrage, plus il mettrait de soin à le corri-
ger. Bientôt son parti, pour lui rester fidèle, se
relâcherait de ses principes ; il croirait être
inébranlable dans ses opinions, et, sans le
vouloir, sans le savoir, il se trouverait tout à
coup neutralisé et ne serait plus le même. Si
les ministres étaient pris hors des Jacobins,
mais dans le parti populaire, il ne serait pas
aussi facile qu'on le pense, de les déjouer. La
majorité de l'Assemblée, sur une foule de ques-
tions, ne tient pas à un grand nombre de voix,
et plus d'habileté, plus de moyens pourraient
bientôt faire pencher la balance... Mais, d'ail-
leurs, pourquoi ne choisirait-on pas quelques
Ministres parmi les Jacobins, et les autres
dans une section différente du parti populai-
re—L'identité des pouvoirs est un moyen
bien fort de rapprochement, et certainement
ils parviendraient à s'entendre. Cette réunion
les corrigerait les uns par les autres, et, en




— 56 —


ralliant les divers partis, tournerait tout en-
tière au. profit de l'autorité royale. » Dans
une autre note, Mirabeau, en manifestant le
désir d'être consulté sur le choix des minis-
tres, disait : « Je veux donner au roi de vé-
» Étables hommes et non des valets de mi-
» nistres. »


Si Mirabeau se rapproche ainsi du pouvoir
royal, c'est pour affermir la Constitution, non
pour l'ébranler ; c'est pour conserver la révo-
lution, non pour la faire rétrograder ; c'est
qu'il craint que la réaction que pourraientpro-
voquer certains germes de dissolution conte,
nus dans la Constitution ne soit plus à re-
douter encore que celle qui pourrait venir du
côté de la cour et qu'il prend, du reste, let,
moyens de prévenir. Il dit dans une note d
6 octobre 5190: « J'ai parlé, dans ma dernière
note, des moyens de corriger la Constitution,
et j'aurais dù parler aussi des moyens qui peu-
vent la renverser. Il en est un contre lequel
nous devons tous être en garde, parce que, en
détruisant les mauvais lois, il ressusciterait
eu même temps tous les abus; parce qu'il ne
nous ferait pas seulement rétrograder, mais
nous replacerait au premier point d'où nous
sommes partis, nous rendrait une noblesse
turbulente, un clergé factieux, des magistrats
rebelles, des États de province toujours mens'
çauts, des priviléges odieux, des abus intolé-
rables : ce moyen, c'est la mort que la Cone'


57 —


tution porte dans son sein ; c'est l'impossibill»
té de donner un inouvementà)aisible et régulier
aux différents corps que nous avons orga-
nisés.


Il s'agit donc d'éviter cette désorganisation
marchique, et c'est la le but que poursuit Mi-
rabeau, dans l'intérêt du peuple, il ne s'en
cache pas au roi, non moins que dans celui de
ce dernier : « Si l'on ne voulait que laisser ren-
verser la Constitution, il n'y aurait presque
rien à faire; car il est presque inévitable
qu'elle se détruise d'elle-même; mais il en faut
conserver tout ce qui est avantageux à la na-
tion et au monarque. Ceci demande les plus
granas soins et la politique la plus habile.
D'ailleurs, ne rien faire serait perpétuer l'a-
narchie, courir les hasards de mille convul-
sions et le danger d'une guerre civile. Ne rien
faire serait exposer l'empire à une dissolution
qui le détruirait pour l'autorité du roi, comme
Pour tous les citoyens ; ce serait laisser gros-
sir un torrent qu'aucune digue assez puissan-
te ne serait capable de détourner. Il faut done
agir, non pour exciter l'opinion publique con-
tre les mauvaises lois, mal inévitable, et mal-
heureusement nécessaire, mais pour diriger
Cette opinion vers un but utile ; ce but est la
réformation légale et non orageuse des vices
de la Constitution, soit dans cette Assemblée
8i le mécontentement éclate avant qu'elle soit
;.'eniplacée, soit dans la seconde législature, en




— 58


montrant la nécessité de lui déférer un pou-
voir constituant ou ratificateur. •


C'est sur cette nouvelle Assemblée ; convo-
quée dans des circonstances plus favorables et
sous l'influence d'une opinion publique mieux
éclairée, que Mirabeau se repose en dernière
analyse, pour toutes les réformes désirables.
Mais il veut que tout se fasse régulièrement
et légalement, et il réprouve un coup d'Etat,
quelles que puissent être les intentions que
l'on pourrait invoquer, non moins absolument
qu'une contre-révolution.


Nous trouvons résumées toutes ces idées,
qui forment le fond de sa correspondance avec
la cour, dans une note plus longue et plus coin-
piète que les autres, écrite quelques semaines
avant sa mort, et qui porte ce titre : aperçu
de la situation de la France et des moyens de
concilier la liberté publique avec l'autorité royale.
—• Rétablir l'autorité royale est une idée trop
complexe, dit Mirabeau dans cette note, pour
que l'on pat s'entendre suffisamment sur le9
détails et sur les conséquences, si l'on se bon
nait à énoncer ce simple résultat. Attaquer le
révolution serait aller au delà du but ; car le
mouvement gin porte un grand peuple à Se
donner de meilleures lois mérite d'être seconde
plutôt qu'arrêté, quand même on pourrait, sala
démence, vouloir aujourd'hui que la nation
française reprît sa première assiette, renonça
à toutes ses espérances et perdit le fruit de


— 59 —


tous ses efforts. On ferait disparaître d'un seul
coup une génération entière, on ôterait la mé-
moire à vingt-cinq millions d'hommes que ce
Succès serait encore impossible. Respecter la
révolution, et cependant attaquer la Constitu-
tion tout entière et vouloir remettre les Fran-
çais au point d'où ils sont partis le 27 avril
1189, serait encore un projet chimérique, qu'au-
cune puissance ne pourrait réaliser avec une
nation naturellement impatiente, qui veut par-
dessus tout se donner une Constitution, qui
croit l'avoir obtenue, et qui ne verrait pas im-
punément son espoir trompé. Il faut donc ad-
mettre tout à la fois la révolution dans son
esprit et la Constitution dans plusieurs de ses
bases; il n'y a point de composition possible
ni avec le peuple, ni avec ses chefs, ni même
avec la classe des mécontents, qui peuvent
avoir quelque influence si l'on ne souscrit pas à
ces premières conditions. Tendre à une meil-
leure Constitution, voilà donc le seul but que
•a Prudence, l'honneur et le véritable intérêt
`l'a roi, inséparable de celui de la nation, per-
mettent d'adopter..
Dans le système qu'expose Mirabeau, «l'au-


torité royale est un des domaines du peuple,
et l'un des plus inexpugnables remparts qui
doivent le préserver de l'anarchie. C'est pour
.10i que l'on dote cette autorité, c'est lui que
.'on blesse dans ses droits lorsqu'on cherche
11a renverser. La réforme de la Constitution




— 60


qu'il indique doit-elle être faite par l'Assem-
blée actuelle ou par une autre Assemblée? là
est toute la question. — « Mais, ne manquera-
t-on pas de dire, n'y a-t-il pas un troisième
moyen? ne serait-il pas possible de corriger 16
Constitution, par une simple proclamation royale
ou un acte quelconque du pouvoir exécutif ?


-Non, non! mille fois non! répond Mirabeau.
Quelles que fussent les circonstances, les formes:
les préparations, ce serait tout manquer ;


le mérite, le bienfait, tout serait in&
connu,tout serait perdu. Rien au inonde n'en•
pêcherait les conséquences:— «Rien n'est à faire:
rien n'est à tenter, si l'on n'est pas convaincu
de cette vérité. Les dispositions du r juin,
présentées comme voeu du monarque, auraient
mis le royaume à ses pieds. D'où vient qu'elle
n'excitèrent que la colère et la terreur? C'est
qu'elles furent imposées comme une loi.'
Ainsi donc rien n'est à faire par le pouvoir
exécutif seul ; il n'y a qu'une législature non?
mée par le peuple qui puisse opérer utilement
et Mirabeau développe longuement les moyens
par lesquels, en agissant activement sur 1'0'
pinion publique, au défaut de l'Assemblée SC.
tuelle, on pourrait s'assurer le concours de.
celle qui lui succédera. Mais il ne propose oi
ne veut aucune mesure violente ou arbitre:
Tous ses moyens se résument à ceci :
la bonne guerre : avoir toujours raison.


,


Nous nous sommes longuement arrêté ale


ces relations de Mirabeau avec la cour. C'étai:,
un des points importants et délicats de notre
tache. La publication faite en 1861, de la Cor-
respondance entre Mirabeau et le comte de le,
Marck, aurait, s'il faut en croire une opinion
assez généralement répétée, révélé d'une fa-
çon désormais irrécusable la trahison de Mi-
rabeau. C'est à cette Cvrespondance que nous
avons emprunté nos nombreuses citations.
Lucas-Montigny avait déjà analysé, dans les,
emoires de Mirabeau, publiés en 1835, toutes
les Notes les plus importantes dont cette pu-
blication nous a fourni le texte. Quant au fait
même de la publication, il a fallu évidemment
le parti pris des nouveaux historiens de la Ré-
‘'olution pour y voir la condamnation de Mi-
rbeau. Elle a rendu service à sa mémoire au
contraire, en faisant le grand jour sur des
circonstances délicates à bon droit suspectées,
et en mettant une réalité appréciable à la place
de soupçons toujours terribles quand ils flot-
tent dans le vague. Une chose y frappe, dès


e:


la première page, les lecteurs non prévenus,
est le prix que Mirabeau lui-même attachait


2la publication de ces papiers, confiés par lui
a La Marck : «Ou je serai moissonné bientôt,
1U disait-il, ou je laisserai dans vos mains de
nobles éléments d'apologie. » Et trois jours


sa mort il lui écrivait : « Il serait pent-
e. Ire prudent de détruire tous ces papiers, mais
le vous avoue que je ne puis m'y résoudre;




— 62 —


c'est dans ces papiers que la postérité trou.
vera, je l'espère, la meilleure justification de
ma conduite dans ces derniers temps ; c'est là
qu'existe l'honneur de ma mémoire. » Certes
de semblables paroles, émanant d'un tel homme,
seraient au moins étranges si elles devaient
s'appliquer à des documents d'ignominie et de
vénalité.


Mais en réalité, toute la correspondance éditée
par La Marck, toutes les notes ou lettres adres-
sées soit à La Marck lui-môme, soit au roi, soit
à des ministres ou à des hommes politique
divers, attestent cette complète indépendance,
qui est le caractère principal de la personna-
lité de Mirabeau. La seule chose fâcheuse qu'il
y ait dans tout cela, c'est que l'éditeur de
tous ces documents, qui n'était nullement en
communauté d'idées avec le grand révolution-
naire, ait travesti son héros en voulant le jus-
tifier ; pareille chose était arrivée déjà dans
publication de M. Lucas Montigny lequel,
pas an zèle malentendu, avait prétendu faire
de Mirabeau un serviteur dévoué du trône et
même de l'autel. Mais en quoi Mirabeau peut
être responsable de ces travestissements ? Pote
notre compte, nous n'admettons comme devant
peser dans la balance de la postérité que les
lignes écrites de sa main et les paroles sorti&
de sa bouche suffisamment authentiques, --
c'est-à-dire ses i:scours à l'Assemblée. Un des
apologistes de Mirabeau observe avec raison


— 63 —


que l'on a souvent répété qu'il s'était vendu 119,
la cour, mais que l'on est assez en peine de
déterminer la date à laquelle il faudrait faire
remonter cette trahison, tandis que, si de sem-
blables accusations étaient fondées, rien ne
serait plus facile que de préciser cette date
par un changement sensible à tout le monde
dans ses allures et dans son langage à l'As-
semblée. Or, cette palinodie n'exista jamais
dans la pensée intime, pas plus que dans la
conduite publique cle Mirabeau. Ce fut, au con-
traire, alors que ses relations avec la cour
étaient le mieux nouées qu'il prononça un de
ses discours les plus révolutionnaires sur la
Substitution du pavillon aux couleurs natio-
nales au pavillon blanc. Aux reproches qui
lui furent adressés par La Marck, il répondit
Par cette lettre qui est le témoignage le plus
significatif des sentiments qui ne cessèrent
Pas un seul instant de l'animer :


Vendredi, 22 octobre 1790


« Mon cher comte, j'ai mérité de vous de
!s'être jugé par vous que d'après vous-méme.
tuer je n'ai point été démagogue ; j'ai été
nn grand citoyen, et peut-être un habile ora-
teur. Quoi ! ces stupides coquins, enivrés d'un
succès de pur hasard, vous offrent tout plate-
aient la contre-révolution, et on croit que je




-- 64 —


ne tonnerai pas! En vérité, mon ami, je n'L
nulle envie de livrer à personne mon honneur
et a la cour ma tête. Si je n'étais qui politi-
que, je dirais : J'ai besoin que ces gens-lime
craignent. • Nais, je suis un bon citoyen, e
aime la gloire, l'honneur et la liberté avant
tout, et certes messieurs du rétrograde nt
trouveront toujours prêt à les foudroyer. Sis
j'ai pu les faire massacrer ; s'ils continuaient
sur cette piste, ils me forceraient à le vou
loir, ne fiit-ce que pour le salut du petit nos.
bre d'honnêtes gens d'entre eux. En un mot,il
suis l'homme du rétablissement de l'ordre, d
non d'un rétablissement de l'ancien ordre,
Vous avez une manière trés simple de
tirer de l'embarras dont vous me parlez, et ce:
je ne comprends pas bien (1) , c'e:;L; de mon
trer mon billet. trate et me ama. »


La Marck suivit le conseil de Mirabeau
montra ce billet, que l'archevêque de 'roule)
lui renvoya en lui avouant qu'il lut Taise
horreur. La Marck, qui sans doute éprouva"
les mêmes sentiments, essaye d'expliquer cette
conduite de Mirabeau par une prétend'.
jalousie rtontre Bergasse, auquel la cour
également demandé des conseils. Nous
mons mieux croire que c'étaient là les Vre
sentiments de Mirabeau, et ce qui le proue


(1) L'embarras que La Marck éprouvait vis-à-vi s 4
la cour, auprès de laquelle il s setait flatté sans dot
d'avoir ramené et converti Mirabeau


-- 65


mieux que tout ce que pourraient dire les mala-
droits amis ou les détracteurs de parti pris,
c'est que, le lendemain, 23 octobre- Mirabeau
adressa directement au roi une note dans
laquelle il lui demandait un éclatant désa-
veu, pour satisfaire à. l'opinion publique et à
lai-même, qui mettait à ce prix la continuation
de ses conseils.


La Marck, auquel Mirabeau écrit en l'appe-
bat cher comte, que Dieu n'a mis sur la
terre que pour que je ne broie pas jusqu'au
dernier aristocrate, » se flatte d'avoir gagné
Mirabeau à la cause de la monarchie ; mais
n'est-il pas plus vraisemblable que lui et les
autres, à commencer par le roi lui-même,
n'étaient que des instruments dans la main
de ce puissant homme d'Etat pour arriver à
es fins : à savoir d'assurer le triomphe de la


Révolution en dépit des menées factieuses et
anarchiques aussi bien que des complots réac-
t=onn aires ?


'eotre grand historien, M. Michelet, avec sa
l'ireté de vision et sa largeur d'appréciation,


a déjà rendu justice à Mirabeau et vengé ses
tnémoire indignement attaquée : « Sacré par


l'évolution, dit-il, identifié avec elle, avec
tous par conséquent, nous ne pouvons dé-
'i'acler cet homme sans nous dégrader nous-
béines, sans découronner la France. Le temps,
lai révèle tout, n'a d'ailleurs rien révélé qui
botive réellement le reproche de trahison. Le


,i1DADE.t p, OVIN. ET DISC.




— 66 --
tort de Mirabeau fut une erreur, une grave et
funeste erreur, mais alors partagée de tous à
ses degrés différents. Tous alors, les hommes
de tous les partis, depuis Cazalès et Maury
jusqu'à Robespierre, jusqu'à Marat, croyaient
que la France était royaliste, tous voulaient
un roi. Le nombre des républicains était vrai-
ment imperceptible. Mirabeau croyait qu'il
faut un roi fort, ou point de roi, L'expérience
a prouvé contre les essais intermédiaires, les
Constitutions batardes qui, par les voies du
mensonge, mènent aux tyrannies hypocrites.
Le moyeu qu'il propose au roi pour se relever,
c'est d'être plus révolutionnaire que l'Assem-
blée méme.


M. Michelet ajoute : « Il n'y eut pas t'al
sou, mais


• il y eut corruption. Quel genre
corruption ? l'argent ? Mirabeau, il est vrai,
paraît avoir reçu des sommes qui devaient
couvrir la dé pense de son immense correspon-
dance avec les départements, une sorte de
ministèr? Qu'il organisait chez lui. Il a (lit ce
mot subtil, cette excuse qui n'excuse pas :
qu'on ne l'avait point acheté, qu'il était payé,
non vendu. » « Maintenant, poursuit M. le
che;et, assemblons en jury les hommes irré-
prochables, ceux qui ont le droit de juger,
ceux qui se sentent par eux-mèmes, purs d'eu-
gent, ce qui n'est pas rare, purs de haine, ce
qui est rare. (Que de puritains qui préfèrent à
l'argent la vengeance et le sang versé!....) As'


— 67 —


semblés, interrogés, nous nous figurons qu'ils
n'hésiteront pas à décider comme nous! —
eut-il trahison? Non. — Y eut-il corruption?...
Oui. — Oui, l'accusé est coupable. — Aussi,
welque douloureuse que la chose sàit à dire,
il a été justement expulsé du Panthéon. I


Nous nous permettrons d'ouvrir sur cette
grave question de la corruption de Mirabeau
un avis moins sévère que celui de M. Michelet.
Il est bien certain d'abord que Mirabeau reçut
moins d'argent qu'on ne pourrait le penser,
et en réalité il mourut insolvable. Il est cer-
tain aussi que l'on ne trouve, à cet égard, dans
toute la correspondance de La Marck, aucune,
sollicitation basse, ni même aucune allusion
directe ou indirecte. Toutes les notes écrites
par Mirabeau à l'adresse de la cour ont la
gravité constante du grand homme d'Etat et
du citoyen zélé pour le bien de son pays; nous
avons remarqué déjà quel désintéressement,
même politique, y apporta Mirabeau. Les bil-
lets familiers au comte de La Marck, inter-
luédiaire intime de ses relations avec la cour,
ne contiennent pas davantage rien absolu-
ment qui ait trait à de.; intérêts pécuniaires
quelconques; et toute cette correspondance est
là qui proteste contre le cynisme qu'on prête
volontiers à Mirabeau. Quant à ce mot, répété
Par M. Michelet, qui fait dire à Mirabeau


était payé, non vendu, est-il bien certain
qu'il ait été jamais réellement prononcé:




— 68 —
N'en est-il pas de ce mot comme de tant d'au,
tres, que l'on fait enregistrer bénévolement par
l'histoire, et qui ne sont que des inventions
plus ou moins heureuses? Nous lisons dans
l'Histoire de France de M. de Genoude : «. Mira-
beau eut des rapports avec le roi; il reçut mê-
me de l'argent ; mais il pouvait dire au rebours
de Rivarol qui s'écriait : Je suis vendu et non
payé. — Je suis payé et non vendu. » M. de
Genoude, on le voit, n'attribue pas le mot,
à Mirabeau, mais il joue à son propos sur un
mot prêté à Rivarol. N'est-ce pas là l'origine
première de la version répétée depuis par des
historiens moins consciencieux que M. de Ge-
nouée (I)?


Il est un seul passage dans tous les docu-
ments publiés par La Marck-, où Mirabeau
parle du payement de ses dettes, et il le fait
avec tant de noblesse et de dignité que nous
ne craindrions pas de citer ce passage, alors
même que, au lieu de mettre impartialement
sous les yeux du public les pièces d'un grand


(1.) Puisque nous avons l'occasion de citer ici M. de
Genoude, nous ne devons pas omettrede dire que c'est
un des historiens qui, bien que peu sympathiques à la
révolution en général. ont le mieux apprécié Mirabeau
et lui ont rendu justice avec le plus d'impartialité :«
faut l'avouer, parce que c'est la vérité, dit-il, Mira-
beau a eu des convictions politiques sincères et un
amour de l'humanité réel. Il avait quelquefois des
cloutes sur Dieu. Mais la conscience, ce lien entre
et l'homme, n'était pas détruite en lui, et il portait
très haut le sentiment de l'indépendance des opinionit
.et de la puissance du talent. »


— 69 —
et intéressant procès, nous eussions entrepris
un plaidoyer apologétique. C'est dans une lettre
adressée à Lafayette, ois il discute un plan par
lequel, en s'entendant ensemble pour exercer
une utile influence sur la cour, ils pourraient
assurer contre tous ses ennemis le triomphe
de la cause qui leur tient à coeur à tous deux :
— • Je regarde, parmi les moyens de réussir,
dit-il, le soulèvement des obstacles que mes
ennemis m'opposent sans cesse, soit en met-
tant d'assez longues erreurs de ma vie privée
en opposition avec ma conduite publique, soit
en tourmentant mon existence domestique
pour me détourner de mes travaux, soit en
détachant de moi la confiance de ces hommes
qui ne connaissent d'autres vertus que l'ordre
et l'économie. Peu importe, sans doute, si l'on
ne me croit d'aucune influence, ou si l'on ne
met aucun prix à me seconder, que je sois
sans cesse dévoré par ces vers rongeurs qui
répandent un si cruel poison sur ma vie, qui
me rendent le moindre succés, la moindre fa-
veur populaire, une fois plus difficile à obtenir
qu'à tout autre. Mais si l'on pense qu'il n'est
point indifférent d'attacher l'opinion à de cer-
tains chefs, pourquoi ne chercherait-on pas à ah
ravir des prétextes à mes ennemis, et à ine
rendre, non pour moi-même, mais pour la pa-
trie en. danger, toutes mes forces t C'est sous
ce rapport seulement que je désire que mes
dettes soient payées, et qu'un ami indiqué par




— 70 —
moi soit chargé des fonds et des opérations
nécessaires pour me liquider. »


En regard de ces paroles de Mirabeau, qui
ne sont certes point celles d'un homme qui
se vend (1), nous soumettrons quelques sim-
ples observations à nos lecteurs. A l'époque
où fut élevé et où, en définitive, vécut jusqu'à
sa mort Mirabeau, n'était-ce point un prin-
cipe admis dans les moeurs, et n'entraînant
aucune idée de déshonneur, que le roi, repré-
sentant l'Etat, prît le soin de rémunérer les
services rendus au pays? C'est là le point de
départ de la noblesse. Et si on s'accordait,
dès cette époque, à flétrir la noblesse, achetée
au prix de la courtisanerie ou (le la bassesse,
ne respecte-t-on pas encore aujourd'hui la no-
blesse dignement acquise par quelque action


II) La façon dont il est parlé de cette lettre dans les
Mémoires de Lafayette sera un exemple de plus de la
haine diffamatoire qui n'a cessé de s acharner après
Mirabeau : •Mirabeau écrivit pourtant qu'il prendraitl'ambassade de Constantinople, dans une lettre quequelques personnes ont vue depuis sa mort, et dans
laquelle, après avoir parlé de quelque argent reçu du
roi, il témoignait à Lafayette le désir d'en avoir davan-
tage pour payer ses créanciers. Cette lettre, de quatre
pages, écrite de sa main comme gage de sa fidélité, a
eté brûlée dans le temps de la Terreur. »Fort heureu-
sement pour la mémoire de Mirabeau, la lettre n'avait
point éte brûlée, et si l'on y lit le passage que nous ve-
nons de citer il n'est fait nulle mention d'argent pré-
cédemment reçu du roi. Cette lettre prouve au con-
traire qu'au 28 avril 5790, date où ell‘ fut écrite, Mira-
beau n'avait reçu d'argent de personne ; qu'il était gènepar ses besoins et persécuté par ses créanciers. C est,somme on le voit, un point important constaté.


—71 --


d'éclat ou par quelque service signalé rendu à
la patrie commune? Nous avons fait depuis
des progrès sur la vraie notion de la dignité
humaine. Mais il ne faut pas demander à un
homme plus que ne comportait son époque.
Dès lors, l'argent reçu de la cour par Mirabeau,
ne serait pas davantage incriminable que ses
relations avec la cour. Si au prix de cet ar-
gent, Mirabeau a sacrifié la cause du peuple,
et a fléchi dans la revendication d'un de ses
principes quelconques, la corruption existe cer-
tainement. Mais s'il est resté lui-même, et s'il
n'a consenti à recevoir de l'argent que pour
recouvrer son entière indépendance, non pour
l'aliéner, et pour pouvoir mettre mieux toutes
ses forces au service de la patrie en danger,
sa conduite n'a rien eu de honteux ni de blâma-
ble. Aujourd'hui, des principes différents ont
prévalu, et ce n'est pas nous qui jamais relâ-
cherons rien de leur rigueur dans l'appréciation
des hommes entrés dans la vie politique de-
puis 1192; mais il y aurait de l'injustice, quand
il s'agit de Mirabeau ou de tout autre de ses
contemporains, à ne pas tenir compte de l'é-
poque où ils ont vécu.


Nous dirons la même chose au. sujet de l'im-
moralité si souvent reprochée à Mirabeau. Quelle
était la moralité de Voltaire, de Diderot, de tous
les hommes du dix-huitième siècle les plus'
justement estimés pour leur influence et leurs
idées, de Rousseau lui-même? Tout ce que




— 72


l'on rapporte de Mirabeau atteste qu'il était
un homme passionné, beaucoup plus qu'un dé-
bauché, et, certainement, il n'a pas mérité les
violentes récriminations dont on a voulu le
flétrir. Mais une simple réflexion doit mettre
terme à toute discussion sur ce point. C'est
que la vie privée des hommes politiques ne
doit point entrer dans l'appréciation de leur
conduite publique, à moins cependant qu'elle
n'influence cette conduite, ce qui n'est point
le cas pour Mirabeau. L7n homme vaut seule-
ment par l'héritage des grandes pensées et
des grands exemples qu'il lègue à la postérité ;
et à ce point de vue, il est peu d'hommes qui
nous apparaissent plus grands que Mirabeau.
Comment donc se fait-il qu'on l'ait traité pres4
que constamment avec une aussi criante in-
justice? On a mis en si grand oubli tous les
titres qui font la gloire de son nom et l'hon-
neur de sa mémoire, que la plupart des œu-
vres dont nous rééditons aujourd'hui les plus
importants fragments, toutes celles qui ont
précédé son rôle à l'Assemblée constituante,
sont à peu prés complètement ignorées ; et
notre travail, qui n'est, dans son principe,
qu'une simple compilation, a toute l'impor-
tance réelle d'une restitution historique (1).


(I) La dernière édition qui collection
ét aite des oeuvresde Mirabeau est de IS51.dans la


de la Franceparlementaire, par MM. Eugène fumez et Melvil-
-Bloncourt, qui ne fut pas continuée au delà de ce vo-


— 73 —
Mirabeau, qui, comme nous l'avons vu, est


mort en ayant conscience d'avoir jusqu'à la fin
de sa vie, bien mérité de son pays, et rempli
jusqu'au bout son devoir de citoyen, se repo-
sait avec confiance dans le jugement que por-
terait sur lui le temps et la postérité. « Souve-
nez-vous, écrivait-il, que la seule dédicace qui
nous soit venue de l'antiquité, celle d'Eschyle,
ne porte que ces mots: Au TEm-Ps. Eh bien!
cette dédicace est la devise de quiconque aime
sincèrement et avant tout la gloire. Au l'Exes:
ils auront beau faire, je serai moissonné jeune
et bientôt., ou le TEMPS répondra pour moi, car
j'écris et j'écrirai pour le TEmi-.3 et non pour les
partis. » La réparation a été lente et tardive
pour lui. On peut même dire qu'elle n'est pas
encore venue. Mais un ne peut mieux honorer
se mémoire qu'en attestant après lui cette
même confiance, et il ne nous a pas paru
qu'aucun monument plus digne pût lui être
élevé que cette édition populaire, dans laquelle
nous nous sommes fait une loi de constam-
ment effacer notre propre personnalité , et
nous avons borné tout notre soin à bien met-


lame. Cette édition se borne d'ailleurs aux oeuvres
oratoires. A part les Mémoires fort intéressants sur
Mirabeau, publiés en 4835 par son Cils adoptif. Lucas
Montigny. aucune autre édition des oeuvres ce
grand hommen'avait été faite depuis celle entreprise
en 4850 par Cadet-Gassicourt d'une part et M. Marthe
d'autre part, et en 1815 par M. 3lérilhou.




-- 74 —


tre en lumière toute la physionomie de l'homme
qui est certainement un des pères les plus il-
lustres de la révolution dont nous sommes
tous les fils.


MIRABEAU
SA VIE


SES OPINIONS ET SES DISCOURS




JEUNESSE DE MIRAJ3EAU


Gabriel-Honoré Riquetti de Mirabeau naquit
le 9 mars 1749. Il descendait d'une ancienne
ramille Gibeline. chassée de Florence, vers
12.68, et qui s'était retirée en Provence depuis
cette époque,—les Arrighetti, dont, par corrup-
tion, ltiquett.i. Mirabeau lui-même, durant sa
Captivité au château d'If, a tracé une notice
sur ses ancêtres. Tous les Mirabeau furent
une race de gens singulièrement énergiques,
indépendants et audacieux ; de cette audace
qui, dans la notice dont Mous parlons, inspirait
à. Mirabeau cette réflexion , où perce un re-
marquable sentiment de personnalité : L'au-
dace est vraiment odieuse pour peu qu'elle
soit oppressive et qu'elle ne respecte pas le
droit d'autrui, le faible soit de sexe, soit
d'âge, soit d'état, de rang ou de moyens. Elle
devient orgueil alors , vice repoussant, ou in-
solence, vice lâche. Mais, jointe a l'équité et
a la générosité , qui est la vertu naturelle des
hommes forts et bouillants, l'audace s'attire
infailliblement l'amour et le respect des pe-
tits, portion de la société la moins brillante,
sans doute, mais la plus utile et celle qui exé-
cute. Cette audace fut un des caractères dis-
tinctifs de notre race, et lui attira toujours
''amour du peuple. » Ils avaient tous , à un




— 73 —
degré élevé, pour employer une autre nres-
sion de Mirabeau : « ce genre d'esprit libre,
sincère et vrai, qui, joint à l'audace, forme e/
constate les hommes dominants, chefs natu-
rels des autres hommes. »


On trouve les Mirabeau mêlés à tous lei
mouvements populaires de la Provence : —
« Vivent MM. de Mirabeau! Voulez-vous que
lei boujarrein touteis à la mar? » Ainsi hur-
lait, vers 1715, le peuple de Marseille, prêt de
iancer dans la mer les sergents du fisc,
qui avaient essayé de franchir le seuil re-
douté de Jean-Antoine Riquetti de Mirabeau,
le brave Provençal. Un autre trait distinctif des
Mi rabeau,c'est une indépendance qui fait d'eux,
a l'occasion, de fort mauvais courtisans. Ce
Jean-Antoine, l'aïeul de Gabriel-Honoré , qui
lui consacre les trois quarts de son importante
notice sur sa maison, fut le héros de la fa-
mille. A la célébre journée de Cassano, une
armée tout entière lui avait passé sur le
corps ; on l'avait ramassé sous un tas de
morts, tout tailladé et perforé de blessures. Il
n'était point mort pourtant; mais il fut obli-
gé, le reste de sa vie, de tenir son bras droit
en écharpe et de porter un collier d'argent
pour soutenir sa tete. A quelque temps de là,
il se fit présenter par le duc de Vendôme à
Louis XIV. Celui-ci daigna complimenter le
seigneur de Mirabeau sur ses héroïques cica-
trices.—« Oui, sire, répond le colonel Riquetti,
et si, quittant les drapeaux, j'étais venu à la
cour payer quelque catin, j'aurais eu mon avan-
cement et moins de blessures. »—« J'aurais dfi
te connaître, dit Vendôme, mais désormais je
te présenterai toujours à l'ennemi , et jamais
au roi. »


Mirabeau, dans une lettre à Sophie, raconte
cet autre trait de son oncle le bailli de Mira-beau. « L'abbé, depuis cardinal de Bernis,


— 79 —
rtait le chevalier - de Mirabeau au ministère.
e préliminaire essentiel était de le raccom-


moder avec la marquise de Pompadour. Le
chevalier, un des plus beaux et des plus spi-
rituels hommes de son temps, est introduit à
la toilette ; il cause longtemps; il brille de
tous ses talents naturels et acquis; en un
mot, il est charmant, et tu sens bien que d'un
homme charmant à un homme d'État, il n'y a,
en certaines circonstances, qu'un pas. Dans
un de ces moments d'engouement qui mèaent
par sauts et par bonds ton respectable sexe,
madame de Pompadour dit au chevalier : «Quel
dommage que tous ces Mirabeau soient si
mauvaises tètes » Le chevalier de Mirabeau
reprend aussitôt toute l'âpreté d'un marin et
répond ces mots remarquables : « Madame, il
est vrai que c'est le titre de légitimité dans
cette maison; mais les bonnes et froides tètes
ont fait tant de sottises et perdu tant d'Etats,
qu'il ne .erait peut-être pas fort imprudent
d'essayer des mauvaises. Assurément, du
moins, elles ne feraient pas pis. »


Le marquis de Mirabeau, père de Gabriel-
Honoré, commenca à temperer le caractère
guerrier de sa race par les études économi-
ques et politiques; il se fit lui-même appeler
l'Ami des hommes, du titre de l'un de ses ou,
vrages, et avait l'esprit assez indépendant
pour avoir mérité d'être 1-enfermé quelques
]ours à Vincennes pour sa Théorie de l'impôt.


Mais voici venir celui qui va les faire oublier
tous en immortalisant leur nom; voici venir
celui qui réunit en lui tous les caractères hé-
roïques, audacieux et révolutionnaires de cette
race vigoureuse. Gabriel-Honoré, avons-nous
dit, naquit le 9 mars 1749. Une grossesse ora-
geuse et la dimension surnaturelle de la tête
de l'enfant mirent la mire dans le plus grand
danger. La taille et la vigueur du nouveau-né




-- 80
étaient sans exemple, et deux dents molaires
étaient déjà formées dans sa bouche. « Je n'ai
rien à te dire de mon énorme fils, écrit le mar-
quis à son frère le bailli, sinon qu'il bat sa
nourrice, qui le lui rend bien ; ils se gomment
à qui mieux mieux : ce sont deux bonnes têtes
ensemble. Cette nourrice est une maréchale
ferrante verte et robuste qui ne laisse point
chômer le commerce de son époux et bat
chaque jour l'enclume pour se distraire.»


Trois ans après, une petite vérole fond sur
l'enfant, continente et maligne. La mère éper-
due applique sur le visage du malade un col-
lyre inopportun qui le crible de marques éter
pelles. Désormais, le neveu du bailli est laid
comme celui de Satan, ce dont le marquis en-
rage, car de tout temps les Riq [lett furent
beaux. Peut-être y a-t-il là chez lui le germe
de cette sorte d'aversion involontaire, qui sur-
prend quelquefois des parents, même- sages
et tendres, et qui n'est pas toujours surmon-
tée par les suggestions de la raison, de la jus-
tice et de la nature, et faut-il chercher clans
<;e sentiment l'origine de l'inimitié si obstinée
fie laquelle plus tard il poursuivra son fils ?


L'enfant se fait remarquer par une rare pré-
cocité. A l'âge de cinq ans, Poisson, son pré-
eepteu •, lui dit d'écrire ce qui lui viendrait
dans la tête. Le petit, comme dit son père,
écrivit littéralement ceci : —« Monsieur, moi,
je vous prie de prendre attention à votre écri-
ture et de ne pas faire de pâtés sur votre exem-
ple ; d'être attentif à ce qu'on fait ; obéir à son
père, a son maître, à sa mère ; ne point con-
trarier; point de détours, de l'honneur sur-
tout. N'attaquez personne, hors qu'on ne vous
attaque:,Défendez votre patrie. Ne soyez point
méchant avec les domestiques, ne farniliarisez
pas avec eux :cacher les défauts de son pro-
chain, parce que cela peut arriver à soi-même..


-- 81 --
A sept ans, Gabriel reçut la confirmation.


C'est au grand repas qui suivit cette cérémo-
nie qu'il fit la singuhere distinction l'appor-
tée par lui-même. — • On m'expliquait qua
Dieu ne pouvait faire les contradictoires, par
exemple, un béton qui n'eût qu'un bout; je cie-
mandai si un miracle n'était pas un bâton qui
n'eût qu'un bout. Ma ;rand mère ne me Ta
jamais pardonné. »


A quelque temps de là, la mère de Mira-
beau lui parlant en badinant de sa femme fu-
ture. il répondit qu'il espérait qu'elle ne le
considérerait pas au visage; la mere dit ingé-
nument : Où veux-tu qu'elle te regarde? Et
tous de rire, et lui de rétorquer : Le dessous
importera le dessus. «Et nous de rire de plus
belle, continue le père qui raconte cette anec-
dote : sans compter qu'il v a de quoi réfléchir
eu* cette saillie d'un bambin. »


A douze ans, son père disait de lui • « C'est
11/1 cœur •haut sous la jaquette d'un bambin.
Cela a un étrange instinct d'orgueil, noble
po esurtant. C't embryon matamore
h,ouritfé qui veut


un
avaler tout le


de
monde avant


l'avoir douze ans. »
Mais, cependant, les rigueurs de ce père ne


tout pas tarder a commencer contre notre
iIirabeau. pour se continuer sans plus de
Fève. Il éloigne de lui son fils et le place dans
,e pensionnat de l'abbé Choquard, homme
laide et qui force les punitions.


On le dégrade de nouveau et on le fait ins-( •e dans cette école de correction, sous le
`Gra de Pierre Buffiére : — « Et, dit le père, je
nelui rendrai mon nom qu'à bon escient. »


>uabriel, emporté par la fougue de son
âge, de


t tempérament, de ses prodigieuses fa-
?tés q111 fermentent pour éclore. entouré
ces embûches de la haine, noirci aux yeux
eâants de son père. est privé de toute cor-




— 82 —
tespondance, de tout conseil de la part de sa
famille maternelle. Les griefs de son père
contre sa mère ne font, au contraire, qu'el-
rer les rigueurs dont il est victime. Néan-
moins, l'enfant apprend tout à la fois avec
une rapidité et un succès sans exemple :
gues italienne, anglaise, allemande, espagnol
mathématiques, dessin pittoresque et geome.
tral ; il s'assimile tout en se jouant; la musi-
que, qu'il lit à livre ouvert et qu'il compose de
même; le chant où il excelle; l'équitation, l'es
crime, la danse, sont ses exercices favoris.
C'est chez l'abbé Choquart, à seize ans, que
Mirabeau aurait fait et prononcé, et même
selon quelques-uns, publie un Eloge du grand
Condé comparé à Scipion l'Africain. Mais il ne
reste aucune trace de cet ouvrage présumé de
l'adolescence de Mirabeau.


Ce n'est pas le lieu de retracer ici les péri-
péties diverses de la fougueuse jeunesse de
Mirabeau, ni les cruelles persécutions par les-
quelles son père lui fit expier ses écarts. Noue
ne détaillerons pas l'histoire de son mariage,
et des aventures qui suivirent, ni ses eine,
sonnements successifs au château d'If, pue 8
Pontarlier, où il fit la connaissance de madame
de Monnier, et d'où il parvint à s'échapper en
-enlevant Sophie. Ils vont en Hollande, où Mie
beau gagne leur vie commune par des travail
de librairie. L'arrestation des deux réfugiés e:1
mise à prix, et victimes d'une indigne trahi'
son, ils ne tardent pas à être saisis et con'
duits, Sophie dans un couvent, Mirabeau
donjon de Vincennes.


On a publié et réédité souvent la correspon,•
dance volumineuse adressée de cette prison
par Mirabeau à Sophie. C'est une oeuvre le
eionnée, éloquente, remarquable par le cole
et la vigueur d'un style presque sans modelé
riche de faits piquants; de hardis aperçus lit


83 ••••
téraires, politiques, philosophiques. Jamais au-
teur ne fut plus intimement identifié à son
ouvrage que Mirabeau dans ces lettres, écrites
au courant de ses inspirations brûlantes; et
qui n'étaient pas destinées à la publicite. A
cite de la force incomparable de l'ecrivain, on
y admire a chaque page ce hardi langage,
quelquefois aigri, toujours véhément, de
l'homme libre au milieu des fers ; cette haine
innée, tenace, implacable contre le despotisme.
ce vigilant patriotisme qui voit toujours la
cause publique dans sa propre cause, cette
organisation tonte spéciale, produit singulier,
oeuvre inouïe de la nature et de l'étude, du
caractère et du sort, qui , d'un prisonnier pau-
sre, nu, infirme, fait naître un grand homme'
C'Etat, et du fond d'un cachot surgir le res-
taurateut des libertés de son pays.
Les quelques extraits qui suivent feront-


Iràux sentir que toutes nos paroles ces puis-
ants caractères de la correspondance de Mi-
rabeau, et ils justifieront aussi l'éloge de La
carpe, qui, après avoir dit, que comme ou-.
7rage de sentiment, c'est le seul qui puisse être
urnparé pour la vraie chaleur et la vraie sen-


o
Qilit^ aux plus belles lettres de la Julie de
• nuusseau, ajoute:
• Jamais on n'a mieux fait voir qu'il y a


' dans l'amour un charme qui n'est qu'a lui :
' c'est de n'avoir jamais qu'une même chose
' à dire, et de la dire toujours sans s'épuiser


Ili se lasser jamais, et même sans lasser les
autres, quand il a l'éloquence qui lui est
Propre. •




84 —


Agitée d'espérance et d'inquiétude, de dou-
leur ou de désir, mon âme, quoique gouvernée
sans cesse et exclusivement par le même sen.
timent, est ie jouet de raille sensations con•
traires qui s'entrechoquent et ne me laissent
pas un moment de repos. Quelquefois je me
repais de toutes sortes de chimères; j'invente,
je conjecture, je combine, je me persuade
presque que je puis compter sur des ressour-
ces qui n'existent peut-être que dans mon
imagination. Mais, quand l'édifice de mou
bonheur est élevé, une seule réflexion vient'
le détruire, et je trouve plus aisément encore
des raisons de me désespérer, que je n'avais
saisi celles de me flatter : c'est ainsi cule mes
jours se passent. Quelque chose que je fasse,
Dar quelque lecture que je m'efforce de me dis
traire, je ne puis donner de l'attention à rien.
Entièrement absorbé par mon amour, aucune
distraction n'a de prise sur moi; les belles-
lettres, qui avaient tant de charmes pour ton
Gabriel, l'ennuient et le fatiguent ; la pole
que, dont je faisais mon étude la plus sé'
rieuse, me dégoûte : je ne puis supporter que
les hommes fassent tant de sacrifices et coin:
mettent tant de crimes pour des intérêts (15
me paraissent si petits. L'histoire me met e
colère, en m'offrant sans cesse la perfidie de'
hommes, la tyrannie des grands, la basse§
des subalternes, et surtout la lâcheté (les biS
toriens, qui font de la profession la plus ree,
pectable, la plus utile et la plus noble, un v;
commerce d'adulations, d'erreurs et de Mer
songes. Je parcours cies pages entières ne


— —


tumeur ou sans intérêt ; je tue le temps. Je
ne m'occupe pas si je ne trouve un trait qui
ait quelque rapport avec la disposition pré-
sente de mon âme. Je me réveille; je lis, je
relis avec empressement : je médite ; le livre
se ferme, et me voilà replongé dans mon or-
iinaire


La franchise, cette qualité noble et gêné
reuse, qu'on ne trouve plus, pas même dans
nos romans, et qui est aussi loin de nos moeurs
que les vertugadins le sont de nos modes, n'est
plus la manie que d'un certain nombre d'hom-
mes qu'on nomme fous ou imprudents. Cepen-
dant, ma chère amie, elle est presque toujours
ia marque d'une âme véritablement élevée, et
ie plus souvent aussi elle est accompagnée
d'un courage indomptable ; mais tout contri-
bue à l'éteindre. Cette vertu hors de mode, si
je puis m'exprimer ainsi, n'est presque plus
que dangereuse. Etre sincère dans le monde,
c'est se présenter au combat avec des armes
inégales, et lutter, le sein découvert, contre
tin homme plastronné qui vous tend un poi-
gnard. Les vains compliments, les perfides
Protestations qui surchargent tous nos dis-
cours, nous accoutument à tout altérer, à tout
exagérer; et l'on ne peut penser sans indigna-
tion, à quel bas prix on doit réduire, dans le
cours de cette fausse monnaie, les expres-
sions les plus énergiques d'amitié, de bienved-





lance, de soumission. On se dit le serviteur de
tout le monde, parce que l'on n'est l'ami de
personne; l'on offre tout, parce que l'on ne
peut rien donner. Eh! qu'on ne croie pas que
ces faussetés de convention n'influent point
sur la conduite et sur l'âme. Celui qui prosti-
tue ses lèvres ne peut avoir un coeur pur : si
sa conscience était délicate, sa bouche le se-
rait aussi. L'habitude et l'exemple encoura-
gent, parce que la plupart des hommes n'ont
point de caractère, et l'on a bientôt, pour tout
principe et toute conscience, un recueil de
formules dont il n'y en a presque pas une qui
ne soit une perfidie déguisée. Il me semble,
mon amie chère, que je t'ai toujours dit cela,
et que ce n'est pas l'humeur que peut me don-
ner le malheur, qui me fait parler ainsi. Au
reste, quand j'invectiverais les hommes avec
un peu trop d'aigreur, je serais bien excusa-
ble, car j'ai bien sujet d'être mécontent d'eux;
et j'ai acquis le droit de me plaindre sans être
accusé de misanthropie.




• •<, eeeeeeeeee


•:
Celui qui a dit qu'on doit vivre avec son eu


comme devant devenir notre ennemi, était
peut-être fort prudent; mais cette maxime
n'est pas à notre portée; elle sent trop la ruse;
elle ravit un des plus grands plaisirs de la aie:
elle ne saurait enfin s'accorder avec la droi"


— 87
turc de notre coeur, même aujourd'hui, que le
malheur a dil nous rendre si défiants. Nous
nous garderons bien de croire aux amis; mais
si, sous ce nom, l'on nous surprenait encore,
nous serions encore trompés, et le monde se-
rait assez vil pour condamner plutôt notre im-
prudence que la perfidie dont nous serions vic-
times. Ne nous engageons donc plus dans de
dangereuses amitiés , car nous ne devons
compter ni sur notre expérience (elle ne nous
a donné que des craintes), ni sur notre discer-
nement (quiconque touchera notre coeur aveu,
glera notre esprit). Quant à la finesse, c'est
encore une faculté hors de notre portée; et ne
nous en plaignons pas, ma divine amie. Va,
laisse dire; la finesse ne fut et ne sera jamais
que, le partage des esprits médiocres et des
Saurs équivoques : c'est une vue yourte qui
découvre les petits objets qui l'avoisinent, et
k peut saisir ceux qui sont éloignés. La ruse
est le talent des égoïstes, et ne peut tromper
que les sots, qui prennent la turbulence pour
∎ espnt, la gravité pour la prudence, l'effron-
terie pour le talent, l'orgueil pour la dignité.
Laissons le masque à ceux qui ne pourraient
sms rougir, se montrer à visage découvert
Pole nous, soyons francs et sincères : nous
n'avons rien à perdre à nous montrer tels que
Ions sommes aux honnêtes gens. Soyons ré-
servés avec les autres, discrets avec tous, mais
ni faux, ni fins avec personne
à•




— 88 —




Tu me fais une question bizarre : Comment
je me trouve ici ? Je commencerai par te dire
fort sérieusement, qu'on a autant de honte
pour moi qu'on peut en avoir, vu les circons-
tances et la règle de la maison. Quand au
reste, je te répondrai par une pasquinade: car
comment veux-tu que je réponde autrement!
Les prisonniers de Londres chantent pour se
désennuyer ! « Alexandre était prisonnier au
milieu de l'univers; le roi d'Angleterre l'est
dans son île, le sultan dans son sérail, le
moine dans sa cellule, le savant dans son Ca-
binet. le seigneur dans sa voiture, le mar-
chand dans sa boutique; tous les hommes en•
fin sont prisonniers, et la terre entière est une
vaste prison ». Tu vois qu'il y a manière d'é-
gayer tous les sujets; mais j'avoue que de tous
les prisonniers, nous sommes les plus prison-
niers.


Ma bonne amie, je n'aime plus du tout le
guerre, à moins qu'elle ne me fasse sortir
d'ici. Ceux qui me connaissent ne croiront pas
que l'amour m'ait rendu poltron. Oh !
pas poltron, mais on ne saurait être 'noies
ambitieux; et à raisonner de bonne foi et de
sang-froid, quoi de plus fou au monde quels
fureur guerroyante 9 O ma fanfan ! que
fait-on des hommes, et surtout des heureux,
au lieu d'en tuer ? . , . . . .


• •


Ma Gabriel Sophie, ce lâche Ovide,
qui a osé faire un Art d'aimer, rendait un culte
à Auguste, son tyran ét son persécuteur :
aussi tous ses écrits, où il est sans cesse ques-
tion d'amour, ne sont empreints que d'esprit,
et il y a bien peu de vers qui aillent au cœur,
car un homme sans courage est un froid
amant : Un mal sicuro amico, è fredde amante.


kin t quel charme est donc celui de l'amour,
y. di peut ainsi changer et les choses et les
.1%.x.,


et les circonstances, et les idées, et
tkqu aux sensations ! Au milieu des peines
es plus cuisantes et d'une situation presque


espérée, il me distrait, il m'enivre encore
e des illusions, hélas ! trop passagères, et


j'ai la faiblesse de regretter. Ta lettre m'a
tivé dans un profond abattementde corps


î. d'esprit, et elle me rend un peu de force
énergie. Ah ! Sophie, ne me reproche pas
et état d'affaissement, si étranger à mon,


; hélas ! cette âme longtemps forte et tou-
r'rkrs honnête, cette âme pleine de toi est
?1éc. J'ai lutté contre le sort plus peut-être4,.


11 n'appartenait à un être humain; il est
.1:or able ; mes forces s'épuisent ; et je n'ai


'.1-% que le courage de l'honneur. Accablé de
•nesse, de maux, d'ennuis et de craintes, ne(' «iant autour de moi rien, absolument rien




--90 — .91 ---
qui puisse remplir le vide affreux que ton al} :que, comme je l'ai éprouvé dans tous les dan-
sence fait dans ma vie, j'ai peut-être quelque cers où je me suis trouvé, ayant recu de la
mérite à ne pas me manquer à moi-même, hure un coup d'œil excellent et lipide, je
Quand je deviendrais pusillanime et faible, qui levais me croire fait pour le service. Toutes
aurait le droit de s'eu étonner ? Un malheur vues s'étaient donc tournées de ce côté...
extrême, continu, sans compensation, sans lais il y a longtemps que mes idées sont
relâche, ne peut-il donc pas dénaturer l'âme langées sur ce sujet : 1 0


Je crois que les
même la plus forte?... Mais non, je ne per- icmmes, et par conséquent les rois, ne peu-
drai, dans cette affreuse captivité, que les t'ai.


-erlt donner que ce qu'ils possèdent : le droit
bles talents que j'y ai portés , et peut-être la le faire et de commander des actions justes,
vie, la moindre de toutes les pertes. Ma tete. 'donnes à l'ordre et aux lois immuables de
s'affaiblit, mon imagination s'éteint, mon espre mature. Un homme vertueux doit donc être
devient paresseux_ : il a du moins perdu si e.


seul juge de la légitimité de la guerre qu'il
flexibilité ; mais j'ose croire que ma fermeté ne agit de faire. Cette philosophie, qui est et
m'abandonnera pas à un certain point ; je na la mienne, n'est pas compatible avec un
céderai point en lâche à l'adversité ; je nee• dorme. 20 Les troupes réglées, les armées
liciterai pas ceux que je méprise. . . )i'pétuelies n'ont été, ne sont et ne seront
(ânes qu'a, établir l'autorité arbitraire et à la


Lentenir. Or, je ne suis pas de ces mercenai
qui, ne connaissant que celui dont ils re-


: 7ent la solde, ne se rappellent jamais que
solde est payée par le peuple, qui s'ho-


. ent de servir un homme, tandis qu'ils de-
.: .`dent se croire uniquement destinés à la dé-


Quoi, parce que je t'ai dit V s, .:se de leur patrie; qui volent aux ordres de
était cruel d'être mort pour son pays, avaL.'. ' qu'ils appellent leur maître, mot infâme,
l'âge de trente ans, la fureur guerroyante ru au


roi et à la nation, sans penser
repris I car on ne peut faire pour son pays q'f., se réduisent à porter une livrée plutôt
la guerre apparemment. Oh! la pauvre loye.iun uniforme,






vil,sans savoir que le plus vil
tienne I Mais puisque ceci t'inquiète, il Plus odieux,. le plus détestable des métiers
parler icisérieusement. Sans doute, j'ai eu> _el' celui de satellite d'un despote, de geôlier
grande passion pour mon métier. Cela est ..e'± ses frères. Le service ne me convient donc
sez simple. Elevé dans le préjugé du servi...
bouillant d'ambition, avide de gloire, robusll
audacieux, ardent, et cependant très fleger




— 92 —


Certes, ce qu'osent tous les rois indigne un
homme qui est homme. Mais combien peu y
en a-t-il? Et que ne mérite pas notre lâcheté?
Les princes entendent vanter tous les jours
leur bienfaisance au delà même des limites du
pays où leur despotisme nécessite le mensonge
ou le silence. Grâce à nos infâmes flatteries,
tandis qu'ils désolent d'immense contrées sur
lesquelles ils n'ont d'autres droits que les dé-
sirs de l'ambition la plus effrénée qui fut ja-
mais, ils se croient peut-être de bonne foi
acquittés envers l'humanité, parce qu'ils ont
fait deux ou trois bonnes actions qui ne leur
ont rien coûté que de vouloir, qui n'intéressent
que deux ou trois particuliers, qui font récrier
les courtisans et excitent l'enthousiasme des
sots. Trahirons-nous toujours la vérité pour
ceux-là mêmes que nous n'avons aucun intérêt
à flatter ? Conspirerons-nous sans cesse contre
notre propre tranquillité et celle de nos sera.
blables î Nous divinisons des actions sur le'
quelles l'être le plus ordinaire, l'âme la plie
vulgaire rougirait de balancer. Le plus sou
vent, nous nous épuisons en éloges sur d*
forfaits qui armeraient les tribunaux humain s
contre tous autres que des princes. Il faut qu
nous ayons une étrange idée de ce dont f>
sont capables ! Cessons de confondre leurs (1('
voirs et les nôtres et de séparer leur morale et
la nôtre. Ils ne sont pas faits pour se livrer
des détails sur lesquels ils sont le plus souve'
trompés, et dont ils ne s'occupent presque
niais qu'au préjudice des lois et des juriêt
tons légales. Mais ils nous doivent sorte


— 93 —
l'exemple de la justice qu'ils nous forcent ie
respecter. Eh! qu'importe à l'humanité dévouée
à souffrir presque également de leurs erreurs
et de leurs crimes, désolée par leurs passions,
leurs plaisirs, leurs fureurs, leurs jeux, leurs
caprices, leur union, leurs querelles? Qu'im-
porte à l'Europe partagée entre quelques in-
dividus qui semblent s'être faits des lois, des
principes, des intérêts sé parés, et regarder la
morale des autres humains comme un préjugé
qui ne mérite que leur mépris? Qu'importe
l'Europe que ses maîtres, dont le pouvoir


S'accroît chaque jour davantage, et dont la
considération est une fois plus redoutable que
ours guerres les plus sanglantes, puisqu'elle
n'annonce que la paix terrible de la servitude
Puisque désormais les traités décideront au
gré des fantaisies de cinq ou six despotes, de
ta liberté, de la propriété, de la vie des hom-
es; puisque le pouvoir arbitraire montrera


de toutes parts un front menaçant, un rein-
Part inexpugnable; que nous importe, dis-je,
que l'orgueil ou la pitié, .les sensations du
41, 0n:tent ou les ruses de l'amour-propre arra-
euent à nos princes des larmes stériles, des
lnaximes infructueuses, des bons intéressés ?
Qu'importe à ces malheureux pays envahis
Par trois brigands couronnés, que l'un ait des
talents sublimes, et balance par l'admiration
clu'ils excitent dans l'imagination des humains
lindignati on qu'inspirent ses vexation atroces
et ses funestes excès qui le condamnent à uneÉternelle renommé? que l'autre, souillé de
crimes qui font frémir la nature, mette a con-
l'ibution tous les beaux esprits de son siècle




-- 91
pour écrire en phrases pompeuses ce qui ne
fut jamais dans son coeur, ce que démentent
chaque jour son administration et sa conduite!
que le troisième enfin, ambitieux insatiable,
prince sans foi, ami perfide, astucieux ennemi s
sèche les larmes d'une veuve ou d'un orphe•
lin, s'occupe des détails de police du ressort
d'un commissaire de quartier, tandis qu'au
mépris des lois divines et humaines, et contre
ses vrais intérêts, il opprime des nations en•
trières, il étend sur ses sujets et sur ses voir
sirs le sceptre de fer du plus inflexible des•
potisme, il prend pour modèle un prince dent
il n'aura jamais les talents, dont il n'imite que
les violences? Quelques bienfaits obscurs ra-
chètent-ils tant de crimes? Non, non, sans
doute, la haine des méchants, voilà la bonté
des rois; la vigilance et l'intégrité, voilà leur
bienfaisance ; l'économie, voilà leur libéralité;
le respect des hommes, l'observation irréfra-
gable des lois naturelles et positives, voilà
leur justice; quiconque dit autrement est ur
sot ou un lâche. Je dis et je soutiendrai à toute
les puissances de la terre que les esclaves son•
'aussi coupables que leurs tyrans; et je nesa.
si la liberté a plus à se plaindre de ceux 4w
ont l'insolence de l'envahir, que de rimbécillite
de ceux qui ne savent pas la défendre.. •


. . . . La liberté de la presse, oh! oui, vie.
ment, t'y voilà ! Eh! ne cois-tu pas que e
vizirs et demi-vizirs, sultanes et soubrettes
sultanes, agioteras titrés, valets décorés, ve
leurs protégés, monopoleurs privilégiés, etc:
et deux milliards d'el ecetera, croiraient ou dl"
raient que le roi n'est plus roi s'il voulait Pr''


— —


fier des lumières publiques au lieu de leu
étouffer? Un certain Œnornails jeta au milieu
des prêtres qui expliquaient les oracles, un
ivre intitulé les Fourbes découverts I voilà à
jamais le crime des philosophes. Or, je t'ai
montré comment ces honnêtes gens de mi-
nistres et ces honnêtes gens de prêtres sont
des charlatans de même espèce ; ainsi, mets-
toi bien dans la tête que le despotisme et le bon
plaisir sont les plus sains des régimes, parce
qu'ils constituent la méthode la plus simple
et la plus rapide de gouverner. Or, tu sens
bien que le despotisme peut et doit toujours
are équitable; car les rois ont tous été, sont
et seront tous les pères de leurs peuples, et
leurs préposés furent, sont et seront infailli-
blement et jusqu'à la consommation des siè-
cles d'honnêtes gens; et ces nouveaux Argus
ont eu, ont et auront assez d'yeux pour tout
'voir, et aucun Mercure n'a pu, ne peut et ne
Pourra. endormir ces yeux ; et il a existé,
Triste et existera une race d'hommes impassi-
bles, infaillibles, parfaits, tout exprès pour
rervir un despote parfait; et des générations
angéliques succéderont à ces êtres angéli-
qles. Tout cela est indubitable. Qu'avons,
cotas donc besoin de la liberté de la presse?
Paeres imbéciles que nous sommes! laissons-
coud mener : il n'est pas bon que des esclaves
Y.voient si clair




— 96 —
Mais enfin que penses-tu? me dira


peut-être Sophie. Y a-t-il un Dieu ? n'y en a-t-
il pas? Se mêle-t-il des affaires de ce monde?
ne s'en mêle-t-il pas? Ici, je te répondrai naï-
vement ce que je t'ai répondu, et ce que je te
répondrai bien souvent : Je n'en sais rien : ce
sont quatre grands mots, crois-moi. Je n'en
sais rien, et peu m'importe, parce que je suis
assuré qu'il m'est impossible d'en savoir plus
que j'en sais, et que ma bonne foi, mes senti-
ments, mes intentions, ne sauraient déplaire
à l'être infiniment juste, s'il en est un. Je ne
sais ni s'il existe, ni comment il existe; mais
2e sais que le bien moral, utile, et même né-
eessaire à l'homme, indispensable à l'organi-
sation et au maintien de la société, est indis-
pensable pour tout être raisonnable et même
assez fréquemment inspiré à tout être sensible
par son institution, dont il faut bien se garder
de négliger les inspirations. Je sais que s'il est
un Dieu; l'homme juste et bon lui sera agréa-
ble. Je sais que, s'il n'en est pas, l'homme juste
et bon sera souvent le plus heureux et le moine
agité, et qu'alors même qu'il sera persécuté et
malheureux, le témoignage de sa conscience
adoucira ses maux, que des remords enve-
nimeraient, comme ils empoisonnent sas
doute la prétendue félicité des méchants. je
sais que j'en serai mieux avec moi-mêixe et
plus aimé de mon ameute, quand j'aurai ité
vertueux : cela me suffit pour idolâtrer la lier'
tu, et ces sentiments droits et simples, ces
opinions estimables et salutaires ne peuvent
jamais faire de mal ui à moi ni aux au'


— 97 —


Mon amie, le tort que tu reproches à notre
nation, et qui en est un bien réel, dont elle
s'est rendue coupable envers presque tous ses
grands hommes, tient à notre défaut absolu
de caractère et d'énergie. Il faut traiter les
légers Français comme l'on traite ces esto-
macs faibles et délicats, auxquels on ne per-
met qu'une petite quantité d'aliments à la
fois, et ne pas nous offrir ni trop de rapides
succès, ni trop de titres à notre admiration,
parce que nous savons nous engouer, mais
non pas admirer. Nous ne voyons pas par
nos yeux, nous ne pensons point d'après nous;
nous n'avons ni caractère, ni originalité, ni
génie, par conséquent ; car l'empreinte et le
sceau du génie c'est L'originalité, lorsqu'elle est
accompagnée de ralsbn et de goût. Je ne parle
Pas des individus ; certes, nous avons eu de
grands, de très grands hommes, et nous en
avons encore; mais c'est le siècle, et non le
terroir, qui a fait ces hommes-là : le terroir,
dis-je, et je compte dans cette expression,
Pour la grande partie, le gouvernement. Nous
n'offrons aux artistes, et le plus souvent aux
gens de lettres, pour prix de leurs veilles,
que des applaudissements de mode ou d'habi-
tude, fruits passagers d'un vain caprice. Ceux
que le plus grand talent ne tourmente pas
resteront toujours médiocres; les autres se-
ront toujours malheureux. Certainement la
beauté en tout genre tient beaucoup aux
Meurs et aux circonstances. La beauté phy-
s ique elle-même n'est-elle pas soumise aux
aapricos des sens, du climat et de l'opinion?


0118.102/ 2, ODIN. 21 DISC. --






-- 100
ô mon ange ! Un crêpe affreux voile à. mes re-
gards le bonheur; toi seule, qui le soulèves
toujours, peux le déchirer tout à fait. Tu vois
quel est mon sort ! tu vois à quelles épreuves
j'étais destiné ! Veux-tu que ma seule conso-
lation, la conviction d'être infiniment aimé
m'échappe encore ? Oui, je croirais être aimé
faiblement si la mort d'un enfant auquel,
hélas ! nous ne comptions pas survivre, mais
que nous savions cependant né de la condi-
tion des mortels, te rendait sourde à ma voix,
à mes consolations, à mes caresses... Je sais
quel bonheur tu te promettais de cet enfant,
et quel plaisir c'était pour toi que de projeter
le sien... Mais oserais-tu dire ou croire qu'il
n'est plus de bonheur pour toi dans le monde
quand tu peux tout pour le mien, quand
j'existe, quand je vis pour toi, quand je tou-
che peut-être au moment de t'être rendu ? 0
mon amie ! nous sommes déjà trop payés pour
regarder la mort comme la plus belle inven-
tion de la nature. A combien de maux, peut-
être, elle a dérobé ta fille ! (l'est donc sur nous
qu'il faut pleurer ; et les pleurs que commande
l'amour de soi, ne doivent pas longtemps pro-
longer la douleur, quand un sentiment plus
tendre et plus noble lui ordonne de se calmer.


Hélas ! ma Sophie, je te disais, il y a quel-
ques mois, ces paroles touchantes d'un ancien:
Les funérailles des enfants sont toujours pré-
maturées, lorsque les mères y assistent. Cette
idée est vraie et touchante ; mais combien de
mères se désolent sur leurs enfants vivants,
et dis-moi si tu pouvais, loin de l'être, t'arrê


-ter sur la limite de l'existence et du néant, et


f01
lire au livre des destinées ? Réponds-tu qu'en
voyant la longue liste des maux qui t'atten-
daient, tu voudrais exister? Non, si l'on te l'of-
frait sans le dédommagement de notre amour.
Eh bien, cet amour te reste ; cet amour me
console d'une vie tissue d'alarmes. de périls et


jde douleurs. Que dise ? il me les fait oublier
en me ramenant à toi, à toi dont je n'étais pas
digne, et que je n'aurai jamais trop chèrement
payée... Sophie, ma chère Sophie! je te con-
jure, et j'espère que tu ne refuseras pas au
plus tendre des amants, à qui tu n'as jamais
rien refusé, de mettre un terme à tes regrets,
et même d'apporter dans ceux qu'il faut bien
t'accorder, une modération qui calme mes in-
quiétudes sur les suites qu'un si fatal événe-
ment pourrait avoir' pour ta santé.


Tu me plaindras sans doute d'être obligé de
te donner cette cruelle nouvelle. Hélas! si
j'eusse pu te la dire en te serrant dans mes
bras, nos coeurs, en s'unissant, se seraient mu-
tuellement fortifiés; mais l'absence aigrit tout.
J'ai balancé si je te dirais sitôt quelle perte nous
avons faite ; mais la crainte que tu ne reçusses
ce coup d'une autre main qui ne saurait pas
te l'adoucir, ma confiance en ton Courage, la
haute opinion que j'ai de ta tendresse, et qui
ne me laisse pas douter que la mienne ne sup-
plée suffisamment à cette privation terrible,
m'ont engagé à te parler sans détour. Ah!
Sophie, ton ami n est pas moins malheureux
que toi, lorsqu'il s'occupe de tes chagrins.


Je serais inconsolable si tu n'étais qu'une
amante vulgaire. Hélas! me dirais-je, voilà
un de mes liens, et le nlus sacré de tous,




-- 102 —
rompu; mais je te ferais injure de penser
ainsi. L'amour et l'honneur nous unissent in-
dépendamment de tous autres motifs, de tous
autres devoirs, de tous autres objets; et il
n'est pas au pouvoir des humains ni de la na-
ture de relâcher nos noeuds, aussi longtemps
qu'elle nous laissera la vie. Si nous sommes
destinés à presser dans nos bras de nouveaux
gages de notre amour, nous pourrons porter
sur eux un regard plus serein. Un certain
nombre d'entente doit payer le tribut à la
mort : elle a frappé le premier fruit de notre
tendresse; nous devons, nous pouvons espé-
rer qu'elle épargnera les autres


0 mon
amie! nous avons éprouvé de plus grands
malheurs! C'est sur nous-mêmes, et une par-
tie détachée de nous, que l'infortune s'est exer-
cée, quand elle nous a arrachés l'un à l'autre.
L'amour, l'espoir et nos bienfaiteurs ont cica-
trisé cette plaie profonde : ta nouvelle bles-
sure doit être encore plus facile à guérir.


Ah! ma généreuse Sophie, ne m'accable pas
du louveau tourment de tes souffrances ou
de tes dangers; ne nous punis pas tous deux
de notre infortune, n'augmente pas tes pro-
pres maux. Pleure, mon enfant, pleure, niais
non pas sans mesure; que ta douleur soit
douce et tendre comme toi. Tu n'as pas joui
de la douceur de voir lon gtemps ta fille, de la
tendresse de ses embrassements, des caresses
de son enfance... Hélas! que regrettes-tu là ?
tu n'en serais que plus malheureuse; et si je
t'envie le.


plaisir de l'avoir embrassée, c'est
que je voudrais avoir autant de motifs de re-
grets que mon amie.


— i.03 —
Si les pleurs fléchissaient le destin, je te di-


rais : Chère amie, pleurons ensemble, pleu-
rons des larmes de sang ; que tous nos jours
se passent dans le deuil, toutes nos nuits dans
la tristesse et l'insomnie; notre douleur est
utile à ce que nous aimons. Mais les gémiSse-
mente ne raniment pas les morts; il ne faut
donc pas se laisser emporter pour eux à une
violence nuisible à ceux qui leur survivent. Ne
nourris pas ton chagrin trop amer, trop na-
turel, mais qui ne durera qu'en proportion de
ce que tu sentiras le plus vivement ; or j'es-
père, et je crois, et je demande, en te cou-
rront de mes baisers et de mes larmes, que
ce soit ton amour pour moi que tu sentes et
que tu veuilles sentir le plus vivement.... Oh!
qu'ils sont durs et insensés, ces parents qui,
au lieu de se hâter de jouir de leurs enfants,
te se livrer à eux sans délai, d'épuiser réçi-
proquement toute leur tendresse mutuelle, au
l=eu de profiter du moment présent qui leur
appartient à peine, les vexent, les oppriment,
et se réservent, pour un avenir qu'ils ne ver-
*ont pas, des réparations, dont la fortune ne
leur laisse que le projet vain et déchirant !....
Eh bien ! les enfants de ces êtres-là vivent
Pour souffrir, et ceux des mères tendres sont
loissonnés au berceau 1...
, Ce n'est pas le moment de te parler affaires,


mon tout! Ces intérêts si médiocres, si tié-
es auprès des grandes affections de l'âme, ne


me touchent pas plus que toi. Je dois cepen-
dant t'ôter un de tes chagrins, qui paraît t'a-


vivement émue au moment où tu écrivais
la dernière lettre. Mon ami, M. B , qui par




— 104 —
tage vivement notre perte, m'avait écrit avant
que de la savoir : • Ne prenez point à la let-


tre les précautions que ie vous ai demandées
• sur notre correspondance. Laissez-vous con-
• fier tout, ne répondez que ce que la prudence


pourra vous dicter; longez sur tous les
• points importants et délicats qui font con-
• naître votre touche. Je ne vous dis que ce
• que vous savez aussi bien que moi, et que


vous-même avez pratiqué. •
Ces mots pleins de douceur, de sagesse et


d'amitié, doivent t'ôter tout soupçon que l'on
veuille te priver du secours de mes avis. Au
reste, tu tien as que trop perdu le besoin,
puisque la seule propriété qui te restât, et
qu'encore, au mépris de la justice et de la na-
ture, on te disputait, t'est enlevée par le sort...
Je te supplie de ne point écrire dans ces pre-
miers moments à ta mère; elle ne peut pas
partager ta douleur; et toi, tu ne peux pas
sentir assez cela : mais, mon adorable amie,
la douleur même doit être décente, et il ne
-faut pas aigrir des maux déjà trop dévorants.


Oh! mon amie, ce n'est pas toi que le re-
gret de ce q ue tu n'as plus peut rendre in-
juste pour ce qui te reste. Envisage ton
amant , et songe combien la fortune t'a
épargnée, même en te maltraitant, et tu
avoueras qu'il te reste plus de consolations.
Voilà, ô mon tout, ce qui m'a fait supporter
ma douleur, et ce qui me donne la force de
t'écrire peu d'heures après avoir re


ç
u une


nouvelle qui a serré mon coeur au point de
m'inquiéter, car tu me fais aimer la vie. J'ai
beaucoup pleuré depuis, et voilà ma poitrine


— 105
soulagée ; mais mon âme ne le sera que
quand j'aurai ta promesse de tout sacrifier à
l'amour, et de chercher dans son sein les re-
mèdes à tes maux, sans m'en cacher la pro-
fondeur ou l'activité. Ecris-moi bientôt, nia
Sophie-Gabriel, je te répondrai à l'instant ; et
M. B... voudra bien te faire passer ma lettre.
Bêlas! tu recevras toujours trop tôt celle-
ci, mais je n'aurai jamais la tienne assez vite.


Adieu, ma bien-aimée, montre-moi ce cou-
rage que j'attends de ta grande âme : élève-
la au-dessus du deuil où elle est plongée, et
ne pense qu'à l'amour éternel et inviolable
que mon coeur t'a juré, que mes tendres ca-
resses te répètent, et sur lequel nul bras ne
peut attenter.


Ta fille n'a pu résister aex convulsions des
dents. Sa nourrice est, dit-on, inconsolable. Je
prie M. B... de lui donner le peu que je puis
dans cette triste occasion. Ceux qui ont aimé
notre enfant, ont tous des droits sur nous....
Hélas! tu ne verras que trop que c'est, la main
appuyée sur ma plaie, que je cherche à guérir
la tienne.


Sorti enfin du donjon de Vincennes, après
une longue négociation, dans laquelle il fut
aidé par sa mère, son oncle et sa soeur, ma-
dame du Saillant, Mirabeau ne fut pas pour
cela au bout de ses traverses. C'est ici que se
placent ses procès, non moins fameux et non
moins retentissants dans des publications sou-
vent rééditées, que ses lettres à Sophie. Il lui
fallut d'abord purger la sentence rendue par
contumace à Versailles, pour le rapt de So-
phie; puis repousser la demande en sépara-




-- 406 —
tion de corps de sa femme. Nous n'entrerons
pas dans les détails de ces procès, qui par la
violence déployée contre notre héros, furent
exceptionnels, comme tous les orages qu'il
provoqua. A cette occasion il publia des Mé-
moires si éloquents, qu'on y a vu un des plus
hauts modeles de la polémique judiciaire, et
qu'on y reconnut dés lors le principe de l'im-
mense talent d'orateur qu'il a déployé depuis.


Quant au ton de ces Mémoires, et aussi à
l'élévation que Mirabeau sut donner à ces dé-
bats personneLs, on en pourra juger par l'ex-
trait suivant, qui explique et justifie précisé-
ment la publicité qu'il prit soin de donner à
ses protes!


Les voilà nettement exposés les motifs de
mes plaintes. Est-il bien vrai qu'on se soit
étonné de leur énergie, ou qu'on l'ait improu-
vée? Mais en ai-je proféré qui ne fussent pas
fondées 4 M'accusera-t-on d'avoir frappé dans
les ténèbres ? Non, j'ai nommé hautement fines
délateurs. On ose me re.ilrocher jusqu'à cette
franchise, jusqu'à cette fermeté; je le crois,
ils voudraient me ravaler à leur niveau ; ils
voudraient me voir employer des armes dont
l'usage leur est si familier ; ils ne craignent
pas d'être vaincus dans leur science. Pour moi,
je n'ai qu'un rempart à opposer à tant de
manoeuvres et de dénonciations cachées, qui
plus d'une fois m'ont mis en danger. C'est l'éclat
de ma défense, c'est la fierté véhémente de l'in-
nocence outragée. Les procédures, les mémoires
manuscrits ensevelis dans les greffes, sont faci-
lement mis à l'écart et plus facilement encore
oubliés. C'est au grand jour que les crimes ou


— 107 —
les calomnies doivent être exposés : c'est au
public qu'il faut désigner les acceptions de
personnes, ies connivences obscures, les subor-
nations secrètes, les vexations de détail. Alors
il ne suffit plus d'être prudent pour se dispen-
ser d'être juste; alors la voix des honnêtes
gens peut suppléer à l'imperfection des lois,
et contenir dans les bornes de l'équité ceux
qui ont une portion quelconque de l'autorité,
et qui sont, ainsi que les autres hommes, ac-
cessibles aux passions... Je respecte sincère-
ment mes juges; mais c'est à cause de ce res-
pect même que j'attribue à l'opinion publique
une grande influence sur leurs jugements; il
me fallait donc la provoquer ou la changer,
surtout puisque mes ennemis attestent sans
cesse la notoriété qu'ils ont faite.. Tel est, tel
fut mon unique désir en écrivant mes W
moires.


Ce procès, élevé et transformé par Mirabeau
devint une véritable campagne contre le des-
potisme et l'arbitraire. Un de ses Mémoires,


• au moment même de sa publication, est sup-
primé par ordre du garde des sceaux. Mira-
beau va trouver ce magistrat., et après une
conversation fort vive, ne peut rien en obte-
nir. Il s'adresse au roi, mais échoue de ce
tété encore. Alors, comme il en avait prévenu
le garde des sceaux, il court réimprimer son
Mémoire en Belgique, en le faisant précéder
de la relation de son entretien avec ce magis-
trat.


Ce factum porte le titre suivant : Mémoire
du comte de Mirabeau, supprimé au moment
mène de sa publication par ordre particulier de
M. le garde des sceaux; et réimprimé. par respect




- -


pour le roi et la justice, avec une conversation de
31:. le garde des sceaux et du comte de Mirabeau
d ce sujet.


Il est dédié : A mes concitoyens, et cette dé-
dicace est accompagnée d'un éloquent com-
mentaire :


La nécessité où je me trouve de publier de
nouveaux malheurs, de nouvelles injustices,
ne peut qu'être affligeante pour moi, indépen-
damment même des ennemis puissants qu'elle
va me susciter. L'homme de bien ne peut dé-
sirer d'être sur la scène que lorsqu'il s'agit de
servir ses semblables. C'est quand on travaille
pour le public qu'il est doux d'être sous ses
yeux, animé par sa justice, éclairé par sa cen-
sure.


Mais quand on ne doit s'occuper que de soi,
quand on ne peut s'en occuper qu'en gémis-
sant, on voudrait se dérober à la nature en-
tière; on voudrait épargner aux hommes le
spectacle affligeant de la modération inutile,
et la connaissance de cette triste vérité qu'on
peut être à la fois infiniment honnête et infi-
niment calomnié; infiniment courageux et in-
finiment opprimé. La justice même qu'on
éprouve ne console pas de la pitié qu'on es-
suie.


N'importe ; outre ce qu'on se doit à soi-
même et au soin de son propre honneur; lors-
que les injustices que l'on défère au tribunal
du public, à ce tribunal qui juge tous les ju-
ges, tous les grands de la terre, intéressent
la liberté individuelle, la propriété la plus
chère de tout citoyen, en un mot, les droits


— 109
les plus éminents de la nature humaine, la
répugnance qu'un homme doué de quelque
pudeur ressent à occuper les autres de ses af-
aires particulières doit céder au devoir de
dire, de soutenir, de publier toute vérité utile,
'a la défense de laquelle sa situation l'appelle.
Chacun peut et doit alors se considérer comme
défenseur de la société : chacun doit voir dans
sa cause celle de ses concitoyens. C'est aux
nions à juger si je suis en droit d'appeler
Tirs regards sur les obstacles presque invin-


cibles que j'ai rencontrés en réclamant, sous
an prince infiniment juste, la justice de son
conseil.


S'il faut en croire ensuite la relation de son
entretien avec le garde des sceaux , il parla
beaucoup moins en plaideur suppliant qu'en
ribun, en publiciste, et même en législateur.
Voici comment se termine cette conversation :


X. LE GARDE DES SCEAUX. — Monsieur, je vous
ai dit la loi; vous savez le fait ; je n'ai rien de
Plus à vous dire. Te ne vous dois nul compte
de ma conduite ; je n'en dois compte qu'au
trroei.r -4;coiu. s auriez dd l'apprendre avant que d'en-


MOI. —Monsieur, veuillez faire quelque at-
tention à ma réponse. Quand j'ai apporté dans
ce cabinet mes représentations, j'ai cru parler
au chef de la magistrature, protecteur de tous
les droits, et, pour ainsi dire, médiateur entre
le souverain et les lois ; et non à un vizir qui
Wa de régie que sa volonté et son bon plaisir.
le respecte la magistrature et son chef ; je
méprise trop les vizirats et les vizirs pour lez




I0 --
redouter. J'ai pesé ma démarche; j'en ai cal-
culé les suites; je connais le caractère moral
du roi et les principes de la plupart de ses
ministres. J'irai droit au souverain. Je lui dé-
férerai le déni de justice que vous me faites
éprouver en cet instant; et ne croyez pas que
rien puisse m'intimider dans cette poursuite.
Elle est plus sérieuse pour vous que pour moi;
car vous avez quatre cent mille livres de ren-
tes, et une grande place à perdre ; et moi qui
ne risque rien, je m'assure tout au moins le
plaisir de ne pas diminuer le nombre de vos
ennemis. Réfléchissez-y donc ; je ne veux, ni
ne puis désirer un éclat ; il ne m'est bon à
rien. Rendez-moi, par tolérance même si vous
voulez, mes mémoires, et tout est fini • mais
je ne cederai pas, je vous jure sur mon hon-
neur que je ne céderai pas ; et si TOUS parve-
nez à étouffer mes réclamations , ce qui est
possible, en frappant du pied à terre, j'en ferai
sortir dix mille exemplaires d'un mémoire
dont on saura l'histoire et l'occasion.


M. LE GARDE DES SCEAUX. — Monsieur, si cela
arrive, par considération pour vous je voudrais
l'ignorer.


— Eh bien! monsieur, je tâcherai que
vous seul dans le royaume, et même en Eu-
rope, l'ignoriez.


Mirabeau, en étudiant ses procès en était
arrivé à faire mie étude complete sur les vices
de la législation et de la procédure, et il se
proposait pans doute de la publier dans un
grand ouvrage, sur le même plan que ses
Lettres de cachet et prisons d'Etat, comme il


— 111
paraît y faire allusion dans cette phrase, qui
termine le mémoire en question :


Je vois tout, je sais tout; le théâtre de tant
d'intrigues est trop resserré pour qu'il soit né
cessaire de les développer au public ; mais, je
l'assure, un jour viendra où la nation entière
en connaîtra l'histoire, et ma voix, dès long-
temps essayée aux vérités hardies, dévoilera
tous les détails des trames les plus odieuses
qui aient déshonoré l'ordre judiciaire et la
temple de la Justice.




PREMIERS ÉCRITS DE MIRABEAU




NOTICE SUR SA MAISON


LÉMOIRE SUR LE PORTEFAIX JEANZET


MÉMOIRE
SUR LES SALINES DE LA FRANCHE-COMTÉ


Les quelques extraits qui précèdent et que
nous aurions pu bien facilement multiplier
ont déjà montré que, même dans les épanche-
ments les plus intimes de la vie privée, on
trouve en germe, chez Mirabeau, tous les ca-
ractères du publiciste et du tribun, en qui s'est
incarnée si particulièrement cette haine du
despotisme, qui est la première passion et le
premier principe révolutionnaire. Mais des
actes et des écrits publics inaugurent de
bonne heure sa carrière politique, et nous at-
testent par quels travaux incessants , par
quelles intrépides et vigoureuses protestations
,s'est préparé le puissant orateur de rAssem-
Liée constituante.


Nous avons mentionné déjà un Eloge du
Brand Condé comparé a Scipion l'Africain, ou-
vrage que Mirabeau aurait publié à l'âge de
seize ans, mais dont il ne reste aucune trace.
Quoi qu'il en soit de ce premier essai, il est cer-
tain qu'a peine âgé de vingt ans, en 1770, au
milieu des courses, des travaux et des dangers
d'une expédition en Corse à laquelle il prit




— 116
part;


il s'occupa sérieusement et ébaucha un
ouvrage sur ce malheureux pays, qui ne fut
pas imprimé, mais dont lui-même nous a in-
diqué l'esprit dans une notice placée en tête
de l'Essai sur le despotisme, sous le pseudonyme
de Saint-Mathieu. «La curnpozne finie. le comte
de Mirabeau apercoit partout les traces des
dévastations génoises, les vestiges de leurs
crimes, et, à ce signalement du despotisme, il
reconnaît son ennemi; son coeur palpitant
d'indignation ne peut se contenir ; son imagi-
nation, pressée d'idées, déborde : il écrit, il
trace un tableau rapide des malheurs des
Corses et des forfaits génois. »


Nous avons mentionné aussi la Notice sur sa
maison, écrite pendant son séjour au château
d'If. Mais quoique Mirabeau füt encore imbu à
cette époque des préjugés de son éducation,
il ne faut pas croire qu'il ait cédé le moins du
monde, en écrivant cette notice, b un senti-
ment puéril d'orgueil nobiliaire. Après avoir
rappelé une enquête très minutieuse fait par un
de ses ancêtres à la recherche des monuments
établissant l'antique généalogie de sa famille,
il ajoute aussitôt :


Mais à quoi bon insister ?... 0 vanité des
vanités ! n'avons-nous pas tous le ciel sur nos
têtes ?


Mais quand la providence nous a chargé d'un
nom, il convient de le soutenir, par la même
raison qu'il convient de s'en faire un quand
on n'en o point, c'est-à-dire qu'il faut lui con-
server ou mériter une sorte de reconnaissance
publique, tôt ou tard, mais toujours accordée


ce qui a été fait pour l'utilité générale ; nous
l'avons déjà dit, tout notable inutile à la sa
ciété qui le revoit et maintient tel, est un bau-


— 117 —
oneroutier. Toute notabilité a ses devoirs, le
premier est de la conserver. Ainsi le soin de
la famille est la première des fonctions so-
ciales, les occasions et le temps font le reste.
Je ne sais ce qu'il arrivera de notre 'maison,
qui décline avec plus de rapidité qu'elle ne s'ac-
crut, et dans quelles circonstances! Mais je
sais qu'elle fut noble et voulut se maintenir
'.:le dans tous les temps, par de nobles moyens
et une grande considération; quoique la va-
cité soit bien commune, celle-ci n'est pas tri-
riale : elle ne le fut pas surtout aux siècles
oit la mode d'acquérir la noblesse à prix d'ar-
;nnt n'avait pas confondu toutes les nuances
la la hiérarchie sociale, et remplacé les incon-
vénients sans nombre de la noblesse hérédi-
taire, invention bizarre et vraiment anti so-
ciale, par l'abjection de la noblesse achetée,
rnadue, commercée.


Mirabeau, on le voit, est bien là tout entier,
l'!runie clans les moindres écrits sortis de sa


;•.tune à n'importe quelle époque.
.Cette indignation généreuse que lui ins-
Pare spontanément, en toute circonstance;:,
arbitraire et le despotisme lui dicte, pendant


sa captivité à Pontarlier, un Mémoire en fa,
'Sur d'un simple portefaix, nommé Jeanret,


porteur d'Un fardeau, avait été arrêté et
f;lesse par des employés des fermes, quoiqu'il
ifeilt fait aucune résistance, ni témau-
rune


gné
neintention de se soustraire aux 'déclara-


9ns et visites, non plus qu'au payement des
uroits.
Voici quelques passages vraiment remar-


(*ables de ce Mémoire I




— 1 113


Un citoyen ne peut être arbitrairement ar-
rêté, s'il n'est point un malfaiteur ; et quand
il le serait, il faudrait encore que les lois, ou
les officiers de police constitués par le prince
l'eussent jugé tel, avant qu'on pût attenter à
sa liberté. Si ces vérités sont incontestables,
l'infortuné Jeanret réclame aujourd'hui, à trop
juste titre, les droits d'homme et de citoyen.


Où sommes-nous ? N'y a-t-il plus ni lois ni
tribunaux? Et qui sont-ils, ces hommes qui,
juges et bourreaux, décident dans leur propre
cause, prononcent l'arrêt, l'exécutent, font du
sabre d'un douanier le glaive de la loi, et ven•
gent par le fer les délits dont ils sont les seuls
témoins, les inventeurs quelquefois, et les ac-
cusateurs, crus sur parole (1)?


Cette défense est simple, tous autres prin•
ripes que ceux sur lesquels elle est fondée se•
raient cruellement attentatoires aux droits les
plus sacrés de l'homme, à sa liberté, à sa sil•
reté, à sa vie. Certes, ce n'est pas en France
que la jurisprudence du sabre doit être établie.


(Cn Mirabeau écrivait plus tard : «II est des Etats oit
la nature de la perception nécessité les exactions le:
plus atroces et met la société dans un véritable et
"le guerre: où les peuples sont opprimés par les trai-
tants, plus destructeurs encore que les pachas et OS
avides ; où ces insatiables publicains, connaissant..,,.
l'exclusion des cours de justice, de tous les crimes qu'il?
ont inventés, et les punissant selon les lois qu'ils oll,
dictées, se trouvent à la fois législateurs. ou, ce clé
revient an mémo, despotes du despote, juges et par'
ties, et décident, par 1 organe de leurs stipendiés de /
vie et de la liberté des citoyens qui n'ont violé d'autrel
lois que les leurs. » (Lettres de cachet.)


— 119 —


Sans doute une trop longue impunité en-
hardit ces hommes dont l'insolence est le
moindre tort, dont la barbarie est la première
vertu, et qui souvent datent leur fortune de
leur premier crime


Magistrats! ce n'est point
une déclamation. Livrez-vous à toute l'horreur
qu'inspire une telle idée.... Le frère même du
malheureux qui vous demande justice, le frère
de Jeanret, étant employé des fermes, tua
deux hommes. Au premier meurtre, il fut fait
brigadier; le second lui valut un bureau de
700 francs d'appointements et cent louis de
gratification. En vain le premier tribunal de
la province le poursuivit avec une vigueur
Opiniâtre et vraiment respectable ; son crime
était trop utile pour que l'impunité ne lui fut
pas assurée : aussi, quand Jeanret fut frappé,
les camarades de son assassin dirent-ils :.Le
toitee brigadier!


Mais Jeanret a levé le béton sur l'employé.....
Sans doute, et sans cette précaution, il serait
›ans vie et l'employé aurait un grade de plus.


Quoi ! vous avancez sur moi le sabre levé et
je m'offrirais sans défense à vos fureurs! Ah!
t'est en Turquie, ce n'est qu'en Turquie qu'un


>i.1 esclave baise le cordon que lui envoie un
Plus vil tyran Vais Jeanret devait obéir....
A. qui? Le règlement est muet sur le cas. Un
ctriployé des


en
est-il donc le législateurs


quand je ne fais point de mal, quand je ne
désobéis pas au prince, c'est-à-dire à la loi vi-




— 120
vante, nul homme, nul homme au monde, n'a
d'ordres à me donner.


Ce langage, sans doute, a un remarquable
caractère de vigueur sous la plume d'un pri-
sonnier> et il y a une incontestable générosité
dans cet acte de se constituer ains,, quand on
est soi-même placé sous le coup de l'arbitraire,
l'avocat d'office d'une malheureuse victime de
l'arbitraire. Mais Mirabeau tint un langage
encore bien plus énergique dans un travail ou
la fermeté des principes, la critique du actes
du pouvoir, la haine du monopole, sont d'au-
tant plus frappants que l'ouvrage etait fait sur
la demande de l'autorité même.


Nous voulons parler d'un mémoire fort éten-
du sur les Salines de la Franche-Comté, fait dans
les premiers temps de son séjour au fort de
Joux, à la prière du commandant Saint-Mau-
ris. Dans ce mémoire, il s'élève très vivement
contre les abus des gabelles, et combat aveq
la plus grande énergie l'esprit de fisca11
inepte, dure, et parfois atroce, qui s'exeree
alors au profit de quelques intérêts particulie r


set qui n'est pas toujours devenu plus intelll
-gent, ni moins âpre et barbare depuis que la


perception de l'impôt se fait au nom et pour le
compte direct de l'Etat. Nous n'en citere
que cette remarquable exhortation adressée a
Louis XVI, qui venait de monter sur le trône,


0 Louis! ô mon roi! vous qui aimez la jus'
tice et la vertu, mettez le comble à vos bien'
faits. Vos succès ont dû vous encourager; le
plus grand reste encore à obtenir.


Fixez vos regards sur la classe nourricière•
la plus nombreuse, la plus utile, la plus re
pectable partie de vos sujets,


—121 —
Arrachez-nous aux extorsions de cette co-


horte avide, qui, depuis si longtemps, détruit
vos richesses, en ruinant et désolant votre
peuple.


L'instituteur de votre aïeul appelait les pu-
blicains les colonnes de l'Etat... Ah! sire, vous
êtes le Samson qui devez renverser ces colon-
nes... Que le soc de la charrue soit la base de
votre trône! Que vos vertus et la régénération
de la France en soient les ornements! Que nos
mœurs en soient les soutiens et les défenseurs!
Rendez à votre peuple la liberté de travail-


ler gaiement pour vous, de recueillir en paix
les ce territoire fécond, de ce jar-
dln de i'univ ;:rs que lui a départi la nature et
dont la Providence vous a confié l'administra-
lion pour le bonheur de vingt millions d'hommes
Rendez à vos sujets leurs droits naturels,


leurs propriétés, et que des richesses sans
rlembre, une gloire immortelle, que l'hommage
durable de leur amour et de leur reconnais-
sance soit votre rémunérateur de l'éternelle
reconnaissance de vos vertus.


La Révolution n'a pas encore passé sur celangage ; mais ce ne sont pas là non plus cer
tainement des flagorneries de courtisan, et on
l sent la respectueuse fermeté d'un homme
(lui ne se révolte pas encore contre l'ordre de
eaoses établi,mais qui ne se résigne pas pour-
tant à supporter la violation flagrante des
croîts naturels du peuple.




ESSAI SUR LE DESPOTISME




ESSAI SUR LE DESPOTISME


Vous arrivons maintenant à un ouvrage im-
portant et de longue haleine, à l'Essai sur le
despotisme, écrit en 1172 et publié seulement
er, 1715, avec cette épigraphe empruntée à
Tacite : Certes, nous avons donné un grand
ezemple de patience, et comme les âges pré-
cédents ont eu le plus haut degré de la li-
berté, de même nous avons atteint le dernier
Période de la servitude. Les délations nous ont
arraché, /a douceur d'écouter et de parler; et
rlous eussions perdu la mémoire avec la voix
s'a était aussi bien en notre pouvoir d'oublier
que de nous taire. » Ce livre, suivant Mira-
eau, fut écrit très rapidement, sans plan,


sans ordre, et plutôt comme une profession
de foi de citoyen que comme un morceau lit-
téraire. » Cette legèreté à propos d'un ou-
vrage de sa jeunesse sied bien à un homme
qui a conscience de sa force et de'son avenir,


elle a été trop facilement prise au mot
Par les biographes. Cette profession de foi de
eitoyee, est, en réalité, une oeuvre qui eût pu
suffire à elle seule à justifier une réputation, et
nous en avons accepté plus d'une toute faite,
gui ne se recommandait point à nous par des
titres aussi méritoires.


L'avénemcnt de Louis XVI fut l'occasion de
ta publication de l'ouvrage, et, dans sa pré-




— --


face, l'auteur s'explique à, cet égard de la fa-
çon suivante :


J'ai cru que l'avénement d'un jeune roi
plein d'émulation et de bonne volonté était le
véritable moment où l'on devait l'effrayer suries
moyens arbitraires et les suites du despotisme.
Louis XVI ne voit encore aujourd'hui autour
de son trône que les nombreux monuments du
gaspillage effréné d'argent fait par son aïeul.
Cette image effrayante doit lui inspirer le
désir des privations et le goût de l'économie.
C'est quelque chose sans doute que l'économie
de détail, mais ce n'est pas tout à beaucoup
près ; tant qu'une perception arbitraire sub.
sistera, on n'opérera que de petits biens, et
l'on fera de grands maux. La perception est
l'unique base de la félicité publique, et la -Vé-
ritable pierre de touche d'un homme d'Etet;
les rois ne naissent pas tels ; ils le deviennent
difficilement même, parce qu'ils savent rare-
ment combien ils ont besoin de le devef
mir.


Un jeune prince peut, avec les meilleures
intentions, imaginer de bonne foi, d'après
l'exemple de ses prédécesseurs et l'habitude
introduite dans l'administration de son Etat)
qu'on ne peut remédier à rien que par de'
coups d'autorité. S'il n'est pas en garde
coutre cette erreur meurtrière, il fera le Mal
malgré son coeur, et achèvera de briser des
ressorts déjà trop usés.


n doit donc apprendre que les coups d'au-
torité sont toujours dangereux, ei jamais bous
a. rien dans l'administration ci:file et politique
d'un Etat.


--- 127 —
Il doit apprendre surtout que c'est au ré-


gime arbitraire lui-même qu'il faut attribuer
le désordre des finances, qui a mis son royaume
à deux doigts de sa perte.
En un mot, il faut l'éclairer avant qu'on ait


pu l'égarer et le corrompre. Si l'on avait rem-
porté sur lui ce succés funeste, il ne serait
plus temps d'y remédier, notre perte serait
unsommée.
Si le développement de ces vérités n'est pas


técessaire au prince, ce qu'on ne peut guère
présumer de son éducation et de sa jeunesse,
du moins importe-t-il h la nation, dont les
lois ne seront pas éternels, et qui ne rede-
viendra jamais heureuse et libre d'une ma-
riiére assurée, qu'elle ne soit instruite.
Si les Français enfin sont assez heureux


Pur qu'un tel ouvrage leur soit inutile, il
doit intéresser au moins le reste des hommes.
L'Europe, la servile Europe, ne manquera ja-
mais de despotes, qu'alors que les sujets sau-
ont comment on forge leurs chaînes, et
Omment ils peuvent les briser.


La .première partie de l'ouvrage est consa-
crée a justifier contre Rousseau l'état de so-
ciété, et à repousser le prétendu état de nature
préconisé par le philosophe genevois, contre
equel la pire objection est qu'il n'existe pas,
;ét
tandis que le principal argument en faveur de


at de sociel,é, c'est qu'il est : 'd faut donc
!',:en en prendre son parti.. On prétend que
•es institutions sociales ont dégéneré l'état de
nature et rendent les hommes plus malheu-
reux, si nous embrassons cette opinion, tâchons
oe decouvrir des remèdes ou du moins des pal-




— 128 —
liatifs à nos maux ; cette recherche est plus
utile à faire que des satires des hommes et de
leurs sociétés. » — Non-seulement d'ailleurs,
l'homme semble fait pour la société, « mais il
n'est vraiment homme, c'est-à-dire un être
réfléchissant et sensible que lorsqu'elle com-
mence à s'organiser; car tant qu'il ne forme


,7


avec ses semblables qu'une association mo-
mentanée, il est encore féroce, dévastateur,
et n'a guere que des idées de carnage, de bra-
voure, d'indépendance et de spoliations. »


Les hommes n'ont rien voulu ni dû sacrifier
en se réunissant en société; ils ont voulu et
dû étendre leurs jouissances et l'usage de la
liberté, par le secours et la garantie récipro-
ques, par le besoin de s'entre-protéger, besoin
très réel et sensible ; car la nature est bornée
dans ses largesses ; elle les a réparties d'une
main équitable, mais économe, c'est-à-dire très
également, à peu de choses prés ., et si nous
calculions tous les avantages et désavantages
physiqueset moreaux de chaque individu.
nous trouverions une bien petite différence
d'homme à homme.


De là une conséquence nécessaire : « droits
et devoirs, voilà le balancier de l'humanité:
ceci n'est point un étalage affecté de morale,
c'est la base du calcul de la société. »


Or, dans l'état de société, comme dans l'état
de nature, « l'homme veut être heureux, il
veut jouir, il veut jouir avec tranquillité, car
les jouissances tumultueuses ou troublées lie
sont pas des jouissances. Or, on ne jouit guère
que par le travail, car la terre que nous habi-
tons est une bonne mère, mais elle veut être
sollicitée. »Qui a travaillé, qui, en travaillant, est par'
venu à acquérir, veut conserver ; cela est d'ins'
tiret; « car l'instinct nous dit que la récolte
que nous avons semée est à nous ;_que qur


— 129


conque veut nous en priver est méchant,
juste, est notre ennemi, que nous pouvons, que
nous devons repousser, réprimer, mettre dans
l'impossibilité de nous nuire, par tous les
moyens qui sont en notre pouvoir. L'instinct
nous démontre tout cela, avant que les com-
binaisons sociales nous aient appris et démon-
tré, par exemple, que qui attaque une pro-
priété par cela même les attaque toutes.


Mais se trouvant trop partagés entre les
soins de culture et de défense, les hommes ont
mis toutes leurs propriétés sous la sauvegarde
d'un seul, ou de plusieurs, revêtus du pouvoir
de ce que nous appelons l'autorité tutélaire; c'est-
t-dire du pouvoir d'exercer la police, pour
qu'on puisse semer et recueillir en paix ; de
sonner l'alarme dans la commune lorsque l'en-
nemi du dehors la menace : de réunir, en un
mot, les forces de tous pour l'avantage de tous.
Voilà le-


motif de la subordination qu'ils ren-
dent à l'autorité souveraine à qui le peuple a
confié sa défense et sa police.


Ainsi l'homme s'est donné un chef et un
maître. Mais les hommes conservent dans la
société bien ordonnée toute l'étendue de leurs
droits naturels, et acquièrent une beaucoup
plus grande faculté d'user de ces droits. Tout
ce qui leur était permis dans l'état primitif
leur est encore permis ; tout ce qui leur était
défendu leur est encore défendu; et ce tout
se réduit à garder et à multiplier ses proprié-
tés et à respecter celles d'autrui. La seule dif-
férence entre l'état primitif et l'état social,
c'est que plus la societé est complète et plus
chacun a de propriétés.


Ainsi donc, l'état de société ne justifie nul-
lement le despotisme; c'en est, au contraire,
la condamnation la plus formelle. Cet instinct
dominateur même qui est dans notre coeur à
tous ne doit servir qu'a nous faire mieux


GPIN Y! - F




-- 130 --
apercevoir la nécessité d'être justes. Car, quel
droit ai-je de repousser l'oppression si j'op-
prime? Quel espoir ai-je d'être tranquille si je
donne l'exemple du trouble?


Cherchant alors les causes du despotisme,
Mirabeau établit tout d'abord cette grande vé-
rité que les lois positives sont les pires enne-
mis de la loi naturelle : Les hommes forgèrent
leurs chaînes en établissanl leurs leg islalions! Pour
détruire le despotisme dans nos coeurs, com-
mençons donc par abolir toutes les lois positi-
ves


Pourquoi faire circuler parmi les hommes le
droit du plus fort? C'est un code bien triste et
bien dangereux. L'instruction, cette arme plus
douce, plus puissante même, suffira à l'orga-
nisation des sociétés et les préservera des con-
vulsions de la violence.


La nature est une parfaite législatrice, ou
plutôt elle est la seule, et je n'ai prétendu par-
ler que des institutions humaines quand j'ai
avoué qu'elles étaient la base de la tyrannie
et le berceau de la servitude.


C'est en comparant ces institutions à la loi
naturelle, à cette loi obligatoire pour tous,
ineffaçable malgré les préjugés délirants de
l'humanité; imprescriptible, quelque contra-
diction qu'elle rencontre dans les législations
humaines, qui ne sont cependant fondées que
sur elle; c'est en les comparant, dis-je, à cette
loi simple, ane et sublime, que nous démon-
trerions l'insuffisance, la défectuosité et le dan-
ger de nos codes législatifs....


Loin de rechercher et de développer cette
loi naturelle, aussi essentiellement existante


— 1.34
que le soleil qui nous éclaire, et qui féconde
le globe que nous habitons, les législateurs,
semblables à ces hommes qui adoraient les
ouvrages de leurs mains, ont osé croire qu'il
était en leur pouvoir de créer des lois pour
l'homme.... Que n'entreprenaient-ils aussi de
reculer ou d'avancer à leur gré les saisons?


Ainsi, la nature et les institutions humai-
nes, les passions et les législations se sont
heurtées; les contradictions se sont amonce-
lées, les codes se sont multipliés, et la con-
naissance des lois positives est devenue pour
les peuples policés une science immense ; reur
étude est plus fatigante pour la mémoire que
pour l'entendement


Mirabeau continue :


Je prétends prouver que le despotisme est
dans les souverains, l'amour des jouissances
peu éclairées, et par conséquent, que la soun
mission du despotisme est dans les peuples,
l'ignorance et l'oubli de leurs droits. Instrui-
sez les rois et les sujets, et le despotisme est
coupé par le pied.


L'homme, je le répète, est un animal bon
et juste, qui veut jouir. Le despotisme ne peut
être admis par lui, ni souffert par lui, dès
qu'il est suffisamment instruit, attendu que le
despotisme n'est ni bon, ni juste; qu'il n'aug-
mente pas les jouissances des princes, qu'il di-
minue leur puissance, qu'il détruit les jouis-
sances des citoyens et qu'il attente à la sOreté
de tous.


Tous les peuples que j'ai cités, en commen-




— 132 —
eant cet ouvrage, tous ceux qu'on pourrait leur
joindre tous ceux en un mot qui seront ja-
mais conquérants ou despotes, étaient, sont
ou seront des I norants. Ceux qui l'ont souf-
fert ou le souffriront furent et sont d'autres
ignorants.


Tous les actes du despotisme ne sont que
des combats dans l'obscurité, entre gens qui
cependant craignent les coups; car l'homme
tend au bonheur et ne veut qu'être tranquille.
Apportez la lumière, et vous les verrez tous
en paix.


Cette lumière, à l'approche de laquelle les
dissensions civiles, les crimes sociaux, les at-
tentats publics, les préjugés, le fanatisme,
s'anéantirent. toujours, est la seule' barrière
que l'on doive élever contre toutes les erreurs,
tous les brigandages politiques et les maux
de la société.


L'instruction et la liberté sont les bases de
toute harmonie sociale et de toute prospérité
.humaine; j'aurais pu dire seulement l'instruc-
tion, car la liberté en dépend très absolument,
puisque l'instruction universelle est l'ennemie
la plus inexpugnable des despotes; ou plutôt, à
l'époque de cette universalité de lumières, le
despotisme deviendra un être de raison im-
possible à réaliser, ce qui vaut bien mieux en-
core; car il serait absurde et. cruel de blesser
les hommes sous le prétexte d'une guérison
infaillible.


Il est évident, et l'on ne saurait trop se le
persuader, que l'instruction générale qui four-
nirait à chacun des principes fixes et raison-
nés et deviendrait la boussole invariable de


— 133 —
nos jugements, nous apprendrait à assigner
aux noms, aux idées, aux choses, leur véritable
valeur, et que dorénavant on n'aurait plus à
redouter, pour la tranquillité publique , les
busions qui séduisent encore les hommes
après les avoir déjà tant séduits.
n est évident que nul homme ne laisserait


tranquillement incendier ses moissons; mais
il est tout aussi évident que si chaque volonté
a'bitraire , chaque brigandage en finance,
chaque coup d'autorité portait avec lui, grâce
à l'universalité de l'instruction, l'idée d'un
Parfait social aussi direct qu'un incendie vo-
:ontaire, tous s'opposeraient à son exécution.
Il n'est pas moins certain que si tous les


Princes envisageaient les suites d'une admi-
nistration arbitraire, suites affreuses pour les-
hommes et non moins terribles pour eux-.
mêmes , ils se garderaient bien d'être des-
Potes.
Jetez les yeux sur l'histoire, laissez-les re-


tomber sur vous-mêmes, et voyez ce qu'a pu
l'ignorance des droits, des devoirs de l'homme
et des principes naturels. Ecoutez les élo-
quents déclamateurs qui vous décriront en.
termes très fastueux les maux dont l'espèce
humaine est et fut rongée, et répondez-leur :
‘Eclairez les hommes ; vous n'aurez plus


d'autre emploi à faire de votre éloquence
que celui de vanter leur bonheur. •
telairons donc les hommes et surtout les


Princes. Car, il faut en convenir, il est beau-
ecuip moins étonnant qu'un roi se dise à lui-
même « La nature entière est soumise à
>non pouvoir, et mes sujets n'ont de des-




— 134 —
tination que celle de m'obéir et de me servir,.
qu'il n'est croyable que des hommes aient sou.
tenu de bonne foi le dogme de l'obéissance
passive.


Le despotisme n'est pas la conséquence de
la société, comme des frénétiques ont osé l'a-
vancer, mais bien l'anéantissement de la so-
ciété. Ce n'est pas une ferme de gouverne-
ment; c'est l'anéantissement de toute forme
essentielle de gouvernement : c'est un ETo
conitE NATURE.


Etendons ces idées. — Le premier principe,
base de toute discussion, source de toutes vé-
rités, en matière de gouvernement et de mo-
rale, c'est qu'on ne doit à la société, qu'en
raison de ce qu'elle nous profite; puisque son
objet est de procurer des avantages à l'espèce
humaine, de multiplier ses forces, ses riches-
ses et ses jouissances...


C'est de cette vérité qu'il suit évidemment
que l'homme ne doit au gouvernement qu'a
proportion que sa constitution fait les condi-
tions meilleures ou plus défavorables, c'est-a-
dire à proportion qu'il se rapproche plus ou
moins du premier et unique motif de son ins-
titution...


Mais dans le despotisme, la force est le seul
droit; on n'y peut pas plus faire avec justice
le procès à un révolté qu'à tout autre; il n'Y
a de loi que celle du plus fort. La justice n'y
existe pas; il n'y a point de citoyen. Un homme
n'est qu'un esclave : un esclave ne doit rien
parce qu'il n'a rien de propre. Un homme de
coeur sortira d'un pays où le despotisme sera


— 135 —
établi. S'il ne le peut pas, il sera bientôt dé-
gradé. Où la patrie ne doit rien, on ne lui doit
rien, parce que les devoirs sont réciproques.
Le gouvernement, qui est un seul homme, dis-
pose de tous les autres pour son plaisir, son
caprice ou son intérêt, dés lors chaque indi-
vidu a la permission tacite de s'avantager au-
tant qu'il le pourra sur le souverain. En jus-
tice réglée, il ne saurait y avoir de trahison
dans un Etat despotique, parce que l'esclave
ne peut être ni créancier ni débiteur. On ne
t'aurait enfreindre des lois et des règles dans
an gouvernement dont l'essence est de n'en
avoir point, et ce défaut de règles est le vice
qui doit tout détruire, car rien ne se conserve
ai ne se reproduit dans la nature que par des
lois fixes et invariables.


Ces vérités, j'ose le dire, sont de l'évidence
la plus exacte ; leur déduction est conséquente,
et si ce tableau semble odieux, ce n'est pas que
Con coloris soit exagéré; c'est que le despo-
tisme est une manière d'être effrayante et
convulsive.


Il est le plus terrible fléau qui puisse affli-
ger les hommes, car il ne saurait atteindre à
sa perfection que par l'anéantissement de l'hu-
manité, qui doit lutter sans cesse contre le
malheur et les privations, tandis qu'elle re-
cherche continuellement et avec ardeur le
bonheur et les jouissances, — c'est-à-dire la
Liberté. Un empereur désirait que le peuple ro-
/nain n'eût qu'une seule tête pouf pouvoir la
trancher d'un seul coup. C'était le voeu barbare
(l'un insensé; mais il ne désirait que la per-
fection du despotisme




— 136 —
Le luxe, les armées permanentes, le font>


tionnarisme. voilà, suivant Mirabeau, les ins-
truments habituels du despotisme :


Le despotisme est aux royaumes ce que l'oi-
siveté est aux particuliers, c'est-à-dire le pire
de tous les vices. Le luxe vient contribuer à
l'étendre; il naît à l'approche du despotisme,
ou plutôt il est un des premiers échelons du
pouvoir arbitraire, car la cupidité et la mol-
lesse qu'il produit et nourrit sont les premiers
symptômes et les plus puissants mobiles de la
servitude...


J'ai dit que l'introduction du luxe était né-
cessaire aux progrès du despotisme, et j'a-
joute que l'on doit se méfier toujours du gou-
vernement qui le protége et l'encourage. C'est
le piége séducteur que les despotes présenté-
rent toujours aux hommes.


Les princes ne peuvent assouvir la soif du
pouvoir arbitraire, que je comparerais à la fié-
vre du lion, si celle-ci du moins n'était passa-
gère, sans atténuer par les suggestions de la
cupidité et les amorces de la volupté, cette
corruptrice infaillible et perfide, toutes les for-
ces qui pourraient leur résister...


On parle sans cesse de la nécessité des trou'
pes réglées. — Comment résister, dit-on, à
celles de nos voisins avec de misérables ban-
des de paysans, ou une noblesse ignorante et
indisciplinée?


Je n'ai pas prétendu entamer cette discus-
sion militaire, sur laquelle il y aurait bien des
choses à dire, et que je ne craindrais pas d'aP•


— 137
profondir, si c'en était ici la place. Mais je dis
que les troupes réglées sont l'instrument du
despotisme comme leur institution en fut le
signal. L'exemple de nos voisins n'est nas une
preuve contradictoire. Eh! ne voit-on pas, en
effet, que toute constitution, en Europe est
dégénérée en arbitraire et s'accélère vers le
despotisme? Les troupes réglées ont été et se-
ront toujours le fléau de la liberté...
Les ministres, pour mieux régner, ont donné


les grandes places à des mercenaires inconnus,
qu'ils étaient bien sûrs d'inspirer à leur gré,
et qui ont mieux aimé s'assurer une existence
pécuniaire et vendre leurs droits que les sou-
tenir. Le gouvernement, déjà absorbé par une
infinité de détails, surchargea encore toutes
les parties de l'administration de règles, de
règlements, d'instructions, d'ordonnances, pour
se rien laisser à personne. Aussi le prince
Eugène disait avec beaucoup de génie à Marl-
borough : « Vous aurez pris la moitié de la
France avant que les commandants des fron-
fiéres et des provinces aient eu des nouvelles
de la Cour; ainsi allez en avant. » Eugène sen-
tait que les hommes qu'un despote met en
Place sont des automates, et qu'il n'est rien
de plus faible qu'une Cour qui veut tout or-
donner et tout régler.


Des ministres auxquels tout ressortissait
ont été obligés de s'entourer de scribes ; et
cette nouvelle manière de gouverner a troublé
toute la société, en élevant de toute part des
Parvenus en donnant des exemples fréquente


• ,


de fortunes injustes et rapides, en multipliant




{ 38 —
les moyens de corruption, les objets de l'adu-
lation; en offrant de nouvelles voies aux intri-
gues, à la cabale ; en semant de nouveaux
obstacles les avenues de la justice; en étouf-
fant la voix de la liberté; en introduisant dant
l'ordre civil l'espionnage et la délation, qui ont
répandu partout la méfiance, l'hypocrisie, ls
flatterie servile; en livrant les finances à un
nouveau gaspillage,


• voilé sous une infinité de
formes et de papiers.


Quand le premier pas est fait en ce genre,
les détail° vont toujours en croissant; chacun
de ces détails demande un , homme, parce que
chaque homme demande une place; les papiers
se multiplient; il faut des aides aux détailleurs,
et cela se subdivise à l'infini; parce que les
détailteurs font les détails, les affairés font les
affaires eties écrivains font les écritures




voici maintenant la conclusion de Mirabeau
sur la souveraineté : 4


C'est avancer une nouveauté bien hardie
sans doute, que de dire aux souverains : Vous
éles les salariés de vos sujets, et vous devez subir
les conditions auxquelles est accordé ce salaire
sous peine de le perdre.


Examinons si ce principe esthasardé, car son
énonciation est très nouvelle; et si d'autres
Français l'ont pensé avant moi, je suis peut-
être le premier qui ait osé l'écrire. Les hom-
mes, alors même qu'ils sentent la vérité et
qu'ils veulent lui rendre hommage, l'altèrent
encore et se laissent aller à des ménagements
de convention, fruits des préjugés admis et fo.


— {39 —
mentés dans la société.• Le singe de la raison,
disait Bolingbroke, usurpe son siée et exer-
ce son pouvoir. • Il serait temps de secouer cet
esclavage de l'esprit, et de voir si la liberté
courageuse de penser tout haut ne saurait
introduire tôt ou tard celle d'agir.


On a comparé souvent la souveraineté à
l'autorité paternelle. C'est une belle idée, sans
doute, que celle d'une telle harmonie sociale :
le premier qui la conçut était un homme ver-
tueux, doué d'un beau génie, mais je le ré-
pète, hélas! et l'expérience de tous les âges
le répète avec moi, la véritable générosité
est la vertu la plus rare chez les hommes, et
surtout chez les rois, qui sont les moins éclai-
rés der nommes. Remontons donc aux vérita-
bles principes, ou plutôt à la véritable origine
de la royauté, et abandonnons, quoique à re-
gret, la sublime et douce chimère des souve-
rains pères de leurs sujets....


Et s'adressant directement au prince, il lui
dit :


Le peuple auquel vous commandez n'a
Pu vous confier l'emploi de ses forces que pour
su, utilité, ou, ce qui revient au même, pour
le maintien de la sûreté publique, tant inté-
rieure qu'extérieure, et pour tous les avantages
qu'il s'est promis quand il a institué une auto-
/lié tutélaire. Vous ne lui avez pas arraché
l'exercice de ses droits, car il était le plus fort
avant qu'il vous eût créé le dépositaire de sa
force. Il vous a rendu puissant pour son plus
grand bien. Il vous respecte, il vous obéit pour




— HO —
son plus grand bien. Parlons plus clairement
encore. Il vous paye et vous paye très cher,
parce qu'il espère que vous lui rapporterez
plus que vous ne lui coûtez.


Vous êtes, en un mot, son premier salarié, et
vous n'êtes que cela; or, il est dé droit natu-
rel de pouvoir renvoyer celui que nous payons,
et qui nous sert mal; comme il est contraire à
cc droit naturel que chacun ne soit pas libre
d'examiner, de connaître ses propres intérêts,
et que les droits des hommes puissent être
arbitrairement diminués par ceux qui ont été
chargés de les défendre...


0 prince, à qui la nature n'a pas donné
plus d'organes et de facultés qu'à tout autre
homme, votre peuple et vous ne tenez l'un à
l'autre que par le lien étroit de l'utilité qui
nous unit tous. Si vous le rompez, vous com-
promettez votre existence : soit que la .;ociété
vous arrache le pouvoir clans lequel elle ne
trouve qu'oppression et malheur, au lieu de
protection et prospérité ; soit que vous réus-
sissiez à énerver vos sujets par la servitude,
et à ruiner leur pays par les ravages du des-
potisme, car votre puissance exagérée subira
le sort de l'Etat, qui, épuisé d'hommes et de
ressources, s'écroulera sitôt qu'on entreprendra
de le renverser, et qu'il ne sera défendu que
par des esclaves...


Ne calculons, si vous voulez, que les
moyens les plus sûrs d'asseoir sur une base
solide le pouvoir arbitraire, dont il est fort
agréable de jouir, mais très dangereux d'abu-
ser; vous verrez bientôt qu'il faudra le modé-
rer, et que les caprices des Domitien et des


-- 141 —
1,1éliogabale ne sont pas de bons moyens peur
séduire les hommes et les fixer...


Envisagez tout cela, prince, avant que de
prendre le parti dangereux d'opprimer les
hommes sous le faix du despotisme; réfléchis-
sez que, dans les pays où le peuple sera serf, où
par conséquent il sera désintéressé de la chose
publique, et ne sera pas maître de surveiller
ses intérêts, de calculer les avantages qu'il
retire de l'administration, de représenter ses
droits, de prévenir les atteintes qui peuvent y
être portées, de travailler et de jouir en paix,
de • savoir ce qu'il doit et pourquoi il le doit•
de ne payer que les rétributions nécessaires à
l'entretien et aux fonctions de l'autorité tuté-
laire, à laquelle il s'est soumis pour un plus
grand bien ; — réfléchissez que, dans un tel
pays, il n'y aura ni forces, ni richesses, ni en-
semble, ni consistance, ni industrie; qu'une
telle constitution ne saurait être appelée so-
ciété; qu'elle est contre nature, et par consé-
quent instable et orageuse; qu'il n'est ni sol,
ni climat, ni ressources naturelles qui puis-
sent résister aux terribles influences d'un pa-
reil brigandage; qu'un tel royaume sera pau-
vre, obéré, inerte, déprécié, envahi par le
premier qui saura profiter de cette crise fu-
neste (1) : ou plutôt pensez que si un seul
homme réveille d'autres hommes de l'assou-
pissement de l'esclavage, vous serez clés ce
moment le plus faible comme le plus détesté
de 'cous les êtres malfaisants, et vous devien-


(I) Voyez la Turquie. Note des éditeurs,




— 1.12 —
drez la victime publique, comme vous étiez
le véritable ennemi national.


En un mot, soyez juste, non pas parce que
cela est !lomiéte, mais parce que cela est né-
cessaire, et n'oubliez jamais qu'un prince qui
ramene à lui toute l'autorité la perd toute.


D faut aussi citer, pour achever de faire bien
connaître l'Essai sur le despotisme, quelques-uns
des fréquents retours qui s'y trouvent sur
notre h 'stol re nationale; et pax les appréciations
qu'il porte sur la féodalité, sur Richelieu, sur
Louis XIV, on verra combien Mirabeau était
supérieur aux préjugés de son époque, et avec
q uelle profondeur de vues et quelle sûreté dejugement il envisageait l'histoire :


Combien de fois n'a-t-on pas loué, en France,
le ministère du cardinal de Richelieu? Ces
loun pays lai seraient trés justement acquises
s'il avait été chargé de détruire la nation;
mais elles sont la honte des Français. Ce célè-
bre instrument du despotisme, ministre d'un
roi faible, haineux et violent, ce politique au-
dacieux et supérieurement intrigant, qu'on
ne jugea, de son temps, qu'avec


-
des yeux


obscurcis par la terreur ou aveuglés par la
haine, et que l'on n'aperçoit aujourd'hui que
d'un regard fasciné par les préjugés; le fameux
Richelieu, si souvent exalté, peint tant de fois
et presque toujours si mal jugé, sapa par les
fondements le gouvernement, qui fut trop long-
temps entre ses mains pour le bonheur de son
pays. Profondément occupé de sa gloire et sur-
tout de son crédit, de sa puissance, de son des-
potisme, auquel il sacrifia toujours et sans


— 143 —
cesse tous autres motifs ; il a feint de croire
que les Français étaient incapables de rester
attachés à des règles fixes, et qu'ils avaient
besoin qu'un maître absolu fixât leur mobi-
lité...


Richelieu visait au despotisme personnel bien
plus qu'à augmenter l'autorité royale; il par-
vint à son but par des moyens hardis et sûrs.
Il séduisit par la corruption et effraya par l'ac-
tivité de sa violence; son génie percant, opi-
niâtre, fécond en ressources, indifférent sur
la nature des moyens, ne se proposa jamais
d'autres objets que de rendre arbitraire l'auto-
rité qu'il avait absorbée tout entière; tout oc-
cupé de l'intérêt de sa puissance, il ne voulut
pas voir qu'il ne pouvait pas remplacer par la
force et par des caprices des lois fondamentales;
il n'aperçut pas que l'édifice ébranlé dans toutes
ses parties s'écroulait par une extrémité, tandis
qu'il cherchait à l'étayer par l'autre ; il aima
mieux dire que le peuple qu'il enchaînait à
son char (car la nation rampait déjà dans la
servitude) n'était pas capable de suivre long-
temps le même système, à moins de prendre
le seul que toute société puisse adopter, je veux
dire un bon gouvernement.


Mais comment espérer un bon gouvernement
dans le pays où l'administration est dirigée
par l'opinion arbitraire d'un seul, et où elle
n'est point fixée par des principes invariables,
et contenue par l'instruction qui rend géné-
rale la connaissance des lois naturelles, et leur
infraction notoire? Quelle sorte de délire ne
résultera pas de cette aveugle et avilissante
subordination, qtae les langues esclaves-,ont




-- 141 --
désignée par ces mots dénaturés : Obéissanee,,
devoir!


Dans la nécessité de choisir, il faudrait pré-
férer sans balancer une autorité faible et in-
complète à un pouvoir illimité, dans quelque
main qu'il soit déposé. L'autorité faible ne
saurait procurer sans doute un gouvernement
heureux et prospère; mais le despotisme est af-
freux et ne laisse d'autre refuge que la mort,
s'il parvient entre les mains d'un prince féroce
et stupide; il est encore le régime politique
le plus effrayant quand le prince ne serait que
peu éclairé; il est très redoutable sous un des-
pote habile, quoi qu'en ait écrit le roi de Prusse,
qui sans doute avait ses raisons pour établir les
principes contraires; car alors le despotisme
en devient plus absolu.


Dans cet ordre féodal dont on a tant médit,
c'était du moins une maxime constante, que
nul homme ne pouvait étre taxé que de son con-
sentement. Ce principe renferme le premier
droit et le premier garant de la liberté ; car les
despotes corrompent et séduisent avec de l'or;
ils gagent des satellites, des espions, -des dé-
lateurs; et les vexations illégales se multi-
plient à mesure que la soif de l'or augmente
et que la facilité de s'en procurer diminue.
Charles VII, sous le régne duquel la féodalité
reçut les premières atteintes, Charles VII fut
le premier qui, par un simple édit et sans le
concours des états généraux, leva des subsi-
des extraordinaires sur son peuple, acte de
despotisme le plus formidable de tous, et dont
Louis XI, digne d'en être l'inventeur, se garda
bien de négliger l'exemple. Eh! quel progrès


-- 145 --
n'a pas fait depuis la soif du despotisme et le
ferment de la cupidité!


Il fut de nos jours un roi qui trouva son
autorité très ébranlée en apparence, car la
moitié de ses peuples avait les armes à la
main contre ses ministres; mais elle était très
solide, car elle était gravée dans le coeur de
ses sujets. Il énerva toute autorité dont il n'é-
tait pas le collateur immédiat, parce qu'il ne
croyait de bonne foi rien au-dessus de son au-
torité : il sembla vouloir imiter les sculpteurs
qui, d'un bloc de marbre ou d'un figuier, font
un Jupiter. Il crut qu'avec sa pleine puissance,
son auto rite royale et son bon plaisir, il ferait
d'un homme de roue un ministre de la guerre,
d'un édit une source de richesses. Il réunit
tout le nerf encore existant de la nation, et le
fit servir à sa gloire et à celle de sa maison,
qu'il détacha toujours, faute de lumière, de
la gloire et des véritables intérêts de son
état.


Il vécut assez pour éprouver qu'il ne pourrait
lamais suffire par son autorité à tout ce que
faisaient les grands quand ils étaient répandus
dans le royaume, et que l'autorité arbitraire
affaiblissait ou détruisait tous les ressorts et
ri' en remplaçait aucun.


La vertu militaire, par exemple, fut détruite
en France sous son règne, auquel elle donna
tant d'éclat ; en vain objecterait-on les vic-
toires de nos armes sous ce prince; au déclin
de son âge, ses armées furent battues presque
partout, et, d'ailleurs, il est aisé d'apercevoir
que, dans un grand État, les causes morales




— 146 —
ne font sentir leurs effets qu'au bout d'un
certain temps.


La vertu qui n'est pas fondée en principes
n'est qu'un mot vague, et ses gestes, si j'ose
m'exprimer ainsi, ne sont qu'une attitude d'i-
mitation.


C'est la vertu de presque tous les hom-
mes de tous les siècles, et ce fut celle qui
valut au règne du magnanime Louis ce ton
de grandeur dont il avait donné l'impulsion et
l'exemple et qui nous a si longtemps abusé;
mais cette grandeur factice que des faiseurs
de vers ont rendue si célèbre, était fondée sur
des moyens violents et démesurés. Elle devait
tout briser, et c'est ce qui arriva.


Le monarque, aussi romanesque qu'absolu
et qu'à si juste titre on a comparé au lion de
la fable défaillant et assailli. Louis XIV,
trompé par une femme hypocrite, haineuse,
et par des cafards, se vit au moment de suc-
comber sous les coups des ennemis qu'il avait
bravés si longtemps; il était perdu sans les
efforts généreux de son peuple et quelques
frivoles tracasseries des cours ennemies. Nul
n'osait le détromper. Trahi par tous ceux qui
l'entouraient de plus près, il prépara il son
État une révolution que l'épuisement de ses
sujets, et peut-être aussi la lâcheté à le
quelle il les accoutuma, empêcha d'être sac'
plante, et rejeta tout entière sur l'or qu'il
avait fait prévaloir. Son testament fut mé-
prisé par ses sujets, qui crurent être heurelli
Pourvu qu'ils évitassent d'obéir au despote
mort. n ne se trouva parmi tous les prêtres,
et les dérots à qui sa maîtresse avait couds


— 147 —
l'autorité, aucun homme qui osât se montrer
ferme et reconnaissant




Quant au présent dans lequel il écrit, voici
avec ouelle liberté Mirabeau le caractérise et
le flétrit :


Le temps où les historiens écrivaient, peu
d'années après un régne long et tyrannique,
qui dès lors énerva la nation : « Les Franeais
out toujours eu liberté et licence de parler à
leur volonté de toutes gens, et même de leurs
princes, non pas seulement après leur mort,
:nais encore en leur vivant et en leur pré-
sence. » Ce temps est passé, les paroles
sont des crimes, la liberté de penser est pres-
que refusée


La plus belle contrée de l'Europe, la France,
notre patrie, cette fille chérie de la nature,
dont les richesses sont inconcevables, et les
ressources sans nombre, nous offre les tris-,
ip
.s effets de l'autorité absolue; l'air qu'on y


respire n'est plus celui de la liberté. On ne
Peut ni décrire ses maux, ni déplorer sa si-
tuation, les plaintes mêmes y sont interdites;
quand l'autorité militaire est despotique et
:menaçante, la liberté devient licence, la vérité
est un crime et le courage un danger; il n'est
Plus permis ni de parler ni d'écouter . . .


Arrivons enfin à la péroraison, qui pressent
et appelle la révolution :


Sommes vertueux, luttez pour cette liberté
Sainte;


'


le désir d'être utile à son pays est le
besoin d'une belle âme; et s'il est vrai qu'il




— 1.18
vient un temps où il n'est plus possible d'a>
rêter le torrent; s'il est vrai qu'un peuple plié
à la servitude envisage un homme qui veut le
bien comme un insensé, et lui nuit réellement
quand il le peut; songez du moins que l'exem-
ple des vertus est la dette des hommes ver-
tueux; que le courage et la justice sont les
premières des vertus, dignes instruments de
gloire et défenseurs de la liberté; que le de-
voir et la conscience sont des juges et des ré-
munérateurs incorruptibles; et qu'il n'est au-
cun siècle qui n'ait honoré Caton, Helvidius
Priseus, Thraséas, Durant, Goebriolet, Tu-
renne.


Pour moi, la persécution ne m'effraye pas,
car la fortune et la faveur ne sauraient me
séduire; je ne voudrais pas que ma nation
méritatie reproche que Tibère faisait aux Ro-
mains, et que nos princes eussent plus à se
plaindre de la bassesse de leurs sujets, que les
sujets de la répugnance que leurs princes ont
à entendre la vérité.


Je l'ai dite telle que je la savais, telle que je
la voyais. Puissé-je inspirer à des citoyens
plus habiles et plus éloquents que moi le cou-
rage nécessaire pour apprendre à leurs com-
patriotes que chacun d'eux n'est en société
que pour retirer de cette association son plus
grand avantage; qu'un roi, sujet de la société,
n'est institué que par elle et pour elle.


Que tout souverain qui se dit tel, par la
gr ace de Dieu, ressemble à Xerxès enchaî-
nant les mers, ou frappant de verges le mont
Athos, s'il opprime son peuple et que ce peu


-ple se soulève, car Dieu ne saurait être qu


— 149
le juge inexorable et terrible des tyrans.


Que si l'Hercule de la fable ou le Samson
ée l'histoire sacrée existaient, et qu'un pou-
voir surnaturel les rendît invulnérables, la
force suffirait peut-être aux tyrans; mais que
la force la plus prodigieuse succombant sous
l'effort d'un petit nombre d'hommes, chacun
de nous, depuis le plus superbe potentat jus-
qu'au dernier individu de la société, a besoin
du laboureur qui sème et recueille, et de tous
les autres hommes ses semblables, qui l'aide-
ront s'ils en sont aidés.


Qu'aucun homme n'a droit d'opprimer un
autre homme; car aucun ne voudrait être op-
primé ; et si l'on tire un droit de la force, un
autre plus fort pourra toujours revendiquer le
même droit.


Que le citoyen peut et doit défendre sa li-
berté avec courage et générosité; que celui
même qui la défendrait avec frénésie ne serait
pas plus coupable que celui qui se précipite-
rait avec rage sur le ravisseur de sa femme
et de ses enfants, sur l'assassin qui en vou-
drait à sa vie, car rune et l'autre défense sont
pour lui le plus sacre des aevoirs.


Que l'homme n'apas le droit d'apprécier pour
un autre homme le prix de la liberté ou le poids
de la servitude. Mais qu'il doit toujours assis-
tance à son semblable pour recouvrer celle-là
et briser celle-ci ; car son intérêt et la nature
lui en imposent également le devoir.


Que nos pères, dont une triple enveloppe
d'airain défendait l'honneur et la liberté,
n'eussent pas été impunément le jouet d'une
cohorte de publicains et de ministres plus avi-




— 1.50
des encore ; que ces dignes guerriers n'eussent
pas plus souffert l'oppression intérieure que
les insultes du dehors. Qu'il serait temps
d'essayer si leur mille et généreuse rudesse ne
vaudrait pas notre inépuisable patience ; et
qu'alors la France ne serait plus l'objet du
mépris des étrangers, et la victime de l'op-
pression la plus absurde et la plus multà.
pliée.


AVIS AUX HESSOIS


U:PONSE AUX CONSEILS DE LA RAISON


LE LECTEUR Y METTRA UN TITRE




AVIS AUX HESSOIS.


Le premier soin de Mirabeau en arrivant en
Hollande, avec Sophie, dut être de chercher
à se procurer par le travail les moyens d'exis-
tence que la pauvreté des fugitifs et la néces-
sité de se cacher leur rendaient indispensables.
Il fit ainsi de nombreux travaux de librairie ;
il s'occupa de l'édition hollandaise de l'Histoire
des Voyages; il fit le premier volume d'une tra-
duction de Gesner ; il traduisit l'Histoire d'An-
gleterre, de madame Macaulay, et l'Histoire de
Philippe il, par Robert Watson, etc. Mais ces
travaux mercenaires ne le détournent pas de
ses nobles préoccupations politiques, et, dans
un autre but que celui de gagner de l'argent,
aussitôt après son installation à Amsterdam,
il écrit l'Avis aux Elessois.


Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel, avait
Promis aux Anglais le secours de 6,000 Hes-
sois, qui devaient être transportés en Améri-
que pour combattre les insurgeas. Cet odieux
marché enflamme Mirabeau d'une noble indi-
gnation, exaltée par l'amour de la liberté et la
Laine du despotisme. Il s'écrie :


Intrépides Allemands! quelle flétrissure lais-
sez-vous imprimer sur vos fronts généreux !
Quoi ! c'est à la fin du dix-huitième siècle que
les peuples du centre de l'Europe sont les sa-
tellites mercenaires d'un odieux despotisme ?




— 151 —
Quoi ! ce sont ces valeureux Allemands qui
défendirent avec tant d'acharnement leur li-
berté contre les vainqueurs du monde, et bra-
vèrent les armées romaines, qui sont vendus,
et courent verser leur sang dans la cause des
tyrans 1


Vous êtes vendus ! Eh t pour quel usage,
justes dieux f pour attaquer des peuples qui
défendent la plus juste des causes, qui vous
donnent le plus noble des exemples... Eh! que
ne les imitez-vous, ces peuples courageux, au
lieu de vous efforcer de les détruire I. . . .


Savez-vous quelle nation vous allez atta-
quer? Souvenez-vous ce que peut le fanatisme
de la liberté? C'est le seul qui ne soit pas
odieux , c'est le seul respectable ; mais aussi
c'est le plus puissant de tous


Profitez de leur exemple, pensez à votre hon-
neur, pensez à vos droits N'en avez-vous
pas comme vos chefs ? Oui, sans doute, on ne
le dit point assez; les hommes passent avant
les princes qui, pour la plupart, ne sont pas
dignes d'un tel nom. Laissez à d'infâmes cour-
tisans, à d'impies blasphémateurs, le soin de
vanter la prérogative royale, et ses droits illi-
mités ; mais n'oubliez pas que tous ne furent
pas faits pour un, qu'il est une autorité supé-
rieure à toutes les autorités ; que celui qui
commande un crime ne doit point être obéi,
et qu'ainsi votre conscience est le premier de
vos chefs.


— .55 —
Cette adresse, écrite d'un ton un peu décla-


matoire, mais énergique, produisit le plus
grand effet. Un. partisan de l'électeur lit une
réponse sous le titre de Conseils de la raison.
Mirabeau répliqua vivement. Nous ne citerons
qu'un passage de sa brochure intitulée : ré-
ponse aux conseils de laraison.


• Quand l'autorité devient arbitraire et op-
pressive; quand elle attente aux propriétés,
pour la protection desquelles elle lut insti-
tuée; quand elle rompt le contrat qui lui as-
sura ses droits et les limita, la résistance est
de devoir, et ne peut s'appeler révolte.


• Si cela n'est pas vrai, les Bataves sont au-
tant de criminels révoltés. Celui qui s'efforce
de recouvrer sa liberté et combat pour elle
exerce un droit très légitime, et la révolte,
qui est un acte très illégitime, différa essen-
tiellement d'une confédération permise par la
constitution des peuples libres, et surtout par
la loi naturelle, le Code tiniversol d'on doivent
dériver toutes les lois




Le crime de lèse-
nation est le plus grand des forfaits; et un
peuple est aussi supérieur à son souverain,
que son souverain l'est à un individu. »




Li LECTEUR T METTRA UN MU.


Parmi les écrits publiés par Mirabeau pen-
dant son séjour en Hollande, il faut encore si-
gnaler une brochure, Le lecteur y mettra un titre,
dont le sujet cst la musique. Il examine si cet
art est vraiment aussi frivole que beaucoup
de personnes le croient ; s'il est possible de
faire de bonne musique instrumentale sans
s'être proposé de peindre un objet déterminé;
si elle peut exprimer les passions ; quel rap-
port il y a entre l'art du poète et celui du mu-
sicien, etc. Ce spirituel et piquant opuscule,
est un peu étranger au genre et au ton ha-
bituel des ouvrages de Mirabeau, mais on l'y
trouve encore tout entier, comme on en
pourra juger par l'extrait suivant, relatif à la
protection artistique


La plupart des gouvernements, qui devraient
protéger, encourager et surtout surveiller les
arts, les dégraderont toujours en les tournant
vers des objets avilissants; loin de les diriger
vers le beau, l'utile et l'honnête, ils se sont
trop souvent servis de leur influence pour cor-
rompre. Les beaux-arts, en un mot, furent
toujours les piéges et les amorces des des•
potes. Les sublimes efforts de l'esprit humain
hâtèrent les progrès de la sc, rvitude, en accé-
lérant ceux du luxe, l'introduction de la mol-
esse, et la décadence des moeurs. En un rue/


— 157
la dépravation des arts est un des fruits dudespotisme et son arme la plus acérée.


Ce n'est pas tout : Le despotisme détruit les
arts après les avoir avilis; car celui dont le
coeur est corrompu a rarement l'imagination
élevée. Ce fut à l'époque du retour de la liberté
que les Athéniens prirent un vol si haut dans
tous les genres de gloire. On vit ensuite les
arts, succombant sous les coups de la tyran-
nie, fuir de la Grèce, où ils avaient jeté de si
profondes racines, et produit tant de fleurs et
de fruits. — Leur transplantation acheva de
les corrompre ; ils furent accueillis a Rome pe
un despote qui voulait dorer les chaînes dont
il chargeait un peuple qui, jusque-là, avait mie
toute sa gloire à conquérir et à dominer. Au-
guste fut l'ami des grands artistes, mais il fut
aussi leur corrupteur. Ils se souillèrent à satour par les plus viles flatteries. La volonte
d
'un seul homme donna la loi au génie comme


reste des citoyens.




à


DES LETTRES DE CACHET


ET DES PRISONS D'ÉTAT




pE3 LETTRES DE CACHET ET DES PRISONS D'ÉTAT


Mirabeau faisait un grand cas de son livre
Des Lettres de cachet et des prisons d'État, écrit
pendant son séjour à Vincennes. C'est , disait-il,
un « ouvrage qui ne mourra point. « M. Lucas
Montigny, le fils adoptif de Mirabeau, qui a
réuni pieusement tout ce qui pouvait, en le
faisant mieux connaître, servira la gloire de
son bienfaiteur, dit qu'une remarque saisit
également le lecteur des Lettres de cachet
comme celui de l'Essai sur le despotisme, « relati-
vement aux peines infinies que prend l'auteur
pour établir non-seulement par des argumen-
tations pressantes, mais encore par une mul-
titude de monuments historiques, l'illégalité
des arrestations et détentions discretionnaires,
sans instruction, ni procès, ni jugement, ni
publicité, illégalités qui nous paraissent au-
jourd'hui presque incroyables parce qu'elles
sont devenues impossibles, grace aux con-
quêtes arrachées au despotisme par la Révo-
lution, dont l'auteur des Lettres de cachet fut
uu des chefs principaux, conquêtes désormais
acquises, garanties, indestructibles. • Hélas le
despotisme est de, toutes les époques et de
tous les temps, et il ne nous semble pas qu'il
soit devenu inutile de replacer devant les yeux
de nos contemporains les savantes et vigou-
reuses argumentations de Mirabeau.


Quoi qu'il en soit , nous allons donner ici
ulle analyse rapide de cet important ouvrage,,


MIJUBEAC. OPIS. sr oiscotres —1-




— 1 62 —
et en extraire quelques-uns des passages l ei
plus remarquables.


Voici d'abord comment l'auteur nous indi
que lui-même l'objet et le plan de l'ouvrage :


Mon but est honnête, il est simple. Je sa i
que l'usage des lettres de cachet et des e
prisonnements illégaux, cette arme la plu
sûre du pouvoir arbitraire, est inébranlabl e
ment établi. L'autorité n'a jamais renoncé
ses acquisitions, pas même à celles qui l'ex
posent à des dangers. En vain chercherait-o
dans l'histoire quelque prince qui eût relûc
volontairement son pouvoir. Quelques -
dans le très petit nombre d'hommes éclair
qui ont occupé le trône sont remarquables p
la sagesse de n'avoir point usurpé; mais cela
qui restituera de bon gré les usurpations c
ses prédécesseurs est encore à paraître. Tou
excepté les imbéciles, ont défendu viveme
leurs prérogatives, lorsqu'on a essayé de li
limiter et se sont ressaisis à la première occi
sion favorable de ce qu'ils avaient perdu. 14
hommes doivent donc s'estimer heureux
leur condition ne devient pas plus mauvais
et faiblement espérer qu'elle soit famais me
leure, à moins qu!"_ls ne parviennent à conne
tre leurs droits et leurs forces, et que la
lonté et l'intérêt général, c'est-à-dire la lo
tice, ne soient un jour, grâce aux progrès
l'instruction. la loi universelle et fondements
des sociétés, également obligatoires pour leo
chefs et tous les individus qui les compose'


Quoi qu'il en soit, je n'ai pas conçu le chie)
rique espoir d'engager le gouvernement à P


— 163 —
Crire une méthode que les puissants ont tant
d'intérêt à défendre, et que les ministres n'a-
bandonneront jamais volontairement, liais qui
pourrait, sans un chagrin amer, entendre des,
citoyens d'ailleurs honnêtes et incapables d'en-
censer le despotisme, adopter légèrement des
maximes destructives de toute liberté, et se lais-
ser persuader, par des ex,emples particuliers, que
la violation des règles et des lois est utile ou
même nécessaire'? Quelle ressource nous reste-
t-il si l'opinion publique invoque l'arbitraire!
Tout honnête homme doit, quand il le peut,
travailler à dissiper des illusions si funestes,
et c'est ce que je me propose dans cet ouvra-
ge. Mon dessein étant, d'ailleurs, de dévoiler
la tyrannie intérieure des prisons d'État, il faut
remonter à l'injustice qui en est la source. Si
je me trompe en pensant que la raison et la
vérité généralement répandues pourraient, un
jour, en s'assurant de la pluralité des suffra-
ges, triompher de l'ambition, de l'intrigue et
du despotisme, c'est du moins une erreur hon-
nête....


Je traiterai d'abord les emprisonnements
arbitraires ; je parlerai ensuite des prisons d'E-
tat.


Je prouverai que la prérogative royale par
laquelle un citoyen peut être devenu prison-
nier, en vertu d'une lettre close et sans au-
cune forme judiciaire, est une violence con-
traire à notre droit public et réprouvée par
nos lois : que, fût-elle fondée sur un titre légal,
elle n'en serait pas moins illégitime et odieuse,
parce qu'elle répugne au droit naturel, parce
qqn les détentions arbitraires sont destrutz-




-- 164 --
tives de toute liberté, et que la liberté est le
droit inaliénable de tous les hommes. Je prou-
verai enfin que l'usage des lettres de cachet
est tyrannique, sous quelque point de vue
qu'on l'envisage, et que son utilité prétendue,
entièrement illusoire, ne saurait jamais ba-
lancer les inconvénients terribles qui en ré-
sultent.


Après avoir ainsi considéré les lettres de
cachet relativement au droit positif, au droit
naturel, à la société, aux particuliers, je ren-
drai compte de l'administration intérieure du
donjon de Vincennes; je proposerai ensuite
des moyens fort simples de s'assurer des prin-
cipaux abus de cette gestion infidèle et op-
pressive, et d'y apporter remède efficace et
sûr.


Ce dernier point forme l'objet d'une seconde
partie, qui a perdu aujourd'hui son intérêt, et
dont nous ne parlerons pas. Mais nous allons
reprendre chacun des chapitres de la première
partie, qui offre un remarquable developpe-
aient théorique du sujet.


CHAPITRE PREMIER.


/tissions arbitraires formellement réprouvées par nos
lois, depuis le commencement de la monarchie jus-
qu'à. nosjours. — Cruauté des Valois et nommé-
ment de Louis XI envers les prisonniers d'Etat. —
A quelle époque les lettres de cachet se sont multi-
P l iees. — Premier et unique édit qui les autorise.


« On en a usé ainsi dans tous les temps,
disait Louis XIV, lorsqu'on lui parlait de l'ini-
quité des lettres de cachet. Ce prince, qui de-


---- 165
mandait à quoi serrait de lire, ne savait rien;
il n'avait aucune connaissance de l'histoire...
Tout avait fléchi sous le poids de sa volonté;
il prenait le fait pour le droit; il ignorait qu'un
grand nombre d'ordonnances de ses prédéces-
seurs avaient défendu à tous juges • d'avoir
aucun égard aux lettres closes ou de cachet qui
seraient accordées sur le fait de la justice ; » il
ignorait qu'en remontant dans les fastes de la
nation, on trouve que tout Français jugé par
ses pairs jouissait du privilége de ne pouvoir
être emprisonné sous quelque prétexte que ce
fût, à moins d'un crime capital ou notoire, et
que depuis l'anéantissement des privilégesna-
tionaux, nos souverains se sont engagés, par
des lois formelles, à ne point retenir un de
leurs sujets prisonnier plus de vingt-quatre
heures sans lui faire un procès.


Nous regrettons de ne pouvoir suivre l'inté-
ressant développement de la thèse historique
ainsi exposée par Mirabeau. Le seul édit qui
consacre en quelque sorte la jurisprudence ar-
bitraire des lettres de cachet, c'est celui du
mois de juillet 170d.


Voilà, dit Mirabeau, après l'avoir cité, le pre-
mier monument de la législation française où
les attentats du despotisme aient été érigés en
lois ; et Louis XIV, qui ne se relâcha pas un
instant de ces systèmes arbitraires, était digne
d'en être l'auteur.




CEIAP1TRE 11.


Principes du droit naturel .—Formation des sociétél.—
Conditions indispensatfes de toute association ha-
maine.—Le respect des propriétés ou la justice fon-
dée sur la sensibilité physique, l'amour de soi et la
raison, impérieusement érigée par notre nature, in-
dépendamment de tout système religieux, est le pre-
mier titre qui lie les hommes et le seul point de réu-
nion nécessaire à la société.


On voit, par cette énonciation éloquente dans
sa simplicité, que Mirabeau développe ici la
these faconde (déjà, indiquée danz 1 Essai du
despotisme) de la morale naturelle et humaine
indépendante de tout système religieux, dont
il fait à bon droit la base de toute la reforme
sociale moderne. Cette question est assez im-
norta.nte pour que nous croyions devoir repro-
auire le chapitre tout entier :


L'homme ne peut naître que par le moyen
d'un autre homme; il ne peut aussi se conser-
ver qu'à l'aide de son semblable, vu la lon-
peur de son enfance et sa faiblesse indivi-
duelle. Il s'associe avec des êtres de son espèce,
parce qu'il a l'instinct, parce qu'ayant éprouvé
qu'il doublait sa force en s'aidant de ses deux
bras, il a compris qu'il l'augmenterait encore
en les multipliant, parce que d'ailleurs il estné
en famille, et que de la réunion d'une seule
famille à l'agrégation de plusieurs, il n'y a
qu'un pas. Mais de quelque manière que se
fasse cette association entre humains, l'objet
de chaque individu est de résister à des fléaux


— 167 —
destructeurs qu'un être solitaire n'aurait pu
braver, et de satisfaire plus aisément ses be-
soins journaliers. On a donc eu raison de dire
que la loi de subsistance est la loi de nature,
puisqu'elle est en quelque sorte le titre de notre
existence.


Mais le pouvoir de satisfaire nos besoins dé-
pend absolument de notre propriété personnelle,
c'est-à-dire de la liberté complète d'employer
nos forces, notre temps et nos moyens à la
recherche de ce qui nous est utile. La pro-
priété personnelle est donc notre premier
droit, comme notre premier devoir est de la
conserver et de la défendre.


L'association de plusieurs hommes ne peut
porter que sur ce devoir et sur ce droit. Les
contractants, si l'on peut parler ainsi, assurent
leurs droits réciproques pour prix des devoirs
et des services respectifs auxquels ils s'en-
gagent les uns envers les autres; cette con-
vention tacite, qui n'est pas un contrat social,
comme quelques philosophes l'ont prétendu,
est simplement la loi de nature, l'intention
manifeste des associés, leur intérêt évident,
parce que l'homme ne peut que par le nombre,
n'est fort que par la réunion, n'est heureux que
par la paix.


Les hommes qui seraient les plus malheu-
reux et les plus dénués de tous les êtres, sans
la raison et la société qui la développe, la per-
fectionne et l'applique ; les hommes, munis de
ces deux armes accordées à eux seuls, cher-
chent à étendre leurs propriétés et it multi-
plier leurs jouissances. L'inégalité des dons de
la nature et la variété des circonstances les




— 168
aident diversement à y réussir. Ils n'ont pas
tous la même intelligence, les mêmes talents.
De là, par l'enchaînement des choses et du
temps, résulte la disparité de succès, d'avantage
et de rang (inégalité juste, car elle est fondée
sur la nature et tend au bien de tous : inéga-
lité respectable, lorsqu'elle est le produit de la
reconnaissance publique) : mais ils ont tous
les mêmes besoins et les organes nécessaires
pour satisfaire à ces besoins. L'entière pro-
priété personnelle ou la liberté est donc le
droit de tous, puisqu'elle est nécessaire à tous;
et c'est en cela que les hommes sont et seront
toujours égaux; c'est là, ou du moins ce doit
être, la mesure commune de la société. Un des
principaux objets de l'association est d'empê-
cher que ce sentiment qui porte chacun à
multiplier ses jouissances, ne dégénère en
cupidité; que l'inégalité naturelle ou acciden-
telle, qui donne à quelques-uns des facilités
refusées aux autres, ne devienne oppressive ;
c'est, en un mot, d'obliger tout homme, quel
qu'il soit, à respecter le bien d'autrui. Tel est
ou devrait tre le but de toutes les institu-
tons humaines, qui varient et se multiplient
selon les divers moyens de subsistance, qu'em-
ploient les sociétés plus ou moins industrieu-
ses et civilisées. Les hommes vivront en com-
munauté, ou établiront des propriétés fon-
cières: ils se nourriront des productions spon-
tanées de la terre, ou s'adonneront à la chasse
et à la pêche; ils élèveront des troupeaux ou
inventeront et perfectionneront l'agriculture;
mais dans tous les cas le respect mutuel de
leurs droits sera le gage nécessaire de leur


— 169
réunion qui, quoi qu'en aient dit quelques
modernes, dépend plus encore des relations
morales que des convenances physiques, puis-
que celles-là sont absolument nécessaires pour
déterminer, régler et conserver celles-ci.


Le précieux instinct de la sociabilité, ou
quelque autre cause (car j'écris dans tous les
systèmes), n'a donc pas plutôt rassemblé les
hommes en société que le premier titre qui les
lie entre eux c'est ta justice ou le respect des
propriétés, puisqu'ils ne cherchent autre chose
que le mieux-être, c'est-à-dire la conservation
et l'extension de leurs propriétés. Ils ne sont
engagés à la société qu'autant qu'elle accroît
et assure leurs jouissances; qu'autant qu'ils y
trouvent propriété, liberté et justice. Tous sont
hitéressés au maintien de la justice; les
forts comme les faibles; les forts puisqu'ils
jouissent de la prééminence, et qu'ainsi ils ont
plus à perdre au renversement de l'ordre dans
lequel ils trouveraient d'ailleurs leur ruine ab-
solue, le nombre suppléant à la force : les fai-
bles; puisque, ayant moins de moyens et de
puissance, ils doivent craindre davantage de
violer les conditions auxquelles est attachée
leur sûreté.


Ce n'est point un roman moral que je trace
ici; ce ne sont pas mes opinions particulières
ou celles de quelqu'autre écrivain que j'expose,
c'est la loi de la nature que je développe. Peut-
être si je ne consultais que mon coeur, j'en
appellerais à celui de tous les êtres sensibles
et non dépravés , et je soutiendrais, je prou-
verais même que la justice dérivée de la sen-
sibilité physique et de l'amour de soi, est la




.-- 170 —
voix naturelle de l'âme, et qu'il n'y a pas do
plus grand théâtre pour la vertu que la cons-
cience.


Mais les subtilités des métaphysiciens, les
tours de force de l'amour-propre, si je puis
parler ainsi, ont tellement obscurci les lu-
mières naturelles et épaissi les ténèbres du
pour et du contre, que cette discussion serait
longue, pénible et peut-être assez inutile; car
tous les raisonnements possibles ne donneront
pas la bonté morale à l'infortuné, en qui elle
n'est point un sentiment manifesté par la voix
intérieure de la conscience, au moment où sa
raison lui indique le juste et l'injuste; aussi
bien qu'un jugement acquis par la connais-
sance et l'expérience de ce qui lui est utile ou
nuisible, si toutefois il est vrai q u' un tel
homme existe. Quoi qu'il en soit, il me suffit
d'établir que la justice, fondée sur la rai-
son et la nécessité, est impérieusement exigée
par notre nature; et je crois démontrer cette
vérité en déduisant les notions primitives de
l'ordre social des besoins communs à tous les
hommes et de leurs intérêts les plus évi-
dents.


C'est là, n'en doutons point, c'est là seule-
ment que se trouvent la législation univer-
selle et le vrai code moral : on dit commun&
ment que si la divinité n'est pas, il n'y a que
le méchant qui raisonne, le bon est un insensé.
liais pourquoi, si le bon est le plus paisible,
le moins agité, le mieux garanti ?— La vertu,
dit Rousseau, n'est pas plus que le vice, l'a-
mour de l'ordre ; il y a quelque ordre moral,
partout où il y a sentiment et intelligence ; la


- 171
différence est que le bon s'ordonne par rapport
au tout, et que le méchant ordonne le tout par
rapport à lui. Celui-ci se faitle centre de toute
chose ; l'autre mesure de son rayon et se tient
à. la circonférence.


Il me semble que dans cette supposition Rous-
seau fait du méchant un insensé; et la folie est
un exemple particulier qui ne saurait servir
de preuve générale. Je doute qu'à moins d'a-
liénation d'esprit il y ait un homme assez stu-
pide, si ce n'est un despote, pour imaginer
qu'il puisse être le centre d'un système quel-
conque. Tout humain pourvu d'entendement
se sent incapable de soutenir les efforts des
rayons rassemblés; en calculant ses besoins
et ses forces individuelles. il voit que celles-ci
sont très disproportionnées aux autres : il se
trouve une faible partie du tout, et s'aperçoit
sans cesse qu'il est très dépendant; d'où il
conclut qu'il lui faut ménager ses semblables.
Emploiera-t-il l'artifice ou la violence pour sa-
tisfaire ses désirs aux dépens de ceux qui
entourent ? Il se rendra l'ennemi de tous;


leur méfiance éveillée, leur industrie aiguisée,
leur colère allumée les réuniront contre l'of-
fenseur qui ne peut que succomber dans une
lutte si inégale. La méchanceté est donc évi-
demment une erreur de calcul, aussi bien
qu'un sentiment pervers : faire du mal et en
recevoir sont deux choses intimement liées ;
cela peut se démontrer indépendamment de
toute connaissance du grand Etre, et ce qui
vaut mieux (car les meilleurs arguments dé-
terminent plutôt nos opinions que nos ac-
tions), l'expérience journalière en est la preuve.




— 172 —
En un mot, la vertu est ou n'est pas arbi.
traire et d'institution humaine. Dans ces deux
suppositions, il me paraît également inconsé-
quent de soutenir que l'homme n'a d'autre
frein que la religion. Si la vertu est fondée
sur le sentiment et que l'incrédule ne rejette
les opinions revues sur l'existence et le culte
de la divinité que par une erreur de juge-
ment, il ne s'ensuit pas que le sentiment s'a-
néantisse alors que l'esprit s'égare. Si le res-
pect pour la vertu n'est qu'une institution po-
litique fondée sur l'utilité., cette utilité existe
indépendamment des menaces et des promes-
ses de la reli gion, et sera pour l'incrédule,
pour l'inconvaincu et même pour l'athée, ce
que sont les dogmes religieux pour les pro-
sélytes des cultes divers. Que la conscience
morale soit un sentiment ou un jugement,
toujours existe-t-elle : elle guide les hommes
plus ou moins sûrement, selon que des insti-
tutions bien ou mal combinées dirigent les
passions, lesquelles, exaltées à un certain
point, n'auront jamais de souverain; ce qui
n'empêche pas qu'il soit possible de les faire
servir au plus grand bonheur physique et
moral que l'humanité puisse atteindre. '


Sans doute, c'est un grand encouragement
à la vertu que la gloire qui lui est promise :
sans doute, c'est une consolation précieuse et
un solide appui que la ferme croyance qu'on a
pour témoin dans tous les instants un juge
incorruptible et suprême, infaillible et souve-
rainement bon, au tribunal duquel toutes les
injustices humaines seront réparées, et les
bonnes actions récompensées. Le théisme est


-- 173
donc la spéculation la plus sublime, la plus
utile, la plus touchante, à laquelle la philoso-
phie se soit élevée. Mais ce dogme admirable
et simple ne fut jamais, dans toute sa pureté,
la religion d'aucun peuple. Le commun des
hommes, qui veut des machines, y mêla
constamment des modifications grossières,
absurdités toujours stupides et souvent fu-
nestes, au lieu que les principes de la morale
naturelle rendus intelligibles pour tous, puis-
sants envers tous par l'organe et la protec-
tion des lois, n'exposent la société à aucun
danger, et suffisent pour nous convaincre que
le véritable amour de soi est l'amour de l'or-
dre; que cet ordre fondé sur la justice, ou la
connaissance et le respect de tous les rapports
humains. est l'ordre bon pour tous, utile et
nécessaire à tous, et non à tel ou tel individu
seulement ; enfin, que nul ne peut s'ordonner
bien pour lui-même qu'il ne s'ordonne par
rapport au tout. La justice est donc indépen-
dante des notions quelconques de la divinité.
La vertu a donc une base solide et la justice
un but réel dans l'intérêt, ce garant universel
de nos engagements respectifs.


Si l'on m'objecte que les hommes s'écartent
souvent des principes de la justice que je crois
si évidents, et qu'ils font le mai, sachant bien
qu'ils le font, ce qui paraîtprouver que la mo-
rale naturelle est insuffisante pour les con-
duire à la pratique du bien, cette difficulté
tournera contre ceux-là mêmes qui la proposent;
car la religion ne possède pas mie force telle-
ment réprimante, que la société n'ait encore
besoin des lois pour le maintien du bon ordre.




— 174 —
Jusqu'ici, les choses restent donc égales; peut-
être ne sera-t-il pas difficile de prouver qu'elles
ne le sont point et que l'avantage est du côté
des sectateurs de la morale naturelle, dont
l'inflexible pratique est après tout un hom-
mage assez digne de la Divinité, pour rassu-
rer les esprits bienfaits sur leurs scrupules et
leurs cloutes; car quoi de plus grand que de
célébrer dans la justice la raison sublime qui
préside à la nature? Etendons et approfondis-
sons ces idées au risque d'une digression; l'im-
portance seule du sujet la ferait pardonner;
mais le despotisme sacerdotal est uni par des
liens trop étroits au despotisme civil, et le
mélange des préceptes religieux et des prin-
cipes politiques a fait trop de mal aux hom-
mes pour que cette discussion soit absolument
déplacée dans cet ouvrage.


CHAPITRE III.


Les principes précédents sont indépendants de tont
svsterne religieux, et ce serait un grand bien que
cette vérité fût généralement admise. Despotisme
sacerdotal, cause nécessaire du despotisme civil.


En effet « si l'établissement d'une religion.
est nécessaire à l'organisation de la société, ilfaut presque nécessairement un ordre sacer-
dotal. » Telle fut l'origine et l'intarissable


— 175 --
source de l'intolérance qui a embrasé le globe
entier, et après avoir dépeint, en quelques
pages vigoureuses, les maux causés par le
fanatisme, auxiliaire du despotisme, Mirabeau
ajoute :


Concluons de tout ceci, en dépit des cla.
meurs des zélés dévots, et des officieux cri-
tiques qui confondent toujours ou feignent de
confondre la cause de l'autorité et celle des
hommes qui l'exercent, concluons, dis-je,
qu'il faudrait s'en reposer entièrement pour la
pratique du bien sur le perfectionnement des
législations, la sagesse des lois, la vigilance
des magistrats et les encouragements donnés
à l'instruction qui répandra cette grande et
Immuable vérité, que l'homme est toujours in-
..,,ressé à être juste; car selon l'ingénieuse et
profonde observation d'un ancien, quand un
méchant tire quelque profit de son crime,
ce profit n'est qu'une arrhe sur l'infortune qui
le menace, et la perversité boit elle-même la
plus grande partie de son venin...


Les principes du bien moral étant fondés
sur l'intérêt de l'humanité et de chaque indi-
vidu, ils sont absolument indépendants de
tout système religieux; et si nous n'imputons
pas à la morale naturelle les désordres qu'in-
troduisent dans les sociétés les mauvaises lois
et les institutions superstitieuses qui l'altèrent
ou la détruisent, les gouvernements tyranni,
ques qui mettent en opposition l'intérêt parti-
culier et l'intérêt général, et entourent l'homme
de préjugés fâcheux et funestes qui l'asser-
vissent et le dénaturent; enfin si nous ne





176 —


cherchons que les principes essentiellement
nécessaires à la tranquillité et au bonheur
universel, nous les trouverons les mêmes chez
tous les humains; et c'est sur cette base solide
et indestructible qu'il faut asseoir la société;
et non sur les sables mouvants qu'amoncelle
et renverse sans cesse le cours des passions.


CHAPITRE IP


Collusion des deux autorités ecclésiastique et civile.
La justice, source commune de tous les rapports
humains, est le fondement des droits réciproques
des peuples et des souverains, quelle que soit roll-
gine des gouvernements qui sont établis parmi les
hommes.


Mirabeau attaque ici la souveraineté de droit
divin :


Toute autorité émane immédiatement de
Dieu, dites-vous. Je demande si vous en con-
cluez que l'humanité entière ait été faite gour
être le jouet de quelques individus, et que les
fantaisies d'un seul homme soient plus sacrées
que l'intérêt de tout un peuple ! Direz-vous que
oui? Tout peut se dire et s'est dit. Je ne per-
drai pas mon temps à m'en irriter. Je pense
que vous êtes un monstre. Mais le sentiment
n'est pas une démonstration .Je vous prouve-
rai donc seulement que vous êtes un insensé.


— 1/7
Quand Dieu a créé les hommes, il a voulu


qu'ils existassent. » Or, la condition de notre
existence, au point de vue moral, c'est la pro-
priété de notre personne, « la loi de propriété,
ou, ce qui revient au même, la loi de liberte
est donc une loi divine : les souverains, avant
l'inauguration desquels il existait apparem-
ment des hommes, les souverains sont donc
institués de Dieu, qui est terrible dessus les rois,
pour faire respecter la justice. »


D'ailleurs une loi impérieuse oblige les sou-
verains à être justes, « la voici, cette loi :
vous ne régnez sur nous qu'en réunissant nos
volontés aux vôtres; mais vous nous ferez
difficilement vouloir notre mal évident • pour
que vous conserviez votre pouvoir, il faut
donc que nous soyons intéressés à votre con-
servation , que nous la croyons utile à la
nôtre, votre intérêt est donc à, côté de votre
devoir : i; faut également pour l'un et pour
l'autre que vous soyez juste. »


« L'objet, l'intérêt et la position de tout
gouvernement sont donc (le maintenir l'har-
monie de la société établie sur les relations
morales de la justice et sur l'ordre physique
qu'aucune puissance humaine ne peut chan-
ger, et de protéger tous ceux qui composent
cette société. » Devant ces principes certains,
que devient le droit divin?




— 178 —


GUAI' !TB E V.


Origine du droit de punir.— Distribution du pouvoir


incom
judiciaire. — L'exercice de la justice est absolument


patible avec les ordres et les emprisonnements
arbitraires. — ils sont plus redoutables à la liberté
politique, plus cruels pour les individus qui les en-
durent.que tonte autre vexation et queles violences
sanguinaires même.


Tous les hommes n'ont déféré à l'autorité
que pour en recevoir justice. Tous les citoyens
ont droit de l'exiger du gouvernement établi;
mais suivant les principes immuables de la loi
de nature, base de toute société, un homme
ne saurait juger un autre homme ; car il n'a
et ne peut avoir aucuns droits de juridiction
sur lui.


Observons qu'il ne faut pas confondre le
droit de juridiction avec celui de se servir de
tous les moyens honnêtes d'assurer son bon-
heur et d'empêcher les autres d'y attenter. Ce
droit incontestable résulte du devoir de pren-
dre soin de son bien-être ; l'homme l'a cane
tous les lieux, dans tous les temps. Il le, con'
;serve au milieu de la société, dans tous les
cas urgents ois le secours des lois serait ineffi-
cace par sa lenteur ; mais ce droit n'a rien de
commun avec celui oc juger. Je m'égarera'
tans cesse en digression, si je voulais préve-
nir tous les sophismes, toutes les vaines se
guties dont on peut étayer une mauvaise
cause.


— 119 --
Le pouvoir d'administrer la justice appar-


tient évidemment à la société réunie pour
maintenir les droits naturels de chaque indi-
vidu, qui ne saurait les conserver sans l'assis-
tance de ses semblables.


C'est au corps social à décider si un de ses
membres s'est déclaré l'ennemi de tous ses
coassociés par ses crimes, s'il a mérité d'être
banni de l'association ou d'être puni par elle,
et de perdre la protection qu'elle ne s'est en-
gagée à procurer qu'à ceux qui sont justes, et
qui ne mettront point obstacle au bien-être
de leurs frères. Le droit dejuridiction que pos-
sède la société émane de son devoir de pro-
tection ; mais il a fallu qu'elle confiât à quel-
ques-uns de ses membres le pouvoir de juger,
pour en rendre l'exercice praticable.


De l'exposition des principes naturels et des
conditions nécessaires de toute association
humaine, Mirabeau conclut qu'aucun juge-
ment ne peut être légitimement rendu contre
aucun citoyen, si ce n'est par les juges ordi-
naires légalement préposes pour être les or-
ganes et les dépositaires de la loi.


L'exercice de la justice est donc absolument
Incompatible avec les ordres arbitraires et les
emprisonnements illégaux. Si l'on nie ce
Principe, il faut mettre en fait et prouver que
toutes lois, toutes formes de jugements, tou-
tes magistratures, tous priviléges, sont un fa-
tras inutile et des mots vides de cens et de
réalités, que tout peut et doit être réglé par
la volonté d'un despote, parce que cette mé-
tilecie est plus juste. comme plus simple et




— {80
plus rapide. Personne ne doute qu'un pouvoir
arbitraire, qui serait équitable et bienfaisant
dans ses prescriptions, qui pourrait tout or-
donner et tout exécuter par lui-même, serait
le plus convenable et le plus salutaire des
gouvernements; mais Dieu seul peut exercer
'lu tel pouvoir et Dieu ne l'a pas voulu; car
il s'est imposé des lois auxquelles il obéit. Il
ne s'agit donc point de savoir s'il serait bon
de vivre sous un despotisme toujours équitable
et bienfaisant ; mais de s'assurer que le despo-
tisme peut l'être et l'être toujours ; que ses
préposés le seront; que• ces nouveaux Argus
auront assez d'yeux pour tout voir, et qu'au-
cun Mercure ne pourra endormir ces yeux;
qu'il naîtra une race d'hommes impassibles,
infaillibles, parfaits, tout exprès pour servir
un despote parfait, et que des générations
angéliques succéderont à ces êtres angé-
liques.


Si vous n'avez pas cette certitude, appre-
nez-moi quelle peut être la liberté de celui
qui n'est pas certain que la propriété de sa
personne sera respectée? Qu'il ne peut la per-
dre qu'en vertu d'un délit, ou dans des cir-
constances précises déterminées par des lois
exposées à la connaissance de tous, déposées
entre des mains pures et comptables?


La prison est la plus rigoureuse de toutes
les peines en un sens, puisqu'elle précède
nécessairement la déclaration juridique de
délit.


Combien donc est-il important que les lois
seules décident quand et combien de tempe
un citoyen doit y être renfermé. puisque


— 181 .,--
nocent peut, aussi bien que le coupable, être
assujetti à cet examen sévère! Que prétendra,
que discutera celui qui n'a pas cette première
sûreté? Que lui importe toute autre propriété,
dès qu'à chaque moment un homme qui pos-
sède tous les pouvoirs peut lui en ôter la
jouissance? A quoi servent les lois, leurs dé-
positaires et leurs organes, si cet homme leur
impose silence et juge lui-même?


S'il a cette terrible puissance de juger, qui
l'empêchera d'opprimer, de détruire par ses
volontés particulières tous les citoyens qui lui
auront déplu, dont les richesses on les jouis-
sances feront envie à lui ou à ses bachas? Il
pourra, comme Sylla, publier des tables qui
décideront de la vie et de la mort de chacun
des infortunés qui sont soumis à son empire.
A moins qu'il n'y consente, nous ne serons
plus.


Telles sont les suites de cette prérogative dont
on accorde si facilement la légitimité. Voyez
où ce seul point nous a conduits. 11 ne nous
reste plus que l'espoir de vivre sous un Pisis-
trate plutôt que sous un Phalaris. Eh! que
dis je! qu'importe que le souverain soit natu-
rellement juste, doux, modéré, si une arme
tranchante est laissée aux mains de ses minis-
tres et qu'ils veuillent en abuser? Ce n'est point
an seul despote que dans un gouvernement
arbitraire les hommes ont à redouter.


Lorsque le prince se dispense d'obéir aux
lois, ses p2éposés s'en dispensent aussi. Ce n'est
Pas




laquelle
une licence qu'ils prennent, c'est une


ils obéissent; car, ne pou-
vant connaître dans toutes les circonstances la




-- 182
volonté de lenr maître, il faut bien qu'ils y
substituent la leur, puisqu'ils n'ont point de
règle fixe pour les guider : ainsi, un despote
en nécessite une infinité d'autres.


Le souverain ne voit pas tout. I' ne peut même,
dans un grand Etat, voir que fort peu de chose.
Ceux qui voient pour lui sont obligés de vou-
loir pour lui, dans toutes les affaires où il s'est
mis au-dessus des lois. Voilà comment il ar-
rive que le despote est renversé tôt ou tard
par les satellites qui lui ont servi à tout usur-
per, d'on suit ce grand et incontestable prin-
cipe, at: este par tout le corps de l'histoire an-
cienne et moderne. Les ministres en changeant
ou affaiblissant les lois d'un Etat pour leurs
intérêts particuliers, ruinent la puissance et met-
tent en danger la personne de leur maître, dont
l'autorité ne peut se soutenir longtemps par W
force.


Il n'est point de citoyen raisonnable qui ne
frémisse s'il réfléchit sur cette exposition fi-
dèle. Grands, petits, riches, pauvres, tous sont
menacés; car ou est l'hoiinne assez heureux,
ou plutôt assez infortuné pour que la cupidité
et la tyrannie ne puissent rien lui ôter ? L'or-
gueilleux Diogène lui-radine pouvait perdre la
vue de son soleil. Quel est l'habitant des payé
ou les lettres de cachet sont connues qui n'a
pas ,un glaive aigu suspendu sur la tête? Glaive
terrible, qui tient à un fil que le plus léger
souffle des passions, des fantaisies, des ce
prices peut briser!...


Trente tyrans oppriment, déchirent, ensato
plantent Athènes. 'Théramène admis à parta-
ger leur pouvoir, et non complice de leur3


— 183
fureurs, ose s'y opposer. Son impineable en-
nemi, et l'un des chefs de l'aristocratie, Cri-
tias, l'accuse devantle Sénat de troubler l'Etal
et de conspirer contre le gouvernement.


Ce Sénat servile ne l'est point assez pour
condamner Théraméne : il n'ose rabsoudre;
mais il frémit de l'idée de verser le sang de
ce courageux citoyen. Critias s'aperçoit qu'on
balance à servir sa haine; il lève la voix, et
dit : « C'est le devoir d'un souverain magis-
trat d'empêcher que la justice ne soit surprise;
je remplis ce devoir : La loi ne veut pas que
l'on fasse mourir un des trois mille, si cen'est
pas l'avis du Sénat. Hé bien! j'efface Théra-
mène de ce nombre et le condamne à mort,
en vertu de mon autorité et de celle de mes
collègues. « Théramène s'élance sur l'autel et
s'écrie : Athéniens! je demande que mon
procès me soit fait conformément à la loi, et
l'on ne peut me le refuser sans injustice : ce
n'est pas que je ne voie assez que mon bon
droit ne me servira de rien, non plus que la
franchise des autels; mais je veux montrer du
moins que mes ennemis ne respectent ni les
dieux, ni les hommes. Je m'étonne que des
gens sages comme vous ne voient point qu'il
n'est pas plus difficile d'effacer leur nom du
rôle des citoyens que celui de Théramène »
Critias viole l'asile où s'est refugide sa vic-
time; ses satellites l'arrachent de l'autel; les
sénateurs consternés fuient et se dispersent :
Socrate, qui marchait tête levée au milieu des
trente tyrans. Socrate seul prodigue d'impuis-
sants efforts pour sauver l'innocent opprimé...
Bienfaisante philosophie ! Toi qui donnes du




--- 1S
courage et de la vertu, sois à jamais révérée
pour avoir Socrate qui te fit descendre du ciel
pour te placer sur la terre L.


0 mes aveugles compatriotes! IL N'EST PAS
PLUS DIFFICILE D'EFFACER DU ROLE DE CLTL'EN VO-
TRE NOM QUE LE MIEN, comprenez bien cette ef-
frayante vérité. Mais quel homme sensible
aurait besoin de faire ce retour sur lui-même
.pour être glacé d'effroi en pensant aux ordres
arbitraires? Un tel brigandage ne l'intéresse-
t-il point assez, si ce n'est dans soi-même ou
les siens, du moins dans la personne de tant
de citoyens enfermés dans les plus sombres
cachots, sans secours ni du côté de la loi, ni
de celui de leur famille, et qui n'ont d'autres
crimes peut-être que celui d'être craints, haïs
ou importuns? Souffrir dans une solitude pro-
fonde toutes les privations et toutes les in-
quiétudes, être arraché à tout ce qu'on aime,
à tout ce dont on est aimé, n'est-ce pas plus,
infiniment plus que mourir? Oter la vie à, un
particulier qui n'est pas légalement condamné,
c'est un acte de tyrannie si odieux qu'il jette
l'alarme dans toute une nation; mais il fait
peu de mal à l'individu si cruellement assas-
siné ; car un instant le délivre de tous regrets,
de tous désirs, de toutes peines : c'est donc
seulement ridée d'une violence atroce qui ré-
volte les hommes dans une telle catastrophe.
Par un étrange préjugé, l'emprisonnement
gal et indéfini semble moins barbare :
donc point une punition beaucoup plus sévère
Les angoisses d'une prison d'Etat, où l'on 118
laisse à un malheureux de la vie que le souf-
fle, sont un supplice incom parable à tout al>


— 185 —
tre. L'amitié, l'amour, ces bienfaiteurs du
monde, deviennent les bourreaux de celui qui
l'endure; plus son coeur est actif, plus son
âme est élevée, plus ses sens ont d'énergie et
plus ses tourments sont aigus et multipliés ;
ces dons précieux de la nature tournent à sa
ruine; il ne vit que pour la douleur : nulle
correspondance, nulle société, nul éclaircisse-
ment de son sort. Quelle mutilatios de l'exis-
tence ! c'est cesser de vivre et ne jouir pas du
repos que procure la mort... Eh bien! nous
avons tous les jours devant les yeux quelque
nouvel exemple de ces sévérités muettes, et
nous les envisageons sans horreur, parce que
le sang ne coule pas.


Il semble que celui qui souffre des douleurs
cruelles pendant des années entières mérite
moins de pitié que celui que le tranchant du
glaive frappe une minute... Malheur! malheur
à la nation où ceux qui ne sont point outragés
ne haïssent pas autant, ne poursuivent pas
aussi âprement l'oppresseur que l'opprimé lui-
Même pourrait le faire!...


C H APITR E VI.


Les emprisonnements arbitraires et indéfinis, loin d'è-
tre nécessaires et légitimes dans les affaires d'Etat,
sont alors plus injustes et plus funestes —La licence,
loin d'être l'extrême de la liberté et son effet natu-
rel, est preeisement son contraire.


Le grand mot de politique en impose tou-




i86 —
fours à l'imagination des hommes; ils pensent
que tout est merveille, énigme et mystère
dans cette science, où il faut, croient-ils en-
core, s'élever sans cesse au-dessus de, régies,
ordinaires du bon sens, de la justice, et même
de l'humanité, le tout pour le plus grand
avantage des peuples, au moins si l'on en
croit les éloquents manifestes et préambule.
et édits de leurs pasteurs.


Cette crédulité, sans bornes jusqu'à nos
jours, a produit un raisonnement tant répété,
et par cela même si accrédité, qu'on ne pense
seulement pas à examiner s'il est sans répli-
que. » Il n'y a, dit-on, aucun bien dans la vie
qui ne soit mêlé de quelque mal. Il est possi-
ble que les lettres de cachet et les emprison-
nements arbitraires entraînent quelques in-
convénients; mais les cas particuliers dispa-
raissent aux yeux de l'administratem public.
Quelques innocents souffrent peut-être; me
la société est paisible les séditions, les révol-
tes sont aussitôt étouffées, et la tranquillité
générale est maintenue. »


On pourrait répondre à ce grave argument
avec un peu moins de flegme S'il n'y n, di:
rait-on, aucun bien dans la vie qui ne soli
mêlé de quelque mal, et s'il est vrai que quel-
que licence soit celui qui se joint à la liberté;
on n'en doit pas conclure qu'il faille priver 10
hommes du premier de leurs droits et de leurs
biens. Les États despotiques sont tranquilles;
je le crois : les cadavres le sont aussi, car 119
n'ont point de vie; personne ne dispute là nu
il n'y a rien à disputer....


liais il faut renverser cette objection frivole;


— ;187
qui n'a nul fondement, au lieu de montrer
qu'elle ne prouve pas ce qu'elle prétend prou-
ver. Il faut surtout sortir des généralités va-
gues qui ont tant offusqué les hommes et si
bien servi leurs oppresseurs.


Je dis que la prérogative des emprisonne-
ments arbitraires et indéfinis n'est point ad-
missible dans ce qu'on appelle les affaires d'E-
lai, et la raison que j'en apporte est simple.,
Les lois savent punir la trahison et la déso-
béissance comme les autres crimes. Ceux-là
mêmes sont les plus sévèrement proscrits et
doivent l'être comme les plus funestes à la
société. Or le monarque qui peut faire arrêter
et conduire un homme à la Bastille peut éga-
lement le livrer au cours de la justice. . .


Il existe un complot, un crime d'État, c'est-
à-dire un très grand crime. Peut-être le sup-
pose-t-on, peut-être aussi le croit-on à tort.
Si le prince est de bonne foi, il a d'autant
Moins d'intérêt à soustraire aux magistrats
celui qu'il accuse, que la vérité sera certaine-
ment plus scrupuleusement examinée par eux
que par ses ministres, surchargés de tant d'au-
tres affaires, et d'ailleurs parties presque néces-
saires dans toutes les intrigues. S'il n'est pas
de bonne foi, le malheureux citoyen que vous
abandonnez à sa merci sera sûrement égorgé
ou ne reverra jamais le jour. Les ministres et
les courtisans, ces courtisans féroces et lâches,
qui conseillent le crime et le louent, diront à
l'envie: qu'un faible individu n'est rien auprès
de l'être privilégié au sort duquel le bonheur
d'une nation est attaché; qu'alors qu'un prince




— 188 —
hait ou craint, tout est examiné; que sa sûreté
ne saurait s'accommoder d'une lente justice,
et que son intérêt seul, auquel tant d'autres
intérêts sont liés, fait le crime ou l'inno-
cence. Voilà, les principes et le lan gage des


Observez que tout complot découvert, loin
de devoir inspirer des inquiétudes plus vives
et d'autoriser des précau lions illégales, con-
tribue à affermir l'autorité établie, puisque la
trame que les conspirateurs avaient formée
est rompue. Ils doivent par conséquent re-
commencer tout de nouveau, et avec bien
plus de désavantage qu'auparavant. Ainsi les
recherches pour des projets problématiques,
sont un piége tendu à la prévention e à la
crédulité. Ainsi ces principes, selon lesquels
tout citoyen dont la physionomie a le mal-
heur de déplaire à un homme en place est
menacé de l'odieux séjour d'une prison, n'ont
aucune raison solide qui les appuie, même
dans le cas le plus favorable aux partisans des
ordres arbitraires, celui où des temps orageux
menacent l'autorité.


Mais loin de nous cette erreur que la licence
soit l'extrême de la liberté; elle est précisé-
ment son contraire. Elle est le gouvernement
par la volonté de quelques individus en oppo-
sition à la volonté et à l'intérêt du corps so-
cial, connu et manifesté par les lois. La li-
cence est l'esclavage des particuliers les moine
forts ou les moins audacieux, et le despotisme
des plus téméraires et des plus puissants. 0.f
la liberté des particuliers est la base de la 11'


-- 189 —
berté publique, et la principale fin de tout
gouvernement équitable. La liberté est donc
à une distance infinie de la licence : c'est le
despotisme que la licence avoisine et non la
liberté. C'est lui, dit M. Helvétius, qui, sem-
blable à l'empire du Chaos tel que l'a peint
Milton, étend son pavillon sur un gouffre aride
et désolé, où la confusion entrelacée dans elle-
méme entretient l'anarchie et la discorde des
éléments, et gouverne chaque atome avec un
sceptre de fer. Le despotisme n'est autre chose
que la licence de quelques grands tour à tour
favoris et victimes, appuis et fléaux, despotes
et esclaves du despote. Voilà pourquoi cette
forme de gouvernement, si l'on peut l'appeler
ainsi, naît et périt presque toujours par l'a-
narchie.


Or cette licence des grands est infiniment
plus funeste que celle des petits, qui ne sau-
rait être durable : le défaut de combinai-
sons, de moyens, de consistance, l'a bientôt
ilétruite: ce poison porte avec lui-même son
remède ; le despotisme est un mal infiniment
Plus terrible que cette licence, et même que(anarchie, parce qu'il croît sans cesse et est
Soutenu de tout le pouvoir, de toutes lesf
orces du gouvernement; parce qu'il abrutit
Qiomme en le courbant sous le poids de sesChaînes, en l'engourdissant dans une mortelle
`tapeur • parce qu'il ne peut être vaincu que
Par des efforts convulsifs, dont le corps social
West presque plus capable lorsque l'esprit de
servitude l'a comme anéanti, à moins que les


.x9es de la tyrannie ne réveillent tous les es-
1;'lts, n'ouvrent tous les yeux, ne relevent




— 190 —
toutes les tètes, ne •montrent à tous les hommes
la liberté comme le premier don du ciel, le
premier droit de l'humanité, le premier germe
du bonheur et de la vertu.


Concluons de tout ceci que la licenci, et le
despotisme sont très voisins l'un de l'autre,
tous deux funestes, quoique dans des degrés
différents, puisque le despotisme l'est infini-
ment plus; tous deux incompatibles avec la
liberté particuliére et publique, qui est le vrai
but du gouvernement.


Concluons surtout que la prétendue crainte
des abus est un prétexte criminel, lorsqu'elle
tend à priver les hommes de leurs droits na-
turels ou légitimement acquis; car où s'arr.&
tera-t-elle, cette crainte dont l'autorité se pré-
vaut sans cesse?


De crainte en crainte, dit un homme d'esprit
et de mérite, on anéantira toutes les libertés et
à la lin l'existence: aujourd'hui, vous neenchak
nerez; demain, vous m'arracherez la langue: l‘
our d'après, je ne serai plus.


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Ifonteeguiess. Lettres persanes e


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Pascal. Pensées t


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