LE LIBRE EXA~IEN ET LA PRESSE. 'l'oul. - Imp. de A. Bastien. LE...
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LE LIBRE EXA~IEN


ET LA PRESSE.




'l'oul. - Imp. de A. Bastien.




LE LIBRE EXAMEN


ET LA PRESSE
, ,


CE N EST PAS LE PROGR~S ;


C'EST LA RE~OLUTION CERTAINE, PARTOUT ET TOUJOURS.


Par Emnlanuel PERBOT,'


oocnUR EN IlÉDECINE DE LA FACULTÉ DE I'ARIS, OFFICIER D'ACADÉMIE ETC.


PARlS
CllARL~S DOUNIOL, LIBRAIRE- ÉDITEUR ,


Rue de Tournon, n"" 29.


4869.






, A


AUX CHERES AMES QUE J'AI PERDUES,.


~~ma~~~
BAlBE PERROT, née SCHENCK (de Sélestad)


a tl0thl Sltrtot~t ,


~~u'; a\1<z t,u,,! (ait ,pour f'ittlpte$si~u "t .;e fit'te, d 'tui
ne bet'ie% 'frts (rt t'~h' rt.;ijet'(e!


EIIMANUEL PERR011.




~.


,






LETTRE DE NOTRE SAINT-PERE LE PAPE
AU DOCTEUR EMMANUEL PERROT


Dilecto Filio Emmanueli PERROT, Doctori physico et
Professori eme rito ac Inspector! Universitatis


PlUS P. P. IX


Dilecte Fili, Salutem et apostolicam Benedíctionem. Operis
tui propositum adeo convenit cum reprobatione, qua pluries,
et potissimum in errorum Syllabo edito mense decembri anni
f864,confiximus prredicatamlibertatem amplectendi quamvis
rellgionem quam quisque rationis lumine ductus veram exis-
timet, et jactatam utilitatem vulgandi pro lubitu typorum
ope quaslibet opiniones; ut licet, Nostris impediti curis, hac-
tenus legere nequiverimus oblatum a te volumen, illud ta-
men habuerimus acceptissimum. Ipsum enim libri lemma,
quo asseritur LE LIBRE EXAMEN ET LA PRESSE, CE N'EST PAS LE
PROGRES; C'EST LA RÉVOLUTION CERTAINE, PARTOUT ET TOUJOURS,
ita. totius lucubrationis indolem et scopum designat, ut me-
rito laudes auctori conciliet qui veritus non est adversam
opi~onem,mordicus hodiepropugnatam a multis, totis oppu-
gnare 'viribus. Gratulamur itaque tibi ac de oblato opere gra-
tum préifitemur animum; Nostrreque paternre henevolentire
testeIIl apostolicam henedictionem tihi peramanter imper ...
timus.


Datum Romre apud Sanctum Petrum die to novemhris
t869, pontificatus Nostri anno XXIVo•


PlUS P. P. IX.




TRADUCTION DE LA LETTRE DU SAINT-PERE.


A Notre eher Fils Emmanuel PERROT, Doeteur en
médeeine, aneien Professeur et Inspeeteur de I'Uni-
versité.


PlUS P. P. IX


Cher Fils, Salut el Bénédiction apostolique. Le sujet de
l'ouvrage que vous Nous avez adres sé s'accorde si bien avec
la réprobation dont, a plusieurs reprises et notamment dans
le Syllabus du mois de décembre 1864, Nous avons frappé la
liberté réclamée pour tout homme de se choisir lui-meme, en
se guidant a la lumiere de la seule raison, la religion, n'im-
porte laquelle, qui lui semble la vraie, et le droil, tant pré-
conisé et attribué a chacun, de propager, au moyen de la
presse, toutes especes d'opinions; qu'empeché jusqu'ici par
Nos occupation~ d'entreprendre la lecture de votre livre,
Nous ne voulons pas tarder, cependant, de vous mander la
vive satisfaction avec laquelle Nous en avons agréé l'hom-.
mage. Le jugement exprimé par le titre, affirmant que LE
LIBRE EXAMEN ET LA rREssE, CE N'EST PAS LE PROGRES, MAIS
LA RÉVOLUTION CERTAINE, PARTOUT ET TOUJOÚRS; ce jugement
indique assez et l'esprit de l'ouvrage et le but qu'il se pro-
pose, pour que Nous devions des éloges a. l'auteur, qui n'a
pas craint d'employer toutes ses rorces a combattre l'opi.
nion contraire, aujourd'hui soutenue avee acharnement
par un si grand nombre de personnes. e'est pourquoi Nous
vous aclressons Nos félicitations; Nous vous remercions de
Nous avoir oifert ée volume, et, en témoígnage de Notre pien-
veillance paternelle, Nous vous donnons; avec affection, Notre
bénédictíon apostolique.


Donné aRome pres Saínt Pierre, le 10 novembre 1869, eL
de Notre Pontificat l'année XXIV e •


PlUS P. P. IX.






I


AVANT-PROPOS.
_1-


" Quand on n'a pas le pouvoir de
conjurer les événements, qu'y a-t-
il de plus sage A faire que d' en dé-
cliner hautement la solidarité par
une protestation formelle'! »


Em. de Girardin.


Le monde chrétien, 00 ne peut le Inécoonaitre a
moins de fermer les yeux, traverse, en ce moment,
une des époques les plus critiques dont il soit fait
mention dans l'histoire : jamais les chef s des peuples
et les moralistes n' eurent a se préoccuper d'une si-
tuation plus difficile; jamai~ l'avenir oe se montra
sous des couleurs plus sombres et plus mena<;aotes,
et jamais les menaces ne s'adresserent a des intérets
'plus nombreux et plus grands. Toutes les grandes in-
stitutions, tous les grands intérets, les gouvernemeots,
la famille, la propriété, la religion, la morale, l' éduca-
tion, la société, toute la société, les États dans leur base
et toute la civilisation sont en hutte, oon plus seulement
a des inimitiés soul'noises et a des coups fourrés, mais
a des attaques ouvertes, incessantes, a des assauts
acharnés et, ce n' est pas trop dire, a une guerre a
mort, de la part de l' esprit révolutionnaire, anti-social
·t anti-chrétien.


Cette situation, -si manifeste et si grave, et qui em-
pire chaque jour, o' est cependant pas également sentie
ni appréciée de tout le monde, non pas meme de tous




- VIII -


cenx qu' elle intéresse le plus, qui sont le plus Ille-
nacés. Il es! des personnes, de paisibles et molles na-
tures, nées pour subir, consentir et ápplaudir, pcu
soucieuses de se laisser troubler dans leu r quiétude, el
peu capables· peut-etre de se fort émouvoir de rien,
qui, soit qu' elles n'aperQoivent point cette situation, ou
qn'elles ne veuillent point l'apercevoir, ne s'en in-
quietent guere, et suivent le cours du torrent précipité
vers l' abiIne" satisfaites et tranqu illei;, pon rvu qu.e la
barque ne nlanque pas SOtl8. leu rs. pieds tandis qu' elle
les porte encore. II en est cl'autre-squi en sont frappées,
ql1i s"en inquietent, en gélnissent et qnelquefois lneme
nous donoent des alarmes vives et de graves avertisse-
ments: mais on elles s' endorment dans l' espoir que
qllelqu' événernent imprévu les viendra tirer de péril
saos qu' elles s' en ll1clent, OH, n'y voyant pas de re-
mede, eHes n' en cherchent point, ou bien" tout en cher-
chant un rémede., elles n'en trolIvent point, parce
qu'elles ignorent la vraie nature du mal" qu'eUes ne
savent point ou ne veulent point relTIOnter a la sourc·e
et tenir compte de la cause. n en est e-nfin qui voient
le InaI, qlli en apprécient la Gravité, en prévoient les
conséqllences et osent les signaler, et qui, non con-
tentes de meUre le doigt sur la plaje, en oot-sondé la
profongeur, découvert les ramifications, et l' on t har-
eliluent poursuivie dans son progres, sa marche, jusqu'it
son point de départ.. S'il m' est permis de le dire" je SULs
de ces. dernÍeres.


Oui" j' en ai la certitude, la société européenne,. et
avecelle l'humanité enveloppée dans les destinées de
cette société, bien 101n el' étl'e en voie de perfection-
nelnent et d.e réelle prospérité) eomme le lui .críent




- IX-


les charlatans et que le croient les aveugles et les in-
génus, la soeiété européenne est malade, je l'affirnlc
tres-matade; elle est envahie par la matadie, elle est
tont entiere dévorée par le Inal.


Je l'ai étudié, ce mal, et je crois le connaHre bien.
J' en ai recherché l' étiologie, décrit les principaux
synlptómes .. porté le diagnostie et le pronostie, et, eOll-
formément a l'usage en bonne médecine, j' en ai pro-
posé finalement la euration el le régime. e' est le sujet
et l' objet de ce livre.


J'ai dit que parmi les ohservateurs alarmés, mé-
decins ou non, qui, comme n10i, sont eonvaincus de
l'état morbide de la soeiété moderne et de son avenir
grandement menaeé, la plupart font fausse route dans
. ce qui concerne le traitement et le régime. Et en effet
les uns, alIant droit ,aux moyens extremes, conseillent
la force, la violence, et veulent que, sans ménagement,
le malade soit saisi, traité, guéri malgré lui. D' autres,
an contraire, flaUant le malade et le rassurant sur ses
caprÍCes et ses imprudents éearts, l' entretiennent de ses
gouts, de ses droits, de devoir aussi peut-étre, et veu-
lent qu'il juge seul de son état et de ce qui lui eonvient,
et qu' eufin, sans aueun seeours étranger, ni d' en haut
ni d' en bas, il se connai~se, iI se traite et se guérisse
lui-meme. !\'Iais, ó vous qui comptez sur la force sans
le droit, et vous qui voulez les droits et les devoirs
sans la sanction des devoirs et des droits, vous serez
également dé<;us daus votre attente; vous éehouerez
dans tons vos essais; vous sueeomberez sous les eon- ..
séquences fatales de vos mepris ou de votre oubli ;
vos espéranees folles eí vos incroyables .ilnprévoy-
ances vous pl'épal'cnt) et a 110US avec Yous) des mé-




-x---",


comptes et des ruines conlme il ne s' en vi! jamais !
Il Y a cinq ans que ma consultation est écrife, écrite


pourmoiseul et pour un ou deuxamis quiavec mois'in-
téressent au malade. Cependant plusieurs honorables
confreres l'ont vue, presqu'aussitot faite., quelques-uns
I'ont lue et se sont bornés, poliment, je crois., a hausser
les épaules. Un ou deux seulement 1'0nt approuvée,


. avec réserves - un grand effort de la part de con-
freres ! - J' ai longtemps hésité al' offrir au patient lui-
me me, sachant d'avance qu'illui sera fait accueil ainsi
qu'il arrive d'ordinaire aux avis et conseils qui n'ont
été ni désirés; ni demandés, ni surtout chereInent
payés. A quoi bon, me disais-je, laissant de coté le
langage figuré, a quoi bon parler sans étre interrogé ?
Que j' ouvre la bouche ou me taise., il n' en sera ni
plus ni moins, sinon que je passerai, si je parle, pour
un indiscret, un importun, un ressasseur ou un songe-
creux. Je vais hender toutes les idées devenues do-
minantes, et en produire ou en reproduire d'autres
<lécriées, discréditées, maudites meme, et presque
partout au moins réputées surannées. Les doctrines,
les sentiments, les préjugés que je combats sont par-
tagés par des hommes considérables et par des· per-
sonnes que je vénere el que j'aime : pourquoi, sans·
nécessité; peut-etre sans utilité, m' exposer a blesser
des amis, a perdre leur bienveillance, a déchoil' dans
leur estime, a me les rendre conh'ail'es? Cal' enfin,
dans I' état pI'ésent des esprits, si différent de celui que
je préconise, puis-je espérer raisonnablen1ent de con-
vertir personne? La société est lancée sur une pente
oú rien no l'arretera plus qu'une catastrophe générale:
bien fou celui qui se ílatteraii de la luí faire rernonter !




--- Xl --
Ces considérations et d' autres du n}(~me nenre m; ont


arreté pendant quatre ans; elles m'arreteraient encore,
si, dans un moment de faiblesse ou d'illusion passa-
gere, je ne m' étais engagé par une pronlesse et la pa-
roJe donnée.


Je publie donc ; mais en publiant, j' en fais ici la dé-
claration solennelle, j'agis encore aujourd'hui sans au-
cune illusion ni sur le succes probable, ni sur l'accueil
réservé. Je sais sur quelle arche sainte j'ai osé porter
la main, et que l'innocuité de mon audace empechera
seule la terre de s' entr' ouvrir sous mes paso S' attaquer
a la presse, au droit d'examen, a la révolution, au
progres moderne, a lit délnocratie et contre qui? Contre
Jes 9uizot, les Michelet, les Cousin, les Montalembert,
les Chateaubriand ! Il Y a la de quoi se faire meth~e
au ban de l' espece humaine. Il n'y a pas séulement ,de'
la témérité, il y a presque du ridicule a s'aventurer
ainsi. Je ne m'y aUends que trop : ce livre .. s'il trouve'
quelques lec.teurs, n'obtiendra les sympathies que d'un
tres-petit nombre,. Il n' entrainera personne dans la
voie délaissée.


Mais qu'importe, apres tout! Qu'ai-je fait? J'ai dit,
et non le premier, j'ai dit des fautes, del erreurs, des
écueils, des dangers terribles et certains ; j'ai tAché, de
remonter a la source de ceUe anarchie de la pens~e
occupée a rever des néants .. et de cet esprit de sub-
version insurgé contre l' o~dre et contre Dieu, que l' ob-
servation et l' expérience signalent, l'une comme la
Jnaladie, l'autre comme'la menace incessante et pro-
chaine de notre temps. J'ai défendu des principes lon8-
terrlps considérés comme le fondement de l' ordre so-
cial. Je n'ai mis en cause ni les personnes ni les in-




- XIl-


stitutions ni les lois. Dans ce que j'ai dit de la Réfor-
mation protestante, iI n'entre aucun esprit de déni-
grement ni de baine, rien absolurnent de personnel.
Si le protestantisme était encore chrétien, je ne me
serais pas avisé d' en dire un seul mot. Mais étant au-
jourd'hui visiblement anti-cbrétien, anti-religieux et
anti-social conséquemment a ce point, qu'il ne saurait
plus guere le devenir davantage, il ne peut pas se
plaindre, si, avec un de ses anciens pasteurs les plus
éminents 1, j'ai donné quelques avis aux honnetes gens,
cbrétiens decceuret d'intention, qui, sans le connaitre,
sans se douter de toutes les négations qu'il renferme,
ni savoir OU iI en est et OU il conduit, vivent encore
innocemment et pieusement dans son sein.


Ce n' est ni a la division, ni a la démolition, c' est: a
la reconstitution et a l"unionque j'aspire et quetendent
mes efforts. Je ne suis partisan ele la violence et des
exces de pouvoir d'aucune sorte, d'aucune part, de
n'importe d' OU ils viennent, OU et pourquoi ils se pro-
duisenL En écrivant ces lignes, je ne' me suis nulle-
ment préoccupé des individus qui commandent, ni
de leurs personnes ni de leurs intérets. Pourquoi
l' eussé-je fait? A l' exception du Pontife-Uoi, chef de
I'Église, dont la majesté et la dignité sont toujours par-
faites, jusques dans les revers et le malheur, et la sa-
gessetoujours admirable, au milieu du vertige général,
i1s ne semblent eux-memes. occupés, la plupart, qu' a
compromettre, déconsidérer, ruiner leur propre cause.


La défense du droit d' examen, cornme ceBe de la
liberté en général, ne manque' pas de bonnes raisons,


1. Le Bill'Oll de SUuck.




- XIII -


et le droit d'autorité n'est pas saos quelque fuiblesse.;
saos quelques iofirmités : je ne l'ignore point.


J'aime la science; j'y ai voué ma vie tant que j'ai pU j
et je n'ai cessé de lui rendre un culte, je puis le dire,
aussi respectueux que désintéressé: .mais, en la culti-
vant et l'honorant, je me suis convaincu que non seu-


·lernent l'ignorance est, chez la plupart des hommes;
un moindre mal que la demi j la fausse science;
mais qu' elle est préférable et plus estimable que la
science réelle, incontestable, des que celle-ci n' a pas
le plus grand respect pour les intérets sociaux et leur
sauvegarde auguste, la rnorale et la religion. Ainsi que
la fortune, la science n' est bonne que dans les mains
de l'honncteté.


En critiquant l'instruction populaire, telle qu' elle
se dispense) ma peosée fuf., non pas certes de dépré-
cier le savoir, mais de combattre cette opinion aussi
fausse que dangereuse qui tend a prévaloir, qu'il suf-
firait d'un peu ou d'Ull peu plus d'instruction, pour
que l'homme put se passer et de gouvernement, et
de lois, et de foi religieuse.


Sans haine enfin, sans préjugés, saos préoccupation
d'aucune sorte, j'ai débattu quelques points d'histoire
et de philosophi~ social e avec la plus parfaite indé-
pendarice des hommes et des choses, uniquement guidé
p~r le simple amour du bien commun, de l'ordre et
d~la paix.
. J'admire la résignation, la foi vivace et la sérénité de
M. Guizot et de quelques autres hommes éminents a il-
Iusions généreu~es apres tant de tristes mécomptes,
et cette jeunesse d' ame qui soutient leur courage au
milieu de l' entrainement général hors des voies du bon




- XIV-


sens et de la vraie liberté; il ne m' est pas donné de
partager leurs nobles cspérances. le sais san s doute
que l'humanité ne saurait pér~r ni subsister non plus
longtemps dans le désordre matériel et l'anarchie des
i~ées. Non, si ce n' est a S011 heure, l'humanité ne pé-
rira point : mais les nations, elles, périssent, et l'hu-
manité elle-méme, sans périr précisément, peut s'é-
garer et reculer dans ses voies, dans les voies que lui
a tracées la Providence. La civilisation, déjil une foís
et plus d'une fois peut-étre, a péri étouffee sous la bar-
barie; encore une fois elle court le risque d'avoir un
80rt pareil.


Sur ce que je vois et prévois, comme tant d'autres
sans doute, j'aurais pu gémir en silence, me résigner
et me taire, me consolant a la pensée que l' édifice
baHu en breche tiendra bien peut-étre autant que mes
amis et moL Mais, dans ce siecle de liberté effrénée de
la parole, pourquoi, si chétif ~tóme que je me recon ...
naisse, ne me serait-iJpas permis, il moi aussi, de dire,
sans iUusion et sans amertume, ce que j'e erois étre
et n' étre pas la vérité?


Quoi qu'il arrive, je le dirai. Si la cause que je dé-
fends, dans ma faiblesse, est aujourd'hui fort com-
promise, qui pourrait assurer qu' elle est absolument
désespérée? Qu' elle le soit ou non, il ne saurait du
moins jamais yavoir qu'honneur, en définitive, a se
commettre, il s'immoler meme ponr de si grands in-
térets.


Allcz, mon livre, vous n'etes le fils ni de l'ambition,
ni de la cupidité, ni du paradoxe, ni de la gloriole,
ni de l'atrabile! Votre pere a toujours aimé la liberté,
détesté la tyrannie, antant que la bassesse et la servi-




- xv-


; etjamais, pas plus en has qu'en hant, il n'a f1aUé,
.. 'a courtisé personne. Il ne nie point que la liberté
BoH excellente; seulement il prétend que l' or'dre et


torité sont meilleurs. Il sait qu' on a ahusé et qu' on
toujours de l'une et de l'autre : mais il saitaussi


de deux maux il faut choisir le moindre, et qu'A
prendre, l'bistoire est la pour le dire a ceux qui


t lire, l'abus de l'autorité, oppression, souf-
passagere, particuliere, individuelle, n' est


n'est presque rien aupres de l'abus de la liberté,
oce et ruine de toutes choses, principes, croy-


. , ¡ntérets, existences.
}lez, allez, mon livre ! Je vous lance daos le nlonde,


e jeune aussi j'y fus lancé, sons de peu favo-
auspices, saos protecteurs et sans appui !' Si le


. vous est contraire, eh bien! vous vous consolerez
.tant d'autres, qui, malgré la peine et toutes les


intentions, n' ont eu n! chances plus heureuses,
.......... ...,..., beaucoup meilleure t


Janvier 1866. r


dice livre, poussée jusqll;a la pagc ~70, a été arretée, pendarlt
ptoces avec l'imprimeur, el, en définitive, ii a fallu la recom'"


.aatre imprimeric.
,




Page 38, note 1, ligne 1 r~, .
422, ligne 3,
478, 1 ,~,
495, 24,


au lieudeanoblir, lúez ennoblir.


207, 15, au lieu de fut, Z,isez fót.
243, 20,
272, 18,
381, 26,
458, 12,


""'- 491, 19,


qui séduisit
Salio


ce qui séduisit.
Sanzio.


et, , , et
. de la bouche - que de la bouche.


(HWli




LE LIBRE EXAMEN


ET LA PRESSE.
---------~~--------


~H!PITRE l.
I~e ellaos illtelleeCuel et; la Presse.


Un grand historien, qui est en meme temps un illustre
homme d'État, se plaint avec tristesse, dans ses iJ'Jémotres
et un plus récent ouvrage, de l'incohérence qui regne aujour-
d'hui dan s la pensée humaine. Les memes doléances s'étaient
f~üt entendre déja de diver's autres cótés I • Ce n'est pas san s
ra1son. Quand on porte un regard sérieux sur la scene du
monde, non pas seulement la- OU les esprits s'agitent avec le
plus de liberté et ou se produisent plus particulierement les
doctrines, les idées: sur les livres, les journaux, les aca ....
démies, les écoles diverses de }ittérature, d'art en général,
d'hi&toire, de philosophie, de morale, de science et de po-
litique ; mais ailleurs encore et partout, sur les classes diverses
de la sociéLé meme les plus infimes, il semble en effet im-
possible qu' on ne soil pas frappé d'une chose, du désordl'e
qui se trahil dans tout le domaine de l'intel1igence.


1. « La pire des périodes que nous °ayons parcourues, disait déja Chateaubriand,
semble eh'e eeHe 00 nous sommes, pafce que I'llnarchie rcgne dans Ja raison, la
morale et l'intelligence. »




-2-


C'est, dit-on, l'eiJet inévitable de la liberté de penser et
d' écrire, ceUe grande conquete devenue la nécessité du
temps, que I'on ne peut réprimer dans ses écarts et ses té-
mérilés que par la meme liberté de la ramener 3 l' ordr'e en
}'éclairant, de la combattre, de la diriger, de défendre la
,'érité.


Faible reSSource, nous le craignons bien, contre de SI
grands périls !


Que le désordl'e regne dans la pensée humaine, el que ce
désordre, disons le mot, ce chaos soit produit, entrelenu el
journellement accru par la liberté de tout dire; que ce triste
état men~ce de fausser entierement le sens moral dans la
jeunesse et les générations avenir, tI' obscurcir partont les
notions memes du juste el du vrai, et constitue un dangBr
prochain pour la ramille, la société, l'humanité tout entiere,
qni pourrait en douter?


Cela se montre si clairement el par de tels symptomes,
que l'inexpérience seule ou l'aveuglement le pourrait mé-
conoaitre el un parti pris. le nier. Mais que le remede soil
a cóté du mal, dans la liberté d'écrire elle-meme; que la
presse suffise a combaure, a corriger les abus de la presse,
de cela du moios il es! permis de douter, et ce n'est pas as-
surément jusqu'ici ce qu'a prouvé l'expérience.


Non, non, les choses en réalité, ne se fonl pas ainsi pré-
cisément qu'on les imagine. Que la société franc;;aise ne se
laisse pas endormir encore une fois!lI n'est quetrop vrai,
ranarchie regne daos les esprits, il ya péril dans la demeure,
el nOllS sommes suffisamment édifiés sur la liberté de dog-
matiser, de parler et d'écrire.


TOllte mauvaise parole et tout enseignement opposé aux
principes admis de morale, de- religion, de politiqlle, inté-
ressent l'État et demandent, de sa part, surveillance atfen-
tive et souvent répression sévere. e'est la une vérité que
nous tenons de la sagesse d-es siecles et que l'histoire oon-




...


,)-


temporaine n'a que trop confirmée; la doctrine contraire est
née d'hier; elle est tout a priori; elle ne repose encore que
sur une simple conjecture: il y a plus, elle est jusqu'a pré-
sent en rnanifeste opposition avec tous les faits observés I •


Oui, pourrait-on dire aux natures ingénues et sous le
charme encore de nos anciennes illusions, oui, si, parrni
ceux qui s'occupent d'enseigner et d'écrire, le nombre des
esprits sages et qui savent se contenir l'ernportait sur celuí
des fous a qui rien ne plait que les extremes; si le sens droit
était en effet, cornme on le dit et comme ce n' est point, le
sens cornrnun, el si les rnauvais instincts de notre nature
n' obscurcissaient pas chez la plupart des hornrnes les lurnieres
naturelles ou acquises; s'il régnait au fond des creurs un
plus sincere aUachement a ce qui est bien, juste et vrai; si
la vérité comptait plus de partisans dévoués; si elle avait
moins d'adversaires cachés, peu ou point de faux amis inté-
ressés a l' étoufier, ce serait sans doute pour le mieux, et


1. «( Je sais, dit M. Guizot, quels liens puissants unissent les idées abstraites aux
íntérets positifs de la société, et combien la tl'ansition est prompte des príncipes
aux faits et de la théorie a l'application. Je sais aussi qu'il y a des temps et des
lieux ou la vérité, meme' générale et purement scienti6que, peut etre, pour l'ordre
établi, un embarras et un danger. Je n'ai rien a dire de c~tte diffieile siiUlltÍQn,


.Je ne m'occupe que de mon propre pays et de mon proprc temps~ Ail point OU·
nous sammes de la vie nationale, apres les expériences que nous avons faites et


, ies spectacles auxqllels lJOUS avons assisté, l'ordre el le pouvoir, loin d'avoir parmi
DOUS rien i\ craindre du libre développement de l'esprit humain, y trouveraient de
la,foree et de l'appui. Non que beaueoup d'erreurs dangereuses ne viennenteneore
,áosi a se produire; mais, dans les régions élevées de 1 'intelliience comme de la
~iété, les erreurs dangereuses en morale eten politique n'ont plus maintenant le
'S; .. '. >~ .. D., .peupe; elles y sont promptement signalées, eombaUues et déeriáes. Ce
-" Di en haut, e'est en bas que les tbéories qui portent le déreglement dan s
j.~~t daos l~s peuples sont favorahlement aeeueillies et deviennent aisément
ppissantes; e,eo'est plus dans le monde savant, e'est dans le monde ignorant qu'il
fa~t-les redouteret les poursuivre.» (Mémoires.)


,. Ce~qlle M. Guizot dit ici s'aeeorde-t-il bien avee les plaintes qu'il fait entendre
(<<J¡nssonouvrage t'ÉgJise eUa SocUté chrétienne au XIX· siecle) sur lesattaques
dirigées par l' esprit scientifique et la liberté de penser contre les bases du chl'istia-


. msme' C'est en prouvant scientifiquement, suivant les regles de la critique scien-




-4-


peut-etre pourrait-on vraiment de la presse libre se promettre
quelque chose.


Mais est-ce bien la ce que nous voyons, ce qui s' est vu
dans tous les temps? Perversi dzfficile corrigunlur el stulto-
rum infinitus est numerus r. I


e'est un aphorisme banal, qu'il y a en circulation dix er-
reurs pour une vérité, et que ce qui est exagéré, spécieux,
faux meme, a dix chances pour une de se faire accepter par
la multitl1de préférablement a ce qui est juste et raisonnable.


Il n'y a la rien qui doive surprendre. Que de gens intél'es-
sés a la propagation et au maintien de l'erreur ety donnant
tout ce qu'ils peuvent d'industrie et de soin ! Combien peu,
au contraire, d'ames dévouées qui aiment la vél'ité, et se
passionnent pour elle jusqu'a la défendre contre ses enne-
mis,comprenant tous ceux qui vivent d'abus, de mensonges
et d'exploitation de l'ignorance, que dis-je ? comprenant les
exploités eux-memes, les victimes elles-memes de l'erreur
et du mensonge !


Pour que je jette le gant a l'imposture, que je prenne la
défense de la vérité, que je me proclaqle son champion
tjfique, ¡ls le -cfoientdu mojns, <fue MM. Michelet, Quinet, Renan et d'autres,
ont porté des coups aux fondemenls de la cfoyance chrétienne. Dira-t-on que ce~
attaques dirigées contre les principales institutions de notre ordre social soientsaos
importaoce el saos danger pour elles? Ce oe serait pas sérieux. Ces attaques
trouvent des sympathies, eocore anjollrd'hui, quoi qu'on en dise, dan s les hautes
régioos, savantes et autres. Et quand elles o'y en lrouveraieot point, ne dites-vous
pas qu'elles sont accueillies favorablement dans les masses; que c'est lit qu'elles
deviennent aisément puissantes, qu'elles portent le déreglement dans les ames et
qu'illes faut redouter? JI en a toujours ¿té ainsi pour toutes les mauvaises doc-
trines: ce n'est qu'apres avoir pénétré dan s les masses qu'elles sont devenues dan-
gereuses. Mais comment se trouvent-elles dans les masses? e'est qu'elles y sont
descendues, apparemment : car enfin ce n'est point la qu'elles prennent naissance.
Elles naissent en hallt, daos les académies et leslivres, d'ou elles sont versées dans
le public et particulierement parmi le peuple ignorant, par la presse quotidienne.


i. Lespervers s'arncndent difficilement, et le 'nombre des iosensés est im-
,luense,




-~-
et descende dans l'arene, iI faut, en efftt, que je me sois
épris pour elle d'UIl amour hérolque, d'une passion aussi
désintéressée que profonde; car il ne s'agit de rien moins,
en se chargeant de ceUe noble défense, que de s' oublier soi-
meme entierement, et de lui sacrifier corps et bien, víe, for-
tune, réputation, ce que I'on est, ce que I'on pourrait etre,
intéret, ambition, avenir, plaisirs, repos, sécurité, tout enfin
et SOlIvent jusqu'aux liens du sang, el jusqu:a I'amitié, le
plus doux des biens et le plus rareo


Est-il beaucoup d'hommes capables de ee courage et
d'une telle abnégation dans le dévoíunent, qu'Hs se tiennent,
sans vues personnelles et souvent sans espoir, toujours,
sans cesse, a tout momenf sur la breche, luttanl, combat-
tant sans se lasser ni se démentir jamais? Et qu' on le croje
bien, ce que nous en disons est bien la condition de la
cause, nous n'avons ríen exagéré, les habiles le savent et
n'onl garde de l'oublier.


«Quand j"aurais la majn pleine de vérités, et qu'il me suffit
de l'ouvrir pour les répandre, je ne l'ouvrirais point,» djsait
Fontenelle. Il connaissait les hommes. Platon nOl1S a mon-
tré le juste, l'apótre du bien et du vrai méconnu, pour-
suivi, persécuté, mis en croix; et Socrate, maitre de Platon
et le plus beau modele de la sagesse antique, fut condamné
3U dernier supplice par les sophistes qu'il avait démasqués
el les charlatans de toutes sortes conjurés contre lui.


Mais, sans allersi loin, le train journalier de la vie, tant
privée que publique, est un tableau permanent et toujours
nouveau de la faiblesse de la vérité, de son peu de faveur,
de son délaissement, des succes au contraire du mensonge,
de sa puissance irrésistible, de sa constante suprématie.


La prudence humaine a proclamé que toute vérité n' est pas
bonne a dire: nous le croyons bien! Aucune vérité n' est
bonne él dire, pour celuí du moins qui la dilo Il n'est si petite
erreur qui n'ait ses intéressés, ni partant si petitevérité




-6-


qui, pour ses propagateurs, n' ait ses inconvénients et sou-
vent sesdangers. Et celui qui trace ces lignes, osera-t-il dire
ce qu'il pense, tout ce qu'il pense a ce sujet? Et s'il le dit
n'aura-t-il pas a regretter de ne pas plutót s'etl'e tu ?


La vérité par elle-meme offre si peu d' attrait aux hommes
et les 1rouve si fort prévenus contre elle, qu'on ne peut la
faire passer qu'a la faveur du mensonge et de la fiction.


La Fontaine I'a dit :
L'homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour le mensonge.


Et Phedre:
Quia qure volebat, non audebat dicere,
Affectus proprios in fabellas transtulit,
Calumniamque fictis elusit jocis I •


« Le pays des chimeres, ajoute un philosophe, est en ce
monde, le seul digne d' etre habité; et tel est le néant des
choses hUIl!aines, que hors l'litre existant" par lui-rnerne, il n'y
a rien de beau que ce qui n' est paso J)


Des rnoralistes, qui n'y pensaient pas, ont prétendu que
l'hornrne est né pour la vérité. A en juger par l'aceueil qu'il
lui fait, il faut avouer que s'il est Dé pour elle, il ne l'aime
guere. Cornment le pourrions-nous croire, quand on le voit
si lort engoué du mensonge? Rien ne luí plait que cela. Il De
sort d'une absurdité que pour retomber dans une autre pire
que la premiere; et I'on a vu, de nos jours, des esprits forts
qui De eroient ni a l' enferni au diable et s' occupent a peine
de Dieu, consulter les somnambules et croire d'une foi
robuste a ce qu'oD appelle magnétisme, spiritisme, tables
tour'nantes et parlantes. Cettepréférence marquée de l'homme


i. Parce -qu'il n' osait dire sa pensée lihrement, il la cacha sons le voile de la.
feble, et déjoua la médisanee • la faveur de la plaisanterie.




-7-


pour ce qui est faux, chimérique, absurde meme, est si bIen
connue et utilisée par les habiles, que c' est sur cela que tous
les charlatans fondent leur succes et Mgitiment leurs fripon-
neríes aux yeux de la conscience.


4: Vulgus vult decipi» a déclaré le proverbe ancien, induisant
le fait d'une longue et constante expérience. Ergo, répondent
a l'unisson les aigrefins de toute trempe, ergo decipiatur! [


Les journalistes connaissent trop bien leur monde et sont
eux-memes trop habiles pour n' etre pas de cet avis.


Aussi, voyez, sur vingt feuilles périodiques qui se donnent
la mission d' éclairer quotidiennement le pubhc sur ce qu'il
lui importe de connaltre et de faire, comhien en est-il? voyez,
nous le voulons tenir de vous; dites, en connaissez-vous
bien deux ou trois dont les doctrines soient saines et les
intentions vraiment pures? Il est notoire que ces publications
sont, avant tout, des entreprises d'argent et, tout a la fois,
des moyens d'influence et d'ambition; qu'elles appartiennent
a des coteries, el sont rédigées, sous leur inspiration, dans
l'intéret de l' objet tout particulier qu; elles poursuivent.


lIs se prétendent, les journaux, organes de l' opinion
publique; c' est visiblement une illusion, sinon un mensonge .•
Unjournal est rondé par une société de dix, vingt, cinquante
personnes, plus ou moins; que le drapean qu'il arbore soit
celuÍ de ses fondateurs et actionnaires, exactement de tous,
on le pourrait contester; et que, ~a et la, quelques rares per-
sonnes reconnaissent une ou quelques-unes de ses couleurs
et les adoptent en connaissance de cause, c'est tont ce qu'il
leur est permis de dire. Dans le vrai, ce qu'ils sont, ce n'est
pas organes, mais inspirateurs de ce que I'on veut bien ap-
peler l'opinion publique. lIs la supposent d'abord réellement
existan te ; puis insensiblement la fa~onnent a leur guise,
l'inspirent, la dirigent et, le plus souvent, la corrompent et


1. La foule veut etre abusée : qu'elle le soit done!




-8-


l' égarent. Rien n' est plus insolemment mensonger que celte
prétention de représentel' l'esprit général de son pays et d' en
etre ~stimé l' organe.


Qu'ils nous disent done, les journalistes, par quel moyen
ils s'instruisent ainsi, jour par jour, de ce que le public sent, -
pense et veut sur chaque chose. Mais non, eette pensée pré-
tendue premiere de Ieur entreprise est une pure charlatanerie,
comme l' est souvent leur reuvre tout entiere. lis se soucient
hien, eo vérité, de se faire les échos d'une aussi folle
voix que la voix de la multitude, de donner forme et eonsis ..
tan ce a une ehose aussi variable, aussi fugaee et, de sa nature,
aussi peu saisissable que l' opinion publique. tls oot bien autre
chose a faire que de-éQ.urir apres une ombre, et sont trop bien
avisés pour ignoret qu'A. eeUe reuvre impossible ils perdr'aient
et leur temps el leor peine. Ce qu'ils poursuivent est bien
plus simple, plus·!faeile, et va plus droi t a leur objet : e' est
d'insuffier ou de preter a ce publie > si maniable et si doeile
leurs propres eroyanees, leurs opinions personnelles, leurs
sentiments, leurs passions, leurs sympathies, leurs haines,
et e'est ce qu'ils exécutent avee un merveilleux succes.


A moins done de se faire iUusion tout a fait, a qlloi peut-
on s'attendre, pour la vérité, le bien général et la paix,


. de publieations faites dans un tel esprit et de teIles eondi-
tions?


Croyons-le bien, les journaux n'ont nul souci de la vérité,
et leur mission n' est pas de ríen fonder, si ce n' est le
désordre et l'erreur. Attaquer, ébranler, détruire, pele-mele,
tont ce qui se présente et fait obstacle a leurs desseins,
e' est la leur objet; et, pour leur mobile, ils n' en ont pas
d'autre que l'intéret etl'ambition s'associant a l'instinct de
nuire. Ce sont de redoutables engins de guerre dont la
puissance ne se calcule qu'a leur force de destruclion. Sem-
blables a la poudre a canon, ¡ls exereent leurs ravages au
hasard et dans toutes les direetions, sur le chaume et te




...:.-9-


palais, l' école et I'Eglise, la 'famille ~t la société, le gouver-
nement et le particulier. .


Et que peut-on faire et que fait-on contre un tel fléau?
- On ne fait meme pas le peu qu' on pourraiP . Mais, le
fH-on, le résultat n' en resterait pas moins fort au-dessous
de la tache. Il n'y a pas de proportion, pas plus dans l'or-
dre moral que dan s l'ol'dre physique, entre la défense, son
énergie, ses moyens, et l' élan passionné d'une attaque in ces-
sante. On assure qu'il n'est pas de forteresse si bien défen-
due qu'elle puisse tenir trois mois contre un siege exécuté
dan s les regles. La meme chose se peut dire d'lln État,
d'llne société politique quelconque aux prises avec les jour-
naux, ses ennemi~ naturels. Nous disons les journaux en
général, et sans vouloir faire de distinction~ lIs sont pres-
que tous également dangereux, égalelOOntmalfaisants par
essence; il en est a peine un, ';3 et la, vraimen t inoflensif,
utile; iI ne saurait yen avoir, ¡ls ne trouveraient pas de lec-
teurs 2. Le talent d' éCl'ire médiocrement est aujourd'hui si
commun et le gout dn public si dépravé, grace 3 la mau-
vaise presse, qu'un écrivain ne peut plus guere exciter
l'attention et per,cer la foule que par l'audace des pensées.
Ce qui plait et ce qu'avant tout on recherche, c'est la criti-
que, l'opposition; aussi la tendánce des journaux, leur ten-
dance naturelle et forcée, leur instinct, pour ainsi dire, est
tellement de faire le mal, qu'ils I'operent ou hautement, sciem-


i. Nons entendons pour sallvegarder, non pas seulement le gouvernement,
milis toutes les grandes institutions, tous les grands ¡ntérets de la société .


. On interdit a la presse, j} est \'rai, de diriger la moindre attaque contre le prin-
cipe du gouvernement; on se montre en cela vigilant, inexorable; mais, pour tous
les'tatres intérets sociaux, tds que la reljgion, on les abandonne en jouet a la
presse malfaisante, commc si }'on espérait qll'elle y assouvira sa faim de destruc-
tion et y épuiserason venin. On dirait que ce quí doit gouverner toute la víe hu-
maine est en soi de nulle conséquence et n'importe point a I'État.


2. On comprend qll'a cela, comme a toute regle, iI C5t quelque5 exceptions.
Elles 500t ici tres-rares, mais d'autant plus honorables.




-10-


ment, ou y contribuent tout au moins a leur ínsu et d'une
maniere éloignée, alOI'S meme qu'en se constituant ils se se-
raient imposé la mission contraire.


Le journal, déja par sa publicité quotidienne et son carac-
tere encyclopédique et su perficiel, est d'un mauvais efref pour
l'intelligence, qu'il distrait des occupations sérieuses, dissé-
mine par la multiplicité, énerve, épuise par lasatiété et le
dégout, et laisse souvent ainsi dan s l'oubli des queslions qui
ont le plus le droit précisément de fixer la pensée humaine.
Quoi de plus propre a entretenir l'incohérence, le désordre
que la mobilité des idées entretenues surtout par la presse?
Et puis, hon gré mal gré, il faut que le journal tienne ses
lecteurs, jeunes et vieux, au courant de toul ce qui se com-
met de turpitudes et d'atrocités dans le monde. Nul ne peut
plus se dispenser de puiser a ceUe source de bon exemple et
d'édification. Quand iI n'y aurait que cela, c'en est assez
pour autoriser a se méfier de la presse. Il n'est pas au
pouvoir d'un honnete homme d'óter au journalisme toutes
ses qualités malfaisantes.


Ce n' était pas assez de leur action destructive dans le
domaine de la politique; une partie de l'homme échappait
encore a leur influence directe., lis s'augmenterent de bulle-
tíns el de feuilletons: bourses, théatres, littérature, beaux-
arts, science, tribunaux, industrie, tout entra dan s leur
cadre et s'infecta de leur esprit; et, de eeUe maniere, l'indi-
vidu, la famille, la société, l'État, et pour les intérets, et
pour les idées, et pour les sentiments, tomberent, a la fois
tout entiers, sous leur action déEormais irrésistible et fatale.


Et qu' on ne se flalte point que celte action, pour elre ina-
perQue dans son progres journalier, soit ou lente ou pré-
caire. Elle est teUement efficace, puissante, rapide et sure,
principalement en de certains milieux, qu'un gouvernement
étant donné, n'importe lequel, avec deux ou trois j0!lrnaux
d' opp·osition passablement rédigés qsi envahissent la place




-'11-


et mettent en oouvre la sape et le bélier, on peut calculer a
ravance le moment précis, peu s' en faut, OU iI sera forcé
de batlre la chamade et d'amener pavillon. On nous I'a bien
fait voir.


L'histoire des trois derniers siecles le proclame achaque
page, el nosannales les plus récentes en offrent la preuve
écrite en gros caracteres, de maniere a ce que les vues les
plus courtes les puíssent lire. La Réforme du XVI- siecle, les
guerres de religíon en Allemagne, en France, en Écosse, en
Jrlande, en Angleterre et ailleurs; la révolution de 1688,
dans la Gl'ande-Bretagne, ceHe de France un siecle apres,
avec toutes les guerres cí viles et étrangeres, les agitations,
conspirations, soulevements, renversements et changements
de dynasties et de gouvernements dans l'Europe entiere, sont
antant de faits d'armes de la presse el de témoignages de
sa puiss:mce. 00 ne peut faire un pas sans mettre le pied
sur les ruines accumulées par elle.


Et voyez le conrage et la moraIité de ceHe presse. Aussi
lache qu'audacieu~e, elle ne s'attaque jamais qu'a ce qni est
désarmé, faible, inoffensif, doux et honnete. Louis XV[,
Charles X, le jeune roi de Naples, Pie IX, voila ses victimes.
EUe rampe et flatte sons l'Empire, elle se cache et fait silence'
sous la Terreur I •


Nous oe voulons rien dire de Louis XVI, ce Tifus moderne,
le prince le plus ami de l'humanité qui fut jamaís, dont les
pensées, les actes, toute la vie inclínaient au bien général, et
qui, dans ses erreurs meme, de l'aveu d'un des auteurs de
la grande révolution, était encore guidé par l'amour de ses
sujets. Qu'en a-t-elle fait, cependant? A peine luí eut-il donné
la liberté, qu'ellese tourna contre lui, et, abusant de sa bonté,
ne cessa de l'attaquer qu'apres avoir consommé sa ruine.
Ah ! qui pourra jamais effacer cette flétrissure!


1. Hélas! elle a faít pis que de se cacher, SOU5 la Terreur! elle a courtisé 1&,
plus vile enoaille et jeté des fleurs aux assassins.




- 12 -


On est d'accord aujourd'hui, parmi les hommes éclairés
el indépendapts, pour reconnaitre que le gouvernement de
la Resfauration et celui de Juillet ont, malgré des fautes
commises, été pour tout le monde des régimes de grande
liberté; que le gouvernement constitutionnel y a été pratiqué
sincerement, 10yaIement, et que, notamment sous tout le
regne du roi Louis-Philippe, nulle atteinte ne fut portée a
la stricte Jégalité; que le roí et les ministres furent égale-
ment aUenlifs et scrupuleux a n' en jamais franchir les limi-
tes, qui, dans les plus pressants dangers, ne fUrent pas dé-
passées, ne furent merne point approchées. Nous nous rap-
pelons tous, hommes tl'age mur, les principaux acles de ces
gouvernements, et ce qui les a ou inspirés ou provoqués; et
nous n'avons pas moins souvenir des reproches,_ d"es atta-
ques et des menées de l'opposition. Plus calmes aujourd'hui
sur les faits passés, et nos préventions affaibJies sinon éva-
noujes tout a fait, nous sommes en meilleure position pour
apprécier et juger. Des hommes éminents et qui ont eux-
memes ou joué un róle, ou occupé des situations importan-
tes dans l'Etat, ont d'ailleurs répandu sur cette partie de
nolre histoire de telles lumieres, qu'a moins de se refuser a
l'évidence, il nous le faut bien confesser en toute humilité :
ces gouvernements si calomniés, si décriés par nous-memes
et chez nous et a l' étranger, ils étaient sinceres, sérieuse-
ment préoccupés du désir de satisfaire a tous les droits, vé-
ritablement libéraux et favorables, au fond, a un sage mou-
vement de progreso Ils ont été renversés cependant, l'un et
l'autre renversés par la presse acharnée, sans que la presse
bien intentionnée ait réussi a conjurer le danger un seul
instant l.


1. Ce qu'on peut reproeher au góuvernement de Juillet, ee n'est pas d'avoir
violé la Constitution ni eomprimé la liberté; e'est, dans son impré'Voyance, de ne
s'etre préoeeupé qUe de nos ¡ntérets maté riel s et tout au plus de notre instruetion,
etde n'avoir tenn quepende eompte de nooS besoins supéricurs, de notre vie morale j





- '13-


Voila done ce que peut la presse el ce qu'elle a rait de
notre temps l.
Qu'apd~s cela cette presse continue a se proclamer un


instrument de progres et un foyer ele lumiiwe, que l'illu-
síon le répete, que la simplicité le croie, cela va ue soi et
n'a rien qui doive étonner. Mais des hommes éminents, des
hornrnes d'État, que M. Cuizot, par exemple, aussi le pense,
ah! voila qui a droit de surprendr'e et dont on ne revient
point! Une pareille illusion se continuant dans un tel homme
qui a vu, hem'e par heure, démolir par cette presse, chan-
celer et tomber, en quelques instants, entre ses mains, ce
gouvernement désiré, espéré, préparé de si loin, oblenu
apres tant de sacrifices et de luttes, ce gouvernernent de son
ehoix, ce gouvernement libre et ami du pl'ogres, l'espoir de
l'avenir, dit-on, et la gloire de notre temps ! explique cela


. qm pourra.
Dix gouvernements dans la vie d'un homme, n' est-ce done


pas assez? en faut-il davantage, et des révolutions plus géné-
rales et plus radicales encore, et qui sur nos vrais ennemis
et nos dangers contiennent des leQons plus nombreuses, plus
rnérnorables, plus frappantes ?


On s'accuse, on accuse le gouvernernent de Juine~ de
n'avoir pas fait des journaux une appréciation assez haute,
d'avoir trop négligé de s' en servir lui-meme pour sa défense,
d'avoir trop dédaigné leurs attaques et leurs calomnies, de
n'avoir pas assez mis de soin a les repousser, a y répondre,


e'est de nOllsavoir livrés aux démolitions dll journalisme et a la cupidité des éerivains
pervers ; e' est d'avolr abatlu d'un eoup toutes les entraves opposées par le gou-
vernement de 1a Reslauration aúx mauvais livres, aux mauvais drames, a toute 1/1
littérature irréligieuse et immorale: voila ce dont, ce nous semble, on le peut
aceuser avee justiee.


1. Il ne s'établit pas 1m gouvernement, aujourd'hui, eut-il pour lui l'assenti-
ment universel, qu'il ne surgisse tout aussitot quelques journaux, avee la pensée
arretée et souvent peu voilée de luí suscite, des difficultés et de travailler a Sil
rume.




· -14-


a les combattre parlout, sans cesse et toujours; et ron
semble attribuer a ce dédain, a cet oubli une des parls prin-
cipales dans la chute de la monarchie constitutionnelle en
France.


Nous en demandons pardon a l'illustre hornrne d'Etat;
mais iI est surement a ce sujet dans une illusion grande.


e'est la mauvaise presse qui a renversé, elle surtout, le
trone de Juillet, comme aussi celui de la branehe ainée des
Bourbons. Cela ne se conteste pas el ne demande consé-
quemment pas d'autre preuve. Mais nous contestons, nous,
et osons nier formellernent qu' on eut dans la liberté aucun
moyen quelconque d' empecher ce résulLat inévitable. Le gou-
vernement neo manquait pas plus alors qu'aujourd'hui de
journaux dévoués a sa cause: e' étaient, a Paris, le Monitettr,
le Journal des Débats, et eet autre journal que rédigeait
.M. Granier de Cassagnac, le défenseur chevaleresque de tons
les pouvoirs; et la Presse, expressément fondée dans une
pensée de conservation, et devenue hostile, a la fin seulemellt,
pour un intéret tout personnel; et l' Univers, qui, quoique
spécialement dévoué aux ¡ntérets religieux, ne laissait pas
cependant, en somme, d' etre favorable et de preter son con-
cours a l'ordre établi. El, dans les provinces, si les princi-
pales villes avaient un ou plusieurs journaux d' opposition,
ne comptaient-elles pas aussi, et dans]a meme proportion, des
journaux dy nastiques, ministériels et partant amis? En vérité
non, ce n'étaient pas les journaux bien pensants qui man-
quaient aux lecteurs; c'étaient les lecteurs qui manquaient
~ux journaux bien pensants. La presse conserva trice avait
les prlvilégeset les subventions; mais les abonnements libres
et les lecteurs de tout état étaient a l'opposition, parce que la
seulement se trouvaient la lutte, l'énergie, la verve et la nou-
veauté, le scandale surtout et p~r conséquent I'intéret. Qui
de nous ne se rappelle cela? C'était hiero On jetait un coup
d'reil, en courant, sur le Moniteur et les Débats; mais on






-- 10 -


lisait, on dé\'orait le IVational, la Gazetle r, le Siecle me/ne,
et bien autrfment enctlre la T1'ibulle, pendant tout le temps
qu'elle parut. Qu~ pou,:a11-on faire pour inlerverlir cet engou-
ment? Nous ne voyons .. ien, nous n'imaginons ríen, .. íen
ll'efficace el de pralicable avec )a liberté, si ce n'esl pent-
elre d'imposer aux journanx l'obligation d'insérer la réfulation,
la réfnlation tout entiere, s'il y avait lieu, de toute aUaque
malvcillanle el calomnieuse, de tOllte critique mal fondée.
C'est la peut-etre ce qu'on aurail }Jft tenter. Et combien
encore ce moyen n'eut-il pas éré illusoire? Quand p~H\'int­
on jamais a décollJ'ager l'ambitioIJ' a rassasicr la cupidité. n
désarmer la haine? Elles sont infatigables et tenaces, comme
elles sont sans conscience el sans retenue.


Pour la défense, _. nons)a supposons honorable el vraie
- elle a le calme, la réserve et la digniLé du droit. Quand
on ne parviendrait point a la lasser, on la peut abren ver de
dégouls, el c'est assez pour la paralyser.


Qu'on se représente ensuile toules les difficulté3, les
sublerfuges, les ruses, les échappatoires, les équivoques,
tous les petits moyens innomhrables inventés par l'audace
pour éluder )a loi; el l'on sera bien forcé d'avouer encore
qu'il n'est rien, qu'il n'exlste rien qui puisse lutter efficace---
ment contre tes journaux et leur servir deconlre-poids ; que
leur puissance est véritablement irrésistible, leur action
incessante, )eur triomphe fatal; et que ce triomphe, qu'ils le
sachent ou l'ignorent f et qu'ils )e veuillent ou non, c'est
)a ruine de toutes eh oses, de tout ordre, c' est )a dissolution
de la société, de toutes les sociétés et de tous leurs éléments


1. En pla~rrt ici la Gazette de France a colé du National, de la Tribune et
du Sieele, n0l18 sommes loín de vouloir la confondre avec ces joornaux révolution-
naires. Nous savons combien les visé es et tous -lés sentiments de M. de Genoudc
et de ses dignes collaborateurs étaient honorables et purs : mais enfin Ieur 0ppo-
sition n'a pas laissé de nuire au gouvernement établi, et fi'a guere moins con-
tribné a sn chute que ecHe des nutres journaux avec lesquels nous l'avons
nomméc.




- 16-


essentiels, pOUrSlllVIe et parachevée par le paradoxe el la
ehimere, an nom de ces grands mots tanl profanés de liber-
tés, de progres, de droit, d'humanité'.


080ns dire toute nolre pensl'e: ee que nous imputons aux
jouf'naux s'applique, presqu' en tout, a la presse en général.
Seulement., c'est dans les journaux politiques que se déploie
sa toute-puissanee, la toule-puissanee de la presse 1, et c'est
aussi la que résident, plus qu'ailleurs, ses vices el ses dangers.


Le moindr'e reproche qu'en généralon soit en droit d'a-
dresser a la presse, e'est d'exagérer tout ce doóteUe s'empare,
blame, louange, griefs, besoins, imperfections, vices, abus, .
hitn, mal, vér'ités, erreurs; de tout envenimer, et de faire ainsi
perdre aux meil~eures choses leurs yertus et leur caractere 2;
- e'est de répandre an hasard, indistinetement, sans pré~
voyance, ee qui ne conyiellt ni a. tout ni a lons, et doit ne se
propager qu'avec réserve et mesure 3; - e'esl enfin, par


'1, Indépendamment de ses telldallces le plus sou vent suhversi,-l's et de ses autres
défauts, la prE'sse a ce mau,-ais caractere enCOl'C de jllger de presque tout 5001-
mairement, inconsidérément et sans co01pétence; car juger avec cOQnui5sance de
cause est ce qu'il y a au monde de plus difficile, et c'est pour cela que la 50UYe-
raine sagesse nous interdit de jllger,


2. «11 n'y a pas d'écrivain, dit un éCl'ivnin du IVme siecle, rour qui ron Íl'ait a
r:ougir; iI n'y a pas un livre OU il n'y ait des mensollges a eO'accr.» (ThomasJ


« e'est la plaie bonteuse des journaux, observe le journal pl'otestant Le Semeur,
que d'employer des balances inégales seJon les différents partis, lIs Ollt deux ma-
nieres d'envisager les choses, deux poids, deux mesures, deux justices, deux 10-
giques, suivant qu'il s'agit de leurs amis ou de lellrs adversaires. II ya telle opi-
nion contre laquelle ils sollicitent les mesures exceptionnelles les plus acerbes, il
y a telle autreopinion dont ils ne "eulent pas meme laisscl' punir les plus déplo-
rabies exces.»


5, Onconnait ce passage célebre on Platon, en parlant de la langlle éCl'ite, a'ex-
prime ainsi : « Elle ne sait ce qu'il faut dire a un homme, ni ce qu'il faut cache!,'
11 un autre. Si l'on vient a l'attaquel' ou a l'insulter S811S raison, elle ne peut se dé-
fendl'e car son pe~e n'est jamais la pour la soutenir.» Cepeu de 1110ts, ObSp.l'"e
Ballanche, explique toute la. sagesse antique. «On peut ajouter. dit le meme écri-
vain, que l'écriture manque de pudeur, parce qu'elle peut se produire en l'absence
de celui qui la fit. De meme que son pere n'est pas la pour la défendre lorsqu'elle
est atlaquée ou insllltée sans raison, de memeaussi, quand on a de justes re-
proches a lui adresser, son pere n'est pas la pour rougir.n




...... 17:-


l'appat d'un mieux souvent imaginaire, de surexciter les in-
telligences, de produire et entretenir, dan s les sociétés, une
agitalion féhrile qui peut alIer jusqu'au délire.


AssuI'ément la justice, le droil, la publicité, ractivité, le
progres, la liberté sont -en soí des choses fort utiles et dé-
sirables; cependant, ainsi que tout ce qui est excellent, sui.:.
vant l'emploi qu'on en faíl el le degré, ils peuvenl tout aussi
bien devenir un danger et quelquefois un mal véritable.


Nous entendons les protestations. Comment, dira-t-on, le
droit, par exemple, pourrait-il jamais etre un danger?


Oui, le droit lui-meme; cal' sa revendication, si légitime
qu'on la suppose, excite le désordre, les conflits, la Jutte et
tout cE! qu'elle entraine, ce qui a faíl dire des proces que le
meilleur ne vaut rien, que c'est la ruine, et qu'íl les faut a
tout prix éviter, alors meme qu'on aurait de son cóté la jus-
tice et le droit.


Quel est l'homme de bien qui, dans un hut de concorde,
n'ait souvent cédé quelque chose de son droit? La justíce
est en général fa\'orabl~' a la paix; mais elle ne la constitue
pas el, a tout prendre, ne la vaut point, el voila pourquoi
la charité chrétienne prescrit le pardon el l' oubli des inj ures.


La publicité est souvent bonne aussi; dans les causes ju-
diciaires, elle est protectrice de la défense : on la considere
avec raison comme une des principales conditions d'une
bonne justi~e. Qui oserait cependant soutenir qu'aujourd'hui,
grace a la presse, elle n'a pas cessé d'etre, et pour les parti-
culiers protectl'ice, et pour l'ensemble sallltair'e ?


II est des cas, et non rares, OU elle est aussi injuste que
malfaisante; par elle seuIe un mal et un grand mal, elle en
es( un surtout par la malveillance el les fausses interpré-
tations qui l'accompagnent toujours. Et puis iI y a les en-
trainements de l'exemple et la manie de l'imilation. La publi-
cité est mauvaise, des qu'elle devient scandale. EUQn, apres


2.




-18 -


le malheur d~avoir commis une mauvaise action, ce qui nOl1S
pent arriver de pis est d'en avoir été cru capable : on eon-
<;oit ce que la publicité peut ajouter a ce malheur.


e'est un beau spectacle que celui d'un homme ou d'un
peuple qui déploie de I'énergie, de l'ardeur, de l'activité dan s
la poursuite de ses destinées; mais, pour cette agitation in-
quiete et fiévreuse, ceUe mobilité maladive" qui ne peut se
tenir en place ni s'attacher a quoi que ce soit, nous ne con-
naissons rien de plus atlristant au monde; el c'est notre 8i-
tuation, entretenue et tous les jours aggravée par la presse
bonne et mauvaise.


Il est des personnes qui prisent fort cet état, et des étran-
gers peu prévoyants qui l' envient pour leur pays : nous ad-
mirons leurs illusions et plaignons leur erreur. Elles appel-
lent cela de la force, de la puissance, de l'exubérance de vi-
talité : oui, en effet, il y a la de la force, comme il y en a
"dans la démence et la frénésie.


Ce qu'un ancien a dit de la Cemme,I on le peut aussi dire
et bien mieux des nations en totalité : les plus sages et les
plus heureuses ne sont pas celles qui font le plus de bruit et
dont on s'entretient davantage. CeUe sagesse obscure ne faít
pas, a la vérité, le compte des historiens et des romancíers, ni
non plus des jeunes souverains et de leurs ministres. Ce
qui charme le plus, dans les annales des peuples, ce sont
leurs fautes, leurs erreurs, leurs crimes, leurs malheurs.
L'imagination ne le plait qu'aux passions et aux événements
qu'elles am{ment; e'est la son principal aliment, ce qu'elle
recherche avant tout, ce qui surtout la captive, ce qui répand
intéret et prestige, et qui donne a l'histoire elle-meme sa
grandeur et son éclat.


Est-ce la toutefois ce qu'il faut désirer et a quoi l' on doit


i. Thucydide, discoun de Péricles, lih. IJ, 4~.




-1! -


tendre? Un héros le pourra dire, l!ln sage voit les eh oses
sous un autre aspecto


Et le progres, cette prétention ou celte grande ambition
de notre époque, dont le nom répond a tout en résumant
le mouvement dan s le bien, le progres loii.meme, a de cer-
tains égards, pour plusieurs eh oses et dans des occurrences
données, peut avoir ses inconvénients, ses dangers, ses mau-
vaises chances qu'il faut prévoir, et veut etre ainsi dirigé
toujours et quelquefois meme modéréo


Il résulte des enseignements de l'histoire que la rapidité
du progres chez les nations, comme celle du développement
chez le3 individus, est un symptóme de la rapidité de l'exis-
ten ce et de son peu de duréeo Rome, la Grece, l'Inde, la
Chine et d'autres pays encore peuvent étre cités a l'appui
de ceHe loi.


Un des faits les plus manifestes et les plus appréciés au-
jourd'hui de ce progre s dont nous tirons gloire, c'est, par les
services et le mérite, dit-on, l'égale adrnIssibilité de chacun
a tous les moyens de culture, a toutes les professions, a tous
les emplois, a toutes les dignités, a tous les honneurs, ce qui
naturellement éveille dans les coours une émulation, non,
une ambition géllérale de s'élever, de se pousser, de sortir
de sa sphereo ,


Est-ce la véritablement un bien? Jugeons-en par les réslll-
tats; entre cent nous n'en voulons citer qu'un: la dépopu-
lation des campagnes et l'émigration du village a la ville, de
la province a la capitale, sont un effet de ceUe passion désor-
donnée de chacun et de tous d'améliorer leur sort, de se
pousser lo


e'est une plainte générale, dans les communes rurales,
les travaux nes champs sont en souflrance, les bras y man-


1. « Nous savons, par une enquete récente, que, de 18:)1 a 1861, trois millions
de campagnards ont émigré des villages dans les villes.)) (Y. discussion des Cham-
,bres. Juillet 1866. Sénat.)




-.:..- 20 -


quent. Tout se porte a la ville, ou les salaires sont plus forts,
]e travail moins pénible, les plaisirs plus variés et plus vifs,
la gene beaucoup moindre et les chances de fortune plus
grandes etplus n,ombreuses. Le vide se fait dans les classes
utiles des cultiv:iteurs, des vignerons et des ouvriers de I'a-
griculture; l'affluence, la presse et l' encombrement, au con-
traire, se remarquent partont et déja produisent le malaise
dans les professions diverses des classes industrieuses et
hourgeoises. Or quel sera, quel peut etre le résultat final
de ce déclassement continu de bas en hanf dans l'échelle
sociale? Probleme intéressant, solntion difficile, qui ne sem-
hIent préoccuper personne, dans les régions dirigeantes et
gouvernantes!


Est-'-ce a dire que nous revions de replacer l' es pece hu-
maine sous le régime de la caste comIlle dans l'Inde, ou,
comme dans l'ancienne Egypte, de l'iver les individus a
l' établi de leurs peres ?


A Dieu ne plaise! On ne croit pas qu'il soit bon pour per-
sonne que les individus demeurent irrévocahlement attachés
a Iacondition oil ils sont nés, saus aucun moyen d'en sortir
jamais. Cela ne parait ni utile, ni juste, ni conforme Burtout
a la loi de chal'ité qni I'égit ou doit régir le monde chrétien.
On ne voudrait meme pas que le vrai rnérite, le travail el la
condüite joints au talent eussent de trop grands obstacles a
'vaincre pour échapper a la disgrace de la naissance. 'Il faut
que I'homme dont l'ame a re<;u de Dieu les germes de no-
bles instincts, puisse, avec des efforts modérés, les cultiver,
les développer et s' élever lui-meme aux destinées dont il
,se sera rendu dign,e. Cependant, entre l'immuable fatalité de
la castequi pese encore sur l' Asie, el, la promiscuité des
conditions que nous voyons prévaloir de plus eo plus parmi
nous, sous l'influence d'une démocratie saos prévoyance, iI
est sans doute un terme moyen également éloigné de l'im-
mobilité léthargique et de l'instabilité sans reposo




- 2l-


Nous le <lirons sans détour : iI nous parait non moins con~
trail'e a la raison qu'a la prudence d'aplanir trop la voie, de
renverser les barrieres et d' ouvrir largement les avenues a
tontes les cupidités, a íoules les bassesses, a toutes les mé-
diocrités ! .,~


Le passage d'une condition a l'autre doit etre possible et'
praticable; il ne doil pas etre trop faciJe. Il faut qu'i1 y ait,
des hommes résignés aux plus modestes et plus ingrates
situations; il faut qu'il y en ait beaucoup: c'est une des con~
ditions de }' ordre social et de la civilisation. Les populations
youées aux travaux de l'agriculture, et en généralles hom-
mes de métier et de peine sont naturellement animés de
ceUe vertueuse résignation. Nous doutons,. pour nous, qn'il
y ait une bien grande sagesse a tous ces eirorts de la ppesse
el de tDut le monde pour la leurravir.


San.s doute, uno certaine amLition est nécessaire dans et
parmi les hommes; c' est un puissant ressort, sans leqpel iI
n'y aurait ni amélioration ni progres : mais beaucollp d'ambi-
tion, trop d'ambition est une cause d'agitation, de désordre
et de ruine. Ce n'est pas difficile a concevoir, et oomment en
seralt-il autrement~ Les niveleurs ont si bien travaillé~ de~
puís un siecle, qll'il n'est plus rien qui dépasse les-aspira~
fions les plus vulgaires. Le manoouvre agricole déserte les
champs el court a la viJIe chercher, avec de meiJIeurs gages,·
le travail plus facile et les p1aisil's. Le portier destine sa filie
a l'enseignement et aux Beaux-Arts; le paysan et l'artísan
font de leurs fils des médecins, des avocats, des notaires;
le bourgeois aspire a la députation, au Sénat, aux minis-
teres; et, ce qui n'arrive point au hut et ne.trouve pas, dans
les professions prétendues privilégiées, sa place ou tout au
moins une existence suffisante, se jette dans les journaux et
le roman-, et, sous le nom de littérature ou d'intéret puhlic-lb




- 22-


travaiIle a ses affaire s en pervertissant les intellígences et
en troublant le monde. l.


Que peut-il résulter de ceUe surexcitation universelle, de
ce déchainement de tous les appétits, de toutes les convoi-
tises, a tous les degrés de }' échelle sociale? A quoi cela peut-
il aboutir? C' est, q1.li ne le voit? une fHwre véritable, un dé-
lire" une dérnence! La tendance générale est de changer de
place et de s'élever. Nul ne se tient plus satisfait de la con-
dition que le 80rt lui a faite: ne sommes-nous pas sous le
régime du progres? Marcher, alIer, s'agiter toujours, sans
repos ni treve; la course au clocher a travers fossés,haies,
rivieres et précipices: c'est bien cela, ce nous sernble, I'es-
prit, le train du monde actuel. On n'est plus aUaché du tont
a rien, ni a la famille, ni aux mreurs, ni aux affections. Qu'est-
ce que cela? Des obstacles : illes faut~renverser. On va, I'on
va toujours; on monte en wagon, on se précipite ; on ne vit
plus, mais on espere de vivre dans ce Iointain vaporeux
qui se perd dans les nuages ou plane sur les ruines et les
tombeaux 2.


1. Plus vous ferez de bacheliers ou de candidats bacheliers, plus vous exciterez
d'amhitions; plus vous ferez d'aspirants aux fonctions publiques et aux hautes
dignités de l'Etat, de mécontents, d'intrigants, d'affiliés aux sodétés secretes,
d'ennemis, de conspirateurs et do révolutionnaires, - de révolutionnairis dont
les mauvais instincts se montreront d'autant plus énergiqlles et vivaces, qu'eux-
memes serontsortis de plus bas, et qu'ils semblaient moins faits pour les biens
qu'ils convoitent el les distinctions auxquelles ils aspi .. ent.


«L'homme, dit Gcethe, déslre heaucoup de choses et n'a beso in que de peu~
car ses destinées sont étroites et ses jours comptés. »


2. La république a surtout ce mauvais caractcre, d'exalter l'ambition générale,
d'exciter dans la multitude des cupidités enfieuses, et de lui donner des eSfé-
rances et des exigenccs que nuI gouvernement, la démocratie pas plus qu un
autre, ne saurait satisfaire. Les fortunes prodigieuses qu'a suscitées notre grande
révolution, la politiquc des journaux, leur sJsteme de basse adulation a -i'égard
des classes populaires, et, il faut le dire aUSSI, les erremenls memes et l'impré-
voyance de I'autorité publique, ont, de nos jours, éveillé dans les ames une am-
bition démesurée et tout ii fait hors de proportion avec les chances raisonnables
et possibles de se pousser et d'aboutir. Quelques-uns arrivent et s'élevent, soit
par la faveur, soit en eflet par le mérite; pour le trei-grand nombre, ne pou-
vant cspérer de faire leur chemin par les memes moyens, ils cherchent dans les
hasards des révolutions ce qu'ils ne sont en état d'obtenir ni par la protection, ni
par la supériorité des talentsou des capacités.




- 25-


Pour un homme de vraí mérite a qui, par la. diflusion·
de l'instruction primaire, seeondaire et supérieure, vous avez
aplani la voie, il en est eombien de mille que vous avez dé-
voyés a tout jamais? 00 avouera qu'un talent qui peut-etre
se serait fait jour san s eette assistanee, est trop eherement
payé par tant de fausses voeations, par tant d'existenees o
fourvoyées et perdues.


A le bien eonsidérer, eette ambition de tons de sortir oe
la sphere OU Dieu nous a plaeés et de faire notre ehemin,
eette passion de s'enrichir, de se rehausser par le luxe,
l'appareil de la fortune et les vaines et futiles distinctions est
moins désir de se rendre heureux, - cal' le bonheur se peut
trouver partout, plus aisément dans les situations modestes
que dan s les conditions élevées, - est ntOins amou!' du hien-
etre que vanité puérile ou égoisme orgueilleux. Oui, égoisme,
orgueil, vanité: orgueil, vice et péché, de tous nos vices el
de tous nos péchés, le plus radical, le plus indomptable et le
plus haissable, celuÍ qui nous subjugue davantage et dont
les écarts sont les plus pernicieux a la société el a nous-
memes; l' orgueil, dit la Religion, semence de toute fausse
doctrine, de toute mauvaise pensée, de tout mal, lniti'llm
omnis peccati, superbia.


Et en effet, l'orgueil, c'est l'égoisme dan s ee qu'il a de
plus profond a la fois el de plus subtil; c'est l'envie, c'est
la haine, c'est la désunion, c'est la guerre, c'est le mépris,
c'est l'oppression et souvent la spoliation ; tandis que l'hu-
milité, la modestie, au contraire, c'est la bienveillance,
e'es! la ·charité, e'est le dévonement, e'est le bon aecord,
e' est la modération, e' est le respect, e' est la paix, e' est
l'unité, e' est tout particulierement la vertu ehrétienne et une
qualité sociale.


e'est paree que le monde a cessé d'etre chrétien, et depuis
qu'il a cessé de l' etre, qu'~1 se précipite ainsi a la poursuile




- 24-


et du faux savoir, et des moyens de jouissanee el de vaníté r.
On n'entend plus aujourd'hui parler que de progl'es',


de progres toujours, en tout el partout, eornme s'il sllffisait
de marcher pour aboutir au meiHeur des mondes possibles.
Or i1 est deux espeees de progres, un faux el un vrai progres,
un progre s dans le sens du mal, un progres daos el vers le
hien. Le progres est ehose bonne ou mauvaise, selon le but
vers Jequel iI s'efleetue. Quel est notre but, le but humain?
- e'est le perfeetionnement moral, sans aueun doute, le
perfeetionnement moral avant tonto Le progres qui moralise
l'homme, qui le perfeetionne dans ee qu'il y a de meillellr et
de plus élevé, e'est done la le progr~s, le progres salutaire,
e' est la le vrai progres •


. Oil nous eonduisez-vous, Esprit du temps? Génie de la
soeiété moderne, a quelle région appartenez-vous? Qll'étes-
vous, en définitive, d' OU venez-vous et, eneore une fois, ou
nous eonduisez-vous?


/


1. Le grand malheur, e'est que personne ne veut se tenir a sa placer se eir-
conserire dans la limite de ce qui est raisonnable et droit: les rois se croient
des Demi-Dieux et agissent d'apres eette opinion ; les nobles voudraient bien eh'c
encore de petits sOllverains; le bourgeois Jalouse le noble, et toutcfois n'a ríen
tant a creur, apres l'intéret, qu'a compler, lui aussi~ dans une aristocratip. quel-
conque; enlin le peuple hait toute supériorité, d'e qllelque nature qu' elle soit,
el aspire ouvertement a, se livrer, sans entraves et sans frein, a lous les enlraine-
ments de ses instincts 'bl·utaux. e'est tou,jours comme I'a dit La Fontaine.


Quoi(fUe l'on puisse devenir cependant plus tard, on demeure, an fond, toujours
altaché aux mreurs de la classc OU \' on est né eloll l'on a été élevé. Cet attachement


.. ressemble a celui qu'on a pour le paYi; natal et la patrie, el se confond meme avee
lui. Or qu'arrive-t-il quand un ifldividu, par le s/¡t:"~~~ fonetions, s'éleve
all-dessus de sa condition? 11 e~t forcé, ou par or~ .• ~~ forcé d'adopter
les usages. les rnreurs, les habitudes des classes ,'.' ';. ,,~endant, par sa
naissanee et ses habitudes, il tient aux usages, a~ . , ., ': 'aux mreurs des
classes inférieures. Divisé ainsi en lui-meme, en . .. e ,ses gouts natu-
rE'ls et les exigenees de sa nouvelle position, iI prend en' baine les rnrellrs qu'il
est obligé de subir et que souvent il est ineapable d'imiter, et, au lieu de désirer
l'élévation de ce qui est au- dessous, il fait des vreux pour lE' rabaissement et l'abo-
lition de ce qu'il ne peut pas aUeíndre; et ainsi ees individus déclassés sont pres-
'lue fatalement ou révolutionnaires, ou indulgents aux révolutions.




- 2!)-
A en juger par les fruits que vous semez , le mécontente--


ment, la cupidité, l' envie, l'improbité, la víolence, le renvel'-
sement OH l' oubli de tous les príncipes du bien et du vrai,
vous n'etes pas, non, vous ne sauriez etre d'oJ'igine céleste,
et vous n'etes point réellement ami de l'"humanité. D'Oll vient
que nous suspections vos ten dances et vos reuvres? Jamais
nous n'avons vécu ni de priviléges ni d'abus. Comment t.outes
les ames paisihIes et hunnetes vous sont-elles contraires, ou
rous voient-elIes, au moins, avec craÍnte et méfiance? Bien
certainement vous n'etes point ce que nous aimions, et VOUES'
n' etes pas non plus ce que nous espérions !


Adieu, doucepaix, mreurs honnetes, modération, confiance,
stabilité, simplicité, décence, e' en est faÍt! déja les géné- .
rations nouvelles vous connaissent a peine; bientor. vous
ne serez meme plus un souvénir pOUl; ceBes qui les sui-
vront! Sous prétexte de progres, exciter el développer des
hesoins incessamment nouveaux, pousser a la consomma-
tion, aux jouissances factíces, aux passions déréglées, aux
espérances folles, au luxe effréné, a l'agitation, au mouve-
ment perpétuel, aux innovations sans fin: c'est a ce soin
que s' occupent alljourd'hui les chefs des peuples, ceux qui
.DOUS gouvernent et nous dirigent dans la voie de l'inconnu !


Ah! qui nous dira quelque coín ignoré, inaccessible aux
chemins de {eret aux mauvais journaux, ou, loin du bruit,
des folles espérances, des vanités et des charlataneries,
nous puissions vivre encore un jour dans notre ancienne et
honnete simpli~~télI.


--;' :'1':'


1'. Un des ef1etJ~I~t~~ikame mobilité excité e parmi les populations par l'éta-
blissement des $íñmsde ter, e'est l'affaiblissemenl et la prochaine extinction
de plusieursdes'déiimeiíís les plus respectables et, je le crois, Jes plus conser-
uteurs de la famille et de l'État. L'cffacemenl des nationalités en est un qui
tout d'ab(:)I'd futprévu et qui va son train; maisje ne veux parler ici que de l'aUa-
chement au ]ieu nata], aux souvenirs, aux mreurs, allx habitudes du pays. L'adage


, ubi bene ibi patria est devenu déja et devientdc plus en plus populaire. n est notoirc
que les populations des campagnes affluent de toutes parts vers les villes el 5ur-




- 26-


Le besoin et le désir de la liberté sont anciens comme le
monde; Hs sont nés avec la vie~ De tout temps l'homme a
détesté la contrainte et aimé ase mouvoir librement dans tous
les sens : c' est son instinct et la loi de sa nature. Il en est de
cela- comme de son désir de posséder et de jouir, qui n'est
ni moins naturel, ni moins légitime. Cependant, autant qu'il
est possible de nous reporter dans le passé, nous voyons,
dans les sociétés civiles meme les plus anciennes, la puis-
sance publique, la force régulatrice de l' ordre social occupée
a diriger, a retenir dans de certaines limites, a réprimer el
jusqu'a enchainer la libre et franche expansion de ces aspi-
rations et de ce besoin, quoique reconllUS naturels et légi-
times en eux-memes. C' est que la liberté, parfaitement con-
forme a la dignité humaine, et tres-favorable a I'essor des
intelligences, au développement des caracteres et au progres
social en général, quand elle s'exerce dans la regle et suivant
la raison, est toutefois, par ses écarts, ses abus, ses exces
presque inévitables, le plus constant et le plus invincible
obstac1e a l' établissement, au maintien et au jeu régulier de
Yordre social, hors duquel il n'est certainement pour l'homme
ni dignité, ni sécurité, ni développement intellectuel et
moral, ni conséquemment non plus de progres véritable ni
de liberté.


tout vers la eapita1e; et 1'0n quitte son village sans regret et, le plus souvent,
san5 pensé e de retour. On ne tient plus a son cloeher, a ses montagnes, aux tom-
bt:aux de ses peres, dont les restes demeurent sans' culte ~t deviennent ce qu'ils
peuvent. Il est sans doute des reveurs aventureux qui se promettent merveille de
l'anéantissement de ces aneiens liens Boués et resserrés avee tant de soins el de peine
par la sagesse de nos aneetres. Mais iI est des hommes ponI: qui les faits passés et
l'enseignement qui en ressort sont eneore quelque ehose, el qui, peut-atre avec
quelque raison, eroient que la seienee sociale, pas plus que lés autres sciences, ne
doit proeéder ti priori, et qu'aussi bien qu'elles, bien plus que ces seienees, elle
s'appuie sur l'expér-ienee et la sagesse des temps. Pour ces hommes, il est au moins
problématique si la révolution qui est en train de !"opérerdans le monde, sera, en
définitive, un progres ou une déchéanee pour l'espeee humaine, pour l'espeee
humaine considérée dans ses faeuHés ou ses aspirations sup'rieures.




- 27-


Assurément c(\tte luUe éternelle de la force publique
contre les volontés particulieres doit avoir sa raison d' etre ;
elle ne serait pas si constante si elle n' était nécessaire : son
universaIité dénote qu'elle tient a la nature des choses et
qu'elle a le caractere d'une loi.


e: L'homme, dit le philosophe Kant, est un animal qui,
dans l' état de société, a besoin d'un maUre; car vis-a-vis
d'autrui iI abuse toujo~rs ou est porté a abuser de sa liberté;
et, bien qu' etre raisonnable, iI désire une 10Í qni melte des
bornes a la liberté de tons, son instinct égolste et brutal le
pousse a s'en exempter. La est le nooud de la diillculté.
L'hornrne a done besoin d'un maUre pour etre soumis a la
10Í qu'iI juge lui-meme nécessaire, mais que, pour son pro-
pre compte, iI tend sans cesse a éluder. 1>


La liberté est, apres l'intelligence, le plus beau don que
le Créateur ait fait a l'homme; elle est la condition et le
complérnent meme de l'intelligence. Qui pourrait ne la pas
aimer, ne la pas désirer et pour lui-meme et pour tout le
monde 1 Qui ne se sent pas transporté par tout ce qu'elle
réveilleen nous et semble nous faire espérer! Phit a Dieu
qu'elle étendit son regne sur tout l'unívers, dans ceUe me-
sure et ces conditions de sage et prudente modération qui
seuIes pellvent assurer son existence et ses bienfaits! Et
phit a Dieu qu'eIle ne fÍIt pas, hélas! pour le plus grand
nombre, un simple piége, une cause incessante de trouble,
de désordres, d~entrainements coupables, de crimes, de
chutes et de miseres!


Malheureusenient, ce n'est que trop visible, jusqu'a pré-
sent c'est ce dernier fait quí est le vrai. La liberté n'est
réelle et ne saurait etre un bienfait que quand elle est
dirigée et contenue par une raison éclairée et ferme, ce qui
n'arrive qu'apres une tardive expérience pour les hommes les


. plus favorisés, et, quoi qu' on tente, n'arrivera jamais, nous
le craignons, pour tous les autres, qui sont la multitude.




- 28-


Eh bien! la presse ne considere point ces degrés, ces-:
nuances, ces difficultés et la réserve qu'elles commandent,
ou, si elle n'en ignore, eHe ne s'en embarrasse guere. Tout
ce qu'elltre des mains pures, la presse pourra tenter pOUl'
amener les masses a ce point nécessaire de développement
huma.in qui nous constitlle vraiment hommes et capables
d'exercer les hallts priviléges de nOtre nature, tout cela est
absolument perdu et ne conduira qu'il des mécomptes, a
de nouvelles diflicultés, a de nouveaux dangers pour
nous-memes et la société r.


Quelle courte vue ou quelle inexpérience ne suppose pas
cet espolr, par exemple, que la propagation de l'instruction,


1. Les libertés et les droits réclamés ou accordés, ponr qu'ils puisseot durer
et s'exercer saos de graves ioconvénients, doivent eh'e en rapport avec les besoins
véritables, spontanément et longtemrs manifestés; qu 'ils soient en rapport Don
pas seulement avec les désirs, maís avec les facultés qu'on a de satisfaire ces
désirs et d'exercer ces droits. Quand les dési,'s et les facultés, les vrais besoios,
soot de niveau avec les libertés réclamées, cellefi-ci se font valoir avec justice,
avec une véritable force, el De tardent pas a. etre cOllcéclée~. Quí pourralt long-
temps les refuser? Mais il De faut pas que chaqlle bl'ouilloll puisse venir precher
des libertés dont le besoio De se fait pas véritahlement sentir, et qui oe sont pal
en harmonie avec le degré des lumieres et de la civilisation générale. G'est par
ou peche la presiie politiqueo


Comme les indush'iels s'évertuent a créer a leur profit des besoins factices de
jouissance, de bien-etre et de prétendu cODfort, ainsi les journaux travaiIJent de
tont leur pouvoir a exciter, parmi les masses, des désirs factices d'indépendance
et de libel·té. Et ceci ne peut se tolél'er sans qu'on marche a un bouleversement.


Pour les peuples, comme pour les individus, la liberté est chose passable-
ment divel'se, variable et arhitraire. ElIedépend be!ucoup de l'idée qu'on se
fait de ses droits, et du besoin qu'on éprouve de les exercer; elle est, en général,
une affaire de pureopinion et de senti'ment. Un peuple se croit libre avec la
seule liberté civile, et il rest en effet des qU'llle croit. Un autre se croit asservi
tout en jouissant de la liberté civi)e, religieuse et politique la plus étendue;
il lui faudrait encore la liberté révolutionnaire, el comme on la lui conteste, il
crie a l'oppression. II ne s'estime pas libre, et des lors jI ne rest paso


Quelle conclusion en tirer? C'est qll'jl est du devoir de la société et de l'au-
torité, qui en est la raison dirigeante, de veiller a ce que de fanx docteurs, parmi
les masses, ni n'exageren! l'idée, ni n'exaltent outrc mesure le sentiment de la
libflrté ..




- 29-
SOlr prlmaire, soit seeondaire, que la diffusion de ce qu' on
appelle si faussement les lumieres puisse jamais, elle
seule, rendre sage la fotile des hommes, voués, par leur
situation meme et les nécessités qn'elle implique, ;. toutes
les défaillances qui troublent la raison et la jettent hors de
S3 voie, comme si notre conduite était réglée par nos
lumieres et non par nos passions 1 !


Cette iIlusion, nnus I'avons partagée longtemps avec un
grand nombre d'autres personnes. Elle est, iI faut l'avouer,
aussi flatteuse et consolante qu'elle s'est montrée spécieuse
et trompeuse. Il a fallu bien des mécomptes et une longue
observation des hommes et des choses, pou!' que nOllS en
ayons reconnu le vide.


L'instruction ne donne pas le bon sens, iI peut exisler
sans elle. On rencontre, dans les conditions les plus humbles,
des hommes san~ instruction aucune, mais honneles et reli-
giellx, et chez qui, malgré le manque de eeHe espece de
culture, se voit néanmoins une entente de leurs affaires,
bien supériellre a ce qui se remarque en général chez les indi-
vidus sortis des écoles, et, ce qui est encore plus surpre-
nant;, une lucidité de jugement. remarquable dans l'appré-
cintion des choses d'uu ordre meme élevé, commela reli-
gion, la morale, la politique.Ce phénomene est rare sans
doute~ ainsi que tout ce qui est bon et désirable. Ce qui ne
l'est pas du tout, ce sont des hommes instruits, non pas
seulement dans les connaissances pr'imaires, mais dans les
leures, les sciences memes, et chez qui tout est tellement


t. L'instruetionn'est en elll'-rncrne ni bonne ni rnauvaise; elle ne devient
l'une 011 l'aulre que par la direction qu 'on lui donne et l'usage qu 'on en fait.
Cela posé, tant qu'il ne sera pas bien compris que l'objet de l'instruction pri-
maire est l'éducation morale el reljgieuse, l'éducation chrétienne, et tant que
eette vérité ne pl·ésid.era point a tout le régirne des écoles, ce n' est pas assez ~
tant que vous n'aurez point obtenu que les mauvais journllux et les mauvais
livres ne soient pas, cent fois et mille fois plus que les autres, ofterts ou mis a la
portée du penple quí saít lire, n'espérons ríen de bon de l'instruction prirnaire.




- 50-


faux et misérable, les instinets, le jugement, le ereur, qu'on
y ehereherait vainement un atome d' esprit de eonduite et
de saine raison. L'explication en est simple:


Tandís que le journalisme, le progressisme et l'humaní-
tarisme, ou vont en général s'inspirer les individus pourvus
d'un demi-savoir, travaillent) sans relaehe, a faire miroiter
aux yeux toutes sortes de vues ehimériques ou perverses et
de promesses mensongeres, propres a fausser la raison, a
dévoyer les volontés, a pousser aux plus dangereux et plus
coupables éearts, la religion, elle au eontraire, donne tout
son temps et ses soins a redresser les idées fausses, a eal-
mer, apaiser, modérer, paeifier, moraliser, a répandre par-
tout, sur toutes ehoses, pour toutes les eireonstanees et
toutes les situations, des enseignements basés sur la sagesse
et rexpérience, des suggestions douces, modestes, conci-
liantes, raisonnables et utiles, propres a réfréner le~ appétits,
les ambitions, les passions, a tout ordonner, a mettre et
retenir dan s l'ordre toutes les aspirations, fous les actes,
tonte l'existence humaine.


Ríen ne donne plus d'ampleur a l'intelligenee, plus d'élé-
vation et de force que le sentiment religieux. C' est que la reli-
~ion, en étendant les horizons de l'hornme au-dela des
sens, détache nos régards de tout ce qui est inférieur, petit,
instable et transitoire, et nous porte naturellement vers tout
ce qui est grand, durable, excellent, supérieur; e'est qu'elle
fait estimer les choses ce qu'en effet elles sont et valent, et
que par la merne elle modere, elle tempere, elle purifie,
elle éleve; c'est que la religion, apres tout, est le résumé de
tout ce qu'il y a de plus pratique, de plus utile et de plus
vrai, en meme temps que de plus grand. et de plus haut
dans l'ensemble des connaissanees humaines; c'est qu'elle
est vraiment une haute et la plus baute philosophie, la
lumiere cnfin, l'origine et la base de toute vraie sagesse,
de tous vrais biens, de toute vraie morale en ce monde.




- 51-


Ce n'est pas la culture de l'esprit seul, c'est celle de
I'homme entier, celle du creur, celle de l'ame avant tout,
e' est l' éducation proprement dite, la religion, qui fait les
honnetes gens, qui nous éclaire véritablement sur ce qui
est fondamental, essentiel, de tous les lieux et de tous les
temps, sur les vérités de l' ordre moral, les seules enfin
qui tectifient le jugement, en puritiant les afIections et en
répandant partout leur influence d'ordre et de justice.
- Dans le fait, l'homme ignorant se rapproche plus du


vrai savant que l'homme a demi instruit. Comme le vrai
savant, il saitqu'il ignore beaucoup de choses, est circonspeot
et modeste par conséquent. Le demi-savant, lui, n'ignore
rien, ne doute de rien, et prononce sur tout et sur les ques-
tions 'les plus difficiles avec une imperturbable assurance.


Ce n' était pas ce que n011S appelons savoir qui constituait,
chez les anciens, la sagesse; c'était l'art de se conduire et
de vivre en homme de bien, c'était la prudence et la morale.
Celui que l' oracle proclama le plus sage des Grecs avouait
lui-meme qu'il n' était point un savant. Il faisait plus: il
déclarait folie les vains eflorts de ceux qui se livrent ou
aUachent une grande importance aux recherches et aux
spéculations touchant les secrets de l'univers et de Dieu l.


Que d'hornmes illustres qui ne savaient pas Jire! Les
plus gl>ands monarques qu'ait .eus la France, Henr'i IV et
Louis XIV, ne brillaient point par le savoir; leur instruction
avait été négligée : et néanmoins ils se faisaient remarquer
par leur sens exquis et leur amour de toutes les grandes
choses. Charles IX et Fran<;ois in, ce roi sans prudence,


l. - O'uoe ~Oep iT&pl. T7ís 1"WlI iTDell1"WlI rpúcr&WS, ~iT&P 1"W1I c1AAwlI ol iTA&icr1"ot,
OtEH~&1"O, crxorrwlI, 8iTWS Ó Xocl0up&lIOS úrrÓ1"c";')Ji crOC¡M1"WlI XtÍcr[J.OS Érpu, xoc/. 'r[crtll tXlIlX~XOCtS
EXOCcrTOC ~[Y&TC1.t TWY oupcey[WY' tXAADe xcxl. 1"OÚS rppbYT[~OVTC1.S TOe 't'OtC1.UTC1. p.WpOC[YljllTOCS
€iT&O&[XlIUey. (g&YOrpWYTOS AiTo/J.yy¡poyeu pOC't'WY (3dD" oc, 1-11.)




-.. '


;.-.- 52 -


étaient letLrés, po~tes meme; le féroce Henri vru d' Angle-
terre et le I'idicule Jacques VI étaient également érudits et
liUér'ateur~"f;_'_ ¿ .
Non,~_'ietion ne donne ni In conduite ni le hon sens;


ils peu~::)nlmquer avec elle, comme exister sans elle.
Vouloir preparer la multitude a la liberté par l'instl'uction
seulement, et par l'instruction irréligieuse, e' est ignorer ou


. feindr'e d'ignorer que l'entier asservissement a tout ce qu'il
y a d'abject fut et sera toujours le seul fruit assuré de I'im-
piété, memo savante. :1


Cela ne va pas a décider que le savoir est contre nature,


:l. « Il résulte des chiffres cGmparés de la statistique criminelle et de celle de
I'instruction primaire en France, dit M. Morcau CIll'istophc, que la ou il ya une
plus grande masse d'instruction, la a\1~si il y a une plus grande Illasse de crimes.,.
(De la Réforme des prisons, V. Gtterry.)


« Une remarque vrairnent affligeallte a f/lil'e, eí qui Pl'ouve combien devienllcnt
de plus en plus profondes les lésions que la société re¡;oit de l'affaiblissement ou
de l'ahsellce de toute croyance religieuse, est ceIle qui rcssort des dernier's chiffres
du tableau comparatif que nous avons donné (p. 67) et qlli élablit que,de 1828 a
i855, les crimes commis par des individus ayaut re~u une insll'uclion supérieure
au degré élémentaire vont toujours croissant et se sont élcvés suc~cssi\'elllent, dan s
un court intervalle, de 118 a 264! »


«D'apres les ohservations faites par M. le baron de Morogues devant la chambre
«les Pail'S, ceux qui ont re¡;u une illstruction Supél'ieure an premier degré, ont
montré sept fois plus de propension aux crimes que ceux qui avaient profité de
l'enseignement primaire.


«Dnns les prisans dépal'lementales, les plus effl'Ontés coquins sonl tonjours ceux
qui aiguisent dans les écoles ¡'instl'ument de Ieul' intelligence.


« 11 résulte de nos statistiques que la criminalité augmentc en raison dircrte
de l'inst:·uction.» (L. c.)


«On tro~,erail difficilement, est-il ohservédans le Medicalrepositorynewserius,
t. HI, p. 5'37, une erreur plus gr'ande que cflle qui cODsiste a eroire que l'instruc-
lion en dle-meme et par elle seule est déjA un bienfait. Sans doute elle eslun
ressort puissant pOllr le bien eomme pour le mal. Chez eeluí dont l'esprit a pris
une direction convenable, I'inslruction est a la fois un instrument utile pour lui et
pour la société ; mais eelui dont les sentiments n'ont pas un penchant déeidé pOllr
]a vertu, y trouve une arme terrible pour consommer le mal.»


On peut voir, par les journaux démocratiques et leurs incroyables aberrations
au sujet des de¡-nieres affaires d'Italie et d'Allemagne, Jusqu'a quel point les hom-
mes sortis des colléges pcuvent manquer du sens commun le plus vulgaire.




.....


-,:,.) -


qu'il dépl'ave l'homme, ou qu'i! est absolument inutile el
qu'il ne faut pas s'instruire; mais seulement que cJest une
illusion de .s'en promeUre des merveil1es, et que la n'est pas
cnfin, pour le grand nombre, l'agent civiJisateur.


Nous nous demandons a quoi l'on veut qu'enfé~l aotuel
des cllOses, puisse tant servir, chez l'homme de travail manuel
etle campagn:lrd, cette instruction élémentaire qu'ondistribue
dans les écoles? A lire un acle notarié, l'almanach de Liége
ou un mauvais journal : c'est a cela que l'utiUté se réduit le
plus souve'nt. Nous alIons plus loin: nous nous demandons
quels si grands services nous ont rendus, jusqu'ici, meme ces·
quelqlles notions de pbysique, de chimie, d'histoire naturelle
el d'astronomie que, tant bien que mal,on nous enseigne au
collége? Sommes-nous par la devenus de vrais savants? En est-
il résulté autre chose, chez la plupart, que plus d' orgueil et
plus de prétenlions ridícules? Pour avoir appris les pro-
priétés générales des corps, savons-nous mieux nous
conduire, sornmes-nous meilleurs adminislrateurs de notre
bien, meilleurs peres de famille el meiUeurs citoyens? Parce
que nous connaissons la composition de l'air etde l'eau,
les inondations et la grete font-elles moins de ravages? Y
a-t-il moins de maladies? Savons-nous mieux nous en
garantir? Et lorsqu' enfin nous ne verronsplus partout que
de l'oxigene, du phosphore, de l'hydrogime, de l'azote, du
carbone, le monde et )a nature nous apparaitront-ils plus
merveilleux, et la vie elle-meme sera-t-elle plus belle, plus
heureuse et plus longue?


Nous connaissons de braves gens qui n' ont peut-étre
jamais entendu prononcer les mots éleclricité, magnétisme,
géologie, anatomie comparée, physiologie, embryogénie,
et qui ne savent pas une syllabe des causes enseignées
d'aucun météore, d'aucun des grands phénomEmes de la
nature : ni du tonnerre, ni des éclairs, ni de la pluie, ni de
la grele, ni des vents, ni des aurores boréales, ni de.l'arc-


3.




- ~4-


en-ciel, ni des volcans, ni du flux et du reflux de la mer;
et' qui, cependant, ne les admirent que davantage, et)le sont
que plus pénétrés de la grandeur de Dieu, d~ sa toute puis-
sanee et de lous les sentiments nobles &t féconds qui dé-
coulent de ces idées bienfaisantes.


Et nous connaissons aussi d'autres gens, qui savent ou
croient savoir expliquer tout cela, qui ont été au collége,
qui sont tres-infatués de leur léger bagage de savoir. Et
ceux-ci sont froids, sceptiques et dédaigneux en face de
tout ce qui est grand et beau ; ils n'admirent rien, ne sont
émusde rien: ils comprennent tout, et connaissent les
ficelles qui produisent tous ces beaux eflets.


Qu' est-ce que tout cela pour eux? De grandes opérations
pbysiquesel chimiques, de l'électro-magnétisme, ducalorique,
de la lumiere, de la vapeur, de l'attraction, de la réfraction,
et quelques autres choses placées dan s de certaines condi-
tions et soumises a de certaines forces et a de certaines lois.
UIi physicien, un chimiste, dans son laboratoire, en fera
tout autant; et le physicien et le chimiste, ils le croient,
expérimentent et observent; i1s n'admirent rien, si ce n'est
eux-memes et les oouvres de leur propre génie. Admirer les
oouvres de Dieu, songer meme a Dieu, y pensez-vous, quand
on est si savant !
. Un résultat de ceUe science populaire de manuels el de
petits traités est certain : la physique et la chimie détróne-
ront les arts, le beau, l'idéal, la poésie, la scienee elle-meme;
elles ont deja détróné la poésie; elles l'ont tarie dans sa
souree, le merveilleux, le surnaturel, l'admiration, le mys-
tere. Or la poésie, la vraie poésie, il ne faut pas ,1' oublier,
e'est le beau, c'est le bien, c'est legrand, c'est l'enthousiasme,
e'est I'étincelle divine qui produit l'héroisme et ledé voue-
ment, le feu sacré qui anime 'et éleve la sciénee;' e'est, avee la
religion, qui est aussi poésie,la génératrice de tous les nobles
sentiments, de toutes les aspirations et de toutes les aetions,




- 3!)-
de toutes les créations grandes et généreuses; c' est une
intuition de la nature et de ses mysteres, de l'hornme et de
sa destinée, quelquefois plus vraie et toujours bien plus
belle que les théories péniblement échafaudées dan s les
ouvrages de sciences el de philosophie.


Au lieu d'ames ardentes, capables d'élévation et d'élan,
iI se formera, de plus en plus, de ces petits esprits et de
ces pelits caracteres froidement calculateurs, suffisants,
superbes et dédaigneux, comme sont tous ceux qui savent
ou croient savoir de tout un peu quelque chose.


Il se prépare un temps, grace au progres de par la science
encyclopédique et populaire, oil rame humaine desséchée,
rétrécie, déchue de sa vraie grandeur, et dominée tout
entH~re par le positivisme, l'ambition du gain et les joies
sensuelles, ne connaitra plus d'autre emploí du génie et
d'autres reuvres de l'intelligence que le commerce, l'indus-
trie, les afJaires et la petite chimie, la petite science mise
au service des afIaires.


Dans ce temps-la, temps qui s'avance et qui est déja
presqu'arrivé, le jeune homme se dira : A quelle fin et pour
qui rn'aller faire estropier ou tuer a coups de canon sur un
"lointain champ de hataille! Qu' est-ce que des épaulettes, des
rubans, la gloire, la patrie, le drapeau? Des mots sonores,
nugre canorre, de risibles hochets, bons a faire hausser les
épaules. Ma patrie, je I'ai Iu au collége, c'es! le lieu
ou je me sens bien, oil je gagne aisément ce qui fait vivre
et bien vivre. OU je trouve le mieux. el fortune et jouis-
sance; car, a dit un grand connaisseur, l'or seul et le pou-
voir, l'or et ce qu'il procure sont quelque chose, tout le
reste n' est rien. On ne vit qu'un jour; et, comme on nous
enseigne, parmi les doctes ou demi-doctes, qu'apres ceUa
víe il n'y aura plus pour nous que ténebres et somtneil
éternel, faisons durer la veille, prolongeons, le plus possible,
ces instants d'existence apres lesquels il n'est rien, et ayons




- 56-


cela qui seul est quelque chose, qui rend la víe confortable,
opulente, puissante et joyeuse; ayons de l'or et du pouvoir,
ayons-en le plus que nous pourrons, n'importe cornn/ent,
et que le "ain scrupule ne nous ::.rrete que juste au seuil de
]a cour d' assises !


L'association de l'hornme et dn cheval, a dit un autre
habile, est excellente... pOllr l'homme: tachons d'étre
l'hornme qui monte le cheval, qui l'exploíte el le faít mar-
cher et travailler en le frappan t d'une laniere taiJIée dans sa
peau.meme. Exploitons bien, et ne nous Iaissons exploiter
parpersonne!


Pourquoi tant d' enfants, Jira la jeune épouse? lIs flétris-
sent les charmes, mettent chaque foís en danger l' existence
et la sanlé; ils diminuent les conditions du bien-etre,
prennent sur le temps, les plaisirs et l'indépendance. lIs
sont, pour toutes les meres, une source de privations, de
soucis, de douleurs et de peines de tous genres. S'il en
faut absolument, ayons-en un, deux tout an plus; mais que
tout le reste, avant de naitre, retourne au néant et soít
comme s'il n'avait été point.


Ne serais-je pas fou, observera le fiancé, pres de conduire
a l'autel1a jeune fille qui l'auend et qui l'aime, de m'em-
·oorrasser d'une famille, qui m'ótera ma liberté, toute la
franchise de mes aHures, et dont je puís partout trouver les
avantages et les plaisirs, et bien mieux, sans mélange
d'épines! Leprincipe de conduite d'un etre raisonnable
dont les jourssontcomptés, e'est de suivre le plaisir et de
fu ir la peine: or, o,n I'a dit aussi, l'union eonjugale, par
ses devoirs et ses peines, est, pour l'homme surtout, un
véritable esclavage.


Les arts, la scienee! A quoi hon des arts? A quoi bon
la sCience? diront l'artiste et l'homme voué aux études. A
quoi hon tant de veilles et d'efforts? Ce talent dont le publie,
'en définitive, fait bien moins estime que de l' or et de la puis-




..:... 37-


sanee, él quoí hon! Que me feront la renommée, les lauriers,
des que je ne serai plus, que tout sera pour moi flni, et que
moi-·meme je serai comme si je n'avais jamais été? Bille-
vesées que tout cela, talent, savoir, renom! Le positif, le
réel, ce qui se palpe, se compte et se goute par les cinq sens,
cela seul est quelque chose pour qui n'a que peu d'instants
a vivre, et quí bientót eessera d' etre pour toute }' éternité.


Vivons done! vivons, mangeons, buvons, et apres nous
le déluge!


Tout peuple, se dira tout le monde, avec les journalistes
et les pseudo-philosophes, tout peuple a le droit de se
soulever contre son gouvernement quí lui déplait, de chan-
gel' de maUre, et aussi, s'il lui convient, de se passer de
maitre : il suffit pour luí de le pouvoir, et, pour qu'il le
pujsse, de le vouloir. Or queI besoin est-iI de nourrir gras-
sement sur un tróne ou sur un piédestal, comme une idole,
un homme, notre semblable, quelquefois moins que notre
égal, pou~ qu'il nous tienne en tutele, nOllS tonde, nous
éeorehe, nous opprime el nOllS envoie a l'abattoir, nous ou
nos enfants, si e~ quand bon lui semble, comme du bétail?
Voyons, les amis, passons-nous de Sire, et gouvernons nos
afJaires a notre guise et sans faux frais, nOlls-memes!


JI se dira et se verra bien d'autres choses; majs qui
osel'ait soulever le voile tout entier !


O vous qui vous sen tez seuIs et vieux, ne vous aftristez pas,
quand ee temps sera venu, d' etre an déelin de vos jours, et ne
vous affiigez point d' etre sans enfants et san s famille! Heureux
eeux qui auront plié leur ten te avant d'avoir vécu ee temps!
Plus heureux ceuxqui sont morts sanso avoir prévu ni
pressenti ee temps maudit! ~,>;" ..


Qu'on ne eroie poinl qu'il entre dans notre dessein de
médire de la seience, a laquelle MUS avons, toute notre vie,
voué un eulte respeetueux et désintéressé! Nous protestons




- 58 --


contre une intention pareille. Honneur au. vrai savant, hon-
neor a la vraie seienee! Elle est belle, utile et bonne pour
l'homme, si elle lui révele les splendeurs de la nature et la
grandeur de Dieu. Mais, pour entrer dans le sanetuaire et
toucher a l'arbre divin du savoir, il fant avoir le ereur et les
mains purs, et la pensée dégagée de toute vue basse el pro-
fane ; il faut avoir rec;u le seeau de l'initiation, avoir em-
brassé le saeerdoce de la seience, appartenir en fin a l'aris-
tocratie de l'ame, dont ne sont point eeux qui ne croient
pas a rame.


Oui, la science, la vraie scÍence est belle: toutefois, plus
helles encore sont la religion et la morale divine, dont le
moindre dogme et le moindre précepte importent bien au-
trement a l'hommc que toutes les sciences naturelles dans
les mains de l'impiété audacieuse J.


Les personnes qui savent - et il n' en manque sans douta
pas de telles - aquel degré d'abjeelion est tombée de nos
jours, sous l'influence du critieisme el du panthéisme prus-
sien, la philosophie naturelle éclairée par la scienee positive
el popularisée par le journalisme mécréant, ces personnes
ne s'étonneront point si, apres Montai~ne, Malebranche,
Vauvenargue, Grethe et plusieursautres, nous osons répéter:


e Que l'ignorance est un moindre mal que la faussa
scienee 2 ; J)


e Que la scÍence enfle, scientia inflat 3 , et qu'il y a peu de
sciences utiles ; »


f. Apprenez-moicequiréellementaméliore, anoblit, éleve, etemployez a ceUe
fin tout le feu de la parole : nous vous écouterons, nous TOUS applaudirons, el ron
vous placera parmi les bienfaiteurs de l'espece bumaine. Mais arriere les esprits im-
mondes el les langues envenimées qui insinuent le mal sous des formes séduisantes!


# • ~·11 vaut mieux ignorer que de savoir ce qui rétrécit el avilit les horizons et les
ftspirations de l'homme; et il vaut mieux se taire que d' ouvlir la bouche pour faire
entendre ce qui n'"st ni bien ni beau, ni vrai ni utile. .


2. Lettres sur Z'Amérique. - 3. De la Becherche de la Yérité, d'apres
S. Paul, 1, Coro VIII, l.




- 59~
e. Que les livres ne sont propres, a tout prendre, qu'a


donner des noms a l' erreur 1 ; J)
el Que la science n'est qu'un amas morbide qui a hesoin


de support et de dome: océan plein de périls et d'abimes,
des qu'il ne réfléchit pas les cieux 2 ; J)


el Que la science est un dangereux glaive, qui empeche
et ofIense son maitre, s'il est en mains faibles 3 ; J)


e Que la peste de l'homme, c'est l'opinion de savoir.4 J)
Bacon a dit que el la religion est l' aromate qui empeche la


science de se corrompre 1>; il aurait do nous dire aussí
ce qui empeche l'aromate luí-meme d'etre corrompu par
la science 5.


Ce qu'il y a de mieux a dire de l'instruction populaire,
telle qu'on la con'ioit et qu'elle se donne, en général, c'est
qu' elle sert peu et s' ouhlie vite. ~e serait un malheur vrai-
ment qu'elle eut l'eifet d'inspirer a tant de braves gens le
goot et le hesoin de lire. Oil donc trouveraient-ils a se
satisfaire? Hors la mauvaise presse, il n'existe pas de litté-
rature a Jeur usage. 8'il est vrai que la religion est le fonde-
ment dei'ordre social, et s'ill'est également, comme l'assure
l.lacon, qu'un peu de science rend incrédule, tandis que
beaueoup de science ramene a la religion, pourquoi; vous


1. Wllhelm Mei,ter', Lehrjahre. - 2. Voluplé. - 3. EII4". --- 4. E'Bail.
5. «La science,- dit encore Montaigne, est un grand ornement, maÍs elle n'a pas


son vrai usage en maíos viles et basses.»
«Vouloir rendre la scieoce universelle ou, comme 00 dit, populaire, c'est,


observe Hegel, tenter une eotreprise irréalisable, et qui est contraire a la notion
meme de la science.»


Nous ajouterons, nous, que cette entreprise est autant contraire a l'intéret, a
la digoité, a l'avenir de la science qu'elle l'est a sa notion. Cela n'est que trop
manifeste. L'étroitess~ et la superficialité sont devenues le cachet de la plupart
des ouvrages scientifiques de notre temps: l'encyclopédisme et le journalisme
paralysent et amortissent, des la jeunesse, le génie de l'homme. Que de médio-
crités trouvent dans le journalisme ce qu'elles désirent, une sorte de réputation
et d'influence, et le lucre avant tout; maiii aussi que de riches natures et de nobles
inteUigences se flétrissent et se consument dans un labeur sans portée ni profon-
deur, et dans des luttcs souvcntsans conviction !




- 40-


qui etes les Gouvernements, travaiUez-vous, de concert avec
les ennemis de tout ordre, a entretenir dans la société eette
grande menaee d'irréligion, en ouvrant inconsidérément,
par ]'instruction dite primaire et secondaire, la voie parmi
les masses aux mauvaises doctrines, aux mauvaises inspi-
rations, aux mauvais exemples de la mauvaisepresse, a
toutes les influences pernicieuses de la littérature malsaine
el du journalisme subversif et pervers? 1


Qu'on suppose, dan s l'état actuel de la presse, le moindre
villageois en sachant a peu pres ce que sait un maUre d' école
ordinaire, et iI faut bien que ce soit cela, tout áu moins, pour
que ce soit quelque chose: tout ce qui ne sel'a pas positive-
ment et bien dúment propriétaire, se trouvera du eoup, nos
bons journaux aidant, socialiste et révolutionnaire. lIs le
savent bien, tous ceux qui poussent tant a l'instruction
populaire.


La pire littérature va précisément au peuple qui sait lire,
a la multitude demi-inculte, demi-ignorante ou demi-savante,
et par cela meme ouverte a toutes les erreurs, et, dans tout
ce qui ne touche pas a ses oceupations, a ses intérets im-
médiats, hors d' état de _rien discerner et de j uger de quoi
que ce soit.


Qu'on se figure done l'efIet que doivent produire, dans
les ames simples et crédules, tant de critiques malveillantes,
de vues impraticables, d'opinions hasardées, de doctrines
fausses, dangereuses ou directement subversives. Une paroJe
anti-sociale est jetée dan s la foule: elle court le monde sans
s'arreter plus, et trouve toujours de nombreuses oreilles dis-


f.. Il n'est pas d'hommes qui aient de plus fausses idées sur toutes choses que
ceux qui ont rec;u une demi-instruction, et qui, sans lumieres suffisantes et sans
disceroement, ootlu, pele-mele, tout ce qui leur est tombé sous la maio. Preoons
J.-J. Rousseau; ii était un de ces demi-savanti: que de paradoxes, de vérltés
spécieuses et de contradictions n'a-t-il pas accumulés, de la meilleure Coi du
mond@, je le crois ! et que de faussei idées la jeunesse et les ioexpérimentés de
tout age n'y ont-ils pas puisées, au grand détrimem de l'ordre et de la société t




-"1 -
posées a I'accueillir. Pour neuÍl'aliser ce 'poison, vous avez,


. dites-vou.s, un antidote, la vérité : a la bonne heure! Nous
voulons qu'il soít reí/u, cet antidote, 3vec autant d'empres-
sement que le poi son lui-meme: mais, pour qu'il agisse et
produise son effet, il faut apparemment ql1'il soít porté et
rec;u la ou se lT'ouvent le poison et le mal qu'il a causé.
Comment vous y prendrez-vous pou r le faire parvenir a sa
destination d'une maniere prompte el sÍlre? Si vous en
savez le moyen, de gl'3.ce f::lÍtes-Ie nous connaitre ! Les bons
écrits ql1i contiennent l'antidote, ne sont lus que rarement par
les personnes qui ontsuhi l'impression des écrits malf3isants et
se sont pénétr'ées de leurs principes. En général, ce ne sont
guere que les bons esprits, les natures droites, honnetes et
capa bIes de les diseerncr', qui reeherchent et goutent les
bons éel'its. e'est déja quelque chose, c' est beaucoup que
d'affeJ'mil' dans le bien ceux qui le discernent et qui l'aiment;
toutefois, pour neutraliser le mal répandu par la presRe dans
les masses poplllaires, ce n' est pas assez, ce n' est pas la seu-
lement ce qu'il s'agissait d'obtenir r.


L' erreur est facile, commode, riante et attrayante; voilil
pourquoi, san s doute, iI y a dix livrcs sophistiqués pour un
livre se proposant un but honnete. Et nous ne disons pas
assez, e'est eent, e' est mille qu'il faudrait dire.


Un hon livre, fait avec eonviction et avec le eharme né-
cessaire pourse,faire agréer par le gout délicat, est un événe-
ment dans les leUres, une sorle d~aurore boréale littéraire,
que la foule laisse passer sans l'apercevoir; les mauvais
livres foisonnent, et, par la curiosité qui s'attaehe aux en-


1. II est peu de personoes qui liseot plus d'uo joúrnal, et, en généraJ, tout
abonDé, tout lecteur embrasse les opinions, les sympathies et toutes les passions
du sien. Le résultat se conc;oit : les jouroaux divisent le monde en plusieurs camps
hostiles les uns aux autres, aoimés chacon de J'esprit le plus opposé, et arretés,
chacun aussi, daos son idée fixe et exclusive, saos que les principes et les raisons
de l'un soient connu! ou du moios examinés, étudiés par les autres. CommeDt la
presse pourrait-elle se corriger elle-mame'




- 4!-


treprises aventureuses, aux fictions, aux paradoxes, aux
utopies, aux mensonges, et par les eneouragemellts om~rts
aux passions, aux instinets dépravés, et, en général, par les
attraits du vice et le piquant d'une apparente nouveauté, ils
sont toujours sÍIrs de se faire lire et de plaire.


La vérité d'aillellrs est une et toujours la meme, ou elle
n' est pas la vél'ité; l' el'reur, au eontraire, est diverse et,
telle qü'un Protée, peut revelir toutes les formes et varier a
l'inflní l. Elle a mille autres avantages; mais celui-Ia sur-
tout est immense, et ne manque jamais de luivaloir UD hon
aeeueil et le sueees aupres du grand nombre avide d'idées
et de ehoses nouvelles. La vérité, par cela qu' elle ne saurait
varier, manque d'intéret, devient fastidieuse et bientot est
dédaignée; le faux intéresse toujoUI'S, paree que toujours il
peut offrir un aliment au gout de la nouveauté. L'homme
aime la variété par-dessüs tout. Nous avons tellementl'amour
du nOllveau, que, si Dieu redeseendait du Ciel et venait llli-
meme nous dévoiler, une fois pour toutes, les secrets de
l'univers, .émerveillés d'abord, nous ne tarderions pas a núus
en lasser,' et nous retollrnerions aux systemes, aux hypo-
theses, aux fietions, au mensonge, ne fut-ee que pour le
plaisir de changer. . .


Done, s'il en est ainsi, s'il est avéré que le faux offre tant
de ressources et de charmes; que l' errenr et le mal ont une
affinité particnliere pour l' esprit et le crenr de l'homme ; que
leurs patrons et protecteurs sont plus nombrenx, plus en-
treprenants, plus aetifs incomparablement que ceux du bien
et du vrai, et ont bien autrement d'audace et de résolution;
s'ils sont enfin, comme il nous parait incontestable, si le


l. En "1~P au, E(jm, 6) lc:,XpIXflS, lXEtllIX 'r~ IXU'r~ ).€"1Ets, <1 l"1c" 7r~).IXt 7rÓT' aou
" K 1 • ~ ~ '1'1 ' 1" ",. 1 l' ",
'1]xoualX; IX o ... Ca>XpIX't"1]S· o Oto "1E 't'Ou't'Ou oEtllO-rSpOll, stp1J, Ca> 7r7r IX, OU povov IXet -rIX
IXU-r~ ).t"1Ca>, &U~ xIXl 7rspl ~1I IXU-rc";)V. lu 8'taCa>S Ot~ 'rO lI'o).u}loc61¡s SrVlXt, mpt
Tc";)V CCUTc";)V OUOt1t'OTS 'r~ au'r~ )'tj'stS - 'A}lÉ).Et, Etp1J, 1t'Stpc";)}llXt XtlttllOll Tt )Joyelll air.
Les Sopbistes ne sont jamais embarrassés a dirc du nouveau.




~.


- .. 3 -


faux et le mal et les patrons du mal sont au vrai, sont au
bien et aux amis du bien comme cent, comme mille est a
un, nous en pouvons sans doute conclure, avec quelque
fondement, que ce n'est pas sérieux de dire que la presse
se corrige elle-meme.


On assure que la presse est un instrument de progres:
nous le voulons croire, pourvu qu'on entende, par ce mot de
progres, la progression dans n'importe quel sens. Elle
pOllsse, en efiet, sans trop savoir ou ni comment, a droite,
a gauche, en avant, en arriere, et peut également nous faire
gravir des hauteurs OU la Vlle se développe au loin, ou nous
dévoyer vers des précipices et des gouflres OU l' on ne voit
plus ríen que les fantómes du vertige et de l'haUuci-
nation. C' est par ceUe marche aveugte, désordonnée et le
plus souvent hors des voies tracées, qll' elle conuuit aux
révolutions, qu'elle a conduit a la grande rébellion du XVIO
siecle contre l'autorité religieuse, et que, depuis, par le
príncipe victorieux de ceUe prétendlle réforme, par le droit
d'examen, par la liberté ele penser et d'enseigner et leurs
conséquences, elle a précipité l'Europe dans un mouvement
sans fin d'agitations révolutionnaires.


L'invention de l'imprimerie s'est effectuée dans l'intel"-
valle a peu pres de 1436 a 1452. De 1402 a 1520, date de
la rupture de Luther avec l'ancienne Eglise, il y a soixante-
huit ans. Ainsi soixante-hllit ans suffirent a la presse encore
dans les langes a déchirer l'Église, a susciter dans le monde
une révolution prodigieuse dont les effets subsistent et se
poursuivent encore ! La Réforme, ses disputes; son schisme,
ses désordres, ses rébellions, ses longues et sa,nglantes
guerres, ses haines encore aujourd'hui vivaces et profondes,
plus qu'on ne pense, et l'Europe chrétienne, autrefois unie
dans une pensée et des espérances communes, et maintenant
divisée : tel fut le premier et éclatant résultat de l'invention, de
ceUe simple invention de la presse et des caracteres mobiles !




-44-


Nous n' elltendons pas dire, on voudra Lien le croire, que
sans la presse n'eussent pu prendre naissance les idées, les
doctrines en vertu desquelles se sont accomplies, d'abord la
révolution religieuse, et un pen plus tard 'les deux grandes
révolutions potitiques qui ont changé la face de l'Eur6pe:
ce serait puél'il ; le lectclH' ne nous supposera pas une in-
tentian aussi ridícule. n stest YU de tout temps des esprits
chagrins et tOUl'nés a la critique plus ou moins hardie
des choses existantes, doctrines et institutions; des pen-
seurs et des novateurs aventureux qui, par tous les moyens
en leut' pouvoir, eussent voulu répandr'e leurs vues per-,
sonnelles et les faire prévaloir. Les reveries sur Dieu et les
autres dogmes, sur l'hornme, sa nature, ses droits et ses
destinées, ne sontpas nOllvelles dans le monde, et plus
d'une fois, dans les divers ages, les sociétés humaines ont
été agitées par des disputes, des abus de pouvoir et des
mouvements populaires.


Sans nnl doute, iI y a eu des incrédules, d'audacieux re-
veurs dans tons les temps, et sous le regne aussi de }'an-
cienne Egtise, iI y en aura toujours ; seulement on les tenait,
ou ¡ls se tenaient eux-memes en bride ; ils renfermaient au
fond de leur ame le secret de leurs écarts, au lieu qu'au-
jolird'hui l'impiété s'étale san s crainte, embouche la trom-
pelte, se propage, et tire gloire et profit de ses audaces.


Bien des hérésies, avant ceUe de Luther, et plusieurs fort
semblables et s'appuyant comme elle, comme toute hérésie,
sur le meme, principe du droit d' examen et de la liberté
prétendue de conscience, avaient, dans le cours des siecles~
éclaté dans I'Église: elles furent toutes combattues avee
sucees, confondues, vaincues par elle et finalement réduites
au silence. Sans la presse, sans les nouveaux et prodigieux
moyens de propagande et d'agitation que leh3sard des temps
'avait mis en son pouvoir, l'hérésie luthérienne, pas plus que
celIes qui la précéderent, ne fÍIt sortie victorieuse de la lutte




- 4~-


el n'eut pu résister a la grande autorité de l'Église. Ce fut
~ la pressequi assura son tr·iomphe. Elle ne résista et ne l' em-


porta décidément que parce qu'elle eut pour auxiliaire ce
··srand Jevier révolutionnaire, capable de soulever'le monde, -
< )a force jrrésistible de la presse .
. -Paurles révolutions d' Angleterre, de FI\1nCe et toules les
au~es,'l~ Réforme les a elle-meme revendiquées comme son
.·~u"re et en a tiré gloire ; et de fait, elles sont bien cer-


t-aineÍnent ses filIes tres-Iégitimes; et, eomme elle -meme,
elles ont été pI'éparées, favol'isées et fucilitées par la presse,
par le libre examen, la parole écrite ou parlée répandue par
la presse l.


Nous ne pensons pas que personne "euille contester ceUe
filiation, racile a suivre, et eeUe influence que tout atteste et
qui d'ailleurs proclame elle-meme sa toute-puissance. Ce
qu'on niera sans doute, ce que nieront certainement la jeu-
nesse ~rdente, el les amateurs de révolution, et les natures
aventureuses, et tOU8 les esprits encore dans les illusions et
sous le charme des promesses révolulionnaires, c' est que la
Réforme, la révolutiond'AngIeterre, etsurtout la Révolution,
la grande révolution franc;aise soient des faits a dépIorer, ne
soient pas, au contrai~e, de grandes et glorieuses époques
de l'histoire, fécondes par le bien qu' elles ont déja produit,
mais surtout par cclui bien plus grand qu'elles promettent
et déjil laissent entrevoir a }' espece humaine réhabilitée
par elles.


Voyons, examinons sommairement ces bienfaits, et, s'ils
sont réels, empressons-nous de les reconnaitre: rendre a
chacun et achaque chose ce qui Ieur revient, est un devoir
de justice auquel tout homme de bien est tenu de satisfaire.


f. La Réforme a produit la Révolution, mais non pas le mouvement, le déve-
loppement libéral, dont l'origine est antéricllre a la Réforme, comme nous le
prouverons plus loín.




CHAPITRE 11.


De l'É5IiSe, de 80n é'&at avant le XVlt sieele et
depuis ~ - I)e la Réfornle .. son oriaine, plus
tard et aujou",d'll.ui; - De la BévolutioD et de
ee qu'elle a fait pour le perfeetiennenlent des
iDJItitutioJU1J publiques et de la U.erté.


QuelIe était la situation de la société ancienne irnmédiate-
ment avant le ,christianisme ? Dans quel état l'Eglise trouva-
t-elle le monde? et que devint-il sous son influence, sous
l'influence de l'Eglise combatt~e d'abord par la persécution
paienne et, plus tard, par laférocité barbare? Qll'était le monde
chrétien avant la réformation protestante? Que devint-il apres
ce schisme? Qu'est le protestantisme en luí-meme, et, en
général, qu'est le christianisme dans les temps ou nous
sommes? Qu'était el qu'est aujourd'hui la société civile?


e'est ce que, pour notre examen, il s'agirait d'établir, et
qu'il nous faut essayer d'exposer au moins en quelques traits
rapides.


A la naissance du christianisme, la société ancienne, celIe
dont nous possédons l'histoire, était en dé~adence. Rome,
et tout le monde romain avec elle, s'agitait dans la corrup-
tion et dans l'al1archie. La dissolution s'était emparée de ce
grand corps; elle était partout, dans le gouvernement, dans




- 47-


la religioo, daos les moours, dan s les idées. La religion, fon-
dement de toute société, était en elle-meme sans principes,
sans dogmes, sans croyances, et, dans les hautes classes,
sans prestige et sans confiance. On en était arrivé la, dit un
contemporain, de s' étonner que deux augures pussent en-
core se regarder sans rire l.


Le paganisme, jusque dans les masses, avait perdu pres-
que toute son influence et tout son crédito L'histoire a cons-
taté le fait; les monuments historiques el littéraires de l' épo-
que le signalent et le déplorent. Nous ne dirons pas les
mreurs jusque la inouies qui en furent et le príncipe et la
conséquence : il nous reste des témoins nombrellx OU l' on
peut s'édifier a cet égard. Jamais l'univers n'avait vu corrup-
tion pareille 2.


Le christianisme parut. II étonna d'abord et inquiéta,
mais édifia bientót et régélléra la société défaillante. Tout le
monde connait l'hístoire des premiers chrétíens, Ieur foi,
leur charité, leur union, leur courage, les longues et san-
glantes persécutions qu'ils eurent a souffr'ir, lellrs héroiques
sacrifices, leurs luttes patientes contre le paganisme, la ra-
pide extension que prit leur jeune Église et son triomphe
final.


Tout ce qu'il y avait encore de vivant et de sain, dans le
vaste corps en pourriture, s'attacha d'abord, comme a une
source de régénération et de salut, a I'Évangile dll Crucifié.
Ce fut la foi chrétienne, en pénétrant graduellement dans
I'Empire et s'y emparant des ames, qui arreta l'esprit hu-
main dans sa décadence et l'anima d'une víe nouvelle.


Devenue romaíne, I'Église se trouvabientót, avec I'Empire,


1. Mirari le cum Catone, quod flon rideret aruspe:c, aruspicem cum videret.
(Cicer. lib. 2, de Divinatione.)


2. V. Térence, Apulée, Juvénal, Pétrone, Arnobe, Cassiodore. Lactance, etc.
:- V. aussi saint Chrysostome, Bornel. V.; saiot Augustin, Cité de Dieu, liv.
VII, c. 21.; Eusebe, Prépar. évang.liv. 11. c.i, etc.




<. -'\'r.


,:


- 48-


sous le coup de l'invasion barbal'e et soumise a toutes les
mauvaises chanccs de cette imrnense ruine. Elle n'y périt
point, cependant, comme l'empire et la société romaine;
elle n'y devait point. périr.


l\'Iais non-seulement elle s' en tira saine et sauve elle-meme;
elle devint pour tout ce qui survivait une protection, une
sauve-garde puissante.


Elle s'interposa entre les vaincus et les vainqueurs. Les
chefs barbares, frappés de respect, entrerent avec elle en
composition, et, reconnaissant bientot sa haute précellcnce,
ses vertus et ses bienfaits, .se soumirent, eux et leurs com-
pagnons, a son influence salutaire, demanderent et re«;urent
ses conseils, et surent, en général, s'aider de son assistance
tlans l' reuvre laborieuse de la reconsLitution sociale.


Elle fut, comme on l'a dit, le líen entre le monde romain
et le monde barbare; elle 6t passer de l'un a l'autre tout ce
qui s' était conservé de la civilisation antique, et qui devint
ainsi le germe d'une civilisafion nouvelle; quoi de plus? elle
conserva le christianisme lui-meme, qui, sans la forte orga-
nisation de sa jeune Église, eut, selon toutes les probabilités,
péri, accablé, opprimé, ~oyé avec tout le reste l. Sans le


1.' «Sans le Papisme, dit un pasteur protestant, ji ne serait point resté de reli-
¡ion commune dans le monde, elle ent disparu, et nous-m~mes. comme I'Église,
noús seriolls morts dans nos ancetres, ou, plutot encore, nous n'aurioIls jamais vu


,.le. jour.» • (Pretliger Tobler, Anreden an Jlancherlei betrübte de,. Jets: Zeit:
1808.)


S'il (le christianisme) n'ent pas été une Église, je ne sais ce qui serait advenu,
au milieu de la chute de I'Empire romain ..... Si le christianisme n'eut été, comme
dans les precniers temps, qu'une croyance, un sentiment, une conviction indivi-
duelle, 00 peut eroire qu'il aurait suceombé au milicu de la diSiolution de I'Em-
pire et de l'invasion des barbares.» (Guizot. Hist. de la civil. en Europa, 2e Le~.


« le ne crois pas trop dire en afirmant, qu'il la fin du lVe et au commencement
du v· siecles, c'est l'Église chrétienne qui a sauvé le cbristianisme, c'est I'Église
avee ses institutions, ses magistrats, son pouvoir, qui s'est défendue vigoureuse-
ment contre la dissolution intérieure de r ·l1pire, contre la barbarie; qui a con-
quis les barbares, qui est devenue le lien J moyen,le principe de civilisation entre
le monde Iomain et le monde barbare.}) I 'uizot: ibid.) .




.".


;.-. ~9 -
~ltristian'isme et son unité maintenue par ceUe ~g1ise, o'n ne
peut se faire une idéede la barbarie grossiere etbrutale
dans laquelle eut été plongée f'Europe, a la chute de I'Em-
flire~ Le désastre eut été peut-etre a jamais irréparable, et
ron nesaurait calculer ce qu'il eut faUu de siecles .pour
·sortir de telles ténebres.


e'est elle, ~'est l'Eglise qui Jutta le plus efficacement
~ontre les harbares dans 'l'Empire accablé. Elle 'condamna,
en principe, la servitude, et, si elle ne réussit pas a l'abolir
d'emblée, elle l'adoucit du moins et ne cessa de luí résister
et de lui porter des 1::0UpS, directement ou indireotement,
suivant les circonstances.


Comme elle avait fait supprimer les jeux du cirque, elle
proscrivit les 'combats judiciaires. Elle donna tous-ses soinsa
refréner les passions guerrieres, a en dompter la féroéité, a
empecher le brigandage, a soumettre a une regle des carac-
teres indomptables et des volontés impatientes de toute dis-
·cipline. Elle malntint les notioos de justice et de droit, con-
serva le principe de l' égalité originelle de l'homme. Seule,
dans un temps de priviléges, elle reconnut, pratiqua et ho-
nora le mérite sans acception de la naissance; seuIe, enfin,
-elle ressuscita, ou plutót fonda les droits des peuple~ et ré-
prima les crimes des rois. Ses ád versaires eux~memes son!
forcés de reconnaltre qu'elle rendit a l'hurnanité des services
inappréciables. El si elle protégea le faible contre l~s vio-
lences du fort, et si elle fut le dernier asile des sciences;
des leUres et des arts, et si elle sauva et conserva lcul's
principaux monuments, et fit arriver jusqu'a nOllS quelques-
~ns des plus beaux modeles de la culture antique, nous lui
sommesredevables de bien autre cllose: d'avoil' entretenu,
dans son sein, et de nous avoir transmis, dans son dogme,
dans sa morale sans exemple et son culte admirable, uilprin ....
cipe fécond, universel, unique et tout nouveau de dévelop-
pement, de civilisation, de perfectionnement humain.




'e'est une justice que :lui ont' rendue les historiens, les
philosophes, les moralistes' et tous les observateurs sérieux::
jamais Dieu n'avait été honoré d~une maniere aussi digne
que dans la .. eligion chrétienne. Aucune société, aucune
religion, aucune morale, en aUCUll temps, n'avait, autant
que le christianisme, respecté et sauvegardé la dignité bu ...
maine. Nu} dogme n'avait donné des problemes de l'homme,
de son origine, de sa nature, de sa fHl, du Créateur et de ses
attributs une solution plus philosophique, plus intelligible,
plus haute et plus belle : nul n'oflrait a l'ame une perspective
pltis consolante, un appui plus solide et plus moral; Bul n' était
plus civilisateur, plus fécond en heureuses conséquences, en
un mot plus social. Non, jamais institution religieuse aussi
helle, aussi majestueuse, aussi savante, aussi eivilisatrice et
de toutes manieres aussi bienfaisante, n'avait, depuis l'ori ...
sine des choscs, été prechée et offerte a la croyance humaine.


''Et ce qui faisait le principal caractere de sa supériorité
'el, ainsi qu'elle l'enseigne, une des marques et eomme· le
'cachet de :::80n origine, e'est qu'elle eontenait, daDs son
dQgme et son or:ganisation, de quoi luUer et se défendre
eont.re les . causes de lentedissolution qui s'attaohent a tous
les "établissements de ce monde: l'autorité, le principe et le


·droit d'autorité..


e' est avec autorité que le christianisme est apparu dans
le monde, ave e autorité que son fondateur s' est imnoneé et
apreché sa doctrine; e'est par l'autorité que l'Églisc a con-
stitué son reuvre, s'est posée, s'est développée, a traversé
tant d' épreuves difficiles et en est sortie victorieuse; e' est
par elle, en son nom" par sa vertu, qu'elle s'est maintenue
,contre les héfésieset ses ennemisdivers; e' est par elle
qu!eUes'est conservée immuable ~t une, qu'elle a duré, et
qu'humainement elle durera, elle pourra seule durer.


ee que le peuplé romain avait fait par la force des armes,






~·t)2 ~


"pape fítla guerre a des princes chréliens, et, soít en "'vii(;
d'une ambition personnelle, soit réellement dan s l'intéret de
I'Église, usat de tous les expéJients peu délicats de la poli tique
ordinaire; qu'il flit conduit, par les besoins de ses entre-
prises, par le faste peut-etre aussi et des prodigalités im-·
prudentes, a recourir 3 des moyens compromeUants de-fisca-
lité religieuse afin de pourvoir a tant de dépenses; que les
éveques, souveralns féodaux, les princes-abbés, les pUÍ3sants
monasteres en fissent autant et pis, chacun .3 sa maniere el
dans sa sphere, c' était propre, il faut en convenir , a froisser
bien des consciences et des susceptibilités, en Al1emagne
surtout, ou la Constitution de I'Empire rendait le mal plus
grand qu' ailleurs.


Evidemme'ntce n' étaient point la des mreurs bien cln"é-
tiennes ! La discipline ecclesiastique s' était mélangée de bar-
barie; eHe était devenue barbare.


L'Église, cependant, avait conscience de cet état el en
gémissait, elle la premiere: plusieurs fois elle se réforma
elle-meme. Grégoire VII,on l'a dit, étaitavanttout un réfor-
mateur. Ses principalC$ vues tenda¡ent a ramener .1'Église a
son ancienne discipline, a la purifier de tout ce qui s'y était
glissé d'impuretés contraires a sa nature. Les efforts de
saint Bernard et, plus tard, ceux des conciles de Constance,
de Bale et de Pise eurent auss.i pour principal objet de
réformer I'Eglise dans son chef et dans ses membres. Mal-
heureusement, comme il arrive souvent aux meilleurs entre-
prises, 'ces tentatives échouerent clevant des passions humai-
nes et des intérets mondains.


Ce n'était pas la faute de I'Église, mais celle des temps tlt
l'effet de la faiblesse humaine, si quelques-uns de ses mem-
bres ou méme ses chefs, se sont parfois, dans leur condllite,
mis en contradiction avec elle et son esprit. L'homme, quoi




- :>3'-
qul'il- soít, rait souvent ce qu'il désapprouve, et,' ce qu'il
approuve, il ne le fait point, parce qu'il est homme l.


II ne faudrait pas croire, toutefois, que la situation de
i'Église et les taches qui la déparaient, parussent alors aussi
révoltantes que de certains écrivains ont bien voulu le dire.
Dans la sooiété civile, la violence, l'arbitraire, les exactions
uvaient été, pendant de loogs siecles, comme a }'ordre du
jour; on ne connaissait guere que cela, dans ces temps
barbares; c'était, pour ainsi dire, le régime normal: et s'il
restait quelque part de la justice et de la protection pour le
faible, c'était toujours dans I'Eglise,apres tout, dans I'Église
avant tout, et, dans plus d'un pays, dans I'Église seule. Les
abus du pouvoir spirituel pesaient du reste moins sur le
p'euple que sur les classes privilégiées et les princes; vers
l'époque précisément de la Réforrnation, ¡ls n'étaient guere
plus a charge a personne. «La plupart des plaintes qu'on
« formait contre lui (le pouvoir spirituel), dit M. Guizot,
«n'étaient presque plus fondées.}) - e Il n'est pas vrai,
« ajoute-t-il, qu'au XVle siecle, la cour de Rorne fut tres-
« tyrannique; il n'es t pas vrai que les abus proprement dits
.. y fassent plus nombreux, plus criantsqu'ils n'avaient été
« dans d'autres temps. Jarnais, peut .... etre, au contraire, le
C[ gouvernement ecclésiastique n'avait étéelus, faeile; plus


1. Arguer de quelques abus, des intlrmités morales de l'ÉgIise, de l'inconduite
de quelques pretres, contre la sainteté et la vérité de la religion elle-meme, c'est
une grande misereo Est-ce par hasard que les regles de la grammaire seraient
1Il0ins vraies, paree q~l 'A . ceux qui les eoseignent iI échappe quelques fautes de
lingue?


Le sage sait qu'il n'est rir.n de parrait en ce mondtl, et ce n'est qu'avec appré-
hension e.t la. plus extreme circonspection qu'il touche meme aux choses qui
pourraient etre mieux, de peur de compromettrc avec elles ce qui est hien.


C'est d'un esprit superficiel de ne voir en toutes choses que le cOté faíble, les
imperfections, les abus; le sagc, qui sait combieo il est difficile de faire le bien,
qua toutes les eh oses humaines sont caduques et inclinent promptement a dégé-
nérel', respecte les imperfections en considération de ce bien si difficile a réaliser,
plus difficile encore a conservero




- ~+-
([ tolérant, plus disposé a laisser alIer toutes choses, pOllrvu
« qu'on ne le mit pas lui-meme en qllestion, pourvu qu'on
([ lui reconnút a peu pres, ·sauf a les ¡aisser inactifs, les
e droits dont il avait joui jusque la. J) - « Il aurait Iaissé
([ volontiers l'esprit hllmain tranquille, si l'esprit humaju
el avait voulu en faire autant a son égard l. J)


Néanmoins il existait des abus, les abus élaient réels, et
des réformes nécessaires, aussi bien dan s le chef de l'Église
que dans ses membres. Tout ce que l'Église possédait
d'hornmes éminents, Gerson, Pierre d' AilIy, le cardinal
Jullen et beaucoup d'autres célebres personnages de l'épo-
que les désiraient, les demnndaient et témoignaient de leur
urgence.


Au commencement du XVI- siecle, les savants célebres
dont s'honorait le plus l'Enrope, Reuchlin, Erasme, Mutia-
nus, Longonius, Pirkheimer, Geiler, Wimpheling, Rbena-
nus et tant d'autres, de pieux et savants éveques, des doc-
teurs et des prédicateurs en grand nombre, écrivaient ou
prechaient contre les abus; et les premiers ne se montreren,t
d'abord favorables a Luther et ne l'encouragerent a pour-
suivrc son entreprise, que parce qu'ils pensaient, et tan.t
qu'ils purent croire, en efIet, qu'il ne s'agissait que d'une
réforme, d'une simple- réforme dans la discipline.


Mais iI s'agit bientót p'onr ce moine insoumis de tout
autre ehose. Blessé, d'une part, daos son amour-propre ex-
eessif par l~autorité pontificale qui avait condamné ses doc-
trines; encouragé, SOtiS main, et ouvertement protégé par
des princes ambitieux, débauchés et cupides; enivré, d'un
autre coté, par le succes inespére de ses premieres luUes:
et bientót enflammé d' ambition par l'espoir de s'ímmorta-
liser en fondant une nouvelle Église sur les ruines de
l'ancienne, iI ne mit plus de borne a son audace, 00


1. Hisl. de la civiZis .. en Europe, L.~on XII.




- 55-


tarda pas a jeter le masque et a lever enfin réso]ument
l' étendard de la révolte.


Par le nom de Réforme el' d'Évangile qu'il eut l'adresse
de donner a son oouvre, il réussit d'ahord a capter les ames
honnetes qui se paient trop SOllvent de mots. Par les in-
jures, la grossiereté des invective! el les emporternents d'une
~loquence populaciere, il plut a la foule : et se la rendít fa-
vorable. 11 gagna tout le monde eofin, grands et petits, par
ses doctrines si commodes du Serf-m'bitre, de l' lmputation
et de la Justification, en vert.u desquelles tout ce qu'on
avait faít jusque la pour obtenir le pardon des péehés et se
rendre agréable a Dieu, la eooduite, la priere, les honnes
oouvres, la eharité, était de nuIle valeur, et l'homme assuf'é
de son salut, quoi qu'il fit ou ne nt point, non par ses pro-
pres merites, mais uniquement par l'imputation des mérites
du Bédempteur, qui d'avanee, selon Luther, nous a raehetés
par sa mort et a effacé la eoulpe de toutes nos fautes et de
nos erimesaux yeux de la Justice diNine l.


Ainsi eeUe grande affaire qui, daos les premiers mo-
ments, n'avait étéque la querelle de que]ques moines; qui,
par l'entrainernent et ]a fougue de l\~un. d~eux chargé de
parler au nom de son ordre, s'était ensuite· continuée sous
le prétexte d'une réforme el. avait ainsi gagné la m1J]titude,
ceLte affaire, grace aux mauvaises passions dequelques
pretres insurgés contre l'autorité, et avec le concours et
I'appui de quelques prinees ambitieux de seeouer le joug de
l'empereur d' Allemagne, leur suzerain, eette affaire devint,
par la presse, graduellement une hérésie, et se termina par
·le schisme d'une grande partie de l'Europe.


Orgueil du savoir, j~lousie de corporation, ambition, cupi-
dité, sensualité, iDsubordination et révolte ouverte dela part
de certains chefs ; duperíe, entrainement, illusioDS, déehai-


L Voir le chapitre VI.




-50-
nement des passiúns et licenee du cOté de la multítud'e : ce
fut la tres-exactement,r~:m fond, la révolution protestante a
son origine, parfaiterrient semblable, dans son príncipe, ses
procédés, sa lnarche, son résultat, ses conséquences, a
toutes les autres révolutions quí se sont, depuis, accomplies
a son exemple-. ,


On verserait des torrents de larmes, avec plusieurs, con-
temporains I et avec les instigateurs memes de, ces malheurs,
sí l' on pouvait se représenter tout ce que ces prétendues ré-
formes causerent de désordres, de guerres, de sanglantes
exécutions, d'affreuses représailles el de dévastations, en
Allemagoe, dansles Pays-Bas, en France, dans la Grande-
Bretagne, en Suisse, en Potogne, dans I'Europe presqu'en--
tiere. Elles faillirent de faire périr le royaume de France,
et mirent longtemps en grand danger son unité. Pour ne-
parle~ que de la malheureuse Allemagne, elle fut, de l' aveu
des historiens les plus favorables au protestantisme, pen-
dant plus de cent ans, oouverte de ruines et de sang, et, ce
qui est encore la principale eause de sa faiblesse, et qui de-
vient de plus en plus le sujet des regrets de ses fils et de·
ses amis,_ scindée, en derniere analyse, etdivisée en el\e~­
mimle, dans un antagonisme fatal d'une partie de ses popu-
lations avec l'autre, elle est et demeurera dans I'impossibilité
de se réunir jamais dans sa force, dans son unité premiere ..
C[ Germanía fuít, et nunquam el'it quod fuit J): c'est l'au-
teur meme de ses malheurs qui a porté celte sentence 2.,


i. Pf'lBSBnS hic Europm Status, dit Juste Lipse~ qmm nego' me sine> lacrymta
intueri. O melior muftdi para, qua" di.sidiorum faces religio tibi accendit I


. Colliduntur ínter 88 christianCB reipublicCB eapita, et milleni aliquot homines
perierunt /le pereunt per speeiem pietatis~ Quís 'Mc silebit 'l ...•
2~ Les Allemands protestants ne méconnaissent pas le tort qu"ils se sont fait


en dét»úisant, par la Réforme, l'unité germanique. lIs voudraient bien la rétablir;
mais, De le pouvant plus dans la croyanc8, ils tendent de tous leurs efforts a l
arriver par l'inerédulité ; e'est 14 l'espoir aujourd'hui de I'Allemagne révolution ....
naIre.




"- ~7-


Dans le sein de la religion protestante, le principe de la
réformation a montré, plus encore que dans la société civile,
son impuissance constitutive et ses vertus dissolvantes. On
peut voir, dans les écrits du temps, dans ceux memes des
réformateurs et des chefs de la nOllvelle Égtise, ce que, une
fois l'autorité renversée, devinrent et les mreurs, et les
croyances, et la conduite, el les études, et tout le reste, SOLlS
l'influence de prédications incendiaires et de doctrines qu'on
disait si rianles el si faciles: un déchainement général de
toutes les passions désordonnées naguere contenues par ]a
regle, une dissolution effrayante et sans nom, le morcelle-
mentenfin de l'Église nouvelle en une multitude de sectes
diverses et ennemies qui arracha des cris de détresse au pere
meIDe de celte révolution et de ses amis, les 6t douter de
leur reuvre, et les jeta dans le découragement et les ango¡sse~
du remords et du désespoir l.


Tel est, sous des traits ~ien affaiblis, }' exposé succínt du
résultat produit, du vivant meme de Luther, dans l'Europe
déchirée par la réforme protestante.


Cependant, que prétendaient elre, qu'étaientet que sont
encore, au fond, r,éellement le Catholicisme et le Protestan-
tisme?


Le Catholicisrne disait: J'ai quinze siecles d'existence,
tout le monde me connait ; je suis l'Église fondée par Jésus-
ehrist et continuée jusqu'ici par ses apótres et leurs suc-
cesseurs.


1. On en peut juger par ce passage d'une leUre de Mélanchthon a Camerarius :
«Lutber me cause, dit-il, d'étranges troubles par les longues plaintes qu'il me
fait de ses afflictioos. 11 est abuttu el détlguré par des écrits qu'on ne trollve pas
méprisables. Dans la pitié que j'ai de lui, je me sen s affligé au dernier point du
troubJe universel de l'ÉgJise. Le vuJgaire incertain se partage en des sentiments
contraires, et si J.-C. n'avait promis d'&tre avec nous jusqu'a la consomlflation
des siec1es, je craindrais que la religion ne fut tout ti fait détruite par ces dis-
sensions: car il n'y a rien de plus vrai que la sentence qui dit, que la vérité nous
échappe par trop de disputes. »




- !)g-


Le Protestantisme disait : Je ne <late que d'hiel'; mais je
suis le christianisme réformé; j'ai ramené la doctrine chré-
tienne a S3 pureté primitive.


Voyons leurs titres :
Le Catholicisme, en efTet, on ne pent le nier, descend en


droite ligne du Christ et de ses apótres. Le Christ lui a laissé
son héritage: il possede le Testament du Christ, sa doctrine,
sa parole, ses pr'omesses et conséquemment aussi ses graces
et ses faveurs.


Le Protestantisme , rameau tombé de l'arbre, n'a d'exis-
tence que par la révoIte, l'hérésie et le schisme. Il ne pos.,.
sede rien par lui-meme et de premiere main; il n'est rien
a lui tout seul; les Écritures memes sur lesquelles il dit
se ronder et qui le condamnent achaque page, iIles tient du
CathoIicisme, qui senIles a con~ervées, el qui seuI a les do-
cuments qui en assurent l'authenticité. Il est dll reste visible
et bien établi que la Réforme n'a rien réforrné. « Nos Égtises,
(1 avoue un de ses chefs, Bucer, dan s un de ses moments de
« franchise, nos Églises sont tellement réformées, que c'est ({ a peine si quelques rares personnes sont encore en étal, le
({ dimanche, d'approeher de la table sainle l. ~


Le Catholicisme s' est propagé, il se propage encore pal!'
l'apostolat, l'exemple de ses ver-tm; el le martyre, el le
monde entier est rempli de ses oouvres civilisatrices, de ses
hienfaits.


Le Protestantisme s'est propagé par l'injure, la calomnie,
la cupidité, la sensualité, le mensonge, la rébellion, la guerre
civile, el, pendanl cenl ans, il a couverl l'Europe presqu'en-
tiere de dissensions, de haine, de sang et de ruines.


Le Catholicisme, se basant a la fois sur l'Évangile el la
lradition consignée dans les anciens Docleurs et les Peres,
re_coÍlnait et proclame une autorité vivante, chargée pa~


1. In Hotting. Hfltor. eccles. SfIlC. XVI, HI, 671, '683.




- 59-


Jésus-Christ de gouyerner son Église, d' enseigner en son
nom, d'interpréter S3 parole divine, et de dispenser aux
fideles ses dons précieux. 11 reconnait et preche nn seul
"Dieu en trois personnes, Jésus-Chl'ist, fils unique de Dieu,
Verbe divin, Dieu lui-meme, deuxieme personne de la Tri-
nilé divine, rédempteur du genre humain, mort pour nos
péchés, et nous ayant, en monrant, laissé comme héritage,
avec sa parole, sept dons mystérieux ou sacrements, destinés a
nous laver de notre souillure originelle, a nous porter a la
repentance, a nous décharger de nos péchés qllotidiens, a
nous rappeler son sacrifice, sa volontaire immolation pour
nous, a nous unir entierement a lui par sa chair et son sang,
a nous confi-rmer dans notre foi, a sanctifier l'union conju-
g~leet fortifier la famil1e, a imprimer le caractere sacerdotal
aux hornmes choisis ponr enseigner sa parole, administrer
ses graces et perpétuer son enseignement et son Église, a
donner enfin' aux mourants, en meme temps que les forces
nécessaires pour franchir le passage douloureux 'du trépas,
les dernieres marques en ce monde de l'amour de Jésus-
Christ, de la sollicitude de l'Église, les dernieres consolations,
lesclerníers secours, les derniers moyens de guérison et de
'Salut. 11 interprMe les Sajntes~Écritures de la mani-ere la,
plussímple et la plus naturelle, et conformément· toujours
a l'enseignement des Peres, ces anciens témoins qui ont vu
le Christianisme a sa naissance, et ont rec;u de premiere
source les príncipes et l'inteJligence de la doctrine. Et c'est
sur la divine parole conc;ue et interprétée de ceUe maniere
qu'il établit son autorité, fonda son enseignement,- son culte,
et garantit son unité.


LeProtestantisme, lui, malgré l'Évangile lui-meme et tous
les antres documents qui la constatent et la légitiment, et
quoique la parole écrite ne nous soit garantie que par elle,
le Profestant.isme rejette la tradition, il n'admet que la parole
écrite, et a la prétention de n'appuyer ses croyances et son




- 60-


enseignement que sur ceUe parole. Et eeUe parole écrite,.
il la livre aux inlerprétations individuelles, el, quoiqu'il ait
pl'ofessé que tous, le moindre chrétien, une servan te, un
enfant sont aptes. a la comprendre et a l'explique}', el qu'il
la faut toujours entendre dans son sens le plus simple, il se
refuse toutefois a prendre de la sorte les paroles si formelles.
et si précises du Sauveur constituant son Eglise, et en oon-
fér:mt le gouvernement a Pierre et a ses suecesseurs; mais,
les torturant et les for<;ant, au contraire, de la maniere la.
plus étrange, il rejette eeUe autoriLé a la fois naturelle, rai-
sonnable et nécessaire 1, et, du meme coup, abolit de son
chef quatre sacrements, .ébranle les trois autres, désorganise-
ou détr'uit le culte et la discipline, renverse plusieurs insti-
tutions saintes, vénérables et utiles qu'il regretteraplus tarel,
et rompt eufin et renel a jamais impossible, tant qu'il sera,
eette unité précieuse de foi, d' espél'ance el de charité, si.
souvent, si instamment recommandée par Jésus-Christ el
ses apótres.


Le Catholieisme enseigne un Dieu juste el bon, qui veut
que nous fassions le bien et fuyions le mal, et qui oous trai--
tera daos l'autl'e monde, suivant la conduile que nous au-
rons tenue danscelui-ci. Il croit el professe que, meme de-
puis sa déchéance originelle, l'hornmeest doué du Jibl'earbitre,
capable de discerner le bien du mal, et, avec la grace, d' op-
ter entre l'un el l'autre.


Il sait qu'il est dit, dans les Saintes-Eeritures : «Abraham.
crut a Dieu, et ce l'ui fut IMPUTÉ A JUSTICE 2. 1)


El de plus: <l Vas, ta (oi t' a sauvé! 3 l)
Mais il sail aussi qu'il y est écrit: c La miséricorde en-


tourera celui qui ESPERE dans le Seigneur! 4 1) Et: «Qui-


1. M~lanchthon lui-meme l'a reeonna: « Si eeUe autonttí, dit~il, n'existait pas,.
a la faudrait créer.»


2. Rom. IV, 5. - 5. Marc, X, :S2. - 4. Pi. XXXI, 10.




- 61 -


conque a celte espérance en Lui (en Jésus .... Christ), se sanc-
tifie, et iI est saint eomme lui l. l>


Et, d'autre part: C[ Mais avant tout, ayant sans eesse
entre vous une CHARITÉ mutuelle, paree que la charité couvre
la rnultitude des péchés 2. l>


Et pareillement: (t Quand j'aurais le don de prophétie,
queje pénétrerais tous les mysleres, et que j'aurais une par-
faite science de toutes choses; quand j'aurais encore toute
la (oi possible, jusqu'a transporter les montagnes, si je n' ai
point la CHARITÉ, je ne suis rien 3. :1)


Et encore: C[ Et ceux qui ftUront (ail DE BONNES OEUVRES
(bona, a'tlr.1J1X), ressusciteronl ti la vie, et ceux qui en auront
fail de MAUVAISES (mala, cpa:üh) , ressuscÍleront pour le ju-
gement 4. ])


Sa'chant tout cela et y conformant 5a doctrine~ le Catholi~
cisme preche el, recommande également la Foi, l' Espérallce
et la Charité. Il nous dit avec Jésus-Christ: «Si vous voulez
etre sauvés, observez les commandements. l> Si. autem vis
ad vitam ingredi, serva mandata 5 ; el avec saint Paul: Ni
les fornicateurs, ni les idohitres, ni les adulteres, ni ceux qui
pechent contre la nature, ni les voleurs, ni les avares, ni les
ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs neposséderont
le royaume de Dieu. ]) Neque {ornicarii, 'lleque idolis ser-
vientes, neque adulteri, neque molles, neque masculorum
concubitot'es, neque fu res , neque avari, neque ebrios-i, neque
maledici, neque rapaces regnum Dei possidebunt 6. Il nous
cornrnande les bonnes reuvres, la priere, le jeune, la morti-
fication des sens, l'aumone, la charité. Il nous prescrit de
faire tout le bien qu'il nous est possible, et de refuser tons
les trésors du monde plutot que de tomber volontairement
dans le péché, meme le moindre.


1. Joann. 111, 5. - 2. Petr. IV, 8.
5. 1 Corinth. XIII, ~. - 4. Joan. V, 29. - ñ.Math. XIX, 16, 17. --


6. Corinth. VI, 9, 10.




- 62-
Le Pr'otestanlisme, lui, par la bouche de son chef, déclare


l'homme, meme le meilleur,· meme le juste, foncierement
rnauvais, mauvais par essehce, plo'ngé tout entier· dans le
péché, péché lui-meme des pieds jusqu'a la tete, et tout a
fait incapable de rien qui vaille. Il· assure que nous ne
sommes point libres de faire le bien ou le mal; que ce que
Dieu, dans sa prescience, a décidé de toule éternité, cela
seul nous le pouvons faire el le faisons forcérnent ; que nous
ne péchons que par la volonté de Dieu; que Dieu est done
l'auteur du mal ainsi que du bien; el que si tel homme se
sauve et tel aulre est damné, c'est que Dieu I'a vouhi ainsi,
n'y ayant de sauvés et de damnés que ceux qu'il y a prédes-
tinés. 11 avoue qu'a la vérité Dieu nous a donné sescomman ...
dements et nous en a, sous peine de damnation, ordonné
l'observance scrupuleuse; mais qu'en cela faisant, Díeu sa-
vait fort bien qu'il nous prescrivait chose a nous tout a faÍl
impossible I ; que les commandements de Dieu, Jéslls-Christ
les a observés en notre lieu e~ place, et qu'en les observant,
iI s'est acquis des mérites dont il n'avait que faire et qui nous
sonl imputés, comme si nous-memes nous nous les étions
acquis; que, pour faire notre salut, la foi seule est nécessaire;
que les reuvres n'y font rien; que non-seulement les reuvres
y sont inutiles, qu'elles y sont nuisibles; que la foi est faite
de teHe sorte que la OU elle est, huI péché ne saurait nuire :
que la vie sainte et pieuse est la porte cochere qui mime a la
damnation ; que les bons chrétiens, ce sont les gros pécheurs,
et que les plus agréables a Dieu, ce sont les ivrognes, les
volealrs el les prostituées 2. C'est-a-dire qu'il enseigfle en
opposition évidente avec Jésus -Christ, avec les apÓtres~ aTec


1. «Vous faites mal, ecrit-il déjA en 1018, en réponse 4 la réfutatioD de Syl-
vestre de Priere, vous faites tres-mal de nier que Jésui-Christ nous ait ordonné
des choses impossibles. D (Édit. Walch, t. XVIII, p. 125.)


,2. OEuvres de Luther, éd. Walch, XI, 549 ss. - XII, 1823 et alibi.




- 63-


I~ensemble ues texlessacrés et l' enseignement des Peres;
qu'il met Díeu en contradiction avec lui-rneme, et, pour
comble enfin, nie le libre arbitre de l'homme, sans lequel,
comme on sait, il n'est pas de mal, pas de bien, pas de mo-
rale, pas de société.


Le Catholicisme est encore ce qu'il était hier, ce qu'il était
iI y a trois siecles, ce qu'il fut dans tous les lemps. n fi'a
pas, depuis l' origine-, varié dans rien d' essentiel. 11 enseigne
la meme doctrine, est toujo1:lrs un, toujours conséquent,
toujours d'accord avec lui-meme. - 4 Rien de plus con sé-
quent, dit M. Cuizot, que la logique de l'Église. J) - Il a
toujours, comme dit saint Paul, avec un seul pasteur et un
seul troupeau, unus pastor et unurn ovile, un seul Dieu,
une seule Foi, un seul Bapteme, unus Deus, una Filies,
-UJlum Baptisma.


Qui nous dira par quelles transformations a passé, depuis
son origine jusqu'u nos jours, et ce qu' est enfin devenu ce
qu'on appelle l'Eglise pr'olestante? La nuée qui court dans
le ciel par un temps d'orage,_ n'est ni moins variable, ni
moins flottante que n'ont cessé de l'etre, dans ceHe Eglise 1
lesvérités les plus fondamentales. Bossuet nous a donné
l'histOire détaillée et tres-sincere, jusqu'a son lemps, de ces
variations, offrant la reproduction simultanée ou successive
de toutes les anciennes hérésies réfutées et condamnées de-
puis des siecJes, et augmentées chaque jour de quelquc
erreur nouvelle, depuis celle de Carlostad, de Zwingle,
d'OEcolampade et de Calvin sur la Cene, jusqu'a celle de
Socin, jusqu'a la Ilégation de la divinité du Christ et de sa
missi0M1>rophétique, du péché originel, de la rédemption
et de tonte la révélation, jusqu':i la transformation du chris-
tianisme tout entier en une simple secte et une pure amüre
de philosophie.-


«Il faudra bien, écrivait Luther au roi d' Angleterre
Henri VIII, e vous résigDer a lais~er la doctrine de Luther




- G4-


~ce qu'e))c est, quand vous réuniriez entre vous contre elle
« les forces de dix mondes. Mon corps morlel sera bienlOt
« usé:; mais, ponr ma doctrine, eHe vous usera el vous dévo'"
« rera tous.- D 1
.. Qu'est-elle cleveÍme, cependant,cette doctrine alaqueIle
l' orgueil de son al1teur prometlait une telle force el une t€lIe
durée? Que sont devenues les doctrines de Lüther, de Calvin,
de tant d'autr'es réformateurs pret.endus? Il Y a longtemps
qu'iI n'en reste presque plus ríen que le noma La Bible, sur
laquelleils prétendaient avoir assis leur Église, pas plus que
la trad¡tion, ne faít plus loi dans la foi protestante. Ces homs
meme d'Évangile etd'Évangélique dont Luther Fe plut a la
-décorer, elle ne les porte plus, et ui ses disciples ní ses ad-
versaires ne sont plus connus sons celui par lequel iI affectait
de les désigner. lis sont, les uns comme les autres, rede--
'venus ce qll'ils étaient toujours au fond, les évangéliques
prétendus des protestanls, et les papistes, pour tout le
monde, pour les protestants eux-memes, des catholiques.


Divisé en une infinité de sectes différenf.es et se multi-,
pliant sans cesse, si le Protestantisme a une foi, il n'en a pas
une, il en a mille. San s base, sans fixité, sans doctrine véri-
table, iI a si peu l'unité de croyance, qu'il est, aucontraire,
dans l' état précisément opposé a ceUe unité décrite par
saint Paul, a savoir dan s I'état de personnes et de sociétés
floHantes, et qui ,se laissent emporter a lous les '\'ents des
opinions humaines 2.


S'il n'a pas l'unité de croyance, iI n'a pas davantage l'unité
,,.


1. Édit. Walc~ t.XIX, p. 020.
2. Epbes, IV, f5, 14. . .
Les Prótestants, a60 de se procurer l'allciennelé qui leur manque, et une


certaine 6liatioD ou continuité, invoquent Huss, Wiclef, les Vaudois et les Albi-
geois: iJs ont raison; toutes. les eSpeCES d' erreurs trouvent naturelJement et
logiquement place dans la confession protestante: son príncipe peut les com-
prendre toutes.




..


-!3t) -
de' bapteme; car il y a le bapleme des lutheriens, celui des
calvinistes, eelui des anabaptistes, et il y a celui des amzs
de la lumiere, l'absence et l'abolition du bapteme.


Il n'a pas meme enfin un Dieu unique et le meme : il y a
I~JDgtemps que, plusieurs de ses secies sont reconnues et se
sontavouées elles-memes ariennes, sociniennes, ne croyant
plus en la divinitp de Jésus-Christ.


Partout, en Allemagne, au Nord ~omme au Sud, en Hol-
lande, en Suisse, en Anglet~rre, le protestantisme ou est en
pleine dissolution, ou a positivement cessé d' etre chrétien.
Dans ses mille variations, iI a passé de la dispute a I'incerti-
tude, de l'incertitude au doute, dll doute a I'indifférence, a
la négation, a l'irréligion, et de l'ilTéJigion a l'antipathie, si
ce n'esl a la haine pour toute religion~


c: Leprotestantismedu xVle'siecle,observait, By a quelques
années dans un remarqllable écrit, une des illuslrations de
l' Allemagne, le protestantisme du xvt siecle a fait sans doute
un grand pas en avante De la croyance aux premiers symboles
formulés pár lui, il ne reste presque plus rien, et e'est a peine
si, en Prusse, le luthéranisme réduit a l' état de secte insi-
gnifiante et 'Clandestine est encore toléré. Dans l'irnmense
-chaos el' éléments hétérogenes et eontradictoires qui se sont,
en Allemagne, introduits dan s les anciennes confessions de
foi, il se prépare en divers sens des erises de développe-
ment qui, tót ou tard, frapperont le monde ~d'étonnement.lJ)


e Le ealvinisme rigoureux, disait il y a une trentaine d'an-
néesun pasteur réformé, M. Ch. Coquerel, n'est plus la foi
de la majorité des Églises de France, ni celle des pasteurs,


.


t. Compte-rend\l de Grerres sur l'ouvrage intitulé: LegOns sur le catholicisme
et sur le.proreltantilme, par H. Thiersch, in-So Erlangen, Heyder, 1816. ..


IJ cst évident q\le les résultats critiq\les que nous prédit l'illustre 1l1lemand, ce
sont des crises révolutionnaircs, ce que confirment d'ailleurs les pronostics d'all-
tres éCl'ivains I'enommé~ de ces tlfPs memcs, dans le partí protestant.. (V. l'ohsel'-
vation de J'allemnnd Heíne, mise en note au chapo X.)




--()6 -
nÍ ceHe des fideIes; el la religion de l'Évangile pUl' interprété
par la libre raison de cbacun, a remplacé les définitions sco-
lastiques de ces intolérants formulaires.


<I C' est assez dire que le rationalisme évangélique a gagné
du tm'rain. Devant lui, et comme son antagoniste naturel, se
dresse l'ancienne foi orthodoxe, qui, plus ou moins modifiée,
a re<;u le nom générique de Méthodisme, qui tantót fulmine
dans le sein meme des cbaires de l'Église nationale et y di-
vise aigrement les esprits, et qui tantót s'établiUt cóté:d'elle
80US forme de chapelles dissidentes, pour la convertir et pour
la rni" er. })


Apres avoir décrit les dispositions actuelles, peu satisfai-
sanIes, de ses coreligionnaires pour la religion, les ministres
et la morale, M. le pasteur Coquerel con1inue en ces termes:


([ Pour guérir ce {ácheux dédaín des choses qui arl'achent
le plus thomme a la poussiere de cette vie, on devra de
plus en plus 'rendl'e la {oi protestanle ralionnelle et son
cttlte moral. Sous ce double point de. vue, il n'est point fa-
'ciIe de décider quel est l'ave,nir de la foi réformée en Frunce,
et quelles mesures inévitables la marche des choses et les
nouveallX besoins amimeront dans son organisation. Sa dis-
cipline estruinée, et nuls reglements modernes n'ont 1'em~
placé des dispositions (celles des réformateurs) qui SOl1t
incompatibles avec nos mreurs. D'un autre cóté, son dogme
flottant entre la notion du rationalisme et la I'évélation surna-
turelle, '11/ est plus le calvinisme, et n' est pas encore une
philosophie mélangée de symboles poétiques pour le culle.
Toute cette confusion doit s'évanouir, et il faudra bien un
jour se rallier'autour d'llne hanniere faite pour appeler a
elle les creurs froissés et irrésolus, et toutes ces nombreuses
victimes que l'absence de la foi consolante précipite alljour-
d'hui dans le désespoir du suicide!.1l est d' aulant plus urgent


1. Comme si le rationalisme pouvait jamais engcndl'cr la roi !




fJZle le protestantisme aboutisse ti une solution J'ationnelle~
:que le vague de la croyance entralne nécessairement el un
abjeet matérzalisme, el que fanal'chie des esprits engendre
le désOrdre des creurs l. )


.Le prolestantisme entier, évangélique et réformé, a faÍt,
ll~Pll~s lors, en elfet, un grand pas dans le sens indiqué par
tt, le: pasteur Coquerel. <l Faut-il que je m' explique, en pen
tle:mots, sur I'idée que je me fais du perfectionnement auquel


.. doit 'fendre la nouvelle Église? J) écrivait, une dixaine d'an-
nées plus tard, dans une Épilre apostolique, le chef d'une
nouvelle secte luthérienne fort répandue en Allemagne,
le grand apótre de l'illuminisme protestant, le pasteur
Vicislenus :


c: Plus de sacer·doce privilegié qui porte en lui la mort de
l'esprit el qui ne peut se débarrasser de sa pretraillerie! Que
quiconque en a la capacité, puisse pl'echer a son tour; mais
a has ceUe forme banale, pédantesque de prédication liée a
un texte biblique ! Abas ceHe onction que l' on recherche
dans le ton et dans l' élocution! A has cet habit dans. lequel
on trouve toujours emmaillotté le pretre! A has ]a confrainte,
meme morale, a la participation de la Cene! Elle est con-
traire a la liberté chrétienne, qui n'a d'autre source que la
foí intérieure. Qui n'y trouve aucun gout s'en abstienne,
fut-ce la commune tout entÍere! A has les longues et mono-
t-ones liturgies! Prenez, au contraire, des chants de bon aloi,


. des cantiques noUveaux, gais et animés, et tout différents
de nos livres d'église t Au lieu d'églises, qui 80nt plus ca-
",\t\~iques que protestantes, une salle doit heaucoup mieux
4ta_~~, Des autels ne font que nous gener; aussi les réfor-
rnés-les: ont sagement éliminés. 2 D


Pour la· confession de foi de ceUe Église des ami s de la
lumiere, la voici :


1. Art. Protesto dans le Dict. d·c la e et de la L.
2. V. L'A.mi de la Relig.,!'l juiJIet 1846.




-68-


e Nous ne croyons pas a une vérité révélée, fixe, complete
et achevée, mais a une révélation progressive el toujoUl'S
perfectible l.» - e e'est pour cela qu'a nos yeux la BIBLE,
malgré sa haute signification pour tous les temps et a quelque
degré qu'elle nous excite et nous plaise, ne fait pas cepen-
dant [oí pour notre (oi, ce que font bien moins encore pour
nous les symboles et les livres symboliques. L'"esprit de vé-
rité qui s' est exprimé en eux, a continué a parler aux horn-
mes, elleur parle encore en toutes sortes de manieres. Par
lui l'humanité parvient sans cesse a un degré plus élevé de
connaissances. )} - «C' est pour cette raÍ80n que nous ne
saurions poser de bornes a l' esprit, ni par des confessions de
foi, ni par des préceptes obligatoires pour notre communauté,
et bien moins encore par des usages auxquels tous seraient
.assujettis 2. J) ,


Ainsi un christianisme sans unité, sans symboJe, saDS foi,
'sans baptcme, san s ehrist, sans préceptes, sans discipline,
"sans cuile; un christianisme transformé en humanitarisme
ou progressisme, ayant pour Dieu )a raison humaine, pour


_ "'dogme 'le progres, ,pour morale l'égoisme perfectionné ou
\


'l'intéret bien entendll, pour temple une salle de bal, pOUI"
pasteur le premier venu, pour espérance et pour but la for-
''tune, le pouvoir, 'les joies sensuelles et, sans doute a la fin
'du'tout,le re10ur au néant: e'est la )e protestantisme au-
jourd'hui dans une grande partíe de 1" AJlemagne et de la


. Suisse; et voila comment il a mis l'Evangile en lumiere el
'comment il est le christianisme réformé 3 !


1. Loc. c. - 2. L. c. HS octob. 1846.
3. «( Comme religion, dit pourtant encore apres cela M. Guizot, le protestan-


.tismc esl essentiellement chrétien, et, a ce titre, il n'est pall de création hu-
maine, el il n'appartient pas plus oox hommes ele le délruire qu'il ne leur a été
donné de le créer. Comme événemenl, la Réforme dUXVle siecle a été déterminée
par une multitude de causes et de nécessités morales et sociales qui lui oot im-
primé une force capable de résister nux plus rudes épreuves du temps el ele la
fortune. »
~11 y a, ce nous semble, elans-ees paroles de l'illustre écrivain, ,utant d' errcllrs




- 69


Qu'est-ce done, apres tout, encore une fois, que cettft
Eglise protestante, si Église il ya? Oit faut-il la prendre? Gil
est-elle précisémellt, a quoi se rcconnait-elle?-


. Elle est et se nomme le libre examen. Elle est partout~
elle n' est nulle part. Elle ne se reconnait point par ce qu' elle
es!; elle ne se reconnait pas non plus par ce qu' elle n' est
pas, carqui pourrait dire ce qll'elle est et ce qu'elle n'est
pojnt? Elle est, si elle est quelque chose, elle est le rationa
lisme, aujourd'hui ceci, demain autre chose, tout ce qu'il
plait a la raison individuelle.


d'iUusions géoéreuses que d'aisertions. Oui, dims les premiers temps tout a fait de
la Réforme, et avant que la nouvelle société fut divisée a I'infilli, on pouvait dirc
peut.etre .que le protestantisme est chrétien, pUÍsqll'il croyait en général a la divi-
nité de J.·C., regardait les Évangiles comme inspirés, et se trouvait du moins
d'accord sur quelques-unes de leurs vérités. Mais Ilujourd'hui que tous les
dogmes chrétiens y sont ou manifcstement rejetés, ou tout au moins contestés,
et que non pas seulemcnt dans le meme protestantisme, mais dans la meme
50ciété subdivisée dll protestantisme, daos le meme temple et dans la mema
chaire on enseigne les doctrincs les plus opposées: le déisme, le rationalisme el.
que sais-je? 011 ne cOI1(,ioit pas trop comment le protestantisme pourrait en effet
etre dit chrétieo. Tel ou tel pastcur isolé peut enseigner telle ou telle vél'ité chré-
tienDe, tel ou tel dogme cbrétibn: mais I'Eglise protestante, le corps des
l'alteurs., De peul rien eDseigDer et il n' enseigne rien; car, pour cela, il faudrait
d'abord savoir ce qu'on crolt et ne croitpas. Pour qu'on put dil'e de per-
sonnes 011 d'institutions qu' elles sont chrétiennps, il semble bien qu'il serait néces-
sairc de pouvoir s'entendre préalablement su l' ce qui constituele christianisme et
]a qualité de chrétiell : or le protestantisme était, apres peu d'années, incapable.:le
rien affirmer a ce sujl3t.


11 ne suffit pas sans doutc d'avoil' sur la chaire un cxcmplaire de la Bible : 00.
peut de la Bible faire sortir ce que I'on vcut; Hegel en a rail sortir le panthéisme,
et son p:mthéisme il n'a cessé de le proclamel' chl'étiell, parfaitement chrétien.
Entend-on soutenir que la religion, n'importe quelle l'eligion, toutes les religions-
et meme lanégatioll de toute religion, pOOl'VU qu'elles s'appuient sur les Évan-
giles, qu'iodilféremment tout cela soil chrétien? Si c'est ainsi qll'on l'entend,
pourquoi DOUS citer M. Scherer, el s'associer a ses doléances, a ses crainte.
el a ses scrupules sur le rationalisme protestant et ses tristes résult .. lts t
Nous dire ensuite que le protestantismo n'est pas de création humainc, ri'est-ce
ras un peu trop compter SUI' notre honDe volonté? Cel'tes, ce qui peut subsister
encore dchout, (,ia el la, dalls quelques-unes des 50ciótéli dites protestantes, cela.




- 70-


Est-elfe ou n'est-elle pas le socinÍanísme, le déisme, peut-
elre le panthéisme 011 1(( scepticisme! Elle est tout, elle n' est
rien ; elle est cette incohérence et précisément ce chaos dont
se plaint M. Guizot, ce dépél>issement et cette a})sence de plus
en plus marquée de toute roi religieuse l. .


Le protestantisme es-t encore plus que cela: il est en loi-
meme et dans son principe cet esprit d·'insubordinatioll· el
de renversement, ennemi de toute autorité, de toute supério-
rité, de'toute stabilité, qui, depuis trois siecles, n'acessé
de grandir- et de s' étendre, qui, passant, selon la loi des
ehoses humaines, de l' ordre des idées dan s celui des fa1t8,
et dll domaine de la religion dans celui de la polilique, a


TI' est pas humaiu,. MUS IC' reconnaissons; mais ce quclque chose de chl'étien q.ui
peut se conserverchez tel ou tel autre individu appartenant a la sociélé p¡'otestal1te,
e' est ce que le protestantisme a re~u de: I'Egl ise catholique; cela ne constitue ni
ne caractérise le protestantismo, puisque ce quelque cItose n'est ni fixl.', ni un,
qu'il est au conlraire variable, divers, instahle et floUant. Ce qui est divin dans le
protestantisme et ne périra point, ce n'est pas ce qui le constitue tel, par opp<r
sition a l'ancienne Egli5c, c'est-a-dire le droit d'examen et les opinions; c'est
l'essence cbrétienne ql1i peut s'y trouver encore,. qu'il a cmpruntée de l'Église
catholique, mais dont il ne conSC¡'ve prcsque plus rien, Ce quí le constitue protes-
tantisme est anti-chrétien, et le met a tout moment en danger de mort et en état
de dissolution; ce qu'il tient du catholici~me enco-re, au contraire, cela ¡;eulle
souticnt contre son principe et le ratlache a la vie. Pour les causes p¡'inripllles quj;
ont amené la Réforme, nous les indiqllons plus loin. (V. Chapo V): ce sont surlout
l' orgueil, l'intéret el le gout de la lieenee; et elles sont en efrel une force, nous le
reconnaissons, capable de I'ésiste¡' aux plus rlldes éprelives du temps.


Si, dan s le protestantisme cOllsidéré dans I'cnsemble de ses sectes, iI se trollve
enCOl'e quelques dogmcs clll'étiens, disons meme si tons les dogmes s'y trouyent,.
00 y)rouv,e aussi la négation de ces memes dogmes, de lous sans exception.


1. Nous voyons aujourd'hui combien est vraie ceHe parole de Saint Augustin
par~laqllelle il établit que le fondement sur et détinitif de la foi catholique, c' est
le Chri~(lui-meme·. « Et n'allez pas croire, s'écrie ce He grande intellígence, qu'on
puisse nier que ce ne soit en effet le fondement défioitif de la véritable religion,
parce <{u'il semble quc quelques hérétiques ont cela de commun avec nous, qu'ils
s'appuient aussi sur J.-C; cal', si vous cxaminez avec aHention ce qlli distingue
ceux qui appartiennl:lnt au Christ, vous nf' tal'derez pas a apercevoir' que, malgré
leurs prétúntions, ils ne sont en efret ehréticns que de nom, el que le Chris.l cs1
bien loin d'etre an milieu d'cux. » (Enchiridion.)




-71 -


rompu le liell de l'unit~ chrétienne, déchil'é l' Allemagne,
l' Angleterre et la Rrance, répandu parlout des fel'ments de
djvision et de haine, et qui de plus en plus travaille le monde
et menace tout a la fois, l'existence des États, la constitution
des sociélés el ceHe de la ta mil-le , la reHgion, la propriété,
l'ordre social tout entiel' jusque dans ses bases.


De bonne foi que pouvait etre, devenir et produire, en
eflet, ceUe pl'étendue religion réformée qni débute par I'in-
subordination, la révolte el le parjure; qui s'appuie sur la
négation, le doute et le mensonge; et dont les premiers
fruits sont la désunion, la destruction et la démoralisation?
Etait-ce donc la le christianism~, cette Église dl1 Dieu fait
homme, du rédempteur dl1 monde, qui, par la parole et
l'exemple, enseigna l'humilité, la charité, la soumission, la
concorde, la paix; qui ne cessa de fairela gllerre a l'orgueil,
et qui si instamment nous recommanda· d' etre uns, comme
son pel'e et luí sont uns? .


te nouveau temple n'était-il pas, tout d'ahord, une autre
tom' de confusion, et ce qu'on y véntwe et y conserve peut-
il encore etre autre chose, a ceUe heure,. que le génie meme
de la discorde, de l'incohérence et de la dissolution ?


Il n' est pas un esprit impartíal qui ne reconnÍlt avec llOUS,
que si la réformation, au XVle siecle, avait entÍerement pré-
valu, )e christianisme, comme SOllS l'invasion harbare, cou-
rait le risque de périr ou de dégénérer. Il n'a pas, depuis
lors, un seul instant ces sé d'etre en péril. EncOI'e aujour-
d'hui, iI n' est pas moins menacé qu' au temps meme de l'in-
surrection luthérienne. Par la breche ouverte 3 ses ennernis,
il y a troÍs siecles, est entré et continue a se précipiter
tont ce .que le libre examen engendre journellement de no-
vateurs, de reveurs et de démolisseurs hostiles aux croy-
ances. Le catholicisme, la seule religiol1 sérieuse encore
subsistan te ; se trouve naturellement le point de- mire
des attaques de tons ; el, dans ce moment meme, se traite




- 7-2-


la questíon si, pour }'ambition d'un pctit Pl'ince et la plus
grande satisfactÍon d'une bande d'intrigants, on ne forcera
pas son chef, encore une foís, a se réfugier dans les cata"':
combes.


Si, suivant la parole du Christ, l'arbre se juge par les
fruits,. quels sont, en peu de mots enfin, pour nous pésumer',
les grands et incontestés résultats produits par la Réforma-
tion d'uoo part, et de l'autre par l'ancienne Église? Quels
étaient, indépendamment de la rédemption, la tendance du
christianisme et son travail manifeste, des l' origine, par rap-
port a l'humanité? Nous ne voulons rien uvancer dont les
protestants ne soient forcés de convenir.


C' était, pal' Jésus-Christ el son Évangile, de ramener
l'espece humaine a la confl'uternité universelle, conséquence
,de l'unité de son origine l.


Qu'a fait l'Église?
Ce travail d'unification, dans et. par Jéslls-Christ, l'Église


catholique romaine le poursuivit pendant quinze siecles, a
travers les lulles de toutes sortes, les persécutions, les Slip-
plices, les mille obstades dU monde. Elle I'avait exécuté en
grande part~e; elle allait l'achever; elle y travaille encore.


Qu'a fail la réformation protestante?
Aulant qu'il était en son pouvoir, la réformation protes-


tante a détl'uit, elle, le résultat obten u par l'EgJise; elle a
faussé le príncipe chrétien, en y melant un principe de:divi-
sion et de haine. Elle a peut-etre fait manquer a jamais celte
magnifique perspective de tous les cceurs, de tous les hom-
mes, de tous les peuples rapprochés et comme fondus daos
l'unité de charité, d'espérance et de croyance.


Or l'unité, I'union, est-elIe ou n'est-elle pas le plus inap-


1. dusqu'A ce que nons parveniolls tous, dit saínt Pan), a l'unité d'une meme (oí
,el d'uue metne connaissance du fils de Dieu. )) - ( Afin que nous ne soyon~ plus
comme des enfants, comme des personnes (lottantes et qui se laissent. emporter ti
touslesvents tUs opinions humaines.» (Epltes., IV, 15, 14.


,




-75 -


préciable de lOllS les bíens? Répondez, ouí ou non. - Oui,
sans aucun dou te. - Tirons done la conséquenee:


La dh'ision, le sehisme est meme civilement le pire de
tous les maux; et s'il esl le pire de lous les maux, il est done
aussi de tons les erimes le plus halssable et le plus granda


Mais si, au sortir du Moyen-Age, l'Eglise se ressentait des
circonstances que l'on venait de traverser; si, dans S3 disci-
pline, meme )a reJigion avait souffert des abus, 2 plus forte
raison la société civile et les gOllvernements devaient-ils en
etre chargés. Il n' est aucune institution ou, a la longue, il ne
s'en glisse inévitablement. Les gouvernemeuts, plus que les
autres étabJissements, y sont exposés, les politiques surtout.
Ceux de l'Europe moderne, tous issus de la bat'barie, mal-
gré l'influence ci\'ilisatrice de la morale chrétienne, n' en
pouvaient étre exempts. Ils eurent de la peine a sortir du
régime de violence, d'al'bitraire et de privilége fondé sur la
conquete et perpétué par la féodalité. Toutefois, iIIe faut
reconnaitre, ils s'effol'eerent de bonne heul'e de s'en tirer.
Les rois firent a eeHe fin des efforts constants, et graduel-
Iement ils réussirent en effet a se dégager. La royauté fran-
<;aise, entre toutes les autres, se distil1gua. par sa lutle cou:"
rageuse et persévérante afio d'asseoir l'Etat sur des fon-
dements meilleurs.


La féodaJité, SOlJS les successeurs de Chal'lemagne, avait
démembré l'Etat, usurpé ses droits, et s'était emparée d'une
grande partie du territoire: la royauté, sous la troisieme
race, les reeonquit sur elle. «Hugues Capel et ses succes-
seurs, dit le président Hénault, animés tous du meme esprit,
et, par une suite de prudence dont ils ne s' écarterent jamais,
regagnerent insensiblement tout ce qui avait été usurpé par
les se.igneurs, ne firent pas une démarche qui De tendit
a ce but, et se ressaisirent eufin des principaux droits de la
couronne]) l.


1. Abr. chron. de l'hise. de Fr. O· racc, p. 89, édit. de i7o~.




-74 -


Unís d'intér'et avec les communes, les rois, en abaissant
la féodalité, relev'erent la nation en meme temps que le
trone. Ce fut un fait immense, dans le développement de la
civilisatíon, que ces longues lulLes et ceHe victoil'e finale de
la I'oyauté. Sans les rois Capétiens, l'Europe entj(~re gémirait
pent-etre encore SOtlS le joug féodal. Gl'acc a ce bienfait
an contraire de la féodalité abalLue, les inslitutions, SOllS
tonte la troisieme racejusqu'cl FranQois -ter, ne cessercnt de
se développer dans le sens du progreso


«Que 1'00 consulte, observe l'historien Lemontey 1, les
acles échappés a la destrnction, dcpuis Louis-Ie-Jeune jus-
ql1'a Louis xv. Quelques-uns sont épars dans la grande col-
lection des ordonnan:~es du Louvre, el notamment dans les
tomes IV, Xl, XV el XVI. Ce n'esl pas seulement l'affranchisse-
ment des tailles et des mílices, l'absence des gens de guer'l'e,
la libre élection des magistrats qu' on y trouve, mais encore
les meilleul'es garanties de la liberlé civile : l'inviolabilité dll
domicile, la justice civile et criminelle aUribuée aux officier~
choisis par la cité, la précision des cas tres-rares OU un ci-
toyen peut etre emprisonné, l' élargissement sous caution,
l'abolition de lonte con6scation, la remise de l'amende pour
les contraventions commises sans mauvaise foi, l'antorisation
des créanciers du roi de vendre leur gage au bont de quinze
jours, la défense aux baillifs el a leul's enfan{s de se mal'ier
avec des personnes qui habitent leurs ressorts etc. »


Au cornmencement du XVIO siecle, la nation était pres
rl'iIPprimer a I'institution représentative s'on dernier et indis-
pensable perfeclionnement, et déja la délibération des trois
ordres en commun était acquise, quand éclata la réformation
protestante, qui suspendit tout et 6t faire a toutes les libertés
un mouvement rétrogl'ade. Tout le progres amené par le dé-
veJoppement des lumieres, I'expérience et le temps, fut


1. Jlonarcltie de Louis XIV.




- 7!)-
arreté soudain par ]' esprit d'insuhordination, les désordres
suscités par ceUe réforme, et par l' extreme péril qu' elle fit
courir a la Rociété.


On ne peut douter que le vote par tete, dans les Etats de
H:S60, n'ait élé sacr'ifié dans un intéret proteslant. El non-
seulement l'altération du régime rcprésentatif, mais la ré-
surrection de la féodalité, la vénalité des charges, l'immixtion
du pouvoir central dans l'administration des communes, la
violation de la liberté individuelle, toutes ces atleintes por-
tées au progres effcctué furent, en France, le résultat de nos
Iongues dissensions religieuses OH de la réforme protes-
tante l. En face de la rébellion des sectaires et de leur auxi-
l¡aire, la ligue féodale, la monarchie, elle aussi, élait me-
nacee dans son exist.ence,si elle n'eut porté an plus haut
point l'exagération de son pouvoir. Pour vaincre la révolte et
rétablir l'autorité, la royanté dut réunir toutes ses forces et
faire un effort supreme, qui, dans son énergie, renversa
toutes les barrieres.


L'anarchie ne pOllvait etre maltrisée que par le pouvoir
absolu. Et c' est cet absolutisme ainsi sorti de la Réforme, en
meme temps que l'esprit révolutionnaire, qui, se fortifiant
sous Henri IV et surtont sous Richelieu, atteignit son apogée
sous Louis XIV, apres lequcl il déclina de nouveau rapide-
ment jusqu'a la Révolution.


Observons du reste que si, sous Louis XIV, les libertés
furent a peu pres nulles, l'égalité du moins commen<;a d'etre
pratiquée. On vit, pendant ce regne, des plébéiens revelus
des plus hautes dignités civiles, religieuses et militaires. En
général, les classes moyennes, et meme les classes infé-
rieures, tronVel'ent des lors des facilités et presque tontes,
les voies ouvertes pour s' élever, par les services et le lalent,..


-' ...... \: f lt\J .... , •
'\. '~\')~.' \:',-.1 ~


1. V. Mounier, Nouvelles obs. sur les États-Généraux, ass. de 1~60.- .~~s~~'i:'1 ~?llrdouejx, l!e la Rest. de laSoc. fr., et Ch. de Villers, Essai sur l't!PJ~""'r~t'.,,
hnfl· de la Ref· de Luther, etc., chap. X. I!S /' r~:;:-:~:.<~;,;,"¡"


f' - ~: A~,,¡~~:... ;~ ~.';~ ~:~'" . .~,~./.
1?' i.'''~' 4:r ¡~ 'L {
.' ~ ~.J .A ...". ,;
'.- "'-' t;~." ',.,Á::.~'" ,'IJ "t.~ ~ f '"t ~~.. ~.
~' "1 ,,~,.; "'t'y
t."... .... "\l' ...
''\, ....... ;'/., :' ;,~


',.'" I '.- 1"\. 0, ,.J' '·~r~~~-;~*'




-75-
a la consideration et aux emplois l. Le pI'ogl'es, arreté pell-
dant plus de cent ans pa~ la Réforme, reprit son cours,
d'ahord dans les idées, et hientQt aussi dan s les faits. Féné:"
Ion avait con«¡u toules les améliorations que' réclamaient les
institutions sociales, et ses vues libérales avaient élé adoptées
par le duc de Bourgogne, son éliwe, et, apres ce prince,
par le grand-dauphin, pere de Louis XVI. Un peu plus tót,
un peu plus tard, elles ne pouvaient manquer d'étre réalisées.


Cependant, malgré de nombreuses el tres-importantes
améliorations déja effectuées, le gouvernement de la France,
a la fin du XVIU8 slecle, cornme celui de l' Angleterre au XVlle~
élait encore en taché de bien des abus regrettables. L' élat des
finances, la répartition et la perception des impóls, le con-
tróle daos les dépenses, l'administration de la justice, la no'-
mination aux offices, celle aux offices de judicature surtout~
et plusieurs autres branches du service public laissaient tou-
jours beaucoup a désirer, et, ainsi que de certains priviléges
el droits abusifs qni avaient survécu au régime féod'al OU qui
se raUachaient a la vénalité des charges, réc1amaient égale-
ment, on ne peut le nier, u!le tres-sérieuse réforme. Encore
ici tout le' monde le comprenait; le gouvernement lui-me'me
en tombait d'accord, et le roi nornmernent, animé des plus
paternelles ¡nlentions, le sentait antant que personne, et
allait, dans ses constants efforts vers le bien, au devant des
vreux de ses sujets 2.


1. C'est cela meme qui fachail tanlle duc de Saint-Simon, el qu'illle pouvail
pardonner a Louis XIV. (v. ses Jlémoü·es.)


2. ( Époux et P(H8 tendre, ennemi du [aste et de la prodigalité, pleill de respect
pour la foi publique, toulle biel1 (IU'il a pu faire, il s'est empressé de l'accorJe¡·.
Les corvées abolies, la torture supprimée, le ~ort des malheureux adouci par ses
soins, dans les hópitaux, dan s les prisons; la réformation de notre absurde juris-
prudence criminelle commencée, les adminislra'.ionl; provinciales instituées, la ser-
~itude de la glebe abolie dans ses domaines, l'état civil rendu a ceux flui ne pro-
fe_~saient pas la religion dominante, la mal'ine tirée de l'anéantissement, de nou-
veaux pOl'ls eréés, notre commerce étendu, le" établissements les plns uliles : que




-77-


Tout, a la fin dll xvm' sH~cle, tendait a Iwocurer les amé-
liorations désirées et a faire disparaitre les abuso La haute
aristocratie et le haut clergé é~aieDt favorablement disposés
a cet effet. Bien loin de combaUre {'esprit d'émancipation et
de réforme, les grands seigneurs et beaucoup de préJats
appartenant aux premieres maisons de France, l'avaient eux-
memes provoqué et favorisé. La noblesse, en général, quoi-
que tenant peut-etre un peu trop a ses priviléges, se mon-
trait, elle surtout la premiere, favorable a tous les genres de
progreso


Les Etals-Généraux furent convoqués dans ce sentiment
général du bien qu'il y avait a faire, el avec ceHe intention
généreuse, de la part du prince, de ne rien négliger de ce
qui pourrait le réaliser. Et ces Etats, nous le croyons, pOUI'
un grand nombre de leurs membres, étaient animés, comme
le roi, de l'amour de l'int.éret public, et se proposaicnt d'y
travailler sérieusement avec lui. Comment, hélas! ce bien,
si ardemment désiré'de tous, ne se fit-il pas légalement,
('égulierement, pacifiquement, honnetement, avec et par la
loyale coopération de chacun et de tous? et fallait-il tant de
renversements, de désordres, de spoliations, de crimes et


de titres ji la reconnaissance de son peuple! ... Jamais In couronne de Frnnce n'a-
vait été portée par un princc plus ami de l'humanilé.» •... « Dans ses erreUfi
memes, jI élait encore guicfé par l'amour de ses sujets; et quand on voulait lui
surpreodre des volootés contraires it l'intérCt public, ji fallait lui persuadcr qu 'ii
conh'ibuail ii leur bonhElUr n .... - « C' est sa haine contrI:"! les abus, e' est SR bonté
trop facile quí l'a précipité dll tronc. Il est affréllx de peoser qu'avec une ame
moios bienfaisante, un nutre prince eut peut-etre lrouvé les moyens de maintenir
ses pouvolrs.n


« Le roí, pOllr éviter la convocation des États-Généraux, pouvait mépriser ses
engagemcnts et ceux de ses prédécesseurs envers les créanciers de l'État; les
regnes précédents lui en nvaient donné plusieurs exemples : mais il était trop péné-
h'é des jdées de justice et d'honneur. » - « Son respcct pour la foi publique luifit
braver tous les périls attarhés d. la redoutable interventioo des États-Généraux.
(Mouoier. Recherches sur les causes qui ont empcché les FraR9ais de devtnir
libres. t. I, p. 2;).)




- ¡g-


d;abominations, tan!t de larmes, de sang répandu et de
ruines accumulées, pour fonder ces quelques améliorations
réelles et légitimes définitivement acquises a la nouvelle
société '?


La France, fin 1789, d'accol'u avec son roi, voulait l'ordre
dans les finances, des réformes dans l'administr'ation, avec
le rétablissement des institutions protectrices d'une sage
liberté tombées eh désuétudeou violemment abolies: mal-
heureusement l'esprit d'innovation sans borne soufflé par de
prétendns philosophes, accepté par des hommes d'Etat a
courtes vues et propagé par la presse 1, pénétra 'dans la re-
présentalion nationale, y engendra cette confusion, depuis
tant déplol'ée, dll vJ'ai et du fallX, du bien el du mal, dn
possible et du chiméri'lue; et, grace a quelques broúillons
ambitieux ou exaltés et infideles a lenr mandat, les vreux
légitimes du pays furent outrepassés, dénaturés, le pays lni ...
meme fut éconduit, el, au lieu d'une réforme, nous eumes,
comme au XVle siecle, une revolutioh radicale, le déchainc-
ment de toutes les passions, avec toutes les calamités qu'ex-
cÍ(ent les folles conceptions et qu'entrainent toujoUI'S a leut'
suile les violents houleversements 2:


,


1. On ne m'ótera pas du moins eGUe gloire, disaít Napoléon a Sainle-Hélene,
d'avoir opposé une barl'iere a l'esprit d'innovlltion. C'étllit la, en enet, une g!oí"e;
unc vraie gloire d'hommc d'État; malheurcusement, alljoUl'd'hui, on ne semblc
plus gue¡'e animé de eette sage ambitioll.


2. uL'attention publique, depuis un sieele, s'était lournée vers l\administrntion,
(lit encore Mounier; et quoiquc les ablls ne fussent pas plus mulLipliés que daos
quelques États de I'Europe, ils étaient plus vivement sentis qu'ailleurs, parcequ'ils
étaient ehaque jour dénoncés dans une foule d' écrits, que des peintures ea:agérées
les rendaient plus insupportables au '/leuple, et que les idées de liberté l'épandues
par la communication avee les insurgés d'Amérique avaient faitles progres les plus
rapides.


« Et quel temps, eontinue le meme auteur, po nI' une révoll.ltiCln! eelui O" des
éerivains audaeieux s'étaient onvert un nouvean genre de e~]ébrité, aussi facile
pour eua: que nuisible aua: autres, en attaquant a déeouvert les principes les plus
respectables, les plus uliles a l'ordre puhlic, en brisant tous les appuis de ]a mo-
ra]e, et tous ]es liens de la subordination. » (Recherches sur les causes qui ont
empeché les Fran~ais de devenir libres, t. l.)




-79 -


Ces malheul's et ccs crimes, nuI IlC les ignore; il est
encore pal'mi nous des personnes quí les ont vus et en ont
p~lli. Les blessures faites a l'ordre social, aux familles, aux
individus ne sont opa3 toutes cicatrisées. Qui pourrait énu-
mérer les maux incalculables déversés sur le monde entier
par le raít de eette révolution? La France et par suite toute
l'Europe, pendant plus de soixante ans, dans un étal d'agi-
latíon, de convulsion et de dissolution; la démoralisation
et le sou](wement des masses; comme sous la Réforme, le
désordre partout dans les intelligences et dans les creurs ;
la barbarie, ce n'est assez dire, la férocité substituée brns-
quement et d'lln seul coup a la civilisation la plus avancée t
a l'urhanité la plus exquise; l'anéantissement des lois et
l'absence complete de sécurité dans toutes choses, sous un
régime de terreur appelé liberté; une anarchie furieuse et·
sanglante, el, sous le nom d' égalité °el qe fraternité, le regne
de la plus vile populace, le pouvoir et la justice aux mains
des ineptes et des brigands; la brutalilé~ la violence, tons
les mauvais instincts déchainés sur la société, et finalement
la destruction de toutes les libertés et le mépris de tous les
droits; les trones, la religion, la morale, la propriété sapés 1
renversés; la spoliation organisée ; les personnes, comme les
fortunes, livrées a la merci de la scélératesse et de la cupidit.é;
des mil/ions d'indi\'idus et de familles ruinés, proscrits,
pourchassés sur toute la surface du globe, OH décimés par
la miser'e, la maladie, la guerre et la guillotine; des massa-
cres dans les prisons, sur les échafauds et les champs de
bataille; puis, le despotisme militaire succédant a l'anarchie,
dans le monde entier, et sur lerre et sur mer, pendant vingt-
cinq ans une guerre d' exlermination ; l'Italie, l' Autriche, la
Prusse, la Suisse, l' Allemagne, la lIo11ande, I'Espagne, le
Portugal, l'Empire ottoman, la Pologne, la Russie, la o
France elle-meme plusieurs fois envahis, pillés, dévastés,
noyés dans le s:mg; plusieurs grandes villes incendiées;






- 80-


toute la jeunesse moissonnée; l'Europe dépeuplée; nos co-
lonies perdues; nos frontieres envahies; notre marine et
notre commerce ruinés; notre ville capitale, deux fois en un
an, occupée par les hordes du Nord, el la France entiere,
pendant plusieurs années, soumise a l'étranger; en fin , et
pour achever, l'invention de nouveaux moyens de tyrannie,
et, par la licence et les atrocités, la déconsidération et le dis-
crédit tout a la {ois, pour longtemps, de l'autorité el de .Ia
liberté, et l' esprit novateur envahissant le monde et nous
mena<;ant de dangers inconnus: ce n'est encore la qu'un
bien faíble tablea u des bienfaits de notre grande révolulÍon!


Afin . de détruire les abus et de réaliser les améliorations
qu'íls concevaient, les philosophes, les philanthropes du
XVIII· siecle et leurs disciples de la Révolution souleverent
les esprits et exciterent dan s les ames la défiance, la haine,
la vengeance, l'envíe, toutes les mauvaises passions. lis ou-
hliaient que ce n'est point ainsi que procedent les vrais
hie.nfaiteurs de l'humanilé! Les apótres du Christ aussi et
les premiers chrétiens avaient des abus a réformer, du bien
a réaliser, une nouvelle ere a fonder. Mais, pour accomplir
lenr grande et noble tache, ils ne mirent personne a la lan-
terne, ils ne guillotinerent personne; ils firent, eux, un
appel a de tout autres passions qu'a la haine et a la soif du
sang; ils évoquerent de toutautres sentiments que les basses
jalousies et la cupidité! lis combauirent l'égoisme et I'or-
gueíl, precherent la charité, l'humilité, l'abnégation, le dé-
.vouement, et c'est au prix de leur propre sang, et non de
cetui de leurs adversaires, qn'ils répandirent la honne nou-
velle et firent fruct.ifier l'arbre de la liberté.
. Que les conspirateurs ambitieux, sans entrailles el sans


" moralité, soutiennent le contraire, ilspensent et agissent
suivant leuruature ; mais, pour les honnetes gens, ils au-
ront avec non! cette conviction: non, non, pour opérer un




........ 81 -


reu de lúe n , el m-eH:e beaucoup de bien, t:mt d'atracités
ll' étaien t (1oin t nécessaires !


Il esl toujom's possible, aveú une patiente el persévérante
fermeté, d' obtenir par accommodement ce qui est conforme
a la justice et au droit, meme sous un mauyais prince; a
plus forte raison sous un roi moral, pieux et simple, qui
n'avait qu'une pensée, le bien des peuples qui luí étaie<nt
conf1és.


Si, au li'ell d'agiter les esprits et {le faire une révolution,
l'assernhlée constitl1ante s' était, ~uivant le vreu des provinces,
'Contentée de t'établir I'ordre dans les finances, d'assurer la
convocation pér'iodique de la représentation nationale, el de
seCOl1def Louis XVI dans toutes ses libérah's intenlions, OU
en serions-nous aujourd'hui? Serions-nous' moins libres,


, moios avancés, mcins heuJeux que nous ne sommes? -
Nousserions plus libres, sans aucun doute: au lieu de l'esprit
révolutionnaire, nous aurions l'esprit de liberté; la France ne
se ftit point divisée en partis hostiles; la noblesse et le clergé
n'avaient aucun motif de se prendre de méfiance pOllr les
libert~s, qui, dans le monde entierJ ne compteraient, on le
peut croire, a cette heure, que des fauteu-rs et des amis.
~OllS n~aurions pas eette centralisationoutrée qui pal'alyse,
épuise, annule el cOJ'l'ompt loute la France au profit de sa
vil1e capit.ale. Le:; prorinces el. les communcs vivraient de
leur vie propre, el. ne sel'aiel1t point effacées, honteusement
asservies 3 la tutele des bureaux. Nous posséderions nos
aneiennes et naturelles frontieres et nos colonies. Nous
n'au:rions pas inutilement immolé tant d'hécatombes humai~
nes. Nous n'aUl'ions pas vu deux fois les Kalmouks et les
Bachldrs abreuver leurs ehevaux aux rives de la Seine, el. le
nom franl;ais enfin, au )ieu d' etre partout un objet de sus-
picion el de haine, serait, ehez tous les peuples, vénéré,
aimé, béni. Oui, nous avons eeHe convietion, et'nous le ré-


6.




- H2-


péton.s apres un de ses membres les plus distingués, sans
l'usurpation de l'assemblée constituante, on aurait évité les
collisions, t.ous les malheurs el les cl'imes qui désolerellt
notre pays et toute l'Europe, et jeterent pour longtemps le
discrédit sur la liberté.


Malheureusement la plupart dfs membres de ccHe assem-·
blée célebre, formés a l' école des sophistes plutót qu'in~truit3
a ceHe de l'histoire et de l' expérience, s' étaient figuré,
comme des écoliers, qu'il une nation de vingt-huit millions
d'ames datant de quatorze sieeles, on pourréül, a la maniel'C
des Minos, des Lyeurgue et des' Solon, imposer une consti-
tutíon improvisée et abstraitement fa<;onnée de toutes pieces,
ainsi qu'il arriva, nOl1S dit-on, il Y a deux a trois mille ans,
a quelques bourgades de la Grece antique. Pour réaliser eette
beBe chimere, ¡Is déchirerent le mandat qu'ils avaient reQIJ
de l~ nation; ils s'appuyerent sur la populace soulevée et
insurgée, et, desceudant, a leur tour, dans la carriere révo--
lutionnaire ouverte par la réforme protestante, plongerent
la' Franee, et l'Europe et le monde, dans un abime de cala-
mités, de crimes et de misere 1 !


Elles sont passécs, pour nous, ces circonstances si singu-
lierement propices a l'établissement pacifique et graduel
d'une sage liberté! Se représenteront-elles jamais ? Ah!- bien
eoupables sont eeux qui, trompant la contianee de leur pays
et l'aUente universelle, ont fait manquer un si généreux
1110uvement !


On nous assnre que l'assemblée constituante, vers la fin
de son regne, se repentit de s' etre laissé entrainer par les
factions populaires 2. Nous le eroyons volontiers, il y avait


1_ V. Mouuier, Recherches sur les c,wses, etc.
2. « Les Etat~-généraux (de 1789), nous dit Mounier, qui en était un des


membres les plus influents, ont été si funestes, que malgré les justes motifs qui
les faisaient ators réc1amer, on s'épargne un grand sujet de douleUl's lorsqu'on
peu t se dire : « Sans moi, ils n' auraient pas moins existé.»


« Le clergé, les tribunaux, les nobles, le prúple entie,·, voulaient les états-g;.éllé-




l¡~u" La meme ehose arriva aux- réformateurs du xy¡' siec1e,
et arrivera toujours a tousles démolisseurs. Briser, renverser',
détruire n'a pas de diffieultés; le plus ignorant, le plus mal-
adroit le peut; les enfants eux-memes, a peine nés, s'y en-
tendent a merveille. Avec quelques livres de poudre a canon,
le dernier misérable, en quelques seeondes, fera sauter un
édifice qui a eoÍlté des millions de dépenses et des sieeles de
péine. Edifier, fonder, e'est la le talent, e'est la le difficile.
Encore, quand 011 dit édifiel', faut-il s' entendre: e' est édifier
une chose qui dure. Il ne faut qu'un reveur ponr imaginer)
par- la pensée, des constitutions politiques et des gouverne-
ments q oi, sur le papie!>, fonctionnent avec la régularité d'une
horloge; iI faut un sage, un grand homme et souvent plus
qu'un hornme pour instiluer fortement un Etat l. Une na-
lion n'est pas une machine dont l011s les mOllvernents puis-
sent etre prévus et calculés, Ses rouages sont doués de
quelque chose comme de la liber'té, et ¡ls se meuvent sou-


laux. Tous, sans exception, adoptaient cette maxime qu "I\\lX états-généraux seuls
appartenait le droíl d'accorder des' impóts, et tous allssi voulaicnl qu 'íls revinsseut
~ époques fixées, el cctte périodicité était promisc par le mi.


« Se basanl sur un capitulaire de Cbarles-Ie-Cbauve (vme siccle) qui statue que
toutes les loís devaienl etre ·faites avec lecónsentemenl du peuple, 00 était encore
d'aecord pour faire participer les états-généraux an POUVOil' législatif.


«( On vouJait enfill que les ministres fussent responsables. JI eut fallu s'cn tellir
i't cela. Lorsque, dalls ulle monarchie, la hnine des abus a conduit a l'adoption des
quatre principes que nous venOllS ,de rappeler, 00 a fait, pour restreindre dans de
justes bornes l'autol'ité royale, tout ce qu'il est possiblé de faire.» (Ibid.)


1. Et encore une horloge, si parfaite qu 'on la suppose, n'est pas entierementrégll"
liere : il y a des frottements, des usures, des variations de températnre et el'autres
causes qlli mettent en défaut toute l'hahileté de l'artiste et toutes ses combinaisons.


Les utopistes, novateurs et révolulionnaires qui revent de faire entrer dans lé
-gouvernem~nt et les ~lUlres institutioos humaines la perfection idéale, sont comme
les mécaniciens et les géometres qui voudraient apporter dans les opérations gra-
phiques et les machines la rigueur des mathématiques pures. Par le calenl on
p€ut obtenir des résnltats d'nne exactitude ri~oureuse ou équivalant a l'exacti4ude
rig'ourcuse; palo les instruments, meme les plus parCaits) }'on n'arrive jamais qu'a
la vél'ité approximative.




- 84-


vent d'une maniere fort inaUendue. Pour donnel' des loís a
un peuple, il y a mille choses a connaitre et a consídérer
qUI ne s'apprennent ni dans Platon" ni dans Saint-Sírnon,
ni dans Rousseau. Et puis il en e~~ d'une nation qui a duré
comme de tout organisme vivant déja tout formé: elle a sa
constitution natul'elle, et la conserye jusqu'a son entiere dis-
solution. On la peut fortifier ou affaiblir, améliorer ou ruiner,
mais non pas la changer de fond en combIe, jamais l. Et, de
meme que dalls la natUl'e organisée ón ne lue point l' etre
souffrant ou malade pour le rétablir en santé, ·on ne démolit
pas davantage une société civile pOUI' en corriger les imper-
féctions et les abuso On ne procede point sur les corps vÍ-
vants en chimiste; on ne les met point dans le creuset, pour
les dissoudre et les reconstituer.


Eh bien! un grand nombre de jeunes constÍluants pa-
raissent avoir ignoré ces vérités si simples pour loutes les
pel'sonnes qui out le sens droit et qui ont lu l'hístoire avec
un peu de f('uit 2.


A Dieu ne plaise, cependallt, que nous voulions ríen mé-
connaitre! La grande révolution franQaisp-, ainsi que la révolll-
tion d' Angleterre, qui n'a pas cornmis moins d' erreurs et n'a
gtiere été moins coupable; la révolution fran<;aise, gl'3.ce -uu
ciel qui sah tirer le bien du mal, n'a pas été sans quelques
heureuses conséquences, ni non plus sans sa moralité. Elle


'l. Les pellples, comme les individus, re~oivent leur constÍllltion d'une source
mystérieuse, en se formant.


2. « J~ai toujours conllidéré comme une des causes des grands malheurs d~ la
France, observe Jean de Müller, que dans la premiere assemblée il y ait eu tant
de métaphysiciens aecoutumés a des spécuJations abstraites sur la politique, et
qu'il ''! ait eu si peu d'hommes en état de juger les institutions politiques ll'apres
l'expérience des siecles. Il en est résulté ceUe diflerence que ron voit entre Mon-
tesquieu el Rousseau, qui, ne connaissant que tres-imparfaitement l'histoire,
s'ahandonnait a son imagination et 8. son dépit, pour créer des systemes qui ne
tiennent a rien de ce qui a été et de ce qui esto e'est ce qui a égaré tant de tetes
de gens d'ailleurs respectables par leurs vertus. (Jean de Müller, leUre a M. de
Sahm, historiographe du roí de Danemark.)




- 8~-


a d'abord été une grande, une terrible lec;on, un ch:1timcnt a
jamais exemplaire infligé au dévergondage des mreurs et des
doctrines: puisse-t-il ne pas etre perdu pour les nou-
velles générations! Ce sera la, nous le croyons, son prin-
cipal servicp, rendu. Elle a de plus amélioré quelques situa-
tions, et entrainé, sous plusicuI's rapporls, des changements
d'ou sont résultés des perfectionnements véritables. Toute-
fois ces hienfaits étaient, la plupart, en grande voie de
s'accomplir, des avant la révolution, et, sans aucun doute,
ils eussent été réalisés parfaitement sans eIJe.


Quels sont, en effet, les libertés et avantages dont se glo-
rifle la France nouvelle, et dont on, fait mérite a la Révolu~
tlon ? La liberté personnelle, l' égalité devant la loi, le respect
du droit de propriété, l' égale répartition des charges publi-
ques, le vote des impóts, l'admissibilité, par les services et
le mérite, de tous les citoyens a tous les honneurs et a tous
les emplois, l' établissement du Jury en matiere criminelle.
la liberté de la pl'esse, celle des cultes et celle de r enseignc-
ment?


De tous ces avantages, réels ou prétcndus, iI en est a
peine quelques-uns qui, avant 17~9, n'existassent pas de
fait ; et pour ceux qui manquaient encore, ils étaient désirés,
demandés, et ne pouvaient point ne pas etre concédés plus
ou moins pl'ochainement. JI en est plusieurs qui n'onl
pas augmenté . depuis, et nous en pourrions nommer plus
d'un qu' on avouerait sans lleine assez sensiblement
amoindri.


« On ne saurait imaginer, dit l.emonley, si on n'a point
In les archives de notre ancien droit, combicn sur ces ma-
tieres délicates de liberté, les idées modernes ont reculé.})


D'éja sous Louis XIV, nOU8 le répétons, quelques-uns des
plus hauts emplois dan s I'Eglise, l'administration, l'armée et
meme le gouvernement, étaient occupés par des hommes nés
dans les conditions inférieures. Par restime qu'il montrait




-- 86-


pour l'esprit, le savoir et le talent, par son gout pour les Iettres~
les arts et les sciences, et par la protection et les récornpenses
généreuses qu'il accordait a ceux qui les cultivent, enfin par
l'hahitude qu'il prit de n'accorder, en général, honneurs et
faveurs qu'aux services rendus a l'Et.at, Louis XIV contribua
puissarnment a rapprocher les conditions et a développer,
dans le peuple, le sentimenl de l' éga)ité. Et merne ce libéra-
lisme a l' égard du mérite est, parrni nOllS, bien antérieur
a ce regne. Matharel nous l'apprend: «La constÍlution du
el royaume de France était si excellente, qu'elle n'a jamais
«exclu et n'excluera jarnais les citoyens nés dans les plus
c has étages des dignités ",les plus élevées l. })


La liberté d'enseignement exista de tont temps, sous \'an-
cienne monarchie !I'an.;aise; et les libertés municipales, le
droit, pour les communes, d'administrer leurs hjens et d' é-
lire leurs magistl'ats, avaient, des 1766, été I'endues a la
nation.


Le droit de propriété ne fut guere violé SOllS Louís XVI.
Si la líber'té des personnes le fut. quelquefois, ne l'a-t-eJle
pas été depuis la Révolution, ne l'a-t-elle pas encore été jus-
que dans ces derniers tem ps ? .


La liberté des cultes existait aussi de fait, des les premieres
années du regne de cet excellent prince, ainsi que ceBe de
la presse, cette dcrniere merne peut-etre trop; cal' que pou-
vait-il reste1' a désÍre1', sons ce l'apport, a un pays oa s'im-
primaient, se vendaient et se lisaient ouvertement les écrits
des Voltaire, des Rousseau, des Diderot, des Helvetius, des
d'Holbach, et d'autres auteurs hostiles a tout.pe qui subsis-
tait, mreurs, opinions, société, religion?


Le príncipe de l' égalité devant la loi était cornme tout ac-
quis; l'égale répartition des impóts, clésirée meme du gou-
vernement; et leur vote par la nation, un des plus anciens


1. V. Abr. chr. de fhili. de Fr. par le pl'ésid. Hénauh, fin de la 2" race, 81.




- 87-


príncipes de la monarchie qu'il ne s'agissait que de régle-
menter. Les états-généraux furent convoqués -pour aplanir
les difficuItés que rencontrait ceUe affaire.
- Encore une fois, dé tontes les libertés et franchises, iI en
est peu qui ne fussent ou tout établies ou sur le point de
l'étre, qnand éclata la Révolution, pendant laquelle elles fu-
rent proclamées, il est vrai, mais toutes, sans exception,
méconnues, violées et odieusement foulées aux pieds. La


. France, en 1i89, portait les germes éclos ou pres d'éclore
de toutes les libertés, de toutes les améliorations dont elle
jouit aujourd'hui et dont meme elle ne jouit paso La grande
révolution franliaise, semblable dans ses effets a la révolu-
tion religieuse, en a faussé ou tout a faít arreté le légitime
développement.


Mais, quand ces progl'eS tant vantés ser"aient clus, unique-
ment dus a la Révolution. par' combien de rnaux n'ont-ils
pas été payés! et combien d'ailleu:'s ue sont-ils pas mélan-
gés d'inconvénienfs qu'on aurait évités sans elle!


Accordons, cependant, que ceHe révolution ait produit
tous les bienfaits qu'elle se promettait et dont on lui fait
bonneur; mett.ons qu'elle en ait produit dix fois davantage :
en est-elle moins un événement de Iugubre rnémoire? N'a-
f-elle pas, en somme, été funeste pIutot que favorable aux
principes dont elle prit la défense? Et lous ces écrivains du
xvm' siecle, et tous ces hornmes remarquables de l'assern-
blée constituante qui en préparerent ou en ménagerent
l'avénement, par leurs écrits, leurs paroles, leurs luttes,
pensc-t-on qu'ils n' eussent pas fai t un pas en arriere et
mis tout leur soin a l'afferrnir ce qu'ils ébranlaient, s'ils
avaient prévu tous les malheurs et toutes les atrocités que,
pour tant. d'années, leurs doctrines si belles allaient accu-
muler sur le monde entier?


Le bien qui est sorti de ce terrible événement, eut pu se
llroduire sans lui et bien rnieux que par lui. Qlland un peu-




- 88-


pIe est múr pour l'exercice de certains droits, ct qu'il fes
veut résolumenl, obstinément, nous ne concevons pas trop
comment il serail possible, longtemps, d'y opposer des fins
de non-r·ecevoir. l\fais eut-il fallu attendre un siecle encol'c
pOUf' ohtenil' le red'ressement de nos griefs el la concessi 00'
de nos demandes les plus légitimes, cela valait mieux, mille
fois, que d-e les conquérir au prix de tant de crimes et de la
société renversée l. Et la révoIlltion franfiaise et la révol ll-
tion d' Angletcrre, quelql1c mérite qll' elles puissent revendi-
quer, I'une et Fautre, n'en sont pas moins désastreuses, en
somme, au-dela de tout ce qu'on peut dire, par le scandale
et l'exemple donnés de la violation du pouvoir el de I'avilis-
sement deTautoriLé.


Rien n' est plus avantageux que de raisonnables libertés
obtenues ou consenties librement; rien u' est plus dange-
reux eL plus précaire, a la fois, que les libertés arrachées
par la violence.


Toutes les révolulions dépassent fatalement le but qu'el1es
veulent atteindre. Quand elles n'auraienl que ce vice, iI suffi-
rait pour' les rendre per·nicieuses. Des 10rs qu' on a dépassé
le hUl, iI faul hieÍl que l'on revienne sur ses pas, et, dan s ce
mouvemenl rétrograde, il est rare que de rechef on n'aille'
pas plus 10in qu"il ne faut. Les stratégistes saven't que de-
battre en retraite est toujours une opération remplie de pé-
rils el de mauvaises chances.


Les entreprisesviolentes ne manquent pas d'ailleurs de
provoquer la réaction. Ce qui s'acquiert par la vio)ence ne
rm;te famais incontesté, et les peuples sont ainsi faits, qu'ils,
11e savent, comme' les particuliers, cünserver que ce qu'ils ont
désiré longtemps el acquis avec peine el difficulté: c'est
dans la nature. Pourquoi voit-on tanl de folles prodigalités
chcz les individus a qui la fortune est venue comme en dor--


t, Le dl"oit est paticnt, parccqu'il est éternel.




- 89-


mant et ne S' est pas faít désirer? Pourquoi tant ue conser-
valion chez ceux qui l' ont obtenue par le travail et de long~
efforts? On ne saurait apprécier les hiens dont l'acquisitiolJ
a été trop facile.


« Les révolutions que le teHlps apporte dans le cours de
la nature, arJ'ivent pas a pas, observe Bacon; <r il fimt imiter
cette lenteur dans les innovations qu'on introduit l. ])


O liberté si cherement payée, entrevue, atteinfe quelque-
fois, el toujours reperdue apres si peu de temps, ne t'au-
rions-nous pas conservée, si tu nous étais venue lentement,
successivement, d'une maniere progressive et légale ? Ql1and
nous SCl'as-tu décidémenL assurée? Quand aurons-nous une
sage, une vraie liberté? L'aurons-nous Jamais? Un gouver-
nement sage, si bien disposé qu'il soit, voudI'a-t-il, pourra-
t-il, devra-t-il nous la dOllner? :1


t. JI est utile pour la stabilité du gouvernement et la durée de l'ordre social,
que les peuples n 'obtienn.mt pas trop tot les libertés et les dl'oits politiques aux-
quels ils aspirent. Si le peuple romain, au lieu d'arrachel'longuement et une a une
les eoncessions du Sénat, les avait obtcnues tOlltes d'emblée par unc révolu1ion,
il n'est pas probable que la répuhlique romaine se fut maintenue si longtemps.
La liber1éet les droits politiques ne puuvant plus faire un pas de plus saIls devenir
anarchie, et c~ pas ne pouvant point ne pas se faire, cur il faut marcher, la déca-
dence ne se sp.rait pas fait aUe nd,·e.


Que la France, en '1848, ell1 encofe NI quelque cbosc a cMsirer en fait de li-
nertés el de u,'oirs, iln 'y aurait pas été quc8tion de socialisme et de r.ommunisme.
Ne faut-il pas que les démagogues prorncttcnt au pcuplc quelquc chose de
!IOUveau?


« Ne souhaitons jamais de révolution, écrivait le savant et sage Bailly a Vol-
aire, et plaignons nos peres de celles qu'ils ont éprouvées. Le bien, dans la nature
>hysique et mOl'ale, ne dcscend du CIeI sur nous que lenteml'nt, peu a peu, fai
>resque dit gontte a g'outte: tout ce qui est subit, inslantané, tout ce qll'/, est ré-
.lolution est une louree de maux. (ne lettre ti Voltaire sur l'Atlantide de Platon~)


2. Quel est le gou\'ernement qui n'accordat volontiers toutes les libertés eonci-
iables avec l'ordre, si ron pOllvait lui garantir qllC, eeUe satisfaction donnée,
)s exigences n 'iraient pas au-dela? Mais l'ambition de liberté, surexcitée par
esprit de révolution, ne saurail se tenir contente; elle ajollte a ses exigenees
llisfailes des exigences nouvelles, jusqu'il ce qu'elle ait tout envahi, et qlHl le
ouverncmenl ne pose plus que sur la pointe d'une aiguille.




- 91) -
Voil:i bientot trois quarts de siecle que nous vivons dan s


un état comme perrnanent ou de révolution, ou de rnenace
de révolution, sans avoir réussi encore a nous reposer dans
l'ordre et la liberté. Oa nous a COIlstc'UÍt et voté, coup sur
coup, dix ou onze Constitutions, qui toutes devaient durer
autant que la nation, et qu'aprcs pen d'années, peu de mojs,
peu de jours, nOllS avons, de nos mains, lacérées et jetées
au vent! NOllS avons eu des conspirations, des émeules,
des insurrections formidables el sans nombre; nous avons
souflert vingt-cinq années presque non interrom pues de
grandes guerres; nous avons vu }'invasion de notre terri-
toire, \' occupation de la patrie par toute l'Euro\)e coa\\sée;
nous avons eu l'expropriation, \a banqueronte, les proscrip-
tions, les noyades et les massacres en masse, la guillotine en
permanence, l'arbitraire et la violen ce pal'tout, en tout, sous·
toutes les fOl'rÍles; nous avons soulevé les classes nioyennes
contre la noblesse et le clergé, les ouvriers contre les bour-
geois, les pauvres contl'e les riches, les peuples contre les
peuples el tous les hornmes contr'e l'autorité; nous avons
mis dix fois l'Europe en cornbustion, et l'avons couverte de
ruines et de sang ; nous nous sornmes enfin déchirés entre
nous; nous nous sornrnes dévorés nous-rnemes ! ...


A quelle fin? pour quel résultat "? Qu'avons nous obtenll ?
Que possédons-nous, apres tout, qui nous soít assuré? OiI
est ce progres tant proné? En quoi d'essentíeI, en définitive,
avons-nous réellement tant avancé?


Nous avons l'intéret, l'utilité, les vanités : nous n'avons
plus l'esprit d'abnégation, les vertus ni privées, ni publiques:
ni le patriotisme, ni le dévouement, ni les hautes aspirations,
ni les altachements désintéressés.
Nou~ avons des opinions : nous n'avons plus de convic-


tious, de croyances.
Nous avons des religions, OU, pour mieux dire, des cultes


publics et extérieurs : nous n'avons plus ni foi, ni espérance,




- 91-


ni vraÍe charÍté, ni vraie morale, ni bonnes mreurs, ni rete-
nne, ni décence.


Nous avons de l'instruction, des connaissances et des
hOJJHneS qui les exploitent, des érudits, des lettrés, des ar-
tistes prétendus de toutes sortes: nous n'avon3 plus ni
gont, ni sens du beau, ni feu sacré, ni art, ni science.


Nous avons rapprocllé de la ba'se toutes les sommítés so-
ciales: mais, en nivelant les conditions, nous avons, du
meme coup, rabaissé les moout's et les ames, de sorte que
nous avons l' égalité sans plus allcune élévation dans les in-
telligences et les sentiments.


NOlls avons une constitution et des droits poli tiques, le
vote universel, des jOllrnaux démocratiques et de grands
corps de l'Etat: et nons ne pouvons point nous réunir pOlll'
nous concertel' sur nos intél'ets et le choix de nos députés;
nos départements el nos communes sont tenus dans une tu-
tele humiliante, el nous n'avons plus de fortes institutions,
ni provinciales, ni municipales.


Nous avons des pouvoirs: mais nOllS n'avons plus l'all-
torité l.


Nous avons la force matérielle et disCl'étionnaire, une
tlrmée imrnense, d'innombrables fonctionnaires, un budget
comme il ne s'en vit jamais : et nous n'avons ni stabilité, ni
fixité, ni sécurité, ni avenir, ni confiance.


Nous avons des législateurs en perrnanence, el des lois a
foison: mais, soít que par le grand nombre de lois variables,
la loi perde de son crédit, soit par quelqu'aulre cause, nOllS
n'avons plus ni respect de la légalité, ni soumission, ni crainte,
ni obéissance; et, dans le sanctuaire merne des lois et de la
justice, avocats, témoins, jurés, nous sommes cOllstamment
occupés, tous, a éluder, a fausser, a tromper la justice et
les )ois. .


L V. le chapitl'c XIII.




- 92--


Enfin nous avons des licences, des licences sans nombre
également : nou~ n'avons pas, avons-nous une seule liberté,
définitive, assurée?


Nous avons le progres aussi, du moins on nous l'assure
et nous le reconnaissons: mais nous avons le progres sans
savoir ou IlOUS allons, le progr'es dans les ténebres, le mou-
vement sans perspective, sans ]umiere,' sans ligne tracée,
sans direction, sans guide, sans but et sans objeto


«La révolution franc;aise, s'écrie, avec un manifeste dé-
couragement, un ancien premier ministre de la monarchíe
de Juillet, «la révolution franc;aise est-elle doncdestinée a
n'enfanter que des doutes el des mécomples, a n'enlasser
que des ruines sur ses triomphes ? 1 })


Il faut bien le reconnaitre: C;3 a été la, jusqu'ici, son
principal enfantement.


Nous n'avons pas la liberté; mai.:5, en verlu desoroits de la
r:lison particuliere el autonome, ce grano artisan de toutes
les sottises, quand elle marche sans flambeau et sans guide·,
nous avons l'incohérence dans la pensée et dan s les fáils,
et, pour tout dire, l'esprit révolulionnaire, le plus gl'and
obstac1e a l'établissement. d'une sage el solide liberté.


Voila ce que nous possédons et ou nous en sommes. Et,
apres tout, sont-ce done la des bienfaits, est-ce la le pro-
gres? Et la OU il n'y a d'arret, de repos, de consistancp.
nulle pat't, la OÜ regne le chaos el oll ]'avenir se montr'e
sombre et gros d' or<lge, y a-t-il, peut-il y avoir civilisation
véritable?


11 Y avait, au XV1 8 , au xvne et au XVIlIO siec1es, des ré-
formes a introduire dans l'Eglise et dans l'Etat; il n'y
avajt a renverser ni l'autel, ni le trone; iI n'y avait a dis-
cuter, a nier, ni le prindpe de la religion, ni le príncipe du.
gou vernemen 1.


1. G uizot, lJlémoircs.




CHAPITRE lit.


Tous le. reproehes Rtlressés RUS. réwolutionnairell


s'al.pliquen1i éljaleRlen1i RUS. réforlua1ieurliJ du IWIé
sieele.


Nous venons de dire ce qu'a fail la presse: la r'éforma-
tion protestante est jusqu'ici son plus famellX ouvrage, celuÍ
dont par-desslls tout on s'accorde a lui faire honnellr. Et en
effet, la Réforme est, nous le reconnaissons, le plus grand
événement des temps model'ues, eelui OU toutes les guerres,
toutes les dissensions, toutes les rébellions, toules les er-
rellrs, toutes les aberrations intellectuelles et morales de
notre Europe, toutes ses f.wtes, tous ses malheurs trouvent
également leur explication el leur' origine. Ainsi, ce sonl les
réformateurs prétendus du seizieme siecle quí ont ébranlé
\'autorité, toutes les autorités dans toute cette Europe chré-
.tienne, .et le protestantisme, l('ur rellvre, est encore, a l'heure
qu'il est, le principal obstacle a la reslitution de ce grand
principe d'ordre et de stabilité, l'autorité.


Continuons donc notre étude du protestantísme; voyons
encore plus en détail ce qu'il fut et ce qu'il 6t, des l' origine,
ce qu'il n'a cessé d'étre et de faire dans et par son esprit,




- 94-


ses tendances el ses menaces conLre la société. Nous n~avons
nune intention de nous attaquer aux pel'SOlllreS, non pas
meme a celles qui ont attaqué perfidement el renversé tant
de choses saintes. Cependant, il est .des ressemblances re-
marquables, el nous n'avons pas pu ne pas el re frappé de
eeHes qui existent si visibles, et établissent une affinilé, une
affinité si profonde entre de cel'taines idées, de certains sys-
temes, de certains erremenls et de cel'tains hommes. NOtls
)'avons vu avec admiration, il n'est pas un reproche adressé
a l'esprit révolutionnaire et a ses propagateurs qui ne s'ap-
plique tout aussi bien au libre examen, au protestantisme, a
ses chefs, a l' esprit de la RéfoI'ffie.
. Ainsi que la souverainelé du peuple et le vote universel,
la souvcraineté de la raison privée est l' explosion de toWes
les chimeres el félalage de tOllles les prétenlions. Ainsi que
la démocratie, elle a ea celte furce, qu' elle promellait ce que
désirent toujours les peuples, et celle faiúlesse, qu'il n'élail
pas en sonpollvoir de le lui donner l.


Que ne nous a-t-elle pas fait accroire, et que ne nous fait-
elle pas encore espérer! Le soulevement entier, par la
science, <Iu voile dont son1 cOllverls les mysleres de la na-
tureetlessecrets de Dieu, le regne du bon sens, de lajus-
tice, de la vertn, de la liberté partout, par la seule difl'usion
de l'instr'uction primaire et par ]a philosophie sans religion,
la morale indépendante, l'utilitarisme, le solidarisme, le ·pan-
théisme, l'alhéisme, la perfectibilité infinie de rhomme, le pr'o-
gres poussé jusqu'aux dernier~s limites du possible ... jus-
qu'a la société humaine subsistant sans autorité, sans obéis-
sanee, sans gouvernement, jusqu'a l'omnisciellce, jusqu'a
la toute puissance et jUSqu'2 la divinisation de l'homme,
jusqu'au bonheur parfait et la sagesse parfaite, avec toutes
les perfections, enfin, et l'immortalitédes ce monde.


i. Mémoirfls, t, 11, chapo XII.




- 9~-


," «C'esl, dit M. Cuizot, c'est le Vlce el le malheur des
eU1'S J'évolulionnail'es, qu'ils sont cOl1damnés aux


mensollges les plus conlradiclol1'es, el passe111 tour ti tour
,'Qe l'audace ti l'hypocl'isie el de l'hypocrisie ti l'alldace r ]).
,,' - El ce rurent aussi ]e vice et ]e malheur des réformateurs.
"Nous avons l'histoil'e de la Réforme, - nous avons les écr'ils


de ses chefs, el nous savons de reste que Luther el ses auxi .....
. lioires furenl en effet passés maitres en hypocrisie, en audace


el non moins en mensonge.
, " Qui mentÍt jamais plus que Lulhcr, qui se conlredil el se


démentit plus souvenL ! Quí se distingua par plus d'impn-
:denc~ el. d'audace et par une plus insigne déloyauté!


, e Que de fois, s'écrie Vizel, sen contempOl':lin, el sol1
ur pendant quelql1e temps, que de foís ne se


-il pas llli-me;\;e ;'1 mentíl'! » 2
is el ennemis, Erasme, Zasius, Bullinger, Schwen-'-


,Capito memc, ains1 que Bossuel el cent :mtres, lui
. , -reconnu ce vice et le lui ont reproché.
'>~' Une preuve de leur véracité, dit le merne \Vizel, par-


, '.~&chef de la Réforme et de ses amis, c'est,
~~tres, l'audace avec laquelle ils débitent qu'a-


,.AU lieu du saint Evangile t on ne prechait, en
, que' des contes de ,,¡eiHes-femmes et des fabIes}) 3. '


en ellet Luther s' est aussi toujours fort glorifié d'avoir,
'Ié premier, l'emis en Jumiere les saintes Ecritures te-


enfouies; pendant des siec1es, pat' ]e papisme; el les
'p8steurs proteslants ne cessent, encore aujourd'huí, de pré-
tendreque les innovations des réformateurs el toute l'reuvre


, 'f1e;la Réforme étaient fondées, uniquement fondées sur une
:: -étude plus consciencieuse, partant'Sur une connaissance plus


) scientifique, plus approfondic des sources du christianisme,


1. L. c. chapo XIV.
2. De morib. hreretic. 1~57, h. R. 8. 1. a. - 5. Ibid.




- 96-


de'S texles Q['iginaux de la BiLle, et plus d' un catholique, a.
force de l' entendl'e répéter avec tant d'assurance, a peut ...
Hre flni par s'en laisser imposer a ce sujet.


CJ Pour se convaincre du néant de ces vanteries, il sllffit,
observe un savant professeur en l'Université de Munich, M.
Dollinger, de jeter un coup d'reil sur la bibliographie théo--
logique, exégétique el polémique de l'époque, et, ce qui rend
le mensonge tOllt a fait évident, c'est qu e, pendant toute la
période de la Réforme, il n'a pas paru une seule édition com-
plete du lexte original des livres sacrés dans }' Ailemagne eu-
titwe. L'imprimeur Daniel Bamberg donna, dans l'intervalle
de H'H8 a 1D44 et a Venise, plusieurs éditions de l' Ancien
Teslamenl en langue hébralque; mais il ne s'en vendit que
fort pell d'exemplaires pour l' Allemagne, ainsi que le prouve
leur extreme rareté dans nos bibliotheques. Il en fut de meme
des deux éditions imprimées aParis par' Rubert Etienne: l' Alle-
magne n'en vil que peu de chose, non plus que de celle pU'" .
hliée, en 1D36 a IJale, par Sébastien Munster!


«Ji se passa soixante el dia; ans, ti partir du commell-
cement de la Ré{orm('jllsqu'en 1086 ou HS87, époque ou fUl
pllbliée, par les soi,ns de l' électeu r A ugnste de Saxe, la prc-
rniere Bible hébraique dans l' .411emagne protestante.


« Pour le Nouveau-Testament grec, le hesoin s~en faisait
si peu sentir, et iI était si peu demandé, parmi les profestants,
que, dan s les quarante premieres années qui suivil'ent l'éta-
hlissement du lutbéranisrr.e, il ne s'en l1ublia qll'a grand'-
peine une seule édition dans l' Allemagne proprement dite.
Érasme en fit imprimer une 3 Bale, en1D16, dédiée au Pape
Léon X, et, de 1D2D a 1D4D, il en parut encore plusieur's
autl'es dalls la meme ,'ille. Mais, comllle la librairie haloise
fournissait alors toute l'Europe, et a cause de ses sympathies
zwingliennes, n' était pas en grande réputation pres des lu-
thériens, iI n'y eut cncore ici que fort peu d' exem.plaires qui
pril'ent la route de l' Allemagne protestante. Lee deuxéditions




- 97-


imprimées, l'une en 1521, l'autre en H:i24,a Haguenau en
AIsace, trouverent elles-memes, en tres-grande parlÍe, pOlIr
les dcux tiers au moins, leur p]acement en France et en
Suissc, ainsi que ceHe de Strasbourg de 1 B34, qui tlu reste
est partout for'L rareo Ce ne fut qu' en 1542 , qu'il en parut
une éditioo a Leipzig 1, et encore ceHe édition fut-elle si
peu recherchée, qu'il nOl1S faut aller jusqu'en 1065, pour en
trouver une seconde dans la meme ville. - «Qu' on fasse, a
présent, le calcuI approximatif du nombre d'Évangiles grecs
qui, avantlñ63, se trouvaient répandus dans toute l' AlIema-
gne Iuthérienne, et qu'on nous dise si, sur vingt pasteurs
ou prédicateurs, ou c3ndidats en théologie protestante, iI y
en avait bien deux seulement 'quÍ en possédassent un exem-
plaire. - «L'édition grecque qu'on dit avoir été imprimée a
Wittenberg n'a jamais existó: ce n'est qu'en 1604 qu'il en
par.ut, pour la premiere fois, une édition dans eeUe ville. »


Or voici maintenant, suivant le mema auteur,les éditions
savantes des saintes Ecritures publiées dan s la catholicité,
aV,ant et peu apres la Réforme :


e La premiere édition du Nouveau Testament greo fuf,
comme (}o sait, publiée, en 1514, a Alcala, eu Espagne.
Deux ans apres, en HH6, parut celle d'Erasme, a Bale.
On en imprima, jusqu' en 1551, dix éditions a Paris, une
autre a Louvain en 1ñ31, et une a Lyon en 1559. - ([ Pour
la Bible en Jangue hébraique, elle fut, avant 1559, réim ..
primée jusqu'it seize fois dan s la seule ville de Venise. Le
,célebre Vidmanstadt donna, en 1ñ62 a Vienne, l'Evangile
Syriaque, dont Plantin, en 157ñ, fit également imprimer
deux éditions a An verso Ce ne fut que soixante ans apres,
en 1621, que les protestants s'occupel'ent, a leur tour, d'en
publier une édition 2.


1. Waleh, Biblioth. théol. IV, p. t>-46.
2. Maseh, Biblioth. sacra. p. 1, p. 505 et p. 11, vol. lV, p. 9-17.




- '98 .....


CI tes prédicateurs 1utbériens, 'et poU'r leur usag'c pe .. -
sonnel, et dan s leul's discussions et disputes 'contre les c3tho-
liques et entre eux sur les Ecritures" se contentaicnt, en
général, et se servaient, ainsi quc les lalques, a peu pd~s
'exclusivement ne la traduction de Lulher. Et toulefois,
cornme s'ils les avaient eux-rnemes ou étudiés, ou tout an
rnoinsconsullés, ils ne manquaient pas, en toutes occasions,
de renvoyer leur's auditeurs aux tex[es orig:naux, dont l'ex-
amen approfondi, disaient -ils, venait, apres des silxlcs dc
ténebl'es, de remeU.'e au gl'and jour l'enscigncment de Jésus-
Christ el des Apótres, déplorant, dh meme coup, l'avettglc ....
menl volontail'e des papisles qui [em' faisait négligel' ce,~ pl'é-
cieuses sow'ces et le moyen qu'elles leul' of(r'aiclll de s'in-
stl'uire.


(l Ponr cé qui est de Lulbcr lui- rnemc, ql1oiqu'il cut tir'é
bon parti el des éditions, et des commentail'es de ]a Bible
donnés par les catholiques, il ne laissait pas d'en user ¡ci
suivant son habitude, de mentir avee effronterie, sachant
parfaitement ce qu'il pouvait se pel'meltre aupres de eeUe
partie de la nation aBernande qui avait mis en lui son aveugle
confiance. n savait tout ce que les universités catholiques et
les moincs avaient rait pour l' étude des sainles Écritl1res,
ainsi que pour ceBe des langues bibliques; il savait tous les
services qu'avait rcnuus la Polyglotte espagnoJe, ee travaiL
gigantesque, n'uit de tant de cornmuns efforts. n n'ignorait
pas que, dans la plupart des universités catholiques il exis-
tait une chaire consacl'ée a l'enseignement de la langue hé-
braique; que les professeurs d'hébreu avaient, dans les
écoles de France, depuis l'an 1450, une position officielle ;
que le concite de Bale, vers la rneme époque, n'avait rien né-
gligé non plus de ce qui pouvait disposer la jeunesse a s'ap-
pliquer acette langue; qu'en Espagne, la viHe de Barcelone
avait, des le Xllle siecle, été dotée par le uominicain Rai-
mond de Pennafort d'une école Jc langues orientales, OU se




-99 -


fOfmerent, aU moinsen partie, Alphonse de Zamora, Paul
Coronelle el Antoine de Nebrixa, qui jeterent tant d'éc1at sur
les universités espagnoles. Il ne pouvait pas ignorel> sur'tont
que, dans l' ordre meme des Augustins, Gaspard Ammonius
avait donné une grammaire hébralque et, plus tard, en 1023,
tIne édition des Psaumes traduils d'apres le text~ original;
que l'université catholique de Tllbingue, 'apres le départ de
Reuchlin, s'aUachacomme professeur d'hébreu le célebre
:mglais Wakefield, et eut., apres lui, pour le meme ensei-
gnement, Jacques Jonas, plus tard vice-chancelier du roi
FerdinanJ ; qll'lngolstadt avait, des 1020, possédé le memé
Reuchlin comme professenr a la fois de grec et d'hébreu ;
enfin qu'il était pen d'universités qlli n'eussent fail de tres-
granus sacrifkes pour s'aUacher quelques-uns de ces savant-s
hcllénistcs dont l' AlIemagne, avant le schisme, possédait une
si riche pépiniere. 11 ne savait pas moins que Rodolphe Baine,
professeur u'hébreu a Paris et ensllite éveql1e de Coventry,
que Jean Van del' Campen et, avant ce der'nier, Robert
Schinvood, tous les dellx professeurs d'héhreu ,d'ahord. a
Fribourg, et ensuile a Louvain, travaillaient, depuis 1019,
de tous leurs efforts, 3 répanore 1" étude de la langue ht'~­
br·aiqlle. ,ll savait enfin fort bien aussi que beaucoup de cou ....
vents, comme cellli de Saint-Ulrich a Augsuourg, avaient fait
les frais d'une chaire spécialement destinée a I'enseignement
de l'Ecriture st1inte, et que e' était grace au dominicain Santes
Pagninl1s,de Lucques en Italie, et a ses précieux fravaux, qu'il
avait éts,lui Luther, mis en état de traduire l' Ancien Testa-
ment eJl langue allemande l. Il savait tout cela; et néanmoins,
dans ses preches et dans les éCl'its qu'il destinait au vlll-
gaire, et dontl'objet était, avant tout, d'exciter dans le peuple
I~l haine et le mépris de I'Eglise et de ses ministres, en meme


1.'V. G¡'asse's Lehrbuch d. Litterargesch. B. 11. Abth. 111, H. 11. S. 794-m>.
- Sdmul'l"cr's Nachr. v. d, Lf:hrcrn. d. hebr. Littcrat. in Tübingen. S. 41, ch::,




- 100-


temp3 que deflalter, daos l'intérel de son entreprise,l'amour ...
propre germanique, il n'avait pas honte de 1'3Conter au peu-
pIe « comment, poussé par le démon, on avait, daus l'EH-
rope entiE~re,llsé de tous les artífices imaginables pour em-
pecher r étude des textes originaux et la connaissance de
l' Évangile, el comment l'Allemagne seule, . ce pays pri""""
vilégié, avait eu et rempli la mission de COluerver l'irttelli ....
gence des langues bibliques el, par elle., les sainles Écrilures
elles-memes. })


e En nous accordant, ·disait-il, ceUe ínapprétiable;favellr,
e Dieu nous a distirgués, nous les Allemands, entre tous les
« peuples de la terr'e. On ne voit pas que Satan aitpermis,
« ní aux communautés rcligieuses, ni aux hautes écoles, de
I donner une grande attention a l' étude des langues et des
« lextes sacrés; on n'ignore pas, au c01ztraire, que ces éla-
« blissements y ont constamment iié hostiles et le-sont encore.
- « Aujourd'hui que celte connaissance a été reIlúse ¡en
«honneur, elle répand une leHe lumilwe et'produit de si
I grandes choses, que le monde entier en est frappé d'éton-
... nement, et ne pent se refuser a reconnaitre que nouspos-
« sédons véritablement l'Evangile aussi pUl' qu'il a pu tetre
« du temps des apótres, et plus pur, sans contredit, qu'il
e ne fut a [' époque oil vivaient les Allgustin el les Jérome 1:&.


Voila ce que Luther, sans I'ougir, osait assurer a ses pro-
testants allemands, a la face de l'univers!


Mélanchthon ne fut guere plus scrupuleux que son maitre:
on se rappelle ce qu'il 'se permit·dans son reuvre fameuse,
dite la Profession de {oi de la Confession d' Augsbotll·g.


Personne n'alu l'histoir..e de la Réforme protestante, 'sans y


i. Cate¿hctische Schriften. Walcb. X. ~46-49. - Dollinger, Die Reforma~
tion, ihre innere Entwicklung und. ihre Wirkungen im Umfange des lutherischen
BoMJlmttti88es, etc. 1. 488 et ss. Trnduit de l'allemand, par Emm. Perrot.




- JOI -


8yoir vu que l'article principal sur lequel roulait le diffé.r~nd
de Luther avecYancienne Eglise, e' élait la doctrine de la JllS-
tification et celle de l'lmputation, établissant, la premitwe,
que, pour se sauver, la foi seule est nécessaire an chrétie
sans bonnes oouvres, sans conduile, sans charité, sans pénl
tence; et, la seconde, que, par la foi, tous nos péchés nou~'
sont remis et sont imputés a Jésus-Christ, comme si lui-
meme les eut commis, et que pareillement les mérites de
Jésus-Christ - ceux qu'il s' est acquis par sa vie terrestre et
S3 mort, et dont il u'a que faire - nOllS sont imputés, a
nous, absolument aussi comme si nous nous les étions acquis
nous-memes, de sorle que le chrétien, pourvu qu'il ait la
foi, est et demellre saint, quoi qu'il fasse ou ne fasse point.
On sait d'ailleurs égalemenll'extreme importance que Luther
et"ses parlisans aUachaient a celte doctrine. Elle était, disait-
H, le dogme principal entre tous, le fond meme de I'Évangile,
la pierre anglllaire sur laquelle s'appuyait l' édifice entier de son
Eglise. Et cependant cette doctrine était réellement nouvelle;
elle était le fruit desélllcubrations de Luther, son inventeur,
le résultat de ses troubles de "conscience, et l'instrument
princIpal aussi de ses déinolitions et de sa propagande : il
ne s'en "trouve rien ni d~ns les livres sacrés, ni dans les


...


écrits des Peres; elle y est meme contredite el démentie,
en mille endroils, de la maniere la plus formeHe. 01'
comment accorder cette nouveáuté d'un dogme capital
avec le reproche qu'ils adressaient, lui et les siens, au pape
et a toute l'ancienne Eglise, d'avoir altér'é la doctrine de
Jésus-Christ, de n' etre pll1s son Église, de s' etre éloignés de
l'enseignemenL des apótres, des premiers concites et des
Peres; comment la concilier surtout avec le mérite que
s'aUr'ibuait Luther d'avoir restitué l'Evangile et rétabli la
doctrine chrétienne dans sa purcté primitive? Evidem-
ment cela "emblait impossible. On en trouva le moyen, ce-
pendanl; et ce moyen, c'était raudace et le m6nsonge. 011




~ i02-


paya-de frant, et }'on mentit avec audace, soutenant Ilardi..:.
ment, envers et contre tous, que la doctrine était parfaitement
conforme, en tout conforme aux sailltes Ecritures et aux
Peres, etnotamment. a la doctrine de saint Augustin.


te mensonge, a la vérité, ne pouvait tenil' longtemps eontre
l'évidence contraire. Que fI1-on alors? Sans rougir ni se re-
pentir, on battit doucement en retraiLe; on se contredit et
se démentit, mais en persévérant, néanmoins, dans le parti
pris de se vanter a outrance et d.'accuser le pape et les pa-
pistes de sophismes, d"erreurs, de mauvaise foi, de mensonge ..


(.Lutber qui, a son début, avait si vivement défendu l' ortho-
lloxie de sa doctrine - celle de la Juslification - eL son par--
fait accoI'd avec l'enseignement de 'saint Augustin, LULher
uevint bientót fort réservé sur ce point, insinuant meme quel-
quefois qu'il ne fallait pas, a ce sujet, s'en rapportel' aux Peres,
qui t'ívaiellt dalls un temps OU déjil la pure doclnne avait élé'
con'ompue, et finissant meme par enseigner positivement
«qu'il ne se trouve pas grand' choje, touchant la foi,dans saÍnt
ce Augustin, et qu'il ne s'en trouve rien, absolument rien dans,
asaint JérÓme I ». Malgré cela, Mélanchthon, le plus modéré de
ses amis et le plus sincere, ainsiqua)e qualifie Bossuet, et qui
n'ígnurait pas celte nouvelle maniere de yoir' dll chef de la
Réfol'me, et ce qu'il en était au fond, Mélanchthon ne
laissait pas de sOlltenir encore et toujours imperturbablement,
et dans sa Con{ession d' Augsbolll'g, el, plus tard, dan$ l' Apo-
logie, et meme cncore en lñ46, dans S3 préface cn telc des
reuvres de Luther, que saint Augustin, dan s son livre de
,Spiritn el littel'a, eL s:lint Jéróme en plusieurs endroits,
fOllrnissaient longuement leur témoignage, aussi claiJ· que
décisi{, en faveur de celte doctrine fondamelltale de l'Eglise
nouvelle, la JusLification, qu'il se glorifiait lui, MélanchtllOn,.




- 'l05-


d'avoil' développce ct pCl·fcctionnée. H ne voulait, a aUCUll'
pI'ix, que, uans lIne circonstance aussi décisive que celIe de
ia l'cnnion d' Augsbourg, et dans un uocument qui devait etl'e
mis sons les yeux ue l'Empereur et des princes, on laissat sur·
la vél'iLé é,chapper le moindre aveu; et ne cessait, du memo
front, de reprocher aux calholiques leur aveuglement ou ICl~r
mauvaise roi dans lour refus do reconnaitre ce qui., disait-il,>
est tout a fait évident l. .


«La vérité était, observe M. Dollinger, que saint Au-
guslin, avec tous les Peres o(,thodox.es sans exception,
se trouve, sur ceUe doctrine, en pal'fait accord', non avec
Luther' el la Réforme, mais avcc l'enseignernent de l'Eglise
romaine, et notarnment dans le dit ouvl'age ue l' Esprit et de
la Letlre, ainsi que, d.ans la suitc, les, théologiens protestants
furent oLligés d'en convenir a .• J)


cr Délihérez, mandait Mélanchthon a son ami Brent-z, déli-
q bérez avec l'~lIlcienne Eglise. Les opinions inconnues a.
ct l'ancienne Eglise ne sont pas reccvaLles 3 D.


«Toulefois, quand iI voulnt expliquer ceUe autre doctrine,.
$i nouveUe aussi, de la justice implllée, de l"invenlion de
sonmaitre, ii lui fallut avouer qu'il ne se voyail rien de
semblable d'ans les écrifJt desPeres 4.


«On ne Iaissa p>as, dit Bossuet, de trouverbon cl"affirmer,
dans la Con(ession d' AU[Jsbourg el dans l' Apologie, qu' OH
n'y trouvait ricn qui ne fut conforme a Ieur doctrine. 011
citait surtont saint Augustin, et il eut élé tl'Op hontenx d'a-
vancer qn'lln si gl'and docteur, le défenseur de la gl'acc
chrétienne, n'eu eút pas connn le fondement. -« Mais ce
que Mélanchtbon, confirme Bossuct·, écrit confidernment a
un ami, nous rait bien VOil' que ce n' est que pour la forme


1. 1Jlelc.nchthonis vita Lulheri, § ~, p. -10. ~ Dollingcl', Die Reformat. lIt
364-tl.- Walch's Concordien-Buch. S.i00. - 2, Die Reformat. lIJ,364-66.


5. Lib. 111, épist. 1-14.'- Mel. de Rccles. cuth. ap. Luth. t. 1, 444. - 4 ..
Lib. 1lI, ~p. 126. col. ;)74 .. supo u" 2 .







- 104-
~


etpar maniere d'acquit qu'on nommait saÍnt Augustin dans
le partí; cal' il réptHp-, trois ou quatre fois, avec une espece
de chagrin, (t que ce qui empeche cet ami de bien entendre
el cette matiere, e' est ql/il est encore attaclzé ti l'imagination
e de ~aint Augustin, et qu'il faut entierement délourner
des yeux de l'imagination de ce pere I •


e Mais encore, demande Bossuet, que 11 e est cette imagina-
tion dont il faut détourner les yeux? » - «C'est, dit Mélancu-
thon, e l'i!flagination d'elre tenu juste par taccomplisse-
c. ment de lo. {oi que le S(lint-Espl'it f(lit en nous . ., C-e\
accomplissement, selon l\'Iélanchthon, ne sert de rien pour
rendre l'homme agréable a Dieu; el c'est a saint Augustin
une fausse imaginationd'avoir pensé le contraire. Voilacomme
iI traite ce grand homme, et, néanmoins, ille cite etlui attribue
faussement une doct1'Íne qu'il n' a pas, a cause, dit-iI, de
l' opinion publique qu' on a de lui. ))


Pour ce qlli est de Bucer, sa duplicité était passée en pro-
verbe, meme parmi ses confreres. CI A en j uger par ses acles,
nous dit un historien, on serait souvent tenté de croire
que tous moyens lui étaient bons, POtU'vu que le hut lui
parut légitime. - « Sa politique déloyale l'induistt a des clé-
tours et des impostures qui plus d'une foís lui auirerent les
plus séviwes reproches )-. ))


Un magistrat de Nurembel'g, le célebre Spengler, en 1531,
s'exprime ainsi sur ce personnage, dans une lettre a l'un de


.


ses'amIS :
« J'aurais bien des choses a vous mander, si je voulais


« vous dire tons les ennuis que nous donnent les visionnaires
([ de Slrasbourg, et principalement l' astucieux Bucer, dans
« lequel je n'ai d'ailleul's jamais trouvé, dans aucun tcmps,
([ un homme droit et sincere 3. »


1. Crede mihi, mi Brenti, magna at obscura controversia est de jllstilia fidei,
qllam tamen ita recte inteHiges, si in totum removeris aculos a lege et imagil'atiolle
AU¡;llstini. Lib. 1, ep. 94. - Mist. des Varo V, 29.


2. Dollinger, n. 2J. - 5. Haussdol'f, Leben d, Lazar Spenglel', 527-:36.




-1"05 -


tuther, en 1528, ecrivait a Gerbel de Strasbourg ([ que-la
e déloyauté de Bucer lui était connue de longue date. 1 }) ,


el Le IUlhéranisrne, dit un réformateur dissident, Gaspard
de Schwenkfeld, qui rongtemps, cornme il nous l'apprend,
avail élé dévoue corps el áme a Lulher el a son reuvre, ti le
« lnthéranisme' s' est partout fort distingué par- la vanterie
e et le mensonge, ce qui me dnnna fort a penser, il ya 'déja
e bien des années. 2})


Pour ses colltradictions et ses palinodies., on verrait,
sur le seul article de la présence réelle. combien elles luí
coutaient peu. Qui les pourrait compler? Toute son reuvre
ne fut que cela, contradictions, palinodies, cornme elle ne
fut que mensong~, depuis le commencement jusqu'a la fin.
Contradiction entre le refus de reconnaltre l'autorité de la
tradition de l'Eglise, et la conservation, néanmoins, de plll-
siel1rs pratiques - telles que le bapteme par infusion et la
sanctificatiotl du dirnanche au lieu du Eamedi - évidem-
ment fond0s sur la tradition seu le; - contradiclion entre le
respect professé pour l'autorité des premiers conciles recu-
méniques et pour ceBe de l'Eglise primitive, et le mépris té-
rnoigné pour les décreis- de ces conciles et les pratiques de
eette Egtise; - contradiction entre l'autorité souveraine
excIusivement attribuée a I'Evangile écrit, et le sans fa.;on
avec lequel on procede, en l'altérant et le d'énaturant, a
l' égard de cet Evangile; - contradiclion d'ans res explica- .
lions sur le rapport entre la foi et les bonnes reuvres, et l'inu-
tililé, la nuisibilité meme pl'étendue d'e ces reuvres; - conLr'a-
diclion touchant la mission, tanlOt avouée nécessaire, tantót
déclarée non-necessaire pour la fondation d'une Egtise nou-
velle et la prédication de la Parole sainte; - contradicLion entre
le droit d' examen qu' on invoque contre l' ancienne .Egtise et SUl'


1. Erp. cd. AUl'ifab. IJ, 549 el alibi. - 2. Epistolar. Th1. 11. Bd. n.s. 957.
- [tollo 1, 244.




- 'Jon -
lequel 011 se fonde, et les persécutions qu' on dirige conlrc tous
ccux qllí, clans la nouvelle Eglise, le veutent mettre en pra-
tique; - contl'adiction entre le Cesaro-papisme par soi-melllc
proclamé, provoqué, demandé, et les plaintes amel'eS qu' on
filit entendre, plus tard, sur la tyr'annie des princes, le1H"
ingratitude et l'asservissement des pasteurs; - contl'adic-
Úons S\W \~ ~h,\\~ \)~\~\\\~\, ~\\~ \~ \y~\\\~\.\\~') ~\l~ la ~éuitence\
sur la Cene, SUl' la messe, sur le purgatoire, sur le sacerdoce,
etc., etc. On ne finirait pas, si l' on vou lait les rapporter toutes.
Qu' on lise l' Hisloire des Variations des Eglises, protestantes;
par Bossuet, l'ouvrage Die Ré(ormation, etc., publié par le
professeur Dollinger, de 1'1lniversité de Munich 1, on mieux
les écrits des réformateurs memes, el l' on tl'ouvera de quoi,
s'édifier a ce sujeto


Quand Luther attaqua les indulgen~es, il leur reprocha
surtont d'empecher le repentir, SUI' la nécessilé duquel il
insistait beaucou p, alors. «Quand le pl'cheur', disait-i\', est vé-
tI ritablernent et completement repentant on pénitent,' 'en
« sorte que, de la part de Diell, toutes les peines lui soient
« remises, a qUO}, je le demande, lui pourraient servir les in-
« dulgences? :Al) Et plus loin: tI Car it est impossible que nul
«approche dignement des saCI'ements, s'il n' est déja j usLifié
({ et véritablement rppentant. D Et plus loin encore: tI Ce
({ n'est que cela qui me préoccupe, que, pou!'la chosc qlli est
({ la moindre, a savoir les il1dulgellces, nous négligioll~ tant
tI la plus importante et la seu le nÉcessail'c, la pénitence. 3 }).


Et cependant, plus tard, pOllssé par la log'iquc de sa doc-
trine de la j llstification par la foi sans les reuvres, iI est
con~uit a proférel' ce blaspheme: « que e' esl Satan qui mel
({ devqnt les yeux de l' homme ceLte parole de Jésus-Christ :
« Si vous ]le faites pénitence, vous périrez el seJ'ez dmnnés. })


1. Trad. en Fran«;aís. París, 1848. 5 vol. 8·. - 2. OEuvres de Luth. éd.
Vulch, XVllI, 1.'59. - '5. L. c. p. ·\lJ,4.




- 'J07 -


(l N'est-ce pas une détestable abomination, <lit-iI ailleurs,
« oe nous avoir enseigné que nousdevons obtenir le pardon
« de nos péehés par notre repentil~, qui pourtant n'est rien
« autre chose que le péché lui-meme, alors qu'il est le plus
« détestaLle. 1 l)"


Avant que l'auto['ité pontificale se fUt formellement' pro.-
noncée sur sa doctrine, et pendant plusieurs années, il avait
fait au pape Léon X toutes les pro testa tion s imaginables de
respeet et de soumission : 2 mais, a peine condamné, iI traite
d'antechrist ce pape auqueI iI venait d'adresser tantde témoi-
gnages d' obéissance; et l'Église tout entiere, il la traile de
Sodome et de prostituée de Babylone. En 1ñ43, toutefois,
s'escrimant contre les juifs, qu'il enveloppait dan s une memr.
haine avec les eatholiques,il leur adresse de violents repro-
ches pO.ur ne s'etre pas laissé frapper de]a vérité chrétienne,
maZgré le grand nombre de miracles opérés dans le chr'istia-
nisme jusqu'a ce jour t jusqu'au jour oü il vivait, lui Luther.
(l Cela a duré (les miracles), dit·il, depuis le temps de Jésus-
e Christ jusqu'a no!re temps, el durera jusqu'a la fin du
e monde. 31)


Ainsi, dans cette Sodome et chez eette prostituée, iI n'a-
vait cessé de se faire des miracles tous les jours !


Dans son ardeur de détruil'e pour se vengel', et d'innover
pOUI' se gIorifier, il déelal'e les bonnes <rllvres, la pritwe, les
mortifications, meme la charité, inutiles, voire nuisibles et
pires encore, assurant qu'il vaut mieux se livrer a tous les
exd~s de l'ivI'ognerie eL de la gOllrmandise, que de considérer
le' jeÍlne ~omme une llonne reuv['e. Mais bientót, voyant
l'effroyable intempérance OU l' Aliemagne est tombée depuis
la Réfol'me, iI change de langage : il veut rétablir, il veut faire
l'établir par le pouvoÍl' civil, ce meme jeulle contre lequel iI


1. Edil. Walch, XII, HU4 et ss. - 2. V. chapo IV du pl'ésent ouvrage. -
5. Éd. 'Valch, XX, 2519. - Doll.lII, 210.




- 108;-


a tant fulminé, et meme l'abstinence de la chair-, «,seulemenf,
dit-il, pas le vendredi ni le sanledi, a cause du pape. J».


C'était un point importan! pOl1r Luther, se posant en ré ....
formateur el fondateur d'une Église nouvelle, de justifier la
mission qu~n s'attribuait, r.t de poser, en meme temps, le
principe constitutif de ceUe Eglise. Sur cet artic1e il change
d'opinion et de langage quatorze {oís en vingt-:-ql1atre ans. ~


En 1 ñ21, il déclare qu'il se tlauait bien d'avoir cntrep.ris
sa réforme par la volonlé divine, mais. que pour.tant' il n'en
avait pas la certitude, et qu~il ne voudrait pas la desslls avoi r
a subir le jugement de Dieu .. -Vers.la fin de )a rnerne année,
il veut que pour precher il faille une mission, soutenant q~'il
n'appartient point a tout hornme de precher, mais seulement
a celui qui y est appelé par le pe.uple ou par ceux qui exé-
cutent la volonté du peuple 3.


L'année suivante, il soutient, au confraire, que chacun
peut precher et enseigner sans aucune mission 4. Peu apres_
il professe de rechef, que, pour pl'echer, il faut en avoir
rec;u la mission, et q~le quiconque prechait sans· mission,
serait précipité en enter; que pour ce qur le concernait,lui,
il se trollvait en regle, el qu'il saurait bien faire un pied::de
nez au diable, qui n'ignorait Eas comment, malgré ses refus,~
le Conseil de WiUenberg, ravait appelé a la prédication 5.


Quelques semaines seulement plus tard, il tir:o avantag~ de
ce que non pas un homme, mais Jésus -Christ lui-meme,.du
haut du cíel, lui a donné' sa m5ssion, et il s'applaudit d'avoir
été dépouillé du titre de Docteuf et de fous. les alltres mas~
ques papistes. Mais il ne peut sorlÍr de ces tergiversations :-
encore ceUe m.eme année, il a recours a, la missión que luí
a donnée la ville de 'Vittenherg, déclarant « que tous ceux,
« qui tombebt dans l'Eglise du haut du cíel, et se vantent


1. L. c. 111, 19!. - \Valch VI, 5461- VII, 763-XXII, 1O~I, 1;:;07. -
2. Dollinger, Die Réf. tU, 200. - 5. Ibid. - Walch, xvm, H)ol, 1669; -
4. L, c. X, 1802. - Opp. lat, Jen. 11, 5~3. - o. Walch, XX, 6~, ss.




- 109-


. ~ 'd,'avoir re~ missioJl de Dieu dit'cc1ement,son't des impos .....
« teurs qu'il faut se garder de croire, a moins qu'ils ne fasseIl't
c' -des miracles au nom du 'ciel l. ~ ,


'En '1523, il se remet a dire que, pour precher, il n' est
pas besoin de -niission, et, peu apr'es, il se rétracte encore,
él soutieilt 'que -nul 'n'a droit de se lever, sans ordre, et
de precher dails la communauté; que celle-ci doit,pour
cet office, choisir un de ses membres, et aussi le Jesti-
Iuer si et qUa'nd cela IUI convienl 2.


« Pour moi, disait-il, en 1 DOO, je nc I'aj jam'ais faít, én-
« seigné et écrit, de mon pIein gré, et je ne le ferais pas de
([ mon gré meme encore aujourd'hui, si je n'avais été contrajnt
'C ,d'acce.ptCl· cette charge, lorsque, contre mon \'00 U , je fus
({ --nommé docleur es saintes ECl'Ílures, el, s'il ne fallait pas
«continuer jusqu'au hout ce que j'aí commencé ,de pa!'
c: le pape et l' Empereur 3. :t


'Un an se passe, et il ne reconnait plus aux communautés
ce pouvoir de conférer aux prédicateurs charge et missl0n.
Il soutieot que le ministre, une fois nommé par la commune,
a, tui seul, des ce moment, le droít et le pouvoir d'y insti-
toor des pasteurs -: droit et pouvoir que la cornmunauté tout
entiere ne saurail plus lui óter. - En {il32, nouveau revi-
rement : il -s'efl'orce de con'cÍlierles deux missions, celle que
conwre le pasteur et ceHe que donne lacommune. - Peu
de temps apres, e'est de rechef sur son doctorat 'qu'il s'ap-
puie, quoiqu'il ai! déclaré naguere que e' était le caractere
de la bete, et qu'il se soit 'I'éjoui d'en avoir été lavé par les
censures du pape. ~ Je ne donnerais pas, dit-il, rnon doc-
e torat pour le monde entier ; je serais sans courage et je dé-
e sespérerais, si je n'avais 'cornmencé de precher dans rnon


1. L. c. XV, 2379. - XIX, 857. - XI, 2V48 • .. XX, 2074, ss. - 2. L. c. t 802
IX, 703. - 3. L. c. V, 1'061. ss. '




-110 -


e doctorat. Hors de roon doctora!, je n' ai allcune mission
~ qui me puisse rassurer et inspirer de la confiance l. »


En 1008, ce n'est plus du doctorat que luí vient sa mis-
sion. Ce doctoral, pour precher, seul, ne suffit plus; iI faut
en outre, pour cela, une mission expresse et réguliere.
« Quand le prince, quand les autorités temporelles vous ont
([ donné mission, alors seulement vous pouvez etre tran-
C[ quille et vous tenir ferme contre le diable et l' enfer 2 • .&


({ Quant a ceux, s' écrie-t-il, qui se permettent de precber
({ san s un mandat de l'autorité, ce sont de misérahles vaga-
(l bonds qu'on ne doit pas souffrir, et qui, prechassent-ils la
« vérité, ne méritent que d' etl'e recommandés a mailre Jean
C[ ]e bourreau. r


Enfin, au líe u qu' antérieurement, pt tandis qu'iI commen~ait
sesprédic3tions, il avait soutenu qll'aucun éveque au monde
n'a le d['oit de conférer les ordres, ni de donner mission de
precher, iI est conduit a cet aveu contraire, que de conférer
la mission légitime est le droit des éveques, successellrs des
apótres, et que 'ce droit leur doit rester jusqll'a la fin du
monde. Bien plus, cet homme qui, en 1022, avait qualifié
d'reuvre la plus mériloire de concourir ti la destrllclion des
évechés et de tout le régimeépiscopal, ce meme homme, dit
M. Dollinger, écrit, en 10.18: ({ Je ne voudrais pas, pour cent
({ mi\\e nlondes, empiéler, sans en avoir feGu \' orch'e, sur les
([ fonctions d'un éveque; mais je suis docteur es saintes
({ Écritures; il m'apparlient de le faire, ayant juré d'ensei-
~ gner la vérité, aut.rement je ne voudrais pas toucher a un
({ cheveu de la tete d'un éveque3.»


Un jour il dit, au sujet des clefs: ({ Les clefs n' ont pas
({ été données a saint Pierrc, mais a toi, amoi, a chacun, et
'(l qui veut devenir chrétien, doit ne tenir auenn compte de


1. L. c. X, 189?l - XX, 2680- XX, 2074, ss. - 2. Opp. lato Jena, IV, 8.
~ 5. L. C. éd. 'Va\ch VlII, 812 -Dollinger, Die Reformat. elc. m, 20~ el 5~.




-Bt -


.\r toutes les clefs du papel. » - Un autre jour il dit, au con-
~ traire: ([ Dans la papauté sont les véritables defs pour la
« rérnission des péchés 2. J)


Des les premicrs temps de sa rupture avec l'Église, Luther
est amené a rejeter l'auiorité du sacerdoce : il assure que la
doctrine de la médiation est une invention des écoles, et il ne
veut admettre aucun intermédiaire hurnain dans les rapports
de l'homme avec Dieu. Les vérités chrétiennes, suivant lui,
sont exprimées dans les Ecritures avec une telle évidence,
que chacun, meme un enfant sans étude, les peut reconnai-
tre au premier aper(iu, ce qui, s'il cut voulu se montrer con-
séquent, devait faire l'éduire le culte a ·la simple lecture de
la Bible. ([ Ils mentent, lous ceux, s' écrie-t-il, qui disent
([ que le droit d'interpréter l'Ecriture appartient au pape!
- ([ Un instant, maitre pape! Je dis, moi: Celui qui a la
« foi est un homme qu'inspire l'Esprit-Saint, et il jl1ge
([ toutes choses et n'est jugé par personne. II u'est pas jus-
t: qu'a une simple servan te de moulin, a un enfant de 9 uns,
e s'ils ont la foi et jugent d'apres l'Evangile, a qui le pape
el ne doive obéissance. Et il se mettra sous leurs pieds, s'il
e est vraiment chI~étien. - ([ Nous S01nmes tO'llS pretl'es par
t: le bapleme. 3 })


Aussi, voyez comme il triomphe, quand, grace a ses dé-
clamations, de nomJJI'euses populations se sont détachées de
l'Eglise; comme iI triomphe d'avoir' su si bien répandre la
défiance et le dédain pour les pretres, les serrnons et tout
l'enseignement chl'étien! «Dieu soit béni ! Nous en sornmes
e al'rivés la, s'écrie-t-il, «que chacun sait, a n'en plus douter,
e qu'i\ faut se garder de l'enseignement des hornmes comme
(t de celLti du diable, et n' écouter rien que notre Seigneur et
([ Saureur 4.l>


L Ed. de Wittr.nh. VlII, 389-399. - 2. L. c. U, 229. - Oollinger. Uf,
224. - 5. Walcla. XII, 1909. - 4 Doll. 1lI. 226. Walch. XVII, 152~.




-11~ -


.Bientót, -eependant, ce ne fut plus tout a fait cela: il se
plaint, au eontraire, il se plaint avec eolere d'avoir été trop
pris au moto Ce réformateur inspiré avait tant fulminé
eontre la prétention du clergé eatholique de posséder seul
les deIs-, el repété jusqu'il satiété CI que tout chre'tien es!
pl'€lre, interprete eompétent des saintes Ecritures, juge en
oernier reSSOl't dans tout ce qui regarde l'enseignernent du
dogme; }) et al1jourd'hui que ses luthériens venlent rneltre en
pl'atique eette liberté tant prónée, ce droit individue} de juger
dont on leur a faí! un devoir, et qui natul'ellément les met
pur'fois en ()ésaecord avec leurs pasteurs, il ne crie pas
molns fort contre CI la présomption de ces gens qui osent se
conslituer juges en,matiere religieuse I! »


CI Bien des gens, s' éerie-t-il, disent aujourd'hui : il ql10i
« ban aller au preehe? on n'a point il m'apprendre ce qu'il
([ me faut 'Croire; j' en s31s assez pOUI' ne plus ignorercom-
CI ment je serai sauvé, en dépit de I'excornmunieation ~e rnon
« past:eur. - el H n'est pas un barbouilleur quí, pour ayoir
e entendu un sermon ousavoi[' lire un chapitTe, ne -s'érige
« lui-meme en docteur et ne 'Couronne son ane, bien assuré «'
« qu'íl ~ait tout bien rr.ieux que eeux qui ont charge de l'en-
e seigner. - e II faut que la parole de Dieu se plie a
e l'orgueil, aux caprlCes, aux témérités de ehacun, et se
e laisse manipuler, subtíliser, violen ter au gré da premier
([ ven u : de Id tant de di-sputes-, de sectes el de scandales!
- e Nobles, bourgeois, paysans, tons entendent l'Évan-'
« gile rnieux que moi et saint Panl; ils sont habiles et s'es-
e timent plus doeles que les pasteurs 2. J)


Il oublie, l'Ecclésiaste, qu'ils n' out fait, en cela, qu' obéir
a ses préceptes et suivre SOR exemple. N'a-t-il done pas, lui


1. V. Die Re(ormat. 1,512. - 2_ L. c. IlI, !17. ss. - Sermons inédits de Luther
publ. par Bruns. p. 59. - Walch. -V, 1052. - V, 472. - Propos de table publ. par
Furst€-m. 1. 75 et alibi. .




- 113-


uussi, pour forger et s'Outenir sa doctrine, subtilisé, mani-
pulé, violenté les saintes Ecritures avec la derniere outre-
cuidance; n'a-t-il pas méprisé l'enseignement et l'autorité
de l!:Eglise, et ne s' est-iI pas mis, luí simple moine, bien au-
-dessus des papes, des conciles, des saints docteurs, des Peres,
de la divine parole meme? Maintenant que ses préceptes et son
exemple ont Forté leurs fruits, et qu'li son tour sa propre Eglise
se trouve atteinte, il change et de principe et de langage.
-POUl' ramener le peuple dans les temples délaissés, et soutenir
son culte pres de s' éteindre, vite iI établit «que la j ustifica-
e tion et la sanctif)cation, on ne les peut obtenir qu'en assis-
« tant assidÍlment a la prédication de la parole de Dieu ;
« que Jésus-CIH'ist réside en personne, avec tous ses mérites,
« dans la parole du pasteur; qu'ils y sont enveloppés dans
« le soulle de sa voix, et que les fideIes ne sauraient ainsi
« mieux faire que de s'attacher, coour et raison, a cette pa-


'« role, qui es! comme le rocher ou la conscience trou'Ve un
',c~~fuge et peut braver la mort, le diableet l' enfer l. 1) Or
:~", _ nouvelle doctrine implique, elle au contraire, la
~~>1ssité d'un m~yen ter~e entre Dieu,et les fideIes, e?tre
~o~e et les samtes Ecrltures: ce 11 est que l'oppose de


ce"qu'il a preché ci-devant.
Ayant dit, au commencement, et soutenu que les textes de


la Bible sont cIairs a ce point, qu'une servante et meme un
jeune enfant ont capacité suffisante pour les comprendre et
en expJiquer le sens 2, il avoue, plus tard, franchement dit-
il, qu'il ignore s'il possede lui-meme ou non le sens légitime
des psaumes. - c: Qui oserait prétendre, demande-t-il, que
« pe1'sonne ait completement enlendu un seul psaume ? L' un
« se trompe dans tel endroit; uo second dans tel autre. Je
« vois des choses que n'a pas vues saint Augustio; et d'au-


1. V. Comment. de Luther sur Isale, et aussi S8 Postille. _
~. Tischreden, f03 ets. - M. Michelet, Mém. de Luther.


8.




- 114-


G: .tres, je le sais, verront bien des ehoses que je ne vois
Cl paso - «11 y a des degrés dans la vie; pourquoi n'y en
« aurait-il pas dans l'intelligenee? 1 »


Au milieu de ses intimes, iI fait un autre aveu contradic-
toire. Ces catholiques qu'il aceusait, en chaire et dans ses
Iivres, d'ignorer les saintes Ecritures, de fenir enfouíes les
saintes Écritures, d'en interdire la lecture, iJ décIare, en par-
tieulier, qu'ils la lisent plus assidÍlmen t que les évangéliques.
« Nos adversaires, dit-il, lisent la Bible traduite beaueoup
e plus que les nótres 2. Je erois que le duc Georges l'a lue
e avee plus de soin que tous eeux de la noblesse quí tiennent
« pour nous 3.» Il déclare enfin tout uniment que la Bible
est le livre des hérétiques. Et ce n'est que trop vrai: avee le
libre exa;men, la Bible est en efiet le livre des hérésies et des
hérétiques.
Co~bien de démentis Lutber ne se donna-t-il pas sur la


confession et sur la messe! Dans son écrit célebre de la
Captivité de Babylone, iI se défend de vouloir qu'on blas-
pheme contre l'Eglise « paree qu' elle a tant orné la messe de >
« pratiques et de cérémonies. Ce qu'il désire seulement,
« dit-il, c'est qu'on ne se laisse pas éblouir par cette appa-
« rence extérieure, de maniere ti perdre de vue la simplicité
« de la messe. - «Or la messe, ajoute-:-t-il, est une partie;
« il y a plus, elle est un abrégé de l' Evangile.» Nun ist
« aber die lHesse ein Theil des Evangelii, ja eine Summa
« und kurzer Begriff des Et'angelii 4., - En aout iñ23,
iI prescrit aux siens de ne célébrer de messe que le dimanche


1. Ibid. Eh 1 homme de mauvaise foi! C'est justemeDt parcequ'il est des de-
grés diflérents dans les intelligences, et qu'ainsi tous De sauraieDt, par eux-memes,
Di voir, Di comprendre les memes choses de la meme maniere, c'est pour ceJa qu'il
fallait UDe autorité, un interprúte compétent qui éclairat et dirigeat les intelligences.


2. Michelet, Mém. de Luther. Nous venOIlS de voir, par les éditions publiées
aunt et Veu a\,rcs la Réforme, que non pas seulement la Dible traduite en langue
vulgaire, mais aussi la Bib\e grccque et meme la Bib\e bébra:ique, \e~ ca\nQ\\l\uc!>
les lisaient plus qu'euI. - 3. [bid. - 4. Walch, XIX 57-62.




- iH}-
€t les jours de fe te l. - En octobre, meme année, il écrit
encore: « Vous avez vu mon opinion par le livre de la Con-
e fession et de la Messe. J'y établis que la confession est
<t bonne, quand elle est libre et sans contrainte, et que la
([ messe, sans etre un sacrifice ni une bonne oouvre, est
« pourtant un témoignage de la religion el un bienfait de
« Dieu 2, }) - En novembre 1ñ24, il ne v'oit plus dans la
messe un bienfait, ni meme un témoignage; illa voue a I'en-
tiere abolition. - « J'ai enfin pOllssé nos chanoines, dit-il,
<t a consentir a I'abrogation des messes 3. ])


Dans ce temps-lit meme, cependant, et bien du temps en-
core apres, dans l' Apologie de la Confession d' Augsbourg,
Mélanchthon écrit, le menteur: el On nous fait un reproche
« tres-injuste, en soutenant que nonsavon~ aboli la messe ;
e on la célebre, au contraire, avcc une extreme révérence,
« et on y conserve presque toutes les cérémonies 4. ])


M:ús bientót Luther lui-meme déclare: que ces mots,
messe et sacl'ement, sont aussi opposés run a l'autre que
ténebres et lumiere, diable et Dieu: «Quoique faie été un
c· grand, un misérable et indigne pécheur, et que j'aie passé
e roa jeunesse dans la damnation, mon plus lourd péché,
e néanmoins, estd'avoir été un si saint moine, et d'avoirf pen-
~ dant plus de quinze ans, irrité, tourmenté et torturé mon
([ Sejgneur par tant de messes. -« Beaucoup de eh oses
([ sont, chez les papistes, de vrais artífices du diable; toute-


. e foís la messeest la plus grande de leurs abominations. -
<t Puisse Dieu inspirer les chrétiens de lelle sorte, qu'ils aient
e horreur de ce mot messe, et qu' en l' entendant pronollcer
e seulement, ils se signent comme devant une abomination
« de· }' enfer 5 ! ])


Il trouvait absurde et impertinente la prétention des con-


L Briefe, 19 aug. ia25. - 2. ¡bid. 16 oeL 16~5.
5. Miehelet, Mém. de LuthBT. - 4. Apol. eonf. Aug. - o. Walch, XX,


1584 - XVI, 2002 - XIX, 1a76.




~·U6-


cHes de fixer le vrai sens des textes des saintes Ecritures et
de Bécider de ce que 1'0n doit et ne doit pas croire, et iI se
plaignait «de l'eI.écrable superstition qui persuadait aux
« gens que les conciles possedent le Saint-Esprit »1; et cepen- .
dant iI ne voyait rien que de naturet, a ce que lu.i, simple
particulier, pronon'iat sur toutes cho·sesavec une autorité
sans limite, a cequ'il se donnat, lui etses idées, comme la regle
infaillible suivant laquelle tout devait s' exécuter dans sa nou-
velle Eglise, et s'arrogeat le droit de faire ce que jamais per-
sonne n'avait fait: de traiter a plaisir les textes de la Bible
et des Evangiles, de les commenter suivant ses vues, d'y
intercaler des mots, des propositions entieres, d' en dénaturer
le sens, et d'imposer enfin ses interprétations individuelles
a la croyance de la multitude et a l'enseignement de ses
confreres.


Arriyait-il que, daos la controverse 2, quelqu'un de ses ad-


1. Waleh, XIX, 1034 et alib. •
2. Dans sa rép. a Henri VIII, all due Georges et ailleurs, éd. Walch, XIX.
Nous ne "olilons dotmer qu'un ou deux exernples de son audaee a altérer les


textes, a les ployer asa convénanee; mais ils sont earaetéristiques, s'appliquaot a
la doctrine qui, d. son aveu, est la pierre angulaire el lefond meme de son Église,
la Justification. Afin d'accommoder le texte de saint Panl a sa propl'c maniere de
"oír sur l'inutilité des reuvres et la· valeur exclusive de la foi pour le salut, il ne
se gene pas d'y intercaler, par exernple, les mots que, seul, seulement, partout OU
cela lui convlent. Ainsi, daos I'Epitl'e aux Rornains IV, 1 !>, saint Paul dit ~ La
loi eng8rtdre la colere. Luther, de son autorité privée, luí f.'lit dire: La loi n'en-
gendre QUE la colere. » Le tel te porte-t-il ailleurs « que l'hornme est jllstifié
par la roi» : Luther traduit « que l'hornme (1st justifié par la roi SEULE, ce qui
est différent. Dansla memeEpitl'e, ilse permet una altérationnon rnoins manifeste.
Le texte gree est: ti, ElIOCt!;tll 'riís OtltcttoaúlIllS. Luther,.:.deux fois de suite, le
traduit par: Afin de montrer la justice . qui compte deva;(t'lui, . tandis qu'il .si-
gnifie : pourmanifester sa justice.


Et si les théologiens catholiques, inaignés de tant d'audace, l.p.reprochent ces
altérations, cornmentleur répond-il Y « Si votre nOllveau papiste veut vous,.,ennuyel'
au sujet de ce mot sola, répolldez-Iui lestement: Le.doeteur Martin Luther le
"eut ainsi et dit que papiste et ane c'est meme chose, et que:sic volo, sicjubeo,
sU pro ratione voluntas, ainsi je veux, ainsi j'ol'donne, que ma volonté leur
tienne líeu de raison. Édit. Waleh, XXI, 514 et 55.»


11 est, daos rhi~toirc de la réfofJIlation protestante, mille faits éaractériitiques




- 117:--


versaires en appel:1t a l'Eglise : iI répondait que son autorité,
a lui, c'était -la parote de Dieu et non pas celle de I'Eglise,
que sans et contrecette parole on ne devait ni croire ni
obéir a I'Eglise. -


Mais qu' était-ce que cette paroIe de Dieu ? C' était l'Evan-
gile, a la vérité, mais l'Evangile interprété par luí, Luther, et
aocommodé a ses vues personnelles. Il se gardait de dire
cela, et que ceHe paroIe, iI fallait I'entendre a sa maniere.


Que si quelqu'un s'avisait ensuite de lui demander compte
de ses altérations des saintes Ecritures, de la vioIence qu'il
avait faite a cet Evangile par lui rétabli, comme il disait, dans
sa pureté primitive, iI répondait que d'en user ainsi était son
droit et sa volopté. Il ne craignait pas de mettre son propre
jugement au-dessus de ces memes-'textes saCl'és sur lesquels
iI prétendait se fonder, aj ou tan t que si ses adversaíres faisaient
valoir contre luí la sainte Ecriture , il ferait valoir, lui,
Jésus-Christ contre la sainte Ecriture.


Puis, par un de ces retours qui lui étaient famiIiers, iI se
défendait contre le· reproche de s'etre séparé de eette Eglise


'{ueles personnes du monde ignorent généralemf!nt, et qu'il faut cependantsavoir,
poor bien juger ceHe réforme, e'est en suivanl ceHe entreprise pas a pas, dans ses
attaques, son développement et ses mécomptes, qu'on apprend a connaitre seule-
ment quelsmayens fU1'ent employés et avec qllelle mauvaise foi I'on procéda pour
la faire réussir. Jamais nous n 'aurions cru, par exemple, avee quelle effl'ontel'ie
ce Luther, qui se glorifillit d'avoir J'estauré l'Évangile et de l'avoir produit il la
lumiere, s'est pel'mis d'altérel' les textes, en y intercalant ce qui ne s'y trouvait
point, et en en faussant et dénaturant le sens par ses wmmentaires et se" notES
marginales, afin d'e~ étayer sesopinions personnelles,lil meme on ces textes leul'
étaieot directement:contrai1'es, et de les fai¡'e servir a ses coupables desseins .


.... Ef puis ii n'étllit pas un méfait dont il s'était lui-meme rendu coupable, qu'il ne
reprochat avec audace, et dans les termes les plus injurieux, aux théologiens ca-
tholiques, aUl,~res, au pape. atonte l'aneienne Église. Hétait menteur impudent,
sophiste,rempli d'astuce et de mauvaise foi; et tous ces vices honteux, il les at-
trihuait et les reprochait hardiment a ses adversaires. Semblable au coupeur de
bouroes lJui, pris en flagt'ant délit et se sauvant, crie au voleur I plus fort que tout
le monde, iI entassait coptre l'Eglise les plus insignes calomnies, qlli, pour dev€llÍr
autant de vél'Ítés, n'avaient besoin <¡ue de lui etl'e applíqnées a lui-meme.


-.<


.. -


-·1




__ 1'18-


par lui tant décriée, injuriée, calomniée, de celte Eglise Olr
il était né el avait reeu le bapteme, soutenant «que c' était
elle, l'Eglise, qui s'était séparée de lui, qui l'avait expulsé,
lui et sa parole, et en tirant la conséquence, la conséquence né-
cessaire disait-il encore, que le Saint-Esprit était avec lui et les


"" sienset non pas avec le pape. Et il trouvait plus tard que c'était
une chose bien dure (il eut dú dire audacieuse, extravagante).
que d'accuser ainsi d'erreur tous les Peres, et de se croire, soí
seul, doué de plus d' esprit et de sagesse que n' en ont l'Eglise
'el tout le monde. Et il accordaitensuite qu'il faut laisser aux
papistes le mérite de posséder la foi, l'Evangile, les sa-
crements, le nom d'Eglíse chrétienne; que ce qu'ils alle-
guent de l'Esprit de Dieupromis a leur Eglise, est bien spé-
eieux, propre agagner ws gens et a intimider leurs adver-
saires; que dans la papauté1 enfin, est la parole de Dieu et
l'apostolat; et qu'ils avaient reQu d'elle, lui et les siens,
l'Ecriture, le bapteme, le sacrement et]a chaire, se deman-
dant: que saurions-nous sans cela de toutes ces choses? et
concluant qu'il fallait bien que la foí, l'Eglise chrétienne,.
Jésus-Christ, le Saint-Esprit soient avec eux l. })


Il va jusqu'a déclarer qu'il est impossible que l'Eglise
erre dans le moindre article; qu'il est terrible d'avoir un
doute a cet égard, et dangereux de disputer de choses que
toutes les Egtises du monde el la chrétienneté tout entiere
ont crues unanimement. <t Quiconque doute de ees choses,
« est, dit-il, comme s'il ne croyait point une sainte Eglise chré-
« tienne : il condamne ainsi comme hérétique non seulement
« toute ceHe sainte Eglise; mais Jésus-Chris~, lui-meme, avee
« tous les apótres et les prophetes 2. »


Ce meme réformateur qui niait le libre arbitre, soutenait
la prédestination, et enseignait «que l'homme tout entier est


1. 'Valch, VI, 833, - 1, 7ñ3, - VII, 2003. - VIII, 197 et 479.
2. Extr. d'une lettre adressée, en 1ñ32, par le réfol'mateul', au margrave de


BrundehoUl·g. -Dollingel', Diere{ormation, 111, 201 - 4.




,. )


- 1'19-


péché; que le péché n'est pas en nOllS une pensée, Un acte,
mais nolre propre nature et tout notre etre; de sorte que
l'bomme n' est pas seulement péché dans son essence, mais
est le péché lui-meme incarné; que l'argile dont iI est pétri
ne vaut rien ; que la conception, la croissance, le développe-
ment de l'homme encore enfermé dans le sein de sa mere et
avant d'etre véritablement un homme, que tout cela est pé-
ché »; qui écrivit et imprima que CI la révélation chrétienne
repousse évidemment la chair, e' cst-a-dire la raison humaine
et tout ce qui vient de l'homme, comme incapable de nous
eonduire a Jésus-Christ ]); et qui, définissant l'homme, avait
dit CI qu'il est un animal raisonnable, doué d'une raison et
d'un coour toujours oecupés a méditer, a inventer ce qui est
mal, ce qui est eonlraire a Dieu et conh'aire aux 10is hu-
main~et divines}); ce meme réforrnateur sournit au jugernent
et a l'interprétation de celte meme raison, de la raison privée
quí plus est, l'Evangile, les textes sacrés sans exeeption,.et,
avec eux, les plus hautes questions de la seience dogma-
tique et de la morale chrétienne !
, D'une part, poussé par le besoin de sa polémique peu
lo.yaleet par sa baine pour le pape, 11 avait prétendu, nous
J'.avons VU, prélendu, dit, écrit et preché publiquement CI que
tout chrétien est pretre, etque ehaque individu pourvu de
ses cínq sens est doué de la faculté d' examen en faít de dog-
me et d'exégese, et a le droit d'en faire usage pour inter-
préter les textes saints et juger les prédicateurs dont il entend
la parole»; et, pour tout dire, dans saquerelle avec l'ancienne
',~g1ise, il en avait appelé finalement au jugement de la mul-
·:titude eontre eette Eglise l •


n;autre part, rnieux inspiré, iI avait écrit :
C[ N.otre Evangile nous enseigne la nécessité de la ~épa­


C[ ration des deux poliees, la poliee civile et la poliee reli-


1. Edit. Walch, XIII; .461.




- 120-


({ ~ieuse; il ne faut pas quJelles se melent et se combinent;
ce Eglise el Cité sont deux administrations distinctes, el le
« magistrat et le pr'etre exercent deux pouvoirs indépendants
ce qui ne doivent jamais se confondre. Le Christ a le pre-
([ mier établi cette division ; saint Pau} la confirme; et l'ex-
([ périence aussi nous enseigne qu'il ne saurait y avoir de
e paix, quand le magistral ou rEtat envahit le sacerdoce, et
([ quand le sacerd'Oce usurpe surla magistrature I • "


Enfin, contradiction flagrante, qu'il ne laisse pas d'appuyer
de I'Evangile, tant I'Evangile lui est cornmode, il professe
ainsi qu'il suit: ([ le dis que I'Empereur est le chef supreme,
([ et cela de droit divin; dans les choses spirituelles tout
([ aussi bien que dans les cjpses temp0l'elles, comme il se
([ conclut d'es paro les de Sto Paul 2-. })


C'est qu'il n'avait pas tardé a voir, inévitable efIet- de ce
droit d' examen, 'son Eglise, elle aussi, déchirée, mais dé-
chirée el divisie en des milliers de sectes, et l'autorité des
.p~teurs réduite a rien dans leurs propres paroisses. Il avait


. compris alors « qu'a ce déchirement, a ceUe dissolution ato-
mistique, pour ainsi d·ire, il était impossible d'assigner un
terme, etque le pouvoir temporel seul parviendrait a y remé-


, dier, au prix du sacrifiee de l'autonomie ecclésiastique et de la
séparation des deux poúvoirs 3. }) -


Dans sa détresse, il ne vil de salut pour son Eglise que daos


1. Hist. de Luther t. ll, p. 2~3. - 2. Walch, XVIII, 1006.
5. En évoquant l'esprit de critique, de doute et de rébellion,. ces réforma.tcurs


a courtes vues s'étaient figuré que la logique du principe révolutiomiaire du droit
d'examen n'Ílbolltirait qu'a l'abolition dll pape, de la messe, de la confession et .tu
jeune; qn 'ils pourraient, eux chétifs, restituer, a nouveaux fr~is et a leur pre-
fil, ce qu'ils venaient de l'enverser avec tant d'audace et d'acharnement : une
église, un 4ogme, une discipline, une autorité; et qu'une fois la doctrine de Luther
.mise en place ~e la doctrine catholi~, l'esprit nouveau s'arrCterait tout court


'·1)1 Y.err.aittl SQJl nee plus ultra. Milis la logiq!lene s'arrete point en chemin. Il
"~,l''tr~Na, comme iI est arrivé depuis a d'sutres I'évolutionnaires, de voir, encore
de leur' vlvall~s4écr<iuler l'édifice éle.vé :par leurs mains débiles sur les ruines de
rancien.


;;.


, -
.:" .. '




- 121-


I'éreetion atlssi d"une autorité destinée a juger en dernjere
instance, mais d'tlne-autorité rernise aux mains, qui le croi-
rait! du pouvoir civil, des princes, de leurs ministres, des
fonclionnaire~ publics, des cornrnunes enfin et des simples
magi~trats municipaux de village.


c: Si, dans le meme líeu, dit-il, se font entendre deux prédi-
. c: cateurs différ'ant l'un de l'autre, il appartient au prince et
>;« au magistrat d'intervenir et d'empecher que dans le meme


e pays I'on n'enseigne deux doctrines opposées, et qu'il o'en
« résulte des dissensions. Qu' on entende les deux parties et
« qu'on les juge d'apres la regle infaillible, qui est la parole
« de Dieu J. »


• Ainsi voila done, de par LuUler, le pouvoir civil, poli tique
et administratif juge des pastellrs et de -la doctrine, j uge de
l'ens3fgnement des pasteurs, et interprete des saintes Ecri-
tures contre les pasteurs !


Dans son célebre écrit de la Messe, du Mariageet de r Au-
torité du pouvoir civil sur la Religion, Ca pito pose, ltli,
carrément, le principe que le pouvoir du prince, dans ses
Etats, s' étend a tont, a la I'eligion comme au reste; et ce
príncipe, ille développe, et il emploie toute la rigueur du
r~isonnement pour en déduire les conséquences. L'Eglise, la
société religieuse, suivant ce réformateur, est, ainsi que la
société civile qui la contient, entierement soutnise au gou-
vernement el a ses fonctionnaires: ([ comme une sorte de
kalifat, elle est et doit etre, religieusement aussi bien que ci-
vilemenl, réglementée, disciplinée, gouvernée par le seul
,pouvoir temporel 2 .. 1)


1. Walch, XIII, 46'1. - 2. Desponsi() de Missa, matrim. et jure magistrat.
tn,.~ - Dullinger, 11, 42. In, 227.


ct'M áinsi que l'entendait el le praliquail le :roi de Prusse- Frédéric Guif-
laume IlI, si connn pour son zete protestant et son excessive intowrance : « e'est
poorquoi, écriv~t-il a fa m~tcipalité de Breslau récalcitrante envers Sf>n autorité
pontifical e ; « e'est poul'quoi il est nécessaire (le leur rapp~ler (aux admrnistrés)
que ces droits. de la puissance ecclésiastique, ce D'est pas moi qui me les suis.




-122 -


« Que des papes, observe a ce sujet le savant allemand,
M. Dollinger; «que des év-eques, des conciles s'arrogeassent
de veiHér sur la. doctrine et de décider sur des mati~wes de
foi c'était un crime horrible, une abomination, un blaspheme
contre Jésus-Christ, une usurpation de l'autoritéde Dieu!
Mais le pouvoir civil, mais les princes, mais les officiers et
courtisans, mais des conseillers municipaux, un maire, c'était·
autre chose! Pour ceux-Ia c'était plus qu'un droit, c'était
un devoir d'intervenir dans ceUe sorte d'affaires l. ])


« On. devrait croire, au moins, continué le meme, que
Luther accordait a tou{ chrétien qui, ayant examiné, suivant
le príncipe ,et le droit reconnus, la doctrine de son pasteur,
}'aurait jugée condamnable, fa liberté de se retir'er de prédi-
cations qui, dan s sa pensée, répandaient des erreurs dange-
reuses, et d' empecher aussi sa famille d'y assisfer : mais loin
de la! Luther dernandait, au contraire, que I'on imposat
a,:!x gens l'obligation de se rendre au preche, et que meme on
employat la force pour les y pousser. (Ad publicam concia-
nem adigendi, sunt, ut externa saltem opera obedientice
discant 2.)


« C'est a cet asservissement spirituel qu'aboutit, apres peu
d'années, la liberté chrétienne tant prónée, et cela entre les
mains du rneme hornme qui }'avait proclarnée avec fant d'em-
phase, et avait déclaré qu'il n' était pas un des canons adop-
tés par les conciles qui ne fut un empietement des po tique sur
les droits imprescriptibles du Chl'étien 3. ])


Il ne se passa guere de temps qu'il n' eut a le d~plorer,


donnés moi-meme; que mes ancetres ont repu ces droits de la Béformation;
qll'ils me les Qnt transmis, et que j'ai résolll de les exereer,. de telJe maniere que
I'Église évangélique puisse, par ses propres forees, recouvrer son indépendance et
son uuité. » - Singuliere indépendance !


i. Die Réf. 11I, 227. - 2. Jos. Ley. Metlch ín Mila 1529.-Epp. ex. colZ.
Budd. p. 70. - 5. Die RéforfflClt, DI, 228.




- 125-


ce droit de surveillance, de protection et de Jugement re-
connu au glaivc sur les pasteurs en matiere religieuse.


« Avant que- l'Evangile (son évangile) eut été annoncé,
« s' écrie-t-il alors avec amertume, aucun gouvernant ne
([ savait dire un seul mot en faveur de l'autorité des princes ;
«mais, a présent que l'Evangile la recommande au res-
« p'ect des hornrnes, ne voila-t-il pas que ces orgueilleux
«potentats ,~eulent encore s'élever au - dessus de Dieu
« meme et de sa parole, et nous prescrire, a nous ministres-
({ de I'Evangile, ce que nous devons precher et croire! -
« Sous prétexte de protéger et de défendre le clergé, ils
CI persécutent aujourd'hui cet EvangiIe qui les a faits ce qu'ils
CI sont, des seigneurs et des dieux par rapport aux pasteurs.
el __ CI Afin Qe témoigner leue reconnaissance pour ce rneme
CI Evangile, qui leur a procuréJant d' avantages, ils ne veuIent
« plus qll'aucun de ses rninistres leurfasse entendre le moindre
({ avis sur leur conduite, et trouble en rien leur vie licen-
« cieuse. PIutót que de le souffrir, ils fouleront aux pieds
« prédicateurs, sacerdoce et sainte parole. - el Malheureux
({ clergé, qu'ils ont, comrne ils disent, soutenu de leur prQ-
« tection t CeUe protection lui a couté cher, au clergé, si
CI cher, ,qu'il en est tout épuisé, iout brisé, tout anéanti :t l.


n avait enseigné que, dans l'appréciation des doctrines.
religieuses, l' on se guidat, non d'apres l'autorité, mais chacun
d'apres son jugement propre éclairé par la le.cture de la
BibLe. l\Iais quand d'autres sectes diverses se furent séparées.
de lui, ayant t.outes leurs interprétations de la Bible diflérentes
de la sienne, et rétorquant contre lui ce qu'il avait avancé
contre l'Egllse, il trouva qu'il y avait la une difficulté qu'il
n'avait poinl prévue, celle de déterrniner comment un indi-
vidu sans leUres et sans les connaissances indispensables,-
pourrait choisir entre tant de doctrines opposées qui toutes:
avaient la prélention d'etre celle des saintes Ecritures 2.


1. Áusleg. d. Psalm. 82. u. 101. -n. Áusl. 1. B. Moses, Walch, V. 1028 et~
1261. - u. 1, GUO. - 2. DoUingcr, J, 512 et 111, 2~2.




- 124-


Afin de résoudre la difficulté. il proposa ceUe regle, de
s' en 'tenir toujours, pour l'inteIligence des Ecritures, allsens
le plus simple, au premier sens vtmu [. Il ne songe~it pas
que ce précepte était la ruine, ni plus ni- moins, de sa doc-
trine de la Justification par la roi seule sans reuvres, et de
tout l'édifice de ses sophismes cont.re la suprématie· et l~in­
faillibilité papales, assurées et consignées dans ces simples
paro les : c Vous etes Pierre, el sur cette pierre etc., et dans
ces autres non' rnoins-précises et simples, el trois {oís répétées :
c· Simon, fils de lean, m'aimez-vous plus que ne m'aimellt
ceux-ci? - Paissez mes brebis'. el Quand il s'en aperc;ut,
il se hata ~~'ajouter: 'pourvu, cependant, qtit quelque article
«de foi n~ ~ trouve pas en opposition avec ce sens littéraP,.


Mais, pouvait-on lui dire, '8i, dans ce cas,'farticle de roí
. doit servir de regle pour interpréter le texte, qu' est-ce qui
devra servir de regle pour interpréter et j uger l'article de
roi? Nous n'avons pas eQnnaiss~nce qu'il ait résolu ceUe
difficulté-ci. .


Luther ~ccordait a tous, et jusqu~a la rnoindr>e servante et
a un/enrant de neuf ans, le droit, la Bible en main, d'exa-
miner et de juger les interprétations et les doctrines, c'est
vrai: mais avec ceUe petite clause, touterois, d' entendre les


..


textes et de juger toujours, malgré les apparences contraires,
dan s le sens de la doctrine fondamentale de la justification
par les seuls mérites de Jésus-Christ sans)es reuvres, - de
sa doctrine a lui Luther - sous peine d' etl'e considérés
«comme des suppóts de l'enfer, et réprimés, chatiés, ex-
pulsés comme tels par l'autorité t.emporelle, gardienne su-
preme de l'Eglise de Wittenberg. »


Sca-ndalisé a l'aspect des abus et des désordres qui, a la
sortie de temps grossiers~ régnaie~t encore dans une partie


1.Wo uns nicht ei"'-coffenbMer Umstand zwinget, sollen sie nicht ausser
dem eigentlichen, eitlfaltigsten Yersfande genommen werden - édit. Walch. XIX.
p. 28. - 2. Jean, XXI, 15, 16, 17. - 5. Walch, lll, 23. - Doll. lll, 223.




- i20-


du clergé, a la cour de quelques princes-éveques, a ceHe
mema du .pape, iI avait sur cela commencé d'attaquer l'Eglise.
Il savait, cependant, qu'a coté duvice se trouvaient, aussi,
et en plus grand nombre, de grandes vertus et des exemples
de vraie sainteté ;et il eut pu savoir d'ailleurs, par }' obser-
vation personnelle, que les ministres de-Ja religion sont
hommes, et comme tels exposés a toutes les infirmités hu-
maines. Mais non: esprit superbe et chagrin, iI ne considere
que'le mal et le scandale qu'il en rec;oit. Il oublie que meme
les douze apotres eurent leurs tentations et leurs défaillances;
que dans leur petit nombre iI se trouya un traitre, et que
Pierre, le pri~jpal d'en~re eux, qu'honorait la .confiance
particuliere du Maitre, l'avait cependant, dans 'tme seuIe
nuít, renié j~u'a trois fois. II oublie tout cela. Il oublie sur-
tout que la promesse faite par le Christ a son Eglise de la ga-
1'antir etmaintenir cpntre l'enfer, se rapportait a la doctrine,
et non· aux infirmités de la natu,re. Mais, apres qu'iI ~ut
fondé sa propre Eglise, et quand, dans cette Eglise si nou-
velle, se fut, apres peu d'années, développée une corruption
telle, que l'Europe entiere et lui-meme en furent eflrayé~, et
qu;il ne pensait pas que, dans un 'par'eiI état, le monde put
durer plus de cinq a six ans, cela lui revint a la mémoi~e
et, malgré la contradietion, iI vouIut l'appliquer a lui-meme
et a son Eglise, alIéguant que ce n'étaít point la fante de la
doctrine, mais celIe de l'homme, s'íl en sortait de si tristes
fruits.


« Il faut, dit-il alors, ne pas eonfondre la doctrine avec la
« conduite. Dieu attache bien moins d'importance a la con-
« dllite qu'a la doctrine. Cela se montre bien, paree qu'illaisse
« souvent les siens faillír dans leur chemin, comtne nous le
« v~ons dans les saintes "Ecritures, tandis que, pour la doc-
</.. trine, iI n'a jamais fait de concession, non pas meme de
« l' épaisseur d'un cheveu. L' essébtiel, e' est la doctrine: tant




- 126-


{( qu'elle est maintenue pure, on peut mener une vie chargée
« de désordres et de faiblesses l. )}


Et ailleurs: «C'est un grand bonheur que Dieu daigne
,« nous faire annoncer la sainte Parole, meme par de mauvais
« garnements et des impies. J~ dís plus: il ne serait pns sans
« danger que cette mission ne fut confiée qu'a des hommes
« de rumurs irréprochahles, aUend u que les espr'its faíbles
« pourr.aíent s'attacher moins a la doctrine qu'aux qualités
« du prédicateur 2. »*


Et cependant cette doctrine prétendue de Jésus-Christ et
la sienne, pour laquelle it avait violé ses serments, séduit'
tant de co.nsciences, troublé l'Europe et le monde, et mis
son propre pays en combustion, il se plaignait de ne la pou-
voir pas apprendre lui-meme,tandis que le moindre de ses
disciples se vantait de la posséder jusqu'au hout des doigts,
et il avouait, en définitive, n'y avoir pas non plus une hien
grande confiance. Ego miror quod hane doetrinam diseere
non possum etc .. «Hélas! j'aí cru naguere ce que disaíent le
([ pape et les moines, et maintenant je ne puís CI'oire ce que
« dit Jésus-Christ, qui ne ment point 3. »


Enfin, cethomme inspiré de Dieu, chargé par Jésus-Christ,
disait-il, de réformer son Eglise, de la retirer de l'abomina-
lion, de rétablir la vérité de l'Evangile, de reconstituer la [oi,
les rumurs, la discipline chrétienne dans leur pureté primi-
tive; cet apótre, eet eeclésiaste, ce prophete, comme il se


1. V. Neue apologie etc. Martin Luther's etc. B. b . - Colloq. Meditat. etc.
éd. Rebenstock. 11, 81. - Walch. XI, 5008. - V. aussi Lutheri epp. éd. Aurifab.
11, f, 106. a. - Doll. 1, 274 et 111, 252. Qu'on cesse done de nous opposer
Alexandre VI et tel ou tel autre pape ou éveque, du moyen-age! Qu'on admi¡'e
plutOt comment," sur un si grand nombre de pontifes, il s'en est trouvé si pau gui
n'aient marqué par le savoir, le talent, la sagciseet la sainteté. - Sans admiration
pour l'uiage légitime, Lother, ainsi que toos les hommes superficiels ou passion-
nés, n'est frappé que de l'abus.


2. Walch. XVII, 267ñ. - 5. Colloq. Méditftt. etc. éd. Rebenstock, n, 120.-
Walch, XXII, 202, 7'{'2 etss. - Dollinger, 111, 244.




- 127-


qualifiait lui-meme, dépeignait son propre caractere - la
seule chose OU jam~ás il ait dit vrai - « comme celui d'un
« hornme passionné, violent, donnant d'un extreme dans
« l'autre, tantót enivré d' orgueil, tantót pusillanime et tout
« pret a se désespérer, et qui, dit-il, eut été, dans l'occasion,
« le meurtrier leplus impitoyable au nom de la religion, ainsi
« qu'il fut un papiste et un moine idolatre l. })


Encore une fois, il faudrait des volumes, si l' on voulait
rapporter les perpétueHes contradictions de cet hornme ins~
piré de Dieu.


« Je con~ois, dit le réforrnateur de Schwenkfeld, qu'ils se
{( soucient peu, les luthériens, d'entamer une discussion sur
« leurs'~rDyances, leurs sacrements, leur evangile : illeur se-
« rail difficile de se défendre en s'appuyant sur une doctrine
« aussi peu d'accordavec elle-m eme que l'est ceHe de Luther,
~~ el ou I'on trouve souvent a la meme question les solutions
« les plus contradictoil'es 2. »


« Les idiots memes et les vieilles femmes, ajoute Wizel,
« pourraient vous dire combien Luther a l'habitude de se
« contredire. Que de fois sa plume ne laissa-t-elle pas
« échapper)es contradictions les plus flagrantes! Que de
« fois ne le voit-on pas affirmer et soutenir ce qu'il a nié de
« toutes ses forces un instant auparavant ! Que de fois ne lui
« arrive-t-il pas de louer ce qu'il avait condamné, et de con-
« damner ce qu'il avait loué! 3 »


« Luther, dit Zwingle, se contredit souvent d'une page a
l'autre. »)


La meme chose peut se dire de Mélanchthon, de Bucer,
de Calvin, de tous; el leurs successeurs, plus que jamais,
se. contredisent comme a l' envio «On prétend, dit Voltaire
de l\'Jélanchthon, qu'il changea quatorze fois de sentiment


1. Walch, VII, 580. - 2. Von d. Heil. Schrift etc.1.ñ47. f. 96. a. - 5. De
morib. hreretic. US57, h. 8. a. 1. a.




-1~8 -


sur le péché originel et sur la prédeslinatio'Íl. On l'appelait
le Protée de l' AUemagne l. J) •


« La confusion el la contradiction la plus complete, avone
un docteur de l'Egtise luthér'iennc, le pasteur Krethe, « regnent
« dans ce qu' on qualifie de prédication évangélique 2. »


« Les catholiques, enconsidérant les contradictwns de nos.
« théologiens, dit un professeur et docleur de la meme Eglise,
« sont parfaitement fondés a demander si les protestants ont
« une Eglise, en quoi consiste leur foí, el chez qui on doit
« la cherchel' 3. ))


« Nos meilleurs candidats en théologie, ajoute lesurin-
t~mdant g'énéral Brescius, « ne parviennent pa$.;¡i~~~nter,
« au ~jlie,u de la masse érwrme d' opiniolls ,~~es


J\. «ense'tgnees par leurs professeurs 4• »-' ',',,!,
" -« On peut, dans l' espace d'un mille carré, dit encore un
autre, «entendre precher cinq ou sixEvangiles différents5.»
" Que dirons-nous de l'audace de ce meme Luther . et de
tous les autres réformateurs, ses amis? Il était, lui le chef,
telIement attaché a son sens propre et personnel. que, pou r
le soutenir, ni mauvaise foi, ni altél'ation de textes, ni
mensonges ne lui coútaient, sihien, observe son con-
temporain le duc Georges de Saxe, qu'il en vint a cet exces
de témérité, de meUre en danger tout le carion du Nouveau
Testament, en révoquant en daute et puis en nÍant I'authen-
ticité de l'Epitl'e de saint Jacques, par cela seul qu'il y trou-
vait la trop évidente condamnation de sa doctrine de la j us-
tificatian sans les reuvres, déclarée par luí le fondement de


1. Lettre sur US Allemands. - 2. Concordia., die Symbol. Bücher der Evang.
Luther. Kirche, 1830, Einleit. p. 16. - 3. Dr K. E. V. Langsdorf: Blresen
der protesto théologie, 1856, p. 446. - 4. Gener. superint. F. Brescius, Apol.
eirtiger christl. Lehren, t. 1, vorrede. - ~. Fjscher, p. 210 .
. Luther et tous les réformateurs etleurs successeurs sont rcmplis de contradic-


.. tions: or l ainsi que "observe un savant protestant anglican (Newmann, Hiat. du
développ. etc. 8'), c'est le propre et la marque des hérésiarques et de l'héréllie
que)e meme principe les colÍduise a des doct('lnes contradictoires.




-129 -


S3 réformation I .•. ~~ Que ne retranchait-il également comme
interpolés les passages de saint Paul, de saint Jean et d'autres
qui ne lui sont pas moins contraires ! Que ne déclarait-il,
du meme coup, et une fois pour toutes, apocryphes ou
altérés, en général, quels qu'ils fussent, tous les textes S3-
crés opposés a sa maniere de voir! 11 n'alla pas jusque-lil,
mais il s'en fallut de peu. Par les gloses dont il accompagna
les versets de sa traductíon de l'Evangile et de l' Ancien Tes- ---
tament, il trouva d'abord le moyen d'accommoder et de plier
presque partout les textes des saintes Ecritures au sens de
sa doctrine. Il soumit ensuite le canon a un triage, désigna
commel!ilSpi~es principales el les plus excellentes celles ou
il cro~_~r-Confirmation de ses idées : I'Evangile el la
prem~ ... ,,"_'-:~ ~'¡de saint Jean, les Epitres de saínt Panl aux
RomaiúJj.-'atlX';Galates et aux Ephésiens, ainsi que la pre-
miere Epitre de saínt Pierre; el, dans le lemps qu'il n·osait
encore s'attaquer ouvertement a ceUe facheuse Epitre.desaint
Jacques qui le genait si fort, il observa seulement ([ qu' elle
« était une reuvre bien insipide, el qu' elle n' avait rien du ca-
([ ractere évangélique.}) Mais il n'en demeura point la :il aBa
jusqu'A mer positivement l'authenticité de eette Epitre, et,
force plus tard de l'admetlreen dépit de luí, il continua né-
anmoins d'affirmer, avee tous les siens, e queeet apótre, ce
e Jacques, comme ill'appelait par méprís, cite faux les Ecri-
([ tures; que son enseígnement est impíe, Pllisqu'il pousse
e aux bonnes wuvres; qu'il contredit le Saint-Esprit, la loi,
e les prophetes, Jésus-Ghrist et t011s les apótres; enfin qu'il
e raisonne mal, qu'il ment par sa górge, mentitur in caput
e SUUffl, qu'il n'a rien de chrétien, et que son témoignage
(( est comme non avenu et demeure néant 2. »


1. v. a c~ sujet, dan! l'édit. des reuvres da Luther, publ. par Walch, la pré-
face que ce prince écrivit en tete de la traduction de la Bible par Emser. -
Walch. XIX, 597.


2. Éd. Wlllch, XIX, 142. - XIV, 105, ss etalibi. - A. Althamer, Diall. etc ..
Argent 1527. - Avis sur l'interim, 1548, B, 2. - Doll. Die Ref. 111, 559. ss.


9.




-130 -


C' est ainsi que proeédait, dans son respeet et son zele
pour la ·parote sainte, Ce réformateur de l'Eglise, ce restau-
rateur de I'Evangile !


Plutót que d'avouer ses erreurs, de faire amende honora-
ble' el de renoneer a son pernicieux enseignement de la
justification sans aueune honne reuvre,il aima mieux aeeu-
muler sophismes, contradietions et mensonges, déverser sur
le pape et toute l'Eglise les plus graves accusalions et les
derniers outrages; meltre saint Paul, son apótre préféré,
qu'il regardaít en quelque sorte comme le parron de sa doc-
trine et son modele, le meltre, sur cette doc~rine,en oppo-
sition avec lui-meme; altérer et fausser les textes sacrés ;
aceuser Dieu d'inconséquence,. par l'impossibilité OU nous
sommes, assurait-il, d'observer ses commandements; se per-
meltre sur la pe.rsonne du Christ des audaces ínoules; dé-
chirer l'Eglise, et répandre enfin sur son malheureux pays
et sur touta l'Europe, ainsi qu'il en fait I'aveu, la désllnion,
les querelles, les haine$, la révolte et les ravages de l'insllr-
reelion et de la guerre l.


On a dit, de nos jours, que pour faire rénssir une révolu-
tion trois choses surtout sont nécessaires: de l'audace, pl1is
de l'audace encore et toujours de l'audace. La réforme pro-
testante est un frappant témoignage a l'appui de cet adage dé-
mocratique et social.


L1hypocrisie des réformatel1rs ne fut pas moindre que
leur audace, leurs contradictions, leur esprit de mensonge.
Donnons-en quelques preuves choisies au hasard :


«( Au níilieu de tant de hardies propositions, dit Bossuet,
il n'y avait, a l'extérieur, rien de plus humble que Luther.


1. « Quand le diable me trouve oisif, dit-il quelque part, il m'accuse dans ma
« conscience, d'enseigner l' erreur, d'avoir porté les disserisions et le schisme dans
({ l'Eglise, naguere si paisible et si tranquille sous la papauté, et d'avoir, par ma
« doctrine, excité tant de désordres, de scandales, de factions eL de révoltes. le
« ne puis le nier, cela me jett~ souvent dansde terribles angoisses.» Edit. Walch,
« XXII, 1214, 5S.




-15t -


Hornrne timide et retiré, iI avait, disait-il luÍ-meme 1, étJ
entrainé par (orce ·dans le public~ et jetédans ces troubles
plulót par hasardque de dessein. Son style n' avait rien
d'uni(orme: il était meme grossier en quelqlles endráits, et
il écrivait expres de cette maniere. Loin de se promettre
l'immortalité de son nom et de ses écrits, il neravaitjamais
recherchée. «Au surplus, il attendait avec respect le juge"';'
ment de l'Eglise, jusqll'a déclarer en termes expres, que,
• s' il ne s' en tenait pas ti sa détermination, il consentait d' etre
(e traité comme un hérétique 2. ))


ce Enfin tout ce qll'iI disait était pIein de soumission, non
seuIernent envers le concile, mais encore envers le saint-
siége et envers le pape: car le pape,. émll des c1ameurs
qu'excitait dans tOllte l'Eglise la nouveauté de sa d-octrine,
en avait pris connaissance, et ce fut alors que Luther parut
le plus respectueux ! o


ce le ne suis pas, disait-il3, assez témél'aire pour pl'é~
• (érer mon opinion particuliere ti celle de tous les a llt res .1)
Et pour le pape, voici ce qll'il lui écrit, le dimanche de la
Trinité, en UH8: «Donnez la vie 011 la mort, appelezou
•. ~appelez, approuve.z ou réprouvez,cornme il vous plaira,
« j' ooouterai votre voix comme celle de Jésus -Christ meme 4 ••


-t. Resol. de poto Papm. - Prmf. I, 510.;.. Prmf. oper.lbid. 2. -Hist·. des raria.t.
J,20. - 2. Contra Prier. I, 177. - Walch, XVIII.


Ich bin ohngefehr in diese Sachen kommen, daraus ich mich mit stillschweigen
nicht reisen kanl1, veilleicht ist estGottes Wille so gewesen. Ich habe aber doch
diesen Satz nicht ganz bejahet, s()ndern disputire o.uch noch darüber, und Warté
auf des Concilii Ausspruch, wie in allen Dingen, die noch zweifelhaft sindoder
hestritten werden. (Édit. Walch, XVIII, 188.)


« Ieh bin (in sein~r Schreibart) bisweilen ganz unzierlich, und mir selber gleich·
nicbt: Welches ich mit Fleiss thue, weil ieh gar keinen grossen Namem oder ein
langes Gedaehtniss suche, auch dergleichen nicht gesucht babeo Sondern wie ¡ch
mit Gewalt hervorgezogen worden, al so gedenke ich auf nichts anders als bald
wieder in meinen 'Vinkel zu kriehen.» L. C. XVIII, 951 D. 1Wart. Luthers
Vorrede, die er der volligcn Ausgabe seiner Resolutionum vorgesetzt.


5. ·Pratest. Luther. I, 19l'). - Hist. des Varo I,20. - 4. Epi~t. ad Leon, XI
ibid.


..




- t52-


- e Tous ses discours rurent pleins de semblables prtJtesta-
<lions .durant environ trois ansa Bien plus ii s'en rapport.ait
a la décision des universités de Bale, de Fribourg et de Lou-
vain'. Un peu apres il y ajouta ceHe de París: et iI o'y avait
·daDs I'Eglise au.cun tribunal qu'il ne vouhit reconnaitre :l.])


On soít eomment il se soumit, apres que Léon X se fut
prononeé, et comme il remplac;a cette fein~e humílité par un
9rgueíl indompté, la révolte ouverte et le lan89ge le plus


.ignominieusement outrageux a tout ce qu'il avait respecté
jusque-Ia. Il décida, ~s lors,dans sa nouvelle' Eglise, du
dO~ll)e, du culta, de tou\e \a reUgiOl1 par opposition au pape
et en haine de l'ancienne Eglise. La messe surtout fut de sa
part robjet d'une exécration toute particuliere. e J'aimerais
e lJlieQx,djsait~il, avoir été UD m ••. Hurenwirth 0.0 un voleur


, e de grand ooemin, que d'avoir ainsi, quinze années durant,
e . sacrifié et blasphémé Jésus - Christ en dépechant des
iI: messes 3. lt - cEt pourtant l'hornllle qui tenaít un tel
propos et qui déclarait que la rnesse est la derniere des
~bominations, un blaspbeme au-dessus de toute expression
humainc, le meme borome conseille, en i559, a un étu-
diant de Poméranie, de s'appliquer a gagner son pere, zélé


. catholique, en se confOf'mant entierement a ses idées dans
ce qui était religion, en jeunant et priant avec lui, en in-
voquant les saints et en assistant a la messe avec une fcinte
dévotion 4.»


Voici ce qu'on nOllS apprend de Mélanchthon, et de sa
conduite avant et pendant la Diete d' Allgsbourg : e Cet
homme qui, dans une série depublications, avait dépeint
sous les eouleurs les plus vives l'immensité de l'abime ouvert
entre les doctrines protestantes el l'enseignement catholique,
el qui av;tit OU ~ccueillLavec eQtbousiasme~ ou pro posé lui-


1. Act. ap. L6gcÚ. tlM. J. iOS. - 2. Hiat. 'des Varo 1,20.
3. Walch, XXII, 1!36. - 4. V. Dollinger, Die Reformation, 111, 188, -


Colloq. meditat. etc. éd. Rebenst. II, 82. h.




- 155-


meme plusieurs principes dont l'acceptati6~ ne devaitpas-
laisser pierre sur pierre de tout l' édifiee de l'Egtise, ce meme
homme écrivait alors, coup sur coup, a l'évequed' Augsbourg,
au légat du pape el meme a son secréta'ire, poU'r leup per-
suader que rien n' était plus facHe que derétahlir l'unioadans:.
l'Eglise, assurant qu'il ne fallait, pour obtemr ea resultar,.
qu'accorder tleux points qui ne touohaienten riea audogm&,..
a savoir la eommnnion sous les deux esperes, et la toléraftCe!
des pretres et des moines mariés pend31l't le scñiSme l. Or-
donc ce Mélanchthon qui, de coneert aTOO Luther et tout le-
parti, avait si souvent traité le pape d' Aatecnrist el I'Eglise-
romaine de prostituée de Babylone, ce meme écrivait alors.
au légat : ".


c Nous respectons et vénérons l'autorité do pontife de
e Rorne, ainsi que toute la constitution de I'Eglise, pourvu
cr que le pape ne nous repousse point. Il n' est meme rien
cr qui, en AlJemagne, nous auire plus de halne que la rare


. c constance que nous meHons a défendre les dogmes de·
c I'Eglise romaíne; et ce dévouement, nous le témoignerons a
e Jés'u's-Christ eta rEglise romaine, tant qtre nous aurons un
C' souffle de víe, et 10rs mema que vous refoseriez de nous.
e recevoor en grace 2. J»


De Capito, un des anciellS et intimes amis de Lutber, qui,
joua un róle principal dans ¡'muvre de ce réformateur, on
nous rapporte ce qui suit :


c n se passa plusieurs annécs sans que Ca pito se décidAt
a embrasser le parti des réformateursw - e Tant qu'iI put
espérer de conserver, a Mayence, sa riche prébende, iI cut
soin de ne pas trop se compromettre vis-A-vis de la cour de-
Rome. Dans une lettre qu'en 1ñ23 il écrivit a Erasme, il.
prie encore ce savant de le rappeler au souvenir du pape et


1. Die Reformation, ele. 1, 571. - (!órpur Beformat. 11, 173.~
2. Corp. Reform. 11. 173.




- f54 __


de son nonce Cheregati, et lui fait part des ennuis qu'il s'aui...,
rait par son aUacbement a l'Eglise. 11 dit que les lutbériens,
non contents de l'attaquer et de le décrier dans Q.'infames
libelles, dirigeaient contl'e lui les caricatures les plus igno.,.
1)linieuses; que tout récernment, dans une sorte de parodie
de la passion de notre Seigneur, Qn l'avait représenté, lui
~apito, sous la figure du traitre Judas, etc ..... 11 flnit en se
plaignant de ce que, nonohstant tout ce qu'il avait a souffrir
pour la cause catbolique, on voulait, a R<>me, le priver de
son bénéfic~~ - « Qui se souciera désormais, s' écrie-t-il, de
« res ter fideIe a l'Eglise romaine, si c'est ainsi qu'elle entend
q I'écompenser Capito detrois années de peines et de souf-
« frances ? I »


a Le pape, l'ayant, la meme année, fait nommer doyen du
Gbapitre de St Thomas de Strasbourg, Capito quitta Mayence,
s'empressa, des qu'il fut eo Alsace, de jeter le masque, et se
montra des lors un des propagateurs les plus. ardents de la
doctrine nouvelle :¡. J)


Nous pourrions rápporter des traits analogues de presque
tous les réformateurs, de Calvin, de Jean Lening, de Melan- J
d,er, de tant d'autres •. - u Ah !. mon cher Calvin, écrivait, en


• CA 1M2, le réformateur de Strasbourg, Bucer, a ~elui de
(¡ Geneve,. q Dieu cesserait-il de s'intéresser a notre Eglise, a
« cause du mépris avec lequel nous avons tl'aité sa sainte
« parole? Quel honteux échec ce serait )a pour notre orgueil !
«. C' est done ainsi que Dieu nous punít des affronts que, de-
~ puis tant d~ années, notre hypocrisie ne cesse de faire a
« son auguste noro ! :t. »


Leur hypocrisie! Eh oui, il était bien posé, certes, pour
en por ter témoignage !


Enfin, mensonges, contradictions, palinodies, audace, hy-


1. V. les lettres ti Erasme dans Hess, Leben des Erasmus, 11, ~~6-~6f. - 2, •.
.f.. c. n, 5~6-S61 . - DQ.llinger, Die Reformation, etc. 11, 9.


3 ... falv. Epist. f. ~5.




- 13-~ -


pOerlSIe, mauvaise foi, cette oouvre fameuse d-e la Réform~
n'était remplie que de cela l.


«( Les révolutionnaires, dit encore M. ,Guizot, excellent
dans l' art d' avilir leurs adversaires pOUT irrite,. leurs ins-.
truments 2. »


C' est en cela surtou t que les réforma teurs, et principale-
ment Luther, furent tout a raít supérieurs. Luther avouait
ce mérite et s'en faisait gloire. Jamais hornma de la líe dll
peuple ni harangere dans les halles ne trouverent, dans leur
arsenal, des injures comparables a eeHes dont cet ecclésia~te


1. Les biographes et leséditeurs de ses reuvres ont employé tout leur talent a.
défendre le chef de la Réforme contre ces reproches sijustement mérités et quelques-:
uns si grans. On a dít, car on oe pouvait nier ce qui est trop évident, on a dit,_
pour ce qui concerne les contradÍctions et lel démentis donnés par lui-meme aseSe
propres principes, qu'il s'est éclairé, formé, développé suecessivement,graduel-_
lement et par le fait mema de sa polémique avec les divers adversaires ;et, pour ce
qui est de la négatión du libre arbitre de I'homme, qu'il fallait en juger, non par,
des asserti9ns isolées, mais par l' ensemble de· ses écritssur cette qnestion capitale;-
qu'il était facile de se convaincrc Cfu'au fond il n'était pas aussi contrairB a la liberté
humaine, qu'il semblerait au premier aper~u etc.


Mais si Lulher, au début de ses attaques contre l'Eglise, était, dans la connais-
sance des malieres importantes qu'il soumettait a ses critiques audacieuses, assez
pea avancé pour soutenir des doctrines directement opposées a celIes qu'il devait
enseigner daos la suite, nous le pouTons trouver biel! téméraire, je ne veux pas
dire plus; et que devieut alors cette prétEmtion al'inspiration divine, el cette qualité
d'ecclésiaste dont iI se parait et qu'il faisait lui-meme sonner si haut ? Unhomme
inspiré de Dieu peut fort bien, comma il arri\"a a I'Eglise, ne pas développer d'un
seul coup les vérÍtés qu'il estchargé de répandre; mais ilne se contredit point, etson
premie!! enseignement n' est pas la réfutation de son enseignement postérieur. -Il
est vrai qu'on trouve, en quelques endroits des écrits de Luther, des passages OU il
semble vouloir adoucir, corriger meme un peu sesassertions destructives de la liberté
moraIe de I'homme. Cela ne prouve qu'une chose, c'est qu'il avait été effrayé de
l'eft'etdésastreux produit sur les mreurs par ses doctrines, comme il est en effet
constaté; qu'il fut ainsi conduít a modifier ses principes et son dire; et qu 'il a
réeUement enfin soutenu le pour et le contre Sllr les memes questions. On sait
qu'il ne se faisait pas le moindre souci d'etre inconséquent. 11 pronon~aitsur tout.
hardiment, suivant la nécessité présente et les circonstances, sans se tourmenter
de savoir s'il ne se meHrait point., par la, en contradiction avec ce qu'il avai~
décidé, écrit ou dit ailleurs.


2. Uuizot, Mim. t. ll.




- 136-


inspiré de Dfeu accahla le pape, les éveques~ les conciles '
memes et I'Eglise catholique en général. Jamais calomniateur
ne fut plus fécond en ressources contre ceux qu'il voulait


, perdre dans l'estime publique. Bossuet et d'autres historiens
nous l'ont dit, des bommes de leur propre partí nous I'ont
avoué : c'était une tactique de ces réformateurs d'aUribuer
effrontément a rEglise des erreurs qu'elle avait toujours
détestées. Tous les reproches qu'ils lui faisaient, étaient,
observe Bossuel, fondés sur de pures caIomnies, et ce grand,
éveque le Ieur a prouvé.


e lIs mettent sur le compte des théologiens oatholiques,
observe M. DoUinger, des assertions et des dogmes que ja-
mais tlléologien n'avaient revés,et dont tons avaient ensei-
gné le contraire. - c: Ainsi, dan s l'exposé de Ieur doctrine
de la justificatioq, et Luther, et Mélanchthon, et tous les
autres ne manquent jamais d'attribuer a rEglise de precher
l'accomplissement de la loi divine par les seules forces de
l'homme, quoiqu6 sachant bien que ce qu'enseigne l'Église,
c"est l'accomplissement" l'aceomplissement possible de eeUe
loi, avec le secours de la gráce. En vain les ootholiques pro-
testent contre des imputations si mensongeres, assurant qu'ils
rapportent tout a la foi se manifestant par' la charité; que,
sans la foi, les reuvres sont mortes et inutiles; que l'homma
o'est capable du bien qu'avec rassistance divine, et que nos,
adions ne prennent de valeur et ne eond uisent a la vía éter~
nelle que par les mérites et la passion de Jésus-Christ : ils
Be veulent rieo entendre et continuent leurs calomnies, trai-
t'3nt les catholiques de sophistes, d'hérétiques et de blasphé ...
mateurs, etsevantant eux-memes d'avoir lespremier.s, depuis
les apótres, découvert et soutenu ce que, depuis longlemps,
on enseignait daos le monde entier l. »


Encore aujourd'hui'les pasteurs accllsent les catholiquei


t.,l)ie Refol'mation, ete, IIl, 280 ..




-137 -


d' adorer les saints, surtout la sainte Vierge, d' adorer meíne
les ¡mages et d'invoquer les reliques, en opposition mani-
feste avec le commandement de Dieu. On leur a prouvé cent
fois que c' est faux, que le reproche est absurda: ils n' en
tiennent aucun compte; mais, suivant toujours les memes
errements des chefs de leur Egtise, malgré les dénégations
et les preuves contraires, ils perséverent dans Ieur dire, et
ne cessent de répéter leur honteuse calomnie.


Nous avons mentionné ci-dessus le mensonge audacieux
que s'étaient permis el Luther et Mélanchthon, en soutenant
l'entiere conformité de leurs c1ocf.rines de la justification el
de l'imputation avec l'enseignement de saint Augustin. Sa
non-conformité, son opposition, au contraire, avec cet en-
seignement et son entiere nouveauté furent avouées, depuis,.
par un assez grand nombre de théologiens appartenant a.
l'Eglise luthérienne, et meme par plusieurs d'entre les colla-
horateurs contemporains de Lulher. Le réformateur Schnepf,
par exemple, au dire de Chytrreus 1, assura puhliquement a
Tubingue, des 1044, e que dan s tout saÍnt Augustin, il neo
a, se trouv.e pas une seule syllabe touchant la justice de Jésus-
« Cbrist imputée a l'hornme par la foi.. Les théologiens de'
ca Rostoek et de la Poméranie déclarerent, de leur coté, (1 qu'il
a n'est pas vrai que l'Eglise évangélique enseigne sur la justi-
• fication ce qu'enseignait saint Augustin, dans son livre de


fI Spiritu et litterá; que ce qu' A ugustin enseigne, les pa pistes
« et les jésuites, eux Iecroient et l' enseignent. Jesuitas et alios
«pontificios sic docere (sicut Augustinum) ; et qu'enfin le té-
(1 moignage de ce Pe re est tout a fait contraire a I'Eglise évan-
ti gélique. Et augustini auctoritate et consensu nos et nos tras
CI ecclesias maxime pra!gravare2 • (cEt malgré cela, dit M. Dol-
linger, ma]gré ces 3veux et ces déclarations formelles, on


1. Epp. Cflytr, p. t1t5.
i> Balthazar, 11" 222. - Dollinger, 111, 369-70.




- 138-


persistait, dans des écrits publiés par centaine, a reprocher
aux catholiques de s'etre écartés sur tous les points de la
doctrine des Peres el de la primitive Eglise 1 1 "


"Un autre vice dont est entachée cette tourbe de sectaires,
(t dit Wizel, qui, apres avoir embrassé la Réforme, lUÍ aU8si,
a avec une jnvénile ardeur, el l'avoir prechée durant pI u-
(, sieurs années, s'en était séparé quand il en eut vu les
(( funestes suites, - (1 c'est la rage de médire el de calomnier
« portée a un tel exces d'effronterie, qu'ils se fonl prendre
• en dégout par un grand nombre de leurs plus zélés par-
a tisans. - « En cela seul le chef reste d'accord avec luÍ-
« meme, el il tire vanité de son vice, et prétend que sa mé-
(! chanceté fera sa gloire dans l'avenir. »


• On n'ignore point, :ljoute le meme, que c'est une habi-
u tude particuliere a celte secte, de répandre daos le peuple
(f loul ce qu'il peut y avoir de répréhensible dan s le clergé, et
« de passer soigneusemenl sous silence tout ce qu'elle en
CI sait de louable 2.» El plus loin, encore le meme Wizel :


« Qui ne sail palo quelles persécutions, quelle rage dé
• médisance et quelles infernales calomnies, cet al'tisan de
!t malheurs, Luther, a fail vivre sa secle jusqu'a ce jour 3 ! "


L'ami d'Erasme, Udalric Zasius, le plus grand juriscon-
sulle de son siecle, qui, d'abord, comme Wizel, tr'es-porté
pour la Réforrr.e, s'en était également retiré, indigné de ses
audaces el dégouté de ses exces, Zasius éci'ivait, dans une
de ses lettres :


« Que dirai-je enfin de cette impudente effronterie de Lu-
" ther qui, dans tout le recueil de l' Anden el du Nouveau-
« Testament, et depuis le premier chapitre jusqu'au dernier,
4l ne lui rait tl'ouver rien Clu'une suite de menaces el de ma-
u lédictions contre le pape, les _ éveques et tout le reste du


i. L. c. - 2. Retectio Luherismi, h. 8. a. 1. a. - 3. De lfforib. hcereticQr
1~7, h. 8. 3. 1. a.




- 159-


CI cJergé, comme si Dieu, pendant un si grand nombre de
e siecles, ne s' était occupé qu'it fulminer contre les pretres l.»


CI Quand les pasteurs, s' écrie le peintre Satrapitan, un
zélé du parti, «versent l'injure a pIeins bords sur le pape,
eJes éveques et les pretres, el nous représentent sous
CI Jeu!' plus mauvais jour les tort9 qu' on leur impute, oh!
({ alors ils sont estimés de dignes ministres de Dieu, de vrais
4 évangélistes 2. »


CI Plusieurs de nos réformateurs, écrivait Jean Eberlin, de
Günsbourg, ({ excitent Je peuple contre les pretres et les
CI moines, en répandant que leurs mreurs sont détestables,
t toute leur vie impie, leur enseignement rempli de men-
e songes et, pour un chrétien, leur société des plus dange-
e reuse .• El celui qui faít cel aveu est un de leurs confl'eres,
un des premiers et des plus ínfluents propagateurs de la foi
protestante 3. .


Jacques Andl'eoo, réfol'mateur aussi luÍ-meme des comtés
d'OEttingen, de Helfenstein et du pays de Bade, se plaignait
amerement, en 1070, ([ que la ra.ge calomniatrice de ses
e confreres protestants eut discrédité leur Eglise jusque dans
e les contrées les plus éloignées ti. »


Et meme Capito, dans une leUre a Erasme, reproche au
chef de la Réforme e les invectives gr'ossieres et calomnieuses
e qu'il se permettait contre ious ses opposants, SQU& prétexte
e de dé{endre t Evangile. »


e De tout temps, nous dit un Ínstituteur protestant, dans
un exposé des motifs qui 1'0nt fait. retourner a la foi de ses
perea, ([ de tout temps raí eu en horreur le mensonge el la
e calomnie, vices honteux qui font fessence du protestan-
e tisme, et qui furent, depuis son origine, ses seul.f rrioyens
({ de défense 5. »


1. Udalrici Zasii epist. Ulm. 1774, p. 72 - Doll. L J 88. - 2. Satrapitan'$
christ. anrede, 1524, A, 4. a. - 3. Eherlin, Wie ein Diener GottesWort. sich
verltalten. sollo Wittenb. D. 4. a. - 4. Epp. ad marh. id. Fechtius, 111, HJO. -
:S. G. WlJlckler, Pourquoi me suis-i~.Jait catltolique? Stl'asb. 18ti9.


\ .




- uo-


Avant sa condaOlnation par le pape Léon X, Luther, DOUS le
répétons, n'était qu'un ergoteur vaniteux et enteté; ildevint
un ennemi irréconciliable, apres qu'il eut été condamné. Salir
et déconsidérer la personne du pape, de ce pape dont il avait
naguere toué la douceur, les lumieres el les vertus; attaquer
son autorité, l' ébranler et la renverser, s'il était possible;
haltre en breche tout l'édifice catbolique, dans son dogma,
dans son culte, 'sa hiérarchie, sa discjpline,. et, pour cela,
décI'ier, injurier, calomnier toute ceUe Eglise, avant tout
aupres de la ,multitude, ce deviot la sa politique, sa pensée
dominante, le but de tous ses efIorts, son occupati6n désor-
mais unique, son travail de tous les instants.


Lui et les siens se mirent donca mentir et a calomnier a
qui mieux mieux, représentant aux populations, el dans les
conversations, et dans les preches, et dans les li"res, comme
un tissu de mensonges, de~' fourberies et d'abominations, la
messe, la confession, le sacerdoce, le jeune, et les habituant
a entendre, et, par suite a proférer elles-memes les plus
horribles imprécations, les plus ignobles moqueries et les
plus sales injures contre tout ce qui avait faít jusque la le
principal objet de leur vénération et de leur culte l.


e[ n ne se fait pas un acte, dan s l'Egtise papiste, disait
e Lutber, du haut de la chaire, e[ il ne s'y preche pas un
e dogme, il ne s'y dit pas une parole qui n'ait pour objet
e[ de blasphémer et de renier Jésus-Christ et sa doctrine 2 ••


e[ Les enfaots memes qui conrent les rnes, écrivait un de
e[ ses auxilaires, montrent du dégout pour ces abominations
e romaines; et les plus pauvres gens qui habitent 'nos ha-
e meaux, regardent maintenant cornme de pures obscénités
e ce qu'autrefois les empereurs, les rois, les princes, les
c seigneurs, tont le monde considérait comme la sainteté
«rneme. - e[ lis ne peuvent assez s' étonner, quand on


t. V. Die Refor-mation, etc. H, 699. - i. Orp. lato len. V,I, 'á'59.




- 141-


e les entrelient de ceUe doctrine diabolique et romaine,
e que tant de gens, pendant un si grand nombre de
«siecles, se soient laissé abuser par de semblables hor-
( reurs J. "


Luther prit telIement 1'habitude de la calomnie a l' égard
de ses adversaires, du pape et des cathoIiques principalement,
qu'il finit par la pousser jusqu'a 1'absurde et au ridicule.


Il ne se commeUait pas un méfait, il n'arrivait pas un
malheur, un accident, un événement facheux, dans i' Alle ...
magne protestante, qu'il ne le mit a la charge du pape et
des papisle~. Un incendie s' est-il déclaré quelque part, dans
une contrée soumise a sa réforme: c'est par le crime d'un
incendiaire, etcet incendiaire ne peut etre qu'un papiste •
• Le duc Heuri de Brunswick a, dit-iI, envoyé plusieurs
e centainesde ces scéIérats, et le pape a donné quatre-vingt
cr milJe ducats pour réouire en cendres les villes évangéli-
e ques.) - Quelques protestants meurent des suites de
leur intempérance : iI accuse les catholiques d'avoir empoi-
sonné leur vino Quelque temps apres, il mel sur leur compte
d'avoir empoisonné le lait, en y melant dll phitre, et meme
les épices en les saturant de poison. - Des étudiants de
Wittenberg vont voÍr les filIes de joie, et s'en reviennent
mala des : la faute en est encore aux papistes, toujours aux
papistes qui, pour faire piece aux évangéliques et pervertir
leur jeunesse, leur ont envoyé ces ribaudes. - Sa servante
meme,dans sa cuisine, s'íl luí arrive d'y causer queIque
dégat, est un suppot du pape, et ne lui a été endossée tout
expressáment par les papistes que pour le mettre hors de
gends et travailler a sa ruine. Et il s' étonne que l'autorité
\~oie, d'un reil tranquille, se perpétrer de telles eh oses 2.


EtBucer aussi et presque tous, a l'exemple du chef, décla-


i. Moskalus, VomGattleUgenLeben. F.a.F.2. a. -!.DeWeltc,v.62~f­
Dollinger, Die Re(ormation, etc. 111,271.




- J42-


maient a l'envi, contre le clergé catholique,. et désignaient
les pretres « comme des esprit s de mensonge, des apóll'es de
« l'anlechrisl, des ennemis de Jésus-Christ el de son Evan-
« gile, des prédicateurs de Salan, comme les plus dangereux
(1 hypocrites el les tueurs d' ames les plus acharnés qui eus-
a sent jamais affligé le monde l. l)


Enfin, calomnier, mentir, mentir envers et contra tous,
telles étaient la de.vise et la tactique des chefs de la Réforme;
et cette tl'adition-la, leurs Eglises ne l' ont point rejetée.


Et si le luthéranisme s'est si fort distingué par ce talent
de mentir el de calomnier ses adversaires, le calvinisme ne lui
cede guere. • Quant aux jésuites, écrivait Calvin a son
1( ami de Beze, illes faut tuer, ou, si cela ne se peut faire
u.commodément, il faut les chasser, ou au moins les :leca ....
" bler a fprce de mensonges el de calomnies 2. 1)
# Ponr les injllres, la Réforme en avait un si riche et si
heau répertoire, elle les savait manier si hien et répandre
en telle profusion et avec si peu de ménagements, que quel-
ques...;;uns de sesmeillellrs amis en furent scandalisés. En
veut-on quelque échantillon? en voiúi un, et non des plus
forts :


-". C( Que maudit SoíL a jamais le pape, cet archilueur d'ames,
([ cet infernal renard, avec tous ses {7'ocards tonsurés, dont
([ la bouche baveuse ose parler de Jésus-Christ, notre qivin
e Seigneur et Sauveur, pour I'insuller et le frustrer d'une
e partie de sa gloire, et dont les (Jueules diaboliques ne crai~
e gnent pas de sou tenir cette proposi tion orduriere et cochon-
e niere que Jésus-Christ n'a satisfait que pour une partie ,de
e nos péchés, etque nous sornmes tenus de satisfaire nous""'"
e_ memes, póur le reste. » -- ([ Malheur a toi, maudit 'bri-
e gand, détestable représentani du diable, <¡ui as osé porter


1. L. c. 11,21. - Jung, 11, 121. 124. - 2. Cité par Voltaire, Essai s~ J.
m. ch. C, XXXIII.




- 143-


« tes sacrileges mains sur le sceptre et la couronne du Sei-,
« gneur, et mettre ta sale et pllante personne a la place de
(e notre adorable Sauveur, bien que luí seul soit la Vél'ité, la
CI vie, le chemin el la porte qui conduisenl a la sagesse, a


C1 la justice et a la sanctification éternelles l.»
CeUe belle tirade, OU le nom du Sauveur se trouve si bien


assortí, est d'un des familiers du chef de la Réforme, du sur·
intendant général de Meinungen, du réformateur Fischer.
Elle fait partíe d'un livre pieux sur l'histoire, la passion el
la mort de Jésus-Christ, om~rt par le réformaleur a l'éditi-
cation de ses évangéliques fldeles.


Vigand, disciple de Luther et éveque de la faQon de son
maitre a Pomesan, ne trouvait pas sans doute encore suffi-
sante ceUe virulence des pasteurs a l' égard des papistes. Re-
prochant aux luthériens (e leur ingratitude, malgré les rares
faveurs de I'Evangile,» iI s'exclame en ces termes:
~


(( Les AJlemands ont oublié ces paroIes si sérieuses et si
(1 vraíes de Luther, qui cepend:lnt n'auraient jamais dÍl leur
ct sortir de mémoire : que qlliconque ne hait poinl le pape de
c< toute la puissance de son ame, ne saurait (aire son salut 2. J)


Pour injurier ainsi, iI fallait en effet hair de toute la force
de son ame. Luther haissait ainsi, lui, et meme au dela,
et c'est plmt-elre bien a cela qu'íl dut de pouvoir a jamais,
et pour la qualité el le nombre, servir de modele dans l'art
de brasser el de verser l'injure. Nous n'en pourrons rien
citer, malheureusement, et c'est dommage : les aménités que
cet apótre et ce restaurateur de l'Évangile adresse all pape,
aux papistes, a tous ses adversaires, sont de telle nature, qu'il
n'est ni permis ni possible de les traduire en notre Jangue.


«On ne peut nier malheureusement, écrivait en 1545, un
des coopérateurs les plus influents et les plus considérables


1. Einfmlt. Erkt. der Hi6torie, Leiden u. Sterb. Christi. Schmalk. 1t>72. -
Die Reformation, ctc. I1, ~O~. - 2. L. c. 11,480. - Joh. Vigandlls, De
bonis et mali6 Germanim, 1~66,p. 25 ss.




- 144-


de la Réforme, Bullinger de Zurich, ,(,( que nul n'écrivit
« jamais sur les matieres de la foi et en général sur les
(1 sujets graves, d'une faí;on aussi inconvenante, aussi con-
(( traire a la décence et a l'honneteté chrélienne que Luther .• )


(l1l n' est personne ici qui ne connaisse son sale livre
{( contre le roí Henri d' Angleterre, et celui contre UD,autre
« Henri, et aussi celui contre les juifs et son Schemham-
« phorasch,pétri de fange et d' ordures, qui, s'il était sorti
(( de laplume d'un gardeur de coc11ons, au líen de celle d'un
tc pasteur d'ames, trouvel'ait au moins une excuse dans la
« bassesse de son auteur."


I


'Se'est dans lesécrits de Luther, dit le meme, qu'un
.. gtand nombre de nos prédicateurs vont faire provision de
'« cet amas de vilaines paroles qu'ils vomissent ensuile, du
(( haut de la chaire, sur la pauvre cornmunauté de Dieu; cal'
(c il n' en est que trop de ceUe espece, qui, an líeu de la pa-
'(( role sainle qu'ilssont chargés d' expliquer, ne font entendre
01 que récriminations et invectives, et croiraient n'avoir réel-
« lement pas preché, s'ils ne.gorgeaient et souillaient d' 01'-
• dures les oreilles de leurs auditeul's J~;6


« La plupart, ajoute le meme Bullinger, dans une \eUre a
-Bucer, « la p\upart adorent l'éloquence obscene et cynique


. (1 de Luther. II continue done et s'efforce de se surpasser
ti lui-meme dans l'injure et l'invective. Adorant plerique
« homines caninam illam obscena m facundiam etc. :l."


« Je voudrais, dit Bossuet, qu'un de ses sectateurs les
plus préveDus prit la peine de lire seulement un discours
qu'il composa, du temps de Paul In, contre la papuuté; je
suis certain qu 'it rougirait pour Luther, tant ii y trouverait
partout, je ne dirai pas de furenr et d'emportement, mais de
froide's équivoques, de basses plaisanteri.es et de saletés: je


1. Wahrhafte Bekentniss der Diener der Kirchen z. Zurich etc. 1ñ4ñ. f. 15i,
t-5255. - Die Reformat. etc. IlI, 262 et 5. - 2. Hess, Leben Bullingers, I, 404.




·'


-u~-
dis meme des plus grossieres et de ~eUes qu'on n'entend
sortir que de la houche des plus vils artisans. - « II s' emporta
'contre le roi d' Angleterre Henri VIU avec une telle violence,
que ses amis memes en étaient honteux; etdes démentis ou-
trageux a toutes les pages : « C'¿lait un (au, un insensé, le
-plus grossiertles pOld~ceaux ,-et de tous, les anes. t )


« {:e qu'il écrivit contre l'électeur Albert de Nlayence, le
due Henri de Brunswick et le due Georges de Saxe, dépasse
,<le bien loin, ajoute M. Dollinger, tout ce que la littérature
européenne tout errtiere peut offriren ce genre. Ponr le duc
-Henri, il est a peine un vice, une infamie dont iI ne l'accuse,
et presqu'a ohaque page,il le traite fl'incendiaire et d'as-
·sassin.-2 »


« Cette adresse qu'il sesenlait a manier f'injure etI'invec-
(ive, il l'appelait lui-meme, non sans un certaÍn orgueil, sa
-rhétorique, ~et il ne cachait pas ce qu'il s'en promeUaitaupres
de la multitude3• '« Ce sera, dit-,-il, ce sera mon -hollneur et
"« ma gloire, et je veux que toujours on puisse direde moi
« que je suis pleinde mauvaises paroles, d'injures el de
-« malédictions contre les papistes. - « Oai, jusqu"au tomheau
,« j' entends -continueroo poursuivre ainsi ·ces scélérats de mes
-« malédictions et de mes iajures, et i1s 'n'aüront plus de moi
{( une bonne parole. le vetix, avec mes foudres et rnon ton-
« nerre, sonner leur enterrement; cal' je ne 'saurais prier que
« je ne jureet maud-isse en meme temps; et s'il me faut dire:
,{( que ton nom soit sanctifié, je ne puis m'empecher d'ajouter:
~( que maudit,- damné, ·honni soü le nom des papistes! ete.
{( Vraiment, c'est ainsi que je prie, tous les jours, sans re-
-« hiche, de bouche et de creur.}}


{( Le mode de discussion dont Lutbcr usa contre ses
. adversaires théologiques est, di! M. Dollinger, tellement


i. Contra angI. Reg. 335. - Wal<:h, XIX, 29~. - 2. Die Reformat. UI,
26~. - 3. Walch, XVI, 208~.


Il aurait tout aussi bien pu l'appeler sa dialectique, dQut elle n'était pas, pOUl'
SCi clicnts, la partie la moios concluantc. 10.




.. '


- 14(; -
inoul dans les fastes de la littérature et de l'his{oire relig.ieuses,
qu' on se trouva visiblement embarrassé, quand, .plus tard, il
fut question de jugeretcaractériser la polémique de ca chef
de la Réforme. - (!. On voulut, dans un iotérét apologétíque,
en disculpar l'individualité du grand réformateurtl!ten reje'-
ter la faute sur le temps, les circonstances,etparticuliere--
ment sur la dil'ection alorssuivie llar l' Allemagne litt-éraire.
Mais évidemment celte échappatoire n'avait ríen de serieux·,
el c' est bien a Luther lui -meme, a son caractere et a' I'-esprit ~
dont il était animé qu'incombe la responsahilité de ses
incroyahles écarts. n est aiséde voir que ses dispo.sitions per-
sannelles le portaient a donner lesens le plus odieux a tout
ce qui, dan s rancienne ~glise, pel'mettait tantsoitpell une
interprétation défavorable, cta attaquer son dogmeet samo-
rale, tant6t avec l'acide corrosif d'une moquerie frívole, tantót
avec la massue d'une calomnie grossiere. S'il publia des
écrits presqu'entierement composés d'un l'amassis de pa-
roles outrageuses; s'il répandit a grands flots, comme d'une
corne d'abondance, des expl'essions dont le ton ignoble devait


. révolter toutepersonne hoonete,cc.¡}·'.était pas seulement
parce quedegrosses injures, comme il disait,imposent ala
multitude,mais aussiparcequ'il espérait de la sorte faire
diversion au trouble intime de sa c6nscience ,etqu'il étaÍt
poussé, par unbesoin irrésistible, a représenter eomme
une énormité, avec toutes les eouleurs et toutes lesexagé-
rations de sa rhétorique, les moindres infirmités de l'Église,
a défigurer chacune de ses doctrines, a saisir .chacune de ses
institutions et de ses preseriptions sous leur plus mauvais
jour; et a eOllsidérer chaque abus accidentel commeétant de
l' essence meme de la cllOse. 00 remarque fort.bien, en lisant
sesécrits, qu'il fait des efforls -poul' se mettre dans une si-
tuation d'esprit de plus en plus passionnée, el qu'il ajoule
coupe sur coupe a l~ivres-se factice -ou il s'est ainsi 'plongé,
jusqu'a ce qu'emporté par le flot impétueux de sa propre




-147 -


'polémique, il supplée au vide des idées par l'abondance des
~injures et des récríminatíons, et semble s'appliquer plus a
-salir la personne ou la chose qu'il la blesser l • 1) •


L'auteur alleroand estime que Luther se livrait a ces em-
portements, avant tout, pour s' étourdir, étouffer le cri de sa
conscjence etdonner lechallge sur le mal fondé de ses
attaques et la faiblesse de Res moyena. II résulte, en effet,
,d'une foule de passages de ses oouvres écrites que telle
fut réellement quelquefois sa ten dance ; mais il n'est pas
moins avel'é, par ses propres aveux et ceux de ses amis, que
I'injure et la calomnie étaient pour eux tous ulle tactique,
une ma~bine de guerre, dont ils prévoyaient et avaientÚ'es-
bien calculé les eflets. Lutner, réduít a mendier son paía
~anssa jeunesse,- etainsi sorti dq peuple, du plus eornrnun
du peuple, en connaissait parfaitement lesinstinets, et s'en-
tendait mieux quepersonne it en faire vibrer toutes les fibres,
;mauvaises: or, ,envieux et grossier, ce qu'aimepar-dessus
tout le vulgaire, e'est de voir avilir et fouler aux pieds ce
JIu'il avait longtemps été forcé de respecter, et qui, de quelque
maniere lui était supérieur. Quoique rampant el vil a l'exces,
quand il eraint ;ou espere,il u'est cependaut rien qui lui
pese davantage que les é.gards et le resp_ect.


-C( On ne peut,sans ril'c de pitié, dit Voltaire, lire la
maniere dont Luther traite tous ses adversaires et surtout
le p~pe.2«


La haine dupape, apres sa condamnation par le pape
Léon X, fut comme érigée en dogme par Luther dans son partí.
Vigand vient de nous le dire, et nous le voyons dan s une
.foule d' endroits de leurs écrits: le zele des pasteurs se me-
:.surai~,avant tout au degré de leur animosité contre le pOlltife
,de Rome et a la virulence I des inJ ures q u 'ils lui adressaient,
·et qui devmrent ainsi, dans la nouvelle Eglise, 90mme une
sorte de mot de passe et un cri de ralliement.


J. Die Reformation, etc. HI, 2~!. - 2. Essai sur les m. chapo XIX.




- 1"48-


Plusieurs de ses amis 1'0nt reconnu, d'autres le luí ont
reproché: fair~ gras les jours d'abstinence, vi oler le jeune-,
mépl'iser les bonnes oouvres, disputer sur I'Evallgile, voci-
férer contre l' Antechrist etla Nouvelle Babylone,c' était,
aux yeux du ,¡;éformateur, accomplir la loi et les prophMes .;
il nefallait que;'cela pouretre un chrétien modele, un évan-
géliste parfait.


La haiqe du pape s'empara telIement de Luther et de ses
adhérents, que toute leur affaire, leur établissement, leurs
.preches, leurs opinions, leur doctrine, leur enseignement,
leur politique, l'authenticité meme de l'Evangile, tout y fut
subardonné. On sait ~es adieuxque Luther malade fit aux


. siens, a son départ de Smalkalde: e Daigne le Seigneur
« vous cambIer ·de bénéd~ctions et vous remplir de haine
«' contre le pape.,


Il prechait la haine, le malheureux, an 110m du code divin
de la charitr chrétienne, an nom de I'Evangile !


Le doux Mélancbthon lui-meme traitait ses adversaires de
menleurs, d'hypocrites, d'ignorants, de sophistes slupides.,
d' anes grossiers, de blasphémateurs et de scéléra.ts. - « A la
diete d' Aug.sbourg, en 1530, il en usa de la sorte, dans son
Apologie, surtout a l'égard des tbéologiens catholiques. Illes
compare tantót «ades chiens enragés, et tantót il souhaite
que Dieu soit pour eux sans miséricorde. I »


« Ceux, dit Bossuet, 'qui ont rougi des injures que J'arro ...
gance de Luther lui a faitécrire, ne seront pas moins éton-
nés des exces de Calvin. Ses adversaires ne sont jamais que des
fripons, des {ous, des méchants., des ivrognes, des f'llrieux,
des enragés, des hetes, ,des taureaux, des anes, des pour-
ceaux, etc. Il yeut bien pourtant avouer, quelquefois, qu'il
en dit plus qu'd ne voulait, et que le remede qu'il a appli-
qué était un peu violento l\1ais, apres ce modeste aveu, il
s' emporte plus que jamais et tout en disant: « M' entends-tu,


1. V. Corp; Reform. IX, 991-92. - V. aussi son Apologie. - Die Reformat.
~ .


ctc., 1, 41<>.




-U9-


ehien ? m' ente'nds . tu, frénétique? m' entends - tu, grosse
b¿te?r »


Il n' est done pas difficile de se convaincre, par leurs écrits
el leurs actes, que ce qui les guida, ces réformateurs, bien
plus que la confiance en la bonté de leur cause, c' était la
haine, l'aversion, le désir de nuire; et, ainsi que l'observe
excellemment Bossuet, l'aversion, la haine est précisément le
véritable esprit des schismatiques, eomme· elle l' est des
démolisseurs en général. .


En somme,. il n'y eut jamais de révolutionnaires plus 30-
complis que Luther et Calvin, par l'audace·, l'orgueíL1.la
mauvaise foi, le mensonge, l'hypocrisie et le talent d'insulter
,et d'avilir leurs adversaires; et l'analogie de ces deux especes
d'hommes, réformateurs du XVIB siicle et I'évolutionnaires du
XIXu, est frappanle sous ces rapporls comme sous lous les
autres : l'esprit est le meme, les tendances sont les memes,
les procédés, les moy ens, les armes, exactement les memes.


Si c'est par la calomnie, la diffamation, l'impostllre que
l'opposition de quinze ans et nos démocrates révoluLionnaires
ont miné, battu en breche et flnalement renversé le gouver-
vernement de la Restauration et celui de Juillet; si c'est en
les aecusant aupres du peuple, le premier d'étre asservi
a l'étranger, de s'etre fait ramener a la queue de ses baga-
ges, de luí avoir livré nos places forfes, d' etre le vassal de la
Sainte-Alliance, d'agir en chaque chose contrairement au
voou national, de nous meUre dans un état manifes(e d'ahais-
sement, d' etre en tout eufin et partout antipathique an carac-
tere et a l' esprit de la France; - et le dernier, le gou ver-
nement de J uillet, de renier son príncipe, d' eLre infidere a
son origine, de manquer a ses promesses, d' etre anti-libéral
et rétrograde, d'opprimer la liberté au dedans, d'humilier la
France au dehors, de s' etre laissé trainer a la remorque de
l' Angleterre, de ruiner nos finances, d' enrayer le prog.r~s, de


1, Opuse. 838 - Ilist. des Varo liy, IX, 82.




..;.;.¡, i5O--


corrompre les mreurs, et.d'etre, en général, le plus. honteux;
régime, le plus laehe el le plus corrompu qui ait jamais
pesé Sur un grand et noble pays :. -- e'est par des proeédés.
tout identiques, e'est en déeriant rÉglise, en la ealomniant,
en la diflamant, en l'avilissant anx yeux de la multitude; e'est
en lui reprochant d'avoir corrompu, enfoui et eomme anéanti
]a parole divine; d'avoir étouffé la foi, d' etre une école d'abo·-
mination, de seandale et de mensonge, d'etre idolatre; d'en-
rayer la graee, et, pour tont dire, e' est en l'aeeusant d' elre
l'énnemie de Jésus~Christ, dé l'Evangile, l'antechrist, la
hele de l' Apocalypse, lá proslituée de Babylone; e'est ainsi
que les réformateursdu XVI· siecle ont ébranlé l'Eglise, et
soulevé contre son antiq~e autorité et les princes, et les villes,
et les peuples, et tout le monde!


«Le gout et le péché 'Févol'lltionnaires pm' excellence,
c'est le gout et le péché de la dest1'uction, pour se donner
l' orgueilleux plaisir de la création r. ])


Ce meme gout, ce meme péché, ce meme orgueil furent
aussi le gout, le péché, l'orgueil des réformateurs du XVle
siecle. Nous mrons plus: ces hommes qui, par haine, -dé-
truisirent tant de choses el se permir.ent tant de nou veautés,
eomme tous les révolutionnaires lel:lrs pareils, n'avaient pas
]a moindre prévoyanee, et n'appréciaient guere plus que des
écoliers la portée de ce qu'ils faisaient ; de sorte qll'iIs pas-
serent la derniere p~rtie de leur vie dans Jes rcgret~ de leurs
ineonséquenees et dans de vains efforts pour refaire OH répa-
rer ce qu'ils avaient si follement I'uiné dan s la premiere. Eux
aussi exécutaient plus qu'ils n'avaient entrepris.


Wizel, dans le temps meme qu'il était encore engagé dans
]a Réforme en qualité de prédieateur etde réformateur, éeri-
vait déja a lln de ses amis :


el Que de foís ces évangélisles ennemis du repos ne chan-
'l. Guizot, ~léff1oires, t. n.




-HH -


gent-i1s pas eux-memes leurs usages et leurs ¡nstitutions ! Il
ne se passe pas un mois qu'on ne voiechezeux du nouveau.
- CI Nous avons chassé les papistes, nous deux fois pires que
des papistes. Si j'avais a coour de m'attacher a quelque eh ose de
Douveau, je serais bien fou de ne pas me fixar dans ce qu'on
appelle l'Eglise évangélique, OU doctrine, rites, cérémonies,
moours, tout, peu s'en faut, est d'inventionnouvelle I .,»-


Et ailleurs, plus tard :
([ Les adhérents de Luther ont porté si loin l' esprit de des-.


truction qui les anime, qu'il n'est pas un lieu de la terre oU.
l' 00 permette moins de vivre seloD l'Evangile que dans les
contrée& soumises a leur influence'. »


C('Je Ieur reproche, d'abord, d'avoir presque entierement
détruit, en eux-mémes OH dans leul' objet, les établissements
que nos p-eres ont fondés a grands frais au profit des pau-.
vres, ce qui est également confraire a la justice et a la cha-
rité: contraire a la charité, parce que e'est un vrai dommage
causé a l'indigence; eontraire a la justice, paree que 1'0n
contrevient de la sorte a la derniere volonté des fondateurs.
. e le leur repro.che, en outre, d'avoir détruit ou détourné de leura desfinalÍon tous les fiefs eléricaux devenus v~cants
par la mort des titulaires, fiefs 'autrefois . fondés poqr les
pauvres et naguere toujours accordés a l'indigence, .qui s' en
tl'ouve ainsi dépossédée 3. ,


t Nos modernes iconoclastes, s'écl'ie le meme, s'attaquent
aux image's des saints, comme feraienl les Juifs ou les Féli-
ciens. Ils les pours1.1ivent de leur haine ; ils les condamnent,
les ahattent, les mettent en pieces 01.1 les livrent au feu: on
dirait qu'ils veulent gagner leurs éperons, en déployant
ainsi leur courag~ contre des tablea1.1x et des stat1.1es ina-
nimées. Cependant, ces témoignages de leur bravoure une


1. Epp. c.b. - 2. Epist. ad R. Dd. a, b. 2. a. - Dol\. Die Réf. J, 10. --i
5. V. Beten, falten: u. Almosen. - Eislchcn, 1535. p. 4, a. b.




-152 -
í


lois donnés, 1t fant bien qu'ils aient de quoi. d-écorer leurs'
demeures. Quemettront-ils donc a la place des portraits de
ces arnis de Dieu? Leurs propres images, celles des nouveaux
évangélistes el de leurs nouveaux saints, les chefs de leur
hérésie ~. ))


te savant Erasme, dans une leUre au réformateur Bucer,
s'exprime a ce sujet de la maniere suivante :


el Ceux qui ont abolí prieres et vigiles, qui se sont, comme
el.i-Isdisent, dépouillés de l'extérieur pharisaique,qui rejettent
eles prescl'iptions épiscopales et l'abstinence ordonnée par
el l'Eglise, s'abstiennent maintenant tout a faít de la priere,
el sont plus mauvais, plus hypocrites qu'auparavant, n'obser-
e vent méme plus les commandements de Dieu :&. ))


Et aitle~rs :
Cl. Que me proposez-vous donc qui soit meilleur et plus


e digne de l'Evangite 1 ... On a rcjeté les prieres publiques,
Cl et voila que plusieurs ne prient plus du tout. On a sup-
e primé la messe, mais par quoi remplacée? - el On ne veut
e plus de la confession' auriculaire, et i1 en résulte que la
el plupart ne se confessent meme plus a Dieu. Le jeune et
es: l'abstinence sout entierement rejetés; par contre on ne
el iadonne que mieux a l'ivrognerie, de sOl'te que plusieul's
({ n'onl échappé 3U judaisme que pour s'enfoncel' dans la
" sensualité 3. Le culte extél'ieur est méprisé et fouIé aux
a: pieds, mais sans nul profit pour l'esprit, qui a, par la,


1. Ca(ech. Eccl. Le;pz. H>3a. F. C. 5, b. - Doll. 1, -'7 el 93. - 2. Opp.
HI, 1, p. 1030.


3. « J'ai avancé, dit le protestant alternand- Heine, que ce ful le spiritualisme qui
« cngag.ea, en Allcmagne, la luUe avecla foi catbolique. Mais ceci ne pcut s 'u}}pli-
« queJo qu 'au1 commcncerucllts de la Uéformation. - « Des que le spil'itualisme
« cut fait une breche daos le vicil édifice de I'Église, le sensuaUsme s'y pre'cipita
« avec sa brulante ardeur, contCl1ue depu¡s longtemps, et I'Allemagne devint lo
« théatrc tl.lml.lltuel.lx ou s.'abattit une fome ivre de liberté (lisez LICENCE) et
(( avide dejoics sen..uellc8. - « A Mun8ter" le sensualisme éourait tout uu dans




- j53-
(1: selon lnoi, plutOt perdu que gagné. Les institutions bu-
(1: maines sont remplacées par d'autres qui ne sont pas moins
(1: humaines, ou qui ne le sont meme paso On les nomme
e aujourd'hui, ces institutions nouvelles, la parole de Dieu;
([ le nom seul est changé J. »


Un autre savant des plus distingués, ami, lui aussi, de
Luther, et d'abord non moins bien disposé pour la Réforme
qu'Erasme et Reuchlin, avec qui, du reste, iI se trouvait en
relation suivie, J. Crotus Rubeanus, écrit, en 1D31, au duc·
Albert:


C[ J'avoue que j'ai, pendant plusieurs années, adhéré au
« protestantisme. Mais sitót que je me fus aper.¡u qu'il ne
e s'accordait pas avec lui-meme, qu'il se partageait en
~ d'innombrables sectes, et qu'il n' est ríen, pas meme ce
e qui nous vient des apotres, qu' illle souille, n' altere et ne
el s'efforce de détruire, iI me vint a la pensée qu'il se poUr-
(1: rait bien que l'esprit malin, cachant ses coupables desseins.
el sous le manteau de l'Evangile, nous leurrat par de spé-
« cieuses apparences pour nous mieux envelopper dans le
vnal. Je résolus, des 10rs, de rester dan s l'Eglise ou, avec le
é baptcme, rai re.¡u l' éducation et l'instruction, persuadé
« que si ron peut, a bon droit, lui reprocher quelque chose,
e illui sera plus facile, cependant, de se réformer avec le
(1: temps elIe-meme, qu'iI ne saurait arriver a une secte qui
([ s'est, apres si peu de temps', divisée en tant d'autrcs sectes
« différcntes 2. » .


« les rues sous la figure de Jean de Leydt! (du réformalcur lean de Leyde), et se
«couchait avec ses douze femmes dans le lit monitruenx qu'on y montre encore
« aujourd'hui il. l'hOtel-de-ville. - « L'hisloire ullemandc de eeUe époque De
« consiite gucre qu'en émeutes sensualistes.» (De l'Allemagne).


00 voit par les reproches d'Erasme, datant déja de j 523, trois uns apres la rup-
tU¡·(!, qu"ce eommencement marqué par le spiritualismc De fut pas de longue
duréc, si réellemwl il eut licuo


1. Opp. T, X, p. 1578. - 2. Voigts Briefwct:hscl aus dcr Reformationszeit,
p. 167.




- 154'-


Le réformateur lean Ebel'lin, déja eí - dessus ll!entionné,
dit de son cóté:


u 00 s.ervait autrefois, le démon, en ee qu'on croyait effa-
«. cerles iniquités. de son propre creur par l'usage fréquent
« des cérémonies religieuses; on le sert aujourd'hui, en abo-
« lissant stlns raison toute espece de cérémonies et de culte
.. extéricur I.!J
. ~rautwald', un autre coopérateur de la Réforme,.s.'exprime


amSl :.
..


&11 n'ent pas été difficile, daos les premiers temps du ré-
« tablissernent de l'Evangile, de preciser le vérilable usage
Cl de la dme et du bapteme; mais quí s'occupait alors de,
a pareilles cboses? Quel est celui d' entre 110US, dont les
« errorts el les espérances n' étaient pas exclusivement diri-
a gés vers la ruine du papisme :1. J)


(f Je viens de voir, écrivait a l'électeur Frédéric un ancien·
ami de Luther el de Mé1anchtbon, Mutianus, « je viens de
« voir des populations sauvages tourner leur fureur crimÍ-
cr nene contre les temples consacrés au Tres-Hau!, el dévaster
« les églises comme ne flrent point les barbares. Q'uel spec.a
u tacle déchirant que celuí de toutes ces religieuses, de tous
(l. ces ministres de Dieu chassés de leurs pieuses retraites
« par la viole~ce et l'épouvante, et fuyant de tous catés,
te saos ressources et saos asile! J'en suis triste amourir! 3."


u On ne se borne point, dit Mélanchthon dans ses obser-
valions a Philippe de Hesse, el a contester la vérité des doc-
« trines; on alt~re ou l' on change encoreles coutumes de
« l'Eglise les plus respectables, le plus souvellt sans ancune
« nécessité 4. J)


« A combieri peu de chose ne-se réduit pas, s' écriait .tam-
bert, un des réformateurs de la Hesse, (1 ce qui, dans tout


1. Ebcrline, wie ein Diener Gottes Worts sich verh'1lten sollo Witt. 1 ñ2ñ,
D. 3, a. -2. Roscnb. p. 314. - 3. TCl1tzel, p. 75. - 4. Corp. Hcfol'lll. 1,821.


1
1




- H)~-
Ct ce pays, est vraiment digne d'une Eglise chrétienne, si l'on'
cc en excepte la parole de Dieu, que nous ne possédons elle-
(1 meme que d'llne maniere extél'ieure? - ti. Nous avons
« beaucoup détruit; mais qll'avons nous édjfié ?Que de gens
Ir qui maintenant rejettent les commandements de Dieu, et
« qui n'admettent l'Evangile qu'alltant q~'ilsert ou peut servir;
(1 a la satisfaction de la chair J! J) .


Oui, en effet, ils avaient heaucoup détruit ; ils avaient tout·
détruit, tout ce qu'il était en leur pouvoir de détruire.


«Luther, dit Bossuet, s' étudiait en tout a prendre le contre-
pied de l'Eglise, et décidait des plus grandes choses par dé--
pito Quoiqu'il eut pensé a supprimer l' élévation de l'hostie,
itla retínt, en dépit de Carlostad, comIDa- iI le déclare lui--
meme!l. »


Encore, en 1023, il dit, dans la formule de la messe :
CI si un concile ordonnait ou permettait les deux especes, en
« dépit du concile nous n' en prendrions qu'une, ou nous ne
ti prendrions ni l'une ni l'autre, et maudirions ceux qui
o prendraient 1e3/ deux en vertu de celte ordonnaJ~ce 3 D
Poú~et orgueilleux et grossier tribun, qui avait juré


haine a mort a l'autoritécathalique 3ssez avisée pour le cen-
surer, tout, dans son entreprise, devait céder a son désir de
vengeance, asa pensée dominante de renverser la papauté.
e'est a cela que tendaient ses principaux efforts, et :qu'avant
tout iI poussait ses trop dociles instruments. Et, en consé-
quence, il assurait (C que la destruction de l' édifice catho-


\1 lique, la ruine des ]Japistes et de [eur doctrine, impor-
« tait bien autrement, était bien autrement nécessaire que
Ir tout~s les prédications imaginables contre les vices des


1. Lambert, de Symbol. (red. nunq. rump. etc. s. 1. 1530. - Doll. Die-
Reform. 1,282 ct 11,19. - 2. Luther. par. Confess. Hosp. parto 2, f. 188.-
Hist. des }Tar. liv. H, 10, Paris 1845. - 3. Form.lliss. t. 11, f. 384-86.




- 1t>6 -


« hommes, et tout ce que 1'0n pouvait t,enter dan s des vues.
«( de perfeclionnement moral l. »


Ce fut done a c.ette destruction qu'il 6t tout aboutir, el
qu'avant tout il dressait et stimulait ses auxiliaires. Sao mis-
sion, élait de détruire: Dieu sait comment iI s'en acquitta !


Mais a quoi bon tant de témoignages! Personne ri'ignore
tout ce que ces hardis novateurs se plurent a nier, a déna-
t¡urer; a détruire : }'autorité, la hiérarchie, les vreux, le cé-
libat, l'excellence de la chasteté, le hapteme,. la oonfessioá~
le pouvoir de lier, le caractere sacramentel de l'ordination,
le sacerdoce, la cene et la messe, «ce sacrifice si touchant
et si riChe en souvenirs, dit l'auteur allemand déja tant de
foÍs ci.té, «OU le peuple trouvait nagucre une oc casio n jour-
naliere de se recueillir et de rendre a Dieu son tribut d'ado-
ralions et de pie uses prieres, » et l'invocation des saints, et
les prieres pour les trépassés, et le jeíme et l'abstinence, et
toute la liturgie si souvenl remaniée, et, qui l'oserait croire'?
l'authenticité meme des saintes Ecvitures ; enfin tout, le rite,
le dogme"la discipline, les mreurs, et principalement le
libre arbitre de I'homme et le dogrne fondarnental de la jus-
tification, dont on 6t une doctrine si cornrnode aux passions,
sur laquelle on' fonda de si grandes espérances, ,qui servil
réelIement si bien a propager la Réforme, mais dont on eut
tant a déplorer bientót les funestes effets.


Erasrne les prévoyait, sans doute, lui, ces effets, quanu il
s' écriait :


« Qu'ya-t-il de plus détestable au monde que d'ensei-
( gner publiquement a des populations ignorantes, que le
«( pape est l' Antechrist, que les éveques et les pretres sont
fJ des hypocrites, que la confession des péchés est une prali-
« que abominable, que les expressions bonnes reuvres, mé-


1. EineNeue Apol. u. Verantwort • • U. Luther's wider dar Papisten Mord-
gcschrci. B. b. - Doll. J, 291.




- Hit¡ -


«-rites, bonnes résolutions ne sont qu'hérésie-s pUl'es,et, sur-
Ir tout, que nolre volonlé -n' est pas libre de faire le bien Olt le
«;mal, que tout arrive nécessairement, fatalement, et qu'il
I! importe peu de quelle nature sont et peuvent etre les actions
((de l'homme 1 ! "


Pour nos réformateurs, ils ne les prévoyaient point! Que
n' eut-on pas fait ensuite, quand on vit les résultats malheureux
de tant de démolitions,pour revenir,l'honneur sauf, a plll.
sieursde ces eh oses si imprudemment-décriées et renversées :
le jeune,l'abstinenee, la confession, le culte, l'autorité meme!
l\Iais on s'aper~ut, trop tard, que si rien n'est aussi facHe que
d'abattre et détruire, rien n'est plus difficile et plus long
que d' édif\er, et surtout -de réédifier cequ' on asoi-meme
ruiné et déprécié.


« On vouarait bien, aujourd'hui, écrivait en lñ63 le juri&-
(1 consulte .Knaust, revenir sur ses pas, et tant soit peu réta-
« blir la discipline: 'mais, eomme on a d'abord trop laché la
« bride, on ne parviendra pas de si tot a rendre aux gens
« les habitudes de l'obéissance 2. »
<~


11s avaient cour'te vue et manquaientde prévoyance : est-
il nécessaire de le démontrer? Leurs actes et leurs doc!rines,
leurs paroles et leurs écrits, leurs démolitions, leur-s institu-
tions, leurs déceptionset leurs regrets, leur-ssucces memes,
toute leur reuvre le prouve.


Bucer en aUribue la faute a la jeunesseet a l'inex,périence
des réformateurs. ,11 Je confesse, quant a moi, devant ~ésus­
ti Christ et l'Eglise, observe-t-il, qu'fl l' époque OU je como.
« men<;ai d'exercer les fonctions de réformateur, je n'avais·
fI pas une connaissance suffisantede la communion des
« saints et de la discipline chrélienne, et n'y donnais pas non
(1 plus une bien grande attention, ce qui fut cause que je ne
« m'acquittais pas de mes devoirs envers r Eglise avec toule


1. Érasm. Epp. p. 601, seq. - 2. Dollingcr, Die Reform. ctc. ll, 634.




- t58-


"~tI la prudellce nécessaire l. - "e le ne nierai pas non plus
«qu'un grand nombre de mes coUegues. n'aient péché
ce par la meme inex,périence et n' aient commis les m~mes
u fautes :a. »


Or les fautes qu'ils avaient commises,'a son idee, c' était,
entre autres, le dédain avec Iequel ilsavaient, ses confreres
et lui, 'traité les Peres de l'Eglise el 1eul' témoignage.


Luther, du reste aussi, daos les dernieres années de S3
vie, quand ilpensait au triste état de son Eglise, '"« et que
'c' était lui-meme qui, -de ses main-s, lui avait mis la meule au
'-COU, et l'avait livr~e, 'sans défense, a l'arbitraire des princes,
a l'avidité de la noblesse, al'ávariee, a la licence des villes,
,a-l'insoumission ~t a l'indifférence des -eampagnes;» Luther
'aussi s'accusait de ses imprévoyances, disant el qu'au 'mo-
ti ment ou iI entreprit le role de réformateur, il ne connaissait
fI pas le monde,et qu'il voyait maintenant avee douleur
fa combien il s' était hontcnsement ~trompé 3. D .


u Si j'avais su, au commellcement, dit-il, que les·hommes
'u fussent, si éilnemis de la parole sainte je me serais tu cer-
" tainement et tenu tranquille. l'imaginais qu'ils nepéchaient
u que par ignorance 4. »


« J'avouerai, éerivait-il au margrave Georges, que si Dieu
'une m'avait tenu les yeux fermés sur l'avenir el que j'eusse
u pll prévoir tOl.lt ce scandale, je n'aurais certainement ja-
u mais osépropager ma doctrine 5.».


. 1. Luther, leur chef, avait cependant, lui, 4! ans, au moment OU iI rompit avec
i'Eglise, et Carlostlld, bon aneien maitre, élait plus agé encore.


2. De vera Ecclesiar. reconciliatione et compos. F. 1. f. 1~, 16. Ego ingenue
coram Christo et Eccl. ejus fateor, me, cum ad hoc ministerium pertraherer,
~mmunionis.anctor. et Jisciplinre chrisli nec iu.tcim scientiam, nec dignam
-curam habuisse, eoque,etc.


,ca. Edit. de Walch, XXII, 1037.- hopos de table, par Fiirstmann. II, 574.
4. Mém. th Luther, par l\l. Miehelet. - Dollinger, 111, 2tl8. - 5. Luther's


Briefe a. denllart'gr. GCQfg. in Reillkard's Beitragen zür Hislo d. Franken-
landes, 1,15~.




- 159-


Et"encore en 1038, dans son commentaire des.prophetes,
.jJ di!: «Qui de nous se ful avisé ae preeher, si nous avions
a prévu qu'il en résulterait tant de ealamités, de faetions, de
~ scandales, d'irnpiété, d'ingratitllde et de méehaneeté? A
-.• présent que nous avons eornrneneé, il faut bien que nous
-a en :subissions les conséquenees l. »


Quand OH ne sait rien prévoir et qu' on ne eonnait pas le
-monde, on avouera que --c' est une grande faluile de vouloir
réformer le monde.


Bucer ne falt ffiemepas diffieulté de déc1arer que -« Luther,
<1 par ses inveetives et ses aeeusations exagérées eontre les
(1 abus de I'Eglise, était. cause que bon nombre de pasteurs
« n'avaient CI'U que montrer leur zele en s'attaquallt sans
,'~roesure auxinstitutions les plus -salutaires-et les plus


(l saín tes 2. ,."
Dans une préfaee éerite, en 1004, pour une édition des


barangues de Cieéron, Mélanehthon, vieux alor8, prétend, en
appuyant son dire de Démoslhenes et de l'orateur romain,
qu'il ne serait pas impossible de porter remede aux miseres
et aux désordres de son E,glise, pourvu que les gens vou.;..
lussent bien se donner la peine de s' exprimer avec justesse
et précision. 11 Nous sommes malheureusement condamnés,
u dans ce siecle, dit-il, a entendre débiter journellement
u (parmi les pasteurs, s' entend) sur les principaux dogmes de '"
« la foiehrétienne, les opinions les plus eontradietoires et
u souvent les plus absurdcs, que heaucoup de personnes
u propagent ensuite par ignoranee, paree qu' elles sont inha-
« biles a s'exprimer d'une maniere eorreete el préeise. J) -
(6 La confusion, ajoute-t-il, ne s' est tellement répandue, de
« notre te~p5, que paree qu' 00 néglige r attenlion qu' on doit
a avoir:pour la netleté dlt langage. C' est eo . vaio que les


1. Ausl. d. Proph. et ausl. d. Ev. Joh. Walrh, VII, 2467. - 2. De vera
Eccl. reconcil. el comp. s. 1. f. 15. - Doll. 11, 53.




I( rois el leS autres gouvernants tenteraient, par de nouvélles
« lois, de mettre un frein a la licence~ la cause du mal c_on~
le tinuerait a, subsister. Ce qui est avant tout 'Oéces~~~ '¿'est
« d'accoutumer la jeunesse a bien -dire et a 'sY'e~~t"6or-


" ~~; ., .... .-(,.,.., _ .. '
« rectement l. /) :~:J;.',', ' '.


On a peine a comprendre, dirons-nous aveb M •. U_el',
q u'un hornme qui, comme Mélanchthon, joignait alors a
une belle intelligence l' expérience acquise par trente ans de
luttes religieuses, ait pu croire sérieusement que ces apres
querelles sur lajustification, sur les reuvres, sur le bapteme
et sur la cene se fussent accommodées d' elles-memes, si les
prédicateurs s' étaient exercés a parler mieux selon les regles
de la grammaire et de }' art oratoire.


Mais, encore une fois, ils avaient courte vue, el manq,uaietlt
absolument de prudence, de sagesse et de prévoyance.


Quand, dans S3 querelle avec l'Eglise, Luther invoquait
le droit -d'examen,'Ct en appelait du jugemelltdu pape a celui
de la multitude; quand, en opposition avec l'autorité reli-
gieuse, il reconnaissait audacieusement a tout 'homrrre jouis-
sant de l'intégrité de sessens, et, pourvú qri'ils aient la foi,
a'la moindre servante de 100ulio, a un enfant de nenf ans,
les '.itéssuffisantes pour -lire, comprendre, expliquer


. les saintes Ecritures, et de plus le droit de les cornffienter,
'\- de les interpréter suivant leurs lumieres, jI ne faisait pas


attention qu'il proclamait et introduisait dans sa pl'opre
Eglise le principe meme de l'bérésie, du schisme et de la
dissolution; il ne prévoyait pas ce qui devait arriver bientót J
qu'unefoule d'individus, aussi hardis que lui, useraient, en
la meme 'maniere, du meme droit que lui contre lui. Il ne
~oyait pas qu'il venait d'ouvrir une breche dans l'enceinte
meme du christianisme aux hardis penseurs J a tOU8 les enne-
mis de la foi religieuse. Il ne prévoyait pas qu'il aurait un


t. Corpus Reformat. VIII) 578. - Dollingel', T, 41 'l.




- iG1 -


jour a déplorer le désordre, l'indiscipline, l' outrecuidance
individuelle et, pour tout dire, }'anarchie régnant en souve-
raÍne dans·son Eglise; qu'au milieu de ceUe fonle de doc-
trineset de sectes diverses, et dans l'absence tolale d'une
autOrité, a laquelle on put s'abandonner avec confiance,
l'ineeftÍt\tjt' 's'emparerait des populations ignorantes, qui,
comma"íl le dit lui-meme, {lottant entre cíel et terre, ne
sauraient plus quel partí suivre pour faü'e sagement, et
que, lui Luther~ dans sa dét.resse, il finirait. par douter de son
reuvre, s'accuserait d'imprévoyance, et, a son tour, ne saurait
plus a quoi s'en prendre ni aquel saínt se vouer.


Quand, détruisant la hiérarchie épiscopale et déniant
l'autori~é, l'apostolat et le pouvoir des clefs a l'Eglise ensei-
g~~, il soutenait que le minístere de la parole ~st commun
a lous les homm es, et que lier et délier ce n'est pas autre
chose que precher l'Evangile et le traduire en pratiqu~,
avait-il prévu que, le prenant au mot, tout le monde,
chacun et partout le premier venu, le leUré, l'igno-
rant, l'homme du peuple, les plus vils artisans, dan s les
maisons, sur les places publiques et au cabaret, discuteraient,
commenteraient, precheraient en effet? Avait-il prévuq,fi1
serait amené bientot, encore lui Lutlrer, a traiter de vag3-;
honds et de misérables ces prédicateurs intrus qui, sans mis-
sion, maís fideles a ses préceptes, se permettaient de pre-
cher l'Evangile, chacun a sa maniere? Et avait -il prévu que,
désespéré de ce désordre, el pressé de chercher un remede
contre un si grand mal engendré par sa faute, il n'imagine-
rait, il ne trouverait rien que la coaction, les supplices, l'inter-
vention du pouvoir temporel el la main du bourreau?


Et quand, dan s le désespoir OU l'avait jeté cette anarchie de
son Eglise, il recourait en efret au pouvoir civil pOllr intro:.
duíre un pen d'ordre, quelqu'apparence d'ordre, de discipline
etcle doctrine dans cette Égtise, prévoyait-il qu'il asservissaiUt


H.




- i62-


I'autorité tempOl'elle, aux princes, a leurs ministres et jus-
qu'aux moindres magistrats munieipaux de village, et sa
doctrine" et son Eglise, et ses pasteurs, et luí-meme?


'Quand il avilissait aux yeux de la multitude le pape, les
pretres, les conciles, la messe, toutes ,les ~érémónies' catho-
liques et les universités, voyait-il ? non, il ne voya~t pas que,
du meme coup, il avilissait les études memes, 'ét toute
autorité, et loute espece de culte en général !


. Quand' il prechait contre le jeune et l'abstineIfce , et les
qualifiait-d'reuvres papistes, judaiques et hypocrites, iI ne
prévoyait pasqu'un temps arriverait ou, térnoin des eflroy-
ables ex ces d'intempérance et d'ivrognerie dans lesquels
rAlIernagne était tombée depuis la Réforme, il serait réduít,
tui le réformateur,' a changer de langage sur ce meme jeime
étceUe abstinence, a en parler avec éloge, a considérer teur
retablissement comme chose désirable, et a émeltre le vreu
que I'empereur et les autl'es' princes, a défaut d'autorilé reli-
gieuse subsistante, fissent des reglemerrts pour en ordonner
l·usage et l' observance !


r.Quand, répandant parmí le peuple ses fámeusesdoctrines
de'la justification, de l'imputation et du serf~arbitre, 'décla-
reés par lui les doctrines capitales et fondamentales de la Ré-
forme, doctrines, 6u, pour rassurer les consciences bourrelées
et leur procurer la confiance, la sécurité, la cel'titude d'un
salut infaillible, il enséignait que Jésus-Christ a aholi, non-
seulement toutes les lois humaines, mais aussi la loi divine;
que l'ayáilt accomplie pournous, il nous a 'dispensés de'
I'accomplir nous-memes, ét qu'ilne nous reste plus désormais
qu'a nous imputer, par la foi,cet accomplissement; que les
reuvres, les ,bonnes reuvres de l'hornrne sont sans valeur aux
yeux de Dieu, sans aucune efficacité pour le salut; qu'elles
y sont rneme nuisibles et contraires; que les saints, les
'L'1'ais saints doivent etre de bons et gros pécheurs; que nul
n' est condamné que les justes, et nul sauvé que les pé-




~ 165-


theurs et les prostituées; que le repentir-, quicon'siste a re-
"chercher, 3 bienexaminer, a détester ses péchés, ne fai! que
des hypocrites 'et aggrave nos fautes plutót qu'il ne les atté.:..
nue ;. que la pénitence est une suggestion du Malin; qué
,-ien ne mene plus d"roitenenfer que la vie édifiante el lá
'conduite pieilse; qu'il n' estscandale plusgrand, plus danJ..
gere'ux, plus vénéneux que les bonnesreuvres; quel'homme,
m'eme avec le secours de la grace, est, depuis la d'échéan'ce,
incapa~le de ríen de bon, inhabile a coop'érer eI1 quoi qué
ce soit a l'muvFe de sonsalut ; que sa coildamnation doit
etre cherchée, non pas dans s'a propre volonté, dans esa non:...
acceptation~ dans son refus de la grace, mai's dans la volohte
de Dieu, de qUi seul elle dépend et (¡ui d'avance en a décidé ~
que l'homme enfin, le chrétien, n'est pas libre de faire ce
qu'il veut ou de ne pas faire ce qu'il ne veut pas; qu~, privé
de toute action spontanée, il n'est qu'un instrument passif
dans Ja majn de Dieu, qui l'incline au bien ou au mal ét l'en
détourne, selon qu'il entre dahs ses desseins; que é,' esl done
Dieu, el non l'homme, en définitive, qui opere le mal dans
le méchanl, qui est tauteur du mal, comme il l'e'st aussi du
bien, et que c'est une hypocrisie maudite, de notre part,
d'avoír la moindre prétention de contribuer enquelque chose
a l' oouvre de notre conversioti ; et quand enfin a ces doctrines
si parfaitemeilt commodes et si souriantes en efTet, et dans
des écrits spécialement composés pour le peuple, il ajoutait
de si belles choses contre le célibat, la chasteté, les vooux, et
sur la nécessité, l' obligation meme du mariage, sur la vive
et naturelle inclinationqui nous entraine vers la femme, et
la forc~ insurm<mtable de l'instinct sexuel, aussi impérieux,
disait-il, que le beso in de boire el de manger, de balayer et
dejeter les ordures, de veiller et de dormito, et auquel on ne
saurait résister, conseillant aux personnes du sexe qui ne
peuvent avoir d' enfants de leur mari de se faire autoriser par
lui a s'unir secretement a un autre hOlTIIlle, et, dans le cas




- 164-


d'lln refus, de s'enfuir en pays étranger, et a'y contracter un
nouveau mariage; engageant le mari, si la femme ne veut. o oo.
3 s'adresser a la servante, et réciproquement la femme, si
son mari ne veut oune pento. o 00 ase livrer au domestique,
au -cousin, au frere; autorisant la bigamie; ne se montrant
pas éloigné d'aPRrouver la polygamie 1 ,~et déclarant le con-
cubinage un mariage devant Diell et nuUement nuisible,
quoique scandaleuxo o •. o ,il savait bien et espérait atissi,sans
doute, que par la, parees doctrines si rassurantes, si faciles
el surtout si édifiantes, il gagnerait a -son reüvre 10us les
libertins, les ames tiedes, les consciences relachées, les per-
sonnes disposées ou déja vonées alldésordre, toute la partie
morbide et gangrenée du public, c'est-a-dire la multitudeo


Mais ces exces inouis de démoralisation ;etde débordements
en tous genres auxquels devaient conduire et conduisirent
en effet rapidement de si étranges doctrines, si bien appro-
,priées a tous les mauvais penchants de notre nature corrom-


. pue, et qu-i, manifestement destructives de la morale et du
devoir, sOllleverent bientót de tous cótés et arracherent -a '
quelques réformateurs eux-memes tant de récriminations et
de doléances, Luther el Mélanchthon et les autres avaient-
ils prévu cela? Pour leur honneur et pour eelui de l'espece
humaine, iI faut se dire qu'ils ne l'avaient point prévu!


Ils étaient done imprévoyants, imprudents, audacieux, in-
conséquents; mais, encore une fois, nous aimons a nous le
PQPsu~der, malgré l' orgueil ils auraient renoneé a leur en-
treprise s'ils en avaient prévu les conséquences 2.


i. On a vu depuis un prince de Vurtemberg, souverain de Montbéliard, s'ap-
¡lUyl1nt sur les toléranees du luthéranisme,_ épouser trois femmes ñ 111 foís, les con-
server vivantes, déclar'er leurs enfants légitimes, et marier un de ses fils a une
de ses propres filies. V. Mémoires de Saint Simon. Ch. XLVIII.


2. Examinez un peu ii fond les croyances, les preseriptions, la discipline dans
I'Église catholique : vous les trouverez toujours appropriéell aux .vrní~ el étcrnels
besoins de l'homme, toujours sagcs, prudentes, prévoyantes et blenfalsantes; exa-
minez les memes choses chez les réformatellrs protestants, el notamment chez




-160 -


Nous avons dit que le gOÍlt et le péché que M. Cuizot
qualifie avec raison et par excellence de gOÍlt et de péché
révolutionnaires -legout et le péché de la destrucuon pour
se donner l' orguei11eux plaisir de la création - étaient aussi le
gout et le péché d.es réformateurs du xvt siecle. Puis nous
avons ajouté que ces hommes qui, par haine et par orgueil,
détruisir'ent tant de choses anciennes et essayerent de tant
d'autres chuses nouvelles, absolument comme lous les révo....,
lutionnaires, Ieurs pareils, étaient presqu' entierement dé-,
pourvus de prévoyance; qu'ils agissaient et décidaient sans
vue d'ensemble, suivant le besoin du n1 0ment et les circons-
Luther : vous les trouverez petites, étroitcs, mesquines, souvent dangereuses, et
toujoors de toos points misérables et incohérentes. L'Église ne prescI'it rien qu'elle
n'ait pénétré, pour ainsi dire, d'outre en outre, et dont elle ne prévoie les plus
lointaines conséquences. Luther ne voit jamais rien qu'a la surface. II 'prononce ,
il prescrit, il agit sous l'impressi('n du dépit, de la colere, de la vengeance, de l'or-
gueiJ. Le hesoin du moment est la seule chose qu'il considere. n ne prévoit rien :
ce qu'il détruit aujourd'hui, il le regrettera demain, et, a chaqoe instant, il est
ainsi conduit a se dédire ou a se contredire.


Le protestantisme, en général, est sans prudence et sans prévoyance, comme
toot ce quí est malveillant, agressif, violent, révolutionnaire et destructeur. e'est
de luí que sont parties ces doctrines spécieuses : que le célihat religieux et la chas-
teté vont contre le vmu de la nature et nuisent a la propagation de l' espece hu-
maine; qu'il faut de tout son pouvoir pousser au mariage; qu'unE' population exu-
bérante est la richesse des nations ; qu'on ne saurail trop, daos les États, favoriser
le luxe el la dépense; qu'on fait ainsi prospérer le commerce, l'industrie et les
arts, etc. Tout cela est vrai jusqu'a un certain poiot, passé lequel se pellt démolltrer
le contraire. 11 faut une meSUI'e, une proportion en toutes choses,et pareiIlement
entre les etres qui vivent ensemble sur la meme terre; il ne faut pas qu'une espece
se développe trop : cela ne se pOllrrait qu'au déh'iment des autres, et amenerait,
el la longue, l'entiere destruction de plusieurs. Elles ne doivent pas pouvoir réci-
proquement s'exterminer. Plus une espece:a les penchants destrllcteurs, plus avan-
tageux il est que le nombre des individus n'y devienne poiot palO trop considérahle:
or les hommes étant de tous les etres créés les plus destructeurs et sans comparaison
les plus féroces, i1 enrésulte visiblement que leu l' h'op grande muLtiplication pourrait
devenir cootraire au plan du créatenr, également conservlteur de too tes les especes.


Mais le célibat religieux ne mérite pas le reproche qu'on lui adresse de nuire a
la popolation. Le célibat religieux est un hommage permanent rendu a lachasteté,
€t la chasteté est ]a sauvegarde des individus et des familles, conune elle est auss!
leul' honneur et leur dignité.


Qllelle cOlluais.5ance des hommes et des dIOses et quelle saga prévoyance, meme




- 1~6,-
tances, et que, comme des écoliers indisciplinés, ils ne ju--:.
gerent hien de la portée ni de leurs paroles, ni de leurs
actes, ni d'aucune de.leurs entreprises. Cela, se. montre clai~
rement, il nous semhle, dans ce que nous venons d'exposer.
Mais ce n'est pas encore tout; il en ress.ort qu~lque. chose
de plus: c'est que, toujours comme les révolutionnaires po-
litiques, ils préparerent et assurerent le. succes de leur. oonvre
en favorisant les passions, en excitant, par Icur parole et
leurs écrits, la cupidité, la haine, l'arnhition, le reIachement
des moours., l'in8.uhordination, tous les. mauvais in.stincls de


. ~. ,


4ans ces prescriptions et ces sé,érités, en apparence, optrées ou minutieuses du
eatholicisme qUl excitent le plus le dédain d'unephilosophie superficielle, et'que
des réformateurs prétendus et des pasteurs en grand nombre ont ou méprisées ou
cotldamnées comme de vraies pruderies : .dans celles concernant les désirs el les
pensées deshonnetes, les hienséances, la pud-eur, les conjonctiol)s iUicit-es et les
liaissances. extra-matrimoniales,. parexemple ~ . . -,


H sumt d'un peu de réflexion pour comprendre que les unions sexueHes non
san~tionnées par la religion et la loi, sont un attentat contre l'institution du ma~
liage; qu'elles conduisent a tous les désordres el quelquefois au crirne, et qu~
les fruits qui en r.ésultent ne portent pas moins.aUeinte a la paix, a la dignité, aux
illtérets, a. la conslitution meme de la famille et de la société tout enÍiere. Le divin
f~mdateur d~ ~~ri~tianis~e nóu.s dit « que le~ torn~~ateu'rssont ré~rouvés de J?ie'u ;~~
et l'Églis~, développant la pensée dli Maitre, ajoute que, n()n- seulement l'acte,
mais lápensée de I'acte, une simple pensé e impure, sont un délit contre la lo~
divine. '. '. '. . ' '


Cela se montre en erret Vl'ai pa!-, les senles conséquences : car, d~aqord, la pe~sée
conduít a l'acte, et nul médecin expérimenté n'ignore que le libertinage d'ima-
gination est a 1!1'i seul aussi destructeur pour le corps etTintelligence que le d~­
sordre extér}eur. Rien ne fayorise plus la conservation et la. multiplication des
hornmes que laehasteté;, rien ne leur' est mort~l autant que l'íllcontinence.
. ~our c~' qui est d,es en.fan!s illégitim~s, le,ur co~dition ~norm~e et l~ défav,eur


quí pese na~urellem~nt sur l~u~ exi~t~nce" dan s toute so<;iété hi~n ofdon.née, peu;-
v.ent, en d~ux, sens opposés, les f.~its le dém~ntrent, .. agir sur ll;!ur moral et' in-
fiuer sur.leurs d~stín~es. Il. est quelq,ues-uns


"
tres-~eu". de c~s pauvres etres, dont


l.ll natur~ est heur~use et quí, s'ils SQ!1t élevés é{!1nsuI). milieu tl'es-honn~te, pui-
seront dans le malheur ~eme de généreus!ls résolutions pour corriger par de
qr~ndes qu~lités et d~s vertus la faute, de leur n~issance : mais il en est bien plus
que l'i~régularité de leur position animerad'une haine secrete et concentrée contra
tóut l'ordre social, et qur voueront toutes leurs facultés et tonte leur activité a en
attaquer et a, en, ru~ner le$ institutions le,s plus foudamentales el les plus sainles.




- 167·-


l'hornme -et principale-ment de la multitude. Les moyens em-
ployés par les démolisseurs, pour séduire le peuple, étaient
~u xvI" siecle ce qu'ils ·sont encore aujourd'·hui: il n' en est
pas de plussnr, pour tourner les tetes: qu~ le mensonge, la. .


. calomnie et toutes ces inoitations a l'orgueit et -aux convoi-
tisesoopides et· sensuelles.


Eofin, é( les caracteres saillanls de l' état révolutionnaire,
c'est, dit-on, que toutes choses soient íncessammellt mises en
question, que les prétentions soient indéfinies, que des appels
cimtinuels soient faits a la. force Ió ]) .


Que ces caracteres sontaussi tres-exactement ceux de la
préteo~ue réforme, . est-il encore besoill deje dire? ·Cela se
trahitachaque page de son histoire, ainsi que 1'ont <In voír
toutes les personnes qui l' ont étudiée sans préoccupation.


Et comment n'aurait-elle pas eu ce caractere, de meUre
et de rernettretoujours chaque chose en question? Son prín-
cipe n'accorde-t~íL pasa chacun le droit d'examen, de ju-
gement, de critique, de contrOle, et ce droit n' est-il pas celuí.
précisément. de meUre chaque chose en question: ainsi,
daos la religion, les.divers sens de l'Ecriture, et les textes de
l'Ecriture, et -le dogme, les. croyances, les litres et les fon-
dements memes de la o~oyance,.de.toutes c.royances? A.peine
le chef cut-il·,posé ses premieres doctrines, que d'autres ré-
formateurs y opposerent des opinioIls, des doctrines <Iiffé-
rentes, plus radicales encore, et entreprirent de réformer
ceUe réforme elle~meme. Et a ces novateurs en. succéderent.
d'autres encore plus hardis, et ainsi de suite_ a 1'infini; de
sorteo qu'il n'y eut hientót plus rien de fixe, ni dan s le cuIte,.
ni dans la discipline, ni dans le dogme, et qu70n ne cesse en-
core aujourd'hui d'innover et de varier achaque instant,
toujours en vertu du príncipe de la Réforme, et sans cesser
d'appartenir a ceUa Réforme. Quelle vérité n'a pas étémise


1. Guizot, Jlém. T. 1I, ch. X.




- 1-68 -


en question, dans l'Eglise protestante? Elles ront élé toutes,
elles le sont encore. Une voix protestante, érigeant en prin-
cipe l'impuissance doctrinale de ceUe Eglise, ne vient-elle
pas d'ai1leurs de proclamer que e la paix permanente des
« espritf! dans une foi unique n'est ni dans notre nature, ni
« dans notre destinée, que le genre humain est voué au
« travail et a la luUe dan s la recherche de la vérité, non pas
« au repos dans le sein de la vérité 1 ? ;,.


Si, suivant le protestantisme, il est cootre notre nature
que nous nous reposions jamais dans la vérité; s'il nous faut
la ehercher toujours et ne jamais la trouver ou nous y arre-
ter, it n'y a done pas lieu de s' étonner qu' elle soil mise en
qttestion incessamment, et 1'00 a mauvaise grace de se plain-
dre de ce qu' on reconnait soi-meme etre dans la dest.inéedu
genre humain. La luUe dans la recherche de la vérité, hllutte,
en général, suppose l' émulation, l' émulation suppose la con-
currence, et la concurrence, l'émulation ont pour effet natu-
rel d'excit.er des prétentions toujours renaissantes et nou-
velles, c'est-a-dire indéflnies. Cela se vit, des les premiers
temps de la Réforme, étonna les chefs, et provoqua les plus
apres récriminations ·parmi ces hommes qui, dans leur au-
dace, n'avaient rien su voir ni juger et n'avaient ('ien pI'évu.
Pourquoi le meme effet ne continuerait-il pas a se pro-
duire?


Pour les appels a la force, ils furent, chez ces nouveaux
chrétien~, pendant plus de cent ans, comme a l'ordre du
jour. Les prccbeset les livres, dans /e partí réformé, et ceux
de Luther, et ceux de Calvin, et ceux de tous leurs auxi-


1. Guizot, De la Société chrét. au XI xe siecle.
Cette idée d'un chl'istianisme variable el progressif est aussi celle de la secte


des Amis de la lumiire, mélange ll'Hégéliunisme, de rutionalisme, et d'une tres-
imperceptible dose d'esprit chrétien. Elle est fort répandue pUl'mi les protestants,
el ron pent, sans faire tort au protestantisme, la considérer comme un príucipe
protestant. O .. c'est tout simplement du panthéisme prétendu ch .. étien,




- t69-


liaires, directement ou indirectement, oe furent longtemps
que cela, un appel continue} a la force brutale, a la violen ce ;
Bucer en est convenu, et nous en avons foul'ni des preu ves J.


Bref, les réformateurs ne reculerent devant aucun méfait :.
l'injm'e, la calomnie, le mensonge, l'hypocrisíe, la mauvaise
foi, les dissensions, la rébellion, la guerre oivile, la spolia-
tion, la dissolution des moours, tout lenr fut Lon, pourvu
qu'ils en vinssent a leurs fins. Et, .. de meme que les déma-
gogues politiques de notre temps persécuterent, dépouille-
rent et guillotinerent leurs adversaires aIt nom de la frater-
nité humaine, ainsi les démagogues religieux du xvt siecle
precherent la discorde, foménterent la révolte et pratiquerent
la perséoution, la spoliation, la violen ce et la haine au nom
d'un~ religion de paix et du libre examen.


Que si done, ainsi qu'on nous l'assure 2 , le caraclel'e tout
spécial, le caractere saillant des révolutionnaires, o'est d'ex-
eeHer dans I'art d'avi]ir leurs adversaires pour irriter leurs
instruments ; d' etre condamnés aux mensonges les plus 000-
tradictoires, de passer tour a tour de l'audace a l'hypocrisie
el de l'hypocrisie a }'audaee ; d'avoir par-dessus tout le gont
el le péché de la destruction ponr se donner }' orguellleux
plaisir de la création; el de créer, en définitive, quoi? des
situations telles que les prétentions y soient indéfinies, que
des appels eontinuels y soient faits a la force et a la violence, .
et que toutes dlOses, enfin, y soient incessamment mises en
question~ •.. , encore une fois, il résulte de tout ce qü'on sait


t. V. le chapo X du présent ouvrage.
Ce n'est pas qUll ces réformateurs, et Luther et Calvin, ll'eussent, dans le prin-


cipe sout~nu la maxime despremiers chrétiens : qu'il ne faut pas, meme pour la
religion, résisler en armes .ll'autol'ité ; mais ils ne tarderent pas, ici comme dans
tout )e reste, a se mettre en conlradiction avec eux-memes, et a pratjqucr, dans
la l'éalité, ce qu'ils avaient d'abord condamné par s.imple maniere d'acquit.


C'est qu'j) fallaít, dit Bossuet, que la Réforme fut cO'nfonclue par Polle-meme
des son príncipe, et que la loí éternelle la fOl'<;<1t d'abord a établir l'obéissance
qu'eJle devait rejeter dans la suite. » (Défense de l'hist. des Yariat.)


2. Guizot, Mémoires.




~ 170--


de la Réf()~me,. et des témoigQages que nousavonsproduits
et qu'ils nOQs. ont, fournis eux-memes, qu'il n'y eut jamais
de révolutionnaires comp~rables aux réformateurs du XVi·
siecle et principalement a leur chef Luther.


Et encore une fois, qu'est-ce done q~e cett~ réfot:me,celte
religion, cette Egli~e qui s'anno~ce, se préche, se fOQ,de et
se soutient par l'insoumission, la haine, l'injure, le ffi.en-
songe, la calomnie, la révolte ouverte et la guerre civile, par
la violence, et la violation de tous tes serments etde tons les
devoirs, qui proclame a la fois la négation du libre arbitre,
le fatalisme, l'indifféren~isme religieux et moral, le droit in-
surrectionnel contre rautorité, et-qui sanctionne ainsi, du
memecoup, et- par son príncipe, et par les conséquences
qu'elle s'empre,sse d'en déduire, toutes les mauvaises pas-
sions que la religion a pour objet précisément de réformer
dans le coour de l'homme? .


Est-ce la PEvangile, sont-ce la ses ministres? Le Christ
reconnaitrait-il la son esprit, sa doctrine, ses disciples~, so,r:l
~~lise ?




La BéforDlation pro.estante a· t. elle ranhbé 'a fol
reliaieuse' .& - t - elle été un gra~d élan yel,"s,la liberté
de la p~nsée'


Mais ces réformateurs, ~ dira-t-on, soot disparus depuís
Jongtemps; le protestantisme est sortide sa période révo-
Jutionnaire, et, la tourmente passée, ce qui survit, en défi-
nitive, ce sont les hienfaits: l'aholition des ahus; le réveil
de la foi; l'élan irrésistible vers la liberté, dont la Réforme
fut ,le signal, la crise et le succes; cnfin le principe nouveau
de progres et de liberté oonquis par elle a la société moderne,
a la civilisation.


-


« Je suis protestant de convictioo comme d'origine, djt
M. Guizot dan s l'intér@ssant ouvrage l' Eglise et la sociélé
chr'étienne en 1861. o En m'enseignant la justice, une jus-
(1 tice sympathique envers tous les chrétiens, l'exp.érience
«( de la vie et l' étude de l'histoire m' ont affermi dans l'Eglise




- 172-


(1 ou je suis né. - "Je demeure convaineu que, malgl'é les
(1 troubles qu'elle a suscités et les fautes qu'elle a commises,
« la Réforme du XVle siecIe a rendu au monde moderne deux
(1 services immenses: elle a ranimé, meme chez ses adver-
u saires, la foi chrétienne; elle a imprimé, bon gré, mal
u gré, a la société européenne un mouvernent dácisif vers
u la liberté. »


Les catholiques sont persuadés et reconnaissants des dis-
positions bienveillantes de M. Guizot. Déja, dans quelques-
uns de ses autres écrits, il avait fait preuve de ses sentiments
d'irnpartialité et de sympathique justice a leur égar·d. lIs en
furenfd'autant plus touchés, que leurs adversaires les avaient
moins habitués a de tels procédés.


Il ne nous appartient pa~ de rien dire des convictions
qu'un hornme tel que M. Guizot a pu puiser dans l'étude de
l'histoire. Dans son célebre ouvrage de la Civilisation, il nous
en avait déja laissé voir queIque chose, et ce que nous y
trouvons est, en somme, assez favorable a l'aneienne Eglise.


Il lui a reproché, dans cel 'ouvrage, a la vérité, sa pré-
tention de distribuer seuIe et de haut en bas l'enseignernent
de la doctrine, et de se montrer intolérante au sens parti-
cuIier, c' est-a-dire a l'hérésie et au schisme. Et il attr'ibne
a la Réforme, la déja comme encore aujourd'hui, ce mérite,
d'avoir ranimé la foi jusque parmi ses advel'saires, el eeUe
gloire, d'avoir été, dans son point de départ, dans son ori-
gine, dans sa principale et vraie cause, un grand élan vers
la liberté, une tentative d'affranchissernent de la pensée hu-
maine, et, dans son résultat définitif, la victoire en matiere
religieuse, du principe de liberté sur celui d'autorité; d'avoir,
en général, nous venons de le voir, imprimé, bon gré, mal
gré, a la société européenne un mouvement décisif vers la
liberté.


En comparant les deux Eglises, a leur origine et aujonr ..
d'hui, leur histoire, leul' dogme, leur culte, leul' discipline,




-173 -


"dn peut voir si par la Réforme il y eut des abus réformés.
Pour les reproches, on les a souvent réfutés; nous venons
d'en dire un mot, el nous y reviendrons plus loín.


Mais ast-íl vrai que le protestantisme ait ranimé la foi?
Est-il vrai que les causes de la réforme du XVI· si(~cle n'aient
été, comme on le soutient aussi, ni un accident, le résultat
de quelque grand hazard, de quelque intéret personnel, ni
un conflit d'intéret ou de jalousie entre deux ordres religieux,
ni raudace, la haine, rorgueil opiniatre et la vengeance d'un
mauvais moine censuré, ni l'ambition des princes, ni l'avidité
des nobles Jaiques, envieux des biens de l'Eglise, ni non plus
davantage une simple vue d'amélioration, un besoin de ré-
forme? Est-il vrai que ces causes, ordinairement assignées a
ceUe révolution religieuse, ne sont pas réelles, que ces ex-
plications ne sont pas fondées, et que la cause véritable de
l' événement, sa cause générale fut sur'tout , au fond, un
grand élan de l' esprit humain, un besoin flOllveall de
penser, de juger líbrement pour son propre compte, avec
ses sellles (orces, des (aits el des idées que jusque la l' Eu-
rope recevait" ou étail tenue de recevoir des mains de [' auto-
rité; est-il vraiqu' elle fut une grande tentative d' affranchis-
sement ile la pensée humaine, el, pour appeler les choses
par Ieur nom, une grande insurreclion de l~esprit humain
contre le pouvoir absolll dan s l'ordre spirituel? Tout cela
est-il bien ainsi?


Pour ce qui est de la (oi, on ne peut nier que les dangers
courus par la reJigion dans le faít de l'insurrectíon luthé-
rienne, de ses longues dissensions et de "ses dépJorables con-
séquences sous tant de rapports, n'a~ent eu vraiment cel effet,
de raffermir celle des catholiques demeuFés fideIes a leurs
croyances, de la meme maniere que les malhcurs et les ex-
ces de la démagogie révolutionnaire ont, de nos jours, raf-
fermi les royalistes dans leurs convictions monarchiques. Si
c' est la un mérite dont se puisse glorifier la réforme protes-




- i14 ~


tante, les Terroristes, les révolutioni'iaíres poliliql1es en pen.:.
vent, du meme dl'oit, revendiquer une toute pareille l.


Mais iI o'en fut pas ainsi, loin de la, 'pal'mi les populations
qui se détacheren~ de l'ancienne Eglise. De raveu des pas-
teul's et des réformateurs, la prédication dunouvel évangile
eut, parmi ses adhérents, un effet tout opposé. On en a déja
pu voir deos preuves dansce qui a été rapporté ci;.dessus; il
ne serait pas difficile d'y en ajouter des milliers d'aulres:
qu'on nous permeHe au moins d'en pl'óduire encore quel-
ques-unes ! '


Et voici d'abord ee qu'en dit Wizel, qui, comme il a été
observé, avait lui-meme coopéré a l'reuvre de ceUe réfor-
mation.


e ~es plaintes qui s'élevent, de toutes parts, attestent, dit-
il, combien peu de cei'titude vous procurez aux conscien-
ces, puisqu'entre mille irídividus, il en est a peine un qui
sache au juste ce qu'il croit ou doitcroire. On demeure en
suspens entre le ciel el la terre, ignorant si, dans le grand
nombre d'opinions que votre enseignement a fait surgir, il
en existe une seule OU l' on se puisse reposer avec confiance.
- e Oh! combien n'en est-il pas, mema parmi vos pasteurs
et vos plus zélés adhérents, qui meurent avec le doute
dans le creur! Non, jamais, dans la chrétienté, il n'y eut


1. Il en fut de la Réforme, quant a son influence sur la foi des catlJoliques,
comme il en est des épidémies par rapport a la santé générale apres leurs ravages.
Si cet état général de la santé se montre alors plus satisfaisant, ce n'est nullement
parce que la maladie régnante a fortifié les survivants, mais e'est parce qu'elle n'a
laissé debout que les individus qui étaient robustes et forts. Ainsi en Cut-il de la Coi
apres la Réforme: si par suite de eeUe hérésie et du sehisme aeeompli, la soeiété
eatholique se montra plus belle, plus fervente, et remarquablepar une Coi plus
vive, ce u'est pas que la RéCorme ait en la vertu de ranimer la Coi, qui u'était pas
éteinte, mais e'est qu'a!ant auiré a elle ce qu'il '1 avait de douteux, de chancelant,
de corrompu dans l'Église, celle-ci, délivrée de ses seories, ne se composait plus
que de ce qu'elleavait compté de plus ferme, de plus attaché, de plus fidele. L'al'bre
se montra plus saín et plus robuste, paree qu'il était dépouillé de ses brllnches
mortes, parllsites ou malades. .




-17ti -


autant dedoute et conséquemment moins de (oi l.
« Le Christ des lutbériens', dit le réformateur dissident de


Schwenkfeld, «ainsi que leur (oi rationnelle et leur justifi-
cation fondée sur la promesse, est puremen't historique ; ¡Is
ne le reconnaissent, le Christ, que suivant la lCUre :a ••


Sébastien Frank, qui se sépara de l'ancienne Eglise, se
. montra tres-favorable a la Réforme, et fut tres-melé aux ré-
formateurs sans s' etre positivement rangé sous la banniere
d'aucun d'eux, Frank nous dit, a ce sujet, ce qui suit:


« J'ai la conviction, quant a moi, et I'Ecriture est la pour
I'appuyer au besoin, aussi bien que l'histoire et l'expé-
rience journaliere, qu'il ne se vit jamais monde plus incré-
dule et plus pervers qúe le monde évangélique 3 ••


Frank était, avec Luther et Mélanchthon, de l'opinion que,
ceUe perversité des protestants nA pouvait s'expliquer que
par l'approche de la fin du monde.


Bugenhagen, autre réformateur fort estimé de Luther,
reproche, des lñ24, aux luthériens de ne faire consister leur
christianisme qu'en cela, qu'ils administrent le bapteme en
allemand, qu'ils font gras aux jours d'abstinence et de jeune,
qu'ils p~rmettent a leur pasteur de prendre femme, qu'ils
rejettent les aIlciennes coutumes, et qu'ils ont trouvé le
moyen d'appuyer ces nouveautés sur le témoignage des
livl'es saints. - C[ Pour ce qui est de la (oi, ajoute-t-il, el
« de la charité, on n' en trouve plus rien chez nous mllres
« évangéliques. 4 ])


Le conseiller impérial et sénateur GuilIebaud Pirkheimer,
orateur disert, savant distingué autant qu'homme d'Etat et
général habile, Pirkheimer, tres-favorable luí aussi a la Ré-
forme, s'exprime de la maniere suivante, dan s une leure a
l'un de ses amis : '


.


1. Y. der christl. Kirche. Leipz.1lS54, o, 2, a, b,3, a, b. - 2. Épistol.
1558, part. JI, B. 5,5,4. - 5. FranJe', chronik,1 f. 262; a, b. 1565.-
Dollinger, 1, 200. - .. L. c. 11,1"5. - Bugenhagen Annotat. in Deuteron. et
inSam. proph. Nurnh. 1:>24, p. i96.




-176 .....


([ Les incrédules memes ne soufJrÍraient pas la licence et
([ les fri'ponneries que se permettent ces nouveaux évangé-
<1: liques. On peut se convaincre par leurs reUVl'es qu'il n'est
e plus chez eux ni {oi véritable, ni droiture, ni crainte de
C[ .. Díeu, ni charité, ni pudeur,ni mreurs, ni gout pour les
c études et les arts. - «Je sais que ces détails vous se m-
e hIeront bien extraordinaires, ils sont vrais cependant, et
([ plutót au-dessous qu'au-dessl.ls de la réalité. - ([ Si je
el vous mande ces nouvelles, ce n'est pas, croyez-le bien,
([ que j'aie la moindre envie de me faire le champion du
([ papisme l. :t '


Nous regrettons de ne pouvoir rapporter jusqu'au bout le
passage de cette lettre concernant l' esprit et les rnreurs des
populations protestan 'tes des les premiers temps de la Ré-
forme.


c: Les pasteurs luthériens, observe a son tour le réforma-
teur silésien Théophile Agricola, ([ font si bon marché de la
<1: (oi chrétienne et de r Eva ngile , qu'ils estiment hon chré-
CI tien quiconque assiste a leurs preches, ne les contredit
([ point et les lient pour apótres de Jésus-Christ: ils n'en
([ demandent pas davantage 2. :t


Luther lui-meme, des lespremieres années de sa réforme,
se plaignait «de l'indicihle mépris que montraient ses évan-
c géliques pour la parole de Dieu et de' la grace,}) contemp-
tum verbi gratire ine{{abilem, insignem contemptum verbi
D · 3 et, etc. •


CI Nous sommes, dit-il, la plupart, no'us autres Al1emands,
([ de si sales pourceaux, si dépourvus de raison et de disci-
([ pline, que quand on nous parle de Oieu, nous n'y faisons
« non plus attention que s'il s'agissait de quelque conte de
CI vieilles femmes . })


1. Murr',$ Journ. zur Kunstg. u. Lit. X, 59. V. aussi lJie Convertiten, par
Msg. R:less, évequeJe Strashourg. - 2. Th. Jgric. Apol. f. HerrnK. Schw.1~57.
-5. Édit. aurifab. 11, DO, 519, 520.- 4. Ausl. d~ Evang. Joh.Walch, VII, 2129,8s.




- 177 -
Le meme Luther ailleurs: a: On avait naguere une grande


« vl;nération pon r le chapelet, les indulgenees et les pelerí-
« nages: aujourd'hui qu'il n'est plus question que de la foi
a: et de Jésus-Chris t. ••• , on se demande avec étonllement ce
a: que e'est et de quoi le prédicateur retourne. - ([ Je suis'
« las d'un tel état de choses, et, si je preche eneore, e'est.
e uniquement pour moí el un petit nombre de personnes
G: pieuses l ••


El plus Ioio : «Maintcnant que l'Evangile a telIement été
e répandu, qu'il n'est personno qui n'en possede un exem-
e plaire de maniere a pouvoir le consulter a toute henre,
« on n' en rail pas plus cas que du livre le plus ordinaire. On
« I'a pris en dé~oÍIt, on le méprise eomme si e' était l' reuvre
e la plus vile et non une oouvre eéleste, la parole meme
« de Dieu.


e L'insolence de la foule est si grande, qu'elle ne craint
« pas de se moquer 9uvertement de ses pasteurs, et vrai-
« ment ce mépris ne peut que s'accroitre 2 ••


Et eneore: «A présent qu'on enseigne d'une maniere in-
a: teUigible et claire ce que e' est que les eommandements,
e l'oraison domioieale et la foi, 00 ne sait de quelle fa~on
e s'y prendre pour témoigner lepeu d'estimequ'on en fait ••
- e L'avarice des paysans et l'iodiscipline, le libertinage
« qui se répandent daos toutes les classes, medonnent moins
e de soucis que le mépris qu'on a pour l'Evangile 3 ••


Ce dédain, ee mépris meme des protestants pour I'Evan-
gile et leurs pasleurs seraient-ils par hasard un symptóme
de foi religieuse ?


Et voici qui est plus positif: e Le monde offre invaria-
C( hlement l'un des deux aspects suivants: ou 1'00 se vante
([ faussement d'une roi que réelIement on n'a point, ou l'on a


1. L. C. Wlllch, VII, !309. -2. Walch, VII, t)59. - XIH, 59. - 3 .. Bau.-
post. Walch. XIII, 8.


12.




- 178-


e la prétcntion de se sanctifier sans foi. C' est toujours la {oi
e qui manque l. ,


Et plus loín: e Par suite de la propagation de l'Evangile,
e les paysanB se sont portés a un tel exces de licence, qu'il


. e n'est a peu pres rien qu'ils ne s'imaginent pouvoír faire.
e lIs ne craignent plus ni enfer, ni p'urgatoire,et sont or-
e gueilleux, grossiers, insolents et cupides, toujours prets
e a exploiter tout le monde. e Nous avons la foi, disent-ils,
e cela doit nous suffire 2. »


Si c'est la l'e~pece de foi que ranima la Réforme, il n'ya
pas,on l'avouera, matiere a s'en glorifier.


Et toujours Llither, unedixaine d'années ap"es le schísme
accompli:


e N'est .... ce point une honfe que, dans toute l'intendance
e de Wittenherg etdans un si grand nombre de "illages,
e il ne se soít trouvé qu'un seul paysan qlli oblige sa familla
e a fréquenter le 'Catéchisme et a entendre la saiote paroJe,
e et que tout le reste s'en aille a tous les diables! e Nonne
e dedecus est magnum, in tota parochia Wittenbergensi,
CI tantum unum habere l'usticum qui ex tot pagis sincere
e suam familiam ad verbum Dei el catechismum hortatu83•


Et le meme: e Mais les paysans, aussi bien que les hour-
e geois et les nobles, se vantent ainsi de pouveir se passer
e de pasteurs. lIs disent que mieux vaut pour eux d'etre
e privés de Ta parole de Dieu que d'avoir ta charge d'une
e personne inutile. - e lIs vivent d'ailleurs comme ils
« pensent: ils sont des pourceaux, croient ce que croient
e les pourceaux, et creveront un jour comme des pour-
c: ceaux 4. ,


«8'H s'agissait encore d'administrer le bapteme aux adultes,
([ je suis certaio qu'il n'y aurait pas le dixieme de la popu-
e lation qui consenttt ti le 1'ecevoir; je dis plus: il y a long-


i. Ausl. d. t. Br. Joh. Walch, IX, 130. - 2. Walch, XXII, 812. - 3.
Lutheri colloq. medito etc. ed. Rcbcnst. I. p. 94, a. - 4-. Walch VIII, 1290.




- '179-


el temps que nous serions rnahométans autant qu'il est en
« nous de l' etre l. :t


Et ces aveux, ce u'est pas dans des preches qu'ils lui
échappent; c'est dans des ouvrages imprimés, dans .ses com-
mentail'es des livres sacrés qu'il les formule a tete reposée_


Ecoutons a son tour Mélanchthon :
el Personne, dit-il, n'a pour l'Evangile une haiDe plus vi..:.


CI goureuse que ceux-Ia précisément qui prétendent eLre des
CI nótres :.. :t


En 1545, il nous apprend qU'e les protestants peuvent se
distribuer en quatr'e classes bien distindes: e La premiere
«comprend, dit-il, ceux qui aiment l'Évangile d'une affec-
e tion naturelle, qui haissent les entraves opposées aux pas-
e sions par les lois et les pratiques de l'Eglise, et appI~ou­
e vent, au contraire, le reIachement de toute discipline. Ceux-
« Ul se sont attachés a l'Evangile d'un amoUl' aveugle, par-
e ce qu'ils sont dans la persuasion que c'est la voie la plus
e directe el la plus sllre d' arriver ti une entiere licence. A
CI celle classe appartient en général le commun du peuple,
e qui ne con<;oit ni les principes fondamentaux de la doc-
e trine, ni les causes de tous ces débats, et qui, a la vue du
e développement qu'a pris notre Evangile, témoigne ti pe"
e pres l'intéret que monl1'e un bmu{ ti la vue de la porte
e neuve qu' on vient de mettre ti son vétable 3. - e La deu-
CI xieme classe se compose des personnes de distinction et
c. des nobles, c'est-a-dire'de gens habiles él régler leurs con-
,.'victions sur les inclinations ou les préférences connues de
e ceuxqui gouvernent.


e II est aujourd'hui, a la cour des princes, un grand nom"
1. Walch,X, 2666. -. Die Reformation ctc. 1, 5J I ss.
2. Myconio, 5 Junii, 1528. Corp. Réfor. 1, 982.
5. C'est un proverbe allernand qui indique ici, comme il se comprtnd forl bien~


le peu d'intéret que prenait la multitude a toute eeHe affaire de la Réforme, el
la faiblcsse des molifs qui lui avaicnt fail abanJonner Sel foi.




-180 -


c: bre de ces individus qui se prononeent pOllr teIJe ou {t·lle
c: alltre religion, non paree que la roi les y incline, mais
C[ uniquement par.ce qu'ils craindraient, en agissant autre-
el ment, de déplaire aux princes dont 1Is se sont faits 'Ies
c: courtisans et les humbles serviteurs.


el Il en est encore d'alltres, et eeux-ei formen! la troisieme
c: elasse ella eatégorie la plus nombreuse, qui arrectent tou·s
e les dehors de la piété el dl/, zele, mais qui, ti la faveur de
e la vaine apparenee dont ils eouvrent lellrs vraies disposi-
e tions, ne ehel'ehent qu· ti satisraire leurs appélits eharnels
e et tous leurs penchants déréglés. :t


JI rangedansla quatrieme classe les élus-, eeux dont la
profession de foi repose sur des convietions réellés. - « Ces
«derniers, dit-il, ne S0111, rnalheureusement qu~en bien petit
« nombre. 1 »


Ce curieux passage, qui surement ne dénote pas une foi
bien vive au sein de I'Eglise nouvelle, offr'e de plus eeHe
pal'ticularité, qu'il montre assez clairement les mobiles
qui pousserent la plupart des évangéliqlles a changer de
croyances.


Veut-onjuger de la foi dans la soeiété protestante un peu
plus tard, versle milieu du XVle siecle et a l' époque OU la
Réforme avait eu tout le temps de produire ses fruitsnatu-
rels : un pasteur de l' Atlemagne du Sud, Jean Klopfer, de
Bolheim, dans un éCl'it dédié au duc Ulrich de Würtemberg,
en faH la peinture suivante : .


el Il n'est plus de honte, plus de pudeur, de modestie, de
discipline ni d'honneur, ni non plus meme de respect pour le
saínt nom de Dieu parmi notre jeunesse dégénérée, qui ne ·veut
entendre ni d'édueation ni de réprimande. - On ne trouve
plus chez nous, ni piété, ~li eonfiance en Dieu, ni {oi,
tandis que l'impénitenee, l'impiété, tinerédulité, la mé-


1. Goldlteinio Corp. Reform. V, 72r>··26. - Dol!. J, 577-8.




- 1St --


chanceté, l'insubordination ahondent. « La plupart
d'entre nous considerent les saintes Ecritures comme un
amas d'absurdités, comrne des (ables, des contes de vieilles
(emmes, et font sans doute partie de cette. race d'hommes
pervers que saínt Piene a dit devoir, vers la fin des temps,
scandaliser le monde par leurs mreurs licencieuses et l'abo-
mioation de leur conduite l. J)


Aodré Uyperius, d'Ypres, .un d6s théologiens les plus
estimés de la nouveJle Eglise, et lui-meme réformateur, cite,
comme une marque caractéristique de l' époque, «qu' a l' exern-
pIe des .anciens Athéniens, qui dissertaient fort savamment
sur la vertu, bien que o' en faisant eux-memes aucuo usage,
les protestants oecessaient de discuter et pérorer sur la
religion, qui cependant chez eux n' était pratiquée nune
part2 .})


(1 Qu'il y ait chez nOlls, dit Spangenherg, ami de Mélanch-
thon et de Luther, «des gens qui ne croient plus a la résur-
rection des morts, e' est ce qu 'il est faeile de reconnaitre
aux moours grossieres et sauvages du peuple, qui vit au jour
la jouroée, daos les ordures ainsi que des pOllI'CeaUX, ne
faisant cas oi de Dieu, ni de sa parole, et considéraot ce
qu'on lui- proohe de la résurreetioo el du jugement dernier
eomme des fables inveotées par les pasteurs pour effrayer et
contenir les ignorants et les simples. 3~


Le réformateur Iuthérien l\fuskulus, vers USE)6, avouait
aussi que ses coreligionnaires étaient devenus des épieu-
riens, de vrais pourceaux, ne croyant plus ni a Dieu ni au
diable, et ne prétendant pas moins qu'on les estimat hons
-évangéliques. - «Désirez-vous, s' écrie-t-il, voir to'ute
e une population d'hommes impudents, gr"ossiers, indisci-


i. Klopfer, Uberaus reine, SehCBne Vermol&nung zür Busse, etc. Augsb. 1546,
A, 3, 4, G, 3. - Doll. 11, SO.


2. Hyper. Varia Opuse. théol. Bas. U)7Q; 1, !65.
3. Leiehenpredigten, Joh. Spang. Wittenb. ir>!)4, G. G, ~. - Doll. 11, 269.




"plinfS, cbez lesquels on ne troure prus ni décence, ni
(C honneteté, ni charité, ni bonne foi, ni. la moi~dre distinc-
~. tion du bien et du mal, du vice et de la vertu ~. allez-en
CI Allemagne! - (C Voulez-vous voir réunie une grande
CI masse de mau,vais dróles, de gens grossiers et impéni-
~. tents, de fripons, d'usuriers, d'accapareu[·s.~ aUez dan s
« une des, v>illes OU ron preche rEvangile (le nouvel évan-
4. gile); VOUS Y trouverez de quoi. voua satisfaire. - CI S'il
« est vrai qu'ií existe encore d'autres peuples cbez Iesquels
C( on. ait vu la corrllplion portée a un ha'ut degré,. il nous
«fau~t avouer, cependant, qu'U n'ese nulle part d·aussi
" mauvaises gens, des gens qui d,avanlage fouIent altx pieds
" la religi:on, 'la" discipline et l'honneur, que chez ceux qui
4( se-van!en,t de,posséder le saint Evangile. PI uf. a Dieu. que
« ces reproches fussent l'eflet d'une exagération de ma part!
« Malheureusement iI n'esl que trop vrai que la méchan-
« ce té et l'immoralité ont chez nous dépassé tout ce qu'il est
« p.ossible d'~xprimer en paroles. »1


'Le dlsciple de Luther, Antoine Otto, vers le meme temps,
reconnaissai,t qu'il était permis alors de dire des paroisses
et des Conseils, ce· que Luther avait naguere écrit touohant
les princes-électel1rs;, a savoir que (1 s'il en étaít encore
'parmi eux quatre seulement quí crussenl en la vie future,
«¡lle fallait regard~r c-omme. un grand bonheur. D 2


Enfin un autre théologien luthérien des plus marquanls
du XVle siecle, disciple de Mélanchthon., et que sa position
avait mis a meme d,c bien connaitre son époque et particu-
lierement l' état des esprits et des choses dans la nouvelle
Eglise, Selnekker avoue, dans son comment3:i,re des Psaumes,
a qu'il régnait de soa temps, en 1065, parmi le menu
4 peuple luthérien, un tel mépris de la parole sainte et une


i'. Muskul.~. d. 1Jerdamlichen Mifsverst. etc. Francf. a. O. iDOS et alibi. _
D-ie Ref(}rmat. etc. I~, 401. - 2. L. c. 11, 545. Anton. OUo',. Vorrede ~. d.
$chrifft 10h.


\




- 185-


<1 licence telle daos toutes les classes, que cela faisait peine
« a voir; qu'il n'y avait plus nulle par' de discipline, de
<1 vertu, de piété, et pas meme un t'estige de cette (oí chré-
([ tienne dont si peu auparavant, partout, on faisait tant
([ parade. r"


Et plus loio, daos le rneme ouvrage :
11 Ah Seigneur! quelle rumeur et quelle confusioo le


« Malin a suscitées en Allemagne, et dans l'Eglise et dans les
<1 gouvernements, apres si peu d'années !Cornme les pastcul's
« sont divisés entre eux, et d'esprit et de creur! Quelles
«dissensions partout, que de scandale donné au pauvre
([ peuple, et combien d'ames troubléeset induites en erreur!
« - " Ceux qu' on appelle aujourd'hui du llom de savants,
« s' occupent de leurs gloses, de leurs jnterprétations et de
e Ieurs fausses découvertes; rautorité,indifférenle et négli-
([ gente sur tout ce qui se rapporte a Dieu el ti sa gloire,
({ laisse chacuo agir a sa guise; et tout le reste vit dan s
« l'erreur, hait les pasteurs el méprise la parole di vine, tout
([ juste comme iI arriva a certain marchand: qui disait n'avoir
« retiré de toutes ces discussions~et de ces querelles d'autre
([ avantage que de ne plu$ croire·· ti rien. - «00 peut
« juger du respeet de nos évangéliques .. pour notre Seigneur
« Jésus-Christ et son Evangile par ceci, qu'ils.eo font, au
([ cabaret, les sujets de leurs railleries, de leurs disputes
« et de leurs chants licencieux, pour ne pas dire pis. - « Ce
« n'est pas sans raison que les ames pienses s'alarment tant
f de toutes ces acrimooieuses querelles de savaots: ti force
« d'entendre soutellir le po'/!,r et le contre, un jour une doc-
« trine,. le lendemain une autre, elles. ne savent plus elles-
«memes. ti quelle autorité s' attacher ni quelle conduite
o: tenir. - « Vraiment tont cela fait peine a voir ! l'uo est
« sacramentaire, un autre anabaptiste,. un troisiemc osian-:


J. Selnekkcr, Áusleg. d. P,alter,. Nurnb. HiGo, I,.i~U.




-. 18. -.


e drisle, un quatrieme schwenkfeldien, el ainsi du reste .
.. c'est-a-dil'e que nous ne savons pas ce qu'en réalité nous
([ sommes, si ce n'esl agités par tout vent de doctrine, in-·
(1 constants, sans (oi, satis crainte de Dieu, sans vocation
e t'éritable, chancelants dans toutes nos voies, poussés et
« hallotés comme les flots par la tempele. - (1 Oui, les
e choses en sont arrivées a ce point, parmi nous, qu'on ne
«sait plus si nous sommes chrétiens, mameloucks ou
c payens .•


. Comment y aurait-il eu de la roi dans ce temps ou, au dire
du pasteur Mathesius, on ne trouvait pas Cl deux villes, deux
e villages, deux pasteurs, deux instituteurs qui fussent
ti d'accord sur un seul article de la doctrine ?I. Gomment, au
milieu de ceUe anarchie des croyances, de ces déchirements,
de ceUe variété de sectes et de ces disputes sans fin des
réformateurs entre eux iur tous les point.s du dogme, com-
ment pouvait-il y en rester seulement une étincelle ? Lulher
meme reconnait, en le déplorant comme un état de chose
amené par sa faute, que, dans l' absence de toute ~lttorité
vivante ti laquelle chacun put s' abandonner avec conftance,
c' élait, chez la multítude, absolument impossible. Il serait
bien étrange et que des dissentiments si nombreux, si pro-
fonds sur les principales vérités de celte foi chrétienne, et
que tous ces mysteres dévoilés, mis a nu, débattus, niés,
rejetés, n'eussent pas produit de tels effets, n'eussent pas
ébranlé jusqu'au moindre príncipe, jusqu'a la moíndre con-
viction, meme daus les ames les plus fermes et les plus
arrelées dans leurs croyances.


Montesquieu a bien j ugé du résultat inévitable de l'intro-
duction dans un Etat d'une religion nouvelle par des moyens
humains : les débats qu'elle provoque et qui s'en suivel1t
toujours, troublent les consciences et, par une conséquence


1. Mathes. Biltor. chri6ti~ 1. f.o 80. a.




- i8a-


naturelle, ébranlent et anéantissent, a la fin, jl1squ'au der-
nier vestige de la foi. Que né doil-il pas arriver, quand eeHe
religion se divise aussitót en des sectes innombrables, el ne
laisse pas un seul principe de croyance inaltaqué !


Théodore de Beze observe aussi fort hien, d'apres ce qll 'il
avait vu se passer sous ses yeux, «qu'il se lrouvait un hon
1 nombre de personnes qui, cherchant, dans ces 10ngs
CI débats, a se faire elles-memes une opinion sur les questions
« agitées, suspendaient leur jugement jusqu'a ce qu'elles se
u crussent suffisamment éclairées, et contractaient ainsi tene-
« ment l'habitude du doute, qu'elles finissaient par douter
(( des vérités les plus fondamentales, non-seulement dll chris-
Q tianisme, mais de la religion naturelle, y compris l'exis-
« tence de Dieu. l.


Un savant pasteur, le Dr Kette, faisait, dans ces derniers
temps, une remarque anaIogue : u Les dissensions qui pré-
(e valent, dil-iJ, parmi les sectes ~u1tipliées sorties des écoles
(1 de Luther et de Calvin, n'ont élé malheureusement que
(t trop favorables a la naissance el au progres de l'incrédlllité. 2 »


Cet etTet du protestantisme était dan s la nature des choses :
• les sectes, en religion, dit Bacon, sont des causes
(( d'athéisme ••


Non donc, non, la réformation protestante n'a pas eu cet
heureux effet, du moins dans son propre sein, de ranimer
la foi reJigieuse et chrétienne : c'est, d'apres lous les témoi-
gnages contemporains, le contraire qu'elle a procuré, et on
luí a fait honneur de ce qlli ne lui revienL n ullement.


La Réforme n'a pus ranimé la foi. Voyons si elle fut, dans
sa cause, un grand élan vers la liberté de la pensée, en
d'autres termes, voyons sic'est la liberté de la pensée qu'elle a
poursuivie, qu'elle a \rouIue, si c'est en vue de ceUe liberté
qu'elIe a renversé l'autorité; el, pour nous en assurer,


1. Baum's Théod. Beza, Leipz. 1845, p. 4a~. - 2. Considéra'. sur les
prophitiel.




- 186-
adressons-nous toujours,:,avant tout, a des témoins qu'on ne
puisse récuser, aux contumporains et, autant que possible,
aux auteurs memes de la transformation religieuse, qui, ayant
tOüt vu de pres, les hommes el les clIoses, les dispositions,
les entrainements, les ¡ntérets, les passioIls, étaient naturel-
lement dans la meilIeure situation pour juger de l'entreprise
et de tout ce quila 6t aboutir. Or, ces autorités consultées,
disons-Ie tout de suite, DOtlS craignons bien qu'on ne se soit
trop laissé guider par le désir d'-assígner a celte révolution
une cause en rapport avec la grandeur de l' événement, el
emporter a cette impatience de cQnclure contre laquelle 00
DOUS prévient ailleur-s avectant de raisont.


Nous apercevol1s partout, dans les monuments historiques
et. littéraires de I'époque, il est vrai, des marques évidentes
de ceUe activité·plus. vive de l'esprit humain, de celte acli-
vité excitée par les grandes découvertes du siecle précéJent,
et par la fondation d'écoles plus nombrellses, el par }'étude
plus complete de l'antiqllité, el par tous les. moyens d'instrllc-
tion créés OU favorisés dans le sein ou horsdu seín de l'Eglise,
de l'Eglise catholique romaine. Nous admettons, san s diffi-
cult.é, que de cel essor subit de l'activité de la pensée et de
ceUe fermentation générale des, esprils il devait résulter et il
résulta en efTet une plus grande ambition de la raison, tant
individuelle que générale, un: besoin plus marqué de progres,
de perfectionnement, avec' des espérances peut-~tre toutes
nouvelIes d'émancipaüon et de liberté. l\'Iais rien n'indique,
ce nous semble, que ces espérances tendissent a se réaliser
par l'abolition de }'autorité religieuse en matiere de foil On
récrimine contre les abus introduits dan s la discipline, contre
les mreurs des pretres el l'ignorance des rooines, contre la
dissolution des cours des princes-éveques de l' AUemagne, et
meme contre ceHe de la cour de Rome, et quelquefois aussi
~ontre les abus d'autorité : en général, cependant, l'opposi-


l.


t. V. Hist. dela Civili,. en Eur. Lec. XII, et lfUm. t. lI, ch. Xlll.




- 18-7 -


tion n'était dirigée que contre les théologiens, les univer~
sités, les moines mendiants, les corporations religieuses
enseignantes, et ne partai t guere que de la classe des lettrés,
des savants, et surtout des professeurs laiques; «qui tous,
dit un historien, méprisaient,o jalousaient el haissaient les
ordres religieux, se croyant, en raison de leur supériorité
scientifique et littéraire, mieux faits que ces corporationso
pour diriger la'raison publique et l'éducation de la jellnesse. D
On ne s'attaquait nulle part a l'Eglise meme, en tant qu'au ...
torité religieuse et dépositaire des vérités de la foÍ l.


n y avait conCllrrence, compétition d'influence intellec-
tueHe entre les corps religieux et les savants, les lettrés
étrangers ou subordonnés a ces oorps, oomme 'depllis en
France, a peu pres, entre les membres de l'université et ceux.


t. °Assurément, s'jl existait alors une classe d'hommes a qui pouvait peser
l'autorité religiellse, c 'était, avec et apres les princes, celle des savants e~ des
littérateurs. Ces savants, Luther les com ptait presqlle tous dans son parti. Par OU
les avait-il aUiré!; 'f Par ses attaqlles contre l'autorÍté du saint-siége'f e'est par la.
qu'il en choqua plllsiellrs, et qll'A la fin ils lui devinrent ho~tiles. Les correspon-
dances,intimes qu'íls DOUS ont 'llissées ne permettent pas le moindre doute ci cet
égard. Nous avons déjA vu ce qn'en disait le savant WizeI. Billikan, Glaréan,
Pirkheimer, Amerpacb, Zasius, n'étnient pas d'un sentiment différent. Dans le
temps meme qu'il traitait en,core Lutber de pbamix des théologiens, Zasius, daos
une lettre a Zwingle, oe carbe pas qu'il désapprouve les opinions de Luther sur
la puissance ecclésiastillue et, en particulier, celle sur le pOllvoir dll pape, obser. ....
vant qu 'ji I'aurait déjA réfutée, « s'il n 'avait été retenu par sa grande affectibD!
pour le réformateur. » Rationes enim quibus movetur flon sunt refuta tu diffi ..
ciles, quas et confutare velle smpe cOrlsilium capio, flisi me vehemens in bonum.
virum amor revocaret. A qllelque temps de la, dans une JeUre cncore remplie,
des plus pompeux élogp.s et adressée a Luther meme, ii fait entendre clairement"
quoiqu'avec neaueoup d'é~ard, qu'il De peut apprlJuver qa'on rejette J'llutorité
du souverain pontife. - « Pour ce qui me concerne, écrit-II ailleurs, je resterai
« fide1e a l'enseignement et aux déerets de l'Eglise, dussent toutes les puissances
« du ciel el de l'eofer m'ordonner le. contraire. le ne ferais point au Dieu de vé':'
(e rité l'injure de croire que, pendant tant de sierles, I'Eglise ait pu nous tromper,
« malgré la promesse formeHe qu'elle ne saurait tomber dans l'crreur.»Le savant·
Bill ikan ql1alifie de schisme détestable la rupture. de Lut}¡er avec l'ancienoe Eglise,.
et ainsi font également Loriti Glaréao, Erasme el beaucoup d'autrcs. UdalriciZas~
epistol. éd. Riegger, 1774,522. - 69. V. Doll. Die Reformat. J, 183, ms.




- 188-


d'un or<1re célebre: ii n'y avait pas, nous le répétons, <1'hos-
tililé contre l'autorité spil'ituelle de l'Eglise générale, inter-
prete de la paroJe divine et juge de la foi; il n'y avait pas,
a cet égard, de mauvais vouloir, d'opposition, pas la moindre
trace.


Ni Luther lui-meme, ni ces savants et ces lettr'és dont,
au début de la lulte, le réformateur obtint 1'assentiment
presqu'unanime et le concours assez actif, ni a plus forte
raison, Mél~nchthon l'atteste I , le gros de la populution, fort
indifférent, lui surtout, a de telles questioIls, ne vOlllaient ni
ne poursuivaient ce qu'on appelle l'émancipation religieuse.
Ce fut dans le cours de ses discussions, et pour le besoin de
sa polémique seulement, que Luther, mis au pied du mur par
ses adversaires ort.hodoxes, s'avisa de revendiquer d'abord
pour lui-meme le droit d'examen individuel, et par suite d'ac-
corder a tout chrétien, a tout individu pourvu de ses sen s les
capacités suffisantes pour entendre et interpréter les Ecritures
saintes; jamais, et ille prouva par le fait, iI n'eut sérieusement
la pensée, dans la religion qu'il fondait, et des qu'il voulut
fonder une reli,gion, de reconnaitre a ses adhérents, ni meme
a ses collaborateurs, le droit de juger, d'enseigner, de pre··
cher I'Evangile chacun a sa maniere. Il s'attaqua, par orgueil
et vengeance, a la personne et au pouvoir du pape; il n' était
point ennemi de l'autorité religieuse prise en elle-meme.
NuBe part ne se trahit, iI nous semble, la cause que M. Guizot
assigne a la Réforme.


Ce qui, dans le christianisme, étahlit le droit d'annoncer
et de precher une doctrine religieuse nouvelle, c'est l'apos-
tolat divin, la mission spéciale prouvée par des signes ou
autrement dit des mirades. CeUe objection fut faite a Luther,
et il ne la méprisa point: se prétendant inspiré et positive-
ment chargé lui-meme d'un tel apostolat, iI ne fit pas diffi-


t. Voir La vie de Luther et la correspondo par Mélanchthon.




- 189-


culté de reconnaitre qu'il était dans l' obligation de pl'OUyer
sa prétention par des rniracles, ét il mit plus tard aussi ses
propres adversaires, les nouvelles seetes, en demeure de rnon-
trer leurs titres, de prouver lem' mission, de }' établir par des
« prodiges. « Celui, disait-il, qui veut rr¡eUre sur le tapis
« quelque chose de nouveau, ou enseigner autre chose que
(l ce qui est enseigné, celui-ta doit avoir mission de Dieu et
e justifier de sa mission par des rniracles véritables. S'il ne le
([ peut faire, qu'il passe son chemin I!» Et comrne cette regle
lui devait etre également applicable, il dit dans un sermon :
e Si la nécessité l' exigeait et qu' on vouhit inquiéter et opprimer
« l'EvangiIe (son évangile), iI nous faudrait vrairnent en passer
(l par la et faire aussi des prodiges, pIutót que de Iaisser honnir
e et étoufIer l'Evangile. Mais j' espere que cela ne sera point
(l nécessaire et qu'on n'en viendra pas la 2.)) Il secontredit,
a la vérité, souvent; mais ses tergiversations rnemes a ce
sujet démontrent qu'il trouvait l'objection bonne, ell'obliga-
tion d'une mission prouvée par des prodiges réeIlement fondée.
Ce n'es! pas ainsi, saús doute, qu'il eut procédé, s'il se fut
appuyé sur la liberté d'examen: iI n'était la besoin ni de
mission spéciaIe, ni de signe.


Les mots de liberté,. de liberté chrétienne, de liberté
évangélique se trouvent fréquernrnent, nous l'avouons, dans
les écrits des réformateurs, des pasteurs, des théologiens et
meme des écrivains laiques de l'époque, et pourraient aisé-
ment Índuireen erreur: rnais ces rnots s'y rapportent-ils au
droit dit d'examen? Aucunernent, a notre avis. La liberté
dont il y s'agit, et que Luther notamment dit avoir procurée
a son Eglise, c'est l'affranchissernent du joug de la loÍ et de
1'0Lligation des bonnes reuvres imposée par la loi; ce n'est
pas, du rnoins dans les premiers temps, la liberté de con-
SClence.


1. OEuvres comp. édit. WaIch, IX, 1009. - 2. WaIch, IX, t29a.




- t90-


ti J"espérais, au 'commencement, écrivait a l'un de ses amis
le savant Pirkheimer,c¡l'abord si favorable a la Réforme,
({ j'espérais que nous obtiendrions une 'certaine liberté, je
« veux dire une liberté spirituelle; mais tout, au contraire,
([ est tellement dirigé vers les délices de la chair, que ce qui
«'se passe aujouJ-d'hui doit nécessairement etre cent fois
« pire que ce qui se voyait autrefois l. J)


Un ami de Luther, le réformateur Spangenberg, s'exprime
. .


3mSl:
ti Notre preux Luther 3 pu s'aperccvoir lui -meme, avant


(1 de mourir, qu'une fois affranehis du joug du pape, ceux
« qui se glorifiaient de suivre sa doctrine, abusaient honteu-
« sement de la liberté chrétienne; que le peuple devenait
~ grossier, indiscipliné et vi vait dans une fausse srcurité,
« el que pour ce qui concerne les magistrats et les prinees,
• its ne se proposaieut, dans I'Evangile, que les avantages
« matél'iels qu"ils en pourr'aient retil'er. Ce honteux usage
« de la liberté évangélique est cause que ce pieux d_oeteuI' ne
<t -se sentait pas moins affligé, dans son ame, que ne le fut
(t. Loth a la vuede tout le mal commis sous ses yeux 2. J)


'« Ja~que-s Schopper, prédicateur a Dortmund, dit aussi
'([ que, parmi les luthériens, il n' était personne qui ne de-
« mandat de l' or a Jésus-Christ, et de la liberté char'nelle a
« tette doctrine chrétienne dont la morale est si pure 3. l>


([ La liberté charnelle, dit Lassius, prédicateur distingué
ti et surintendallt, ([ est la seuIe chose que ce hon peuple
e évangélique estime et reeherehe dans I'Evangile ti. ~


ti C'est done ainsi que se passent les ehoses, s'éerie Chris-
tophe Fiseher t déja cité ci-dessus! e Pal'lez-vous aux gens
e de la liberté chrétienne: ¡ls comprennent une liberté ehar-
-c neIle, et en usent cornme teIle. Leur enseigne-t-on que


f. Zasii epp. édiL Riegger, p. ~O~. -2. Spangenb. Theander Lutherus. f.
188. - 5. Schopperi Conciones quas T,'emonire, etc. éd. Lamb. Trcmon. -1~57
.. 4. Lllssius, Guldene.r Kleiftod, Nurnb. U>06. -Dollinger, J, 174 et lJ, 267, ~25.




- 19t -


(1 Dieu nous a délivrés du joug de la loi: ils s'imaginent
(1 n'avoir plus a s'imposer aueune eontrainte, aucun joug,
(1 etre libres cornme l'oiscau dans l'air, et pouvoir s'adonner
« atonte espeee de p'échés l. »


Le réformateur Hm'm. Bonnus vanous fournir quelque
chose de plus clair: (\ Ce qu'on recherche le plus ordinai-
« rement, dan s laprédication de l'Evangile, dit-il, e'est une
« liberté eharnelle. Apres'cela 1'on se repose dans l'impéni-
« tence, eomme si Jésu~-Christ nous avait tellement sous-
« traits au joug de la loi, que nous pussions, en toute su-
a reté, nous abandonner a tous nos desirs :l. 'l)


Et l'éveque luthérien Wigand aussi: CI Parlez-vous aux
a gens de leur a((ranchissement de la loi: votre parole ne
« produit d'autre effet que de leur donner a croire qu'ils peu-
41 vent, sans nul danger, commettre toute espeee de mal 3• ))


« Jésus-Christ, dit enfin Luther, Jésus-Christ nous an-
a nonce la liberté, dans son Évangile ; done mangeons, hu-
a vons et moquons-nous du travail4. "


Et puis: « Si, dans la prédication, 00 leur parle de la (oí
« eornme iI est du devoir de le faire, la plupart le eompren-
« nent dans un sen s grossier et se font de la liberté spiri-
« fuelle une licence charnelle. ,.


Assurément Lulher n'entend pas dire ici que eette liberté
annoneée par le Christ, dan s l'Evangile, soit le droít d'exa-
meno La foi, la doctrine de la foi qui affranehit du joug de
la loi, qui assure le salut sans le seeours des honnes reuvres,
e' est la pour lui la liberté spiritueIle.


Mais voiei qui ne laisse plus de doute: (\ Nous voyons,
dit-il ailleurs, 41 que la foi ~uffit au chrétien, et que pour étre
cr pit-mx il n' a nul besoin de bonnes reuvres. Or s' il n' a plus
a besoin d'reuvres, il est done certain que le voild délivré


i. Fischer,.Ausl.d~fünft.Hauptstd. Katech:Leipz.1ñ78, p.ñets. - 2.
Herm. Bonn. enarr. locar. insig. epp. domino Basilm 1ñ7'J. p. 7 ss. - 5. Wi-
gand, annot. in ep. ad. Galat. Wiu. f. 212. - DollingCl', ll, 308, 183. - -l.
Walch, VII. 1898.




- i92-
·4-


I ({ de tOlile [oi, de tout précepte; et s'il est délivré de cela,
« bien certainement encore le voild libre l. »


Et tout a la suite: (1 La liberté chl'étienne consiste uni-
« quement dans la (oi, qui fait, non pas que nous restons
« oisifs ou que nous agissons mal, mais que nous n'avons
e plus aucun besoin de bonnes reuvres pOllr obten ir la pié té
« et le salút éterne[2. 1)


Que s'il est question assez souvent, dans les écrits et les
preches des réformateurs, du joug du pape, dont on se disait
délivré par le faít du nouvel évangile, gardons-nous de
croire que par ce joug 00 entendit la soumission au principe
d'autorité 011 la privation du droit d'examen. Luther va
nous apprendre aussi que c' était de tout autre chose qu'il
s' agissait.


({ Nous avons bien vite oublié, dil-il, tous les maux qui
({ nous affiigeaient sous le joug de la papauté, OU nOlls''étions
({ comme noyés dans un déluge de prescriptions étranges
e qui nOllS troublaient la conscience et nous faisaient Sall-
e pirer apres le salute »
. Le joug du pape, o'étaient ces prescriptions étranges: la
continence, le jeuue, la confession, la messe, les Lonnes
reuvres; et l'affranchissement de ce jOllg, c'était celui de cet
état d'incertitude et de trouble OU nous h"lÍssait, suívant lui,
la doctrine catholique de la justification au moyen des reuvres,
de la mortification et de la vie sainte •


• Enfin DOUS voila sauvés, s' écrie le meme Luther;
sauvés par la doctrine de la justification sans les reuvres


i. A1so sehen wir dass an dem Glauhen ein Christen Mensch geDug hat, darf
keines Werks, das s er fromm sey. Darf er denn keines Werks, so ist er gewiss-
lich entbundenvon allen Geboten und Gesetzen. 1st er .ntbunden, so ist er gewiss-
lich (rey.


2. Das ist die christliche Freiheit, der einige Glauhe, der da macht nicht dass
wir mü~~ig gehen odel' ühel thun rnoogen, sondern dasswir leines Wed, bedür-
{en die Frremmigkeit und Seligkeit %14 erlangen. Edit. Walch, XIX, 12, ss.




-193 -


(' 110US savons ee que e'est que I'Evangile, le bapteme, les
q sacremenls, et quels fruits nOU8 pouvons en retirer: la
({ faveur d' elre assurés de notre salut l. ])


e Quand la parole de Dieu, dit-il ailleurs, fut, pour la
crprerniere fois, annoncée, il y a douze ou quinze ans, 1'00
« accourait de toutes parts pour l'entendre. Chacun était
c: ravi de ne plus avoir ti se tourmenter pour dt bonnes
« reuvres. })


Et encore : cr Des qll' on leur a fait entendre (aux évangé-
«liques) le mot de liberté, ¡Is ne s'entretiennent plusd'autl'e
« chose, et s' en prévalent pour se soustraire ti f accomplisse-
« ment de tout devoir. Je suis libre, disent-ils: je puis done
« faire ee que bon me semble; et si ce n' est point par les
« mUVl'es qu' on se sauve, pourquoi m'imposer des privations
el et faire l'aumóne aux pauvres? 2 })


Pour "le cornmun des lllthériens, la liberté chrétienne
consislait dans l'affranchissernent des bonnes reuvres et dans
sa cOllséquence, )a vie licencieuse; pour les princes, elle
co'mprenait quelque chose de plus: la non irnmixtion du
pape dans leur conduite et leurs affaires temporeHes, et aussi
le fail de n'avoir plus a redouter l'excommunication, qui
leur était particulierement odieuse et dont, plus que le vul-
gaire, ¡Is étaient menaeés, on sait dans quenes circonstances:
ils n'étaient pas théologiens.


« Pour s'opposer au rétablissement de la discipline et des'
bonnes reuvres, disait le réformateul' Sarcérius dans le temps
qu'on souhaitait de restiluer quelqlle peu ce qu'on avait dé-
truit, C( on allegue aujourd'hui, chez les princes et meme
aussi parmi le peuple, que le clergé vise a reconquérir son
ancienne influence, a empiéter de rechef sur le temporel,
el ti rétablir, a cette fin, son odieuse el tyrannique excom-
rn uniéalion 3. l>


1. Ausl. d. Evang. Joh. -!. Ibid. - 3. Sarcer. JJrittel u. Wege etc.
.-y';;\"


Eislcbcn, H)t)J. 4,6. // ~."(
I ;fI,' 13 /':0; .


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- i94-


e'est de ces empietements, qui avaient été longtemps sí ta'-
vorables aux populations opprimées, que les princes cher-
chaient principalement a s'affranchir.


o.avait alors évidentes sous les yeux les déplorables 'Con-
'"' séqn.ences de la doctrine de la foiseule justifiante·, et I'Oll


était pressé de la nécessité de rétahlir la discipline avec les
honnes 'reuvres.


Luther, dan s le passage cité plus hant, se plaignait, déjA
de la confllsion et de l'abus qu'on faisait partout de cette
helle doctrine de la foi justifiante sans les reuvres, tandís
qu'elle avait produit tous ses pernicieux effets, la démorali-
sation complete des populations. Mais voici ce qu'íl disait de
la liberté ehrétíenne et de son opposée la loi, avant que de
si triStes fruits l' eussent forcé de modifier sa doctrine ou d' en
restreindre le sens :


e Loí, s'écriait-il, dans son CommentairedefEpitre aux
e Galates, c: Loi, je ne veux pa"$ t' entendre, cal' tu as une
c: langue inerte et pegante. Les temps sont accomplis; c' est


'c: pourquoi je suis lib,·e. le ne veux done pas souffrir plus
e longtemps ta domination l. ~ ,


Et dans le meme ouvrage: e Et le chrétien n'a besoin ni
ti d' reUVl'es, ni de commandements pour opérer son salut ;
e cal' le voila né affranchi de tout cela, et, dans sa liberté, il
c: (ait ce qu'il fait, non pour son utilité, pour assurer son
c: salut éternel, car il est déja sauvé par sa (oi et par la grace
c: divine, mais uniquement pour etre agréable a Dieu 2.]) -
« Nu1le reuvre, nul commandement ne sont nécessaires au
cr chrétien pour etre sanctifié : il est né libre de tout cela,
e et, dans cette absolue liberté, il raít gratuitement ce quril
e faít 3. ~


ti Si j'avais a recommencer', dit-il plus tard, a pres que la
1. Ed. Irmisch. ll, 144. - 2. édit. Walch, IX, 1226. - :5. édit. d'Eisleben.


1, U. a. - Dollinger, m, b9, 105.




- 49S --
'dissolutioll morale du peuple évangélique amenée par sa
doctrine '1' eut jeté dalls le découragement et déchire de
remords et de regrets; ([ si j'avais a recommencer aujour-
'([ d'hui ma predicalion de l'Evangile, je m"'y prendrais d'autr.e
« ,maniere: je 'laisserais aupape la multitude du peuple, car
'« ces gens ne s'amendent .point avec l'Evangile, etne sa-
"c¡ vent qu'abuser de la liberte qu'il leur assure; mais je
([ precherais les consolations de "l'Evanglle aux ames "iimorées,
e découra~es, "h'oublées, humiliées't. »


L'Evangile, pour llii, c'est, il"ne faut pa's roublier, la doc-
"trine de la foi justifiante et de la, justice imptitalive, et c'est
ceUe doctrine qui procure la liberté.


11 est done bien évident quecette liberte spiritueHe, évan-
'gélique et chrétienne que pronait la Réforme, n' était alors
rien que l'affrauchissernent de 'la loi et des reuvres, en
vertu de eeUe doctrine de la {oi seule nécessaire, fondement
du nouvel Evangile.
M~¡js supposons que Lulher et ses amis aient entendu ré-


eHement par Fexpression liberté chrétienne la liberté de con-
science el le droit d'examen, e~ quin'est pas, selon nous;
'Supposons que ce qu'ils prechaient au peuple ait été réelle-
ment raholition de fautol'ité et la liberté en matiere reli-
'gieuse: on vient de voir "comment ce peuple comprenait ees
libel'tés, et ilest 'done bien 'clair q!1e la Réforme ne fut pas
un grand élan vers la liberté de la pensée.


Mais il existe de cela bien"d'autres preuves. La Réforme fut
'si peu, dalls le príncipe, un grand effort tenté pour le renver-
sement de l'autorité religieuse, que longtemps, jusqu'au mo-
ment ou fut lancée contre lui la bulle qui le condamnait,
Lutber ne cessa de protester de son entiere soumission a
I'Eglise et spéeialement a l'autorité du souverain pontife.
Dans la confession d' Augsbourg, bien des années apres


f. Wa)ch, XXII, 1034. - Doll. 1l1,~~8 ss.




- 196-


la ruptllre, on parlait de son respect pour l'Eglise, et
J'on était pret, tout pret, disait-on, a soumettre la doctrine
au jugement d'lln concile. ~nfin, bien plus longtemps apres
encore, des hornmes marquants, et des plus considérables
'dans le partí, se défendaient et ne pouvaient se faire a l'idée
d'etr'e, en effet, irrévocablement .séparés de l'anc~enne Eglise.


Luther était, au~ommencement, si éloigné de vouloir atta-
quer l'autorité du saínt -siége, que, dan s ses propositíons
écrites en 1017 sur les indulgences, iI s' en trouvait une
con(jue en ces termes: «Si quelqu'un nie la véritédes indul-
el gences du pape, ·qu' il soit anatheme J ! »


D:tns un écrit con(re Sylvestre de Priere, i1 reconnait que
la suprématie du P'ape est fondée sur les célebres paroles de
Jésus-Christ a saint Pierre: Tu es Pierre, etc., et sur ces
autres: País mes brebis. «Tout le monde con{esse, dit-íl,
el que l'autorité du pape vient de ces passages.]) -El la meme,
observo Bossuet, la meme, apres avoir dit que la foi de tOtIt
le monde se doit conformer a ceHe que professe l'Eglise ro-
maine, il eontinue en eette sorte :


el Je rends grace a Jésus-Christ de ce que, par un grand
el miracle qui suffit presque seul a montrer que notre foi est
« véritabIe, iI conserve sur la terre eeHe Eglise unique, de
e telle sorte qu'elle ne s'estjamais écartée de la vraie foi dans
aucun de ses décrets 2. »


«Daignez, écrivait-il au cardinal Cajetano, daignez rap-
e porter }'affaire au saint-pere; le ne demande qu'd écouter
el la voix de I'Eglise et la suivre 3. ])


el Cité a Rome, el formant son appel du pape mal informé


i. Prop. 17, t. 1. HH7. Witteb. Walch, XVlll, iotrotl. hist. p. 55.
2. Contra Prier. t. 1, 175, 1~8. - Walch, xvm, HH. Denn ¡eh danke


auch christo dass er drese eioige Kirche auf Erden so erhlllt dnrch eín gl'osses Mi-
rakel, welehes fast alleio heweiset dass UDser Glaube wahrhaft sey, dass sie nooh
in Keinem ihrer Decretenje vom wahren Glaubengewichen. etc.


5. Disp Lips. t. 1, f. 215.




- 197-


au pape mieux informé, iI ne laisse pas de dire que l'appeI-
lation, quant a lui, ne lui semble pas nécessaire, puisqu'il
demeul'ait toujOUl'S soumis au jugement du pape. Et d'ail-
leurs, ajoutait-il, «celte citation devant le pape était inu-
Cl tile contc,e un homme qui n' attendait que 'son jugement
(Jf:pour obéir l. »


Dans la suite (28 nov. HH8), appelant du pape au concile,.
il persiste toujours a dire «qu'il ne prétendáit ni douter de,
el la primauté et de l'autorité du saint-siége, ni ríen dire qlli
« fut contraire a la puissance du pape bien avisé et bien.
([ insh'uit :1. »


Cl En iD 19, iI écrit encore a Léon· Xqu'il ne prétendait en
aucnne fa<;on toucher a sapuissance ni a ceHe de l'Eglise,'l'o-
maine 3, el il s' obligeaita un silence éternel, comme JI avait.
toujours fait, pourvu qu'on imposat la rneme réserve a ses
auversaires. «Maintenant, tres-Saint-Pere, fen attes-te Dieu
({ et les hornmes,je n'aijamais voulu,je ne veux pas davaur
Cl tage aujourd'hui toucher ti l' Eglise romaine ni ti votl"e
({ ,,>ainle autorité. Je reconnais pleinement que ceHe Eglise
4 est au-dessus· de tout, qu'on ne lui peut' ríen préférer de
« ce-qui est au ciel et sur la (erre,. si ce n'est Jésus-Christ
([ notr,e Seigneur 4. :&


el Sur la rétractationa laquelleon le voulaít obliger, il répon-
dait: el Je ne vois pas a quoi serait bon mon désaveu, puis-
el qu'il ne s'agit pas de ce que j'ai dit, mais de ce que dira
4' l'Eglise, a laquelle je ne prétends pas répondre carnme ad-
~ v~rsaire, mais l' écouler comme un disciple 5. »


En H,20, l'année me-me de sa rupture, il écrivait encore


t. Ad. cardo Cajet. - 2. Apell. Luther. ad Conc. -llist. des Varo 1,25 ..
5. L. C. 1,57. - 4. Luther ad Leon. X, HH9. Quare, beatissime Pater,


prostratum me pedibus tore bt?atitudinis offero, cum omnibus qUID sum et habeo:
vivifica, occide, voca, revoca, approba, reproba, ut placuerit. Vocem tuam vo-
cem Christi in te prwsidentis el loquentis agnoscam. Si mortem mer?i, mori non
recusabo etc. V. al1ssi Wall.:h, t. XVIII. fndl'orl. hist. p. 54. -!S. Ad. ,arfl.
Cajet. t. 1. p. 216 ss.




- rt)g-,
a r empereur Charles-Quint «qu'il serait fusqu'a la múrf u~
ffils humble'et obéissant de I'Eglise cathoIíque, et promettait
« de se taire si ses, ennemis le lui permettaient l. D


« Il semblait alors, observe M. Micbelet, fort disposé a lais--
ser tout et a se soumettre. - el Si le cardinal Cajetano,
dit-illui-meme dalls ses conversations avec ses amis, e en
« eut usé a' mon égard avec plus de raison et de discrétion"
« s'il m'eut re"u lorsqu'a Augsbourg je tombai a ses pieds,
e les choses n'enseraient jamais venues OU elles en sont 2.D


Enfin définitivement condamné, le 18 jllin, par Léon X, il
oublia,ditBossllet, en meme'temps' toutes' ses soumissions,
comme si ce B: enssent été que de vains com pliments, 3 et, lais-
sant déborder son, ressentiment et sa eoU~re, eommeDCia des
lors contre le pape et toute l"Eglise catholiqoo ceUe guerre
haineuse el achal'née dont, malgré ses troubles de conscience
et ses remords" il- ne cessa de les poursuivre jusqu'il la fin
tIe sa vie.
. Enco,re une foís, Luther était, comme {-hé'ologien el, a ce
qu'il semble, meme comma' homme, un disputeur qui voulait
t()ujours avoir le dernier mote Mélanchthon le disait bien: il
était philonicum et eristicum. 11 en e"t beaucoup de tels par
le monde~ e'est par cel orgueil de diaJecticien et par la con-
tradiction qu'il fut successivement conduit a s'attaquer a tant
de choses, et finarement a l'autorité meme et an príncipe
d'autorité. Ainsi qu'ill'écl'ivait el a Léon X et a l'empereur
Charles-Quint, il se serait tu peut-etre, si ses adversaires le
lui avaient permis, s'ils ne l'avaient pas contredit4. D


1. Prot. Luth. a-d Caror. Y. - 2 Mem'. ~e Luth. - 5. BIst. del Varo 1, 24.
4. Lulher, a peu pres comme J. J. Rousseau dims soo genre, ne fut IIU début,


finsiste sur ceJa, qu'uo ergoteur, uo exagérateur paradoxal, qui, par esprit de-
sopbisme d'abord, el puis par entétement, a forcé lOllS les textes des saintes Écri-
tures interprétées par luí. Uoe fois cond~moé, la colere, la baine, la vengeance-
le rendirenl révolutioooaire el €Mmalisseur, áiosi qu'iI est arrivé a tant d'autrcS'
apres lui. C'est l'impressioo ,énérale qni reste de la lecture de ses écrits.




- f99-
11 VOUS voyez, cher lecteur, dit-il dans sa réponse a la troi::'


s-ieme proposition d'Eck touchant la suprématie du pape;
« que si je me monere fort dispuleur, c'est, non pas sur le
«fond de la chose elle-meme, mais sur les causes et l'origine
CI de la chuse. Car je ne nie point que le' pape de Rome ne
« soit, n' ait élé et ne doive continuer d' e.tre le premier: cela
.. n'est mis ni en discussion ni en questioll. If est mig en
« question seulement si les preuves qu'on en donne et les
« arguments sur lesquels on s' appuie sont valables l. •.


« Si je ne leur agrée pas sous le nom de chrétien, dit~il'a­
radresse de ses adversaires. «qu'ils me tiennent pour maho'-
(1 métan et me laissent, comme tel, soutenir mespropositions
c-contre eux, afin qu'ils voient et expérimentent au moins
« ainsi jusqu'a quei point ils sont capables de défendre leurs
«prmcipes» (c'est-a-direde luUercontre lui).


On le voit, il ne- s'agit encore pour lui que de discuter el
de se faife valoir comme dialecticien. Il ne craint meme pas-
d'avouer que dans la dispute il va souvent plus loin qu'il ne
Toudrait. u le ne puis nier, dit-il, que je ne sois beaucoup
o plus vif et emporté qu'il ne convient. l\Iais ils le savent
u (mes adversaires) et n'auraient pas do exciter le -ehien.
« hargneux :l. J)


(1 Toujours, jusql1'it présellt, disait-il encore- apr'es sa rup-
ture, (f toujOUI'S nous avons humblement offert au pape et
a aux é\'éques de recevoir d' eux la- consécration el l' autorité
ce spirituelle, el de les aider ti conserve,. ce dl'oit; ils IlOUS
~. ont toujours repoussés. S'il arrive un jour, pour la consé-:-
« cration sacerdotale, ce qui est arrivé pour les indulgences,
« a qul sera la faute? 3'»


i. Walch. XVIII, 934. - 2. Doeh kanll ieh nichtleugnen dass ieh viel bit-
ziger und J,eftiger hin als es seyn sollle, welches, da sie es wusten, so hrelten sie
den Hund nieht reizcn sollen. Walch, XIX, ~)90.


3. Cochl. p. 24~ exlrait ju de angul. missa. Lulh. opera latino VII. p. 2~6.
- l\lichelet, Mém. de Luther, 11,201. -




- 200-


11 est clail', d'apres cela, el que le pape étai~ plus altenlif
a la doctrine qu'a son autorité, et que Luther tfitait plus, lui,
a ses opinions personnelles qu'a la liberté.


Luther fut conduil a l'insoumission envers le pape ell'E-
glisecontre son propre dessein, par la seule maladresse d~
ses adversaires. Dans la préfacc de son opuscule fameux, la
Captivité de Babylone, il nous explique luÍ-meme fort hien
comment on le poussa, de pl'oche en proche, a s'attaquer a
l'autorité. "Apres cela, dit-il (apres la qucl'elle relative aux
indulgences), « Eck, Emser et leur bande vinrent m'entre-
« prendre sur la question de la suprématie du pape. Je dois
, ici reconnaitre, pour ne pas me montrer ingrat envers ces
" doctes personnages-, que la peine qu'ils se donnercnt u'a
(1 pas été perdue pour mon avancement 1, »


Sommé de comparaitre aRome, iI en appela du pape au
pape mieux informé, et, plus tard, au jugement d'un concile
générallibre el chrétien. JI y avail 310rs, chez luí, }' exagéra-
tion des príncipes soulevés aux conciles de Constance et de
Bale: c'était encore l'Eglise qu'il invoquait, ce n'était pas
encore le libre examen.


Rempli de lui-meme et de ses idées, bl~ssé dans son or-
gueil qui ne souffrait pas de contradiction, et pOllssé, dans


1. WaIch. XIX.
« Tels furent, observe MéIanchthon apres avoir rapporté les divers poillts


sur lesquels roulerent les débats du réformateur avec rezeJ , « tels furent les prin-
« cipes de ceHe controverse, dans Jal{uelle Luther, loin de sou p~onner, ou meme de
« rever un changement fulur dans la religion, et sans rejeter les indulgenccs, ne
« demandait que queIques amen,dements. - « Lulher, cependant, ajouta bientot
« aux e'lpIications de Sil doctrine sur la pénitence, ~ur la rémission des péchés,
« sur ]a foi et les induIgences, d'autres enseigD€ments surla distinction des lois di-
« vines et des lois humaines, sur l'usage de la sainte Cene el des autres sacremenls,
« el enfin sur les vreux. TeIs furent les points les plus contestés. Quant a la (IlIes-
« tion du pouvoir de l'Eveque de Rome, ce fut Jean Eck qui l'agita le premier,
« sans autre motif que d'elciter contre Luther la haine du pontife et des reis. »
(lJrécis de la vie de Luther, par Mélanchthon, trad. par Maedel') v. aU5si RoUeck et
lfichelet •.




- 201 -4


la controverse, enfin, de relranchement en relranchement,
l..uther, pOUf. soutenir ses premiel'es erreurs, fut amené, de
degré en degré, par la force de la Iogique, a tout attaquer,
meme ce qu'il respectait et eut vouIu conservero


Oil y a-t-il, dans ce chef et promoteur de la Réforme et dans
ses mobiles appréciables, un Índice seulement d'un dessein
arreté, d'une pensée quelconque d'insurrection, de la moin-
dre tendance a secouer le joug de l'autorité? 11 Y a de l' ente·
tement, d~ l'orgueil; iI Y en eut plus encore apres la con-
damnation; et alors aussi de la colere, de la haine allemande, [
el le désir de la vengeance se manifestant 'par tous les müyens
que l'audace et l'esprit de dénigrement, de destruction et "de
l'ébeUion meltaient au service d'un homme indomptable,
pret a tout, et que d'ailleurs on excitait sous main.


Luther était fataliste ; il niait le libre arbitre et la possj-
bilité pour l'homme de fai('e, meme avec la gr'ace divine,
quoi que ce soit de hon : comment eut-il pu songer a l' éman-
cipation de la pensée humaine, a la liberté?


Nous avons déja vu ci-dessus quelles étaient, a l' égard de
'l'autorité du pape et de l'Eglise, les dispositions de Mélanch-
tbon, dans le temps encore de la diete d' Augshourg, en '1 D50,
dix ans apres la rupture, et avons lu ces paroles si· res-
pectueuses et si soumises qu'il adressait alors au légat du
saint-siége:


«Nous respectons et vénél'ons l'autortté du pontife de
« Rome, ainsi que tou1.e la constitution de l'EgIise, pourvll
« que le pape ne nous l'epous~e point, etc. 2. ])


t « Les Allemands, dit Heine, sont plus rancuniers que les peuples d'origine
romane. - «( Nous autres allemands, nous déteslons radicalement et d'une
maniere durable. Nous halssons jusqu'au dernier soupir. » (De l'Allemagne )


Sdon lui, Heine, cette disposition tienl a ce qu'ils sont idéalistes jusque dans
la lJaine : mais il se trompe je crois en cela. A ce que j'ai pu remarquer souvent,
vivant avec en!" cela-1ient bien plutót a ce qu'ils sont gonflés d'prgueil.


2. Bretlschn. Corp. Reform. - Camerar. de vita Ph. if'Ielanchthonis narT.
Ha lre , 1777, 123. - Doll. j, 372.




- fO!-
«L'Eglise a besoin, dit-Íl ailleurs, de cond'ucteurs puur'


«" maintenir I'ordre, pour avoir l'reil sur ceux qui sont ap~
« pelés au minisU~re eeclésiastique, de sorte que, s'il n'y'
~- avait point d' évéques, il faudrait en {aire. La monarchie'
f: du pape serait aussi d'un tres-grand secours pOllr conser-
« ver entre plusieurs nations l'uniformité dans la doctrinc~
« Aínsi 1 ton s'accorderait {acilernent sur la supériorité- da
«pape, si I'on était d'accord sur tout le reste l. ¡,


Ce reste, c'était SUl'tout la doctrine luthérienne de la jns-
tification.
~Iais- voiei d'e la méme année, dans un acte authentique et


solennel, dans la préface meme de la Con{ession d' AugsboU1'g'
adressée a Charles-Quint, une déclaration bien autrement
importante de tout le corps aes principaux réformateurs :-


« Yotre l\'IaJesté impériale a déclaré qu'elle ne pouvaít rien"
« d'éeider dans eeHe affaire, O" il s'agissait de la religion;
« mais qu'elle interviendrait aupres du pape pour procurer
« l'assemblée dll concile universel. Elle réitéra, I'an passé~
« la méme décláration, dans la derniere diete de Spil'e, et a
« raíl voir qu~ elle pel'sistait da~s la resolution de procurer
« ceHe assembléedu concite général; ajoutant que les affaires
« qu'elle avaít avec le pape étant tel'minées, elle croyait qu'il
« pOll'rrait aisement etre porté a réunir un concile général.
(1 - « Si les aflaires de la religion ne peuvent etre accomo-
« dées a l'amiable avec nos parties, nOllS offrons, en toute
• obeissance, a Votre l\Iajesté impériale, de comparaitre et
« de plaider notre cause devant un lel concile général libre et
« chrétien .:1 o


lis reconnaissaient donc l'autorité d'un tel concile, puis-
qu'ils s'engageaient, a y comparaitre, a s'y justifier et a s'y
soumettre 3.


1. Resp. ad BeZ. - 2. Prmfat. Confeso Aug. Conc. p. 8. 9. - Bist.
des ,rar-iat. ,IlI, 62.


3. « A Augsbourg, il avait été présenté plusieurs confessions qui, sur l'article




- 20:) --
Evidemment, ee ne sont pas la des marques dl"un LÍeu


grand élan vers l'afJi'anehissement de la pensée, et a eeue'
époql1e du moins encore, dix ans apres la rupture, iI n'y
avait pas d'insu'rrection bi-en arrétée' contre l"autorité spi-
rituelle.


u tes peupIes, oDserve Bossuet, croyaient encure suivre
rautorité de l'Eglise catholique et meme ceIle de I'Egtise
romaine, dont la vénération était profondément imprimée
daos les esprits l •• ,


Meme quatre ans plus tard, en 1534, dnns }' épitre dédi-
catoire d'un ouvrage écrit conlre l' éveque d' Avranches, Bu-
cer assure «que les partisans de la Confession d' Augsbourg:
« n"avaient nuUement entendu se soustraire a l'autol'ité de
CI r"Eglise; qu'ils étaient préts a se sournettre au jugement de
«( I'Eglise et d'e ses chefs, el a condamner tout ce qui, dans
uleur doctrine el dans leur culte, ne serait pas trouvé conforme
CI a l'"enseignement des saints pereH. " Nos, ut et antea tes-
tati sumus, Ecclesi:e Christi, el quicumque hanc represen-
tare, ejusque nomini agere, vel secundum pontificias Ieges,
possunt. nostra omnia et nos ipsos subjicimus et addicimus
judicandos, corrigendos et, si videbitur, tollendos. - Quid-
quid Ín noslris tam dogmatibus quam ritibus fuerit, quod
Don depromptum sit ex ipsis divinis littel'is, el his eo sensu
intellectis quem Sanctorum Patrum probat auctoritas, id'
jam nobis omne damnatum ahnegatum, ex~ecrationique de-
votum esto 2.


de la iustificatioo, élaicnt pleir&e6 de contradictions ;." maje Mélanchthon n'était
pas disposé A exposer la nouvelle doctrine en son enliel'. n sentait qu'expliquer
a'iusi le slsteme luthérien c'était couper court ti tout rapprochement et rendre
impollible une réconciliation entre le8 protestants et l'ancienne Eglise. JU5-
qu'alors il ne s'était pas encore familiarisé 3vec l'idée d'opérer nn schisme sanso
retour et d'édifier une église nouvelle entiercmellt distincte de l'ancienne. La
confession devait atre, dans son sens, une formule d'union, mais non U11 docu"
ment d'e sépal'ation.) - Die Reformat. etc.


i, Hist. des Variat. 111, 60.
2. Defenst<o aav. axiom, Cath. id eM crim. R. P. Rob~rti epilc . .4brincencis;.


Argent. t~3 •• - E)ie RefoJmat. etc. 11, 58.




- 204-


Admettons, si 1'0n veut, que ces assurances de respect et
de soumission manquaient de sincérité, ce qui serait peu ho-
norable pour leurs auteurs et ne peut guerese concevoir de
plQsieurs d'entre elles, tant de protestations si vives prou-
veraient que les l'éformateurs avaient, meme en 1554, des
ménagements a garder, et que, bien loin qu'il y eut un
grand élan d' émancipation, les chefs dl.l schisme étaient
fOl'cés de nier, de cacher au moins encore soigneusement
aux yeux du public une intention de Ieur part de rompre avec
l'autorité de l'Eglise. • .


l\Iais non, des déclarations et des aveux fort postérieUl's
a 1554 montrent, a n'en pouvoir douter, que longtemps,
bien des années apres le schisme accompli, de nombreuses
personnes et des plus considérables, meme parmi les réfor-
mateurs, croyaient toujOUI'S a la possibilité d'Ull rapproche-
ment, et rejetaient loin toute pensée d'une rupture définitive.


« Il est beaucoup de personnes, écrivait le théologien Bil-
likan a l' électeur Philippe de lIesse, 4 qui ne crojent point
que la Confession d' Augsbourg soit contraire a l'Eglise et a
la tradition des apótres J.})


« Un fait parfaitement établi, observe a ce sujet M. Dollin-
ger, c'est qu'un grand nombre d'individus qui prirent part
a la Réforme, de ceux memes qui moururent dans le sein de
la so cié té protestante, ne purent jamais se familiariser avec
l'idée d'un schisme irrévocable et de l'établissemellt d'une
Église nouvelle opposée a l'Église J'omaine. lis avaient évi-
demment la persuasion que la rupture opérée dans l'unité de
I'Egli:e ne serait qu'une interruption pássagere, et q,:!'ils
n'avaient point cessé, pour cela, d'eh'e membres de l'Eglise
viI ils étnient nés et avaient re~u le bapleme. n n' était pas
jusqu'a Sabinus 2, g~ndre de l\Iélanchlhon, qui, dan s son


L Neuburgi.che akten. Fasc. n. 20. B. -Arch. Handsch. -:"'" polI. I! ~.~~.
2. V. Tceppen, Die Gründung der Universilat Krenigsberg und.das Leben des


ersten Rektor Sabinus, p. 502. « Liberos meos omncs simul hortor et oro, ut
ante omnia revel'canlur Deum el religíonclll quam hille nosh'ae ~de~iaI!Ulllcatho-




- 20~-


tt$tament, encore en '1066, ne recommand:1t a ses enfants
de rester fideles a la rcligion catholiquc. Et en se Eervant de
l' expression catholique, Sabinus entendait, non pas désigner
l'ensemble des communes luthériennes, maís exprimer la
conviction ou il était que, nonobstant une division, selon lui
momentanée, la société luthérienne de la Prusse ri'en était
pas moins une partíe intégrante de l'Eglise catholique, apos-
tolique et romaine. Enfin Joachim Camerarius lui-meme,
qui d' ordinaire était, en matiere religieuse, si parfaitement
d'accord avec Mélanchthon, Camerarius ne parvint jamais a
s'avouer sa séparation d'avec l'Eglise ou il avaít re"u la víe
de l'ame en meme temps quecelle du corps; et il ne man-
quaitaucune occasion de persuader a ses amis, el sans doute
aussi de se persuader, a lui-meme d'abord, qu'íl était et avait
toujours été en communion avec l'ancienne Eglise, qu'il
n'existait point de schisme, el que les protestants n'avaient
réellement jamais cessé de faire partíe de la société reIigieuse
a laquelle appartenaient leurs adversaÍres l. J>


Guy Amerpach, qui, pour rentrer dans le giron de I'EgIise,
venait de renoncer a sa chaire de profess.eur a runivel'sité
de Wittenberg, ayant, a ceUe occasion';'écrit a ce savant,
Camerarius lui répond : . "" ",


ce Que me parlez-vous de deux Eglises, de la vótrc et de
Ct la mienne? JI n' est qu'une seu le Eglise chrétienne, et
« c'est celle OU j'ai vu le jour, OU j'aí re"u le bapteme, ou je
« n'ai cessé de vivre, et dans laquelle je prie Dieu constam-
« ment qu'il me fasse persévérer jusqu'a 1110n dernier soupir2 ."
Jica Ecc1esia Chriªti profitetur, constanter et pie colant, etc. - Die Reformation,
etc. l. ams.


1. Die Reformation, etc. 1, D6ñ.
2. iJ:liegii monumenta pietatis et litterar. 11, 49. Ego unum esse et semper


fore cretnm christianum, qure est ecclesia ehristi, neque distrahi hane in partes
posse sentio. In hac sum procrea\us parentihus, ut spero, piis. In hant sum dila-
tus ad lavacrum -riís t:vw8ev 'l~véO'sws. In hac post'c!a vixi semper. - Quid igitllr est,
quod de vestro aut nostro cootu narras? Ego hoc Christum oro quotidie, ne sinat
me exrdere Ecclesia tua, sed in hac ipsa ut quacumque conditione, etiam infima
me retineat •




....::. 200 ~
,. 11 ·'Si un hornme aussi éminent que ~amerarius, obser\'~
l'historien allemand, a ,pu,eneore 'en HS48, se laisser a ce
.point aveugler sur la nature et la portée de la ,prélendue ré-
forme, malgré les éerits eL les aveux. les "plus ex:plieites de ses
'3:uleuf'S, qu'on juge daDs quell,e illusiongrossiere ont pu
v.ivre, a ce sujet, des milliers d'individus qui ne joignaient
pas, eomme Camerarius, une haute intelligenee au savoir I ?"


Pour en revenir au droit d'examen, a l'affranehissement de
'la pensée, 'íl est done ·sorti ,de la 'Réforme sans qu' elle 'le
désirat ni le voulut, a son insu, contre sa volonté meme for-
melle: ear, non seulement elle ne l'a jamais reconnu, elle
'lui a résisté de ,toutes ses forc~s eti'a ,eombattu tant q~'el,le
a :pu. Quant a Luther, eaparticulier, il est par trop visible
qu'il n'entra jamais sérieusement dans ses vues de faire du
'libre examen un .prineipe général ; et lorsqu'on lui demandait,
{)ans la eontroverse, sur quoi done il.fondaitson QPposltion


·i. Die Re(ormation, etc. J, '~66.
11 Y eut d'ai1leurs, longtemlls, au scin de bien des coirimuncs protestantisées


de l'Allemagne, un c€rtain nombee d'individus qui, insensibles al1X promesscs
'et aux vanteries de la Réforme, disaiflot qu'avant de prendre un parti pour ou
contre elle et de choisir entre les sectes, ils voulaient altendre qu'elles eussent été
jugées par un concile général, etq~i, pour ccUe raisón, étaient appelés expeétarits.
On pent se faire une idée, d'apres "avis sllivant'publié en H541 par le prédicllllt
Güttel dans la ville saxonne d'Eisleben, de tout ce qu'on se permitpt'udesfaire
p.ntrer de force au nouveau bercail, et de toute la résistance qu'on y éprouva :


«'Le meme jour, dan s l'enceittte ducimeticre, 011 étaient réunies plusieurs
'miUiers de personnes., on a fuit savoir'au public évaflgélique, et le dima'nchesuÍ-
vant, dans l'église paroissiale de Saint-André, on lui a fait signifier de rechef du
haut de la chaire par moi prédicateur, qu'il est rait défense a nos fideles,de tout
1ge, de tout sexe et de toutecondition de s'unir ni dldl'ayer avec ce qu'on ap-
pelle les expectants, attendu que si, depuis vingt-neuf ans, on a patienté avee les
faibles et les gens A.gés, paree qu'ils avaient une longue'habitude des grimacesct
des fourberies du papisme, il n'est plus aujourd'hui personne qui n'ait pu acqué-
rir nneconnaissance suffisante de la Parole divine, Mais, puisqu'il estarrivé, malgré
"cela, que de certaines personnes veulent encore continuer de douter, et attendre
,le pape et le concile jusqu'dleur derniersoupir, qu'el1es cessent enfin d'etrepour
'nous des chrétiens, des peres, ,des meres, ,des freres ou dessreurs, et que, comme
'llesimpies et ,des blasphémateurs, elles soient privées de la sépu aure religieuse! »
L. c. J, 568, Strobel, Neue Beitr, ~, Litt, n, 549 et s,




- 20~-
"3U pape et son -droit de -substituer ses propres doctrines i
ceHes de l'Eglise, iI ne savait que dire, et se contentait d'or.;..
dinaire de répondre par des inj ures.


Si plus tard le droit d'examen sortit de la Réformoe, comme
lID fruit sort de son germe, iI en fut de ceja comme de bien
d'autres résultats de ses innovations qu'elle ne désirait ni
ne voulait, et auxquels, danf!sa courte vue, elle était loin de
s'aftendre. Luther avait si pen la pensée -de se poser en
champion de ceHe liberté dont on se plait a lui faire honneur~
qu'une fois éclose, malgré lui nous le répétons, il s'en dé-
clara l'adversaire et ne cessa de la poursuivre de ses do-
léances, de ses récriminations, et meme de ses accusations
aupres du pouvoir civil, auquel, en désespoir de cause, n'en
pouvant rester maitre lui seul, il v01:111:1t fiI}alement qu'elle
fut assujettie.


Ce que se proposait la Réforrne, ce n'était pas la libert~
c' ét{lÍt la dornination. Il ne dépendit pas des réforrnafeurs
de rétablir a leur profit le principe d'autorité avec toutes ses


_ conséquences; et s'ils ne -le rétablirent point en fait. ce ne
fut pas, on le peut croire, la honne volonté, mais le pouvoir
qui leur manqua. Le libre examen est sorti de la Réforme,
comme il serait sorri de toule autre hérésie triomphante. n
est clair que le droit d' examen sort et doil sortir de l'hérésie~
de meme que la souveraineté du peuple, le droit d'insurrec-
tion et l'esprit révolutionnaire découlent naturellement, dans
la société civile, de l'usurpation de l'autorité. Des lor8 qu'un
novateur a imaginé et veut propager une doctrine nouvelle;
il faut bien qu'il invoque la liherté de conscience et le
droit d'exarnen. Ce principe est le corollaire de l'hérésie,
cornme l'hérésie l'est du droit d'examen; et Luther, ainsi que
tous les hérésiarques ses prédécesseurs, dut l'invoquer, au
moins pour le besoin de sa cause. (:a nous est bien prouvé-: il ne
le proclama nullement avec le projet de le faire prévaloir. Pour
ce qui est des populations, elles n'y songeaient meme point.




- 208-


Rien ne monlre, il nous semble, dans l'histoire, que telle ait
été la préocupation des esprits au moment de la Réforme ; a
nofre avis, tout atteste le contraire. Que toute autre hérésie
se fut maintenue contre l'autorité religieuse, le droitd'exa-
men en découlait tout aussi naturellement; car, encore une
foís, iI est le principe meme et la 'conséquence de l'hérésie.
Maig que la Réforme eut entierement vaincu; qu'elle eut,
avant ses divisions intestines, accompli la ruine entiere de
rédifice catholique, du luthéranisme tout a fait dominant ne
serait jamais sortie la liberté de conscience : iI en serait sortí
un despotisme religieux a coté duquel eut pali celui de I'an-
denne Eglise.


La révolution religieuse du XVI~ siecle ne fut pas plus un
grand élan de l'esprit humain vers l'émancipation de la pen-
sée, que notre révolulion de 1848 ne fut, en France, un
grand élan vers la libflrté civile et poli tique. L'insurrection
triomphante parla de liberté, sans aucnn doute, el en fit
parler, comme aussi firent les réformateurs protestants. Mais
y eut-il quelque part élan dans ce sens? Pas le moins du .
monde. L'une et l'autre révolution furent, dans l~ faít, une
grande duperie, et, comme on l'a dit de la derniere, une
mystification, une surprise; elles ne furent rien de plus. Le
monde chrétien - et sous ce nom nous voulons 3v3nt' tout
considérer la partie intelligente, les lettrés, les savants, les
théologiens, les jurisconsultes, etc. - le monde chrétien ne
songeait pas plus a secouer le jOllg de I'autorité spirituelle et
notarnrnent du pape et des conciles, que la nation fl'an'iaise,
dans son irnmense majoríté et sa partie éc1airée, honnete
et influente, n'avait la pensée, d'abord en 1850, d'expulser
le roi Charles X, et quelques années apres, au 24 février,
de renverser Louis-Philippe et le trone de Juillet.


On se plaignait aussi des abus de ce dernier gouvernement,
de sa corruption, de la vénalité de ses agents etc. etc; mais
ce qu' on désirait, a tOl't ou a raison, et ce qu' on vouIait, et




- 209-


le fameux banquet des dupes qui préeéda la révolution en
fait foi, c'était un changement de ministres, une réalisation
plus franehe et plus entiere, disait-on, du programme de
Juillet. On aurait toujours joué le meme air, mais S'Ur un
autre ton.


Et il en fut ainsi dans le commencement de la révolution
religieuse. CeHe-ei, comme l'autre, fut enlreprise sous le pré-
texte d'une réforme; le nom qui lui est demeuré déja le
prouve : et ee fut par ce leurre éternel et toujours le meme,
que, dans l'un et l'autre cas, le renversement s'accomplit, a
la grande stupéfaetion de tous et prineipalef!1ent de la popula-
tion paisible, qui ne s'y attendait aucunement. n existe entre
les deux evénements, entre tous les événements de ce genre,
une analogie remarquable. Est-ce a nous de dire qu'il ne faut
pas,dans ces gral1ds faÍts, juger de 1'0rigine par le résultat?


Rien ne fut plus misérable et plus honteux que la chute
de la monarchie constitutionneIle en France, renversée litté-
ralement, dans un coup de main, par une poignée d'éeervelés.
Et quel retentissement, et queIles conséquences, cependant!
La ~rance, du jour au lendemain, rejetée dans l'anarchie et
l'ineonnu; plusieurs souverains en. fuite ou pres de fuir; tous
les tr~nes chancelants, tous les Etats agités; ~rojs ch~ngements
de gouvernement, en France, en quatre ans; l' AlIemagrie,
l'TtaJie froublées jusque dans leurs fondements; la d~magogie
déchainée el pendant quelque tem ps maltresse partout; enfin
I'Europe enliere ébranlée et plus que jamais engagée dan s la
voie des révolutions : ces événements le cedent-ils dans leurs
eflets a quelqu'autre événement que ce soit?


U"




~HAPITRE V


e C' es! la disposition de notre temps, meme parmi les gens
d'esprit, observe M. Guizot, de faire peu de cas de }'action
des hommes, et de ne voir dans les grands événements que
l' erret de causes générales qui en reglent le cours, sans que
les individus dont les noms s'y melent, y soient rien de plus
que desnageurs emportés par le torrent, soit qu'ils s'y livrent,
soít qu"ils essaient d'y résister. - «Une expérience intelli-
gente dément ceUe fausse appréciation des torces qui prési:"
dent aux destinées des peuples etc. l ••


D'autres hommes éminents, le célebre anglais Fox, le
général Lafayette, avaient aussi de leur cóté fait la meme re-
marque. Elle estjuste, sans doute. Mais;dansson appréciation
des causes de la réforme protestante, M. Guizot ne se trou-
vait-il pas lui-meme aussi dans ceUe disposition que son
expérience, acquise depuis, lui fait reprocher a la nouvelle
école historique?


el Quand on a cherché, disait-il ailleurs, el queIles ca~lses


i. Guilot, Mém." t. 11, ch. XII.


;




- !il -
avaient déterminé ce grand événement, (la révolution. reli-
gieuse,) les adversaires de la Réforme l' ont imputé a des acci ...
dents, a des malheurs dans le cours de la civilisation, a ce
que, par exemple, la vente des indulgences avait été confiée
aux Dominicains, ce qui avait rendu les Augustins jaloux :
Luther était un Augustin, done e' était la le motif déterminant
d~la Réforme. D'autres I'ont attrihué a l'ambition des sou-
verains, a Ieur rivalité ave e le pouvoir ecclésiastique, a I'a-
vidité des nobles lalques, qui voulaient s'emparer des biens
de l'Eglise. On a ainsi voulu expliquer la révolution relig~euse
uniquement p.ar le mauvais coté des hommes et des affaires
humaines, par les intérets privés, les passions personnelles.


C[ D'un autre coté, les partisans, les amis de la Réforme,
ont essayé de l' expliquer par le seul besoin de réformer, en
effet, les abus existants dans I'Eglise; ils l' ont présentée
comme un redressement des griefs religieux, comme une
tentative con«;ue et exécutée dans le seul dess,ein de recons-


,Jituer une Eglise pure, I'Eglise primitive. Ni )'une ni l'autre
de ces explications ne me parait fondée. La seconde a plus
de vérité que la premiere; au moins elle est plus grande,
plus en rapport avec l'étendue et l'importance de l'événe-
ment; cependant,je ne la crois pas exacte non plus. A ruon
avis, la Réforme n'a été ni un acCident, le résulfat de quelque
gliand hasard, de quelque intéret personnel, ni une simple
vue d'améIioration religieuse, le fruit d'une utopie d'humanité
et de vérité. Elle a eu une cause plus puissante que tout


. cela, et qui domine toutes les causes particulieres. Elle a été
un grand élan de liberté de l' esprit humain l.»
", On-le voit, M. Guizot était bien dans ceUe disposition qu'il
vicnt lui -meme de signaler et de reprocher aux historiens
de notre temps : il ne voulait rien accorder aux faits parti-
culiers, aux influences individuelles: ni a ceUe querelle de


1. Bist. ci~la Civtlis. en Europe, Ue Le~on.




- ~t2-
moines, ni .a la Couge, a l'emportement, a l'orgueil, a la
haine implacable du chef censuré de celte Réforme, ni a
l'ambition des princes, ni a la cupidité des nobles, ni meme
a ce besoin et a ce désir général de réforme dalls la discipline
de l'Egtise que tous les historiens et les contemporains nous
donnent, cependant, pour les causes premieres et les auxi-
liaires incontestables de la révolution religieuse. Comme si
les causes les plus mesquines ne pouvaient quelquefois ame-
ner les plus graves complicft~ions, il luí fallait une cause gé-
nérale en rapport avec l' événement l.


Nous croyons pouvoir montrer que dans son refus de re-
connaitre comme causes de la réforme protestante les faits
particuliers ordinairement admis comme telles, l'illustre
écrivain n'était pas ,plus dans·le vrai que dans ce qu'il affirme
de la cause générale de celte révolution religieuse.


Il est bien étahli, d'abord, que l'Eglise, au moment de
l'explosion de cette révolution, jouissait d'une paix profonde,
mais continuait, en Allemagne principalement, a etre.affligée
des abus qui, depuís tant d' années, avaient .éveillé la sollici-
tude,. excité les doléances, et provoqué le zete pieux des plus
grands prélats et des plus saints personnages, de tont ce
qu'il y avait de marquant par le savoir, le talent, la piété
dans le seín et h,ors du sein d-e I'Eglise ; secondement, que,
par suite du réveil des études, l'Europe en général, et }' AIIe-
magne peut-etre alorssurtout, comptaient un grand nombre
deleUrés distingués, tels que Wimpheling, Reuchlin, Erasme,
qui, sans s' attaquer au caractere sacré des personnes, ne man-
quaient pas une occasion de déverser sur le clergé et jl1sque


i. « Les plus grands événements, observe Fénélon, sont souvent causé s par les
causes les plus mépri~ables. » (Lettre. sur le, occup. de f.Académie.)


« Les plus grandes affaires, dit aussi Hume, dépendent quelquefois des inci-
dents les plus frivoles.» (Hi.t. d'Anglet. t054.)


« Si le nez de Cléopatre eut été pllls court, dit a son tour Pascal, toute la face
de la terre eut été changée.» (Pen.ées.)




- 2t3-


sur la cour de Rome, le sarcasme, les plaisanteries, quelquefois
les traits acérés de la critique la plus mordante, et produisaient
ainsi le mauvais efTet, iinon de discrédit~r l'Eglise et son
autorité, au moins de dimin uer le respect qu' on avait coutume
de porter a ses membres et a elle-meme.


u Ce fut Erasme, qui, par la forme autant que par le fond
de ses écrits, ouvrit, san s le vouloir, la voie a la Réforme.
11 excellait tellement a poursuivre par le sarcasme elle ridí-
cule les supersfitions et les abus ecclésiastiques, qu'en frap-
pant ces "derniers, il ne manquait jamais d'atteindre du
meme coup l'usage légitime lui-meme.


« Satisfait de la haute et universelle considération que lui
témoignaient le public, les princes, les rois, les cardiríaux et
meme les papes; abusé, d'autre part, par le calme et l'appa-
rente sécurité de l'Eglise, il était aussi loin de penser a une
révolution eta l'imminencc d'un grand schisme, qu'un homme
qui n'aurait jamais vu la mer que dans un calme parfait, se-
rait éloigné de se la représenter sur le point d' etre boulever-
sée par la tempete. 11 usait d7 aillettrs de la liberté qtt'on
avait généralement, avant la Ré{orme, d'attaquer les-abus
ecclésiastiques, sans s'inquiéter de l~effet que sa critique",
tantót grave, tantót moqueuse, pourrait produire dans l'esprit
de la jeunesse. Plus tard, il est vrai, quand la semence qu'il
avait répandue eut germé de" toutes part~, et qu'il vit le
schisme se propager avec une rapidité qu'il aurait a peine
crue possible, il en fut effrayé et s'arreta tout court dan s la
voie qu'il suivait, retirant directement ou d'une- maniere dé--
tournéeplusieurs de ses anciennes assertions contre le clergé,
en adoucissant ou en expliquant quelques autres, et soute ..
nant qu'on ne pouvait pas san s injustice lui imputer ce que
dans un temps de profonde paix, et ~vec une entiere soumis ..
sion envers fautorité spiritttelle, il avait écrit contre le scan-
dale, les ahus, et ce dont des hommes .animés de sentiments




-!u-
opposés se faisaient maintenant des armes pour attaquer
]' Eglise l. »


Ce qui nJest pa~ moins établi, c~est que, sur ces entre-
faites, et {Iour subvenir aux frais de construction de.la basi-
liql1ede.Saint-Pierre de Rome, une distribution d'indulgences
fut ordonnée par Léon X; 2 que ce faít mit en sdme le moine
augustin de Witlenberg ; que ce moine, poussé par son Ordre,
attaqua rabus qui chez quelques individus avait changé une
faveur en trafic, et successivement plusieurs autres abus;
qu'une discussion s'ensuivit entre les théologiens et, ce moine
et dégénéra,hientót en querelle; que, condamné en juin 1020
par le pape Léon X, Luther leva l' étendard de la révolte, in-
venta et precha une doctrine nouvelle, fonda un nouveau culte,
et que les grandes et principales questions qui furent agitées a
ce sujet et qui occuperent l'attention de toute la société chré-
tienne, celles des indulgences, des sacrements, de la messe,
du péché originel, du bapteme, du libre arbitre, de la justi-
fication et beaucoup d'autres, ce fut lui, Luther, qui les
suscita, lui ou les réformateurs qui plus tard rompirentavec
luí ;,.~ue ces discussions et le mouvement qu'elles produi-
sirenl devinrent en définitive ce qu'on appelle la Réforme;
que Luther en fut tout d'abord reconnu le chef et en général
l' est encore; et qu' on ne peut donc enfin nier que ,ceUe


1. Dollinger, Die Reformation, etc. J, 1-5.
Cela montre avec quelle réserve les honn~te8 gens doivent attaquer les abuso


Une excroissance qui étend ses rª"ages jusqne dans le voisinage des gros vaisseallX
ou de quelqu'autre organe important, demande ou a etre entierement respectée,
ou a n'elre traitée qu'avec circonspection et prud€nce.
~. ( II n'est point de chrétien, dit Voltaire a ce ~ujet, qui n'eut du contribuer a


élevllr cette merveille de la métropole de l'Europe. Mais l'argent destiné aux ou-
vrages publics ne s'arrache jamais que par force et par adresse.» (Esa. sur .les
fflreurs.)


Cela est vrai en tous pays, mais par-ticulieremcnt en Allemaglle. C'esttoujours
une grande affaire de lirer de l'argent desAllemands. Leur Grethe 1'a dit : « Il fant
c¡ue l'Allemand airo. bien pour qu'il donni.~ .




- iH>-


grande révolutiOl1 n'aiteu, enmme le dit Léon X, pour point
de départ et origine une simple querelle de moines.


La disposition des espriLg, scandalisés par les ahus tou-
jours subsistants dans l'Eglise, et le publie préparé par les
doléanees memes des membres les plus éminents de eeUe
Eglise il bien aecueillir toute tentative de réforme : voilil bien
un premier faít, dans la révolution religieuse du XVle sieeIe.


Le souvenir encare tout réoent des conciles de Constance
et de Bale et de ce qui s'y traita concernant l'autorité, -
un deuxieme faif ..


La part principale que possédaient encare les éveques
d' AIIemagne dans l'administration et le gouvernement des
grandes villes diocésaines et impériales, les eonflits qui en
résultaient souvent entre ces prélats el les magistrats civils,
jaloux de cette immixtion du c1ergé dans les affaires muni-
cipales: immixtio.n autrefois un bienfait, alors jugée inutile
ef peut-etre d,evenue abusive, - troisieme faít.


L'habítude, introduite dans les rnonasteres et dans les
universités nouvellement établies, de disputer publiquement
sur des theses d'Ecriture sainte et de théologie, et l'intéret
singulier que prenaient alors a ces déhats solennels les ptjp-
ces, les nobles, les savants, les bourgeois meme:, - qua-
trieme fait. ,"


Luther altirant l'attentir:>n publique par sa querelle avec
les Dominicains au sujet des indulgences, el le meme Lu-
ther, secretement excité, soutenu et protégé par l'électeur
de Saxe dont iI avait embrassé quelques opinions 1, enga-
geant une polémique bientót irritante avec les théologiens
orthodoxes, captivant les esprits par sa verve populaire, et


1. M. Michelet, dans ses Mémoires de Luther, nie celte complicité de l'élec-
tcur de Saxe; mais.alle se montre avec évidence dans la réponse hypocrite de
ce prioce a une ,lettre que lui avait adressée le roi Henri VIII ay sujet des héré-
sies du prétendu réformateur. Voir cette réponse daos le tema XIX des a!U vr~s
de Luther, éd. Walch, 419.




-- ,.: ,


- f16-
obtenant d'abord l'assentiment· et le concours des Iettrés,"
des savants et de la je,unesse des écoles, - cinquieme faite '


Luther condamné par Léon X, et, des ce momen!, sa
haineimplacable 'contre la papauléet toute l'ancienne Eg,tise,
sa soif de vengeance, puis, a la vue de son sucees inespéré,
50n orgueil brutal et son ambition de fonder une Eglise oou-
velle, - sixieme faíl.


Les vues intéressées, cupides et non moins ambitieuses
des prinees et des nobles, dan s la protection efficace qu'ils
accorderent a ceUe réforme, - septieme faite .


La sympathie que Luther obtinl généralement aussi par ce
nom magiqued'Evangile qu'il eut l'astucieuse habileté de
donner a sa doctrine, - huitieme faite


Enfin la voglle qu'il procura surtout a son entreprise par
la doctrine de la justification sans les reuvres, si commode
aux incli'nations charnelles de la multitude, et en meme temps
par ses preches démagQgiques et ceux de ses auxiliaires,
- neuvieme faite


Et voila neuf ordres de faits qui, eomme il se montre dans
tous les écrits de l'époque, ont les uns plus, les autres moms,
mais tous pourune part eonsidérable, contribué soit a l'ex-
plosion, soit au sueees de la Réforme, et penvent done a
juste titre en etre considéréi comme les vraies et principa-
les causes.


RapPQrtons quelques témoignages a l'appui de ce qui est
contesté. Nous ne dirons rien des indulgences; il est ~rop
connu que ce fut en e~et la le point de départ de la révolte.


De déplorahles abus existaient dans la discipline ecclésias-
tique, de grands désordres dans les mreurs des personnes;
el depuis longtemps la réforme en était demandée, non par
les ennemis de l'Eglise, mais par ses saints, .ses prélats, ses
docteurs, ses enCants les plus dignes et les plus dévoués. CeUe
réforme était demandée a l'Eglise elle-meme; ~alheureuse-




-- ~17 -
ment, et par une fatalité qu' on ne saurait assez déplorer, les dí-
verses tentatives faítes en cesens échouerent devant une trom-
peuse sécurité el. les difficultés' inhérentes a toute grande ré-
forme d'anciens abusauxqueIs sont attachés de nombreux ín-
térets particuliers consacrés et en quelque sorte légitimés par
une possession séculaire.


Luther enfin vient et s'empare de la pensée commune, il
s'en. fait un drapeau, il s'annonce, lui, comme le réformateur,
objet de I'attente générale.


Que celte prétention hardie, soutenue par un certain ta-
lent, une parole incisive, ardente et bien accommodée aux
gouts populaires, se fasse écouter et soít aC-2ueillie par la mul-
titude; que, pOUI' une grande partie de l' Allemague surprise
et trompée par ces mots de réforme et d' Evangile, la révolte
d'un moine obscur maís docteur en théologie devienne
comme une immense duperie, il n'y a la rien de si extraor-
dinaire; nous avons vu, de notre temps, une autre entre-
prise, décorée du' meme nom de réforme, produire la meme
illusion, entrainer une mystification pareilIe el, malgré son
origine méprisable, devenir une grande ,révolution qui n' é-
branla guere moins l'Europe que la réformation protestante.


C'étaitparmi les doctes, les lettrés, les ~crivains, les pro-
fesseurs, que les ahus introduits, pendant le moyen~ge,
dans la discipline de. I'Eglise comptaient n~turellement la
plupart de Ieurs critiques et opposants; aussi ne peut-on
méconnaitre qu'au début de son entreprise, Luther n'ait eu
de son cóté tout ce qu~ l' AlIemagne possédait alors, non seu-
lement de savants, mais d'hommes ayant re<;u une éducation
libérale. Il y eut des personnages, nous dit-on, qui, plus


..


.. tard, consacrerent tout le reste de leur existence a combaure
le protestantisme, el qui, en HH8 et HH9, figuraient parmi
ses plu.s zélés partisans. «,Les hommes les plus honnetes et les
mieux pensants étaient, ali commencement, si persuadés que
Dieu avait choisi_ Luther pour opérer. une régénération dans




- 218 -
;v.." 1"


le sein de l'Eglise, que beaucoup 4'entre eux ne parvinrent
qu'ft grand'peine a se désillusionlter et a ne plus voir en luí
que ce qu'il était réelle~ent, le plus implacable ennemi qu' eut
jamais eu l'Eglise I • J)


·.Mais nous avons déja Vll et nous allons voir encore que ce
que meme ces savants et. ces lettrés désiraient et deman-
daient, c' était une réforme des abus, des mreurs, de la dis-
cipline, de quelques partíes tout au plus du culte, peut-
etre aussi, dans quelques pays, une séparation plus tran-
chée des deux pouvoirs des c1efs et du glaive, el nullement
une révision du dogme et l'abolition de l'autorité religieuse.


Dans une lett~a Conrad Pellican, Erasme, lui surtout
d'abordf~orable et, quoique cornmen<iant a discerner le ca-
raclere paradoxal de ses écrits, rien moins encore que con-
traire au chef des réformateurs, Erasme écrit, en 1D2D,
« qu'il n' était pas un seul dogme sur lequel il s'accordat avec·
Luther; que si ce dernier et lui se rencontraient par quel-
qu' endroit, ce ne pouvait étre qu' en ce qu'ils (aisaient
tous deux également la guel're aux mreurs corrompues des'
hommes :l. J) -


Ce n'était pas dan s ses attaques \contre le principe d'auto-
rité, dans sa rébellioft, ni non plus dans ses hérésies qu'il
s'~óordait aveclui : c'étaít dans la partíe vraiment réforma-
trice de ses premiers efforts, dans ses- attaques contre les
mreul'S dissolues d'une partie du clergé qui déshonol'aient
I'Eglise.


« Ce qui m'attira d'abord ver's vous, écrivait en 1D31 le
savant Wizel a l'adresse des réformateurs, ce fut l'ud\verselle
approhation que vous obteniez du monde. Ce <¡pi m'.entraina
tout a faít, ce fut l'assentiníent que'~ous accord'aient les S3-
vants, peut-etre aussi la n.ouvea1,l,té, puis le honteux état de
l'Eglise, et l' espérance q'll~a la·~Nite d'~tne ré{orme toute la


1. Die Reformation etc. 1, 5tl4,. -2. Hels, Lcben des ErasmuI, p. 5&8 .


. ~.




- 219 -


société chrétienne prendrait une direction meilleure J. »
Et plus Ioin :
• J'ai quitté ma patrie pOllr le nouvel évangile, que fai-


mais avec passion. Cependant. plus je rn'altachai a appro-
fondir la doctrine, moins je la trouvai fondée. Ce n'est paso
sans répugnance que je me sllis écarté de la roule cornmune.
L'étude des Peres m'a ramené vers l'Eglise mere, bien qu'elle
ne soit pas encore purgée de ses scories 2 .»


,,« Fallait-il donc rompre l'unité de l'Eglise, s' écrie le meme
dansson Apologie, parceque le Malin, pendantquinze sieeles
de ruses el d' embuches, a réussi a y faire pénétrer quelques
éléments impurs? Le législateur des Hébreux, MOlse, et,
apres lui, Elie et Jérémie, abandonnerent-ils la Syrillgogue,
parce qu'il s'y était introduit des abns et des vices? Qui ja-
mais mieux que saint Bernard reconnut les infirm-ités de
J'Eglise, ceHes Sl1rtout du siége de Rome alors assez Í1om-
breuses; et toutefois iI n'y vit pas un motif pour se séparer
de la communion catholique? Et ni le piellx Taubcr, ni Pierre
d' Ailly, ni tant d' autres hommes excellents que je pourrais
nommer, n'étaient aveugles .. sur ces infirmités: firent-ils ponr
cela schisme, rompirent-ils avec l'Eglise? lIs employerent
toutes leurs forces a tonner contre ses sdbillures; ils re pro-
cherent a chacun s~s iniquités et n'épargner~iJ person..::
c'est tout ce qu'ils se pérmirent., . ..


« Erasme, ceUe gloire de notre temps, fut le premier qui,
de nos jours, signala les vices de l'enseignement et les abus
de l'Eglise; et cependant il n' a ni fondé lui-meme une Eglise
nouvelle, hi approuvé ceHe que viennenl de fonder nos pré-
lfPdus réformateurs. 11 est assez peiné, avec tous les hom-
mes pieux, d'etre témoin d'un aussi grand maIheur et de le
voir durer si longtemps; iI ne s'en cache pas, et n'en persé-
vere pis' moins dans l~unité,: ,.bien qu'il soít, a cette heure,


1. Vic,Ui epilt, lib. IV. Lipl. HS57. b. 1. b. - !. Epp. Hh, b. '




- 220-


mal voulu dans l'un et l'autre parti. Ainsi firent aussi Reu-
chlin, Mutianus, Langonius, Mosellanus, et plusieurs qui
depuis ont été retirés de ce monde. _« Et Stapulensis, Rhe-
nanus, Corllelius, Crotus, Campensis, Egranus et, dans lous
les pays, une infinité d'hommes distingués dans tous les
genres, de pieux et savants éveques, des docteurs et des
prédicateurs en grand nombre n' ont pas moins été choqués
de tout le mal qui s' est introduit dans I'Eglise; et eux non
plus n'ont pas rompu avec elle. Et en effet n'est-elle pas t.ou-
jours l' épouse de Jésus-Christ et notre mere spirituelle,
bien que, sans le savoir, elle ait reQu quelques souillures I ? ¡)


e'est ainsi que s'exprimait un savant du XVi- siecle qui
avait vu naitre la Réforme, y avait concouru pour· sa part,
et devait bien avoir en l' occasion d' en apprécier les causes,
de savoir comment et par quoi ce mouvement avait entrainé
ses contemporains el. lui-meme. Evidemment, a ses yellx,
ceHe cause qll'avaient alléguée les auleurs du schisme, et
qui, tout d'abord, avait ~gi sur tant d'honnetes gens, c'étaient
bien les abus, les souillures de l'Eglise et l'intention décla-
rée d'en opérer la Réformation.


([ J'avoue, écrivait en tri5 t au duc Albert le savant Rubea-
nus, ancien ami de Hutten et de Luther, l'un des auteurs
des fameuses ~ leUres Obscurorum virorum, et assez long-
temps un des plus chauds partisans de la Réforme: (1 j'avoue
que j'ai aussi, pendant quelques années, adhéré au protes-
tantisme: mais, des que je m'aperQus qu'il ne s'accordait
point avec lui-meme, qu'il se par-tageait en d'innombrables
sectes, et qu'il n'est rien, pas meme ce que nous tenons des
a-pótres, qu'il ne souille et ne s'eflorce de détruire, il me vint
a la pensée que le malin esprit, cachant sescoupables des-
seins sous le masque· de I'Evangile, était capable de nous
leurrer par l'apparence dubienpour mieux nous envelopper


L \Vizd, Apologie, G. a. - Dollinger, Die Reformation, etc. J, 568.




- 221-


dans le mal. le résolus des lors de rester dans I'Eglisf! oh
j'ai re~u le bapteme, l'instruction et l'éducation, étant con-
vaincu d'ailleurs que si ron peuta hon droit lui (aire quel-
ques reproches, illui sera cependant plus (acile de se ré{01'-
mer avec le temps, qu'il ne le pent etre a une secte qui, dans
si peu d'années, 5'est fractionnée en tant de sectes difJéren-
tes. le veux el j'espere, avec la grace de Dieu, vivre et
mourir dan s la communion de ]a sainte Eglise chrélienne, et
suis bien décidé a laisser passer ces nouveautés comme une
fumée fatigante qui ne peut tarder ti se dissiper l • )


« Pour ce qui est des luthériens et des zwingliens el des
anabaptistes, écrivait en 1D~9 un autre savant, Billikan,
ami de Mélanchthon, et d'abord comme lui attaehé de coour·'
a la Réforme; • pour ce qui est de cettepeste abominable
donl Dieu nous amige en punition de nos fautes, ti cause de
l'avaríce, de la dissolulion el de l'aveuglement des éveques,
des pretres el en général des serviteurs de I'Eglise, je déclare
icí publiquement qu'il se trouve aussi chez eux, chez ces
sectaires, un certain nombre de bonnes choses; mais etc. 2 .»


e' estencore aux débordements, aux vices de quelql.ies
membres du clergé, et non a une insurrection contre l'Eglise
que ce savant attribue le schisme.


o Il ellí été plus avantageux aux protestants, écrivait au
duc OUon Henri le meme Billikan, «de laisser la leur con-
fession de foi et d'insister seulement avec persévérance pow'
une réforme. 3 l>


« Ainsi qu'il était arrivé 3 son collegue Zasius, dit 1\1. Dol-
linger, Glareanus passa de l'enthousiasme le plus vif a une
antipatbie prononcée pour les réformateurs et leur entreprise,
el s'attacha d'autant plus a l'ancienne Eglise, qu'il avait été


1. L. c. Voigts Briefw6chsel aJsder Reformationszeit p.167-70. - 2. Dolp's
grilndl. Bericht v. Zustande der Kirchen etc. in lfordling. Nordl.178. Ur-
kunde 44. - 5. Neuburg. AJten. Fase. 25 Archiv. Bands. - Die Bef()rma-
lion etc. 1, 147, H)2, 1:)8.




'l' ~!!!~


plus désaJ?yointé dans ses espérances sur les rés~ltats de la
Réforme. 11 s' était aper<ju finalement, dit-illui meme, «que
ce qui lui avait paru d'abord animé d'un zele si yrai pour
Z'épuration de l' Eglise, ne tendait a rien moins, au contraire,
qu'il ruiner eeUe meme Eglise l. »


«J'avoue, mandait le savantPirkheimera l'un de ses amis,
que j'étais, dans le ~ommencement, ainsi que feu notre
Albel't 2 , assez zéJé, moi aussi, poul' la cause luthél'ienne. C'est
que nous espérions alors, par son moyen, voir réprimer le
dévergondage de Rome et la finasserie des moines. Il n' en
advint pas, malheul'eusement, selon nos espérances; les
eh oses se sont meme empirées a ce point, que des vices qui


-naguel'e nous scandalisaient fort, comparés maintenant a la
licenee évangélique, nous semblenf la sainteté meme.»


Et plus loio :
(IQue si vous me demandez comment notre ConseiP tolere


tout ce qui se passe, je vous répondrai qu'il y aurait sur cela
hien a dire. Il lui est arrivé comme a beaucoup d'autres : il
s' était pro mis de grandes améliorations, d' utiles ré{ormes, et
n'a, lui non plus, trouvé que des mécomptes. 11 en est d'ail-
leurs plusieurs, dans ce Conseil, et des plus capables, qui
n'approuvent que tl'es-rnédiocrernent ce qui s'est faite Pour
le grand nombre, il se laisse entrainer plutot par mauvaise
honte que par Qucun Qutre rnotif, et il s' altache d' autant plus
a l' erreur q u' il se sent plus digne de réprimande 4 • .»


Comme derniere preuve que le besoin, le désil' et le pré-
lexte d'une réforrne dans la discipline de l'Eglise furent ré-
ellernent une des causes qui firent applaudir a la levée de
bonclier de Luthel', nous ajouterons encore ceci: que le rné-
rite et la gloil'e qu'attribuaient au réformateul', dan s la pour-


1. L. c. 1, 192. - Schreiber', Biogr. MittheiZ. tiber Heinr. Lor. Glarean.
Freib. 1857. p. 30. ss. 49. 50. - 2. Albert Durrer. - 5. Le conseil de Nurem-
berg. - 4. Murr's Journal zur Kttnstg. u. Litt. p. X. p. 59-46. - Die Refor-
mation. J, 177.




-!~-
. "


suite de son reuvre, tous ces savants humanistes, lettrés et
jurisconsultes qui d'abord lui donnerent un sI chaleureu~
concours, c'était non pas de tendre a renverser l'auto-
rité spirituelle ou a fonder la liberté d'examtlP, mais, d'avoir
le premier attaqué de {ront la dissolution du clergé et la li-
¡e,nce romaine, quod primus post tot srecula, ausu.s {uit,
gladio scriptul're, romanam licentiam jugulare, comme ~le~
lui dit publiquement, a son passage a El'furt, le eavant Ru-
heanus, recteur de l'université de ceUe ville.


Et si ce n'était assez de tous ces témoignages, nous dirions ;;
qu'une preuve sans réplique de la réalité de ceUe origine, de
cette cause de la révolution religieuse, la marque évidente de
l'objet, une réforme et non le schisme, qu'on s'y proposait,
que s'y proposaient tO'us les creurs honneles qlli s'y laiss8-
rent prendre, ce sont les efIorts que firent, pendant long-
temps, des personnages comme Mélanchthon, Bucer ef Capito
d'ahord, Leibnitz et Bossuet encore un siecle apres, pour
opérer un rapprochement entre la nouvelle el l'ancienne
Eglise; e'est enfin ce nom meme de Réformation dont se para
l'entreprise, qui lui servit de drapeau, qu'elle affecta de eon-
server, et qui luí est en effet demeuré jusqu'a nos jours, mal-
gré son résultat si différent de celuÍ d'une vraÍe réforme.


Luther était un esprit ardent, éxalté, un caractere impé-
rieux, arrogant et haineux, un orgueiI indompté. Il av~~t
tout ce qui for'me le fanatique proprement dit: la maniere
dont iI se mit en reJigion, ses scrupuJes, ses troubles de con-


o science pendant qu'il y demeura, ses débats, la nature outra-
geuse et passionnée de sa polémique, ses haines pleines de
.fiel, ses nombreuses eontradictions meme et ses propres
aveux, tout le prouve.


On avu ses protestations d'obéissance et ses soumissions
si humbles envers le saint-siége et l'Eglise générale, jusque
dans les derniers mois qui précéderent sa révolte, en fin ses
attaques furibondes et sans plus aucune mesure, et toutes




..


- ~!4-
ces marqtl~ si vives d'une haine a mort, aussitót apres sa
révolte el jusqu'a son dernier soupir.


En faut-iI d'autre preuve? 1 .. \lther, dans sa révolteetdans
toute son reuvre, fut d'abord guidé par l'orgueil, la haine el
le seuI désir de se venger: on n'en saurait douter. quan~on
a lu ses écrits. Que l'enivremenl du succes, l'ambitiori de
fonder une Eglise et l' espoir de s'im mOl'taliser se soient en-
suite ajoutés a ces premiers mobiles, une simple connais-
sanee du eoour humain suffirait pour le faire admeUre, 10rs
meme que cela ne serait pa's confirmé par les aveux de ce
chef célebre et le témoignage de ses contemporains.


« C'était l'aversioli de Luther, observe Bossuet, que eeUe
supériorité du pape, ,en quelque maniere qu'on l'établit. De-
puis que le pape I'avait condamné, iI était devenu irréeonci-
liable avec ceUe puissance.


« Aussitot condamné, au líeu de sa feinte modestie, il
n' eut plus que de la fureur : on vit voler des nuées d' €crits con-
tre la bulle. Il fit paraitre d'abord des notes ou apostilles
pleines de mépris. Un second éerit portait ce titre :Contre
la bulle exécrable de l' antechrist 1, J)


C( Si l' on ne met le pape a la raison, s' écrie-t-i1, e' est fait
CI de la chrél.ienté. Fuie ~ui peut dan s les montagnes, ou
C( qu'on ote la vie a cet homicide romain. - «Cessez de faire
~ la guerre au Turc, jusqu'a ce que le nom du pape soít oté
CI de' dessous le cíel : j'ai dit 2.»


Et plus tard, dans un autre écrit: CI Le pape ~st un loup
CI possédé du malin esprit: il faut s'assembler de tous les vil-
e lages et de tous les bourgs contre lui. 11 ne faut attendre
CI ni la sentence du juge, ni l'autorité du concHe: n'importe
CI que les rois el les Césars fassent la guerre pour lui: eeluí
CI qui fait la guerre sous un voleur, la fait a son dam : les rois
CI et les Césars ne s'en sauvent pas en disant qu'ils sont les


f. Hist. des Variat. J, !.t. - 2. lbid.




- 2~B-
« défenseurs de l'EgUse, parce qu'ils doivent savoir ce que
« c'est que l'Eglise l. 'J)


« Il faut, dit-il encore ailleurs, dan s un écrit plein de co-
liwe el de fiel, «il faut que ma doctrine demeure et que le
el pape tombe, malgré toutes les portes de l' enfer et toutes les
Cl puissances de l'air, de la terre et de la mero lis m'ont excité
Cl a la guerre, soit ! la guerre ils auront. lis ont dédaigné
([ la paix offerte : ils n'auronl plus la paix; et nous verrons
e lequel, du pape ou de' Luther, sera le premier mis hors de
CI combat! 2. })


«Enfin, dit Bossuet, qui l'en eut cru eut tout mis en feu
et n'eut fait qu'une meme cendre du pape et de tous les
princes qui le soutenaient. Et ce qu'il y a de plus étrange :
c' est que ce n' était pas ici un harangueur qui se laissat em'"
portel' a des pro pos illsensés dans la chaleur du discours:
e' était un docteur qui dogmatisait de sang froid et qui met-
tait en theses toutes ses fureurs 3.


« On était scandalisé, meme parmi ses disciples, du mé-
pris outrageux avec lequel iI traitait tout ce que l'univers avait
de plus grand, et de la maniere bizarre dont iI décidait sur le~
dogmes. Dire d'une faQon el puis tout a coup dire de }'au-
tre, seulement ~n haine des papi8tes4/ e' était trop visible-
ment abuser de I'autorité qu'on lui donnait et insulter a la
crédulité du genre humain. Mais il avait pris le desslls dans
tout son parti, et iI fallait trouver bien tout ce qu'iI disait4.»


Nous avons déjá parlé de ce Iangage ignominieux qu'il di-
rigeait contre ses adversaires, principalement contre le pape,


i. L. c. 1, 25. - 2. Meine Lehren soBen hleiben und der Pabst fallen, trot!
allen Pforten der HreUen, allen Mrechten der Luft und der El'de und des Mecres!
Sie haben mich selbst zum Krieg gereizet, Krieg soBen sic haben ! Sic baben den
angebotenen Frieden verachtet, so soBen sie auch den Friedan nicht haben! Wir
wollen seben wer erst müde werden soll, der Pabst oder Lutherus. Walch,
XIX,3m>. .


. 5. Pisto de, Variat. J, 25. - -'. L. C. 11, ~.
HS,




- !!6-


ét qu'il savait etre si bienaecueilli de la populace; et nous
connaissons ce passage ou, au sujet de la messe, il dit :


• Si un concile ordonnait ou permettait deux especes, en
.df!pit du concile, nous n'en prendrions qu'une, ou nous ne
"prendrions ni l'une ni l'autre et maudirions ceux qui pren·-
.draient les deux en vertu de ceUe ordonnance l.


En faul-il davantage pour montrer que, daos son opposi-
tion et sa révolte, il n' était guidé que par l' orgueil, la haine
et la vengeance?


«Sans la hainecontre le pape et le clergé, dit Wizel, il
»'y aurait pas de protestantisme 2. - «Si l'hérétique refuse
de nOllS entenore,c' est qu'on luí a persuadé que le pape ese
,-Antechrist ,et notre religion. l' reuvre du diable3 .»


Qu'il était ,en outre plein d'amour-propre, de vaine gloil'e
et d'ambition, ses écrits, comme ceux de ses amis et de ses
adversaires, en fournissent les plus amples témoignages.


En voici quelques-uns :
(1 Croyez bien, disait Mélanchthon, que la paix ne se main-


(1 tiendrait guere parmi nous, si nous ne supportions patiem-
« ment (de la part de Lutner), tontes sortes d'inj ustíces et
« dechoses dures a souffrir. Pour ce qui me concerne, j'aí
« souffert tout -cela, et.que de fois! - lC Je l'ai souffert avec
« douceur et san s soufHer le moto Et dans ce moment encore
Cl je ne veux pas me plaindre, bien qu'il nOllS en c01ite cher,
(1 a moi et a tous les miens, grace aux amis.» Mihi crede,
non po test tranquillitas retineri, nisi feramus multa acerba,
ac dissimulemus multas injurias. Kli1CA) lI'O}.}.~ ckOtx1¡,u(X'r(x x(Xt ú€pets
lI'oAllixts lI'pliCA)' rp€pCA)V &Gt171G(X, x(Xt vuv~ o~ ,ue,u{l0II.(Xt, xliv XP71,u(X't'(X Ol~ rpilo~s
ckYQtAt'xCA), cum magna meorum detrimento 4.


Et ailleurs :


i. L. e, 11,10. - Fam. miss. 11, p. 384, 86. - 2. De mor. hreretic. c. 2.
Profecto nisi extitisut odium Papm et totitlS Cleri, Lutherismus hodie nullus
.,.~t. - 3. Epi,t. ad Er. y. a. 1D36,8. 2. b. - -'. Corp. Ref. V, 728.




- !!7-


«J'ai soutTert une servitude presqu'ignoble, tandis que
Q Luther obéissait a· sa nature querelleuse, bien plus qu'il
« ne eonvenait a son caraetere el a l'intéret général.» Tulli
etiam antea servitutem pene de(ormem, cum srepe Lulherus
magis sum natu7're, in qua fLAOl/W<.Í!lt erat non exigua, quam
vel personm sure vel utilitati communi ser,viret l.


Le médeein Rat.zeberger, un des amis les plus eonstants
de Luther, rapporte (1 qu'au sentiment de l\Iélanehthon, Lu-
(1 fher étail fellement jaloux et querelleur, qu'il ne voulait
a Iaisser a pel'sonne occasion de se faire remarquer a eoté de
(( lui, et qu'il n'avait souci que de sa propre autorité 2."


Q S'il est ,Luther) tourmenté d'un si grand désir degloire,
11 rnandait le réforrnatcur Calvin a un réformateur luthérien,
u il faut renoneer a tout esprit sérieux de paix dans lavérité
(1 du Seigneur; iJ y a chez lui non-seulement de l'orgueil,
11 de la méchallceté, mais de l'ignorance, de l'hallueinalion
« et de la plus crasse 3."


Dans son Exposé des bien(aits dont Dieu a comblé le
monde et en particulíer r Allemagne par le moyen de Martín
Luther, le réformateur Spangenherg reproche aux théolo-
giens de Wiltenberg, et conséquernment a l\Iélanchthon avant
tout, d'appeler le chef de la lléfol'me: ,,1 D Philauticum,
c'est-a-dire un homme qni ne faíl cas que de sa propre per-
sonnaJité el n'approuve jamais que ce qu'il a faíl lui-méme;
2° Philonicum etErislicum, un querelleur quijamais ne véut
avoir tort, quí jarnais ne cede sur rien a personne, qui ne
cherche en tout que sa propre gloire et ne saurait souffrir
d'égal ;5D Doclorem hyperbolicum, un doeteur qui d'un pu-
ceron sait· faire un éléphant, qui parle de mille quand c'est
cinq qu'il faudrait dire, qui avance hardirnent les proposi-
tions les plus hasardées, qui en dit enfin, en tout et {}artout,


i. C. R. VI, 880 - 2. Geheime Ge8Ch. ete. p. ~. - Die Reformat. In, !69.
- 5. Calvin a Bucer, 12 janvier 1558.




- !!8-


deux foís plus au moins qu'il n'y en a; 4° Polypragmont-
cum, un faiseur, un homme qui veut meUre la main a tout,
et s'ingérer de tout ce qui ne le regarde en aucune fa'ion; 1)0
Ostenlatorem ingeniz, un homme rempli de son propre mé-
rite et occupé seulement a se rehausser lui-meme; 6° el enfin,
Stoicum, un <>.pinidtre, un telu qui n'en veut jamais faire
gu'a sa tele, .el qui prétend soumettre tout ce qui l'enloure
au plus tyrannique esclavage l.»


Or qui connaissail Luther mieux que Mélanchthon, son
ami, le dépositaire de ses secrets, de ses pensées, qui, de-
puis les pl'emiers temps de la Réforme, avait vécu dans sa
confiance la plus intime, et qui ne l'a pas, jusqu'il sa mort,
quitíé presqu'un seul instant? .


• On cite de Luiher, observe M. Dollinger, une série de
passages ou l' on ne peul nier qu'il ne se montre une certaine
modestie, une sorte d'abnégation devant l'retivre pour laquelle
il se flattait d'etre l'instrument de Dieu. Mais ces passages
sont plus que compensés par une foule d'autres OU se tra-
hissent des préoccupations bien différentes, ou la gloire de
leur auteur, sa considération, sa supél'iorité sont traitées en
cboses de--la plus haute importance, et ou l'expression dé-
guise mal la profonde irritation 11'un orgueil exalté. -
« Maintes fois iI exhale sa colere el s'indigne Je voir tant de
gens qui osaient revendiquer une part dans le mérite d'avoir
renversé la papauté, ou qui prétendaient étre ou devenir
habiles dans la connaissance des saintes Ecritures el se
passer de lui. 2»


• Pour moi, dit-il, je n'ai pas encore mis la main a la
• moindre pierre pour renversel' la papauté, el je n'ai fail
• meltre le feu a aueun monastere:' mais presque tous
• les monasleres sont ravagés par ma plume ou par ma
« bouche; el on publie que, sans violence, j'ai moi seul fail


1. Bericht ". den WohZthaten etc. - Die Reformation, 11,277.
!. L. ,. III, 2HS.




- !~9-


, plus de mal au pape que n'aurait pu faire aucun roí aVf:C
(1 tou tes les forces de son royaume l.»


« C'est la parole, dit-il ailleurs, qui, pendant qlle je dor-
a mais tranquillement et que je buvais ma hiere avec mon
« cher Philippe et avec Amsdorf, a teaement ébranlé la pa-
a pauté, que jamais prince ni empereur n'en a fait autant :a ••


Piqué contre Zwingle, qui lui contestait le merite d"avoir
commencé la Réforme, iI écrit a ceux de Strasbourg :_ « qu'il
« osait se glorifier d'avoir le premier pre'ché Jésus-Christ;
a mais que Zwingle lui voulait óter ceUe gloire 3. - cr Le
« moyen, poursuit-il, «de se taire pendant que ces gens trou-
c( hIent nos Eglises et attaquent notre autorité 4?, - Pour
conclusion il déclare el qu'il n'ya point de milieu, et qu'eux
ou lui, sont des ministres de Salan.»


([ Ces s~ctaires, dit-il encore, veulent nous frush'er de
« notre gloire et nous d'isputer l'honneur et le mérite d'avoir
cr renversé la papauté, afin de se rauribuer a eux-memes. -
e Tous leurs efforfs ne tendent qu'a nous éclipser, ti nous
([ exclure, afin que le peuple n'honore qu'cux seu/s. - ([ lis
([' prétendent que ma doctrine et ceUe des Apótres ne soient
([ rien, qu'eux seuls soient tout, absolument comme le soleil
([ éclip&e tout. 11 en fut de meme des docleurs eitravagants,
e au commencement de I'Evangile : ils voulurent aussi éclip'-
e ser Jésus-Christ, comme Jésus-Christ avait éClipsé Moise
([ et les prophetes 5.1)


([ J'ai le pape en tete, s'écrie-t-il dans son orgueil, j'ai a
« dos les- sacramentaires et les anabaptistes: mais je mar-
e cherai moi seul contre tous; le les défierai aucombat, je
e les foulerai aux pieds.»


Et un peu apres :


1. Hi-st. des Varo 1, '50. - 2. L. C. 11, 9. - Sermo aocenl abusus, ncm
manibus etc. HS21. - 5. éd. Jen. t. 1I, epist. p. 202. -.f. Hiat. del Var.II,
28. -:s. Doll. Die Ref. III, 216. - Comment. in Galat. 1045, p. 191. 363-
'Valch, VII, 255~. -




- !ZO-


( le dirai sans vanité que, depuis mille ans, I'Eeriture n'a
e jamais été ni si répurgée, ni si bien expliquée, ni si bien
e entendue qu' eUe l' esl maintenant par moi 1 .»


Et ailleurs :
e Dieu n'a pas donné, depuis mille ans, a aueun éveque


e d'aussi grands dons qu'a moi 2. J)
e Avant moi, dit-il un autre jour, il n'y a aueun juriste


e qui ait SU ce qu'est le droit relativement a Díeu. Ce qu'ils
e ont, ¡Is l' ont de moi 3. J)'


([ Moi Marlin Luther, rai développé l'Écriture sainte
« comme elle ne l'avait pas été depuis mille ans, ni depuis
([ six mille ans, ni depuis que le monde existe, et 1'on ne
C[ trouveraehez aueun docteur d' explication semblable 4. J)


([ A cet Evangile que 1'ai preehé, moi le doeteur Martin
« Luther, devront céder et se soumeltre le pape, les éveques,
([ les prelres, les moines, les rois, les prinees, le diable, la
e mort, le péehé, et tout ce qui n'esl pas Jésus-Christ. Je
c: ne cede a personne. Cedo nulli 5.:t


Et encore, en reproche:
«Nobles, bourgeois, paysans, hommes de tOllS états en-


e tendent 1'Evangile mieux que moi et saínt Paull J)
Mieux que lui et saiut Paul !
C' est a des traits de ce genre que le savant Querhamer -


précédemment aussi tres-chaud partisan du réformateur -
faisait allusion, quand il invitait les protestants a lui prouver
e ou que ces assertions de Luther, qu'il venait de rapporter,
sont exprimées avee la modestie convenable a un envoyé
du ciel, ou qu'un homme orgueilleux et suffisant a l' exces
peut posséder 1'Esprit-Saínt, la gl'ace et la vraie doctrine 6. J)


c: Qui ne sait, s'écrie Wizel, la haute opinion qu'ont d'eux-
memes les chefs de cette secte ! Qui ne connait leur suffisance


1 . .Ad male-d. Be" Angl. 11,498 . .. Hid. des Ya'riat. 11. 28. - 2. Tischreden.
- Michelet, Mim. de Luther. - 3. Ibídem. - 4. Éd. Jén. t. 111, f. 35a .t
"libi. - ~. L. c. f. 4~. - 6. Die Ref. 11 :586.




- !31 -


et leur orgueil! Oit vit-on jamais plus de vanterie et de jao-
tance ! D Quales sibi videantur Lutherani procel'es, qure sit
illorum arrogantia, qure superbia 1 !


« J'ai remarqué, dit enoore cet ancien réformateur, que
l' allteur el le mailre de cette affaire (de ta Réforme) est U11
moine, qui l'a prépal'ée, lui seul, comme une chose a lui, el
qui sem encore la soulient, la conserve, l' exploile et la dé-
fend, renversant, établissant, changeant, rechangeant,
affirmant et niant, le tout a son idée, selon son bon plaisir,
el suivant qu'ille juge favorable a ses desseins et funeste •
I'Eglise 2. ))


([ Or quel fut, demande le savant jllrisconsulte Jacques'
Omphalius, autre contemporain de la Réforme, quel fui le
motif de cette rupture avec une religion dont les infirmités
aurtlient pu fort bien etre guéries par d' aueres remedes que
par une si funeste révolte? Quel il fut? La manie des inno-
t'ations. Et le rnotif de cet entier oubli de l'ancienne
discipline, quel est-il? Encore la maníe des innovations.
Et celui de tout ce bouleversement général? Toujours la
maníe d'innover3• })


Le réformateur de la Pologne et de la Silésie, Dudith, dé:...
cIare, lui sans détour, «que les chefs du protestantisme n'ont
aholi la papauté que pour se substituer a son autorité4.:».


L.e Dr Luther disait souvent, parlant de lui-meme: e J'ai
<t en moi trois mauvais chiens: I'ingratitude, l'orgueil et
<t l' envíe, ing'l'atitudinem, superbiam et invidiam. CeluL
e qu'ils moroent est bien mordu 5.»


Contredire, sur les articles fondamentaux de la foi, l' en ... -
seignement quinze fois séculaire des Apótres, des Peres, des.
Saints, des dooteurs de l'Eglise entiere; préférer a cet en-·


1. De rapto epilt. H)~o, Epp. Xx, 5, b. - 2. Apol. A,5, b. - A. s. b. _ ..
Die Reformat. 1, ?5. -:- 3. Omphal. ~e~ropugn. christL>r~b. UóZon. ~o3S .•
p. 68. ss. - -i. '\. Sh'''. Leben D'lld.th 1, p. ua. - tl. If"Mf4m, IItí fl!::
ti. Michelet..




-2M-
. seignement ses propres opinions, des opinions purement in ...
dividuelles, . et les répandre avec force récriminations et ¡n-
jures contre tout ce qui s'y montrait opposé et ce qu'il y avait
·de plus éminent: quel orgueil plus insigne, quene plus grande
audace peut-il se concevoir! Nous ne connaissons pas, quant
~a nous, dans toute l'histoire, un fait, un seul faít d'un or··
gueil pareil, et nous ne croyons pas calomnier le réformateur
prétendu en avan<;ant: que, notlvel Erostl'ate, Luther mit le
feu destructeur a la merveille du monde afin de satisfaire sa
soif de vengeance et de célébrité.


Sous une apparente honhomie les Allemands cachent, sou-
ventfort mal, un orgueil dénlesuré. Leur orgueil est ce qu'ils
disent si modestemeot de Ieur philosophie, il est transcen-
dan tal ; el, comme s'en confesse un des leurs, dans un acces
de franchise, lenr haine ne ressemhle a nulle aulre: ils hais-
sent a mort et jusqu'au dernier soupir. Tels étaient l' orgueil
et la haine de Luther, un parfait Allemand en ceci, comme
en plusieurs autres choses l.


A l'appui de l'opinion qui attribue a l'ambition et a la cu-
pidité des princes, des villes impériales et des nobles une
part importante daos l'accueil fait a la Réforme, les pasteurs
et les réformateurs nous offrent eux-memes un si grand nom-
bre de témoignages, qu'ici encore nous ne sommes em-
barrassés que de choisir. Nons les choisirons presque au
hasard, en donnant seulement la préférence a ce qui est le
plus court.


e Nous avons parmi nous, dit d'ahord le prédicateur Gern-
hard, de grands polentats qui se montrent pleins de zele pour
I'Evangile, tant qu 'i! reste des hiens ecclésiastiques sur les-
quels ils puissent porter leurs mains rapaces ~. JJ


Le Pfédicateur hanovrien Rob. Erythropilus dit: « que les.


i. Voyez ci-déssus la Dote de la page 201..
!. Barlh. (;.rnh. Von. Junglt.n Tag. o. O. 1~o6. E. !. l.




- !~5-
ministres de l'Egtise évangélique, prédicateurs et pasteurs,
travaillaient plutót a élever une autre tour de Babel qu'a édi-
fier la maison de Jésus-Christ, san s compter qu'ils se déchi-
raient entre eux comme 'des hou les -dogues, et que quant aux
princes et aux nobles, depuis qu'il ne restait plus de'biens
ecclésiastiques ti partager, ¡ls avaient pris en dégout la sainte
parole Ion


te réformateur MuskulllS nous fait entendre des plaintes
semhJahles :


«Pour les gentilshommes, dit-il, ce sont des épicuriens,
des pourceaux, et il n' est pas non plus difficile de voir ce
qu'il existe de zele pour I'Evangile chez les princes et les
gouvernants en général, depuis qu'il ne reste plus de biens 4
ravir ti l' Eglise 2. ,


ClLes princes, écrit le prédicateur Rauscher, en 1002, « les
princes saisirent avec empressement l' occasion de secouer
le joug de la papauté et de s' emparer des biens de l' Eglise,
et se montrerent tres-hons évangéliques, tant qu'ils y trou-
verent leur intéret 3.»


Le prédicateur Seho Artemides observe aussi : « qu'un grand
nombre de ces seigneurs temporels se figuraient que l'Evan-
gile n'avait d'autre objet que d'augmenter leur puissance,
de les enrichir aux dépens des monasteres et des églises, et
qu'a le bien considérer, ce n'était qu'd cela seul qu'ils vi-
saient, dans leur zele réformateur 4, J)


Et de tels aveux se faisaient entendre dans toutes les par-
tíes protestantisées de l' Allemagneo


« On dirait, écrivait de Gobelsburg en Autriche, Nicolas
Prootorius, ce que je suis né pour passer tonte ma ~ie sous
une autorité impíe, sacrilége et spoliatrice de I'Egliseo Mon
noble seigneur fail comme presque tous les gouvernants~~


1. Weckgloelre F. a. M. H>90, p. 180,207. - 3. V. Himmelu. der Hmlle. a.
0,1059. - 3. Rauscher Weiuag. v. der Zerstr. Jerusalem.l. Nurnb. 1006. -'
4. Sebast. Ártemides Predigt iiber die tH PI.




- !~" -
géliques, en. Autriehe: il emploie pour son propre usag~
les riches revenus de l' Eglise l.})


Dans les communes protestantes de la Hongrie, memes
plaintes des pasteurs accusant la rapacité des magnats, tous
uniquement occupés, disent-ils, a piller les églises et a satis-
faire leurs vices. Omnes príncipes, ne unum quidem exeipio,
dirípiunt omnia etc. 2.»


Bucer aussi, dans les derniers temps de sa vie, avouait,
parlant des princes et des nobles, « qu'il en était un grand
ca: nombre qui n'avaient été favorables a la prédication de l'E-
ca: vangile (du nouvel évangile) que paree qu' elle leur o{{rait
ca: les moyens de s' app,.oprier les biens de l' Eglise., Nec
pauci eorum qualemcumque libet, Evangelii prredicationem
eo tantum reeeperunt ut in opes eva,derint eeelesiastieas 3.


ca: Je comprends maintenant, s' écriait Mélanchthon, le sens,
el profond de ce passage du Cantique : Les gardiens des mu-
ca: railles m'ont blessé el m'ont e1l1evé mes vetements. C'est
ca: ainsi que les princes offensent aujourd'hui l'Eglise et la
el. dépouillent, au grand scandale du monde, non seulement
el de ses vetements, mais de tout ce qu'elle possooe 4.,


L'historien Hume reconnait qu'en Angleterre l'accueil fail
a la Réforme par les nobles eut le meme mobile.


ca: Henri VIII, dit-il, trouvant son autorité et ses revenus
ca: augmentés par sa rupture avec Rome, _persévéra dans le
« parti qu'il avait pris (le schisme). })


ca: Pour empecher que la populace ne fut choquée de l' ex-
« propriation des maisons religieuses~ Henri avait eu l'atten-
ca: tion derépandre que désormais le roi serait en état, par le


- ca: seul revenu des abbayes, de ne plus lever d'impóts· et de


i. Raupaeh, eoong. OElterr. - Presbyterolog. - 2. Leon Streckel de Bartph.
a. Camerarius. 12 juin HS"~. - 3. De regno Christi Basilre 1 ~~7, 3~.


4. Midiero, t ~t t. - Principes miris scandalis vulnerant ecclesitis et pallia
etfacultates auferunt etc. - DQllinger, Die Reformat. 11, 301, ~17, 403, 3U,
482, 6~2, 669.




- ~5~-


el soutenir les charge's du gouvernement en temps de guerre
e comme en temps de paix. Tandis qu'on em.ployait cet ex-
el pédient pour apaiser la populace, Henri n'en négligeait
e pas un autre tout aussi efficace sur la noblesse, pour s'en
e assurer l'approbation et le secours: il partageait les dé-
e pouilles des monasteres avec elle l.»


el Aprcs la chute de Southampton, ajoute le rneme Hume,
([ pen de rnembres du Conseil resterent attachés a la com-
e munion romaine. La plupart montrerent meme de l'ardeur ([ a favoriser les progres de la Réformation. Les richesses
( qu'ils avaient acquises par la dépouille du clergé, les inté-
« ressaient a désunir de plus en plus l' Angleterre et Rome.
- «La cupidité, ceUe cause principale des innovations,
« s'accroissait encore par l'espérance de piller le clergé sécu-
( lier, comme ¡ls avaient déja pillé le clergé régulier 2. »


(f Les membres du parlement, dit encore Hume (du par-
lement qui fut convoqué, en 1047, par Edouard V), les
« membres du parlement parurent etre dans des dispositions
(( tres-passives a l'égard de la religion; quelques-uns con-
(( servaient un secret penchant pour la foi catholique ; rnais,
« en' général, presque tous étaient résolus a ne consulter,
« dans leur cQuduite, que l'intéret, le pouvoir el la mode
(1 régnante 3 •.


Pour ce qui est de l'Ecosse, voici ce que dit le meme
Hume :


« Le plus dangereux symptome de cel événement pour le
(1 clergé d'Ecosse fut que la noblesse, a l'aspect de ce qui s'était
o passé en Angleterre, avait jeté un reil cupide sur les reve-
o' nus de l'Eglise, et se flattait, si la réformation avait Hell,
« de s' enrichir du pillage des biens eccIésiastiques 4 ••


1. Histoire d'Angleterre, ann. i~56 et 1~58.
Humé oublie d'observer qu'on yajouta sur lp,s mreurs et les pratiques des moinef


les plus infames calomnies : cet acte de mauvaise Coi a été a"foué depuis par plu-
sieurs écrivains protestants. 'V. Lettres a Atticus etc.)


!. L. c. ann. H'47. - 5. L. c. ann. 11)48. -.¿. L. c. ann. ·l~,U.




-- 256-


Enfin, une foule de personnages marqua~ts a divers titres
et contemporains, des hommes d'Etat, des juristes, des hu-
manistes, des savants, des réformaleurs meme et des pas-
teurs nous déclarent en propres termes, et en maínts en-
droits de leurs écrits, 11 que ce qui disposa si favúrablement
pour la Ré(orme, et les princes, et les nobles, et les magis~
trats des villes, ce fut surtout la convoitise, le désir et l'espoir
de mettre la main sur les biens du' clergé. )


Et combien ne faHait-il pas que cela se montrat avec évi-
dence, pour que des pasteurs soumis a l'autorité de ces
princes et seigneurs, et pour que les réformateurs eux-
memes se permissent de teIs reproches sur le compte de
ces puissances dont le concours avait été si décisif pour le
sucd~s de leur entreprise!


Done pas de doute possible: c'est par le désir insatiable'
de s'ap'proprier le bien d'autrui que fes princes, la noblesse
et les villes furent, au moíns pour une part, entrainés a l'hé:"
résie luthérienne.


Meme les-pasteurs, meme le peuple, se laisserent' guider
par des vues d'inléret matéríel.
N~us en venons de voir un exemple, pour ce qui con-


cerne le peupie, dan s ce que rapporte Hume de la polilique
de Henri VIII; en voici un autre, que nous empruntons a
Pirkheimer :


« Celles-ci (les c1asses inférieures), écrivait ce savant vers
i528 a un ami,(( celles-ci, voyant qu'on ne s'apprete pas a
faire le partage des biens, aínsi qu'elles l'avaient espéré, se
pr~nnent a maudire Luther et ses disciples t .»


Et pour ce qui est des pasfeurs, Jacques Schopper, pré-
dicateur luthérien a Dortmund, nous apprend : que, «non-
seulement un gralld nombre dé princes et de seigneurs ne
voyaient dans la Réforme qu'une occasion de s'enrichir aux


, ~


L Murr', Journ. z. Kunltg. u. L. X, ')9-46.




- 237-


dépens de l'Eglise, que la plupart des pasteurs, en prechant
la foi nouvelle, n'avaient eux nonplus aucunautre souci que de
s' acquél'ir du renom, de l' argent et la (aveur populaire; que
le peuple lui-meme ne comprenait, sous le nom de liberté
évangélique, que sa libération des impots et de la dime; et
qu'enfin il n'était du tout personne qui ne demandat de l'ar-
gent a Jésus-Christ, et de la liberté charnelle a ceUe doctrine
chrétienne dont la morale cependant est si austere et si
pure 1


Urbain Regius ,homme considérable, réformateur, surin-
tendant et un des plus fermes appuis de la Réforme, s'ex-
prime de la maniere suivante sur la sociélé évangélique et
notamment sur les nouveaux pasteurs :


« Ce qu'ils se proposent avant tout, ces défenseurs zélés
de la vérité chrétienne, c· est leur avanlage personnel. l/un
veut, a I'aide de l'Evangile, se (rayer le chemin vers les
digni tés , un autre s'approprier les hiens de I'Eglise, et pres-
que tous se procurer les moyens de n'avoir plus a se gener
en rien et de vivre a Ieur guise. J'ai pu m'assurer que c' est
cela, cela seulement qu'ils recherchent, ces fougueux apótres,
qui, hon gré mal gré, vous établir'aient partout l'Evangile en
un jour, et dont, moi aussi, j'avais cru longtemps la ferveur
véritable. Oui, comme tant d'autres, rai été dupe de leur
zele hypocrite. Aujourd'hui je les connais, et je sais que la
seule chose a Jaquelle ils aspirent, e'est a contenter leur eu-
pidité el, sous la protection de l'Evangile, a s'approprier le
bien d'autrui. - « C'est done faussement qu'ils font parade
de leurdévouementa la foi chrétienne, comIlle s'ils lui avaient
sacrifié position et fortune, landis qu'ils ne se servent de la
religion que pour s' enriehir el se procurer toutes les dou-
ceurs d'une vie commode. Je ne parle que de ce que j'ai
VU. - « Et les individus qui se font ainsi de l'Evangile un
i. Schmpperi Concionel qual Trem. conlc. etc. éd. Lambach. Scevastes Trem.


1 ~o7 8. - DQUinger. 1, 178. 11, o2!.




- !3&-


moyen de fortune et de jouissance ne sont pas en petit nom-
bre. - « Il n'est pas un bandít, un vagabond, pas un mau'"
vais dróle qui aujourd'hui ne travaille a faire ses affaires en
exploitant le public au nom de I'Evangile t. »


Etles pretres apostats, et les moines qui rompirent avec
l'ancienne Eglise, quel motif si puissant avaierit-ils eu de se
précipiter ainsi dans les bras de la société nouvelle? Un an-
cien réforrnateur rentré dans le giron de I'Eglise# Wizel va
nous l'apprendre :


« C' était, die-il, la cupidité et le goút de la vie licencie use . »
« Donnez vite, ajoute-t-il, hatez-vous de vous dépouiUer,


de vider vos pochesdans les miennes, on sÍnon je vous
abandonne pour m'attacher a ces sectaires. Vraiment, si
toutes les ames mercenaires étaient assurées de trouver dans
la secte une existen ce commode el l'aisance, la vie voluptu-
euse et charnelle qu'on y mene offre un si puissant attrait,
qu'on déscrterait l'Église en masse, avec armes et bagages2 .}}
. « Tous ceux, dit l..uther un jour a son disciple Matbesius
qui le rapporte, « tous ceux que le désir du bien-etre ét les
« soins du- ventre ont poussés dans les 'Convents, s'en échap-
« pent maintenant par amour pour une liberté charnelle3.»


« 11 ne fut pas longtemps (Luther), dit Bossuet, sans
s'apercevoir que la lieence et l'indépendance faisaient la plus
grande partie de fa Réformation. Si l' on voyait les viHes de
I'Empire accourir en foule a ce nouvel Evangile, ce n'était
pas qu' elles se souciassent de la doctrine. Nos Réformés
souflriront avec p"eine ce discours; mais c'est Mélanchthon
qui l' écrit et qui l' écrit a Lut her 4.l)


" Nos gens me blament, lui dit-iI,. d-e ee que je rends la
juridiction aux éveques5• Le peuple accontumé a la liberté
neo veut plus recevoir le joug, et les villes de l'Empire sont


t. Urbani Regii deutlehe Büeher u. Sehriften. A, a, O. 111, 10. 11, 90. 1-i.
19. - 2. ConqU83tio de Calam. stat. Lipa. HS58, e, a .. - Doll. 1, H2. - 3.
L. e. 1, 506 - Mathes. f. 1 i8 n. - 4. Biat. de, Yar. V, o. - o. Le pape Mé-
Illnc:btbon rendant la juridiction tUI Éleques!




- !59-


eelIes qui halssent le pl.us cette domination. Elles ne se
meltent point en peine de la doctrine et de la religion, mais
seulement de l'Empire et de la liberté t .»


Et qu' on ne croie pas, encore un coup, que eeUe liberté
dont il s'agit ¡ci ce soit le droit d'examen. dont ilsn'avaient
que faire, en vérité : non, c'es! pour les magistrats des villes
raflranchissement de l'influence de leurs éveques -dans les
affaires municipales; e'est, pour le peuple et pour tout le
monde, la liberté des mreurs : on ne peut en douter, quand
on suit avec ulle certaine attention l'histoire de la Réforme.


« Il repele encore (~élanchlhon), ajoute Bossuet, cette
plainte au meme Luther: « Nos associés disputent, non pour
« l'Eglise, mais pour leur domination:1." - « Ce n'etait
donc pas la doctrine, conclut BOssllet, c'était l'indépendance .
que cherchaient les villes ; et si elles haissaient leurs éveques,
ce n,était pas tant paree qu'ils étaient leurs pasteurs, que
paree qu'ils étaient leurs 50uverains 3. D


L' observation est juste; elle s' accorde bien avec ce que
DOUS trouvons dans les vieilles chroniques de ces villes im-
périales, presque constarnment en conflit et quelquefois ou-
verteQlent en guerre avec leurs éveques. Ce n' était pas la foi,
certainement, ni l'interprétatton ~e l'Evangile le sujeto de ces
querelles et de ces guerres.


00 ne peut douter qu'une des choses qui contrihnerent
au succes de- la révolution religieusp-, n'ait été ceUe circons-
tance, particuliere a l' Allemagne, que le hant clergé y était
demeuré féodal.


(\ Elle s'était établie (la Réforme), dit Bossuet, en se sou-
levant contre les éveques sur les ordres du magistrat •. Le ma-
gistrat suspendit la messe a Strasbourg, l'aholit en d'autres
endroits et donna la forme au service divin. Les nouveaul.
pasteurs étaient institués par son autorité.4"


i. Lib. 1, epp. 17. - 2. Ltb. 1, épilt. !O. - 5. Hist. de, Tar. V. !$ - 4.
lbid. V. 8.




- 24U-


Le savant Mutianus, dans une de ses leUres a l'électeur
Frédéric, dit tenir de bonne source (c que c' étaient les villes
« impériales qui, en prétextant l'Evangile, avaient' SOllS
el main excité les populations a la révolte) afin qu'apres avoir
(1 renversd les évéchés, illeur ftit plus aisé de s'attaquer aux
(1 principautés laiques, el d'établir surleurs ruines commu-
«nes, la démocratie en Allemagne l."


a Quant aux princes évangéliques, faít dire au Christ le
prédicateur protestant A mbach, en 1 Do1, a la seule chose
qui leur plaise et qu'ils aiment a prendre dans mon Evan-
gile, c'est ce que j'y prescris dans l'intéret de leur pouvoir!
lis I'acceptent aussi tous avec empressement dans ce qui peut
servir a remplir lellr trésor, etc., etc. 2.»


(1 Les vues ambitieuses, la domination, les considérations
purement politiques, J) dit l'historien Rotteck, « ne furent
pas moins invoquées et utilísées . au profit de la révolution
I'eligieuse. Ainsi, parmi les princes qui rompirent avec Rome,
il en était plusieurs qui, fort peu touchés de la doctrine nou-
velle prise en elle-meme, ne s'y montrerent favorables que
parce qu'ils y virent un moyen de se rendre plus indépen-
dants de I'Empire et de son chef, d'agrandir lellr propre
autoritésur leurs sujels, elenfin de s'enrichir des dépollilles
de l' Eglise. L' exemple d' Albert de Brandebourg, grand-
maitre des chevaliers teutoniques, qui, des Etat's prussiens
appartenant a son ordre, venait de se créel' et de créer a sa
maison une principauté héréditaire, ne fut pas une médiocre
tentation pour tous les princes-éveques et souverains de l' AI-
lemagne. - (J. Mais ce furent principalement les nobles qui
se laisserent séduire et entrainer par la perspective d'agran-
dissements- el d'acquisitions de ce genre .•


L'auteur cite, a ce sujet, l'invasion a main armée de
Franc;ois de Sickingén dans l'éveché de Treves, el tous les


1. Tentzel, p. 76 - Die Reformation, 1, ñ7:t - 2. Ambach, Klage Je,.
Christi etc. Franck. a M. HSñt, t5, et D. 5, e et 5. 0011. 11, 80..




- 241 -


tr'oubles suscités, a propos de I'Evangile, par l'ambition de
la noblesse allemande l.


Cet historien allemand, qui connaissait surement fort bien
les benes Le90ns de M. Guizot, n'a pas laissé d'atlribuer a
cette ambition et a celte cupidité des princes et des nobles
une part dans l'reuvre de la Réforme: e'est qu'en efTet une
part elles y eurent, on ne le peut contester.


Nous savons que le changement de religion fut en Suede,
comme en Angleterre, tyranniquement et violemment imposé
par son roí. Pour s'aequitter des dettes qu'il avait contractées
pendant ses longues guerres, Gustave Wasa ne se vit pas de
ressources plus a la main que les dépouilles de I'Eglise au
moyen de la Reforme, et iI n'eut garue de s'en priver.:a


En Danemarck, le roi Christian, troisieme de nom, favorisa
la Réformation dans des vues analogues.


En se débarrassant des censures de l'Eglise, se soustraire
a toute espece de eontrainte, proeurer les eoudées franehes a
toutes les convoitises, n'avoir plus a rendre compte absolu-
ment de rien a· personne, et, par surcroit, s'enrichir comme
d'un seul coup de filet : telle était la question. II y avait la de
quoi ten ter tous les princes du monde; on peut juger si des
pl'inces allemands durent résister a eet appat.


Pour ce qui con cerne la France, on est d'accord que ce
fut prineipalement l'intéret féodal qui fit embrasser la causé
protestante aux princes de Navarre, aux Condé, aux Roban,
aux Coligny, aux . Lesdiguieres, a tou te ceUe nobles se re-
muante dont les contemporains nous disent « qu'il entrait
dans sOn fait plus de malcontentement que de Huguenoterie.-


Est-il hien·sur a~ssi, par exemple, que l'éleeteur de Hesse
eut preté un si chaud concours a eeHe Réforme, s'il ne s'é-
tait pris de dégout pour la princesse sa femme, qui, disait-
il, buvait SOlIvent un coup de trop, sentait mauvais, et 5'H


1. Rotteck's Weltgelchichte, t. III. p. a9 et s. - 2. Voir Puffendorf.


16.




- 242-


n'avait vu dans' le schisme un moyen de donner impuné-
ment le scandale de la bigamie a ses sujets ?


11 est encore plusieurs autres circonstances qui, de l'~lVel1
des réformateurs protestants, contribur.rentpourune part a
la transformation religieuse en Allemagne, et qui se trouvent
comprises dans l' exclusion de rtI. Guizot : la nouveauté, l'en-
trainement, par exemple. Ainsi lepasteur Lang nous ap-
prend, en ce qui concerne les protestants du Sud de l' Alle-
magne ou il prechait, lui, le nouveI évangile, ce que la plupart
s'attachaient a cet évangile par betise, uniquement pour com-
plaire a Ieurs, supérieurs ou a quelques aulres personnes
marquantes l._


«Parcequ'il est au-dessus deux, a coté ou au milieu d'eux,
dit-il, des gouvernants ou d'autre~ personnes influentes qui
ont secoué le joug de la papauté et arboré la banniere évan-
gélique, ils s'empressent d'en faire autant, en vue seulement
de lacom,pagnie et afin de ne pas se faire rernarquer. Il en
est un grand nombre a qui, pour s'instruire a fond de I'E-
vangile, il a suffi d'assister une fois on deux au preche 2.»


« Nous autres Allemands, dit Lutherlui-meme, sommes
CI ainsi faits : qu'une chose soit nouvelle, nous nous y jetons
« a corps p,erduet nous y cramponnons comme des fous.
« Arrive-t-il qu'en ce momenf on nous en veuille détourner :
« on ne réussit qu'a nous en enticher davantage. Mais que
« personne, au contraire, ne 11011S retienne et ne nous com-
a balte : !lOUS ne tardons pas a en etre rassasiés3• - .ll
« en est arrivéde meme, continue-t-il, ti l'origine' de toules
« les hé1'é~ies ,de toutes les erreurs: le monde les a saisies a
« deux mains et s'y est attaché, comme si aucune doctrine
« antérieure n'eiIt été pure 4._


i. Je dis cet évangile, et non l'Evan~le : cal' il ne faut pas confondre, en effct,
mais se rappeler que les réformateurs, par une vanterie allssi habile que menson-
gcre, entendaient d'ordinaire par c~ nom la doctrine principale du protestantisme
011 le protestantisme meme. -2. A. Lang. Von derSeligk. F. a. M.1576. - Die
Ref. 1I, 650. - 3. Walch XX, 957. - 4. L. c. 1,1929.




- 243-


l':ous ne voulons pas nous arreter davantage a ces causes
secondaires, qui pourraient bien cependant avoir été plus
déterminantes qu' on ne pense : qui ne connait la puissance
de l' entrainement et de l' exemple, sur la multitude surtout
et dans les temps de trouble et d'agitation?


Mais une cause générale de la Réformation que nous ne
devons point passer sous sitence, c'est l'action qu'exer~a
sur les populations une doctrine qui les touchait de bien
plus pres que le libre examen qu'elles ne comprenaient et qui,
encore une foís, ne les intéressait guere : nous voulons dire
la doctrine de la foi seule justifiante etdelajustice imputative,
la doctrine du salut opéré, sans aucune honne oouvre de
l'homme, par les seuls mérites de Jésus-Christ, doctrine
que Luther, son ~nveÍlteur, déc1arait lui-meme la pierre a11-
gulaire de son entreprise, et qui était si bien la pensée, le
dogme, l'institution capitale et comme la cheville ouvriere-de
la Réforme luthérienne, qu'on ne la désignait pas autrement,
dans le par ti , que par le nom d'Evangile, dont elle formait,
assurait-on, la substance el l'essence. Ce fut la, ce futréelIe-
ment ceUe doctrine, et non pas le libre examen, qui séduisit
tant de personnes; ce fut la le moteur et c' est la le secret de
l'éla-n qui précipita dans la prétendue Réforme et les mauvais
moines, el les mauvai~ pretres, et les princes, e~ les nobles, et
le peuple, et tout le monde; ce fut ceUa doctrine la cause,
]a grande, la principale, la vraie cause de la popularité sou-
daíne, de la propagation rapide et du succes définitif de la
révolution protestante.


e'est le jugement qu'en porte un savant allemand, et c'est
en effet ce qu'il faut conclure de l'histoire de cetta doctrine
fidelement €xposée par cet écrivain. dans son ouvrage de la
Réforme. «On ne saurait douter) dit-il, pourvu qu'on ait faít
de ceUe époque une étude sérieuse, qu'entre tous les ins-
truments mis en oouvre pourl'édification de la nouvelle Eglise,
le plus puissant ne fut le dogme de la justification; que ce
ne fUt ]a l'aHnant dont la force irrésistible aÚira et retint




- 244-


dans la communion protestante des millions d'individus ?'. D
(e Le mot Evangile, dit ailleurs le meme auteur, le mot


Evangile qui, comIlle désignation abrégée du systeme reli-
gieux protestant, possédait alors une si magique vertu, et
poussait, avec une force sous plusieurs rapports irrésistible,
des populations entH~res a déserter l'ancienne Eglise, n'était
pas seulement un vai'n nom, un son attrayant, l'expression de
quelque symbole mystérieux; et ce qui donnait a ce mot
eeUe force triomphatrice, ce n'était pas la croyance, bien
qu'elle n'y fut pas entierement étrangere, que la nouveIle doc-
trine était celle-Ia meme enseignée dans les sa~ntes Ecritures
ou con tenue dans les quatre Evangélistes ; mais c'était, c'était
surtout l'idée qui lui servait de base, et qui se l¡ait intimement
a la persuasion qu'avaient égalemel!t les peuples, les théolo-
giens et les pasteurs: que la doctrine nouvelle, la doctrine
aujourd'hui désignée sous le nom d' Evangélique, indiquait,
pour (aire son salut, une voie ti la (ois plus courte, plus
(acile, plus commode et plus agréable, et, sinon découverte,
du moins remise en lumiere par les réformateurs, apres etre
derneurée, pendant des siecles entiers, enfouie dans les téne-
bres.On disait, par exemple, que le dérnon, par ses ruses,
avait d'abord eu le talent de s'asservir les théologiens et les
cbefs de l'Eglise, et que cet asservissement lui avait ensuite
serví a dérober au peuple chrétien les douces consolations
de I'Evangile, et a y substituer un systerne qui imposait aux
hornrnes des obligations intolérables, les écrasait sous une
masse d' exigences et de prescriptions impossibles a rernplir,
et qui, par son caractere impératif, son manque de conso1a-
tion et sa complete incapacité de nous rassurer sur notre sa-
lut, précipitait des rnilliers de chrétiens dans les angoisses du
scrupule et finalernent dans le désespoir~.D


Nul hornrne, avant lui, n'avait enseigné ceUe doctrine, as-


1. Die Reformation, etc. 111, Vorwort. - 2. Die Reformation, 11, 694.




- 24~-


surait Luther, ni compris, comme lui, le sens de I'Epitre de
saint Paul OU surtout elle est consignée.


« Je ne sache personne, dit-il avec sa modestie ordinaire,
«qui ait été capable d'en juger sainement, si ce n'est les
«( apotres choisis ¡lour l'enseigner dans sa pureté et l'asseoir
«sur une base solide. On ne saurait en trouver une traee
«( dans les Jivres d'aucun autre, ce qui fait qu'on ne doit pas
« s'étonner que de notre temps elle ait été si complétement
« éteinte et oubliée J .))


Or quelle était, en peu de mots, ceUe doctrine éteinte ou
tenue enfouie dans les ténebres, pendan t des siecles, par
les Peres et toute l'ancienne Eglise depuis les apotres, et
par lul seul, Luther, pour la premiere fois de nouveau re-
mise en lumiere? Il la faut bien connaitre, pour concevoir
jusqu'a quel point elle fit fortune et sut captiver la foule.


Celte doctrine, nous I'avons nommée, c'est celle de la foi
justifiante et de la justice imputative, suivant,laquelle, d'apres
l'Eglise, nous sommes sauvés par les mérites de Jésus-
ebrist, a la condition de travailler nons-memes a DOUS en
rendre dignes par nos renvres au moyen de la grace,qui. .
n'est refusée a personne; et en vertu de laquelle, selon Lu"':""
ther, nous sommes sauvés sans aucune participalion de llotre
part, sans aucune bonne reuvre et ma)gré tous nos péchés,
par les seuls mérites de Jésus-Christ, qui s' est fait pécheur
en notre lieu et place el a reversé sur nous tout le bien dont
nous sommes incapables, meme avec la grace, et qu'il a ac-
compli pour nous.


Ainsi, selon la doctrine catholique, ce qui sauve le chré-
lien, e'est la foi en Jésus-Christ, mais la foi jointe a l'ohser-
vation de la loi divine et aux bonnes reuvres, dont nous de-
venons capables par la grace; et, suivant la doctrinelutllé-
rienne, ce qui le sauve, c' est la foi seule, malgré les transgres-


1. L. c. nI, 0- éd. Walch. IX, 492 s.




- 24() -
sions de la Loi, qu'illui es! impossible d'oLserver, el sans les
oouvres, qui" entachées de concupiscence, sont plus nuisibles
qu'utiles.


e Le regne de Jésus-Christ, enseignait la nouvelle théolo-
gie, n'est rien que grace, pardon des péchés et salul, sans
aueun eommandement; car Jésus-Christ n'est point un lé-
gislateur et n'a point donné de commandement : c'est pour-
quoi ron ne doit precher par lui que la rédemption l.l>


e Philippe, observe Wizel a ce sujet, Philippe 2 dit que
l'homme peche réellement, constamment, en tout temps.
Luther enseigne, de son coté, que les bonnes oouvres sont
antipathiques a l'Evangile, et que les agneaux de Dieu s'ef-
fraient, seulement d'en entendre le nomo Les oouvres sont
done également contraires a la foi. - «Ne vous occupez pas
« des oouvres, dit-il, car sachez qll'elIes ne sont que péchés
e devant Dieu. La vertu n'est que le masque dont se couvrent
e les fourbes; et le jeíme.les veilles, le recueillement, la tem-
e pérance ne servent réellement qu'il faire des hypocrites. ~ -
e Pommer écrit que notre justice est péché, et Luther s'em-
porte contre ceux qui pratiquent les bonnes oouvres. - el 11
dit que tout individu baptisé a droit de se considérer comme
juste, comme saint; que si le démon, au moment de la mort,
nous demande compte de nos actions, nous lui fassions la
nique et le renvoyions a Jéslls-Christ; que c'est une duperie
d'aspirer a la sainteté, attendu que Jésus-Christ, dont les
mérites sont reversibles sur nos tetes, l'a possédée pour nous.
- eJésus-Christ, dit encore Luther, a « observé la loi, bien
ti qu'il n'y fut point obl~': c'est un mérite dont il n'avait que
ti faire et qu'il a bien voulu nous céder. « Jloquez-vous done,
e ajoute-t-il, du péché, de la mort et de l'enfer, et, si 1'01Í
c vous demande si vousavez.gardé la loi, répondez sans hésiter
« que Jésus-Ch7'ist l'a g"ardée pour vous, afin qu'au dernier


1. .lctn de la Réf. p. 14~. - 2. G'est-a-dire l\felanchthon.




- 247-


« jour vous soyez justifiés de ne l'avoir pas vous-meme ac-
« complie J. }) - Luther dit, du haut de la ehaire de vérité :
q Plus vous serez couverts de honte el de péchés, plus Dieu
( vous accordera de graces; et quiconque a la parole, esl
<t saint comme la paro le esl sainle, quand méme il s'adon-
<t nerait au péché.}) Et ailleurs. e Les actions ne di{{erent
e e1l7'Üm l'une de rautre; elles onl toutes la meme valeur,_ .
« allcune 2.])


« Une partieularité propre au protestantisme, observe le
meme Wizel, e'est raffeetation de négliger, dans les saintes
Eeritures, les exemples divins qui témoignel1t des D1CBUrS
ausleres des sail1ts, et de ehoisir; au eontraire, eeux OU se
montre, davantage }'imperfeetion hurnaine. Ces derniers seuls
sont de leur gout, seuls ils sont évangélíques et dignes d' etre
imités. - « Que je sois un imposteur si, dan s leurs eO:l1-
mentaires, reurs annotations, leurs sermons, etc., ils se pro-
posent autre ehose que d' offrir a l'imitation de leurs adhé-
rents la partie répréhensible de la vie des saints 3! l>


Voila, bien abrégé, ce qu' éeJ'ivait sur eeHe dodrine un
hornmequi l'avait re~ue de premiere maio, qui eonnaissait
personnellement Luther, et qui fut luÍ-meme engagé, pen,,:-
d'anc plusieurs années, dans la prétendue Réforme ..


e Que les reuvres sont nuisibles au salut, déelare le fidele
Amsdorf, « e' est une proposition bien vraie et bien ehré-
« tienne, preehée par saÍnt Paul et saÍnt Luther (sic) 4.l>


Ille devait bien savoir, ce réformateur qui, avee l\félaneh-
thon, avait véeu dans une si grande intimité avee ]e chef de
la Réforme.


Vigand lienl le meme langage 5. 'Mais écoutons saint Lu-
ther lui-meme, toujours en abrégellllt et négligeant un grand


1. Evangel. Luther's, B, 2, h, e, B. 2. ah. - Die Rcformation etc. 1, 7~. -
2. L. c. 1,76. - Evang. Luth. E. a. h. E. 2. a. - 5. Retéctio Lutherismi,
G, s. h. - 4. Voir son écrit publié en 1509. - Doll. IlI, 010. - o. Lettl'e a
Weller.




, '


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_ ... ;1
(' .';'~


. ':J.


nombre des plus important:'::Ssages. 00 yerra que Wizel '1
n'a ricn exagéré. ,:4
'~


« Il ne saurait, dit-il, y avoir de folie plus grande que .~~
« celle d'un hornme qui, a l'article de la mort, souhaite d'a- .~
« voír raít beaueoup de bien, ou d' etre pur de péchés ~ car,. ..~
« au lieu de mettre son espérance en Dieu, iI la met ainsi'~
« dans ses propres reuvres J. - «C'est, au contraire, apres
« avoir commis le mal, qu'on doit préci3ément le plus espé-
te rer en Dieu 2.»


«( D' espérer en Dieu est plus faciJe et plus. sur pour celuí
• qui est dans le péché que pour celui qui s' est acquis des
te mérites et a pratiqué le bien. Il y a done du danger pour
" l'hornme de rester jusq\l'a sa mort en état de grace et avec
CI une grande somme de mérites, cet état ne lui donnant pas
«( l'occasion d'apprendre a espérer en Dieu, au lieu que le
« péché produit l' efIet de rendre celui qui y est plongé sus-
" ceptible et capable d'espérance 3.»


« La foi, dit- il encore, justifie avant la charité el sans la
«eharité. Si la foi n' est pas entierement pure d' reuvres,
« meme des plusminimes, elle ne justifie point; ce n' est
«pas la foil Bree fid~s sine el. ante earitatem justífieat 4,
Nisi fides sit sine ullis etiam minimis operibus, nonjustifieat,
i1no non est fides 5. D


Et encore :
«( Si l' on preche les reuvres, on renverse la foí ; si au con-


" traire on preche la foi, il faut renverser les reuvres 6,,,
CI CeUe proposition : Les bonnes reuvres sont néeessaires


«( au salut, iI faut ne pas du tout radmeltre, mais la rejeter
« absolument. Car il est faux et mensonger de prételldre que


1. Que dites-vous, lecteur, de ce petit sophisme du restaurateur de la paro le di-
"ine? Que de helles choses on en pouvait déduire !


2. Loescher, 1. 546. - 5. Ed. Walch, XVIII, 21, 25,24,20 et ss. - Loescher,
1, 546. - 4. Comment. in GaZat. Frankf. 1ñ45. f. 122, a. -- O. Opero lato
Jen. J, 022. - 6. Ed. Jen. A. a. O. 1ñ8ñ, 1I, 476.




- 249-


(r les honnes ceuvres sont nécessaires a la justification et au.,
« salut, et celte proposition, paree qu'elle est profitable aux


fl papistes, nousentendons ne la souflHr ni l'accorder, ".laÍs la
C! hannir totalement de la théoIogie, et en particulier. de l'ar-
« ticIe de la justification, et n'en plus entendre parler I .»


uIl n'est aucune loi, pas meme la loi donnée de Dieu qui
« puisse exiger des fideles une seule ceuvre comme néces-
«saire au salut :..»


(1 Ce ne sont pas les ceuvres qui conduisent au but ; mets-
(f toi bien cela dans la tete. Une seuIe chose est nécessaire:
« entendre la paroIe de Dieu et y croire. Voila ce qui fait
u tout; c'est a cela qu'il- faut t'attacher. Et tu auras une
u eonseienee satisfaite, et tu (eras ensuite ce que tu vou-
u d1'as; ce que tu pourras: tout sera pour ton salut et agré-
(1 able a Dieu 3."


«Il n' est prus, dans la nouvelle alliance, dit-il encore,
« qu'un seul péché, e'est le manque de foi, le refus de croire
« en Jésus-Christ; tous les autres péchés, depuis que le Ré-
(1 dempteur en a racheté le monde, ne sauraient plus etre
(1 une cause de perdition pour personne 4."


., La foi est faite de telle sorte, que la ou ene se trouve, nul
• péché ne saurait plus Buire 5.»


« Jl n' est scandale plus grand, plus dangereux, plus veni-
(1 meux que la bonne vie extérieure m.anifestée par les bonnes
e ceuvres et une conduite pieuse. e'est. la porte cochere de
(1 l' enfer et la grande route qui mene a la damnation 6. »
- « Nous disons done que les saints de Jésus-Christ doi-
"vent etre de bons gros pécheurs 7.»


-


i. Cité parWaldner : Verz. d. beschv. Punkte, d. la préf. de Georg ó Major atl
nouveatl Sermonnaire 1~6.i. - Die Ref.llI, 104. - 2. Opp. lato Witt. 111,575.
- DoIl. lIl, 104. - 5. Waldner, G. 5. b. - 4. Postille : Serm. sur l'ascenc. -
V. Schwenkfeld : van der Heilig. Schrift, etc. 1547, f. 95, b. 9j, a. - Doll.
J,263. - 3. Éd. Walch, XII, 1828. - 6. L. C. XI, 549, ss. - 7. Ed. de
Walch, Xl, 549, et éd. de Jena, VI, 199.




- 2~0-


n dit un jour a Mélanchthon: « Sois pécheur et peche for-
({ tement, mais aie encore plus forte confiance, et réjouis-toi
« en Jésus-Christ, qui est le vainqueur du péché, de la mort
tI et du monde 1.1)


(1 La Loi et l'Evangile, dit-il ailleurs, sont directement op-
ti posés l'un a l'autre. L'Evangile ne preche point ce que
« nous devons faire ou ne pas faire; il n'exige rien de nous.
(l Au líeu de nous dire : Fais ceci, fais cela, il nous demande
ti seulement de tendre la main et de recevoir, disant: Tiens,
« homme bien aimé, voila ce, que Díeu a faít ponr toi. -
(1 L'Evangile enseigne ce que Dien nous a donné en pur don,
" nullement. ce que' nous devons donner a Díeu et fair'e pour
(l lui. - (( L'Evangile ne nons demande pas d' reuvres pour
• nous j ustifier; au contl'aire, il condamne el repousse les.
« ceuvres :.1.})


el La loi dit : Tu ne pécheras point, vas, sois pieux et ne
a peche point. Fais ceci, fais cela. Jésus-Christ, au contrai're,
(1 dit : Prends, tu n' es pas pieux, maís j' ai faít pour toÍ ce
« que tu n'as pu faire: Remissa sunt tibi peccata l.»


(1 Jésus-Christ, afin de. dispenser l'hornme de l'obligation
(1 d'accomplir la loi divine, l'a accomplie lui-meme en nolre
« nom, de sorte qu'il ne reste plus a l'homme qu'a s'imputer
(1 par la foi cet accomplissement de la Loi 4. D·


(1 Le meurh'e, le vol ne sont pas des péchés aussi grands
« que de vouloir pénétrer dans le ciel au moyen des oouvres.
- "Arriere donc toutes les muvres 5!})


(/ S'il te vient a l'idée que Jésus-Christ est ~n docteur de la
Loi, ou un juge irrité, te demandant compte de fa vie pas-


e sée, tiens pour assuré que ce n'est point la le Christ, mais
(1 l'enragé démon en personne. ([ Si Christus specie irati
(1 judicis aut legistaloris apparuerit, qui exigít rationem


1. Tischreden - Mém. de Luther par M. Michelet. - 2. OEuvres comp. de
Luther, éd. Walch, XIX, 102. - 3. L. c. VII, 2321. - 4. Walch, X, 146'1.
- Doll. 1JI, 18. -~. L. c.lIl, 130. - Sermons inédits de Luther, pal' Hreck,
pp. 48, 52, 72 et s.




- 2~H-
«( 11'ansactce vitce, sciamus eum non esse Christum, sed fUl'io-
o Sllm diabolum l.»


011 n'est plus de péché f1ans le monde, si ce n'est tincré-
CI dulité 2 ••


Suivant cette doctrine, la vertu de la foi ne réside donc pas
en cela, qu'elle empeche, arrete el étoufIe en quelque sorte
le péché, mais en ce que, par elle, le péché n'est plus nui-
sible au fideIe: f la foi est faite de telle sorte que la OU elle
existe nul péché ne saurait plus nuire3 • .,


Et celte doctrine était donnée, prechée, prónée par Luther
et tous les réformateurs orthodoxes et fideIes comme le fond
el la substance de la doctrine évangélique, comme l'Evangile
meme dans ce qu'il a d'essentiel. Et les textes des livres saints
furent en effet accommodés a ceUe doctrine,autant qu'ils le
permirent, et, la OU ce fut absolument impossible, déclarés
suspects, altérés, si ce n'est tout a fait apocryphes et in-
terpollés.


o L'apologie de la Confession d' Augsbourg déclare que la
« doctrine de la justificatioo est le principal et le plus impor-
« taot article de toute la doctrine chrétienne, propre surtout
« a donner une intelligence daire et juste. de toute I'ECI'iture
• sainte; qu'eIle est le seul chemin qui conduise a l'inappré-
(1 ciable trésor de la coonaissance du Christ, et la seule pórte
• qui donne acces a la connaissance de toute la Biblef que,
«sans cet article, une conscience tourmentée ne saurait
« trouver de consolation vraie, durable et certaine, ni ap-
(1 précier les abondants trésors des graces de Jésus-Christ.,)


el De cet article, est-il dit dan s la déclaration de Smalkalde,
G on ne saurait retranchcr ni céder la moindre chose, dus-
« sent ciel et terre s'écrouler4• C'est sur cet article que sont


1. Edit. Irmischer, 1, 261. Comm. in Galat. - 2. Edit. Walch, XIII. 1480.
- 3. L. c. XII, 1828. - 4. Entendez-vous, partisans du libre exameñ'! de cet
article inventé par Luther, et en vertu duquel toutes les actions des homm.cs,
bonnes et mauvaises, sont aux yCl1x de Dieu et pour leur salut indifl'érentes, de
cet arliclc on ne saurait céder ni retrancher la moindre chose, dussent del el
terre s' écrouler. Voila l'hérétique et voilil l'hérésic!




- 2ñ2-


(1 hasées toutes nos prédications contre le pape, le démon et
« le monde. Aussi devons-nous, a ce sujet, nous garder du
(1 moindre doute et de la moindre incertitude, sinon tout esl
« perdu, el le pape, el le démon nous arracheront lavicloire
(1 et auront raison contre nous l. »


Voila ce que Luther avait déeouvert dans I'Evangile, et
e' est pour avoir tenu enfouie cette belle doctrine depuis le
temps des apótres, qu'il reproche aux papistes d'outrager
et avilir la graee divine; de renier la mort. du Christ, la
résurrection, l'aseension de notre Seigneur, avec tous les'
hiens qui en découlel1t; de blasphémer et condamner son
Evangile, d'anéantir la foi, et de substituel' a sa place un
édifice d'ahomination.


Et cet homme traitait de sophistes le pape, les doeteurs
catholiques, toute l'Egtise! Il comptait a ee point sur la sot-
tise humaine 2!


Se figure-t-on l'aecueil que devaient faire les partíes lé-
geres, frivoles, dissolues ou déja gangrénées des popula-
tions allemandes a une relígiondont une doctrine si com-
mode, la sanctification, le salut éternel sans honnes reuvres,
sans vie sainte, sallS conduite honnete, dont une doctrine si
facile et en effet si consolante et si rassurante était déc1arée
le dogme principal, essentiel et dominant, le seul chemin qui


i. Dollinger, Die Reformat. 111, 6 et ss.
2. Et qu'on ne cl'oye pas que le protestantisme ait de nos jours cessé d'enseigner


cette dangereuse doctrine: nOlls ravons, quant a nous, entendu precher tout récem-
ment. I « Quand je pécherais plus grievement que Mana'ises, je serais encore un
enfant de la grace, disait il ya peu de temps un méthodiste américain (M. Hell),
cal' Dieu me regarde toujours en Jésus-Christ. Es~tu plongée, mon ame,dlUlS l'adul-
tere, dans l'inceste? Es-tu rougie d'un sang homicide? N'importe, tu es toute
heBe, mon amante, ma fidele épollse, tu es saos tache. Je ne suis pas de ceux qui
disent : péchons afin que la grace surabende; mais iI n'en est pas moins cel'tain
que l'adultere, l'inceste et le meurtre me rendront plus saínl sur la terre et plus
joyeux dans le ciel..


Et un pasteur de Geneve, M. Malan : « Le Chl'ist, en s'aUachant a la croix,
nous a conqllis la liberté d'esprit, de creur et de corps.» (Cité par Mgr. Lucquet,
i 56. Lettres au clcrgé protestant.)




- 2;)3 -
conduise vers Jésus-Christ, l'article important entre tous; et
con<;oit-on surtout ce qui s'en dut suivre dans la Pl·atique de
la vie journaliere I ?


« Luther, dit Wizel, a publié plusieul's de ses commen-
taires dans l'unique dessein de soutenir, en s'appuyant des
patriarches, la vie mondaine et charnelle contre la vie con-
sacrée aux bonnes oouvres. Apres avoir. lu ces productiollS
incroyables, qui pourra s' abstenir désormais de suÍ'l.'re le
torrent, de faire comme les aulres, de hurler, comme on dit,
avec les loups, mangeant, buvant, dansant, et le reste? Les
saints n'étaient-ils pas aussi de chair et d'os comme nous?
Laissez-donc fermenter le vieux levain, et ouvrez portes et
fenetres pour recevoir le vieil Adam! - ce Luther, vous etes
vraiment un maUre dans l'art d'inviter les gens a la vie fa-
cile et volllptueuse au nom de la foi, de I'Evangile, de la
grace et du sang de Notre Seigneur Jésus-Christ 2.»


• (1 Ah! Seigneur, qlli se souciera désormais encore, ave e
un tel Evangile, de s'abstenir du mal et de s'engager· dan s
la ,voie difficile du bien! - «O charmante sensualité, que
d'obligations n'as-tu pas a cet apótre d'Epicure 3!D


ti On ne pAut sefaire une i<lée, s' écrie le réformateur dis-
sident Schwenkfeld, de tout le mal qu'a causé cette doctrine,
et de tous les germes de corruption qu' elle a fait pénétrer
dans le creur de milliers d 'hommes 4. D


(¡ Etes-vous curieux, écrivait en 1070 un pasteur de la


1. Nous voyons parnne lettre de Luthcr a son ancien supérieur et ami, l'augus-
tin de Staupitz, qui, lui aussi, avait applaudi aux premiers actes de la Réforme,
nous "eyons,"ue ce religieux avait écrit au réformateur touchant sa doctrine:
qu'elle comptaitparmi ses partisans tout ce qu'il y avait d'individus livrés a l'incon-
duite el a la débauche. Et Luther lui répond sur cela, qu'il n' en est ni étonné ni non
plus affect~. » Quod tu seribis, mea jactari ab iUis qui Lupanaria colunt, et
multa seandala ex reeentioribus seriptis meis oriri, ista neque miror neque
metuo.» (Lutber. epp. éd. Aurafaber, 11, f.)


2. Evang. Lutheri, G. 6. - 5.lbid. - 4. Epistolar. 1049, part, 11, t. L,
p. 911 et 989.




- 2t»4 -


nouvelle Eglise, (1 et.es-vous cijrieux de voir réunie dans un
meme lieu toute une population d'hommes sauvages, gros-
siers et impies, chez lesquels toutes les especes d'iniquités
sont de pratique journaliere et pour ainsi dire a la mode:
allez dans ceHe de nos villes luthériennes OU se trouvent les
prédicateurs les plus estimés et ,ou le saint Evanglle est pre-
ché avec le plus de zele, c'est la que vous la trouvel'ez i .-


C' est par les doctrines subversives du dogme et de la mo-
rale, mais favorables aux passions humaines, au dérégle-
ment de l'esprit et du creur, qu'on disposa les esprits a cette
insurre9tion contre l'autorité religieuse : les fausses doctrines
morales précedent ici cornme ailleurs l'insubordination et
)a révolte.


« Rien, nous apprend le témoin oculaire Wizel, rien ne
disposa davantage les espr'its, dans toutes les classes, en fa-
veur de la doctrine nouvelle, que l'avantage qu'elIe offrait
d'etre souverainement cornmode el rassurante pour la con-
science 2. D


« Luther, ecr·it de son cóté le réformateur Schwenkfeld,
«Luther et ses prédicants, n'ont pas trouvé de mayen plus
sur pour attirer la roule et grossir alnsi leur troupeau. Qui
n'accourrait, en effet,vers des gens qui vousprocurenl a si
peu de frais, avec la rémission des péchés, les don s dll Saint-
Esprit et la vie éternelle3.)) ,


Le réforrnateur Brentz nous avoue, lui aussi, « que les po-
pulations évangéliques aspiraient, les gouvernants a la spo-
liation des couvents, du clergé en général, et les gouvernés
a la liberté de vivre chacun a sa fantaisie, sans etre lenus
ni de confesser leurs péchés, ni de jeuner, ni de pr~tiquer les
autres reuvres de ce genre 4._,


Bucer en porte le meme jugement. u C'était du reste aussi,
1. Belzius, vom Jammer u. Elende menschl. lebens etc. Leipzig, 1070. c. 6.


D. 6. - 2. Epistol. ad B. A. lo c. H. C. c. 3, b. - 5. Episto\. pt. 209, p.
Di, t. 11. - 4. Brentz, Ausl. d. apost. Gesch. 10~4. ,~




- 2~~-


dit-il, pour eux une ehose fort agréable que de s'enfendre
assurer que e' est la foi seule qui nous sanetifie, el que les
bonnes reuvres, pour lesquel1es ¡Is se sentaient si peu dé
gout, étaient, pour le salut, entierement superflues 1.1)


Un autre eoopérateur a l'reuvre de la Réforme, Guy Dié-
trieh avoue )que « e' était un horrible sean dale et des plus


(1 eompromettants pour l'Evangile, que la doctrine nouvelle
« eut, pour ainsi dire, serví de lieu de refuge et de rendez-
« vous a tout ce qu'il y avait de vauriens dans le monde, et
a que e' était hien propre a révolter les eatholiques 2 ••


Nous connaissons déja ces paroles dites par Luther lui-
meme, avee lajoie de la vengeanee et de l' orgueil satisfaits :
(1 Tandís que je dormais, ou que je buvais de la hiere de Wit-
a tenherg ave e mon Philippe et mon Amsdorf, la parole
(e asi bien travaillé, qu'elle a fail a la papauté plus de mal
« que ne lui en firent jamais aueun prinee et aueun em-
(1 pereur 3,»


« e'est, ajoutait-il, parlant de su doctrine de la justification
a sans reuvres, e'est le son de la trompette qui a fait erouler
cr les murs de la Jérieho papiste, e' est l'invineíhle arme offen-
ti sive et défensive des protestants 4.»


(1 Si les seetes, dit-il encore, CI si les sectes, bien d'accord
(C avec nous, comrne elles l' étaient au eommeneement, avaient
(1 continué d' enseigner avee zele que nous ne sommes justi-
(C fiés ni par la Loi ni par notre propre jllstice, mais seule-
(e ment par la foien Jésus-Christ, on ne peut douter que ce
(C seul article n' eut, avec le temps, couché la papauté dans
el la po'ltssiere 5.»


Etpuis encore:
.Que la papauté, dans ce temps-ci, soít si faible et si lan-


(. guissante, ce n'est certes pas a cause du bruit et des assauts
1. De Refino Christi, HSñ7.-2. VeitDietrich, Kirchenpost,Nurnh. U,46-


5. Walch, XX, 72. - 4. Walch, VIll, 2027. Die Reformat. 1, 84 - ll, 5~0,
M. - In, 84 s. - ñ. Ed. Walch, VIll, 2027, ss, 2050.




- 2M-


iI des sectaires, mais c' est a cause de ce seul article que nous
« soutenons sans cesse de la plllme et de la parole, que 110US
u soutiendrons, s'il plait a Dieu, j usqu'au tornbeau, et qui
(( dit: que nous ne somrnes justifiés que par la (oi en Jésus-
(1 Chl'ist et non par la Loi, et encore moins par les menson-
« g.es et les impostures du papeo C'est cet article qui non-
(1 seulement paralyse et fait chanceler le regne de .cet ante-
« christ, mais qui nous a aussi protégés et conservés jusqu'a
« ce jour. Et si nous n' avions eu cette protection, il ya long-
« temps que noZiS aurions péri, nous el les sectes; et si nous
« ne pouvions nons appuyer sur cet ancre, il nous (audrait
a encore adorer le pape, il n'y aurait moyen de l'empecher
• ni de s'en défendre lo»


Et toujours Luther, en 1D54:
(( Voila, disait-il, ce qui a été la cause du prompl succes


« de rEvarigile (de la doctrine de la justification), el de l'em-
a pressemenl avec lequel on s'y est allaché: c'esl que les
o conscÍellces tourrnentées avaient soif de cette doctrine, sur
(( laquelle au moins elles peuvent s'appuyer avec confiance et


C( certitude 20»
Non-seulement nousconcevons, quant a nous, toutce succes


obtenu par l'incomparable doctrine, nous ne sornmes étonné
que d'une chose, c' est que le catholicisme ait retenu un si
grand nombre d'honnetes gens qui ne se sont pas Jaissé ga-
gner a des erreurs si séduisanteso


Voihl qui nous semble bien établi: ce qui fut l'instrument
le plus puissant de la révolution religieuse du XVl~ siecle con-
nue sous le nom de Réforrne, ce qui séduisit vraiment les po-
pnlations allemandes et les soumit a ceUe Réforme, ce qui
produisit l'élan ou pour mieux diré l'entrainement .et en
assura le succes, de l'aven des réformateurs et de leur chef,
ce fut la doctrine de la foi justifiante, la liberté de vivre cha-
cun a sa guise, la liberté des actions.


1. lbid. - 2. opp. Zato Jena, lll, 422, a.




- 2ñ7-


Des le début de sa rupture, Luther, pour gagner les prin-
ces et les peu pIes a sa cause ét les rendre irréconciliables
avec le pape, prit les premiers par l'ambition et la cupidité,
et tout le reste par les appétits charnels et aussi par l'intéret,
cóté fort sensible chez tous les hommes, mais peut-etre sur-
tout chez les Alternands, peuple muni d'un appétit vigoureux
pour toutes choses. A l'Empereur et aux princes iI disait:
Soyez les maUres, soyez ce que vous devez etre en effet. En-
levez au pape el: aux éveques le pouvoir qu'ils ont usurpé et qui
n'appar·tient qu'il vous. Vous etes souvent aux expédients
pOOl' trouver l' argent nécessaire aux besoins de l'Etat, et vous
avez la sous la main des tr'ésors immenses accumulés pendant'
des siedes a votre préjudice, et ne servant a rien qu'a nourrir
des fainéants: ouvrez les portes des monasteres aux moines et
aux religieuses qui veulent reprendre leur liberté ...•.


Aux mauvais pretres, aux mauvais moines, aux mauvaises
religieu ses il disait : Plus de chasteté, plus de célibat, plus
de mortifications, plus d'interdit !


n diEait enfin au peuple et a tout le monde: Les bonnes
reuvres sont indiflél'entes . pour se sanctifier; elles nuisent
merne pIutot qu'elles ne servent. La foi seule suffit; ni le
vice, ni le crime meme ne sont un obstable au salut, et les
plus gros pécheurs sont les meilleurs chrétiens. Donc plus
de jeime, plus d'abstinence, plus de messes, plus de péni-
tence, plus d'entrave ni de gene d'aucune sorte, ni par con-
séquent non plus d'indulgences ni de dons qui appauvrissent
notre Allemagne pour fournir au faste du pape et de ses
cardinaux !


M. Guizot a done réellement raíl erreur en refusant d'nd-
meUI'e parrni les causes de la révolution religieuse du XVle
siecle les faits particuliers ordinairement cités comme en ayant
été les causes: le besoin et un désir général de réforme, le
mauvais coté des hommes et des affaires hum~lÍnes, les intérets
privés, les passions personnelles etc.; et nous, pournotre part,


17.




- ~~8-


étions fondés a douter que, dan s sacause principale on son
fait dominant, cette révolution fut un grand élan, une grande
tentative d'affranchissement de la pensée humaine. Il en est
d'e la liberté comme de ]a foi, il en est beaucoup parlé dan s
les éerits des réformateurs; c'est cela qui sans doute a fait
eroire et que l'une fut le principal objet, et l'autre le plus
louable etret de leur prél.endue Réforme.


Pour ce qui est de eeUe remarque: qu'apres l' exposition
des griefs et des prétentions de la Réforme, si rEglise tout
d'un coup, tombant d' accord, se (út disposée ti tOllt concéder,
la suppression des vexations, de [' a7'bitraire, des tributs, el
meme, datls le dogme, le relou1' au sens primiti{, avec la
seule condition que, les grie{s red1'essés, elle gardel'ait son an-
cienne position et restel'ait comme jadis le gouvel'nement des
espl'Íls, la Ré{orme, selon toute apparence, n' eitl poillt ac-
cepté, et que tres-cel'lainernent elle etll encore demandé la li-
berté, nous la croyons vraie, et nous sommes sur ceja du memo
avis que M. Guizot. Mais nous croyons en outre que les réfor-
mat~urs ne se seraient pas contentés meme de la liberté, pas
plus que les révolutionnaires de 1789, de 1830 et de 1848,
leurs successeurs el disciples, ne se tinrent satisfaits de toutes
les eoncessions qu'on leur 6t, et ne consentirent a laisser ina-
chevée l'reuvre de démolition qu'ils avaient commencée.
«l'apprends, mandait en 1 ñ?O Luther a Spalatin, que vous
avez entrepris une renvre admirable, de mettre d'accord
Luther et le pape. :Mais le pape ne le veut pas, et Luther s'y
refuse; prenez garde d'y perdre votre temps et votre peine.})


La Réformation protestante était devenue l' oouvre des
réforrnateurs; leur orgueil, leur vengeance, len!' fausse
gloire, leur norn, toute leur existence, pour ainsi dire,
était attachée a la poursuite et au parachevernent du schisme :
ils n'y pouvaient plus renoncer sans rentrer dans leur néant.




fJHAPITRE VI •


• jR néfol.°uae R-t-elle eu Ilour résllltat d'iulprhner
une hnpulsion al'aeti"ité huulaioe' - Est-ee a la
Béform~ que re"ieot le Inérite des J .... olfres réel8 qui
se Montetleetllé. depuisle X VIe l!Jieele ,


Mais s'il n'est pas exact de dire que la Réformation a ra-
nimé la foi, meme parmi ses adversaires, et s'il ne l'est pas
davantage que eeUe Réforme fut, a son origine el dans le fait de
eeux qui la susciterent et l'aceomplirent, un grand effort d'é-
maneipation de la pensée humaine ; si son but, si sa ea!lse prin-
cipale, ce qui la rendít populaire el assura sonsucces, ce ne
fut pas le libre examen, la liberté de la pensée, maisla li-
herté de la conduite, la lieence des mreurs,l'affranchissement
des honnes reu vres et des freins de la rnoralité, il est peut-
etre vrai qu' eHe fut la génératrice, en quelque sorte, de l'ac-
tivité intellectuelle et de la liberté moderne; il est peut-etre
vrai que el partont OU la Réforme a pénétré et ou elle a joué
u'n grand role, victorieuse ou vaincue, elle a eu pour résul-
tat général, dominant, constant, un immense progre s dans
l'activité et la liberté de la pensée, vers l' émandpation de la
pensée; que partout, au contraire, OU elle n'a pu prendre de
développement, la l'esprit humain ne s'est pas aflranchi,
comme l'attestent l'Espagne et l'ltalie; il est peut -etre vrai~
flu'en général, enfin, elle a, bon gré mal gré, imprimé ala 50-




-160 -


ciété européenne un mouvement décisif vers la liberté. J)
Voyons! Nous sommes tout disposé a reconnaitre ]e bien,


si bien il y a, n'importe d'ou il vienne. Nous n'avons nul
molif d' etre injuste pour personne, el pas plus pOUI' les
choses que pour les personnes. C'est d'ailleurs nOlre incli-
nation, de cl'oire que tout ce qui se voit et se fait aujourd'hui, se
ressent, plus ou moins, de l' esprit devenu prédominant depuis
la révolution religieuse, et que si le progres nouveau n'en dé-
coule pas absolument et ne lui doit pas tout a fait l'exis-
lence, iI en a du moins reCiu une direction nouvelIe el comme
un cara~tere propre et spécial. Rien ne nous empechera
donc de reconnaitre, et nous reconnaitrions volontiers, des
a présenf, que la réforme protestante a sa part, sa grande
et principale part dans l' état actuel des esprits et des choses,
dans l'activité, dans la liberté, dans la tendance, dans toute
la situation présente. Voyons toutefois.


Malheureusement, daos cet enchainement irnmeuse de
causes et d'effets aussi variés que nombl'eux de trois grands
siecles écoulés, comment dégager les faits el déterminer ce
qui leur revient, ni plus ni moins; cornrnent démeler, avec
quelquc certitude, ce qui a produit précisément, Otl le plus
concouru a produire tel ou tel autre résultat? Il n'est pas
une cause qui n'ait fmgendré des effets en tres-grand nom-
hre, des effets aussi complexes que divers; iI n'est pas un
efIet qui ne puisse se rapporter a des causes ni moins nom-
breuses ni moins distinctes. De ramener a son origine, a son
générateur principal un faít aussi multiple, aussi composé
lui-meme que ce libre élan de la pensée, cette activité hu-
maine, intellectuelle et physique, et ceUe tendance générale
vers l'émancipation et le progre s dont se glorifie notre temps
et avec lui la Réforme, ce u'est pas cer'tes, non ce n'est pas
chose facHe. Mais, encore une fois, voyons, examinons, ta-
chons de démeler, autant qu'il se peut faÍI'e, et la réalité, el
l' étendue, et le caractere de l'influence.




- 261 -


Bornons d'abord notre examen a la premitwe partie de
rassertion, cal' elle en comprend deux, l'activité et la liberté;
commenc:;ons par ce qui, dan s le progres aUribué a la Réforme,
se rapporte a l'activité seulement de l'esprit humain, a l'acti-
vité de la pensée, c' est-a-dire a la culture, au perfectionne-
ment, au développement, a la manifestation vive, féconde,
civilisatrice el eivilisée de nntelligence humaine, el faisons
tout de suite une observation préalable =-


Pour que eeUe activité libre de la pensée soil un produít
de la Réforme, il faut sans doute qu'elle ne lui soít pas anté-
rieure, ou que si par hasard elle existait avant la Réforme,
elle en ait du moins rec;u un accroissement considérable,
manifeste, aussitót. apres ou peu apres, saos qu'il soit pos-
sible d'assigner cet effet a ancune autre cáuse. 11 fauí ql1elque
ehose de plus: il faut, ce nous semble, pour que l'assertion
soÍl fondée, que ceUe activité se montre partout, dans les
divers pays, en rapport direct avee le sucees qu'y a obten u
la Réforme.


Assurons-nous de bonne foi si véritablement l'histoire de
la révolution religieuse du XVlC siecle nous présente un tel
phénomene, et, pOUf cela, voyons premierement quel était
l' état intellectuel et moral de l'Europe chrétienne immé-
diatement avant, el meme un certain temps déja avant la
Réforme.


Qu'apereevons -nous? Qu'est - ce qui frappa les yeux
d'abord? Laissons parler M. Guízot lui-meme:


C[ Du coté de l'esprit humain bien plus d'activité, bien plus
de soif de développement et d'empire qu'il n'en avait jamais
sentí. eeUe activité nouvelle était le résultat de causes diver-'-
ses, mais qui s'accumulaient depuis des siecles. te travail
de l'esprit humain, soit dans la sphere religieuse, soíl dans
la sphere philosophique, s'était accumulé du xt au x:vtsiec)e;
enfin le moment était venu OU il fallait qu'il eut un résultat.
De plus, tous les moyens d'instruction créés Oll fayorisés




----: !62 _.


dans le sein de l'Eglise elle-meme portaient leurs fruils. On
avait institué des écolcs; de ces écoles étaient sortis des
hommes qui savaient quelque chose; leur nombre s'étaít
accru de jour en jour. - « Enfin était arrivé ce renouvelle-
ment, ce rajeullissement de l'esprit humain par la restaura-
tion de l'antiquité. Toules ces causes réunies imprimaient a
la pensée, au commencement du XVle siecle, un mouvement
tres-énergique, un impérieux Lesoio de progres.»


«C'est dans le cours dll XIV e siec1e, continue M. Guizot,
que l'antiquité grecque et romaine a été, pour ainsi dire,
restaurée en Europe. Vous savez avec quelle ardeur le Dante,
Pétrarque, Boccaceet tous les contemporains recherchaient
les manuscrits grecs et latins, les publiaient, les répandaient,
et quelle rumeur, quels transports excltait la moindre décou-
verte en ce genre. C'est au milieu de ce mouvement qu'a
commencé en Europe une école qui a joué dalls le dévelop-


-pement de l'esprit humain un bien plus grand role qu'oll ne
lui aUribue ordinairement, l' éc'ole classique. ~ «L' école
classique de cette époque s'enflamma d'admiration, oon-
seulement pour les écrits des aociens, ponr Virgile et Ho-
mere, mais pour la société ancienne tout entiere, pour ses
institutions, ses opinions, sa p/hilosophie comme pour sa litté-
rature. - «Ainsi se formait cette école de libres-penseurs
qui apparait des le commencement du xvo siecle et dalls
laquelle se réunissent des prélats, des jurisconsultes, des
érudits.


ClAu milieu de ce mouvement arrivent la prise de Cons-
tantinople par les Turcs, la chute de l'empire d'Orient, l'in-
vasion des Grecs fugitifs en Italie. lIs y apportent une nou-
velle ~connaissance de l'antiquité, de nombreux manuscrits,
mille nouveaux moyens d'étudier l'ancienne civilisation. Vous
cOOlprenez sans peine quel redoublement d'admiration et
d'ardeur anima l'école classique. C'était alors pour la haute




- 265 -'


Eglise, surtout en Italie, le temps du plus brillant dévelop-
lJement.


CI Ce n'est pas tout. Ce ternps est ~aussi celuÍ de la plus
grande activité extérieure des hornmes; c'est un ternps de
voyages, d'entreprises, de découvertes, d'inventions de tous
genres. e'est le ternps des grandes expéditions des Portu-
gais le long des cotes d' Afrique, dr la découverte du. cap de
Bonne-Espérance par Vasco de Gama, de la découverte de
}' Amérique par Christophe Colomb, de la mer'veiHeuse ex-
tcnsÍon du commerce européen. Mille inventions nouvelles
écIatent, d'autres déja connues, mais dans une sphere étroite,
deviennent populaires el d'un fréquent usage. La poudre a.
canon change le systeme de la gllerre; la boussole change
le systeme de la navigation. La peinture a l'huile se développe
el couvre l'Europe de ses chefs-d'reuvres de l'art. La gra-·
vure sur cuivre, inventée en 1430, les mullip1ie et les ré-
pand. Le papier de linge devient commun. Enfin, de 1436
a 1402, l'imprimcl'io est inventée.


<t Vous voyez queHes sont la gl'andeur el r activité de ce
sii~cle. - «On dirait que la société ne se prépare qu'ajouil'
d'un meillellr ordre au sein du plus rapide progres l.]).


On ne saurait s'exprimer mieux, ni mettre mieux en relief
et l' état des esprits, et tout le progres déja réalisés.Qus. tous
les rapports, ou pret encore a s'effectuer dans la république
chrétienne bien des années avant la révolulion religieuse.
Qui osel'ait dire, apres un tel tableau, que soit l'activité géné-
rale, soit l'activité propre de la pensée, soít le progl'es, l'idée et
l'amour du progres manquassent, meme au X1ye siecle el
avant, dans l'Europe catholique? Ces grandes découverles
d u Xye sieele, ces inventions nombreuses dans tous le3 gen-
res, et eeUe rnerveilleuse extension de l'industrie et du COill-
merce excités par ces découvertes, ce sont bien la une mar-


1. Hist. de la civilis. en Eur. Lc"on XIl.




- 264-


que, s'il s' en vit jamais, d'aetivité, d'une aetivité prodigieuse
dans toutes les spheres. Assurément, sans une ardeur extra-
ordinaire, san s une grande et dévorante aetivité, sans un
essor énergique el persistant de toutes les faeultés humaines,
de teHes déeouvertes, de telles inventions n'eussent jamais
pu se faire, et, ce qui n'est pas mojns certain, a son tour
cette aetivité ne se fut pas ainsi déployée sans une améliora-
lion eonsidérable dans la' eondition des hommes et dans tout
}' ordre social en général.


Cependant eeUe ardeul', ceUe aetivité, eemouvement, ce
libre déploiement des forees humaines et l'amélioration ma-
térielle qu'il suppose, qui done l'avait provoqué, favorisé,
Binon le eatholicisme, les pontifes romnins, les éveques, les car-
dinaux, les monasteres et, aveeeux, les leltrés et les savan ts
sortis de ee:-: écoles qu' avait fondées ou qu' entretenait l'Eglise?


Les moines n'étaient pas des hommes livrés a l'oisivet.é.
Les Bénédietins ont été les défrieheurs intellectuels et ma-
tériels de l'Europe. Partou1 OU s' établissaient des moÍnes,
on était sur de voir fleurir bientót, a la fois, l'agriculture,
les leUres, les sci&nces et les arts. lls fondaient des écoles
et des bibliotheques, instruisaient la jeunesse, tenaíent des
conférences, preehaient et copiaient les anciens manuscrils ;
et, en meme temps qu'ils conservaient ainsi, dans des temps
harbares, le flambeau des connaissances menacé de s'étein-
dre, ils labouraient la terre, défrichaient les forets, dessé-
chaient les marais, fa~onnaient le bois, les métaux et les
étoffes, nourrissaient et soignaient les pauvres, et, par cel
hommage rendu a la sainteté du travail, par leur hospitalité
généreuse, leurs aumónes, el par des ressources et des secours
de toutes sortes ofler,ts a l'ind-igence, a la piété, au gout de
l' étude, a l'industrie, au travail, ils favorisaient }'activité gé-
nérale, toute espece d'act.ivité, celIe des arts, de l'industrie,
du commerce aussi bien que celle des leUres et des sciences,
et auiraient autour de leurs demeurcs de nombrcuses popu-




- ~6~-


lations el des établissements non moins nombreux de tons
genreso Les foires étaient primitivement des réunions a la
fois religieuses et commercialeso Le savant Heeren nous le dit ;
et il n'est persoooe qui ne sache qu'lln grand nombre de nos
pelerinages sont devenus des lieux impor·tants pour la popu-
lation, l'industrie et le commerce, par la seule affluenee des
pelerinso Peterborough, en Angleterre, Ely, Du rham, West-
minster luí-meme, observe un lord anglais protestant, étaient
de pal'faites soJitudes avantque des monasteres y eussent été
fondés; ([ et il est digne de remarque, ajoute le meme lord,
«que plusieurs villes, comme Saint-André, Aberbrotbie, Elgin
en Ecosse, Kilkenny, Boyle et plusieurs autres en Irlande,
qui devaient leur ancienne importance a r établissement
d' ordres religieux, 1'0nt perdue par leur destruetion, et n' of-
frent plus que l'affligeant tablean de rues dépeuplées, d'in-
digence inactive, de colléges silencieux et déserts, et de
ruines sur lesquelles l'artiste pleure en les admirant lo»


Enfin le dépót. de la civilisation avait été recueilli et con-
servé par l'Egliseo Et cornmeelle fut le refuge el le dernier asile
des leUres, des sciences, des arts et de l''industrie antiques
étouffés par l'invasion barbare, ce fut dé son sein protecteur-
que se répandirent sans cesse et sous toutes les formes les


t. On a reproché au eatholicisme de ne pas et~e favorable au développ·ement
de l'activité humaine, paree que, dit-on, il nous détaehe du monde, de ses plaisirs,
de ses espérances, et qu 'il nous dispose a la vie intérieure et contemplati ve. C~
reproche est ou une injustice ou une erreur.


Le catholieisme donne a chacun des conseils appropriés a sa nature, a sa posi-
tion, a ses besoins. Il preche le renoncement, la mortification, l'humilité, le sa-
crifice, la vie en Dieu et pour Dieu et enfin le détachement du monde, dans une
ce.rtaine mesure, a tous les t1deles en général, mais principlllement a ceux qui se
!!iont retiré s du monde ou qui souffrent dan s le monde. Mais il exhorte au courage,
a la patience, au travail ceux qui sont voués ou portés au travail, et il enseigne et
recommande mieux que personne, toutes les vertlls sociales a ceux qui vivent dans
et pour la ~ociété. « Ne soyez jamais oisifs, dit-il meme a ses religieux, qui, par
vocation et par état, sont cons~crés a la vie pieuse; )} ne soyez jamais oisifs, mais'
occupez-vous alire, a écrire, a prier, a méditer, ou a travailler a quel'quc chose·
qUl se rappoi'te a l'utilité commune. «Nunquam sis ex toto otiosus etc; Ce n'est
pas sans raison que le catholicisme est la religion universelle : il a des conseils pour
tontes les circonstances et toutes les situations, pour tous les ages, el pour tous
les hommes. '




- 266-


germes féconds de la gl'andeur intellectuelle et morale, el que
jaillit enfin l' étincelle qui, au milieu de la nuit, l'alluma le flam-
beau de la pensée humaine.


e'est a la clarté des leUres anciennes, entLetenue, ravivée
et sanctifiée par l'Egtise, que la pensée et l'activité modernes
se réveillent el s' animent. Ainsi qu' elle créa la charíté, l' E-
gtise suscita les lumitwes el les propagea dans le monde.
Si c'est elle, I'Eglise, qui, dans ces temps d'asservisse-
ment et de violence, s'apitoie sur le sort de la pauvre huma-
nité, sur la portio n faíble et désarmée de l' espece humaine ;
si c'est a sa voix, a son exemple, sous sa direction et avec
son concouJ's que, des les premiers temps du moyen-age,
s' élevent des hopitaux, de:.; asiles, des maisons de refuge et
de retraite pour¡ l'indigence, les maladies, la vieillesse, l'en-
fal.ce, pour toutes les infirmités, toules les miseres, et que
partont, dans la chrétienté, s'ol'ganisent, S01.1S mille formes
diverses, les reuvres de miséricorde et de bienfaisance, c'est
elle, c'est I'Église, toute l'Eglise, c'est elle surtoul qui, dan s
un temps de profondes ténebres et de mreUl's féroces, fonde
et entretient des écoles, y attire et y dote des maitres, des
éleves, et stimule le zeIe et l' émulation des uns et des autres
par ses encouragements et ses faveurs l.


Les Anselrne, les Bonaventure, les saínt Bernard, les Abé-


1. Afin qu 'on puisse comparer ce que faisait en ce genre l'Eglise catholique,
dans les temps qu'on appelle d'igllorance, avec ce que font, daos le siccle des
lumicrés, la politique et la philosophie, il ne sera peut-etre pas inutile de citel'
textuellement une disposilion du troisieme concile de Latran :


« Pour que tons les enfan[s pauvres qui ne peuvent etre aid¿s par leurs parents,
ne soient pas privés des moyens d'apprendre ii. lire et de suivre leurs études, qu'il
soit assigné, dans chaque cathédrale, un maitre qlli instruise les cleres de cette
église et les pauvre5 éeoliers, avec un bénéfice convenable, de sorle que S!l subsis-
tancesoit assurée, et la voie de la doctrine ou verte a ses disciples. Que la permis-
sion d'enseigner soit accordée gratuitement ; que, sous aucun préte;xte, on n'exige
rien de ceux qui enseignent, et qu'OJJ n'empec~e personne d'enseigner, pourvu
qu'il soit capable et qu'il en ait'demandé l'aulorlsatioll» Ne pauperibus qui pa-
rentum opibus juvari non possunt etc .. , ..




- 267-


lard, les Thomas d' Aquin, les Roger Bacon, les Albert-le-
Grand, les hommes d'alors les plus éminents par les ver'tus
et le savoir appartenaient a l'Eglise. Quelle ~ctivité, quelle
ardp,ur que ceHe d'un Roscelin, d'un Guillaume de Cham-
peaux, d'un saint Bcrnard, d'un Albert-le-Grand,d'un Abé-
lard et de }eurs disciples! Quelle science, q uelle vigueur,
queHe activité de la pensée chez saint Thomas d' Aquin !


Tous ces hommes étaient versés dan s les lettres anciennes.
Abélard ljs~it et enseignait le grec, Hélolse meme le sav~it.
'Les écrits des moines et lous les livres du moyen age sont
remplis de citations qui prouvent que l' étude de l' antiquité
n'avait jamais cessé d' etre entretenue dans les monasteres et
leurs écoles.


C1 Cette He, observe l'historien Hume, parlant de l' Angle-
terre, a plusieurs anciens hislorÍens. 11 est meme rare que les
annales d'un peuple aussi grossier que l' étaient les Anglais,
ainsi que les autres nations européennes, apres le déclin de
la littérature latine, aient été transmises a la postél'ité si
completes el si peu melées d'impostures et de fabIes. - «Cet
avantage est entierement dÍl au clergé de l'Eglise romaine,
qui, fondant son empire sur la supériorité de son instruc-
tion, sauya d'une extinction totale la prédeuse littérature
des anciens. - ([ Dans la collection de leUres qui l'3.ssent
sous le 110m de Thomas Becquet, nous voyons combien toute
I'histoire ancienne et les anciens livres étaient familiers aux
ecclésiastiques de ce temps les plus savants et les plus élevés
en dignités, et nous pouvons juger par la combien cet ordre
de l'Etat était supérieur a tous les autres ordres.


e Mais peut-etre, ajoute le meme historien, que rien ne
contribua davantage aux progre s du siecle qu'un événement
qu'on n'a guere remarqué, la découverte accidentelle d'une
copie des Pandectes de Justinien trouvée, en 1450, dans la,
ville d' Amalfi, en Italie.


« Les ecclésiastiques qui avaient du loisir et du gout pour




- 268-


l'étude, adopterent aussitót, avec zele, cet excellent systeme
de jurisprudence et en propagerent la connaissance par toute
I'Europe. - • Moins de dix ans apres la découverte des Pan-
dectes, Vacarius, sons la protection de Théobald, al'cheveque
de Canterbury, donna des le.;ons publiques de droit civil
dans }'université d'Oxford, et le clergé s'attacha, par ses
exemples et par ses exhortations, a répandre pal'tout la plus
haute estime pour eette science nouvellc.


ct Il est aisé de voir, poursuit Hume, quels avantages l'Eu-
rope doit avoir recueillis en recevant des anciens une science
si complete et si nécessaire par elle-meme pour assurer
toutes les autres; une science qui d'ailleurs, en aiguisant
l'espritet, plus encore, en lui donnant de la solidité, servait
comme de flambeau et d'appui pour le guider dans ses pro-
gres ultérieurs l. ~


Ce que le clergé 6t en Angleterre, iI le 6t dan s toute la
chrétienté et pour toutes les branches de l'activité humaine:
partout l'instruction, les lumieres, le progres, l'amélioration
de la condition de l'homme re.;urent encouragement et pro-
tection de l'Eglise, de ses chefs, de ses membres les plus
distingués. Des le xe siecle, et dans le temps des plus épaisses
ténebres du moyen-:1ge, un pape lettré, savant, aussi savant
dans les sciences naturelles que dans les leUres, Sylvestre IJ,
le prodige de son siecle, s' occupe de la restauration des
études en Italie, fonde des écoles, recherche des manuscrits
anciens et en enrichit les bibliotheques. Des écoles, des uni-
versités, des colléges de jurisprudence et de médecine sont
fondés successivement a Salerne, a París, a Oxford', aRome,
a Bologne, a Padoue, a Toulouse, a Montpellier, a Salaman-
que, par I'Eglise elle-meme ou avec son assistance et ses en-
couragements. Les papes Boniface VIII, Innocent V sont
ceux, apres Sylvestre lI, qui se distinguent le plus par Ieur


1. Hume, Hist. d'Anglet., fin de la maison de Lancastre. Récap.




- 2(jQ -


zeIe pour les études et les lumieres. Alexandre V cultive luí·
meme les lettres, leur doit son élévation et ne cesse de leur
accorder la plus efficace protection.


Martin V aussi fait beaucoup pour elles, et ni Eugime IV,
malgré ses graves préoccupations, ni Paul 11, jusqu'au mo-
ment de la conspiration des membres de l' Académie de Plalon,
neles laisserent dans l'oubli. Apres ces pontifes, Sixte IV,
Pie IV, Urbain VII et plusieurs autres sont ou eux-memes litté-
rateurs et poetes, ou amateurs de tous les arts. Sixte IV auire
les savants a Rome, les occupe a des travaux utiles, amasse
des livres, les propage par I'imprimerie et ne recule devant
aucune dépense pour favoriser les bonnes études en excitant
l' émulation.


Mais ils sont tous surpassés dans leur zele généreux par
Nicolas V. Studieux, plein de gout et de talent lui-meme,
Nicolas V, par ses pl'opres travaux autant que par ses en-
couragements, sa protection, son zele actif pour tous les
genres de connaissances, mérite a jamais, dit un historien,
l' estime et la reconnaissance de tous ceux qui s'intéressent
a la culture humaine.


Tout ce qu'il y avait d'hommes de mérile, en Italie, ou
furent honDrés de son amitié, ou furent l'objet de sa bien-
veilJance, de sa proteclion et de ses libéralités.


II entrelient un commerce de lettres avec plusieurs d'entre
eux ; il accepte )a dédicace de leurs reuvres ; iI les accueille
eux-memes, les aUire a sa cour et les comble de ses bienfaits.


Son ardeur et sa sollicitude pour les études, pour leur res-
tauration, leur perfectionnement et leur diffusion sont ex-
tremes, disent ses historiens l. n fait, a grands frais, recher-
cher les manuscrits anciens, les grecs surtout, et en découvre
plusieurs. Il en fait traduire un grand nombre: Homere,


1. Voir Charpentier, Hist. Uttér. du moyen-age. - Saint Marc-'Girardin, Ta-
bleau du progres de la littér. franf}. au XYIe sUele. - Philarete Chasles, Dis-
cours sur la marche et le progres de la Littérat. franf}. depuis le comm.. du XVI-
siecle iusq*'en 1616. - Denina, Discours sur lesvicissitudes de la littérature, etc




- !70-


IJél'odote, Xénophon, Thueydide, Polyhe, Platon, AI'istote,
Théopllraste et quelques autres. Il s' oceupe avee ardeur de
propager la connaissanee de la langue el, de la littérature
grecques, et récompense généreusement les savants qui le
secondent dans ce soin. Le Pogge, Guarino, PerroUi re-
c;oivent, eux surtout, des marques éclatantes de S3 muni-
ficence.


Pie n et Paul n continuerent allX leUrés et aux savants la
protection généreuse que leur avait accordée leur iIlustre de-
vanCIer.


l\1alheureu'Sement ces splendeurs de la civilisation antique
tout a eoup manifestées par la renaissance frapperent leUe-


. ment les imaginations, qu'il en résulta d'abord comme un
ehlouissement général, COln parable a ce qui arrive quand,
Jongtemps demeuré dans une profonde obseurité, l'on passe
subitement dans une lumiere éclatante. CeUe eivilisation
greeque et romaine, eeUe éléganee de la forme, ceHe éléva-
tion, eeHe finesse, eette délieatesse, cette neUeté de la pe n-
sée, eette majestueuse et male éloquellee des Tite Live, des
Tacite, des Cieéron, des Isocrate, des Eschyne, des Thucy-
dide, des Démosthenes, ces nobles doctrines de l' Académie
et du Portique, toutes ces institutions grecques et romaines
étaient quelque chose de si merveilleux, apres les longues
ténebres et la grossiereté des temps barbares, qu'un enlhou-
siasme exagél'é s' empara de toutes les ames, de eeHes qui
étaient capables d'admirer par elles memes les chefs-d'reu-
yre, eomme de ceHes qui ne les connaissaient que par oui-
dire : enthousiasme exalté qui, n' étant pas eontenu par la
prudence et la modération que donne l'expérienee, prúduisit,
a la fin, une grave perturbation dans tout l'ordre religíeux
et moral.


On ne peut le méconnaitre, et l' on devait s'y aUendre, la
conspiration payenne de Pomponius Lretus et de son aea-
démie contre le cllristianisme et }'institution catholique rendit




- 271 -


les papes plus circonspects ; elle eut pour effet naturel de ra-
lrntir Ieur zeIe pour le travail de la renaissance, et, par
suile, de faire languirpendant quelquetemps, a'Rome, la cul-
ture des leUres et la restauration des languesgrEpcque et latine.


Léon x, de l'illustre maison de Médicis, égalemeút~rotec­
teur des lettres et des arts, les remit en crédit en leur ,ren-
dant sa faveur. II donne tous ses soins a les ranimer et a les
faire refleurir, iI imprime un nouvel essor aux études, res-
suscite l'académie de Pomponius Lootus, releve l'unÍ\'ersité
de Rome, qu'il pourvoit de professeurs habiles, repeuple les
hibliotheql1cS et les ouvre au public, fonde une imprimerie
pour le grec dont il encourage tout particulierement l'étude,
rait contlnuer la recherche des anciens monuments, exhume
et restaure ceux de l'art antiql1e, honore, protege et gratifie
les leUrés et les savants des plus généreuses et quelque-
fOls des plus nobles récompenses; iI éleve, en un mot, a son
plus haut degré de splendeur eette belle époque si éminem-
ment artistique et littéI'aire, a laquelle l'histoire a aUaché son
nom et celui de sa famille.


Apres lui, Clément VII et Paul III continuent a marcher
sur ses traces et sur ceHes de Nicolas v. C' est par Paul III
que Sadolet Bembo, Contarini. sont élevés au cardinalat;
et non moins prudent qu' éclairé, Paullll sail concilier la pro-
tection des leUres, des sciences et des arts et les bienséances
du souverain pontificat. Grégoire XllI encourage ~ lui, sur-
tout les savants,astronomes, matbématiciens, physiciens.
Par la rectification du calendrier, il rend a la science un ser-
vice signalé; et il n'est pas moins favorable aux leUres et
aux arts par la douceur de son gouvernement. «Il est rare,
observe un historien, de trouver dans un pays autant de
savants distingués, soit natifs soit étrangers, qu'il y en eut
3 Romeet a Bologne sous ce pontificatt.l>


Nous ne nommerons pas, la liste en serait trop longue,
1. Dcnina, L, c.




- 2i2-


lous les hommes illustres, poetes, histol'iens, grammairiens,
hellénistes, philologues, théologiens, dialecticiens, philo-
sophes, archéographes, peintres, sculpteurs, architectes el
autres ~~rudits ou artistes éminents que produisit et don!
s'houorárt déja I'Italie, a partir du Xlne si2cle .1usqu'a la fin
dú xv·, et qui tous contribuerent, chacun dans leur sphere,
au réveil de la pensée humaine. Dans les leUres et les
sciences, le Dante, l\Iussato, Pétrarque, Boccace, Léonce
Pílate, Jean de Ravenne, les Guarini, Aurispa, Léonard
d' Arezzo, Le Pogge, Philelphe, Laurent Valla, Le Camaldule,
Píccolomini, Rucceltaie, Bessarion, Gemiste Plethon, Chal-
condyle, Lascaris, Le Panormita, Pontanus, Manetli, les
Hermolaus, Pomponius Lretus, Platina, l\Iarsile Ficin, Pic
de la Mirandole, Politien, Alde Manuce, Beroald, Vida, San-
nazar, Frascator et les dellx secrétaires du pape Léon X,
Sadolet et Bembo, en sont du moins les principaux ou les
plus illustres. Dans la peinture, la statuaire, la sculpture, I'ar-
chitectllre, Masaccio, Michel Ange, leQuerchin, Raphael Sazio,
And.'é del Sarto, le Titien, Léonard de Vinci, lules Romain, Le
Primatice, Donatello, Bramante, Brunelleschi, etc. ont porté
l'al't italien au plus hallt degré de perfection qu'il eut jamais
atteint et qu'il n'a plus, nulle part, égalé depuis.


C' est ainsi que s' était déployé le génie de l'homme, en
Italie, sous l'influence du catholicisme, et grace aux eneoura-
gementsde ses papes, de ses princes,'des rois de NapIes, des
Gonzague et surtout des Médicis de Florenee, bien avant
que le reste de l'Europe eut donné le moindre indice de réveil
intellectuel: cal' ce qu'on dit du travail de l'esprit humain
au XIVC et jusqlle vers la fin du XVII siecle nepeut guere s'ap-
pliquer qu'a la péninsule italique, ou tou! au plus au midi
de l'Europe. L'Espagne seule avait marché d'un pas égal
avec l'Italie, el l'avait meme un instant devaneée. Saint lsi-
dore, pres de deux siecles avant Charlemagne, avait déja,




- 27Z-


dans ce beau pays, fondé des écoles et consacré ses loisirs
au soin de ranimer les leUres mourantes; et, des le milieu
du xne siecle, l'Espagne possédait une épopée nationale. Le
chanoine Gonzalo de Bercéo y donna, au: du
siecle suivant, plusieurs poemes OU 1'.00
les critiques, de trouver une connaissanQ4, :t';.~ .. Cr
principales regles de la poétique. D'autres Do.~[e1U9Jm
lcrent en Espagne, des le regne de saínt , amSl
que des chroniqueurs, des historiens,des savants, des écri-
vains en divers genres.


Que dirons-nous, que tout le monde ne sache, d' Alphonse
dit le Sage, qui, au XIUO siecle, était versé dan s les langues
anciennes et dans l'arabe, et dans toutes les sciences alors
connues? Qui ne se souvient avec admiration de ce qui nous
est rapporté de ce heau regne?


Savant luí-meme et entouré de savants, Alphonse déploie
le plus grand zele pour l'avancement de la science et de toutes
les ~onnaissances: iI faít refleurir les écoles; iI agrandit la
~élebre uníversité de Salamanque, rassemble et réunit en un
meme corps les lambeaux épars de la législation nationale,
dote l'Espagne de son plus grand monument historique, et,
tout eQ exécutant d'importants travaux de littérature, cultive
la botanique, la chimie, l'astronomíe, fait calculer et publier
les fameuses tables dites alphonsines, et prépare peut-etre
ainsi la voie aux Copernic et aux Kepler.


La culture des IcUres ne s'éteignit pas, apres Alphonse :
a son exemple, son neveu Don Juan Manuel s'occupa d'é-
tude, entreprit dívers travaux littéraires, et laissa plusieurs
ouvrages. JeanIl se montra d'abord disposé a marcher sur les
traces de ces deux prínces, et l'aurait fait sans doute avec
plus de succes sans ses long s démelés avec ses sujets et les
autres malheurs de son regne.


Le chanoine Gonzalo de Bercéo, Juan Lorenzo de Astorga,
A1phonse X et l'infant Don .Tuan Manuel au XIIIC siecle;


18.




- !74-


I'archipretre de Hita au XlV·; don Henrique de Villena, le
marquis de Santillane et Juan de Mina au xv·, sont les prin-
cipalesgloires littéraires et scientifiques de l'Espagne au
moyen.:.ag"e, avant son siecle d'or, et témoignent de l'an-
cienne activité de la pensée chez ce peuple catholique.


Et ce ne fut pas seulement dans les lettres et les sciences·
qu~ I'Espagne et I'Italie devancerent de si lo in toutes les au-
tres contréés de l'Europe, et tant d'années "avant la révolu-
tion religieuse; elles ne se distinguerent p~s moins par le
génie des affaires, par le commerce, l'industrie et la hardiesse
des entreprises. Venise, Genes, Pise, Barcelonne, Cadix,
Tolede, Lisbonne étaient les centres industriels et les
principaux entrepóts du monde. Les ports marítimes de la
Baltique etde la mer du Nord, ou n'existaient pas, ou étaient
encore bien déserts, dans le temps que les vaisseaux d'Espa-
gne, du Portugal et de l'ltalie sillonnaient les grandes mers
et ouvraient au commerce des voies nouvelles et des con-
trées ineonnues.


C' est a l'ltalie que nous devons eeUe houssole qui permit
aux navigateurs de se hasarder dans I'Océan, qui nous fit
c0I!naitre~ le globe que nous habitons, et don na aux entre-
prises commerciales et industrielles cet élan et ,ce dévelop-
pement prodigieux, objet de l'admiration de notre age. C'est
a l'Italie et a l'Espagne, enfio, que nous devons la découverte
de l' Amérique, la connaissance de la route des Indes et de
la Chine, avec toutes les immenses conséquences qui en
sont résultées, l'extension de toutes les relations, l'accrois-
sement de l'activité humaine et le progres de la civilisation
générale l. •


De I'ltalie, la renaissance des leUres et des arts s' étendit,
ave~ le tcmps, a la France, a l' Allemagne, a l' Angleterre et


t. Que des navigatellrs scandinaves, qu'un Biarne Heriulfsoo, daos le x· siecle,
qu'un Leif, un Thorwaldt, un Thorfenn et quelques autres, daos le Xle et plus
tard, aient, emportis par les vents et les courants, touché aux cOtes orientales et
iieptentrionales du continent américain, a. Terrc-Neuve, a la Nouvelle Écosse, au




- 270-


au reste de l'Europe chrétienne. En Espagne, Ferdinand et
Isabelle, et apres eux Charles Quint; en France, Charles
VIII et Fraoc;ois premier, entreprennent ce que le pape Ni~
colas V et les l\'lédicis avaient fait en Italie. L'Espagne a son
sieclé d'or littéraire; Franc;ois 1er fonde le collége de France
et, a l'exemple des l\'Iédicis, encourage les études, protege
les leUres, les sciences, les arts et ceux qui les cultivent.
. Par Lascaris, que Charles VIII emmtme de Florence a
Paris avec de précieux manuscrits, l' étude du grec et de la
philos<lphie platonicienne se répand également de ce coté-cí
des Alpes. Déja chez Clemengis s'était révélée, dit-on, l'in-
fluence de l'antiquité; elle 'devient manifeste a partir de Budé.
Budé a la gloire de tí'3cer la voie nouvelle; iI Y est suivi par
les Etienne, par Ramus, Scaliger, Dolet et plusieurs autres,
qui, apres lui ou en meme temps que lui, la poursuivent avee
plus ou moios de succes ou d'éclat.


La renaissance des leUres a commencé en France; et
biento!, a ce réveil, surgissent Ronsard, Baif, Daurat, Des-
portes, Régnier, Rabelais, Montaigne, Charron, de Thou,
Duperron, etc., qui tous, admirateurs enthousiastes et imí-
tateurs plus ou moins heureux des anciens, ne laisscnt pas,
~ au milieu des discussions religieuses et des horreurs de la


guerre civile, d'agir puissamment sur les esprits, et; par le
progres que sous plusieurs rapports ¡ls font faire a la langue
nationaIe, de frayer la voie a Malherhe, et de préparer amsi
l'avénement du grand siecle OU s'éleverent si haut la gloire
littéraire et le génie de notre pays.
~


pa-ys ouest du détroit de Daviset au Labrador, et -y aient meme formé des éta-
blissements, ainsi que le prétendent quelqlles savants antiquaires du Nord,
c'étaient-IA des faits fol'tuits, ignorés et demeurés san s conséquence et sans impor-
tance pour l'Europe etla civilisation; ce n'était point une vraie découverte d~
l'.Amérique, et, malgré les travaux philologiques, historiques, archéologiques et
géographiqnes de l' érudition danoise et norvégienne, et la mise au jour des an-
cien s manuscrits d'une histoire anti-colombieone du nouveau monde, la gloire de
Christophe Colomb et de l'Espagne subs~ste tout eotiere.




- 276-


Malgré les malheurs du tempe, peu propices aux arts de
la paix, l'activité intellectuelle éveillée par l'ltalie fut grande
en France, au commencement du xvt siecle, et, d'apres ce
qu'elle fut, I'on peut pressentir ce qu'elle eut pu devenir, si
ressor n'en avait été ralenti par toutes les disputes, les
guerres acharnées et les dévastations suscitées ou entrainées
par la révolution religieuse.


Pendant que Budé initiait la France a la connaissance da
l'antiquité et travaillait a y répandre de nouveaux et nombreux
germes de civilisation, Reuchlin, qui avait étudié le grec a
Paris, rendaít, avec Erasme, le meme ser vice a l' Allemagne,
a l' Angleterre, auxautres contrées du Nord. L' Al1elllagne
comptait alors de nombreux érudits dans diverses branches
de la science; elle eut bientót non moins de lettrés distingués,
d'humanistes, de philologues, de juristes et d'historiens:
Camerarius, Wimpheling, Peutinger, Reuchlin, Querhamer,
Cuspinian, Beatus Rhenanus, Pirkheimer et une foule d'au-
tres. L' Angletel're, autrefois une des plus avancées, aujour-
d'hui venue des dernieres, a Skelton, Wilson, Surry, mais
surtout ThomasMorus, l'illustre auteur de l'Ue d' Utopii,
qui, non -seulement culti've, mais protege les lettres, et, mal-
gré son gout pour la philosopbie platonicienne, paye de sa
vie son aUachement fidele a la foi de ses peres et a l'an-
cienne Eglise.


Comme en Italie, des écoles, des universités nombreuses
et rapidement célebres avaient, dans ces divers pays, été fon-
dées et richement dotées, et une nombreuse jeunesse avide
de savoir n'avait pas tardé d'y affluer de toutes parts. On
assureque París seul comptait alors pres de cent mille éco-
liers. Des sociétés savantes, des académies, ou existaient
déja, ou étaient en voie de s'établir da~s toutes les princi-
pales viUe& de la chrétienté. Un pape avait fondé la biblío-
theque du Vatican, enricbie des plus précieux manuscrits
de l'Europe; un autre pape l'ouvre au public; et, a l'ex-




- 277-


empIe de ces illustres pontifes, toute la haute Eglise et
presque lous les princes, a l'envi, augmentent partout, de
tout leur pouvoir, et facilitent a tous et a chacun les moyens
de s'instruire et de s'avancer.


Un désir incroyable de connaitre et d'agir s'empara de
toutes les intelligences et de tous les creurs. Principalement
dans ceUe carriere nouvelle des leUres et des sciences ou-
verte a l'Europe par I'Italie il se manifesta, comme le dit si
bien M. Guizot, le plus vif enthousiasme, une émulation gé-
néraIe. L'étude plus répandue et plus approfondie des lan-
gues anciennes el de la science paienne avait aHumé ceUe
noble ardeur. La poésie, l'éloquence, l'histoire, la philoso-
pbie antiques venaient de nouveau de dévoiler leurs seerets
et de répandre leurs trésors conservés et accumulés. Chacun
s'efforQait d'y prendre part, de s'en approprier la fleur, et de
la faire passer dans la littérature, la science, les arts, dans
la civilisation nationale.


Quenes magnifiques espérances ne pouvait-on pas con-
cevoir des lors pour l'avenir du perfectionnement humain
dans toutes les spheres! Et réellemellt, l'Italie, I'Espagne, la
France, l' Allemagne, 1'Europe entiere était comme dans
l'attente de je ne sais quoi de merveilleux, de quelque chose
comme un nouvel age d' 01', et semblait, quand éclata la Ré-
forme, nese préparer, eneffet,qu'ajouird'un meilleurordre
ausein du plus rapide progres.Quel chemin n'eut-on pas fait,
pendant les trois siecles suivants, dans toutes les voies de la
culture humaine, si ce heau mouvement n'avait été arreté
tout a coúp par de tristes querelles, par le fanatisme sauvage,
les longues et sanglantes guerres qui en furent la suite, par
les dévastations et toutes les ruines accumulées dans l'Europe
presqu' entiere ! Sans la Réforme enfin que ne verrions-nous
pas aujourd'hui! Le heau siecle de Léon X aurait eu tout
son développement ; il eut produií tous ses fruits et répandu
partout les reflets de ses lumieres. Nous eussions yu cent




- 278-


ans plus tot un autre siecle de Louis XlV, .et peut-etre sans
les taches qui le déparent et avec encore plus d'éclal. L'Es~
pagne eut poursuivi son glorieux essor, elle ne serait point
déchue; et quant a I'Allemagne, elle n'eut_ pas perdu deux
cenls ans a cicatriser ses plaies et a se remettre de tant de
ruines et de désolation !


De quel triste jour, cependant, fut suivie ceHe aurore
brillante et si pleine d' espérances! Nous n' essaierons pas
non plus ici de décl'ire les mauxincalculables que la Réforme,
du se in d'un petit pays, déversa, durant plus d'un siecle,
sur toute la chrétienté, et qui arracherent tant de larmes a
ses plus illus(res enfants. ~


Bornons-nous a voir ce qu' elle fit de ces germes féconds
que l'ltalie avait répandus de toutes parts, et l'influence
enfin qu'elle exer«;a réellement sur les études, les leUres,
les scienc€s, les arts, sur toute cette culture humaine qui,
dit-on, re«;ut d'elle une impulsion si décisive; et, comme
nous avons fait jusqu'ici, choisissons toujours préférable-
ment nos témoins parmi les contemporáins et, -Qutant que
possible,. parmi les auteurs ou les coopérateurs memes de
l' reuvre protestante.


l\fais signalons d'abord, en passant, ce premier fait qui se
montre frappant dans l'histoire de la Réforme, c' est que, par
suite des querelles religieuses, toute l'activité intellectuelJe
qui, jusqu'a ce moment, s' était également répartie sur les
helles lettres, l'histoire, la philosophie, sur les étudés pro-
fanes aussi bien que sur les études religieuses, se concentra
de nouveau, des les premiers instants, presque partont sur
les questions théologiques seules. La conséquence en fut un
arret subit, et meme un mouvement l'étrograd-e dans toutes
les autres branches des connaissances humaines. Il se 6t un
re tour vers le -moyen-age: comme au XIII' siecle, l'activité
redevint exclusivement tbéologique. Ce phénomene, sensible
en Angleterre et meme en France, se montre surtout avec




- 279-


évidence au foyer de la Réforme, dans ceUe Allemagne qui,
apres avoir un instant brillé d'un si vif éelat, retomba dans
l'inerlie, ou pour mieux dire dans la barbarie, et fut, en dé-
finitive, avec la Suede, les, Pays-Bas protestants el le Dane-
mark, le dernier pays qui marqua, en Europe, par la culture
de l' esprit et la civilisation.


Nous avons dit que l'activité se porta sur les questions
tbéologiques, sur les questions religieuses ; nous ne disons
pas sur l'étude sériense et sincere de la théologie, car, au mi-
lieu des luUes passiqnnées et ron peut dire acharnées qu'ex-
cita la Réforme, les connaissances théologiqlles et l' étude
desPeres allerent, contrair'ement a ce qui s'en débite, en dé-
elinant comme toutes les études et toutes les connaissances
en général.


I..Ie principe fondamental, le lien puissant et la garantie de
durée de l'édifice catholique, c'est l'autorité, sans laquelle
toutes les instilutions vont en se dissolvant et tombent rapi-
dement en décadence. On voudrait nous induire a croire que
ce principe d' ordre est l'ennemi de la raison, une cause
d'obscurantisme, un obstaele au développement de l'inteIli-
gence et a la diffusion des lumieres: les enseign{nnents du
passé ne s' accordent point avec cette maniere de voir de la phi-
Iosophie nouvelle. Tous les aetes de l'Eglise attesten.t sa pro-
fonde· et constante soIlieitnde pour les leUres, les seiences,
les arts, et}' efficace protection qu' elle aceorda, dans tous les
temps, a la culture de l'esprit et de toutes les faeultés hu-
maines : nous l'avons vu, c'est une vérité avouée, et 1\'1. Gui-
zot, un des premiers, a contribué a la répandre. Ce qui est
moinsremarqué, efest que, l'Evangile une foís admis et son ori-
ginedivine demeurant incontestée, le dogm'e,'le culte et toute
la 'discipline de l'ancicnne Eglise sont bien autrement con~
formes a la saine raison, a l'expérience, a la connaissance
approfondie de la nature et des besoins de l'homme, a la


..


honne philosopbie cODséquemment, que le dogme, le culte
-et la discipline de l'Eglise protestante.




- 280-


Quene réforme admiralJIe que la condamnation du jeúne,
de l'abstinence, de la chasteté surtout, cette vertu conserva-
trice de l' espece humaine! Et le mariage des pretres, et le di~
vorce, et la destruction des asiles ouverts au désenchantement
de la vie, au repentir, a l' dude, au recueillement, a ]a priere;
et la dérision des peIerinages, du culte des saints, du sacri-
fice commémoratif de la Cene et de la passion du Sauveur,
et la ruine complete du dogme et du culte, quelles belles
réformes!


Quelle belle invention aussi que celle de la doctrine lu-
thérienne de la justification et de l'imputation, du salut éter-
nel assul'é par Jésus-Christ au chrétien sans actes méritoires.
de notre part, sans repentir, sans amendement de la con-
duite, sans honnes oouvres aucunes! - de, cette doctrine
qui proclame et enseigne au peuple : que Jésus-Christ nous
a cédé tous ses mérites, et que nous n'avons, pour nous
sauver, nul besoin d'en acquérir aucun par nous-memes ;
que le Rédempteur, non content de nous avoir transmis ses
oouvres et ses mérites, s'est encore chargé de nos péchés,
de tous nos péchés et de la coulpe de nos péchés, en sorte
que ces péchés lui sont devenus propres et qu'il est devenu,
lui le Rédempteur, a notre place, menteur, calomniateur,
voleur, meurtrier, blasphémateur, comme s'il avait luÍ-meme
commis tous nos méfaits et tous nos crimes; en fin que,
quoi que nous fassions, pourvu que nous ayons la roi, nous
sommes saints, tous aussi saints que Marie, Pi erre , Paul et
n'importe quel autre saint si grand qu'i1 soít; que c'es! apres
avoir commis beaucoup de mal qu'il faut le plus fermement
espérer en Dieu; que nul n' est damné que le juste, et que nul
n' est sauvé que les pécheurs et les prostituées etc., etc. ! Et
quelle belle invention que la doctrine calviniste de l'inamissi-
bilité de la (oi et de la justice, doctrine suivant laquelle
l'homme une fois en état de grace n' en saurait plus etre tiré par
les péchés meme les plus graves, et demeure teUemenl. assuré




-28-1-


de ion salut futur, que l' adultere, le meurtre et tous les crimes
sont impuissants a lui en oter l'inf&illible certitude, et a lui
faire perdre la qualité de saint et d'enfant élu de Dieu ! .


Et l'abolition du libre arbitre, de ceUe liberté de la vo-
lonté de l'hornrne sans lequelle, encore une fois, il n'est ni
bien ni mal, ni vertu ni' rnorale! Quelles magnifiques décou-
vertes, et quel effort d' esprit, 'et quelle connaissance de
l'homme, de ses hesoins et des hesoins de l' ordre social
elles supposent!


De honne foi, ceUe prétention déja de ramener le chris-
tianisme a son enfance, a cet état ou, sans développement
encore, il n'exislait qu'en germe, pour ainsi dire; déja cette
prétention, quand elle aurait été sincere et aurait eu son
pIe in effet, n' était-elle pas d'une puérilité manifeste? Mais il
est bien certain que cela meme ne fut pas réalisé.


Qui mieux que les Per~s, qui vécurent dans les premiers
ages du christianisme, et dont quelques-uns peuvent avoir
connu, sinon les apotres memes, du moins les successeurs,
les disciples immédiats des apotres; qui mieux que les Pe res
devait etre instruit des traditions apostoliques, de la doctrine,
de la discipline, des pratiques chrétiennes? Or Luther est, .
de son aveu, pour son dogme fondamental· tout au moins,
en opposition formelle avec tous ces Peres, san s en excepter
un seul. Sa mauvaise humeur contre eux, a raison de eeUe
cpposition, est si grande, qu'il saisit toutes les occasions de
les rabaisser, et qu'il semble meUre un soin particulier a
détruire entierement l' autorité de ces anciens témoins de la
Coi chrétienne. II s' oublie meme telIement, que, dans son par-
ticuli81' et pres de ses intimes, iI ne craint pas de qualifier leurs
écrits de «bourbier infect d' ou les chrétiens, avant lui, avaient
« l'habitude de puiser une ean puante et corrompue, au lien
« de se désaItérer a la source pure des Ecritures l." «Saint


1. Walch, XXII, 6g.




- 282-


Chrysostome est, dit-il, sans aucune valeur a ses yeux. Saint
Basite vaut moins encore. Origtme n' est pas plus ménagé.
Saint Grégoire de Nazianze ne dit mot de la justification :
que faut-il de plus pour le juger? Saint Cyprien est un bien
f3ible théologien, et saint Jérome n'a de mérite que comme
historien: car de la vraie (oi, de la doctrine véritable, iI ne
s'en trouve pas un mot dan s ses ouvrages. Saint Angustin
lui-meme est tombé dans les absurdités du monachisme.
Saint Grégoire-Ie-Grand s'est, dans la doctrine, laissé tromper
par le diable d'nne maniere puériIe, el ses sermons d'ailleurs
ne valent pasune obole. » Et ainsi des autres. L'apologie de
Mélanchthon, selon luí, l'eplporte de bien toin sur les écrits
de tout ce que l'Eglise a jamais compté de docteurs, sans en
excepter ceux de saint Augustin lui-meme 1.


Voilitdéja, sans doute, une gr~mde présomption contre Lu-
ther, contre ses opinions et son retour" a la doctrine et aux
pratiques de I'Eglise primitive. Mais iI faut étudier ces opi-
nions, ces doctr'ines, la sienne et celle de l'Eglise, et les
comparer entre elles, au flambeau du simple bon sens; et
l'on yerra de quel coté sont la sagesse, la prudence, l'in-
telligence, la lumiere. e Certes, s' écrie le savant Moohler,
elle dut ctre ti son comble, l' ignorance de ces hommés qui
trouvaient admissible la doctrine des ré{ormateurs t. La force
de la vérité qui arrachait parfois de si singuliers aveux a tous
ces prétendus réformateurs, fait reconnaitre a· Mélancbthon
lui-meme ([ que la postérité aurait peine a croire qu'il y eut
« un siecle assez dépourvu de sens, pour que de pareiUes
([ extravagances y alent pu trouver faveur. Mirabitur poste-
ritas {uisse sreculum tam {uriosum, in quo talis insania ap--
plausores habuerit 2. D


Nous ne voulons pas nous engager dans les questions théo-


1. L. c. 20~O - Pie Beformation. etc. 1, 48~.
~. Melanchthonis object. et TUp. éd. Pezelius. D~ V. p. 289.




·,-",


. -~.


- 285-


logiques; nous sommes loin d1avoir pour cela les connais-
sances nécessaires. Qu'on nous,permette quelques mols seu-
lernent sur un des points principaux de la doctrine protes-
tante. On se le rappeUe : ce que dans la nouvelle Eglise on
considérait comme l'article capital, cornme celui qui la dis-
tingue de toute autre et qui le plus profondément la diflé-
rentie de l'Eglise ancienne, c'était la doctrine dela justiflca-
tion par la foi seule sans hOllnes reuvres, et son corollaire la
négation du libre-arbitre de l'hornme. Eh bien! celte doctrine,
fondernent de la Réforme, on le prouva, et Lutber flnit par
l'avouer et en tirer gloirc, il ne s'en trouvait rien dans les


c:..


Peres ; iI Y a pl~s : elle était contredite par l' ensemble des
textes sacrés,elle élait surtout en opposition 'avec la raison
et le sens intime. Que faire? Placé hors de la raison, en
contradiction avec la raison, pour etre conséquent et ne pas
lomber entierernent dans l'absurde, il fallait bien récuser ]a
raison, déclinersact)mpétence, condamnermeme formellement
son intervention dans lesmatieres religieusas .. Lutber nerecula
pas devant cette nécessité: il n'était pas hornme a s'effrayer
de peu. eIl se proclama hautement l'adversaire de la raison,
se déchaina contre Aristote, et déc1ara la guel're a la philoso-
phie, aux écoles, a la science, aux leUres humaines, qu'il qua-
liflait en bloc et chacune séparémentd'reuvres du démon,
d'instruments de ruine, de mensonge et de perdition. 1)


11 ne voulait voir dans Aristote qu'un comédien qui, pendant
des siec1es, ajoué l'Eg]jse avec son masque grec sur le visage.
ttSa doctrine,dit-il, «est aussi pernicieuse que pleine de préten-
el tions et de jactance; et lui-meme, Aristote, n' est qu'un fou,
e qu'un maudit palen, qu'un rhéteur futile, qu'un impudentca-
tt lomniateur" un jongleur, un Protée, le plus adroit des
« trompeurs, qu' on serait en droit de considérer comme Sa-
G: tan en personne, s'il n'avait été revelu de chair et d'os 1 ! 1)


G: Il détestait Aristote, dit M. Dollinger, comme le repré-
i. D. une lettre ~ J. Lang. - Strobel, Beitr. z. Lit. t. -(p. i, 152 ss.


-,<~




- !84-


sentant de ]a philosophie; et la philosophie, illa détestait
bien moins pour les erreurs qu' elle venait selon lui de ré-
pandre dan s l'ancienne Eglise, qu'a cause de la prétention
qu'elle affichait d'établir notre raison juge dan s les matieres
religieuses, e' est-a-dire dans des questions ou, disait-il, la foi
seuIe est et peut etre compétente.


c: Le nom d' Aristote était, a ses yeux, comme la person-
nifieation de celte science qui a la prétention de soumettre a
ses recherches des eh oses insondables a l'intelligence hu-
maine; et sa haine pour la philosophie d' Aristote n'était ainsi
qu'une eonséquenee de eelle qu'il nourrissait eontre la philo-
sophie en général.


el Il enveloppait dans eette haine de la philosophie les
écoles memes ou elle était enseignée et les professeul's qui
la propageaient, et ne manquait pas, jamais, pour peu que
l'occasion s'y pretat, de les représenter au peuple comme
des établissements et des hommes dont l' objet était de pro-
pager systématiquement le rnensonge et l'irréligion l.])


«Le Dieu Moloch, dit-il entre 'autres a leur adresse, le
a: Dieu Moloch, a qui les juifs immolaient leurs enfants, est
a: aujourd'hui représenté par les universités, auxquelles nous
e sacrifions pareillement la meilleure partie de notre jeu-
e: nesse. On y dresse de fameux personnages, des docteurs et
e des maitres, tous hahiles a gouverner les hornmes, ainsi
e qu' on le peut voir, de telle sorte qu' 00 ne saurait precher
e: ou diriger les ames a moins d'avoir pris ses degrés, ou de
e: s' etre du moins formé dans ces écoles. Le haudet s'y fait
e coifferdu bonnet de docteur, puis seulement il s'attelle au
e timon des afIaires. Ou les pareots ne voient point, ou ils ne
e se soucieIit point de voir que nulle part leurs enfants ne
e rec;oivent de plus mauvais exemples et ne sont plus cor-
a: rompus que dans ces écoles. - «Mais ce qu'on ne saurait


i. Dollinger, Die Reformat. 1,477.




- 280-


« trop déplorer, ils y sont surtout instruits dans cette science
G: impie et paienne qui tend a eorrompre misérablement les
CI ámes les plus pures et les intelligences les plus géné-
el reuses l. - el Les hautes écoles mériteraient qu' on les
CI détruisit jusque dans leurs (ondements; car jamais, de-
CI puis la création, il ne se vil d' institutions plus infernales 2 ••


c Que sont-eUes, qu'ont-eIles été, jusqu'a présent, toutes
CI ces fameuses universités dans le monde entier? Des coupe-
C[ gorges OU fintelligence el les mmurs d'un grand nombre
e de jeunes gens distingués ont trouvé leur ruine, des mai-
CI sons de perdition, moins par la facilité qu'on y trouve
CI pour se livrer a tous les vices, ce qui est la moindre chose,
e que pUf' les mauvaises doctrines qui s' y enseignent et s' y
CI propagent 3. J)


e Que si la révélation chrétienne repousse évidemment la
« chair et le sang, c'est-a-dire la raison humaine et tout ce
e qui vient de l'homme, comme incapable de nous conduire
el a Jésus-Christ, il en résulte, sans doute, que tout cela
e (r enseignement des écoles, la philosophie) ne peul étre que
el mensonge el téneb7'es. Et cependant les hautes écoles, ces
el écoles diaboliques, n'en font pas moins grand bruit de leurs
CI lumieres naturelles, et nous les pronent comme si elles
e étaient non seulement utiles, mais indispensables a la ma-
e nifestation de la vérité chrétienne, en sorte qu'il soít bien
e étabJi que ces écoles sonl une invention du diable destinée
e ti obsc~trcir le christianisme et, qui pis est, ti le ruiner de
« (ond en comble, comme en effet elles sont en train de le
« faire. - c Elles enseignent que la lumíere divine éclaire la
e lumier.e naturelle comme le soleil éclaire et faít ressortir
e les jours d'une belle peinture: ce sont la des idées paiennes
e el non la doctrine de I ésus-Christ. C' est ainsi que les
« hautes écoles instruisent le~rs docteurs et leurs pretres.


1. Wider den 1JIissbrauch der Messe •••• Walch, XIX, 1450. - 2. Walch,
~H, 40. -5. Walch, VI, 2005.




- 286-


el C' est le diable et non Jésus-Christ qui parle par leur bou-
e che. l\1ais que la parole de Dieu, aujourd~hui foulée aux
e pieds par leur reuvre, vienne a régner sur le monde, et
c elle ne tardera point ti réduire en poudre tout cet ensei-
C( gnement infernal '. »


11 y eut des pasteurs, nous dit-on, qui pousserent l'ani-
mosité contre les universités jusqu'a faire entendre en chaire
qu'un pere de famille était moins coupable de mener son fils
dans une maison de prostitution que de le confier a un de
ces. foyers de pestilence appelés universités. L'université de
Wittenberg était traitée dans la Saxe meme « de c10aque
infect, felidam cloacam diaboli, tellement dangereux pour la
jeunesse, qu'une mere de faIPi-lle ferait mieux depoignarder
son fils que de l'y envoyer faire ses études 2.»


Pour la raison elle-meme, voici comment Luther la con-
sidere et la traite:


«Il est incontestable, dit-il, que l'homme a une raison
« toujours active et íncessamment occupée; mais occupée él
« quoi? active a quoi ? A rien, si ce n'est précisément a mé-
e diter le mal. - ([ Si vous tenez a bien définir l'homme,
« di tes qu'il est un animal raisonnable, doué d'une raison et
e d'un creur toujours occupés a méditer, a inventer, a in-
C[ ven ter quoi ? MOIse va vous l'appr'endre: ([ A inventer ce
« qui est mal, ce qui est contraire a Dieu, el contraire aux
e lois humaines non moins qu~aux lois divines. - «L'Ecri-
« ture sainte accorde ainsi a I'homme une raison qui jamais
ene demeure oisive, qui est occupée toujours et constarnrnent
e a méditer : méditation mauvaise et impie, dit l'Ecriture ;
C[ excellente, légitime, ~outiennent, au contraire, les pbilo-
C( sophes et les sophistes 3.


e Les vrais croyants, dit-il encore dans son important Oll-


1. Walcb, Xl, 4~9, ñ99. - Die Reform. 1,477, ss. - 2. V. Codo German.
(.lIs. Bibl. mon.) i327,f. 6D, b. -Die Reformat. 1, 474. -5. Walcb,1,87D.




~ ... ""~ ~ -n.'


- 287-


« vrage sur l'Epitre de saint Paul aux Galates, étourrent la
e raison, apres lui avoir adressé l'exhortation suivante:
c Ecoute, chere raison! tu n'es qu'une 'aveugle, une {olle,
ti qui n' entends 'rien aux choses du cielo AlIons ! pas tant de
([ fa«;ons; {ais treve a tout ce bruit ;. tais-toi, ne t'avise pas
([ de vouloirjuger la parole divine. Le mieux sera pour toi
« de demeurer tranquille, de te soumettre et de croire.,-
« e'est ainsi, poursuit-il, que les croyants vous baillonnent
([ la bete, ti qui sans cela le monde entier ne parviendrait
« point ti imposer silence; el cette exécution ese r muvre la
([ plus méritoire, le sacrifice le plus agréable que l' on puisse
« faire au Seigneur l.»


ti Le diable l5eul, dit-il encore, a pu inspirer aux pretres
~ e romains la pensée d'établir la raison juge de la volonté et


e des mu vres di vines 2.])
Daos le dernier preche qu'il tint a Wittenberg, Luther traita


la raison humaine comme jamais, sans doute avant lui, on
ne s'était avisé de le faire, et dans des termes tels qu'il n'est
pas permis de les traduire.
'e La raison, s'écrie-t-il, c'esl la fiancée du Diable, c'est la


. c •. :: •• en titre de Satan, une galeuse, une sale et dégoutante
e .. ' ••• qu'oo devrait fouler aux pieds et écraser, elle et la
e sagesse; a laquelle 00 ferait bien, pour la reodre haissable,
cr de jeter de .. ~ ..•. au visage; et qui mér'iterait enfin, l'abo-
e minable ...• , qu'on la relégmit dans le plus sale et plus dé-
cr goutant lieu de la maison, dans les .•..•.. 3.» Il nomme l' en-
droit en toutes leUres et eo bel alIemand, ainsi que le reste.


Celte maniere de voir cooduisait naturellement a la coo-


1. Walch, Vlll, 2045 ss. - 2. Kirch. Post. éd. Walch. XI, 2:308. - 3. Éd.
de Leipzig, XII, 573 et s. Des Teufels Braut, Ratio die schame Metze, eine ver-
fluchte Hure, eine Schmbige, aussmtzige Hure, die hmchste Hure des Teufels, die
man mit ihrer Weisheit mit Füssen treten, die maR tod schlagen, der man, auf
dass sie hmsslich werde, einen Dreclt in', Angesichtwerfen solle, auf da. heim-
liche Gemach solle sie sich trollen, die verfluchte Hure, mit ihrem Dilnkel.


.,




- 288-


séquenee que l'absenee ou le silenee de la raison, sinon son
anéanlissement total, est l' état de l' ame le plus favorable au
développement de la foi; aussi les amis du réformateur, et
meme les réformateurs dissidents sortisde son école, en con-
clurent-ils, en efTet, que la stupidité ou l'imbécilité était,
pour le chrétien, bien plus désirablequ'une raison vigou-
reuse et puissante l.


Luther et ses diseiples ayant une telle maniere de voir,
on eomprend que la théologie devait pour eux etre rayée du
nombre des sciences proprement dites.


Mais, non seulement la théologie et la raison furent ainsi
dégradées de dignité, la théologie réduite a de vaines dis-
eu~sions, et la raisoneondamnée, méprisée, reléguée dans
le plus sale líeu du logis, la science, les lettres, touteses-
peces de eonnaissanees, excepté l'hébreu, furent,.mises a
l'index dans toute l'étendue de la Réforme, et long-@m,é.s
flétrjes~ dan s les preches et dans les Jivres, par tous :Jes pas.;.,
teurs et presque tous les réformateurs. Le savant' Glaréan
nous apprend (J: qu'il vit, a Bale et dans les conti'ées voi-
« sines 2, OEeolampade et d'autres eoryphées de la doetril:l1'.<
« nouvelle, contribuer de tous leurs eflorts, les uns a~
(J: insu, les autres de propos délibéré, a la ruine entier:e,:·Ait .
ct l'éducation littéraire et seientifique.J> Et le célebre Badian
de Saint-Galles, une des colonnes du protestantisme, con-
firme ainsi, dans une leure a Bullinger de Zurich, l'obser-
vation de Glaréan : «Un grand nombre de prédicateurs de
(J: I'Evangile pensent et émetfent l'avis qu'il n'est nullement
e eonvenable qu'un ecclésiastique s'applique a l'étude, si ce
(J: n' est a eelle des saintes-Eeritures, et que eette exclusion
« donnée aux connaissances profanes doit porter princi-
palement sur les diverse~ branches de la philosophie 3.»


Et voilil comment la Réforme tendait a émaneiper la pen-


i. Di, B,(ormatio'lt 1,480. -~. Pirkheim. opp. Goldast, 51!. - 5. Ap.
Gastium deanabapt. exord. error. etc. 1~44, 316.




- 2SQ-
sée humaine, et comment l'activité et le libre développement
de la ['aison étaient son principal objet et le fond meme de
son entreprise !


Qu'on se figure, encore ici, ce qu'un tel enseignement
devait produire, et ce que durent devenir el les écoles et les·
études sous une pareille influence! Les princes cesserent de
les protéger, peut-etre aussi de s'y intéresser; et l' on vit les
populations passer rapidement de l'enthousiasme le plus vif
au mépris, a I'aversion, a l'exécration des études, des lettres,
des sciences et de ceux qui les cultivent, en sorte que des
plaintes ne tarderent pas a s' élever de toutes parts sur le
mauvais état des écoles et des études, sur leur dépérissement,
sur leur entiere décadence.


«Que si l' on songe a l'aveugle confiance avec laquelle
on a~eillait, en AIlemagne, observe M. Dollinger, tout
cequiSértait de la bouche du chef de la Réforme, on ne sera
pas élonoé que l' étude consciencieuse et scientifique de la
théorogie 'eút presqu' entierement élé hannie de la société
protestante, et y eút fait place a cette maniere superficielle
~~tr.aiter lesquestions religieuses, a ce ton suffisant el sen-
·,.u~; a ce mépris pour les anciens tbéologiens et pour
J.les passés, enfin a celte ignorance, mere de l'impú~
·iféffce et de }'effronterie (~ u'pá.6eta. 6pá.aos lPi'á.~¡'r~\)qui arracberent
d'ameres plaintcs a tout ce qu'il y avait d'hommes éclairés
dans le sein meme de la sociélé nouvelle l.


G: Si jamais le besoin d'hommes instruits s'est fait sentir
d'une maniere inquiétante, écrivait, en ·1544 a Camerarius,
lean Sturm, un des plus fermes appuis de la Réforme, G: c'est
bien a l' époque actuelle, ou le dédain pour les études est tel
qu'on ne peut tarder d'éprouver tous les inconvénients qui
résultent du manque d'hommes capables. - e Les jeunes
gens riches ne se soucient plus des études; les pauvres en


1.. L. c. 1, -486. - Die Reformation, ,te. 1. 486.
19.




- 2{}o ..-.


sont exclus: et eependant l' on ne s'inquiete pas de savoir
-si la science' et mema la "religion nesont poiot menacées par
la d'une décadence prochaine! La ruine de la religion et de
la science! que voulez-vous que cela leur fasse'? Amasser du
bien, en amasser le plus possible et n'avoir rien a doiiner a
personne, voila qui leurimporte, el noo pas autre chose l.»


L'influence avait produit son etret naturel, le mépris des
études 2, l'abandondes écoles et le manque de pasteurs capa-
bIes qui ne fissent pas rougir la nouvelle Eglise. On reconnut
le mal, et quelqnes-uns du moins, entre les chefs, s'etror-
cerent d'y rem'édier.


c On s'étonoe, s'écrie Sarcérius, d'C voir le petitnombre
d' étudiants qui fréquentent encore nos hautes écoles; on ne
sait-comment se l'expliquer, ni a qui en imputer la faute 3.»


·c Apart l'apathie vaniteuse des pl'ofesseurs et une ef-
frayantecorruption des moours, écrivaitell 1568 a Blaurer le
théologien sQ.isse Walther, ami de Mélanchthon et de Bucer,
c je o'al rien vu (dans I'AIlemagneprotestante) qui soitdigne
d'etre remarque 4.~


A quelques années de la, le meme Walther oorivait a Ul-
mer e qu'une sorte de fatalité semhlait peser sur les Eglises
et les écoles; qu'on n'y rencontrait plus, nulle part, la
moindre trace de ce zele dont tous, grands et petits, étaient
animés, daos les premiers temps de la propagation de I'E-
vangile. »


c Les villes, dit dans un discours pubJic le professeur
GaspardHoffmann, les villes se faisaient une gloire, autrefois,
de 'posséder une honne université et d'autres écoles floris-
santes. Aussi, pour se procurer cet avantage, n' était-il pas


i. Sturmii et gllmn. argento L-uctul ad Camerar. E. 6. E. ";'. - 2. Le mépris
apres un si grand enthousiasme !


5. Sareerius. MitteZ u. Wege. 1~~4 f. 12, b. - Dollinger J,499.
4. Seholarum Germanire ea nune est eonditio, ut, prreter professorum fastuo-


sam negZigentiam ae effrenam morum Zieentiam, nihil in illis sit observatu. di-
gnum. (Cod. manh. 557. Cóll. Camer. VJI, C. Ys. Bibl. Monach.) no175.




- 291 -


de sacrifice qu' elles ne fussent toujours pretes a s'imposer
elles-memes. Aujourd'hui, l'on dirait que ces populations
imbéciles sont plus désireuses de ruiner que de favorise1' les
étu,des. - « Les grands aussi montraient jadisun gout si
vif pour les leUres et les sciences,· que, non eontents de
fonder des hautes écoles, de les doter et enrichir de beaux
revenus, de droits et de franchises de toutes sortes, ¡ls étaient
eonstarnment occupés a les pouI'voir des professeurs les plus
renommés et les plus habiles. ([ Ces nobles dispositions se
sont, hélas! bien modifiées, depuis : loin d'accorder protec-
tion et faveur aux hommes qui se distinguent par leurs con-
naissances, il n'est ríen que maintenant I'on méprise davan-
tage que la scÍence et les hommes de science. - e Y a-t-il
lieu de s' étonner que les savants soient apathiques et dé-
couragés, des lors que les études sont san.~ considération, et
que le talent n'obtient plus les encouragements qui lui sont
nécessail'es 1 ! ~
Te~ était le mauvais état des écoles et des universités pro-


testantes, et tel le contraste qu'enes otlraient avee l'état
prospere des établissements catboliques, que les ehefs de la
nouvelle Eglise se livraient. pour l'expliquer, a milla con-
jeetures singulieres, sans vouloir jamais s'en avouer la cause
réelle. e le me suis aussi, je l'avoue, dit entreautres Natban
Chytrreus, arreté quelquefois a la pensée de ceux qui rappor-
tent ce triste état de choses aux décr'ets de la Providenee; mais
c'est é,'idemment une impiété qu'une pareil1e supposition,
ce que múntre suffisarnment la prospérité de quelques autres
écoles, ou toutes les bonnes pratiques qui assurent l'ordre et
la discipline n'ont pas eessé d'etre en vigueur. Cal', pour ne
rien dire des établissements dont la situation florissante est
a la connaissance de tout le ~onde, comment les colléges de
ce qu' on appelle les jésuites pourraient-ils, malgré la dis-


i. Ca$p. Hoffman, De Barbarie immine~te. Franco'. ad. O.1~78 B.4. h. C. ñ. h.




--~! -


'fance qui les separe les :uns des autres, se distinguer au--
tant par la régularité, le bon ordre, la discipline et le zele de
chacun a remplir ses devoirs, si le mauvais état de nos uni ....
versités étaitréellement un efiet de la volanté divine? Eh
bien! pourquoi ne pourrions-nous pas, nous qui agissons a
]a vive .!umiere de l'Evangile, faire aussi, de notre coté, ce
que les jésuites, qui vivent encore dans les ténebres, font si
bien, d u leur I? J)


«D'ou vient, s'écriait en H>5D Carnerarius, ce célebre
humaniste ami de Mélanchthon et de la Réforrne, C( d' 011
vient aujourd'hui ceUe violat.ion flagrante de toutes les con-
ditions de la concorde et de toutes les lois de la modestie, de
la pudeur et de la décence? D'ou vient -cet imrnense déver-
gondage? D'ou il vient, je vais vous le dire: il vient du mé-
pris de la vérité, de l'indifférence pour la religion, et du peu
de gOlÍt qu'on se sent, de nos jours, pour ces excellentes
études qui faisaient au trefois le plus bel ornement et le plus
noble délassement de l'hornme. Qui ne sait de quene vive
ardeur la jeunesse de notre ternps était animée pour le
savoir? Qui ne sait aussi la cons~dération dont on entourait
le talent, el -les généreux efforts que faisaient alors les étu-
dianls pour s'enrichir de connaissances? Leschoses, hélas!
<1I1t bien changé de nature: grace a nos dissensions, ce n' est
plus de l'estime, de la passion, mais du mepris et du dégout
qu'on a maintenant pour les études, a ce point qu'il grand'
peine, en quelques lieux privilégiés, les a-t-on pu préserver
d'une ruine totale 2.,


Le meme Camerarius écrit en 1061 a erato :
« Qui ne sait combien l' on met aujourd'hui -de négligence,


je ne dirai pas a augmenter, mais a conserver seulement les
précieux dons, si estimés naguere, que nous devons a la
hanté de Dieu? L'amour qu'on avait autrefois pour la science


1. Memorim philosophorum, Orator. etc. édit. Rollius, l, p. 106, 110 etc.
2. Camerarii prmcepta morum a-c vitre. Lips. 1000. p. J, 5.




-29;)--
S' est totalement refroidi. Que si quelques rares sujets' se
vouent encore aux études, cela n'a pas lieu du moins d.c la
maniere dont r/ a devrait se faire. Et toutefois, avec de telles
dispositions. iI n'est personne quine se eroie propre aux
emplois publics, dont onse montre meme fort avide;- aussi
ws affaires sont-elles administrées de maniere que nous avons
tont Heu de craindre la ruine et de la science elle-meme et
des établissements OU on l'enseigne. »


Dans une letfre a Volmarde·-Berlips, le meme Camerarius
laisse échapper de nouvelles plaintes:


« Il y a longtemps qu'il ne reste plus rien de cet amour et
de ce zele ardenl qu'on avait autrefois pour les leUres et les
heauxarts. Ce a quoi maintenant tout le monde aspire, c'est
a ce qui est de nature a rapporter de l'argent et des hon-
neurs l • .-


<I Combien est-iI de personnes, réitere encore cet huma-
Niste éminent el sans doute parfaitement renseigné sur l'état
intellectuel de l' Allemagne pl'otestante; <I combien est-il de
. personnes quicultivent OU. qui prisent encore la science?
Combien qui la jugent seulement digne d'une mention, d'un
regard! - e Rien, aujourd'hui, n'a moins d'importance
qu'elle. Ce n'est que niaiseries et bagatéIles, bonnes, tout au
plus, pour servir d'amusement anx enfants et a ceux qui
wur ressemblent. Et, en eftet, qu'est-il hesoin de nela? Nous
avons la liberté la plus illjmitée de décider et d'agir selon nos
vooux el nos désirs. Il n'est rien de si absurde que notre rai-
son ne puisse imaginer et que notre langue ne puisse dire ;
rien de si téméraire que nous n' osionsentreprendre et réa-
liser dans nos oouvres. Il n' est plus de bon sens, de cou-
t~me, de loi ni de devoir qui vaillent. L' opinion du prochain,
l~estime publique, le jugement de la postérité, ce 80nt la
toutes choses don! on ne tient plus aucnn compte ! 2,


i. L. c. p. 64. - 2. Camerarii narrat. de H. Eoba1Jo Helio .. Nurmb. f!S55,
A.~. h.




- 294-


el Grand Dieu, s~écriait un autre personnage marquant de
l'époque, George Fabricius, el que deviendront nos Eglises,
que deviendront nos écoles, et notre malheureux pays lui-
méme que- deviendra-t-il, si e' est ainsi qu'on honore les deux
cboses les plus respectablesdu monde, la religion et la scienee?
Ce qui se passe dans la Prusse et la Marche nous pent mOB-
trer ce qu'on a líeu de eraindre pour l'avenir des études et de
l'Evangile l. u .


el On ne saurait oier, ajoute un docte magistrat de la ville
de Mulhausen, l'historien Henri Pétri, «que nos peres n'aient
compté parmi eux, grace au perfectionnement de l'impri-
merie, *' un si grand nom6re de savants distingués, je ne dirai
paseomparables., mais supérieurs memc aux sages de l'an-
cienne ROlDe et de la Grece, qu'il ne se voyait pas une petite
ville, pas UD coin de terre, pour ainsi parler, qui n'en possé-
dat plusieurs. On a depuis bien perdu de l'estime qu'on té-
moignait alors a ces nourrissons des muses. Que dis-je! On
les a pris endégout tellement, qu'on les montre au doigt
eomme des manstres, et qu'il u' ~st pas jusqu'aux enfants
qui ne les p0!lrsuivent de leurs moqueries et de leurs
injures 2. »


Mais voici un acte puhlie, émané d'un prince protestant
connn pour Ion zele réformateur, qui met hors de doute le
profond discrédit ou étaient tomhées les études dans l' AlIe-
magne séparée de l' ancienn~glise :


e Considérant, dit l' électeur de Hesse, dans l' acte des pri-
viléges et franchises qu'íl venait d' octroyer a l"université de
Marhourg, c considérant que les arts, les leltres, les smences,
les études lihél'ales en général sont tombées, depuis quelque
temps, en grande défaveur aupres du penple imbécile, et pa~
raissent devoir décliner davantage encore; considérant que-


1. Schreberi', vita Georg. Fabricii, Lip,. f 717. p. 298,509.
~ Et pourquoi pas aussi grace .aux encouragemeats et a la protection de I'Eglise?'
!. Jac. Heinr. Petrider Statd !fülhausen Geseh. - Mühlh. 1858. p. 494..




- 290-


le mauvais vouloir du public pour les livres, les études et les;
savants meme est tel, que rien ne lui serait plus agréable,
que d' en voi,. déba,.rasser le monde; considérant, enfin, que
si l' on ne se hate d' opposer a cet état de choses un remede,
efficace,.les études- sont prochainement menacées d'une en- .
tiere décadence, nous etc. I.~


e Et ce n'est pas, s'écriait en 1071 lerecteur de Gan-
dersheim, Adam Byssander, dans un discours académique,.
cce n'est pas seulement chez le vulgaire et parmi la foule
ignorante que regnent aujourd'hui d'absurdes préjugés et
d'iniqnes. préventions contre le· savoir: des personnes re ...
commandables, des homrnes Cod distingués d'ailleurs ne
Graignent pas d'avancer que les écoles et les universités ne
sont que des lieux de rendez-vous oh les oisifs, les pares-
seux, tous les ennemis des occupations sérieuses viennent
chercher des distractions et un aliment pour leurs passions
frivoles 2. ~


e Aujourd'hui, dit Pelargus, parmi ceUe nouvelle race de
cyclopes et de Vandales, les leUres et les arts sont tombés
plus bas· qu~ils.ne le {urent SOtiS les anciens Barbares 3 ••


Encore une fois,. on' était fórt embarrassé dé trouver une
explication avouable de cet affiigeant phénomime, si humi-
líant pour la nouvelle Eglise.


Le meme Pelargus, professeur a Francfort, agitant la
question de savoir a quoi l' on pouvait aUribuer la déchéance


1.. Rommel's Philipp der Grosmüthig., Landg. von Hessen. III, p. 548.
!. Stroband instit. literata 111, 708.
M.'est-il permis de le di re 't Je vois poindre a l'horiz~n un nouveaiJ. discrédit,


un nouveau mépris, une nouvelle décadence des lettres, de la science et des
études, une ruine plus complete encore que ctllle du seizieme siecJe, et, com~e celle-
JA, - je ne suis pas prophete, maisje l'affirmerais avec serment - elle llera le truit
de ce qu'on estime aujourd'hui le plus au monde; elle sera le réStil'aC de ~.li­
berté d' examen. Le libertinage de la raison encore une fois est en train de nou.
tonduire au mépris de Ja raison.


5. Pelargi pleial oration. sacro F. 1618. N. !. b.




- t9.tl -


de tant d' écoles autrefois en grand renom dans l'AHemagne
entiere, trouvait « que la cause en était, avant tout, l'ap-
proehede la fin du monde l. ~ D'autres l'imputaient aux ma-
ehinations de Salan contre le nouvel Evangile. Un juriseon-
suIte, Léopold Dick, quoique ne disant pas toute sa pensée,
laisse du moins entrevoir qu'il n'élait pas sans eonnaitre la
cause réelle d'ou dépendait ce revirement si prompt dans les
d-ispositions du public pour les travaux de l'esprit el pour eeux
qui s'en occupent. «Par suite de l'éloignement, dit-il, que
montrent nos jeunes gens pour l'étude des leures, la plus
douee oeeupation de I'homme, nous voyons aujourd'hui se
perclre, sallS avoir porté de fruits, les plus heureuses disposi-
tions. Aveuglé qu'on est par le vif éclatdu nouvel Evangile,
on tourne le dos a la seience ponr alIer prendre place dans
quelque.sale éehoppe de eordonnier, de barbier OH de telle
autre profession vile. Je ne sais quel est le cafard' dont l' en-
seignement bestial a de la sorte abruti notre malheureuse
i.eunesse 2.])
S~il ne le sait pas, Erasme va le luí díre.
e Quand on professe, comme· a faít Lufher, observe eet


illuslre savant, «que la philosophie aristotélique, e' est-a-dire
toute la seienee philo~ophique appuyée sur les principes d' A-
ristote, n' est qu'une reuvre satanique; quancl on flétrit, ainsi
qu'a fait le meme Luther, d.es noms d'erreur et de péché
toute scienee spéculative en général, et qu'on traite ouver-
tement et en toute oeeasion, avee Farell, toute espeee de
eonnaissanees humaines de eonceptions de l'enfer et du
diable, eomment, avec de tels príncipes, voudrait-on pro-
dnire· autre chose· que le mé'pris des études et. la prédomi-
nance des passions .en pides et sensuelles 'l' N'a-t-on pas en-
seigné publiqnement, a Strasbourg et aiUeurs anssi, qu'il est
contraire a l' esprit de l'Évangile qu' on perde son temps, soit
- 1. lbidem. - 2. L. Dickii de sacro sancta juris discipl. amplect. oratio •.
Franeor. H>58. D. h. - Dollin¡er, Du Reformation etc. 1, 511. 55.




- !97-


a étudier les langues anciennes, l'hébreu seul excepté, soít
a s'instrujre dans quelque 3lItre branche des connaissances
humaines? IJ)


« Il existe encore, il est vrai, dit ailleurs le meme Erasme,
plusieurs villes qui se sont honorées en ouvrant des écoles;
rnalheureusement ces écoles manquent de la chose essen-
tielle, d'écoliers et d'auditeurs qui les fréquentent. S'il faut
en croire les imprimeurs et les libraires, illeur coúte main-
tenant plus de peine pour placer une couple de cent vo-
lumes, qu'iJs ne s'en donnaientautrefois pour en vendre par
m illiers :'.»


Le vrofesseur et poete Euricius Cordus, ami de Carnerarius
etaussideLutber, qu'il accompagna dans son voyage a W?rrns,
Cordus, se posant]a question : quelle dif{érence y a t-il entre
les chefs de I'Eglise évangélique et les éveques papistes? ré-
ponel : Aucune, si ce n'est que partoul OU les premiers do-
minent, les lettres el les sciences périclitent et SOllt tombées
en dé{aveur, et que]a oü les éveques ont conservé leur siége,


1. Erasmi epistolar. ad (ratres Germ. infer. ColonilB f 061, P. 4, a. -
2. Epp. p. 112'3. .


Cette décadence littéraire et scientifique daos la"nouvelle Eglis e fut telle, que
Luther meme s'eo effnya. H en résulta, de sa part, en 1024, un ouvrag~ sur les
écoles,ou il s'efforce de oeutraliser les mauvais effets de ses Ilnciennes récrimina-
tions et de celles de ses auxiliaires contre les savants, les études philosophiques et
les écoles. Il fallait que le mal fut gl'and, pour <Jue-Mélanchthon, dans la préface
de ce livre, allat jusqu'a dire « <Ju'on devrait arracher la langue El cr,s mal en-
contreux prédicants qui partout ne semblaient prendre a tache que de détourner
la jeunesse des études.»


« Malheureusement, ici encore comme il avait coutume de faire partout et en
toutes choses, l'imprévoyant Luther détruisit d'nne main ce <Ju'il édifiait de l'autre.
Tandis qu'il recornmandait l'érection de nouvelles écoles et l'étude des langues
anciennes comme la chose la plus favorable a l'établissemcnt d'une doctrine et
d'une Église conformes a l'esprit de l'Evangile, il montrait ailleul's les disposi-
tions les plus malveillantes El l'égard de l'enseignement académi<Jue, et publiait
plusieurs écrits qui ne pouvaient manquer d'agir d'une maniere funeste sur le
développement scientifique en Allemagne.» (V. Doll. T, 47~.) Nous avons déja
rapporté. quelques-unes de ses tirades contre les unitersités et leJ professeurs.




- 298'-


elles obtlennent du moins les encouragemeilts el l'appui qui.
sont dus a leur haute importance I~»


cOn vit, a partir de l'an 1020, rapporte une chronique·
allemande, les études tombel' a ce point en défaveur, que la
plupart des peres de famille se refusaient absolument a con-
fier,leurs enfants aux écoles. Quoi du reste d'étonnant! Lu-
ther venait d'écrire , de precher et de répéter jusqu'a satiété'~
e que les peuples, pendant des síecles, avaíent été víctimes de·
c la fourberie des savants et des pretres., De ceUe accusation·.
était résulté son tres-naturel effeí, la haine du peuple pour
les savants et les prelres" et, par contre-coup, une antipathie,
non moinsprononcée pour les études et les écoles 2.,


e Le mauvais état des écoles protestantes fut cause, dit"
M. Do1linger, que, dans le Brandebourg, beaucoup de-
familles de distinction, d'employés de l'État et meme de
simples bourgeois prirent le partí de placer leurs fils a l' é-
tranger, et qui le croirait? de les confier a des éco]es de jé-
suites. 00 se figurera sans peine si les pasteurs durent ful-
miner en chaire eontre ces parents imprudents, bien qu'ils,
ne pussent s'empecher dé reconnaitre que les sujets sortis..
de chez les jésuites avaient en général plusd'instruction et
plus -d'aptitude que ceux qui 8' étaient formés dans les écoles
nationales. - «CeUe préférence accordée par des familles pro-
testantes a des établissements catholiques engagea l'électeur
Georges, ajoute le meme auteur, a donner tons ses soins a
l'instructioo publique! 00 défendif, en 1564, de faire ses
études dans des écoles étrangeres, el cette défense fut reoou-
velée en 1072 et rendue plus I'igoureuse. Ilfut expressément
recommandé aux magistrats den'accorder aucune chaire de
professeur, devenuevacante dans leurs villes respectives, a des
individus qui auraient rait leur cours d'études a l'étranger.


c. Et non pas seulement dans la Marche de Brandebourg,
1. Eurici Cordi opp. poeÍic. s. 1. et &. f. 109, 278. - 2. Widemann, Fort-


gesetztesamml. v . .Alt u. Neu J. 175~, p. 440. - Die Reformat. 1, 468.




- ~99-


dans la Silésie également, dans toute l' Allemagne profestante
011 se plaignait, les professeurs surtout se plaignaient de ce
que des luthériens eonfiaient leurs fils préférablement a des
maisons de jésuites .• Nous voyons des hommes eomme Bitste-
nius, Rooding, Moorlin, et dans des discours publics- et so-
lennels, s~ livrer a ce sujet aux récriminations les plus ameres
et dans les termes les plus injurieux pour les jésuites, ql1'ils
traitent de vermine, de gangrene et de suites * l.


e Satan, s'écrie le dernier, empeche ces pauvres par-ents
de comprendre eombien ils se rendent coupables envers
leuri; enfants. lIs le sont bien plus que s'ils les sacrifiaient
a Moloeh et a Baal. Le pape et ses pourvoyeurs ne savent
que trop de quelle haute importance est finstruction pu-
blique, et le démon aussi est trop rusé pour ne pas sentir
qu'il a tout a gagner a faire réussir ses serviteurs. Voilli
pourquoi cette secte ne néglige rien pour avoir de bonnes
écoles. Les talents ne leur manquent pas pour cela, non plus
que le zeLe : que ne puis-je en dire autant des notres :.\ ! })


On le voit, la Réforme n'a pas donné d'impulsion a la
pensée humaine; e'est encore le contraire qu'eHe a faíl. Déj.a
toute donnée, quand éclata la révollitíon religieuse, eette·
impulsion fut brusquement arretée, par son faít, non seule-
ment laon la'Réforme domina, mais partout on elle réussit
a pénétrer, et la meme on elle fut vaincue et d' on elle fut
eonstarnment et efficacement repoussée.


«A la fin de la guerre de trente ans, dit Voltaire, l' AIle-


• Probablement du mot sus, pourceall. lis étaient fort enclins, ces réformateurs,.
a jouer sur les mots et a faire du nom des personnes une injure.


1. Die Beformation, 1, 04'3 ss. - 2. Heshusii herzl. Danksagung (ür d",
Bekehrung d. Englamder. Eduards Thorneri, Verd. Dure" Joaeh. MwrlinJ-
A. 8, 6,4, h.


Les jésuites ayant établi un collége dan s la 'Ville prussienne de Heiligenbeil, il::
parut, immédiatement apres, un rescrit ducal intel'disant aux habitants, sous des.
peim:s séveres, de confier leurs enfants a ces peres. (Pisanlky. Entw. d. Preus~
Literargeseh. p. 2'34.




- 30(}-
magne se trouva rédhite a la barbarie dil moyen-:lge. 11 y
eut des provinces entieres ou les hommes. pensaient a peine.
el ne savaient que halr pour la religion,. J) ..


C[ Il faut avouer,dit de son coté l'historien Hume, que-
le misérable fanatisrne dont le parti par!ernent,aire était in-
fecté, ne fut pas moins pernicieux pour le gout et pour le
savoir que pour toutes sortes d'ordre et -de lois. L'esprit et,
la gaité furent proscrits; les sciences hurnaines· rnéprisées,'
la liberté des recherches regardée avec horreur, eHe jargon


. de l'hypocrisie encouragé seul r. J) .
C[ Assurément, observe a son tour un historien allemand ,_


RoUeck, «assurérnent ce qui. frappe d"abord les yeux dans.
la Réforme et dans les résultats généraux produits par elle,
est en sornme fort aflligeant et tout a fait de nature a ins-
pirer de l'horreur : des querelles acharnées, le déchainement
de toutes les rnauvaises passions pendant un grand nombre
d' années dans l'Europe chrétienne presqu' entiere, la dévas-
tation, le désordre sous toutes les formes, la guerre civile,
le fanatisme, la tyrannie, des torrents de sang répandus sur
les champs de bataille et sur les échafauds, et, eofin, au,
milieu ~e toutes ces horreurs, non seulement r ar.rét, mais
le mouvement rétrograde de tout ce beau progres dans la voie
de la science et de la liberté 2. J)


el n est donc vraí de dire, ajoute meme un apologiste
partisan de la Réforme, Ch. de Villers; ([ il est donc vrai
de dir'e, avec quelques antagonistes de la Réformation, qu'elle
a mornentanérnent fait rétrograder les lurnieres et la culture
des sciences. Qu' on se figure les dévastations inouies dont
la malheureuse AUemagne devint le tbéatre, la guerre des,
paysans de Souabe et de Franconíe, ceHe des anabaptistes
dé Munster, ceHe de la ligue de Smalkalde contre· Charles-
Quint, ceHe enfin qui durajusqu'au traité de Westphalie et


1. Dist. des Stuarls. Républ.
~. Rotteck', Weltgesch. t. 111, 76.




'- ·301 -


meme apres ce traité jusqu'a son entiere exéculion. L'Empire
fut changé par' elle en un vaste cimetiere, tombeau de deux
générations. Les villes étaient en cendres, les écoles déser-
tes, les champs abandonnés, les manufactures· incendiées,
les esprits aigris, exaspérés par leijrs longues divisions.


CI Il faut a un pays un temps bien long pour se remettre
d'une telle commotion et d'une telle ruine. Aussi voyons-
nous la nation allemande, apl'es avoir fait d'ahord de grands
progres dans les sciences durant la paix, retomber, durant
une partíe elu xvne siecIe, dans une sorte de torpeur, dans
un état voisin de la barbarie; sa littérature, pendant ceUe
période, resta en arriere de celle des Italiens, des Fran<;ais
et des Anglais, et c'est de la que datent les préjugés de ces
peuples contre l' esprit germanique. - « C' en est assez pour
etre forcé de convenir que, depuis le débordement des pe u-
pIes du Nord sur l'empire romain, aucun événement n'avait
encore produit en Europe des ravages aussi longs et aussi
universeIs que la guerre allumée au foyer de la réformation.
Sous ce rapport, il n' est que trop vrai qu' elle a retardé les
progres de la culture générale l.»


«En comparant, dit enfin M. DoUinger, ce qu'était l'Alle-
magne au point de vue intellectuel, apr~s qua,raute' ans- de
Réforme, avec ce qu'elle était,sous lememe rapport, dans
les premieres années du siecle, quelle différence ne. devait-
il pas trouver, I'observateur aUentif? quelle décaclence, quel
découragement, quels sombres pressentiments aujourd'hui !
queIs progres, quelle abondance, quelle vigueur, quelle es-
pérance d'avenir il y a si peu d'années encore! Oil tr'ouver,
daos le protestantisme, des hommes qui fussent pour la jeune
Allem9gne, ce que les Geiler, les Wimpheling, les Reuchlin,
les Crotus, les Mutianqs, les Erasme, lesPírkheimer, lesMur-
millius, les Bebel, les Bohuslaus, les Hassenstein, les Tri-


t. Charles de Villers, ElSai sur Z'esprit et l'influence de la réf. de Luther, éd.
de 1801, p. 227.




- 502-


themius, les Krantz, les Naukler, les Peutinger, les Áventin,
les Celtes, les Jérome Balbus, les Jean Brassikan et une mul-
titude d'autres avaient été, dans les premieres ~nnées du
XVI· siecle seulement, pour l'ancienne AlIemagne catholique?


«Il estplusieurs branches des connaissances humaines
quí, au commencement du XVI- sjecle, a en_ juger par les
progres qu'elles venaient de faire, permettaient de concevoir
pour leur avenir les plus belles espérances, et que la Ré-
forme non seulement enraya, mais fit meme rétrograder
dans leur essor, en enlevant aux savants et l'aptitude et le
gout qu'ils avaient jusque la monlrés pour elles: ceUe ob-
servation s'applique principalement aux études historiques.


• Tandis qu'avant le.schisme et dans les premieres années
qui le suivirent, l' AUemagne comptait toute une suite de sa-
vants observateurs' et d'histol'iens habiles, c'est a peine si,
cinquante ans plus tard, elle possédait encore un seul homme
qui fút digne d'etre cité sous se rapport. - «Wimpheling,
le comte Hermann de Neunaar, Albert Krantz, Trithemius,
Beatus Rhenanus, Aventin, Peutinger, Cuspinian et Irenikus
s'étaient eux surtout, dans l'intervaUc de 1000 a 1550, livrés
a d'importants travaux sur l'hlstoire de l' Allemagne. Et si
l' on compare ce qui dan s ce pays se 6t, en ee genre, pen-
dant les 1ioixante-dix dernieres années du xvt siecle, avec ce
qui s' était fait pendant les trente premieres du meme síecIe,
on sera étonné deJa fécondíté de eeHes-eí et de l'extreme
pauvreté des nutres: cal', a parí les travaux de tous points
insignifiants de Heroldet de Cisner, il ne parut, pendant
tout ce dernier laps de temps au sein du protestantisme, que
le seul ouvrage de Sleidan qui soit digne d'etre mentionné,
€t encore n'a-t-il d'autr·e mérite que d'etre un plaidoyer' bien
,écrit en faveur de la cause dont l'auteur s'était fait, non pas
rhistorien, mais l'avocat quand meme. La continuation de
la ehronique d' Albert Krantz, publiée par Chytrreus sous le
titre de Saxonia, est un fort médiocre ou vrage et mérite a




- '303 -


peine d'etre consultée. Les seulespublieations historiques
datant de ceUe époque qui aienl reeUement de l'importance,
appartiennent a trois hornmes parfaitement étrangers· a la
Réforme et sont: l'histoire d' Attlriche, par Gérard Van Roo;
la Métropole, par le chancelier bavarois Wiguleus Bund, <
remarquahle surtoutpar la scrupuleuse exactitude que }'au-
teur mit a déchiffrer les anciennes ·chartes el les diplomes ; et
l'histoire de Bohéme, par lean Dubray, éveque d'Olmütz.
- ([ A ces trois ouvrages on peut encore, pour ce qui con-
cerne l'antiquité romaine, ajouer l'histoire chronologique
de Cicél'on, que Wachler considere comme un livre clas-
sique, et que nous devons a Fran.;ois Fabricius, recteur de
Dusseldorf.


(í Toute sciencerepose, en une certaine fa(ion, sur son dé-
veloppement historique, et vit de ses traditions, de son
passé, comme l'al'bre vit de et par S3 racine : or la Réforme
a renversé le principe de la Lradition el de la continuité his-
toriques dans le domaine précisémenl qui doit servir de base
a l'intelligence humaine; elle a déclaré faux et vicieux le dé-
veloppement . entier de la religion et de la science tbéolo-
gique; et elle a imposé a ses adhérents, comme un devoir
de eonseience, de briser violemment la chaine de la tradition
chrétienne. Si done on songe a l' étroite connexioq qui tie les
di verses branches de la scienee les unes aux autres, et a la
suprématie qui doit évidemmellt appartenir a la scienee reli-
gieuse, on comprendra la mortelle aUeinte que la révolution
du XVIII siecle a dñ porter a la vie scientifique de l' Allemagne
protestante. Les hommes avaient perdu confianee en leur
passé et, par eonséquent, dans les eonquetes intellectuelles
de leurs devanciers: car l'Eglise entiere, disait-on pal'tout
dans les temples el dans les nouvelles écoles, l'Eglise entiere
s'était fourvoyée, durant des siecles, dans des erreurs abru-
tissantes. Les verités, sans la eonnaissance desquelles per-
sonne ne saurait faire son salul, avaient été faussées ou com-




..-.. 364 -


pletement mises en oubli; et les aut~ul'S de tout cela,é' é ..
taient les savants, les théologiens, les hautes écoles, les éru-
dits et les leUrés en général, qui tous s' étaient donné le mot,
dans l'Europe entiere, afin de tromper les peuples el les
frustrer de la connaissance el de la jouissance des bienfaits
de l'Evangile. Telles sont les idées que partout on s'aUa-
chait alors a répandre et qu'on répétait journellement sur
tous les tons. De la ces défiances et eeUe antipathie des peu-
pIes pour le savoir et les hommes vóués a l' étude, et de la ce-A
mouvement rétrograde de l'intelligence qui s'opéra si mani":: .. ~;¡
festement en Allemagne, depuis 1540 jusqu'a la fin du sei-
zieme siecle, malgré les secourR de l'imprimerie et les in-
croyables facilités qu' elle venait de créer pour les travaux et
la propagation de la science l.»


Et ceUe torpeur intellectuelle ne s'arreta meme pas a la
fin du XVIO siecle. Qu'est-ce que produisirent, jusque veI'S
la fin du xvme, el le Danemark, et JaSuede, et la Prusse,
tout le nord protestant, l' Angleterre exceptée? Que)ques
érudits, dont les laborieusesétudes avaient pour stimulants les
longs hivers ~t les habitudes easanieres commandées par le
climat, heaucoup plus, nous le croyons, que lelibreexamen.
Mais pour les leUres et les heaux-arts, la haute poésie el la
haute éloquence, il n'en était que médiocrement question,
dans ces eontrées, et, il y a peu d'années, on pouvait dire
encore que e'est bien a peine si elles avaient des arts et une
littérature, c'est-a-dire ce qui fait qu'un pays est policé.


Ce qu'Erasme et Grotius disaient, }'un au XVI· siecle,
l'autre au XVI(: Ubicumque regnat Lutheranismus, ibi


. friget litterarum studium2 , ils le pourraient, a plusieurs
égards, peut-etre dire encore aujourd'hui~


t. V. Die R~formation, ihre innere Entwicklung etc. 1, ~28.
~. Partout ou regne le luthéranisme, les leUres sont en souffranre. Erasme a


meme dit quelque ehose de fllus : il a dit qúe lelLltbéranisme, e'est la mort des
lettres et des études, ubi regnat lutheranismus, ibi litterarum elt irtterituI.
Léttre a Pirkheimer. .




- 50~---
Si la Réfol'malion protestante avaÍt eu cetle vertu d'etre


un aiguillon de l'a'ctivité intellectuetle, unagent si puissanl
de eivilisation, n anrait bien du s'en montrer quelques si--
gnes apres un ceJ'tain temps. C'es.t a son foyer ql1e le pro-
gres eut dÍl varaitre le plug sensible él se manifester d'abord
avec le plus de force et d'éclat .. Mais, tout a I'opposé, e'est la
juslement, en Allemagne, qu'il fut le plus tardif, et qu'a.
tout prendre, il a le moins produit d'reuvres dignes de ser ....
vir de modeles et de passer a la postérité.


Sans flou{e que fes longues et sanglantes dissensions, les
guerl'es et tant de désastres ont do influer sur ce retard,
il est impossible de nier eeHe influenee : seulement, si le retard
est imputable aux désaslres et si les désastres le sont a la Ré-
forme, que eeLte Réforme done, an líeu de ge targuer de ce
qui ne lui appartient pojnt, eonfesse, au eontraire, que c' est a
elle, bien a elle que revient la responsabilité de ce faÍt, que
l'Allemagne et tout le nord ont été les derniers pays civilisés.


La Franee d'ailleurs ne fut pas non plus épargnée. Elle
ne fut guere moins que l' Allemagne en proie aux troubles
religieux excilés par la Réforme. Le fanatisme aveugle et
erueln'y exer<;a pa5 moins que chez nos voisins ses fureurs
et ses ravages. Nos provinces, comme les leurs, furent dé--
vastées par le pillage, les massacres, l'incendie, et, pendant
de longues années, arrosées de larmes et de sango Et toutes
ces atroeités, pas plus qll'en AlIemagne, n'y étaÍent sans doute
prDpres a cultiver la raison 1; cependant, si, par suite de ces


1. « 11 serait ¡njuste, observe nn écrÍvain protestant (1\1. H. Hrertel), de rendre
la Réforme re~ponsable de ces atrocités et de tous ces malheurs. Si le catholi-
cÍsme n'avait pl\s opposé de résistance RUX effol·ts d'extemion, a la propagandE',
nu progres de la Rét'orme, (el sans doute aussi a ses destructÍons), tout cela oe serait
pas arrivé : c' est a cette résistance des t:atboli<Jues uniquement qu 'ÍI le fautattri-
huer,» - e' est tres-juste: si Lacénaire m'a coupé la gorge, gardez-vous de
I'accuser d''étre un assassin ! e'est moi qui SuÍs cause de son crime, c'est moi le
coupable. Que ne laissais-je faire le bon homme, il n'en voulait qu'a mil bourse,
a mon bien, il mon foyer : sans ma résistllnce, il se fUt contenté simplement de
me dépouiller, de mettre le feu a ma maison el de me pousser 4 la porte de
chez moi.


Il estpeu de cathédrales, peu d'llnci~n5 tnonument5 catholiqllPs qui ne portent
encol'c les trace~ dll vllndalismc asre~sir de!'! sectaires. 10.




- :506 -


longs malheurs, le progres y fut arreté ou sensiblement
ralenti cornme partout, ce fut néanmoins ici, ce fut dans cette
France ou la Réforme sueoomba, qu'au sein du catholieisme
et sous son inspiration, le génie humain, rentrant dan s la
voie ouverte par l'Italie, continua d'abord le travail de la
Renaissanee, remit en honneur les chefs-·d'oouvre de l'anti-
quité greeque et romaine, puis, prenant son essor, produisit
a son tour ses ehefs-d'oouvre, ses merveilles, et oflrit a
}'admiration ainsi qu'a rémulation du monde le premier et
encore unique siecle vraiment littéraire des temps ruodernes,
comme aussi peut-etre, depuis les Grees, la premiere littéra-
ture vraiment nationale.
~


La France, a partir du xVlt siecle, et pour la littérature,
et pour le8 scienees, et pour les arts, et pour l' éléganee des
moours, et pour l'industrie, pour le progr'es en général, les
étrangers les plus jaloux de nos gloires sont foreés d'en conve-
nir, la France a serví de modele et donné le ton a toute I'Europe,
a excité l' émulation de tous les peuples, et a véritablement
marché a la tete de la civilisation. L'Italie a son tour lui em-
prunta ce qu'autrefois elle lui avait donné. L'Espagne aussi
l'imita. L' Angleterre lui dut la politesse et le bon goút, et, de
l'aveu d'un de ses plus savants éveques, ressentit les bons effets
de son influenee jusque dans l'éloquenee de la chaire, malgré
la diflérenee de religion. Prépondérante par le sueees de ses
armes, la France catholique le fut encore bien plus par l'in-
telligence et le talent, par la perfeetion de ses ehefs-d'oouvre
littéraires dans tous les genres, par la splendeur générale de
sa civilisation, qui étendit partout, la meme OU ses· armées
ne pénétrerent point, sa gloire, son action, son incontestable
suprématie l.


1. c( QueHe autre nation que la nation fran~ajse, observe l'allemand protestant
Schwah, pOllvait, a une égale distance de l'époque de la rel1aiSSallce (sous Louis
XIV), se glorifier, meme daos les c1asses moyellnes, d'une culture d'esprit pltlS
Gistinguée, phlS ulliverielle, et d'institutiQns plus propres a faire éclore et a for':'




-Mi -


eetle noble prépondérance de l'esprit, des arls, de l'élo-
quence et des mreurs élégantes, et l'impulsion qu'en re<,:ut
le progres général étaient. telles, qu' elles se prolongerent
a tra,"ers tout le XVIlle siecle jl1squ'il la révolution, et qu'apres
une rapide décadence causée par une des plus grandes crises
sociales dont les hornmes aient mémoire, elles continuent
encore aujourd'hui a produire leurs eflets, non-seulement en
France, rnais dans toute l'Europe et hors de l'Europe, meme
chez les malveillants et les ingrats qui, tout en en ressentant
I'infJllence et s' effor~ant d' en tirer profit, affectent de la mé-
connaitre on de la déprécier.


Et pourlant la Franee n'est point protestante, la France


mer les talents.)) (V. den Ursachen der Allg~meinheU. der franzoesischenSprache.
L Frage, :) abschn. ~. 899. Tubingen 178~.)


Heeren, allemand et protestant ainsi que Schwab, ne fait pas difficulté de re-
connaltre que (( J'époquc de 1661 a 1700, qui fut pour la France l'age d'or du
regna de Louis XIV, prit, meme dans le re¡;te de l'Europe, le nom de ce souve-
rain; que cela sumt pour prouver que, pendant sa durée, la Franee exer\la la pré-
pondérance; que ecUe autorité, fondée sur le succes de ses armp-¡;\, doit etre en-
core plus justement aUribuée a la supériorité de la civilisation dont l'éclllt et
l'activité imposerent un juste respect aux auh'es peuples. » (V. son lflanuel hist.
du systeme politique des Elats de l'Europe, etc.) ,


L'historien Rotleck, de la meme nation, rend a l'excellcnce littéraire et artis-
tique de ce heau regne une justice enrore plus éclatante. «( L'éclat du regne de
Louis XIV, dit-il, la magnificence de sa cour, sa libéralité et l'émulation qu'elle
répandit parmi tous les hommes doués de talents naturels, fircnt rapidement de
la FraDce la terre classique du géDie (zum Klassischen Boden des Genie's) et de
sa langue l'instl"UIDent de toute culture, de toutes jouissances intellectuelles chez
tous les peuples de I'Europe civilisée. L'histoire des sciences, des lettres et des
arts, pendant toute la période de temps comprise entre la paix de Westphalie et
la révolution fran\lllise, n' offre, tant pour l'éclat que pour la richessc, ni une époque
ni nn théAtre comparable au regne et au royaume de Louis XIV. - « Les grands
écrivains qui enrichirent de chefs-d'reuvre la langue fran~aise, et dont quelques-
UDS "ivaient déja sous le legue précédent, s'éleverent, sous ce dernier regne, en
si gralld nombre el jeterent un tel éclat, que le siec1e de Louis XIV est juste-
ment considéré comme une véritable époque c1assique, comparable pour la per-
fection a cclle de Péricles, tI'Auguste et des Médicis.» (dass Ludwig. XlV Zeit
eine wahrhaft Klassische ward, jenen, welche Perikles, Augustus und die Me'"
dicies hervorriefen, an HerrlicMeit glcich, » ) Allgemcine Weltgcsch: ... , etc.
t. 111, p. 301-302.




- 5OS-


e~t catholique; eUe l' était surtout au xvn' siecle, a ce plu~ beau
~iecle de son histoire; el ceUe activité, celte énergie d'acfi-
'Tité, ce progres éclatant partont, et ce haut degré de culture
humaine et de civilisation qui feront a jarnais son honneur et
sa gloire, ils étaient le fruit, le plus beau fruit de la Renais-
sanee, de celle Renaissance opérée surtout dans l'ltalie ca-
tholique avec la protection el les encouragements de l'Eglise.
AS5urément la Réforrne y eut peu de part. On voud['ait, ce-
pendant, qu'elle y eut au moins contribué beaucoup ; que le
génie des plus illustres représentants de ce beau siecle, que le
génie des Pascal, des Bossuet, des Fénélon, par la guerre de.
pampblets et les discussions religieuses provoquées, entrete-
nues et soutenues par les pasteurs, eut subí l'action fécondanle
.de eeUe Réforme, et que par ces grands hommes ceUe in-
fluence se fut étendue jusqu'au xvme sieclo, a ractivité et a
la liberté intellectuelle qui s'y sont déployées, surtout en
France.


Il faut, ce nous semble, étre bien embarrassé de trouver
des mél'ites a la réforme protestante, pour lui en faire un du
talent que l' on mit a lacombattre. Quelle mau\'aise doctrine
n'en pourrait prétendre autant? Toutes les, hérésies, toutes
les erreurs qui ont précédé la Réforme, ont provoqué des
controverses pareilles, et parfois entretenu une activité intel-
lectuelle assez vive: faut.-il leur en faire un mérite, et est-ce
la vraiment un titre dont elles aien t lieu de tirel' gloire ? Plus
un mal est grand, plus on mel naturellement de zele et
d'ardeur a lui l'ésister. Ce ne 8erait pas sérieux, vraiment, de
vouloir faire du dix-septieme siecle et de son génie si attique


-;'un produit de la réformation protestante. La France catho-
lique qui avait formé Abélard, Clémangis, tIIaint Bernard,
Gerson et plusieurs autres, au moyen-age, pouvait bien, sans
la Réformation, nous donner, apres la Renaissance, Pascal,
Bossuet, Racine, Fénélon ..


Nous voyons dans les ouvrages dé quelqucs-uns de nos




-- 30'-


fcl'ivaills duo seiúeme iiecle, dans eeux de Ronsal'd, de
Muntaigne, de Charron, -de Pasquier, . que les honnetes gens
el les bons esprits de l' époque ressentaient plus de tristesse
et de dégoút qu'ils De recevaientd'émulation de toutes ces
disputes acharnées des prédieants hugtlcnots entre euxet afee
les catholiques. }lour les conférenees du pasteur Claude el les
eonlroversesde Basnage, Ferry et Jurieu avee Bossuet, elles
ne furent, ce nous semble, qu'un assez petit incident au
mil·ieu de l'activité du grand siecle et dans la earriere si
remplie de l'illustre prélat. Et quand elles aurnicnt en plus
d'importance. ce ne fut point la l'école ou se formerent Bos-
suet et Fénélon. Bossuet se présenta oans la luUe avec toute
la puissance de génie que nous lui co.nnaissons, et il en
sortit victorieux. En Vél'ité, l' élé\'ation, la grandeur el la force
dans la fécondité qui font le caracter'e de Bossue! el de quel-
ques-uns des plus éminents écrivains du XVlt siecle, avaient
bien une autre origine que les controverses et les pamphlets,
les' écrits et les preches des pasteurs de la Rochelle~ de Nimes
el de Charenton. Bossuet et Fénélon, ainsi que Pascal et tous
les beauxgénies du xvne siecle, étaient nourr~s de la lecture
des anciens, des pbilosophes, des orateurs,. des moralistes el
des poetes, et bien plus encore de ceBe des Peres de rEglise,
tous également proscrits par la Réformatioll protestante.
C'est a cette école qu'i}s s'inspirerent, et nou paso certain.e-
mentau souffle de ceLte réforme.


Pas mema au XV~llf siccle, chez le protestaut Rousseau, le
talent eL l'activité du talent ne se dévelop.pkrent sous l'in-
fluellce de la liberté protestante. Les autorités de cet écri-
vain, les inspirateurs de son génie, ce 50nt, avec nos auteurs
du XVIle siecle, Piaton, Plutarque, Séneque, Ta.cit.e,Moo-
taigne ; ce n' est ni Lut\iel' ni Calvin. ~ontesquieu" a·la vé~ité,
avait étud.ié les instituhons lihérales de l' Angletel'f6; rnais
ces institlltions So,llt de date bien antérieure 3U XVI' siecle, ,
et il n' est aucunement prouvé qu' enes doiveat rien a la Ré-




-510 -


forme. Pour Voltaire, lui, il 3, comme écrivain, suLí une
double influenc-e : une influence fran(jaise et catholique,
quand iI nous donna la Henriade, le Siecle de Louis Xl V et
Zaire; une influence anglaise et protestante, quand il com-
posa l' Essai sur les mreurs, le Dictionnaire philosophique et
les Conles.


Comment d"ailleurs, demanderons-nous encare, comment
la Réforme n'a-t··elle pas eu le meme effet, la meme vertu en
AIIemagne et dans tout le nord de l'Europe? . Pourquoí n'y
a-t-eIle pas aussi stimulé l'intelligence, et produit de honne
heure des Arnaud,. des pascal, des Bossuet, des Fénélon,
des Fléchier, des Racine, des. La Fontaine, des Moliere?
Encore une foís, si la réformation protestante avait exercé
ilaturellement une action si favQrable au progres, au déve-
loppement de I'activité, de la civilisation humaine, les effets
devaient, il semble, s'en montrer d'aboru et surtont la ou elle
prévalut et d-evint dominante. Nous venons de voir que ce
n'est pas ce qui est arrivé. L' Allemagne, qui avait si bien
débuté, vers la fin du xvO siecle et au commencement du
XVI8 , dans le temps qu' elle se trouvait encore dans l'union
catholique, l' Allemagne devenue protestante ne vit pas seu-
lement ce beau développement presqu'entierement arreté jus-
qu'a la fin du dix-hnitieme siecle, elle fut en définitive·, malgré
son penchant el ses aptitudes pour l' étude, le dernier granel
pays de l'Europe qui rentra dans le mouvement civilisateur, el
qui, par d'assez maladroites imitations d.es écrivains fran-
~ais, est parvenue, fort tard, a se former une sorte de litté:...
rature. C'est de la France, d'abord, au XVII- et au XVIlIIJ
siecles, et I)Ius tard de }' Angteterre, plus conforme a son
génie, que partít l' étincelIe qui ralluma dans son sein le feu
sacré qu~y avait étouffé la Réforme: car l' Angleterre, par
des causes bien indépendantes de la liberté d'examen, avait f
elle, quelques littérateurs et quclques' poetes, des le xvn°
siecle, iacuItes encore, il est vrai, et n'ayant rien de la per-




- 311-


fection artistique qui distingue les écrits des grandes époques
lütéraires, et qui fait la gloire des écrivains espagnols, ita-
liens et fran.;ais surtout.


Nous disons que "Allemagne- eut alors une sorte de litté.:..
rature; et en effet, il n' était pos encore, il ya cinquante ans,
bien convenu qu'elle- en eut véritablement une. Plusieurs de
ses propres oritiques le contestaient, et c' était partictlliere-
ment le sentiment de son Guillaume Schlegel qu'elle n'en
~vait paso


"",Les AJlemands, disait cet écrivain, n'ont pas encore de
Jittérature, et sont seulement sur le point d' en avoir une. Si
l' on entend par ce mot un amas incohérent et désordonné
de llvres san s esprit commun 1 sans tra'ce d'unité, de direc-
tion nation31e, de vue d'avenir, et OU ne se rencontl'e qu'un
chaos d'efforls manqués el mal dirigés, d'absurdilés, de pau-
vrelés d' esprit mal déguisées, de prétentions ridiculement
ambitieuses, au lieu d'une poésie, expression de la nationa-
lité, et se manifestant dans une sél'ie d' reuvres portant déja
le cachet d'une haute perfection, oh ! alors sans doute nous
avons une littérature; car on observe, non sans raison, que


·les Allemands sont la principale pujssance écrivante de
l' Europe.})


Oui, l' Allemagne a beaucoup écrit, en eiret, et longuement
disserté sur la littérature et les arts, et sur le beau dans les
arts. C'est elle qui a imaginé, dit-on, celte connaissance
nouvelle qui porte le nom d' ESlhélique ou de science du
beau. Elle a tout analysé, disséqué, dilué, les pensées et les
sentiments, et vraimenl elle possede des systemes philoso-
phiques et SaYants sur toutes choses. Cependant, avec toutes
ses belles théories et ses systemes si profonds sur le beau,
sur le gout, sur l'art et les productions de l'art, qu'a-t-elle
mis aa j(}ur, cette Allemagne, que nous a-t-elle donné déja
qui, pour le fini de l'exécution, pour la pureté, la simplicité,
la perfection de la forme, ce caractere essentiel de l'art, ap-




,~'- .


- 3J~ -


proelle des reuvres de notre grand siecle, ou de ceBes de
€ette antiquilé dQnt elle, l' AlIemagne, s'esl tant et si fort oc-
cupée? L' AlIemagne a de tout temps, et des avant hl révolu-
lion religieuse du XVI- siccle, beaucoup écrit et be-aucoup
imprimé.e'est le pays des recenseurs, des aonotateut's, des
scholiastes, des critiques érudits, des commentateurs et des
fantastiques reveurs. Il existe dans les magasins de livres de
ce pays écrivassier, des monceaux de hl'ic-a-hrac scienlifique
et littéraire, ou, par ci par la, bril1ent quelques beaux paiHons
d' or pur ; mais" pour la littérature, nous le répétons, pour
des rellvres ache\;ées et proprement di tes de liltél'a.~ur.e, HOUS
ne croyons pas lui faire iDjustice, elle est eoool'e aujourd'hui
inférieure,. s.ans comparaison, a lous les gr{luds peup\es de
l'ancienne Europe sans excepter l'Espagnol. Elle a heaucoup
écrit, oui, el beaucoup écrit sur le gout el sur le beau; mais
}'a-t-e11e pratiqué, le goutI ; ffiBme ses plus cétebres écrivains
l' ont-ils tOUjOUfS pratiqué? Si, avec son Klopstock, son


1.. «( Combicn, observe Heine, les l.égendes de la France sont beBes. éclat-antes et
claires, comparées aux légendes de l'AUemagne, ces tristes enfantements pétris
de sango et de nuages, dont les formes sont si fJf'ises et si bl"f(Lrdes et l'esprit si
cruel! Nos poetes du moyen-age, q,ui choisissaient }la plupart des sujets que vous
Q,utres de la Bretagne et de la Normandie, vous avez trouvés et traités les pre-
miers, donnerent pellt-etre a dessein a leurs onvrages ces agréables f.ormes de
rancien eSjJrit fran~ais~» - « Ma.is dans nos compositions nationales et daus nos
légendes populaires traditionnelles, domine ce sombre esprit du Nord dont vous
pouvez a. peine .vous faire une idée. Vous avez, ainsi que nons, plusieurs ~orLes
d'esprits álémenlaires; mais les no.tres different autant des vólres qll'Url allemand
diffcre d'un franc;ais. Que les démons de vos fabliaux fOnt neIs et proprrs en com~
paraison de la canaille infel'nale de nos esprits infects et mal léchés! Vos. fées,
vos. lutins, de qnelque pays que vous les tiriez, du pays de Galles OH de l' Arabie,
semblent parfaitement naturali!iés chez vous. Vos Ondines et vos Mélusines, par·
eT.emple, sont des princesses; les notres sont des blaocliisseuses)} ...... Cornme
base du caractere des démons allemands, nous voyons que tout ce qui est idéalleur
a été enlevé,.et que l'horribla esLaUié eneuxU'ignohle.» (Reine, de l'AHemagne,
e. 20-22~)
Qu~nd on lit, dan s les textes origjnaux, les auteurs nliemands des diffél'entes


é}?oques, on ue plmt pas ne point remal'quer denx choses: la premiere que les
Q,mvres lütér.awes. 00 l'Allemagne ont ey longlemps une facture lo-urde et sin-'
gulierement vulgah·s;. lll. seCl>nlk, que le progres qui. depujs une soixantaine
d'années, s'y est lopéré sous ce rapport, est do presqu'entierement a l'étude et a.
FilQjll\t;'~n de$hon~ licriv"jns fran¡;a.is.. La. plupart de5 mots. nouveau.x Ínlroduits el\




- 515-


Grethe, son Schiller, elle a des no·ms dignes di grande es-
time au point de vue de la critique et de l' érudition, dei
Puflendorf, des Guerrike, des Morbof, des Baumgarlen, des
'Vinckelmann, des Eichhorn, des Thornasius, des Voss~ des
Herder, des N ieb.uhr , des Lüden et heaucoup d' au tt'e~ de
savants philologues, des historiens qui Gil! tout lu, savent
ton! et n' omettent ríen, des érudits de toutes especes, des
philosopbes transcendantaux, et meme des écrivains fantasti-
ques et des poetes llébuleux, elle a'a toutefots que peu
d'reuvres en littéralure, nous 1'oson8 diFe, qu'eUe puisse
meUre en ligne et co,mparer avec cenes des s'rands écrivains
de no.tre siecle d'or, d'un CorlleiHe, d'un Racine, d'UD Mo-
liere, d'un La Fontaine, d'lln Lahruyere, d'un Pascal, d'un
Bossuet, d'un Fénélon, d'un Fléchier, d'un MassiUon. Pas
plus qu'~l1e n'a été la terre de la liber.té, l' Allemagne, jus-
qu'ici, n'a été le pays de l'industrie, des arts, de la honne
)ittérature, de l' éloquence et du hon golit. Et, comni~ l'a
fort bien remarqué Fontenelle, la liUératllre est le fruit du
génie, tandis que l'érudition, la ~ience meme ne sont que
le fruit de la patience et du temp-sI.
tres-grand nomBre dans la langue, la plus grande aUention donnée au choix de
}' expression, la I:!onstruction nouveJl:e e' les. aHures plus viv.es de la phl'ase~ tons
ces pcrfectionnements sont visibl€m,ent d'origioe Ú:aru;a.i~.


1. Ce jugement pcut sembler dur; iI est vrai cepelldant. Grethe et SchiUer, les
'dcnx écrivains de l'Allemagne les plus éminents, son1 deux beaux génies sans.
doute; ils n'ollt touterois laissé que peu de chose q'lli puisse ser~ir demodele, etre
réputé classique, el quelques-unes des prod'uctiollS les plus remarquables du premie~
soot des reuvres pell morales. Tous les deux, ils se $ont effo.rcés., pour le style,
d'imiter les écrivaius fran~ais. lIs soot, l'un ell'autro, pOl1l' la forme, et plus qu'on
ne pe~e· meme pour le fOnd, discip~es inspirés, non da lVll e siede el c'es~ dom-
mage" mili!} dú XVn,le siecle fran<;ais. Le seul ouvrage de Grethe qu'on pOIl-rrai-t
Bppeler cI.nssjque IJ'es.t qu'une simple pastora le.


Les AHemands, venus tard, oot en général le malheur, dans tes Jettres
et les art~, d'avoir imité notre ~me aiec\e, siec\o de décad:ence et d'e COl'rllption,
plutot que notre siecle d'of., el d~app'artenir a-i,ns~, pr.esque tous., a. cette éGola
funeste de sophisles et de libertins iotel4lctuels dont Voltait:e, Rousseau, Diderot
sont les chefa, et Gretbc, Byron, et meme Schilier SOU! quelques rapports, les,
flisciples les plus marquants.




, .


- 314'-


Qui ne donnerait volontiers tout le philosophísme pan ...
théiste et toute la critique indigeste et tu desque pour une
comédie de Moliere ou- un discours de Bossuet ?


La Réforme a, dans le pays meme qui fut son berceau el
oÍl elle devint dominante, fourvoyé et engourdi l'psprit hu-
main; elle y a, pendant deux siecles, entravé, peut-etre em-
peché les plus brillantes comme les plus bautes, les plus
nobles manifestations de l'intelligence. L' Allemagne, - et
en nommant l' Allemagne, nous entendons spécialement l' AI-
lemagne protestante - l' Allemagne était encore, il y a moins
de cent ans un des plus arriérés entre tous les grands pays
chrétiens de l'Europe~ meme pour le commerce et l'indus-
trie, et pour les arts utiles aussi bien que pour les leUres et
les beaux-arts. Or, si la meme OU rien ne l'empe~ha de pren-
dre son essor et de donner libre carl'iere a son génie, la
Réforme, de l'aveu de plusieurs de ses fondatem's, de ses
adhérents et de ses amis, a exercé une influence peu favo-
rable et a produit des résultats si peu satisfaisants pour
l'esprit humain, quelle apparence y a-t-il qu'introduite dans
les pays d' OU elle fut repoussée, elle eut exercé une in-
fluence meilleure, et comment croire, enfin, qu'elle ait réelle-
ment produit d'autres effets, des effets plus heureux, plus
féconds, plus puissants, la ou elle fut vaincue et ou elle n'a
joui longtemps que d'une simple et incomplete tolérance?


Non, ce n'est ni de la Réforme, ni des pays réformés'
qu'est partie l'impulsion imprimée, dans les temps modernes,
a l'activité de l'intelligence humaine: elle est partie de l'Ita-
líe, de I'Espagne, de la France; elle est partie du catholi-
cisme, et principalément de son Eglise. La réformation pro-
testante ne l'a ni donnée, ni provoquée, ni aidée : mais, par-
tout, au contraire, dans tous les pays, et dans ceux OU elle
a prévalu, et dans ceux ou elle a été vaincue et d' OU elle a
été repoussée et exc1ue, elle I'a, tout au moins, paralysée
pendant lonstemps.




..... 5i~-


l/activité propre de 1'esprit moderne, la civilisatiol1 mo-
derne est la résultante de I'action eombinée de la culture
antiqlle et du génie chrétien. Tont ce que ce He double in-
fluence a produit de bienfaisant, de fécond, de généreux, de
vivifiant, nous le devons, catholiques ou non catholiques,
nous le devons au eatholicisme, a l'Eglise rornalne, a la
papauté: c'est avoué, meme par deséerivains protestants '.


1. Dans les Élats réformés de l'Europe, dil le lord anglais Fitz WilliaffiJ, les
semences de la civilisation ont été jetées par la religion catholique rom-aine, e-t
ce qui s'y en trouve encere aujourd'hui doit etre rapporté a cette source primi-
tive. (Lettre d'AtticU8, IV, p. 100.)




~HAPITRE VII


La Bél.rJlle ,,-t-elle iOlpriulé une in. pul. ion a la
liberté de penser.


Passant maíntenant a l'antre partíe de l'assertion que nous
avons prís a tache d'examiner, de l'assertíoll relative aux
conséquenc'es résultées, dit-on, de la révólution religicuse du
XYle siecle pour le progres et la liberté de l'esprit humain,
si nous interrogeons l'histoire, telle qu'elle nous est connue,
et si nous lui posons cette question: La Réforme a-t-elle
imprimé réellement une impulsion a ]a liberté de la pensée, a
la liberté religieuse et a la liberté philosophique? Sommes-
nous redevables, en etret, a la réforme protestante de I'ac-
croissement qu'a pris, dans les derniers temps, ce qu'on
appelle la liberté de conscience et les droits de la raison, ceUe
histoire IlOUS répond, d'abord en ce qui con cerne la liberté
religieuse :


Que rancienDe Eglise n'a pas pel'mis a la contradi.ctioll de
se faire- entend:re au m-ilieu d' elle, et que S(}HVent des sévices:,
de crueIs sévices ont été, dans la société.catholique, exercés




- Si7 -


lúntre ses contradicleurs. Mais l'histoire ajoute que le prin-
cipe catholique esl un príncipe d'autOl'ité et de soumission a
l'alltorité; que l'ancienne Eglise était, dans le moyen-age et
des ayant le moyen-age, devenue la société générale, la 80-
ciété unique et une, ~ société européenne tout entiere, la
grande répubtique chrétienne, et qu'a sa foi, a son dogme,
a son -culte, a son existence, se liaient alors int.imement les
institutions, les lois, les dr'oits e't les devoirs, les mceurs, les
joies meme et les espérances, tout l' ordre social, la víe,
l'existence tout entiere de nombrellses populations, et des
pellples et des gouvernements aussi bien que des individus ;
que les novateurs religieux ou les hérétiques pouvaient des
lors, a bon droit, se considérer el etre traités comme des re-
llenes, des traitres, des conspirateul's el des perturbateurs de
l' ordre public; qu' en sévissant. contre eux l' ancienne société
catholique n'a faít qU'llser de son droit et remplir un
devoir, et· qu'enfin son Eglise a- exercé la tolérance, a fout
prendre, autant que le permettaient et son príncipe el les
intérets généraux qui lui étaient commis et qui se ratta-
cnaient si profondément a sa constitution, a toule son exis-
tence;


Que la Réforme protestante, san s avoir ni l'ancienneté, ni
l'autorité, ni la grande existen ce , ni les droits acquis ni
tous les autres motifs qu'avait l'ancienne Eglise, et roolgré
le principe de liberté sur lequel elle prétendait s'appuyer, et
quoique pour elle-meme elle réclamat toute tolérance, s'est,
des l'origine, pal'ticulierement distinguée par son extreme
intolérance; que partout OU elle dominait, elle a comprimé la
contradictionet .persécuté les contradicteurs ; que la meme ou
elle n' était que tolérée et a l' égard de la société dont elle
venait de se séparer, elle a été mena<.(ante, agressive et vio-
lente; enfin que toujours, partout el tant qu' elle a pu, elle)l
0ppl'imé, comprimé, violenté et violé la liberté religieuse.




- 318-


Sur ce qui concerne la liberté philosophique, la liberté de la
pensée philosophique, la meme histoire nous répond, en se-
cond IÍeu:


Que la liberté de la pensée, de la pensée philosophique,
pas plus que l'activité de la pensée n' était nouvelle, dans une
certaine mesure, au moment du schisme protestant, ni en
Allemagne, ni en France, ni pas davantage en Italie et en
Espagne; que c' est l'ancienne Eglisc qui a préparé ceUe li-
berté et luí a fl'ayé la voie ; que si elle a fini par lui meUre
un frein, ce n'a été que, quand oubliant les Lienfaits rel;us
ou les tournant contre elle, celte liberté s'est occupée de
discréditer sa bienfaitrice, de la déshonorer, de lui sus-
citer des ennemis, de lui enlever sa couronne et de conspi-
rer' saruine; que le protestantisme a beaucoup profité et
plus encore abusé de celie liberté philosophique laissée et
peut-etre trop favorisée par I'Eglise; que loin de I'accorder
Illi-meme a ses adhérents et de la tolérer uans ses adversaires,
il l'a fOlllée aux pieds et mise au pilori, elle, la liberté philo-
sophique, et non-seulement elle, la liberté, mais encore la
philosophie et plus que la philosophie, la raison meme de
l'homme, I'esprit humain lui-meme; qu'il n'a souffert .cette
liberté que quand i1 n'a plus pu faire autrement; et qu'enfin
si, depuis le x VIUe sÍecle la liberté de la pensée a pris en
efTet un grand uéveloppement, si meme elle a re~u une ex-
tension considérable, et si la Réforme protestante y a réelIe-
ment contribué, c' est au moins a l'insu de ceUe réforme, a son
corps défendant, contre sa volonté formelle, et c'est surtout
d'une maniere qui peut faire douter qu'elle soit un bienfait,
et qui permet de demander si en définitive cette liberté, cet
accroissement, ceUe extension donnée a ceUe li berté, ne
sera pas et pour I'homme, et pour la société, et pour la civi-
lisation, et pour la liberté elle-meme, une cause de péril, de
uéchéance et de ruine, plutót que de vrai perfectionnement,
de progrf~s véritable, salutaire et durable.




- 3J9 ..,..


Gerberl, -des le x· siecle, Abélard, Pierre Lombard, Oecam,
Arnaud de Bresce au xue , et plus tard Thomas d' Aquin tra-
vaillant a concilier la religion et la science,et, au nom de la
philosophie et de la foí chrétienne, posant les principes
de la dignité et de l' égalité humaine; el le Dante, Boccace,
Pétrarque, et Gémiste-Pléthon, Fícin, Politien, Pic de la
Mirandole, Valla, le Pogge, Pontanus, Platina, Pomponat,
el tant d'autres hommes célebres réhabílitant l'antiquité
grecque et romaine, et, avec la protection des papes et a
l'ombre meme, pour ainsi parler, du saint-siége, ressuscitant
les auteurs classiques, ranimant les bonnes études, fondant
des académies, remettant en honneur l'éloquence des Démos-
lhimes, des Cicéron, ainsi que la philosophie de Platon,
el' Aristote el du Porlique, et frayant ainsi les voies aux tra-
vaux de la science et de la philosophie moderne, tous ces
hommes, nous le croyons, ont bien fait preuve aussi de
quelque liberté.


Les dialecliciens du xue siecle abordaient avec la plus
grande hardiesse des questions qui nous effrayeraient meme
auj;ourd'hui, et Pierre Lombard, dit un professeur, les résout
presque en jouant.


L'archipl'etre de Hita, en Espagne, et Villena, et Santil-
lane, et le satyrique Torres-Naharro, étaient de libres et
meme de tr'es-hardis penseurs. lis ont fourni la preuve
que l'autorité, dans les matieres tle religion, est comme le hon
goút en littérature: eHe n'empeche pas la hardiesse, l'élan;
elle les gouverne seulement et les empeche de s' égarer.


({ En France, dit M. Saint-Marc-Girardin, I'esprit libre-
penseur estplus anClen qu'on ne le croit. Nos vieux fabliaux
et nos vieux romans sont naifs par la langue et le tour 'des
idées; mais ¡ls sont malins par l'esprit. Partout) en France,
éclate un génie libre et moqueur, une répugnance naturelle
du préjugé. - ([. A prendre nos peres, tels qu'ils se mon-
trent dans notre "ieille littérature gauloise~ ils ne sont ni




; ~-'""''-
tt,···


séditieux, ni tlQVateu9'S'; ils n' ont ni m~rgue, repnbllcaine,
ni incréduliié philosophique; mais ils oot unesagacité mali-
cieuse et pénétrante qui faÍt qu;i1s ne se laissent imposer par
qui que ce Boit . .Its obéisS€nt sans etre dupes. Telle est la
vieille France. - (l Notre instinct de discrétion faít que nous
nous en tenons volontiers a )a raillerie, el que nous ne dé-
truisons pas tout ce que nous criliquons ' .»


e'est ainsi qu'en usent les gens d'esprit: ¡ls obéissent
sans elre dupes; ils sont discrets jusque dans leurs raille-
ries, el savent respecter meme ce qu'iJs croient etre des ex a-
géralions et des préjugés.


Sous le roi I...ouis XII, on riait publiquement, au théalre,
des gens de loi, des I'ois , meme des papes. Louis XII vou-
lait que la vérité put venir jusqu'a lui, et proclamait noble
tlevoir d'un monarque de proléger l'esprit et la liberté de
i'espril2.


Ce fut en France et de la bouche d'un catholique qu'au
XVIe siecle le mot de tolérance se fit d'abord entendre3, et
ce fut aussi dans ce pays que la tolérance fut d'abord prati-
quée. Elleestde date bien plus récente en Allemagne, en An-
gleterre et dans tout le nord protestante Si la Grande-Bre-
tagne en jouit aujourd'hui, on le peut, sans présomption
pellt-etre, aUribuer en honne partie a l'inOuence franf;aise.


([ Quan.l Erasme se fut déclaré contre Luther, observe en-
core M. Saint-Marc-Girardin, il se forma, en France, une
école de catholiques libres-penseurs, avouant de bonne grace


· les abus de l'Eglise romaine. mais ennemis des témérités lu-
thériennes, et qui, en se faisant une part discrete d'indé-
.~ance, attendai~t ~es bienfaits du te"!ps. sans vouloir
fi!&1tdter. :. CeUe mdependance, cet espl'lt dlscret et sage
d'examen modeste, ceUe raison pénétrante et paisible, ce


i. Saint-Marc-Girardin, Tabl. du progres de la litt. franr;. au XVle siüle.
!. Philarete Chn51es, Disc. "ur la marche et le progres de la litt. fr. etc. -- 5.


De celle du chancelier de I'H6pital.




- 3!1-


hon sens douteur el réservé, naturels au génie franQais et
anciens déja parmi nOlls t étaient si peu un résultat de la
Réforrne, qu'au milieu des troubles du XVI- siecle, ¡ls sem-
blaient pIutót risquer de périr, en s'enflam~ant des passions
de la Réforme l •


Si la liberté phHosophique emprunta quelque chose, en
Europe, ailleurs qu'aux instincls memes de l'homme, ce doit
avoir été a la joyeuse étude de l'antiquité favorisée par
I'Eglise, bien plus qu'au sombre fanatisme de la réforma-
lion protestante, longtemps ennemi de la philosophie et de
la raison humaine.


Ainsi, dans le nord de l'Europe, ce furent des amis des
lettres, qllelques savants demeurés fideles a l'Eglise, Reuchlin,
Erasme, Morus el i(}'autres, qui les premiers défendirent la
philosophie, la raison et les bonnes études, qui les défendirent
contre les réformateurs protestanls et principalement contre
le chef de la Réforme. Erasme sur'tout, on l'a dit, Erasme
était, lui, -l'honime de la philosophie et de l'avenir2 •


Nous ne voulons _pas discuter icí la question de savoir si
la liberté philosophique, consídérée dans ses résultals, est
un aussi grand bien qu'on le suppose et qu'on est convenu
de le dire. Mais quoi qu'elle soíl en eUe-meme, dan s ses ten-
dances el ses effets, nous pensons, nous, que, pour son ori-
gine, elle est certainemenl grecque et romaine, et que,
d'abord pratiquée dan s l'Eglise el dans une assez lal'ge me-
sure, sous la protection des l\'Iedicis de Florence, des rois de
Naples, des Gonzague d'Italie el, avanl toul, longtemps, sous


. la protection des ponlites de Rome, eUeagrandi, s'estrépan-
due en Europe et a flni par y prévaloir. Celte descendance se,
montre évidente dans le XV· el le x vt siecles : Pomponius Looto', -,
Bessarion, Gémiste-PléthQn, Campanella, Le Pogge, Valla,-
Reuchlin, Erasme, Mélanchthon, Thomas Morus, Budé, Du ..


i. Tabllau du progres de la htt. fr. au Xl XI siecl,.
l. Charpentier, Esa. sur rhist. litt. du moyln-ág6.


!1.




-3H-


hellay, Montaigne, Vives, étaient des grecs et des romaíns,
diseiples de Platon, d' Aristote, de Séneque, de Cicéron. Au
xvn8 siecle, Corneille, Racine, Boileau, Bossuet et Fénélon
s'étaient, eux aussi, nous le répétons, nourris et pénétrés
des auteurs grecs et latins, de la sagesse grecque et romaine,
en meme temps que de la doctrine et de la sainteté chré-
tiennes. La philosophie du XVIIIO siecle, toute drapée a l'au-
tique, avec sa philanthropie, ses illusions, ses paradoxes et
ses imprévoyances, n'est, elle surtout, qu'un re ve platonicien
dans les bras d'Epicure, UD essai de reproduction de la philo-
sophie paienne. Rousseau s' est fOl'mé a ceUe école : dans son
.t:mile, son Cnntrat social, son Economie politique, partout,
il ne faít que paraphraser ou cQmmenter les dialogues de
Platoll, ses Lois, S3 République. Crébil~n, Voltaire, Ducis,
Barthélemy, Fontanes, les Chénier, Chateaubriand meme,
tous nos littérateurs presque sans exception, l'Université,
toutes les universités n' ont fait et ne font encore que conti-
nuer Aristote, Platon, Démocrite, Cicéron, Tite-Live, Sé-
neque, Tacite, Sophocle, Euripide, Denys d'Halicarnasse,
Varron. M. Cousin s'est promené avee le philosophe de
Stagyre dans les jardins d' Academe, M. Villemain a sucé sur
le mont, Hymette le pur miel de l' Attique, et M. Guizot est un
romain, un descendant des Tacite et des Caton, bien plus
qu'un fils de la Réforme, un disciple de Calvin.


On ne peu! pas douter que, des avant el longtemps avant
la révolution religieuse, il n'y cut en Europe el principa-
lement en Italie, sans qu'on en proclamat ambitieusement
le principe, une assez grande liberté de pensée et de cri-
tique, et qu'on n'y comptat presqu'a~tant de libres-penseurs
que de let1rés et de savant.s. A V ~llise notamment, du temps
de Pétrarque, c'est IQ.i qui nous le dit, on cultiyait la philo-
so.phi~ avee une assez grande liberté.


Et pourquoi dan s la république chrétienne, fondée sur le
talent et la vertu, ne se serait-il pas trouvé de liberté? Si




- :523 -


l'Eglise combaUait les innovations religieuses, les téméraires
inlerprétations du dogme, les attaques visiblement dirigées
conLre ses croyances et son existencc; si elle fut attentive a
réfréner dans son principe el a son origine toute tentative
d'hérésie et de schisme, elle ne se monlra jamais hostile a
l'exercice honnete de la raison, ni non plus a l'usage d'une
libérlé discrele el prudente. Ses chefs, ses pontifes, bien
avanl la Réforme, et alors qu'ils élaient tout puissants et
maUres aussi bien de la répression que de la vengeance,
avaient soutrert, sans les punir, des attaques fort directes,
des critiques tres-peu ménagées, quelquefois les satyres les
plus acérées contre les ordres religieux, les abus de I'Eglise, .
les membres les plus éminents du clergé, contre la personne
des papes eux-lllémes. On sait ce que Dante, Pétrarque,
Boccace, Le Pogge, Platina, Machiavel, au cceur de l'Italie,
et plus {ard Reuchlin, Hutten, Erasme et d'autres, en Alle-
magne et ailleurs, purent se permettre impunément contre
la papauté, plusieurs d' entre eux contre des papes qui les
protégeaient, et sans pour cela cesser d' elre comblés de
leurs faveurs ou de leurs bienfaits l. On est encore aujour-
d'hui surpris de tant de témérité d'une part, et de l'autre de
tant de rnagnanimité. '


N' est-ce pas de la cour de Rome que sont partis les pre-
miers encouragements donnés aux lettres, a la science, a la
philosophie, a l'hidoire, a toutes les études, a toutes les
connaissances ?Les papes autorisent l'établissement, a
Rome, d'llne académie OU l'on S'occllpe des JeUr'es anciennes
el de philosophie. Paul 11 protege les premiers impl'Í .....
meurs.s. Léon X ouvre au public les bibliothequespapales ;
il faíl les frais d'une imprimerie spéciale pour le grec'; H
encourage, protege et récompense tous les savants el lons
les gen res d'études. En France, ce sont des docteurs en


1. Platina, protégé par Sixte IV, luí dédie ses Vie8 des Pontifes romains, OU lA
pdplluté est j11gée avec une grande liberté. - 2. V. Tirabosch.j.




- '524.....;·


tbéologie qui font venir a Paris les premiers imprimeurs,
qui les assistent, les soutiennent et ouvrent a leurs pl'esses
une salle a la Sorbonne.


Et ecHe Bible, ces Evangiles que Luther et tous les siens
aecuseront les catholiques u'avoil' enfouis, confisqués, sup-
primés, autant qu'il était en eux, l'Egtise romaine en avait,
des le IX· siecle, toléré des traductions en langue vulgaire.
Un chanoine, Guiars- des-Moulíns, en donna une fran<;aise,
en 12t4, et Lefevre d'Étaples, vers la meme époque, en
publia une deuxieme, qui fut suivie de ceHe de Raoul de Presles
et de plusieurs antres anonymes. Au dire de Seckendorf, plu-
sieurs versions allemandes en sont données a Nuremberg
el 2 Augsbourg, en 1477, 1485, 1490 et HH8 ; et un auteur
protestant de Strasbourg nous assure que l'iI\llemagne, quand
éclata ceHe réforme, comptait an moins douze éditions des
livres sacrés en langue vulgaire l.


L' objet de I'Eglise ne fut jamais de gener le libre essor
des facllltés humaines, pas plus que de comprimer les sen-
timents naturels: elle n'eut en vue et ne s'eflorc;a, nous le
répétons, que de les diriger et d'en empecher les dangereux
écarts. Sans le schisme et ses exees, la papauté aurait, en
la guidant, continué de favoriser la pensée humaine ; elle
ne l'aurait ni entravée, ni confisquée. Elle aurait fait mieux
que ce qu' ont fait et font encore les révolutionnaires reli-
gieux et politiques, et elle l'aurait faít d'une maniere utile,
réguliere, dúrable et sure.


Si quelquefois, plus tard, la papauté se montra plus sévere
pour la libre manifestation de la pensée et lui imposa. quelque
gene, cette réserve et ces rigueurs lui étaient'commandées
par les tendances ou peu morales, ou subversives des écri-
vains et des penseurs. Des historien s de notre temps nulle-
ment dévoués a sa cause o' oot pas fait difficulté de recon-


1. Jung, Hist. de la réformat. protesto aStrasbourg.




~ Z25-


naitr'e qu' elle avait porté la prolection, les encouragements
aux leUres el a la philosophie, les ménagements meme pour
les hardiesses quelquefois agressives des humanistes et des
érudits, jusqu'a l'imprudence, j usqu'a l' oubli de ses prerniers
intérets. Sans parler des écrits licencieux de plusieurs de
ces érudifs, le culte des leUres anciennes favorisé par I'Eglise
et s 's prélats les plus éminenls, avait dégénéré en idoléitrie.
Dans leur enthousiasme pour la ci vilisation grecque et ro-
maine, plusieurs jeunes savants, Gémiste-Pléthon, Pompo-
nius Lreto, et (oute cette académie fondée aRome sous les
auspices du pape, en étaient arrivés a rever la résurrec-
tion du paganisme avec son culte, ses moours, sa philoso-
pbie, toute sa civilisation, et avaient poussé le délire de leurs
illusions paiennes et l'espoir de les réaliser jusqu'a la con-
spiration en faveur du polythéisme contre la religion du Christ
et contre l'autorité bienveillante qui les avait comblés de
ses bienfaits. Avec le polythéisme, le sensualisme paien et,
disons le mol, le cynlsme étaient en voie de s' emparer des
ames; ils tendaient a la ruine de la morale et de la religion.
De l'admiration pour les monuments, pour les arts, pour la
littérature, on passait insenúblement au regret des institu-
tions, des moours, des croyances paiennes, et, pour tout dire,
on passait au septicisme et a ton tes ses funestes conséquences'.


L'Eglise vit le danger et se 6t undevoir de l'arreter 2.
Hors de I;Eglise comme dans I'Eglise, une réaction se 6t
contre ces exagérations philosophiques et ces écarts de l' éru-
dition. La restauration des leUl'es laissait entrevoir de loin-
tains périls; ses tendances étaient mena~antes pour l'avenir ;
ses résultats déja produits n' étaient pas enfin, a beaucoup


1. Charpentier, Essai sur thist. littér. du moyen-age.
2. Pari quoque diligentia, observe l'auteur de la vie d~ Paul 11, e medio ro-


mana¡ curilB nefattdam nonnullorum juvenum ,ectam Icelestamque opinionem
su,f,ulit, qui, depravatis moribus, alSorebant nostram fidem orthodoxam potiu&
quibusdam sanctorum cututii, quam veril rerum testimoniis. Paul Canenk




- ~26-


pres, ce qu'on s'en était promis. L'opposition et les prédi-
cations agressives de Savonarole, hostile au paganisme 'phi-
losophique et sensuel de la maison de Médicis, ne sont qu'une
manifestation du sentiment public, a ce moment, et témoignent
des appréhensions qll'inspiraient alors aux esprits religienx
et fervents ces admirations paiennes et ces hal'diesses irréflé-
chies et peu réglées de la pensée.


II faudrait souhaiter peut- étre, avec un de leurs historiens,
que plusieurs des papes successeurs de Paul 11, eussent été
moins oublieux tle l'avertissement qu'avait donné de ses
illusions philosophiques et de ses tendances peu chrétiennes
l'académie fondée par Pomponius Lreto.


Les pays protestants et leurs réformateurs, en dépit du
droit d'examen, n'accorderent a l'essor de la pensée, immé-
díatement apres la révolution religieuse et longtemps encore
apres, ni autant de bienveillants encouragements, ni autant
de liberté que l'Eglise et la papauté.


Il n'est sorte de tyrannie, s'écrie Wizel, parlant des cbefs
de la Réforme, e qu'iIs n'exercent sur ceux qui n'approuvent
pas inditIéremment tout ce qui vient de leur secte.lls se
déchainent contre leurs propres pasteurs, leurs instituteurs
et tout ce qui parmi leurs coréligionnaires. refuse de plier le
genou devant la statue du nouveau roí de Babylone, Luther.
- CI Si par instants ils demeurent en paix avec I'Eglise,
c'est qu'ils y ont été forcés, ¡ls savent pourquoi. Ah! s'ils
élaient les maitres, on verrait bien la paix qu'ils nous ré-
servent! CeUe paix générale, ils 1'ont rompue, combien de
fois dans notre Allemagne! lis se sont oonduits envers nous
non pas en freres, rnais en ennemis implacables, nous pour-
chassant, nous trompant, nous Tolant, et se montrant en
tout a notre égard de vrais et dignes schismatiques.


CI On sait quene est leur fureur, quand, dans les com-
munes qui leur 80nt soumises~ se rencontrent quelques per-




- 3!7-


sonnes qui refllsent de participer a Ieur ctme, ou qui persé-
verent :. cornrnunierselon la coutume ancienne l.


« Cela semble fort injuste envers l'Eglise, que l'on vous
Jaissecontinuer votre comédie et vos innovati{)ns sans con-
sistance, quand on considere la résistance que vous-memes
opposez aux sectes qui surgissent au milieu de vous: résis-
tance dure, inflexible et ne reculant clevant l'emploi ni des
cachots, ni de la confiscation des biens, ni du bannissement,
ni de la torture, ni du fer, ni du feu, bien différente, en un
mot, de la tolérance que vous réclamez de vos adversaires
pour vous-memes.


([ Vous eles bien pressés de V01lS permettre l'intolérance :
que feriez-vous si votre secte' venait a réduire tout le .monde
sous sa puissunce? Comme vous sauriez mettre a la rai- .
son tous ces papistes entetés, si vous aviez encore pour
vous l'Empereur et quelques autres princes, vous schisma-
tiques séparés d'hier de l'ancienne Eglise, et qui devriez vous
estimer fort heureux d' etre tolérés. vous les premiers ! quels
flots de sang l' on verrait couler! »


e Si ces sectaires, ajoute le meme, n'étaient retenus par
la ci'ainte que leur inspirent l'Empereur et les princes du
saint-empire, iI n'est pas un catholique qui fut a l'abri de
Ieurs violences et de leurs mauvais traitements :l.»


«Presque partout OU les anti-papistes sont en majorité,
dit le savant Crotus, ¡Is ont porté des lois séveres contre les
partisans fideles de l'ancienne Eglise: telle est oelle qui coo-
damne a la prison ou a l'amende quiconque se permet de
fréquenter un papiste. - el CeUe épithete de papiste est,
du reste, la plus grosse injure qu'ils aient trouvée dans leul'
arsenal, cependant si fiche en invectives grossieres et ordu-
rieres. Malheur a ceux qui se hasard-ent de meUre le pied
dans une église papiste, de s'y confesser a un pretre, d'y as-


1. De moribtu hrer,tic. E, 6, a. - i, 8, a. - ~ Yon d,r christl. Kinh •. G.
a. G. 5. b. '




sister a un preche, a une messe, ou a quelque autre céré-
monie papiste ! La nouvelle organisation dont le cÍel vient de
nous gratifier a ses espions aux yeux d' Argus, toujours
prets a dénoncer le téméraire assez osé pour enfreindre ses
ordonnances l. J)


Meme le réformateur Menius, malgré ses rapports d'amitié
avec Luther. ne peut s'empecher de se récrier contre l'ex- '
cessive intolérance des luthériens, ses coréligionnaires, qui,
non contents de mettre obstacle ti toute manifestalion libre
de la pensée, voulaient appesantir leur joug jusque sur la
conscience. <1 Personne, dit-il, ne saurait ouvrir)a bouche
sans une permission expresse, tandis que les tyrans ne sont
soumis qu'a leurs propres caprices~. ,


On ne dira pas, en efIet, que Luiher ait. jamais reconnu
sérieusement a personne la liberté de la contradiction dont
il avait lui-meme usé contre l'ancienne Eglise. Sous aucun
prétexte, partout OU ¡ls le pouvaient, ils ne permettaient,
lui et les siens, qu'on imprimat les écrits de leurs adversaires.
JI est curieux de le voir s'agiter pour empecher la publica-
tion de tout écrit opposé a sa doctrine, jusqu'a celle de la
simple traduction du Nouveau-Testament par un réformateur
dissident. Il ne faut rien moins que l'intervention et les sé-
vices du duc de Mecklemhourg et de l' électeur de Saxe lui-
meme pour donner satisfaction a l'orthodoxie protestante de
ce .chef de la Réforme 3. JI 6t expulser de i'université de
Wittenherg et ne cessa de poursuivre de sa haine et de ses
injures son collegue Lemnius, uniquement parce que cet hu-
maniste s' était permis de faire imprimer quelques vers la-
tins composés en l'honneur de l' éveque électeur de Mayence.


A peine des dissentiments se sont-ils éIevés sur la Cene,
sur le bapteme et les autres points du dogme, du coté des


1. Apologia a Joan. erolo Rubeano privatim adquemd. amie. ,eript. Lips.
1 ñ5t, B. 4. a. - 2. Codo Manh. 558, n° ñ •. - 5. Leleh. Geleh. d. lluchdru-
tkerlrunst in Meeklemb. 1'. 23.




- 529-


zwingliens, des calvinistes, des schwenkfeldiens et des au-
tres sectaires séparés, que Wittenberg se met en mouve-
ment et remue ciel et terre pour faire interdire la publication
OH l'introduction dans le pays du moindre écrit de ces nou-
veaux novateurs engendrés par la Réforme. Appel a }'inter-
vention des princes, sévices contre les imprirneurs, les li-
braires, les co)porleurs et meme les simples lecteurs, tout
est j ugé légitime pour arreter la contradiction.


([ Les pr'inces, dit Luther au sujet des zwingliens, u les
(1' princes devraient employer les supplices pour réprimer ces
([ sacriléges, qui blasphement ce qu'ils ne comprennent pasl • D


On sait comment iI fit trailer les anabaptistes et les paysans
révoltés. Pour les juifs, ces juifs auxquels les papes accor-
derent constamment un asile dans leurs Etats et meme dans
leur ville capitaIe, voici comment Luther demandait qu' on les
traitat: ([ Qu'on mette le feu 3 leurs synagogues et a leurs
(J écoles) et que ce qui ne veut pas brÍller, on le couvre de terl'O
« et I'enseveIisse, de telle sorte que jamais homme n'en voie
« plus ni pierre ni scorio; qu' on démolisse et renverse leurs
« maisons; qu'oIlleur enleve leurs livres de priere et leurs
([ Talmuds; qu'on défende a leurs rabbins, sous peine de
(l mort, de ne plus jamai~ enseigner; qu'on refuse a ,tous
(1' juifs le droit d'escorte et la protection publique; qu'on leur
(J interdise de trafiquer, qu'on leur prenne leurs bijoux, leur
({ or, leur argent et tout ce qu'ils possedent, et qu'on le
« garde! D Il veut enfin qu'on les chasse de partout, et qu'on
les traque comme des loups et des chiens enragés2 •


A l' égard des catholiques il va plus loin encore : souvent,
ou directement, ou par voie d'insinuation, il excite les princes
et meme la multitude a user de vi<?lence contre les papistes,
Jaiques, pretres et moines, qui osaient repousser ses réformes.
«S'ils ne veulent écouter la parole de Dieu (cette parole inter-


1. Luther. op. t. VII, p. 579, ss.
!. Walch, XX, !475 et 5.




-- 5~0 -
pr'etéc pat' lui) e que peut-illeur 31'rÍver de plus mérité, dit-il,
(l qu'un souHwement général qui les expulse de l'univers?
ti Vraiment, ce serait plaisant a voir, s'il en pouvait arriver
c¡ ainsi. J) - «Je dis que la noblesse ferait bien de {rapper
a les I'écalci(rants avec le fer l. D - Et ailleurs: a Si nous pu-
e nissons les voleurs par la potence et le glaive et les hé-
« rétiques par le {eu, que n'employons-nous bien plutót
(1 ces memes armes et toutes les autres aussi contre les car-
«dinaux, les papes et toule celte sentine de la Sodome
« romaine qui ne cessent de corrompre I'EgJise de Dieu!
«Que ne lavons - nous nos mains dans ]e sang de ces
« maitres de perdition ! Si (ures (urca, si latrones gladio,
si hrereticos igne plectimur, ctlr non magis hos magisb'os
perditionis, has cardinales, hos papas et talem islam roma-
nce Sodomm colluviem quro Ecclesiam Dei sine tine corrum-
pit, omnibus armis impetimus, et MANUS ~OSTRAS IN SANGUINE
ISTORUM LAYAMUS 2! J)


Mélanchthon, non moins partisan que Luther de ]a coac-
lion et de la censure, non moins violent malgré sa dou-
ceur naturelle, veut qu'on s'oppose a la publication de lous
écrits jugés en désaccord avec les principes de son Eglise.
Il fait un appel a l'autorité civile; iI yeut qu' elle s'arme
du glaive ponr soutenir son Eglise déchirée et défaillante ; et
lui-meme menace des chatiments du cielles i!lventeurs d' opi-
nions nouvel1es, que l'autorité, par une induJgence mal en--
tendue, disait-il, négligeait de réprimer et de punir. Cum
magistratus o(ficium suum negligunt.


11 6t exécuter a mort, a Iéna, ou contribua au moins a
faire exécuter Kraut, Müller et Peisker, comme enseignant
des doctrines nouvelles. On le vit poursuivre, nous dit-on,
de ses plus vives instances l"expulsion des anabaptistes et )a
condamnation au dernier supplice de ceux d' entre eux qui


1. Wizel, Von der christl. Kirche. G. 2. n. G. 5. B. - 2. Lutheri oPfJ. t. 1,
p. 60 et t. IX. f. 24, éd. Jenre el éd. de W cH.
;




- 331 -


se montraient opini,Hres 1; parler de l' exécution a mor-t de
Servet, dans la ville de Gentwe, comme d'un magnifique ex-
cmple donné par les protestants sUlsses (dedil vero el Gene- .
'vensis 1'eipublicre magistratus, sublato Serveto arragone,
pium et memorabile ad omnem posleritalem, exemplum.) ;
et prétendre 2 CI que, si le pouvoir lemporel connaissait bien
ses devoirs, i1 ferait subir le meme sort a Thiebault Tham-
mer, qui soulenait la possibilité, pOllr les Jlahométans, et les
pazens, de se sauver dans leurs (ausses 1'eligiol1S.}) Dans les
querelles excitées par la doctrine de la jnstification, un par-
tisan d'Osiander ayant en le malheur d'avancer, contre
Mrerlin, sur le sang de Jésus-Chr-ist, une parole malséante,
ouacpll¡JlX, mais plus sotte encore qu'inconvenante. Bothon
d'Eilenbourg, seigneur du pauvre homme, le fit sur cela
seul meUre a mort ; et Mélanchthon ne trouva dans son coour
que des éJoges pour cet acte de crl1elJe intolérance 3. Quant
au réformateur de Schwenkfeld et ses adhérents, le dOllX
Mélanchthon voulait que les princes missent en reuvre tous
les moyens possibles de rigueur' pour les faire rentrer dan s
la communauté de la foi luthérienne 4.


« Chos'e digne de remarque, observe a ce sujet l'histo-
rien aUemand qui rapporte le fait, i[ l'expérience qui, a ce qu'il
semble, eut du, chez Mélanchthon, tempérer les opinions et
les inc1iner a J'indulgence, exer(,(a pIutót sur elles une in-
fluence contraire. 11 avait cependant lui-meme modifié ses
premiers principes dans des points fort essentiels, et quel-
ques-uns du tout au tout ; et néanmoins ni le souvenir de ses
propres inconstances, ni la vue des dissensions qui déchi-
raient son Eglise n'eurent la vertu de le rendre plus tolérant
pour ses freres 5• ,


1. Arnold. Ketzer hist. ch. 11. -2. Epist. Calvo 187. - De serveto H)~3.
C. R. IX, 155.


3. lbid. Notumest etiam quosdam tetra et ouacpll¡J1X dixisle de sanguina
Christi, quos pUf/iri oportuit et propter gloriam Christi et wempli causa.


- C. R. VJI[, 555. - 4. Dollingel\, Die Reform. etc. 1, 398 et s.
~. DieReformation. etc. 1, 398 ..




- 532 -


Capito, de son cOté, invite aussi le CJmte palatin et tous
les autres princes réformés a ne rien négliger pour extirper
le papisme et fonder sur ses ruines la commune protestante.
Pour les y rnieux pousser, il reconnait, dél'lS son livre Res-
ponsio, nous l'avons vu, tout pouvoir ::lU glaive, meme sur Ja
religion, dont il ne fait ainsi qu'une institution civile, SOll-
mise, cornme tout le reste et ponr {out, a J'autorité tempo-
reHe. Et cet homme qui, peu d'années auparavant, penchait
encore pour l'abolition du bapteme des enfants, ce meme
homme dernandait alors, avec instances, qué le pouvoir civil
enlevat les enfants aux parents opposants pour Ieur faire
administ.rer ce- sacrement maJgré peres et meres, allé-
guant ([ que les enfants sont la propriété de l'Etat bien plus
que de leurs familles 1.1) Il se défendait du reproche d'asser-
vil' les consciences au pouvoir temporel, en observant Q que
le bras séculier ne saurait atteindre le for intérieur, et que
les actes extérieurs sont indifférents, et pour ie salut abso-
lument. inutiles 2. 11


Mais, pouvait-on lui dire, si c'est ainsi que l'on entendait
les droits de la raison humaine et la liberté de conscience, iI
ne valait done guere la peine de se séparer avec tant de fracas
d'une Eglise quinze fois sécuJaire, OU ont vécu nos ancetres
et dans laquelle on était né; et e' était, en définitive, ponr un
résultat puéril qu' on avait agité et ensanglanté l'Europe par
tant de furieuses querelles.


1. L. c. 11,13, Responsio d'J missa, matrimonio el jure magistratus in reli-
gionem, Argentorati. 1540, f. fHS, 9. f. 36.


2 .• Dans les principes protestants, dit Rousscau, il n'! a point d'autr-e Eglise
que l'Etat, et point d'autre législateur ecclésiastique que le souverain. C'est ce
qui est manifeste, surtout a Geneve.)} - Et plus loin: «Tout ce qui est du res-
sort de l'autorité en matiere de religion est du ressort du gouvernement. C'est le
principe des protestants; et e'est singulierement le principe de notre constitu-
tion, qui, en cas de dispute, altribue aux eonseils (a Geneve) le droit de dé-
cider sur le dogme.)} (Lettres de la Mont.)


On le voit, une religion basé e sur le libre examen peut s'accorder a merveille
avf'C l'intolérance, avec le plus entier asservissement de la conscience et de la
pensée.




- 355-


Luther, en ce qui concel'ne l'étendue dll pouvoir' civil, ne
diflerait pas de sentiment avec Capito; iI tenait le meme la n-
gage et, nous venons de le voir, faisait appel, aux memes
moyens pour étendre son Eglise et, s'il était possible, en
assurer l'unité. Lui, tout le premier, avait invoqué l'inter-
vention des princes et des magistrats dans les affaires reli-
gieuses, avait demandé «que I'on for<:;at les gens par desme-
sures de police a assister aux preches, et qu'on les poussat
de force au temple)) (ad publicamconcionemadigendisunt, ut
externa sallem opera obedientire discantY.


Enfin, de tous les réformatellrs, orthodoxes prétentlus
comme opposants, il n'en était pas un qui, dans l'occurrence,
n'usat de tous les moyens pour empecher la propagation
des écrits de ses adversaires; et, tant qu'ils conserverent un
peu d'espoir de fonder une grande unité protestante, et long-
temps encor'e apres, il n'y en eut pas un qui ne fut pret a
exterminer par le fer el le feu tout ce qui se permettait de
penser autrement qu'eux et l'osait avouer.


Ces fiers réformateurs . eL soutiens de la liberfé de con-
science n'avaient soustrait leurs adhérents a l'autorité si
bienveillante et si naturelle de l'ancienne Eglise que'pour
les assujettir au joug des princes, des magistrats, des offi-
ciers municjpaux et autres fonctionnaires, des hommps aux
mains desquels, de l'aveu d'un homme d'Etat protestant,
l'autorité religieuse offre le plus de danger pour la liberté,
et devient le plusvexatoire sans compensation ~ !


A leur demande et sous leul' inspiration, un édit est pu-
blié, en 1028, par l'électeur de Saxe, portant défense, sous
des peines séveres, d'imprimer, vendre, colporter, voire
meme lire les livres ou écrits quelconques émanés des ana-
baptistes, des sacramentaires et autres dissidents, cnjoignant
a toute personne a qui de te18 écrits auraient été communi-


1. Epp. ex eoll. Budd. p. 70. - 2. M. Guizot.




- 354-


qués ou confiés d' en faire déclaration a l'autorité, el mena-
(j3nt de la confiscation des biens et du dernier supplice tout
individu quí, ayant connaissance d'une contravention a 'quel-
qu'une de ces dispositions, ne r aurait pas dénoncée. Et ceUe
ordonnance s'appliquait aux leltrés comme au vulgaire, et
aux pasteul's tou t aussi bien qu' aux laiques l.


Dans un tralté conclu, a Etlingen, ent.re le comte palatin,
le margrave de Bade et le duc de 'Vurtemberg, il est stipulé
pareillement: (1 que les dits princes ne permettraient aux sur-
intendants, aux pasteurs et aux desservants, ni de tenir
des conférences avec les zwingliens, ni d'engager avec eux
des controverses, ni de publier aucun éC('it sans y avoir été
autorisés par leurs supél'ieurs. » -Il est en OlItre convenu
«qu'on soumettra les imprimeurs et les libraires a une sur-
veillance active, a l' effet d' empecher la propagation des livres
des sacramentaires et des autres sectes 2. "


Le duc AlL~ert de Prusse, en HmO, rena une ordoIlnance
enjoignant aux libraíres de soumettre a l'approbalion du
conseil de l'université meme leurs annonccs et leurs cata-
logues, et leur défendant de vendre aucun écrit qui n' eut
passé par ceUe censure 3.


Dans la Saxe non plus, il ne se peut ni publier ni vendre
aucun écrit qu'avec le visa de la Faculté de théologie et des
quatre doyens de l'université de Wittenberg 4, ce qui donne
au partí le plus influent, observe le professeur Dollinger, aux
Philippistes d'abord, et plus tard aux Flacianiens, le moyen
de meUre a néant tout livre qui leur est conlraire.


Le duc de Saxe, Jean-Frédéric, apres la réunion des
princes a Naumbourg, défend a ses théologiens de ríen


l. Welleri DIsput. Antimass. p. 8ft. - 2. Hering, Anfrenge der reformo
Hirche in Brandeb. p. 6. - 5. Arnold, Gesch. d. Konigsb. universo 11,20,21.
- 4. V .la letl-re de Polycarpe Leyser ti Schlusselbourjh dans le Epist. t'olum. de


<ce dernt'er, p. 280.
,




faire impliner sallS l'avoir préalablement soumis a la cen.sure
civile I •


Dans une ordonnance du duc de Saxe-Weimar, datée de
l'an 1ññ2 et relative aux inspections du duché, il est dit :
CI S'il se rencontrait quelque part un pasteur, un prédicateur
ou un diacre qui eut adopté de fausses doctrines sur la Cene,
le bapteme ou l'intérim. comme, par exemple, le,s erreul'S
de l'adiaphorisme, de l'osiandrisme, de l'anabaptisme, du
schwenkfeldianisme, du zwinglianisme, du majorisme et de
quelqu'autre hérésie abominable, ou bien qui montrat SCll--
lement de l'hésitatiou au sujet de la religion chrétienne el
de .nolr'e ctmfession d' Augsbourg, nOllS enjoignons aux ins-
pecteurs de le fair'e sortir· au plus tót 4e nos Etats, en lui
donnant avis que s'il osait y repal'aitre, il s'exposel'ait aux
peines les plus rigoureuses, etc. »


Le duc de W urtembel'g, en 1004, propose des mesures
pareilles. Le comLe palalin Jean, afiu d'assurer l'unité qu'a-
vait en vue la Formule de Concorde, va jusqu'a proposer a
l'électeur de Saxe (1076) d'interdire, sous peine de mort
et de eonfiscation des biens, la publication de tous écrits
ayant trail a la religion, sans une permission expresse de
l'autorité 2.


Les pasteurs de Hambourg et de Lubeck demandent, dans
un mémoire adressé au magistrat: 1° qu'aucun écrit ne


• A' • , ... , .•• " pUlsse etre ImprIme, a molOS qu une comnlISSlOn nommee a
eette fin ne l'ait·, apres examen, déclaré conforme a la for-
mule de concorde; 2° qu'il soít nommé des ínspecteurs spé-
eialement ehargés de surveiller et de vi"iter les boutiques de
libraires; 3° qu' on prenne soin de soumettre a la visite el, a
un examen sur leurs croyances religieuses tons étrangers \'e-
nant de pays su~pects, de maniere qu' on leur puísse inter-


i. Samml. verm. NachT. l. Saechsisch. Gesch. VIII,59 - 4:
2. Acta concordi<t J, n. 055. f. 89.




Jire le Sl~Olll', au cas qu'Bs professent des opinions hétéro .....
doxes et qu'ils se refusent a y renoncer l.


Il nous serait facile de citer mille trails pareils de l'into-
lérance protestante Jans les premiers temps de la Réforme.
Ces mesures inquisitoriales furent poussées jusque la, qu'on
en vint a ne plus permettl'e l'impl'ession J'un simple sermon
déja publiquement preché dan s les temples, sans une per-
mission toute spéciale du magistrat.


([ Les princes protestants s'occupaient-ils eux-memes
personnellement d' études et de controverses théologiques,
ainsi, dit M. Dollinger, qu'il arrivait fréquemment au XVI·
siecle : ils ne manquaient pas, dans ce cas, de se charger
eux-memes aussi des fonctions de censeur; étaient-ils, au
contraire, élrangers a ces études : la censure, alors, s'exer-
«tait de droit par le prédicateur du prince, le consistoire OH
la faculté de théologie protestante, et, dans lous les cas,
n'éfait ainsi jamais que le simple instrument et l'expression
des opinions de la cour:;).


([ Ces rigueurs exercées contre la presse religieuse deve-
naient particulierement odieuses et révoltantes, quand elles
étaient la suite d'un de ces coups d'Etat, alors si fréquenls,
qui transformaient, d'l1n jour a l'autre par la seule volonté
du prince, un pays luthérien en pays cal viniste el vice versa,
comme cela se vit dans le Palatinat et dans plusieurs autres
conLrées de l' Allemagne. II fallait, dans ce cas, que toute la
littérature religieuse se trouvat renouvelée comme par un
COllp de baguette; que le livre des cantiques, le catéchisme,
le rituel en usage dans l'Eglise de la veille, fussenl ins-
tantanément remplacés par ceux conformes a la doctrine
ou jour 3. J)


Et s'il arrivait que quelque théologien ou quelque pro-


i. Bertram, Evangel. Lünebourg. Beil. p. 556.57. - 2. Die Réformation,
i, 446 ss. - 5. L. c. 1, 524.




".


- 357 --


fesseur réclamat la liberté des opinions el de la presse, 0\1
que quelque conseil municipal plus scrupuleux alléguat en
faveur de cette liberté les premiers écrits du pere de la Ré-
forme, 011 destitllait tout uniment le premier, et, avec Ra-
decker, on répondait au second «que Luther, quand il soutint
la liberté d' écrire, ne la demandail que pour baUre en breche
fautorité du pape, et que ce serait aller contre l'esprit du
réformateur que de I'accorder aux ennemis de la Réforme. »
e Ah ! que le diahle serait penaud - comme le haudet qui
« vient de perdre son hat, - si l'autorité séculiere avait la
« simplicité d'llser des conseils de Luther en ce qui nous con-
o: cerne, tandis que ces conseils .ne s'appliquaient qu'it la
« censure du pape a notre égard 1 ! 1)


Eofin l'asservissement religieux et intellecluel était te),
qu'iI arrachait parfois des plaintes jusqu'a ceux qui en
avaient été les provocateurs, aux chefs de la nouvelle Eglise.


e Autrefois, selon ce que nous apprennent les saintes
Ecritures, écrit a la fin du XVle siecle le surintendant Pan-
dochéus, e on disait dans l'Eglise: ainsi fordonne, ainsi le
veut l~ Seigneur; aujourd'hui, ce n' est plus ainsi le veut
le Seigneur, mais ainsi le veulent notre baron, notre bailli,
notre receveur municipal ou notre maire, oui meme le maire
de noire village qu'il nous faut dire. Quidquid vull Demetrius,
hoc sanctum est coram Deo el justum coram hominibus 2.,


Nous ne vouIons rien ajouter sur le peu de solidité d'un
dogme que prescrit, comme un réglement de police, une au-
torité étrangere par son caractere aux études comme aux
occupations religieuses : mais voiIa du moins ce qu'il y a de
plus élevé dans la vie spirituelle et morale de l'homme, trans-


i. Radecker, Bericht ob weZtl.GetDalt di~ Schrifften u. Bilcher der Schwaw-
mer frei .fU lassen oder aber weg zu nehmen Schuldig sei. Witteoh. t~56.
B. 2 et s. - Die Reformat. 1, ñññ-3. - 2. voir, d. Dekeonus, la préface de Pan-
dochéus en tete de 16 Pra:Di.ecclu. Avían, etc. 1, 800 ss.-Dle Reforma'.
H., aa!'




- 358-


formé, d:iD~ les llJains du pouvoir civil, en un instrument
de gou\'ernement et de domination! Et c'est a cela qu'avait
conduit ce He liberté tant vantée de la conseience, ceHe li-
berté pratiquée par les réformateurs t au creur meme de la
réformation protestante; et c'est ainsi que la Réforme a sus-
cité l'affranchissement de la pensée, et que l'émancipation
de l'esprit humain rtait son caractere primitif, fondamental,
le fond memo de l' événement !


Non, jamais, en aueun temps ni les réformateurs, ni les
princes protestants n'eurent en vue les droits de la COD-
science, et ce qui régnait dans la nouvelle Eglise, ce qui y
regne encore, a ceUe heure, c'est l'anarchie, ce n'est pas la
liberté. Cela se vit bien a la paix d' Augsbourg, et plus tard a
ceHe de Westphalie. «La teneur de cette paix de religion,
ainsi que l'histoire des conférences préliminaires dont elle
fut précédée, nous dit l'historien Rotteek, mérite d'etre si-
gnalée a rappréciation d'un siecle éclairé, comme un monu-
ment de l'égoisme et de la perversité de ses auteurs. D'abord
iI n'y fut question que de la liberté des membres du. corps
des Etats, e' est-a-dire des princes, et nullement de celle des
peuples. Les protestants demanderent aussi d'abord, il est
vrai, la liberté de conscience pour les sujets : mais sur l'ob-
servation tres-naturelle de la part du roi des Romains et du
duc de Baviere « qu'on ne pouvait guere exiger, cependant,
que des princes, désireux de participer au salut éternel, per-


. missent, dans leurs Etats, I'exerciee d'une religion qui, a
leur sens, n'offrirait pas a cet égard une sécurité parfaite,
ces memes princes protestants, qui sur tout le reste avaient
parlé en maUres, c'est- a- dire en vainqueurs, s'empres-
serent de se désister de leur demande, et se bornerent a
stipuler que du moins les autorités, y compris les autorités
seigneuriales, auraient la faculté de passer, avec leurs sujets,
administrés ou vassaux, dans l'une ou l'autre des deux reli-
gions. » e Car les calvinistes, ainsi que toutes les autres




- 339 -'-


sectes, étaient absoIument exclus de la paix religieusé
d' Augsbourg l. J)


Ces princes n'a\'aient du reste raít qu'agir selon les vues
et la politique des réformateurs. ([ n;abord, ecrivait Luther
apres la diete de Spire, C( d'abord iI serait bon que notré
parti parlat pOU7 lui lout seul ti ljexclusion des ~wingliens·'J ••
II ne voulait la liberté que pour luí, et aínsi faisaiéfit aussi
les princes. Pour ces derniers, fort indifférents' aux droits
de la conscience, pas plus a la paix de Westpbalie qu'a celIe
d' Augsbourg, ils n'eurent souci de la liberté ni philosophiqué
ni religieuse. - ([ On y confirma soIennellement, ajoute le
meme historien, la paixde religion de 155ñ, avec addition seu:.
lementd'un article qui comprenait, celte fois, le religion réfor .....
mée 3U nombre de celles qui étaient reconnues dans I'Empire;
statuant que l'année 1624 servirait de norme, ce fut le mot
employé, pour la dét.erminatioD de la communion et du cuIte
auxquels appartiendraient tels Oll telsautres pays, villes, villa ...
ges el individus, ainsi que pour les cODséquences qui résul .....
teraient de cette détermination. - "Et celte année oor-
male devait décider du sort des personnes aussi biep que des
choses. Partout OU l'année normale De fixait pas de limites
au zete et a l'esprit de domination, la toléral!ee ou la non ....
tolérance allait uniquement dépendre, en tout et pour tout,
du hon plaisir du prince auquel était échu le pays avee ses
habitants. Il était maitre d'expulser quiconque se trouvait
avcc lui en désaccord religieux; et en cas qu'il jugeM bon
de ne pas pousser l'exereice de ce droit a toute rigueur~ la
faeultéde suivre leur religion secretement, dans l'intérieur de
leurs habitations, était la seule tolérance que pussent espéret
les non-conformistes que rannée normale n'avait pas cou-
verts desa protection formelIe. De cette maniere, sur le sol
du meme empire et dans le sein de la meme patrie aIle-


t. Rotteelc', Weltge,ehiehte, III. - 2. Michelet, Mém¡ de Luther¡




- 540-


mande, la meme croyance religieuse était icí dominante, la
pourvue d'une existence légale, plus loin simplement lolérée,
el, tout a coté, interdite, opprimée, proscrite : tout cela avec
des alternatives et des variations continuelles, suivant le ca-
price changeant du prince et le hasard des successions, et
conformément toujours aux clauses de ce traité tant loué de
Westphalie l. - « Et ainsi, poursuit Rotteck, le résultat
final de ceUe longue et sanglante lutte se réduisit a cela que
qúelques centaines ou un millier de chefs purent, en Alle-
magne, librement professer Iellrs croyances particlllieres,
tandis que la masse de la nation était, pour la conscience,
livrée ti l' arbitraireet au hasard des opinions personnelles
de leurs princes, avec la seule. faculté, en cas de désaccord,
de se meUre ti cotlvert de la coaction par f exil volontaire.
e'est au drúit de l'expatriation que se bornerent, en dé-
finitive pour les sujets, la liberté de conscience et les droits
de la pensée 2. })


Si nous passons a l' Angleterre, nous voyons le roi réfor-
mateur Henri VIII imposer a ses sujets l'acceptation des
fameux artic1es fondamentaux de son Eglise anglicane, arti-
eles auxquels chaque citoyen était individuellement tenu de
preter serment sons peine de mort. Et nous voyons le meme
prince infliger des peines corporelles a ceux de ses sujets
qui lisaient les saintes Ecritures en Iangue vulgaire, faire
brÍller la traduction de Tindall par la main du bourreau,
et, comme l' observe Denina, réduire au silence, tout a la
foís, la conscience, la phílosophie, la critique et l'histoire
meme 3•


i. Botteck', Weltgesch. B. 111, 68. - 2. lbid.
3. «Nous raconterons, comme écbantillon de la maniere de procéder du réfor~


mateur anglais, les traitements infligés aJobn Hougton, prieur de la Chartreuse de
Londres. Ce prieur (qui avait refusé depreter le serment de suprématie) fut trainé
a Tyburn. Aussitot qu'il eut été pendu, la corde cassa et iI retomba encore vivant.
Alors on lui décbira les babits, on lui ouvrit le nntre, 00 lui arracha le creur
el les entrailles qu'on jeta dans le feu ; puis sa tete fut abaUue; son corps fut




,


- 341 .....


« Si le Motif de notre réforme était méprisable, observe
lord Fitz William, protestant lui-meme, e les moyens furent
horribles. - e le voudrais pouvoir eflacer de nos ,annales
chaque trace de la longue suite d'iniquités qui accompa--
gnerent ces moyens. L'injustice et l'oppression, la raPine,
le meurtre et le sacril~ge y sont consignés. - e Tous eeux
qui voulurent conserver la religion de leur pere et adhérer
a l'autorité que lui-meme leuravait naguere appris a révérer,
furent traítés en rebelles el devinrent ses victimes l. »


11 seraít difficile d'outrepasser la sévérité du parlement
anglais sous le regne d'Henri VIII, et son lache empresse-
ment a convertir en lois les volontés et jusqu'aux caprices
de ce monarque inconstant et féroce. Et eependant, malgré
tant de complai~ances, Elisabeth ne laissa pas d'interdire a
ceUe assemblée toute immixtion dans les aflaires religieuses,
dont, a l'exemple du roí son pere, elle se réserva seule i la
supreme direction. La liberté religieuse, dit. un historien,
fut a ce point respectée sous le gouvernement de eette prin-
cesse, que non pas meme trois personnes pouvaient se réunir
ailleurs que dans les temples du culte officiel pour s'entre-
tenir de piété, s'édifier mutuellement et se livrer en commun
a la lecture de la Bible. Et il fut rait défense expresse, au
Dom de ceUe reine, a tous et a chacun de s' éearter meme de
}'épaisseur d'un cheveu, et dans la moindre chose, de laligne
tracée par elle pour le culte et les croyances.


00 déclaracoupable de haute trahison tout pretre qui
disait la messe ou qui passait en Angleterre des pays étran-
gers .. Il fut de plus statué que c' était haute trahison que de
donner ~sile 0\1 protection a un pretre; et une quantité de


coupé enmorceaux et grillé. Ensuite on subdivisa les lambeaux de ce corps pour
les suspendre dans les divers quartiers de la ville, et on cloua un de ses bras
au-dessus de la porte da coavent.» - Voir Bumet et La (oí d6 no; pir" de M.
de Bussiere.


i. Lettrel ti Átticm.




-- 542 -


personnes furent cruellement mises a mort en vertu de
ceUe mesure. D'abord on pendait les condamnés; plus tard
~'établit rusage de leur ouvrir le ventre, de leur arracher les
entrailles et de diviser leur corps en quartiers. - e Aucune
langue, aucune plume, s'écrie le protestant Cobbett, n'est
~apable de peindre les souffrances que les catholiques eurent
a supporter sous ce regne meurtrier l. J)


Quand, avec l'esprit général de la réforme protestante, le
.. adicalisme religieux eut fait des progres en Angleterre, les
sectaires puritains se distinguerent par tous les gen res d'ex-
ces, de vandalisme aussi bien que d'intolérance. 11 ne tint
pas a eux qu'ils ne déh'uisissent tombeaux, monuments, in-
scriptions, manuscrits, objets d'arts, tout, jusqu'aux moin ..
dres vestiges de la religion catholique romaine.


Loogtemps la liberté de conscience n'exista pour per-
sonne, en Angleterre; quand, a la fin, le grand nombre de
sectes y rendít l'íntolérance difficile et dangereuse, plus
longtemps encore la liberté n'y exista que pour les protes-
tants seuls. Nul de nous n'ignore comment la catholique et
malheureuse Irlande fut traitée, jusque dans -les temps tout
voisins du nótre, par l' Angleterre protestante. e 00 y dé-
clara, dit un auteur protestant, crime capital tout exercice
secret de la religion catholique. Ses ministres furent mis a
prix comme les loups, a cinq livres sterlings, et on assura a
quiconque découvrait des prelres oatholiques, des récom .....
penses semblables a celles qu'on décerne aux personnes qui
s' emparent des brigands et des voleurs de grand chemin 2.).
L'Irlande ne fut pas seulement persécutée, elle fut dépouil-
lée, expropriée et autant que faire se pouvait, abrutie par ses
oppresseurs protestants. e Son ile, dit l'apologiste de la
l\éfofme déja cité 3, se remplit d' Anglais avides qui s' empa .....


t. De Busifere, 14 Foi de nos pBre •• - 2. Paalz, über die Emancipat. der
.f{athoUken in IrZand, 1829, p.1. - 5. Ch. de Yillers, EII. surl'esprit etl'inft
I/,.e la Bé(. de Lutlt~r.




- :54:5 -


rer'ellt de presque toutes ses propriétés. Guillaume 111 y fonda
une tyrannie constitutionnelle et légale. Les catholiques
furenl privé3 de la vie civile, de la propriété, de l'instruction
meme; on se plut a faire d'eux une horde de mendiants
grossiers et barbares.'


e Pour prévenir l'augmentation du papisme en Angleterre,
ajoute lord Fitz William, les soi-disant ennemis de l'intolé-
rance établirent des lois pénales dont la lecture rait encore
frémir. Imposécs contre toute justice et toute humanité, et
en meme temps sans discrétion, elles étaient exécutées san s
miséricorde, condampant au dernier 5upplice une infinité de
sujets loyaux et fideles, et transportant hors du royaume, el
de l'Irlande surtout, une multitude d'autres qui, pour se
soustralre a une CI'uelle persécution, se vouerent ellX-memes
a un exil volontaire dans les pays étrangers l. ])


Enfin les Spartiates ne traiterent pas plus inhumainement
les pauvres ilotes, et ce qu'on rapporte de la conduite de la
Russie a l'égard de la malheureuse Pologne, ne peut meme
se comparer aux barbares traitements de l' Angleterre a
l' égard des catholiques, des catholiques irlandais surtout.


Pour ce ({ui est de l'Ecosse, «la constitution presbytérienne,
observe le protestant Schroock, y fut introduite vers la fin du
sejzieme siecle, et elle y 6t couler des torrents de sang 2. ])


El la calviniste Geneve ne fut pas plus tolérante que
Henri VIII et son Eg1ise anglicane. Elle destitua de sa placa
de professeur le savant Castalion, paree qu'il avait osé de-
mander de discuter en public contre le réformateur Calvin ;
ene jeta en prison, puis punit de l'exil Jérome Bolsee, qui
profeSsáit quelques opinions différentes de celles du réfor-
mateur. Elle 6t, pour opinion religieuse, décapiter Jacques
Gruet,brilla avec du bois vert le savant médecin espagnol
Servet, et de meme leréfugié Gentili, puis Fraru¡ois-Daniel


1. Lettres a Jtticus. - 2. T. 11, p. 45~. Cité par M. de Bussiere.




- 544-


Bertbelier, le pauvre fou Nicolas Antoine encore en 1632,
et ne laissait en général a ses habitants, citoyens et sujets,
d'autre alternative que de sortir de ses murs et de son terri-
toire, ou de souscrire a ce qu' elle appelait les príncipes de la
~ainte Réformation.


e Les auto-da-fé, dit Rousseau, n'étaient pas rares jadis a
Geneve. - e Quel homme fut jamais plus tranchant, plus
impérieux, plus décisif, plus divinement infaillible a son
gré que Calvin, pour qui la moindre opposition, la moindre
objection qu'on osait lui faire, était toujours une oouvre de
Salan, un crime digne du feu l. »


e Calvin, dit un autre écrivain, professeur en notre uni-
versité, e Calvin forma un tribunal composéd'ecclésiastiques
et de laics investis d'une surveillance permanente sur les
opinions, sur les actions, sur les discours. Toutes les erreurs
en matiere de doctrine, tous les vices, tous les désordres
étaient de son ressort. Lorsque les chatimenls aIlaient au-
dela des peinescanoniques, le tribunal déférait le coupable
au magistral civil. Plagiaire de Rome et de Madrid" Calvin
établissait ainsi, sous le nom de consistoire, une inquisition
nouvelle avec une juridiction plus étendue que celle de l'in-
quisilion catholique :&. »


e Le dernier traít au portrait de Calvin, observe a son tour
Voltaíre, peul se tirer d'une lettre de sa main qui se con-
serve au chateau de la Bastíe-Roland pres de Montélimar;
elle est adressée au marquis de Poet, grand chambelJan du
roí de Navarre, el datée du 30 septembre 1061 :


e Honneur, gloirc et richesses seront la récompense de
e vos peines ; su'rtout ne raítes raute de dé{aire le pays de
e ces zélés faquins qui excitent les peuples ti se bander
e contre nous. Pareils monstres doivent etre étourfés, comme
e l ai rait de· Michel Servet, Espagnol 3• :t


i. 11- Lettre écrite d6 la Mont. -!. Géruzez. Essais d,'hist. tittér. - Voir
aussi Capefigue, La Réformt et la Ligue. Chapo V. t37 ss. - 3. EII. l. ~, 1tI'.
ch. CXXXIII.'




- 54~-


Nous avons déja vu ceUe leltre de Calvin a son anu
de Beze :


( Quant au:x jésuites qui s'opposent particulierement a
« nous, illes faut tuer ou, si cela ne peut se faire commo-
e dément, il faut les chasser ou au moíns les accabler ti force
e demensonges et de calomnies l. »


Dirons-nous la tolérance, dans les Pays-Bas, des goma-
ristes a l' égarddes armiriiens, et des uns cornme des autres
a l'égard des catholiques? Les protestants y pousserent
}'atrocité de la persécution et des supplices a l'égard de nos
freres a un point quí faít frémir d'horreur. Un grand nom-
bre de personnes, pour cause d'opinion, y perdirent la li-
berté et la vie. NuBe part la Réforme ne cornmit plus de sa-
criléges et de cJ'uautés el ne se deshonora par des exces
plus barbares2 •


Les protestants ont constamment a la bouche, pour nous
les reprocher, les persécutions et faits d'intolérance qu'ils
eurent a soufIrir de la part des catholiques; ils nous oppo-
sent surtout la révocation de l' édit de Nantes et la Saint-
Barthélemy. On Ieur pourrait répondre, tout en déplorant
ce qui csl en eftet déplorable, que l'intolérance des catho-
liques a l' égard des protestants, hérétiques e~ schisma-
tiques, rebelles, brandons de discorde et de guerre civile,


1. Cité d. l'essai s. les M, ch. CXXXIII.
Commodément I Le mot est joli: il faut avoir toutes ses aises, en effet, pOUI'


tuer les gens; de les calomnier demanile bien moios de frais ; cela coule de source
chel de certaines persoones.


!. «A.ncune des hordes harbares et pillardes qui se sont ruées sur l'Empire 1'0-
maln, dit M. de Bossiere, n'a outrepassé en horrenrs, en sacriléges et en infamies,
les premiers réformés des Pays-Bas, de l'aveu meme des protestants qui ont écrit
ceUe déplorable histoire. » .


«e'est en Hollande que les no'Vateurs ont eu l'éponvantable idée de condamner·
des catholiques a avoir le crenr et les entrailles devorés par des rats et des souris.
On mettait ces animaux sur la pOI trine du catholique aUaché vivant sur une tnhle
et on les couvrait d'un vnse de tole que ron chauffait par le haut pour les forcer
a. s'ouvrir un passage dans lecorps du martyr.» La Foi de nos peres. p. 447.




- 546-


avait du moins des motifs plausibles et 1'00 pourl'ait dire
I'espectables en principe; que les protestants, par leur rup-
ture et leur rébellion, portaient une grave atteinte a la so-
ciété dont ils étaient membres. Mais on sait ,de J:este que les
premiers et les plus grands persécuteurs et intolérants, en
France comme ailleurs, ce rurent les protestants eux-memes,
et que, pour la révocation de l' édit et la Saint-Bartbélemy,
par leurs rébellions, leurs dissensions, leurs désordres,
leurs exces en tous genres, et finalementpar la gUerre ci-
vile qu'ils susciterent, ils les avaient plus que provoquée~ :
c'est avoué par tout ce qu'ilscomptent d'écrivains impartiaux
dafis leur parti. Or que les nouveaux venus, les ¡ntrus, les
rebelles persécntassent lesenfants de la maison, les héri-
tiers, parce qu'ils demeuraient fideles a l'ancienne foi de leurs
peres et de leur patrie, a la foi des ancetres meme de leurs
persécuteurs, n'était-ce pas fait pour révolter? Il fant bien
reconnaitre que c'était en effet l'acte le plus insolent, le plus
audacieusement révolutionnaire qui se put concevoir.


G Quand on reproche aux catholiques les massacres de
Paris sous Charles IX, observe lord Fitz William, ([ ils ré-
pondent en gémissant que si leurs ancetres se sont porté s a
de teUes extr¿mités, e' est qu'ils étaient forcés de se dé(endre
CQntr~ leurs ennemis préls ti renverser leur religion et leur
constitution. Les catboliques n' ont-ils pas plutót droit de
reprocher aux protestants tout I'acharnement odieux et le
criminel enthousiasme d'un esprit vindicatif, intolérant et
persécuteur? - « Les remontrances du parlement font
frémir par le tableau des horreurs qu' elles présentent. Les
deux conjurations d' Amboiseet de Meaux, cinq guerres civiles
allumées, des places fortes livrées par trahison, les égliseset
les monasteres piHés et brulés; les pretres, les moineset les
religieuses égorgés, les simples fideIes, meme dans l' exercice
de leur culte, et pendant une procession solennelIe et sainte,
cruellcment massacl'és dans les rues de paris, Pamiers, Ro-




- 547-


dez. Valence, etc., sont le témoignage incontestable de la san-
glante barbarie que les huguenots ont exercée sur les catho-
liques romains, soit en paix, soil en guerreo Et ceUe accusa-
tion, je l'avoue, je n'ose pas essayer de la combattre, paree
qu'elle n'est malheureusement que trop pl'ouvée par les faits,
et que fous les événements, en Ang]eterre comme ailleurs,
eoncourent a la meme preuve. ])


« Les conséquences de la réformation, continue le meme
Lord, furent fatales a la paix intérieure de lous les royaumes ou
elle s'étendit. - «La guerre de la ligue désola la France pen-
dant pres de vingt ans; mais elle était allumée par la haine des
protestants contre la religion établíe. Et je dirai icí qu'il faut
etre ou tres-ignol'ant ou tres-prévenu pour ne pas convenir
de leur ingratitude envers la nation qui les avait soufferts
dans son sein, el de la sagesse de cette nation qui, lasse de
leurs désordres et. poussée a bout, flnit par s'en défaire l. ])


«Louis XIV, poursuit toujours le meme écrivain protestant,
« Louis XIV résista aux efforts des huguenots qui avaient
« troublé le gouvernement pendant plusieurs regnes et qui
CI paraissaient travailler asa perte. La révocation de l' édit de
« Nantes fut une mesure salutaire, elle délivra son peuple de
« commotions intestines, et lui assura lesbiénfaits inappré....;
« ciables d'une paix intérieure, qui dura tout un siecle et sans
« interruption jusqu'a la derniere révolution 2. ]) .


«Nous défions, dit un écrivain fl'an~ais de Dotre temps, les
déclamateurs du jou~de citer un seul pays, une seule ville ou
les calvinistes devenus les maitres aient souffert l' exercice de
la religion catholique. En Suisse, en Hollande, en Suede, en
Angleterre, ils l'ont proscrite, souvent contre la foi des traités.
l..'ont-ils jamais permise en France, dans leurs villes de su-
reté? Une maxime chérie de nos adversaires est qu'il ne faut
pas tolérer les intolérants : 01' jamais religion ne fut plus in':'


1. Lettres a Átticus. c. 111 et IV, p. 69, 8:t-89.
2. L. c. Leltre 111, p. 79 et s.




- 548-


tolérante que le calvinisme: vingt auteurs, meme protestants,
ont été forcés d'en convenir. Des 1'0rigine, en France et ail-
leurs, les catholiques ont eu a choisir ou d' exterminer les hu-
guenots ou d' etre eux-memes exterminés l. 1)


Ce qu'oo peut dire de moins fort de l'intolérance protes-
tante, c'est que dans toute l' Allemagne soumise a la Ré-
forme, et non pas selllement en Allemagne, mais en Angle-
terre, en Hollande, en Danemark, en Suede, en Suisse, dans
la petite république de Geneve, partout ou s'établirent et
dominerent les nouvelles Eglises, les sujets furent obligés,
sous peine d' exil au moins, d' embrasser la religion de leurs
maitres, et, le cas échéant, de changer de religion ainsi que
de mailres~ Et, remarquons~le bien, la persécution qui jadis
ne s' exer«;.ait parfois que contre des individus isolés ou tOllt
au plus contl'e des sectes pell nombreuses, s'étendait mainte-
nant a de grandes populations, a la moitié d'un peuple ou a
des peuples tout entiers! Tyranniepareille ne s'était encore
vue nuBe part, dans aucun temps ni dan s aucun pays.


Nous n'aurions pas a cbercher loin pour trouver des act€s
nombreux d'intolérance exercés par les Eglises protestantes
de la Suede et du Danemarl\, comme il nOllS serait facile
d'en citer mille qui, dans les divers pays ou le protestan-
tisme domine, se sont passés jusque vers ces derniers temps.
n n'était pas meme permis de résider dans ces royaumes, a
moins d' embrasser la foi dominante.


Si la république de Geneve refusa au savant Ramus une
place de professeur en son université, par cela seul qu'il
était contraire a la philosophie d' Aristote chere a Calvin,
Juste-Lipse, pour devenir professeur a Iéna, dut extérieu-
rement faire acte de luthéranisme, el, plus tard, pour la
meme raison, a' Leyde, souscrire a la doctrine de Calvin.
Dans les Pays-Bas calvinistes, comme en Danemark, en
Prusse et dans toute l' Allemagne protestante, nul ne pouvait


1. BiofJr. Universelle.




- 549-


occuper de chail'e dans les écoles publiques, gymnases et
universités, a moins qu'il ·n'embrassal la religion du pays.
La meme exclusion frappe encore, jusqu'au temps OU nous
vivons,.les non-conformistes et principalement les papistes,
dans la libre et libérate Angleterre.


Les écrits de Descartes furent, a Utrecht, brulés par la
main du bourreau. Un partisan de ce philosophe, a Amster-
dam, fut privé de son emploi el, plus tard pour cause de
philosophie, tout a {ait exclu de l'Eglise réformée. Bayle
aussi, pOllr des opinions assez futiles, essuya des persécu-
tions. Horse, secrétaire du margrave de Brandebourg fut,
cornme Spinosiste, persécuté el deslitué. Wolf fut accusé de
socinianisme, de fat~lisrne, et finalement exilé.


ROtl5SeaU, le philosophe, nous fournit, dans ses écrits et
sa vie, de tres-amples témoignages de la liberté religieuse et
philosophique dont, dan s le siecle meme de la philosophie,
on jouissait parmi ses compatriotes protestants, a Berne et
a Geneve. C[ le sais, mandait-il a un Génevois, que votre
histoire est pleine de faits qui montrent une inquisition
tres-sévere l. »


Pour avoir, dans son Emile, autrement penséJque les pas-
teurs de la calviniste Geneve, le calviniste Rousseau se vit, en
Suisse, décréter de prise de corps, et, comme ceux de Des-
cartes a Utrecht, son livre y fut brulé par la main· du hour-
reau 2. Bientot, expulsé du territoire de Berne el lapidé a
Motiers, l'ingrat. philosophe se trouva bien heureux de retrou-
ver un asile et de pouvoir vivre et mourir en paix dans la ca-
tholique France, dont il avait lachement déserté la foi, apres
ravoir, dans sajeunesse, embrassée par intéret.


e Il n'était permis, dit Voltaire, aaucun catholique, encore
vers la fin du xvtue siecle, de s' établir a Geneve ni dans les
cantons protestants 3. »


1. Leure 11, écrite de la Mont. -2. V. Contess. parto 11, liv. XII. - 5. Mém.
tome LXLII. p. 30! de l'édit.de 1789.




- 5~O-
I A Berne, ajonte Rousseau, quicopque clumge de reli-


gion, perd non seulernent son état, rnais son bien l. »
I ... es faits de destitution el. de persécution a l' égard des pro""-


fesseurs et des savants non - conformistes se poursuivirent,
dans r Allernagne et dans tout le nord protestant, jusqu'il la
révolution franc;aise, et recornmencerent de plus belle apres
18H>' Le célebre philosophe Kant lui- meme fut un instant
per~écuté par le roi de Prusse, admonesté et sournis a la ré-
tractation.Sa doctrine, dit un de ses biographes, fut interdite
par plusieurs gouvernements protestants et mal vue de tous.
Son disciple Fichte, qui n'avait pas suffisamment embrouillé
sa pensée, fut, quoiqu'ayant Goothe pour censeur, accusé
dtathéisme et privé de sa chaire a l'université de Iéna.


Qui ne se rappelle l'aulocratie religieuse du roi de Prusse
Guillaume 111, et ses démelés, tres-pe u empreints de liberté
de conscience, avec l'archeyeque de Cologne, démelés qui aui-
rerent a ce roi l'irnprobation et le blame des bornrnes éclairés
de l'Europe entjere ! Pression, persécutions de toute natqre,
amendes, prisons, destitutions, tout, sauf la hache et le bu-
cher, fut employé par ce roi zélé pour retenir ou romener dans
l'union protestante ses sujets dissidents : ce qui 6t dire a un
historien allemand e qu'il mettait au service de son ortho-
doxie une armée de deux cent mille hommes cbargée de lui
maintenir partout la paroJe en dernier lieu 2. J)


1. Confess. p. 1, l. VI. - ~. Hoortel.
«Heureux Franqais, s'écrie un luthérien allemand, qui ignorez jusqu'a l'exis-


tence de ces commérages pél·iodiques de l'Église protestante, OU les dévotes pois-
sardes se sont cordialement injuriées ! Heureux Fran~is, qui n'avez aueune idée
de la méchanceté, de la petitesse, de l'a.creté que nos prMres évangéliques appor-
tent dans leurs combats ! Vous le Sal ez, je ne suis point partisan du catholicisme;
le proteslantisme fut pour moi plus qu'une religion¡ ce fut une mission, et depuis
quatorze ans, c'est pour ses intéréts que je combats contre les machinations des
jésuites allemands. Je suis done toujours partial pour l'Église protestante : et
pOllrtant je dois 11 la vérité de di re que daos les anDales du papilme jamais ja
n'ai trouvé de miseres pareillel a celles de la Gazette ecclésiastique évangélique
de Berlin, dans ce scandaleul débat. (Heine de I'Allemagne, 1, 94.)




- 3tlt -


Il n'y a pas longtemps que l'intolérance religieuse s' est 1
en Angleterre, radoucie a l' égard des catboliques. Les catho-
liques furent, en Angleterre, jusqu'en 1829, privés de la
jouissance des droits civils. lls ne pouvaient entrer dans au-
cune des deux chambres du parlement, et la loi les déclarait
inadmissibles a plusieurs emplois el dignités. Encore en 1846,
Lord John Russel avouait, dan s ce parlement, que, « rnalgré
« l'absurdité et la puérilité qu'il y avait d maintenir une pa-
« reille restriction, le gouvernement anglais n'avait pas encore
«relevé les catholiques romains de la peine dont ils étaient
« frappés pour s' etre arrogé des titres épiscopaux en Irlande
<t et pour avoir appartenu a certains ordres religieux l. »


l.es personnes qui s'intéressent a la liberté de conscience
et de la pensée peuvent se rappeler les clameurs et toutes les
accusations injurieuses que provoqua, parmi les protestants
el jusque parmi les hauts dignitaires de leur Eglise et dans
les chambres législatives, en 18ñO, l'établissement de la
hiérarchie catholique en Angleterre. C' était cependant apres
l' émancipation de nos freres et leur admission dans le droit
cornmun.


e L' établissement d'une hiérarchie catholique, dit le car-
dinalWiseman dans son Appel tI la raison et aux bons sen-
timents du peuple anglais, «l'établissement d'une hiérar-
chie catholique dans ce pays a excité une agitation sans égale
peut-etre dans l'histoire contemporaine. Elle a eu la vio-
lence d'un tourbillon, et, tant qu'elle a duré, il eut été in-
~ensé de demander a etre entendu. Apres que la nouvelle de
la mesure prise par le saint-siége fut arrivée en Angleterre,
quelques 10urs se passerent san s aucun signe de trouble;
mais c'était le calme précurseur de l'orage. L'orage n'a pas
tardé, en efiet, a éclater avec une violen ce extraordinaire ;


1. S'arroger des titres épiscopaux en Irlande, c'était, de la part d'unecclésiasJ
tique institué a cet effet par le pape, se faire connaltre parmi ses coreligionnaires
comme éveque catholique de telle ou telle \;ille ou circonsc:ription ~e l'Irlande,




- 5!j2 -
tous les journaux, a quelques rares exceptions pres, parais-
saient lutter a qui l'emporterait en acrimonic, en virulence,
en persévérance dans les attaques. Les libéraux et les con-
servateurs, les anglicans et les dissidents, les esprits. sérieux
et les esprits légers, quelle qu'ait été leur couleur avant I'a-
doption de cette mesure, tous semblaient concentrer leul's ef-
forts vers un seul but : celui d'étouffer, s'ils le pouvaient,
ou du moins de vou~r a l'exécration publique la nouvelle
forme de gouvernement ecclésiastique, que les catholiques
I'egardaient comme une bénédiction et un . honneur. A cet
eftet les feuilles memes dont le ton est d' ordinaire poli
et honoete, accueillirent les bruits les moios fondés et les
plus oftensants. tes journaux s' emprunlerent les uns aux
aulres leurs calomnies; ils répandirenl au loin une (oule
d'anecdotes ou il n'yavait pas un mol de vrai, ou, qui pis
est, quí renfermaient quelques parcelles de vér'ité dénatu-
rée. Le sarcasme, le ridícule, la satire la plus grossiere, les
dissertations théologiques ou légales les plus subtiles et Jes
plus habiles, les déclamations hardies et effrontées, les rai-
sonnements artificieux et captieux, rien ne fut épargné, et
tous les moyens d'action imaginables, depuis le procureur
général jusqu'a Guy-Fawkes, depuis les lois dll prremunire
jusqu'aux plus légers froissements, tout fut employé pour
exciter l'indignation populaire et pour exécuter la vengeance
des hommes qui avaient soulevé ces clameurs. ])


el A vant de terminer, ajoute plus loin le meme cardinal,
il faut que je dise un mot sur le róle que le clergé anglican
a joué dans le mouvcment. Les catholiques ont été surtout
des antagonistes théologiques ; nous avons conduit la discus-
sion avec modération et avec tous les égards personnels pos-
sibles. Nous n'avons pas eu recours aux moyens vulgaires
pour les discréditer ; jamais, meme quand la voix du peuple
s'élevait contreeu~, nous n'en avons pris avantage pour
faire chorus avec la multitude. Ce ne sont pas nos collegues




- 555-
..


qui touchent tous les aus le montant delD sinécures et des
fonds épiscopaux; ce ne sont pas nos troupeaux qui fondent
des associations contre l'union e de l'Eglise- et de l'Étal; ce
n' est pas notre presse qui publie des caricatures contre les
dignitaires de l'Eglise officielle et qui ridiculise la vocation
ecclésiastique. Nous avons toujours regardé la cause de la
vérité el de la foi comme une cause sacrée, et nous ne l'avons
défendue que par des moyens honorables et religieux. Nous
avons évité le tumulte des assernblées publiques. Mais, malgré
cela, des qu'une occasion s'est offerte d'exciter contre nous
toutes les coleres du peuple, les ministres de l'Eglisa établie
}' ont saisie avec empressement. Les chaires et les meetings;
les églises el les hótels de ville sont devenus indistinctement
les théatr'es de leurs exploits ; ils ont prononcé des discours ;
ils ont proféré des mensonges; ils ont répété des calom..;.
níes 1; ¡Is ont lqncé des mots brÍIlants de rnépris, de colere;
de haine, de tous les sentirnents irnpies, indignes d' ecclé~
siastiques et de chrétiens, contre des gens qui les avaient
presque traités avec respecto Et on ne prit nulle garde au
temps ni aux circonstances dan s lesquels on faisait ces choses.
L' étincelle aurait pu lomber sur une populace capable de
croire aún autre complot des poudre's; une explosion aurait
pu avoir lieu, et il en eussent été les auteurs : mais que leur
importait! Si le sang s'était échauffé, si on avait pris les
armes, si on avait aHumé la torche de rincendie, et que l'in-
cendie eut éclaté, tant pis pour nous; ils n'en avaient nulsouci!
Des hornrnes que leur consécration rend sacres, de l'aveu
meme de leurs adversaires, auraient pu etre saisis; comme le
général autrichien, maltraités et petlt-etre mutilés ou tués. )
- e Cela Ieur était égal! Toutes ces choses, si elles avaient
eu lieu, aura,ienl élé signalées comme des symptómes glorieux
des nobles sentiments prote.stants de ce pays, et comme des


1. La calóninie A l'égard du catLólicisme est toujollrs a l'ordre do j8ur chez
un grand nombre de pasteuP6 protestants.


!3.




preuves de sa croyance évangélique, toléranle, éqtiifabTé,
passionnée pour la vérité. »


Toute polémique religieuse fut, pendant longtemps, in-
terdite dans l'Eglise anglicane. Chacun a pu lire, il y a quel-
ques années, les actes de rigueur récemment exercés par
ecUe Eglise contre quelques-uns des pasteurs et professellrs
les plus distingués de son université la plus célebre. L'un ,
pour s'etre montré f&vorable a la doctrine de la présence
réelle, fut, pendant deux ans, privé de sa chaire; un autre,
([ paree qu'il ne se croyait pas obligé de condamner les doc-
trines de I'Eglise romaine, fut dépouillé de sonbénéfice, in-
terdít pour la vle, et privé a jamais, dans le diocese de Lon-
dres, des pouvoirs qu'il avait ref.(us le j<u'lr de sa consécra-
tion 1._ .. C'est que l'Eglise anglicane, ainsi qu'en général
le protestantisme, accorde a ses adeptes le libre-examen et
toute liberté de conscience, pourvu que cela ne - les con-
duise point a la foi cat.holique. Elle leur reconnait le drolt
de tout croire et aussi celui de tout nier; il u'est qu'une
chose qu' elle ne leur permet ni de croire ni denier, e' est
ce que croit et ee que nie I'Eglise catbolique romaine.· Il en
est encor~ de cela comme chez Luther il en était du jeune,
qu'il voulait, apres l'avoir abolí, faire rétabJir par les princes.
Illaissait aux princes pour le jour toute latitude, pourvu que
ce ne fut ni le vendredi ni le samedi ... , a cause du pape.


Nous avons les maios remplies de preuves établissant le
rigorisme inflexible et souvent la cruelle intolérance des
pays' protestants. Mais en voila bien assez. De tout tempe et
partout, la tolérance religieuse et la liberté phi\osophique
furent plus grandes el plus généreuses dans les pays catho-
liques que dans les pays protestants : on ne le peut plus
contester. e J'avoue, dit J.-J. Rousseau, qu'étranger et vivant
el en France, je t'Fouvais ma position plus favorable pour oser
([ dire la vévité. - « J' aurais été bien moins libre ti Geneve,


1. V. l'ouvrage intitulé: Le lJIoU'vtm. religo en Angleterre.




« ou, dans quelque lieu que mes lim'es fussent imprimés, le
CI: magistrat avait droit d~ épiloguer sur [eur contenu l. »


CI: Dans le pays de Neufchatel, a Motiers, iI fut, dit-il, a
cause de son Emile, priché en chaire, nommé l' Antechrist,
et poursuivi dans la campagne comme un loup..,.garou. l)


« Les sectes protestantes, observe un protestant rentré dans
l'Eglise de ses peres, les sectes prot~stantes, persécutrices
d~s l'origine, se sont battues entre elles pendantdeux siecles.
Lorsqu'elIes n'ont plus aUaché d'importance a aueune opi-
nion, elles orat déposé les armes et consenti a se laisser mu-
luellement en paix; et afin dé se con soler de eeUe apathie,
elles l' out vantée comme le chef-d' reuvre de la modération, et
l' on t décorée du beau nom de tolérance 2.» Telle est la vérité.


On peutdéja juger d'apres cela, que, si depuis un certain
temps, les Etats protestants du nord, et notamment la
Prusse, se sont rehlchés de leur ancienne roideur et ont
laissé un champ plus lihre an rationalisme~ a la critique his-
torique et a la philosophie transcendantale, il doit y avoir a ce
revirement quelqu'autre cause que la tolérance el le respect
de la liherlé~ une cause plus partieuliere encore a la situation
de ces Etats el surtout de la Prusse que ne le sont les droits
de la pensée et de la eonscience. Mais le fait demande un
mot d'explication.


Il est de mode, depuis uh certain temps, de faire honneur
il la réforme protestante, a elle surtout, si ce n'es! a elle uni-
quement, et du développement des sclences, et de celui de
la philosophie, et de celui de la-politique, de l'industrie, du
commerce, et, jusqu'a un eertain point, de celui meme des
leUres, de tout l'accroissement qu'a re<;u l'activité géné-
rale, de tout cequ'on appelle enfin, de nos jours, rnouvement;
progres, liberté, civilisation et lumieres. A en croire de cén-
tains écrivains, l' Angleterre ne s'est élevée a un si haut de--


1. Canfu. parto I. liv. VI. __ l. De Bussiere, La Foi de nos NTes.




- ~56-


gré de puissanee et de prospél'ité; elle ne prime par la ma-
rine, l'industrie, le commerce, la liberté, par l'activité intel-
lectuelle et physique iou1" ensembl~, que paree qu'elle est
protestante. Si les Etats-Unis de l' Amérique se distinguent
ainsi par le déploiement de toutes les forees humaines et se
sont, en si peu d' années, plaeés au premier rang des nations,
ce phénomime n'a pas d'autr~ cause non plus que le libre-
examen. Et si les AlIemands du nord sont le premier pcuple
pour l'érudition et la philosophie, et s'ils l'emportent en cela
sur les Allemands du sud, sur les Aulriehiens et les Bavarois,
c'est encore a la Réformequ'ils le doivent, c'est eneore, c'est
toujours paree qQ.'ils sont protestaats. C' est-a-dire que l' on
voudrait faire a la Réforme un mérite des résullats meme
qu'elle ne voulait point et qu'elle a combattus, et qu'on
passe sous sitenee tout ce que le catholieisme a seiemment
et volontairement effeetué de grand et de bon. eette concep-
tion date des premieres années de ce siecle; e'est un officier
d'artillerie, ancien émigré fran~ais, a demi allemand par
la naissanee) qui le premier, de eoneert avee Madame de Stael
et ses amis, la mil en vogue et lui donna cours parmi nous ;
el elle s'est depuis si bien aecréditée, qu'elle a passé presque
a l'état d'axiome et qu'on ne saurait plus la discuter sans
hérésie. Et eependant elle n'a pas de vérité: ce n'est qu'une
gaseonnade ludesque répandue par le germanisme protestant
et par l' esprit de parti.


En quoi, nous le demandons, le principe catholique, au-
jourd'hui surtout, pourrait-il entra ver les travaux de l' éru-
dition, l' expansion de l'industrie et les aspiration's de la li-
herté? L'Eglise, de tout temps, favorisa, rechercha, récom-
pensa le savoir el les talents presqu'a l' égal de la vertu. Quel
est le genre de connaissances qui ne puisse s'aecorder avec
5a doctrine et sa discipline. Il n'en est pas une qu'elle n'ait
ou cultivée ou encouragée. En quoi le príncipe protestant y
serait-il ,lus particulierement propice?




Les habilants des pays septentrionaux sont plus laborieux
que ceux du sud, et ont plus de eelte ténacité patiente qui
convient aux lentes investigations de la science; de la l'acti-
vité des anglais et l' érudition des Allemands: e' est en grande
partie le pur efiel dll c1imat el des hahitudes easanieres qui
en résultent forcément. Ajoutons-y le tempérament, les
moours, la division en petits Etats et ce qui en découle, le
grand nombre des écoles et des universités, l' émulation qui
s'élablit natureIlemellt entre elles, el enfin les ressourees de
tous genres que ces écoles offrent a chacun pour s'y orner
I'esprit, et, sans grand déplacement, a peu de frais, y cultiver
a son choix toutes les especes de connaissances; et 1'00
aura les principales causes de ceUe espece de supériorité de
l' Allemagne du nord sur l' Allemagne du sud et sur le reste
de l'Europe' catholique.


Mais il y a autre' ehose encore a remarquer sur l'érudi-
tion el la liberté philosophique de l' Allemagne, et sur la Ré-
forme a laquelle on les aUribue : ces éeoles, ces universités fon-
dées par de petits princes dans de fort petits Etats, ontbesoin,
pour se mainlenir el prospérer, d'une nombreuse clientele
d' auditeurs; el ce qui altire eeUe clientele, la jeunesse eurieuse,
avide de connaitre, impaliente des obstac1es, imprudente et
téméraire, c'est l'intéret, la nouveauté, la hardiesse de l'en-
seignement el, par cela meme, une eertaine liberté. La con-
currence des universités el le grand nombre de petits cen-
tres intellectuels, bien plus que le protestantisme, sont pour
l~ Allemagne une cause tres-manifeste de liberté.


Et il existe en Prusse une aufre concurren ce encore qui
elle aussi favorise la liberté, c' est celle que son gouvernement
fait a celuí de l' Autriche. On ne peut pas douter q~e la
politique de la Prusse, son ambition de s~étendre en Alle-
magne, de s'y rendre prépondérante, el, a ceUe fin" la né-
cessité d' éclipser sa rivale, et de se concilier les sympathies
de la population studieuse et savante, n~entrent au moins




- 558' -


pour une part dans la protection accordée aux études, et dans
I'espace et l'air plus libres laissés aux allures des érudits,
des philosopbes et de leurs éleves l.


Ce n'est pas tout: si les Lessing, les Semler, les Damm,
les Eichhorn, les Kant, les Fichte, les Schelling, les Hegel
enfio ont obten u des États protestants, de la Prusse surtout,
une tolérance si peu conforme aux habitudes de la Réforme;
si la critique el la philosophie sortiesdu libre examen ont pu,
pendant cinquante ans, tenir ouvertement école de pan-
théisme et de rationalisme anti-chrétien, cela tien! avant
t6ut., il1e faut croire pour l'honneur de ces Etats, a l'obscu-
rité de cette philosophie, a la nouveauté de son langage, a
son manque total de précision et de clarté, aux épais nuages
enfin dont iI lui a plu de s' envelopper, el qui ont permis a
I'un de ses coryphées de dire que de tous ses disciples un
seull'avait compris, el qu'encore celui-Ia meme l'avait mal
compris.


Les penseurs allemands ne semblent pas pénétr'és de ceUe
parote de Saint-Evremond: que la clarté est la bonne foi
des philosophes; et les gouvernants, non plus que le gros
des nations, ne s'amusent a lire de la philosopbie, el surtout
une telle philosophie. On se rassura d'ailleurs par l'assu-
rance que Kant s'attaquait au scepticisme el au matérialisme,
et tendait a fonder la croyance sur des bases inébranlables.
Ces philosopbes si longtemps incompris, et pour cela meme
tant estimé s et renommés, prétendaient également tous, et
Hegel n'a cessé de l'assurer de la sienne, que Ieur doctrine,
véritablement fondée sur l'Evangile, était ohrétienne, bien
chrétienne, parfaitement d' accord avec le christianisme bien
entendu. C'est la surtout ce qui fit laisser en paix et le criti-
cisme, et l'idéalisrne subjeclif, ét l'identité absolue. La tolé-
rance, le rilire examen y ont certainement tres-peu contribué.


1. J'écriuis cela en 1863.




Observons, d'ailleurs en passant, que la société protes-
tante, tres-glorieuse alors et il y a vingt ans encore de ses
philosophes transcendants, de ses investigateurs subtils, de
tous ses penscurs rationalistes si profonds, disait-on, baissa
depuis subitement la voix, qlland chacun vit, a n'en plus
pOl1voir douler, que ces recherches savantes et ces philoso~
pIties merveillellses tendaient a ruiner l'alltol'ité des Livres
saints, étaient au fond destructives du libre ar'bitre, de l'im-
rnortalité de l'ame, de la providence divine, de la rnoralité
des actions de l'hornme, et achevaient de renverser, au lieu
de les consolider, tou tes les bases de la cruyance; et l' on est
aujourd'hui presque confus et. tout pret a nier que la Ré-
forme ait eu la moindre chose cúrnmune avec ces doctrines
dangereuses, dont il faudrait souhaiter que le regne fút a
jamais fini.


Les philosophes allemands, il ne faut pas etre un grand
littérateur pour le rernarquer, ignorant en général ou dédai-
gnant le talent d'écrire et l'art de la forme, cherchent a y
suppléer pal' la hardiesse et l'étrangeté des idées : c'est un
supplément rempli de périls; cela se rnontrera de plus en plus.


On a reproché quelquefois a l'Eglise catholique, fort injus-
tement, ses défiances, son rnauvais vouloir, ses tracasseries
et meme ses persécutions envers l' esprit investig~tellr, phi-
losophique et scientifique. On s'assurerait aisément qu'il n'est
pas un des faits sur lesquels on fonde ce reproche qu' on ne
pul, avec plus de raison, meUre sur le compte de la réforrna-
tion protestante.


Si l'Eglise, a la fin, se tint sur la réserve id' égard de l' esprit
pbilosophique, apres lui avoir si longtemps prodigué ses fa-
veurs, elle avait pour cela des motifs, nous.l'avons dit, dans l'in-
gratitude et les témérités hostiles des lettrés et des savants.
Nc venaient-ils pas de se faire contre elle une arme de ses
propres hienfaits? et n'employaiiot-ils pas a ébranler lés
croyances et a corrompre les ames ce qlli, daos sa pensée,




- 360-


devait tourner a la gloirc de la religion et de I'Eglise? Lu-
ther n'avait pas ces motifs, el DOUS saVODS l'aversion qu'il
ne cessa de montl'er pour la philosophie d' Aristote, pour la
philosophie en général, et pour les savants, pour les juris-
consultes, pour les professeurs, pour les universités, pour
tout ce qui se rapportait aux lettres humaines et a la cul-
ture de l'homme. «Nonne Lutherus totam philosophiam
aristotelicam appellat diabolicam, s' écrie Erasmp.; nonne
idem scripsit omnem disciplinam tam practicam quam spe-
culativam esse damnandam ? Omnes scienlias speculativas
esse peccata el errores 1 ? »


S'il n'eut tenu qu'a Luther, on eut brulé Platon, Ar~stote,
Cicéron et tous les livres anciens, a l"exception seulement de
la Bible. Aussi faut-iI voir comme les pasteurs se donnent
carriere contre tels ou tels professeurs ou savants assez mal
avisés pour faire traduire a leul's éleves ou pour traduire eux-
memes les reuvres philosophiques de Cicéron. A Wittenberg


I meme, deux des adhérents les plus zélés de Luther, les pas-
teurs Mohr et Didyrne, procIamerent du haut de la chaire
e que l'étude des sciences n'est pas seulement inutite,
qu'elle est surtou! dangereuse et souverainement pernicieuse,
et que rien n'-était plus désirable que la destruction de I'uni-
versité et des écoles. l)


Pour ce qui concerne la presse, si I'Eglise, apres avoir éga-
lernent encouragé ses premiers essais, eut bientót des doutes
sur ~.es avantages, et lui montra de la méfiance, il faut en-
core convenir qu'elle était bien payée pour cela. C'étaient
surtout les imprimeurs qui avaicnt été les plus puissants et
les plus ardents auxiliaires des réformateurs dans leur ré-


i. Erasmi Epist. ad (ratr. Germ. in'. « N'a,t-il pas, ce Luther, qualifié de
diabolique touta la philosopbie d' Aristote 't N'a-t-il pas écrit qu'il rallait condamner
et proscrire toute étude en général, toutes connaissances, aussi bien pratiques
que s.péculatives, et dé cIaré que ces d'ernieres ne sont autre chose toules que péchéa
et mensonges' »




- 561-


·volte. Les protestants s' étaient servis de ¡'imprimeríe pour
battre en br'eche une institution qui faisait, depuis onze
siecles, le fondement de l' ordre social dans la plus grande
partie de l'Europe, et pour répandre contre eHe, ainsi que
contre ses membres les plus élevés et son chef supreme, les
libelles les plus outrageants et les plus odieuses calomnies; et
les imprimeurs, oublieux de ce qu'ils lui devaient, s'étaient
mis, avec passion, au service de ses ennemis les plus acharnés,
et avaient montré en leur faveur contre elle une partialité
aussi déloyale que malveilIante : était-il étonnant, des lors,
que l'imprimerie devint suspecte a celte inslitution, ainsi qu'a
tous ceux qui lui étaient demeurés fideles?


Celle suspicion cuntre la presse existait du reste, des le
temps de la Réforme, assez généralement, el parmi les pro-
testants non moins que parmi les catholiques. L'abus qu'on
venait d'en faire I'avait compromise aupres du peuple, et
dans plusíeurs pays l' on fut tenté de l'interdire.


Fran<;ois Icr, étant en 1D33 de passage a Lyon, re<;ut une
supplique dans laquelle on lui demandait formellement la
suppression de l'imprimerie en France. Ce fut l' éveque de
París, Jean du BeUay, qui empecha qu'elle n' obtint son effet.
Il ne manque pas d'ailleurs non plus de philosophes et de
libres penseurs qui s' expriment hautement sur le caractere
pernicieux de la presse. J.-J. Rousseau n'a pas craint, encore
au dernier siecle, de mettre a sa charge les plus graves symp-
tomes d'une civilisation corrompue. « A considérer, dit-i1,
les désordres affreux que l'imprimerie a déjd causés en
Europe, a juger de l'avenir par le progres que le mal raít
d'un jour a l'autre, on peut prévoir aisément que les souve-
rains ne tarderont pas d se donner autant de soins pour
bannir cet art terrible de leurs Etq,ts qu'ils en ont pris pour
l'y introduire. » - «On dit que le calife Omar, consulté
sur ce qu'il fallait faire de la hibliotheque d' Alexandrie, ré-
pondit en ces termes: « Si les liyres de cette bihliotheque




::..... 562-


e contiennent des choses opposées a l' Alcoran, ils sont mau-
« vais, et ii faul les Lruler : s'ils ne contiennent que la doc-
« trine de l' A lcoran, brtilez-Ies encore: ils sont superflus. J)
- « Nos savauts ont cité ce raisonnement comme le comble
de l'absurdité. Cependant, supposez Grégoire-Ie:-Grand a la
place d'Omar, el I'Evangile a la place de l' Alcoran, la biblio-
theque aurait encore été brulée, et ce serait peut-etre le plus
beau trait de la vie de cet iIlustre pontife l. ]1


Le meme protr:lstant Rousseau ne se prononce pas moins
ouvertement contre la lraduction de la Bible en langue vul-
gaire et sa propagalion parmi le commun des fideIes. G' .Te


. trouve tres-sage, dit-il, la circonspection de l'Eglise romaine
sur les traductions de l'Ecriture. en langue vulgaire;. et
comme il n'est pas nécessaire .de proposer tOl1jours uu peuple
les méditations voluptueuses du can tique des cantiques etc.,
il est dangereux de lui proposer ]a sublime morale de l'Evan-
gile dans les termes qui ne rendent pas exactement ]e sens
de l'auteur, cal', pou" peu qu'on s'en écarte en pl'enant une
mitre rOlde, on va tres-loin :A. ])


S'il était vrai que l'Eglise enfin, se fondant sur la lcttre des
textes sacrés, eut soumis a la rétI'aetation Galilée professant
le nouveausystemedu monde, Luther ne s'est pas déclaré.lui,
moins contraire ace systeme, et I'eut rait interdire sans aueun
doute, s'il en avait eu le pouvoir. e Ainsi va le monde, dit-il
dans ses propos de table : « quiconque veut etre habile, ne
« doit pas se contenter de ce que font et savent les autres. Le
« sot (Copernie) veut changer tout l'art de l'astronomíe, mais,
([ comme le dit la sainte Ecriture, Josué cornrnanda au soleil
([ de s' ari'eter, et non pas a la terre 3.»


Les plus grands astronornes de l'époque furent du reste
encore plus contraires que Lulher et de certains théologiens
a ce nouveau systeme planétaire. Le célebre Ticho-Brahé le


1. Disc. sur les sciences et les arts. - !. 1I· L. écrite de la Montagne.
5. Michelet, Mim. de Luther. •




- 565-


rejeta haulement; Riccioli, Lajonchere, Morin le qualifierent
d'hypothese absll'rde; el Bacon lui-merne, ce pere de l' obser-
vation et de l'expérience scientifique, n'hésita pas a le con-
darriner, el crul pouvoif' démonl1'er, par les príncipes de la phi-
losophie nalurelle bien posés, que la terre était en repos au
centre de l'un'vers. Constal,dit-il, sententiam Copernici de
relatione terrre ( qure nunc quoque invaluit) quía phrenomenis
non repugnat, ah astronomicis pluenornenis non posse revinci,
a naturalis tamen philosophire p'rincipiis recte positis, posse 1.9


Et puis Galilée n'eut pas affaire a l'inquisition seulement:
l'uni\'el'sité de Pise, qui comptait alors, dit-on, de tres-savants
professeurs, se pronon<;a, ou pour parler plus juste, se dé-
chaina contre lui, tout entiere. C' est la l'histoire de toutes


I


les grandes découvertes et inventions qui dérangent les idees
et les habitudes de l'homme: c'est ceBe de Colomh, c'est
aussi ceHe d'Harvey, qui, en Anglet.erre el al'étranger, essuya,
cellli-ci non pas de la part des prelres, les plus outrageuses
réfulations.


Pour porter un jugement sur les mesures prises contre
Galilée, ii faudrait bien savoir aussi jusqu'a quel point ce
savant avait mis de prudence dans la propagation d'un sys-
(eme qui choquait toutes les idées re<;ues, et qui semblait
alors encore si manifestement en opposition avee quelques-
uns des faits les plus populaires de l'histoire sainle. Mais la
vérité sur Galilée est ql1'enseignant le systeme de Copernic a
la jeunesse, i1 en tirait des inductions contre les saintes Ecri ..
tures. C'est pour ces inductions, et non pour la rotation
de la terre que ce savant fut poursuivi par l'inquisition, qui
d'ailleurs ne lui tit pas subir de bien grandes rigueurs. Le
prétendu cachot ou on l' enferma était un palajs ave e ses vastes.
jardins; el il existe une leUre de la main de Galilée dans la ... -
quelle ilse loue des égards qu'on y avait, eus pour luí. Paulul


1. De augment. stient. L. IV. c. 1, (Q.7.)




- 564-


avait accepté la dédicace du li"re de Copernic de Orbium C(E-
lestium~ revolutionib1:ls, ou ce grand astronome ex pose son
systeme, el 1'0n avait, sans aucun doute, préalablement pris
connaissance de l' ouvrage et de ce qu'il contient.: queHe ap-
parence que sans une raison toute particuliere et des motifs
pressants, on se fUt avisé tout a coup de poursuivre et per-
sécuter ce qu' on avait d'abol'd accueilli el. pl'otégé?


Et qn'est-ce donc que ce libéralisme, celte tolérance phi-
losophiqne, cette maniere libre et libérate de penser, dans
les pays protestants, qui leur fail I'fpousser, durant tant
d'années,Yimportante el si nécessaire réforme du calendrier,
par cela seul qu'un pape en était le promoteur et y avait at-
taché son norn? Ce ne fut, cornme on sait, que vers la fin
du XVIIle siecle que 'la papophobie se trouva, dans plusiem's
de ces pays, assez diminuée de violence, pour qu' on s'y put
décider a recevoir, avec le reste de l'Europe, le calendrier
grégorien. On y aurait, il parait, j usque la, proscrit la ma-
chine a vapeur et les télégraphes éleclriques, si par hasard
un pape en avait été l'inventeur.


Nous croyons en avoir dit assez pour rnontrer que le catho-
licisme, en aucun temps, ne fut antipathique a une sage et
raisonnable liberté; que l'Eglise, la premiere, favorisa les
études philosophiques et la science; que, jusqu'au moment
du schisme, elle fut non-seulement indulgente, mais tolé-
rante, trop tolérante peut-eLf'e pour la liberté et quelquefois
pour les hardiesses et les plus grandes hardiesses de la pensée;
que les rélormateurs, les princes protestants et toute la Ré-
forme lui sont bien inférieurs en cela comme en tontes choses ;
que partout ou il a dominé, le protestantisme s' est montré
persécuteur, intolérant autant qu'il a pu, et que quand iI a
cessé de l'etre en quelqu'endroit, la seule raison en fut qu'il
ne pouvait plus faire autrement; que si, depuis quelque
temps, la Prusse, le plus protestant et aussi le plus absolu
des gouvernements allemands, a permis une certaine liberté,




- )6~-


e'était pour des intérels politiques, nullement par libéra-
lisme ou par prineipe de religion ; enfin, que si dans les der-
niers siecles, l'Eglis'e a. quelquefois été plus rigide en eLfet
pour la liberté d'éerire el d'enseigner, e'est a la licenee des
écrivains et en définitive 3U protestanlisme lui-meme qu'il
le faut attribuer.


En quoi c~nsiste préeisément la libérté philosophique,
apres tout? la liberté philosophique consiste, dit-on, dans
la faculté de traiter librement, rationnellement, toute question
de science, d'art, de liUél'ature, de législation, de ll1orale,
de religion, de gouvernement, e'est fort bien! Mais ces ques-
tions peuvent etre traitées ainsi de deux manieres tres-difJé·
rentes: avec le respect que méritent et qu'exigent les grands
intérets de l'homme et de la société, ou bien avec la seu le
considération de la science prise en elle et pour elle meme,
absfraction faite de toute autre considération et de tout autl'e
intéret. Or la premiere maniere appartient a la vie civiIe, et,
dan s ceUe vie civile, elle est ce qui constitue proprement la
liberté. Elle est celle et la seule que comportent et la vie ci-
vile et la víe religieuse, la seule que puisse et que doive
accorder la société: elle est Celle que reconnait, qu'approuve
et qu'a toujours donnée l'Eglise. L'autre maniere est visible-
ment contraire a l'ordre social, a tout ordre social: elle est
de l'état de nature; elle constitue l'anarchie dans la science
et la philosophie; elle est la licence, elle n'est point la liberté.
Celle-Ia développe el renforce toutes les bonnes pensées, tous
les bons sentiments de l'homme: celle-ci les détruit dans
Ieur source, en leur ótant l' espérance.


I.Ja scie.nce u'est estimable et ne mérite de grands égards
que quand. elle prete de la force ou du lustre aux institutions
sociales; des qu'elle leur est hostile ou seulement contraire;
elle devient anti-sociale, et on ne luí doit plus que de que
l' on doit a un ennemi des lois.


QueIs grands services ont reodus a l'humanité, a la science




- 56C-


meme, a la- philosophie, le kantisme et l'hégélianisme? Kant
prétendait leur fournir des armes invincibles contre le scepti-
cisme ; illes y a plongées plus que jamais, el Hegel les y a
noyées. Semblables a ces fleuves torrentiels qui corrodent leurs
bords et déposent au loin, sur le sol qu'ils parcourent, au
líeu d'un limon fertile, le sable arideet le gra"ier, ¡ls n'ont
répandu que des príncipes de négation et de destruction;. et
loin de le féconder, ils ont desséché et frappé de stél'ilité le


· champ de la philosophie. Ces libres penseurs n' ont point
suivi la méthode des vrais philosophes, qui dirigent leul's
recherches au fil conducteur et du bien et du vrai tout a la fois,
et de la raison pratique ainsi que de la science pureo lIs ont
procédé comme les sopbistes. Sorte d~ casse-cous philoso-
phíques, ils ont édifié sur la pointe d'une aiguitle, et se son1
souciés pen de se jeter et de nous jeter avec eux dans les
ahimes. e'est ceUe derniere maniere de philosopher qu'a
donnée, qu'a pratiquBe, qu'a développée la réformation pro ...
testante l.


Hegel procede de Kant, et tons les deux, Heine l'a dit;
procedent et relevent de Luther. Hegel comme Luther, et
Luther comme Hegel, ont snpprimé le libre arbitre, la


1. Les Sllvants, eomme les gens de lettrcs et les artistes, s'ils ne rc~oivent point
la lumiere. leurs inspirations d'en hant; de l'esprit de Dieu, sont, je ne dirai pas
des hommes parfaitetnent inutiles a la société, ce ne serait pas dire assez, mais
des hommes nuisibles et funestes, les plus nuisibles et les plus fnnestes de tOI1S
les hommes, heaucoup plus funestes q!le les coospirateurs, les voleurs et l~s
assasslUS.


Ni les inondations, ni la grele, ni lo! foudre, ni la guerre, ni la famine, ni la
peste ne sont des fléau"X aussi malfaisants que le génie qui dessech~ les creurs et
paralyse les volontés en iostillant le doute et le vice au fond de rame humaioe.


Mais héureusemcnt ni les vrais savants, ni la vraie science ne sont ici en
cause. Les Copernie, les Kepler, les Descartes, les Leibnitz, les Newtoo, les Cu-
\lier ne se ~ont jamais plaints d'etre genés par le manque de liberté philoso-
phique; les petits savants seuls, paree que sans doute ils o'oot pas de ce géoie qui
conduit a la gloire par des travaux utiles, et qu 'ils se sentent néanmoins tourmentés
du désir de faire du hruit dans le monde, ces demi-savants seuls réclament, sous le
llOm de liberté de l'esprit, le droit de la lic€nce et du scandale.




moráJifé- des actes' humains, et se sont attaqués a la COI1-
science, a la raison meme de l'homme. Mais les disciples
ont faít un pas de plus dans la. voie tracée par le maitre : ils
ont détruit, non seuIement la liberté, mais encore }'iudivi-
dualité, la personnalité humaine, el nous ont, de la sOI'le,
enlevé, du meme coup, la garantíe de la víe future et jusqu'a
l' espérance d'une destinée meilleure.


Luther a ouvert, dans la science comme dans 13 rcligion,
le cycle de la négation. Luther, lui d'abord, nie le libre ar-
bitre, la conscience, la raison; iI nie surtout l' autorité dans
la personne du vicaire de Jésus-Christ. Puis i1 engendre les
libertins sceptiques d' Angleterre, et Voltaire, et Lessing, qui
nient Jésus-Christ lui- meme, et, avec Jésus-Christ, le chris-
tianisme tout entier. Apres Voltaire et Lessing parait Kant;
et Kant, affirmant la vaIeur purement subjective de nos con-
naissances, mel en doute la réalité du nOll- moi, de tout
ce qui est en dehors du moi. Les discipIes de Kant, Fichte,
Schelling achevent le cercle et nient tout en niant Dieu.
Hegel enfin couronne l'ceuvre : par la doctrine fameuse de
l'identité absolue, de l'ídentité du sujel el de l' objet, de
rétre et du non-etre, dll oui et du non, du vrai et du faux,
de la liberté et de la fatalité, il renverse les 101s memes de
I'intelligence humaine, et pousse le principe de la Réforme
jusqu'aux dernieres limites du possible, jusqu'au nec plus
ultra de ]a négation. '


Ainsi la liberté sans frein aboutit au fatalisme, et la raison
individuelle sans autor·ité, sans guide, aboutit a I'absurdité.


Le droit d'examen aboutissant a la philosopbie de la na-
ture et de l'identité absolue, Hegel achevanl et complétant
Luther, c'est en cela que se résume, pour la pensée, le grand
résultat protestante


On le voit, ce n' es! point a la liberté philosophique, a la
liberté de la pensée, c' est a la licence philosophique que la
Réforme a imprimé une impulsion décisive.




- ~6g-


L'impulsion vraie de la liberté est venue d'ailleurs ; elle est
Venue de l'Eglise, elle est venue de la papauté. Celui qui a
procuré les moyens, a tout au moins facilité la fin. Or, nous
ne le pouvons nier, c' est rEglise qui nOl1S a donné l'instruc-
tion et les lumieres: c' est donc a elle que nous devons la
liberté; mais la liberté vraie, ceHe qui reconnait des prin-
cipes, une regle, des lois, qui respecte la regle, qui sait
se mouvoir, s'exercer dans ces limites de la regle et de
l' ordre hors desquelles la liberté philosophique, comma
toute liberté, périt dans l'anarchie, retourrie "au chaos et
se perd dans le néant.




. "


CBAPITRE VIII.


La Réforule prote.tant., .... elle itnprtnlé u •• , ...
pul8ion déei.i'l"e R la liherté politique'


On a dit, en outre, et l'on víent de répéter qu'apres tout
la réforme protestante a impl'imé, bon gré mal gré, a la 30-
ciété européenne un mou vement décisif vers la liberté, vers
la liberté en général, vers toutes les libertés. On avait déji
dit quelque chose de plus, et souveot 00 le dit encore : la
Réforme a faít mieux que d'imprimer a la liberté une ¡m-
pulsion décisive; la restauratíon, le rétablissement tout en-
lier de la liberté dans les temps modernes, c'est ellequi l'a
opéré, voilit ce que nous lui devons. e De nos jours, observe
M. Michelet,1 les' amis de la liberté se recommandent volon-
tiers du fataliste Luther. Cela sePlble bizarre, au premier
coup-d'reil. Luther lui-meme croyait se retrouver dans lean
Huss, dans les Vaudois, partisans du libre arbitre. C'estque
ces doctrines spéculatives, quelHue opposées qu' elles parai~'
sent, se rencontrent toutefois dans leur .principe d'action, la
souveraineté de la raison individuelle, la r'ésistance auprin ....
cipe traditionnel, a r autorité. 11 n' est done pas. iooxact de


1. Mi"". d, Lutlter.
24.




dire que Luther a été le restaurat~ur de la liberté, pour les
derqiers siecles. »


Luther ni en pr'incipe ni en fait n'a pu souffrir la liberté
dans autrui; mais il a résisté au principe traditionnel, il a,
pour son propre compte, résisté a l'aulorité : donc I..uther
est le restaul'ateur, l'apótre de la liberté. Voila le raison-
nement.


La résistance au principe tradilionnel, a l'autorité, n'im-
porte dans quel but et par quels moyens : singulier caractere
donné a l'apostolat de la liberté! Ainsi, j'aurai pu moÍ-meme
méconnaitre, dans autrui, les droits de la raison, toute es pece
de droit" et fonder a mon profit un despotisme abrutissant,
pourvu que j'attaque I'autol'itéqui me gime el me condamne, je
serai pour ce seul rait un apótre, un restaurateur de la liberté!
A ce compte, évidemment, et Luther, et tous les hérésiarques,
et fous ceux quí violen! les lois: les rebelles, les voleurs,
les usurpateurs, et l'assassin qu' on exéeute et qui sceHe
de son sang son amour de l'indépendaooe et 5a haine de
toute elltrave, tous ces braves iens sont également, tous,
des apótres de la liberté! cal' tous sont impatients du frein
et du joug, tous résistent au principe traditionnel et s'insur-
gent contre l'autorité !


Luther ne eroyait pas a la souveraineté dp. la raison indi-
vidueUc; il ne eroyait pas du tout a la raison. 11 déelarait
nulle et de nuBe valeur, de nulle autorité, meme la raison
générale; et e'est sur cela qu'il attaquait principalement l'E-
glise, sur ce qu' elle accorde quelque chose a la raison. I..,uther
n~apas seulement méeonnu, condarnné la. raison et dans les
jndividus et enelle-meme: ill'a niée, il l'aflétrie : qu'im-
·pprte! c'est a lui que nous d~vons le regne de la raisop.


Luther a tout soumis au]>ouvoir du glaive, fout, jusqu'a
la religion et la conscience. 1\ a combaUu la liberté humaine
dans la;pratique et dans la théorie, el ilu'a jamais lui-meme .
souffert la moindre contradiction : mais qu'importe encore!




- 571-


11 s'est insurgé contre le pape, non au profit et en vue de la li-
berté, mais par haine, orgueil et vengeanee: il est l'apótre,
le restaurateur de la liberté!


Voila ce que ron dit, et e'est ainsi que I'on eonfond deux
ehoses fort différentes, l'esprit révolutionnaire el l'esprit de
liberté!


Ce n' est done pas seulement la liberté de conseience et la
liberté p'hilosophique, e'est aussi la libprté politique et la li-
herté eh'ile qui doivent a la réforme protestante les conque-
tes qu' elles ont faites, le dévelo'ppement qu' elles ont reQu
depuis le XVIO siecle jusqu'a notre temps.


Sous le spéeieux des paroles précitées do célebre écrivain
se cache une errenr capitale, qu'il nous est impossible de
laisser passer sans essayer de la dévoiler. Elle ~sl l'origine
de nos dissensions éternelles, elle a causé tous nos mal-
heurs, eHe est pleine encore de menaees et de dangers, et,
hien loin d'offrir' aux peuples un gage d'affranehissement et
de liberté, elle est et elle demeurera le plus gr'and obstacle~
au eontraire, a tout affranehissement réel, a tout établisse-
ment solide du regne de la liberté.


Si nous examinons l'assertion dans le prineipe et dans le
fait, nous trouvons qu'enprincipe elle est fausse et per-
nieieuse. La liberté est le regne de la loi, le respeet de la
légalité, la soumission parfaite en tout et avant tout a ce
qui est légal, a tout ce que veut et que preserit la loi, a cela
seul que veut et prescrit la loi; et l'exécuteur, le représen-
tantde la loi, e'est l'autorité : telle 'est la vérité, tel estle prin-
cipeet le régime de tout peuple libre, le point culminant et
la base detout édifiee de liberté. S'íl existe quelque loi qui
soit imparfaite ou en opposition avee de eertains droits~ on
en soUicite l'abrogat,ion du législateur quel qu'il soit; mais
jamais, sous un régime de liberté, ou pour arriver a un tel
I'égime, ni 011 ne viole la loi, ni on ne résiste a I'autorité qui
-fait observer la 19i.




- 57!-


En fail, l'expérience el l'enseignement de l'histoi,'e démon-
. trent également que la résistance a }'autorité est fachellse et
souvent désastreuse, quel qu'en soít le succes: car si eHe est
efficace, elle déconsidere et ruine l'autorité et met en péril
rEtat lui-meme; et si au contraire elle échoue, elle COID-
promet tont an moins et retarde la liherté.


Répétons encore ici ce que déja nous avons dit de l'acti-
vité intellectuelle et générale et de la liberté de la pensée.
Pour que la liberté moderne fut le produit tout spécial de la
Réforme, il faudrait que ceUe liberté n'eut pas précédé la
Réforme; il faudraitqu'avant la réforme protestante il n'y
eut pas eude liberté Dune part daos l'Europe chrétienne ;
que nune part, en aucun temps du moyen-áge, il ne se fút
rien montré de comparable au mouvement libéral qui s'est
effectué depuis; ou enfin que la liberté eut si bien immé-
diatement suivi la révolution religieuse, qu'il ne fut pas pos-
iible de 1'assigner a- quelque alltre cause. Mais ~res-certai­
nement ce n'est pas ainsi que les choses se 80nl passées. Et
quand elles se seraient passées ainsi, cela ne suffirait pas en-
coreo De ce que la liberté moderne aurait fait un grand pas
,8urtout depuis le XVI- siecle, et de ce que la liberté politique
et toutes les autres libertés auraient pris, ce qui n'est point,
un grand essor dans l' Allemagne protestante aussitót apres
laRéforme, il ne s'en suivrait nullement que ce pI'ogres fut la
conséquence de la révolution I'eligieuse. Il est un événemenf
bien plus important pour toute la civilisation, et plus
fécond en grands résultats que la réformation de Luther et
de Calvin, et qui date a peu pres de la méme époque: la re-
naissance des lettres, l~ remise en lumiere et l' étude des
monurnents de la -civilisation antique. Ne serait- ce point en-
core a c~ grand rait plutót que se rapporterait le développement
dela liberté moderne, comme c'est de lui qu'est partiel'impul-
sion vraiment imprimée a l'activité humaine, a l'industrie,
aux arts, a la science, a la philosophie?




- 57¡-


Mais les efforts tendant a mettre obstacle aux abus du
pouvoir politique, a conquérir la liberté, la séeurité des pel'-
sonnes, le respect de la propriété, la jllstice impartiale, la
oonsidératíon de l'intéret public dans l'administration et le
gouvernement, ces efforts n'étaient pas eh oses nouyelles
non plus, au XVI· siecle, dans l'Europe chrétienne. Bien
ava!.!t la révoll1tion religieuse, les Sl1isses, les Italiens, les
Anglais, .les Espagnols et d'autres peuples avaient soutenu
des 111ttes énergiql1es pour la défense de leur indépendance,
de leurs libertés, de lel1rs droits. 11 existait des républiques
italiennes, une répl1blique helvétique., des viltes libres confé-
dérées ou non, des provinces et des comml1nes jonissallt de
priviléges, de frallchises, s'adminislranl suivant leurs droits,
et quelquefois pourvoyant el pl'ésidant elles-memes a lcur
gouvernement et a leur défense. C' était sans donte quelque
chose, dan s l'histoire des libertés publiques, que la sépara-
lion du pouvoir civil eL du pouvoir religieux, la concession
de la gr'ande charle d' Angleterre, le rétablissement des états
généraux en France par Philippe-le-Bel, le libre vote des
impOts par les représentants de la nation, l' affranchissement
des serfs, l' établissement des cornmunes, lareconstitution
de }'unité nationale, la .... d'faite, l'abaissementet la chute
définitive du régime féodal.


En Italie, au milieu du complet asservissement du reste de
l'Europe par les hordes barbares, la liberté availt.rouvé un
asile, elle n'y avait pas péri. Le gouvcrnement municipal
s' était conservé dan s son ancienne capitale el ses principales
villes, et meme les sentiments républicains n'y furent jamais
étoutlés. Ces avantages, l'Italie et Rome les devaient en
grande partie. a I'Eglise, a la papauté: non-selllement les
papes étaient pour elles, comme dit Voltaire, des consolateurs
et des peres, ils étaient souvent leurs uniques défenseurs;
ils furent, pendant tout le Rloyen-age, les gardiens vi¡ilants
de leur indépendance.




- 374-


Voici ce que l'Eglíse, au Vlt siecle, professait, en Espaglle,
sur les rois, les peuples et leurs droits et devoirs récipro-
ques selon la loi : ([ Le Roi est dit Roí (rex) de ce qu'il gou-
verne justement (recte). S'il agit avec justice (recte), il
possede légitimement le nOlll de roi: s'íl agit avec injustice,
il le perd misér'ablement. Nos peres disaient donc avec raison:
Rex ejus eris si recla facis; si autem non facis, non eris 1.:&


e La puissance roya le, disait le prince par la houche de .
l'Eglise, esl tenue, comme la totalité des peuples, au respect
de, lois. » - ( Obéissant aux volontés du ciel, nous don-
nons, a nous comme a nos sujets, des lois sages auxquelles
notre propre grandeur el celle de nos successeurs est tenue
d·obéir, aussi bien que toute la population de notre royaume .•


e 11 faut régler d'abordce qui regarde les princes, el or-
donner ensuile ce qui concerne les peuples, de telle maniere
qu'en garantissant, comme il convient, la súreté des rois,
on garantisse en meme lemps et d' aulant mieux celle des
peuples. » -


Ce n'était pas la certainement le despotisme royal, ce n'é-
tait pas non plus la souverainelé du peuple : c'était la royauté


,religieuse éonsacrée par le christianisme, et sauvegardée par
l'Eglise aussi bien contre les vertiges du pouvoir et ses en-
trainements, que contre la versatilité, les caprices et les
mouvements populaires.


L'Espagne, l' Aragoll surtont, eut du reste de bonne heure
ses villes libres, ses franchises, ses cortes et son grand
justiciero e Nous, disaient fierement les nobles Aragonais a
leur roí, an moment de recevoir son serment; e nous qui,
chacun pris seul, sommes autant que vous, et qui tous en-
sem¡.le valons plus que vous, nous vous faisons notre sei-
gneur et roí, a la condition que vous défendrez nos droits,
nos francbises et nos lois, sinon, non 2. »


i. Forum jndicum. tit. 1. 1. 2 ; tit. 1. 1. 2. 1, .&. Cité par M. Guizof.
2 .• Senor, "OS qut cada uno de nos e tanto como vos, y que todos juntos so-




- :J7~ -


Les historiens anglais, de leur coté, sont d'accord en cela,
que jamais, en Angleterre, les rois ne furent absolus. c· La
constitution du gOlJvernement anglais, depuis l'invasion de
l'ile par les Saxons, peut se vanter de ceUe prééminence,
qu'en aucun temps la volonté du monarque n'yfut absolue
et sans frein ... eJest Hume qui nous le dit; et, en effet, la
charte des libertés, la grande charte, arrachée par les barons
a lean-sans-Terre, et quelque temps apres augmentée de
divers statuts par Edouard 1 et par Edouard III, nJétait
que la confirmation des anciennes franchises et Iibertés, et
confenait déja tous les principes fondamentaux du gouverne-
ment représentatif et des Iibertés constitutionnelles dont
s'honore l' Angleterre : libertés formulées depuis par la péti-
tion du droit, le bill triennal et l'acle d'habeas corpus, qui, a
Ieur tour, n'en sont au fond que la remise en vigueur et la
consécration. CeUe charle fut souvent vioMe, sans nul doute,
comme toutes les autres charles; jamais cependant on ne
parvint a l'auéantir', ni meme ,3 la faire onblier. Les Anglais
n'ont pas cesséde la proclamer en tóute occasion, d'y appuyer
leurs griefs . et leurs réclamations contre les ahus et les
exoos de l'autorité, qui elle-meme n'osa jamais, en principe,
,ni refuser ouvertement d' en tenir compte, ni mojos encore
la con tes ter . .


Si la France ne possédait pas un monurhent aussi anthen-
tique de ses anciennes libertés et franchises, elle en avait
conservé quelques titres dans la tradition el, <¡a et la, dans
quelques documents, comme les capitulaires de ses rois. Le
droit de ne pas payer d'autres impots que ceux qu'a votés la
nation, s'était, au moins en principe, ·toujours conservé chez
elle; el jamais elle ne souffl'it non plus, sans I'éclamer et pro-


mos mas que vos, os hacemos nuestro Rey, para que 1'01 hagais relpetar nue.-
tra, Ubertadu, nueltro. (uerO$,nue,tras leyei-lI.sino-no), (Antonio Perez,
RelaciQn, p. 145.)




-.'r-:'.


.,.... a'76 -


tester, qu.e les rÓls lui imposassent des charge's qu'eUe n'avait
poínt consentíes. Sommes-nous aujourd'hui beaucoup plus
avancés ?


Le droit de voter le hudget, s'il est exercé loyalement,
contient en germe toutes les liberlés légitimes~ C' est en
raison de ce droit reconnu, et fondé sur l'ancien souvenir
des champs de mars et de mai, que furent rétablis les états
~énéraux, et que le pouvoir législatif fut plus tard restil{~é
a la n:¡tioD.


Dans le temps que la convocation des états était négligée
par suite du régime féodal, du découragement des peuples
et de la politique d'es roís, il y fut suppléé, jusqu'il un cer-
tain point, par le parlement, qui, d'abord simple cour de
justice, usurpa bientot une part dans le pouvoir législatif en
s'attribuant la sandion des lois, et qui, avec plus ou moins
de succes, suivant les regnes, intervint dans les affaires de
rEtat, et sut se poser 'en intermédíaire entre le peuple et le
gouvernemen t.


Les abus du gouvernement. féodal, en rnontrant la nécessité
d'un pouvoir central assez fort pour les réprimer, contri-
huerent d'abord a donner plus d'ímportance et d'autorité a
la royaulé. Com'me il n'était rien que la masse du pellple
abhorrat davantage que le régime féodal et ses Yiolen~es,
tout ce qui servait de contrepoids ou de modératellr a ce
régime, était re«;u par elle comme un élément ou un moyen
de liberté. Et, en effet, le progres du pouvoir royal fut, avec
l'autorité de l'Eglise, au moyen-age, le seul refuge des faíbles
contre la tyrannie des grands; aussi le peuple, comme il a
été remarqué, se preta!.t-íl ave e un singulier empressement
8 }'e:dension de ce pouvoir.


L'ignorance des seigneurs qui les rendait incapables de
rendre la justice eux-memes, engagea les rois a confier cet
office a de.s hommes de la bourgeoisie et du clergé intéressés
a l'extension de la puissance royale. Ces nouveauxmagistrats,


"




- i77-


admis dans le tribunal supreme appelé parlement, en devinrent
d'abord les conseils, el bienlót, par l'ascendant de l'expérience
el du savoir, les membresactifs et prépondérants. Le parlement
rempla<;a des lors, en quelque sorte, les états généraux pres-
que oubliés, et ne fut pas moins favorable a l~accroissement
de l'autorité royale contre l'anarchie féodale, qu'a la dé-
fense des intérets communs de la nation contre l'arbitraire
de la royauté l.


CeUe prétention du parlement de remplacer les états gé-
néraux, qu'elle fut légitime ou non, était alo~s un bienfait
incontestable: elle retenait le pouvoir sur la pente de l'abso-
lutisme,qui trouvait dn reste un autre contrepoids encore
dans les priviléges des seigneurs, dans les droits des provioces,
des villes, des communes, et jllsque daos la conscieoce pu-
blique, qu'en France peut-etre moios qu'ailleurs on brave
impunément. Ce bienfait du parlement, quoique précaire,
était si bien apprécié, meme des étraogers, que Machiavcl,
en vue de ceUe iostitution, n'hésite pas a ranger la France
parmi les Etats bien gouvernés. «La France, dit-il, tient le
premier rang parm11es Etats bien gouvernés. Une des insti-
tutions les plus sages qu'on y remarque, c'est .sans contredit
celle des pnrlements, dont l' objet est de veiUer a l~ sureté du
gouvernement el a la liberté des sujets 2 ...


Ce n'était pas, a vrai dire, la précisément son objet; mais.
le parlement le prétendait, réussissait a le persuader queI-
quefois, et remplissait en généraI aussi bien qu'il le pouvait
ce, double office. Dans le fait, il rendít au pays des services;
qu'on ne peut méconnaitre. ( Ce fut l'institution des parle-o
meots, dit Loiseau, qui nous sauva d' etre cantonnés et dé--
membrés comme en Italie et· en Allemagne, et qui maintint
ce royaume en soo entier 3. ~


11 se 6t bientot un pas de plus vers la restitution des droits;
1. V. LourdoueiJ,LaRe.t. de laloc. franr. - 2. L, Pri.el, ch. XIX~
3. Abr. cAron.iJíl'AtIt. di Fr. t30:>. el Thouret,Obs. surl'hist. di Fr. IV, fr.




\, "
,


- 578 -
etl'émancipation nationale, et c'était un proSl'es accompli, UD
droit acquis, si le peuple, en comprenant mieux l'importance,
avait S!lS'y aUacher et en tirer tout le parti qu'il en fJouvait
tirer. Philippe-Ie-Bel convoqua, sous le nom d' étals généraux,
et d'apres le plan des anciens champs de mai, des assemblées
de la nation qui, incompletes el impalofaites longtemps, ne l'en-
dirent sans doute pas tous les services qu'on en devait at-
tendre. Mais elles se complélerent et s'améliorerent avec le
lemps, el, par la fusion des trois ordres élllS sans proportion
déterminée et votant en commun dans des chambres com-
munes, elles se trouverent, au xvt siecle, assez perfectionnées
déja, pour qu'on en put espérer le redrcssement des &bus et
la réalisation de tOllS les progres légitimes.


Que manquait-il a la nation, des le quatorzieme siecle,
pour qu'elle rentrat dans tous ses droits, pour qu'elle obtint,
a ce moment, le régime représentatif el la liberté? Ce ne
fut ni la volonté ni l' énergie. Non contents dé consacrer le
principe qu'aucull impot ne pouvait etre levé sans le libre as-
sentiment de la représentationnationale, les états de 1355
déciderent, en outre, que les subsides votés ne seraient pas
livl'és a la libre disposition du roí ou de ses ministres, mais
seraient, et dans leur perception et d'ans leur emploi, sur-
veillés par des commissaires spécialement nommés a cet eflet
par les états; et its signalerent hardiment tous les abu. qui
s' étaient introduits dan s l' administration, dans les lI'ibunaux
et l'armée, en demanderent le redressement, et obtinrent du
roi qu'illes eonsulterait sur toutes les affaires importantes,
meme sur celles relatives a la guerre el a la paix.


Ce qui lui manquait, a la nation, e' étaient les lumieres, l' ex-
périence, la connaissance des afJaires, eeUe des eonditions d'un
bon gouvernement et des vraies bases de la liberté. La ehaine
des temps brisée par l'invasion barbare, en rejetant dans I'ou-
bli les faits el les le<;ons de l'histoire, avait mis les nouvelles
générations dans la nécessité de recommeneer, a nouveaux




- 379 -


frais, l' étude des institl1tions et du gouvernement par la
marche incertaine et lente de l'expérienee partielle, journa-
liere et personnelle. 11 f::tllait des siecles pour faire, en t:1ton-
nant, quelques pas timides dans la voie du perfectionnement
social: combien n'en eut-il pas fallu, sans l'inappréciable
bienfait de la renaissance des lcUres et de l'antiquité dévoi-
lée! Ce fut, pour l"émancipation des peuples, pour la liberté,
pour toute la civilisation, un service immense que celte
renai~sance, que l'étude seuJement du droit romain, par
exemple, et la restauration de lous les chefs-d'reuvre de celte
antiquité grecque et romaine, si riche en précieux enseigne-
menls. L'Europe encore a demi barbare y trouva des idées,
des modeles, des exemples, une expérience des hommes, des
institutiollS et des gouvernements qu'elle n'ent jamais trouvée
dans le régime féodal. Elle y apprit a apprécier mieux les
vices de ce régime, el, avec les lumieres, elle y puisa le
courage nécessaire pour s'eflorcer d'en sOl'lir. Ce ful la, n'en
doutons pas, la grande, la décisive impulsion qui fit faire au
monde moderne ce mouvement rapide dans la VOle du pro-
gres et de la liberté. Or, encore une fois, ceUe restauration
des bonnes études par l'antiquité dévoilée, c'est en Italie,
sons la protection des papes et par l'influence ducatholicisme
qu'elle a commencé, qu'elle s'est continuée, qu'elle s'est
véritablement accomplie.


El que d'autres services encore rendus par FEglise a la
meme cause! Tous, presque lous les grands 1aits de l'his-
toire du moyen-age qui tendaient a l'affranchissement des
peuples, a la réhabilitation de la dignité humaine, a la con-
séeration de ses droits méconnus el foulés aux pieds, éma-
naienl de l'Eglise, ou étaient maintenus el défendus par elle:
le principede l'égalité des hommes devant Dieu, celuide la
charilé chrétienne; l' égale justice pour tous; la séparation
des deux pouvoirs, du pouvoir religieux et du ~pouvoir tem-
porel; la suprématie de l'inte11igence sur la force-, de l'esprit




- S80-


sur la matiere, niée ou trahie depu is par la Réforme; les
oroisades et leurs importants résultats; l'affaiblissement du
régime féodal et l'aflranchissement des serfs et des commu-
nes; mais, par-dessus tout. l'Evangile sauvé du naufrage de
la civilisation antique au milieu del'inondation de l'empire
romain par les hordes du nord : tous ces principes, tous ces
faits, touscesprogres, e'est d'elle que nous les tenons; ce sont
autant de bienfaits de l'Eglise. Les lumieres, les arts, la li-
berté, la civilisation, tout était compris d~ns lesehefs-d'reuvre
de l' esprit humain et le christianisme eonservés.


Que ne doit-il pas, le progres, aux Sylvestre 11, aux Gré-
goire VII, aux Léon IV, a!lX Nicolas V, aux Alexandre 111 et
a plusieurs autres repl'ésentants illush'es de la papauté?


e En j 1 j 6, dit Voltaire, le pape Alexandre 111 déclara, au
e nom du concile, que tous les chrétiens devaient elre exempts
e de la servitude. Cette loi seule, observe le meme pbilosopbe,
e doit rendre sa mémoire chere a tous les peuples, ainsi que
e ses errorts pour soutenir la liberté de l' [talie doit'ent 1'endre
({ son nom précieux aux Italiens [. »


e L'homme peut-etre, dit encore Voltaire, c qui dans les
e temps grossiers du moyen-age~ mérita le plus du genre hu-
e maio, fut le pape Alexandre 111. Ce fut luí qui, daos un coo-
e( cile, abolit autant qu/ille pul la servitude. e'est ce meme
e pape qui triornpha, dans Veoise, par sa sagesse. de la vio-
e( lence· de Frédéric Barherousse, et qui for«;a Heori 11, roi
(( d' Angleterre, de demander pardon a Dieu el aux hornrnes du
e meurtre de Thomas Becket. Ji ressuscita les droits des peu-
c pIe, el réprima les crimes des rois. Si les hommes ont ac-
equis quelque liberté, c' est princípalement a luí, ti ce pape,
e qu'ils en sontredevables 2. »


C' est le princi pe chrétien de la frateroité et de la charité
conservé et défeodu par I'F~lisej qui, en entretenant dans les


i. EII. IUr '" M. etc., ch. LXXXIII.
,. L. c. ch. CXCVII.




- 381-


ames, au milieu de la violence et de la barbarie, le sentiment
de la justice, du droit et du devoir, a véritablement fondé la
liberté moderne. Le christianisme, par cela seul qu~l est
charité, est incompatible avec la violence, l'injustice et la ty~
rannie. Le gralld principe de la fraternité humaine conduit
au développement de toules les réelles libertés. La liberté
moderne est chrétienne, et le christianisme est catholique,
parce que c'est le catholicisme qui en a re~u le dépot, qui I'a
sauvé, nous I'a transmis, et que c'est encore, a ceUe heure ...
cí, luí qui le défend pied a pied et le maintient seul contre
l'indifférentisme philosophique, les hostilités révolutionnaires
et le rationalisme protestante


Pour abattre la féodalité et se reconstituer elle-meme, la
royauté, SOllS les fils de saínt Louis et particulierement sous
les Valois, fut amenée, pal' la force des circonstances, a exa-
gérer son principe, a renforeer par tous les moyens ses res-
sources, ses naturels appuis et son autorité. Il est dans la
nature des choses qu'un pouvoir qui prévaut sur un autre
pouvoir par qui longtemps il fut opprimé, tende a son tour
a sortir des limites, a outl'epasser 5a part légitime d'action
et ses droits l. CeUe pente a l'absolutisme qui se f>emarque
dans la royauté, a la fin du moyen-age, est le résultat de la
victoire longtemps dísputée, rnais enfin remportée par les
rojs sur la féodalité. CeUe victoire était un irnmense bienfait
pour la masse de la nation, et le gage assuré d'une prochaine
liberté. La nation et le parlement le considéraient ainsi et,
de la vient précisément cet aUachement longtemps prov~rbial
du peuple franc;ais pour ses rois. «Ces nouveaux juges (le
parlement), dit Henrion de Pensey dans son remarquable
ouvrage sur les assemblées nationales, • ces nouveaux juges
tletarderent pas a comprendre que le glaive de la loi qui re-


1. Cette tendance, qui est constante, fait tout justement le daDger auquel se.
!xposées, tour a tourJ et l'autorité et la libert'.




- 382-


posait dans leurs mains, finirait par vaincre toutes les résis-
tances,_s'ils parvenaient a réunir el a rattachera la couronne
les éléments de la souveraineté éparse dans les différentes
seigneuries 1. ,)


Une fois délivI'é tout a fait du danger qui le mena«;3it de
ce coté, on peut croire que, 'par un effel non moins inévitable
du développement de la raison générale, le pr'incipe monar-
chique, de gré ou de force, serait graduellement rentré dan s
sa voie et ses limiles normales. A la fin du quinzieme sÍec1e,
un grand pas se trouvait déja fait dans ceUe direction.


e Il est authentiquement prouvé, dil M. Rooderer, dans son
ouvrage sur Louis XII, c 1° qu'a la fin du xv· sH~cle et au
cornmencement du XV)", les grandsseuls (et par les grands il
faut entendre les seigneurs de vastes domaines et les posses-
seurs a titres de fiefs des grands offices de la couronne) les
grands seuls, disons-nous, el non les nobles, formerent dans
la constitution politique une c1asse distincte ; que les nobles
sans seigneuries furent confondus avec le tiersétal; et que,
dans les états génél'aux, les g('ands, les seigneurs, reconnus
ou nommés par le rOÍ, > formerent une, chambre distincte
comme aujourd'hui la chambre des pairs ;


« 2' qu'alors les députés des trois ordres, ecclésiastiql1es,
nobles el non nobles, furent élus confusément et sans pro-
portion déterminée entre les membres de chaque ordre, dans
des assernblées cornmunes;


c 30 que tous les députés, de quelque ordre qu'jls fussent,
furenldéputés mandataires, non d'un intérct particulier
d' ordre OQ, de corps, mais des Íntércts communs ;


c,4° que les délibérations ~evaient ctre cornrnunes entre
tous les députés de l' Assemblée nationale ;


c 1)0 que les voix devaient etre comptées par tete, -et non
par ordre, el sans distinction d' ordre ;


« 6° que les impots, pour etre légitimement levés, avaient
t. Assemblées nationales, p. 63.




- 383....:-


hesoin d'étre consentís par ~eux qui les payaient;
e 7° que la nécessité du consent~ment résultait du droit de


propriété inhérent a tout frantiais ;
« 8° que }'assemblée des députés -avait droit de prendre


connaissance de~ hesoios de rEtat pour y mesurer les coo-
tributions l. »


En France, comme en Angleterre et comme en Allemagne
aussi, l'afiranchissement des populations et la reconstitution
de l'ordre social sur des bases meilleur'es ne pouvaient avoir
lieu que par le rétablissement et )a consolidation du pouvoir
monarchiqlle et par sa victoire définitive sur le régime féo-
dal. CeUe prépondérance du principe monarchique et cet
abaissement de la féodalité, déja peu avancés en Allemagne
avant la Réforme, et tout a fait arretés dans ce pays par cette
révolution, étaient a peu pres assurés, a la fin du xv· siecle,
en Angleterre et en France, ou, comme nous venons de le
voir, le développement des institutions lihérales était lui-
meme en voie de s'accomplir par le simple jeu du mécanisme
gouvernemental dégagé de ses entraves féodales. Les person-
nes étaient libres, les communes affranchies, le régime mu-
nicip~l institué depuis longtemps. Restait le principe de la
liber'té politique ou de la représentation nalÍonale a perfection-
ner et assurer. 11 était reconnu, il était meme pratiqué ; la na-
tion n'avait plus qu'un pas a faire : assurer le retour pério-
dique et régulier des états généraux ; iI ne lui fallait que cel
effort, pour qu'elle rentrat dans tous ses dl'oits et loor fit pro-
duire totites leUl's légilimes conséquences 2. Il n'était pas non
plus icí besoin de la réforme de Luther.


Eh quoi! vouloir que cette Réforme ait imprimé un mouve-
ment décisifa la liberté générale, a la liberté politique! Maís tous
les faits, ceux memes dont on prétend l'appuyer, infirment un
pareiljugementet démontrent, ce nous semble, la these con-
traire. «En AlIemagne, avoue M. Guizot, loin de demander la


'J. Jlém. sur Louis XII. - !. V. Lourdoueix, La Rest. de la soe. franco




- 384-


liberté pó.litique, la Réforme á aeeepté, je ne voudr~is pas
dire')la servitude politique, maÍs l'absenee de la liberté; -
e elle a plutót fortifie qn'affaibli le pouvoir des princes; elle
a été plus contraire aux institu,ions Ubres du moyen-dge que
favorable a leur developpement .•.... J)


Et cependant I'on nous assure qu'elle a imprimé a la li-
herté une impulsion déeisive! Et l' on a tort de ne pas vou ....
loir dire franehement qu'elle a aceepté la servitude; ear elle
I'a aeeeptée réeUement, et a fait plus que de l'aeceptcr: elle


. I'a, nous en avons vu des témoignages, eNe ra provoquée,
elle I'a demandée, elle en a proclamé et enseigné la légiti-
mité, la nécessité.


Dans la guerre des paysans, les insurgés ayant déelaré ne
plus vouloir etre traités comme une propriété de leurssei-
gneurs, attendu, disaient-ils, que Jésus-Christ, par son sang
préeieux, a racheté les hommes, tous sans exception, le patre
aussi bien que l'emperenr, Luther leur reproche d;appliquer
a la chair la liberté chrétienne enseignée par l'Evangile.
e Abraham et les prophetes, Ieur répond-il, n'ont-ils pas
également eu des serfs? Lisez done saint Paul; l'empire de
ce monde ne saurait subsister sans l'inégalité des personnes I .»
- e Ils.devraient savoir, 'dit-il ailleurs en parlant des prín-
ces, «qu'ils regnent sur des sujets naturellement rebelles, a
qui ne manque que l' occasion pour qu'íls se portent a la ré ...
volte, et que ceux qui sont tenns de veiller a la chose pub1ique,


. n'ont rien de mieux a faire que d'aviser au meilleur moyen de
vainere et de maitriser la foule 2. '_ - Dans son écrit contre
Sylvestre de Priere, il dit: « le n'ai pas prétendu que les
« induIgences ne sont bonnes a rien, mais seulement qu' elles
e ne sont pas honnes pour les ames. J'ai prétendu qu'elles
e sont bonnes et utiles comme le sont les priviléges et les
e libertés. ) - Et plus loin: «En général, comme dit cet


i. Michelet, Mém. de Luther. - 2. Walch. V.2402.
lIettons en regard de ces paroles de Luther sur les deyoirs des roí! et lturs




- 58tl -


C[ autre, nous devenons tous par la liberté pires que nous
« n' étions l. »


Il ne jugeait pas favorablement de I'influence de la liberté
sur l'ame humaine, et il était bien moins libéral que le pape
Alexandre 111.


« Dans son appel a la noblesse allemande, observe· M.
Michelet, Luther caresse toutes les haines secretes des princes
contre le pape. 11 attaque le príncipe: que la puissance spi-
rituelJe est supérieure a la puissance temporelle etc., et il en-
seigne la subordination de l'autorité religieuse a l'autorité
civile, a tous les degrés 2. })


Nous avons déja produit quelques échantillons du libéra-
lisme de Bucer et de Capito. Les principes politiques du pro-
testant Hobbes, dans son ouvrage du Citoyen (de Cive) , sont
ceux des réformateurs protestants, et I'on y peut voir s'ils
étaient favorables a la liberté quelle qu'elle soit.


Il serait facile aussi de rapporter cent passages OU Luther,
ainsi que ses auxiliaires, se prononce en faveur du des-
potisme des princes, ce qui ne l'empechait pas de s'exprimer
sur le compte de ces puissances comme jamais homme ne
l'avait peut-etre fah avant lui. Et réellement les popula-
tions allemandes furent toutes moins libres apres qu'avant la
Réforme. Il en fut ainsi des Suédois, des Danois,· des An ~
glais, des Fr':m<;ais, des Italiens et, des Espagnols: ou direc-
tement ou indirectement, Vn des plus évidents résultats de la
révoJution religieúse fut de renforcer momentanément le pou-
voir arbitraire de l'autorité civile. Cela tlevait etre, et les
princesnes'y étaient pas trompés. M. Guizot reconnait le


rapports avee les iujets, éelles de Fénélon sur le meme obj et qui 50nt rapportées par
Duelos et Beauzée : OD ! urra la différenee de l' esprit catholique et de l' esprit pro-
testant.


i. Ieh habe nieht gesagt dass der Ablass nieht nützlich sey, sondern dass er dén
Seelen nicht nützlieh sey, wie vergüostigungen und Freyheiten nützlieh sind.» -
« Ja, wie' Jeoer gesagt, werden wir alle insgemein dureh Freyheit schlimmer.
Contr. Prier. éd. de Waleh. XVIII, 177-19t. - 2. Mim. df Luthe,..
2~.




- ~S6-


fait quant a l' Allemagne. D'un cóté, soustraits aux censures
de l'Egtise, bi,en moins assujettis, d'autre part, a l'autorité
de l'Empereur, et devenus sOllverains indépendants, de
vassaux immédiats qu'ils étaient, les princes allemands purent
désormais exercer sur leurs sujets un pouvoir sans limites
et sans contróle.


Cela n'est pas moins établi en ce- qui concerne le Dane-
marck et la Suede : le despotisme royal y date de l'abolition
du contrepoids de l'Eglise, il date de la Réforme. Gustave
Vflsa, enrichi de la dépouille des monasteres et des évechés,
el, par l'asservissement du clergé protestant et la soumission
des Dalicarliens, mis en état de dicter la loi a toute la nation,
a la noblesse aussi bien qu'aux bQurgeois et aux paysans,
Gustave eut peu de peine a se rendre maitre absolu dans son-
nouveau royaume l. Et il en fut également ainsi en Danemark :
le pouvoir royal, a partir du regne de Christiern JI et l'inlro-
duction des nouvelles croyances, ne cessa de s'étendre, jus-
qu'it ce que les états, déférant enfin eux-memes a leur roí
le pouvoir absolu, lui livrerent, du memecoup, les loís, les
priviléges, les biens, h vÍe de ses sujets.


En Angleterre, la réunion dans la meme main de l'autorité
religieuse et du pouvoir temporel produisit le meme effet :
l'absolutisme royal, qui, par son exagération et ses abus,
conduisit ensuite it la révolution et a la ruine de la monar-
chie. Le roi, muni de ce double pouvoir, fit ériger en crime
de lese-majesté et punir du dernier supplice tout refus d'a-
postasie, toule désobéissance a ses décisions souveraines sur
le dogme et les matieres r~ligjeuses. Le droit de propríété


_ était partout violé; la liberté civile ne jouissait plus d'aucune
garantie; enfin le parlement, lui-meme asservi, ne semblait as-
semblé que pOllr miéux légitimer par sa sanction ce régime
d'arbitraire, de spoliation et de violence 2.


1. V. Pufotirf, BÑe. d. S'UNf. -l. Hume, regne, d'Henri YllJ et d'EU-
,djth.




- '53i-


Le gouvernement de la reine Elisabeth suivit les memes
errements : il ne fut ni moins absolu , ni plus tolérant, ni
plus humain; et c'esl avec raison qu'on I'a comparé, pour
l'arhitraire, a celui du sultan de Constantinople. La Réforme
avait jusque la fait reculer le progres des institutions.


C' est par le despotisme et la violen ce que la Réforme s' é-
tablit en Angleterre: il serait bien étonnant qu'elle y ,eut en-
gendré la liberté.


En France, comme en Allemagne, la Réforme servit de
prétexte a l'ambition des grands et des prinoes. Elle y avait si
peu la ten dance de servir la civilisation et la liberté, que si
elle yeut prévalu, elle y ressuscitait le régime féodal vaincu,
el détruisait peut-etre a tout jamais, comme elle fit en Alle-
magne, )'unité nationale si laborieusement conquise par la
royauté.


Si la Réforme avait réussi, en France, a prendre le dessus
comme elle l'obtint en Allemagne, ainsi que l'Allemagne la
France eut été morcelée. Semblable a la mauvaise mere du
jugement de Salomon, observe un de nos publicistes, ([ pour
gagner son proces, le protestantisme eut démembré la patrie I .»
n fut vaincu fort heureusement par le génie de Riehelieu, et,
avec lui furent aussi vaincus ses chefs et le régime féodal.
Mais sauvée de ce danger, ou elle faillit de périr', la royauté
concentra ses forces en proportion des ennemis qu'eUe avait
eu a vaincre, et des cet instant elle demeura tout armée:
elle obtint dll coup et désormais sans conteste le pouvoir
absolu, et, en France comme en Angleterre, ne l'abdiqua
plus jusqu'a la révolution.


C' est a une réaction contre l' esprit de révolte Dé et entre-
tenu au milieu de la réforme r.alviniste, qu'est du l'absolu-
tisme du pouvoir royal sous Henri IVet les regnes suivants
jusqu'a Louis XVI, comme c'est de la lutte entre ce méme


i. Lourdoueil, eh k& Rest. de la Soc.lr4~.




- 588-


esprit d'insuhordinatioÍl et cet absollllisme que sont plus tard
résuUées nos révolutions l.


Jusqu'it Fran<;oís 1, nos rois ne furent point absolus.
Assurément ce u'était pas un bien grand despote, ce roi
Charles VIII dont Philippe de Comines a dit qu'il était si bon
qu/il n' est poínt possible de voir meilleure créatuT'e. Ni Louis
XII ne le fut, Louis XII surnommé le pere du peuple, qui
avait pour devise: non ulÍlur aculeo Rex cui pm'emus; qui
diminua spontanément les impóts de plus de moitié et ne les
augmenta plus jamais; qui n'eut pas de plus grand désir que
de rendre ses sujets heureux ; qui, quoique bon catholique et
vivant avant la Réforme, voulait • que la vérilé put librernent
venir jusqu'il lui ; qui proclamait noble devoir, d'un monar··
que d'assurer la liberté de l'esprit, et dont on a dit : qu'il
ne courut oncques du regne de nul des mitres si bon temps
qu'il a rait durant le sien.» Ni Charles V non plus ne fut
bie~ absa1u, Charles V dit le sage, grand roí, ami des leUres
et de la lecture, fondateur de la bibliotheque royale, qui
trouvait e que les gens de leUres et la sapience on ne les
peut trop honorer, el dont on a fail ce bel éloge «que jamais
prince ne se plut tant a demander conseil et ne se laissa moins
gouverner que lui. J)


Si LouÍs XI fut absolu, ombrageuxet parfois cruel, son ab-
solutisme eL ses cruautés ne se firent du moins sentir qu'aux


1. Si Louis XIV et, apres lui le régent, eurent, dan s les moments les plus
critiques de leur regne, tant d'éloignement pour une convocation des élats géné-
raux; si Louis XVI, pendant quelque temps, partagea cette apprébensioD de ses
devanciers, ce fut par le souvenir des factions et des déaordres auxquels fut livrée
presque toutel'Europe, dans le XVle siecle, sons l'empire des passions religieuses;
ce fut surtoutpar le sou'Veoir et l'exemple de l'esprit de rébellion etdes attentats
contre le mooarque et la monarchie que l' esprit protestant inspira, sous Charles
1 er et Jacques 11, au parlement anglais. Et si ces appréhensions ne furent que
trop justifiées, en ce qui concerne Louis XVI; si la convocation des états géné-
raux, en 1 ':89, fut suivie de tant de fautes, de troubles, de crimes et du renver-
sement du treme, a la fin, ce fut epcore, on n'en peut douter, par l'exemple, le
souvenir et l'imitlltion de la révolution d'Angleterre.




-589 -


grands et aux oppresseurs du peuple, ce qui, en définitive,
ne nuisit point a la liberté.


Veut-on savoir ce qu'un ami de Diderot et de Rousseau
pensait de l' état de la France peu avant la Réforme? Voici
ce qu' en dit le philosophe Saint-Lambert: «La }'rance, a
cette époque, a été le pays ou la justice était le mieux admi-
nistrée et dans lequelles magistrats ont eu l'esprit, le carac ...
tere et les moour's qu'ils devaient avuir. Leur pouvoir n'of-
fensait personne; il ajoutait a la sécurité de tous.}) - e La
nation prenait toutes ces habitudes qui, dans une société,
deviennent des vertus ou l'appui des vertus. Dans ces mo-
ments, les moours des Fran'iais ont peut-étre été compa-
rables aux plus benes moours des nations illustres de l'anti-
quité. La religion était favorable a l' ordre et aux mreurs:
Les troubles religieux qui s' éleverent, forcerent le gouver-
nement a suspendre l' execution de ses desseins utiles, et ti
s' opposer aux opinions nouvelles.})


C' était alors le temps ou un magistrat, Jean de Lavaque,
rapport:mt a Louis Xl plusieurs édits contraires aux droits
de la nation, lui disait : «Sire, nous venons vous remet.1re-
nos charges el souffrir ce qu'il vous pl~ira pIutót que d'of--
fenser nos consciences 1) ; et OH un cardinal DuchateI, enten-
dant un courtisan, le chancelier Poyel, assurer au roi son-
maitre qu'un monarque peut, selon so& hon plaisir, sur-
eharger le peuple d'impóts, l'"interrompait- par eette apos-
trophe digne d'un ancÍen romain: «Portezces tyranniques
rnaximes aux Caligula et aux Néron, et si vous ne vous res-
pé.ctez vous-meme, respectez le roi, ami des hommes, et qui
sait que le premier de ses devoirs est de consacrer le droit
de ses sujets.»


C' étaient la de helles paroIes, et e' étaient aussi la de hons
citoyens, des hornmes dignes de la liberté. Que- ne pouvait
espérer une nation écIairée, bien décidée a recouvrer ses
droits, et qui avait a sa tete des rnagistrats capables de tenir




- 390-


un tellangage et des roís disposés a les écouter? Aussi les
Fran<;ais, qlloique sans grande charte, sans con~titlltionhien
déflnie, étaient - ils alors réellement libres. lis le pensaient
eux-rnemes ainsi, et les étrangers aussi le pensaient. el En
France, dit Fleury, tous les particuliers sont libr'es: poínt
d'esclavage; liberté pour domiciles, voyages, cornrnerce,
mar'iages, choix de profession, acquisitions, dispositions de
hiens, successions. D


Nous avons déja vu cornment Machiavel jugeait du gou-
vernement de la France. (11 Y a eu beaucoup de rois, dit-íl
encore, et tres-peu de bons roís: j'entends parmi les souve-
rains absolus, au nombre desquels on ne doit pas compter
les roís d'Egypte, lorsque ce pays, dans les temps les plus
reculés, se gouvernait par les lois, ni ceux de Sparte, ni ceux


• de France, dans nos temps modernes, le gouvernement de
ce royaume étant, de notre connaissance, le plus tempéré
par les lois l. JI


«Le royaume de France, ajoute le meme Machiavel, est
heureux et tranquille, paree que le roi est soumis a une in-
finíté de loís qui font la sÍlreté des peuples. Celui qui coo-
stítua ce gouvernement voulut que les r01s disposassent, a
Ieur gré, des armes et des trésors; mais, pour le reste, il
les soumit a l' empire des lois 2. ')


lis n'avaienl meme pas la libre disposition des trésors, puis-
qu'ils ne pouvaient imposer leurs sujets qu'avec leur con-
sentement. Ct Y a-t-il roi ni seígneur sur terre, di t Comines,
qui ait pouvoir, outre son domaine, de meHre un denier sur
Ses sujets, sans octroi et consentement de ceux qui le doi-
vent payer, sinon par tyrannie el violenee?, - c. Notre roi
est le seigneur du monde qui le moins a cause d'user de ce
mot: J'ai prívilége de lever sur mes sujets ce qui me plait3.,


e Ce qui est ancien en Franee, a dit une femme célebre,
ce n'est pas le despotisme, e'est la liberté 4.,


1. Discours sur Tite Live. - 2. L. c. liv. J, ch. XVI. - 5. Liv. V. ch. 19.
4. De Stt..il, Cert,itl'r. surla lUvol. (rllru;.




- ~91 -


L'absolutisme royal est sorti de la Réforme, il ne l'a point
précédée. Il en est sortí, nous le répétons, en Suede, en
Danemark, en Allemagne, en Angleterre, en France; et
meme iI en est sorti, quoique d'une maniere différente, en
Espagne et en Italie. La Réforme, príncipe de trouble et d'a-
gitation, était devenue, dans toute l'Europe, une occasion
perpétuelle de rébellion et de désordre. Ceux d'entre les
princes qui, par leur sítuation particuliere, n'y voyaient rien
a gagner, 011 qui, dan s leur politique, étaient dirigés par des
considérations supériem'es a ceHes d'une étroite ambition ou
d'un grossier intéret, ceux-Ia luí opposerent naturellement
de la résif:ltance, ne négligerent rien, meme la force, pour en
étouffer Iei) premiers gel'mes, et furentainsi conduits a ajour-
ner, si ce n'est a comprimer tout a fait le développement
des lumieres et de toutes les libertés auxquelles la renais-
sanee des JeUres avait, elle, vraiment imprimé une impnlsion
décisive. Les troubles suscilés dans les Etats, quand i1s
80nt comprimés, qui ne le sait? ont toujours en cet efJet de
fortifier le pouvoir, non seulement la OU ils avaient éclaté,
mais meme dans les Etats voisins, par les précautions et les
rigueurs dont iI faut user pour s'en garantir. Cela s'est fait
ainsi en France, en Espagne, en Allemagne, en Danemark,
pariout. ([ Ce qui peut arriver de plus heureux a un mo-
narque dont l'autorité est limitée par lesgrands ou une cor- .
poration civile quelconque, dit "Charles de VilIer, c'est qu'il
s'éleve une opposition patente, une rébellion quelconque qu'il
puisse combattre et réduire les armes a la maine Dans ce
moment d'effroi el de 8oumission générale, nuI n'ose ré-
clamerni droits ni priviléges, el le prince a le champ libre
pour rendre son pouvoir absolu. Ce qui avait si mal réussi
aux Empereurs (dans la guerre de trente ans) a l'égard des
princes protestanls de l' Allemagne, eut la plus heureuse fin
pour les rois de France contre le parti réfol'mé l • II en réiulta


i. El$ai 'ur l' Esprit ., "iRflu,ne, d, la ríf. d. Luth,r.




_ 592-


done un grand affermissement et une grande extension de la
puissance royalfl .•


On le voit, de l'aveu meme d'un apologiste du proteslan-
tisme, c'est bien a une réaction contre l'esprit de révolte né


- et entretenu au milieu de la réforme calviniste, que se pellt
attribuer l'absolutisme du pouvoir royal, en France, sous
Henri IV et ses successeurs.


La meme chose eut aussi lieu en Espagne : les pro-
vinces poussées a la révolte par I'exemple des Pays-Bas et
de l' Allemagne, ,ayant été rcmises dans l'obéissance, per-
dirent leurs priviléges et furent traitées en pays eonquis.
« Les nombreuses armées qui, a la paix, rentrerent a l'in-
térieUl', servirent, dit le meme Viller, a compléler l'asservis-
sement de la nation t. D


Nous croyons done pouvoir conclure ~ Non, l'impulsion
qu'a re.;ue la liberté, il y a quelques sieelei, n'est point partie
dela Réforme ; ee n'est pas la Réforme qui la lui a imprimée.
Cela ne veut pas dire que les cris de liberté ne se soient pas
melés a celui de réfo.rme, etque, comme ceux de Covenant, de
Charle etautres pareils, ils n'aient pu influer sur la fouleigno-
rante etremuante,et peut-elre meme sur quelques esprits plus
élevés: la tactique des révolutionnaires a toujours été la
meme, et toujours le meme est l'aveuglement de la foule.
Plusieurs des principaux réformateurs, Luther d'abord, puis
Carlostad et d'autres et les pasteurs en général, lancerent du
haut de la chaire et par la presse, a I'adresse de la populace,
les provocations les plus díreetes et les plus violentes, non
seulement co.ntre le pape, mais contre tout~s les autorités
et contre toutes les supériorités sociales, y compris les
princes, les roís et I'Empereur~ Cela se conciliait chez eux
a merveille avec l'arbitraire, la compression, avec l'exereiee
et l'abus du pouvoir le plus absolu.


Ce que se proposaient les meneurs de la Réforme, e'était
1. E86ai.!Ur Z'Elprit tf Z'influMce deZa réf. de Luther ..




- 595-


de I'uiner l'aneienne institution eatholique, que la haine et
d'autres passions leur rendaient odieuse, el, si cela réussis-
sail, de se substituer enx-memes a l'autorité renversée. Dans
aueun eas ils ne respecferent les droits d'autrui, ni ils curent
souci de la eonseienee et de la liberté. Au milieu de la eon-
fusion qu'íls avaient suseitée, venait-il a s'élever quelque no':"
vateur rival, capable de lcur porter ombrage dans la voie qu'ils
parcouraient eux-memes : en meme temps que, sous le nom
de liherté, ils abattaient l'Eglise, il n' était rien qui leur coula!
el qu'ils ne se permissent pour réprimcr I'ambition concur-
rente el pour embarrasseJ' d'entraves tout ce qui leur étaitop-
posé. Et quand l'anarehie, le désordre inoul dela société nou-
velle eut plus tard aHeint ce degré quí met tout l'ordre social
en péril, et qu'ils en furent eux-mémes épouvantés, ils ne
trailerent pas avec plus de respect lous ces droits précieux
au nom desquels ils avaient égaré la multitude. Leur reuvre
avait été la eonfusion et non la liberté; et voila eomment
ils furent conduits a tout saerifier, jusqu'aux plus précieuses
conquetes du ehristianisme, a la nécessité de raffermir la so-
ciété qu'avec tant d'imprudenee ils avaient ébranlée dans ses
fondements. A pal'tirde ce jour, iI n'y eut plus un~ trace, dans
l'Eglise protestante, de la séparation du pouvoir religieux
d'avec le pouvoir civil. Le grand príncipe de la distinction
des deux pouvoirs posé, maintenu el si courageusement dé-
fendu par l'Eglise a travcrs toutes les vieissitudes du moyen-
age barbare, et qui, de l'aveu de M. Guizot, est la liberté
meme, ce grand principe fut Iachement abandonné el livré a
ses ennemis naturels, comme prix de leur complicité dan s
l'reuvre subversive de la révolution religieuse l.


i. On nous objectera que la papauté ni ne défendait ni ne voulait ]a sépáration
des deux pouvoirs, puisqu'elle prétendait a la suprématie et a la domination sur
tous les pouvoirs. Nous répondons que, nonobstant ceUe suprématie, peut-etre
encore toujours désirable, et malgré la domittation en effet exercée par les papes
daos des temps oule pauvre peuple n'avait de refuge et d'appui que dan s l'Eglise~
la séparation n'en était pas moins réelle, etne laissait p~s d'exister et en Cait et ~n




- 394-


Egalement "éloignée de }' oppression et de la lieenee, I'E-
glise avait toujours, elle, su garder, daos la doctrine cornme
dans les institutions, ce juste tempérament qui de to~t temps
fut la marque de la sagesse et de la vériré. Cela se montre dalls
les faits el travers toute l'histoire : "au milieu et en dépit des
-conditions les plus défavorables, ni la dignité humaine, sous
l'autorité proteetrice de eette Eglise, n'avait jamais abdiqué,
ni l'esprit humain n'avait eeseé de mareher et de se dévelop-
per, ramené dans ses voies quand par hasard il s'en éeartait,
mais toujours avan<;ant vers la liberté d'un pas ferme et sur,
quoique ei¡'eonspeet et lenl, eomme il eOl1vient a ce qui veut
et doit durer.


11 n'eo a pas été ainsi, tant s'eo faut, de la Réforme.l..a so-
eiété oouvelle a suivi une marche toute différente : flottant au
gré 'de ses passions, n'ayant pour fil eondueteur que la
haine, la vengeanee, l'ambition avee de courtes vues, et selon
le besoin du moment, prechant tour a tour et souvent a ]a
fois l'insoumission, la révolte et l'asser'vissement intellectllel
et moral le plus abrlltissant, elle s'est toujours trol1vée, quoi
qu'elle nt et voulut peut-etre au fond, hors des voies de la prn-
denee, de l'expérience, de la modération, du possible, et, pour


droit. Par cela que l'Eglise réclamait pour elle l'indépendance en maW~l'e reli-
gieuse contl'e les entreprises et les viQlences du glaíve, a son tour le glaive récla-
mait pour lui une indépendance pareille dans les mati~reo politiques .el civiles.
En général, les papes ne s'immis<;aient guere dans les faits et gestes des gouver-
nements el des princes que dans les circonstances rares OU res Caits toucll!lient de
pres a la foi, a la morale et a la liberté religieusr.. Et, quant aux princes, allx
gouvernements, nous savons que bien rarement on leur permit d'enipiéter sur les
droits et p.·iviléges de l'Eglise. lis les recoanaissaient, ces droits, el lesrespee-
taient aussi, sauf, disaient-ils, la dignité de Ieur couronne ; el les papes également
reconnaissaient les droits des princes, saufle respect de la religion et la dignité dll
saint-siége.


Le danger ~ur la liberté, ce n'étaitpoint alors que ')e pOllvoir spirituel Ínter ...
"int dans les affaires des gouvernements temporels, et réu~slt a y faire sentir son
influence protectrice, tempérante et moraliilante; mais c'était que ce pouvoit· et
les hauts intérets dont il a la garde fllssent opprimés par le glaive et la foree ma-
térielle.




- 590 . ...-


fout dire, hors des conditions de la liberté comme hors de
celles de la raison, de l' ordre el du vrai progreso


En révolte contre l'autorité, elle a procédé, dan s son reuvre
entiere, par l'emportement, la colere, la violcnce, par tous
les moyens propres a la révolte. Révolutionnaire par essence,
il n'est sorti el ne pouvait sortir d'elle que des príncipes, des
fails, des développements conformes a sa nature : l'incohé-
rence dans la pensée, le chaos des doctr>ines, l'aflaiblissement
et la déconsidération de toute autorité, l'insubordination de
plus en plus génér'ale, l'insubordination SOl1S toutes les for-
mes, la confusion, le désordre, en un mot l'anarchie.


Ni en principe ni en faíl la Réforme n'a favorisé le déve-
loppement des libertés. En fait, elle les a combattues, elle les
a persécutécs, elle les a livrées au pouvoir absolu. Elle a ou
tenté de reconstituer, la OU elle élait abattue., ou toutan
moins raffermi, la OU elle était chancelante, la grande enne-
mie des libertés publiques, la féodalité. En principe, elle a
enseigné le serf arbitre, elle a nié la liberté morale de l'hornrne,
elle a soutenu la suprématie de la force sur l'intelligence,
l'asservissement de la pensée au glaive; elle a confondu et
replacé dans les memes mains ce que l'Eglise avait si heu-
reusement séparé, le pouvoir séculicr et l'autorité I'éligieuse.
Bref, elle a· nié la liberté pal'tont et en tout, des qu'elle l'a
pu et y a trouvé son intéret.


Le mouvement de la liber·té moderne ne date poin! de la
Réforme; il date. de plus loín et de plus haut : la liberté
moderne, c'est I'abolition de l'esclavage, de l'asservissement
de~l'homme a l'hornme; et le jOllr OU s'accom'plit le sacrifice
ineffable par qui fut effacée notre souillure originelle, par
qui fut réhabilitée notre nature dans S3 dignité premiere et
a ces sé l'antique anatheme prononcé sur notre race, sur la
race humaine vouée a la servítude, c'est la réellernent la date
de la liberté, la date de l'ere nouvelle de l' érnancipation et de
la vraie liberté de l'hornme·. C'est le Christ, le grand réforma-




- 596-


teur des abus du monde antique, le rédempteur de I'humanité
flétrie el. déchue, le libérateur de l'homme esclave; c'est lui,
comme dit le prophete, qui I'a délivré du joug sous lequel iI
gémissait, qui a brisé la verge Icvée sur lui. C'est lui qui a
commencéle mouvement régénérateur et civilisateur; c'est'de
lui qu'est partie I'impulsion de liberté, une impulsioo si dé-
cisive, pourvu qu'elle ne fUt ni arretée ni dévoyée, qu'il n'é-
tait beso in du secours de nulle autre pour qu' elle atteignit
le but et produisit tous ses bienfaits. Mais, pour qu'elle ne
fut point dévoyée, une surveillance, une direction élai·t in-
dispensable. Le Christ y pourvut. II jeta les fondements de
son Eglise et il donna un chef a ceUe Eglise, et ce chef, il
l'investit de son pIein pouvoir, ille fit son exécuteur testa-
mentaire chargé de transmottre son héritage et de poul'suivre,
de dévelop-per, de diriger a travers les siecles ce que lui-meme
il avait commencé dan~ une vie d'homme. Et ainsi fut con-
stituée l'Eglise, et ainsi elle a procédé. Elle a été le pilot,e chargé
de diriger la barque ,de la race humaine émancipée : elle I'a
maintenue a flot, elle la conduira dan s leport. Elle a continué
l'reuvre de son divin fondateur; elle a, touten la développant,
conservé pure la pensée chrétienne, et elle l'a propagée, elle
l'a semée sur toute la surface du globe. Elle a empeché l'é-
tincene de ~' éteiodre étouffée sous les ténebres. Elle a faít
connaitre et valoir' les titres éternels du droit contre la force:
elle a résisté a la violen ce ; elle a maintenu la fraternité hu-
maine; elle a vaincll le monde antique el son príncipe, la caste,
l'ilotisme, l'inégalité de nature chez les hommes, la légitimité,
la nécessité meme et la consécration de l' esclavage. Puis, enfin,
sortie victorieuse de ceUe lutte, et s' élevant, dans son ampleur,
dans son universelle bienveillance et daos son libéralisme
sympathique, au-dessus des intérets et des vues de circon-
stance, elle n'a pas voulu laisser périr entierement les mar-
ques brillantes et les restes encore féconds de la civilisa-
tion grecque et romaine. Elle a voulu conserver ce qui était




- 397-


de bon alo' dans la sagesse, l'expérienee et le gout anliques,
ce que ceue civilisation contenait de vrai, d'instr'uctif, de 81-
lutaire et d'assimilable a la civilisation chrétienne et nouvelle.
Bienassurée que son principe n'a rien a recouter des lu-
mieres, pourvu qu'elles soient lumieres, elle a favorisé, pro-
tégé, encouragé la restauration des études: nous lui devons
la renaissanee des lettres, des sciences el des arts; ou direc-
tement ou indirectement, nous lui devons tout le dévelop-
pement de l'activité, de la liberté, de la civilisation moder-
nes, en ce qu' elles ont de salutaire et de légitime, et, pour
tout résumer en un mot, nous lui clevons, M. Guizot l'a dit,
nous lui devons le christianisme conservé.


11 faut l~ répéter toujours el ne l' oublier jamais : le respeet
de I'humanité est un fruit du christianisme -_que I'Eglise n'a
pas cessé de eultiver: or du respect de l'humanité l' on peut
faire sortir tout progres salutaire et toute légitime liberté.


II regne dans le monde, depuis le xvt siecle, deux esprits
fOl,t différents et malheureusement confondus, quelquefois,
par de fort honnetes gens sous la meme déllomination gé-
nérale: c'esf l'esprit libéral et l'esprit radical, l'esprit de li-
berté et l'espritde désordre, de bouleversement et de révo-
lulion. Le premier est fils du christianisrne . universel con-
servé et enseigné dans l'Eglise; lesecond, produit de l'in-
subordination, de l'orgueil, de la haine, du mensonge et du
parju.re, est fils du schisme, fils de la réformation protestante.
Telle est la vérité.


Le christianisme, le catholicisme est tout a la fois príncipe
d'ordre et principe de liberté, el c'est paree qu'il est en meme
temps et avant tout principe d' ordre, c' est pour cela qu'il est,
qu'il pent etre aussi principe de liberté.




~BAPITRE IX


L'a".~nee de la Béfornlatien protestante et de 8011
inftuenee a-t-elle été pour l'ltalie et, l'Espai;ne
une eause d'inertie et de déehéaaee ,


Si l'on attr'ibue a la Réforme, a la présence et a l'influence
directe de la Réforme une part principale dans la somme des
causes diverses qui ont favorisé, provoqué, si ce n'est pro-
duit tout a fait le libre déploiement de l'activité humaine en
France el en Allgleterre, depuis la fin du XVI- siecle, en AI-
lemagne depuis la fin du xvme, c'est a l'absence, au con-
traire, de cette Réforme el de sa vivifiante action qu'on rap-
porte la ,torpeur OU sont plongées, dit-on, l'Espagne et l'ltalie
dep.uis la révolution religieuse. .


ti: Faisons maintenant la contre-épreuve de cet examen,
dit, apres avoir par'lé du résultat de la Rétorme dans le reste
de I'Europe, le plus illustre interprete des idées protes-
tantes; ti: voyons ce qui est arrivé dans les pays ou la révolu-
lion religieuse n'a pas pénétré, oil elle a été étouffée de tres-




- ::;99-


honne heure, ou elle n'a pu prendre aueun développement.
L'histoire répond que la l'efprit humain n'a pas été afrran-
ehi: deux grands pays, l'Espagne et l'ltalie peuvent l'attester.
Tandis que dans les partíes de l'Europe ou la Réforme á tenu
une grande place, l'esprit humain a pr'ls, daos les trois der-
niers siecles, une activité, une liberté jusque la inconnues,
la ou elle n'a pas pénétré, iI est tomLé, a la meme époque,
dans la mollesse et l'inertie; en sorte qu.e l' épreuve et la
contre-épr'euve ont été faítes, pour ainsi dire, simultanément
et donné le meme l'ésultat. »


Nous venons de démontrer, nOllS le croyons, que l'impul .....
sion qu'a re<;ue l'esprit humain, dans les temps modernes,
est le r~sultat de la renaissance des leUres favorÍsée par
1 'Egtise, et nullement celui de la réformation protestante.


Maís si ceUe impulsion s'était en efret ratentie sensible-
ment, en Italie, a partir' du XVle siecle, il n'yaurait a cela
rien de trop étonnant, et I'on en pourr'ait trolIver l'explieation
sans reeourir a la privation des bienfaits de la I'éformation
protestante. Avant eeUe réformation, et des le XVle sieele, la
découverte du cap de Bonne-Espéranee par les Portugais, et
celle de l' Amérique par Christophe Colomb, avaient de beau-
coup réduit l'importance des ports de l'Italie, et, par suite,
amoindri, dans ee beau pays, l'aetivité maritime et le mou-
vement général des aflaires. L'industrie et le eommeree s'é-
taient.déplacés avee la navigation, et, en meme temps, la for-
tune, l'aisance, le luxe-et tout ce qui en dépend ou en déeoule.
Par suite du sehisme d'une si gl'ande partie de l'Europe,
Rome, son ane¡enne c.apitale religieuse, avait également per-


o du de son importance réelle el de son revenu. Et si nous
ajoutons a ces causes d'amoindl'issement les dernieres révo-
lutioos de Florence et, chez les prinees, a la suite des trou-
bIes ~t des longs malheurs entl'ainés par la Réforme, le ra-
lentÍssement du zele protecteur des !eUres et des sciences.
nous aurODS des causes tres-vraies et bien suffisantes pour




- 400-


rendre raison, s'il y avait lieu~ de la molles se de I'Italie et de
sa décbéance intellectuelle. .


L'Italie, d'ailleurs, venait, sans la réforme protestante et
. son influence, de s'ilIustrer a jamais par la noble culture de


toutes les branches des connaissances et de l'activité bu-
maines. Elle avait ressllscité le gout du heau, rallumé le
flambeau de l'intelligence ; elle s'était trouvée, pendant plu-
sieurs si~cles, a la tete des leUres, de la science, de la phi 10-
sopbie et de l'industrie renaissantes, et elle venait enfin de
fournir un des quatre grands sH~cles littéraires qui foot
époque dans les annales de la civilisation. Apres de tels efforts
et une telle fécondité, le repos était concevable ; il n'y aurait
eu dans l'inaclion rien que de naturel et d'ordinaire.


Mais non, il n'est meme point exact de dire qu'apres fa
l'évolution religieuse, l'Italie lomba dans )a mollesse et l'iner-
tie. Elle continua, comme p~r le passé, a porter le sceptre
des arts, et, a plusieurs égards, elle le tient encore. Les arts,
les lettres et les sciences ne cesserent pas d'y fleurir. Apres
avoir en Dante, Pétrarque, Boccace et tant d'autres poetes,
liuérateurs et savants illustres, elle produisit}' Arioste, et puis
le Tasse, qni les éclipsa tous, et Maffei, et Méfastase, et Mu-
ratori, Panvinus, Sigonius, Paluzzi, Guichardin, Manzoni,
etc; el, ,dans les sciences et la philosophie, Cardan, Dolce,
Vanini, Campanella, Toricelli, Cassini, Viviani, Volta,Bec-
caria, Piazzi, Oriani et cent autres. «Les heaux-arts, dit
Voltaire, continuel'ent (dans le xvt siecle) a fleurir en Italie;
parce que la contagion de la conh'overse ne pénétra guere
dans ce pays; et il arriva que, lorsqu'on s'égorgeait, en Alle-
magne, en France, en Angleterre, pour des cboses qu'on
n'entendait point, l'ltalie, tranquille depuis le saccagernent
étonnant de Rome par l'armée de Charles-Quint, cultiva les
arts plus que jamais. Les guerres de religioll étalaient ailleurs
des ruines, mais aRome et dans plusieurs autres villes ita-
liennes, l' architeclure était signalée par des prodiges. Dix





-- 401


papes de suite conlribuerent presque sans interruption a
l'achevement de la basilique de Saint-Pierre, et encourage-
rent les autres arts. On ne voit rien de semblable dans le
reste de l'Europe. Enfin la gloire du génie appartient a la
seuIe Italie, ainsi qu' elle avait été le parlage de la Grece l. »


Le meme écrivain, sur le meme pays et le meme sujet au
XVUO siecle, s'exprime encore comme il suít: «I'Italie, dans
ée siecle, a conservé son ancienne gloire, quoiqu'elle n'ait
eu ni de nouveaux Raphael, ni de nouveaux Tasse. C'est
assez de les avoir produits une fois. Les Ghiabrera, el ensuite
les Zappi, les Filicaia ont (ait voir que la délicatesse est tOll-
jours le partage de ceUe nalion. La Mérope de Maffei et les
ouvrages dramatiques de Metastasio sont de beaux monu-
menls du siecle. - « L'étude de la vraie physique, établie
par Galilée, s'esl toujours soutenue, malgré leg...contradic-
tions d'une ancienne philosophie trop consacrée. Les Cassini,
les Vi viani, les l\lanfredi, les 'Bianchini, les ZaneUi et tan t
d'autres ont répandu su,r I'Italie la meme lumiere qui éclaire
les aulres pays. » - On peut ajouter que la bonne physique
est meme originaire d'Italie, et que l'algebre, ainsi que le
dit d' Alemberl, y a en quelque sorte été créée. - « Enfin,
reprend Voltaire, tous les 'genres de littérature ont, durant
ce siecle, été cultivés dans celte aneienne patrie des arts,
autant qu'aillellrs 2. »


En Espagne, ou elle avait donné ses fruits et plus tót et
plus abondants que nuIle autre part, l'activité de la pensée
s' étail, il est vrai, ralentie d'une maniere sensible, et avait
meme, vers le XVUO sieele, flni par tomber en effet dans une
véritable inertie. Ce n'est pas toutefois sans avoir eu d'abord
aussi son sieclc d' or, et, comme l' observe avee raison Vol-
taire, 'e'était bien assez de l'avoir produit une fois : ji ya tant
de pays, el de pays frotestants, qui n' ont jamais rien donñé
dans ce genre.


1. EII. ,. Z" 1Jl. etc. ch. CXXI. - !. Siecle de L,O'uis XIV, ch. XXXIV.
26.


\




- 402- •


e'est un faít d'observation el d'expél'ience, qu'il est un
point de perfectionnement ou, si l'on ,'eut, de progl'es dans
les productions de l'esprit, daos la culture des IcUres ,et des
arts surtout, que les nations ainsi que les individus ue sau-
('aient dépasser, et apres lequel il y a ponr aiosi dire fatale-
ment,. non pas arret, mais déclin et quelquefois décadence
entiere, comme si la nature, épuisée par le grand eflort qu'elle
a dufaire pour aUeindre au plus hant point de ses puissances,
avait hesoin de se recueillir, de reprendre haleine, et que
de longues années, des siecles parfois lui fl:lssent nécessair'es
pour se retremper et repal'altre avec sa vigueur premiere.


En ce qui concerne l'Espagne, cependant, ou le repos qui
succéda a l'activité ressembla, pendant un si grand nombre
d'années, a l'absence complete du mouvement et de la vie,
il doit y avoir encore une cause de ce phénomEme autre que
la fatigue qui suit un grand travail, un déploiement énergique
et pl'olongé de forces et d'ardeur, nous le croyons. Mais
cette cause cst-elle, ainsi qu'on nous le dit, la privation de
l'influence de la Réforme, la non-partieipation a son bien-
fait principal el tant próné, le libre examen; est-elle le main-
tien du principe d'autorité en matiere religieuse? Pour
préeiser davantage et nous expliquer sans détour, eette
cause enfin est-elle réellement, dans ce pays, I'existence, la
vigilance, la tyrannie, la rigueur du fameux tribunal de l'inqui-
sition, comme on l'assure aussi? Nous osons, nous, en dOlltel'.


Le tribunal de l'inquisilion, établi en 1230, est introduit
en France sous saint Louis, en 1200, et vers le meme temps
aussi en Espagne. ([ Il languit, dans ce dernier pays, dit Vol-
taire, ainsi qu'en France, sans fonctions, san s ordre et pres-
qu'oublié l.}) 11 n'empecha pas, sous Alphonse X, la splen-
deur prénoce des sciences el des lettres, au milieu des té-
nebres et de la stérilité du moyen-age, et, non pas ce tribunal,


1, Dict, philosophique.




· -- .403 -


mais la mauvaise pdlitique d' Alphonse et lés dissensions-civiles
qui suivirent son regne, entrainerenl, audire des historiens.
l' obscurcissement rapide de cette helle aurore littéraire.
Í./inquisition ne fut pas non plus un obstacle a la seconde re'"
naissance des lumieres dan's ce pays, vers le milieu du xv·
siecle, ni davantage elle en fut un, bien qu'alors dans sa plus
grande vigueur, a l'avénement de cette troisieme période de
la littérature espagnole, si féconde et si glorieuse. qu'on
appelle son siecle d'or.


Mais l'Espagne, dit-on, n'a de grands écrivains, des hornmes
de style, ni daos les sciences exactes et naturelles, ni dans
la métaphysique, ni daos la philosophie morale et religieuse.
Elle ne compte ni de Descartes, ni de Pascal, ni de Montes"'-
quieu, ni de Buffon, ni de euvier. e'est que l'inquisition les
a empechés de naitre; c'est qu'en voulant prévenir les indis-
crétioDs de la science, elle a étouffé dans son germe le génie
de l'investigation. e'est la, dit-on, la raison pour laquelle
l'Espagne seule est demeurée inactive et muette, au milieu
du libre essor de l' esprit philosophique et scientifique chez
les autres nations civilisées '.


Nous reconnaissons les défiances, la sévere vigilance et la
rigueur de l'inquisition espagnole a partir du xv· sioole, comme
nous reconnaissoos la révélation possible de recherches in-
discretes de la part de la science. Mais eeUe vigilance om-
brageuse et ceUe sévérité, c'es! la Réforme surtout qui les
suscita; elles n'avaient point existé jusque la. ([ L'inquisition
« avait langui en Espagne, comme en France, sans fonctions,
« sans ordre, et presque oubliée.) Voltaire le dit.


Eh i que font contre la religion, que peuvent faire et les
mathématiques, et la physique, et toutes les sciences natu-
relles? Hasarder d·es hypotheses. Nous ne voyons point que


1. VOlr sur ce qu'on peut appelerles)ndiscrétions de la science une DClte dll
chapo XI commenc;ant par les mots : La scieoce et la morale se rapportent a des
intérels différents, ek~ ,


\.1.:~' ,~
~~.... "- '.-


"'-.. -~




- 404-


meme la géologie, la paléontologie, la critique historique et le
rationalisme allemand, aient rien découvert óu imaginé de si for-
midable contre les vérités de la foi chrétienne. Avouons que ce
qui peut nuire et nuit souvent aux croyances religieuses, ce
sont les témérités, la licence des leUres etdes arts, bien plus que
les indiscretes révélations de la science, el que si l'inqnisi-
tion a laissé passel' les hardiesses de l'archipretre de Hita,
les hardiesses encore plus grandes de Fray Gabriel Tellez,
et n'a tr'ollvé rien a reprendre a l'indépendance dll Tacite es-
pagnol et a la sévérité de ses jugements, eHe eut bien pu,
peut-etre, ne pas s'eflaroucher trop' de la publication du
Discours sur la Méthode, des Méditations métaphysiques,
de r Esprit des lois, des Epoques de la Nature ou de [' Ana-
tomie comparée. La OU existe l'indépendance historique,
DOUS voudrions bien savoir pourquoi ne pourraient pas aussi
subsister toutes les autres légitimes libertés. Pourquoi J'in-
quisition n'a-t-elle commencé qu'apres le XVC siecle, a ex-
ercer sur les esprits son influence Irullfaisante? Comment
a-t-elle,~a diverse~ époques, dans le meme pays, donnélieu a
des effets si divers? Il faut qu'a ce phénomene il y ait Ulle cause
sans doute aussi, et quelle cause pourrait-ce etre, encol'C
une fois, sinon les effroyables désordres de la Réforme, ses
menaces, ses rébellions, avec le besoin et le désir bien naturel
d'en..éloigner les dangers?


.La Réforme avait, en naissant, excité le trouble el la plus
affreuse confusion dans toule la république chrétienne l. 00
ne voyait en tons lieux que discussions, querelles, révoltes,
sévices, baines et sanglantes représailles. La discorde et la


i. .. Lonf16 'itaque~udacis,imum turbulenti6limumque facinus adgressus est
,.i:cator iste, qui non solum per Zt'#}ello, convitiosos, 'Sed et per ipsum evangelium
paci, ma:cime turbavit Germaniam, in qua non solum civitas una contra aliam
et gens adversus gentem, provincia adversus provinciam pertinace odio in-
surgit; verum etiam plebs contra senatum in eadem civitate, popu)us adversus
principem suum,' et princeps adversus imperatorem suum, bella seditionesqu6
flteditatur.» (Cochlreus, comment: de actis (Jt script. Lutheri, !)9.




- 40~-


guerre civile désolaient presque tous les Etals. Les pui.3-
sances, aussi bien temporelles que spirituelles, étaient ébran-
lées jusque dans leurs fondements. Pres dela frontiere meme
de l'Espagoe, les Huguenots, ayant a leur téte ou dan s leul's
rangs le roí de Navarre, le prince de Condé, l'amiral deColigny,
Rohan, Lesdiguieres et d'autres membres ambitieux ou turbu-
lents de la noblesse franQaise, s'emparaient d'un grand nombre
de forteresses et de villes du royaume, en livraient plusieurs
a l'étranger, bravaient en cent manieres l'autorité royale,
el ne tendaient a rien moins qu'a luí dicter la loi et a mettre
SOllS le joug toute la France catholique. Ces agitations révo-
lutionnair'es de la Réforme et les longues calamilés qui
les suivirent, en effrayallt les 'souverains demeurés dans l'an-
cienne foi religieuse, il est de cela mille témoignages, les
rendirent méfiants a l' égard des hardiesses de la pensée et
meme de la culture de l'esprit en général, alors accusée ,
dans l'un et l'autre parti, d'avoir engendré tous ces désor-
dres et tous ces malheurs. Quelques pl'inces pousserent la
méfiance a l'extreme. Philippe n, a qui les circonstance3 to-
pographiques de l'Espagne rendaient une surveillance active
praticable etfacile, fut de ce nombre, et ses successeurs imi,..
terent son exemple. Le tribunal. de l'inquisitiol1 rel;ul de ces
méfiances, de ces dangers et du désir de les éloigner une
impulsion nouvelle et tout a fait extraordinaire, et des lors,
inspiré par la politique royale, bien plus que par l'intolé-
rance religieuse, il procéda dans son office avec une rigueur
qu'il n'avait jamais eue jusque'Ia I. Si ce fut une faute, iIla


i. t( L'inquisition, dit un historien allemand et protestant, p.-it en peu de temps,
en Espagne, uncaractere avant tout politique, a telle enseigne qu'on y l'éputait
héré,ie le fai' "'avoir vendu a la France de. chtvau~ 011 des ".&unilion, de
fluerre.


« 11 y eut deux cboses, ajoute le meme auteur, que Ferdinand considéra avant
toutes les autres, daos l'introduction de l'inquisition en ses royaumes: d'llbord la
considération que les biens des condamnés seraient dévolus au fisc; en second
líeu la prévision que ce tribunal, dont le pouvoir s'étend"Ít sur les grands et l~




- "'06 -


fautimputerala Réforme; car ce fut l'effet, non de I'absence de
cette Réforme, mais de sa présence au contraire, de son voisi-
nage, de ses périls non-seulement pour la religion, mais pour
tout l'ordre social; de sorte que s'il esl vrai de dire que l'in-
quisition) par ses sévérités, a comprimé réellement en Espa-
gne I'essor de l'intelligellce el de l'aclivité humaines, il ne
rest pas moins que la Réforme protestante, par ses exces"
ses menaces, ses dangers, a réveillé I'inquisition endormie
et en a provoqué les méfiances et la rigueur. C' est done
en définitive sur la Réforme que tomberait ainsi, dll moins en
partie, la responsabilité de la torpeur et de la stérilité de I'Es-
pagne sous tous les rapporls, a partir de la fin du xvt siecle.


La Réforme sans doute a influé sur l' état intellectuel de
I'Espagne, comme elle a influé sur celui de I'Europe entiere.
Seulement, si, en Allemagnc, en Angleterre, en France et
ailleurs, celte influence s' est exercée par des ravages et de
longs malheurs, elle s'esl fail sentir en Espagne, comme aussi
dans la péninsule italique, par les préeautions que Pon dut
prendre pour se garantir de ses atteintes l.


Mais il fau! etre juste, mem~ a l' égard de la Réforme , et
reconnaitre que l'inquisition et ceUe Réforme ne sont, quoi
qu'onen aitdit, qu'unecausebien secondaire dans la décadence
de l'Espagne. Qu'est-ce que les auto-da-fé de l'inquísition a
é,eques tout aussi bien que sur les ~imples particuliers, et donl ]e président ou
grand ioquisiteur étail a la nomioation, no~ du pape, mais du roi, ne pouvaitman-
quer de devenir un instrument puissant pour la fondation de la monarchieabsolue.))
(Htlvemann, Darstell: aus d. innern Geleh: Span: Waehrend des XV-XVI et
XVII Jahrh: GmU; i8aO, p. iO, 8 el I.


1. «Partout OU la parole des réformateurs frouva de l'échot- Pbilippe 11 croyait
voir la ru.ne de la puissanee royal e el de l'obéissanee. Prolestantisme et révolu ..
tion étaient po.ur lui synonymes. Il se forma chez lui la conviclion qu'one l'oyauté
forte oe pouvait exister que dans le catholicisme, et il déc1ara, en conséqueuce,
qu'il ne reculerait devant aueuo sacrifice d'hommes el d'aorgent pour empecber
l'extension de cette peste de l'hérésie el le danger de sa propagation en Espagne.»)
(Darstell: aus d.er innern Geseh: Spaft: Waehrend de, XV-XVI et XYIl
Jahr1t,. Ton Havemann, Grettingen, iSao, p. ~3f.)




- 407-


cótédes hécatombes immolées par la guerra, el pour des coo-
sidérations mesquines et souvent toutes personnelles? Admet-
tons les ehiffres de Llorente, que des éerivains protestants oot
eux-memes jugés exagérés : le terrible tribunal, dans toute sa
durée, est loio d'avoir saerifié autant d'existenees que tel
eonquéraot en a faít périr en une seule eampagne, en une
seule bataille quelquefois indéeise, pour le seul intéret de son
ambition ou de son orgueil. Eh bien. les rnenaces incessaoles
et les ravages meme de la guerre empeehent-ils que, soit
dans les letlres, soit dans les scienees, sOlt dans le commerce,
rindustrie et les arts, on n' entreprenne et n' exécute souvent de
grandes choses l ? Non, la vraie, la prineipale cause de la dé-
chéance, de la mollesse espagnoledurant tantd'années,ce n'est
ni le tribunal de l'inquisition, ni la réforme protestante: elle
est ailleurs. Il est ailleurs une explication plus naturelle et
plus vraie de ce phénomime curieux, de la .torpeur OU tomba
}'activilé intellect,uelle et physique de la glorieuse Espagne-
si peu de temps .apres la période la plus brillante el la plus
féconde de son histoire: e'est I'expulsion des Morisques et
des Juifs, c' est la découverte de l' Amérique, e'est I'ambitioo
de Charles-Quint, de Philippe 11 et de leurs suceesseurs,
e'est la clépopulation de l'Espagne, e'est la mauvaise polilique,
l'imprévoyance dugouvernement espagnol sous les derniers
princes de la maison d' Autriche f ce sont les prodigalités
excessives el Jeurs eonséquences, les genes fioancieres, la
fiscalité énervante, les altérations de monnaies et les banque-
routes; e' esl aussi, c' esl peut-etre surtout le mépris des Espa-
gnols pour les occupations el pour les professions manuelles,
et, suite eoon de ce mépris, la ruine totale del'industrie, du
commeree, de l'agricullure el de la marine. Ce ne sont point
les entraves mises au libre examen, mais les entraves de tous


i. L'inquisition, pendaot toute sao durée, n'a pas rail autant de victiínesque la
Réforme en une seule année. Le soulcvement de~ paysans sUlicité par les Ñfor ...
mateurs conta la vie a plus d .. cent mille de ees malheureux.




- 408-


genres misea au développement du lra\fail et a la liberté uu
commerce et de l'industrie, qui amenerent si rapidement la
déchéance de l'Espagne.


Apres la conquete de Grenade, de Séville, de Cordoue el
des autres principaux siéges de la domination arabe dans la
péninsule, l'Espagne comptait, au milieu dé ses anciens ha-
bitants redevenus les maitres, une nombreuse population
mauresque, active, laborieuse, intelligente, industrieuse et
vouée presque tout entiere aux travaux des arts et de }'a-
griculture, travaux élevés par elle a un degr'é de perfection
inoonnu partont ailleurs. Par la proximité de la cote afl'icaine,
des Elats bal'baresques .et duMaroc ou s'étaient réfugiés les
débris de la nationaiité arabe vaincue, et par la facilité d' en-
tretenir avec eux des cornmunications secretes et nécessaiI'e-
ment hostiles, ceUe population, sa présence au milieu de
I'Espagne reconquise , oonstituait pour des gouvernements
chrétiens un embarras. piaqu'uu'embarras, une menace in-
cessante, un danger de touslesinstants. Il fallait bien aviser,
faire quelque chose pour-.~:>'C&J}jurer; et les princes espa-
gnols ne trouverent rien d,emieux que de s'assimiler ceUe
population par la croyance, s'il était possible, de s'en assi-
miler ce qu'on pourrait, et d'expulser tous les éléments hé-
térogenes el décidément réfractaires:\ une fusion véritable.,
complete et sincere. Un certain nombre de Maures se conyer-
tirent au christianisme ou feignirent de se convertir; le grand
nombre émigra ou pél'it misérablernent.


L'expulsion des Morisques fut, peu apres, suivie de ceHe
de cent soixante et dix mille familles juives, accusées de fa-
voriser entre les Maures soumis et ceux de la cote barba-
resque des intelligences mena<iantes pour I'Espagne chré-
tienne l.


1. La persécution des Morisques et cene des Juifs eurent l'une et l'autre pour
cause principale uoe raison politique : la premiere, les relations et les intrigues
secretes que les Morisques ne cessaient d'entretenir avec leurs freres réfugiés en




- 400 -


Que ces deux mesures violentes, aient été, de la part de
I'Espagne, une faute contre la poli tique ou une nécessité de
circonstance et de situation, il demeure établi qu'elles lui
furent désastreuses: cal', en for<;ant aJ'émigration, dan s un
temps ou les bras lui étaient si singulierement utiles, ces
hommes índustrieux qui cultivaient ses champs, irriguaient
ses prairies,. entretenaient ses chemins, ses ponts, ses aque-
ducs, ses canaux, qui tenaient dans leurs maills les métiers,
les arts, les manufactures, presque tout le commerce et toute
l'agriculture, non seulement l'Espagne perdít en une seule
année le quar't de sa population, maís elle se trouva des lors
et de plus en plus dans l'impuissance et de recruter ses ar-
mées, el desoutenir sa marine, et de fournir des bl'as au
travail, et d'entretenir ses manufactures, et de cultiver ses
terres, bientót abandonnées etdé~~es, et de pourvoir en-
fin elle-meme a aucun de ses .hesoiruJ. . .


Evidemment celte disparitioo"de la population arabe et
juive dut laisser un vide immense e~\'Espagne, et, en raison
de l'industrie de ces malbeul'eux., exilés, et de l' opgueilleux
préjugé des Espagnols con~re toutee qui était trafic et tra-
vail manuel, il-dut bientóts'y faire sentir un ralentissement
considérable dans l'activité générale ,et parsuite dans tout
le mouvement de la civilisation et du progrese


Un vide pareil et bien plus considérable encore s'y produisit
apres la découverte de l' Amérique, de ses Hes, de ses deux
vastes continents et de ses riches mines d'or. Tout ce qu'il y
avait en Espagne de jeunesse active, entreprenante, ambi-
tieuse,curieuse d'áventures ou avide de ricbesses et de jouis-.
sanees, tourna ses vues et ses espérances vers l'Eldorado, et


Afrique, et 1$ seconde, la part que prirent les Juifs a ces menées en ~'en faisant,
les intermédiaires et les agents secrets.


11 est historiquement établi que les Juifs avaient aidé les Arabes dans la con-o
quet. de l'Espagne. e'est meme a cette circonstance <¡u'ils duren! les priviléges.
remarquables dont ils jouirent 50ns l'administration arabe dans la péninsule.




...;. "to --
,,"ouIut aller tenter la fortune dans eeUe nouvelle terre pro-
mise, ou des aventuriers, avee une poignée de eompagnons
et quelques armes a feu, se eréaient des vice-royautés, de-
Yanajent riches et puissants, et ou, sous un ciel magnifique,
sur un sol fertile et daos des sites enchallteurs, les métaux
les plus estimés, le cuivre, l'argent, l'or surtout et meme les
pierres précieuses, se trouvaient en abondance et servaient
aux plus vils usages de la vie.


Qu' on se figure le M~xique, avec la province de Guati-
mala, les Caiifornies, le Pérou, le Chili, le Paraguai, le Brésil,
la Guyane, presque toute l' Amérique du sud et une partie de
celle du nord, et Saint-Domingue,et Cuba, et d'autres points,
peuplés, mal peuplés sans doute, mais enfin peuplés par la
seule péninsule hispanique et aux dépens de sa propre po-
pulation; et qu' on calcule ensuite ce qu'il dut lui en couter
d'hommes, a cette péninsule, d'hornmes actifs, intelligents,
résolus, el pour entreprendretant d'expéditions, et pour ac-
complir la conquete et enprendre possession, et pour la peu-
pler, et ponr accoutumer eriBn ses colon8 a un climat roenr ..
trier: 1'0n ne sera pas surprls si l'on trouve qu'elle y sacrifia
la plus grande partie de ses habitants; de sorte que ceHe mer-
veilleuse découverte, qui semblait devoir la porter au plus haut


. degré de richesse et de puissance, fut pour elle, en somme et
roalgré t.outes ses mines, une cause réelle d'affaiblissement et
d'appauvl'issement, comme un vaste ulcere ou, pendant plus
d'un siecle, fut auirée et alla se perdre, sans profit pour la
métropole, toute la force, toute la jeune seve du pays, e ut
nimirum non immerito videri liceat, observe un ancienau-
teur autrichien, e cur, qui affectati in orbem terrarum impe-
rii accusantur Hispani, ejectis Maurorum, Hebrreorumque
ingentibus copiis, sibi ipsis solitudinem feceri~t, et Castoris
ns tar, ipsi sibi virilia exsecuerint l. ,


1.. Christoph. Fortmer. Austr. ad. C. Corno Tacit. annal. lib. Und. notre. poI.
Continuatio, p. 8!, ed. Lugd. Batav. ann. fGt;~.




-4H -


On estime a trente millionf, au moins, le nombre des Es-
pagnols qui allercnt s'étab)jr ou chercher fortune dans les
Amériques, et qui furent perdus sans retour pour la mere-
patrie.


A la suite -de cette énorme dépense d'hommes enlevés
par de longues guerres et pur l' émigration volontaire ou
forcée, l'Espagne, qui n'a pas moins d' étendue que la France
et qni est bien plus fertile el plus favorisée de tous les
genres de productions naturelles, l'Espagne, vers la fin du
xvnC siecle, se trouva réduite a mojns de six millions d'ha-
bitants. Sa dépopulation fut telle, que ses plus grandes et plus
beBes cités comptaient des rues entiel'es presque déserte$,
qu'une quantité de villages étaient abandonnés et en ruine,
que les manufactures avaient disparu, que la terre demeurait
partout inculte, que dans ses plus riches provinces ,on pou-
vait voyager pendant plusieurs heures et parcourir de grandes
étendues de pays, sans rencontrer une habitation, un champ
cultivé, sans trouver seulement l'ombre d'un arbre pour s'y
abriler et s'y reposer J.


Eh bien, ces faits de si grandes conséquences,~ l' expulsion
des Maures et des Juifs, et la dépopulation du royaume par de
longues guerres et de plus longues émigrations en Amérique,
ces faits ajoutés a ceux qui en furent.la suile malheureuse, a
la ruine de I'agriculture, du commerce, des arts et de l'indus-
trie; cesfaits, nous le demandons, ne suffisent-ils pas a rendre
raison de la longue torpeur de l'Espagne, sans qu'jl soit
besoin d'y ajouter cette influence douteuse, l'absen.ce de
la réforme protestante?


L'Espagne avait exécuté de grandes choses et déployé une
4. V. Moreau de lOnDeS : Statist. de I'Espagne. - Journal du 'Voyage d'Esp.


rait, en 16~9, a rocca.iot\dutraité delapaix. - Rancke: Prince. et peuple.
de I'Eur. mérid. pendant le XYI- et le XYIle .iecle •. -;- Weiss : Cawe. de la
décadence de ¡'indUlt. et du comm. en E.p. - Viardot : Étude •• ur l'h~loi-r~
dt.instit., de Zalittér. du théátreetde, beaux-art. en E.p. - Dr Wilhelm Ha-
nmanD, Dar,telltmg aw der tltnerm Guchichte Spaniem etc.




..... 412-


'. .
..


activité rare, tandis qu'elle avait de la vigueur eLqu'elle
regorgeait d'une population laborieuse et entrepren3ute;
elle ne flt plus rien que respirer et vivre, quand 'ene; fut
dépeuplée. Telle qu'un homme a qui l' on a pratiqu:e:des
émissions de sang ou trop fréquentes ou trop copieuses"
elle tomba dans la langueur dont s'accompagne toujours la
diminution et l'appauvrissement de ce príncipe de vie. Elle
ne cessa, des ce moment, de déc1iner sous tous les rapports;
elle ne s' est pas encore entÍerement relevée. Elle perdit son
importan ce politique, vit rapidement tomber son commerce
et sa marine, el devint, ponr l'industrie d'abord el bientót
pour toutes eh oses, tributaire de l'étranger.EUe s'en appau-
vrit davantage, et flnít par descenure pármi les nations de se-
cond ordre, apres avoir occupé le premier rang et si long-
temps dicté la loi.


11 n'y a plus d'activité la ou la force manque; et lit ou l'ac-
tivité fait défaut, il ne saurait y avoir ni puissa"nce, ni richesse,
ni véritablement grandeur, ni éclat. Force, énergie, courage,
volonté, tout· manque a la fois a qui se sentdéchu.


Mais que dis~je,déchue? L'Espagne était affaiblie, épuisée,
engourdie; elle n' était heureusement ni morte, ni abrutie, ni
déchue. Elle a. depuisrepris vigueur et vie, et fait '0 dans ces
derniers temps, des progres notables dans les leUres, les
sciences, les arts et l'industrie, aussi bien que dans les ins-
titutions civiles et politiques, et sans appeler a son aide la
réformation protestante.


Eh! qui pourrait assurer, aujourd'hui, tout bien considéré,
que ce fut un grand désavantage pour l'Espagne de s'etre
ainsi trouvée, pendant deuxsiecles, a l' écart de tous les
tatonnements et houleversements périlleux auxquels se livre
le reste de l'Europe avec tant de légereté? Illui est arrivé,
dans son inertie, ~me ii arrive au solitaire qui s'est éloigné
d'une société corróinpue et corruptrice : elle peut, a de cer"-
tains égards, avoir perdu dans la connaissance et l'usage de cette




.. .


- 413-


vie fiévreuse et factice appelée positive; mais elle a conservé
ce qui ne se conserve point au milieu du dévergondage et de
la licence,et qui est aux yeux· des sages d'autre va]eur que
l'importance scientifique, littéraire, industrieBe ~t meme po-
litique : elle a conservé sa santé, sa jeunesse et physique et
morale ;el1e a conservé sa foi religieuse, ses moours, son ca-
ractere chevaleresque, sa générosité, sa loyauté, son hon-
neleté, son respect, ce qui fait la vraie glolre, la principale
dignité de l'hornme, et )a meilleure garantie de résistance
et de durée pour les sociétés civiles aussi bien que pour les
familles et p(jur les individus.


L'inertie de la magnanime Espagne n'était point la dé-
chéance; etle était la langneur, le repos apres une trop grande
perte de force s ; elle était aussi le recueillement pieux et
l' observation réfléchie et fructueuse au milieu des agitations,
des convu]sions, des menaces; des dailgers de toutes sortes
de l'esprit novateur el anti-l'eligieux, occupé, partout ailleurs,
a rellverser par ruse ou par violence les institutions du passé,
et s' épujsant en vains efforts pour l'emplacer ou reconstituer ce
qu'il a foUement renversé. Telle qu'une terre fertile a qui l' on
a trop demandé et qui sJestépuisée par l' exces de sa fécendité,
l'Espagne aflaiblie avait hesoin de se reposer dans l'inaction,
avant de prendre un nouvel essor et de développer avec éner-
gie tous les germes de puissance et de grandeur que recele
abondamment son seín féeond et généreux.


Qu' est-ce, apres tout, que cette activité, eeUe aetivité que si
fort·on considereet nous vante ?Oil, eomment et en vuede quoi
s'exerce-t ... eUe? Dans le commerce, l'industrie, la seience,
la soienoe {lppliquée a l'industrie et en vue presqu'unique-
ment du lucre et dll bien-atre matériel ? Quoique le catholi-
cisme ne meUe pointen premiere lignec~s divers ·intérets,
loin cependantd'y avoir nui, il les a ~is, comme ,touS'
les autres, dalÍs la mesure légitime. Oui , nous ·ne erai....r
gnons pas de l'affirmer, meme cette sorte d'activité, si ron i




..


.-: 4:H -:-
. .'''~


regardait bien, on poU~iltrouver qu'elle est redevable,
en som~me, a l'Eglise ef a>l'enthousiasme chrétien, plus,
et beaucoup plus qu'a aucunedeces autres influences aux--
quenes on la veut rapporter. L'impulsion qui fut imprimée
dansles temps modernes a I'activité cornmercialeetindustrielle,
date en effet avant tout, qui ne le sait? de la décou verte du cap
de Bonne-Espérance el de celle de l' Amérique : or cesdeux
grands événements furent pr'ovoqués, dirigés, animés el
constarnment vivifiés par la pensée chrétienne. L'Italie d' ou
esl partie ceUe pensée, et la péninsule hispanique qui l'a
héroiquernent mise en reuvre et réalisée, ce sont donc elles;
a dire vrai, qui ont engendré celte activité ; et il est, sous ce
rapport, arrivé a I'Espagne et a l'ItaJie ce qui arrive presque
toujours aux héros, aux génies inventeurs et aux grands ini-
tiateurs qui payent de Ieur vie les services qu'ils rendent a
l'hurnanité. L'Italie et l'Espagne ont semé; d'autres ontrécolté.
Leurs grandes découvertes, ce qu'elles ont fait au prix de tant
de généreux sacrifices et de sang et qui a tant avancé la ci-
vilisation générale, ,,'a été pour elles l'épuisement et presque
l'anéantissement; ,,'a été pour tout le reste de l'Europe, au
contraire, une source intarissable de richesses, de puissance;
de prospérité.


Mais ce n'est pas tout, peut~etre, que l'activité des inté-
rets physiques et sensueIs, el l'activité de la science au ser-
vice de tels intérets ; e' est quelque chose aussi, sans doute;
que ceUe autre activité, ceUe activité généreuse, bienfai·-
sante, héroique, qui, partant de Saint-Pierre de Rorne, em.;.
brasse el anime l'univers; ceUe activit.é du dévouement et
du sacrifice qu'aux XVI', XVii', XVlll' sH~cles, et aujourd'hui
encore, déploient, infatigables et sans bruit, au milieu des
privations, despieges, des souflrances et des périls de
toutes sortes, les missionnaires catholiques dans tout l'ancien
et le nouveau monde, depuis les Apennins jusqu'aux Alpes
6candinaves, jusqu'aux Andes, jusqu'al\X monts du Thibet et




., .(


par dela, jusqu'a I~ graijdái:~~j~iUe de la Chine, seman!
partont sur leurs pas le ch~tñe,ses vertus, ses bien-
faits, tousses éléments~teurs et civilisateurs. Qui
oserait dire que cette activhé généreuse n'a pas aussi sa
graildeur et son importance?


<t La conquete, dit un historien protestant allemand 1, se
transforma, dans le nouv~au monde, en missions, et les mis-
sionnaires y devin/rent la civilisation. Les moines cordeliers
y introduisirent l'art de cultiver et d'ensemencer le sol et de
batir des maisons, en meme temps que de lire et de chanter
les louanges du Seigneur. Les jésuites y ouvrirent des écoles
de grammaire et de beaux-arts; ils fonderent, a Mexico, le
collége de Sainte-Ildefonse, et, a Lima, une université ou
s'enseignaient toutes les branches de la science. Le clergé
catholique acquit a la civilisation chrétienne les enCants du
nouveau monde, captivés, d'un coté, par les promesses de
la foi ; émerveillés et touchés, d'autre part, des consolations,
de la beauté, de la majesté, de la splendeur auguste de son
culte. »
. Etou se produit-elle, cependant, cette activité supérieure


s' exer.;aut en vue des seules affaires de l'ame et d'une cul-
ture avant tout inlellectuelle et morale? N'est .... ce pas dans le
monde catholique et la seulement? Et qui en donna l'impul-
sion et l'exemple? N'est-ce pas I'Italie, n'est-ce pas surtout
I'Espagne ? Non seulement le protestan~tisme et les Etats pro-
testants n'en peuvent revendiquer le mérite1 ils n'y ont pas
la moindre part, ils n' ont rien su produire jamais de sérieux,
rien su contrefaire en ce genre.


Le protestantisme, jusqu'ici, n'a su provoquer encore
ancune grande fondation, aucune grande entreprise, non
pas meme aucunede celles qu'inspire l'activité matérielle. Ce
n'est pas luí qui a fail la grande marine européenne mo-
derne ; ce n'est paslui qui le premier s'est distingué dans la


1. V. Ranke, Die Roemischen Paebste, etc.




- 416-


manufacture savante, qui le premier a su porter a une haute
perfection l'art d'ouvrer le lin, le coton, la soie, les cuirs, le
bois, l'acier, I'ivoire, le verre: Venise, Séville, Ségovie, COI''''
doue, Tolede remportaient, des le XVIO siecle, sur ce que meme
l' Angletel're oflre aujourd'hui de plus parfait en ce genre:
Le protestantisme n'a rien créé, rien fondé, rien inspiré. Et
cependant il est une activité qu'iI aime el qu'il semble devoir
favoriser: c'est I'activité mercantile el cupide avec ses consé-
quences; c'est l'activité dan s le lucre, l'activité a acheter, a
vendre, a produire ce qui se vend et dans la vue seulement
de vendre; e'est }'activité de l'esprit, du creur, de tout le génie


. et de la vie entiere de l'homme voués a la soif d'acquérir et
de jOllir : ce n'esl point l'activité de bon aloi, l'activité salubre,
désintéressée, généreuse, noble et légitime, l'activité hiérar-
chiqne el h:ll'mo'lique, si I'on peut dire, I'activité vouée au
bien, an beau, "'nd, enfln l'activité vl'aiment bienfai-
sante, humanisan. llmaine.


Du temps de l'an(,~t!nne unité catholique, la science étu-
diait la nature en dirigeant ses rechel'ches a la clarté de la
religion, et l'on voyait un Kepler, manquallt de pain, s'élaü-
cer sur les ailes de la foi dans les inflnís -espaees, et trouvcr'
la loi des mondes en poursuivant parmi les astres la trace de la
Trinité divine. Meme l'industrie, meme les simples méliel's
s'inspiraient, comme tout le reste, au feu saeré de l'art el
de la foi: ils étaient artistiques et religieux ; ils exéculaient
leurs chefs-d'reuvre en invoquant les lumieres et.l'assistance
du cíel ; on y travaiHait le ereur hallt et les yeux tournés vers
l'avenir. Aujourd'hui, tout au contraire, sous ce régime
d'exarnen et de progres prétendu, la seience, -les heaux-arts,
les leUres ell~s· memes se vendent en boutique, sont devenus
marehandise et cornrneree, estiment leurs succes et leur gloire
au poids et a la mesure~ et, pressés de toneher le prix d'reuvres
sans portée ni durée, se les font, avant échéanee, escompter
en francs et centimes.




- 417 -


Ni les leUres, ni les arts, ni les grandes oouvres religieuses,
rien de ce qui demande des efforts désintéressés et purs, n'a
fleuri, n'a pu fleurir sur le sol de la réforrne protestante .•..••


Que l'Espagne reste fidele a sa foi, cornme elle a fait jus-
qu'ici ; que, tout en accordant a la liberté sa part légitime,
ellecontinue a respecter la religion et a la défendre contre
les principes de négation et de dissolution, et nous osons lui
prédire une nouvelle ere de force, de grandeur et de pros-
périté, supérieure a ceHes qu'elle a déja parcourues, et qui
sait? peut-etre la gloire de sauver, en Europe, le Christia-
nisme et la civilisation, si grandement menacés par l'esprit
-révolutionnaire et le chaos des opinions.


1. Ce chapitre était écrit depuis plusieurs années, quand a eu lieula derniere
révolution d'E.pagne : on n'a pas eru devoir y rien changer.


!7.




CHAPITRE X


La Bélorme a lendé I'ere réwoluf¡ioRnaÍre .


. Qu'a done faít la Réforme, en derniere analyse? Ou'a-t-
elle produít, développé, perfeetionné? Elle n' a pas ranimé la
foí religíeuse. S'il est vrai qu'elle a redressé ou {aít redresser
quelques abus, elle en a eréé d'autres plus nombreux et,
nous le eroyons, d'une bien autre eonséquenee : par elle-
meme, elle n'a rien réformé. Ce n'est pas d'elle qu'est partie
l'impulsion donnée, vers la fin du moyen-age, a eeUe aetivité
vraiment prodigieuse dont nous admirons tant, peut-etre
trop la puissanee et les merveilles. Elle ne s'est pas proposé
l'émaneipation de la raison humaine, elle n'y avait aueune
prétention, et volontairement, a coup sur, elle ne i'a point
opérée. Ce n' est pas elle qui a fondé la liberté poli tique ni
aueune autre liberté. Ce n'est pas elle qui a imprimé a la
soeiété moderne un mouvement déeisif vers tout ce qui est
lumiere, progres, eivilisation; et son absenee n'a: pas plus
été p~iudiciable a I'Espagne et a I'Italie, que sa présenee n'a




- 419-


été favorahle a l' Allemagne el a la France. Dans la sphere des
choses divines elle n'a ni restitué la foi , ni purifié, perfec-
tionné la doctrine el le cu Ite ; dans la sphere des idées elle
n'a pas créé la science moderne ; dans celle de la víe positive
et sociale, elle n'a ni {ondé, ni développé, ni consolidé la li-
berté. Encore une fois qu'a-l-elle produit, qu'a-t-elle faít,
quelle influence enfin a-t-elle réeJlement exercée?


D:ms l'espoir de se substituer a son aUlorité, elle a sup-
primé le pape, elle a convoité, déplacé son pouvoil'. Elle a
lachement abandonné cette grande conquete de I'Eglise,
source eL sauvegarde de (outes les libertés, la distinction et
la séparation des deux pouvoirs, du pouvoír religieux et
du pouvoir civil. Pour gagner les princes a sa cause, elle
leur a livré les clefs de I'Eglise el avec elles le sanctuaire de
l'ame. Elle a délruit celte grande unité, ceUe grande socié~,> o
chrétienne qui, raisant de l'Europe entiere un seul etvt'if .... < :'.
corps, une seuIe el grande république, une immense famillé. o
sous I'autorité d'un meme pere spiriluel, constituait la eon..,¡,:: .
corde et l'union dans tout le monde civilisé, et garantissaii
tout ensemble l' existence des peuples, la dignité humaine et
les d.'oits légitimes des souverains. Elle a enlevé a la puis-
sanee civile enfin el a la démocratie moderne leur contrepoids
nécessaire el le plus puissant, le plus cfficace, le plus sur,
l'aulorité religieuse, el a par la, sans le prévoir, enlrainé
dan s la meme décadence la liberté el l'autorité~


L'indépendance et l'autocratie de ]a raison individuelle en
tout et partout, el, sans la liberté, soíl la ruine, soil l'absence
del'autorité dans l'Etat, dans la famille, dans la croyance et
la eonnaissance:· c'e'st la surtoul son oouvre; voilil ce qu'a
véritablement engendré la réformation protestante.


Par le libre examen, la Réforme a produit le rátionalisme,
la critique, l'incohérence, la négation; par la négation, elle
a conduit il l'insoumission et a la révolte, el par la révolte,
par sa révolte contre l'autorité, par ses preches incendiaires"




- '20-
, .


et par ses grandes insurreetions populaires, eHe a développé
eet esprit révolutionnaire avee raison qualifié de barbarie
jetée ti travers la civilisalÍon.


Le fait de la Réforme, le fait de l'an quinze eent vingt est
le premier terme et le terme générateur de la trilogíe révo-
lutionnaire qui s'est déja jouée, de la tétralogie,si I'on peut
ainsi dire, qui sans aueun doute doit se jouer dans ce monde
moderne issu de la société barbare. Et ce grand drame de
1020, eomme eelui de t 625 et celui de 1789, a sa déclaration
des droits, sa prise de Bastille, sa loi des suspects, son comité
du salut public, sa Terreur, ses guerres et ses sanglantes exé ...
cutions. Le Dieu libre examen a été .le précurseur de la déesse
Raison : si Luther l'ignore, Zwingle, Calvin et beaucoup
d'antres sont la pour le lui apprendre.
~ Le libre examen est le pere de la souveraineté du peuple,


comme ill'est de la souveraineté de la raison individuelJe,
deux dogmes aussi sensés l'un que I'autre. Le droit pour
l'homme de se meUre en insurrection contre l'autorité reli-
gieuse a laquelle sa croyance est soumise, le droit de con-
tróler, discuter, nier, combattre et par eonséquent renverser
la religion établie qui lui déplait ou qui le gime, le .droit de
se faire sa religion soi-meme et d'en precher une nouveIle,
ee droit est anologue a celui que revendjque et qu' exerce,
quand il le peut, le révohJtionnaire politiquee


Qu' est - ce que' l' esprit révolutionnaire dans la politique ?
e'est l'esprit d'insoumission, l'esprit d'indépendance indivi-
dueHe, resprit d'innovation sans fin, l'anarchie dan s la so-
eiété eivile. Qu'est-ce que le protestantisme, I'esprit protes-
tant, le libre examen, la liberté démagogique appliquée aux
objets de la foi? C' est préeisément la meme ehose : c' est
l'insoumission, l'iodépendance individuelle, }'innovation io-
cessaote, l'anarchie, l'esprit révolutionnaire daos la croyance
religieuse.


Le droit d' examen s' exer<;ant sur le dogme, sur les prin-




...... 21 -


cipes de la foi, c'est l'état sauvage dans l'Eglise, c'est ou }'a-
narchie ou un rnensonge en religion, cornme la souveraineté
du peuple, la démocratie, le vote universel sont l'anarchie
ou le mensonge en poli tique l.


Il s'est vu, oui certes, a toutes les époques de l'histoire,
des conspirations et des insurrections contre le pouvoir établi,
des princes détrónés, des gouvernements renversés, des re-
veurs d'utopie et des législateurs improvisés: mais il n'était
encore venu a la pensée de nu} homme de fonder un établis-
sement social, une société, soit civile soit l'eligieuse, sur l'in-
dépelldance individuelle, sur' }'individualisme, sur l'absence
et la négation de tout gouvernement, de toute autorité; et


. iI ne s'est vu qu'une fois que l'autorité elle-meme et en elle-
meme et le principe d'autorité, aient été mis en cause, altaqués,
décriés, niés, renversés dans la poussiere el trainés aux gé-
monies. La Réforme la premiere a eu cette pensée raison-
nable et donné ce bel exemple depuis trop bien imité!


La réforme prote'stante peut, si elle veut, s'aUribuer ce
mérite et en tirer gloire: elle compte parmi les époques qui
marquent dans les fastes de l'humanité. Elle est, dans les
annales des peuples, le prernier événement de son genre. Elle
a fait surgir de }' orgueil un esprit qui n' avait pas encore do-
miné parmi les hornmes : la haine, la négation de l'autorité,
l'insurrection systématique contre le principe d'autorité.


00 avoue, ses plus fervents et plus respectables partisans
avouent que la Réforme a été une révolution, qu'elle a été
révofutionnaire. Eh 1 sans doute, qui le pourrait méconnaitre!
Elle a été une révolution, la premiere grande révolution des
temps modernes, la premiere plus encore par les eflets que
par la date; elle a été, de toutes celles qui sont arrivées
dans les divers ages, la plus radicale et, malgré son origine
futile au fond, la plus féconde en conséquences loinlaines et
fatales. Elle est et apparaitra un jour, plus que le mahomé-


1, Le vote dinct ou a un stul degré, bien entendll.




- 422-


tisme, une reuvre opposée a la pensée chrétienne et une reuvre
morteHe a la civilisation : car, s'il est vrai que le christianisme
a jeté les fondements de tous les pr'incipes el, en anobliss:mt
l'{)béissance, fondé l'autorité, la Réforme, elle au contraire, a
mis au jour un insh'ument dont la force destructive devait
ébranler tous les príncipes et porter aUeinte a toutes les au-
torités. I...a Réforme a changé les rapports et des hommes et
des choses. Elle a répandu dans l'univers des fermenls éter-
neIs de doute, de négation, de rébellion, de haine et de dis-
corde. e'est a elle, a son influence pernicieuse, que sont dus
et ceHe instabilité que nous voyons en toutes choses, et cet
esprit d'innovation et de destruction qui ne permetde s' atta-
cher a aucune, et cet état enfin d'incohérence et d'anarchie
intellectuelles etmol'ales OU nous somrnes etdont les plus hon-
netes gens el les hornmes les plus érninents de son parti, du
pl'otestantisme lui-merne, se plaignent avec tant d'arnert.ume l •


La Réforme a cornmencé l'ere révolutionnaire. Elle a ouvert
dans l'histoire de l'humanité l'ere des révolutions religieuses,
morales, politiques, radicales ou sociales. La Réforme fut,
des l' origine, dans son essence; eHe est encore et elle res-
tera dan s son príncipe, son esprit, ses moyens, manifeste-
ment, foncierement l'évolutionnaire.


e La Réforme, observe un écrivain protestant de l' Allemagne
« Prussienne, la Réforrne fut une révolution, €t ses chefs qui
e se souleverent contre l'autorité religieuse alors subsistante,
e étaient des révolutionnaires, de vrais ré\'olutionnaires 2. ])


e La Réformation, ajoute un autre protestant., Steflens,
e la Réformation a été visiblement démagogique et révo-
e lutionnaire 3 ••


1. Pour légitimer cet esprit d'innovation qu'on a décoré du nom de progres,
on nous dit qu'iI en est des hommes et des choses humaines comme d'une masse
d'eau, qui se corrompt en demeurant stagnante. Sans doute iI est bon que I'eau
couIe, mais cependant pas trop forl : une riviere est fort utile; mais un torrent
ronge ses bords et, sam rendre aucun service, peut exercer mille ravages.


2. Bemerkungeneine6 Protestanten in Preussen über TzernerschenAnfeidungen,
1824, p. 52. - 5. Cité par M. de Bussierc, La Foi de n06 Peres,




- ~!l-


Cinquante autres protestants en ont porté ce jugement,
et M. Guizot en pense de meme : él La Réforme, dit-il, était
essentiellement révolutionnaire. Il est impossible de lui en-
lever ce caraclere, ses mérites et ses vices; elle en a tous
les effets l. :t


Oui, et ce caractere, elle I'a conservé. Ce qu'el1e fut a l'o~
rigine, elle I'est encore. Par son aversion éternelle pour l'au-
torité, elle n'a pas cessé d'etre au fond essentiellement révo-
lutionnaire, el I'on peut luí appliquer en toule justice ceUe
paroJe de son plus iIIustre adhérent: c Que le venin demeure
la ou déjd la vie n'est plus.»


La liberté moderne était en voie de se fonder pacifique-
ment, progressivement, par développement successif et sous
les auspices de l'autorité : en rompant avec l'autorité, en
venant jeter sa révolte, son principe de révolte, sa barba-
rie ti travers cette civilisation, la Réforme a faussé le déve-
loppement moderne; elle }'a perverti dans son principe et
sa nature; elle l'a infecté de son vice originel, et d'évolu-
tionnaire el légitime qu'il était, elle I'a rendu pervers, des-
tructeur, l'évolutionnaire, ce qu'il est encore, el ce qu'il
restera tant qu'il ne reniera point ceUe funeste origine.


Qu' on ne nous oppose poiot que la Réforme ne s' esl at-
taquée qu'il l'autorité religieuse, el que de notre propre aveu
elle a renforcé le pouvoir des princes! Elle I'a en elfet ren-
{orcé momentanément et meme exagéré, 1'00 a vu commeot
et pourquoi. Mais, est-il besoin de le dire? toutes les auto-
l'ités s'enchainent et forment un grand ensemble dont I'auto-
rité religieuse est certainemenf la hase. Ce fondement éhranlé,
tout l' édifice devait tomber par une conséquence ínévitahle,
el les démolisseurs l' oot bien ainsi compris. Condórcet ob-
serve cque les hommes, apres avoir soumis ce qu'il appelle
les préjugés religieux a l' examen de la raison, devaient


f. Histoire de la civil. en Eur. Lepon Xln:'




- 424-


nécessairement l' étendre bientót aux préjugés politiques;
qu' éclairés sur les usurpalions des papes, ils fin.iraient
par vouloir tetre sur les usurpations des rois ...... ; que
les nouvelles sectes ne pouvaient, sans contradiction gros-
siere, réduire le droit d' examiner dans des limites tropres-
serrées, puisqu'elles venaient d'établirsur ce meme droit la
légitimité de leur séparation l.» Voltaire, avant Condorcet,
avait jugé « que le calvinisme devait nécessairement ébranIer
les fondements des Etats 2.» Enfin un auteur plus grave, M.
Guizot, nous enseigne que ct la révoIution d' Angleterre fut le
choc du libre examen contre la monarchie pure 3.»


La Réforme ne tarda pas, en effet, a faire sortir de son
principe commede son dogme toutes leurs conséquences impli-
cite::;. Nous aurions de belles choses a produire, si nous voulions
rapporter tout ce que les réformateurs, leurs anxiliaires et
leurs discipIes ont dit et faÍt en faveur de la révoJte et du dé-
magogisme incendiaire :


el Le pape, écrivait Luther, est un loup possédé du malin
e esprit; iI fant s'assembler de tous les villages el de tous les
«bourgs contre lui; il ne faut attendre ni la sentence du
el juge, ni l'autorité du concile : n'importe que les rois et les
e Césars fassent la guerre pour luí: celui qui fait la guerre
({ sous un voleur la fait a son dam 4.»


« Que n' employons-nous ces armes (la corde, le fer et le
« feu) contre les cardinaux, les papes etc.; que ne lavons-
« nous nos mains dans le sang de ces maUres de perdition !
e Cur non manus nos tras in. sanguine istorum. lavamus!»


«On ne doit point stlpporter l' empereur Charles-Quint,»
dit-il ailleurs; c: on devrait l'assommer avec le pape 5.»


«Charles-Quint, ajoute-t-il, ({ est un fou, un chien enragé
e qu'on aurait dÍl assommer a coups de lances et de baton. ])


i. Esqui$$esetc. in-8°, p. 20t. - 2. Siecle de Louis XIV, XXXVII. -
3. Hist. de la Civilis. en Europe, lCl,ion XIII. - 4. Luth. opp. lato in-fol. t. U,
p. t8t, 182, 69. -~. Opp. éd. Jenens, t. VII, f. !78.




Et encore :
« Il ne reste plus d'autre moyen que d'attaquer par la force


« l' em pereur, les rois et les princes r, etc., etc ..... l)
Obséquieux, soumis, vendu aux princes de son parti jus-


qu'a leur livrer les consciences, il était pour tous les autres
rempli de fiel, etne manquait pas une occasión de les dis-
eréditer dans l' opinion des hommes. Nous avons déja parlé
de la maniere ignominieuse dont il traitait le prince Georges
de Saxe, et Henri VIII d' Angletel're, avant que ce roi eut
rompu avec l'Eglise. En général il était fort enclin a s'ex-
primer défavorablement sur le compte des souverains, des
princes eL des grands, sitót qu'ille croyait pouvoir faire sans
danger pour lui-meme et son entreprise, presque tou! au-
tant que sur ce\ui des papes, des éveques, des pretres et
des moilles :


(1 Depuis que le monde est monde, dit-il, e' est un oiseau
«( rare sur lerre qu'un prince sage et prudent, mais plus ('are
« encore un prit~ce honnete homme 2.»


«Princes, éveques, pretres, moines, polissons sur polis-
(( sons 3. lD


« Les princes, » dit-il ailleurs, «sont d' ordinaire les plus
CI grands fous et les plus insignes coquins du monde; on n'en
IJ peut rien attendre de bon 4.»


«Etre prince et n'etre pas un brigand, e'est une ehose
«( presqu'impossible 5."


« Scandale!" s' écrie· t-il, (( que toutes ces piperies d' empe-
« reur et de princes a la face du soleil 6 ! h


U Que sont la plu part des grands? des fous, des vauriens,
«( et les plus grands vauriens qui vivent sous le soleil 7.l)


« En vérité, vous conduire eomme vous faites,» écrit-il a
l'adresse des princes, cc'est pécber, c'est irriter le Seigneur.


i. Rapp\lrté par Kern, p. 13. - 2. De magistrat. srecul. - 3. lbid. - 4.
Luth. opp.lat. in-fol.l JóJI, f. 181, 18!, 69. - ñ. Spalatino, 25 Aug. 1~2t.-
6. D. Jlagistrat. 'recuC- 7. lbid.




- 4!6-


a Que voulez-vous, roes chers maitres? Dieu est assez fort, il
tt vous brisera. l.... « Tremblez qu'il ne vous brise, comme


_u I'Ecriture nous dit qu'il a fait des puissants de la terre: Jl
• a jeté les puissants de leurs siéges. ) -, {I C'est la ce qui
« vous attend, mes chers princes, comprenez·)e bien l.»


Et encore :
« Princes, la main de Dieu est suspendue sur vos tetes, le


« mépris s'étendra sur vous, vous périrez, yotre puissance
« fut-elle au-dessus de celle du Turc. Déja votre récompense
« vous aUend : on vous tienl pour bélitres el polissons; on
fI vous juge d'apres le role que vous jouez; le peuple a ap-
« pris ti vous connaitre, et ce chátiment terrible que Dieu
• appelle le mépris vous pl'eSSé de tous cóté,; vous ne pour-
« rez pas le détourner. Le peuple lassé ne peul supportel'
« votre Iyrannie et votre iniquité 2."


Le-Iangage ignominieux dont cet insolent se sert en par-
lapt de Henri VIII el des princes, n'est pas moins coupable
que l'inc1tation directe a la révolte; mais quoi! il est déja
la révolte ; il est le régicíde en intention, en germe.


Et Mélanchthon pense et dit comme le maitre :
e PIÍlt a Dieu, écrit-il au sujet du roí d' Angleterre,c que


« le cíel inspira! a quelque homme résolu la généreuse pensée
«d'assassíner ce tyran! Quam vere dixit ille in tragredia:
(( Non gratiorem victimam Deo maetari pos,e quam tyran-
numo Ulinam Deus alicui forti viro hallc mentem inserat /-


Nos démolisseurs contemporaíns ont-il ríen dit de plus
violent, et se figure-t-on I'impression que devait faire sur la
multitude, au XVle siecle, ce langage séditieux dans la bouche
d'hommes qui s'annon.;aient comme inspirés de Dieu, et se
prétendaient les rest.itut.eurs el les défenseurs de l'Evangile?
Cela ne tarda pas a se montrer, et le résultat dépassa.l' attente
des instígateurs.


f. Cité par M. Audin, Vie de Luther, t. JI, p. 11 g. - 2. lbid. p. 15.




- 427 .....


« La tyrannie papale, s'écrie un des professeurs memesde
Wiuenberg , Eusebe Menius, ti la tyrannie papale s'est trans-
(C formée en une anarchie OU le nombre des tyrans est incal-
«( culable,en une anarchie qui nous a plongés dans une ser-
a "itude bien plus intolérable que He le fut l'ancienne, etou
ti chacun peut se permettre tout ce qui lui plait, et faÍt réel-
(1 lernent tout ce qui lui passe par la tete. Nous nous sornmes
a sOtlstraits a l' orgueil ele la tyrannie papale, mais hélas! <;'a
(1 été pour tomber sous le joug d'une populace effrénée qui,
(1 telle qu'un ouragan, renverse et entraine tout sur son pas-
« sage. Tyrannis pontificia in anarchiam conversa est, qure
cum sit infinita tyrannis, servitutem adduxit, multo into-
lerabiliorem priore elc. Tup~'¡/YQU tlgptV t¡&ú}ov-re, 1 E{S Ó~P.OU &:xo).~a-rou
úgptV ~p.rráaol1.$V etc. 1 l>


u Il est un mal plus grand que le sehisrne qui a sé paré
(1 des luthéf'iens les partisans de Zwingle, éerit l'ineonsé-
quent Mélanehthon, ti C' est cet état d'anarehíe OU nous
« sommes plongés, et qui faít que personne ne veut plus en
el quoi que ce soit obéir a personne 2.»


Mais le mal ne se borna point a ces premiers effets de l' a-
narcrne: a la voix du chef de la Réforme s' étaient levé s
Storck, Münzer, Jean de Leyde, prets a mettre en pratique
l'enseignement qu'illeur avaít donné.


« Freres, criait Münzer, nous somm es tous enfants d' A-
«dam; notre pere commun, c?est Dieu. Et voyez ce qu?ont
« faíl fes grands! lIs ont, les maudits, refaít les reuvres de
«Dieu, et créé des tit.res, des priviléges, des distinetíons. A
« eux les délices et les douceurs de la vie, a nous les rudes.


'« travauJ.; a eux les richesses, a nous la pauvreté. La terre,
u cependan t, n'est-elle pas notre bien a tous, notre héritage
• commun ! Voyons ; quand done avons-nous renoneé a l'hé-
« ritage de llotre pere? Qu'on nous montre l'acte de renon-


1. Oratio de vita Jac. Milichii Witebergm, i!)62, A, .l. - Die Re(. 11,607""
t. CQt~. Reí. IU, 488.




- 4i8-


« eiation. Il n'en existe pas. Riehes du siecle quÍ nous tcnez
« en esclavage, qui nous avez dépouillés, rendez-nous notre
(1 liberté, rendez-nous nos biens ! Ce n'est pas seulement
(e eomme hommes que nous venons aujourd'hlli redemander
ce ee qu'on nous vola, mais eneore eomme chrétiens, etc. 1. 1)


Ce qui suivit, ehacun le sait ~ le soulevement gt~néral des
populations en Souabe, dans la Thuringc, en AIsace, dalls
tout l' occident de l'Empire, les deux formidables insurree-
tions des Anabaptistes et des paysans.


CI Peu a peu, dit M. Miehelet, l'éterneIle hainc des pauvres
. eontre le riehe se réveilla. Elle se compliqua de lous les ger-
mes de démoeratie qu'on crut étouffés au moyen age. Des
Lollardistes, des Beghards, une'foulC de visionnaires apoca-
Iyptiques se réunirent. Le mot de raUiement devint plus tard
la néeessité d'un seeond bapteme; des le principe le hut fut
une guerre terrible contre l'ordre établi, contre toute espece
d'ordre : guerre contre la propriété, e'était un vol faít au
pauvre ; guerre contre la science, elle rompait l' égalité natu-
relle, elle tentait Dien, qui révélait tout a ses saints; les
livres, les tableaux étaient des institutions du diable.1>


« Les paysans, les premiers, leverent l'étendard de la ré-
volte, déclarant qu'ils allaient s'oecuper eux-memes de la
mise en oouvre de l'Evangile, puisque les autorjtés y meUaienl
tant de lenteur 2.1>


L'histoire nous apprend eomment i1s s'y prirent pour eela :
ils se signalerent par le pillage, l'incendie, le viol, le meurtre
et d'autres atrocités, jusqu'a ce qu'on mit fin a ceUe pra-
tique de l'Evangile par un massacre général de ces malheu-
reux, dont le glaive moissonna plus de cent mille.


Luther se défendit d'abord, il est vrai tant qu'il put, COD-


i. Ces braves gens connaissaient déja la fameuse doctrine: La propriété c'elt
le voZ. Ce Münzer en sav&it sur cela tout autant que le citoyen Proudhon.


!. Michelet, Mém. de Luther.




- 14.29-


tre le reproche d'avoir aHumé ce grand incendie; ce fut en
"ain, il ne convainquit personne. ([ Tu ne reconnais point ces
« rebelles, lui cria Erasme; mais eux ils te. connaissent. Tu
e[ as voulu repousser ce souPQon par le livre sanglant que tu
([ as dirigé contre les paysans, mais tu n'y as point réussi.
([ Les horreurs dont nOliS nous plaignons oot été produites
« par tes écrits contre les moines et les éveques; elles sont
el le fruit de ton esprit.})


Les puritains, en Angleterre et les réformés dan s les Pays-
Bas, en saccageant et détruisant les églises, les monuments
des arts et les tombeaux, agissaient sui vant les memes principes
et sous la meme impulsion. el Jean Knox, le réformateur de
l'Ecosse, par ses violents discours, anima tellement le peuple
réformé de Perth a la sédition, dit Bossuet, qu'il arri va des
meurtres et des pilleries par toute la ville, que l'autorité- de
la régente ne put jamais apaiser l. })


el J'assurerais hardiment, écrivait ce Knox, el que les gen-
e[ tilshommes, les gouverneurs, les juges et le peuple d' An-
« gleterre devaient non-seulement résister ti Marie Ieur reine,
e[ ceUe nouvelle Jezabel, des lors qu' elle commenQa a éteindre
e I'Evangile, majs encore la faire mourir avec tous ses pre-
e tres et tous ceux quientraient dans ses desseins 2.»


e 11 est constant dans le fait, observe encore Bossuet, que
l'esprit de sédition et de révolte parut en Ecosse, comme en
France et partout ailleurs, -des que la Réforme y fut portée.
Elle se cont¡nt, comme en France, sous les regnes forts tel
que fut celui de Jacques V. Comme en France, elle s'emporta
aux derniers exces sous les faibles regnes et dans les mino-
rités' telle que fut celle de Marie Stuart, qui avait a peine si"
jours lorsqu' elle viot a la couronne 3. » "


Le savant Beatus Rhenanus, écrivant en 1ñ2ñ a Michel
Hummelberg, exprime le chagrin que lui causait e la tourbe
e des prédicants prétendus évangéliques qui pervertissaient


1. B05suet; Dé!. de fHi.t. de. Varo - 2. J'oh. Knoa: admonit. ad nobil. et
popo ICO'. - i. Boss. De'. del'hilt. de. Var.




- 430-


e le peuple en I'excitant a la révolte, au pillage et a la haine
cr de l'autorité l.,


«Les prédicateurs de la Réforme o, dit le professeur pro-
testant Sartorius, «( confribuerent beaucoup au soulevemenl
« des paysans. lis marchaient a la tete de leurs armées, ils en
• étaient les chefs ou les orateurs. lIs rédigeaient les mani·-
11 fes tes des rebelles et les I'épandaient dans toutes les con-
« trées de l' Allemagne.»


«PliIt a Dieu,» écrivait en 1031 a Osiander le réforma-
• teur Spengler, «que ces prédicateurs déraisonnables eusseut
• mis plus de prudence dans leurs discours! Les popuJations
« se seraient montrées moins promptes a se l'évolter 2 • .,


.. Je prévoyais bien, 1) disait un ami de Mélanchthon, le sa ...
« vant Billikan, « que les peuples excités a la révolte par ces
« prédications incendiaires plongeraient l' Allemagne entiere
«- dans des calamités irréparables.)) - «On séduisait les pay-
a sans par l'appat d'une liberté trompeuse. Ce sont ceux qui
(( abuserent de la simplicité de ces homm~s, en h'avestissant
«la paroJe de Dieu, qu'on pourrait abondroitaccuser
« d'avoir poussé le premier cri de guerre 3.1)


Le réformateur Bucer lui-meme fin1t par avouer «qu'il
'a n'était pasun seul pasteur, si prudent qu'il fut, a qui I'on
« ne put justement repl'ocher de poussei' a la révolte, ut se-
'ditionis notam hic nemo quan'umlibet prudens concionatur,
vitare possit 4.)J


Un auteur protestant de notre temps, MenzeI, a confirmé
'ce que dit Condorcet, qu'en ébranlant la suprématie du pape,
Luther devait, du meme coup, i'enverser l'autorité tempo--
relle aussi bien que la spirituelle. «Rien n'étaitplus naturel,
dit-il, que de concJure de l'un a l~autre, en lisant les écrits
pleiM de violence du,réfoi'mateuÍ' 5.,


i. V. Veit. rita Peutingeri, 204. - 2. Hausdorf's Leben d. Lazar Spen-
r¡ler, p.280. -i. Ápologia. - 4. Lettre de Bucer a Hect. Lang. V. Sámmlung
Í? aleett. tt. Neuert Thiol. Sach~n 17~. t8. -- Dollinger, 11,22. - ~. t. l.
lJ·167.




- 431 -


« Ce sont les réformateuI's, écrívait en i 797 un ministre
du Saint-Evangile, M. Malet du Pan, ce sont lesréformateurs
(e qui en sonnant le tocsin contre Rome, et en tournant les
« esprits des hommesvers la discussion des dogmes reli-
« gieux, les ont préparés a díscuter les príncipes de la souve~
«raineté et ont sapé de la meme majn et le trone et l'autel l.»


Déja l'illustre Leibnitz reconnaissait, quoiqu'également
protestant, a qu'il n'yavait pas moyen de nier que la plupart
• des auteurs de la religion réformée qui ont fait, en AlIema-
• gne, des systemes de politique, ont suivi les principes de
• Buchanan, de Junius el de leurs pareils 2.»


Le savant protestant Grotins aussi disait que "partout
« ou les calvinistes ont exercé quelque influence, ils ont trou-
e blé les. empires. Calvini discipuli ubicumque invaluel'e
imperia turbaverunt 3


0




VoItaire ajoute que ]a religion de Luther et celle de Calvin
n'ont paru dans aucun pays sans y exciter des persécutions
et des guerres tÍ.


La premiere tete royale abattue juridiquement sur un
échafaud, dans les temps modernes, celle de l'infortunée
Marie Stuart, fut sacrifiée par le protestantisme a un intéret
protestant; et l'apologiste de la Réforme, Ch. de Villers,
observe que «e'est du foyer du calvinisme, de Geneve, que
• partirent les presbytériens et les indépendants qui agiterent
(I si Iongtemps la Grande Bretagne et qui dresserent l' écha-
• faud de l'infortuné Charles l." «On trouve)), ajoute-t-il,
e dans les oouvres du Dr Swift, un sermon qu'il a prononcé
u a un anniversaire de la mort de ce roí marf.yr, et ou iI
fl explique en homme bien instruit toute eeUe filiation 5. D


Non-seulement la Réforme a preché la révolte, elle l'a


f. De la Nécusité d'un culte public, Geneve, in-So, 1797.
~. Penaéel, in-8, t. 11, 131. - 3. Grot. Animadv. ReveZ. op. t. IV, p. ~49'r


-- .i. Hist. du siecle de Louis XIV, ch. XXXVlI. - o. Ch. ViUers, De fiflfl,
qu'" exercée la Réf. protesto etc., édit. Mooder. 18M ..




- 432 -


passée en dogme, Bossuet I'a prouvé de maniere a ne pou-
voir etre contredit 1.,)


Apresces témoignages auxquels on pourrait en ajouter beau-
coup d'autres empruntés aux protestants memes, ou aux
amis des protestants, il nous sera permís de rapporter en ....
core celuí d'un savant catholiqlle, qui remarque, de son coté,
« que le caractiwe distinctif de ceUe Réforme, née pourla ruine
« des rois et des Etats, est de hair toute es pece d'autorité 2. 1)


C'est celte haíne de l'autorité fomentée par la Réforme et
développée par lelibre examen qui, croyons-Ie bien et ne le
prenons ni pour une fictioh ni pour une hyperbole, nous a
conduits a l'ere des révolutions sans fin, a l'ere révolutionnaire
ou nous ~ommes. Les grandes révolutions se sont, depuislexvle
siecle, succédé en Europe presque san s interruption; elles y
deviennent de plus en plus fréquentes, générales et profondes.
Et ce que méditent et ourdíssent, presqu'au grand soleil, les
malcontents de notre époque, ce n'est plus le triomphe d'un
partí, un changement de ministere, la chute d'un gouverne...;..
ment : ce sont des révolutions radicales et sociales. Et les
machinations révolutionnaires ne se bornent plus a un seul
pays ou a quelques pays : a l'heure qri'il est toute l'Europé
est minée; ce n' est pas assez dire : le monde civilisé tout
entier repose sur un volcan et penche vers un abime.


« Entre les maux dont notre pays et notre temps sont at~
e teints, observe M. Guizot avec un sentiment manifeste d'a.;.
e mertune, voici l'un des plus graves. Aucun trouhle sérieux.
• ne peut éclater dans quelque partie de l' édifieesocial
" qu'aussitót l'édifrce entier ne soíl pres d'e crouler~


e Les grandes agitations publiques, les grands exces de
«pouvoir ne sont pas des faits nouveaux dans le monde;
C[ plus d'une fois les nations ont eu a lutter, non seulement
C[ par les lois, mais par la force, pour maintenir ou recouvrer


1. r. Déf. de l'hist. df, Varo nI. - 2. Dion. Petav. Dogm. tMol. in-Col.
.Antverp. 1700, t. IV.




- "33-


c leurs droits. En Allemagne, en Espagne, en Angleterre
e avant le regne de Charles 1, en France jusqu'au XVlt
e siecle, les corps politiques et le peuple ont souvent résisté
« au roí, meme par les armes, sans se croire en nécessité
e ni en droit de changerla dynastie de leurs princes ou la
e forme de leurs gouvernements. La résistance, 1'itlsurree-
e lion meme avaient, soit dans l' état social, soit dans la
ct conscience et le bon sens des hommes leurs freins et leurs
e limites; on ne jouait pas a tout propos le sort de la société
el tont entiere. e Aujourd'hui, peuples et partis, dans leurs
4' aveugles emportements, se précipitent tout a coup aux
e dernieres extrémités I.l)


A cel élat de choses si grave, qui n' est pas seulement célui
de notre pays et qui n'est pas encore toute la réalité, M. Gui-
zot n'assigne pas sa cause précise: cela valait la peine cepen-
dant, et iI ne nous semble pas que c' eut été difficile. M. Gui-
zot n' explique rien : il constate le fait et le déplore, il se
borne a cela. Il ne plonge pas jusqu'au fond du mal, el
surtout iI ne remonte pas aux causes, a la cause premiere,
comme il ne descend pas non plus aux conséquences. On
dirait quelquefois que ce grand esprit recule devant la logique
rigoureuse.


c
Ce qu'iI n'a pas fail, ce qu'il n'a pas voulu faire,


essayons, dans la mesure de nos forces, encore ieí, de le faire
pour lui.


Dans les tem ps éloignés de nous auxquels fait aIlusion l' é-
minent historien, l'autorité jouissait, dans la chrétienté, de
toul son prestige et de sa puissance, elle subsistait entiere.
Il faUaitque le mal dont ils soufIraientfut grand, que, par son
int.ensité et sa durée, il fut devenu tout a faít insupportable,
pour que les peuples sortissent de leur réserve habituelle,
qu'ilsfissententendre la pIainte,et osassent faire remonterleurs
griefs jusqu'au pouvoir souverain. Poussés a toute extrémité,


i. Guizot, Mémoirel.




- ."Si -


ils se laissaient aller a de timides doléances, d'abord au sein
de leurs familles, puis aupres de quelques amis et voisins.
Et quand le mécontentement a son comble et s' étp.ndant de
proche en proche était devenu général, qu'il avait pris
consistance et en quelque sorte cOnscience de lui-meme, il
pouvait suffire d'un simple fait souvent insignifiant, d'un
nouvel impót, d'un léger abus de pouvoir, comme l'arresta-
tion de quelque personnage populaire, pour que les masses
entrassent en fermentation let se portassent finalernent a la
résistance et a la rébellion. Mais, comme les gr'iefs étaient
fondés, le mal réel, la révolte soudáine et d'ordinaire spon-
tanée, sans que de fausses doctrines eussent travaillé préa-
lablement a pervertir les intelligences, les ressentiments
savaient encore se coritenir par le respect, et les exigences,
non plus que les actes, meme au mílieu de l' effervescence
et de l'entrainement des passions, n'all::JÍent au-dda de cer-
taines limites. Et pourtant a ces mécontentemenls et aux ma-
nifestations qu'ils provoquaient ne manquaient pas non plus
leurs tribuns, leurs agitateurs: mais quelle diflérence dans
leur influence el leurs moyens d'action! lIs ne connaissaient
pas encore ce puissant instrument de propagan de qui,
comme un agent corrosif, ronge, "mine, dénature et détruit
sourdement, puis, comme une trainée de poudre, étend le
feu de la destruction, en peu d'instants, a toutes les parties
d'un grand pays. Il n' existait pas alors, entre les mains
d'une presse audacieusement entreprenante, tout un arsenal
d'armes déloyales inventées contre le pouvoir. Ni le res-
pect, ni l'autorité en eHe-meme n'avaient encore été ébranlés;
et paree que les notions du droit" éclairées par le simple
bon sens, n'étaient pas non plus exagérées outre mesure,
faussées et dénaturées par les fauteurs de révolutions, il suf-
fisaitd'unp. satisfaction souvent incomplete pour que tout ren-
trat dans l' obéissance et l' ordre accoutumés. Il n'y avait alors
ni droit d'examen, nijournaux en possession de tenir le pays




- 45~-


dans un état permanent de surexcitation : la presse n~avait
encore produit, pour échaufler les fous, inlimider les faibles
et ent'l'ainer les badauds, ni beaux parleurs, ni reveurs, ni
novateurs, ni sociétés secretes, ni sectaires, ni journalistes,
ni conspirateurs de profession toujours prels a se jeter dan s
les mOQvements, a les fomenter, a les étendre, a les faire dé-
voyer el servir a leurs propres fins. On n'avait pas encore
appris de Luther comment, a I'aide de la calomnie, on démolit
réputations el institutions, comment on sape et renverse les
pouvoirs les mieux établis.l..'esprit de révolution n'avait pas
encore soufflé sur l'univers.


Le libre examen a depuis accompli son oouvre et faít son chc-
mino Le génie des tempetes et des ruines s' est étendu sur la 80-
ciété moderne; il en a pris possession; il Y regne, parle en
maitre et tend de jour en jom' davantage a la soumettre a sa
domination. La voieque nOl1S suivons tous est la sienne; c'est
luí qui nous I'a ouverte, qui nous y entraine, et peu s'en faut
que navire, voiles et gouvernail ne soíent en ses mains.


Quel esl aujourd'hui celui d' entre nous, vieux ou jeunes,
qui puisse se flatter de n'avoir pas été touché par l'haleine
impu~e de la contagion révolutionnaire? Et ceux qui pen-'
chent vel's leur déclin, et ceux qui sont dans la fleur des ans
ou dans la maturité de rage en sonl contaminés. L'adolescerit
qui grandit, la respire au foyer paternel et dans les écoles,
et l'enfant qui vient de naitre, en a re(iu le germe 3U sein ma-
ternel et le suce encore avec le lait. Telle qu'une vaste gan-
grene, elle a frappé les membres et le ,tronc, ou, semblable
a ce mal destructeur qui s'attaque aux sources de la vie,
elle a pénétré le corps social tout entier jusqu'a la moelle
des os. Educateurs et disciples, chefs et subor'donnés, gou-
vernés et gouvernants, tout s'en ressent plus ou moins,
tou1 en est rongé. Le c1ergé lui-meme, malgré l'expérience
et tant de chers enseignements, a eu quelques-uns de ses
membres atteints du fléau.




- 436-


L~esprit de critique, l'esprit d'opposition, l'esprit anti-
chrétien et révolutionnaire s'infiltrant partont et envelop-
pant notre monde comme une atmosphere d' orage; l' esprit
antichrétien, révolutionnaire et antisocial, l'esprit protes-
tant entretenu, fortifié el incessamment accru, grace a la
presse, par le libre examen, le désordre des doctrines, l'in-
discipline et I'affaiblissement général des croyances : telle
est la cause du mal, tel est le supreme danger de nofre temps,
etla doít, a notre avis, se trouver l'explication du phénomime
admiré par M. Guizot.


Ce n'est du reste pas aujourd'hui seulement qu'a été jeté le
premier cri d'alarme. Des le xVIuosiecle, el bien avant, il s'est
trouvé des esprits sereins et fermes, au mílieu de.l' éblouis-
sement et de l'entrainement général, qni, apercevant de loin
le danger, ont, comille M. Guizot, fail entendre a lasociété
troublée d'utiles avis sur ses iIlusions, ses égarements ou son
calme insouciant. l\'Jais hélas! la société, tout a ses pIaisirs
et a ses intérets les plus prochains, comme aujourd'hui,
avait bien rnieux a faire que de preter l' oreille a des cris im-
portuns ! Pour la tirer de son insouciance, il faut d'autres
motifs plus puissants qu~ la ruine entiere de tontes choses se
présentant mena<;ante dans la perspective lointaine d'une
quinzaine d'années! Qu'importe que l' on soit assis sur un
volean, el' que déja se fassent entendre les sourds rnugisse-
ments de ses feux souterrains! Ne serait-ce pas folie de s'in-
quiéter par avance d'un mal qui n' est pas encore tout pré·
sent! Cornme il y a quinze ans, trente, quarante, soixante
ans, il faut, pour qu'oo s'émeuve et qu'on avise; que nous
soyons en pleine éruption, et que déja tout le pays soitcou-
vert de flarnrnes, de ruines et de scories.


Oh! alors l' effroi était grand? 00 se couvrait la tete de
poussiere, 00 se frappait la poitrine et, du milieu des débris
fumants, tous ces fronts, naguere rayonnants et superbes,
5' élevaient enfin humiliés, suppliants,pleins de repentir et




- 4'57 -


de componction, vers les cieux oubliés el tous les saints
conspués! Et ce n'était pas une voix ou quelques voix
éparses qui s' élevaient, solitaires, au-dessus de l'indifférence
satisfaite e.t du ricanement radieux; mais des milliers de voix
effarées, tumultueuses el tremblantes au milieu de la détresse
et de la terreur d'un écroulement général déja tout accom-
pli OH partout imminent. Eh, bien vile a l'reuvre, tous! que,
sans aUendre une minute, on se hate! qu' on rétab'lisse, tout
a l'instant, les mreurs, la famille, la religion, les croyances,
l'ordre, le respect, l'autorité, le dévouement, la propriété!
AIlons, vite! grands hornrnes, montez sur vos tréteaux, un
pen d' éloquence, parlez, écrivez !


Ne dénigrons ni notre temps, ni notre pays ! Quand, du
levant au couchant, le ciel tout en feu est déchiré par
l'orage, et que le sol ébranlé par des secousses soudaines
el répétées s'entr' ouvre sous nos pas, nos contemporains
ne se montrent ni aveugles ni indifférents sur le péril. Nous
n'avons pas oublié toutes les doléances qu' on débitait il y a
peu d'années en si beaux termes, bienautrement émouvantes
que celles que nous pourrions faire entendre, et sur les plaies
nombreuses et saignantes de la société, et sur l' égoisme et
la brutalité croissante des mOOUfS, et sur l'absence de plus
en plus marquée du sens moral etdu sentiment religieux,
el sur le reIachement des liens sacrés de la famille, et sur la
cupidité envahissante, et sur la propriété menacée, et sur la
foule ambitieuse etgrossiere, et sur le pouvoir sans prestige
el sans autorité! .. e.. On était tout ardeur, tout feu pour le
rétablissement des bonnes doctrines. Les préfets memes,
qui le croirait? furent, pendant quelques mois, préoccupés
de la morale, des principes et de la religion. 11 n'était pas un
homme public, la veille encore rayonnant d'aise, satisfait et
I'empli d'admiration,. qui, nouveau Jérémie, ne fit entendre
sur notre état désespéré les plus lugubres lamentations.


Et qui oserait dire que ces plaintes et ces avis n'étaienf




- 438-


point fondés, que Tes besoins n' étaient ni réels ni pressants,
que le mal était exagéré? Ce n' e8t p~s nous certainement.


_Nous croylOns alors. et plus que jamais nous croyons encore
aujourd'hui a l'urgence de l'attention, de la sollicitude
toute spéciale que réclame, de la p3rt de la législature, de
rEtat, de tous ..les hommes éclairés et bien pensanls, ceUe
situation loujours subsistante et s'aggravant tous les jours.
Nous étions, nous sommes encore pénétré de la nécessité
d'oflrir, au plus 16t, a la fouIe ignorante un antidote prompt
el puissant contre les effets désastreux d'une littérature sub-
,-ersive qui semble avoir pris a tache de détruire, jusqu'aux
derniers vestiges, ce que la sagesse des temps avalt implanté
dan s les ames rle vertus sociales, de modestie, de soumission,
derespect, de dévouement, de grandeur, d'aspirations élevées,
et qui s' efforce de ravir a la société elle-meme tout ce qu' elle
possede encore de vitalité, de force de cohésion, de principes
d'ordre et d'éléments de stabilité. On n'est surpris que d'une
chose, c'est qu'aux hommes d'Etat d'un peuple qui a de si lé-
gitimes prétentions a la perspicacité, il ait-fallu le coup de
tonnerre de 1848 pour recunnaitre la situation et en signaler
tout le danger.


Mais enfin, ils la reconnaissaient aldrs, el, comme dit. le pro-
verbe, il vaut mieux tard que jamais. Le malheur est qll'il ya
troÍs siecles qu'on démolit hon el mauvais, el qu'il faille plus
d'unjour, et au'tre chose encore que des lois, pourreconstituer
ou remplacer ce que dUl'ant tant d'années on a pris plaisir a
renverser. A quoi servent les lois sans les moours, disaient les
anciens? Quid leges, sine moribu.~, proficiunt ? Or les moours
sont l'oouvre du temps. Rendre sa force et 50n prestige au
principe d'aulorité; rétablir la société dOlllestique dans ses
conditions normales, la dignité, l'ascendanl du pere el de
l'époux, la modestie et le dévouement de l'épouse, le -res-
pect, l'amour el la soumission des enfants; Conder des
institutions propres a entretenir l'activité de l'homme dans




- .l39 -


eette juste mesure qui la rende profitable aux partieuliers
sans qu'elle puisse nuire a l'intéret général, et devenir en
aueun cas un danger pour l' ensemble; opposer aux mau-
vais instinets, a l'égoisme, a l'orgueil, a la·cupidité, a la sen-
sualité, a l' envíe, un contre poids et un fr'ein, s'il le faut,
dans 1~ morale, et donner a la morale, par le sentiment
religieux, un point d'applli dans la 10Í divine : tout. cela ne
s'exécute pas dans l'intervaIle de deux sessions d'une as-
semblée législative, et c' est se faire une ilIusion singum~re
que de se flatter d'avoir pourvu au salut de l'Etat en per-
.;ant des rues stratégiques et mcme en assurant, dans les
grandes vilIes célpitales, du travail aux ouvriers.Les nations,
pas plus que les individus, ne vivent "de pain seulement, et
il survient parfois des cireonstanees ou toute l'habileté du
monde se trouve mise en défaut, et ou nous périclitons par
cela meme que I'on croyait fait pour nous sauver.


Un autre malheur, c'estqu'on oublie vite le danger, et que
l'insoueianee et la tausse séeul'ité reprennent le dessus, pour
peu que les symptómes les plus alarmants semblent s'elre
amendés. Mais le plus grand défaut, c'est qu'en cherchant
des remedes on ne va pas a la racine du mal, et que pour
le guérir on n'emploie que des palliatifs et des demi-mesures.
La force matérielle aux mains du pouvoir et le bien-etre ma-
térÍel répandu sur les masses ne suffisent pas plus que les lois.
La force peut se tourner' contre nous, et la poule au pot n'a
pas cette vertu de réfréner les mauvais instinets, au contraire.


Si nous voulons constituer ou reconstituer une société qui
ait de l' avenir, de graee occu pons-nous des mreurs et veillons
sur les doctrines 1 e' est plus sur que les chartes et les bas-
tilles. De méconnaitre cela dénote peu d'expérience, de n'en
pas tenircompte accuse beaucoup de légereté.


On ne peut le nier, les gouvernements ne se sont jamais
préoccupés sérieusement que du présen~. 00 ferme les yeux
sur l'avenir : achaque jour suífit sa peine; il en adviendra ce




_·uo-


qu~ilpourra; on ne s'en trouble pas aufrement. Qu'irnporte un
temps que peut-etre on ne verra point ! - Nous est-i\ permis
de le dire? Ce n' est la ni l' esprit ni le langage de vrais hornrnes
d'Etat. Si l'ambítien du pouvoir se légitime parquelquechose,
e'est par· la noble. passion de la gloire, sinon par l'arnour du
hien. Mais ou pourrait-etre la gloire pour celui qui n'estirne
rieo au-dela d'une existence passagere et des intérets du
moment?


S'il est, dans le régime nouveau, une nécessité toujours
subsistan te et pressante, e' est eelle de l' éd lIcation, des mreurs
et des croyances; car ni dans les familles, ni dans les écoles
nul ne s'occupe plus sérieusement de rien de pareH. Les
personnes c1airvoyant~s le reeonnaissent et tous les faits le
prouvent : l'irrévérenée, l'insubordination, l'incrédulité, l'jm-
piété, l'esprit du XVIII- siecle, l' esprit protestant poursuit
sa route et acheve Son oouvre désorganisatrice dans les masses
populaires jusqu'au plus has degré. e'esl la surtout qu'est
aujourd'hui le péril; etTon ne fait rien, en dehors de l'Eglise,
on ne fait rien pour le conjurer; on fait meme tout pour
l"aggraver; on faít tout four assur~r et haler la catastrophe
imminente.


Encore une fois et cent fois, ce qu'il y a de plus profond,
de plus intime dans un peuple, ses pensées, ses sentiments,
ses hesoins, ses désirs, ses aspirations et les plus prochaines
manifestations de son ame, c' est-a-dire les moours, ne se vote
point par assis et levé, ne s'ordonne point, ne sedécrete point,
et surtout ne se tient point en réserve pour qu'on le puisse
exhiber au besoin et s'en servir dans un temps d08Ué. 00
peut, quand iI reste de la vi.e, agir sur les ames par des in-
térets immédiats, par la peur, l''amour propre, la jalousie,
l'indignation, la rivalité, l'émulation et d'autres influences de
ce genre ; mais ces sentiments sont peu durables: il n' en est
point ainsi des mreurs ; elles sont d'autre nature et produi-
sent d'autres effets. Les mreur.s sont comme le tronc de




- 441 -


I'arbre qui a sres racines dan s le passé et pousse ses branches
dans l'avenir. Et de meme que le bouquet d'un vin généreux
fient, non seulement a la qualité du cep, mais au terroir, a
la constitlllÍon du sol, a l'exposition, au degré de la chaleur
et de la lumiere, et a vingt autres circonstances qui agissent
sur la seve et infusent au fruit son cachet, ainsi les moours
dépendent, non pas sculement dB I'hornme et de ses facultés,
mais de la famille, de l'état poli tique et civil, des institutions
et de l' esprit qui les anime, de la religion, de la patrie, de
l' éducatiori, de I'instruction, des attachements, des espé-
rances, des fetes meme et des plaisirs, des mille rapports
divers dont se compose la vie d'une nalion. Or s'il est vrai
que tant de causes concourent a former les moours et a Ieur
imprimer un caractere, ne concevra-t":on pas ce qu'il faut de
temps, de sagacité, de prévoy:mce, de soins aUentifs et
constants pour qu'elles deviennen! louables et bonnes, tandis
qu'elles se forment; pour qu'elles ne dégénerent point, une
fois toutes formécs; et combien plus encore il en doit couler -
d' efforts persévérants et de peine pour les régénérer, si tant
es1 que ce soít possible, quand on a eu le malheur de les
laisser se corrompre ou se perdre entierement.? Et ne vou-
dra-t-on pas enfin comprendrp, sUl'tout,qu'il n'est rien,
ni moours ni institutions, qui puisse prendre racine et tenir
ferme avec un prir10ipe et des instruments qui permettent au
premier coquin ou au premier fou venu de vouer son temps et
ses soins a démolir tout ce qui est ?


Nous ne savons pas si les chefs des pe.uples sont bien
conv.aincus de ces vérités si simples : mais les faits ne
montrent que trop le peu d'auention qu'on 1 donne depuis
tant d'années. Et cependant jI a toujours été fort difficile de·
fonder, d'enraciner, de gouverner quoi que ce soít de ma-·
niere a le faire durer! Et combien ceUe difficulté n' est-elle--
pas plus grande, aujourd'hui, sur un sol si profondément
remué, embarrassé de ruines et de matieres suspectes, pretes",




-- ,U! -


a tout moment, ou a s'abimer sous nos pieds, ou a voler en
éclats par une soudaine explosion !


Il n'est plus rien debout! Grace a la licence de la pensée,
lons les anciens étais sont ou abattus ou fortementébranlés,
el nulle part ne se remarque aucun effort sérieux pour en
remettre sur pied ou en raffermir aucun. Que dis-je ? Bien
loin de mettre ses soins a raffermir, a conserver,on ne semble
oecupé vraiment partout qll'a donner le del'nier eoup de bélier.


Quand on songe a toutes les excellentes chose~ que les
anciens avaient instituées, petit a pAtít, ave e tant de soin
et de 50llicitude, pour la conservation des bons principes et
des bonnes mreurs dans la famille et dans l'Etat, et qu' on voit
ensuite l'acharnement. ou stupide ou criminel que mettent
des écervelés a démolir lout cela, piece a piece, en ver tu du
libre examen et sous le nom de préjugés, sans que personne
s'avise d'y mettre le moindre obstacJe~ on ne sait ce que I'on
doit le plus admirer, ou la sagesse des hornmes ou leur in-
croyable folie. Ce qui subsiste encore des anciens établisse-
ments est discrédité, et ce qui est nouveau repose sur le
sable mouvant. Que deviendrons-nous, oh allons-nous? Le
crépuscule qui nous enveloppe est-ille précurseur d'un nou-
vean jour ou de ténebres nouvelles et plus épaisses? La
pente sur laquelle nous roulons, oh nous conduit-elle? est:
ce a la civilisation comme 011 l'assure, ou ne serait-ce pas
plutótencore une fois a la barbarie, cornme nous le craignons?


Les écoles publiques sans religion et sans éducation; le
sensualisme dans les mreurs; le matérialisme dans les arts;
le pantbélsrne dans la philosophie; l'innovation et la révolu-
tion partout daiS les principes et dans les idées; et le droit
d' examen, ce pere de toutes les folies et de toutes les té-
mérités; et la liberté de la presse; et les voies de fer
enfin qui mettentjusqu'au moindl'e harnean de la province la
plus reculée aux portes de la capitale, ce foyer d'éma-
nations pestilentielles, ceUe sentine de vices et d'abomi-




-."'3-
nations ou viennent se flétrir et se perdre sans retour la pu-
deur, la modestie, l'honneteté, la probité, la candeur, le res-
pect, tout ce qui reste encore de pur et de vertus célestes
sur ceUe terre: qu'est-ce que cela va nous produire? quel-
qu'un pourrait-il nous dire quelles seront l,es mreurs, les
croyances, les institulions nouvelles qui sortil'ont de ces nou-
vcaux et dangereux I'apports ?


A-t-on bien calculé tout ce qui peut, tout ce qui doit résul-
ter de ce contact incessant de la classe travaillante et agis-
sante avec la classe pensante, revante, machinante et entre-
prenante, de ce rapprochement intime des extrérnités, du cer-
'veau et du cceu!" de ce formidable courant d' électJ'icité vi-
vante de la capitale a la province et de la province a la capi-
tale. rapide comme l'étincelle, merveilleuse, féconde, ou des-
tructive et foudroyante comme elle?


On niait, il y a quelques années, que les villes capitales
des anciens empires de l' Asie eussent l'importance, la popu-
lation et la prodigieuse étendue qui leur sont assignées par
l'histoire : tout indique, ceppndant, qu'a cet égard 0'1 ne
nous a rien exagéré. S'il est une loi sociale parfaitement
évidente, c'est que par le nombre, la nature flottante el no-
madede leurs hahitants, par le luxe qu' enes engendren't et
répandent, par le manque de controle efficace el réciproque,
par la facilité qu'on y lrouve pour s'y isoler, y vivre inconnu
et s'y livrer a tous ses mallvais instincts, par les ressources
enfin qu' elles ofJr'ent aux pallvres peu scrupulellx pour s'y
enrichir, allX riches corrompus pour s'y procurer des jOllis-
sances, aux intrig:mts, aux fonrbes, aux malhonnetes gens
de toules sortes pour y exercer avec impunité )eurs cou-
pables industries, les grandes viHes ont essentiellement ces
deux caracteres, de lendre irrésistiblement a s'agrandir sans
cesse, et d'etre, quoi qu' on fasse, des foyers démoralisateurs;
en sorte qu'elles se développent avec ceUe double influence
dans une progression croissante, jusqu'a ce qu'elles aient




- 444 -


absorbé toutes les forces vives et corrompu jusqu'a la moeHe
toutes les populations du pays. Vienne alors un Cyrus, un
A ttila, un Soliman! Ce son t des nations finÍes!


Les villes capitales modernes, Paris, Londres, suivront-
elles une marche pareille? La France) l' Angleterre et les
autres grands Etats de l'Europe auront-ils le sort des em-
pires de Babylone et d' Assyrie? Cela ne nous semble pas
douteux. Si les sociétés elles-memes, éclairées sur leurs dan-
gers, n'avisent a temps par de grandes et énergiques me-
sures, l'Europe, avant la fin dll siecle, aura passé par une
révolution radicale. 11 nOllS parait que, sans s'exposer a une
notable erreur, on pourl'ait encore déterminer a l'avance le
moment fatal. Et si l' on demande d' 00 viendra l' Attíla el 00
sonl les barbares? nous répondons: lIs ne viendront ni du
Nord ni du fond de la Tartarie. Ils sont tout pres, ici, parmi
nous, endoctrinés el dressés, pour leur expédition prochaine,
par le panthéisme, le journalisme, le droit d'examen et la
démagogie.


Une chose est. sure : toute la machine sociale est ébranlée,
toutes les barrieres sont ouvertes ou forcées, les digues rom-
pues ou pres de se rompre; et cependant le flot s'accroit,
monte el menace, furieux, de sortir de son lit et de tout
submerger!


Cette situation saute aux yeux de tous ceux qui les ont
ouverts; on en est effrayé, et de temps a autre s' éleve une
voix poussant un cri de détresse, hélas! dans le désert ! On
ne l'écoule point! Qllelql1€s rares personnes font un appel
supreme a l'autorité. l\'Jais hélas! l'autorité, l'autorité ou est-
elle? L'autoritéreligieuse, l'autori~é civile, l'autorité judiciaire,'
l'autorité paternelle, l'autorité scientiftque meme, en est-il
une senle qui se soít maintenue ferme et incontestée? Elles
ont toutes été mises en suspicion : celle de la religion par
l'interprétation individuelle, celle du gouvernement par les
charles el la souveraineté du peuple, celle de la justice par




- ·440-


l'institution du jury, celle de l'époux el du pere par-le di-
vorce inscrit dans les lois ou dans les 1héories sociales, celle
de la scÍence par le scepticisme et le criticisrue. La multitud e
seule, la masse, le nombre, la force brutale, demeure debout,
menaf;ante, en face de l'autorité ici fortement élJfanlée, la déja
tout abattue. Hélas ! l'autorité n'existe plus! elle a péri sous
les coups d'un révolutionnaire obscur, il y a t('ois sii:~cles
et demi !


Le protestantisme, en s'attaquant a l'autorité religieuse,
il a beau s'en défendre, a, du meme coup, ébranlé I'autorité
dans toutes les spheres : nous en sommes a ses dernieres
démolitions l.


Non, il n'y a pas d'autorité qui ne soit déja tombée ou
quine chancelle. Vous le reconnaissez, "ous le signalez vous-
meme avec amertume, et le déplorez autant que personne;
mais, chose étrange ! vous en etes étonné comme d'un mé-
téore qu'aucun calcul de la science n'était en état de prévoir.
Vous ne pou"ez comprendre un si triste phénomene ; votre
raison, si haute et si lucide el' ordinaire, ne veut pas en aper-
cevoir la cause. Elle est cependant racile a reconnaitre.
Vous n'avez "qu'a ouvrir la main pour la toucher, qu'a la re-
fermer pour la saisir. Vous vous tenez a coté ou au milieJl
d' elle; elle frappe tous les I'egards ; les esprits les plus distl'aits
l'aper(:(oivent et la nomment dan s la conversation intime; mais
vous fermezles yeux, vous ne voulez pas la voir !


1. Les AlJemands honnetes, pIcins de rt'gret pour leurs anciennes institutions
quis'écrouIent, et achaque inst:mt mis en émoi par l'esprit fran«,;ais, par cet esprit
frivole, remuant et tout a la fois imitateur routinier et novateu .. aventureux qui
de plus en plus tcnd a envahir le monde, les Allemands honnetes et paisibles nous
haissent et n.9us maudissent de toute la force d'une haine qui, de leur aveu, est
vigoureuse : on -dirait que nous sommes seuls coupabIes de leur bien-étre com-
promis et de leur repos troublé. lis sont injustes, au mojns pour la moitié, ces
bons Allemands : ils paraissent ne se rappeler ni la chrétienté divisée, ni la guerre
de trente ans, ni la révolution déchainée sur toute l'Europe et ce qui s' en est s~ivi.
Nous faisons, il est vrai, danser au monde une ronde infernal e : mais qu'ils ne
se plaignent point, ce sont eux qui ont donné le hranle !




~ ·"'6-
L'esprit d'insubordination a telternent prls le dessus et


tout envahi, que les hornmes, dans les conditions les plus
infimes, restcnt comme ébahis el paraissent comprendre a
peine, quand on leur parle de se soumettre, d' obéir a quel-
qu'un OH a quelque chose.


Hélas! oui, l'autorité est bien morfe ! Qui est-ce qui, de-
puis cent cinquante ans, se soucie d'elle et s'aventure en-
core a parler d' elle? <;a et la un pretre au fond de sa pa-
roisse, ou quelque obscur prophete de malheur, dan s quel-
que livre ignor'é qui ne va ras a son adresse. A ttaquée, dé-
criée, amoindr'ie de toutes parts, sous une forme ou S0118
une autre, c'est ap~ine, faible, mépris(~e el honteuse qu'elle
est, si eJle ose encore se faire valoir elle-meme et hasarder
sa propre défense l. Ses droits,sa nécessité, son utilité sont
rangés parmi les friperies du passé, el )'on se compromet
fort en osanl dire un mol en sa faveur! ne la démocr~ltie,
de la révolution, a la bonne heure! On Ieur doit tout éloge,
toute bienveillance, tout dévouement, tout zele, tons égards :
mais l'autorité qu'est-ce que cela? le nom meme en ,est oublié!


Nous ne sommes rien el n'avons pas rnissÍon de parler pour
l'autorité •.• Eh ! que n'avons-nolls pourtant une voix Pllis-
sante ! nous monterions sur les toits et crierions a pleins pou-
mons, dussions-nous en perdre l'haleine: «Hoé! vous qui
p'assez, les yeux fermés, alIant a l'aventure ou le courant
vous pousse, et qui, tournant le dos a la grande lumiere,
suivez des lueurs trompeuses, peut-etre vers des abimes!
Au nom du ciel, arretez, écoutez, ne marchez point au ha-
sard, laissez-vQus guider par ceux qui ont signalé les écueils


1. Ceei ne s'applique, bien entendu, ni a l'autorité de l'Église, ni a ses fideles.
Toujours pleine de foi dans la parole de son divin maitre, l'Église seule, au milieu
des plus grands dangers, a cette force et ceUe gloíre de ne jamais transiger avee
ses ennemis, avee les ennemis de la vérité. Cette invincíble et surnaturelle cons-
tance fail la consolation el la joie des bonnetes gens, - oui, et meme hors du
sein de l'Eglise, je ne craipds pas de lrop alire, la joíe de tons les honnetes gens.




- ."'7 --.-
et connaissent le chemin! Il existe des guides, des conduc-
teurs capables de vous diriger : vos ancetres s'en sont servis.
On peut avec eux trébucher et meme tomber; mais du moins
on ne se perd point dans les précipices, et 1'on évite les
chausses-trapes el les autres piéges. Utiles pendant des sie-
eles, est-il possible qu'i'ls ne servent plus a rien? Songez-y,
voyez, placez-vous sous leur autorité; cela pourra bien en-
core etre bon a quelque eh ose !


Eh! mon Dieu, oui, ce fut et, malgré tout, ce sera t.oujours
bon a quelque chose. L'autorité! faut-il le dire aux jeunes
tetes? c'est tout simplement le principe du développement
humain, et, qu'on le vellille ou non, la seule base possible,
la seule base solide de la famille et de l' ordre social aujour-
d'hui si déplorablement compromis!


Si nous donnions quelques instants a étudier l'autorité?
Pour notre propre édification nous voudrions repasser ce
qu 'elle est au fond : voyons. Le sujet est vieux a peu pres
comme le monde; mais, grace all progres, nous I'avons si
fort laissé en arriere et si bien perdu de vue, qu'en reparais-
sant, il aura peut-etre pris une apparence étrangere qui le
pourra faire agréer. Essayons !




~HAPITBE XI


DE L-' AUTORITÉ •


• 0 De.'aa'.rué en .énéral (f).


JI n'est, on I'a dit, sorte d'absurdités qui sur les principes
el l'origine des choses n'aient étécon«;ues par les hommes,
et, qui pis est, professéespar eeux-la qui se qualifient phi-
losuphes et s' estiment eux -memes des savants et des sages.
Nous avons tous ou pris connaissance, ou du moins oUI par-
ler des plus famenx systemes qu'on nous a construitssur
tous ces grands sujets. Nous savons ce q,u'on y a revé sur l'u-
nivers, sur l'hornme, sur Dieu, sur la société civile, sur la
fa m ille , sur le droit, l~ justice, l'autorité, la liberté, sur
toutes les questions fondamentales de la philosophie, de la
morale, de la religion et du gouvernement. Qu'y avons-nous
frouvé? Rien a quoi se puisse arreter un esprit sérieux, et
qui soil propre a servir de base a une croyance quelconque.


Cela s' était déja vu dans les siecles anciens, et cela s' est
reproduit de notre temps : on a tant scruté la nature et son
auteur, et I'hornrne, et la raison, et les croyances, e.t toutes
choses, qu' on est arrivé a ne plus savoir que croire et que
penser sur rien, et a se demander s'il est un Dieu, s'il est
une nature, s'il est une raison, s'il est des droits el des


1. Ceci n'e¡t pas un traité complet de l'autOt'ité, quelque chose comme ce queferait
un juriste ou un théologien : l'ambition de l'auteur ne s'est pas élevée si haut. Ce
.qu.e nous nous permettons d' offrir au lecteur bénévole, se réduit a (luelques simples
~onsidérations sur l'autorité, telles que les peut tirer de son expérience personnelle
un profane dont le seul mérite est d'avoil' vacu el peut-ett'e un peu ob~ervé,




- ,U9-


principes, s'il est une morale, s'il est quoi que ce soít, et si
tout ce que oous connaissons et comprenons, et si nos pro-
pl'es pensées. nos sentirnents et nous - memes eofin, si tout
cela n'est pas l'effet d'une hallucination ou de quelque fantas-
magoríe mystérieuse.


Ainsi des hommes a qui déplait tout ce qui est religieux
el jusqu'au mot de religion, el qui trouvent indigne de la
science ce la fonder sur l'idée de Dieu, ont imaginé de sou-
tenir que l'unÍvel's a toujours existé, ou bien qu'il s'est for-
mé luí-meme, spontanémellt el successivement, soit de l'eau,
soit du feu, soit du mouvement des molécules, soit par po-
larisation, soit de quelque autre maniere analogue; qu'au-
cune inteUigence n' a présidé oi ne pl'éside encore a ceUe
CI'éation naturelle ; 'oU bien que la nature, tout en possédant
une vertu formatrice, est elle-meme vivante ; que la molécule
matérielIe est non seulement vivante, mais de plus intelli-
gente; que les végétaux et les animaux, aussi bien que les
minéraux, sont les produits spontanés de ceUe force créa-
trice et d' on ne sait quelle fermentation de la nature phy-
sique; que les etres animés ont, avant d'arriver a Ieur état
actuel, passé par diverses métamorphoses; qu'ils ont com-
meneé par subsister en simples monades ou animalcules mi-
croscopiques; que l'homme lui-meme, en particuIier, n'est
qu'un mollusque transformé, une huitre perfectionnée, el
que, sorti de l'écume des mers ou de la fange, ce qui I'at-
tend, apres un si heau progres, c'est encore, et rien de plus,
la poussiere et le néant l.


1. Ona peine a comprendre cette satÍsfactioD contre nature qu' éprouvent de cer-
taios maoipulateurs a dégrader aiosi dans soo elisence et son origine la race a la-
qudle its on1 l'honneur d'appartenir. Cela ressemble a~sel bien, ce nous s~mble,
a ces appétits dépravés qui se maoifestent si tristemeot daos quelques atfections
morbides. A quoi cela teod-il, en définitive? A étoufler les aspirations élevées de
l'homme el a développer ses instincts inférieurs. Ces messieurs se plaisent daos la
matiere el la pourriturc, daos la beslialité: soit ! qu 'ils ! demeurent! Mais qu 'ils ne
trouveot pas mauvais que d'autres aieot des gouts différents, el mettent leur plaisir
et leur h.nneur ailleurs que daos la fange ! .


Nous sommes, ¡tour nou8, persuadés que parmi nos aseendants il ne se ttouvait.
29.




- 4:S0 -


Dans l'ordre social, et toujours afin de se passer de reH-
gion et de Dieuet de s'assurer une indépendance sauvage,-
avec le droit pour chacun de satisfaire librement ses fantai-
sies, de penser, dire et faire touL ce qu'il lui plait, on a ima-
giné les hommes, ainsi sortis, par aventure, de la fermenta-
tion des éléments, vivant d'abord solitaires, dans un élat de
nalure, a la maniere des ours; marchant a quatre pattes;
s'accouplant au hasard comme les brutes; constamment en
guerre les uns avec les autres, sans sécurité pour leur bien,
leur liberté, leur personne; ne reconnaissant. de dl'oit et de
loi que la force; acquérant toutefois, par la succession des
temps et l' on ne sait comment, des notions de justice et de
droit; s'élevant, par la seule raison, a la connaissancc d'une
prétendue loi naturelle; se rapprochallt, se réunissant, s'as-
sociant, se formant enfin en corps de nations ; instituant des
sociétés civiles, une &utorité politique ef meme une rcligion:
le tout basé sur la crainte, l'intéret et sur le consentement
de tous, sur un pacte, un contrat dit social. Bref, pour
meUre la cosmogonie sacrée en défaut et pour éliminer la
providence divine, on a spiritualisé, immortalisé et déifié la
matiere, la nature et l'univers, ou bien on les a formés de
la maniere la plus ridicule. On a, tour a tour, ou exalté
l'homme et la raison humaine jusqu'a l'apothéose, ou on
les a rabaissés el avilis tellement, qu'on a flni par les nier.
Pour arriver a ce beau résultat, il anafurellemenl fallu mé-
connaitre ou dénaturer toul ce qui est et futjamais, entasser
hypotheses sur hypotheses, contradictions sur contradic-
tions, et, malgré l'évidence, les aveux' forcés et les faifs,
partir de donnéea, nous ne voulons pas dire absurdes, mais


que des hommes, rieo que des homlnes, de vrais hommes. Si nos grands phi-
losophes sont, en ce qui les concerne. d'opinion contraire, et croient, eux,
qu'ils descendent en droite ligne on d'une huItre ou d'un singe, gardons-nous
de disputer avec eux, et reconnais~ons, puisqu'i~s y tiennent, 011 bien qu'iJs ont en
effet une telle origine, on qn'ils sont parfaitement dignes d' en aToir une telle.




- 451 -


~ussi confrail'es a .la constitlltion de l'hoínme, a son origine
possible et 3 sa loi, qu'aux principes de ses c~oyances reli-
gieuses, au I'~pport de l'hístoire et aux dictées de la raison.


11 n'est pas besoin d'un grand effort de raisonnement el
d'un savoi(' bien étendu, pour sentir combien cet échafau-
dage de suppositions gratuites est fragile et dépourvu de vrais
fondeme.nts. Si la matiere est éternelle et capable de produíre
p~r sa propre verlu tous les etres que nous voyons, elle est
elle-meme Dieu, Dieu sans intelligence, p~roduisafJt des etres
inteJligents. Si elle est éternelle, formatrice et intelligente a
la (ois, elle est eucore Dieu, et, dans ce cas, Dieu intelligent.
Mais toule parcelle de matiere participe alors de sa divinité
el de ses altributs divins; el l'homme, a f01·tiori, partíe in-
tégrante de l'etre divin el lui-meme ainsi tout entier divin,
est infaillible et saÍnt quoi qu'il fasse, de quelque maniere
qu'il vive, ilTesponsable par conséquent dan s chacune de
ses pensées, de ses entreprises, de ses actions; et le mal,
et le bien, el le vice, et la vertu, et le dévouement, et le sa-
crifice, et toute la morale ne sont de la sorte dans l'homme
et dans l'univers entier que de vaines conceptions el des
mols vides de sens, ainsi que du reste on a osé le prétendre
en effe!.


De plus, si l'homme est le résultat d'une créa.tion spon-
tanée, le premier individu n'a sans doute pas dÍI demeurer
le produit. unique de son espece; )a création naturelle de créa-
tures humaines· a dÍI se continuer au moins pendant un cer-
tain temps, et l'histoire 011 la tradition ont dli n011S con .....
server un souvenir d'une production aussi merveilleuse. Et
pourtant rien de tel ne nous est parvenu sur notre origine;
au contraire, tous les monuments dll passé s'accordenl pour
nous apprendre que le premier de nolre race a tout uniment
été Cl'éé par un Dieu, ainsi que l'enseigne le catéchisme a
nos petits enfants l. -


1. J'ai dit qu'il n'est pas de supposrtion absurde que les savnnts, de certains




- "52 -


En admeUant d'ailleurs, un instant, I'hypothese de ce mi-
rac1e de création, iI faut bien reconnaitre que le premier homme
ainsi formé l'a été, ou dans l'état d'adulte, ou dans celui d'en-
fant. S'ill'a été daos l'état d'enfant, il était, en naissant, in-
capable, imbécile, comme toute créature qui "ient de nailre,
et, dans son impuissance et son ignorance de toutes choses,
il a dÍl périr peu d'instants apres etre né. Que si, au COll-
traire, iI esl apparu hornme tou t formé, iI a dú snrgir, non
pas seulement avec la taille, la force, le développement or-
ganique de l'adulte, mais en outre ave e la perfection des
sens, la prudence, la raison, la connaissance des choses, de
leurs pr9priétés et usages, qui ne sont, depuis que nous nous
connaissons, que le fruit du temps, ~e l'éducation et de l'ex-
périence, et qui lui étaient, a lui premier homme, indispen-
sables irnrnédiaternent, afin de pourvoir a ses plus pressanls
hesoins et de ne point périr des ses premiers paso


Il ya plus : il fallait encore, dan s ceUe supposition, que
l'hornme naquit double, a l'état de coupIe hurnain; que, dans
le temps meme qu'il parut, se format aussi précisément, par
le fait de celte nature en ferrnentation, une prerniere fernme,
et, afin que les deux atres faits pour,se compléter et se per-
pétuer, pussent se rencontrer, iI fallait enfin qu'iIs naquis-
sent dans le meme lieu, tout aussi bien que dans le meme
temps: toutes choses peu admissibles, dan s l'hypothese d'une
création spontanée.


Que de suppositions contradictoires et de conséquences
irnpossibles ou funestes ne faut-il pas adrnettre ensuite,
pour conduire l'hornrne de cet état de nature oh, courbé 'vers
la terre, il était, dit-on, sans parole, san s connaissance et.,.
savants n'aient osé faire pour se passer de Dieu daos l'explicatioo des choses. N'a-
t-on pas prétendu, par exemple, au 'pa!s des contes fantastiquell et des songes-
c:reux, «que la matiere tst le résultat de la pénétration et de la condensation d'un
príncipe immatériel, QUE u lIATÉJUEL DE LA lIATl:ERE EST IKIlfATÉIIIEL (Da" matérial
der materie ilt immateriell), et, chose contradictoire, il scmble, que c'es! ainsi,
par cette pénétration, cett. condenlation de l' immatiriel, que le produit l' espac.l!




- 4~3-


sans loi, a cet état social et civilisé qui suppose tant de con-
naissances et d'expérience, tant de supériorité de tout genre,
qu'il est a lui tout seul le chef-d'reuvre de l'intelligence et
de la création I! Que de contradictions seulement dans ces
idées touch:mt la loi naturelle? Nous n'en voulons ¡ci faire
ressorlir qu'une.


La loi naturelle est, dit-on, l'ensemble de principes de
justice et de morale qui se présentent naturellement a la rai-
son hu maine . ..D'autre part, l'élat de nature est l'état 00 les
hornmes sont dits avoir véGu avant la formation des sociétés
civiles et meme de la famille, état dans lequel ils se trou-
vaient en perpétuelle guerre les uns avec les autres, et ne
reconnaissaient d'autres 10is que leur intéret et leurs ca-
prices, et d'autre droit que la force brutale. En troisieme
lieu, la guerre est, dit-on, une situation dans laquelle toutes
especes de loís se taisent.


La contradiction ne saute-t-elle pas aux yeux? On semble
s'en apercevoir, et touterois OH ne s'y enfonce que plus fort,
par cet aveu : que la loi naturelle n' était ni reconnue ni ob-
servée dans l'état de llature, qu'avant l' établissernent des gou-
vernements civils il n'y avait ni juste ni injuste, etc.; d' ou il
résulteraitque la loi n'aturelle n' est pas une loi naturelIe.


Si dans l' état dit de nature les hommes vivent en état
de guerre perpétuelle, comme il al'riverait indubitabIement en
une telle situation ; et si dan s l' état de guerre toute loi se tait,
iI est done contradictoire de prétendre que la loi naturelle
se présente naturellement a la raison de l'homme. Existe-t-il
poul' nous, ainsi que pour les brutes, un tel état de nature,
et ille faut, cl'oire des qu'on aUrilme la formation de I'hornme
aux seules forees eréatriees de la nature : il est tres-certain


1. Imaginer qu'une multitude incohérente d'bommes vinnt dan s l'étal de na-
ture puisse jamais se réunir, s'cntendre sur rien et, d'un eommun Record, se
former un langage et se donner des lois avee un gou,·ernement, e'est ignorer le
creur hllmain, c'est n'etre pas plus avancé dans la eonnaissancc des hommes et des
ehoses Ijue ne le peut etre un collégien.




-- 454 -


que, dans cet état, le soin de S3 propre conservation doit efre
son unique loi, et la force physique son unique droil. On a
heau subtiliser, de l'état de natl1I'e on ne lirera jamais d'aulre
loi, d'autre droit que la loi de l' égoisme el le droit du plus
fort, d' ou résulte pour moÍ le droit de me conserver a vos' dé-
pens et de vous manger, si je le puis et s'il le faut, comme
pour vous,celuide vous accommoderde ma dépouille, si vous
y trouvez votre profit ou votre sÍlreté. C' est la le dl'oit de
vivre, le seul reconnu daDs l'état de nature, . aroit qui peut
alIer jusqu'a donner la chasse a mon semblable, a le tuer, a
le dépecer, et, au besoin, a me repaitre de sa chail' et de son
sang, comme je ferais d'une piece de menu gibier. Nous ne
voyons pas la possibilité d'aucune autre loi naturelle.


Ne nous laissons pas surprendre par des apparences et
des vérités spécieuses. Sans doute, ce qu'on veut Lien appeJer
la loi naturelle se présente naturellement ii la raison de
l'homme; mais e'est a la raison de l'homme civilisé, de
l'hornme vivant en société, de l'homme dont l'ame, en nais~
sant, a été fécondée par une parole de vie, et l' esprit iUu-
miné par un rayon divin, et non pas de ceUe espece de
hrute rampant aterre, dormant daos le creux d'uo arbre et
disputant une proie a quelque autre brute, sous les traits de,
laquelle on veut se figurer l'homme apres sa sortie des maios
de son créateur.


Croyons-Ie bien: si les hommes avaieot jamais vécu dans
cet état abject; s'ils avaient jamais, comme les betes, marché
courbés a quatre pattes; s'ils avaient été jamais sans pa-
role, saos droit, sans foi, san s loi, ils ne seraient, ne feraient
et ne vivraient pas encore a ceUe heure d'autre maniere; ils
ne marcheraient pas droit et la face tournée vers le ciel ;
ils serai~nt a jamais demeurés san s autorité, sans· société,
sans justice el sans lois, sans morale, sans conscience, sans
parole et sans raison.


Quand elles ne §eraient pas en opposition formelle avec




l'histoire, l'expérience, les plus simples nolioos de la science
el le sens commun, Ieurs conséquences funestes suffiraient
seules a faire repousse[' ces doctrines avilissantes. Apres les
avoir étudiées, non sans dégoUl, les unes apres les autres,
et s'y etre égaré dan s le chaos ou le vide, on est hellreux de
revenir, comme dans un port, demander refuge, espérance
et repos a ce foyer des croyances et des traditions univer-
selles qui, sans étalage d' érudition, ni de grands efforts
d'imagination, mais d'une maniere simple, claire, naturelle,
satisfaisanle el utile pour nOlls-memes et pour la société,
nOllS enseigne égalernent, avec autorité, d' ou nous venons,
ce que nous sornmes, ce que nous deviendrons, et con-
tient en définitive une philosophie bien autrernent plau-
sible et belle que toutes ces vides et stériles théories. Et


. ainsi nous est-il arrivé.
e'est donc, faute d'autl'e appui, d'autre lurniere, en nous


appuyant et nous éclairantavant tout des principes puisés
dans cet enseignernent traditionnel, que nous allons tacher
de répondre a la question que nous nous sommes posée,
l'autorité. Nous nc recourrons, pour l'élucider, ni au faux
libéralisme, ni au prétendu socialisme, ni non plus a la phi-
losophie de la nature et de l'identité absolue, qui ne savent
rien de rien el. ne résoudront jamais aucun des problemes du
monde et de l'humanité.


Tout ce que nous connaissons, voyons et concevons de la
matiere nous montre qu' elle est par elle-meme inerte et inin-
telligente; qu'elle n'a en soi le principe ni du mouvement,
ni de la vie, ni de la- raison 1. La plupart des hommes, les


i. Que la matiere, telle qu'elle existe dan s notre monde et telle qu'elle se montre
dans la moindre molécule, ait en elle-meme la vie, ainsi que le prétendent quelques
physiologistes, naturalistes et chimistes, ou qU'elle ne l'ait pas, comme nous le
croyons, il est au moins certain que la Vii ne lui est pas essentielle, qu'elle n'en
possooe pas le principe en elle-méme, qll'elle n'esl pointautoDome; mais que tout
ce qu'elle possede, affioité., force plastique. organisme, vie et lois qui la régisseot,
elle l'a re~u d'unc intelligence créatrice existanl sans elle et hors d'elle. - Ac-




- 4;:;6 -


savants eux-memes en avaient été convaincus jusqu'ici, et
rien encore ne dénote qu'il en soít autrement. Or c'est un
axiome également reconnu de tous : on ne saurait donner ce
que soi-meme on n'a point. Pour le reste, nos défaillances
et nos miseres nous font éprouver assez, achaque instant,
que nous ne sommes, hélas ! rien moins que des dieuxo


Qu' est-ce que se pro pose la science? L' étude des etres,
de leurs propriétés et de leurs lois, afin de s'élever de cette
connaíssance a ceHe du plan général suivant Jequel sont régis
les mondes et tout l'ensemble de l'univers. La science, des
son point de départ, suppose don.; l'ordre, des loís pres-
crites et observées, un plan tracé et suivi dans toute l'orga-
nisation, dans tout le mou'vement de la nature, et forcément
elle suppose ainsi ce que ces lois et ce plan impliquent, un or-
donnateur, un géometre, un souverain architecte de l'universo
Ces données et eeHe eonséquence, pour etre simples et a la por-
téedes plus humbles esprits, n' en sont pas moins rigoureuseso
Il n'est pas une existence, meme la plus chétive, pas un phé-
nomene physique, pas le moindre, qui ne trahisse une pen-
sée, une intention antérieure et produetrice. Et puis il n'est
pas d'effet san s cause; ii n'est. pas de combinaison, de cal-
eu1, de mécanisme, d'organisme, de plan, de pensée surtout
san s une intelligenceo Celui qui a fait l'reil, seul ne verrait-


cordez a. la maliere impressioooabilité et vie, et appelcz, par abus, eeUe impres-
sioonabilité seftlibilité, si vous voulez el tant que vous voudrez, iI y aura toujours
troís OH quatre ehoses qui ne se reneontrent point, dont 00 11 'aper\ioit aueune trace
daos la matiere inorgaoiqu8, a savoir l'intelligenee et le sentimeol, le libre arbitre
el la volonté.


L'éleclríeité, la ehaleur, la lumiere et tout ce qu'il peut enCOl'e exi5ter de ce
qu'on appelle forces dans la oature, sont, pour le mouvement et la vie daos la
matiere órganisée ou non, - qu'oo nous permette cette eompnraisou, - ee que
Ja ficell~ est pour le eerf-volaot qui plane daos les "irs. Astronomes, physieiens,
chimistes, philosophes et investigateurs de toutes espeees, nous avons réussi, gl'aee
a nos instruments, a entrevoir la fieeHe ou l'ombre de la tleelle, et nous lui attri-
huons les évollltions du eerf-vo\aot. Nous oe voyons pas que la fleeHe, eette fieeHe
toute matérielle, n'est qu'un instrument dansles maios d'une intelligenee.




- .t~i -
il point, et celui qui m'a donné l'intelligence; n' en aurait-il pas
lui-nH~me? Cela est contre tous les príncipes, el cela choque
la raison la plus haute comme le plus simple hon sens.


Il est done une cause de ce qui existe, une cause des etres
contingents el de l'univeI's ; el cetle cause de tant d'Ctres et
d' organismes si admirablement con<;us el exécutés; cette
cause de tant de phénomimes, de tant de lois, de tant de
merveilles éblouissantes de sagesse et d'intelligence; celte
cause ne peut done etre elle-meme que souverainement sage
et intelligente, en merne lemps que toute-pnissante l.


La scÍence ne péut faire un pas; elle ne pent se définir,
se concevoir, a moins qu'elle ne reconnaisse d'abord, au
moins implicitement, cet axiome primordial sur lequel tout
repose -el dont tont découle, le principe et la notion d'une
intelligence ordonnatrice souveraiue, c'est-a-dire d'un Díeu.


Pour peu qu' on réfléchisse sur l'homme, sur ses facultés,
sur son développement, sur ses besoins et les moyens qu'il
a de les satisfaire, a ses différents ages, on arrive bientot a.


<.J


se convaincre qu'il n'a pu naitre d'llne certaine force créa-
tl'ice de ce qu'on appelle la natllre; que pourvu d'organe~
admirablement con<;us el appropriés a Ieur ohjet; que doué
de raison el de liberté, et néanmoins sQumis, comme tous
les autres etres, a de certaines 101s, a un certain ordre et a
de certaines nécessités, il a dñ etre con<;u d'abord par un ar-
tiste merveilleusement intelligent, puis formé, suivant le
type con<;u, par un artiste non moins habile et puissantf ;


i. II rut un temps ou celui qlli écrit ces lignes passait pour un assez ardent
disl!équeur, et 'Vraiment ii croit s'elre occupé d'analomie, de .physiologie, dI}
sciences naturelles autant que plllsieurs de ses confreres qlli ne cl'oíent qll'en la
matiere el nient l'exislence de Dieu. Eh bien, je le conresse humblem'Clnt, jamais
je n'ai pu porter lesyeux sur uu squdette, sur le crane selllement, sur une partio
moindre encore dll moindre quadrupede saos y voir la marque frappante d'une
intelligence souveraine, san s que l'adllliration me fit m'écrier avec Morgagni, el.
souhaiter, avee cet ¡Ilustre savant, d'aimer ce grand Dieu autant que je le cennai~
el de le Eervir aulant que je l'aime.




- "~8 -
que le premier de sa race, de la race humaine, n'a pu naifre
en I'éalité que complet, qu'adulte et a }' état de couple hu-
main: que les connaissances qui lui étaient indispensables
pour se conserver', se nourrir, se vetir, s'abriter, se défendre
contre ses ennemis el se garer de tout danger, iI n'a pu les
attendre ni les 'esir de son expérience personnelle et suc-
cessive, mais a dil nécessairement les recevoir d'emblée,
toutes ensemble, du meme coup, el par conséquent d'une
maniere extraordinaire et surnaturelJe; et qu'enfin il ne se
con<;oit pas que ces connaissances lui aient pu venir d'ail-
leurs que de celte source ,d'infinie prévoyance el d'intelli-
gence souveraine, de la bouche meme de son créateur et de
son Dieu. .


Celte origine est celle qu'assignent a l'espece humaine les
livres sacrés des plus anciens peuples, el celle que croit encore,
a ceUe heure, la grande majorité des hommes dans les COI!-
trées les plus civilisées. 11 nous faut bien l'admettre aussi,
car elle esl plus croyable incomparablement que toutes ceUes
qu'ont imaginées les savants; elle est conforme a la tradition
des peuples; elle repose sur des documents infiniment res-
pectables et les plus anciens que nous possédions, et finale-
ment elle ne répugne ni aux découvertes réelles de la science,
ni aux dictées de la raison.


D'apres ces documents et ceUe origine, l'homrne primitif
communiqua directement avec son divin auteur; Dieu dai-
gna se manifester a ses premieres créatures, les instruire lui-
meme, les guider, les gouverner, les maintenir en familles,
en tribus, en corps de nation, et enfin instituer parmi eUes
l'ordre social et sa condition, l'autorité.


Mais une créature formée par un etre tout-puissant et sou-
verainement intelligent et parfait ne pouvait, en sortant des
mains °de sorl créateur, etre maculée d'aucune tache, d'aucune
imperfection ; et cependant l'hornme est rempli de défauts,
de vices et de passions : comment expliquer cela? Essayez




- -I!S9 -


de donner ace rnystere une solution meilleure que celle d'une
altération apres coup de la nature primitive de l'homme et
d'une déchéance originelle, vous n'y réussirez point.


Pourquoi se créer une pierre d'achoppenientd'un dogme
humanisant el civilisateur auquel n ous devons l'idée de }'hu-
manité, de la famille humaine, de la fraternité des hornmes?
Connaissons-nous quelqu'autre chose par quoi nous puissions
nous r-endre compte des perpétuelles contradictions entre ce
que veut notre creur et ce que permet notre volonté, entre
notre amour, notre désir, notre besoin du bien, et not.re pente
constante, cependant, vers tout ce qui est repr'éhensible et
mauvais? Non, nous ne connaissons rien. Faisons donc comme
on fait en pbysique : aceeptons celte solution traditionnelle et
primitive qui explique tout, ainsi que nous admettons les prín-
cipes de la gravitation et de l'attraction, dont la vérité ne
nous est pas non plus démontrée rigoureusement, mais qu'on
accepte néanmoins, parce qu'ils. s'accordent avee les faits el
rendent aussi raison de tout.


n n~y a pas de milieu : ou il faut considérer l'homme
comme un pur animal, livré, avec toutes les brutes, a ses
instincts carnassiers et féroces, ou il le fant estimer ce qu'il
est en eiret, un etre a la foís moral et intelligent, un etre
créé pour le bien, créé non seulement pour connaitre le bien,
mais encore pour l'aimer el le réaliser; et si nous voulons.
nous expliquer sa tendance presqu'insurmontable a violer
ceUe loi du bien qu'il sait et approuve, nous nous trouvons,
souspeine de res ter a nous-memes une leUre indéchiffrable"
roouits a admettre eeUe déehéance originelle et, par con sé-
quent aussi, quelque grande déviation intellectuelle ou mo-
rale du premier de notre· race, de celui qui, tout a l'origine,.
imprima, si }'on pent dire, l'empreinte vivante de saperson-
nalité a touto sa descendance, a tout le caractere humain.


Un autre fait qu' on est conduit a reconnaitre, e' est que.
malgré ses imperfections, l'homme est, par eSience, une




- 4~O-
créa(ul'e sociable; que dans la société seulementilpeut se
conser'ver, vivre, se développer, se perfectianner et aceom-
plit, sa destinée; qu'il esl poussé par un penchant invincible
a vivre en elfet en société; que partaut oil l' on a reneontré
des hommes, dan s tous les temps, en tons lieux, on les a
trouvés réunis en nalions, en peuplades, en tribus, en fa-
milles; qu'enfin notre état natm'el, c'est done bien la vie so-
ciale et eivilisée, et non pas cet état solitaire et sauvage que
de prélendus philosophes se sont avisés d'imaginer.


Un sixieme fait principal que fout démontre el qu'il faut
avouer, c'est qu'aueune Eociété humaine, a cause du vice
originel de l'hornme, ne saurait se former ni se conserver
sans une autorité qui la régit.


&bis qu'est-ce que l'autorité? Pourquoi ceUe autorité?
D' ou vient le droit de l'aut.orité, et quel est précisément l' ob-
jet de l'autorité?


te mot autorité se prend en plusieurs aceeptions diverses.
Il signifie ]' es pece d'ascendant moral qu'une personne exeree
sur l' esprit et parfois sur la volonté d'une ou de plusieurs
autres personnes, par suite d'une supér'iorité d'intelligence,
de savoir, d'expérience, de prudenee, de vertu, de force phy-
sique, de eourage, et rneme de rang ou de fortune. Il signifie
surtout le droit de déeider, de régir, de commander, d' obli-
gel' a quelque chose en vue d'une eertaine fin. Il signifie
aussi la personne ou les personnes investies de ce droit.


Plus on réfléehit, plus on se convainc que dans toutes
choses le bien supreme et la souveraine nécessité, c'est
l'ordre, et qu'en dehors dp- l'ordre il n'est certainement que
désolation et ruine. Rien ne se fait; rien ne vit, ne fonc-
tionne, ne se développe, ne remplit son but ou n'accomplit
sa destinée sans ordre; aussi l' ordre regne-t-il partout dans
l'univers. Tous les etres, qnels qu'ils soient, sont soumis a
des lois constantes, et se trouvent par la naturellernent et
régulierement ordonnés on dans l' ordre. Les corps célestes




- 461-


ont Icur place, leur rang, leur chemin, leurs mouvements
assignés et déterminés, el les suhstances OH les forces qui
les composent, les enveloppent et les pénetrellt, I'eau, la
terre, les minéraux, les corps solides, liquides et gazeux, la
chaleur, la lumiere, l'électrícíté, les eLres vivanls eux-memes
qui s'agitent a leur surface ou dans leur sein, ont tous rga-
lement leur mode régulier de formation, de croissance, d'exis-
tence et de manifestation. Rien n'est faíl a l'aventllre, ríen
n' est livré au hasard ; tout a sa cause, sa marche, ses effets,
sa fin ; tout est prévu, calculé, ordonné, l'églé.


L'ordre esl done, c'est manifeste, l'ordre est dans le plan
providentiel, il est dans le aessein, dans la volonté de Dieu l.


Et cependant l'homme n'est pas dans l'ordre, et seul de
tons les etres il n'y est pas Oll n'y est plus!


Ce phénomene extraordinaire, nous le répétons, est in-
terpreté, dan s Jes traditions et Jes doctr'ines religieuses des
plus grands comme des plus anciens peu.ples, par une dé-
chéance originelle de la race humaine, sllite elle-meme d'llne
déviation du premier homme des voies de l'ordre.


Aux corps inanimés ou aux animaux guidés par le seul
instinct, la loi est imposée par des VOl es rnystér'ieuses, et ils
ne sauraient l'enfreindre; a l'homrne, doué d'intelligence et
de liberté, et sans doute créé pour une fin particuliere, cette
loi devait etre donnée d'une maniere aussi particuliere : in-
telJigible, elle devait elre proposée a son intelligence; libre,
elle devait etre prescrite a sa liberté.


Par sa liberté, l'homrne. a le pouvoir de troubler l' ordre,
de produir'e le désordre, de s'y cornplaire, de s'y fixer.
Notre premier pere, cornme hornrne, a joui de ce privilége,
et il en a rnalheureusement abusé. Aveuglé par l' orgueil et
séduit par la concupiscence, il s'est détourné de son prin-
cipe, le pl'incipe de l'ordre, il s'est, dans son creur el dans
ses actes, révolté contre Dieu, el, par une conséquence natu-
i. C'cst si uai que le mot Koapos, en grec, signific tout a la fois univers et ordre.




·
- 46'! -


relle deceUe déviation, de celte révolte, iI s'est dégradé, il
est sorti des conditions de I'ordre, il est tombé dans le dé-
sordre, il a dégénéré, il es! déchu.


POUl' nous, enfants de ce premier homme, nous eussions
pu, comme lui, vivre dans l'ordre, constamment respecteret
observer les lois de l' ordre, si ce premier homme s' était con-
servé lui-meme et nous avait procréés dans S3 nature primitive;
si, comme lui, nous étions nés sans défaut ni macule. Mais,
dégénérés dans notre source, en meme temps que notre pre-
mier pere, nOllS sommes con<;llS dans le péché el mis au
monde, dcpuis lors, dans l' opprobre et la dégradation; en
sorte que tout individu de notre race déchue porte au creur,
en naissant, les stigmatesde la flétrissure, le venin de la
désobéissance et de la concupiscence origineBes, et se trouve
et demeure ainsi, delmis son prt'mier instant jusqu'au der-
nier souIDe de sa vie, hors des conditions de l'ordre el con-
stamment en lutte avec son désir, son besoin d'ordre et ses
penchants désoraonnés qui l'éloignent de I'ordre, ne faisant
pas ce qu'il voudrait faire, ne voulant pas ce qu'il fait, tres-
attentif toujours asoigner, a défendre a toute outrance ses
droits, sa dignité, ses intérets, a les exagérer meme, et tou-
jours pret aussi, néanmoins, et comme pOllssé par une force
irrésistible a entreprendre sur les droits et les intérets de
·chacun et de tous, a fouler aux pieds toutes les plus légi-
times prétentions, ainsi que les plus justes, les plus natu-
relles susceptibilités d'autrui l.


Dans ceUe impossibilité ou il ~e trouve, par sa seule force
intime, par la seule vertu de sa raison affaiblie, de se tenir
dans l'ordre et d'observer la loi de l'ordre, qui, depuis la
chute, est également comme enfouie, obscurcie, presqu' ef-
facée en lui, I'homme eut besoin, pour se ranger et se tenir
dans l' ordre, que ceUe loi qui est la sienne et a laquelle iI


1. Caro enim co~cupiscit aduersus spiritum, spiritus autem adversus carnem
(Ep. ad Gal. V, 17.




- 463·-
doit obéir, lui fut de rechef annoncée et imposée d'une ma-
niere plus explicite, plus formelle; qu'effacée de son creur,
elle fut gravée sur l'aírain et la pierre , et qu'ainsi, placée
hors de lui, elle fut confiée aux soins d'une autorité chargée
de la lui mettre constarnrnent sous les yeux, de la lui pre-
cher el recomrnander sans cesse, et de le ramener lui-mérne
a l' ordre enfin, toutes les fois qu'illui arriverait de s' en écar-
ter et de le vi oler.


Sans la déchéance, l'hornme eut pu vivre dan s l'union de
ses sernblables, et n'étre pas dans la nécessité de former avec
eux de société civile ou politique, et ainsi sans avoir a se
soumettl'e a d'autre autorité qu'a celle de Dieu. Mais, par sa
faiblesse, ses mauvais penchants, par toutes les irnperfections
dépelldantes desa dégradation originelle, il se tl'ouve fOl'cé-
ment, el dans son propl'e intérét el dans celui d'autrui, sous la
surveillance, sous la direction, sous la tute1le perpétuelle d'une
autorité. Pour derneurer dans l'ordre, observersa loi et remplir
sa destinée, jI a, des sa najssance jusqu'a son dernier soupir,
besoin d'une lurniere étrangere qui l'éclaire, d'un appui,
d'un guide, d'une autorité qui le soutienne, le dirige et le
protege, qui le protege et contre lui-rnéme et contre tout ce
qui n' est pas lui.


Et voila ce qu'est l'autorité, comment. l'hornme vit en so-
ciété, et pourquoi la société des hommos ne saurait se for-
mer, ni subsister un seul instant sans autorité.


En résumé, l'hornrne est un étre sociable, iI est fait pour
la société, la société dérive de sa nature, et il n'est vérita-
blement un homrne que dans et par la société l.


Nous le répétons, -- il faut insister sur ~ne vérité capitale el
fondamentale, - il n' est pas de société sans ordre, et le principe
de l'ordre, e'est l'autorité. Partout OU il y a de l'ordre, il


1. L'homme a beso in de l'autorité pour se conscrvcr, se dévclopper, s'éclai-
rea', se moraliser, se civiliser. Il ne serait, s'il pouvait vivre san s elle, qu'une
brute, une Mte féroce, san s l'autorité.




·- ,- ''';,. -~.:' #
~~f .


existe un ol'donnateur o~tJl1e- autol'if.é,et le signe auquelon
• reconmlit la présence de }'autorité, c'est ou ce doit etr'e
l'ordre l. La oil ¡ln'est pas d'autorité, on peutd'avance etre
sur qu'il ne regne pas d'ordre, et pareillement la oil l'ordre
n'est pas, on peut conclure qu'il n'rxiste pas d'autorité. Tels
que nous sommes et resterons ici-bas, quoi qu' on fasse,
faibles et vicieux, ]a vie sociale est le développement, le re-
dressement, le perfectionnement de 1'homme; et l'autorité,
e' est le régulateur, le cel'veau, la raison de la société. La
société est nécessair'e a l'homme au meme litre que I'autorité
est nécessaire a la société. Dans toute machine oil il n'y a pas
de régulateur, et dans toute société oiljl n'y a pas d'autorité,
il y a nécessairement trouble, désordre, aberration, folie, en
d'autres termes anarchie 2. e'est par l'autorité que les prin-
cipes se po"!;ent, acqu ¡erent de la consistan ce , deviennent fé-
c'ondset produisent leurs conséquences. Sans autorité rien
ne se fonde, rien ne dure, tout est frappé d'impuissance, de
stérilité, de caducité. L' ol'dre et l'autorité sont aussi sÍlrement,
plus sÍlrement la condition , la loi fondamentale des sociétés
humaines, que la gravitation est une propriété essentielle· des
corps et la loi des mondes.


Enfin quelle est, oil est l'autorité~ d' oil vient-elle, quelle
en est la source ou l' origine; comment a pu venir a }'homme
le droit de commander a un autre homme? Question difficile,
question insoluble sans les données fournies par la religion.


11 est parmi les hornrnes trois principales autorités dont
releyent toutes les autres, dont toutes les autres ne sont que
des érnanations et des délégations : ce sont i o l'autorité (a-
miliale, comprenant l'autol'ité maritale et l'autorité pater-


i. Dans rile de Crete, dont le législateur. comme on sait, fut le sage Minos, et
GU Lycurgue alla puiser sa politique et ses lois, le pr€mier magistrat portaitaussi
le nom de KOClP.OS, COlme, tellement l'ordre est le propre et la mission spéciale
de l'autorité.


!. L'autorité dans la société, comme le rhythme dans la musiqlle et la poésie,
c'est l'ordre dans le mouvement, c'est l'action, c'est la vie harmoniquement or-
donn~e.




--~-;~;~:
.~ .. -


neNe; 2° l'autorité civile el politiflile ; 5° l'autorité f·eligieuse.
Parlons d'abord de l'autorilé familiale •.
La premiere société que I'histoire et la tradition nOUJ


molltrent apparaissant sur ceUe terre, c'est la$ociété familiale,
c'est la famille; el ceUe société, nous dit-on, c'esl Dieu lui-
meme qui I'a fondée.


CeUe société, tout d'abord, est simplement conjugale, se
composant de deux uniques personnes, du mari et de l'épouse,
de l'homme el de la femme; et déja toutefois a ceUe sociét~
si simple, pour qu'elle dure, iI faut une autorité. Afio que
l'ordre y soit, et parce que la condition de l'ordre c'est l'au-
torité, Díeu établitdaos ceUe premiere société l'autorité mari ...
tale; et, afin que eeUe autorité premie re et modele soit recon-
naíssable, incontestable et a jamais incontestée, tout ce qui
la caractérise et la légitime, tout ce par quoi elle se recom-
mande el s'impose, il l'imprima dan s les tt'aits, la stature, la
force, le courage, l'intelligcllce et le creur di l'homme, qlli
est cette autorité. Car ce n' est point, soít dit en passant,
paree que l'homme est le plus forl qu'il est le chef de la
femme; mais c' est parce qu'il devait atre le chef in contesté
de la femme, c' est pour cela qu'il est le plus intelligent, le .
plus courageux, le plus actif, le plus puissant, le plus fort.


Cependant la société conjugale n' est pas une société COffi-
p](~te et parfaite; elle ne le devient que par ce qui en est la
conséquence naturelle el l' objet, a savoir 18$ enfants. Les en-
fants 80nt le complément de la société conjugale, ils achevent
l~( familIe.


Que les parents ont autorité sur leurs enfants, que les'
enfants sont soumis a Ieur pere et mere, cela mérite a peine
d'etre dit. L'autorité, pour celui sur qui eHe s'exerce, est
garde,· protection, direction, initiátion, répression : or nul
plus que l'enfant, qui nait débile, impuissant, ignorant de
lui-meme et de toutes choses, qui, partoute sa cónslitution
physique, intelleetuelle·et morale, eat dans l'impos~ibilité de


30.




- 466-


se sustenter, de se gouverner, de se réfréner, de se suffire
en aucune maniere; nul plus que l'enfant n'a besoin de tout
~ela, de gardien vigilant, de directeur, d'initiateur, de cas-
tigateur et de guide. Incapable, en naissant et longtemps
encore apres etre né, de se rendre aucun des services dont
il a besoin pour se développer el vivre, il est nécessaire que
d'autres fassent pour lui ce qu'il est inhabile a faire lui-meme.
L'autorité des parents sur leurs enfants mineurs, el le droit
qu'ils ont a Ieurs respect:.;, a Ieurs égards, a Ieur religieuse
vén~ration jusqu'a Icur dernier moment, ce sonl la des
vérités dont r évidence se proclame elle-meme et qu'il serait
snperflu de prouver: elles forment un axiome social et moral,
et, comme chacun sait, les axiomes ne se démontrent point.


Par leur amour si vif et si tendre et Ieur sollicitude in-
comparable, il est manifeste et clair comme le jour que la
missioll d' élever, de gouverner les enfants appartIent a Ieurs
parents seuls, et que ce que l' éducatio.n el le gouvernement
supposent, l'autorité, Ieur vient de I'auteur meme des etres
et de la nature, et qu'elle est donc de droit naturel.ou, pour
dire le mot, de droit divino


L'autorité naturelle et morale, DOUS insistons sur cela,
l'autorité vraie, dans la famille comme dan s la sociétécivile
et comme. aussi dans la société religieuse, est une autorité
rectrice ou directrice, une autorité qui régit, qum regit, une
autorité monarchique ou royale. Tout ce que Locke et quel-
ques aulres écrivains ont imaginé pour insinuer le contraire
est sans force el de peu de valeur. Qlland le pere est ce
qu'il doit elre, vraiment homme, fondateur, administratenr,
protecteur et soutien aflectueux et dévoué de la familIe, la
mere n'a d'autorité quecelle qu'il lui délegue ou qu'elle lui
emprunte. La femme le sait bien et les enfants aussi le savent,
teUement que si ces derniers se montrent réfractaires au de-
voir, la mere, poor les ranger, ne voit rien de mieux que la
menace de dénoncer leur insoumission J d' en instruire le




-l67 -


pere. La femme n'acquiert d'autorité propre dan s la famille
qu'a défaut du pere. Et meme, dans ce cas, son pouvoir offre
bien des imperfections .et des lacunes. II n'est pas une mere~
veuve qui n'avouat que dans mille circonstances elle a souffert
de l'absence du chef, et trouvé insuffis~nte el précaire sa
propre et seule autorité l. Maia a quoi bon insister sur ~


\quitol,ljollrs, jusqu'á ce temps, avail paru d'une si parfai~e
évidence. Il n'a fallu rien moins que le libertinage d'idée8 ql1i
c,aractérise notre époque, pour faire discuter ce qui fut admis
dans lous les siecles, en tous pays,cce qui est également sane-
tionné par l'histoire el le sens commun.


Passons a l'autorité civile.
Nous ne la voulons considérer que dans sa forme monar ...
chiqu~, parce que le monarque estet restera toujours, quoi qu'il
arrive, le type de l'autorité civile, el que les autres formes se
confondent toutes au fond avec ceUe forme primitive et nat~ ....
relle. La démoeratie représentative, par exemple, la seule démo7
,cratie possible dans ungrand Etat, n'est a t.out prendre qu'une
_aristocratie, une aristocratie.a la vérité élective et temporaire,
maisprésidée par un magistrat, quelqu'ilsoit, a qui D~
manque aueuo moyen, s'il le .veut,de se perpétuer dans le
pouvoir et de le rendre viager. Qu'un Etat s'intitule royauté,
empire ,aristocratie, démooratÍe, e' esí toujours :l~ Dl()ilafoJ!ie
sous un Dom différent, la monarchie personnifiée dans 'UD
prince, un consul, un profecteur, un grand pensionnaire,


1. Les domEstiques ne sont pas un élément constitutif dE la famille; toufefois ¡ts
en peuvent devenir membres temporaires, et des lors ils y ont un role et des (le-
. 'Volrs. Le rapport des serviteurs et des maltres sont déterminés. 1 0 par un contrat,
2· parlaposition des serviteurs dans la famille, et5° par la nature de la Eamille.
Par lecontrat, le serviteur met son temps, son travail, ses soins et ses peines Ila
service de ses' mattres : il est donc ten n de faire ce que son maitre exige de Iúi
et,par conséquent, de lui obéir sous ee rapport. Par la naturedela famiJleel par
son admission dans la famille, le domestique en devient un memllre subordonné.,
et participe a ses droits et a ses devoirs. 11 a droit a la bienveiltance el a la pro-
teelioll de ses maitres; il a done devoir aussi deles honorer el -de se conduire chez
ilÜX, en tout, "ec respeet, soumi,sitm, affection., oouneUf, di,cf'étiolt el décence.




- .668 -


un orateur, un président 1; la seuIe ou du moins la princi-
pale diflérence que nous y voyions, c'est que dans les répu-"
bliques 00 a la monarchie moins son avantage, l'ordre el la
stabilité 2.


La question de l'origine de l'autorité civile a dOllné lieu,
chez les politiques, les juristes el les philosophes, a plu-
sieurs systemes qui peuvent se ramener aux suivants:


Les uns tirent cette autorité du droit de conquéte, c' est-il··dire
de la force matérielle.D'autres la font surgirnaturellementd'uno
supériorité relative quelconque, de quelque grand danger ou
de quelque autre supréme nécessité, et, par suite, de l'alié-
nation volootaire et iocooditionnelle par l'homme de sa liberté
naturelle, ce qui conslitue l' élection ou le consentement pur
et simple et sans conditions. Une célebre école la déduit
d'une fiction de souveraineté persoÍlnelle de l'homme, el n'y
veut voir qu'une délégation sociale, en vertu d'un pacte
souscrit ou sous-entendu entre les membres de la société el
la personne investie du pouvoir de la gouverner. e'est le
contrato On la fait enfin procéder de la paternité et d'llne dé-
légatioo de Dieu, fondateur de la puissance paternelle et au-·
teur de la famille.


i. Meme a AtbElDes, daos ceUe petita démocratie, le peuple, au dire de 1Ou-
eydide, n'avait de la souveraiotté que le 110m, et se trouvait, daos la réalité, sou-
mis toujours a la domination d'un de ses premiers citoyens :


, E1lvE't'ó 't'E ).ó1c..> ,1.&V Ó'1lp.oxpr:J.'t'tr:J., ep"tc..> óé, Ú1rO '!'OU 1rpw't'ou &vopo, &'PX7¡. (80:.1-
xtólóou, p,t€)..wv. f;, LX V.
. !. La mooarcbie, pour une grande nation, est saos comparaison la forme de


gou veroemeot la meilleure, celle qui a le plus de force pour la défense etpour la
durée, celle meme, tout considéré, qui offre le plas de" garantie a la propriété, a
la liberté, a la sureté personnelle. Les annales des peuples contiennent assez
d'éléments pOUl' en établirune démonstration : mais ce p'est pas ¡ci le lieu de la
donner j ce serait le sujet d'un travail spécial.


d'ai souvent eu l'occasion de reeonnaitre que la démoeratie est iocapáble de
gonverner» : c'est encore rAtbénien Thucldide qui nous dit cela. llo).)..r:J.x!.S E,¡w1'
I'IYc..>V óllp.oxpa.'t'lr:J.v o't't &óU'IIr:J.'t'OV ,~'t'tV &trS.pWv ~PXEtV.


Xénophon n'en porte pas un jugement plus favorable.




- .169 -


L~autorité 80ciale ne peut effeclivement émaner que de
deux sources correspondan t aux doctrines sur l' origine de
l'homme, l'une résidant dans l'homme meme ou dans la na-
ture autonome dont il est partie intégrante; l'autre, hors de
l'homme et de ce qui esl de lui. Prise au dedans de l'homme,
l'autorité a pour principe la force, la conquete, l'élection, la
contrat, toutes choses variables, discutables et illstables.
Prise en dehors de l'homme, elle ne peut venir que de ce
qui est supél'ieur a l'homme et par conséquent de Dieu, do
ce qui ne se discute point, ne varie point et n' entre point
en composition.


En fail, toutes ces origines, toutesces sources du pou-
voir son" réelles; il n'en est pas une qui n'ait fourni des
chefs a plusieurs sociétés civiles. Nous dirons plus: c' est
que, a l'exception de I'autorité conditionnelle, qui est con-
tradictoire a la nature des choses, comme incompatible avec
l'ordre, toutes ces autorités, en de certaines conjonctUl'es,
peuvent également bien avoir rempli leur objet, maintenu,
garanti l'ordre soeial, et ainsi possédé le caractere de la légi-
timité. Il est noloire que des sociétés entieres out été 80U-
mises et réduites a l'obéissance d'un pouvoir étranger par
l'effet de la conquete, et il sepeut qu'en de certains cas cette
subjection ait été bonne, salutaire et iuste tout a lafois. Pre-
nons le peuple romain, tel que ses historiens nous le repré-
sentent, a son berceau, vivant de violen ce et de rapine; et
supposons que les Sabins l'aíent, apres guerre déclarée,
vaincu, subjugué, rangé sous leur loi: n'était-ce pas la une
société soumise et- un pouvoir constítué par droit de con-
quete et tres-légitimement? D'autre part, il fut des peuplcs
quí, apres a'voir longtemps subsisté dans l'allarchie, et en
avoir essuyé toutes les calamités, se sont, sans aucune sti-
pulation ni réserve, etmus uniquement par le besoin supreme
de )'ordre, jetés librement, spontanément dans les hras du
pouvoir absolu .. Et cela ne paraitra pas aussi Cou qu'on le veut




- .170 -


bien dire. Carille faut répéter encore et jusqu'a satiété: la
premiere et plus impéríeuse nécessité d'un peuple, c'esi
l'ordre; et iI n'est pas de despotisme don! les inconvénients
possibles soient comparables aux dangers, aux miseres réelJes
et présentes de l'anarchie. Oil l'ordre n'est pas, toute exis-
tence, toutes possessions sont menacées et menacées prochai-
nement. Celui done qui donne l'ordre, donne tout, la víe, les
hiens,l'bonneur, peut-etre la liberté: or a celuí qui donne
tout, on ne songe point a mettre des entraves, a prescrire
des conditions l.


En these générale cependant, ni la conquete, ni l'élec-
tion.~ni le oontrat ne sont l'origine vraie, premiare, natu~
relle et normale de l'autorité, de l'autorité correspondant au
plus profond besoin, a la loi fondamentale des sociétés. Si
respectable qu' elle soil, la torce ne fait. pas droit : elle peut
bien faire plier, "elle ne saurait obliger. La force n'est pas plus
le droit que des ¡njures ne sont des arguments. La force
e'est le fait, et au-dessus du fait reste toujours le droit, dont
le sentiment a pénétré l'ame humaine en meme lemps que
s'y est formé le sens moral, et qu'aucune violence, aucune
oompression ne saurait y étoufler. Si Dieu lui-meme n'était
que tout-pu¡ssant, il n'aurait pas, en vertu de sa seule
puissance, droit et autorité sur les hommes. 11 n'est notre
maitre et seigneur, et n'a véritahlement le droit de nous in-
timer ses ordres, de nous faire la loi, que parce qu'il est notre
auteur, qu'il nous a créés, el que la créature subít natu-
rellement, nécessairement la loi de celui qui I'a créée, pro-


" , , , ,


creee ou regeneree.


i. La religion seule peut imposer des conditions a. la souveraine autorité. le
sllis fort bien que cela pilOt entrainei' des inconvénients. Je saia fort bien qu'il peut
arriver que des souverains gouvernent en dépit du hon sens, ét semblent avoir
pris a tache de compromettre tous les grands intérets de l'Etat. Malheureusement
les garanties, les conditions, les cotltrats, les constitutioos n' empechent poiot cela;
el les démocratics, bien sOllvent et plus facilement peut-etre tombant dans les
memes Cautes. C'est un inconvénient sans doute, un grand incoDTénient; mail
qu'eSi-eé qui n'oft're pas q\1élquei inconvénieDts?




..... "71 -


Si le príncipe de la force est en lui-meme vicieux, celui
de l'élection ne l'est pas moins par ses effets.


Ce n'est pas que la pensée de l'élection ne par.te naturelle-
ment et ne soit souvent partie de besoins, de sentiments, de
vues louables et légitirnes, comme de l'esprit de mo~ération,
de l'arnour du bien et du juste, ou de la haine de l'arbitráire,
des abus et des exces quels qu' ils soient. L'idée de choisir
pour chef le meilleu .. , le plus digne a do se présenter a toute
personne honnete mais inexpérimentée qu'ont choquée quel-
ques unes des imperfections aUachées au pouvoir dans les
Olains d'un etre aussi faillible que l'hornrne.


On ne peutnierqu'unequalitédésirable etde~ plus désirables
dans l'autorité ne soit une haute supériorité de raison, de pru-
dence, de sagesse el de fermeté, en meme temps que de tact,
de dignité et de rnajesté. Le but de l'autorité étant l'ordre, la
qualité premiere de J'antorité semble devoir etre, en effet,
l'inteIligence, la volonté et la capacité de l'ordre. L'autorité,
c'est ou ce doit etre, autant que faire se peut, la person~
qui sait et comprend le rnieux la société, son objel, ses inté-
rets, ses conditions, et qui dans cette connaissance et dans
le sentiment des devoirs qu' elle lui impose puise le plus
d'énergie, de volonté et de force pour y satisfaire et s'y dé-
vouer completement. Sans ('~tte intelligence lucide des néces-
sités sociales, sans la ferme votonté d'y salisfaire, et la puis-
sanee de sacrifice qui rend capable de s'y consacrer sans ré-
serve, avee aOlOur, énergie et résolution, les détenteurs du
pouvoir manquent, ce semble, des aUributs véritables de
l'autorité, et ne sauraient l'exercer avec tout avantage ni
poul' eux~memes ni pour la soeiété. Ces atlributs, a le eon-
sidérer abstl'aitement, sont de l'essence du pouvoir, qui,
dans leur absence ou leur insuffisance, parait n' avoir vrairnent
ni toule la dignité, ni toute l'autorité qui commandent le
respeet et donnent une assieUe solide a la société.


Le pouvoir est d'autant plus eonsidéré et plus fort qu'il a su




- 47i-


mieux donner de lui ceUe opinion, qu'il possede el toute rhahi-
leté et toute l'énergie de volonté nécessaires pour sauvegarder
les intérets en vue desquels il est institué, toute l'aptitude a se
dé{elld"e lui-meme pour dé{endre la société. Le dévouement
saga ce aux intérels de la société, et un grand resped de ses
propres droits, de sa propre digllité, nous allions dire de sa
propre sainteté en vue de lasociélé, ce sont la, nous le répétons,
les qualités premieres, essentielles de l'autorité telle qu'elle se
con<;oit dans sa perfection, comme ce sont aussi, pour l'exer-
cice du pOllvoir, les plus sures garanties de force et de durée.


Malhellreusement ces qualités ne se traQsmettent guere
par héritage, et ellesne se . montrcnt pas non plus évidentes a
tous les yeux dan s les simples particuliers qui les possedent
en effet. Et puis toute supériorité humaine est contestable et,
par cela meme, contestée inévitablement. Certes, s'il existait
quelque moyen infaillible et facile de distinguer le plus digne
et de le faire reconnaitre et avouer tel imrnédiatement sans
4iifficulté parchacun el partous, il faudrait rendre l'autorité éli-
gible; la justice le voudrait, ainsi que l'intéret : mais comme
ce moyen ne se trouve point; comme iI est difficiIe de dé-
terminer, meme chez un.pelit peupIe, quel est l'individu le
plus digne de commander a ses égaux; comme l' orgueil et
d'autres passions empecheraient le plus souvent de lui rendre
justice, lors meme qu'on l'aurait découvert et qu'il serait vrai-
ment le plus digne; et comme enfin le désaccord enlrainerait
les compétitions, les intrigues, les cabales, les oppositions
et protestations, et, par suite, les dissensiolls, les conflits ,
peut-etre la guerre intestine, dont l'autorité sociale a juste-
Dlent pour mission de préserver la société, iI s' ensuit que l' é-
lecHon est une tres-mauvaise source de la souveraine autorité r •


t. Dans une petite république l'élection eat praticable raisonnablement; mais
au prix de combien de troubles et d'autres mau:x !


Quand, dans la monarchie, le pouvoir naturel s'est éteint, DU quand de quelque
autre maniere il fait défaut, l'élection ou l'acclamation sont cependant le seul
meyen de le rer.onstituer.




- .75 -


Les inconvénients d'un pouvoir sans supériorHé Íntellec-
tuel1e et mor'ale sont grands, sans contredit, mais ceux d'une
alltorité mobile, instable et contesta~le sont bien plus grands
encore. Ce sont ces derniers inconvénients qui ont fait périr,
apres si peu de temps, un si grand nombre de républiques
anciennes et modernes.


Rien ici-bas n'est exempt de vices et d'inconvénients, et
quand on songe a fuir un mal dont on patit actueJIement, iI
est bon de s'assureral'avance qu'ainsil'on nes'expose poin!
a se jetel' dans un pil'e. C' est pour ne pas lomber dans
un inconvénient pire que tous les maux, qu'il a fallu donner
au souverain pouvoir une autre hase que I'élection.


Les vices du contrat sont peut-etrepIus grands encore.
Et d'abord le contrat ne pent etre l'origine premiere et natu·
relle du pouvoir, puisqu'iI snppose ce qui est en question,
I'existence d'une société tonte formée, et qu'aucune société
ne saurait se former ni subsister sans autorité. Un peuple
qui n'a pas de gouvernement est un penple en état d'anar-
chie : il n'est pas un peuple, iI est une multitude s'agitant
dans le désordr'e, en guerre avec elle-meme et avec la force
qui se consume en eflorts pour la plier a l' ordre, pour l' ordun-
ner, l'organiser, la civiliser. Si, apres etre demeurée des
jours et des mois dans cet état de lutte sans treve et s'y
etre épuisée, elle réussit, de guerre lasse,a se constituer en
société réguliere, e'esl qu'elle a été vaincue par un príncipe
ou un agent d'ordre, qui, lóin de recevoÍl' d'elle des condi-
tions el de s'abaisser a les subir, lui a dicté les siennes en
la soumettant al' obéissance. 11 en es t de eeUe multitllde anar-
chique comme des éléments désagrégés du regne inorga-
nique, qui sont livrés confusérnent a leurs affinités et a leurs
répulsions naturelles, jusqu'a ce qu'il se présente un prin-
cipe rnystérieux d'organisation qui les saisisse, les subjugue
el les réduise sous sa loi.


Si les hommes vivaient naturellernent dans une entiere ¡ndé-




- 474 -


pendance mutuene, c'est-a-dire dans ce qu'on appelle la liberté
primitive ou I'étatde nature: si la vie sociale était pour eux fa-
cultative ; s'ils avaient, en naissant, le choix de s'agréger ou non
a une société civile, et de participer ou non aux bienfaits et
aux devoirs de l'ordre social,. on comprendrait qu'en optant
pour l' état d' etre civílisé préférablemen t a celuí de brute, ils
ne voulussent s'engager avec l'autorité constituée oua con-
stituer que par un contrat synallagmatique, par un engagernent
réciproque et conditionnel, et qu'ils p ussent former avec
elle un pacte et faire un contrat dit social. Mais il n'en
est aucunement ainsi pour les hommes : la vie en société est
l'état normal, l'état naturel, l'état propre de l'hornrne.
L'homrne ri'est point libre, tant s'en faut, de naitre et de
vivre ou non dans l'état social. Il u'est pas seulement apte a
la vie sociale, il est créé pour elle, et il ne sanrait ni se con-
server ni se développer hors de la vie sociale. La vie sociale
est ponr l'homme une condition de développement et d'exis-
tence. Il ne devient et derneure un homme que dans et par la
vie sociale. Tel était le sentimellt unanime des anciens, des
philosophes, des pensellrs de tous les ternps etde tous les
pays jusqu'au nótre. Les sages de la Grece et de Rome, aussi
bien que ceux de la Chine et de l'Inde, ont tous, a l;unani-
mité, proclamé l'homme un etre sociable par essence, un etre
créé spécialement pour la víe civile C;;wov 71"OA~'t"~XOV. Or, si la vie
sociale est naturelle a l'hornme, la conséquence est patente:
l' ordre social est de droit naturel, la vie sociale est obliga-
Joire pour les hommes, et la société civile, le gouvernement
civil, l'autorité civile ne sauraient se fonder sur un 'pacte
facultatif; sur un contrat dit social.


Enfin une réunion d'hommes peut bien actuellement se
¡Jonner un chef ou un rnaitre; rnais iI n'est en son pouvoir de
phanger ni la nature ni les conditions de l'ordre social. Il ne
fui appartient pas, ce n'est pas a elle qu'il appartient de res-
treindre, de surveiller, de juger l'autorité, de lui poser des




- 475-


Jimites et de lui dicter sa loi. La loi de l'autorité c'est la loi
sociale elle-meme : elle jaillit de l' essence el de la nature de
la société civile. L'existence d'un contrat synallagmatique
entre le prince et les sujets répugne tout ensemble a l'idée
de l'autorité ~t 3 celle de la société civile; et lors meme qu'un
tel contrat existerait véritablement, il serail nul de soí,
comme contraire a la nature des choses.


11 est dans la nature des choses que les hommes forment
des sociétés civiles et politiques; il est dan s la nature des
choses que ces sociétés soient régies par une autorité; il est
dans ]a natur'e des choses que ceUe autorité exerce tels ou tels
droits : ['ien de tout cela ne se regle par un contrato L'homme
n'est pas maitre de la nature des choses.


Qu'est-'-ce qu'un contrat dont on ne saurait limiter la du-
rée sans le plus grand danger pour l' ordre social, un acte OU
les contractants engagent des intéressé~ non consuhés~ el qui
manque d'ailleurs, pour son exécution, de toute sanction
nécessaire? Si nul homme n'a par ]ui-meme le dl'uit de COIll-
mander a un autre homme, nul n'a non plus celui de lier un
autre saos qu'il y consente; et il en résulte qu'une I'éllnion
d'hommes occupée 3 se constituer en sociéié pent bien se lier
ellc .... meme, et lier chacun de ses membres cunsentants pour
la durée de leur existence, mais n'est nullement fondée a en-
gager I'avenir; de sorte que chaque renouvellement de géné-
r.ition entr~inerait, pour un peuple ainsi constitué, un renou-,
vellement du pacte, une impossibilité radicale.


Mais le plus grand défaut enoore d'un teJ eontrnt# e'est
qu'en cas de désaccord sur son interprétation ou son exécu-,
tion, le manque absolu de tribunal désintéressé pour en juger
ne laisse aux peuples de garantíe que dan s la révolte, des ....
truétive de tout ordre social.


Et quand nous disons qu'une multitude peut s'engager.
elle-meme ponr la durée de son existence, cela meme n' est,
vrai qu'en théorie. Les volontés sont mobiles, les consente-:
ments non moins instables et contestables que les capacités,




- "'fG-


elles supél'iorités, et ce n' est que par métaphore qu' on se
pent a soi-meme faire la loi 1,


La société, sous un tel régime, est encore exposée sans
cesse a tous les conflits d'opinions, d'intérets etde passions
qui constituent l'anarchie, suite de l'absence d'une autorité
forte et incontestée. Le contrat met le ponvoir dans un état
permanent de suspicion et d'accusation, et la société elle-
meme dans un danger incessant de révolution, sans utilité
réelle pour obvier aux abuso Comment empecher qu'a chaql1e
heure, soit l'ignorance, Boit la malveillance n'accllse le pouvoir,
ou d'avoir mal interpreté, ou d'avoir faussé, violé la constitu-
tion?Et comment meUre en évidence pour tout le mondequ'il
I'a violée véritablement? Et si réeUement ill'a violée, et quand
ce serait manifeste pour chacun et que tous en fussent assu-
rés, _ ... ent annuler le contrat et renverser l'autorité sans
mettreedjeu l'existence meme de la société? QIl'est-ce que
la violation d'un article, de plusieurs articles d'une constitu-
tioll- politique au prix d'un pouvoir renversé et d'une société
en dissolution? PIutót les conséquences possibles, pour les
individus, de cent charles violées, que les dangers certa¡ns,
pour toute l'humanité, d'une seule société sans autorité! Un
premier gouvernement renversé conduit comme fatalement
au renversement d'un second, puis d'un troisieme, et ainsi
de suite indéfiniment. Un pouvoir sans cesse menacé n' est
plus un pouv.oir. Le pouvoir n'a de force, de considér'ation
et de racine que s'il est véritablement autorité, et iI n'est
autorité que tant qu'il est incontesté.


t. « Le principe que tout pouvoir l~gitime part du peuple, dit l'historien Hume,
est noble et spécieux en lui-meme; cependant il est démenli par tout le poids de
l'histoire elde l'expérience.» (Hi,t. tI'Angt. Ch.arlu ter, ann. 1642.)


« Il ne faul jamais se lasser de le répéter, pour rabaltre et reteoir a soo juste
niveau l'orgueil humain, observe aussi M. Guizot, Die-u sP-ul esl souverain, el
persoDoe ici bas o'est Dieu, pas plus le peuple que les rois. Et la volonté des pe u-
pies ne suffit pas a faire des rois; il faul que celui qui devient roi porte en lui-
meme el apporte en dot au pays qlli l'épouse quelques-uns des caracteres na-
turels el indépendants de la royauté.» (Mim. t. 11, ch. VII, p. (j2.)




- 477-


Le contrat n'est ni une sauvegarde de l'ordre, ni une
garantie de stabilité : il ne saurait done, lui non plus, elre
principe d'autorité.


L'autorité premiere, celle que désigne le droit dans toute
la vérité du mot, ce n'est ainsi ni l'aulorité conquérante, fon-
dée sur la force pbysique, ni l'autorité élective, fondée sur
I'opinion floUante et muable, ni l'autorité conditionnelle,
fondée sur un contrat révocable : c'est l'autorité créatrice,
fondatrice ou régénératrice, se lnanifestant dans la nature
des eh oses, dont elle imprime la loi dan s l'oouvre de sa créa-
tion. Ce n'e.st done, en derniere analyse, que de Dieu, vé-
ritablement de Dieu, auteul' de l'homme, que l'autorité hu-
maine peut tirer son origine; de Dieu, seule source en effet
concevable du pouyoir, de tout pouvoir, de totlte autorité
réelle, de toute autorité vraie. Omnis polestas a lJe1tt;A°:',:


Avec le príncipe de l'état originel de nature eCJa'i"'ve-
raineté de l'homme individuel, on ne peut fondér a'ucun
dl'oit, et l'on n'arrive, quoi qu'on fasse, a d'autre origine du
pouvoir et de l'autorité que la force matérielle, l'élection ou le
contrat, toutes sources en elles-memes vicieuses etsans vertu
pour assurer l'ordre et faire durer l'autorité et la société.


Il ne nous reste done, comme nous l'avons dit, pour re-
monter a une source de l'autorité adéquate, en quelque sorte,
a la loi souveraine d' ordre, que ~e recourir aux indications
fournies par la tradition universelle ou catholique, en d'autres
termes par la religion.


Dieu a formé la premiere société hnmaine et luia donné
l'autorité maritale el paternelle.


De la famill~ étendue et ramifiée se forma la tribu, ou,
comme il se voit encore en Asie, évident berceau de notre
race, l'autorité paterne~le se perpétua en se transmettant de
pere en pere, ou d'atlteur en autenr, par l'ordre naturel de
primogéniture. .


La tribu continuaDt a se ramifier, a s' étendre, engendre




- "78 -


un peuple, et le peuple enfln engendre une grande natiotl t
dernier terme de fa société civile, qui n'est ainsi que \'exten-
sion de la société familiale, et dont les pouvoirs ell'autorité
ne sont non plus, quoiqu'en dise Locke, que la transmission
et l' extension de la puissance et de l' aulorité paternelles l.


Par suite de la déchéance, Dieu imposa a l'homme la né-
cessité de la vie sociale, de la société civile, et ainsi l'obli-
gation de l'obéissance a une autorité. La société civile,
moyen de castigation et conoüion de perfectionnement pour
l'homme, est donc de droit divin, el par conséquent aussi
l'autorité, principe d'ordre el condition d'existence pour ceUe
société, est de droit. divino Et il faut bien que ce soíl ainsi,
et il y va de notre dignité hien enlendue, eornme de, cene
du pouvoir public, que ceUe haute el supreme sanction ga-
rantisse, légitime et anoblisse l'aulorité. Car, encore une
fois, de quel droit l'homme impuserait-il sa volonté a son
semblable? Comment l'homme se serait-il jamais abaissé a
se soumettre a son égal, el a recevoir la loi et le chatiment
de la loi de celui qui comme lui est homme? Quand on songe
a l' orgueil humain et a sa tendance constante et presqu'in-
vincible a l'insubordination, on ne con<;oit pas que sans ceUe
origine et ceUe sanct~on augustes du pouvoir, l'homme eut
jamais pu consentir a subir le joug de l'homme.


Qu'on ne s'effraie pas du reste de ce mol de droit divin,
parce qu' on en a fail abus en le détournanl de son vrai sens;
que surtout on n'ait garde de se figurer que ce droit contere
a l'autorité le pouvoir de tout oser el de se meltre au-dessus
de la 10i. L'autorité, étant instituée pour la 10i, agiraitcontre
son institution, contre son but, en transg'ressant la loi qu'elle a


1. On peut voir aussi chez les anciens Francs comment la tribu sortait de )a
famille, et comment le peuple était l'extension de)a tribu. Les bordes con-
-quérantes. qui ~e détachaient du corpsde la nat!oo, recevaien! pour cheCun pridce
de la famllle regnante, comme le prouve le falt du partage egal de la GauJe ou
France nouvelle, pendant si longtemps, entre les fils du' roi défuot, et ceUecir-
'Constance que tous les petits rois que fitpérir la politique de C1ovi¡ étaient "e sa
ramille.




- "79 -


mission spéciale de faire observer et respecter. Elle travail~
lerait, de ses propres mains, a détruire dans son objet la sou-
veraine magistrature dontelle est revelue t.


Bien lo in _que l'aulorité soit indépendante el au-dessus de
la loi, elle y est soumise avant tous, par cela qu'elle est ehar-
gée deveiller a son exéeution. L'autorité, e'est la loien ae-
tion, e'est ou ce doit elre eomme l'inearnation de la loi ou la
loi incarnée. En violant la loi, l'autorité se viole, se détruit
done elle-meme, et, sans doule elle le peu! el elle le fail aussi
queJquefois. Le pouvoir peut se léser, se suicider, ce qui
arrive quand il s' ouhlie jusqu'a violer el déconsidérel' la loi
dont íl esl le représentant et l'organe. Mais ce n'est la qu'une
anomalie, un faít morbide : il n'est dan s la nature d'aucune
existenee de se détruire elle-meme.


A la vérité, le pouvoir, tOlljours faillible dan s des mains
bumaines, n'est pas responsable de ses transgressions de la
loi vis-a-vis de ses sujets, non pas a cause de la personne,
qui est souvent en soi peu estimable, mais a cause de la ma-
gistrature souveraine, qui n'a rien au-dessus d'elle que Dieu;
paree qu'il n'appartient pas aux sujets, maisa l'autorité, de
eonnaitre et de juger des infractions de la loi, dont elle seule


i. lIs sont bien coupables ceux qui, dépositaires del'autorité, la mettent au ser-
vice de leul's passions ou de leurs intérets particuliers, et la détournent ainsi de
l'objet pour Jequel elle est instituée. lis manquent au plus saint de leurs devoil's;
¡Is violent la ,justice el compromettent la loí. Par l'abus qu'ils en ront, ils décon-
siderent, affaiblissentet ruinent l'autorité, ce qui est le plus grand dommage
qu'on puisse causer el l'Etat, a la société. C'est une chose si délicateet si saiote,
l'autorité, qu'il faudrait o'en user, meme légitimement, qu'avec respcct et ré-
serle. L'humanité malheureusement <!st ainsi faite, que le fréquent usage d'une
chOlÍe, tournant chez eUe en habilude et bientot en routine, flnít par déprécier cette
chose aux J6UI de celui qui eouse.


Il faudrait nn Dieu pour exercer le pouvoir, rendrt> justice, (aire observer les
lois, et ceuxqui sont chargés de ceUe tache nt! sont hélas 1 que defaibles hommes
remplis d'impp.rfections et de dófauts. Ce sera du moins une garantie pOIH' tout le
monde, et pour la chose meme, Ei ceux qui tiennent l'autorité ou ont la charge
de la tempérer, sont obligés par état a la modération, a la ooeence el a la gravité
des mreurs, si ce n'esta la sainteté.


,




..... -'80 .....


~st l'inteJ>pl'ete Iégitime; parce qu'cnfin il est contré toute
raison que l'autorité soít justiciable de ce qui lui est subor-
donné. Elle ne l'est et elle ne le peut elre que de eelui dont
releve toute autorité, a savoir de Dieu, qui, en créant la na-
ture, a fondé la nature des choses et en a fixé les lois.


L'irresponsabilité du pouvoir a l'égard des sujets ne vient
point de ce que ce pouvoir est au-dessus de la loi, el de ce
qu'il peut tout oser; mais de ce que e'est rintéret supreme
de la société et par conséquent de la loi qu'ilreprésente que le
pouvoir soit respecté de tous~ parlout el dans lous les eas ;
que d'ailleurs la transgression de la loi par l'autorité n'est
qu'un faíl particulier,isolé, souvent seeret ou douteux; et
qu'il vaut mieux cnfin la violation de la loi quelqriefois parun
seul, que sa violation ineessante et patente par chacun el par
tous, ce qui est l'anarchie, ce qui n'est rien moins que l'en-
tiere ruine de la loi l.


Mais, demandera-t-on, il n'y a done pas alors pour les
malheureux sujets de préservalif ni de refuge contre les ex-
ces d'autorité?


Nous répondons : La religion, qui sanctionne l'autorité et la
proclame inviolable, nela laisse nuUement sans correetif eontre
les abus; et ce correctif qu' elle y donne, elle le puise, ehose ad-
mirable! a la meme sourceque l'autorité. Dans la famille, Dieu
sauvegarde l'épouse et les enfants par l'amour conjugal el par
l'amour paternel; dans la société civile, la religion sauvegarde
les sujets par la foi, l' espérance et la eharité. C' est la charité,
conséqueñce de l'unité de race et de la fraternité humain~~


i. Jamais, en aucun cas, les sujets ne sont rondés a se rebeller contre le Prince.
Prendre les armes contre celui qui représente la société, l'autorité, la loi, n'esL
pas moms contre l'ordre éternel que contre les principes constitutils, contre l'es-
sencemeQle de la société. Dans un État OU l'ordre regne, nul n'a droit de prendl'e
les armes que la puissance publique, le prince el ceux auxque)s il a confié l'épée.
Il n'est pas de gouvernement qui puisse durer cinquante ans, des que rautorité
s'y trouve justiciable de ceux qui luí sont subordonnés et qu'elle meme a mission
de tenir en bride et de juger.




- .&81 -


qui est, qui doit et.re, chez ceux qui commandent comme
pour ceux qui obéissent, le vrai correctif des abus de l'autorité.
Il est vrai qu'il n' existe et ne peut guere exister que dans le chris-
tianisme et chez un prince vraiment chré~ien, - par la foi l.


Peuples, vous n'avez, vous n'aurez jamais, quoi qu'on
fasse, de garantie contre le despotisme, l'arbitraire et l' exploi-
tation égoiste que dans la probité de vos gouvernants, et
vous n'avez de garantie de la probité de cés gouvernants que
dans leurs sentiments religicu", dan s Ieur religion vraie,
sincere, non simulée!


Outre ce correctif, qui est le plus 'sur et le plus digne, il
en est encore un autre plus secondaire: e'est, du coté du
prince, l'intéret personnel, qui lui eonseille de ne pas com-
promettre son pouvoir par le mauvais usage; c'est, du eoté
des sujets, d'ab~rd le libre vote des impóts; e'est aussi, e'est
surtout la patience et la résignation ehrétienne, qui allegent
el rendent supportables bien des imperfeetions, bien desmaux.
Minister Dei in bonum, si malum feceris time 2 : voila pour le
prinee. - Levius fit patientia quidquid corrígere est nefas 3 ;
voila pour les sujets. e'est une maxime admirable de Tacite
e qu'il fautque les hommes désirent les bons princes etsup ....
pm'tent les autres tels qu'üs sont... e Se eonduire autre-
ment, observe Maehiavel, e'es! souvent seperdre soí-meme,
et perdre également son pays 4.»


Cependant, pour que l'homme et une société d'hommes
rec;oivent et puissent reeevoir de Dieu , il faut qu'i1s soient en


1. Dans les temps de ténebres, les pImples ignol'ants étaient eonvaincus de cette
vérité premiere; mais.auJourd'hui que ootre civilisatioo de télé"raphe électrique
et d'éelairage au gaz a répandude telles lumieres, «¡u'oo en est tout éhloui, nOIl
pas seulemeot les peuples, mais leurs conducteurs et leurs tribuns la méconoaisseot
ou l'ignorent. Ceux loutefois qui en doutent ou qui n'en tiennent aucuo compte,
sont, les uns des ingénull, les autres des casse-eou politiques, également iod.ignes
d'ouvrir la bouche sur les intéréts socillux eL de déposel' uo vote daos UDe uroe
électorale.


2. Ministre de Dieu pour le bien, malheur a toí si tu Cais le mal! ~ S. La Pll-
tienee rend láger le mal qu'on oe peut corriger. - -l. Dilo. l. T. L. IU, VI. DI
C.",p~ 5t.




- -'8!-
r~pport vivan! avee Díeu, ce qui a líe u par lareligion, qui
unit ou I'elie l'homme a Dieu, et~ qui n'estprécisément'autre
chose que le rapport de l'hornme et de Dieu.


Mais l'existence d'une chose, d'UB l'apport, d'un fait quel-
conque se manifeste par quelque signe: aiusi en doit-il
etre égalernent de ce rapportde l'homrne avec son auteur, son
Dieu, et réellement il en est ainsi. Le culte esl le signe, la
marque, la manifestation visible de ee rapport : le culte, ex-
pression de la religion, du lien qui unít l'homme a Dieu,
son créateur; culte pouvant etre individuel chez I'individu
vivant accident~nement seul et séparé du resle des hommes;
culte nécessairement commun, public, réglé, déterminé par
conséquent et social, dans la famille, dans la tribu, et a plus
forte raison dans la société civile.


Cependant un culte public nécessite un magistrat, une au-
torité, un saeerdoce qui le regle et y préside. C[ La société
religieuse une fois née, dit encore M. Guizot, C[ quand-un cer-
tain nombre d'hommes se '8ont réunis dans des croyarices
religieuses communes, sous la loi de préceptes religieux


" communs, dan s des espérances religieuses communes, illeur
faut un gouvernement. Il n'y a pas une société qui subsiste
huit jours, que dis-je! une heure sans gouvernement. A
l'instant meme OU une société se forme, el par le seul fait
de sa forrnation, elle appelle un gouvernement qui proclame
la vérité commune, lien de la société, qui promulgue et
maintienne les préceptes que cette vérité doit enfanter. La
nécessité d'un pouvoir, d'lln gouvernement de la so~iété re-
ligieuse, comme de toute autre, est impliquéedans le fait de
l' existence de la société. Et non·seulement il est nécessaire,
mais il 'se forme tout naturellement.:t - e Ainsi, des que la
religion nait dans l'homme, la société religieuse se déve-
loppe; des que la société religieuse se développe, des que la
société religieuse parait, elle enfante son gouvernement, etc. 1.)


i. Guizot, Bid. d.la Ctvili,. en Eur., Ie~on v.




- "8~ -
Mais quel est ce gouvernement, queUe est eeHe autorité


religieuse, d' oh tire-t .. elle son origine, et d' ou lui vient a
elle sa légitimité?


A l' exception de quelques grandes nations de l' Asie ou elle
était commela propriété d'une caste, l'autorité religieuse, chez
les allciens peuples, setrouvait dans les memes mains que
I'autorité civile, et la religion, presque partout, faisait partie de
la politiqueo C' est l' opioion de l'anglais Hobbes et de Rousseau,
e' était aussi celle de Luther et de plusieurs autres réformateurs
qu'il en doit etre ainsi, et de fait il en a toujours été ainsi
dans les sociétés protestantes. Dans la société catholique, et
cela est considéré comme un progres considérable dÍl a son
Eglise, l'aulorité civile et l'autorité religieuse sont confiées
a des personnes différentes. 11 existe ici, pour la religion,
une autorité propre, une autorité véritablement religieuse.


Si la religion et sa manifestation ,extérieure, le culte,-n'é- ..
taient qu'un intéret individuel, eHes seraient elles-memes
particulieres, individuel1es, el l'individu serait a lui-mem"e
son propre magi'Strat, son pretre. Si elles n' étaient qu'un
intéret social, elles seraient politiques, purement politiques ;'
et Ieur sacerdoce, leurs magistrats se trouveraient, meme
dans l' exercice de leurs fonctions sacrées,légitimementsoumis
3U pouvoir séculier, a l'autorité temporelle. Mais ellessont
a la fois intéret social et intéret individuel; d' 00 il suit que
le sacerdoce est et doit etre aussi tout a la fois social et par-
ticulier : en d'autres termes, il faut que, par son caractere
et teute son institution, le pretre concilie et sauvegarde, l'un
et l'autre, et l'intéret social el l'intéret particulier, et l'intéret
religieux des i~dividus, et l'intéret religieux de la société
civile.


En raison nreme de la force que la religion prete a la so-
ciété politique et a l'autorité qui la régit, le pouvoir civil, si l'au-
torité religieuse comme telle lui était subortlonnée, pourrait
se laisser ten ter de, la corrompre, de la faire servir, elle et la




- 48" -


religio"n, a des 60S "égoistes et personnelles. L'histoire ne
manque pas d'exemples de l'atroce tyrannie que peut produire
la réunion des deux pouvoirs dans les memes maills de l'au-
torité civile. Il suffit de voir le regne d'Henri VIII d' Angle-
terre pour se convaincre de la nécessité de séparer ces deux


, autorités importantes.
Afi!1 d' éviter les abus qui résultent trop aisément de leur


confusion, et de protéger a la fois l'intéret religieux et l'in-
téret temporel des particuliers, iI est done indispensable
que le sacerdoce soit, pour la religion, indépendant de l'au-
torité temporelle. Et voilil pOOl' l'intér~t religieux des individus
et pour sa garantie l.


D'autre part, si les individus étaient leur propres pretres,
c'est-a-dire, en fait de religion, leur propre magistrat, leur
pr9pre nutorité, il en résulterait, outre tous les autres graves
inconvénients, que la religion ne subsisterait dans la société
humaine qu'a l'état individuel, ce quiconstituerait, dans ceUe
société, l'anarchie religieuse, bientot l'indifférence,.le" mépris,
la ruine, l'absence complete de toute religion, el ainsi la perte
en meme temps de la société et de l'individu.


De la sor te, et I'individu, citoyen d'un Etat, ne peut elre
son propre pretre, 'et la religion, dans une société politique,
ne saurait etre individuelle, ni le sacerdoce ne saurait etre
dépendant de l'autorité civile.


Mais la religion et son autorité étant a la fois indépendantes


t. Mais l'autorité du pape, la double autorité du papedansles-Etats \"omains,
dir~-t-on? L'objeetion serait bonne el mOR raisonne~e,n.t contradictoire, si I'au-
torité spirituelle du papene s'étendait que sur ses sujets: mais sa catholicité,
meme humainement parlant, emp~che la tyr:1nnie. Le pape ne peut pas ne pas etre
le plus humain, le plus modéré, le plus indulgent, le plus doux, le plus auguste
des souverains, et son administration le plus paternel des gouvernements. QueI
homme sensé n'aimerait pas a vivre BOUS un régime si bienveillant, qui, par ses
príncipes, ses ínclinations et toute sa politique, a tant de ressemblance avec ceJui
d'une grande famille? Qui ne se trouverait heureux d'etre le sujet d'un Pie IX ?
Peu de personnes ODt fait quelque iéjour aRome, sans en rapporter ce ieDtim~nt.




- .8~-
et sociales, il doit s'en suivre qu'elles form6llt a elles et pou ..
elles seules une société organisée, une vraie société reli-
gieuse dans la société civile, distinote de ceUe société, unie
cependant avec elle, résidant _tout a la fois au dedans et en
dehors d' elle, ainsi que nous le voyons encore réalisé dans
la grande familIe catholique, dont les membres sont maté-
riellement épars et fondus, comme citoyens, dans les diverses
sociétés civiles, mais réunis néanmoins tous en esprit, comme
fideles, par le lien commun d'une meme foi, de memes espé-
rances et d'une commune soumission a une meme autorité
supreme et visible: autorité dont le représentant subsiste et
vit en dehors de toute société civile autre que celle ou lui
est assurée l' entiere el pleine indépendance de son autorité


.


souveralne.
Comment se forme ceUe autorité?
L' Eglise a sur l' origine et le mode de transmission de son


autorité, ses litres, ses principes et ses regles. Nous la pou-
vons prendre pour modele, bien que nous ne dissertions
qll'au point de vue purement humain; car, de l'aveu de ses
antagonistes, elle a été, prndant quinze siecles, la plus admi-
rable institution religieuse, la plus vaste et la plus parfaite
qui ait jamais existé; elle l'ast encore. Voyons done ce qui
s'yest pratiqué quanl a l'autorité, et discutons ce qui a pu 8'y
trouver, sous ce rapport, de bon ou de reprébensible au
point de vue du sens commun. Ecoutons encore M. Guizot :


({ Les conditions de la légitimité; dit-il, sont les memes
pour le gouvernement de la société religieuse que pour toute
autre; ellespeuvent etre ramenées a deux: la premiere que
le pouvoirparvienne et demeure constamment, dans les limites
du moios de l'imperfection deschoses hurnaines, aux maios
des meilleurs, des plus capables; que les supériorités légi-
times qui existent disp~rsées daos la société y soient cher-
chées, mises au jour et appeléés a découvrir la loi sociale,
a exercer le pouv-oir : la seconde, que le pouvoir légitime-




- 4.86 -


ment constitu' .respecte les liberté s légitimes deceux sur
lesquels il s' exerce l.})


Nous avonsdéja parlé des défauts de l' élection commesource
de l'autorité souveraine. lis existent pour l'autoritéreligieuse
comme pour l'autorité civile; toutefois, pour la premiere a
un bien moindre degré : et ces défauts, dans lechoix du sou-
verain pontife catholique, sont corrigés etplus que com-
pensés par la promesse et l'institution divine, sur lesquelles
surtout ce choix se trouve appuyé. L'élection s'y fait d'ailleurs
dans toutes les meilleures conditions qui, se Ion M. Guizot,
la peuvent rendre légitime. e Quant au mode de formation et
de transmission du pouvoir, dit-il, l'Eglise a constamment
maintenu le príncipe de l' égate admissibilitéde tous les
hommes, quelle que fut leur origine, a toutes ses charges, a
toutes ses dignités. La carriere ecclésiastique, particum~re­
ment du v' au KIl' siecle, était ouverte a tous. L'Eglise se
recrutait dans tous les rangs, dans les inférieurs comme dans
les supérieurs, plus souvent meme dans les inférieurs. Au-
tour d'elle tout était placé sous le régime du privilége; elle
maintenait seule le principe de l' égalité, de la concurrence;
elle appelait senIe tontes les supériorités légitimes a la pos-
session du pouvoir 2. }) - Il 'Íl'y a rien a. ajouter a ce témoi-
gnage impartiaI, sinon que le meme esprit de justice et d'é-
galité devant Dieu continue de régner dans I'Église.


En somme, les pouvoirs du chef de l'Eglise catholique, afio
i. Hist. de la Civilis. en Europe, le~on V.
!. Ibid. - Elle les yappelait et elle les y appelle encore; et ces titres, ees supé-


riorités qu'elle considere el hoóore, ce ne sont pas seulement le savoir el le talent, ce
loot aussi la piété, l'iotégrité et toutes les vertus. In animo l'izum, de.timtumque
AabemUl, dit Pie IX dans son aUocutioo du 11 juin 18.47, tUis ezcellentibu. viris
eceZ,sialtieo.s dignatate., et sacram purpuram deferre, qui n01& muneri. qU8d
obtüaen& gradu et rationecommendati, sed pietatis, integritatis, doctrjncs om~
niumqU6 virtutum laude fulgente., de cathoZica Ecclesia deque hac apostolica
.. tU recia (Gctorum gloria diutumisque laboribus optilme mereri studuerint. -
IS. Domin nOltrf Pii divo Pf'Ovitl. PP. IX alloeutio habita in comist. seGre'.
die t t Junii aAt" 1847.




- 487-


qu'ils soient au-dessus de toute eon~estation, sont également
appuyéssur l'un et l'autre fondement de la supreme autorité:
d'abord sur l' éleetion, la supériorité de mérite, qui est la
meilleure origine suivant la loi supposée naturelle; et de plus
sur la promesse, sur l'inslitulion divine, qui est, de tous les
fondements de l'autorité, sous tous les rapports le plus digne
et le plus ferme qui se puisse eoneevoir.


Quel est enfin l'objet de l'autorité en général? Sur quoi
repose-t· elle et queIles sont ses limites?


Nous I'avons dit, l'objet spéeial de toute autorité esl d'é-
tahlir et de maintenir l'ordre, l'ordre commc entrainant et
comprenant tous avantages, tous biens, toutes prospérilés:
l'objet de I'autorité paternelle, d'établir et de maintenir l'or~
dre dans les faits et les intérets coneernant l' existence, la sau-
vegarde, les rapports el le développemellt de la famille; -
l'objet de I'autoritépolitique, d'établir el de maintenir spé-
cialemenl l' omre dans les faits et les intérets coneernant
l'existence, la sauvegarde, les rapports el le développement
matériels, extérieurs de la société civile; - I'objet de I'au-
torité religieuse, d' établir et de maintenir l' ordre dans les
faits et les intérets eoneernant l'existenee, la sauvegarde, les
rapports et le développement spirituels de la soeiété religieuse.


Pour ce qui es't de l'étendue dans laquelle s'exerce l'auto-
rité, il faut, ce nous. semble, poser d'abord ce principe fon-
damenlal : que l'autorité ne porte pas son aetion au-dela du
nécessaire, des conditions de l'objet, ni plus ni moíns,. pour
lequel elle es! insfituée. Tout ce qui reste en dehors de eeUe
limite appartient de droit a la liberté.


Pour la famille, les ¡ntérets et faits d' ordre son! : la sécu-
rité, la stabílité, IQ moralité, le déveIoppement, le progrese
La mission du chef esl, 1° de sustenter et de gouverner la
famille, d'y meUre et maintenir la discipline, le respect, l'hon-
neur; 2° de protéger sa eompagne, de la protéger contre
elle-mell1e aussi bien que contre autrui; 3- de protéger éga-




- ¿as-
lement et en la meme maniere ses enfants, de les élever, de
les ¡nitier a la vie, de les aider a s'établir, a se poser dans
le monde et la société. L'autorité de l'époux et pere s'étend
a tout ce qui est nécessaire pour ces divers objets :consti-
tuer la famille, la soutenir et la maintenir dans sa force, son
honneur, sa dignité, el dans toutes les conditions les plus fa ...
vorables a son but principal, la procréation, l'éducation et
l'établissement des enfants.


L'autorité maritale et paternelle, nous l'avons dit, est une
autorité d'ordre, de protection et d'initiation: ses droits,
comme ses devoirs, se déterminent et se circonscrivenl dans
ce cercle de faits et d'intérets; et seulement pour ce qui ne
touchepoint a ces intérets divers, l' épouse toujours, et les
enfants, avant leur émancipation, joulssent de la liberté.


Dans la société civil e, quels sont les faits qui intéressent
l'ordre extérieur et matériel? Les faits matériels d'abord,
sans doute, mais non pas ces faits seuls. 11 est de certains
faits inteJlectuels et moraux qui déterminent ou peuvent dé-
terminer les faÍts matériels et infIuer ainsi sur l' ordre exté-
rieur: ils doivent done, au memeutre que les faits maté-
riels, etre soumis a la surveillance du gardien de l' ordre; et
l'autorité civile, spécialement chargée de proléger l'ordre
extérieur de la société, n'a pas moins dl'oit et devoir, indi-
rectement, médiatement, d' étendre sa vigilance sur ce qui se
passe en de certaines parties du domaine de l' esprit et de
rame.


Or ces parties de l'ordre intellectuel 8t moral qui peuvent
déterrniner, de la part de l'hornme, des faits extérieurs, ma-
tériels, intéressant l' ordre social, sont principalement -eom-
prises dans ce qu'on appelle connaissances, beaux-arts, let-
tres, sciences, histoire, philosophie, politique, religion, etc.


n ne paraitpas, cependant, que les mathématiques pures
puissent ¡nfluer, soit en mal, soit en bien, sur l'état ex-
térieurde la société. Une erreur,_ quelle qu'elle soit, commise




- 480-


el propagée par ceUe branche de la science ne compromet
en rien la police et la sécurité générales. I..,'autorité n'a done
rien a y vOlr, et la, par conséquent, liberté 'possible, liberté
tout entiere.


Maisil n'en est déja plus de meme des mathématiques ap-
pliquées, de la Jinguistique, des sciences physiques et natu-
relles, ni surtout de la littérature proprement dite, de I'histoire
et de la philosophie. Toutes ces connaissances peuvent ouvrir
le champ a des hypotheses et des doctrines qui touchent de
pres aux plus hauts et plus délicats intérets de l' ordre général.
Elles doivent donc etre , quanl a elles, soumises a une vigi-
lance, mais a une vigilance circonspecte, prudente el géné-
reuse de l'autorité civil e l.


Nous ne craignons pas de l'affirmer, oui meme les investi-
galions de la science et les doctrines ~ites s'cientifiques ré-
clament une surveillance. Il est quelque chose qu'il faut placer


i. Ce n'est pas la, nous le savons, le sentiment de nos savants d¿molisscurs
d'aujourd'hui. La science, ou Ce qu'ils appellent de ce nom, a besoin, ils le préten-
dent, d'avoir ses coudée!l franches, dut-elle ainsi ravir a l'homme le bonheur et
l'espérance, el a la société tout ce qui la saulegarde et la vivifie. lIs veulent la
scicnce, non-seulement libre, mais indépendante, ne recevant la loi que d'elle-
meme, et aBant son chcmin dl'oit en avanl sans se souciel' ni s'embarrasser de
rien et de personne.


«Arrivera-t-on, dit M. Renan, daos son coursd'ouverture nu Collége de France,
apres avoir esposé le progres, l'avenir, la science, telsqu'U les entend el les
eSj'ere, et qui ne sont nf le progres ni l'avenir cnrétien; «arrivera-t-on (par la
science ainsi comprise et ce progres) « a une vue plus certaine de la destinée de
« l'homme el de ses rapporl5 avec l'infioi? Saurooil-nous plus clairemeot la loi de
« l'origine des ctres, la nature de la conscience, ce qu'est la vie el la personna-
« lité't Le monde, sana revenir ti la cre'dulité et tont en persistant dans sa voie
«de philosophie positive, retrouvera-t-illa joie, l'ardeur, l'espérance, les longues
el peDSées ~ Yaudra-t-iJ encore un jour la peine de vivre, et l'homme qui croit
« au devoir, lrQuvera-t-il dans le devoir sa récompeose? CeUe science a laquelle
« nous consacrons notre vie, nous rendra-t-elle ce que nous lui sacrifions? Je
«Pignore. Ce qu'il y a de certaio, c'est qu'en cherchanl le vrai par la méthode
« scientifique, nous aurons fait notre devoir. Si la vérité est triste, nous auroos
« du moins la consolation de l'avoir trouvée selon les regles.»


On avouera que la cODsolation est belle, et que la société serait bien exigeante,
si, démolie 6uivant les regles de la méthode scientifique, elle ne se tenait/pas sa ..
tj¡faitt el. trouvait 1 y redire.




- ,(90-
au-dessus de la science, au-dessus de toutes choses, c' est le
supreme intéret de l'homme et de l'Etat, e'est la morale. Au
point de vue politique, en effet, aussi bien qu'au point de vue
I'eligieux, la science et la morale ont une importance tres ditlé~
rente: l'une est de pure curiosité ou tout au plus d'utilité, l'au-
tre est de nécessite, d'absolue nécessité. La seience est d'ail-
leurs, en grande partie, un intéret purement individuel ; la mo-
rale, comme la religion, est toujours un intéretsociaI. La soeiété
vil de morate; elle peut, a la rigueur, se passer de science. 11
n'en faut pas eonclure sans doute que la science est de peude
valeur, mais seulement qu' elle doit etre subol;donnée a eet in-
téret supreme et vital de la société qui est la morale, el a la re-
ligion, par eonséquenl, qui est la sanction de la morale. Le but
de l'homme, dans ce monde, e' est de bien vivre, de vivre honne-
tement, moralement, eonformément a la loi sociale; ce n' est pas
d'exeeller par le savoir, de vivre savamment; et si par' aventure
la science se montrait opposée a celte destination de I'homme,
quelque dul' que ce fut,. il faudrait bien condamner la science.


Jamais la science, sous aucun prétexte, De doit pel'dl'e le
point de vue de I'ordre et de l'intéret sooial.


Que dirons-nous de la science poli tique et des questions
gouvernementales? Nous ne pouvons, nOllS ne devons- pas
trop nous arreter sur ces matieres. Toutefois, nous l'obser-
verons encore ¡ci : s'il est un fait notoil'e, c' est l'auention toute
spéciale que les législateurs et les chefs des peuples ont
donnée, de tout temps, a empeeher que l'examen particuliel"
et la libre discussion de ces questions ne les Iivrat a la cu-
riosité vulgaire, a la critique ignorante, imprudente ou mal-
veillante. lis ont eu pour cela leur raison : une tr~grande
différence sépare la politique meme abstraite des simples con-
naissances de la nature matérielle. Il n' est presque pas un de
ses principes, une de ses données, une de ses conséquences
qui, de l'res ou de loín, ne touehe a la stabilité, a la force, a
la sécurité de l'ordre social. Quel est l'homme d'un peu d'ex-
périence qui ne sache «quels liens puissa.nts unissent les




-.,. 491 -


e idées abstraites aux intérets positifs de la société, combien
e la transition est prompte des principes aux faits et de la
e théorie a l'application, et qu'il y Q- des temps et des lieux
e ou la vérité meme générale et puremeot 5cientifique peut
cetre pour l'ordre établi un embarraset un danger l.»


Ql1i pourrait assurer, par exemple, que le contrat social
de Rousseau et les folles reveries des Saint-Simon, des F our-
rier, des I...el'oux, des Cabel, des' ~omte, des Proudhon el
autres ont été de peu de conséqnence dans l' état actuel des
esprits, el n'oot pas influé sur les faits matériels de la so-
ciété ? Tout ce qui est de nature a troubler les inteUigences
et a faire dévoyer les volontés intéresse l' ordre ettombe ainsi
sous la surveillance de l'autorité.


Que dire surtout des matieres de religion? Les hommes
d'Etat, les philosopbes, les moralistes, les penseurs de tous
les temps en ont, el pour la cOllduite de l'homme, et pour
le hon ordre el la prospérilé des sociétés, proclamé la haute
importance. «Avant tout, observe Aristote, e avant tout le soin
dcschosesdivines. llpw1'ov,j rrspC Olwv tmpÉAEt~2.»-(COnne saurait
e sans Dieu, dit le sage Epictete, ce etre un homme de bien.
e Nemo vir bonus est sine Deo 3.» - e C'esl la vérité memc"
e observe aussi Platon, e que si Dieu n'a pas présidé a l'éta-
e blissement d'une cité et qu'elle n'ait eu qu'un commence-
e ment humain, elle ne puisse échapper aux plus grands
e maux 4., - eNe \'ois- tu pas, dit a son tOUI' Socrate, e que
C[ les cités et les nations qui ont le plus duré el qui se sont
e le plus honorées par la sagesse, sont précisément celles
e qui ont été les plus religieuses, de meme aussi que les
e siRJ;les les plus religieux sont en meme temps les siecles
e les plus éclairés? oux. óp~s O't't 1'1X rroAux.POVtW't'!X't'~ lt~t cro<pw-r~'t'~ 't'WlI
IbOpwníllWll nÓAEtS lt~l ,01111 OEoaE6sa't'~1'~ ell"'t'LlI, lt!Xl ~l CPpO)ltpW1'~'t'~t ,j}.txlru, OSWll
b,p¡>.€a't'tX-rru; 5._ Cicéron nous apprend enfin dl1 peuple romain


i. Guizot, Mém. t. 111. chapo xx. - !. Árist. VII. Polit. ch. VIII. -
3. Ep. 41. - .... Plat. Deleg. lib. X. - o. :El>lI0fWYTGS Ano~lv. 1, IV, 16.




- '''92 -


e que ce n' esl ni p~r l'hahileté ni par le courage, mais par la re-
er Iigion et la piété qu'il soumit toutes les nations de la terreo
e Romanos non calliditate aut robore, sed pietatc ac religiónt
t omnes gentes, nationesque superavisse.» Il ajoute que e les
e Espagnols purent riyalisel' avec eux en nombre, les Gaulois
e en force physique, les Carthaginois en adresse, les Grecs
e dans les art5, les Italiens et les Latins en hon sens; mais
e que les Romains l' emportent sur tous par le respeet el le
e culte qu'ils rendent aux Dieux l.})


Les croyances religieuses se rapportent en efTet a ce qu'il
y a de plus intime et de plus vif dans rame humaine, a ses
sentimenls, a sa eonscience, a tout ce qui pl'éside lA la dé-
terminalion de ses actes bons ou mauvais.
~


Nous ne ferons a personne l'injnre de'démontrer que, s:mc-
lion de la morale, la religion test le plus puissant instrument
d'ordre et d'union dan s l'Etaf comme dans la famille. Ií ne
sumt pas d'une agrégation d'hornmes pour qu'il y ait so-
ciété; iI faut un lien qui unisse les individus les uns aux au-
tres et a l' ensemble; et le lien le plus fort, celui quir les re-
serre lous et OU tous les autres liens trouvent au 'moins un
appui, e' est la religion qui raUache l'homme a Dieu. Non-seu-
lement la religion est la sanction et la source de la morale , elle
est aussi ce qui rapproche le plus les hommes, ce qui les unit
le plus et le miellx entre eux, ce qui les rend le plus sympa-
thiqlles lesuns al1X autres: et voila pourquoi elle est si né-
cessaire aux Etats, qu'il ne s'esl jamais vu etqu'il ne se
confioit meme pas qu'aucune société humaine plit subsister
sans elle.
Sans-l~ religion y aurait-il une étincelJe seulement de cba~


rité, d'humilité, d' obéissance et de respeet dan s le monde?
La philosophie, si be1le etsi sage qu'on la con.;oive, eut-elle
jamais exercé sur les creurs un empire assez grand pour les sou-


i. De Harulp .. Resp. 9.




- .... 95-


m(}ttre a la loi du· devoir, pour les incliner a paruonner les of-
fenses, a renoneer a soi-meme, a partager son bien avee les
pauvres, a seJévouerpourquoiquecesoit?Qui donc, sice n'est
la religion, apaiserait les coleres, adoucirait les haines, désar-
rnerait les vengeances, refrénerait. les convoitises el. tous les
rnauvais instincts de }' hornme? La loi civi}~? La loi ch'ile ne
porte guere son action préventive et répressive sur les pen-
sées, les intentions secretes, les désirs, les volontés, sur ce
qui se passe dans le particulier ou au seÍn de la famille. Que
de mauvaises passions, cependant, sous l'reil d'une conscience
peu timorée, obscurcie, comprhnée ou chancelante, peuvent
éclore et s'agiter daos la solitude de l'ame ou daDs le sanc-
tuaire discret de la vie familiale? Qui soutiendra le malheureux,
ainsi retranché dans son for intérieur et sur le point de dé-
faillir, se débauant en silence, dans une lutte supreme, entre
un reste de scrupu]e honnete et les mauvais penchants, les
inspirations perverses et toutes les passions soulevées contre
le, oovoir? La loi civile l' abandonne a ses angoisses, dans ce
moment critique; elle s'y. montre indifférente, elle n'y peut
rien et n'a garde de s'en melero Elle n'intervient, elle ne pent
intervenir que quand les mauvaises suggest.ions se sont déja
traduites en faitsmatériels. La religion seule s'y intéresse et
intervient, elle, des les premiera instants, par ses eonseils,
ses exhortations, . son bierrveillant appui, ses admonitions et
ses rnenaces salutaires. On reconnait que la religion prete a
la morale et a la loi civile sa sanetion divine. Mais ce n'est
pastout : elle dépasse le seuil de la conscience OU s'arreLe la
loi ; et partout ou la loi demeure et se confesse impuissante,
et laisserait dans l'action préventive une déplorable lacune,
elle lui vieot en aide, elle la fortifie, elle la complete, elle
supplée ce qui lui manque. La loi civile arrete parla prison
et le glaive ceux que o'arretent point les mreurs ; et la loi re-
}igieuse arrete par la foi, l'espérance et la charité, ceux qui




- 494 -


peut-etre ne seraient pas arretés p-ar la justiee humaine et la
crainte des supplices l •


. Et non contente de réprimer et dompter les mauvais pen ...
chants, les passions abjectes et les penE\ées crimin:elles, la re-
ligion s'occupe encore, avec un soin extreme el une sollicitude
toute maternelle, a inspirer et a entretenir les sentiments op-
posés a ces suggestions mauvaises, a éveiller les sentiments
et les mreurs honnetes, a incliner l'ame verslout ce qui esl
vrai, bon, grand, noble et généreux. Et ce n'esl pas assez
qu' elle assure a ses fideIes le salut éternel el le honheur des
anges dans une existence meillellre; elle lient ·plus,qu' elle ne
promet, elle l~l1r donne réeHement ce honheur des ce monde.
Au milieu des adversités, de la maladie, de la pauvreté,des
afflictions les plus poignantes, I'homme yraiment religieux el
croyant qui a mis toute sa confiance en Dieu, n'est cepen-
danl pas malheureux.· La foi et l'espérance l'arment d'avance
contre toutes les épreuves de la víe, quelque dures qu'eUes
soient; et, dans ce qui serait pour d'autres une souree d'an-
goisses et de désespoir, il ne voil, lui, que des molifs de
plus de se résigner, de seconsoler, de se réjouir el d'es-
pérer. II sait trouver le calme, la sérénité, le bonheur jus-
qu'au milieu des privations, de la douleur el des humilia-
tions. Et que! bonheur! Dites, joies de la terre, sensualité,
volu:ptés, ambition satisfaite et gloire meme, 'qu'etes-vous,
comparées aux joi~s ineffables, toujours vives el toujours
nouvelles, que donnent au chrétien la pratique assidue de
ses saints devoirs, el ses rapports ,ivants avec son sauveur
el son Dieu! .


11 est de pauvres gens qui sont nés daos d'affreuses tannie-


i. Celui '1ui ne sait pas le respect que I'on doit a la religion, n'est ni un pltilo-
sophe, ni un bomme d'Etat, il ne le deviendra jamais; et celui, gouvernant 00
gouverné, qui n'est pas lui-meme sincerement, au fond de l'ame, pénétré de ce
respeCt, de quelque vernis qu'il se C9uvre, est toujours un homme suspect dont
il se Caut méfier.




- 495-


res, qui y passent. Ieur triste existence et sont destinés a y
mourir. lIs n'auraient, sans la religion, que des idées, des so u-
venirs , des gouts has et ahjecls, et jamais pour eux ne viendraít
luire un rayon de joie ni d'espéral1ce. Maisils ont une religion,
et ils entrent librement dans de majestueux édifices qui sont
les palais de Dieu. lis y vont quand ¡ls veulent; ils y passent
tout le jour, s'ils venIent ; et ils y entendent dire, par des voix
éloquentes, au milieu des pompes du culte el des chefs-d'reuvre
de I'art, ce que jamais, avantle christianisme, de paúvres gens
n'avaient entendu nulle parl, el ce que jamais, hors de l'Eglise,
ils n'entendront plus ailleurs: qu'ils ont une ame el une
ame immortelle; qu'il est un Dieu lout-pui8sant ~ juste et
hon; qu'ils sonl ses enfants el ses enfants préférés; que les
rois, les princes, les grands el les riches, qu'iIs n' osent re-
garuer en face, 80nt, comme eux, des enfants du-meme pere~.
que ce Dieu tout bon s'intéresse meme aux plus misérahles
d'enlre eux tous ; qu'il les a aimés jusqu'a leur envoyer son
fils unique; el qu'enfin ce divin fils est morl supplicié pour
les afJranchir, pour les sauver. El leur coour se dilate,
elleur intelligence s'éHwe, el leurs mreurs s'épurent, el i1s
esperent et ils aiment, el ils deviennent des chrétiens el des·
hornrnes, de brutes grossieres et féroces qu'ils étaient.


Il n'y a que brutalité, lachetés el bassesses, chez l'homme
dont la vie n' est pas fortifiée et anoblie par une foi vive en
quelque chose de supérie1.lr. En meme temps que les hautes
facultés el les nobles aspirations, tous les bons sentiments s' é-
teígnent dans l'homme avec la foi. La ou la religion est dis-
parue, iI ne reste plus rien que le mépris et la passion.


L'Ecole antichrétienne issue du protestantisme s'efforce
aujourd'hui d' établir le contraire, en soutenant avec le phi-
losophe Kant la moraIe autonome. On yerra bientót les' tristes
fruits de cette doctrine: pour qui a les yeux ouverts ¡Is se
voient déjil. La morale indépendante s'est faíl connaitre : elle
estla morale de I'intérel bien entendu, dont une des lois prin-




- "96 -


cipales esfle principe américain: }1'aire ses atiaires, hon-
nCterr.ent s~il se peu!, honestly ir you can, et, s'H ne sepeu!
ainsi, les faire quand meme et n'imporle comment.


La loi morale ,ne peut avoir que deux origines, Dieu et la
religion, ou la raison de l'homme, le moi humain. Vous niez
la premiere? par cela. meme vous enlevez a la morale sa ré-
alité objeclive, vous la subjeelivez, pour ainsi dire. Ce qui
doit diriger et ainsi dominer l'homme, vous le faites dépendre
de l'homme lui-meme. Vous faites de la morale un pur jeu
tle I'esprit, un produit de la philosophie qu'une autre phi-
losophie peul nier,modifier etdétr~ire. Vous la privez, sachez-
le bien, de tout son cal'actere pratique et sél'ieux.


La morale des philosophes, de la création spontanée, du
panthéisme et de l'état de nature, e'est la prudence humaine,
c'est le caleul, c'est l'intéret et meme l'intéret grossier. C'est,
voyez Aristote, e'est la moralé qui eonseilIe a l'homme, il est
vrai, de faire a aulrui le bien <¡u'il en aUend pour lui-meme ;
rnais qui lui permet aussi, qui l'autorise el l'ens,age a rendre
a son semblable le mal pour le mal, ce qui pen! aller jusqu'a
le réduire en servitude. Ce n' est pas la rnorale du devoir, la
rnorale qui oblige, la morale désintéressée, la grande morale,
celle qui inspire le sacrifice, le dévouement; eelle qui pres-
crit de pardonner les offenses, de renure le bien pour le mal,
d'etre l'ami de ses ennemis; eelle qui porte l'homme a seje-
ter dans les flammes ou dans les flots pour y sauver, au pé-
ril de la vie, un inconnu qu'il ne eonnaissait pas la veille,
qu'il ne yerra plus demain; eelIe qui fait marcher a la. mort
tant de milliers de jeunesguerriers POllf la défense d'intérets.
dont ils n'ont nune idée, et dont quelquefois ils ne se sou-
cient guere; celle qui anime tant de s~ints missionnaires
qui vont obscurément et en silence, dans un autre hémi-
sphere , loin de leurs amis, de leurs parents, de tout ce qui
est cher au creur de l'homme, atironter, sans vues terrestres
et sans gloire, toutes les privations, tous les dangers, et




- 497 -


s' exposer gaiement a toutes les horreurs du martyre ; ce n' est
pas ceHe eofio qui, dans l'intimité de la conscience, livre
une lutte !!ians fin aux mauvais instincts, a toutes les mau-
vaises pensées toujours vivaces et surgissantes au fond de
l'arI:le ·humaine. CeUe morale-ci, e'est la morale divine; la
religion seuIe la eonnaft, la preche, et possede les verlus
nécessairespour en pénélrer l'indomptable et reveche nature
dans ses fideles humblement croyants, obéissants et soumis.


La morale, comme la science, suppose l'ol'dre, et l'ordre
suppose un auteur de l'ordre, un législateur supreme de
I'ordre, qui en a con~u et promulgué la loi. Il u'est rien
dans l'univers d'indépendant, d'alltonome, si ce n'est Dieu.


00 est étonné de 'l'atroce tyrannie de certains princes,
de celle qui signala le regne de la plupart des empereurs ro-
mains. par exemple: elle était. une conséquence naturelle de
I'état des ames, de l'irréligion et de son ff'uit, le mépris du de-
voír el des droits de l'humanité. Cellli qui n'aUend rien de
Dieu, ne doit rien a personne. Vivre et jouir, vivre pour jouir,
n'iÚl porte aquel prix, e' est la sa devise et sa loi. Le meme
phénomime ~e remarque de rechef aujourd'hui, en dépit des
efforts et des promesses des sectes révolutionnaires : le mépris
del'homme et le culte ignoble de la jouissance se dévelQPpent
et prédominent a mesure que décline la foi religieuse. Déja,
dans les rangs m~me les plus inférieurs, on fait étalage de
ceUe sorte de force d'ame et de raison qui se résume dans le
mépris de l'homme.


Non, necraignons pas de leur faire injure : la charité, ou
si 'l~on v~ut la philanthropie, pas plus que la liberté, ne
sortira de la morale indépendante ni de la démocratie irré-
ligieuse qu' 00 nous. prépare; le panem et circenses, sous
quelque autre forme, redeviendra l'appat oflert au peuple,
le grand levier gouvernemental des pouvoirs. Cela ne peut
faire donte pour quiconque sait le coour humain et l'his-
toire. Un peuple qui perd ses croyances, s'iI progresse en-


32. ~ (."." .-"'eJ . W-l
\ ~.' ~\o~




- "98 -
core, ce n'esl point "pour monter ,c'est pour redescendre
la pente de la civilisation; et une civilisation qui n'a pas
sa base dans la civilisation de l'ame, est une civilisatíon déCl'é-
pite, sallS force et sans avenir. Ni le bien-etre matériel; ni le
savoir, ni la liberté ne sont pour les Etats de vrais principes
de vie, des éléments de grandeur, de pr'ospérité, de duree.
Chez les peuples, comme chez les indh'idus, sans l'étincelle
divine , sans un rapport vivant avec Dieu, tout est mort et
marche rapidement vers la décomposition •.


La religion est, dit-on, l'aromate qui empeche la science
de se corrom pre; oui : mais elle est aussi ce qui rend les
peuples disciplinés et gouvernables, et les gouvernements
sages, bienfaisants, forts et durables; car elle est ce qui
dompte le plus la' naturelle férocité de l'homm~, et elle est
cela seQl qui rend l'obéissance facile, la soumission honorable,
la loi équitable, le pouyoir consciencieux, bonnete el bumain.
Oz.nnia possibilia credenti.


La nécessité de )'infervention religieuse dans les aflaires
humaines est tellement primordiale et absolue, qu'eIle·a été
reeonnue partout et dans tous les temps, aux époques les
plus reculées du monde aussi bien qu'aux jours OU nous
sommes, et chez les grandes nations civilisées comme parmí
les hordes barbares et les peuplades sauvages. npw't'Ov, ~ mpt
gewll ETrtP.o.StlX. Un cas unique est rapporté de philosophes et
d'hommes d'Etat ayant espéré et tenté d'instituer le gouver-
nement d'un grand peuple sans religion el sans Dieu.lls se-
merent l'incrédulité religieuse; et, bien que celte semence
funeste, dans un pays longtemps disposé pour les bonues
cultures, n'eot point trouvépartout un terrain favorable,on
sait ce qu'ils réeolterent. Leur illusion dura peu; toutefois
cet essai de si peu d'années asi profondément ébranlé le
monde, qu'il n'a pu depuis reprendre une assieUe solide.


On n.fa pas tardé a revenir de ces puériles conceptions
de sociétés, d'Etats sans religion, et, apres la triste expérience




- .. 99 -


que nous venions de faire, 00 devait espérer que le ref.our aux
idées saines scrait durable et géoéral. Il eo est arrivé diffé-
remment, il le faut avouer a llotre honte. Une vaste con-
spiration continue a s'ourdir contre le Ciel et contre Dieu.
La religion, toutes les religions, avec l' obéissance et le respeet,
principes de la religion, sont de nouveau haUues en breche
et démolies piece a piece, tantót sourooisement, tantót a jeu
découvert. Encore quelques jours, et il ne restera plus un
débr'is de ces gralldes et salutaires institutions sur lesquelles
reposent la famille, l'Etat, la civilisation et la vraie dignité
de l'homme. Pourquoi, cependant, dans quelles vues cet
acharnement a détruire? De vivre sans lumiere, sans guide,
etde mourir saos espoir est le seul avantage que puisse procurer
l' absence de la foi religieuse.


Et pourtant, quoi qu' 00 fasse, le puissant appui que la re-
ligion prete a }'ame humaineest un faH, un fait aequis, dont la
vérité restera désormais, pour tout esprit sérieux, un principe
de gouvernement, ainsi qu'el1e est un axiome de théologie et de
morale. La plus aveugle incurie, d'une part, et, d'uoe autre
part, la folie de l'audace arrivée au dernier paroxysme du dé-
Jire peuvent senles expliquer comment, parmi ceux qui se
croient la mission de nous gouverner ou de nous regénérer,
il se trouve encore des utopistes assez peu sages pour rever
un age d' or d' ou serait hannie la religion,et pour se flatter de
fonder quoi que ce soit saos cette hase nécessaire ..


Mais iI ne suffit point, encore une {ois, que dan s UD
Etat il y ait de la religion, ou, pour dire mieux, de la reli-
giosité, des sentiments vagues et des opinions flottantes en
fait de religion. Et pas plus en matiere religieuse qu'en tout
autre ordrede vérités soumises a nos croyances, l'homme
ne peut se tenir isolé, ne savoir, ne croire et n'agir que pour .
son propre compte. Nousdépendons les uns des autres pour
notre foi comme pour notre intelligence et pour tout ce qui con-
stitue notre existence supérieure et sociale, comme nous dé-
pendons meme les uns des ~autres pour notre existence ma-




-!SOO-


térielIe, pour nos besoins pbysiques, notre subsistance, notre
sureté personnelle, notredéveloppernent, nolre destinée tout
entiere. Il faut que ce senf.iment de religiosité devienne col-
lectif, qu'il devienne religion. El si pour l'hornrne qui vil
seul, et tant qu'il vit seul, la religion est et peut rester indi-
viduelle, elle ne le saurait déja plus etre dans la famille, et
encore bien moins dans la société civile, OU elle devient et
doil demeurer forcément sociale.


Les convictions religieuses et morales de l'hornrne, la na-
ture, la force, la tendance de ces convictions importent a
tous les etres sensibles avec lesquels l'hornme est en rela-
tion, et particulierernent a ses sernblables; mais combien
surtout a ceux avec lesquels il vit sous le meme ciel et sous
les mernes lois, dan s des rapports constants d'esprit, de sen-
timent, d'affaires, de circonstances cornrnunes. La société ci·
·vile a donc le plus grand intél'et aux croyanees religieuses ; elle
y exerce donc, a un certain degré, dan s son seín, un droit
légitime, quoique subordonné, de surveillance el de controle.
Mais aquel degré, dans quelle limite? Nous lonihons ici sur une
des questions les plus délicates qui aient été débattues dans
lestemps modernes, celle du principe d'autorité et du droit
d'examen, du droit de coactiori et de coercition en matiere
de foi religieuse. Quoique ce soit un sujet encore tout
hrulant, nous n'hésiterons point a l'aborder avec frallchisew


Il faut ioi distinguer : '
Ou il n'existe dans la société civile qu'une seule religion,


ou il y en existe plusieurs.
8'H n'y en existe qu'une seule, qu'elle remplisse l'objet


social, qu'elle soit en elle-m,eme moralisante et hors d'elle
encore puissante, ¡nfluente, iI ne nousparait pas douteux
que le droit d'intervention de l'autorité civile ne puisse légi-
timement et meme ne doive réellement s'étendt'e jusqu'au
droit de coaction, afin de mainf.enir l'unité religieuse. Car
l'autorité civile professe-t-elle sincerement elle-meme la re-
ligion de ses sujets : elle est alors convaincue que ecUe reli-




- ~Ol-
gioo est, sinon la seule honne, tout au moios la meilleure,
el elle ne voudra ni ne pourra consentir a voir des novateurs
ambitieux ou fanatiques agiter les esprits pour y faire péné-
tI'er ce qu'elle doit naturellement estimer des erreurs. L'au-
{orité ne parlage-t-elle pas au fond les croyances de ses suh-
ordonnés : néanmoios, comme on ne saurait, sans de tres-
grands périls, el pour l' ordre particulier et pour l' ordre gé-
néral, ébranler des eonvietioos aussi importantes que le sont
celles de la religion, il sera toujours du devoir ainsi que de
l'intérét de la soeiété, humainement parlant, de ne souffrir
l'introduclion dan~ l' Étatd' aucunedoctrine religieuse nouvelle.


Il n' est, dans l' état de société, aueune de nos faeultés dont
le libre exercice ne soit limité par l'intéret général; et la raison,
pas plus que les áutres, n'est exempte de ceUe loi. Il est des
mafieres, les matieres religieuses par exemple, sur lesquclles
la curiosité de la raison ne peut pas s' exereer librement : elle ne
le peut civilement que daos le for intérieur, pour son propre
compte et a ses risques et périls; d'autre maniere, elle ne le
peut, elle ne le doit jamais, dans aueune circonstanee: ear
d'abord pour l'individu memecela ne conduit a rien,et pour
l' ensemble de la société e' est, sans aucun avantage que1conque,
pIein defaeheuses eonséquenees et de dallgers. Si vous souf-
frez les hérétiques, iI vous faudra souffrir leurs cousins les
inerédulesJ- el si vous souffrez l'incrédulité décIarée, vous
serez eonduits, ma]gré vous, a donner la meme toléranee a
I'hostilité direete, active, acharnée, sciernment et volontaire-
ment destructive da toute croyanee religieuse.


e Eeoute, Israel, dit le Seigneur par la bouehe du grand
législateur Moise : e Le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu;
et tu aimeras le SeigneurtonDieu de tou t ton eoour, de toutes
tes forees, de toute ta pensée, de toute ton ame! ~


Vous l'avez entendu, Peuples et Prinees? Le Seigneur votre
Dieu est le seul Dieu! Et e' est la le premier et grand eo01-
mandement, e'est la premiere et grande loi qui, sous peine de




- 50!'-


mort, doit etre écrite en tete de la législatíon des peuples et
au fronton des Etats, aussi bien que sur le marbre des temples,
dans le codedes familles et la morale des individus. Ce com-
mandement est véritablement la premiere de toutes les lois;
et toute nation qui l'ignore,. ou toufenation qui l'oublie est
d'avanee anatheme et vouée, sans remede, a une rapide dis-
solution.


Nous pourrions appuyer nofre eonviction a cet égard de
plus de preuves qu'il ne se sécrete, pendant tout un mois, de
:grandes pensées dans le cerveau d'un athée: ce serait inutile.
La haute importance de la roi religieuse est une vérité dont
ne doute aucon hQmme raisonnable , et le caractere sacré de
ce qui, meme de loín, touche a la religion, est de nature
a frapper toute personne tant sojt peu douée du sens des né-
cessitis sociales.


Observons seulement que nous avons supposé la religion
établie suffisante pour son objet, c' est-a-dire moralisante
et encore puissante, et e'est en etTet ce qu'il fau' consi-
dérer: car au cas qu'elle se trouvat par hasard en déeadence,
qu' elle ne remplit plus son objet civil, qu' elle fut hors d' état
d'influer désormais puissamment sur les ames, comme était
le ·paganisme, aRome, au temps des Césars, comme il en
est encore en Asie et ailleurs, et comme est aussi le protes-
tantisme maintenant partout, oh! alors, non seulemellt l'au-
torité civile n'aurait pas a meUre obstacle a la propagation
d'une reljgion difIérente, pourvu qu'eIle fut civilement bonne,
elle serait souverainement jntéressée a la favoriser par tous
les moyeos en son pouvoir l.


i. «Bien aveugles, s'écriait, il "! a quelques années, un journal Ilnglais de
Londres, .bien aveugles doivent ~tre les champions del'Eglise anglicane, s'ilsn'a-
perc;oivent pas que leur établissement a comeletement échoué, en tant qu'institu-
tion, pour propager la religion chrétienne! Ses fruits se manifeslent par l'état
d'immoralité ou nous nous trouvons plongés. L'Eglise anglicane n'a ni onclion
spirituelle, ni ferveur réelle, ni puissance efficace, ni énergie pour tirer Dolre
population des aMmes du vice dans lesquels la lient l'ignorance .•


«Un rapport de Lord Ashley adressé en 1842 au parlement, nou!; révele en




- 003 -


Que s'il existait, par contre dans la société générale, plu-
sieurs religions différentes en meme temps, comme c'est le
cas aujourd'hui presque partout, il est certain que la coaction
serait des lors aussi contraire a la justice qu'a la bonne et
véritable politique. Le droit d'intervention de I'Etat se bor-
nerait, dan s celte situation, il nous semble, a veiller pour que
les doctrines existan tes remplissent toutes au moins les con-
ditions sociales, qu'elles enseignassent les dogmes rigoureu-
sement indispensables au maintien de l' ordre social. Des
ql1'une société religieuse remplit ces conditions socialement
essentielles, elle mérite, dans le cas susdit et civilement par-
lant, d' etre tolérée et protégée par le gouvernement civil: ce
qui ne veut pas dire que l'Etat doive en salarier indifJérem-
ment les ministres, attendu que le salaire, qui implique
l' égalilé, entraine presque inévitablement l'illdifJérence des
cultes. 11 parait juste et politiql1e, au contraire, que le pouvoir
civil reconnaisse comme religion de l'Etat celle qui remporte
par son ancienneté, le nombre de ses adhérents, et par son
régime plus favorable a la morale, aux vertus, a l'ordre, a I'au-
torité. La liberté des cultes, et non l' égalité, l'indifférence des


. cultes, peut, dans ceUe hypothese, etre une nécessité sociale I •
Mais qu'uDl religion soil unique dans un Etat, ou qu'il y


en existe simultanément plusieurs, c'est, non seulement le
droit, mais encore le devoir de I'autorité civile d'imposer a tous
et a chacun, dans les conversations, et dans les livres, et dans
efl'et : (d'existence, en Angleterre, d'une classe ouvriere plongée dans un état
«( d'abrutissement.qu'ou n'eutjamais osésoup~onner. Qui aurait pu croire qu'il y a
« au sein de l'Angleterre uneclassl3 nombreus. d'etres sans aucune notion di Di,u,
«qui n'ont jamaú entendu parler de Jélus-Chrilt, et qui ignorentjusqu'au nom
« de lareine qui occupe le trone !» (D'U mouv. religo e" Anglet. etc., p. i 7 et20).


i. « La loi défend d'attaquer la religion de l'Etat, je v~ux dire la religion de la
majorité des Fran'itais, dans un écrit obscur et souvent ignoré; et elle protege et
salarie des professeurs réformés qui, pouvant aUer jusqu'au socinianisme, peuvent
proclamer en cbaire que le Dieu des cbrétiens n'est qu'un bomme, un sage; elle
protege et salarie des professeurs hébraiques qui posent publiquement en prin.cipe
que le Dieudes catbohques et des protestants est un imposteur religieux, un fac-
tieuxpoJitique, justement condamné commeperturbateuret rebelle! ». Cela e.t-
i I conséquent?


• Mor~.1I CI'l'ist"pl", ,le la R~rfJl'ml'll~., T','i.rO/ll,




- t)ol -
les reuvres d'art, el partout et en tout, le plus grand respect
pour les croyances, les pratiques el les personnes religieuses.
Le plus simple hon sens indique que de réprimer ce qui s'a1-
taque ltUX principes des aclions est, sous quelque rrgime que
ce soít, non pas le droit, mais robligation rigoureuse, une
des premieres obligations de la puissance publique. Le po u-
voir qui, sous ce rapport, se montrerait négligent, facile ou,
si l'on' veut, tolérant, ouhlierait une des parries les plus im-
portantes de l' ordre, et manquerait a 'un de ses principaux
devoirs envers la société l.


Hors de ceUe limite, et pour tout le reste, les idées, les
principes, les doctrines et les faits de religion échappent a la
compétence oivile, et ressortissent exclusivement au tribunal
de l'autorité religieuse, dont la juridiction spéciale s' étend sur
tout l'ensemble et le détail de la doctrine et du culte, sur tout
ce qui les concerne.


Mais en quelle maniere ceUe juridiction reJigieuse, enfin,
s' exerce-t-elJe ou doit- elle s' exercer ?


Et d'ahord, du moment qu'il est une autorité religieuse,
que la religion n'est un intéret ni exclusivement individuel,
ni exclusivement civil, el que celte religion n'est pas une
simple opinion, un simple sentiment particulier; des qu'elle
n' est pas une pure affaire de gouvernement et de politique ;
des qu'elle est une véríté en soí imm~able, éternelle, univer-
selle, et elle est cela ou elle est peu de chose, l'enseignement
el l'interprétation de ses dogmes, l'institution, l' organisation,
l'administration de son culte et le réglement de sa discipline,
en tant que ceUe derniere n'entrave point l'ordre civil, ap-
parliennent de droit et sans partage a l"autorité religieuse : il


f. Le devoir de l'autorité n'est pas seulement de réprimer le désordre maté riel ;
il est allssi de discerner de loin, de poursuivre, a olltrance et d'étontfer jusqu'aux
germes les plus cachés et les plus éloignés qui enfantent le désordl'e, et qui sont
surtout la confu!'ion des principes et de!o\ croyance:i, les idées insensées 011 per-
versps, les passions brutales, le libre examen qui les fait éclore, les pousse a la
superficie et les admeta se montrer, enfin la presse licencieuse et révolutionnaire
qui les fomente eL les propage.




- ~o~-
nous semble contraire au hon sens meme qu'on invoque pour
établir un drolt différent, que les simples fidCles y participent
en quoi que ce soit, sauf }'aveu de I;autorité religieuse; et il
nous semble également contraire a la dignité et a la sainteté de
la religion que l'alltorité temporel1e y prétende el s'y ingere.
On ne doit pas seulement pouvoir soup'ionner la religion de
oe pas etre, pour le fond, pOUl' la doctrine, pour sa partie
essentielle el divine, dans une entiere indépendance de toute
vue d'intérel terrestre el de politique humaine.


Pour ce qlli con cerne l'étendue du droit de répression aux
mains de }'autorité religieuse, il faut encore ici distinguer :


Ou le chef de la religion préside a totite une société, sous
le double 4 rapport civil et religieux, ainsi qu'il arrive dans une
théocratie ; OH ce chef, a l'instar de ce qui se vit au moye.n age
jusqu'au XVI- siecle, pr'éside a une religion qui subsiste seule
et unique dan s une ou plusieurs sociétés civile~f; ou bien
enfin ce chef de la religion gouverne une société religieuse
disséminée dans une ou plllsieurs sociétés civiles et y vivant
concurrernment avec d'autres sociétés religieuses, ainsi que
nous voyons aújourd'hui le Pape gouverner 1'Eglise catho-
lique romaine.


Dans ce dernier cas il découle naturel1ement des inlérets
complexes d'une situation si délicate, d'une part, pour 1'auto-
rilé civile, la convenance de renoncer a la coaction, el, d'au-
tre part, pour l'autorité religieuse, ceHe de se bOJ'ner al'em-
ploi des moyens puremeut spirituels, a l'admonition, a la
censure, a l'exclusion, etc. Dans le second cas, dans celui
oh lechef de la religion se trouve, comme était le Pape autre-
fois, a la tete d'une monarchie religieuse s'étendanl~ unique
et sans concurrence, a un certain nombre d'Etats; dans ce
cas, il esl tout a la fois de l'inlér'et souverain de la société re·
ligieuse, et de l'intéret souverain de chacune des sociétés
civiles, el de rintéret de chacune des personnes qui les com-
posent, que cette religion unique demeure dans tonte sa force·,




- ~06 --
sa majesté, son intégrité. Et s'il est de l'intéret et de la 50-
ciété religieuse et des sociétés civiles qu'il eo soit ainsi, il est
done aus.si du devoir de l'autorité, de l'autorité religieuse et
de l'autorité civile, d'aviser et de veilIer a ce qu'il o'en puisse
etre et o' eo soit pas eo effet autrement.


Il résulte, et de cet intéret, et de la nature des choses qui
vent que toute so cié té fasse tout· pour se conserver, il résulte
que l'autorité civile a d'abord, dans ce dernier cas, le droit
et la mission de maintenir par tous les moyens possibles, y
compl'is la co~ction, l'unité religieuse dans l'Etat, el que, de
son coté, l'autorité religieuse est dans la meme obligation de
maintenir de tout son pouvoir I'unité de foi dans la religion I •


11 se comprend de soi qu'a plus forte raison ce droit et ce
devoir existeraient pour le chef d'une tbéocratie.


Ou'on ne se trompe point non plus ici sur la portée de nos
affirmations : la tbese que nous venons de soutenir n' est pas du
tout celle du pouvoir absolu. Nous sommes tres-éloigné de
croire, avec quelques publicistes protestants, que la souve-
raine autorité confere le droit de tout se'permettre absolument
el de tout posséder. Un despote peut avoir en main la force,
le pouvoir matériel de lout faire et de tout omeUre; il
n'a point pour cela le droit moral de tout osero Le pouvoir
n' enlraine pas absolument le droit. Tout droit découle ou
doit découler de la nature des cboses : celui du pouvoir dérive _
a ]a fois de la nature de la société et de la nature de l'auto-
rité, des conditions de leur existence, en d'autres termes de
leur loi. 01' la loi de la société, c'est de ne pouvoir subsister
sans autorité ; et la loi du pouvoir, de l'autorité, e'est de


. maintenir, de protéger tous les légitimes intérets de la société,
dont le premier est son existence, sa durée. 11 fant en eon-
clure que tout ce qui, dan s les actes du pouvoir, se fait et se
con<;oit daos l'iotél'et légitime de la société, est fait et con<;u


i. Comme dit Bossuet (Bid. des Variat., lib. X, nO 56) « le droit est cer-
tain; mais la modération u'en est ras moins nécessaire .•




- t)07 -
conformément a la loí et par conséquent suívant le droit, et
que tout ce qui ne s'y fait pas rigoureusement dans cet in-
téret, est également en dehors de la loí et du droit. 11 s'agit
donc ¡ci de savoir uniquement si, avec la faculté pour chaque
individu de la critiquer, de l'attaquer et d'y provoquer le dé-
saccord et la division~ une religion quelconque peut subsister
et,durersans se renier. S'il estbien certain qu'elle ne lepeut,
comme il se déduit a priori et qu'il n' est que trop constaté par
les faits, tirez la conclusion : Et l'autorité civile, et l'autorité
religieuse agissent conformément 3 leur loi et conformément
a leur droit, en mettant tout en reuvre, meme la con-
trainte, la coaction, pOUI' sauver, l'une l'institution civile dans
l'institution religieuse, l'autre l'institution religieuse dan s
l'unité de la foi l. '


Il est tellement naturel que l'autorité religieuse, en ce cas,
exerce par elle-meme ou par le bras séculier le droit de
coercition pour défendre la religion contre ses contradicteurs
et ses ennemis, que les réformateul's protestants se sont vus
tout de suite également, par la force des choses el ma]gré
leur principe contradicloíre, amenés a en user ainsi, des que
Ieur Eglise, a son tour, se trouva menacée d' etre déchirée.


Nous le déc1arons, nous, sans hésíter : dans le tempsque
les Elats de l'Em'ope subsistaient encore dans l'unité reli-
gieuse, el meme en ces premieres années 'du schisme ou I'on
pouvait raisonnablement espérer de les ramener a ceUe
unité si salulaire et si désirable, il était du droit el du devoir
des autorités d'user contre les novateurs et leurs adhérents de
tous les moyens possibles de coaction el de coercition :a. <


i. Quand on trouve, danSUD grand pals, plusieurs religions établies, on ne-
saurait mieux faire que de precher la concorde et la paix; la tolérance est alors un
devoír de rígueur : mais de soutenir la liberté de conscience et le droit d'examen,
en soi et d'l!ne maniere ahsolue, cela ne me parait pas d?une bonne p'olitique.


Rousseau, pbilosophant et discutant religion, soutenait uussi,Ja hberté de con-
science; mais aussÍtót qu'il se pose en homme d'Etat et parle en législateur, ii:
proclame partout le droit de coaction. .


2. Il n'est pas beso in d'observer, je pense, que ceci ~st dit 80mme explication.
du passé, non comma un voou pour l'avenir. ,




~.~''''''''.''''-' -.~,,-
- ..


CHAPITRE XII.


SUITE DE L-' AUTORITÉ.


De I'autorité relir;ieuse en midiere de doetriDe,
et du Iibre-exame.l.


On est en général aujourd'hl1i d'autre avis sur le droit et
les obl:gations de l'autorité. 1\1. Guizot notamment reproche,
lui, al'Eglise, etd'abord de s'etre arrogéle droit de supreme
interprétation, le jugement sans appel en fait de croyances
religieuses, et puis d'avoir employé ou permis d'employer
les moyens de coaction et de coercition. « Deux mauvais
e principes, observe-t-il, se rencontraient dans le gouverne-
e ment de I'Eglise, I'un avoué, inéorporé, pour ainsi dire, dans
« ses doctrines; l'autre infroduit dans son seín par la faiblesse
e humaine, nullement par une conséquence Jégitimedes doc-
e trines. Le premier, c'était la dénégation des droits de la
« raison individuelle, la'prétention de transmettrelescroyances
e de haut en bas, dans toute la société religieuse, sans que
C[ personne eut le droit de les débattre pour son propre
e compte. Lesecond mauvais principe, c'est le droit de coaction
q: que s'arrogeait l'Eglise, droit contraire a la nature de la 80-
e ciété religiellse, al' origine de I'Eglise meme ,a ses max-
e imes primitives ••.• »




- ~09--


Suivant nous, ni l'un ni l'autre de ces deux príncipes n'é-
taient absolument mauvais en soi ; le premier, la dénégation
des dróits de la raison individuelle se constituant juge du
dogme, ne l'est en aucune maniere, ni daos aucune circon-
stance autre que dans l'état de nature, qui, nous le croyons,
n'a jamais existé; l'autre, le droit de coaclion, ainsi que
nous venons de le dire, est praticable et sage suivant les
temps et les lieux.


Tant que, pour le maintien de l'unité religieuse subsis-
tante, qui, a notI'e point de vue, n'était encore que l'unité
sociale et }'ol'dre social, tant qu'a ce sujet I'Église s'est
trouvée d'accord ave e les gouvernements civils, elle a fait
ce qu'elle devait, et religieusement et politiquement, en se
concertant av·ec ces pouvoirs pour étouffer dans· son germe
tout schisme naissant; et maintenant que ni cet heureux ac-
cord, ni celte unité précieuse n'existent plus en fait, elle n'agit
pas, ce nous semble, avec moins de sagesse, en bornant ses
répressions aux moyens spirituels .el en renonc;ant a la co-
action. Produit des circonstances, la coaction devait cesser
avec elles: ainsi que l'observe fort bien M. Guizot, elle n'est
point de l' essence de la foi catholique. Le reproche adressé
a l'Église par l'illustre critique n'est donc autre chose au
fond qu'un plaidoy~ en raveur du arolt d"exarnen contre le
príncipe d'autorité, et du droit d'hérésie, pOllr ainsi dire,
contre le droit et le devoir d' orthodoxie. Ce dont 00 accuse
I'Eglise, c'es! loujours d'etre elle-meme, d'etre ce qu'elle est
et non autre chose que ce qu'elle est et peut etre sans ces ser
d' etre ,catholique, universelle, et non particuliere, indivi-
duelle ;c'e8t de conserver, envers et contre tous, ce qui f':lit
sa force, assure son unité, sa durée, cela merne qui la con-
stitue ce qu'elle est et la sépare si profondérnent de la so-
ciété prot~ta~te, l'autor~té. ,Et ce .que 1'0n veut toujours
soutenir, e' est le droit pour chaque hornme de ne croire que
ce que comprend sa raison, el le droit pOUl' tout chrétien de




- !HO-


s' établir, la BibIe en main ou non, juge et professeur en ma-
tiere religieuse, droit forcément réclamé par les novateurs,
en opposition avec le droit d'autorité, qui, en tout temps, fut
et doit rester le droit essenliel de l'Église.


Mais, demanderons-nous avec respect, d'abord quant au
premier point, voudriez-vous que la doctrine fut transmise
autrement que de haut en bas? Et comment done, s'il vous
plait? Dans quel sens? De has en haut? De la base au sommet?
De la brebis au pasteur I? Du disciple au maitre? De l'igno-
rance au savoir? De l'irréfle:x.ion et de la témérité a la sagesse·
et a la prudence? Nous ne voyons que ces deux modes con-
cevables de transmission d'une doctrine, dont l'une est évi-
demment impratieable et dérisoire. C' est apparemment celui
qui sait qui transmet a celui qui ignore, celui qui a reQu le
dépot qui est chargé de le transmettre aux destinataires. Or
celui qui sait est précisément 3utorjté : ji es! l'autorité meme
ou celui qui a mission de parler au nom de l'autorité. e'est
l'autorité qui est en tout le point de départ, la source, le
dispensateur naturel et l'auteur meme de la connaissance,
auctor. Il en est ainsi pour la science, pour toutes choses;
pourrait-il enetre tlitléremment pour la connaissance reli-
gieuse? Ce n'est sans doute pas le disciple qui interprete les
principes et les faitsdela science, etcen'est pas le justiciable
qui interprete leslois. Il faut ecouter lemaitre, dit la science.
~ti 1ftO''rWttY P.~YM.YOll'r~. Le maitre l' a dit, magíster dixit, observe
la philosophie. Pas plus qu'on ne gouverne, 00 n'enseigne de
bas en haute En matiere religieuse plus qu' en toute autre, le
mode de transmission des doctrines par une autorité eSl, meme
humainelDeJll, naturel, raisonnable, nécessaire. Des que la re-
ligion, en toute sooiété organisée,est forcément institution pu-
blique, et non pas seulement affaire individueBe, il nous parai-
traitcontretoute raison que ses dogmes el ses préceptes, sauf


i. Comme le voulo.it Luther.




- !lB --


une mission spéciale et divine, fussent d'abord enseignés, ex-
pliqués, propagés par n'importe quel autre ministere que par
celui d'uneautoritésociale. La plupartdes vérités surlesquelles
roulent les affaires humaines, et celles-Ia meme qui servent
3U développement de]a raison, nous les recevons de con-
fiance. Si nous ne reconoaissions une autorité ou des auto-
rités meme dans la science, la science serait a recommencer


. pour chaque individu ; elle rlemeurcrait éternellement daos
renfallce, ou, pour mieux dire, elle ne scrait point, elle ces-
serait d' etre la science.


Il est incontestable, cependant, que toute vérité nouvelle
qui s'annonce comme telle, doit pouvoir supporter le con-
trole de l'examen, et fournir la preuve qu'elle est en efIet ce
qu'elle prétend, la vérité. Mais, remarquons-Ie bien, elle doit
supporter un controle conforme a sa nature: vérité scienti-
fique, le controle propre a la science ; vél'ité religieuse, le
controle propre aux vérités religieuses.


De quelle nature sont, en général, les vérités scientifiques ?
e'est d'etre cherchées et découvertes par l'obs~rvation, l'ex-
périence, le raisonnement, le calcul. C' est donc a ce controle-
la qu'elles doivent etre soumises, 3U controle du raisonne-
ment, de l'observation, de l'expérience, en tant qu'elles peu-
vent etre induites ou déduites, qu'elles tombent sous robser-
vatioo, el qu' elles se preteot au calcul et a }' expérience.
Nous disons, en tant qu'elles se trouveot dan s ces cooditions;
car elles ne s'y trQuvent pas toutes ; il est meme dansles sciences
expérimentales, dans les scieoces d'observation, de raisoo-
nement et de calcul, de cerlaines vérités qui ne supportent
pas ce genre d' examen; il est meme dans la science des
mysteres ou s'arrete le procédé propre a la science. .


Quelle est la nature des vérités religieuses ? Nous ne par-
loos pas de l' existenoe de Dieu, flambeau saos lequel il o' est
pas de lumiere en ce monde. La nature des vérités religieuses
c~est de n'etre le produit ni de l'observation, ni de l'expé-




- :.si! ~


ríence, ni du raisonnement; c'est de n'etre point le ¡'ésult.at
de la découverte ou des élucubrations hllmaines; mais d'etre,
au contrairv, enseignement divin, doctrine divine révélée a
des hommes inspirés, a des hommes ayant re<;u mission de
Dieu de l'annoncer et de la propager dans le monde.


Qu'y a-t-il a faire ici, de la part de la vérité religieuse,
pour satisfaire a la raison de l'homme?


Ce n!est pas, a coup sur, de SOllmettre a l'observation
scientillque, au raisonnement, au calcu! ce qui n'est le fruit
ni de }' expérience ni du calcul, a savoir des loís divines,
des préceptes divins don! nOllS ne connaissons ni ne po u-
~ons connaitre les motifs divins, un culte et des rnysteres
qui dépassent notl'e intelligence et qui, par cela qu'ils sont
rnysteres, sont de leur nature im~ondables a la raison de
l'homme: non, mais c'est de prouver que la vérité, que la
doctrine, que la loi annoncée est ce qu'elfe prétend, une reJi-
gion révélée, un enseignernent, un culte émanés de Dieu ;
c'est d'établir qu'elle est en effe! marquée du caractere sur-
naturel el divin, qu' elle est véritablement d' origine divine.
e'est la ce que pent, ce que doit"exiger la raison : mais évi-
dernment c'est tout ce qu'elle peut exiger, tout ce qu'elle
peut vérifier -; c' est la le seul controle, le seul examen auquel
laraisonhumaine soiten droit desoumettre la vérité religieuse,
la vérité divine. Les mysteres de la religion sont rnysteres
pour tous les homrnes, pour les doctes comme pour les
ignorants : ils doivent donc etre re<;us et se pouvoir vérifier
par tous les hommes de la meme maniere; le hon seos· le
prQclame et ~a justice le veut ainsi.


Le protestantisme et le rationalisrne sont, acet égard, oous
le savons,.ropi~ion différeote.: l'uo v~ut que les textes de
l'enseignement sacré soient livrés a la libre interprétation de la
raison iodi\1-iduel1e; l'autre veut n'admetlre comme vrai que


. ce qui est intelligible, explicable, conforme a la saine raison
de l'hornme.




- 51~-


A quelle fin, cependant, et daos quel intéret la religion,
cet int.éret si général et si capital, serait-elleainsi mise a la merci
de la raison humaine? Que peut-elle, cette ,~aison, qu'a-t-
elle fait, queIs sont ses litres pour j ustifier une prétention si
haute? Que nous a-t-elle appris, jusqu'ici, sur tant de ques-
tions qui nous touchent de si pres: sur notre origine, sur~
notre nature, sur notre destinée? Que nous a-t-elle enftn dévoilé
de tous les mysttwes qui nous enveloppent et nous confondent?


- Hélas rien, rien que ses doutes et de vains systemes !
La raison de l'hornrne, véhicule de toutes les folies, sui-


vant l'expression d'un philosophe, est au moins incapable, a
elle seule, de rien établir de solide da~s la région des prin-
cipes. Elle ne voit que la superficie des choses, elle ne pé-
netrerien a fond; elle s' est montrée surtout entierement
inhabile a résoudre aucun des problemes de l'existence
humaine, quí nous intéressent a ce point, cependant, que
nous manquons de regle et de lumiere tant qu'ils n'ont pas
re<;u de solution sati~faisante.


. ;'


Ce serait un grandet curieux travail que de recueillir tous
les documents, les aveux . et les faits quí consf.atent la fai-
blesse de notre entendement, son Íncertitude, ses innom-
brables défaillances et ses dépiorables écarts. Il suffit d'avoi('
quelque observation du mondeet de s' étudier avec un peu d'at-
t-anlion, pour tomber d'accord que rien n'estep elfet plus dé-
hile que la raison de l'homme livrée a ell~-meme. Un des carac-
teres de la faiblesse, c' est la Jégereté, la mohilité : or, nous le
savons et achaque instant nOllS le sentons en nous, tous
tant que nous sommes, rien n' est plus mobile que la rais'on


,l


plus versatile, plus chancelant, meme dans les plus rorles
tetes. Soumise a1.1 monde physique, dont elle subit les influ-
enees, eHe est, avee les organes dont elle se sert, incessam-
mentmodifiée par tout ce qui les frappe et les impressionne,
par le froid, le chaud, l'électricité, les besoins, la maladie ,
le c1imat, la nourriture, et surtout les passions. Il n' est


53.




-!SU -


pas de vérité qu'elle ne soit sujette a méconnaitre : elle les a
niées et combattues toutes, tantot l'une, tantot l'autre; il
n'est pas d'err~ur ou elle ne se puisse laisser surprendre:
toutes ont eu leurs partisans, leurs proneurs, leurs disciples;
il n'est rien enfin qu'elle ait su fixer sur une base inébran-
lable: et rien, cependant, qu'elle ne controle, ne critique
ou ne prétende prouver, et qu'elle n'étaye en efIet d'argu-
ments spécieux propres a en imposer aux simples, aux es-
prits incultes et au demi-savants.


Si l'homme, pour ses principes d'action, était réduit a
attendre les décisions de la raison, il attendrait longtemps :
sa vie se passeraita~ant qu'il sut a quoi s'en tenir sur aucun
des points dont dépend ou doit dépendre notreconduite
en ce monde. Assurément, il n'est pas pour nous de question
plus importante que celle de l' existence de Dieu et de sa na-
ture; il n'en est point de plus féconde en déductions scien-
tifiques, morales et sociales; elle a occupé les pTllS hautes
intelligences, les plus illustres savants comme les plus grands
philosophes: et cependant elle est une des plus controver-
sées, quoique de toutes la plus immédiatement nécessaire,
puisqu'elle renferme toutes les autres, et que jamais sociélé
n'a pu s'organiser el vivre sansy prendre son point d'appui et y
enfoncer ses racines. C'estqu'en effet, bien que simple enappa-
rence et d'une solution facile, elle s'accompagne, on n'en peut
disconvenir, de difficultés capitales, que la raison rédllite a ses
propres forces s' est vainemellt efforcée de résoudre l • Nous
avons vu de nos jours un prince de la science enseigne~ tour a
tour en quatorze ans, 1 °que Oieun'estpasdistinctde l'univers;
2° que Dieu estdistinct et qu'il est cl'éateur, mais créateur néces-
,aire: 3° qu'il est créateur et créateur libre! Or, nous le de-
mandons, quepouvait-il, que devait-il résulter de contradic-


i. La notion de Dieu o' est poiot obscure; le pcuple oc la trouve point telle: elle
ne le devient que quand 00 a la préteotion de l'approfondir. CcUe source de la
lumiere iotelligible, comme le foyer de la lumierc physiqlle, éblollit et aveugle
quand 00 la considere trop fixémcnt.




- ~15-


tions pareilles sur la premiere et la plus indispensable des vé-
rités dans la bouche d'un des Illaitres de la philosophie, c'est-
a-di re de la raison? -" Un iIlustre prélat fait observer ([ que
eeUe incertitude jetée sur la notion de Dieu a pénétré également
dans tontes les questions ql1iseules ont formé et pnt le droit
de former la conscience du genre humain, dans eelles de la
spiritualité, de l'immortaJité de l'ame et du libre-arbitre,
sans lesquelles 011 ne conc;oit poíat la moralité des actions
humaines 1 .& •


Que s'il est aínsi difficile, meme a un homme supériellr, de
ne pas errer dans les eh oses les plus capitales et quelque-
fois tes plus ordinaires, a quoi ne doil- pas etre exposée
l'ignorantemultitude, dan s l'examen de vérités abstruses, et
dans le jugement a prononeer sur des questions ou épineuses
0:1 subtiles?


Et e'est néanmoins au tribunal de ceUe raison flottante, si
peu sure d' elle-meme dans les plus forts, si eompletement
nuUe dans le plus grand nombre, qu' 011 voudrait nous faire
traduire les vérités religieuses, de tou!es les vérités' préci-
sément les plus ,obscures, les plus profondes, el dépassant
de si loin la portée de l'intelligence el de l'expérience bu-
maines!


Mais, pour que l' examen soít sérieux, il fau 1 san s doute qu'il
s'accornpagne des moyens ql1i le. meltent en état de s'exer-
cer d'une maniere convenable. Que de connaissances ne fau-
dra-t-il pas alors pour juger en connaissance de cause dans des
matieres si délicales et si difficiles? Il est certaill que le
plus grami nombl'e des hornmes ne les saul'aient acquérir. ~
aura- t- il deux eatégories de ehrétiens, les uns pourvus les
autres privés du droit d' examiner? Cela est-il possible? La
multitude se ré5ignera - t- elle a ce role d'incapable? Ne
jugera-t-eHe pas quand meme? Et si elle juge, comment
jugera-toelle? Le droit d'examen n'entraine pas seulement


1. Voir les journaux fl'an~ais du mois de mlli 1844.




- ~t6-


des conséquences désastreuses, il implique des eonditionsqui
le rendent impossible.


II est visible que, dans les matieres religieuses, le libre
examen, la transmission dans tous les sen s et a tout hasard,
e'est, non plus la libre croyance , mais l'incohérenee, le ehaos
dans la croyance ; et il est eerlain que ceUe confusion ne peut
conduire finalement, comme cela ressort des faits, qu'A l'indif-·
férence, a l'indifférence sur la eonduite aussi bien que sur la
croyance, ce qui sans doute n' était pas le hut du fondateur
.de la foi chrétienne.


l}objet de l'hornrne, en ce monde, ce n'est pas de se livrer
.sans fin a une gymnastique inteUeetuelle, sans autre résultat
qu'une vai.ne satisfaction de l'orgueil, mais d'agir, de bien
.agir, el pal'conséquent de donner une base au bien asir, en
l'appuyant sur des principes solides de morale et de croyanee
religieuse. Or, pour rindividu réduit a ses propres forces,
le plus difficile n'est pas de croire, mais de savoir ce qu'il
faut eroire. Nous en .appelons au.témoignage de tout homme
éelairé, pourvu de quelque expérienee: en est-il un seul,
meme pal'mi les plus sages, qui ll'ait pu s'assurer de eeUe
extreme diffieulté? Et voila pourquoi, sans doute, il existe
une autorité d'institution divine , chargée de déterminer au
juste et d'ellseigner les objets de la foi religieuse l.


e Croire sans voir et prier sans prévoir, e'est la eondition
({ que Dieu a faite a I'homme en ce monde pour tout ce qui en
« dépasse les limites. J e'est a M. Guizot que nous emprun-
tons ceUe parole si vraiment ehrétienne, mais nous· est-iI


... f. « Peu de gens, obser,'e Hume, «te trouverent'capables, (dans la révolution reli-
gleuse en Angleterre) d'une disclIssion métbodique, et le grand nombre flotta perpé-
tuellement ent,re les partís différents. De la. vient'le mouvement violent et subit qui
agita le. peuple, et le poussa, pour ainsi dire, en des directions tout a Caít opposées;
de la ~ient l' espec~ de lacheté avec laquelle il sacrifia sesprincipes les plus sacrés a la
puissance alors dominante; de la aussi les progres rapides que la nouvelle doctrine
fit pendant quclque temps, et ensaite stn riDlersement totaL» (Hume, Histoire
d'Angleterre. )




- 5t7-


permis de le dire, si peu conforme a la doctrine protestante;
L'Eglise transmet les objetsde la foi de haut en has, sui-


vant en cela la tradition et les prescriptions du MaUre, qui
a dit a ses disciples, et non a tous ses adhérents : Allez el
préchez! J; et elle refuse a la raison particuliere, e' esl-a-
dire a la multitude, de lesdiscuter pour son propre compte,
paree qu'ainsi le veut la nature des choses et le hon sens',
et que d'autre maniere, meme humainement, on ne fonde
point de croyance religieuse 2.


Quand le Sauveur dit a Pierre : «Et je vous donnerai les
« cIefs du ruyaume des cieux, et tout ce que vous lierez sur
el la terre, sera aussi lié dans les cieux, et tout ce que vous
e délierez sur la terre, sera aussi délié dans les cieux, » iI
lui donnait la mission d' enseignel', el, en son líeu et place,
de décider en maitre; illuÍ conférait évidemment la souveraine
autorité dans le royaume des ames qu'il venait de fonder sur
la terreo Quel autre sens pourraient avoir ces paroles si pé-
remptoires et si claires? La possessiol1 des cIefs el le droit de
lier el délier, c'est·a~dire de juger, de décider, sont, sans aucun
doute, les atlributs du chef, du maitre, la marque de la puis-
sance et de l'autorité souveraine. Plusieurs docteurs protes-
tants en sont convenus, el en eiret on ne le peut nier saos
repousser le hon sens et la lumiere.


el Si toutes les sociétés, saos exceptioo, dit l'uo de ces


1. «EtJésuss'approehantd'ellx (des onze disei pIes) leur dit: (IAllez done et instrui~
sez tous les peuples, les haptisant au nom du POI·e, et du Fils et du Saint.Esprit; el leur
enseignant a observer tout ce que je vous ai ordonné. Et voici que je serai toujours
avec vous jusqu'a. la consommation des siecles. ) (St-Math. eh. XXYIlI, 11. 20.)


Il est évident que cela ne s'lldressait qu'aux disciples, non a tous les fideles, et
que la promes~e se rapportait bien A l'Esprit qui serait toujours avec eux.


2. L 'examen, qui procede par le doute, ue peut jamais eonduire qu'a l'opinion
ou tout au plus a la croyance pbilosophique, rationnelle. La croyanee religieuse,
eftective, ou la Coi proprement dite, est l'illumination soudaine prodnite par un
rayon divin dans ltame touchée par lagrace, dans l'ame qui s'abandonne et se
soumet, comme renCant, a la voix de l'autorité. Le protestant, se fondant sur,
l'examen, pourra dire je pense; il ne pourrajamais dire j' erois.




- tHS-


docteurs, « soot natureBemenl portées a eoncentrer, a cen-
e traliser leurs forees, il est clair que l'Homme-Dieu a tcnu
« compte de cette tendance lorsqu'il fonda son Egtise l. 1)


e L'Eglise est un corps, dit le savant Grotius, elle est
e composée par conséquent de beaucoup de membres : au-
« dessus de tout ce corps est l'éveque de Rome. Ceci est or~
e ganisé d'apres le modele de la primauté que saint Pierre
« avait sur les autres apótres, conformément a l'institution
([ du Christ. L'unité ave e un chef est l'arme la plus puissante
e contre le schisme, le Christ I'a indiqué, et l' expél'ience l'a
« démontré 2. ])


Un autre savant illustre, le grand Leibnitz, également
protestant est, a ce sujet, plus explicite encore : «Dieu, dit ...
e 11, est un Dieu d'ordre; une senle Eglise catholique et apo&-
e tolique, réunie par un gouvernement hiérarchique univer-
« sel, est de droit divin, et par conséquent aussi un magis-
« trat supreme est de droit divin 3. »


Nous avons déja cité ailleurs cet aveu échappé a Mélanch-
thon lui-méme: «L'Eglise a besoin de conducteurs pour
« maintenir l'ordre, pour avoir I'reil sur ceux qui sont appe-
« lés aú ministere ecclésiastique, de sorte que, s'il n'y atlait
e point de tels évéques, il faudrait en faire. La monarchie
« du pape serait aussi d'un tres-grand secours pour conser-
« ver entre plusieurs nations l' uniformité de la doctrine 4, etc.»


Quelle autorité d'ailleurs que ceHe de l'Eglise chrét;enne!
On nous Ita dit, elle se formait, elle se forme encore de ce
qu'il y a de plus sage, de plus capable, de meilleur. Y en
eut-il jamais une plus auguste, une plus digne de confiance '?
Bien plus libérate que les ancÍens corps religie-ux, que les
castes religieuses de l'antiquité, que les pbilosophes et les
réforrnateurs eux-memes, qui sur leurs dogmes et leurs mys-


1. J. F. Jacobi, Uber Bildung u. randel prot. Religion-Lehrer, 1808.
2. In consulto G. Casslmdri annot. 1642, p. 51. - 5. Leibnitz, Lettresr i 755 f


11;);), - 4. Respons. ad Del.




- ~i9-
teres ne s' ouvraient qu'a leurs familiers, I'Eglise n'a pa5~
dans le secret du sanctllaire, de doctrine ésotérique ni d'ini-
tiation époptique: son dogme est le meme pour tous; il n'esl
pas pour elle de vulgaire profane. Ce, qu' elle sait des choses
divines, elle le proclame au grand jour et a la face de }'uni-
vers ; elle ne s' est rien réservé; son chef supreme croit ce
que croit le plus humble fideIe ; et ce que nous pratiquons,
tous, lui aussi le pratique: il n'yeut jamais, en aucun temps,
une sincérité, une égalité pareilIes.


Une assemblée généraJe des éveques, des docteurs, des
sages présirlée par le chef de l'Eglise, vieillard blanchi dans
la science et la pratique des vertus chrétiennes ; un concile
recuménique, que} tribunal! quelle aulorité! Le collége:·des
cardinaux, composé de ce qu'il y a de plus éminent dans
I'Eglise par les fonctions, la vertu, le savoir, la prudeoce,
la connaissancc des hornrnes el des choses: quelle autorité
el quelle garantie ! Une telle assemblée n' est-elle pas cornpé-
tentepour jugel' en de'ro¡er ressort? Quelle raison par tic u-
liere en appeUerait des décisions d'uo tel al'éopage I?


Eh quoi! il Y a pour les contentions civiles un tribunal
jugeant en derniere instance ;et iI n'y en aurait pas pour les
questions, pour les disputes religieuses? II yen aurait un dans
ce qui concerne les plus vulgaires intérets du corps, et il n'y


i. Mais écoutons Rousseau a ce sujet, dans une leUre adressée au chevalier d't:on,.
- catholique sincere, est-il Jit : « Si mon principe (le protestant) me pm'ait le l)lus
vrai, dit Rouss~au, le yo/re me parait le plus commode; et un grand avantage que
vous avez, est que votre c1ergé s'y tient bien, au lieu que le nott'e, composé de.
petits barbouillons a qui l'arrogance a tourné la tete, ne sait ce qu'il veut ni ce
qu'il dit, et n',)te 1',infaiUibililé a I'Église qu'alln oe l'usurper chacull pour soi.»


Ne voila-t-il pas un heau résulta! du droit d' examen?
On se demande comment pourrait etre plus vrai un principe suivant lequel


la croyance el le sort des personnes sonl soumis au jugement de petits barbouil-
lons a qui l'arl'ogance a tourné la tete, el qui ne savent ni ce. qu'ils disent ni ce
qu'ils veulent.


« Rien sur la terre, nous dit Leibnitz, urien De doit nOlls inspirer un respectplu5
profond qu'un r.oncile ~cuménique.» (Lettre a la duchesse de Brunswiek. 2694.)




- ~!O-


en aurait pas dans ce qui se rapporte aux intéreis les plus déli-
cats el les plus élevés de l' ame! Et les arrets d'une eOllr sou-
veraine de justÍce feraient loi pour tous les tribunau~ d'uD
royaume, elceux d'un concile, d'une assemblée d'hommes spé-
ciaux les plus éminents du monde seraient, en matiere de reli-
gion, sansautorité pour un simple particulier, pour lecommun
et pour le plus commun des hommes! Livrez le code de
nos loís au droit d'interprétation indíviduelle, et il n'y a plus
de lois, plus de sécurité pour les biens ni pour les personnes;
livrez au meme droit la parole divine, et iI' n'y a plus de
dogme', plus de morale, plus de religion.


De debx choses rune : ou les dogmes chrétiens, tels qu' 00
les trouve formulés dans les Ecritures, dans les Peres, dans
les décrets des concHes, et que des les premiers temps les a
el'u;eignés l':Eglise, a savoir la divinité du Christ, }'incarnation
divine, la Trinité, la résurrection, les sacrements etc., fonds
de la eroyance catholique; OH ces dogmes, tous ces dogmes
sont nécessaires, fondamentaux, essentiels au ehristianisme,


, ou ¡Is ne le sont paso S'ils le sont, comment une autorité
clairvoyante, prévoyante, prudente, s'il en existaitq,uelqu'une,
comment le Christ luÍ-meme pouvait-il les, abandonner a la
libre interprétation de ceUe raison particuliere qui, comme on
le sait, est incapable de s'accorder sur aucun point, et ne
saurait ainsi conduire qu'a l'incohérence, a11 doute el a l'jn-
différenee dans tous les sens? Ou s'ils ne sont pas essen-
tiels" qu'est-ce alors que le christianisme, queHe en est I'es-
sence, quel est son caractere propre, en quoi diff'ere-t-il \de
00' qui n'est pas lui, du judaisme, du mahométisme, du
paganisme, du déisme , et, en définitive, q,uel en est le fond
et quel en est l' obJet ? -


Non, nOD, si le Christ était propbete seulement, s'il n' était
qu'un législateur prévoyant, un sage, il ne pouvait Iaisser
son Eglise sans autorité ; íI ne pouvait luí livrer sa parole,
comme une autre pomme de discorde, pOlU servir de texta




- 5!f-


aux diseussions thBologiques, et de' prélexte a des querelles~
a des haines, a des divisions sans fin.


Il voulait l'unité, qui pourrait en douter? n a done fondé
l'autorité visible, par qui seule elle peut naitre et qlli senle
la peut eonserver.


L'unité des esprits et des eoours dans I'unité de croyance
et d'espérance : n'était-ce pas la une grande, une beBe con-
ception, une reuvre admirable et vraiment digne d'un Oieu?
Pouvait-il etre une chose plus magnifique, plus utile?


Avoir, en que]que sorte, toutes ses pensées eommunes,
ses craintes, ses espérances, ses volontés communes; s' édi-
fiel' réciproquement, et se fortifier ainsi dans la foi, dan s l"es-
pérance et la charité les uns les autres; tendre, par tous ses
eflorts, par des efforts communs, au meme hut, le salut de
tous, le sien propre~ eeluÍ de son frere, de rhumanité e11-
ti ere : que pOlIvait-il y avoir de plus beau el. en meme temps
de plus salutaire pour les hommes, de plus favorable pour la
moralité, 'pour la vertu, pour la paix, pour la bonne harmo-
nie, la prospérité, le bonheur et le progres, le progres ré-
gulier et véritable de chacun et de tous, qu'une situation ou
toutes les pensées, toutes les inclinations, toutes les aspirations
de l'homrne sont réglées et maintenues dans un parfait accord!


Et teHe était bien la pensée du Christ, du Dieu fait hornme,
la mission qu'il donna a ses apOtres, que poursuivit l'Église,
qu'eIJe était en voie d'accomplir et qui l'était en grande
partie, quand survint un obseur révolutionnaire, qui, sous le
pr-étexte de réforme, avee un principe de dissolutÍon, et graee
a un agent nouveau de propagation irrésistible, en arreta
rnalheureusement la réalisation glorieuse.


Des lors le monde ehrétien s'est de nouveau divisé en lui-
meme, el l'on sait ee qui arrive a toute soeiété qui se divise.
Une grande partie de l'Europe, suivant la banniere du libre
examen arboré par l' orgueil, a fail divoree avee l'Eglise et
s'est constituée en protestantisme, c'esl-a-dire en principe




- ~22-
Í)ormancnt de dispute, de négation, J.~insubordination, J.e
division et de haine.


Eh ! qu' est-ce touterois, réellement, en fait de doctrine, que
le libre examen, la raison individuelle, en présence de ceUe
gl'ande raison¡ de ceUe grande autorité de l'Eglise? - La raison
individuelle, c'est. une raison, la raison de l'Eglise, e'est la
RAISON. Quand ce ne serait pas, suivant la pI'omesse de son
fondateur, la raison et l'autorité divines elles-memes, ce serait
encore la suprématie de la raison universelle, de la science jointe
a la sagesse et a l'expérience, sur la raison hornée, in-
eompleteet changeante. Sagesse, raison, raison a S3 p]ushaute
puissance, ce serait encore, en toute vérité, l'infaiUibilité
autant qu'on la pent concevoir en ce monde.


Qu'est-ce, au, contl'ail'e, que le libre examen? - e'est la
pr'éérninenJe d'une raison sur la raison, d'une raison indivi-
d uelle sur la raison générale manifestée par les sages; c' est, en
fait de garantie morato, tout ce qui se peut concevoir de fragile
et de précaire. - D'apres la loi de l'autol'ité, la pensée, les
principes, les croyances des individus se forment el s' ordon-
nent suivant une pensée, des cl'oyances, des principes d' en-
semble; d'apres le libre examen, c' est le cOlltraire : la pensée
les cI'oyances, les principes de l' ensemble devraient se former
suivant la pensée, les croyances individuelles? Quelle est la
marche conforme au bon sens?


Le droit d'examen, cependant, se glorifie d'etre la sauve-
garde et le regne de la raison, el il accuse le príncipe d'auto-
rité d' elre con traire a la raison. 11 en e~t de celte prétention
eommede celle delaRéformed'avoir remis en lumiere l'E"an-
gile eufoui, et de l'accusation comme du reprocbe fait a l'Eglise
d'etre la bete de l'apoealypse et la prostituée de Babylone.


Ce qu' on appeIle le droit d' examen en matiere religieuse,
le droit d'interpréter les codes divins suivant le sens privé,
ce n' est pas la liberté de la pensée, c' en est la licence. Il a
produit la contradiction des doct.rines, la confusion, le dé-




- ~25-
sordre, le ehaos de la pcnsée : iI n' est done pas ]a liberté, la
liberté dans l'ordre, la vraie liberté. Le príncipe vrai de la
liberté ne doit pas engendrer ni fomenter le désordre; ilne
doit pas etre dans sa nature de conduire a l'anarehie.


La liberté vraie, la liberté sociale, a quelque sphere qu'elle
s'applique, e'est le droit s'exer<;ant dans l'ordre ou dans les
limites de la loi. Cctte liberté-ei est favorable a l'union, a
l'unité, el elle répugne aux disputes, a ]a division, a la li-
eenee, au dévergoncl::tge quel qu'il soil : e'est la liberté que
reeonnait et que concede I'Eglise.


Le catholique examine, étudie les textes saints et les dog-
mes, les mysteres. tout aussi bien eL mieux peut-etre que l'héré-
tique; seuIement il n'a pas la prétention de s'en instituer juge,
et jl1ge en dernierressort, de les j uger a\1ee autorité. Reeonnais-
sant son incompétenee a juger de la sorte, sa liberté s'arrete
avee respeet aux limites posées par la loi : elle sait que eeUe
loi e'esl l'OI>dre, e'est l'union, e'est la paix, et par eonséquent
aussi le ban sens et la raison.


Non, ce n' est pas de la raison que le libre examen protes-
tant est le regne el l'apothéose, e'est de la eonfusion, qui est
l'absenee de la raison. Si la raison se trouve quelque part, en
matiere religieuse, il nous seInble bien que eedoit etre dans
l'Eglise eatholique ou nuBe parto La seulement est el doit erre
la raison, mais la raison universelle s'imposant et ayant droit
de s'imposer dans ce qui dépasse les limites de la raison.


Quand OIl ditla raison, la raison en généraI, il est elair
qu' on entend la raison universelle, ou UU moins une raison
qui soit d'accord avee la raison universelIe. La raison parti-
enlier.e, sans cetaceord et eet appui, peut etre la vérité dans
l'ordre des sciences dites positives~ dans l'ordre des seiences
religieuses etmorales, elle n'est pas toujours la raison, la
vérité, elle pent etre le eoniraire.


Nous avons deja vu qu'il y a dans ces deux ordres de
eonnaissances, positives et morales, une différenee essen-




- 524-


tielIe. e Dans les scienees positives, dit un grand écrivain .,.,.
on doit avant tout eonsidérer les príncipes; au lieu que daos
celIes qui se rapportent au régime des ámes, ce qui mérite- la
prineipale attention, ce sont les conséquences. ~


Mais le dogme religieux, la croyance religiellse a, par-des-
sus tout, ce caraetere de porter en soí des conséquenees
qu'il est néeessaire de considérer; et les eonséquences qu'on
en déduit, qu'on en peut déduire, non-seulement sontdignes
qu'on les considere et qu'on en tienne compte, elles sont,
entre toutes celles qu'on peut et doit ainsi considérer, Jes
plus importantes san s comparaison, eelles qui embrassent Je
plus grand nombre d'intérets, les plus hauts iotérets tant de
l'individu que de la soeiété, de l'humanité tout entiere. Et ce
qui résulte d'abord des eroyanees religieuses, e'est, nous le
répétons, qu'elles sont un frein et servent de sanetion 3 la mo-
rale, et qu'elJes sont un lien, un príncipe d'union et de force
entre eeux qui les professent. La religion, e' est indiqué par le
mot, la religion lie ou relie les hornmes a Dieu, au monde supé-
rieur, et, en meme temps, elle les unit les uns aux autres et
par conséquent a la soeiété a laquelle ils appartiennent. La phi-
losophie, la politique~et l'histoire s'aeeordent 3 reconnaitre que
rien ne rapproche, n'unit plus les hommes et ne donne plus de
cohésion aux familles, au eorps social, aux sociétés tant géné-
rales que particulieres, que la communauté de crvyance et
d'espéranee, l'unité religieuse.; que -rien, au contraire, ne
désunit davantage les árnes el n'atraíblit autant le líen social
que la diversité et surtout l'opposition sous ce rapport.


Il faut en conclure qu'une institution religieusé quí, par
son principe, se reruse a devenir commune et ne saurait etre
un lien, est et devient précisément le contraire; elle est un
dissolvant, elle est anti-soeiale, elle n'~st pas religion, elle est
meme en opposition formelle avec l'idée de religion 2.


i. Chateaubriand.
2. Le protestant Hume reconnait que l'union de toules les é¡liit's oecidentales




- 5!5-


Toute unité morale est puissante; rien de plus faíble, de
plus menacé que l'existence individuelle. (l Un homme n'est
rien par lui-meme, a dit un grand penseur, (l iI n'est rien a
lui tout seul. l) La meme chose peut se dire également de la
croyance; au point de vue social, elle n'est rien a elle toute
seule: individuelle elle cesse d'etre croyance; elle n'est plus
qu' opinion, une eh ose de peu de valeur. Elle ne prend de con-
sistance qu' en devenant et a mesure qu' elle devient générale.


11 est bien certain que dan s une société religieuse la religion
ne saurait demeurer une affaire individuelle, un pUl' senti-
ment de l'homme a Dieu. La religion a l' état de sentirnent
individuel n'est pas fávorable a la constitution de la société.
el Un tel sentiment, dit M. Guizot, e peut bien provoquer
el entre les hornmes une association momentanée; iI peut el
(l doit meme prendre plaisir a la sympathie, s'en nourrir et s'y
« fortitier. Mais, par sa nature flottante, douteuse, il se refuse a
sous le souverain Pontife de Rome facilitait le commerce des nations, et tendait a
faire de l'Europe une vaste république. (Hist. de la maison de Tudor, année 1521.)


« Les croisades, dit M. Ch. Viller!!, « avaient pour la premiere fois accoutumé
les peuples occidelllaux a une l'éunion générale, a une sorte de confraternité eu-
ropéellne. Le catholicisme produisit constammellt ce bon effet. La monarchie pon-
tifica]e appl'it aux princes et aux peuples a se regarder tous comme compatriotes,
étant tous également sujets de Rome. Ce centre d'unité a été, durant des siécles,
un uai bienfait pour le genre humain" »--: Nous ajouterons qu'ille pourrait etre
encore.


n est manifeste, au contraire, que le protestantisme 11 affaibli le lien fédératif
de l'Allema,ne.


Le meme VilIers observe, au sujet de ]a différence de religion dans les habi-
tants du meme pays,« qu 'un Luthérien de Baviere tellait plus a un Lulhérien de la
Saxe qu'a un Bavarois catholique; que le Suisse calviniste devenu ennemi du
Suisse catbolique, regnrdait le Franliais et le Hollandais calvinistes comme ses
véritables compatriotes; enfin que l'Écos3ais puritain pactisait avec l'Anglais pu-
ritain, ma]gré l'antipathie nationale.)}


Celui qui écrit ces lignes a cu l'occasion d'observer des sympathies et des ré-
pulsions pal'eilles dans une de nos grandes "illes de l'Est, dont la population est
mi-partie cathelique, mi-partie protestante. Cette ville n'a pas seulement une po-
pulation, elle eoa deux, dont l'antagollismese montreé\'identdans lesélections el
autres circonstances de ce genre.


" Page 164. édit. Macder. -




- ~26-
(( devenir' le principe d'une association permanente, étendue, a
• s'accommoder d'aucun systeme de préceptes, de pr'atiques,
:e de formes; en un mot a enfanter une société, un gouverne-
(t ment. religieux. J)


Eh bien, nous le demandons a tout observateur impartial
comme nous aussi le sornmes: le droit altribué par le pro-
teslantisme achaque homme de juger, la bible en main, des
malieres de sa croyance, de les débaHre pour son propre
compte el de n'admeltre que celles qui vont a S3 conscience,
e' est-a- dire a sa raison particuliere, ce droit; s'il est exercé
réellement, n'est-il pas en principe la religion réduite a un
sentiment individuel ? Le protestantisme a fini par l'avouer
lui-meme par la bouche d'un éveque ang\ican: e La religion,
dit ce per'sonnage, «est une affai1'e de creur entre l' homme el
.., Dieu par le moyen de I'Evangile. 1) L'expéricnce, d'accord
avec la logique, a démontré, d'autl'e part, que le droit d'ex··
amen mis en pratique est en ellet impuissant a fonder une
société religieuse étendue, permanente.


La religion du droít d'exarnen est justement ce qu'on a dit
de la religion iudividuelle; eHe ne peut, elle ne doit elre que
cela: (Cprovoquant entre les hommes des associations momen-


«( tanées, prenant plaisira la sympathieets'y fortifiant, mais
« flottante, douteuse, se promenant pll1'lout, chel'chant pariout ti
« se so.tisfaire el ne se tixant nulle part l. J) Voila ce qu' elle est
el ce qu' elle fail depuís trois siecles passés. Evidemment M.
Guizot a peint d'apres nature, et c'est le protestantisme lui-
meme qui lui a serví de modele.


Une religion, une association I'eligieuse a, dit-on, des
croyances communes, des dogmes communs ; et cepenclant
est-il bien dans la nalure du libre examen- de réunir un grand
nombre de personnes ayant des croyances cornmunes 1 re-
cevant de la meme maniere des choses allssi complexes, aussi
subtiles et, de leur nature aussi controversables que les dog-


t. Guizot, Hist. de la Civilis. en Eur., le~. V.




- ~27-
mes religieux? Quels sont en efIet les croyances communes,
les dogmes admis dans la religion protestante? Elle n'a jamais
pu le dire. Le droit de les j uger el de les rejeter lous, e' est
la son dogme, son dogme llnique, le seul sur lequel elle se soit
jamais trouvée d'aceord J.


cOn leur demande, (aux past.eurs protestants) dit le pro-
testant Rousseau, en parlant de l'Église de Geneve, Cl on leur
(( demande si Jésus-Christ est Dieu, ils n'osent répondre; on
(lleur demande qllels mysLeres ils admettent, ils n' osenl ré-
(( pondre. Sur quoi done répondront - ¡ls? et quels sont les
« articles fondamentaux sur lesquels ils veulent qll' on se dé-
(1 cide? J) - Cl Un philosophe jette un eoup d' reil rapide; iIles
uvoit ariens, sociniens: il le dit et pense leur faire honneur;
(1 m~is il ne voit pas qu'il cxpose leur intéret temporel. 19 -
CI Aussitót, alarmés, affrayés, ils s'assemblent, ils diseutenl,


(1 ils s'agitent, ¡ls ne savent aquel saint se vouer; et, apres
(1 force eonsultations, délibérations, conférences, le tout aboulit
u a un amphigoul'i OU l' on ne dit ni oui ni non, et auquel il
« est 3ussi peu possible de rien comprendre qu'aux deux plai-
(1 doyers de Rabelais. La doctrine orthodoxe n'est-elle pas bien
(( claire, et ne la voila-t-il pas en de sures mains ? J) - ([ Ce sont.
« en vérité de singulieres gens que Messieurs nos ministres!
« On ne sait ni ce qu'ils croient ni ce qu'ils ne croient pas;


... Mais les protestants De soot pas meme d'accord sur le sens qu'il faut attacher
a ce mot de dl'oít d'examen, sur les limites daos lesquelles doit el ptmt s'exercer la
raison en matiere de foi. « Le protcstamisme, dit le pasteur Grüling dans un ou-
vrage qui traite des rapports de I'Église el de I'État, « le protestantisme est la force
répnlsive dont est douée la raison d'écarler d'cllc et de repollSser tout ce qui vent
occuper sa place, » Et l'apologistc du protestantisme qui cite ce passage, Villers,
ajoute. que la théologie protestante repose sur un systeme d'examen, sur-l'usage
iIlimité de la raison,» Mais un autre pasteur, éditellrde l'ouvrage de Villers, obser-
ve a ce snjet que «des protestants, aussi bien que les catholiques, repoussent l' examen
ilIimité; que la raison du protestant ne fonctionne que dans les limites de la pa-
role de Dieu, et que ce n'est que dans la recherche de ceUe pnrole qu'elle est
illimitée, » Ce qu'il y a de certain, c'est qll'A force de discuter, d'examiner, les
protestants en sont arrivés i\ ne s'accorder plus meme sur le droit d'examen.,




- ~!8-


"on ne ~Jit pas meme ce qu'ils font semLlant de ct9ire : leur
.seule maniered' établir leur foi est d' attaquercelledesautres 1 .8


Qu'entend-on d'ailleurs par ce droit réclamé, ce droit de dé-
baUre la croyance, chacun pour son propre compte? Sil'on en-
tend par-la le droit de soumettre, en son particulier el dans
}'intirnité de la conscience, les principes de foi au jugernent
de la raison personnelle, I'Eglíse sans doute ne le reconnait
point, parce qu'il esl contraire a son príncipe, a l'unité de
doctrine et a toute la constítutíon reJigieuse. « Si quelqu'un,
dit saínt Panl, ([ aime a contester, qu 'ille sache bien, pou'/'
nOliS ce n' est .pas la notre coutume, ni celle de r Eglise de
Dieu.' Mais :ellene l'empeche pas non plus autrernent que
par les admonitions et les conseils, cal' cornment l'empeche-
raít-·elle? Jamais l'Église n'a prétendu contraindre rhomme
dans son fol' intérieur; et nous ne savons pas qu'elle ait sévi
contre personne pour le fait d'avoir mis en doute ou meme
rejeté, dans le fond de l' ame, lelle ou telle vérité religieuse :
c' était aflaire entre pénitent etconfesseur. L'Église fut tou-
jours indulgente pour l'erreur involontaire; elle ne se montre
rigide que pour ceux qui la propagent el y perséverent 2.


Mais ce que veulent, ce qu'ont toujours voulu les libres
pensenrs et les partisans de ce príncipe hypocrite et rnenteur


i. Lettres écrites de la Mont., leUre 11, parto 1.
2. On peut cemprendre deux choses dans la liberté de conscience : le droit d' exa-


men, qui, en matiere rcligieuse, aboutit au rationalisme, destl'Ucteur de toute
croyance religieuse ; el puis la simple tolérance, la tolérance a l'égard de l'erreur
inoffensive, modeste, honn¡He, et ne prechant ni ne faisant de la propagande. Le
droit d'examen est le principe de l'hél'ésie ; les réformateurs I'ont employé contre
l'ancienne Ég'lise el ne Pont jamais reconnu a leurs adversaires disllidents. La to-
lérance fut Pl·atiquée par l'Église bien avant la Réforme, et ene la pratique encore.


« L'Eglise, en condamnant chaque errenr contraire a la doctrine ortbodoxe, ne
eondamne cependant pas celui qui erre; elle prie memepour lui, et elle a adopté
de ne reconnailre pour hérétiqne que celui qui soutient avec opiniatreté une erreur
reconnue.» (Baron de Starck.)


« Ce De sont point les erreurs, dit un savant éveque (Mgr de Trevern), qui con-
stitncllt l'hérésie, mais bien l'opiniátreté qu'on met a y rester obstinément aUaché;
ce qui Cait dire a saínt Augustin: Je puís errer; mais je ne serai jamais hérétique.




- !)29 -
d'examen, ce n'est pas cette liberté modeste de croire ou de
ne pas croire, dan s le sanctuaire de rame, que nul ne peut
empecher et qui constitue réeIlement la liberté deconscience :
ce qu'ils ve~lent, c'est le droit de débaltre le dogme, de' le
débaUre hautement, publiquement, de le contredire, de le
niee, d'écrire, precher, discutel', de faire du bruit, de se
produire soi-meme, de se mettre en sdme, de fonder secte
ou de faire école, et, sous le nom de vérité, de bien des ames,
d'Evangile, de Dieu, de conscience et de science, dÍlt la
société par la souffl'ir tonte espece de dommage et périr, le
droÍt de travailler a leurs propres affail'es, en opposant a l' en-
seignement re«¡u leurs idées particulieres et un systeme a
eux, auquel ils ont aUaché leur intéret, leur vanité, leur am-
bition et leuI' fausse gloire l.


1. Quand on wnge combien nous avons d'Ol'gu('il, ct combien ce "iceest pro-
fOlldémeut Cnl'aCiLé dans notre ame; qu'il n'est rien qui noua émeuve davalltagc
et nous jctte plus hors de sens et de mesure; que, tout attentifs et prévenus que
nous soyons, et queIque soin, quelque étude que nous meuions a le réprimer,
a le contenir, nous ne laissons pas d'en etl'e dominés, achaque instant et dans les
moindr€s renconlres; et si l'on observe ensuite que tout ce tIui a le plus troublé -
le monde, depuis l'origine, a travers tous les siecles jusqu'a nos jours : les querelles,
les divisions, les hailles, les meurtres, les guerrcs, les ambiti()os, les eompétitioos,
les conjurat.ions, les rébellions etlesrévoluti~ns, que tout cela n'a'\'ait qu'unmeme
principe et une meme origine, l'orgueil, iI faudra bien recoonaitre enUn que l'or-
gueiI est le vice radical de l'hurnaille nature, el que e'est surtout la qu'il est né-
cessaire de diriger tout, dans leS institutions, les lois, la religion et la morale.


L'Eglise, la plus sage institution qui ait jamais régi le monde, l'Eglise ehrétienne
I'a parfaitement compris ainsi, des l'origine, ainsi que son divin fondateur; el
c' est peut-elre en raison de eeUe eonnaissance, qu' elle fut investie de l'autorité et
des pouvoirs nécessaires ponr maintenir les pcnsées el les volontés dérégléesdans
l'ordre el le devoir. La Réforme s'esl proposé el a efIectué~ tant qu'elle a pu,
l'abolition ae ces dispositions si sages et si prévoyantes. A la juger avec le plus
de ménagement el dans tout son avantage, elle est, on le dit haul el fier, elle est
le lihre exameJ;l en matiere religieuse. Or ql.l' est-ce ici que le droit d' ellJ,me~ ?
C'est le droit d'orgueil; ce n'est pas autre chose, au fond et bien considéré~
(lu'une vaine satisfaction donnée a l'orgueil humain, et dans cela meme qui le
comporte le moins, dans ce qui a pour principal (}bjet de dompter l'orgueíl de
l~m~. .


14.




-~50 -
Non; qu'on le croie bien, ce n'est pas en vérité de la cons ..


cieoce qu' oot 80uci les libres penseurs, c' est de leur orgueil ;
el a l' orgueil qui veut se satisfaire aux dépens du bien gé-
néraI, I'autorité ne doit nuI égard. Il n'y a la que des indi-
vidualités dérégIées qu'il s'agit de ramener a l'ordre et 3U
devoir.


Des le moment que de príncipes· découlent des consé-
quences qui touchent de pres aux grands et premiers ¡nté-
rets de l'ordre social, il est c1air que la société ne peut y
rester índifférente, qu'il appartient a l'autorifé d'en connaitre,
d'assurer le maintien de ceux qu'elle approuve, de les faire
respecter, de veiller a ce qu'ils ne soient ni faussés, ni déna-
turés, ni obscurcis daos leur essence, a ce que llul n'y porte
aUeÍnte; et qu'ainsi, dans aucun cas, elle ne saurait les laisser
a la discrétion de la raison individuelle, et tolérer que,
-dans l'enseignement, dans les livres, les journaux , les dis-
putes et les entretiens, on les mette en question, qu'on les
.critique, qu'on les nie, ou que de quelqu'autre maniere on
,les ébranle dans la croyance et l'estime publiques. L'autorité
'civile ne le peut, a plus forte raison l'autorité religieuse.


eeUe sauvegardene lese en rien le droit ni de la science
,ní de la·conscience. Que le chrétien soÍl soumis, autant qu'il
est en luí de l'élre; qu' extérieurement au moins, s'H ne luí
-est possíble autrement, il persiste dans la communion de ses
lreres: quí luí en ,demande, qui pourrait en exiger davan-
tage? I C'est aux volontés, bien plus qu'a la raison, que
s'adresse la foi J'eligieuse : aussi le Christ a-t-il dit qu'heu-


t. Qut. mtm, dit Llletance, lmponat fttlM neclllttatem tlfl cr,dmdl fuod noUm
·tl,J quoct veltm non cr,dend1. (Yotr chapo XII) .
.. ,.. Vou. atez vu quelle inftniment patite dose d. vérité .umt pour conquérir de
e.prit. raI'8', et poor leur ¡aire accepter le. pla. mon.trueuse. erreura : el cepen
dant TOUI trouvez hon el légitime que de •• ectaire., le Condant .ur le droit d'exa
'lnen, púillllent trouhler lel conlciencsa, lel Camille. et la 80ciété par le libre ensei
gnement de lel~rl apinjanl religieule. perlonnelle., de n'importe lesquelles! N'
a-t-i1 pas lA contradiction, peut-étre inconséquence?




- 50i-


reux sont les pauvres d'esprit, n'entendant point surement
par la le manque d'esprit, mais la simplicité de creur qui
I'end l' esprit modeste et docile.


Pour la science el la philosophie, de quoi se plaindraient-
elles? Le champ de leurs investigatións utiles et sérieuses
n' est-il pas assez vaste, n' est-il pas immense? On a quelque
líen de douter qu'il y ait pour elles un grand avantage a en
dépasser les limites. Les ascensions audacieuses dans la
région des hypotheses u' ont ni tellement d'intéret pour
l'hornme et pour l'Etat, ni non plus, ce nous semble, tellement
d'importance en elles-memes, qu'il soit expédient de li-
vrer a de pareilles témérités le roc OU plongent les racines
des principes et OU s'appuient les plus nobles sentiments et
tout l' ordre général.


Ce qui d'ailleurs importe principalement a une société re-
ligieuse, a la société entiere, nous en demandons pardon
a l'hornme éminent que nous pl'enons la liberté de contre-
dire, ce n'est pas que telle OH telle vérité obtienne le libre
assentiment de chacun et soit acceptée par la raison indi-
viduelle, mais que, sous le prétexte de liberté de conscience
ou de droit d'examen, tel ou tel individu, le premier brouillon
ou fanatique venu - les novateurs sont presque toujours
l'un ou l'autre - ne puisse venir troubler, inquiéter el
})eut-etre ébranler la foi, la confiance, la soumission implicite
de la masse des citoyens ou des fideles, et ne devienne ainsi
une cause de désunion, d'hérésie, peut-etre de schisme , et
par suite de dil'jsion dans la société civile elle-meme.


Entre le droit d'examen el le principe d'autorité il ne s'a-
git, au fond, que d'un tout léger poiot, c'est de savoir s'il
sera permis a l'irréligion de precher el de faire école. ~


Une doctrine étant donnée, grande, belle, savante, mtjes-
tueuse, tutélaire, et en merveiUeuse harmonie avec la nature,
les besoins et les aspirationB de l'homme, il faudra bien aviser
et veilter a ce qu'elle ne soit pas compromise aujourd'hui,




- 552"':'"


Jemain, atonte heure, par les reveries et les audaces de tel
,esprit aventureux ou de tel autre fou.


Cette surveillance a été exercée par toutes les sociéLés an-
ciennes, meme par les plus jalouses de leurs libertés, san s
que personne en osat contester le droit l. Les philosophes,
la conseillent et ne croient pas en surété un Etat OU les insti-
lutions ne sont pas a l'abrí de l'inconstance naturelle de
I'hornrne. Les anciens, et en particulier Platon, poussent tres-
loin leur sollicitude prévoyante a cet égard. EL Montes-
quieu, le sceptique Hume, et Rousseau, et, qui le croirait?
les réformateurs eux-memes, Luther, Calvin et leurs dis-
ciples , j ugent ce sain legitime et nécessaire 2. - e Le peu-
.ple 'aveugle, observe le citoyen de Geneve, est facile a
« séduire ; un homme qui dogmatise, attroupe et bientot il
c peut ameuter. La moindre entreprif'e en ce point est toujours
« regardée cornrne un attentat punissable, a cause des consé-
({ quences qui peuvent en l'ésulter 3. })


« Nulle étincelle, dit a son tour le tres-cornpétent Luther,
({ n'est si petite, que, Dieu y laissant souffler le diable, il n'en
~ puisse sortir un feu qui dévore le monde et que personne
«n'éteigne 4• »


L'on ne permet a personne d'ouvrir une simple école de
lecture sans une autorisation spéciale ; et l' on voudrait qu' on
permit a tout venant de dogmatiser sur la religion! Au nom
tIu ciel, soyons conséquents!


Malgré sa vigilance, dans la sauvegarde de la roi, et son in-
flexible rigueur a forcer' au silence les novateurs et les dis-
sidents,I'Eglise n'a pas laissé d'etre inquiétée souvent sur la
doctrine, des les premiers temps de son existence. On sait les
peines que lui donnerent les Gnostiques, les Ariens, les Nes-
toriEms; les Eutychiens, les Pelasgiens et une quantité


1. V. Dion easlius. lib. L, 11. - 2. Lutk. de magistratu, t. 1lI. - Calvin
opuscul., § 92 - Jur. Syst. 11, ch. 22, 25. - i. Lettre& ¡crites de la Mont.
part. 1. L. V. - 4. Mém. de Luther, 11, ~5.




d'autres hérétiques ou novateurs. On nous l'a dit, elle élait-
constarnment en luUe avec des adversaires plus ou moins
redouíables, et ce n'est pas sans d' énergiques efforts qu'it
travers tant de siecles elle a maintenu son admirable unité.


Que serait-il arrivé, selon toutes les probabilités, saDS
ceHe stricte et continuelle vigilance? On n'en pellt douter,.
le christianisme ne serait plus, ou il serait dénaturé.


11 n' est pas une combinaison imaginable des idées chré-.
tiennes avec l'erreur qui n'ait été conCiue et préconisée; pas
une conséquence forcée qu'on n'ait tenté d'en déduire l. On
peut tout dire et soutenir, et, comme on peut tout soutenir,
tout défendre, on peut aussi tout attaquer, tout Dier. Il est
des-armes contre toutes les institu tions, tous les principes,
toutes les cl'oyances; iI n'est pas une vérité qui solt a l'abrí


1. Quoiqu 'jI so.it de mode aujourd'hui de faire passer le libre examen Commo·
le PaJIadium des lumieres et de la civilisation, je ne craindrai pas de le déclarer : le.
libre examen en matiere de religion dans les mains de la mllltitude, e'est la plus
insigne folie qui se puisse eoncevoir. J'en pourrais eiter mille preuves; je ne ehoi-
sirai que ee seu\ fail rapporté par le pere meme prétendu de celte liberté merveil-
leuse. Il s'agit de son désaeeord aYec son aneÍen ami Carlostadt, et de leur dispuu
tOllehant les images .


• Lorsqu'il Orlomunde, dit Luther, je traitais des ¡mages avee les disciples
de Carlostadt, et (fUe j'eus montré, par le tede, que dans tous les passages de
MOlse qu'ils me eit4ient, il o' était question que des idoles pasennes, il en sortit un
d'entrceux qui se eroyait sans doute le plus habile, et qui me dit : «Ecoute! je puil
« bien te tutoyer si tu eschrétien. » Je lui répondis : a{lpelle-moi toujourseomme tu
voudras. Mais je remarquai qu 'il m'aurait volontiers encore frappé ; il était si pIcio
de l'esprit de Carlostadt, que les autres ne pouvaient le faire taire.» - « Si tu ne
« vaua:: pas suivre 11:1 ot'se, continua-t-U, il faut au moins que tu souffres l'Évan-
« gile; mais tu as jeté l' Évangile sous la table, et il faut qu' il soit tiré de la ; non,
«iln'y peut pas relter,» - «Que dit done I'Évangile, lui répliquai-je? - « Jés~s
« dit dan. fEvangile, (ee fut sa réponse) «je ne aais pos ou cela se trouve, mala
« mes (rere, le savent bien, QUE LA FIANCÉE DOIT OTER SA CHEMISE DANS LA KUlT DBS
« NOCES. Done il (aut oter et briser toutes les images, afin de devenir purs et libres,
« de lacréat'Ure.» «Róc i\le. Que devais-je faire, ajoute Luther, « me lrouvllot par-
mi de lelles gens? Ce fut du moins p\lur moi l'oceas.ion d'apprendre que briser
les ¡mages, .e 'était, d'apr.es l'Évangile, Oler la chemise a la nancé,e dans la ouit de
ses noces.» (Luther's Werke, t. 11,13 et s.) Cité par M. Miehelet; Mémoires de
Luther.


Il lui arrivait, a Luther, comme il avait faít a I'Église catholique; el, })oQr




- a34-


du sophisme, de m~me qu'iI n'est pasd'erreur, de méchante
action, de crime, de monstruosité qui ne se puisse étayer de
quelques raisons spécip-uses. Il n'est pas une solte pensée,
pas une folle entreprise qui ne trouve un plus fol ou un
plus sot homme pret a l'accueillir. Prenez la sentenee la plus
fausse, la contre-vérité la plus révoltanfe, la mise en principe
de telle infamie que vous voudrez : dites, avec le citoyen
Proudhon, que la propriété c'est le vol, que Dieu e'est le
mal, ou avaneez quelque autre contre-vél'ité de meme genre ;
et il se trouvera des philosophes qui se ehargeront de l'appuyer
de telles raisons, que plus d'un easuiste, jurisconsulte ou
moraliste, serait embarrassé d'y répondre. Rien n'arrete la
hardiesse et l'inconstance de l'homme; il n'est pas d'extra-
vagance, pourvu qu'il s'en puisse dire l'auteur, qu'il ne se
hasardat a ériger en systeme, a publier et a soutenir contre
toute la sagesse humaine, et contre l'éternelle vérité, si elle
se faisait entendre.


que l'analogie fUt plus frappante, a son tour il éta'¡t, luí, par Carlostadt et d'autre!,
traité d'anteehrist et, qui plus est, de double papiste.


« La traduetion de la Bible par Luther, dít M. Miehelet d'apres Cocblreus, donna
a tous envie de disputer; on vit jusqu'a des femmes provoquer des théologiens et
d'éc1arer que tous les- doeteurs n'étaient que des ignorants. Il y en eut qui vou-
lureni monter en chaire et enseigner dans le.; églises. Luther n'avait-il pas déclat'é
que, par le bapteme, tous devenaient pretres, évequc3, papes etc.» Ibidem - Co-
ehlreus, p. ~1.


Il serait curieux de voir tont ce que les protestants et Jeurs innombrables seetes
tirent lortir des saintes Éeritures, malgré ectte ciar té qui, disent-ils, en rend l'in~
terprétation faciJe, mame pour une simple servllnte et un enfilnt. La cnose en vau-
drait la peine. ,Le diahle est avee nous, écrivait Luther l ceux d' Anvers; ( i1
«m'envoie ~haque jour des visiteurs qui viennent frapper 8. ma porte. L"un ne veut
« pas de bapteme, un autre reiette lesacrementeueharistique, untroisieme enseigne
« qu'un nounau monde sera créé de Dieu avant le jugement d'ernier, un autre que
« le Christ n'est pas Oíen, un autre ceci, .n autre cela. Il y a presque autant de
« croyanees que de tAtes. n n'est pas de butor qui, s'H reve, ne se croie visité de
«Dieu ou prophete. Quand le papisme vivait" il n'y uait pas de ces division.ni d'e
(l ces dissidence •. » Luther, t. VII, Contra fanatic, ,acrament. errOT8I.


Münzer, Jean de Leyde et consorts fondarent sur les saintes Écritures touta.
\aura détestables doctrines et leura abominables écarts.




- 555-


Ce sont la des dispositions et des conséquences que I'au-
torilé prévoit et doit prévoir; e'est d~elles qu'elle s'oeeupe,.
et en vue d'elles seulement qu'elle use de répression et de
eoercition a l' égard des doctrines.


Un homme se pose en novateur et veut se substituer a
l'autorilé: par cela meme il se déelal'e en guerre ouverte
avec l'autorité, et non-seulement avec l'autorité, mais avec
la soeiété qu'elle régit; et, autant qu'il peut, illes met J
l'une et l'autre, en danger de périr. Dans ce péril, que Cera,
que devra faire rautorité? Elle est, e'est évidellt, en cas de
légitime défense. Il s'agit tJe savoir si les prétendus droits
d'un individu remporteront sur ceux de tout le monde ..
et si les intérets, la sécurité, l' existence de la sociétépeu-
vent etre mis en balance avec la liberté, avec l'existence d'un
séditieux qui, en élevant autel contre autel, menace la paix
publique et pousse a la révolte.


Si l'autol'ité sévit, dans ce cas, si elle use de répression,
de coercition, que se propose-t-elle, enfin, et que fait-elle
autre chose que de garantir les simples de la séduction des
doctrines spécieuses, et les audacieux des entrainemen.ls. de
l'erreur?


« La gravité des délits, dit un criminaliste, se mesure non
pas tant sur la perversité qu'ils annoncent que sur les dan-
gers qu'ils entrainent l.» e'est d'apres ce principe, sall&'o
doute, qu'on procédait contre les hérésiarques, délinquants
bien plus dangereux que les homicides et les voleurs.


La liberté est excellente, mais l'ordre el la sécurité sont
meilleurs. Une société peut, a toute rigueur, vivre sallS liberté;
elle ne saurait subsister huit jours sans ordre. Toutes ahoses
d'ailleurs, meme les plus excellentes., ne sont bonnes que
dans une eertaine mesure: cela est vrai du manser,du boire .•
du sommeil, de l'imagination, de la pensée, du sentiment.,


t. Target, Ob.ervat • • ur le CQde pénal •.




- 036-


de la volonté, de la satisfaction de tous les besoins de l'esprit et
de l'ame. Et en efIet, rimagination trop exaltée transporte hors
des réalités et pent conduire a la démence; la trop-grande ten-
sion de l' esprit on son exercice trop prolongé détériore la santé,
et l'on ne voit que trop souvent des sentiments louables en
.eux-memes alIer jusqu~a la passion dé'sordonnée et produire
les plus déplorables écarts; cnfin la trop grande énergie de
)a volonté peut, cóntre toute raison, dégénérer en opiniatrété.
El il n'en serait pas ainsi de la liberté! La liberté n'aurait pas
ses limites, sa mesure! et elle pourrait, sans obstac1e, sans
controle, se livrer a tous ses caprices, a toufes ses témérités,
a toutes ses imprudenoos! - Non, dit-on, s'il s'agit de li-
herté d'agir; oUÍ, au contraire; s'il s'agit de liberté de penser"
de croire, de dire, d'enseigner, d'écrire.


Erreur, erreur fatale ! Pourquoi cefte différence? La liberté
de croire n'implique-t-elle pas la liberté d'agir? Si les 110m-
mes font les doctrines, les doctrines, a leur tour, ne font-
elles pas aussi les hommes? ([ Bien croire, dit Bossuet, est
la condition de bien agir. » Et si cela est vrai, et s'H ne }'est
pas moins que de ce qui est mauvaÍs ne saurait immédiate-
ment rien sortÍr de louable, comment alors réclamer pour
toutes les doctrines, bonnes et mauvaises indifféremment,
une égale liberté de s'avouer el de se produir'e?


Il n' est sorte de malice et de témérité que ne puisse con-
- cevoir et couver une cervelle humaine. Er'ostrate imagine


de faire parler de lui : il réduit en cendres une des rner-
veilles du monde I! Alexandre dit le Grand, dans le me me
dessein, abandonne ses Etats, qu'ilne reverra plus,et renverse,


i. 11 est si vrai que, olltre la soif de la vengeance, Luther avait pour principal
mohile, le désir d'immortaliserson Dom, fút-ce par ladestruction, qu'ils'applif(ua
lui-meme le nom d'Érostrate. « Rien de nouve8u, mon cher Philippe, écrit-il a
son ami, sinon que la ville (Augsbourg) est pleine du bruit de mOll llom, et c'est
d qui verra cet Erostrate qui l causé un si vaste incendie.» (Uélanchthon, 11 oct.
i l'>i R, de Wette, t. i.)




- 537-


pour la gIoire, presque tous les anciens trones de l' Asie r.
Alcibiade, César, Charles XlI et cinquante autres. ambitieux
de renornmée font des folies pareil1es. Il y a longtemps que,
pour s'immortaliser, quelque cerveau brÍllé eut, s'il était pos-
sible, fait sauter notre globe cornmeune mine. Et de Cait un:
de ces hardis penseurs n'a-t-íl pas dit que périsse le monde
plutol qu'un príncipe 2? Or qu'esl-ce que ce príncipe 3nquel,
le cas échéant, le philosophisme immolerait I'univers? - Ce
n'esl pas douteux; c'est son principe a luí, son idée, son
systeme, le systeme inventé par lui: et périsse donc le monde
plutót que cetlevanité !


Et volla OU conduisent les hardiesses de la pensée qui ad-
mire de telles entr'eprises et entretient la noble émulatioll
d'en hasarder de nonvelles du meme genre !


II Y a deux pOÍnts de vue sous lesquels on pent considérer
Jes personnes el les cJlOses humaines, le point de vue indi-
viduel et le point de vue social. Considéré <lu point de vue
individuel, l'homme a droit a toutes les libertés ql1i ne sont
pas en opposition ave(} celles d'autrui, et ce qu' 011 vent hien
appeler liherté de conscience est du nomhre. A ce point de
"ue le principe du lihre examen es! fondé : au point de vue
social, e' est tout autre chose.


Les puhlicistes les plus profonds sont d'avis et professent
que rEtat, que la société générale étant dépositaire de toutes les,
libertés et de tons les droits, l'individu ne jouit que de ceux
qu'elle veut bien luí reconnaitl'e el qui sont compatibles avec
l'existence, le bien-elre el la sÍlreté de I'ensemble. QU'011 ad-


1. « O Atbéniens, s'écria·t-il UD jour, « a quels pél'ils je D1' exposc pour mériter
l , ,{"\ 'Afl ~ ., ' ., ~ ," , • , <:- 1:' ·vos ouanges. UV7jVOCWL, 7jIlLXO:JS UTrOp.e.VW XLVOUlIOUS ~lIgXOC TI'lS TrOCp Up.LlI WOO"LotS. »


2. « Mieux vaut, disait aussi Llltber déja vieux, « mieux ·vaut que le Ciel s'é-
cl'oule que si un seul atome de vérité devait périr.» Lieber mag der Himmel ein-'
fallenals ein einziges Krernlein der Wahrheitu'Atergehen.» (édit. de Walcb, 1.
XVII, p. :> de l'introd. bist.) Et que d?erreurs cependant n'oot pas été répandlies.
et (lue de vérités opprimées par ce charlatan de vérité! II n'est, a les entendrcr
.ien de plus ami du vrai que tous ces démolisseurs.


"".




-, ~58-


melle ou non ceHe doctrine dans toutes ses conséquences,
on oe niera pas du moins, 1° que toute société n'ait le droit
de prendre, dans son sein, telle disposilion qu'elle juge in-
dispensable a la sauvegarde réeIle de sa sécurité, de ses grands
et légitimes intérets; 2° que tout, dans la société, dans son
gouvernement, ses lois, son administration, ne doive etre
faíl et ordonné en vue du bien général, attendll que ce qui
vise a l'intéret individuel ou particulier est presque toujours
contraire a l'intéret de tous, et que ce qui a pour objet le bien
de l'ensemble, de tous, entraine le bien de chacun en parti-
culier, autant que le comporte la nature des choses. Salus
populi suprema lex esto. Cet adage ancien ne saurait se con-
tester, compris dans eette mesure.


La société doit sans doute a chaeun individuellement pro-
tection, justice et bienveilJance, autant que faire il se peut;
mais ce qu'elle considere et doit considérer principaIement,
c'est l'ensemble. C'e.5t au tout, c'est au eorps social lui-
meme qu'elle doit d'abord son dévouement, sa sollicitude,
sa vigilance, s~ protection, ses soins. Quand les intérets de
l'organisme entier sont assurés, le bien-etre des individus
doit venir par surcroit, eomme une eonséquence de la pros-
péríté générale J.


Que l'autorilé civile, par exemple, vienne a poursuivre
un délinquant, et qu' en vertu de la loi violée elle lui inflige
une peine, s'agit-il, dans la répression, ~omme a ·sembJé le
croire la philanthropie moderne, du cündamné prineipale-
ment, de son perfectionnement moral, de l'intéret de son ave-
nir, de son esprit, de son ame? Ou bien est-iI questiond' exercer
une vcngeance au profit de telou tel individu lésé? Point de
doute, il s'agit de tout autre chose! L'amendement du cou-
pable puni par la loi peut etre une suite de la répression ; cela


i. Plus je vis et réflécbis, plus j'acquiers la cODviction qu' ea chaqlle chose ce
qu'il taut considérer surtout, c'est le tout, et que rian n'est réellement Iflcellent
qu'en vue du tont.




- ñ39-


arrive quelqllefois, et e'est fortdésirable toujours. Mais la eh ose
eapitale, pour la soeiété eivile, eelle dont réellement elle se
préoecupe, e'est l'intéret, la, sauvegarde publique: e'est d'é-
touffer la eontagion du mauvais exemple; e'est d'empeehef'
que l'impunité ne soit une ineitation a de nouveaux délits, a
de nouyeaux erimes. Cela se montl'e bien par'l'extreme len-
teur et les difficuItés qu' oppose la Justice aux réelamations
des intéressés, dans les actes de 'réhabiJitation de eondamnés
reconnus plus tard innoeents. Contre la justiee meme, el
malgré tout ce qu'elle sait fort bien etre dÍl a l'innocellce mal-
heureuse, elle est toujours tentée de la sacrifier a l'intéret
général, et, daos ceUe vue, a la force, a l'intégrité, a la con-
sidération de l'aulorité. Res judicata pro veritate habetur.


Cellli qui, dan s une société eivile, prélend maintenir lous
les droits de la nature, n'a guere réfléchi SUl' les eü'nditions
de l' ordre social.


01' la religion étant bien, dans l'Etat, une institution de
premier ordre, une institution dont toutes les aulres institll-
tions tirent leur force, leur valeur et ce qui au fond assure
leur légitimité, leur existence; el la liberté d'examen, d'alltre,
part, alIant visiblement a fail'e meUre au moins en question la
religion, toute religion, eomment douter, amoins qu'on n'en
juge avee un partí pris, que la soeiété ait le droit d'imposer
des limites et un frein a celte liberté séditieuse qui la met
en danger~ el qu'on a si faussement qualifié de liberté de
eonscience? Il serait au moins singulier de prétendre que la
société dut reconnaitr'ea ses membres le droit de l'attaquer '
SOtlS main, en dirigeant des mines contre ses bases. Il en
est du droit d'examen comme de toutes les libertés, de tous
les droits: il revet, dans l' état social, un caraetere social, et
d'absolu qu'il était, dan s l'état dit de nature, il devient rela-
tif, dépendant; il se subordonne aux droits, aux libertés, a
l'intéret de l'ensemble, a l'intéret de tout le monde.


La société ne peut laisser a l'individu 1'-exercice d'aueune




- MO-
liberté, quelle qu'elle soit, que dans les limites de la séeu-
rité générale ; elle a droit et devoir d'y mettre des bornes, des
qu'elle s'aper(joit que ces libertés deviennent pour elle un
péril. « La résistance est, quoi qu'on dise, la premii:we mis-
(1 sion du gouvernement. e'est essentiellement pour réprimer
(! les volontés déréglées, qll'il est institué. 1) C' est encore M.
Guizot qui nous le dit, et e'est fort bien dit. '


Mais, ohserverons-nous, si le gouvernement civil a la mis-
8ion de réprimer les volontés déréglées, en tant sans doute
qu'elles se traduisent en faits, le gouvernement religieux,
qui est le gouvernement des esprits, doit, au meme litre,
avoir ceUe de réprimer les pensées déréglées, en tant aussi
qu'elles se manifestent au dehors par des actes, c'est-a-dirc
par de mauvaises doctrines 011 des opinions hétérodoxes ou-
vertement avouées et propagées. L'analogie nous par'aH com-
plete.


Sans doute, il appartient au gouvernement des ames, pour
réprimer l' erreur, d' employer de prétérence des armes spiri-
tuelles, et c'est aussi ce qu'il a fait le plus souvent : les con-
ciles, les admonitions des papes, les brefs, les excommunica-
lions en sont les prellves. Ce n'est que quand lous ces moyens
se trouvaient épuisés, et insuffisants pour arreter le danger des
écarts de la pensée individuelle, que l'Eglise recourait enfin,
bien a regret, aux moyens matériels de répression el de coer-
cition. Et ce n'est sans doute pas comme incrédule, c'est
comme perturbateur des eonseienees el des intelligences,
comme révolutionnaire, qu'elle ~ondamnait l'hérétique.
En le condamnant, en sévissant, _lise, eneore une fois,
ne faisait qu~ se défendre elle-meme; ene sévissait, parce
qu' elle était attaquée; que sa roi, son dogme, son autorité,
son exislence et, ave e elle, tout l'ordre social élaientmena-
eés, mis en péril.


Eh bien! 'le droit de coercition exel'cé dan s ceUe limite ne
peut-il pas se compi'endre? - Il se con.,;oittellement, qu'il




- 541 -


semble Cll'C un devoir. L'impunité, dans ce cas, sel'ait de I~l
faiblesse; elle serait un tort fail a la société religieuse, a la
société tout entiere l.


Cependant ce droit d'employer la coercition pour vaincre
les résistanceset forcer la soumission, on l'accorde- a I'au-
torité civile, mais a elle seuIe et en matiere civile ; on la re-
fuse absolument a l'autorité religieuse el atonte autorité en
maliere religieuse, attendu, dit-on, qll'icl l'homme releve de
sa conscience et ne releve que d'elle. Ce qu'on veut bien ac-
corder au gouvernement religieux soos ce rapport, c'est uni-
quement le droit d'admonition el de censure.


1. Sicuti enim est aliquando misericordia, ita est crudelitas parcens. Sancto
August. Epist.54.


« le voudrais, disait récemment un honorable membre de notre Asselublée
législative, • je voudrais qu'un pretre de l'Église catholique déclarat que, par
« respect pour le dogme, il demande qu'on elface des conslitutions, des lois, tout
« ce qui le protege. La vérité ne doit s'appuyer qUf~ sur la vérité elle-meme.
« L'emploi tle la force esl pour elle une honte et un obstacle.» - eL Quiconque a
« peur de l'émancipation de la pensée, n'a pas confiance dans la vérité qu'il pro-
« fesse. » n


Voila, ce nous semble, de la part d'un philosophe et d'un législateur, une pa-
role bien spécieuse, et qni ne supporte pas un instant de solide examen!


« La v4rité ne doit s'appuyer que sur la vérité elle-meme » est une de ces pro-
positionsflamboyantesqui éblouissent d'abord, et que pour cela l'on n'analyse pas
de trop preso e'est eomme si 1'on disait que la justico et la verlu ne doivent s'ap-
puyer que ~ur elles-memes, et qu'il ne faut rien fai"e pour assurer le respect des
lois et empecher le mauvais exemple. Elle peut etre vraie dans de certaines sphe-
res, dans celle des sciences, par exemple, et surtout dans eelle des mathémati-
ques pures. Pourquoi? C'estqu'ici la vérité n'a pas d'ennemis intéressés a la con ..
tredire, et qu 'en définiti ve elle n'importe que médiocrement a la soeiété. Des qu' elle
est découverte, elle cst proc1amée par les hommes eompétents, acceptée de eonfi-
aRce par la foule; et des lors elle existe et subsiste, sans que personne soit tenté
de la méconoaitre et de la nier. La proposition n'est pas vl'aie daos la religion, dansla
morale, dans ce qui toucha in~ent a l'ol'dre public et au bien de l'État.ll esi
deux points par lesquels la véri¡é~' dans cet ordre de choses, differe essentiellement de
la vérité dans l'ordre scientifique : e'est d'abord son extreme importance, qui est
telle, que la société, saos la force qu'elle y pui~e, ne saurait avoir d'assiette solide
ni dll sécurité ; e'est ensuite le grand nombre de ses ennemis, intéressés et con-
stamment occupés ala mHíer. La vérité scientifique n' est que d'un intérCt secondaire
l)our I'État, et elle ne contrarie les instincts ni les visées de personne, Les véritéf.'


(') Séan"e du 3 déLembre 1867-




- t)42 ~
Mais encore, si les croyances religieuses sont du domaine de


la conscience exclusivement, elles échappent donc, au meme
titre, non-seulement au dl'oit de coaction, mais tout aussi bien
a n'importe quel autre droit de surveillance et de contróle,
et l'autoJ'ilé, purement fictive, n'a pas plus le droit de censurer
el d'admonester, que celui de eontralndre. D' OU ce droit, en
effet, lui viendrait-il? Elle ne pourrait le tenir que de la
eonseience individuelle, qui, dans ce cas, se renoncerait évi-
demment elle-meme. Si, pour ses eroyances, pour les objets
de la foi religiel1se, l'homme ne releve en effet que de sa con-
science propre et partic111iere, e' est-a-dire du moi, I'eeonnais-
sons done alors que sa eonscience seule est et demeure juge;
qu'elle seule est en dI'oit de lui faire rendre compte de ce


morales sont la base de l'éJifice social, et fIles oot pour ennemis acharnés toutes
les passions humaines. Cette différel1ce est capitale; elle est esseotielle, je le
répete : elle établit immédiatement une exception au grand principe posé par M.
Jules Simon.


Une observation analogue ñ celle de M. Jules Simon, aVdit été adressée, 111 veille,
a la meme assemblée par M. Jules Favre, a savoir : « Que la raison est un don de
• Dieu, et que de vOllloir lui résister ou lui opposer des bornes, c'est vouloir ré-
« sister a la volonté meme de Diflu, qui nous 1'a donnée.» (')


CeUe parole de l'éloquent orateur, qu'il mesoit permi~ de le dire, n'est pas moins
spécieuse que celle de M. Jules Simon. Pour s'en convaincre tout aussitót, il sumt
de se rappeler que tous les mauvais penchants, toutes les passions humaines font
valoir en leur faveur le meme argumento Que dit la yolupté, par exemple, pour
justifier ses écarts? Elle dit ce que vous venez d'avancer en faveur de la raison illi-
mitée. Le plaisir est, dit-elle, I'expression d'un bcsoill naturel, d'un besoin ¡nné et
conforme par conséquentaux ¡nlentions du créateur. Lui résister, c'est alIer contre
le vreu de la nature; c'est se mettre en opposition avec les vues et la folonté de
Dieu. -On le voit, c'est le memeargument, et ce n'est qu'un sophisme. Laraison
propre, indépendante, ou l' examen sans frein, seraitla ruine de l'ordre social, abso-
lument comme la volupté sans frein serait la ruine de l'individu. II di'est permis
dans mon particulier, dans man for intérieUl',-~ater toutes. ses entraves a mil
raison particulicre; mais daos Sil manifestatioll extériellre, ma raison a pour horne
la raison sociale.


L'homme est essentiellement un étre borné: il l'est dans tonte sa persoone,
daos toutes ses facultés, et ill'est aussi dans l'exercice de ses racultés. Il n'est rien
d'ilIimité dans l'univers que Dieu, que)a puissance, les facultés, les attributsde Dieu.


{O) Séance du 1 décembre 186,.




-!S45 -


qu'il admet ou pense, et en droit, par conséquent, s'íl est
besoin, de le reprendre, de l'admonester, de luí infliger une
censure. La foi religieuse, encore une fois, est simplement
individuelle; elle cesse d'etre sociale; et la société religieuse,
aussi bien que l'autol'ité religieuse, est une pure fiction, si
ce n' est un non-sens.


Mais est-iI bien vrai que la foi et les articles de foi soient
uniquement du domaine de la conscience?


Oui, tant qu'ils se renferment dans le for intérieur; non,
des qu'ils tendent a se manifester' au dehors. Oui, si líndi-
vidu qui les embrasse, vit seul, dans l' état prétendu de na-
ture; non, certainement non, s'íl vit en relation avec ses
semblables el fait partíe d'une société civile, OU les croyances,
toutes les croyances, morales etreligieuses, sont forcément,
nécessairement soei-ales.


Observons seulement, d'abord avec Rousseau, « que ce
Q qu'on doit faire dépend beaucoup de ce qu'on doit eroire, et
Q que, dans tout ce qui ne tient pas aux premiers Lesoins de
u la nature, nos opinions sont la regle de nos actions, }) ; puís,
observons aussi que, suivant M. Guizot, «la liberté de cons-
a cienee est le droit de croire et de ne pas croire : » et il sau-
tera sans doute aux yeux que ee droit, que cette liberté qui
implique celle de faire ou non, que ee droit encore est de l' état
de nature, qu'il ne saurait en aucune fa<;on appartenir a l'état
social, el que, si la société n'a garde de laisser la raison par-
ticuliere arbitre du devoir, elle ne saul'ait, a aueun prix, la
laisser non plus arbitre de la croyance d'ou découlent les
devoirs l.


i. Les protestants eux-mémes, éelairés ou pressés par les conséqueoces de ce
principe subvenir, ont 1 plusieurs reprises voulu retirer ou cooGsquer le droit


. d'examen. l1y a peu d'années, le doyeo des pasteurs de Stuttgart, M. Dettin-
'ger, daDS 110 eolloque tenu a Urach, souteoait que la liberté de 'coDscience iodivi-
duelle, bien quedogmatiqllemeotétablie daos la confession d'Augsbourg, ne l'était
c4Ipendant qu'en principe, comme germs et point de départ de ceUe Eglise nais-
sante. « Il y a, disait-i1, deux sortes de liberté en matiere de Coi: celle dont il




- ~44-


Qu'un épicllI'ien sceptiquc, panlhéistc, matél'ialiste, croie
et enseigne qu'il n'est pas de Providence divino, pas de Dieu
personnel, ou que, s'il en es! un, il ne s'occupe guere de ce
qui se fait en ce monde; qu'un auh'c libre penseur, avec
Luther, nie la liberté de nos actions et partant leur valeur


. morale; qu'il dise Dieu auteur du mal, ainsi que du bien;
qu'il déclare les bonnes reuvres et la vie honnete indifiérentes
pour le salut, et ce salut le résultat uniquement des mérites
de Jésus-Christ , sans participation de notre part; qu'il pré-
tende enfin l'hornrne, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas, pré-
destiné soit a la rédemption, soit a la damnation éternelle,
·osera-t-on dire qu'il ne s'agit la que de sa conscience, et
que la société dont il est memhre, et júsqu'au plus ohscur
paI'ticulier avec lequel OH pI'es duquel il vit, n'y ait pas aussi
quelqu'intéret, n'ait pus nussi a y voir? Nous ne craignons
.pas de l'affirmer: il n'y eut jamais de gouvernement bien
avisé qui en jugeat de ccUe maniere.


<l Il ya done, dit un philosuphe protestant, « il y a done une
" pl'ofession de foi purement civile dont il appartient au sou-
o verain de fixer les articles, nonpas précisément comme
(1 dogme de religioll , mais comme sentiment de sociahilité ,
(1 sans lesq~tels il estimpossibled'etrebon citoyenetslljetfidele.
" Sans pouvoir obliger personne a les croire, iI fant hannir
(1 de l'Etat quiconque ne les croit pas ; iI faut le hannir, non
(1 comme impie, mais comme insociable, cornrne incapable
(1 d'aimer sincerement les loís; la justice, el d'immoler au be-
a soin la vie a son devoir. o • 'Que si quelqu'un, apres avoir re-
cst permis de faire usage, et celIe dOQ.t J'BSage. ne saurait etre permiso La pre-
miere appartenait aux réformateurs.,~ .. rít, travaillaient a édifier IeUl' pro-
fession de foi, c'est-a-dire jusql1'au 2'¡rlttlJ6tO, jour OU ils présenterent a la diete
d'Augshourg Ieur confession doctrinaIe •. Mals depuis que la foi a été fixée et l'Eglise
luthérienne constituée, il n'est pIuspossible d'y déroger, elle doit etre inviolable a
jamais.» (Rapporté par l'Ami de la Religion, 12 déc. t84o).


La doctrine est bizarre ; mais elle montre le protestantisme aux abois réduit, all
"!10m du dl'oit d'examen, a nier le dl'oit d'examen, a se niel' cnftn lui-meme.




- Mf>-


• connu publiquement ces memes dogmes, se conduit eomme
(1 ne les croyant pas, qu'il soít puni de mOl't, il a commis le plus
11 grand des crimes, il a mentí devant la loi. 1 »


La force de la vérité et le sentiment pr'ofond des nécessités
sociales sont iCÍ, chaz Rousseau, plus forts que ses préjugés
pl'otestants, plus forts que l'esprit meme du siecle et son
penchant pour les sophismes. "


Et voilil done le droit de coercition et meme de coaction,
en maticre religieuse, bien et dÍlment justifié, et cela par
un libre penseur en plein XVIIle siecle, et, qui plus est, par
UI1 philosophe protestant et républicain ! Il a heau disti n-
gl1er, et appeler dogmes civils l'existence de la divinité,
la vie avenir, le bonbeur de~ justes, le chatiment des mé-
chants : en changeant les mots, on ne change pas la l1ature
des choses; ce sont la de vrais dogmes religieux, et les pre-"


1. Les actes de I'homme raisonnable n 'oot pas d'autre mobile, nu fond, que des
aspirations, des désirs basés surdes cl'oyances. L'homme agirait au hasard comme
la brute, ou il n'agirait pas dn tout, s'il n'avait ni pl·jncipe, ni foi en qllelque chose.
e'est par la cro!ance qui lui indique un but, un objet, que l'homme et toute la so-
ciété des hommes s'animent, se meuvent et ,uivent une directión donnée. La liberté
de penser, de croirc et de professer ce qu'on cl'oit implique évidemment la liberté
d'action, la liberté d'agir en raison de ce qu'on eroit. Si la société m 'aecorde le droit
de ne tenir et proclamer vrai que ce qui a l'assentiment de ma raison per'"
sonneHe, ne sernit-iJ pas contradictoire qu'elle me déniat celui d'agir et de me
conduire conformément a ce que je crois? La liberté de conscienctl es~ donc a la
fois le droit de n'admeUre" dans sa croyance que ce que 1'00 juge vrai, et de ne ré-
gler ses actions que sur ce que ron croit. Si la liberté de conscience n'est pas run
et J'autr(', elle n'est qu'une vanité; ur a!tllOi me servirait la liberté de ne croire
que cela seul que je juge bien et vrai, sije"ó ~fcelle de ne faire que cela seul que je
trouve bien el vrai, et celle aussi de faire,toot ce queje crois etre bien? 01' voulez-
vous, pouve.-vous concéder ceUe secoruJepartief - Evidemment vous ne le pouve%
ni ne el, voules: vous ne pouvez done pan~on plus accorder la premiere, dont ell~
est le corollaire rigoureux.


Prenons ceUe liberté dans le sensqu'on lni prete en général daos la parole :
« La liberté de conscience, nous dit-on, est la liberté de croire ou de ne pas croire.»
- Mais la liberté de ne pas eroire, c'est la liberté de vivre san.g croyanees, sans
foi, sans religion, et, par conséquent, S80S moralité, sans Coi ni loi, comme dit le
proverbe. Est-ce la U11 principe social, un principe de civilisation, de progres, no
principe humain 't


Les ennemis de l'ordre social ont demandá d'abord la liberté de tout croire,
35.




~46 --
miers articles de toule religion positive. Il le reconnait du
reste, en dépit de lui-meme, dar iI ajouta aussitót apres :
([ Les dogmes de la r'eligion civile doivent etre simples, en
• petit nombre, et.c. J ])


Un esprit plus sé.·ieux que le citoyen de Geneve, Monfes-
quieu, juge aussi, sans détour, que ce sera une tres...:bonne
loi civile, lorsque l'Etat esl satisfait de la religion déja éta-
blie, de ne pas sourrrir l' établissemellt d'une autre. Il rljoute
que, e quand 00 C5t maitre de recevoir dans un Etat une nou""
e velle religion ou de ne pas la recevoir, il ne faut pas I'y éta--


CA blir : car; en introduisant une nouvelle religion, on sllbstitlle
CI des soup~ons contre les deux religions a une ·ferme croyanée
« pOUT une; en un mot; on donne a l'Elat, :ni moins pourquel..:.
«( que temps, el de mauvais citoyens el de mauvais fideles :l. »


. Et en efiel, nous avons vu que la religion est la sanction et
eomme la base de la morale et de la politique, de sor te qu'on
ne saurait etre mauvais fidele sans etre en meme temps mau..:.
de tout dire, de tout enseigner; et maintenant qu'ils 1'0nt obten\le, ils veule'n't
DaturellemeBt en lirer la conséquence, qui est la liherté de tout faire, jusqu'a
voler ·et tuu inclusivemeot : voila ponrquoi nous les voyons occupés a dé~armer
le pouvoir et la société en brisant le glaive de la loi, et en abolissant, meme pour
le parricide, la peine de mort1 la plus efficace et la plus sIne des peines répri-
mantes inscrites dans nos codeso L'abolítion de la peine capitale une fois obtenue,


: jls trouveront mauvais que la loí prive le citoyen un seul instant de sa liberté,
en l'emprisonnant pour un délit constaté. Et pourquoi non? Ce qu'ils ont dit contre
la peine de mort, ne peut-on pas le dire allssi contre le bagne; l'incarcérhtion et to~te
espece de peine ?La prison est une flétrissure qui ne quitte plus le libéré, qui lui
enleve la confiance publique, l'empeche de gagner 5a vie et le pousse de la sorte
ade nouveaux délits. Emprisonné, le condamné, en contact peut-etre avce des in-
dividus plus vicieux que lui, acbevara de s'e pervertir: est-il prudent. est-il }m.te,
est-il moral de l'exposer a un tel inconvénient? La culpabilité d'un délinquant
dépend d'ailleurs heaucoup de l'éducation qu'il a rec;ue, des exemples qu'il a eus
sous les yeux" des principes qu'on lui a donnés, de la ~iolence de ses passions, de
son tempérament, d'autres ,prédispositions naturelles, de mille circonstances in-
dépendantes de sa volonté. Est-il juste de le punir de ce qui tient peut-etre uni-
quement a la fatalité? Qu'.y Il-t-il d'ailleurs de plus atténuant que les besoins qui
portent en général,au vol? Pourpeu qn'on ymette de bonne volonté, ron trouvera
des circonslances atténuantes pour tous les délits et tOllS les crimes, dans tons les eas,


1. Contrat social, L. IV, e, VIII. -2 .. Esprit des [ois, L. XXIV.




vais homme et mauvais citoyen. I...'lmpératif cah~gorique
pourl'a suffire peut-etre a quelque philosophe 30lit8ire, ,'i~,
vant hors ducommerce des hommes; en général il fauf. en~
oore . autre chose. «La religion, meme fausse, dit encore
Montesquiell, C[ est le meilleur garant que les hommes puis-'-
e sent avoir dela probité des hommes. " - Ci Et l'idée d'lln
([ líeu de récompense emporte nécessairement l'idée d'un
([ séjour de peines. Quand on espere l'un sans craindre I'au'"
« tre, les lois civiles n'ont plus de force. 1 »


l\Jais sans doute on objectera que ce droit d'interventioíl
et dé coercition de l'autoríté, en matiere de foi religieuse, ne
doit dll D1CiillS s'admettre, comme l'observe Rousseau, que
pour les dogmes essentiels, ceux précisément, en petit nom'"
bre, sur lesquels se fondent la morale et la société.


Nous répondrons qu'en général c'est bien ainsi qu'il a été
pratiqué dans l'Eglise. Observons, d'ailleurs, que dans la
religion tout s'enchaine et se tient tellemenl, que l'on n'y peut
rien attaquer, sans que tout le reste s'en ressente, et sans
que l' édifice entier soit· menacé de ruine. 11 en est de l'incré-
dulité comme de tous les autres écarts; iI n'y a non plus ici
que le premier pas qui coute. Une fois l'esprit de doute etde
critique éveillé dans l'ame humaine, iI ne se rendort pasai ...
sément. Il estau fond méfiance, comme la foi est confiance,
et l'on n'est gueré pleinement confiant qu'une fois dans' le
úours d'une vie d'hornme.


Nous voulons, un instant lci; ne nous adresser qu'aux
incrédules, aux prétendus esprits forts, et ne nOllS placer
qu'au point de vue de la raison et de la sagesse purement
humaines. Eh bien! meme les superstitions populaires, di..,.¡
rons-nousa ce poillt de vue, meme les exagérations popu...a
lairesse rapportant a la religion, les préjugés ou ce que vous
jugez tels, les léiendes,· ont d~ l'importance et méritent
quelque respecto L; Aréopage de ljancienne Ath~mes, ce tribu""


1 .. E!lprit des lois, l.. XXIV.




~ !)4S -
nal si sage dont on disait que les dieux ne déclineraient pas
les arrets, le trouvait ainsi, quand il condamna a l'exil Stil-
pon pour le simple fait d'avoir nié que la Minerve de la oita-
delle fut une divinité, et observé que ce n'était qu'une statue,
ouvrage de ¡'hornme. Et le sénat romain ne fut pas sur cela
moins sévere que l' Aréopage. Sornrnes-nous plus intelligents,
plus arnoureux de progl'es et de libertés que n' étaient le
peuple athénien el le peuple de l'ancienne Rome?


Il en est de certains préjugés comme des herbes parasites
au milieu des champs : on ne peut souvent les extirper qu'en
risquant de léser les plantes utiles l. Joseph de Maistre COlll-
pare les superstitions a un ouvrage ava~cé de la reJigion
qu'il ne faut pas détruire, « paree qu'il n'est pas bon, dit-il,
qu'on puisse, sans obstacle, s~avancerjusqu'au pied du mur,
en mesurer la hauteur et planter les échelles. :» M. Guizot,
entln, ne citait-il pas récemment lui-meme, dans son der-
nier ouvrage, comme étant remarquahles ces paroles échap-
pées, au sujet du rationalisme protestant, a un adversaire du
~hl'istianisme dogmatique, dans un al'ticle de la Revue des
.deux Mondes:


e On s'irnagine que toutes lesdifficultés sont résolues, et
ron croit entrevoir l'avenir religieux de I'hurnanité dans un
espece de rationalisme chrétien ou de christianisrne-rationnel,
qui, sans exclure la fcrveur, laisserait a la pensée toute sa
liberté. Je ne demande pas mieux, pour ma part; mais je ne
puis m'empecher de demander avec quelque inquiétude, si
le rationalisme chrétien est bien une religion? »


e Ce qui reste dans le crenset, apres l' opération que roo
sait, est-ce bien l' essence des dogmes. positifs, ou n' en se-o
raít-ce que le caput mortuum? Le chrístianisme rendu trans-
parent pour l'esprit; (X)nforrne a la raison el ti la conscience,


t. J' entends par préjugés, ele cerlatns actes abusifs de dévotion 00 de croyances
auxquels le peuple se livre quelquefois par cxces de ferveur, sans "1 etre aulorisé
par aUCUDe déeiaion de l'Eglise.




possede-t-il encore Une grande verlu? Ne resscmble-t-il pas
au déismc et n'en a-t-il pas lá maigreur el la stérilité? La
puissance que les croyances exercent ne réside-t-elle pas
daos les formules dogmatiques et dans les légendes merveil-
leuses, tout 'autant que dan s leur contenu proprement reli ....
gieux? N'y a- t-il pas toujours un pen de superstition dans
la vraie piété? et celle-ci peut-elle se passer de ceUe méta-
physiqlle populaire, de ceUe brillante mythologie qu'il s'agit :'
d'en éliminer? Les éléments dont vous prétendez dégager
la religion ne sont-ils par l'alliage sans lequel le métal pré-
cieux devient impropre aux rudes usages de-la vie? EnHn
quand la critique aura renversé le surnaturel comme inlllile
et les dogmas comme irrationnels ; quand le sentiment reli-
gieux d'une part, et de l'autre une raison exigeante auront
pénétré la croyance el l'auront transformée en se l'assimilant;
quand il n'y all1'a plus d'aulorilé deboul, si ce n'esl la con-
science persollnellede chacun; quand l'hornme, en un mot,
ayant déchiré tous les voiles et pénétré lous les mysteres,
contemplera face a face le Dieu auquel il aspire, ne se trou-
vera-t-il pas que ce Dieti n' esl aut1'e chose que l'hornme lui-
meme, la conscience et la raison de l'humanité pe'rsonnifiée?
Et la I'eligion, sous prétexte de devenir plus religieuse, n'au-
ra-t-elle pas cessé d'exister?~


Paroles remarquables, en etret, et que nous voudrions re-
commander aux méditations de toutes les personnes honnetes
qui peusent librement, et qui, par entrainement, éducation,
prévention, mode ou conviction, sont devenues hostiles au
principe si salutaire d'alltorité en matiere religieuse.


Dans ces paroles de M. Schérer se trouvent implicitement
et la jllstification entiere de l'Eglise, de sa constitution, de
son dogme, de son principe , de sa politique, et la réfllta-
tion des reproches de M. Guizot, et la condamnation du
protestantisme, et une peinture frappante du travail iné-
vitable de décomposition qu'exerce le libre examen dans




- ~~o-


l'jntimité de la croyance, el une prévision de son l'ésullat
final.


En livrant les textessaints a l'ex:unen individuel, le pro tes-
. tantisme, en etTet, a déchiré tous les voiles; il a permis a la
critique la, profanation de tous les mysteres; 11 s'est flatté
faussement qu'on pouvait laisser a la pensée toute sa liberté
et rendre le christianisme en tout conforme a la conscience,
~ a la raison privée, sans exclure la ferveur ; il s' est fait gorge


chaude « des superstitions pap is tes ; J) il a décharné le dogme,
décoloré le culte, et les a rendus stériles,· il a retiré du mé-
tal précieu:w~l~alliage qui le rendait pl'opre ti l'usage; iI a
enfin, autant qu'il a pu, renversé le surnaturel comme inu-
tile, et les dogmes comme irrationnels, car i\ a nié }'autorité
et n'a laissé debout qu'une raison exigeante et la conscience
personnelle; en un mot, iI a fondé le rationalisme dit chré-
tien, qui n'est pas et ne saurait etre une religion, et il a ouvert
largement aux ennemis de la foi une breche qu'il est, héIas!
impuissant a refermer.


Eh bien! si tout le dogme, toutl'enchainement du dogme,
et jusqu'aux légendes popuhüres qui s'y rattachentI, sont, de
l'aveu des rationalisfes, d'une lelle conséquence, nous avions
dono raison de nier qu' on puisse toucher a aucune de ses
parties, el de révoquer en doute que la croyance soit uni-
quement du domaine de la conscience individueBe. Et, a
moins de prétendre, contre le bon sens et l'expérience, que
la force seule suffit au maintien d'une société civile, el que
rEtat n'a rien a voir a)a morale; qu'il lui importe peu qu'il
y ail ou non une religion, une morale, et que les lois aient
ou non une vertu répressive, ne faudra-t-il pas convenir, en-
core une foís et enfin, que l'autorité ne saurait, en aucune
maniere', laisser la raison individuelle disouter pour son propre
compte et traiter a discrétion les importantes vél'ités qui
servent de fondement a l' ordre social; que ces vérites sont de
,son domaine, tout aussi bien que de celuí de )a conscience ;




- 5~H-


qu'elle a le dr'oit de s'en occuper, d'y intervenir, et qu'eUe
exerce en effet un droit incOlttestable de surveillance, de
répression, et par conséquent aussi, dans de certains cas, de
coercition sous ce rapportI.


Montesquieu, en conseillant de ne pas permettre l'intro-
duction dans l'Etat d'une religion diflérente de delle qui est
actuellement en possession ~es ames, paree que, dit-il, on
substituerait des SOUP'ions contre les deux religions a une
ferme croyance pour une, l\lontesquieu a su pénétrer, ce
nous semble, dans l'esprit de I'Eglise, et a bien coropris sa
prélendue intolé.'ance, qui n'était, au vrai, que connaissance
uu creur humain el prévoyance, se proposant, dans ses sé-
'tices contre l'hérésie et le schisme, non pas d' assurer S3
propre domination, sa domination exclusive au point de ,"ue
d'un intéret tem porel ou de caste,. ainsi que le pensent des
hornmes a pelites vues, mais uniquement de ne pas laisser
s' affaiblif' la croyance par la contradiction et l' opposition (les
doctrines, et de fermer par la tout acces au doute ou a l'indif-
féren~e dan s le sanctuaire de l'ame humaine 2.


On ne niera point que la plus grande intensité dalls la
croyance n'eut lieu daIls le cas OU runité régnerait parfaite
dans la doctrine, et qu'au contraire la foi ne fut a son mini ....


1, On sait que l'apOtre P,'oudholl a profes!'c que la conclusion de la scie,nce so- ..
ciale est celle-ci :-11 n'y 11 pour l'homme qu 'un seul devoir, une sau)e.. religion,
e'est de renier Dieu. Or supposons qu'lIne réunion d'jndivid.us veJIil'e .réal.iser Oll
ait déjil réali~é cette religion unique, et qu'elle s'applique a precher ce d~voir
d'ilthéc, la négation de Djeu : )e pouvoir civillaisserait-il faire et dire, et se con-
tenterait-il d'a-dmonitioDs et de réprimandes? Nous croyons, nous~ qu'illlserait
tout a la fois de répression pour dissiper cette s.ociété, e,t de coaction pour la fOfcer
ausilence: eL nous dirons, pour notre compte, qu'il f~rait bien, qu'il remplira¡~
un grand devoir,


2. « Les sectes, en religion,. observe Bacoo, quamLelles sont n~mbreuses, sont
des causesd'athéisme.ll


• Les djssensioDs qui prévalent parllli les sectes multipliées sorties des écoles
de Lutber et de Calvin, observe un pasteul' protestant, n'ont ¿te malheureuse-
ment que trop favorables a la naissance et au progres de l'incrédulité,l) (Doct, .
Kett, Considérationl. $ur.lclpr~phfties.) .




mum dans le eas OU la croyanee serait purement individuelle,'
el oh il y aurait autant. de religions que de t{~tes. Or, s'il en est
ainsi, qu'on tire done la eonséquenee : la foi selllLlable de
ses freres soutient et renforee la foi de l'homme.


Le doute, voila ee qui résulte tout au moins de la diversité
des croyances religieuses, produit de la pensée libre; e'est
aussi sur qu'un axiome de mathématiques, el, vous I'avez dit,
e le doufe est le grand corrupteur du creur humain. Dans
e l'ordre mora}, la fixité et )'élévation vont ensemble, des
« qu'oo floue on descend, l'incertÍtude est un signe et une
e cause d'abaissement l. »


C'est ce que, de bonne heur(l, avait parfaitement compris
l'Eglise, c'est ce que savait surtout son divin fondateur. Ce
que le Christ voulait et pOllrsuivait, et ce a quoi travail-
lerent apres lui ses disciples, ce n'était pas certainement, au
nom du droit d'examen, de fonder rincohél'ence dans Ja [oi
religieuse, c'était le contraire. L'incohérence et le droit d'ex-
amen, c'est ce qu'ils trouvaient alors partout dans la société
romaine. Ce qu'ils fondaient et voulaient fonder, c'était l'u-
nité, l'unité partout, et, Qvec l'unité, la ebarité, la concorde,
le progres véritable, la civilisation en Dieu, la vraie civili-
. sation dans I'union et la paix.


«L'unité, s'écrie un pasteur anglican, éclairé par un rayon
de vérité, e I'unité est de I'essence meme du christianisme :
e Unily is of the ver y essence of christianity.


Non-seulement I'unité est de l'essence dll christianisme,
elle I'est de toute religion, cal' Ja religion est par nature prín-
cipe d'associalion et par conséquent d'unité. Et si l'obser-
valion est vraie, et elle I'est, vous l'avez reconnu vous-meme,
conc1uons done, 10 e que la seulemEmt 00 est l'unité, que la
seulement 00 elle peut etre, la seulernent est la religion, la
seulement est le christianisme, la seulement la "érité; 2° que


1. Guizot, de l'Eglise el de la Société eMi •. au XIX~ siicle.




.;..... !)~:) -ó.


le liure examen étant un príncipe de division, puisque c~est
fondéssur luí que s' operent les schismes el les hérésies, il s' en-
suit que le protestantisme, que loute secte issue de ce prétendu
droit, est par sa eonstitution, naturellement, foreément , en
opposition avee l'objet, avec ridée meme de toute religion.


La supreme illusion de notre temps est de eroire que dans
l'ol'dl'e moral, ainsi que dansl'ordre physique et seientifique,
on puisse, avee la raison libre, individuelJe, fonder quelque
ehose. leí le droit d'examen est une arme de guerre, un dissol-
vant avee lequel on peut tout .détruire, mais avee lequel on
ne fonde rien J. e'est avec et par l'association, l'union, la foi,
l'autorité que seul on peut fonder et aussi conservero


I./examen peut elre le procédé de la science; mais le pro-
eédé de la religion, e'est la soumission. Appliquera la religion
ce qui ne convient qu'a la science, c'est intervertir les choses,
e'est amener fOl'eémel1t des résultats faux ou mensongers.


Ainsi que l' observe un homme fOl't eompétent en la matiere,
soumettre une doctrine au libre examen, e'est la tenir pour
suspeete, e'est la soup<;onner d'erreur, e'est résister a la vé-
rilé qu'elle pent contenir, e e'est lutter eontre ell~ pour la
«vicier, la nier, la détruire 2 •. »


e La moitié du monde ehrétien, ajoute un autre pbilosophe
allemand et protestant, e doit a l'ineonséquence hllmaine de
« ne plus etre soumis a un j uge in faillible en matiere de foi3.:J


Autorité, Droit illimité d'examen ! Il Y a la, dan s ces deux
mots, deux príncipes inconciliahles. Employat - on . a les


i. Vous me reconnaissez le droit de croire ou de ne pas croire en matiere de
religien, le droit d'admettre ou non I'cxistence d'un Dieu, d'une vie future et de
tout ce qui s'ensuit: voosaurezheall vou~ en défendre, par cela mem e je me re-
connais moi-meme le droit forrélalif de croire ou de ne pas cl'oire en matiere po-
J¡tique, le droit de dénier, de méconoatlre l'alllorité civile, la légitimité de I'au-
torité, lasainteté des lois, le droit de pt-opriété, l'ohligation du dévouement a.
la patrie, etc. Si j'ai le droit, la Bihle en maio, de mefairemaTeligio.Q, pourquoi,
)e -code et la charle en maio, n 'aurai-jeras aussi le droit de me faire ma morale el
mOD gouvernp,menl?
2. G~the, dans Faust. - a. Reinhold, Brie(G uber die Kantische LeMe, i 790, t.1~




accordel' tout le trésor de savoir et de talent par lequel brillen!
M. Guizot el quelques autl'es hommes a illusions généreu- <
ses, que dans eeHe entreprise impossible on échoueraitin-
failliblement.


M. Guizot déplore l'incohérence des idées, qui est, en effet,
le phénomime le plus remarquable de notre temps, et il ne
laisse passer ancune occasion de signaler , comme la plaie
de la société contemporaine, le radicalisme religieux, qui,
avec une audace imprudente, s' altaque a r essence merne
de la (oi chrétienne, et en général l' esprit 1'évolutionnaire
descendant de plus en plus dalls les masses, et 1l0US mena-
9ant d'une nouvelle barbarie.


Cl Le mélange, dit-il. la confusion, je devrais dire le chaos
Cl des idées et des passions les plus incohérentes et les plus
Cl contraires, ce fut la, en 1789, le danger supreme de nos
Cl peres, et e' est encore notre danger.})


Dans l' ordre religieux, C{ pendant que le catholicisme est
Cl menacé dans son établissement extérieur, le christianisme
e tout entier est en butte, dans sa base el son essence, a des
Cl aUaqt~ts encore plus graves et a des périls plus profonds.})
- el Cen'est pas 3 la religion chrétienne comme institution
Cl sociale, e'est a la foi chrétienne elle-meme que s'adressent
Cl ses' attaques. Le matérialisme, le panthéisme, le rationa-
C[ lismp, la critique historique et le scepticismeportent au
C[ christianisme .dogmatique des cou ps divers mais simultanés
Cl et continus. J)


Et plus loin :
e Voici maintenant OU nous en sommes et OU le vent du


e sÍecle nous pousse. On ne tente pas de nous ramenera lelle
Cl 011. telle de ces formes de l'idohitrie .•.••• ; mais on veut que
C[ nous délaissions le Dieu primitif, independant, personnel,
« distinct et créateur de l'homme et du monde; et on nous
«demande d'accepter pour toute religion un Dieu abstrait,
.c {¡ui est aussi une idole d'invention humaine, car il n'est




« autt'e que l'homme et le monde confondus el él'igés en Dieu
,« par une science qui se croit profonde et qui voudr'ait bien


e ne pas ell'e impie. A la place du christianisme, de son his-
« toire et de ses dogmes, ces grandes solutions de notre des-
e( tillée el ces sublimes espél'ances de nott'e nature, on nous
e pro pose le panthéisme, le scepticisme et les embarras de
e( l'érudition. })


Quant a la société en général, voici comment a ce sujet
s'exprime l'illustre hornme d'Et.at :


e Pourtant les sociétés européennes sont profondément
e( troublées, les constitutions et les croyauces, les lois el les
« influences, l'état et les relations des personnes, totltes cho-
e ses y son1 en question ; presque partout }' édifice s' écrollle
« OH s'ébranle, et I'on ne voit pas sur qllels fondements s'éle-
e( vera l'édifice nouveau ; partout la confllsion, l'incohérence,
([ I'illcertiLude regnent duns les esprils et passent ou menacent
« de passer dans les faits; les gouvernements et les peuples
« sont a la fois agités et fatigués; le pr'ésent n' offre point de
([ sécurité, l' avenir n' offre point de dar'té ; ... les idées fausses,
([ les mauvaises passions, les espérances démesurées qui oot
([ fait nos fautes et nos mécomptes descendent, se répandent,
C( s'enveniment dans les rnasses populaires et y suscitent des
« ambitions aveugles et ardentes que ne contiennentplus ni
e la foí religieuse, ni la discipline des anciennes moours de
« plus en plus attaquées, élJranlées, déracinées.})


Mais encore une fois et toujours, cornment ce mal s' est-il
produit? ou el comrnent a-t-il pris naissance? quelle est son
origine? qui en a déposé, qui en a fécondé les germes? com-
ment se sont-ils développés? Il nous semble, a tout moment,
que cette haute intelligence va nous en dévoiler le point de
départet la cause. On voit qu'ill'aper~oit; oncroit qu'il va
se prononcer: mais a toute force il n'avouera rien, il ne veut
rien reconnaitre que le fait tout seul, rien que le fait !


« Au XVI' siecle, dit-il, quand la Réforme jeta la ferm~n-




-:;¡m -


(1 talion I Jans le monde cbrétien, les dogmes fondamenlaux
({ du christianisme n'étaient pas en question el restaiellt les
el memes pour tOllS les cbr,étiens ...•• 1> ({ Aujourd'huil'étran-
el ger est aux portes de I'Eglise chrétienne, pret et ardent a
c profiter de ses dissensions pour la décrier el l'envahir.1>


N' est-il pas évident que M. Guizot a le doigt sur la racine
du mal! Quand la Réforme jeta la (ermentation dalls le
monde, les dogmes fondamentaux duch,'istianisme n' élaienl
pas en queslion ..... Cerles non, ils ne l' étaient pas ! Mais ils
ne tarderent pas a l' etre tous, par son fait, pal' le fail de la
Réforme, les uns apres les autres, depuis la présence I'éelle,
le hapteme, le inariage, l'ordination, tous les sacrements en
général, le péché originel, la divinité <Iu Christ, l'efficacit<
uef) reuvres, la nécessité de la "ie honnete, le libre arbitre,
jusqu'it l'authenticité des saintes Ecritures elles-memes.


L'ennemi est ti la porte .... Mais qui done la lui a ou,,"ertei
.- e Prel ti profiler de ses dissensiollS •.. 1> Qui les a excitées,
ces dissensions, et qui encore les perpétue?


Que les hornrnes de bien qui ohservent, qui pensent, e!
qui, cOIllrne nous" sont alarrnés <Iu présent et s'inquietent ~(
l'avenir, étudient, nous les en adjurons, qu'ils éludient If
libre examen en lui-meme el dans ses conséquences inévi-
tables; qu'ils le suivent dans son histoire, depuis sa procla·
mation au XVle siecle jusqu'a nos jours; et puis qu'ils noUl
le disent : n'est-ce pas lui, le libre examen, qui a produit
qui devait produire infailliblement le rationalisme, le scepti-
cisme, le déisme, ,le panthéisme, le matérialisme, le sensua-
lisme, l'esprit révolutionnaire, l'incohérence, la confusion, 11
chaos enfin dans les idées, daos les !Doours et partout? -
Pour nous, c' est d'une évidence parfaite : le mal a pris nais·
sanee le jour ou fut consornmé le grand schisme protestant
C' est le protestantisme quilui a donné l' etre: le temps et 1:
logique I'ont faitet grandi tel que nous le voyons a!1jourd'hui


J. 00 avouera ({ue le moLfermentation est mode8ta.




- tS~7 -


Que le libre examen produise le ralionalisme, nous ne di-
sons pas assez : iI est le ralionalisme lui-meme, la souverai-
nelé, l'autocl'atie de la raison, et l'áutocratie de la raison sou-
vent la plus chétive appliquée 3UX objels de la fui. 11 esl impos-
sible qu' on ne reconnaisse point cela. Le droit d' examen ne sup-
pose-t-il pas la souveraineté de la raison indi\'iduelle ? El celte
souveraineLé n'implique-t-elle pas le droit d'admellre ce qui
est conforme, et de rejetet' aussi ce qui est ou ce qui semble
contraire a ceUe raison? Cal' ennn qu'est-ce qu'examiner,
exercer le droit d' examen sur les textes sacrés? C' est bien
apparemment soumettre ces textes a la raison, au controle
de la raison ; et si le résultat de ce controle individuel n' est pas
le rationalisme meme, qu' on nous dise donc ce que c' est ! Et
pour examiner sérieusement, pour etre en état d'examiner et
de juger en connaissance de cause, ne f'aut-il pas aussi l'éru-
dition et lous les embarras de l' érudition ?


Est-il possible de ne pas remarquer que les craintes si
touchantes de M. Schérer sont de point en point a l'adresse,
non-seulement du rationalisme protestant, mais du protes-
tanfisme tout entier, de son príncipe, du libre examen indi-
"iduel et des effels qu'il a réellement suscités ! N'est-ce pas
la liberté de la pensée en matiere religieuse que la Réforme
se glorifie d'avoir fondée? N'esl-ce pas de ceUe liberté que
M. Schérer appréhende pour la religion les mauvais effets?
Et de soumeltre le dogme a la raison n' est-ce pas enfin viser a
le rendre conforme a celte raison ?


Les sacrementaires, dans la Cene par exemple, n'ont reje-
té la présence réelle que parce que, disaient-ils, elle choquait
leur raison. l.a cene calviniste est la cime d'un christianisme
l'ationnel : Lutber le prétendait, et c' était vrai. cOI', se de-
mande M. Scbérer avec inquiétude, e le christianisme rendu
conforme a la raison et a la conscience possede-t- ~l encore
une gr=:ande verlu? ne ressemble-t-il pas au déisme, et n'en
a-t il pas la maigrellr et la stérilité? ~




- ~~8-


La raison exigeante pénélrani la c1'oyance et la trans(ol'-'
mant en $e l' assimilant, el l' autorité renversée; et la con-
science personnelle de chacun seule demeU1·ée debout, n' est-
ce pas encore la, trait pour tl'ail, la Réforme el son príncipe
mis en action? Et M. Schérer h'esl-il pas réellement fondé a
s'écrier éomme il fail: ([ Enfin quand la critique aura ren-
versé le surnaturel comme inutile, et les dogmes comme irra-
lionnels; 'quand le sentiment religieux, d'une part, et de
l'autre une raison exigeante aurontpénélré la cl'oyance et
rauronl transformée en se l'assimilant; quand il n'y aura
plus d'autol'Íté debout, si ce n'esl la conscience personnelle J
quand l'homme, en un mot, ayant déchiré tous les voiles et
pénétré lous les mysteres, contemplé face a face le Dieu au-
quel il aspire, ne se trouvera-t-il pas que ce Dieu n'est autre
chose que l'homme lui-meme, la conscience el la raison de
l'humanité personnifiée ? Et la religion, sous prétexte de de-
venir plus religieuse, n'aura-t-elle pas cessé d1exister?»


el Bon Dieu ! s' écriait Mélanchthon effrayé des résultats déja
«produits; de 'son vivant, par le libre examen, hon)) Dieu I !
({ quelles tragédies yerra la postérité si on "ient un jour a re-
« muer ces questions, si le Verbe, si le Saint-Esprit est une
(1 personne ? »


([ On commen<;a de son temps, observe Bossuet2 , "a remuer
ces matieres : mais il jugea bien que ce n'était encore qll'llIl
faible commencement; car il voyait les esprits s'enhardir in...:
sensiblemenl contre les doctrines établies, el contre I'auto....:
rité des décisions ecclésiastiques.» - «Que serait-ce, ajoute
éet illustre éveqlle, « s'il avait vu Jesaulres suitesperni..;
cieuses des doutes que la Réfol'me avait excités; tout l' or~
dre de la discipline renversé publiquement par les uns, et
l'indépendance établie, c'est-a-dil'e, sous un nom spécieux
ét qui flatte la liberté, l'anarchie avec tous ses maux; la puis.G'


1; Lib. 4. Epist. 140;...J !; Hist. des yariat. Jiv. V. 31;




~ ~B9' "-


sanee spiritueUe mise par les autres entre les mains des prin..:.
ces; la doctrine chrétienne combattue en lous ses points i
ues chrétiens nier l' ouvrage de la créaiioIÍ et celui de la ré~
demption du genre humain, anéantir renfer, abolir l'immor-
talité de l'ame, dépouiller le christianisme- de tous ses rnys..;;.
t{~res, et le changer en une secte de philosophie tout accom ....
modée aux sens: de la naitre l'indiffércnce des religions et ce
qui suÍt natui'ellernent, le fond meme de la religion attaquée;
I'Ecriture directement combaUue, la voie ouverte au déisme;
c'est-a-dire a un athéisme déguisé 1 ; et les livres OU seraient
écrites ces doctrines prodigieuses sortir du sein de la Ré(ol'me
et des lieux ait elle domine? Qu'aurait dit Mélanchthoh, s'il
avait pl'évu tous ces maux? et quelles auraient été ses lamen-
tations? Il en avaitassez vU pOUI' en elre troublé toute sa vie.
Les disputes de son temps et de son parti 5uffisaient pourlui
faire dire qu'a moins d'un miraele visible, toute la religión
allait etre dissipée. »
, Pour le protestantisme, iI y a longtemps que la religion a
été dissipée. On a dit, on dit encore quelquefois que le pro...;.
teslan,tisme est mort; ce n'est pas dire assez : en tant que
religion, il n'était pas né viablé, quoi qu' on en dise, et il
n'a jamais réeliement vécu. 2


Fondé sur I'examen individuel contrairea l'essence de
toute religion, il était, a moins d'inconséquence, impossible
qu'il se constitoat jamais en religion. Le protestantisme n'a
de force que pour détrllire; c'est comme agent de démolition
qu'il conserve des partisans, que tous les révolutionnaires le
saluent~ le considerent, et qu1il se maintient dans une appa-
renC'e de vie~ 11 ces sera d' etre le jour oil il ne restera plus rien
a renverser. On l'a dit: Comme un autre Samson, en ébran.:.


, - . '


t. Cetatbéisme, depuis Iongtemps, n'est plus dégui!lé; il est, depuisBossuet,
enseigné publiquement dans l'Allemagne protestante, et, sous le nom de pan.:.
tbéisme, il ! est devenu la religion des universités et des gouvernements.


2. « Lutber a fondé son Egli~e en 8axe, dit un pasteur'prot~$tant; nous nou~
réunissons encore pour en remercier :Oieu, et cependant, béIas ! eeHe Eslise n'ex.:;
iste plus! » (Reinhard, Predigten, 1799-1805).




- !:>GO ..;...:


lant la colonne du temple, iI s'est lui-mema dooné 'le cOtJp
de gr'ace .~


A peine était· il né, qu'il a produit dans son sein meme
l'incohérence religieuse, ou, pour mieux dire, iI ne fut pas
un seul instant autre chose qu'incohérence. Qu' 00 parcoure
les écrils de Luther seulemeot, el 1'00 yerra si oous avons
exagéré. Qui pourrait compter tontes les oscillations du pro-
testantisme entre l' erreur et la vérité, depuis le jour de sa
naissance jusqu'a ce temps? A peine le chaos d'aujourd'hui
se pout-il comparer 11 celui qui se répandit dans l'Europe
protestante, dans les cinquante premieres années qui suivirent
la Réformation. Que de doctrines diverses et de pl'ofessions
de {oi ! Que de controverscset de disputes! et sur la {oi jus-
tifiante et sur la juslice imputative, et sur le libre arbitre, et
sur la cene, et sur le péché o1'iginel, et sur le bapteme, et
que sais-je! - Il n'en pouvait eh'e autrement. Qu'est-ce
qu'une raison individuelIe, si ce n'est un flot que d'autres
flots poussent {~t repoussent? Elle n'est pas d'acoord avec
elle-meme ; elle ne cesse de varier et de se contredire; elle
ne se ressemble pas deux instants !


Et ce qui s'y est passé, ce qui s'y passe encore, dans la
croyance religieuse, s'est étendu a tout le domaine de I'iotel-
ligence, a la vie tout entiere de l'homme, morale, spirituelIe
et matérielle.


-e'est que le drolt d'examen n'esl pas seulement, dans la
religion, vérité depuis longtemps acquise, l'hérésie inces-
sante el, comme les tetes de I'hydre, incessamment renais-
sante, le schisme a l'infini, l'indifférence absolue, l'extinc-
tion fiuale de toute croyance, l'abs.encede toute religion: il
estencore, daos la vie politiqueet civile, l'esprit de boule-
versement el de révolution ; il es! dan s la famille, l' éman-
cipation de la.femme, l'adultere, le divorce, la polygamie, la
mauvaise éducation et l'insoumission des enfants; iI est,
dans les lettres et les beaux··arts, I'extinction totale du goút,




- ti61 -


et, sous le nom de réalisme et de nature, le culte du mal el du
laid; il est., dans l'ordre de la science, le matérialisme abject
el stupide, et, on le yerra bientót, non pas les faits synthé-
tisés et ramenés a l'unité, mais de plus en plus l'unité réduite
en poudre et éparpillée en faits incohérents; il est, dans le
s:mctuaire meme de la justice, la justice mise en suspicion,
la réhabilitation du crime, l'abolition de la peine capitale,
de toute peine, et, avec l' ébranlement de leur sanction, le
mépris de toutes les loís; il est enfin, dans toutes les spberes,
sans en excepter aUCUl1e, dans ceHes des sentiments, de la
pensée, des volontés, dan s l'homme et le corps social tout en-
tier, il est l'abandon des príncipes el des traditions, l'indépen-
dance sauvage, l'innovation sans fin, l'égoisme, l'orgueil,
toules les folies, toutes les férocités de l' orgueíl , en un mot
l'anarchie, le désordre partont et en tout, le désordre .dans
to'us les sens et dans toute son étendue l.


1. Jepourraisrapporter miUe passages OU des proteslants ont été fOl'Cés d'avouer
que le libre examen recferme en lui-meme la ruine de la religion et de la mo-
rale. Voycz l' Eus,bia de Heoke, de Helstad : vous ! trou verez professé « que
la monogamie et la défense des conjonctions extra-matrimoniales doivent etre
comptées parmi les restes du mooachisme, et que cctte doctrine repose sur une foi
aveugle. » Le surintendlrtlt Cannabisch ajoute ( qu'une jouissance sensuelle modél'ée
de l'amour hors du rnariage n'est pas plus immorale que daos le rnariage.» Un
autre théologien protestant, M. Sehérer, a été jusqu'A dire • que la religion n'avait
riena faire du tout avee les devoirs. » Et l'on se rappelle que Luthc., a permis la
bigamie et n'a }las, au point de vue religieux, condamné le concllbiuage. Une fois
le dogme renven,é et la morale privée de sanction divine, la cODséquence en devait
etre la réhabilitation de la matiere el un encourllgement a tous les débol'dements
des seos et des passioos sensuelles.


Aujourd'hui que les discussions religieuses sont a peu p,'esépuiliées, l'esprit
réforma:teur continue sur uo autre t~rrain encore aagiter l'Europe et a ébranler les
institutions. Le libre examen a falt un pas en avant, et, joignant ou'Vertemcot la
politique a lareligion, iI a proauit el continue a produire toutessortesde sectaires
politico-reHgieux, tels que les Saint-Simoniens, les SociaIistes, les Communistes,
les Chartistes, les Rebeccaites etautres, qui, sous leprétextede régénérerle genre
humain, répaodeot des doctrines dont l'extravagance dépasse toute idée, et qui
s'attaquent sans détour a la religion, a la morale, aux lois, ;aUl ~uvernements, a la
propriété, a la famille.


36.




(}HAPITRE XIII


-


Le DIal et I~ remede du IIlal.


La liberté d' examen, ou mieux la licence d' examen conti-
nuera cependant, jusqu'au bonl, d'user de son droit préten-
du: elle ne laissera pas une pierre de rédifiee social inexa-
minée. Elle I'a dit : dÍlI cet édifice erouler sous sa maln, elle
achevera d'en découvrir les fondations et d'en soumettre
jusqu'a la moindre assise au marteau du géologue, a l'acide
du chimiste, aux coups redoublés dll faux enseignement, de
la fausse science, de la fausse littérature et des mauvais
journaux.


On ne peut plus se faire illusion : nous sommes malades,
tous bien rnalades. Au sentiment des hornmes les plus clair-
voyants, les plus sages, les plus avancés dans l'expérience
et la connalssance des eh oses humaines, toute la société eu-
ropéenne, l'humanité, l'humanité tout entiere est ou déjit
profondérnent aUeinte, ou grandement et prochainement
menacée d'un vice essentiel et d'une dissolution radicale. La
corruption des grandes villes, les mauvais spectacles, les
mauvais journaux, les mauvais livres, les mauvais enseigne-
ments, le mauvais exemple et la mauvaise éducation, et le
manque de foi, de respect, de subordination, d'autorité,
d' ordre , de fixité, de stabilité, et la cupidité, l'improbité, les
convoitises, l'envie, l~ haine, la sensualité, la brutalité, et la




- ~63-


confusion, la eonfusion des personnes, des idées et de toutes
ehoses, et la perversion du sens eommun, et la perte du sens
moral, et l'égolsme, l'individllalisme, le matérialisme, l'athé-
isme et le eynisme, mille maux, grands et petits, la lravail-
lent et la minent dans ehaeun de ses organes, et jusque
dans l'intimitéla plus profonde de ses moindres partiese


Nous ne nOllS sommes point arreté, dans eet ouvrage, a
déerire séparément chaeune de ees plaies et ehaeun de ces
dangers, non pas meme la démocratie envahissante, ni ces
immenses réeeptacles de vices et de pOllrriture appelés villes
capitales ou se déversent incessamment toutes les ordures
du globe, et d'ou se reversent, par un juste retour, sur le
monde entier, toutes les émanations putrides, toutes les
contagions physiques et morales qui fermentent au fond de
leurs entrailles irnmondes, ni non plus ces voies ferrées,
véhieules de tant de mauvaises eboses et de tant de proehains
périls : il y aurait a ce sujet beaueoup trop a dire, et ce ne
sont apres tout la que de simples effets, de tristes symptómes
d'un mal unique et plus profond qui domine tous nos maux
et les engendre ou les entraine tous.


Nous venons de le nommer: ,ce mal premier ,essentiel,
fondamental, e'est le libre examen et la presse, e'est l'esprit
d'innovation, e'est l'orgueil, l'enivrement de l'orgueil et son
inévitable em~t, l'irréligion.


Oui, nous le proclamons haut : le mal profond qui t.ra-
vailIe aujourd'hui le monde et le met en péril, qui déja s' é-
tend a toute la eonstitution humaine, et qlli menaee, non-
seulement l'existenee des Etats, mais l'humanité, toute l'hu-
manité et l'avenir de l'humanité, tout ce mal se résume dans
l'esprit révolutionnaire et l'esprit d'irréligion, et dans rex-
amen sans frein qui les engendre, et dans les mauvais jour-
naux, d,p la mauvaise presse qui s' en pénetre et les propage.


" Le libre examen, l'examen sans frein et son premier né
l'esprit d'irréligion, voila done le mal, le danger, l'ennemi,




- 864-


l' éternel ennemi qui déja une fois nous a perdus, et qui ne
cesse, qui ne cessera jamais de machiner, par l'orgueil, la
déchéance et l'entiere ruine de l'homme.


Etquel serait done le moyen, s'il en est un, de parer a tout ce
dont nous menace ce principe de négation et de dissolution?


Disons-le tout de suite et sans détour aussi :
En meme temps qu'on accorde a }'ambition de l'esprit mo-


derne sa part légitime de satisfaction, et qu' on lui permet de
llonne grace ce qui est raisonnable et juste et a soutenu
l'épreuve de l'expérience, la résolution bien arretée de lui re-
fuser tout le reste, de tracer au torrent un lit assez large pour
qu'il y puisse suivre son cours et se mouvoir ave e une cer-
taine liberté, mais de lui opposer des digues puissantes, et
de l'encaisser solidement entre des bords inattaquables et
infranchissables, de maniere a ce qu'il ne puisse ni les cor-
roder, ni les miner, ni s'en échapper et porter au loín ses
ravt\ges et sa désolation : en conséquence le rappel de l'exa-
men sans frein, de l'examen brutal et barbare, son rappel a
l' ordre et aux convenances, sa transformation en examen
raisonnable, sage, discret et civilisé; ~ une surveillance at-
tentive et sévere exercée sur la mauvaise presse dans l'inté-
ret de la famille, de la morale et de la religion, aussi bien que
de la constitution politique, du monarque et du gouverne-
ment, lui refusant les libertés qui tendent a corrompre l'hom-
me et a l'avilir, lui laissant toutes celIes, an contraire, qui
sont propres a le perfeclionner, a l'ennoblir, a le rendre plus
heureux, plus moral et meilleur 1 ; - de plus une résistance
énergique opposée aux aspirations insensées de la foule et a
ses instincts envieux, a la folie de l'égalité et a la rage d'in-
nover sans cesse et de toujours renverser; -- une modifica~
tion importante, que réclament, ce nous semble, la justice
el la raison, apportée au vote universel, ceUe arme a deux


1. Il ne faudrait pas qu'au lieu de libertés légitimes qu'oP De veut pas donner,
on permtt des licencesqui De se doivent jamais to)érer.




- ~6~-


tranchants, dangereuse pour ceux coutl'e lesquels elle se
tourne, et non moins dange¡'euse, nous le craignons, a la
main qui la lient ; - et puis, s'il est possible, des entraves
mises a }' extension excessive des grandes villes et surtout des
villes capitales, et a l'absorption par elles de tontes les forees
intellectuelles et physiques du pays; - le rétablissement
d'institutions provinciales et communales qui rattachent
l'homme et surtout l'homme des champs au sol natal et au
foyer paternel; - l' édllcation de la jeunesse, de la jeunesse
en général et des filies principaIement, reprise et donnée par la
famille, et toute l'ínstruction remise aux mains d'hommes dé-
vonés, consciencieux et sindwement religieux et chrétiens;-
enfin le rétablissernent de l'autorité dans sa force et sa dignité
premieres, et, pour cela, fexercice honnete, loyal, prudent
de l' autorité; - mais surtont le retonr, le retour de la société
tout entiel'e a la foi chrétienne, possible, vraie, forte, vivante
seulement dans l'unité : iI ne se voit et ne se con~oit, dans
la civilisation, d'autre remede, d'autre voie pour nous ramener
dans l'ordre, pour nous régénérer, ponr nous sauver.


11 faut y réfléchir: il s'agit ponr les honnetes gens de
toutes les communions, de tous les partis et de tous les pays,
de savoir s'ils venlent etre et domeurer chrétiens, mais sin-
cerement, sérieusement, ou s'ils auront le panthéisme avec
ses conséqnences : la divinisatÍon de l'hornme lui - meme
et de ses passions, le fatalisme, le matérialisme, le sensua-
lisme, toutes les turpitudes du sensualisme, enfin une révolu-
tion, un bouIeversement, des horreul's comme iI ne s'en vit
jamais, el HUpreS desquels, nous dit-on, la révolution fran-
~aise et son régime de terl'euI' ne sont que badinage et idyIles
innocentes l.


Les menaces sllspendues sur nos tetes et qui déja ne se
cachent plus, ces menaces étant comprises, considérées, me-


1. Voir, a ce sujet, ce que le protestant aIlemand Heine nous a pronostiqué
touchant l'Allemagne, dans son livrc de l'Allemagne.




- t>66 - .


surées, et la résolution prise de les détoUl'ller s'H se peQt, et
la certitude acquise que sans l'intervention divine, sans le
secours de la religion, on ne les saurait point détourner, il
sera hon d'examiner encore et de comparer : le cafholicisme
réformé en lui-meme, dans sa discipline et ses moours, tel
que nous le voyons, mais demeuré ferme et immuable dans
ses principes et ses dogmes, le catholicisme n'a-t-il pas plus
de force intrinseque, de vertus réprimantes et fortifiantes;
n'offre-t-il pas incomparablement plus d'éléments de durée et
un appui plus efficace, plus sur al' ordre social el a la mOl'a-
lité que quelqu'autre Eglise chrétienne que ce soit ? Et si l'on
lient pour établi qu'il n'est rien d'imaginable par quoi se
puisse remplacer dans les consciences, les intelligences et les
creurs, dans l'ordre social et a la tete d'une civilisation vrai-
ment humaine, le christianisme, ceUe religion du sacrifice et
de la fraternité universelle, il faut done voir enfin si ce n'esl
pas, apres tout, au catholicisme qu'il nous faut nous ralJier el
nous raUacher, préférablement au protestantisme, a ce pro-
testantisme qui, depuis trois siecles,flotte, sans aQcres et sans
houssole, sur une mer par luÍ- meme déclarée san s fond et
sans rivage, et qui, pour tout dire, aurait sombré déja cent
fois et pérÍ eorps et bien, sans le eatholieisme dont le souffle
le soutient, et OU seulement, peut-etre a son insu, il ravive
son reste d'ardeur et retrempe encore son peu de foi l.


On prétend trouver le salut de l'ordre social dans la mo-
narehie : ({ La monarchie, nous dit-on, • est de nos jours, en
(1 France, le gouvernement naturel el vrai le plus favorable a
"la liberté comme a la paix publique, le plus propre a déve-
«lopper les forees légitimes et salutaires comme a réprimer
« les forces perverses et destructives de notresociété 2.})


Nous pensons, nous aussi, que le gouvernement auquel
i .• Aujourd'hui, dit M. Jules Slmon, l'opinion n'est plus au compromiso Elle


« veut qu'on se prononce entre la foi et l'incrédulité, entre une foí et une autre.»
Revue des DtJux Mondes.


2. Guizot, Mémoires, 1. 11.




- ñ67-


nous tlevons notre territoire, notre nationalité et en partíe
notre civilisation, est bien certainement le régime le plus ap-
proprié au génie de la France et a son besoin de perfection-
nement et de légitime liberté dan s la stabilité. Cela s' est
montl'é, depuis un siecle, d'une maniere assez frappante,
pour qu'il ne soít plus possible a un esprit clairvoyant et non
prévenu d'avoir un doute a ce sujeto Il serait oiseux de se
livrer sur ce point a la moindre disCllssioll : ce serait inutile
pour les meneurs de la démocratie et leur troupeau de voraces
et d'ingénus: pour les hornrnes honnetes et sensés, la ques-
tion est jugée.


La monarchie est en effet le gouvernement le plus favo-
rable a la liberté comme a la paix publique, et elle est aussi
le plus propre a dé\'elopper les forces légitimes et nécessai-
res, comme a réprimer les forces perverses et destructives de
la société. C' est bien vrai, elle est de foutes les formes de
gouvernement la plus favol'able a ceUe double tache; elle
est la seule capable de la remplir avQC succes.


Cependant, hatons- nous de le di-re encore: toute seule,
avee ses uniques forces, .la monarchie ne suffit point a
l'reuvre. Elle peut, en rassemblant toutes ses ressources, ar-
reter peut-etre le mal quelques instants, en ralentir le pro-
gr'es : elle est impuissante a le détruire dans sa racine, a. le
dompter, et a nous remettre ainsi dans un état de bonne et
durable santé. Les nombreux et infructueux essais auxquels
on s'est livré depuis soixante ans, prouvent assez son insuffi-
sance sous ce rapport. Elle a échoué, c'est visible-, pourquoi?
Elle a perdu son auxiliaire ; elle a perdu le point d'appui qui
seul rendaitses etlorts efficaces, et sans lequel tOlltesses autres
forees et ressourees ne son! rien. Elle a perdu l'autorité, l'au-
torité luifait aujoúrd'hui défaut. De l'indépendance de laraison
individuelle en matH~re religieuse sont résultés l' extinetion
du sentiment de l'obéissance, l'insubordination de l'hornme
en toutes choses, et, par suite, l'abolition de la hiérarchie,




- 568-


l'affaiblissement elI'évanouissement graduel de l'autol'ité par-
tout, dans toutes les spheres, a tous les degl'és : la licenee
d' examen a tué l'aulorité. -


Eh bien, l'on ne préside point aux destinées d'une nation,
on ne la moralise, on ne ]a civilise, on ne la régit point, on
ne gouverne point sans autOl"ité.


Pour que la monarchie remplit l'objet qu'on s'en promet,
iI faudrait qu' elle eut recouvré ce qu' elle a perdu et qui
lui manque, le prestige, la majesté, l'ascendant moral, quel-
que chose, - le respect, l'autorité, - qui ·]a mette en état
d'agir sur les ames, les intelligences, les volontés, et pas
plus qu'aucune autre, cette restauration-ci n'est une reuvre
qui se puisse exécuter en peu d'instants.


C'est arétablir l'autorité qu'il faut songer d'ahord et donner
tous ses soins. Le rétablissement de l'autorité, de la religion
de l'autorité, c'est la véritablement l'anere de miséricorde
sur laquelle pellt encore se fonder quelque espoir de salut.


Qu'on ne se fasse pas foutefois illusion, il ll'y a que l'au-
torité tout entiere, toutes les autorités unies dans un seul
faisceau qui alent force et puissance assez, nous ne dirolls
pas pour contenir, mais pour vaincre et pour étouffer le
monstre révolutionnaire, en assurant le régime d'une sage
liberté.


On nous dit que la monarchie est, apres tout, la forme de
gouvernement qui off re les meilleuresgaranties de liberté poli-
tique et civile. C' est fortbien dit; nous p3rtageons eeUe convic-
tion fondée sur l'expérienee : mais comment ne voil-on pasque
la monarchie spirituelle est justement dans les memes con-


. ditions par rapport aux libel,tés religieuses et philosophiques?
Si la liberté politique, dans son intéret, ne saurait etre aban-
donnée a elle-merne; s'il lui faut une mesure, un guide, un
frein; si ene flnit par se détruire de ses mains, quand elle
n' est pas protégée contre ses propres. exees, il en est de
meme et a plus forte raison de la .liberté spirituelle, philoso-




- t>69 -


phíque, religieuse. Comme les autres libertés, et plus que
toule8,les autres, elle s'égare et se perd dans la confusion, elle
va contre son objet, elle s' épuise, tombe et meur t, quand elle.
ne reconnait d'autres lois que ses caprices "et ses témérités.
L' ordre, et par conséquent l'autorité, une autorité sage, COD-
sciencieuse, honnete, l'autorité directrice et reprimante pour
la sphere intellectuelle et morale, non moins que pour ceUe
des intérets et des faits matériels, sont, nous en avons la
certitude, les meilleures conditions, les plus sur'es garanties
et les plus fermes appuis du progres, des droits, de la liberté.


On pose en axiome qu'en politique il est des príncipes et
des personnes qui, dans toutes cil'constances, doivent elre
respect~s et demeurer inattaqués, incontestés. Et pour-
quoi refuserait-on de reconnaitre des príncipes, des personnes
et un axiome correspondants dans l' ordre des croyances, de
la morale et de la religion? Quoi ! le principe du gouverne-
ment et la personne du monarque seraient, de par la loi fon-
damentale, a l'abri de toute attaque; et il n' en serait pas
ainsi de l'Eglise, du chef et des pl'incipes de I'Eglise, de l'im-
mortalité de l'ame, du libre arbitre, de la Providence divine,
des vérités premieres et fondamentales de la religion et de la
morale! Non, non, cela n'est pas pos3ible, et nons avons be-
soin de vous relire encore, pour nous assurer que la nécessité
de cette différence est bien dans votre conviction.


Sans doute, pour en juger ainsi, iI était nécessaire de po-
ser d'abord, comme vous avez fait, que les vérités de l'ordre
religieux n'ont pOUI' nOllS rien d'irrévocable, rien d'absolu,
qu'elles n'ont qu'une valenr relative et temporaire, qu'elles
sont progressives et soumises a toutes les conditions et vi-
cissitudes des choses discutables, instables, passageres et
transitoires l. Mais évidemment alors ces vérités provisoires
et transitoires ne sauraient etre douées d'une grande vertu ;


t. Voyez: l'ÉgUse el la société chrétienne al' XIX· siecle.




-- !>10 .-.


elles ne sauraient donner qu'une sanction faible et fragile;
les vérités morales, a leur tour, perdraient tout leur caractere
irnpératif, ausolu; il nous faudrait rayer du catéchisrne de
nos enfants les 'mots bien et mal, vertu et vice, et ceux de
délits et de peines ne seraient pas moins déplacés dans le
code de nos Iois ci viles.


La religion el la morale ne sont rien, ou elles sont fixes,
invariables, rigoureuses, absolues; et elles ne sont el ne de-
meurent vivan tes , elles non plus, qu'a la condition d' etre
et de demeurer incontestées, indiscutées. Et puis - nous en
rev~nons toujours a eette ,'érité premiere - iI n' est rien, en
religion non plus qu'aiHeurs, iI n'est rien de fort, rien de
stable, sans l'ftutorité. C' est par l'autorité que les principes
se posent, acquierent de la consistance, deviennent féconds
et pJ'oduisent leurs conséquences. Sans l'autorité et la religion
de l'autorité, disons-le encore, rien ne se fonde 'et ne dure,
tout est éphémere et demcure frappé de stérilité.


On a beau ne pas aimer' la logique rigoureuse, il faut etre
conséquent, apres tout, ou les faits se chargent de l'elre fata-
lernent pour nous.


Est-il ou n' est-il pas souverainement dangereux qu'ull
Etat, qu'une société, que les esprits dans cette société soienl
livrés a la confusion des idées et des opinions individuelles,
au chaos des doctrines et a tout ce qui s'en suit? Est-ce ou
n'est-ce pas une illusion, presqu'irnpardonnahle aujourd'hui,
d' espérer que l'incohérence dans un certain ordre ne s'éten-
dl'a pas a tous les autres ordres, et ne sera pas bientót ranar-
chie dans tout le domaine de l'intelligence, dans la société,
dans la famille, dans l'ordre social, dans l'ordre tout entieJ
des choses pbysiques et morales? II faut se fixer : est-ce non:
Ne nous plaignons pas alors, et laissons aller, laissons faire
Mais au contraire, est-ce oui, comme vous le pensez sans au
eun doule? Qll'on ne nous parle done plus du droit d'ex·
¡unen en matieres religieuses, et ceSS9ns de bldmer l'Eglis(




-- ~11 -
de n'avoir jamais, elle, bronché sur le roc inéLranlahle de
l' autorité OU elle s' est ancrée et a jeté les fondements de la foi!
Il n'y a pas de milieu : ou nions que l'autorité soít nécessaire,
ou reconn:lissons que c'est un principe subversif et anti-
social, le príncipe qui s'attaque a la racine de l'autorité.


Non, qu'on n'espere pointde rétablir l'autol'ité, sous le ré-
gime du droit d'examen appliql1é aux principes de la croyance;
que surtout on ne se flatte pas de rendre vie et force a l'une
quelconque des autorités, a moins qu' on ne veille, avec un
meme soin, au raflermissement de t.outes les autres autorités.


A queJque sphere qu'ils appartiennent, les principes, et
particulierement les principes de meme ordre, ont entre eux
une affinilé secrete qui les rend réciproquement solidaires,
les fait vivre en quelque sorte, grandir, se fortifier, s'étendre,
décheoir et péric1iter par une commune destinée. Il n'en est pas
un, il y a plus, il n'est peut-etre pas dans le monde, ji n'est
pas certainement dan s toufe l'humanité civilisée un fait seule-
ment, un simple fait qui soít vraiment ¡soJé, ne comptant que
pour ce qu'il vant en lui-meme, séparé du tout dont iI est
parije intégrante, et de la plus ou moios srande influence
qu'il exerce sur ce tout, et de l'intluence qu'a soo tour le
tout exerce sur lui. Qu'un arret du plus modeste magistrat
de village demeure inexécuté, ou que le caractere de ce juge
soit méconnll, méprisé, outragé, et il n'est. pas un magistrat,
a queJque hau1 degré qu'il 80it placé, qui ne se trouve at-
teint par la dan s . ses pouvoirs el sa dignité! Un délit est
cornmis contre un membre obscur d'une société quelconqu·e"
contre un individu meme séparé de toute société; et iI n'est
pas non plus un des autres membres, pas un membre de l'hu-
manilé qui ne se trouve lésé du meme coup, et n'ait. intéret a ce,
que le dornmage éprouvé obtienne sa réparation, s'il se petit"
et, dans tous les cas , a ce que le délinquant soít puni.
Qu'une mauvaise pensée seulernent vienne a se produire
quelque part: savons-nous, est-il quelqu'un qui sache celu~




- 572 -


ou ceux, si elle se tr3duit en acte, a qui se fera sentir son
effet?


11 en est ainsi pour tous les ordres de faits, de vérité et
d'existences. De la vient, parrni les hornmes, l'esprit public
et l'esprit de eorps, souvent si puisaant et si "ivace, el qui
n' est autre eh ose que le sentiment inslÍnctif de eeUe grande
et profonde solidarité dont la vertu attache les uns aux autres
et faít vivre comme d'une vie cornmune tous les membres d'un
tout. Aussi n'est-ce pas sans raison qu'on appelle organisa-
tion, corps, tout ensemble Oll agrégation de parties ou d'in-
dividus unis par de cornmuns intérets, et mis en action
pour une iin donnée. C' est qu' en effet, des qu'il existe un
tout, un ensemble, un organisme dont les éléments sontcoor-
donnés, ont une origine, un but et une destinée les memes,
ce tout est compasé, non pas seulement de fr'actions arith-
métiques, rnais de membres et d'organes dont toute l'exís-
ten ce se fond et se confond avec l'exis!ence et la vie de ce
tout et de chacune de ses moindres partiese


La vérité de ceUe observation est banale, elle ne' saurait
éprouver de contradiction sérieuse. Appliquons-Ia donc au
sujet qui nous occupe, a l'autorité.


Elles aussi, les autorités, elles surtout sont solidaires et se
pretent appui les unes aux autres. Ainsi que dans une arcade
architecturale, - la comparaison est juste, si elle est simple
et commune - il ne fallt pas qu'aucun des voussoirs soít
endommagé; il ne faut pas surtout que la piece principale, la
clef de voute, soit ébranlée, chancelante ou brisée, pour
que -les autres pieces se maintiennent en place solides et
fermes. Et c' est d' elles singulierement qu' on peu t dire que
nulle ne patit et n'est ébranlée, sans que toules les autres pa-
tissent avecelle, s'afferrr.issent ou s'ébranlent dans une égale
proportion. Ce ne sont point ici des théories imaginées
pOllr le besoin d'une' cause; elles s'induisent de la plus
vulgaire expérience, et les faits qui la confirment portent




hvec eux de trop graves enseignements, pour qll'il soit pos-
sible d'en méconnaitre ou dédaigner la rigoureuse vérité.


Nous l'avons observé déja: nous ne nous permettons de
p3rler ici de la religion que comme nous ferions de toute ins-
titution purement humaine, de politique par exemple OH de
philosophie, et sans entendre toucher aucunement a son ca-
racter'e surnaturel et divino Nous voulons ne voír un ins-
tant dans le christianisme qu'un établissement social et ne
poursuivre nos considérations qu'a ce point de vue seule-
mento


Cela étant bien entendu, quelle est, humaínement parlant,
]a raison .1' etre d'une religion dans l'Etat? Evidemment l'au-
torité civile ne se suffit pas 3 elle- meme et ne suffit pas non
plus a sa tache. Elle a besoin d'une sanction, d'un appui,
d'un appui pris hors d'elle : tout le montre, et nous n'en vou-
lons, quant a nous, d'autre preuve que l'existence meme de la
religion et son extreme importance dans les anciennes sociétés.
Il est évident que la société civilc, comme la fami11e, repose
sur l' obéissance : obéissance au magistrat, obéissance a la loi.
01', sans la religion, pas de respeet, pas d'obéissance. « La
religion, dit Spinosa, peut seule opérer le miracle de l'obéis-
sanee.}) L'autorité gouvernementale est sans racine, séparée
de la sanction religieuse. La force que le pouvoir public
emprunte a la religion est si manifeste partout et dans tous
les temps, qu'il n'est pas et qu'il n'y eut jamais, s'il ep faut
croire les voyageurs et l'histoire, de soeiété tant soít peu
eonstituée ou ce rapport, eette eondition nécessaires ne fÍlt
pas comprise, reeonnue, et respectée dans les faits. Cum re-
ligione Respublica floret aut cadit 1 : e' était chez les anciens
un príncipe généralement consaeré. Cela est et ne sanrait


i. « Que les princes! réfléchissent sérieusement, s'écrie le savant Juste Lipse;
• toujours la religion méprisée a entrainé et toujours elle ('n trainera l'État dans
sa ruine. Serio cogitare debet princeps: 'feligio neglecta traxit semper rem--
publicam 'ecum et trahet. (Notro ad 1 lib. Polit. Antverp. 1599.)




- ~74-
.


etre autJ'ement, et e'est l'honneur de l'espece humaine qu'i
en soit ainsi. eette vérité parait si bien établie que nou
eraindrions de faire injure aux intelligences les plus distraite
en y insistant un seul instant de plus.


Qu' on nous aeeorde donc cela, - et qui pourrait le re fu
ser? - et des 10rs qu'il est avéré que le pouvoir civil, faibl,
par lui-meme, instable, précaire et ne pouvant se suffire
puise a la Bouree d'une autorité supérieure, dan s l'autorit
religieuse, la vertu qui lui manque pourse faire valoir et du
rer, il s'ensuit done foreément que plus est puissante, res-
pectée, honorée ceUe autorité OU le pouvoir civil sanctifie e
fortifie la sienne, et plus seront respectés, efficaces, puis-
:sants aussi le concours, l'appui, la force que eeHe autoritj
luí pourra donner, et sans lesquels il ne serait rien, rier
qu'un fait éphémere et menacé de ruine au choc du pre-


·mier événement.
11 est done intéressé, le pouvoir c:vil, sOllverainement in-


téressé au maintien de eeUe supreme autorité' a laqueUe h
sienne propre emprunte sa vertu et son caractere sacré ; il nf
l'est pas moins a ce qu'elle soil puissante, vénérée, cntourée dI
tout le prestige qui en rehausse la dignité et commande le
respeet : ear tout ee qu'il donne ou reconnait a celte auto·
rilé, on le reconnait et le donne a la sienne, et tout ce qu'illu
ravit et luí dénie, do le lui refuse et 00 le lui retire a Iu
meme eo la meme fa'ion.


On nous objectera les abus de pouvoir que l'autorité reli·
gieuse eut a se repr'ocher quelquefois a l'égard des princes
les excornmunications, les interdits, les spoliations, lesorgueil
leuses prétentions de suprérnatie. - Nous ne vouloos riel
nier. 1\lals nous répoD,droDs, avec un grand homme, que s
ces abus eurent líeu vraiment, dans des siecles recuIés, i
'tl'y a plus guere aujourd'hui de motifs de les eraindre; iI:
tie sont plus de notre temps.


Et eneore, en considérant les circonstances auxquelles il:




se rapportent, l'état des personnes, des mreurs et de tout
l'ordre social dans des temps malheureux , pourrions - nous
dire que ces ubus avaient leur avantage, qu'ils étaient utiles aux
peuples et en définitive aux souverains eux-memes, et qu'a
les juger ainsi, par les temps et les circonstances, loin d'eh'e
a déplorer, ¡Is étaient un bienfait, on l'a dit, un bienfait im-
mense.


Mais nous ne voulons pas nous arreter a des faits trop
connus et aujourd'hui bien appréciés. On ne méconnait plus
que si le pouvoir au saint-siége, lultant contre des mreurs
barbares, ful quelquefois


J
arrogant et lourd au pouvoir tempo-


rel; si la mitre souvent domina de trop hau! et opprima la
couronne, dans ce temps meme la couronne était bien plus
lourde encore aux pauvres peuples, que blessaient, dans
toutes leurs fibres sensibles, non seulement -le sceptre de fer
du souverain, mais encore el surtout le rude gantelet des sei-
gneurs et d u moindre chevalier.


Que pense-t-on que seraient devenus ceUe oppression du
faible par le fort, et ce mépris de l'homme de guerre pour .
l'homme inoffensif, désarmé mais utile, sans la respectuellse
crainte qu'inspirait le Pontife de Rome, tOlljours pret a s'in-
terposer entre les peuples foulés et ces rlldes dominateurs,
qui ne connaissaient que la force, ne comptaient qu'avec elle,
et en abusaient jusqu'a faire frémir la nature? L'histoire nous
apprend ce qu'ils firent, et nous laisse entrevoir ce qu'ils
eussent faít de plus et sans scrupQle, si ceUe autorité si bien-
faisante de I'Eglise ne se lut providentiellement élevée dans
l'opinion des hommes au-dessus de toute autre, et n'eut en
l'ascendant nécessaire pour s'imposer aux plus forts eux ...
memes, el pourhumilier au besoin el dompter des creurs fa-
rouches etdes esprits grossiers.


Etait-oe UD bien grand abus, apres tout, que l'Eglise dis-
ciplimit les Barbares, et que, les faisant renoneer graduellement
a cet esprit d'indépendance sauvage, que nous admirons beau-




- ~7Ó-
ÚOUp trop, elle les civilisat et les fa<;onnat lentement a la "ie
chrétienne et sociale? Etait-ce un grand abus que d'imaginer
et d'imposer a la fl.ll'eur guerl'iere une treve de Dieu; d'in-
terdire les combats judiciaires; d'intervenir en faveur des
maIheureux esclaves, en empechant leurs maitres de les dés-
honorer, de les mutiler, de les tuer; de défendre aux rois
d'opprimer leurs sujets, d'abuserde Ieur puissance au détri-
ment de leurs voisins, de répudier Ieurs femmes, de scanda-
liser lellrs pellples par Ieurs mreurs déréglées, leur liberti-
nage et leurs violences? Etait- ce un grand abus de se
constituer le protecteur et le défenseur dll sexe, de l'enfance,
de la vieillesse, des infirmes, des malades, du droit, de la
justice et de la morale? un grand abus de s' efforcer d'adou-
cir le pouvoir, d'humaniser la poIitique, et oe faire pénétrer
dans les gouvernements, avec le principe de la fratel'nité hu-
maine et de la charité chrétienne, la justice poul' tous et le
respect de la loi chez tous?


La suprématie des papes sur les rois, les princes el les
seigneurs était, au moyen-age, dans les vreux des. popula-
tions chrétiennes: les papes ne l'avaient point usul'pée; elle
leur avait été reconnue spontanément par ceux qu' elle intéres ...


. sait le plus, par les opprimés. Les souverains pontifes furent,
pendant plusieurs siecles, le refuge, les consolateurs et les ven-
geurs des populations contre }' oppression et les cruautés du
glaive : le fait est avoué par des hommes qu'il est impossible
de suspecter de la moindre partialité en faveur de cette au-
torité religieuse.


e Sans rautorité bienfaisante des pontifesde Rome, dit un
historien anglais protestant, il n'y aurait eu partout alors, en
Europe, que des betes de somme et des animaux deproie. J)


C[ Ce fut un immense avantage, dit aussi i\LGuizot" que la
présence d'une influence morale, d'uneforoeqni ~posaituni­
quement sur les convict.ions, les croyanceset tess~ntiments
moraux, au milieu de ce déluge de forcesmatéri,dles'qui vint




- 577-


fondre, a eeUe époque, sur la société. Si l'Eglise ehrétienne
n'avait pas existé, le monde entier aurait été livré a la pure
foreematérielle. - «Aussi fut-elleacceptée (cetteinfluenee),
des les premiers moments, et ne cessa-t-elle de croitre.»


Apres avoir dit son extension surprenante, le meme écri-
vain ajoute: _


« Des progl'es si étendus et si rapides na sont pas l'reuvre
de l'ambition des hommes qui en profitent, ni la simple vo-
lonté de ceux qui l'aceeptent. Il faut y reconnaitl'e la force
de la nécessité. J)


Une revue littéraire protestante des plus estimées dans la
protestante Angleterre, la Quaterly Review, s' exprime de la
manieresuivante sur le pouvoir des papes au moyen-age :


« C'était une belle souveraineté, celle que les Innocent et
les Grégoire oserent fonder sur la pensée. l) - « Respectez-
el moi, soumettez-vous, obéissez, disait-elle ; 4: en échange je
«vous donnerai l' ordre, la science, l'union, l' organisation, le
({ progres, et meme, autantque cela est possible dalls une telle
«époque, le calme et la paix.» - « Rien d'étroit, rien de per- .
sonne}, rien de barbare dan s celte domination souveraine.
Elle reculait les bornes du monde chrétien, s'opposait aux
envahissements de l'lslamisme, -contre-balan<;ait par un pO-ll ....
voir intellectuel et moral le pouvoir brutal el sanglant des
sceptl'es de fer et des lances d'airain. D'une maio, la papauté
luttait contre l.e croissant, de l'autre elle étouffait les restes
du paganisme énergique du septentrion. Elle raIliail comme
autour d'un point central les force s morales el spiritueIles de
l'espece humaine. Elle était t1espote comme le soleil qui faít
rouler le-globe.-
«Laba~rie et la férocité universe1les tendaient a tout
désor~r~efaisait tout revivre. Elle insultait, dites-
vou~si~~ des rois el les droits des nations ;e1le po-
sait .~~~.nt sur le front des monarques : rien n' ex-
istajt~i8lm~: ~ki~rnission. de Rome. Sans doute. Mais ceUe ~


- :37. ,4~\~-.
! ~ 1/


I h ' \~i


'Z-;.' , . ' ..




-ü78 -


dominationprésomptueuse était un bienfait immense. La
force de l'esprit contraignait la force brutale a plier devant
elle. De tous les triomphes que l'intelligence a remportés sur
la matiere, c'est peut-etr" le plus sublime. -


« Que ron se reporte au temps ou la loi muette, pros-
ternée sous le glaive, rampait dans une boue ensanglantée.
N'était-ce pas chose admirable de voir un empereur allemand,
dans la plénitude de sa puissance, au moment meme ou il
précipitait ses soldats pour étouffer le germe des républiques
d'Italie, s'arreter tout-a-coup et ne pouvoir passer outre;
des tyrans couverts ue leurs armnres, environnés de leurs
soldats, Philippe-Auguste de France ou Jean d' Angleterre,
suspendre leurs vengeances et se sentir frappés d'impuis-
sanee? •••. A la voix de qui, je vous prie? A la voix d'un
pauvre vieillard habitant une cité lointaine avec deux batail-
Ion s de mauvaises troupes et possédant a peine quelques
lieues de territoire contestées. N' est-ce pas un spectacle fait
pour élever l' ame, une merveille plus étrange que celle dont
la l~gende est remplie?,


Tels étaient les abus de pouvoir de l'Eglise, les causes et
les etTets de son ingérance dan s les affaires des peuples el
des princes, teL le jugement qu' en ont porté des écrivains
protestants. Il n'y a pas la, ce nous semble, de quoi la tant
maudire, ni non plus, aujourd'hui, de quoi la tant redouter.
Nousdemandons, nons, au,contraire : En présence de la bar-
barie nouvelle qui se prépare, cette influence médiatrice de
I'Eglise, nous ne disons pas cette domination, ne serait-elle
pas encore une foispar hasard une nécessité sociale; ne
serait-ce pas une reuvre de sage, de prévoyante politique, et
de la part des gouvernants et de GeHe des gouvernés, del'ac-
cepter, de la réclamer meme, tandis qu'il en est teqlps? Nous
demandons si I'on pense qu'aujourd'hui encore, l'intéret com~
mun se trouverait mal de l'existence d'un arbitrage supreme
ou se j ugeraient en dernier ressort les grandes, causes de




- t)79 -
l'()('dre général et dont seraient justiciables el le's peuples et
les rois?


Tous les différends qui s' élevent entre les peuples el leurs
chefs ont leur source dans l' opposition des intérets et des
prétentions, et les conflits qui en résultent conduisent aux
révoJutions par l'absence d'un arbitre également accepté et
respecté des deux parties, et ayant l'autorité, les lumieres,
l'impartialité, le désintéressement indispensables pour jugeF
entre les deux et faire observer ses arrets.


Par la tendance nalurelle de ceux qui gouvernent et de .
ceux aussi qui sont gouvernés, par le vice qui leur est propl'e,
qui est inhérent, en quelque sorte, aux deux situations, la so-
ciété civile est incessamment menacée ou d'arbitraire ou de
licence, de despotisme ou d'anarchie, et passe fatalement de
l'un a l'autre, apres un temps plus ou moins long, sans que
jamais ou presque jamais, malgré tous les efforts des sages,.
elle puisse se maintenir dans ce milieu qui est la liberté dans
l' ordre ou l' ortlre dans Ja liberté. Tour a tour les princes
abusent du pouvoir, ou les peuples abusent et mésusent de la
liberté: e' est comme l'inévitable écueil, e' est le Charybde et le
ScyIla contre lesquels, a tout moment, la société r,isque de se
heurter et de se briser. Dans ce perpétuel mouvement de
hascule de haut en . has et de bas en haut des deux extre-
mes, du gouvernement et de la multitude; ceux qui souf-
frent le plus, ceux qui souffrent toujours, ce sont les élé-
ments intermédiaÍres ou les classes moyennes. Celles-cÍ,
quelle que soít l' extrémité qui l' emporte et s' éleve au-dessus
.du point d' équilibre, sont toujo.urs sures d' en essuyer les
premiers inconvénients. Ce sont elles qui, de quelque cóté
qu'elle vienile, supportent d'abord la pression et sont oppri-
méeset foulées. Aussi est-ce d'elles qu'émanent d'ordinaire
toutes les tentati ves pour régler, modérer, contenír dans leurs
limites les diverses force s de l'Etat et y établir une équitable
pondération.




- ~80-


Eh 1 qui ne sait combien ces efforts ont été malheureux,
dan s tous les temps! Si l'on aper~oit, a travers les ages,
quelques rares exemples de réussite sous ce rapport a un cer-
tain degré, imparfaits toujours et incessarnment menacés, les
systemes qui en sont résultés n' ont pas tardé a montrer,l'in-
suffisance et la vanité de tous les contre-poids si vanlés de ,la
poli tique humaine.


L'arbitraire et ses exces, la multitude impatiente de tous
freins, avec sa lieence et ses brutalités : ce sont done la deux
puissances toujours en guerre l'une avec l'autre et ayant
entre elles une troisieme puissanee intéressée a la concorde
et a l' ordre, puissance quí se consume en afforts inutiles pour
jeter et consolider les bases d'une paix qui puisse durer.
Cet état de lutte et d'hostilité constante OU les deux forces
extremes se trouvent entre elles, les conduit, les oblige
meme, en quelque sorte, a renforcer, a exagérer peut-etre le
príncipe sur lequel elles se fondent, l'auforité d'un coté, de
l'autre la liberté, jusqu'a les faire dégénérer, l'uneen auto:-
cratie, en despotisme, l'autre en licence, en anarchie.


Cependant ces deux extremes de laforce, le despotisme
et la démagogie, ne sont pas, ils ne sauraient etre des situa-
tions normales, définitives, quoi qu' on fasse, et, par cela meme
Hs ne sauraient pas non plus se soutenir longtemps. Pen
favorables aux intérets des personnes, a leur séeurité et au
développement légitime de leurs facultés, a peine sont-ils
devenus dominants et se sont-ils consolidés, sitou tefois ils
se consolident, que déja les voila soumis a un travail secret de
dissolution, qui les mine sourdement et quelquefois les ren-
verse subitement et d'un seul coup. Pas plus ici qu'ailleurs,
il n'y a 'POU(' ceux qui gouvernent, ni de vraíe dignité, ni de
vraie force daos le pouvoir, ni d'assurance d'etre utiles, de
vivre et de durer.


De nos jours la puissance publique est ou déja tout abaUue,
ou, dans le monde entier, dans un danger irnminent de




- ~8i -


perlr, enh'ainée et renversée sous la pression populaire.
Dans deux ou trois pays, l' élément mitoyen maintient
a grand'peine une sorle de pondération; mais en géné-
ral e'esl l'extreme inférieur qui prévaut de plus en plus et
qui prépare a l'Europe de nouveaux bouleversements. Or,
ainsi menacés alternativement ou tout a la fois et fatalemént
I'un et l'autre, dans leur existence, leurs intérets et leur
part légitime d'action et d'intluence, pense- t- on que ces
tr01s éléments constitutifs de la société politique ne trou-
veraient pas avantage et profit, ne trouveraient pas des
garanties meilleures et plus efficaces pour leur droit et leur
sécurité dans l' existence d'un arbitrage supreme, autant que
possible dégagé des intérets terrestres et mondains, indépen-
dant, moral,i.ntelligent, indifférent aux formes, sachant se
preter allX circonstances et se faire tout a lOus, ami de l' ordre,
des droits, des principes, de l'autorité, et cependant sympa-
thique aux souffrances, aux hesoins des pauvres et des faíbles,
en un mot libéral et populaire, et qui veillerait avec une égale
et impartiale sollicitude sur les droits, les devoirs, les intérets,
les besoins, la sécurité de chacun et de tous, et aurait, avec la
missiún, le pouvoirnécessaire ponr les faire respecter, pour
leur faire rendre et assurer ce qui leu~ revient légitimement?


Il Y' a la trois forces diverses en présence, ayant chacune,
sous un certain rapport, leurs intérets et leur politique a part,
rivales l'une de l'autre, constamment en lutte pour se sur-
prendre, s'amoindrir, se dominer réciproquement, acharnées
a se détruire, et cependant nécessaires I'une a l'autre. Et iI
faut hienquecet antagonisme el la lutte inévitable qni en
résulte, s9ieot dans la nature des choses ; car on a, dans tons
lesJemps, essayé de tous les systemes, de toutes les combi-
naisons imaginables ponr les pondérer, les régler, pour
amener les trois éléments sociaux a se tenir ehacun dans son
role, a les empecher d'en dépasser les limites, a obten ir d'eux
de se souffrir, de se respecter, a les forcer, en un mot, a se




- 582-


modérer el a vivre en paix l'un avec l'autre : on n'y a point
reussi. Dans les' conditions actuelles, ou cela n'est pas pos-
sible, ou ce ne l'est que ponr peu d'instants. Comment, en
effet, cela pourrait-il etl'e ? De ces trois éléments, l'un est le
Pouvoir, le second la force brutale, le troisieme une sorte de
milieu entre les deux. Le Pouvoir, pour s'exercer et se main-
tenir, a besoin de la force brutale. Or cet appuí, ill'a ou ne
l'a pas, nous entendons efficace et suffisant. S'il lui esl
assuré, il eQ use et en abuse a sa guise, au grand détriment
de la modération qu'il fait taire en la comprimant. Si, .'iU con-
traire, eette force lui manque ou ne lui est pas assurée pleine-
ment, pourpeu meme qu'elle soít douteuse OU chancelante,
elle ne tardepas a lui échapper tout a fait, et des lors, faíble
et désarmé, Pouvoir sans pou voir, il ne peut manqu er de
tomber bientot dalls l'impuissance et le mépris.


Elles ne sauraient, ces forces, se détruire entierement
l'une l'autre, et elles n'ont pas non plus en elles-memes ce
qu'il leur faudrait pon!' se supporter réciproquement etvivre
'enpaix. Mais ce qu' elles n' ont pas, et ce qui leur serait
néanmoins si nécessaire, ne le pourraient-elles pas chercher
et t!'ouver hors d'elles et dans une sphere d'un ordre su-
périeur? C'était la, nous croyons, la pensée d'un savant
iIlustre 1 ; l'Eglise l' entendait sans doute ainsi, et un instant
l'avait réalisé, du moins en partie. 01' ce que les princes
repousserent autrefois, comme une usurpation, alors et
tant qu'ils purent se faire illusion sur les vertus et les con-
ditiQns de leur autorité, et sur les moyens de la faire
respecte!' et durér, ne serait-il pas de leu'r intéret bien en-
iendu de l'accepter librement, :lujourd'hui qu'ils ont appris
et qu'ils peuvent se convaincr~ journellement, par expérience,
combien leur empire cst fragile, leur existen ce précaire, et
qu'il n' est rien sur qaoi ils se fondent qui ne soít ou détruit
ou pour le moins rort contesté? :&


1. De Leilmitz.
2. 11 n'existe plus au~urd'hui, dans la société européenne, .que deux puissances,




- ~sz -. JJ>"
1\Iais ee n'est pas ~tout, ces oppositioHS, ces luUes et ces


dissensions intérieures: il est encore, et pour les rois et pour
les peuples, un autre danger, non moins grand que l'abso-
lutisrne et la démagogie suspendus sur les États, et les rne-
na(jan! sans ces se dans leur existence, leur indépendance et
Ieur liberté. Un esprit analogue a l' esprit d'insoumission et
d'arbitraire lravaille peuples et souverains, et suscite entre
eux ~n étal d'hostilité et de luUe nonmoins permanent, plus
permanent encore que celui dont nous venons de parler, et
cela dans le but de se surprendre, de se dominer, de se spo-
líer et de s'asservil' réciproquement. Et e'est triste a dire,
et ¡lle faut bi~n avouer, eependant, nuBe part ailleurs ne se
rnontre, avec"autant de ruse, d'audace et d'hypocrisie et une
mauvaise foi plus révoltante, le grossier et féroce égoisrne de
l'hornme, que dans cet antagonisrne des princes et des peu-
pIes ainsi occupés constarnment a s'amoindrir et a se détruire
les uns les autres.


Nous disons des princes et des peuples; cal' il ne faut pas
croire que chez les souverains seuls se trouvent et ceUe am-
bition dévorante, et cet orgueil, ennerni de la concorde, qui
font affronter la guerre et tous ses rnaux dans un but d'agran-
dissement: les peuples en ont leur part, toutainsi que les rois.
Les peuples.en corps partagent avec les individus eeUe dispo-
sition égoiste a s' exempter eux-memes de la justice qu'i1s es-
timen! si fort dans autrui. Tous, peuples et partiauliers,
nous nous sentons fort émus des actes d'arbitraire et de vio-
lence que se pel'mettent sur nous-memes ou les uns sur les
autres nos voisins et nos rivaux ; nous ne trouvons rien a re-


dcux grandes et vraies puissances qui aient de l'aetion sur les ames : c'est" d'une
part, la puissance révolutionnaire, ete'est, de l'autre, la puissance religitluse per-
sonnifiée dans le catbolicisme et son Église. La premiere porte nns les flancs
une harbarie nouvelle; la: seconde est la mere de toute civilisatíon. e'est entre
ces deux puissances qu'une guerre a mort est présentement engagée. Il s'agit de
savoir a laquelle nous preterons notre coneour3 dans eette luUe supreme. Que les
peuples et les ro~ que tOU5 les honnetes gens y pen~ent !




- ~84-


prendre ,_,nous ne voyons pas 'que jarrRri's aucun peuple ait
trouvéle moindre mot a redire aux grandes iniquités commises
par ses chefs a l'égard des autres peuples, des lors qu'elles
l' étaient a son profit. On ne vil jamais l' Angleterre, la libérale
Angleterre, s'assernbler en meetings en faveur de I'Iflande ou
de I'Inde A u milieu des protestations les plus chaleureuses
et les plus énergiques élevées partout ailleurs contre ledémem-
brement et les souffrances inexprimables de l'infortunée Po-
logne, l' Allemagne entiere, rhonnéte' Allemagne, garda tou-
jours un imperturbable silence. Et nous, Frant;ais, si remplis
de sympathie pour tous les opprimés, trouvames-nous jamais
mauvaises les annexionsplusieurs fois assez ~iolentes dont
nos gouvernants j ugerent a propos ti' étendre nos posses-
sions? Encore une fois, tout en aimant la justice, tout en
l'estimant dans les autres et la réclamanl pour nous-memes
et partou! ou nos propres intérets ne se trouvenl point en-
gagés, peuples et particuliers, dans notre égolsme grossier,
nous somrnes constarnment enclins a la méconnaitre, aUen-


, tifs et prets toujours a en violer ou a en éluder la loi pour
notre propre compte.


Les hornmes sont d'ailleurs ainsi disposés, el les pe.uples
aussi le sont, qu'iIs finissent par se lasser des plus grands
biens, du bonheur meme, fut-iI parfait, et ne sauraient
longtemps derneurer contents et tranquilles. Il arrive aux
individus, et iI arrive parfois aux peuples cornme aux indi-
vidus, et cela surtout quand ils n'ont rien eu longtemps
de légitime a désirer, dans les moments de santé florissante,
de grande prospérité, de calme el d' équilibre partout, pour
ainsi dire; iI leur arrive que, sans savoir ni pourquoi
ni cornment, ils se sentent les nerf~ agacés et comrne on
ne sait quel besoin de se mettre en rnouvement ou le sang
ou la bile, de se charnailler, de guerroyer et de s' en
prendre a n'irnporte qui. On oublie vite, quand on se porte
bien, ce que fait souffI'ir la maladie et ce que vant la sanlé;




- 585-


on oublie de memJ~~ au milieu du calme el de la pros-
périté, tous les malheurs de la guerre et tous les bienfaits de
la paix. Nous nous souvenons d'avoir vu de ces situations.
On est étonné souvent de la futilité des molifs qui poussent
de grandes nations a risquer gloire, fortune et tout, pour se
lancer, du sein de la paix la plus heureuse~ dan s de longues
guerres pleines dé mauvaises chances et de dangers, et dont
nulle prudence humaine ne saurait calculer ni les résultals
ni la fin.


Qu'est- ce pourtant que la guerre et toute ceHe gloire de
'la guerre dont les mirages exercent sur nous une séduc-
tion si puissante, et ou les souverains si légerement jouent,
en un coup de dés, leur couronne, le sort de leur empire, les
biens, la vie et la liberté de leurs sujets? Rassemblons en
un seul point tout ce qu'il se peut imaginer de miseres, de
désastres, d'atrocités et de crimes: le désordre des finances,
les emprunts onéreux, les 10Ul'ds impóts, ]a ruine du travai],
de l'industrie, du commerce, de l'agriculture et la ban-
queroule, la transformat.ion de lous les instincts utiles en
passions funestes etdestructives, les ambitions démesurées,
la cupidité, la rapine, la spoliation, la dévastation, l'incendie}
le meurtre, le viol, les exactions et la violencesous toutes
le~ formes, et, au bout de tout, de vastes et effroyables' bou-
cheries d'hommes suivies de la famine, de la peste, de la
destruction et de la désolation .•... Voila la guerre el la gloire
de la guerre! e'est encore l'orgueil, l'orgueil monstrueux,
la folie de l' orgueil, c' est le plus grand fléau dont puisse etre
a tlli goor espece humaine.


Mais est-il besoiri de vous le dire encore, ó Peuples? Les
générations de 1812 et de 18H> sont-elles entierement étein-
tes? et les malheurs, et les fautes de lellrs peres laissent-ils
si peu de traces dans la mémoire des hommes? Qu'ils le
demandent done alors aux sables de l' Afrique et aux plaines
glacées de la Moscovie, et aux champs mille fois ravagés de,




- ~86-


l'Europe et de l' Asie, et aux solitudes du 'Nouveau-Moude, et
aux aM·oles du vaste Océan! Qu'ils interrogent les spectres
d' Arbeles, de Zama, de Pharsale, d' Azincourt et de Waterloo,
et les cendres dispersées on encore fumantes de Sagonte, de
Carthage et de Moscou, et les mers d' Aboukir et de Trafal-
gar, et les bords lugubres de la Bérésina! Depuis les an-
ciennes colonnes d'Hercule jusqu'au fleuve du Gange et a la
grande muraille de la Chine; depuis le cap Nord jusqu'au
cap des Aiguilles, et de la mer de Baffin jusqu'a l'extrémité de
la Terre de Feu, il n'est pas un rivage, un rocher, un écho
que n'aient frappés les cris et les gémissements. du carnage,
pas un flot que n'ait rougi le sang humain, pas une poignée
de terre qui ne couvre des débris de la chair vivante de
l'homme mise en pieces par le fer et le plomb!. ,


La guerre, avoue lui-meme un des grands maitres de la
guerre, « la guerre est un métier de barbares.:&


Oui, et de toutes les folies, iI n'en est pas de plus humi-
liante pOUl' la raison humaine.


Mais qui pourrait dire tout ce qu' est et fait la guerre? En
vain l' onessayerait d' en tracer meme une faible ¡mage. Ni
les langues n'ont de paroles, ni la peinture' n'a de couleurs,
ni l'imagination n'a de figures pour nous donner une idée de
ton tes les horreurs de 'la guerre, de ses atrocités, de ses fo-
lies et de ses innombrables cala mi tés.


Nous avons eu, nous, un conquérant, un de ces foudres
de guerre, un des plus grands qu'ait vus le monde. Il a, pen-
dant vingt ans, fauché les populations de l'Europe dans tous
les sens. Le Nil a re.;u ses batailIons, lesPyramides portellt les
marques de ses victoires; et l' on voit encore, suivant l' ex-
pression du poete, l'empreinte de ses pieds sur le front des
rOlS.


Quel en a été le grand résultat, qu' en avons-nous retiré?
Plus de malheurs que nous n' en avions éprouvé a· aucune
autre époque de nos annales, et, en définitive, plus de dé-




- ~87-


sastres et d'humiliations. encore, que de succes et de gloire !
Apres I'immolation sanglante de trois miUi.ons de nos en-
fants el de nos freres~ il nous a conduits, ce géllie de la guerre,
de conquetes en conquetes, al' envahissement de nos frontieres
par I'Europe coalisée, a la prise de nolre capitale, a }'occu-
pation, deux fois en un an, du sol sacré de la patrie par les
hordes du Nord, a la France mise sous le joug de ses enne-
mis les plus acharnés, a la chute enfin de notre puissance el
a l'amoindrissement de notre territoire, formé, pendant des
siecJes, par la sagesse de nos grands hommes el par la polí-
tique de nos rois !


A moins qu'clle ne soit entreprise pour sauver la patrie
menacée, oui, que maudile soit la guerre, et que maudiles
soient les conquetes qui accumulent tanl de ruines, et qui
n'ont d'autre objel que la sotte vanité des peuples el le fol
orgueil des conquérants !


Nul doute, cet esprit de- conquetes et de gloire guerrier'e,
ce désir général de s'agrandir par la violence el la spoliation
qui a si souvent troublé la paix du monde, qui ne cesse de
la menacer, et a faít peser sur les peuples tant de calamités
el de miseres, cet esprit est gros de malheurs, il est rempli
de périls, el coupable non moins que le penchant des princes
pour l'absolutisme et celui des peuples pour I'insoumission,
el tout autanl il mérite d'etre réfréné. Il ne l'a guere étéjus-
qu'ici, et il n'est meme pas facHe d'imaginer comment ille
pourrait etre. Toutefois des philosophes se sont occupés
d'en rechercher le moyen, el meme des hommes d'Elal et
des princes ont tenté, nous dit-on, d'en réaliser la pensée.
On prétend que le roi de France Henri IV, dans le moment
qu'il périt sous les coups d'un assassin, était occupé de I'exé-
cution d'un tel projet; et l' on ne peut pas douter que la
grande .coalilion de 1813 n'ait, en formant son alliance,
entendu fonder quelque chose comme un grand tribunal chargé
d'assurer aux Elats ainsi qu'aux particuliers, avec le bienfait
~~r-í~


~~~.~ .. f/~----' .... "' \ f''''! .. .... ¡.:, ~
..... ~




- tl88 -


d'une paix durable, la jouissance paisible de leurs biens el
de leurs droits.


On a traité de conceptions chimériques, puériles meme,
ii est vrai, ces projets d' al'bitrage et de pondération eutre les
rois et les peuples el, les rois entre eux en vue d'une paix
constante; et en effet ils pouvaientetre tels, il y a quelque
cent ans. lIs le sont moins, nous le croyons, aujourd'hui
que tant de rapports ont changé et tant d' obstacles disparu,
et cecí, nous le reconnaissons volontiers, pourrait devenir
un élément de progres réel et de hon aloi. Il n' est pas de
mauvaise chose ni de mauvais hommes qui n'aient quelques
qualités dont on ne puisse tirer bon parti ; il n' est situation
ni disposition qui n'ait également puissance pour le bien et
pour le mal. A. vec la faculté qu' ont aujourd'hui les peuples
d'élever la voix et de communiquer entre eux, ainsi que de
tres-grands maux, de tres-bons résultats aussi deviennen!
possibles. Il n'est plus autant facile aux princes d'allumer la
guerre par ambition, orgueil ou caprice I ; et quand ils se croient
encore parfois fondés a tirer l'épée, s'ils n'ont pas le hon droit
pour eux, il faut du moins qu'ils avisent, autant qll'ils pe u-
vent, a s' en donner les apparences. Les eflorts qu'ils font
pour justifier aux yeux du public leurs entreprises guerrieres,
montrent assez, et le prix que les peuples commencent a at-
tacher généralement a la paix, et le besoin qu'ont les princes,
quand ils l' ont rompue ou sont pres de la rompre, de se con-
cilier, a cet égard, l'opinion, non seulement de leurs sujets,
mais de I'Europe et de tout le monde civilisé.


Les peuples ont aujourd'hui presque partout, dans leur
droit de voter l'iropot qu'ils paient a leurs gouvernements,
dan s celui d' émettre des vooux, et dans la facilité de s' entendre
et de se faire entendre que leur offrent les nouvelles voies de
communication et de publicité, un moyen pacifique el légal


1. De récents événements ont montré que nous nous sommss un peu abusé en
.cecI.




- ~89-


de réclamer et d' obtenir toute légitime amélioration. Qu'ils en
usen! avec intelligence, modération, prudence et persévé-
rance, s'ils peuvent; et cette paix générale et durable qu'ils
apprécient et désirent, et eette liberté raisonnable dans 1'01'-
dre que depuis si longtemps íls poursuívent sans l'atteindre,
ils les obtiendront, nous le croyons, l'une et l'autre, pourvu
qu'ils le veuillent, le veuillent toujours et le veuillent. bien.


Nous ne méconnaissons point que l'entreprise ne soit,dif-
ficile. Eh ! sans doute elle l' est; elle l' est tellement, qu' elle
peut effrayer fort bien les volontés les plus fermes et para-
lyser les intentions les meilleures.


En vérité ouí, elle est d'une exécution difficile! Mais elle
l' est comme tout ce qui est ~eau, grand et généreux ; comme
tout ce quí demande des sacrifices a l' égolsme et a l' orgueil ;
comme tout ce qui s'oppose aux mauvaises passions, aux
convoitises individuelles. Difficile done soit-elle tant que l' on
voudra, est-elle impossible, absolument impossible? La est
la question.


Nous ne sornmes pas de ceux quí se plaisent a la poursuite
des chimeres, nous n'estimons que médiocrement les inno-=:
vations, et toute grande promesse nous trouva toujours
passablement incrédule : cependant, quand une idée off re des
avantages irnmenses, et s'annonce comme le remede unique
a des maux incalculables et toujours imminents; quan~ elle
est enfin l'expression d'un besoin manifeste et-généralement
reconnu Iégitime, il vaut la peine de l'accueillir avec bien-
veillance, de s'assurer sérieusement de ce qu'elle vaut, de
ce qu'elle contient de spécieux ou de solide, si elle est
praticableen totalité ou en partie, dans quelles limites et dans
quelles conditions elle l' est; et 'si par hasard elle offrait une
lueur seulement de réalisation possible, ne serait-ce pas la
derniere inconséquence de n'y pas donne!' une aUention en.
rapport avec son objet et son utilité, avec les services qu'eU0
pourrait rendre?


..




- ~90-


Encore une fois, l'entrepriseest-elle impossible, absolu-
ment impossible?


Non, eroyons-nous, elle ne l'est point, elle ne l'est plus.
Pourquoi le serait-elle? Elle n'implique point eontradiction;
elle ne s'oppose a aueune légitime ambition des gouverne-
ments et des peuples; elle n'a rien qui répugne ni a la jus-
tice, ni au droit, ni au bon sens, ni a lascienee, ni non
plus a l' expérienee. N' en a - t -il pas exi~té une eertaine
réalisation déja dans les sociétés aneiennes? Un grand roi ne
s' en est-il pas oeeupé sériellsement? Etau commencement
de ee siecle, sous l'impression vive de longues souffrances,
de récentes hllmiliations et de grands el communs dangers,
les souverains coalisés contre le grand conquérant et des-
pote de notre age n'ont-il~ pas pu s'entendre, ne l'ont-ils
pas, eux aussi, réalifiiée a un eertain degré? La réalisation
parfaite, oh! san s doute, il ne la faut point espérer; il serait
ehimérique de croire a la possibilité jamais d'une paix per-
pétuelle. La guerre bien certainement ne sera jamais abolie
tout a faít; ily a pourcela vingt motifs, et d'abord elle tíent
sans doute a l'équilibre llniversel, elle tíent, nous le eroyons,
a la loi des etres vivants.


Ríen de parfait, ríen de eomplet n'est possible, dans ce
monde sublunaire. Si la paix non plus ne l' est pas, si elle
n'est pas possible,a toujours, absolument, elle l'est du moins,
on le peut espérer, dans des eonditions telles, qu'il devienne
difficile de la troubler, et surtout de la· troubler longtemps : or
volontiers on se tiendrait satisfait d'un si grand avantage.


Mais, pour procllrer-d'abord, d'une part, la paix entre les
souverains et les sujets, et pour assurer, d'une autre' par', la
paix générale des Etats eutre eux, et pour la maintenir ensuite
stableet solide, autant que possible, une fois qu' elle est tout
€tablie, il faut sans doute un tribunal, un arbitre, un juge,
une autorité qui, pour les personnes collectives ou les divers
Etats de la société générale, soit ce que les ehefs des peuples




- t>91 -


sont pour les individus, pour les citoyens dans les Etats parti-
culiers : il faut un médiateur qui intervienne, qui ait le droit
reconnu d'intervetlr dans tout conflit pouvant compromettre
sérieusement, gravement, soit l'ordre et la paix intérieure
des sociétés particulieres, soit l'ordre, la paix générale, le
droit, la sécuritédes Etats entre eux.


Trouvons les éléments possibles d'un tel tribunal, et nous
aurons fait un pas vers la solution de la question.


Evidemment on ne peut songer a d'autres juges que les
souverains eux-memes ou leurs délégués. Mais a tout tribu-
nal il faut une voix prépondérante, un président qui dirige,
éclaire, maintienne, modere, entraine et décide : a ql1i con-
fier ces hautes fondions? Au souverain d'un petit Etat? Il
n'aura ,pas d'autorité. A un souverain fort et puissant? II
n'aura pas d'impartialité.


Pour remplir une telle mission, il faudrait un prince dont
tout a la f01S I'influence et l'autorité fussent grandes, ne por-,
tassenl ombrage a personne, n'offrissent point ou offrissent
peu de prise a l'abus dans un intérét personnel; il faudrait
donc, ce nous semble, un prince dont rautorité~ dont l'in-
fluence fut simplement morale, ou du moins plus morale que
réelle, et dont le caractere et toute la situation fussent une
garantíe, une obligation meme rigoureuse d'impartialité, de
modération, de désintéressement el d' équité. Oil trouver une
te1le autorité?


Il en existe Une heureusement, il n'en existequ'une et c'est
la royauté pontificale, la papauté. La papauté, son autorité a le
caract~re que nous venons de dire: elle possede les vertus et,
dans la mesure du possible, elle remplit les conditions, elle
ofJre, et elle senle ofJre les garanties nécessaires et désirées.


Vousavez cherché partout, dan s le monde et dans les an-
nales du monde, et dans le nouveau monde, et dan s le monde
ancÍen; vous vous etes adressés a l'Inde, a l'Egypte, a la
Chine, a la Grece antique et a la moderne An.sleterre ~ vous




- ~92 - ,


avez lu PIaton, Aristote, Cicéron, Morus, Hobbes, Rousseau,
Saint-Simon, Fourrier, Proudhon, tous ceux qui ont écrit
et revé sur le gouvernement des sociétés ci\'iles et la poli tique :
avez-Yous trouvé ríen, s' est-il imaginé rien qui, pour la dis-
cipline des passions et l' équilibre des forces sociales, tout a
la fois, puisse se comparer a ceUe influence modératrice,. a
cette grande et salutaire autorité dont la voix est si propre a
se faire entendre et comprendre des faibles et des forts, des
petits et des grands, des oppresseurs et des opprimés, des
pellples et des rois, qui, tout en reconnaissant leurs droits,
et tout en les aimant, en les protégeant et en compatissant a
leurs souffrances~ dit aux peuples: ([ Rendez i César ce qui
«appartient a César - ([ Toute puissance vient de Dieu» -
« Craignez Dieu, honorez le Roi », - et qui, quoique les res-
pectant, les honorant et les faisant honorer, dit aux souve-
rains et aux puissants de la terre : «Toute puissance vient
de Dieu, oui; mais tout ce qui vient de Dieu n'est établi que
pour l'utilité des hommes]) 1 - «Les rois ne sont grands
que pOUI' les autres hommes, et ils ne jouissent proprement
de leur grandeur, qu'autant qu'ils la rendent utile aux autres
hornmes » 2 - « Le plus digne emploi qu'un prince puisse
faire de cette puissance souveraine qu'il a re«;ue de Dieu, c'est
de la fftire uniquement servir, non pas a con ten ter ses pas-
sions ou le désir d'une gloire vaine, mais a procurer le bon-
heur du genre h umain]) 3 - «Le bien public, l'intéret
général de la société est la loi immuable et universelle des


• J ? souveralllS , l> •••••
Non, vous n'avez nulle part ni vu ni entendu rien de


comparable a ces paroles, a ceUe voix, et non pas meme l'ap-
parence d'une telle autorité, vénérable entre toutes, favorable
et acceptable également et a ceux qui gouvernent et a ceux qui
sont gouvernés.


t. MassilloB.- 2. Ibid:. - 3. Innocent XI. - 4. Fénélon.




C'cst done bien la papauté, e'est le pape le juge eompé-
tent et naturel, le seuljuge possible d'un tel tribunal d'arbi-
trage de paix et de conciliation entI·~ les rois et les peuples et
les J'ois entre eux.


Mais une des cOllditions indispensables du l'établissement
de l'autorité, c'est, avons-nous dit, I'exercice honnete, loyal
et prudent de l'autortté. Vous l'avez entendu, Rois, Princes
et Souverains augusfes,. - ceHe voix amie, ceUe \'oix de
l'Eglise, vous Eavez qu'elle mérite d'etre écontée - le but
constant de vos efforts, I'objet en vue duque! doivent se
réglel' et se diriger toutes vos actions, toutes vos pensées,
toute votre existence, e'est le bien public, l'intéret général.
e'est aUn d'y vouel' toutes les facultés de votre ame et de vous
y vouer vous-memcs tout entiers, que vous avez rec;u d'en haut
le dépót sacré de I'autorité, la plus grand.e chose qui soít
au monde, et qui iombe si bas et si vile, par I'usage in-
digne, par les vices et l'inconduite de ceux qui en sont
revetus. Car~' est une grande erreur, propagée par les fla t-
tellrs et les corrupteurs, par les hommes sans conscience
et sans Dieu, de prétendre que les gouvernements et leurs
chefs doivent ou peuvent se conduire suivant d'autres prin-
cipes que les simples citoyens, ei que les préceptes de la 8a--
gesse et de la morale ordinaires ne sont point a l'usage des
Etats et des hommes d'Etat. Toul cornme leurs sujets, les
souverains sont sOllmis a la loi di vine el sont tenus d'obéir
aux prescriptions de la morale ; et on I'a dit, et on ne saurait
trop le dire: S'il est une mOl'ale, elle est la meme pour tout
le monde; ou iI n'y a pas de morale, ou il n'y en a qu'une.
11 fant avoir lesens moral émoussé, ou n'avoir pas de sens
moral, pour soutenil' sérieusemeut une these contraire.


Les choses de ce monde ont toutes entre elles des affinités
qu' on ne peut méeonnaitre. Les principes d' ordre et de con-
servation sont, sinon tout a faít identiques au fond, du
moins fort analogues pOllr tous les etres et dans ton tes les


:58.




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- ~94 - " i
splltWeS. Toutes les éeonomies se tiennent ; elles se confondent -J
peut-etre meme dans les principes généraux de l' économie uní~"
verselle,et l' éeonomie domestique ne differe pas essentiellement;'
de l'éeonomie publique. Les gouvernements prosperent oudé"'\l,
c1ineI1t par les memes moyens, a peu pres: ils se conservent par';
la meme sagesse, la meme prlldence, el ¡Is se perdent et tom-"
hent par les memes fautes et lesmemes imprévoyancesque les fa-
milles el les simples particnliers : il s'agit, la comme ici, d'abord
d'avoir de l' ordre et de mettr'e d'accord sa dépense et son reve-
nn; il faut. ioi eomme la, se garder des aventures périJIeuses
et des folles entreprises ; toujours el parloul il fáut de la pru-
dence el de la pr'évoyance. Et comme il en est de la honne
administration el de la sage économie, il en est allssi de la
probité, de la droiture el de la condllite privée : ces qllalités
ne sonl pas chez un souverain d'antre nature, et elles l1'ont pas
chez eux d'autr'es effets que chez les simples par'liculiers. Qu'oo
soít gouvernant ou gouverné, 00 ne ruse point, 00 ne ment
point, on ne se parjure poínt saIlS passer pour menteur, fourbe
el parjure, et 1'00 ne se faít pas un lel renom, sans y laísser
quelque chose de sa réputatioll el de son crédito


11 esl vrai qu'eo style de cour, 00 décore du nom de po-
litique les déviations gouvernemeotales de la morale ordinaire;
mais, parmi le public et dan s la bouche du peuple, vrai mal-
lre du langage, elles reprennent leur vraí nom et ne sont
plus que de la ruse, de la fourberie, du mensonge. Et iI ar-
rive alors aux gouvernemrnts comme aux individus qui ne se
montrenl pas fort scrupuleux sur la vérité: a force de les
enlendre mentir, on finit par ne les plus croire, alors meme
qu'ils diseot vrai. Quelle conflance el partant quelle aulorité
peut avoir uo gouvernement quí ne cesse de répéter que ses
visées sonl telles ou telles, et dont tous les acles lui donnent
un démenti honteux? C'est un grand honneur d'etre librement
nornmé l'arbitre des peuples et des souverains, quand ce choix
repoge sur UftC haute réputation de désintéressement, de S3-




gesse et _ d'intégrité. Mais ne vous abu'sez point: quoique
suspedt -et peu prisé peut-etre au fond, votre arbitrage sera
invoqué par cela seul que vous eles puissant, que de \'otre
¡nfluence inévitable on craint ou l' 011 espere, ou bien meme, qui
sait? paree qu'ainsi plus aisément on tend des piéges a votre
vanité. Vous n'etes point un arbitre: vous etes une inql1iétude
pour ce qui est honnete et faible; vous eles un encourage ....
ment, une espérance pour tout ce ql1i est cupide et perverso
Il n'y a que la droiture et la probité jointes a la puissanc:e qui
rendent un prince ou un peuple véritablement arhitr'e, arbi-
tre respectable du monde et de ses destinées.


Il faut sans doute etre indlllgent pour les faiblesses des
prinees, ainsi ql1'il faut l'elre pour celles de tout le monde,
bien plus que pOllr celles de tout le monde; car, avec les
memes passions, bien autrement sollicités a les satisfaire, les
prinees ont incomparablement plus que nous oecasion de s' ou-
blier et de faillir. Cependant les voluptés éoupables, l'in-
tempérance et l'ineontinence, produisent chez eux les memes
eflets que ehez les peraonnes privées : elles débilitent le corps et
}' esprit, elles déconsiderent, elles dégradent, elles sont la prin-
cipale cause de l'abatardissementdes races, de l'extinction des
familles et des dynasties, et l'adultere o'est pas moins un crime
dans les palais que sous le chaume. Qui vent gouverner les au-
tres, ne pent faire moins que de montrer d'abord qn'il sait se
gouverner lui-meme.


Les princes, les gouvernants, pour se eonserver, sont as ....
treinta au devoir de l'honneteté comme les simples particu .....
liers, et, comme enx,pour vivre honnetement, ils n'ont
qu'une voie, eelle que nous ,tracent la morale el la religion.
te respeet de Dieu seul engendre le respeet de soi-meme et
le respeet d'autrui. Sans le respect de Dieu, de la religion
et de la morale, dirions-nous aux Souverains, si notre faible
voix pouvait arriver a leur oreille, vous n'aurcz jamais, ó
Princes, rle véritable autorité sur les hommes: el. vous, ó




- !)96 -
Pcuples, sans ce meme respect, ne vous atlendcz a rien de
bon de vos chefs, quels qu'ils soient. Pour peu qu'ils cl'oient
avoir d'intél'et a vous tondre ou a vous piler, un grand
mécréant en est eonvenu , on aura bean légiférer et débiter
de beanx discol1l's, ni lois ni char'les n'y feront ; vous ser'ez
tondl1s el pilés, tondus eornme des moutons, pilés OH broyés
comme le blé sous la mel1le et les cailloux des chemins sous
la roue.


Cependant les princes, les souverains; étant faillibles el
pécheurs eomme les plus humbles de leurs sujets, comme
nous, autant que nous et souvent plus que nOllS, ils ont
done, comnle nous el autant que nous, besoin d'avertisse-
menls, d'admonilions, et parfois meme de répression, de répr'i-
mandes. Ils en ont besoin pour eux-memes, pour l'honnem'
de leur couronne, et Slll'f,Out pour la sÍlreté de leurs Etals
el pour le bien de leurs sujels.


Mais encore llarqui seront-ils el pourront-ils etre ainsi repris,
et, dans les circonstances graves, admonestés, cOl'rigés?


lis He le pOlllTOnt etre, ni par leurs sujets, I'etenus par le
respect qu'ils doivent a ceux auxquels ils sont soumis ; ni non
plus par leurs égallx, les princes, leurs voisins, atlentifs a ne
pas froisser l' orgucil d'hommes puissants, souverains comme
eux, et dont les fautes couvl'ent leurs propres fautes el fa-
vor'isent trop bil'n lellrs passions envieuses et leurs convoi-
tises,... Le pr'emiel' ministre de la religion, le chef seul
de l'Eglise le pOlUTa, le devra et aussi le voudl'a : ainsi que
pour pacifier, il a, pOUl' admonestel', la mission,la charité,
l'indépendance et I'autorité requises.


Les hommes sont si fort enclins a la désobéissance et a la
révolte, et l'ordre, l'obéissance est dan s les États une chos€
si désirable et si nécessaire, qu' on ne saurait nOllS trop péné-
trel' de la sainteté de l'autorilé. Et les souverains, d'autre part,
se trouvent si fort au-dessus des autres hommes, que ce
n'est qu'au norn de la religion, au nom de Dieu, qu'on leur




.- ~97-


peut, et peut-etre qll' on lenr doit pal'ler de uevoil's, d' obli-
gations. Qui l' oserait entrepl'endre, si ce n'est celui qui nB
doit cumpte qu'a Dieu seul, el qui ne craint que Dieu? Oil
lrouver les vertlls et toute l'indispensable autorité pour I'au-
dace d'une lelle entrepl'ise? On l'a dit ayec bcaucoup de raison :
« La bouche du vicail'e de Jésl1s-Christ est le Eeul canal par
« lequella vérité puisse arl'iyer aux oreilles des rois. » Elle est
done la senle houche aussi qui puisse et qui doive meme, en de
certains cas, admonester les rois el les rappeler a leul's devoil's.
Elle a, pOUI' ceja, nOlls le répétons, Jes qualités , toutes les
qualités nécessaires; elle seule les a. 11 n' est pas au monde,
non, une al1tre- voix au~si solennelle, aussi autorisée, aussi
sainte, et qui ait, au meme degré, tout ce qll'il faut pour péné-
trer dans les creurs et pour se faire écouter a la fois et de
l'esprit d'insoumission et de l'orgueil du pouvoir.


Mais les abus, encore une fois les abus?
Qu'on ne n011S parle plus des abus ! Oil n'y en a-t- iI pas '?


11 Y en aura surement, il y en aura toujollrs partout ; mais ,
quoi qu'il al'rive, nous ne les pourrons jamais meUre en ba-
lance avec les bienf3its de l'usage, de l'usage meme im -
parfait. 11 serait aussl déraisonnable qu'inj uste de redouter',


. dans l'exercice de cet arbitrage auguste et de ceHe répres-
sion discrCte et sainte aux mains de la papauté, le renOll-
vcllement de ces exd~s de pouvoir dont quelques pl'inces am-
hilicux, licencieux ou cruels eurent a soufJrir de sa pal't,
dan s des temps malheureux ...•


Eh! phit au ciel, apres tout, qu'il yeut encore aujourd'hui
de tels abus, des abus commis dans l'intéret des peuples,
des orphelins, de la foi conjugale, de la faiblesse, de la di-
gnitéhumaine, du droit, des devoirs, de la jústice, de la mo-
rale! Nous n'eussions pas vu l'adultere et la débauche souiller
de leurs hontes l'honneur et la splendeur des trones, et le scan .
Jale, débordant a flots de toules les sommités sociales, se ré-
paJJdre par/out el pervertir toutes Jes ames, Nous lJ'aurjons




- ri98 -


pas vu des pilpilles dépouillés par leUl's tuteurs; nous necJ
verrions point des peuples asservis par d'autres peuples, des·
princes violer e~l pleine paix le dl'oil des gens et de la nature;
et, pour tout dire, nous ne verrions point les détentcurs du ..
pouvoir pactiser avee les agents du désordre, et une poli tique ·
impie gouverner les affaires de ce monde.


Que glorifiés a jarnais et bénis de tous soient les noms des
Léon Ier, des Grégoire VII, desAlexandre 111, des Innoeent 111,
des Grégoire IX, des Alexandre IV, des Bonifaee VIII, des
Sylvestre 11, des Martin et des Nicolas V! Si la qualité
d'homme et de chrétien a pris ql1elque valeur et compte pour


. quelque chose dans la société civile, c'est a eux, a eux sur-
tont que nous en sommes redevables. Sans ces magnanimes
pontifes,. l'E.urope vivrait encore dans les ténebres; nOllS
serions esclaves sans les abus qu'ils se sont permiso


La papauté est la seu le puissanee, dan s le monde, qui
ait toujours été prete a protester contre l'injustice et la vio-
lence, au nom du droit el de la morale éternelle.


Mais la papauté, depuis des siecles, se borne a son róle
religieux; elle y est entroo des que les ci.'oonstances l'ont
permis ou \'oulu, et elle n'en est plus sortie. Désorrnais
son ambition se réduit a conserver son indépendance, qui
est désirable pour tout le monde, el, ce qui ne l' est pas
moins, a faire régner le christianisrne, a en répandre les
hienfaits de plus en plus dans le monde entier. Déja au xv'
siecle, M. Guizot nous l'assuI'e, el~e n'était plus oppressive
p.our personne. Si,dansdes temps fort éloignés, elle devint
fiche et dominante, et exel'<¡a partollt et sur Lont sa puis-
san te influence, l'histoire impartiale nous l'apprend, le faíl
n'était point l'reuvr'e 4 de l'ambition des hommes qui en


. profitaient, ni la simple volonté de ceux qui l'acceptaient;
il faut y reconnaítre la f()TCe de la néces$·ité. » Pour les con.,...
quérants vainqueurs, comme pour les pellples vaincus et sou-
mis, cette puissance fut un bienfait1 elle fut une nécessitésQ .....




- 099-


ciale. Les papes furent forcés par les circonstances du moyen-
age, dans l'intéret en meme lemps de la religion el des peu-
pIes et quelquefoisaussi des princes, de prendre meme pour
le temporella haute main sur le pOl1voir civil. Une fois engagés
dans ceHe voie, et tant que subsisterent les memes conditions,
1e meme état des personnes et des cJlOses, il était assez naturel
qu'ils voulus~ent y demeurer aussi longtemps que possjble, et
pr'esqu'inévitable que cela n'entrainat pas des inconvénients,
puisqll'enfin il est certain que rien de ce qui passe par la
main des hommes n'en saurait etre exempt. Mais tout cela
est lJien changé, les pr'étentions hautaines comme Jes cir-
constances qui les ont suscitées. Rien de pareil n' est plus a
craindr'e aujoUl'd'hui pour les pl'inces; ce n'est pas de ce
colé que les trones désormais ont a redouter des empeche-
ments ni des dangers l.


L'immixtion de l'Eglise dans les amlÍres civiles s'est exer-
cée, dans le moyen-age, en faveur des peuples contr'e leurs
oppresseul's; eHe s'est exercée, depuis le XVI sitwle, en
faveur de l'autorité oootre l'esprit d'ins.oumi.ssion et de rébel-
lion dans les sujels; désormais son. objet, son role politique
seraitce qu'ildoitetreen effet et demeurer dans touales temps:
celuí d'unarhitre, d'unjuge, d'un.médiateur pacifique, appelé,
d'une part, a faire entendre des paroles de conciliation dans les
conflits des Etats entre eux; d'autre part, a réprimer également
el tout a la fois les ten dances absolutistes du pouvoir abusant
de l'autorité, et les entrainemenls révolutionnaires des peuples
abusant de la liberté. «Les papes, on vient de nous le Jire,
sont cha1)gés par Dieu d' entretenil' la paix dans le monde. J)


11 existe une lacune aujollJ'd'hui, c'est manifeste, dans la
civilisation chrétienne. On a fait de gI'ands efforts ponr mo-
dérer, tempérer, ponclérer tous les pouvoirs; et cependant les


1. Les Papes ont aspiré, non pas a la domination, mais a l'indépendance de
I'Eglise, afin que la Rcligion put elre libre, sincere et vraie.


Ca) Le Pape el le Congreso




- 600-


Etats, peuples et rois, sont entre eux en~oro,dans les rela ...
lions de purc nature : ili; pellvenl tout entreprendre, tout se
permettre a peu pres les uns a l'égard des autres, S:lIlS que
personno ait droit d'intervenir pom' proléger les faibles, ou
pour réprimer el rappeler au devoir l' oppresseur puissant el
le spoliateur hal'dí. CeUe lacune, ¡lla faut remplir, le moment
en est venll ; iI est de J~intéret de lons qu'elle le soit au plus
t6t, et, qu'on y réfléchisse bien, elle ne le saurait elre que
par ceJui qui est le gardien supreme des principes, du droit
et de la morale, par celui qui est chargé par Dieu d' enlre-
tenil' la paix dans le monde.


On ne peut guere le nier, un des plus grands obstacles a
l'établissement et a l~affermissernent des libertés publiques,
et en général du bon ordre parrni les hornrnes, c'est la guerre,
la ~uerre civile et la guerre étrangel'e, avec tout ce qui
l'engendre et tout ce qu'elle entraine apres elle. Abolissez la
guerre, Otl rendez-la difficile et rare autant que possible, le
plus possible; tenez en bride, a la fois, I'esprit de conquete el
l'esprit d'insournission : el iI n'est plus de haines nationales,
plus d'armées permanentes, plllS de profession militaire, plus
de lourds irnpófs, plus de prétextes :lUX mécoutentements, aux
agitations, aux résistances ; et des lors aussi bien16t, on le
peut espérer, le régime de la fOl'ee aveugle el oppressive, le
despotisme ne sera plus, - il sera devenu plus difficile.


Chose remarquahle el qui rnontre combien l'on est peu
d':lccord avec soj-meme! la guerre perd chaque anllée de
sa gloil'e et de son erédit; il est pen de personnes qui ne
]a proclament hautement un affreux fléau; 011 espere de la
civilisation qu~elle la rendra de jour .en jour plus rafe; il
s'est fait, dans un pays voisin du notre, des manifestations
puhliques a ce sujet; on va jusqu·a seflatter de l'espoir


. qu'elle pourra cesser lout a faít. que décidément le rappro-
chement des peuples et leurs rapportsjournaliers nOl1S ame-
ueront entIn eeUe paix perpétuelle a laqudle travaillerent, djt~




- 601 -
on, Henri IV el Su lIy • et que revait le bon abbé de Sain t-Pierre :
et toutefois, malgré ce désir el ce bel espoir, on ne laisse pas
de tout faire et laisser faire pour éliminer le seul terme, la
seule donnée du probleme qui en rende la· solution possible,
I'Eglise chrétienne, la royauté pontifica]e, l'indépendance de
la papauté ! .


Enfin, s'il est vrai que les peuples ont le droit de dispo-
ser de ]eurs biens, de discutel' le budget de l'Etal, de voter
l'impot, d'en snrveiJ)er I'emploi, el de peser ainsi sur l'admi-
nistration et la poli tique de leurs gOllvernements; s'il est
certain également que l'autorité publique, pour se mainte-
nir, doit etre forte, respectée, puissCtnte; et s'ill'est, enfin, et
que les peuples peuvent abuser jusqu'a l'exces de leur droit
de controle contre le pouvoir, et que le pouvoir peut ~buser,
en ]a meme fa.;on, de son autorité contre le peuple, et que
les Etals divers peuvent abuser de leur indépendance mu-
tuelle et de leur supériorité relative les uns a l'égarct des
autres, il ne l'est pas moins que le complément de la civi-
li5ation moderne, de la civilisation chrétienne, ne dÍlt eLre
l' établissement d'un grand conseil européen OU ser'aientpor-
tés, jugés, décidés les questions, les différends, les intérets,
{es prétentions des diverses puissances entre elles ctde ces
puissances avec les citoyens, et que le tribunal, le seul qui
semble faít de tout point pour juger etdécider dans de leBes
questions, ~ur de tels intérets; pour en décider' avec dé-
sintéressement, équité, imparlialité, autorité, c'est eelui de
l'Eglise, celuÍ de la papauté. L' établissement de ce tribunal
ainsi formé nous paraif le couronnement nécessaire et iné-
vitable des institutions libérales, et en particulier dll régimc
démocr·atique qui lend partout a prévaloir, le seul remede aux
vices et aux dangers de ce régime. La maniere d'y arl'iver
el de }'instituer est un probleme a résoudI'e, et, dans lous les.
cas, un probleme digne d' occuper les savants ainsi que lea
philanthropes el les gouvel'nemenls. A eux le dl'oit et l'hon-




- 602-


neur d'en chel'cher et d'en proposer la solution, a nbus celu,i
de la poursuivl'e de nos vreux. Nous n'avons voulu, pour ce
qui nous concerne, que toucher la queslion et la signaler de
I'echef a I'atlention des homrhes compétenls. Une chose seu-
lement nous a paru certaine, c' est que jamais I'Europe ne
s'est h'ouvée dans une situation aussi grave que l'est celle ou
nous la voyons, menacée tout enlicl'e, aux applaudissements
d'écl'ivains se prétendant libéraux, d'un coté par le radicalisme
le plus dévorant, de l'autre par le droit du sabre et le des-
potisme le plus abrutissant; et c' est, enfin, que le remede a
ceUe silwation, que la solution du probleme ue se lrouvera
jamais satisfaisante que da!ls et par la pensée chrétienne, et
qu'il faudra bien, apres tout, potar y arriver, partir de cette
grande conception de l'unité d'origiue de la race humaine.
Avec ceHe donnée, si helle et si féconde, nous avons la con-
fraternité des hommes, la charité universelle, le christianisme
tout cntier avec ce qu'il contient et suppose : la concorde, la
paix, le bon ordre¡ le respect du di'oit, de lous ,les droits;
sans elle, au contraire, et hors d'eUe, en vain chercherions~
nous un lien assez fort pour plier les' volontés sous la loi de
la justice, du droit et de la raison, pour unir les hommes les
uns aux autres el les pellples entre eux; nous ne rencon-
trerions autr'e chose que des chimeres et des mécomptes.


(l Prenez les conseils de l'Eg1ise, dirions- nous vo1ontiersaux
J'ois, avec l' Apotre des Gaules: el tant que vous serez en in-
c: telligence avecelle, votre administrationserafacile., Ne met-
tez qu' en elle votre confiance et vos espérances, dirions-Ilous
aux peuples : cal', quand le cÍel et la terl'e, pour ainsitlire, vous
avaientabandonnés, elle seule cut pitié de vous, elle seule eut
pour vous des OI'eilles et des entrailles, et elle seu1e, encore
.aujoUI'd'hui, vous est réellement amie, et S'occl1pe encore
2VCC amour de vos vrais intérets et de votre dignité.


Si, au XViII'! siecle, la Pru5se eut été catholique, et si les
papes avaient encore exercé sur la politique leur ancienne et




- 60:5 -


Lienfaisante aClion, il n'y aurait pas eu de parLage <le la Po--
logne ; leur proteclion eut élé pour la nationalilé polonaise
hien autrement efficace que celle des révolutionnaires et des
journaux: la papauté eut défendu l'Europe contre les mena-
ces du Nord, comme elle I'a défendue contre celles de I'Orient.
Avec cet arbitrage auguste du chef de l'Eglise, nous n'au-
rions pas vu lantde peuples partagés, vendus, traités comme
de vils troupeaux: mais aussi nous n'aurions pas vu non
plus tant de révolutions radicales et de trones renversés I •


Que les chefs des peuples et les penples eux allssi y réflé-
chissent : les ennemis du catholicisme el de la papaulé le sont
aussi de la monarchie, de la famille, de la propriété, de la
vraie liberté. Les monarchies, l' ordl'e social et le christia-
nisme, les papes, les rois el les sociétés, quelles quelles soient,
ont les memes amis, les memes ennemis, et courent en-
semble les memes el communs dangers. Que ni les par·licn ....
liers, ni les peuples, ni les souverains ne croient les révolu:-
tionnaires, ces ennernis des hommes et de Dieu, quj travail:-
lent a nQus abrutir pour nous miellx subjuguer, et avonent
hautement Ieur dessein de renverser les gouvel'nements et de
supprimer la famille, sans Iaquelle il ll'existe ni de peuple ni
de civilisation. Que ni les uns ni les autres lJ' esperent rien de la


i, Les Papes ont, pendant des siecles, sauvegnrdé les Rois et le:; peuples contre
4eurs ennemis, Qui est-ce qui sauvegarde aujourd'hui les Rois contre les révoltes
ct les attcntats des peuples? El qui est-ce qui protege les peup)es cODtre )a ty-


. moníe des J'ois? - La police et )a force arrnée? Les jouroaux, les chartes et les
représentations nationalcs? - Les armécs, les citadelles, les callaos el )a police
ont bien mal serví Charles 1 el Jacques 11 d'Angleterre, les Louis el les Charles
de France el plusieurs nutres princes, Et ni les journaux, ni les _charles, ni les
orateurs, ~'.nt encore rien su faire pour aSSllrer le bonheur el la liberlé des peu-
pIes! Les charles, on les fausse, 00 les viole, on les supprime; les journaux se cor-
rompent et se -vendent; et, pour les majorítés des assemblécs législalives, 011 sait
si jamais elles marchandent notre argent et notre sallg au pouvoir qui les lui de-
mande, et si jamais elles ont empeché ce pouvoir de faire fauss€ route et de se
perdre,


On ne voil, depuis trois siccles, de toules parts, que de fallsses garanties, de
fausscs libel'tés et de fausses sécurités. Partout des fictions an líeu de réalités !




.- 604 -


révolution, ni les premiers de l'appui qu'ils lui pretent, ni les
aulres des con~essions qu'ils lui font. Dans la religion seule
ils trouveront, ceux-la sécurité, justiee, protection et liberté,
ceux-ci légitimité, respect, soumission , force, aulorité. 11
n'y a que le vrai chr'ét.ien qui sache user de l'autorité, comme
il n'y a que lui qui sache se soumeltre et obéir aux lois. Le
christianisme, le catholicisme est seul vraiment capable d'a-
briter tous les droits et tous les intérets, de contenir l'impa-
tience des peuples, comme· de modérer les prétentions des
rois. Que l'orgueil du schisme et de l'hérésie so récon-
dlie· avec l'autorilé; el la religion, premier besoin des so-
ciétés et des individus ,redescendra dans les ames! Que la
foí rentre dans les creurs ; et l' orelre, tout aussitót, rentrera
dans les esprits, dans les senliments el dan s les fait8, et
l' obéissance, la subordination rentrera dans )a famille et
dans l'Etat! Faisons tOllS que ce qui est juste et bien devienne
OH redevienne fort, et ainsi nous obtiendrons tous que ce qui
est fort redevienne bon et j LIste.


Nous nOllS 1'eprésentons, nOU8 aussi qttelquefois, ce qu'il
ar1'iVe7'ait 1, si les institllteur~ el les chefs des peuples, écr'i-
\'ains, professeurs, savants, hommes d'Etal et gouvernanls,
éclail'és onfin par l'expérience, et aillsi redevenus prurlents,
sages el honneres, sppréciant les clIoses el leshornmes ce qu'ils
sont el ce qu'ils valenl en eux-memes et daos leurs cOllditions
d'existence individuelle e.t 80ciale, discernant le bien et le vrai,
le meilleur el le possible, el désirant le Lien, le voulant , com-
prenant que leur mission spéciale est de le proclamer, de le
glorifier, de le réaJiser aulant qu'il se peut, el consacrant
lous leurs talents, tout leur zele, tou~ leurs efforts, loute leur
exisf.ence a le procurer, a le réaliser en effet résolument,
sincerement; naus nous représentons ce qu'il arriverait, si,
f:lU líen de l'attaquer ouvertement' ou de le laisser attaquer et


1. Voyez: L'Eglise et la socUté chrélienne en 1861, par F. Guizot.




- 60~ -
de lui preter une protection éqllivoque el sOLirnoise, iLs ac-
ceptaient de nouveau pleinement, haulement Le príncipe de
l'autorité religieuse, non pas le pl>incipe de l'asservissement
du pouvoir temporel, ni l'oppressioll et l'abaissement des in-
tclligences, mais celui de l'insuffisance de la {orce matérielle
en matitwe de guuvernement, et de la raison individuelle en
maliere de croyances, de conduite et de morale. Ce principe
ne porte atteinte ti aucune des bases essentielles des gouver'-
nements et de la liber'té, ni a la force, ni 3 la s2curité, ni
a l'indépendance vraie, ni a la dignité. 11 consiste 3 recun-
naitI'e la haute importance, a tous les degr'és, des vér'ités et
de la vie I'eligieuses, el le droit des peuples et des individlls a
elre I'espectés, I a elre instrllits, a elre dirigés, ~ elre gouver-
nés, comme il convient a des hornmes, a des chr'étiens, a
de vrais enfanls de Dieu. Personne, ici non plus, ne saul'aÍl
mesurer d' avance l' erret que produirait, pOUl' le bonhellr et
la gloil'e de l'espece humaine, la rranche el {erme réintroduc-
tion de ce pr'Íncipe dan s l'EuJ'ope civilisée. Par sa {orte or-
ganisation, par l'éclat de son culte, par la beauté de son
dogme, par ses institulions et ses maximes, I'Eglise répond en
eiJet a tous les bésoins de la société, aussi bien qu'a tous les
ins,incts de la nalure humaine. Si elle reprenait dans le monde
et ladirection du monde le haut ascendant qui luí reviel11 a tant
de litres, elle donnerait aux gouvernements, aux peuples,
aux leUres; aux sciences, aux arts, a la civ¡lisation tout en-
tiere, une force, un éclat, une splendeur dont on n'a pas
d'idée: car sans cesser d' etre libres el forts, les gouvernants
et les peuples, les savants, les lettl'és, les artisles rentre-
raient en harmonie véritable avec la nature de l'homme, son
génie, sa condition présente, son avenir et les besoins de
l' ordre social a présent et dans lous les temps.


Quelle gloire enfin ne serait-ce pas, aujourd'hui et a lout
jamais, la gloire d'un prince éclairé, juste, honnete et fort, qui
se vouerait a rétablir, parles lois et l'exemple, la religion, les




- 606-


mreurs, la famille et l'Etat sur leurs bases ébranlées, el qui;
comme un autre saÍnt Louis, saurait etre a la fois chrétien
sincere eL roí prévoyant, sage, ferrne, vigilant et dévoué!


Mais qu'est-ce que je dÍs iei? .... Nous sommes désormais
lancés sur une ¡lente fatale ou rien ne saurait plus nous arreler.
Ceux que Jupiter veut perdre, observe un aneien, iI commence
par les f(·élpperd'aveuglement. QuosJupiter vult perdere prius
demelltat. Oublieux de la recommandation que leur adresse
le Tres-Haut : Robustus esto, noZi timel'e, quoniam tecum est
dominus tuus, 1 le pouvoir publie, lui-meme pris de vertige,
se laÍsse presque partout entrainer au courant révolution-
naire. A peine est-il un lieu au monde OU 1'0n ten te encore
quelqlles faibles efforts pour résister au torrente Désarmé,
tremblant, presqu'uniquement occllpé du soin de se meUre
en défense contre ses propres sujets, subordonnant tout le
reste a ce soin, et s'estinlant trop heureux si }'on veut bien
consentir a le laisser vivrc encore quelques Jours, bien loin
de luUer courageusement contre les forces pel'verses et des-
tructives, et de rien faire pour les cont.enir, le pouvoir pres-
que partout entre en compromis avec ces forces, et semble
moins occupé a les réprimer qu'a pactiser avec elles et a s'en
faire tolérer. Quos Deus vult perdere, prius dementat!


Encore une fois, ou allons-nous, que deviendrons-nous ?
Tont est problématique, tout est sombre, et dans le présent
et dan s l'avenir. Nous courons, au milieu des bas-fonds et
des rescifs, par un ciel d'un hout a I'autre ténébreux et si-
nistre. Qnel sera le port inconnu qui s'ouvrira devant nous;
ou sur quel écueil ira se briser enfin notre vaiRseau ébranlé;
déchiré, privé de sa boussole, de son gouvernail et de ses
agres?


L'inslruction populaire sans éducation et san s religion,
l' égalité, l' orgueil transcendant, les passions effrénées, la cu-


1. S<!~('z ferme et ne craigne7. point, car le Seigm":ur Dicu est avce vous!




-607 -


pidité, l'insubordination, la presse, l'esprit d'innov:ltion, la
démocratie partout dominante et envahissante : quelle digue
assez forte pourrait désor'mais arreter cet irrésistible déLorde-
ment de la nouvelle barbarie!


Faudra-t-il que le mal parcoure tous ses degrés, toules ses
phases, et produise tous ses effets? L'homme boira-t-il de
nouveau, et bien auh'ement qu'il n'a jamais faÍt, boÍra-t-il,
j lIsqu'a la derniere goulte, la lie de l'afll'eux bl'euvage que de
longue date il travaille a se préparer?


Le mal a son combIe et dans son plus extreme dévelop-
pement, l'exces du mal, cst·il encore espoir de salut ailleurs
que la?


Paris, mai 1865.


FIN.


.. ,




CHAPo I.


ClUP. JI.


..
• 4


..


T ABLE O,ES MATIERES.
Le chao!'! intellectuel el la ptesse. -- Des'


défauts de la presse et de ses résultats inévita-
bIes. - De la publicité. - Du progreso - De
l'instruc,tion populaire. . . . . . .


De l' Eglise, de son état avant le XVle sieclo
et depuis. - Du protestantisme, de son déve-
loppement el de son état actuel. - De la Révo-
lution et de ce qu'elle a fait pour le perfectionne-
ment des institutions publiques et de la liberté.


CHAPo ITI. 'fous les reproches adressés aux révolution-
naires s'app'iquent également aux réformateurs
du XVIe siecle. Les uns et les autres, ils se sont
signalés par le mensonge, la versatilité, la con 1ra-
diction, l' audace, l'hypocrisie, la spoliation, la
dAstruction, l'imprévoyance. .


CHAl'. IV. La róformation protestante a-t-elle ranimé la
foÍ religieuse? A-t-elle été un grand élan vers
la lib('rté de la pen sée? .


CHAPo V. Des vraies causes de la Réformation pro tes-
testan te. ..


CHAPo VI. La Réforme a-t-elle eu pour résultat d'impri-
mer une impulsion a l'activité humaine? Est-
ce a la Réforme que revient le mérite des pro-
gres réels 'qui se son t effectués depuis le X VIe
sieelc? . .


CHAPo VII. La Réforme a-t-elle imprimé une impulsion
a la liberté de penser·7 .


CHAPo VIII. La Réforme protestante a-t-elle imprimé une
impulsion décisi ve a la liberté politiqu8?


CHAPo IX. L'absence de la Réformation et de son influ-
ence a -t-elle élé pour I'Italie et I'Espagne une
cause d'inertie et de déchéance? .


CHAl'. X. La Réforme afondé l'ere révolutionnaÍre.
CHAPo Xl. DE L' AUTORITÉ. - De l'autorité en général.
CHAPo XII. SUITE DE L' AUTORITÉ. - De l'autorité reli-


Pagl!S


4·6.


93.


171.


210.


259.


3,16.


369 ..


398.
418.
448.


gieuse en matiere de doctrine, el du libre examen 508.
Crup. XIII. ,Du mal dont souffre notre époque, ~.¡ l. :~~.> .. ,. ';)


mede du mal. . . . • • .~¿;~;)"~ :ff~$. ( -".6,... ;f..., . ... '-"'"A •.. ·.,., .... ' ..•.• ,
If..~ ... ~~ ....... '~\\


1/ c..) ~ ~ :':~::..~t·. ,,' ,
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