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LA


RÉPUBLIQUE
AMÉRICAINE


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CEUVRES DE XA VIER EYMA


"es Peau,"" lVol .. es. - Scenes de la vie des Esclaves .
"es Peau,""Rouges.-Scenes etrnmurs de la vie des lndiens.
"es FeDUDes du lVouveau Honde • .


"e Rol des T .. oplques. - Fondation des colonies
.... T .. 6ne d' ...... gent. - Scenes de la vie américaine
.... venturle .. s et Co .. salres. - Scenes de l~ Histoü'e des colonies
.... s Deu,"" .... _é .. lques. - Mreurs et politique .
Meenes de Hoeu .. s et de 'V07ages a.x États-llnls
"a 'Vle dans le lVouveau Honde.


Excent .. lcltés amé .. lcalnes .


llae Id711e sanglante. - Naples en i798
_u. Topaze. . .
"e panle .. de _ .. roos


.... s T~ .. ols pe .. les. .


SOUS PRESSE •


.... '" t .. ente-quatre ÉtoU .. ", de 1'l1nloo amérlcaioe.
Faotbme", et Légendes du lVouveau-Monde.


Bruxelles. - Typ. de A. LACR'OIX, VAN MEENEN et el., rue de la Putterie, 33.


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REPIJBLIQIJE
AMÉRICAINE


SES INSTITUTIONS. - SES ROMIIES


XAVIER EYMA


TOME 1


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PARIS
IICKEL LÉVY FRERES, LIBUIRES-ÉDlTEURS


RUE VIVIENNE, 2 bis


BRUXELLES
.\ LlCROIl, VAN IEENEN Er Cie, ÉDITEURS


RUE DE LA PUTTERIE, 33


1861
Toui droits réservés. /~:q~~'7:-->"


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Bruxelles. - Typ. de A. I.ACI\OIX, VAN MUNEN et el., rue de la Putterie, 33




A MON PERE







INTRODUCTION.


1


11 n'est jamais inopportun .d'écrire sur les États-Unis
d'Amérique. Au doublepoint de vue de la théorie et de la
pratique, de féconds enseignements doivent toujours sortir,
d'une excursion dans la vie poÜtique de ce pays. Son histoire
qui date d'hier, est pleine de consolations et de piéges aussi;
elle est le livre des regrets pour les uns, des espérances pour
les autres, des conseils pour tous.


La France a eu le glorieux privilége, en un temps, de faire
une propagande d'idées victorieuses et de principes qui ont
refait l'esprit public en Europe; de meme les États-:Unis ont
été et restent un exemple et un spectacle pour le monde;
sp~~tacle toujours et encore instructif, exemple quelquefois
fatal a ceux qui 1'0nt voulu suivre au pied de la lettre et qui,
datant leurs expériences dubut ou sont arrivés les États-
Unis, n'ont tenu aucun compte du point de départ.


11 n'y a plus guere de théories a faire sur les institutions
politiques des États-Unis; elles ont été amplement com-


RiPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. l. t




6 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


mentées par les écrivains et par les peuples eux-memes.
Tant que ces institutions sont restées dans le domaine de la
spéculation intellectuelle, elles ont été l'objet d'une sympa-
thie générale; du jour qu'elles sont entrées dans le domaine
de l' expérimentation, elles ont paru un danger, et il s' est
rencontré autant de plumes qu'on en a voulu trouver, non
seulement pour combattre les principes que ces institutions
représentaient, mais pour calomnier le peuple qui les pra-
tique, sans lui laisser me me le droit de s'enorgueillir des
résultats acquis chez lui et sur son propre sol.


De si loin, sur la foi des on dit et de complaisantes inter-
prétations, l'ignorance s'est associée a la mauvaise foi et a
l'esprit de parti pour dénigrer systématiquement les institu-
tions démocratiques des Ét.ats-Unis et le peuple américain.
e'est moins ces institutions elles-memes que la forme sociale
.en laquelle elles se, résument, que les adversaires des États-
Unis onten vue deoombattte. Cette distinction 'u'échappe
pas a quiconque suit de pres lespolémiques que souleve
l'Amérique du Nord.


En concevant le présent livre, nous n'av(}ns ,pas eu la
prétention de révéler aucun trait nouveau qui ne soit connu
des hornmes d' étude; mais nous avons eu celle de fortifier
quelques convictions par le spectacle des faits, en núus
dégageant de l'influence des théories; de montrer ou l'imita-
tion servile peut eonduire les peuples et de résumer les
pbases diverses qu'a pareourues la république américaine.
Nous croyons done, qu'on nous pardollne cet aveu, avoir
écrit un livre de renseignements et d'enseignement. Cea
quoi nous avons taehésurtout, e'est de séparer la ·calomnie
de la juste critique.




INTRODUCTION. 7


Cet ouvrage n'est pas le premier que nous publions sur
les États-Unis d'Amérique. Nos précédents livres, sous les
formes diverses on ils ont affronté la publicité, étaient,
comme celuÍ-cÍ, le résultat de longues et consciencieuses
études sur ce pays.


Le lecteur voudra bien nous excuser peut-etre si nous
rappelons ici que nos travaux sur les États-Unis ont ren-
contré quelqu'approbation et quelque sympathie dans la
presse américaine et aupres du public duNouveau-Monde.
Aucun sentiment de vanité ne nou's pousse a consigner ici
ces éloges; nous ne prenons acte de ces encouragements
que comme un témoignage du droit que nous avons acquis
de parler librement des États-Unis. Si,' dans nos travaux
relatifs a ce pays, nousn'avions eu que des enthousiasmes
aveugles au bout de notre plume, cette flatteuse approbation
de la presse américaine nous eut paru tout· naturellement
suspecte. Il n'en est rien. 'Tout en vengeant les États-Unis
des attaques et des calomnies dictées par l'ignorance bien
plutót que par la mauvaise foi, nous voulons bien le croire,
nous ne leur avons pas ménagé les vérités en aucune cir-
constance; et cettefranchise, loio d'exciter du mécontente-
ment au dela de l'Atlantique, y a rencontré une· sympathie
qui nous honore et dont nous avons lieu d'etre fiero


En i'éfutant, dans cette introduction, bien des erreurs
auxquelles la presse francaise notamment est sujette a peu
pres toutes les fois qu'elle touche aux questions améri-
caines, nous trouvons l'occasion de mettre en évidence
quelques cótés saillants de la société et des institutions
des États-Unis, lesquels sont indispensables a connaitre
pour apprécier a leur point de vue exact plusieurs des




8 RÉPUBLIQUE AMERICAINE.


événements dont nous avons a présenter le tableau dans cet
ouvrage.


Cette introduction, d'ailleurs, quelque forme que nous lui
eussions donnée, n'a pas, dans notre pensé e , d'autre but
que d'exposer quelques-uns des traits de la société politique
américaine, ses faiblesses et ses grandeurs, sa force et sa
débilité; qualités et défauts également inhérents a la démo-
cratie et a la constitution de ce peuple, et qui sont la cIé
nécessaire a tous les jugements que ron porte sur les États-
Unis.


II


Dans un· article publié a París, en 1855, quelques années
apres un premier voyage aux États-Unis, a propos d'attaques
assez vives contre la liberté en Amérique, attaques inspirées
par une loi de tempérance que venait de ·voter la législature
de New-York, nous nous exprimions ainsi :


« 11 n'y a pas de pays dont on parle autant que de I'Amé-
rique du Nord; et nous devons ajouter : pas de pays sur le
compte duquel on commette plus d' erreurs et sur le compte
duquel on se fasse plus d'illusions.


« Nous reconnaissons bien que tout semble concourir a
favoriser ces erreurs et ces illusions, de loin et surtout au
point de vue ou le critique européen se place pour apprécier
un peuple et des institutions qu'il faut surprendre dans le
secret de leurs mreurs, de leurs résultats, de leur jeu, pour
s'en faire une idée exacte. Ainsi ron s'expose a voir la tyran-
nie, le despotisme, I'horrible meme, au lieu de cette liberté
et de cette grandeur dont les Américains du Nord sont si fiers.




INTRODUCTION. 9


« Un écrivain, devenu homme d'État et qui a étudié sur
place, pourrions-nous dire, les institutions politiques de
I'Union, M. 4e Tocqueville, dans un livre dont le succes fut
retehtissant, a tiré des conclusions, souvent tres fausses,
malgré l'exactitude rigoureuse de ses points de départ. La
cause des erreurs dont M. de Tocqueville s'est rendu res-
ponsable, vient d'une sorte de parti pris chez lui de comparer
les institutions américaines aux institutions constitution-
nelles qui florissaient en France a l'époque OU il publia son
livre.


ce Que si ron veut, en effet, transporter les idées euro-
péennes, les idées de notre vieille et admirable civilisation
dans ces pays et au milieu de ce peuple nouveaux, les points
de vue changent si complétement qu'il est difficile de ne pas
tomber en plein abime d'erreurs.


« Le défaut que nous reprochons a M. de Tocqueville est
devenu commun a presque tous les écrivains qui traitent les
questions américaines dans la presse francaise; et nous
avons occasion, aujourd'hui, de le signaler au sujet d'articles
publiés récemment dans un journal de Paris par deux écri-
vains de beaucoup de talent.


« Nos deux confreres se sont placés tout de suite et tout
d'une piece sur le haut de l'observatoire européen,. et de la
ils ont examiné l'horizon américain avec des yeux tout
éblouis de notre passé et de l'état présent de notre civilisa-
tion européenne ou plutót de notre civilisation francaise.


« Ainsi, a pro pos de la loi sur la tempérance, l'un de ces
deux écrivains a crié au despotisme, et a nié, avec des argu-
ments spécieux, l'existence de la liberté aux États-Unis,
de cette liberté tant aimée et tant vantée par lesYankees!




10 RÉPUBLIQUE ARRICAINE.


« Nous pouvons répondre hardiment que cette atteinte a
la liberté de l'ivresse est, au contraire, une consécration
des principes de l'extreme liberté, - de la lib~rté íllimitée
qui regne aux États-Unis. - Celte loi, en effet, qui na
trouve pas, le contraire eÍlt été un miracle en tous pays, des
adhésions et des sympathies universelles 1 n'est pas autre
chose que la conséquence du triomphe d'un partí qui a eu '
son tour ou son jour de victoire : le partí de la tempérance.


« Toute loí aux Étttts-Unis est votée par les législatures,
avec une liberté de discussion dont on ne saurait contester
l'étendue, et dont nous n'avons meme qu'une raible idée ici.
Or, leslégislatures sont élues par le suffrage universel,
devant lequel tOll8 les candidats font leur profession de foi
dans les réunions, aux carrefours, dans les bar-rooms (ou
cafés) les partisans de la tempérance aussi bien que les
:lUtres. lIs ne cachent pas'leurs opinions ni le but de leur
candidature, cal' n s'agít tóujours, a ces haures-lb, du
triomphe d'un parti. ,


« Un moment est venu du la secte des partisans de la
tempérancea eu la majorité; et elle en a profité pour faire
triompher ses principes.


« La loi de tempérance, si elle est absurde, nous ne cher-
chons pas a la discilter ni a la défendre, est le résultat d'un
vote libre, émanailt d'n·n· corps législatif élu par le suffrage
universel le plUs scandaleuSéñlent libre qu'il soit possible
d'imaginer. D'autre par!, l'influenee ~ la seete de tempé-
ranee est ancore due a la liberté illimitée de propagande et
de cliscussion qui existe sur le Sol américain. Cette influence
aMivhút aa ttiómphe final est done bien positivetnent la
~nsifltatiGn <le la liberté.




INTRODUCTION. ti


« On voit done qu'il faut bien, pour apprécier la véritable
portée des faits qui se passent en Amérique, se dégager de
l'atmosphere des idées européennes, et se transpor~er au
centre des mmurs américaines. Les mots et les définitions
changent alors, et ce que l'on était enclin légitimement a
appeler tyrannie devient, au cont.raire, la pre~ve de la
liberté.


(e Et c'est encore la liberté, ce droit qui r~ste au parti
vaincu et dont il sait user, sinan de protester contre la loi,
du molns de combattre l'influence du parti a qui on la doit,
et d'en préparer la défaite aux plU$ prochaines élections. On
sait que rien n'est roOillS éternel que les lois; encore moin~
cellesqui sont enfantées par des passions a l'ordre du jonr.


« Il ne faut donc pas prendre texte absolument des coleres
que souleve la loi sur la tempérance, dite loi du Maine, et que
l'État de New-York vient d'adopter (1), pour en conclure que
e'en est fait de la liberté aux États-Unis, et meme qu~ l;l
liberté yest un mensonge. D'autres États pourront l'adopter
également, au moment peut-etre OU l'État de New-York la
répud.iera, et réciproquement. Chaque État pour soL


« Le sort de la liberté, aux États-Unis, ne dépend done
pas.. de telle ou telle politique suivie par un État. Les États Jl8
sont pas solidaires; leur role est d' ouvrir ou de fe rme r , a la
volooté de chacun, les barrieres a certaines idées et de n'en
pas tenir compte au dela de l'ínfluence bonue OU lll.tl-uvaise
que ces idées peuvent exercer sur les .esprits.


« Ce que nous venons de dire pour la loi de tempérance,
qui a été une grosse affaIre, nous n'en disconvenons pas,


(t) Nous sornrnes en i855.




12 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


nous Je pouvons répéter a propos de la question de
l'esclavage, a propos du know-nothingisme, qui fait tant
de progres, en ce moment, au deja de l'Atlantique (1).


« On a répété a satiété que la question de l'esclavage
serait une cause de dissolution pour l'Union. Malgré les
violentes. tempetes que cette question a soulevées dans la
presse, au. Con gres, dans les meetings, dans les rues meme
(et jusque sur l'échafaud), nous n'hésitons pas a affirmer
qu' on . se trompe grandement en se figurant que le nceud de
l'Union se 4étachera devant le maintien ou l'abolition de
l'esclavage (2). Nous n'engageons pas nos préférences per-
sonnelles en disant : Non, l'esclavage maintenu dans le Sud
et dans l'Ouest n'amenera pas une rupture avec les États de
rEst et du Nord; paree que ce grand principe : « que chaque
État est maUre chez lui, » domine tout aux États-Unis. 'Ce
principe triomphera toujours, en tant que la Constitution de
1789, resté e immuable aumilieu de tant d'événements, ne
sera pas exposée.


«Quant au know.:.nothingisme, qu'est-ce, au bout du compte,
sinon un parti dont une propagande énergique a préparé, de
longue main. et· a travers bien des luttes, les succes et la
conquete de la poli tique américaine? Ce triomphe est-il
définitif? Nul ne saurait le dire. La défaite est plus pro-
chaine, peut-etre,qu'on nele croit; elle est dan s la liberté
qui a permis aux know-nothings de grandir, et qui fournira
également des armes a leurs adversaires (3).


« On peut done poser cet axióme, malgré son apparence


(1) Il en a trop rait depuis cettt' époque.
(2) Les faits le.s plus récents, qui ont 8uivi la tentative de Brown, en Virginie. no nous


. font point changer de conviction sur ce point.
(3) Les événements ont a peu prés justifié nos préTisions de i855.




INTRODUCTION. 13


paradoxale, que: aux États-Unis l'esclavage ét le despotisme
sont encore des fruits de la liberté.


« Nous le répétons, en terminant, cen'est pas en nous
placant au point de vue des idées européennes que nous
pouvons juger sciemment de tels faits, c' est en nous trans-
portant en pleines mffiurs des États-Unis. »


Un journaI . américain en reproduisant l'article que nous
venons de citer, y a ajouté avec des commentaires que nous
nous dispensons de répéter, des· réflexions qui, au point de
vue meme duo milieu ou elles se sont produit~s, méritent
d' etre rapportées :


« Les États-Unis, » disajt le journal en question, « ressem-
« bIent si peu aux vieux pays de I'Europe que pour les
« connaitre, il faut y venir et faire du peuple dans ses actes
« extérieurs, une étude spéciale. Plus d'un voyageur, pour
« n'avoir pu' se soustraire a l'influence des idées euro-
« péennes, n'a rien compris ~ la grande ffiuvre que nous
« accomplissons de ce coté de l'Océan. Ce que l'on entend
« par liberté dans rAncien Monde n'est pas notre liberté a
« nous : ce qui la-bas s'appellerait anarchie n'est ici que.
« l'exubérance du principe démocratique. Le désordre en
« effet n'est anarchie qu'autant qu'iI porte atteinte a la vraie
« liberté, a l'indépendance du citoyen, au . respect dont le
« gouvernement doit etre entouré; quand iI n'existe qu'a la
« surface et qu'il résuIte d' éphémeres agitations, qu'il ne
« met .en péril ni le droit commun, ni la fortune publique ou
( particuliere, ce n'est pas l'anarchie.


« Nous ne sommes pas assez aveugIes ni assez présomp-
« tueux pour prétendre que notre gouvernement est parfait,




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


(e mais nous maintenons que tous les ahus qui y ont été
« signalés sont le résultat de la liberté extraordinaire dont
« Jouit le peuple aux États-Unis. Nier la liberté américaine,
« comme s'avisent depuis quelque temps de le faire eer ...
« tains publicistes de l'Ancien Monde, c'est nier le soleB,
« c'est nier le mouvement, e'est nier l'histoire. Nous
« accusons moins cependant ]a sincérité que la perspicacité
« de nos juges. lis n.e voient que le fait nu et aride, et sur


. « ce fait, dont ils ignorent la cause et la portée, ils se
(e hátent d'établir une opinion et d'asseoir un. arret définitif.
ee Lisez en ce moment la plupart des journaux deParis :
« vous verrez, dans les articles qu'ils nQus consacrent,
{( beaucoup d'erreurs a cóté de quelques lueurs de vérité. lIs
« ne tiennent pas compte du milieu américain qui res-
« semble si peu au milieu européen. Entre l'état politique
« et civil de rAncien Monde et celui du Nouveau, il existe
« des différences essentielles qu!il ne faut point perdre
« de vue. Se placer au poi~t de vue européen poor juger
« l'Amérique et ses institutions, c'est s'exposer aux plus
« étranges bévues. »


III


En 1859 nous écrivions, aux États-Unis memes, les deux
articles suivants :


LES ÉTA.TS4UliIS CALOMBI!S.


{( e'est avec un étonnement melé de regret que nous
voyons cei'taines feuilles fran~aises, persister avec autant
d'acharnement que d~ignoranee des faits. dans des attaques
sy,stématiques contre les États-Unis.




INTRODUCTION.


« Cela nous étonne d'autant plus que l'article que nous
avons, aujourd'hui, sous les yeux, est attribué a un homma
haut placé dans l'opinion publique en France, occupant des
fonctions politiques de premier ordre. Le travail que nous
venons de lire est un tissu d'erreurs, de calomnies, de récri-
minations, d'accusations san s fondement. L'ígnorance seu le,
quand iI s'agit des affaires des États-Unis, a pu entrainer
l'écrivain dont nous parlons, dans la voie injuste, violente
et acerbe ou il a été poussé.


« Avant de résumer'les griefs accumulés days cette dia-
tribe, citons en le passage suivant qui donnera une idée de
la maniere dont les États-Unis sont jugés et appréciés en
France:


« On s'est hab~é en Europe, a beaucoup d'indulgence
« pour les États-Unis. Cette indulgence n'était que l'effet
« d'une illusion qui a longtemps trompé le jugement de
« l'opinion publique. On espérait beaucoup de ce peuple
« nouveau, né a la civilisatíon dans des conditions sociales
« et politiques qui s~mblaient l'élever tout a coup a des
« perfectionnements que nous n'avions pas atteints; on
« admirait de loín le développement de cette jeune répu-
« bUque, accomplissant ses destinées sous l'impulsion
« unique de la liberté individuelle. Il était de mode alors
« d'opposer sans cesse les États-Unis aux vieilles sociétés
« européennes, et d'exalter outre mesure cette liberté dont
«.personne n'aurait voulu pour son propre compte.


« Plus tard, quand cette illusion est tombée, les ménage-
« ments ont continué, un peu par amour du repos, un pell
« par curiosité, un peu enfin par babitude. Les États, méme




16 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


« les plus puissants, n'aiment pas a se commettre avec des
« démocraties turbulentes, tracassieres, portant le verbe
« haut, et sans égard meme pour les convenances. Et puis
« il est convenu, de ce coté de rOcéan, que ron assiste a
« une expérience poli tique et sociale du plus haut intérét,
« dont les mceurset les institutions des États-Unis sont le
« sujet, et pour ne les troubler en rien, on tolere des écarts
« et des fantaisies qu'on ne souffrirait pas de tout autre.


« Or, cette expérience pourrait bien etre aujourd'hui ..
« accomplie. L'Union américaine n'est plus pour personne
« la société modele, et l'Europe, a qui elle doit tout, com-
« mence a trouver que sa sollicitude presque paternelle
« méritait un peu plus d'égards, un peu- moins d'arrogance,
« en un mot, quelque chose de plus filial vis a vis d'une
« société qui est au moins son ainée dans la civilisation.


« Tous les rapports, en effet, de .la jeune république avec
« I'Europe, surtout depuis quelques années, ont révélé, de
« de la part des Américains, des tenda~s exclusives et
« surtout violentes, qu'il est impossible de tolérer plus
« loilgtemps; il Y a un droit public qui oblige les nations
« entre elles; il Y a des lois privées qui s'imposent aux
« hommes sans acception de nationalité; il Y a en un mot,
(e une juridiction qui ne s'arréte ni aux fr6ntieres, ni aux
« Océans, et qui est celle de la civilisation elle-meme, dans
« le monde entier. Les Américains en relevent ·comme les
~( Européens. lIs s'en affranchissent trop souvent. »


« Qu'on juge du reste par cet échantillon! Maintenant
voyons les griefs : la frégate des États-Unis Wabash de
44 canons est entrée dans le Bosphore et n'a pas voulu en




INTRODUCTION.


sortir, SOUS prétexte « que les États-Unis n'avaient pas signé
« les traités qui interdisent les Dardanelles aux navires de
« guerreo »


{( Cette république « inquiete et envahissante » a contre-
carré en Chine les démarches des.négociateurs ; en 1855 elle
a rait des vroux pour la Russie contre la France; elle inter-
vient « brutalement dans toutes nos affaires, (c'est toujours
le journal parisien qui parle) pour combattre les intérets de
la civilisation, » elle a formulé un principe nouveau, appelé
la doctrine de Monroe « pour interdire l'intervention de
toutes les puissances sur les cótes de rAmérique. C'est en
vertu de ce principe que « I'Espagne est menacée de perdre
Cuba, » que se font les entreprises des flibustiers, et que les
Antilles francais,se trouvent menacées d'une prochaine
conquete. .


« Apres l'énumération de ces griefs et de ces plaintes,
l'écrivain que nous citons s'exprime ainsi :


« Il Y a dans cette condtiite plus que de l'ingratitude, il y
« a une souveraine imprévoyance; comme aurait dit M. de
« Talleyrand, c'est plus qu'un tort, c'est une faute. La
« grande république américaine doit tout a l' Europe, sa
« population croissant e , ses capitaux,. ses progres méca-
{( niques, et jusqu' a son existence. Sans les 350,000 émigrants
« qui partentchaque année de nos ports et qui lui apportent
{( en moyenne 400 fr. thacun, sans compter léurs bras, son
« développement s'arreterait court. Sans les capitaux anglais
« qui commanditent la plup~rt de ses entreprises, elle
« n'aurait ni canaux, ni chemins de fer, ni industrie. Sans la
«contrefar;on qu'elle exerce impunément sur nos procédéset




18 RÉPUBLIQlTE AMÉRICAINE.


« nos inventions, elle ne serait ni une nation manufacturiere,
« ni peut .. etre une grande nation maritime. Et pour recom-
« pense de tant de services ren4us, elle ne craint pas
« cependant de sacrifier nos intérets les plus précieux a
« ses plus minces convenances, et elle a déja donné le
« triste spectacle d'une nation entiere reniant la foi des enga-
« gements privés, et couvrant ainsi l'Europe de ruine pour
« ]a satisfaction de quelques banquiers. »


« Vient a la :suite, et tout naturellement, une menace de
rEurope, parlant par la bouche de ce journal, contre les
États-Unis; nous rapportons seulement les derniers mots
dans lesquels sont formulées ces menaces :


« Nous n'entendons nullement les opprimer, (les États-
« Unis) mais iI faut bien qu'ils sachent que l'Europe ne se
« laissera ni exclure ni humilier. Il faut bien qu.'ils sachent
« que nous n'abandonnerons pas plus dan s l'Océan que
« dans la Méditerranée et la mer Noire, la caUSe du droit et
« üe la eivilisation. »


« Nous regrettons d'~voir a enregistrer ces attaques,
paree qu'il nous y faut répondre, et que nous ne pouvons
oublier ni a qui nous répondons, ni qui nous mettons en jeu
dans notre réplique.


« Libre, bien entendu, a un journal quel qu'il soit de ne
pas admettre de salut et de dignité pour un peuple, en
dehors du régime francais; libre a tousécrivains de condam-
ner la démocratie, de la trainer aux gémonies,' de se décla-
rer peu.édifiés par le spectacle de la société américaine, et
d'annoncer finalement que l'heure est venue de détourner
les yeux de cette société.




INTRODUCTION. 19


« A ceLte attitude nous n'avons rien a reprendre. ee n'est
pas, en eiret, aux États-Unis que l',on trouverait des ensei-
gnements pour le régimegouvernemental de la France.


« Mais ce qui n'est ni juste ni permis, et personne ne
l'admettra, c'est de calomnier cette société incomprise; e'est
d'invoquer, a l'appui d'un antagonisme, des faits erronés et
des arguments san s buse; c'est d'ignorer complétement, en
un mot, ce dont on se donne le droit de parlero


« En ce qui yóncerne l'interdicti~n, des Dardanelles aux
vaisseaux de guerre américains, les Etats-Unis, en principe,
sont parfaitement autorisés a déclarer qu'ils ne peuvent pas
accepter rigoureusement un acte diplomatique et politique
oh ils n'ont pas été appelés comme partie contractante. En
fait, le traité de Paris invoqué par notre contradicteur est
applicable, dans son esprit autant que dans sa Jettre, aux
puissances européennes ,intéressées entre elles a une sur-


• veillance réciproque. Dans l'espece, enfin, la frégate 'améri-
caine Wabash s'est conformée aux prescriptions du traité,
a moins que les rapports q ui nous sont parvenus ne soient
faux;elle a débarqué le nombre de ses canons, au del a de 21,
conformément aux reglements; et le Sultan, signataire du
traité de Paris comme la France elle-meme, a accueilli avec
honneur le pavillon américain et a visité la frégate.


« En Chine, M. Reed, le ministre américain, a suivi les
instructions du cabinet de Washington, lesquelles instruc-
tions ont été préalablement communiquées au gouvernement
anglais qui les a approuvées.


« Les États-Unis, pendant la guerre de Crimée, faisaient
«des vooux en faveur de la Russie contre la France! » Les
Etats-Unis seraient bien avancés, aujourd'hui que la France


a




RÉPUBLIQUE AMÉRI~INE.


est l'intime alliée de la Russie, de s'etre prononcés avec la
France contre la Russie! Nous n'oublions pas qui nous
sommes, quand nous écrivons ces Iignes; mais nous parlons
icj au point de vue de la seule logique, et nous laissons
dormir au fond de notre coour un sentiment qu'il n' est pas
opportun d' éveiller. »


IV


LES ÉTATS-UNIS EXPLIQUÉS.


« De quoi accuse-t-on les États-Unis!
« D'abord, de jouir « d'une liberté dont personne n'aurait


voulu pour son propre compte. » Ce sont les expressions de
notre contradicteur. Mais comment se fait-il, alors, que ~
dans le court espace de 70 ans, la France ait fait trois
grandes révolutions, san s compte~ les petites, pour cher-
cher une liberté analogue qu'elle n'a, malheureusement, ni
pu ni su conserver; pendant que I'Amérique conservait, au
contraire, la sienne? Cette liberté n'était done pas si fort a '
dédaigner! Et « ce peuple dont on espérait tant, » sur le
compte de qui, d~es-vous « l'illusion est tombée » n'a point,
pendant ce meIÍle espace de temps ou la France a été
j~tée a la dérive tant de fois, si mal conduit sa barque,
avouez-le!


« Avec un peu d'intelligence, de pratique et de savoir en
politique, n'est-il pas facile de reconnaitre que le but de la
France, dan s les trois révolutions que n01ls venons de rap-
peler, et dans les constants efforts qui se découvrent et se
suivent dans l'histoire erttiere de cette grande nation, a été
'de ~onquérir et de s'assurer tantot la liberté seule, tantot la




INTRODUCTION.


liberté escortée de la démocratie; en un mot' de réaliser le
probleme social résolu par l'Amérique du Nord.


« Notre contradicteur accuse les États-Unis d'etre inter-
venus (e violemment » dans les affaires de l'Europe, et tou-
jours (e contre la civilisation. »


Que ron cite un fait a l'appui de cette assertion; nous y
mettons au défL Les États-Unis sont conséq~nts avec cette
doctrine de Monroe qu'on leur reproche sans la connaitre.
Par cela meme qu'ils ne veulent pas souffrir l'intervel1tion
de l'Europe ~en Amérique, ils n'ont aucun souci de se meler
des affaires de l'Europe. .


Le journal auquel nous répondons reproche aux États-
Unis les émigrants qu'elIe recoi~ d'Europe, et les taxe
"« d'ingratitude. »


Certes, sans le secours de l'émigration développée dans
les proportions qu'elIe a prises, la population de l'Amérique
du Nord ne se serait pas élevée, en si peu d'années, de
quatre millions d'itmes a trente millions environ qu'elle
compte aujourd'hui; et, a coup sur, ni son agriculture, ni
son commerce, ni son industrie, n'auraient pris les dévelop-
&pements merveilleux qu'ils ont atteints. C'est la, en effet,
une chose que les États-Unis ne doivent pas oublier; mais
~e que l'Europe ne doit pas oublier, elle non plus, e'est que
si ces émigrants n'avaient pas trouvé en Amérique de bonnes
terres a cultiver, des rrtoyens plus ou moins faeiles de faire
fortune, une liberts poli tique ,. civile, industrieIle et com-
merciale qu'ils ne rencontrent nuBe part en Europe, ils ne
fu~sent pas venus en Amérique. L'Europe, a son tour, doit
done se montrer reconnaissante a l'Amérique d'avoir ouvert
de si :vastes solitudes et d'avoir otrert de si considérables


RÉPUBLIQUB AlIIÉRlCAINB, T. J.




22 REPUBLIQUE Al\IERICAINE.


avantages a des populations inquietes, ardentes, intelli-
gentes, a qui l'Europe ne suffisait plus.


Si le sentiment de la gratitude doit etre invoqué, que l'on
nous permette de le di re : cette gratitude est réciproque.


On accuse les États-Unis « d'avoir tout emprunté a
l'Europe jusqu'a son industrie, jusqu'h ses capitaux sans
lesquels le~ États-Unis n'auraient ni chemins de fer, ni navi-
gation a vapeur, etc. » Nous répondrons par des questions
bien simples :


Quel est le premier pays ou Fulton ait trouvé asile, ou sa
puissante invention ait été appliquée? Est-ce en France,ou
en Amérique?


Combien la France compte-t-elle de lignes de batiments a
vapeur sur les divers points du globe, et combien les États-
Unis en comptent-Bs ?


Oh l'Europe qui prétend a régenter l'Amérique, s'appro-
visionne-t-elle de matieres premieres? et qui consomme les
prüduits manufacturés de l'Eurúpe? En quoi, par consé-
quent, l'Amérique serait-elle plus tenue que l'Europe, a faire
acte de gratitude?


Ce . sont les « capitaux anglais» dit notre contradicteur
« qui ont fécondé !'industrie aux États-Unis. » Ce reproche,
a supposer ,qu'il fUt fondé, nous paraitrait avoir une toute
nutre portée que celIe qu'on voudrait lui donner. Il est pro-
bable, en eifet, que si les capitaux anglais sont venus
apporter leur concours aux entreprises américaines, c'est
qu'ils avaient co,fiance dans ces entreprises, autant qu'ils
ont eu confiall((e, d'ailleurs, dans le génie industriel de la
Fránce; car nous demanderons qu'on veuille bien se sou-
venir par qui ont été construits les premiers chemins de




INTRODUCTION.


fer francais 1 ~non par les capitalistes anglais? C'est l'histoire
de la paille et de la poutre.


On ajoute que les États-Unis copient et « volent » les
modeles de toutes les inventions européennes! On oublie
donc qu'aux deux expositions universelles de Londres et de
Paris, les États-Unis ont tenu une place importante ou ils
ont prouvé ce qu'ils savaient faire et inventer~


A qui, de l'Europe ou de I'Amérique, appartient le systeme
télégraphique de' Morse, et celui de Hughes? 11 Y a deux
ans a peine que la riche Europe ,se cotisait pour o ffri r,
a Morse une misérable indemnité en échange de l' emprunt
manifeste qu'elle a commis au préjudice du savant profes-
seur en lui prenant ses procédés, et de l'usage qu'eJIe en fait
depuis que le télégraphe électrique existe en Europe? Com-'
ment notre contradicteur a-t-il pu oublier cela, lui qui a
poussé, généreusement, a la réalisation de ce projet d'in-
demnité; lui qui s'est glorifié, et avec raison, que la France
ent donné la plus grosse part dans cette quete en faveur du
dépouillé?


Veut-on connaitre, enfin, jusqu'ou s'éleve cette force-
productrice qu'on dénie a l'Amérique du Nord? II suffit de
lire le livre de M. Michel Chevalier. Il faut chercher encore
l'Amérique du Nord dans le livre de M. de Tocqueville, dans'
celui de M. Ampere, et ne plus puiser .les renseignements
dans les bouquins de barbouilleurs et de' barbouilleuses de
papier, dans les récits intéressés, sinon intéressants. de
certains visiteurs de l'Amérique, qui feraient bien, avant de
condamner les États-Unis, de raconter leurs propres décon-
fitures dans ce pays, les déceptions de leurs projets, l'avor-
tement de leurs reyeS, les causes de leur expulsion du sein




24 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


d'une société qui se respecte encore assez, quoi qu'on veuille
dire, pour ne point faire lon~ue fete a des aventuriers de
bas étage et a des femmes suspectes.


Quant a cette fameuse doctrine de Monroe dont on parle
tant sans la connaitre, et qu'un autre journal aussi mal ren-
seigné, sur ce point, définissait « la prétention des Améri-
« cains du Nord a la domination sur l'Amérique entiere » -
nous allons en donner un aperCu.On yerra combien il faut
raisonner faussement pour faire de cette doctrine une arme
ge guerre contre les États-Unis.


Cette doctrine eut sa manifestation sous la présidence
de Monroe, au moment du soulevement de I'Amérique espa-
gnole. Henry Clay, alors speaker de la Chambre des Repré-
sentants, avait proposé une motion ayant pour objet de
féliciter les colonies espagnoles de leurs efforts a s'affran-
Ghir. Monroe, dan s son adresse au Congres, parla d'une
neutralité complete. Voici ses propres paroles :


« Quant aux colonies existantes ou aux dépendances des
« puissances europé~nnes, nous ne sommes pas intervenus
« et nous n'interviendrons pas dans leul's affaires. »


Dans son message, que ,M. de Pradt, l'éveque de
Malines, appela « un événement » - Monroe s'exprimait
ainsi :


,


« Nous devons a notre bonne foi et aux relations amicales
« qui existent entre les puissances alliées et les États-Unis,
« 4e déclarer que nous considérerons toute tentative de
« leur part d'étendre leur systeme a quelque partie de cet
« hémisphere, comme dangereuse pour notre tranquillité et
« notre sureté. »


Cette d()ctrine, enfin, est plus nettement exposée




\


INTRODUCTION.


encore dans la lettre suivante de Jefferson a Monroe
(24,octobre 1823) :


« Notre maxime fondamentale doit etre de ne jamais nous
« laisser entrainer dans les querelJes qui troublent I'Europe; .
« la seconde de ne pas souffrir que l'Europe se méle des
« affaires de ce cóté-ci de I'Atlantique. L'Amérique, au Nord
« comme au Sud, a des intérets tout a fait distincts de ceux
« de l'Eurove, et qui lui appartiennent en propre. Il faut
« donc qu'elle ait un systeme a elle, séparé de eelui de
« l'ancien continent ... Je pourrais done souserire en toute
« sincérité a la déc]aration que nous n'aspirons a l'aequisi-
« tion d'aucune des colonies espagnoles; que nous ne sus- ,
« citerons aucun obstacle a tout arrang.ement pacifique
« entre elles et la mere patrie; mais que,nous nous oppose-
« rons de tous nos moyens a l'intervention armée de toute
« autre puissanoe agissant comme auxiliaire, stipendiée ou
« sous tout autre prétexte ou sous tout autre forme, et que
« nous nOUH opposerons de meme aux entreprises d'une
« puissance que]conque qui tenterait de s'en emparer a titre
«( de cession, de conquete ou d'aequisition, de quelque
« genre que ce soit. »


Ce systeme se trouve encore résumé et sanctionné dans
ce passage d'une autre lettre de Jefferson, adressée a William.
Short:


« Le jour n'est pas éloigné ou nous pourrons exiger qu'un
« méridien conventionnel partage l'Océan qui sépare les
« deux hémispheres, de facon qu'aucun canon européen ne
« se fasse entendre en deca, ni aucun canon américain au
« dela de cette ligue. »


V óiHl un apereu, a l'usage des journaux francais, de




!6 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


cette doctrine qui n'implique nullement, comme on voit,
l'ambition d'une domination exclusive, qui n'est nullem~nt
une menace ni contre les possessions francaises, ni contre
les possessions anglaises, ni contre les possessions espa-
gnoles; mais qui définit une politique, laquelle est contraire
a toute conquete nouvelle, sous quelque forme que ce soit,
paree qu'elle peut eompromettre, en effet, « la tranquillité et
la sureté de l'Union.


Que I'honorable écrivain, a qui nous répondons, dégage
son esprit des nuages que de faux renseignements sur les
États- Unis' y ont amoncelés, et il reconnaitra avec nous
que l~on peut avoir le Cffiur et l'ame tout francais, comme lui
et comme moi, et rester cependant juste envers les autres
peuples.


Voici un fait tout pratique qui peut mettre tous les
journaux de Paris a meme de s'éclairer Sllr la doctrine de
MOlll'oe; e'est la lettre ci-jointe du général Cass, secrétaire
d·État.


Il s'agit de l'affaire du jeune Mortara. Plusieurs synodes
aux États-Unis avaient sollicité du pouvoir fédéral son inter ..


I


vention aupres du Saint-Siége. M. Cass a répondu par une
fin de non-recevoir et dans les termes suivants, qu'il sera
bon de ne pas oublier :


Département d'État, Washington, ~U novembre t858.


« MO~SIEUR,


« J'ai recu et soumis au Président votre lettre du 15
de ce mois, relativement a l'enlevement forcé d'un enfant
luif a ses parents - par les autorités publiques de Bo-




INTRODUt.:TION. 21


togne, ville soumise a la domination papale, - et
demandant l'expression d'un blame de la part de ce gou-
vernement.


« Ce fait a eu lieu sur le territoire d'une puissance indé-
pendante, sans affecter les droits d'aucun citoyen américain.
Il est dans la politique établie des États-Unis de s'abstenir
d'intervention dans les affaires intérieures des autres pays.


« Certainement, il n'y a, dans les circonstances de ce fait,
telles qu'elles sont rapportées, rien qui impose spécialement
cette réserve au gouvernement. Mais il lui parait conve-
nable de suivre les principes établis qui ont, jusqu'ici,
réglé sa conduite dan s ses relations avec d'autres nations.


« Je suis, etc.,
« Signé : LEWIS CASS. »


v


Est-ce a dire qu'au moment OU nous répondions a des
attaques si violentes et si injustes contre les États-Unis,
nous ayons voulu entendre que ce pays fut complétement a
l'abri de toutes critiques? Non certes; pas plus que DOUS
ne le croyons aujourd'hui, et pour preuve, c'est que, a
peine apres avoir payé a I'Amérique du Nord ce tribut
d'hommages, nous avons publié le travail suivant qui a été
reproduit avec éloges par plusieurs journaux des États-Unis,
comme un témoignage d'impartialité de notre part. Nous
nous exprimions ainsi :


« Nous aimond a penser que les vérités qu'il nous arrive
quelquefois de dire au peuple américain, sont prises comme
une preuve nouvelle de l'attachement que nous professons,




28 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


politiquement parlant, pour les institutions de ce pays, et
'nullement . comme un parti pris de critique. Nous n'en
sommes pas a avoir besoin de protester de cet attachement.


« Il arrive a ce peuple ce qui est arrivé a tous les peuples
da monde, a savoir que tout un cóté de ses destinées et de
sa mission sociale lui éehappe, tant iI est absorbé dans la
pensée du développement maté riel immense qui semble le
préoccuper exclusivement·; et e'est faire acte de dévouement
que de I'avertir. On est autorisé a dire, en ce moment, des
États-Unis, qu'ils s'agrandissent en surface san s se creu-
ser un lit; comme certaines eaux recouvrent la terre et
trompent I'mil par Ieur étendue en laissant croire a une
profondeur qui n'existe paso


« Est-il raisonnable de demander qu'un peuple accom-
plisse, en quelques années, ce que d'autres peuples ont mis
des sH~cles a conquérir?


« C'est un argument spécieux que nous avons souvent
entendu ~nvoquer a pro pos des États-Unis, pour les justifier
d'etre en retard, sur beaucoup de points, ayec d'autres
nations que ron se plait volontiers a appeler en témoignage.
Nous disons que c'est la un argument spécieux, et nous ne
l'admettons qu'avec une extreme réserve, tout en faisant
tres large la part des obstacles que I'Amérique du Nord a eu
a vaincre pour arriver au point ou elle est déja parvenue, et
qu'elle aura encore a vaincre poul' atteindre aux supremes
limites du parfait, autant qu'il est permis a l'imperfection
humaine d'y prétendre.


« Non, la lenteur des peuples ainés a conquérir le progres
n'est pas une excuse aujourd'hui pour les peuples plus
jeunes qui restent en arriere dans une voie o~ ils se laissent


,




INTRODUCTION. 29


devancer! Aucune des sociétés dont on invoque en témoi-
gnage le passé n'a eu a sa disposition Jes éléments et les
moyens d'action, ni dans l'ordre moral, ni dAns l'ordre
matériel, pour gagner ces batailles immenses qui assurent
les ti tres ou les droits et, donnent satisfaction au~ aspira-
tions de l'humanité.


( Le progres, dans la plus large acception du mot, n'a
marché a pas de géant dan s le vieux monde, que du jour ou
la liberté et la démocratie lui eurent donné la force et la
puissance nécessaires pour abattre les préjugés et les
erreurs séculaires qui obstruaient le chemin. C' est de ce
moment-Ia seulement, sans nier les efforts qui ont été tentés
en ce sens, dans l'intervalle, par de grands esprits morts a
la peine, que date l'élan vigoureux qui a porté soudainement
les peuples au sommet de la montagne inaccessible, et qui
a grandi les nations en leur ouvrant le creur et l'intelligence
a la découverte des sources ou se puisent les idées fécondes
et le sentiment du progres en toutes choses.


« Or, l'Amérique a débuté dans la voie politique, dégagée
des lisieres de l'enfance; elle est entrée dans l'armée des
nations, dotée de la Liberté et de la Démocratie, ces deux
puissants agents du progreso En aucun cas on ne pourrait
invoqner avec plus de justesse le mythe de Minerve armée
sortant du Cal'veau de Jupiter, femme et guerriere déja a la
minute de sa naissance. Les États-Unis ont donc eu entre les
mains, des le premier jour, les leviers que d'autres peuples
n'ont trouvés qu'eu entassant générations sur générations,
travail sur travail, recherches ·sur recherches! Les États-Unís
sont donc coupables de n'avoir pas marché, dans une cer-
taine voie, du meme pas accéléré que beaucoup de peuples




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


rachitiques, essoufllés, tourmentés par les révolutions, arre-
tés dans leur essor glorieux par des temps d'arret que le
despotisme d'en haut ou celui d'en bas leur jetait dansles
jambes, comme on jette des batons dans les roues.


« Le ~oint de départ du peuple américaiu a répondu a ces
exigences auxquelles sa condition social e et politique lui


.


co.mmandait de faire droit. Que si l'on reporte les yeux en
arriere pour les fixer sur la grande épopée de l'indépendance;
que si ron médite les actes et le caractere des hommes rares
qui ont accompli glorieusement leur tache révolutionnaire
en cette époque mémorable pour l'humanité; que s~ ron
étudie dans son esprit, bien plus encore que dans sa lettre,
le pacte social qu'ils out planté comme un labarum immortel
au frontispice de l'édifice qu'ils venaient d'élever; que si,
enfin, l'on veut se donner ce spectaele éblouissant, on trouve
dans l'ensemble de ces aetes, de ces caracteres, de ces lois,
de cette probité héroique, dans tout ce passé oublié une
vigoureuse organisation a laquelle l'avenir qu'elle marquait
n'a pas réporidu.


« Nous sommes juste dans nos regrets et dans nos criti-
-ques, et nous convenons qu'i1 fallt faire la part aux événe-
ments et aux c.onditions sous l'empire desquelles s'est déve-
loppée en nombre la société amérieaine, avec cette rapidité
merveilleuse qu'ont favorisées, e'est la un caractere es sen-
tiel a noter, la constitution politique du pays, les garanties
de dignité que cette constitution donnait a ceux qui s'abri-
taient sous elle, et les avantages de fortune ou de bien-etre
que ceux-ci y trouvaient.


« I.,'Arriérique ayant reneontré un róle nouveau a jouer
dans le monde, s'est laissée tenter par ce róle. Pendant que




INTRODUCTION. :u


partout, dans les vieilles sociétés, les luttes se renouvelaient
ou persistaient entre l'esprit révolutionnaire vainqueur et
l'esprit de réaction toujours insolent, meme dans la défaite,
l'Amérique a ouvert un vaste champ au développement des
idées matérielles; elle s'est prise d'enthousiasme a vouloir
étonner le monde, en lui prouvant ce que pouvait dan s la
voie des intérets éeonomiques, industriels, eommereiaux,
une nation libre et indépendante.


Plus son succes dans eette voie a été considérable, impo-
sant, plus elle y est entrée tete basse, sans frein et sans
souci des eonséquences funestes qui en pouvaient résulter,
puisque toutes choses, meme les meilleures, ont en ce monde
un revers inévitable. La société américaine toute vouée aux
intérets matériels, triomphante de son succes qui a, en effet,
étonné le monde, n'a laissé aucune place aux intérets
moraux. Tout culte autre que celui de l'argent, but final de
tous les efforts, n'a été admis a prendre un haut rang dans
l'esprit général du peuple. Comme compensation, et e'en est
une bien eertainement, cet amour de l'argent n'avait pas et
n'a pas le reflet odieux de l'avarice et de l'apreté exigue, il a
pris et a conservé le caractere d'un moyell puissant d'action;
c'est un levier entre les mains de ceux qui poursuivent
un but.


« Mais il n'en est pas moins vrai qu'a la sulte de ce culte
du veau d'or sont entrés tous les instincts mauvais qu'il
engendre, et dont n~us ont donné de si déplorables preuves
des faits toutrécents qu'il est inutile de rappeler.


« e'est de la que date cette faiblesse administrative que
DOUS avons signalée a plusieurs reprises.


« Or il est temps, croyons-nous, qu'un aussi grand peuple




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


que le peuple américain, qui a donné tant de preuves de son
intelligooce, de sa puissance, de son patriotisme, fasse un
retour sur lui-meme, et considere que le moment est ven u
d'arreter le débordement des mauvaises passions qui en gen".
drent tant de fléaux dans son sein. II y parviendra en ouvrant
la porte aux sentiments moraux, en dressant un autel au
culte des eh oses chevaleresques, en permettant aux hommes
de coour, d'esprit, d'intelligence, de s'égaler aux hommes de
richesse, et en mesurant la considération moins au chiffre
de la fortune qu'a la somme des talents et des actions hono-
rables. De cette maniere, les hommes déja riches s'occupe-
ront moins d'acquérir encore, et se dévoueront plus facile'-
ment au service de leur pays, ce qui est une fortune d'un
nouveau genre, et ils l'ambitionneront qu'on le croie
bien!


« Au temps de la lutte pour I'indépendance, on ne ren-
contrait que des hommes qu~ se ruinaient pour la grande
cause qu'ils avaient embrassée; aujourd'hui on cite beaucoup
d'hommes qui ne visent qu'a s'enrichir au détriment de leur
pays. Voila la différence entre le point de départ et le point
ou ron est arrivé. »


VI


Mais comme si ce n'était pas assez pour la presse fran-
caise et pour les écrivai,ns francais de décrier les États-Unis,
systématiquement, ils poussent leur haine de ce pays jus-
qu'a avilir de parti pris, les Francais qui vont demander au
sol fécond et au travail' hospitalier de l'Amérique ce que
l'espace trop plein de la France leur refu.se.




INTRODUCTION. 33


Voici ce que nous avons lu dans un journal de Paris, apres
que la nouvelle fut connue en France de la ridicule mani-
festation des Orsiniens a New-York. Je cite d'abord l'article
du journal parisien :


« La principale partie de la procession, était composée
« d'Allemands. Aux États-Unis, les Allemands sont en
« général des matérialistes pratiques, qui ne croient qu'au
« monde présent et cherchent par tous les moyens a se pro-
« curer une ~xistence épicurienne. S'ils n'y peuvent réussir,
« ils ont recours au suicide qui n'est guere de mode en
« Amérique que parmi la population aUemande.


« Une autre partie de la procession était formée d'Italiens.
« A New-York, quand un Italien est capable de gagner quel-
« que argent, il devient un dandy, et fait consister son bon-
« heur a se vetir a la derniere mode et a affecter des manie-
« res élégantes. Il se livre indifféremment a n'importe quelle
« occupation, se· querelle avec les entrepreneurs d'opéra,
« entreprend de parler anglais avec le public auquel· il cite
« ses exploits hérolques sur les champs de bataille de Rome
« et de la Lombardie, et flnit par se faire chasser de toute
« maison respectable parce qu'il offense les dames. Quand
« les Italiens se trouvent sans autres ressources, ils se fon!
« joueurs de vielle.


« Viennent ensuite les Francais. A New-York, le Francais
« qui ne se voue pas au commerce entreprend généralement
« de donner des lecons de francais sans beaucoup de proflt.
«. Quand il n'est pas électeur il est volontiers républicaín
« rouge, reve des commotions socia listes qui luí donne-
« raient l'occasion de montrer sa capacité; ou bien, iI est
« flaneu'r, vit aux dépens du public, sous prétexte d'une




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« san té ruinée ou en se donnant comme une victime de la
« tyrannie. Hors de son pays, le Francais est un ane baté
« qui décrie ses compatriotes et, circonscrit dan s un cercle
« d'idées tres étroit, s'oppose a tout progres social Ou litté-
«( raire.»


Nous n'avons pas besoin de rappeler l'indignation qu'a
soulevée dans toute la presse américaine et dans toutes les
consciences honnetes, cette manifestation avortée, d'ailleurs,
et qui était la glorification de l'assassinat. Nous étions a
New-York a ce moment Ui, et nous en pouvons parler en
connaissance de cause. On a fait en France beaucoup plus
de bruit que la chose n'en valait la peine, a coup sur, de
cette scene scandaleuse ou l'on comptait plus de specta-
teurs curieux et indignés, que d'acteurs. 11 parait que les cor-
respondants de certains journaux francais a New-York, ont
vu les faits avec une lorgnette magique, aux verres grossis-
sants et qu'il ont échauffé l'indignation des feuilles pari-
siennes, en trainant au pilori du scandale les Francais rési-
dants en Amérique.


Si, comme nous le disíons, il existait moins d'ignorance en
France, parini les journalistes et parmi la grande généralité
des publicistes, sur les choses et les mreurs de ce pays,
ils· accueilleraient d'abord avec moins de confiance les
calomnies que leur expédient certains correspondants, et
ensuite ils sauraient qu'il n'y a pas grand'place dan s le
train de la víe et des affaires en Amérique, pour ces
conspirations a ciel ouvert dont les journaux en question
font un si terrible fracaso .


lIs sauraient encore qu'en ~mérique, il n'y a pas plus de
place pour la fainéantise que pour les complots, et q'ue les




INTRODUCTION. 35


Francais, résidants ou réfugiés aux États-Unis, ont plus a
gagner en occupant leurs bras et leur intelligence qu'en ten-
dant la main pour mendier.


lIs sauraient encore que cette population francaise si
décriée, ces dnes bdtés cornme il est dit en un langage aussi
gracieux que poli, occupe, dans toutes les villes de l'Union
ou elle a acces par son langage, par la conforrnité de mreurs
et de religion, un rang considérable dans le commerce, dans
l'industrie, dans le barreau, dans l'enseignement, dans les
emplo~s publics, dans l'agriculture, da!ls la médecine, dan s
la presse, dans toutes les professions libérales comrne dans
tous les métiers ;-que cette population, enfin, a porté aussi
haut que possible, sur]e sol de l'Union, l'honneur du nom
francais.


Dire le contraire, c'est calomnier; c'est in'sulter trois cent
mille francais, pour quelques vagabonds et quelques misé~
rabIes qui ont pu continuer a déshonorer en Amérique une
vie qu'ils avaient commencé de souiller, déja, en France.


Les Francais eux-memes font justice, la bas, de ces dégra-
dés, et la population franco-américaine les repousse de son
sein, quand ils sont incorrigibles, ou s' efforce d~ les 'sauver,
quand il y a chance pour leur salut.


Les injures des journaux parisiens que nous avons a regret
été obIigé de citer, s'adressent a deux autres nations qu'ils ont
accolées a la nation francaise dans leurs boutades si pleines
d'aménité; mais nous avons relevé particulierement ce qui
était a l'adresse des Francais, paree que nous ne croyons pas
que ron trouve ni journaux anglais, ni journaux allemands,
nijournaux italiens qui insultent a ce point leurs compa-
triotes, et qui leur fassent un déshonneur de partir pauvres




36 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


de .leur patrie, et de chercher a gagner leur vie, meme en
donnant des lecons de langue, dans le pays hospitalier ou
ils arrivent !


Les journaux américains se sont-ils jamais avisés d'inju-
rier les citoyens de I'Union qui résident ou qui voyagent en
France?


VII


Ce que je viensde dire dans cette introduction, et ce qu'il
me reste a montrer dans le cours de cet ouvrage prouve
qu'il y a diverses facons d'envisager les États-Unis et de
comprendre les produits de leurs institutions. On s'en peut
convaincre par les polémiques qu'ils excitent, et par les
nombreux ouvrages sérieux ou légers qui ont été publiés
sur ces pays.


Ce n'est pas toujours, comme on le pourrait penser, une
question d'optique sur une société peu connue, mal jugée
ellcore, malgré l'abondance des écrits, malgré l'abondance
des voyageurs qui en reviennent. J'ajoute que beaucoup
d'erreurs, de critiques et d'admirations auxquelles les
États-Unis ont donné lieu sont excusables dan s une certaine
mesure.


La société américaine est uniforme, en apparence; on
est, pour ainsi dire autorisé a s'y laisser prendre. C'est, au
contraire, la société la plus extraordinairement variabl~ qui
soii au monde. Son centre n'est nulle part; elle a des milliers
de faces et de facettes meme; elle n'évolutionne pas a la
maniere des phares tantót présentant aux regards des feux
eertains, tantót des ténebre:; inquiétantes; elle tourbillonne




INTRODUCTION. 37


dans son immense orbite sans cesse grandissant, ·mettant
toujours tout en lumiere, ses vices profonds et ses qualités
tres grandes, sa gangrene et sa santé. Ce que chacun, alors,
voit et saisit, selon la pente et les dispositions de son esprit,
semble. suffire a absorber sa pensée et a laisser croire qu'il
a tout vu et tout épuisé. Ainsi s'expliquent les divers s~ntí­
ments que ce pays et cette société ont inspirés a ceux qui
sont revenus de l'Amérique du Nord, apres un plus ou moins
court voyage : depuis l'enthousiasme et l'admiration jusqu'au
dénigrement et au mép'fis; depuis le persitlage jusqu'a la
flatterie.


Les esprits superficiels qui se contentent d'eftleurer les
faits sans les approfondir, y trouvent pature a leurverve et a
leurs sarcasmes'; car le champ est fécond : le ridicule, le
grotesque, l'odieux, l'injuste abondent dans la société amé-
ricaine. Il y en a pour tous les gouts; tout semble contra-
diction.


Le domaine de la politique, la vie publique et la vie
privée, le désordre dans les rBligions, l'insuffisance de liens
sociaux et la faiblesse des liens de famille, l'exces de liberté
et le despQtisme (un despotisme réel dans cet exces meme
de la liberté), sont autant de sujets d'inquiétude et d'éton-
nement.


Il faut done plus de calme et de lenteur que n'en appor-
tent, généralement, dans l'étude de ce pays, la plu'part des
voyageurs, pour ne pas cornmettre d'étranges confusions.


En compulsant tous les ouvrages qui ont été publiés sur
les États-Unis, depuis que médire d'eux ou les louer, de partí
pris, estdevenu un sujet de livre tout trouvé; en notant toutes
les impressions éditées sous tantde formes,- on acquiert de


Ri!PUBUQUE AMÉRICAINE, T. l. 3'




38 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


cette étude, la conviction que par un coté, chacun a raison
ou a eu raison en son temps. Et cependant, pour quiconque R
vécu franchement de la vie de ce pays; pour quiconque en a
accepté le despotisme et la liberté des institutions; pour '
quiconque a pris sa place dans le milieu social, et amanié
les passions du peuple américain ,cet ensemble de tant de
publications n'est pas la vérité. On y rencontre l'illusion, le
eontentement passager d'un ehangement d'état, ]a haine, le
dépit, l'impuissanee, etc., mais non la vérité.


Et d'abord, il faut bien le dire :, les institutions démoera-,
tiques des Etats-Unis ont été ]a cause de l'exees d'enthou-
siasme et de l'exees de réprobation qu'ils Ollt inspirés. Dans
l'un comme dans l'autre eas, il y a,- aujourd'hui surtout,-
une égale exagération. Si le peuple amérieain commande
réeIlement, sous beaueoup de rapports, de vives sympathies,
il mérite. aussi de séveres critiques de lapart de eeux .qui
ont aequis le droit de les lui adresser.


Je erois ~tre du nombre de eeux-Ih; c'est pourquoi j'ai la
prétention de penser que je sauraidire la vérité sur. les
États-Unis. Du moins ai-je résolu d'etre impartial.


VIII


La manie de l'imitation a eonduit beaueoup de peuples a
vouloir copier, a .toute force les institutions démoeratiques
des Amérieains du Nord. lIs sont entré s dans une voie


, fatale.
Qu'une nation subitement jetée, eomme l'a été la France


de 1848, en pleine république, ait eherehé, dans le but de·
sauver la soeié~é, dans le but de conserver son rang, sa
suprématie, a s'appuyer sur des institutions analogues 'a




IN TRODUCTION. 59


ceBes que le hasard venait de lui donner, et a asseoir l'édi-
fice nouveau ou elle était appelée a s'abriter, sur les memes
bases qui ont assuré la solidité d'un État poli tique consacré
par quatre-vingts ans d'expérience, cela se concoit.


Mais la France ne s'était point mise en révolution et en
république pour imiter les États-Unis d'Amérique; l'imita-
tion n'est venue qu'apres coup comme remede, comme
moyen de salut, comme nécessité.


Quoi qu'il en soit, la France a abouti a un résultat négatif;
comme y ont abouti les peuples de l'Amérique du Sud,
comme y aboutiront, vraisemblablement, tous les imitateurs
qui voudront porter l'habit et se coiffer du chapeau des
États-Unis.


Cet habit et ce chapeau ne sont point faits pou!' tout le
monde.


La prospérité colossale de I'Union américaine a donc été
un piége pour les uns, un espoir pour les autres; et elle
sera, peut-etre encore, la source de bien des illusions!


Les voies de fer qui sillonnent les États-Unis d'un bout a
l'autre n'impliquent-elles pas l'idée que l'industrie y est sou-
verainement maitresse?


L'immense quantité de bateaux a vapeur qui couvrent tous
les fieuves, tous les lacs de l'Amérique, les fiottes et les
navires qui promenent le pavillon étoilé sur toutes les
mers du globe,. ne prouvent-ils pas la prospérité du com-
merce?


Le luxe intérieur des demeures ne conduit-il pas a sup-
o poser que la richesse est assise au foyer domestique?


La magnificence des établissements publics, qui sont
l'orgueil des villes de l'Union, et font l'étonnement des étran-




40 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


gers, ne sont-ils pas la preuve de la confiance qu'inspire la
stabilité de la fortune publique?


L'affiuence des théfltres, la fievre des plaisirs de toutes
sortes qui tourmente cette population, en apparence si
grave; le nombre sans cesse croissant des journaux, l'amour
que ron professe dans ce pays pour les arts, sinon le culte
intelligent qu'on leur voue; la prospérité des établissements
littéraires, le développementsérieux des lettres, et surtout
des sciences, ne sont-ils pas autant de témoignages en faveur
Qes iustitutions démocratiques et qui démontrent c]airement
.


que, a l'abri de ces institutions, tout peut fleurir, tout peut
prospérer, tout peut grandir, alors que ceux qui gouvernent
comme ceux qui sont gouvernés ont le sentiment exact,
qu'on possede aux États-Unis, des devoirs et des obJigations
dont cette forme de gouvernement, plus encore que toute
autre, exige le complet et religieux accomplissement?


J e répondrai : Oui, cela est vrai! mais ,sons la réserve
qu'on rencontrera, comme aux États-Unis, les éléníents pre-
IDiers propres a garantir et a développer les conditions de
vitalité ~t de stabiJité des institutions démocratiques ainsi
pratiquées.


Les premiers émigrants qui poserent le pied sur le sol de
I'Amérique du Nord, apporterent avec eux des germes de
vertu, de raison, d~austérjté qui se perpétuerent dans les
races successives, pour se rencontrer, a u,n degré inusité,
chez les hommes qui eurent mission d'organiser et de con-
duire la révolution de l'indépendance.


L'esprit de religion, les principes de moral e , la persis-
tance dans la voie du progres, l'énergique volonté de devenir
'un grand peuple, l'orgueil enfin de la cause dont ils cher-




INTROUUCTION. 41


chaient le triomphe, ont merveilleusement protégé les
Américains dans l'amvre social e et nationale qu'ils avaient
entreprise.


C'était une sorte de défi qu'ils jetaient a la civilisation et
a la politique du vieux monde; il leur a fallu pour rempor-
ter une victoire impossible a tous les autres peuples, des
qualités exceptionnelles, et la force que donne toujours le
désir du succes.


Les priviléges magnifiques dont les colons de I'Amérique
du Nord avaient été dotés ont laissé dans le pays des
empreintes profondes. Les générations suivantes ont perpé-
tué ces priviléges en se les transmettant par héritag~.


Si done les autres républiques de l'Amé1'ique n'ont pu que
parodier les États-Unis en les voulant imiter, e'est qu'elles
n'avaient aucune des qualités, aucun des précédents qui ont
marqué le début de I'Union du Nord comme nation indépen-
dante, ni sous le rapport des hommes, ni au poiut de vue des
idées, des moours et de l'esprit d'entreprise.


e'est ce qu'il sera faeBe, je e1'ois, de saisir dans le cours
de cet ouvrage. En y constatant la grande prospérité actuelle
des États-Unis, je ne devais pas négliger de mettre au pre-
mier plan le point de départ.


Le fait sera tout naturellement expliqué quand on connai.
tra la cause. .


Et d'abord, l'instruetion abonde aux États-Unis; son pre-,
miel' bienfait, dans l'application intelligente qui en est faite,
est de corriger les écarts auxquels les démocraties sont si
sujettes. Aussi serait-il tres difficile dans ce pays d'égarer
des masses entieres, parce que chacun sait et comprend que
pas une des théories sociales ave e lesquelles on a voulu'




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


empoisonner nos classes ignorantes ne serait susceptible de
donner la moitié de ce que permet d'y réaliser l'état de
choses existant.


Chacun se rend compte exactement des malheurs qui
doivent suivre les tiraillements intérieurs, et que le calme
seul peut amener le progres toujours croissant qui se mani-
feste sur la surface de l'Union.


Les États-Unis sont un pays ou aucune entreprise ne
s' exécute lentement, ou peu de choses se fait a moitié, ou
rien de ce qu'on commence ne doit rester inachevé. Le but
qu'on se propose d'atteindre est marqué du premier coup,
et il se trouve atteint, pour ainsi dire, le jour meme ou on
ra marqué. Qui done aurait le temps, le vouhit-il meme, au
milieu de cet essor grandiose, de songer a arreter le mou-
vement de la machine? On se sent, littéralement, si bien
emporté par elle, qu'on n'a qu'une chose a faire : preter la
main a la manreuvre. Et nul ne s'en repent, parce que cha-
cun y trouve son avantage.


Qu'une grande idée se leve sur ce pays, elle pénetre aussi-
tot dans les esprits,. et conquiert les sympathies générales
avec une rapidité qui tient du prodige, rencontrant mille
bras tout prets a assurer son succes, et jamais un seul pour
l'arreter dans sa course. Qu'elle naisse au sein du gouver-
nement, ou qu'elle éclose dans le cerveau du plus humble
citoyen, elle trouve partout un égal appui, sans acception
de partis ni de personnes.


Au milieu de cette marche croissante des chosespubli-
ques, comme des choses privé es , le sort des classes les
moins aisées s'améliore forcément, tout naturellement et
sans secousse. Ce n'est pas en cherchant a abaisser les heu-




INTRODUCTION.


reux que les infortunés songent a s'élever. Le mal qui tour-
mente les masses en France y est inconnu, paree qu'au lieu
d'empoisonner le breuvage intellectuel destiné au peuple,
les esprits éclairés qui se donnent la mission sublime de le
conduire, ne présentent a ses levres que la coupe de la rai-
son et du bon sens.


Vous ne heurtez pas sur toute la surface de I'Union amé-
ricaine une seule de ces conspirations, soit a l'état de théo-
rie, soit a l'état de pratique, contre l'ordr~ public, contre la
sécurité des familles. De pareils crimes y sont ignorés. Vous
rencontrez, au contraire, sur tous les points de ce· sol
immense de puissantes associations répandant apleines
mains, ave e l'éducation, les principes de haute moralité, les
idées d'ordre, l'amour du travail.
. C'est une sorte de police morale que chacun exerce et
favorise avec dévouement.


Ceux qui se savent influents et capables de commander
aux masses et a l'opinion publique, s'attachent a precher et
a conseiller le bien, rarement le mal. L'étude des questions
sociales et humanitaires, dont on a fait si grand fracas· en
.France, ne sont point pour cela interdites aux États-Unis,
bien au contraire. Mais on sait leur donner le temps de
murir, et on ne les fait point avorter et tournera mal par
une précipitation qui ne' serait que folle si elle ne recélait
pas de coupables ambitions. On les laisse marcher ave e la
lentellI'· dont a besoin la raison poul' triompher. Elles abou-
tissent au fur et a mesure,quand leur heure vient a sonner;
.3ussi ne portent-elles généralement que des fruits 8ains.


Plusieurs causes favorisent 'singulierement cet état de
clIoses.


\




RÉPUBLlQUE AlIIÉRICAINE •


. D'abord nmmensité des ressources que tout homme valide
et de bonne volonté trouve a sa disposition quand il met le
bras ou la tete a l'ouvrage; -l'insigne honneur dan s lequel
on tient le travail, quel qu'iI soit, ce qui est un stimulant
pour l'ouvrier a ne point aspirer a d'autres destinées, el a se
mahüellir ferme, droit et courageux dans cette voie au bout
de laquelle lui apparait toujours le bien-etre, et queJquefois
la fortune; - et enfin, le peu de profit que pourraient tirer
certains hommes a détourner de l'honneteté etdu devoir
des. esprits toujours assez éclairés pour comprendre la por-
tée du mal qu'on leur'commanderait de faire.


Dans quel but d'aiUeurs chercherait-on ces détourne-
ments? Dans un pays, sous une forme de gouvernement ou
tout homme est pesé a sa juste valeur, ou cette valeur seuIe
lui assure une position privée et publique, ce n'est point par
de tels moyens qu'on parviendrait a se créer une popuJarité
ou un parti.


La popularité la-bas n'est acquise qu'a celui qui fait ou
veut le bien de tou8, ét qui le prouve d'une maniere évidente,
parce qu'on n'y aime pas les théories. Ce n'est qu'autour de
celui-Hl que se groupent les mas ses pour faire cortége a son
nomo En tout cas, si la renommée et l'influence échoient,
temporairement, a certains hommes peu dignes d'un aUBsi


. grand honneur, ou peu capa bies d'en porter le poids, ce sera
peut-etre alors a quelques .. uns de ces moyens qui font sou-
vent la force et l'habileté des impuissants et des téméraires
qu'ils la devront, mais ee ne sera jamais a l'aíde de violen ces
immorales, de fiévreuses agitations qu'ils les conquerront.


Cela s' explique aisément.
Aux Etats-Unis le travail est, comme je l'ai dit, honoré




lNTRODUCTION.


par dessus tout; il est l'objet d'un culte sérieux. Par lui on
parvient a tout ; ce n'est que par lui, apres avoir traversé
les rudes épreuves qu'il impose, qu'on peut prétendre a des
positiollS publiques; et soi-meme on l'estime si haut, qu'on
le place meme au dessus des priviléges et des satis-
factions que donnent les positions publiques, qui en sont
le fruit.


On ne se croit considéré en France que quand on peut
ajouter a son nem un titre quelconque; on ne se croit, et on
n'est réellement considéré aux États-Unis que quand 011 tra-
vaille, que quand on exerce une profession, meme un métier.
Les oisifs, si flattés chez nous, y sont poursuivis par les
quolibets et livrés, pour ainsi dire, a la risée publíq ue.
Aussi les plus riches travaillent-ils, comme les plus
pauvres.


Cen'est pas que je veuille dire que la perfection humaine
se soít réfugiée aux États-Unis, pour s'y concentrer, au détri-
ment du reste de l'univers, sur quelques millions d'indivi-
<luso Non! je dois reconnaitre que la, comme partout,
l'humanité a ses faiblesses aussi. J'ai su apprécier ce que
certains débordements de la démocratie peuvent produire
de mauvais.


Mais il y a des choses qu'on ne peut dénier aux Américains
du Nord et quí sont une partie du secret de leur grandeur :
le calme de la raison qui les maintient dans l'observation
scrupuleuse des droits et des devoirs de chacun, l'amour de
l'ordre matérlel et la pratique de l'ordre dans les idées; un
patriotisme a toute épreuve qui inspire sans cesse aux
citoyens le sentiment du sacrifice de l'intéret personnel a
l'intéret général, ce qui est la premiere et la plus difficile




46 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


des vertus républicaines; un sentiment national, que
l'orgueil exagere quelquefois, mais que les bons effets qu'il
produit justifient amplement; un ardent amour et un profond
besoin de la liberté dont l'exagération meme ne saurait etre
un danger, paree que les entrainements de la liberté sont
réprimés par la liberté elle-meme.




CHAPITRE ler


COLIP D'tEIL GÉNÉRAL.


§ 1.


Influence des institutions démocratiques de l'Union. - Les Républiques
hispano-américaines. - Double role en Amérique des États-Unis et"du
Brésil. - Agrandissement progressif des États-Unis. - D'un role
possible pour l' Amérique centrale.


Les institutions politiques des Américains du Nord ont
exercé sur le reste de l'Amérique une influence fatale.


En nous exprimant ail1si, nous ne jugeons pas, en ce
moment, ces institutions au poil1t de vue du principe
qu'elles représentent. Nous constatons seulement qu'elles
ont entrainé les peuples des deux Amériques dans une série
d'expériences et d'épreuves déplorables. lIs n'ont cueilli
que des fruits amers aux branches de l'arbre de la liberté.


Nous n'essaierons pas de savoir, meme en présence des
troubles et des désordres qui les agitent encore aujourd'hui,
si les anciennes colonies espagnoles ont eu tort ou raison
de prendre au pied de la Jettre l'exemplé que leur avaient
donné les colonies anglaises et de proclamer, elles aussi,
leur affranchissement, les armes a la maine




~8 RÉPUBLIQUli AMÉRICAINE.


Sans vouloir approfondir les causes de ces souUwements
successifs qui ont ensanglanté le Nouveau-Monde, on peut
dire résolument que toutes les colonies de I'Amérique
étaient loin d'avoir a faire valoir les considerants qui
servirent de base a l'acte d'indépendance par lequel les
Américains du Nord proclamerent leur séparation d'avec
l' Angl eterre.


Les habitant::; de ces colonies, issus du me me sang que
ceux qu'ils ont appelés leurs maitres et leurs tyrans, étaient
allés s'établir dans ces pays pour y continuer et y développer
la politique, les mamrs, la religion, le commerce de leurs
métropoles. lIs n'avaient pas a invoquer, comme les colons
anglais, la violation d'un pacte social. Ils n'étaient pasnon
plus fondés ni a en appeler a la possession antérieure du
sol, ni a revendiquer le principe si légitime de la natio-
nalité.


Le sol, ils l'avaient eux-memesconquis ~ur des popula-
tions anéanties ou dispersées, et a qui seules il ent appar-
tenu de le réc]amer au nom de la loi naturelle.


L' origine des races, les couleurs des pavillons flottant sur
les cités du Nouveau-Monde; les lois civiles, morales et
religieuses qui en régissaient les sociétés; les priviléges a
peu pres réciproques existant entre les colonies et la mere-
patrie, sous le rapport maritime et commercial; la protec-
tion enfln dont les gouvernements métropolitains couvraient,
et avaient intéret de couvrir leurs possessions américaines,
répondaient assez du respect qui entourait le principe de la
nationalité.


Peut-etre n'y avait-il pas dans tous les rapports une éga-
lité suffisamment équitable. Mais l'oppression prétendue au
nom de laquelle s'opérerent les soulevements ({ui arrache-
rent violemment a l'Espagne et au Portugal les plus beaux
fleurons de leurs couronnes, ne fut qu'un prétexte.




coup n' OEIL GÉNÉRAL. 49


La cause véritable de ce besoin et de cet amour subít de
l'indépendance a été l'exemple donné par les États de l'Amé-
li.que du Nord, dont la grande et rapide prospérité troubla
les esprits, échauffa les creurs, entlamma les ambitions d'un
bout a l'autre du Nouveau-Monde.


Voila le fait de l'indépendance des colonies accompli;
• négligeons d'en rechercher le pourquoi, et oublions les


luttes sanglantes. Mais ce qu'on ne saurait méconnaitre et
passer sous silence, c' est l'influence que le triomphe écla-
tant del:; institutions républicaines et démocratiques de
l'Union du Nord exerca sur le reste de l'Amérique.


Toutes ces nations nouvellement écloses, enthousiastes
du développement si prodigieux de la république fédérale,
acclamerent aveuglément les memes principes sans recher-
cher, préalablement, si elles portaient dans leur origine, dans
leurs précédents poli tiques , dans leurs mamrs présentes,
les germes et les éléments qui ont fait la fortune et la sécu-
rité sociale des États-Unis.


Elles n'ont pas tardé a payer bien cher cette précipita-
tion et cette imprévoyance.


le n'insisterai pas ici sur les phases déplorables qui ont
marqué les diverses étapes des républiques américaines.
L'histoire de chacune d'elles est un drame lugubre, oh le
sang se mele au ridicule quelquefois. Mais, en fin de compte,
ce sont des États civilisés, intelligents, constitués en société
sur des bases morales et sur des principes de source divine,
<'Iui ont leur destinée a accomplir,· leur róle a jouef sur la
grande scene humaine. e'est donc de leur avenir qu'il faut
s'inquiéter désormais.


Cet avenir se présente soumis aux conditions et aux
influences qui dominent la politique générale des deux Amé-
riques, et que je vais tacher de résumer.


Est-ce en persistant dans la voie funeste oh elles sont




50 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


entrées, depuis leur affranchissement, est-ce en rompant
avec un jeune passé dont le poids est déja bien lourd a
porter, que les républiques américaines du Centre et du
Sud américain, parviendront a sauvegarder leur indépen-
dance menacée, et a prendre ]e rang auquel elles prétendent
parmi les nations?


Telle est la question.
Je n'hésite pas a la résoudre négativement, et voici sur


quelles raisons je m'appuie :
Deux puissanc~s considérables, et représentant des prin-


cipes opposés, exercent dans chacune des deux Amériques
une influence prépondérante :


Dans l'Amérique du Nord, les États-Unis qui sont la plus
haute et la plus complete expression de la démocratie orga-
nisée en république ;


Dans l'Amérique du Sud, l'empire ilu Brésil, c'est a dire
l'antipode du gouvernement des États du Nord.


Tout ce qui entoure ces deux pays et a essayé, depuis
trente ans, de se constituer a cóté d' eux, n'a représenté que
désordre, anarchie, impuissance.


II va sans dire que je ne parle, en ce moment, que des peu-
pIes qui, apres avoir secoué le joug de la métropole, ont
proclamé leur indépendance et ont revendiqué une nationa-
lité funeste a quelques-uns d'entre eux.


Il résulte du déplorable spectacle qu'ont donné au monde
toutes ces républiques improvisées, impatientes, révolu-
tionnaires et toujours en révolution, incapables de former
ou de eonserver un gouvernement et des lois; vivant au
jour le jour, dévorées par les guerres intestines, sans ces se
a la veille de devenir la proie l'une de l'autre, il résulte,
dis-je, de cette situation anormale, que ces peuples, sans
regles et sans frein, sont destinés, dans un temps donné,
a subir la pression des deux seu]es puissances qui ont su,




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 5i


apres une révolution, s'élever et se maintenir au rang de
nations véritablement sérieuses.


On peut meme considérer comme une sorte de fait provi-
dentiel, que ces deux puissances ne se soient pas rencon-
trées dans les memes latitudes, et que ce vaste continent de
I'Amérique, séparé en deux parts immenses, ait réservé
peut-etre a chacune d'elles une mission distincte a remplir.


Au point de vue géographique et politique, les États-Unis
et le Brésil sont, en effet les maUres, celui-ci du sud,
ceux-la du nord de I'Amériqlle, et exercent sur les peuples
qui les avoisinent une domination morale qui doit éveiller
ou entretenir en eux l'ambition d'une conquete fllture, soit
par l'envahissement, soit par l'épuisement successif de ces
peuples.


Géographiquement et poJitiquement parlant, c'est la leur
róle; il est natúrellement tracé.


Politiquement :
Parce que tous ces peuples, désorganisés et aux abois, ou


se rendent leurs tributaires, comme le Mexique par exemple
a l'égard des États-Unis; ou en appellent a leur médiation
et a l'appui de ]eurs armes, cornme I'Uruguay l'a fait récem-
ment encore vis a vis du BrésiJ, leur constituant ainsi des
créances considérables, ou leur donnant des droits énormes
qui plus tard justifient et Iégitiment les réelarnations vio-
lentes des llns et les empiétements des autres, a titre de ser-
vices rendus.


Créanciers ou protecteurs, les États-Unis et le Brésil
s'immiscent donc forcément dans les affaires des peuples
leurs obligés, et s'établissent au creur de leur pays, avec un
protet a la maine


Géographiquement :
lIs trouvent une excuse pour agir ainsi ; car ]a p]upart de


ces États, déja accablés sous le poids d'une poli tique qui les




RÉPUBLlQUE AMÉRI~INE.


annihile, ont le tort ou le malheur d'etre enclavés dan s des
territoires dont les limites semblent etre les· bornes natll-
:relles des deux grandespuissances don.t nous parlons.


Sous le rapport des résultats politiques, la question telle
que je la pose, n'est douteuse pour personne. Sans remonter
aux premieres luttes et aux premieres miseres qui ont mar-
qué ]a naissance de ces États, il suffit de rappeler quelques
faits récents, des faits d'hier, pour ainsi dire. On yerra la
marche progressive des États-Unis et du Brésil vers cette
domination inévitable que l'on peut prédire paree qu'elle
'est dans la nature meme des choses.
L'histoir~ de l'agrandissement des États - Unís el des


conquetes obtenues par eux sur les territoires voisins du
petit groupe J'États qui a formé le premier noyau de cette
vaste Confédération, présente ~ne suite de calcu]s extreme-
ment habi]es, et réveIe chez ce peup]e en meme temps que
la conscience de sa supériorité, un esprit incontestable
~'envahissement, encouragé par une multitude de causes
d'ordre moral et d'ordre matériel.


Nous ne nousattacherons, bien entendu qu'aux faits prin-
eipaux.


Aux premiers temps de leur constitution, les États-Unis
:ft~avaient qu'une mer q'llí baignat leurs cOtes: l' Atlantique. A
}eurs pieds, pour ainsi dire, le golfe du Mexique leur échap-
pait; et ils étaient séparés du Pacifique par des territoires
qu'ils durent regarder plus d'une fois avec une inquiete
ambition,jusqu'aujour ou ils les compterent enfin au nombre
des étoiles de leur drapeau.


La Louisiane, colonie francaise, et la Floride, colonÍe
espagnole, interceptaient les communications directes des
États-Unis avec le golfe du Mexique. Les Américains ache-
terent la Floride et la Louisiane, et gagnerent a cela, outre
Qne satisfaction d'amour-propre et d'ambition, l'avantage




coup n'OEIL GÉNÉRAL.


Q.'avoir la libre jouissance de l'embouchure d'un des plus
grands fleuves du monde, l~ Mississipi, et de posséder sur
le golfe un port militaire impor,tant, iPensacola.


Paree moyen, de l'extrémité nord de la C'onfédération jus-
qu'aux rivages du golfe du Mexique, le sol appartenait a
I'Union américaine, qui s'arrétait devant une limite imposée
par la nature.


Établis déja sur I'Atlantique et sur le golf e , a l'est et au
sud, iI restait aux États-Unis a s'asseoir sur le Pacifique a
t'ouest. La prise de posse~sion du territoire de l'Orégon leur
ouvrit cette. nouvelle porte du cornmerce. Il es! vrai que,
resserré entre les frontieres anglaises et )a Californie, I'Oré-
gon n'était, relativement a l'étendue du sol de I'Union sur
l'Atlantique et sur le golfe, qu'un boyau de terre; et cette
conquete, longtemps disputée meme par la diplomatie, ne
pouvait etre considérée que comme une étape provisoire.


Des ce moment déja, les États-Unis avaient dfl jeter les
yeux sur la Californie don! on ne soupconnait pas encore les
richesses immenses, mais qui offrait sur l'Océan Pacifique
des ports et un déploiement de cótes qui compenseraient,
largement, la stérilité de I'Orégon. C'était une question de
temps, ou une affaire d'occasion.


Ces projets ambitieux qui existerent, a n'en pas douter,
dans l'esprit des Américains du Nord, furent ajournés. Ils
prirent, pour y arriver un chemin détourné.


Sentant 1'impossibilité, au moins pour le moment, ~e
s'étendre du cóté du nord, en empiétant sur les co]onies
anglaises, et apres une ou deux tentatives infructueuses dans
ce sens, ils tournerent tous les efforts de leur politique vers
le sud.


Le Mexique devint et est resté l'objet de leur eonvoitise.
Une ancienne province du Mexique devenue indépendante


en 1e36, le Texas, était le premier obstacle a renverser ou a
RBpUBLIQUB AIIIÉRlCAINE, T. l.




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


surmonter. Le Texas, par sa neutralité, servait de bouclier
au Mexique contfe les projets cachés ou l'ambition des Amé-
ricains .. Mais faible et impuissant par le fait meme de l'im-
mense étendue de son territoire a peine peuplé, enclavé
entre deux États, incapable de se fortifier, et rneme peu
prospere, le Texas était éviderntnent destiné a disparaitre
t6t ou tard, convoité par le Mexique et par les États-Unis.


Les États-Unis s'emparerent donc du Texas, non point par
la conquete, mais par une lente et laborieuse absorption,
qui amena l'annexion de cette province a l'Union, en 1840.


En apparence, le Mexique était respecté; un cours d'eau
important, le Rio-Grande, formait la frontiere naturelle qui
devait le protéger. Mais la neutralité du Texas qui en faisait
une sentinelle avancée pour l'indépendance et la sauvegarde
du Mexique, disparaissait.


Un pareil acte ne pouvait donc s'accomplir sans que le
Mexique récla~at .au point de vue de son intégrité et de
sa politique, comrne au point de vue de ses propres intérets.


e'est ce qui eut lieu.
De la, entre les États-Unis et le Mexique des dissentiments


profonds qui amenerent une guerre tout a l'avantage de
l'Union; elle se termina, comme on sait, par la cession de
la Californie et du territoire du Nouveau-Mexique. Les États-
Unis s'établissaient, enfin, sur le Pacifique dans les condi-
tions de sécurité et de prospérité qu'ils avaient ambi-
tionnées.


Mais ce n'était rien encore pour le Mexique que la perte
des territoires qu'ils venaient de céder. Les États-Unis étaient
entrés, de fait, dans le Mexique que la frontiere du .Rio-
Grande ne protégeait plus.


En effet, la guerre entre les deux Républiques, non seule-
. ment a donné gain de cause a l'ambition de l'Union, mais a
préparé et décidé, pour ainsi dire, la ruine du Mexique.




coup n'OEIL GÉNÉRAL.


La déplorable situation politique de ce pays, les troubles
incessants qui 1'0nt dévoré et le dévorent encore, I'ont dési-
gné naturellement pour etre la proie des États-Unis. Al'heure
ou nous écrivons ces lignes, le Mexique se débat contre ce
que ron appelle I'esprit américain et contre ses propres
miseres; mais il aura beau lutter, iI succombera et ríen au
monde ne l'empechera de succomber.


Ce dernier faít accompli, fait inévitable j'y insiste, les
États-Unis seront les maUres dan s l' Amérique du Nord, moins
les possessions anglaises, et les cinq États impuissants qui
forment la Confédérationconnue sous le Dom d'Amérique
Centrale.


Les États-Unis s'arretéront-ils en si beau chemín? Tente-
ront-ils quelque coup de main sur les possessions anglaises?


Ce n'est pas présumable; ils savent qu'ils échoueraient
pour le momento


Arreteront-ils les yeux sur les cinq États de la Confédé-
ration central e ? C'est indubitable.


Le Mexique est la route qui les y conduira. Déja ils ont
jeté les fondements de leur domination future par le passage
ouvert a travers le Nicaragua.


On comprend, sans qu'il soit besoin de longs développe-
ments, quels seront les résultats immenses de cette toute-
puissance d'un peuple qui occupera ainsi, en étendue, pres
des deux tiers du vaste territoire qui compose I'Amérique du
Nord.


Sous le rapport matériel, c'est l'absorption complete du
commerce avec ces pays opérée a son profit. '


Au point de vue moral, c'est l'esprit américain, l'esprit le
plus subtil, le plus entreprenant, le plus audacieux qu'on
puisse imaginer, qui dominera d'un bout a l'autre cette vaste
confédé.ration d'États, esprit étroitement homogene en dépit
des quelques principes qui paraissent les diviser.


o




RtpUBLIQUE AMÉRlCAINE.


Dans ces prévisions, basées sur des faits tres patents,
l' Amérique du. Nord seraitdonc, a un moment marqué, et
peut-etre tres prochain, interdite en quelque sorte a
l'Eul'ope.


On a pu penser, et nous l'avons cru nous meme, un instant,
que le moyen d'opposer une barriel'e a ces envahissements
prévus dont se ressentiraient profondément le commerce et
la navigation des prinoi~l~s puissanceseuropéennes, serait
d'arreter l'esprit américain au seul point ou il est possible
encore de le combattre, aux frontieres de l'Améríque Cen-
trale.


Combattre l'influence des États-Unís sur le reste de l'Amé-
rique, en luí opposant un coin de terre relativement aussi
intime que l'Améríque Centrale, c'est mordre un géant au
talon, ríen de plus. S'il ne faut pas toujours, cependant,
juger de l'importance d'un pays et du role qu'il est appelé a
jouer, en le mesurant au compas sur la carte; si, en réalité,
un pays s'éleve et prend rang dans le mouvement du monde,
en raison de son degré de civilisation, de sa force constitu-
tive, de son autorité politique, de son organisation inté-
rieure, de sa course dans le progres, de ~a prospérité com-
merciale, du développement de son industrie, entin du res-
pect qu'il sait inspirer au dehors, on doit reconnaitre que
l'Amérique Centrale est loin encore de satisfaire a ces con-
ditions d'existence et de nationalité, quoiqu'elle occupe sur
le continent américain une position géographique qui peut
aider mervejlle~sementa ses destinées rutures.


01', c'est pré~isément a cause de cetteposition que
les États-Unis ont jeté en quelque sorte leur dévolu sur
. ces territoires, et qu'ils commencent, par l'influence
commerciale, l'absorption politique qu'ils méditent pour
l'avenir.


Maitres de l' Amérique Central e, les États-Unis seront les




COUI> l)'OErL GÉNÉRAL ..


possesseuÍ's inexpugnables dli cornmerce et de la. navigation,
et sur l' Atlantique et sur le Pacifique.
l' Amérique Centrale est done la cIé de voute de ce! édifice


colossal que les ambitieux Américains du Nord revent pour
un temps évidemment rapproché.


Le seul moyen de faire avorter ce plan gigantesque, serait
que les cinq États, aujourd'hui pulmonaires qui forment
I'Amérique Centrale, se réunissent en un solide faisceau,
indépendants et affranchis de toute influence étrangere, el
convertis non plus en une· République qu'ils sont inaptes a
fonder, mais en une MONARCHIE, a supposer qu'ils soient
capables de la constituer.


Pourquoi pas une république?
J'en ai fait pressentir la raison; je dois l'expliquer :
Ce n'est, ni par l'inintelligence de leurs habitants, ni par


la stérilité de leur sol, ni par aucune des causes matérielles
qui appauvrissent les natioiis, que celIes de l'Amérique espa-
gnole sont arrivées a l'épuisement, a la décadence, a l'anni-
hilation de leurs forces.


Elles doivent toutes, sans exception, ]eur chute a la mono-
manie de la République quand meme ... Toutesen ont fait la
triste expérience, soit qu'eIles fussent réunies en confédéra-
tions, soit qu'elles s'isolassent pour vivre de leur individua-
lité propre. Il y aurait donc un intéret évident de morale et
de civilisation pour ces Républiques a se retremper dans une
forme nouvelle de gouvernement.


Les cinq États issus de l'ancienne capitainerie générale de
Guatimala : le Honduras, le Nicaragua, San-Salvador, Gua-
timala, Costa-Rica, aujourd'hui I'Amérique Centrale. ont
traversé les plus rudes et les plus redoutables épreuves,
et sont par conséquent dans le cas dont je parlais. Pour eux,
qui depuis trente ans luttent, en républiques, sans parvenir
asaisir a peine l'ombre d'un gouvernement, iI est incontes-




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


table que c'est dansla forme monarchique, empire ou royauté,
que gil leur salut ; a moins que ce salut ne soit, comme celui
de la, Louisiane, des Florides, de l'Orégon, du Texas, de la
Californie et du Mexique, dans la domination inévitable et
exclusive des États-Unis.


Les cinq États dont il s'agit veulent-ils conserver leur
in dé pendan ce propre? ils ne la sauvegarderont qu'en se con-
stituant en monarchie; sans quoi, avant longtemps d'ici" ils
seront devenus la proie des États-Unis, car ils n'auront
jamais la force de résister, non pas matériellement bien
entendu, mais moralement.


La similitude de principes et d'idées meme est d'ailleurs,
un aliment actif a l'esprit d'envahissement des Améri-
cains du Nord, lequel s'arreterait devant une monarchie
comme le feu s'arrete devant l'eau en se repliant sur lui-
meme.


C'est la seule barriere qu'on lui puisse opposer. Y aurait-
il avantage a le faire? C'est une autre question.




§ 2.


Intéret de 1'Union a ce que le désordre se perpétue dans l' Amérique
méridionale. - Géographie de l'Amérique Centrale. - Absorption de
l'Amérique dl;l. Nord par les États-Unis. - Les possessions anglaises
dans ce continent.


On ne peut méconnaitre qu'il entrait dans la politique et
dans les calculs de l'Union que tous les peup]es de I'Améri-
que du Nord, aussi bien san s doute que ceux de I'Amérique
du Sud, se constituassent en républiques; et ce n'était pas
sans une secrete joie qu'elle les voyait se fractionner.


Le peuple américain est trop intelligent et trop essentiel-
lement gouvernemental, au fond, pour n'avoir pas compris,
des le premier moment, vers queÍ abime couraient ses aveu-


.. gles imitateurs. Mais il y allait de son intéret qu'il en fUt
ainsi. C'est sur la désorganisation intérieure des États qu'il
comptait. Les événements lui ont donné raison.


Aussi ne serait-ce pás sans un frémissement de colere que
I'Américain du Nord verrait s'établir a sa porte un gouver-
nement monarchique.


Ce n'est pas qu'il puisse rien craindre pour l'existence du
. principe républicain dans son propre sein : il sait a quoi s'en
ten ir sous ce rapport; mais il y verrait la fin de son reve
d'ambition.


Comme étendue de territoire, les cinq États de I'Amérique
Centrale sont, ensemble, aussi grands qu'aucun des États de




60 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


l'Europe, la Russie exceptée, et beaucoup plus vastes que
plusieurs d'entre eux.
. Ce ne serait done pas, quant a la superficie, une puis-
sanee dérisoire, si écrasant que soit, par la comparaison, le
voisinage des États-Unis.


La population, il est vrai, ne s'éleve guere, aujourd'hui,
au dela de deux millions d'habitants. Mais si )'on veut. bien
considérer la fécondité et les iínmenses ressources du sol;
l'admirable position ~éographique de ces pays, on convien-
dra qu'il ne manque plus; pour ouvrir une large voie a l'émi-
gration et par conséquent au peuplement de ces contrées,
que l'ordre intérieur et la sécurité, en un mot l'organisation
gouvernementale.


Tous les faits recueillis dans l'histoire de l'émigration
moderne prouvent que les émigrants prévoyants et laborieux
ont toujours, et tout mlturellement, pris le che mi n des
pays ou ils étaHmt assurés de rEmcontrer paix et protection,
force et autorité; seules garanties solides de leur fortunea
venir. Ils ne Í'isquent~ jamais leurs capitaux et leur indus-
trie, que sous ces cdnditions'~ L'émigration turbulente et
aventureuse est la seule ?:t'qui importe peu le choix du pays~
Mais ceIle-Hl; loin d'etre une ressburce; est un embarras.


L'accroissement si prodigieux de la population aux États...;
Unis (1), dans l'espace d'un demi sie~le, est dli a l'émigra-
tion qui, de jour en jour, y prend encore des proportions
eolossales~


Les États-Unis offrent pourtant beaucoup moins de chan-
ces de fortune aux émigrants que d'autres contrées de l'Amé-
tique, bien plus favorisées par la nature, sous le rapport du
climat et desrichesses du sol. Mais le secret de ceHe préfé...;


(1) En 1'00, la population était de q'Uatre millions d'habitants; en 1850 elle s'élevait
a vingl-cinq rnillions. On évalue a trente de'Ux' millions le chiffre qui sera fouNli .
par lerecensement de cette árinée (1800).




COUP n' OEIL GÉNÉRÁt. 61 ,


rence est dans ce fait : qu'en ouvrant a ces laborieux exilés
volontaires un immense t~rritoire a féeonder par l'industrie,-
les États-Unis leur ont offert le refuge d'une société orga-
nisée, et l'appui d'un gouvBrnement assis sur des bases puis-
santes et durables.


Qu'une ere de paix se leve sur ces riches eontrées; que
rordre et le calme s'y affermissent et s'y continuent, et l'on
verra l'émigration, comme elle a toujours couru aux États-
Unis, se diriger sur le Chili, sur Venezuela, sur Buénos-
Ayres, sur le Pérou, ou elle trouvera des soIs féconds n'at-
tendant que la charrue, des terrains immenses réelamant
des bras, de beaux ports appelant des navires.


Mais l'émigration, qui est l'élément fécondant de la popu-
lation dans le Nouveau-Monde, demandera toujours si le
pays vers lequel se dirige un batiment est un pays ou la
société es! organisée~ oh)e gOIlJ'8F1J8meot 88/ fort 8/
assuré~


Chez tous les peuples vient un moment ou ]e bon sen s
triomphe de toutes les utopies et des fievres révolutionilaires.
11 faut done espérer que les peuples de l'Amérique aussi,
lassés de voir s'écouler le meilleur de leur sang par les
Jj}essures de leurs luttes intestines, frappés de eette vérité
que l'éiriigration doit réparer leurs forces épuisées, mais
que l'émigration n'ira a eux que lorsqu'ils auront cOílstitué,
eomme les États-Unis, des gouvernements définitifs; - iI
faut espérer, dis-je, qu'ils comprendront, enfin, leur mis-
sioil de peuples, et ressentiront I'ambitieuse vanité (l'aeeom-
pHI' régulierement leurs destinées.


Le ejel a doté les cinq États de l' Amériq ue Centrale de tout
ce qui doit servir a favoriser largenient l'émigration; la poli-
tique (si l'on peut cependant donner ce noro a la désorgani-
sation soeia]e) en a écarté, jusqu'a présent, tous les éléments
de prospérité.




6! RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Comme fertilité du sol, le Honduras, le Nicaragua, San-
Salvador, Costa-Rica, Guatimala, offrent des ressources
inoules aux travailleurs.


Le coton, le cacao, le tabac, le café, le mals, le sucre,
l'indigo, la cochenille, les plantes médicinales, d'immenses
foréts de bois de construction et d'ébénisterie, --des mines
de cuivre, d'or et d'argent, enfin de superbes paturages,
n'est-ce pas la un champ assez vaste pour toutes les spécu-
lations, pour toutes les ambitions impatientes, pour le com-
merce, pour l'agriculture, pour l'industrie?


De beBes et profondes rivieres, des lacs navigables, des
ports ouverts sur les deux mers, ne sont-ce pas la des
chances de succes incontestables, et qu'envieraient quel-
ques-unes des puissances les plus considérables de I'Eu-
rope?


Les subites et inattendues découvertes des richesses de la
Californie devaient inévitablement changer, et ont changé
la face des choses sur cet étroit territoire qui sépare les
deux Océans.


L'Amérique Centrale est donc devenue, en effet, le théatre
sur lequel s'est résolu un probleme immense :la jonction
du Pacifique et de l'Atlantique, en attendant la soluti6n
d'un projet plus gigantesque encore : le percement de
l'isthme de Panama.


Un État a qui il est donné d'étre ainsi, par deux cótés a
la fois, le point de halte de toutes les nations maritimes du
monde, et de leur tendre, pour ainsi dire, les deux mains en
méme temps, un pareil État ne devrait-il pas sentir se mani-
fester en lui la conscience de sa force, et le besoin de se
relever a ses propres yeux?


Cette admirable et providentielle situation géographique
de I'Amérique Central e en fait aujourd'hui, natureIlement,
l'objet de toutes les convoitises. Les luttes, pacifiques




coup n'OEIL GENERAL. 6:>


encore, qui se livrent sur ce terrain, ne serviront malheu-
reusement qu'a épuiser ces Etats agonisants; et, d'apres les
faits qui s'y accomplissent, il est probable qu'ils laisseront,
avant peu, les lambeaux de leur sol aux mains des Améri-
cains du Nord.


Que les Anglais cherchent a disputer cette proie, je n' en
disconviens paso Mais I'Angleterre, il ne faut pas l'oublier,
s'est opposée a toutes les conquetes qu'ont tentées les États-
Unis, et elle n'en a empeché aucune, a commencer par ceHe
de leur indépendance. Cette fois encore, les États-Unis
accompliront sans obstaqle ce que l'épuisement des pays
qu'ils ont ramassés au passage et régénérés, on doit le
reconnaitre, les autorise a considérer comme une mission.
Maitres du Mexique et de I'Amérique Centrale, les États-Unis
auront fait un grand pas vers la conquete de l'Ainérique du
Sud.


La premiere est donc, quant a présent, le rempart de la
seconde.


Une foís en possession de cette vaste portion du continent
américain, les États-Unis ne poursuivront-ils pas leur sys-


. teme d'absorption générale, en tournant leurs regards vers
les colonies de l'Angleterre dans le Nord? Il n'en faut pas
douter. M.ais sans cautionnel' les changements que pl'épal'e
peut-etre l'avenir, je dois reconnaitre que les possessions
anglaises, teHes que le Canada par exempie, dont on prévoit
et donton prédit depuis longtemps l'affranchissement sans
qu'il se réalise, sont antipathiques, au fond, a l'esprit, aux
moours,.a la religion, a la politique de leurs voisins.


Un vieux levain de foi monarchique couve dansle Canada,
comme une tradition des anciennes populations francaises,
dont les débris existants ont· conservé de profondes racines
dans le pays ..


D'une autre part, les Anglais, mieux avisés et éclairés




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


par l'expérience, ont considérablement modifié leur systeme
eolonial.


Si done, un jour, les possessions anglaises du Nord
secouaient le joug, ou plutót le protectorat de leur métro-
pole, ce serait dans un sens complétement opposé aux idées
américaines actuelles.


Du cóté du Nord, les Etats-Unis rencontreront done une
barriere probablement infranchissable. lIs le savent, et c'est
une raison pour qu'ils concentrent leurs efforts sur le Sud.




§ 3.


Situation particuWlre du Brésil. - Ses rappol'ts avec les républiques
voisines. - Ses communications par les fleuves. ~ Sa civilisation
concentrée. - Ses retards sur les États-Unís. - Population de ceux-ci
et d~ autres républiques.


Lorsque le Brésil se sépara du Portugal, il ne rompit pas
avec la tradition monarchique. 11 la continua sous la forme
d'un empire, déja puissant alors, et qui, s'íl n'a pas pro-
gressé dans la proportion de ses ressources, n'en a pas
moins acquis une certaine prépondérance dans la politique
du Nouveau-Monde.


Le Brésil aurait pu dans l'Amérique du Sud, et il y sem-
bla1t destiné, jouer le me me róle que les États-Unis dans
l'Amérique du Nord. On s'étonne meme qu'avec les éléments
que cet empire avait entre les mains, il n'ait pas pesé sur
l'Amérique du Sud de tout le poids de l'influence qui lui
semblait réservée.


Diverses causes y ont mis obstacle. Il est bon de les
signaler pour qu'on ne s'imagine pas qu'au cas d'une irrup-
tion des États-Unis dan s l'Amérique du Sud, le Brésil serait,
absolument, en mesure et en position de contrebalancer
cette domination.


Le Brésil, au moment de son affranchissement, s'est
trouvé en possession d'un territoire immense, hors de pro-
portion avec le chiffre de sa population, avec le degré de




66 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


civilisation et l'importance commerciale et mari ti me ou il
était parvenu. Disséminer ses forces sur un espace aussi
considérabJe, eut été impolitique. Le gouvernement brésilien
s'occupa, au contraire, de se concentrer, ~t porta toute
son activité sur la partie de son territoire qui lui offrait
immédiatement le plus de chances de développement et de
prospérité.


L'avantage que les Etats-Unis ont eu sur le Brésil, fut
qu'ils se constituerent sur un territoire resserré, et relative-
mení tres peuplé. De plus, l'action gouvernementaJe n'avait
pas besoin, par la nature meme des institutions commu-
nales, éminemment développées dans les colonies anglaises,
de se faire sentir sur toute l'étendue du sol. Autant done
les Etats-Unis avaient un intéret immédiat a s'agrandir
en surface, autant le Brésil était tenu a se concentrer sur
qtlelques points particuliers ou était toute sa force a venir;
ce fut donc sur cette partie de son sol eomprise entre le cap
Saint-Roch et Rio-Janeiro, et surtout sur la cote, que l'émi-
gration se dirigea, que la population s'aecrut, que le com-
merce se développa; paree que la s'était accumulée toute
l'action. Le reste fut sinon complétement abandonné, du
moins fort négligé.


Cette grande étendue de territoire échu en partage au
Brésil, n'avait pas manqué de susciter autour de eet empire
des craintes et des jalousies, tant on redoutait la prépon-
dérance qu'elle lui donnerait. En 'sorte que le Brésil se
trouva,longtemps, aux prises avec la diplomatie européenne
qui le harcelait et l'inquiétait.


La politique anglaise fut la premiere a se mettre en avante
L'AngJeterre ne redoutait rien des empiétements du Brésil
au deJa des régions de l' Amazone, tant de ce coté l' étendue
du territoire est vaste et meme embarrassante, en courant de
rest a l'ouest, de l'extrémité du cap Saint-Roch a la riviere




COUP n'OEIL GÉNÉRAL. 67


Javary, sur les confins de I'Équateur et du Pérou. Mais le
Brésil porta plus tard sérieusement ombrage a I'Angle-
terre par rapport au Paraguay, a l'Uruguayet a Buénos-
Ayres.


Sur ce point, l'empire brésilien se rétrécit considérable-
ment et parait gené par les pays voisins, dont ne le sépare
aucune limite naturelle. Et enfin, la, se fait sentir cette active
influence dont Rio-Janeiro est le centre.


On comprend, alors, comment la force du Brésil est nuBe,
par le fait, dans le nord, et pourquoi elle s' exerce tout
entiere dan s le sud. En sorte que le Brésif ne serait d'aucun
secours efficace pour protéger matérielIement, contre un
envahissement des États-Unis, ni Venezuela, ni la Nouvelle-
Grenade, ni I'Équateur, ni le Pérou. Et les Américains de
I'Union seraient les maitres de ces pays, et menaceraient déja
les frontieres nord et ouest du Brésillui-meme, avant que
les vaisseaux de ce dernier eussent doub1é le cap Horn pour
entrer dans le Pacifique, ou que ses armées eussent traversé
l'immense territoire qui le sépare de ces États.


Ceux-ci n'ont done a attendre du Brésil aucun secours.
Leur salut, s'il est en dehors de l'influence ou de la conquete
des État~-Unis, ils ne le devront qu'a leur propre énergie.
C'est compter sur peu de chose.


Mais s'il est impuissant au nord, le BrésH est redoutable
au sud.


A cet égard, le dernier mot de sa politique n'est pas
encore dit. Viennent a se réaliser certains événements que
surveille son ambition, et cette prépondérance qu'il n'exerce
pas, aujourd'hui, d'une maniere absolue sur les affaires de
l'Amérique du Sud, il l'acquerra avec non moins d'autorité
que les États-Unis sur l'Amérique du Nord.


C'est ainsi que le Brésil a joué dans les troubles inté~
rieurs de la République Argentine et dans la lutte entre




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Buénos-Ayres et Montevideo, un role important, habile,
ment préparé et de longue main.


Quel but poursuit done le Brésil?
Ce but est facile a entrevoir.
La République orientale de l'Uruguay es! un des thé:itres


,ou se sont le plus souvent produites les passions politiques
qui annihilent laséve native d'un pays; et par su position
avantageuse le ,port de Montevideo est, depuis longtemps,
l'objet d'ardentes convoitises.


Sous le prétexte tres avouable de protéger l'Uruguay
,contre Buénos-Ayres et de le pacifier, le Brésil a posé le
¡pied sur le sol de l'Uruguay, et a mis la main dans ses
.affaires intérieures. Or, il est cer.tain que l'Uruguay, en en
appelant au Brésil, a contracté envers cet empire une dette
que, tot ou tard, celui-ci ex~era. L'Uruguay est done a
enregistrer sur le livre des conquetes du Brésil.


Il en est de meme du Paraguay et de tous les territoires
,enclavés actuellement entre les limites de l'empire et la rive
gauche du Parana et du Paraguay formant a leur jonction,
comme une ligne .droite qui semble une frontiere naturelle.


Le Brésil, nous ne le mettons pas en, doute, éprouvera
pes difficultés diplomatiques a réaliser ce voou de son ambi-
tíon, car il n'a pas, il s'en faut, l'audace des Etats-Unis;
mais u- ferait bon marché, au besoin, d'une partie de son
territoire nord, pour s'assurer la conquete de ces pays du
sud dont la possession ajouterait considérablement a son
importance maritime et commerciale.


A tout prendre, sera-ce un mal?
Montevideo es! un rival genant pour le port de Buénos-


Ayres, et la République Argentine regardera toujours I'Uru-
guay d'un mil d'envie. Ce dernier est malheureusement
arrivé a tout son développement; il lui est impossible de
s'étendre, a moins d'envahir le territoire de Buénos-Ayres.




COUP n' OEIL GÉNÉRAL. 69


Entre les deux républiques exclusivement, le sort d'une
Iutte ne serait pas long a se décider. Eh bien! non seule-
ment l'Uruguay n'est pas en po sitio n d'attaquer; mais pour
se déf~ndre, iI est obligé d'avoir recours au Brésil qui devra
tirer un bon prix de ses services.


l\fais n'est-il pas a craindre que le Brésil, maitre de l'Uru-
guay, du Paraguay et de toute la rive gauche du Parana, ne
songe a passer le fleuve, et que se trouvant si pres de la
Plata, il ne médite de la traverser aussi?


Cela n'est pas douteux, car c'est ce point de'l'Amédque
du Sud que couve toute l'ambition du Brésil. Il ne s'inquié-
lera pas, quant a présent, de la Bolivie, par exemple, mais
il convoitera Buénos-Ayres. Si le.s républiques du nord et du
nord-ouest de I'Amérique méridionale ont 'a se défier des.
États-Unis, ceBes du sud et du sud-ouest ont a se ten ir en
garde contre le Brésil impuissant a défendre les premiers,
mais tres capable d'agir contre les secQnds.


La République Argentineest, en partie, séparée de
l'Atlantique par le Brésil, et du Pacifique par le Chili; ses
ports et ses villes importantes sont sur les grands fleuves :


Buénos-Ayres sur la Plata, qui le met en communication '
avec l'Atlantique;


Santa-Fé sur le Parana.
On comprend qu'établi sur les rives gauches deces fleuves,


le Brésil en sera toujours le dominateur, et qu'il pesera sur
Buénos-Ayres, déja trop affaibli par des luttes intestines, de
toute la supériorité que donnent a une nation maritime des
communications directes avec les mers, -ces grandes routes
du monde entier. A moins qu'elles ne se résignent a devoir
la vie a l'influence directe des États-Unis et du Brésil, les
républiques affaiblies de l'Amérique du centre et de I'Amé-
rique méridionale, comprendront t6t ou tard, que c' est par
une organisation définitive de leurs gouvernements, par la sta-


RÉPUBLlQUE AXÉRICAINE, T. r. 5




70 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


bilité de leurs institutions, par le calme politique qu'elles par-
viendront a rétablir leurs forces, a développer l'agriculture ,
a étendre le commeree, a encourager le travaiJ, toutes
choses, et les seules, par lesquelles grandissent les États.
Tant que ces pays présenteront, au contraire, le triste spec-
tacle des déchirements intérieurs, de l'instabilité dans les
institutions politiques, non seuIement ils resteront station-
naires, mais ils rétrograderont et tourneront Ole dos 3 la
cívilisatíon ..


De meme que la paix des États appelle le travail, l'agita-
tion séduit les agitateurs. Aussi, au líeu d'émigrants labo-
rieux ce seront les fauteurs de révolutions que suppure la
vieille Europe, qui iront camper dan s les villes et dan s les


. champs de l'Amérique. Or, plus le nombre en grossira, plus
il sera difficile aux contrées qu'ils auront envahies, et qui en
~omptent déja trop, de retrouver, aux lueurs tardives de la
paix, le chemin du progres et de la réhabilitation sociale.


Le moyen done, pour ces nations de I'Amérique méridio-
nale si riches d'avenir, d'échapper a cette extrémité de
décadence qui les menace si elles continuent a se laisser
déchirer par les révolutions, est d'abord de rompre avec les
révolutions, et de perpétuer eette ere de calme et de paix
que quelques-unes ont conquise récemment, et qu'elles
n'ont pas su conservero


Elles ont pourtant sous les yeux l'exemple de deux pays
qui n'ont gran di que par l'ordre et par la paix :


Les États-Unis dans le nord.
Le Brésil dans le sud.
Elles doivent également renoncer a ce systeme fatal


d'hostilité les unes envers les autres. Elles ne deviendront
fortes et puissantes qu'a la condition de se respecter mutuel-
.lement, et en tachant que les plus raíbles et les moins bien
partagées, géographiquement parlant, s'unissent aux plus




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 71


favorisées. L'orgueil de la nationalité exclusive poussé trop
Join devient un orgueil insensé, quand, au líeu d'aider
un peuple et un pays a grandir, il les rapetisse I'un et
l'autre.


Tout pousse a cette union et a cette unité : les memes
mreurs, la meme relígion, la me me langue, la meme ori-
gine, les memes traditions.


Tous ces peuples sont enfants du meme sol.
L'amour de l'indépendance les a séparés.
Mais il ne faudrait pas non plus qu'un autre orgueíl les


égarat, I'orgueil de la trop grande puissance dans leur
union. - On peut encore leur poser comme exemple les
deux pays que j'aí cités déja : - Les États-Unis et le Brésil.


Les États-Unis sont arrivés au rang de nation indépen-
dante , avec un territoire limité; ce qui leur a permis,
d'abord, de réprimer plus facilement et plus promptement
les troubles qui ont agité les extrémités du sol, et le creur
meme du pays. Et e'est quand ils ont été définitivenrent
constitués qu'ils ont songé a s'étendre, en apportant sur
chaque coi n de terre nouveau qu'i.ls ajoutaient a leurs
conquetes cette semence de force et de prospérité qui a tant
fructifié.


Le Brésil, au contraire, comme je rai expliqué déja, a
débuté, pour ainsi dire, avec une étendue de territoire dis-
proportionnée. Il a dti chereher un point d'appui sur lui-
meme pour établir l'équilibre qui lui manquait. 11 s'est
concentré sur une portion minime de son propre sol, s'en
rapportant, pour le reste, a l'avenir et aux bonnes chances;
et le Brésil se trouve incontestablement beaucoup moins
avancé que la grande République du Nord.


Les États de l'Amérique, déja si affaiblis, ne devraient
songer, en s'unissant, qu'a se fondre dans les eonditioni
qui donneraient, aux uns la population qui leur manque,




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


aux autres des communications avec les mers, a ceux-ci un
degré plus avancé de civilisation, a ceux-Hl plus de respect
pour le droit,


En jetant les yeux sur la carte, nous nous demandons si,
par exemple, l'union en un seul et meme État du Venezuela
et de la Nouvelle-Grenade, ne serait pas logique?


Si l'Équateur, le Pérou e~ la Bolivie réunis ne formeraient
pas une puissance complete; la Bolivie, privée de tout port
sur mer, et tributaire du Pérou.


Si le Chili et Buénos-Ayres, en se fondant, ne double-
raient pas leur importance, le premier en donnant ses ports
du Pacifique, le second ses beaux cours d'eau qui menent
droit a l' Atlantique ?


Et si enfin par leurs extrémités qui touchent a la Pata-
gonie, ils n'introduiraient pas la vie et la civilisation dans
ce dernier pays, que j' oserai appeler le bas morceau du
globe?


Mais n'oublions pas que ces peuples sont libres et indé-
pendants; qu'ils sont par conséquent les maUres de Jeurs


. destinées; les maitres de s'épuiser isolément par toutes les
causes que j'ai énumérées tant de fois dans ce chapitre; les
maUres de conserver ou de répudier une forme de gouver-
nement antipathique, peut-etre, a leurs traditions nationales
et a leurs mamrs actuelles. Trente ans d'épreuves ont du
suffisamment les éclairer sur ce point.


L'attitude et la politique des Américains du Nord et du
Brésil sont d'un grand poids dans cette conduite a venir des
républiques du centre et du sud. Quelle que soit l'impor-
tance de l'empire du Brésil, il n'a rien de ce qu'il faut pour
exercer ce haut patronage; le róle actif de propagande et de
domination semble revenir de droit aux États-Unis, qui en
useront évidemment pour tenir éveillé chez ces populations
le gout des institutions démocratiques, afin de trouver chez




COUP D'OEIL GÉNÉRAL.


elles un acces plus facile. Il n'y aurait pas a se plaindre, si
l'Union réussissait, par son intervention directe a obtenir ce
que l'influence de son exemp]e n'a pu faire aupres de ces


. peuples . indociles : la pratique sage d'une forme gouver-
nementale contre laquelle ils se débattent depuis si long-
temps.


Pourquoi le Brésil n'est-il pas apte a jouer le meme r61e
que les États-Unis, et pourquoi ne sauverait-il pas de 1'anar-
chie les républiques hispano-américaines par l'inculcation
des principes monarchiques, aussi bieJ.l que les États-Unis
par les leoons de la démocratie? n y a des causes morales et
des causes physiques qui s"y opposent. Une comparaison
entre les deux pays suffira pour faire ressortir les unes
et les autres. Quoique la stabilité politique ait donné au
Brésil une sécurité d' existence incontestable, soit que le
danger de son voisinage luí ait inspiré le sentiment d'une
extreme prudence, sojt que l' esptit de propagande fut
incompatible avec le caractere national, le Brésil semble
n'avoir été occupé qu'a se sauvegarder, et a consolider ses
assises. Son ambition a été cauteleuse et il s'est montré
jusqu'a présent, diplomate comme un État du Vieux-Conti-
nent. Ses développements intérieurs, je l'aí déja dit,ont été
plus lents que ceux des États-Unis qui, plus expansifs, ont
semé au dehors les germes de leu!' prospérité. Peut-etre
faut-U attribuer cette expansion audacieuse au génie entre-.
prenant, patient et énergique de la race anglo-saxonne.


Tandis que le Brésil compte présentement une population
de huit miIJions d'habitants environ, agglomérée sur cer-
tains points particuliers de l'empire, les États-Unis ont une
population d'environ trente millions d'ames, disséminée
d'un bout a l'autre et sur toute la superficie de son immense.
territoire.


e'est du reste un fait intéressant a suivre que celui de




74 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


l'accroissement de la population aux États-Unis par période
décennale (1) :


En 1790, cette population était de :
Blancs.
Personnes .de couleur libres
Esclaves •


Total
En 1800 :


Blancs.
Personnes de couleur libres
Esclaves .


Total
En 1810 :


Blanes.
Personnes de couleur libres
Esclaves .


Total


En 1820 :
Blancs.
Personnes de couleur libres
Esclaves .


Total
En 1830 :


Blanes.
Personnes de eouleur libres
Esclaves


Total


3,172,464
59,446


697,897


3,929,807


4,304~489
108,395
893,041


5,305,925


5,8G2,004
186,446


1,191,364


7,239,814


7,872,711
238,197


1,543,688


9,654,596


10,537,378
319,599


2,009,043


12,866,020


(i) A cóté de ce mouvemellt de la population aux États-Unis, il peut etre utile de placer,
par comparaison, le chiffre actuel de la population des autres États de I'Amérique : le
Mexique,7 millions; le Centre Amérique, 2 millio.ns; la Nouvelle-Grenade, 2 millions;
Venézuela, i million; I'Équateur, 700,000; le Pérou,2 millions; la Bolivie, t million et
demi; le Chili, 2 millions; Ruénos-Ayres, i million et demi; le Paraguay, 300,000;
I'Uruguay, 300,000. - Cette statistique, qui se rapprochB autant que possible de l'exac-
titude, présente, a peu de chose pres, les memes chiffres qu'il y a vingt ans.




coup n'QEIL GÉNÉRAL.


En 1840 :
. Blancs.


Personnes de couleur libres .
Esclaves . ..,


Total
.En 18~0 :


Blancs.
Personnes de couleur libres .
Esclaves . . . . . .


Total


14,189,705
386,295


2,487,355


17,063,355


19,668,736
419,173


3,] 79,589


23,267,498


75


Plusieurs causes tout ti fait indépendantes de la stabilité
de ses institutions poli tiques , ont arreté le développement
du Brésil dan s des proportions égales a ceIui des États-
Unís. Au nombre de ces causes iI faut placer le manque de
communications di rectes entre la cóte orientale et les
immenses contrées qui s'étendent a rOuest, jusqu'aux confins
du Pérou, de la Bolivie, de l'Équateur, communications que
la navigation des fleuves seule peut établir.


e'est ce que le Brésil a compris, et de concert ave e le
Pérou, iI u dÍl entreprendre l'ouverture de I'Amazone.


VAmazone est un des plus beaux fleuves du monde; avec
le Mississipi et le Missouri, il tient la tete des grands cours
d'eau. Prenant su source dans le Pérou, pres du lac Reyes,
il coule en remontant du sud au nord, baignant avec une
grande partie du Pérou, la contrée oriental e de la République
de I'Équateur, puis fait un coude pou!' traverser, presqu'en
ligne horizontale, l'empire du Brésil dans sa portion la plus
large, et va se jeter dan s l'Océan Atlantique par deux vastes
embouchures, a peu pres sous la ligne équinoxiale.


De sa source a son embouchure, I'Amazone a un parcours
de pres de 1,200 lieues. Le jour ou la vapeur aura lancé ses
puissantes forces motrices sur les eaux inexplorées, jusqu'a


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76 REPUBLlQUE AMERICAINR.


présent, de ce fleuve, le probleme" de la jonction des deux
Océans aura trouvé une double solution, au centre et au
sud de I'Amérique. Ces deux résultats, également précieux
pour le monde maritime et commercant auront, cependant,
un caractere tout a fait différent. Par Pan ama et le centre
Amérique, la jonction des deux grandes mers est presque
immédiate, et s'opere par la canalisation et les voies de fer
sur une ]angue de terre; le rayonnement de ce bienfait est
pour ainsi dire limité, ce qui ne signifie point qu'il ne doive
pas avoir des conséquences imlllenses, au point de vue com-
mercial.


La navigation sur l'Amazone, non seulement met en com-
munication les cótes de l'Atlantique avec les pays baignés
par les flots du Pacifique, mais elle ouvre un avenir incalcu-
lable a de vastes contrées intérieures, dépendant de l'empire
du Brésil, et si enfoncées dans les terre8 que la civilisation
y a a peine pénétré jusqu'a ce jour". Ce 80nt des champs nou-
veaux pour l'émigration, des richesses agricoles qui s'offrent
aux bras des cultivateurs; des débouchés considérables
pour l'industrie du monde entier.


Il suffit de jeter les yeux sur le parcours de l'Amazone, de
sa source a son embouchure, pour se rendre compte de
l'avenir qu'ouvrira a la civilisation et a l'activité humaine la
réalisation complete du projet árreté entre le Brésil et le
Pérou.


Le génie de l'hornme se fUt étudié a combiner un réseau
de communications destinées a féconder un pays, qu'il n'eÍlt
pas réussi a tpouver cé que la nature a fait. On ne peut se
défendre de croire que les desseins de ]30 Providence ont
marqué a l'avance le sort des États.


Sur' son immense parcours, l'Amazone recoit un nombre
considérable de rivitwes importantes, comme autant de
rameaux qui viennent se greffer sur ce tronc colossal, et




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 77


relier au grand centre du mouvement, des pays éloignés
et, en apparence, déshérités de ces "ressources fécondes que
donne a d'autres leur position géographique.


Presque a son embouchure, sur sa rive droite, l'Amazone
recoit le Tocantins et I'Araguay qui se joignent a San-Joan
das duas Barras, pour se réunir ensuite au Para; puis le
Xingu, le Tapajos, le Madeira. Les quatre premiers coulent
du sud au nord, traver"sant des portions a peine peuplées
aujourd'hui du BrésiL Quant au Madeira, dont le parcours
n'est pas moins de 000 lieues, il se grossit a la frontiere de
la Bolivie de sept ou huit affiuents (dont deux, le Branco et
le Mamore, baignent cette république jusqu'au cceur), et tra-
verse des pays a peine explorés et réeemment encore habi-
tés par des peuplades indiennes.


Sur sa rive gauche I'Amazone recoít le Rio-Negro qui, par
l'intermédiaire du Casiquiare ~ rejoint au nord I'Orénoque.
Deux autres cours d'eau importants, le Uaupes et le Caqueta,
se jettent dans I'Amazone, venant de la Nouvelle-Grenade.


Ainsi I'Amazone, directement ou par ses affluents les plus
importants, met en communication di recte entre eux et avec
l'Océan Atlantique, par conséquent avec ]a cote orientale
du Brésil, des provinces intérieures de cet empire, et Vene-
zuela, le Pérou, l'Équateur, la Nouvelle-Grenade, la Bolivie.
e'est la face entiere de ces pays qui peut etre changée du
tout au tout par la navigation de I'Amazone et de ses
affluents.


Les États-Unis dotés par la nature de cours d'eau aussi
étendus en ont tiré, immédiatement un adplÍrable pr.ofit.
L'activité anglo-saxonne n'a reculé devant aucun sacrifice.
Si les 1\.méricains du nord avaient été les maUres d'exploi-
ter l' Amazone et ses affluents, ils eussent faít de ces fleuves
et de ces: rivieres ce qu'ils ont fait de tous leurs cours
d'eau : desarteres qui ont porté le sang et la vie d'un bout




78 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


a l'autre du Continent, en s'enfoncant dans les terres les plus
désertes. Le génie de cette race se caractérise par ce seul
fait, bien plus que par toute démonstration.


La prospérité actuelle des États américains situés sur le
Pacifique se réduit donc a l'exploitation des terres et des
villes placées le long du littoral. L'intérieur des terres est
encore inexploré, vierge, pour ainsi dire, de toute culture;
l'émigration n'y a que peu pénétré ou, pour etre plus vrai,
n'ya pas pénétré.


La navigation des fleuves inaugurera toute une ere nou-
velle pour ces contrées.


Nous ne répondrions pas que les affiuents de l'Amazone,
pas plus que le grand fleuve lui-meme, soient facilement
navigables sur tout leur parcours; mais ce serait mécon-
naitre les bienfaits de la Providence en faveur de ces riches
pays, si l'on ne suppléait pas par des travaux d'art, tels que
la canalisation de certaines portions des fleuves, a ce que la
nature peut avoir laissé d'imparfait ou d'incomplet dans son
ceuvre féconde.


Les relations des divers États de I'Amérique du Sud entre
eux, ont été pour ainsi dire nuls jusqu'a ce jour, commercia-
lement parlarlt. L'absence de voies de communications régu-
lieres, les difficultés suscitées par des obstacles aussi grands
que ceux qui séparaient, par exemple, le Brésil de toutes les
républiques de I'Amérique méridionale, c'est a dire des mil-
liers de lieues de terres ou la civilisation n'a point encore
fait pénéter ni la hache, ni la pioche, sont autant de causes
qui ont retardé le progre s et la prospérité de ces contrées.
Cette situation d'isolement général n'a pas été étrangere non
plus a l'esprit d'hostilité, qui a toujours divisé si prof-ondé-
ment tous ces États naissants.


Ouvrir entre eux des voies de communications artificielles,
ou tirer parti de celles que la nature leur a données, c'est




COUP D' OEIL GÉNÉRAL. 79


faire entrer ces divers pays dan s une ere nouvelle, et hater
l'ceuvre de civilisation et de progre s ou presque tous sont
en retardo Le géníe américaiu parait etre le seul qui puisse
résoudre efficacement ce grand probleme.


Le Brésil qui n'a, autant que les prévisions humaines
peuvent etre ínfaillibles, ríen a redouter de l'avenir, et a
qui l'étendue de son territoire permet de compter de longues
années de paix intérieure, trouverait incontestablement dans
les communications ouvertesJ par la navigation des fleuves,
avec les contrées occidentales, un rapide et prochaín
accroissement.


Plus le pays offrira de ressources aux chercheurs de for-
tune, plus le nombre nécessairement en augmentera. Ce
ne sera pas tout pour le Brésil; il 1 ui restera a prendre rang
parmi les nations industrielles, pour rivaliser d'influence
avec les États-Unis. Or, plus l'érnigration se rnultipliera
sur son sol, moins l'industrie nationale, surtout une indus-
trie naissante, sera en mesure de satisfaire aux besoins de
populations nouvelles qui apportent avec elles, dans leurs
mceurs, dans leurs affections, jusque dans leurs costurnes,
les habitudes et quelquefois les routines de la patrie qu'on
aime a retrouver dans les moindres choses.


C'est le cas dans lequel ont été et sont encore placés
. ,


les Etats-Unis dont le vaste sol appelle chaque jour des
irnmigrants. Cette affiuence de populations de toute origine
est véritablement l' obstacle le plus sérieux, non pas au
développernent de l'industrie nationale, qui a fait aux États-
U nis des progres considérables, rnais a la consornmation
intérieure des produits qui s'éloignent pour faire place aux
sirnilaires étrangers qu'ils vont combattre, par la concur-
rence, sur les rnarchés d'exportation.


Le Brésil, qui n'a pas la meme audace cornrnerciale que
les Américains du N ord, ne rejette encore au dehors que




80 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


des produits agricoles ou exceptionnels, de ceux que
l' exportation réclame naturelIement; ses fabriques ne suí'-
fisent encore qu'a peine a la consomrnation locale. Et ce qui
pro uve clairement qu'ils n'y suffisent pas entierement, c'est
que, a peud'exception pres, ils n'ont pas nui a l'introduc-
tion des artic]es manufacturés de provenanceétrangere.
1_oin de la, les expéditions de marchandises européennes
n'ont fait que suivre un mouvement ascendant, depuis un
certain nombre d'années. Cette circonstance est due préci-
sément a la cause que nous signalions plus haut, l'immi-
gration.


n n'est pas sans importance non plus de faire ressortir ce
fait remarquable et bien constaté que, au Brésil, l'industrie
telle qu' elle est en ce moment, doit sa situation presque
tout entiere au concours que lui ont preté les ouvriers
étrangers. Il ne peut échapper a .quiconque suit avec que!-
qu'attention le mouvement des émigrations, que ce n'est
qu'exceptionnellement ou transitoirement que l'émigrant
choisit dans les pays ou il aborde une profession de dépen-
d'ance et taxée au salaire.


L'émigrant, s'H prend domicHe dans une ville, y arrive
avec la pensée arretée de s'adonner 3'U négoce, dont les
chances le tentent naturellement; s'il a formé le projet de
se livrer a !'industrie, e'est pour son propre compte comme
chef d'établissement; mais l'exiguité de ses capitaux le lui
permet rarement. S'il se dirige dans l'intérieur des terres,
c'est encore pour devenir son maUre. L'idée de la propriété
fy poursuit.


En que]que cas que ce soit, le salaire borné n'est jamais
un attrait pour lui. Ce n'est done, nous le répétons,
qu'exceptionnellement ou transitoirement qu'il s'y résigne.
C"est de Hl que vient l'élévation du taux des salaire~ dans ces
pays.




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 81


Or, le Brésil, pressé d'une part par l'amuence croissante
des immigrants, et de l'.autre part n'ayant pas encore, comme
les États-Unis, une génération locale suffisamment nom-
breuse, ne yerra de longtemps peut-etre l'industrie prendre
sur son sol cet essor rapide, qui aurait pu ralentir et arreter
meme le mouvement commercial des nations étrangeres.


Pendant tout le temps que dura la guerre de la révolution"
aux États-Unis, le commerce de ce pays, non-seu]ement avec
I'Angleterre, mais avec toutes les autres nations du globe,
fut interrompu.Les Américains furent done obligés de
s'ingénier a se pourvoir par eux-memes de tous les objets
manufaeturés qu'ils recevaient, presque exclusivement, de
l'Angleterre. La nécessité les rendit industrieux, et quand
revint la paix, ils ari'eterent l'importation d'un tres grand
nombre d'articles que leur propre fabrieation était en
mesure, déja, de leur fournir.


L'Angleterre était ce qu'elle est encore aujourd'hui, un
pays trop pratique et trop cornmercant pour ne point tirer
parti de l'avenir qu'offraient les États-Unis dont elle avait
été a me me d'apprécier los ressources, et elle savait ce
que de telles ressources pouvaient devenir entre les mains
d'ho·mmes pareils a ceux qui avaient mené a bonne fin une
si grande ffiuvre.


Aussitót apres la paix, des 1784, les Anglais se haterent
de renouer avec les anciennes colonies des relations com-
merciales; et en deux années, ils expédierent aux États-Unis
pour plus de 30 millions de doUars (iDO millions de franes)
de marchandises, et recurent en échange pour environ une
dixaine de millions de dollars de produits (DO millions).


C'était peu en apparence, beaucoup en réalité, de ]a part
d'un pays qui sortait d'une si rude épreuve que ceHe qu'il
vellait de traverser. Mais, hommes de paix et de travail
depuis longtemps; jaloux, dans la situation nouvelle ou ils




82 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


se trouvaient, de s'élever rapidement a la hauteur de cette
situation, les Américains se mirent a )'reuvre; et bient6t
l'agriculture prit, sur toute la surface du sol, des développe-
ments consiclérables. Le principal pour eux était de pouvoir
rendre le plus t6t possible en produits bruts ce qu'ils rece-
vraient en objets fabriqués. Il suffit de dire que, a cette
époque, les trois quarts environ de Ja population des États-
Unis s'étaient livrés a l'agriculture.


Aussi de 10 millions de dollars qui avaient été le premier
chiffre des exportations apres la période révolutionnaire,
ce chiffre s'éleva, en 1797, a pres de 57 millions de dollars
(285 millions de francs). Quatre ans plus tard, ce chiffre
atteignait 93 millions de dollars.


Quel progres depuis! Le lecteur en trouvera les preuves
dans un chapitre spécial.


Accroissement de population, accroissement de com-
merce : - tels sont les résultats de la paix politique des
États-Unis.


Demandez aux révolutions des républiques du Sud ce
qu'elles ont produit en comparaison!





§ 4.


Les États-Unis en voie de eonquete. - La flibusterie. - Cuba. - Le
Nicaragua. - Qui faut-il aeeuser? - Premier aper~m sur les institu-
tions américaines.


Dans cette opposition que j'ai faite de la prudence du
Brésil a la fougue entreprenante des États-Unis, est-ce a
dire que ceux-ci ont toujours été irréprochables dans leurs
moyens d'action? Et puisque le mot a été si souvent écrit,
n'hésitons pas a 1'écrire ici, les Américains n'ont-ils pas été,
dans ces derniers temps surtout, vlutót des flibustiers que
des propagateurs de démocratie et de saín républicanisme?


le ne voudrais pas anticipe]' sur des faits qui trouveront
naturellement leuF place a la date qui leur est assignée dans
ce travail; mais le sujet me me de ce chapitre me fournit
1'0ccasion de trancher cette question.


Oui certes les apparences, pourquoi le méconnaitre, :rccu-
sent les peuples américains du crime qu'on leur impute; mais
iI ya deux ordres de faits que ron confond, dans l'ignorance
ou ron est, généralement, du mécanisme gouvernemental
des États- Unis, et qu'il y a tout avantage a expliquer des a
présent, en dégageant la vérité d'erreurs trop tépandues. Ce
que l'opinion publique en Europe ne sait pas ou ne peut pas
distinguer, c'est l'action gouvernementale des États-Unis et
l'initiative populaire, l'une et l'autre indépendantes d:ms de
tres larges limites.




84 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


Dans ces dernieres années, action gouvernementale et
initiative populaire se sont manifestées sous des aspects
divers qui ont amené une condamnation radicale de la poli-
tique des États-Unis vis a vis de I'Amérique.


On a beaucoup reproché au peuple américain les trois ou
quatre expéditions de flibustiers qui ont eu lieu depuis I
quelques années; et, sans se rendre seulement compte "du
mot dont on se servait, OH a fait remonter jusqu'au « gou-
vernementaméricain » la responsabilité de ces actes coupa-
bIes. Ces accusations souHwent deux questions distinctes.
H importe, en effet, de savoir ce que peut ou ne peut pas ce
que ron appelle a tout propos « le gouvernement améri-
~ain; » comme il est bon également de savoir ce qu'est réel-
lement, au fond, cette bande de flibustiers dont l'audace
égale l'impuissance des moyens et des ressources.


On se trompe étrangement en s'imaginant que la flihus-
terieest organisée aux États-Unis sur une vaste échelle; on
se méprend bien plus encore quand on la croit a l'état de
parti poli tique agissant en plein jour, en plein soleil, et
jouissant de toutes les immunités que l'extreme liberté des
institutions garantit, en ce pays, a tous les citoyens; enfin,
c'est une erreur complete que ron commet en voulant placer
une poignée d'aventuriers capables de tout, sous l' égide de
l'opinion publique. Rien de tout cela n'existe. Il faut etre
ignorant des ehoses et des institutions de l'Amérique,
comme on l'est généralement en Europe, pour se faire des
idées aussi fausses sur de pareils faits et pour ameuter
eontre les États-Unis l'indignation de toutes les consciences
honnetes de l'Europe. L'reil collé a un verre grossissant, de
tres petites choses on fait des montagnes.


Ce que tout le monde sait bien, et les États-Unis sont les
premiers a le regretter par moment, e'est que l'Amérique a
été et continue d'etre le déversoir du trop pIein de l'Europe.




coup n'OEIL GENERAL. 85


Cela fait sa prospérité, mais cela devient aussi son temps
d'arret moral. De tres honnetesgens comme d'épouvantables
bandits forment le contingent de cette émigration qui va,
chaque année, grossir le chiffre de la popuIation des États-
Unis. Les honnetes gens demeurent ce qu'ils sont, natu-
reIlement, et renforcent cette classe laborieuse et active qui
contribue a la grandeur et a la richesse des .États-Unis, en
peuplant, défrichant, déve]oppant matériellement les terri-
toires. Quelques-uns, parmi. les aventuriers qui émigrent
pour fuir leur patrie, se régénerent sous l'influence bienfai-
sante du travail et des espérances d'un avenir assez raciIe a
arranger; d'autres restent ce qu'ils étaient devant, gens de
sac et de corde que l'éJasticité des 10is américaines protége
sans le vouloir, encroÍltés dans leur paresse native, et
disposés a vivre de tout, excepté du travail honnete.


Leur vocation est d'etre au service de .quiconque veut les
ramasser dans les repaires ou ils se cachent, et les enróler
pour tous les coups de main oh il y a une solde a gagner,
un désordre a commettre, une vengeance a assouvir. Ce sont,
en un mot, des pillards, des voleurs, des émeutiers, des
·assassins a gages que l'on recrute, quand on a besoin d'eux,
sur toute la surface de cet immense sol de I'Union, oh ils
sont en greve permanente, attendant qU'OR leur apporte de
la besogne. Aux époques de ces élections tumultueuses dont
quelques-unes ont déshonoré, il faut bien le dire, les insti-
tutions américaines, certains partis appellent 'ces condottieri
a leur secours; ils deviennent, momentanément, des especes
d'hommes politiques, des ineneurs passagers d'élections,
résumant les questions de vote et de candidature en une
question de bowie knife et de revolver. Leur tache remplie,
dans une ville ou dans un État, dan s une émeute religieuse
ou dans un mouvement politique, ils passent dans un autre
État, dans une autre ville et a une autre émeute, ou s'en


RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE, T. l. 6




86 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


vont manger, et boire surtout, dans quelque coin, en orgies
et en débauches, le salaire de leurs peines.


Ces gens-la sont donc les soldats naturels de la flibusterie ;
elle les appelle sous ses drapeaux, et les voila flibustiers,a
tant par jour, avec des promesses en plus au cas de sucees.


On ne peut pas faire l'honneur a de pareils bandits de les
appeler un parti ni de faire patir le peuple américain tout
entier de leur présence dans ses rangs. I.leur bravoure dans
les combats et leur mort les out fait poétiser un peu hors de
propos, et leur ont valu des brevets d'héro'isme. I.le dénou-
ment fatal a fait oublier l'origine de ces héros.


Mais, nous dira-t-on, ce ne sont la que des soldats, et la
flibusterie a des chefs, gens d'un certain poids, d'une valeur
personnelle plus ou moins accusée, et qui constituent, en
somme, un partí. La est l' erreur grave.


n y a en Amérique, comme partout, des ambitieux hon-
netes qui paient bravement de leur personne quand besoin
est, et des reveurs qui en,tretiennent et surexcitent les folies
des autres pour en tirer profit a l'oecasion. Déelassés, attar-
dés dans leur marche ou impatients du but, des gens de
cette sorte se rencontrent sous toutes les latitudes du globe.
En Europe, ils font des révoltltions ou s'y melent, sans égard
pour la grandeur et la sainteté de la cause qu'ils attaquent
ou de la cause sous la banniere de laquelle ils se rangent.
Aux États-Unis, ou les révolutions ne sont pas encore prati-
cables, ils aspirent a des destinées plus ou moins méritées
en dehors de leur patrie. Grace a des insLitutions qui garan-
tissent par dessus tout la liberté individuelle, les ambitieux
detoutes les sortes ont, aux États-Unis, les coudées franches,
et les reveurs un vaste champ a leurs spéculations. lIs ne
sont responsables que de I'ceuvre acconiplie; ils échappent a
la prévention. Mais ces ambitieux et ces reveurs, exécuteurs
et fbmenteurs de coups de mains sont isolés, comme ils le




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 87


sont partout,. et n'ont pas de liens de parti qui les unis-
sent.


En outre, il Y a aux États-Unis des hommes politiques
tres sérieux et tres honorables, dont la doctrine fondamen-
tale est l'extension incessante de I'Union par l'absorption
successive du plus grand nombre possibJe de territoires ou
d'États. IJes uns, parmi ceux-ci, ne songent a obten ir ce
résultat qu'avec de la patience et au moyen de l'annexion
volontaire; les autres, sans y pousser, sans y aider, en con-
damnant meme hautement et sincerement toute tentative de ..
conquete. accepteraient le fait acquis. Ce sont la des doc-
trines avouables dans tous pays, et qui con'stituent, en
somme, une politique honnete a supposer qu'elle soit erro-
née. Enfin, il se rencontre de ci de la, et on peut les compter
jusqu'a présent, quelques hommes' honorables par leur posi-
tion, par leur fortune, par leur caractere, qui, devaneant les
vmux de cette derniere catégorie de théoriciens, sont prets
a des sacrifices de personne et d'argent pour hater I'an-
nexion de certainsterritoires a I'Union américajne.


Eh bien! nous n'hésitons pas a dire hautement que l'opi-
nion publique n'est pas avec eux; qu'ils n'ont pas pu consti-
tuer ce que ron appelle un parti, et la preuve est que
quand ils ont voulu organiser des expéditions flibustieres, ils
n'ont pu recruter leurs soldats, tout au plus au nombre de
deux,. trois, quatre ou cinq cents, que parmi ces condottieri
dont nous parlions tout a l'beure.


Si la flibusterie avait été un parti dans la rigoureuse
acception du mot, ni l'argent ni les soldats ne lui eussent
manqué, dans un pays OU toute cause, pourvu qu'elle soit a
peu pres honnete et saine, rencontre des sympathies et des
dévouements innombrables, de l'argent tant qu'elle en a
besoin, et des volontaires prets a porter le mousquet, dans
tous les rangs de la population.




88 RÉPUBLlQliE AMÉRICAINE.


01', iI n'en a point été ainsi dans aucune des expéditions
flibustieres soit sur Cuba, soit sur I'Amérique central e , soit
sur le Mexique. Il est notoire meme a la Nouvelle-Orléans
que, au moment ou ron fit une souscription publique pour
l'expédition qui COl ita la vie a Lopez, beaucoup de souscrip-
teurs n'apporterent leur contingent qu'intimidés qu'ils
étaient par la présence en viUe des bandlts de la flibusterie,
et dans l'espérance, qui n'a point été décue, que le résultat
de ceHe expédition délivrerait le pays de ces chevaliers du
poignard et du revolver.


Certes, s'il est un pays dont la possession puisse tenter,
c'est Cuba. 'Eh bien! les intérets politiques intérieurs des
États-Unis eux-memes sont un obstacle a ce qu'il y ait, au
point de vue de la conquete de Cuba, ce que ron appelle un
parti de la flibusterie. Cuba conquise ou annexée ajouterait
naturellement a l'importance et a la puissance des États a
esclaves. 01' le Nord, qui bat en breche l'esclavage par tous
les moyens possibles, le Nord est formellement opposé a
l'ennexion de Cuba, par principe.


Le Sud, qui aurait, au contraire, un intéret direct a
s'annexer Cuba, est divisé lui-meme sur une question éco-
nomique et purement matérielle qui domine les autres avan-
tages que ron tirerait de l'annexion. Au moment ou ron fit,
l'an passé, quelque bruit a Washington d'une proposition
que le bon sens du congres réduisit a néant, laquelle avait
pour but d'allouer au président Buchanan une somme de
30 millions de dollars pour négocier l'achat de Cuba a
l'Espagne, un journal ~e la Nouvelle-Orléans présenta une
observation qui produisit une grande impression sur l'opi-
nion publique.


« Cuba, » disait le journal dont il s'agit, ce ne peut etre
e( cultivée, comme la Louisiane, que par des negres. Or,
« Cuba manque de bras, si bien que la traite clandestine y




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 89


« en importe, chaque année, un nombre assez considérable,
« mais insuffisant encore. Le lendemain de l'annexion il se
« ferait, par les spéculations .sur esclaves, une exportation
« énorme de negres des États du Sud sur le marché de
« Cuba, ou cette malheureuse denrée humaine serait fata-
« lement cotée tres cher. Plus le prix serait haut, plus les
({ spéculateurs et marchands en importeraient a Cuba.


({ La conséquence de cela serait la rareté des bras en
({ Louisiane et dans les autres États du Sud, ou le prix des
« esclaves est si exorbitant, déja, qu'il ne permet au plan-
({ teur de tirer de ses récoltes qu'un produit strictement
({ rémunérateur. Du jour ou les esclaves émigreraientdes
« marchés du Sud pour celui de Cuba, le cours en devien-
« drait tellement élevé que les grandes plantations de la
« Louisiane se trouveraient sur la pente de la ruine. »


L'argumeq,t touchait au vif des intérets tres sérieux, et
cette perspective que réserverait au Sud la brillante annexion
de Cuba, refroidit singulierement l'opinion des gens les plus
honnetes qui voyaient dans l'achat de Cuba un moyen de
régulariser la question. Le Sud lui-meme n'a done aucun
intéret a favoriser des expéditions flibustieres sur Cuba; iI
n'y a done pas dans le Sud de parti flibustier contre Cuba.


Le gouvernement américain, représenté par le Con gres et
par le Président ou par le pouvoir exécutif, a-t-il tenu· dans
la question de Cuba, récemment soulevée a nouveau, une
conduite bien nette et bien habile? Je ne le erois pas; quel-
ques mots le feront comprendre :


Il y avait trois moyens pour les États-Unis d'annex:er rile
de Cuba a l'Union : l'aequisition de eette He a prix débattu
avee l'Espagne ; la eonquete en cas d'une guerre juste et rai-
sonnable; la surprise par un acte de piraterie.


De ces trois moyens, le gouvernement de Washington
n'en pouvait naturel1ement reeonnaitre que deux praticabJes:




90 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


la conquete en cas de guerre ou l'acquisition. Grace a des
intempérances de langage, et a des forfanteries parfaitement
ridicules de la part d'hommes sérieux du pouvoir, le gou-
vernement américain a brisé l'une des cordes qu'il avait a
son are et il parait. prouvé que les États-Unis n'ont plus que
l'une de ces deux ressources a invoquer : la guerre ou la
flibusterie, pour arriver au résultat qui est, au fond, la
grande ambition du pays.


Le succes par l'achat est pour longtemps retardé, sinon
pour jamais perdu. On s'y est merveilleusement pris l'année
derriere, pour arriver a ce dénouement. Les paroles offi-
cielles du message de M. Buchanan, les discours aventureux
et les propositions insensées au Congres ont froissé l'amour
propre du gouvernement de Madrid et la juste susceptibilité
du peuple espagnol. L'acquisition de Cuba était une affaire a
négocier avec les précautions, la réserve, le sentiment de
dignité qui convenait aux deux parties contractantes. Les
États-Unis étaient moralement engagés, apres les deux
expéditions flibustieres qui avaient indisposé l'Espagne, a
mettre dans cette transaction les formes et la délicatesse
que les nations se doivent entr'eBes. Au lieu de cela, on a
fait de cette question une menace a l'adresse de l'Espagne;
on a attaqué l'Espagne dans ses sentiments les plus cha-
touilleux, on l'a placée, pour tout dire, dans cette nécessité
de ne pouvoir pltts entendre aucune proposition, sans avoir
a rougir comme nation, devant les autres nations de
l'Europe.


Quoi qu'ait prétendu a cet égard le rapporteur du Congres,
si l'on s'y était pris de la me me sorte· pour conquérir la
Louisiane et la Floride, ni la France ni l'Espagne n'eussent
cédé ces deux vastes territoires. C'est la différence des
temps et des hornmes dont il faut tenir cornpte. La poli-
tique des États-Unis, a l'époque ou fut négociée la vente de




coup n'OEIL GÉNÉRAL. 91


la Louisiane et de la Floride (pour leur plus grand bon-
beur a coup sur) la politique des Ét.ats-Unis, disons-nous,
pour n'étre ni moins patriote, ni moins t1Ewe, ni moins puis-
sa'nte qu'aujourd'hui, était moins aventureuse ét moins con-
fiante en la force brutale.


Les États-Unis doivent done renoneer a acquérir Cuba. Il
ne reste au peuple américain que la guerre ou la flibusterie
pour arriver a la possession de cette He tant enviée. Le gou-
nement, cela va sans dire, ne pourrait pas admettre, ni
tolérer que les flibustiers se chargeassent de ce soin. Quant
a la guerre, c'est une éventualité que rien ne justifierait en
ee moment, a moins qu'on adopte l'argumentation toute
spécieuse d'un sénateur du Congres qui demandait que les
États-Unis fussent autorisés a déclarer la guerre a I'Espagne,
dans l'unique but de s'emparer de l'ile de Cuba.


Le Congres américain a été assez sage pour· ne point
admettre une pareille doctrine qui eut suffi a écarter touteS
chances de négociations avec l'Espagne placée entre la
honte et une menace.


Voila, en tout cas, de quelle fa~on le gouvernement amé-
ricain traite les questions d'annexion. d'absorption ou
d'accaparement de pays; ille fait ouvertement, sans trop de
diplomatie, comme on le voit, et assez malhabilement.


Quant aux expéditions de Walker sur la Nicaragua, et a
celles qu'il médite de nouveau, soit sur le meme point, soit
sur le Mexique, un seul mot va éclaireir singulierement la
situation : Walker ne travaille que pour son propre compte.


\Valker, quand il eut conquis une premiere fois le Nica-
ragua, ne songeait pas a l'annexer aux États-Unis; la preuve,
e'est qu'il se nomma président du Nicaragua. titre qui luí fit
perdre sa qualité de citoyen américain. Walker n'a jamais
eu qu'une ambition individuelle. Il serait done injuste de
faire supporter au peuple américain la responsabilité d'actes




92 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


qui ,ne lui profiteraient pas en cas de succes, el qui ne sont
que l'amvre d'un homme agissant poul' son compte per-
sonnel.


Nous croyons avoir suffisamment démontré ce que nous
voulions établir, a savoir : que la flibusterie n'est pas a l'état
de parti organisé dans I'Amérique du Nord, que le sup-
poser, c'est faire trop d'honneur a cinq ou six cents bandits
répandus sur toute la surfuce de l'Union, et que trois ou
quatre ambitieux de valeur ont recrutés tt.I'occasion, moyen-
nant salaire et ce qui s'en suit. Le prétendu parti de la fli-
busterie se réduit done a quelques ambitieux, qui prennent
a leur service et a leur solde un ramassis de gredins et de
voleurs prets a tout.


Il convient done, et c'est a quoi nous demandons a nos
lecteurs de vouloil' bien prendre garde, iI convient done
d'exonérer le peuple américain de l'épithete de « peuple de
flibustiers» qu'on Jui a infligée un peu trop a la légere. Un
peuple tout entier ne peut pas porter la peine des crimes
que quelques misérables commettent dans ses rangs.


La premiere objection qm va nous etre faite est que le
peuple américain absous, reste le gouvernement américain
sur qui doivent retomber, alors, le blame et la faute de ne
pas purger la société de cette poignée de bandits que nous
signalons et de n'avoir po.int montré, a l'occasion, l'énergie
nécessaire pour arreter les expéditions flibustieres qu'iJ
condamne.


Pour se re'ndre un compte bien net de la part du gouver-
nement américain dans la répression de ces actes de flibus-
tiers, il faut savoir d'abord qu'il y a aux États-Unis trois
sortes de gouvernements entierement distincts.
I~e gouvernement fédéral, le gouvernement d'État, le gou-


vernement municipal.
Les attributions de chacun d'eux sont si complétement




COUP n' OEIL GÉNÉRAL.


bien définies, leur indépendance mutuelle est si absolue,
qu'aucune confusion n'est possible, que les conflits de
droits, de pouvoir, d'autorité, de responsabilité ~ sont
choses inconnues. De l'administration municipale a l'admi-
nistration fédérale, les droits vont en s'amoindrissant, en
tant qu'autorité et responsabilité intérieure; ils vont au
contraire s'agrandissant au point de vue de .la prépondé-
rance extérieure.


Nous ne voulons pas examiner, en ce moment, si c'est un
bien ou un mal, rnais ce qu'il y a de certain, c'est que le
pouvo,ir "municipal est le pouvoir tout puissant aux États-
Unis. Le pouvoir fédéral n'est que la concentration, aux
yeux des autres nations, de la nationalité américaine : la
diplomatie, la guerre, la représentation a l'extérieur, sont
dans ses attributions; mais il n'a aucune autorité poul"
exercer la police intérieure dans les États qui s'administrent
comrne bon leur semble en se conformant, au point de
départ, a la Constitution fédérale. Tout acte qui n'est pas
contraire aux prescriptions de cette Constitution demeure
done étranger au pouvoir fédéral.


Ce rapide résumé suffit déja peut-etre a faire sentir non
pas l'impuissance, mais l'impc;>ssibilité oü se trouve le
« gouvernement américain » de prévenir efficacement les
expéditions flibustieres, et a montrer ce qu'il "Y a d'injuste t\
faire peser sur le peuple tout entier l'accusation dont nous
avons essayé de le relever.


Notre pensée sera plus clairement exprimée quand nous
aurons dit: Ce n'est pas au peuple américain qu'il faut repro-
cher de commettre des actes de flibusterie, mais bien a telIe
ou tel1e vme des États-Unis. Ce n'est pas le gouvernement
américain qu'il faut blamer de toléI'er de pareils actes ou
d'y donner la main, mais l'administration de telle ou telle
cité.




94 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Les autres villes de I'État dont un des ports aura servi de
rendez-vous et de point de départ aux flibustierg, ne peuvent
pas porter la peine ou la honte du crime; et les autresÉtats
de J'Union doivent etre nécessairement reJevés de toute
participation a ce crime. Il serait tout aussi inique de pré-
tendre, par exemple, que la population de Paris doit etre
responsable d~un délit commis a Marseille, ou que la ville
de Marseille doit payer les impóts de la ville de Paris.


Nous pouvons citer un fait tout récent qui tranchera la
question plus victorieusemfmt encore s'il est possible.
. Au mois de juin 18tl8, il Y a eu a la Nouvelle-Orléaqs une


. révolution municipaJe, révolution dans toute l'acception
du mot : avec barI'icades, coups de fusil et de canons a
mitrailles, déchéance des autorités, gouvernement provi-
soire, etc., etc. Qui s'est avisé de dire qu'il y avait une révo-
lution aux États-Unis, bien que la Nouvelle-Orléans soit une
des plus importantes cité s de l'Union?


Les villes voisines de la Nouvelle-OrJéans ne se sont pas
meme émues de faits qui ne les concernaient point. Le gou-
vernement de I'État de la Louisiane n'est pas meme ínter-
venu, et le gouvernement fédéral n'a fait acte d'existence
que pour protéger, dans la ville, les administrations qui
relevent de lui, c'est a dire la Poste, la Douane, la Monttaie.
Le reste était affaire qui ne le regardait en rien. La Consti-
tution fédérale n'était pas en jeu, encore moins en péril : il
s'agissait d'un conflit entre les partis municipaux, il n'avait
rien a voir dans les faits qui s'accomplissaient. On ne pou-
vait pas plus l'accuser de complicité que de tolérance, pas
plus de faiblesse que d'impuissance. Le gouvernement fédé-
ral est resté dans la stricte observance de ses droits et de
ses pouvoirs. Et cependant, nous le répétons, personne n'a
accusé le gouvernement américa in , personne n'a dit que le
peuple américain fUt en révolution.




COUP n' OEIL GÉNÉRAL. 95


Mais la situation se fUt tout de suite modifiée, si la popu-
lation de la Nouvelle-Orléans eut attenté aux p~rsonnes et
a la propriété des étrangers, si les pavillons des consuIs
eussent été insultés. L'affaire, a10rs, changeait de terrain et
de caractere : de municipale elle devenait fédérale; elle
n'était plus locale, elle se généraJisait, et le gouvernement
-américain se rendait responsable, 310rs, des actes commis a
la Nouvelle-Orléans.


Ces explications suffisent. nous le pensons, a bien faire
sentir ou se trouve, en réalité, pour les nations étrangeres ce
qu'on appelle le gouvernement américain; dans que1 cas ]a
responsabilité de celui-ci est engagée, dans quel cas il faut
l'accuser, aussi bien que le peuple américain, de faits qui
relevent de l'autorfté de l'un, de ]a participation de l'autre.


En résumé, sur ce point, le gouvernement fédéral n'a eu
aucune qualité pour empecher Walker de se rendre a Mobile,
d'y convoquer le ban et l'arriere-ban des flibustiers, d'y
organiser une expédition contre tel point de I'Amérique qu'il
avait jugé convenable. C'était a l'adminü;tration de Mobile
seule ql:l'il appartenait de tolérer ou de ne pas tolérer la pré-
sence dans la circonscription de la ville des organisateurs
et des soldats de la flibusterie. S'il faut blamer un pouvoir,
c'est le gouvernement de Mobile, et non le gouvernement
américain ; s'il faut accuser une population de donner la
main et d'aider a l'exécution du délit, c'est le peuple de
Mobile, et non le peuple américain, c'est a dire le peuple du
Mississipi, de l'Orégon, du Tennessee, de la Californie, resté
étranger a ces faits.


Mais le gouvernement fédéral, des qu'il apprend l'organi-
sation d'une entreprise flibustiere, a son role tout tracé: il
défend a l'administration de la Douane, laquelle releve uni-
quement de lui, de délivrer au navire chargé de transporter
les flibustiers, les papiers d'expédition; il avertit ceux-ci,




96 RÉPUBLlQUE Al\IÉRlCAINE.


officiel1ement et par proclamation, du cas ou ils s'exposent
et du droit dont est investi le gouvernement fédéral de faire
respecter, meme par la force employée contre ses pr9pres
nationaux, les territoires des nations ami es et alliées.


Voila les seules mesures préventives que le président des
États-Unis soit autorisé, constitutionnellement, a prendre
contre un acte criminel projeté dans une ville sur l'admi-
nistration de laquelle il n'a aucun pouvoir.


Apres quoi, s'il plait au navire de quitter le port sans
papiers réguliers, comme cela est ar~ivé en 18ñ8, lors de
l'expédition sur le Nicaragua, s'i} plait aux flibustiers de
jouer leur vie et leur liberté, ils en sont les maUres; mais
a10rs le gouvernement américain fait son devoir, comme
dans tous les cas analogues. Il donne l'ordre a un navire de
guerre de poursuivre le batiment récalcitrant, de l'empecher
de franchir les limites du port, de le canonner en cas de
résistance et de le capturer en mer a une distance des cotes
qui est fixée par le droit maritime.


C'est ee qui a eu lieu, au mois de décembre 18ñ8, dans
l'affaire de la goelette Suzanne, ayant a son bord les flibus-
tiers de Walker.


Que le succes ne réponde pas toujours aux intentions et
aux efforts du gouvernement, cela est admissible. Un officier
peut également manquer d'énergie dans l'accomplissement
d'un devoir et d'intelligence meme dans l'exécution d'un
ordre : c'est chose qui se voit tous les jours, et dan s tOU8 les
pays. EnfIn le gouvernement fédéral, représenté par les pou-
voirs judiciaires, a un dernier devoir a remplir, c'est de t1'a-
duire en justice les coupables. Est-il raisonnable de le fai1'e
responsable d'un verdict de jury qui rend, comme dans l'affaire
de Walker, un jugement de noulieu? Existe-t-il un seul pays
au monde ou un gouvernement dicte ses arrets a la justice et
soit suspecté de complicité dalls les actes de la magistrature?




COUP O'OEIL GÉNÉRAL. 97


Enfin, que dirons-nous de plus, sinon que dans la petite
armée de 'Valker, en 1855, sur 400 homm'es qui composaient
l'expédition; il n'y avait que 70 Américains, et que le surplus
était des Francais, des Espagnols, des Allemands, des Ita-
lierís, des Irlandais. A ce compte on aurait pu, a bien plus
juste titre, accuser le peuple irlandais, le peuple italien, le
peuple allemand et autres d'etre «( des peuples flibustiers »
que le peuple américain.


A tous ces faits, nous savons qu'on répondra que si tel est
te gouvernement américa in; que son a~tion soit nulle sur
l'étendue entH~re de la fédération; que si telle est la forme
judiciaire adoptée aux États-Unis, que des actes d'e brigan-
dage relfwent de l'unique el libre juridiction des jurys, il
serait préférable de changer ce systeme de gouvernement et
cette forme de juridiction. C'est la la prétention de quelques
écrivains qui parlent des États-Unis, comme les aveugles
causent des couleurs.


Il résulte clairement de tout ce qui précede que, si le gou-
vernement américain n'a pas le droit de prévenir, par la
force, l'organisation des expéditions flibustieres, il :;\ celui
dont il use, de sévir contre les actes au moment de leur
accomplissement et apres l'accomplissement, et qu'enfin, il
fait acte de gouvernement, dans la limite de ses pouvoirs,
en protestant vis a vis des autres nations contre toute com-
plicité et contre tout encouragement a ces actes criminels.


Le président et son cabinet protestent en ce cas, non seu-
lement en ce qui concerne leur responsabilité respective,
mais en ce qui tOllche la non complicité du peuple américain
a un crime répudié a l'avance.


Il n'y a de coupables et de responsables que ceux qui
trempent dans le délit, qui y aident, qui le commettent : une
administration isolée, une ville entre dix mille villes qui
composent le continge'Jt des cités de l'Union, un État peut-




98 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


etre entre l'ensemble des États, une population de cinquante
ou de cent milIe individus entre une population de 30 mil-
lions d'habitants. Oh est véritablement le peuple américain,
dans cette distinction essentielle a établir?


C'est done a tort, et il serait inique d'y persister, qu'on
accuse et le gouvernement américain et le peuple américain
d'etre un gouvernement et un, peuple de flibustiers. On sait
maintenant oh se doivent circonscrire et le blame et l'accu-
sation. En un mot, ce qui est réellement et bien réellement,
aux yeux des puissances étrangeres, le gouvernement amérí-
caín, a-t-il jamais preté la main aux actes graves qu'on lui
reprochait si légerement? Non!


Ce que nous venons de dire relativement a l'impossibilité
oh se trouve le gouvernement fédéral d'arreter par des
mesures préventives efficaces, sous peine d'attenter aux
droits des États et des communes, des acles qui ne relevent
pas eneore de son autorité, se peut répéter en ce qui con-
cerne son intervention relativement aux bandits oh la flibus-
terie recrute ses soldats.


Tout État faisant partie de la fédération a droit de con-
naitre des crimes et délits commis dans les limites de son
territoire, mais il n'empiete point sur les dr01\s de l'Etat
voisin. En second lieu, le gouvernement fédéral, ou plutót
la justice fé~érale, n'intervient que pour les crimes et délits
portant atteinte a la fédération. La police de la morale est
done confié e achaque État, et il la fait plus ou moins bien,
selon les moyens en son pouvoir, selon aussi que le pays
offre plu~ ou moins de repaires inaccessibles aux bandits,
selon, enfin, que l'autorité est forte ou bien qu'elle est
timide.


Le gouvernement fédéral n'a, conséquemment, aUCUll titre
pour intervenir dans l'exercice plus ou moins régulier des lois
locales, non plus que des 10is de justice. Ce n'est done pas




COUP n' OEIL GÉNÉRAL. 99


a lui qu'appartient le droit de purger la société de ces ban-
dits qui signalent leur présence par des crimes et par des
vols. Sur ce point, il convient encore d'exonérer le ({ gouver-
nement américain. »


Tranchons la question entiere par un seul mot : le pou-
voir central n'existant pas, en tant qu'il s'agit de l'exercice
de l'autorité, le pouvoir qui représente officiellement la fédé-
ration ne saurait etre responsable des actes isolés d'un Élat,
d'une ville, d'une portio n de population. Ce dont les puis-
san ces étrangeres sont autorisées a lui demander compte, a
ce pouvoir, c'est s'il tient avec droiture et honneteté les enga-
gements réciproques de nation a nation, qui sont la base des
rapports officiels de tous les peuples entre eux. Ces engage-
ments-la, c' est· le gouvernement américain qui est chargé de
les remplir. Les a-t-il remplis toujours comme il convenait
qu'il les remplit? - Si oui, le reste ne regarde personne,
parce que le gouvernement américain y est étranger.




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CHAPITRE n.


LES FONDATEURS DE LA RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


§ 1.


Situation des colonies au moment de la Révolution. - .A.ttacnement a 1"
mere-patrie. - Causes de la rupture. - La résistance s'organise. -
Elle gagne les provinces. - 'fiédeur des massesJ et ardeur des classes
élevées.


~En parlant de Washington, M. Guizot a dit : « Il y a un'
« spectacle aussi beau et non moins salutaire que cel~i d'un
« homme vertueux aux prises avec l'adversité, c'est le spec-
« tacle d'un homme vertueux a la tete d'une bonne cause et
« assurant son triomphe. »


Cette parole de l'illustre historien se pourrait prEmdre
pour épigraphe du sujet traité dans ce chapitre; car le mou ..
vement révolutionllaire de I'Amérique du Nord se distingue
par des caracteres particuliers, exceptionnels et sans analo-
gie peut-etre dans l'histoire, tant par les causes qui l'ont pro-
.duit que par les hommes qui l'ont commencé, dirigé et
couronné.


Voyons d'abord les faits :
lIs sont simpl es; l' esprit n'a besoin d'y chercher le nreud


et les intrigues d'aucune conspiration; pas un mystere n'en-
'veloppe le point de départ, tout s'est fait au grand jour.


RíPUBLlQUB AlliRlCAINE, '1'. l. 7




102 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


Pas de question sociale a soulever dont il faille discuter
le plus ou moins de raison; pas de tempetes menacant de
loin; pas ou peu de pronostics avant-coureurs de l'orage.
Rien enfin de ce qui peut embarrasser l'historien, le faire
tatonner, lui inspirer des doutes sur ses jugements, et en
susciter a ceux qui arretent leurs regards sur les pages de
ce grand drame.
. Tout se résume en un point de droit.


Le seul bon sens pouvait résoudre, la question en faveur
des colons et de l'Angleterre tout a la fois.


Le calme de la raison fit défaut au gouvernement anglais,
et la violen ce des armes trancha la difficulté a l'avantage des
colons. •


Chose singulü~re et san s exemple, peut-etre! Voila une
révolution qui soul~ve un peuple, remue un monde d'idées
et de discussions, expose un pays a toutes les horreurs de
la guerre, meme de la guerre civile, aHume la torche de


...


!'incendie et aiguise jusqu'au poignard de l'assassin. Elle
marche a un résultat inconnu d'abord, traverse les cruelles
phases de toutes. révolutions pour arriver, en définitive, a
un succes cherement acheté, sans qn'aucun changement ne
se produise ni da~s les mre.urs, ni dans la langue, ni dans la
religion, ni dans les habitudes, ni meme, ou a peine, dans
les conditions sociales de ceux qui l'out entreprise!


En effet, a part la faeon dont s'est accomplie cette révolu-
tion, qu'est-ce que l'Amérique du Nord a gagné a sa vic-
toire?


De' devenir une nation, au lieu de rester de vastes colo-
ni es indépendantes, libres, déja autant que si elles eussent
été constituées en États.


Ce n'est pas un paradoxe .
. Cette conquete immense, a coup sur, pour un peuple qui


eut cherché l'indépendance assise sur le bon drúit et la




LES FONDATEURS 103


nationalité, était, en fait, d'une importance secondaire pour
les Angl\o-Américains.


Comme colons, quelle était leur situation?
lIs avaient toute la somme de liberté qu'un peuple peut


demander et exercer.
Cette liberté, gar::mtie par des Chartes royales, n'était point


chimérique. ;
Depuis deux siecles ils la pratiquaient dans toute sa


plénitude. Cette liberté avait été mesurée sur l'esprit meme
des colons, et était conforme aux besoins que leurs institu-
tions, essentiel1ement républicaines et démocratiques en
principe, leur avaient suggérés.


De plus, ces Chartes qui n'étaient pO,int un leurre, établis-
saient bien nettement le droit des colons a la défense
de leur indépendance envers et contre tous. Ce droit avait
été incontesté sans limite, jusqu'au moment ou le Parlement
anglais, jaloux de tant de priviléges, essaya, enfin, de les


. disputer a l'Amérique.
Toutes les colonies, indépendantes les unes des. autres,


avaient des intérets distincts qui étaient une garantie et une
force de plus pour ]a validité de leurs droits.


La division territoriale de chacune d'elles était identique-
ment semblable a ceÍle d'aujourd'hui, cest a dire que l'esprit
communal y dominait a un point extreme. '


La démocratie était la base de la plupart d'entre elles,et
s'y développait sans que l'Angleterre ~n prit le 'moindre
ombrage. •


La prospérité régnait dans toutes les classes de la société.
Nul ne songeait a se séparer de la mere-patrie qui abri-


tait sans l'opprimer, cette génération de l'avenir.
Rien ne faisait pressentir le besoin de l'affranchisse-


·ment, car il n'y avait pas meme.le prétexte d'un joug insup-
portable a secouer. Et quand l' Angleterre, voyant, de jour




104 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


en jour, grandir cette population nouveUe, distincte d'elle-
meme par les institutions et par l'esprit public, manifestait
quelque crainte sur la dissolution possible des liens qui
l'unissaient aux colons, ceux-ci protestaient hautement de
leur attachement, en repoussant bien loin comme une pensée
criminelle toute idée de rupture.


Les hommes memes qui ont·le plus contribué a briser ces
liens, Franklin, Jefferson, Washington, étaient les premiers
a rassurer leurs compatriotes de la métropole et ils étaient
sinceres dans leurs protestations.


Les Anglo-Américains avaient versé loyalement et cou-
rageusement leur sang cote a cote avec les Anglais dans
les guerres qui avaient menacé leur territoire commun. Le
danger, comme la gloire, avait été partagé également entre
les Anglais du Royaume-Uni et les AngJais des bords de
l' Atlantiq ue.


L'administration des deniers publics était aux mains des
colons, droit précieux qu'ils maintenaient avec une jalouse
énergie. Les taxes commerciales, les impots étaient réglés
par des chambres élues.


Leurs enfants occ~paient, sur le pied d'une égalité par-
faite, des emplois dans l'armée et dan s la marine.


En un mot, le-s colonies de l'Amérique du Nord formaient
comme une nation .dans une autre nation. Elles relevaient
directement, et s'en faisaient gloire, de la Couronne, et non
pas des Chambres; et sauf la charge de gouverneur de pro-
vince, dont la nomination appartenait au souverain d'Angle-
terre, les autres fonctions, les plus hautes meme, revenaient
aux colons.


Aucun motif de haine n'existait entre les colonies et la
métropole.


Quiconque eut prédit alors une séparation violente entre
elles, eut passé pour fou.




•...


LES FONDATEURS t05


Les causes de la rupture sont done étranges a considérer
de preso


L'Angleterre avait besoin d'argent pour réparer les dé-
penses de sa gllerre du Canada contre la France; pliant sous
le poids d'une dette de cent millions de livres sterling elle
songea a en prendre dans ses riches colonies. « II est juste
et nécessaire » disait M. Grenville au Parlement, « de tirer
un revenu d'Amérique .. » Nécessaire, nous ne le contestons
pas, juste cela ne l'était pas, et adroit moins encore.


Le Parlement vota le fameux droit du timbre qui frapp~it
toutes les transactbns commerciales.


Cet acte illégal, impolmlaire. et vexatoire excita des
troubles violents et d'énergiques manifestations dan s les
colonies, au nom de cette maxime fondamentale des libertés
anglaises, « qu'aucun sujet anglais ne peut etre taxé sans
son consentement. » L'appel a cet argument était fondé sur
ce que les colonies n'étaient point représentées au Parie-
ment ou elles trouverent dans Pitt, alors dans l'opposition,
un énergique défenseur. .


Au mois de mars 1776, Pitt dit, entr'autres, et ave e ce
ton d'autorité qui donnaít une si grande valeur a ses dis-
cours:


({ Les colons sont des sujets de ce royaume, ayant, comme
« nous-memes des titres aux priviléges particuliers des
« Anglais; ¡ls sont liés par les lois anglaises, et ils ont droit


,. « .aux libertés de ce pays, dans la meme mesure que nous.
;' tC Les Américains sont les fils et non les batards de l'Angle-
\,,'


••.. « terreo - Lorsque dans cette Chambre, nous accordons


';.


:::-.


« des subsides a Sa Majesté, nous disposons de ce qui nous
« appartient en propre; mais quand nous imposons une
tC taxe aux Américains, que faisons-nous? Nous, les Com-


. {( munes d'Angleterre, que donnons-nous a Sa Majesté?
(e Notre propriété personnel1e? Non .. Nous donnons la pro-




t06 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« priété des Communes d'Amérique. Il y a absurdité dans
« les termes. »


Le bill fut retiré devant cet éloquent commentaire de
l'argument invoqué par les colons, *et John Adams put dire
avec raison que Pitt avait été « l'ange gardien de I'Amérique.»
Mais cet ange gardien se changea en mauvais géllie. Devenu
lord Chatam et ministre de la Couronne, Pitt laissa proposer
et voter de nouveaux impóts sur l'Amérique, notamment en
matiere de douane. C'était prendre la question au vif. Si les
colonies étaient jalouses de leurs priviléges, c'était en ce
qui concernait les taxes commerciales et sur matieres de
consommation. Les coour~ s'irritent, les liens sont singu-
lierement détendus s'ils ne sont pas encore rompus. Les
ligues patriotiques s'organisent pour arreter tout commerce
d'échange avec la métropole; pour ne point consommer ses
marchandises d'importation et pour ne plus lui expédier de
produits du sol. Les colons s'adresserent directement au
roí; mais l'irritátion qui régnait contre eux dans le sein
du . :parlement avait passé dans l'esprit de Georges III; le
gouvernement et le Parlement persisterent.


"La résistance s'organisa, d'abord, dans les assemblées
coloniales que les gouverneurs dissolvent, devant la vio-
lence des protestations. Le fait suivant peut donner une idée
de l'énergique résistance que rencontra la conduite du cabi-
net angJais et quels s'ymptómes alarmants devaient l'avertir.
Wirt le biographe de Patrick Henry rapporte qu'apres la
publication de l'acte du timbre, ce jeune" et éloquent orateur,
prononca devant l'assemblée de la Virginie, un discours ou
se trouve cette phrase : « César a trouvé son Brutus;
Charles ler, son Olivier Cromwell, et Georges 111 ... » (Ici une
voix l'interrompit en criant : Trahison!) Patrick Henry reprit:
« Et" Georges 111 profitera sans doute de leur exemple. » Ceci
donne le ton de l'exaspération ou étaient montés les esprits.




• LES }<'ONDATEURS 107


Les préambules de la lutte furent, cependant, une série
de remontrances respectueuses, mélées de témoignages
d'attachement a la personne du roi. Partout, sur toutes les
levres, ce n'étaient que.protestations OU il n'entrait aucune
hypocrisie, en faveur de la mere-patrie.


Lord Cambden disait un jour a Franklin, bien avant que
s'ouvrit la lutte (en 1759) :


« Malgré tout ce que vous prétendez de votre loyauté,
vous autres Américains, malgré votre affection tant vantée
pour l'Angleterre, je sais qu'un jour vous secouerez les liens
qui vous unissent a elle, et que vous li~terez le drapea u de
l'indépendance. » -


Frank1in lui avait répondu :
« Nulle idée pareille n'existe et n'entrera jamais dans la


tete des Américains, a moins que vous ne les maltraitiez bien
scandaleusement. »


. On pourrait peut-etre invoquer la date a laquelle se rap-
porte cette réponse de Franklin a lord Cambden. Mais voici
de nouvelles preuves de cette force d'attachement des colo-
nies pour leur mere-patrie. Les deux lettres suivantes de
deux des·hommes qui ont joué lB role le plus considérable
dans cette violente et subite rupture; Washington et Jeffer-
son, en feront foi. Elles ont été écrites peu de temps avant
que l'un prit le commandement de l'armée, et que l'autre
rédigeat l'acte de l'indépendance.


Washington écrivait, le 9 octobre 1774, au capitaine
Mackenzie:


« Onvous enseigne a croire que le peuple du Massachus-
« setts est un peuple de rebelles, soulevé pour l'indépen-
« dance, et que sais-je? Pérmettez-moi de vous dire, mon
«. bon ami, que vous etes trompé, grossierement trompé. Je
« puis vous attester, comme un fait, que l'indépendance
({ n'est ni le voou, ni l'intéret de cette colonie, non plus que




,.
. REPUBUQUE AMÉRICAINE. t08


« d'aucune autl'e sur le continent, séparément ou collective-
« ment. Mais en meme temps, vous pouvez compter qu'au-
« cune d'elles ne se soumettra jamais a la perte de ces
« priviléges, de ces droits précieux, qui sont essentiels au
« bonheur de tout État libre, et sans lesquels la liberté, la
« propriété, la vie, sont dépourvues de toute sécurité. »


De son coté, Jefferson adressait la .lettre suivante a
M. Randolpb, le 29 novembre 1775 :


« Croyez-moi, mon cher Monsieur, il n'y a pas, dans tout
« l'empire britannique, un homme qui chérisse plus cordia-
« lement que je ne le fais l'union avec la Grande-Bretagne.
« Mais, par le Dieu qui m'a créé, je cesserais d'exister plutót
« que d'accepter cette union sous les conditions que propose
« le parlement. Et, en ceci, je crois exprimer les sentiments
« de l'Amérique. Nous ne manquons ni de motifs, ni de
« pouvoir pour déclarer et soutenir notre séparation. C'est
« la volonté seule qui manque. »)


Malheureusement, le cas prévu par Franklin, par Washing-
lon~ par Jefferson, se présenta. ,


Mais l'agitation avait gagné tous les rangs de la société
américaine; les « fils de la liberté» s'organisaient en légion :
chacun se tenait pret; sans bien définir encore, selon
l'expres$ion de Washington ce qu'il fallait; mais sachant
bien qu'il fallait quelque chose.? « Telles sont, » dit a C(:l
propos, M. Cornélis de Witt, « les habitudes d'ordre de cette
population qu'au milieu de cette immense fermentation
nationaJe, a peine peut-on signaJer ca et la quelques actes
violents, jusqu'au jour ou le soulevement devint général. »


Le premier eOlIgres réuni a Philadelphie (1774) agissait
avec une extreme prudence.« Nous sommes, icí, disait John
l'ay, pour corriger les défauts d'une constitution ancieune,
non pour en faire une nouvelle. » Patrick Henry avec sa
chaleureuse éloquence avait beau s'écrier : « Il n'y a plus de




LES FO~DATEtJRS 109


« gouvernement en Amérique; les colonies sont fondues en
« un grand tout. Je ne suis plus un Virginien, je suis un
« Américain; » Washington avait beau, pressentant le
dénouement prochain et menacant, écrire a Bryan Fairfax :
« Je n'ai pas la prétention d'indiquer exactement quelle ligne
« iI faudra tirer entre la Grande-Bretagne et les colonies :
« mais c'est bien décidément mon avis qu'il faut en tjrer une
« et assurer définitivement nos droits.» Malgré de tels cris
d'alarmes et bien d~autres, 1a Révolution dans le sen s propre


. du mot, était loin d'avoir é'claté; le' Congres protestait tou-
jours de son dévouement au Roi el disait dans une adresse :
« On nous a représentés a. Votre Majesté, comme des
« séditieux secouant toute espece de·frein et voulant l'indé-·
« pendance. Soyez certain que ce sont la non des faits, maís
« des calomnies. )


Le premier cri de guerre fut poussé dans l'assemblée de
Virginie par Patrick Henry : « Il faut combattre, dít-il;
(e un appel a l'épée el au Dieu des armées, voila ce qui
« nous reste. »


Peu de jours apres ce cou·p de toscin sonné par Patrick
Henry, avait lieu l'engagement de Lexington (19 avril 1770).


: La guerre était entamée et les dispositions des esprits chan-
geaient. Le parti du fougueux orateur virginien triomphait.


Il est certain néanmoins, que la lutte s'engageait sans
arriere pensé.e d'indépendance; du moins de la part de la
tres grande majorité de ceux qui s'y livrerent avec le plus
tl'ardeur.
. .


Les bulletins de combat eux-memes et les ordres du jour
. de l'armée, contraste étrange, portaient encore les preuves
de l'attachement des colons a la mere-patrie. Et lorsqu'apres
deux années de guerre, le Congres de Philadelphie planta
sur l'Amérique le drapeau de l'indépendance, a peine
osait~on croire a tant d'audace! Les défections commence-






• tto RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


rent, alors, dans les rangs des citoyens et de l'armée elle-
méme, comme protestation, et il fallut aux hommes qui com-
posaient le Congres un grand courage de leur reuvre, pour '
sauver la république naissante.


VOiHl en quelques lignes l'histoire des causes de la révo-
lution américaine et de cette révolution elle-meme.


Deux provinces se distinguerent particulierement des le
début de cette lutte : le Massachussetts ou s'établit le
quartier général des armées, et 1:1 Virginie qui fut le champ
de bataille des idées et de la discussion.


On pourrait croire que le chiffre des taxes dontl'établisse-
ment conduisit a un si formidable résultat, était peut-etre


'assez élevé pour exciter l'indignation publique; cal' un
peuple court facilement aux armes quand les impóts mena-
cants présagent la ruine ou la souffrance dans les fortunes.


Non, ces taxes étaient légeres, en détinitive, et certes ne
v,alaient pas par elles-memes la peine qu' on tit une révolution.
« Pourquoi discutons-nous? » écrivait Washington, «( est-ce
« sur le paiement d'une taxe de sixsols par livre de thé
« comme trop lourde? Non; e'est le DROIT SEUL que nous
« contestons! »


VAngleterre eut laissé a ses colonies le soin 'de s'imposer
ces taxes que les colonies les eussent 'accordées et au dela
peut-etre; mais I'Angleterre empiéta ,sur les priviléges des
colonies, et elles redresserent la tete.


Question de droit et d'honneur, je le répete, voila tout.
Áussi, une révoluti~n qui a une pareille origine, et que


de teUes causes \,yod\lisent, ne s'accom\ll\t \las \lar le
concours des masses; celles-ci ne s'insurgent d'ordinaire
d'elles-memes que lorsqu'il s'agit de points de bien-etre et
d'intéret matériel a défendre ou a faire prévaloir.


Quel motif, en effet, pouvait pousser ici le peuple anglo-
, américain a s'insurger?




L'ES FONDA't'E\1l\S Hi


Son état social ne lui laissait rien a désirer, rien a pré-
tendre, rien a envier.


La démocratie s'était introduite dans la plupart des pro-
vinces avec l'établissement des premiers colons.


Une révolution triomphante n'avait rien a niveler. Aticune
barriere ne séparait les conditions sociales du peuple de
cette extreme égalité moral e qui le pousse a l'envie
et a la haine. Au dela d'une révolution, il n'avait rien a
gagner.


Mais, par cela meme que l'état social des colonies était
démocratique, le peuple habitué a exercer ses droits, en
possédait le sentiment profond et exact, en meme temps que
]a pratique des libertés. Aussi ne fut-il pas difficile, d'abord,
de l'entrainer dan s ce mouvement de la résistance !égale et
de l'insurrection, au nom de ses droits attaqués et de ses
libertés en péril.


Toutefois, ce point était subtil et échappait a la percept.ion
des masses qui ont besoin pour s'émouvoir avec l'enthou-
siasme qui fait la fortune des révolutions qu'on leur montre
au deU.l du point de départ, et comma but supreme a
atteindre, quelque conquete réelle et palpable et des
espérances matérielles propres a satisfaire leurs pas-
sions.


Une révolution comme celle dont nous avons esquissé, a
grands traits, les phases prin.cipales, en· négligeant les.
détails, ne pouvait évidemment mÍlrir sérieusement que
dans l'esprit et le creur de certains hommes d'éIÍte, capables
de comprendre et d'approfondir le principe en vertu duquel
s'accomplissait l'insurl'ection, c'est a dire, « l'alliance du
« droit. historique et du droit rationnel, des 'traditions et des
« idées,» selon l'expression de M~ Guizot.


Aussi, le premier entrainement passé, le peuple se mon-
tra-t-il froida l'appel de ses chefs.




tt2 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


On vit l~ ce qui ne se voit. en aucun eas analogue.
En matiere de révolutions, ce sont d'ordinaite les masses


impatientes et ardentes qui poussent les chefs au deHl meme
de leur volonté, et souvent hors des limites de la raison.
Ici, et cela devait etre, ce furent au contraire les chefs qui
entrainerent les masses trop lentes a entrevoir le but et a y
courlr.


La persévérance dans l'action, l'impulsion dans la luttc,
les sacrifices dans l'insucces vinrent des cIasses indépen-
dantes, éclairées et riches. « Ma résol ution, » écrivait
Washington a son frere, « est de consacrer ma vie et ma
fortune a notre cause.» Tous en étaient la.


Ces classes étaient seules toujours et a toute heure sur ]a
breche; elles seuIes s'emparerent du mouvement et occupe-
rent les emplois que la révolution distribuait. De la vint que
l'esprit de cette révolution fut comme étranger, un moment,
au véritable esprit qui avait dominé et qui devait de nouveau
dominer. plus tard dans la politique de l'Amérique.


Le peuple, en se retirant du mouvement, avait comme
ramené.a lui le véritable sentiment démocratique de son
origine, et laissé les idées de l'aristocratie déposer involon-
tairement des alluvions dans la société. 11 devait expier
un jour cette faute.


n fit plus, il compromit, matériellement, le succes de
cette insurrection, la plus légale qui ait jamais pris place
dans l'histoire.


C'en était fait d'un droit recouquis par tant de luttes et
tant de sacrifices, si I'Amérique n'avaií pas eu a sa tete ~es
hommes d'un talent et d'un courage éprouvés; pIeins d'en-
thousiasme dans leur oouvre et incapables de détourner la
révolution de son but, quelque belle qu'on leur en fit la
chanceo Et si, cornme je l'ai dit, ils entrerent un moment
dans une-- voie opposée a l'esprit vraiment démocratique de


,




LES FONDATEURS 113


leur pays, ce fut malgré eux, par la force meme des choses,
et par l'absence de contrepoids.
. Nous verrons plus tard quel parti ils tirerent de cette
situation, Washington en tete, et eomment l'égalité s'établit
entre les deux plaleaux de la balance. •




§ 2.


Les chefs du mouvement. - Le congres continental. - Washington.-
Franklin. - R. H. Lee. - Georges Wythe. - Je:fferson.


Ces hommes, dont nous avons cité le courage et le talent,
semblaient avoir été créés expres par la PrQvidence pour
mener a bonne fin l'amvre difficile qu'ils avaient entreprise,
mise en péril chaque jour et devenue lente a se réaliser,
faute d'un concours sur lequel i1s avaient été en droit de
compter.


Des hommes pareils a ceux-Ia se rencontrent rarement, il
faut le reconnaitre.


Dénués d'ambition personnelle; pour la plupart religieuse-
ment dévoués a leur pays; risquant pour lui beaucoup plus
qu'ils ne devaient en recevoir apres le triomphe de la cause
qu'ils défendaient; abdiquant leurs plus cheres sympathies,
ils marchaient droit au but avec l'inflexibilité que donnent
la roi et la conscience du devoir.


lIs s'appelaient Washington, Franklin, Mason, Jefferson,
Benjamin Harrisson, Hamilton, Patrick Henry, Rutledge,
Wythe, Adams, Morris, Madison, Henry Lee, Hancock, etc.
l' Amérique leur a conservé un pieux souvenir, et leurs


noms sont restés en grande vénération au dela de l'Atlan-
tique: C'est justice, car en aucun pays on ne pourrait citer, a
une meme époque, une réunion d'hommes qui aient mieux




LES FONDATEURS tf5


mérité le titre de sages, et qui aient possédé a la fois autant
de talent et de ·vertus réelles.


Oh! comme au milieu de ces faits inattendus et de ces
caprices ,popu1aires qui, d'un moment a l'autre, détruisaient
l'échafaudage d'une victoire a peu pres acquise, il leur a
fallu de résolution et de confiance dans leur cause pour ne
point succomber!


Oh! comme, au début, quelques- uns ont eu besoin d'un
énergique amour de la patrie et d'un sentiment profond de
leurs droits, pour imposer silence a la répugnance qu'ils
éprouvaient de se déclarer en lutte ouverte contre la métro-
pole!


En effet, les premiers congres offraient ce spectacle
étrange d'une réunion d'hommes qu'aucun lien d'intérets,
qu'aucune communauté d'idées n'avaient jamais rapprochés;
étrangers les uns aux autres aussi bien par les habitudes que
par les sympathies, et étonnés peut-etre de se rencontrer.
Ceux-ci tous remplis de respect et d'aLtachement a la mere-
patrie, ceux-:la plus préoccupés déja de la patrie nouvelle
qui naissait sous leurs yeux,. tous divisés par des sentiments
divers, mais s'unissant dans une meme pensée de d~gnité et
dans une meme résolution de résistance.


On se demande comment une assemblée composée d'élé-
ments aussi contradictoires, comment les colons du Massa-
chu~setts, descendants des régicides, et les Virginiens fils
des cavaliers; les premiers républicains et démocrates dans
l'ame, les seconds des aristocrates de pur sang, out pu
étouffer leurs vieilles haines, ont pu s'entendre poul' mener
a fin une oouvre aussi immense qu'uue révolution?


Nest - ce pas la ce qu'on peut encore aujourd'hui se
demander, quand on voit une soc~été comme la société. amé-
ricaine,dont les parties sont uniespar des liens a peine
perceptibles, marcher et grandir, chaque jour, a travers cet






U6 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


amas d'ombres et de lumieres, de civilisation et de barbarie,
de désordre et de stabilité, de calme et de fiévreuses agita-
tions qui en sont le caractere?


lUais, apres avoir présenté les causes de la révolution,
voyons jusqu'ou s'éleverent les fondateurs de la République
américaine, et comment ils traverserent cette grande épopée
« du droit armé, » comme l'appela un historen de l'Amé-
rique.


Entre Georges Washington et Thomas Jefferson qui
furent, a douze ans de distance, les deux expressions oppo-
sées de la révolution américaine, apres en avoir été simulta-
nément deux des champions les plus dévoués, entre eux,
disons-nous, se groupe toute une pléiade d'hommes moins
iIlustres peut-etre et moins populaires parmi nous, mais
non moins ardents a poursuivre l'ffiuvre pleine de grandeur
et de sagesse qu'ils avaie'nt entreprise.


e'est la vie de quelques-uns de ces hommes que nous vou-
lons ici, non pas écrire, mais rappeler, afin de montrer
quelle somme de vertu on pouvait compter, a part le talent,
dans cette réunion de rebelles. D'ailleurs, disons-Ie bien vi te
et bien haut, l'histoire de ces .conquérants de l'indépen-
dance, de ces fondateurs de la République, est un des livres
dans lequel on instruit, en Amérique, la jeunesse des écoles,
tant on rencontre achaque page de leur biographie des
lecons et des exemples précieux a citer. C'est un panthéon
national qu'on place entre les mains des enfants, et chaque


'feuillet renferme un enseignement dont le résultat est
appréciable jour par jour.


L'amour pour la République s'en accroit d'autant plus
que le respect et l'admiration remontent j usqu'a ses fonda-
teurs.


Comptons surtout dans cette pléiade d'hommes excep-
ti<H1nels, l'iIlustre Benjamín Franklin" dont la gloire était




LES FONDATEURS U1


déja européenne au moment OU éclata la ~uerre de l'indé-
pendance, et qui domina cette révolution de toute l'autorité
de son nom el de l'influence que lui dOllnaient sa rare expé-


rience, sa vaste inteIligence et l'esprit de sagesse qui avait
gouverné toute sa vie. .


Franklin .est plusconnu pour les progresO qu'il fit faire a
la science et poue la haute portée morale de ses livres, que
pour la part qu'il prit dans la politique de son pays, et
pourtant cette part avait été immense. e'est a son activité, a
sa singuliere adresse, a sa persistante obstination que l'Amé-
rique doit d;;lvoir gagné S3 cause devant l'Europe,avant
qu'elle ne I'eut gagnée sur les champs de bataille. Mais les
dévouements et les talents les plus purs arrivent a n'occu-
per dans les souvenirs qu'une place secondaire, quand ils
n'ont pás été rehaussés par l'éclat du pouvoir et la domina-
tiOll. Il faut dire que Franklin n'en avait pas l'ambition, qu'il
avait été glorieux de remplir sa tache de citoyen, et n'aspi-
rait a rien de plus.


D'ailleurs l'age e~ bientó~ la mort ne lui laisserent pas le
temps de prétendre a occuper, dans cette République qu'il
avait noblement contribué a fonder, un emploi qui, au bout
du compte, n'eut ríen ajouté a l'illustration de son nomo Il
mourut dans l'amiée qui suivit l'élection de Washington a la
présidence. Or personne n'eut osé se faire le compétiteur de
l'homme qui représentait le mieux les príncipes des pre-
miers jours de la République américaine. Tous s'étaient
effacés devant lui; nul n'aurait eu la prétention d'accomplir
avec plus de succes la miss ion qui avait été donnée a
Washington.


Bien d'autres noms, moins illustres que celui de Franklin,
et perdus pour nous dans les souvenirs de ce temps, méri-
tent d'etre rappelés au monde.


e'est une chose curieuse et irnposante a considérer, que
RÍlPUBLIQUE AMÉRlCAINE, T. l. 8




H8 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


la plupart de ces hommes qui se sont melés a ce grand
drame révolutionnaire avec, toute l'ardeur d'ambitieux avides
a la curée, occupaient dans la société coloniale un rang qui
ne laissait a leur ambition aucune convoitise. La considéra-.
tion publique les entourait; ils étaient presque tous posses-
seurs de grands bien s, ou d'emplois qui appelaient l'estime
et le respect autour d'eux; quelques-uns s'étaient illustrés
dans les sciences. Enw.n mot, ils n'avaient rien a demander,
fien a espérer de plus que ce qu'ils avaient. L'ambition ne
les talonnait donc pas; ils n'étaient point révolutionnaires
par tempérament, mais par nécessité. •
, Il Y a un intéret véritable a questionner la vie de quelques-


uns d' entre eux.
Tous ceux qui donnerent le premier élan furent appelés


plus tard au congres célebre qui, las des luttes stériles
laissa, un jour, tomber du haut des marche~ de l'Hótel de
Ville de Philadelphie, sur le peuple assem~lé, l'acte d'indé-
pendance qui brisa les derniers liens entre l'Angleterre et
ses colonies (1).


Ils étaient cinquante-six, représentant treize provinces,
qui s' érigeaient du jour au lendemain en :États libres, et se
sentant assez forts pour se gouverner et s'administrer, 'mal-
gré quelques oppositions qu'ils entendaient gronder autour
d'eux, mais surs de -I'avenir, paree qu'ils avaient pour dra-
peau la liberté et la foi !


L'Amérique a conservé avec respect le nom des signataires
de l'acte de l'indépendance; et si quelquefois alors la Répu-
blique, oscillant encore avant de prendre son équi'libre, a
traversé de rudes épreuves, le peuple est revenu au calme et
a la confiance en se rappelant le ~om de ces hommes qui,


..


certes, n'avaient point fait de lui l'instrument d'aucune ven-


(1) Voir plus loin le texte de cet acte.




LES FONDATEUI\S 119


geance, ni le levier d'aucune ambition; et le peup]e, par
reconnaissance, et en souvenir de tant de vertu et de gran-
deur, s'est soumis avec confiance.


Et comment un peuple ne ,suivrait-il pas, en aveugle, la
voie dans laquelle l'entrainait un homme comme Benjamin
Harrisson qui, appartenant a l'une des familles les plus riches
de la Virginie, avait mérité, meme avant l'age strictement
exigé par la loj, d' etre élu membre de la législature de ]a
province, et qui fut porté bientót apres a la chairede speaker
(président). Son immense fortune, la position de sa familIe,
la viva cité de son intelligence, la décision de son caractere
lui avaient donné une prépondérance considérable dan s la
province et dans le corps législatif.


L'Angleterre, qui commencait a murir ses projets contre"
les colonies, avait résolu, pour assurer son triomphe, de
s'attacher les hommes les plu"i distingués et les plus intluents
en flattant l'ambitiondes uns, et la cupidité des autres. On
jeta les yeux sur Harrisson, et qU9iqu'a peine agé de vingt-
quatre ans, on lui offrit le poste de membre du conseil de la
province, qui correspondait a celui de membre du conseil
du roi, et qui lui assurait la premiere fonction de la pro-
vince, apres le gouverneur.


Mais Harrisson avait suivi avec l'ceil de l'observateur la
conduite du gouvernement anglais; il avait percé ses des-
seins sur les colonies. 11 se sentait le droit et la force
de s'y opposer; il ne 4tlaissa point sa vertu faire naufrage
sur ce rocher dressé devant son ambition. II refusa done
l'emploi, préféra accomplir ses devoirs envers son pays,
et entra avec ardeur dans la lutte ouverte contre I'Angle-
terreo


Voici a ses cótés, Richard Henri Lee qui porta d'abord le
mousquet avec Washington dans la guerre contre les Fran-
~ais et les Indiens, et qui plus tard obtint une si belle





120 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


renommée comme orateur qu'il fut surnommé le Cicéron de
I'Adlérique.


A l'age de vingt-cinq ans, il jouissait d'une si complete
réputation de probité et d'honneur dans sa commune, que
. grand nombre de gens en se voyant a leur lit de mort lui
confiaient l'avenir et le sort de leurs enfants. Et a cet age, il
était chargé des délicates et difficiles fonctions de juge de
paix, qui ont une bien autre importance en Angleterre et en
Amérique que chez nous.


Apres avoir proposé, pour restreindre le commerce de la
Grande-Bretagne, des mesures qui tendaient a supprimer,
toutes les surperfluités de la vie, on le voit, au s~in d'une
grande opulence, se condamnant le premier a une existence
mesquine, se sevrant de toutes les jouissances que lui assu-
rait sa fortune, et bannissant le luxe de sa maison.


Voici le portrait qu'a écrit de lui un de ses biographes :
« On peut se faire, par ce qui précede, » dit Sanderson,


« une idée des services públics qu'a rendus M. Lee, mais
« qui peut le dépeindre fidelement dans cette sphere dont il
« était le centre? Répandant la lumiere et les bienfaits
« autour de lui; possédant toutes les jouissances que peu-
« vent procurer la vertu, une renommée sans tache, des
« honneurs mérités, une amitié arden te , une éloquence
« pleine de gout, un esprit supérieurement cultivé. Sa porte
« hospitaliere était ouverte a tous; le pauvre y venait cher-
« cher des consolations, la jeunesse l'instruction, la vieil-
« lesse le bonheur ... Les affaires politiques 1'0nt souvent
« appelé loin de chez lui; mais chaque fois qu'il y revenait,
« son retour était salué comme un jour de rete par le peuple
« dont iI était le médecin, le conseiller et l'arbitre de ses
« différends. Ses médicaments étaient distribués gratuite-
« ment a qui en avait besoin; et la justesse de ses décisions
« n'était jamais contredite par aucune cour. »




LES FON DATEURS .


Dieu merci! dans tous les payson rencontre des hommes
vertueux; mais je ne sache pas (¡u'a aucune époque révo-
lutionnaire on ait trouvé a la tete des affaires, et souffiant·
]a révolte au peuple, des esprits aussi élevés et des Cffiurs:
aussi purs a la fois.


Je ne connais dans l'histoire de l'humanité qu'une autre
révolution qui ait, comme celle de l'Amérique, enfanté
des hommes exceptionnels, c'est la révolution du chris-
tianisme. .
A~si toutes deux ont-elles fondé une religion et une


liberté qui seront éternelles .
. Prenez-Ies- tous, les uns apres les autres, cis fondateurs


de la République américaine, vous les trouvez providentieI-
lement organisés, et muris pour le jour oh Dieu avait mar-
qué dans ses desseins de leur réserver un role.


Voici, par exemple, Georges Wythe, jeune débauché, ami
des plaisirs et dép'ensant follement a coups de caprices une
fortune irnmense. RebeIle au travail jusqu'a trente ans, il
fait un soudain retour sur soi-meme, et a l'age des hommes
accomplis il se met a l'étude avec la patience d'un écolier,
pour devenir, a l'heure oh.la patrie a besoin de lui, un juris-
consulte éminent chargé de refaire les codes de son pays,
etd'en organiser les lois conjointement avec Jefferson et
Pendleton. Illustrant alors sa vie par la science, par les ser-
vices éclatants, el' par des bienfaits qu'il laissait tomber de
ses deux mains généreuses, il eré a des écoles gratuites oü il
instruisait l~i-meme les enfants, et acceptait au retour de
ses missions législatives au congres les fonctions de profes-
seur dan s une école de, droit, oh des, jurisconsultes déja
savants venaient encore étudier sous sa direction.


Voulez:-vous un exemple d'un de ces désintéressements
rares qui met les convictions au dessus de la fortune? Vous
le trouverez dans Rutledge, celui dont Patrick Henry disait




tU RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


qu'il était le plus grand orateur du Congreso Pendant la
guerre de I'indépendance, sa mere avait, comme beaucoup
d'autres, grandement souffert par la perte de ses esclaves~
On avait proposé l'introduction, dans la Caroline, de no u-
veaux esclaves dont la présence aurait relevé l'agriculture.
Toute sa vie "Rutl3dge avait flétri l' esclavage; au détriment
meme de sa propre fortune, il s'éleva violemment contre
cette proposition, et il eut besoin de toute son éloquence
pour faire triompher des principes qui consacraient sa
ruine.


n n'est pas un seul de ces hommes a qui vous ne puissiez
demander un compte sévere de toutes ses actions, et qui ne
soit en mesure de vous répondre : - Voici ma vie, pre-
nez-la, retourn'éz-Ia dans tous les sens, pressurez-Ia, je vous
la livre; et qui, en disant cela, ne s'endorme dans le calme
de sa con8cience en vous laissant le soin d'y fouiller.


Vous pou vez frapper sur tous ces Cffiurs, ils ne rendent
que de no'bles échos. Regardez au fond 'de toutes ces ames,
le Seigneur a été prodigue envers elles. Interrogez toutes
ces intelligences, elles sont muries par I'étude et la médita-.
tion.


Pas une pensée personnelle ne domine ces hommes. Le
sentimént auquel ils obéissent avant tout autre est le senti-
ment du patriotisme, I'amour du devoir, l'intéret de tous.


Ce meme Harrisson, dont rai parlé, avait été opposé dans
le premier congres a la proposition de prendre les armes
contre l' Angleterre; il considérait la mesure comme intem-
pestive et comme prématurée. Il avait une telle confiance
dan s le bon droit de son pays qu'il ne doutait pas que I'An-
gleterre ne se rendit aux remontrances des colonies. Mal-
gré son opposition, la propositionpassa ; et comme si le sort
avait voulu éprouver son Cffiur et son patriotisme, son nom
fut l'un des "trois qui sortit de l'urne comme membl'e. du




LES FONDATEURS


comité chargé d'organiser le systeme de défense. Harrisson
n'écouta alors que son devoir, il imposa silence a"ses senti-
ments personnels, ne se souvint plus de son opposition, et se
mit sincerement a rechercher les moyens de tirer le meil-
leur parti de cette nouvelle politique!
. Lecon imposante, enseignement précieux pour tous les


hommes de partí, si absolus dans leur systeme, et qui sacri-
fient a leurs passions les plus chers intérets de ]a patrie.


Harrisson a donné ainsi l'exemple d'une des victoires les
plus completes que le patriotisme aH jamais remportée sur
l'esprit de systeme, sur l'orgueil humain, et sur l'égoisme


. en politiqueo
Un fait curieux dans leur vie a tous, c'est la lassitude qu'ils


éprouverent apres l'accomplissement de leur reuvre, et le
besoin immense qu'ils ressent.irent de se retirer de la scene
publique pour rentrer dan s la vie privée.


Depuis les plus grands jusqu'aux moindres d'entre eux,
tous le proclamerent hautement.


A ce sujet, M. Guizot s'écrie :
« C'est un fait grave, dans une société démocratique libre,


« que l'éloignement des hommes les plus éminents, et
« des meiIleurs entre les plus éminents, pour le maniement
« des affaires publiques. Washington, Jefferson, Madison
« ont aspiré ardemment a la retraite. Comme· si, dans cet
« état social, la tache du gouvernement était trop dure pour
«. les hommes capables d'en mesurer l'étendue et qui veulent
{( s'en acquitter dignement. » •


M. Guizot, qui a écrit de belles pages sur Washington, et
qui a jugé avec une hauteur d'esprit remarquable la révolu-
tion américaine, s'est trompé en accusant la démocratie de
faire trop pénible aux hommes éminents la tache du gou-
vernement. Les homme~ de cette époque que nous venons
d'esquisser, avaient d'autres motifs pouraspirer a la retraite.




-12" RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE. -


Tous avaient comprjs, comme inspirés par la Providence,
jusqu'aquelles limites allait leur concours dans l'reuvre
qu'ils avaient ac~omplie. C'est ce qui leur doit etre attribué
a honneur, et c'est un des cótés les plus glorieux de leur
histoire.


Heureux l'homme d'État qui , apres avoir ten u le pouvoir,
devine et saisit !'instant oil il doit se retirer, pour ne point
se voir emporter par un courant qu'il n'est plus le maUre de
gouverner!


M. Guizot l'a sent.i lui-meme quand, examinant point a
point les dernieres heures du second terme de la présidence
de Washington. iI fait remarquer que, débordé par une poli-
tique qui n'était plus la sienne, ce grand homme avait fait
une halte salutaire el prudente pour sa renommée et pOUl'
son pays.


Il en fut de meme pour tous les hommes qui avaient con-
eouru, avecWashington, a l'établissement de la Répúblique .




I .. eur role flni, ils se retirerent.
Un seul d'entre eux, Jefferson, n'avait pas encore dit son


dernier mot, parce que sa poli tique n'avait pas eu son heure
encore. Il s'était comme tenu a l'écart pendant la premiere
période de la révolution; illui avait preté toutes ses forces,
tou1. son talent, toute son énergie, mais il ne la voyait point
entrer dans la voie qu'il avait revée pour elle.


Comme tous les h0II.1mes de génie, il avait refoulé et con-
tenu ses espérances, en jetant ses regards vers l'avenir.
Tout ce qu'il pouvait, c'était de maintenir la République,
- .


pressentant que le seul fait de son existence amenerait un
jour, par la force des choses, la réalisation de ses idées
alui.


Washington avait été aux yeux de Jefferson l'homme
d'une transition lajssant ouverte encore l' ere des -révolu-
tions, qui ne devait se clore qu'a l'avénement d'une poli ..




LES FONDATEURS 1!5


iique nouvelle, laquelle avait de vieilles racines dans la
société américaine, mais dont les germes avaient été comme
étouffés. Jefferson en était le représentant direct.


Il pouvait, apres l'abdicationde Washington, aspirer déja
a apporter au fauteuil présidentiell'esprit démocratique qui
avait envahi le pays. Mais Washington, se retirant du pou-
voir, laissait derriere lui de trop grands et de trop glorieux
sourenirs pOUl' que l'opinion publi{]"ue, meme a l'encontre
de ses sympathies, n'obéit pas a la vbix de celui qu'on avait,
surnommé le pere de I'Amérique. L'élection d'Adams était
un dernier tribut d'hommages et. de resl)ect l)a~é aux ser-
vices de Washington. Jefferson l'avait senti. Il s'était retiré
dan s son isolement, voyant monter autour de lui le flot de
cette démocratie qui le porta naturellement jusqu'au niveau
de la présidence 'le jour ou il fallut désigner un remplacant
a Adams, le dernier écho de la politique et de la pensée de
Washington. Adams se retira complétement des ~ffaires, el
se voua aux études littéraires et scientifiques.


Comme leurs contemporains, Washington et Jefferson
avaient été des hommes vertueux et dont I'ame aspirait aux
plus hautes destinées.


Une républiquefondée par un concours sans exemple
d'hommes exceptionnels, ne pouvait rencontrer pour l'affer-
mir deux esprits plus nobles, deux conscie~ces plus pures,
deux intelligences plus solides.


Ils out fait leur pays grand et respeété, ils ont assuré la
victoire de la liberté dans le présent, et dans l'avenir ils
ont ouvert a l'humanité le chemiu de sa véritable des-
tinée.


Chacun d'eux a suivi une politique différente, mais chacun
d'eux a été de son moment. Déplacez-les; faites que Jefferson
eut tenu le pouvoir a la place de Washington, et -Washing-
ton a la place de Jefferson, ils eussent perdu la République,




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


la liberté et la démocratie, dans ce qu'elles ont de plus sage,
de plus régulier et de plus divino


Les paroles de M. Guizot qui suivent ceBes que nousavons
cité es plus haut, sont éloquentes, mais nous ne les croyons
pas vraies. Elles sont la traduction d'un sentiment louable,
sans doute, et peut-etre personnel; mais nous ne croyons
pas qu'on les doive ériger en axiome.


« A eux seuls pourtant (les hommes éminents) cette tache
« (celle du pouvoir) cónvient et doit etre confiée. Le gou~
.«vernement sera partout et toujours]e plus grand emploi
« des facultés humaines, et par conséquent celui qui veut
{( les ames les plus hautes. Il y va de l'honneur comme de
{( l'intéret de la société qu'elles soient attirées et retenues
« dans l'administration de ses affaires, car il n'y a point
« d'institutions, point de garanties qui puissent les y rem-
« placer. »


Nous lerépétons, Washington a quitté le pouvoir a temps,
Jefferson est venu a son heure! Arriver trop t6t ou rester
trop tard au gouveJ'nement était ]a ruine de tous les deux.
Les faits que nous avons a retracer et les caracteres qu'il
nous reste encore a étudier, le démontreront plus victorieu-
sement que des affirmations de notre parto





§ 3.


Découragement subit. - Motion pour la proclamation de l'indépendance;
- L'acte d'indép~dance. - Les signataires de l'acte.


Nous avons conservé dans ce chapitre, avec to.ut le soin
possible, au mouvement révolutionnaire de I'Amérique et
aux hommes exceptionnels qui en furent les inspirateurs, le
caractere sérieux ,. enthousiaste, dévoué jusqu'a l'héroisme
qui marquerent cette premiere période de la lutte. Soit las-
situde, soit découragement, l' entrainement des premiers
jours se calma; il Y eut des reculs inattendus, des heures
néfastes, des jalousies, des tiraillements en sens divers, des
défaillances, meme parmi ces hommes d'une trempe si éner-
gique, d'une volonté si ferme. Les luttes de Washington avec
le Congres et que nous racontons plus loin, le feront bien
voir. Mais si sévere que ron veuille se montrer pour ces
abaissements passagers des coours et des sentiments, on ne
saurait méconnaitre aquel degré d'élévation, les fondateurs
de la République américaine ont porté le dévouement, fab-
négation, le patriotisme. Et en vérité, quand on considere a
quel isolement ils se sont vus réduits, aux plus dangereux
moments de leur mission; quand on connait, enfin, les intri-
gues et les trahisons qui environnerent ces chefs d'une si
admirable révolution, on est disposé a pardonner leurs
faiblesses qui furent presque des crimes.




128 RÉPUBLIQUE AMÉnICAINE.


Mais le moment u'est pas venu pour nous de les montrer
sous leur jour défavorable, ces hommes qui. a l'aurore de la
révolution, furent si grands. Laissons-les dans leur plein~
lumiere de gloire.


lIs avaient sentí renaitre l'élan des premiers jours, lors-
qu'ils. se résolurent a proclamer l'indépendance, le 4 juil-
let 1776. Déja depuis quinze mois le sang coulait sur les
champs de bataille, cal' c'était le 19 avril 1775 que le pre-
mier feu entre les colons et les Anglais avait été échangé a
Lexington (1). La position était grave et de jour en jour plus
compromettante; la révolution était en pleine voie de pro-
gres, sinon encore de succes, il s'en fallait meme. Was-
hington se p]aignait du re]achement dans son armée qui était
la conséquence du relachement dans le peuple. Le Congres,
enfin, sentait faiblir son autorité, et éprouvait en meme
temps le besoin d'enlever a ]a guerre le caractere de guerre
civile; car c'était la l.Hl scrupule qui dominait en certaines
consciences.


Quel que soit celui de ces deux sentiments qui ait animé
le Congres a ce moment-la, toujOUl'S est-il qu'illui répugnait
de continuer une lu1Íe évidemment fratricide, tant que les
colon s devaient etre considérés comme des citoyens anglais.
Le Congres crut done tra"ncher la question en proclamant
]'indépendance des colonies. La guerre devenait alors une
guerrede défensive; et sans fausser le caractere des insti-


(1) On ne sait, en Amérique, qui accuser d'avoir tiré les premiers a Lexington, des
Anglais ou de .. Américains" 11 y a une version assez répandue cependant, et qui ferait
remonter la responsabilité aux troupes anglaises. Voici le rait comme on le raconte : Le
général Gage, gouverneur royal du Massachussetts, avait dirigé sur Concorde huit cents'
grenadiers sous les ordres du lieutenant-colonel Smits et du major Pitcairn, pour enlever
des approvisionnements d'armes et disperser quelques rassemblements de mílicas."En
arrivant a Lexington, le colonel Smits rencontra soixante-dix hommes de milice qui p;¡.ra-
daient sur la place de cette petite ville. 1 Le major Pitcairn, au dire de la version que je
• rapporte, se serait avancé en Jeur criant : ~ettez bas les armes, rebelles, el dispersez-
« vous! • Puis il aurait tiré un coup de pistolet sur les miliciens et ordonné a satroupe de
faire feo.




LES }<'ONDATEURS 129


tutions coloniales, c'était véritablement Hi un titre que les
colons étaient autorisés a lui donner.


Il y avait au fond de cétte résolution soudainement prise
une tactique habile pour arreter les défections qui se multi-
pliaient déja. Tant qu'existaient des liens entre les colonies
et l'Angleterre, ces défections avaient une certaine excuse
que légitimaient les souvenirs de l'attachement a la mere-


· patrie. Mais du moment que ces liens étaient brisés, que
.toute solidarité disparaissait, que l'indépendance des colons,
enfin, était proclamée et acceptée, ces défections étaient
légitimement considérées comme une trahison envers le
pays.


Ce fut le 8 juin 1776 que Richard-Henry Lee se leva au
milieu d'un silence solennel du Congres, pour faire la motion
de déclarer l'Amérique libre et indépendante.


Cette proposition produisit une émotion profonde. L'émi-
nent orateur la soutint avec toute ]a male et séduisante élo-


· quence qui le distinguait. Meme sous l'influence de cette
parole bouilIante et sympathique, le Congres hésita encore,
et ajourna jusqu'au 11 pour délibérer.


Le 11, on résolut de nouveau de renvoyer la discussion au
1 er juillet, preuve que ceux memes qui la prenaient, sen-
taient la gravité d'une telle mesure. Néanmoins on nomma
un comité chargé de préparer un projet conforme a la propo-
sition de Richard-Henry Lee. Ce comité, élu au scrutin, se
trouva composé comme suit : Thomas Jefferson, John
Adams, Benjamin Franklin, Roger Sherman et Robert
Livingston.


Le comité confia a Jefferson la rédaction de l'acte, qui
· subit quelques corrections de J. Adams et de Franklin (1).
·Le·texte que nous allons donner estdonc l'amvre de Jeffer-


(i) La minute du projet avee les sureMrges de la main d'Adams et de celle de Franklin
a été retrouvée dans les papiers de Jefferson.




130 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


son, moins de tres légers changements apportés par le;
. comité et par le Congres pendant la discussion."


Si Jefferson a été l'auteur de ce! acte, Adams en fut l'avo- ~
cat éloquent devant l'assemblée. Enfin, le 4 juillet, la décla-i


. ration de rindépendance, conforme au texte ci-joint fut ~
adoptée a l'unanimité : ¡


« Lorsque, dans le cours des événements humains, ill
devient indispensable pour un peuple de rompre les liens .¡
politiques qui l'attachaient a un autre peuple, et de prétendre
parmi les puissances de la terre a la place séparée et égale
a laquelleles lois de la nature et du Dieu de la nature lui ont
donné des droits, I'humble respect qu'il doit aux jugements,
des hommes, hii font un devoir de proclamer les motifs qui
I'ont décidé a cette séparation.


« Nous tenons pour évidentes ces vérités : que tous les
hommes sont nés égaux; qu'ils ont recu du Créateur certains
droits inaliénables; qu'au nombre de ces droits sont : la
vie, la liberté et la recherche du bonheur; que, pour assurer
ces droits, les gouvernants ont été établis parmi les hommes,
tenant leurs pouvoirs du consentement des gouvernés; que
toutes les fois qu'un gouvernement, quelle que soit sa
forme, porte atteinte a ces fins, c'est le droit du peuple de le .
modifier ou de l'abolir, et d'instjtuer un nouveau gouverne-
ment basé sur de tels principes, et armé de te1s pouvoirs
qui paraitront au peuple les plus susceptibles d'assurer son
salut et son bonheur. La prudence enseigne suffisamment
que les gouvernements depuis longtemps établis ne doivent
pas etre changés pour des causes légeres et passageres; et
l'expérience a démontré de tout temps que les hommes sont
disposés a souffrir tant que le mal est supportable, plutót
que de revendiquer leurs droits pour abolir des gouverne-
ments auxquels ils sont accoutumés. Mais quand une longue
suite d'abus ou d'usurpations, poursuivant invariablement le




LES FONDATEURS 1St


meme but, laisse percer le dessein bien arreté de soumettre
le peuple a un despotisme absolu, e'est le droit, c'est le
devoir du peuple de renverser un tel gouvernement, et de
s'assurer de nouveaux appuis pour sauvegarder sa sécurité
a venir. Ainsi les colonies ont fait preuve d'une longue
patience a supportcr leurs maux, et se trouvent aujourd'hui
dans la nécessité et l'obligation de changer le systeme pri-
mitif de leur gouvernement.


« L'histoire du roi actuel de la Grande-Bretagne est une
succession d'injustices et d'usurpations répétées, toutes
ayant pour but évident d'établir une tyrannie absolue sur ces
États. Pour le prouver, soumettons les faits a l'appréciation
impartiale du monde :


« Il a refusé de sanctionner les lois les plus salutaires et
les plus nécessaires au bien publi~;


« Il a interdit a ses gouverneurs de laisser appliquer les
lois d'une importance réelle et immédiate, en tout eas d'en
suspendre l'exécution jusqu'a ce qu'elles aient obten u ,sa
sanction; et de ces lois ainsi suspendues, il a négligé com-
plétement de se préoccuper;


« Il a refusé d'appliquer d'autres 10is avantageuses a un
grand nombre de districts, a moins que les eitoyens ne
renoncassent a leur droit de représentation dans la légis-
lature, -' droit inestimable pour eux, redoutable seulement
aux tyrans ; ,


« Il a convoqué simultanément les eorps législatifs dans
des localités étrangeres a leurs habitudes, peu convenables,
et éloignées du centre de leurs affaires publiques, dans
l'unique dessein de les amener par la lassitude a aceepter ses
mesures;


« Il a dissous plusieurs fois les chambres représentatives '
pour s'etre opposées avec énergie a ses empiétements sur


, les droits du peuple; ,




i32 RÉPUBLlQUE AMÉRICAUXE.


« 11 a refusé~ pendant longtemps apres ces dissolutions,
de laisser procéder a de nouvelles élections; ce qui fait que
les pouvoirs législatifs, incapables d'etre assemblés, ont
rendu au peuple de plus grands rlroits pour les exercer, -
I'État restanL, pendant ce temps, exposé a tous les dangers.
d'une invasion du dehors, et de troubles intérieurs;


« 11 s'est efforcé d'arreter le développement de la popula-
tion de ces États,-en rendant, dans ce but, impossibles les


. ...


lois de naturalisation en faveur des étrangers, refusant (l'en
octroyer d'autres pour encourager leur immigration ici, et
·élevant les conditions pour les nouvelles concessions de
terres;


« 11 a entravé l'administration de la justice, en refusantsa
sanction aux lois destinées a établir des pouvoirs judiciaires;


« 11 a créé des juges relevant de sa seule volonté, pour la
tenue de leurs charges, ainsi que pour le chiffre et le paye-
ment de leurs traitements;


« Il a créé une foule de houvelles charges, et envoyé ici
des nuées de fonctionnaires pour écraser le peuple et sucer
le meilleur de sa substance;


« 11 a établi au milieu de nous, en temps de paix, des
armées permanentes, sans le consentement de nos législa-
teurs;


« Il a affecté de rendre le pouvoir militaire indépendant
du pouvoir cjvil et supérieur a celui-ci;


« 11 a combiné, avec ]e parlement, de nous soumettre a .
ung juridiction étrangere a notre constitution et en dehors
de nos lois, - donnant son consentement a ses actes de
prétendue législation :


« Pour loger de grands corps d'armée chez nous;
« Pour les protéger, par une ridicule procédure, contre


les chatiments pour les meurtres qu'ils pourraient COffimettre
sur les habitants de ces États;




u:s t'ONDATEUBS us


« Pour interrompre nos relations eommerciales avec tous
les points du globe ;


« Pour nous imposer des taxes sans notre consentement;
« Pour nous priver, dans beaucoup de cas, des avantag.es


du jugement par jury;
« Pour nous transporter au deHl des mers, afin de nous


faire juger pour de prétendu& crimes;
« Pour abolir le libre systeme des lois anglaises dans une
provinc~ voisine, y établissant Qngouvernement arbitraire,
élargissant ses frontieres,afin de-1a poser comme un. exemple
et d' en faire un instrument pour introduire le meme -régime
d'absolutisme dans nos colonies;


« Pour abroger nos cba~tes, a,bolir nos lois les plus pré-
eieuses, et altérer jusque dans leurs bases les ·formes de nos
gouvernements;


« Pour suspendre nos législatures,et pour se déclarer, lui
et ses complices, investis du droit de faire nos lois, en notre
lieu et place, dans tous les cas possibles.


« 11 a abdiqué son gouvernementdirectsur nous,déclarant
nous retirer sa protection, et lancant-Ia guerre contre DOUS.


« 11 a pillé nos mers, ravagé nos cotes, brillé nos villes,
.et attentéa la vie de nos concitoyens;


« En ce moment il expédie des armées Dombreuses com-
posées de mercenaires étrangers pour compléter son reuvre
de mort, de désolation et de tyrannie, déja -commencée avec
une cruauté et une perfidie qu'on rencontrerait a peine dans
les ages les plus barbares, et tout a fait indignes du chef
~l':une nation civilisée.


« 11 a contraint nos concitoyens capturés en pleine mer, a
porter les armes contre leur pays ,a devenir les exécuteurs
de leurs amis et de leursfreres, ou a périr eux-mernes de
leurs mains;
-' « -11 a suscité la guerre civile parmi .nous, et a essayé de


RiPUBLlQUB ÁIIÉRICÁINB, T. J. 9




RÉPUBLlQITE AMÉRICAINE.


HlCher sur les habitants de nos frontieres les sauvages et
impitoyables Indiens, dont on sait que le systeme deguerre
est la destruction générale sans distinction d'age, de sexe,
decondition.


« A chacun de ces actes d'oppression, nous avons péti-
tionné dans les termes les plus humbles pour en obtenir le
redressement. A chacune. de nos pétitions il a été répondu
par une nouvelle injure. Un prince dont le caractere est
ainsi marqué par tous les actes qui constituent un tyran,
est incapable de gouverner un peuple libre.


« Avons-nous, cependant, manqué d'aucune prévenance a
l'égard de nos freres de la Grande-Bretagne) Nous les avons
avertis, a plusieurs reprises, des tentatives faites par Jeur
législature, pour nous frapper de lois injustes. Nous leur
avons r,appelé les circonstances de notre émigration et notre
établissement ici. Nous en avons appelé a leur justice
et a leur magnanimité natureUes, en les conjurant, par
les liens de notre commune origine, de désavouer ces
usurpations, qui devaient inévitablement interrompre nos
liaisons et nos rapports. Eux aussi, Hs ont été sourds a la
voix de la justice et de la fraternité. Nous devons done,
obéir a la nécessité qui nous pousse a une séparation, et
les regarder comme nous regardons le reste des peuples,
comme des ennemis pendant la guerre, et pendant la paix
eorome des amis.


{( En conséquence, nous, les représentants des États-Unis
d' Amérique, assemblés en Congres général, prenant a
témoin le Juge supreme du monde, de la droiture de nos
intentions, au nom et par la volonté des concitoyens de ces
colonies, publions et déclarons solennellement que ces
colonies unies, sont, et ont droit de devenir des États
libres et indépendants; qu'elles sont relevées de toute fidé-
lité a la couronne d'Angleterre, que toutes relations poli-




LES VONDA.'r'EUl\S 1'35


tiques entre elles et I'État de la Grande~Bretagne sont et
doivent etre entierement rompues, et que comme États
libres et indépendants, elles ont tous pouvoirs pour décla-
rer la guerre, conclure la paix; contracter des alliances,
faire commerce et tous autres actes ou choses que les États


, .


indépendants ont le droit de faire. Et dans le but de soute-
nir cette déclaration ave e une ferme confiance dans la pro-
tection de la divine Providence, nous yengageons mutuel-
lement et tous, nos existences, nos fortunes et Hotre bien le
plus sacré, l'honneur. »


Apres son adoption a l'unanimité, par le Congres, l'acte
qu'on vient de lire fut récité au peuple assemblé sur la


• pla~e devant la salle des déJibérations, puis transcrit sur
parchemin.


Le 2 aout suivant, les signatures des membres présents
au vote et de quelques autres qui se trouvaient absents a
ce moment, furent apposées, au nombre de cinquante-six
au bas de ce parchemin.


La premiere qui y figure est celIe de John Hancock, pré-
siden t; il écrivit son 110m presque en lettres majuscules~
Une remarque que fait un historien. de cette époque, c'est
que toutes ces signatures étaient d'une écriture ferme et
pour ainsi dire énergique, et qu'une seule indiquait que la
main avait tremblé. C'était la" signature de Stephen Hop-
kins, malade alors.


Les signataires de l'indépendance ne se dissimulaient
pas la gravité de l'acte qu'ils venaient d'accomplir. Aux
yeux de l'Angleterre c'était un crime de haute trahison. En
cas d'insucces, c'était done la mort ou la prison tout au
moins qu'ils encouraient. lIs le savaient, résignés a accepter
le martyre qui les attendait.


La plume qui servit a signer l'acte a été conservée, et se
trouve aujourd'hui a la société historique de Boston.




136 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


Cette date du4 juillet est rest.ée un glorieux anniversaire
célébré, annueHeinent, aux Etats-Unis, avec tous les signes
-d'une religieuse rooonnaissance. Et dans cette explosion de
gratitude, le p'euple américain n.e manque jamais de com-
prendre les cinquante-six néms vénérés que voici :


Josiah Barlett, William Whipple, Mathew Tbornton
{députés du New-Hampshire) ;


John Hancock, Samuel Adams, John Adams, Robert
Treat Paine, Elbridge Gerry (députés du Massachussetts.);


Stephen Hopkins, William Ellery (députés du Rhode-
. Island);
, Roger Sherman, Samuel Huntington, WiHiam Williams,
Olivier Wolcott (députés du Connecticut) ;


William F1oyd, Philip Livingston, Francis Lewis, Lewis
Morris (députés de New-York) ;


Richard Stockton, John Withel'sponn, Francis Hopkin-
son, John Bart, Abraham Clark (députés de New-Jersey);
Rob~rt Morris, Benjamln Rush, Benjamin Franklin, John


MortOlt"George Clymer, James Smith, George Taylor, James
Wii!:S0D; George Ross (députés deilaPennsylvanie);


Cmsar Rodney, George Read, Thomas M'Kean (dépuflés du
Delawar-e) ;


Samuel Chase, William Paca, Thomas Stone, Charles
Carrol de Carrolton{députés du Maryland);


George Wythe, Richard-Henry Lee, ThomaS Jeft'erson,
Benjamin Harrisson, Thomas Nelson, Francis-Lightfoot Lee,
Carter Braxton(dépuMs de la Virginie) ;


WiHiam Hooper, loseph Hewes, John Penn (députés de la
Caroline du Nord),; ,


Edward Rutledge, Thomas Heyward, Thomas Lynch,
Arthur Middleton (députés de la Caroline du Sud) ;


Button Gwinnett, Lyman Hall, 'George Walton (déplltés de
la Géorgie).




LES FONDATEURS 137


Deux hommes éminents par mi ceux dont nous venons de
citer les noms ont occupé le poste de président de la répu-
blique des États-Unis : John Adams et Thbmas J·efferson.
Tous deux avaient été vice-présidents, le premier avec
Washington, le second avec John Adams. J~fferson a été en
outre ministre d'État pendant une partie de l'administration
de Washington. Un autre signataire de l'acte d'indépen-
dance a été vice-président sous l'administration de James
Madison : c'est Elbridge Gerry (député du Massachussetts), et
enfin un seul eIlcore a occupé les hautes fonctions. de secré-
taire de la trésorerie (ministre), sous l'administration de
Washington et de John Adams : c'est Olivier Wolcott (député
du Connecticut).









CHAPITRE III


)V ASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF.


.:


§ 1.


Épreuves militaires. - Lee, Gates, Arnold. - Entrée de Lee dans
l'armée. - Son inHuence et ses amitiés. - Grandeurs et faiblesses de
Washington. - Washington n'a pas encore été ju~. - L'admiration
qu'il inspire; les critiques qu'il mérite.


Le soulevement qui a assuré l'indépendance des colonies
anglaises de l'Amérique du Nord n'est guere connu que par
les cótés gran dioses, par les actes de dévouement, de
patriotisme, d'abnégation personnelle que nous avons pré-
sentés dans le chapitre précédent; de meme que les seuls
noms familiers au plus grand nombre de ceux qui admirent
les jmmenses résllltats de cette révollltioD, son! les Doms
d'llOmmes purs, honorés, vénérés.


Il semble que le triomphe d'une beBe et juste 'cause ait
suffi aux imaginations, sans qu'il fUt besoin de rechercher
au prix de quels sacrifices le succes a été obtenu; ni com ...
bien de fois le désespoir, la lassitude, le découragement, le
dégout se sont emparés, avant l'achevement de leur oouvre,
des coours et des esprits d'élite qui r'avaient entreprise. Il




140 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


semble également que l'éclat des noms iHustres qui font a
la l'évo\utl.on amél'l.caine comme une au\'éo\e de }}\lreté a.\ent
effacé de la mémoire ceux des faibles, des laches et des
traitres qui ont tenté de l'arreter dansson essor et d'en
compromettre le dénoument. Il s'en est rencontré cepen-


. ,


dant de ceux-Hl, des le début, au plus fort de la lutte et au
moment meme du triomphe. Hélas! toutes les grandes
causes. ont leurs déserteurs et toutes les nobles croyances
leurs apostats. La race des Judas n'est pas pres de s'éteindre;
et l'histoi~e de tous les peuples devra offrir au verso de ses
pages les plus hérolques, des souillures qui accuseron~~­
l'éternelle faiblesse de l'humanité.


Plus les difficultés de l'reuvre ont été sérieuses, plus il
faut admirer ceux qui ont triomphé de tant d'obstacles
pour la sauver.


La cause américaine eut deux sortes d'épreuves a subir
qui faillirent la compromettre : épreuves politiques et
morales, épreuves militaires; ces dernieres marquées par
deux faits de la plus grande importance : la trahison du
général Cbarles Lee et celle. du général Arnold. Ce sont
ces deux événements que nous a.llons d'abord, raconter,
paree qu'ils nous permettront d'embrasser tout le cóté
saillant de la carriere de Washington comme général en
chef.


le n'ai point hésité a flétrir de trahison la conduite de
Charles Lee, bien que dans aucune histoire américaine cette
conduite resté e pour tous un mystere, soit appréciée avec
une telle sévérité. Le général Lafayette est le seul qui, dans
ses Mémoires, ait porté sans ménagement ce jugement contre
le général Lee qu'il avait beaucoup connu et Vll d'assez pres
pour que son opinion ne paraisse point suspecte. En parlant
de cet officier et du général Gates son complica dans la
ligue de haiI!e qu'ils avaient formée contre Washington,


..




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF.


Lafayette dit : « Pour les plus fins, ·Gate3 n'était pas l'objet
« de l'intrigue. Quoique bon officier, il n'avait pas les
« moyens de se soritenir. 11 eut fait place au fameux général
« Lee, alors prisonnier des Anglais; et le premier soin de
« celui.&ci eut été de leur livrer et ses amis et toute l'Amé-
(e rique. »


La conduite de Lee dont les historiens de la guerre de
l'Indépendance semblent n'avoir vu que la.surface, sans en
sonder les profonds et odieux calculs, justifie pleinement
eeUe marque de mépris que lui donne Lafayette. Avec un
peu de patience dans l'interprétation des acles de la vie du
général Charles Lee, en y apportant la logique de l'examen,
on ne peut, toute passion mise de cóté, méconnaitre que
l'attitude 4e cet officier dans les graves circonstances oh
il s'est manifestement compromis, ne soit un indice de la
part qu'il a du prendre tantót personnellement, tantot pa.r
l'influence secrete de ses agents, II tom; les malheurs comme
a toutes les fautes qui signalerent ·la guerre de l'Indépen-
dance pendant presque toute sa durée.


A ces épreuves qui furent cruelles, a ces fautes qui furent
nombreuses et oh tout le monde se montra également cou-
pable, a ces défaillances qui faiUirent tout compromettre, a
eette défeetionsoudaine d'un patriotisme. si ardent et si
général au début, il faut trouver une cause. Cette cause n'est
point apparente, elle est done occulte. Les événements
auxquels Charles Lee se b'ouve ostensiblement melé~ ne
laissent pas de doute a la· conscience sur sa partieipation
secrete a des faits qui demeurent io.expliqués eneore.


La trahison d.u général Lee ne fut pas un acte simplement
cynique et brutal comme la trahison d'Árnold. Elle eut un
caractere plus odieux encore; iI lui manqua le romanesque
des circonstances qui entourerent celle .. ci pour en avoir eu
le retentisse:{llent dans l'histoire. Lee n'est pas seulement un




tU RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


général qui livre la cIé d'une forteresse dont le commande-
ment lui est confié, ou qui vend a prix débattu les pIans
d'une armée; il fait pire que cela, a supposer qu'on puisse
dans le meme crime admettre des degrés : il fut le mauvais
génie de la révolution américaine ainsi que de Washington.


Charles Lee n'était point entré dans l'armée de l'Indépen-
dance comme Arnold et tant d'autres, en soldat de hasard,
destiné et appelé en ·quelque sorte a se distinguer pa.r des
prouesses extravagantes et des coups de tete. Il y était
entré de plein pied par la grande porte d'un commandement
supérieur, entouré de considération, précédé par une réputa-
tion surfaite a coup sur, mais qui avait jeté de l'éclat autour
de son nom a un moment oh les Américains étaient a court
d'otliciers expérimentés. Washington avait en lui une grande
confiance. Le Congres ne partagea pas d'abord cette con-
fia.nce; mais le général en chef la lui imposa; Lee la conquit
ensuite et si bien que, a l'heure ou il la démérita, le Congres
n'en voulait plus démordre.


Des le jour oh il embrassa la cause américaine, le général
Lee se trouva donc melé a tous les .événements autour des-
quels gravitait le succes ou la ruine de la cause des colonies
révoltées. Il eut, du premier coup, la main dans la direction
de ces événements et une tres grande prépondérance dans
les conseils militaires. Pour que le lecteur se rende un
compte bien exact du róle qu'a joué le général Lee dans la
guerre del'Indépeodance et de l'intluence fatale qu'il exerca
sur Washington, iI importe que nous racontions, non pas
tous les incidents de cette guerre, mais les principaux faits
oh la personne et le funeste esprit de Lee oot marqué. Ce
sera une occasíon toutenaturelle pour nous d'insister sur
certains cótés du caractere de Washington, sur les grandes
qualités de cet homme illustre et sur ses faiblesses, de
maniere a expliquer les jalousies qu'il a excitées et a justifier




WASUlNGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 143


peut-etre les reyes ambitieux et la convoitise de ses rivaux.
Il y eut de la fatalité et quelque chose de la logique vulgaire
d'un cercle vicieux dan s l'enchainement des faits. L'ambi-
tiol1 et la haine meme des compétiteurs de Washington
s'appuyaient sur les fautes et sur ce qu'ils appelaient J'im-
péritie du général en chef, et c'était justement cette absence
de concours de Ieur part et eette espece de conspiration
ténébreuse qui contribuaient a affaiblir la situation de
Washington. Lee, Gates et plus tard Conway créaient ou
suscitaient des embarras dont ils entendaient profiter, pour
s'élever sur la ruine de l'honnete homme que le Congres
avait placé a la tete des troupes.


Mais Washington, i1 faut bien oser l'avouer une premiere
fois, au risque de s'exposer a des réclamations tradition-
nelles, Washington, dis-je, n'a été qu'admiré jusqu'a pré-
sent; il n'a pas encore été jugé. Jamais admiration, je me
hate de le dire, n'a été plus légitime. Je ne crois pas qu'il
existe dans l'histoire d'aucun peuple une figure qui com-
mande autant la considération et le respect, qui résume
mieux toutes ces vertus que l'on caraetérise superlativement
en y accolant l'épithete d'antiques. Tant de respect, si juste-
ment mérité, a écarté les jugements de la critique qui s'est
trouvée désarmée et peut-etre intimidée. Devant le résultat
final qui a couronné une si noble lutte, des efforts si
constants, un dévouement si complet, les fautes ont été
oubliées, et quelques-unes des faiblesses qui, a eertains
moments, devaient tout compromettre, ont été plus tard
considérées comme des qualités et des avantages. Nous
n'accusons pas l'histoire; elle a ses phases d'enthousiasme,
de complaisance et d'indulgence qu'il faut excuser peut-etre,
surtout lorsque ces attendrissements ne tendent pas a
rabaisser, mais a élever, au contraire, le niveau de ]a
conscience humaine.




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE •


JI Y eut dans Washington deux hommes que ron a toujours
confondus, mais qu'il faut bien séparer : le citoyen qui fut
aussi grand, aussi pro be , aussi vertueux qu'il est possible
d'etre; I'homme de creur droit, de bon sen s infaillible, de


. clairvoyance peu commune, qui sentait son pays trop engagé
pour reculer, qui avai(l'enthousiasme réfléchi de sa cause
et dont la foi ne s'intimida pas devant des déboires et des
revers sans nombre. Joignez a ces qualités, non pas pour
leur faire ombre, mais pour· les compléter et lesrelever :
beaucoup d'orgueil caché sous les dehors d'une dignité tres
susceptible, et, quoi qu'on en ait dit, beaucoup d'ambition
une foís que Washington fut engagé dans la voie ou il hésita,
peut-etre, a entrer, mais ou il entra en définitive sans trop
se faire prier; dans sa conduite une prudence méthodique
qui le défendit contre l'aveuglement du succes et le préserva
de tout entetement dans la mauvaise fortune.


n y avait également dans Washington le général inexpéri-
menté sinon tout a fait irihabile, mais doué d'un courage
militaire brillant;· indécis, faible, irrésolu, bienveillant au
del a de ce qui est tolérable dan s les Illoours d'un camp et en
p:tésence d·une respoDsabilité aussi grave que celle qui
pesai! sur lui. L'incapacité, les faiblesses et les irrésolutions
dé Washington dan s sa condition de général en chef furent
notoires pour quiconque se dégage, aujourd'hui, de l'enthou-
siasme looal et suit avec impartialité la série des événements
qui marquerent les premieres étapes de la guerre qu'iI fut
chargé de conduire. Je sais que ron m'objectera Jes embarras
s~ns nombre que lui suscitaient les défiances du Congres
entre les mains de qqi résidait un pouvoir supreme en
apparence, mais en réalité divisé a l'infini, ainsi que les
jalousies de quelques-uns de ses généraux et l'insuffisance
de quelques autres; a ces objections j'opposerai le carac-
tere faible et les fautes de Washington qui justifierent, un




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF.


moment, ces méfiances du 'Congres et encouragerent en
meme temps les espérances de ses ennemis, san s les excuser
certainement. Washington, sous l'apparence d'une modestia
qu'on ne saurait louer trop haut~ serendait peut-etre justice
dans les paroles de remerclment qu'il adressa au Congres le
jour ou il fut élu général en chef. Apres avoir ex.primé la
crainte q'ue « son expérience et ses talents militaires ,ne
« répondissent pas a l'étendue et a l'importance de la charge
« qu'on lui confiait, » il ajouta : « Je prie chaque membre
«( de cette assemblée, ieí présent, .de se rappeier que je
« déclare aujourd'hui .avec la pltls grande sincérité que je
« ne me crois pas a la hauteur du commandement dont je
« suis honoré. » Il -était, a v,rai dh-e, d'autantplus autorisé
a parler de ]a sorteqtl'il n'avait point brigué cet honnear.
D'.autres paroles de lui sont bonnes a rappeler dan s ce juge-
ment que j' essaie de formuler sur le caractere militaire de
Washington et sur l'influence de son écqle dans laguerre
de .I'Indépendance. « C'est vraiment une entreprise hardie! »
s'écria-t-il en voyant l'armée a la tete ,de laquelle on le
placa. {( Nous devons etre embarrassés, )} disait-il plus tard
a ,Lafayette , a lapremiere. rev:ue qu'ils :passerentensemble ,
« nous devons atre embarrassés de nous montrer a un offi-
« cierqui quitte les 'troupes francaises. » A quoi Lafayette,
qui avait ses raisonspour se faire modeste a ce moment...,Ul,
et pour captiver la bienveillance de ses nouveaux ami s"
répondit en hornme d'esprit : « e'est pour apprendreet non
pour enseigner q,ue je suis ici. » Enfin et sans r~ppeler tous
les autres épanchements de Washington dans;8esbeuTes de
découragement, il savait mieux que personne pouvoir dire
avec raison pendant une des phases les plus difficiles de son
cow.mandement : « Si jamais je parviens a sortir de cet
embarras, j'aurai 1'intime conviction que le doigt de ]a Pro-
vidence est venu aveugler nos ennemis. » lIs étaient en




'146 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE. •


effet aveuglés, il faut bien un peu le croire, car aucune
considératioQ. morale ou de sentiments n'était entrée ni
dan s l'ame du gouvernement anglais, ni dans l'ame des géné-
raux chargés de conduire cette guerre de soumission, et
ceux-ci se montrerent aussi incapables et aussi inhabiles que
possible.


Je n'entends pas etre injuste, ni ne vise a atténuer l'adnii-
ration universelle que je partage pour Washington. Juger un
homme qui n'a été que loué encore, ce n' est pas le déprécier;


. ouvrir a son compte, quand cet homme est entré définitive-
ment dans le domaine de la postérité, le bilan de ses fai-
blesses et de ses fautes, ce n'est pas tenter de l'amoindrir,
alors surtout que fautes et faiblesses inconnues ou pardonnées
jusqu'ici, aident au contraire a grandir un des cótés de son
caractere. e'est faire acte de conscience, croyons-nous, dans
l'intéret de l'histoire; c'est chercher la cause de certains
taits particuliers qui ne se produisent jamais au hasard sur le
théatre des passions humaines. Washington eut des épreuves
formidables et de tous les gen res a traverser; il eut a
réchauffer un patriotisme qUI n'existait pas, a combattre un
ennemi toujours supérieur en nombr&, a déjouer les intri-
gues d'adversaires et de rivaux que sa bienveillance ne lui
permit pas de découvrir assez tót. Il eut, enfin, cette étrange
et d9ub1e fortune : qu'entre ses mains le sort de la révolution
américaine fut gravement compromis et que, grace a lui, elle
fut sauvée et triompha.


e'est ce que démontreront tour a tour les événements que
nous allons raconter.




§ 2.


Comment Washington est nommé général en chef. - Sa commi3sion avec
pleins pouvoirs. - Enthousiasme qu'il inspire. - Défiauce subite du
Congreso - Son dévouement et son patriotisme sont suspectés. -
Le personnel des généraux.


Les combats de Lexington et de Bunker's Hin ont déja
ouvert les hostilités entre la Grandé-Bretagne et ses colo-
nies. La rupture est accomplie de fait; les colonies sont
désaffectionnées, mais non pas encore détachées de leur
métropole; ceIle-ci est résolue a reconquérir par la force des
armes son autorité perdue. Le Congres continental apres
avoir adopté en principe, des sa seconde session (10 mai /1775)
la nécessité de mettre les colonies en état de défense, son-
gea a donner aux troupes américaines un commandant en
chef, tache délicate .. s'il en fut, dans les conditions ou se
trouvaient placées les colonies vis a vis les unes des autres.
La forme et l'esprit des gouvernements européens ne per-
mettraient guere de comprendre exactement la gravité de
ces difficultés, si nous ne les expliquions paso Il ne suffisait
pas que l'homme que ron porterait au poste éminent et péril-
leux, et le Congres avait alors les yeux fixés sur Washington-,
eut des talents militaires et une réputation d'honneteté inat-
taquable; il fallait encore qu'il fUt bien vu personnellement
de toutes les colonies, surtout de ceHes qui avaient déja
fourni, comme les colonies de la NouveHe Angleterre, les
plus forts contingents de volontaires et qui étaient appelées
nécessairement par l' étendue de Ieur territoire et de leur




148 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE~


population a contribuer dans les plus larges proportions aux
frais et aux besoins de la guerreo Washington appartenait
a l'une des colonies du Sud, la Virginie, et il y avait déja
dans l'armée des officiers plus élevés que' lui en grade et
notamment le général Ward qui, des le début de la guerre,
avait été placé par l'assemblée provinciale du Massa~hus­
setts a la tete de l' armée.


Mais ces considérations seeoooaiTes ne devaient pas peser
d'un grand poids dans la balance. Les délégués de la Nou-
velle-Angleterre furent les premiers a comprendre l'impor-
tance qu'aurait le choix du colonel Washington, quandce
n~eut été comme l'observe judicieus.ement M. Cornélis de
Witt qu'une tactique:' « pour compromet!re l'aristocratie
virginienne » et pour se rattacher cette riche et infIuente
colonie. La grande considération, i1 ne faut pas riégliger d'y
insister, qui présida a ce choix, fut la confiance qu'inspi-
raient les réelles qualités de Washington : d'abord sa
modestie a s'éloigner de toute candidature; puis ce don de
conquérir un ascendant irrésistible sur les hommes. La pre-
miere de. ces qualités plaisait, parce qu'elle faisait contraste
avec les ambitions qui s'agitaient autour du Congres ou déja,
sous les apparences <fun chaud enthousiasme, Charles Lee
ourdissait ses intrigues. A cause meme de ces intrigues et
de ces ambitions plus ou moins scrupuleuses, le Con gres
placait tres haut la force morale dont Washington était
doué.Plus d'un membre de cette assemblée qui sacrifia sans
hésiter l'intéret du clocher a l'intéret général, avait moins
deconfiance dans le génie militaire de l'élu que dans cette
puissante faculté qu'on lui reconnaissait d'étouffer toutes
les ambitions dangereuses,et de les absorber par cette
domination douce, tranquille et patiente dont iI avait le
secret. On écartait de la sorte bien des périls pour le moment,
et Washington était en mesure, en les groupant autour de




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEl''' U,9


lui, d'utiliser ces talents bouillants qui se' targuaient d'as-
surer la vi cioi re a la cause américaine. Mais le Congres ne
s'apercut pas ou ne voulut pas tenir compte qu'en les relé-
guant au second plan, il excitait ces ambitions au lieu de les
amoindrir. Toujours est-il que sur la motion de John Adams,
Washington fut élu a l'unanimité, le 15 juin 1775.


Quatre jours apres il recevait sa commission signée du
président John Hancock. Il n'est pas inutile de mettre sous
les yeux du Iecteur le texte de cette commission; elle con-
tient les arguments que nous invoquerons pour justifier
certaines de nos critiques. Voici ce document :


« Ayant pleine et entiere confiance dans votre patriotisme,
« votre caractere et votre fidélité, nous vous constituons
« et vous nommons, par les présentes, général et comman-
« dant en chef de l'armée des Colonies-Unies, de toutes les
« forces qui y ont été ou qui y seront levées, et de toutes
« les autres qui offriront volontairement Ieurs services et
« se joindront a ladite armée, pour défendre la liberté
« américaine, et repousser toute attaque diri~ée contre elle.
« Et vous etes par les présentes, investi de pleins pouvoirs
« et autorité pour agir comme vous le croirez convenable,
« pour le bien et la prospérité du service ... Et vous aurez a
« régler en tous points votre conduite sur les instructions
« ci-jointes (1), et a observer et suivre ponctuellement les
« directions, que vous recevrez de temps en te~ps du pré-
« sent ou des futlirs Congres, ou d'un comité du Congres,
« désigné a cet effet. Cette commission gardera sa force et
« savertu tant qu'elle n'aura ~as été révoquée par le pré-'
« sent ou le futur Congres.» ,


(t) Elles portaient sur trois points prineipaux: l· I'autorisation donnée au général en
chef de recruter des troupes jusqu'¡\ coneurrenee du double des forces de I'ennemi j 2· la
faculté de pourvoir provisoirement aux vacanees daDs le grade de colonel et au dessous;
3· le droit d'entretenir, aux frais du continent, tous .les volontaires qui pourraient S6
joindre a l'armée.


RÉPUBLIQUE AJ\lÉRICAINB, T. l. 10





tOO RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


Ce vote en faveur de Washington fut comme une féte de
patriotisme: l'élan était donné, l'enthousiasme au comble,
et poussé sr loin que les « membres du Con gres, » dit Jared
Sparks, « s'engagerent par une résolution unanime a le sou-
« tenir (WashingtoD)1 a l'aider, a s'attacher a lui, a consacrer
« leur vie et leur fortune a la meme cause. » A cette mal1i-
festation officielle qui eut' un grand retentissement dans·
l'opinion publique, se joignirent les démarches personnelles
des membres du Congres aupres de leurs amis pour activer
et pour réchauffer ce zeIe qui semblait de la dévotion en
faveur du nouveau général en chef. John Adams écrivait a
Gerry, un des plus ardents patriotes de l'époque : «La con-
«. duite de Washington a pour nous quelque chose de char-
« manto » L'équivalent de eeUe phrase tombait de toutes les
llwres et de toutes les plumes. Le concert était unanime.


D'ou vient donc que plus tard et au moment ou l'on en eut
précisément le plus besoin, cet enthousiasme, cette cha ..
leur, ce charme subi disparul'ent-ils soudainement? Que le
patriotisme se fut refroidi, nous le voulons bien croire; les
tirailleroents intérieurstenderaient a le laisservoir; mais ne
faut-il pas penser aussi que ce zele des premiers jours, et
cette dévotion avaient surtout changé d'objet?


Si défee.tueux que fut, au point de vue de son organisation,
le gouvernement dirigeant; si diviséesque fussent les opi-
nions dansles colonies, on admet difficilement que le peuple
engagé au point ou ill'était, décidé a poursuivre la lutte, y
raisant de tres grands efforts et de tres grands sacrifices"
n'eut rien conservé de son patriotisme. Il est plus que


I


rationnel de penser que le mauvais vouloir qui entrava 'Vaso.
hington, que les obstades qu'il rencontra achaque pas,
étaient le résultat d'une désaffeetion de sa personne, et de
défiances qu'il ne mérita jamais, mais qu'il inspira. Nul
n'avait le courage et la franchise de le di re hautement;


,.




WASHINGTON, GÉN:';:'RAL EN CHEF. :151 .


. chacun sentait encore que eet homme de bien si éprouvé,
exercait dans la détresse ou on l'avait réduit, un pouvoir
f1uqtiel nul ne se maintiendrait avec une énergie aussi intrai ...
tableo On subissait Washington, on ne le portait plus eñ
avant. Personne n~eut osé le renverser, mais on souhaitaif
qu'abreuvé de dégouts il se retirlt.


Ces extrémités avec lesquelles on le ~it aux prises, ne lui
aigrirent point le caractere. Son ame, au contraire, resta
toujours et trop sereine et trop résignée. Il a manqué, en
elfet, a Washington deux choses pour comprendre eette
situation et pour en sortir promptement a son avantage':
l'audace militaire qui lui conseillait incontestablement un de
ces eoups de fortune devant lesquels n'hésitent jamais les
hommes qui ont la croyanee de leur génie, et le sentiment
de la défiance contre autrui. Il vit le mal ou iI n'était pas,
lui attribuant une cause générale, tandis qu'il avait sa
racine dans un fait particulier. Sur la foi des épanehements
amers contenus dans les écrits et la correspondance de
Washington, tous les historiens paraissent s'étre mépris,
dans leur tres légitime enthousiasme pour ce grand homme,
sur l'origine des épreuves qu'on lui infligea.


Toutes les fois qu'il s'agira d'écrire le panégyrique de
Washington, et de féter sa mémoire, ouí il sera permis de
condamner la conduite du Con gres qui fut injuste et impo.
litique; mais en se placant a un autre point de vue, au pOÍ'nt
de vue de la critique historique, on devra chercher et On
tl'ouvera réelIement a cette eonduite du Congres, les canses .
(fUe: nous avons indiquées : e'est a dire rinquiétude et la
défiance qui s'éleverent, a un moment, autour de la personne
de Washington. Loin de justifier l'attitude du Congr~s dan s
ee cas, on ne saurait trop sévere:me1tt Ini reprocher d'avoir
manqué de gratitude et de prévoyanee.


Enqooi Washingt<>n donna-t-il prise a ces soup~()ns et a




t5~ RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


ces mécontentements! Il est peut-etre curieux de constater
une fois de plus, a ce propos, la versatilité de l'esprit
humain et la facilité avec laquelle les méchants et les per-
verso exploitent la crédulité des hommes.


Ce qui avait été considéré primitivement comme vertu
chez Washington, devintcrime tout a coup, grace a l'adresse
de ses ennemis. ~ans sa lettre a Gerry dont j'ai cité une
phrase plus haut, John Adams, disait, comme pour marquer
davantage son enthousiasme en parlant de Washington:
« Un gentilhomme possesseur de l'une des premieres for-
tunes du continent, abandonner ainsi sa délicieuse l~etraite,
sa famille et ses amis; sacrifier ses aises et tout hasarder
dans la cause de son pays! » Eh quoi! ne peut-on avoir de
patriotisme qu'a la condition de ne rien posséder, ni asile,
ni famine, ·ni amis, ni aucune des aises de ce monde!
N'est-ce pas ravaler le plus pur et le plus fécond des senti-
ments que de n' en admettre l' existence qu'avec de telles
réserves? Telle n'était pas, certainement l'opinion de John
Adams dont le caractere ne se démentit jamais; mais son
étonnement· enthousiaste devant les sacrifices de Was-
hington, donne la cIé de bien des faits postérieurs et déplo-
rabIes. L'impression qu'Adams ressentit dans un sen s favo-
rable a Washington, d'autres la ressentirent égálement, mais
~n mauvaisepart, et soudainement on se fit contre le général
en chef un.e arme de ce patriotisme hérolque, et tout jusqu'a
sa . généreuse renonciatlon au ~raitement que le Congres
avait affecté a ses hautes fonctioris, devint matiere a soup-
con et a défiance. Ses ennemis et ses rivaux, incapables de
tels sacrifices insinuerent, enfin, que cette noble abnégation
cachait- un piége et une ambition incommensurable ..


Comment expliquer autremen.t, apres deux votes unanimes
impliquant une confiance sans bornes, apres la remise d'un
brevet ou il était écrit en toutes lettres : « Vous ltes investi




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 153


de pleins pouvoirs et autorité pour agir comme vous le 'croirez
convenable; » - comment expliquer, dis - je, . les subites'
défiances. que,montra le Congres a l'endroit des pouvoirs
militaires de Washington, l'exces de surveillance qui entrava
l'action du général en chef et amoindrit son autorité, jusqu'a
armer le bras de conspirateurs dans son camp meme! Car,
pour que Washington ait su conserver le prestige de son'
commandement et imposer encore le respect a ses troupes,
il fallait la puissance de cette domination personnelle qu'il
exercait autour de lui et a un si haut degré; ce qui n'empe-
cha pas le général Conway; avec cette insolence qui le carac-
térisait, d' oser lui écrire un jour en faisant allusion a sa subite
élévation au rang supreme : « Un vieux matelot a plus de
connaissance d'un batiment que des amiraux qui n'ont jamais
été en mero » Mais Washington avait heureusement et mal-
gré sa paterne bienveillance, la fierté de son rango « San s
etre avide de gloire, )} dit M. Cornélis de Witt, « il était fort
jaloux de sa renommée. Il ne visait point a l'effet, mais il ne
pouvait se passer de l'estime de ses concitoyens, et il ne
souffrait pas qu'on lui manquat de respecte )}


Mais dans toutes ces humiliations et tous ces déboires par
lesquels on lui tit payer, un moment, la popularité des pre-
miers jours, il faut voir et il est impossible de ne pas voir la
main coupable de ses ennemis et de ses rivaux.


E{\ ~ec(m.~t\t\l'(\\\.t ~'(\~U\ée, 'W'(\~\\.\.\\v,t~\\ 'd'l,(\\'\ t'd\.\ \\~U\\\\~"t
quatre majors généraux : Ward, Charles Lee, Schuyler, Put-
nam, et huit brigadiers généraux : Pomroy, Montgomery,
Wooster, Heath, Spencer, Thomas, 'Sullivan et Greene, qui
tous furent pourvus, immédiatement, de commandements.
Gates fut, en outre, nommé adjudant général avec le grade
de brigadier, et le colonel l\!iftlin quartier-maitre.


Tous ces officiers, a de brillantes exceptions pres,
n'étaient pas également aptes a commander. Trois d'entre




JlÉ.PUBLlQUE AMÉIUCAINE.


eux vont etre robjet de notre attention particuliere : Cbarles
Lee, G,tes et Miffiin. Les autres avaient déja rendu quelques
services de courage et de dévouement persoIVleIs; mais ils
manquaient de cette expérience militaire qu'ils acquirent
peu a peu .
. Ward. était un ancien magistrat, gradué du collége


Haward déja célebre a cette époque dan s le Massachus-.
setts; homme integre, d'une" grande piété. Washington
l'estimait beaucoup. 11 faut croire, néanmoins, qu'il éprouva
quelque dépit d'etre privé du commandement en chef dont
il était pourvu au moment oil Washington y fut appelé; car
iI, quitta le service peu de temps apres et ne reparut plus
gur la sdme militaire.


Schuyler sortait des milices locales; il était, je erois,
ingénieur; homme de eourage, de résolution, devenu bon
soldat, mais d'une santé débile.


Putnam était un bon fermier du Connecticut. Sa jeunesse
avait été batailleuse et remplie d'aventures romanesques qui
accusaient raudace de son caractere. Le fusil avait toujours
été mieux pIacé que la 'charrue dan s ses mains. Il avait fait
en volontaire, la guerra précédente entre la France et
I'Angleterre, et a Laxington il avait été un des premiers
sous les armes. Putnam était soldat par gout et par tempé-
rament. On raconte de luí 0e trait qui peut achever de
peindre l'originalité de son caractere. Un offieier anglais
avait été arreté comme espion et conduit au quartier de
Putnam. Le gouvarneur anglais Tryon rayant réclamé, le
général américain lui adressa ce billet : « Monsieur, Nathan
« Palmer, officier au service de votre roi, a été arrelé dans
( mon camp comma espion; il a été condamné comme
« espion, eL sera pendu comme espion. ~ Signé 1. Putnam .
.« PQst-scriptum. Apres midi. - 11 est pendu. »


Montgomery, Irlandais de naissance avait fait la campagna




WASHINGtON, GÉNWL EN CHEF. 155


du Canada et assisté au siége de Québec en t 759 etpassait
pour UII tres bon officier.


John Thomas avait fait également la campagne de 1156;
il savait son métier de soldat, mais prouva plus tard qu'il
était un pauvre général. 11 avait levé un régiment a ses frais,
au moment de la révolution, et était au camp de Roxbury
devant Boston, quand Washington le désigna pour le grade
de brigadier.


Sullivan avait été avocat dans le New-Hampshire. Au pre-
mier cri d'alarmes des colonies, il prit le mousquet, fut
nommé major puis. brigadier en 1775. Il était d'ailleurs
d'une bravoure chevaleresque et montra, des le début, une
aptitude particuliere pour son nouvel état. Washington
avait en lui comme officier une tres grande confiance. Sulli-
van se distingua en toutes occasions, et sur les principaux
champs de bataille de la guerre de I'Indépendance, a Tren ..
ton, a Brandywine, a Germanton, jI fit bonne figure et se
montra homme de résolution et habile général. Il mourut
investi des fonctions de juge d'une· cour de district dans le
New-·Hampshire.


Heath s'était improvisé soldat comme tant d'autres; il
était brigadier de milice quand il fut élevé au rang de bri ....
gadier dans l'armée continentale. 11 fit toute la guerra de
l'Indépendance et mourut en 1.814, a l'age de soixante et dix ..
sept ans, le dernier survivant de tous les officíers généraux
de cette époque. \ .


Greene appartenalt a une famille de quakers, et consé ..
quemment, son éducation .3vait été antipathique aux instincts
militaires qui s' éveillerent en lui par la lecture des grandes
batailles; apres la fusillade de Lexingtonil s'enfuit de la
maison paternelle tout plein d'enthousiasme et d'ardeur ~ et
le voila improvisé général de brigade, Greene se brouiUa
ave e sa fa m ill e , et les quakeI'i le proscrivirent du seín de


,




156 RÉPUBLIQUE . AMÉRICAINE.


leur communauté. A l'arrivée de Washington au camp de
Cambridge, il fut un des premiers a alIer au devant du géné-
ral en chef et a le féliciter de sa nomination. Washington
l'eut toujours en tres grande amitié. Greene fut un brillant
officier; il se, couvrit de gloire notamment a Eutawsprings;
le Congres lui fit hommage a cette occasion d'un des dra-


I peaux pris sur les Anglais et lui offrit une médaille en oro
Pendant longtemps son mérite fut méconnu; un exces de
modestie et la funeste habitude de l'ivresse nuisirent égale-
ment a sa réputation. « Greene » dit Lafayette, « était sou-
vent ivre et ses talents n'étaient encore connus que de ses
amis. » Il mourut en 1786 a l'age de quarante-six ans, lais-
sant une mémoire grandement honorée. Le Congres lui fit
élever un monument au siége du gouvernement fédéral.


L'ensemble et la qualité des services de la plupart de ces
officiers au moment oit le nouveaugénéral en chef prit le
commandement des troupes, ne lui garantissaient pas un
concours bien efficace. Il ne faut donc pas s' étonner de
l'influente position que prirent immédiatement Charles Lee
et Gates et de l'insistance que mit Washington a obtenir du
Congres leur admission dan s l'armée américaine avec des
emplois aussi élevés que ceux ou ils furent appelés. Tous
deux étaient étrangers; mais jouissaient d'une grande répu-
lation militaire en Amérique oit ils avaient su faire valoir
leurs mérites et leurs services antérieurs. Ils en avaient
fait grand tapage, surtout en présence de la pénurie de géné-
raux au' moment oit il s'était agi du choix d'un commandant
en chef. Le Congres les écarta a raison de leur origine;
Washington ne vit en eux que de bons officiers. Plein de
confiance en leur expérience du métier, sentant qu'il aurait
besoin de conseils, aveuglé, enfin, par les protestations de
dévouement et d'attachement de Gates et de Lee, il triompha


. des répugnances du Con gres et obtint pour le premier le




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 157
\


~ra(\e u.e \)r\~a(\\er et '\)OU1' \e seconu ce\ui ue maior
général.


Pour eux, c'était peut-etre déchoir. lIs avaient incontes-
tablement revé l'un et l'autre le poste éminent ou fut élevé


. Washington, et ils entrerent sous ses ordres avecun dépit
assez mal caché pour qu'il ne tardat pas a se manifester.
C'étaient donc deux ennemis formidables que Washington
avait couvés dans son sein. Le plus dangereux des deux, parce
qu'il était le plus capable et le plus astucieux, fut Lee. Gates
si insubordonné, si ambitieux, si implacable qu'il ait été
dans. sa col ere, se conduisit toujours en vaillant soldat et la
gloire dont il se couvrit plaide au moins en .sa faveur. Il ne
songea pas a trahir sa nouvelle patrie, s'il courut risque de
compromettre la cause qu'il s'était engagé a servir, en vou-
Jant per<Jre l'homme qui devait la sauver. Lee termina sa
carriere dans la honte, apres avoir manifestement nourri et
muri la pensée d'une trahison.


.:.~:"~
'~




§ 3.


Gates J ancien compagnon d'armes de Washington a Monongahela. -
Bataille de Monongahela. - Antéeédents de Charles Lee. - Mauvais
état de l'armée a Cambridge. - Résigna.tion de Washington. -
Ses eftOrts infructueux pour réorganisel' 1'1.mIl6e. - Ambition de
WMhington.


Horace Gates avait a cette époque quarante-six ans. Né en
Angleterre, il était entré tres jeune au service, recherchant
avec ardeur toutes les occasions de ~e distinguer. Il était
aide de camp du général Monkton lors du blocus de la Marti-
nique par les Anglais en 1745, et apres la paix d'Aix-Ia-Cha-
pelle, il fit partie des troupes qui vinrent prendre du service
au Canad~ sous les ordres du général Cornwallis. La guerre de
sept ans éclata en Amérique entre la France qui voulait for-
tifier plutót qu'agrandir ses possessions sur ce continent, et
l' Angleterre qui s'y opposait. Gates prit une part active a cette
guerre; il fit partiedes régiments conduits par le général
Braddock eJl Virginie pour s'emparer du fort Duquesne que
les Francais avaient construit au confIuent des deux rivieres
Alleghani et Monongahela, au lieu ou s'éleve aujourd'hui
l'industrieuse ville de Pittsburg. On sait le triste résultat de
cette expédition ou le colonel Washington, aide de camp de
Braddock, se cóuvrit degloire. Gates devait en avoir gardé le
souvenir comme Washington serappelait la conduite de son
ancien compagnon d'armes dans cette désastreuse affaire.




WASHINGTON, GÉNÉl\AL EN CHEF. 1:$9


Gates, Iors de sa conspirationOd'intrigues contre Washington,
aurait du se rappeler également que si le général Braddock
n'avaitpas dédaigné les conseils du colonel de la milice vir ...
ginienne, il eut évité cette défaitequi lui couta,la vie a lui-
meme et OU soixante trois officiers sur quatre-vingt-six
furent mis hors de combato Gates fut grievement blessé et ne
dut qu'a « un miracle d'etre revenu.a la vie. »


le ne saurais résister au désir de rappeler l'épisode prin-
cipal de cette affaire de la Monongahela, paree qu'il est tout
a l'honneur de Washington et qu'il condamne la condúite
ultérieure de Gates : «.Le général Braddock, » dit M. Cornélis
de Witt, « était un brave soldat, formé a la grande école
« dan s les campagnes d'Europe, mais qui ne connaissait ni
« le pays, ni la faeon de faire la guerre que les surprises et
« les marches rapides des Indiens avaient enseignée et
« imposée aux planteurs. » La scene était toute nouv~lle
pour lui; il s'imagina pouvoir manier ses troupes sur un
pareil terrain comme dans les plaines de la Flandre, et
employer la tactique réguliere et les moyens ordinaires des
grandes guerres. Il fii' peu de cas, quoiqu'il reut consulté
préalablement, de~ recommandations. de Washington; il
repoussa l'aUiance avec les tribus indiennes ennemies de la
Fran~e, dédaigna les services des éclaireurs indiens dont le
concours l'eut averti du piege OU il se laissa prendre.


« Washington tomba dangereusement malade, au milieu
«( de l'expédition, »dit l'auteur que j'ai cité plus haut, « et
« dans le wagon ou il se faisait trainer ... a la Buite de l'armée
( pour partager ses périls, il se sentait rongé a la fois par'
« le dépit de voir ses conseils méprisés et par la erainte de
t< l:)erdr~ r occaslon de montrer aux vétérans ang\ais ce qu'U
c( valait a la tete de ses braves virginiens. On approchait du
C( fort, et le jour ou l'armée opéra la passage de la Monon-
« gahela, iI réussit a se faire hisser sur son c·~eval pOUf




160 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.
,


« prendre place a coté du général. Braddock venait d'ache-
« ver heureusement le passage du dernier gué et les troupes


, {( défilaient dans une tenue admirable, a travers un bois peu
« épais, lorsqu'une violente décharge de mousqueterie vint
« tomber tout a coupsur le flanc de l'armée. L'ennemi était
« invisible. Une seconde décharge sur le flanc droit répan-
« dit la consternation dans les rangs. Les virginiens seuls
«habitués a de semblables.surprises conserverent leursang-
« .froid. Malgré la défense du général, ils se répandirent un
« a un dans les bois pour en débusquer les Francais, tandis
« que les troupes régulieres formées en colonnes serrées
« et décimées par les coups de l'ennemi sans pouvoir le
« prendre, lachaient pied, se repliaient sur l'artillerie et
« causaient une confusion telle que les efforts de Braddock
«( pour les rallier étaient impuissants. »


Le général, et tous ses officiers déployerent le plus grand
courage. lIs demeurerent environ trois heures dans cet état;
tous les corps serrés et confondus, tirant au hasard, tuant


'leurs propres officiers et, leurs camarades, et ne faisant
aucun matapparent a l'ennemi. Les Francais et les Indiens
cacltés dans les ravins et derriere les arbres faisaient des
décharges de mousqueterie meurtri~res et continuelles; ils
choisissaient leurs ennemis, visaient de sang-froid et faisaient
un carnage effroyable. Plus de la moitié des hommes qui,
trois heures auparavant, avaient fierement traversé la
riviere dan s un si bel ordre, furent tués ou blessés. Le
général atteint mortillement fut mis d'abord dans un tombe-
reau, puis a cheval et enfin porté par ses soldats. 11 expira
quatre jours apres la bataille. 8'H fallait croire certains
documents historiques, Braddock aurait été tué par un des
siens, « afin de débarrasser l'armée du général qui l'avait
sacrifiée a son obstination et a son ignorance de la guerre
des frontteres. »




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 161


Pendant toute la durée du combat, au dire d'un officier
témoin de sa conduite, le colonel Washington montra beau-
coup de fermeté et le plus grand courage. Les deux autres aides
de camp du général ayant été mis hors de combat, sur lui seul
retomba tout le service. Il courait dans toutes les directions,
constamment en butte aux coups des bons tireurs de l'en-
nemi. ({ Par une dispensation de la toute puissante Provi-
« dence, » dit-illui meme dans une lettre a son frere, « j'ai
« été sauvé cO,ntre toute probabilité et tout espoir humain :
« car j'ai eu quatre baIles dan s mon habit et deux chevaux tués
« sous moi. » De ce jour les Indiens le crurent ensorcelé.


Jared Sparks djt a propos de ce combat: « Malgré le~
({ invectives ameres qu'on répandit partout contre les prin-
« cipaux chefs et les reproches dont 011 chargea la mémoire
« du malheureux commandant, la renommée et la considé-
« ration de Washington s'en trouverent fort accrues. Ses
« compagnons d'armes louerent et proclamerent de pro-
« vince en province son intrépidité et sa belle conduite.
« Contre son gré et en dépit de ses efforts, iI avait recueilli
(e des lauriers de la défaite et de la ruine des autres officiers.
« Si l'expédition avait été heureuse, ces Iauriers auraient
« orné le front de ::les supériettrs. On aurait peut-etre dit en
« parlant de lui, qu'il avait fait son devoir; mais il n'aurait
« pas été distingué comme l'objet unique et prééminent de
« l'estime publique. » Comment Gates qui fut du nombre
des promoteurs de cette gloire naissante de Washington et
qui l'avait vu a l'muvre, a-t-il pu se- sentir et se croire
humilié plus tard, d'etre commandé comme le disaient avec
dédain ses complices : « par un ancien colonel mili cien ? »
-C'était la meme expression dédaigneuse dont s'était serví
le malheureux Braddock pour repousser les conseils de
Washington. Gatesavait été le témoin, cependant, des beaux
fruits qu'avait produits ce regrettable mépris !




t.! ntpuBLIQUE AMtRICAINE.


Quoiqu'il en fut. Washington qui n'avait pas les mémes mo-
tifs que Gates imagina contre lui, pour se plaindre d'un offieiel"
II qui il avait vu faire des prodiges de valeur sur ce fatal champ
de bataille de la Monongahela, Wáshington dis-je, se tit hO'ft-
neur d'en appeler a l'épée de Gates et a son expérience d·nn
métier qu'il avait exercé avec trop de passion en sa jeunes~e
pour n' en avoir pas conservé le gout si non plus la pratique.


Apres la conclusion de la paix, Gates avait acheté des pro-
priétés en Virginie, s'y était établi, et depuis douze ans; il
avait contracté des amitiés, des allianees, des habitudes qui le
rattachaient a ce pays si violemment arraché a la tranquille
jouissance de ses droits et priviléges. Les protestatioDs de
dévoÍlment de Gates a la cause américaine avaient des racines
daos ses intérets et dans sa position personnelle. Gates ne
fut coupable que d'ambition, d'orgueil et d'ingratitude, maia
non pas de lacheté.


Il n'en était pas de meme de Lee.
. Charles Lee était né en Angleterre. A l'Age de onze ans,
il entra au service, et bien jeune on le trouve en Amél'iqne,
capitaine dans une compagnie degrenadiers, et en cette
qualité, il assista au siége de 'Ticonderoga sous les ordres
du général Abercrombie, en'1758, et fut blessé dans cette
affaire. Du Canada, Lee passa en Portugal ou il fit la cam-
pagne de 1762 avec le général Burgoygrie. Il quitta l'armée
anglaise (( par une noble boutade, » dit Lafayette, « pour des
causes que ron n'a jamais connues, » disent d'autres histo-
riens, et prit du service en Pologne. 11 parcourut ensuite
l'Europe pendant plusieurs années, un peu en soldat qui se
servait de son épée partout ou il trouvait a l'employer; tantót
en Russie, tantot encore en Portugal, tantót en Italie on il
était en 1773. A la suite d'un duel qu'il eut dans ce pays et
dans lequel il tua son adversaire, Lee fut obligé de prendre
la fuite et se réfugia a New-York.




WASHINGTON, GÉNtaAL EN CHEF. tSS


Les premiers dissentiments entre les colonies et la mere ...
patrie venaient d~éclater. I~ee prévit que la guerre allait
sortir de cette querelle de mémoires7: de protestations et de
discours. C'était une occasion pour lui de reprendre cette
épée toujours prete au premier signal. Il n'y avait pas a
hésiter pO'ur lui : l'offrir a I'Angleterre était chose impos~i ..
ble, parait-il; il la mit uu service des colonies insurgées,
apres avoir envoyé au gouvernement anglais sa démission
définitive de lieutenant-colonel et en protestant contre la
oonduite du ministere dans su querelle avec les provinces
américaines.


Lee s'était fait de nombreux amis en Amérique. 11 avait
parcouru toutes les colonies, s'insinúant partout, s'impo-
sant par un langage hardi, spirituel, hautain, par une
eonfiance irnmodérée dans ses talents militaires, captivant
rattention, plus encore que les sympathies, peut-etre, par sa
vie agitée. En tout cas, il affichait une ambition que ses ser-
vices semblaient justifier. Lorsqu'arriva le moment de la
lutte sérieuse, ou il fallut organiser une armée, fair.e choix
d'un commandant en chef, Lee ne dissimula pas ses préten--
tions; mais le Congres, qui résist~ meme a son admission
dans les rangsde l'armée, recula naturellement de-vant une
si grande respons~ilité, quelques titres que Lee parut avoir
a réclamer cet hODneur, quelque confiance que ron fondat
en ses talents et malgré les amitiés dont il était entouré.


Lafayette a tracé en peu de lignes un portrait pau flatteur
de eet aventurier : (e Aneien colonel anglais, géuéral polo-
« nais, eompagnon d'armes des Russes et des Portugais,
« Lee eonnaissait, dit ... il, tons les pays, tous les set'vioos et
« plusieurs langues. Son visage était laid ,son esprit mOf-
« dant, son creur ambitieux et avare, son caractere incom-
« prébensible et toute sa personne origjnale. Une noble
« boutade l'avait jeté hors du service anglais~ et les Améri~




164 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


{( cains respectaient ses oracles. Il haissaitle général (Was-
« hington) et n'aimait que lui-meme. » Il y avait done bien
positivement de l'aventurier chez cet homme ; quelque chose
du soldat mercenaire qui vend son épée au plus offrant.


Lee n'avait aucune des raisons que pouvait faire v~loir
Gates pour excuser son enrólement dans une armée qui
allait agir contre son pays natal. Gates pouvait invoquer
douze ans de séjour dans les colonies dont il avait adopté
les idées et les intérets, les siens propres y étant engagés ; iI
avait conquis le droit de naturalisation. Pour Gates, la que-
relle armée des colqnies et de l' Angleterre était comme une
guerre civile, une révolution dans toute l'étendue du mot,
une hUte de partis. Pour Lee, qu'aucun lien ne rattachait au
sol colonial, un pareil mouvement devait etre une rébellion et
rien de plus. Son devoir et son honneur lui commandaient
d'etre dans les rangs anglais et non dans ceux des Améri-


I .


cains. L'ambition seule, l'orgueil et une préméditation cou-
pable peut-etre avaient éveillé en lui ce soudain et ardent
zeIe pour la cause coloniale. Sous les drapeaux anglais il
n'eut été que lieutenant-colonel; or il avait gouté-du com-


. mandement supérieur dans ses aventureuses campagnes a
travers I'Europe, et au service américain il comptait sur le
grade d'officier général et avait revé meme celui de général
en chef. Washington ne saisit pas le cóté défectueux de la
position de Charles Lee. Peut-etre bien était-il aussi sous
l' empire du charme que cet homme exercait sur tous ceux
qui l'entouraient, et ne vit-il dans le concours offert par
l'aventurier qu'une conquete a faire sur l'Angleterre d'un
officier plein de bravoure, rompu au métier, expérimenté
et dont la jactance exagerait encore les mérites réels.


Tels étaient les deux ennemis en qui Washington mit toute
sa confiance. Nous verrons bientót apparaitre sur la sc~me le
troisieme rival de Washington, Conway. Ni l'un ni l'autre




. ~.


WASHINGTON, GÉNtRAL EN CHEF.


des deux premiérs n'était satisfait de ttl position inespérée
qui lui avait été faite. Dans le oommencement, na a~r;..
terent de' prendre une vive patta l'entbousiasme quJW~dt
excité l'élection de Washington; mais ils· entrérent en fono-
tiOIlS, Gates le creur ulcéré et avec l'idée ptéconCU6 de
s'affrancbir au plus t6t du joug de son commandant supé-
rieur, Lee avec des ¡)ensées plus criminelles. L'intelligenee
incontestablement tres grande de Lee, les nombreux ainis
qu'il comptait dans les div~rses colonies, l'influence qu'il
savaitpouvoir acquérír, lui permirent de concevoir, et de
pOl'terjusqu'au momen! qu'il jugerait opportun, son plan de
trahison.


Tout sembla favoriser les mauvai-ses dispositions des deux
généraux, des leur arrivée a Cambridge. G!ltes demanda le
commandement d'une brigade actÍve et pour le colone1
MifRjn·son acolyte et sa doublure, un régiment. Washington
s'y refusa, trouvant ces oommandements incompMibles &vec
les fonctions d'adjudant général de l'un el de quartier-Iilaitre
de l'autre. Gates et Miffiin montrerent tout aussitót de la
Illanvaise humeur, du mécontentement. D'une autre parl,
Lee dut 'Voir avec une certaine satisfaetion l'étát dépIorable
dans le<¡uel était l'arrnée assemblée devant Boston : pas d~
mURnions, pas de vetements, pas de discipline'; auena Irél\
entre ces t~oupes, l'insubordination était partout; les sóM.a:t8
voulant obéir a certQins officiers refusaient de reconnáltte
certains nutres. « Compter sur depareHs sold3'tS, » écríftit
Washington, « c"est s'appuyer sur Ull ba-ton rompu. ») Ires
les premie res réclamations de Washington au COfigr~s ,
celui-ci se montra récalcitra:~t. Les terteurs du pou'Voir míll~


. taire prirent le dessus. n fallait une atmée p09r éOmbatire
r ennemi, et un gé;¡¡éral P0IÍ1' commander eette" anuee, tout
le monde le reconnaissait ;, mais &1\ mem~ temps on redou~
taitla puissance qu'allait acquérir~ ce général pilleé a la


RBPUBLlQUE AMBRICAINE, T. l. ti




"166 RÉPUBLIQl1E AMÉRICAINE.


tete d'une armée. C'était une sorte d'impasse ou, de parti
.pris, le Congres s'était fourvoyé. Ceux qui auraient pu et dÍl
. user de leur influence pour combattre ces erreurs " les
entretenaient a dessein dan s l'opinion publique.


Si, comme il est tres permis de le supposer, l'idée d'une
trahison avait déja germé dans la tete de Lee, il a dÍl se
servir de ses nombreuses relations dans le pays pour allumer
cette propagan de de défiance qui paralysait complétement
l'action et les' efforts du général en chef. Washington fut
profondément blessé de ces prétentions. On le poussa, dit
Jared Sparks sans désigner l'auteur de ce conseil perfide, a
rompre en visiere avec le Congreso La prudence ordinaire de
Washington, son amour-propre engagé, son ambition qui était
en jeu, le lui interdirent. 11 préféra de lutter et s'efforca de
ramener le Congres a d'autres sentiments. Tout cequi devait
annihiler l'intelligel1ce d'un hornme plus énergique el1core
que ne l'était Washington conspirait contre lui. Ce n'était


. pas assez que d'avoir affaire avec le Con gres , i1 fal1ait encore
correspondre avec les gouvernements provinciaux, les légis-
-latures .d'États, les ~onventions, les comités, les magistrats,
avec tout ce qui tenait un peu du pouvoir ou avait de l'in-
fluence: sur les décisions du Con gres ; car ce Congres en
apparence tout puissant était lui-meme soumis au caprice
et au controle d'une foule de petits pouvoirs locaux. Par-
tout, il faut le dire, Washington rencontra la me me résis-
tance, les memes lffé"venüoTls, les memes Cra11'ltes. C~ta1t
comme une conspiration ourdie contre lui.


Général en chef, muni d'une commission qui l'avait
investi d'une autorité supreme et en quelque sorte illi-
mitée, ou il ne sut pas faire valoir ses droits, ou il s'y
sentit impuissant. 11 se résigna stolquement a tout souf-
frir, sans discontinuer, cependant, ses réclamations et ses
conseils.




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 161


On a fait a Washington un grand mérite de cette abnéga-
tion et de cette patiencepresqu'angélique; je n'y veux pas
eontredire. Loin de la, en l'interprétant dails le \sens· de
l'ambition de gloire, de renommée et de puissance qu'il ne


. parait pas si difficile d'attribuer au caractere de Washington,
nous sommes disposé a trouver sa conduite extremement
habile et tres patriotique. Sans qu'il en eut encore découvert
les auteurs, il n'avait pu lui échapper qu'un complot général
et des piéges de toutes les sortes fussent dirigés contre lui.
L'ambition n'éblouissait pas Washington au point de lui
enlever la conscience de sa valeur personnelle; il savait, a
n'en pas douter que personne autour de lui n'eut été capable
de résister aux embarras d'une telle situationqui Se renou-
vellerait identiquement la me me pour quiconque se trouve-
rait a sa place.


n sentait, en présence du mauvais vouloir du Congres et
des pouvoirs multiples qu'il avaitla tache d'éclaireret non de
flatter, que se démettre de ses hautes fonctions, c'était ouvrir


"' la breche a quelqu'ambitieux qu'un coup de tete téméraire
pouvait grandir démesurément. en cas de succes, mais qui
eut joué sans pitié le sort de la cause américaine sur cette
.chance d'arriver au pouvoir supreme ou de sombrer dans
la tempete. Son raisonnement était celui d'un homme
judicieux, jaloux de ses propres intérets et d'un bon patriote
a la fois. Washington ne croyait encore qu'a l'ambition de
rivaux inconnus, a l'imprévoyance des dépositaires de l'au-
torité et des meneurs de r opinion publique; l'idée d'une
trahison n'avait pu entrer dan s son ame loyaleet honnete.


La résignation et la patience de Washington furent d'au-
tant plus héroiques, que son tempérament ne le prédispo-
sait pas a la pratique de ces vertus. n éiait, au contraire,
irascible, fougueux, fier, intraitable sur toutes les questions
ou la dignité de sa personne était engagée; ille pro uva en




163 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


plusieurs occasions et,ne souffritjamais qu'on ne rendit pas
les honneurs et le respee! dus a son rang. Dans cette premiare
eampagne qu'il entam'ait sous de si déplorables auspiceBy
comme en toutes les guerres qu'il traversa, Washington
opposa aU mauvais vouloir dont on l'abreuva, la plus mer-
veilleuse souplesse apparente, sauf en ses heures de décou-


-ragement caché a exhaler ses regrets et ses douleurs en de
nobles phrases comme ceHe-ci d'une de ses lettres : CJ. Lora-
« que le camp est plongé dans le sommeil, je passe de bien
a: tristes moments a réfléchir sur notre facheuse situ'ltion ...
oc Bien des fois, je me suis figuré que j'aurais été infiniment
« plus heureux,si, prenant mon fusil sur l'épaule, je m'étais
« enrolé dans les rangs au lieu de prendre le commande-
« mento » Belles paroles, plaintes éloquentes du patriote t
Mais au réveil de ce camp et malgré le coup d'ooil navrant
qu'il présentait, le général ambitieux, le chef pénétré de
ses devoirs et de sa responsabilité, reprenait le dessus et
Washington se redressait de tonte la hauteur de la mis-
sion qui lui avait été donnée et du but. qu'il entrevoyait.
En cela surtout, il fu! grand:, admirable ,. inimitable paut-
etre.


Ce Brutus de la douleur et de l'humiliation morales, ne
s' éearta pas d'une ligne du role qu'il s' était condamné a
jouer. e'est ainsi qu'il sauva son pays.


Un ambitieux vulgaire n'a pas de telles inspirations; un
nomme qui n'est soutenu que par la conscience d'une con-
signe a remplir,. sans qu'une ambition ardente et élevée
ranime, n'a pas c.ette foi robuste dans les palmes. qui rat-
tendent au terme du martyre. Pourquoi donc défendre, a tout
prix, Washington d'avoir été. ambitieux? c'est a quoi l'Amé-
rique doit son salut. Mais ce dont iI ne faut· pas entacher la
mémoire illustre de Washington, c'est du soupcon que
quelque passion vulgaire et basse ait jamais eftleurá son




WASUlNGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 169


creur. Il eut l'ambition des ames fortes et convaincues :
celle de croire qu'il était seul capable de conduire a bonne
fin cette révolution ou sa patrie s'était engagée, et de ne
pas souffrir qu'un autre que lui eut l~ gloire d'accomplir
cette tache!




§ 4.


,


Négociations ponr l'échange des prisonniers. - Arrogance du général
anglais. - Inaction de l'armée devant Boston. - Perfides conseils.-
Découragement de l'armée. - WatihingtOll se dépopularise. -L'armée
anglaise change de général. - Lee est envoyé en mission.-Évacuation
de Boston par les Anglais. - Enthousiasme publiC"o


Je viens de dire ou était la force de Washington et par
quel assemblage d'éminentes qualités il imposa meme a ses
ennemis et triompha de leurs intrigues. Voyons ou furent
les faiblesses et les défauts qui encourageaient ses rivaux
en entretenant chez eux de coupables espérances.


Fatigué de ne pouvoir rien obten ir du Congres et des
assemblées provinciales, s'entant son autorité s'amoindrir
de jour en jour, Washington tourna ses préoccupations du
coté de l'ennemi. Il songeait a quelque grand coup d'éclat
propre a relever la confiance publique et a exciter peut-etre
un peu d'enthousiasme. Le seul acte important, en évidence
du moins, 'car on ne lui tenait aucun compte de ses luttes
avec le Congres, le seul acte important dis-je, qu'il eut
accompli vis a vis de l'ennemi se bornait aux réclamations
tres vives et tres énergiques qu'il adressa au général Gage
commandant des forces anglaises dans Boston,- au sujet
des prisonniers américains faits dans Je combat de Bunker's
Hill.


Cette affaire avait eu lieu quelques jours avant l'arrivée de
Washington au campo C'était, avec Lexington, les deux seules
rencontres des troupes depuis l'ouverture des hostilités. La




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. ni


valeur militaire des soldats américains était encore a mettre
a l'épreuve, bien que dans ces deux occasions, ils eussent
montré beaucou p de courage et de témérité au feu. A Bunker's
Hill l'opération avait été vivement conduite : 2,500 Améri-
cains ayant construit pendant la nuit, une redoute d'attaques
sur Bunker's Hill dont les hauteurs dominaient Boston, le
général Gage lanca 4,000 hommes pour les déloger; le
combat-fut meurtrier, surtout pOUI' les Anglais qui laisserent
pres de 1,200 hommes sur le champ de bataille. Les Améri-
cains se conduisirent avec bravoure dan s cet engagement;
mais perdirent la partie, et un assez grand nombre de pri-
sonniers resterent aux mains de l'ennemi. Si, selon l'expres-
sion de Washington, « le doigt de la Providence n'eut pas
aveuglé les Anglais, » l'occasion eut été belle pour eux,
comme elle le fut tant de fois pendant le siége de Boston,
d'avoir raison de l'armée américaine. Mais Gage s'était
contenté d'imposer de dures cruautés aux prisonniers, vic-
toire plus facHe.


Washington intervint done en faveur de ces malheureux.
n avait compté sur ses anciennes relations avec Gage pour
obtenir beaucoup de 1ui. Ils s'étaient rencontrés et connus
sur le champ de bataille de Monongahela ou Gage comman-
dait un régiment. Mais cet officier aussi incapable· que pré-
somptueux, faisait payer aux Américains sa colere des
humiliations qu'il avait subies. Apres la bataille de Lexing-
ton, l'assemblée de Massachussetts dont Gage ·était gouver-
neur, l'avait déclaré « ennemi invétéré du pays, indigne de
servir la colonie comme gouverneut, » et avait délié tous les
citoyens « de leur serment d'obáissance envers lui. » Gage
avait essayé de combattre cet appel a la révolte, en off'rant le
pardon a tous les rebelles, Samuel Adams et JOhll Hanéock
exceptés, et en proclamant la loi martiale. Bunker's Hill avait
été la réponse a cette déclaration. « La gueÍ're de pape-




R$PU:tlLfQI,f~ .A~ÉBICAINE.


r;lSSa&·>l ~1()Q. l'e~pression d'un historien amérieain était
c)oa6 ..
,. Washington trouva son aneien eompagnon d'armesens-
péf~. Les souvenil's de l'intime amitié qui les avait unis
depuis. la sanglaijt~ aff~ire de la Monongahela, ne furent
d)u.!cun poi~s dallS lea 'résolutions de Gage qui se mQntra
tres arrQgant dalle; ses Jettres. Il aUa jusqu'a dir~ qu'il
eroyait au contrtlire « ~voirété elément en épargnant des
personnes qui méritaient la corde, » laiasant entrevoir que
16j officiers américains seraiellt traités comme des cOtJpables
s'ils étaiellt pri.s, a\teildu qu'il ne reeonnaissait de r3,ng et de
grad~ qQe eeux q~i venaient du roi. .
Gag~ parlait en Qfficier anglai$ qui exécutait des ordres,


moins l'inhumanité qui ne se j ustifie paso Il .est certain que
les Anglªis ne pOl,lvaient considérer les Amérieaina que
corome de~' rebelles,. quelque légitime· que fut la eaus~ de la
rébelliQu. Il serait injuste de leur reprocher leur faeon de
penser a eet égard. A part done la brutalité des expressions
qui ~c"~iel,lt ~ palDe de cru~lle& intentions, la lettre deGage
était conforme. a la DOsHiQn féciproque des deux armées.
~gtl uvait ~~rit eIj offiei~r Bnglai~~ W ashi~ton lui répondit
9n géné.fal cunér.oo.in.


« . Vous atfeet6~., D.lon~ie\lr, de ro.épriser tout rang qQ.i ne
~ vieJlt pa$ <le 1~ mema ~ource qu~ le vótre. Je ne puis ima-
" gln.4Jf unrang plus bonorable que ~lq.i qui résulte dl,l
« cllmJ( ~"oe,e d'un p6upl~ brave et libre, Cal' e'est la. pre-
~ m.i~l'e el la pIlla p~re $ouJ'ce de tout PQuvoir, LQin ct'en
~ faire "'" Dréta~te ~ cruauté, t}.ne ame vraiment. g.fand~ et
« ~levée en oompfend.raitlu qignité et la fespecterait .. »)


WasningtoJl avait ~()ngé, d'abQrd, a user de repl'ésa.ille~
~ur les prisonniers ennmnis; maisalH'es avoir ordQnné.quel-
(lijes mesures sév.fH..'e$, il en fit suspendre l'exQcution..


Sauf des QQups de main heureusement exécutés et que




WASJJifiGl'ON, GtNta...lo B" QlEF. 173


nous raconterons plus loin, l'armée principaleétait r.estée
inactive devant Roston, et les négociations de Washington
avec Gage n'avaient pas suffi, on le pense bien, pour réehauf ...
fer l'entnousiasme et la contiance. Depuis pres de six mois
que l'arroée était devant Boston, gardant la villa sans" la
bloquer, les Anglais ayant la libre eirculation de la mer,
aucune action militaire n'avait été tentée, et· cette oisiveté
favorisait tous les vices qui dévoraient ceUe armée. Des
20,000 hornmes environ que l'on comptait sous les armes
au moment oil Washington arriva au carnp, par le fait des
désertions, des licenciernents, des congés péremptoirement
exjgés, il en Nstait a peine 11,000 mal équipés, mal appro-
visonnés, mal payés. « Pres de 2,000 hornmes n'avaient pas
d'armes a feu. Les gouvernements de la Nouvelle-An,le",
terre n'en pouvaient pas fournir, les milices remportaient
les leurs et refusaient de s'en séparer. »)


Ce désordre qui avait gagné tous les rangs était-il l'effet
d'un sentiment. naturel? Et n'est-il pas permis plntot da
supposer qu'il était le résultat d'un souftle pernicieu~ déchatná
sur le pays!


Washington 5;e11 plaignit amerement a Jonatham Trum~
bull, gQuverneuf du Gonnecticut, bQmme d'un esprit froid;
pénétrant, de ron oonseil et d'une sagesse qui devint Pro ..
verbiale en Amérique. Dans les ocoosions délieates et diffi ..
eiles, e'était a lui qu'on avait reeoufS. Jonatham Trumbnll
répondit a Washington une lettre oil le earactere, du pevple
américain est tracé avec une lletteté remarquable :<<< JI est
es. extrémernent difficile, ,) disait Trumbull t « de gouverool'
«( réellement, de maintenir la subor-dination 'et, en meme
« temps, de prévenir les résultatsdes prillcipes de 1i~oo et
(~ de nivellement que bien des gens embrassent tres aisé ..
(~ mento Le pouls d'un homme de la NOU'felle-Angleterre bat
« avee force pour la liberté; il regarde comme purement




174 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« volontaire son engagement au service; c'est pourquoi,
« quand le temps de l'enrólement est finí, il ne se considere
« comme obligé a rien s'il n'existe pasun nouvel engage-
« mento Cela est arrivé dans la derniere guerreo Se crains
(e fort le meme résultat parmi les soldats des autres colo-
« nies; car je suis convaincu que c'est la le génie et l'esprit
« de notre. peuple. » Ce qui étaitvrai en ce temps-Ia l'est
encore aujourd'hui : la licence et l'exces du nivellement
sont deux vices dans la société américaine.


Mais il fallait arreter a tout prix le mal qui décimait
l'armée.


Washington pensait avec raison que le plus sur moyen
de réveiller la fidélité au drapeau était de mener les soldats
au feu. Il résolut de donner l'assaut a Boston. Le5 janvier
1776, il réunit a cet effet un conseil de guerre composé des
officiers généraux. Les avis furent contraires a ce projet et il
fallut .passer l'hiver dans cette situation d'inaction et de
désordre moral qui chaque jour s'aggravait. « Si j'avais pu
« prévoir, » écrit Washington a ce propos, « les difficultés
« qui sont survenues; si j'avais pu savoir que les anciens
« soldats montreraient une telle répugnance pour le ser-
« vice, tous les généraux de la terre ne m'auraient pas per-
« suadé qu'il convint de retarder jusqu'a ce jour une attaque
« contre Boston. » Cette premiere épreuve, cette premi~re
lecon, pourrais-je dire, ne fut d'aucune influence sur Was-
hington. C'est le cas de demander si son hésitation, sa sou-
missionaveugle aux avis des généraux, son manque d'initia-
tive daos une situation dont iI savait, voyait et avouait la


'. gravité, ne justifient pas pleinement les doutes qui peuvent
surgir aujourd'hui, sur son habileté comme général, sur ses
qualités comme commandant en chef. Et n'est-il pas tout
simple de supposer'que des hommes tels que Gates et Lee,
pIeins de rancune, d'astuce et de jalousie, té~oins de




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. t75


ces faiblesses de Washington", confidents intimes de son
trouble, n'aient aidé par leurs conseils a aggraver une situa-
tion qui se @ompliquait de désastres survenus dans le
Canada ou Montgomery et Arnold venaient d'échouer daos
leur tentative sur Québec, et en outre d'une menace d'inva-
sion sur New-York.


Tout concourut a dépopulariser Washington en ce momento
Lés résultats de son commandement n'avaient pas été heu-
reux. Le général Schuyler demandait des troupes pour répa-
rer les pertes de l'expédition du Canada; il fallait parer au
danger qui roenacait New-York, et I'armée, loin de se forti-
fier, diminuait de jour en jour. Ah! ron comprend que
Washington se soit écrié alors ·dans une de ses lettres :
« Je connais la malheureuse position dans laquelle je me
« trouve; je sais qu'on attend beaucoup de moi. » C'est alors
que, tout en repoussant la tentation, iI parle vaguement de
la pensé e qu'iI a eue «( de tout risquer sur un coup de dé. »
Comme il dit, son salut était Hl; sa réputation y était plus
engagée qu'il ne croyaitJui-meme; car il se faisait illusion
sur le degré ou était réduite sa 'popularité.


Il fallait, en effet, risquer ce coup de dé; mais il n'en
avait pas I'audace: Apres avoir montré Washington si grand
et si admirable dans sa résolution, gardons-nous d'exalter
sa timidité coupable au point de vue meme de ce « bien
public» qu'il invoquait sans cease pour justifier une tempo-
risation inexcusable.


La Providence vint a son aide; il eut toujours foi en elle,
et il eut raison.Le général Gage avait été rappelé apres l'af-
faire de Bunker's Hin e~'remplacé par le général sir William
Howe, frere de l'illustre amiral de ce nomo Sir William
n'était guere plus capable, que son prédécesseur; fas-
tueux, aimant les plaisirs; brave dans l'action, mais lent
a l'entreprise, il avait bea11coup compté sur l'influence





176 napUBLlQUE AlIÉRICAINB.
\


OU pIutót sur la sympathie de son nom aupres des Améri ..
eains pour arréter la guerreo Un de ses freres, jeune officier
d'un brillant avenir, était mort couvert de glorre au siége de
Ticonderoga, en 1750; la mémoire de ce jeune hornme était
resté e chere particulierement aux habitants de la Nouvelle ..
Angleterre qui lui avaient élevé un monument par souscrip-
tion nationale. Enfin sir William Howe se sentait étranger
anx dernieres mesures qui avaient jeté tant de défaveur sur
Gage, et il espérait de pouvoir parvenir a ram@ner les colons
au devoir. Il y perdit son temps. Heureusement pour Was ..
hington, sir William Howe comprit trop tard qu'il fallait
enftn agir. Les plus judieieux historiens de I'Amérique,
Sparks en tete, font un grand mérite a Howe de eette tem-
porisation, mais lui reprochent avec plus oumoins d'amer ..
turne d'avoir, ensuite, pris vigoureusement l'offensive. « Avec
un peu plus de diseernernent pour connaitre l'état réel des
choses autour de lui, » dit Sparks, « il eut aussi bien
servi la cause qu'il était chargé de défendre. » Les historiens
américains se résignent difficilement a admettre que le gon ...
vernement anglais n'ait pas sanctionné, du premier coup,
la révolution des colonies, et qu'il ait tout tenté pour conser-
ver par les armes, ne le pouvant plus par la persuasion, ce
membre de sa puissance qui se séparait violemment du
trone. Sir William Ílowe eut bien certainement' assez de
« discernement pour connattre l' état réel des choses autour
de lui; » mais, a moins de t~ahir, son devoir était d'exé ..
cuter les ordres qu'il"avait recuso Il n'y avait pas d'alterna-
tive. Il serait temps que les historiens américains se mon ..
trassent sur ce point plus justes qu'ils ne 1'0nt été jusqu'a
présent.


Je viens de dire que la Providence était venue en aide a
Washington du moment que le cabinet britannique avait
donné le commandement de l'armée a un officier peu capa-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. f71


ble et plus prudent encore que le général amérieain. Soit
monesse naturelle, soi! esprit de temporisatioD1 sir Williatn
Howe, qui aurait pu écraser et disperser l'armée indépen--
dante, lui laissa. prendre paisiblement ses quartiers d'biYer;
bien plus, iI affaiblit ses propres troupes en préparant une
expédition sur le sud~ Une flotte, commandée par l'amiral
lord Howe et ayant a bord plusieurs régiments avec le géné-
fa} Clinton a leur tete, fit voile pour la Caroline du Nord
afin d'opérer une descente dans cette colonie. On avait Heu
de craindre que la flotte ne s'arretat devaut New-York, alors
presque sans troupes, mal fortifié·et déchiré par les partis ..
Washington, qui n'avait pu satisfaire a la demande pres-
sante de Schuyler, était tout ,ausai embarrasaé de diriger
une compagnie au secours de la ville menacée. Il pensa que
le 'JIlieux était d'envoyer en mission le général' Lee pour
1ever des volontaires dans le Connecticut, appeJer a son
aide d'autres troupes de New-York, me~lre la ville. en bon
état de défense et protéger les fortifications de l'Budaon.
« Cette commission, fait observer Jared Sparks,~taitdélicate
(~ etl elle-meme et d'nne execution ditlicile; elle exigeait de
(\¡ l'énergie et de la fermeté et en meme temps une m-odéra·
«( tion q.ue 'le, général Lee avait rarement ffiontrée. » Ainsi.
apres quelques mois de sa présence SOllS les drapeaux, Lee
avait déja autorisé l'historien le plus, discret peut-etre el le
plus scrupuleux sur sa conduite ultérieure, a l'accuser
d'avoir « montré péu de modération. » '


En effet, cet officier, sur lequel Washington lui~meme
avait tant compté" ne s'était errcore distingué que par une
extreme intempéraooe de, bngage, au moins .inopportune
dans la situation oU se troullait l'arlllée au camp de Cam-
bridge; ce qui n'avait pas pen contribué, il n'est gnere pos-
sible d'en douter, a encourager l'~prit d'insubordination
dans les troupes. . .


<;¡-"




178 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Charles Lee saisit avec empressement cette occasion de
s'affranchir de l'autorité de son commandant en chef; il vit
dans la mission qui lui était donnée un moyen de déployer
de l'activité, de faire valoir ses services, de réaliser peut-
etre quelque entreprise hardie, de se mettre en évidence
san s doute, pendant que Washington, dont il avait pu
étudiep, en l'eI9.géral1t, l'indécision de caractere, resteraít
dans l'inaction. Lee n'était pas sans connaitre les hornrnes;
il avait vu, dans sa vie aventureuse, assez de peuples divers
pour savoir qu'ils attachent toutes leurs faveurs au succes; il
comptait bien rencontrer dans sa mission quelque occasion
de conquérir une po¡:ularité de victoire qui détI'uirait les
derniers vestiges de la contiance attachée au nom de
Washington.


Lee en fut pour ses espérances cette fois; la flotte de l~rd
Howe passa devant N-ew- York et se dirigea sur le sud.
Dans l'état des clioses, l'absence de Lee du camp de Cam-
bridge fut un grand bien et un soulagement pour Washing-
ton .. Mais en s'éloignant, il avait laissé la marque de sa
funeste . et pertide influence surl'esprit des autres offi-
ciers que Washingtonavait la faiblesse de trop consulter
au lieu d'agirsous sa propre responsabilité. En cela, il
fut d'autant moins excusable qu'il avait eu la rare habileté
de dissimuler meme a son entourage, du moins le croyait-il,
une partie du déplorable état ou était réduite son armée.


Le départ des régiments embarqués sur la flotte de
ramiral Howe avait dégarni et affaibli Boston : d'une autre
part, grace a un hiver assez doux, les troupes américaines
n'avaient pas trop souffert. La situation s'était améliorée, en
outre, par l'arrivée de Quelques renforts venus de la Virginie
et du Maryland. Washington songea encore une fois a atta-
quer Boston; encore une fois et malgré une épreuve qui
l'aurait' dft mettre sur ses gardes, au lieu de prendre




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 179


hardirp.ent l'initiative, lluisqu'il avait iugé le moment op-por-
tun, il réunit un nouveau conseil de généraux qui s'oppo-
serent a l'entreprise.


On peut se demander ou était la nécessité de ces consul-
tations, quand on sait que Washington avait jugé prudent et
politique de dissimuler a ces conseillers l'état réel des
choses? On cherche également la cause de cette opposition
constante des généraux aux plans du commandant en chef.
Ce n'était pas absence de courage chez eux; en toutes occa-
sions, ils ont montré une tres grande bravoure; ils ne pou-
vaient accuser Washington de témérité, puisque beaucoup
d'entre eux lui reprocherent souvent un exces de prudence.
D'oÍl venaient donc ces contradictions? Etait-ce que la tra-
hison ét~it partout? dans' tous les Cffiurs, dans toutes les
consciences? A Dieu ne plaise que nous le disions et le pen-
sions! Mais l'esprit fatal de Charles Lee planait dans le camp;
cet homme -perfide, dont la jactance avait ébloui ces offi-
ciers inexpérimentés et jeunes presque tous d'age ou de
métier, avait semé partout le doute; ce qu'il n'était pas
chargé de faire, lui, il l'avait déclaré irréalisable. Sa parole
insinuante, Yau\oflté ue son expérlence en \aque\\e on a-va'lt
vu le général en chef montrer une foí si entiere avaient jeté
le troubJe dans les consc.iences. Dans ces conseils ou s'agi-
tait le sort futur de la révolution américaine a moitié COID- .
promise, a peine a son dé~ut; on eut dit que le général Lee
parlait par la bouche des officiers et que ceux-ci voyaient
dan s quelque coin de la tente ou ils étaient réunis, le fan-
tome de ce traitre leur imposant de ti mides résolution~#


Si jamais Washington se montra au dessous de sa position
de général en chef, ce fut apres ce second conseil relatif a
l'assaut de Boston.


Sous forme de pIaintes consignées dans une Iettre, il dressa
de sa p~opre main son acte d'accusation : « Quoique nous




RÉPUBLIQUg AMÉIUCAINE.


« eussions attendu, » dit-il, « pendant toute l'année cetév~
« nament favorable, l'entreprise fut jugée dangeret18e.
(e Peut-etre l'était-elle; peut-etre le désir de sortir d'uue
( position si pénible me poussait-il a entreprendl'e áu dela
« de ce que la prudence autorisait. Je ne le penSáis pus, m
(~je suis bien sur encore que si l'affaire avait été entreprise
« 3vec un courage bien déterminé, elle aurait nécessaiféi-
(e ment réussi, et saos cela toutes échoueraient. » le n~
crois pas en avoir trop dit apres la citation d.e ee fragmenf
de lettre. Et n'était-ce pas donner raison &UX aspiratiolls
ambitieuses de ses compétiteurs ?
_ Il fut décidé, cependant, -que ron agirait. Les premieres
démonstrations faites contre la ville suffirent pour la faire
évacuer par le général Howe,. qui n'y restait véritabJement


. que parce qu'on vouJait bien l'y laisser. Les dispositions
pristeS par Washington étaient bien combinées pour conduire
l'affaire avec énergie, 8'j} Y avait eu lieu. C'est une justie:t
que j'ai háte de lui rendre, qu'une foís lancé dans l'action,
Washington avait le courage, la force d'ame, la vigueur
nécessaires ponr la mener a honne fin. Ille prouva en toutes
eireonstances. Son caractere changeait a10rs f du tont ~u
tout, et de la plus extreme timidité i1 passait a la pIlIs
inflexible énergie. On peut dire de .lui, en se pla~ant dans lé
milieu oii ilse trouvait ,- .qu'il avait tout ee qu'il fallait pont
~aliéner et pour conquérir la faveur populaire.


Le 1'1 mars 1776, Boston fut évacué par le général sir
WiIliam Howe. Les Américains entrerent, on peut di;fe, sur les
talons des Anglais, étendards déployés, dans cette ville oon ..
quise parla patience et ubandonnée pair Y'impéritie'de OOux qui .
en ouvrirent les portes aux assiégeants. Cet événement eut
une portée beaucoup plus considérable que' ne le pensaient
les officiers anglais, san s quoi ils eussent coneentré sur ce
point pour l'y étouffer le mouvement révolutionnaire qui




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 18t


avait eu, et qui avait encore, pour foyer véritable le Massa-
.chussetts. Et si Washington, de son coté, eut pesé les
immenses résultats quE! devait avoir la possession de Bos-
ton, il n'eÍlt pas perdu dix mois a s'affaiblir dans l'estime de
ses rivaux, a compromettre sa popularité.


Washington fut accueilli avec enthousiasme a Boston. Son
crédit se releva dans l'opin¡on publique et aupres du Congres
qui lui vota des remercime~ts et fit frapper une médaille d'or
en commémoration de l'évacuation de Boston. L'effet moral
de cet événement fut grand; il eut pour conséquence,
d'abord, de réveiller le patriotisme refroidi du peuple; le
premier résultat s'en manifesta par la facilité avec laquelle
se firent les enrólements.


Il n'est rien de tel qu'une bataille gagnée pour persuader
aux nations découragées qu'elles sont, désormais, invin-
cibles et pour les entrainer dans un élan irrésisHble. Tous
les maux soufferts j usque-Ia furent oubliés; le mauvais vou-
loir des soldats, la mollesse des officiers, les inquiétudes
des assemblées provinciales s'évanouirent comme par
enchantement. Et, enfin, la prise de Boston eut pour con sé-
quence d'avancer l'heure ou les colonies devaient se déclarer
solennellement indépendantes. Cet acte important n'eut lieu
que le 4 juillet suivant (1776); mais on ne peut refuser de
reconnaitre, ainsi que l'observe M. Cornelis de Witt, que le
sens et l'esprit en furent souffiés par Washington~ans une
lettre mémorable datée du mois de février :


{( Si tout le monde était de mon avis, » écrivait-il, « les
« minist·res anglais apprendraient en peu de mots, ou nous
{( en voulons venir. le proclamerais d'un ton mMe et sans
{( détour, nos griefs et notre résolution d'obtenir justice. le
« leur dirais que nous avons beaucoup supporté, que nous
{( avons longtemps et ardemment désiré une réconciliation
« honorable, et qu'on nous I'a refusée. J'ajouterais que nous


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. l. :12




..


182 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


« nous sommes conduits comme de fideIes sujets, que l'esprit
« de liberté est trop puissant dans nos cceurs pour que nous
« nous soumettions jamais a l'esclavage, et que nous
« sommes bien décidés a rompre tout lien avec un gouver-
« nement injuste et dénaturé, si notre servitude peut seule
« satisfaire un tyran et son ministere diabolique. Et je leur
« dirais tout cela, non pas en termes couverts, mais avec
« des expressions aussi claires que la lumiere du soleil en
« plein midi. »


A la forme pres, les griefs et les principes exposés dans
cette lettre ont servi de base a la rédaction de l'acte d'indé-
pendance. L'hésitation et les retards que le Congres ava,it
apportés a la proclamation de ce manifeste disparurent peu
a peu devant l' enthousiasme et la confiance nouvelle qu'in-
spira la prise de Boston. Les idées d'une réconciliation,
possible avec I'Angleterre qui avaient longtemps préoccupé
une partie notable du Congres, furent moins persistantes et
le vote énergique émis par la légis1ature de la Virginie dans
le sens d'une opposition vigoureuse a tOlJte transaction,
acheva de détruire les illusions.


Le mouvement était donné. Il fallait, désormais, marcher
en avante Washington laissa cinq régiments a Boston sous
les ordres de Ward et se porta avec le reste de l'armée a
New-York.


La présence du général en chef sur un théatre oiI Lee
n'avait pas réussi a réaliser le plus ardent de ses reves,
détermina celui-ci a solliciter avec instance d'etre envoyé
dans le Sud ou s'annoncaient, alors, de grandes opéra-
tions militaires. La préoccupation constante de Lee était
de s'affranchir de l'autorité immédiate du général en chef
et de trouver un terrain ou il put agir a son gré, d'avoir
pour lui seul les honneurs du succes, afin d'en tirer
parti ou bien en l'absence de tout controle, d'imprimer




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN .CHEF. 183


a sa conduite telledirection que les événements lui inspi-
reraient.


Il est a remarquer que le nouveau commandement donné
a Lee dan s le Sud, sur ses instances, émana du Congres
directement, ce qui prouverait, au besoin, l'influence person-
nelle que cet officier exercait en dehors de l'autorité de
Washington et expliquerait les vues queJe Con gres avait sur
lui, ainsi que l'a constaté Lafayette. Peut-etre Lee avait-il
~'autres raisons non moins puissantes que celle que je viens
de dire, pour s'éloigner de New-York. Lamission qu'iI avait
recue, en se rendant dans cette ville, avait un double carac-
tere militaire et diplo'matique. Bien qu'il eut été plus pru-
dent qu'on ne s'y attendait et assez heuréux dan s sa double
mission, ainsi que l'a consigné Jared Sparks, le meme histo-
rien dépeint, cependant, la situation de New-York sous un
bien sombre aspect au moment de l'arrivée de Washington.


« Qutre le fardeau de son commandement, iI était accabIé
« d'autres embarras. Long-Island, Staten-Island, plusieurs
« portions de l'intérieur du pays et la ville elle-meme étaient
« remplies de tories ou personnes mal disposées qui for-
« maient des complots secrets et dangereux. Le gouverneur
« Tryon, centre d'action de ce parti, se tenait toujours a
« bord d'un vaisseau au Hook, et avait des émissaires au
« loin dan s toutes les directions. Le Congres provincial peu
« confiant en son pouvoir ou atteint du levain de la malveil-
« lance de quelques-uns de. ses membres, était lent a pro-
« poser et plus lent encore a exécuter les plans formés pour
«( extirper ce mal. Washington sollicita, argumenta, insista,
« au point qu'enfin on nomma un comité secret pour recher-
« cher et examiner les personnes suspectes. C'était étendre
« beaucoup son pouvoir et cela ne pouvait s'excuser que par
« la nécessité du moment. Un ennemi caché est le pire de
« tous, car il renonce a l'honneur et trahit l'amitié. »




184 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Le sueees de Lee dans la mission qu'il avait entreprise ne
fut done pas aussi eomplet qu'il avait paru d'abord. Ne erai·
gnons pus d'aller plus loin et de eroire que ce redoublement
de mauvaises dispositions dans la population de New-York,
fut l'ceuvre de son pa~sage dans eette ville. Les rétieenees et
les réserves de Sparks autorisent une pareille supposition,
ear malgré l'indulgenee dont il eouvre, dan s le douté, la
eonduite du générai Lee, il ne peut se défendre, plus tard,
p'e suspeeter son dévouement a la liberté amérieaine.


Les événements vont éelaireir les ténebres et eonfirmer
tous les soupcons.




§ 5.


Washington marche sur New-York. - La ville mal défendue. - Faute
de troupes, Washington ne peut opérer contre l'ennemi. - Mauvaises
dispositions des habitants de New-York. - Défaite de Long-Island.-
Les Américains obligés d'évacuer New-York. - Succes de Gates dan:;
le N ord et de Lee dans le Sud. - Lacheté des Américains a Kip's Bay.
- Énergie de Washington.


Les opérations militaires avaient changé de caractere en
changeant de terrain ;mais la position du général en chef ne
s'était pas beaucoup améliorée de ce qu'elle était au camp
de Cambridge l'année précédente. En arrivant a New-York,
Washington fortifia la ville. Le général Howe, de son coté,
s'était établi sur Staten-Island, dans la baie de New-York, a
portée de canon des Américains. La situation commandait
naturellement une manreuvre des plus simples que Was-
hington fut dans l'impossibilité d'exécuter et qui était de
prendre les Anglais entre deux feux, en les attaquant a la fois
par New-York et par les cotes du New-Jersey sur la rive
opposée de l'Hudson. Mais Washington n'avait pas de
bateaux pour faire passer le fleuve a ses troupes, et ne pou-
vait disposer que de 11,000 hommes valides. Dans cette
situation, il n'osa dégarnir le point central de ses opé-
rations, de peur d' encourager les partís hostiles qui auraient
profité incontestablement de eette réduction dans ses forces
pour mettre a exécution leurs eoupables projets. Le cas était


,




186 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


embarrassant; Washington modifia ses plans qui étaient
de profiter de la dispersion des forces anglaises pour arriver
a un engagement général avec la petite armée que Howe
avait sous ses ordres. Mais le général Clinton battu lIans le
sud avait rejoint sir Willian a Staten-Island et l'effectif des
troupes anglaises s'élevait alors a 25,000 hommes dont
beaucoup de troupes fraiches. Dans les 11,000 hommes qui
composaient l'armée américaine, il y avait grand nombre de
.recrues et de milfciens 'marchant a contre-cceur, et dont
Washington disait: « Nousavons lieu de craindre qu'au lieu
de se servir de Ieurs armes pour notre défense, ils ne les
tournent contre nous, a la premiere occasion. »


Il ne faut pas perdre de vue que Washington était alors
au foyer de l'opposition, dan s un milieu ou les intrigues
contre-révolutionnaires avaient eu beau jeu de se dévelop-
per, a ce point que sa vie avait été menacée plusieurs fois ..
L'indiscipline était plus forte que jamais dans tous les rangs
de l'armée, aussi bien parmi les officiers qui se jalousaient
que parmi' les soldats. On ne pouvait mieux servir l'ennemi.
Washington, apres avoir a peine apaisé ces dissentiments
par un appel a l'union, pensa que le plus sur moyen d'étour-
fer les discordes était de livrer bataille. Mais son plan fut
-devaneé par les Anglais qui débarquerent a Long-Island, au
nombre de 15,000 et attaquerent les positions de défense
que Washington avait établies de ce cóté. On ne put opposer
dans cette affaire que 5,000 hommes aux troupes de Howe.
Cette journée (27 aout1776) fut sanglante et désastreuse
pour les Américains qui y laisserent mille prisonniers dont
trois généraux : Sullivan, Wooster et lord Stirling, celui
dont Lafayette a dit qu'il était « plus brave que judicieux. »
,Ce n'est pas a lui, cependant, qu'il faut imputer les résultats
déplorables de cette bataille, car il s'y conduisit avec une
bravoure irréprochable. La faute fut a tous les officiers qui




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 181


commandaient dan s Long-Island, a l'étrange oubli qui fit
laisser sans défense une route ouverte a l'ennemi, a l'ab-
sen.ce de renseignements sur les mouvements de celui-ci, a
une f<?ule de causes' qui impliquent une négligence,une
incurie sans exemple de la part de généraux dont le dévoue-
ment et ]e courage ne sauraient, néanmoins, etre suspectés .
. La responsabiJité de la défaite de Long-Island retomba


naturellement sur Washington, bien qu'il eut donné les
instructions nécessaires a des officiers en qui il avait toute
confiance. Arrivé sur le champ de bataille pendant l'action,
« il vit,» dit Marshall, « la déroute et le massacre de ses
« troupes avec la plus .profonde douleur, car il sentait
({ I'impossibilité de venir a leur secours. » Tout ce qu'il put,
ce fut de racheter ce désastre par une retraite admirable-
ment combinée, tres habilement dissimulée a l'ennemi et qui .
a été considérée comme une des plus belles manceuvres de
ce genre.


La défaite de Long-Island eut les conséquences les plus
f3.cheuses sur l'esprit de l'armée et sur celui du peuple amé ..
ricain en général. S'il est vrai, comme nous l'avons dit, qu'il
suffit d'une bataille gagnée pour relever et enflammer le
moral d'une nation, il suffit également d'une bataille perdue
pour jeter le trouble et la défiance' dan s tous les cceurs et
l'hésitation dan s les plus robustes consciences. Sur les
autres points ou la guerre se poursuivait, les lieutenants de
Washington avaient beau réaliser des succes partiels, c'était
sur lui que les regards se concentraient, et le sort des
colonies semblait dépendre absolument du résultat de ses
entreprises personnelles.


On peut j uger par la lettre suivante de Washington quelles
furent les conséquences de ce rude échec qui multiplia les
embarras et les diflicultés dont il était déja accablé :


« Notre situation, » écrit-il, « est vraiment désolante.




fSS RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


ee L'échec que notre détachement a éprouvé le 27 aout, a
« découragé un trop grand nombre de soldats, et leurs
(e. eraintes vont jusqu'au désespoir. Les miliciens, au lieu de
(e réunir tous leurs efforts pour faire une courageuse et
({ male résistance, afin de réparer nos pertes, sont éperdus;
(e intraitables et impatients de rentrer dans leurs foyers. n
« en est parti un grand nombre ; qu~lques-uns s'en sont allés
« ensemble par ré~ments entiers, par demi-régiments, par
(e compagnies ... e'est avec le plus grand chagrin que je suis
(e obligé d'avouer que je n'ai pas de eonfiance dans la géné ..
« ralité des troupes. Jusqu'a ees derniers temps, je n'avais
« aucun doute que je pourrais défendre New-York, et je
« n'en douterais pas encore si les soldats voulaient faire
« leur devoir; mais c'est la ce dont je désespere. »


La conséquenced'une situation dépeinte en de pareils
termes était l'évacuation imminente de New-York. On s'at-
tendait donc a ce déplorable résultat qui impliquait cette
guerre de retraite et de défensive que Washington se vit
contraint d'adopter, dont on lui fit honneur, peut-etre a tort,
car ee fut bien évidemment a contre-ereur qu'il l' entrepre-
na1t. Sans doute aussi. elleétait dans ses aptitudes beaucoup
plus que dans ses désirs. Apres avoir rappelé la lettre que
je viens de eiter et dans laquelle Washington annonce en
outre qu'il se voit, désormais, « dans l'obligation d'éviter
une aetion générale, soigneux de ne rien risquer a moins
qu'une nécessité absolue ne l'y force, » M. de Witt ajoute:
« Un semblable systeme de guerre était antipathique au
caractere de Washington. Il n'avait ni ambition ni vanité,
mais une dignité et un beso in de bien faire qui révoltait
secretement la pensée de marcher en retraite, et .de
reconnaitre achaque pas la supériorité de l'ennemi. Mais
autant il souffrit de cette triste nécessité, autant il sut s'y
conformer. » La question d'ambition et de vanité dont l'his-






WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 189


torien de Washington affranchit l'ame de son héros, est
résolue pour nous dans un sens contraire, et nous na coro ...
prendrions guere qu'un homme dans la position élevée et
déplorable ou il se trouvait, éprouvat un si grand sentiment
a de dignité » et un si fort «( besoin de bien faire, » sans qué
l'ambition y eut sa large parto


Cette réserve de M. de Witt commune a tous les biogra ..
plles de Washington est peu compatible avec ses regrets
sur la condition qui lui était faite. Washington devait d'au-
tant plus souffrirde cette extrémité ou il était réduit et son
orgueil en devait etre d'autant plus atteínt que ses deux
dangereux compétiteurs, Gates et Lee, tena¡ent campagne
avec bonheur et se ménageaient des succes a opposer aux
infortunes de leur général en chef.


Gates, en prenant le commandement de la division du
Nord, y attendait l'occasion, qui se présenta, d'une grande
victoire. Lee, de son coté, avait obtenu des succes brillants
dans le Sud, et la popularité qui s'attache toujours aux
triomphes avait entouré le nom de Lee. La vaillante défense
du fort Sullivan pres de Charles ton , par le brave colonel
Maltrie a la tete d'une poignée d'hommes, l'évacuation de la
Caroline par les Anglais, l' ordre rétabli dans la Géorgie, le
chfttiment sévere infligé aux Indiens des frontieres de cette
colonie, finalement la pacification et l'affranchissement
momentané du Sud, tel fut le. bilan de la campagne rapide de
ce général dan s cette partie des provinces. Lee avait bien
compté que de tels succes lui seraient comptés dans l'opi-
nion publique qui les opposerait en temps opportun, aux
pauvres résultats obtenus par Washington que son rival'
considérait comme incapable de prendre une revanche~
On eut dit que les efforts de Lee tendaient moins au but
qu'il obtint, qu'a rabaisser Washington; c'était une véri-
table ardeur d'égo'isme et tout révele l'exactitude du




190 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


mot de Lafayette : « que Lee haissait le général en
chef. )~


Sa présence dan s le Sud n'étant plus nécessaire, Lee fut
rappelé par Washington pour prendre le commandement
d'une division dans cette armée qui s'en allait par lambeaux;
et la situation déplorable ou elle se trouvait n'était point
faite pour lui rendre courage. Mais Lee reprit avec impa-
tience le joug d'obéissance qui lui était imposé de nouveau;
il montra une arrogance insupportable dans cette condition
de service en sous-ordre ou il rentrait. La -vanité l'aveuglait
autant que l'ambition; il Y perdait le sens commun.


La po sitio n de Washington dans New-York était entamée
par le désastre de Long Island; elle n'était plus tenable.
Menacé par l'armée de terre et par l'escadre de l'amiral
Howe, iI ne restait plus a Washington qu'un partí a prendre :
c'était d'évacuer la ville. Les dispositions furent príses en
prévision d'une retraite. L'attaque contre New-York eut lieu
le 15 septembre 1776, et fut l'occasion d'une des plus grandes
lachetés qui se puisse lire dans l'histoire d'aucun pays. Le
débarquement des troupes anglaises devait s'opérer a Kip's
Bay. Soixante hommes a peine étaJent en vue que les so]-
dats américains chargés de la défense des lignes prirent la
fuite sans tirer un coup de fusil. Deux brigades que ron
avait envoyées a leur secours se débanderent et lacherent
pied sans faire meme de résistance. Les officiers ne purent
parvenir a les rallier et a arre ter le désordre. Washington
occupé a surveiller les mouvements de l'ennemi sur un autre
point, accourut au galop en entendant la canonnade. Il se
jeta avec rage au milieu de ce sauve-qui-peut, sa voix fut
méconnue; il mena ca ses laches troupes de l'épée, déchargea
ses pistolets sur les fuyards, rien n'y fit. Il donna en vain
l'exemple en se précipitant au devant de l'ennemi, il fut
llbandonné des soldats et laissé dans une position périlleuse


••




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 191


ou de honte et de désespoir, il chercha la mort en combat-
tant. Qu..elques minutes encore et i1 était fait prisonnier ou
tué si ses aides de camp ne l'eussent entrainé de force en
saisissant son cheval par la bride. Ce ne fut pas la seule
occasion ou Washington montra un courage de héros; nous
l'avons vu déja a la bataille de la Monongahela donner des
preuves d'une force d'ame, d'un mépris de la mort, d'un
sentiment de ses devoirs de soldat, dignes de la plus grande
admiration.


Des faits aussi déplorables que ceux que je viens de signa-
ler révélaient le systeme fun~ste d'apres lequell'armée était
organisée, systeme contre lequel Washington n'avait cessé
de réclamer, et qui se résumait en des vices incompatibles
avec la cause que ses soldats avaiént mission de défendre,
avec les difficultés et les périls de la situation : la désobéis-
sance aux ordres supérieurs, de honteuses désertions, le
pillage et des désordres de toute espece dans le camp, et
pour couronner tant de maux ,. nous venons de le voir, la
lacheté et la fuite devant l'ennemi! Pour comble, un Co,n-
gres défiant, jaloux, sourd a toutes les remontrances, impuis-
sant parfois a répondre aux appels qu'on lui adressait.


Ctétait a désespérer. Washington ne se désespéra paso
L'orgueil, un noble orgueille soutint; et tout en battant ~n
retraite avec les débris de son armée, il en demandait une
autre organisée sur des bases qu'il recommandait au Con-
gres. Nous reviendrons tout a l'heure sur ce point capital
qui fut l'occasion pour ses ennemis de jeter, enfin, le
masque et de ne plus ménager ni meme respecterce général
malheureux, et si grand dans son malheur !




§ 6.


Washington passe dans le New.Jersey. - Prise du fort Washington.-
Le général en chef laisse Lee dans le N ew· York. - Désobéissance de
Lee. - Ses lenteurs, ses manreuvres suspectes. - Howe passe dans
le New-Jersey pour couper la marche de Washington. - Lee est fait
prisonnier par le3 Anglais. - Premiers soup90ns sur sa condllite.


En quittant la ville de New-York, Washington manreuvra
de maniere a déjouer le plan de Howe qui était de lui couper
]a retraite, a quoi ce dernier eut pu parvenir aisément dans
le. premier moment. Mais les Américains eurent le temps
d'occuper leurs positions sur les hauteurs de Haerlem et de.
commander cette partie de l'ile de New-York par le feu des
trois forts Lee, Washington et Indé!Jendance. Ces positions
parurent, alors, aux Anglais inattaquables; ils se bornerent
a former en avant un camp qui isolait la ville en appuyant
leurs lignes sur les deux fleuves que gardaient également
leurs vaisseaux.


Les derniers succes de Howe ne lui avaient pas donné,
cependant, une grande confiance dan s l'issue prochaine de
la guerre : du moins sa correspondance avec le ministere
anglais accusait-elle d'assez vives préoccupations; « l'en-
nemi est dan s une position trop forte pour qu'on puisse
l'attaquer de front, » disait-il, et il demandait des renforts
pour le printemps. En attendant, il tenta d'entrainer les




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 193


Américains dans un engagement général que Washington
était résolu a éviter.


Si les Anglais croyaient les positions des Américains for-
midables, Washington était loin d'avoir cette confiance. n
songeait, au contraire, a battre en retraite au cas d'une
attaque vigoureuse, a passer l'Hudson, a occuper les mon-
tagnes du New-Jersey, afin de protéger Philadelphie. Des
escarmouches et divers combats isolés eurent pour résultat
de forcer les Américains a abandonner quelques-uns de
leurs ouvrages et de se borner momentanément a l'occupa-
Hon du fort Washington. Le général en chef fit donc passer
I'Hu"dson a un corps de cinq mille hommes et prit position
dans le New-Jersey, laissant sur l'autre rive, c'est a dire
dans le New-York deux divisions, l'une commandée par le
général Heath chargé de garder les défilés et l'autre sous
les ordres du général Lee, dans le camp de White-Plains.
Les instructions dOllnées a ce dernier prouvaient la con-
fiance que Washington avait en ses capacités militaires et
en son jugement. On va voir jusqu'a quel point Lee en
abusa, et se montra au dessous d.e sa réputation, ou indigne
de cette confiance. I~es instructions dont il s'agit le laissaient
absolument maUre ou de rester sur la rive gauche de
I'Hudson dans les positions qu'il occupait, ou de rejoindre
avec ses troupes le général en chef dans le New-Jersey,
selon qu'il le jugerait convenable et en réglant sa ligne de
conduite sur les plans de l'ennemi.


L'opinion de Washington avait été, parait-il, d'abandonner
complétement l'ile de New-York au premier mouvement
d'attaque; mais l'avis de ses officiers généraux avait été
contraire. Le fort Washington fut vigoureusement défendu,
mais tomba ail pouvoir des Anglais (16 novembre 1776) et
la garnison entiere, trois mille hommes, fut faite prison-
niere. « C'était» dit Sparks « l'échec le plus rude que les




194 RÉJlUBLIQUE AMÉRICAINE.


armes américaines eussent encore recu, et iI arrivait dans un
moment bien racheux. Qu'une grande faute ait été commise,
c'est ce qui n'a jamais été contesté. A qui faut-il l'imputer?
VoiHl ce qui a rait question. »


Sans etre ni trop sévere ni injuste, on ne peut imputer
cette faute qu'a Washington, et comme général en chef, i1
en doit porter toute la responsabilité. 11 se souciait médiocre-
ment de conserver ce poste devenu inutile du moment que
l'on avait résoJu d'abandonner le pays, il n'avait pas manqué
d'écrire dans ce sens a Greene qui commandait le fort. Sa
lettre est datée de huit jours avant l'attaque : « Si nous ne
pouvons empecher, disait-il, les vaisseaux de remonter et
si l'ennemi tient en sa possession les pays environnants,
quel bon résultat peut-on attendre de la conservation d'un
poste dont on ne peut plus attendre les résultats qu'on en
espérait? Je suis done porté a penser qu'il ne serait pas
prudent d'exposer les munitions et les soldats qui sont au
Mount-Washington; mais comme vous etes sur les lieux, je
m'en remets a vous pour donner l'ordre d'évacuer le fort,
selon ce que vous jugerez convenable. » Ce qui a toujours
manqué a Washington, tous ses biographes sont unanimes
sur ce point, c'est la farce d'oser donner un ordre positif aux
officiers en qui il avait confiance. Dans une position aussi
grave et aussi périlleuse que celle ou i1 se trouvait, illaisse
coup sur coup des instructions discrétionnaires a Lee, et a
Greene sans s'inquiéter de sa responsabilité personnelle
comme général en chef, et pour agir dans des circonstances
ou son opinion était contraire aux décisions qui furent
prises. La timidité ne doit pas etre le fait d'un général en
chef; l'exces de confianceet surtout l'exces de bienveillance
de sa part est une faute impardonnable en présence de résul-
tats qui le condamnent. Washington n'eut pas, cette foís, le
courage de sa faute, si j'osais dire. Le mal arrivé, il tenta de




"\VASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. t95


se justifier, en le rejetant sur ses inférieurs. Il déclara que
c'était contre son avis qu'on avait gardé le poste « car, »
disait-il, « je le regardais comme dangereux, » mais un nom-
breux conseil d'officiers généraux avait pris une décision
différente. « Jusqu'a quel point, »dit J. Sparks dans son
désir de défendre Washington, « le général aurait-il dil
dominer son opinion? ou bien, dan s la position des choses,
aurait-il du donner un ordre péremptoire? Ce sont des ques-
tions qu'il peut etre moins facile de décider? » J' en appelle
pour résoudre cet-, embarras, a tout officier qui a eu un
commandement ou sa responsabilité était engagée? Si l' opi-
nion de Washington était qu'il y eut danger a conserver cette
position, s'H avait prévu toutes les conséquences qui sui-
vraient un désastre, son devoil' de général en chef n'était-il
pas' d'agir se]on sa propre volonté ?


Howe encouragé par le succes, passa I'Hudson, entra dan s
le New-Jersey et manreuvra en vue de couper la marche de
Washington sur Philadelphie. Le général américain parvint
a garder sa position et a protéger la route de Philadelphie,
ce qu'il réussit a faire heureusement. La trop grande
confiance de Washington en ses subordonnés avait eu poul'
premier résultat le désastre que nous venons de racontel'.
Elle eut pour conséquence bien plus grave d'autoriser l'in-
croyable conduite de Lee. Depuis que Washington l'avait
laissé dans le New-York avec des pouvoirs discrétionnaires,
Lee avait joué un singulier róle qui, pour la premiere fois,
fit planer des doutes et des soupcons sur son caractere. Ce
róle fut celui d'un officier ouvertement en révolte contre son
chef, ou d'un traitre qui épiait 1'0ccasion d'accomplil' quelque '
projet longuement muri. Washington avait donné l'ordre au
général Lee de traverser I'Hudson et de lui amener dan s le
New-Jersey la division dont il avait grand besoin. Cet ordre
resta sans effet et meme sans réponse. Trois fois Washington




196 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


fut obljgé de le réitérer; Lee l'éluda constamment en trou-
vant a y opposer diverses excuses. Ceci se passait avant
l'attaque du fort Washington, et pendant que la division
du général Heath occupait encore les défilés qu' elle était
chargée de garder. NOR content de désobéir a son chef, Lee
demanda, en y mettant une grande insistance, au général
Heath deux mili e hommes que celui-ci refusa péremptoire-
ment, en faisant valoir que ses forces étaient a peine suffi ..
san tes pour défendre ses positions qu'il affaiblirait ainsi
considérablement, ce que Lee savait sans doute tres bien.


Quels étaient réellement les projets de Lee? Voulait·il,
comme des historiens indulgents I'ont expliqué en fondant
peut-etre un peu trop leur opinion sur les explications de
'Lee lui-meme dans ses curieux Mémoi1'es,-voulait-il, dis-je,
faire une tentative sur New-York que Howe dégarnissait de
troupes qu'il expédiait sur le Delaware? Ce plan qui, en
cas de succes, lui eú.t fait grand honneur, s'accordait assez
bien avec ses reyeS d'ambition. 11 est certain, en effet, que
.s'il eú.t réussi dans ce coup de main, Lee dont c'était le plus
ardent désir, démontrait facilement l'impuissance de Was-
hington et gagnait une popularité immense. Le refus de
Heath de lui envoyer les deux mille hommes qu'il avait
demandés rendait ce plan irréalisable ou par trop téméraire.
D'autres ont penché a croire, et la conduite de Lee a partir
de ce moment justifie et au dela de pareils et si graves soup-
cons, qu' en affaiblissant le général Heath , il le livrait sans
défense aux Anglais. Quelque conséquence que ron tire de
cette désobéissance effrontée d'un général aux ordres de
son sHpérieur, on ne peut qu'attribuer des projets person-
neIs a Lee. Dans l'.on ou l'autre cas il fut également cou-
pable.


Enfin vint un moment oil il fut obligé d'obéir; la lenteur
qu'il y mit témoigne assez de sa répugnance a renoncer a ses




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 197


projets ardemment caressés et sur lesquels il avait joué sa
réputation et son h'onneur. Il passa done dans le New-
Jersey, mais ne changea rien a sa conduite et a son attitude.'
Les memes plans germaient dans sa tete; ce qu'ill1'avaitpu
exécuter sur la rive gauche de I'Hudson, il espérait de pou-
voir I'exécuter sur la rive droite. Lee marcha avec une telIe
Ienteur pour rallier Washington qui ne cessait de l'appeIer,
et le.pressait d'arriver avec sa division dont l'absence pou-
vait compromettre gravement sa position, que trois semaines
apres le premier ordre qui lui avait été donné, iI n'était
encore qu'a Morristown ou il eut pu etre rendu en quelques
joul'S. La encore, son plan avoué était d'exécuter une
manreuvre hardie contre l'ennemi et de le prendre par ses
derrieres, toujours dans le dessein de se signaler par quel-
qu'action d'éclat ou sa popularité eut trouvé son compte.
Était-ce bien la toute la pens~e de Lee? Cette fois les faits,
et non plus seulement des suppositions, vont s'élever contre
lui. Un général qui nourrit des projets aussi ambitieux et
aussi sérieux que ceux que ron attribue a Lee pour excuser,
ou tout au moins pour expliquer une conduite entourée de
tant de mysteres, ne se laisse pas capturer aussi maladroite-
ment, on peut dire aussi grossierement qu'il le fit. Les cir-
constances qui entourerent cet événement dont le retentis-
sement fut tres grand ,en Amérique, ne semblent pas meme
dissimuler un parti pris de la part de ce héros beaucolip
trop vanté par les historiens américains, de se jeter. entre
les bras des Anglais ou de se laisser enlever par eux, ce qui
était plus habile.


Pendant sa marche pour rejoindre Washington et se trou·
vant pres de Baskingbridge, il quitta sa division et alIa
prendre gite pour la 'nuit sous la garde d'une es corte de
quelques hommes 'seulement, dan s une maison particuliere,
éloignée de plus de trois milles de ses tentes. C'était tout au


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T.I. i3




RÉPUBI.IQUE AMÉRICAINE.


moins une tres grande imprudenceau milieu d'unpays
déchiré par les divisions de partis. « En voyageant les chefs
républicains couraient des risques, » dit un contemporain;
« on s'annoncait dans une maison pour loger dans une
autre; on s'y barricadait,et ron ne s'endormait qu'environné
d'armes. » Lee s'était gardé de prendre aucune précaution.
Un tory du voisinage courut dénoncer la présence du géné-
ral dans la maison qui fut cernée aussitót par un corps de
cavalerie légere; toute résistance était impossible de la part
de l' escorte, et le colonel Harcourt chargé de cette mis-
sion amena le prisonnier au camp anglais. « Vu les circon-
stances, » dit Sparks, « on ne pouvait s'expliquer comment il
avait été fait prisonnier. L'opinion publique toujours portée
auxextremes, prit une direction défavorable au caractere de
Lee. Comrpe on ne pouvait assigner aucune raison plausible
a la conduite qu'il avait tenue en s'exposant si imprudem-
ment, on soupconna que c'était volontairement qu'il avait
cherché ce moyen de rejoindre l'ennemi, san s encourir
l'odieux d'une désertion.» Pourque l'opinion publique se soit
laisséealler ,a ce moment,a de relles suppositions, il fallait
qu'elle ent été bien étrangement frappée des incidents de
cette triste aventure. Lee était positivement l'idole et l'espoir
du peuple américain. Ses succ.es dans le Sud avaient
confirmé sa brillante réputation et rehaussé le prestige de
son nomo Pour les ennemis de Washington, sa désobéissance
expliquée, son insubordination continuelle, sa haine contre
le général étaient des ti tres qui méritaient considération.
Sa popularité était done immense et sans égale, a qu-elque
-point de vue qu'on l'envisageat. Pour que 1'0pinion publique
se fut vivement prononcée contre lui, entachant son action
de la préméditation d'un crime odieúx, iI fallait qu'elle eut
quelque raison de croire a l'existence au moins probable de
ce crime. Sparks ajoute quelques traits qui confirment avec




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 199


plus d'indulgence dans la touche, 1~ portrait que Lafayette
a donné du général Lee et que nousavons déja cité. Sparks
termine ainsi : «Il se croyait supérieur a tous les autres offi-
ciers de l'armée américaine, ne pouvait meme supporter le
contróle du Congres ou du commandant en chef, et était
toujours disposé a désobéir; enfin son arrogance était venue
a un tel point qu'eIle aurait amené bientót des résultats
Iacheux pour lui-meme et peut-etre pour le I pays, s'iI eut
échappé au malheur de la captivité. C'était un homme de
génie qui avait été bien élevé, et un habile écrivain; mais iI
était singulier dans ses habitudes; il n'avait pas de principes
solides, et ses manieres blessaient souvent; il montrait peu
de déférence' pour les opinions et les sentiments des autres
et peu d'égards pour les usages de la société. » Ce ne sont
pas la, quoi qu'en dise l'historien que nous venons de citer,
des traits qui dénotent un homme bien élevé, mais ils suffi-
sent a justifier les tres mauvaises impressions que la conduite
de Lee laisse dans l'opinion de quiconque le juge de pres, et
hors du piédestal qu'il s'est dressé. Cette captivité qui, au
dire encore de Sparks, épargna des calamités « peut-etre »
au pays, ne fut malheureusement pas assez longue. Nou$
reverrons bientót, trop tót, le général Lee reparaitre sur la
scene et mettre le comble a sa honte.


Le brave général Sullivan prit le commandement de cette
divisjon privé e de son chef et l'emmena a Washington,que
Gates avec quatre -régiments vint également soutenir.




~ 7.


Washington re90it quelques renforts. - Embarras dans lesquels il se
trouve. - Sucees des Anglais qui marehent sur Philadelphie. -
Washington perd de "nouveau sa popularité. - Il change de langage
et d'attitude vis-a-vis du Congreso - Il insiste pour la reeonstitution
de l'armée. - Il est nommé dietatcur militaire.-Affaires de Trenton
et de Prineeton.


La situation de Washington, malgré ces renforts, n'était
guere brillante, ni guere redoutable pour l' ennemi. Ici, a
coté des fautes et des faiblesses incontestables par lesquelles
lé général en chef avait aggravé sa position, se renouvellent,
pour rehausser son caractere et remettre en évidence ses
admirables qualités, les luttes avec le Congres et l'impar-
donnable incurie de celui-ci.


On· était alors sur la fin de l',année 1776. En énumérant
les résultats de la campagne, depuis l'avénement de Was-
hington au commandement en chef de l'armée, a part quel-
ques coups de main heureux, suivis eux-memes de désas-
tres, et les rapides succes de Lee dans le Sud, ces résultats
étaient tout a l'avantage des Anglais. Ils s'étaient emparé s
de Rhode-Island, de Long-Island, de la ville de New-York,
de Staten -Island, de la presque totalité des Jerseys et
menacaient Philadelphie avec une perspective si favorable
de s' emparer de cette ville que le Congres l'avait abandonnée
pour se réfugier a Baltim.ore. Pendant que les Anglais mar-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 201


chaient ainsi de succes en conquete, l'armée américaine
sous le commandement de Washington, battait en retraite,
évitant lescombats, n'essuyant que des échecs, décimée de
jour en jour, portant avec elle les germes d'une destruction
lente, se désorganisant achaque étape et sans que le général
en chef eut entre les mains un frein pour arreter le mal san s
cesse progressant. Les désertions continuaient, les enróle-
ments se faisaient difficilement et lentement. On offrait des
primes de 20 et 100 dolIars et des concessions de terre pour
appeler les' hommes sous les drapeaux. Ce systeme qui
ex'cluait toute idée de patriotisme, était déplorable en ce qu'il
porta immédiatement le fruit du vice qui l'entachait. Pour
hater les enrólements, on dut hausser le taux des primes;
il en résuJta tout naturellement que, dans l'espoir de voir
s'élever ces primes, les volontaires ne se pressaient paso Le
Congres, poussé a bout, songea a enróler les prisonniers.
Washington s'opposa énergiquement a ce plan absurde.
« Sans compter,» disait-il, « que dans les moments de danger
on pouvait prévoir que de semblables recrues se tiendraient
toujours en arriere, dans la crainte du chatiment ,qu'elles
subiraient si on les prenait, et qu'elles communiqueraient
leur épouvante aux autres soldats, les prisonniers pouvaient
encore etre tentés de s'enróler dans l'intention de déserter
et de porter a l' ennemi des avis pour lesquels ils seraient
largement récompensés. » .


Toutes les mesures, tous les efforts en dehors des plans
proposés pár Washington n'aboutirent pas; son armée se
trouva un moment réduite a 3,000 hommes, alors qu'il pres-
sait si fort le général Lee de le rejoindre, et personne, ni
dans son camp, ni dans le camp ennemi, ne soupconna cette
détresse qu'il sut cacher avec une habileté prodigieuse.
Peut-etre bien est-ce un peu a ce soin qu'il eut toujours de
dissimuler la faiblesse numérique de son armée, que ron




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.
.~


doit attribuer, en partie au moins, le peu de zele des assem-. '1
blées coloniales a exciter les enrólements et a lui fournir deJ
nouvelles troupes. En tout cas, Washington est excusable>
d'avoir, a de tels moments, douté du succes, et on en sur .. i
prend la preuve dans ce passage d'une lettre a-son frere :
« Soit dit entre nous, je crains que la partie ne soit bientÓt ¡~
perdue. » Le 20 décembre 1.776, il écrivait au Congres :'i
(e Tout ce que rai senti, comme officier et comme hornme,;
me force. a dire que personne n'a jamais eu plus grand;
nombre de difficultés en tout genre a cornbattre que moi. »
Il en rejette avec raison la faute sur le systeme d'apres'
lequell'armée est organisée. « Peut-il y avoir, » dit-il dans
la meme lettre, « quelqlle chose de plus funeste que de .
donner une prime de dix dollars pour un service de sil' .
semaines a des miliciens qui viennent vous ne pouvez dire
comment; partent vous ne pouvez dire quand, et agissent
vous ne pouvez dire oU;. qui consomment vos provisions; .
épuisent vos munitions, et vous abandonnent en fin dans un
moment critique? VoiHt les hommes sur lesquels il faudra
que jé compte dan s dix jours d'ici; » (on était au 20 décembre
et les engagements expiraient avec l'année) ce voila la base
sur laquelle votre cause reposera et devra toujours s'appuyer
jusqu'a ce que vous ayez une grande armée permanente,
suffisante par elle .. meme pour combattre l'ennemi ... On
pourra penser que je m'écárte beaucoup de la ligne de roon
devoir en donnant aussi librement mon avis. Une réputation
a perdre, une fortune exposée, les biens inextinguibles de
la liberté qui sont en jeu, et une vie dévouée doivent me
servir d'excuse. »


Le langage de Washington est plus apre qu'auparavant.
Le général avait cherché jusqu'alors a se montrer insinuant
et persuasif; il devient plus cassant, presqu;agressif. Il fut
des lors « sans pitié pour l'esprit de routine et les ilIusions






W ASH"lNGTON,. GÉNÉRAL EN CHEF.


du CongreS,» dit M. Witt,« sans ménagement pour l'amour ..
propre de ses concitoyens, presque dur a force de bon sens
et d'autorité. » Il s'efforc.e de faire passer dans l'ame des
d~positaires du pouvoir, la conviction ou il est, lui, que les
temps sont changés, que l'indépendance ayant été proclamé e
et les propositions de récoa.ciliation repoussées, il ne reste
plus qu'a vaincre ou mourir, que la question est désormais
une question de force dont la so]ution est entre les mains
de l'armée. On a épuisé l'épreuve de l'appel au paLriotisme
et . au désintél'essement. Les déplorables faits qu'il a pu
constater depuis le commencement de la guerre ne lui
inspirent aucun mépris pour la tiédeur· du peuple américain
en particulier, il parle en homme qui connait l'humanité,
qui a étudié ses passions et ses faiblesses, qui sait jusqu'a
quel degré il faut compter sur l'enthousiasme et aquel point
il s'arrete par la nature meme des choses. Il ne veut plus
laisser de doute a cet égard dan s l'esprit du Congres qui
hésite encore, dans les réformes projetées, a augmenter la
solde des troupes. « Croire,» écrit Washington, « qu'une fois
le premier enthousiasme passé, tant d'hommes écouterQnt
un 'autre cri que celui de leur intéret, c'est s'attendre a c.e
qU\ ne s'est jamais vu, a cequi ne se yerra jamais. Le
Congres s'abuse s'il y compte. Le nombre de ceux qui agis"'!
sent avec désintéressement est si petit, qu'on pourrait le
comparer a une goutte d'eau dans l'Océan. » Dans une autre
lettre il dit : « Tant que les officiers auront liau de pense!'
qu'ils rendent un service pIutót qu'Hs n'en recoivent, il
y aura relachement complet dans la discipline. » Ces obser-
vations avaient d'autant plus de valeur que la carriere mili ..
taire a celte époque, de meme qu'aujoul'd'hui aux États-Unis,
n'est la source d'aucune faveur et d'aucune considération
spéciale : pts de pension, pas de retraite', pas de distinction
honorifique pour le soldat qui se fait mutiler sur le champ




204 . RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


de bataille et qui s'y couvre de gloire. Sa récompense est
dans le devoir accompli. Ce systeme, le plus faux et le plus
barbare de tous les systemes, a été poussé, si j'ose le dire,
jusqu'a l'absurde pendant la premiere période de la guerre
de l'indépendance. Des recrues volontaires, engagées ou se
vendant moyennant prime pour une année au maximum,
pour quelques mois souvent, pour quelques semaines par-
fois, ne pouvaient pas, en bonne conscience, constituer une
armée capable de résisteraux troupes disciplinées, instruites
que I'Angleterre leur opposait. Comment compter sur des
soldats qui, au di re de Washington, « déclaraient etre dis-
posé s a recevoir trente coups de fouet pour une bouteille de
rhum! » Non, malgré les prodiges de valeur isolés, malgré
les actions d'éclat et l'exemple donné par quelques chefs, on
ne pouvait ni appeler une armée ce troupeau d'hommes
augmentant ou diminuant au gré du caprice de chacun, ni
continuer la guerre avec de tels éléments.


Quoiqu'il sut bien qu'il éveillait les susceptibilités et les
défiances du Congres a l'endroit du pouvoir militaire,
Washington déclara que tout était perdu si l'on ne consti-
tuait pas {( une armée permanente. » Ces vues impliquaient
nécessairement la création d'un pouvoir militaire tres
fort. C'étalt la pierre de touche. Le peuple américain a
toujours conservé les memes défiances. Malgré ses répu.,;
gnances d'alors, le Congres sous l'influence de circonstances
impérieuses, adopta tous les plans de Washington et le
nomma dictateur militaire (27 décembre 1776), pour six
mois, {( avec pleins, amples et complets pouvoirs » pour
lever le nombre de troupes qu'il jugerait nécessaire, et
{(. fixer ·leur pnye, » pour prendre en tout lieu « tout ce qui
sera jugé nécessaire aux besoins de l'armée, si les habitants
refusent de le vendre a des prix raisonnables.» ees pouvoirs
dictatoriaux étaient, en un mot, aussi étendus que possible.




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 205
• Il fallait pour que le Congres se départit de sa réserve qu'il


fut bien frappé de l'imminence de la situation et que sa
confiance dan s le caractere et dan s le désintéressement de
Washington fut bien complete.


n était grand temps de céder enfin aux instances réitérées
du général en chef. Sir William Howe croyant Washington
réduit aux ~ernieres extrémités et désormais impuissant
dan s les quartiers d'hiver ou la glace le bloquait, avait
publié une proclamation dans laquelle il offrait le pardo n a
tous les habitants qui viendraient se mettre seIS sa protec-
tion, leur accordant un délai de soixante jours pour se
décider. Cette proclamation commencait, malheureusement,
a produire son effet. La position était grave, désespérée
peut-etre. Washington qui n'avait pas encore recu l'avis de
sa nouvelle dictature et qui se voyait a la veille d'etre
abandonné par ses troupes, résolut de tenter un de ces
coups hardis qu'il n'avait par encore essayés, qui frappent
d'étonnement et réveillent l'enthousiasme quand ils réus-
sissent ..


Howe tranquille sur le présent et rassuré sur l'avenir,
vivait dans des retes somptueuses a N ew-York, glorieux
d'une victoire qu'il croyait tenir facilement et ne montrant
plus aucun souci de son armée. Il avait laissé les forces
anglaises disséminées dans leurs quartiers d'hiver, sans
lien entre elles, tant était grande sa confiance. A Trenton,
petit village situé sur la rive de la Delaware opposée a celle
ou Washington avait campé, étaient rassemblés quinze cents
Hessois et un corps de cavalerie; c'étaient les avant-postes
de l'armée anglaise. Washington voulut tirer parti de cette
sécurité outrageante de l'ennemi, en l'attaquant sur son
propre terrain en prenant l'offensive. Pendant la nuit du
25 décembre, une nuit de tempete, par un froid intense, iI
mit en mouvement 2,500 hommes, et vingt pieces de cam-




!06 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.
~


pagne qu'il divisa en deux corps, passa la riviere sur la
glaee a neuf milles au dessus de Trenton. Cette difficile
opération ne fut terminée qu'a quatre heures du matin. Les
deux détachements suivent deux routes d' égale longuenr,
arrivent en meme temps a Trenton et fondent par deux
cótés différents sur le village qui est enlevé avec un entrain
merveilleux. Vingt - trois officiers, un millier de soldats,


. et six canons furent le butin de ce coup de main a la facon
d'Arnold, d~Ethan-Al1en ou autres héros de ce genre.
Washington .ommandait en personne cette expédition qui
ne couta aux Américains que quatre hornrnes dont peux
morts de froid. Deux officiers, le oapitaine Washington,
vaiUant officier de cavalerie et le lieutenant Monroe, le futur
président des États-Unis, furent grievement blessés en atta~
quant l'artillel'ie des Hessois. Des que sir Williarn Howe eut
connaissance de ce fait, il expédia Cornwallis a la tete de
forees irnposantes pour reprendre position dans les Jerseys,
et réparer l'échec de Trenton.


Le 2 janvier 1777, les bataillons ennemis s'avancent;
Washington leur livre un brillant combat d{l jour, profite
de ui nuit pour masquer une manoouvre habile qui le conduit
sur les· derrieres de lord Cornwallis, le surprend, livre la
bªtaille de Princeton, glorieux fait d'armes pour les Améri1"
cains -qui reconquierent le New-Jersey abandonné par les
Anglais. Washington venait de répondre d'une facon écla ..
tante a la confiance que lui marquait le Congreso


Il établit son quartier général a Morristown, a quarante
milles au dela de la Delaware.




§ 8.


Washington exige le serment des habitants. - 1l reconquiert sa
popularité ....... 11 cherche des officiers capables. - Arrivée de Lafayette
en Amérique . .- Entrée de Conway dans l'armée. - Biographie de
Conway. - Complot connu sous le nom de cabale Conway. - Gates
est a la tete.


Les deux victoires de Princeton et de Trenton releverent
le moral du pays et la réputation de Washington dont le
nom était dans toutes les bouches. On lui décerna le titre
de Fabius américain, titre d'autant mieux mérité que le
moderne comme rancien Fabius eut aussi, lui, son Minu-
cius Rufus, et plus d'un, pour le narguer de sa pr!ldence et
le laxer de lacheté. L'affaire de Princeton ressemblait,en
outre, en beaucoup de points au combat oh Fabius prit en
queue l'armée d'Annibal et lui causa tant de mal. Mais
n'oublions pas que la tactique fabienne de Washington était
contrainte et qu'elle ne donnaitpas la mesure de son courage
et de son entrain. L'enthousiasme que W.ashington excita,
réveilla bientót les défiances du peuple qui redoutait la
popularité d'un général vainqueur et investi de pouvoirs
dictatoriaux. Ces défiances se manifesterent des les pre-
miers actes d'autorité de Washington. Fort de la posi-
tion qu'il venait de conquerir, il fut sévere et inflexible
dan s les réquisitions qu'il commanda pour obtenir les




208 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


approvisionnements nécessaires a son armée. Il passa
outre a toutes les réclamations, et afin de combattre
l'influence funeste qu'avait eue la récente proclamation
de sir William Howe, il déclara, en donnant un délai
de trente jours, que tout individu qui ne preterait pas
serment de fidélité serait considéré comme ennemi des
États-Unis. Cette mesure souleva un cri général. La légis-
ture du New-Jersey protésta, le Congres adressa des obser-
tions a Washington (¡ui s'en tint a la lettre de ses pouvoirs
dictatoriaux ett maintint sa proclamation. Pour la premiere
fois il montrait une énergie et une initiative que ses ennemis
interpréterent dans le sens des craintes que le Congres
avait toujours nourries; et on songea, de ce moment, a
contrebaIancer, ne pouvant le restreindre, le pouvoir dont
Washington était investi. Nous verrons bientót les mesures
qui furent prises a cet égard.


En meme temps qu'il utilisait l'inaction ou le condamnait
l'hiver, a rassurer les assemblées provinciales, a stimuler
leur zele, en fortifiant leur confiance dans l'ayenir, en
faisant appel « a toutes les considérations d'orgueil, d'hon-
neur et de patriotisme, » Washington s'occupait avec un
soin tout particulier de la réorganisation de l'armée. n
était las des aventuriers et des officiers de hasard, il avait
vu et constaté l'inconvénient d'avoir des officiers trop
rapprochés de la condition des soIdats; iI donna les ordres
les plus précis aux chefs de corps pour choisir de préfé-
rence des officiers bien élevés et instruits : « ne vous laissez
influencer, » écrit-iI au colonel Baylor, « par aucun attache-
ment de localité; quand on vous fera une demande, que
votre bonté naturelle ne vous fasse pas dire oui, lorsque
vous devriez dire non. »


C'était, comme on voit, une réforme complete. De tels
ordres blessaient cependant les penchants démocratiques de




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 209


certains États; mai~ Hl encore Washington fut d'une fermeté
inébranlable. Son attit,ude avait complétement changé; iI
semblait avoir secoué cette timidité qui avait comme para-
lysé toutes ses qualités. Était - ce la double victoire de
Trenton et de Princeton qui lui avaient rendu cette confiance?
Était-ce la possession et la responsabilité d'un pouvoir aussi
étendu que celui dont il était investi, qui lui avaient donné
cette audace soudaine? Les deux causes contribuerent peut-
étre simultanément a transfigurer en quelque sorte Was-
hington. En tout cas, il avait de quoi opposer désormais aux
faits d'armes de ses rivaux.


En deuxjournées, il s'était relevé dan s son propre orgueil
et devant l' opinion publique dont il connaissait si bien la
mobilité.


Washington, avonS-l1OUS dit, avait peu de gout pour les
officiers de hasard; l'expérience lui avait appris a se défier
également des étrangers. Nous laissons parler ici le général
Lafayette : « Dégoutés par la conduite de plusieurs Francais,
les Américains étaient révol tés de leur prétention; l'impu-
dence des aventuriers, la honte des premiers choix, les
préjugés nationaux, tout servait a confondre le zeIe avec
l'intéret, les talents avec la charlatanerie. Appuyée sur les
promesses de M. Deane (le représentant américain a Paris),
« une foule nombreuse assiégeait le Congres et leur chef
était un esprit adroit, mais brouillon, bon officier, mais
vain jusqu'a la folie. » Washington montra autant de répu;·
gnance que le Congres a accueillir des officiers qui tous
demandaient le grade de général et des traitements formida-
bles. Ce fut, on le sait, la modestie de Lafayette qui le fit
bien venir. 11 ne sollicitait que l'honneur de servir comme
volontaire et a ses frais. Il trouva place dans l'état-major de
Washington dont la maison devint la sienne. On sait quelle
amitié les a unis depuis cette époque.




210 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


En meme temps que Lafayette, Conway entra dans l'armée
américaine. On eut dit qu'il fallait toujours a Washington un
mauvais génie. Lee était encore prisonnier; Conway le
remplaca dans cette mission de tourmenteur moral, et vint
apporter son appui a cette coalition qui s'acharna contre le
général en chef. .


Ce Conway, qui allait bientót jouer un róle actif dans les
iatrigues dont Gates devint le centre, . était né en 1735 en
Irlande. Entré comme lieutenant au service de la France, il
fit les campagnes d'Allemagne en 1760 et 1761, et en 1762 il
était major. Esprit prétentieuA, caractere arrogant, Conway
était ambitieux jusqu'a ne reculer devant aucun des moyens
propres a assurer sa fortune. Comme Lee, il parvint a
éblouir les Américains par un langage pompeux et fit étalage
de connaissances militaires; il n'avait pour lui qu'un cou-
rage tres réel. - A peine au service de I'Amérique avec le
grade de brigadier-général, il affecta un dédain tres profond
pour Washington, ne ménageant pas ses propos et se faisant
aisément le point de mire des mécontents et des intri:"
gants. II se désignait pour l'occasion ou l'on aurait beso in
d'un chef dans une manifestation hostil e au général. Sa
vanité lui persuada que les destinées de l'Amérique repo-
saient sur sa tete et sur son épée. Conway n'était au fond
qu'un ambitieux vulgaire, matamore, san s talent et propre
tout au plus a servir de bouc émissaire et de bouclier a une
conspiration. Pourvu que son nom fut en avant, il ne s'in-
quiétait pas de savoir l'usage qu'on en ferait et les dangers
auxquels on l'exposerait.


Ce nom est resté, en effet, pour désigner cette comédie d'in-
trigues dont Conway fut un des auteurs et que l'on appela la
Cabale Conway. Il cherchait la renommée et trouva le stigmat~
devant l'histoire. Les répugnances de Washington a l'endroit
de cet homme, que le Congres lui imposa, furent justifiées.




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 2'11


L'inaction de Washington pendant tout le printemps et
l'"été de 1777, sembla encourager le complot qui s'ourdissait
dans l'ombre et qui éclata bientót par une manifestation
officielle blessante pour le général en chef. On eut dit que
l'élan d'ou sortit la double victoire de Trenton et de Prin-
ceton avait épuisé l'énergie de Washington. Il demeura dans
une immobilité a peu pres compH~te, non inquiété par l' ennemi,
mais ne prenant pas l'offensive, tout en surveillant les opé-
rations qui étaient évidemment dirigées contre Philadelphie
dont les Anglais paraissaient vouloir s'emparer a tout prix.
De nouvel1es forees étaient arrivées d'Angleterre au Canada
avec un nouveau général, Burgoyne. Le plan de Howe avait
été, d'abord, de faire une jonction avec le corps d'armée de
ce dernier qui avait commencé un mouvement de marche en
avant. Dans la suite de ce chapitre, a propos d'Arnold,
nous donnerons tous les détails de cette campagne ou
étaít évidemment le vrai danger de la situation; ou il y
avait, en tout cas, de la gloire a acquérir. Un succes des
Anglais contre Philadelphie était mOlns a redouter qu'un
fait d'armes heureux dans le Canada. Washington ne l'igno-
rait pas; il est donc inc.ompréhensible qu'au lieu de saisir
ceUe occasion de reconquérir sa popularité ébranlée, en se
portant de sa personne dans le Canada, il ait laissé tout le
bénéfice de cette brillante campagne a Gates lOqui venait
d'etre nommé au commandement de la division du Nord.


Howe avait changé tout a coup le plan de ses opératioIls.
Abandonnant ou ajournant l'idée de sa jonction avec Bur ..
goyne, . il se porta sur Philadelphie, mais prit la voie de mer
dans fine saison ou les vents devaient contrarier et retarder
nooessairement la marche de la fIotte. Des que celle-ci fut
signalée en vue des caps de la Delaware., Washington se
porta en avant pour couvrir Philadelphie., et la bataille de
Brandywine perdue par les Américains ouvrit les portes


..




212 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


de la ville aux Anglais (11 septembre 1777). Lafayette versa
dans cette bataille son premier sang pour I'Amérique, et
Conway s'y conduisit avec une bravoure exemplaire qui eut
pu le reconcilier avec le général en chef. Washington avait
une revanche a prendre ; il crut la tenir quelques jours apres
en attaquant vigoureusement les avant - postes anglais a
Germantown (4 octobre). Les premiers résultats de ce
combat furent a son avantage; mais tout a coup, a l'appari-
tion d'un corps américain, dont les brouillards avaient caché
les manceuvres et que ron prit pour un corps anglais, la
panique se mit dans les rangs et cette journée, brillamment
commencée, se termina pour Washington par une sanglante
défaite. C'était, ,dans un espace de temps a peu pres aussi
court, la contre-partie de Trenton et de Princeton. Brandy-
wine et Germantown furent d'autant plus fatals a Was~ing­
ton que Gates remportait presque en meme temps la bataille
de Saratoga oh iI tit mettre bas les armes a Burgoyne avec
cinq mille hommes.


11 n'est pas exact de dire, comme M. de Witt, que Was-
hington avait tout a la fois « prévu, préparé et dirigé de Ioin
ce grand succes et l'avait rendu possible. » Il l'avait, en
effet, prévu, car il écrivait au général SchuyIler que Bur-
goyne, par la nature de ses manceuvres, jouait un jeu a se
faire battre f mais iI n'avait pas dirigé ce grand succes, attendu
que Gates étant en hostilité ouverte avec son général en
chef se gardait de le consulter et de tenir aucun compte
de ses instructions; il ne l'avait pas préparé, car jusqu'a la
bataille de Brandywine, il ne savait ce qu'était devenue
l'armée anglaise qu'il croyait en route pour l~ Canada. C'est
pourquoi il y a lieu de s'étonner, je le répete, que Washing-
ton, qui savait avoir un grand avantage a battre Burgoyne,
n'ait pas pro tité de cette occasion de relever sa popularité
grandement compromise .





WASlIINGTON, G'ÉNÉRAL EN CHEF. 213


Gates était, a cette époque, toat a fait brouillé avec Was-
hington; il avait constamment insisté pour servir dans une
position indépendante du général en chef. Mais en cette
circonstance, il dépassa les bornes de l'inconvenance, en se
'dispensant d'adresser a Washington ses rapports sur sa der-
ni ere victoire et en les envoyant directement au Congres,
sans que celui- ci y ait trouvé matiere a observation. L'hiver
favorisa les luttes et les intrigues qui s'ourdissaient depuis
longtemps autour dú général en chef. Le moment, il faut le
reconnaitre, était heureusement choisi pour mener a bonne
fin cette cabale indigne. Établi a Valley-Forge, dan s un camp
de barraques improvisées, Washington était en proie avec
son armée laux miseres les plus dures; rien n'y manqua: le
froid"le plus rigoureux, la famine, les maladies, le mécon-
tentement des soldats et les plaintes des officiers. ({ L'hiver
passé a Valley-Forge, » di! Sparks, « est mémorable dans
l'histoire de la guerree » Les hornmes, manquant de couver-
tures, passaient la nuit aupres des feux; {( ils étaient si mal
vétus qu'ils ne pouvaient sortir de leurs huttes; beaucoup
d'entre eux n'avaient pas meme de chaussures. » Lafayette
qui partagea ces miseres avec courage et gaieté, dit dans ses


r '


mémoires : « Tout manquait aux malheureux soldats; leurs
pieds et leurs jambes noircissaient en gelant et souvent il


, ~


fallut les couper. » Le plus grave et le plus triste de cela,
c'est qu'il y avait nombre de gens au Congres et"ailIeurs'qui
blamaient l'inaction de Washington et s' étonnaient qu'il ne
continuat pas la campagne et n'essayat pas de reprendre
Philadelphie, « comme si, » dit-il dans son rapport au
Congres, « les soldats sont faits de bois ou de pierre et
insensibles au froid et a la neige. »' ce 11 est plus aisé, »
continue Washington, {( et beaucoup moins pénible de faire
des remontrances dans une chambre,bien commode, au coin
d'un beau feu, que d'occuper une colline froide et stérile et


lü:PUBLIQUE AMÉRlCAINE, T. J. i4




214 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


de coucher sur la glace et la neige, sans habits et san s cou-
vertures. » Cette négligence coupable et les critiques dont
Washington était l'objet, impliquaient une malveillance tres
accusée contre lui et un parti pris de le dépopulariser. On
pouvait admettre de l'hostilité contre Washington; mais il
y avait de la cruauté et de la barbarie a faire payer a une
armée entiere le prix de cette haine. La pitié commandait
que l'on prit des mesures; on en prit a la fin.


C'étaient la les symptómes sourds d'une guerre déclarée
et qui éclata bientót d'une maniere ouverte. Le Congres,
divisé et déchiré par les factions et les intrigues, redoutant
l'omrlipotence d'un général armé d'un pouvoir dictatorial,
s'occupa de restreindre et de gener l'exercice de ce pouvoir.
On constitua un bureau mili~aire dont la présidence fut
donnée a Gates, l'ennemi de Washington, ave e un droit illi-
mi té de contróle et de critique sur les opérations du général
en chef. La création de ce service et le choix de l'officier
cllargé de le diriger, indiquaitmt clairement le parti-pris des
intrigues sous le poids desquelles Washington était con-
dumné a succomber. Il ne s'était rencontré persQnne pour
s'opposer a cette mesure injurieuse au caractere de l'homme
contre qui on la dirigeait. « Les plus éminents champions
de l'Amérique, » dit M. de Witt, « John Hancock, John
Adams, Jefferson, Patrick Henry avaient déserté leurs postes
dans le Con,gres pour se consacrer aux soins de leurs inté-
rets domestiques ou provinciaux, et tous les jours des
démissions en masse dans le corps des officiers venaient
menacer l'existence me me de l'armée. » Le Congres était
réduit a une vingtaine de membres. L'illustre Hamilton
écrivait a ce propos a Georges Clinton: « Il est un sujet de
méditation qui s'impose souvent a mon esprit et qui mérite
l'attention de toute personne de sens et d'intelligence parmi
nous. Je veux parler de la dégénération de la représentation




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 215


dans le grand conseil d' Amérique. Beaucoup de ses membres
sont sans doute a la hauteur de leur mandat, mais on ne
peut le di~e du corps lui-meme. La folie, le caprice, le
manque de prévoyance, d'intelligence et de dignité, tel est
le caractere général de ses actes. »


Lafayette résume tres bien le 'mouvement qui se m~nifesta
dans le sein du Congres et dans l'opinión publique a ce
moment et d'une maniere qui n~ laisse pas l'ombre d'un
doute sur la part tres active que prit le général Gates a ces
intrigues' déplorables. « Gates, » dit-il, « était a Yorktown,»
(ou le congres était assemblé depuis laprise de Philadel-
phie) (e oh· il en imposait ,par son ton, ses promesses et ses
connaissances européennes. Miffiin, quartier.;.maitre ~éné­
ral, raida de ses talents et de sa brillante éloquence. Il leur
fallait un enfant perdu, ils prirent Conway qui se crut un
chef de parti. Vanter Gates était pour une partie du conti-
nent l'occasion de parler d'eux-memes. Le peuple s'attache
aux généraux heureux et le commandant en chef ne l'avait
pas été. Sa personne impr,imait le respect et meme l'amour;
mais Greene, Hamilton, Knox, ses meilleurs amis, étaient
déchirés. » Et chose étrange que Lafayette consigne dans un
passage de ses mémoires que j'ai cité en commcncant, cette


. faction hostile a Washington semblait n'avoir choisi Gates
que comme un chef provisoire; toutes les espérances étaient
tournées du coté de Lee prisonnier, comme on sait, et 40nt
l'échange n~avait pu avoir lieu.


Ce Conway que ron avait mis en avant comme bOlle émis-
'saire et derriere qui Gates s'abritait, n'a rencontré que des
paroles de mépris de la part de tous les historiens qui ont



raconté la misérable intrigue dans laquelle il joua un si
pitoyable role. n faut bien connaitre l'homme que dans
l'aveuglement de ses passions un partí, quí se repentit plus
tard, opposa a Washington. Conway, nous l'avons dépeint




216 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


déja, , comme tel, ~ était fanfaron, brouillon, remuant';
Washington avait plusieurs fois blessé son amour:-propre,
facile a blesser sans doute. Comme chef nominal de cette
opposition, il allait, « promettant» dit M. de Witt, « a celui-ci
des honneurs, a celui-la de l'argent, exploitant dans tel
autre la jalousie et les susceptibilités démocratiques. Il
donnait a tous l'exemple de la révolte et de' l'insolence
contre Washington, et en tirait parti, tantot lorsqu'elle
restait impunie, pour la braver, tantot lorsqu'elle était
réprimée, pour se plaindre du général en chef. Toutes ces
menées ne réussissaient que trop bien, et dans son infatua-
tion de lui-meme, Conway se croyaitbien sur d'arriver a
son but. » Il croyait si bien y etre arrivé déja qu'il ne
montrait plus aucune retenue dan s ses propos, ni dans ses
correspondances. On rapporte que le colonel Wilkinson,
un des aides de camp de Gates, ~e rendant de Saratoga
au 'Congres, s'arreta au quartier de lord Stirling et la' parla
d'une lettre que Gates, son général, venait de recevoir
de Conway, et il en cita plu~ieurs passages injurieux
pour Washington.: Lord Stirling poussé par sa vive amitié
pour le général en chef lui donna connaissance de ce fait.
Washington crut ne pouvoir mieux faire, 'pour prévenir
Conway qu'il était sur la trace de ses intrigues, que de lui
adresser le billet suivant : (e Monsieur, une lettre que j'ai
(e r,ecue hier au soir, contient le paragraphe suivant :
» Dans une lettre du général Conway au général Gates, il
» dit : - le ciel était déterminé a sauver v,otre pays sans
» quoi un général faibleet de mauvais conseillers l'au-
» raient perdu. » - Se suis, Monsieur, votre. humble ser-
« viteur. »


Conway furieux eut une tres vive explication ~vec le
général en chef, dénonca Gates comme l'instigateur ~e tous
ces pro pos , et finalement déclara qu'il aIla:it donner sa




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF.


démission et retourner en France. De fait il envoya sa
démission au Congres qui ne 1'accepta point. Le manque
de réserve et l'intempérance de langage dont Conway venait
de donner la preuve, étafent sur quoi ron comptait, pour se
débarrasser de lui; mais le moment n'était pas encore venu.
Conway n'avait pas rendu tous les odieux services qu'il
était destiné a rendre. Les organisateurs de la cabale pen-
serent que la plus importante conquete a faire ,pour le
parti était d'y enróler, le général Lafayette a qui son carac-
tere, sa bravoure chevaleresque, son devouement et son
enthousiasme pour la cause américaine, avaient acquis une
influence Considérable. On le tenta par un commandement
supérieur, comptant que sa jeunesse et son ambition natu-
relle l'emporteraient sur son amitié pour le général en
chef. Conway que des liens de patrie avaient rapproché du
jeune offiCier francais, lui tendit en meme temps tous le&.
piéges imaginables, y compris ceux de la flatterie. Lafayette
ayant recu sa nomination au commandement en chef d'une
expédition dan s le Canada, s;empressa de la communiquer
a Washington, en déclarant qu'il ne consentirait a rien que
de l'assentiment de son général en chef, et a la condition
qu'il se consitlérerait toujours sous les ordres immédiats
de celui-ci. Ce fut a la priere de Washington que Lafayette
accepta la position éminente qui lui était offerte, et le
bureau de la gu~rre dut subir toutes les réserves que le
jeune général mit a son, acceptation. Lafayette raconte qu'il
s'exprima nettement sur ce point. {( Ce fut chez Gates'meme
qu'il brava son parti, et leur fit porter a tous en rougissant la
santé de leur général. »


Dans une lettre adl'essée a Washington, datée du 30 dé-
cembre 1777, Lafayette s'exprimait ainsi : « Les dissensions
qui existent dans le Congres sont connues; les partis qui
le divisent se détestent mutuelIement autant que l'ennemi




!18 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


commun; des hommes dépourvus de connaissaneesmili-
taires entreprennent de vous juger, de faire des eompa-
raisons ridieules. lIs sont engoués de Gates, sans songer
a la différenee des positions. Ces idées sont entretenues par
quelques curieux, peut-etre me me par des amis seerets des
Anglais, qui eherehent a vous pou~ser dan s un moment
d'impatienee, a quelque téméraire entreprise sur les lignes
ou contre une armée supérieure a la vótre. fai d'abord été
fort surpris de voir le pauvre établissement du bureau de
la guerre, la différence mise entre le département duNord
et celui du Sud, et -les opérations militaires ordonnées par
.le Con gres. Mais la promotion de Conway surpasse tout ce
que je pouvais attendre ..... Le général Conway prétend etre
a ma disposition, s'appelle mon sóldat, paree qu'il veut
qu'on parle bien de lui a la eour de France, et que son
protecteur, le marquis de Castries, est mon ami. Mais j'ai pris
des informations sur lui, et j'ai vu que c'était un homme
ambitieux et dangereux; il a fait tout au monde pour vous
enlever mon affection et ma confiance, il voulait m'engager
a quitter ce pays ... J'ai eu, il est vrai, du gout pour Conway
que je savais un brave et habite officier. - Je dois rendre
au général Duportail et 3.. d'~utres officiers fra"ncais qui sont
venus me 'parler, la justice de dire qu'ils m'ont paru tels
que je pouvais les désirer dans cette occasion, quoique tout
cela ait troublé bien du monde dan s l'armée ..... J'aime, il
est vrai, vivement mon pays et tous les bons Francais; leurs
sucees me causent une vraie joie; mais Conway est Irlandais
et d'ailleurs je veux des Francais qui de tout point fassent
honneur a leur patrie. » - On ne pouvait renier cet aven-
turier en termes plus énergiques et plus nobles pour la
France, que le marquis de Lafayette représenta en Amérique
avec tant de dignité.


Le but de la cabale était bien connu. Avant que Conway




WASHINGTON, GtNÉRAL EN CHEF. !t9


ne l'eut dévoilée a Washington, celui-ci en avait saisi les
fi18 et il s'était montré aussi calme que prudent devant ces
intrigues. Il avait pressenli les mauvaises dispositionsde
Gates, lorsque celuiJci, apres la campagne du Canada, avait
refusé de lui envoyer des régiments que le général en chef
lui demandait, si bien que Washington fut obligé d'expédier
son aide de camp Hamilton pour les réclamer ave e instance,
avec l'ordre de les ramener. C'était un symptome qui n'avait
pas échappé au général en chef; sachant que Conway était
resté lié avec Gates, il jugeait les dlspositions de celui-ci sur
l'attitude du premier. Enfin pour combIe, et comme argu ...
ment supreme propre a renforcer les manamvres de la·
cabale, arriva d'Angleterre un pamphlet; reuvre ignoble de
cette faction, tout permet de le supposer.


Ce pamphlet racontait qu'apres la prise du fort Lee, 101'8
de l'évacuation de New .. York, on avait saisi entre les mains
d'un domestique de Washington, un porte-manteau renfer ...
mant des brouillons de lettres particulieres adressées par le
général a Mme Washington et a d'autres membres de sa
famille, lettres datées de l'été de 1776 et dans lesquelles il
condamnait l'acte de l'indépendance, toutes les mesures
prises a cette époque et, en termes généraux et tres vifs.
l'opposition a la Grande-Bretagne. Ce pamphlet édité a Lon-
dres fut réimprimé en Amérique etrépandu a profusion par
les ennemis du général. « Ces lettres supposées, » dit
Sparks, (( avaient été écr'ites ave e beaucoup d'art et par une
personne qui connaissait plusieurs des particularités des
affaires de famille de Washington. Il est meme probable
quton yavait intercalé des fraogments de lettres interceptées
et qui avaient réellement été écrites par lui. » La conduite
de Washington depuis le p.remier jour ou les difficultés
~vaient surgi entre l'Angleterre et les colonies, proiestait
assez contre la fausseté de ces lettres. Il qédaigna d'y


/




2!O RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


répondre,.; c'eÍlt été paraitre se défendre dans un moment
ou il atfectait au contraire de se montrer d'une indifférence
compU~te aux injures de ses ennemis. Ce ne fut que bien des
années apres, vers la fin de sa seconde présidence, qu'il nia
formellement l'authenticité de ces lettres que Pon venait de
rééditer; en les déclarant fausses entierement.


Washington avait di! a Lafayette : <e. Je n'ai pas cherché
cette place; si je déplais au peuple je m'en irai; mais je
résisterai a l'intrigue. » La patience exemplaire qu'il opposa
aux scandaleux calculs de la cabale de Conway, se termina
par une explosion qui y mit fin, en faisant tomber les mas-


. ques des acteurs de cette ignoble comédie. Ayant oui parler
qu'il était question de donner de l'avancement a Conway, il
écrivit au Congres pour lui présenter a ce sujet de tres vives
et de tres justes observations. Le Congres au lieu d'en tenir
compte, nomma Conway major-général. Gates avait tout
fait pour obtenir cet avancement. Continuant de se servir .
de Conway comme d'un bouclier derriere 'lequel il s'abritait,
Gates avait pensé que la nomination de Conway, obtenue
contre l~ volonté de Washington, serait la derniere goutte
·qui ferait en fin déborder le vase, et il ne mettait pas en doute
que-Washington ne seretirat devant cette injure faite a son
caractere et a son autorité. La place tant enviée et si peu
enviable de commandant en chef devenait vacante et Gates
se voyait tou1' naturellement désigné pour la remplir. Mais
il ne savait pas encore aquel hérosde patience et aquel
noble ambitieux il avait affaire. Loin de s'irriter, Washington
s'efforca de calmer l'indignation de ses officiers généraux et
de ses amis. Il écrivit a Lafayette : « Dans urie si grande
lutte, il ne faut pas compter' uniquement sur des jours
sereins. J'ai la conviction que ce qui arrive est pour le
mieux, que nous triompherons de tous nos revers, et que le
dénouement sera heureux. Alors, mon cher marquis, si vous


..




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 221


venez me voir en Virginie, nous sourirons de nos aneiennes
traverses et des folies des autres. »


Washington eonnaissait trop bien Conway pour ne pas
savoir quel róle de boue émissaire iI jouait dans toute eette
affaire; il appréeiait trop bien Gates pour ne pas voir que
celui-ci était le bras qui faisait mouvoir les fiIs. Il avait
deviné le but de Gates, il ne le cacha pas dans une lettre a
Patrick Henri, et dans un billet a Lafayette (31 décembre
1777), a qui il mande a propos de Gates : « Son ambition et
son envie d'etre cité comme un des premiers militaires du
siecle, sont infinies, comme les moyens qu'il emploie pour
réussir : mais voyant que j' étais déterminé a ne paso sortir de
la ligne de mes devoirs pour satisfaire rune, a ne pas fran-
chir les justes limites de la vérité pour flatter fautre, il est
devenu mon ennemi invétéré, et il a, j'ensuis convaincu,
tout fait pour me Iluire, au point de blamer, lorsqu'elle n'eut
pas réussi, 'une mesure que lui-meme avait conseillée. »
L'opinion deWashington sur son compétiteurétait donc bien
arretée; déja iI avait eu a se plaindre hautement de lui dans
rexercice de ses devoirs, lui reprochant d'~voir « en pIu-
sieurscirconstances manqué de franchise et de politesse. »


Il ne ménagea plus rien et personne; la goutte d'eau
avait, en effet, fait déborder la coupe. Avec ce ton d'autorité
que lui donnaient ses services rendus', son dévouement que
nul ne' suspectait, son patriotisme et les sacrifices person-
neIs que ron ne pouvait lui contester d'avoir accomplis pour
la cause publique, Washington en appela a la loyauté et au
bon sens du pays et du Congres, démasqua sans réticence
les intrigues de Gates, les bassesses de Conway et les livra,
on peut di re pieds et>, poings liés, a la vindicte de leurs
anciens complices eux~memes.


Le beau róle fut pour Washington; il venait de gagner
presqu'une bataille, sa popularité était reconquise.





222 RÉPUBLlQU)J: AMÉRICAINE.


Le chatiment public auquel Conway échappa, bien qu'il
l'eut mérité comme officier, il le su bit comme homme.
A quelque temps de Hl, il fut blessé mortellement en' duel
par le général américain Cadwalader. Se croyant pres de sa
fin, il écrivit a Washington pour lui exp.rimer tout son
chagrin de sa conduite passée : « Ma carriere sera bientot
finie, » lui disait-il, « c'est pourquoi la justice et la vérité
me portent a vous déclarer mes derniers sentiments. Vous
etes a mes yeux un homme grand et bono Puissiez-vous jouir
longtemps de l'amour, de la vénération et de l'estime de ces
États dont vos vertus ont soutenu les libertés. » Tardifhom ..
mage arraché a la conscience dans un moment solennel!
Peut-on croire qu'il fUt bien sincere? Le dlractere de Conway
permet d'en douter. « Cette confession dictée par le remords,)
dit Jared Sparks, « peut etre considéiée comme excuse a des
injures personnelles; mais elle ne peut expier le crime d'un
homme qui, dan s un moment de calamité et de danger,
s'était efforcé d'allumer le feu de la discorde dans un pays
dont il s'était engagé a défendre les libertés et dont il pré-
tendait servir la cause. » Contre toute attente, Conway se



rétablit de sa blessure, quitta I'Ainérique et rentra en
France, ou il reprit son ancien grade de major dan s l'armée
de Flandre. On le retro uve colonel du régiment de Pondi ..
chéry en 1781, maréchal de camp en 1784, gouverneur des
établissements francais dans l'Inde en 1787. Il mourut en
1792. Son nom est resté au nombre de ceux que l'opinion
publique et l'histoire,ont flétri en Amérique.




§ 9.


Washington re90it des témoignages de sympathie de tous ses compagnons
d'armes. - Laíayette. - Alexandre Hamilton. - Biographie d'Ha-
milton. - Ses talents oomme écrivain politique et comme financier.-
Difficultés au sujet de l'échange des prisonniers.- Mauvais traitements
infligés a Lee. - TI est rendu a la liberté. - Sa haine contre Was-
hington dure toujours. - La situation de l'armée ne s'améliore paso -
Remontrances de Washington. - Bills conciliatoires. - Les Améri-
eains s'y montrent sourds. - La France reconnait l'indépendance des
États-Unis.


Aueun· autre offieier général ou S upérieur que Gates,
lVIuffinet Conway, ne fut soupconné d'avoir pris part a cette
intrigue; il Y faut ajouter cependant Arnold qui ne fut pas


I


aussi en évidenee que les trois premiers, mais qui était
alors parmi les méeontents et avait songé a tirer peut-etre
un bon parti deeette oceasion, pour aeeomplir la trahison
qu'il méditait depuis longtemps. De tous ses eompagnons
d'armes, Washington reeut, au eontraire, des témoignages
de respeet et de dévouement; deux d'éntre eux particuliere ...
ment s'attaeherent, par une amitié tendre et profonde, a lui
faire oublier ces lachetés ; j'ai nommé Lafayette et le colonel'
Hamilton, un des caracteres les plus sympathiques et un des
hommes les plus éminents de ]a révolution américaine.


Alexandre Hamilton était né en 1757 a Nevis, dans les
Aritilles, d'un pere écossais et d'une mere écossaise. A rage
de quinze ans, il était commis dan s une maison de com-
merce a Saint-Thomas. Un article plein de verve, d'esprit,




224 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


de ~cience, publié dan s un journal de Saiht-Christophe, sur
un violent ouragan qui venait de dévaster les Antilles ,pro-
duisit une si vive impression que ron chercha l'auteur
anonyme de ce réoit. Ses parents pensant avec raison
qu'un enfant capable d'écrire de la sorte n'était point fait
pour demeurer dans la boutique d'un marchand, l'envoyerent
aux États-Unis pour faire son éducation. Ses progres furent·
tres rapides et, en deux années, il avait acquis tous ses
grades dans le coUége du roi a New-York. Les fortes études
auxquelles il. se livra ne le détournerent pas d'un gout tres
prononcé pour les lettres; il composa des hymnes et des
satires qui lui valurent quelques succes. Ce n 'étaient la que
des préludes a des conquetes plus brillantes, a un age meme
ou il n'y avait pa~ a les espérer.


Le 6 juillet 1774, au début de l'effervescence des colonies,
Hamilton rencontra ·sur une place a New-York une foule
immense assemblée en meeting. C'était vers le soir; eette
foule fatiguée déja des discours qui se débitaient depuis le
matin~ allait se retirer, lorsque parut sur l'estrade un jeune
hornme de taille moyenne, gracieux de port, au visage pale,
mais éclatant d'intelligence. C'était Hamilton. Sa tete bouil-
lait des idées de liberté qui agitaient le pays. n n'avait pro-
noncé que quelques mots a peine et déja la foule était
atte\ltive. Pendant une heure il tint cette masse suspendue
a ses levres, et la fin de son discours fit retentir l'air
d'applaudissements enthousiastes. Hamilton venait de con-
. quérir son droit de citoyen et de commencer sa vie
publique. Il avait alors dix-sept ans. Le clergé entierement
dévoué au pouvoir royal avait dans plusieurs publications
combattu le mouvement libéral des colonies et attaqué le
Congreso Quelques jours apres, purut une brochure de cent
pages ou la défense des colonies et du Congres était pré-
sentée avec un tel talent que, sans savoir le nom de l'auteur,






WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 225


le titre de « Vengeur du Congres » lui fut décerné. Quel fut
l'étonnement du public d'apprendre que cette brochure était
d'un jeune homme, presqu'un enfant, ce meme Hamilton qui
avait produit une si grande sensation par son discours dans
le meeting en pleine rue!


De ce moment, il était enrólé dan s la cause des co]onies.
Mais ce n'était pas assez de mettre au service de cette cause
l'éloquence de sa plume et l'éloquence de sa parole, il lui
offrit son épée. Washington ayant, pendant sa campagne
dans le New-Jersey, et au passage du Raritan, 'admiré 'le
courage bouillant et l'intelligence d'un jeune officier d'artil-
lerie qu'il voyait pour la premiere fois au feu, l'envoya
quérir par son aide de camp, le colonel Fltzgerald. Cet offi-:-
cier d'artillerie était Hamilton qui venaitde mettre la
troisieme palme ti sa ·couronne. ·Quand il se fut nommé,
Washington lui tendit la main, l'attacha a son état-major et
lui ouvrit le chemin d'une amitié qui, depuis, ne se démentit
pas un seul instante Hamilton n'avait pas vingt ans alors.


Son intelligence absorbait tout, et toute question qui inté-
ressait l'avenir de I'Amérique lui devenait familiere, comme
tout danger le trouvait a son poste. En 1779, au.milieu de la
vie agité e des camps, il élucida'la question financiere la plus
grave pour les États-Unis : ceBe de l'établissement d'une
banque. Son systeme ful. adopté et sauva le pays de catas-
trophes terribles. Il quitta le service en 1781, avec le grade'
de colonel, et se lanca, a New-York, dans la carriere du
barreau et dans la vie politiqueo Ai-je beso in de rappeler
l'immense retentissement de son Fédéraliste, ouvrage resté
comme un modele de style, de Iogique, d'élévation de p.en-
sée, un monument de cetta époque.


Washington, appelé au pouvoir, confia l'administration du
Trésor a Hamilton. Il eut besoin dans ce poste difficile d'en
appeler a toutes ses facultés. Ses plans pour la reconstitu-




226 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


tion du crédit public, pour le développement de l'industrie,
pour la création d'une Banque nationale et d'une Mon-


o naie, suffiraient pour lui mériter la réputation d'un des
hommes d'État les plus consommés qui aient jamais existé.
Au moment ou Hamilton prit l'administration du Trésor, le
gouvernement américain n'avait ni argent ni crédit, et les
ressources du pays étaient inconnues; lorsqu'il quitta le pou-
voir apres cinq ans d'exercice, il avait élevé le crédit a un tel
degré et si complétement dégagé l'avenir, que le plus illustre
etle plus compétent de ses successeurs, M. Gallatin, disait que
Hamilton avait fait de la trésorerie une sinécure pour leminis-
tre de ce département. M. Guizot a rendu a Hamilton cet élo.;.
quent hommage toujours précieux sous une telle plume :
« Qu'il doit etre rangé parmi les hommes qui ont le mieux
connu les principes vitaux et les conditions fondamentales
d'un gouvernement digne de son nom et de sa mission. »
Hamilton mourut en 1804, a rage de 47 ans, tué en duelpar
le trop célebre Aaron Burr (1). Hamilton est un de ces rares
bommes de qui ron peut dire, que s'H ne fut pas exempt de
fautes en sa vie, on n'y peut pas du moins trouver une seule
tache. Jefferson qui ne l'aimait poil1t, a dit de lui « que hon-
nete homme comme homme privé, il avait le tort de croire
a la nécessité de la force ou de la corruption pour gouverner
les hommes. »


Je n'ai· pu me défendre, en rappelant quelques-uns des
malheurs et les épreuves qui abreuverent Washington, de
rapprocher des figures de ses implacables ennemis, le profil
sympathique d'Alexandre Hamilton qui personnifie l'amitié
et le dévouement.


La ruine de la cabale Conway n'affranchit pas Washington
de tous les soucis de sa position.


(1) Voir plus loin le~passage relatif a Aaron Burr.




WASHINGTON, GÉNÉ'RAL EN CHEF. 227


11 avait fait marcher de front, tout en 1uttant contre ses
ennemis personnels, deux opérations également difficiles :
la réorganisation de l'armée pour la campagne qui se prépa ..
rait et l'échange des prisonniers que le caractere particulier
du général Lee avait rendu presque impraticable, selon les
regles ordinajres de la guerre. Sir William Howe professait
a l'égard des prisonnievs américains les memes doctrines
que son prédécesseur le général Gage, avec qui Washington·
avait eu, a ce sujet, 10rs de sonarrivée devant Boston, une
correspondance peu courtoise. Howe persistait a considérer
les prisonniers comme des captifsrebelles, et les traitait
avecune inhumanité qui eftt au moins justifié les repré-
sailles dont on le menacait d'user envers les Anglais. Entassés
a New-York, dan s un vaisseau, privés d'air, les prisonniers
souffraient tous les maux possibles auxquels s'ajoutait rinso-
lence du langage. 11 en mourait beaucoup, et pour chaque
·victime, les gardiens n'avaient qu'une me me oraison funebre :
« Voila un rebeBe de moins » disaient-ils.


Deux desprisonniers avaient eu particulierement a souf-
frir des cruautés de l' ennemi : l'hérolque Ethan ABen dont
je raconterai le long martyre et le général Lee. Les durs trai-
tements que ce dernier subit, la conduite des Anglais a son
égard; semblent incompatibles avec l'accusation de trahison
qui pese sur la mémoire de Lee. Il faut dire, cependant,.
qu'i1 s'opéra un brusque changement dans sa condition en
sa faveur. Tout d'abord le généra1 Howe avait considéré Lee
comme déserteur, en sa qualité d'officier anglais et bien que
celui-ci arguat qu'il avait envoyé sa démission en prenant du
service dans l'armée indépendante. Il avait été décidé qu'il
serait jugé par une- cour martia1e. Soit que la menace des
représailles que Washington annonea devoir exercer, soit
que la position de Lee parftt plus intéressante ou du moil1s
plus digne d'attention qu'on ne l'avait jugé d'abord, le




228 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


=i:r~t~~ ~~~~:t~~m~~tO~u:~:~~:' :~:~!:i~~r:;~:=j
'et de l'admettre a l'échange. La capture dugénéral Burgoyne:i
facilita sa libération. ' .<!


Lee revint au camp américain, animé des memes senti- ',:,~,'I:
ments d'o.rgueil, d'indépendance, de haine, co.ntre le général,
en chef. On ne saurait dire s'il ne mppo.rta pas, en o.utre, de :'''j'
so.nséjo.uraNew-Yo.rk, des idées no.uvelles, un plan plusmuri ','~'
et dé~nitivement arraté d'acco.mplir un acte infame. La seule;t,
occasio.n qu'il eut de se mo.ntrer sur la scene des événements,;~
pro.uve clairement, nettement, ses pro.jets de trahiso.n q~'il "~~
avait eu to.ut le temps de co.mbiner avec ses anciens compa-:~


.' trio.tes. ,~
Lee put se réjouir, en to.ut cas; ~e l'état pito.yable dans j


lequel il retro.uva cette armée américaine qu'il avait laissée~(
dan s une déso.rganisatio.n presque co.mplete. Le Co.ngres
avait co.ntinué a se mo.ntrer aussi imprévo.yant et aussi
défiant; il se laissait arracher plutót qu'il ne co.ncédait le$>


,


mesures . pro.pres a asseo.ir l'armée sur des bases so.lides et
rassurantes pour l'avenir. On s'était bien rendu aux o.bses-
sions de Washingto.n relativement a la permanence des'
troupes sous .les drapeaux;. mais restait a fixer la positio.n
des officiers. Vainement Washingto.n avait demandé qu'o.n
1eur assurat une demi-so.lde apres la guerre; le. Co.ngres
. n'avait rien vo.ulu entendre. Il en résulta que les démissio.ns
arriverent en si grand no.mbre que les rangs s'éclaircissaient
de jo.ur 'en jo.ur.· '.


Étrange co.ntradictio.n! Ce Co.ngres, en qui le sentiment du
patrio.tisme semblait éto.uffé, en exigeait l'ardeur chez les au-
tres. Washingto.n revint sur ses pro.po.sitio.ns avecinsistance.
Il ne demandait rien po.ur lui perso.nnellement, il persistait
dans le sacrifice qu'il avait fait des le premier jo.ur, « mais,
disait-il, j'ai un immense intéret a cette affaire en ma qualité





WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF.


d'homme qui combat maintenant sous le poids d'une pros-
cription, et de citoyen qui désire voir la liberté de son pays·
établie sur des fondements durables. » Il trancha la question
nettement aux yeux dI! Congres dans un langage de soldat
et de moraliste qui connait le creur humain, comme ill'avait
déja prouvé, et qui sait les passions qu'il faut mettre en jeu
pour réussir. « On peut faire, » écrit-il au Congres, (e toutes
les théories imaginables, on peut parler de' patriotisme, on
peut citer quelques exemples de l'histoire ancienne qui nous
montrent de grandes actions accomplies sous son influence;
mais quiconque bMira sur ce fondement comme sur une
base suffisante pour soutenir une guerre longue et sanglante,
yerra a la fin qu'il s'est trompé. 11 faut prendre les passions
des hommes, telles que la nature les leur a données, et se
diriger d'apres les principes qui dirigent généralement les
acLions. le n'entends pas exclure toute idée de patriotisme.
le sais qn'il existe et qu'il a beaucoup fait dans la lutte I
actuélle. Mais j'oserai avancer qu'une guerre importante et
durable ne peut jamais etre soutenue par ce seul principe.
Le patriotisme peut pousser les hommes a agir, a beaucoup
endurer et a surmonter pendant quelque temps de grandes.
~ijlicultés; mais tout cela ne durera pas, si l'intéret ne vient
a son secours. »


Une premiere fois, apres la proclamation de l'indépen-
dance, le sentiment du danger avait entrainé le Congreso Le
pays se trouvait, une seconde fois, réduit a cette extrémité
de vaincre ou de mourir. Le rejet des bills conciliatoires, le
refus d'entendre les négociations que I'Angleterre tenta
d'ouvrir, créaient pour les États-Unis une de ces situations
sur lesquel1es on risque tout son enjeu. Washington avait
plus que personne contribué a faire échouer ce supreme
effortde réconciliation de la part de la Grande-Bretagne. Il
ne voulait rien en dehors de l'indépendance absolue. « Ce


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. l.




230 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


serait, avait-il dit, une paix de guerreo » Il était certain, des
lors, que le cabinet anglais poursuivrait a outrance la
conquete de ses colonies; il n'y avait plus de treve a espérer;
il fallait done se mettre en mesure. Washington sentait que
sa responsabilité avait grandi, que sa propre personne était
engagée. Le Congres se rendit a ses observations et la posi-
tion des officiers fut notablement améliorée; les vides se
comblerent de nouveau. Si l'armée ne se trouvait pas tout
a faít encore sur un pied quí lui permit de rivaliser avec
l'armée anglaise, elle était du moins en état de tenir ca m-
pagne avec quelques chances de succes. L'ame de Was-
hington fut en outre comblée de joie, en apprenant que la
France venait de reconnaitre l'indépendance des États-Unís.
Ce faít immense avait remonté l'opinion publique; il en
était sorti comme un nouvel élan de patriotisme et d'en-
thousiasme. C'est sous ces heureux auspices que commenca


, la campagne de 1778.




§ 10.


Clinton a remplacé Howe. - TI évacue Philadelphie pour porter toutes
ses forces sur New-York. - Washington résoud de prendre l'offensive
et de couper la marche des Anglais. - Opposition de Lee. - Was-
hington passe outre. - Avant-garde confiée a Lafayette. - Lee solli-
cite ce commandement; Lafayette le lui cede. - Manreuvres coupables
de Lee pour se laisser surprendre. - Il fait battre en retraite sans
coup férir. - Lafayette avertit Washington. - Reproches violents
adressés a Lee. - Impertinente réponse de celui-ci. - Bataille de
Monmouth. - Lee passe devant un conseil de guerreo - Il est
condamné. - Sa retraite de l'armée. - Ses derniers jours.


Le général Howe avait quitté le commandement de l'armée
anglaise et avait été remplacé par sir Henry Clinton. La
retraite du premier avait été, comme ceBe de Gage apres
l'évacuation de Boston, une disgrflCe. - Le cabinet anglais
n'avait aucune confiance dans les chefs qu'il donnait aux
troupes en Amérique. Lord North disait en parlant d'eux :
(( Je ne sais s'iJs font peur a l'ennemi; mais je sais bien
qu'iJs me font trembJer toutes les fois que je pense a eux. »
Il faut bien avouer qu'ils s'étaient montrés jusqu'alors d'une
impéritie exemplaire. Clinton réussirait-il mieux? Il résolut
d'abord d'abandonner Philadelphie, ville ouverte, difficile a
garder, qui avait pu etre un quartier d'hiver convenable,
mais inspirait de graves inquiétudes comme place de guerreo


'Vashington apprit cette résolution de Clinton au moment
ou il s'appretait a attaquer Philadelphie, qui fut évacuée le




232 RÉPUBLlQUE AMÉRlCA.lNE,


17 juin 1778. Clinton, emmenant avec lui pres de 20,000
hommes, devait gagner New-York par la voie de terreo
Washington, qui ne comptait que 11,000 hom:rpes a Valley-
Forge, était décidé a attaquer les forces anglaises, tout au
moins a les harceler, en supposant qu'il ne trouvat pas l'oc-
casion favorable de livrer une grande bataille.


Il semblait que la trahison s'était insinuée dans les rangs
de l'armée américaine, avec le retour de Lee. En effet, dan s
une expédition qui avait été confié e 'a Lafayette, un piquet
de garde le trahit et peu s' en fallut que le général ne tombat
entre les mains des Anglais. Une manamvre habile et
exécutée avec un rare courage le sauva de ce guet-apens.
Le plan d'attaque proposé par Washington contre l'armée de
Clinton, fut combattu avec véhémence par Lee. L'autorité de
sa parole eut encore raison dans les conseils; tout le monde
se rangeait avec une incroyable docilité a ses avis. Quelques
jours apres, Washington revint sur son projet; Lee s'y
opposa de nouveau. Le général en chef passa outre cette
fois et résolut d'expédier une avant-garde de 3,000 hommes
que le gros de l'armée suivrait a distance, de maniere a lui
porter secours au cas d'une attaque, et a ménager ainsi l'en-
gagement général que Washington méditait.


La conduite de Lee dan s eette occasion fut étrange tout au
moins, et son attitude dans les conseils préparatoires fut
comme le prélude de sa manreuvre devant l'ennemi, Étant
opposé a l'exécution du plan de Washington, il déclina le
commandement du corps d'avant - garde qui appartenait
au 'plus ancien major-général. Ce commandement revint
a Lafayette. Soit dépit, soít jalou~ie, Lee le réclama ensuite
avec insistancé. Son premier mouvement n'avait-il pas été
plutót une facon de dissimuler sa véritable intention? ou
bien un remords passager vite oublié ne l'avait-il pas un
moment arreté sur la pente fatale?




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 253


Ce brusque changement dan s les idées de Lee embarras-
sait le général Washington, qui ne croyait pas convenable de
retirer a Lafayette un poste périlleux auquel celui-ci avait
manifesté une grande satisfaction d'etre appelé. En meme
temps, Lee avait écrit a Lafayette, en lui disant : « C'est ma
fortune et mon honneur que je mets entre vos mains; vous
etes trop généreux pour perdre l'une et l'autre. » Lee sem-
blait tenir et affectait de vouloir tenir a tache de faire
oublier la mauvaise impression produite par sa capture.
Washington sonda Lafayette et décida que le moyen de
trancher la difficulté était de renforcer le corps d'avant-
garde par un détachement de 2,000 hommes sous les ordres .
de Lee qui se trouverait ainsi tout naturellement investi
d'un commandement que lui assurait son ancienneté de
grade.


Lafayette avait répondu avec une bonne grace charmante
a la nouvelIe que lui don na Washington de cet incident, par
le billet suivant, daté de Icetown, 26 juin 1778 : « J'ai
besoin de vous répéter par écrit ce que je vous ai dit : c'est
que si vous jugez ou si on juge nécessaire ou utile au bien
du service et a l'honneur du général Lee de l' envoyer ici
avec deux mille hommes ou plus, je lui obéirai avec joie et
servirai sous lui, non seulement par devoir, mais aussi par
considération pour la réputation de cet officier. »


Sir Henri Clinton, informé des projets du général Was-
hington, qui menacait déja ses derrieres, changea l'ordre de
la marche, placa en arriere-garde ses meilleures troupes et
campa a Monmouth, dan s une forte position défendue
presque de tous les cOtés par des bois et des marais. Le
28 juin, au matin, Washington, qui était a six ou sept milles
de la, envoya 1'0rdre au général Lee de commencer l'atta-
que, « a moins qu'il n'eut de puissantes raisons d'agir autre-
ment. » Dans les dispositions qu'il prit pour exécuter ces




234 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


ordres, Lee avait semblé mettre tous ses soins a se laisser
joindre par l'armée anglaise. Cette faute ou ce parti pris
n'échappa point au général Lafayette, qui manmuvra alors
de maniere a dérober ce mouvement a l'ennemi. Il fut assez
heureux pour y réussir. Lee sentit le besoin de se débarras-
ser de ce controle genant; il ordonna au général Lafayette
un mouvement qui ouvrait toutes les chances au canon
anglais; puis il se fit repousser par le général Cornwallis
sans coup férir et manmuvra, en un mot, de maniere a
donner a l'armée anglaise, mal engagée dans des chemins
ou les troupes américaines l'auraient surprise, le temps de
se former en bon ordre. La faute était trop grossiere de la
part d'un officier aussi habile que Lee, pour etre considérée
comme une simple faute. La trahison était patente.


Des le premier mouvement qui lui avait été ordonné et
qui démasquait le plan de Lee, Lafayette avait dépeché un
de ses aides de camp au général Washington pour le préve-
nir de ce qui se passait. Celui-ci arriva au galop, mais ren-
contra la division qui battait en retraite dan s le plus grand
désordre, sans avoir tiré un coup de fusil. La position était
d'autant plus critique que Lee, n'ayaut pas donné avis de
cette retraite, faisait nécessairement marcher ses troupes a
l'encontre de la seconde division, ayant bien calculé qu'il
jetterait ainsi de la confusion dan s tous les corps de l'armée.
Washington rencontra le général Lee sur les derrieres de
sa propre division. Ill'apüstropha en termes tres vifs aux-
quels Lee répondit par de grossieres paroJes et entre
autres : « Vous savez bien que tout ceci a été faít contre
mon avis. » Washington prit alors le commandement de la
division, la ramena au combat, forma lui-meme, au milieu
d'une grele de baIles, un corps d'un millier d'hommes qu'il
lanca sur l'ennemi, disposa ensuite Jes autres corps et réta-
blit l'ordre dans ce chaos. Tout espoír était perdu pour Lee;




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 235


il n'y avait plus qu'a obéir. Il reprit son commandement et
pendant le reste de la journée, se conduisit en vaillant
soldat.


(( "Dans cette affaire mal ];)réparée, mais bien fmie, )) dit
Lafayette, « le général Washington sembla d'un coup d'ooil
arreter la fortune, et sa grace, sa présence d'esprit,
ne furent jamais mieux déployées. Le général Washington
ne fut jamais plus grand a la guerre que dans cette action.
Sa présence arreta la retraite; ses dispositions fixerent la
yictoire. Sa bonne mine a cheval, sa bravoure calme,
relevée par l'animation que produisait le dépit de la
matinée, lui donnaient l'air le plus propre a exciter l'en-
thousiasme. )) La nuit mit fin au combat, et le lendemain
l'ennemi avait levé pied. Washington alla camper a White-
Plains, a 30 milles de New-York. Il écrit a ce sujet :
« Apres deux ans de marches et de contre-marches, apres
des vicissitudes si étranges que jamais peut-etre aucune
guerre n'en a présenté de semblables depuis le commen-
cement du monde, quel sujet de satisfaction et d'étonnement
pour nous de voir les deux armé es revenir a leur point de
départ. ))


C'était, en effet, a quoi avaient abouti les deux années dont
nous avons essayé de faire passer les principaux événe-
ments devant les yeux de nos lecteurs. La encore, Washing-
ton devait subir la terrible épreuve de la trahison d'Arnold.
Mais encore quelques efforts, et les Anglais abandonnaient a
jamais le sol de ces colonies qu'ils s'étaient maladroitement
aliénées, dont ils n'avaient pas su reconquérir l'affection et
qu'ils perdirent par inhabileté ou parce que la Providence avait
décrété la formation, dans l'autre plateau de la balance du
globe, d'une société différente de l'ancien monde, ou devaient
germer et se féconder des idées nouvelles, sujet d'études et
d'étonnement pour I'Europe, en meme temps qu'elles soule-




236 RÉPUBLIQUE Al\IÉRICAINE.


veraient d'ameres critiques, des enthousiasmes irréfléchis
dans leur ardeur et des espérances indéfinies.


Apres la batailIe de Monmouth, Lee écrivit a son général
en chef une premiere lettre impertinente a laquelle Was-
hington répondit en termes séveres, mais calmes. Lee, plus
irrité encore, riposta par un billet offensant en demandant a
passer devant un conseil de guerreo Il fut mis d'abord aux
arrets et cité devant une cour martiale sous le coup de trois
ehefs d'accusation : 10 désobéissance aux ordres qu'il avait
recus en n'attaquant pas l'ennemi; 20 mauvaise eonduite en
présence de l'ennemi. en faisant en désordre une retraite
inutile et honteuse; 30 manque de respect envers le général
en chef dans deux lettres écrites apres l'action. Le général
Lee fut reconnu coupable sur les trois chefs d'accusation.
On supprima seulement dan s le jugement l'épithete de hon-
te use qui flétrissait sa retraite a Monmouth. Le Congres
approuva la sentence qui condamnait Lee a la privation de
tout commandement pendant une année et un jour.


Lee quitta aussitót l'armée et ne songea jamais a y revenir.
Dans l'intervalle qui s'écoula entre l'arret du conseil de
guerre et son approbation par le Con gres, Lee publia une
brochure dans laquelle, en se justifiant, il attaqua d'une facon
si injurieuse le caractere et la personne du général en chef
que le colonel Lawrens, un des aides de camp de Washing-
ton, envoya un cartel a Lee qui fut blessé assez grievement.
Mais, comme le général Conway, iI guérit presque miracu-
leusement de cette blessure et se retira en Virginie sur une
propriété qu'il y avait achetée. La il vivait dans une sorte de
cabane ouverte a tous les vents, ou iln'y avait me me pas de
vitres aux fenetres, au milieu d'une meute de chiens et de
ses livres. Dans eette retraite, il composa ses mémoires,
assez curieux malgré ]'extreme soin qu'il y apporte de
van ter sa personne, et des essais politiques et militaires. Au




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 237


mois d'octobre 1782 il fit un voyage a Philadelphie. Pris
d'un violent acces de fievre dan s une taverne de bas étage
ou il s'était logé, il succomba en quelques jours.


Les événements que nous avons racontés dans le cours de
ce chapitre, ceux ou se trouve melé le général Lee, dénon-
cent assez son caractere et accusent trop haut sa conduite
pour que nous ayons besoin d'y insister ici. Lee ne mérite,
comme Conway, comme Arnold, que l'oraison funebre du
mépris. Si Gates fut coupable dans sa conspiration contre
Washington, au moins sut-illaisser un nom que n'a souillé
ni lacheté ni crime, et que de grands et réels services ont
au contraire iIlustré.


Mais quel contraste entre tous ces hommes agité s par
les passions vulgaires d'une basse ambition, et Washington
dont la male et grave figure pIane sur I'Amérique! Lui aussi
fut ambitieux, mais quelle ambition noble, élevée, pure,
rehaussée par le plus ardent patriotisme, par la plus com-
plete abnégation! Il commit des fautes; mais qui n'en com-
met pas? qui n'a ses jours et ses heures de faiblesse? Il eut
des vertus admirables, et tout le monde n'en a paso


:,~
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. ........:.~.~--;




§ 11


Bénédict Arnold. - Sa jeunesse désol'donnée. - Il est fait colonel par
le comité. - Sa rivalité avec Ethan Allen. - Histoire de ce célebre
partisano - Prise de Tieonderoga. - Capture d'un sloop anglais par
Arnold. - Ethan Allen prisonnier de guerre, sa vie, sa mort.


Vacte infame concu par le général Arnold ne fut pas une
trahison vulgaire. Un concours de circonstances roma-
nesques a marqué, d'ailleurs, cette trahison et tout a
contribué a lui donner une portée peu ordinaire :


Bénédict Arnold était né a Norwich, dans le Connecticut,
le 3 janvier 1740, d'une famille obscure. Il montra des ses
débuts dans la vie, un caractere aven tureux, une grande
inconstance dans les idées, une moralité douteuse, laissant
de mauvais souvenirs dans les différentes carrieres qu'il
essaya et quitta successivement pendant la premiere partie
de sa jeunesse. En apprenant sa gloire d'abord, sa trahison
ensuite, les camarades de son enfance déclarerent, dit un
de ses biographes, « qu'il n'y avait rien qu'on ne put attendre
de lui, en bien ou en mal. »


L'éducation d'Arnold avait été fort négligée; elle se bor-
nait aux connaissances élémentaires que I'on pouvait puiser
dans les écoles publiques de ce temps. Tres jeune, il était
entré dans le commerce des drogueries qu'il abandonna
pour s'engager dans l'armée. Apres quelques mois passés au




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. !39


service, il déserta et revint prendre sa place derriere le
comptoir d'une boutique. Les memes motifs qui l'avaient
forcé a renoneer, une premiere fois, au calme de la vie
civil e , l'y eontraignirent encore. Criblé de dettes, harcelé
par ses créanciers, écrasé sous le fardeau d'une existence de
débauches et de désordres, il s'enfuit de la ville et alla
s'enroler de nouveau.


Son caractere impétueux, arrogant, se pliait difficilement,
on le peut concevoir, a la discipline militaire. D'ailleurs, ses
habitudes déréglées n'étaient guere de mise sous les dra-
peaux. Il les déserta une seconde fois, et dans de telles
conditions qu'il fut obligé de se tenir caché pendant long-
temps. Il obtint grace cependant, et vint a New-Haven, ou
il s'associa avec un droguiste. C'était la son commerce de
prédilection.


La maison qu'Arnold a occupée a New-Haven existe
encore aujourd'hui; elle est de construction simple, comme
toutes les habitations du temps, avec up étage de cinq
croisées de facade, et, au milieu, un petit portique supporté
par deux colonnettes en bois. Des bouquets de beaux arbres
l'encadrent, et elle est enclose dan s une petite grille basse.
Mais les dispositions intérieures de cette maison accusent
les gouts de comfort et de luxe qui ont été la passion et la
perte d'Arnold. L'enseigne de sa boutique a été conservée
dans le musée de New-Haven.


Arnold réussit dans sa nouvelle entreprise, fit de brillantes
-affaires, établit des relations importantes avec les Indes
occidentales, et devint armateur de cinq ou six navires,
qu'il commanda lui-meme en qualité de capitaine. Malgré ce
succes qui semblait lui assurer une position d'honorabilité
commerclale bien assise, malgré le crédit dont iI jouissait, il
était loin, meme a cette époque, de posséder l' estime et la
considération de ses concitoyens. 11 passait pour un homme




240 REPUBLIQUE Al\lERtCAINE.


sans principes, sans moralité, et donna raison a cette
opinion défavorable, en faisant, au milieu de sa plus grande
prospérité, une faillite au moins inattendue, qui laissa
planer sur lui les plus graves soupcons.


Arnold, avait done essayé en peu d'années de plusieurs
métiers assez différents. Le changement était plus qu'un
besoin de son caractere, c'était aussi une nécessité a laquelle
le condamnaient les écarts de sa vie.


Au moment ou éclata la guerre de l'indépendance, Arnold
commandait une compagnie de milices du Connecticut,
connue sous le nom de « gardes du gouverneur. »


Les événements qui venaient de s'accomplir et ceux qui
grondaient déja dans l'avenir n'avaient pu manquer de frapper
cet esprit actif et impatient, possédé au supreme degré de
ce démon du go ahead, le mot d'ordre de toutes les folies et
de toutes les grandes amvres des Américains. Il entrevit
une carriere nouvelle et de nouveIJes aventures a courir. A
ce sentiment, q41'explique suffisamment la mobilité de son
caractere, se joignait peut-etre le patriotisme qui pouvait, a
ce moment, entlammer son cceur facile a toutes les émo-
tions.


Quelques Jours apres la bataille de Lexington, dont la
nouvelle électrisa les colonies, Arnold appela sa compagnie
sous les armes et lui proposa de se rendre au quartiel'
général de la guerreo La proposition n'excita pas tout a fait
l'enthousiasme qu'il avait espéré; néanmoins, une quaran-
taine de ses miliciens consentirent a le suivre. Il ferma sa
boutique et partit pour Cambridge. Arnold avait apporté
dans l'organisation de sa compagnie l'esprit et les habitudes
militaires naturels aux chefs de milices qui ont vécu plus mi
moins longtemps sous les drapeaux de l'armée. Cette indé"
pendance, dont l'amour excessif lui avait rendu impossible
le joug de la di&cipline, iI ne l'avait pas tolérée chez les




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 241


autres, et « les gardes du gouverneur » étaient réputés
parmi toutes les mili ces pour leur tenue, leur connaissance
des armes et leur parfaite exactitude dans le service.


Arnold fut bien accueilli a Cambridge. Le Comité accepta
avec gratitud e l'offre qu'il fit de son épée, et donna au jeune
capitaine une commission de colonel. A ce moment-Ia,
comme a toutes les époques ou les causes en danger et les
armées de hasard recrutent leurs chefs parmi les hommes
de bonne volonté et les hommes de courage, il fallait bien
improviser beaucoup d'officiers, escompter les espérances
et l'avenir, faute d'avoir déja un passé a payer. Le Comité
révolutionnaire avait, en outre, un intéret puissant a encou-
rager les hommes plus ou moins influents qui venaient a lui.
Dans les circonstances dont nous avons, précédemment,
raconté les phases critiques, on s'explique sans peine com-
ment un jeune capitaine, pIein d'ardeur, emmenant avec lui
une quarantaine d'hommes de bonne volonté, a coup sur les
mieux équipés de toute l'armée indépendante, était accueilli
avec tant de sympathie.


Arnold n'avait pas captivé le Comité seulement par la
Dorme mine et la bonne tenue de ses quarante miliciens; iI
lui avait présenté, en meme temps, le plan d'un hardi coup
de main a exécuter et dont le succes pouvait avoir une
influence considérable sur les débuts de la guerreo Il s'agis-
sait de s'emparer par surprise et a tout prix de deux forte-
resses anglaises : Ticonderoga et Crown-Point, qui comman-
daient la route du Canada et l'extrémité du lac Champlain,
dans le voisinage immédiat des lignes américaines. Le
succes d'une telle entreprise assurait les mouvements de
l'armée indépendante de ce coté et la mettait momentané-
ment a l'abri de toute attaque des Anglais par le nord. Le
Comité, frappé des résultats de ce projet, autorisa Arnold a
lever quatre cents hommes pour en opérer l'exécution. Ce




242 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


ne fut pas sans peine que, en dehors des rangs de l'armée,
Arnold put réunir son corps expéditionnaire. A la tete de
trois cents volontaires environ, en y comprenant les qua-
rante miliciens de sa compagnie des « gardes du gouver-
neur, » il se mit promptement en route pour Ticonderoga.


Soit co"incidence fortuite, soít plagiat, et il serait difficile
peut-etre d'établir qui fut le plagiaire, le plan d'Arnold avait
germé dans une autre tete que la sienne. En meme temps
qu' Arnold obtenait du Comité de Cambridge la mission dont
nous venons de parler, une proposition identique avait été
faite a la Législature du Connecticut par un autre aventurier
de la meme trempe que lui, d'un courage égal au sien, mais
dont le nom a passé pur a la postérité, et enveloppé dans le
linceul d'une légitime admiration.


Celui-Ia se nommait Ethan AlIen. 11 portait le titre de colo-
nel, par modestie, car il était, de fait, une maniere de roi
indépendant, avant meme la proclamation de l'indépendance
américaine. Ethan Allen eut pu etre général dans l'armée,
il ne le daigna paso 11 fut le premier colonel d'Amérique,
comme Latour d'Auvergne fut le premiergrenadier de France.


Dans toutes les biographies américaines, on ajoute 3.U nom
d'Ethan Allen le titre de « partisano » Titre exact dans la
rigoureuse acception du mot.


Avant la révolution, des difficultés existaient entre les deux
colonies du Massachusetts et de New-York an sujet de la
délimitation de leurs frontieres respectives. Les territoires
qui forment aujourd'hui les trois États du Vermont, du Con-
necticut et du New-Hampshire, étaient l'objet de ce litige.
La famille d'Ethan ABen appartenait au pays disputé, dont
les habitants, en leur qualité de montagnards, se souciaient
peu de relever de la colonie de New-York. Pour mettre un
terme a ces dissensions, le roi Georges II avait ordonné la
réunion, a Albany, d'un congres composé de députés des




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 243


deux colonies et des territoires en litige. Ethan Allen fut
envoyé a ce congres pour représenter les colons opposés a
l'annexion avec New-York. C'était un jeune homme d'une
rare énergie, d'un 'courage éprouvé dans mille aventures
d'une vie partagée entre la chasse et les combats contre les
Indiens. Élevé a l' école de l'indépendance, au grand air, il
portait dans son regard, dans son allure, dans ses gestes, ce
je ne sais quoi de résolu et de fascinateur qui attire l'attention
et impose le respect.1l maniait le mousquet, l'arc, le couteau,
toutes les armes de la civilisation et de la barbarie, avec une
égale aisance et une égale supériorité. La force de son corps
répondait a la vigueur de son ame. Il est aisé de se repré-
sen ter Ethan ABen modelé sur quelqu'un de ces types a
part que tous les peuples indépendants et fiers ont fournis.
A se l'imaginer ainsi, on comprend qu'il dÍlt exercer une
influence considérable sur cette tribu de montagnards, de
chasseurs et d'agriculteurs moitié barbares moitié civilisés.
« Il avait, raconte une chronique du temps, une éloquence
sauvage, mais insinuante. Sa parole était un singulier
mélange de barbarisme, de citations empruntées aux Écri-
tures saintes et de poésie orientale. Quoique peu classique
et peu grammaticale, elle était vive et animée. »Washington
disait d'Ethan ABen « qu'il y avait en lui quelque chose
d'original qui commandait l'admiration. »


Ethan ABen déploya devant le Congres d'Albany toutes les
ressources de son talent oratoire, et probablement aussi
toute l'impétuosité d'un caractere dont on peut deviner les
qualités et les défauts, et qui ne durent pas, a coup sur,
servir beaucoup la cause qu'il défendait. Il la perdit, en
effet. Le Con gres d'Albany conclut dans le sens contraire
aux VCBUX d'Ethan ABen et de ses partisans; le territoire en
litige fut adjugé a la colonie de New-York. Mais les colons
déboutés refuserent de se soumettre a cette décision, et se




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 245


honneur, et par la suite de tres beaux avantages. Il exhiba
sa commission de colonel de l'armée . réguliere, qui parais-
sait devoir lui donner naturellement le pas sur un chef
d'aventuriers. Ethan Allen ne s'émut pas de cette prétention.
« En demandant de servir la cause du peuple, dit-il a
Arnold, j'ai annoncé ne vouloir jamais commander d'autres
soldats que mes montagnards. S'ils consentent, eux, ce dont
je doute, a obéir a un autre chef que moi, je me soumettrai.
Sinon, vous passerez sous mes ordres ou retournerez la
d'oiI vous venez. Choisissez. » Les montagnards, consultés,
déclarerent qu'ils ne reconnaitraient jamais d'autre chef
qu'Ethan ABen. Ce fut pour le cceur ombrageux d'Arnold le
premier de ces mécomptes qui le poursuivirent fatalement
dan s sa carriere, et dont on serait tenté de lui faire une
ombre d'excuse, s'il était possible d'en admettre au crime
dont il se rendit coupable. Quoi qu'il en soit, Arnold accepta


\


de servir en sous-ordre, et se conduisit dan s l'action avec
le courage impétueux dont il devait donner encore tant de
preuves.


ABen avait envoyé a l'avance un détachement pour requé-
rir sur le lac Champlain et conduire a Shoreham tous les
bateaux nécessaires pour transporter son petit corps expé;..
ditionnaire. Le 9 mai 1775, a la tombée du jour, Arnold et
Allen arriverent a Shoreham. En face d'eux, sur l'autre bord
du lac et se perdant dans les ténebres du soir, se dessinait
la silhouette du fort de Ticonderoga, situé au sommet de
rochers énormes et dont la base baignait dans les flots du
lac. L'aspect de cette formidable masse de pierres et de
rochers semblait rendre irréalisable l'entreprise de ces deux
cerveaux brulés. lIs ne se firent pas d'illusion sur la proba-
bilité d'un insucces, et se communiquerent franchement
leurs sinistres impressions. Mais. ce n'était plus l'heure
d'hésiter. Il leur parut que le plus sur moyen de faire passer


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. lo t.6




244 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


eonstituerent indépendants, en adoptant pour devise cette
phrase d'un discours d'Ethan ABen : « Les dieux des mon~
tagnes ne sont pas les dieux des vallées. » Ethan Allen fut
élu le chef de eette armée de montagnards, qui s'établit sur
l'espace fortifié entre les rivieres du Connectieut, le lac
Champlain et l'Hudson; e'est aujourd'hui l'État du Vermont.
lIs prirent le nom de Creen mountains' boys (les gars des
montagnes vertes) et expulserent de leurs territoires tous
les colon s de New-York. Ethan Allen devint une sorte de
Robin Hood, organisa militairement son petit royaume, se
ehoi sit pour lieutenants deux hommes de bonne trempe:
8eth Warner et Remember Baker, et repoussa toujours
victorieusement les attaques dont il fut l'objet.


II va sans di re que lui et son peupIe avaient été mis hors
la loi; ils s'en souciaientpeu.Cetétat de choses durajusqu'au
moment de la révoIution. La nouvelle de la bataille de
Lexington retentit comme un coup de tonnerre dans les
montagnes et y eut un long écho. En un cIin d'reil, les boys
furent sous les armes. Leur intrépide chef alla offrir ses
services en proposant tout d'abord a la Législature du Con,.
necticut le eoup de main sur Ticonderoga et Crown-Point.
La Législature fit bon aceueil a Ethan ABen et lui fournit
meme l'urgent nécessaire. Il se mit en marche, suivi de
deux cents de ses « gars des montagnes, » et se dirigea sur
Castleton. C'estla qu'il se rencontra avee Arnold.


Pour l'un des deux la rencontre dut etre désagréable. Si
ren erois les meilleures autorités, le plus désappointé dut
etreArnold que ron soupconnait d'avoir eu eonnaissance du
plan d'Ethan AlIen, par suite de l'indiscrétion de quelque
membre de la Législature. Ce qui le ferait croire, e'est
qu'Arnold était parti de Cambridge avec une extreme préci-
pitation. La principale question pour lui était de eommander
en chef une expédition dont iI pourrait tirer un tres grand




246 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


dans l'ame de leurs soldats l'audace qui les enflammait
eux-memes, était de ne ríen dissimuler a ceux-ci du danger
comme du peu de chance qu'ils avaient d'échapper a la
mort:


« 8'ils nous abandonnent, dit Ethan Allen a Arnold, nous
risquerons le coup a nous deux ou'avec le petit nombre de
eeux qui nous resteront fideles. Mes gars des montagnes
sont plus aguerrís et plus ínsouciants que vos milices, si
braves qu'elles soient; c'est a eux que je veux m'adresser
d'abord. lls sont accoutumés d'ailleurs a me suivre partout
ou je veux. »


Ethan Allen disposa sa troupe en corps de surveillance et
de réserve sur la rive, avec ordre de venir a son secours, si
beso in était et -sur un signal convenu, pl.iis iI choisit quatre-
vingt de ses « gars, » et leur adressa une chaleureuse
alIocution, avec ce ton d'autorité entrainant qui lui était
familier. Ensuite, leur montrant la forteresse dont la vue
n'avait certes rien de bien encourageant, il termina par ees
mots: « Vous le voyez, c'est une tentative désespérée, et je
ne demande a personne de mareher eontre sa volonté. Ce
que je puis vous dire, e'est que je serai en tete et le premier '
a l'escalade! Que ceux qui veulent me suivre mettent le
mousquet sur l'épaule! » Il n'y eut pas la moindre hésitation
dans les rangs.


Les quatre-víngts montagnards s' embarquerent. La nuit
était noire, les eaux du lac calmes, la brise fraiche et favo-
rable. Les quatre embarcations chargées de cette bande de
fous audacieux et qui marchaient en héros a une mort
prévue, on pourrait dire préméditée, aborderent heureuse-
ment au pied d'une petite ravine. Allen débarqua le pre-
mier, Arnold était sur ses talons. lIs gagnerent un sentier
étroit et difficile qui conduisait au fort, un sentier pro-
fond, taillé dans le roe et dans le bloc des montagnes,




WASHINGTON, GENERAL EN CHE .... 247


semblable a une tombe creusée a l'avance pour ceux qui
s'y aventuraient. Les montagnards, se réglant sur leurs
deux intrépides chefs, se trainaient a ,petits pas, le dos
vouté, l'reil ouvert a droite, agauche, devant eux, cherchant
a voir l'impossible au fond des ténebres qui les envelop-
paient, le mousquet abaissé et tout pres de l'épaule. Le
silence régnait autour d'eux; ce silence était leur inquié-
tude. Illeur semblait inadmissible que leur marche n'eut.pas
été surprise et que ce calme qui protégeait leur audacieuse
entreprise ne fUt pas un piége. Déja ils étaient parvenus au
plateau qui s'étendait devant la forteresse, et aucun cri
d'alarme n'avait été poussé. La garnison tout entiere était .
plongée dan s le sommeil. Une seule sentinelle veillait aux
portes du fort. Des qu'elle apercut l'ennemi débouchant par
le sentier, elle fit feu. La baIle du mousquet effleura l'épaule


, d'Arnold, qui s'élanca sur le factionnaire, le terrassa et le
livra aux montagnards. Le malheureux venait de monter sa
derniere faction. Sur l'ordre d'Ethan Allen, les quatre-vingts
« gars » se formerent en bataille, et, apres avoir poussé
trois hurrahs formidables, ils coururent a l'assaut du fort,
enfoncant les portes, escaladant les fenetres. L'alarme avait
été donnée, mais l'épouvante était parmi cette garnison
surprise si inopinément. Dans ce désordre du désespoir, a
peine quelques coups de feu furent-ils échangés. ABen
arriva jusqu'a la chambre du commandant, qui se montra en.
déshabillé complet. « Derriere lui et par-dessus son épaule,
raconte une chronique, apparut la figure effrayée de sa jeune
femme. » Allen somma le commandant de se rendre. « Au
nom de quelle autorité agissez-vous? demanda-t-il. - Au
nom du grand J ehovah et du Congres continental, répondit
ABen. » Les Anglais, croyant a la présence de forces impo-
santes, se rendirent a merci sans essayer aucune résistance.
Ils furent conduits prisonniers a Shoreham, et Allen prit


o




248 RÉPUBLIQUE Al\IÉRICAINE.


possession Ímmédiate du fort Ticonderoga qui contenait des
approvisionnements considérables. ,.


Au double point de vue des besoins matériels de l'armée
indépendante et de la sécurité de ses mouvements futurs, la
prise de Ticonderoga fut regardée avec raison comme un
signalé service.


Arnold pensait avoir assez faH pour sa modestie en subis-
sant l'autorité d'Ethan Allen dans l'accomplissement de ce
brillant coup de main, dont la moitié de l'honneur lui
revenait a bon droit. Il demanda, a titre d'acte de justice, le
commandement en chef de Ticonderoga, d'ou il entrevoyait
de nouvelles expéditions a entreprendre sur le lac Cham-
plain. Il éprouva une nouvelle déception. l .. a popularité
d'Ethan ABen, déja immense aupres de la Législature du
Connecticut, venait de grandir encore de tout l'éclat de ce
récent triomphe auquel son nom, bien plus que celui
d'Arnold, a tort ou a raison, était demeuré attaché. De plus,
c'était par un de ses lieutenants, Seth Warner, que, a
quelques heures d'intervalle, le fort de Crown-Point avait
été enlevé non moins lestement que Ticonderoga.


La Législature du Connecticut ne tint aucun compte des
prétentions d' Arnold et obtint du Comité de Cambridge que
le commandement en chef restat a Ethan Allen. Ce n'était
pas seulement le succes d'un heureux coup de main que
récompensait a ce moment le gouvernement du Connecticut,
c'était toute une vie d'énergique résistance a l'oppression;
peut-etre aussi subissait-il le prestige de- cette vie aventu-
reuse dans les montagnes et l'intluence de la mystérieuse
gloire qui entourait le nom d'Ethan Allen.


Arnold fut profondément blessé de cette préférence
accordée a son populaire compétiteur. n en coneut plus que
du dépit; la haine et la colere entrerent dan s son coour.
Il adressa de violentes réclamations au Comité de Salut




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 249


du Massachusetts et insista sur des services au moins
égaux dans une entreprise faite de commun accord. Le
Comité de Salut, tout en reconnaissant la part acquise a
Arnold dans le succes de l'expédition, s'inclina lui aussi
devant la popularité d'Ethan Allen. Arnold avait un carac-
tere bouillant, sensible aux injures lors meme qu'elles
étaient atténuées par des consolatjons, n'estimant que les
résultats présents et appréciables. L'hommage rendu a son
talent ne lui suffisait pas; les promesses pour l'avenir luí
semblaient un reve et une chimere. n montra, par la suite,
ce tempérament dans toutes les occasions ou son humeur
irascible fut mise a l'épreuve. Le ressentiment du moment
le poussa ~t vouloir quitter le service, a peine au début d'une
guerre ou il devait s'iI1ustrer jusqu'a la veille de sa honte.
n s'éloigna de Ticonderoga l'ame gonflée de col ere, et prit
la route de Cambridge oü il se rendait pour remettre sa
démission au Comité de Salut. Mais le tempérament meme
d'Arnold était l'antidote des défaillances avec lesquelles jI
fut plus d'une fois aux prises. Ses instincts militaires, son
audace, son courage, qui ne cherchait que l' occasion de
s'exercer, le besoin et l'amour du danger et des entreprises
hardies, une soif insatiable de gloire devaient toujours le
détourner de ses résolutions de retraite prématurée. Il
suffisait d'un coup de main a ,3ccomplir, d'une expédition ou
les hasards de la guerre le pouvaient jeter, pour qu'il oubliat
l'injustice de la veille, rentrat dan s la voie du devoir et
sacriflat sans hésiter sa personne et ses rancunes. L'activité,
l'action, a cette époque de sa vie, faisaient son salut. Plus
tard, le repos et la réflexion firent sa perte.


Pendant qu'il longeait le lac Charoplain, Arnold apereut
au mouillage un sloop de guerre anglais. Un double senti-
roent le poussa a tenter la capture de ce batiment : d'abord
l'instinct guerrier qui se réveilla chez lui; puis l'occasion




250 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


fournie d'effacer l'humiliation de Ticonderoga, en rapportant
a Cambridge des lauriers conquis sans partage. Concevoir
et exécuter un projet, c'était tout un pour Arnold. Il com-
muniqua son idée aux quelques hommes qui l'accompa-
gnaient : ils étaient une dizaine au plus. Sa proposition
trouva de l'écho. Il s'empara d'une embarcation sur le rivage
et se dirigea vers le batiment. Ce fut par miracle qu'il
échappa a une grele de balles et de boulets; il aborda enfin
le sloop dont il demeura le maUre, apres un combat acharné
corps a corps, d'un contre cinq. Quatre seulement de ses
dix hommes restaient debout a ses catés. Ticonderoga était
oublié! Au lieu de se rendre a Cambridge pour donner sa
démission, Arnold y courut en hate rendre compte de son
nouveau et brillant exploit, demandant qu'on lui donnat de
nouveaux moyens de prouver son courage et son audace. Il
ne tarda pas a etre satisfait.


Mais, avant de poursuivre le récit de cette biographie
d'Arnold, il faut achever celle d'Ethan AlIen. Quelque temps
aprés l'affaire de Ticonderoga, le chef des montagnards
s'était rendu dan s le Canada avec l'armée du général Shuy-
ler, et, dan s un coup de main qu'il tenta contre la ville de
Montréal ,alors assiégée par les troupes américaines, il fut
fait prisonnier et envoyé en Angleterre.


C'est un point sur lequel il n'est pas inutile d'insister que
ce gout marqué des Américains pour,les coups de main en
temps de guerre, parce qu'il peint admirablement bien le
caractere américain, a cette époque comme aujourd'hui. Il
y a a cela deux 'Causes: c'est d'abord une antipathie pro-


. .


fonde pour l'inaction; en second lieu, c'est la haine de la
discipline et le sentiment de l'indépendance joints au besoin
de laisser sur toutes choses et en toutes affaires l'empreinte
d'une personnalité hardie. On peut meme trouver la l'expli-
cation de ce penchant des Américains de nos jours pour la




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 251


flibusterie. Ils sont amoureux, meme en temps de paix, de
ce qui maintes fois les a illustrés en temps de guerreo
L'ambition personnelle, des gouts guerroyants et la fievre
de la renommée laissent a peine a certains esprits aventu-
reux, la conscience du crime qu'ils cornmettent en violant les
lois du droit des gens, reconnues par toutes les nations. Ces
diverses causes combinées ont rendu de tout temps fort dif ..
ficile et fort délicat le commandement des armées en Amé-
rique. C'est ce qui frappa d'étonnement et d'inquiétude le
général Washington, lorsqu'il prit, en 1770, par la volonté
du Congres, le commandement en chef de l'armée continen-
tale. « I,es soldats, dit Jared Sparks, avaient été enrólés par
leurs gouvernements respectifs pour un temps et un objet
déterminés; ils ne pensaient pas que cet engagement put
les soumettre a aucun autre pouvoir. Chacun se considérait
comme partie intéressée, et réclamait ses droits comme
citoyen... Quand on présenta aux soldats les ordres et les
reglements prescrits par le Congres continental, plusieurg
d'entre eux ne voulurent pas les admettre. Ils avaient quitté
leurs foyers pour combattre pour la liberté et voulaient la
réclamer pour eux-memes. » Il n'ya pas d'armée réelle pos-
sible dans de telles conditions qui favorisent merveilleuse-
ment ces entreprises individuelles que chaque cerveau brulé
a la prétention d' exécuter. De la ces expéditions partielles,
ce systeme de harcellement incessant contre l'ennemi, de
surprises, de petites victoir.es isolées qui ont toujours été
profitables aux Américains en toutes campagnes. La longue
guerre de l'indépendance en a fourni d'innombrables exem-
pIes. C'est a cela que ron doit attribuer le gen re particulier
d'héroisme qui caractérise les officiers el les soldats améri-
cains. Ce sont en effet des héros de vaillance et de bravoure
personnelle; mais si ron faisait un tout de ces mille traits
de courage et d'audace qui ont valu a beaucoup de leurs




252 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


capitaines une éclatante et légitime renommée, on n'y trou-
verait peut-étre rien de ce qui constitue la véritable gloire
ni le véritable talent militaires.


A un homme comme Ethan Allen, né partisan, soldat par
gout et par habitude, chef naturellement indiscipliné de
montagnards qui ne reconnaissaient que son commande-
ment, les lenteurs d'un siége durent paraitre intolérables.
11 avait tenté contre Montréal ce qui lui avait réussi a Ticon-
deroga. Mais iI échoua, paya du prix de sa liberté et de tor-
tures sans nombre, son inutile bravoure.


Ses luttes contre la colonie de New-York, sa retraite
redoutée dans les « montagnes verte s , » son indépendance
d'autrefois et sa quasí-royauté, ou il avait montré non moins
de fierté et d'arrogance qu'un empereur du moyen age,
n'avaient pas laissé que de soulever de violentes haines
contre lui chez les autorités coloniales. L'ex-gouverneur de
New-York, le général Tryon, que les historiens du temps
-ont, a juste titre, flétri de l'épithete d'infame, l'antagoniste
d'Allen dans les discussions un moment pacifiques aux-
quelles donna lieu le litige des territoires, trouva bonne
l'occasion de se venger de lui. Il recommanda le prisonnier
« aux plus durs chatiments. » La recommandation de Tryon
fut ponctuellement exécutée contre cet ennemi vaincu et
désarII1é. Ethan Allen subít une captivité de trois années,
qui fut un long martyre. Conduit en Angleterre, il fut jeté.
dans les fers, pour étre jugé non comme soldat, mais comme
bandit. 11 demeura enfermé dans Pendennis-Castle, atten-
dant l'exécution du jugement qui l'avait condamné a étre
pendu. Cependant, comme les deux arméesnégociaient un
traité pour l'échange des prisonniers, ABen fut dirigé d'An-
gleterre sur Halifax, d'abord, puis sur New-York, alors au
pouvoir des Anglais. C'était par suite d'une méprise qu'on
lui avait fait prendre la route de l'Amérique au lieu de celle




WASHINGTON, G~NÉRAL EN CHEF.


de la potence. L'implacable Tryon, en apprenant l'arrivée
d'Allen a New-York, voulut faire exécuter contre lui la sen-
tence prononcée en Europe, et a laquelle le célebre chef
des montagnards avait miraculeusement échappé. Tryon
fut arreté dans l'aeeomplissement de sa basse vengeance par
les protestations du général Washington. .


On sait quels obstaeles l'éehange des prisonniers rencontra
de la part des Anglais, la prétention soulevée par' eux :
« Que les prisonniers américains ne devaient pas etre traités
comme des prisonniers d~ guerre, mais comme des rebelles
pris les armes a la main; » e'était la condamnation a mort
de la plupart d'entre eux. On se souvient également a la
suite de quelles énergiques menaces de Washington, cet
échange de prisonniers put s'effectuer; mais il s'opéra len-
tement. Le malheureux Ethan Allen, presque a bout de ses
forces, ne voyait point son tour arriver. Il crut qu'on
l'oubliait; iI put faire parvenir secretement a l'assemblée
du Connecticut, son État natal, la supplique suivante. « J'ai
souffert tout, excepté la mort. J'ai a venger également mes
propres injures et ceHes de mon pays. On sait par expé-
rience, que fai le courage nécessaire pour faire face aux
envahisseurs de l'Amérique dan s un poste périlleux et pour
déchainer contre eux toutes les horre11rs de la guerreo


• Avisez au moyen de me rendre la liberté, et je consacrerai
ce qu'il me reste de jours, en faisant bon marché de ma vie,
au serviee du pays pour défendre l'indépendanee de l' Amé-
rique. J'avais espéré de pouvoir inserire mon llom sur la
liste des illustrations américaines; mais je suceombe au
printemps de ma vie! » W. Irving, qui rapporte eette piece,
ajoute : « Honnete Allen! Son nom sera a jamais inscrit sur
~ette liste, non pas illustre peut-etre, mais éminemment
populaire. » Washington, a qui l'assemblée du Connecticut
transmit la supplique d'Ethan Allen, écrivit au Congres :




254 RÉPUBLlQl1E AMÉRICAINE.


« Ses maIheurs me touchent beaucoup, et je sens que sa
captivité prive notre pays d'un chaud ami et d'un officier
capable. » Les projets infames de Tryon furent déjoués.
Washington obtint l'échange d'Ethan ABen, qui recouvra sa
liberté le 3 mai 1778. Le jour de sa délivrance, iI poussa un
terrible cri de vengeance que ses fideles (e gars des monta-
gnes » répéterent autour de lui.


Mais les forces physiques manquaient a l'énergie de son
ame. Il dut expier dan s un long et impatient repos les tor-
tures qu'il avait souffertes. Des qu'il sentit que son corps
pouvait endurer les fatigues de la guerre, et que son bras
pouvait porter de nouveau l'épée, il dBmanda et obtint de
reprendre du service sous le drapeau national.


Au moment OU il allait rejoindre l'armée, l'ancienne que- '
relle des territoires entre le N e\v-York et le Vermont reeom-


I
menea. Le Vermont affranchi réclamait les territoires dis-
putés jadis; le New-York, encore au pouvoir de I'Angleterre,
arguait de la décison royal e contre laquelIe Ethan ABen
s'était insurgé, et qui avait attribué ces territoires a la
province de New-York. Les (e dieux des montagnes et les
dieux des vaBées, » 'comme avait dit ABen, étaient de nou-;,
veau en présence. Le Vermont donna ,a Ethan Allen le
commandement de ses milices. Le partisan rappela ses
ee gars des montagnes » et reconstitua sa petite royauté
indépendante. Avant d'essayer de le combattre et de le
forcer dan s des retranchements ou il pouvait défier des
armées formidables, les Anglais tenterent de séduire ABen,
en lui offrant de lui conserver sa dictature de hasard, a la
condition de faire rentrer les territoires contestés sous
l'autorité royale. Un certain colonel Bevcrley Robinson,
que nous verrons bientót jouer un róle important dans la tra-
hison d'Arnold, fut chargé de cette négociation. Ethan ABen
repoussa avec indignation toutes propositions de ce genre.




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 255


Bientót apres son róle devint tout passif. Les événements
de la guerre avaient détourné l'attention de ce proces armé
a propos de territoires. Le temps des ce dieux des monta-
gnes » était passé. Plus de combats, plus de coups de main,
plus d'inquiétudes meme pour l'avenir? En outre, les mala-
dies et les tortures de la captivité avaient affaibli le corps
robuste d'Allen. l/exces du repos avait peut-etre contribué
aussi a cette décadence physique. De soldat, il devint légis-
lateur; et de législateur, publiciste fougueux. Plusieurs pam-
phlets politiques et religieux sortirent de sa plumeo Un
d' entre eux, intitulé La raison est le seul oracle de l'homme,
n'est qu'une violente aiatribe contre la Bible et le Christia-
nisme. Un soldat de la trempe d'Ethan ABen qui finit de la
sorte, n'a pas longtemps a vivre. Il mourut en 1789, a l'age
de quarante-deux ans. Son nom est resté environné, en
Amérique, de cette immense popularité que sanctionne le
témoignage de W. Irving.




§ '12.


Expédition d'Arnold sur Saint-John. - Combat sur le lac Champlain.-
Mauvaise conduite d' Arnold.- Il perd son commandement.- Expédi-
tion contre le Canada; héroisme d' Arnold.-Sucees de Montgommery.
-Assaut de Québec.-Mort de Montgommery; Arnold blessé.-Il est
nommé au commalldement de Montréal. - Aaron Burr. - Sa vie,
sa fin.


Nous avons laissé Arnold revenant au quartier général de
Cambridge, tout fier de l'insolent et hardi coup de main qu'il
venait d'accomplir, ramenant avec lui ses prisonniers du
sloop anglais, et n'ayant plus souci de l'injustice qui l'avait
si profondément froissé dans l'affaire relative au commande-
ment de Ticonderoga.


La double occupation de Ticonderoga et de Crown-Point,
placés comme deux sentinelles avancé es a l'extrémité sud
du lac Champlain, avait été, comme nous l'avons dit, d'une
grande importance pour l'armée américaine. C'était a la fois
une sécurité contre toutes tentatives de la part de l'armée
anglaise du Canada, et au besoin, une bonne clef d'opérations
sur ce pays; or, la nécessité de tenter tót ou tard quelque
entreprise de ce cóté était pressentie par tout le monde.
Mais pour que les premiers résultats acquis fussent com-
plétés, il fallait que les Américains devinssent les maitres
définitifs du lac Champlain, dont les Anglais avaient la libre
navigation jusqu'a portée du canon de Ticonderoga et de
Crown-Point. \


Arnold, avec sa vive imagination, ses instincts militaires




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 257


tres prononcés, avait rapidement saisi les avantages attachés
a la conquete du lac Champlain. Il proposa au général Ward,
qui commandait encore en chef, une expédition jusqu'a
Saint-John, le premier poste avancé des Anglais sur la fron-
tiere du Canada. C'était une de ces expéditions qui n'avait de
chances de succes que par un coup de main hardi. Il s'agis-
sait de traverser le lac Champlain dans sa plus grande lon-
gueur, du sud au nord, et de remonter la riviere Saint-John
pour arriver a la ville de ce nomo


L'expédition était presque exclusivement maritime: c'était
ce qui en avait fait paraitre l'exécution difficile, sinon im-
possible pour le moment, aiI général en chef qui n'avait pas
de marins sous la maine Mais Arnold, on s'en souvient, avait
navigué sur ses propres navires, et les avait commandés au
temps ou iI faisait commerce avec les Indes occidentales. Il
devenait, en conséquence, I'homme indispensable pour cette
affaire, grosse de difficultés et de dangers. Ward mit en
réquisition tout ce que l'on put réunir de bateaux et de bar-
ques, et en composa une flottille dont Arnold prit le com-
mandement. Arnold, qui n'était encore apres tout, qu'un
officier d'aventure, qui ne s'était révélé que par deux actes
de bravoure personnelle, en des circonstances ou il fallait
plus d'audace et d'énergie que de capacité militaire, plus
d'insouciance et de mépris de sa propre vie et de celle des
autres, que de combinaisons stratégiques, plus de résolu-
tion dans le caractere que de raison et de calcul, Arnold,
dis-je, éprouva un légitime orgueil en se voyant confier cette
mission. Son ambition était enfin satisfaite, pour le moment
du moins; il avait rencontré cette occasion qu'il cherchait
de se montrer sous un jour nouveau, et de s'imposer a l'at-
tention de l'armée et de ses chefs.


Ce n'était pas tout : Arnold, chez qui le gout du faste, la
vanité, la passion du jeu étaient poussés a l'exces, se trou-




258 RÉPUBLIQUE AMÉ;RICAINE.


vait dans des "embarras pécuniaires qui remontaient déja
assez loin et s'étaient encore accrus. La possession d'un
commandement, la libre disposition, des deniers publics,
l'espoir de quelque bonne prise, se présentaient tour a tour
ou' simultanément a son esprit. Il entrevoyait, sans en défi-
nir aucune, cent ressources pour s'exonérer des charges
qui pesaíent lourdement sur luí. INous le verrons, au retour
de son expédition, faire la premiere tache a sa réputation,
fournir l'excuse a ces injustices dont il se plaignit si amere-
ment plus tard et quí le conduisirent a l'abime OU iI tomba.


Le jour marqué pour le départ de la flottille se leva gros
d'orages. A l'horízon du lac, la tempete s'amoncelait. Les
flots, soulevés par le vent, battaient déja la rive comme les
flots d'une mer en furü~. La navigation sur les grands lacs
de l'Amérique est dangereuse en de pareils moments; on y
compte autant de sinistres, sinon plus peut-etre, que sur
l'Océan. Rien n'arrete Arnold; il se h:He, craignant que
quelque obstacle ne vienne entraver l'expédition; il est
pressé de réaliser le reve qu'il caresse. Il insiste meme sur
ce point que la tempete est favorable a l'exécution de ses
projets : iI est certain d'échapper ainsi a la surveillance et a
la rencontre de tous ba timents anglais sur le lac, et de pou-
voir atteindre, sans co up férir, l'entrée du Saint-John. Ce
sera autant de sang et de munitions ménagés pour l'reuvre
principale. Comme a Ticonderoga, Arnold ne dissimule a
ses volontaires ni le danger ni les chances d'insucces. Mais
iI leur communique son courage, son audace, sa confiance
en lui-meme. On s'embarque, on parto


La traversée du lac fut pénible ; un des petits batiments de
la flottille fut dématé et sombra; l'équipage se sauva heu-
reusement. Arnold se révéla, dans cette occasion, aussi
audacieux matelot qu'iI était soldat intrépide. L'événement
prouva qu'il avait prévu juste; pas une voile anglaise ne se




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 259


montra au milieu de ces déchainements des éléments, et
l'expédition arriva a l'entrée du Saint-John, sans avoir eu a
ajouter au drame de la navigation les péripéties de la moindre
escarmouche.


La riviere Saint-John s'évase devant la ville, en une baie
assez large et assez profonde. Arnold jugea prudent de se
tenir en dehors de cette baie; il débarqua de nuit, par un
temps sombre et pluvieux que des rafales incessantes d'un
vent furieux rendaient favorable a la hardiesse de ses plans.
Il se dirigea, ensuite, au pas de course sur la vilIe, surprit
la garnison, soutint un combat court mais vigoureux, presque
tout entier a l'arme blanche, et resta finalement m,nitre du
champ de bataille. Tous les historiens sont d'accord pour
consta ter le courage de lion dont Arnold tit preuve dans la
rapide exécution de cette expédition, comme son admirable
sangfroid dans la périlleuse et délicate situation ou il avait
exposé le petit nombre de soldats qui lui avaient été contiés.
Le résultat de ce coup de main était immense; le lac Cham-
plain, surtoute sa longueur, et le lac Georges, appartenaient
désormais a l'armée indépendante; la grande route du Canada
lui était ouverte.


Malheureusement Arnold avait trouvé H\ l'occasion de
s6lder les comptes véreux de son passé, et il se laissa alIer
a commettre de~ actes qui « peserent, dit un de ses biogra-
phes, sur toute sa carriere militaire. » Un autre biographe
écrit, sans plus d'explications a ce sujet, la phrase suivante:
« Arnold se brouilla avec le Comité de salut qui paya ses
mandats, mais non pas sans laisser percer quelques soup-
cons sur son honorabilité. » On peut inférer tout ce que l'on
voudra de eette phrase vague, mais accablante. La conduite
ultérieure d'Arnold permet au soupcon de parcourir le plus
vaste champ. Toujours est-il que, au retour de son expédi-
tion de Saint-John, Arnold resta sans commandement pen-




260 RÉPUBLlQUE Al\lÉRICAllSE.


dantplusieurs mois. JI fut ensuite rappelé au service dans un
moment ou 1'0n eut besoin, pour l'exécution d'une entreprise
aussi difficile que téméraire, d'un homme de sa trempe,
d'un courage éprouvé. d'une volonté de fer, d'une robuste
énergie moral e et physique.


Ici commence la seconde phase de la carriere militaire
d'Arnold, phase plus complete que ceHe dont nous venons
d'esquisser les épisodes. Il ne s'agit plus de coups de main
audacieux. Ce n'est plus désormais un aventurier qui s'en va,
l'épée au venL, enlever des forteresses par surprise, capturer
a l'abotdage des batiments de guerre, s'emparer d'une ville
au pas de course. C'est le général qui va se montrer avec les
talents indispensables a une mission compliquée; c'est le
chef soucieux du sort des hommes dont il a charge, mais
toujours pJein de courage, inaccessible aux souffrances et
aux mise res qui vont l'éprouver.


C'était au moment ou ]a situation de l'armée indépendante
était la plus compromise. Tout luí manquait; de plus les
Anglais l'inquiétaient a I'est et la mellacaient par le Canada.
Pour sortir de cette extrémité, iI fallait porter un grand
coup a l'ennemi et I'aller frapper au cceur me me de sa puis-
sanee.


Des que Washington eut recu les renforts qu'il avait
demandés, et non sans peine obtenus du Congres continen-
tal, il avait songé· a mener a bonne fin un projet depuis
longtemps médité, et que lui avaient suggéré les heureux
coups de main d'Arnold et d'Ethan Allen sur les postes
anglais avoisinant les frontieres du Canada. Dans la situa-
tion précaire OU se trouvait son armée devant Boston,
Washington devait craindre de la part de l'ennemi quelque
sortie qui, en se combinant ave e un mouvement des troupes
du Canada, eut mis les continentaux entre deux feux. n était
done urgent de parer a l'éventualité d'un pareil plan en le




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 261.


prévenant par une prompte attaque sur le Canada, de
maniere a pouvoir, en cas de succes, placer l'armée anglaise\
dans la po sitio n que Washington voulait éviter pour Iui-
meme.


11 s'agissait done d'attaquer le Canada par deux points
différents, et de tendre au général Carleton un piége ou il
tomberait vraisemblablement. Le général Shuyler, qui com-
mandait la division de l'armée du nord sur le lac Champlain,
'reeut l'ordre de faire marcher un corps de troupes a la fron-
tiere du Canada, de reprendre Saint-John qu'Arnold n'avait
pu garder, puis de se porter sur Montréal, dont l'occupation
devait assurer aux Américains le commandement du fleuve
Saint-Laurent. Washington avait prévu qu'a la nouvelle de
cette attaque hardiment conduite, le général Carleton quitte-
rait précipitamment Québec pour courir a la défense des
frontieres envahies. Pendant ce temps, un second corps,
pénétrant dans le Canada par l'est, devait marcher sur
Québec, affaibli naturellement par le départ des troupes de
Carleton, et en tenterait la conquete, devenue facile. Si Car-
leton revenait sur ses pas pour défendre la ville, il dégarni-
raít la frontiere méridionale et l'abandonnerait au corps
expéditionnaire de Shuyler, quí se porterait alors sur
Québec.


Shuyler confia le commandement de l'expédition au brave
général Montgomery; celui - ci partit avec douze cents
hommes. Pour commander le second détachement, réservé
a des épreuves plus périlIeuses et plus aventureuses, Was-
hington n'eut pas de peine a trouver l'homme nécessaíre : '
il jeta les yeux sur Arnold.


Arnold n'avait encore, dans l'opinion de l'armée, qu'une
réputation de bravoure, mais de bravoure entrainante. Was-
hington lui avait reconnu d'autres qualités : une intelligence
militaire hors ligne et des aptitudes réelles au commande-


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T l. 17




262 RÉPUBLIQUE AMÉRICAJNE.


ment. Ne pouvant disposer que d'un nombre tres limité
d'hommes pour cette entreprise hardie, le général en chef
avait jugé indispensable de confier ce petit groupe de sol-
dats a un officier qui aimat, par caractere, cette sorte d'expé-
ditions, en qui ses hommes eussent une entiere confiance et
qui leur donnat l'exemple du courage, de la fermeté, en
meme temps que de la patience a tout souffrir. Arnold réali-
sait admirablement ce type d'un chef appelé a se trouver
engagé en des épreuves exceptionnelles. Il ne s'agissait de
rien moins que de traverser les vastes forets, la pIupart
vierges alors, de l'État du Maine, en remontant la longue
riviere Kennebec; de franchir des lacs, des marais, des
pays peuplés d'Indiens, dont les dispositions était au moins
douteuses, et tout cela au milieu d'un rigoureux hiver.
Arnold, qui ne se dissimulait pas la gravité et les dangers de
l'entreprise, les cacha a sa petite troupe composée de onze
cents hommes bien déterminés cependant. Ce fut Hl un secret
'gardé entre Washington et lui. Il avait suffi que le premier
considérat cette expédition comme « étant de' la plus grande
importance pour les intérets et les libertés de l'Amé-
rique; » il avait suffi également qu'un esprit aventureux
comme celui d'Arnold y vit une occasion de gloire, pour
qu'ils s'entendissent l'un et l'autre sur la nécessité de ne pas
reculer.


La colonne commandée par Montgomery, partie de Ticon-
deroga le 10 septembre 1775, attaqua d'abord Saint-John
qui était, comme l'avait bien jugé Arnold 10rs de sa pre-


. miere expédition, la clef du Canada de ce cóté; mais la
résistance des Anglaisfut si vive que force fut a Montgomery
de se repIier sur l'Ile-aux-Noix dont il s'empara ainsi que
du fort Chambly, ou iI trouva d'abondantes munitions. Il put
alors recommencer le siége de Saint-John, qu'il enleva apres
une vaillante résistance. Les prévisions de Washington se




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN, CHEF. 263


réaliserent parfaitement : sir Guy Carleton, prévenu de cette
irruption sur les lignes du Canada et par les premiers succes
de Montgomery et par une proc]amation préalable du géné-
ral Shuyler invitant les Canadiens a se joindre a l'armée
libérale, se dirigea immédiatement vers la frontiere avec
huit cents hommes de troupes. Il fut rencontré en route et
battu par trois cents « gars des montagnes » sous le com-
mandement d'Ethen ABen. Ce fut, on se le rappelle, le der-
nier succes de ce brave aventurier. Carleton, apres cette
défaite, se réfugia précipitamment dans Montréal dont Mont-
gomery commenca ]e siége, suivi d'un prompt et vigoureux
assaut qui laissa la ville au pouvoir des Américains. Mont-
gomery se mit aussitót a la poursuite de Carleton battant en
retraite sur Québec. Les cent quarante - deux milles qui
séparent ces deux villes importantes se franchissent rapide-
ment aujourd'hui, au moyen de magnifiques steamboats qui
sillonnent le Saint-Laurent. Il n'en était pas de meme a
l'époque dont nous parlons; et cette étape' victorieuse devait
couter cher a Montgomery.


Pendant que le succes couronnait les' efforts des Améri-
cains de ce cóté, Arnold était parti de Cambridge a la tete
de ses onze cents hommes, résolu a triompher de tous les,
obstacles.


Les miseres, les souffrances qu'il rencontra sur sa route
dépasserent tout ce que son imagination avait pu se repré-
senter, au moment ou il s'associa avec tant d'ardeur au
projet de Washington. Tout ce qu'il est possible de souffrir,
ses troupes le supporterent grace a l'énergie qu'il montra
lui-meme au milieu de ces épreuves qui ne se 'peuvent com-
parer qu'a ceBes d'un équipage naufragé et livré sur un
radeau, en pleine mer, aux drames de la tempete et du
désespoir. Il fallut se frayer un passage avec la hache du
pionnier a travers des forets dont nul pied huma in , pas




264 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


me me celui des Indiens peut-etre, n'avait encore foulé le sol;
s'exposer a l'infidélité des guides, subir toutes les tortures
de la faim, de la soif, des maladies; combattre tantót les
Indiens, tantót des animaux carnassiers, et se faire, arbre
par arbre, un chemin noyé dans des marais. Aucune de ces
épreuves n'abattit, un seul instant, le courage d'Arnold
admirablement soutenu par celui d'Aaron Burr, un de ces
étranges personnages de la révolution, a qui le talent donna
une haute fortune, et que l'ambition désordonnée précipita,
lui aussi, dans le crime et dan s la honte. Arnold ne perdit
pas un seul instant sa sérénité et sa foi dans le but pour-
suivi. Il conserva jusqu'au bout son influence sur le moral
de ses troupes soutenues par la discipline et par des ten-
dresses toutes paternelles en meme temps. L'aventurier,
brave jusqu'a la témérité, se révéla tout a coup général habile
et prévoyant, montrant en leur plus grand jour les hérolques
qualités qui justifiaient les sympathies dont Washington
l'avait honoré en lui remettant la conduite d'une pareille
campagne, oil il Y avait beaucoup de gloire a acquérir, mais
au prix d'énormes· sacrifices. La confiance qu'Arnold avait
inspirée a ses compagnons de misere était si robuste que,
au plus fort de sa détresse, un des officiers l'ayant aban-
donné erl cherchant a entrainer avec lui son détachement,
une dizaine d'hommes tout au plus consentirent a s'associer
a cette désertion.


Ce qu'il yavait de remarquable dan s cette énergie inflexible
d'Arnold, c'est qu'il ignorait le premier mot des succes de
Montgomery. Quand il eÍlt été cent fois excusable de renon-
cer a cette désastreuse entreprise et de revenir sur ses pas,
iI y persista avec la volonté du courage et l'enthousiasme
du devoir. Il allait tout a fait a l'aventure, ne sachant pas si
la jonction projetée était possible; si, en arrivant a ce terme
de sa course, il ne se trouverait pas, au contraire, en pré-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 265


sence d'un ennemi déja vainqueur et dont l'ardeur serait
doublée par le triomphe. C'en était fait, alors, de lui-meme
et de cette poignée d'hommes qui avait surmonté tant de
périls.


Enfin, apres deux mois d'une lutte formidable contre tant
d'éléments de destruction, Arnold entra dans le Canada
et campa a Point-Levi, a quelques milles de Québec, ou il
apprit les succes de Montgomery. De onze cents hommes, iI
lui en restait cinq cent cinquante a peu pres valides; le sur-
plus avait marqué de cadavres les rudes étapes de sa course.
Arnold n'écouLa que son courage, et voulut attaquer Québec
immédiatement. S'il l'avait pu faire en ce moment, il avait de
grandes chanees de réussir. Sir Guy Carleton, tout en bat-
tant en retraite, était occupé a tenir tete a Montgomery
dont il ralentissait la marche, et la ville, conformément
encore aux p1'évisions de Washington, n'avait qu'une faible
garnison. Une vigoureuse atta que pouvait donner le change
a l'ennemi et lui faire c1'oire a la présence d'une armée plus
considérabIe. Mais iI était indispensable de se procurer des
bateaux pour traverser le Saint-Laurent, Québec étant bati
sur un petít promontoire appelé le cap Diamant, au confiuent
de la riviere Charles et du Saint-Laurent. Cette difficile opé-
ration demanda beaucoup de temps, et donna aux assiégés
le loisir de préparer leur défense. Arrivé dan s les plaines
d'Abraham qui entourent la ville, Arnold reconnut l'impos-
sibilité de tenter un assaut avec quelque chance de succes.
Cinq cent cinquante hommes a mettre en ligne contre une
ville protégée par de bonnes murailles, par un systeme de
fortifications régulieres et par une citadelle qui en com-
mande les abords, d'une hauteur de trois cent cinquante
pieds au dessus du niveau des rivU~res, était une entreprise
par trop folle devant laquelle la hardiesse meme d'Arnold
recula. Il y avait dans Québec, en outre de la garnison douze




266 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


a quinze cents citoyens prets a prendre les armes. Arnold
se retira a Pointe-aux-Trembles, a une vingtaine de milles
plus bas que Québec, pour y attendl'e l'arrivée de Montgo-
mel'y.


Peu s'en était fallu, on le voit, que le plan de Washington
n'obtint un plein succes. S'il échoua en partie, la faute n'en
peut etre attribuée a personne; on ne saurait surtout en
accuser Arnold. La faiblesse et l'épuisement de ses troupes
le rendirent seuls impuissant a profiter de l'absence de Car-
leton poul' s'emparer de Québec et, par suite du meme coup
peut-etre, du Canada tout entier.


Apres quinze jours d'attente et d'impatience, ArnoId vit
enfin arriver Montgomery, couvert de gloire, mais avec un
corps d'armée réduit a trois cents hommes épuisés, llaras-
sés, hors d'état de tirer un coup de fusil. Les deux corps
expéditionnaires réunis formaient un effectif de huit cent
cinquante hommes, avec Iesquels iI fallut entreprendre le
siége d'une ville comme Québec, ou le général CarIeton
venait de rentrer a la tete de forces nouvelles recrutées en
chemiu. Montgomery attendit quelques secours qu'il avait
fait demander au général Shuyler et qui lui arriverent le
20 décembre. Il laissa ses troupes prendre un peu de repos,
et se décida a tenter; non plus un siége en regle, m~is un
assaut. Les retards pouvaient donner a l'ennemi le temps de
se fortifier, de constater la faiblesse de la pelite armée amé-
ricaine et de l'écraser par quelque manamvre contre laquelle
le nombre serait impuissant. Le 31 décembre 1770 fut la
date fixée pour cette tentative, une des plus hardies dont on
puisse trouver l'exemple dans l'histoire militaire d'aucun
peuple.


L'hiver étalt des plus rigoureux. Ce n'étaient plus seule-
ment des murailles de pierres, mais des montagnes de glace
et de neige qui défendaient Québec. Montgomery songea a




WASHINGTON, GENERAL EN CHEF. 267


ürer Dartl de ce~ ob~tac\e~ que la nature lui oppo~ait. n fit
hisser son artillerie au sommet de ces monceaux de glace,
et, de la, commenca a bombarder la ville; mais cette artil-
lerie était trop faible et mal servie. D'un avis unanime, les
officiers déclarerent qu'il fallait tenter un assaut désespéré
dont la vigueur et l'audace pouvaient déconcerter ou intimi-
der l'ennemi. Montgomery divisa sa petite armée en quatre
colonnes : deux de ces colonnes, sous les ordl'es des majors
Brown et Livingston, devaient feindre une attaque sur une
partie de la ville pour détourner l'attention, pendant que
lui-meme et Arnold, a la tete des deux autres colonnes,
attaqueraient vivement sur deux autres points. eette manam-
vre, favorisée par un ouragan de neige qui obscurcit le ciel
un instant, réussit au gré des assiégeants. Arnold s'élanca,
avec son impétuosité habituelle, a la tete de trois cents
hommes. JI ouvrit une breche et entra le premier dans la
ville. Mais une baIle qu'il recut dans la cuisse le renversa et
arreta sa course triomphale. Du fond de l'ambulance oil on
l'avait transporté, il continua a diriger par ses ordres cette
vigoureuse attaque dont le commandement supérieur lui
appartenait désormais, car Montgomer-y venait de tomber
mortellement frappé par un boulet de canon, au moment oil
il entrait aussi dan s la ville, ayant a ses cótés Aaron Burr.
Mais, quel que fút le courage de cette pe tite troupe, qui
laissa plus de cinq cents hommes sur ce sanglant champ de
bataille, elle n'avait plus a sa tete, pour l'entrainer, les deux
chefs qni venaient de payer l'un de- sa vie, l'autre de son
sang, lenr hérolque dévouement a la patrie. Vainement le
colonel Morgan, le capitaine Aaron Burr, tous les officiers
qui restaient se couvrirent-ils de gloire', il fallut battre en
retraite hors d'nne ville qui avait été a moitié prise.


Arnold se retira a cinq milles de Qu~bec, résolu a passer
l'hiver sous la tente. L'ennemi pouvait facilement détruire




268 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


cette poignée d'hommes qui le bravaient encore presque a
portée de ses fusils. Soit impuissance réelle, soit hésitation
ou timidité, Carleton ne l'osa point tenter. Arnold, en atten-
dant des renforts qu'il avait fait demander au quartier géné-
ral pour recommencer l'attaque tint, malgré les rigueurs ou
grace aux rigueurs de la saison, ]a ville en état de blocus,
a ce point que les vivres y manquerent un momento Les
renforts réclamés arriverent et porterent de nouveau a un
millier d'hommes l'armée d'Arnold. Encore souffrant de ses
bles:;ures, il s'apprétait a fondre sur Québec, lorsque la
disette et la petite vérole décimerent ses rangs. Forcé
d'abandonner la place, il se replia sur Montréal, dont le
commandement lui fut donné.


J'ai cité, pendant le cours du récit de cette expédition, le
nom d'un homme devenu célebre en Amérique, et dont
l'existence a eu plus d'un point de ressemblance avec ceBe
d'Arnold : je veux parler d'Aaron Burr.


Aaron Burr était, par sa mere, petit-fils de l'illustre théolo-
gien Jonathan Edwards. Né en 1706 a Newark, dans le New-
Jersey, orphelin a trois ans, il avait fait d'excellentes études
au collége de Princeton, oil iI fut gradué en 1772. Au moment
ou la révolution éclata, il partit comme volontaire et alla
rejoindre l'armée a Cambridge. Nous venons de voir qu'il
avait fait partie de l'expédition sur Québec ave e Arnold; il
s'y conduisit avec une rare bravoure, qui lui valut le grade
de major. A son retour, il fut attaché a l'état-major de Was-
hington. Mais a la suite de circonstances qui sont restées un
mystere, il quitta brusquement le quartier général. S'était-il
retiré volontairement, ou bien son chef l'avait-il congédié?
e'est ce que l'on n'a jamais su. La discrétion et la bonté
exempJaire de Washington ont couvert d'un voile impéné-
trable ce dénouement de leurs relations. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est que Washington conserva d'Aaron Burr une tres




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 269


défavorabIe opinion, quoiqu'il l'estimat comme officier de
courage et comme homme d'érudition. Burr ne rendait pas
a Washington la meme j ustice; iI affectait meme de dépré-
cier tres haut ses taJents militaires et traitait ses idées sur
la politique et la moral e « de niaiserie et de faiblesse
d'esprit. »


L'orgueil était le moindre défaut d'Aaron Burr, aussi bien
que d'Arnold; comme celui-ci aussi, Aaron Burr souffrait
considérablement de n'avoir pas une carriere militaire plus
rapide et surtout de n'etre pas au premier rango En rabais-
sant les talents de Washington, c'était les siens propres
qu'il prétendait faire ressortir. Il entra tout naturellement
dans la cabale de Conway; sa place y était marquée. Nous
verrons tout a l'heure ou le conduisit cette ambition du pou-
voir supreme.


Sa carriere militaire cessa en 1779; il avait conquis le grade
de colonel, apres s'etre distingué au siége de New-York
et a la bataille de Monmouth. Sa frele santé, autant que le
dépit de n'etre pas déja général, et, qui plus est, général en
chef, lui dicterent cette résolution. Burr avait alors vingt-
trois ans et une grande fortune. Il se livra a l'étude du droit,
avec l'intention de parcourir la carriere politique ou il joua,
en effet, un r61e important. Admis comme avocat au barreau
d' Albany d' abord, puis plus tard a cel ui d e N ew-York, iI se
tit rapidement une éclatante réputation, que l'esprit de parti
exagéra et que l'esprit de parti également s'attacha ensuite
a amoindrir. .,


Un de ses contemporains encore vivant (Burr n'est mort
qu'en 1836) disait : « Ce n'était pas précisément un orateur
éloquent, mais un beau parleur, tres agréable et tres per-
suasif. » Ses succes en politique, quoiqu'il affectat de placer
ses talents civils bien au dessous de ses capacités miIitaires,
avaient été fort rapides et fort brillants. II fut successive-




270 RÉPUBLIQUE AMÉRICAIl\"E.


ment membre de la Législature de son État, procureur
général et enfin sénateur. Washington, par des motifs
connus de lui seul, refusa obstinément, pendant sa prési-
dence, de donner a Burr aucun poste diplomatique auquel
le recommandaient l'influence d'amis fort puissants, et la
haute position politique qu'il occupait.


Le moment vint pour lui de donner carriere a sa vaste
ambition. Il se porta concurrent de Jefferson a la présidence
de 1800. Grace aux concessions de toutes les sortes faites
aux deux partis qui divisaient déja radicalement les esprits
en Amérique, Burr parvint a contre-balancer l'élection. et ce
ne fut qu'au trente-sixieme tour de scrutin que Jefferson
l'emporta devant le Sénat sur son redoutable compétiteur.
Aux termes de la Constitution, Burr se trouva de droit vice-
président.


Mais ce systeme de concessions, auquel il avait dli recou-
rir, le perdit a jamais dans l'opinion des deux partis; sa
cardere politique finit la. Quelques-uns de ses plus fideIes
ami s essayerent de le faire élire gouverneur de I'État de
New-York; ils échouerent, et Burr eut a ce propos ce fatal
duel avec le colonel Hamilton, a la suite duquel, poursuivi
par la haine publique, iI fut obligé de quitter New-York.
C'est alors que son ambition, a laquelle les portes honorables
étaient fermées désormais, tenta de s' ouvrir par le crime et
la lrahison ce supreme pouvoir ou il aspira toujours, sous
quelque forme qu'il se présentat.


Voici en quels termes Jefferson raconte les projets heu-
reusement avortés de Burr, dans une lettre datée du 14 juillet
1807 et adressée a Lafayette : ce Certainement, si vous eussiez
été, comme je l'aurais voulu, a la tete du gouvernement de
la Nouvelle-Orléans, Burr ne m'aurait pas causé un instañt
d'inquiétude. Sa conspiration a été une des plus criminelles
dont 1'histoire nous fournit l'exemple. Son projet était de




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 271


séparer les États de rOuest du reste de l'Union, d'y ajouter
le Mexique, de se placer a leur tete, de leur donner ce qu'il
regarde comme un gouvernement énergique et de fournir
3insi un exemple et un instrument pour la destruction de
notre liberté. Un homme capable de se persuader qu'il
pourra effectuer un plan de ce genre avec des matériaux
a.méricains ne semble mériter qu'une place a Bedlam. La
gravité du crime exigerait cependant une punition plus
grave. Mais, quoiqu'il n'y ait personne aux États-Unis qui
doute de sa culpabilité, notre loi a entouré l'accusé de tant
de garanties contre l'accusateur, que je ne sais encore s'il
sera condamné. » Burr, arreté dan s le Mississipi, avait été
conduit en Virginie et placé sous caution. Grace aux
démarches actives de ses amis, car ce fut un fait particulier
qu'il conserva toujours, me me dan s les positions les plus
équivoques de sa vie, une nombreuse clientele de tres fideles
sympathies, les juges déclarerent que, faute de preuves
suffisantes, il n'y avait pas lieu a poursuivre.


Un autre homme qui a jeté un grand éclat sur les États-
Unis, le général Jackson, se trouva incidemment melé a
cette conspiration (1). Il fut meme question un moment
d'arreter le général; mais on se borna a le réprimander
séverement.


Aaron Burr, apres le jugement de non-Jieu rendu ep sa
faveur, se réfugia en Angleterre, puis en France ou il pour-
suivit, sans y rencontrer aucune sympathie, son projet de
conquete sur le Mexique. Il revint en Amérique en 1812,
tenta de reprendre sa position d'avocat, mais san s succes.
Sa fortune avait été dilapidée; il traina une longue vie
obscure et oubliée, et mourut ~n 1836, dans un état voisin
de la misere, a l'age de quatre-vingt-un ans. La plus


(:11 Nous en consignons les détails Llans le ehapitre consacré au génél'al Jackson.




2i2 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


sérieuse occupation de sa vieillesse, dit un de ses biogra-
'phes, était de raconter les nombreuses bonnes fortunes de
sa galante jeunesse et de relire de volumineuses correspon-
dances de cette époque, qu'il avait précieusement conser-
vées.




§ '13.


Conduite d'Arnold dan s le Canada. - 11 est rappelé. - Inhabil~té du
général Thomas. - Arnold a l'armée de l'Est. - Il n'est pas nommé
major . général; sa mauvaise humeur; Washington intervient en sa
faveur. - Il est mal noté pour ses exactions. - Sa conduite a Fair-
fieId; il est nommé major général. - Il fait partie de l'expédition du .
Canada avec Gates.


Arnold, que nous avons laissé occupant Montréal, s'ima-
ginait trop facilement que la gloire dont il se couvrait les
armes a la main l'autorisait a tout. Une fois cette gloire
acquise, il s'ingéniait a la ternir; ou plutót le désordre de sa
vie passée et le faste de sa vie présente l'excitaient sallS
cesse a commettre des actions coupables, dont sa conscience
peu scrupuleuse ne lui faisait pas sentir, parait-il, toute la
gravité. A Montréal, il méconnut complétement les recom-
mandations prudentes de Washington, qui étaient (( de ne
troubler sous aucun prétexte la tranquillité des Canadiens,
et de ne pas blesser leurs préjugés; de respecter leurs pra-
tiques religieuses; de leur payer libéralement tous les objets
dont il pourrait avoir beso in ; de punir avec rigueur les sol-
dats qui commettraient quelques désordres; d'éviter enfin
de vexer le peuple, en ne faisant rien qui put le rendre hos-
tile a la cause américaine. » Ces sages instructions demeu-
rerent lettre morte pour Arnold. Ses embarras pécuniaires
de plus en plus considérables, ses besoins impérieux de
luxe et de plaisirs, sa passio~ effrénée pour le jeu, le pous-
serent a abuser de nouveau de son autorité pour commettre




274 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


des exactions considérables, qu'il parvint a pallier assez
bien pour ne paraitre qu'un comptable désordonné et non
pas encore un comptable infideIe. En meme temps, il acca-
blait les habitants d'impots arbitraires et les ranconnait
au lieu d'acheter d'eux les vivres nécessaires aux besoins de
son armée. Enfin, iI excita tant de pIaintes de la part des
Canadiens et tant de mécontentement au quartier général,


t


que force fut a Washington de le rappeler en le répriman-
dant séverement. Cependant, tel était l'enthousiasme qu'avait
excité sa courageuse conduite dans l'expédition contre Qué-
bec, que ]e Con gres obéit en que]que sorte a la pression de
l'opinion publique en élevant le colonel Arnold au grade de
brigadier général.


Son rappel du Canada, s'il était une punition méritée, fut
un maIheur pour la cause américaine. Le général Thomas,
qui le remplaca dan s son commandement, était un officieI'
incapable. Il ne sut pas conserver une conquete qu'Arnold
eut défendue a coup sur avec cette ténacité qui le caractéri-
sait. En six mois, les résultats de ces victoires, si cherement
achetées par les Américains dans le Canada, avaient dis-
paru; et au mois de juin 1776, le général Thomas abandon-
nait le dernier poste du Canada, revenu tout entier aux mains
des Anglais. C'était une entreprise a recommencer et dans
des conditions plus difficiles que la premiere fois. Arnold
pensait avec raison qu'il aurait un role dans cette expédi-
tion. En attendant ce moment, qu'il appelait de tous ses
vceux comme l'heure d'une revanche, il trouva le moyen de
payer son nouveau grade par de nouveIles actions d'éclat.


C'était rendre service a Arnold que de nepoint le laisser
dans l'inaction.


Il n'avait pas suffi aux Anglais de reconquérir le Canada
et de chasser les Américains au dela des frontieres enva-
hies. Les défaites successives du général Thomas les enhar-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 275


dirent a prendre l'ofrensive, et ils songerent a rétablir
leur autorité sur le lac ChampIain. Une flottille composée
d'un trois-mats, de deux schooners portant vingt canons,
et de quarante-quatre bateaux chargés de munitions, fit son
apparHion dans les eaux du lac ChampIain pour en repren-
dre possession. On se souvient que déja Arnold, en sa qua-
lité d'ancien marin, avait fait des prouesses sur ce lac. Il fut
appeIé au commandement d'une sorte de flottille improvisée,
composée de trois schooners, deux sloops et huit embarca-
tions, armés tant bien que mal. Les Américains n'avaient que
ces force s disproportionnées et des marins inexpérimentés
a opposer aux AngIais. Ce n'était pas la ce qui pouvait arréter
Arnold:


Le 11 octobre 1776, les deux flottilles se rencontrerent,
et, apres un combat de cinq heures, une de ces luttes
acharnées comme Arnold seul semblait capable d'en soute-
nir, la victoire lui resta, mais une victoire cherement payée,
apres laquel1e iI n'avait plus qu'a chercher un abri pour
réparer de gIorieux désastres. Hors d'état, en eITet, de
demander ou d'accepter un nouveau combat, iI profita des
ténebres de la nuit poul' passer a travers la flotte ennemie
et se mettre en sureté. Cette manreuvre téméraire lui
réussit. Mais, le lendemain, Jes Anglais lui donnerent la
chasse; il fut obligé de s'engager dan s un nouveau combat
qu'il vouIait éviter et qui dura quatre heures. Jamais encore
iI n'avait déployé un pareil courage. Au moment d'étre
enveloppé par l'ennemi, réduit a la derniere extrémité, sur
le point d'étre capturé, il fit échouer ses batiments, y mit le
feu, brúJa tous les drapeaux qui se trouvaient a bord, quitta,
lui derpier, le dernier de ses navires embrasés et battit en
retraite sur Ticonderoga. Cette hérolque action d'éclat
excita de vifs enthousiasmes. Une victoire n'eut pas été plus
populaire que cette glorieuse défaite.




276 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Arnold se rendit alors a l'armée de rEst, oh il continua
de guerroyer contre les Anglais, tantot avec succes, tantot
essuyan,t des mécomptes, comme a l'affaire de Newport,
quand il tenta, avec une centaine d'hommes, selon son
habitude, de chasser mille a douze cents Anglais qui
venaient de débarquer.


Aucun officier de l'armée américaine n'avait, a ce moment,
une réputation plus brillante que la sienne. Arnold le savait,
et l'orgueil le poussait a estimer plus haut encore les ser-
vices qu'il avait rendus. Aussi fut-il profondément blessé de
voir le Congres nommer cinq majors- généraux choisis
parmi des brigadiers plus jeunes que lui en grade. n
accusa le Congres et le pays tout entier d'ingratitude, et
coneut des lors des sentiments de vengeance. Washington
lui-meme s'étonna de ce passe-droit, et ne l'attribua qu'a
un oubli; il écrivit a Arnold pour calmer son irritation,
et s'offrit d'intercéder en sa faveur aupres du Congreso
'Vashington tint parole, mais ne réussit point a obtenir pour
Arnold la réparation qu'il demandait. En réalité, le passe-
droit était volontaire. Le Congres appréciait les services
éminents et le courage d'Arnold; mais il ne pouvait oublier
par quelles flétrissures cet officier avait déja terni sa répu-
tation. Ce ne fut point sur ce motif cependant que le Congres
s'appuya pour justifier ostensiblement sa décision; il allégua
que le Connecticut, auquel appartenait Arnold, comptait
déja dans l'armée deux majors-généraux, et qu'il importait
de répartir également les avancements sur les officiers de
chacun des États.


Arnold, soit qu'il entrevit la cause véritable de la mesure
qui l'atteignait, soit qu'il fUt emporté par son irritation,
adressa a Wa&hington la lettre suivante, oh ron serait
disposé volontiers a ne trouver qu'un sentiment de dignité
froissée, si 1'0n ne devinait pas déja le partí pris d'une ven-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 277


geance que l'occasion retardera peut-etre, mais que l'occa-
sion fera renaitre : « Je remereie Votre Excellence, écrit-il,
de s'etre intéressée a moi relativement a mon avancement. Le
Congres a eertes le droit de donner de l'avaneement a eeux
qu'il estime en etre les plus dignes par leur capacité, leurs
longs et dévoués serviees. Dans la nomination qu'il a faite
des plus jeunes officiers au rang de major-général, je vois
un moyen tres honnete de me demander ma démission,
comme étant indigne du poste que j'occupe. Mon brevet
actuel m'a été donné sans que je raie sollicité et comme
moyen pour moi :de servir mon pays. Je le résigne avee un
égal plaisir du moment que je ne puis pas servir plus long-
temps mon pays avec honneur. En bonne justice, dans
l'intéret de ma réputation et pour la satisfaetion de mes
ami s , je demande qu'une eour d'enquete examine ma con-
duite; et quoique je ressente tres vivement l'ingratitude de
mes eoneitoyens, je fais taire une injure personnelle devant
mon zele pour le salut et le bonheur de mon pays, pour la
eause duquel j'ai eombattu si souvent; et pour lequeI je serai
toujours pret a verser mon sango » Il résolut alors de se
rendre a Philadelphie pour présenter lui-meme ses réelama-
tions au Congres et remettre sa démission.


Mais iei, comme en d'autres circonstances de sa vie, une
occasion se présenta a point nommé pour son eourage, et le
soldat, en dépit de toutes les défailJanees de l'homme,
reparut tout entier. A New-Haven, dans le Connecticut son
État natal, oil il s'était arreté, il apprend que les généraux
Silliman et W oorster, a la tete de six eents hommes, se
rendaient a Fairfield, oil les Anglais, débarqués au nombre
de deux mille environ, ravageaient le pays et mettaient
tout a feu et a sango Ils étaient eommandés, e'est tout dire,
par Tryon. Arnold retro uve aussitót ses meilleures qualités;
son emur s'enflamme; il oublie pour un moment ses injures


Rf;PUBLIQUE A~IÉRICAI:;E, T. l. 18




278 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


personnelles; la perspective de quelques brillants combats
le séduit et l'entraine. Peut-etre était-ce, a vrai d!re, moins
le patriotisme du bon citoyen que l'ardeur de l'aventurier
qui se réveillait en lui, mais n'importe : iI est de l'expédi-
tion. Il demande des volontaires dans New-Haven. Son nom
commande l'obéissance, la confi3Ilce et l'enthousiasme;
trois cents hommes se présentent ave e trois pieces d'artil-
lerie. Arnold rejoint Silliman et Woorster qui marchent sur
le petit village de Danburry, ou Tryon, apres avoir massacré
une cinquantaine de soldats, avait, selon son habitude, pillé
et brillé les maisons. Woorster et Silliman attaquent la
position pendant qu'ArnoId garde avec ses trois cents volon-
taires un chemin par ou devra passer l'ennemi poursuivi.
Arnold établit une forte barricade avec des arbres abattus
et des débris de rochers. Mais Tryon avait déjoué la
manmuvre de Silliman et de Woorster, en abandonnant
Danburry sans y attendre les forces américaines, et il s'était
porté en bon ordre et en nombre sur la route défendue par
Arnold. Un combat inégal s'engage. C'est le lot d'Arnold de
faire toujours la guerre dans de semblables conditions, et ce
n'est pas la ce qui arrete les hommes de sa trempe. Apres
une résistance opiniatre, les munitions étant presque épui-
sées, la barricade fut enlevée. Arnold fit battre S3 petite
troupe en retraite, se repIiant habiIement et a la facon des
Parthes, c'est a dire s'arretant de temps en temps pour faire
face encore a l'ennemi et lui envoyer ses dernieres bailes.
Pendant cette retraite, il eut son chevaI tué. Un Anglais, le
voyant embarrassé, court a lui en le menacaot de sa balon-
nette; Arnold l'attend avec son sangfroid accoutumé, et au
moment ou le soldat lui ~rie : ( Vous etes mon prisonnier.
- Pas encore, » répond Arnold, qui lui décharge a bout
portant son pistolet dans la poitrine. Le général parvient a
se dégager, se jette daos les broussailles qui le protégent a




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 279


peine, et a travers une grele de baIles, il rejoint sa
troupe.


Encore une fois, ]e nom d'Arnold retentit si haut dans
l'opinion publique, que le Con gres eut en quelque sorte la
main forcée et le nomma major-général, mais en lui faisant
prendre rang apres les cinq officiers récemment nommés.
Ce fait, qui n'est que conforme a nos habitudes militaires,
avait une toute autre importance dans la hiérarchie améri-
caine, modelée sur les lois anglaises ou l'ancienneté est le
titre véritable. Arnold réclama en vain encore cette fois; le
Congres persista dans le maintien de sa décision antérieure,
mais fit hommage a Arnold d'un cheval magnifiquement
harnaché. Ce n'était pas la une réparation suffisante a son
orgueil blessé. Il sentit revivre ses coleres apaisées et
n'attendit que l'occasion de les faire éclater. Il refusa un
commandement important que lui offrait Washington et se
rendit a Philadelphie, toujours préoccupé de cette idée d'en
appeler au jugement d'une commission d'enquete, et préten-
dant que la réparation encore incomplete du Congres laissait
planer sur sa réputation des soupcons injurieux. Arnold
obtint cette commission d'enquete, qui l'acquitta sur des
faits pour lesquels iI y avait en quelque sorte prescription.
On devait s'y attendre; mais le Congres ne s'obstina pas
moins a le maintenir au dernier· rang sur le cadre des
majors-généraux.


Le ressentiment d'Arnold, qui s'exhalait sans ménage-
ment dans ses paroles, se calma tout a coup et iI demanda a
Washington a faire partie de la nouvelle campagne qui
allait s'ouvrit dans le Canada, sous le commandement du
général Gates. Il n'est pas de protestations qu'Arnold ne fit
alor8 pour effacer toutes traces de son mécontentement; il
écrivit a Shuyler, il écrivit a Gates, disant a ce dernier :
(e Aucune injure ou insulte privée ne saurait chez moi l'em-




~80 RÉPUBLIQUE Al\IÉRlCAINE.


porter sur la cause de mon pays opprimé; il faut que la p~ix
et la liberté lui soient rendues ou que je meure a la tache. »
J'insiste sur cet apaisement soudain d'Arnold; il fut si
brusque et il était si opposé a ses récentes dispositions,
qu'p eftt pu inspirer déja quelques inquiétudes. Mais la
pensée d'une trahison n'entrait pas encore dan s l'esprit
d'aucun des chefs ardents de la révolution. e'est a peine si
la h1che conduite du général Lee avait pu ébranler la foi
aveugle de quelques-uns.




§ 14.


Burgoyne battu par Gates. - BeHe conduite d' Arnold. - II est blessé;
nommé au commandement de Philadelphie. - Il est accusé de concus-
sions; réprimandé par un ordre du jour. - 11 est en pourparlers avec
l'ennemi; son mariage. - Il demande le commandement de vVest-
Point. - Ses relations avec Clinton. - Le majar André. - Entrevue
el' André et d' Arnold.


Burgoyne, le nouveau gouverneur du Canada, avait pris
l'offensive contre les Américains, et son plan était d'opérer
une jonction avec le général Clinton, qui commandait a
New-York. Ce Burgoyne était un fils naturel de lord
Bingley, bel esprit, médiocre poete, présomptueux surtout,
et ne possédant aucun talent militaire. La protection de son
pere, certaines faveurs que ses poésies galantes luí avaient
attirées, lui valurent le poste élevé ou il fut appelé, sous
prétexte qu'ayant servi précédemment dan s le Canada, il le
connaissait assez pour tirer un grand parti du comman-
dement qui lui était confié. La nomination de Burgoyne a UQ.
poste si difficile est une preuve nouvelle du soin que les
Anglais semblaient mettre a confier la conduite d'une telle
guerre a des généraux incapables. Avant d'entrer en cam-
pagne, Burgoyne publia une proclamation ridicule, ou il
s'oublia jusqu'a lancer des épigrammes de mauvais gout
contre le général Gates, qu'il appela « une sage-femme »
par allusion a l'extreme prudence de celui-ci. Gates n'en




282 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


était pas moins un officier tres distingué, et, apres Washing-
ton, celui de tous les généraux qui se trouvait le plus com-
plétement a la hauteur de sa mission délicate et difficile. Sa
conduite a l'égard de Washington ne doit pas empecher de
le reconnaitre.


Burgoyne, a la tete de six mille hommes, s'avancait avec
une hardiesse qui témoignait de son incurie et de son inha-
bileté, a travers des pays difficiles, persuadé que sa seule
présence suffirait a chasser devant lui les Américains. ne
s'apercevant pas que, en tout cas, il dégarnissait ses der-
rieres. Il comptait, il est vrai,. pour appuyer les forces qu'il
laissait dans l'intériel1r, sur le concours des Indiens acquis
a la cause anglaise.


En partant, Burgoyne avait ordonné au colonel Saint-
Léger de .marcher, avec un corps de troupes composé de
Canadiens et d'Indiens, sur le fort Stanwix, importante posi-
tion occupée par les Américains, a h1 source du Mohawk,
et dont la possession ouvrail a l'armée anglaise la route
directe sur l'Hudson. Une garnison de six cents hommes,
sous les ordres du colonel Gansevoort, défendait la place
devant laquelle Saint-Léger vint mettre le siége avec dix-
huit cents ou deux mille hommes. Le général Herkimer,
d'une part, a la tete de que]ques soldats et de quelques
Indiens, et, de l'autre, Arnold avec huit cents hommes,
recurent l'ordre de marcher au secours de Gansevoort. Ce
fut la pour Arnold une nouvelle occasion de déployer son
impétueux courage, et de montrer toutes les ressources
qu'il apportaitdans l'exécution de ces hardis coups de main
qui avaient illustré sa carriere. Retenu dans la vallée de
Mohawk par des chemins impraticables, il envoya a Ganse-
voort, pour lui annoncer sa prochaine arrivée, un émissaire
qui trouva moyen de pénétrer dans le fort. Pendant ce
temps, Herkimer s'était porté a quelque distance du camp




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 283


ennemi. Saint-Léger, prévenu de cette attaque, avait posté
un détachement en embuscade sur la route. Ce détachement
fut surpris et ne connut la présence des Américains que par
une décharge a bout portant, et par le cri de guerre poussé
par les Indiens qui se jeterent sur l'ennemi a coups de toma-
hawk. La lutte fut terrible et le carnage épouvantable; le
combat eut lieu corps a corps; le couteau y joua un grand
role. Les Américains laisserent sur le champ de bataille
quatre cents hommes, parmi lesquels le général Herkimer.


Arnold, informé de ce désastre et se sentant trop faible
pour tenter une attaque avec succes, eut recours a un stra-
tageme. Il s'aboucha avec une espece de fou nommé Yan-
Yost-Cuyler, qui passait dans le pays pour etre parfaitement
dévoué au parti anglais, et avait meme été arreté une
fois comme espion. Arnold lui donna mission d'alIer jeter
l'alarme dans ]e camp de Saint-Léger, en exagérant l'impor-
tan ce de ses troupes, de maniere surtout a eifrayer les
Indiens et a les entrainer a la désertion. Pour s'assurer de
la fidélité de cet émissaire, Arnold garda en otage son frere
et son fils, condamnés d'avance a mourir en cas de tra-
hison.


Yan-Yost-Cuyler arriva, un matin, au camp anglais, en
poussant des cris de détresse, et en donnant les signes de
la plus grande terreur. Interrogé, il répondit en montrant
ses habits criblés de trous de balles, qu'il avait échappé par
miracle aux poursuites des Américains, dont iI avait laissé
l'avant-garde a peine a quelque distance. Puis, se melant
aux Indiens, avec lesquels iI avait de vieilles relations, iI
énuméra les forces de l'ennemi en leur disant « qu'il était
aussi nombreux que \es ieui\\es ues al'bl'e¡:,. )) ~ ~})()u~an.\e
se répand parmi ces alliés inconstants; ils prennent la fuite
san s qu'on puisse parvenir a les arreter. Leur exemple
gagne les milices canadiennes; le camp anglais ne présente




284 RÉPUBLIQllE AMÉRICAINE.


bientot plus que désordre et démoralisation. Saint-Léger,
réduit a une poignée d'hommes, fut obligé de lever le siége,
et sa retraite fut si précipitée, qu'il abandonna derriere lui
ses bagages et son artillerie. Arnold arriva sur le terrain
pour apercevoir l'ennemi en fuite; il se mit a sa poursuite,
sans pouvoir l'atteindre. Sai nt-Léger était entré a Montréal.


Arnold rejoignit, alors, l'armée de Gates. Des opérations
évidemment décisives se préparaient de ce coté. Burgoyne,
dans la prévision ou seulement l'espérance d'une jonction
de ses forces avec ceBes que commandait Clinton, a New-
York, entra en campagne. Quelques premiers succes partiels
avaient enflé l'orgueil du général anglais; iI s'engagea mala-
droitement dans un pays dangereux pou!' lui, disséminant
son armée, et, en disant avec sa présomption habituelle,
qu'il était bien sur de se frayer un passage a travers les
Américains, quand ille voudrait. Gates était dans une posi-
tion bien retranchée, gardant l'Hudson et Albany ave e
16,000 hommes, au devant desquels Burgoyne s'avanca
avec arrogance, sans tenir compte d'un rude échec que
venait de lui faire subir le général Stark. Parvenus a quel-
ques milles de l'armée américaine, les Anglais se virent
cernés et harcelés par de vigoureuses attaques qu' Arnold
dirigeait contre eux avec une témérité et un bonheur inouis.
Dans une de ces affaires, toujours tres brillantes pour lui,
Arnold eut la jambe fracassée, et cette blessure mit sa vie
en danger pendant quelques jours.


Burgoyne, pris dans un réseau de postes, de retran-
chements et d'embuscades habilement combinés, fut enfin
obligé de livrer bataille (le 7 octobre 1.777), a Sara toga, de .
mettre bas les armes, et de se constituer prisonnier. Gates
se vengea du mot insolent du général anglais par un mot
spirituel : « Bonjour, général, dit-il au prisonnier; j'ai
grand plaisir a vous revoir, quoique vous ayez fait tout ce




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 285


qu'il fallait pour VOUS dispenser de cette rencontre. Sans
doute vous devez me trouver une habile « sage-femme, »
car je viens de vous délivrer de six mille hommes. »


La victoire de Saratoga eut une influence considérable
sur les destinées des colonies. La situation si mauvaise de
l'armée américaine s'améliora tout a coup. « La fortune si
longtemps ·contraire, » dit a ce sujet Washington Irving,
« semblait enfin avoir pris une face favorable. Le peuple se
releva de son abattement; il Y eut comme une soudaine
exaltation dans le pays. Les sauvages avaient disparu dans
leurs foréts. Ces vétérans allemands (Hessois), tant van tés
et si terribles, avaient été battus par des mili ces et l'artil-
lerie anglaise en]evée par des hommes dont quelques-uns
n'avaient jamais vu un canon. » Il semblait qu'Arnold n'eut
voulu prendre a cette campagne si heureuse par son dé.,.
nouement, une grande et brillante part, que pour couron-
ner les derniers moments de sa carriere par des actions
d'éclat.


Ce fut en effet la sa derniere étape dans la voie glorieuse
qu'il avait parcourue. Ses blessures le mettant dans l'impos-
sibilité de faire momentanément aucun service actif, Was··
hington lui donna le commandement de l'armée d'observa-
tion, établie a Philadelphie, apres l'abandon de cette ville
par les Anglais. C'était le plus grand malheur qui put arri-
ver a Arnold. Nous avons déja vu combien l'inaction lui
était funeste. Le Congres venait cependant, pour récompen-
ser sa brillante conduite dans la campagne du Canada, de
lui rendre son rang d'ancienneté sur la liste des majors-
généraux. Justice tardive et illutile! Arnold avait déja fait
secretement un premier pas dans le crime. Il accueillit cette
réparation avec indifférence. Et comme s'il avait eu hate en
quelque sorte de faire naitre des prétextes de ressentiment
qui justifiassent a ses propres yeux la honte dont il allait se




286 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


couvrir, il acheva de se perdre de deUes a Philadelphie.
Réduit a des expédients de la nature la moins délicate, iI
devint un objet de scandale pour l'armée. Le Comité de
Philadelphie dut dénoncer sa conduite. Arnold, traduit
devant un conseil de guerre, le 18 mars 1779, fut absous
de toute accusation criminelle, mais condamné a recevoir
une réprimande publique de la part du général en chef, et
a etre mis a l'ordre du jour de l'armée.


Arnold se défendit d'abord ave e noblesse; mais aux répri-
mandes qui luí furent adressées, iI répondit par des brava-
des. Il semblerait difficile de concilier les paroles élevées
qu'il prononca devant ses juges et ses actions d'éclat sur les
derniers champs de bataille, avec la pensée d'un parti pris
de trahison, s'il n'avait été prouvé, ensuite, que depuis plus
de dix mois, il était en relations avec l'ennemi. Par un
étrange calcul et qui donne une idée de la profondeur des
abimes du cceur humain, cette gloire dont Arnold se cou-
vralt sur les champs de bataille n'avait plus d'autre but
poul' lui que de rehausser, aux yeux de ceux ave e qui iI
marchandait sa honte, le prix des services qu'il était appelé
a leur rendre. Il avait donné déja un premier gage a la
cause anglaise, en épousant, a Philadelphie, MUe Marguerite
Shepper, appartenant a une familIe tres distinguée, mais
notoirement hostile a la révolution. Par cette alliance,
Arnold aplanissait bien des obstacles pour l'avenir. Mllc Shep-
per, d'une beauté remarquable et d'une intelligence supé-
rieure, avait été fort en faveur aupres des officiers anglais
pendant l'occupation de Philadelphie et avait exercé sur
quelques-uns d'entre eux la double influence de sa beauté
et de son esprit. On ne put, cependant, trouver aucune
preuve qu'elle eút eu connaissance de la trahison de son
mari, et qu'elle y eut aidé.


Ce mariage avait eu, en tout cas, l'avantage pour Arnold




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEl<'. 287


de réparer momentanément le désastreux état de ses finan-
ces. Apres quelques mois d'une vie en apparence plus calme
et vouée au repentir, mais au fond tres active, il sollicita
de nouveau du service. Arnold prit Washington par ses
cotés faibles : la bonté, l'indulgence et une confiance
aveugle dans la bonne foi des hommes. Il obtint du général
en chef une entrevue, protesta de son dévouement a
son pays, en jouant la comédie du remords. « Donnez-
moi, dit-il a Washington, le poste le plus périlleux, celui
ou j'aurai le plus d'occasions de me signaler. )) 11 dé signa
lui-meme le commandement de West-Point, que venait de
refuser le gélléral Shuyler. Washington pouvait n'avoir
aucune estime pour le caractere privé d'Arnold, mais il était
loin de soupconner sa trahison, et de plus il savait ce dont
Arnold était capable comme officier. Or, ce poste de West-
Point la clef des opérations de l'armée a ce moment, ne
pouvait etre a coup sur placé en des mains plus vaillantes.


West-Point, situé a cinquante-deux milles de New-York
alors au pouvoir des Anglais, sur la rive occidental e de
l'Hudson, dans une position dont on n'admire aujourd'hui
que le coté pittoresque, était, a cette époque, le poste mili-
taire d'ou dépendait le succes de la révolution américaine.
West-Point, surnommé le Gibraltar des États-Unis, bati au
sommet de rochers presque inaccessibles, était couronné
d'une rangée de redoutes et de batteries. Le fort principal,
qui existe encore, domine tout le pays, a une hauteur con-
sidérable, de New-York au Canada, en protégeant les com-
munications entre les États de l'est et ceux du sud. Une
énorme chaine rivée aux rochers des deux bords, et COffi-
mandé e par des feux de batteries, traversait la riviere a son
passage le plus étroit, et la gardait contre toute attaque par
eau. 'Vest-Point, meme avec une faible garnison, pouvait
résister a une armée de vingt mille hommes. MaUres de




288 RÉPUBLIQUE AIUÉRICAINE.


cette forteresse, le plus formidable rempart des Américains
et le pivot de leurs opérations, les Anglais eussent anéanti
en un clin d'ceil l'armée libérale. L'importance que Was-
hington attachait a savoir West-Point bien défendu s'ex-
plique de soi; iI fallait qu'il eut une bien grande confiance
dans le eourage, dans l'énergie et dans le dévouement
d'Arnold, pour lui en avoir donné le commandement. On
comprend également le prix que les Anglais pouv~ient
mettre a une trahison qui leur livrerait cette place.


Arnold, pour faciliter l'accomplissement de son crime,
établit son quartier général dans une maison appartenant au
colonel Beverley Robinson, le meme dont nous avons déja
eu occasion de citer le nom, et qui avait été, dans sa jeu-
nesse, le plus intime ami de Washington; mais ayant
embrassé la cause de la métropole contre les colo ni es , ses
propriétés avaient été confisquées. Celle ou Arnold placa son
~ quartier général était située sur la rive opposée a "West-
Point et a deux ou trois milles plus baso Des qu'il fut pourvu
de son commandement, Arnold reprit avec le général anglais
Clinton une correspondance qui durait depuis pres d'un an,
et dont le colonel Robinson était l'intermédiaire. Clinton
avait hésité, précédemment, a payer Arnold le prix que
celui-ci demandait. Au moment ou les premiers ressenti-
ments du général américain le pousserent a la trahison, iI
n'était qu'un homme de courage de plus a enroler dans
l'armée anglaise; mais le commandement de 'Vest-Point
donnait a l'acte d'Arnold une telle valeur que Clinton écouta
avec empressement les nouvell es propositions que lui
apporta Robinson. Elles consistaient a assurer a Arnold une
somme de 40,000 livres sterling (un million de francs) et le
grade de brigadier-général. Les négociations s'ouvrirent sur
ces bases.


Apres un échange assez suivi de lettres, toutes concues de




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 289


maniere a donner complétement le change sur leur contenu,
Arnold exprima le désir d'avoir une entrevue avec quelqu'un
des officiers de l'état-major de Clinton, afin de s'entendre
sur certains points impossibles a régler autrement que de
vive voix. Il désigna lui-meme un des aides de camp du
général, le major André, qui était des' meilleurs amis de
Mme Arnold et avec qui celle-ci avait continué d'entrenir une
correspondance assidue, OU l'esprit tenait une grande place,
sans préjudice d'une pointe de sentimentalité assez accusée.


Le major John André, qui devait jouer un grand role dans
le dénoument de 'ce drame, avait a peine vingt-huit ans.
C'était un officier brillant, d'une bravoure éprouvée et d'une
intelligence peu commune. Ses contemporains le représen-
tent comme étant d'une beauté remarquable, bien fait, grand,
d'une élégance exceptionnelle. Il joignait a ces dons exté-
rieurs les quaIités d'un Cffiur supérieur. Sa conversation
était éloquente; iI savait et parIait aisément plusieurs lan-
gues, avait beaucoup lu et était doué d'une mémoire prodi-.
gieuse, dont il se servait a propos et sans pédantisme. Il
dessinait tres bien, excellait dans la caricature, faisait de
jolis vers et était consommé musicien. Il avait, observe un
de ses biographes, ({ une viva cité toute francaise. »


Un tel portrait, que je calque sur des mémoires du temps,
est celui d'un héros accompli de romano Sa vie, en effet,
avait été _ assez romanesque. Né a Londres, d'une famille
originaire de Geneve, André avait fait son éducation dans
cette derniere ville, et était rentré en AngIeterre a l'age de
dix-huit ans. Destiné a suivre la carriere commerciale, pour
laquelle il ne se sentait aucun go'ut, il entra dans une
maison de banque. Un gentleman aussi parfait que nous
venons de montrer André ne pouvait manquer de rencontrer
sur sa route bien des aventures. La plus sérieuse de ses
aventures et celle qui décida de tout son avenir, fut sa pas-




290 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


sion pour une demoiselle Honora Sneyd, de qui il s'éprit
jusqu'a l'exaltation. Le pere d'André s'opposa a cette alliance
pour des raisons de famille sans doute. A quelque temps de
la, miss Honora se maria avec M. Lowell Edgeworth, pere
de la célebre Maria Edgeworth. André concut un tel chagrin
de ce fatal dénoÍlment de son amour, qu'il abandonna sa
maison de banque et entra dans l'armée comme lieutenant.


Il demanda a partir pour le Canada, fit partie de l'expédi-
tion de Guy Carleton contre le général Montgomery et se
trouvait au siége de Montréal, ou iI fut fait prisonnier, puis
biento~ échangé. Devenu aide de camp du général Grey,
celui-ci, au moment de son rappel en Angleterre, recom-
manda André a Clinton en termes chaleureux. Le propre de
cette nature si bien douée, était d'exercer sur tous ceux qui
l'approchaient un charme contre lequel nul ne pouvait se
défendre. André était, en outre, tres ambitieux et disposé a
ten ter tout ce qui était honorable ou grand pour attacher
une auréole de gloire a son nomo Son ame honnete, délicate
et chevaleresque se révolta a l'idée de se trouver en contact
avec un traitre de l'espece d'Arnold et de négocier, argent
en main, les conditions d'une trahison. Aussi refusa-t-il
tout d'abord la mission qui lui était proposée, et Clinton eut
besoin d'insister, d'ordonner me me , pour qu'André s'y
résignat. Tel était l'homme qui allait devenir le martyr de
cette immense lacheté.


Le role du jeune major André se borna, au début, a un
échange de lettres qu'il signait du nom de John Anderson,
tandis qu'Arnold signait les siennes Gustavus. Ces lettres
pouvaient impunément tomber entre des mains étrangeres,
sans risquer de compromettre les deux correspondants. Une
d'elles donnera l'idée de la prudence avec laquelle elles
étaient écrites. Arnold, sur le point d'obtenir la conférence
définitive qu'il sollicitait, mandait a André, c'est a dire a




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 291


John Anderson : « VOUS serez en mesure, je pense, d'exposer
votre plan commercial, de facon a satisfaire les deux par-
tieso Jl est encore d'avis que sa premiere proposition n'est
nullement déraisonnable, et ne met pas en doute qu'apres
une entrevue avec lui, vous ne l'acceptiez. JI espere que
vous aurez tous les pouvoirs de votre maison afin que les
risques et les profits de l'association soient bien déterminés.
Une spéculation pourrait etre avantageuaement tentée en ce
moment, avec de l'argent comptant. »


L'entrevue dont il est question dan s cette lettre une fois
décidée, Arnold prit ses précautions pour que rien ne put
en arreter la réalisation. Il informa le colonel Sheldon,
commandant les avant-postes américains, qu'il attendait, a
son quartier, un espion qui devait lui ouvrir des intelli-
gences importantes avec New-York. Il recommanda au
colonel Sheldon de montrer beaucoup d'égards a cette per-
sonne, en raison du haut rang qu'elle ,occupait dans l'armée
anglais~, et de le faire avertir, lui Arnold, a son quartier
général, des qu'elle serait arrivée. Arnold prévint ensuite
André de l'accueil qui l'attendait aux avant-postes et de la
sécurité qu'il y trouverait. André se soucia peu d'accepter
un rendez-vous au lieu assigné par Arnold, et, toujours sous
le pseudonyme de John Anderson, il désigna a Gustavus,
comme un endroit plus propice a leur entrevue, Dobb's
Ferry, petit village, situé a une vingtaine de milles plus bas
que West-Point, sur I'Hudson. La veille du jour fixé pour ce
rendez-vous, Arnold partit a minuit du quartier général,
descendit la riviere, essuya le feu des canonnieres anglaises,
faillit etre fait prisonnier, et apres avoir vaincu toutes
sortes d'obstacles, arriva a Dobb's Ferry le lendemain, mais
trop tardo André était reparti avec Robinson, qui était, nous
l'avons vu, l'un des agents de ce complot.


Arnold n'était pas homme a se décourager pour un si




292 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


petit contre-temps; le prix stipulé a sa lache~ était assez
élevé pour soutenir son énergie. Une circonstance particu-
liere favorisa le second rendez-vous qu'il donna a André, en
le fixant au 20 septembre 1780. Washington avait résolu de
se rendre de Tapan, ou était son quartier général, a Hartfort,
au devant du comte de Rochambeau qui venait d'arriver de
France avec des secours. L'absence de Washington aidait
admirablement a l'exécution du projet d'Arnold. Celui-ci
prétexta de ce départ pour quitter West-Point et descendre
la riviere au devant de son général en chef. Arnold avait
'écrit, en conséquence, a André de se rendre le 20 septembre
au débarcadere faisant face a Dobb's Ferry; la il rencontre-
rait quelqu'un en qui il pourrait avoir toute confiance, et qui
le conduirait en un lieu sur, ou Arnold et lui se trouveraient
enfin en présence.


Cette lettre était parvenue trop tard a New-York. Sir Henri
Clinton, pressé d'en finir, avait expédié le colonel Robinson
sur un sloop de guerre, le Vultur, avec pavillon de parle-
mentaire, lequel devait remonter la riviere jusqu'a Teller's
Point, dans la baie de Tapan, ou l'Hudson fait un coude de
cinq mil1es de large environ. Robinson était censé venir
présenter des réclamations au sujet de ses propriétés confis-
quées. 11 envoya a Arnold une lettre dont le traitre seul
pouvait comprendre le sens caché, si bien qu'il la montra a
Washington avec une impudence incroyable. Arnold aCCOffi-
pagna le général en chef a bord du bateau sur lequel celui-ci
(traversa la riviere. Un grand nombre d'officiers s'y trou-
vaient réunis, notamment le général Lafayette, qui était du
voyage d'Hartfort. Le Vultur était en vue du point ou le
bateau passa I'Hudson. Arnold eut besoin d'efforts extraordi-
naires pour maitriser son émotion au moment ou Washing-
ton, examinant le sloop avec sa longue-vue, adressa quelques
paroles a voix basse aux officiers qui étaient le plus rap-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 293


prochés de lui. Arnold, pour nous servir d'une expression
vulgaire, en fut quitte pour la peur. Le lendemain, il était
de retour a West-Point, d'ou il répondit u Robinson en un
style perfidement officiel pour renouveler, en termes tres
pressants, le rendez-vous du surlendemain, c'est a dire
le 20 septembre. Cette lettre fut portée a bord du Vultur par
une embarcation américaine. Il était impossible d'agir avec
plus d'audace.


Soit répugnance invincible de la part d' André, soit exces
de précaution, il mit pour condition expresse qu'Arnold
viendrait le rejoindre a bord du batiment anglais, tandis
que celui-ci insistait pour que l'entrevue eut lieu a terre, en
avertissant André, sur qui le sentiment du devoir et de
l'obéissance finit par l'emporter, que, le soir, un homme de
confiance viendrait le chercher a bord d'un bateau et le
conduirait au rendez-vous.


Cet intermédiaire était un juif nommé Josuah Smith, qui
joua un grand role dans toute cette affaire bien qu'on n'ait
pas trouvé assez de charges pour le condamner a titre de
compIice. Josuah Smith alla donc prendre André sur le
Vultur, et aborda au pied d'une montagne nommée Long-
Clore. ArnoId était la, caché dans les broussailles. Le juif
Iaissa les deux officiers en tete-u-tete pendant plusieurs
heures, puis vint les prévenir que la nuit s'avancait et qu'il
fallait ou s'en retúurner a bord ou se réfugier chez lui,
a quatre milles de la. La conférence n'avait pas abouti.
André, apres avoir hésité u accepter l'hospitalité de Josuah,
s'y décida cependant et monta le cheval du domestique qui
avait accompagné Arnold. Ils arriverent au point du jou!'
chez Smith ; la famille du juif était absente.


André et Arnold s'enfermerent pendant toute la journée
dan s une chambre de la maison; le soir, l'affaire était ter-
minée. Arnold venait de vendre sa patrie et d'enseveIir dans


Rí:I'UBLlQUE AlIÉnICAINE, T. l. i9




294 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


le plus g~and des crimes sa brillante réputation mBitaire. 11
avait livré au major André tous les plans et tous les rensei-
gnements nécessaires, et recu, en échange, un a-compte
sur le prix convenu de sa trahison. Le surplus devait lui étre
payé au jour ou les Anglais entreraient dan s West-Poi11l,
dont la livraison fut fixée au 20 octobre.




§ 10.


Arrestation d' André. - Fuite d' Arnold. - Sympathie qu'inspire Anaré.
- On chel'che a le sauver. - Épisode du sergent Champe. - André
condamné a Ínort.; son ex-écution. - Arnold au service des Anglais;
ses campagnes dan s la Virginie et dans le New-Hampshire. - Il
s'embarque avec l'armée anglaise a Yorktown.


Ce honteux marché conclu, ArnoId repartit pour son
quartier général, et André, dans l'impossibilité de rejoindre
le Vu ltur , qui avait été obIigé de changer de mouillage
devant une canonnade des avant - postes américains, se
décida a prendre un déguisement pour reg.agner N ew-York
par terreo Josuah s'offrit a lui servir de guide pendant une
portion de la route. Le major, quoique muni d'une passe
que lui avait délivrée Arnold, se montra fort sombre et fort
préoccupé tant qu'il se trouva dans les avant-postes améri-
cains. Il ne reprit sa gaieté et sa bonne humeur qu'apres en
avoir franchi la derniere ligne, sous la protection de Josuah.


Parvenus a ce poi~t, ils entl'erent sur un terrain neutre-
infesté par deux bandes de brigands, qui faisaient métier de
rapines. L'une de ces bandes, les Skinnel's, se disait com-
posée de républicains et détroussait les tories; l'autre, les
Cow-boys, faisait une guerre impitoyable a quiconque pas-
sait pour partisan des Américains. Au fond, Skinnel's et 'Cow-
boys s'entendaient a merveille pour piller et assassiner indif-
féremment libéraux et tories. Josuah et André s'arreterent




296 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


aux limites du terrain neutre et déjeunerent chez une vieille
Hollandaise qui raconta avoir été pillée, la veille, par les
Cow-boys. Le juif prit peur ou prétexta la peur pour aban-
donller André a son sort et rétrograda, en recommandant au
major de prendre le chemin de North-Castle, comme étant le
plus court pour gagner New-York. André, contrairement a
cet avis, se décida pour la route de Tarrytown, en passant
par le pays des Cow-boys, avec lesquels il croyait avoir moins
a risquer,· en leur qualité de partisans des tories. Confiant
d'ailleurs dans son courage personnel, il se mit en route au
petit pas de son cheval, et allégé de tous soucis. Il n'était
plus qu'a vingt-sept milles de New-York, lorsqu'il fut arreté
aux environs de Tarrytown.


On a voulu faire, au moment de ce grave événement, des
héros des trois hommes qui arreterent André et sauverent
ainsi la révolution américaine. 01' c'étaient tout simplement
trois bandits de grand chemin, que le hasard favorisa, et
que l'espoir d'une bonne récompense décida a livrer le cou-
pable sur lequel ils venaient de mettre la main. Voici ce qui
était arrivé :


Ces trois individus, appartenant a la bande des Cow-boys,
étaient en embuscade depuis le matin, guettant sur la grande
route le passage d'un troupeau de bestiaux a destination de
New-York, et dont ils avaient I'intention de s'emparer. André
arriva sur ces entrefaites. Les trois bandits, impatientés de
leur longue et inutile attente et trouvant l'occasion de déva-
liser quelqu'un, pour ne perdre point tout a fait leur journée,
hélerent le major en lui demandant (e d'ou il était. » André,
qui savait avoir affaire avec des tories, répondit sans
hésitation qu'il était ee d'en bas, » - et ii désignait par Hl
New-York. Les Cow-boys échangerent un rapide coup d'mil;
leur résolution venait d'etre arretée. Ils avaient pressenti ou
deviné qu'il y avait la une bonne prise a faire. Peu leur





WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 297


importait que la victime qu'ils aBaient détro_usser fUt ou non
de leur parti. L'un d'eux, nommé Isaac Van Ward, saisit le
cheval d' André par la bride, tandis que les deux autres,
David Williams et John Paulding, coucherent en joue le
major au bout de leurs rifles. André, comprenant que toute
résistance était inutile, essaya d'un autre moyen. Il offrit
aux bandits 400 livres sterling en or qu'il avait dans ses
poches, auxqueIs il ajouta successivement sa montre enri-
chie de diamants, puis tous ses bijoux. Plus la rancon s'éle-
vait, plus les Cow-boys se persuadaient aisément, sans soup-
conner encore la vérité, de l'importance de leur capture. Les
bandits trouverent tout simple de dépouiller complétement
la major. Ils l'enleverent de cheval, le conduisirent dans
un fourré de bl'oussailles et commencerent a le fouiller. En
retirant les bottes d'André, ils y découvrirent les papiers
dont celui-ci était porteur. Leur étonnement fut grand, et
cette trouvaille les éclaira tout a fait sur l'importance réelle
de leur prise. Qu'étaient 400 livres sterling en or, une montre
et des bijoux en comparaison de ce qu'ils espéraient rece-
voir en livrant un tel prisonnier!


Les Cow-boys'conduisirent André aux avant-postes améri-
cains les plus rapprochés; le colonelJameson, qui comman-
duit ces avant-postes, ne comprenant rien aux papiers qu'il
avait sous les yeux, expédia l'officier anglais a Arnold.
C'était le salut d'André. Mais le major Tallmadge, du régi-
ment américain, ayant connaissance de cette affaire quel-
ques heures apres communiqua au colonel les soupcons qu'il
avait coneus depuis longtemps sur Arnold. Jameson n'osa s'y
s'arreter; mais il crut prudent de faire ramener André et de
le détenir jusqu'a nouvel ordre.


Les trois Cow-boys jouerent admirablement le désintéres-
sement en cette occasion. Aussi le Congres, en reconnais-
sance de leur conduite, leur accorda-t-il a chacun une pen-




..


298 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


sion de 200 doIlars (1,000 francs), et une médaille en 01' qui
portait d'un coté cette inscription : FidélUé, et, de l'autre,
celle-ci : Vincit amor patrice. On sait, aujourd'hui, le mot de
cette comédie de patriotisme et de fidélité. Il fut révélé,
quelques années plus tard, par le major Tallmadge, lor8-
qu'on sollicita pour Paulding, le dernier survivant des troi8
sauveurs du pays, une augmentation de pensione Le Congres,
éclairé sur la moralité des Cow-boys, respecta le souvenir du
fait accompli, mais tint compte des intentions et refusa
l'augmentation de pension sollicitée.


En meme temps qu'il informait Arnold de ce qui venait de
se passer, le colon el Jameson écrivit a Washington qui était
en route pour revenir a West-Point, ou on l'attendait d'un
moment a l'autre. Arnold était a la maison de Robinson,
déjeunant en compagnie de sa femme et de ses aides de
camp, lorsqu'on vint lui remettre le message du colouel
lamesou. Il maitrisa son émotion, se leva, disant que sa pré-
sence était indispensable a West-Point, et qu'on l'excusat
.aupres du général en chef, si celui-ci arrivait en son absence.
Puis il appela sa femme qu'il embrassa, en lui disant que
c'était probablement pour la derniere fois. Mrne Arnold s'éva-
nouit; le général la déposa sur un sopha, sans s'occuper
meme de rappeler ses sens, car il n'avait pas de temps a
perdre, enfourcha le cheval du cavalier qui avait apporté le
message, et gagna la rive du fleuve ventre a terree La, il se
jeta dans une embarcation conduite par deux rameurs, a qui
iI promit une belle récompense s'ils le conduisaient rapide-
ment a bord du Vultur oil il se rendait, leur dit-il, comme
parlementaire et porteur de dépeches du général en chef.
Les deux hommes firent rage a nager, et arriverent a bord
du sloop anglais, ou Arnold les fit monter avec lui, et, apres
s'etre fait connaitre au capitaine du Vultur, iI déclara aux
hommes de l'embarcation qu'ils étaient prisonniers. Lors-




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 299


qu'ils arriverent a New-York, Clinton, informé de ce fait, fit
rendre la liberté a ces deux malheureux.


Washington, n'ayant point pris pour revenir d'Hartfort la
meme route que pour s'y rendre, le messager du colonel
Jameson ne le rejoignit paso Il arriva directement a West-
Point oh il fut étonné de l'absence d'Arnold. Il se rendi t
alors a la maison de Robinson, et vit accourir son aide de
camp, le colonel Hamilton, qui, tout ému, lui adressa quel-
ques paroles a voix basse. Deux larmes monterent aux yeux
de Washington; illut la Iettre de Jameson, puis la commu-
niqua a Lafayette en murmurant: « A qui se fier mainte-
nant! ))


Au message du colonel Jameson, se trouvait jointe une
lettre qu'André avait obtenu l'autorisation d'écrire a Was-
hington. Cette lettre était concue en termes pleins de dignité
et de fierté, mais sans arrogance. Le jeune officier se défen-
dait de la qualification de traitre, disant qu'il avalt été invo-
lontairement imposteur, demandant enfin a etl'e traité selon
les exigen ces de la poli tique , et non point comme un vul-
gaire misérable. Washington, qui connaissaitAndré de répu-
tation, fut sensible aux expressions de cette lettre ; ilordonna
qu'on conduisit le major au quartier général, oh il devait
etre détenu pendant l'instruction de son proceso Il fut résolu
qu'André, au lieu d'etre condamné comme un espion ordi-
naire, passerait devant un conseiI de guerreo Cette décision,
que Washington n'eut pas de peine a obtenir, tant la jeu-
nesse et la franchise du jeune officier anglais luí avaient déja
attiré de sympathies, toucha le cceur d'André qui redou-
tait d'etre considéré et jugé comme espíon et nqn comme
officier.


Pendant sa captivité et durant l'instruction de son proces,
André fut traité avec la plus extreme délicatesse. Il fut inier-
rogé d'une facon qui ne dut en rien blesser ses sentiments.




300 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Les faits étaient patents, il n'y avait aucune défense possible,
aucune indulgence a attendre : André fut condamné a la
peine capitale.


Cependant Clinton avait fait des démarches aupres de Was-
hington en faveur du major, et avait pu se convaincre des
sentiments d'universelle sympathie que le jeune officier avait
excités dans les rangs de l'armée américaine. André, a la
veille du jour ou le conseil devait prononcer sa sentence,
avait demandé au colonel Hamilton, aide de camp de Was-
hington et spécialement proposé a sa garde, la permission
d'adresser une lettre a Clinton. Voici cette lettre, dont Hamil-
ton a rapporté les termes: « J e prévois mon sort; et, quoique
je ne prétende pas jouer au héros, ni me montrer indiffé-
rent a la vie, cependant je suis résigné a tout ce qui pourra
m'arriver, dans la conviction que ce malheur queje ne mérite
pas m'était réservé. Une seule chose trouble la tranquil-
lité de mon ame. Sir Henry Clinton a été trop bon pour moi,
il l'a été jusqu'a la prodigalité; je lui suis attaché par trop
d'obligations, je l'aime trop sincerement 'pour rester avec la
pensée qu'il pourrait se reprocher ou que d'autres pourraient
lui reprocher que je me sois cru contra¡nt, pour obéir a ses
ordres, de courir les risques que j'ai courus. Je ne voudrais
pas laisser apres moi un seul souvenir qui put peser sur les
jours de sir Henry Clinton. » En achevant d'écrire ces mots,
raconte Hamilton, Andté éclata en sanglots. Il se recueillit
un moment, puis termina sa lettre ainsi : « Que sir Henry
Clinton me permette de lui donner l'assurance que je n'ai
point agi sous cette pression, mais que j'ai obéi a une néces-
sité, aussi contraire a mes sentiments qu'a ses ordres. ))
Cette lettre était d'un noble cceur, et elle l'honore d'autant
plus que ron savait la répugnance d'André a se trouver en
contact avec Arnold, pres de qui il ne s' était rendu que sur
l'ordre formel de Clinton.




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 30t


Le délai que l'on mit, avec intention, entre la condamna-
tion d' André et la· date de son exécution, laissait l' espoir de
mener a bonne fin des négociations entamées en sa faveur.
Washington avait proposé naturellement a Clinton d'échan-
ger André contre Arnold. Tout en n'admettant aucune assi-
milation entre ces deux hommes ni suivant les sentiments
de son CCBur, ni d'apres les lois de l'honneur, Henry Clinton
se vit contraint de repousser cette proposition. Livrer Arnold,
c'était trah1r les droits de l'hospitalité et manquer aux enga-
gements pris envers le général, de qui Clinton se considérait
comme le complice moral. « André fUt-il mon propre fils,
répondit-il, et je l'aime comme s'il l'était, je ne pourrais
agir autrement. » Washington dut se rendre a ces raisons.
Vivement touché du sort réservé au malheureux André, il
n'ent pas mieux demandé que de lui faire grfLCe, et plusieurs
officiers de l'armée américaine firent de tres vives démarches
aupres de Washington en faveur du major; mais les lois
militaires doubiées des exigences de la politique le rendírent,
malgré luí, inflexible. Ne pouvant ni gracier André, ni
obtenir qu'il fUt échangé contre Arnold, le généraI en chef
eut recours a un stratageme qui, en lui livrant le traitre, lui
permettrait de donner plus facilement cours a sa clémence.


L'exécution du projet de Washington fournit un de ces
épisodes romanesques de l'exactitude duquel on pourrait
douter, si nous n'en empruntons le récit aux mémoires du
temps.


Washington avait fait mander au quartier général le major
Lee et lui avait dit : « Trouvez-moi dans votre régiment
quelqu'un qui puisse remplir une délicate et périlleuse mis-
sion; il s'agit tout simplement de se rendre dans le camp des
Anglais et d'y enlever Arnold. Promettez-lui une Iarge
récompense, et surtout qu'il ne perde pas de temps. Le major
Lee désigna un sergent nommé Champe, natif de la Vir-




302 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


ginie, homme sur, d'un courage et d'une audace a toute
épreuve.


Champe se rendit aupres de Washington, de la bouche de
qui il recueillit toutes les instructions relatives au coup de
main qu'il fallait conduire et exécuter avec rapidité et intel-
ligence. Champe réfléchit un moment et répondit a son
général que ce n'était pas le danger qui l'effrayait, non plus
que la difficulté de réussir, mais qu'il hésitait devant l'igno-
minie d'une désertion, meme apparente. Le major Lee eut
quelque peine a lever ces honorables scrupules, en faisant
comprendre au sergent que, bien qu'il parut en effet déserter,
ce qui était nécessaire pour aSRurer le secret de son expédi-
tion, il obéissait a un ordre de son commandant en chef; si
son départ devait etre tout d'abord mal interprété par ses
camarades, le résultat l'absoudrait entierement. S'emparer
d'un misérable tel qu'Arnold, le livrer a la justice, sauver
André, si jeune, si aimé de tous, c'étaient la des considéra-
tions suffisantes pour ébranler peu a peu le sergent. Champe
se laissa done convaincre et accepta la mission.


Il était onze heures du soir. Champe, muní de ses instruc-
tions, retourna au camp, prit son manteau, sa valise, son
livre d'ordres, tout ce qui pouvait, enfin, faire ero ir e a une
désertion réelle, monta ~ cheval et partit au galopo A peine
une demi-heure apres, le capítaine de service vint rapporter
qu'une patrouille avait apercu un dragon fuyant a toutes
brides du coté de New-York. Lee, dans l'espoir de cacher la
fuite de Champe et afin de luí donner, en tout cas, le temps
nécessaire d'arriver, répondit que la patrouille devait s'etre
trompée, et avait pris probablement quelque habitant pour
un dragon. L'officier, peu rassuré, fit faire l'appel immédia-
tement et constata l'absence du sergent Champe. Il vint
retrouver le major Lee et lui déclara le fait, en ajoutant qu'il .
allait expédier quelques hommes a la poursuite du déserteuf.




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. :50:5


11 demanda les ordres écrits de son chef. Apres avoir fait
tout ce qu'il fallait pour perdre le plus de temps possible,
san s éveiller de soupcon, Lee donna l'ordre suivant :
« Prenez-le vivant pour qu'on puisse le punir en présence de
toute l'armée; mais ne le tuez que s'il résiste ou s'il tente
de s'échapper apres avoir été pris. »


Le détachement chargé d'arreter le fuyard partít du camp
a minuit. Champe avait donc au pllls une heure et demie
d'avance. Ce pouvait etre assez, s'U avait fait diligence. Une
pluie torrentielle avait tombé pendant toute la soirée et
avait rendu les chemins impraticables. Le détachement
courut toute la nuit a travers des routes hérissées de diffi-
cultés. Au point du jour, les dragons apercurent le fugitif a
quelques milles en avant d'un petit village nommé Bergen.
Le fuyard, comme ceux qui le poursuivaient, avait l'éperon
dans les flancs de son cheval. Champe changea de direction :
on le perdit de vue un instant. Aux approches de la riviere,
iI fut découvert de nouveau; un demi-mille a peine le sépa-
rait de l'escorte. Il savait bien que s'il était pris il serait
déclaré innocent, mais aussi que sa mission serait manquée.
Il redoubla d' eff'orts, se dégagea de sa valise, de ses armes,
de tout ce qui l'embarrassait, et atteignit les bords du fleuve.
Il se jeta a bas de son cheval et se précipita a la nage dans
les flots, en hélant de l'autre rive un bateau qui le recueillit
et le conduisit a New-York. Ses camarades avaient fait feu
sur lui, mais sans l'atteindre.


Le chef de l'escorte ramassa la valise, l'habit et les armes
de Champe, et ramena son cheval. En voyant les dragons
rentrer au camp le lendemain avec les dépouilles du fugitif,
les soldats pousserent des cris de joie en pensant que
celui-ci avait été tué. -Lee était dans des transes mortelles;
enfin il apprit la vérité, et alla rendre compte immédiate-
ment a Washington de ce premier succes.




304 RÉPUBLIQUE A~IÉRICAINE.


En arrivant a New-York, Champe fut conduit aupres
de Clinton, qui l'accucillit avec bienveillance et le ques-
tionna pendant plus d'une heure. Le brave sergent fut
obligé de mettre beaucoup u'art dans ses réponses, afin
de jouer convenablement son double role. Clinton lui
donna de l'argent, que Champe hésita a recevoir, et
qu'il prit en rougissant; puis cyl l'envoya naturellement a
Arnold.


Champe comprit qu'il ne pouvait exécuter son plan immé-
diatement. Il trouva moyen, par les espions, de tenir le
major Lee au courant des mesures qu'il avait prises pour
l'enlevement projeté, et lui assigna finalement un délai de
trois jours, au bout desquels illui demandait d'avoir prete
sur la rive opposée, a Hoboken, une escouade de dragons
a qui il remettrait Arnold. Il avait dli nécessairement s'atta-
cher a étudier les habitudes du général. Il savait que celui-ci
ne rentrait jamais chez lui que vers minuit, et qu'avant de
se metlre au lit iI faisait une promenade dans son jardin.
C'est le moment que Champe avait choisi pour l'exécution
de son plan. Il avait enlevé de la maison voisine plusieurs
cloisons qu'il avait replacées de maniere a les pouvoir déta-
cher sans bruit au moment voulu; c'est par la qu'il devait
emporter le captif. Champe s'était associé, pouÍ' l'accomplis-
sement de ce coup audacieux, un déserteur a qui il s'était
engagé de faire obtenir sa grace. Au jour fixé par le sergent,
l~ major Lee se dirigea sur le lieu du rendez-vous avec un
piquet de dragons et trois chevaux, un pour Arnold, un
pour Champe et le troisieme pour son camarade. Ils s'arre-
terent a Hoboken, vers minuit, et se cacherent dans un
petit bois voisin. Lee se tenait en vedette avec trois dragons
sur le bord de la riviere. Les heures se passerent et aucun
bateau ne se montra. Au jour, Lee se retira désappointé, et
fit part au général en chef de ce mécompte. Il craignait que




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 505


le fidele sergent, ayant éehoué, n'eut été peut-etre tué dans
sa diffieile entreprise.


Le surlendemain, Lee recut une lettre de Champe lui
annoncant que la veille du jour fixé pour l'exécution de son
projet, Arnold avait ehangé de quartier, s'était établi dans
une autre partie de la ville, et avait passé la nuit a surveil-
ler l'embarquement de troupes destinées a une expédition
que le traitre devait eommander en personne, et dont lui ,
Champe, se trouvait obligé de faire partie, a sa grande dou-
leur et a sa grande honte.


Tout espoir était done perdu !
Le malheureux sergent se trouva tout a fait déserteur


malgré lui, et obligé de porter les armes eontre son propre
État natal, la Virginie, oh nous reverrons Arnold tout a
l'heure. Ce ne fut que deux mois apres que Champe parvint
a s'évader et a rejoindre l'armée. Ses camarades, surpris de
son retour, ne le furent pas moins de voir l'aeeueil qui lui
fut fait par ses ehefs. Alors seu]ement, son aventure fut
eonnue.


Washington récompensa Champe en lui délivrant une
exemption de tout serviee, et, lorsque, nommé en 1798,
général en ehef de, l'armée, au moment de la guerre avee la
Franee, Washington fit reehereher ee brave soldat aquí il
voulait eonfier le grade de eapitaine, on apprit que Champe
s'était retiré dans le Kentucky et y étaít mort (1).


(1) Un autre fait a peu pres analogue se passa plus tard en Virginie : (( Apres l'arrivée de
Cornwallis a New-York, le général Lafayette demanda au colonel Barber un soldat intelligent
el fidéle qu'i1 put envoyer comme espion dans le camp des Anglais. Morgan de la milice de
New-Jersey lui fut indiqué. Le générall'envoya chercher et lui proposa la tache difficile de
passer a l'ennemi comme déserteur, et de s'enroler dans son armée.Morgan répondit qu'il
était prét a tout faire pour son pays et son général, mais que le role d'espion répugnait a
tous ses sentiments; iI ne craignait pas pour sa Yie, mais pour son nom que pouvait souiller
une tache éternelle. Cependant il flnít par céder, mais ala condition qu'en cas de malheur,
le g'·néral ferait connaitre la vérité et publierait les détails du fait dan s les journaux de
New-Jersey. M. de Lafayette le promit. Morgan se rendit done au camp des Anglais. Sa
mission était de donner avis des mouvements importants et de tromper l'ennemi sur les
ressources et les projets des Américains. Morgan remplit sa mission a la plus grande satis-




306 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


La derniere espérance de salut pour André s'était éva-
nouie. Il faIlut donner cours a la justice. André entendit sa
sentence avec un calme hérolque; il avait demandé qu'on
lui permit de revetir son uniforme pour aIler a la mort.
Cette autorisation lui fut accordée. Il pleura en voyant que
son épée seule n'avait pu lui etre rendue. Il fit lui-meme
son portrait dans sa pris9n, et le donna en souvenir au
colonel Hamilton.


Ce qui préoccupait le plus André, c'était le gen re de mort
auquel il était condamné; on le lui avait laissé ignorer. Il
eftt voulu mourir en soldat et non en malfaiteur, fusillé
et non sur un gibet. Il écrivit a ce sujet a Washington
la lettre suivante : « Je suis au dessus des terreurs de la
mort, par la conscience d'une vie que j'ai vouée a un
noble but, et qui n'a été souillée par aucun acte qui
puisse me laisser l'ombre d'un remords. J'ai done la eon-
fiance que la requete que j'adresse a Votre Excellence
a ce moment supreme ne sera point rejetée. La sympathie
envers un soldat animera Votre Excellence, ainsi que les
membres du tribunal militaire, qui voudront que ma mort
soit celle d'un homme d'honneur. Laissez-moi espérer, mon-
sieur. que vous me considérerez comme une victime des lois
de la politique, et que, n'ayant contre ma personne aucun
ressentiment, vous ne me ferez pas mourir sur un gibet. »
Cette lettre émut beaucoup Washington, qui consulta le
conseil de guerreo La demande du jeune officier fut rejetée.
André n'avait pas une grande confiance dans le succes de
sa démarche; non qu'il ne crút pas aux sentiments de bonté
de Washington, mais il sentait que sa demande était incom-


faction du général qui, a son retour, lui offrit le grade de sergent; Morgan remercia et
refnsa cet avancement, disant qu'il se croyait un bon soldat, mais qu'il n'était pas sur
d'etre un bon sergent. La seule faveur qu'il demanda fut qu'on lui rendit son fusil qu'on lui
avait pris en son absence, et auquel il tenait beaucoup. I




WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 307


patible avec les lois de la guerreo Cependant, le genre de
supplice auquel il serait condamné était une si grande
préoccupation chez lui, qu'il supplia ceux quil'entouraient,
en cas de refus a sa requete, de ne pas le lui faire savoir .


. Au moment de se rendre au lieu du supplice, il causa
familierement avec tous ceux qui s'étaient trouvés en rela-
tions avec lui pendant sa captivité. Le sourire de ses levres
annoncait le calme de son esprit. Arrivé sur le terrain fatal,
iI demanda alors si sa requete avait été, par hasard, accueil-
lie. Quand on lui eut répondu que cela avait été jugé impos-
sible : « Je le pensais bien, dit-il; je suis résigné a la mort,
mais je ne puis me faire a ceBe qui m' est infligée. » Puis,
apres un moment de réflexion, il reprit : « Ce n'est qu'un
instant a passer. » Il monta ensuite sur la charrette avec un
sang-froid qui excita l'admiration et émut le CCBur de tous
les assistants. La minute fatale ayant sonné, l'exécuteur lui
demanda s'il n'avait ríen a dire : « Rien, répondit-il, sinon
que vous me rendiez devant le monde la justice que je meurs
en braveo » Cela dit, il se pass a lui-méme la corde au cou,
et son cadavre se balanca dans l'espace.


le ne puís terminer le récit de ce drame émouvant sans
citer quelques passages de la lettre qu'écrivit a ce sujet le
colonel Hamilton au colonel Lawrence : « Personne, dít-il,
n'a subi la mort avec plus de justice, et en meme temps ne
I'a moins méritée ..... Il Y avait quelque chose de singuliere-
ment intéressant dans le caractere et dans les malheurs
d'André ..... Un homme de mérite n'est jamais vu sous un
jour si favorable que dans le milieu de l'adversité. Les
nuages qui l' entourent alors sont des ombres qui mettent
en saillie ses grandes qualités. Je ne parle pas, ajoute
Hamilton, de la situation d'André en philosophe, mais en
homme du monde. Les maximes et les pratiques de la guerre
sont la satire de l'humanité. Elles renferment autant de




308 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


motifs apparents de séduction que de violence; et le géné-
ral qui peut faire le plus de traitres dans l'armée de son
adversaire est le plus applaudi. »


Hamilton, qui avait assisté André j usqu'a ses derniers
moments, ne ménage pas les expressions de son admira-
tion pour le courage et les brillantes qualités de ce jeune et
romanesque héros. Le général Lafayette, dans une lettre
du 8 octobre 1780 dit, en parlant d'André : « C'était un
« homme intéressant; il s'est conduit d'une maniere si
( franche, si noble, si délicate, que je n'ai pu m'empecher
({ de le regretter infiniment. » Sa tombe existe encore
aujourd'hui dans la vieille ville de Tappan. Le gouverne-
ment anglais fit réclamer les restes du major André, qui
lui ont été rendus.


Arrivé a bord du Vultur, Arnold mit le combIe au ridicuIe
et a l'impudence en écrivant a Washington pour donner sa
démission. Le généraI Lafayette raconte dan s ses blémoiJ'es,
qu'en recevant cette lettre, Washington « chargea un de
« ses aides de camp d'aller dire a Mme ArnoId, qui était
{( dan s les convulsions de la douleur, qu'iI avait fait ce qui
« dépendait de' lui pour arreter son mari; mais que, n'y
« ayant pas réussi, il trouvait du pIaisir a l'informer que
« son mari était en sureté. »


Marshall rapporte que Mme Arnold fut traitée avec une
extreme générosité. Malgré l'indignation qu'excita la con-
duite de son mari, on lui permit de se rendre a Philadel-
phie, et d'y prendre ses et1ets; elle se rendit ensuite a New-
York, accompagnée par un parlementaire, sans avoir été
exposée a aucune insulte. Ce trait honore, a coup sur, le
caractere américain.


Arnold exagéra dans sa conduite ultérieure toutes les
cruautés de la guerreo Le sort d' André avait indisposé Clin-
ton contre le traitre dont l'action n'avait abouti qu'a la mort




t


WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHE~ 309


ignominieuse de ce malheureux jeune homme. Le résultat
désiré et attendu de la trahison n'avait pas été atteint. Arnold
avait compris qu'il n'était plus qu'un hóte importun a Clinton
et qu'il avait besoin de regagner par quelque grand service
ce qu'il avait perdu dans I'esprit du général anglais. Il entre-
prit tout d'abord une expédition contre la Virginie et ravagea
cette florissante province. Il devait nécessairement apporter
dan s l'accomplissement du crime ou il s'était plongé, l'éner-
gie et la rare audace qui le caractérisaient. Mais Arnold ne
devait pas s'en tenir la. 11 méditait une entreprise plus
importante, a l'accomplissement de laquelle les circo n-
stances I'aiderent un momento


Nous avons dit précédemment dan s quelle situation déplo-
rabIe se trouvait l'armée américaine. Cette situation, loin de
s'améliorer, malgré quelques succes remportés sur les
Anglais, avait au contraire empiré. l/indiscipline surtout
était le mal qui la rongealt, et le moindre événement pou-
vait servir de prétexte a la révolte. Arnold savait les mau-
vaises dispositions du corps d'armée de Philadelphie, qui
n'avait pas recu de solde depuis plusieurs moji. Il pro posa
a Clinton de se rendre en Pennsylvanie et de tirer parti de
cet état de choses. Il réussit au gré de ses espérances : le
1 er janvier 1781, le corps de Philadelphie se déclara en
révolte ouverte, et se disposa a marcher contre le Congreso
Lafayette fut obligé de fuir du camp apres avoir vainement
tenté de calmer cette effervescence. Tout ce qu'il put faire
fut de sauver la vie au général Wagne, que les révoltés gar-
derent provisoirement en otage. Lafayette se rendit immé-
diatement aupres du COlIgreS et obtint que ron payat aux
troupes I'arriéré de leur solde, et qu'on leur fournit les
approvisionnements et les vivres dont elles manquaient. Le
su cee s des démarches de Lafayette changea tout a coup les
dispositions de l'armée qui rentra dans l'ordre sous la,


RÉrUBLIQUE AlIÉRlCAINE, T. l. 20




310 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


condition d'une amnistie complete. Arnold parvint a s'échap-
per de ce camp ou il avait fomenté la discorde, mais deux
agents qui l'y avait accompagné, furent arretés et pendus
apres jugement sommaire.


Arnold pass a dans le New-Jersey, ou il continua sa pro- .
pagande de révolte. Le corps d'armée campé dans cette
province était dans la meme situation que celui de la Penn-
sylvanie. Arnold réussit a organiser un souliwement qui
avait' pour but apparent d'obtenir des avantages égaux a
ceux qui avaient été faits a I'armée de Philadelphie. Le rai-
sonnement d'Arnold ne manquait pas d'une certaine pra-
tique, a supposer que le dénoument fUt le meme dans le
New-Jersey que dans la Pennsylvanie. Si le Congres, pour
apaiser les troupes, était obligé de payer des arrérages
considérables, le Trésor, déja obéré, ne tarderait pas a
s'épuiser. Et, en tout cas, iI restait la chance qu'un de ces
mouvements bien conduit put réussir. Cette fois, Washington
ne voulut point composer avec la révolte. Il marcha réso-
lument contre l'armée de New-Jersey, qui se rendit a merci.


Arnold p:trvint encore a échapper au chfltiment qu'll
méritait, se réfugia dans la Caroline du Sud, et passa ensuite
avec lord Cornwallis dans la Virginie. Il dut quitter cette
province, et s'abattit sur le Connecticut, son propre État
natal, ou il fit le siége du fort Griswold, pres de New-Lon-
don; avec quel courage et quelle vigueur, on peut se
l'imaginer au souvenir de ses anciens expIoits. Apres une
énergique défense, le fort se rendit. ArnoId, en y pénétrantt
demanda au commandant de lui remettre son épée. ee A vous,
répondit l'officier qui avait reconnu ArnoId, jamais! » Et iI
voulut la briser. ArnoId, alors, tira son épée et la plongea
dans le corps de cet officier. Il pilla ensuite New-London, et
ne laissa derriere lui que cendres, mort et crimes.


Ce fut la le dernier acte d'Arnold. Apres la capitulation




I


WASHINGTON, GÉNÉRAL EN CHEF. 3H


d'York-Town, le sol américain avait conquis définitivement
son indépendance et sa liberté. Arnold s'embarqua avec les
débris de l'armée anglaise. Pendant l'opération de l'embar-
quement, deux cents couteaux vengeurs chercherent le
traitre pour le tuer; mais Arnold s'était rendu a bord du
batiment pendant la nuit.


Du prix stipulé pour sa trahison, Arnold n'avait touché
qu'une faible partie; cette somme avait été promptement
dévorée. Arrivé en Angleterre, il n'y trouva que du mépris
pour son caractere et du dégout pour sa personne. Le gou-
vernement refusa de l'employer dans l'armée active. Il tenta
alors des opérations commerciales dan s le New-Brunswick
et a la Guadeloupe, ou il fit plusieurs voyages. Ses entre-
prises ne réussirent point, et il mourut a Londres dans la
pauvreté, en '180'1.


n y a de ces malheurs qui touchent, meme quand ils
atteignent des coupables; et les dénouments lugubres de
certaines existences appeIlent quelquefois la pitié sur ceux
qui en subissent les épreuves comme une expiation. Tel
n'est point le cas pour le général Bénédict Ar'nold. Sa fin
misérable n'éveille aucune pitié; il est mort dans les tor-
tures de la pauvreté; ce n'a été que justice, et la gloire de
sa jeunesse a eu pour linceull'ignominie du plus abominable
des crimes. n a trahi -et vendu son pays, dont les entrailles
saignaient de l'enfantement de son indépendance. Son norn
est . devenu le synonyme de lacheté. Vendre son Dieu ou
vendre son pays, c'est tout un. Arnold fut le frere cadet
d'Iscariote.




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CHAPITRE IV.


PÉRIODE D'ÉPREUVES.


§ 1 er.


Siége de York-Town. - Capitulation des Anglais. - Bravoure des
troupes fran~aises et américaines. - Lafayette. - Fin de la guerreo
- Embarras de la paix. - Dangers intérieurs. - Excitation dans
l'armée. - Influence heureuse de Washington.


Le dernier acte de la guerre de nndépendance allait se
jouer a York-Town en Virginie.


({ Pour la premiere fois, » dit M. C. de Witt, ({ Washington
« semblait favorisé de la fortune : pour la premiere fOIs, le
« succes se présentait a lui naturel et facile. » Ces paroles
sont utiles a enregistrer; elles rappellent et résument les
luttes du général en chef, les obstacles contre lesquels il
eut autant a combattre qué contre l'ennemi. « Animés par
« l'exemple des Francais, » ajoute le meme historien, « les
« Américains avaient appris l'exactitude et l'obéissance, et
« ces bandes d'insurgés en haillons, que Washington avait
« trouvées devant Boston, ressemblaientdevant York-Town,
« par leur bonne tenue, aux plus vieilles troupes djEurope.
« L'émulation entre les soldats des deux armées alliées leur




514 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« inspirait une activité et une ardeur merveilleuses. On
« voyait des hoIÍlmes se refuser d'eux-memes le repos, pour
« travailler aux tranchées ... Le 10 octobre (1781) tout fut
« pret, et l'artillerie commenca a foudroyer la ville. » Mais
les assiégés ne demeuraient pas inactifs. Le feu de deux de
leurs redoutes nuisaient considérablement aux travaux et
aux efforts de l'armée indépendante. Il fallait s'en emparer.
Ce soin fut confié a une colonne américaine commandée par
le général Lafayette, et a une colonne francaise sous les
ordres du baron de Viomenil. « Le feu de l'ennemi est ter-
« rible; la mitraille les écrase; mais l'armée tout entii~re
« les regarde : elles représentent la France et l'Amérique.
« Les deux colonnes ne s'arretent qu'en dedans des ouvra-
« ges. Les Anglais culbutés se retirerent dans l'enceinte de
« la place ou ils furent faits prisonniers. » Le 17 le général
Cornwallis dut capituler et le surlendemain la garnison
rendit les armes. Les Américains avaient fait sept mille
prisonniers, et pendant le siége, les Anglais perdirent envi-
ron six cents hommes.


« Le Congres, » dit Jared Sparks, « adressa une note
« spéciale de remerciments a chacun des commandants,
« ainsi qu'aux officiers et aux soldats. On donna au général
« Washington deux faisceaux de drapeaux pris lors de la
« capitulation; le comte de Rochampeau et le comte de
« Grasse recurent chacun deux pü~ces d'artillerie de cam-
« pagne, gages de la reconnaissance nationale pour leurs
« services. Le Congres résolut en outre, de consacrer la
« mémoire d'un si glorieux événement, en faisant élever a
« York-Town une colonne de marbre qui serait ornée des
« emblemes de l'alliance de la France et des États-Unis, et
« porterait une inscri ption qui contiendrait le récit des
« principaux incidents du siége et de la reddition de la
« place. »




PÉRIODE fj'ÉPREUVES. 315


Ainsi qu'on l'avait prévu, et malgré les appréhensions de
Washington, la capitulation de York-Town futle dénouement
de la guerreo


« Il est grandement temps de faire la paix » disait Was-
hington; et quand il apprit que les préIiminaires d'une paix
générale avaient été signés a Paix le 20 janvier 1783, il écri-
vit a Hamilton alors membre du congres : « Je me réjouis
« fort de voir mettre un terme a notre état de guerre, de
« voir s' ouvrir devant nous une carriere qui, si nous la par-
« courons avec sagesse, nous conduira a devenir un grand
« peuple, aussi heureux que digne de respect. Mais il fau-
c( dra. pour que nous avancions dan s cette voie, d'autres
« moyens qu'une politique locale étroite, que des jaIousies
« et des préjugés insensés; si non, iI n'est pas beso in d'étre
« devin, pourprévoir qu'entre les mains de nos ennemis et des
« puissances européennes jalouses de notre grandeur dans
« l'Union, nous ne serons que des instruments pour dissou-
« dre la Confédération. »


Washington prévoyait juste, et ce fut sa force toujours que
de ne s'étre fait aucune illusion sur la situation de son pays.
Pendant les rudes épreuves qu'il traversa, il montra une foí
intraitable; au moment des succes, il douta de l'avenir de
cette CBuvre a laquelle il avait travaillé avec tant d'ardeur.


La vérité est que ce n'est pas san s avoir éprouvé de vio-
lentes secousses que la démocratie est parvenue a s' établir sur'
des bases définitives dan s l'Amériqu'e du Nord. Ces secousses
sont, d'ailleurs inhérentes a toutes les transformations socia-
les. Il eut été extraordinaire que ce peuple américain qui
renversait un état pour en constituer un autre, fUt absolu-
ment exempt de ces traverses. C'eut été un miracle; le
miracle se réalisa dans la chance qu'eut ce peuple de ren-
contrer des chefs désintéressés et a la hauteur de leur mis-
sion, ayant a la fois l'ambition de leur propre avenir et la




31u RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


conscience des faiblesses du pays. C'est un rare et magnifi-
que exemple. .


Au moment ou les treize colonies anglaises qui occupaient
le sol de I'Amérique du Nord se leverent pour secouer le
joug de la métropole, les six millions d'hommes qui en com-
posaient la population avaient poussé un meme cri unanime,
qui était une aspiration non plus seulement vers la liberté,
mais vers l'indépendance. C'était un beau spectacle a VOif
que celui d'un peuple tout entier, fiel' de ses droits, animé
par l'espoir du triomphe d'une cause juste et sainte, accourlr
s'abriter sous un meme drapeau et se confondre dans une
meme pensée !


Cette unanimité était logique; les treize colonies avaient
une origine commune et la meme religion, parlaient la meme
langue, et avaient les memes mamrs. L'instruction populaire
était également tres répandue chez toutes, ou a peu pres, et
les memes grands intérets commerciaux et politiques aux-
quels la métropole venait de porter atteinte, les unissaient
entre elles.


Mais pour la premiere fois depuis leur existence, elles se
voyaient soumises a une. direction unique, et se trouvaient
solidaires les unes des autres. L'habitude de se gouverner,
de s'administrer isolément avait créé, nonobstant ces points
de rapprochement, des usages et des intérets particuliers
qui, d'un jour a l'autre, pouvaient rompre cet accord. Il y
avait la un danger réel, difficile a éviter.


Aussi, a peine la lutte était-elle engagée, que le froisse-
ment de quelques intérets privés, et les difficultés du suc-
ces, avaient jeté déja au milieu de ces CCBurs si ardents et
si unanimes un moment, le découragement, l'inquiétude,
l'indifférence.


La voie fut ouverte des lors a la discorde et aux déchire-
ments intérieurs.




PÉRIODE n'ÉPREllVES. 317


Le lendemain du jour ou le premier coup de fusil qui fut
le signal des hostilités a main armée, fut tiré a Lexington, un
parti opposé a la conquete de cette indépendance tant revée
se noua dans l'ombre, puis bientót leva la tete, et se déclara
ouvertement pour la mere-patrie.


C'était secouer sur le pays le premier brandon de la guerre
eivile.


Le Connecticut fut obligé d'envoyer a New-York des corps
de troupes pour appuyer les républicains, dont les loyalistes
de cette province. (nom que se donnaient les opposants)
menacaient d'entraver les opérations.


Peu de temps apres, la Pennsylvanie, le New-Jersey, le
New-York, les deux Carolines, la Georgie, le Maryland, e'est
a dire plus de la moitié des colonies soulevées, faisaient
passer des secours d'hommes, de vivres et d'argent aux
Angla!s, et se divisaient en deux camps.


Chaque jour voyait éclater des complots. L'armée républi-
caine, indisciplinée, mal recrutée, travaillée par des émis-
saires, nous l'avons VU, était vacillante, et penchait tantót
d'un cóté, tantót de l'autre. Un général moins prudent que
Washington eÍlt perdu l'Amérique et la cause de la liberté.
Son désintéressement fut sublime. en ce que, pressé d'accep-
ter la couronne POUl' concilier les partis, il rejeta bien loin
cette proposition qu'il recut, selon sa propre expression
« avec une grande et douloureuse surprise. »


Le Congres, pouvoir élu par l'unanimité des colons aux
premiers jours du soulevement, le Congres, fort de son
origine. se regardait avec raison comme le dépositaire res-
ponsable des principes républicains qui l'avaient constitué.
Il ne dévia pas de cette route. Ce fut d'abord par des procla-
mations, par des mesures de conciliation qui avaient pour
but de rappeler l'origine, la cause et la sainteté des droits
de. l'i\\.~u.-c-ce.ct.\.cm, <\.u.e. le. C\)\\~;r~~ ~'e.t\\)-r~a u.e. -rame.ne.-r \e.~


.'




318 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


citoyens égarés. Des commissaires avaient été envoyés par
lui dans toutes les localités dont l'esprit était douteux, pour
combattre l'apathie des uns, l'opposition des autres, et pour
rappeler a tous,. au nom de quels principes les colonies
avaient planté le drapeau de l'indépendance au front de
l' Amérique.


Ces efforts conciliants ayant échoué, la guerre civil e qu'on
voulait éviter, dont on espérait étouffer les germes, éclata
avec toutes ses horreurs. Le Congres remplaca alors par la
répression, la douceur et la tolérance qu'il avait épuisées.
Les prisons s' emplirent, les confiscations de biens furent
prononcées, la loi sévit enfin contre les coupables. La mul-
titude déchainée et irritée outre-passait meme parfois, mal-
heureusement, les rigueurs de la loi, en faisant justice elle-
meme des loyalistes, en brisant les presses des journaux qui
entretenaient ou propageaient l'esprit d'opposition a la
République. C'étaient la des écarts d'une autre nature que le
Congres était obligé de comprimer, et qui venaient ajouter
un surcroit d'embarras a tous ceux qui s'amoncelaient autour
de la République naissante.


Il faut ajouter aux sombres couleurs de ce tableau le
désordre des finan ces, des dettes considérables, un Trésor
public ruiné, l'argeI1t retiré de la circulation, et remplacé
par un papier-monnaie déprécié et décrié, le commerce
annihilé, et une armée d'occupation qu'il fallait moins son-
ger a vaincre qu'a détruire de lassitude.


Enfin tout compte fait, il fallut aux États-Unis pres de
neuf années de guerre pour conquérir définitivement leur
indépendance; et ensuite dix années de luttes, d'essais, de
tatonnements, de travaux persévérants pour établir un gou-
vernement durable. Ce fut a travers ces embarras inouIs que
nous venons de rappeler que fut rédigé le premier acte d'as-
sociation des États entre eux. Adopté par le Congres




PÉRIODE D'ÉPREUVES. :519


en 1778, cet acte que les États mirent trois ans a voter ne
répondait pas meme aux besoins du moment, et ne servit
qu'a alimenter les causes de désordre et de désunion.


Il semblait qu'au lendemain de la conquete de l'indépen-
dance, tout devait etre terminé, que les discordes seraient
oubliées, que les épreuves du passé devaient servir, enfin, de
lecon pour le présent et pour l'avenir. Il n'en fut rien, tout
le monde commit de nouvelles fautes.


Le COlIgreS était devenu un objet de jalousie et de crainte
pour les États qui songeaient a lui retirer le pouvoir dicta-
torial dont il avait été investi aux heures de dan gel' . Le
Congres subissait la peine du talion et payait le prix de la
défiance qu'il témoigna 'a l'armée pendant la période de la
guerreo L'Union se décomposait, en propres termes, comme
si tous les périls étaient passés.


Ce n'était pas tout. La défiance nourrie contre l'armée se
doublait d'ingratitude. Tant qu'on avait eu besoin d'elle, on
pouvait la craindre, mais on la respectait; désormais elle
était considérée comme inutile et bonne a licencier, meme
sans lui payer son salaire; cal' le Congres ne paraissait pas
disposé a assurer aux officiers la demi-solde a vie qui leur
avait été promise par un acte de 1780, arraché plutót qu'ob-
tenu par Washington.


Le désordre était partout; dans les idées, dans les pou-
voirs, dans l'armée que l'on poussait a la révolte. La pro-
clamation suivante lancée au milieu des troupes, faillit avoir
les conséquences les plus graves. L'auteur alors anonyme de
ce violent appel aux plus mauvais sentiments (on a su
ensuite que c'était un aide de camp de Gates, le major
Armstrong), s'exprimait ainsi : « La paix renait et qui donc
« va profiter de ses bienfaits? Est-ce un peuple disposé a
« redresser vos griefs, a reconnaitre votre va]eur, a récom-
({ penser vos services? Est-ce un peuple impatient de parta-




320 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« geravec vous cette indépendance que vous avez conquise,
(e ces richesses que vous avez défendues au prix de votre
« sang? Non. C'est un peuple qui foule aux pieds vos droits,
« qui ferme l'oreille a vos cris, qui insulte a vos souffrances!
« Consentirez-vous a etre les seuJs martyrs de la révoJu ..
« tion, a vous retirer des camps pour vieillir dan s la pau-
«( vreté, la misere et le mépris? Si vous y pouvez consentir,
« allez, poursuivis par les railleries des tories et des whigs,
« montrer combien vous étiez dignes de ces chaines que
« vous avez brisées! Allez! la pitié et la risée du monde,
« allez mourir de faim et vous faire oublier. Mais si vos
« CeBurs se révoltent a cette pensée.... réveillez-vous ....
« redressez-vous! Faites appel, non a la justice, mais aux
« terreurs du pouvoir. Posez au Congres cette alternative :
« dites-lui que si la paix s'établit, la mort seule pourra vous
« séparer de vos armes; que si la guerre continue, vous
« vous retirez dans le désert, sous les auspices et la con-
« duite de votre illustre chef, pour rire a votre tour quand
« la terreur fondra sur eux 1 »


Washington conjura par son attitude ferme les déplorables
effets de cette éloquente philippique. Il calma l'armée exas-
pérée, et par ses conseils ramena le Congres a des idées plus
justes et plus sages.


Washington a été appelé non sans raison le pere de
l'Amérique. Ses concitoyens enthousiastes ont gravé sur sa
mémoire une épitaphe emphatique ou il est dit qu'il fut: « le
premier dans la guerre, le premier dan s la paix, le premier
dan s le CeBur des hommes. » Si beaucoup de faits que nous
avons racontés, ne justifient pas toutes les parties de cette
épitaphe, a coup sur, Washington fut « le premier dans la
paix, » et nul plus que lui ne mérite d'occuper « la premiere
place dans le CeBur de ses concitoyens. »




§ 2.


Washington refuse la couronne. - De l'esprit militaire. - Washington
mandé au Congres pour etre félicité. - Ses conseils a l'armée. - Il
se sépare de ses compagnons d'armes. - Il remet sa commission de
général en chef au Congres et se retire a Mount-Vernon. - Ses
]?réoccupations. sur l'avenir des États-Unis. - Il refuse toutes les
récompenses. - Sa simplicité.


J'ai dit a quels périls le peuple américain avait été exposé
des le jour ou il avait conquis son indépendance. Pendant
que Washington méditait sur le moyen d'effacer les dissen-
sions et d' éteindre la discorde qui divisaient les États,
l'armée avaít faít un autre reve qui ne pouvait surgir que
dan s le cerveau d'officiers dont la puissance allait disparaitre
avec la guerreo Leur role finissait, et la retraite leur sem-
blait une extrémité pénible. Les méfiances du Congres a
l'endroit de l'armée se justifiaient, seulement le Congres
s'était trompé de moment. L'armée en campagne n'était pas
redoutable au pouvoir civil, elle ne le devenait qu'au retour
de la paix, quand sonnerait l'heure de l'inaction et pour
ainsi dire de l'abdication que des soldats acceptent toujours
difficilement. C'est en prometLant des combats aux troupes
ou en les ramenant du champ de bataille que les ambitieux
peuvent accomplir des révolutions militaires. Tel était le
cas de l'armée américaine a la veille d'une paix qui allait faire
rentrer dans leurs foyers des généraux et des officiers
avides de gloire. En second lieu, l'esprit de hiérarchie arbi-
traire et de suprématie sans controle rend l'égalité des


o




322 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


conditions sociales insupportables aux officiers. C'était la
perspective que la Constitution encore informe de 1778
réservait aux troupes de Washington. Elles envisageaient
un gouvernement républicain san s faste et évidemment tout
civil, comme une contrariété bien plus peut-etre que comme
une contradiction, et san s s'inquiéter si la fondation d'un
royaume serait plus funeste au pays que favorable a leurs
passions, un certain nombre d'officiers s'imaginerent d'élever
un tróne en Amérique et de l'offrir a Washington.


L'ambition de Washington n'allait pas jusque la. Son hon-
neteté y répugnait, d'abord; ensuite il avait cette admirable
faculté de deviner l'envers des situations; au dessus de ses
désirs il meltait le sentiment national que personne plus
que lui ne savait peser. Un des éléments de sa force fut
le bon sens, il y trouva toujours son salut dans les moments
difficiles.


Voici la lettre qu'il adressa au colonel Lewis Nicola,
chargé de lui offrir la couronne, au nom de l'armée. Ce
document mérite d'etre conservé comme un monument :


Newbourg, 22 mai 1782.


« Monsieur,


« C'est avec un mélange de grande surprise et de dou-
« loureux étonnement que rai lu avec attentíon les pensées
« que vous m'avez présentées. Soyez bien sur, monsieur,
« que dans tout le cours de la guerre aucun événement ne
« m'a causé des sensations plus pénibles que d'apprendre,
« comme vous me l'apprenez, qu'il existe dans l'armée des
« idées telIes que ceBes que vous m'avez exprimées, et que
« je dois envisager avec horreuret condamner avec sévérité.
« Quant a présent, cette communication restera déposée
« dans mon sein, a moins que, voyant agiter de nouveau




PÉRIODE n'ÉPREUVES. 323


« un parell suiet, le ne trouve nécessaire de publier ce que
« vous m'avez écrit.


« Je cherche en vain dans ma conduite ce qui a pu encou-
« rager une proposition qui me parait renfermer les, plus
« grands malheurs qui puissent tomber sur mon pays. Si je
« ne me trompe pas dans ]a connaissance que fai de moi-
« meme, vous n'auriez pu trouver personne a qui vos pro-
«jets fussent plus désagréables qu'a moi. Je dois en meme
« temps ajouter, pour etre juste envers mes propres senti-
« ments, que personne ne désire plus sincerement que je
« ne le fais de voir rendre a l'armée l1ne ample justice, et
« s'il en est besoin, j'emploierai avec le plus grand zeIe tout
« ce que j'ai de pouvoir et d'influence, en me conformant a
« la constitution, pour atteindre ce but. Permettez-moi
« donc de vous conjurer, si vous avez quelqu'amour pour
« votre pays, quelqu'égard pour vous-meme ou pour la
« postérité, ou quelque respect pour moi, de bannir ces
« pensées de votre esprit, et de ne jamais communiquer,
« comme venant de vous ou de quelqu'autre personne, des
« sentiments de la meme nature.


« le suis, monsieur, etc.
« GEORGE WASHINGTON. »


Des que la paix fut officiellement connue, Washington
songea aussitót a abandonner les pouvoirs militaires dont
il avait été investi.


Tout dans la vie de cet homme illustre, glorieux mélange
de grandeur et de simplicité, d'ambition et d'humilité,
devait avoir un caractere solennel. 11 y a pJaisir a rappeler
ces grandes phases de la vie d'un homme, a assister au
spectacle de son élévation au pouvoir et de sa retraite. On
se souvient comment iI fut élu au commandement en chef.


L'armée révolutionnaire se trouvait a Cambridge sous les




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


ordres du général Ward, imparfaitement organisée, et sans
que le Congres eut pris encore aucune mesure pour la
constituer sur un pied régulier. Le point important était
done de nommer d'abord un géFléral en chef. Les événe-
ments étaient devenus assez graves et assez urgents pour
qu'on se décidat a prendre un parti; on fixa un jour pour
délibérer sur cette question soulevée par John Adams. Le
jour venu, Adams fit d'abord adopter qu'il y aurait une
armée légaIement constituée; puis iI demanda qu'on nom·
mat a cette armée un chef. Prenant la parole, il fit du géné-
ral Ward un éloge pompeux et mérité, mettant en relief ses
qualités militaires, puis il termina en disant : « Mais, nonob-
stant ses titres, ce n'est pas la l'homme que j'ai choisi. )} Il
traca alors le portrait d'un général en chef d'armée, tel sur-
tout qu'il en fallait un dan s les circonstances ou 1'0n se
trouvait.


« Les qualités que j'exige d'un général en chef, dit-il en
« terminant, sont d'une haute portée, je le sais; mais qu i
« oserait dire qu'on ne les rencontrera pas dan s un de nos
« concitoyens? Un membre de notre assemblée les possede
« toutes, et celui-Hl c'est George Washington, de la Vir-
(( ginie. »


Washington, dit un historien, se trouvait a la droite
d'Adams, et avait les yeux fixés sur luí, attendant avec une
vive impatience quel nom allait tomber des levres de l'ora-
teur. Quand il entendit que c'était le sien, il s'y attendait si
peu qu'il s'élanca dans une piece voisine, comme lancé par
une commotion électdque, et tomba tout ému sur un siége.


Le lendemain, le Congres, a l'unanimité nomma général
en chef Washington qui, on le sait, refusa toute espece de
traitement et s'engagea seulement a fournír le compte exact
des dépenses que lui couterait sa noble mission.


Mandé huit ans plus tard devant ce meme Con gres , pOUl'




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 325


recevoir les félicitations qu'il avait méritées, il fut introduit
dans la salle des délibérations par deux membres désignés a
cet effet. Le président lui adressa un discours ou se trouve
ce passage :


« Chez les autres nations, bien des hommes ont rendu
« d' éminents services par lesquels ils ont mérité les remer-
« ciments du publico Mais vous, Monsieur, une louange par-
« ticuliere vous est due. Vos services ont essentiellement
« contribué a acquérir et a fonder la liberté et l'indépen-
« dance de votre pays. lIs ont droit a toute la reconnais-
« sanee d'une nation libre. »


Le Congres décerna un nouvel et grand honneur au
général Washington en lui votant a I'unanimité une statue
équestre a élever dan s la ville ou le Congres fixerait sa
résidence.


Washington rejoignit ensuite son armée, et avant de se
séparer de ses compagnons d'armes, iI publia une adresse
d'adieu admirable pour les principes et pour les grandes
vues qui y sont consignés. Il y ajouta des conseils sur leur
conduite au moment ou ils allaient reprendre le caractere
de simples citoyens : « Sachez bien, » disait-il, « et souve-
« nez-vous toujours que la réputation des armées fédérales
« est au dessus des atteintes de la malveillance; que la con-
« science de leurs exploits et de leur renommée anime
« encore les hommes qui ont servi dans leurs rangs a faire
« des actions honorables; qu'ils soient bien convaincus que
« les vertus privées, l' économie, la prudence, et le travail
« ne seront pas moins aimables dans la vie civil e , que des
« qualités plus brillantes, telles que la valeur, la persévé-
« rance et l'audace, dans les combats. Tout le monde peut
« regarder comme certain qu'une grande, une tres grande
« partie du bonheur futur des officiers et des soldats dépen-
« dra de la conduite ferme et sage qu'ils adopteront, quand


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. l. 21




326 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


« ils se meleront avec le grand corps de la nation. Et bien
« que le général ait sóuvent exprimé publiquement, de la
« maniere la plus explicite son opinion que si les principes
« du gouvernement fédéral ne sont pas convenablement
« soutenus, et les pouvoirs de l'Union fortifiés, la dignité,
« la justice et l'honneur de la nation ne pourront subsister;
« il ne peut pourtant s'empecher de répéter en cette occa ..
« sion, une pensée si importante, et de laisser, comme sa
« derniere recommandation, a tous les officiers et a tous les
« soldats qui considerent ce sujet sérieusement et sous le
« meme point de vue, l'exhortation de joindre leurs efforts
« et ceux de leurs dignes concitoyens, pour atteindre ces
« grands et salutaires desseins dont notre existence meme
« comme nation dépend si essentiellement. »


Le 4 décembre 1783, Washington se sépara de ses com-
pagnons d'armes. Cette derniere entrevue fut solennelle;
aucun historien ne 1'a racontée en termes aussi émus que
Jared Sparks. « A mi di les principaux officiers de l'armée, »
dit-il, « s'assemblerent a la taverne de France, et, quelques
« moments apres, leur cher commandant entra dan s la salle.
« Son émotion était trop forte pour qu'il put la cacher. Apres
« avoir rempli un verre, il se tourna de leur cóté et dit :
« C' est avec un camr plein d'affection et de reconnaissance
« que je prends maintenant congé de vous; je souhaite bien
« ardemment que vos derniers jours soient aussi prosperes
« et aussi heureux que les premiers ont été glorieux et
« honorables. » Quand il eut bu il ajouta : « Je ne puis aBer
« a chacun de vous pour prendre congé, mais je serai .bien
« reconnaissant si chacun de vous veut venir a moi pour
« me serrer la main. » Le général Knox qui était le plus
« pres, se tourna vers lui. Washington, ne pouvant parler,
« lui serra la main et l'embrassa. Il prit ensuite congé de
« chacun des officiers d'une maniere aussi affectueuse. Les


I




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 327


« larmes d'une male sensibilité roulaient dans tous les yeux,
« et personne ne prononca un mot pour interrompre ce
« silence plein de dignité et l'émotion de cette scEme. En
« quittant la salle, Washington traversa le corps d'infante-
« rie légere et se rendit a pied a White-Hall, ou une barque
(e l'attendait pour le transporter a Paulus Hook. Toute la
(e compagnie le suivit en formant un cortége muet et solen-
(e nel ; les visages étaient abattus et portaient l'empreinte
« d'une délicieuse mélancolie qu'aucun langage ne peut
(e décrire. Lorsqu'il fut entré dans la barque, il se tourna
(e vers la compagnie, et agitant son chapeau, il leur tit un
(e silencieux adieu. On lui répondit par le meme signe
« d'affection, et, lorsque la barque se fut éloignée, on s'en
« retourna avec la meme solennité au líeu de la réunion. ))


Sur toute sa route jusqu'a Annapolis ou il se rendait
aupres du Congres, Washington fut saIué par des accIama-
tions d'enthousiasme et de respecto


Le 23 décembre, il Se présenta devant le Congreso La
salle des séances était envahie par une foule considérable.
Washington s'adressant a l'assemblée dit : «Ayant maintenant
« terminé l'oouvre qui m'a été assignée, je me retire du grand
(e thé~ltre d'action, et adressant un adieu affectueux a cette
« auguste assemblée sous les ordres de laquelle j'ai agi si
(e longtemps, je remets ici ma commission et je renonce a
« tous les emplois de la vie publique. ))


Solennelles paroles! Acte plus solennel encore! C'était et
c'est encore un exempIe d'admirable abnégation que celui de
ce général couvert de gloire, entouré de prestige, devenant
un simple particulier apres avoir refusé une couronne et
avoir fait a son pays le plus beau des dons : la liberté dans
l'affranchissement.


Washington croyait bien sincerement que sa carriere
publique était terminée. Si, comme je l'en ai loué au lieu de




328 RÉPUBLIQUE Al\fÉRICAINE.


lui en faire un crime, Washington fut un noble ambitieux
tant qu'il occupa le pouvoir; au dela de son mandat, il
n'éprouva plus aucune ambition. Et faut-il le dire? Il sentait,
a ce moment de transition, son impuissance a administrer,
sous un titre quelconque, cette nation qui se formait et se fon-
dait. Washington avait a perdre une réputation sans tache,
et rien a gagner dans ce conflit et dans ce choc des idées.
Ses conseils, il ne les avait pas épargnés dans une admirable
lett1'e a Hamilton ou il formula toutes ses vues et toutes ses
pensées sur l'organisation du peuple américain en nation.
« Le souhait que je forme de voir l'union de ces États éta-
« blie sur des principes libéraux et solides, et mon désir d'y
« contribuer, en indiquant les défauts de la constitution
« actuelle » (celle de 1778) « sont également vifs. Toutes
« mes lettres particulieres ont été remplies de ces senti-
« ments; et toutes les fois que ce sujet a été le texte de la
« conversation, j'ai taché de les répandre et de les accrédi-
« ter; mais décider jusqu'a quel point toute autre tentative
« de ma part produirait l'effet désiré, ou si elle ne parai-
(e trait pas plus présomptueuse qu'il ne me convient, c'est ce
« que je ne saurais faire, car cela dépend de l'opinion
« publique, du caractere et des dispositions du peuple. »
Dans une lettre a Lafayette, il disait : (l L' expérience qui
« s'achete au prix des difficultés et des malheurs nous con-
« vaincra seule que l'honneur, la puissance et le véritable
« intéret de ce pays doivent etre pesés dans une balance
« continentale, et que toute dérogation a ce principe affai-
« blit l'Union et peut flnir par rompre le lien qui nous unit
« ensemble. Détourner ces maux, fonder une nouvelle con-
« stitution, qui donne de la consistan ce, de la stabilité et
« de la dignité a l'Union, et des pouvoirs suffisants au grand
« conseil de la nation pour les affaires générales, c'est la un
« devoir imposé a tout homme qui veut le bien de son pays;




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 329


« j'y aiderai autant qu'on le peut faire dans la carriere de
« la vie privée. »


Washington s'était contenté de semer ce germe de sa
Íuture intluence pofltr<Iue, et 17 nJ'y avait pas insisté áavan-
tage pour le moment, laissant le soin a d'autres d'entre-
prendre et d'accomplir une tache égale a celle qu'il avait
accomplie pour son pays. Pour lui, modestement retiré dans
sa retraite de Mount-Vernon, il s'occupait de rétablir sa for-
tune particuliere naturellement fort négligée pendant les
huit années et demie d'un commandement qui avait absorbé
tous ses soins. Cette fortune était relativement considérable
et suffisait au train de vie qu'il menait, non pas fastueux,
mais large et ou l'hospitalité et de généreuses aumones
entraient pour une grande part; et en fin il ne faut pas oublier
qu'il avait refusé les émoluments attachés a ses hautes
fonctions. « Je demande la permission, avait-il dit, d'assu-
« rer au Congres que, comme aucune considération pécu-
« niaire n'aurait pu m'engager a accepter ce poste difficile
« aux dépens de mon repos et de mon bonheur domestique,
«( je ne veux en tirer aucun profit. Je tiendrai un compte
« exact de mes dépenses : je ne doute pas qu'on ne les
« acquitte, et c'est tout ce que je désire. » Ces dépenses
n'atteignirent pas en moyenne la moitié de la somme que le
Congres avait songé a lui allouer.


Le soin de Washington a ménager les deniers du peuple
avait un caractere d'avarice que ron eut pu penser etre un
vice personneI, si tous ses amis et tous les familiers de son
toit n'étaient d'accord pour constater l'abondance pleine de
simplicité qui a toujours régné a Mount-Vernon. Nous ne
résistons pas au plaisir de donner une preuve de cette par-
cimonie sans exemple quand il s'agit d'hommes a qui les
caisses du peuple sont ouvertes. Voici une lettre adressée
par lui au Dr Cochran, chirurgien en chef de l'armée, et




:i50 RÉPUBLlQUE Al\1ÉRICAINE.


datée du 16 aout 1779, de West-Point ou était alorsson
quartier général :


« Cher docteur, j'ai invité Mme Cochran et Mme Livingston
« a diner demain avec moi ; mais ne suis-je pas, en honneur,
« obligé de leur dire quelle chere je leur ferai faire? Comme
« je dé teste de tromper, lors meme qu'il ne s'agit que de
« l'imagination, je vais m'acquitter de ce devoir. 11 est inu-
« tile d'affirmer d'abord que ma table est assez grande pour
« recevoir ces dames, elles en ont eu hiel' la preuve oculaire.
« 11 est plus esselltiel peut - etre de leur dire de quelle
« maniere elle est habituellement couverte; et tel sera le
« but de cette lettre.


« Depuis notre arrivée dans ce bienheureux séjour, nOU3
« avons eu un jambon, quelquefois une épaule de cochon
« salé pour garnir le haut de la table; un morceau de boouf
« róti .orne l'autre extrémité, et un plat de feves ou de
« légumes, presqu'imperceptible, décore le centre. Quand
« le cuisinier se met en tete de briller, et je présume que ce
« sera le cas demain, nous avons en outre deux patés de
« tranches de boouf ou des plats de crabes; on en met un de
« chaque cóté du plat du milieu, on partage l'espace et on
« réduit ainsi a six pieds la distance d'un plat a un autre,
« qui sans cela se trouverait de pres de douze pieds. Le
« cuisinier a eu dernierement la sagacité surprenante de
« découvrir qu'avec des pommes on peut faire des gateaux;
« et il s'agit de savoir si, grace a' l'ardeur de ses efforts,
«( nous n'obtiendrons pas un gateau de pommes au lieu
« d'avoir deux patés de boouf. Si ces dames peuvent se
« contenter d'un semblable festin et se soumettre a y pren-
« dre part sur des assiettes qui étaient jadis de fer-blanc,
« mais qui sont maintenant de fer (transformation qu'elles
« n'ont pas subie pour avoir été trop frottées), je serai heu-
« reux de les voir, et je suis, cher docteur, tout a vous. »




PÉRlODE O'ÉPREUVES. 331


A part l'enjouement qu'y ajoute peut-etre un homme acca-
blé de soucis, pour s'en affranchir un im;tan~, et la pointe
d'esprit dont il cherche évidemment a l'assaisonner, cette
lettre a tout le caractere d'un monument et peint admirable-
ment bien la médiocrité obscure ou Washington avait juré
de se maintenir. N'est-ce pas la, en effet, un ordinaire
bien digne d'un général en chef d'armée a qui ses dépenses
ne sont pas meme limitées! N'est-ce pas la une vaisselle
bien digne dA figurer a la tabIe d'un grand citoyen déja
couvert de gIoire et entre les mains de qui reposent
les destinées de tout un pays! Il ne se fait ni trop d'hon-
neur ni trop de vanité de ce pietre ordinaire; il le con-
fesse avec une simplicité et une candeur douce qui rap-
pellent ceBes du pasteur de Virgile conviant son cama-
rade a ce festin champetre composé d'une jatte de lait
et de chataignes fraiches : Sunt mihi copia lactis et castanere
molles.


Au plus fort des difficultés de la guerre, il écrivait a l'admi-
nistrateur de ses propriétés : « Que l'hospitalité de la maison
« a l' égard des pauvre.s soit maintenue; que personne ne
« s'en éloigne ayant faim. Si quelqu'un de ces malheureux
« manque de blé, subvrnez a ses besoins, pourvu que cela
« ne l'encourage pas a la paresse; je n'ai aucune objection a
« ce que vous distribuiez mon argent en aumones, jusqu'a
« concurrence de 40 ou 50 livres sterling par an, quand vous
« les considererez comme bien placées. En disant que je
« n'y ai pas d'objection, je veux dire que je désire qu'il en
« soit ainsi. Vous devez considérer que ni moi ni ma femme
« ne sommes maintenant a meme de nous occuper de
« ces bonnes amvres. Sous tous les autres rapports je vous
(e recommande d'user de la plus stricte économie et de la
« plus grande frugalité; je ne doute pas que vous le fassiez,
(e car vous savez que je ne gagne pas un penny pour mes




332 RÉPUBLIQUE Al\IÉRICAINE.


« services ici, au deHl de mes dépenses. Il me devient done
« nécessaire d' économiser chez moi. »


Washington mit le comble a son désintéressement Iorsque
les délégués de la Pennsylvanie jugerent a propos de lui
faire offrir, par l'intermédiaire du Congres, une récompense
nationale. « Il croit etre, » disait le manifeste de proposi-
tíon, « amplement récompensé de tous ses travaux et de
« tous ses soucis par l'amour et la prospérité de ses conci-
« toyens. Il est vrai qu'aucune des récompenses qu'ils
« peuvent accorder n'égalera jamais ses mérites. Mais ils
« ne doivent pas souffrir que ces mérites lui soient onéreux.
« Nous sommes convaincus que le peuple de la Pennsylvanie
« déplorerait un tel résultat. » On expédia une copie de ces
instructions a Washington qui refusa d'une maniere positive
qu'on leur donnat aucune suite. 11 accepta plus tard- une
donation que I'État de la Virginie luí fit d'un certain nombre
d'actions dan s des entreprises de canalisation dont iI avait
lui-meme dressé les plans; mais par son testament iI légua
ce capital a des établissements d'éducation. .


Nous insistons sur ce cóté déIicat et désintéressé du carac-
tere privé de Washington; car il ajoute au respect dont la
postérité a entouré cette grande et illustre mémoire.




§ 3.


Déplorablc situation du pays. - Nécessité d'un nouveau Congres.-
Vices de la premiere Constitution. - Washington président du
Congreso - La Constitution actuelle.


Mais le souei de ses affaires privées n'avait pas détourné
les regards de Washington de la situation déplorable ou
était tombé son pays. Cette situation se peut résumer en
ees quelques mots que nous trouvons sous la plume d'un
historien de Washington : « La banqueroute, la misere, le
« eommunisme, la guerre soeiale au sein des États, la
« guerre eivile entre eux, le mépris et les insultes de l'étran-
« ger. » Ajoutez une dette publique dout l'intéret annuel
s'élevait a deux millions einq eent mille dollars (12 mil-
Hons et demi de franes) et dont il était impossible de faire
rentrer le montant dans les eaisses du Trésor ni par l'impót
ordinaire, ni au moyen de l'emprunt; les États - Unis
n'avaient ni ne pouvaient trouver de erédit nulle part; leur
eonimerce était nul; l' Angleterre fermait ses ports a leurs
navires. Le Massachusets fut ensanglanté par des émeutes
soulevées aux cris de : « Plus de dettes! Plus de taxes! Plus
« de papier-monnaie! Lepartage égal des biens! » C'était
le communisme dans toute sa hideuse effervescence.


Une telle situation devait perdre a jamais le pays ou, par
la grandeur du péril, éveiller les sentiments propres a le
sauver. « Si quelqu'un m'avait dit, il Y a trois ans, » écrivait




334 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


Washington, « qu'une révolte aussi redoutable menacerait
(e les lois et la constitution que nous nous sommes données,
« j'aurais pris cet homme pour un fou digne de Bedlam ...
ce Apres ce que lai vu, rien ne me surprendra. Il y a dans
« tous les États, des matieres inflammables qu'une étincelle
« pourrait allumer. Si, d'ici au printemps, on ne déploie pas
« la plus grande sagesse, nous assisterons a des scenes
« affreuses. »


Le meme élan qui avait soulevé l'esprit public pour entre-
prendre 1'affranchissement des colo ni es, se montra dan s le
peuple américain pour combattre ce despotisme du mal. On
en arriva, enfin, a demander la convocation d'une Conven-
tion générale avec mission de remanier la constiLution. Les
prévisions de Washington se réalisaient. « L'expérience, »
dit Jefferson dans ses Mémoires, « avait démontré l'insuffisance
« des premiers essais que nous avions tentés en Amérique
« pour l' établissement d'un gouvernement fédératif. Durant
« la guerre de l'indépendance, lorsque la présence de l' en-
« nemi extérieur nous réunissait tous dans un intéret com-
« mun, Iorsque les attaques nous tenaient continuellement
« en alerte, l'esprit des peuples excité par le danger, servait
ce de supplément a l'acte fédéral et les portait aux efforts
« les plus énergiques, soit qu'ils fussent ou non réclamés
ce par le gouvernement en vertu de cet acte; mais lorsque la
ce paix et la tranquillité eurent été rétablies et que chacun
({ fut retourné aux occupations utiles et profit~bles qui lui
« étaient habituelles, on accorda moins d'attention aux
« demandes du Congreso Le défaut fondamental de la confé-
« dération était de n'avoir pas autorisé le Congres a agir sur
({ le peuple immédiatement et par ses propres officiers. Il
ce n'avait d'autre pouvoir que celui de requérir, et ces réquisi-
« tions étaient adressées, sans autre coercition que le prin-
« cipe moral du devoir, aux diverses législatures qui étaient




· ,.
PERlODE ti EPREUVES. S35


« chargées de les mettre a exécution. C'était dans le fait
« accorder un veto a chacune d'elles sur toutes les mesures
« proposées par le Congres, veto assez fréquemment exercé
« dans la pratique pour paralyser l'action du gouvernement
c( fédéral et le rendre inbabile a l'accomplissement de son
« objet en général, et spécialement en ce qui concernait les
« finanees et les relations extérieures. La pratique avait
« aussi fait ressortir les inconvénients du défaut de sépara-
« tion des fonctions législatives, exécutives et judiciaires. »


Le vice de cette constitution est nettement défini par ces
observations de Jefferson, observations d'autant plus impor-
tantes a noter que Jefferson le défenseur le plus ardent des
droits particuliers des États, y fait ressortir l'absolue néces-
sité d'un pouvoir central, tout au moins dans la mesure des
besoins et des intérets communs.


L'initiative d~ cet appel a une nouvelle eonvention vint de
la Virginie. Cet appel fut entendu, et le 27 mai 1787, la con-
vention se réunit a Philadelphie et le 17 septembre la
constitution qui régit encore aujourd'hui les États-Unis, fut
votée.


Entre l'aete d'indépendance et l'acte définitif qui ferma
re re révolutionnaire des États-Unis douze années s'étaient
écoulées, dont nous avons esquissé ,le tableau tour a tour
sombre et glorieux.


Washington présida l'assemblée de cinquante-cinq mem-
bres qui élabora cette constitution conforme aux mCBurs et
aux idées du peuple qu'elle allait appeler a vivre sous son
égide, et a la hauteur non seulement du présent, mais de
l'avenir.


En présence du calme, de la liberté, de la prospérité qui
sont les fruits de cette sage constitution, a l'abri de laquelle
les États-Unis ont pris un si grand es sor, on ne peut se
défendre de croire a la vérité de ces paroles que l'illustre




336 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Franklin prononca devant l'assemblée, en soutenant le
projet de constitution vivement combattu au dedans et en
dehors de la Convention :


« Des le commencement de notre lutte avec la Grande-
« Bretagne, dit-il, alors que nous comprenions bien tous
« la gravité du danger, dans ce me me local, nous faisions
« des prieres quotidiennes pour invoquer la protection
« divine. Nos prieres ont été entendues, et Dieu ya répondu
«( en nous comblant. Tous ceux de nous qui ont été engagés
« dans cette lutte, ont dil observer les fréquentes manifesta-
« tions de la Providence supreme en notre faveur. A ce point
« que c'est a cette bonne Providence que nous devons la
« chance de pouvoir nous consulter aujourd'hui sur les
« moyens d' établir notre futur bonheur national. Avons-
« nous done oublié cette puissanee amie, ou bien nous ima-
« ginons-nous par hasard que nous n'ayons plus besoin de
(e son assistance? Je compte bien des années déja sur ma
« tete, et plus je vis, plus je constate la preuve de cette vérité
« irréfragable que Dieu gouverne les affaires des hommes. »


Nous l'avons dit plus d'une fois déja, et nous nous plaisons
a répéter que la Providence, en effet, est intervenue dans la
révolution amérieaine et dan s les événements qui l'ont
suivie.


Une si grande tache n'arrive pas au but san s un secours
surhumain.


La eonstitution, une fois adoptée par la Convention, fut
soumise a l'approbation des États.


Neuf d'entre eux seulement l'adopterent (la Caroline du
Nord, bien que ses députés eussent voté en faveur, et le
Rhode-Island la repousserent. Mais ce cas avait été prévu,
et l'adhésion des neuf États était suffisante, aux termes memes
de la eonstitution, pour que cet acte fUt valide et fit loi défi-
nitive.




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 337
Voici le texte de cette constitution. C'est un monument que


tout historien de I'Amérique ne doit pas hésiter a insérer
dans son ceuvre :


« Nous, le peuple des Etats-Unis, afin de former une union
plus parfaite, d'établir la justice, d'assurer la tranquillité
intérieure, de pourvoir a la défense commune, d'accroitre le
bien-etre général, et de rendre durables, pour nous comme
pour notre postérité, les bienfaits de la liberté, nous faisons,
nous décrétons et nous établissons cette constitution pour
les Etats-Unis d'Amérique.


« ARTICLE PREI\IIER. -SECTION I re • - Un Congres des États-
Unis, composé d'un sénat et d'une chambre de représen-
tants, sera investi de tous les pouvoirs législatifs détermi~és
par les représentants.


« SECTION 11. - La chambre des représentants sera com-
posée de membres élus tous les deux ans par le peuple des
divers Etats; et les électeurs de chaque Etat devront avoir
les qualifications exigées des électeurs de la branche la plus
nombreuse de la législature de rÉtat.


« Personne ne pourra etre représentant a moins d'avoir
atteint l'age de vingt-cinq ans, d'avoir été pendant sept ans
citoyen des Etats-Unis, et d'etre, au moment de son élection,
habitant de l'Etat qui l'aura élu.


« Les représentants et les taxes directes seront répartis
entre les divers Etats qui pourront faire partie de I'Union,
selon le nombre respectif de leurs habitants, nombre qui
sera déterminé en ajoutant au nombre total des personnes
libres, y compris ceBes servant pour un terme limité, et non
compris les Indiens non taxés, trois cinquiemes de toutes
autres personnes. L'énumération pour l'époque actuelle sera
faite trois ans apres la premiere réunion du Congres des
Etats-Unis, et ensuite de dix ans en dix ans, d'apres le mode
qui sera réglé par une loi. Le nombre des représentants




:;38 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE. I


n'excédera pas celui d'un par trente mille habitants; mais
chaque État aura au moins un représentant. Jusqu'a ce que
l'énumération ait été faite, l'État de New-Hampshire en
enverra trois, Massachusets huit, Rhode-Island et les Plan-
tations de Providence un, Connecticut cinq, New-York six,
New-Jersey quatre, la Pennsylvanie huit, le Delaware un,
Maryland six, la Virginie dix, la Caroline septentrionale cinq,
la Caroline méridionale cinq, et la Géorgie trois.


« Quand des places viendront a vaquer dans la représen-
tation d'un État, l'autorité exécutive de l'État convoquera le
corps électoral pour les remplir.


« La chambre des représentants élira ses orateurs et autres
officiers; elle exercera seule le pouvoir de mise en accusa-
tion pour cause politique (impeachments).


« SECTION III. - Le sénat des États-Unis sera composé de
deux sénateurs de chaque État, élus par sa législature, et
chaque sénateur aura un vote.


« Immédiatement apres leur réunion, en conséquence de
leur premiere élection, ils seront divisés, aussi également
que possible, en trois classes. Les siéges des sénateurs de la
premiere classe seront vacants au bout de la seconde année;
ceux de la seconde élasse, au bout de la quatrieme année, et
ceux de la troisi em~, a l' expiration de la sixieme année; de
maniere a ce que, tous les deux ans, un tiers du sénat soit
réélu. Si des places deviennent vacantes, par démission ou
par toute autre cause, pendant l'intervalle entre les sessions
de la législature de chaque État , le pouvoir exécutif de cet
État fera une nomination provisoire, jusqu'a ce que la légis-
lature puisse remplir le siége vacant.


« Personne ne pourra etre sénateur, a moins d'avoir atteint
l'age de trente ans, d'avoir été pendant neuf ans citoyen des
États-Unis, et d'etre, au moment de son élection, habitant
de l'État qui l'aura ehoisi.




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 339


« Le vice-président des États-Unis sera président du sénat;
mais il n'aura point de vote, a moins que les voix ne soient
partagées également.


« Le sénat nommera ses autres officiers, ainsi qu'un pré-
sident pro tempore, qui présidera dans l'absence du vice-
président, ou quand celui-ci exercera les fonctions de prési-
dent des États-Unis.


« Le sénat aura seul le pouvoir de juger les accusations
intentées par la chambre des représentants (impeachments).
Quand il agira dans cette fonction, ses membres preteront
serment ou affirmation. Si c'est le président des États-Unis
quí est mis en jugement, le chef de la justice présidera.
Aucun accusé ne peut etre déclaré coupable qu'a la majorité
des deux tiers des membres présents.


« Les jugements rendus en cas de mise en accusation,
n'auront d'autre effet que de priver l'accusé de la place
qu'il occupe, de le déclarer incapable de posséder quelque
office d'honneur, de confiance ou de profit que ce soit dans
les États-Unis, mais la partie convaincue pourra etre mise
en jugement, jugée et punie, selon les lois, par les tribu-
naux ordinaires.


« SECTION lV. - Le temps, le lieu et le mode de procéder
aux élections des sénateurs el des représentants seront
réglés dans chaque État par la législature. Mais le Congres
peut, par une loi, changer ces reglements ou en faire de


. nouveaux, excepté pourtant en ce qui con cerne le lieu ou les
sénateurs doivent etre élus.


« Le Congres s'assemblera au moins une fois l'année, et
cette réunion sera fixée pour le premier lundi de décembre,
a moins qu'une loi ne la fixe a un autre jour.


« SECTION V. - Chaque chambre sera juge des élections
et des droits et titres de ses membres. Une majorité de eh a-
cune suffira pour traiter les alfaires; mais un nombre


..


. , .:l-~: l:1




340 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


moindre que la majorité peút s'ajourner de jour en jour, et
est autorisé a forcer les membres absents a se rendre aux
séances, par telles pénalités que chaque chambre pourra
établir.


« Chaque chambre fera son reglement, punira ses mem-
bres pour conduite inconvenante, et pourra, a la majorité
des deux tiers, exclure un membre.


({ Chaque chambre tiendra un journal de ses délibérations,
et le publiera d'époque en époque, a l'exception de ce qui
lui paraitra devoir rester secret; et les votes négatifs ou
approbatifs des membres de chaque chambre, sur une ques-
tion quelconque, sur la demande d'un cinquieme des mem-
bres présents, seront consignés sur le journal.


« Aucune des deux chambres ne pourra, pendant la
sessÍon du Congres, et san s le consentement de l'autre
chambre, s'ajourner a plus de trois jours, ni transférer ses
séances dans un autre lieu que celui oil siégent les deux
chambres.


« SECTION VI. - Les sénateurs et les représentants rece-
vront pour leurs services une indemnité qui sera fixée par
une loi et payée par le trésor des États-Unis. Dans tous les
cas, excepté ceux de trahison, de félonie et de trouble a la
·paix publique, ils ne pourront etre arretés, soit pendant leur
présence a la session, soit en s'y rendant ou en retournant
dans leurs foyers. Dans aucun autre lieu ils ne pourront etre
inquiétés ni interrogés, en raison de discours ou opinions
prononcés dans leurs chambres respectives.


{( Aucun sénateur ou représentant ne pourra, pendant le
temps pour lequel i1 a été élu, etre nommé a une place dans
l'ordre civil sous l'autorité des États-Unis, lorsque cette
place aura été créée, ou que les émoluments en auront
été augmentés pendant cette époque. Aucun individu occu-
pant une place sous l'autorité des États-Unis ne pourra etre




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 341
membre d'une des deux chambres tant qu'il conservera cette
place.


« SECTION VII. - Tous les bills établissant des impóts
doivent prendre naissance dans la chambre des représen-
tants; mais le sénat peut y concourir par des amendements,
comme aux autres bills.


« Tout bill qui aura recu l'approbation du sénat et de la
chambre des représentants sera, avant de devenir loi, pré-
senté au président des États-Unis. S'ill'approuve, il y appo-
sera sa signature; sinon ille renverra, avec ses objections,
a la chambre dans laquelle il aura été pro posé ; elle consi-
gnera les objections intégralement dans son journal, et
discutera de nouveau le bill. Si, apres cette seconde
discussion, deux tiers de la chambre se prononcent en
faveur du bill, il sera envoyé, avec les objections du
président, a l'autre chambre, qui le discutera également;
et si la meme majorité l'approuve, iI deviendra loi. Mais,
en pareil cas, les votes des chambres doivent etre donnés
par oui et non, et les noms des personnes votant pour
ou contre seront inscrits sur le journal de leurs chambres
respectives. Si dan s les dix jours (les dimanches non
compris) le président ne renvoie point un bill qui lui
aura été présenté, ce bill aura force de loi, comme s'il
l'avait signé, a moins cependant que le Congres, en
s'ajournant, ne prévienne le renvoi : alors le bill ne fera
point loi.


« Tout ordre, toute résolution ou vote pour !esquels le
concours des deux chambres est nécessaire (excepté pour-
tant pour la question d'ajournement), doit etre présenté au
président des États-Unis, et approuvé par lui avant de rece-
voir son exécution. S'il le rejette, il doit etre de nouveau
adopté par les deux tiers des deux chambres, suivant les
regles prescriptes pour les bills.


RÉPUBLIQUE AMÉRICAI:SE, T. l. 22




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


(e SECTION VIII. - Le Congres aura le pouvoir :
« D'établir et de faire percevoir les taxes, droits, impots


et excises; de payer les dettes publiques, et de pourvoir a
la défense commune et au bien général des États-Unis; mais
les droits, impóts et excises devront étre les mémes dans
tous les États-Unis;


« D'emprunter de l'argent pour le crédit des Etats-Unis;
« De régler le commerce avec les nations étrangeres,


entre les divers États, et avec les tribus indiennes ;
« D' établir une regle générale pour les naturalisations,


et des lois génerales sur les banqueroutes dans les États-
Unis;


« De battre la monnaie, d' en régler la valeur, ainsi que
celle des monnaies étrangeres, et de fixer la base des poids
et mesures;


« D'assurer la punition de la contrefacon de la monnaie
courante et du papier public des États-Unis;


« D'établir des bureaux de poste et des foutes de poste;
«( D'encourager les progres des sciences et des arts utiles,


en assurant, pour des périodes limitées, aux aut~urs et
inventeurs, le droit exclusif de leurs écrits et de leurs
découvertes ;


« De constituer des tribunaux subordonnés a la cour
supréme;


« De définir et punir les pirateries et les félonies com-
mises en haute-mer, et les offenses contre la loi des nations;


« De déclarer la guerre, d'accorder des lettres de marque
et de représailles, et de faire des reglements concernant les
captures sur terre et sur mer;


« De lever et d'entretenir des armées; mais aucun
argent pour cet objet ne pourra étre voté pou!' plus de deux
ans;


« De créer et d'entretenir une force maritime ;




PÉRIODE D'ÉPREUVES.


« D'établir des regles pour l'administration et l'organisa-
tion des forces de terre et de mer ;


« De pourvoir a ce que la miJice soit convoqué e pour
exécuter les lois de l'Union, pour réprimer les insurrections
et repousser les invasions;


« De pourvoir a ce que la milice soit organisée, armée et
disciplinée, et de disposer de cette partie de la milice, qui
peut se trouver employée au service des États-Unis, en
laissant aux États respectifs la nomination des officiers, et
le soin d'établir dans la milice la discipline prescrite par le
Congres; . •


« D'exercer la législation exclusive dans tous les cas quel-
conques, sur tel district (ne dépassant pas dix milles canés)
qui pourra, par la cession des États particuliers et par
l'acceptation du Congres, devenir le siége du gouvernement
des États-Unis, et d'exercer une pareille autorité sur tous
les lieux acquis par achat, d'apres le' consentement de
la législature de l'État ou ils seront situés, et qui ser-
viront a l'établissement de forteresses, de magasins, d'ar-
senaux, de chantiers et autres établissements d'utilité
publique.


« Enfin, le Congres aura le pouvoir de faire toutes les lois
nécessaires ou convenables, pour mettre a exécution les
pouvoirs qui lui ont été accordés, et tous les autres pouvoirs
dont cette constitution a investi le gouvernement des États-
Unis, ou une de ses branches.


« SECTION IX. - La migration ou l'importation de telles
personnes dont l'admission peut paraitre convenable aux
États actuellement existants, ne sera point prohibée par le
Congres avant l'année '1808; mais une taxe ou droit n'excé-
dant point dix dollars par personne peut etre imposée sur
cette importation ;


« Le privilége de 1'Ilabeas corpus ne sera suspendu qu'en




544 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


cas de rébellion ou d'invasion, et lorsque la sureté publique
l'exigera;


« Aucun bill d'atta'indel', ni loi ex post {acto, ne pouna
etre décrété;


« Aucune capitation ou autre taxe di recte ne sera établie,
si ce n'est en proportion du dénombrement prescrit dans
une section précédente;


« Aucune taxe ou droit ne sera établi sur des articles
exporté s d'un État quelconque. Aucune préférence ne sera
donnée par des reglements cornmerciaux ou fiscaux, au.x
ports d'un État sur ~eux d'un autre; les vaisseaux destinés
pour un État ou sortant de ses ports, ne pounont etre
forcés d'entrer dan s ceux d'un autre ou d'y payer des droits;


« Aucun argent ne sera tiré de la trésorerie qu'en cOllsé-
quence des dispositions prises par une loi; et de temps en
temps on publiera un tableau régulier des recettes et des
dépenses publiques.


« Aucun titre de noblesse ne sera accordé par les États-
Unis; et aucune personne, tenant une place de profit ou
de confiance sous leur autorité, ne pourra, sans le consen-
tement du Congres, accepter quelque présent, émolument,
place ou titre quelconque, d'un roi, prince, ou État étranger.


« SECTION X. - Aucun État ne pourra contracter ni traité,
ni alliance, ni confédération, ni accorder des lettres de
marque ou de représailles, ni battre monnaie, ni émettre
des bills de crédit, ni déclarer qu'autre chose que la mon-
naie d'or et d'argent doive etre acceptée en paiement de
dettes; ni passer quelque bill d'attaindel', ou loi ex post
{acto, affaiblissant les obligations des contrats, ni accorder
aucun titre de noblesse.


(e Aucun État ne pourra, sans le consentement du Con-
gres, établir quelque impat ou droit sur les importations
ou exportations, a l'exception de ce qui lui sera absolument




PERIODE n'ÉPREUVES. 345
nécessaire pour l'exécution de ses 101S d'inspection; et le
produit net de tous droits et impots établis par quelque
État sur les importations et exportations, sera a la disposi-
tion de la trésorerie des États-Unis; et toute loi pareille
sera sujette a la révision et au controle du Congreso Aucun
État ne pourra, sans le consentement du Congres, établir
aucun droit sur le tonnuge, entretenir des troupes ou des
vaisseaux de guerre en temps de paix, contracter quelque
traité ou union avec un autre État, ou avec une puissance
étrangere, ou s'engager dan s une guerre, si ce n'est dan s le
cas d'invasion ou d'un danger assez imminent pour n'ad-
mettre aucun délai.


({ ARTICLE JI. - SECTION I re • - Le président des États-Unis
sera investi du pouvoir exécutif. 11 occupera sa place pen-
dant le terme de quutre ans; son élection et ceBe du vice-
président nommé pour'le meme terme auront lieu ainsi qu'il
suit:


({ Chaque État nommera, de la maniere qui sera prescrite
par su législature, un nombre d'électeurs égal au nombre
total de sénateurs et de représentants que l'État envoie en
congres; mais aucun sénateur ou représentant, ni aucune
personne possédant une place de profit ou de confiance
sous l'autorité des États-Unis, ne peut etre nommé électeur.


({ Les électeurs s'assembleront dan s leurs États respectifs,
et iIs voteront au scrutin pour deux individus, dont un au
moins ne sera point un habitant du meme État qu'eux. Ils
feront une liste de toutes les personnes qui ont obtenu des
suffrages, et du nombre de suffrages que chacune d'elles
aura obtenu; ils signeront et certifieront cette liste, et la
transmettront scellée au siége du gouvernement des États-
Unis, sous l'adresse du président du sénat, qui, en pré-
sence du sénat et de la chambre des représentants, ouvrira
tous les certificats et comptera les votes. Celui qui aura




346 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


obtenu le plus grand nombre de votes sera président, si ce
nombre forme la majorité des électeurs; si plusieurs ont
obtenu cette majorité, et que deux ou un plus grand nombre
réunissent la meme quantité de suffrages, alors la chambre
des représentants choisira l'un d'entre eux pour président
par la voie du scrutin. Si nuI n'a réuni cette majorité, la
chambre prendra les cinq personnes qui en ont approché
davantage, se choisira parmi elles le président, de la meme
maniere. Mais en choisissant ainsi le président, les votes
seront pris par État, la représentation de chaque État ayant
un vote: un membre ou des membres des deux tiers des
États devront etre présents, et la majorité de tous ces États.
sera indispensable pour que le choix soit valide. Dans tous
les cas, apres le choix du président, celui qui réunira le plus
de voix sera vice-président. Si deux ou plusieurs candidats
ont obtenu un nombre égal de voix, le sénat choisira parmi
ces candidats le vice-président par voie de scrutin.


« Le Congres peut déterminer l'époque de la réunion des
électeurs et le jour auquel ils donneront leurs suffrages;
lequel jour sera le meme pour tous les États-Unis.


« Aucun individu, autre qu'un citoyen né dans les États-
Unis, ou étant citoyen lors de l'adoption de cette constitu-
tion, ne peut etre éligible a la place de président; aucune
personne ne sera éligible a cette place, a moins d'avoir
atteint l'age de trente-cinq ans, et d'avoir résidé quatorze
ans aux États-Unis.


« En cas que le président soit privé de sa place ou en cas
de mort, de démission ou d'inhabileté a remplir les fonctions
et les devoirs de cette place, elle sera confiée au vice-pré-
sident, et le Congres peut par une loi pourvoir au cas du
renvoi, de la mort, de la démission ou de l'inhabrleté tant du
président que du vice-président, et indiq uer quel fonction-
naire public remplira en pareil cas la présidence, jusqu'a ce




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 347


que la cause de l'inhabileté n'existe plus, ou qu'un nouveau
président ait été élu.


« Le président recevra pour ses services, a des époques
fixées, une indemnité qui ne pourra etre augmentée ni dimi-
nuée pendant la période pour laquelle il aura été élu; et
pendant le me me temps il ne pourra recevoir aucun autre
émolument des États-Unis ou de l'un des États.


« Avant son entrée en fonctions, iI pretera le serment ou
affirmation qui suit :


« Je jure ou j'affirme solennelIement que je remplirai
« fidelement la place de président des États-U nis, et que
« j'emploierai tous. mes soins a conserver, protéger et
« défendre la constitution des États-Unis. )}


« SECTIO~ 11. - Le président sera commandant en chef de
l'armée et des fiottes des États-Unis, et de la milice de divers
États, quand elle sera appelée au service actif des États-
Unis; iI peut requérir l'opinion écrite du principal fonction-
naire dans chacun des départements exécutifs, sur tout objet
relatif aux devoirs de leurs offices respectifs; et iI aura le
pouvoir d'accorder dimjnutjon de peine et pardon pour délits
envers les États-Unis, excepté en cas de mise en accusation
par la chambre des représentants.


« Il aura le pouvoir de faire des traités de l'avis et du con-
sentement du sénat, pourvu que les deux tiers des sénateurs
présents y donnent Ieur approlJation; iI nommera, de l'avis
et du consentement du sénat, et désignera les ambassadeurs,
les autres ministres publics et les consuIs les juges des
cours supremes et tous autres fonctionnaires des États-Unis
aux nominations desquels iI n'aura point été pourvu d'une
autre maniere dans cette constitution, et qui seront institués
par une loi. Mais le Congres peut, par une loi, attribuer les
nominations de ces employés subalternes au président seul,
flUX cours de justice ou aux chefs des départements.




348 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« Le président aura le pouvoir de remplir toutes les places
vacantes pendant l'intervalle des sessions du sénat, en aCCOf-
dant des commissions qui expireront a la fin de la session
prochaine.


« SECTION m. - De temps en temps, le président donnera
au Congres des informations sur l'état de I'Union, et il
recommandera a sa considération les mesures qu'il jugera
nécessaires et convenables; il peut, dans des occasions
extraordinaires, convoquer les deux chambres, ou l'une
d'elles, et en cas de dissentiments entre elles sur le temps
de leur ajournement, il peut les ajourner a telle époque
qui lui paraitra convenable; il recevra les ambassadeurs et
les autres ministres publics; il veillera a ce que les lois
soient fidelement exécutées; et il commissionnera tous les
fonctionnaires des États-Unis.


« SECTION IV. - Les président, vice-président et tous les
fonctionnaires civils pourront etre renvoyés de Jeurs places
si, a la suite d'une accusation, ils sont convaincus de trahi-
son, de dilapidation du trésor public, ou d'autres grands
crimes et d'inconduite (misdemeanours).


« ARTICLE m.-SEcTION lre.-Le pouvoir judiciaire des États-
Unis sera confié a une cour supréme et aux autres cours infé-
rieures que le Congres peut de temps a autre former et éta-
blir. Les juges, tant des cours suprémes que des cours
inférieures, conserveront leurs places tant que leur conduite
sera bonne, et ils recevront pour leurs services, a des
époques fixées, une indemnité qui he pourra étre diminuée
tant qu'ils conserveront leur place.


« SECTION n. - Le pouvoir judiciaire s'étendra a toutes les
causes, en matiere de lois et d'équité, qui s'éleveront sous
l'empire de eette constitution, des lois des États-Unis, et
des traités faits ou qui seront faits sous leur autorité; a
toutes les causes concernant des ambassadeurs, d'autres


.




PÉRIODE n'ÉPREUVES. 349


ministres publics ou des consuls; a toutes les causes de
l'amirauté ou de la juridiction mari time ; aux contestations
dan s lesquelles les États-Unis seront partie; aux contes-
tations entre deux ou plusieurs États, entre un État et des
citoyens d'un autre État, entre des citoyens d'États diffé-
rents, entre des cito-yens du meme État réclamant des terres
en vertu de concessions émanées de différents États, et
entre un État ou les cito yen s de cet État, et des États,
citoyens ou étrangers. .


« Dans tous les cas concernant les ambassadeurs, d'autres
ministres publics ou des consuls, et dans les causes dans
lesquelles un État sera partie, la cour supreme. exercera la
juridiction originelle. Dans tous les autres cas susmen-
tionnés, la cour supreme aura la juridiction d'appel, tant
sous le rapport de la loi que du fait, avec telles exceptions
et tels réglements que le Congres pourra faire.


« Le jugement de tous crimes, excepté en cas de mise en
accusation par la chambre des représentants, sera fait par
jury; ce jugement aura lieu dans l'État ou le crime aura été
commis; mais si le crime n'a point été commis dans un des
États, le jugement sera rendu dan s tel ou tel lieu que le
Congres aura désigné a cet effet par une loi.


« SECTION III. - La trahison contre les États-Unis consis-
tera uniquement a prendre les armes contre eux, ou a se
réunir a leurs ennemis, en leur donnant aide et secours.
Aucune personne ne sera convaincue de trahison, si ce n' est
sur le témoignage de deux témoins déposant sur le meme
acte patent, ou lorsqu'elle se sera reconnue coupable devant
la cour.


« Le Congres aura le pouvoir de fixer la peine de la tra-
hison; mais ce crime n'entrainera point la c~rruption du
sang ni la confiscation, si ce n'est pendant la vie de la per-
sonne convaincue.




3~O RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


« ARTICLE IV. SECTION I re • - Pleine confiance et crédit
seront donnés en chaque État, aux actes publics et aux pro-
cédures judiciaires de tout autre État; et le Congres peut,
par des lois générales, déterminer quelle sera la forme pro-
bante de ces actes et procédures, et les effets qui y seront
attachés.


« SECTION II. -' Les citoyens de chaque État auront droit
a tous les priviléges et immunités attachés au titre de
citoyens dans les autres États.
. .


« Un individu accusé, dans un Etat, de trahison, félonie
ou autre crime, qui se sauvera de la justice et qui sera
trouvé dans un autre État, sera, sur la demande de l'auto-
rité exécutive de l'État dont il s' est enfui, livré et conduit
vers I'État ayant juridiction sur ce crime.


« Aucune personne tenue au service ou au travail dans
un État, sous les lois de cet État, et qui se sauverait dans
un autre, ne pourra, en conséquence d'une loi ou d'un
reglement de l'État oil eIJe s'est réfugiée, etre dispensée de
ce service ou travail, mais sera livrée sur la réclamation de
la partie a laquelle ce service et ce travail seront dus.


« SECTION III. - Le Congres pourra admettre de nouveaux
États dans cette union; mais aucun nouvel État ne sera
érigé ou formé dans la luridiction d'un autre État; aucun
État ne sera formé non plus de la réunion de deux ou de
plusieurs États, ni de quelques parties d'État, sans le con-
se.11temen! ae )a )egis)atllre des États ioteresses et SilOS
celui du Congreso


« Le Congres aura le pouvoir de disposer du territoire et
des autres propriétés appartenant aux États-Unis et d'adop-
ter a ce sujet fous les reglements et mesures convenables;
et ríen dan s cette constitution ne sera interprété dans un
sens préjudiciable aux droits que peuvent faire valoir les
États-Unis, ou quelques États particuliers.




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 5ta


« SECTION IV. - Les États- Unis garantissent a tous les
États de l'Union une forme de gouvernement républicain,
et protégeront chacun d' eux contre toute invasion, et aussi
contre toute violence intérieure, sur la demande de la légis-
lature, ou du pouvoir exécutif, si la législature ne peut étre
convoquée.


« ARTICLE V. - Le Congres, toutes 1 es fois, que les deux
chambres le jugeront nécessaire, proposera des amende-
ments a cette constitution; ou sur la demande de deux tiers
des législatures des divers États, iI convoquera une conven-
tion poul' proposer des amendements, lesquels, dan s les
deux cas, seront valables a toutes fins, comme partie de
cette constitution, quand ils auront été ratifiés par les légis-'
latures des trois quarts des divers États, ou par les trois
qual'ts des conventions formée3 dans le sein de chacun
d'eux, selon que l'un ou l'autre mode de ratification aura
été prescrit par le Congres, pourvu qu'aucun amendement
fait avant l'année 1808 n'affecte d'une maniere quelconque
la premiere et la quatrieme clause de la neuvieme section
du premier articIe, et qu'aucun État ne soit privé, sans son
consentement, de son suffrage dans le sénat.


« ARTICLE VI. - Toutes les dettes contractées et les enga-
gements pris av:mt la présente constitution, seront aussi
valides a l'égard des États-Unis sous la présente constitu-
tion que sous la confédération.


« Cette constitution et les lois des États-Unis qui seront
faites en conséquence, et tous les traités faits ou qui seront
faits sous l'autorité desdits États-Unis, composeront la loi
supréme du pays; les juges de chaque État seront tenus de
s'y conformer, nonobstant toute disposition qui, dans les
lois ou la constitution d'un État quelconque, serait en oppo-
sition avec cette loi supréme.


« Les sénateurs et les représentants susmentionnés et,




352 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.
les membres des législatures des États et tous les officiers
du pouvoir exécutif et judiciaire, tant des États-Unis que
des divers États, ser.ont tenus,. par serment ou par affirma-
tion, de soutenir cette constitution; mais aucun serment
religieux ne sera jamais requis comme condition pour re m-
plir une fonction ou charge publique sous l'autorité des
États-Unis.


« ARTlCLE VII. - La ratification donnée par les conven-
tions de· neuf États sera suffisante pour l'établissement de
cette constitution entre les États qui l'auront ainsi ratifiée.


« Fait en convention, par le consentement unanime des
États présents, le 17e jour de septembre, l'an du Seigneur
1787, et de l'indépendance des États-Unis, le 12e ; en témoi-
gnage de quoi, nous avons apposé ci-dessous nos noms.


AMENDEMENTS.


« ARTlCLE Ier. - Le Congres ne 'pourra faire aucune 10i
relative a l'établissement d'une religion, ou pour en prohi-
ber une; il ne pourra point non plus restreindre la liberté
de la parole ou de la presse, ni attaquer le droit qu'a le
peuple de s'assembler paisiblement, et d'adresser des péti-
tions au gouvernement pour obtenir le redressement de ses
griefs.


« ARTICLE II. - Une milice bien réglée étant nécessaire
a la sécurité d'un État libre, on ne pourra restreindre le
droit qu'a le peuple de garder et de porter des armes.


« ARTICLE III. - Aucun soldat ne sera, en temps de paix,
logé dans une maison sans le consentement du propriétaire;
ni en temps de. guerre, si ce n'est de la maniere qui sera
prescrite par une 10i.




PÉRIODE D'ÉPREUVES.


« ARTICLE IV. - Le droit qu'ont les citoyens de jouir de
la sureté de leurs personnes, de leur domicile, de leurs
papiers et effets, a l'abri de recherches et saisies déraison-
nables, ne pourra etre violé; aucun mandat ne sera émis,
si ce n'est dans des présomptions fondées, corroborées par
le serment ou l'affirmation; et ces mandats devront contenir
la désignation spéciaIe du lieu oü les perquisitions devront
etre faites et des personnes ou objets a saisir.


« ARTICLE V. - Aucune personne ne sera tenue de répon-
dre a une accusation capital e ou infamante, a moins d'une
mise en accusation émanant d'un grand jury, a l'exception
des délits commis par des individus appartenant aux troupes
de terre ou de mer, ou a la mili ce, quand elle est en service
actif, en temps 'de guerre ou de danger public : la meme
personne ne pourra etre soumise deux fois pour le meme
délit a une procé9-ure qui compromettrait sa vie ou un de
ses membres. Dans aucune cause criminelIe, J'accusé ne
pourra etre forcé a rendre témoignage contre lui-meme, et
il ne pouna etre privé de la vie, de la liberté ou de sa pro-
priété, que par suite d'une procédure légale. Aucune pro-
priété privée ne pourra etre appliquée a un usage public,
sans juste compensation.


« ARTICLE VI. - Dans toute procédure criminelle, l'accusé
jouira du droit d'etre jugé promptement et publiquement
par un jury impartial de l'État ou du district dans lequelle
crime aura été commis, district dont les limites auront été
tracées par une loi préaIable; iI sera informé de la nature et
du motif de l'accusation;' il sera confronté avec les témoins
a charge; il aura la faculté de faire comparaltre des témoins
en sa faveur, et iI aura l'assistance d'un conseil pour sa
défense ..


« ARTICLE VII. - Dans les causes qui devront etre décidées
selon la loi commune (in suits at common law), le jugement




354 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


par jury Sera conservé des que la valeur de l'objet en litige
excédera vingt dollars; et aucun fait jugé par un jury ne
pourra etre soumis a l'examen d'une autre cour dan s les
États-Unis, que conformément a la loi commune.


« ÁRTICLE VIII. On ne pourra exiger des cautionnements
exagérés, ni imposer des amendes excessives, ni infliger des
punitions cruelles et inaccoutumées.


(( ÁRTICLE IX. L'énumération faite dans cette constitution
de certains droits, ne pourra pas etre interprétée de ~niere
a exclure ou affaiblir d'autres droits conservés par le
peuple.


(( ÁRTICLE X. Les pouvoirs non délégués aux États-Unis
par la constitution, ou ceux qu'elle ne défend pas aux États
d'exercer, sont réservés aux États respectiffí ou au peuple.


(( ÁRTICLE XI. Le pouvoir judiciaire des États-Unis ne
sera point organisé de maniere a pouvoir s'étendre pa.r
interprétation a une procédu re quelconque., commencée
contre un des États par les citoyens d'un autre État, ou par
les citoyens ou sujets d'un État étranger.


« ÁRTICLE XII. Les électeurs se rassembleront dan s leurs
États respectifs, et ils voteront au scrutin pour la nomina-
tion du président et du vice-président, dont un au moins ne
sera point habitant du meme État qu' eux; dans leurs bulle-
tins ils noinmeront la personne pour laquelle ils votent
comme président, et dans des bulletins distincts, celle qu'ils
portent a la vice-présidence. Ils feront les listes distinctes
de toutes les personnes portées a la présidence, et de toutes
celles désignées pour la vice-présidence, et du nombre des
votes pour chacune d'elle; ces listes seront par eux signées
et certifiées, et transmises, scellées, au siége du gouverne-
ment des États-Unis, a l'adresse du président du sénat. Le
président du sénat, en présence des deux chambres, ouvrira
tous les proces-verbaux, et les votes seront comptés. La per-




PÉRIODE n'ÉPREUVES. 355


sonne réunissant le plus de suffrages pour la pl'ésidence,
sera président, si ce nombre forme la majorité de tous les
électeurs réunis; et si aucune personne n'avait cette majo-
rité, alors, parmi les trois candidats ayanl réuni le plus de
voix pour la présidence, la chambre des représentants choi-
sira immédiatement le président par la voie du scrutin. Mais
dans ce choix du président, les votes seront comptés par
État, la représentation de chaque État n'ayant qu'un vote;
un membre ou des membres de deux tiers des États devront
etre présents pour cet objet, et la majorité de tous les États
sera nécessaire pour le choix. Et si la chambre des repré-
sentants ne choisit point. le président, quand ce choix lui
sera dévolu, avant le quatrieme jour du mois de mars sui-
vant, le vice-président sera président, comme dans le cas
de mort ou d'autre inhabileté constitutionnelle du président.


« La personne réullissant le plus de suffrages pour la vice-
présidence, sera vice-président si ce nombre forme la majo-
rité du nombre total des électeurs réunis; et si personne n'a
obtenu cette majorité, alors le sénat choisira le vice-prési-
dent parmi les deux candidats ayant le plus de voix; la pré-
sence des deux tiers des sénateurs et la majorité du nombre
total sont nécessaires pour ce choix.


(( Aucune personne constitutiollnellement inéligible a la
place du président, ne sera éligible a ceJle de vice-président
des États-Unis. »


De meme que nous avons donné les noms des signataires
de la déclaration d'indépendance, nous enregistrons aussi
ceux des membres de la convention qui signerent la consti-
tution :


John Langdon, Nicholas Gilman (du New-Hampshire).
Nathaniel Gorham, Rufus King (du Massachussets).




356 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


William-Samuel Johnson, Roger Sherman (du Connec-
ticut).


Alexa ndre Hamilton (du N ew-York).
William Livingston, David Brearley, William Paterson,


Jonathan Dayton (du New-Jersey).
Benjamin Franklin, Thomas Miflin, Robert Morris, George


Clymer, Thomas Fitzsimons, Jared Ingersoll, JamesWilson,
Gouverneur Morris (de la Pennsylvanie).


George Reed, Gunning Bedford, John Dickinson, Richard
Bassett, Jacob -Broom (du Delaware).


James M'henry, Daniel of St-Thomas, Jenifer, Daniel Car-
roIl (du Maryland).


George Washington, John B!ait, . James Madison (de la
I


Virginie).
William Blount, Richard Dobbs-Spaight, Hugh Williamson


(de la Caroline du Nord).
John Ruttledge, Charles C. Pinckney, Charles Pinckney,


Pierce Buttler (de la Caroline du Sud).
William Few, Abraham Baldwin (de la Georgie).




§ 4.


Washington élu président de la République. - La révolution est close.
- 'Ex.cellence des institutions américaines. - Formalités relatives a
l'élection des présidents. - Observations de Jefferson sur la durée
du mandat présidentiel. - N ature des fonctions du Président.-
Distinction radicale des pouvoirs aux. États-Unis.


Washington, déja élu a l'unanimité généraI en chef de
l'armée de l'Indépendance, puis a l'unanimité président de
la Convention chargée de la formation de la constitution,
fut, en conformité de l'article II (section I re) de cette consti-
tutíon, élu encore une fois a l'unanimité, président de la
République.


Avec l'élection de ce chef d'une nation nouvelle qui venait
prendre sa place au milieu des grandes puissances du monde,
fut close, aux yeux des Américains eux-memes, la révolu-
tion a laquelle ils devaient leur indépendance, et au moyen
de laquelle ils avaient reconquis une liberté confisquée.


A leur honneur, iI convient d'ajouter que pour eux l'ere
des troubles, des discordes, des antagonismes, fut fermée;
et le tableau que nous avons eu le dessein de tracer en écri-
vant cet ouvrage est la preuve la plus éclatante de l'influence
bienfaisante des institutions américaines sur les mceurs d'un
pays préparé de longue main a la liberté, ou plutót l'accord
parfait entre les mceurs et les institutions.


Ce ne fut pas seulement parce que la constitution mettait un
chef a la tete du peuple américain que l'ordre se rétablit et se


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T, l.




358 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


maintint dans la République, e' est paree que les attribu-
tions et les limites posées a l'exereiee du pouvoir furent bien
nettement définies. Le secret de eette constitution fut de
donner de la force a ce pouvoir, en apvarence le plus faible
qu'il soit possible de rencontrer dans toutes les sociétés poli-
tiques.


Les combinaisons relatives a l'élection du président sont
admirablement définies dans la constitution. 11 est permis
d'ajouter que nulle combinaison n'est plus rationnelle et
plus en rapport ave e les instincts et le caractere démocra-
tiques de la nation. Il suffit de sUlvre un a un tous les para-
graphes de l'article 2 de cette constitution, pour se rendre
un compte exact, net et précis de cette grande opération,
comme pour se convaincre de l'excellence des dispositions
qu'ils con,tiennent, eu égard a l' organisation du pays.


11 est évident que les sages législateurs qui ont rédigé ce
beau travail, étaient non seulement bien pénétrés de l'état
des esprits d'alors, mais que, inspirés par leur 10i profonde
dans les destinées de la démocratie, ils en avaient pressenti
les besoins futurs et avaient placé le monument qu'ils éle-
xaient a la bauteur de l'avenir.


L'Union américaine' était resserrée a cette époque dans
les limites d'un petit nombre d'États, et la constitution ne
s'adressait qu'a une population restreinte encore. Tout autre
systeme que celui qui fut adopté pour l'élection du président
pouvait suffire aux exigences du présent, mais engageait
inévitablement l'avenir et exposait a mettre la société en
péril. e'est ce qui a été prévu avec un bon sens provi-
dentiel.


Ce que la constitution s'attacba d'abord a écarter, ce
furent les retards, les luttes trop prolongées que le vote
direct des citoyens eut amenés au moment décisif, dans
cette opération, en exposant peut-etre le gouvernement a




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 359


l'ester sans cheflégaI pendant un temps indéterminé. Ce qui
fut arrivé, en effet, si les scrutins négatifs se succédant,
n'eussent encore amené aucun résultat au jour de l'expira ...
tion du mandat d'un président. Ce cas prévu d'ai11eurs par
la constitution, semble impossible aujourd'hui avec les com-
binaisons qu'elle a prescrites. C'est presque un exces de
précautions.


Moins les électeurs sont nombreux, plus il leur est aisé de
s'entendre, cela est évident. En conséquence la constitution
déclara que I'élection du président serait faite par des élec-
teurs spéciaux, non point privilégiés, mais revetus de ce
mandat par le suffrage. Chaque État délegue done ses pou-
voirs a un certain nombre d'électeurs, qui est égal au nombre
de sénateurs et de représentants qu'il envoie au Congreso
C'est Hl un premier hommage rendu a la puissance isolée de
chaque État, en meme temps qu'un appel fait a tous les
citoyens de se confondre dans un meme sentiment, comme
un seul peuple.


Les électeurs de tous les États ne se réunissent point
cependant pour voter ensemble; mais ils operent a jour fixe
et simultanément sur toute la surface de I'Union, dans leurs
États respectifs. C'est a dire que ceux du Massachusetts
votent dans le Massachusetts, ceux de la Georgie dans la
Georgie, etc. L'élection ~u vice-président ayant lieu en
me me temps que celle du président, les électeurs ne peuvent
donner leur voix pour les deux charges a deux citoyens
habitant le me me État. L'un des deux noms, doit appartenir
a un candidat d'un autre État. Les électeurs dressent une
liste de toutes les personnes qui ont obtenu des suffrages et
l'envoient cachetée au siége du gouvernement fédéral, c'est
a dire a Washington-City. Le président du sénat ouvre les
listes en présence des deux chambres, compte les votes et
proclame président des États-Unis celui des candidats « qui




560 RÉPUBLlQUE Al\IÉRICAIN"E.


« a réuni le plus grand nombre de suffrages, si ce nombre
« forme la majorité de tous les éleeteurs réunis. »
. S'il n'y a pas majorité, (e'est a la chambre des représen-


tants qu'est dévolu alors le droit de procéder a l'élection en
choisissant parmi les trois candidats qui ont obtenu le plus
de sufl'rages. La chambre, dans ce cas, ne vote plus par
nombre des représentants, mais par État n'apportant chacun
qu'un seul bulletin; mais il faut que deux tiers des États
soient présents. La chambre vote alors jusqu'a ce que l'un
des trois· candidats réunisse la majorité de tous les États.
Deux fois seulement les représentants ont usé de ce droit,
en 1801, pour Jefferson, qui ne fut élu qu'au trente-cin-
quieme tour de scrutin, et en 182D, lorsque le général
Jackson, a sa premiere candidature, se trouva en concur-
rence avec Quincy Adams, qui l'emporta sur lui. - Si aucun
candidat n'a obtenu de majorité pour la vice-présidence,
c'est au sénat que revient le droit de l'élire, en le choi-
sissant parmi les deux personnes qui ont réuni le plus de
suffrages.


Aux termes de la constitution, le président est élu pour
quatre années. Aucune disposition n'interdit la réélection
du président a l'expiration de son mandat; mais personne
n'ignore avec quel noble désintéressement Washington
résigna ses pouvoirs apres huit années de fonctions. Cet
exemple d'une grande vertu républicaine est devenu eomme
une loi que tous ses suceesseurs appelés a la réélection ont
serupuleusement suivie. Depuis 1789 jusqu'a ee jour, quinze
présidents ont oeeupé ces hautes et importantes fonctions.


Parmi eux cinq ont été réélus : Washington, Jefferson,
Madison, Monroe et J aekson, qui ont par conséquent
oc cupé la présidence pendant huit années consécutives.


La durée du mandat présidentiel fut le seul point de la
constitution qui inspira quelque souci sérieux a Jefferson.




PÉRIODE n'ÉPREUVES. 361


Cet illustre homme d'État était alors en France, et ne fit
point partie du Congreso


Dans une lettre a Madison il disait : « Le second point que
« je blame et de toutes mes forces, c'est l'abandon du prin-
« cipe de rotation dans toutes les fonctions publiques, et
« plus spécialement en ce qui touche la présidence. La
« raison et l'expérience nous enseignent qu'un premier
« magistrat perpétuellement rééligible sera perpétuellement
« réélu. C'est done un fonctionnaire a vie. » Dans une lettre
a Washington il insiste sur ce sujet. (e Je crains que eette
« disposition (la rééligibilité du président) ne fasse de cette
« fonction une magistrature d'abord a vie, et ensuite héré-
« ditaire. J'étais bien ennemi de la monarehie avant de venir
« en Europe ; je le suis dix mille fois pJus encore depuis que
« j'ai vu de pres ee qui en est. » Enfin dans un passage de
ses Mémoires, il s'exprime ainsi : « J'avais observé dans
« l'histoire féodaIe et surtout dan s le cas plus récent du
« Stathouderat de HoIlande, avee quelle facilité les offices
« pubIics et toutes ehoses concédées a vie deviennent
« insensibl~ment héréditaires. Aussi désirais-je que le pré-
« sident ne fut nommé que pour sept années et demeurat
« inéligible apres ce terme. L'intervalle de sept ans me
« paraissait devoir lui suffire pour faire admettre et pour
« faire établir, avec le concours de la législation, tout sys-
« teme d'amélioration qu'il jugerait convenable de propo-
« ser dans l'intéret général. Mais la pratique adoptée de
« eonserver le président dans ses fonetions, pendant huit
« années, ave e la chance de ne pas etre réélu apres la pre-
« miere moitié de ce terme, dont on fait ainsi une période
« d'épreuve, me semble encore préférable. »


La eonstitution, ai-je dit, a voulu avant toute ehose éviter
des retards, préj udieiables peut-etre a l'ordre social, dans
l'éleetion du président, et elle s'est efforeée sagement de




562 RÉPUBLlQUE AlUÉRICAINE.


simplifier l'opération. Les usages ont encore amoindri cetoo
tache.


Du moment ou les partis se sont formés, ils ont éprouvé
le besoin, comme je l'aí dit plus haut, de compter leurs
forces a l'avance et de s'assurer les chances du combat. De
la sont nées les conventions au sein desquelles, en dehors
des prévisions de la constitution, mais dli consentement de
la nation, se prépare, se décide meme l'élection.


Chacun des grands partis qui divisent l'Union désigne
un certain nombre de citoyens munis de pouvoirs pour
discuter les titres des candidats du parti, de facon a éli-
miner les hommes qui compromettraient le succes, et a
s'entendre sur l'adoption d'un seuI candidat, car généraIe-


I


ment chaque État a le sien.
Il se forme alors des conventions représentant chacune


un parti, qui se réunissent dans des villes différentes de
l'Union; et chacune d'elles arrete le candidat sur lequel
devront se porter les suffrages et le désigne a son parti qui
l'accepte.


Il résulte de HI. qu'au jour ou les électeurs se réunissent,
il n'y a plus entre eux de discussion et qu'ils votent 8n
connaissance de cause. n y a cette différence nécessaire-
ment entre les conventionnels et les électeurs, que les pre-
miers ont des pouvoirs illimités, tandis que les seconds
recoivent forcément un mandat impératif.


Voila comment on peut dire que, meme dans une élection
a un second degré, la voIonté du peuple se fait sentir direc-
tement, et qu'il conserve encore le droit d'élection dont iI
est jaloux a si juste titre, et auquel la constitution n'a porté
aucune atteinte en appelant l'intervention de la chambre des
représentants pour prononcer en dernier ressort sur le
choix du président, puisqu'elle met cette chambre dans
l'obligation de fixer ses votes sur des candidats qui lui sont




PÉRIODE n'ÉPREUVES. a6a


désignés déja par une majorité relative qu'ils tiennent du
eorps des électeurs.


La eonstitution a encore évidemment respecté le droit de
la natioll, en ne cherehant pas les électeurs dans la ehambre
des représentants qui tiennent pourtant leurs mandats diree-
tement du peuple, paree que, élus pour plusieurs années,
ils auraient pu ne plus etre, au moment grave dont iI s'agit,
l'expression véritable et exacte des volontés du peuple, et
qu'il n'était plus possible alors de leur imposer un mandat
impératif, attendu qu'ils sont déja en possession d'une mis-
sion dont les termes sont bien déterminés.


C'est par une garantie analogue qu'aueun meIhbre dtI
sénat ou de la chambre, ni aucun individu en jouissanee
d'une fonction relevant de la fédération, ne peut etre nommé
électeur. Enfin les droits du peuple ont encore été sauve-
gardés par la eonstitution lorsqu'elle a désigné la ehambre
des représentants a l'exclusíon du sénat, pour opérer, par
cette raison que les sénateurs ne sont eux-memes déja que
le produit d'une élection a un deuxieme degré, tandís que
les représentants sont nommés directement par le suffragé
du peuple.


Au surplus, il ne faut pas s'étonner que le peuple délegue
aussi facilement ses droits pour le ehoix du président, paree
que eette éIection, en définitive, le préoceupe beaucoup
moins que celle d'UIl fonetionnaire quelconqu(( d'État.


L'intéret, les instincts des masses les raUaehent bien plus
au sort des États dont les constitutions sont bien plus démo-
eratiques que ceBe de I'Union.


La fédération, comme je I'ai déja dit, est une fiction dans
le train ordinaire des affaires. Le citoyen de l'Ohio ne s'in-
quiete que peu de ee qui se passe a Wasinghton-City, en
tant que les actes émanés du gouvernement général ne por-
tent aucune atteinte a ses droits et a ses prérogatives.




364 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Si done l'élection du président produit de l'agitation sur
toute la surface de l'Union, cette émotion est beaucoup
moins vive qu'on pourrait le croire dans la masse des popu-
lations. Elle ne s'y fait vigoureusement sentir que dans un
moment donné, quand il s'agit de faire acte de pouvoir,
d'user d'un droit réel et positif, en nommant les membres
des conventions et les électeurs; mais elle est, par exemple,
de longue durée et date de loin toujours chez la partie
éclairée et influrnte de la nation, chez ceBe qui mene les
partis et que des vues plus étendues peuvent préoccuper.
Elle ne l'est pas moins dans les journaux qui, en de pareils
moments, prennent une importance que nous ne saurions
imaginer en France. Un an a l'avance, selon sa nuance,
chacun d'eux porte en tete, chaque matin, comme un dra-
peau, le nom de son candidat, et dans ses coIonnes un
arsenal d'attaques et me me d'invectives contre ses adver-
saires.


Le jeu de ce rouage politique qu'on appelle le gouverne-
ment exécutif, n'est pas le moins digne d'attentioD dans la
vie politique des démocrates américains. Cette position
exceptionnelle, grandiose et humble tout a la fois du chef
de la fédération, donne une mesure complete du caractere
politique de ce peuple. 11 faut appartenir exclusivement a
ses mceurs, que nul1e autre nation n'a pu pratiquer, maIgré
tous les efforts possibles; iI faut avoir recu, comme un héri-
tage transmis de générations en générations, le sentiment
d'un respect accompli, pour savoir placer si haut dan s
l'estime et la vénération publique un pouvoir si faible sur
ses bases.


Tous les peuples qui ont essayé de la démocratie eL qui
ont tenté d'en asseoir les fondements sur l'imitation du
gouvernement exécutif des États-Unis ont échoué dans leur
reve. C'est par la que s'affaiblissent chaque jour davantage




PÉRIODE n'ÉPREUVES. 365


les républiques hispano-américaines, c'est par la qu'elles
périront, noyées dans le sango


Ríen n'est plus difficile que de définir et de fixer les pou-
voirs d'un chef d'État en république. On le fait trop fort ou
trop faible; on ouvre devant lui le chemin du despotisme ou
devant le peuple celui de l'anarchie.


On peut peindre d'un trait la position que la Constitution
américaine a faite au président, en disant qu'il est l'exécu-
teur pur et simple de la volonté et des décisions de la
majorité des chambres, seul pouvoir réel, seul pouvoir
agissant, contre lequelle président n'a jamais besoin ni de
lutter, ni de combattre; auquel il n'a rien a imposer, auquel
iI doit obéir.


Le président n'est rien de plus, rien de moins que le po u-
voir exécutif, dans la plus rigoureuse acception de ce mot,
dont le sen s exact, aussi bien que la haute considération qui
s'y rattache, semblent avoir échappé aux peup]es qui ont
essayé d'en faire l'application.


Son róle en toutes choses est bien défini, nettement tracé.
Il commande eD: chef les armées de terre et de mer, et la


milice des divers États, q11and elle est appelée au service
actif des États-Unis. - Mais ce n'est pas lui qui l'y appelle.


Il a le droit de grace pour les délits commis envers les
États-Unis, mais jamais dans les cas <:le mise en accusation
par la chambre des représentants.


Il fait des traités, mais de l'avis et du consentement du
sénat.


Il nomme aux hautes fonctions des États-Unis; mais le
sénat doit approuver ces nominations; et dans l'intervalle
des sessions, les nominations n'ont qu'une durée déter-
minée.


La constitution américaine n'a point entendu par la sus-
pecter a l'avance la bonne foi et l'intégrité du premier




366 RÉPUBUQUE AMÉRICAINE.


magistrat de l'Union, mais elle a agi dan s la mesure de
l'expérience que ses auteurs avaient du coour humain, de s-es
faiblesses et de ses p-enchants.


Elle a en meme temps posé une limite aux entrainements
de la reconnaissance, et écarté les dangers que la lutte des
partis peut engendrer quand les ambitieux affamés d'emplois
serrent leurs rangs autour d'un chef porté naturellement a
payer leu!' dévoument par la fortune et par les honneurs.


Le président ne fait point de lois, n'en dicte pas, ne
peut ni arreter la formation d'aucune, ni les modifieI\ ni
les interpréter.


Sa mission est d'assurer, sous sa responsabilité, la pro-
mulgation de celles que vote le Congres, et d'en surveiller
l'exécution.


Son initiative et son action personnelle en cette matiere
se manifestent en deux cas :


10 Il pro pose et recommande telle loí, telle mesure qu'll
croit bonne; mais au CmIgreS seul appartient d'en décider
l'opportunité. Le président n'est pas meme admis, directe-
ment ou indirectement, a défendre les projets qu'il présente.
Ni lúi ni ses ministres n'ont entrée au Congreso


20 Il est armé du veto, c'est a dire du droit, avant de la
promulguer, de renvoyer devant ceBe des deux chambres
(¡ui I'a proposée, telle loi sur laquelle il croit pouvoir adres-
ser des observations qu'il motive par écrit. IJa loi est alor8
dé nouveau discutée, et si elle réunit l'assentiment des deux
tiers des membres, le veto est annulé et la loi a son cours.


Un seul pouvoir peut arre ter l'exécution des loís, c'est le
pouvoir judiciaire.


11 en résulte que le président, comme pouvoir exécutif,
peut se trouver en opposition formelle avec le Con gres sans
qu'il se manifeste, pour cela, le moindre conflit dans la
marche ordinaire des affaires. Cela s'est présenté souvent:




PÉRIODE D'ÉPREUVES. :>67


ainsi l'honorable général Taylor appartenait au parti whig,
tandis que le parti démocrate dominait dan s les assemblées.


c


Pourtant aucun des deux pouvoirs ne s'est jamais trouvé
entravé par l'autre, et la majorité n'a pas meme eu la pensée
de refuser au président la sanction d'aucune nomination
aux emplois publics, bien que tous les candidats présentés
par lui fussent choisis nécessairement dans le parti whig.


Qu'importe a la majorité? Elle ne demande qu'une chose,
c'est que ces résolutions soient exécutées. Elle se soucie
peu de savoir par qui. Un seul homme, a ses yeux, répond
de tous, e'est le président, e'est son commis, non point dans
le sen s ridieule que nous avons attaché, en p'olitique, a ce
mot, mais dans le sen s qu'en A~érique on lui a laissé, le
sens emprunté a son origine, c'est a dire un homme a qui
ron commet, a qui ron confie un devoir, un mandat a
remplir.


On comprend done aisément de quelle nature peut etre la
responsabilité qui pese sur le président, aux États-Unis. Il
est responsable, non pas de ses actes et de sa politique, car
il ne fait pasd'actes, car sa politique doit etre celle du Con-
gres, pouvoir souverain; il est responsable de la maniere
dont il exécute les lois que dicte la majorité.


Enfin sa position de dépelldance est explicitement définie
dans ces passages de la constitution :


« En cas que le président soit privé de sa place, ou en
« cas de mort, de démission ou d'inhabileté a remplir les
« devoirs et les fonctions de cette place, elle sera con-
« fiée, etc. » (§ 6, section 1re, arto 2 de la constitution.)


« Le président, le vice-président et tous les fonctionnaires
« civil s seront renvoyés de leurs place s si, a la suite d'une
« accusation, ils sont convaincus de trahison, de dilapida-
« tion du trésor public, ou d'autres grands crimes et d'in-
« conduite. » (Section 4e, arto 2 de la constitution.)




368 RÉPUBLIQUE Al\IÉRICAINE.


Il ne parait pas, en tout cas, que cette position faite au
président ait paru aux États-Unis, dégradante ou indigne,
puisqu'il n'est pas un homme éminent de l'union qui n'ait
tenu a honneur d'aspirer a cette haute magistrature.


Washington l'accepta avec une touchante gratitude, et
descendít du siége présidentíel avec un mémorable désinté-
ressement. On ne se montre jamais si fier ni si reconnais-
sant d'une telle fontion quand elle n'entraine pas apres soi
la gloire de l'avoir occupée.


L'unité dans le pouvoir, c'est ce que la constitution amé-
ricaine a pu ~nventer de plus rationnel, de plus simple, de
plus propre a y maintenir l'équilibre et a en écarter les com-
plications et les conflits.


Cette unité, que nous avons constatée dans le pouvoir
agissant, résumé dan s un seul corps poJitique, le Con gres, se
retrouve également dans le pouvoir exécutif représenté par
le président qui, autour et au des sus de lui ne rencontre
aucun autre pouvoir lui disputant la part d'influence, de res-
ponsabilité qu'il tient de son mandat.


De meme que toute rivalité dan s l'exercice de la souve-
raineté conduit a la complication dans les affaires, de meme
toute rivalité dans l'exécution des ordres et des décrets du
pouvoir souverain doit enfanter des conflits.


Les législateurs américains ont parfaitement senti cela,
et ils ont dégagé les abords des deux pouvoirs des dangers
de cette nature.


Cette unité, cet isolement de l'Exécutif aux États-Unis
fait sa force et son autorité. C'est de la que le président tire
l'importance et la considération dont sa magistrature est
entourée. ' •


Le cabinet des États-Unis se compose de six membres :
Un Secrétaire d'État qui tient a la fois dans ses attribu-


tions l'intérieur et l'extérieur; un Secrétaire du trésor; un




PERIODE n'EPREUVES. 369


Secrétaire de la guerre; un Secrétaire de la marine; un
directeur général des postes et un procureur général.


Ce sont des Secrétaires d'État, des agents choisis par le
présidellt pour diriger, sous sa responsabilité, les divers
départements; des hommes de confiance, en un mot, a qui
il délegue une large part d'administration.


lIs n'ont, vis-a-vis du Congres, aucun caractere de res-
ponsabilité. lIs ne jouent, dans le mouvement de la poli-
tique, aucun r61e officiel par eux-memes. Leurs actes, quels
qu'ils soient, remontent au président.


lls ne font partie ni du sénat, ni de la chambre des repré-
sentants. lIs n'y ont pas entrée, et n'y vienllent so~tenir
officiellement aucune des propositions du pouvoir exécutif.


Les actes du président ne sont contresignés d'aucun Secré-
taire d'État; quand iI s'adresse au Congres (jamais ver-
balement, mais toujours par écrit), le message ne porte
d'autre signature que la sienne.


Dégagés de toutes les préoccupations politiques qui
entrainent si souvent les personnes, les Secrétaires d'État
aux États-Unis se trouvent ainsi placés dans un milieu ou ils
sont forcés, avant tout, d'administrer les affaires publiques,
ce qui est leur mission.


Administrateurs, simples agents du pouvoir exécutif, et
non plus membres du pouvoir, ils ne peuvent en rien enga-
ger la conduite du président, ni s'immiscer dan s la politique
du Congreso Par conséquent, on ignore aux États-Unis ces
grandes crises si funestes et si fatales quelquefois, que nous
appelons questions de cabinet, et qui peuvent mettre en
péril tout un pays pour la satisfaction de l'ambition ou de
l'intéret de quelques hommes.


Aucune action intermédiaire n' enchaine la liberté des
deux pouvoirs qui représentent la volonté populaire : celui
qui fait la loi; celui qui l'exécute.




370 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


Cela a toujours paru aux Américains une chose mons-
trueuse et illogique, que cette participation forcée du
pouvoir exécutif a la politique du pouvoir législatif par
l'entremise de ministres venant défendre devant les assem-
blées des projets de loí qu'ils sont chargés d'exécuter
ensuite; et ils ont toujours considéré comme souveraine-
ment immoral le vote que des ministres émettent sur leurs
propres. conceptions, et sur leur conduite passée et a venir~
se posant ainsi juges et parties, conséquemment s'amnis-
tiant toujours.


Que serait-ce donc, alors que le président, comme nous
l'avons vu, se trouve en opposition avec la majorité du Con-
gres, s'il était obligé pour satisfaire aux volontés de cette
majorité d'aller choisir dans son sein, ses ministres, des
hommes en qui il ne pourrait avoir pleine confiance, et a qui
il laisserait le SOl n d' engager la responsabilité dont il est
investi luí seul?


Des que la constitution eut décidé qu'il y aurait un pouvoir
exécutif confié a un seul individu, appelé président, et qui
serait responsable de ses actes, tout, autour de lui, a été
dégagé, de maniere que sa position flit bien a découvert,


qu'il apparút en réalité et seul dans l'arene pour agir avec
ses propres bras, avec sa propre intelligence.


Tous ceux qui se rattachaient a lui pour lui preter assis-
tance dans l'accomplissement du mandat dont iI était investi,
furent considérés comme olficiers de l'exécutif et rien de plus,
et a ce seul titre complétement mis hors du pouvoir légis-
latif, aussi bien que du pouvoir judiciaire.


Tels furent, en premiere ligne, les Secrétaires d'État, dont
iI n'est parlé dans la constitution, qqe comme agents secon-
daires, ce qui ne leur enleve rien de leur dignité.


Lors de la discussion de la constitution américaine,
aucune question relative a la position, a l'action, a la res-




PÉRIODE D'ÉPREUVES.


ponsabilité individuelle des ministres ne fut meme soule-
vée. Sans qu'il fUt besoin de le définir, on savait a l'avance
quel róle leur serait assigné, dans quelle sphere ils devraient
se mouvoir. Aucun des projets qui furent soumis a l'assem-
blée, ni celui du colonel Hamilton, ni celui de Randolph, ni
la proposition de Wilson, ni celle de Pinckney, relatives a
la composition du pouvoir exécutif, ne parlerent de ces
auxiliaires du président autrement que dans les termes que
HOUS avons cités.


Voici, a ce sujeto un passage des Commentaires sur la Con-
stitution de Story, qui est une autorité considérable en Ges
matieres.


Story s'exprime ainsi (chapitre XXXVI, §§ 728-729) :
« Quelques objections, de moindre valeur, ont été faite s


« au sujet de la formation d'un conseil exécutif dont l'ac-
« tion constitutionnelle paraitrait nécessaire. Une coterie
« adroite, dans ce conseil, pourrait diviser et affaiblir l'en-
« semble des idées du conseil publico Méme sans cette cote-
« rie, la seule diversité des vues et des opinions presque
« toujours frapperait l'exercice du pouvoir exécutif d'un
« esprit de faiblesse habituelle et de lenteur, ou de contradic-
« tion humiliante. Mais une objection bien autrement impor-
« tante dans un gouvernement républicain, c' est qu'une telle
« participation dans le pouvoir exécutif a une ten dance iné-
« vitable a pallier les fautes et a. annihiler la responsabilité
« qui a deux degrés, le blame ou le chatiment. Le premier
« est le plus important des deux, surtout dan s un gouverne-
« ment électif.


« I~es hommes qui jouissent de la confiance publique sont
« bien plus souvent exposés a commettre des actes qui les
« rendront indignes de la faveur publique, que des actes
« qui les emmeneront sous les coups de la loi. La multipli-
« cité des voix dans les affaires du pouvoir exécutif fait qu'il




372 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


« est difficiIe de déterminer sur qui portera la responsabi-
« lité, car elle est sans cesse renvoyée de l'un a l'autre. Il
« devient souvent impossible, au miIieu de mutuelles accu-
« sations, de définir sur qui devra tomber le bhlme. Un sen-
« timent de réciprocité conduit parfois les parties a déguiser
« leur mauvaise administration, ou bien la crainte d'une res-
« pODsabililé publique, les entraine, sous la conduite d'un
« démagogue populaire, a cacher leurs fautes et leurs
«( erreurs. Ainsi, un conseil souvent devient un moyen de
« détourner du premier magistrat toute la responsabilité
« réelle ou une source d'intrigues et d'oppositions qui
« détruisent son pouvoir en usurpant son influence.


« La conclusion qu'il faut tirer de ces considérations est
« que la pluralité des membres dans le gouvernement exé-
« cutif prive le peuple des deux plus grandes garanties qu'il
« a contre l'exercice du pouvoir: 1° en renversant les bases
« sur lequelles se fonde l'opinion publique; 2° en diminuant
« les moyens aussi bien que la possibilité de faire porter
« sur leur véritable auteur la responsabiIité de toutes mau-
« vaises mesures. »


Faut-iI en appeler a une autre autorité?
Je citerai Jefferson, qui fut successivement secrétaire


d'État sous l'administration de Washington; vice-président
avec Adams; puis président a son tour, et qui, en passant
par les divers degrés du pouvoir exécutif et du pouvoir légis-
latif, a été plus que personne a meme d'observer, d'appré-
cier, d'étudier.


Voici le fragment d'une lettre de Jefferson au président
Washington, lorsque ceIui-ci lui proposa les fonctions de
Secrétaire d'État.


« Chesterfield, 1ñ décembre 1789.
« J'ai rec;u ici les lettres dont vous m'avez honoré, en date




PÉRIODE D'ÉPREUVES.


« des 13 octobre et 30 novembre, et je suis vraiment flatté
« du choix que vous faites de moi pour les éminentes fonc-
« tions de secrétaire d'État. Permettez-moi de vous en faire
« mes humbles remerciments.


« Je me sens plus familiarisé avec les devoirs des fonc-
« tions que je remplis aujourd'hui .


« Mais ce n'est pas ~ un individu a choisir son poste, c'est
« a vous a nous distribuer de la maniere la plus avantageuse
« au bien public ..... Si vous me retenez a New-York, ma
« principale consolation sera de travailler sous vos yeux;
« mon seul appui l'autorité de votre nom, et la sagesse des
« mesures que vous me prescrirez et que j'exécuterai sans
« réserve, etc. »


Est-ce bien clair? Et ces derniers mots cité s ne disent-ils
pas suffisamment a quel role secondaire Jefferson se sou-
mettait volontairement, SANS RÉSERVE, dan s l'action politique?
Nous avions dit que Jefferson était en mission diplomatique
a Paris lorsque fut votée la Constitution, a laquelle il ne
travailla point. Il a écrit de nombreuses lettres sur quelques
imperfections qu'il trouvait a ce grand acte, qu'il acceptait
cependant malgré ces imperfections. Eh bien! nuBe part iI
ne dit un mot sur la question des ministres.


Plus tard, alors qu~il était vice-président, il écrivait en
ces termes a Madison :


« Monticello, 22 janvier 1797.
« Mes lettres m'annoncent que M. Adams parle de moi


« avec la plus grande amitié, et qu'il exprime la satisfaction
« que lui donne l'espoir de mon concours dans l'administra-
« tion du gouvernement... Quant a prendre part a son
« administration, s'il entend par Hl le cabinet du conseil


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. l.




374 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« exécutif, le devoir et l'inclination m'en ferment également
« l' entrée.


« J e ne me soucie pas de voir se renouveler a mon égard
«( les sCEmes de 1793, de descendre journellement dans
« l'arene comme un gladiateur et de souffrir le martyre dans
« chaque rencontre (1). Le droit ne s'y oppose pas moins,
« car la constitution ne me recouvrait que comme membre
« du corps législatif (2), et son príncipe fondamental est la
« séparation des {onctions législative, exécutive el judiciaire.
« Si ce n'est pas exprimé d'une maniere directe, c'est bien
« évidemment l' esprit de la Constitution; e' est ainsi qu' elle
« doit étre entendue et exécutée par tout ami d'un gouverne-
« ment libre. »


Enfin cítons ce dernier extrait de la correspondance
de J efferson :


« MontíceIlo, 26 janvíer 1811 (3).
« Tandís que chez nous, ou le pouvoir exécutif a été


« confié a un seul, l'action réguliere et tranquille de ce pou-
« voir, pendant une période de vingt-deux années, qui
« peuvent compter parmi les plus orageuses que l'histoire
« humaine ait encore présentées, nous donne des motifs
« raisonnables d'espérer que cet ímportant probleme est a
« la fin résolu. Aidé des conseils des chefs des départe-
« ments (4), le président les consulte, soít séparément, soit
« réunís; il profite ainsi de leur sagesse et de leurs lumieres,
« ramfme leurs vues a un centre commun, et imprime ainsi


(1) En i792, Jefferson, en opposition direete avee Washington sur une question, fut
obligé de quitter le eabinet. .


(2) Comme viee-président de la République, il était président uu sénat. Les fonctions de
viee-président aux États-Unis sont done essentiellement lég'islatives.


(3) Lettre adressée :l. M. Destutt de Traey.
(4) lis étaient d'abord au nombre de quatre, puis furent portés:l. einq, et en fin :l. six.




PÉRIODE D'ÉPREUVES. 375


« l'uniformité désirable a l'action eta la direction de toutes
« les branc~es du gouvernement.


« L'excellence de cette organisation du pouvoir exéeutif
« s'est déja manifestée dans des circonstanees bien oppo-
« sées. Durant l'administration de notre premier président,
« son cabinet, composé de quatre membres, était divisé en
« deux partis égaux ... Mais le président écoutait avee calme
« les avis et les raisons de chacun, décidait ensuite la
« marche qu'il convenait de suivre, et maintenait le gouver-
« nement dans cette direetion, sans que cette agitation y
« apportat aueun trouble (1). Le public eonnaissait bien ces
« dissensions intestines; mais il n'en concevait pas la moindre
« inquiétude, paree qu'il avait pourvu la machine d'un pouvoir
« modérateur capable de maintenir la régularité dans ses
« mouvements. Je parle avec une intime connaissanee de
« ces sdmes, quorum pars magna fui (2)... La troisieme
« administration (3) présenta, dans un cabinet composé de
« six membres, et pendant un intervalle de huit années, le
« spectacle d'une harmonie dont on ne trouverait peut-etre
« pas un autre exemple dans l'histoire... Nous n'avons
« presque jamais manqué d'arriver a une résolution unanime.


« Cependant quelles que fussent la capacité et les dispositions
« affectueuses de ces membres, je ne suis pas certain que le
« résultat eú,( été le méme si chacun d'eux eut été investi d'un
« pouvoir égal et indépendant ... Mais le pouvoir de décider,
« dont le président était muni, ne laissait aucune prise aux
« dissensions intérieures. Je ne erois pas que l'exercice du
« pouvoir exécutif qui m'a été confié, ait produit en moi
« quelque prévention en faveur de l'unité de ce pouvoir;


(1) C'est a dire que le président agissait a sa guise. Cela eut-il été possible si les membres
du cabinet eussent fait partie des chambres?


(2) Et pourtant les membres du conseil avaient été choisis par Washington lui-meme:
c'étaient les anciens compagnons de ses travaux.


(3) CeHe de Jefferson lui-meme.




376 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« d'abord parce que j'ai agi dans une po sitio n subordonnée
« avant de remplir le poste le plus élevé, etc. »


Grace a cette séparation absolue des trois pouvoirs légis-
latif, exécutif et judiciaire, les Éta¡s-Unis ont résolu le
double probleme de la liberté la plus étendue avec la pros-
périté la plus rapide.




CHAPITRE V.


WASHINGTON PRÉSIDENT.


Entrée de "V ashin~ton au pouvoir.-Difficultés a surmonter.-Néces3Íté
de l'opposition. - Elle n'entrave pas l'exercice de l'administration. -
Démocratíe et démagogie.


Washington prit, le 30 avril 1789, possession du fauteuil
présidentiel ou l'avait appelé le vote unanime des électeurs.


Les longs et orageux débats de la Convention avaient affai-
bli la santé de Washington; « mais,» écrivait-il, « accomplir
« fidelement tout mandat que j'accepte, telle a été toujours,
« telle sera toujours la premie re regle de ma vie, les consé-
« quences soient ce qu' elles voudront. » Ses soucis étaient
grands en montant au pouvoir. Il sentait, il savait tous les
yeux fixés sur lui; le poids de sa responsabilité l'inquiétait.
Il exprime tres bien ces craintes dan s ce passage d'une
lettre : « Je marche, si je puis m'exprimer ainsi, sur un ter-
« rain qui n'a point ,'encore été foulé. Il n'est presque rien
« dans ma conduite qui ne doive étre invoqué un jour
( comme un précédent. Cette idée m'inspire a la fois une
« grande défiance de moi-méme et un anxieux désir que




378 RÉPUBLIQuE AMÉRICAIN"E.


« toutes les nouvelles mesures soient parfaites autant que
« possible. ))


Il s'en fallait que tout fUt parfait. Apres des tempetes aussi
violentes que Gelles que les États-Unis avaient traversées,
il était malaisé que le calme se rétablit en un seul jour.
L'horizon se dégageait cependant; les crises de nature a
mettre en péril sérieux l'état social de l'Amérique n'exis-
taient plus, ou du moins perdaient de moment en moment
de leur intensité. Les luttes qui troublaient la sérénité du
pouvoir sans compromettre gravement son action étaient de
celles qui sont inhérentes a tous. les pays. Des partis
s'étaient formés, mais c'est de nature. Il y a toujours eu, il
y aura toujours des hommes qui voudront plus, d'autres qui
voudront, moins. Le progres et la police des sociétés ne sont
possibles qu'a cette condition. C'est folie de rever la pai-
sible jouissance de la souveraineté sous quelque forme que
ce soit, dans une pleine sécurité exempte d'inquiétude.
Les gouvernants n'ont pas le droit d'etre égo'istes; leur
devoir est moins de se préoccuper du calme autour d' eux
que de savoir les masses imbues d'une sornme de moralité
qui est la sauvegarde, dans tous les cas, des gouvernants et
des gouvernés ensemble. Et si cette somme de moralité
n'existe pas dans les masses, c'est la mission des souverains
de l'y faire pénétrer. Les agitations de partis ne sont, dans
ces conditions, nullement redoutables; elles constatent seu-
lement la vie sociale chez les nations et leurs aspirations au
progres; il s'en faut que ce soit la le désordre.


Rien ne murit un peuple pour la liberté et pour la pratique
de ses institutions politiques, comme de posséder, moitié
instinctivement, moitié par l'éducation, le sen s et le senti-
ment rigoureux des grands devoirs de la vie publique. De la
a cette pure abnégation qui est la difficile vertu des sociétés
démocratiques, au patriotisrne véritable, a la glorieuse




WASHINGTON PRÉSIDENT. 379


ambition de payer au pays la dette que tout citoyen lui doit,
sans autre prétention que d'accomplir sa tache, il n'y a pas
Ioin.


Que ce soit a l' exercice de ces vertus q~e la démocratie
doive l'ordre, la régularité, la paix dont elle fait jouir le
peuple aux États-Unis, ou bien que ce soit la démocratie
contenue dans les limites de la raison et du bon sens qui
inspire des sentiments aussi élevés, il serait difficile de le
di re exactement, ou pIutót il vaut mieux croire que les deux
ordres d'idées et de faits sont soIidaires.


Ce n'est pas une énigme qu'iI s'agit d'expliquer; mais un
fait qu'il suffit de constater :


Aux États-Unis, la démocratie s'épand largement, mais
elle ne sort pas de ses limites naturelles, ou a peine par
quelques fissures promptement fermées.


Dans d'autres pays, c'est la démagogie qui descend dan s
les comices, lutte contre le pouvoir, veut faire la loi et pré-
tend a commander.


Or, de la démocratie a la démagogie, il y a un abime
incommensurable.


La démocratie est un progres de l'humanité, une des for-
mules de la civilisation. Il faut qu'elle arrive en son temps.


La démagogie est la négation du progres, la négation de
la civilisation, la négation de tout ordre dans les idées,
comme dans les faits. Elle ne formule rien, ne cOI}stitue rien.


Tous les gouvernements sont accessibles a la démocratie,
soit qu'ils lui donnent satisfaction par entrainement naturel,.
soit qu'ils plient peu a peu devant ses exigences patientes.


La démagogie détruit toutes les formes de gouvernement,
les fait rétrograder et ouvre la voie au despotisme civil et au
despotisme militaire.


Il suffit de tourner les yeux vers les deux Amériques,
pour constater ce qu'a produit, d'un coté, la démocratie, ce




380 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


que de l'autre la démagogie a couté de larmes, de deuil et de
sango


Double enseignement pour les nations qui, ambitieuses
de démocratie, vont par moments au-deHt des limites, et
ouvrent follement les barrieres a la démagogie, sous pré-
texte d'une conquete sur les temps, d'un progres dans la
marche de l'humanité.


Ce qui fit la force de Washington, c'est de n'avoir pas
désespéré de la démocratie au milieu meme des luttes les
plus violentes: « Je ne saurais penser, » disait-il, ce que la
ce providence ait tant fait pour rien ... Il nous reste encore,
ce j'espere, assez de bon sens et de vertu pour que nous ren-
e( trions dans le bon chemin, avant d'etre entierement
« perdus. »


Cette foi immense, et ce dévouement sans calcul qu'il
partageait avec tant d'illustres complices de sa gloire, étaient
basés sur cette opinion vraie: que Dieu avait inspiré avec
intention au peuple américain l'élan des premiers jours, et
que si le peuple était assez insensé pour le compromettre, il
était de leur devoir a eux de ne pas laisser inaccompli un
décret de la providence. L'avenir devait leur donner raison.


Aux jours de lutte et de guerre sociale, des camrs et des
voix dévoués peuvent tenter de rallier sous un meme dra-
peau tous les enfants d'un pays, afin de préserver la société
d'un désordre plus grand, et de l'arracher aux poignantes
menaces de l'anarchie, en lui présentant le triomphe de la
démocratie américaine apres tant de revers et tant de
combats.


Mais dans le calme de la paix, pendant les heures pro-
pices a l'ffiuvre de la reconstruction sociale, les peuples
doivent consulter l'histoire avec plus de sangfroid, avec
plus d'impartialité. Il ne doivent pas surtout la courber au
niveau de leurs passions et de leurs besoins du momento




WASHINGTON PRÉSlDENT. 381


Eh bien! tout en se bien pénétrant du profond enseigne-
ment révélé par cette page de l'histoire des États-Unis que
je viens de citer, il faut que les peuples qui veulent se l'ap-
proprier s'interrogent et se demandent s'ils ont en eux tous
les éléments susceptibles de les faire résister, comme les
Américains du Nord, aux oscillations de la démocratie; s'ils
ont bien la foi politique, la force d'ame, l'abnégation de Cffiur
nécessaires pour poursuivre cette ffiuvre apre et ouverte aux
tempétes de toutes les passions?


La situation présente des États-Unis, le caractere de leurs
mffiurs actuelles, privées et publiques, leur étrange énergie
dans toutes les entreprises commerciales et industrielles, ne
sünt que la continuation d'un passé- qui ne ressemble a celui
d'aucun peuple.


Ce pays n'a pas eu d'enfance politique; il est sorti mur de
son berceau, il était démocrate et républicain avec les pre-
miers colons qui vinrent I'habiter, et ils pratiquaient cette
forme de gouvernement le jour oil ils ont proclamé leur
indépendance.


Une partie du secret est la.




§ 2.


Jefferson a la tete de l'opposition. - La république se consolide. -
Washington est réé]u; il refuse une troisieme candidature. - Son bOll
sens. - R¿sultat de l'administration de Washington. - Il se retire
uu pouvoir.


Washington n'échappa pas plus que les autres aux atta-
ques des partis, ou, pour mieux parler, du parti qui formé
sous la direction de Jefferson voyait au dela non pas de la
lettre, mais de l'esprit de la constitution. Quelques défiances
subsistaient non pas contre l'homnie que le peuple améri-
cain avait mis a sa tete par un entrainement d'unanime
sympathie, mais contre l'interprétation des institutions.
Quelques esprits ti mides avaient voulu voir dans l'appli-
cation de la forme républicaine une tentativequi pourrait
bien avoir un terme; ces tendances étaient combattues par
les idées radicales de républicanisme qui valurent a Jef-
ferson et a son parti une popularité inquiétante .pour ceBe
de Washington. Mais c'étaient la, si je puis m'exprimer
ainsi, des détails d'intérieur. L'extérieur, les manifestations
populaires, et les actes du gouvernement contredisaient ces
craintes chimériques et consolidaient de jour en jour la
répubFque, si non sous sa forme définitive, du moins sur
des bases qui garantissaient sa stabilité.


Washington, san s atteindre a ce degré de perfection qu'il
ambitionnait pour ses actes, au point de vue de l'autorité
qu'ils exerceraient sur l'avenir, apporta dans la pratique du
gouvernement et dans la mise en jeu des rouages nouveaux,




WASHINGTON PRÉSlDENT. 383


cette excessive prudence et cette énergie de patience qu'il
montra dans le commandement de l'armée. Il fut comme
président ce qu'il avait été comme général : un honnete
homme, un grand citoyen pénétré de son devoir, et sou-
tenu aussi par cette conviction qu'il était le seul homme
capable, a ce moment, de gérer les affaires du pays, comme
iI avait été convaincu que nul n'eut été aussi bien que lui
lJlacé a la tete de l'armée. Le role de Washington était si
bien tracé, sa mission si bien définie, que Jefferson, l'homme
de la politique opposée a la sienne, fut un de ceux qui insis-
terent le plus vivement aupres de lui pour qu'il renou-
velat son mandat a l'expiration de la premi<~re période
de sa présidence. Washington se laissa imposer ce devoir
nouveau; il ne l'ambitionna point; il n'aspirait qu'au reposo
Mais iI sentit que l'heure de la 'retraite avait sonné avec la
derniere minute de sa huitieme année de magistrature. Cette
seconde période fut plus agitée. La république américaine
n'en ressentit aucun ébranlement; mais les idées avaient
déja franchi les li.mites.ou l'influence de Washington les
avaient contenues. Il y avait un pas a faire en avant. Homme
de consolidation, il n'avait plus la main ni assez ferme ni
assez habile pour diriger ce vaisseau sur une mer dont les
tempetes étaient nouvelles pour lui.


On lui proposa une troisieme présidence; il se garda bien
de l'accepter.


Les forces physiques commencaient d'ailleurs a lui faire
défaut. Mais si cette existence laborieuse avait besoin du
repos et (( des ombres de la retraite, » iI ne faut pas se dis-
simuler que le bon sen s poli tique, qui était le fond du carac-
tere de Washington, que le tact et la droiture d'esprit qui le
distinguait aun si haut degré lui avaient fait pressentir qu'il
n'était plus a la bauteur de sa mission, que son influence en
un mot sur cette population allait se perdant, et que le jour




384 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


n'était pas loin ou elle ferait naufrage peut-etre sur les
récifs de l'ingratitude. Il épargna ce remords au peuple
américain.


Avant de descendre vénéré et glorieux du pouvoir, Was-
hington a adressé au peuple des États$Unis ses adieux, et il
a résumé dans quelques pages ou sont concentrées toutes
ses doctrines et toutes ses vues politiques, des conseils qui
ne pouvaient venir que d'un homme de bien et d'un citoyen
professant un véritable cuIte pour son pays.


On en parle un peu sur la foi de l'histoire, de cette adresse
mémorable, qui mérite d'etre lue attentivement et d'etre
étudiée. On y renconlre comme un grand soume de patrio-
tisme qui élEwe l'ame, et qui apprend ce que c'est réellement
que l'amour d'un citoyen pour son pays.


Si, au fond, elle cache un peu, sous une abnégation habi-
lement dissimulée, le sens véritable de cette retraite, on ne
peut se défendre d'y reconnaltre une grande et noble lecon
donnée aux ambitieux de ce monde.


Cette adresse a été considérée c9mme un code poli tique
pour les États-Unis. Mais on ne tarda pas a en fausser sinon
la lettre, au moins l'esprit.


L'administration de Washington, pendant les huit années
qu'il occupa le pouvoir, fut aussi sage, aussi modérée et
aussi prévoyante que le commandaient les circonstances qui
entourerent une reuvre de l'importance de celle qu'il avait
la mission de constituer. Elle fut, selon .l'expression de
Sullivan, « un exemple, » ou rien ne manqua dans la maniere
dont il gouverna l'intérieur de l'Union et dont il régularisa
les relations avec les puissances étrangeres. Dans la répar-
tition des emplois, il mit un soin particulier a appeler les
chefs qui avaient participé le plus au mouvement révolution-
naire; et lorsque les dissensions de partis s'éleverent, il ne
fit un crime a personne de ses opinions. Jared Sparks




WASHINGTON, PRÉSIDENT. 385


résume de la maniere suivante l'administration de Was-
hington : «( l\Ialgré. » dit-il, « les embarras innombrables
« qui accompagnerent les premieres opérations du nouveau
« gouvernement, jamais la nation ne fut dans un état plus
« prospere qu'a l'époque ou Washington était a la tete de
« l'administration. Le crédit fut rétabli et placé sur une base
« solide; la dette publique fut garantie et on pourvut a son
« paiement final; le commerce s'accrÍlt au dela de tout ce
« qui s'était vu auparavant; la somme du tonnage dans les
« ports desÉtats-Unis fut presque doublée; les importations
« et les exportations augmenterent dans une proportion
« beaucoup plus considérable encore; et le revenu fut beau-
« coup plus large qu'on ne l'avait espéré. La guerre avec les
« Indiens eut une issue favorable; et l'on fit une paix qui
« garantit du repos aux habitants des frontieres et des
« avantages aux tribus sauvages. On conclut avec les puis-
« sanees étrangeres d"es traités dans lesquels d'anciens
« différends furent réglés a l'amiable, des prétentions
« contradictoires conciliées, et des priviléges importants
« obtenus par les États-Unis. »


Les divisions que j'ai rappelées et qui auraient troublé
peut-etre l'exercice du pouvoir en d'autres mains qu'entre
celles de Washington, ne lui firent pas perdre un seul
instant la confiance dans le succes de l'reuvre entreprise,
et pour lui le but était définitivement atteint, la république
irrévocablement consolidée. Dans le dernier discours qu'il
pnmonca devant le Congres pour prendre congé des repré-
sentants du pays; iI s'exprima ainsi : « La position dan s
« laquelle je me trouve maintenant pour la derniere fois
« au milieu des représentants du peuple des États-Unis, me
« rappelle naturellement l'époque a laquelle la forme actuelle
« du gouvernement a commencé; et je ne puis laisser
« écbapper cette occasion de vous féliciter, ainsi que mon




586 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« pays, du succes de l'expérience, ni m'empecher de renou-
« veler mes ferventes supplications au maitre supreme de
« l'univers et a l'arbitre souverain des nations, pour que les
« soins de sa providence continuent de descendre sur les
« États-Unis, pour la vertu et le bonheur du peuple se
« conservent, et pour que le gouvernement institué . pour
« protéger ses libertés puisse etre perpétuel. »


Jared Sparks rapporte l'anecdote suivante qui lui a été,
dit-il, communiquée par feu l'éveque White. « La veille
« du jour ou le président Washington quitta ses fonctions,
« il eut beaucoup de monde a dinero Il y avait entr'autres
« personnes, les ministres étrangers et leurs femmes, M. et
« Mme Adams, M. Jefferson et d'autres personnages remar-
« quables des deux sexes; la gaité fut grande pendant le
« repas; mais au dessert le président y mit fin bien certai-
« nement san s intention. Apres avoir rempli son verre, iI
« adressa en souriant a la compagnie les paroles suivantes :
« Mesdames et messieurs, c'est la derniere fois que je
« boirai a votre san té comme homme public; c'est bien sin-
« ceremeñt que je le fais, et que je vous souhaite tout le bon-
« heur possible. )j Ces mots firent cesser toutes les plaisan-
« teries. Celui qui a rapporté ce fait tourna par hasard les
« yeux vers Mme Liston, femme du ministre anglais et vit
« couler des larmes sur ses joues. »


Le 4 mars '1796, J ohn Adams, élu président, succéda a
Washington. J'ai dit que celui-ci avait obstinément refusé
une troisieme candidature que ses amis le pressaient d'ac-
cepter. Washington eut le prévoyant bon sens de la refuser.
Depuis lors, cet exemple a fait loi; plusieurs présidents ont
eu l'honneur d'etre appelé a remplir deux termes de cette
supreme magistrature ; aucun d'eux n'a outrepassé cette
limite imposée a l'exercice d'un pouvoir par un homme qui
avait refusé d' etre roi, et qui eut pu etre président a vie s'il




WASHINGTON PRÉSIllENT. 387


n'avait pas fait passer les intérets de son pays avant son
ambition. Il n'y a pas longtemps que je lisais dan s un journal
francais, au sujet de la réélection des présidents de l'Ullion,
cette observation inexacte en tous points: « Ce désir de
« conserver le pouvoir que manifestent successivement
« les présidents des États-Unis, est fort naturel, a notre
« avis, » dit le journal que je cite: « C'est, ajoute-t-il , un
« hommage involontaire a la forme monarchique, maintenue
« par l'expérience dans les royaumes du víeux monde. »
Sous l'empire de quelles préoccupations, le journaliste a
écrit ces lignes, cela se devine; mais cette observation est
erronée et calomnieuse pour les États-Unis qu'il faut bien
peu connaitre pour attribuer une telle préoccupation aux
citoyens qui aspirent a l'honneur d'administrer leur pays. Si
tel était leur calcul, ils ne reculeraient pas devant une troi-
sieme candidature, et c'est un médiocre hommage rendu a
l'hérédité monarchique que d'en tlxer la durée a quatre
années d'un pouvoir demandé au consentement du peuple.
Le sens exact de cette prétention des présidents a voir
renouveler leur mandat, est une ambition tres légitime du
pouvoir qui est naturelle a tout homme qui l'a exercé, déja,
de le vouloir exercer encore; ensuite c'est une maniere
d'approbation demand~e au pays sur les actes qui ont mar-
qué la premiere période de cette courte magistrature, et que
tout président a la veille de des cendre du fauteuil est jaloux
d'obtenir. Pour tout dire, enfin, on ne saurait méconnaitre a
un fonctionnaire le droit de prétendre a jouir de son emploi
pour la durée du temps que luí accorde l'usage appuyé de
la loí.




§ 3.


Washington dans la vie privée. - Le due d'Orléans a Mount-Vernon.-
Mort, de Washington. - La Franee et l'Angleterre prennent son deuil
officiel. - Le testament politique de Washington.


Rentré dans la vie privée qui avait pour lui un eharme
inexprimable, apres avoir été eomblé de tous les honneurs
que peut ambitionner un homme, Washington résuma sa
vie entiere dans un mot qu'il dit au due d'Orléans, depuis le
roi Louis-Philippe. Je laisse la parole a M. de Witt qui
raeonte ainsi eette aneedote: « Parmi les étrangers auxquels
« la euriosité ou le respect faisaient entreprendre le pele-
« rinage de Mount-Vernon, se trouva un jeune prinee de la
« maison de Bourbon, le due d'Orléans, alors proscrit,
« depuis roi des Fl'ancais. Washington le recut avee tous
« les égards qui étaient dus a son rang et a ses malheurs, et
« ave e la dignité tranquille d'un vieillard qui avait affranchi
« et gouverné le Nouveau Monde. La visite du due d'Orléans
« ne dérangea en rien les habitudes du général, et le jeune
«( prinee put assister a l'une de ces journées dont Was-
« hington avait raconté l'histoire a Mae-Henry (1). Au lever


(i) En voici le récit dans sa lettre a Mac-Henry : « Vous avez beaucoup de choses a
« raconter; mais moi qu'aurai-je a dire (¡ui put inslruire ou occuper un secrélaire de la
(( guerre a Philadelphie, sinon que je me léve avec le soleil; que lorsqu'a celte heure
« matinale, je ne trouve point mes journaliers en place, je leur en voie des messages pleins
• de tristesse sur leurs indispositions; que lorsque j'ai mis en mouvement tous ces
« rouages, je continue mon inspe.ction générale; el plus je regarde, plus j~ vois combien
« sont profondes les blessures qu'ont failes a mes bitiments une absence et une négligence
« de huit ans. Vient le déjeuner vers les sept heures, a peu pres au moment ou vous prenez




WASHINGTON PRÉSIDENT. 389


« du soleil le due d'Orléans le vit partir a eheval, habillé
« et poudré avee soin : « Comment, général, pouvez-vous
« vous lever de si grand matin? » lui dit-il a son retour. « Je
« puis me lever de grand matin, paree que je dors bien; et
« saehez bien eeei : je dors bien paree que je n'ai jamais
« éerit une ligne san s me figurer que je la voyais imprimée. »
Jamais eonseienee, en effet, n'avait été plus libre que
la sienne.


Le 14 déeembre 1799 Washington expira. Sa noble femme
ne prononca qu'un mot magnifique en faee de son lit de
mort. « Est-il parti?)) demanda-t-eIle d'une voix ferme. - .
« C'est bien; tout est fini, je le suivrai bientót; je n'ai plus
« d'épreuves a traverser. ))


Il est naturel que son pays ait payé un tribut d'hom-
mages a sa mémoire; mais, ce qui l'éle've et le grandit
devant la postérité, ce fut 'le deuil offieiel que prirent
l'Angleterre et la Franee en apprenant sa mort : l'Angle-
terre qu'il avait eombattue, la Franee eontre qui il avait
été sur le point de tirer l'épée.


Voiei, pour clore ce ehapitre, le texte de l'adresse d'adieu


u congé de Mm. Mac-Henry; le déjeuner fini, j'enfourche mon cheval, et je fais le tour de
I mes fermes, ce qui m'occupe jusqu'a l'heure de la toilette pour le dinero n se passe bien
« rarp,mllnt unjour sans que j'y voie paraitre des visages étrangers.On vient, dit-on, par
« respect pour ma personne; vraiment la curiosité n'y serait-elle pas plus a sa place? Que
« cela ressemble peu a la société d'un petit nombre d'amis gaiement réunis autour d'nne
« bonnB table! Le tcmps consacré au diner, pllis une promenade, puís le thé m'amiment a
« l'aube du jour que donnent les flambeaux. Quand jf1 n'ai personne a entre ten ir, je prends
I toujours a l'ayallCe la résolutíon de m'enfermer dans mon cabinet, pour répondre aux
• lettres que j'ai re¡;ues, des que la luenr racillante des bougies aura remplacé I'éclat du
« grand Illminaire. Mais, quand riennent les bougies, je me sens fatigué, peu disposé a ce .
« trarail, et je me dis que ce sera assez tOt le lendemain. Le lendemain arrive et arec lui
I les memes raisons d'ajollrnement, et ainsi de suite. Ceci vous explique comment il se fait
• que votre lettre soit restée sí longtemps sans réponse. Je vous ai donné l'histoire d'uo
« jour; elle vous suftira pour toute une année, et je suis persuadé que vous ne m'en
« demanderez pas une se conde édition. Peut-ctre serez-vous frappé de ne voir aucun
« instant consacré a la lecture dan s cette distribution de ma journée. La remarque
« serait juste; je n'ai pas ouvert un livre depuis que je suis rentré chez mOi, et je
~ n'aurai guere le temps de le faire tant que je n'aurai pas renroyé mes ouvriers, ce
~ que je ne fcrai probablmnent que lorsque les nuits seront devenues plus longues, et
« alors jo serai, peut-etre, a Iire le livre du jugement dernier. ))


RÉPUBLlQUE A~IÉRICAlNE, T. l. 25




390 RÉPUBLlQrE Al\IÉRICAINE.


de Washington au moment de quitter le pouvoir; c'est un
monument d'honneteté et de sagesse quí vaut tous les traités
de politique qui ont traversé les siecles avec éclat :


« Ái\I1S ET CONCITOYENS,


«( Nous touchons au moment ou vous etes appelés a élire
un cito yen pou!' présider au gouvernement des États-Unis.
Dans ce moment ou vos esprits se préoccupent de désigner
celui qui sera investi de cette charge importante, il me parait
convenable, afin de faciliter l'expression de la voix publi-
que, de vous faire part de la résolution que fai prise de
me retirer du nombre de ceux parmi lesquels vous aurez a
cl1oisir. .


« Soyez assurés (je vous prie de me rendre cette justice)
que je n'ai pas pris cette résolution sans égard et sans con-
sidération pour les rapports qui lient un citoyen vertueux
a sa patrie; et en me voyant retirer }'offre de services que
vous auriez pu me croire disposé ti faire encore, si j'avais
gardé le silence, ne pensez pas que mon zele pour vos inté-
rets futurs ait diminué, ni que je manque de reconnaissance
po u!' vos bontés passées: dans ma ferme conviction, la
démarche que je fais en ce moment est compatible avec ces
deux sentiments.


« En acceptant et en conservant ensuite la dignité a
laquelle vos suffrages m'ont deux foís appelé, j'ai sacrifié
mon inclination au sentiment du devoir et a la déférence
que j'ai pour vos désirs. Je m'étais toujours flatté qu'il m'au-
rait été accordé plus t6t, tout en respectant des motifs
auxquels je devais avoir égard, de retourner dans cette
retraite que je n'avais abandonnée qu'h regret. l\1eme avant
ma derniere élection, j'étais tellement enclin a agir comme
je le fais aujourd'hui, que j'avais préparé une adresse ou je




WASHINGTON PRÉSlDENT. 391


vous faisais cette déclaration. Mais apres de mures réflexions
sur la situation critique de nos affaires vis-u-vis les nations
étrangeres, et conformément aux avis unanimes que me
donnerent des personnes qui ont des titres u ma confiance,
j'abandonnai cette idée.


« Je me réjouis aujourd'hui de ce que l'état de vos affaires
intérieures et extérieures. ne rend pas plus longtemps mes
inclinations privé es incompatibles avec le sentiment du
devoir et celui des convenances. Je suis persuadé que,
quelle que soit la partialité avec laquelle vous jugiez les ser-
vices que j'ai rendus, vous ne désapprouverez pas ma pré-
sente détermination, dans le~ circonstances ou se trouve le
pays.


« Je vous exposai dans le temps les impressions sous
lesquelles j'entreprenais la pénible tache que vous m'impo-
siez. Je me bornerai a dire que fai apporté dans l'organisa-
tion et l'administration du gouvernement, avec un grand
fonds de bonne volonté, toute l'activité et toute l'application
dont j'étais capable.


« J'ai commencé ma tache avec un profond sentiment
de l'infériorité de mes moyens; l' expérience est venue ensuite
fortifier a mes propres yeux, et plus encore aux yeux des
autres, les motifs que j'avais de me défier de moi-meme.
Chaque soir, le poids plus lourd des années m'avertit que
l'ombre de la retraite m'est aussi nécessaire qu'elIe me serait
agréable. Convaincu que si des circonstances ont donné une
valeur particuliere a mes services, elles n'étaient que tem-
poraires, fai aujourd'hui la consolation de sentir, quand mon
gout et la prudence m'invitent a quitter la scene politique,
que le patriotisme ne me le défend pas.


(e En tournant mes regards vers le moment ou doit se ter-
miner ma carriere publique, je dois donner cours a mes
sentiments, et reconnaitre la dette de gratitude que fai




:592 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


contractée envers ma patrie bien-aimée, pour les honneurs
dont elle m'a comblé, et plus encore pour la ferme confiance
avec laquelle elle m'a accordé son appui. C'est cette con-
flance qui m'a fourni l'heureuse occasion de lui témoigner
mon attachement inviolable par des services persévérants et
dévoués, quoique leur utilité ait été inférieure a mon zeIe.
Si de mes services sont résultés quelques bienfaits pour le
pays, qu'il soit dit a votre louange, et comme un exemple
instructif de nos annales, que, dans des circonstances ou
les passions, agitées dans tous les sens, pouvaient facile-
ment causer des égarements, au miHeu d'apparences quel-
quefois douteuses et de vicissitudes souvent décourageantes,
dans des situations, enfin, ou un manque de succes de notre
part pouvait encourager l'esprit de critique, la constance
de votre concours a été l'appui principal de mes efforts et la
garantie du succes de mes plans. Profondément pénétré de
cette idée, je l'emporterai avec moi au tombeau ; j'y puiserai
un motif pour former sans cesse des vceux pour que le ciel
vous continue les précieux témoignages de sa bonté; pour
que votre union et votre affection fraternelles puissent durer
a jamais; pour que la constitution libre, cet ouvrage de vos
mains, puisse etre maintenue comme chose sacrée; pour
que toutes les branches du gouvernement portent l'em-
preinte de la sagesse et de la vertu, et enfin pour que le
bonheur du peuple des États-Unis puisse devenir complet
sous les auspices de la liberté. C'est par la religieuse con-
servation et l'usage prudent de cette liberté que vous
acquerrez la gloire de la faire honorer, choisir et adopter
par les nations qui ne la possedent point encore.


« Je devrais peut-etre m'arreter ici; mais la sollicitude
que j'éprouve pour votre bonheur, el qui ne pourra s'éteindre
qu'avec ma vie, jointe, comme de raison, a un sentiment
naturel d'inquiétude, m'ordonne, en ce moment solennel,




WASHINGTON PRÉSIDENT. 393


d'appeler toute votre attention sur quelques idées qui sont
chez moi le résultat de profondes réflexions. Vous faire
connaitre ces idées me parait de la plus haute importance
pour la durée de votre prospérité comme nation. Je vous les
soumettrai avec la plus grande liberté, car vous y verrez les
avis d'un ami qui vous quitte, et dont aucun motif personnel
n'inspire les conseils. Ce qui m'ellcourage, du reste, en ceci,
c'est le souvenir de l'accueil bienveillant que vous fites a
mes idées dans une semblable occasion, qui est maintenant
loin de nous.


« L'amour de la liberté s'identifie tellement avec chaque
pulsation de vos cceurs, que toute recommandation de ma
part est inutile pour vous fortifier dans cet attachement.


« Vous chérissez également cette unité de gouvernement
qui constitue votre nationalité, et c'est avec raison, car cette
unité est la pierre angulaire de l'édifice de votre indépen-
dance, la garantie de la tranquillité au dedans, de la paix au
dehors, la sauvegarde de votre prospérité et de cette liberté
a Iaquelle vous attachez un si grand prix. Mais, comme il
est aisé de le prévoir, bien des artifices seront employés
pour affaiblir dans vos esprits la conviction de cette vérité.
C'est la le point de mire contre lequel seront dressées les
batteries de vos ennemis, tant au dedans qu'au dehors; et,
quoique agissant souvent d'une maniere cachée et insi-
dieuse, ils n' en déploieront pas moins de constance et
d'activité dan s leurs hostilités. 11 est donc de la plus haute
importance que vous cherchiez a comprendre bien exacte-
ment que votre bonheur particulier et général dépend de
votre union nationale; que votre attachement a cette un ion
doit etre cordial, continuel et inébranlable; que vous devez
vous accoutumer a en parler comme du palladium de votre
sécurité et de votre prospérité politique; veillant a sa
conservation avec une jalouse anxiété; dissipant tout ce qui


...




394 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


pourrait faire naitre meme le soupcon que, dans telle ou
telle circonstance, vous puissiez l'abandonner, et vous éle-
vant avec indignation contre toute apparence de tentative,
soit pour séparer du tout une portion quelconque de notre
pays, soit pour affaiblir les liens sacrés qui en unissent les
diverses parties.


« Tous les motifs de sympathie et d'intéret doivent vous
porter a persévérer dan s cette conduite.


« Citoyens. par la naissance ou par votre choix, d'une
patrie commune, vous lui devez toutes vos affections. Ce
110m d'Américain, qui est pour vous un nom national, doit
toujours exalter le juste orgueil de votre patriotisme, beau-
coup plus que toute autre dénomination dérivée des distinc-
tions locales. Vous avez tous, a de légeres différences pres,
la meme religion, les memes mreurs, les memes habitudes,
les memes principes politiques. Vous avez, dans une cause
commune, combattu et triomphé ensemble. L'indépendance
et la liberté dont vous jouissez sont l'reuvre de conseils et
d'efforts communs, de souffrances, de dangers et de succes
que vous avez tous partagés.


« Mais a ces considérations déja si puissantes, qui s'adres-
sent a vos sentiments, il vient s'en ajouter d'autres plus
puissantes encore, et qui s'adressent a vos intérets. Chaque
portion de notre pays y trouve des motifs tres puissants de
veiller soigneusement a la conservation de l'union nationale.


« Le NOl'd, grfwe a un large systeme de rapport avec le
Sud, systeme protégé par les lois d'un gouvernement C0111-
mun, trouve dans les productions de cette derniere contrée
de grandes ressources pour ses entreprises maritimes et
commerciales, de précieux matériaux pour !'industrie de ses
manufactures.


« Le Sud voit ses rapports avec le Nord tourner au profit
de son agriculture et de l'extension de son commerce.




WASHINGTON PRÉSIDENT. :595


Attirant dans ses eaux quelques-uns des matelots du NOfd,
le Sud donne de la vigueur a sa navigation particuliere;
et tout en contribuant, de différentes manieres a entretenir
et h accroitre le commerce général de l'Union, il prépare les
voies a l'établissement d'une marine nationale que ses seules
ressources ne suffiraient pas a créer.


« L'Est, dans des rapports analogues avec l'Ouest, trouve
déja et yerra s'augmenter tous les jours davantage, a l'aide
des communications croissantes établies a l'intérieur par
terre et par eau, un transit facile pour les produits du dehors
et pour ceux de nos manufactures a l'intérieur. L'Ouest tire
de l'Est les ressources nécessaires a son développement, a
sa prospérité; et, ce qui est peut-etre d'une plus grande
importan ce , c'est qu'il ne saurait trouver d'autre garantie
pour la jouissance des débouchés indispensables a l'écoule-
ment de ses propres produits que dans le développement de
la force maritime que doit recevoir le rivage atlantique de
l'Union, sous l'influence de la communauté indissoluble des
intérets nationaux.


« Toute autre cause a laquelle l'Ouest pourrait devoir cet
avantage, qu'elle fUt puisée dans sa propre force ou dans
une alliance contre nature, et qu'on pourrait qualifier
d'apostasie, avec une puissance étrangere, serait essentiel-
lement précaire.


« Or, chaque partie de notre pays trouvant ainsi son avan-
tage immédiat et particulier dans l'union, toutes les parties
prises ensemble ne peuvent manquer de trouver, dans la
eombinaison de leurs moyens, une plus grande force, de
plus grandes ressources et proportionnellement une garantie
plus efficace contre les dangers extérieurs, et l'assurance
de voir la paix moins fréquemment troublée par les nations
étrangeres. Ce qui est d'une valeur inappréciable encore,
e'est que l'union les préservera de ces antagonismes et de ces




396 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


guerres intestines, qui afligent si souvent des pays voisins,
quand ils ne sont pas liés par un méme gouvernement;
guerres que leur propre rivalité suffirait pour allumer, mais
que les alliances, les liaisons et les intrigues de l'étranger
viendraient stimuler et envenimer. L'union fera encore
éviter ces établissements militaires excessifs, qui, sous
toutes les formes de gouvernement, sont d'un facheux
augure po u!' la liberté, et qui doivent étre regardés comme
particulierement opposés a la liberté républicaine. e'est
dans ce sens que votre union doit étre considérée comme le
principal appui de votre liberté, et que votre amour pour
l'une doit vous rendre chere la conservation de l'autre.


« Ces considérations sont a elles seules un argument
péremptoire pour tout esprit droit et réfléchi; elles démon-
trent que le maintien de l'union doit étre le premier objet
de vos désirs patriotiques.


« Douteriez-vous qu'un gouvernement commun puisse
s'appliquer a un aussi vaste territoire? Laissez l'expérience
résoudre le probleme. II serait criminel, dans une circon-
stance aussi grave, de se décider sur de simples hypotheses.
Nous sommes autorisés a espérer que l'organisation conve-
nable d'un gouvernement commun, ayant des agences
auxiliaires pour les subdivisions respectives, sera l'heureux
dénouement de cette expérience. Dans tous les cas, la chose
vaut la peine qu'on en fasse loyalement l'essai. Quand il
existe des motifs d'union si puissants et si évidents pour
toutes les parties de la nation, et tant que l'expérience
n'aura pas démontré l'impossibilité du succes, on sera fondé
a mettre en doute le patriotisme de ceux qui, de quelque
maniere que ce soit, chercheront a propager le décourage-
mento


« En cherchant les causes qui peuvent troubler notre
union, un sujet se présente qui mérite de fixer l'attention,




WASHINGTON PRÉSIDENT. 397


e'est la erainte que quelques prétentions dangereuses ne
s'élevent par suite des distinetions géographiques qui nous
servent a earactériser les diverses parties de notre territoire.
Ces désignations peuvent contribuer a faire naitre l'opinion
qu'il y a entre vous une différence réelle de vues et d'intéréts
locaux. Un des expédients dont se servent les partis pour
acquérir de l'influenee dans des États particuliers, est de
représenter sous un faux jour les opinions et les prétentions
des autres États. Vous ne sauriez trop vous prémunir contre
les jalousies et les animosités qui naissent de ces faux rap-
ports; ils tendent a diviser entre eux eeux qui doivent étre
unis par une fraterne11e affection. Les habitants de rOuest
ont recu dernierement une utile leco~ a ce sujet, lors de la
négociation de notre traité avec I'Espagne. Entrepris et
eonclu par le pouvoir exécutif, ratifié a l'unanimité par le
sénat, ce traité a été recu avec des témoignages de satisfac-
tion universelJe dans tous les Étáts-Unis. e'est la une preuve
décisive de la fausseté de l'opinion répandue parmi les habi-
tants de I'Ouest, et d'apres laquelle le gouvernement général
etles États qui sont sur l'Atlantique auraient eu une politique
peu favorable aux intéréts du Mississipi; ils ont vu se conclure
deux traités, l'un avec la Grande-Bretagne, l'autre ave e
l'Espagne, qui leur garantissent tout ce qu'ils peuvent dési-
rer dans nos rapports avec l'étranger, pour assurer leur
prospérité. Est-ce que la sagesse ne leur commande pas de
se reposer maintenant, pour la eonservation de ces avan-
tages, sur l'U nion qui les leur a pro~urés? S'il existait parmi
nous de mauvais conseillers qui voulussent les engager a se
séparer de leurs freres pour s'alIier a des étrangers, ne
doivent-ils pas se montrer sourds a leur voix et résister a
leurs menées?


« Il est indispensable a la vitalité et au maintien de votre
Union qu'un gouvernement eommun soit reeonnu par tous




398 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


les États. On ne saurait y suppléer par des alliances, quelque
intimes qu'elles fussent. Des alliances doivent nécessaire-
ment éprouver des refroidissements et des ruptures; il en
a été ainsi dan s tous les temps. Convaincus de cette vérité,
vous avez fait, depuis votre premier essai, un grand progres,
en adoptant une constitution gouvernementale mieux cal-


o culée que la premiere pour rendre votre union intime et
diriger d'une maniere avantageuse vos affaires communes.
Ce gouvernement né de votre choix libre et spontané, adopté
apres un mur examen et de longues délibérations, juste
dan s ses principes et dans la distribution de ses bienfaits,
unissant le calme a l'énergie, et renfermant en lui-meme les
moyens de se modifier suivant le besoin des circonstances;
ce gouvernement, dis-je, a de justes droits a votre confiance
et a votre appui. Re:spect a son autorité, 'Soumission a ses
décrets, acquiescement aux .mesures qu'il propose, sont des
devoirs commandés par les maximes fondamentales de la
vraie liberté. La base de notre systeme politique repose sur
le droit que possede le peuple de faire et de modifier la
constitution de son gouvernement. Mais toute constitution,
jusqu'a ce que le peuple l'ait changée, par un acte explicite
et authentique de sa volonté, doit etre obligatoirement
reconnue par tous. L'idée meme du pouvoir et du droit
qu'a un peuple de se donner un gouvernement implique,
pour. chaque individu, le devoir d'obéir au gouvernement
établi.


« Toute opposition a (exécution des lois, toutes combinai-
sons et associations formées sous un prétexte quelconque,
dans le but réel de diriger, control el', contrecarrer ou inti-
mider les délibérations régulieres et l'action des autorités
constituées, doivent etre regal'dées comme faites pour
détruire le principe fondamental de la constitution, et
conséquemment comme étant d'une tendance fatale. Ces




WASHIN GTON PRÉSlDENT. 599


associations servent a organiser les factions, a leur
donner une force artificielle extraordinaire, a substituer
a la volonté de la nation celle d'un parti, qui souvent ne
représente qu'une minorité adroite et entreprenante; et sui-
vant les triomphes alternatifs de l'un ou de l'autre de ces
partis, elles servent a faire de l'administration publique
l'instrument de projets mal concertés et incohérents, tandis
qu'il ne doit se manifester que par de bonnes et sages
mesures, méditées en commun et réglées sur les intérets de
tous.


« Quoique des associations telles que je les décris plus
haut puissent avoir parfois un but utile, iI n' en est pas moins
vrai qu'avec le temps, elles peuvent devenir de dangereux
instruments entre les mains d'hommes ambitieux et sans
principes; elles peuvent leur servir a renverser l'autorité du
peuple et a s'emparer des renes du gouvernement, pour
arriver ensuite a briser ces memes instruments qui les
aur~ient élevés a une injuste domination.


« Dans l'intéret de la conservation du gouvernement, et
pour jouir d'une maniere permanente de votre heureuse
condition, iI est nécessaire, non seulement que vous décon-
ceI'tiez toute opposition irréguliere contre l'autorité établie,
mais encore que vous résistiez avec soin a l'esprit d'hos-
tiIité contre son principe, de quelque spécieux prétexte qu'il
se couvre.


« J.Jes attaques peuvent se présenter sous forme de modifi-
cations a faire ,dans la constitution, modifications qui ruine-
raient l'énergie du systeme et mineraient ainsi ce qu'on ne
saurait renverser directement. Rappelez-vous, a propos de
tous les changements qui peuvent vous etre proposés, que le
temps et l'usage sont aussi nécessaires pour fixer le vrai
caractere des gouvernements que pour fixer celui des autres
institutions humaines; que l'expérience est la voie la plus




400 RÉPUBLIQUE Al\IÉRICAINE.


sure pour mettre a l' épreuve les véritables tendanees de la
eonstitution d'un pays. Rappelez-vous que des ehangements
trop raciles, sur la roi de pures hypotheses et de simples
opinions, vous exposent a des erises perpétuelles, par suite
de la variété infinie des hypotheses et des opinions. Mais
surtout ne perdez pas de vue que dan s un pays aussi étendu
que le notre, des intérets eommuns ne peuvent etre eonfiés
utilement qu'a un gouvernement qui possede toute la vigueur
compatible avec l'ordre et la liberté; la liberté elle-meme
trouvera son plus sur garant dans un gouvernement dont les
pouvoirs seront convenablement distribués et harmonisés.
La liberté ne saurait etre qu'un mot vide de sens, la ou le
gouvernement est trop faible pour réprimer les entreprises
des factions, pour tenir chaque membre de la société dans
les limites prescrites par la loi, pour garantir a chaeun ses
droits personnels et le maintenir dans la jouissance tran-
quille et sure de ses propriétés.


« Je vous ai déja signalé le danger des partis qui se forme-
raient dans l'Etat en se rondant particulierement sur les
distinctions géographiques; je vais me placer maintenant a
un point de vue plus élevé, et vous mettre en garde de la
maniere la plus solennelle contre les funestes effets qu'en-
traine l'esprit de parti en général.


« L'esprit de parti est malheureusement inséparable de
notre nature; il s'unit aux passions les plus fortes du coour
humain; il existe sous différentes formes dans tous les gou-
vernements, plus ou moins contenu, controlé ou réprimé;
mais ce sont surtout les gouvernements populaires qui le
voient apparaitre dans toute sa malignité, et qui trouvent en
lui leur ennemi le plus acharné. La domination alterllative
des factions les unes sur les autres, l'esprit de vengeance
inhérent aux dissensions de parti, ont été, dans différents
ages et dans différents pays, la cause des plus noirs attentats,




WASHINGTON PRÉSlDENT. 40t


et constituent un despotisme affreux. Mais l'esprit de parti,
par lui-meme, conduit inévitablement a un despotisme sys-
tématique et permanent. Les désordres et les malheurs qui
en résultent portent graduellement les esprits a chercher la
sécurité et le repos dans le pouvoir absolu d'un seul; et tót
ou tard, le chef de quelque faction, plus habile ou plus heu-
reux que ses rivaux, met ces dispositions a profit pour
s'élever sur les ruines de la liberté publique.


« Quoique nous n'en soyons pas ene ore a une pareille
extrémité, qu'il ne faut cependant pas regarder comme tout a
fait impossible, nous devons trouver dans l'idée des maux
continuels qu'engendre l'esprit de partí un motíf pour nous
appliquer en peuple sage a décourager et réprimer cet
esprit. Car iI divise toujours les conseils publics et affaiblit
l'administration; il agite la communauté par des jalousies
san s fondements et de fausses alarmes; il allume l'animosité
d'une province contre l'autre; iI fomente l'émeute et les sou-
U~vements. Il ouvre la porte a l'influence de l'étranger et a
la corruption, qui trouvent un acces facile jusque dans le
gouvernement lui-meme, guidées qu'elles sont par les pas-
8ions de parti. C'est ainsi que la politique et la volonté
d'une autre nation sont soumises a la politique et a la volonté
d'une autre nation.


« On prétend que les partis, dans les pays libres, sont un
contróle utile pour l'administration du gouvernement, et
qu'ils servent a vivifier l'esprit de liberté. Ceci peut etre vrai
dans certaines limites. Dans des gouvernements monar-
chiques, le patriotisme peut regarder l'esprit de parti avec
indulgence, sinon avec faveur; mais dan s les gouvernements
populaires, dans les gouvernements électifs, c'est un esprit
qu'on ne saurait encourager.


« Il est certain, par suite des tendances naturelles des gou-
vernements populaires, qu'il y aura toujours assez d'esprit




402 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


de parti pour tous les desseins légitimes. Mais comme il est
plutót a craindre qu'il n'y en ait exces, c'est a l'opinion
publique a le calmer et a l'adoucir. e'est un feu qui ne sau-
rait s'éteindre. Il ne s'agit done pas de travailler a l'entre-
tenlr, mais au contraire de veiller sans cesse, dans la crainte
que sa flamme ne consume au lieu d'échauffer.


« Il importe également que ceux qui, dans un pays libre,
président a la direction des affaires, sachent respecter les
prérogatives de leurs subordonnés, et s'abstiennent d'em-
piéter sur leurs attributions respectives. Tout esprit d'empié-
tement qui tendrait a concentrer les pouvoirs en un seul,
aurait pour résultat définitif d'établir le despotisme, sous
quelque gouvernement que ce soit.


« Pour se convaincre de la vérité de ce que j'avance, i1 suffit
de se rappeler que l'amour du pouvoir et le penchant a en
abuser dominent dans le creur de l'homme. Des expériences,
tant anciennes que modernes, ont démontré la nécessité
d'établir un systeme de contrepoids dans l'exercice du pou-
voir politique en le partageant entre différents dépositaires
dont chacun défend la chose publique contre les usurpations
des autres. Quelques-unes de ces expériences ont été faites
dans notre propre pays, et sous nos yeux. Il ne faut pas seu-
lement établir des pouvoirs, il faut les maintenir duns leur
vigueur. Le peuple croit-il que ses intéréts souffrent de te11e
ou de telle mesure du pouvoir établi? qu'il demande répa-
ration par les voies légales et régulieres. Mais gardons-nous
de toute usurpation; ce moyen qui peut produire quelque-
fois un soulagement momentanéa toujours mené en définitif
les gouvernements libres a leur perte. Les mauvais précé-
dents font un mal qui, a la longue, dépasse de beaucoup le
bien passager qu'on en avait recueilli.


« La religion et la moral e sont les auxiliaires indispensa-
bles de tous les efforts pour arriver a la prospérité publique.




WASHINGTON PRÉSIDENT. 403


C'est en vain que l'homme ferait appel au patriotisme, s'il
travaillait a renverser ces deux colonnes principales de la
félicité humaine, ces bases les plus fermes des devoirs de
l'homme et du citoyen. La politique doit, aussi bien que
l'homme religieux, les respecter et les chérir. Il ne suffirait
pas d'un volume pour tracer leurs rapports avec la félicité
publique et privée. Je demanderai simplement : Ou sont les
garanties de la propriété, de la réputation, de la vie, si le
sentiment de l'obligation religieuse est óté aux serments,
ces grands moyens d'investigation dans les tribunaux? Crai-
gnons d'admettre qu'il puisse y avoir de la moralité san s
religion. Quelque influence qu'une éducation soignée puisse
exercer sur des esprits d'une disposition particuliere, la
raison et l'expérience ne nous permettent pas d'espérer que
la moralité de tout un peuple se maintienne jamais sans le
príncipe religieux.


« Il est vrai, dans la rigueur des termes, que la vertu ou
la moralité est le mobile nécessaire d'un gouvernement
populaire. La regl~ s'étend avec plus ou moins de force a
toutes les especes de gouvernements libres. Quel est done
l'ami sincere oe 'notre gouvernement qui pourrait voir avec
indifférence les tentatives faites pour en ébranler les fon-
dements? Encouragez done eomme un objet de premiere
importance les institutions propres a répandre les connais-
sanees. Il est essentiel que l'opinion publique soit d'autant
plus éelairée que l'organisation du gouvernement donne plus
de force a son action.


« Maintenez le erédit publie comme une source tres
importante de force et de sécurité. Un moyen de le conser-
ver, . c'est d'en user aussi éeonomiquement que possible,
évitant les occasions de dépense en eultivant la paix,
sans oublier cependant que les déboursés faits a propos
pour se préparer au danger préviennent souvent les dé-




404 RÉPUBLIQUE Al\IÉRICAINE.


penses beaucoup plus grandes qu'il faudrait faire pour le
repousser.


« Il vous faut éviter d'accroitre la dette, non seulement en
fuyant les occasions de dépenses, mais encore en vous atta-
chant soigneusement eu temps de paix a liquider les dettes
que des guerres inévitables ont pu occasionner; mais n'im-
posez pas a la postérité un fardeau que vous devez vous-
memes supporter. La mise en pratique de ces maximes
appartient, il est vrai, a vos représentants; il est cependant
nécessaire que l'opinion publique y ait aussi sa part de
coopération. Pour ]eur faciliter l'accomplissement de leurs
devoirs, il est nécessaire que vous vous pénétriez bien que,
pour payer des dettes, il faut avolr des revenus; que, pour
avoir des revenus iI faut lever des impots, qui sont toujours
plus ou moins désagréables et contrariants. L'embarras
inévitable dans lequel se trouve le gouvernement pour
choisir les objets qu'on peut imposer avec le plus de conve-
nance (choix toujours tres difficile) doit etre un motif suffi-
sant pour vous faire juger sa conduite avec indulgence, et
pourvous décideraacquiescer aux mesures que les exigences
publiques peuvent lui prescrire dans le but de subvenir aux
besoins de l'État.


« Observez envers toutes les nations la bonne foi et la
justice; cultivez avec toutes la paix et la bonne harmonie.
La religion et la moralité vous le commandent; est-il d'ail-
leurs possible qu'une bonne politique ne vous le pres-
crive pas?


« Il sera digne d'une nation libre, éclairée, et qu'on
pourra bientot appeler grande, de donner a l'humanité le
maO'nanime et trop rare exemple d'un peuplé toujours guidé


b •
par un sentiment élevé de bienveillance et de justice. Qm
peut douter que le temps et les événements ne réparent
bientót avec avantage les sacrifices temporaires que vous




WASHINGTON PRÉSIDENT. 405


aurez pu faire pour ne pas VOUS dé partir de ce principe Y La
Providence pourrait-elle ne pas faire dépendre le bonheur
des nations de la pratique de la vertu? Reconnaissons du
moins que tous les sentiments qui ennoblissent la nature
humaine recommandent d'en faire l'expérience. Hélas! nos
vices la rendraient-ils impossible !


« Pour l'exécution de ce plan, rien n'est plus essentiel que
l'exclusion de ces antipathies invétérées contre certains
peuples, et de ces attachements passionnés pour certains
autres; il faut substituer a ces sentiments ceux de la bien-
veillance pour tous les peuples indistinctement.


« La nation qui entretient avec complaisance a l'égard
d'un pays une haine ou un amour habituel, en devient en
quelque sorte esclave. Elle est l'esclave de son animosité ou
de son affection, et l'une ou l'autre suffit pour lui faire
perdre le sentiment de ses devoirs ou de ses intérets. Quand
il existe chez une nation une antipathie contre une autre,
elles sont toutes deux pretes a s'insuHer ou a s'injurier, a se
Jaire ombrage des plus légers incidents, et a se montrer
fieres et intraitables achaque occasion frivole ou acciden-
telle de dispute qui s'éleve entre elles. De la des collisions
fréquentes, obstinées, envenimées, et des contestations san-
glantes. La nation, poussée par la mauvaise volonté et par
le ressentiment, entraine quelquefois le gouvernement a la
guerre, contrail'ement aux calculs d'une sage politiqueo Le
gouvernement se laisse quelquefois alIer a cette propension
nationale et adopte, en obéissant a la passion, ce que la
raison repousserait. D'autres fois, cet esprit funeste fait
servir l'animosité de la nation a des projets d'hostilité
inspirés par l'orgueil, l'ambition, et autres motifs funestes
et pernroieux. Souvent la paix des nations, et quelquefois
leur liberté, en sont les victimes.


« L'attachement passionné d'une nation pour une autre
RÍ\PUBLlQUE AMÉRlCAI)lE, T. I.


~";' , :)" ; ooIj'.,,:' : .... ) .. M.J. , k




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


engendre aussi une inflnité de maux. La sympathie exclu- .
sive pour un pays facilite l'illusion d'un intéret commun
imaginaire (dans des cas ou aucun intéret n'existe en réa-
lité); elle fait partager a l'une les inimitiés de l'autre, et
l' entraine ainsi dans des différends et des guerres sans aucun
motif raisonnable. Cette sympathie porte a des concessions
en faveur de cette nation privilégiée, tandis qu'on les refuse
a d'autres, ce qui occasionne un double tort au peuple qui
les fait, car iI cede ce qu'il aurait peut-etre dli conserver; il
excite la mauvaise volonté, la jalousie, et encourage les
représailles des parties auxquelles ces memes priviléges ont
été refusés. Cette sympathie donne a des citoyens ambitieux,
corrompus ou trompés (qui se dévouent a la nation favorite),
la facilité de trahir ou de sacrifier les intérets de leur pays,
sans encourir aucun bUlme, et de se donner quelquefois
meme un vernis de popularité en couvrant des apparences
d'une déférence recommandable pour l'opinion publique ou
d'un zele louable pour le bien commun, les basses ou folles
complaisances de leur ambition, de leur corruption ou de
leur entetement.


« De tels attachements sont particulierement alarmants
aux yeux du patriote vraiment éclairé et indépendant, en ce
qu'ils ouvrent la porte a l'influence étrangere. Combien
d'occasions n'offrel1t-i'ls pas de se meter aux factions domes-
tiques, d'employer des moyens de séduction, d'égarer l'opi-
nion publique, d'influencer ou d'intimider les conseils du
pays! un pareil attachement de la part d'une nation petite
ou faible envers une grande, flnit par la rendre satellite de
ceBe-ci.


« La jalousie d'un peuple libre doit etre constamment
éveillée contre les rus es insidieuses de l'influence étrangere;
Ge conjure mes compatriotes de me croire sur ce point).
L'histoire et l' expérience prouvent que l'influence étrangere




WASHINGTON PRÉSIDENT. 407


est un des ennemis les plus redoutables d'un gouvernement
républicain. Mais cette jalousie, pour etre utile, doit etre
impartiale, ou bien elle devient l'instrument de cette meme
influence qu'elle veut éviter. Une partialité extreme pour
une nation étrangere et une animosité excessive contre une
autre, fontque ceux quisont sous l'empire de ces sentiments
ne voient le danger que d'un coté, et servent a masquer et
meme a seconder les moyens d'influence qu'on emploie du
coté opposé.


« De vrais patriotes, en résistant aux intrigues de la
nation favorite, peuvent paraitre suspects et odieux, tandis
que ses instruments et ses dupes usurpent les applau-
dissements et la confiance du peuple, dont ils trahissent les
intérets.


« Notre premiere regle de conduite vis-a-vis des nations
étrangeres doit etre, tout en étendant nos relations commer-
ciales, d'avoir avec elles le moins de relations politiques
possible. Quant aux engagements déja formés, qu'ils soient
remplis avec une parfaite bonne foi. Mais arretons-nous la.
L'Europe a un certain nombre d'intérets de premier ordre,
qui ne sont pas tels pour nous, ou qui n'ont qu'un rapport
tres éloigné avec nos affaires. De la il résulte que l'Europe
doit se voir engagée dan s des contestatlons fréquentes dont
les causes nous sont essentiellement étrangeres. Il s'ensuit
aussi qu'il serait trop peu sage de notre part de nous meler,
par des engagements artificiels, aux vicissitudes ordinaires
de sa politique, ou d'entrer dans les combinaisons et dans
les collisions ordinaires de ses amitiés ou de ses inimitiés.


« Notre position éloignée nous prescrit et nous permet de
tenir une autre ligne de conduite. Si nous continuons a
former un seul peuple, sous un gouvernement fort, le moment
n'est pas éloigné ou nous pourrons défier l'étranger de nous
causer aucun préjudice matériel. Alors nous aurons une atti-




408 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


tude qui fera respecter de tous la neutralité que nous aurons
résolu de garder. Des nations belligérantes, dans l'impossi-
bilité de faire sur nous aucune conquete, ne se hasarderont
pas légerement a nous provoquer, et nous pourrons choisir
la paix ou la guerre, suivant que nos intérets, guidés par la
j ustice, nous l'inspireront.


« Pourquoi renoncerions-nous aux avantages d'une situa-
tion si particuliere? Pourquoi quitter notre terrain pour aller
sur celui de l'étranger? Pourquoi, en entremelant notre
destiné e avec ceBe de tout autre peuple, engagerions-nous
notre paix et notre repos dans des complications provoquées
par l'ambition, les rivalités, les intérets, l'humeur ou les
caprices de l'Europe?


« Notre meilleure politique est de rester libres de toute
alliance permanente avec les autres pays, autant qu'il nous
est permis de le faire; vous comprenez bien que je suis
incapable de vous conseiller l'infidélité aux engagements qui
existent actuellement. Je tiens comme non moins applicable
aux affaires publiques qu'aux affaires privées cette maxime,
que l'honneteté est la meilleure des politiques. e'est pour-


. quoi, je le répete, que nos engagements soient remplis dans
toute leur étendue. Mais, dans mon .opinion, il n'est pas
nécessaire, il serait imprudent de les multiplier.


« Tout en ayant soin de nous tenir dans une attitude
défensive convenable a l'aide d'établissements militaires,
nous pouvons nous reposer avec sureté sur des allianees
temporaires pour toutes éventualités.


« L'harmonie, les bons rapports avec toutes les nat;ions,
sont recommandés par la politique, par l'humanité et l'inté-
ret. Notre politique commerciale elle-meme nous prescrit
cette impartialité. Ne recherchons jamais et n'approuvons
jamais des faveurs et des préférences exclusives; consultons
le cours naturel des choses; multiplions et diversifions par




WASHINGTON PRÉSIDENT. 409


des moyens honorables les branches de notre commerce;
mais ne forcons rien. Afin de donner a notre commerce un
cours stable, de fixer les droits de nos négociants et de
mettre le gouvernement ,en état de les soutenir, établissons
avec les puissances qui y sont disposées des regles conven-
tionnelles, des rapports réciproques, aussi avantageux que
le permettront les circonstances et l' opinion commune, mais
cependant temporaires et susceptibles d' etre ehangés, aban-
donnés ou modifiés d'un moment a l'autre~ Ne perdons
jamais de vue que e'est une folie de la part d'une nation
d'attendre d'une autre nation des faveurs désintéressées, et
qu'elle doit payer par une portion de son indépendance tout
ce qu'elle peut aceepter a ce titre. Il se peut qu'une telle
conduite mette une nation dans la nooessité de faire de
grands sacrifices en échange de services de pure forme, et
encore qu' on lui reproche son ingratitude pour n'avoir pas
donné davantage. JI ne saurait y avoir d'erreur plus grave
que de compter sur des faveurs réelles de nation a nation.
e'est une illusion que l'expérience doit dissiper etqu'unjuste
orgueil doit éearter.


« En vous offrant, mes chers eoncitoyens, ces eonseils
d'un vieil ami dévoué, je n'ose me flatter qu'ils produiront
l'impression forte et durable que je souhaiterais, qu'ils
réprimeront le cours ordinaire des passions, ni qu'ils empe-
cheront notre peuple de suivre la carriere jusqu'ici marquée
a la destiné e des autres nations. Mais, si je puis me flatter
qu'ils feront quelque bien, meme partiel el passager, qu'ils
contribueront quelquefois a modérer les fureurs de l' esprit
de parti, et a mettre mon pays en garde contre les menoos
de l'intrigue étrangere et les impostures du faux patrio-
tisme, eette seule espérance me dédommagera amplement
de ma sollieitude pour votre bonheur, unique source de mes
paroles.




.&10 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE •


« Les actes publics et tout ce qui peut témoigner de ma
conduite d'une maniere authentique prouveront jusqu'a quel
point les principes que je viens de rappeler m'ont guidé
dans ma carriere officielle. Ma conscience me dit du moins
que j'ai toujours cru les suivre, si je ne les ai pas suivis
réellement.


« Pour ce qui re~arde la guerre qui est encore allumée en
Europe, je m'en suis tenu a la lettre de ma proclamation du
22 avril1793. Sanctionnée par votre approbation et ceBe de
vos représentants dans les deux chambres, cette proclama-
tion a toujours été la regle de ma conduite, sans qu'aucune
tentative ait pu m'en détourner.


« Apres un mur examen, apres m'etre entouré des con-
seils que j'ai pu obtenir, je me suis convaincu que notre
pays, eu égard aux circonstances de la guerre, avait le droit
de garder la neutralité, et que c'était son devoir comme son
intéret de le faire. Une fois cette position prise, je me suis
déterminé; autant qu'il dépendait de moi, a nous y main-
tenir avec modération, persévérance et fermeté.


« Il n' est pas nécessaire de détailler ici les considérations
qui nous donnaient le droit de tenir cette conduite. Je me
bornerai a faire observer que, de la maniere dont je com-
prends la question, ce droit, loin d'etre nié par les puissances
belligérantes, a été virtuellement admis par toutes.


« Le devoir de garder la neutralité peut découler, sans
qu'il soit beso in d'autre raison, de l'obligation imposée par
la justice et I'humanité, a toutes les nations libres de leurs
actes, de maintenir inviolables leurs relations de paix et
d'amitié les unes envers les autres.


« Je livre a vos réflexions et a votre expérience le soin de
découvrir les raisons d'intéret qui peuvent nous engager a
garder la neutralité. Je vous dirai seulement qu'un de nos
plus puissants motifs a été de gagner du temps pour notre




WASHINGTON PRÉSIDENT. 4ft


pays, afin qu'il put asseoir et múrir ses institutions encore
jeunes, et arriver au degré de force nécessaire pour com-
mander a ses propres destinées.


« Bien qu'en repassant les actes de mon administration je
n'aie connaissance d'aucune faute commise avec intention,
j'ai un sentiment trop profond de mes imperfections pour
ne pas penser que j'ai du en commettre plusieurs. Quelles
qu'elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant
d'écarter ou de dissiper les maux qu'elles pourraient causer.
J'emporterai aussi avec moi l'espoir que mon pays ne ces-
sera jamais de les considérer avec indulgence, et qu'apres
quarante-cinq années de ma vie dévouées a son service avec
zeIe et droiture, les torts d'un mérite insuffisant tomberont
dans l'oubli, comme je tomberai bientot moi-meme dans la
demeure du reposo


« Confiant dans cette bonté de mon pays, et pénétré pou!'
lui d'un ardent amour, bien naturel de la part d'un homme
qui voit dans cette contrée sa terre natale et celle de ses
ancetres pendant plusieurs générations, je me complais
d'avance dans cette retraite ou je me promets de partager
san s trouble, avec mes concitoyens, le doux bienfait de
bonnes loís sous un gouvernement libre, objet toujours
favori de mes désirs, et heureuse récompense, je l'espere,
de nos soucis, de nos travaux et de nos dangers mutueJs. »


FIN DU PREMIER VOLUME.


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TABLE BES MATIERES BU PREMIER VOLUME.


INTIWDUCTION . . . . . . . . . . . . . .. 5
CHAPITRE Ier. - Coup d'ceil général . . . . . . . . 47
CHAPITRE n. - Les fondateurs de la République américaine. 101
CHAPITRE nI. - Washington général en chef 139
CHAPITRE IV. - Période d'épreuves . • 113
CHAPITRE V. - Washington président . . 377




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CHAPITRE· VI.


JEFFERSON ET SON ÉPOQUE.


John Adam8 succedc 11 'Vashington comme présidcnt. - Jcfferson
vice-président. - Caractere d'Adams. - Illustration de Jefferson. -
Il a été jugé séverement. - Travaux antérieurs de Jefferson. - Son
opposition 11 Washington. - Premieres années de Jefferson. - Il
débutc au barreau. - Nature de son talento - Ses luttes cOlltre
l'Angleterre. - Son attitude au Congreso - Ses voyagcs en Frunce.
- IJe róle qu'i! y joue. - Il retourne en Amérique. - Il est choisi
par Washingt.on comme membre du cabineL


« Le 4 mars (1796), le nouveau président, dit Jared
« Sparks, preta le serment de sa charge et entra en fonc-
« tions. La cérémonie eut lieu dans la salle de la chambre
« des représentants; on y observa les usages suivis dans les
« occasions précédentes. Washington y assista eomme spec-
ce tateur; il se trouvait heureux de déposer le fardeau de ses
ce fonctions, et satisfait de le remettre a un homme que ses
« longs et patriotiques services pour la cause de son pays
« avaient rendu digne d'unc si grande marque de con-


.


« fiance. ))
Ce successeur de Washington était John Adams. Thomas


Jefferson son concurrent un moment, et qui avait ensuite
décliné cet honneur, avait été élu yice-président.


RÉPUBLIQlJB AMÉRICAINE, T. 11.




6 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


Le nom de Jefferson brille d'un tres vif éclat au frontis-
pice du panthéon moral que la reconnaissance des Améri-
cajns du Nord a élevé aux hommes illustres qui ont partagé
les dangers et la gloire de leur révolution. Ce peuple a cela
de bon et de rare, qu'il a gardé le culte des héros de cette
victorieuse épopée du droit contre la force.


L'opinion publique, en Amérique, s'inquiete peu encore
de juger leur conduite poli tique, a partir du moment ou ils
ont pris le gouvernement des affaires; elle les vénere d'abord
commo les fondateurs de la liberté. Ceux-lil meme qui seraient
autorisés, aujourd'hui, au point de vuo do l'esprit de parti,
a se montrer séveres a telle ou telle politique, n'en font
remonter la responsabilité jusqu'a ces hommes qu'avec des
réserves mélangées d'un profond respecto Aussi los quinze
années de Iutte légale et de lutte a main armée, c'est a dire
le temps de la guerre de l'indépendance et de la formation de
la république, sont pour les Américains une sorte d'époque
mythologique. Les hommes qui la remplirent sont comme
des demi-dieux; leurs noms impliquent l'admiration, et
meme, a la distance ou ron se trouve d'eux aujourd'hui, a
peine ose-t-on en Amérique, croire a des faiblesses de leur
part, émettre le moindre doute sur leur génie, rechercher
des fautes, des erreurs ou des hésitations dans leur conduite :
« hommes rares, dit M. Guizot, qui onL beaucoup espéré de
l'humanité san s trop présumer d'eux-memes, eL risquerent
pour leur pays beaucoup plus qu'ils ne devaient recevoir de
lui apres le triomphe. » On leur tlent un grand compte de
cela. lIs sont inviolables au milieu des nuages de cet Olympe
ou on les a élevés.


Il en est ainsi du moins tant que ron ne sort pas de la
période de la lutto cOIltre l'Angleterre et de l'enthousiasme
du succes.


Mais, a mesure que ceu~ qui y ont survécu se rapprochent




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 7


de nous, l'esprit de critique et de controverse prend plus da
liberté a leur égard. C'est ainsi que Washington, pour résu-
mer les hommes de cette époque dans ce type immortel de
patriotisme et d'honneteté, est a l'abri de toute critique; on
a écrit sa vie sous vingt formes, on I'a proposée en exemple
aux générations de I'Amérique; mais nul n'a jamais osé juger
Washington; l'heure de la postérité parait n'avoir pas encore
sonné pour lui, comme nous l'avons dit précédemment.


Jefferson aurait obtenu lui aussi cette admiration sans
partage, s'iI n'avait franchi la limite de l'époque que je
S'ir;ati.lti.is filas aaa(.


Jefferson a rencontré des juges, et la postérité est venue
de bonne heure pour luí, de son vivant meme, et pendant
qu'il a occupé le pouvoir. le ne veux pas díre que la sévérité
excessive de quelques jugements portés sur Jefferson ait
diminué la juste admiration dont iI est l'objet en Amérique;
mais cette écIatante renommée qui entoure encore sa
mémoire a rencontré des détracteurs, et c'est la ce qui,
salon moi, a besoin de quelques explications.


Jefferson, des le début et pendant toute la durée de la
lutte des colo ni es anglaises contrc la métropole, a joué un
r61e actif, gIorieux, au premier rang. Il a été, en Virginie,
l'ame de cette résistance légale, de celte lutte du droit contre
l'usurpation.


Voici en quels termes il raconte lui-meme la part qu'il
prit aux premieres mesures d'opposition. « En mai 1769, le
« gouverneur lord Botetcourt convoqua l'assemblée géné-
({ raleo J'en étais devenu membre a cette époque. C'est a
« cette session que ron eut connaissance des résolutions et
{( de l'adresse de la chambre des Pairs et de celle des Com-
« munes de 1768 a 1769, au sujet de ce qui s'était passé
({ dans le l\iassachusetts. Des contre - résolutions et une
« adresse au roi furent votées presque sans opposition par




8 RÉPUBLIQUE AMÉRICAI~E.


«( la chambre des députés; et ron manifesta une dispo-
(e sition évidente a considérer la cause du Massachusets
«( comme une cause commune. Le gouverneur pronon~;a la
«( dissolution; mais nous nous réunimes le lendemain dans
« la salle d'Apollon, a la tavernc de Raleight; nous nous
ce constituames en convention volontaire, dressames les
(e articles d'une association contre l'usage des marchan-
ce dises importées de la Grande-Bretagnc; et, apres les
ee avoir signés et recommandés au peuple, nous nous ren-
({ dimes chacun dans nos comtés respectifs, et furent tous
(e réélus, a l'exception du tres petit nombre de ceux qui
« n'avaient pas accédé a ce message. J)


Ce fut Jefferson qui eut l'idée d'organiser un comité de
correspondance dans chacune des colonies, afin d'entrctenir
des relations suivies entre elles; il en avait auguré juste en
pensant (e que la premiere mesure adoptée par ces comités
« serait probablement de proposer la réunion dans un lieu
(( central des députés de chaque colonie, avec les pouvoirs
«( nécessaires pour diriger les résolutions qui seraient adop-
« té es par toutes. ))-Ce fui l'origine du premier Congreso


La lutte achevée et le moment étant venu d'assurer et de
consolider le triomphe, un seul homme pouvait prétendre a
cette tache et a cet honneur, nous l'avons dit : c'était Was-
hington en qui se personniflait, non pas peut-etre le talent,
mais la sagesse,surtout la tempérance propre a cette glo-
rieuse mission. Jefferson eut en Washington cette foi de la
nation tout entlere; seulement il ne fut point aveuglé. Son
esprit éminemment pratique saisit le coté dangereux d'une
administration qui, livrée a sa pente natu1'e11e, devait COll-
duire la conquete d'une liberté si couteuse a une fin toute
autre que ceHe qu'i! avait revée.


Dans une lettre datée de 1814, et ou il paie un tribut com-
plet d'admiration a Washington, il justifie l'opposition éner-




JEFFERSON ET SON ÉrOQUE. 9


gique qu'il fit a son gouvernement, et le parti qu'il dut
prendre de se séparer du président apres lui avoir, pendant
quelques mois, preté le concours de ses grandes lumieres
en qualité de secrétaire d'Etat :


({ Je ne crois pas, éCl'it-il au docteur Waltel' Jones,
({ que le général Washington ait eu une confiance bien
({ fel'me dans la durée de notre constitutiofi. Il était natu-
«( reIlement peu confiant dans les hommes, et disposé aux
« appréhensions sinistres; et fai été toujours persuadé que
« l'opioion que nous devons unir par quelque chose d'ana-
« logue a la constitution aoglaise, a contribué en quelque
« chose a lui faire accepter les cérémonies des levers, des
« jours de naissance, des séances d'apparat ou il se rendait
«( au Con gres , et de toutes les formes de cette espece, qui
« semblaient combinées de maniere a nous préparer gra-
« duellement a un changement qu'il croyait possible, et 11
« ménager en ce cas l'esprit publíc a une plus douce tran-
« sition. ))


Ce qui décida la re~raite de Jefferson ce furent les opi-
nions tres tranchées d'Adams, alors vice-président, et du
colonel Hamilton, tous deux, le dernier surtout, franche-
ment monarchistes au fondo Jefferson raconte comme suit
un diner ou l'un et l'autre se trouverent réunis chez lui :
« Lorsque le vin circulait au dessert, une discussion s'en-
e< gagea entre M. Adams et le colonel Hamilton sur le
« mérite de la constitution anglaise. M. Adams soutenait
« que si on la débarrassait de quelques abus et de quelques
« défauts, ce serait la constitution la plus par faite qui eut
« jamais été inventée par les hommes. Hamilton, au con-
({ traire, prétendait qu'avec ses vices actuels cette constitu-
« tion était la meilleure forme possible de gouvernement, et
« que la correction de ces vices en ferait un gouvernement
« impraticable. Il y eut ce meme soir un incident qui fera




RÉPunLlQUE A}IÉRlCAINE.


« mieux ressortir les principes politiques d'Hamilton. La
« chambre ou nous étions était décorée des portraits de
« plusieurs hommes célebres, parmi lesquels se trouvaient
« Bacon, Newton et Locke. Hamilton me demand:l leurs
({ noms. Je lui dis que c'était une trinité des plus grands
« hommes que le monde eut encore produit. n réfléchit
({ quelque temps: « Le plus grand homme qui ait existé,
« dit-il ensuite, est Jules César. » Jefferson ajoute :
« M. Adams était honnete politique en meme temps qu'hon-
« nete homme. Hamilton honnete comme homme privé,
« croyait a la néces2ité de la force ou de la co1'ruption pour
« gouverner les hommes. »


Jefferson se sentait, politiquement parlant, déplacé entre
ces deux hommcs également sympathiques a Washington
par l'amitié et par la concordance des idées.


Cette rupture de Jefferson avec Washington, au plus fo1't
de la vénération qui entourait le « pere de la patrie, » souleva
contre lui une réprobation générale. Pour la réputation de
Jefferson, le moment était peut-etre mal choisi; pour le salut
a venir du pays, il était incontestablement opportun. La pre-
miere impression lui fut défavorable; il en resta comme une
mauvaise note, si j'osais dire, attachée a son caractere et a
son nomo On fit descendre violemment Jefferson de cet
OIympe dont je parlais plus haut, et aujourd'hui meme que
les idées qui avaient inspiré son opposition triomphent aux
États-Unis, on ne peut plus guere le considérer comme un
homme appartenant spécialement a cette période héro'ique
ou les ·partisans de Jefferson eux-memes laissent Was-
hington troner immuablement.


Jefferson a été le fondateur, le chef illustre d'une doctrine
qui a prévalu en Amérique sur la politique de Washington.
La chance heureuse de cette doctrine a été de se manifester
sous forme d'opposition et de n'a1'river au triomphe que par




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 11


la lutte; autrement elle eut succombé, en entrainant dans sa
ruine la république naissante des États-Unis. Jefferson y a
laissé un peu de son prestige, mais non point sa gloire qui


• se continue tout entiere en Amérique, ou il est considéré
justement comme un des hommes les plus éminents du Nou-
veau Monde.


Thomas Jefferson est né le 2 avril 1743, dans le comté
d'Albermale en Virginie, ou son pere avait émigré. Cette
province, devenue un des États les plus florissants de
I'Union, a fourni a l'Amérique du Nord le plus grand nombre
des hommes distingués qui ont marqué a la présidence,
dans les assemblées législatives et au moment ou éclata la
révolution de l'indépendance. Encore aujourd'hui, les Virgi-
niens jouissent d'une réputation d'élégance, de distinction
et d'intelligence tres bien justifiée.


A quatorze ans, Jefferson perdit son pere qui laissait deux
tlIs et six filIes. C'était rage ou il avait le plus besoin de con-
seils et d'appui. Livré a lui-meme, il montra dan s ceUe
détresse moral e une grande fermeté de caractere et une
raison qui lui valurent l'affection générale. Il aimait a se
rappeler cette précoce maturité, et dans une lettre a son
petit-fils sur la conduite d'un jeune homme dans le monde,
il s'exprime ainsi :


« Quand je me rappelle qu'a l'age de quatorze ans je me
« suis trouvé maUre absolu de mes actions et abandonné a
« ma propre direction, san s avoir ni un parent ni un ami
ce capable de me guider ou de me donner des conseils, et
« quand je me représente les diverses sortes de mauvaises
« compagnies que fai de temps en temps fréquentées, je
(e suis étonné de n'en avoir pas pris les habitudes et de n'étre
« pas devenu, par suite, tout a fait inutile a la société. J'ai
« été assez heureux pour me lier de bonne heure avec des
« hommes du caractere le plus élevé, et pour éprouver con-





12 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« stamment le désir de devenir un jour ce que je les voyais
« étre. Dans les occasions difficiles et au milieu des séduc-
« tions du moment, je me demandais ce que le docteur
« Small, MM. Wythe, Peyton Randolph fe1'aient dans une
« situation pareille, et quel partí m'assu1'e1'ait le mieux leur
« approbation. Connaissant bien la ligne honorable et droite
« qu'íls suivaient, je ne pouvais hésiter un seul instant sur
« le choix qu'ils eussent fait 11. ma place. »


A dix-sept ans, Jefferson entra au célebre collége de
William et Mary, et y étudia le droit sous la direction du
savant jurisconsulte Georges Wythe, qui fut, dit-il dans ses
Mémoires, ( rami le plus dévoué de toute sa vie. »


Jefferson débuta au barreau sans succes. Une connais-
sance profonde des lois, une remarquable facilité 11. com-
prendre et 11. exposer les affaires, ne suffirent pas a racheter
chez lui l'absence complete des moyens physiques, qui sont
11. l'orateur ce que les bras sont au laboureur, c'est 11. dire
indispensables. C'était surtout la voix qui manquait a Jeffer-
son; soit fatigue prompte, soit exces d'émotion, au lieu de
s'échauffer avec les péripéties du discours, cette voix allait,
au contraire, s'abaissant, et tout a coup devenait inarticulée.
Jefferson avait été, sous ce rapport, trop mal serví par la
nature, pour prendre part aux luttes politiques a un moment
ou la parole y jouait le principal róle; aussi jeta-t-il un
médiocre éclat sur la tribune, poar nous servir ici d'une
expression pea applicable aux États-Unis ou il n'y a pas de
tribune, mais qui est consacrée a définir ce geme d'élo-
quence. Il avait conscience de cette infériorité et ne s'en
faisait nullement accroire. Il essaya peu de discours au
Congres, comme on pense bien; il disait 11. ce pro pos : « J'ai
siégé avec le général Washington dans la législature de la
Virginie avant la révolution, et pendant la révolution avec le
docteur Franklin. Je ne les ai jamais entenda ni I'un ni




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 13


l'autre parler plus de dix minutes, et jamais que sur le point
qui devait décider une question. »


C'était 11 la fois une consolation pour Jefferson de s'auto~
riser de l'exemple de ces deux grands hommes pour mépriser
le don de la parole, et une petite vengeance contre lui-
meme, qui ne pouvait se défendre d'en suhir l'influence.
Cette influence était en eITet réelle, car il avait du l'élan qui
l'entraina dans la vie politique a l'impression qu'il ressentit
du discours de l'illustre Patrick Henri sur la loi du timbre,
et il avait une profonde admiration pour John Adams, « ce
colosse du Congres, dont l'éloquence arrachait ses audi-
teurs 11 leurs siéges. » Ces expressions sont de Jelferson lui-
meme.


Si j'insiste de la sorte sur ce coté faible de Jefferson, c'est
qu'en temps de révolution, ou les hornmes marquent sur-
tout par deux choses, l'épée ou la parole, lui qui ne fut ni
soldat ni orateur, il eut besoin d'une somme de talents
extraordinaire pour jouer un role si important dans le grand
drame de l'indépendance américaine.


Jefferson réunissait des qualités de premier ordre : un
sens politique tres profond, une fermeté de caractere iné-
branlable, un enthousiasme extraordinaire pour la liberté,
un patriotisme 11 toute épreuve, des connaissances remar-
quables en philosophie, en littérature, en droit. Pour faire
valoir tant de mérites, une conversation entrainante, une
plume vive, éloquente, chaleureuse, un don de pe1'suasion
exceptionnel, s'imposant 11 la fois par la d1'oiture de sa
convietion et par une bienveillance sympathique et tout a
fait chevaleresque. De la cette influence qu'il ex ere a sur son
pays; cal' il a été l'un des t1'ois hommes en quí s'est résumé
le mouvement révolutlonnai1'e des colonies anglaises. On a
dit que « Washington en avaitété l'épée, John Adams l'élo-
quence, et Jefferson l'auto1'ité. »




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Cette autorité, ill'avait conquise des avant la révolution.
Un de ses biographes, Wirt, fait observer qu'a cette époque
la Virginie retlétait l' Angleterre; la société y était surtout
aristocratique. Jefferson, des sa plus tendre jeunesse, avait
montré une visible antipathie pour les gouts du monde
au milieu duquel il vivait. Il manifestait ouvertement son
penchant républicain sans rever, plus qu'aucun de ses com-
patriotes d'alors, l'émancipation des colonies. Au début de
l'opposition, il en était aux remontrances adressées au Par-
lement et aux respectueuses suppliques au roi. Il publia
meme, en 1774, une brochure sous ce titre : Vuessommaires
des droits de I'Amérique anglaise. Ce pamphlet, écrit en ce
style de feu qui était particulier a Jefferson, et avec ceHe
haute raison qui le caractérisait, produisit une vive impres-
sion en Angleterre. Edmond Burke, en le faisant réimprimer
a Londres, signala Jefferson a la vindicte du 'parti hostile
aux colonies. « J'ai été informé, dit-il dans ses lUémoires,
que cet écrit m'avait procuré l'honneur d'avoir mon nom
inscrit sur une longue liste de proscription insérée dans un
bill d'attainder, projeté dans l'une des chambres du Parle-
ment, mais supprimé avant de voir le jour, quand la marche
rapide des événements eut conseillé un peu plus de pru-
dence. Montague, agent de la chambre des représentants en
Angleterre, fit des extraits de ce bill, copia les noms et
envoya le tout a Peyton Randolph. Les noms étaient au
nombre de vingt, qu'il m'a répétés; mais je ne me rappelle
que ceux de Hancock, des deux Adams, de Peyton Randolph
lui-meme, de Patrick Henry et le mien. »


Jefferson, apres avoir organisé vigoureusement la lutte
des premiers moments par son activité, par l'autorité de sa
plume, par la domination de son talent, fit partie du Congres
de Philadelphie, OU sa réputation l'avait précédé. Il y prit
immédiatement une place importante, et John Adams a dit




JEFFERSON ET SON EPOQUE. 15


de lui, « que, bien qu'il fUt un membre silencieux, il était si
franc, si prompt, si explicite, si décidé, qu'il avait conquis
son cceur. » II en était ainsi de tout le monde; et iI faIlut
bien en effet que cette influence acquise par Jefferson fUt
réelIe, cal', lorsqu'apres le débat solennel ou se résolnt la
déclaration d'indépendance, Jefferson fut éln président du
comité des cinq membres chargé de préparer l'acte dont nous
avons dit et dont on sait que la rédaction est son ceuvre.


On a 'contesté, par la suite, 11 Jefferson ce principal et
immortel titre de sa renommée; on a prételldu, en prenant
ponr prétexte le mutisme de Jefferson au sein du Congres,
qu'il avait noté, fait par fait, mot par mot, tout ce qui avait
été dit dans cette solennelle discussion sur les droits et sur
les souffrances des colonies, et qu'iJ n'avait eu plus tard que
la peine de les résumer. On a ajouté, que Jefferson ayant eu
pour coIlaborateurs quatre autres membres du Congres qui
avaient nécessairement participé 11 la rédaction de l'acte
d'indépendance, ayant droit d'approuver ou de rejeter ce
qui y était renfermé, on ne pouvait pas rigoureusement dire
qu'il fUt rauteur de ce manifeste.


Cette contestation de son principal titre de gloire donne
la mesure des attaques auxquelles Jefferson a fourni matiere
quand l'esprit de parti s'acharna apres lui. Aucun de ses
contemporains, de ses amis, de ses collaborateurs ne lui a
dénié ce titre; et il faudrait luí supposer une audace sans
pareilIe, s'il n'y avait pas eu de droit, pour admettre qu'il
eut recommandé dan s son testament qu'on inscrivit sur sa
tombe dont il avait lui-meme rédigé l'épitaphe :


lei est enterré Thomas Jefferson, auteur de la Déelaration de
l'indépendanee, des Statuts de la Virginie pour la liberté reli-
gíeuse, et fondateur de l' Université de la ViI'ginie.


Je rappellerais en outre qu'on a trouvé dans ses papiers
la minute de cet acte avec les surcharges d'Adams.




16 RÉPUBLIQUE AMÉRICAlNE.


La vie de Jefferson, vie toute melée aux affaires de son
pays, a été bien remplie. Jusqu'a sa sortie de la présidence,
apres huit années d'exercice du pouvoir, il ne quitta pas un
seul instant la scene politiqueo


Il s'était retiré du Cougres peu apres la proclamation de
l'indépendance, mais pour prendre place dan s la législature
de son État. Ce n'était pas amoindrir son role; il avait ceHe
ferme conviction qu'une machine poli tique ne peut fonc-
tionner régulierement qu'autant que tous ses rouages sont
en harmonie parfaite et dan s les moindres détails. Le but
de Jefferson, en passant de la scene du Congres a celle d'une
simple législature d'État, était de faire adopter dans la Vir-
ginie des 10is conformes a l'esprit qui avait présidé aux
solennelles conquetes du Congreso


Il fut élu gouverneur de la Virginie en 1779, et occupa ce
poste important pendant deux ans; puis il résigna ses fonc-
tions, et rentra au Congres en 1783.


On a beaucoup calomnié Jefferson. En voulant combattre
l'homme politique et le philosophe impie, on a souvent
accusé a tort les sentiments de l'homme. Ces sentiments,
je dois le di re, étaient irréprochables. On a prétendu, par
exemple, que JeITerson était dur a ses esclaves, et madame
Trollope va jusqu'a lui rcprocher G'avoir fait des enfants a
ses négresses, sans doute dans le dessein d'augmenter le
nombre de ses souffre-douleurs. Je ne chercherai pas a
savoir si Jefferson a ou non fait ce dont l'accuse madame
Trollope; mais il n'est pas admissible que l'homme qui, aux
dépens de sa propre fortune (car Jefferson était possesseur
de nombreux esclaves), avait introduit dans l'acte d'indépen-
dance un article relatif 11 l'abolition de l'esclavagc (1), qui a
tenté d'énergiques efforts pour abolir le trafic des noirs dans


(1) Cet article fuI rejeté par le Congrés.




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. ti


la Virginie, ait montré cette contradiction si grande d'etre
huma in en théorie et méchant en pratique. Cela se voit
quelquefois; mais cela n'était pas dans la logique d'un
caractere aussi droit, aussi ferme, aussi franc que celui de
Jefferson.


Dans la pratique, d'ailleurs, la vie de Jefferson est pleine
de traits d'une bonté exquise et d'une bienveillance qui
condamne ces ridicules accusations. En voici un exemple :


En 1779, pendant qu'il était gouverneur de la Virginie,
des cavaliers anglais faillirent le fail'e prisonnier. Il ne dut
son salut qu'a la vitesse de son cheval, et se rMugia dans
les montagnes de Cartel', ou il se trouvaexposé aux plus
grands dangel's. Voici comment il se vengea. Peu apres, le
Congres ayant jugé prudent de retenir des prisonniers
allglais jusqu'a ce que leur gourvernement eut ratifié le
traité sigüé a Sal'atoga par le général Burgoyne, ces troupes
furent envoyées a Charlottesville, en Virginie, dans de mau-
vais baraquements ou les approvionnements étaient insuffi-
sants, et ou ces malheureux souffraient horriblement du
froid et de la faim. Jefferst'Jn vint a leur secours aussi géné-
reusement que possible, décida quelqucs-uns de ses voisins
a raider dans cette bonne amvre, et prodigua aux soldats
ennemis vetements, nourriture, tout ce qui devait enfin
adoucit· leur captivité. A peu de temps de la, le Congres
ordonna de les tl'ansférer dans une autre localité ou ils
allaient se trouver exposés aux memes épreuves que 1'hu-
manité de Jefferson avait conjurées. Cette nouvelle pro-
duisit une vive émotion parmi les prisonniers. Jefferson
plaida leur cause en termes si chaleureux, qu'il obtint du
Con gres de ne rien changer a leor situation. Les officiers
anglais, en quittant la Virginie, envoyerent une adresse de
remerciments a Jefferson; et, quand il visita l'Angleterre, iI
y recueillit des témoignages de sympathie et de reconnais-




18 RÉPUBLIQUE AMERICAINE.


sance qui lui prouverent le bon souvenir que les prisonniers
avaient gardé de son hospitalité.


De tels sentiments ne se contredisent pas, et le cceur d'un
homme ne change pas selon la couleur de la pea u des autres
hommes. Cette bienveillance de .Tefferson était le résultat
d'une des plus ardentes aspirations de son ame. « II avait
fait, dit Wirt (Éloge de Jefferson) , un reve généreux qui
occupa sa jeunesse et le poursuivit toute sa vie : le reve
de l'homme émancipé sur toute la terreo »


.Tefferson ne siégl'\a q u'un an au Congreso En 1784, iI fut
nommé ministre résidant a Paris. Il laissa pour adieu aux
États-Unis un travail tres remarquable sur le systeme moné-
taire.


JI séjourna six ans en Europe, et s~ lia a París avec Con-
dorcet, d'Alembert, Morellet et tous les hommes d'élite dans
la science et dans les lettres. Cette société, élégante encore
et déja agitée, convenait merveilleusement a l'esprit vif et
impressionnable de .Tefferson. Un de ses juges les plus
séveres lui a reproché un penchant excessif a s'enthousias-
mer pour tout ce qui était nouveau. Dans de certaines
limites, et quand il s'agit d'une nature fortement trempée
comme l'était ceBe de .Tefferson, ce n'est pas la, a propre-
ment dire, un défaut : c'est une ressource, et aussi la cause
de bien des progres sérieux .


.Tefferson s'imprégna bientot de l'esprit francais ; il Y avait
du gout d'ailleurs. L'esprit de ce temps avait surtout prise
sur lui; aussi trouvé-je tres justes ces mots par lesquels
M . .T.-J. Amperc, dans son livre sur I'Amérique, a carac-
térisé .Tefferson : « Homme différent de la vieille race
anglo-américaine, et presque semblable a un Francais du
XVlIle siecle. » C'est bien la .Tefferson apres son premier
voyage en France. Oui, il est alors tout a fait Francais par
l'élégance de ses manieres, par la vivacité de son intelli-




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 19


gence; mais il est Francais du XVIII" siecle par l'indépen-
dance de son esprit et par son mariage avec la philosophie
du temps; il est frondeur, révolutionnaire, sceptique, épi-
curien; il procede du Dictionnail'e philosophique.


II rentra en Amérique en '1790. Washington lui offrit le
poste de secrétaire d'Etat. Jefferson hésita longtemps; ses
gouts, ses habitudes, ses amitiés, le rappelaient a Paris
qll'il aimait.


Je ne puis a ce propos me dispenser de citer ce passage
de ses Mémoires relatif a la France :


(e La bonté, la prévenance des Francais pour les étran-
« gers, sont, dit-il, san s égales, et l'hospitalité de Paris
« surpasse tout ce que j'aurais crll praticable uans une
« grande cité. Leur sllpériorité dans les sciences et les
« dispositions communicatives de leurs savants, la politesse
t( générale des manieres, l'aisance et la viva cité de leur
« conversation, donnent a leur société un eh arme qu'on ne
« trouve pas ailleurs ... Interrogez un homme qui a voyagé,
« a qllelque nation qu'il appartienne, et demandez-lui dans
« quelle contrée sur la terre il préférerait passer sa vie, il
« vous répondra : Dans ma patrie san s doute, ou j'ai tous
« mes parents, toutes mes relations, ou je retrollve les pre-
« mi eres affections et les plus doux souvenirs de ma vie.
« - Et, en second lieu, quel serait votre choix? - La
« France. »


Il faut tout dire aussi, Jefierson avait joué une sorte de
r61e dans les premieres émotions de la Révolution francaise.
Il personnifiait une forme de gouvernement qlli était le pro-
duit également d'une révolution ou il avait pris une large
part. Les partis avaient les yeux sur lui, sans compter que
ses lumieres et son expérience inspiraient une certaine
confiance. Le général La Fayette s'était attaché a lui, et
Jefferson s'était trouvé maintes fois appelé a des réunions


o




20 RÉPUBLIQUE AMÉRICAIl\"E.


ou ses conseils avaient été sollicités. Tout en s'abritant der-
riere son caractere officiel de ministre d'une puissance amie
pour échapper au role qu'on lui imposait, il ne manquait
pas de se laisscr alIer volontiers a la tentation. Son tempé-
rament, ses principes politiques, un besoin impérieux de
se meler des alfaires d'autrui, et qui est resté le fond de
la doctrine de son parti, le poussaient a ne pas trop résister
a cet entrainement.


Ces diverses n~ances dans les sentiments qui agitaient
alors Jelferson sont clairement indiquées dans ces passages
de ses Mémoires :


« On choisit, dit-il, un comité pour la rédaction d'un
« projet de constitution, et l'archeveque de Bordeaux en fut
« nommé président. Il m'écrivit, en cette qualité, a la date
« du 20 juillet, pour m'inviter a me rendre au comité et a
« assister a ses délibérations; mais je l11'excusai sur des
« motifs de la derniere évidence. )) Ces motifs, on le devine,
étaient le caractere spécial de sa mission, et ses devoirs
«( limités a ce qui eoncernait les intérets de son pays. »


La discussion va son train sans Jelferson; mais voila
qu'on ne s'entend plus. Je reprends iei le récitde Jeffersoil :
« Je recus, dit - il, un billet du l11arquis de La Fayette, qui
«( l11'annoncait son intention de venir le lendemain me
« demander a diner avec six ou huit amis. Je l'assurai qu'ils
« seraient les bienvenus. Je vis arriver elfectivement La
« Fayette lui-meme, Duport, Barnave, Alexandre Lameth,
« Blacon, Mounier, Maubourg et Dagoust.


« La nappe enlevée el le vin placé sur la table, suívant
« l'usage américain, le marquis entama le sujet de la eonfé-
« rence.


(( Les discussions commencerent a quatre heures et conti-
« nuerent jusqu'a dix heures du soir. Pendant tout ce temps,
« j'écoutai en silence une discussion calme et pleine d'une




JEFFERSON ET SON ÉrOQuE •. 2t


{( candeur peu habituelle dan s le conflit des opinions poli-
« tiques. »


J'ai des doutes sur ce silence absolu de Jefferson pendant
six hcures de discussion sur des matieres oil ron dut plus
d'une fois, 1:1 coup sur, lui demander son opinion.


« Mais, continue-t-il, il me restait l'obligation de me
« justifier. J'allai le lendemain dans la matinée trouver
« M. de Montmorin, et je lui expliquai avec vérité et avec
(( franchise commcnt une conférence de ce caractere avait
(( eu lieu chez moi. 11 me dit qu'il savait déja tout ce qui
(( s'était passé; que, loin de prendre ombrage de l'usage qui
« avait été fait de ma maison dan s cette circonstance, iI
(( désirait vivement que j'assistasse habituellement 1:1 de
( semblablcs conférences, persuadé que je ne pourrais qu'y
( étre utile, en modérant les esprits trop exaltés et en n'ap-
« pUy:1llt que des réformes praticables et salutaires. Je lui
« répondis que je connaissais trop bien mes devoirs envers
« le roi, la nation et mon pays pour prendre' aucune part 1:1
« des conseils relatifs 1:1 la forme du góuvernement intérieur
« de la France. ))


Malgré ces tres louables protestations de Jefferson sur le
caractere de son mandat, il me semble que le ministre fran-
cais lui fait trop beau jeu ou qu'il se donne une trop belle
part, pour n'avoir pas abusé un peu de l'étrange autori-
sation.


Quoi qu'il en soit, on comprend que la tentation, lorsque
Washington lui offrit d'entrer au pouvoir, était trop vive
pour Jefferson, surtout 1:1 un moment oil les événements
avaient pris un caracLere bien autrement en analogie avec
ses propres idées, pour qu'il ne préférat pas revenir en
France. Mais, soit exces de prudence de sa part, et crainte
d'un piége oil iI serait facilement tombé, soit sentiment de
l'importance des services qu'íl pouvait rendre a son pays


RÉPUBLIQGE AlIÉRlCAINE, T. 1[.




22 REPUIlLTQUE A~IÉRICAI¡';E.


dans le poste qui lui était offert (1), soit défiance de la mise
en pratique d'une consti tution nouvelle contre laquelle il
s'était vivcment pronoIlcé, soit enfin prescience du role
important que son opposition 11 la politique de Washington
allait lui assurer, il accepta l'offre d'entrer dans le cahinet.


Son peu de sympathie pour la constitution américaine que
soixante années d'épreuves n'ont pas encore cntamée est
manifeste dans les nomhreuses et éloquentes lettres qu'il
adressa, 11 ses amis de cette époque : 11 Adams, 11 ~fadison, ~I
Washington lui-meme. En résumé, illui pamt si difficile de
rectifier cette muvre acclamée par le pays tout eotior qu'il
se félicite a la fin qu'elle ait été acceptée par les conventions
des États, se reposant, dit-il quelque part, « sur le bon sens
« et la droiture de ses cOl1citoyens du soin d'y fnire les
« changements qui y seraient jugés nécossail'cs. ))


N'est-ce pas une preuve de hon sens et de dl'Oiturc qu'i!
dOl1fwit la lui-meme?


lVlais une fois instaUé dans le cOl1seil de Washington, il
ne tarda pas 11 se montrer en désaccord avec presque toutes
les idées qui dominaient dalls le cabinet, et bientot une
scission complete éclata entre lui et ses collegucs 11 propos
d'UI1 pl'ojet de banque nationale. Jclfersoll se démit de ses
fonctions et se retira sur sa terre de MonticeJ lo.


Cette rupture, ce ne fut pas Washington qui la provoqua,
et peut-etre Jeff8l'son ne se montra-t-il pas tout 11 raíl juste
en en faisant retomber la respoosabiJité sur I'illustre géné-
raI. La luite était entre Jefferson et son colJegue au cabinet,


(i) Jeffcrson avait á cet égard nne trés belle doctrine qu'il a développée en Iré s bOllS
termes clans ce passage d'nne lelt,'e á Édollard Ruttledge, • Chaque hommo esl débitcur
~ enn'fS son pays d'une somme de sen"ices }lToport.ionnee au! fu\,('ul'::; quo lui ont.
It déparLies la natufe et la forlune. Les pauvres d1esprit peuvent s'aeqllittcr arre jles
« jetons j mais de vous, mon ami, on cst en droit d'cxigcr de vél'ilaLlas esperes. QtwllLl vous
« rendrez YOS compt~s li haut,.tl n'y aura pas moyen d'invoqucr la 101 sur,les banqueroutes
• pour vous en tirer en payallL taTlL ponr cent., ~n rcndant a un seul Etat ce que vous
« de"!p.z a la Conf8dération touL enlicre. )1




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE.


Hamilton. Washington avait entrepris la tache difficile de se
servir de ces deux hommes d'opinions et d'idées si diverses,
comme contre-poids l'un de l'autre. Afin meme d'éviter
entre eux des dissentiments et des discussions inévitables
sur les questions traitées en conseil, ¡lles consultait a part,
approfondissait l'affaire avec chacun d'eux, de fa con a
écarter toute explosiono Il ne put que retarder un dénoÍl-
ment f:lcheux, mais inévitable. Washington fit la un tour de
force de prudence, et sa conduite en cette occasion dessine
en entier le caractfre de cet homme, qui eut pour constant
mobile de sa vie la prudence et l'esprit de conciliation.


L'opposition de Jefferson n'était pas seulement une ques-
tion de fait isolé; elle reposait sur un principe qui a été le
fondement d'une doctrine d'ou est sorti un pal'ti politique,
celui des antifédéralistes, désigné aujourd'hui sous le 110m
de parti démocrate, désignation qui n'a aucune signification
particuliere aux États-Unis. lHais au moment ou se fonda
l'opposition dont JeITerson devint le chef, l'antifédéralisme
signitlait beaucoup, parce que les fédél'alistes, ayant a leur
tete Washington, John Adams et surtout Hamilton, repré-
sentaient avec des tendances aristocratiques incontestables,
un enthousiasme tres marqué pour la constitutioll angtaise,
et un effort incessant 11 centralise1' le pOllvoir, conséquem-
ment a le personnifier dan s le Président. Les antifédéra-
listes, tres défiants cont1'e la constitution et contre les
facilités d'usurpation qu'elle laissait au Président, récla-
maient énergiquement des d1'oits spéciaux pou1' les États, et
spéciflaient leur action isolée dans I'esprit général de la
machine politique.


La rupture entre Washington et Jeffe1'son fut tout a fait
sérieuse; ils devinrent irréconciliables, malgré l'estime
qu'ils conserverent l'un pour l'autl'e et l'admiration que
Jefferson ne manqua aucune occasion de professer haute-




24 RÉPUBLIQt:E AMÉRICAI~E •.


ment pour Washington. Témoin sa lettre au docteur WaIter
Iones et qu'il est utile pour la mémoire de I'un et de l'autre
de signaler :


« Vous avez regardé comme périlleuse la tache que vous
« avez entreprise de mettre la réputation du général Was-
« hington hors des atteintes de la coalition fédéra~e. Je ne
« suis pas en cela de votre avis; vous avez donné la véri-
« table histoire de ce qui s'est passé dan s son esprit au
« milieu des SCfll1eS d'épreuves par lesquelles il a passé et
« des séductions qui I'ont égaré san s le corrompre. Je crois
« avoir connu le général Washington intimement et a fond,
« et si j'étais appelé a tracer son caractere, voici a peu pres
« comme je le ferais :


« Son esprit était vaste et puissant, san s etre pourtant tout
« a fait du premier ordre. Sa pénétration était grande quoi
c( qu'elle ne fut pas aussi vive que ceBe d'un Newton, d'un
« Bacon ou d'un Locke; et d'apres ce que fai vu, il n'a
« jamais existé de jugement plus solide que le sien. Il était
« lent dans ses opérations, cal' l'invention et l'imagination
c( lui étaient de peu de secoms; mais ses concl uSlons étaient
c( sures ..... Certainement aucun général n'a plus judicieuse-
« ment combiné ses plans de batailles. Mais si ce plan était
« dérangé pendant l'action, et que des circonstances impré-
« vues vinssent en contrarier quelque partie, il était fort
« lent a la rajuster; aussi lui arriva-t-il souvent d'échouer
« sur le champ de bataille ... Il était inaccessible a la crainte,
« affrontait personnellement le danger avec; la plus calme
« indifférence. Peut-etre la prudence était-elle le trait le
« plus prononcé de son caractere. Il n'agissait jamais avant
« d'avoir murement pesé toutes les circonstances, et toutes
« les considérations; s'arretant s'il lui venait quelque
« doute; mais des que sa résolution était prise, aBant 11 son
« but a travers tous les\obstacles. Son intégrité était la plus




JEFFERSON ET SO~ EPOQUE. 25


« pure, sa justice la plus inflexible que j'ai· connues... Il
« était bien dans toute l'étendue de ces expressions, un sage,
« un homme bon et un grand homme. Sa constitution était
« naturellement irritable, el. fortement tendue; mais des
(e réflexions et une volonté forte lui avaient fait acquérir
« sur ceUe disposition un empire habituel et constant. Si
« par extraordinaire, eependant, il lui arrivait de sortir de
« ses bornes habituelles, sa colere avait quelque eh ose
ee d'effrayant ... En sommc son caractere pris en mas se était
« parfait, n'offrant aucune partie vieieuse, et bien peu de
« médioeres ... Il eut le mérite et la destinée singuliere de
« eommander les armées de son pays durant toutes les
{( vieissitudes d'une guerre difficile, dont l'indépendance de
« la nation fut le prix; d'avoir su diriger ses conseils pendant
« les premieres éprcuves d'un gouvernement nouveau dans sa
« forme et dans ses principes jusqu'a ce que ses institutions
« eurent pris une assiette stable et réguliere, et d'observer
« pendant toute sa carriere civil e et militaire un rcspect si
« religieux pour les lois, que 1'histoire du monde n'en offre
« pas un autre exemple. Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir
« de périlleux et de délicat a faire l'apologie d'un tel hornme.
« Je suis pers1ladé que l'immense majorité des républicains
« a de lui la meme opinion que moi. ))


Celte lettre est daté e du 2 janvier 1814.
Washington et JelI'erson ne se revirent plus guere apres


leur rupture; toutes relations cesserent entre eux. « Pen-
« dant que Jeffersou fut vice-président, dit Jared Sparks,
« quoiqu'il passat pres de l\lount-Vernon en se rendant de
« Monticello a Philadelphie pour se trouver au Congres
« pendant deux sessions ré~ulieres et une session extraor-
« di naire, ayant la mort de Washington, il n'alIa jamais chez
« luí, et ne le vit plus jamais, depuis qu'ils s'étaíent séparés,
« ti l'époque de l'inauguration deM. Adams. ))




26 RÉPURUQUE AMÉRICAINE.


Il n'en fut pas de meme avec ce dernier. Brouillés a la
suite de dissentiments politiques, ils se réconcilierent sin-
cerement quelques années avant leur mort. La si longue et
si profonde amitié qui avait existé entre ces deux hommes
illustres ne pouvait pas manquer de se renouer apres qu'ils
se furent retirés l'un et l'autre de la scene politique, et on
peut dire qu'une des parties les plus intéressantes de la
volumineuse correspondance de Jefferson est ceHe qui
contient ses lettres a Adams sur des sujets qui témoignent
de leur patriotisme et de la vaeiété de leurs c6nnaissances a
tous les deux.




§ :2.


Jefferson concurrent d'Adams a la présidenee.-11 se retire devant celui·ci.
- Son heure n'était pas venue. - Ses défiances contre Hamilton. -
Définition de la politique de Jefferson. - Il admet l'opposition. - 11
est le fondateur réel de la République. - Mouvement pour l'élection
d'un président. - :Mceurs politiques des États-Ullis. - Présidence de
Jefferson. - Son inJluence sur son époque et sur l'avenir. - Opinions
de Jefferson en morale ct en rcligion. - Ses mémoires. - Sa corres·
pondance. .


La politique arracha bienLót Jefferson 11 sa retraite stu-
dieuse. Washington venait de descendre du pouvoil'. John
Adams et Jefferson furent done les deux candidats sérieux
11 la pl'ésidence. POUl' cette jeune nation qui ne compLait
encore que huit années d'existence politique, il Y avait déja
un parti du passé et un parti de l'avenir. John Adams conti-
nuait Washington; Jefferson ouvrait les portes 11 une nouveIle
politiquE'o JeffersoIl, 11 vrai dire, n'avait autour de lui qu'un
grouJle de quelques disciples. Adams comptait de son cóté
le pays entier, encore tout plein de vénél'ation pour ses
héros de l'indépendance, et tout pénétré de l'infaillibilité
des doctrines au milieu desquelles on l'avait en quelque
sorte élevé. Jefferson, quoique appartenant 11 ceUe pléiade
de demi-dieux respectés, avait nécessairement froissé les
croyances par son opposition 11 Washington. Rien de plus
naturel done que sa défaite dans sa rivaIité avee Adams, a
qui il était bien supél'ieur eomme talent. Mais iI avaít un si
grand sens pratique, qu'iI comprit bien vite les fae]¡euses




28 REPUBLIQUE AMÉRICAINE.


conséquences d'une lutte sans éclat pour lui; il alla au
devant du résultat prévu, et écrivit a ses amis pour les invi-
ter a porter leurs votes sur Adams. lIle tit surtout en vue
d'une opposition a Hamilton de qui les principes par trop
anglais et par trop monarchistes l'effra~'aient et l'inquié-
taient. Nous avons rapporté plus haut la distincton que
Jefferson établissait entre les doctrines de ces deux hommes,
et naturellement il devait pencher du coté d'Adams. Il écri-
vit a ce sujet a Madison, le i ee janvier 1797 : « Si ron pou-
« vait déterminer M. Adams a administrer le gouvernement
« conformément aux véritables principes de notre constitu-
« tion et a abandonner ses préventions en faveur de la
« constitution anglaise, iI Y aurait a examiner si .le bien
« public n'exigerait pdS que nous nous entendissions pour
« assurer sa nomination aux élections prochaines. C'est la
« seule barriere que nous puissions opposer a Hamilton. ))
Dans un autre passage de la meme lettre, il avait dit :
« Le seul désir de remettre notre navire dan s sa direction
«( républicaine et de l'empécher de trop dériver de sa véri-
« table route, aurait pu me déterminer a me charger du
« premier poste, et le second est le seul au monde qui
« puisse laisser mon esprit dans l'incertitude, s'il me con-
« vient mieux d'avoir ou de ne pas avoir a le remplir.
« L'orgueil n'est pour rien dails la question, car je tiens
« pou!' la maxime des vieux Romains : que le général de la
« veille doit etre, s'i] le faut, soldat le lendemain. D'ailleurs,
« quant a M. Adams en particulier, iI ne peut rien y avoir
« de blessant pour moi a etre placé par rapport a Iui dans
« une position secondaire : je suis entré apres lui dans la
« vie, apres lui au Congres, dans la carriere diplomatique,
« et plus récemment encore dans notre gouvernement
« civil. » A Adams lui-meme iI écrivait a la meme date:
« Puisse votre administration etre pleine d'honneurs et de




JEFFERSON EN SOS tpOQUE. 29


« satisfaction pour VOUS, et d'avantages pour nous tous;
« c'est le vmu sincere d'un homme qui, malgré les divers
« illcidents survenus, ou imaginés dan s le cours de noire
« voyage pour nous diviser, conserve néanmoins pour vous
(e la solide estime qu'il a coneue, a l'époquc ou nous tra-
(e vaillions ensemble pour I'indépendance de notre patrie, et
« les sentiments les plus vrais de rcspect et d'attache-
« ment. ))


Voilil, certainement, des paroles d'un véritable patrio-
tisme, et d'une abnégation personnelle qui vaut bien ceBe
de Washington.


Jefferson, nous le savons déjil, fut élu vice-président.
Pendant les quatre années de cette fonction secondaire,


il s'occupa d'asseoir d'une maniere plus solide ses doctrines
llouvelles; Adams, écho immuable de la politique de
Washington, aida a cette conquete de Jefferson sur l'esprit
de ses concitoyens. On pouvait 'des lors croire que l'élection
de Jefferson comme président, a l'expiration du mandat de
John Adams, ne serait pas douteuse; elle présenta cependant
ce singulier incident, que, n'ayant pas eu la majorité suffi-
sante sur son compétiteur Aaron Burr, son élection dut etre
portée devant la Chambre des représentants, aux termes de
la Constitution, et ce ne fut qu'au trentc-sixieme tour de
scrutin que la majorité se déclara en sa faveur.


Jefferson avait pour compétiteur un homme de la meme
école politique que lui. Seulement, le colonel Aaron Burr
était moins vif et moins tranché dans ses opinions; ou pour
mieux dire, par les concessions qu'il avait faites préalable-
ment aux deux partis, on pouvait le regarder comme une
transition naturelle de rancien au nouveau systeme. La lutt.e
des scrutins au sein de la Chambre des représentants ne
laissait pas que de donner quelques inquiétudes dans le pays.


Pendant cette discussion se passa entre Adams et Jefferson




30 RÉPUflLIQUE A)¡f:RlCAli\E.


une scene assez vive que celui-ci a racontée plus tard dans
une lettre au docteul' Rush. Les fédéralistes de qui dépen-
dait le dénouement de ce ballottage paraissaient décidés,
pou!' y mettre fin, 11. placer le président du Sénat 11. la tete du
gouvernement. C'était un véritable coup d'État qui, accompli
par des hommes d'opinion généI\:llement peu républicaille,
renversait la Constitution, remettait toute la société améri-
caine en question, ouvrait la voie 11. des combinaisons cou-
pables. Jeifersoll eifrayé de ce plan alla trouver Adams non
moills inquiet d'une telle résolution et I'engagea 11. intel'venir
pour opposer son refus a une mesure aussí désespérée.
« lU. Adams, » raconte Jefferson, « s'échauffa et me dit avec
« une véhémence qu'il n'avait jamais montrée a mon égard :
« L'événement de I'élection est entre vos mains, Monsieur;
« vous n'avoz qu'1l. vous engager a rendre justice aux créan-
« ciers do I'État, 11. entretenir la marine, 11 ne pas éloigner
« ceux qui occupent actueIlemellt les places, et le gouver-
« nement sera remis dans vos mains 11. I'instant meme; car
« nous savons bien que telle est la volonté du peuple. »
« M. Adams, répondis-je, je ne sais ce qui dans ma vie poli-
« tique ou dans ma conduite privée peut autoriser le moin-
« dre SOUP00n sur ma fidélité 11 remplir les engagements
« publics; mais je proteste que je n'entrerai jamais au gou-
« vernement pár capitulation. Je veux y arriver en parfaite
« liberté de suivre la dírection de mon propre jugement. »
« Eh bien, dit M. Adams, les choses suivront leur cours. ))


Le dangor était réel. Adams malgré sa réponse, et surtout
parce qu'il savait que « telle était la volonté du peuple )) que
Jefferson fut élu, et frappé des conséquences de la résolu-
tíon médítée par le Sénat, intervint; d'une autre part un
ami intime de Jefferson déclara que celui-ci s'engageait a ne
poínt remplacer les fonctionnaires secondaires, et le scrutin
se p¡'OnOn0a en sa faveur.




JEFFERSO:-l ET SON ÉPOQUE.


La République américaine venait d'échappel' 11 un véritable
danger, et plus que jamais on dut se féliciter du triomphe
de Jefferson.


Ce prétexte, bien futile en vérité, a son importa n ce aux
États-Unis ou le triomphe d'un parti est toujours et néces-
sairement l'occasion d'un remaniement complet des fonc-
tionnaires publics, des plus hauts aux plus minces emplois.
Nous y insisterons en temps opportun.


Jefferson monta au siége présidentiel en 180'1, et inaugura
le nouveau Capitole a Washington-City.


Le premier acle de Jefferson, fut son message d'inaugura-
tion ou il s'aitacha 11 faire ressortir la grandeur et la su reté
des pl'iucipes républicains et 11 rabaisser la royauté aulant
que le royalisme lui-meme. C'était moins une profession de
foi dont ses idécs bien connues le dispensaient, qu'il enten-
daitfaire, qu'une manifestation énel'gique de la voie nou-
velle qu'il ouvrait a la Conslitution, et de sa rooolution de
I'y maintenir. Chef de par ti , iI n'avait pas les préju:;\'és qui
lient d'ordinaire les hommes a un parti •. Il avait dit antérieu-
rement : (( Je ne suis pas fédéraliste, parce que je n'ai
jamais soumis mes opinions au symbolc d'un parti quel-
conque, ni en religion, ni en pllilosopbie, ni en politique, ni
en toute autre matiere ou il m'a ctc possible de juger par
moí-meme. Une telle soumissioa est pour un agent moral et
libre la derniere des dégradations. Si je ne pouvais aIler au
ciel qu'avec une secte, je n'irais pas du tout. Je vous pro-
teste donc que je ne suis pas du parti du fédéralísme; mais
je suis beaucoup plus éloigné d'étre antifédéraliste. J'ai
approuvé des le príncipe la grande mas se de notre consti-
tution. ))


Jcfferson n'était donc pas des coteries. Son opposition
n'était pas contre la Constitution ; il en voulait I'application
non seulement dans la leUre, mais dans l'esprit. L'esprit


o




52 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


de la ConstituLion était républicain; la voie oil ron tendait a
la faire entrer lui donnait des semblants de monarchie; il
redoutait par dessus tout l'absorption des États par le po u-
voir central, et iI cntendait rendre aux États leur part
d'action individuclle. C'était Hl le point de départ de rUnion;
en eITet, au moment oil éclata la révolution, les États stipu-
lerent dans l'acte de résistance comme autant de nations
indépendantes, chacun conservant tous les droits qui
n'étaient pas incompatibles avec la confédération et n'accor-
dant au pouvoir central que la somme d'autorité nécessaire
pour qu'iI accomplit les services qu'on attcndait de lui.
Cette doctrine est nettement définie par Jefferson dans ce
passage de ses mémoires : « Ce n'est pas la consolidation
(( ou centralisationdes pouvoirs, mais leur distribution
(( bien ordonnée, qui constitue un bon gouvernement. Si ce
( grand territoire n'était pas déja divisé en plusieurs États,
(( il faudrait opérer eette division pour que chaeune de ces
(( agrégations ainsi distribuees fit par elle-meme, ce qui
( l'intéresse directement, et ce qu'elle peut faire beaucoup
(( mieux qu'une autorité éloignée. Chaque État est lui-meme
(( divisé en comtés dont chacun prcnd soin des intérets ren-
« fermes dans ses limites particulieres; chaque comte se
( partage en districts ou cantons (towllships or wal'ds), pour
( la gestion d'intérets encore plus spéciaux, et enfin chaque
« district se compose de fermes dont chucune est régie
(( par l'individu qui en est propriétaire. Si nous attendions
« de Washington ('1) l'ordre de semer et de moissonner,
(( nous manquerions bientot de pain. e'est par cette répar-
« tition graduelle des 80in8 de tous, en descendant des
(( intérets généraux aux intérets individuels que la
(( musse des affaires humaines peut etre administree de


(1) Cette lettre a été écrite de Paris.




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 53


« la maniere la plus conforme au bien et a la prospérité
« de tous. »


Le pacte fédéraliste n'a d'autre force que celIe-la; cette
division des pouvoil's et des dl'oits y est formellement éCl'ite:
l'abus ou les tendances monal'chistes pouvaient en fausser le
sens, et c'est ce que Jefferson voulait empecher. n était dans
le vrai et prévoyant lorsqu'il groupa autour de lui les élé-
ments d'une opposition, laquelle s'appuyait beaucoup plus
sur la raison que sur l'ambition. Jefferson considéra les huit
années d'administration de Washington, sauf a s'en séparer,
et les quatre années de présidence d'Adams comme une
étape nécessaire entre le point de départ et la conquete défi-
nitive des libertés dont il représentait le principe. Il en
séma le germe sous forme d'opposition et de propagande de
parti. Ses doctrines a cet égard étaient tres franchcs et
montraient un désintéressement completo « Si les partiR
« n'étaient divisé s , » écrit-il en 1795, « que par une avide
« ambition de places, comme en Angleterre, il serait indigne
« d'un homme raisonnable et moral de se prononcer pour
« l'un ou pour l'autre. 1\1ais quand le principe du dissenti-
« ment est aussi essentiel et aussi prononcé qu'entre les
« républicains et les monarchistes de notre pays, je erois
(e qu'il est aussi honorable de prendre une po sitio n ferme et
e( tranehée et aussi immoral de ehercher a suivre une ligne
« moyenne, qu'il le serait de le faire a l'égard du parti des
« honnetes gens et de celui des fripons, entre lesquels tous
« les pays du monde se divisent. »


Les principes nouveaux que Jelferson apporta avee lui en
prenant le pouvoir, et qui dirigerent sa conduite furent :
10 Un attachement inviolable a la constitution fédérale, en
préfél'ant, quand il y aurait doute, l'interprétation la plus
rigourcuse a ceHe qui pouvait conduire a une extension
indéfinie du pouvoir; 2° la simplification de la comptabilité




34 RÉPUBLlQUE AMÉRICAIXE.


du trésor, de maniere ~l la mettre 11 la portée de l'intelli-
gence commune des citoyens (1); 3° la réduction de la dette
publique, des dépenses du gouvernement, N des places dont
il pouvalt disposer; 40 le maintien de la paix par tous les
sacrificos compatibles avec la su reté et la dignité du pays;
(jo la soumission aux inclinations et 11 l'opinion clairement
manifestée du peuple, oncore bien que cette soumission
exigeat le sacrifice de son opinionindividuelle.


Jefferson ne s'attendait pas 11 voir de tels principes se
populariser sans opposition; il était 1'ait a cette idée que
les hommes doivent etre divisés. (( Quoi qu'on fasse, ))
écrivait-il en 1790, « il y aura toujours dans iouto société
«( libre eL délibérante, des partis opposés, des dissensions
« violentes, des discordes; car la nature humaine est ainsi
« raite: il est presqu'inévitable que l'un ou l'autre de ces
« partis ne l'emportc plus ou moins longtemps. Peut-etre
«( celLe division est-elle nécessaire, pour que chacun des
«( deux surveille sans ces se et dénonce au public toutes les
«( entreprises de l'autre. )) Il allait plus loin en cette matiEll'e
si dangercuse, et considérait meme certaines manifestations
populaires comrne utiles et bonnes. A pro pos des troubles
qui avaient éclaté dans le Massachusetts, il écrivait le
16 janvier 1787, 11 Édouard Carrington: « Le peu de suitos
«( qu'ont eues ces érneutes semble avoir inspiré plus de COI1-
«( flance dans la solidité de nos gouvernements, et l'appui
(( que le peup!o lui-memo a prété a ces derniers, a eu icí (2)
«( une intluence tres sensible sur l'opinion. Je suís persuadé
«( que le bon sens du peuple sera toujours la meilleure
(( armée. On peut l'égarer un moment; mais il revient tou-
(( jours de lui-memc. Le peuple est le seul censeur de ceux


(1) Il reprochail a HamilLon d'al"oir fait le contraire.
(2) 'Vashington cite ici le siégc du gouvernement fédéral.




JEHERSON ET SON ÉPOQUE. 35


« qui le gouvernent; et ses jugements meme enonés ten-
« dent 11 les maintenir sans cesse dans les véritables prin-
« cipes tle leul' institution. Punir ces erreurs trop sévere-
« ment, ce serait détruire la seule sauvegarde de la liberté.»
Dans une autl'e lettre de la meme époque, revenant sur la
meme idée, il dit: « Les sociétés existent sous trois formes
« assez distinctes: 1° Sans gouvernement comme nos Indiens;
« ~o Sous des gouvernements oil la volonté de chacun
« exeree sa juste portio n d'influcnce; c'est ce qui caracLé-
« rise, a un degré tres faible a la vérité, les institutions de
« l'Angleterre, et a un degré tres éminent celles de nos
« divers États; 3° sous des gouvernements dont le principe
« est la forc8 : c'est le cas de toutes les autres monarchies
« et du plus grand nombre des républiques. Il faut avoir
« observé de pres ces gouvernemellts pOU!' concevoil' jus-
« qu'a quel point on est malheureux d'exister sous un pareil
« régime; c'est la domination des loups sur les moutons.
« C'est un probleme non encore résolu dans mon esprit,
« que de savoir si la premiere de ces lrois conditions n'est
« pas la meilleure; mais je crois qu'elle est inconciliable
« avec un certain accroissement de la population. Le second
« mode d'existence sociale présellte de nombreux avalltages;
« H.t oil il est établi, l'espece humaine jouit d'un degré pré-
« cieux de liberté el de bien-etre. Il a aussi ses illconvé-
« nients, dont le principal est la turbulellce a laquelle il est
« exposé; mais comparez ce mal a tous les genres d'oppl'es-
« sions inséparables de la monarchie, et il ne vous sem-
« blera plus rien. ,lIaZo pericuZosam líbertatem quam quietam
« servitutem. Cette turbulence a memc son utilité, elle
«( prévient la corruption du gouvernement, elle entretient
« uans les espl'its une attention plus génél'ale et plus sou-
« tenue aux affaires publiques. Je maintiens qu'une petite
« émeute de temps en temps est une cllOse aussi néces-




56 RÉl'UBLIQUE M1Él1lCAINE.


« saire au monde politique que les orages au monde phy-
{( sique. »


Enfin il basalt son systeme gouvernemental, en outre de
la rigide interprétation de la constitution, sur des considé-
1'ations d'un ordre matériel dont on ne peut contester l'exac-
titude: « Notre pays est trop vaste pour que toutes ses
« aifaires pussent etro régies par un gouvernement unique ;
« les hommes chargés du service public lorsqu'ils sont
« placés.a une si grande distance et 10iIl des regards de leurs
« cOIlstituants deviennent incapables de régler eL de sur-
« veiller tous les détails indispensables a la bonne adminis-
« tration des intérets des citoyens; et le meme éloignement
« mettant lems commettants dans l'impossibilité de décou-
« vrir leurs infidélités, invite les agents publics a la conup-
« tion, aux dilapidations, a la prodigalité. »


L'anivée de Jefferson au pouvoir fut done dans ioute
l'acception sérieusement féconde du mot, une révolution. Et
chose étrange! cette révolution s'accomplit san s effusion de
sang, ni bouleversement social. Il s'agissait de donner 11 la
constítution l'une des deux interprétations dont elle portait
le germe en son sein : tendances monarchistes ou institu-
tions républicaines. Washington et Adams avaient pensé
qu'il faHait essayer la république en préparant le peuple a
un.e transition vers la monarchie. Jefferson pour me servir
de ses propres expressions : « équipa le navire pour le ser-
vice auquel on voulait l'employer, » et voulut prouver « com-
bien sa marche serait facile avec des manCBuvres républi-
caines. » Jefferson fonda définitivement la république. Il
l'imposa par sa seule personnalité, san s avoir besoin de
recomir ni 11 la force, ni a aucune coupable intrigue. Sa
candidature était significative, son élection fut plus signifi-
cative encore. Le peuple était avec lui, il le savait. Son
passage au pouvoir a consolidé les principes qu'í! y apporta.




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE.


Toutes les aspirations aux idées monarchiques ont été
étouffées de ce moment.


Cependant il est singulier de voir comme on se méprend
généralement en Europe sur les agitations auxquelles donne
lieu chaque élection nouvelle d'un président aux États-Unis,
et sur les préparatifs qui précMent cette élection. Deux ans
avant I'expiration du mandat présidentiel, l'opinion publique
est saisie des questions de personnes et des questions de
principes qui devront diriger lechoix des éleeteurs. On
parait s'étonner que le peuple américain ait tant de hate, a
peine apres l'instaIlation au pouvoir du premicr magistrat de
la république, d'ouvrir sa succession future. Rien n'est plus
naturel.


Il ne faut pas s'égarer sur les causes qui poussent, aux
États-Unis, les partis vaincusa se remettre en eampagne des
le lendemain de leur défaite, et les partis vainqueurs a se
tenir encore comme s'ils étaient toujours en pleine lutte.
L'on est assez disposé a voir dans cette préoccupation en
apparence inopportune du lendemain, un besoin de change-
ment inhél'ent aux institutions, l'infidélité aux principes et
une extreme mobilité dans les idées.


C'est une grave erreur. Il "Y a dans ces mouvements de
l'opinion publique, préparés de si longue main, autre chose
({u'une affaire de trouble a jeter dans la conscience du peuple,
et d'excitations coupables a provoquer sur la surface du pays.
Ces manifestations anticipées ne produisent, d'ailleurs, sur
l'esprit public aucune de cep, influences facheuses que l'on
s'imagine. Jusqu'au moment oil commence réelIement la crise
de l'élection, c'est a dire a l'approche des dernieres semaines
qui précMent le vote, moment de fievre générale e'est tres
vrai, les masses semblent indifférentes a ce travail de la
presse, des chefs de partis, des candidats; elles laissent les
événements se murir, les idées se développer; elles écar-


RÉPUBLIijUE AMÉRICAINE, T~ JI. 3




:58 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


tent et acceptent toutes ces discussions préventives comme
le labourage d'un champ qu'on prépare pour la semence.


Mais au fur et a mesure que l'heure arrive, l'agitation
grandit, la discussion se généralise, l'armée des partís
se grossit et finalement la presse est activement occupée 11
déblayer le terrain. Cette situation a quelque chose d'assez
anormal en apparence pour que nous croyions devoir expli-
quer les causes qui rendent nécessaires ces longues prépa-
rations a l'élection présidentielle, et celles qui font que ces
agitations anticipées ne présentent aucun danger ni pour
l'ordre, ni pour la liberté, ni pour les institutions améri-
caines.


Derriere les garanties que tout président donne a la liberté
et a la démocratie, quel qu'il soit, quel qu'il ait été, depuis
Washington jusqu'a M. Buchanan, il Y a des questions
réservées et des intérets de contrées a sauvegarder, qui
varient avec les latitudes du vaste continent libre de l'Amé-
rique du Nord, et sur lesquels il importe d'éclairer sans
cesse les masses et de les tenir en éveil. 01', tout candidat
a la présidence est plus ou moins le représentant d'un de
ces intérets.


Le lien qui rattache l'élection présidentielle a la discus-
sion, a la défense et a la propagande de ces questions et de
ces intérets, comme le peu de danger qu'il ya a l'y meler, se
saisissent tres aisément, quand on sait le peu d'influence
qu'exerce le président sur la conduite particuliere des
affaires; quand on sait a combien peu de chose se réduit
son pouvoir, si haut que soit placé ce pouvoir dans l'estime
publique et dalls l'ambition des candidats qui y aspirent. Ce
n'est pas un homme que le parti vainqueur fait asseoir dans
le fauteuil présidentiel de Washington-City, cal" cet homme
n'aura ni plus de pouvoir que son prédécesseur, ni plus
d'influence, ni a sa disposition plus de ressources pour agir;




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. :59


c'est un triomphe de principes et d'idées que le parti con-
state, une sanction demandée a la majorité du pays et
octroyée par elle. On comprend des lors la permanence des
discussions et de l'examen dont est l'objet, dans l'Amérique
du Nord, l'élection présidentielle qui doit consacrer pure-
ment et simplement le triomphe de certaines idées.


e'est de 111 que vient l'étrange méprise ou sont tombés
ceux qui accusent constamment les États-Unis d'etre, par le
fait me me de leurs institutions démocratiques, en état de.
trouble perpétuel et d'ébullition. lIs ont pris ce qui est réel-
lement la vie politique du peuple américain pour l'agitation,
et ont confondu les conséquences de la liberté ave e le désor-
dre. Il y a soixante-quinze ans que les États-Unis existent a
cet état que ron s'imagine etre la fievre; s'ils avaient porté
avec eux des germes de mort, et meme des germes de mala-
die, ils eussent déja succombé. lIs ont montré, au contraire,
qu'ils avaient cette force et cette puissance éclatantes que
donne a un peuple la pratique d'une liberté sur laqueIle tout
le monde, en Amérique, a des idées égales et des convictions
immuables. En effet, s'il existe aux États-Unis des dissi-
dences sur les intérets, il n'en existe aucune sur la liberté.
Si des partis se combattent a pro pos de certaines questions
dont quelques-unes ont, a coup sur, une grande importance,
tous sont unanimes quand il s'agit des institutions du pays.
Il n'y a pas meme de parti progressiste, attendu que la
somme de liberté dont jouit le peuple américain est la plus
large qu'il soit permis a aucun peuple de posséder, une
liberté qui, si loin qu'elle aille meme dan s la voie de l'exces,
ne rencontre, cependant, jamais de réaction contre elle.
Les désordres dont I'Amérique du Nord a donné quelquefois
le regrettable spectacle n'ont jamais eu pour cause un peu
plus de liberté a conquérir, ou un peu moins de liberté 11
concéder. Personne ne concede ni ne retire la liberté; elle




40 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


est l'ame de la nation, elle est une dans les formes multiple::;
sous lesquelles elle se produit, elle est indestructible. Per-
sonne n'en a trop; personne ne se plaint de n'en pas avoir
suffisamment; personne, en un mot, ne discute jamais sur la
liberté. Quand il y a désordres et troubles, ils viennent de la
lutte des intérets que la liberté elle-meme tolere, qu'elle
encourage peut-etre, mais qu'elle résout toujours.


C'est ce qui explique ce fait particuliel' aux États-Unis, el
dont ils portent la peine devant le jugement des peuples
étrangers : que plus on les voit de loin, plus on saisit leurs
défauts; et que plus on les pratique de pres, au contraire,
plus, en déplorant certains écarts, on constate que le prin-
cipe vital est inattaquable et demeure sauvegardé.


Aux raisons que nous venons d'assigner a la perpétuelle
et nécessaire mise en cause de la question présidentielle,
s'en ajoutent d'autres qui tiennent a l'organisation, généra-
lement peu comprise, du gouvernement des États-Unis te]
que Jefferson l'a consolidé.


Au dessus du gouvernement, représenté par le président
gardien de la constitution fédérale, il y a un autre gouverne-
ment plus puissant et déja plus effectif aux yeux des masses:
le gouvernement d'État, représenté par un gouverneur élu
et par deux chambres.


Jefferson écrivait le 26 janvier 1811 11 l\'I. Destutt de Tracy :
« Dans notre pays, les véritables boulevards de la liberté
sont nos gouvernements d'État et le pouvoir conservateur le
plus efficace qui ait été créé par les hommes, est celui dont
notre révolution et le gouvernement actuel nous ont trouvés
en possession. Dix-sept États distincts, confondus en un
seul, pour tout ce qui concerne leurs intérets extérieurs,
mais séparés et indépendants quant a leur administration
intérieure; régulierement organisés, au moyen d'un gouver-
lleur et d'une législature dépendant du choix des peuples, et




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE.


éclairés par une presse libre ne peuvent jamais etre fascinés
par les artifices d'un homme. En supposant qu'il parvint ~
paralyser celui des États qu'il occuperait militairement, les
seize aulres se HlVeraient de tous caté s , prets pour la déli-
bération au moyen de leur législature constitutionnelle, et-
pour l'action au moyen de leur gouverneur que la constitu-
tion investit du commandement supérieur des milices de
l'État. »


Encore au dessus de ce gouvernement-Ill., il y a le gouver-
nement réel, le seul direct, le seul dont l'action soit immé-
diate: le gouvernement communal. M. de Tocqueville s'ex-
prime ainsi ll. ce sujet : « Dans la commune comme partout
ailIeurs, le peuple (en Amérique) est la source des pouvoirs
soeiaux; mais nulle part il n'exeree sa puissanee plus immé-
diatement. » Le meme écrivain a dit également, en parlant
des États-Unis: « Ce n'est pas par hasard que j'examine
d'abord la eommune. La eommune est la seule association
qui soit si bien dans la nature que partout ou il y a des·
hommes réunis, il se forme de soi-meme une eommune. La
soeiété communale existe done chez tous les peuples quels
que soient leurs usages et leurs loís; c'est l'homme qui faiL,
les royaumes et crée les républiques; la commune parait
sortir directement de Dieu. Mais si la commune existe depuis
qu'il y a des hommes, la liberté communale est chose rare
et fragile. Elle échappc, pour ainsi dire, a l'etrort de
l'homme. Aussi arrive-t-il rarement qu'elle soit créée, ene
nait d'elle-meme. Elle se développe presque en secret au
sein d'une société demi-barbare. C'est l'action continue des
¡ois et des moours, les circonstances et surtout le temps qui
parviennent a la consolider. De toutes les natíons du conti-
nent de rEurope, on peut dire qu'il n'y en a pas une seule
qui la connaisse.


« C'est pourtant dans la commune que réside la force des




42 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


peuples libres. Les institutions communales sont a la liberté
ce que les écoles primaires sont a la science: elles la
mettent a la portée du peu pIe; elle lui en font gouter l'usage
paisible et l'habituen(a s'en servir. Sans institutions com-
munales, une nation peut se donner un gouvernement libre,
mais elle n'a pas l'esprit de la liberté. »


C'est ce que le peuple américain, déja initié a la pratique
de l'administration !communale par ses institutions origi-
naires, a compris merveilleusement, en renforeant le gou-
vernement municipaljet en le développant chez lui sur les
plus larges bases possible.


La société politique américaine se peut done comparer a
une division de trois cercles, enfermés a tres grande dis-
tance les uns des autres, et, par conséquent, 'd'inégale
circonférence. Le plus petit est le foyer ou se concentrent la
lumiere etla force, et ou les rayons sont multipliés a l'intlni.
Ces rayons sont moins nombreux déja pour atteindre au
second cercle, et il ne reste a ceux qui arrivent jusqu'au
plus grand des trois cercIes que bien peu de leur intensité.


Tout le secret dela puissancedes États-Unis est dans cette
organisation qui, d'une part, assure et maintient la décen-
tralisation, et, d'autre part, éloigne toute solidarité entre
des populatiúns divisées d'intéréts, de religion, de mCBurs.
La scission, tant de fois prévue, tant de fois prédite, entre
les États du nord, de l'ouest et du sud, eut été déjil un fait
accompli depuis longtemps, sans le systeme municipal aussi
complétement pratiqué qu'il l'est aux États-Unis; et ce sera
un dénoument indéfiniment ajourné, tant que la commune
restera en réalité le foyer vital de I'Amérique; tant que
l'État, en outre, sera bien affranchi, dans l'exercice de ses
droits et de sa prépondérance, de toute influence fédérale.
Tout le monde est d'accord sur ce principe, qui est la base
fondamentale du parti dont Jefferson a été l'illustre repré-




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 43


sentant; etceux-I1l memes qui paraissent en combattrc l'appli-
cation ne sont en dissidence que sur l'étendue de ces droits
des États, ou plutót, sur des interprétations de constitution
-qui, en rattachant l'État a la Fédération, par des liens spé-
ciaux, peuvent assurer une solution plus ou moins prochaine,
plus ou moins facile a certaines questions; nous citerons
entre autres celIe de l'esclavage et nous dirons en quel
sens.


Certains devoirs généraux, certaines obligations liant
I'État a la Fédération, et la commune naturellement a l'État
et a la Fédération, on s'explique aisément comment la COffi-
mune peut etre intéressée au choix du président, et quelles
passions plus ou moins vives elle doit apporter a la discus-
sion des principes sur lesquels se base le choix d'un can-
didat présidentiel. Les élections, sous quelque forme qu'elIes
se présentent, sont d'ailleurs pour ainsi dire une affaire
quotidienne aux États-Unis. JI ne se passe pas de mois, de
semaine ou il n'y ait une élection quelconque sur un point
quelconque de rUnion. Chacune de ces élections est pour la
presse et pour l'opinion publique une occaslon de discussion
locale, d'abord, laquelle se généralise plus ou moins; puis
les partis c0I1I¿0ivent ou perdent de l'espoir, paraissent se
fortifier ou s'affaiblir, selon que les votes d'urt État ou d'une
commune se prononcent pour le représentant de tel principe
ou de tel autre. Ces élections partielIes, ces triomphes ou
ces défaites isolés se 1'attachent done, tót ou tard, par des
liens évidents a la question présidentielle.


Voila pourquoi encore cette question présidentielle est
sans ces se sur le tapis. Voila pourquoi, au lendemain
d'une élection, les candidats futurs se posent, et pour-
quoi aussi les partis se préparent de si longue main a la
lutte.


Réélu a l'expiration de son premier mandat, Jefferson




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


refusa, quelqu'instances qu'on tit aupres de luí, d'accepter
une troisieme candidature. Il avait critiqué trop vivement
le príncipe de la réélection pour ne pas sanctionner son
opinion en suívant l'exemple de Washington, qui est de-
venu une regle qu'aucun président n'a osé enfr'eindre, pas
meme le général Jackson malgré ses aspirations ambitieuses.
Mais Jefferson eut cette glorieuse satisfaction que, en se
retirant du pouvoir, il laissa la place a un homme de son
école, Madison; celui-ci eut pour successeur 1\1onroe, un
autre représentant du systeme qui, dcpuis lors, a une ou
deux exceptions pres, a triomphé dans toutes les élections
présidentielles.


S'il faut en croire ses confidences intimes, JelTerson quitta
le pouvoir avec plus de joie qu'il n'y était monté. Il disait a
ce propos, que jamais prisonnier n'avait secoué sa chaine
avec un plaisir égal a celui qu'il éprouvait en se voyant
affranchi du fardeau des affaires.


Il ne faut pas se méprendre sur l'idée qu'on attache en
Amérique a la présidence. e'est une fonction élevée, honorée,
ambitionnée; mais ils n'en ressort aucun ou presqu'aucun
éclat pour celui qui la remplit. Un traitement misérable
(120,000 fr. par an), une initiative bornée, et que la doc-
trine de Jefferson limitait encore davantage, aucune action
directe sur les affaires du pays, I'obligation constante
de flatter les gouts populaires, voila ti. peu pres a quoi se
réduit la puissance de ce chef d'une grande république ou
le premier électeur est plus maitre que le premier magis-
trat élu.


Un homme illustre comme l'était Jefferson n'avait rien de
plus a recueillir pour sa gloire dans ce passage a travers le
pouvoir; sauf l'acquisition de la Louisiane, son adminis-
tration ne fut marquée par aucun de ces actes impor-
tants qui rejaillissent avec éclat sur une nation. Son reuvre,


"




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 45


immense il est vrai, fut de consolider, plus encore de
fonder véI'Ítablement la république américaine. Apres lui,
deux ou trois présidents ont tenté, mais san s succes, de
donner plus de force au pouvoir central, san s que les idées
monarchistes soient entrées pour rien dan s cette ten dance ;
jamais le principe des droits des Etats n'a été aussi large-
ment pratiqué qu'il ne l'est aujourd'hui.


La présidence aux Etats-Unis n'est susceptible d'illustrer
un homme qu'autant qu'il se mettra en ¡ulte ouverte contre
la conslitution, contre les lois auxquelles son devoir est
d'obéir bien plus qu'il n'a mission de les applíquer, ainsi que
tit Jackson, par exemple. Mais alors l'exístence de l'Union
est en péril, el il suffirait du passage aux affaires de deux
hommes comme Jackson pour détruire de fond en comble
le sySLeme américain. Aussi, cette magistrature supreme
est-elle si peu considérée comme un pouvoir difficile que la
liste des présidents de l'Union présente plusieurs noms tout
a fait obscurs et que les nécessités de partís ont forcé d' élire,
soit dans un but de conciliation, soit par cale u!. Ensuite,
ce court séjour a la tete d'un peuple plus puissant par lui-
meme que par ceux qui le gouvernent (ou plutót qui ne le
gouvernent pas) tire si peu a conséquence dans la vie d'un
homme qu'il ne s'ensuít pour lui aucuneobligation de dignité,
pas plus que cette position n'impose a son égard de devoirs
au pays. Le lendemain de sa retraite, il redevient simple
citoyen, ni plus ni moins considéré qu'il ne l'était aupara-
vant, exposé a la pauvreté, meme a la misere, libre enfin,
sans risque de compromettre aucun amour-propre, pas
meme le sien, de faire tel ou tel métier qu'illui plait.


A l'expiration de son mandat, Jefferson se retira dans sa
terre de Monticello « ou, dit Daniel Webster, il vécut comme
un sage. Entouré d'amis dévoués, son zete pour l'étude ne
s'était pas refroidi. D'une santé peu commune, d'un esprit


Ol: . ~.




46 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


toujours plein de force, il était capable de jouir largement
des plaisirs de la vie et de prendre sa part dans cette pros-
périté publique 11 laquelle il avait si largement contribué. Sa
bonté, son hospitalité, le charme de ses entretiens, l'aisance
de ses manieres, l'étendue de ses connaissances, et surtout
les souvenirs si complets qu'il possédait sur la révolution,
rendaient sa conversation éminemment attrayante pour ses
concitoyens pleins d'admiration pour lui, en meme temps
que son caracterepubJic et sa renommée attiraient chez lui
tous les voyageurs instruits et lettrés. »)


Jefferson avait été par la succession de son pere et surtout
par son mariage, 11 la tete d'une assez belle fortune. Dans
les derniers temps de sa vie, il se trouva si gené, si chargé
de dettes, qu'il fut obligé de vendre sa bibliotMque que le
Congres aeheta 30,000 dollars (1.50,000 franes). Pen de temps
apres, il dut solliciter de la législature de son État, la Vir-
ginie, l'autorisation de mettre en loterie sa propriété de
Monticello. l\lais il mourut avant que de voir s'accomplir ce
dernier sacrifice.


Jefferson mourut 11 l'age de quatre-vingt-quatre ans, le
6 juillet 1826, jour anniversaire de la déclaration de l'indé-
pendance et cinquante années apres cet acte. John Adams
mourut également 11 ceUe date, magnifique linceul pour ces
deux ardents promoteurs d'une liberté qui fut leur ceuvre.


D'apres ses biographes, Jefferson avait une taille de six
pieds deux pouces; il était mince, mais bien fait, et impo-
sant de sa personne. Son teint était fort beau; ses cheveux,
originairement roux, étaient devenus blancs comme de I'ar-
gent dans l'age avancé. Ses yeux bleus, vifs, spirituels, son
nez un peu fort, son front large et développé, étaient autant
de signes d'une grande intelligence et d'une sensibilité
exquise. Ses manieres étaient simples, sans affectation
aucune, mais pIeines de dignité; tous ceux qui J'approchaient




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 47


se sentaient a faise, tant sa politesse était affable; il capti-'
vait par ce charme de la conversation que Webster lui a
attribué; sa parole était vive, chaleureuse et d'une pureté
grammaticale extraordinaire, sans qu'on y sentit ni l'appret
ni le pédantisme.


Malgré encore la sévérité de quelques-uns des jugements
portés sur Jefferson, j'aime a constater qu'il est bien peu de
ses biographes qui lui aient contesté la bienveillance et la
générosité chevaleresque de son caractere, la chaleur de
ses amitiés, sa pratique de l'hospitalité poussée jusqu'lJ.
l'exces, la domination puissante qu'il exefl,;ait sur lui-meme;
a ce point que personne n'a jamais surpris chez luí ní col ere
ni meme de mouvement de vivacité. Il attachait un grand
prix a l'égalité d'humeur chez un homme. Dans la lettre a
son petit-fils, et dont fai déjll cité un passage, il dit : (( Une
résolution forte de ne jamais commettre le mal, de la pru-
dence et de labonne humeur, avec cela vous ne pouvcz man-
quer de gagner beaucoup dan s l'estime des autres. » Plus
Ioin il revient sur ce sujet, et ajoute : (( Je vous ai pnrlé de
l'égalité d'humeur comme d'un moyen de conserver la paix
et la tranquillité. e'est a cet égard une des plus efficaces
garanties, et la politesse en incite et en seconde les effets
par un si heureux artifice, qu'elle devient elle-meme une
acquisition bien précieuse. »


J'ai dit, au commencement de ce chapitre, que la cause
des jugements, quelquefois si séveres qu'ils cótoient l'injus-
tice, portés sur Jefferson a été sa rupture violente avec le
passé de la révolution, ou pour mieux di re, avec la politique
de Washington, laquelle lui semblait s'éloigner de l'esprit
de la révolution. Jefferson a payé cMrement cette gloire
d'avoir été un liomme d'État véritable et clairvoyant dans
l'avenir.


Durant sa vie; iI a été abreuvé d'ameres injures; apres sa




48 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


mort meme, on l'a accablé encore jusqu'lI lui contester les
moins contestables de ses qualités. Il n'y a pas de milieu
entre les termes qu'employaient ses panégyristes et ses con-
tempteurs. Par les uns (il faut di re que c'est la tres grande
majorité de ses juges) il est considéré comme un des hommes
les plus purs, les plus dignes, les plus sages, les plus patriotes
qui aient jamais existé. Au dire des autres, il a manqué des
moindres qualités qui honorent l'existence, et iI est signalé
pour un homme d'État sans conviction, sans principes,
ignorant, et de qui l'entetement était le seul avantage,
si c'en est un; san s compter que ses doctrines religieuses
ont fourni matiere, pour ses amis aussi bien que pour ses
détracteurs, 11 des révoltes de conscience contre lesquelles
le ne m'éHwerai certainement paso


Jefferson, qu'on me permettede considérer au moins cette
franchise comme un mérite, ne dissimulait rien de ses doc-
trines en philosophie et en religion; il avaH le cynisme, si
I'on veut bien accepter ce mot, de ses opinions; il ne les
enveloppait d'aucune formule hypocrite. (( Je suis matéria-
liste, ») dit-il tout crument dans un passage d'une de ses let-
tres. Je n'entreprendrai pas ici de développer ce coté de la
personnalité de Jefferson; je le résumerai en peu de mots :
Jefferson a été plus qu'un adversaire, un ennemi déclaré du
Christianisme. Jésus-Christ n'était pOUl' lui qu'un imposteur,
les apotres des charlatans, ses disciples des dupes; du
moios affecte-t-il de dire que les fanatiques de la religion
font tout pour le laisser croire.


Je n'irai pas plus loin dans cette démonstration d'ul1 sys-
teme que les biographes de Jefferson ont appelé (( absurde,))
et que d'autres plus indulgents se sont contentés de quali-
fier (( d'excentricité et de folie. )


Son impiété était flagrante, et, avec cela, Jefferson avait
des idées tres élevées et tres saines en morale; sa con-




JEFFERSON ET SON ÉrOQUE. 49


viction dans l'immortalité de l'ame était profonde. fen
appelle a ce passage touchant d'une lettre a John Adams a
propos de la mort de madame Adams :


« Les papiers publics m'annoncent, mon cher ami, l'évé-
nement fatal dont votre lettre du 10 octobre m'avait donné
le triste pressentiment (1). Éprouvé moi-meme a l'école de
l'affliction par la destruction de tous les genres de liens
dont la rupture peut déchirer le cceur d'un homme, je sais
bien et je sens tout ce que vous avez souffert, tout ce que
vous souffrez, tout ce que vous avez encore a endurer. La
meme expérience m'a appris qu'a des maux aussi profonds il
n'ya de remede que le temps et le silence. Je ne risquerai
pas d'aigrir votre douleur par d'inutiles condoléances; ainsi,
tout en melant 'mes larmes aux vólres, je ne dirai pas une
parole la oil toutes paroles seraient vaines, si ce n'est pour-
tant pour vous rappeler une pensée dan s laquelle nous pou-
vons tous deux trouver quelque consolation : c'est que nous
ne sommes pas 10Íll du terme oil, déposant dans le meme
linceul nos corps souffrants et nos peines, nous nous éleve-
rons, dan s notre pure essence, vers les amis que nous aVOllS
aimés et perdus, et oil, dans les jouissances d'un amour
intime, nous continuerons a les aimer, s.ans craindre désor-
mais de les perdre. Dieu vous bénisse et vous soutienne dans
cette cruelle affliction. ))


Les questions religieuses ont été souvent agitées par lui
dan s ses correspondances; mais il les distinguait compléte-
ment des questions de morale. Dans une de ses lettres datée
de 18'17, et adressée a John Adams, nous trouvons ce pas-
sage qui jette un grand éclaircissement sur les opinions de
Jefferson : « Le résultat de vos études de cinquante ans sur
ee la religion, devait se résumer en quatre mots: « Sois


(1) Cette lettre de Sefferson est datée de Monticello, 13 novembre 1818.




50 REPUBLIQUE AMERICAINE.


ee juste et bon, » comme tous les logogriphes des pretres
ee peuvent se résumer en ces quatre autres : « ubi panis, ibi
ce Deus. » Ce sur quoi nous nous accordons tous est proba-
« blement vrai; ce sur quoi il n'y a pas deux hommes plei-
« nement d'accord, est probablement faux. Un de nos
« faiseurs de biographies, qui peint les petits hommes
« comme s'ils étaient réellement grands, me demandait
« dernierement ave e une express ion d'intérét bien sincere,
« s'il devait considérer comme authentique le bruit quí
e( s'était si fort accrédité dans tous les cercles sur mon
« changement de religion. Or cela supposait nécessairement
« que l'on savait quelle était, auparavant, ma religion; et
« on en jugeait apparemment par ce qu'en disaient les pre-
« tres, que je n'ai pourtant jamais pris pour confidents de
« ma croyance. Ma réponse fut : Ne parlez pas de ma reli-
« gion, elle est connue de Dieu et de moi-meme. Ma vie est
« le seul témoignage que le monde puisse interroger a cet
« égard; si elle a été honnete et conforme a mes devoirs
(e envers la société, la religion qui l'a ainsi réglée ne peut
« pas etre mauvaise. »


Dans une autre lettre encore a John Adams, il dit:
ee Jamais je ne m'unirai a Galvin pour invoquer son Dieu.
(e Dans le fait il était athée, ce que je ne serai jamais ... II
« serait beaucoup plus pardonnable de nier l'existence de
« Dieu, que de l'outrager en lui appliquant les atroces attri-
ce buts de Calvin. »


Les sujets de morale l'ont toujours vivement préoccupé et
il ya insisté souvent, sans s'inquiéter de savoir si cette moral e
a laquelle il tíent essentiellement, pouvait exister en réalité
san s que la religion l'éclairat et la fortifiat dans les masses.
JI y revient sans cesse. Dans une lettre ou il traite ce sujet:
Conseils a un jeune homme sur ses études, a l'article : Philoso-
phie morale, iI s'exprime ainsi: « Je crois que c'est perdre




JEFFERSON ET SON ÉPOQUE. 51


« son temps .que de suivre des lecons sur ceUe matiere.
{( Celui qui nous a créés aurait été un pauvre ouvrier, s'il
{( avait fait des regles de notre conduite morale, l'objet
« d'une étude scientifique. Pour un homme savant, il y en a
({ mille qui ne le sont pas; que seraient-ils devenus?
« L'homme était destiné a vivre en société. II rallait que sa
« moralité fut conforme a ce but. Il a été doué en con sé-
« quence d'un sentiment du juste et de l'injuste purement
« relatif a sa destination; ce sens faiL tout aussi bien partie
« de la nature que celui de l'oule, de la vue, du touc11er; ...
« le sens moral ou la conscience tient a l'homme comme ses
« jambes et ses bras. Tous 1'0nt reCu, mais a un degré plus
« ou moins élevé, tout comme la force corporelle varie d'un
{( individu a l'autre. )) Enfin il termine cette tres longue
lettre qui aborde tous les sujets par' ces mots: « Je vous
« réitere le conseil de prendre beaucoup d'exercice a pied.
« La santé est la chose essentielle apres la moralité. )}


Cette contradiction entre l'impiété flagrante de Jefferson
et la hauteur de ses vues en moral e est une des plus étranges
singularités de l'esprit humain.


Je voudrais, pour terminer, caractériser aussi brievement
que possible le génie de Jefferson. C'est a coup sur une des
plus vastes intelligences ou toutes les branches des con-
naissances et des inLérets humains ont trouvé leur place.


L'muvre écrite de Jefferson, le monument de sa pensée, ce
sont ses mémoires et sa correspondan ce qui fut colligée et
publiée en 1829 par son petit-fils Thomas Jefferson Ran-
dolph. Cetto correspondance commence en 1773 et se pro-
longe jusqu'aux dernieres années de la vie de Jefferson; elle
comprend done un espace de pres de cinquante et un ans.
Ces lettres sont adressées a tous les personnages éminents
de cette époque, jusqu'a l'empereur de Russie, Alexandre,
qui avait consulté Jefferson sur la question du droit des neu-




52 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


tres. Tous les sujets y sont traités : philosophie, poli tique,
littérature, histoire, religion, morale, critique, sciences,
économie politique, finances. Cette vaste et curieuse eorres-
pondance embrasse tout : l'avenir et le présent des États-
Unis, la situation si grave alors de l'Europe, la Révolution
fran\(aíse, l'Empire, la Restauration; tout y est discuté, jugé,
apprécié, sinon avec une complete impartialité, du moins
avec une élévation de vue incontestable. Quelques-unes de
ces lettres, tout 11. fait intimes, ne perdent pas cependant ce
caractere d'utilité, si j'osais dire, qui fait que toutes ont pu
concourir a former ce que ron peut appeler une amvre
d'ensemble destinée 11. survivre 11. leur auteur eí 11. lui assurer
une place glorieuse parmi les lettrés, les philosophes, les
savants, les hommes d'État les plus illustres qui ont captivé
l'attention du monde.


Je finirai par ce jugement qu'a porté sur Jefferson
M. Guizot : {( Creur ouvert, bienveilIant, indulgent, quoique
prompt a se prévenir et 11. s'irriter contre les adversaires de
son parti; esprit hardi, vif, ingénieux, curieux, plus péné-
trant que prévoyant, mais trop sensé pour pousser les
choses a l'extreme, et capable de retrouver, contre le mal et
le péril pressant, une prudence, une fermeté qui, venues
plus t6t et d'une fa\(on plus générale, 1'auraient peut-etre
prévenu. »




CHAPITRE VII.


1I0NROE El S¡\ DOCTRINE.


Caractcrc de Monroe. - Les plus illustres n'arrivent pas toujours a
la présidence. - Monroe est comme Madison, le continuateur de
Jefferson. - Rule de Monroe; il répare les désastres de la guerreo -
Premiercs annécs de Monroe; son entré e an ser vice; il assiste aux
combats de Haerlem, de Trenton, de Brandywine, de Germantown et de
Monmouth. - n voit le mauvais coté dc l'organisation militaire des
AméricaillS. - Sa propositioll a ce sujeto


Le nom de Monroe a été, pelldant ces derniElres années,
melé avec éclat aux débats parlementaires de I'Amérique et
aux discussions de rEurope. Ce nom a été poussé de ce
cóté-ci de I'Océan par le vent des coleres et des tempetes,
apparaissant aux nations du vieux continent comme une
sorte d'épouvantail et de menace. Dans nos journaux et dans
les conversations, Monroe a été représenté un peu trop,
sans qu'on silí bien sur quelles preuves asseoir l'accusation,
comme le fondateur d'une doctrine inquiétante non seule-
ment pour l'inlluence sur I'Amérique des peuples maritimes
européens, mais ausai pour leurs droits sur les établisse-
ments coloniaux qu'ils possedent dans ces parages.


Monroe n'était point un homme hors ligne, quoiqu'il eut
occupé de hautes fonctions publiques et dans le gouver-


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. Ir. _ 4




nement fédéral et dan s l'administration de son État, avant
d'avoir été élevé par le vote de ses concitoyens, deux füis de
suite, 11 la premiere magistrature de la république améri-
caine. C'est la un faitdigne de remarque que j'ai déj11 signalé
et qui semblera tout d'abord en dehors de l'ordre naturel, de
rencontrer dans la liste déj11 longue des présidents de
l'Union, peu d'hommes véritablement éminents par le talent,
par la capacité politique, et que la renommée meme ne dési-
gnait pas 11 cet honneur insig'ne; t:mdis que des hommes d'un
mérite vraiment supérieul', d'une popularité considél'able et
incontestée, se recommandant par des serviccs de premier
ordre, ont toujours été écartés ave e obstination, et n'ont pas
pu avoir raison devant le vote qui conduit au fauteuil prési-
dentieJ. Nous citerons entre autres Henry Clay, Calhoun,
Webster, le général Cass, etc., etc.


On s'explique aisément ces contrastes et ces contre-sens
dans l'llistoire, lorsque les souverains et les chefs de l'État
sont imposés 11 un pays par le droit de l'héréclité. Mais, au
premier abord, on ne se rend pas compte qu'un peuple libre
du choix de son chef, ait la main assez malheureuse pou!'
appele!' 11 le gouverner des hommes d'une illustration un peu
terne et d'une capacité inférieure. Ce fait, tres fréquent aux
États-Unis, n'est du 11 aucune des causes apparentes aux-
quelles l'ignorance des mccurs publiques de ce pays porte-
rait 11 I'attribuer. 11 n'y a la ni ingratitude, ni iuinlelligence
de la part des masses; mais un raisonnement simple et
logique que nous résumerons en ce peu de mots :


Aux États-Unis, on exige avant tout c1ans le premier magis-
trat de la fédération du bon sen s et de la droiture.


C'est assez pour qu'un homme quelque peu lntelligent
mene 11 bonne fin la tache qui lui il1comlJe; et J'application
de ces deux qualités aux devoirs de sa clwrge sullit quel-
quefois 11 l'illustrer sans qu'il s'en doute meme. Qllelqlles-uns




MONROE ET SA DOCTRINE. 55


des hommes que les États-Unis ont choisis pour les placer
a la tete des affaires n'avaient que des mérites; ceux qu'ils
ont écartés pouvaient avoir aussi les défauts de leurs mérites
et ne point convenir, par conséquent, a la simplicité de la
missíon qu'ils ambitionnaient.


Parmi les présidents de l'Union on peut cependant citer
({uelques noms imposants et qui font exception a cette regle
a peu pres générale, mais non pas immuable, entre autres
ceux de George Washington, de Thomas Jefferson, d'André
Jackson.


Ces troís figures remarquables se détac~eot majestueuse-
ment et peuveot affronter hardiment les jugements de la
postérité. Tous ceux qui les ont précédés ou suivis jusqu'a
ce jour n'ont été qu'un reflet plus ou moins pale de leur per-
sonno et de leur caractere; des continuateurs et non des
fondateurs.


Maís il a fallu, pour que ces trois hommes exceptionnels
arrivassent au pouvoir, que la force des événements les y
port:H, que le courant des idées dominantes vainquit les
habitudes timides et réservées des masses, dans la prévi-
sion de quelque grand pas a faire sur le te1'rain de l'avenir.
Il vieot en elfet des moments au milieu des tempetes
qu'essuient les partis, ou il est nécessaire que non plus seu-
¡ement Jes plus habiJes, mais les plus hardis, prennent le
gouvernail.


C'est ce qui est arrivé pour Washington, pour Jelferson et
pour Jackson. Aussi chacune de ces trois élections marque-
t-elle une époque spéciale dans la vie politique et administra-
tive de la république américaine du Nord.


James Momoe, comme Madison, son prédécesseur immé-
diat, a été, dans la spMre la plus brillante de son adminis-
tration, le continuateur de Jefferson, avant tout, son écho,
- sa doubl'ure, osons le dire. Seulement, si Momoe dépasse




56 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


un peu dela tete beaucoup des autres présidents qui avaient
les me mes qualités civiques que lui, mais ni plus ni moins
de talent, c'est que sous son administration se sont accom-
plis des événements qui avaient manqué a Jefferson pour lui
fournir l'occasion de mettre en évidence des doctrines dont
son successeur a assumé devant l'histoire l' écrasante respon-
sabilité.


La justice olJlige de dire aussi que Monroe est arrivé au
pouvoir dans un moment critique.


Les États-Unis sortaient épuisés de lem derniere guerre
avec l'Angleterre. Le commerce, l'industrie, l'agriculture,
tous les éléments de prospérité étaient taris a leur source.
Le Trésor était vide.


La miss ion de Monroe fut donc, avant toul, une missíoll
réparatrice. Il s'en acquitta a son plus grand honneur. Jeffer-
son avait sans doute raison d'écril'e plus tard : ee La guel're
(e avec l'Angleterre nous a laissé une dette, mais ce n'est
ee pas payer trop cher le bien qu'elle nous a fait. Nous avons
« appris a fabriquer chel nous les produits qui nous sont
« nécessail'es, nous avons reconnu que notre gouvernement
« est assez solide pour soutenir le choc d'une guerre, et
« meme d'un schisme politique (1). ))


Maia la grande difficulté était de pouvoir tirer du milieu
des ruines amoncelées la preuve de cette force et de cette
puissance vitale que l'iIIustre Jefferson n'avait plus que la
peine de consta ter.


La seconde période de la présidence de Madison avait déj1t
largement réparé les désastres; mais le nom de Momoe ne
doit pas rester étranger a ce premier es sor de la renaissance
de la prospérité publique aux États-Unis, qu'il consolida
ensuite, cal' Momoc faisait partie, comme membre du cabi-


(1) LrW't' a1l llIarqllis de Laf"yctte (H ma" 1817),




MONROE ET SA DOCTRINE. 57


net, de l'administration de son prédéeesseur; et Madison
trouva un utile eoneours dans ses lumieres et dans la sagesse
des mesures dont il prit l'initiative.


James Monroe était né le 2 avril 1709, dan s le eomté de
Westmoreland (Virginie), État qui a fourni beaueoup
d'hommes marquants a l'Union, et, en tout eas, einq prési-
dents : Washington, Jefferson, Madison, Monroe, John
Tyler.


La famille de Monroe était une des plus aneiennes de la
Virginie. Elle datait de la eolonisation de eette provinee,
entreprise en 1607. e'est assez pour indiquer l'attaehement
des Monroe au sol de leur nouvelle patrie.


Le futur président n'eut pas, eomme ses prédéeesseurs, la
gloire de prendre une part bien marquée au grand mouve-
ment de I'indépendance des eolonies, ou du moins n'y joua-t-il
qu'un role dans l'ombre, effacé, et en rapport d'ailleurs avee
son jeune age.


Au moment ou la guerre fut déclarée, Monroe aehevait au
eollége de Willia11l et Mary ees fortes études classiques qui
sont si eommunes en A11lérique. Toute sa jeunesse s'était
passée au milieu des troubles et des émotions des premieres
heures de l'opposition légale des eolons contre les préten-
tions de la métropole. Au foyer de sa famille, il avait assisté
aux préparatifs de la lutte, a l'age précisément ou les impres-
sions sont les plus vives, et ou le feu se met le plus facile-
11lent aux poudres de l'imagination. Il avait done été élevé,
selon l'expression d'un de ses biographes, {( dans la haine
de la tyrannie. »


Il avait seize ans lorsque fut publié le fameux aele du
timbre. Il était tout au plus d'age, alors, 11 prendre sa part
dans les mascarades dont cette mesure fut I'objet. Dans les
mes des principales villes, la population des femmes et des
enfants suivait, en les aecompagnant de cris, de huées et de .




58 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


siffiets, des bannieres sur lesquelles était grossierement
peinte une tete de mort entourée d'ossements en croix, por-
tant ces mots : Le bill du timbre; - Folie de l'Angleterre; -
Ruine de l'Amérique!


C'était la partie comique de ce grand drame. La toile
venait de se lever sur le prologue. Le cóté sérieux se pré-
parait ailleurs, dans l'intérieur des familles, dans les assem-
blées coloniales. Monroe ne traversa pas impunément toutes
ces émotions de la lutte et de la mise en train de cette révo-
lution qui ouvrit a son pays les portes de l'avenir.


Il avait dix-huit ans lorsqu'éclata le coup de tonnerre qui
déchira les derniers liens d'affection et d'attachement entre
l'Angleterre et les colonies.


Pendant que ses ainés s'en aHaient a ce grand rendez-
vous national ou leur expérience des hommes et des choses,
ou la longue pratique de leurs droits, oil l'éloquence de
quelques-uns d'entre eux devaient opposer une si victo-
rieuse résistance aux injustices de la métropole, Monroc
quittait le collége de William et )'Iary, prenait le mousquet,
rejoignait l'armée de Washington, et payait de son sang sa
dette a cette cause de l'indépendance qui, dans le premier
moment, avait excité un enthousiasme si plein d'abnégatioIl
que chacun, dan s la spMre de ses idées et dans la mesure
de ses forces, voulait y avoir contribué.


Monroe arriva au camp de Washington dans le moment
difficile, ou le général en chef se préparait a défendre N ew-
York contre les armées anglaises. Moment difficile, en effet,
signalé par de déplorables revers, dus au découragement, ü
l'insuffisance de l'armée et au mauvais esprit qui commencait
déja a gagner tous les rangs. Nous avons raconté précédem-
ment ces rudes épreuves.


Monroe débuta donc dans sa carri{we militaire qui ne fut
pas d'ailleurs bien longue, et dan s son enthousiasme patrio-




MONROE ET SA DOCTRINE. 59


tique, par assister au spectacle navrant d'une 8érie de revers
compromettants pour le 80rt de l'armée, et au refroidisse-
ment des généreuses ardeurs des premiers temps. Il était a
ces tristes combats de Haerlem et de Whiteplains, qu'il fau-
draít pouvoir oublier pour l'honneur de r Amérique. l\laís
l'hístoire est inflexible. Elle conserve tout, honte et gloire.


C'était la, en effet, il faut bien le reconnaitre, un' déplo-
rabIe spectable pour un jeune homme, fervent dans la foi
qu'il professait pour la cause de la liberté et de l'indépen-
dance de son pays. Ce spectacle aurait pu arracher d'un
creur un peu faíble et prompt au désenchantement la derniere
illusíon et la derniere espérance. Mais Monroe était offiCier
dans les milices de la Virginie, et ron a vu, par les récits
que nous en avons donnés plus haut, que les officiers se con-
duisirent hél'olquement devant la couardise de leurs troupes.
Au lieu de se décourager, Monroe sentit toute l'importance
de la mission réservée aux hommes de sa sorteo Il ramassa
toute son énergie; et, si son enthousiasme se tI'ouva quelque
peu refroidi, la réflexion remplit les vides qu'avait laissés
dans son ame le dépaI't des illusions.


Un contemporain de Monroe a raconté que le jeune ofli-
cier avait été si vivement impl'essionné de l'attitude physique
et morale de Washington, dans cette occasion, qu'il con-
cut pour lui ceUe admiration exaltée et cette estime pro-
fonde qu'il lui témoigna toujours, et alors meme que ses
principes le mirent en opposition directe avec la poJitique
du général.


Mais Monroe trouva, a quelque temps de la, a reprendre
sa revanche de HaerIem et de Whiteplains, dans le combat
de Trenton 00 il se conduisit avec une tres grande bra-
voure.


Jared Sparks, que j'ai cité si souvent, rapporte que
vingt-trois ofliciers anglais et un millier de soldats y furent




60 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


faits prisonniers; six pieces de canon et un assortiment com-
plet d'armes furent les trophées de la victoire. Les pertes,
du 'cóté des Anglais, s'éleverent a huit officiers tués, dont le
colonel Ralph, un des plus braves militaires de l'armée, et
une trentaine de soldats. « Les Américains, continue le
« meme auteur, eurent deux hommes tués et deux autres
« moururent de froid. Le capitaine William Washington
« qui se distingua plus tard dans la meme guerre, comme
« officier de cavalerie, et le lieutenant Monroe qui fut depuis
« président des États-Unis, furent blessés en attaquant avec
(e bravoure et SUCcf:JS l'artillerie de l'ennemi. ))


La blessure de Monroe fut assez grave; il en ressentit les
atteintes a plusieurs reprises, et sa mort a été causée par des
accidents qui lui en ~urvinrent.


La conduite de Monroe a la bataille de Trenton, lui valut
le grade de capitaine d'infanterie. Il fit, en eette qualité et
comme aide de camp du générallord Stirling, la campagne
de 1777, et se distingua aux trois batailles de Brandywine,
de Germantown et de Monmouth.


Washington 'luí avait remarqué les qualités militaíres de
Mo01'oe, luí donna, comme colonel, la mission de lever dans
la Virgine un régiment dont il prendrait le commandement.
Ce projet échoua complétement devant le mauvais vouloir et
la résistance de la législature de cet État. Cet échec ne man-
qua pas de produire sur 1\1onroe une assez vive impression.
Les embarras qu'il éprouva en ce moment, alors que le pays
avait évidemment besoin du dévouement de tous ses enfants,
et demandait de ces sacrifices devant lesquels le patriotisme
ne devait pas reculer, influerent, san s nul doute, sur les
mesures que plus tard, comme ministre sous l'administra-
tion de Madison, il proposa pour faire face aux exigences
de la guerre avec I'Angleterre. Il savait par expéricnce que
les formes des institutions américaines pouvaient, dans




lIONROE ET SA DOCTRINE. 61


un cas donné, priver le pays de ses plus précieuses res-
sources.


A cette époque, iI proposa done d'élever de soixante mille
a cent mille hommes au moyen d'une espece de conscription,
l'armée décrétée par le Congreso


Ce mot, ou quoi que ce soit qui pouvait y ressembler, froissa
le sentiment national. C'était jeter sur la conscience de ses
devoirs dont chaque citoyen de l'Union a la prétention
d'etre profondément pénétré, des doutes injurieux. Monroe
avait joué sa popularité sur cette proposition. Il était can di-
dat a la présidence. On he lui dissimula pas que sa candida-
ture était engagée sur le maintien ou le retrait de l'acte.
Monroe, c'est une éclatante justice qu'il faut lui rendre,
n'hésita pas a sacrifier son ambition a une mesure rigou-
reuse, mais qu'il considérait comme salutaire et indispen-
sable au pays.


Heureusement la paix vint. Il ne fut pas nécessaire de
recourir Il ce parti extreme, et Monroe reconquit sa place
dans les affections de la nation.


Les questions relatives a l'armée ont toujours été tres
délicates aux États-Unis. Le lecteur a vu quelles appréhen-
sions le Con gres et le pays avaient montrécs au sujet de
l'armée de l'Indépendance. Meme en des moments aussi
difficiles ou le salut de la patrie naissante exigeait des sacri-
fices et urie confiance absolue, l'opinion publique était hos-
tile a I'organisation d'une armée régum~re. Tous les efforts
dans ce sens, tentés depuis lors, ont été également impuis-
sants. Monroc se souvenait de ce qu'il avait vu; il avait
médité les paroles pleines de bon sens que Washington
avait dites et écrites en maintes occasions sur ce sujet. Il
n'est donc pas surprenant que, portant la responsabilité
d'événements d'une extreme gravité, il n'ait rien négligé
pour constituer une armée américaine capable de résister




62 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


dan s une guerre oil les Anglais avaient une si grande
revanche 11 prendre.


Au dernier recensement l'effectif de l'armée réguliere
des États-Unis était évalué 11 14,000 hommes et celui des
milices 11 plus de 3 millions. « Cet effectif, dit un publiciste
américain, est immense (il s'agit de la milice); mais au com-
mencement d'une guerre, il ne serait d'aucune utilité. 11 n'ya
eu en fait aucun pays dans le monde moins défendu e.moins
préparé 11 la guerre que les États-Unis; mais aussi quand ils
sont une fois soulevés, aucune nation n'est plus formidable
pour ceux qui tenteraient d'envahir ses frontieres. Au
début des hostilités, les États-Unis ont tout 11 organiser, cal'
quoique les Amél'icains soient propres a faire de bons sol-
dats, encore faut-iI qu'ils soient enrólés et disciplinés. A
l'ouverture d'une guerre, iI ue serait pas impossible a un
détachement de 30,000 hommes bien organisés de traverser
toute l'éteudue des États depuis le Maine jUSqU'll la Georgie;
mais aussi il est presque certain que pas un n' en sortirait;
cal' durant cet intervalle, on aurait eu le temps de soulever,
d'exciter, d'armer et de discipliner le peuple, et alors, san s
parler de sa bravoure, il pourrait accabler par le nombre
une armée quatre fois plus forte que ceHe ci-dessus men-
tionnée. ))


Il Y a du vrai dans les observations qui précMent; mais
il ne faut pas oublier que les enthousiasmes militaires qui
ne sont pas soutenus par une armée réguliore out peu de
durée; que le succes les enflamme, mais que la moindre
défaite les abat. Monroe avait assisté a ce spectacle navrant;
iI avait appris a s'en défier.


Quoi qu'iI en soit, les Américains tournent dans un cercle
vicieux. lIs ont raison, au point de vue du maintien et du
respect de leur liberté de proscrire de la société l'élément
militaire, et de 11e lui accorder aucune prépondérance; mais




MONI\OE El' SA DOCTRINE. 63


ce systeme est incompatible avec l'idée de la guerre qui doit
etre toujours dans les prévisions humaines. Le seul courage
individuel ne constitue pas les bonnes et foetes armées; il
faut y ajouter la discipline, la pratique des camps, l'espl'it de
soumission, toutes choses inconnues aux Américains et
incompatibles avec leur caractere. Toutes les fois que ce
peuple se trouvera aux prises avec quelque danger mena-
cant son indépendance nationale, iI passera par les memes
épreuves qu'il asubies déja deux fois. Et je ne sais s'il devra
toujours faire fonds sur ce patriotisme et sur cet enthou-
siasme qui, deux fois, ont sauvé les États-Unis. En tout ca s,
aujourd'hui, autant qu'iI. l'époque de Monroe et au temps de
Washington, l'esprit national des Américains est formelIe-
ment opposé a l'organisation d'une armée permanente.


Revenons 11 la biographie personnelle de Monroe.




§ 2.


Monroe quitte le service. - Il entre au barreau. - Il a une mission en
Franee. - Il est choisi eomme ministre par Madison. - Il se ruine
au profit du pays. - Il s'occupe exclusivement des affaires de son
État. - Il négocie l'acquisition de la Louisianc. - Importance de
la Louisiane pour les États-Unis.


A la suite de son échec, devant la législature virginienne,
dans la mission que lui avait confié e Washington, Monroe se
trouva sans emploi. Il renonea aIors a la carriere miIitaire et
se mit a étudier le droit. Il interrompit encore une fois ses
études pour s'enróler, en simple volontaire, dans un corps
d'armée chargé de repousser une invasion dont le territoire
de la Virginie était monacé; puis iI reprit ses travaux paci-
fiques qu'iI quitta de nouveau pour s'engager dan s l'armée
d'un des États du Sud, et revint prendre définitivement le
livre des lois a la page oil il avait placé lo signet.


Ces sortes de contrastes sont fréquents aux États-Unis.
L'officier, au retour des camps, laisse facilement l'épée, puis
la reprend, puis la quitte encore, d'un mois, d'une année a
l'autre, remplissant les intervalIes par l'exercice de quelque
profession complétcmcnt en opposition avec le métier de
soldat. Aussi la quantité de colonels, de généraux, de capi-
taines, momcntanément avocats, juges, médecins, est-elle
innombrable aux États-Unis.




MONROE ET SA DOCTRINE. 65


lci commence pour Monroe une carriere toute nouvelle.
Il entre dans la vie politique et administrative par son élec-
lion aux fonctions de membre de la législature de la Vir-
ginie (-1782), puis du conseil exécutif de l'État. .II avait alors
vingt-quatl'e ans. Des l'année suivante, il est envoyé comme
représentant de la Virginie auCongres continental ou il
combat vigoureusement la constitution d'alors, impuissante
a assurer J'avenir du pays. Son mandat législatif expirant
en -1786, il ne put assister aux débats relatifs a la constitu-
Hon de -1787, celIe qui existe aujourd'hui. Mais, élu par son
État membre de la commission chargée d'en pl'ésenter
l'adoption au vote du peuple, il se prononga énel'giquement
eontre eette eonstitution qui ne paraissait pas aux hommes
de son parti, faire une part assez large au gouvernement
individue! des États.


CeUe mission remplie, Monroe manifesta l'intention for-
melle de rentrer dans la vie privée, et de se livrer exclusi-
rement a l'exereiee de sa profession d'avoeat.


n venait d'épouser une personne remarquablement belle.
miss Kortright, qui fit une certaine sensation a Paris et a
Londres, 101's des voyages de Monroe dans ces deux capi-
tales. C'était, disait-on, sous l'influenee de sa jeune femme,
peu ambitieuse des agitations de la vie politique, que Monroe
avait pris eeUe détermination de retraite. D'un autre coté,
il y avait de sa part un peu de dépit de n'avoir point été élu
sénateur au Congres, poste qu'il avait reehercllé avee une
certaine ardeur. Il Y parvint eependant (-1790), et siégea jus-
qu'en -1794, en opposition ouve1'te avee la politique de Was-
hington qui le ehoisit néanmoins (mai 1794) pour oecuper a
Paris le poste de ministre plénipotenHaire, en remplaeement
de Mor1'is dont le gouvernement fl'angais avait instamment
demandé le rappel.


Morris avait outrepassé les l'éserves de la politique de




66 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


Washington dont l'intention était d'observer la plus stricte
neutralité devant les événements qui s'accomplissaient en
Europe et au sein de la société francaise. Morris avait déplu
11 Paris par sa froideur et un peu aussi par la causticité de
son esprit. Monroe, lui, tomba dans l'exagération contraire.
Il se laissa aller aux chaleurs des doctrines de son parti. Jef-
ferson qui en était en Amérique la plus haute représentation,
s'étant sé paré de Washington, Monroe fut rappelé. Ses
torts les plus graves, ceux du moins qui justifierent sa dis-
grace, furent de n'avoir point soutenu, comme il convenait, un
traité qu'il avait mission de préparer eutre la France et les
États-Unis. De cet acte devait nettement sortir la neutra lité
absolue que la République américaine entendait observer au
milieu des conflits qui agitaient l'Europe. Monroe, qui n'était
point partisan de ce traité, s'était peu haté de donner au
gouvernement francais les explications qu'i.l avait recu ordre
de lui présenter.


A son retour aux États-Unis, Monroe publia une brochure
assez vive et meme acel'be dans laquelle il prétendait se jus-
tifier, mais oil il laissait percer, sous chaque mot, son
opposition bien arretée et bien décidée 11 la poli tique de
Washington, tout en faisant les réserves les plus loyales en
ce qui concernait l'admiration et le respect qu'il avait voués
11 ce'grand homme.


Monroe erut devoir, de ce moment, se retirer du mouve-
ment de la politique générale, d'autant plus que le sueces-
seur de Washington, John Adams, s'était placé sur le meme
terrain que son illustre prédécesseur dont il était appelé 11
continuer les idées en les affaiblissant.


Monroe se retrancha sur le terrain plus étroit et plus
obseur des affaires de son État. Il fut d'abord élu membre
de la législature, puis gouverneur de la Virginie, poste qu'il
conserva jusqu'en 1803.




MONROE ET SA DOCTRINE. 67


Jefferson, appelé a la présidence, en 1801, chercha des
auxiliaires a sa poli tique, dan s les hommes qui l'avaient
embrassée avec le plus de chaleur et d'inteIligence. l\Tadison,
son successeur futur, prit le ministere, et Monroe regut une
mission qui convenait mieux a ses doctrines et a ses prin-
cipes qui souriaient assez a Jefferson. 11 en avait jeté les
bases, d'abord pendant celte ambassade a Paris d'ou il fut
rappelé, et dans une autre circonstance antérieure, alors
qu'il était membre du Congres continental.


A cette époque, l'Espagne, qui possédait une grande partie
du territoi1'e de la Louisiane, avait sollicité le droit de libre
navigation sur le l\Tississipi. Momoe s'y était énergiquement
réfusé, un peu meme contre l'opinion des États inté1'essés
dans cette questíon.


Il avait été guidé, alo1's, par la pensée qu'il generait ainsi
la domination espagnole dans un pays que les États-Unis
convoitaient déja, et aussi par l'irritation qu'il ép1'ouvait de
voí1' 11 cóté du sol indépendant de l'Amérique du Nord, et sur
ses frolltieres memes, l'influence d'une nation européenne.


C'étaient la, aux yeux de Jeffe1'son, des ti tres suffisants
pour confier 11 Monroe la double míssion de traiter, avec la
France et l'Espagne, la cession aux États-Unis de la Nou-
velIe-Ol'léans et du territoire de la Louisiane.


Quinze jou1's suffirent a l\lonroe pour terminer, a París,
I'acquisition de la Nouvelle-Orléans, moyennant une somme
de 10 milliOlls de dollars (71) milliolls de feanes), que les
États-Unis s'engagerent a payel' a la Fl'anee; eelIe-cí stipula
de son cóté que, pendant douze ans, les maechandises fran-
gaises et espagnoles sc1'aicnt introduites, franches de droits,
i:t la Nouvelle-Orléans.


C'était une premiere victoire que Momoe remportait dans
son systeme; c'était un triomplle posítif pour sa politique et
ceHe de son ¡Ilustre patrono




68 RÉPUBLlQUE AMÉRlCAINE.


Jefferson attachait en outre un grand prix 11 cette annexion
de la Louisiane aux États-Unis. 11 s'exprimait ainsi 11 ce
sujet, dans une lettre adl'essée au docteur Priestley (20 jan-
vier 1804) :


« Depuis longtemps je considérais la Louisiane comme un
« point orageux de notre horizon, oil devait tót ou tard
« éclater une tempete, et le public ne sait pas jusqu'11 quel
« point la catastrophe était imminente. »


La catastrophe dont parle Jefferson dans cette leUre était
tout simplement une rupture inévitable avec la France et
une alliance avec l'Angleterre; car il est certain que la
position de la France 11 l'embouchure du Mississipi embar-
rassait considérablement les États-Unis.


Voici comment il s'exprimait a ce sujet dans une dépéche
du 18 avril 1802, 11 1\1. R. Livingston, ambassadeur a
Paris ;


« La cession de la Louisiane et des Florides 11 la France
« (par l'Espagne), produit aux États-Unis l'impression la
« plus pénible. Cet événement menace de bouleverser toutes
« les relations des États-Unis, et de faire époque dans
« notre direction politiqueo De toutes les nations puissantes,
« la France était celIe qui jusqu'ici nous présentait le moins
« de points sur lesquels il put s'élever des conflits, et le plus
« de points au contraire 11 l'égard desquels nos intérets
« fussent communs. Aussi avons- nous toujours considéré ce
« peuple comme notre ami naturel, comme celuí avec lequel
« nous ne pouvions jamais avoir d'occasion de dilTérends;
« nous regardions ses succes et ses revers comme s'ils eus-
« sent été les nótres. Il y a sur le globe un seul territoire dont


. « le possesseur est notre ennemi naturel et habituel ; c'est
c( celui de la Nouvelle-Orléans, a travers lequel les pro-
« duits des trois huitiemes de notre pays doivent passer
« pour trouyer leurs débouchés; produits que la fertilité du




MONROE ET SA DOCTRINE. 69


« sol doit élt'lver bientot a la moitié de notre production
« totale, en meme temps que la population s'accroitra dans
« une proportion semblable. La France en se placant ainsi
« a nos portes, prend une attitude provoquante que n'avait
« pas l'Espagne en raison de ses dispositions pacifiques et
« de son état de faiblesse. Le jour ou la France prendra
« possession de la Nouvelle-Orléans sera le terme fatal de
« sa puissance maritime. Ce jour scellcra l'union de deux
« peuples que leur alliance maintiendra en pleine posses-
« sion de I'Océan. Des cet instant, il faut que nous nous joi-
« gnions a la nation et a la flotte britannique. »


Dans la lettre au docLeur Priestley, dont nous avons cité
plus haut un passage, Jefferson s'exprimait encore comme
suít :


« Pour nous sauver de l'ouragan, il fallait que nous pré-
I( sentassions un exposé sincere et ami cal des causes et des
« effets qu'elles devaient produire, et que de son coté, Bona-
« parte eut assez de bon sens pour comprendre que cet
« enchainemcnt était inévitable el changerait}a face du
« monde. Je ne pensais pas qu'il cédat avant que la guerre
« vint a éclater entre la France et I'Angleterre, et mon
« espoir était de pallier et de patientcr jusquc-Ia, a moins
« que MM. Ross, Morris, etc., ne fussent parvenus a ame-
« ner avant cette guerre une rupture prématurée entre la
« France et nous. Je ne croyais pas le dénouement fort éloi-
« gné; mais j'avoue qu'il est arrivé plus 10t que je ne m'y
« attendais. B0 naparte pouvait avoir un bonsens assez juste
« pour comprendre, meme avant que la guerre ne fut
« imminente, jusqu'a quel point la sél'ie de faits que nous
« lui prédisions était nécessaire et inévitable, et c'était une
« chose qu'il était de notre devoir de tenter; "mais la per-
« spective d'une rupture immédiate précipita la conclusion
« de l'affaire. »


RÉPUBLIQUE AuI<~IC.\INE, T. 11. 5




70 RtpUBLIQUE AMtRICAINE.


« Le dénouement a done été heureux, » continue Jeffer-
son dans la meme lettre, « et je regarde, je l'avoue, la dupIi-
« cation de la surface sur laquelle doit désormais s'étendre
« un gouvernement libre et économique tel que le notre,
« comme un accroissement assuré a la masse de bonheur
« des générations a venir. ))


Bonaparte, premier consul, en stipulant les avantages
que j'ai cités plus haut en faveur des marchandises de pro-
venance franoaise, adressa ces paroles aux plénipotentiaires
chárgésde la négociation :


« Faites savoir aux populations de la Louisiane que nous
« regrettons de nous séparer d'elles; que nous avons sti-
« pulé en leur faveur tous les avantages qu'elles.pouvaient
« désirer, et que la France, en les leur garantissant, leur
« assure le plus grand de tous. Elles n'auraient jamais pros-
« péré sous aucun gouvernement européen, autant qu'en
« devenant un pcuple indépendant. Mais alors que les
« Louisianais jouiront des priviléges de la liberté, qu'ils se
« souviennent toujours qu'ils sont des Francais, et qu'ils
« conservent pour leur mere-patrie cette affection qu'inspire
« une commune origine. »


Aucune des idées contenues dans ces paroles du premier
consul n'a manqué de se réaliscr de tous points.


Jeffcrson aLtachait de tres gl'ands résultats a la possession
de la Louisiane. Dans une leUre du 12 aout 1803, il combat
la pensée que 1'0n avait eue de vouloir échanger une portion
du vaste territoire de la Louisiane d'alors, contre les Flo-
rides. « Nous aurons les Florides sans cela, » disait Jeffer-
son; « et jo ne voudrais accorder 11 aucune nation un seul
« pouce des eaux du Mississipi, paree qu'i! me parait de la
« plus grande importance pour notre tranquillité, que nous
( conservions le droit exciusif de naviguer sur ce fleuve et
« de n'y admettre aucune autre nation que, comme dans les




MONROE ET SA DOCTRINE. 71


« eaux du Potomac et de ]a De]aware, avee notre consente-
« ment et sous notre poliee. »


Les fédéralistes, selon Jefferson, redoutaient qu'unesi
grande étendue de territoires n'amenat une séparation for-
cée. Quoiqu'une eombinaison semblable lui parut dépendre
de tant de circonstances impossibles a prévoir « qu'il étai.t
difficile d'établir aueun ealeul sur une chance de eeUe
nature, )) Jefferson l'acccptait franchement. Il devait, dans
son opinion, exister plus de liens d'affinité entre les nou-
veaux États limithrophes du Mississipi et les États-Unis,
qu'entre ceux-ci et des puissances européennes maitresses
des rives du fleuve.


Jefferson ne pouvait mieux reconnaitre le service rendu
par Monroe, et au pays et a son systeme de politique, qu'en
lui confiant une autre mission diplomatique a Londres. Mais
Monroe ne fut pas aussi heureux ceUe fois. Le traité qu'il
négocia ave e I'Angleterre fut refusé par Jefferson, sans


. meme que celui-ci crÍlt devoir le soumettre au Sénat. Monroe
s'en trouva profondément blessé, et il s'ensuivit entre eux
un grand refroidissement qui avait aussi une autre cause.
Monroe accusait Jefferson, dont le mandat présidentiel tou-
chait a son terme, de soutenir publiquement la candidature
de lUadison, au lieu de la sienne, de l'avoir écarté en l'en-
voyant en mission, puis d'avoir affaibli ses chances de suc-
ces en se dispensant de faire meme examiner par le Sénat le
traité conclu par lui. Jefferson, indécis au contraire entre
ses deux amis qui tous deux avaient, a ses yeux, des titres
égaux, avait déclaré vouloir restar neutre.


Quoi qu'il en soit, Monroe se rallia patriotiquement a la
majorité, et preta son appui a l'élection de Madi son (1809).


Deux ans apres, iI fut appelé 3U poste de secrétaire d'État,
qu'il conserva pendant toute l'administration de Madison.
Plus tard il joignit a ce titre celui de ministre de la guerreo


o




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Dans ces deux postes, également difficiles pendant la période
de guerres et de malheurs intérieurs qui pesa sur les États-
Unis, Momoe donna les preuves du plus grand dévouement
et du patriotisme le plus pur et le plus éclairé.


Un fait, rare a coup sur dan s la vie des hommes politi-
ques de tous les pays, mérite d'étre cité, car il fait le plus
grand honneur au cal'actere élevé et au désintéressement de
Monroe. En '18'14, au moment du siége de la Nouvelle-
Orléans par les Anglais, le Tl'ésar épuisé ne pouvait plus
faire face aux dépenses de l'armée. Momoe, a bout de res-
sources, n'hésita pas a engage¡' son crédit persannel pour
procurer de l'argent au pays. Bien que ces sommes lui
eussent été restituées, a la longue, il se trouva pendant
Iongtemps fort obéré; eL en '1825, il quitta la présidence
pauvre et tres endetté.




§ 3.


Monroe a la hauteur de ses fonctions. - Il est élu président. - Sa
correspondanee avee Jefferson. - Soulcvcment des colonies e3pagnoles
contre la métropole. - Occasion pour Monroe d'émettre sa doctrine.-
Le principe de cette doctrine fondarnentale appartient a J efferson.


Si la guerre exige le développemcnt et les preuves d'une
grande énergie pour lui faire face, le retour de la paix ne
demande pas moins de vigueur et de talent pour réparer les
désastres. Les me mes hommes ne sont pas toujours aptes
également a ten ir le pouvoir dans ces deux conditions.
Monroe, luí, fut a la hauteur de ces deux missions. Autant il
montra d'énergiques qualités pendant la guerre, autant il
trouva de ressources en son esprit pour assumer la lourde
responsabilité que la paix faisait peser sur lui.


Aucun président n'avait été mieux secondé dans son admi-
nistration que Madison le fut par Monroe, qui trouva enfin
la récompense légitime de ses services dans son élévation a
la présidence, en 1816, pour entrer en fonctions le 4 mars
1817. Il fut élu par cent quatre-vingt-trois voix sur deux
cent vingt-un votants.


Monroe avait été porté au pouvoir par le parti républicain,
ou antifédéraliste, avec lequel il avait toujours marché, et
qui avait soutenu Jefferson et l\ladison. Le succes de Monros
fut pour Jefferson, avec qui il s'était réconcilié franchement,
un grand sujet de joie personnelle et de satisfaction politi-
que. Jefferson écrivait a Lafayette, le 14 mars 1817: « L'élec-
« tion de Monroe n'est pas une circonstance de peu d'in-




74 RÉPUllLIQUE A~IÉnICAINE.


« fluence sur notre félieité. » Plus tard, en 1823, dans une
lettre adressée a Monroe lui-meme, il s'exprimait ainsi : dI
« faut que faie joué de malheur, moi qui n'avais pas été a
« Bedford de toute eette année, pour choisir le moment de
« mon voyage juste a l'époque de votre derniere visite dans
« nos environs. La perte a été tout entiere pour moi, ear les
« courtes entrevues que j'ai avec vous rectifient d'ordinaire
« mes vues politiques, m'apprennent OÚ nous en sommes, et
« me l'emettent dans la bonne voie. Je ne puis guere vous
« offrir en échange que des idées de journaux, et en petit
« nombre encore; car je ne lis qu'une seule feuille et meme
« fort a la hate. Horaee et Tacite me paraissent des écri-
« vains si supérieurs a tous les ehampions de gazettes, que
« je les quitte avee répugnance pour ces derniers. »


Monroe, a la date de cette leUre, était président. Le ton
sur lequel elle est éerite pourrait done faire soupconner
Jefferson de flatterie, si ron ne savait que ee earaetere altier
et indépendant était le moins courtisan qu'on put imaginero
Mais il est évident que certaines expressions de cette lcttre
impliquent tout au moins une idée de eourtoisie tres mar-
quée; elles cachaient surtout un piége. Car il n'est douteux
pour personne que Monroe, loin de reetifler les vues de
Jefferson, recevait de lui, au cont!'aire, des inspirations et
des eonseils dans les oceasions diffieiles. Dans eette me me
leUre, dont je viens de cite!' un passage, J effe!'son l ui disait:
« Je ne lmis vous donner que des lieux-cornmuns sur la
« question que vous me proposez, savoir : si nous pouvons,
« en quelque matiere que ce soit, prendre, en faveur de la
« liberté, une attitude plus prononeée qu'auparavant. Je ne
« puis vous apporter que le denier de la veuve, et je ne
« l'o/f1'e que paree que vous l'exigez. »


Pour terminer, J efferson s' exprimait ainsi : « En me hasar-
« dant a vous communiquer ees idées rudes et mal digérées




MONROE ET SA DOCTRINE. 75


« sur des choses qui sortent de la sphere de mes connais-
« sances, j'espere que vous voudrez bien vous rappele1' que
« c'est a votre demande, et avec aussi peu de confiance
« dans mon opinion que vous y t1'ouverez de profit. »


C'était plus de modestie qu'il ne convenait 11 Jeffel'son d'en
avoir; mais eette modestie était de l'habileté. 11 savait se
faire demander ces conseils, el s'assurait ainsi l'influence
positive, quoique latente, qu'il exerea sur l'administration
de ses deux successeurs, Madison et Monroe.


Jefferson avait travaillé pendant vingt ans 11 l'avénement
au pouvoir du parti et des idées dont iI était le chef et le
représentant. 11 se faisait un devoir et un honneur d'en con-
tinuer le triomphe inauguré par sa présidence, dans la
personnc de ses deux lieutenants les plus dévoués.


Je ne sais si Monroe, - mais cela n'est pas probable, -
consulta Jefferson sur la conduite qu'il tint envers le parti
opposé au sien, au moment ou il prit possession du pouvoir.
Le général Jackson, qui était son ami, lui écrivit une lettre
tres belle et tres digne, pour luí conseiller de mettre fin aux
divisions des partis, en s'entourant d'hommes capables
choisis dans les deux camps. Momoe s'yrefusa obstinément,
et n'appela aux fonctions publiques que des démocrates. Il
avait oublié la leUre que Jeffe1'son lui avait écrite en 1801 (1),
et qui contenait un plan de conduite si noble et si pratique
11 l'égard des partis. 11 avait oublié encore la loyauté de
Washington l'appela!!t, lui personnellement, a des postes
éminents et enviés, alo1's meme que les dissidences politi-
qU,es les plus profondes les sépa1'aient! Il oMit aveuglément
a ses passions, a ses 1'ancunes et a ses amitiés person-
neBes.


La premiere période de la présidence de Mon1'oe fut con-


¡ti Lettre au colonel Monroe, 7 man tSOL


,\1 ,




'76 REPUBLlQUE A.MERICA.INE.


sacrée, comme je l'ai dit, a réédifier ce que la guerre avait
renversé. Lourde tache, dont il s'acquitta glorieusement.
II trouva, pendant ces quatre années si bien remplies par
son dévouement aux intérets de la politique intérieure,
l'occasion d'agrandir le territoire de l'Union par l'acqui-
sition de la Floride, 11 moitié conquise déja par un coup
de tete du général Jackson vivement blamé en apparence,
tres approuvé au fond et peut-etre meme encouragé. On
se souvient que Jefferson avait dit : ({ Nous aurons ces
Florides. »


Jusque-Ia, aucun fait ne s'était passé qui pul donner a
l'administration de Monroe ce caractere exceptionnel qu'on
lui a attribué. Mais une occasion solenneHe - la révolution
des colonies espagnoles de l'Amérique du Sud-entoura tout
a coup la politique extérieure des États-Unis de difficultés
inusitées, et la forca a se dessiner nettement, telle que la
posa Monroe, avec l'appui de ses amis. Sa seconde prési-
dence a laquelle il fut appelé par l'unanimité des sufl'¡'ages,
moins une voix - fait qui ne s'était pas renouvelé depuis
Washington, - eut done un aspect tout différent de la
premiere.


Au moment du soulevement de I'Amérique espagnole,
Henry Clay, qui était speaker (président) de la chambre des
représentants, proposa une motion ayant pour objet de féli-
citer ces colonies de leurs efforts 11 s'affranchir du joug de la
métropole. Monroe, dans son adressp au con gres, fut plus
sage, et parla au contraire en termes précis el énergiques
d'une neutra1ité complete.


« Quant aux colonies existantes ou aux dépendances des
« puissances européennes, disait-il, nous ne sommes pas
« intervenus et nous n'interviendrons pas dans leurs
({ affaires. »


Mais toute la doctrine de Monroe et du parti qu'il repré-




KONROE ET SA DOCTRINE. 77


sentait se trouvait résumée dans les lignes suivantes de son
message:


« Nous devons a notre bonne foi et aux relations amicales
« qui existent entre les puissances alliées et les États-Unis
« de déclarer que nous considérerions toute tentative de
« leur part d'étendre leur systeme a quelque partie de cet
« hémisphere, comme dangerellsc pOllr notre tranquiJIité et
« notre súreté. »


M. de Pradt disait de ce message: « Un discours de
« cette nature n'est pas un simple discours, ni l'accom-
« plissement d'une simple formalité d'usage, accompagnée
« de formules convenues, c'est de plus un grand événe-
« ment (1). »


C'était, en effet, un grand événement quí renforcait d'ail-
leurs des déclarations analogues que venait de faire l'An-
gleterre, en 1822, sous le ministere Canning, a propos de
l'intervention francaise en Espagne, ce qui avait conduit la
Grande-Bretagne a ne youloir point prendre part allx travaux
du Congres de Vérone.


Le gouvernement anglais ne se contenta pas de protester
contre l'entrée de l'armée fl'anCaise sur le territoire espa-
gnol. Tout en conservant une stricte neutralité dans ce con-
flit, il déclara que si une puissance quelconque intervenait
dans les hostilités de l'Espagne contre ses colonies, « une
« pareille intervention, manifestée par simple menace ou
« par un commencement d'exécution, serait considérée
« par l'Angleterre comme un motif suffisant pour recon-
« naitre sans délai l'indépendance des colonies espa-
I( gnoles. »


Cette déclaration de M. Canning, fut ratifiée par le cabinet
américain, lequel déclara que (e toute tentative faite par les


(1) L' EUl'01Je el r ,imérique en 1822 el 1823, par M. de Pradl, arebcveque de Malines.




78 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


{{ puissances européennes alliées pour étendre leur systeme
{{ politique spécial au continent américain, serait considérée
« comme un acte hostil e et dangereux pour la paix et la
« sécurité des États-Unis. »


Le ministere anglais s'associa 11 cette doctrine, que le
président Monroe précisa en ces termes dans son message
du 2 décembre 1823 :


« Notre politique 11 l'égard de rEurope restera ce qu'elle
« a été pendant la longue période des guerres qui viennent
« d'agiter cette partie du monde. Nous nous sommes donné
« pour regle de conduite de n'intervenir dans les affaires
« intérieures d'aucune puissance, - de considéI'er les gou-
« vernemcnts de fait comme des gouvernements légitimes;
« - de donner satisfaction 11 toutes les exigences légi-
« times, et de ne souffrir aucune iniquité. Mais, pour ce
« qui concerne les continents d'Amérique, les circonstances
« sont bien différentes. Il est impossible que les puissances
« alliées étendent leur systeme politique 11 une partie quel-
« conque de ces continents sans compromettre notre paix
« et notre bonheur. Nous ne croyons pas que nos freres du
« Sud, s'ils avaient la liberté de leur choix, s'y soumettraient
« volontairement. Nous ne pouvons done voir avec indiffé-
« rence une intervention de ceUe nature se produire sous
« une forme quelconque. »


Cette doctrine dont on a vou].u faire un crime aux États-
Unis est une simple mesure de police politique si j'osais
dire. Les gouvernements du vieux continent ont adopté un
systeme de surveillance mutueBe, qu'ils ont appelé l'équilibre
européen; des alliances basées sur des affinités plus ou
moins réelles et sur des besoins ont constitué la force de la
plupart d'entre eux; la neutralité déclarée et acceptée de
certains territoires est la garantie de tous et équivaut a des
frontieres infranchissables. Tout cela est tres bien pour




MONROE ET SA DOCTRINE. 79


sauvegarder ouvertement les États contre l'envahissement
brutal et secretement contre la propagande de certaines
idées. N'est-il pas tout aussi nationaI, tout aussi simple, touí
aussi logique que les États-Unis maUres a eux seuls d'une
partie du nouveau conLinent le défendent ainsi que le con-
tinent immédiatement voisin contre l'invasion des puissances
européennes? Il ne peut pas y avoir d'équilibre américain, •
un seul peuple est dans la balance; ce peuple se défend per-
sonnellement, voila toute la question; et en s'opposant a
l'envahissement des autres États américains, il protége ses
propres frontieres. Au lieu de le faire a l'aide de traités
solennellement acceptés comme en Europe par toutes les
puissances européennes, il le fait au moyen d'un principe ..
qui devient le code de la politique américaine. Dégagée de
toutes les calomnies qu'on a entassées autour d'elle, cette
fameuse doctrine de Monroe se réduit a ces mots: « Les
Américains ne veulent pas se meler des affaires de l'Europe;
mais ils demandent la réciprocité. » Pourquoi l'Europe ne
ferait-elle pas la me me déclaration?


Les parties du message de Monroe que je viens de citer
n'étaient que l'écho des insinuations et des opinions bien
autrement explicites de Jefferson, qui écrivait a Monroe
(11 juin '1823) : «Les possessions que les nations de l'Europe
({ avaient dans l'une et l'autre Amérique, sont sur le point
« de leur échapper, de facon que nous ne pouvons manquer
« d'étre bientót débarmssés de leut' t'oisinage. »


Dans une autre lettre également adressée a Monroe
(24 octobre '1823), illui disait: «Notre maxime fondamentale
« doit etre de ne jamais nous laisser entrainer dans les que-
« relles qui troublent l'Europe; la seconde, de ne pas souf-
« frir que rEurope se mele des affaires de ce coté-ci de
« l'Atlantique. L'Amérique, au nord comme au sud, a des
({ intérets tout a fait distincts de ceux de l'Europe, et qui lui




so RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


(( appartiennent en propre. Il faut done qu'elle ait un sys-
(( teme a elle, et séparé de celui de rancien continent... Je
(( pourrais done souscrire en toute sincérité a la déclara-
« tion que nous n'aspirons a l'acquisition d'aucune des colo-
({ nies espagnoles; que nous ne susciterons aucun obstacle ( a tout arrangement pacifique entre elles et la mere-patrie;


. «( mais que nous nous opposerons de tous nos moyens a
« l'intervention armée de toute autre puissance agissant
({ comme auxiliaire, comme stipendiée, ou sous tout autre
« prétexte ou toute autre forme; et que nous nous oppose-
« rons de meme aux entreprises d'une puissance quelconque
( qui tenterait de s'en emparer a titre de cession, de


_ « conquete ou d'acquisition, de quelque genre que ce
« sojt. »


Tout le systeme de Jefferson se trouve encore résumé
dans un passage d'une lettre a William Short. Apres avoir
insisté sur l'existence d'une politique américaine distincte et
indépeudante de ceHe de rEurope, il ajoute : « Le jour n'est
« pas éloigné ou nous pourrons exiger qu'un méridien con-
({ ventionnel partage rOcéan qui sépare les deux hémi-
( spberes, de facon qu'aucun canon européen ne se fasse
({ entendre en deca, ni aucun canon américain au del a de
(( cette ligne. ))


En rappelant ainsi les opinions de Jefferson, nous avons
voulu prouver de nouveau l'influence directe qu'i1 exercait
sur Monroe, et montrer que ce dernier avait, en définitive,
assumé devant l'histoire la responsabilité d'une politique
dont il n'avait été que l'écbo affaibli et prudent.


Avec Monroe comme avecMadison, ce fut encore Jefferson
qui gouvel'lla l'opinion publique. On peut done dire que l'in-
fluence de celui-ci se prolongea au dela du terme de son
double mandat; elle dura le temps de son opposition a la
politique de Washington, les huit années de sa propre pré-




MONROE ET SA DOCTRINE. 81


sidence, et les seize années des deux présidences de Madison
et de Monroe. C'est en quoi iI ne faut pas hésiter 11 considé-
rer Jeiferson comme le véritable représentant, et nous le
répétons, comme le véritable fondateur de la République
américaine.




§ 4.


Voyage de Lafayette en Amérique pendant la présidence de Monroe. -
Réception triomphale de Lafayette. - Sa visite au tombeau de
Washington. - Son entrevue avec Jefferson. - Dernieres années
de la vie de Monroc. - Exhumation de ses restes. - Justice tardive.


Un fait qui produisit une grande sensation en Amérique
signala la derniere année de la présidence de Monroe (1824),
{ut l~ 'l/CI';ja.!bQ, a.\l~ Rta.t~-\h\.\", Ii~ L'dt'd.';j~\t~. L~ 'béüé'í:'d.\ -a\\-a
revoir ce pays qu'il avait vu, quarante-sept ans aupara-
vant, en proie aux désolations de la guerre; il le retrouvait
plein de force et d'avenir et en pleine prospérité. Lafayette
dut éprouver, en posant le pied sur le sol des Etats-Unis,
la joie que ressent un pere a embrasser un fils dont il
s'est séparé enfant et qu'il reneontre homme, eherehant
dan s ses traits, dans ses gestes, dans sa parole quelque
ehose de sa voix, de ses mouvements et de sa physionomie
de jadis, pieusement eonservés dans ses souvenirs, mais
dont rage n'a plus rien laissé.


La Chambre des Représentants et le Sénat des Etats-Unis
avaient adopté a l'unanimité la résolution suivante: « Le
« général Lafayette ayant exprimé le désir de visiter ce
« pays, le président sera chargé de lui eommuniquer l'assu-
« ranee de I'attachement affectueux et reconnaissant que lui
« eonservent le gouvernement et le peuple des Etats-Unis;
« et de plus, en témoignage de respeet national, le prési-
« dent tiendra a sa disposition un vaisseau de l'Etat et invi-
« tera le génél'al a y prendre paSSage aussitót qu'il aura
« manifesté l'intention de se rendre aux Etats-Unís. »




MONROE ET SA DOCTRINE. 83


L'envoi de eelte résolution du Congres était aeeompagné
d'une lettre du président Monroe, ou on lit le passage sui-
vant : « L'époque a laquelle vous eroirez vous rendre 11 eette
« invitation est laissée tout a fait 11 votre ehoix. Quelle que
« soit votre déeision, il vous suffira d'avoir la bonté de m'en
« instruire et aussit6t je donnerai des ordres pour qu'un
« vaisseau de I'État aille vous prendre au port que vous
« désignerez et vous ami:me dans eette patrie adoptive de
« votre jeunesse, qui a toujours conservé le plus reeonnais-
« sant souvenir de vos serviees. ))


Lafayette répondit en ces termes: « A tous les motifs qui
« me pressent de hater J'époque de eette délicieusevisite, se
« joint le désir qu'elle soit placée durant la présidence de
« mon ancien ami et compagnon d'armes. Je sens autant
« que je le dois l'honneur qui m'est destiné; mais, réelle-
« ment, j'en suis si touché, et telle est ma eonsidération
« pour la marine nationale, que vous me permettrez de ne
« pas profiter d'une distinction qui entraineeait un désagré-
« ment et des frais eonsidéeables. L'intention si flatteuse de
« eette mesure est remplie pae la résolution du Con gres , et
« d'ailleurs, je puis, chaque mois, a bord d'un paquebot,
« traverser l'Atlantique sous le pavillon amérieain. Je vous
« prie done avec une parfaite confiance en votre amitié. de
« vouloir bien expliquer les motifs de mon refus 11 cet égard,
« par la diffieultó de fixer l'époque positive de mon départ
« et mon cmpressement a saisir le premier moment ou il
« sera possible. J'ai été dernierement bien ému en relisant
« un éerit qui retracait les détails des témoignages d'in-
« téret que vous et madame Monroe avez donnés dans
« des temps d'épreuve a la meilleure partie de moi-
« meme (1). ))


(1) M. d M·o 110nroe aYa ¡cnl visité M-' de Lafayelte uans sa prison de France, en 1794.




84 REPUBLIQUE A~ltRICAINE.


Le 16 aout 1824, Lafayette débarqua 3. New-York; le
conseil commun avait déclaré qu'il serait rOliu comme l'hate
de la nation, titre qui fut adopté et lui fut conservé. Le voyage
de Lafayette 11 travers l'Union fut une promenade triom-
phale. La lettre suivanto de Jefferson donnera une idée de cet
enthousiasme: « Le courrier qui a suivi la nouvelle de votre
« bien heureuse arrivée sur notre rivage nous apprend, mon
« cher ami, que vous vous dirigez vers les États du Nord.
« J'attendrai donc que vous preniez la route du Sud pour
« vous offl'ir mes sinceres félicitations de ce que vous etes
« rendu a ceux qui vous chérissent plus qu'aucun peuple de
« la terreo Vraiment, je crains qu'on no vous tue a force de
« tendresses, tant de si belles l'éceptions me semlJlent devoil'
« entrainel' des fatigues et épuiser vos forcos 1 Ne perdez
« pas dans ces embrassements d'une affection onthousiaste
« une vie qu'on voudrait teIIement conservero Je sais que
« vous visiterez York-Town; mon esprit y sera avec vous
« mais je suis trop affaibli par rage pour fairo le voyage; je
« ne marche pas au doUt de mon jardin ot mes infirmités ne
« peuvent etre soignées que chez moL J'imagine que vous
« irez a Charlestown et Savannah. Quel est le !ieu oil ron ne
(~ demandera pas a vous posséder? Notre viIlage de Charlot-
« teville insiste aussi pour vous recevoir, et vous aurail
{( réclamé comme son hóte, si vous pouviez l'etre d'un autre
« que de moi, dans le voisinage df:l Monticello. Je les ai
« réduits a ne plus vous demander que de leur faire l'hon-
« neur d'accepter un diner, et je suis chargé de vous conju-
« rer de ne pas refuser. Je calcule qu'en aIIant aux États du
« Sud ou en revenant, vous aurez peu de détour a faire pour
« passor 3. Monticello eL a Montpellier (demoure de Madison).


el s'étaient occupés avec le plus grand zéle d'obtenir Sil dólinance. (Mérnoires el eO)Tes-
pnndance du général LafayeLte.)




MONROE ET SA DOCTRINE. 85


({ Venez done, mon cher ami, au moment qui vous convien-
« dra, établissez ici votre quartier général. »


Lafayette écrivait ensuite : « J'ai été reeu avec une vive
« émotion par M. Jefferson; que j'ai trouvé bien vieilli sans
« doute apres trente-cinq ans de séparation, mais portant a
({ merveille ses quatre-vingt et un ans, et jouissant de toute
« la vigueur de son ame et de son esprit... Su filie Mme Ran.,.
(( dolph est avec lui; il est entouré d'une nombreuse familla,
( et son habitation est dans une position admirable. Nous
« avons été a un diner public a Charlotteville; MM. Jefferson
( et Madison étaient avec nous; ce que M. Jefferson a fait
« lire en réponse au toast qu'on lui avait porté a fait pleurer
({ tout le monde. »


Dans ce discours Jefferson disait en rappelant les services
ue Lafayette et en faisant allusion a son dévouement a la
cause américaine en France: « Nous tenions le clou; mais
« c'est lui qui l'enfoneait. » A Philadelphie Lafayette fut
l'e,;:u dans la salle ou l'indépendance avait été proclamée.


La visiLe que Lafayette rendit au tombeau de Washington
a Mount Vernon est ainsi racontée :


{( La scene imposante et solennelle de la visite de Lafayette
( au tombeau de Washington a eu lieu le 17 de ce mois
( (octobre 1824). Le général a été reeu sur le rivage par
« M. Lewis, neveu de Washington et par les parents du juge
( Washington; ils sont allés avec lui a la demeure de son
( ami le libérateur de notre pays, qu'il avait quitté la der-
« niere fois il ya quarante ans. Apres etre resté quelques
« minutes dans la maison, le général s'est rendu au caveau,
{( conduit par M. Lewis et la famille du juge et accompagné
« par George Washington-Lafayette et George Washington ..
( Curtis (1), les enfants de Mount-Vernon oil tous deux ont


(1) M. Curtís était le petít-fils de Mo, Washington.
RÉPUBLIQUE AMÉRlCAlNE, T. 11. 6




86 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« reeu les soins paternels du grand homme. Arrivé au tom-
« beau, l\L Curtis a présenté un anneau au général Lafayette
« en luí adressant ces paroles : « Vous quí de tous les géné-
« raux de l'indépendance, restez seul survivant au milieu de
{( nous, a ce moment solennel et touchant ou vous venez
(e vous courber avec respect devant les restes de "\Vas-
« hington, un des enfants de Mount-Vernon vous offre l'an-
« neau qui renferme les cheveux: de celuí que vous aimez.
« L'anneau a toujours été l'embleme de l'union des cceurs;
(e que celui-ci unisse les affections de tous les Américains a
ee votre postérité. Dans la suite des temps il rappellera a
« vos descendants les vertus de leur illustrc ancetre qui le
ee reeut, non dan s un palais; mais sur le tombeau de
{( Washington. ))


Le général répondit en recevant cet anneau : « Les
(e sentiments qui oppressent mon cceur m'ótent la faculté de
(e rien exprimer. Je ne puis, mon cher Curtis, que vous
(e remercier de votre précieux don et rendre un silencieux
(e hommage au tombeau du plus grand et du meilleur des
ce hommes! »


« La porte du caveau fut ouverte; le général descendit
« les marches et baisa les tombes du grand homme et de
(e sa vénérable compagne. Apres quelques instants, il
« remonta dan s un état d'émotion inexprimable. Personne
ce n'avait interrompu cette visite solitaire, et ron n'enten-
ce dait d'autre bruit que les salves funebres de 1'artillerie
(e répétées par les échos des collines sacrées de Mount-
« Vernon. »


Apres un séjour d'une année aux États-Unis, et au moment
fixé pour son départ, Monroe décida que « ramí des Améri-
cains )) s'embarquerait dans la capitale de l'Union. On fit
remonter une frégate a .Washington-City. Par une délica-
tesse toute spéciale, ce Mtiment fut débaptisé et on lui donna




MONROE ET SA DOCTRINE. 87


le nom de Brandywine, une des batailles OU Lafayette avait
montré la plus vaillanle bravoure.


Le jour ou Lafayette quitta Washington-City, toutes les
affaires furent suspendues, et la population lui prodigua les
marques de la plus vive sympathie.


Monroe a souvent dit que le séjour de Lafayette aux États-
Unis avait été l'illustration de son pouvoir de huit années;
et avec cette exagération du peuple américain pour les
moindres choses qui rappeIlent le temps de la conquete de
l'indépendance, il ajoutait : que lors meme qu'il n'eut rien
fait sinon d'ouvrir les portes hospitalieres du White-Ifouse 11
ce vétéran de la liberté américaine, sa présidence eut été
assez glorieuse pour qu'il quittat le pouvoir heureux et
satisfait.


Le 4 mars 1825, 1\1onroe, parvenu au terme de son mandat,
remit le gouvernement a son successeur, Quincy Adams (1),
et se retira dans sa résidence de London-County, en Vir-
ginie, ou il accepta les modestes fonctions de juge de paix,
puis de directeur de l'Université, qu'il exeroa pendant
cinq ans.


En 1830, il présida la Convention chargée de réviser la
constitution de la Virginie. Ce fut le dernier acte politique de
sa vie. Souffrant, écrasé de fatigues, il se rendit a New-
York aupres de son gendre. II mourut dans cette ville le
4 juillet 1831, le jour meme du cinquante-cinquieme anni-
versaire de l'indépendance des États-Unis. Jefferson et Jolm
Adams étaient morts également 11 ce jour solennel.


Monroe avait une taille de pres de six pieds. Il était bien
fait de sa personne; son visage, régulier et sympathique,
était éclairé par des yeux bleus d'une douceur extreme.
Extérieurement il n'avait aucun signe qui révélat en lui une


(1) Fils de John Adams.




88 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


grande intelligence. En fait, ce n'était pas un homme d'une
portée supérieure; il ne brillait ni par la vivacité de l'esprit
ni par l'imagination, et sa conversation était lo urde et peu
attrayante. Mais il avait pour qualités essentielles de la fer-
meté, de la résolution, une su reté de eoneeption remar-
quable, un amour du travail poussé jusqu'a l'exces. Par-
dessus tout il montra, depuis son entrée dans la vie, jusqu'h
sa derniere heure, un patriotisme sans égal. Sa haute pro-
bité, la droiture de son cceur lui avaient eonquis le respeet de
tout le monde, meme de ses adversaires politiques.


'Les restes de Monroe étaient demeurés a New-York. Sa
tombe était simple et convenable; un marbre étendu sur la
terre ave e un nom gravé; rien n'indiquait qu'un président
fut eouché sous ce marbre.


La Virginie a rendu une tardive justiee a Monroe en récla-
mant les dépouilles mortelles de cet illustre enfant de son
sol. e'est au mois de juillet i8a8, e'est a dire vingt-sept ans
apres, que cet hommage a été rendu a sa mémoire. A New-
York, une foule immense assistait a eette eérémonie de
l'exhumation des restes mortels de Monroe; les plus grands
honneurs leur ont été rendus au départ et a l'arrivée a
Richemond. Les justices tardives ont besoin d'éclat pour se
faire pardonner leur apparente ingratitude.




CIIAPITRE VIII.


LE GÉNÉRAL JACKSON ET 1,1\, DICTATURE.


Caractere de Jackson. - Ses instincts despotiques. - 11 devait échouer
dans sa premiere candidature. - Son infiuence sur les États-Unis. -
Haute idée que l'on a de son talent. - Sa popularité en Amérique. -
Ses habitudes.


Le général Jackson a été un des hommes les plus émi-
nents qui aient jamais paru sur la sdme politique d'aucun
pays. Aux États-Unis, moins que partout ailleurs, il semblait
fait pour le pouvoir, tout en se recommandant par de glo-
rieux services, des talents tres réels et tres variés, de
grandes qualités de CCBur et d'esprit, un patriotisme ardent
qui dépassait encore ce que l'on appelle l'exagération du
patriotisme des Américains, s'il est jamais permis de cri-
tiquer le plus pur et le plus noble des sentiments.


C'en était assez, a vrai dire, pour justifier l'immense
popularité dont jouissait le général Jackson au moment de
son élection, et des avant sa premiere candidature a la pré-
sidence des États-Unis; mais cette popularité était due, en
certains points, a des ti tres qui semblaient devoir écarter,
a tout jumais, le général Jackson de la scene politiqueo Sa




90 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


présidence a caractérisé une époque dans la vie politique
des Américains du nord.


Une fougue de caractere qui avait quelque chose de la
tempete, une spontanéité de résolutions vive comme l'éclair,
- qualité précieuse, j'en conviens, quand elle est l'apanage
d'un esprit maUre de soi; mais dangereuse alors que e'est
un peu le eapriee et la fl8vre qui le gouvernent; - un
entetement de fer dans des idées préeoncues et ne s'assou-
plissant pas meme devant l'autorité de la loi; une volonté
inflexible; une col ere déchirante eontre toute opposition a
ses désirs; un mépris souverain de tout obstaclo, meme
légitime, se dressant entre lui et son but; un dédain pro-
fond de ce qu'on appelle le qu'en dira-t-on, alors me me que
c'était l'opinion publique qui manifestait son mécontente-
ment et son blame; un gout tres marqué pour les triomphes
populaires; un sentiment fort limité des notions de la vraie
justice; une fierté intraitable; - tels sont, je erois pouvoir
l'affirmer, les traits qui aecusaient dans l'organisation du
général Jackson un homme de trempe peu commune.


Ajoutez-y un besoin instinetif de luttes de toutes sortes.
Le repos, aussi bien de eorps que d'esprit, lui était insup-
portable. Comme par prédestination ou privilége, aueun
fait un peu saillant de sa vie ne s'était aecompli selon les
regles ordinaires. Jusque dans son mariage meme, on ren-
contra eette intervention de l'exceptionnel, j'oserai di re du
merveilleux.


Jackson était connu sous toutes ses faces, bonnes et mau-
vaises, au moment ou il se porta candidat devant les
suffrages du peuple américain. Rien de sa vie, ríen de son
caractere n'était ignoré. Il était trop franchement expansif,
trop naturellement en dehors, pour avoir rien tenu dans
l'ombre. Cette maison de verre, qu'on assigne po u!' demeure
aux hommes publics, lui était encore trop épaisse; il avait




LE GÉLXÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 91


brisé les verres du coude, du pied et du front, et avait vécu
pour ainsi dire en plein air, a la belle étoile, a l'éclat du
soleil.


On savait done ce qu'il valait, ce dont il était capable, le
bien comme le mal. Tout d'une piece, comme il se présen-
tait, dangereux et impossible meme aux yeux des gens de
raison, il n'enleva pas moins, des sa premiere candidature
a la présidence, un nombre imposant de suffrages, mais non
pas une majorité suffisante pour triompher complétement.
Devant les masses, sa popularité et ses grandes qualités
firent oublier ses défauts; mais le Congres compta ces
derniers en donnant la préférence a son concurrent Quincy
Adams.


La meme raison qui avait entrainé la grosse partie de
l'opinion publique en faveur de Jackson, engagea le Con gres,
outre les motifs personnels au général que fai énumérés, a
porter ses votes sur Quincy Adams.


Trois présidents appartenant au partí démocratique ve-
naient de se succéder au fauteuil présidentiel : Jefferson,
Madison et Monroe, et chacun des trois, pendant deux
termes, c'est a dire pendant huit ans. L'avénement de Jack-
son, représentant fanatique du meme parti, et apportant de
plus, dans l'application de sa doctrine, ce caractcre impé-
tueux que l'on va. voir se dessiner, et des habitudes mili-
taires, assurait comme une hérédité a ce parti. C'était I1l ce
que le peuple américain voulait au fondo C'était la ce que le
Congres redoutait.


Au moment ou il triompha, quatre ans plus tard, Jackson
n'avait rien adouci des rudesses, des emportements et des
violences de sa nature. C'était le meme homme; toujours
populaire, offrant toujours les memes dangers comme chef
d'un pouvoir exécutif dont l'initiative est limitée d'abord et
s'enveloppe toujours, lorsqu'elle se manifeste, dans des




92 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


formes et sous des formules prudentes, respectueuses meme,
dirai-je, et évidemment tres conciliables avec le despotisme
et la volonté cassante de Jackson. Aux États-Unis, on est
citoyen avant d'etre soldat; Jackson, dans toutes les occa-
sions de sa vie, s'était montré, au contraire, plus soldat que
citoyen. Les conséquences d'un tel renversement dans les
traditions du pays étaient bien faites pour épouvanter. Le
général fut néanmoins élu, a la grande joie de son parti. Il
faut dire aussi que l'administration de Quincy Adams s'était
écoulée honnetement, sagement, mais d'une facon terne, et
qui faisait disparate avec les vingt-quatre années de prési-
dence de ses trois prédécesseurs, remplies par des luttes
intérieures et de partis, par la guerre, par la rénovation du
pays.


Il sembla, alors, que non seulement le parti démocratique
avait une revanche a prendre de son récent échec, mais que
le peuple américain éprouvait comme le besoin d'émotions.
On eut dit que le calme et la placidité du gouvernement fédé-
ral commencait de lui. etre insupportables. Cela s'explique
par l'accroissement rapide de la population, par les nom-
breux éléments étrangers introduits dans le sein de la
nation, et qui n'avaient pas encore assez vieilli sous l'in-
fluence de ces institutions san s analogie avec celles d'aucun
autre peuple.


Sous le rapport des émotions qu'il rechercha, le peuple
américain fut amplement satisfait, car Jackson ébranla rude-
ment la constitution, cette arche de la républíque des États-
Unis. Il trouva moyen, selon l'expression de cet homme
d'État anglais sceptique a l'endroit de l'inviolabilité des
lois, « de faire passer un char attelé de quatre chevaux » a
travers cette constitution si fort respecté e jusque-la, meme
par ceux qui voterent contre son adoption, et qui furent
plus tard chargés de l'appliquer.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA D1CTATURE. 93


A 1'avance, ne donnons pas a supposer que Jackson ait,
de paeti pris, tenté de se mettee absolument au dessus de la
loi; bien au contmire, il l'invoquait sans cesse, au plus fort
meme des licences qu'il peenait avec elle; mais ces révoItes
résuItaient des défauts que fai indiqués en son caeactere.
S'opposait-on, par exemple, a une mesure dont il proposait
l'adoption, aussitót il en proposait ou en prenait une autre
violente, extreme, en dehors de ses droits et de son pouvoir.
C'était chez lui habitude de commandement, besoin qu'on
obéit a ses volontés.


En tous cas, les huit années de la présidence de Jackson
ont donné la preuve la plus éclatante de l'union profonde
des États entre eux, par conséquent la mesure des forces
vitales de la république fédérale. De nombreux éléments de
discorde, de violentes passions ont divisé les paetis aux
États-Unis pendant ces huit années. On peut dire que la
foudre s'est promenée, en ce temps-Ia, sur I'Amérique du
Nord. Heureusement nul éclair ne déchira les flanes du
nuage.


Part faite a son exaltation politique, Jackson est, sans
aucun doute, apres Jefferson, l'homme qui a le plus remué
et préoccupé l'opinion publique aux États-Unis. Adversaires
et partisans, ami s et ennemis se sont également acharnés a
sa personne; les uns pour le louer a outrance, les autres
pour le critiquer, l'injurier me me, jusqu'a l'exagération.


Jackson était, en réalité, de ces hommes qui ne peuvent
pas inspirer de tiMes sympathies ou de tiMes antipathies.
Les sentiments qu'on éprouvait pour lui, qu'ils s'adressas-
sent a son cceur ou a son esprit, tenaient de sa nature a luí;
Hs en étaient un reflet fideIe.


lusqu'au moment oh il mit le pied définitivement dan s la
politique, Jackson avait été le héros idolatré de toutes les
classes de la société américaine. Son surnom de Old-




94 RÉI'UBLIQUE AMÉRICAINE.


Hickory (1), par allusion a sa fermeté militaire, était popu-
laire en Amérique comme pas un sobriquet de grand
homme; et dans les bar-l'Ooms (buvettes ot cafés) ou il
s'arretait volontiers pour trinquer avec les hommes les plus
grossiers, toute boisson un peu accentuée s'appelait, et
s'appelle encore, Jackson-punch (punch a la Jackson). Son
nom était le synonyme caurant de tout ce qui représentait
la force.


C'est, en résumé, une grande figure historique dont les
États-Unis peuvent a bon droit s'enorgueillir, meme apres
la rude c?mpagne de ses huit anné~s a la présidence. Jugée
apres coup, et surtout de loin, la conduite de Jackson, pen-
dant son passage au pouvoir, donne une haute idée de ses
capacités et de la vigueur de son esprit. Il n'est pas un point
de l'administration intérieure, pas un de la politique exté-
rieure sur lequel il n'ait porté la main, ou il n'ait laissé son
empreinte. Meme aujourd'hui, on suit partout sa trace
« comme celle d'une trombe ou d'un volcan, » a dit M. Michel
Chevalier, en parlant du général.


Racontons d'abord les premieres phases de cette existence
qui commence a marquer dans I'histoire des États-Unis, a
peine Jacksol1 avait-il quatorze ans. Mort a l'uge de soixante-
dix-huit ans, 011 peut dire que de ces soixante-quatre années
de sa vie, pas une minute n'est restée inemployée.


En raison de l'extreme adoration dont il a été robjet, ses
biographes n'ont !'ien négligé de faire connaitre de ce qui se
rapportait a lui et pouvait satisfaire la curiosité publique sur
le compte du Old-Hickory. Ainsi, ils sont allés jusqu'a enre-
gistrer pou1' la posté1'ité le nombre de livres que pesait leur
hé1'os! Nous fe1'ons comme eux, et nous app1'endrons au
lecteur que JacksOI1 ne pesait que cent qua1'ante-cinq livres;


(1) Le hickary es! un arbre don! le boís es! dnr comme celui dn chene.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 95


ce qui contraste avec sa haute stature de six pieds et un
pouce (mesure américaine). Il était donc extrcmcment
maigre, mais d'une taille tres droite. Physiquement, iI
paraissait délicat; et cependant, dit M. Eaton, le biographe
qui nous fournit ces détails, sa constitution le rendait propre
a supporter des fatigues, que personne ne pouvait endurer
aussi longtemps que lui, et sans qu'il en souffrit le moins du
monde. Il y avait été habitué des sa plus tendre jeunesse.


M. Eaton, qui fut l'ami intime de Jackson, un des plus
chaleureux défenseurs de sa politique, et plus tard membre
de son cabinet, a tracé de lui un portrait ou il le dépeint
avec les yeux d'un bleu sombre, surmontés de sourcils
arqués et tres mobiles. Son regard, déja extremement expres-
sif, devenait foudroyant et impossible a supporter quand le
général se trouvait sous l'empire de quelque colere. Sa tete
osseuse et son large front étaient surmontés de cheveux
épais, droits comme une criniere.


Ses manieres étaient pleines d'affabilité, en dépit de ses
gestes et de son ton impérieux; son attitude ferme et décidée
inspirait un respect auquel personne ne faillit jamais a son
égard, meme dans ces familiers entretiens et au milieu de
ces chocs de verres qu'il échangeait dans les cabarets ou il
allait causer des affaires du pays avec les hommes du
peuple.


Sous le rapport de la moralité, de la probité, il était irré-
prochable; c'est une justice qu'on lui a toujours rendue,
meme quand la passion politique alla jusqu'a vouloir con-
tes ter et rabaisser ses glorieux serviccs. Ceux qui ront
connu le plus intimement n'ont jamais surpris dans un seu}
des actes de sa vie privée quoi que ce soit de blámable. La
charité était sa vertu dominante. (( Il n'a jamais connu une
(( misere, dit M. Eaton, sans avoir cherché a la secourir. »


Pénétrons maintenant dans ]a vie aventureuse de Jackson.




Sa famille. - Sa naissance. - Il part pour la guerre de l'indépendal1ce.
- Il est fait prisonnier. - Un officier anglais le blesse en voulant le
chatier. - Mort de sa mere. - Jackson mime une vie dc uébauché.
- Ses premieres attaqucs contre les Inuiens; il entre dans la magis-
trature. - Aaron Burr.


Il n'est pas difficile de saisir la cause de la haine ardente
que le général Jackson porta toujours a l'Angleterre. C'était
une traditioll. Sa famille, originaire d'Écosse, et attachée a
l'Église presbytérienne, avait été exilée par le gouvernement
en Irlande. Le grand-pere du général, Hugh Jackson, était
drapier aux environs de Carrickfergus. Il avait quatre fils,
tous quatre fermiers; le plus jeune, nommé André, émigra
en Amérique, en 1763, avec sa femme et deux enfants,
Hugh et Robert. La misere et l'intolérance poli tique l'avaient
chassé de l'Irlande. Il vint s'établir dans la Caroline du Sud,
a Waxhaw, ou il acheta des terres, et se fit fermier.


C'est la que naquit, le 13 mars 1767, le rutur général
André Jackson. Son pere mourut quelques jours apres la
naissance de cet enfant.


La ve uve du fermier irlandais resta sans ressource et
chargée de trois fils. Elle envoya ses deux arnés aux écoles
publiques, et confía le plus jeune, qui était André, au doc-
teur Humphries, pour le préparer a entrer oans les ordres.
André se livra, avec une grande ardeur, 11 l'étude du grec et
du latin; et il fit, dans ces deux langues, des progres rapides,
dit un de ses biographes, 1\1. Kendall.


Mais ces paisibles travaux furent tout a coup interrompus
par le soulevement révolutionnaire des colonies contre la




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA D1CTATURE. 97


métl'opole. André Jaekson, a peine agé de huit ans, fut done
le témoin naif de ce mouvement patriotique; et il assista au
départ pour l'armée de l'indépendanee de tous les voisins et
de tous les amis de sa mere.


En 1779, les Anglais ayaJ1t envahi la Caroline du Sud, on
mit sur pied toutes les miliees. Le frere ainé de Jackson,
Hugh, partit le mousquet sur l'épaule, et périt des le début
de l'expédition. C'était la premiere dette de sang que les
Jackson payaient a eette nouvelle patrie qu'ils aHaient eon-
quérir sur les Anglaís, les oppresseurs, jusque-la, de leur
famille. Bientot une bataille se livra aux environs de
Waxhaw, ou les Amérieains furent assez maltraités. On
transporta leurs morts et leurs blessés a Waxhaw, et Jaekson,
agé alors de treize ans, eut sous les yeux le spectacle de
toutes les horreurs et de toutes les calamités de la guerreo
Les cris de vengeance qui retentissaient autour de lui éehauf-
ferent son imagination. En meme temps, au fond de son
ereur, il entendait une voix lui redire la mort de son frere ,
tué par les memes mains qui venaient d'amoneeler dans son
village tant de cadavres et tant de souffrances.


Sa résolution fut bientot prise; il partit avee son autre
frere, Robert, et aHa rejoindre un corps de volontaires des-
tiné a opérer sous les ordres du général Sumler. A peine
arrivé au camp, Jaekson débuta par un sanglant combat a
Hanging-Roek. La compagnie dont iI faisait partie fut plus
que décimée. Cecí se passait en juillet 1780; Jackson avait
done alors treize ans et demi. Il avait vu mourir un de ses
freres; il avait vu plus de trois cents de ses coneitoyens
entassés morts ou blessés dans son petit village natal; il
avait essuyé, enfin, le feu de l'ennemi.


En raison de leur jeune 3ge, les deux freres Jackson,
André et Robert, - ce dernier avait tout au plus quinze ans,
- ne purent etre attaehés a aueun eorps régulier de mílica.




98 RÉPUBLIQUE A~IÉRICAINE.


Apres avoir assisté a plusieurs affaire s , un peu en soldats-
amateurs, pourrions-nous dire, ils vinrent rejoindre leur
mere pour la conduire dans la Caroline du Nord, les troupes
anglaises s'approchant a grande marche de Waxhaw, qu'elles
menacaient d'envahir. En s'en revenant pour rallier leurs
camarades, ils furent faits prisonniers.


Il n'est pas rare de voir l'énergie des soldats les plus cou-
rageux s'éteindre dans la captivité. L'enthousiasme soutient
l'esprit sous les armes; tandís que le cmur peut se décou-
rager dans la froide atmospMre d'une prison, et au milieu
de l'insultant triomphe de l'ennemi. Ce phénomene, fré-
quent ch~z des hornrnes faits, aurait pu se produire aisément
chez deux jcunes enfants a peine aguerris. Il n'en fut rien;
les deux frel'es Jackson montrerent dans lcur cruelle situa-
tion une fiertó de caractere qui faisait bien augurer de run el
de l'autre.


Un jour, un officier anglais rentrant de reeonnaissanee,
ordonna a André de nettoyer ses bottes eouvertes de bOlle.
Le jeune Américain répondit a eette insulte avee un tel
orgueil et un tel mépris, que l' officier anglais tira son épée
et lui fit une profonde blessure au bras. Un autre offieier
frappa si violemment le frere d' André a la tete, qu'il lui
ouvrit le erane, et le pauvre enfant rnourut, a peu de temps
de la, des suites de cet acte brutal.


André et Robert fllrent transportés a Cambden, oil ils
supporterent avec le plus grand courage et la plus flere rési-
gnation les douleurs de leurs blessures; et pour comble, ils
furent atteints de la petite vérole, qui faisait alors de grands
ravages. Enfin, a la suite d' échange de prisonniers, ils furent
rendus a leur malheureuse mere, dan s le plus pitoyable état.
Robert ne survécut que deux jours a sa délivrance. Quant a
André, iI fut tres longtemps a se remettre de sa blessure et
desamaladie. Apeine était-il guéri, que sa mere suceomba aux




LE GENERAL JACKSON ET LA DICTATURE. 99


suites d'une fievre pernicieuse gagnée 11 bord d'un ponto n 11
Charleston, ou elle était allée pour soigner et consoler pIu-
sieurs de ses amis, prisonniers comme l'avaient été ses deux
enfants.


Ainsi, fait observer M. Kendall, le biographe que je citais
tout a l'heure, tous les membres de la famille Jackson, qui
avaient fui d'Irlande en Amérique pour éviter l'oppression
des Anglais, périrent sur le sol de lem nouvelle patrie, par
le fait de cette meme oppression. André, on se le rappelle,
était le seuI des enfants né aux États-Unis, et iI survécut a
toutes les épreuves qu'il traversa, ajoute le meme biographe,
« -pour e1re le vengeur de sa race. ))


A la fin de la guerre de l'indépendance a laquelle il se
trouva melé jusqu'au dernier moment, Jackson était seul au
monde, a la tete d'une petite propriété de peu de valeur, sans
conseiller pour le guider. Il arriva, alors, ce qui arrive 11 la
suite de toutes les longues guerrcs; les premiers moments
de calme et de paix furent pleins d'indécision. Les esprits,
les jeunes surtout, sont comme dépaysés, incertains de la
route qu'ils doivent pl'endre. L'oisiveté leur pese. Habitués 11
l'activité bruyante des camps, ils ne peuvent accepter la paix
franchement, et e'est presque un besoin pom eux de chercher
dans les émotions du désordre quelque chose qui leur rappelle
les alertes et les qui-vive continuels du champ de bataille.


Jackson ressentit ce malaise des premiers temps; et il se
jeta, tete basse, en compagnie de quelques mauvais sujets,
dan s une vie déréglée, accidentée de duels, de batailles a
coups de poing autant qu'a coups d'épée. Il apporta dan s ces
folles équipées de sa jeunesse la fougue de son caractere et
cette impétuosité qu'il montra en toutes choses. On peut
aisément le supposer, au souvenir des deux ou trois faits
que nous avons rapportés déj1l. de l'enfance de Jackson.


Il renonea cependant assez vite a cette déplorable exis-




tOO RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


tence, rompit courageusement avec ses habitudes de débau-
che, et entreprit, avec l'ardeur qui lui était propre, l'étude
des lois. Il avait alors dix-huit ans (1784). Deux ans apres, il
passait tous ses examens, et recevait son dipIóme d'exercice.
Il fut nommé, sans l'avoir demandé, a un emploi de solli-
citOl', dans le district ouest de la Caroline du Nord, lequeI
forma plus tard I'État du Tennessee.


Il y avait dans ce poste autant et peut-etre plus de coups
de fusil a échanger avec les Indiens que de réquisitoires a
prononcer. C'était bien un peu a cause de cela qu'on l'avait
donné a Jackson, qui ne se fit pas faute de prouver combien
le choix du gouvemeur de la Caroline avait été intelligent. 11
était difficile de reten ir le sollicitor a son siége de Jonesbo-
rough; il était plus souvent a la tete des défricheurs du Cum-
berland-River, faisant une rude chasse aux Peaux-Rouges;
mais en meme temps, organisant le pays, et préparant sa
rapide prospérité. On raconte que, dans l'espace de quel-
ques mois, il fit vingt-deux voyages a travers les solitudes
de deux cent milles qui séparaient Jonesborough de Cumber-
land-River.


Dans une de ses expéditions (1794), Jackson, 11 la tete
seulement de quelques hardis pionniers, mit en déroute un
fort parti d'Indiens, et détruisit de fond en combIe la prin-
cipaIe de leurs villes, Nikajack, sur les bords du Tennessee.
La bravourve dont il fit preuve dans ces diverses rencontres
avait rendu populaire son nom parmi les Indiens, qui le
redoutaient et le respectaient en meme temps. lIs lui avaient
donné les deux sumoms de Scharp-Kni{e (couteau effilé) et
de Pointed-Arrow (fleche acérée).


Sa réputation commenca 11 cette époque, car les défri-
cheurs du Tennessee 11 qui il rendait de signalés services,
le considéraient comme un Dieu, et faisaient circuler ses
hautes prouesses 11 grauds renforts d'éloges.




LE GÉNÉR.\L JACKSON ET LA DICTATURE. 101


C'est ainsi que le magistrat préludait aux destinées futures
du général.


Jackson avait prévu la prospérité de ce territoire du Ten-
nessee, simple district alors, et appelé a devenir peu apres
un État puissant dans la confédération. Le Tennessee, situé
dans ce Far-West dont la fécondité et les ressources immen-
ses devaient, en peu de temps, doubler I'importance des
États-Unis, offrant un attrait tout particulier aux émigrants
d'Europe qui commencaient déja a prendre le chemin de
I'Amérique, et a ceux~des États voisins eux-memes. On pres-
sentait les richesses de ce sol encore couvert de prairies
et de forets, mais admirablement silIonné de cours d'eau, et
dont la végétation indiquait une vigueur qu'on ne rencontrait
pas dans les autres États.


Cette agglomération rapide d:individus de tous caracteres,
d'origines différentes, indépendants, portant nécessairement
les signes d'une hardiesse peu commune, forts de corps et
d'esprit, comme il convenait pour les travaux a entre-
prendre et pour les dangers a courir, disséminés sur des
points isolés qu'aucune voie ne rapprochait encore, consé-
quemment sans liens sociaux, ces individus, dis-je, for-
merent sur le sol des États-Unis une race nouvelle, excep-
tionnelIe, celle des hommes de I'Ouest. C'est la un type
resté a moitié sauvage pendant longtemps, original encore
aujourd'hui, et tres distinct du reste de la population des
États-Unis, malgré I'adoucissement qui s'est introduit dans
les mceurs de ceUe vaste portion de l'Amérique.


Rien de ee qui se passait la ne ressemblait a ce qui se
faisait dans les États du nord, de l'est ou du sud.


Ces observations étaient indispensables pour que le lec-
teur se rendit exactement compte du mílieu dans lequel
s'accomplirent quelques-uns des faits que je vais raconter.


On ne s'étonnera pas que Jackson, qui avait préludé a la
. RÉPUBLIQUE AMÍ!:RrCAT~E, T. n. 7




102 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


formation de cette société étrange, qui avait passé au milieu
\


d'ello les plus vives années de sa jeunesse, et los 'plus
facilement impressionnables, en eút conservé une forte
empreinte; d'autant plus qu'il avait été comme le héros de
ce monde nouveau. Pou1' se montrer plus digne de ce r61e
qui le tentait, il avait été aisément entrainé a en exagérer les
cótés les plus excentriques et les plus saillants, pour mieux
garantir sa position. Il n'avait pas eu besoin de forcer pour
cela son caractere, admirablement capable d'inventer ces
sortes de meeurs, aussi bien qu'il s'y était assoupli. C'était
un héros taillé en tous points pour l'enthousiasme de ces
hommes a part.


Jackson qui avait entrevu, comme je rai dit plus haut,
l'avenir du Tennessee, avait résolu de s'établir dans la
région ou s'éleve aujourd'hui la' cité de Nashville. Il y vint
donc planter sa tente; et comme il était bachelor (gar(;on), et
qu'en outre son humeur vagabonde ne sympathisait pas avec
l'idée d'un train de maison, il prit pension chez uno dame
Donelson, veuve d'un colonel de ce nom, émigrant de la
Virginie.


lUme Donelson avait une fille fo1't belle, d'une g1'ace et
d'une affabilité charmantes. Elle était mariée a un co1'tain
capitaine Roba1'ds, homme de meeu1's dissolues, que sa
femme avait fui pour se réfugier sous l'ailo materneIle, apres
avoir introduit une demande en divorce devant la législa~
ture de la Virginie. Pendant que se pou1'suivait ce proces,
et a cause de l'impression qu'elle n'ignorait point avoir pro-
duite sur Jackson, Mme Robards s'était retirée chez une de
ses parentcs a Natchez, sur le territoire de l\lississipi.


A quelque temps de la, on apprit que la demande en
divorce avait été accueillie par la législature de la Virginie.
Jackson se rendit immédiatemeut a Natchez, tit agréer ses
veeux a Mme Robards, I'épousa ('1791), et revint a Cumberland.




LE GÉNÉRA~ JACKSON ET LA D1CTATURE. 103


Deux ans d'un bonheur sérieux, un peu troublé quelque-
fois par les coups de tete de Jackson, s'étaient écouIés sur
eette union, Iorsque vers la fin de 1793, Jackson apprit qu'au
moment oil il s'était marié, le divorce entre M. et ~Ime Ro-
bards n'avait point été prononcé par la législature virgi-
nienne. Cette législature avait bien admis la pétition, mais
en renvoyant l'affaire pour etre jugée devant une cour de
justice du Kentucky, oil apres bien des lentcurs, eomme on
voit, Mme Robards venait, il y avait a peine quelques mois, de
gagner définitivement son proceso


En fait, Jackson avait épousé une femme dont les premiens
liens conjugaux n'étaient point rompus au moment oil son
union avec elle avait été consommée. Un pareil fait eut été
considéré comme monstrueux dans notre société, ou pIutót,
il y eut été impossible. 11 explique, en tout cas, l'étrange
situation dans laquelle se trouvaient les États-Unis 11 cette
époque, et indique tout au moins une il'régularité, sinon un
désordre profond dan s l'organisation administrative du pays.
Jackson en fut quitte pour se remarier avcc sa femme, et
pour légitimer par une nouvelle cérémonie une union invo-
lontairement illégitime pendant deux ans.


Jackson ayant quitté la magistrature (1794), s'était attaché
11 l'exercice de sa profession d'avoeat avec un dévouement
tout particulier; et j'ajouterai, cette fois, avec une énergie
et un courage extraordinaires. Ces expressions vont se
trouver justifiécs quand on saura que, chargé du reglement
de certaines affaires d'argent, il fut en butte non pas seule-
ment 11 la col ere des débiteurs, mais 11 leur haine et meme a
de violentes attaques. Il eut 11 lutter plusieurs fois contre de
véritables émeutes, oil ses jours furent mis en péril. Ce
n'était pas la ce qui pouvait l'arréter, on le pense bien.
Apres avoir cassé quelques bras et quelques jambes, avec
d'autres armes que ceBes de la loi, il mena 11 bonne fin sa




104 REPUBLlQUE A~IÉRICAINE.


tache, triompha des émeutes comme des attaques directes,
et fit rentrer dans la bourse de ses clients I'argent qui leur
était du, un peu taché de sang; mais on l'y avait forcé.


En 1795, le Tennessee avait fait déjil de si rapides progres,
qu'il se trouvait en position de devenir État. 11 s'agissait
done de voter une constitution pour l'admission de ce terri-
toire dans la fédération avec son nouveau titre. Les ami s de
Jackson le nommerent membre de la convention chargée de
rédiger cette constitution; et, apres l'adrnission du Tennes-
see, il en fut élu le premier représentant au Congres, ou
il entra le 5 décembre 1796, pour en sortir au mois de
mars 1797, a l'expiration de son mandat. Mais il fut, peu de
temps apres, élu membre du sénat OU il ne siégea qu'une
session, et donna sa démission. 11 ne parait pas qu'il cette
époque Jackson fut le rnoins du monde ambitieux de jouer
un róle politique; ilne s'y sentaít meme aucun gout. Pen-
dant SOl! court passage a la chambre des représentants et au
sénat. il ne prononCa pas le moindre discours, mais vota
avec le partí démocrate contre l'administration de Washing-
ton qui finissaít, et contre celle de John Adams, le succes-
seur de Washington.


Rentré dans ses foyers, il se livra avec plus d'ardcur
encore a l'étude et a la pratiquc des lois. Sa popularité dans
le Tennessee, dit un de ses bíographes, égalait, si elle ne
la dépassait, celle d'aucun citoyen en Amérique. Nommé
juge a la cour supreme de l'État, il ne conserva ces fonctions
que peu de temps, et s'en démit, décidé a se retirer dans la
vie privée; le· mauvais état de sa santé avait été une des
causes déterminantes.


Le théatre sur lequel Jackson s'étaít produit jusque':lil
avait été fort restreint; c'étaient plutót des actes isolés de
courage, des services en dehors de la cause publique, pour
ainsi dire, qui lui avaient valu cette réputation colossale de




LE GÉNÉRAL .TAGKSON ET LA DICTATURE. t05


bravoure dont il jouissait. Les fonctions peu brillantes qu'il
avait remplies, la petite excursion qu'i! avait faite dans les
affaires publiques, lui avaient, néanmoins, attiré que1ques.
inimitiés. Parmi ses plus ardents adversaires se trouvait le
gouverneur de l'État, Sevier.


A la suíte d'une discussion assez vive entre Jackson et le
gouverneur, un cartel fut échangé. Aussitót les deux adver-
saires, sans plus de formalités, monterent a cheval et se
dirigerent dan s la campagne, armés tous deux de pistolets.
Sevier avait, en outre, une épée, et Jackson portait a la
main une longue canne, en guise de lance.


Quand ils se trouverent en plaine, Jackson enfonga l'épe-
ron dans le ventre de son cheval, chargea son adversaire
avec une telle impétuosité que celui-ci ne put résister au
choc, et fut désargonné. Jackson allait lui briller la cervelle
au moment ou les témoins des deux parties intervinrent et
arróterent l'affaire.


Ces sortes de rencontres ont été assez fréquentes dans la
vie de Jackson; elles étaient dan s les mceurs du pays, comme
elles sont, saur la crudité des détaifs, dans fes mceurs de
presque toutes les contrées de l'Amérique.


On raconte de lui un autre duel qui s'est accompli a peu
pres dan s les memes conditions que le précédent, mais avec
des circonstances bien plus gl'aves. Jackson ayant échangé
quelques pro pos offensants avec un colonel Benton, une
rencontre fut arretée entre eux. Benton, qui savait 11 quoi
s'en tenir sur le caractere impétueux de son adversaire,
descendit a Nashville dan s un autre hOtel que celui ou était
logé Jackson. Celui-ci, en apprenant l'arrivée du colonel, s.e
rend a son hOtel, accompagné de deux amis. 11 s'annonce en
lachant un coup de pistolet sur le seuil de la porte. Le frere
de Benton, qui se trouvait la, riposte aussitót; et alors se
livre, dans l'espace étroit d'une chambre, une véritable




106 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


bataille oil le sang coule 11 flots. Aux pistolets succMent le
poignard et le eoutcau. Le colonel Benton avait rccu deux
blessures assez sérieuses, et Jackson, de son cóté, avait été
gravement atteint. Le f¡'ere de Benton, renversé, allait suc-
comber, lorsqu'un habitant de l'hótel parvint a l'arracher 11
la mort au moment oil, pour en finir, il allait décharger son
pistolet en pleine poitrine d'un de ses adversaires.


Voíla, s'écriera-t-on avec raison, d'étranges mmurs! Je
dois dire que ces sortos de duels se passaient de la facon
que je viens de raconter, 11 une époque ou les habitants de
rouest aHaient 11 l'église le mousquet sU!' l'épaule, ou, sur
un simple mot mal compris, mal interprété, en plcine table
d'hóte, les coups de pistolet se croisaient, au détriment
quelquefois des voisins qui payaient pour les coupables. On
n'cn est plus la aujourd'hui; mais il est facile de s'expliquer,
cependant, que dans une société constituée dans les con di-
tions ou nous avons dit que s'étaient formés les États de
rouest, de pareilles mmurs aient existé. .


Pour en finir avec ces prouesses de Jackson, innombt'a-
bIes dans sa vie, nous dirons qu'il fut un jour tres grieve-
ment bIes sé dans un duel avec un 1\1. Charles Dickinson.
Cette fois les choses se passerent aussi régulierement que
possible; Dickinson ayant tiré le premier, la baIle de son
pistolet atteignit Jackson en pleine poitrine et lui brisa deux
cotes. Jackson, renversé d'abord, se releva, fit feu a son
tour, et blessa Dickinson qui expira quelques heures apres.
Jackson fut longtemps a se remettre de sa blessure. L'affaire
fit beaucoup de bruit; et, comme on connaissait assez les
facons de procéder de Jackson en ces sortes de rencontres,
les quatre témoins furent obligésde rédigerun proces-verbal
pour justifier pleinement la conduite du survivant.


En 1802, Jackson avait été nommé major général de la
milice de son État.




LE GÉi\"ÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 107


C'est 11 partir de ce moment que sa destiné e change com-
plétement. Mais il était écrit que dans la vie de cet homme
rien ne devait se passer régulierement et simplement. Ce
grade, qui fut la cause de sa fortune future, ne luí arríva
que par accident, pOm' ainsi dire. Jackson avait pour com-
pétiteur ce meme Sevier, qu'il avait si bellement désarconné
dans son duel 11 cheval. Comme le grade de général de
milice était donné 11 I'élection des officiers, iI se trouva que
les deux concurrents eurent le meme nombre de voix; et ce
fut un nommé Roane qui fut désigné 11 ce poste, important
11 ce moment-la. Mais Roane offrit de se démettre a la con-
dition que Jackson serait nommé 11 sa place. Cette transac-
tion fut acceptée.


Toute la carriere de Jackson, si brillante a partir de la,
eut été complétement manquée si Roane avait conservé son
grade. A cctte époque on craignait quelques difficultés
avec I'Espagne, maitresse de la Floride et d'une partie des
territoires de la Louisiane, dont la portian francaise venait
d'étre achetée par les États-Unis. La mili ce de Tennessee
(1803) fut mise sur le pied de guerre, et le général Jackson
recut du ministre de la guerre l'ordre de préparcr les
mo-yens de transllorter ses t1'oupes a la Nouvelle-Orléans.
L'activité qu'il déploya dans cette círconstance révéla chez
lui des capacités militaires que sa profession de légiste,
malgré son bouillant courage et ses coups de tete, n'avaít
pas 1aissé soupconner. Jackson résigna alors ses fonctions
de juge qu'il remplissait depuis six ans (1804).


Le 1ecteur, nous n'avons pas de peine a le croire, a pu
difficilement, d'apres tout ce qu'il a lu jusqu'ici de la vie de
Jackson, concilier ce caractere entreprenant, chevaleresque,
fougueux, excentrique, avec la gravité et la placidité du
magistrat.


En effet, Jackson était en tout peu fait pour ctre un juge




108 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


tant soit peu retord en matiere de droit. Sa facon de rai-
sonner ne lui permettait guere de chercher le sens de la loi
a travers les labyrinthes et les détours des codes et des
législations. Il allait parfois un peu trop droit au but.
Comme avocat, dans les causes criminelles, il faisait tou-
jours de la cause de son elient la sienne propre; et il
arrivait souvent ainsi a des effets d'éloquenee tres beaux.
Comme juge, ses arrets se distinguaient surtout par une
netteté et une clarté san s emphase et sans prétention.


Kendall, en portant ce jugement sur Jaekson, eomme
légiste, ajoute que sa retraite ne fut aecueillie avec sati9-
faetion que par eeux qui redoutaient sa justice, tandis
qu'elle excita d'unanimes regrets dans la grande majorité de
ses eoneitoyens.


Jackson avait, alors, une petite fortune honorablement
aequise. Il se retira sur sa propriété de l'Ermitage, atten·
dant, dans un repos qu'il avait du reste désiré, les événe-
ments que lui préparait l'avenir; se livrant avec ardeur a
l'agrieulture et a l'éleve des chevaux, tenant table ouverte a
ses amis, et leur offrant une franche et cordial e hospitalité.
Il pouvait avoir désiré le repos, mais le repos lui était anti~
pathique. Les aventures le venaient chercher au fond de sa
retraite.


leí s'en plaee une assez mystérieuse et qui fit grand
éclat aux États-Unis. Jackson y joua, avee la plus grande
bonne foi du monde, un r61e de traitre sans le savoir.
Pour ne pas laisser d'équivoque dans la pensé e du lecteur,
je dirai pIutót qu'il faillit devenir complice d'une conspi-
ratio n assez étrange et dont j'ai dit quelques m&ts précé·
demment.


Pendant son passage au Con gres , le général Jackson
avait connu le colonel Aaron Burr, vice - président de
rUnion, sous la premiere administration de Jefferson. Cet




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 109


Aaron Burr était un homme d'une audace qu'égalait son
ambition. II fut fort irrité de n'avoir pas été préféré a Jef-
ferson, et sa conduite ne laissa pas que de montrer l'amer-
tume qu'il ressentait de cette déconfiture. Retiré de la scime
poli tique a la suite de son duel avec le colonel Hamilton, il
avait coneu un plan audacieux qu'il s'appreta a mettre a
exécution.


En 1805, il visita rOuest, et annonca son intention d'y
acheter des terres; ainsi que dan s la Louisiane. Il se pré-
senta chez le général Jackson, qUi l'accueillit fort amicale-
ment et se mit entierement a son service, surtout apres
qu'illui eut entendu dire que, avec l'agrément du gouver-
nement, il venait prendre toutes les mesures nécessaires
pour une expédition sur l'rfexico, au cas Oll la guerre éclate-
rait entre l'Espagne et les États-Unis. Jackson, a qui de
pareilIes ouvertures souriaíent, aida son Mte a leve!' tous
les plan s, le mit en rapport avec des personnes sures et
assez discretes pour garder le secret jusqu'au dernier
moment, et qui, pour leur compte, s'engagerent dans l'en-
treprise future d'Aaron Burr. Le général lui preta meme un
bateau pour explorer le Cumberland.


Aaron Burr, quí, dans ses Mémoires, fait le plus grand
éloge de Jackson, le dépeignant comme un homme d'une
haute intelligence, ee une de ces ames vives, ardentes
comme on aime a les rencontrer, )) - Aaron Burr, dís-je,
retourna dans rOuest l'année suivante.


Que1ques bruits vagues étaient venus jusqu'a Jackson sur
les projets de son hOte, qui trouva, néanmoins, aupres de
lui le meme aceueil sympathique; et comme Burr sondait
vaguement et adroitement le général, ce1ui-ei lui répondit
que dans le cas ou les circonstances le permettraient, il était
tout pret a marcher avec lui contre l'rfexico, se faisant meme
fort de luí fournir des troupes; mais iI le prévint qu'il devait


o




110 RÉPUBLIQUE AnIÉRICAINE.


rompre toute relation avec lui, s'U s'agissait d'une entre-
prise contre les États-Unis.


En parlant ainsi, Jackson fixa sur son interlocuteur un de
ces regards pénétrants dont parle son biographe Eaton, et
qui intimidaicnt et déconcertaient.


Aaron Burr, un peu ému, protesta énergiquement contre
cette supposition. Quelques jours se passerent, apres quoi
Jackson, un peu mieux informé, coneut contre le colonel
des soupeons plus vifs, et cessa toute relation avec lui.


Le plan de Burr commeneait a etre connu. Son projet était
de soulcvcr les États de rOuest et du Sud, et de les entrainer
11 une séparation d'avec le reste de l'Union, de les constituer
en une sorte d'Empire dont dont il eut été le chef, et ensuite
d'agir contre cette république des États-Unis qui n'avait pas
voulu de lui pour président, pas meme pour gouverneur de
I'État de New-York! - Au cas ou ce plan eut rencontl'é
quelques difficultés, Aaron Burr devait se l'abattre sur la
Nouvelle-Orléans, s'emparer de cette ville, a peine soumise
encore aux mamrs et aux idées américaines, puis marcher
11 la conquete de Mexico.


« Un homme capable de se persuader qu'il pourra effec-
« tuer un plan de ce genre avec des matériaux américains, )}
écrivait Jefferson, en 1807, « ne semble mériter qu'une place
{( 11 Bedlam (1). ))


Peu de jours apres sa réponse, si nette et si catégorique,
le général Jackson reeut l'ordre du ministre de la guerre de
mettre de~ troupes sur pied pour s'opposer aux projets
coupables de Burr, et d'arreter immédiatement le colone!.
La lumiere se faisait pour Jackson. Mais Burr était parti; il
avait descendu le Cumberland et le Mississipi. Jackson se
mit a sa poursuite avec douze compagnies de la mili ce , et


(i) Lettre au marquis de Lafayette, 14juillet 1807.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 111


l'atteignit; le colonel n'avait avec lui que douze personnes
sans armes, comIl:le lui-meme.


Peut-etre le devoir militaire et sa responsabilité comman-
daient-ils 11 Jackson d'exéeuter l'ordre qu'il avait regu; mais
c'est une chose si délicate aux États-Unis que l'arrestation
d'un homme sur simple prévention, tant que le délit ou le
erime n'est pas flagrant, et la liberté d'un citoyen est si
sacrée dan s ce pays, que Jackson hésita. Il renvoya ses
troupes, et laissa Burr continuer sa route. II expédia au
gouvernement un rapport sur les faits, constatant dan s
quelle situation il avait rencontré le colonel. Évidemment
on lui donnait fordre d'arréter un coupable, un conspira-
teur; il n'avait rencontré qu'un homme désarmé, inoffensif,
voyageant avec ses amis.


Quelque temps apres, Burr fut arrété et conduit 11 Rich-
mond (Virginie), sous l'inculpation de trahison eontre les
États-Unis. Il fut qucstion un moment d'arreter Jackson
(comme on arreta deux fois le général Wilkinson, deux fois
renvoyé de l'accusation), mais on se borna a le réprimander
vivement. En fait, Jackson ne savait rien, il n'avait regu
aucune confidence précise d'Aaron Burr. Il déclara meme
que s'il était appelé en témoignage, il ne pourrait que dépo-
ser en faveur de l'accusé dont la conduite, sous ses yeux,
n'avait mérité aucun reproche, les soupgons qu'il avait un
moment eongus ne lui ayant été suggérés que par des bruits
sans fondement.


Burr, remis en liberté sur caution, ne se présenta pas au
proees, et fut acquitté.


Dans la meme lettre que j'ai cité e plus haut, Jefferson
ajoute : « Aueun créole, aueun des Américains établis dans
« ce pays, un seul excepté, n'ont pris parti pour cet homme.
«( Ses partisans étaient tous de nouveaux émigrants aux
« États-Unis, et d'ailleurs des gens qui fuyaient des pour-




11! RÉPUBLlQUE AMERICAINE.


c( suites de la justice ou de leurs créanciers et des aventu-
c( ríers et spéculateurs de toute espece. ».


Burr qui avait pu apprécier, dan s les rapports qu'il eut
avec Jackson, toute l'étendue de son caractere, fut tres
touché de sa déclaration favorable, et en conserva pour lui
un tres profond attachement. Il ne parlait du général qu'avec
enthousiasme; et, san s que Jackson l'ait su alors, ce fut
Aaron Burr qui, le premier, mit son nom en avant, en 1815,
comme candidat 11 la présidence.




§ 3.


Ses guerres eontre les Indiens. - TI entre dans la Floride. - Prise de
Pensacola. - Bataille de la Nouvelle·Orléans. - Gloire militaire de
Jackson. - Nouvelle eampagne contre les Indiens; il pénetre de
nouveau dans la Floride. - Sa conduite est blamée. - TI refuse deux
ambassades.


Iackson, sans cesser de s'occuper d'agricuIture, s'inté-
ressa dan s un établissement commercial a Nashville. Je ne
vois rien dans le caractere du général qui soit sympathique
a des entreprises de ce genre. Il le sentait si bien qu'il ne
se mela de rien, et donna 11 son associé toute sa confiance;
elle fut si bien exploitée que Jackson se vit bientót 11 la tete
de dettes considérables. Il parvint cependant, avec beaucoup
d'économie et de sacrifices, 11 les éteindre. Il fut me me obligé
de vendre a cet effet une partie de ses biens. Mais, grace 11
son activité, 11 ne tarda pas 11 se retrouver dans une position
convenable.


Décidément le mouvement, le bruit, les grandes actions
convenaient mieux 11 sa nature. Aussi, peut-on dire que, sous
tous les rapports, la guerre de 1812 entre les Américains et
les Anglais arriva fort a propos pour lui. Cette guerre fut
déclarée par un acte du Congres, en date du 12 juin. Jackson
avait toutes sortes de motifs pour désirer vivement d'y etre
employé. A la vérité, bien que son courage ne laissat de
doute 11 personne, ses capacités militaires, comme général
d'armée, n'avaient pas eu encore.l'occasion de se produire
sur un terrain assez vaste pour donner des garanties.


Par deux votes, des 6 février et 6 juilIet 1812, le Congres




114 REPUBLIQUE AMERlCAINE.


avait autorisé le président a accepter les offres de services de
25,000volontaires. Jackson saisít cette occasion pour prendre
une place importante. Il fit un vigoureux appel aux milices
de sa division, enrola 2,000 volontaires sous ses drapeaux,
et se présenta au gouvernement, qui lui donna l' ordre, au
mois de novembre, dese diriger dans le Sud pour défendre
ce coté du pays qu' on supposait devoir etre vivement atta qué.


En janvier 1813, il descendit I'Ohio et le Mississipi, bra-
vant les neiges, les glaces et toutes les rigueurs d'un hiver
tres dur, et s'établit aux Natchez ou il devait recevoir des
instructions.


Jamais, dit M. Eaton (1), troupes ne montrerent plus
d'énergie; grace surtout 11 leur général qui ne les quittait pas,
partageant avec elles toutes les souffrances et toutes les pri-
vations, et faisant passer dans leur ame l'ardeur qui animait
la sienne.


Cette campagne se termina par une déception, et eut pu
tourner presque au ridícule pour le général Jackson, s'iI
n'avait su prendre, a ses risques et périls, certaines mesures
qui mirent en rellef son caractere énergique et indépendant.
Le sud des États-Unis, qu'on craignait de voir attaquer,
parut au contraire rester étranger a la guerre; et le gouver-
nement, ne jugeant pas nécessaire d'y entretenir inutilement
des troupes, envoya l'ordre a Jackson de licencierson corps
d'armée, de renvoyer ses soldats dan s leurs foyers et de
rendre ses comptes au général Wilkinson.


C'était pour Jackson d'abord une déception, comme je l'ai
dit, puis une sorte de mystification. Il échappa a rune et a
l'autre en prenant sérieusement en considération l'état
déplorable de ses troupes, dont pres de 200 hommes étaient
malades a l'hópital, et le reste dans un dénument qui ne


(i) Vie de Jac1cson.




LE GÉNERAL JACKSON ET LA DICTATURE. 115


permettait pas a la plupart de ces malheureux volontaires de
regagner leurs foyers; ils eussent été obligés de s'engager
dans les corps réguliers du général Wilkinson. La conduite
que Jackson tint en eette circonstance, contraire a tout
principe de discipline, si ron veut, servit du moins a mon-
trer ce dont il était eapable, et en meme temps lui mérita la
confiance et l'attaehement de ses troupes ..


Malgré les instanees et les ordres memes du général Wil-
kinson, Jaekson résolut de ne point obéir aux instructions
du ministre de la guerre, au moins en ce qui concernait le
licenciement immédiat de ses volontaires. Il se mit en route
pour le Tennessee; mais a la tete de ses troupes, dont iI ne
rompit point les cadres, ~ontinuant a leur donner l'exemple
de la patience et de la résignation a supporter les plus rudes
épreuves et les plus dures privations. Ce ne fut que rentré a
Nashville qu'il congédia ses volontaires; puis il expliqua au
gouvernement sa conduite qui, finalement, fut approuvée.
Les f!'ais de ce retour, qu'il avait été question d'abord de
laisser au compte du général .indiscipliné, furent assumés
par le gouvernement.


Mais Jackson devait bientot fournir d'autres exemples de
son insoumission et de sa résolution d'en agi!' un peu tou-


• jours a sa tete et a sa fantaisie.
En attendant, il rentra de nouveau dan s la vie privée. Mais


ce repos ne fut pas de longue durée.
Quelques tribus indiennes avaient formé, sous la conduite


d'un chef fameux nommé Tecumseh, une ligue su!' tout le
territoire qui s'étendait depuis le Tennessee jusqu'a la Flo-
ride. Ces tribus avaient fait de formidables préparatifs pour
attaquer les États-Unis pendant la guerre avec les Anglais.
Déja les Indiens avaient eommencé a massacrer les blancs
sur les bords de 1'Ohio, dans le Tennessee et dans la Georgie.
Ces faits isolés prirent bientót un caractere plus sérieux par




116 RÉPUBLIQUE AMERICAINE.


l'attaque d'un fo1't sur le territoire du :M:ississipí, oil trois
cents personnes, femmes et enfants, furent égorgés. Il est
bon de dire aussi que les Indíens avaient été secondés et
soutenus dan s cctte attaque par les Espagnols de Pensacola
(Floride).


Il fallut recourir a des mesures énergiques. La légis-
lation du Tennessee autorisa la levée de 3,000 hommes quí
furent placés sous le commandement de Jackson, bien
qu'i! fUt alors fort souffrant des suites de son fameux
duel avec le colonel Benton, et dans lequel il avait eu un
bras cassé.


Le général Jackson conduisit cette guerre avec unevigueur
et une habileté peu communes. San s compter les escarmou-
ches, il battit les Indiens dans trois grands combats oil il se
trouva toujours a la tete de ses troupes. Enfin, la derniere
de ces batailles, ceHe de Horseshoe, p1'ouva aux Indiens
l'inutilité de leurs efforts contre un si rude adversaire, quí
avait pénétré hardiment jusqu'au cceur de leura repaires. La
plupart des tribus vinrent faire leur soumission.


Ces guerres contre les Indiens ont eu un caractere tout
particulier et qui exigeait de ceux qui les entreprenaient des
capacités toutes spéciales et un courage a parto (( Il Y avait
la, » dit avec raison :M:. l\'Iichel Chevalier, « moins de gloire
a conquérir qu'a Austerlitz, mais peut-etre plus de danger a
courir. ))


En tout cas, le résultat de cette guerre fut on ne peut plus
favorable aux États-Unis, et leurépargna de graves embarras
dans la situation critique oil ils se trouvaient. Il était tout
juste qu'on récompensat d'une maniere éclatante l'homme
qui avait rendu un si grand service a son pays.


Au mois de mai 1814, Jackson fut nommé major général
dans l'armée réguliere, sous les ordres du général Harrison,
plus tard président des États-Unis.




LE GENÉRAL JACI\SON El' LA DICl'ATURE. . H7


Jackson ne pouvait attendre aucune récompense qui le
flattat davantage et qui satisfit mieux son ambition.


Mais ce n'était pas tout que d'avoir vaincu les Indiens;
il fallait encore s'assurer la paix définitive par un traité
délimitant les frontieres et garantissant les bonnes rela-
tions a venir. Jackson fut naturellement choisi pour me-
ner a fin cette amvre difficile, et qui devint extremement
délicate par les incidents dont il tro'uva moyen de la com-
pliquer.


Les conditions du traité a passer avec les Indiens donne-
ront la clef de nouveaux faits qui acbeveront de peindre
complétement le caractere du général Jackson.


Aux termes de ce traité, les Indiens ne devaient entretenir
aucune relation avec les garnisons anglaises et espagnoles;
les Américains se réservaient le droit d'élever des postes
militaires sur leurs territoires, et la libre navigation sur
tous Jeurs cours d'eau. D'une autre part, on stipula que les
Indiens -ne seraient soumis a la surveillance d'aucun agent,
qu'aucun trafiquant ne traverserait leur territoire, et que
nul ne pourrait faire acte de commerce avec eux, a moins d'y
etre spécialement autorisé par le président.


La question des terres avait été également spécifiée dans
ce traité, pour la négociation duquel Jackson se rendit dans
I'Alabama au mois de juillet 1814.


La présence d'une des tribus les plus hostiles au gouver-
nement américain, celle des Creeks, silr le territoire de la
Floride, l'acharnement que cette tribu avait montré dans la
dernHwe guerre, et ses approvisionnements en armes et en
munitiúns, ne laisserent pas a Jackson de doute que les
Anglais, par l'entremise du gouverneur espagnol de la Flo-
ride, n'eussent preté un efficace secours aux Indiens. Le
général fut meme avisé que trois cents Anglais environ
avaient débarqué et s'étaient fortifiés a l'embouchure de


RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE, T. /l. 8




lIS RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


I'Apalachicola, avec la tolérance des Espagnols, et que la ils
excitaient les Creecks 11 reprendre la guerreo


Jackson informa son gouvernement de ces faits, et pro-
posa comme moyen efficace et énergique de mettre fin a
toutes ces mené es et d'éviter meme la guerre dans le Sud,
de l'autoriser 11 s'emparer de Pensacola, port milítaire tres
important, sur le goIfe du Mexique, et qui est aujourd'hui
peut-etre le plus bel arsenal mari time des États-Unis.


Le ministre de la guerre s'opposa d'une maniere formeUe
11 ce projet, se basant sur la neutralité de I'Espagne dan s la
guerre pendante, et n'autorisa le général a agir contre les
Espagnols, qu'apres avoir bien constaté que les autorités
de la Floride étaient d'accord avec les Indiens et les
Anglais.


Cette dépecbe datée du 18 juilIet 1814, Jaekson prétendit
ne I'avoir recue que le 17 janvier 1810, juste six mois apres,
ce qui ne parait pas probable.


Toujours est-il que Jackson agit comme si son projet
avait été approuvé, ou comme s'il avait eu la pleine et
entiere liberté de ses mouvements.


Il est permis d'inférer des suites de cette affaire, du peu
d'hésitation que montra Jackson a aUer vigoureusement de
1'avant, de l'indulgence qu'íl renconti'a de la part de son
gouvernement, apres le sueees d'une entreprise qui était, en
fait, une violation des relations internationales, il est per-
mis d'inférer de lit, dis-je, que Jaekson avait son absolution
garantie a l'avanee; que du moins on lui laissait la responsa-
bilité personneIle de son aetion, le gouvernement se mettant
a l'abri derrieré eette dépeehe, en retard de six mois.


Jaekson, informé par ses espions qu'un nombre assez
considérable d'Anglais avait débarqué dans la Floride, et
que les Indiens avaient reeu d'eux quantité d'armes et de
munitions, éerivit au gouverneur espagnol de Pensacola,




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 119


l'instruisit de ce qu'il venait d'apprendre, et le somma de
lui livrer tous les chefs Indiens qui se trouvaient autour
de luí. Une réponse, tardive d'abord, puis pleine d'hésita-
tions et d'arguties, ne laissa pas de doute a Jackson sur
l'attitude de ces prétendus neutres. Il expédia a ce gouver-
neur une curieuse lettre dan s laquelle il se peint tout
entier. « Ne soyez pas surpris, lui dit-il, si -je me mets en
tete d'aller un de ces jours vous demander dans votre ville
un logement pour mes troupes. » Puis il ajoute : « Veuil1ez
vous abstenir, désormais, de toutes insinuations injurieuses
envers mon gouvernement : je ne suis pas d'humeur a les
supporter. Ne me considérez pas comme revetu d'une mis-
sion diplomatique : je ne veux discuter avec vous que par la
bouche de mes canons. »


VOml quel étaiL a peu pres le ton de cette lettre, dont
nous avons conservé quelques-unes des expressiol1s les plus
caractéristiques.


L'officier chargé d'aller présenter cet étrange message
annOl1ca, a son retour de Pensacola, qu'il avait vu cent
einquante a deux cents officiers anglais, un pare d'artillerie
et cinq eents Indiens environ bien armés, portant l'uni-
forme anglais, et que le pavillon de la Grande-Bretagne
flottait sur plusieurs points.
J~ckson, exaspéré, revint a son plan favori d'attaquer


Pensaeola; et en attendant toujours les ordres du gouver-
nement, iI prit ses mesures, organisa la défense de Mobile,
et fit demander au Tennessee, a la Louisiane et au territoire
du Mississipi de nouveaux volontaires. Il lui arriva deux
mille hommes parfaitement montés et équipés. Il se mit en
route, commenca l'attaque des forts, et en enleva quel-
ques-uns au pas de course pour ainsi dire. Arrivé devant
Pensacola, ou une flotte anglaise avait débarqué d'impor-
tants secours, iI envoya un parlementaire au gouverneur,


O'~'· ~ . . . i




120 RÉPUBLIQUE AMÉllICAI~E.


lui posant pour condition que les forts et la ville seraient
occupés par des garnisons américaines, jusqu'a ce que
I'Espagne se sentit en état d'observer la neutralité promise.
Le gouverneur espagnol ayant refusé d'accéder a ces pro-
positions, lacKson uonna \'assaut. •


Il entra victorieux dans la ville, défendue encore par de
vives fusillades qui partaient des maisons et des jardins. Le
commandant espagnol, voyant la partie perdue, se rendit
entin, et subit toutes les conditions que le vainqueur lui
imposa. Jackson était maUre de Ja FJoride en ce moment, et
c'était la une belle conquete. Mais iI comprit la gravité de
son action, et ne voulut pas compromettre le caractere qu'il
avait entendu donner a cette audacieuse expédition. En
fait, la satisfaction qu'il avait demandée était obtenue; leí'
Anglais s'étaient retirés du territoire espagnol, et les
Indiens s'étaient enfuis au fond de leurs forets. Le com-
mandant espagnol se trouvait done débarrassé de la pres-
sion étrangere qui lui enlevait le droit de rester neutre.
Jackson constata cette situation réguliere, ce point de droit
pour ainsi dire, dans une lettre adressée au gouverneur; et
deux jours apres la prise de Pensacola, il évacua la ville et
meme le territoire de la Floride.


De ce moment, on peut dire que cette contrée, dont iI
fut facHe alors d'apprécier J'importance, appartint aux
États-Unis.


La Nouvelle-Orléans était menacée a cette époque d'une
invasion par les Anglais, et on annonoait l'approche de
forces considérables destinées a opérer contre cette ville,
que les Américains avaient mis tant de prix a posséder. Les
Anglais savaient bien aussi que prendre la Nouvelle-Orléans,
c'était porter un rude coup a l'ennemi.


Jackson se rendit immédiatement a la Nouvelle-Orléans
avec un corps de troupes, et y établit son quartier général.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA D1CTATURE. t21


11 ne se dissimulait pas la gravité de sa situation. Il allait se
t¡'ouyer en jace d'un ennemi différent de tous ceux contre
lesquels il s'était mesuré; il comprit que sa gloire était
engagée, et l1t appel 11 toutes ses-ressources et a tous ses
talents miIítaires.


Oblígé de fortil1er Mobile et les fl'ontieres, il n'3v3it pu
amener avec lui qu'un corps de troupes fort restreint; de
plus, iI se trouvait dan s une ville dont les sympathies pour
le gouvernement américain ne laissaient. pas t:[ue d'inspirer
des inquiétudes mal fondées; les événements le prouve-
rent. La Nouvelle-Orléans étai! un peu comme un cara van-
sérail, avec une popuIation composée de gens de tous les
pays, et quí n'avaient meme pas entre eux le lien d'un meme
idiome. Jackson envisagea sa position avec une sorte de te1'-
remo Mieux que personne, il sentait que s'iI ne luí arrívait
pas quelques renforts de troupes, il ne pourrait pas résis-
ter a une attaque un peu vigoureuse. Il affecta cependant
une grande sérénité; et, en affichant une confiance que
certes iI n'avait pas, il releva le comage de ses soldats et
des habitants, parmi lesquels il rencontra, contre son
attente, un enthousiasme tres vif. Jackson, dans le doute
ou il était sur les dispositions de la ville, avait commencé
par proclamer la loi martiale, puís avait prís des disposi-
tions militaires tres significatives a l'égard de la législature
louisianaise.


Pendant qu'il se préparait a repoustier les attaques de
l'ennemi, dont la présence avait été signalée par quelques
escarmouches, trois membres de la législature vinrent en
mission aupres de lui, pour lui demander quelles étaient
ses intentions dans le cas ou il serait obligé de battre en
¡,etraite, et s'il fut vrai, comme le bruit en circulait, que
son intention était de meUre le feu a la ville avant de
l'abandonner. Jackson se contenta de lem répondre ce qu'il




122 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAI1'\E.


n'avait confié ses projets a personne, et que s'il croyait que
ses cheveux pussent deviner sa pensée, il les raserait
aussitot. » Son dessein était en etret de ne laisser derriere
lui, en cas de retraite, qu'une ville en feu. Jackson ne l'avait
dit a personne; mais on le connaissait assez pour avoir sup-
posé juste, en lui attribuant un tel plan.


Le moment décisif approchait; une flotte anglaise partie
de la JamaIque, débarqua une armée composée de troupes
excellentes et aguerries qui avaient fait les campagnes
d'Espagne avec le duc de Wellington. Cette armée se dirigea
par les terres du coté du lac Borgne, sur la Nouvelle-
Orléans. Apres plusieurs combats, ou l'avantage resta aux
Américains, la grande bataille se livra a quatre milles
envir~n de la Nouvelle-Orléans. Le général Pakenham, a la
tete de douze mille hommes, s'avanca contre des retran-
chements formés 11 la hate avec des baIles de coton, et der-
riere lesquels se tenaient environ cinq mille Américains.
Apres un combat acharné, les troupes anglaises furent
mises en pleine déroute; le général Pakenham fut tué
presque au début de I'action, pendant qu'il chel'chait a
rallier ses troupes déja en désol'dl'e et intimidées par un feu
meurtrier venant des tireurs les plus habiles qu'il y ait au
monde. Deux autl'es génél'aux furent mortellement blessés,
et les Anglais ne laisserent pas moins de deux mille six
cents morts sur le champ de bataille. Vigoureusement pour-
suivis, ils se réfugierent sur leurs batiments, leverent
l'ancre et reprirent la haute mer.


Cette bataille (8 janvier 1815) fut des plus glorieuses p,our
le général Jackson, et luí valut une popularité immense aux
États-Unis. JI fit une entrée triomphale a la Nouvelle-
Orléans. On le conduisit a la Cathédrale, ou fut chanté un
Te Deum; et de jeunes enfants, vetus de blanc, précédaient
son cortége, jonchant les rues de fleurs. Les memes




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. '123


démonstrations publiques saluerent son retour a Nashville;
et d'un bout a l'autre des États-Unis, des retes populaires
furent célébrées en l'honneur du béros de ]a NouveI1e-
Orléans. Les législatures de tous les États lui voterent des
remcrciments. Le Congres eniln ilt frappel' une médaille
commémorative en 01', qu'j] offrit au généra] vainqueur.


Nous devons rapporter ici un fait qui démontre encore a
quel point le général Jackson poussait la susceptibilité de
son autorité, et le peu de cas qu'il faisait de tout pouvoir
qui semblait, a quelque titre que ce fut, contrecarrer sa
volonté. En arrivant a la Nouvelle-Or]éans, i1 avait fait,
comme je l'ai dit, proclamer la loi martiale sur tout le terri-
toire de la Louisiane. Quelques jours apres la bataille du
8 janvier, la ville se trouvant encore sous le coup de 1'état
de siége, iI ordonna, un matin, l'arrestation d'un membre
de la législature qu'il accusait d'avoir, dans un article de
journal, semé la mutinerie parmi ses troupes.· Nous l'avons
dit, et Jackson l'avait prouvé lui-meme dans une bien grave
circonstance, la liberté individuelle est une chose sacrée en
Amérique, meme dan s les moments comme ceux ou l'on se
trouvait. Coupable ou non, le p1'évenu en appela a la jus-


tice, et demanda son élargíssement sous cautíon; ce qu'i'{
obtint. Aussitót Jackson fit arreter et conduire ho1's de la
ville le juge qui avait prononcé l'habeas corpus.


Au retour de la paix, dont la nouveIle arriva de Washing-
ton-City deux jours apres, le juge reprit possession de son
siége et fit citer le général Jackson a la barre pour avoir
désobéi a un ordre de la justice, et avoir fait porter la main
sur un magistrat dans l'exercice de ses fonctions. Le général
comparut, et fut condamné par le tribunal a une amende de
mille dollars (5,000 fr.) qu'il paya. On ouvrÍt immédiatement
a la Nouvelle-Orléans une souscription dont le produit, égal
au chiffre de l'amende, fut offert a Jackson qui le refusll.




124 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


En '1844, le Congres vota le remboursement au général de
cette somme avec les intérets accumulés.


Apres sa campagne de la NouveUe-Orléans-, Jackson se
retira a l' Ermitage qu'il avait quitté depuis buit mois; et
c'est la qu'iI reeut sa nomination de commandant en chef de
la division militaire du sud. Il avait bien manifesté le désir
de jouir enfin d'un repos qu'il avait cherché toute sa vie,
mais qu'il ri'avait jamais pu gouter complétement, soit par sa
propro faute, soit par la faute des événements. Cette fois
encore, malgré sa résolution, il ne fit qu'une halte a l'Ermi-
tage, et partit pour Washington.


L'ambition militaire l'avait longtemps tourmenté; mais
l'ambition politique commencait de l'agiter. Jackson, qui
savait bien quelle réception l'attendait tout le long de la
route, n'était pas faché de constater par la le degré d'in-
fluence et de popularité dont il jouissait. L'administration
de Madison tirait a sa fin; on se préparait déja a la lutte
présidentielIe, et, certes, on aurait pu croire que personne
alors, en apparence du moins, ne réunissait devant I'opinion
publique autant de titres que Jackson a enlever les suffrages
populaires. Ille croyait lui-meme, ses amis le pensaient, et
ron trouve, dans une lettre d'Aaron Burr cette pbrase :
({ Jackson est sur le chemin de Washington. » Et iI recom-
mandait a son gendre, ex-gouverneur de la Caroline du sud,
d'user de son influence sur tous ses ami s pour faire triom-
pher la candidature du général : ({ Il est trop tard, » répondit
le gendre du colonel Burr; il aurait pu ajouter : Il y a un
homme qui a acquis.des titres moins brillants que Jackson
a la reconnaissance publique, mais qui a toutes les sympa-
thies pour lui, sympathies bien méritées, et de qui l'élection
est justement assurée. Cet homme était Monroe, dont fai
indiqué tous les droits a cette grande manifestation du
peuple américain.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DIt:TATURE. 125


Il ne faut pas se le dissimulcr, malgré les services rendus,
malgré ses comonnes de fraiche date, Jackson a cette
époque-la moins qu'a toute autre, n'inspirait pas par son
caractere assez de eonfiance pour qu'on lui sacrifiat des
hommes, inférieu1's a luí en talent a coup sur, mais plus
prop1'es 11 l'exe1'ciee de la magistrature. Enfin, ce général
tout couvert de ses lauriers et du prestige de ses vietoires,
effrayait les Américains. On au1'ait pu objecter l'exemple de '
Washillgton; mais Washington était dan s une position
exeeptionnelIe. Il avait été le libérateur du pays, il en était
resté le dieu.


La earriere militaire de Jackson n'était point close; de
nouvelles occasions de se distinguer comme soldat, et de
montrer aussi le peu de cas qu'il faisait des traités interna-
tionaux, aIlaient lui etre offertes.


En 1818, en effet, il fut cha1'gé d'entreprendre une nou-
velle campagne contre les Indiens Seminoles, qui avaient
commis des actes de déprédation dan s le sud. Jackson les
poursuivit jusque sur le territoire de la Floride, et s'empara
tout d'abord d'un fort appartenant aux Espagnols. Y ayant
fait p1'isonnier deux Anglais qu'i! soup¡;onnait d'exciter les
Indiens a la révolte, i1 les fit traduire devant un conseil de
guerreo L'un d'eux fut acquitté, et I'autre condamné a mort.
Jackson les fit exéeuter I'un et I'autre.


Jaeksoll se retrouvait dans eette meme Floride, pres de
cette meme ville de Pensaeola qu'il avait déja conquise une
premiere fois; la tentation était eneoretrop grande pour
qu'il y resistat. Il marcha done sur Pensaeola ou on luí
avait dit qu'étaient enfermés quelques indiens, s'empara
je la ville, et fit pendre deux chefs qu'il y trouva. Cette
~xécution fut vivement reproché e a Jackson, eomme un
lete de cruauté complétement inutile. On oublia qu'i!
:levait au moins justifier le prétexte qu'il avait pris de


~, U




126 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


s'emparer d'une ville abritée so'us le pavillon d'une nation
amie.


Jackson se sentait moins disposé que la pre~iere fois a
abandonner la Floride et Pensacola. Il donna pour prétexte
11 son occupation, la guerre avec les Seminoles, et écrivit au
gouvernement que tant que cette guerre ne serait pas défi-
nitivement achevée, il était prudent, au point de vue de la
sécurité des États-Unis, de laisser une garni80n américaine
11 Pensacola.


Ses raisons ne furent pas aussi bien appréciées qu'en 1814.
Sa conduite souleva une discussion assez vive au sein du
Congreso On proposa d'infliger au général une forte répri-
mande; cette proposition fut repoussée a une grande majo-
rité. Monroe, qui, uu fond, avait bien calculé de quel secours
le coup <;le té te de Jackson lui était pour ses projets 11 venir
sur la Floride, défendit le général, se basant sur ce que les
fort8 espagnols avaient été évacués. Jackson fut sensible 11
la rigueur avec laquelle on le traita, et il conserva de vives
rancunes contre les promoteurs de cet acte de censure,
notamment contre MM. Calhoun et Clay, dont le sage patrio-
tisme n'admettait pas l'indulgence qu'on montrait pour les
coups de tete du général.


Enfin, en 1821, la Floride fut acquise par les États-Unis.
Jackson, qui s'était définitivement retiré du service, fut
nommé gouverneur de ce te1'1'itoire dont il avait incontesta-
blement préparé l'absorption par les États-Unis. Son premier
acte administratif fut d'ordonner l'arrestation et l'emprison-
nement du commandant espagnol qui lui avait refusé la
communication de certains papiers. Il ne resta que peu de
mois dan s la Floride, se démit de ses fonctions de gouver-
nem, et rentra au Tennessee. Le président lui offrit alors
le poste de ministre plénipotentiaire en France, puis au
Mexique (1823) ; mais Jackson refusa I'une et l'autre mission.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 127


Le choix d'un tel homme de la part d'un président comme
Monroe, était extremement habile pour seconder des vues
de conquete sur le Mexique que les Américains ont toujours
envié, qu'i1s envíent encore, et dont, en attendant mieux, ils
s'emparent morceau par morceau.


Jackson ne comprit-il pas la signification de la mission
qu'on lui donnait? ou bien, trop vivement préoccupé de ses
aspirations au pouvoir, a-t-il senti qu'il ne devait pas s'expo-
ser a cette nouvelle occasion d'un coup de tete gui lui était
otferte? .




~ 4.


Jaekson rentre dans la vie politiqueo - Il se porte candidat a la présí-
denee. - TI échoue contre Quincy Adams. - Caractere de eeluí-ei.
- Jackson lni suceede. - Jachon parait apporter au pouvoi!, des
habitudes militaires. - Les nombreuses destitutions qu'il opere. - Le
Congres lni fait de l'opposition. - Ses dissentiments avee son eabinet.


Jackson rentra alors dans cette vie politique OU il n'avait
faít qu'une sí courte apparítíon et a contre-camr, en accep-
tant un siége de sénateur au Congres (1823). C'était préparer
sa candidature a la présidence. Elle fut effectivement posée
en 1824 pour la succession de Monroe, quí aIlait s'ouvrir
,l'année suivante. Trois concurrents lui furent opposés :
John Quincy Adams, Crawford et Clay.


Il était permis de croire que Jackson enleverait l'élection;
mais deux de ses concurrents, MM. Crawford et Clay, avaient
été portés précisément en vue de diviser le partí démocrate,
et de ne laisser qu'une chance secondaire 11 Jackson en face
de son concurrent réel, Quincy Adams, que beaucoup de
démocrates meme lui préféraient.


Cette tactique réussit-; ainsi répartis, les votes ne don-
nerent pas la majorité nécessaire (1), et l'élection, conformé-
ment aux prévisions de la Constitution, fut transportée au
sein de la Chambre des représentants qui, dan s ce cas, vote
par État, chaque État ayant une voix. Quincy Adams fut élu
a une grande majorité, prévue a l'avance (2).


(i) Jackson avait obtcnu 99 voix des éleclenrs; Adams, m; Crawford, 41, el Henry
CJay, 37,


(2) Adams obtint Jes voix de treize ttats, Jackson de sept senlemen!, Crawford de
qnatre.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 129


Un des griefs de Jefferson contre la Constitution améri-
caine, avait été, on se le ra,pelle, qu'elle donnait a l'exécutif
une sorte d'apparence de monarchie élective, ce qui pouvait
étáblir la perpétuité du pouvoir entre les mains de l'élu 01,1
le continuer dans sa famille. Il avait meme défini le prési-
dent : « Un faux roi de Pologne. ))


Il est bien de rappeler qu'aucun fait n'a justifié les appré-
lleIlsioIls de Jefferson. L'exemple du désintéressement de
Washington, et le sien propre, introduisirent dans la pra-
tique, comme regle scrupuleusement respectée par leurs
successeurs, ce qui n'était point écrit dans la Constitution.


Cinq présidents, remplissant une période de vingt-huit
années de pouvoir, se sont trouvés étrangers les uns aux
autres; aucun lien de parenté ne les unissait. Quincy Adams,
fils de John Adams, le successeur de Washington, fut le
premier exemple, et l'unique jusqu'a préscnt, du pouvoir
présidentiel renouvelé dans une famille. De plus, trois pré-
sidences, de huit années chacune, séparerent cette doublc
élection; et le subtil non paree que, mais quoique, de 1830,
ne fut qu'une contrefacon de ce qui se passa aux États-Unis
en 1825. En etret, on avait élu Quincy Adams non paree que,
mais quoique ADAMS. Le mot ou l'équivalent fut me me dit Ü
eelte époque-Ia.


Quincy Adams qni, nous venons de le voir, l'avait emporté
parun vote de cas extreme sur Jackson, n'était pas un homme
nul a coup sur; mais il n'avait aucune des qualités de ses
prédécesseurs, ni de son concurrent. Son grand avantage
sur ce dernier fut de n'avoir point ses défauts. Né en 1767,
il avait cinquante-huit ans, quand il prit le pouvoir: Quincy
Adams avait été élevé 11 l'école patriotique de son pere, un
des grands avocats de la cause de. l'indépendance. Il avait
hérité en meme temps de sa placidité, de sa prudence
excessive, bonne et utile au temps ou John Adams les appli-




130 RÉPUBLlQUE AMÉRICAI~E.


qua, un peu surannées pour l'époque OU véeut ce tlls. Quiney
avait surtout une grande eonnaissanee et une expérienee
pratique des questions de políLique étrangere. Tout jeune
enfant sous raiIe paternello, et plus tard dans des postes
diplomatiques, il avait visité ou habité tour a tour la France,
la Hollande, l' AngIeterre, l'Allemagne, la Russie; il avait
done étudié toute l'Europe de tres preso Il était dans les
meilleures conditions pour faire un excellent ministre des
alfaires étrangeres. Monroe avait pensé ainsi; car il l'avait
choisi comme secrétaire d'État. Le Sénat ratifia ce ehoix
avee empressement, et le général Jaekson, a qui le prési-
dent avait parlé de l'introduction de Quincy Adams dans le
cabinet, lui répondit : {( Je n'hésite point a di re que vous
avez fait le meilleur des ehoix pour occuper le département
d'État. M. Adams, dans un moment difficile, sera un habile
diplomate; et je suis convaineu que sa nomination sera
accueillie avec une satisfaction générale. »


Quincy Adams occupait alors le poste de ministre pléni-
potentiaire a Londres; iI fut rappelé en Amérique.


Mais ni Monroe, qui en faisait un grand eas pour la diree-
tion ou ille placait, ni Jackson qui avait, comme on vient de
le voir, une grande confiance dans I'aptitude de Quincy
Adams, n'eussent songé aIors a lui pour une présidence
future.


Ardent a l'étude, il était incontestablement un des hommes
les plus instruits et les plus lettrés de I'Amérique; il avait
meme occupé avec distinction une chaire d'éloquenee au
eollége d'Harward. Mais il n'avait, je le répete, aucun titre
saillant qui le recommandat au rang supreme oil il fut
appelé. Ce fut la candidature de Jackson qui évidemment lui
en fray a la route.


Sa qualité de fils de John Adams aurait été pIutót, et fut
meme pour quelques-uns, un obstacIe au lieu d'un avantage.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 1al


Quant a son attitude au Congres, elle lui était défavorable;
envoyé au Sénat comme fédéraliste, c'est a di re en opposi-
tion avec l'administration de Madison, il avait voté en faveur
d'un grand nombre de mesures prises ou proposées par ce
président, ce qui lui valut de la part de la législature de son
État (Massachusets), divcrs votes de blame. Enfin il avait
été employé avec faveur par deux présidents antifédé-
ralistes.


D'une part une capacité politique médiocre, de l'autre des
précédents peu sympathiques aux masses, firent que la pré-
sidence de Quincy Adams s'écoula sans éclat, honnetement
comme on devait l'attendre d'un homme d'une probité irré-
proclJable; mais elle rencontra dans le Congres et dans le
pays meme une forte opposition dont Jackson était le chef
hautement avoué.


Vaincu dans le scrutin de 1828 par son compétiteur qui
avait pris une position formidable, Quincy Adams, en se
retirant du Pouvoir, méritait qu'on n'oubliat pas ses services
honorables; on ne les oublia pas non plus; il continua a
faire partie du Con gres ou ses concitoyens l'envoyercnt
constamment. Il mourut d'une altaque d'apoplexie, le 23 fé-
vrier 1848, a l'age de 81 ans, a son poste, et sur son siége
de la Chambre des représelltants.


On espérait mieux de la présidence de Jackson que de
celle de son prédécesseur. Je I'ai dit en commencant, il
semblait que le peuple américain eut besoin d'émotions 11 ce
moment-Iu.


Les scrupules qu'avait soulevés le général Jackson,lors de
sa premiere candidature, s'étaient beaucoup calmés. Le sou-
venir de ses coups de tete étaient un peu éIoigné, et iI ne
restait plus de lui que son attitude ferme et puissante comme
chef d'opposition, sa gloire militaire, ses services et sa
popularité immense.




132 RÉPUBLIQUE AMÉRléAINE.


C'est avec ces titres imposants que son nom reparut
au scrutin de 1828; iI en sortit avee 178 voix eontre 83
qu'obtint Adams, son coneurrent. M. Calhoun, comme vice-
président, obtint 'l71 voix. Jackson prit possession du fau-
teuil présidentiel le 4 mars 1829. Le cortége qni l'accom-
pagna de son hótel particulier au Capitole ou, devant le
Congres assemblé, il fut inauguré et lut son message d'entrée
en fonctions, était composé, outre la population ordinaire,
d'un nombre assez considérable de vieux soldats de la Révo-
lution.


La présence de ces glorieux débris d'une époque toujours
vénérée en Amérique, dans l'escorte ordinairement plus
civile des présidents, fut matiere a réflexions et a commen-
taires. On en conclut que Jackson avait des dispositions ¡¡
militariser le pouvoir et que c'était la l'indiee des habitudes
nouvelles qu'il allait y introduire. Ce qui frappa tout autant,
ce fut le soin avec lequel Jackson, dans son diseours d'inau-
guration, parla de l' étendue de ses pouvoirs, dont il était
résolu a ne rien sacrifier. Pour beaucoup de gens, l'impres-
sion fut mauvaise des le premier jour, et faisait présager
eette lutte ardente qui signala les huit années de la prési-
deuce du général Jaekson. L'attention fut bien plus vive-
ment et bien plus péniblement éveillée, quand on assista 11
l'espece de massacre qu'il fit de tous les fonctionnaires
publies, et qu'on vit la profusion de pIaces qu'il distribua 11
ses amis et aux membres du Congres qu'il dégarnit, ce qui
fut inhabile, d'hommes tout dévoués, pour ouvrir les rangs
ü de nouveaux élus que l'opposition y envoya pour contre-
carrer ce qu'on appeIait tout bas déja « la dictature de
.Tackson. )}


Les fonctions publiques n'out jamais été, a vraí dire, une
carriere aux États-Uuis. Les emplois y sont trop peu rétri-
bués, pour que des hommes véritablement intelligents et




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 133


actifs consentent 11 perdre Jeur temps, leurs forces, les
ressources de leur esprit a gl'ignoter un coi n de budget,
quand partout s'offrent tant de chances de fortune rapide.


Jefferson avait introduit dan s le pouvoir d'cxcellentes et
honorables habitudes au sujet du droit de destitution des
fonctionnaires publics.


« J'ai nettement refusé, disait-il, de suivre le conseil quí
« m'était donné d'accorder, comme 'moyen de rapproche-
« ment, des places a quelques-uns des meneurs. Je n'en ai
« donné et n'en donnerai qu'a des républicains, dans les
« circonstances actuelles ..... Je sais que quelques destitu-
« tions seront nécessaíres; mais il faut qu'elles soient aussi
« rares que possible, opérées graduellement et fondées sur
« quelque malversation ou incapacité personnelle ..... J'ai
« si souvent exprimé les principes quí me dirigent 11 cet
(( égal'u, en óésil'an\ quí'\;:' lussent bien eDmpl'is de CDUX ues
« fétléralistes qui occupent des emplois. Je n'ai jarnais des-
« titué un homme par le seul motif qu'il était fédéraliste;
« je n'ai jamais demandé a un hornme de voter dans les
« élections contrairement a son opinion; mais comme il
« sera1t impossible a un gouvernement de remplir ses fonc-
« tions, pour le plus grand avantage des citoycns, si les
« agents avaient pour systeme de contrarier les mesures au
« lieu de les exécuter et s'ils employaient contre I~ gouver-
« nement et contre ses mesures l'influence qu'ils doivent a
« leur emploi, j'ai cxigé d' eux de ne pas prendre parti, et c'est
« a ce prix qu'est leur conservation. Que si leur conscience
« les pousse 11 jouer un róle actif et énergique dans l'oppo-
(e sition, elle doit en meme temps leur faire sentir la néces-
« sité de se retirer d'un emploi dont ils seraient incapables
« de remplir fidelement les fonctions. Lorsqu'ils ne 1'0nt pas
« senti d'eux-memes, fai été forcé de les destituer; maís
« cette nécessité n'a été appliquée qu'a ceux quí manifes-


RÉPUBLIQUE AlIÉR[CAI~E, T. JI. 9




134 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


« taient contre le gouvernement une opposition active et
« prononcée. ))


Dans une autre lettre Jefferson,disait :
({ Je n'empiéterai jam;lis sur la liberté des opinions. Ceux


« qui se seront bien conduits n'ont rien a eraindre, quel-
« qu'opposées que leurs idées soient aux miennes. Mais
« ceux qui ont mal agi n'ont rien a espérer; et la crainte
« qu'on attribue ina sévérité a des motifs d'opinion, ne
« me fera pas manquer a la justiee. »


Jefferson se fondait pour l'exelusion des emplois ou pour
le choix des fonetíonnaires sur un principe élevé qui est la
base du gouvernement américain: « La nature de notre gou-
« vernement, dit-il, est par elle-meme une leoon suffisante;
« comme sa force dépend surtout de la eonfianee du peuple
« dans son premier magistrat, e'est un devoir pour eelui-CÍ
« de ne rien épargner de ce qui peut fortifier cette con-
« fiance. »


Jackson fut moins scrupuleux; il raisonnait moins que
son illustre prédécesseur a cet égard, et ne tenait pas compte
de l'abstention des fonctionnaires. Ce n'était pas leur
abstention, mais leur dévouement qu'il demandait. Cette
regle établie par Jackson des destitutions en masse a fait
des progre s , en raison surtout de l'ardeur de certaines
classes de citoyens a rechercher les fonctions publiques.
C'est meme la une pression un peu trop énergiquement
exercée par les électeurs. Le gouvernement la subit comme
une nécessité bien plus qu'il n'entre toujours dans ses
intentions de mettre en pratique de teHes idées élevées a
l'état de systeme. Ce systeme, puisque e'en est un aujour-
d'hui, a de déplorables eonséquences.


Les fonctions publiques (nous ne parlons pas de eelles
que l'on doit a l'éleetion, mais que ron obtient direetement
du pouvoir), les fonctions publiques, disons-nous, sont un




LE GE~ÉRAL JACKSON ET L\ DlCTATURE. 135


accident plus ou moins heureux dans la vie de certains
hommes; elles sont éphémeres, durent ce que dure la faveur
de celui qui en dispose, et ne sont ni la preuve du mérite,
ni la constatation de l'aptitude. Oil il faut un mathématicien,
en met volontiers un danseur, selon le vieux dicton. Aussi
est-ce un cri général d'un bout de l'Union 11 l'autre bout, que le
pays est déplorablement administré; que les emplois publies
sont mal distribués, sans discernement, et surtout qu'ils
sont soumis 11 des ehangements périodiques.


La moralité, la capacité et la respeetabilité également
absentes de presque toutes les fonctions publiques aux
États-Unis, sont le résultat du court passage des fonction-
naires dan.:; leurs emplois.


Nulle loi ne commande ces ehangements et ces déplace-
ments continuels et préjudiciables. ~'usage, un usage con-
damnable puisqu'il consacre des actes immoraux et qu'il
sert des passions corruptriees, a seul fait admettre ce
systeme dit de rotation, et qui loin d'étre une sauvegarde
pour les institutions polítiques et pour la société, sont leur
ver rongeur.


Les choses sont arrivées sous ce rapport 11 un tel point que
récemment, un meeting du partí démocrate en Virginie a
pris une résolution qui condamne d'une maniere absolue
le systeme de rotation dans les emplois. Il est incontestable
que les États-Unis devront renoncer 11 un pareil usage que
Jackson a introduit san s y mettre la mesure qu'y appor-
taien.! ses prédécesseurs.
P~dant toute la durée de son ~dm!nistration, Washington


n'avait prononcé que neuf destitutions, John Adams dix,
Jefferson trente-neuf, Madison cinq, Monroe neuf, Quincy
Adams deux.


Ces chiffres furent rappelés vivement en présence des
176 mutations que, du premier coup, Jackson opéra dans




136 REPUBLlQUE AMEnICAINE.


l'administration, en choisissant surtout les titulaires d'em-
plois parmi les membres du Congres, ce qui contrastait
singulierement avec la déclaration qu'il avait faite dans sa
peofession de foi devant les électeurs, si peu de temps
auparavant. Il y disait que l'esprit de parti ne devait jamais
animel' le magistrat supreme de la République, et qu'il y
avait meme lieu de proposer a la Constitution un amen de-
ment dan s le but d'interdire aux membres du Con gres
d'accepter aucune fonction pendant toute la durée de leur
mandat (1). Ces belles résolutions avaient été bien vite
oubliées, comme on voit. Plus tard iI proposa au Congres
un amendement qui avait pour objet de défendre la réélec-
tion du Président apres le terme de quatre ans; ce qui ne
l'empecha pas de se représenter aux électeurs, et d'accepter
une nouvelle présidence de quatre années.


L'attitude un peu sabreuse du général Jackson souleva
contre lui une assez forte opposition dans le Sénat et dans
la Chambre des représentants. Cette opposition n'alla pas
jusqu'a rejeter toutes les mesures qu'il proposa; mais un
grand nombre d'entre elles furent peu favorablement aeeuei!-
lies, meme par ses amis. Et le Sénat appelé, aux termes de
la Constitution, a ratifler les ehoix que fait le Président, des
fonetionnaÍl'es publics dans sa dépendance, refusa de sanc-
tionner plusieurs nominations, entre autres celle de M. Van
Buren qui, nommé ministre a Londres dans l'intervalle
d'une session, fut obligé devaut la non-ratification du Sénat,
de quitter son poste et de revenir a Washington.


Il en fut de me me de M. Stevenson .qui, proposé par le
Président pour remplacer M. Van Buren a Londres, ne fut
pas agréé par le Sénat. Jackson dépité, laissa pendant pres
de deux ans, vacant le poste de ministre a Londres, puis y


(i) Toute fonc.tion retribnée est, en tout cas, incompatible aux Etats-Unis ayec jp
manda! de représcntant ou de séna!eur.




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE. 137


désigna une seconde foís M. Stevenson, dont le choix fut
alors approuvé par le Sénat.


On ne tarda pas non plus ~l s'apercevoir d'un désaccord
complet entre le président, le vice-président (M. Calhoun)
et le cabinet. Ces dissidences entre M. Calhoun et le général
Jackson prirent bientot le caractere d'une rupture ouvorte.
Les questions politiques n'en furent pas la seule cause. Jack-
son avait été blessé, ai-je dit, de la proposition de censure
faite contre lui apres la campagne de 1818 dans la Floride. Il
apprit, par une lettre qui fut mise souS ses yeux, que lVl. Cal-
houn avait été un dos instigateurs de cette mesure, et il en
coneut pourcet homme d'État éminent une haine implacable.


Jackson en était arrivé au point de ne plus tenir de con-
seils de cabinet, tant était devenue profonde la division
entre les membres qui le composaient. Il était entouré alors
d'une douzaine d'individus de réputation un peu suspecte,
mais dévoués a l'exces a sa politique, et qui formaient une
sorto de conciliabule qu'on avait appelé aux États-Unis le
Kitchen-cabinet (conseil de cuisine). C'était avec cette cama-
rilla, comme nous dirions en Europe, qu'il réglait et di scu-
tait les alfaires du pays.


Le cabinet officiel soulfrit d'abord ces rivaux sans souffler
mot; mais un jour le public apprit avec stupeur que les
ministres se retiraient en masse. On se doutait bien qu'au
fond il devait y avoir quelque violente résolution a la Jack-
son dans eette retraite du cabinet tout entier; et en me me
temps on espérait y pouvoir trouvor matiere a récriminer
contre le Président que la presse commeneait a tancer ver-
tement. Ce que l'on savait de l'affaire donnait d'ailleurs un
assez vaste champ aux commentaires et aux suppositions.


Voici comment les choses s'étaient passées a la: connais-
sance du public : le secrétaire de la guerre et le secrétaire
d'État avaient remis leur démission au Président qui avait




138 RÉPUBLIQUE A~IÉnICA'NE. ,


i'mmédiatement écrit aux secrétaires de la marine et du
I


Trésor pour leur annoncer qu'ils eussent a se retirer aussi.
Mais a quoi devait-on attribuer réeIlement ce mouvement '!
On se perdait en conjectures, lorsque le procureur général
(membre aussi du cabinet) dévoila le sücret dans une lettre
rendue publique. L'origine de ses dissidences profondes
venait, le croirait-on? d'une querelle entre femmes. En
elfet, les familles des ministres avaient refusé de voir et de
recevoir la femme du ministre de la guerre! Inde irce. Jack-
son chargea un de ses ami s d'entrepl'endre une réconcilia-
tion, mais elle fut impossible.


Rien ne devait manquer a Jackson pour que son adminis-
tration donnat le spectacle d'une agitation inusitée dan s ce
gouvernement d'ordinaire si pacifique. Querelles poli tiques,
dissidences d'opinions et haines particulicres entre les
membres du pouvoir, opposition de la part des corps déli-
bérants, disputes entre femmes, tout se combinait. Mais on
n'était pas au bout.


Deux occasions solennelles aHaient se présenter pour
Jackson de déployer a la fois de grands talents, une force
peu commune, .et de montrer de nouveau le mince cas qu'il
faisait de tous obstacles a ses idées et a sa volonté.


Exagérant le systeme de la responsabilité et des droits
individuels des États, Jackson avait adopté, en principe,
que le gouvernement fédéral ne devait subvenir a aucune
dépense ayant pour objet l'encouragement de travaux
publics en dehors de ceux ou la fédération était directement
engagée; en conséquence de quoi il refusa de sanctionner
divers actes votés par le Congres dans un sens contraire a
ces vnes. L'opposition des corps délibérants n'alla pas aussi
loin qu' on aurait pu le craindre; ils finirent par se ralJier
sur beaucoup de points aux vooux du Président, en obte-
nant, de leur coté, quelques concessions.




§ v.


Lutte de J ackson contrc la Banque.- Grands talcnts dont il fait preuve.
- Sa présidence a failli etre un danger pour les États-Unis.-Résultafs
de son passage au pouvoir. - Dernieres années de Jackson.


La question la plus sérieuse et la plus compliquée contre
laquelle Jackson eut ti se débattre, fut ceIle de la banque des
États-Unis, dont le privilége arrivait ti expiration, et au
renouvellement duquel le général Jackson était formelle-
ment opposé. Il avait déjll. fouché ce sujet dans son premier
me~'i\'dge; 'dU moment Mci~if, i\ ~e "p()sa c'dl'l'ément en aóvel'-
saire de la banque. Selon lui, une Banque générale portait
atteinte aux banques des États et exercait, dan s un pays ou
le crédit est tout, une influence qui devait t6t ou tard
cbanger la fa ce sociale et politique des États-Unis. Cette
institution devenait un centre d'action puissant, et, par
l'extension ou la limite du crédit dont elle disposait, elle .se
faisait positivement maitresse de la nation et absorbait un
pouvoir ot une autorité que la Constitution n'avait point
voulu accordel' au gouvernement fédéral, dans l'intéret de


1 'indépendance des États.
A ces deux griefs se joignaient une foule d'accusations


secondaires qui chaque jour naissaient de la question elle-
meme, et l'envenimaient a un point extreme. C'est alors que
Jackson, poussé a bout dans son opposition a la Banque,
prit le partí de lui créer des embarras inextricables en reti-
ran! de son autorité privée, les fonds du gouvernement qui
s'y trouvaient déposés; le chiffre s'en élevait a une somme




140 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


considérable. Il donna cet ordre au secrétaire du Trésor,
qui refusa d'exécuter une mesure inconstitutionnelle et tout
a fait en dehors des droits du président. J ackson, n'y regar-
dant pas de si pres, envoya au secrétaire du Trésor sa
démission, et nomma a sa place un ministre plus dévoué et
plus obéissant qui se plia a cet acte de dictature.


Cette facon de procéder jeta l'alarme dans le pays et une
perturbation profonde dan s les affaires. Jugeant la question
au point de vue politique, il n'était douteux pour pel'sonne
que 1'homme qui enfreignait ainsi les lois en matiere de
finances, point sur lequelles Américains sont tres chatouil-
leux, pouvait tout oser, tout entreprendre, tout vouloir.
L'émotion était si grande sur toutes les parties du territoire
des États-Unis, que ron s'attendait chaque jour a de san-
glantes collisions dans les rues.


Le Sénat, tres irrité déja, prit une attitude agressive.
Henry Clay détinit la situation dans un discours célebre qui
produisit une immense impression. Ce discours, commen-
cant par ces mots que les oreilles américaines n'étaient pas
habituées a entendre : « Nous sommes au milieu d'une révo-
lution, » fut comme la derniere goutte qui tit déborder le
le vase des coleres et des indignations.


Le Sénat usa du droit que lui donnait la Constitution; et
pour la premiere fois, depuis '1789, il se trouva dan s l'obli-
gation de censurer le président. Cette mesure extreme et
rigoureuse irrita davantage les passions; les uns couvrirent
le Sénat d'anathemes, les autres ne trouverent pas assez
d'injures et d'insultes a prodiguer au vieux général.


Jackson bondit de rage quand il recut le vote de censure,
et y répondit aussitót d'une facon si violente et en termes si
peu mesurés, que le Sénat, par respect pour lui-meme, et
dans l'intéret de la dígnité du président, refusa de consigner
cette réponse au proces-verbal de ses séances. Jackson,




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DlCTATURE. 141


blamé dans l'intimité par ses meilleurs amis, qui luí firent
comprendre la gravité de la position oil il se pla(lait, rétracta
dan s un second message les principaux passages du pre-
miel'.


Apres cette rude épreuve, Jackson qui venait, pendant
une tournée dans les grandes villes du Nord, de s'apercevoir
combien il avait perdu de sympathies dans l'opinion publi-
que, avait résolu de se retirer du pouvoir et de. laisser la
présidence a M. Van Buren, son vice-président ('1). Mais il
renonea a ce projet. Pour en finir avee ceHe crise que la
Banque provoqua, le Sénat rejeta d'abord la proposition de
Jackson, c'est a dire vota pour le renouvellement du privi-
lége, mais le président y mit son veto constitutionnel, et
renvoya le projet 11 discuter de nouveau.


La majorité nécessaire dans cette seeonde épreuve (les
deux tiers des voix) n'ayant pas été obtenue, le Sénat fut
vaincu dans son opposition.


Maintenant, il faut bien reconnaltre que dans ces luttes
tres sérieuses et tres compromettantes pour la politique
intérieure des États-Unis, Jaekson déploya un grand talent
de diseussion et de logique. Son message relatif au bill sur
les travaux publics, par exemple, est remarquable de préci-
sion, de netteté de vues; e'est de l~éloquence pratique admi-
rablement écrite; d'un style clair, nerveux, avee quelque
chose de la sureté de l'avocat qui défend, sans emphase et
san s phraséologie, une cause qu'il a longtemps et profondé-
ment étudiée. On en peut dire autant de son message sur
l'affaire de la Banque, sallf que eelui-ei est un peu amer,
provoeateur et plein de passion, ce qui lui donne d'ailleurs
une eertainé vivacité et une couleur tres aecentuée.


(l.) Jackson en était alors au second terme de sa présidence. Asa réélection (1832) il avait
réuui 219 voix contre Henry Clay, son concurrent, qui n'avait obtenll que 49 sutJrages.
M. Van Buren, comme vice-président, avait réuni 1.89 voix.


U;':'¡"" . "' }'-,




14.2 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


A la facon dont sont rédigés ces deux documents, on voit
que lackson savait manier la plume aussi bien que l'épée.


Les luttes de Jackson avec le Sénat avaient tellement
éveillé les passions, qu'a propos de certaines mesures de
douanes, votées par le Congres, la Caroline du Sud avait
nettement déclaré ne vouloir point y oMir, comme étant
entachées d'inconstitutionnalité. On était allé meme jusqu'a
parler d'une rupture entre cet État et l'Union. En meme
temps qu'il décrétait des mesures coercitives pour assurer
dan s la Caroline l'exécution de la loi, Jackson rédigeait et
publiait (16 décembre 1832) une proclamation ou, u coté des
meilleurs conseils dictés avec une simplicité réellement
touchante, il~faisait, pour rappeler la CaroIine u l'Union, un
savant et judicieux commentaire de la Constitution; c'est un
vrai chef-d'ceuvre. Mais, apres avoir Iu cet éloquent et sai-
sissant travail, on est en droit de se demander pourquoi
l'homme qui connaissait et appréciait si bien la Constitution,
qui en constataiqtous les bienfaits, se mettait constamment
au dessus d'elle, et la violait meme, ave e Ulle si incroyable
audace?


Étrange contradiction, tres commune aux États-Unis! Le
parti démocrate, peu sympathique 11 la Constitution, tend
sans cesse 11 se mettre en opposition ave e elle; mais du
moment ou iI s'apercoit qu'on va trop loin, qu'on ébranle
cette assise de la société américaine, iI opere un retour sou-
dain sur lui-meme, et c'est le texte et l'esprit de cette
Constitution 11 la main qu'il répudie tout a coup l'ceuvre
destructive de la veílle.


Tout ce que nous avons rapporté de la vie de Jackson
confirme bien ce que nous disions de lui en c~mmencant,
qu'il était réellement un homme hors ligne. Les principaux
actes de son administration que nous avons essayé de grou-
per, démontrent jusqu'u l'évidence que la présence d'un




LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DlCTATURE.


pareil homme sur la scene politique d'un pays tel que les
États-Unis, a été une anomalie; peu s'en est faIlu qu'elle
n'eut été un danger.


Les jugements portés sur l'administration de Jackson en
Amérique sont tres contradictoires; on y sent encore
aujourd'hui la passion et les émotions de la lutte. A entendre
ses adversaires politiques, aucune des mesures financieres
adoptées par lui (en dehors bien entendu de I'affaire de la
Banque), mesures tres sages et d'un excellent effet, ne serait
son ouvrage. Son attitude tres ferme et toute nationale dans
les démelés qu'il eut avec les puissances étrangeres, notam-
ment avec la France, auraít eu plutót les caracteres d'une
bravade que ceux de J'habileté. Enfin, un a un, tous ses
actes ont été rabaissés, dépréciés, réduits a né:mt.


Tout au contraire, ses partisans, les Jackson-men comme
on appelait ceux de son parti, exaltent au supréme degré, et
avec un enthousiasme qui les aveugle sur les cótés dange-
reux de sa conduite, l'administration du général Jackson.


Pour les uns, cette administration a été la gloire des
États-Unis; pour les autres, sa honte et son remords. - II Y
a done un milieu a prendre.-« En tout cas,» dit avec raison
un de ses juges, Edwin Williams, « la période qu'occupe
« cette administration dans l'histoi¡'e de notre pays sera
c( toujours considérée comme une époque pleine d'événe-
« ments, caractérisée par des scenes d'agitation et d'excita-
c( tion continueIles de l'esprit publico A aucune époque, )}
ajoute-t-il, « depuis la formation de notre gouvernement, ,
« les príncipes des institutions libres, et. particulierement
« ceux de notre Constitution, aussi bien que les mesures
« relatives aux intérets de la nation, n'ont été discutés avec
« plus d'ardeur et de talent. )}


Tout ce que dit l'écrivain que je viens de citer est exacte-
ment vrai; et c' est ainsi que se peut apprécier l'administra-




144 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


tion de Jackson. J'ajouterai que ces luttes dont la Constitu-
tion et les institutions américaines sont heureusement sorties
intactes, les ont fortifiées, en prouvant combien il est diffi-
cile de les entamer. lUais cette épreuve serait-elle bonne a
recommencer? Je ne le crois pas; et je suis complétoment
de l'O\\i.x\.l<:m de ~'L B~a.dl(}~d, da.wo, ~(}\\. Histohe du, gOU;\leT'I\e-
ment fédéral, lorsqu'il dit, en parlant de Jackson : que si pI u-
sieurs présidents de rUnion venaient successivement admi-
nistrer le gouvernement avec les idées arbitraires du général,
en perdant de vue la Constitution, iI ne se passerait pas
beaucoup d'années avant que la liberté fUt perdue sans
retour et que le peuple tombat sous le despotisme.


Je ne pense done pas que de longtemps encore les États-
Unis renouvellent, meme avee un aussi glorieux chef, eette
redoutable épreuve.


Jaekson quitta le pouvoir en 1837, cédant le fauteuil pré-
sidentiel a 1.\'1. Van Buren, dont il avait patroné avee ehaleur
la candidature. M. Van Buren était un des ami s les plus
dévoués du général. Ambitieux d'arriver ou iI parvint, il
comprit qu'en s'attaehant a Jaekson il profiterait de sa popu-
larité et de son influence. M. Van Buren, esprit passionné,
inflexible, irritable sous les dehors les plus affables et les
plus conciliants, fut a Jaekson ce que John Adams avait été
11 Washington, l'écho prolongé d'une politique affaiblie,
mais qu'on avait intéret 11 ne pas laisser mourir subitement.


Jackson se retira sur sa propriété de l'Ermitage pour y
jouir définitivement de ce repos auquel il avait tant aspiré,
sans y pouvoir arriver.


Affaibli moins par I'age que par les fatigues et les agita-
tions de sa jeunesse, et devenu meme in firme pendant les
deux dernieres années de sa vie, iI mourut le 8 juin 1845.


Le nom du général Jackson est un de ceux qui occuperont
le plus de place dan s I'histoire des États-Unis.




CHAPITRE IX.


WEBSTER El utpOQUE ACIUELLE.


W ebsLer. - CalhouIl. - Ciay. - Ils n' out pas pu etre présidents, malgré
leur illustration.- Ils rcpréseutent 1.rois partis et trois races d'hommes :
le Yankee, le Virginien, le Westman.


Le 24 octobre 1852, le peuple américain tout entier pre-
nait le deuil d'un des hommes les plus éminents et les plus
complets qui aient paru sur la scime politique des États-
Unis.


Daniel Webster, qui avait partagé dans ces derniers
temps, avec HenryClay et Calhoun le prestige d'une influence
et d'une autorité incontestables, venait de succomber au
moment ou, placé déja au second rang du pouvoir, il se pré-
parait a demander au suffrage de ses concitoyens de l'élever
enfin a cette supreme magistrature, modeste et puissante h
la fois, qui s'appelle la présidence de rUnion. Daniel Webster
comptait, pour conquérir les sympathies de ses amis poli-
tiques, sur une renommée éclatante, sur un talent hors )ignc
et alors dans toute sa force, sur des services éminents qui
avaient marqué sa longue et glorieuse carriEll'e, sur un patrio-




146 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


tisme éelairé auquel ses adversaires eux-memes rendaient
une justiee a coup StU' désintéressée.


C'était plus de titres qu'il ne fallait pour légitimer l'ambi-
tion de Wcbster. Eut-il réussi eette fois dans la tentative
que la mort ne lui a pas laissé le temps de mene1' a fin? J'en
doute. Webster n'en était pas a son premie1' échec; il avait
partagé ce 80rt ave e ses deux illust1'es émules, Clay et
Calhoun.


Ces trois hommes éminents, dont fai marié avee intention
les noms dans eette étude, comme leu1' gloire a été associée,
sont les exemples les plus frappants que j'ai pu rencont1'er
pou1' démontrer l'étrange résignation du peuple américain a
sacrifier, au moment décisif de la lutte électo1'ale, ses
hommes d'État les plus ilJustres a des compétiteurs d'un
ordre inférieur quand il s'agit d'assurer le triomphe d'un
parti.


Clay, Calhoun et Webster n'ont eu d'autre tort, aux yeux
de leurs concitoyens, que de représenter d'une maniere trop
éclatante, trop complete, trop absolue, certaines idées et
eertains principes. Tous trois, plaeés dans trois camps diffé-
rents : Calhoun, dans le camp démocrate; Webster, dans
le eamp whig; Clay, dan s le eamp toujours difficile et ingrat
de la conciliation, avec eharge en me me temps d'intéréts
spéciaux; tous t1'ois, dis-je, apres avoir pris une large part
aux affaires du pays dans le poste de vice-président ou
comme membres du cabinet, ont, toute leur vie, ambitionné
la présidence sans y parvenir. Tantót ils ont été vaincus
dans la lutte par leurs adversaires, tantót ils ont été aban-
donnés par leurs amis, tantót la prudence, le patriotisme ou
le dévouement leur ont conseillé de faire retraite.


Outre qu'ils représentaient trois partis, ces trois illustres
hommes d'État appartenaient a chacune des t1'ois races blan-
ches qui divisent la société américaine d'une facon tres tran-




WEBSTER ETL'ÉPOQUE ACTUELLE. 147


eMe. Dans l'ordre des faits politiques et moraux, dans la
balance des intérets, cette distinction a une tres grande
importance, et agit nécessairement sur la situation des
hommes qui se carrent dans leur personnalité ou dan s la
représentation de la race a lactuelle ils u\l\lurüennent, a:vec
tous ses préjugés, ses entetements, ses traditions d'origine.


Pou1' bien faire comp1'endre l'influence dont je parle, il me
parait utile de faire connaitre ces trois races. Par Ht se trou-
veront expliqués tout naturellement bien des faits, obscurs
souvent pour le lecteu1', dans 1'étude de 1'histoire des États-
Unís; en meme temps qu'on y trouvera la clef de bien des
préjugés populai1'es en France sur ce pays.


Ces trois types sont: le Yankee, qui a fait souche dans les
provinces composant jadis la Nouvelle-Angleterre; le Virgí-
níen, c'est a $li1'e l'indigene des latitudes du Sud; le Westman,
ce hardi défricheur des États de rOuest, et dont le Kentuc-
kien a éte, pendant longtemps, l~expression la plus com-
plete.


Chacun d'eux a exercé une influence particuliere et a laissé.
son empreinte originelle sur la portion du pays qu'il habite.
n en resulte que trois jugements également vrais, également
faux, peuvent etre portés sur les Americains par ceux qui
n'aurout vu, étudié ou rencontré qu'un seul de ces trois types
isolément.


Quelqu'un vous dira: « Les Américains sont le peuple le
plus ennuyeux et le plus guindé qui se puisse imaginero »


Un autre vous répondra, au contraire : « C'est une nation
civilisée, éclairée, élégante, fastueuse. »


Un troisieme pour1'a ajouter : « Je n'ai jamais rencontré
de sauvages pareils a ces gens:-Ia; grossiers, violents, mal
élevés, fiers j usqu'a l'insolence, etc., » selon qu'il s'agira
d'un Yankee, d'un Virginien, d'un homme de rOuest.


Le Yankee (l'étymologie de ce mot est dans 1'appellation.




148 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


que les Indiens avaient donnée aux premiers émigrants, -
ya-no-kees, - hommes taciturnes), le Yankee, dis-je, a con-
servé tous les caracteres de son origine et de l'éducation de
ses peres, du monle dans lequel a été fondu le pays ou
aborderent les PeJerins, ces austeres colonisateurs qui ne
cherchaient dans le Nouveau-Monde qu'une terre ou ils pus-
sent exercer en paix leurs pratiques religieuses. Ils appar-
tenaient, on le sait, a la secte des puritains chassés de la
Grande-Bretagne par Jacques ler.


Les Pelerins, en s'établissant dans la Nouvelle-Angleterre,
s'inquiéterent, tout d'abord, de fonder une Société conforme a
leur pensée religieuse, indépendante et libre, mais en meme
temps séverement soumise a toute loi qui devait garantir
son indépendance et sa liberté. Ils poserent le travail comme
le but de leur entreprise, et firent de l'instruction la base de
leurs institutions. lis avaient en vue deux résultats : prouver
qu'ils n'étaient point, comme on disait dans leur patrie,
« des brigands, ») et donner a leurs colonies assez de déve-
loppement ponr y attirer le plus grand nombre possible
d'émigrants et de prosélytes. Mais, redoutant en meme
temps que la présence des llouveaux venus ne porUlt quel-
que atteinte ou quelque trouble a leur Société, ils y soumi-
rent la vie privée comme la vie publique aux regles les plus
dures, en exagérant l'austérité de tous les principes. La Nou-
velle-Angletene devint une sortede monastere.


Les colons de cette contrée pril'ent des 10l'S et conserve-
rent ce caractere réservé qui distingue encore aujourd'hui le
Yankee. Le Yankee est donc essentiellement l'Américain
froid, défiant, guindé d'esprit el d'allure, peu communicatif,
réfléchi, taciturne, calculateur a l'exces. 11 a peu d'élans
sympathiques; rarement il laisse dominer sa tete par son
creur, pas plus en politique qu'en affaires, non plus que dans
les actes de la vie privée.




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 149


Toute sa conduite d'aujourd'l;ui est la conséquence du
point de départ de son installation en Amérique, oil il s'est
considéré comme une sorte de missionnaire religieux, poli-
tique, industriel, commercial. Des que la population de la
Nouvelle-Angleterre se fut un peu accrue, le sol peu riche
de cette contl'ée ll'offrant d'ailIeurs que des ressources
bornées, les fils des peIerins se mirent en campa~ne 11 la
recherche de terres plus fécondes. Partout ils apporterent
avec eux la meme austérité de mceurs, qu'i1s firent dé-
teindre sur toute I'Amérique pendant longtemps, mais dont
les populations nouvelles s'affranchirent toutes les fois
qu'elles ne furent plus sous la domination di recte des
hommes du Nord.


Par cela memo qu'il devait se trouver réduit 11 ses propres
forces, le Yankee devint merveilleusement industrieux.
Robinson dans son He, ne s'est jamais mieux tiré d'affaire
que le Yankee dans les occasions diffieiles oil il s'est vu aux
prises avee la nature, perdu ou enfoncé au milieu de forets
sans bornes, en face de fleuves aux rives invisibles, en pré-
sonce d'ennemis redoutables. Son mérite était d'autant
plus grand, qu'il se créait ces combats. C'était un Robinson
volontaire.


Il a ouvert, sur toutes les parties de l'Amérique, les
grandes éeluses de I'émigration; il a donné l'élan aux colo-
nisations lointaines sur ce vaste territoire oil I'on peut entre-
prendre de véritables voyages de longs cours. Le Yankee,
ai-je dit, s'est considéré comme un missionnaire Cl! Amé-
rique; il a ajouté 11 ce titre eelui de pCl'e de ce monde gigan-
tesque. Q'a été une double raison pour qu'il crut de son
devoir de payer d'exemple en tout. Ce qu'il fit done par cal-
cul, d'abord, devint peu 11 peu une pente naturelle de son
caractere; il est resté souverainement supérieur aux autres
populations dans toutes les eh oses pratiques. 1\1. Michel


RÉPUBLIQUR A~ÉRlCAon~, T. n. 10




150 HÉPUBLlQ.LE AMÉRICAINE.


Chevalier a tres exactement défini le Yankee « la fourmi tra-
vailleuse » de l'Amérique.


L'extérieur du Yankee se ressent de son moral rígide et
austere; il est négligé dans sa toilette, ou du moins il y
apporte une simplicité qui implique le mépris pour tout ce
qui est luxe, apparat, étalage. Jamais un bijou ne brille sur
lui. Je ne saurais dil'e a quelle époque de su vie un Yankee se
fait faire des vetements neufs; mais je n'en ai jamais rencon-
tré un seul autrement qu'en habit rapé ou de mode antédi-
luvienne. Son caractere froid et sérieux n'udmct pas les
plaisirs les plus inoffensifs. Il condamne tous les jeux d'une
maniere absolue, ne faisant d'exception qu'en faveur du jeu
de quilles.


On peut voil' jusqu'a quel point il pousse ce rigorisme
quand on saura qu'un blame officiel fut infligé, par une ues
législatures des États du Nord, au président Quincy-Adams
pour avoir fait installer un billal'd dans l'hótel de la prési-
dence.


Le Yankee est mesuré en tout. Au moment de l'oPPOSitiOIl
des colonies anglaises aux prétentions de la mere-patrie, les
Yankees donnerent, les premien;, l'exemple de la ré8istance
et de l'abnégation; maís, quand les Vil'giniens, plus chale u-
reux et plus enthousíastes, pousserent les choses plus loin,
les Yankees reculerent. lIs avaient marqué une limite a leur
opposition, iIs se souciaient peu de la dépasser: Les senti-
ments politiques du Yankee sont restés un peu suspects en
Amérique; j'en trouve la preuve peut-etre la plus incontes-
table dans ce fait, que la liste déja assez longue des prési-
dents de l'Union, ne compte que DEUX présidents yankees,
n'ayant rempli qu'un seul terme de quatre ans, chacun (John
Adams et son fils Quincy-Adams), tandis que tous les autres
présidents ont été des Vi1'giniens ou des Westmen, qui pres-
que tous ont été réélus.




WEIlSTER ET L'ÉPOQUE ACTt:ELLE. 1:;1


C'est a cette race d'Américains qu'appartenait Daniel
Webster, né en 1782, a Salisbury, dans le New-Hampshire.


Le Virginien est l'antipode du Yankee: il a, d'abord, toutes
les qualités extérieures qui manquent a ce dernier. Il est
expansíf, causeur, et ne manque pas de laisser percer de
petites velléités d'aristocratie, quoique la démocratie ait son
foyer le plus ardent dans les États du Sud. Ce n'est pas
celui-Ia qui prohibe le jeu ! 11 cherche les plaisirs bruyants,
le monde, les bals, les retes. Le Vil'ginien est sympathique,
chaud de cerur, enthousiaste, serviable, hospitalier jusqu'a
la vanité. Il n'aime les demi-mesures en quoi que ce soit.
Au moment de la révolution de l'indépendance, il pressa le
dénoument en s'associant chaleureusement d'abord aux
démonstrations pacit1ques du Massachusetts, puis en pous-
sant a prendre les armes. Pendant que dans le Nord, on s'en
tenait encore a une opposition légale, les Virginiens voyaient
déjit plus loin, et posaient les jalons d'une opposition moins
tempérée et moins modeste.


Pendant longtemps, on entendit particulierement par Vir-
ginien le citoyen de l'État de Virginie. Ce ne fut que par
l'annexion successive des territoires et des États voisins
que ce type, bien autrement fait que celui du Yankee, pour
séduire les populations du Sud et s'adapter a leur caractere,
gagna du terrain; et, trouvant des affinités tres marquées
avec les natures eréoles, par exemple, il s'y forlit1a et
s'étendit considérablement. Le Virginien eut affaire souvent
a des 'populations aventurieres, et le chaud enthousiasme
qui était son essence se gata par certains cótés en prenant
flamme aux aventures. Quoi qu'il en soit, le type virginien
est resté en grande majorité aux États-Unis.
~alhoun releve de ce type. Il est né en 1782, a Abeville.


dans la Caroline du Sud.
La Yirginie proprement dite a fourni un grand nombre





RÉPUBLIQUE AMimICAINE.


d'hommes d'État célebres a I'Amérique. Il suffit de citer
Washington, ·Jefferson, Monroe, l\iadison, Patrick-Henry,
Lee, etc., etc.


Quoique l'Ouest ait été peuplé d'abord par les Yankees, les
populations qui sont venues se joindI'e aux premiers défri-
clIeurs ont prís celui des types qui convenait le micux ú leur
existence tourmentée, active, guerroyante, libre. Elles ont
e110isi le type virginien, dont le Westman est l'exagératioll.
II en a lOuS les bons eótés, moins l'urbanité, moius le raffine-
ment, moins le luxe et l'attralt sympathique de la prcmiere
reneontre. Les grandes et excelleníes qualltés de l'holllme
de l'Ouest sont caeMes sous une enveloppe rude eL grossiere
meme. Cela s'explique de soi.


L'Ouest s'est formé de l'agglomération d'individus partís
isolément de tous les coins de l'Union, qui se sont renCOIl-
tl'és, par hasard, en groupes de dix, puis de vingt, puis de
ccrrt, puis de mille, au fuI' eL a mesure qu'ils s'ouvraient des
routes a t!'avers d'immenses forets; se racontant leurs tra-
vaux surhumains, leurs luttes contre la nature, leurs com-
bats contre les Indiens; se communiquant les difficultés
qu'il restait 11 vainere, les espéranees 11 fondel' su!' l'avenir,
et, finalement, s'associant pour batir, défricher et constituer
ce monde inculte qu'ils venaícnt de eonquérir. Tous ces
hommes avaicnt passó par des épreuvcs cruellcs; ayant véeu
de la vie des sauvages, ils avaient comme perdu le souvenir
de la civilisation. Leur corps était brisé aux fatigues de
toutes sortes, leur esprit s'était dépoli 11 ce genre d'exis-
tence, iI ne leur re8tait plus assez de temps 11 vivre pour
refaire leur éducation oubliée. Tous ceux qu'ils appelel'ent
au partage des richesses de ces nouvelles contrées furent
bien obligés de se pIier a ces mamrs étranges; cal' eux fur~t
condamnés a passer par les memes épreuves, par les memes
travaux, par les memes Iuttes .





WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 1ii"


11 s'ensuivit une agglomération d'etres 11 párt, toujours
armé s pOUl' leur défense personnelle, allant a l'église le
mousquet sur l'épaule, le pistolet et le poignard a la cein-
ture. On eút dit une colonie militaire, moins la discipline.
La chacun se faisait justice ti coups de fusil, de pistolet
ou de poignard. Il se passa longtemps avant que ces
habitudes excentriques, nées de la nécessité, perdissent de
leur exagération, sans pour cela disparaitre en1ierement.
En attendant, les États de l'Ouest se constituaient : des villes
splendides se batissaient; les populations augmentaient avec
une rapidité extraordinaire. Mais, encore aujourd'hui,
l'homme de rOuest est resté, sous bien des rapports, ce
qu'il a été jadis. Il est sans gene, rude, grossier, üidépen-
dant, fiel' de son individualité, et pourtant familier a l'exces.
On a défini le Kelltw:kien, qui a été longtemps le type de ce
sauvage mi-civilisé : hal{-horse, hal{-alligator (moitié cheval,
moitié crocodile), quelque chose de monstrueux enfin, un
ctre presque surnaturel.


Le sentiment de l'égalité, chez rhomme de rOuest, est
poussé aux dernieres limites. Les plus policés d'entre les
Westmen, ceux que l'éducation, et une éducation tres élevée
quelquefois, semblerait devoir' garantir de ces exagérations,
sont les premiers ti s'en glorifier et a mettre en pratique ce
principe excessif.


Le général Jackson, qui est resté pendant toute sa vie le
véritable Westman, 310rs meme qu'il était revetu des plus
hautes fonctions, ne se faisait aucun scrupule d'aller trin-
quer dan s les cabarets aveü les gens de la plus basse classe.
Henry Clay passait volontiers ses beures de loisir dans les
cafés, buv:mt, causant, politiquant avec le premier venu. Il
d.isait un jour en plein sénat, dan s un discours d'ailleurs
fort éloquent, comme tous ceux qui tombaient de ses puis-
san tes levres : « Moi, je vis de porc salé et de choux! ))





154 RÉPUBLIQUE A~IÉl\ICAINE.


C'était la vérité; mais cette vél'ité aillsi proclamée avait un
but, celui <le flattcr ses eoneitoyens et de faire de la popula-
rité par l'égalité, meme devant le ehou et le pore salé.


Tels sont les trois types tres tranehés qui divisent la
société américaine. ,


Certes je n'ai pas prétendu, en faisant entrer dans son
cadre chacun des trois hommes d'État dont j'ai parlé, que ce
fut une cause de défaite pour eux d'appartenir a l'une de ces
trois races; mais ce qui a pu, ce qui a du néeessairement
influer sur la mauvaise fortune de leur ambition, c'a été, a
certains moments, de ne savoir pas ou de ne pouvoir pas
faire abnégation de leur individualité, au point de vue me me
des exigences de leur parti respectif. En un mot, a l'occa-
sion, Webster a été trop Yankee avant d'etre whig; Calhoun
trop virginien, oubliant parfois qu'il était démocrate. Quant 11
Henry Clay, outre qu'il a toujours été trop westman, il avait
le malheur d'avoir placé son grand talent et sa haute per-
sOllnalité entre l'enclume et le marteau des deux partis
opposés. o-n le consolait, on pansait les blessures de son
ambition, en lui répétant a satiété que son role de concilia-
teur et sa tactique des compromis étaient trop utiles dans les
moments de erises pour qu'on se priv:H de ses serviees a la
Chambre des représentants ou au Sénat. Qu'ille crÍlt ou qu'il
ne se bereat pas d'illusions a cet égard, Clay se résignait
aisément en eontinuant, comme Calhoun et comme Webster,
11 mettre son éloquenee, son patriotisme, sa haute raison, au
service des grands intéréts du pays.


J'ai expliqué, dans le chapitt'e consacré a Jefferson, le
peu d'éclat que la présidenee des États-Unis ajoute a un nom
déja illustre. Sous ce rapport, Clay, Calhoun et Webster
l1'ont rien perdu en gloire pour avoir échoué constamment
au port de leur ambition. lIs avaient vieilli sous le harnais
poli tique; ils avaient tous trois occupé, sous diverses




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 155


administrations, des postes éminents (1); iIs avaient traversé
des moments de crise, de splendeurs et de luttes pour le
pays, combattant ou soutenant dans les deux chambres les
actes des divers gouvernements; iIs n'avaient done plus a
donner la mesure de leurs idées, de leurs systemes. Quels
événements auraient pu surgir, qui eussent permis a l'un
d'eux de manifester des tendances politiques nouvelles, des
doctrines neuves?


On savait trop, au contraire, que penser d'eux; on pouvait
redouter dan s ce poste glorieux, mais éteint, qu'ils ambi-
tionnaient, des sentiments qu'ils avaient trop énergiquement
manifestés durant leur longue carriere. e'est ainsi que leur
furent préférés des hommes obscurs ou secondaires, moins
compromettants, moins exclusifs, plus aisément domp-
tables.


(t) J, Calhoun a été deux Cois vice-president, sous Quincy-Adams el Jackson; secretaire
(ministre) de la gnerre sons l'administration de Monroe; secrétaire d'Etal sous l'adminis-
tration du général Harrison, - Clay, aprés avoir été trois fuis candidat a la présidence, en
i825, en t833 et en t845, a occnpé le poste de secrétaire d'Etat sons I'administration de
Qnincy-Adams, - Enfin Webster a Hé denx fois secrétaire d'État sons l'administration du
géneral Harrison el sous la présidence de FiUmore,




§ 2.


Naissance de Webster. - Origine de sa famille. - Son attachement a
la Constitution. - Ses discours en l'honneur des Pe!erins. - Il e,t
antipathique a la guerre; son patriotismo. - Ses oonnaissances en
économie politiqueo - Éducation des avocats en Amérique.


Daniel Webster est né, comme je l'ai dit, en 1782, a Salis-
bury dan s le New-Hampshire. Son pere, apres avoir servi
comme officier dans l'armée pendant la guerre contre la
France et au temps de la Révolution, était agriculteur. Il
n'avait jamais voulu abandonner la vie des champs, malgré
les fonctions civile:;¡ auxquelles il fut souvent élu. Ses ance-
tres, originaires d'Ecosse, étaient venus s'établir dans la
Nouvelle-Angleterre ou ils avaient reeu les traditions de
ces fiers et austeres émigrants dont fai décrit plus haut le
caractcre.


L'enfance de Daniel Webster n'offre rien de remarquable
et de saillant. JI commenea son éducation d'une maniere
incomplete dan s les écoles publiques (common schools) , puis
entra au collége de Dartmouth, d'ou il sortit a rage de vingt
ans avec tous ses grades universitaircs. Il se destina d'abord
11 l' étude des lois; mais les rigueurs d'une fortune précaire
ren d¿tournerent bientot, et il vint rejoindre son pere aux
champs.


La me me circonstance seprésenta dans la vie de Calhoun.
Elevé au coIlége de Yale, ou il avait commencé des études
classiques extremement remarquables, Calhoun fut obligé




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 157


également de les interrompre au moment de la mort de son
pere, pour cxercer pendant cinq ans le métier de planteur.
Ce fut 11 I'instigation d'un de ses [¡'cres que, a l'age de dix-
neuf ans, il retourna aux langues classiques. 11 subit alors
un si brillan t examen sur cette tMse : Des qualités nécessaires
a un véritable homme d'État, que le docteur Dwigt déclara
que « ce jeune homme avait l'étoffe nécessaire pour etre un
jour président de I'Union, et qu'il arriverait a ce poste. » Si
la prédiction ne s'est pas I'éalisée, ce n'est pas la faute de
l'écolier; 11 coup sur, l'étof'fe ne manquait pas.


Ce rapprochement est assez curieux entre deux hommes
qui, nés dans la meme anné,e, destinés 11 suivre une me me
carriere, 11 se rencontrer rivaux en politique, ont été obligés
l'un et l'autre, d'inlerrompre lem' premiere éducation pour
aller vivre aux champs pendant un certain tcmps.


Webster revint 11 l'étude d'une profession qu'il devait illus-
trer, et s'y prépara sous la direction d'un savant juriscon-
sulte, Christophe Gore, qui devina tout de suite l'avenir de
son jeune disciple. Le jourou Daniel Webster fut reeu avocat
au barrean de Boston, en 1805, Gore, son maitre, fit une
prédiction publique sur le róle brillant qui lui était réservé.
Peu de temps apres, Daniel Webster ouvrit un cabinet
d'af'faires a Roscowen, petite viII e voisine du lieu de sa nais-
sanee; puis, en 1807, il alla s'établir a Portsmouth, qui, par
son importan ce , lui offrait un plus vaste horizon. Bientót il
se plaeait au premier rang parmi les avocats du New-
Hamsphire.


Le sentiment des vieilles institutions qui ont été pour
ainsi dire l'muf de la 80nstitution actueUe des États-Unis,
est plus prononcé chez les citoyens du Nord que chcz les
autres populations de rUnion. L'origine de la famille de
Webster explique done l'ardent attachement que celui-ci a
toujours montré pour la lettre aussi bien que pour l'esprit




158 RÉPUBLlQUE AMÉRlCAINE.


du pacte fondamental de son pays; ce qui lui a valu le titre
de (( conservateur de la constitution. )) Il a, en eifet, consa-
eré sa vie entiere 11 cette muvre de préservation.


Cette religion pour les fondateurs de 1'Amérique et ce
dévouement 11 la constltution se retrouvent, en dehors de sa
conduite politique . dan s dcux discours qu'il a prononcés en
deux occ¡lsions solennelles. Webster avait été chargé en 1806
(il avait alors vingt-quatre ans) de parler devant un meeting
assemblé pour célébrer l'anniversaire de la proclamation de
I'indépendance (4 juillet). 11 prit pOUl' texte de cette manifes-
tatíon d'un caractere quasí officiel, « le respect 11 la consti-
tution. )) Ce fut la, on peut dire, sa profession de foi et son
premier pas dan s la vie publique. Ce discours eut un grand
reteÍltisscment et attira l'attention sur le jeune avocat de
Portsmouth.


En 1820, au jour commémoratif de l'arrivée des PeZerins
en Amérique (22 décembre), il fut encore choisi pour célébrer
cet annivel'saire en publico Les souvenirs de famille, le sen-
timent patriotique qui a toujOUI'S échauffé le cmur de Webster,
le pieux respect que, comme enfant de la Nouvelle-Angle-
terre, il conservait pour les fondateurs de sa patrie, ajoute-
rent un prestige éblouissant 11 l'éloquence de 1'orateur, déj1l.
familiarisé dcpuis quelques années avec les luttes et les res-
sources de la parole. Ce discours est réputé en Amél'ique le
plus beau titre oratoire de Webster. - A la lecture de ce
morceau oh respire, avec un peu de cette emphase qui est
le défaut des orateurs américains, un grand soume d'en-
thousiasme, on s'explique facilement l'impression profonde
qu'il a dú. produire sur des auditeurs pénétrés de la sol en-
nité du sujet. Toutes les grandes qualités de Webster s'y
révelent: la chaleur du style, le coloris de la pensée, la
hauteur des vues, un sentiment moral tres accentué. Voil1l.
pour le coté hérolque, si j'osais dire, de ce discours ou ron




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. t59


rellcontre, en outre, une émotion tres vive, une simplicité
vraiment grandiose, notammcnt dans le passage qui raconte
l'arrivée des Pelerins :


« Nos peres ont abordé une terre d'ou ils ne devaient plus
repartir. lIs apporterent icí, pour les y fixer, leurs espé-
rances, leurs attachements, le hut de leur vie. Naturellement,
ils verserent quelques larmes en abandonnant les demeures
de leurs ancetres, et resspntirent une grande émotion quand
les bJanches cotes de leur pays natal, apereues alors pour la
derniere fois, se perdirent a leurs yeux dan s la brume.
Cependant ils avaient pris une résolution sur laquelle il n'y
avait plus a revenir. Quelque poignants que fussent leurs
regrets, quelque naturelle que fUt leur hésitation, quelque
terribles que fussent les appréhensions qui se dressaient
quelquefois avec une force capable de dompter leur premiere
résolution, ils se confierent néanmoins 3U cíel et aux élé-
ments, et mille lieues de mer vinrent bientot les séparer a
jamais du pays ou ils avaient reeu le jour. »


Apres avoir rappelé que les PeZerins avaient tout apporté
avec eux, institutions civiles et politiques, lois morales et
religieuses, regles de famille, Webster s'écrie en parlant du
sol sur lequel ces héros modestes poserent le pied : (( Tout
était civilisé ici excepté le monde physique. Des institutions
contenant en substance tout ce que le temps a 'enfanté pou!'
le gouvernement des hommes furent établies dans une foret.
L'esprit cultivé allait agirsur une nature inculte, mieux encore,
un gouvernement et une patrie allaient se fonder, ayallt pour
base premiere la divine lumiere de la religion chrétienne! »


Ce grave et solennel sujet avait vél'itablement inspiré
W ebster. Apres ce récit d'une 'simplicité véritablement
grandiose dan s le texte, l'orateur entre dans de larges et
profondes considérations morales:


« Tout mortels que nous sommes, dit-il, nous ne sommes




160 RÉPUBUQUE AMÉRlCAINE.


point cependant des etres tout 11 faits isolés, sans relation
avec le passé ou avec l'avenir. Ni les limites du temps, ni les
limites du globe ou nous vivons physiquement, ne bornent
nos sentiments, notre raison, notre intelligence. En nous
associant 11 nos ancetres, en contemplant leurs actes et en
étudiant leur caractere, en partageant leurs s0nsations, en
nous penetrant de leur esprit, en les suivant dans leurs t1'a-
vaux, en sympathisant avec leurs souff1'ances et en prenant
part 11 leu1's succes comme a leurs triomphes, nous melons
notre existence 11 la leu1', et il nous semble que nous appar-
tenons a leur époque. Nous devenons leurs contemporains,
nous vivons de la vie qu'ils ont vecu, nous soulfl'Ons de ce
qu'ils ont souf1'ert, nous entrons dans le llal'ta!6e de" réeoffi-
penses qu'ils 011t recueillies. Cest aiusi qu'en nous plongeant
dans l'avenir, en considérant les fortunes probables de ceux
qui vlendront apres nous, en tentant d'accomplir tout ce qui
peut augmenter leur bonheur, sans leur laisser de nous
aucun souvenÍt' déshonorant, alo1's que nous reposerons avec
nos peres, nous augmentons la somme de notre vie terrestre,
et il scmble que nous élargissons l'avenÍl' aussi bien que le
passé, par rapport au cercle étroit de notre existence icí-bas. »


Insistant sur cette doctrine d'un accord moral entre le
passé, le présent et l'avenir, Webster conclut nettement11 un
systeme d'unité humaine :


« Il n' est ni vain ni faux, dit-il, de nous tenir pou!' inte-
ressés et lies a toute notre race, a travcrs tous les temps,
liés 11 nos ancétres, lies a notre postérité, enchainés de tous
cótés les uns aux autres, nous considérant comme les
anneaux d'ul1e grande suite d'etres, qui commence a I'ori-
gine de notre race, traverse les generations successives,
touchant 11 la fois au passé, au présent, 11 I'avenir, et finissant
avec la consommation de toutes les eh oses terrestres, au
trone de Dieu! »





WEBSTER ET L'ÉPOQUt ACTr:ilLLE. 16\


A part un peu d'obscurité mystique peut-étre, il y a dans
ce passage du discours de Webster tout un systeme de phi-
losophie développé sous l'inspiration d'un grand souIDe; plus
encore, iJ y a la toute une doctrine politique dont le fonds
est en grande faveur aux États-Unis : la solidarité des géné-
rations entre elles. Ce systeme a servi de point de départ a
l'organisation soeiale des Américains, oil une large place a
été réservée a l'avenir. Les Américains des premien; temps
ont eu ceci de remarquable, qu'ils n'ont point absorbé au
proflt de leur époque et de leur génération l'esprit des insti-
tutions sociales. Ils ont laissé, au livre de ces institutions, ,
une vaste marge 01't les générations suivantes ont pu annoter
des commentaires. L'ombre des Pelerins se projette encore
sur cette société, quoiqu'elle ait son cachet et son caractere
particuliers.


Je ne sais si je me trompe, mais ces passages de ce mémo-
rabIe discours de 'VeLster donnent grandement, ce me
semble, la mesure de son esprit, et justifient la réputation
eonsidérable dont cet homme d'État a .ioui eomme philo-
sophe et comme moralíste, en outre de sa renommée comme
aratenr.


J'ai dit que le discours de 1806 avait appelé l'attention
publique sur le jeune avocat; illui ouvrit, six ans apres, les
portes de la vie politique, a peu pcn pres en me me temps
que son illnstre adversaire Calhoun y entrait. Ils prirent
place, 11 un an de distanee, a la Chambre des représentants
ou Webster siégea pendant quatre années consécutives.
C'était sous la présidenee de Madison, au moment de la
déclaration de la guerre contre l'Angleterre.


Le passé des hommes d'État líe toute leur existence ; les
faits conspirent quelquefois pour les contraindre a mettre en
pratique leurs théories. Webster, dans le manifeste du
22 décembre 1806, dont j'ai signalé plus hant I'éclatant




16:l RÉPUBLtQUE AMÉHICAINE.


succes, s'est montré peu sympathiqueaux idées belliqueuses.
Il avait développé a ce sujet tout un systeme oil il démon-
traít la vanité de la gloire et des conquetes militaires. « Des
«. dix mille batailles guí ont été Jivrées, disait-il; de tous
« les champs qui ont été t'ertilisés par le carnage; de tous
« les drapeaux qui se sont trempés dans le sang; de tous les
« guerriers qui ont espéré s'etre élevés du champ de bataille
« pour voler a une gloirc aussi éclatante et aussi durable
« que celle des étoiles, cambien pcu continuent a intéresser
« le genre humain! La victoíre de la veille est détruite par
« la dé faite du lendemain; l'étoile de la gtoire militaire, se
« levant comme un météore, disparait commc un météore. )}
Webster ne pouvait done se ranger du cóté de la politique
de la guerre; il s'y opposa avec une éloquence entrainante;
mais il fut battu dans ceite lutte. Ce qu'il redoutait, c'était
moins une guerre oil la force des événements entrainait son
pays, que de voir l'esprit de la guerre s'introduire dans les
habitudes et dans les gouts de la natíon.


En démontrant, dans le passage de son discours dont je
viens de citer quelques lignes, la vanité de la gloire mili-
taire, iI avait fait une l'éserve cependant : « 11 y a, avait-il
ajouté comme correctif, il y a certaines entrepl'ises mili-
taires, aussi bien que civiles, qui maitrisent quelqucfois le
cours des événements, donnent une nouvelle face aux
affaires humaines et font sentir leur influence a travers les
ages. Nous jug'oons de leur importance par leurs résultats,
et nous les qualifions de grandes, paree qu'il s'ensuit de
grandes choses. Tellos sont les batailles qui ont décidé du
sort des peuples. »


Comme pendant 11 ce correctif de sa doctrine phi loso-
phique, Webster tl'ouva dans la pratique des faits une porte
de sortie. Dans sa campagne contre la politique de la guerre,
il se rangca sous le drapeau du patriotisme, et mit au service




WEllSTER El' L'ÉPOQUE ACTUELLE. 163


des idées qui venaient de triompher tout ce qu'il avait de
talent, de cOllnaissances, d'aptitude. 11 proposa des mesures
si grandes et si nationales pour sauvegarder l'honneur et
l'indépendance de son pays, qu'il conquit, de ce moment,
'ü~~ \'>\~~~ ~\C)~'t:,\.~i.;:.~\\\~ ~~\\'t:, \~'t:, ~~~\\.~"!,.. c,~<\.~\ Q& l...~\~~~ \\~~
que d'étonner les hommes de tous les pal'tis, ce fut la netteté
et la profondeur avec lesquelles il développa un systeme


I
financier dont l'adoption exerca une gl'ande influence sur les
destinées des États-Unis. Les connaissances historiques et
économiques dont il tit preuve en cette circonstance . devaient
évidemment surprendre de la part d'un homme étranger
jusqu'alors aux aifaires, de la part d'un avocat de province,
comme nous dirions en France, et qui débutait par un coup
de maitre. On eut dit que, pour concilier sa doctrine avec
les faits, il avait entrevu dans cette guerre quelques-uns de
ces événements qui « donnent une face nouvelle aux alfaires
humaines, quelques-unes de ces batailles qui décident du
sort d'un peuple. )) Cette guerre de '18'12 fut, en eifet, déci-
sive pour les États-Unis; elle avait tourné au mieux de ses
intérets.


Ce n'était ni au hasard, ni 11 l'inspiration des événements
sous l'empire desquels élail alMs son esprit si impression-
nable et si accessible aux grandes émotions, que Webster
devait d'avoil' développé, ave e une si parfaite netteté de vues,
le systeme économique dont l'empreinte resta sur son pays.
A quelques années de la, des questions d'un meme ordre
s'étant presentées devant· le Congres, Webster y trouva
l'occasion de se qlOntrer un économiste éminent par la
facon dont il traita les matieres d'impót, de finance et de
banque.


On a beaucoup glosé, en Fl'ance, non pas sans quelque
raison parfois, de la prétention des avocats a vouloir tout
connaitre, tout embrassel', tout pratiquer, et on a souvent




IG4 RÉPUBLJQUE AMÉRICAINF..


blamé leur intervention dans les alfaires politiques et dans
tout ce qui s'ensuit. En Amérique, il n'en saurait etre de
meme; e'est pourquoi ron voit toujours 11 la tete du gouver-
nement, dans les cabinets, surles siéges des deux chambres,
dans presque toutes les fonctions publiques, civiles et
autres, tant d'avocats tenant toujours avec distinction et éclat
les chat'ges qui leut' sont confiées, meme ceHes qui parais-
sent en dehors de leurs aptitudes. Cela, qui pourrait paraitre
étrange de ce coté-ci, est tout simple en Amérique ou l'étude
des lois est confondue avec l'étude des affaires publiques, ou
le droit civil et meme le droit criminel ont pour base, pour
point de départ en meme tL1mps que pour but, la constitu-
tíon américaine.


Qu'il s'agisse des lois générales ou des 10is spéciales aux
États, c'est la constitution fédérale ou les constitutions
d'États qui sont toujours en jeu; conséquemment, un avocat
est en meme temps et nécessairement de prime saut un
homme politiqueo En second lieu, la profession d'avoeat
embrassant tous les métiers qui relevent de la procédme,
l'avocat est conduit, par état, a étudier, 11 connaitre toutes
les questions oil iI est exposé a apporter le concours de sa
parolc; il est obligé tout au moins de familiariser son esprit
ave e ces questions, sinon de les approfondir. Mais on s'ex-
plique qu'une intelligence vaste et sagaee, placée sur la
pente, pénetre plus avant dans des études dont les éléments
font partie du bagage dont il est contraint de se charger. Du
moment donc qu'il est, par le talent et par la science du
droit, un avocat éminent, il est forcément un homme poli-
tique, un financier, un économiste, un administrateur
consommé.


L'avocat aux États- Unis n'usurpe aucunement sa place
clans le maniement des affaires publiques; il Y est tout
naturellement porté.




WEBSTER ET L'f;POQUE ACTUELLE. 165


Voila comment Webster et bien d'autres avocats 011t pu
etre a la fois des financiers, des économistes de premier
ordre, voire des ministres de la guerreo VoiHl pourquoi tant
de génél'aux, et notamment Ca ss et Jackson, Ollt pu étre aux
États-Unis, des orateurs et des hommes d'État distingués;
paree que, dans les lois1rs de la paix, ils ont mis l'ópée de
coté pour prendre la toge de l'avocat, l'étude des 10ís
étant en Amél'ique la clef et le secret de toute la scíence
politiqueo


Je reviens a Webster.


RÉPUBLIQUE AMBRIC.t.lNE, T. 11. ti




§ 3.


Son insouciance pon!" ses affaires privr.es, - I1 est obligé de quitter le
Congres pour se livrer asa profession d'avocat. - Webster au CODgt'es.
- Ses luttes contrI' Calhoun et contre Clay, - Son attachemcnt 11
l'Uníon,


Le grand malheur de toute la vie de Webstel', et jusqu'1I
l'heure de sa mort, a été une insouciance extreme pour ses
propres affaires; si bien que, malgré les sommes immenses
qu'il a retiré es de son talent d'avocat, il a été pl'esque tou-
jOUl'S dans un tl'8S grand état de gene, au milieu meme d'une
tres large existence. Sous ce rapport il a mentí au sang
Yankee, et s'est plutót montré Virginien dans toute l'acception
du mot. Sa vie a été une lutte perpétuelle contre des embar-
ras financiers. On m'a raconté, a ce propos, un tl'ait qui
honore ses auteurs et qui prouve toute la sympathie que
Webster inspirait. Il était 11 la veille d'une de ces écliéances
avec lesquelles il était souvent aux prises, inquiet, préoc-
cupé de l'impuissance OU il se trouvait d'y faire face. Au
joU!' dit, Webster se rend chez son créancier pOUl' solliciter
un délai; celui-ci lui rend sa créance acquittée, annoncant
avoir recu le matin, sous pli, un bon sur une banque de New-
York représentant la valeur de la dette. Il s'agissait d'une
somme de plusieurs milliers de dollars que les amis de
l'illustre avocat, connaissant son embarras, avaient secrete-
ment souscrite entre eux pour lui épargner le souci d'une de
ces erises toujours fatales au talent.




WEIlSTER ET L'ÉPOQljE ACTUELLE. 167


Webster avait été obligé en 1817 de quitter le Congres et
de renoncer, pendant cinq ou six ans, 11 la politique et de se .
livrer exclusivement 11 l'exercice de sa profession afin de
réparer les désastres de sa fortune.


n ne négligea le barreau, pendant ces années de retraite,
qu'en deux ou trois circonslances : d'abord pour s'occuper
de la révision de la constitution du Massachuse.ts, puis pour
prononcer en public deux de ces discours qui étaient
comme le programme émouvant de quelques-uns de ces
anniversaires que les Américains célebrent toujours ave e
une gravité pieuse.


L'un de ces discours fut prononcé le jour de l'inaugura-
tíon solennelle du monument de Bunker-Hill, élevé en l'hon-
neur de la premiere victoire remportée par l'armée révolu-
tionnaire sur les Anglais. Webster excellait dans les
ceuvres de ce gen re, ou son imagination al'dente et vive,
son sens moral et philosophique, sa pratique de l'histoire,
servaient merveilleusement son patriotisme et son enthou-
siasme pour les souvenirs glorieux de son pays. Nous avons
eu un échantillon de sa maniere de les comprendre et de les
exposer, dans le discours sur l'anniversaire de l'arrivée des
Pelerills. En meme temps qu'il en faisait un theme d'intéret
et d'orgueil national, il y trouvait le plus souvent l'occasion
de manifestes poli tiques et philosophiques. C'était plus que
de simples discours, c'était des cours d'histoire et de morale.
L'année suivante, il prononca un éloge de Jefferson et
d'Adams morts tous les deux le jour anniversaire de la pro-
clamation de l'indépendance, comme s'ils avaient dfl s'en
sevelir dans leur propre ceuvre. Dans ce discours, Webster
joignit aux entrainements de l'orateur la sagacité d'un lettre
el le jugement d'un critique de premier ordre, en abordant
les travaux littéraires de ces deux hommes illustres.


Tous ces triomphes en dehors de la politique faisaient




168 ÜÉPUBLlQUE AMf:mCAlé\;E.


regretter que Webster persistat a demeurer étrangel' au
mouvement des affaires ou chacun savait qu'il devait appor-
ter le concours de tant de qualités éminentes. Lui-meme se
sentait entrainé a rentrer dans l'action et a prendre sa part
des grandes luttes oratoires qui agitaient de temps en temps
le Capitole. En 1823, iI accepta le mandat de représentant 11
la Chambre, mandat qu'il conserva jusqu'en 1827; ceUe année
la, iI fut élu sénateur au Congres par le l\Jassachusetts;
en 184'1, le général Harrison, appelé a la présidence, lui
confia la direction du cabinet avee le titre de secrétaire
d'État.


Le Sénat a été le théatre sur lequel Webster a déployé le
plus de talent comme orateur et comme homme politiqueo Sa
réputation était déja solidement étab!ie avant son enfrée
dans ce corps; mais c'est la qu'il s'est taillé ce piédestal
splendide du haut duquel i! jettera un si glorieux reflet
sur son pays. Je ne crois pas pouvoir faire un plus complet
éloge de cet homme d'État, que de citer le mot suivant d'un
journal démocrate (du partí opposé a Webster), et quí est
l'hommage le plus vif qu'on ait pu rendre 11 sa dignité per-
sonnelle et 11 la grandeur du r61e qu'i! a joué dans la poli-
tique:


« Son exemple, dit le journal que je cite, a exercé sur le
Sénat une influence qu'il est difficile d'apprécíer aujour-
d'hui, mais qui a singulierement contríbué 11 y relever le
caractere des discussions et le décorum parlementaire. ))


En effet~ meme dan s ses plus chaleureuses improvisations,
dans ses moments d'emportement les plus fougueux, quand,
blessé quelquefois dans ses plus cheres croyances poli ti-
ques, il se dressait comme un lion pour répliquer a son
adversaire et le foudroyer de sa paro le, jamais il n'a faillí
aux plus rigoureuses lois de la convenance, ni par le ton, ni
par le geste. Il n'est pas si puéril qu'on croit d'insister sur




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 169


ce point, cal' l'attitude de Webster a contrasté avec les habi-
ludes, le ton et les gestes de beaucoup des oratcurs parlemen-
taires des États-Unis, et le Sénat de Washinghton a dú.
s'apercevoir, dans ces derniers temps notamment, combien
il avait perdu, sous ce rapport, en perdant Webster.


Le role de Webster s'est élargi au Sénat, surtout parce
qu'il a eu a y lutter eontre des adversaires redoutables et
dignes de lui, au temps de la pleine maturité de son talcnt ;
c'est Hi qu'il s'est trouvé en préseuce de Calhoun défendant
des principes opposés aux sien s, ardent promoteur de l'ae-
tion isolée des États, pa1'tisan déelaré de la liberté du com-
meree que Webste1', d'aecord avee Henry Clay, combattait
alors, eomme i1 avait jadis combattu le systeme protectio-
niste dont Calhoun, au contrai1'e, fut un moment le plus
valeureux champion. Singulier revirement en partie double
qu'il faut moins attribuer a la mobilité d'esprit et de juge-
ment qu'aux exigcnces des partis, et, - pourquoi ne pas le
supposer? - 11 la eOl1sciel1ee qu'ils avaient lOUS les deux,
suivant la poli tique qui triomphait, que l'un ou l'autre des
systemes était bon a telle époque et mauvais a telle autre.
Cependant, en parlant des exigences des partís, tres rigou-
reuses aux États-Unis, je sens que j'accuse peut-etre Webster
et Call1Oun, et que je rétrécis l'horizon de leur intelligence.
Je me húte donc d'ajouter que jamais leurs actes et leur lan-
gage n'ol1t trahi le partisan politique; quels que pussent
etre leurs mobiles seerets et leurs secretes espérances, ils
ont toujours appuyé leurs arguments sur des considérations
sinceres d'intérét public, et diseuté les questions les plus
brulantes toujours a un point de vue national, jamais a un
point de vue personnel.


Une des séanees du Sénat les plus mémorables dans la
carriere politique de Webster est eelle ou le général Hayne,
a propos d'une question de terres publiques, accusa les




170 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


États 11u Nord de vouloir sacrifier 11 leur avantage les États
de rOuest et du Sud. Webster n'assistait pas 11 la seanee, il
entra dan s la chambre du Senat vers la fin du discours du
géneral Hayne. Tous les yeux se tournerent vers lui; on
attendait sa replique, on la lui demandait. Le president
l'emit la seance au lendemain. Le lendemain done Webster
pronon9a un des plus magnifiques discours qui soient
jamais tombés des levres d'un orateur. Tous les grands
principes politiques sur lesquels s'appuie I'Union américaine
furent défendus, expliques, développés avec une hauteur de
vues, une éloquence, une ampleur dont on n'avait pas encore
eu d'exemple.


Le succes qu'obtint Webster en cettc occasion fut si écla-
tant, que, quelques jours apres, on lui offrit a New-York un
banquet ¡ublic, ou on le proclama le sauveur de rUnion.
Une lutte identique s'engagea neuf ans apres, en 1838, sur
le meme sujet, entre lui et Calhoun, lutte formidable ou les
deux champions épuiserent tout ce qu'ils avaient d'éloquence
et de courage. Cette fOls encore la victoire resta 11 Webster.


Webster visita I'Angleterre en 1839. Il Y fut sympathique-
ment accueilli. Dans ce voyage, il se lia avec lord Ashbur-
ton qui, plus tard, et a cause meme de ses relations d'inti-
mité avec Webster devenu seerétaire d'État du president
Harrison, fut envoyé en Amérique pour régler la question de
délimitation des frontieres du Canada. L'habilete, l'esprit de
conciliation que Webster déploya dans eette délicate négo-
eiation, eomptent au nombre des services eminents qu'il
rendit a son pays. n quitta bientót apres ses fonetions de
ministre pour rentrer au Senat ou il s'opposa. avee energie
a l'annexion du Texas. Webster prévoyait que les États-Unis
entraient dans une voie contraire 11 leurs antecedents, et qui
les conduisait sur la pente de l? guerreo Il avait prévu juste:
la guerre contre le Mexique fut resolue. Comme, en 18'12,




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 171


ou il avait voulu empecher la guerre avec I'Angleterre, il
repoussa énergiquement celIe avec le Mexique.


Il appuya cependant plus tard la candidature a la prési-
dence du général Seott, le héros de cette guerre qui donna
la Californie auxÉtats-Unis. Le général Taylor mourut avant
l'expiration de son mandat; le vice-président M. Fillmore,
appelé a lui suecéder, confia la direction du cabinet a
Webster qui tenait ce poste avec éclat au moment ou la mort
est venu le surprendre.


Apres avoir occupé pendant pres de quarante ans et pres-
que consécutivement la secne poli tique, comme ministre,
cOIhme sénateur ou comme représentant, Daniel Webster
avait su atlirer sur lui, avec l'admiration de toute l'Améri-
que, l'estime, l'affection de ses adversaires.


Ce n'est pas seulemcnt sur le théatre des affaires que ce
grand et honorable citoycn a joué un róle important. Comme
avocat, il était au premier rang parmi les légistes et parmi
les orateurs dont la parole émeut et entraine. Orateur dans
les chambres, orateur au barreau, savanl, laborieux, homme
pratique, écrivain distingué et précis, il a su mériter toutes
les renommées auxquelles ont droit de prétendre un esprit
vaste, une intelligenee complete, un creur élevé. Quand
Webster parlait devant les cours de justice, quand on savait
qu'il devait prononcer devant le Congres un de ces discours
qui avaient quelque chose de la fougue et de l'ampleur de
Mirabeau, on conduisait les jeunes gens des écoles au Con-
gres ou a la cour pour l'écouter. Sublime et na"if hommage
rendu a l'éloquence; belle, grande et profonde lec;on offerte a
la jeunesse !


Son courage et sa présenee d'esprit ne 1'ont pas abandonné
a ses dernieres heures. L'avant-veille de sa mort, saisissant
tout a eoup la maio d'un de ses amis qui l'assistait a son
chevet :




172 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


({ Hervey, lui dit-il, je ne suis pas encore si mal que je ne
puisse vous reconnaitre; oui, je suis meme assez bien pour
vous reconnaitre, pour vous assurer de mon amitié, et pour
appeler sur vous et sur les vótres les plus riches bénédíc-
tions du ciel. Hervey, ne me quittez pas que je ne sois mort;
ne quittez Marshfield que quand je serai un homme mort. Le
24 oetobre, ee qu'íl y a de morteI dans Daniel Webster n'exis-
tera plus. Pere eéleste, pardonnez-moí mes pécllés, et rece-
vez-moi dans votre sein par l'intervention de J ésus-Christ! ))


Daniel Webster est mort le 24 oclobre 1852, comme il
l'avait dit et pressenti.


Webster portait sur sa physionomie le caractere énergique
et passionné de son éloquence. Son cou était puissant, son
front large, proéminent, contracté a l'arcade sourcíl iere; ses
yeux, enfoncés dans l'orbite, lancaíent des éclairs; sa
bouche était grande, aux levres épaisses; cette bouche por-
tait aux coins un pli ou se cachait le sarcasme que Webster
maniait avec une habileté merveilleuse. L'ensemble de sa
tete avait quelque chose d'imposant et de sympathique,
malgré une absence complete de grace. A le voir, on devinait
un athlete de la pensée.


Webster était un des rares orateurs dont les discours
eurent le mérite de se faire applaudir a la lecture, et de
renaitre, une fois la voix éteinte, aussi grandioses et aussi
imposants] sur le papier (1). On peut dire de lui que c'était
un écrivain qui parlait dans le style le meilleur et le plus
saisissant par sa forme tour a tour soJennelle, poétique,
sentencieuse, spirituelle. Nul effort ne se laissait sentir
dans ses discours, et il justifiait ce qu'il avait dit un jour en
parlant de John Adams : «( La véritable éloquence ne consiste
pas dansiun discours. Le travail et rétude peuvent se fati-


(1) Ses discours ont été pnbliés en 3 '·olumes.




WEllSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 173


guer 11 la chercher, mais ils se fatigueront en vain. Elle
existe dans l'homme, dan s le sujet, dans l'oecasion. Elle
arrive, si elle arrive, comme une souree qui jaillit de terre,
ou comme les flammes d'un volean qui éclatent spontané-
ment, sous l'impulsion d'une for'ee naturelle. »


L'éloquence jaillissait des levres de Webster, mais plutot
en flammes volcaniques qu'en eau de source.


Son grand titre de gloire en Amérique est de s'étre préoc-
cupé surtout des questions de l'intérieur, oil il s'efforQait
toujours de ramener la poli tique :de rUnion. II a mérité, a
cause de cela, le titre de « véritable Américain. »


Les trois hommes d'État dont je viens d'esquisser les
principaux traits de la vie ont été trop eomplétement mélés
au mouvemellt de la politique contemporaine aux États-Unis
pour que toutes les questions qui agitent la soeiété améri-
caine n'aient pas été abordées par eux depuis celle de la
désunion des États, jusqu'a la question de l'esclavage qui
est, aujourd'hui le coté périlleux de la République américaine.
Les partis politiques ont disparu; les démoerates ont perdu
leur dénomination primitive pour représenter le maintien de
l'esclavage, et le nom de républicains est donné a leurs
adversaires.


Un rapide apereu sur l'histoire des partis aux États-Unis
n'est done pas un hors-d'amvre ici.


Dans un pays oil l'universalité des citoyens est d'accord
sur la forme du gouvernement et sur le rcspect deti deux
principes qui en sont la base : la Liberté et la Démocratie,
il semble anormal qu'il puisse exister des partís, une mino-
rité et une majorité, une opposition et un groupe de conser-
vateurs. Ríen n'est plus naturel, eependant, rien n'est plus
10gilJue. Les divergences d'opinions viennent aujourd'hui en
Amérique, plus particulh~rement des questions d'intéréts et
de latitudes qui s'élevent, a des moments donnés, et selon




174 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


le terrain sur lequeI elles se développent, jusqu'a la hauteur
de questions vitales pour le pays. Voilll déjll de quoi jus-
tifier parfaitement l'existence des partis. Autrefois ces partis
avaient des fondements plus sérieux encore s'il est pos-
sible.


Au temps de Washington et de Jefferson qui fut le chef et
le fondateur heureux de l'opposition en Amérique, le pro-
bleme posé était celuí-ci : Les États-Unis seront-ils une
monarchie, seront-ils une république? Washington n'était
point un monarchiste. Jefferson le dMend énergiquement
contre cette accusation. On doit le croire. Mais Washington
était un fédéraliste, c'est a dire qu'il entendait donner le
plus de pouvoir possible au gouvernement fédéral. Dans
l'opinion de Jefferson, cette puissance centralisée popula-
riserait les idées monarchiques, en h3.terait peut-etre la
réalisation, et, en tout cas, devait donner a la société amé-
ricaine un semblant de similitude ave e cette forme de gou-
vernement. JI y voyait un danger. C'est alors qu'il constitua,
avec l'enthousiasme et l'énergie de la foi politique, le parti
de la division des pouvoirs presque nuls au centre, et se for-
tifiant II mesure qu'ils se rapprochaient de la commune. Ces
idées ont triomphé. Nous avons cité précédemment l'opinion
de Jefferson a cet égard. C'est lui encore qui, du haut du
fauteuil présidentiel oil il avait été :¡ppelé pour sauver la
démocratie américaine, disait « que l'opposition était néces-
saire pour fortifier les gouvernements .. » Organisateur et
chef d'opposition, contrairement a ceux qui d'ordinaire sup-
priment l'opposition apres qu'ils en ont profité pour s'élever,
Jefferson la toléra, la conseilla, l'encouragea sans cesse. Il
a été sans doute assez heureux pour que, en Amérique,
l'opposition eut toujours la liberté pour point d'appui.


Les États-Unis furent done divisés d'abord en fédéralistes
et en républicains. La division oontinua sous des dénomina-




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 175


tions ditrérentes. On appela whigs les hommes d'action,
tories les hommes de réaction. Voici ce que Jelferson
écrivait, le 4 novembre 1823, a son ami le général Lafayette,
au sujet des partis et de l'opposition aux États-Unis :


(t Nous sommes fortement agité s au sein de notre paci-
« fique contrée, car, dans la paix comme pendant la guerre,
« il faut que l'esprit public soit tenu en éveil... Le dernier
« coup a été porté uu fédéralisme. Ses sectateurs 1'0nt aban-
« donné de honte et de découragement, - et maintenant
« ils se disent républicains. Mais le nom seul est changé, et
« les principes restent les mémes; cal' a vrai dire, les partis
« de whigs et de tories sont dans la nature elle-meme. lis
« existent dans tous les pays, soit sous cette dénomination,
« soit sous ceHe d'aristocrates et de démocrates, de coté
e( droit et de coté gauche, d'ultras et de radicaux, de libéraux
« et de serviles. L'homme valétudinaire, faíble et timide,
« craint le peuple et se trouve tout naturellement tory;
« l'homme bien portant, fort et. courageux, l'aime et s'y
ee confie : la nature en a fait un whig. Lorsque le fédéra-
« lisme fut éclipsé, mais non éteint chez nous, les chefs
« s'emparerent de la question du Missouri, sous le faux
« semblant de réduire la mesure de l'esclavage, mais dans
« le but réel de faire naitre une division de partis toute
« géogl'aphique ... On met actuellement en jeu un principe
« de division également répandu dans la population de tous
« les États, comme celle de républicains et de fédéralistes,
« de whigs et de tOl'ies, et qui par conséquent nous menace
« de plus d'un schisme géographique. La lutte est a présent
« entre ceux qui veulent conserver aux États les droits qui
« leur sont réservés par la constitution, et ceux qui, par des
« interprétations forcées de cet acte, ramenent 11. un gou-
« vernement consolidé. Les tories travaillent a fortifier le
« gouvernement général et le pouvoir exécutif, les whigs




176 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAll'IE.


« accordent plus de confiance a la branche législative, et
« regardent les droits accordés aux États comme notre seule
« défense contre la concentration des pouvoirs qui engen~
« drerait immédiatement la monarchie. »


Les questions de principes proprement dits, apres avoir
divisé les États-Unis et inspiré de sé1'ieuses inquiétudes,
comme on vient de le voir, furent, un jour, entierement
vidées. Les fédéralistes et leurs successeurs, éclipsés
d'abo1'd, s'éteignirent tout a fait, pour nous servir des
expressions de Jetfersonlui-meme. Il ne resta plus que les
whigs, qui, maitres de la situation, rep1'ésenterent la vic-
toi1'e « des droits des États. )} mais entendirent leur donner
des limites, en absorbant a leur p1'ofit la solution de cer-
taines questions générales d'intéret, comme, par exemPle :
l'établissement d'un tarif protecteur et l'obligation pour le
gouvernement central de prendre entre ses mains la créa-
tíon, la direction et l'entretien des tl'avaux intérieurs,
routes, etc., etc.


L'opposition se forma sur ces points. Il se trouva un parti
qui ne voulut pas de tarif protecteur, lequel pouvait favori-
ser les intérets d'un État ou d'un certain nombre d'États au
détriment des autres, et quí estimait que la garantie « des
droits d'États » serait violée du moment que le gouverne-
ment fédéral se melerait de décl'éter et de l'égler les amé-
liorations intérieures de chacun d'eux. Ce partí nouveau
d'opposition prit le nom de loco fuoco, puis de démocrate,
qu'il a conservé jusqu'a ce momento


Le partí whig, jadis puissant aux États-Unis, a disparu
complétement.


Le parti démocrate, maitre de l'opínion publique, en ce
sens qu'il résume en lui la solution de la question vitale des
« droits des États, » s'est divisé a propos de l'application
de ces memes droits touchant la question de l'esclavage.




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 177


Cette quession, aujourd'hui, prime toutcs les autres, apres
avoir provoqué la formation d'un parti spécial désigné sous
le nom de {( républicains noirs, » parti incontestablement
puissant quand il agit dans les latitudes ou íl est obligé de
se contenir, maís affaibli des qu'il est conduit a étendre
et a génél'aliser son action. C'est le partí de l'abolition de
l'esclavage, de l'admíssion des gens de couleul' libres a la
vie politique des États-Unis; d'ou lui vient l'épithete de.
{( noil' (1). »


Aujourd'hui, il n'ya plus d'autres partis que ceux-H.I. Clay,
l'bomme des compromis, Clay si fécond en ingénieuses
combinaisons pour trouver des points oil les partis pou-
vaient se relier, échouerait peut-etre a conjurer les dangers
de cette grave question.


Un orateur du parti républicain définissait tres nettemcnt
la situation, dans un discours récent :


({ Deux partis, » disait-i1, ({ se partagent le monde politi-
que aux États-Unis : le parti républicain ou parti de la
liberté, et le parti démocrate, ou parti de l'esclavage. »


Le partí républícain se compose exclusivement d'hom-
mes habitant les États du Nord ou États libres. 11 est
défendu d'etre républicain dans le Sud, sous peine d'exil, de
ruine ou de mort. Le parti répubJicain regarde l'esclavage
COffime un grand mal politique et moral, - comme une tache
honteuse pour les pays oil il existe,-comme un danger pour
leurs institutions libres, - comme un obstacle aux pro-
gres de la nation. - Le parti républicain ne veut point que
cette peste s'étende dans les territoires de la république ; il
soutient que le Congres a le pouvoir de l'exclure de ces ter-
ritoires, et que c'est son devoir de le faire. Enfin, tous les
efforts du parti républicain sont pour arreter les développe-


(t) El non point, comme l'a affirmé avec un sérieux imperturbable un journal de París,
paree qu'i1 é\ait composé des. negres des États-Unis_ ,




178 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


ments de l'esclavage et pour le concentrer dans les États ou
il existe.


n ne sera pas aussi facHe d'exposer les doctrines du
partí démocrate que ceHes du parti républicain, paree que les
démocrates sont divisés en deux fractions et que ces deux
fractions ne s'entendent pas entre elles sur la politique a
suivre par rapport a l'esclavage. La grande majorité des
démocrates reconnaissent Buchanan pour chef, les autres
suivent Douglas. .


Les partisans de Buchanan, ou démocrates nationaux,
admettent la décision rendue par la Cour Supréme des États-
Unis qui soutient que la constitution américaine reconnait
les esclaves comme une propriété; que les territoires sont
ouverts aux habitants de tous les États; que ni le Congres ni
aueun autre tribunal agissant sous l'autorité des États-Unis
n'a le droit de nier aux propriétaires d'esclaves la proteetion
qui lem est due dans les territoires aussi bien qu'a tout
autre propriétaire ; qu'en conséquence toute législation ter-
ritoriale genant la libre jouissanee de ce droit de propriété
sur les eselaves, serait en conflit avee la constitution des
États-Unis. Pour les démocrates, l'eselavage est, comme on
voit, une institution nationale, que la constitution protége
comme toute autre institution soeiale, comme toute autre
industrie, tout autre commerce; pom les démocrates, aussi
loin que s'étendent et pourront s'étendre les frontieres des
États-Unis, aussi loin s'étendent et pounont s'étendre les
droits de l'esclavage.


Les démocrates qui reconnaissent Douglas pour chef,
soutiennent, avec les démocrates nationaux de Buchanan,
que la constitution protége l'esclavage dans les territoires,
et que ni le congres ni les législatures territoriales n'ont le
pouvoir de l'en exclurc. Mais ¡Is soutiennent en meme tem¡1S
que le peuple des territoires a le droit de se donner telles




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 179


institutions qu'il lui plait, et de régler ses affaires locales
eomme ill'entend, paree qu'il est souverain eh~z lui.


Les républicains soutiennent que la constitution des
États-Unis ne reeonnait point l'esclavage comme une insti-
tution nationale, qu'elle ne consacre point les droits des
propriétaires d'escla.ves, et que par conséquent le congres
peut constitutionnellement empeeher l'esclavage de s'établir
dans les territoires.


« Pour décider entre les deux partis, dit l' orateur que
« nous eitions, si nous consultons la constitution, nous trou-
« verons que la eonstitution est ave e les républieains. »


Voici le point sur lequel s'est divisé le parti démocrate, et
d'oll est née la rivalité entre les partisans de M. Buchanan,
le représentant a coup sftr tres distingué de ce partí, et ceux
de M. Stephen Douglas, un homme poli tique éminent.


La constitution fédérale, édifiée en 1787, a reconnu la
possession de l'esclave comme une propriété pure et simple;
c'est un droit préexistant qu'elle a validé. Mais en meme
temps elle a interdit l'établissement de l'esclavage la OU il
n'existait pas au moment de l'adoption du pacte fédé1'al.
D'une autre part, les territoires, tant qu'ils n'ont pas réuni
les conditions qui leur sont imposées pou1' devenir des États
s'administrant eux-memes, sont placés sOuS la tutelle et sous
la protection du pouvoir fédéral. Or, un propriétaire d'es-
claves, en vertu de l'article de la constitution qui reconnait
et valide la possession du negre par le blanc, introduit des
esclaves dans un ter1'itoire. Ce propriétaire est-il admis a
1'éclamer la protection des lois fédérales COl1tre les tenta-
tives faites pour luí enlever ses esclaves, et le gouvernement
lui (loit-il aide et protection 1 En seeond lieu, lorsque ee ter-
ritoire devient État, doit-il etre considéré, constitutionnelle-
ment, comme État ti esclaves, par le fait de la présence d'un
certain nombre de ceux-ci sur son sol?




180 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


Ces questions, qui n'étaient plus du domaine de la théorie,
mais qui étaient entrées sur le terrain de la pratique, ont
soulevé aux États-Unis de tres vives et de tres violentes dis-
cussions, a propos desquelles on a, de nouveau, parlé d'une
scission définitive entre les États a esclaves et les États
libres. 1\1. Buchanan se déclara pour la protection par le
gouvernement de la propriété esclave introduite sur un Ter-
ritoire, et pour la reconnaissance implicite de l'escJavage
dans l'État au moment de son admission dans la fédération,
par le fait de l'existence d'esclaves sur son sol. La cour
supreme des États-Unis, interprete née de la constitution,
et juge en dernier ressort, confirma cette doctrine dan s un
arret solennel. M. Buchanan s'aliéna du coup tous les démo-
era tes partisans de la non-extension de l'escJavage, et que
le parti républicain noir travailIa a rallier sous ~a banniere;
mais il consolida son influence dans le Sud, qui ne redoute
rien tant, naturellement, que la propagan de des idées aboli-
tionistes.


L'arret de la cour supreme des États-Unis, si conforme
qu'il put etre a l'esprit et a la lettre de la constitution, et
bien qu'il coupat court aux prétentions des républicains
noirs, dont les efforts tendaient a la suppression absolue des
esclaves dans les Territoires, cet arret, disons-nous, parut
en meme temps subversif (( aux droits des États. }) Il re n-
contra done, dan s la portion du parti démocrate dégagée de
tout lien envers l'administration, une opposition formidable
a la tete de laquelle se placa hardiment M. Douglas, sénateur
de l'Illinois au Congreso


M. Douglas chercha et trouva une formule quí, sans porter
atteinte au respect du a la constitution, sp-rvit de mot d'ordre
au parti qu'il entendait constituer. 11 confessa publiquement
que l'interprétation de la constitution par la cour supreme
était exacte; mais il lui opposa ce qu'il appela la (( souverai-




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 181


neté populaire, » c'est a dire, le droit, pour un État nouveau,
au moment ou il établit sa propre constitution soumise au
vote des citoyens, d'admettre ou d'interdire l'esclavage sur
son sol. De cette maniere, M. Douglas n'attaquait pas l'escla-
vage, mais il n'en favorisait pas l'extension ; il reconnaissait
les droits de la constitution fédérale, mais il fortifiait le
principe « des droits des États. »


C'est, armé de cette doctrine que M. Douglas entreprit la
grande tournée poli tique qu'il fit aux États-Unis l'an passé.
On se peut faire une idée des luttes qu'il eut a soutenir, des
obstacles qu'il rencontra, des succes qu'il obtint et des
haines qu'il souleva, quand on saura qu'il a prononcé dans
son propre État, cent trente discours environ, plus ou moins
longs, devant des meetings formidables tenus en plein air,
bravant toutes les intempéries des saisons; qu'il a parcouru
en chemins de fer, sans compter les trajets de voitures et de
steamboats, plus de 0,000 milles. « Candidature n'est pas
sinécure, » disait avec raison a ce propos un journal améri-
cain. C'est la un des cótés pittoresques de la vie politique
aux États-Unis.


La doctrine de M. Douglas lui suscita, d'abord, une 10rte
oppositíon. Il eut contre luí tous les démocrates du Sud, par-
tisans de l'esclavage et tous les républicaíns noirs. Ce fut a
force de talent, de courage, de patience et d'efforts, eomme
on peut s'en convaincre par les faits que nous venons de
citer, qu'il ralJia a lui les hommes sinceres du parti démo-
crate qui allait se disséminer a tous les vents, et une frae-
tion des républicains noirs modérés qui y gagnaient toujours
quelque chose. M. Douglas, « l'espoir de la démoeratie »
comme disait de lui, récemment, un important organe de la
presse américaine, aura eu l'honneur, et on doit lui en tenir
compte, d'avoir sauvé le partí démocrate aux États-Unis, quí
est le vrai parti national, et d'avoir ajourné encore une fois


RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE, T n.




t82 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


eette incessante question de la seission, en trouvant, eomme
on dit la-bas, « une plateforme )) sur laquelle il réunissait
les dissidents en grande majorité.


Nous disons que le parti démoerate est le parti vraiment
national aux États-Unis, paree que e'est le seul qui soit
général, qui compte des adhérents dans toutes les latitudes,
indistinctement, de cet immense pays, et qui ait pour base le
principe auquell'Union doit l'existence d'abord et ensuite la
force de ses institutions : « les droits des États. )) Si, en se
pla9ant au point de vue européen ou meme au point de vue
de certains États de I'Union, on peut reprocher au parti
démocrate de protéger et de vouloir maintenir l'esclavage,
on ne saurait non plus s'empecher de reprocher au parti
républieain noir, qui représente l'abolition de l'esclavage,
de n'etre que sectionnel, de ne résumer les idées et les inté-
rets que d'une portion des États-Unis, et d'attenter au prin~
cipe saeré « des droits des États, )) puisqu'il entend imposer
ses vues aux États 11 esclaves, et violenter leurs constitu-
tions.


M. Douglas aura faH faire, meme aux yeux des abolition~
nistes, un pas immense 11 la question de l' esclavage, en le
contenant dans les États ou il existe présentement, et en
l'excluant de fait de tous les États nouveaux a constituer.
Le programme du parti républicain noir, sur ce point de la
question, se trouvera presque complétement résolu. En effet,
un des hommes les plus avancés de ce parti, M. Trumbuld,
un moment candidat 11 la présidence, formulait ainsi ses
idées: « Le parti républicain veut que la question de l'escla-
« vage soit laissée exactement ou 1'0nt laissée ceux qui ont
« dressé la constitution des États-Unis. Dans les États ou
« l'esclavage est établi, nous voulons que cette question soit
« réglée par ces États eux-memes comme ils le jugeront 11
« propos; nous voulons aussi que les Territoires, tant qu'ils




WEBSTER ET L'ÉP{)QUE ACTUELLE.


« sont Territoires, soient préservés de l'invasion de l'escla-
« vage, leur laissant la faculté, lorsqu'ils seront États, de
« traiter leur population negre comme ils ]' entendront, et de
« régle1' eux-memes cette question, qui alo1'S ne regardera
(( en rien le gouvernement des États-Unis. »


Le résultat de cette politique conforme, moins l'interdic-
tion préalable d'escIaves dans les Territoires, ce qui serait
anticonstitutionnel, a la doctrine de M. Douglas, n'est pas
douteux. Lorsqu'il n'y aura pas d'esclaves dan s le Territoire,
il n'y en aura point dans l'État que le peuple organisera.Or,
ave e la chance d'une constitution qui pourra s'opposer a
l'établissement de l'esclavage, nul n'osera introduire d'es-
claves sur le sol d'un Territoire. Voila done incontestable-
ment la propagande de l'esclavage arretée, sans qu'aucune
atteinte directe soit portée a l'institution elle-meme; et ce
sera a M. Douglas qu'on le devra, en meme temps que le
salut du grand principe conservateur de la liberté et de la
démocratie aux États-Unis et des institutions de ce pays.


Le spectacle qu'ot'frent en ce moment comme en tant d'au-
tres occasions, les États-Unis est digne, nous le répétons,
des méditations de ceux qui veulent étudier ce pays sans le
calomnier. lIs verront combien les questions d'intéret les
plus brillantes et les questions de príncipes les plus vitales
peuvent y etre élaborées, discutées, élucÍdées par l' opinion
publique et par la presse de tous les partís et de toutes les
nuances de partis, sans compromettre l'existence d'un gou-
vernement qui repose sur la liberté la plus complete et sur
la démocratie la plus large. On a vite fait d'un trait de
plume, et sur la foi des récits de quelques-uns de ces abus
inhérents a une liberté excessive, de décrier les États-Unis
et de les vouloir mettre au ban des nations. Quand on a vu
de pres et les abus qu'il ne faut pas craindre de signaler, et
la grandeur de ces institutions dont le jeu étonne et émer-




t84 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


veille, on excuse meme les abus de la liberté incapables d'en
arreter l'élan et les bienfaits, et on admire les sources
prodigieuses de force et de puissance ou s'alimentent de
telles institutions que ni les passions des partis politiques,
ni les intérets de latitudes ne peuvent ébranler sur leurs
bases, et que tous les partis, quels que soient les intérets qui
les guident, s'étudient, au contraire, a raffermir.


e'est la un grand enseignement, quoi qu'en disent certains
contempteurs ignorants ou de mauvaise foi (1).


(t) Voir a la fin du "olume l'appendice relatif a la dcrniére élpction présidenliellr.




§ 4.


Quelle serait j'attitude en ce moment, de Webster, deelay et de Calhoun.
- Épreuves que traversent les États-Unis. - Démoralisation dan s le
pouvoir et dans la société. - Accusations contre Buchanan. - Immo-
ralité des fonctionnai~es.


Nous nous sommes demandé parfois ce que feraíent au
milieu des circonstances actuelles Webster, Calhoun et
Clay? A notre avis, en se tenant, chacun d'eux dan s la spbere
ou il étaít placé, íls défendraient l'Uníon, le droit des États
et leurs efforts éloquents sauvegarderaient la liberté a
coup sur.


Il faut bien reconnaitre que la disparition de ces trois
hommes de la sci:me poli tique qu'ils ont illustrée et honorée
par leur caractere, fait défaut aujourd'hui, et qu'ils man-
quent, sí je puis me servir de cette expression, pour main-
tenir la poli ce poli tique dans les deux chambres, dans le
pouvoir, dans le peuple.


Les États-Unis traversent avec l'adminístration de M. Bu-
chanan une période d'épreuves. A mesure que le pays grandit,
le pouvoír mena ce de se rapetísser, les mceurs publiques
s'écartent de leur aneien niveau; partout se manifestent une
tendance 11 la décadence. Tantót on y saisit de vagues aspi-
ratíons vers le despotisme de la part des partís triomphants;
tantót le plus coupable relachement se montre partout, dans
les régions de I'administration, et dans le milieu popplaire.


En aucun temps, on n'auraitpu écrire cette lugubre page




186 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


d'histoire que nous allons rapporter, non pas avec la passion
.. qu'y mettraient les détracteurs et les contempteurs d'une


forme de gouvernement qui a toutes nos sympathies, malgré
ses fautes et ses écarts, mais avec le regret et, ne marchan-
dons pas les mots, avec l'indi.gnation que tout homme sensé
et raisonnable doit éprouver en présence de faits d'une gra-
vité incontestable.


Ces faits ont un caractere déplorable. Sans doute si nous
les avions appris, sous la foi d'une confidence, nous les
tai1'ions pour 1'honneur des États-Unis; mais ces faits Ol1t reyu
une pub licité officielle dan s le Cong1'es; ils ont été I'objet
d'investigations sé1'ieuses; la presse s'en est emparée; quel-
ques-uns y Ollt t1'ouvé I'occasion de satisfaire leurs 1'an-
cunes de parti, d'autres les ont flétris au nom de la morale,
au 110m du droit, au 110m de l'intéret publico Nous nous
comptons dans les rangs de ces derniers, et nous ajoute1'ons,
a ce sujet, un seul mot : c'est que 1l0US faisons les vreux les
plus ardents pour que I'accusation qui a pesé un moment
sur la tete de M. Buchanan et sur son gouvernement, soit
reconnue et déclarée fausse .


.En 1859, l'administration de Washington a été accusée
d'avoir dilapidé au profit des élections, les fonds du trésor
public, d'un trésor qui se décla1'ait en déficit. Si quelque
chose devait ajouter 11 l'immoralité et 11 l'odieux d'un pareil
acte, ce se1'ait d'avoir pris dans ses po ches l'a1'gent d'un
pauvre; qualification que I'on peut appliquer, a l'heure qu'il
est, au trésor des États-Unis.


Le comité des investigations au Congres, a mis au jour
p.ar I'organe de M. Sherman, un grand nombre d'actes et de
manreuvres de corruption qui ont été commis dans les arse-
naux. Ce qui a été fait 11 B1'ooklyn avec une audace est une
eff1'onterie inqualifiables, s'est reproduit, ave e les memes
circonstances aggravantes, a Philadelphie, a Pensacola, 11




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. i87


Norfolk. Quant a présent le fait le plus énorme qui ait été
révélé a Brooklyn, est la découverte qu'un nombre considé-
rabIe d'ouyriers dont les services étaient inutiles et qui, en
réalité, n'en ont rendu aucun, a recu des salaires dans un
but de corruption. M. Sherman s'est engagé a prouver que,
un peu avant la derniel'e élection, 2,300 individus touchaient
a l'arsenal de Brooklyn une solde réguliere sur les fonds
fédéraux, et que leurs voix ont décidé l'élection de M. Maclay
contre son concurrent le colonel Hamilton. Ce n'est pas tout
encore, des chefs d'ateliers ont empoché des sommes qui
figurent sur les róles comme ayant été payé es a des gens qui
n'ont meme jamais été employés a l'arsenal de Brooklyn.
Ceux qui étaient réellement employés ont été obligés, au
dire du rapporteur, d'abandonner la moitié de leur solde,
dont le produit était évidemment destiné aux manceuvres
électOl'ales dénollcées.
, Les détournements de fonds ne se sont pas bornés aux
faits que nous venons de citer. Il paratt que des contratsont
été consentis a des prix doubles de ceux qu'offraient des
entrepreneurs dont la responsabilité était inattaquable. Enfin
on a fait figurer sur les rólesde dépenses le prix de matiel'es
qui n'ont jamais été livrées.


On est assez porté a amoindrir les faits en ce qui concerne
l'arsenal de Philadelphie; mais il n'est pas douteux, nous
parlons d'apres les affirmations du comité des investiga-
tions, qu'a Norfolk et a Pensacola tous les travaux sont
rémunérés a des prix bien plus élevés que dans les autres
arsenaux, ce qui laisserait croire, naturellement, que dans
ces deux localités, le désordre moral et matériel est au
comble et bien plus grand que partout ailleurs. Enfin,
M. Sherman s'est fait fort de démontrer jusqu'a l'évidence
que sur les 14 millions de dollars affectés annuellement au
service du département de la marine. 3 millions tout au




188 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


moins sont dilapidés de la me me maniere et pour servir les
intérets que nous venons de dire.


(( II faut avoir le courage, disait a ce propos un journal
américain, de flétrir hautement de tels actes. II ne faut plus.
chercher, par une fausse pudeur, a les dissimuler, sous
peine de s'en rendre complice, et de paraitre les approuver.
Assez de calomnies, assez d'accusations, assez de haines,
assez de pl'étextes s'accum ulent dans le cervcau et sous
la plume des ennemis du gouvernement républicain des
États-Unis; assez d'écrivains prennent texte de quelques-
uns des écarts de la démocratie, et de quelques-unes des
fautes du gouvernement actuel, pour que l'opinion publique
hésite a se montrer inflexible devant des actes comme ceux
que le Congres vient de dénoncer. C'est en ne s'y asso-
ciant pas par un sil ene e coupable, c'est en osant flétrir
les criminels, quand leur crime sera prouvé, que la presse,
l'opinion publique et la justice aux États-Unis, imposeront
silence aux calomnies que les adversaires de la démo-
cratie et de la liberté ne manqueront pas de publier a son s
de clairons.


« e'est au peuple américain a se garer lui - meme a
l'avance; c'est a la presse a faire son devoil', en attendant
que la justice fasse le sien, s'il y a lieu. - Nous le réré-
tons : tous nos vooux sont pour que les faits articulés par
le comité des investigations soient déclarés inexacts, et
preuves en mains. »)


De tels faits sont au moins étranges sous l'administration
de M. Bucllanan quand il est possible de les rapprocher des
critiques acerbes que M. Buchanan adressait a l'administra-
tion précédente :


« ....... Les depenses, écrivait-il au mois de fevrier 1802,
« atteígnent aujourd'hui la somme « enorme de CINQUANTE
« ~:ILLIONS DE PIASTltES et, a moins que le flot ue soít arreté




WE1\S.'l'El\ E'l' LEl'OQlJE ¡\C.'l'lJELLE.


« par le bras puisf'ant de la démocratie, elles seront, dans
« quelques années, de CENT MILLJONS (1).


« ••••••••• Les allocations doivent correspondre u notre
(e puissance et a nos ressources comme nation. Une écono-
« mie bien entendue et une stricte responsabilité doivent
« présider u nos dépenses. Je suís convaincu que nos dépenses
« devmient étt'e considérablement réduites.


« Le gaspillage des deniers publics, bien que tres perni-
« cieux, n'est rien quand on le compare u la désastreuse '
( influence qu'il pourrait avoir sur nos libres institutiolls.
« Une tendanee marquée aux folles dépenses est le grand mal
« politique du jour. ))


«( ......... On demande constamment a la caisse nationale de
« l'argent pour enrichir des contracteurs, des spéculateurs et
« des agents. ))


M. Buehanan avait véritablement mis le doigt sur la plaie;
malheureusement il a preehé en paroles, et nullement
d'exemple. Et malheureusement encore, l'immoralité a
rejailli d'en haut et a gagné les masses; e'est la regle
habituelle. Les pouvoirs en général n'ont pas assez le
soud de l'influence que leur conduite et leur exemple exer-
eent sur le peuple. Celui-ei tout en conservant, d'abord, la
conseience du mal, fait taire les scrupules peu a peu, et
bientót n'en ressent plus aueun. C'est de la sorte que le
niveau moral des nations s'abaisse, quand elles n'ont pas,
au mílieu et au dessus d'e'ues, des voix et des caracteres
dont l'autorité et les séveres vertus les rappellent et les.
ramenent dan s le sentier de la dignité.


Ce que l'on semble oublier, aujourd'hui, aux États-Unis,
c'est que les nations ont comme les particuliers une opinion
publique dont elles relevent, et vis-u-vis de laquelle elles


(i) Elles out dépasse ce cbitTre sons l'admiuistralion de M. Bucbanan.




190 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


sont "tenues de se montrer circonspectes, soigneuses de
leur dignité et de leur honneur. Comme les particuliers
entre eux, les nations ont besoin entre elles, de respect et
de considération.


Si la société est, tout naturelIement, disposée a payer
aux hommes qui se maintiennent dan s la ligne stricte et
rigoureuse de leurs devoirs, l'hommage qu'ils méritent;
l'ensemble des nations qui forment par le fait un corps res-
treint, une sorte de société condensée par la synthese,
exercent également un contróle sérieux et peut-etre jaloux,
les unes sur les autres, une surveillance active dont le
résultat est de flétrir ceBes qui manquent a leurs devoirs et
d'exalter tres haut ceBes qui les accomplissent.


Il y a des nations, que l'on nous pardonne la vulgarité de
l'expression, qui se moquent, comme certains particuliers,
'du (( qu'en dira-t-on, » et qui bravent l'opinion publique
avec aussi peu de bon sens que d'autres s' en font les
esclaves trop soumis. Entre ces deux abimes, il y a un
milieu ou un homme, comme une nation, conserve sa véri-
table dignité, la dignité de sa force, de sa valeur person-
neBe, de sa conscience. Mépriser trop ouvertement l'opinion
publique, c'est sous l'apparence d'en méconnaitre la loi,
constater sa toute-puissance tyrannique; s'y soumettre aveu-
glément, ne pas savoir s'affranchir opportunément de son
despotisme, c'est faire acte de sa faiblesse, c'est se montrer
accessible jusqu'a l'abnégation aux préjugés de convention.
Ni celui qui fait fi de l'opinion publique, ni celui qui se livre
11 elle poings et pieds liés ne suit le vrai chemin de l'indé-
pendan ce d'esprit, de la raison, du libre arbitre humain.
L'un marche en droite ligne au mépris de soi-meme, apres
avoir recueilli le mépris de la société, parce qu'il s'habitue
de jour en jour, de minute en minute, a fouler aux pieds la
loi du devoir et qu'il tombe dan s une 80rte de barbarie de




WEBSTER El' L'ÉPOQUE ACTUELLE. 1.91


creur et d'intelligence, si nous osions nous exprimer ainsi,
dans le cynisme moral, dans la dégradation, par une pente
irrésistible. L'autre arrive gradueIlement a l'impuissance, a
la timidité, 11 l'abnégation de soi-meme, a l'absence de toute
initiative, de toute volonté. La soumission inintelligente au
devoir fait perdre 11 celui-ci la notion du droit; et la OU
tout sentiment d'orgueil s'éteint, tout sentiment de dignité
disparait également. L'homme trop esclave de 1'0pinion
publique, touche par une voie différente, au meme point
d'abjection, de mépris de soi-meme et de mépris des autres,
que celui qui l'a trop bravée.


Ce que nous venons de dire des particuliers est exa-cte-
ment vrai des nations. Élles ont les memes périls a éviter
et 11 courir, les memes obstacles a surmonter, les memes
sentiments 11 éprouver, le meme milieu 11 tenir pour se sau-
vegarder de ces deux extremes qui mEment 11 un but égale-
ment fatal, pour conserver leur dignité, et pour s'estimer
tres haut 11 leurs propres yeux, comme elles sont estimées
par les autres nations.


Les hommes comme les peuples qui arrivent a afficher un
trop grand dédain pour l'opinion publique, sont ceux qui
confondent la violence avec la force, la vanité avec l'orgueil,
la licence avec la liberté, le préjugé ave e la raison, le des-
potisme avec la loi; qui prenant enfin le semblant et souvent
le contraire de toutes choses pour la vérité meme, se révol-
tent 11 l'idée de subir ce qu'ils ne comprennent pas, et qui,
troublés encore et jusqu'au bout par de fausses notions,
considerent comme un acle glorieux d'indépendance de
s'affranchir de toutes les regles qui constatent, au contraire,
le triomphe de l'intelligence sur la barbarie, de la raison sur
le préjugé, de la loi sur le despotisme, de la liberté sur la
licence, de la force sur la brutalité, du vrai sur le faux.


L'éducation sociale des hommes, comme l'éducation poli-




t92 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


tique des peuples, les conduit 11 ces distinctions indispen-
sables pour que les uns et les autres s'élevent jusqu'l1 ce
niveau oil l'on rencontre la dignité de soi, qui est la
supreme force des hommes comme elle est ceBe des
peuples.


L'éducation social e et l'éducation politique est, di son s-
nous, le garde-fou des abimes oil peuples et particuliers sont
exposés 11 tomber; elle est en meme temps le phare qui lem
montre l'entrée du port, paree qu'elle donne les justee
notions du droit et du devoir, et qu'elle dégage l'esprit et
la raison des préjugés qui leur sont le plus fatals.


Ce sont, en effet, les plus jeunes nations, en général,
comme ce sont les plus jeunes hommes qui affectent ce
mépris pour J'opinion publique, et chez qui l'expérience n'a
pu encore modérer cette excessive confiance en soi, laquelle
les pousse a tout braver, et 11 ne tenir pour vrai que ce qu'i1s
ont déclaré te1.


Que si nous voulions, pour rendre nos observations plus
palpables, prendre un exemple (aussi bien est-ce la que
nous cherchons a venir), nous citerions les États-Unis
comme étant de toutes les nations, ceIle quí, depuis quelquc
temps, abuse ou affecte d'abuser le plus, d'un mépris quel-
quefois cynique pour ce « qu'en dira-t-on » des peuples.
Nous n'hésitons pas 11 l'avouer bien franchement, paree que
nous croyons rendl'e service a ce pays, en lui montrant que
depuis quelques années, il affiche vis-a-vis de l'opinion
publique une indépendance des regles et des devoirs qui
sort de la limite oil les peuples n'exposent pas leur dignité.


Certes ce pays est assez grand comme nation, assez fort,
il a assez de motifs de fierté pour ne pas compromettre, par
le caprice de quelques ambitieux, sa dignité nationale dans
des conflits d'opinion, et pour jouer son influence 11 venir
sur des candidatures plus ou moins vaniteuses.




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 193


La pente ou le gouvernement de Washington entralne,
chaque jour, la nation amérieaine est une pente fatale; c'est
celle ou un peuple perd de son prestige, lambeau par lam-
beau; ou entretenu d'¡¡¡ usions d'abord, il se trouve tout a
coup isolé, et ou, entin, en aceeptant par déti ce role, il
rompt soudainement les derniers liens qui le rattaehent
encore au respeet de l'opinion publique, et lui font jeter sa
dignité par dessus les moulins.


Non! le peuple amérieain n'a ni des alIures, ni des senti-
menis, ni des institutions qui puissent jamais faire craindre
qu'il se mette a la ~emorque des autres nations, et qu'il
abdique sa ehere indépendanee et son précieux libre arbitre;
nous ne redoutons pas pour lui l'abime eontraire a eelui ou
011 voudrait l'entrainer; mais nous souhaiterions de le voir
s'arreter sur la pente ou on s'efforee de le placer.


Les États-Unis sont en train, non pas encore, il s'en faut
meme de beaucoup, de perdre leur dignité en politique,
mais de fournir a l'opinion des nations jalouses, matiere a
de vives aceusations qui pourraient a la longue les discré-
ditero


Il est arrivé, le plus souvent, qu'on a tranché plus de
questions politiques et sociales avec le simple bon sens,
qu'on n'en a résolu avee les arguments des doctrines les
plus claires en apparence. Cela vient de ce que les masses
j ugent toujours d'instinct et ave e leur bon sens, et que le-
sentiment de la justice est inné et profondément enraeiné
chez elles. Leur jugement s'égarera, au contraire, toutes les
fois qu'on déplacera de ce milieu les questions les plus
faciles et les plus pratiques, pour les transporter dans des
spMres ou les passions ont beau jeu a les déguiser et a les
présenter sous un faux jour. Soit done que les masses les
apercoivent d'elles-memes, soit qu'on les leur indique dans
des conditions de vérité absolue et dépouillée de tout sub-




194 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


terfuge, elles parviendront toujours a dénouer les plus
grandes difficultés au point exact qu'il convient.


Les docteurs en politique nuisent a la politique en la four-
voyant dan s des ténebres ou ils l'habillent a leur facon, et
oules yeux des masses ne peuvent point pénétrer. C'est a la
fois du caleul et de l'égo·isme.


Peut-etre croyons-nous pouvoir dire que, en général,
ceux qui avaient mission de conduire et d'éclairer l'opinion
publique ont été coupables envers le peuple américain,
en le laissant pousser par des spéculateurs d'ambition dans
les routes ou il s'est égaré. Il y a eu indifférence de leur
part; l'indifférence est aussi blamable, en ce cas, que les
théories dépravées qu' elle laisse passer.


On se plaint, sur tous les points de I'Union, de la mauvaise
administration qui pese sur le pays. C'est un cri général; et
malheureusement il n'est pas besoin d'un verre grossissant
pour voir le mal et constater sa marche pareilIe a celle de la
tache d'huile qui grandit ehaque jour, envahit l'espace
qu'elle a devant elle, et devient ineffacable. Les memes qui
s'indignent contre ce mal corrosif, les memes qui en sont les
victimes se peuvent accuser d'avoir contribué a le faire
naitre, et de contribuer encore a l'entretenir.


Sur quoi fondons-nous cette accusation générale? Sur des
faits bien faciles a observer. En quelques lignes nous expo-
serons toute notre pensée.


Le défaut capital que développent outre mesure chez les
citoyens américains les admirables instítutions de ce pays,
est - qu'on nous pardonne une expression oil nous ne vou-
lons rien mettre de blessant -- une morgue d'indépendance
pel'sonnelIe qui n'a l'ien de commun ni avec l'indépendance
de la conscience ni avee la liberté. Ce sentiment est exagéré
et part d'un prineipe vrai, mais mal interprété. On a eonclu
que l'organisation politique de ce pays en permettant 11 une




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 195


cité que de ne relever que d'elle-meme, autorisaient les
citoyens a se montrer indépendants, individuellement, vis-
a-vis de la cité, comme celle-ci est indépendante de l'État, et
l'État détaché de I'Union.


Ce sentiment excessif d'indépendance personnelle qui se
retro uve dans toutes les classes, ou pour nous servir d'une
expression plus juste iei, sur tous les degrés del'échelle
sociale, a faussé, et faussera bien plus a la longue, les insti-
tutions politiques de l'Union.


La logique de ce sentiment est que de peur d'etre gou-
verné, le peuple américain ne veut meme pas etre adminis-
tré. La dilférence entre les deux mots et les deux con di-
tions est immense. Dans notre opinion elle est si grande,
en elfet, cette dilférence, que nous n'hésitons pas a ajouter
que le peuple américain n'a pas besoin d'étre gouverné. Ses
institutions, sa constitution politique, l'étendue territoriale
de l'Union s'y opposent; et d'ailleurs nous sommes tout a
fait de l'avis du marquis d'Argenson disant un jour 11
Louis XV en veine d'autorité : « Sire, il ne faut pas vouloir
trop gouvcrner. » Le mot est applicable 11 tous les peuples;
mais iI est en outre vrai, matériellement parlant pour ainsi
dire, en ce qui concerne le peuple américain lequel a besoin,
par exemple, d'étre administré.


Eh bien! malheureusement le peuple américain qui ne
doit pas etre gouverné, n'est pas administré et ne veut pas
etre administré.


e'est le contre-coup de cet exces d'indépendance indivi-
duelle quí, par la craínte d'un mal, pousse les hommes dans
un autre mal.


De peur, en elfet, d'etre gouvernés, et ne voulant pas
sentir le joug meme d'une administration, ne voit-on pas les
eitoyens s'éloigner avee un eertain dédain - écrivons le
mot franchement paree qu'i! est exact - des autorítés qu'ils




196 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


se sont données, et affeeter de les traiter avee une rigueur
qui n'est souvent ni fraternelle ni républieaine. CeBes-ei, a
leur tour, rendent dédain pour dédain, et se soueient peu
d'adminislrer bien ou mal des gens qui ne veulent pas etre
administrés.


De la tous les malheurs qui ont signalé tant d'administra-
tions sur lesquelles on faisait grand fondo De la, tant de
négligenees dont on accumule les griefs au moment du
renouvellement des mandats. De la aussi l'absence de tant
de mesures dont chacun reeonnait l'utilité, mais que nul ne
formule; les uns par crainte de paraitre faire acte d'admi-
nistration, les autres de 'paraitre vouloir se laisser admi-
nistrer.


11 y a une réeiproeité si bien marquée dans ce sentiment
d'éloignement entre l'adminístration et l'administré que l'on
se demande pourquoi meme il y a une administration si
effacée, si inactive, si illusoire qu'elle soit.


Nous espérons bien que nos lecteurs ne s'y trompent pas
et qu'il ne eroient pas que nous demandions qu'aucune auto-
rité se fasse sentir, si tempérée (¡u'elle puisse etre; mais
nous demandons, et nous y insistoIls, que l'administration
se puisse montrer, afin qu'elle soit au moins responsable a
bon titre des maux et du bien qu'on lui impute.


Le privilége de la liberté individuelle est tres préeieux a
coup sur et nous J'appréeions tres haut; mais de ce que cha-
que citoyen est libre isolément, il ne s'ensuit pas que l'en-
semble des citoyens doive etre indépendant jusqu'au poi.nt
de répugner qu'on l'administre, qu'on lui garantisse sa sécu-
rité, et celle de sa familIe, qu'on assure toutes les conditions
de sa grandeur et de sa prospérité.


Si nous parvenions 11 démontrer que l'administration aux
Etats-Unis a véritablement une mission a remplir, et qu'elle
y doit HlCher par tous les moyens possibles,dans le cercle




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 197


de ses attributions et de son initiative, nous ne douterions
pas qu'un rapprochement nécessaire se fit entre les adminis-
trés. L'ambítíon d'arriver au pouvoir, se justifierait, alors,
davantage et par l'importance des services rendus et par
l'aptitude des candidats.


Les brigues et les tripotages d'élection n'auraient plus
lieu sur une si vaste échelle.


L'reuvre des votes ne seraít plus une reuvre de ténebres et
meme de sang, mais une reuvre de lumiere et de loyale con-
currence.


Les partís en se montrant dans I'arene, le feraient a la .
condítion d'enchérir sur le bien, et non plus sur le mal.


Il n'y aurait plus de place dan s les luttes électorales pour
l'indifférence ou tant de basses intrigues ont conduit les
honnetes gens.


QueIle administration aura le courage et l'intelligence
d'entreprendre, la premiere, cette reuvre de réforme quí est
a la foís une reuvre de patience et un travaíl d'Hercule?


e'est une affaire que le bon sens peut régler.


RÉPVBLIQUB AMÉRICAlNE, T. 11.




§ 6.


Il manque aux États. Unis un parti national. - Faut-il craindre une
scission P - Dangcrs 'd'une désunion; elle n'est pas probable. - Les
principes dissolvants existent en raison de l'accroissement de la popu-
lation. - La forme républicaine n'est pas la cause des maux qu'on
observe aux États-Unis.


Ce qu'il manque aux États-Unis, aujourd'hui, c'est un parti
national qui domine tous les autres partis, qui ait ses
racines dans le Nord et dan s le Sud, comme les avait ran-
cien parti démocrate présentement divisé en démocrates du
Nord et en démocrates du Sud, ceux qui veulent non seule-
ment le maintien, mais l'extension de l'esclavage et ceux qui
entendent le limiter; ceux qui le soutiennent au nom de la
Constitution et ceux qui absolvent la Constitution de ce
crime. II manque un parti, enfin, ayant a sa tete des hommes
comme Webster, Calhoun, et Clay pour qui la patrie s'éten-
dait du Maine au golfe du Mexique, et qui tout en combat-
tant pour le triomphe de leurs idées personnelles, combat-
taient en meme temps pour le maintien de I'Union.


Ce n'est pas que nous craignions que cette scission tant
de fois annoDcée, tant de fois menacante, arrive jamais,
meme a propos de la brulante Iquestion de l'esclavage
compliquée, aujourd'hui, de coups de fusil et d'échafaud,
mais c'est trop d'en parlero Au lendemain de la ¡fonda-
tion de l'Uqion on redoutait déja une scission prochaine
meme. Jefferson, car iI faut toujours avoir recours a lui,
Jefferson a résolu la question avec son bon sens pratique




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 199


habituel. Apres avoir considéré comme un bien l'existence
et les querelles des partis, il dit : « Si pendant cette domi-
« nation temporaire d'un parti, l'autre se portait a une scis-
« sion, le gouvernement fédéral serait impossible. Si pour
« nous débarrasser de la suprématie actuelle du Massachu-
«setts et du Connecticut, nous allions rompre l'Union, le mal
« s'arreterait-il la? Supposons qu'il n'y ait de séparés que
« les États de la NeuvelIe-Angleterre, notre nature sera-
«( t-elIe changée pour cela? Ne sommes-nous pas encore
« hommes dans les États du Midi, et n'avons-nous pas toutes
« les passions des hommes? Nous verrions immédiatement
« un parti pensylvanien et un partí virginien se former dans
(e ce qui resterait de la Confédération, et le meme esprit de
« parti agiterait l'opinion publique. De quelle arme nouvelle
« ces partis ne seraient-ils pas saisis s'ils pouvaient se
« menacer continuellement les uns les autres de se joindre
« a leurs voisins du Nord, dans les cas ou les choses
(e n'iraient pas de telle ou telle facon. Si nous réduisions
( notre Union a la Caroline du Nord et a la Virginie,
« le conflit s'établirait immédiatement entre les représen-
« tants de ces deux États, et nous finirions par nous réduire
« a de simples unités. Si done il est démontré qu'il n'a
e( jamais existé d'association d'hommes sans querelles intes-
(e tines, depuis la grande confédération des nations jus-
(e qu'aux assemblées de villes et aux conseils de paroisse,
« il vaut mieux garder nos associés de la Nouvel1e-Angle-
« terre que de voir les hostilités s'établir entre d'autres
« États. ))


Ce qui était vrai au temps de Jefferson rest encore aujour-
d'hui. Le bon sens de Jefferson et l'éloquence de Webster
ont éclairé la nation sur les dangers d'une scission. Quí rem-
placera, aujourd'hui, Jefferson et Webster dans cette noble
t!lche?




~oo RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


Les príncipes dissolvant¡; ont plus de prise et plus
d'influence que jamais aux Etats-Unis, et leur action s'éten-
dra avec d'autant plus de rapidité qu'il y aura moins d'ho-
mogénéité dans le peuple américain. Ce mal, loin que
le peuple américain s'en puisse guérir, semble devoir au
contraire, s'accroitre avec les causes memes qui assureront
son développement et son importance.


La source du mal est dans la cons~itution me me de ce
peuple qui se recrute chaque année d'éléments nouveaux.
J'ai dit autrefois que c'était merveille de voir comme
les populations bigarrées qui couvrent le vaste sol de
l'Union s'identifiaient aisément a ces institutions si admi-
rables et s'américanisaient. Je ne me dédis point, mais a
mesure que l'émigration a été plus pressée d'année en
année; a mesure que les éléments 011t été recrutés dans des
eonditions moins bonnes, elle a pris plus facilement et a
exagéré sur une plus vaste échelle par conséquent, les vices
de la démoeratie. Et cette émigration, par eontre, a rendu
avee usure ee qu'eIle puisait de mauvais dans ce peuple
primitif auquel il s'associait.


Ce n'est pas, comme 1'ont prétendu des adversaires qui
jugent de trop loin et trop sous l'influence d'idées précon-
cues pour qu'ils soient dans le vrai, ni la forme républicaine
des États-Unis, ni la constitution fédérale des États, ni
l'étendue du territoire qu'il faut accuser du spectacle quel-
quefois affiigeant auquel on assiste. La démoralisation
actuelle et passagere, il faut l'espérer, est dans l'exces de
la démocratie, exces qui provient de l'extreme mélange de
la population.


On apporte d'Europe peu de vertu aux États-Unis; 011 y
apporte beaucoup d'ambitio11, beaucoup de convoitise,
l'esprit de révolte contre tout ce qui pourrait entraver des
désirs prémédités.




WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE. 201


La démocratie, loín done de se recruter d'éléments con-
servateurs, se recrute, au eontraire, d'éléments dissolvants,
et l'immoralité gagne de proche en proehe le pays tout
entier, et toutes l¡:ls sortes de populations qui y sont établies
les nouvelles et les illdigenes. CelIes-ci ont tenté de eonsti-
tuer une aggl'égation, quelque ehose qui eut été une bar-
riere morale a opposer au débordement; elles n'ont réussi
qu'il former un partí passionné, injuste, agressif, perséeu-
teur, sous le nom de Know-Nothing. Au lieu de donner
l'exemple du bien, ce parti a enchéri sur les eOllvoitises et
les cupidités.


Les plus fervents apótres de la démocratie eommerieent a
se fatiguer de la sorte de démoeratie a laquelle ils assistent.
Il a ét:é impossible de conserver les grandes et nobles tradi-
tions de l'époque des vrais patriotes et des vrais démoerates.
La race américaine, celle qui avait le dépót de cette religion
du passé, s'est disséminée sur un sol immense et la majorité
de la population aetuelle est étrallgere a ce passé. Peu lui
importe les vertus de Washington, le patriotisme de Jeffer-
son et des autres. Rien ne le rattache a eux, pas meme
l'ascendance des familles. e'est la le vice, e'est la le mal-
heur.


L'égolsme qui était déja le sentiment dominant dans le
caractcrc des Américains, s'est accru dans des 'proportiO¡ls
considérables, sous l'influenee meme des institutions. Le
principe officiel en Amérique est : « chacun pour soi;- tout
par soi-meme. » C'est un principe de force au fondo Mais
mal compris il a dégénéré, et on 1'a remplacé par eelui-ei :
c( chacun a soi, - tout pour soi-meme. »


e'est le résultat, ai-je dit; de la forme gouvernementale
des États-Unis ; tant iI est vrai que les meilleures eh oses ont
leurs inconvénients. En effet, la patrie de I'Américain, ee
n'est pas l'Uníon, e'est a peine I'État; cette patrie e'est la




!()2 REPUBLIQUE A~IERICAINE.


commune; moins encore, c'est la propriété. La doctrine de
lefferson a été exagérée dans ce sens que l'Américain nou-
veau a eru qu'aucun líen ne l'unit au deUl de sa commune,
qu'au deIa il n'y a non plus aucune obligation pour lui.
L'égoi'sme a done passé du Calur amérieain dans la société
américaine. Certes, iI existe encore du patriotisme aujour-
d'hui aux États-Unis; mais si l'on n'y prend pas garde, a
mesure que ce pays s'agrandira, a mesure que se multiplie-
ront les eommunes, le patriotisme s'affaiblira, paree que
l'égolsme s'étendra. Il s'agit done de réveiller dans le peuple
amérieain le sentiment de l'unité, la conseienee du devoir
général. Pour cela, iI faut que la moralité s'établisse au sein
du pouvoir.


Le peuple américain ne s'inqui(~te pas de savoir qui admi-
nistre,a Washington; il prend a peine souci de savoir qui
administre sa commune pouvu qu'on n'attente pas 11 sa
liberté personnelle, a son indépendance dont iI abuse si lar-
gement. Le peuple américain est en ce moment malade de
liberté, et il y a chez lui des fous qui seraient disposés a
demander l'intervention d'un despote. Qu'il réfléchisse seu-
lement a ceci : quand on est libre on a le droit de se donner
un despote ; quand on est sous le sabre d'un des pote, on n'a
plus meme le droit de regretter de n'etre plus libre!




CHAPITRE X.


OE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES É'IATS-Ul'lS.


Les États·Unis doivent 1em développement politique a la diffusion de
l'enscignement et des lumieres. - Opinion de Jefferson a cet égard.-
N éeessité d'une éducation publique conforme aux besoins d'une époque.
- Les gouvernements absolus sont ennemis de l'éducation.


Il est juste autant qu'exact d'attribuer une grande part du
développement politique des États-Unis a l'immense répar-
tition de l'instruction dans ce pays.


Ce n'est pas seulement au point de vue de la situation
actuelle de l'Union américaine que les bienfaits de l'instruc-
tion doivent etre considérés comme une des causes les plus
sérieuses de la prospérité exceptionnelle de cette nation.
L'enseignement ya été répandu de tout temps a flots, et a
exercé une influence considérable sur le caractere des pre-
miers colons : influence dont le passé de ces pays est en
droit de se glorifier.


Je ne saurais résister au plaisir instructif pour mes lec-
teurs, de transcrire ici les principaux passages de la remar-




204 RÉPUBLlQUE A~IÉRICAINE.


quable lettre adressée par Jefferson a M. Wythe et datée de
Paris le 13 aout 1786 :


« Les journaux européens, )} écrit-il, « ont annoncé que
« l'assemblée de Virginie s'occupait de la révision du code
« de ses lois. Cette nouvelIe, et quelques autres du meme
« genre, ont contribué a convaincre les peuples de ce conti-
« nent de la fausseté de tout ce que les journaux anglais
« publiaient journelloment de l'anarchie qui nous travaille;
« on a généralement compris que pour entreprendre un
« semblable travail, il faut qu'une nation jouisse d'une
« tranquillité parfaite. Notre acte en faveur de la liberté
« religieuse a été accueilli ave e les plus vifs applaudisse-
« ments. Les ambassadeurs et ministres des diverses nations
« de l'Europe, accrédités pres decette cour, m'en out
« demandé des copies, pour les envoyer a leurs souverains,
« et on l'imprime tout au long dan s plusieurs ouvrages
« actuelIement sous presse; entr'autres dans la nouvelle
t( Encyclopédie. Je pense que cet exemple produira un tres
« grand bien, meme dans ces contrées ou !'ignorance, la
« superstition, la pauvreté, l'oppression du corps et de
« l'esprit, sous toutes les formes dont elle est susceptible,
« pesent si fortement sur la masse du peuple qu'il n'est
(e gúere permis d'espérer de l'en voir délivrée. Si tQUS les
({ souverains de I'Europe entreprenaient d'émanciper leurs
(e sujets de l'ignorance et des préjugés qlli les dominent
« aujourd'hui, et s'ils y apportaient le meme zele qu'ils en
« montrent actuelIement dans un but contraire, un millier
« d'années ne suffiraient pas, pour les élever au degré ou
« sont actuellement parvenus tous ceux d'entre nos conci-
(e toyens qui ne sortent pas de la classe commune. Nos
« gouvernements ne seraient passi franchement soumis au
« conlrole du sens commun du peuple, s'ils n'avaient pas
« été séparés de la tige maternelle, et préservés de la




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 205


« contagion, soit du peuple dont nous sommes issus, soit
(( des autres peuples de l'Europe, par l'interposition d'un
(( aussi vaste océano


({ Pour eomprendre ce que vaut eot avantage, il faut savoir
( ce qu'il en c01ite ici pour en etre privé; je erois que dans
( notre nouveau code, le bill le plus important est sans
({ comparaison, eelui qui a pour objet de répandre l'instruc-
«( tion dan s le peuple; on ne peut imaginer de base plus
({ sure pour fonder le bonheur et la liberté.


( Si quelqu'un regardait les rois, les nobles ou les pre-
({ tres comme de fidCles gardiens de la félicité publique,
({ envoyez-le ici (Paris), e'est la mcillcure éeole de l'univers
({ pour le guérir de eette folie. 11 yerra de ses propres yeux
«( que ces elasses d'hommes forment une ligue odieuse
({ contre le bonheur de la masse de la nation. La toute puis-
{{ sanee de cette allianee ne peut etre démontrée nulle part
({ mieux que dans eette contrée, ou, en dépit du meilleur
« sol qui existe sur la terre, du plus beau climat qui soit
{{ sous le ciel, le peuple du caractere le plus bienveillant, le
« plus doux et le plus aimable dont la forme humaine soit
{{ susceptible, entouré, comme je le disais, de tant de bien-
« faits de la nature, se voit chargé de misere de toute espeee
({ par les rois, les pretres et les nobles, et par eux seuls.


« Preehez, mon eher ami, une eroisade eontre l'ignorance;
{{ établissez et améliorez la loi qui a pour objet l'édueation
{{ des elasses les moíns fortunées. Montrez a nos conci-
({ toyens que le peuple seul peut nous protéger contre de
{{ pareils tléaux, et que la taxe qu'ils paieront pour cette
({ défense ne sera pas la millieme partí e de ce qu'il faudra
« payer aux rois, aux pretres et aux nobles, si nous laissons
{{ le peuple dan s l'ignorance.


« Je erois que l'oppression est moins grande en Angle-
« terre qu'ici. Mais il ne faut pas une grande perspicacité




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


« pour s'apercevoir, quand on y séjourne, combien il y a
« dans les dispositions nationales de fondements préparés
« pour l'établissement du despotisme. La noblesse·, la
« riehesse et la pompe sont pour les Anglais des objets
« d'admiration. lIs sont loin d'avoir eette liberté d'esprit
« que nous leur supposons en Amérique. Leurs savants
« sont en moindre nombre, moins instruits et infiniment
« moins dégagés de préjugés que ceux de ce pays. »


Nous ne citerons le dernier paragraphe de cette lettre de
Jefferson qu'a titre de rapprochement historique curieux.


« Un événement se prépare, » dit-il, (e qui, dans l'ordre
(e des ehoses, déeidera probablement du destin de l'Angle-
« terreo II n'est plus douteux que le port de Cherbourg
(e s'acMver:1; qu'il sera on ne peut plus sur et eapable de
« contenir toute la marine de France. Or, la seule chose
« qui ait manqué jusqu'iei a la nation francaise pour envahir
« la Grande-Bretagne, e'est une force navale convenable-
« ment stationnée pour protéger les transports. Ce ehange-
« ment de situation doit obliger les Anglaís a entretenir
« une grande armée permanente, et il n'y a pas de roi quí,
« avee une force suffisante, ne soit toujours disposé a se
« rendre absolu. »)


La lettre de Jefferson que je viens de eiter a pour texte :
L'instructíon du peuple est la seule base solide a'un gouverne-
ment libre. Jefferson avait raison de le dire.


Les États voués a la forme démocratique, y aspirant ou
persistant a y demeurer, doívent done avant tout se deman-
der si les générations passées, présentes et futures ont été
préparées au role difficile qui leur est réservé; si elles ont
été faconnées moralement a l'accomplissement de devoirs
pénibles quelquefois, et dont l'exacte intelligence éehappe
aux hommes, quand les passions primitives et les entraine-
ments grossiers n'ont pas été préalablement domptés.




DE L'ÉTAT INTELLEt:TUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. !07


La necessité d'une éducation spéciale et analogue aux
besoins d'un siecle et au tempérament d'une société, est
chose tellement évidente que l'assemblée législative de
France en 1792, songea a rendre une loi qui prescrivit de
donner une éducation constitutionnelle au jeune dauphin.


Au 10 aout, Vergniaux proposa de nommer un gouverneur
au dauphin, et plus tard lorsqu'il eut a réfuter les insidieuses
calomnies de Robespierre, i1 dit « que dans le cas ou la
royauté eut été maintenue, une bonne éducation donnée au
jeune prince eÍlt sauvé l'avenir de la France. »


L'enseignement dan s un État a besoin d'etre un, au moins
quant a la base; et si, comme dit Voltaire, « il faut que
« chacun apprenne de bonne heure tout ce qui peut le faire
« réussir dans ]a profession a laquelle iI est destiné, » il
n'est pas moins exact de dire qu'il est certains points sur
lesquels tous les individus ont besoin. d'etre également
instruits. Une société doit avant tout voir, dans la jeunesse,
des citoyens dont elle est en droit de réclamer un jour une
part de service.


Un fait atteste l'importance que les anciens attachaient a
l'éducation des peuples ; c'est celui-ci : Lacédémone sommée
de livrer a ses ennemis trois cents enfants en otage, répon-
dit qu'elle préférait remettre entre leurs mains trois cents
hommes faits, par la raison que l'éducation de Sparte ne man-
querait pas a ceux-ci, et que les autres en seraient dépourvus.


Aujourd'hui les gouvernements ne se montreraient pas
aussi scrupuleux sur ce point. Disons pour leur excuse que
nous n'avons pas autant a craindre que nos enfants soient
exposés a sucer chez les nations étrangeres la haine de la
patrie.


L'éducation moderne est moins exclusive et moins préser-
. vatrice qu'a Lacédémone. Quoi qu'iI en soit il est bien que,


dans l'intéret d'un pays, l'éducation soit publique et uni-




208 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


forme. L'éducation domestique renferme un danger incon-
testable : le/! enfants y peuvent apprendre la haine des
libertés.


Un écrivain francais qui s'est beaucoup oeeupé des ques-
tions d'enseignement en France a un point de vue philoso-
phique, M. de Kératry, a dit ingénieusement « que les
« peuples se survivent par l'éducation; que s'étant avisé de
« faire l'application aux sociétés modernes des principes
l( qui régissaient AtMnes et Rome, on s'est demandé pour-
« quoi libres a certaines époques dans la Lacédémonie,
« d:ms I'Attique, dan s le Latium, l'espeee humaine resterait
~( esclave dans les Gaules, dans la Germanie et dans la
« Grande-Bretagne. La liberté s'est ensuite élaneée de son
« antique berceau. Tel a été l'effet lent mais certain d'une
« édueation dans laquelle l'étude de l'antiquité avait une si
« grande parto »)


Dans ce meme travail, M. de Kératry redoute pour la
masse des eitoyens une éducation trop approfondie quant
aux professions qu'il est réservé a la plupart de suivre.
I.e mal git moins dan s l'édueation elle-méme, que dans le
préjugé qui pese en France sur tout travail manuel; de lit
vient qu'en France on ne sait pas honorer le travail pour ce
qu'i1 vaut, a ce point qu'on respecte plus l'argent ehez un
homme oisif que chez un homme occupé, quelle que soit la
profession qu'il exeree. On yerra que le contraire existe aux
États-Unis.


,


Le plus grand danger que coure la diffusion des lumieres
dans les masses est le préjugé mis en avant par Jean-
Jacques Rousseau que rétat sauvage est l'état de nature;
« rétat de nature pour l'homme, dit Chateaubriand, est la
« civilisation, paree que nous sommes des etres sociables;
« pensants, perfectibles. »


Lorsque l'antiquité se corrompit et qu'elle passa de la




DE L'F:TAT INTELLECTUEL ET MORAL DES F:TATS-UNIS. 209


liberté a la servitude, l'éducation des peuples fut suspendue.
On peut dire des gouvernements despotiques ce que disait
Duelos des puissants qui n'aiment· pas les gens de lettres :
« ils nous craignent comme les voleurs craignent les réver-
« beres. » La liberté demeure ou revient avec les lumieres.
Le monde 5e régénere par la science, les lettres, les arts.


Ce qui assura le triomphe des classes bourgeoises sur la
noblesse fut l'éducation et les lumieres que les premieres
possédaient tandis que I'autre était uniquement adonnée aux
exercices du corps. Les écoliers qui ne savaient que lire et
écrire au moyen age, devaient plus tard l'emporter sur les
gentilshommes qui ne savaient que monter acheval et se
battre.


JI faut que l'instruction primaire devienne générale, que
les enfants du pauvre, comme ceux du ríche sachent lire,
écrire et compter.-L'instruction primaire effraie les esprits
enclins au passé ou antipathiques a l'avenir, qui ne se repré-
sentent pas tout un peuple instruit; selon eux l'ouvrier a
besoin d'ignorance pour accepter son sort et rester attaché
a son labeur. L'expérience a démontré cette erreur dans
les pays ou l'homme de peine sait lire et écrire comme en
Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis; il n'en résu!te
aucun inconvénient. L'instruction élémentaire répartie a
I'individu, améliore l'esprit.


Seus les gouvernements absolus, lorsque les écoles re coi-
vent l'impulsion de ces gouvernements, il est certain que
l'éducation domestique forme, plus que l'éducation publique,
des caracteres indépendants et originaux; mais sous un gou-
vernement libre et sérieuse'ment ouvert aux idées de progres,
c'est le contraire qui a lieu. Si dans les gouvernements abso-
lus, l'indépendance se réfugie dans les familles, sous les
gouvernements libres, ce sont les vieux préjugés qui y
trouvent asile.




210 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Dans les soeiétés libres et démocl'atiques l' éducation
,publique est done le premier parmi les bienfaits qu'elle est
appelée a répandre.


Nous allons voir eomment le peuple américain a pratiqué
l'enseignement a l'égard des masses, quelles applications il
en a faites, et les avantages qu'il en a retirés.




§ 2.


Tous les peuples ne sont pas aptes a recevoir le meme genre d'éduca-
tion. - La démocratie et l'instruction populaire sont nées le lneme
jour en Amérique. - L'enseignement obligatoire aux États-Unis. -
L'acceptation des fonctions publiques obligatoire dans le ,Massa-
chusetts. - Législation concernant l'enseignement aux États-Unis.
- Enseignement gratuito


Les besoins intellectuels des peuples peuvent tres bien
différer entre eux, malgré la similitude sympathique ou
eontrainte, des besoins politiques. II n'est done pas dit
que partout les memes causes doivent produire les memes
effets, et que les me mes résultats s'obtiennent de la pra-
tique des memes prineipes, - surtout en matiere d'ensei-
gnement.


En Franee, par exemple, nous avons de plus qu'aux
États-Unis, un héritage littéraire glorieux a continuer;
nous avons, de plus qu'eux, des Ioisirs qui demandent a
etre inteIligents et eultivés, des traditions nationales qui
Qbligent.


Si done la pensée nous venait d'établir un rapproehement
entre la Franee et les États-Unis, sous ce rapport, nous
devrions tout d'abord tenir eompte des eonditions morales
des deux pays, - en dehors des eonditions poli tiques; -
et cela seul suffirait pour écarter toute idée d'applieation
absolue d'un meme systeme. Je n'outrepasserai done pas la
limite de mon sujet.


On sait que les eolonies du nord de l'Amérique, connues




212 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


sous le nom de Nouvelle-Angleterre, furent le berceau des
institutions et de la société américaines teHes qu'elles exis-
tent aujourd'hui, et teHes qu'elles ét~ient déja réglées et
comme arrétées dans la pensé e des émigrants qui vinrent
peupler ces contrées. En mettant le pied sur le rocher de
Plymouth, ·ils y avaient pour ainsi dire, déposé le germe
de l'avenir de l'Amérique. Ces hommes, qui appartenaient
presque tous a la secte des puritains que les persécutions
de l'Angleterre envoyaient au désert, représentaient des
doctrines religieuses qui se confondaient en plusieurs points
avec les théories républicaines et démocratiques les plus
absolues.


Les príncipes qu'ils réchauffaient au fond de leurs cceurs
étaient connexcs a ceux d'une austere morale. ns sentaient
que l'instruction seule pouvait les conserver intacts et purs.
Forts, au milieu de J'exil, de leur foi dans le présent et dans
l'avenir, ils se constituerent immédiatement en société; et,
faisant reposer le triomphe de leurs idées sur la diffusion
des lumieres, ils proclamerent, les premiers, cette maxime,
qui devint peu a peu un axióme en Amérique : que « tous les
enfants d'un État devaient etre gratuitement instruits par
rÉtat. » Et ils firent, par la pratique, que cette croyance
s'introduisit dans les mceurs. Or, toute pensé e qui, en s'in-
filtrant dans l'esprit et dan s le cceur d'une nation, inspire
en quelque sorte la loi avant que la loi impose ses obliga-
tions, est évidemment une pensée vitale, inhérente aux
besoins de ce peuple, commc le sang est nécessaire au corps.


Si bien que la démocratie et l'instruction populaire qui
.est son premier, son plus ferme et son plus efficace appui,
étant nées, pour ainsi dire, le meme jour en Amérique, elles
se soutinrent l'une par l'autre, et s'entr'aiderent fa se déve-
lopper au fuI' et a mesure que la République des Etats-Unis
prit de l'extension. .




DE L'ÉTAT INTF.LLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. '!t3


Cet axiome, proclamé jadis par une poignée d'hommes
ardents et sincerement convaincus, a porté ses fruits en
devenant une loi commune et acceptée aujourd'hui par tous
les États de l'Uníon, dans des limites plus ou moins éten-
dues, que je ferai ressortir plus loin.


11 est évident que c'est quelque chose de plus qu'un sen-
timent de pure générosité quí a poussé les États-Unis 11
adopter et 11 pratiquer sur une large échelle l'axiome que
fai cité plus haut.


Il faut en attribuel' l'honneur 11 des préoccupations poli-
ques tres élevées, inspirées par l'intelligence exacte des
besoins et des conséquences de la démocratie.


Sous une forme de gouvernement ou chacun est habitué,
positivement et de fait, 11 prendre une part plus ou moins
directe, plus ou moins active aux affaires, l'intéret de tous
exige que chaque citoyen soit capable de remplir surement
et avec garantie le mandat qui luí est confié. - De meme
qu'il y a pour chacun un intéret individuel tres évident 11
se montrer digne de ce mandat, soit qu'íl l'accomplisse par
le vote, quí est un des actes les plus importants dans cette
sorte de société, soit qu'il se traduise par l'élection 11
quelque fonction publique. 01', le vote est une chose de
tous les jours, pour ainsi dire, aux États-Unis, et les fonc-
tions publiques y sont tres nombreuses et tres recherchées,
depuis les plus humbles jusqu'aux plus élevées, quoique la
plupart soient peu ou pas rétribuées. Mais on attache une
véritable importance 11 en etré revetu, paree que, données
11 l'élection presque toutes, elles ont la valeur d'une sanc-
tion accordée au caractére et 11 la personne de I'élu. 11 est
meme certains États, comme celui du Massachusets oÍ!,
dans les communes, les citoyens sont obligés, sous peine
d'amende, d'accepter les fonctions auxquelles les élisent
leurs concitoyens.


RÉPUBLlQUI AMÉRICAINE, T. 11. l4 ~o




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Ce double intéret que ressentent a la fois la communauté
et !'individu, chacun de son coté, a aidé prodigieusement au
développement de l'instruction aux États-Unis.


Par contre, les institutions sociales ont acquis d'autant
plus de force et de stabilité, qu'un plus grand nombre
d'inteIligences en pénetrent bien et profondément le sens
et l' esprit.


11 faut constater, en outre, que la question de l'ensei-
gnement, aux États-Unis, est une question toute résolue
dan s l'esprit et le creur des habitants; que les causes que
nous avons développées, nées, les unes de l'état social
meme de l'Amérique, les autres d'une sage prévoyance, et
toutes se rattachant a des idées d'un ordl'e tres supérieur,
font que l'instruction y est un objet de constante sollicitude
de la part des gouvernements et des citoyens eux-memes.


Les taxes que l'entretien des écoles nécessite sont les
moins impopulaires de tous les impots (et souvent elles sont
fort élevées), car toutes les classes comprennent également
l'importance et l'urgence de ces sacrifices considérables. Y
coopérer, c'est, ponr tout le monde, accomplir le premier et
le plus saint des devoirs (1).


Mais, disons-Je, on n'a rien négligé non plus en Amé-
. rique pour répandre dans les masses ce juste sentiment.
e'est le but perpétuel des efforts de ceux a qui il est donné
de gouverner et d'influencer I'opinion publique. Le zele
et l'activité de certains hommes sont infatigables a cet
égard.


(i) Les ressources des écoles sont considérables, Qutre les taxp.s particuliéres prélevúes
sur les habitants. Ainsi, dans la répartition des terres qui a été faite entre les États par le
Congres, une cerlaine portion de ces terres a été spécialement affectée aux besoins des
écoles, el sont désignées sous le nom de 8cllool'8 lands. L'État en paye l'intéret a raison
do 6 pour cent par ano Les eucans, les jeuI, les loteries (dans les États oa ils sont tOlerés)
sont taxés au profit des ecoles; toutes les amen des judiciaires dont la loi n'a pas prévu
l'emploi, les successions vacantes, cte., sont pour elles autant de bénéfices auxquels
viennent se joindre des impots immobiliers.




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. '115


Enfin, on peut le di re, en Amérique, on est parvenu a
créer le fanatisme de l'enseignement, non moins ardent et
non moins intolérant que le fanatisme religieux. Il semble
meme que ce he soit pas assez d'avoir souffié au sein des
masses intéressées cette forte conviction du devoir, il a
fallu encore !'imposer a ceux qui en sont l'objet.


Aux yeux memes des enfants, on releve, si je puis
m'exprimer ainsi, la condition de l'écolier en élargissant
le cercle de ses obligations. Dans toutes les fetes publiques,
dans toutes les solennités nationales, les écoles ont un
droit de préséance, une place réservée qu'elles occupent
avec leurs bannieres. A Washington, par exemple, a l'éppque
des sessions du Congres, on conduit les écoles au Capitole,
aux jours ou quelque grande voix, comme celle des Web-
ster, des Clay, des Calhoun, des Cass, doit retentir dans son
enceinte; ou bien a la cour supreme, lorsqu'un avocat
célebre doit y prendre la parole pour débattre quelqu'une
de ces larges questions ou les intérets de I'Union sont
en jeu.


On faít aínsi comprendre aux enfants, par les lecons et
par la pratique, pour aínsi dire, tout ce que le pays a le
droit d'attendre d'eux un jour; en les melant, des les pre-
miers pas qu'ils tentent dans la vie, aux choses publiques;
en les initiant de bonne heure aux intérets les plus sérieux
de la communauté.


Des trois degrés formant l'ensemble de l'enseignement,
celui qu'il est le plus véritablement opportun d~étudier
c'est l'instruction primaire, qui e~t le pain moral du peuple,
en meme temps qu'il est le fondement essentiel de la démo-
cratie.


Des six colonies de la Nouvelle-,Angleterre, si bien favo-
risées a leur naissance, et désignées par la Providence pour
imprimer leur physionomie et leur caractere au reste de




!16 RÉPUBLIQUE A~IÉRICAINE.


l'Uni9n, le Massachusets eut le privilége glorieux de mar-
quer entre tous, par la splendeur et par la prospérité de
ses écoles et de son systeme d'enseignement. Aussi les
écoles du Massachusets ont-elles servi et servent-elles
encore aujourd'hui de modeles a tous les autres États. Je
prendrai done le plus souvent ie Massachusets pour sujet
de cette étude.


A mesure que la société s'organisait sous les efforts intel-
ligents des premiers colonisateurs, la population croissait
également; mais, dans son rapide essor, elle s'était grossie
ct'éléments moins purs, propres a compromettre l'reuvre
dont leur foi poursuivait le triomphe. Un tel état de choses
dut nécessairement leur inspirer d'assez sérieuses inquié-
tudes pour qu'ils songeassent a écrire dans la loi ee que
l'austérité seule des mreurs avait jusque-Hl suffi a garantir,
~l pro té gel' .


lIs s'attaquerent d'abord aux personnes, cela était logique,
et ils introduisirent dans leur législation des peines tres
dures contre ceux qui, en refusant d' envoyer leurs enfants
aux écoles, contribuemient a entretenir l'ignomnce et l'irréli-
gion (1).


L'intervention de la soeiété dans cette grave question
aBa meme si loin que, se substituant a la famille rebelle
aux injonctions de la loi, elle enlevait aux peres les droits
que la nature leur avait donnés, mais dont ils usaient si
mal, et s'emparait de la direction des enfants. Et, comme
s'ils avaient en meme temps pressenti l'influence, qu'un
jour, leur systeme d'enseignement devait exercer sur toute
l'Amérique, les eolons du Massaehusets voulurent en
asseoir les bases dans un eode écrit. lIs établirent done
une double législation pénale et organisatrice, tres volumi-


(t) Lois des provine"s, lois des colonies.




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. !!17


neuse aujourd'hui, mais dont l'esprit, sauf les modifications
imposées par le temps et par la marche des idées, est resté
le meme.


Ne perdons pas de vue, et ceci est important, que les
colon s du Massachusets, en décrétant des lois pénales en
matH~re d'instruction, agissaient dan s un intéret de conser-
vatio n ; qu'ils voulaient sauvegarder et protéger une chose
existante, et qu'ils donnaient en quelque sorte un tuteur a
un arbuste déja en fleurs. lIs défendaient tout simplement
la civilisation contre l'envahissement imminent de la bar-
barie.


C'est le sort de toutes les idées vraiment grandes et exploi-
tées, des leur début, habilement et ave e intelligence, d'en-
trainer le progre s avec elles, au lieu de le suivre dans sa
marche rapide, et de le modifier si bien avec le temps, qu'a
peine on s'apercoit, a des époques données, si, a leur ori-
gine, elles se sont imposées par la terreur. Aussi n'est-ce
plus, aujourd'hui, a la sévérité de la loi qu'il faut attribuer
le magnifique spectacle qu'offre en Amérique l'état de l'en-
seignement populaire.


Si, dans le Massachusets, la loi s'est montrée inflexible
envers les personnes, en tant' qu'elle était préventive, a
mesure que le sentiment du devoir a pénétré, sous son
influence, dans les familles, elle a su se relucher peu a peu
de ses rigueurs excessives a l'égard des particuliers pour les
appliquer aux communes, sur lesquelles elle pese actuelle-
ment d'un poids lourd, mais intelligent.


Cependant, tout en élargissant le cercle de son action,
la législation du Massachusets s'est réservé encore un
recours, faíble et indirect en apparence quoique toujours
sur, contre les individus. Ainsi, par exemple, aucun enfant
au dessous de quinze ans ne peut etre employé dans une
manufacture ou fabrique quelconque, s'il n'a suivi, pen-


O·' ~: , ,




218 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


dant troís mois au moins, avant l'année oil il est admis
dans l'établissement, soit une école privée, soit une école
publique (1).


Tout propriétaire, agent ou administrateur d'une manu-
facture ou fabrique qui emploie un enfant sans s'étre assuré,
au moyen d'un certificat en regle, que celui-ci a rempli les
conditions voulues par la loí, est condamné a une amende
dont le chiffre est fixé a 270 francs (2).


La loi, plus douce' aujourd'hui pour les individus, ai-je
dit, est précíse et rigoureuse a l'égard des communes. En
effet, la création et l'entretien d'écoles gratuites (3) pour
l'éducation des enfants résídant dans leur circonscription
respective, sont pour elles une des obligations municipales
les plus importantes inscrites dans leur acte d'incorporation,
et elles sont tenues d'y satisfaire, sous peine d'une amende
dont le chiffre est tres élevé.


Le nombre des écoles a établir, le nombre de mois pen-
dant lesquels elles doivent rester ouvertes, durant l'année,
sont subordonnés a l'importance de la corporation. Ainsi :


Toute ville, quelle que soit, dit la loi, l'étendue de son
territoire, quel que soít le chiffre de sa population, est
obligée d'entretenir au moins une école pendant six mois,
chaque année.


L'existence de cent feux dans une commune nécessite
l'entretien d'une école, ouverte pendant les douze mois de
l'année, ou de deux écoles pendant six mois.


Pour cent cinquante familles, la loi ordonne l'entretien
de deux écoles pendant neuf mois, ou de trois pendant six
mois.


(1) Statutes ofl836, chapo 245.
(li!) Aux États-Unis 00 a uo moyeo toujours sür, quoique peu digoe, d'assurer ¡'exécutioll


de ces sortes d'arret.s. Le produit de ¡'amen de, en beaucoup de cas, comme dans celui-ci,
par exemple, esl tonjours au profit de celui qui déoooce la cootra vention,


(3) Revi.~ed statu.tes, chapo 23.




DE L'ETAT INTELLECTUEL ET ~IORAL DES ETATS-UNIS. 219


Du moment ou le chiffre de la population atteint cinq
eents familles, outre deux écoles primaires ouvertes pendant
toute l'année, la eorporation doit entretenir une troisieme
éeole spéciale, ou les enfants recoivent une instruction pri-
maire d'un degré supérieur.


Dans les villes d'au moins quatre mille ames, l'instituteur
doit etre en état d'enseigner le grec, le latin et toutes les
branehes de l'enseignement seeondaire.


Tel est, en résumé, l'esprit de la législation du Massachu-
sets en eette rnatiere.


e'est sous l'empire de cette législation, sous l'influence
du sentirnent droit, juste et profond qu'a de ses intéret la
soeiété arnéricaine que furent fondées les écoles publiques
ou cornrnunes dont les résultats sont brefs a énurnérer, car
ils se résument en ces quelques lignes : qu'on ne reneontre
pas, pour ainsi dire, dans tous les États du Nord un seul
individu qui ne sache lire et écrire, et qui ne possMe, en
outre, eertaines eonnaissanees essentielles eL indispensables
sous un gouvernernent démocratique.




§ 3.


Tout l'enseignement est dans les écoles publiques aux États·Unis. -
Écoles du dimanche. - Utilité de l'enseignemellt dans les sociétés
démoeratiques. - Role des femmes dans l'éducation. - Les iustitu-
teurs. - Importance de leur mission. - L'enseignement secondaire
plus négligé.


Un systeme qui produit de tels résultats devait agir forte~
ment sur le reste des États-Unis, qui se sont empressés de
l'adopter.


Ces écoles publiques, ouvertes gratuitement, pour l'in-
struction primaire, a toutes les classes de la société indis-
tinctement, sont l'ceuvre de tous, de l'État comme des
communes qui y cooperent simultanément, et dans les
limites de leurs obligations respectives, comme nous le ver-
rons plus loin. Elles ont toutes les sympathies, toutes les
affections, toute la faveur des masses. Les efforts de chacun
tendent constamment a en assurer le succes et la prépondé-
rance sur tous les autres établissements de ce genre, paree
qu'elles représentent véritablement l'opinion publique, paree
qu'on les considere, avec raison, comme la création la plus'
complete née du souffie démocratique, comme le moyen le
plus puissant et le plus efficace d'entetrenir entre toutes les
classes de la population les sentiments d'égalité politique et
de fraternité qui, dans tous les pays, sont la base des insti-
tutions républicaines.


Aussi, est-ce bien dans ces écoles, aux deux degrés oil




DE L'ÉTAT INTELLECTVEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 2iH


elles existent, qu'il faut chercher et qu'on trouve véritable-
ment l'instruction publique aux États-Unis; car c'est H.
seulement qu'elle a pris ces développements prodigieux qui
frappent d'étonnement, d'admiration et d'envie. La liberté
entiere qui existe en ce pays, en matiere d'enseignement, a
donné naissance a une multitude innombrable d'écoles et
d'établissements de toutes sortes, lalques ou religieux, dont
la plupart meme sont gratuits aussi.


Mais il ne faut pas croire qu'il y ait lutte ouverte entre les
écoles publiques et ces dernieres. Ce serait faire supposer
qu'en Amérique il regne deux esprits. 11 n'y en existe qu'un
seul en fait d'instruction, et il y est général : répandre les
lumieres par toutes les voies possibles.


A coup sur, les écoles publiques y satisferaient ample-
ment, si, a coté des besoins intellectuels, ne s'élevaient pas
les nécessités religieuses qui divisent, mais sur ce seul
poiut, les États-Unis en une multitude de fractions difficiles
1:1 énumérer.


Le fanatisme des sectes est l'unique adversaire que ren-
contrent les écoles communes. Ce sont done les sectes
religieuses qui élevent, uniquement dans l'intéret de leurs
controverses, des écoles privées. En effet, la constitution
des États-Unis ne reconnaissant aucune religion et s'inter-
disant d'en prohiber aucune, l'enseignement religieux est
nul dans les écoles publiques. Il en est meme proscrit, et
défense est faite a tout instituteur de porter atteinte, d'une
maniere quelconque, a cette absolue liberté de religion.
L'enseignement religieux étant considéré comme un droit
du foyer qu'on respecte scrupuleusement, les sectes ont,
des lors, beau jeu de spéculer sur leur influence respective
pour appeler a leurs écoles tous ceux qui sont en commu-
nion d'idées avec elles. La société n'en retire pas moins le


, .


bénéfice qu'elle recherche.




222 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Si grandes sont les préoccupations qui dominent les
masses en Amérique, au sujet de l'instruction, qu'il s'y
est form"é une vaste association, sous le nom d'Union amé-
ricaine pour les écoles du dimanche, et dont la mission
est de répandre les lumieres et les premiers principes de
moralité parmi les classes de la population qui ne peuvent
assister aux écoles pendant la semaine : ainsi les ouvriers,
les domestiques, les esclaves meme, etc., etc. Cette société
compte parmi ses membres des femmes riches, des hommes
influents, qui consacrent librement et gratuitement leur
journée du dimanche a l'accomplissement de cette ceuvre.
Elle a des ramifications sur toute la surface de I'Amérique,
et exerce une grande influence par ses missionnaires, par
ses publications, par ses journaux, par ses livres excellents,
se vendant a des prix d'une modicité qui nous semblerait
fabuleuse.


De cet état de choses découlent naturellement deux impor-
tantes questions : celle de la liberté absolue de l'ensei-
gnement et celle du systeme d'organisation des" écoles
publiques.


Il importe d'abord de faire ressortir ici ce point capital
que dans toutes les écoles, privées ou publiques, lalques
ou religieuses, un meme esprit anime les instituteurs a
l'endroit du double résultat que la société se propose d'at-
teindre. Par exemple : que l'instruction primaire, réduite
aux simples notions de l'écriture, du calcul, de la morale,
ne suffisait pas, au point de vue de l'intéret de tous, et
qu'il était nécessaire d'y ajouter, - et c'est un acte de
prudence, - l'explication précise et nette des droits que
chacun a a faire valoir dans la société, et des devoirs
auxquels chacun est tenu envers elle. 11 es! donc a remar-
qu~r que dan s toutes les écoles, quel que soit le degré
d'enseignement qu'on y recoit, rune des branches de cette




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. H3


instruction est d'abord l'étude de la constitution de I'État,
puis, plus tard, celle de la constitution fédérative. Il en
résulte, et le fait est constant, que tout citoyen, dans
quelque classe qu'on le prenne au hasard, connait les
institutions a l'abri desquelles il vit, et en possMe non
pas seulement la connaissance superficielIe, mais encore
le sentiment exact et juste, cal' on le lui inculque des le
bas age.


Un tel fait a des conséquences qu'il serait superflu d'es-
sayer de démontrer, elles frappent assez. L'enseignement
primaire, réduit aux simples proportions ou nous avons
l'habitude de le réduire, quoique étant un immense bienfait
au point de vue de la morale, manque encore cependant
aux obligations que lui impose l'avenir de I'État, si on ne
sait pas ajouter aux connaissances qui font de la brute un
homme, celIes qui font d'un homme un citoyen. Ce n'est pas
assez d'ouvrir l'esprit d'un enfant a la perception, il faut
prendre garde encore qu'on ne profite de ce rayon de
lumiere que vous aurez aHumé dans son intelligence pour
y jeter plus facilement des germes de désordre et deper-
turbation, et pour détruire une reuvre achetée au prix de
grands sacrifices. L'instruction primaire ne sera et ne peut
donc etre complete qu'autant que l'enseignement politique
lui fera cortége. Cela a été jugé nécessaire en Amérique.
Rien ne dit qu'il n'en puisse pas etre de meme dans toutes
les sociétés.


Tant libérales que soient les institutions d'un pays, elles
ne paraitront jamais répondre aux besoins de tous, et vacil-
leront sans cesse sur leurs bases, si la plus grande masse
de ceux qu'elles abritent, protégent et appellent a se mou-
voir dans leur centre, ne les comprennent pas exactement
et ne s'élevent pas jusqu'a leur niveau. Il est rare que ceux
a qui manquent les lumü3res croient que l'obscurité soit en




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


eux, ils l'aecusent plus volontiers d'etre au foyer qu'ils
regardent san s que ses rayons leur frappent la vue. A
ceux-Ul, le sens précis de leurs droits échappe toujours, et
alors, ou ils en abdiquent l'exereice, ou ils en exagerent la
portée réelle.


En deca et au dela de la vérité, on rencontre done des
indifférents ou des factieux.


Les institutions, dans les deux cas, sont exposées a subir
de graves atteintes, et la société peut etre mise en péril. Ce
sont surtout les États démocratiques qui se trouvent ainsi
le plus menacés et courent le plus vite 11 la décomposition,
a la déconsidération, a leur perte.


n faut en outre observer, ceci s'applique spécialement
aux États-Unis, que la population s'accroit, chaque année,
autant et peut-étre plus, par l'immigration que par la repro-
duction naturelle. Il arriverait done inévitablement que,
dans un temps donné, l'esprit national, l'esprit meme des
institutions, disparaitrait, si I'instruction ne se répandait
pas 11 profusion parmi ces nouveaux venus sortis de tous
les centres européens, et dont pas un n'a le sentiment juste
des libertés amérieaines.


Pour peu done que l'enseignement fUt diffieile ou couteux
a acquérir, les lumieres ne pénétreraient pas jusqu'a ces
dernieres couches. L'ignorance et les préjugés dont ces
populations portent le germe en elles, sortiraient bientot de
leur sein pour jeter de profondes racines dan s le Nouveau-
Monde. '


e'esta New-York surtout qu'on se rend bien compte des
piéges innombrables qui sont ainsi tendus aux institutions
américaines. Ce port est le réceptacle de toutes les émigra-
tions; 20,000, et quelquefois meme 30,000 individus y
débarquent chaque mois. Ils se dispersent, iI est vrai, sur
la surface de I'Union, mais ce grand courant dépose tou-




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 2!!5


jours un limo n en passant. Que de zele, que d'efforts, que
de saerifiees ne faut-il pas pour tromper le mal, quí trouve
pourtant encore a surprendre la vigilanee et 11 s'infiltrer par
quelques fissures inévitables !


Ce qui ne laisse pas de donner une féeonde impulsion
en Amérique au développement de l'instruction dans les
masses, e'est que, a coté des soins de la eommunauté
pour la répandre a profusion, eette instruction est répartie
sur les femmes a un égal degré que sur les hommes. Elle est
pour ces dernieres tout aussi grave et tout aussi sérieuse,
et elle concourt a exercer une influence salutaire sur
les premieres impressions que les enfants recoivent de leurs
meres.


L'éducation du foyer est done grave et austere aux États-
Unis, eomme l'enseignement public qui doit la suivre, et
e'est bien a cela qu'est due cette maturité précoce quí distin-
gue les Américains.


Les mceurs, les habitudes de la vie exigent d'ailleurs
eette gravité dan s l'instruction des femmes, et la ren-
dent plus nécessaire en Amérique qu'elle ne le serait
partout ailleurs. On sait d'abo1'd que, des leu1' plus tendre
jeunesse, les filles son! libres, absolument livrées 11 elles-
memes, maitresses de leurs instincts, de leurs penchants,
de leur personne. Il est done indispensable qu'on éleve
leur esprit autant que leur eceur, et que la force du pre-
mier serve de défense aux faiblesses du second. En outre,
l'éducation du foyer est tout entíere dévolue aux meres,
les hommes étant absorbés par des occupations qui ne leur
permettent guere de jouir de la vie de famille que pendant
de tres cou1'ts instants de la journée. Cela est absolument
général aux États-Unis. 11 es! done urgent que la femme
applique son intelligenee 11 des études dont plus tard elle
aura mission d'inculquer les éléments et les principes a


RÉPUBLIQUE AMÉRlCAlNE, T. n. 15




226 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


ses enfants, non seulement dans leur bas age, mais aussi
pendant le temps de leur jeunesse, attendu que, dan s les
écoles publiques, I'enfant revient toujours, ehaque soir, sous
le toit paternel. La, pour le guider, pour l'aider dan::; ses tra-
vaux, il n'a que sa mere ! ...


En Amérique, la décentralisation administrative est
poussée aux dernieres limites. Les éeoles publiques en ont
profité.


Dans les détails de la vie poli tique des Amérieains, rien
nevous fait pressentir rUnion. Il semble que la nation mente
a son propre nomo Au eontrail'e des systemes européeus,
plus vous remontez au point que ron désigne pour le centre
du pouvoir, moins vous I'y reneontrez.


1\1ais vous le retrouvez a la base, dan s la eommune. e'est
la que gisent la force, la stabilité, I'ordre. La commune, je
I'ai déja dit, est la véritable patrie de I'Amérieain. Dans
le mouvement habituel des affaires, le gouvernement de
Washington-City, le grand milieu de I'Unjon est un mythe
pour la eommune. Il touehe par un point imperceptible a
l'État, I'État pese a peine sur le eomté, le eomté n'est jamais
génant pour la eommune. CeHe-ei est réeHement le ereur de
ce grand eorps.


Eh bien, la est la cause la plus réelle de l'immense
développement qu'a pris I'instruetion aux États-Unis. l\1ai-
tresse en quelque sorte de ses propres destinées, livrée a
ses propres forees, ehargée de la défense, de l'administra-
tion, du poids de ses intérets et de sa fortune, eontrainte
de prendre dans son sein ses nombreux fonetionnaires,
la commune, en Amériqtle, se trouve obligée, ne fUt-ce
que par un sentiment d'égoisme, de s'élever a la hauteur
du role qui lui est assigné, sous peine de déchoir a ses
propres yeux. Le sort de tous exige done que la plus grande
masse possible de lumieres, d'instruction, d'inteIligenee




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTA'fS-UNIS. 227


et de moralité pénetre dan s l'esprit et dans le creur des
habitants.


e'est HI, dans cette agglomération de quelques maisons,
au sein de quelques faroilles unies dans un meme but, que
le sentiment de l'éducation de tous prend naissance pour
se répandre sur la surface entiere du pays et devenir une
loi génél'ale. 11 en est ainsi de tous les intérets politiques et
sociaux aux États-Unis; ils s'élaborent et se résolvent, pour
ainsi dire, au foyer domestique.


L'État, n'exercant qu'un contróle tres secondaire sur
toutes les affaires des communes, se trouve, dans la ques-
tion de l'instruction publique, comme dans toutes les autres,
a peu pres complétement effacé. Son action directe est nuBe.


Laissant aux communes la charge de la presque totalhé
des dépenses afférentes aux écoles, celles-ci s'en réservent
exclusivement, en vertu de lems dl'Oits de constitution,
l'entretien, l'administration, la direction. Elles jugent sou-
verainement toutes les matieres qui s'y rapportent, et sont
seules responsables.


Les fonds votés pour les écoles forment meme une bran-
che d'administration tlnanciere en dehors du maniement
Ol'dinaire des revenus de l'État et de la eommune. Elles
constituent une fortune partieuliere, sauvegal'dée par la 10í
et gérée par des comités dil'eeteurs (ineorporés), qui ont
droit de posséder, d'acheter, de vendre des capitaux, des
immeubles, etc., au 110m et pour le mieux des intérets des
éeoles.


Tout tend done a garantir aux eommunes eette souve-
raineté.


Le coneours moral de rÉtat, son autorité, sont borné:; a
la part d'influence que son faible concours pécuniaire peut
lui donne!'. II ne s'exeree que dans la limite de la loi qu'il a
décrétée. .~
¡f;~' "4/k'
f ~ ,,~
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~, " ~ \- . ~
", \ f -t"


'\\ t Ai.' ....
'. 'f 1'- .A '~'-'. ~'




228 RÉPUBLlQUE A~IÉRICAINE.


Par exemple, les communes sont tenues d'entretenir un
certain nombre d'écoles. L'État constate qu'elles se con-
forment a cette obligation; il s'assure que les subsides
qu'il aceorde sont équitablement répartis entre toutes les
loealités, selon leurs besoins respeetifs; que les fonds sont
hien employés a l'usage qui leur est destiné. Le plus loin
que son contróle s'étende, e'est d'exiger des comités diree-
teurs institués dans chaque centre, qu'ils fassent connaitre
annuellement a la législature la situation des écoles, les
résultats obtenus, les actes accomplis, enfin tous les faits
qui peuvent intéresser ou éclairer l'opinion publique sur
un sujet aussi important. L'État est représenté dans l'exer-
cice de ce droit par un fonctionnaire désigné sous le titre
de surintendant général de l'enseignement. Toute l'inter-
vention de l'administration centrale se borne a cet unique
fonctionnaire.


L'État du Massachusets est le seul, je crois, qui, ayant
senti fortement le vice d'une telle décentralisation en une
matiere aussi délicate, ait créé, depuis quelques années, un
bureau central d'éducation, lequel sans empiéter sur les pou-
voirs des comités locaux, s'est réservé d'exercer une haute
influence sur la direction des éeoles, en leur donnant une
impulsion unique et homogene.


Ce qui frappe aux États-Unis, non moins que l'admi-
rabIe organisation des éeoles, au point de vue maté riel
comme au point de vue moral, non moins que les résultats
produits par le systeme qui y est mis en pratique, e'est le
corps des instituteurs, véritables gardiens de la moraJe
publique, responsables devant Dieu et devant la Soeiété des
jeunes eceurs et des jeunes intelligenees que ron confie a
leurs soins.


La sollieitude dont l'enseignement est l'objet en Amél'ique
devait nécessairement se refléter sur les personnes chargées




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 2!9


de la donner; e1 I'CBuvre si largement entreprise par les
États-Unis ne pouvait manquer d'olfrir encore, sous ce rap-
port, un earaetere tout partieulier.


On s'est attaehé a faire aux instituteurs des deux sexes
une position honorable, eonsidé1'ée; et pour cela on n'ap-
pelle géné1'alement a remplir eette belle mission' du p1'ofes-
sorat que des gens présentant des garanties réelles de .
considération et de mo1'alité.


Pour avoir 'a eoup sur de tels hommes, il faBait leur faire
des t1'aitements dignes et convenables. Gest aínsi qu'on
trouve 11 la Nouvelle-Orléans, par exemple, de simples insti-
tuteu1's primaires dont le traitement s'éleve jusqu'1\ pres de
2,400 fr. par an (1).


n faut le di1'e, le eoneours qu'on attend d'eux ne se borne
pas seulement uu st1'iet aecomplissement des eharges de leur
profession. Lem róle est plus large et plus élevé. Ce ne sont
pas seulement des preuves de savoir qu'on exige d'eux, ce
sont encore des garanties de mora lité qu'on place sur la
meme ligne que les premieres. 011 ne les prend jamais a tout
hasu1'd; on les ehoisit toujours, el les comités exe1'cent sur
eux une surveillance et une autorité actives et ineessantes.


Tous les instituteu1's sont appelés a prendre une part
réelle 11 l'amélíoration et au progres des écoles et des
méthodes d'enseignement. Ils se réunissent fréquemment, et
a des époques fixes, en présence des comités directeurs,
dans le but d'apporter dans ces assemblées les fruits d'une
expérience et d'une pratique quotidienlles, qui jettent de
vives lumieres dans les questions débattues. Cela est une
mesure généralement adoptée.


(f) Les traitements des instituteurs varient dans loules les parties de l'Union. lis ne son'
pas également elevés partoul, mais parlout ils sonl con venablos el en rapport avee lea
besoios de la vie. Dans le Massaclmsets i1s sont, en moyenne, de i,500 fr. a 4,800 fr. poor
les instituteurs males, el de 720 a 1,300 fr. pour les femmes qui se livrent á l'enseignement
pub lic.




i30 RÉPUBLIQUE AMÉRlCA1NE.


Outre ces réunions éparses, iI se tient tous les ans, dans
une des vilIes du Massachusets, un con gres de tous les
instituteurs, auxquels s'adjoignent les personnes qui s'inté-
ressent véritablement 11 la question de l'enseignement et a sa
prospérité. Ces conférences ont une grande portée; et il en
est sorti des résultats tres importants, des améliorations
tres sérieuses, des progres tres réels, tels qu'on pouvait
en attendre d'hommes aussi compétents, et apportant, de
toutes les parties de l'Union, une expérience qui manque
évidemment aux comités directeurs complétement étrangers
a la pratique des choses rudimentaires.


Les instituteurs sont généralement recrutés dans les écoles
normales dont l'organisation procéde directement du prín-
cipe et du systeme des écoles communes. Comme dan s ces
dernieres, l'instruction y est gratuite, mais en un cas, savoir:
lorsque les éleves sont nés sur le territoire de rÉtat, ou
lorsque, étrangers a cet État, ils déclarent avoir l'intention
de se livrer a l'enseignement dans les écoles publiques com-
munes établies sur son territoire. Alors ils sont exempts de
toute rétribution ~ ce qui est une preuve nouvelle des sympa-
thies exclusives dont jouissent les écoles communes.


Il est un dernier point, enfin, sur lequel nous croyons
devoir appeler l'attention. En Amérique on a créé, dans
presque toutes les communes, et en tous cas, dans les plus
importantes, des bibliotMques uniquement destiné es aux
écoles. Quelques-unes d'entre elles sont tres remarquables
par le nombre et par le choix des ouvrages.


Les comités directeurs y consacrent des sommes assez
considérables; etles États de leur coté, facilitent ces bonnes
dispositions en coopérant, par des secours pécuniaires, a la
prospérité de ces établissements. Ainsi, la législature du
l\lassachusets, par exemple, accorde achaque école, pour
cet objet, une somme égale a ceHe qu'elle y consacre elle-




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 231


meme. La création des bibliotheques est la conséquence
inevitable, la conclusion du systeme populaire de l'ensei-
gnement. Apres avoir donné l'instruction aux enfants, il est
logique, il est prudent de leur assurer les moyens d'en faire
un bon et sain usage. Apres avoir ouvert leur intelligence a
la science, on sauve leur creur.


De meme que les bons engrais améliorent les terres et les
fécondent, de meme les bons livres font éclore de bonnes et
honnetes pensées dans les ames.


Sous le rapport de la généralité de l'enseignement public,
les États-U nis, non seulement n'ont rien a envier a aucun
pays, mais il en est peu, qui ne puisse et ne doive prendre
exemple sur eux.


Nous avons mis dan s le COUl'S de nos études et de nos tra-
vaux, un grand soin a J'approcher l'état et les déve]oppe-
ments de l'instruction publique chez les plus grandes nations
du globe, et nous n'avons vu nulle part, chez aucune d'elles,
un ensemble de sacrifices pécuniaires, d'appui populaire, de
soinsofficiels, et surtoutde resultats acquis aussi remarquable
et aussi frappant qu'aux États-Unis.


On ne peut contester que l'enseignement, dans ce pays, a
atteint un Iliveau ou les mas ses peuvent prétendre, et a bon
droit, a une egalité intelIectuelle tout a l'avantage des insti-
tutions quí les régissentj et la somme de lumieres répan-
dues dans la tres grande majorité des populations est une
garantie pour la pratique et pour l'application de ces insti-
lutions.


Ce n'est pas, Dieu nous garde de le dire, que cette somme
d'instruction, que ce rayonnement general de lumieres,
soient une murailIe qui arrete les débordements des pas-
sions,' et que ]e flot contenu derriere ces écluses ne soit pas
souvent agité par les orages et par les mauvais vents. L'exer-
cice de la liberté et de la démocratie, aussi large et aussi




232 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


immodéré, disons le mot, qu'il 1'est en Amérique ne peut pa8
etre absolument ail'ranchi des travers, des égarements, de8
passions qui sont le lot de l'humanité. Mais ce qu'il est
permis d'affirmer, c'est que sans la diffusion des lumieres,
sans l'instruction distribuée a si forte dose au peuple améri-
cain, les institutions des États-Unis eussent couru des ris-
ques qu'elles ont évités; que cette société si puissante, si
vivac e , sur laquelle les tempetes politiques ont a peine
exercé une influence passagcre, fut devenue, a la longue et
avec des épreuves réitérées, une société vouée a tous les
débordements, livrée a toutes les mauvaises passions, fata-
lement condamnée a l'invasion progressive de la Barbat'ie,
au lieu de grandir, de s'améliorer, de se perfectionner,
quoique lentement, sous le souffle bienfaisant de la civilisa-
Hon. -


Aucune société ne s'est trouvée, en aucun temps, dans des
conditions qui l'exposassent a plus de mécomptes et a re11-
contrer plus d'obstacles susceptibles de l'aneter dans sa
marche ascendante. Le flot toujours croissant d'une émigra-
tion recrutée dans toutes les nationalités, dan s toutes les
classes, apportant sur ce sol des passions diverses, des pré-
jugés de race, de religioll, un certain parti pris de lutte, des
espérances contradictoires, des sentiments a la fois d'or-
gueil et d'humilité, des illusions san s frein, - une pareille
population sans cesse renouvelée, disons-nous, était un
germe fatalement destructeurpour des institutions dont elle
n'avait, en général, ni la pratique, ni l'cxpérience, ni sou-
vent les instincts. Ce qui a dominé, ce qui a réduit ces
recrues, c'est l'esprit universellement répandu la bas, esprit
profondément conservateur, quoiqu'on ait pu di re, et qui en
gagnant les musses au fuI' et a mesure qu'elles grossissaient
en nombre, s'est infusé en elles et les a conduites a la pra-
tique des institutions.




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 2;)5


C'est l'enseignement généralisé, popularisé comme ill'est,
quí a produit ce que nous pouvons appeler, sans exagéra-
tíon, ce míracle social. Or, il faut bien le reconnaitre, cet
esprit a la foís de conservation et de propagation que nous
signalions tout a l'heure, asa source et son origine dans la
fondation de cette société américaine dontle premier groupe
a donné naissance a ce peuple qui se multiplie par la repro-
duction naturelle et par le recrutement étranger. L'oouvre des
(( Peres de l'Améríque, » la Constitution actuelle, a constaté
ce degré d'avancement moral des populations, elle I'a consi-
gné dans un acte que le temps dans sa course n'a pu altérer,
et qui repose sur des bases que les années n'ont fait que
consolider et que l'avenir immortalisera.


A quelque degré, cependant, que l'enseignement public
soit parvenu el}. Amérique, ce niveau bienfaisant ou nous
nous félicitons que l'intelligence ait atteint, ne suffit pas 11
tous les besoins, a toutes les exigences d'une instruction
qui, en sortant d'un milieu généraI, tend 11 s'élever vers des
régions plus raffinées, plus délicates, plus perfectionnées.


L'instruction secondaire, en un mot, ceHe a laquelle la
civilisation confie la part morale de son oouvre, n'est pas
arrivée, ne craignons pas de le dire franchement, a un point
qui permette d'espérer tout ce que ron a le droit d'espérer
d'une naÜon telIe que ceHe-ci. Certes, on compte aux États-
Unis des savants et des lettrés d'une valeur imposante; certes
les colIéges et les institutions pour l'éducation de la jeunesse
abondent en professeurs éminents, nous en pourrions citer;
mais nous ne croyons pas que l'organisation de I'enseigne-
ment secondaire, et encore moins de l'enseignement supé-
rieur, présente, notamment dans quelques États de l'Union,
les garanties qu'y offre l'enseignement primaire poussé au
point ou il est parvenu.


Ce dernier a eu, pour les causes plutót pressenties




RÉPUBLlQUE AMÉRlCAINE.


qu'avouées exposées plus haut par nous, toutes les prédi-
lections des communautés et des administrations. Une sorte
d'unité en a présídé l'organisatíon et le développement.
Sous l'influence de ce controle pour ainsi dire mi-public,
mi-administratif, l'enseignement primaire s'est assis sur des
bases solides; il a progressé d'année en année; il a atteint,
comme résultat moral et comme rée.ultat matériel, des pro-
portions gigantesques et des limites qui dépassent tout ce 11
quoi un peuple peut prétendre.


e'est bien, c'est on ne peut mieux, au point de vue des
masses; ce n'est pas encore assez, il s'en faut de beaucoup,
au point de vue de certains besoins intellectuels qui peuvent
agiter des couches entieres de citoyens.


L'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur
sont aussí essentie!s a une nation libre et in.dépendante, que
l'enseignement primaíre. lis élevent les ames a un níveau de
vertu et d'intellígence qui s'étend d'autant plus que cette
nation a des ínstitutions politiques et sociales plus lihérales.
Loín d'etre, comme on l'a prétendu, un obstacle 11 l'égalité
qui est la base de la démocratie, loín d'etre le germe d'une
aristocratie future, ils en sont les plus redoutables ennemis:
plus le niveau de son intelligence s'éleve, plus l'homme s'af-
franehít des passions et des préjugés. Enfin les résultats
aequis par la généralisation de l'enseignement primaire,
s'obtiendront par la popularisation et la diffusion de l'ensei-
gnement seeondaíre.


Et ce qui n'est, relativement, eneore que l'exeeption aux
États-U nis, peut et doit devenir la généralité; e'est a dire que
ees savants et ces Iettrés émínents dont nous parlions et
dont le nombre est círeonserit, semultiplieront pour ajouter
une gloire de plus a tous les titres dont jouissent déj11 les
États-U nis aux yeux des peuples civilisés.


Que manque-t-il done pour arriver 11 ee but? Un controle




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 235


pour l'enseignement secondaire, égal11 ceIui qui est exercé
11 l'égard de l'enseignement primaire; un CENTRE n'UNITÉ dans
l'État ou pIutót dans la communauté, qui surveille, dirige
l'enseignement secondaire, et signale ses retards ou ses
pro gres, ses besoins ou ses écarts.




§ 4.


La littérature américaine. - Causes de retardo - Les premier!
émigrants. - Querelles religieuses. - Les pactes. - Les ramaneiers.
- Les histariens. - La presse. .


Cetle répartition généreuse de l'instruction aux États-Unis
sur un pied complet d'égalité, n'a pas été aussi profitable au
développement de la littérature et des arts, qu'aux institu-
tions politiques. .


Pendant longtemps meme on a eu en Europe des préj ugés
tres arretés sur les États-Unis en matiere intellectuelle; ce
pays portait ainsi la peine de son rapide développement en
politique et de l'exces de sa puissance commerciale. Encore
aujourd'hui sait-on, en dehors du cercle des hommes
d'étude, peu de chose et n'a-t-on qu'une médiocre idée du
mouvement intellectuel des États-Unis. Des artistes de ce
pays, u peine un nom est-il parvenujusqu'u nous; la renommée
d'aucune <Buvre saillante n'a traversé l'Atlantique, et bien
que des travaux considérables en matiere politique ou d'éco-
nomie sociale, en philosophie, en controverse religieuse
aient souvent joué un grand róle et souvent agité les esprits
en Amérique, on peut affirmer qu'ils sont restés, pour la
plupart, presqu'inconnus en Europe, et surtout en France.
Quelques livres de littérature, et notamment des romans,
puis des ouvrages historiques ont triomphé, grace a leur
éclat, de l'indifférence, et projeté chez nous leurs vives
lueurs; mais cette heureuse exception n'en laisse pas moins
la littérature américaine dans l'ombre.




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 237


A cela il y a des causes inhérentes au pays lui-meme, et
nous eroyons devoir les résumer ici: la premiere de toutes
est que les Américains n'ont pas, a proprement dire, une
littérature a eux. Ce n' e,st, pourtant, ni l'intelligence des
masses, ni l'absence d'instruction, ni le gout et le respect
pour les arts qui leur ont manqué. Ce fait tient a des causes
sérieuses, d'un ordre élevé, et qui remontent a la fondation
meme des colonies anglaises dans cette partie du Nouveau-
Monde.


Tout pays porte l'empreinte de ses premieres origines; or
il faut bien savoir ce qu'étaient les premiers eolons qui
vinrent s'établír sur les bords de l'Atlantique, puritains que
l'intolérance religieuse de la mere-patrie envoyait au désert,
croyant les envoyer a la mort. Voici quels étaient ces
hommes; je les trouve si bien jugés par M. de Tocqueville,
que je détache une page a son livre :


« Les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la
« Nouvelle-Angleterre appartenaient tous aux classes aisées
« de la mere-patrie. Leur réunion sur le sol américain pré-
« senta, des l'origine, le singulier phénomene d'une société
« ou il ne se trouvait ni grands seigneurs, ni peuple, et,
« pour ainsi dire, ni pauvres ni riehes. 11 y avait, a propor-
« tion gardée, une plus grande masse de lumieres répandue
« parmi ces hommes que dans le sein d'aucune nation euro-
« péenne de nos jours. Tous, sans en excep~r peut-etre un
« seul, avaient recu une éducation assez avancée, et plu-
« sieurs d'entre eux s'étaient fait connaitre en Europe par
(( leurs talents et leur science ... Ils se rendaient au désert
« accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. Mais ce
« qui les distinguait surtout des autres, e'était le but
« meme de leur entreprise. Ce n'était point la nécessité qui
« les forcait d'abandonner leur pays; ils y laissaient une
« position sociale regrettable, et les moyens de vivre assurés;




238 RÉPUBLlQUE AMERICAINE.


tt \\"" ne 1)'ass'alen\ 1)'as non 1)\u"" Il'ans le "Nouve\lu-"Mol\lle \l1\l\
« d'y améliorer leur situation ou d'y aceroitre leurs richesses;
« ils s'arraehaient aux doueeurs de la patrie pour obéir a un
« besoin purement inteIleetuel. En s'exposant aux miseres
« inévitables de l'exil, ils voulaient faire triompher une
(e idée (1). »


Cette idée était tout entiere renfermée dans ces deux prin-
cipes dont ils reeherehaient les bienfaits et le triomphe: la
liberté religieuse et la démoeratie.


Si éclairés done que fussent ces hommes, toute leurpensée,
toute leur ardeur, toutes leurs J uttes tournérent au profit de
leur religion. lis ne se servaient des lumieres et de l'éduca-
tion que, par tous les moyens, ils répandaient a profusion
parmi les nouveaux venus qui aeeouraient sur leurs traces,
que pour faire triompher cette idée, toute leur gloire dans le
présent, toute leur foi dans l'avenir.


Mais, victimes de l'intolérance religieuse dans la mere-
patrie, a leur tour ils s'en firent une arme eruelle dans ce
nouveau monde qui était devenu leur conquete. Ils frappe-
rent san s pitié tous eeux qui voulaient adorer Dieu sous une
autre forme que eeHe qu'ils avaient adoptée. De la. des
luttes religieuses, de la des dissidences, de 11. des théories
nouvelles.


Il en résulta que toute l'intelligenee de ce petit peuple
s' éeoula par eette voie; et, des l' origine, les livres de religion
et de philosophie batailleuse furent les seuls que produisit
l'Amérique.


Des luttes analogues ont fait éclore, dans nos plus beaux
siecles littéraires, de magnifiques titres a l'admiration et de
tres grands écrivains.


Il en fut de meme en Amérique, mais dans une spMre


(t) M. de Tocqueville. De la Démocralie en Amérique, t. 1".




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 239


rétrécie et avec cette différence qui existe entre une bataille
rangée et un combat de tirailleurs.


La bataille fait grand bruit dan s le monde, et les noms des
braves qui y ont assisté fatiguent les Lrompettes de la renom-
mée, tandis que des héros qui se sont couverts de gloire
dans de petits combats, il n'est prcsque pas question.


Le Christianisme a été la grande bataille, les luttes entre
les sectes religieuses sont les escarmouches.


Le mouvemenL intelIectuel de I'Amérique s'est done con-
centré dans ces controverses; elles ont produit alors des
écrivains tres remarquables, pleins de science et d'érudition,
et qui ont mérité une gloire vite oubliée.


Encore aujourd'hui, on peut dire que ce terrain est le
rendez-vous ou des hommes doués d'éminentes facultés
viennent COllsommer, dans de stériles luttes, une vigueur et
un enthousiasme qui, dirigés dans un autre sens, eussent, 11
coup sur, contribué a jeter le plus grand éclat sur le pays.
Mais on verra comment il était impossible lfU'il en fUt autre-
mento


Parmi ces brillants écrivains dont quelques-uns passent
pour des esprits de premier ordre, 011 peut citer Jonatham
Edwards, Newmanl1, Eliot, Cotton Mather, Jonatham Mayhew,
Samuel Johnson, le Dr Hopkins, dont le nom s'est identifié
avec la théologie du dernier siecle, Styles, Bellamy, Dwight,
le Df Chalmers, quj, s'jl avait eu, dit un de ses critiques,
l'ambition d'étre un écrivain purement littéraire, aurait
atteint aux plus hautes destinées.


Parmi les philosophes et les controversistes modernes OU
contemporains, on place en premiere ligne Alexanders,
Albert Barnes, Georges Bush, Samuel Farmer Jarvis, Andrcws
Norton, Henri Tappan, James lHarsh, etc.


Deux autres causes importantes ont empéché, des l'ori-
gine, en Amérique le développement du gout et des instincts




240 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


littéraires qui toujours naissent d'un sentiment de fanatisme
et d'admil"ation, soit pour les choses présentes, soit pour les
choses passées.


Outre que pour le présent, ce fanatisme avait été détourné
au profit d'une idée religieuse, non plus théorique (ce .qui
aurait pu créer la poésie), mais essentiellement pratique et
militante, les hommes qui luttaíent alors n'avaient rien a
regretter de leur passé dont ils se vengeaient par le triomphe
du moment et par les espérances dans l'avenir; et ces espé·
rances n'étaient pas de nature a inspirer la poésie ou les arts,
car elles avaient, avant tout, un but matél'iel.


Quant 11 ceux qui auraient eu le loisir d'étudier, d'ap-
prendre les lettres, d'y trouver des consolations, ils n'avaient
qu'h tourner les yeux et a tendre les mains vers la mcre-
patrie. lIs parlaient la meme Jangue qu'elle, ils avaient
appris a avoir le meme enthousiasme pour les grands génies
qui l'avaient illustrée; ils en étaient naturellement tributaires
pour les produits de l'esprit.


La similitud e des langues a donc été, et est encore aujour-
d'hui, l'obstacle le plus grave contre l'établissement d'une
littérature originale aux États-Unis.


Les premiers écrivains qui y sont nés ont eu pour modeles
des écrivains anglais, et ils n'avaient pas la ressource,
comme en Europe on l'a fait pour l'antiquité, d'innover dans
leurs imitations, au moyen de la forme, de la langue et meme
des mceurs.


Les États-Unis ont eu et pourront encore avoir des poetes
de génie, des écrivains de premier ordre ; mais ces hommes
qui appartiendront au sol de I'Amérique par la naissance,
par le nom, par l'enthousiasme meme, seront toujours
Anglais par le coté littéraire. Et plus ils s'élElVeront par
l'éléganec, par le style, par le choix des 8ujets, par toutes
les qualités enfin de l'écrivain, plus ils se rapproeheront de




DE L'ETAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 241


la littérature anglaise et moins ils pal'viendront a f(;mder une
littérature originale.


Trois gr::mds peuples ont particuW~rement occupé Je sol
du Nouveau-lUonde, les Espagnols, les Anglais, les Francais.
Dans divers États de I'Union, on a pal'lé les idiomes de ces
trois peuples. Deux de ces idiomes ont 11 peu pres disparu,
et ne subsistent plus qu'a l'état de souvenir; le troisieme
s'est un peu corrompu, mais domine toujours.


On compl'end done que le poete, et l'homme de plume ten-
dant a la perfection du langage, aspirent a se rapprocher de
l'idiome mere. En se séparant par conséquent de la langue
vulgairement parlée, vulgairement écrite, ils condamnent
eux-memes I'CBuvre qu'ils voudraient créer. La meilleure
preuve en est dan s cette préoccupation qui les domine tous,
du jugement que porteront sur eux les critiques de I'Angle-
terreo


lIs écrivent plus pour leur ancienne métropole que pour
leur propre pays.


La meme remarque, d'ailleurs, est a faire pour toutes les
nations du Nouveau-Monde. Elles parlent toutes une langue
dont la so urce est de ce cóté-ci de I'Atlantique.


Par le choix des sujets, ce qui est bien plus grave encore,
la littérature d'imagination est impossible aux États-Unis.
La constitution de la société américaine, société froide,
austere, uniforme, ou les élans dramatiques manquent, ou
tout est simple, ou ríen n'est extérieur, arrete l'écrivain et
ne peut pas inspirer.le poete. L'amour, - cet éternel élé-
ment de tous les drames, -l'amour meme fait défaut; l'éga-
lité des castes permettant a l'homme, dans quelque condition
qu'il se trouve, d'épouser toute femme de son choix. Ces
luttes si fécondes en péripéties échappent done au roman-
cier, au dramaturge.


Un seul homme a absorbé dans son génie tous les élé-
'iuPUBLIQUE AMÉRICAINE, r. u. 16




242 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


ments qui \ pouvaient servir cette cause sans espOlr; cet
homme, e'est Cooper, qui a été I'Homere et le Thucydide de
l'Amérique. Rien, ou presque rien, ne restait plus h glaner,
apres lui, des sujets nationaux. Il n'a créé que des imitateurs.


Washington Irving, esprit fin et déÜcat, éCI'ivain élégant,
plein de brillant et de fantaisie, a été sobre d'inspirations
locales, et presque toutes lui viennent du dehors, sauf
quelques chroniques melée s de falltastique, entre autres son
histoire de New-York.


Ces deux écrivains qui tiennent a coup sur la tete de la
littérature amél'icaine, se rapprochent, en tout cas, par la
forme, par le style, de la littérature purement allglaise. Ils
ne sont qU'lln écho, tout en étant un son, si je puis m'expri-
mer ainsi.


Depuis vingt-cinq ans la littérature a cependant produit
des écrivains distingués en Amérique. Je pOlll't'ais citel'
Brockden Brown, le premier qui ait ouvert le champ des
ficHons, esprit morose et chagrin qui vivait dan::; un monde
idéal et tout 11 fait a lui. A cause de cela peut-etre, ses
ceuvres ont un certain cachet d'originalité. Le plus fécond
des romanciers apres Cooper est M. Simms, écrivain vraiment
distingué. Kennedy, dont le talent a une grande analogíe
aveccelui de 'Vashington Irving, est aussi charmant conteur
que lui; Dana a écrit plus particulierernent des voyages;
paulding est un écrivain humoriste et orig'inal, Edgard Poe,
esprit éminent. Parrni les fernrnes auteurs deux ou trois ont
acquis une célébrité assez bien rnéritée : Miss Sedgwick
entre autres, dont les principaux ouvrages, Vie de la llOuvelle
Angleterre, Redwood, Clarence, llape Leslie, sont tres lus et
tres goutés; madame Chili, qui a composé quelques ouvrages
ou la grace s'allie a l'imagination; et enfin madame Beecher
Stowe dont le nom a acquis une popularité européenne.


Les travaux historiques ont été le tl'ait littéraire saillant




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET "IORAL DES ÉTATS-UNIS. 245


des États-Unis, et dans cette voie les Américains ont trouvé
une veine glorieuse. Les historiens américains sont aujour-
d'hui illustres et populaires en Europe; c'est justice, cal'
r:¡':urope a sans doute des rivaux, mais non pas des supé-
rieurs 11 opposer aux Prescott, aux Baneroft, aux Motley, aux
Sparks, aux Ticknor, aux Everett, aux Marshall ('1). Toutes
les formes élevées que la science, l'esprit de critique et d'ana-
lyse, la philosophie, peuvent revetir pour se produire au
monde, ces éminents hislol'iens les ont prises. L'histoire
reste donc, quant 11 présent, le titre glorieux des Améri-
cains dans les spéculations intelIectuelles et littéraires.


Tous les canaux par oul'homme peut écouler les prpduits
de son intelligence, de son imagination et de son CCBur ont
donc été ouvel'ts par les Américaius. La poésie et le dl'ame
ont été tentés comme le roman; mais il faut dire que ces
deux branches de la littérature d'ou sortent d'ordimlire les
CBuvres qui caraclérisent une époque n'ont meme pas fouroi
d'essais assez heureux pour qu'on puisse en marquer les
traces. Du drame jaillit la pas~ion, de la poésie s'envolent,
comme d'un nid parfumé, les reveries, toutes les aspirations
de rame. - Eh bien! comme je rai dit plus haut, la consti-
tution de la société ne permet pas la passion; les reves et
toutes les molles langueurs de rame y sont comme intcrdites.
Je ferai ulle exception en faveul' de M. Longfellow qui dans
tous les pays eut été un grand poete.


La ou la poésie est étouffée, la peinture, la sculpture et la
musique ne trouvent pas la vie. La poésie peut dan s un siecle
s'amoindrir chez les écrivaills, elle se réfugie alors dans les


(i) Nous nous reservans de consacrer un liHe speeial, a I?exam~,n des ti tres de ces divers
historiens a l'admiration publique. Nous croyons d",'oü di re cependant, el dcs a present,
que leurs travanx ont ete traduits dans toutes les langurs; et que gráce á l'initiativ" de
MM, A. Lacroix, Van Meenen el C", de Bruxelles, la liltérature francaise s'esl enrichie
d'excellentes traductions de Preseot!, de llancroft, de Motley. Les ",uvees de ces ¡Ilustres
reprcsentants de la scienee hisf,orique son! des monuments que lout bomme d'élude doi!
posséder.




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


arts; mais HI. ou elle est impossible, les arts ne peuvent non
plus la decouvrir.


Il y a cependant en Amérique des peintres, il y a des
sculpteurs qui ont produit des ceuvres non pas sans valeur;
mais dans aucune d'elles on ne rencontre ce souflle créateur,
cette inspiration puissante qui impregnent la toile et le
marbre du signe de la force.


Dans la Capitole, ce gigantesque corps sans ame, reuvre
d'une architecture b:itarde, on trouve une grande quantité de
tableaux, lme profusion de statues. A coup sur, on ne peut
dire que ce soit l'enfance de l'art, on ne saurait meme contes-
ter un certain mérite a quelques-uns de ces travaux; mais
ce ne sont pas les fruits que produirait une nation vraiment
artiste. Ce sont des tentatives, des essais sans résultat, inca-
pables d'éveillel' aucun écho pour l'avenir. Je ne crois pas
que jamais en Amérique naisse une école de peinture ou de
sculpture qui marque dans I'histoire des arts. Je dois cepen-
dant, pour ne laisser incomplete aucune partie de ce rapide
apercu, citer les noms de Greenough, l'auteur d'une ~tatue
de Georges Washington, de West, de Leslie, comme étant
les artistes qui ont le plus marqué.


Quant a la musique nous serions fort embarras sé de four-
nir dix lignes sur ce sujet. La stél'ilité est complete.


Et, puisqu'il nous faut enfin parler de l'architectul'e, nous
résumerons en peu de mots notre pensée sur cet art, perdu
d'ailleurs aujourd'hui dans le monde entier. Les Américains
ne connaissent en fait d'architecture que deux imitations
d'un genre bien opposé, le grec et le gothique. Ce dernier
est généralement adopté pour les églises catholiques, qui
d'un bout a l'autre de I'Union se ressemblent; elles ont seu-
lement ce caractere distinctif et assez laid d'étre construites
en briques rouges de la base au sommet. Quelques-unes
cependant ne manquent pas d'une certaine harmonie. Quant




DE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS. 2.5


au style grec, il est appliqué indistinctement a toute autre
espece de monuments, roIigieux ou non. Qui en a'vu un les
a vus tous; iIs ne different entre cux que par les proportions
qui sont généraIement coIossales. On retrouve cependant
dans quelques villes d'anciens édifices (fui ont une valeur
hístorique : a New-York, par cxomple, le City-house, quí est
un monument elégaI1t et gracioux; a Philadelphie la State- '
house, oil fut signée la fameuse déclaration de l'indépen-
dance; 11 la Nouvelle-Odéans une vieille cathédrale et l'ancien
hOtel de ville.


Ces constructions, qui datent d'avant l'indépendance, ont
un caractere tout a fait particulier, et sont bien supél'Íeures
a toutes les pales imitations du Parthénon et autres temples
grecs dont l'ere de la liberté a doté les États-Unis.


Maintenant disons-le, et ave e conviction, ce 11'est point la
form.e du gouvernement amél'icain, ce n'est point le carac-
tere des populations qui sont anLipathiques au progres des
lettl'es et a la culture des arts.


Aux obstacIes que nous avons déj11 cités, 110US pouvons
en aiouter d'autres.


Le premier et le plus sérieux de tout est l'muvre meme que
le peupIe américain a recu mission d'accompIir, muvre de
conquete pacifique mais sans haleine. 01' les arts sont un
besoin pour les nations arrivées a l'apogée de la civil isa-
tion, eL qui peuvent, memo au milieu des troublés et des
désordres p2ssagers, les voir fleurir et prospérer encore;
mais ils seraient une entrave pour celles qui doivent chaque
jour travailler a répandre ceUe civilisation; quL ont devant
elles et tout autour d'elles, des déserts a peupler, des nations
nouvelles a initier aux bienfaits d'une liberté réguliere.


La moindre halte dan s ce travail incessant pourrait rame-
ner la barbarie sur ce sol dont la destinée est .si grande dans
l'avenir; mais a la condition que le peuple américain, calme


u····"f:, ~: i .~ 'ti .




246 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


devant les populations déja aguerries et initiées aux mys-
tl~res de la démocratie, se tiendra toujours sur le qui-vive
vis-a-.vis des populations neuves et dont la turbulence a
besoin d'etre surveillée.


La pi'esse si populaire en Amérique n'a aucune influence
sur l'état moral des populations. Dans un pays ou ce puis-
sant instrument de propagande jouit d'une liberté iIlimitée,
on aurait pu s'attendre a rencontrer une presse élevée et
dominant l'opinion publique. 11 n'en est rien. A peu d'excep-
tions pl'es, les journ~ux amél'icains ne sont que des organes
de publicité et d'excellents centl'es de I'enseignements; mais
l'action que l'on cl'Oit et que ron est autOl'isé a pense!' qu'ils
exercent sur les masses, est nulle. La pl'esse, a vrai (lire, ne
s'en préoccupe pas; elle n'est comme en Eul'opc, ni litté-
raire, ni exclusivement politiqueo


Cela tient a l'organisation meme du pays. Tout journal
est un représentant d'intérets locaux, et non des intél'ets
généraux; son influence est limitée a la commune, a la cité;
il est rare qu'clle l'exerce me me sur un État tout entier.
Ce n'est donc pas de ce coté que l'intelligence recoit ces
grands élans q ui entrall1ent et fécondent. On supposel'ait le
contrail'e a compter l'immense quantité de journaux qui pul-
luJent sur le sol américain; ils sont utiles, indispensables
meme, paree qu'ils. répondent 11 des besoins; mais ils ne
secondent en rien le mouvement intellectuel de la société
américaine.


,




CHAPITRE XI.


GÉNIE INDUSTRIEL ET CO~IMERCIAL DES ÉTATS·UNIS.


§ 1er•


Mouvement iudustrie!. - Les États-Unis a l'Exposition de Londres. -
Go aheaa et Rever mina. - Audace des entreprises en chemins de fer.


Si le systeme d'instruetion, généralisé eomme il 1'est aux
États-Unis, n'a pas en lui les forees néeessaires pour favori-
ser un grand développement des lettres et des arts, du moins
a-t-il l'avantage d'initier joutes les elasses aux besoins maté-
rieIs du pays. G'est une sorte de niveau qui s'établit entre
elles, assez élevé, cependam, pour que les plus forts esprits
n'aient pas a deseendre et que les plus humbles au contraire
se fassent un point de dignité d'y pouvoir atteindl'e.


e'est le résultat de eette influence de l'enseignement sur
le peuple amérieain que je me propose d'étudier dans ce
chapitl'e.


Au moment de l'exposition universelle de Londres, je
publiai les réflexions suivantes au sujet de la part que les
Américains étaient appelés a prendre, comme tous les peu-
pIes du mohpe, a ce vaste concours.


Ces réflexions ont leur a propos aujourd'hui encore; elles




RÉPUBLIQllE AMÉRICAINE.


sont une introduction toute naturelle au chapitre que je
consacre a¡l'étude des forces industrieIles et commerciales
des États-Unis,~,au caractere entreprenant et hardi de ce
peuple exceptionnel, et a son génie étonnant.


« L'exposition de Londres, disais-je alors, en agglomé-
« rant dans son palais de cristal les échantillons de rin-
« dustrie du globe entier, aura, entre autres avantages,
« celui de forcer, apres qu'on aura constaté la valeur des
« oouvres de chaque pays, a étudier le caractere, les habi-
« tudes et lesamoours industrieIles de toutes les llations, pour
« rechercherpes causes des effets qu'on aura eus sous les
« yeux.


« e'est a ce titre que je demande la permission de parler
« aujourd'hui du peuple américain au point de vue de l'im-
« mense mouvement qui s'opere chez lui.


« En rappelant quelques traits de son caractere, j'es-
« saierai de bien faire comprendre a queIles causes phy-
« siques et morales est dú le spectacle émouvant auquel on
« assiste aux États-Unis, comme aussi de justifier le rang
« considérable qui ne manquera pas de lui etre accordé dans
« le classement que l'opinion publique établira en sa faveur
« entre toutes les nations du globe.


« Je me hate de dirc cependant que le véritable génie
« américain n'est pas a Londres en ce momento 11 est tout
« en Amérique, dans ce travail incessant, dans ces concep-
« tions quotidiennes, dans ces enfantements merveilleux
« qui marquent chaque henre, chaque minute de la vie de ce
« peuple. Je fais les chances larges, et je dis : si remarqua-
« bIes que puissent etre les produits américains envoyés a
« l'exposition de Londres, fussent-ils meme supérieurs 1:1
« tous les chefs-d'oouvre qúe les autres nations y auront
({ entassés, ¡Is ne représenteront jamais dans sa vérité le
« génie industriel des États-Unis; - fussent-ils reconnus




GENIE INDUSTRIEL ET COMMERCJAL DES ÉTATS-UNIS. 249


« ínférieurs aux plus faibles produetions des peuplades les
c( plus arriérées, que eette infériorité ne serait pas une
« défaite.-Car, il faut le eonfesser hautement, si la vietoire
( éehappait dans le présent aux Américains, elJe leur serait
« assurée dans l'avenir; et eette vietoire, je le garantís, sera
« complete un jour.


« Je le répete done, le génie industriel des Américains
« est moins dan s les résultats que dans les causes et dans
( le earactere meme de cette nation. Il n'est pas a Londl'es,
« mais aux États-Unis. »


Ce pl'éambule admis, et quiconque a parcouru le vaste
territoire de rUnion ne saurait me contredire, si peu enthou-
siaste qu'il soit de l'él.lergique expansion des Américains,
ce préambule admis, ~is-je, je peux, librement, exprimer ma
pensée:


Le peuple américain est incontestablement le plus auda-
eieux et le plus entreprenant de tous les peuples de la terreo
Sous quelque point de vue qu'on l'examine et qu'on l'étudie,
on le trouve toujours en avant et eourant apres les reyes les
plus étranges, qu'il a le don seeret, une fois qu'il les tient,
et ils lui éehappent rarement, de matérialiser et de rendre
les plus palpables du monde.


n n'y a pas de danger que ees gens-la laissent aucune
idée a la traine, ear ils ramassent tout, ni qu'ils abandonnent
rien a l'état de probleme ou de chose inaehevée. De prime
abord, ils ont 1'air de chasseurs de ehimeres et de ehereheurs
de je ne sais quelle piene philosophale qu'ils ont le talent
de finir toujours par rencontrer. Mais l'impression premiere
se modifie bientot, et il en reste cecí: que ce sont des
hommes insatiables de progres, de perfectionnements et de
déeouvertes, qui n'ont jamais cru que le mieux fút ennemi
du bien, et qui n'entreprennent, au eontraire, une chose
qu'a la condition de la pousser jusqu'au superlatif.




!50 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Sur toute l'échelle industrielle, du plus grand au moindre
- des métiers, de la plus simple 11 la plus importante des exploi-
tations, dan s l'utile eomme dans l'agréable, si on ·peut le
di re, c'esl toujours la meme activité, la meme persévérance,
la meme préoccupation de faire mieux, d'élargir l'idée, de
gagner de l'espaee.


Aux États-Unis, l'infériorité pese, l'égalité stimule, la
supériorité oblige. Il en résulte une pcrpétuellc agitation, un
mouvement incessant des bras et ue l'intelligence. Ajoutez a
cela que les besoins des masses, qui eomptent bien la-dessus,
deviennent de plus en plus exigeants 11 ehaque progreso Il
n'est plus permis, des lors, de s'arreter. JI faut toujours mar-
cher, toujours courir.


La concurrenee qui s'y fait n'est plus une eoneurrence
ordiuaire, patiente, lente, méticuleuse, allongeant le pied
avee prudence pour s'assurer de la solidité du terrain sur
leque! Ol~ s'aventure. e'est quelque chose dont nous n'avons
pas l'exemple; un saut de mouton entre voisins, entre
índustriesrivales; un parti pris enfin de ne souffl'Ír per-
sonne devant soi, de tolérer 11 peine quelqu'un coude 11
coude.


n y a entre nos rivalités et celles des Américains, cette
différence, que, n'aimant pas plus qu'eux 11 souffrir quel-
qu'un devant nous, nous sommes assez disposés 11 faire des-
cendre nos rivaux jusqu'au dessous de nous; tandis qu'aux
États-Unis, on 's'efforee de s'élever jusqu'11 eux et de les
dépasser en convoitant la place au dela.


On peut dire que tout l'esprit, tout le creur, toute I'ume
des Américains sont voués a l'industrie et au commerce,
dont leurs institutions politiques favorisent admirablement
le développemcnt. En échange, les institutions se sont mises
a l'abri des commotions en détournant d'elles toute~ les
ambitions et toutes les convoítíses quí, attírées par cet




GÉNIE INDUSTRIEL ET COM~IERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 251


immense courant industriel, s'y jettent de préférence,
saehant bien que e'est par 111 qu'on va a la fortune.


Ce n'est pas daus ce pays-la qu'un homme sacrifie l'intelli-
gencc que Dieu a mise dans son cerveau et la force dont il a
doué ses bras, au facile droit de mourir de faim dans quelque
obscur emploi mendié dans les antichambres des gouverne-
ments. Au:ssi ne son.t-ce pas les avenues des ministeres qu'on
voit encombrées par les solliciteurs, mais les portes des
manufactures, des fabriques, des ateliers, mais les chemins
qui conduisent en Californie, au fond des déserts, partout
oi.! iI ya une mine a exploitel" une foret a défrieher, un eoin
de terre a cultiver, une usine 11 montero Les emplois publics
ne sont, a vrai dire, qu'un accident dans la vie des llommes,
me me les plus illustres, de I'Union. Ainsi que nous le mon-
trerons, la véritable earriel'e est eeHe du travail actif et
productif.


Rappelons que les Américains ont élevé le travail, meme
manuel , a une grande hauteur dans l'estime publique. Le
premier titre d'honneur d'un homme, e'est le travail; c'est la
sa nobles se et son orgueil. On ne rougit el 011 ne fait rougir
aucun homme d'une professiol1, quelle qu'elle soit; 011 ne
rougit, en Amérique, que de l'oisiveté.


On comprendra aisément que ceUe place au travail, que
chacun réclame et se crée, donne une impulsion immense
a l'industrie et au commerce. De la est née cette activité
prodigieuse qui caractérise les Américains du Nord et a pu
faire dire d'eux :


t( Qu'en industrie, ils ont dépassé les bornes du possible;
« qu'en fait de navigation, ils en peuvent remontrer aux
« plus audacieux; que, commercialement parlant, ils n'ont
« pas de rivaux pour la hardiesse des entreprises. »


Voyons-les ti l'ceuvI'e .
. Je me trouvais aux États-Unis en 1847 lorsqu'on y con({ut




! 5 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


le projet de la premiere ligne de vapeurs destinés 11 disputer
le sceptre commercial transatlantique aux Anglais , maitres
déja des communications entre Liverpool et Boston, c'est
11 dire entre toute l'Europe, l'Amérique du Nord et l'Amé-
rique du Sud.


Non seulement les Américains ont l'ardeur de I'initiative
pour les grandes opérations, mais ils son1 doué~ d'une bra-
voure qui les empeche de reculer me me devant les concur-
rences les mieux assises.


01', les Anglais, dans ce moment-I11, .tenaient le haut,
non pas du pavé, mais de 1'0céan. Du jour done ou deux ou
trois de ces bonnes tetes hardies et entreprenantes, comme
on n'en rencontre que dans ce pays-Ia, eurent concu I'idée
de faiTe noise a I' Angleterre, I'esprit national avait pris partí
pour elles. En moins de temps qu'il n'en faut, en France,
pour réunir une dizaine de milIe francs entre deux cents
souscripteurs, on avait ramassé assez de millions de dollars
pour établir une ligne de vapeurs partant de New·York,
touchant a Southampton et 11 Breme, pour revenir se repo-
ser a Southampson, oil était dressé son tít de relache.


C'était en 1847. Le 1er janvier de cette année-Ia, la com-
pagnie, a peine et si rapidement constituée, mettait sur
chantier son premier vapeur, son pionnier, comme disent
les Américains. En déposant sur le sol ce germe d'un bati-
ment, qu'on nomme la fausse quille et qui est comme la
premiere pierre de l'édifice, ces gens-la, qui ne doutent de
rien, allaient criant partout que le Washington (c'était le
nom du vapeur) serait lancé le ter juillet suivant. _


En tout, six mois pour batir un géant de bois et de fer,
pour alIumer dans ses flanes ces fournaises colossales qui
devaient le faire voler sur I'Océan. Cela passa, aux yeux et
aux oreilles de bien des gens, meme 11 New-York, pour
une forfanterie et une gasconnade. Mais le génie industriel




GÉNIE INDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 253


des Américains fut exact au rendez-vous; et jour pour jour,
six mois apres sa mise en chantier, le Washington creusait
sa large couche dan s les flots de la baie de New-York, éton-
nés eux-memes de la rapide croissance de cet enfant qu'ils
avaient vu naitre, la veilIe pour ainsi dire. Quinze jours
plus tard, a l'heure dite, le Washington battait la mer de
ses roues et prenait le chemin de I'Europe.


Ce fait confirma tout ce qui m'avait été dit et tout ce
que j'avais vu déj1t de l'esprit d'entreprise des Américains.
Et le GO AHEAD (en avant!), qui est leur devise indus-
tri elle et commerciale, la regle perpétuelIe de leur con-
duite, se révélait a moi dans toute sa splendeur, dans toute
l'énergie de son orgueil, de son dédain des obstacles et des
dangers.


Avec ces deux mots magiques, il n'y a plus en effet pour
les Américains du Nord ni temps ni espace. Le GO AHEAD défie
tOilt, hommes et choses. Comme le bélier antique, il bat en
breche les plus épaisses murailles, ne manquant jamais de
les renvcrser ou au moins de s'ouvrir un passage au travers.


Il arrive parfois que, trop confiant dans le GO AHEAD, le
géant heurte une montagne qui le fait trébucher. Qu'im-
porte! pour ce courage vaincu, pour cette hardiesse déchue,
il n'y a ni larmes ni regrets. Mais un grand ressort invisible
remet sur ses pieds le géant, qui se frotte les parties endolo-
ries en murmurant NEVER MIND! (cela ne fait rien !) Et le voila
qui, retroussant ses manches et relevant fierement la tete,
recommence la lutte de plus beBe.


A vec le GO AHEAD, qui personnifie en lui l'audace dan s
l' entreprise, et le NEVER MIND, qui représente le courage
dans I'adversité et l'insouciance du péril, l' Américain du
Nord accomplit des prodiges.


Ces deux locutions, qui courent les rues aux États-U nis,
résument le génie du peuple américain.




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


Elles lui ont aidé a eonquérir son indépendanee, a défri-
cher des forets aussi vas tes que toute la France pour y
batir des villes splendides, a vainere la nature, a porter
l'industrie aux dernieres limites de l'imprévu, a tenter tout
ce que d'autres eussent appelé l'impossible, et a gagner des
batailles de un corrtre six.


En effet, le général Taylor éerivait a un de ses ami s npres
la batail1e de Buena-Vista, ou eínq mille Amérieains mirent
en déroute pres de vingt mille Mexicains :


(e 1'aí vu dix fois dan s la journée, disait-il, l'affaire
ee perdue sans que l'ennemi sut en llrofiter, sans que nos
ee troupes s'en apercussent. Heureusement i'avais devant
ee moi des soldats indisciplinés; et sous mes ordres des
« insouciants qui ne se doutaient seulement pas du danger
« qui les mcnacait. ))


Une voix mystérieuse, a eoup sur, ¡eur eriait a I'orcille :
Go aliead! Neve/' mind! et i1s se jetaient dans la melée
comme des étourneaux.


Les Amérieains sont gens surtout 11 persi,ster quand meme
dan s leur entreprise. Cal' un des eatés saillants du génie
industriel de ee peuple, e'est, ayant tout osé, d'avoir ensuite
le courage de son opinion, si je puis ni'exprimer ainsi. Il
est rare, en eITet, que les Américalns renoneent a une
entreprise avant d'avoir usé jusqu'il la derniere corde de
l'expérienee. Et si mauvaise que soit une exploitation, on
peut se tromper parfois a vouloir tout faire, iI se trouve
toujours ehez eux un certain nombre d'individus prets 11 lui
donner raison pendant un assez long temps encore.


C'est ainsi que voulant réaliser un vaste projet de jone-
tion a NashvilIe (uans I'État de Tennessee), de toutes les
voies de fer de I'Union, on avait construit un long embran-
chement de chemin sur une de ces fameuses plaines ondu-
lantes qui, cédant S01lS le poids des voitures, les faisait




GÉNIE INOUSTRrnL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 255


ressembler 11 des vaisseaux s'enfoncant dans les vagues et
remont::mt a leurs cretes. Les voitures, évidemment, échap-
paient 11 l'engloutissement par la rapidité de la course; elles
n'eussent pas séjoul'l1é une demi-seconde a la meme place
sans disparailre aussitót dan s un gouffre sans fondo


C'était bien hardi, bien téméraire; il se rencontra pour-
tant pendant pres d'un an des voyageurs assez intrépides,
assez fous ou assez enthousiastes pour braver ce danger de
tous les instants et donner raison a l'entl'cprise.


On sait que la N A1velIe-Orléans est située a quarante-
cinq licues de l'embouchure du l\1ississipi; quarante-cinq
lieues qui jadis étaient considérées comme un voyage au
long cours, obligés qu'étaient les navires de lutte!', pour
remonter jusqu'll la ville, contre un courant formidable, et
de subir tous le'S caprices du vento Dire que les Américains
ont établi des remorquems sur le .l\1ississipi, ce n'est rien;
mais ces remorqueul's sont de véritables colosses dont nous
ne pouvons guere nous faire une idée, et qui trainent apres
eux une queue de cinq ou six navires.


Mais il ne suffisait pas d'avoir dompté le .l\1ississipi.
Une foís qu'on eut vaincu ce géant au moyen d'une armée
de géants a vapeur, on rusa ,avec lui. - On se mit donc
en tete de relier la Nouvelle-Odéans ave e le golfe, par un
chemin plus court, que le fleuve. Vite, un beau matin,
l'idee vient d'entamer les vastes forets de pins et de magno-
liers qui abritent les derrieres de la ville. On abat ces arbres
dont les cimes sont invisibles 11 1'<Bi! nu, on les couche sur
le sol en long et en travers, san s autre forme de proc~s; on
cloue des rails des sus, sans se donner la peine de dessécher
les marais nombl'eux qu'on rencontre sur la route. Et aus-
sitot voila un chemin de fer bati ellivré 11 la Cil'culation! On
arrive ainsi au lac Borgne qui est large comme un petit
océano 11 eut été trop long de le contourner pour continuer




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


la route : on y plante tout bonnement une sorte de pilotis,
sur lequel on construit une voie ferrée et qui traverse ainsi
le lac dans toute sa diagonale, jusqu'a J'embouchure du
golfeo


Croit-on qu'un peuple qui va toujours ainsi devant lui,
sautant par dessus les obstacles, et bravant tout, ne doit pas,
quant il applique ces ressources d'activité et d'intelligence
a des choses réfléchies, arriver 11 créer des prodiges et 11
prendre la tete de toutes les nations en fait d'industrie?


Faut-il relier deux cretes de montagnes et jeter sur le
gouffre Mant qui s'ouvre entre elles un pont pour le pas-
sage des chemins de fer? On établit tout simplement des
potences gigantesques en bois, du fond de l'abime au niveau
qu'on a marqué pour la route, et, sur cette voie fragile,
longue parfois d'un mille ou deux, courent les chemins
de fer.


Le tonnerre, dans ses plus violents acces de colere, n'a
pas de rugissements pareils 11 ceux que produisent ces ponts
tremblants et sonores. On les traverse en frissonnant
d'abord, puis on s'y habitue; et, des la troisieme fois, il
semble qu'on se soit si bien inoculé les procédés améri-
cains, que toutes ces choses monstrueusement hardies vous
paraissent tres simples et tres naturelles.


L'obligation de simplifier et de hater l'entrée en jouis-
sanee de leurs entreprises, force les Américains a concevoir
ces audacieuses constructions qui ont, a la rigueur, ou peu
s'en faut, J'aspect de merveilleux travaux d'art.


Ce peuple a l'heureuse monomanie de n'entreprendre
que des choses d'une utilité constatée. 11 gas pille peu son
argent en joujoux industriels. Du moment qu'il commence
une eh ose utile, il lui faut arriver promptement au but
visé, en économisant le temps, en se C01ltentant des moyens
les plus simples. Pour peu qu'on puisse traverser une




GÉNIE INDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. !a7


riviere ou une falaise a l'aide d'un pont en bois aussi bien
que d'un pont en p:erres, les Américains se décident pour
le pont en bois, qui est plus vite fait, et qui leur livre, par
conséquent, bien plus t6t la route; sauf plus tard a s'occu-
per du pont en pierres.


C'est ce qui fait que chez eux tout a d'abord un aspect
grossier et primitif. Ils ont autant horreur de l'argent qui
dort que du temps qu'on ne gagne paso Les embellissements
leur importent peu; d'abord l'utile, le solide et le pressé;
dussent-ils n'y parvenir qu'a des prix énormes, et en entre-
prenant des travaux herculéens, fantasques, pleins de dan-
gers, comme ceux que j'ai signalés.


En matiere commerciale, ils bravent souvent les plus
mauvaises chances des plus lourdes entreprises. Mais e'est
dans leur gout de faire acte de possession et de plantel' le
drapeau de la conquete sur une industrie ou sur une exploi-
tation. Du moment qu'ils sont les maUres, ils savent qu'ils
feront bien vite le surplus.


Le magique GO AHEAD est toujours la!


R.BfUBLIQUE AMÉHJCAINE, T. [J.




§ 2.


Le temps et l'argent. - Bas tarifs des transports. - Accueil facile aux
inventions. - La vapeur et la télégraphie.


Le temps e'est de l'argent. Les Anglais ont transmis ee
préeepte en héritage aux Américains ; et les Américains, en
fils éeonomes et ménagers, ont fait fructifier l'héritage de
leurs peres.


Le précepte est done devenu comme la regle de eon-
duite des Américains en matiere d'industrie et de com-
merce.


Ce peuple de marchands, comme on dit, préoeeupé de
gagner beaucoup d'argent, a dO. songer tout de suite a en
appeler a l'industrie et a la seience pratique pour multiplier
le temps, cette souree féconde de la riehesse.


Tel est le germe qui, en grandissant, a produit de si
beaux, de si puissants, de si étonnants effets.


Sueces oblige autant que noblesse. 01', la nobles se des
Américains, e'est le sucees obtenu en toutes choses tentées.
Il s'en est suivi qu'a chaque triomphe nouveau ils con-
tractaient envers leur propre honneur une dette que 1'0r-
gueil national endossait. Peu a peu ils se sont trouvés
laneés dans une voie ou ils ne pouv:lient plus reculer,
sous peine de faillir a leur renommée d'audace déjll uni-
verselle.


La Providence, heureusement pour eux, heureusement
pour le monde entier, les avait doués de ce caractere,
de cette énergie de volonté, de cette persévérance dans




GÉNIE INDUSTIÚEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. !59


l'activité que rai déja signalés, et qui se résument dans
ces deux Jocutions :


Go AHEAD and NEVER MIND!
Le commerce, impatient et pressé de gagner de l'argent,


avait done créé l'industrie en l'appelant a son aide. L'in-
dustrie, a son tour, paye au commerce une dette de recon-
naissance qui s'estime a deux cents pour cent.


Le temps étant de l'argent, l'industrie a été chargée de
doubler, de tripler, de décupler la somme de temps que
Dieu a répartie aux hommes comme aux nations, c'est a
dire de doubler, de tripler, de décupler la víe, en annulant
les distances, en rapprochant les villes et les pays , en mul-
tipliant les communications, en quintuplant les forces
humaines, en enfantant des machines, en augmentant le
nombre des bras par la puisssance des instruments, en sup-
pléant les populations insuffisantes par des hommes de fer
11 qui ron donnait du feu pour ame et pour intelligence la
vapeur.


L'industrie et le commerce, en Amérique, s'appuyerent
done, pour arriver 1l1eurs fins, sur deux grands leviers :
la VAPEUR, appliquée 11 la navigation, aux routes et aux ate-
liers, et la TÉLÉGRAPHIE; c'est a di re sur deux puissants
moyens pour les hommes de se réunir, d'échanger leurs
pensées, soit par la parole, soit par la plume, soit par
l'imprimerie, soit par des signes dc convention; de multi-
plier enfin leurs forces au dela de la répartition faite par la
nature.


Toute l'activité, toute l'intelligence des Américains s'est
appliquée a développer et a perfectionner les services de la
vapeur et de la télégraphie, comme base de leur grandeur
industrielle, commerciale et maritime.


Une condition 11 laquelle ils n'ont pas manqué, c'est de
joindre le bon marché 11 la célérité dan s les moyens de trans-




260 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


port; eh ose que ron ne peut pas ou ne veut pas comprendre
en France, et qui est pratiquée en Amérique sur une large
échelle. Tout le succes est la. Commercialement parlant, il
faut, pour qu'il y ait avantage réel et immédiat, que le rap-
prochement des distances se combine avec la modicité des
prix dans le transport, sinon le bénéfice qu'on recueille d'une
main s'en va de I'autre.


Nous avons fait tout le contraire des Américains. Chez
eux, les besoins et les intérets se pretent une mutuelle as si s-
tance. Les chemins de fer, avec des tarifs tres bas, ont
appelé a eux les marchandises, et ils ont stimulé ainsi rin-
dustrie en mettant a sa disposition de nombre uses voies de
communication; ce qui est, en effet, I'ame et la vie de l'in-
d.ustrie. La production s'est montrée reconnaissante en se
servant largement des chemins de fer.


Les Américains, en outre, se déplacent tres volontiers et
voyagent aisément. Les chemins de fel' ont entretenu et déve-
loppé ce gout, par la modicité de leurs prix et par la facilité
des moyens de transport.


Au lieu de procéder a la facon américa in e , par économie
et par simplicité, pour la construction premiere des chemins
de fer, on a agi a un point de vue de luxe et de magnificence;
et pOUl' couvrir de grosses dépenses, on a cru f:lire une belle
affaire en recourant a de gros tarifs; seconde faute, car on
trouvera plus aisément cinq voyageurs payant 3 francs
chacun qu'un se,ul payant 10 franes,


En résumé, les Américains créent leurs voies fenées dans
l'intéret du commerce et du pays tout entiér; nous avons
édifié les no11'es pour la commodité des gens qui auraient le
temps de voyager par des moyens moins rapides. Et, chez
nous, ce que le commerce peut gagner sur le temps avec ce
mode de transport, il le rend d'un autre coté, par l'élévation
des tarifs. Le consommateur paye la différence; mais les




GÉNIE INDUSTRlEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 261


chemins de fer ne bénéficient pas, attendu qu'ils transportent
a peine le dixieme des marchandises qui leur reviendraient
de droit. C'est une industrie, a proprement dire, en enfance,
chez nous, et qui ploie sous le fardeau des habits eouverts
d'or dont nous l'avons ehargée.


Il faut tout dire : si les bas tarifs produisent des recettes
médiocres aux États-Unis, ces recettes constituent cepen-
dant des bénéfices assez élevés, par cette raison que les
dépenses d'installation sont infimes.


Le ciel, sous ce rapport, a favorisé singulierement les
Américains, et l'économie leur est plus facile qu'u nous
autres. Aux portes de chacune de leurs villes, ¡Is rencon-
trent le désert, d'immenses foréts ou des terres vagues.
Personne a léser, aucun droit de propriété a racheter, et
la facilité, presque toujours, de se tailler des routes en pleine
nature.


Loin de nuire a qui que ce soit, ces chemins, en s'en-
foncant dans le désert, y apportent la eivilisation, mar-
quent la place des vilIes, posent, pour a~nsi dire, les pre-
mieres pierres d'une foule d'usines qui profitent de leur
vOlsmage pour se développer rapidement, et pour ajouter
des fleurons a la couronne industrielle déja si riche de
l'Amérique.


On s'explique done l'intérét que les Américains ont a mul-
tiplier leurs chemins de fer et le soin qu'ils apportent a per-
fectionner leurs agents de locomotion. La, le travail est
incessant; les découvertes, les améliorations sont perpé-
tuelles. 11 ne se passe pas de jour sans que des expériences
nouvelles constatent un progres dans ce but infatigable de
diminuer le temps et d'annuler les distances.


Le plus grave obstacle que l'industrie des voies de fel'
devait rencontrer aux États Unis était l'immensité des fleuves.
Nul travail humain ne pouvait assez sÍll'ement franchir ces




!6! RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.
largeurs océaniques, et iI allait se trouver une solution· de
continuité et une halte qui retarderaient la rapidité des
communications et l'échange de la pensée.


Mais le GO AHEAD veillait sur l'industrie amérieaine.
La done ou les efforts du ehemin de fer expirent, la


vapeur, transportée dans un autre eorps, vient a son seeours;
et les steamboats sont les ponts qui servent a relier d'une rive
a l'autre les troncons coupés par le courant d'un fleuve.


A l'arrivée de chaque eonvoi, un bateau a vapeur reeueille
instantanément marchandises et voyageurs, et va déposer
le tout sur la rive opposée, ou les locomotives tout allumées
sont pretes a se mettre en route. Il n'y a pas d'interruption
dans la eourse, pas une minute de perdue. On roule les
wa!6ClUS cnal'\!;és, d.u cne,mln d.e, fe,\: sU\: le, b'dte'du, üu b'dte'du
sur le rail. Viendra un jour sans doute ou ron chargera sur
les bateaux la loeomotive et les wagons. Je n'en désespere
pas, tant j'ai foi dan s le GO AHEAD. Ce sera bien au prix de
quelques aeeidents; mais bast! NEVER MIND! Et on reeom-
meneera jusqu'a ce que l'on réussisse.


Les Amérieains ont épuisé, dans toute la rigueur du pos-
sible et du pratieable, eette question vitale pour le eommeree
et pour l'industrie d'un pays; la eélérité des éehanges et des.
communications. La vapeur a done revetu toutes les formes
et toutes les enveloppes.


Le mouvement mari time a vapeur des Amérieains dépasse
a lui seulle mouvement analogue de tous les pays du conti-
nent ensemble.


n suffit, en tout cas, de suivre le travaiI des chantiers pour
avoir une i"dée de eette féeondité maritime des États-Unis.
Il ne se passe pas de semaine, en effet, qu'on ne mette a


-l'eau deux ou trois vapeurs, sans eompter les batiments a
voiles. Et, ce qui n'est pas mois étonnant, c'est la hardiesse,
je dirai l'audaee de ces constructions.




GtNIE lNDUSTRlEL ET COMMERCIAL DES tTATS-UNIS. !63


Un des cótés sailIants encore du caractere industriel des
Américains, c'est fa facilité avec laquelle ils accepteJlt toula
espeee d'invention, de progres, me me a l'état d'ombre ou de
probleme. Pour peu qu'ils y entrevoient une possibilité d'ap-
plication, une apparence de nécessité, ils s'en emparent
immédiatement et commeneent l'épreuve. A la moindre
lueur de succes,l'idée gagne toutes les tetes avec la rapidité
de l'éclair; le feu mis a la trainée de poudre court par tout
le sol.


On ne doute jamais dan s ce pays-la et on se décourage
rarement; on ne repousse ríen, on tente tout; et ce qui par
basard réussit un jour dans un espaee de trois pieds carrés,
des le lendemain est généralisé par toute l'Amérique. Sur-
tout on ne perd point de temps en expériences infécondes et
stériles.


Ainsi ils ont faitpourla télégraphie électrique; et les memes
faits qui se sont produits a propos de I'application de la
vapeur aux ehemins de fer et a la navigation se reproduisent
ieL C'est a dire que l'exploitation de la télégraphie électri-
que s'est popularisée immédiatement et s'est mise, d'unjour
a l'autre, au service de tous les intérets et de tous les
besoins. e'est la d'ailleurs, en Amérique, la eondition sine
qua non de l'adoption de toute idée utile: il faut qu'elle serve
au bien-ctre, a la prospérité de tous.


L'éleetrieité, appliquée a la télégraphie, a joué et joue un
tel role en ce moment aux États-Unis, qu'elle est en vérité
l'expression la plus haute et la plus avaneée de la puissance
des Américains en matiere d'initiative. Jamais, chez aucun
peuple, une branche queleonque d'industrie n'a d'un bond
touebé si loin aux limites du possible; et de ce possible a
l'impossible, de eette audace a la folie, de cette application
pratique a la théorie en délire, il n'ya {¡u'un paso Jamais ce
magique GO AHEAD, qui a tant osé, n'était encore arrivé a de




nf:PUBLIQUE AMÉRlCAINE.


si merveilleux reyeS, que de songer, par exemple, et sérieu-
sement, a faire traverser I'Atlantique par le télégrapbe. Un
journal anglais, en parlant des résultats obtenus par la télé-
graphie éleetrique aux États-Unis, y a joint l'épitMte de
phénoménal! L'expression est juste et méritée.


Ayant ·pour armes la vapeur appliquée 1:1 la navigation et
aux ehemins de fer, et la télégraphie établie sur des bases
aussi larges, on eoncoit aisément 1:1 quels sommets le eom-
merce et l'industrie peuvent atteindre aux États-Unis.


Pour arriver a de tels résultats, les Amérieains ont eu
entre les mains un levier puissant, le erédit dont le systeme
est organisé dans des conditions spéeiales.




§ 3.


Du systeme de erédit. Ce qu'il a produit. - Les banques. ~ Les
escomptes. - Le papier-monnaie. - Rapporl, entre le numéraire et
la circulation. - Ce systeme est·il le meilleur? - Les États·Unis
doivent·ils y renoneerP


Suivant que ron se place aupoint de vue de nos habitudes
européennes, des habitudes francaises surtout, ou des exi-
gences commerciales et des besoins de toutes sortes, aux
États-Unis, ou des principes d'une sage économie financiere,
on peut blamer radicalement le systeme de crédit pratiqué
en Amérique, se féliciter des résultats obtenus ou le critiquer
dans les écarts et les exagérations auxquels il donne lieu.


Mais la question principale dan s notre opinion, est de
savoir, d'abord, si ce systeme de crédit est favorable aux
intér€lts du pays ou il s'est développé avec une rapidité et une
ampleur extraordinaires?


N'hésitons;pas a répondre affirmativement; a constater que
ce systeme est a la hauteur des intér€lts qu'il sert, en insis-
t~nt particulierement sur ce point: que tout autre systeme
eut pu €ltre pratiqué dans 1'Amérique du Nord; mais que
celui-Ia seul était susceptible d'y produire les résultats qu'on
a obtenus. Son absolution est dans cette derniere consi-
dération.


En quelques lignes, il est possible d'exposer les bases de
ce systeme si cher aux Américains et tant critiqué en
Europe:


Circulation abondante des signes représentatifs, soils quel-
que forme que ce soit;


:'¡
! /




!66 RÉPUBLIQUE AMÉRIGAINE.


Abaissement jusqu'a l'exagération de la valeur de ces
signes;


Multiplicité des institutions de crédit;
Comptes a longs termes;
Facilités des escomptes;
Avances tres largos sur objets de toute nature.
Tels sont les traits principaux du systeme de crédit com-


mercial et industriel aux États-Unis. Les détails, nous les
signalerons au fur et a mesure, de meme que les inconvé-
nients et aussi les avantages q1lÍ ont du ressortir de cette
pratique commode du levier chargé de remuer la fortune
publique d'un pays.


Pour apprécier sainement et le point de départ et les
résuItats, il importe grandement de tenir compte des condi-
tions sociales du peuple américain, de ses engagements
envers lui-meme, de la responsabilité qu'il encourait, ce défi
pour ainsi dire jeté par lui au Vieux Monde en entreprenant
de défricher, de cultiver, de peupler un territoire de
2,620,000 milles carrés, et de devenir, sous l'égide d'une
liberté conquise au prix du sang, une nation puissamment
commeq;ante et la rivale de cette mere-patrie dont les colo-
nies se séparaient.


Pour atteindre un tel but, dans un court espace d'années,
iI faIlait de grands efforts; et, en empruntant pour les dépas-
ser quelquefois en audace, les habitudes commerciales du
pays que I'on prétendait a éeraser, il faIlait ouvrir de larges
voies au travail, multiplier les chanees de fortune en simpli-
flant le erédit. Les États-Unis par la condition qui leur était
faite et par la situatión ou ils s'étaient placés, ne pouvaient
pas adopter, dans l'origine, un systeme de crédit par trop
régulier, sous peine de manquer le but que leur ambition
avait visé. En disciplinant le crédit, ils l'eussent réduit a
des proportions trop étroites poul' la lutte grandiose qu'ils




GÉNIE INDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 267


entreprenaient. II leur était nécessaire de courÍr un peu les
aventures sur le ehamp éeonomique et financier, eomme ils
les avaient eourus sur les champs de bataille, sauf a régula-
riser, plus tarp, eette ardeur. Mais ee qui n'était sans doute
qu'un expédient au début, devint par [a foree des ehoses un
systeme, et le systeme a pris raeine dans le pays, tout en
profitant, mais pas autant peut-etre, qu'on l'aurait pu sou-
haiter, des lecons de l'expérienee.


Tel qu'il est avee ses inconvénients et ses dangers mal-
heureusement incontestables, le systeme de erédit pratiqué
aux :Etats-Unis a produit de trop grands résultats, pour qu'on
songe a le blamer de parti prig.


Sans ee systeme, I'U nion américaine n'aurait pas vu, en
moins de trois quarts d'un siecle, sa population s'élever de
sept millions a trente trois millions d'habitants ;


Le nombre des États progresser de treize a trente-quatre.
Tant de villes de premier ordre surgir non seulement


dans le voisinage des eótes de l'Atlantique et du Paeiqque,
mais sur les laes, mais sur les rives de ses fleuves gigantes-
ques, et dan s l'intérieur des territoires les plus éloignés ;


Tant de canaux et tant de chemins de fer sillonner
son sol;


Tant de navires a voiles et a vapeur allant promener sur
ous les points du globe le drapeau étoilé; ni une flotte de


steamboats se eroisant eomme des fourmis au travail, sur ses
laes, ses fleuves, ses moindres rivieres et ses bayous.


Sans ee systeme de erédit féeond et dangereux a la fois,
les États-Unis n'auraient pas une riehesse nationale évaluée
a eent dix milliards de franes; ils n'auraient pas, non plus,
une industrie nationale chaque jour s'élargissant; une agri-
eulture florissante et qui subvient en matieres premieres
et en denrées alimentaires aux besoins de l'Europe et du
monde entier; ni des débouchés de consommation qui




!68 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


absorbentles deux tiers au moins, en moyenne, des produits
manufaeturés des plus grands nations eommercantes; un
commeree, enfin, qui se résume en un ehiffre de 3 milliards
619,203,720 franes (1) dont 1 milliard 804,400,310 franes
d'importations et 1 millard 814,803,410 franes d'expor-
tations!


En 1808, année suceédant a une erise financiere dont le
monde entier fut ébranlé, le mouvement commereial des
États-Unis a été de 3 milliards 036,287,860 franes dont
1 milliard 413,060,760 franes d'importations et 1 milliard
623,222,100 franes d'exportations.


Ces ehiffres impliquent l'ídée d'un vaste eommeree sur des
bases tres larges; d'une produetion puissante, telle qu'on
peut se la figurer de la part d'une population de 33 mil-
!ions d'habitants, tous attelés a l'ceuvre, du plus riche au plus
humble; d'une industrie qui a pris un essor d'autant plus
rapide qu'elle a été enfantée a la fois par l'orgueil national et
par la néeessité et qu'elle était entre les mains de ses eréa-
teurs une machine de guerre dans 1'aeception exaete du mot,
et non pas seulement un instrument ordinaire de rivalité.


Deux autres des phénomenes habituels dans le mouve-
ment éeonomique quotidien de tous les peuples se sont mani-
festés naturellement en Amérique dans des eonditions éga-
lement hors de proportion avec ee que l'on peut observer
d'analogue dans les autres pays : la spéeulation et le travail
régulier et patient. La premiere a suivi la voie large et sans
frein d'un commerce et d'une industrie n'ayant aucun des
caracteres d'étroitesse et de lésinerie qui cpnstituent chez
nous ce que ron appelle en style financier, l'agiotage, et en
style plus vulgaire et plus énergique, le trípo$age.


La spéculation aux États-Unis meme la spéculation indivi-


(1) Ces chiffres son! ceUl de t857.




GÉNlE IISDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ETATS-UNIS. !lOO


dueHe, a porté sur des villes entieres, sur des territoires, sur
des foréts dont on ignorait souvent l'étendue. Le travail de
son coté, eelui que fai défini patient, régulier, so ressent
nécessairement de ces entreprises et de ces combinaisons
gigantesques.


Nous avons dit le chiffre du mouvement commercial annuel
des États-Unis.'Le développement acquis par les autres bran-
ches de la fortune publique et par les agents de l'industrie
sous toutes ses formes, attestent cette énergio dont le pri-
vilége semble apparLenir exelusivement aux Américains ou
s'inoculer aux raees diverses qui abordent aux États-Unis.


En 1831, le chiffre des escomptes s'élevait aune moyenne
annueHe de six milliards de franes, iI est, aujourd'hui de
quinze milliards environ.


SUI' 2,620,000 miIles carrés dont se compose la surfaee de .
rUnion, 87,300 sont en culture a cette heure, soit un tren-
tieme, proportion énorme si I'on tient eompte de l'immen-
sité de ce territoire (1). On évalue a enviro n un million et
demi le nombre de plantations et de fermes réparties sur la
surfaee des États-Unis. La Louisiane et la Caroline du
Sud sont les deux Etats qui renferment les plus vastes plan-
tations; les exploitations agrícoles proprement dites, eeUes
du moins qui se rapproehent le plus de nos exploitations
européennes, sont le lot de rOuest, du Nord-Ouest et du
Nord-Est, ou la moyenne des fermes ont une étendue de 200
acres représentant une valeur de 12,000 franes


La prQduction agrieole des Etats-Unis est estimée, d'apres
les plus réeentes statistiques a 0,822,288,910 franes. L'ex-
portation en absorbe pour une valeur de 090,790,000 franes.
J.e surplus est consommé a l'intérieur.


(t) Les terres cultivécs sont inégalement réparties entre les diversos latitudes. Dans la
Nouvelle-Angleterre vingt-six acres sur cent sont en culture; dans le Sud seize sur cent .
dans le Nord douza sur ceut, el dans le Sud-Ouest cinq sur cent. '




!70 RÉPUBLlQUE AMÉRlCAINE.


Les États-Unis possMent aujourd'hui, 6,000 kilometres
de canaux (1) et un réseau de 41,775 kilometres de chemins
de fer dont le capital est de 2 milliards 964 millions (2).


Le réseau des lignes télégraphiques est de 27,000 kilome-
tres, et sur la ligne de New-York a Washington on évalue a
plus de 700 les dépeches expédiées journellement.


Le nombre d'établissements industrieIs fonctionnant aux
États-Unis est de 121,993, absorbant un capital total de 2 mil-
liards 575,745,040 franes. Les produits tabriqués représen-
tent une valeur de 1 milliard 164,787,200 franes. La quantité
de matieres premieres eonsommées dans ces fabriques ou,
sont employés 938,640 ouvriers s'éHlVe a une valeur de
2 milliards 773,919,580 franes. Le salaire moyen des
ouvriers est de 1,240 franes. Tous frais faits, le bénéfice
net des fabriqnes est de 24 1/2 p. e. par ano


En presque totalité, ees établissements sont situés dans
le Nord. Ce n'est que depuis quelques années que le Sud est
entré dans la meme voie. De grands efforts, eouronnés de
sucees, surtout en Georgie, ont été tentés dans ee but. On
évalue a einquante millions le ehiffre des capitaux déj1t
engagés dan s l'industrie au Sud, et les revenus ont été de
26 p. C. L'opinion publique y pousse; mais le Sud divisé en
tres vastes propriétés territoriales a une tendanee a demeu-
rer une contrée agrieole plutót qu'a devenir industrielle.


Les résultats que je viens d'indiquer sont immenses par
la comparaison. En 1835, les fabriques amérieaines n'oecu-
paient que 117,626 ouvriers dans la fabrication du coton, et
produisaient 211,000 millions de yards. A la meme époque,
le nombre d'ouvl'iers employés en Angleterre dans les


(t) En i835 les eanaux eomptaient 4,800 kilometres de pareonr. et le réseau des ehemin.
de fer ne dépassait pas 3,000 kilometrcs. Le capital engage dans la constrnction de ces voieJ
de communication était de 600 millions.


(2) La premiére locomotive a roulé aux Etats-Unis en i834.




GÉNIE INDUSTRIE!. ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 271


manufactures était de 724,000 et la fabrication s'élevait a
800 millions de francs. En France le nombre d'ouvriers
était de 600,000 et la valeur des fabrications de 600 mil-
!ions. On yoít la marche du progreso


Sous le rapport marítime les résultats¡ne sont pas moins
considérables : le tonnage total de la marine de commerce
aux États-Unis est évalué a trois millions de tonneaux dont
la moitié a peu pres appartient aux États de l'Est et du
Nord-Est. Le seul port de New-York re.;;oit annuelIement
4,000 navires et le nombre de steamers arrivant d'Europe
ou partant pour rEurope est de vingt-deux environ chaque
mois; presqu'un steamer par jour, dans les ports de New-
York, Boston et Portland. La navigation íntérieure sur les
fleuves et sur les laes a pris des proportions telles que l'ima-
gination se refuserait a y croire si le3 chiffres n'étaient pas
la pour les attester.


Le premier steamboat qui ouvrit les communications entre
rOuest et le Sud sur rOhio et le Mississipi date de 1811;
le trajet de la Nouvelle-Orléans a Pittsburg durait vingt-
cinq jours. Six ans apres, ces fleuves étaient sillonnés de
vingt et un bateaux; en 1819 on en comptait quarante; en
1821 soixante et douze. En 1827 un bateau aceomplit le
voyuge d'ascension de la Nouvelle-Orléans a Louisville en
huit jours (1). En 1829, le nombre s'éleve déja a deux eents
il est de deux cent vingt en 1832, de deux eent quarante
en 1834.


Quel progres depuis lors! Aujourd'hui, on estime a quinze
cents environ le nombre des steamboats quí se croisent en
tous sens sur ces memes fleuves. Quelques-uns sont d'un
tonnage considérable. J'ai vu l'un d'eux débarquer de ses
flanes sur la levée de la Nouvelle-Orléans, 4,119 baIles de


(t) La distancc esl de .,378 milles.




272 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


coto n ; par dix bateaux il en était arrivé, dans l'espace de
vingt-quatre heures : 12,791 baIles et dans une semaine
66,205 baIles.


De tels résultats acquis en moins d'un quart de siecle, a
quoi les doit-on? Au systeme de crédit, tel qu'on l'a accepté
et appliqué dans ce pays ave e ses vices et ses dangers.


Ce systeme de crédit se résume dans le fonctionnement
des banques dont nous allons exposer la pratique.


Le signe représentatif aux États-Unis est le papier-mon-
naie.


Des l'origine le papier-monnaie a été accepté sans hésita-
tion et sans arriere-pensée, malgré les inconvénients appa-
rents et l'abus réel qu'on en tit. L'abus était flagrant. Nous
ne dirons pas que le papier-monnaie des banques améri-
caines équivalait a l'assignat; mais bien souvent il a reposé,
et repose quelquefois encore sur des gages si pcu solides
qu'il a faUu la foi robuste qu'y montra le peuple américain,
pour en légitimer en quelque sorte l'adoption dans le cou-
rant des affaires. Une fois les écluses ouvertes, rien n'a pu
arreter le débordement; il semblaít, au contraire, que la
multiplicité du papier, loin d'attestel' la ral'eté du numéraire
révélait des sources nouvelles de richesse. Les banques
sortaient pOUl' ainsi di re de dessous terre, et chacune
d'elles, il faut bien le constater, ajoutait quelque chose a la
prospérité publique, au développement commercial, agricole
et industriel du pays.


On a eu beau prédire les catastrophes qui n'ont pas manqué
d'arriver presqu'a l'henre prévue, on a eu beau narguer cette
passion du peuple pour les banques et traiter le systeme
tout cntier de bancomanie, selon l'expression de Jefferson,
rien n'a pu arréter l'élan non plus que la contiance aveugle.
C'est done a raide d'un papier-monnaie bafoué, sans valeur
souvent, circonscrit généralement dans les limites territo-


,




GÉNIE INDUSTRIEL ET CO)!~IERCIAL DES f:TATS-UNIS. 273


riales de la banque d'émission, ou il était parfois meme
suspect, refusé dans la ville voisine, conspué dans I'État
limitrophe, inconnu a deux cents milles plus Ioin, que le
peuple américain a défriché ses forets, fondé son industrie,
élevé son commerce maritime jusqu'aux proportions colos-
sales qu'il a atteintes, créé des voies de communication
extraordinaires et attiré une population cOllsidérable sur le
sol des États-Unis.


Nous répétons que de tels efforts n'ont pas été faits, que de
tels résultats n'ol1t pas été acquis san s catastrophes gui
eussent du, il semble, arréter I'ossor général, tandis
qu'elles ront tout au plus retardé pendant un laps~de temps
toujours tres court. L'abus dans I'émission du papier-mon-
naie a porté son remede avee lui en quelque sorteo On peut
croire qu'el1 généralisant le papier au moyen de coupures
aussi minimes que possible (1), les banques ont atténué leur
responsabilité; elles ont éparpillé la dette, si j'osais me ser-
vir de cette expression, sur un nombre si considérable de
créanciers qu'aucun de eeux-ci ne se trouve atteint de facon
a se trouver gravement lésé. e'est un des avantages dans la
pratique du systeme.


Tant que les faillites de banques se présentent a l'état
de faiL isolé, le erédit publie n'en peut souffrir, et par
crédit public, dan s ce cas, j'entends, d'abord, celui de la
localité ou le fait se produit; aucune perturbation ne s'ensuit,
conséquemment, dans le mouvement général des affaires.
Mais il n'en ost pas de meme lorsque les faillites de banques
se suceMent et que ces faillites sont, non pas la cause mais
le résultat de crises commerciales. Leur chute est, alors,


(i) Les eonpnres de 25 franes et 5 franes sont tres eommnnes; il Y en a en de i fr. 25 et de
67 centimes et demi. Ces pelitcs eonpures élaient devenues si nombren.es, qne les recereurs
des deniers puIJlics avaient re~lll'ordre de ne poinl accepter en payement d'impóts ou taxes
des coupnres an dessous de 25 franes.


Ri:;PUBLIQUE A~lERlGAlro;E, T. 11. t8




274 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


d'autant plus prompte que la mission des banques n'étant
pas de maitriser les entrainements du commeree et de la
spéeulation, en restreignant le erédit aux premiers symp-
tomes d'embarras, mais de l'étendre davantage en allant au
devant des besoins et en favorisant, au contraire, ees
entrainements, il s'ensuit que les banques sont préeipi-
tées avee le commerce et la spéculation et que les erises
comme eelIe de 1857, prennent en me me temps que le carae-
tere de crise eommereiale, le caraetel'e plus alarmant de
erise monétaire qui sévit sur toutes les banques a la fois,
d'un hout 11 rautre de rUnion.


Non solidaires dans la bonne fortune, les banques devien-
nent, en temps de erise, solidaires par le fait seul du sys-
teme de erédit dont les périls apparaissent dans tout leur
jour. Les banques supportent, alors, la peine du bien
qu'elles ont voulu faire, qu'elles ont fait en réalité et dont on
ne leur tient plus aueun compte; sauf 11 reeommeneer le
lendemain, avee la meme aveugle eonfianee, les memes
fautes.


Une ehose étonne et est bien faite pour étonner : e'est que
les eatastropheii ne soient pas plus fréquentes et ne pro-
duisent pas de plus profondes et de plus durables perturba-
tions en Amérique, 11 voir la facilité avee laquelle se fondent
les banques, la masse de papiers en eirculation, et la eon-
fiance qu'y marq~e le publico On cite, en etret des banques
qui eonstituées avee 2 millions de dollars de capital, ont eu
12 millions de papier en eireulation.


En temps ordinaire les demandes de remboursement des
billets contre especes sont rares; mais le eas peut se pré-
senter. On s'attaehe a rendre ees eas plus rares encore,
nous dirons impossibles, en placant, eomme je puis affir-
mer le fait pour une banque de l'État de I'Illinois, le siége
de l'établissement dans un village perdu au milieu de




GÉNIE INDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 275


marais fangeux ou iI ne saurait venir a l'idée de personne
d'aller présenter un billet au remboursement. Cependant, a
tout événement, la banque a dans sa caisse un millier de
dollars en numéraire, tandis qu'elle a en circulation dans
tout l'État pour un million de papier tres bien accepté.


De pareils faits donnent la mesure exa~érée du systeme;
mais ils n'entrent pas moins dans le systeme; ils ne sont
nullement répudiés, ni poursuivis, ni taxés d'illégalité. Bien
plus, des émissiom de papier faites dan s les conditions
exeeptionnelles que nous venons de dire, trouvent comme
les émissions les plus régulieres, un appui naturel dans
l'opinion publique. Tout le monde est matériellement engagé
a ne point troubler la paisible eireulation de ce million de
doliars de papier d'une banque que ron soupconne, ou que
ron sait peut-etre, n'avoir pas un millier de dollars especes
en eaisse.


« Les Amérieains, dit M. Michel Chevalier (Lettres sur
l'Amérique du Nord), ont une roi intrépide dans le papier-
monnaie; ce n'est pas une foi aveugle, e'est une foi rai-
sonnée, c'est un eourage réfléchi. L'hiver passé (celui de
1834), ron savait que telle banque de la campagne, dans
l'État de New-York, n'avait que cinq dollars écus, pour cent
dollars de papier en circulatioll, et meme moins encore.
En pareil cas, nous, Francais, nous eussions crié sauve qui
peut! et nous nous fussions précipités sur la banque pour
avoir de 1'01' en échange de nos billets. La banque ainsi
assaillie eut suspendu ses payements. - Les Amérieains,
dan s cette passe difficile, avec la banqueroute suspendue
par un fU au dessus de leur tete, n'ont pas bronché. »


C'est cette roi « intrépide)) (l'expression est on ne peut
mieux trouvée) des Américains dans le papier-monnaie qui a
enfanté le systeme actuel de crédit aux États-Unis et qui l'a
perpétué.




276 REPOBLIQOE AMÉRlCAINE.


Ce systeme est-il le meilleur? Doit-on, peut-on le proposer
comme modele? Nous nous garderons bien de conclure 11
l'affirmative. l\fais dans notre opinion, il est fait au tempé-
rament du peuple américain, et autant il serait imprati-
cable pal'tout ailleurs qu'aux États-Unis, autant il y a été
utile, indispensable. Et malgré les critiques dont il est,
souvent, l'objet en Amérique meme, nous penchons 1t
croire que le moment n'est pas venu d'y renoncer, 11 moins
que d'assigner le degré de développement matériel ou est
parvenu le peupIe américain comme terme de son avance-
ment. Avec tout autre systeme de crédit, le peuple améri-
cain est condamné 11 subir un temps d'arret dans sa marche.


Les allu1'es et l'indiscipline en quelque so1'te nécessaires
du crédit en Amérique 011t été, au Iendemain de chaque
crise, l'objet de critiques ameres. On n'a vu alo1's que les
pél'ils et les inconvénicnts du systcmc, c'est tout l1aturel, et
011 en a pris acte pour proposer et pour ten ter des réfMmes.
Quelques-unes Ol1t été appliquées; elles ont pl'oduit de bons
résultats passagers, en arretant sans aucun doutc les effets
désastreux d'une crise trop prolongée. Nous citerons entre
autres, comme la tentative la plus sérieuse qui ait été faite
dan s cette voie, la création de la Banque des États-Unis en
1816. On ne saurait contester qu'on lui doit la résurrectioll
du crédit aux États-Unis; mais il faut tenir compte des cir-
constances véritablement périlleuses dan s lesquellcs ce
grand établissement avait été fondé, au lendemain d'une
guerre désastreuse pour I'Amél'ique du Nord, malgré les
succes qu'elle y rencontra. Les banques d'État étaient épui-
sées eL en désarroi; le crédit public était 11 vau l'eau et ne
reposait que sur une masse énorme de bOlls particuliers en
circulation. Il fallait 11 tout prix rétablir ce crédit, et le
reconstituer non seulement pour les besoills intérieurs du
pays, mais vis 11 vis des autres natíons commercantes. Il n'y




GÉNIE I:'lDUSTRIEL El COMMERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 277


avait qu'une mesure radicale qui put permettre d'atteindre
11 ce but; il fallait done discipliner le crédit, et afin de
donner des sécurités nouvelles et completes a l'Europe
déflante, la prudence eommandait d'implanter en Amérique
le systcme européen, approprié aux besoins et aux habi-
tudes du pays. La Banque des États-Unis satisfit a ces con-
ditions du moment; mais l'influenee salutaire qu'on attendait
d'elle se localisa si nous osions dire, en profitant largement
aux États de la Nouvelle Angleterre, surtout qui y puiserent
le crédit solide dont ils avaient besoin pour constituer l'in-
dustrie dont ils venaient de tenter l'établissement. Des
considérations d'ordre poli tique que nous ne rappellerons
pas iei, tout le monde connaissant la guerre que le président
Jaekson flt a la Banque des États-Unis, aeheverent sa ruine.
Mais déja l'opinion publique était eontre elle, surtout I'opi-
nion publique des États nouveaux, qui se fondant et se
multipliant dans l'Ouest, sentaient le besoin d'un erédit
plus large et peut-etre plus aventureux. A leurs yeux le
tort, le crime de la Banque des États-Unis était d'absorber
le crédit, au profit d.:;s États les plus rapprochés du centre
de ses opérations et définitivement organisés. Il y avait
du vrai dans ces plaintes. La Banque suceomba, malgré
les services réels qu'elIe avait rendus ; mais son existence
eut cela de salutaire qu'elle démontra I'avantage qu'il pou-
vait y avoir, sans adopter des regles un peu trop rigides
et un peu trop absorban tes pour le pays, de mettre un
frein a l'expansion du crédito C'est a quoi ron doit les
bonnes mesures financieres qui régissent, aujourd'hui,
les banques de certains États, notamment celIes de la
Louisiane, ressortissant au contróle du gouvernement inté-
ressé dans la formation de leur capital. Cette intel'vention
officielle de la législature de la Louisiane dans la fonda-
tion des institutions de crédit de cet Élat, n'en a pas arreté




278 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE


l'essor ni gené la bonne administration, et les a sauvées
pendant la crise de 1857.


Les banques de la NouvelIe-Orléans qui sont, présente-
ment, au nombre de 11 reconnues par rÉtat, nuIlement
solidaires I'une de I'autre, ont, en moyenne, une circulation
hebdomadaire de 34 millions de francs, recoivent 75 mil-
lions de dépot, représentent en numéraire 56 millions de
francs et escomptent pour 87 millions de papiers 11 90 jours.
A coté de ces 11 banques incorporées, c'est 11 dire ayant des
chartes octroyées par I'État, 10 autres établissements de
erédit operent librement sur des proportions 11 peu pres
aussi larges. Vingt et une grandes sources de crédit sont
donc ouvertes 11 la NouveIle-Orléans aux besoins commer-
ciaux d'une ville de 150,000 ames et d'une population qui,
pour l'État entier, atteint 11 peine 1 million d'habitants.


En 1851 il Y avait 11 New-York quarante banques capita-
lisant ensemble 173,010,000 fr. Aujourd'hui Oil en compte
54 dont le capital s'éleve 11 338,670,000 fr. La balance réunie
des opérations de ces D4 banques a présenté les chiffres
suivants : en 1851, 477,630,885; en 1802, 617,486,180;
en 1803, 720,901,540; en 1851, 706,474,370; en 1805,
846,105,510; en '1856, 932,604,000 fr.


Apres la erise de 1807, les me mes critiques contre le
systeme de crédit aux États-Unis se sont renouvelées.
L'exemple de la veille fournissait les memes arguments
invoqués précédemment et qui seront encore invoqués dans
des cas analogues, 11 savoir : qu'un crédit trop facile et trop
large eonduit inévitablement aux eatastrophes; que le crédit
pOUl' etre utile et fécond a besoin d'etre contenu dans de
sages limites; enfin quelques organes de I'opinion publi-
que en sont venus 11 demander, eomme moyen propre 11 con-
jurel' le retour du mal et 11 rendre confiance 11 I'étranger,
la solidarité des banques dan s chaque grand centre com-




GÉNIE INDUSTRIEL ET CO~mERCIAL DES ÉTATS-UNIS. 279


mereial, premier résultat qui eonduisait a la solidarité de
toutes les banques de l'Uníon.


On a eu beau vouloir s'en défendre et repousser !'idée de
la résurreetion de la Banque des États-Unis, ce systeme
n'étaü autre ehose au fond que le renouvellement de la een-
tralisation du erédit; la premíere et logique eonséquence de
ce systeme serait une restrietion tres grande apportée au
erédil. Le seul avantage réel que nous avons relevé parmi
tous eeux que les promoteurs et les partisans de eette pro-
position mettaient en avant, était d'assurer au papier une
valeur égale et normale dans toute l'U nion; mais e' est la un
avantage plus apparent que tres sérieux. Qu'importe aux
banques de l'Illinois, par exemple, que leur papier subisse
une dépréciation de 25 p. e. dans l'Ohio, si ce papier cir-
cule dans l'État, sans diffieulté et y satisfait aux besoins
du erédit local? Les Amérieains ne veulent pas voir au dela ;
ils préferent risquer de mourír d'une abondanee de papier-
monnaie, saehant ce papier démonétisé hors de rÉtat,
plutót que de barrer les larges voies de crédit qui lui sont
indispensables.


L'avantage d'assurer au papier cireulant une valeur uni-
forme, au moyen d'une Banque unique est done balancé aux
yeux des Amérieains par le désavantage d'une réforme
radieale dans le systeme actuel de crédit, restreint par la
force des ehoses, dans des limites qui deviendraient des
entraves au développement des besoins, toujours nouveaux,
de ce pays en plein enfantement de l'avenir, et qui doit sur-
tout, a ce systeme de erédit qu'on veut lui arraeher, le
développement rapide qu'ila atteint. Nous ajouterons, au
surplus, que le papier de eertaines banques a un cours tres
régulier et tres normal sur toute la surface de I'Union.
. La multiplicité des banques aux États-Unis est done con-
forme aux besoins spéeulateurs dn peuple amérieain. Outre




280 RÉl'UBLIQUE AMÉRICAINE.


que ce systeme satisfait a une idée politique en ajoutant de
nouvelles garanties a l'indépendance illdividuelle des États,
il est la sauvegarde financiere de ceux des États qui, arrivés
a un degre de prospérité réguliere, ont tout a gagner a
n'accepter aucune solidarité avec des États naissants, a
peine d'en arreter 1'essor. Cette multiplicité des banques a
encore l'avantage de favorisel' le gout des grandes spécula-
tions qui, jusqu'au deJa meme des limites de la témérité, sont
dans le caractere de l'Américain. « Pour chatouiller sa
fibre robuste, )) dit M. Michel Chevalier, « il lui faut des
sensations violentes. L'opinion publique et la chair inter-
disent a son organisation vigoureuse les satisfactions sen-
su elles ; le vin, les femmes, le déploiement d'un luxe prin-
cier, les cartes et les dés lui sont défendus. L'Amél'icain
demande aux alfaires les émotions fortes dent il a besoin
pour se sentir vivre. Il s'aventure donc avec délices sur la
mer mouvante des spéculations. )) Cette ressource meme
lui serait interdite avec un systeme qui en ramenant le
crédit dan s des limites régulieres et étroites, restreindrait
nécessairement les spéculations et leur enleverait ce carac-
ter e fiévreux quí les distingue.


A cóté des catastrophes générales qui, a certains moments,
arretent le mouvement des affaires, il y a les catastrophes
individuelles, c'est a díre les faillites qui sont la conséquence
de cet entrainement sans frein vers les spéculatíons (1).
Elles sont tres nombreuses et tres fréquentes aux États-
Unís; le nombre en est proportionné aux facilités du crédit,
et comme si l'opinion publique voulait prendre une part de
complicité dans ces accidents de la vie commerciale (c'est


({) La crise de 1857 a provoqué au:t États·Unis 4,932 faillites donnant un passif de
1 milliard 458,750,000 fr. En f858lc contre coup de cette grande crise se fait encore sentir;
le nombre des faillites, quoique moindre, g'éléve a. 4,225 qui ne repréwnte plus qn'un passif
de Wl,748.3iO fr. Pourles deux années ~'a élé une perte de {milliard 937,498,310 fr.




GÉNIE INDUSTRlEL El' COl/MERC/AL Il'ES ÉTATS-UNIS. 28'1


ainsi que l'on nomme les faillites aux États-Unis), en raison
des eneouragements qu'elle donne aux spéeulations, l'opi-
nion publique se montre a l'égard des faillites d'une tolé-
ranee sans exemple nuBe autre parto Le failli inspire de
l'intérét et non du mépris; le crédit loin de le fuir, va au
devant lui. Les Américains avouent hautement ce principe :
que réprouver la faillite serait déeourager l'esprit d'entre-
prise. Peut-étre l'application de ce principe indulgent est-
elle poussée trop loin et produit-elle l'abus; mais nous nous
tenons ici dans l'examen du fait général. Cette toléranee de
l'opinion publique a l'endroit de la faillite est la con sé-
quenee et la conséeration du systeme de crédit. On ne peut
condamner l'une sans modifier l'autro; il faut donc bien
les laisser vivre, comme elles vivent, en bonne harmonie.


Le systeme de erédit actuel a pris naissanee dans le Nord,
dan s cette NouvelIe Angleterre qui a, pourtant, une tendance
a le critiquer et a le vouloir restreindre, aujourd'hui qu'elle
en a profité largement. C'est, par conséquent, dans le Nord
que les banques ont pris ce développement rapide qui a
aidé a leur multiplication sur le sol de I'Union. En 1811, sur
88 banques que l'on comptait aux États-Unis, les six États de
la Nouvelle Angleterre en possédaient 55, beaueoup plus
que la moitié, tandis que le chiffre de sa population
(2,700,000 habitants), n'excédait pas le tiers de la population
alors de 7,300,000 ames. Les banques du Sud se sont déve-
loppées avec moins de rapidité et sont restées généralement
inférieures en capital, et en importance aussi, a celles du
Nord, par cette raison que les États du Nord ont été essen-
tiellement commercants et manufacturiers, tandis que les
États du Sud ont été longtemps exclusivement agricoles. Ce
n'est que progressivement que le commerce a pris, a la Nou-
veIle-Orléans, le développement oolossal qui a fait de cette
ville la rivale de New-York, des que les communications avec
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!82 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


l'intérieur et surtout avec le Sud-Ouest en ont fait le marché
de toutes les matieres et denrées destiné es a l'exportation.
C'est alors que les banques du Sud et notamment celles de
la Nouvelle-Orléans, se sont as sises sur des bases plus
larges et plus solides.


Le mouvement d'accroissement des banques est facile a
saisir; il montre la puissance .d'expansion des États-Unis.
en me me temps qu'il atteste les besoins nouveaux du pays.
En 1811, avons-nous dit plus haut, les banques était au
nombre de 88, avec un capital s'élevant a 227 millions de
francs et ayant pour 1:21 millions de papier en circulation.
En 1820, on compte déja 307 banques avec un capital de
545 millions et 230 millions de billets circulants. De 1820
a 1830 le progres est moins sensible qu'on aurait pu le
croire; le nombre des banques ne s'accroit que de 13;
en 1820, il Y avait donc 320 banques avec un capital de 559
millions et 243 millions en circulation. Cette période corres-
pond a celle ou la Banque des États-Unis a exercé son
influence sur le crédit en restreignant les développements
des banques locales. Le capital de la Banque des États-Unis
qui avait été, au moment de sa création, de 50 millions de
franes, s'était élevé a partir de 1816 a 175 millions, et la
Banque avait établi 25 succursales dont les opérations avaient
paralysé le développement des banques d'État. Ce ne fut
done pas sans raison qu'on l'accusa d'absorber le crédit en
le restreignant.


Mais aussitót que la guerre contre la Banque des États-
Unis eut pris des proportions qui annoncaient sa ruine,
laquelle arriva en 1836, les banques d'États reprirent leur
mouvement d'accroissement, et en 1835 déja, leur nombre
s'était élevé de 320 a 557 représentant un capital de 925 mil-
lions de francs avee une eireulation de papier de 440 mil-
lions. Beaucoup d'entre elles n'avaient pas un capital numé-




GÉNIE lNDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ETATS-UNIS. 28:5


raire dépassant un million de dolIars (5 millions de francs).
Une fois dégagés des entraves que l'existence de la Banque
des États-Unis apportait a la création des établissements
partieIs, ceux-ci prirent un es sor considérable qui répon-
daient a la prédilection innée des Américains pour le sys-
teme de crédit dont nous avonil exposé les principaux carac-
teres et aux besoins des États nouveaux en plein développe-
ment. On peut se faire une idée de la facilité et de la rapi-
dité avec lesquelles se créent ces institutions de crédit,
quand nous dirons que dan s le seul État du Wisconsin, il
s'est fondé, en 1858, vingt-six banques capitalisant ensemble
9,320,000 francs. Leur capital respectif varie de 125,000 fr.
a 1,250,000 fr. Au 1er janvier 1809, le nombre des banques
répandues sur le sol de l'Union s'élevait a 1,560; leur numé-
raire encaisse représentait un chiffre de 514,870,635 francs,
la circulation, 780,569,483 fr., et les dépóts, 1 milliard
392,058,485 francs. En comparant ces résultats avec ceux des
époques antérieures, 1854 et 1855 par exemple, on constate
une amélioration sensible dans la réserve métallique, en
faveur de l'année 1859, une diminution importante dans le
chiffre de la circulation , et un accroissement considérable
dans le chiffre des dépóts. Ces faits sont d'autant plus nota-
bles que le nombre des banques était moindre en 1854 et
1855 qu'en 1859, ou nous l'avons fixé a 1,560. En 1854, on
comptait aux États-Unis, 1,208 banques ayant en especes
297,051,290 francs contre une circulation de 1 milliard,
023,446,040 fr. et 940 millions 943,720 fr. en dépóts.
En 1855, ou le nombre des banques est de 1,307, le numé-
raire s'abaisse au contraire a 294,572,725 fr. et le papier en
circulation est de 934,761,165 fr. et les dépóts atteignent
952,001,650 fr. Cette statistique comparative se résume donc
par une augmentation du nombre des banques, un accrois-
sement dans le numéraire, et une diminution dans la circu-




284 RÉPUllLIQUE A}fÉRlCAI~E.


lation. C'est un progres tres grand dans la voie d'une plus
sage administration des banques, san s porter la moindre
atteinte au systeme de crédit si cher aux Américains. II y
a loin de cette situation a celle de 1834, pour remonter au
dela des années que nous avons prises pour point de compa-
raison. En effet, a cette époque, le bilan des hanques de
I'Union se résumaitainsi : numéraire 825 millions de francs,
papier monnaie, 2 millards 345,000,000 fr.


Ces \'ésultats d'ensemble CíU\ donnent une idée du ffiOU'ie-
ment général du crédit aux États-Unis, ne sauraient faire
apprécier exactement les différences particulieresa chaque
groupe d'États, différences qui résuItent de la situation
moral e, des habitudes commerciales propres achaque lati-
tude. Par exemple, en comparant les opérations des banques
de deux États du Sud, et de deux États du Nord, on trouve
les rapports suivants :


Pendant que dans la Caroline du Sud, on releve sur un
meme hilan hebdomadaire un encaisse métallique de 12 mil-
lions 806,465 fr. contre une circulation de 44,838,915 fr.
dan s la Louisiane on constate un encaisse métallique de
81,240,535 fr. contre une circulation de 47,903,370 fr.


Tandis que dan s le Massachusets, sur le bilan correspon-
dant aux précédents on constate un encaisse métallique de
51,967,385 fr. contre une circulation de 99,96ñ,ñ1ñ fr. a
New-York, le numéraire est de 149,526,475 fr. et la circula-
tion seulement de 133,027,035. C'est a dire que dans le Sud
comme dans le Nord, les banques d'un État ont un excédant
de circulation sur le chiffre du numéraire; phénomene frap-
pant dans deux latitudes aussi extremes. Que si maintenant on
agglomere les opérations des banques des principale~ grandes
villes de I'Union, du Nord, de l'Est, du Sud et de rOuest,
par exemple : Boston, New-York, Philadelphie, Providence,
Pittsburg et la Nouvelle-Orléans, on trouve dans un bilan




GÉNIE INDUSTRIEL ET COMMERCIAL DES ÉTATS-UNlS. 285


hebdomadaire commun un chiffre de cireulation de 50 p. °/0
supérieur 11 eelui de l'eneaisse métallique : ainsi 283,900,000
franes de papier eontre 140,'120,000 fr. de numéraire et un
chiffre de dépóts s'élevant 11 746,030,000 fr.


Ce résultat est frappant lorsque ron constate, ainsi que
nous l'avons fait plus haut, que les banques de la Louisiane
et de New-York ont soin d'avoir un numéraire supérieur 11
leur eirculation.


L'absence d'uniformité est donc le caractere dominant du
systel~e de crédit aux États-Unis et c'est en meme temps la
plus évidente preuve pour nous qu'il y aurait inconvénient,
péril peut-etre 11 le modifier (ce qui n'exclut pas l'idée de le
discipliner), puisque dans des latitudes différcntes ou les
effets 11 en attendre semblent complétement opposés, des
phénomenes identiques se produisent, dans les deux condi-
tions extremes.


En fin de compte, au Nord comme au Sud, comme 11 1'0uest,
en dépit Q.es épreuves et des eatastrophes meme, la prospé-
rité des États-Unis, loin de souffrir de ee systeme de crédit,
se développe chaque jour avec un entrainemcnt fiévreux. Et
tel qu'il est encore, malgré les critiques dont on les assaille,
ce systeme et l'abus meme qu'Ol1 en fait, n'arrete pas la COl1-
nance de l'Europe, confiance qui s'éteint au lendemain d'une
catastrophe, pour renaitre, ensuite, tout aussi vive qu'au-
paravant. L'importance toujours croissante des affaires com-
merciales des États-Unis le prouve surabondamment.






APPENDICE




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I




APPENDICE.


1


Les États-Unis d'Amérique donnent, en ce moment, au
monde un spectacle amigeant pour ceux qui aiment les
libres institutions 11 l'ombre desquelles le peuple américain
a accompli de si hautes destinées. Dans la conviction pro-
fonde ou nous sommes, que le pacte fédéral ne sera point
rompu, meme apres la secousse qu'il vient de recevoir, nous
tirons de ces épreuves désolantes un double enseignement
et une double consolation, 11 savoir : que les institutions
démocratiques de I'Union se fOl'tifieront dans ces épl'euves,
et que le sujet de ces discordes regrettables, c'est 11 dire I'es-
clavage, entrera dan s sa phase d'agonie, sinon d'extinction
immédiate.


Ce n'est pas la premie re fois que les États-Unis ont 11
subir, a pro pos de l'esclavage, des désordres qui ont mis
I'Unlon 11 deux doigts de sa fin; ce n'est pas, malheureuse-
ment,la demiere commotion de ce genre qu'elIe traversera.
Entre le Nord et le Sud l'antagonisme existera, non pas tant
que l'esclavage subsistera, mais tant que les partisans de
cette institution ne voudront point convenir qu'il lui faut
imposer une barriere. Ce que le Nord demande, et l'élection


RÉPUBLIQUE AMí.:R[CAI~E, T. 1f. i9




~90 RÉpcnLIQUE AMÉRICAINE.


de M. Lincoln est avant tout la consécration de cette idée,
c'est que l'esclavage (( ne souille pas les territoires nou-
veaux qui seront admis dan s l'Union. )) Ce que le Sud
réclame, au contraire, c'est l'extension de I'esclavage par-
tout ou il sera possible de l'implantel'.


Le role raisonnable appartient incontestablement au Nord
dans ce conflit.


Avant tout, il importe de bien caractériser l'élection de
M. Lincoln. Dans les États libres, les partisans de 1\1. Lincoln
ont invoqué nécessairement, comme un a1'gument en sa
faveur, ses convictions abolitionistes qui, dans les États
a eselaves, lui ont été naturellement imputées ü crime.


Des deux cotés cependant on était également convaincu
que l'élection de M. Lineoln ne serait pas le triompbe maté-
riel de l'abolitionisme. Il suffit, pOU1' etre édifié sur ce point,
de se rappeler eomment fonetionnent les rouages du gou-
vernement amérieain, et de eonllaltre la limite ou s'arrete
l'influence du président dans la eonduite des affaires, pour
bien apprécíer les garanties que les États a esclaves trouvent
encore dans un président abolitioniste. Si ces garanties sont
regrettables paree qu'elles font les propl'iétaires d'esclaves
juges et parties dans leur propre cause, elles ont ce grand
honneur d'avoi1', sur tous les autres points de la politique
sociale, assuré l'existence, le développement et l'indépen-
dance des États-Unis. Il ne faut pas s'aveugler sur ses
désirs, et ne cl1ercher dans I'l1istoi1'e que le point ou les
passions trouvent a se satlsfaire. Les États abolitionistes eux-
mémes, qui déplorent le droit cOIlstitutionnel des États
eselavagistes a déeider une question que nul ne peut tran·
cher qu'eux-memes, les États abolitionistes, disons-nous, ne
peuvent oublier qu'ils doivent leur prospérité a ce prfncipe
de l'indépendance individuelle 11 I'abri duque! chacun d'eux a
fait sa fortune politique et matérielle.




APPENDICE. 'l9t


La constitution fédérale n'a pas autorisé le Con gres a
décréter l'alJolition de l'esclavagc dans les États ou l'escJa-
vage existe, pas plus que de s'immiscer dans les autres
affaires intérieures d'aucun État. C'est la base essentielle du
pacte de l'Union. C'est mcheux, sans doule, pourra-t-on
dire, en limitant l'horizon au point de vue de la question
qui agite, aujourd'hui, si profondément les esprits en Amé-
rique; mais c'est heureux en tout ce qui con cerne bien d'au-
tres conquetes morales et matérielles qu'ont faites les
États-Unis.


M. Lincoln ne saurait donc pas plus abolir l'esclavage
dans le Sud, que M. Buchanan, partisan de l'esclavage, n'a
pu songer 11 le rétablir dans le Nord. Que la politique d'un
président des États-Unis soit mauvaise, antinationale, peu
favorable ou sympathique a te1le ou telle in8titution, ce pré-
sident n'est en position de commettre aucun acte ayant
appal'ence d'abus de pouvoÍ!' ou de violation de dl'oits, car ii
est impuissant sans le concoUl'S du pouvoir législatjf et du
pouvoir j udiciaire qui est le défenseur né de la constitution
et des droits des citoyens. Or, ainsi que nous venons de le
dire, la constitution fédérale, si démocratique, si libérale
qu'elle soít, n'ouvre aucune porte aux aspírations abo-
litionistes.


L'élection de M. Lincoln n'est donc pas une menace; II
faut la considérer comme un avertissement.Les mani-
festations séparatistes du Sud, au moment oil la candidature
de M. Lindoln s'est produite, n'ont été qu'une manmuvre
électorale ; une fois l'élection accomplie, elles sont devenues
un danger, parce que le feu avait été mis aux passions, et
ce qui n'était qu'un prétexte devint un argumcnt.


Aussi les gens raisonnables du Sud, effl'ayés 11 juste titre
de cette campagne séparatiste, ont-ils mis tous leurs efforts
11 ramenel' le calme clan s les esprits. n était trop tardo Un




292 RÉPUBLlQUE AMÉIUCAINE.


journal de la Louisiane, partisan par conséquent de l'escla-
vage, a résumé la situation en quelques mots tres exacts.
Selon lui, le partí de la séparation quand meme, basée sur
le seul fait de l'élection d'un républicain noir, n'a dans le
Sud, « qu'une minorité excessivement faible. » Il faudrait
attendre, dit ce journal, « un acte d'agression ouverte. » Or,
M. Lincoln est dans l'impossibilité de commettre, le voullit-
il, cet acte d'agression, redouté par les uns, désiré peut-etre
Dar les autres, et M. Buchanan, dans son message du 3 dé-
cembre dernier, s'est attaché a enlever a l'élection de son
successeur le caracterc d'agression que les passions et l'irré-
t1exion ont voulu lui donner.


En résumé, l'élection de M. Lincoln était un avertissement,
et le sens de cet avertissement est que l'esclavage, concentré
dans les régions oil il existe, ne ferait pas un pas de plus en
Amérique. C'est déja une grande victoire. Cette victoire est-
elle suffisante? Les abolitionistes s'en contenteront-ils? Il Y
a paru, puisque l'État abolitioniste par excellence, le Massa-
chusetts a aussitót fourni une preuve d'attachement au main-
tien du pacte fédéral, en donnant la préférence dan s les
élections qui ont eu lieu peu apres dans plusieurs villes, 11
des candidats unionistes sur des candidats républicains. Ce
fait prouve le désir et le beso in de conóliation qui domine
aux États-Unis.


En outre, un comité de trente-trois membres nommés dans
le sein du congres 11 Washington, a adopté, 11 une majorité
de vingt-deux voix, une résolution tendant 11 donner aux
États du Sud, « que leurs griefs soient justiftables ou non, »
des preuves de bienveillance et d'intéret, et des « garanties
effectives, » et cela « promptement et de bon cceur. »


Le plus grand défaut des discussions qui ont été sou-
levées dans la 'Presse 'Piwisienne, au sUlct de la question
de l'esclavage aux États-Unis, est que ces discussions y out




APPENDICE. 29"


été inspirées par les passions bien plus que par le raison-
nement.


Les passioos oot été poussées si loío qu'elles ont aveu-
glé les défenseurs aussi bieo que les contempteurs de
l'esclavage, au point de leur enlever l'intelligence meme des
textes qu'ils ont eus SOllS les yeux.


Les uns oot trouvé dans la Constitution fédérale et dans
tous les actes qui font la base du gouvernement américain,
les preuves flagrantes que l'esclavage était inserit en toutes
{eUres dans ces actes, comme une institutioll nationale « a
conservero ))


Les autres ont nié absolument que les fondateurs de la
république américaine aient eu meme l'intention de recon-
naitre l'existence de l'esclavage, en déclarant que nulle
part, dans le pacte constitutionnel, il n'est question de
l'esclavage.


Nous le répétons, les uns et les autres, ou n'ont pas
voulu, ou n'ont pas su lire le texte de la Constitution; nous
oe pal'lons pas de l'esprit de la Constitution.


Oui, c'est vraí, le mot esclave ou esclavage ne se rencontre
pas une seule fois daos la Coostitution; mais l'institution
de l'escIavage s'y trouve parfaitement et complétement
reconnue.


Voici, en effet. comment s'exprime la Constitution :
Art. ler, section 3. « Les représeotaots et les taxes directes


« seront répartis entre les divers États qui pourro'nt etre
« compris daos cette uníon, d'apr8s leur population respec-
« tive, qui sera déterminée en ajoutant· au nombre total des
« personnes libres (y compris celles engagées a terme pour
« un service et excepté les Indiens non taxés), les trois cin-
« quíemes des autres personnes. ))


Il n'est pas besoin de supposer une interprétation a ce
passage de ]a Constitution; les mots que nous avons souli-
#!fi¿~':
,~"'/ -,
r.




RÉPUBLIQUE AMÉRICAl:\'E.


gnés ne désigaent que les esclal'es. La preuve est dans la
ra~on dont se pratique le recensement dans les États ou la
population noire ou de couleu!" entre en ligne de compte
pour teois cinquiemes de la population, au point de vue
politiqueo


Si les :ruteurs de la Constitution ont eu la pudeur de n'y
point écrire le mot « esclavage, » les commentatems du
pacte fédéral n' ont pas eu La nt de réserve; eL les autl'es per-
sonnes, en opposiLion aux persOImes libres, sont tout au long
appelées des (( esclaves » par les commentateurs.


Veut-ou une autre preuve puisée a la meme source '! La
Constitution, arlicle IV, section 2, s'exprime ainsi, mais tou-
jours avec la meme réserve : « NuBe personne obligée a un
«( service ou travail dans un État et d'apres ses lois, ne
« pouna, en se réfugiant dans un autre, et en conséquence
« d'aucun reglement ou loi qui y seraient établis, etre
«( afl:'ranchie de ce service ou travail; mais elle sera livrée
(( sur la réclamation de la partie a qui ledit service ou tra-
« vail peut etre dúo »


Il ne nous parait pas possible d'exposer en termes plus
clairs le droit réservé aux propriétaires d'esclaves de récla-
mer leurs esclaves fugitifs. N'est-ce pas la une reconnais-
sanee implicite de l'instituti 011 de l'esclavage? Sur ce point
encore les commentateurs de la Constitutioll SOl1t moins
prudents que la Constitution, et l'un d'eux, James Bayard,
dit nettement que san s ces réserves, le pacte de l'Union
n'eut pas été aceepté.


On a done eu tort de di re que les auteurs de la Constitu-
tion n'avaient pas reconnu l'esclavage. Bien plus ils ont
admis la traite des noirs pour un temps détermíné. On lit
dans la section 9 de l'article le, de la Constítution :


«( La migration ou l'importation de telle personne que
«( croira devoir admettre quelqu'un des États maintenant




APPENDICE. ~95


{( existants, ne sera par le Con gres soumise a aucune p1'ohi-
« bitioll avallt l'année mil hui! cent huit; mais cette importa-
« tion peut eUe frappée d'une taxe ou d'un droit qui ne
« pourra s'élever a plus de dix dollars par personne. )) C'est
bien encore de noirs esclaves qu'il s'agit.


En ce moment, nous ne discutons pas la question de
resclavage, nous chel'chons a introduire la lumiere la ou
des écrivains, également passionnés pour ou contre, n'ont
amoncelé que ténebres.


Les partisans de l'esclavage, qu'ils aient ou non lu la
Constitution des États-Unis, lui ont fait dire beaucoup plus
que ne dit son texte; les adversaires de l'esclavage ont nié
non pas seulement l'esprit, mais la IeUre a coup SUl' tres
transparente de la Constitution. Voila ce que nous tenions
tout d'abord il établir.


Ces memes écrivains, engagés dans une polémique que
nous croyons parfaitement stérile et inopportunément sou-
levée, dans la presse francaise, ces memes écrivaills se
sont mépris également sur les idées et sur les convictions
des fondateurs de la République américaine, en matiere
d'esclavage.


Washington, de qui 011 a invoqué l'autorité du nom et de
la mémoire, a faü plus que d'émettre des opinions sur
l'esclavage; il a agi, ce qui vaut toujours mieux.


Voici un passage du testament de ce grand homme :
« Ma volonté et mon désir sont qu'au déces de ma femme,
( tous les esclaves qui m'appartiennent en propre recou-
{( vrent leur liberté. Si elle voulait la leur accorder durant
{( sa vie, elle réaliserait un de mes VCBUX les plus ardents;
{( mais prévoyant des difficultés insurmontables par suite
« des mariages qui existent entre mes negres et ceux qui
({ dépendent du douaire de ma femme, je craindrais que
({ l'affranchissement des uns n'éveilHit chez les autres les




296 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


c( impressions les plus tristes, et n' entrainat meme de
« facheuses conséquences pour ceux qui continuent a etre
« esclaves, attendu que je "n'ai pas le pouvoir d'affranchir
c( ceux que ma femme m'a apportés en dot. .. Je défends
c( expressément qu'on vende ou transporte hors dudit État
(( (la Virginie), sous quelque prétexte que ce soit, aucun des
« esclaves que je laisserai a ma mort. »


Que pro uve cette disposition testamentaire de Washing-
ton, sinon tout a la fois, une répugnance réelle pour
l'esclavage, et la reconnaissance positive du droit de possé-
del' des esclaves? Lui vivant, il a la conscience d'excrcer
paterneIlement son autorité; il ne répond pas de ses héri-
tiers, suuf Mme Washington, et il blame assez nettement le
trafic des negres, en interdisant, « sous quelque prétexte
que ce soit, )) la vente ou l'expatriation des siens. Il recon-
nait le droit de possession, puisqu'il déclare ne pouvoir pas
disposer des esclaves appartenant 11 sa femme. Washingtoll
n'a done pas dli manifester d'opposition a laisser insérer
dans la Constitution les paragraphes que nous avons eités
plus haut.


Jefferson, dont la personnalité ilIustre est aBsez grande
aux États-Unis, a été un ennemi de l'esclavage, quoique pos-
sesseur d'eselaves. Il était absent, lors de la rédaction de la
Constitution a Iaquelle iI ne prit point part. Dans l'acte
d'indépendance, quí fut son ceuvre, Jeffcrson tenta d'intro-
duire un article relatif a I'abolition de l'esclavage, mais qui
fut rejeté" JI fit en outre d'énergiques efforts pOUl' abolir le
trafic des negres dans la Virginie.


L'eselavage est done une plante natureIle aux États-Unis.
Il est reeonnu, admis par la co"nstitution fédérale; les auteurs
de cette eonstitution le pratiquent, tout en constatant par
Ieurs aetes qu'il doit disparaitrc avee le temps. On a beau
dire, on a beau faire, on a beau vouloir arranger les textes




APPENDICE. 297


et les déranger, s'ingénier a leur trouver des interpréta-
tions, le fait est précis, exact, irréfutable; la constitution a
reconnu l'esclavage sans se réserver aucun moyen de le
supprimer.


Est-ce a dire que la constitution soit parfaite, et qu'on ne
doive pas la modifier?


Nous ne serons pas assez osé pour etre d'un avis contraire
a celui de Washington lui-meme et des autres auteurs de la
Constitution. « La Constitution, telle qu'elle sortit des mains
( de ses auteurs, ditl'historien Jared Sparks, ne fut regardée
« par personne eomme parfaíte en théoríe., , La Constítu-
~( tío n était un compromis [aít a l'amiable, résultat des
« diverses coneessions et d'une déférenee mutueHe. »


Franklin avait dit : « Je eonsens a eette constitution,
« paree que je n'en espere poínt de meilleure et paree que je
« ne suis pas sur qu'elle ne soit pas la meilleure, Je saerifie
« au bien publie les opinions que j'ai exprimées sur ses
« erreurs, » Franklin passa done, comme les autres, sur
l'eselavage, et lui saerifia ses opinions personnelles. Was-
hington écrivait de son coté: « Je reconnais volontiers qu'il
« y a, dans le nouveau systeme, eertaines choses qui n'ont
« jamais obtenu ma eordiale approbation, et qui, j'en suis
« convaincu, ne l'obtiendront jamais; mais je pensais alors,
« et je crois maintenant tres fermement, que c'est la meil-
« leure eonstitution que 1'0n puisse obtenir a eette époque,
« et nous n'avons pu ehoisir qu'entre ee partí ou une disso-
« lution. »


L'historien que nous citions plus haut, Jared Sparks dit 1:1
ce sujet : « Quelque défectueuse qu'elle (la Constitution) fUt,
({ ils la regardaient comme la meilleure que ron put faire
« dans l'état actuel des choses, et comme telle, ils désiraient
« que ron en tlt une épreuve eonseiencieuse,


« n était encore assez remarquable que ce que l'un appelait




298 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


« un défaut, un autre le considél'ait comme l'article le plus
« précieux de la constitution, de telle sorte qu'en détail tout
« était approuvé et condamné. )} C'est la ce qui fit le succes
de eette constitutiol1.


Depuis l'année 1787, elle n'a été modifiée qu'une fois.
Pendant 73 ans elle a done abt'ité le peuple amérieain et les
institutions américaines, l'esclavage eompris. 01', e'est 11
propos de l'eselavage que ron demande la révision de la
eonstitution.


Cette révision est-elle praticable 3U seul point de vue de
l'esclavage, et dans quelles limites est-elle possible '!


Les auteurs de la Constitution ont prévu le cas ou leur
ceuvre pourrait subir des amendements, et ee qui le prouve,
e'est qu'elle a déjll une fois passé par eette épreuve. Néan-
moins, ils n'ont pas vouIu Iivrer 3U cap rice le droit de
révision. Voici le passage de la Constitution relatif 11 cet
objet :


Art. V. « Le Congres, chaque fois que les deux cham-
« bres le j ugeront nécessaire, proposera des amendements
« 11 cette Constitution, ou, sur la dem::mde des législatures
« des deux tiers des divers États, convoquera une Conven-
« tion pour proposer des amendements, qui, dans chacun
« de ces cas, seront valides pour tous effets et objets,
« comme partie de cette constitution, quand ils seront rati-
« fiés par les législatures des trois quarts des divers États,
« ou par des conventions dans les trois quarts desdits
« États, selon que l'un ou l'autre mode de ratification
l( pourra etre proposé par le Congres, pourvu qu'aucun
« amendement qui pourra etre fait avant l'année 1808 ne
« puisse affecter en aucune maniere la premicre et la qua-
« trieme clauses de la ge section de l'article le,; et qu'aucun
« État, sans son consentement, ne soit privé de son suffrage
« égal dans le Sénat. ))




APPENDICE. 299


On voit que ce n'est pas ehose si facile qu'on parait se
l'imaginer de ce coté de l'Atlantiquc. A notre avis, aucun
3mendement ne sera admis ni meme demandé dans le des-
sein de fournir au Con gres des armes contre l'esclavage. Le
Nord, nous le répétons, n'a nul desir de se séparer du Sud,
et il sait tres bien que du moment ou il aurait entre les
mains un moyen si puissant de nuire au Sud, que les
mena ces de celui-ei se convertiraient en tait accompli.


Dans l'état actuel des ehoses, apres que sera calmée
l'effervescence de ce moment, et elle se calmera comme se
calment toutes les tempetes, on arrivera a un eompromis
désirable. Les abolitionistes garderont la part de conquete
que leur aura donnée l'élection de M. Lincoln, et les esela-
vagistes conserveront ce qu'il leur restera de eette lutte,
e'est a dire le maintien de l'esclavage la OU il existe, et le
droit qU'OIl ne peut leur contester, de disposer de leurs
esclaves comme bon leur semble; droit constitutionnel a
tout prendre.


Kous venons de prononcer le mot de compromiso Ce sera,
en effet, par un compromis entre le Nord et le Sud que
l'Union sera encore Ulle fois sauvée. On n'est pas si loin de
s'entendl'e a ce sujet. Nous en voulons pour preuve le
passage suivant d'un article emprunté 11 l'un des journaux
les plus influents du Sud, l'Abeille, de la Nouvelle-Orléans,
nécessairement esclava giste :


« L'importance des mouvements désunionistes au Sud,
« les embarras financiers qui se font durement sentir dans
« les villes commercantes et manufacturieres du Nord, dit
« I'A beille, la crainte d'une guerre civile ont donné a réflé-
« cl1ir aux républicains noirs, et une réaction salutaire
« commence a s'opérer dans plusieurs États. Nous ne ferons
« pas aux ehefs républicains qui parlent aujourd'hui de
« transactions, l'honneur d'attribuer ce revirement 11 leur




300 RÉPUBLIQUE AMÉRICAI;:'/E.


« patriotisme et a leur raison. Ces gens-la n'ont pas excité
« les passions des masses pour obéir simplement 11 des con-
« victions sinceres. Pour la plupart d'entre eux le préjugé
« antiesclavagiste n'a été qu'un marchepied qu'ils ont habi-
« lement exploité pour monter au pouvoir.


« Aujourd'hui il ne s'agit plus pour eux que de partager
« le butin, et leur seule préoccupation est de retablir la
« paix entre les deux sections pour jouir tranquillement du
« fruit de leur victoire. 11 faut done nous attendre 11 les voir
« faire bon marché de leurs prétendus principes et se
« déclarer prets a jeter au vent leurs oripeaux négrophiles
« s'lls peuvent, par ces concessions. apaiser l'indigna-
« tion du Sud. Cette palinodie aura pour eife! de pro-
« duire une réaction favorable daus les masses aveuglées,
« et elle portera un coup funeste a la propagande aboli-
« tioniste.


« Si le Sud parvient a se mettre d'aecord, il peut profiter
« avee avantage de eette disposition pour peser ses condi-
« tions, et obtenir du Nord des garanties satisfaisantes pour
« sa su rete et parfaitement compatibles avec son honneur.
« Un ultimatum présenté au nom de quinze États a esclaves
« oifre deux alternatives préférables, sans aueun doute,
« 11 des séparations isolées qui nous engageraient dans une
« voie inconnue et a coup sur pleine d'écueils. S'il est
« aeeepté, e'est une réparation de la défaite du 6 novem-
« bre, e'est une reconnaissance éelatante de nos droits,
e( c'est enfin la mor! du parti republicain au lendemain du
(e triomphe. &'il est repousse, il n'y aura plus alors de ter-
« giversation possible, le Sud tout entier, uni eomme un
« seul homme, faisant appel aux États libres qui voudront
({ se joindre a lui, declarera brises les liens qui l'unissent
« aux États républicains, et il n'aura a craindre ni tentative
« de eoereition ni conflit. En cas de lutte il aurait choisi




APPENDlCE. 30t


« son terrain, et n'aurait pour adversaires que les abolitio-
« nistes qu'il aurait contraints a se démasquer. »


Cela est sagement pensé, part faite au milieu ou l' Abeille
se publie, et on ne saurait mieux ouvrir les portes a la
conciliation, tout en défendant ses droits.


Nous attachons une grande importance a l'opinion des
organes de la Louisiane dans eette lutte si grave, parce que
la Louisiane joue dans le Sud un róle de premier ordre
comme État politique et comme État commercant; sa voix
doit etre écoutée. Aussi les idées émises par le prin-
cipal de ses organes de publicité sont - elles partagées,
nous le savoos, par la grande majorité des citoyens de
cet État.


Ce n'est donc pas la Louisiane qui suivra aveuglément le
mouvement désol'uonné des séparatistes quand meme; elle
a posé les eonditioos daos lesquelles elle entendait que
eeHe mesure extreme se realisM, si elle doit se réaliser.


Dans ce mouvement sé para tiste, il y a encore désaccord.
Puisqu'il s'agit de la Louisiane, citons un fait qui rend plus
difficile et moins légale qu'on ne croit, le droit de sépara-
tion. Et, d'abord, il ne faut pas s'imaginer que le principe
de l'Union ait été traité si légerement. La Constitution de
la Louisiane, p'ar exemple, est loin de donner a la Législa-
ture de cet État, le pouvoir absolu de rompre ou maintenir
a son gl'é les lois de I'Union; eette Constitution dit formel-
lement en son article 90, que « les membres de l'assem-
« blée génél'ale et tous les fonetionnaires, avant d'entrer en
« fonetions, preteront serment de défendre la Constitution
« des États-Unis el eelIe de cet État, et de remplir leurs
« devoirs eonformément a la Constitution et aux lois des
« États-Unis. »


La séparation de la Louisiane des États-Unis, serait done
en meme temps le renversement de la Constitution de eet




302 flÉPUI'íLlQUE AMÉRlCAINE.


État, et les membres de sa Legislature ne peuvent accom-
plir un pareil acte sans violer leur serment.


Ceci nous conduit naturellement 11 examiner dans quelle
mesure la Constitution des États-Unis a prévu le cas de rup-
ture et jusqu'11 quel point elle tolere les mallifestations de
ce geme. On yerra par les textes que nous aIlons citer
eomment la Caroline du Sud s'est mise hors la loi, en sor-
tant la premiere de l'Union, et comment le gouvernement
féderal est en droit de sévir contre la Caroline du Sud.


La Constitution dit (article Icr) : « Aucun État ne pourra,
« SANS LE CONSENTE)IENT DU CONGRÉS, entretenir des troupes
« ou des vaisseaux de guerre en temps de paix, traiter ou
« s'unir avec ux AUTRE État ou ave e une puissance étran-
« gCl'e. »


C'est bien le cas ou s'est mise la Caroline du Sud.-
La Constitution dit encore (article I1I, section 2) : « il n'y


« aura trahison eontre les États-Unis qu'au cas de souleve-
« ment en armes contre eux, ou d'adhésion donnée, etc. ))


La Caroline du Sud en achetant, comme ori 1'a dit, des
steamers pour la défense de l'État, commet précisément
racte de rébellion et de trahison prévu par la contitution.
C'est, alors, une francho déclaration de guerre civil e, et la
Constitution arme le gouvernement féderal du droit dé
sévir; elle dit en elfet (articIe le,', section 8) : ( Le Congres
« a le pouvoir de pourvoir a la convocation de la mílice
« ponr exécuter les lois de rUnion, flÉPflUIER les INSUflREC-
« TlO:'olS, et repousser les invasions. »


Que si la Caroline du Sud n'a pas hesité a se foúrvoyer
dans l'impasse légale ou elle s'est jetée, les autres États de
sa latitude ne la suivront pas dans cette voie funeste. lIs
ont mieux que cela 11 faire; leur ligne de conduite a été
sagement tracée par l'Abeille. Nous espérons encore que
c'est ceHe ligne qn'on adoptera.




APPENDICE. 303


Il ya loin aujourd'hui du temps ou Washington, dans son
admirable adres8e d'adieu, au moment ou il quitta le pou-
voir, di8ait : (( L'unité du gouvernement qui fait de vous un
« seul peuple vous est cllere aussi, et c'est a juste titre, car
« c'est la basc de notre indépendance, c'cst le gagc de
(( notre tranquillité au debors et au dedans ... Il est d'une
« importance extreme que VOl1S connaissiez combien votre
(( bonheur individuel dépencl de l'Union qui vous constituc
«( en corps de nation; il faut que vous la chérissiez constam-
(( ment, invariablement; que vous vous accoutumiez a la
«( considérer comme le palladium de votre bonheur et de
« votre sureté; que vous veilliez sur elle d'un ooil jaloux;
« que vous imposiez silellce ü quiconque ose1'ait jamais
« vous conseiller d'y renoncer; que vous fassiez éclater
«( toute votre inclignation au premier ofrort qu'on tenterait
(( pour detacber de l'ensemble quelque paetie de la Confé-
(( eléeation. ))


L'úme ele Washington plan e encore sur les États-Unis, et
nous croyons qu'on se rappellera et ces nobles conseils ct
cet appel ü la coercition contre ceux qui (( tente1'Ont de eléta-
( cher quelque partie de la confédération. ))


Quant ü la question qui a soulevé ele si granels elébats,
. l'esclavag'e, nous nous résumerons sur ce point enpeu de


mots : personne, en Amériquc, ü part quelques énergu-
menes, ne se croit autorisé, au nom du Dieu puissant, a
maintenir I'esclavage. Le Sud ne s'est point élevé contre le
droit du Nord a émanciper ses esclaves; l'esclavage est
aux États-Unis une question de latitude, ou, pour nous
exprimer mieux, il est conservé au nom d'un principe éco-
nomique, et il est défendu énergiquement par les hommes
du Sud, au nom du principe de salut général.


Nous constatons le fait pratique, dégagé de toutes consi-
dérations philosophiques et morales.




Il


L'esclavage n'est done pas pour la plupart des États ou il
est en vigueur, une institution plus ou moins avantageuse
a conservero Je puis meme affirmer, qu'en principe, l'escla-
vage est réprouvé par ceux qui le pratiquent avec le plus de
sévérité apparente, mais il a pris les proportions de deux
questions d'un ordre tres élevé : e'est en effet une question
d'économie politique d'une part, d'autre part une question
de salut social pour huit ou dix millions de citoyens améri-
eains.


Qu'il me soit permis de rappeler ici, ll. ce propos, quel-
ques lignes que j'écrivais en 1807 en tete d'un ouvrage ou
j'ai essayé d'esquisser les mceurs de l'esclavage (1).


« Il (l'esclavage) n'existe plus dans les colonies anglaises,
« ni dans les colonies fran~aises; ébranlé dans les posses-
c( sions espagnoles ou il est a la veille peut-etre de dispa-
c( raitre (2), il a été abolí par une moitié des républiques de
« l'Amérique du Nord et de I'Amérique du Sud. Quant
« aux États qui le maintiennent encore, ils le défendent


(i) Les Peaux noil'es, Seénes et mOlurs de l'esela vage,
(2) Malgré la persistanee avec laquelle la traite des noir. se perpétue au profit exclusif


df\s colanies pspagnoles et uu Brésíl.




APPENDICE. 305


« en désespérés, derriere des remparts battus en breche
« par l'opinion publique, par les accidents des révolu-
« tions qui, a des époques quasi périodiques, secouent
« quelques-uns de ces pays, comme on seeoue un arbre
« pour en faire tomber les feuilles mor tes et les fruits trop
« mUrs. Ces derniers défenseurs de l'esclavage semblent
« résolus, par exemple, a briller jusqu'a leur supreme car-
« touche avant que de se rendre. Ce n'est point par méta-
« phore que je m'exprime ainsi, cal' il est certain, aujour-
« d'hui, que c'est plutót une affaire de coups de fusil que de
« raisonnement.


« Sur ce sujet on a écrit des livres de loules sortes :
« romans, brochures, pamphlets, réquisitoires ou la pas-
« sion, les sophismes, le sacrilége, la calomnie, l'ignorallce
« ont toujOUI'S tenu la plus large place; ou la vérité, pour
« ou contre a été reléguée en de si petits coins, qu'on l'aper-
« coit a peine.


« La bonne foi a manqué aux défenseurs entetés comme
« aux antagonistes de l'esclavage.


« Ces mensonges en partie double, ont été incontestable-
« ment la principale cause a laquelle il faut attribuer la
« lente dissolution de l'esclavage. Et, en ce momen! me me
« encore, les croisades qui se prechent dans I'Amérique du
« NOl'd contre cette institution, les assauts énergiques que
« lui uonne l'armée des pamphétaires, des romanciers, des
« polémistes, des législateurs, des journalistes, des sectes
« religieuses et des associations négrophiles, sont autant de
« maladresses, de calomnies, d'injustices, d'hypocrisies, qui
« enveniment la question, prolongent la lutte, la rendent
« plus redoutable et, finalement, ajournent la solution du
« probleme.


« On aura beau vouloir résister a l'entrainement, l'escla-
« vage est une institution condamnée par la civilisation et


RXPUBLlQUE. A.'dÉRIGAJ:SE, T. U.




:;06 RÉPUDLlQUE MIÉRICAINE.


« par l'humanite. C'est un mot a rayer du dictionnaire de
« la langue des sociétés modernes. Malheureusement ce
« qui reste de J'esclavage ne disparaitra que devant les coups
(( de fusil de la révolte, de la guerre civile ou des révoIu-
(e tions. C'est une affaire de temps et d'accident; la plume
(e et la pensee n'ont plus rien a y voir, plus rien a y
ee faire. »


Les événements qui se sont produits depuis cette epoque
ont prouvé que j'avais prévu juste en 1857.


J'ai dit que le maintien de l'esclavage avait pris dans les
États du Sud les proportions d'une double question d'éco-
nomie politique et de salut. La premj¡'~re de ces questions est
résumée en ce mot de l\i. Michel Chevalier « que resclavage
est la base de la constitution social e des États du Sud, a
cause de l'immense étendue des propriétés territoriales,
etendue qu'exige la nature des cultures adopté es dans ces
États.)) Le morcellement des terres y élant inconnu etimpos-
sible, et le systeme des fermes ou du colonage impraticable,
et l'ouvrier agricole proprement dit, n'existant pas aux États-
Unis ou le sentiment de l'indépendance se double d'un
amour effréné de la propriété, l'esclave seu\ peut se plier a
etre un serviteur dan s toute l'acception du mot, comme sa
nature seule peut résister aux epreuves du rude climat sous
lequel il accomplit son labeur.


Le probleme de l'abolition de l'esclavage dan s le Sud, est
donc comprimé dan s un cercle vicieux : l'esclavage con-
damne en principe, est indispensable a la culture et partant
a la prosperité du Sud, prospérité et richesse agricole dont
profite le Nord.


En seeond lieu, du moment que l'on admet le maintien de
l'eselavage, iI Y va, en effet de la stabilité des États et de
la securité des eitoyens, que nul souIDe révolutiol111ail'e ne
détruise eette soumission oill'eselave est tenu. S'il releve la




APPENDICE. 307


tete, s'il secoue ses chaines, ce n'est que pour frapper les
maUres, faire couler le sang et éclairer le pays des sinistres
lueurs de l'incendie.


S'il est une atténuation possible au maintien de l'esc]a-
vage, c'est l'obligation OU se trouveront tous les hommes
([ui ont vu fonctionner sous leurs yeux cette formidable
institution de confesser, connne M. Miche] Chevalier, aussi
a10litioniste que quiconque, « que si aux États - Unis les
« esclaves sont dégradés moralement et intellectuellement,
« ils sont traités avec humanité sous ]e rapport matériel.
({ Les esclaves icí, )) ajoute le me me écrivain, « sont moins
« surchargés de travail, mieux nourris et mieux soignés que
« la p]upart des paysans d'Europe (1). ))


M. Michel Chevalier dit encore : « On s'étonne de ce que
« l'esclave et l'homme de couleur libre 'soient, dans le Sud
« de l'Union, soumis a une législation beaucoup plus rigou-
« reuse que dans les colonies qui dépendent d'une monar-
({ chie absolue, comme l'ile de Cuba (2), et de ce qu'jl solt,
« par exemple, défendu, sous peine d'amende et de réclu-
« s10n, d'apprendre a lit'e et a écrire a l'un ou a l'autre (3).
({ Le contraire serait bien plus surprenant. Si dans un pays
« ou la liberté est illimitée pour les blancs, vous avez une
« fois reconnu l'esclavage, vous ne parviendrez 11 le tenir
« que par une législation de fer; vous serez obligé de mettre
« le noir daos l'impossibilité de lire, cal' s'iI pouvait lire vos
« constitutions et vos déclal'ations des droits qui com-
« mencent par ces mots : « Tous les hommes sont de droit


(1) Lettres sur I'Amérique du ~ord.
(2) .ACuba les esclaves sont traités au contraire avec une dureté qu'on ne connait pns


anx ELaLs-Unis. ecHe observaLioIl ne détruit pas la portée du raisonoement de l'autenr
que je cite.


(3) Ces pénalilés n'existent plus. 1I y a aux ÉLaLs-Unis, dans le Sud, des établissements
tres nombrenx d'inslruclion pour les hommes de coulenr libres; mais tlan" beaucoup de
familles on donne l'instruction élémentaire anx jennes esclaves.


OVotes de l'nutew'.)




308 REPURLIQUE AMÉRlCAINE.


« naturel libres el indépendants, )) commcnt ne serait-il pas
« en conspiration permanente contre vpus?))


M. Michel Chevalier qui a des inspirations de pbilosoplle
pl'atique, 11 coté de ses profondes eonnaissances d' éeono-
miste, a expliqué dans un autre passage du meme ouvrage,
eeUe pensée d'asservissement obligé OU l'csclave doit etre
maintcnu.


« L'affranehissement du noir, dit-il, eompl'end ieí deux
({ mesures: rune matérielle, e'est a dire la manumission
« du maitre, eelle-eí serait faeile si ron offrait aux proprié-
« taires une indemnité suffisante (1), et le pays serait assez
ce riche pour y subvenir; l'autre, toute morale, consistant
« dan s la reeonnaissanee réelle des droits du noir, dans son
« admission graduée aux privilégos personnels du blallc,
« rencontrera d'iusurmontables obstacles au Nord comme
e( au Sud, et souHwcra peut-etre plus de répugnances au
« Nord qu'au Sud.


« Le principal- obstaclc a l'affranchissement des noi1's est
« aussi de 1'0rdre moral en ce qui coneerne l'esclave. Pour
« qu'il puisse etre admis a la liberté, il faut qu'il soit initié a
« la dignité et aux devoirs de l'homme, qu'il travaille pour
ce payer son tribut i:t la société et pou!' maintenir honorable-
« ment son existenee et eelle des siens, qu'il se pEe il obéir
e( autremont que sous la menace du fouet. Il faut qu'il porte
(e en lui les sentiments constituLif's de la pel'sonnalité, et
« avant tont, celui de la famille; il faut qu'il veuille et sache
« etre fils, époux et pere. Il n'y a de droits imprescriptibles
{( h la liberté que pOUl' qui est en mesure d'cn jouir avec
« profit pour ia société et pour lui-memo. L'esclavage, si
« odieux qu'il Iluisse Ctre, est cependant uno forme d'Ol'd1'e


(1) C'esl lá une erreur, les condilions d'exploitation que fai expliqllt"" plus haul el qui
ue rendent l'industrie agrieole possible 'Iu'avee des bras noirs, dan s certains Ela!s du Sud,
ne permettraient mémc pas auxmaitres d'accepler celle indcmnité,




APPENOICE. 309


« social; il doit étre conservé 11\ ou toute autre forme meil-
« leure sOl'ait impossible; il doit disparaltre HI ou l'infé-
« rieur est mur pour une plus favorable condition. »


Tel n'esl pas le cas en Amérique pour la race noire qlli
n'a pas, comme dit plus loin lU. Michel Chevalier, « le désir
d'eLre non seulemont plus hellrouse, mais meilJeure. » Elle
n'a pas ce rlésir, pa¡'ce qu'on no le lui a pas inculqué, 011 ne
le lui a pas inculqué, parce que l'esclavago, dans les latitudes
du Sud ne représente pas uniquement l'idée de propriélt',
mais aussi l'idée du développementindustriel de tout un
pays, et qu'il importe, dans ce cas de perpétuer son abaisse-
mento On no possecte pas un esclayo pour le plaisil~ de pos-
séder un homme sur qui on a, sinon le droit absolu de vie
ou de mort, dll moins le uroit de donceur et de cruauté,
maís paree que dans cet homme on pos sede un agent des
forces g'énél'ales, un instrument de travail et de fortune.
Tello est l'idée qui domine, je me crois autorisé a l'affirmer,
dans l'esprit des propriétaires d'esclaves.


Est-ce juste, est-ce injuste, moral ou irréligieux, honnete
ou répugnant? Je n'hésiterais pas a me prononcer, a coup
sur; mais j'ajoute : tel que cela est, c'est logique.


Un écrivain francais qui a étudié également avec frllit et
honneur les institutions et les mceurs américaines, M. Toc-
queville, n'a pas manqué d'examiner de pres co terrible pro-
bleme de l'esclavage; son esprit si lucide et si net, quand il
s'agissait de tOllcher le coté philosophique et pratique en
meme temps des questions, s'est dégagé de tous préjugés
européens pour abol'der l'étude des faits qui se rattachent a
cette position antinaturelle, d'apparence, entre l'homme
blanc et l'homme noir, entre le maitre et l'esclave.


« Il faut discerner, » dit-il (1), « deux choses avec soin :


(1) De la Démocralil' en Amér'iq11P, t. ll,




310 IIEPUCLlQlTE AME1\lCA1NE.


« l'esclavage en lui-meme el ses suites. Los maux immédiats
« produits par l'esclavage étaient a peu pres les memes chez
{( les anciens qu'ils le sont chez les modemes, mais les
« suites de ces maux étaient différents. Chez les :mciens,
« l'esclave appartenait a la meme raco que son ma¡tre, et
« souvent illui était supérieur en éducation ot en lumieres.
« La liberté senle les séparait; la liberté étant donnée, ils
« se confondaient aisément..... L'affranchi ressemblait si
« fOl't aux hommes d'orígine libre, qu'il devenait bientót
ce impossíble de le distinguer au milíeu d'eux.


« Ce qu'il y avait de plus difficile chez les anciens était de
ce modiflor la loi; chez les modernes c'ost de changer leg
« meeurs, ot, pour nous, la difficulté réelle commence ou
« l'antiquité la voyait flnir. Ceci vient de ce que chez les
« modernes le faít immatériel et fugitif de l'esclavage se
« combine de la maniere la plus funeste avec le fait maté-
« riel oí permanent de la différence de race. Le souvenír de
« l'esclavage déshonore la race, et la race perpétuo le sou-
« venir de l'esclavage ..... L'p.sclave moderne ne differe pas
« seulement du maUre par la liberté, mais encare par l'ori-
« gine. Vous pouvez rendre le negre libre, mais vous ne
« sauriez fairo qu'il no soit pas vis a vis de l'Européen dans
(r la position d'un étranger ...


« Les modernes apres avoir abolí l'esclavage, ont donc
{( encore a détruire trois préjug;és bien plus insaisissables
« et plus tenaces que lui : le préjugé du maitre, le préjugé
« de race, et enfln le préjugé du blanco


« Jusqu'ici partout ou les blancs ont été les plus puissants,
« ils Ollt tenu los negros dans l'avilissement ou dans l'escla-
« vage. Partout oil les negres ont été les plus forts, ils ont
(( détruit les blancs; c'est le seul compte qui se soit jamais
« ouvert entre les deux races. »


Enfin, pour rentrer dans un ordre de faits plus matériel-




APPE:"DICE. :511


lement en rapport avee le point spéeial du sujet que núus
traitons en ce moment, empruntons 11 M. de Tocqueville eeUe
derniere et breve citation :


« Si je considere les États-Unis de nos jours, je vois bien
« que dans certaine partie du pays, la barriere légale qui
« sé pare les deu;;:. raees teud ~t s'abaisser, non eelJe des
« mccurs; j'apercois l'esclavagc qui recule; le préjugé qu'il
« a fait n:lltre est immobile ... Le préjugé de race me parait
« plus fort dans les États qui out aboli l'esclavage que dan s
« ceux ou I'esclavage existe encore, et nulIe part il ne se
« montre aussi intolérant que dans les Élats ou la servitude
« a toujours été inconnue. »


Au moment de la déclal'atioll de l'indépendancc, tous les
Etats, au nombre de tl'eize, possédaient, moins un, des
esclaves sur leu!' territoire. La Pennsylvanie fut le premier
État qui songea 11 abolir I'esclavage et prü des mesures pour
arriver progressivcment 11 ce résultat. Le Massachusetts
suivit bientot cet exemple, qu'imiterent tous les États situés
au nord de Potomac, sauf le Delaware et le Maryland.


Il n'est pas sans intéret pour expliquer la natU1'e des
1'écriminations du Sud cont1'e le No1'd dans la guer1'e de
de p1'opagande et de résistanee en matif":lre d'esclavage, il
n'est pas sans intéret, dis-je, de rappeler que les mesures
adoptées par les États du Nord pour l'abolition de l'escla-
vage se bOl'l1hent 11 déclarer que tout negre 11 naitre serait
libre a l'áge de pingt-cinq ans. Il n'est pas moins curieux
peut-etre d'ajouter eneore que la plupart des États qui ont
aboli l'esclavage sur leur sol ne I'ont fait qu'apres avoir
vendu leurs esclaves aux États voisins le plus Sud, et e'est
ainsi que, aujourd'hui, l'esclavage est parLiculiérement floris-
sant dans cette région de l'Union (1).


(1) En i790 on comptait aux États-Unis 66fJ,OOO esclares, aujollrd'hui le nombre des
noirs s'd¿re á prés de 4 millions.




312 RÉPUBLIQUE UIÉRICAINE.


Quel est l'avenir de l'esclavage aux États-Unis, et le
nombre des États ou iI est en possession du sol, s'augmen-
tera-t-il? Tclle est la question a laquelle je répondrais bien,
en la résumant dans les interprétations eonstitutionnelles de
la loi, et les résolutions eongl'essionnelles I@s plus récentes
si les faits aetuels ne se chargcaient de résoudre ce pt'O-
bleme formidable.


Néanmoins, je vais mettre sous les yeux des lecteurs a
titre de renseignement et d'étude de mccms transatlantiques
en eette question, le raisonnement d'une revue américainc
sur le maintien et le progre s de l'esclavage dans cel'tains
États du Sud. Je prévois facilement que le langage que je vais
rapporter ici soulevera bien des indignations; mais en ce
qui me concerne, je ne suis responsable que du erime, si
erimc il y a, de traduire.


Apres avoir nettement déelaré que (( il en sera de la ques-
tion de l'esclavage eomme de toutes les autres questions qui,
apres avoir fourni une ample pature aux tiléories creuses,
se résolvent tout a coup et pratiquement par la seule force
des événements, )) l'organe que nous avons sous les yeux
ajoute : ( l'esclavage eontinuera a exister la oiL il est néces-
saire, et s'éteindra, naturellement, la ou il n'est pas indis-
pensable. II 01', la revue dont il s'agit le trouve indispensa-
ble plus particulierement dans certaines parties du Sud ou
on pl'évoit qu'il se concentrera dans un temps rapproché, et
c'est encore le coton, ce supreme agent poli tique et social des
États-Unis, qui tranchera la question. Voici en quels termes
ceUe solution est formulée :


(( Il ne dépend pas de nous d'élargir ou de rétrécir la
(( sphere du travail forcé, paree que, dans un pays essen-
(( tiellement commercial, les esclaves considérés comme
( bien négociable, comme marchandise, si I'on veut, sont
«( soumis aux regles ordinaires des échanges. lIs affiueront




APPENDlCE. 313


« sur le marché ou ils commandent le prix le plus élevé et
« ou ils sont le plus en demande, et se retireront des autres.
« Or, si la demande se maintient sur ce marché, par suite de
« circonstances générales, il est évident que le travail libre
(( finira par remplacer définilivement celui des esclaves
« dans la région abandonnée par les Africains.


« Voyons ce qui se passe en ce moment parmi nous. Le
( prix des esclaves a doublé clepuis quelques années a la
« Nouvelle-Orléans, qui e~;t le grand marché du Sud. Un
({ jeune et robuste negre de champ vaut plus de deux mille
{( piastres (plus de 'lO,000 fl'.). 11 cap porte a l-encan de deux
« cents a deux milIe cinq cents piasUes : c'est la aujourd'hui
II la moyenne de sa valeur. Il ya douze ans, ceUe moyenne
« était de mille piastres.


{( Avec un peu de rétlexion il est facile de se rendre
{( compte de cctte augmentation dans le prix des esclaves.
1< Elle est, en clfet, proportionnelle a l'accroissement de
{( production de cette denrée agricole quc nous n'obtenons
«( que par le travail des Africains. Si, a mesu~e que la pro-
{( duction du coton augmente nous pouvions multiplier le
« nombre des travailleurs pal' l'importation, leur valeur ne
« varierait pas beaucoup. Mais la traite est abolie, tandis
« que les fabriques d'Europe et d'Amérique consomment
«( une quantité de coton sans cesse cl'oissante.


« JI en résulte deux cltoses : d'abord que le prix des
{( esclaves, dont le nombre ne répond plus aux besoins de
« l'agricuIture, monte r-apidement, et en second lieu que le
« coton, dont la production emite ainsi plus cher au plan-
« teur, se maintielit en hausse malgré l'accroisscment con-
« tinuel de la production. Une autre conséquence, découlaut
(( des deux premieres, c'est que les esclaves que renferme
« rUnion sont conduits par leurs maUres au marché ou
« ils en trouvent un prix élevé, ce qui tend il. l'extinction




Rf;PUBLIQUE AMÉRICAINE.


« graduelle de l'élément africain dans certains États du
ce Sud.


« Venons aux chiffres. En 1840, les États-Unis exporterent
« a l'étranger 743,900,000 livres de coton pour lesquelIes
(e ils re~urent 63,870,307 dollars (335 millions, 319,111 fr.),
« c'est 11 di re moills de 9 sous a la livre (1). Dix ans plus tard,
« en 1850, l'exportation fut de 635,380,000 livres qui rap-
ee portercnt la somme de 74,984,606 dollars (393 millions,
« 669,181 fr.), soit une moyenne de 11 sous la livre. En 18ñ9,
« la partie de la récoIte vendue 11 l'étranger a produit
« 161,!~34,933 'dollars (847 millions 533,398 ft'.), c'est a dire
« plus du double de ce qú'avait rapporté la récoIte de 1850.
« On calcule que cette année nos planteurs feront plus de
« 180,000,000 dolIars (94ñ millions fr.), e'ost a dire qu'ils
(e auront récolté trois fois plus de coton qu'il y a dix ans.


« La consommation a également augmenté aux États-Unis.
« En 1848 les fabriques américaines acheterent 606,000
« balIes de coton; elles mirent en ceuvre, en 1852, 680,000
e( bailes, et 770,000 en 18ñ6. eeUe année (1860) notre COll-
« sommatioll excédcra probablement un million de balles.
« Et en dépit de cet accroissernent de consommation, les
« prix, comme nous le disons plus haut, se sont maintenus
« en hausse, le middling, uplands, par exemple, s'étant élevé
e' de. 8 a 9 cents, en moyenne, a 11 et 12 cents la livre. Aussi
« de nouvelIes planlations oot-elles été créées sur tous les
« points, dans la région ou croit le coton, et les esclaves,
« indispensables a l'exploitation des terrains, ont-ils été
« en grande demande. Cest ce qui explique que de mille
« piastres ils soient montés a deux mille et deux mille cinq
ce cents.


( Si l'accroissement dan s la production du coto n était le


(f) Le sou ou cent américain vaut un peu plus de 5 centime.,.




APPENDICE. 315


{( résultat de eertaines eireonstances passageres, il n'aurait
« aucune influenee pel'manente sur la question de l'escla-
« vage. Mais il en est autrement, car la demande de coton
« ne peut qu'augmenter. Or, les cinq sixiemes de ce pré-
« cieux produit proviennent d'une zone territo1'iale de l'Amé-
« rique du Nord, resserrée entre le trentieme et le t1'ente-
« cinquieme degl'é de latitude. L'autre sixieme est fourni
« par le Brésil; l'Égypte, l'Inde, les Antilles, I'Afrique, etc.,
« oiJ néanmoins, malgré les plus énergiques efforts des gou-
« vernements f1'ancais et anglais, il a été impossible de
« récolter assez de coton pour employe1' les filateurs de
« Manchester au del11 de quelques semaines. Tout le coton
« produit maintenant hors de l'Unjon ne dépasse pas la
« quantité récoltée dans Uil seul de nos États cotonniers, et
« encore, pour en tirer parti, faut-il y ajouter du coton amé-
« ricain.


« Il est évident, d'une autre part, que la demande pour les
« étoffes de coton ne fera qu'augmenter, car rien jusqu'11
« présent ne supplée ce produit de I'agriculture améri-
« caine, De 1840 11 1852, la consommation des étoffes de
« coton a doublé en Europe, et elle a également doublé aux
« États-Unis de 1840 11 1860. De septembre 18u9 a jan-
« vier 1860, 1l0US avons exporté en France plus de coton
« que nous n'en envoyions, dan s ce pays, pendant toute,une
« année, avant 18UO. Indépendamment de ce surcroit de
« consommation en Europe et en Amérique, nousavons 11
« approvisionner de nouveaux marchés, tels que le Japon,
« l'Australie, les établissements de Frazer River, ainsi que
« certaines provlnces de I'Inde et de I'Afrique ouvertes
« réeemment au commerce.


« 11 n'est done pas probable, on le VOlt, que le prix des
({ eselaves diminue, puisque d'une part la traite des 110irs
« est abolie, et que, de l'autre, 110US sommes a peu pres




316 RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


« seuls 11 produire le coton nécessaire au monde. Comme
« nous ne récoltons ce produit que dan s une région bornée
{( par le 30e et le 3!:ie degré de latitude, il est clair que c'est
« sur ce point que se concentreront les travailleurs afri~
« cains. Ces derniers nous -sont déjh envoyés en grand
« nombre des États du Sud ou ne se récolte pas le coton et
« ou, n'étant pas absolument nécessaires, ils sont loin de
{( valoir ce qu'ils valent icí. Le Míssouri, le Kentucky, le
« Tennessee, la Virginie, le lHaryland, le Delaware et la
« Caroline du Nord s'empressent de nous expédier leurs
« negres 11 cause du haut prix qu'ils commandent dans les
« régions cotonnieres.


« Cette émigration ne faiblira pas, cal' les fabriques mul~
« tipliant leurs demandes, nous sommes obligés de multi-
« plier de notre coté les plantations et de rassembler de
{( toutes parts des travailleurs noirs, les seuls qui puissenl
« cultiver nos champs de coton avec succes. Depuis deux
« ans, on dirait, 11 voir les cargaisons de negres qui nous
{( arrivent de certains États 11 esclaves, que ceux-ci ne
( peuvent guere plus renfermer d'Africains.


« L'immigration continuera tant que le coto n sera en
« demande, et nous venons de voir que, malgré tous nos
« efforts, nous n'en fournissons pas assez au commerce. 11
(e arrivera donc un jour que les États que nous nommOIlS
(( plus haut et qui trouvant ici h doubler et tripler le prix de
(( leurs negres, nous les envoient par légions, seront de
(( fait, quoique appartenant au Sud, des États libres. On a
(( observé, en effet, dans les États ou le travail des Africains
« n'est pas rigoureusement nécessaire, que pour chaque
( esclave qui meurt ou qui parí il se présente deux blancs
« qui sollicitent son remplacement dan s la répartition du
« travail.


« La conclusion 11 tirer de l'état actuel des choses, c'est




APPEl'IDICE. 317


« que l'esclavage n'existera un jour que nominalement dans
«( plusieurs États du Sud et qu'il sera borné a la région
{( cotonniere. Tous les elTorls de nos hommes d'État ne sau-
(( raient prévenir ce résultat. Il faut nous y résigner
«( d'avance, tout en opposant une énergique résistance aux
« envahissements des États du Nord. ))


e'est la ce que la revue américaine a laquelle j'ai emprunté
l'article qui précMe appelle, une SOLUTIO:"l PRATlQUE de la ques-
tion de l'eselavage.


J'ai dit qu'elle était la seule solution possible 11 ce terrible
probleme : une révolution a eoup de fusil. Des fous eomme
James Brown la tenteront, mais ils expieront sur le gibet
leur dévouement. Aucun parti en masse n'osera entre-
prendre, en Amérique, cette propagande de sang el de feu; le
Nord n'osera jamais marcher en armes contre le Sud; la
question se débattra donc longtemps encore, éternellement
peut- etre dans les splleres de la discussion théorique,
toutes les fois que les besoins de la politique l'exigeront;
mais la solutioIl meme que j'admets ne se réalisera que le
jour ou l'initiative de la révolution viendra de la race noire,
et e'Ue n'a de chance de se produire que quand les esclaves
se trouveront agglomérés sur un seul point, dan s cette
région cotonniere dont parlait la revue américaine que je
citais plus haut. Alors la lutte serait circonscrite a deux ou
trois Ét¡¡.ts ü esclaves, tandis qu'aujourd'hui, quinze États,
ni plus ni moins sur les trente-trois États de l'Union, sont
intéressés a défendre l'institution de l'esclavage, et qu'i1s
Ollt pour cela des armes, des gibets et quinze voix unanimes
dans les scrutins au service de l'ambition de tout candidat
qui se fait le champion de l'esclavage.




III


A coté des discussions insensées auxquelles ont donné
lieu en France les diverses questions qui agitent en ce
moment l'Amérique, il s'est publié d'utiles et de tres sages
~ravaux. Nous citerons entre autres une Histoire de l'esclavage
aux Etats-Unis, dans le Times et dont j'emprunte la traduc-
tion 11 un journal franQais.


Voici l'reuvre du Times:
« La guerre de la révolution laissa les États-Uni:-; avec une


lourde dette et une industrie paralysée.
« La lutte ne s'était point passée sans des explosions


occasionnelles de jalousies locales; mais la pureté de Was-
hingt.on avait réconcilié tous les intérets 11 sa suprématie.
L'ouest de New-York, la Pennsylvanie et la Virginie étaient
occupés par les aborigtmes. Le Maine était une sorte de
désert. Les plantations de l'extreme sud étaient pres du bord
de la mero


« Il se divisait ainsi : États libres '1,338,600 habitants,
États 11 esclaves 1,027,000. La dette du pays ét::-it d'environ
7,300,000 livres, don! environ 1,600,000 livres portaient
intéret 11 4 p. C. par an et le reste 11 6 p. C. L'industrie et
les productions des différentes nations du pays, quoique




APPENDlCE. 319


n'étant pas aussi nettement distinctes qu'aujourd'hui, pos sé-
dalent le g-erme de leur caractere aelue!. M. Madison disait
dans la eonvention pour la formation de la Constitution
fédérale que « le produit du Massachusetts était le poisson,
« eelui de la Pennsylvanie, la farine, et eelui de la Virgi-
« nie, le tabaco )) Durant la longue guerre, la produetion
nationale a été entravée el il est difficile d'apprécier la con-
dition restrcinte de ce pays 11 ectte époque. Trois millions
d'hommcs étaient éparpillés sur ectte longue et étroite bande
de te1'ritoire, réunis par les plus grossiers moyens de com-
munieation et ayant peu de connaissance personnelle de
leurs produetions et de leurs besoins naturels.


({ Le crédit publie était vicié par l'émission de papier sans
valeur et s'était ruiné sous la pression de la dette. Durant la
guerre, les États s'étaient unis par un instrument appelé les
artieles de eonfédération, lequel se trouva inhabile 11 sauver
la soeiété de la ruine; et, une [ois ruinée, 11 la ramener
11 la prospérité. Avant la nil de la guerre, Jes troupes muti-
nées s'étaient réunies en armes autour du Congres impuis-
sant, et lorsque la paix eut rendu l'industrie restaurée 11 ses
marchés déserls, les navires se trouverent sans marehan-
dises, les fermiers étaient surchargés de titres qui ne
valaient pas le papier dont ils étaient faits, et la rébellion
éelata dans pI liS d'un État. Pour remédier 11 cet état de
ehoses, la convention fédél'ale se réunit 11 Philadelphie le
14 mai '1787, et termina son ceuvre le n du mois de septem-
bre suivant, en présentant 11 l'acceptation du peuple la
Constitution actuelle.


« A cette époque l'eselavage existait dans tous les États,
sauf le lHassaehusetts. n'autres États du Nord toutefois
avaient pris des mesures pour l'abolir, et la Virginie meme
avait une positiondouteuse. Apres une session de deux mois
un des délégués du Sud déclara que la Virginie était, par




320 RÉPUBLlQUE AMÉlUCAINE.


ses intércts, un État du Sud. Ainsi, des le début, pour nous
servir du langage de M. l\ladison a la convention, « les États
c( étaient divisés en différents intéréts, non par leur diffé-
c( rence d'étendue, mais par d'autres circonstances, dont la
c( plus importante .résultait du climat, et du point de savoir
« s'ils avaient ou non des esclaves. ») Les États de plan-
teurs, les Carolines et la Georgie, qui alors dépendaient des
negres d'Afrique pour leurs cultures, étaient 11 la téte d'un de
ces intérets. La Virginie présidait h l'autre, et il n'y avait
pas, a l'exception des intéréts compris dans la traite, le
moindre sentiment en faveur de l'esclavage au nord des
Carolines.


cc Washington déclara que, cc pour ce qui le regardait, iI
c( ne manquerait pas de l'abolir. » Jefferson (e voua a l'exé-
cc crationles l10mmcs d'État (e qui, permettant a une moitié des
« citoyens de fouler aillsi aux pieds les droits des autres,
« transforment les UllS en despotes et les autI'es en enne-
(e mis. » Patrick lIenry « croyait. qu'un temps viendrait ou
e( on aurait l'occasion d'abolir ce mal lamentable. »


« Nous pourrions multiplier ces citations en faisant des
extraits de tous ces discours et des écrits des fondateurs de
la république des États du Sud. e'est un point concédé
maintenant aux États-Unis qti11 la date de la formation de la
Constitution actuelle, l'esclavage était considéré comme un
mal déplorable, et dont il fallait se débarrasser, si c'était pos-
sible.


« Voila de quels hommes était composée la convention
constituante.Washington était li:l.. Sans.le poids de son nom
il n'est pas probable que les jalousies se fussent calmées et
que les rivalités se fussent harmonisées. Franklin devait
faire la motion pour sa nomination a la présidence, mais i1
en fut empécllé par une indisposition. Pendant presque tout
le reste du temps il assista aux délibératiol1s et y prit sou-




APPENDlCE. 3!t


vent part. Son age avancé ne lui permettant pas de parIer
lui-meme, ses discours étaient lus par un coIlegue plus
jeune. M. Madison, de la Virginie, était la, íncessant dans
ses efforts pour consolider un gouvernement qui put arre ter
la décadcnce du pays; et parmi les délégués de New-York se
trouvait le jeune Hamilton, qui eut la bonne fortune, plus
tard, comme premier secrétaire de la tl'ésorerie, de rétablir
le crédit financier du pays.


« Des difficultés locales S8 produisirent de bonne heure;
elles venaient directement de l'esclavage et marquaient
l'avenir des deux parties du pays. Les représentants des
Carolines et de la Georgie soutenaient qu'i! n'y avalt pas
d'autre moyen de se procurer des travailleurs pour leurs
plantations. Le sentiment général de la Convention, toute-
fois, était opposé a l'esclavage; et, de tous les membres,
aucun n'était plus ardent dans son opposition que M. Madi-
son, aucun plus logique que son illustre président. Quand la
Nouvelle-Angletcrre faiblissait, la Virginie restait ferme,
non seulement a Philadelphie, mais aussi a New-York, ·ou
le Congres de la Fédération tenait sa session en meme
temps. En 1784, cet État avait cédé au gouvernement géné-
ral le territoire qui se compose aujourd'hui des États d'Ohio,
d'Indiana, d'Illinois, de Wisconsin et de Michigan, et
M. Jefferson aVdit proposé en meme temps que I'esclavage
n'existerait jamais ;dans aucun des territoires a céder a la
nation.


« La mesure ne fut pas adoptée a cause de l'absence d'un
membre du New-Jersey; mais le 13 juillet 1787, tandis que
la Convention constitutionneIle était en session, apres que
le comité eut été chargé de préparer un projet de Consti-
tution, mais avant qu'il n'eo.t fait son rapport, la mesure de
M. Jefferson fut appliquée au .territoire du Nord-Ouest par
un vote unanime du Congres a New-York.


RÉPUBLIQUE AMF.RICAINE, 'J. U.




RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


« Le comité chargé de préparer un projet de Constitution
fit son rapport le 6 aout. Apres une discussion de plus d'un
mois, durant laquelle plusieurs changements importants
furent introduits, en vue de fortifier le gouvernement cen-
tral, la Convention termina la Constitution actuelle des
États-Unis, Iaquelle, en limitant l'action législative sur
l'esclavage dans les États-Unis achaque État particulier, et
en évitant soigneusement de prononcer le mot « escla-
vage, )} reconnait l'institution dans trois de ses dispo-
sitions.


« 1 o Dans l'article établissant une base de représentation
sur les 3/0 de la population esclave; eette disposition était
empruntée a I'ordonnance relative 11 la taxation, passée en
avril 1783. Sous la Confédération ehaq ue État avait un vote
égal, et par conséquent aucune question de représentation
ne pouvait surgir. Mais la distribution d'une taxe ne pouvait
évidemment pas se faire sur la meme base.


« Il eut été manifestement injuste d'obliger Rhode Island
ou le Delaware a apporter dans les coffres de I'État une
somme égale 11 eeBe des opulents États de Massachusetts
et de New-York. Dans la discussion pour la fixation de la
taxe nationale, la population ayant été proposée comme la
seule base, le Nord, e'est 11 dire les États 11 esclaves qui
avaient le plus de tendanee a la liberté, demanda que les
esclaves fussent comptés dans la population. 1\1. Adam~, du
Massachusetts, disait: « POlir ce qui regarde cette affaire,
peu importe de quel nom vous appelez le peuple, qu'il soit
libre ou esclave; dans certains pays les pauvres qui tra-
vaiBent sont appelés libres; dans d'autres on les appelle
esclaves; mais la différence pour l'État n'est qu'imagi-
naire. » Le Sud, de son coté, soutenait que les esclaves sont
des propriétés qui ne doivent pas payer l'impót. Dans la
formation de la nouvelIe Constitution, il fut proposé que




APPENDICE.


les votes dans la Chambre basse ne compteraient pas par
État, mais par député, comme dans la Chambre des com-
munes.


« Sans cette division du pouvoir il n'est pas probable que
les grands États eussent consenti a s'unir avec les petits.
Des lors lo caractere a donner aux esclavos acquérait de
l'importance et les partis se diviserent. Le Nord soutint que
c'étaient des propriétés; le Sud, qui se composait des plus
riches habitants qui pouvaient le mieux payer l'impot, disait
que c'étaient des personnes. lIs disaient que ces esclaves
étaient des producteurs de propriété et que le gouvernement
étant institué seulement pour la protection de la propriété,
ces producteurs devaient etre représentés. M. ~ing, du Mas-
sachusetts, finit par « consentir a céder quelque chose dans
la proportion de la représentation pour la sécurité des
États du Sud. » La base de taxation de '1783 fut donc adop-
tée pour la base de représontation de 1787, en vertu de
laquelle les États du Sud, ont aujourd'hui, dans la Chambre,
des représentants d'esclaves égaux en nombre a la députa-
tion de l'État d'Ohio ..


« 2° La clause défendant de restreindre l'importation des
esclaves d'Afrique avant 1808. Cette clause fut adoptée par
la meme combinaison entre les États de la Nouvelle-Angle-
terre et l'extreme Sud. Dans les Carolines et la Georgie les
dches planteurS' ne vivaient que des produits d'un sol
humide et pestilentiel qu'on ne pouvait cultiver qu'au prix
d'un sacrifice terrible d'existences. Les navires de la Nou-
velle-Angleterre fournissaient l'approvisionnement des cotes
de l'Afrique. De la une sorte d'entente basé e sur l'intéret
pour continuer l'existence de l'état des choses.


« 30 La clause qui pourvoie a la reddition des esclaves fugi-
tifs. L'ordonnance de 1787, qui établissait la liberté comme
loi du travail dans toot le territoire du Nord-Ouest, conte-




5!4 REPUBLIQUE AMÉRICAINE.


nait, comme condition, une disposition d'apres laquelle tout
individu s'échappant dan~ le territoire et a charge duquel un
travail ou un service pouvait etre exigé dans un des États
originaires, pouvait etre réclamé et rendu a son service. Ce
fut le germe de la disposition concernant l'extradition des
esclaves fugitifs dans la nouvelle constitution.Le projet de
constitution proposé par le comité le 6 aout ne contenait
rien de relatif aux esclaves fugitifs et il n'en fui rien dit jus-
qu'au 28 ou 29 de ce mois. Avant cette date, le nouvel inst1'U-
ment avait commencé a prendre forme et substance - une
forme et une substance peu acceptables pom certains États.
Un vote de deux tiers était nécessaire pour les lois de navi-
gation. Cela pouvait frappe1' dans sa racine la prospérité de
la Nouvelle-~\ngleterre. Si le Con gres avait eu le pouvoir
d'abolir I'esclavage, il n'était pas douteux qu'il l'eut aboli.
Le sentiment public commencait a se prononcer contre
ce trafico Le prix des esclaves dans le Sud aurait été consi-
dérablement augmenté par cette mesure; et la Nouvelle-
Angleterre s'unit avec les Carolines et la Georgie, non seu-
lement pour mettre l'abolition du commerce des esclaves en
dehors du pouvoir immédiat du con gres , mais aussi pour
mettre dans la constitution nationale la meme disposition
concemant les esclaves fugitifs que le congrcs de New-York
avait décrétée six semaines auparavant comme faisant partie
de la loi fondamentale pour le gouvernement de 1'0bio. Il ne
parait pas qu'il y eut aucune opposition a cette mesure, et,
en elfet, il est difficile de comprendre pourquoi un État
autre que le Massachusetts s'y serait opposé. L'esclavage
existait partout dans la république, excepté sur le sol vie1'ge
du No1'd-Ouest. Il n'est pas aisé de voir quelle bonne raison
on aurait pu donne1' dans ce congres cont1'e ceUe disposition.
Elle ne violait aucun des préjugés du jour; elle n'étendait
pas le domaine de l'esclavage; elle ne mettait pas un citoyen




APPE~DICE. 325


nouveau en ser"itude, et on comprend que les propriétaires
d'esclaves n'eussent pas grande sympathie pour les esclaves
fugitifs. Cette mesure était la chose la plus naturelle pour
une assemblée comme la convention de 1787, et elle fut
adoptée a l'unanimité.


« L'examen des circonstanccs dans lesquelles la constitu-
tion fut adoptée fera plus aisément comprendre les phases
subséquentes de l'histoi1'e de l'esclavage. M. Webster, dans
son discou1's sur le cOlllpromis de 1800, disait :


« Trois choses sont claires comme vérités historiques. La
premicre c'est qu'on était convaineu que, l'importation des
negres d'Afrique cessant, l'esclavage cesserait aussi bientot
ici. La seconde c'est que, dans la mesure du pouvoir qu'avait
le congres d'empécher l'extension de l'esclavage aux États-
Unis, ce pouvoir a été exercé de la maniere la plus absolue
et la plus large. Enfln, c'est que la convention voulait laisser
l'esclavage dans les États comme elle l'avait trouvé, entiere-
ment sous l'autorité et le contróle des États eux-memes. ))


« L'ascendant du parti anti-esclavagiste continua pendant
les administrations du général Washington et de M. Adams.


« Le premier mouvement rétroactif fut rannexion de la
Louisiane par M. Jefferson en 1802. Cet acte fut regardé
eomme inconstitutionnel par le parti qui l'accomplit, et iI ne
se justifia que par l'absolue nécessité de garantir le rivage
occidental et l'embouchure du l\1ississipi. Un des derniers
actes de la session de 1806-1807 fut l'exercice du pouvoir
donné par la constitution 'd'empecher l'importation des
esclaves apres 1808. En 1794, défense avait été faite aux
navires américains de faire ce trafic, excepté dans les ports
des États-Unis. Ces ports memes allaient etre fermés. Mais
dans les vingt années qui s'étaient écoulées, un nouvel
élément était entré dans la question et en avait ehangé
cntie1'ement la nature, détruisant les anciennes combinai-




326 RÉPUBLlQUE AMÉRICAINE.


sons et en formant d'autres - comme l'introduction d'un
nouvel agent chimique réorganise souvent la matiere phy-
sique.


« Jusqu'en l'année1794, l'indigo et le riz étaient la produc-
tion principale des États a plantation. La production plus
facile du premier de ces articles dans l'Est menacait déja de
détruire la croissance dan s l'Ouest et de réduire l'esclavage
a la culture du riz dans les Carolines. L'invention du
génievre de coton changea tout raspect des affaires, en don-
nant une nouvelle impulsion a la production de cet article.
De ñOO livres, produit de 1793, un peu plus qu'une balle,
l'exportation de cet article s'est élevée a 18 millions de baIles
en 1800. Avant cette invention la valeur annuelle de la
récolte du coton aux États-Unis était d'environ 00,000 livres.
Si nous ne nous trompons, elle est maintenant de plus de
40 millions.


« Tous les tableaux comparatifs de la population sont faits
par périodes décennales aux États-Unis. Arretons-nous au
point ou nous sommes parvenus, a 1810.' Durant les vingt
années, deux nouveaux États a esclaves et deux nouveaux
États libres avaient été ajoutés a l'Union, et la domination
territoriale de l'intéret esclavagiste s'était étendue 11 l'acqui-
sition de la Louisianc. La population blanche du pays s'était
augmentée d'environ 82 p. C., la population d'esclaves d'en-
viron 70 p. c. et la population noire libre d'environ 213 p. c.


«( Cette augmentation de la population noire libre doit etre
attribuée a l'émancipation des esclaves dans le Nord; malgré
cela, il parait que la population esclave conservait sa pro-
portion avec la population blanche, d'ou nous concluons que
la traite d'Afrique suppléait les vides faits par l'émancipation
dans le Nord.


« Cette augmentation de populatíon n'est pas répartie d'une
fa90n égale dans toute l'Union. Pendant la premiere moitié




APPENDICE. :;27


de cette période les États de la Nouvelle-Angleterre n'aug-
menterent que de 32 p. c.; les États libres du centre de
38 p. c.; les États a esclaves du centre de 28 p. c. et les
planteurs de la cote de 56 p. c. D'ou nous concluons que,
tandis que la traite des negres d'Afrique fonctionnait acti-
vement, la prospérité matérielIe des États planteurs aug-
mentait.


« La guerre fut déclarée entre les États-Unis et l'Angleterre
en 1812 et laissa ses marques visibles sur les progres de la
nation. La Nouvelle-Angleterre n'a augmenté que de 12 p. c.
entre 1810 et 1820; pendant le meme temps les États coton-
niers du Sud ont ajouté 53 p. c. a leur nombre et le jeune
Nord-Ouest s'est doublé. Deux nouveaux États a esclaves et
trois nouveaux États libres ont été admis dan s l'Union pen-
dant cette décade. A la fin de ces dix ans, les États du Sud,
se sentant forts comme nombre et comme richesse, firent la
premiere tentative pour légaliser l'esclavage dan s le nouveau
territoire qu'ils venaient d'acquérir. La lutte au sujet du lUis-
souri commenca en 1818 et dura plus de trois ans. La
chambre des représentants vota souvent l'exclusion de
l'esclavage du nouvel État, et chaque fois le sénat con-
servateur le rétablit. La lutte se termina par l'adoption de la
ligne de 30° 30' comme la limite au dela de laquelle l'escla-
vage ne s'étendait paso En vertu de cette loi, connue sous
le nom de Compromis de Jl.'lissouri, le Sud et le Nord avaient
gagné cllacun deux· États. Durant la meme période une
nouvelle addition fut faite au Sud par l'achat de la Floride.


« e'est ici, croyons-nous, le moment d'ouvrir une paren-
tbese pour examiner la situation des territoires cotonniers
des États-Unis.


(( Des quinze États a esclaves, neuf seulement produisent
abondamment du coton. Les autres six fournissent les escla-
ves qui travaillent les plantations du Sud. L'augmentation




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


des esclaves dans les derniers États n'est done pas en pro-
portion de l'augmentation dans les premiers. Ainsi, dans les
dix années qui se sont terminées en 1850 la population
esclave aux États-Unis a augmenté de 28 p. c. Durant la
meme période la population esclave de la Virginie n'a aug-
menté que de 5 1/2 p. C., tandis que dans le Mississipi elle a
augmenté de 57 p. c. et dans l'Arkansas de 135 p. c. Ceci
explique pourquoi les États 11 esclaves du Nord doivcnt poli-
tiquement soutenir les États planteurs. La prohibition de la
traite des negres d'Afrique leur donne le monopole des mar-
chés 11 esclaves du SuJo


« Les neuf États a coton sont divisés en trois grandes sec-
tions naturelles. La Caroline du Sud et la partie atlantique
de la Georgie forment la section orientale, la plus ancienne,
ceHe qui a le plus de valeur. La cóte et les Hes qui abondent
le long de la cóte produisent le coton de Sea-Island. Un
large espace de déserts et de marécages les sépare des
hautes terres.


« La Louisiane, l'Arkansas et le Texas forment un district
a l'ouest du Mississipi. Le sol du premier État est principale-
ment livré a la culture du sucre; dalls les autres la culture
du coton est récente et bornée au pays qui a des débouchés
dan s le l\fississipi (sauf le Kansas). La capacité de cet
immense pays est presque illimitée. Les terres sont riches
et produisent d'abondantes moissons. Elles contiennent plus
de 300 millions d'acres, dont moins de ñ millions sont en
culture et traversés par des rivj{lfes navigables.


« L'Alabama, le Mississipi, la partie septentrionale de la
Floride et la partie sud du Tennessée constituent la troisieme
section et fournissent plus de la moitié de la production
totale des États-Unis. Le sol est varié, mais riche partout.
Les sombres vallées entre les montagnes sablonneuses du
Nord, les prairies du centre et les basses tenes pres du




APPENDJCE. 5!9


Mississipi eontribuent également a la production eom-
mune.


« Quand le eompromis du Missouri a eu lieu, eette riche
eontrée tout entiere était occupée par les aborigenes. Main-
tenant ils sont tous refoulés a l'ouest du Mississipi et leurs
terres fournissent aux besoins de l'homme civilisé. Si l'In-
dien a eu a souffrir du fait des hommes blancs, il a aussi été
récompensé au décuple. Notec littérature a transformé sa
nature et immortalisé la transformation; nous avons preté a
ses traits alIongés des contours de beauté, nous avons fait
de son obstination une fierté virile, de sa trahison une pru-
dence militaire, de sa ruse un art stratégique; nous avons
oublié sa férocité saoguioaire daos la contemplation de son
sto'ieisme en face de la morí.


« Mais nous n'avons pas encore, dans nos caprices de
sentiment les plus exagérés, regretté qu'il ait été éloigné des
contrées les plus fertiles du globe poul' donner place au
planteur de coton.


« Durant l'administration de M. John Quincy Adams, des
difficultés se sont élevées entre les blanes et les Indiens,
par suite de l'asile donné par ceux - ci a des esclaves
fugitifs. Des mesures commencées par lui et achevées
par son successeur ont amené leur départ pour 1'0uest du
Mississipi.


« En 1830, nous trouvons un Etat a esclaves de plus qu'en
1820 - le Missouri. La libre émigration de New-York et de
Pennsylvanie avait aussi commencé a se porter vers le
Michigan, et l'émigration esclave dan s la Floride et l'Ar-
kansas. Un mouvement peu sensible avait aussi commencé
vers le Texas. A, l'époque du compromis du Missouri, le
Mexique avait émancipé ses esclaves, mais le Texas était
tellemeot éloigné du gouvernement central que l'importation
des esclaves des États voisios ne pouvait pas etre empechée.




330 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


De cette facon l'esclavage trouva Ul un asile illégal. Son
augmentation dans la république américaine a cette époque
était plus grande que ne !'indique le nombre des nouveaux
États a esclaves. Nulle mesure fédérale ne lui avait donné
une impulsion si rapide que l'émigration des Indiens vers
rouest du Mississipi. La population de l'Alabama s'accrut de
136 p. c. de 1820 a 1830, et les États du Sud-Ouest a cette
époque produisaient une moisson plus abondante que les
États atlantiques. Non seulement ils avaient l'avantage pour
la quantité, lJlais encore pour le cout de la produetion. La
meme somme de travail dépensée dans les terres fertiles pro-
duisait un résultat moyen de 2,000 livres, tandis que les terres
de la Caroline n'en donnaient que 900. Ainsi, toute la pro-
duction du pays, qui, en 1816, s'élevait seulement atoo mil-
lions de livres, atteignait, en 1831, 300 millions. La demande
de coton était telle que le prix ne s'en est pas sensiblement
réduit. Le prix moyen pour les 10 ans (saur 182ñ) était de 11
a 12 cents. Les perfectionnements mécaniques et la concur-
rence dans les marché s ont diminué le prix des marchan-
dises, san s réduire le prix de la matiere premiere.


« Pendant les dix années suivantes, l'Arkansas a été admis
comme État 11 esclaves et le Michigan comme État libre. Le
mouvement pour l'indépendance du Texas commenca vers
eette époque. Sous l'administration de M. Taylol', des mesu-
res furent prises pour l'annexer aux États-Unis, sous le pré-
texte avoué qu'il était nécessaire d'en empecher l'émancipa-
tion. Son annexion fut complétée par M. Polk, et amena la
guerre du Mexique, dans laquelle le général Taylor eonquit
les lauriers qui lui gagnerent la suceession de M. Polk. Par
eette annexion l'Union acquit un nouvel État a esclaves avee
le droit d'en faire quatre autres du territoire quand il serait
rempli. L'Iowa et le Wiseonsin furent tous deux admis ~ans
les États libres a eette époque. L'annexion du Texas avait




APPENDICE. :;31


pour but de contrebalancer tout futur accroissement du
Nord de ce coté.


« Le traité de Guadalupe Hidalgo termina la guerre mexi-
caine, par la cession de la Californie et du Nouveau-Mexique
aux États-Unis, et la lutte pour la possession de ces terri-
toires commenca immédiatement. Dans I'élection présiden-
tieUe de 1848 une grande partie des démocrates du Nord et
des whigs se séparerent de leurs partis respectifs et s'uni-
rent sur la base de la non extension de I'esclavage qu'ils
chercherent a atteindre en faisant du proviso de 1\'1. Jefferson
la loi fondamentale du nouveau territoire; et quoiqu'ils ne
fussent pas assez forts pour jeter un vote dans le collége
électoral, ils réussirent a mettre l'administration du général
Taylor en minorité dans le Congreso Le parti, connu sous le
nom de Free Soil party, étant organisé dans tous les États
du Nord et dans le grand État de New-Yorl{, il ajouta son
vote a ce.lui du parti démocrate régulier.


« D'un autre coté, l'émigration; européenne, qui commen-
cait en 1846 a se faire sur une grande¡ échelle, commencait
aussi 11 ajouter une force sensible a la somme du travaillibre
du Nord. En dépit de l'annexion et de la loi sur la représenta-
tion des esclaves, le Sud perdait du terrain. A la formation
de la constitution, il avait 46 p. c. 11 la Chambre des repré-
sentants; en 1810, 43 p. e.; en 1830, 41 p. e., et en 1850,
39 p. e. Le travaillibre en gagnait au eontraire.


« Nous employons les termes travailli~e el travail esclave
paree que les économistes les emploier!, mais ils ne sont
pas strictement exacts. L'eselavage n'est pas le travail dans
le sens économique; e'est plutot une des opérations du tra-
vai!. Comme la Mte de somme va au ratelier de son maUre
pour etre nourrie aux frais du maitre, l'esclave de plantation
habite une cabine qu'il ne pourra jamais posséder pour se
nourrir des aliments qui luí 80nt fournis par un autre. Le


trrr:~~ ./ .~lf:c i- ,;.:"'
\t:8V1\S'




332 RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


travailleur libre du Nord, au contraire, est le pilier de l'édi-
fice politiqueo Élevé et instruit dans les écoles communes
du pays, ou iI peut faire il1struire de me me ses enfants, il a
des intérets dans la société dont il fait partie; il ne voit pas
d'état social auquel il ne puisse atteindre s'il y a des titres;
et avec la certitude d'etre toujours employé avec de forts
gages, I'usage de son bras droit est le travail dans son sens
légitime, le travail souvent dirigé par un autre, mais tou-
jours selon la volonté du travailleur. C'est la le travail qui
éleve une société, qui la rend saine et vigoureuse, qui
l'attache 11 ses libres institutions et qui augmente sa prospé-
rité matérielle.


« L'administration du général Taylor vint au pouvoir sous
l'empire d'un pareil sentiment, et termina son existence
agitée au bout de 16 mois par la mort de son chef. Sans etre
tout a fait du N01'd, elle n'était pas absolument du Sud. Le
plan du gouvernement pour régler les difficuItés entre les
sections aurait fait des États libres de la Californie et du
Nouveau-l\Iexique, et arreté ainsi l'extension de l'escla-
vage.


« Ce projet fut entravé par le Sud uni et par les rivaux
présidentieIs du général Taylor dans le Nord. Si le général
Taylor avait vécu, et que son plan eut été mis a exécution,
les limites de l'esclavagc auraient été définitivement réglées
et les propriétaires d'esclaves, au lieu de s'épuiser dans les
convulsions périodiques de rUnion, se seraient appliqués
sérieusement 11 développer le riche pays en leur possession.
Le successeur du général Taylor bouleversa sa politique; le
compromis de 1850 devint loi; le général Pierce fut nommé
pour le soutenir; et il en est résulté le rappel du compromis
du Missouri, l'acte du Kansas-Nebraska, la décision de Dred
Scott, et la rébellion de 1860.


« Le Nord s'efforca de s'unir en 1856 pour résister a ces




APPENDICE. 333


mesures, mais n'y put réussir. M. Buchanan fut élu par le
vote uni du Sud et des grands Etats frontieres de Pennsyl-
vanie, d'!ndiana et d'Illinois. En 1860, le verdict a été re n-
versé. Le grand parti démocratique était lui-meme divisé.
Une portion, sous la directíon de M. Douglas, maintenait que
le Congres n'avait pas le droit de légiférer pour les terri-
toires, mais que chaque territoire était souverain chez lui.
L'autre portion, dirigée par M. Breckenridge, soutenait qu'en
vertu de la constitution, le droit est garanti a tout citoyen
des États-Unis de se transporter dan s un territoire quel-
conque avec toutes ses propriétés reconnues telles dans
l'Etat d'ou il émigre. Le vieux parti whig a entierement di s-
paru dans les Etats du Nord, et le parti républicain qui avait
pour idée principal e la liberté des territoires a choisi son
président par un vote presque unanime des Etats libres.
Trois des sept votes du New-Jersey se sont seuls prononcés
contre lui. En conséquence, les Etats planteurs du Sud tra-
vaillent avec une unanimité sans exemple a opérer le
démembrement de la confédération, et iI n'est pas douteux
aujourd'hui que, avant l'expiration du terme de M. Bucha-
nan, les Etats-Unis de l'Amérique du Nord compteront -
sur le papier du moins - plusieurs Etats a esclaves de
moins qu'a présent.


« Au lieu de l'extinction de I'esclavage, prédite en 1787,
c'est l'esclavage qui menace aujourd'huí de détruire la fédé-
ration. Il existe dans Hi des 33 Etats de l'Union, envoie
30 sénateurs et 88 représentants au Congres, et a eu depuis
le commencement du siecle le controle sur le gouverne-
ment fédéral. Tous les territoires des Etats-Unis sont ouverts
a son extension.


« Nous en avons indiqué le commencement et suivi les
progreso Nous avons vu la culture du coton élever sa
production depuis 1 million de livres, en 1790, jusqu'a




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


4,600,000 balles de 400 livres chacune en 1.859. II faut en
conclure que cette plante, qui. fournit du pain et des véte-
ments a tant d'hommes et de femmes libres, qui produit des
millions a la Grande-Bretagne, et permet de réduire les
impots sur les nécessités de la vie, qui regle les échanges
entre les deux plus grands pays de commerce du monde,
qui donne de l'emploi a plus de travailleurs libres que toute
autre production végétale - que cette plante, disons-nous,
a perpétué l'esclavage africain.


« 11 semble difficile d'exagérer l'ínfluence de la culture du
coton. En tant qu'elle a formé un élément du commerce
étranger des États-Unis, elle a apporté la richesse a la
nation. J"e meme role, avec le travail libre, aurait-il produit
de plus grandes récoltes et de plus grands revenus? Ce
n'est pas une question a examiner id. Et pourtant nous
croyons que la valeur relative de cette culture a été ex a-
gérée. Les importations de coton des États-Unis ont aug-
menté énormément depuis 1790; mais un examen de la
statistique intérieure pro uve que les autres productions ont
augmenté dans la méme proportion. Depuis que les États-
Unis ont commencé a produire de 1'or pour l'exportation, le
coto n ne représente plus, a plusieurs millions pres, la moitié
des exportations du pays. Il faut observer aussi que pour
maintenir cette relation dan s le commerce, les production s
du Sud ont été stimulées par la loi de la maniere que nous
avons indiquée, tandis que le travail libre n'a été aidé que
par son accroissement naturel, et par l'immígration euro-
péenne, tandís qu'il a été retardé par des fluctuations dans la
politique financiere. Ce stimulant donné a la production du
Sud a, en élevant le salaire des laboureurs, depuis 500 a
600 dollars jusqu'a. 1,200 a 1,000 dollars, opéré en dernier
ressort a l'encontre de son but.


« L'influence stimulante des produits du travail esclave sur




APPENDlCE.


les autres branches de l'industrie ameflcallle a ét~ plus
exagérée encore par les économistes. Nous avons déja
indiqué laproportion entre le coto n et les autres exporta-
tions. Ce produit joue un role encore moins important dans
le progres des intérets de la navigation nationale. Or, le
désir de sauver l'intéret maritime a son déclin a contribué
plus que toute autre circonstance 11 former l'Union. En 1787,
100 navires anglais portaient en Europe la récolte des Caro-
lines, tandis que les navires du Nord pourrissaient faute
d'emploi. Pour les faire employer il fallait, disait-on, une
loi sur la navigation nationale. 01', nul acte de ce genre n'a
été passé par le gouvernement fédéral jusqu'en 1817. Des
circonstances européennes le rendirent inutile, et il est
probable que le commerce américain aurait vécu et fleuri
meme sous l'ancienne Confédération. Quand M. Jay vint 11
Londres en 1793 pour négocier le traité de commerce qui
porte son nom en Amérique, il fut chargé par le général
Washington d'obtenir l'abrogation des lois anglaises de
navigation en faveur des quilles américaines. Inutile de
di re qu'il échoua; mais la situation de I'Europe pendant
les vingt années qui suivirent ota toute gravité 11 cet échec.


(( Jusqu'en 1812, les États-Unis resterent un pays neutre au
milieu du monde entier en armes. Ce ne fut que lorsque la
paix fut rétablie que I'Europe songea 11 user de représailles
en matiere de lois de navigation. Son tonnage s'élevait 11
1,300,000 tonnes, dont les 2/3 environ étaient engagés dans
le commerce étranger. En 1842, il ne s'élevait qu'a 2 mil-
lions de tonnes. Le grand accroissement est venu depuis, et
doit etre principalement attribué a I'augmentatioll du tra-
vail libre du pays, causée par l'immigration et par la pro-
duction de l'or. C'est Ii:l période pendant laquelle la libre
industrie du pays a pris Son plus vaste essor et pendant
laquelle la consommation des produits étrangers s'est le




RÉPUBLIQUE AMÉRlCAINE.


plus accrue. La culture du coton n'a nullement suivi eette
proportion croissante; et la quantité des exportations de
coton a diminué, comme nous l'avons vu.


« Cette prospérité matérielle ne doit pas du tout etre mise
sur le compte de l'esclavage d'Afrique; 300,000 maitres
régissent 3,000,000 esclaves dans le Sud; 18,000,000 d'hom-
mes libres habitent le Nord, y produisant la richesse par
leur travail. Ce sont eux qui consomment les produits
d'Europe.


«( Nous n'avons pas le moyen de suivre les importations
d'Europe, depuis New-York, dan s tout le pays, mais nous
prétendons que les livres des marchands constatent que les
États libres sont les principaux consommateurs des manu-
factures d'York et de Lancastre. Depuis 10 ans, plus de
3 millions d'Irlandais et d'Allemands ont été ajoutés a ces
sections. Les premiers sout venus sans rien, les autres avec
de l'argent seulement. Un travail suffisant leur donne bientót
de l'argent en abondance; des objets inconnus a leurs habi-
tudes ou a leurs besoins en Europe devienncnt de nécessité
dan s lcur condition nouvelle, et leurs besoins out augmentú
le commerce extérieur des États-Unis plus que tout le sti-
mulant résultant d'une augmentation des produits du tra-
vail esclave.


« L'Union américaine doit son agrandissement territorial
a l'esclavage, et sa force commerciale a la liberté. Les deux
syslemes de travail different autant que leur production. Le
travailleur grossier, animal, du Sud, travaille comme une
machine. sans volonté a lui; il seme, il sarcle, il mois-
sonne, il entasse, emballe pour le marché un produit végétal
important. Mais tout cela ne se fait pas san s le concours des
hommes libres. Le ciel fournit un sol riche, un climat
fécondant, un soleil et des ph1ies opportuns. Tout autre
secours au travail, saur la main - d'reuvre agricole, est




APPE:'iDlCE.


fburni par les hommes libres. J~es instruments agricoles
viennent de leurs fabriques, et la machine qui nettoie le
coton récolté et lui donne sa valeur a été inventée et se
manufacture dans le Nord. C'est l'intelligence de l'homme
libre quí construít le navire destiné au transport du coton
jusqu'au lieu de consommation manufacturiere, qui construit
les chemins de fer et les métiers. Quelle somme d'intelli-
gence ne faut-il pas pour transformei' le coton en produit
fabriqué? L'esclave qui n'a rien 11 lui, pas meme sa vie, ne
fournit que la matiere brule.


« Ces deux systemes de travail, si différents, l'un mort,
l'aut~e plein de vie, peuvent-ils contiouer longtemps a fonc,:
tionner cóte a cóte Y C'est la un pl'obleme que les États-Unis
80nt en traio de résoudl'e. ))




Le Journal des Débats est de tous les journaux de Paris
celui qui a résumé, dans les termes les plus précis et les
plus substantiels, la situation actuelle de l'Amérique. Je
reproduis ici cet article avec le plus grand plaisil', eH I'attri-
buant, sauf indiscI:étion, a un homme qui a jugé les États-
Unis avec une grande impartialité; j'ai nommé 1\'1. Michel
Chevalier, bien que sa signatme ne soit pas au bas de cet
article :


(( Les nouvelles des États-Unis, dit le Journal des Débats,
deviennent chaque jour moins satisfaisantes. Des les pre-
mi eres manifestations qui suivirent, dans le Sud, l' élection
de M. Lincoln a la présidence, nous avons présenté comme
tres probable la séparation d'un certain nombre d'États a
esclaves, mais nous exprimions l'espoir que si l'Union était
rompue, le mal serait extremement cantonné; il semblait
alors qu'on put compter que la séparation se bornerait a
enlever au grand corps de la Confédération américaine l'es-
pace relativement petit qui en forme l'encoignure au sud-esto
En un mot, on pouvait penser que l'esprit séparatiste, s'il
l'emportait définitivement, retrancherait de ce bel édifice
politique quatre Éta~s seulement : la Caroline du Sud, la




APPENDICE, 339


Géorgie, l'Alabama et la Floride. Sans dire que ce groupe
solt inutile au reste des États, on peut considérer qu'il y est
médiocrement nécessaire, et qu'il peut s'en démembrer sans
entrainer beaucoup d'inconvénicnts. Il occupe une situation
géographique assez excentrique, et du fait de sa séparation
::mcune des grandes communications ne serait interrompue,
(le maniere a ne pouvoir etre aisément renouée.


« l\1ais on a lieu de considérer maintenant les tendanees
séparatistes comme répandues sur un plus grand espace.
L'idée était accréditée depuis longtemps déja au midi, parmi
les hommes d'État de la Caroline du Sud principalement,
qu'il fallait en venir a sortir de l'Union, que c'était le meil-
leur parti 11 prendre pour les intérets du Sud. Cette opinion
avait fait son chemin, a l'état latent pour ainsi di re , parmi
les hites pensantes des États ou le coton, le riz et le suere
sont les cultures dominantes. 11 parait qu'en ce moment elle
y éclate de toutes parts; tous les vieux griefs que les États
du Midi avaient contre eeux du Nord se sont réveillés. On
ne reproche pas seulement au Nord le programme dont la
aerniere élection présidentielle a assuré le triomphe, et qui
était en soi passablement inoffensif. Il s'agissait en effet d'in-
terdire l'esclavage dans des régions qui ne le comportent
guere, c'est a dire dans les territoires établis ou a établir
dans une zone tempérée éminemment propre aux memes
productions qui font la fortune des États du Nord. L'intéret
que peut avoir le Sud a transporter l'esclavage dans de pa-
reilles contrées n'est réellement pas sérleux. Le plan auquel
paraissent ralliés aujourd'hui la plupart des hommes d'État
du Sud a bien une autre portée.


« lis se plaignaient de longue date de ce que leur associa-
tion intime avec le Nord leur imposait une législation COffi-
merciale protectioniste qui les obligeait a se pourvoir dans
les manufactures du Nord d'une multitude d'articles qu'ils




340 RÉPUBLlQUE A~IÉRlCAINE.


auraient trouvés 11 meilleur marché dan s les fabriques de
I'Europe. On se rappelle que la tentative de scission de la
Caroline du Sud, en 1832, avait pour motif le tarif ultra-
protecteur des douanes fédéraIes. Cette meme idée reparait
aujourd'hui avec une grande force.


(( Depuis un assez grand nombre d'années, les États du
Sud, effrayés de tout ce que gagnait sur eux le Nord, en
population et en étendue, avaient voulu rétablir l' équiIibre
en leur faveur par le moyen des conquetes qu'ils auraient
faites sur l'Amérique espagnole, continentale ou insulaire,
dans des contrées ou ils auraient pu transporter l'esclavage
avec eux. C'est ainsi qu'iIs s'étaient emparé s de la vaste pro-
vinee du Texas, et qu'ils avaient affiehé la prétention de dé-
membrer piece a piece, selon la prédictíon de Jefferson, la
république mexieaine, quí par son anarchie chronique, ne
se prete que trop aux projets de ses ennemis. En me me
temps ils favorisaient des eoups de main sur me de Cuba
qu'ils eussent divisée en deux ou trois États 11 eselaves; ils
fournissaient patiemment des fonds aux aventuriers qui ris-
quaient leur vie dans eette entreprise. n est aussi de noto-
riété publique qu'ils encourageaient le tlibustíer Walker
dans ses campagnes de l'Amérique centrale. lUais tous ces
essais ou n'avaient qu'un sueces médioere, ou meme se
tournaient contre les projets du Sud, lorsqu'ils n'échouaient
pas misérablement. Les guerres contre le Mexique, dans
lesquelles les hommes d'État du Sud avaient précipité la
fédération, avaient été glorie uses ; elles avaient conduit le
drapeau américain de victoire en victoire jusque sur les
tours de la cathédrale de lUexieo, et avaient déterminé la
cession d'une grande province, admirablement situé e et du
plus bel avenir : la Californie. lUais la Californie, une fois
peuplée et en mesure d'entrer dan s l'Union a titre d'État,
avait répudié l'esclavage et ajouté ainsi a la puissance des




APPENDlCE. 341


États du Nord contre le Sud. Toutes les tentatives contre
Cuba avaient avorté. lUalgré l'argent qu'on y avait prodigué,
malgré les intelligences nombreuses qu'on s'était flatté de
s'etre ménagées dans le pays, iI avait suffi d'efforts presque
insignifiants de la part des gouverneurs espagnols pour '1
maintenir l'autorité de la mere-patrie. Dans l'Amérique cen-
trale, Walker, avec toute son énergie, n'avait réussi, par les
cruautés et les dévastations qui faisaient partie de son sys-
teme d'invasion, qu'a ranimer le patriotisme engourdi des
Hispano-Américains. L'opinion amollie dan s les États du
Nord s'était a la fin piquée d'honneur contre ces expeditions
qui insultaient au droit d.es nations, et qui faisaient regarder
par toute rEurope, rUnion américaine comme solidaire de
condottieri sans foi ni loi. Le président des Étals-Unis,
cédant de plus en plus a l'opinion du Nord et a celle de l'Eu-
rope, donnait des ordres oontl'e les armements de ces chefs
de bande qui allaient attaquer audacieusement des pays avec
lesquels rUnion était en pleine amitié. Par cela meme la
torce publique de l'Union était érigée en obstacle contre les
projets et les espérances du Sud.


« Un autre grief des États du Sud récemment révélé au
grand jour, c'est que depuis longtemps la pudeur publique
avait déterminé le gouvernement fédéral a faire des lois
séveres contre la traite des noirs. Les États du Sud n'étaient
eependant pas privés des moyens d'importer des esclavos
africains. Les États situés dan s la zone intermédiaire, tels
que la Virginie, le lUaryland, le Delawarre et le Kentucky,
s'étaient chargés de les en approvisionner. Ce groupe parti-
culier d'État s'était fait éleveur de negres, comme dans la
Normandie on est éleveur de bceufs et dans le Berri de
moutons, et il exportait en masse ses produits humains dans
la région plus voisine du soleil, ou se déploient les planta-
tions de riz, de coton et de sucre. lUais les esclaves ainsi




RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


obtenus ne laissent pas de cotiter fort cher, et ee serait une
bonne fortune pour les planteurs du Sud s'ils pouvaient
recouvrer la faculté de faire ouvertement des importations
directes de bftches d'ébene de la cote d'Afrique, ainsi que cela
se pratique, mais clandestinement, a me de Cuba, par la
connivence coupable des autorités espagnoles. Or, si 1'Union
est maintenue, il y a lieu de prévoir que la traite sera de
plus en plus rigoureusement réprimée.


« Le jour ou le Sud serait séparé du Nord, il aurait ses
coudées franches : il pourrait non seulement tolérer, mais
encourager sans détour et assister de ses régiments des
expéditions dirigées d'un coté sur !e Mexique et l' Amérique
centrale, de l'autre sur eette ile. reine des Antilles, ou
l'Espagne s'obstine, au mépris de ses intérets bien compris
comme de son honneur, a maintenir l'escIavage et a per-
mettre la traite. Il n'y a guere lieu de douter que lorsque la
répubIique du Sud, détachée de I'Union américaine, voudrait
s'annexer le Mexique, I'Amérique centrale et Cuba, elle y
réussirait presque infailliblement. Elle trouverait d'intrépides
auxiliaires dans les volontaires de la vallée du Mississipi,
hommes énergiques, entreprenants, qu'aucune difficulté
n'étonne, qu'aucun obstacle n'arrete. SeuIes les deux grandes
nations de l'Europe occidental e, la France et I'Angleterre,
pourraient barrer l'exécution de ce plan qui est grandiose
quoiqu'il blesse profondément l'équité et la moral e ; mais
les planteurs du Sud se flattent d'obtenir la neutralité de ces
deux grandes puíssances, 11 cause de l'intéret qu'ont celIes-
ci a assurer leur provision de coton de l' Amérique du Nord,
et aussi a cause des débouchés nouveaux que trouveraient
leurs manufactures dans la répubIique des États 11 esclaves,
apres qu'elle se serait constituée a parto


« Une fois maitres du Mexique, de I'Amérique central e et
de Cuba, c'est a dire d'une surface cinq ou six fois grande




APPENDlCE. 343


comme la France et située dans des régions privilégiées par
leur fertilité, on y proclamerait l'esclavage comme la pierre
angulaire de la société, et, pour les peupler rapidement et
économiquement, on rétablirait ouvertement la traite. II est
convenu dans le Sud qu'elle fait le bonheur des noirs en
meme temps que la prospérité des blancs.


« Tel est le programme qui parait avoir séduit le plus grand
nombre des imaginations dan s les États du Sud, et qui cha-
que jour, selon ce qu'assurent les correspondances, y fait
de nouveaux et ardents prosélytes. Ce n'est pas a des lec-
teurs européens qu'il est nécessaire de démontrer tout ce
qu'il a de décevant. Un systeme qui est fondé sur I'abaisse-
ment le plus dégradant d'un nombre toujours croissant de
millions de créatures humaines porte en soi-meme un vice
radical, et les combinaisons les plus brillantes sous les-
quelles une imagination pervertie peut parvenir a le repré-
senter ne sont qu'un mirage perfide. Ce magnifique plan, en
supposant qu'il fUt d'abord couronné de succes, ce Iqui en
effet est probable, finirait par s'abimer dans les atrocités
d'une guerre servile : ce seraient les horreurs de Saint-
Domingue révolté, centuplées que les États du Sud auraient
préparées pour leurs descendants. »




v


Cet ouvrage aura vu le jour avant que la question améri-
caine soit tranchée vraisemblablement.


Quel que soit le dénouement qui sorte de ccUe querelle,
si l'Union résiste Ü cette dangereuse épre·uve, nous nous
réjouirons moins de voir triompher nos espérances que de
voir se perpétuer un peuple dont nous aimons les institu-
tions; si, au contraire, la séparation s'opere, jo conserverai
la conscience d'avoir écrit un livre ou seront consignés les
plus grands succes de la démocratie.


Au pis allel', que cette sépal'ation s'opere; au Kol'd comme
au Sud, dans les deux républiques divorcées, le meme amour
pour la liberté politique, le meme esprit d'égalité, les memes
sentiments qui auront fait pendant trois quarts d'un siccle
leur force commune, subsisteront dans l'une et dans l'autre.


Cette séparation ne se fcra pas, sans scrupule et sans
regrets. Nous en youlons pour preuve le passage suivant
d'un article de I'Abeille de la Nouvelle-Orléans :
~( La séparation isolée, en supposant que tout se passe


pour le mieux et pacifiquement et que le gouvernement fédé-
mI renonce a toute idée de coercition, laisse aux ennemis du
Sud la plus belle part et tous les avantages de la position.




APPENDICE. :;45


Ainsi on 110US dit que tous les officiers de l'armée de terl'e et
de mer de la Caroline du Sud vont donner leurs démissions
et rentrer dans leur État natal. Mais alors le gouvernement
fedéral va rester en possessioll de tous les llavires de la
marine nationale; un État qui se retirerait isolémellt de
l'Union n'aurait ni l'autorité ni le pouvoiI' d'cn réclamer une
part, Ainsi M. Lincoln et son congres, devenu aux trois
quarts républicain par la retraite d'une pa.rtie des hommes
du Sud, resteraient en possession de Washington, la capital e
et le siége de l'ancien gouvernement, des archives, du dra-
peau, du privilége des anciennes relations et peut-etre du
mOl1opole du nom américain.


« Nous seriol1s nous autres simplement des Caroliniens
ou des Louisianais en quete d'une forme nouvelle de gou-
vernement, sans histoire et sans précédents, avec un dra-
peau nouveau et un 110m a établir, Sans doute 011 dira qu'il se
formera une confédération nouvelIe, que nous réclamerons
la meilleure part des faits historiques et des gloires de
l'Uníon américaine, et que le Sud, par la valeur et le génie
de ses fils, saura reconquérir tout ce qu'il aura perdu. Cela
se peut, mais a quoi bon perdre meme un seul moment la
possession de tous ces avantages, s'il y a un moyen de les
conserver? La maison est bien construite, solide, comfor-
table; - au líeu d'el1 sortir, chassons-en I'ennemi. »


Cet aveu est un grand pas vers le maintien de I'Union.


FIN.


RÉPDBUQUE AMÉRlCAl:-m, T. II.






TABLE DES MATIERES DU SECOND VOLUME.


CHA.l'ITRE VI. - J elferson et son époque. . . . 5
CHAl'ITRE VII. - Monroe et sa doctrine . . . . 53
CHAPITRE VIII. - Le général Jackson et la dictature 89
CHAPITRE IX. - Webster et l'époque actuelle .• • 145
CHAPITRE X. - De l'état intellectuel et moral des États-


Unis . . . . . . . • • • • 203
CHAPITRE XI. - Génie industriel et commercial des États-


Unis. . . . . . . • . • • 247






TABLE GÉNÉRALE




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TABLE GÉN~ItALE.


TOME PREMIEn.


INTRODUCTION .


CHAPITRE ler.


COUP n'IEIL GÉNÉRAL.


§ 1". - lnfiuence des institutions démocratiques de l'union des
républiques hispano-américaines. - Double rOle des États·Unis
et du Brésil. - Agrandissement progressi( des États-Unis. -


Pages.


5


D'un r6le possible pour l'Amérique centrale. 47
§ 2. - Intéret de l'Union a ce que le désordre se perpétue dans


l' Amérique méridionale. - Géographie de l' Amérique centrale. -
Absorption de l'Amérique du Nord par les États-Unis. - Les
possessions anglaises de ce continent. 59


§ 3. - Situation particuliere du Brésil. - Ses rapports avec les
républiques voisines_ - Ses communications par les fleuves. -
Sa civilisation concentrée. - Ses retards sur les États-Unis. -
Population de ceux·ci et des autres républiques. . .. 65


; 4. - Les États-Unis en voie de conquéte. - La flibusterie. -
Cuba. - Le Nicaragua. - Qni faut·il accuser? - Premier
aperslU sur les institutions américaines . 83




·,,52 Rf:PUBLIQUE AMÉRICAINE.


CHAPITRE lI.


LES FONDATEURS DE LA RÉPUBLIQUE AMÉRICAINE.


§ 1 <r. - Situation des colonies au moment de la révolution. - Atta-
chement a la mere· patrie. - Causes de la rupture. - La résis-
tance s'organise. - Elle gagne les provinces. - Tiédeur des
masses et ardeur des classes élevées . 101


§ 2. - Les chefs du mouvement. - Le Congres continental. -
Washington, Franklin, Richard H. Lee, Georges Wythe-Jelfer-
son, etc., etc. 114


§ 3. - Découragement subit. - Motion pour la proclamation de
l'indépendance. - L'acte d'indépendance. - Les signiO\taires de
l'acte • 127


CHAPITRE lII.


WASHINGTON, GÉNÉltAL EN CHEF.


§ ler. - Epreuves militaires. - Lee, Ga.tes, Arnold. - Entrée de
Lee dans l'armée. - Son inftuence et ses amitiés. - Grandeurs et
faiblesses de Washington. - Washington n'a pas encore été jugé.
- L'admiration qu'il inspire; les critiques qu'il mérite 139


§ 2. - Comment Washington est nommé général en chef. - Sa
commission avec pleins pouvoirs. - Enthousiasme qu'il inspire.
Défiances subites du Congreso -Le dévouement et le patriotisme
de Washington sont suspectés. - Le personnel des généraux 147


§ 3. - Gates, aneien compagnon d'armes de Washington. -
Bataille de Monongahela. - Antécédents de Charles Lee. -
Mauvais état de l'armée a Cambridge. - Elforts infructueux de
Washington pour réorganiser l'armée.-Ambitionde Washington 158


§ 4. - Négociations pour l'échange des personnes. - Arrogance
du général anglais. - Inaction de l'armée devant Boston.-
Perfides conseils. - Découragement de l'armée. - Washington
se dépopularise. - L'armée anglaise change de général. - Lee
est envoyé en mission. - Evacuation de Boston par les Anglais.
- Enthousiasme public 170




TARLE GÉ~ÉRALE. ¡¡53


§ 5. - Washington marche sur New·York. - La ville mal défen-
due. - Faute de troupes, Washington ne peut opérer contre l'en-
nemi. - Mauvaises dispositions des habitants de N ew-York. -
Défaite de Long-Island. - Les Américains obligés d' éVlWuer
New-York. - Succes de Gates dans le Nord et de Lee dans le
Sud. - Lacheté des Américains a Kip's·Bay. - Énergie de
Washington . 185


§ 6. - Washington passe dans le New-Jersey . ..:- Prise du fort
Washington . ....:... Le général en cheflaisse Lee dans le New-York.
- Désobéissance de Lee. - Ses lenteurs, ses manreuvres sus-
peetes. -Howe passe dans le N cw-Jersey pour couper la marche
de Washington. - Lee est fait prisonnier par les Anglais. -
Premiers soup90ns sur sa conduite 192


§ 7. - Washington reyoit quelques renforts. - Embarras dans
lesquels il se trollve. - Succes des Anglais qui marchent sur Phi-
ladelphie. - Washington perd de nouveau sa popularité. - Il
change de langage et d'attitude a l'égard du Congreso - Il insiste
pour la reconstitntion de l'armée. -11 est nommé ructateur mili-
taire. - Afl'aires de Trenton et de Princeton 200


§ 8. - Washington exige le serment des habitants. - Popularité
reconquise. - Il cherche des officiers capables. - Arrivée de
Lafayette en Amérique. - Entrée de Conway dans l'armée. -
Caractere de Conway. - Complot connn sous le nom de Cabale-
Conway. - Gates est a la t.ete. 207


§ <J. - Washington reyoit des témoignages de sympathie de ses
compagnons d'armes. - Lafayette. - Alexandre Hamilton. -
Biographie d'Hamilton. - Ses talents comme écrivain politique
et comme financiero - Difficultés an sujet de l'échange des pri-
sonniers. - Mauvais traitements infligés a Lee. - Il est rendu
a la liberté. - Sa haine contre Washington dure toujours. - La
situation de l'armée ne s'améliore paso - RemontranceS de Was-
hington. - Bills conciliatoircs. - Les Américains s'y montrent
sourds. - La France reconnait l'indépendance des États-Unis 223


§ :1,0. - Clinton remplace Howe. - Il évacue Philadelphie pour
porter toutes ses forces sur New-York. - Washington résoud
de prend-e l'ofl'ensive et de couper la marche des Auglais.-
Opposition de Lee. - Washington passe outre. - Avant-garde
confiée a Lafayette.-Lee sollicite le commandement; Lafayette
le lui cede. - Manreuvres coupables de Lee pour se laisser sur-
prendre; il bat en retraite sans coup férir. - Lafayette avertit
Washington. - Reproches violents adressés a Lee. - Imperti-




REPUBLIQUE AMÉRICAINE.


nente réponse de oelui-ci. - Bataille de Monmouth. - Lee passo
devant un conseil de guerreo - Il cst condamné. - Sa retraite
de l'armée. - Ses derniers jours . ~31
~ 11. - Benedict Arnold. - Sa jennesse désordonnée. - Il est


fait colon el par le comité. - Sa rivalité avec Ethan Alicn.-
Histoire de ce célebre partisano - Prise de Ticonderoga. - Cap-
ture d'un sloop anglais par Arnold. - Ethan AUen, prisonnier de
guerre; sa vie, sa mort . 238


§ 12. - Expédition d'Arnold a Saint-John. - Combat sur le lao
Champlain. - Da mauvaise conduite. - Il perd son commande-
mento - Expédition contre le Canada; hérolsme d' Arnold;
succes de Montgomery. - Siége de Québec. - Mort de Mont-
gommery. - Arnold est blessé. - Il est nommé au commande-
ment de Montréal. - Aaron Burr; sa vie, sa fin 256


§ 13. - Conduite d'Arnold dans le Cadana. - Il est rappelé. -
Inhabileté du général Thomas. - Arnold a l'armée de l'Est.-Il
n'est pas nommé major-général; sa mauvaise humeur; Washing-
ton interviellt en sa faveur. - Il est mal noté. - Sa cOllduite a
Fairfield.-Il est nommé major-gélléral. - Il fait partie de l'ex-
pédition du Canada avec Gates. 273


§ 14. - Burgoyne battu par Gates. - Belle conduite d' Arnold. -
Il est blessé; nommé au commandement de Philadelphie. - Il est
accusé de concussions; réprimandé par un ordre du jour. - Il est
en pourparlers avec l'ennemi. - Son mariage. - Il demande le
comrnandement de West -Eoint. - Ses relations avec Clinton.
- Le major André. - Entrevue d' André et d' Arnold. 281


§ 15. - Arrestation d'André. - Fuite d'Arnold. - Sympathie
qu'inspire André. - On cherche a le sauver. - Épisode du ser-
gent Champe. - André condamné a mort. - Son exécution. -
Amold au service des Anglais. - Ses campagnes dans la Virgillie
et dans le New-Hampshire.-Il s'embarque avec l'armée anglaise
a Yorktown . 295


CHAPITRE IV.


PÉRIODES D'ÉPREUVES.


! ler. _ Siége de Yorktown. - Capit.ulatioll des Anglais. - Brlt-
voure des troupes franc;aises et américaines. - Lafayette. -
Fin de la guerreo - Embarras de la paix. - Dangers intérieurs.
-Excitations dans l'armée.- Influence heureusede Washington. 313




TABLE GÉNÉRALE. 0:;5


§ 2. - Washingt.oll refuse la couronne. - De l'esprit militaire. -
Washington mandé au Congres pour étre félicité. - Ses conseils
a l'armée. - Il se sépare de ses compagnons d'armes. - 11 remet
sa eommission de général en chef au Congres et se retire a
Mount·Yernon. - Ses préoccupations sur l'avenir des États·
Unis. - Il refuse toutes les récompenses. - Sa simplicité. 321


§ 3. - Déplorable situation du paya. - Nécessité d'un nouveau
Congreso - Vices de la premiere constitution. - Washington,
président du Congreso - La constitution actuelle. 333


§ 4. - Washington élu président de la République. - La révolu-
tion est close. - Excellence des institutions américaines. -
Formalités relatives a l'élection des présidenta. - Observations
de Jelferson sur la durée du mandat présidentiel. - Nature des
fonctions du président. - Distinction radicale des pouvoirs aux
États·Unis . . . . . . . . . . . . . . . . 357


CHAPITRE Y.


WASHINGTON, PRÉSIDENT.


§ l er• - Entrée de Washington au pouvoir. - Difficultés a sur·
monter. - Nécessité de l'opposition. - Elle n'entrave pas
l'exercice de l'administration. - Démocratie et démagogie . 377


§ 2. - Jelferson a la tete de l'opposition. - La république se con·
solide. - Washington est réélu; il refuse une troisieme candi·
dature. - Son bon sens. - Résnltats de l'administration de
Washington. - Il se retire du pouvoir . 382


§ 3. - Washington dans la vie privée. - Le duc d'Orléans a
Mount-Yernon. - Mort de Washington. - La France et l'An-
gleterre prennent son deuil officiel. - Le testament politique de
Washington . :188




TOME SECOND.


CHAPITRE VI.


JEl'l'ERSON ET SON Él'OQUE.


le,. - J ohn Adams succede a Washington comme président. -
Jefferson, viee.président. - Caraetere d'Adams. - Illustration
de Jefferson.-Il est jugé séverement. - Son opposition a Was-
hington. - Travaux primitifs de Jefferson. - Les premieres
années de Sil. vie.-Il débute au barreau.-N ature de son talento
- Ses luttes contre l' Angleterre. - Son attitude au Congreso
- Ses voyages en Franee. - Le role qu'il y joue. -Il retourne
en Amérique. - Il est choisi par Washington eomme membra
du Congres . 5
2. - Il est le coneurrent d' Adams 11 la présidence. - Il se retire
devant celui-ci. - Son henre n'était pas venue.- Ses défiances
contre Hamilton. - Définition de la politique de Jefferson. -
Il admet l'opposition. - Il est fondateur réel de la républiqu6
- Mouvement pour l'élection d'un président. - Mreurs politi-
ques des États-Unis. - Présidenee de Jeft'erson.-Son infiuence
sur son époque et sur l'avenir.-Opinions de Jefferson en morale
et en religion. - Ses mémoires, Sil. correspondance 26


CHAPITRE VII.


MONROE ET SA DOCTRINE.


§ le.. - Caraetere de Monroe. - Les plus illustres n'arrivent pas
toujours a la présidenee.-Monroe est, eomme Madison, le con-
tinuateur de Jefferson.-Róle de Monroe; il répare les désastres
de la guerre. - Premieres années de Monroe; son entrée au ser-




TABLE GÉNÉRALE. 357


vice; il assiste aux combats de Haerlem, de Trenton, de Bran-
dywine, de Germantown et de Monmouth - Il voit les mau-
vais cótés de forganisation militaire des Américaills. - Sa
proposition en 1812. 53


§ 2. Quelques mots sur l'ocganisation militaire des États-Unis. -
Monroe quitte le service. - Il entre au barreau. - Il a une
mission ell France. - TI négocie l'acquisition de la Louisiane.
- Importance dc la Louisiane pour les États-Unis.-Il s'occupe
exclusivement des affaires de son État. - Il est choisi comme
ministre par Madison. - Il s~ ruine au profit dll pays . 64


§ 3. - Monroe a la hauteur de ses fOllctions. - Il est élu prési-
dento - Sao correspondance avec Jefferson.- Soulevement des
colonies espagnoles contre la métropole.-Occasion pour Monroe
d'émettre Sil. doctrine.-Le principe de cette doctrine fondamen-
tale appartient a J efl'erson . 72


§ 4. - V oyage de Lafayette en Amérique pendant la présidellce
de Monroe. - Réception triomphale de Lafayette. - Sa visite
au tombeau de Washington. - Son entrevue avec J efl'erson. -
Dernieres am)ées de la vie de Monroe. - Exhumation de ses
restes. - Justice tardive . 82


CHAPlTRE VIII.


LE GÉNÉRAL JACKSON ET LA DICTATURE.


§ 1 er. - Caractere de J ackson. - Ses instincts despot.iques. - Il
devait échouer dans sa premiere candidature. - Son influence
sur les États·Unis. - Sil. popularité. - Haute idée que l'on a
de son talento - Ses habitudes . 89


§ 2. - Sa famille. - Sa naissance. - Il part, enfant, pour la
guerre de l'indépendance. - Il est fait prisonnier. - Un officier
anglais le blesse en vOlllant le cbatier. - Mort de sa mere. -
Jackson mene une vie de débauché. - Ses premieres affaires
avec les Indiens.-Il entre dans la magistrature.-Aaron Burr. 96


§ 3. - Ses guerres contre les Indiens. - Il entre dans la Flo-
ride. - Prise de Pensacola. - Bataille de la Nouvelle-Orléans.
- Gloire militaire de J ackson. - N ouvelle campagne contre les
Indiens. - Il pénetre de nouveau dans la Floride.-Sa conduite
est blamée. - Il refuse deux ambassades . 113




¡¡58 RÉPt:BLlQUF. AMÉRICAINE.


4. Il entre dans la vie politiqueo - Il se porte candidat a la
présidence. - 11 échoue contre Quincy Adams. - Caractere de
celui·ci. - Jackson lui succede. - Jackson parait apporter au
pouvoir des habitudes militaires. - Les nombreuses destitutions
qu'il opere. - Le congres lui fait de l'opposítion. - Ses dissen-
timents avec son cabinet 128


§ 5. - Lutte de Jackson contre la banque. - Grands talents
dont il fait preuve. - Sa présidence a failli étre un danger pour
les États·Unis. - Résultats de son passage au pouvoir. - Der-
nieres années de Washington . 139


CHAPITRE IX.


WEBSTER ET L'ÉPOQUE ACTUELLE.


le,. - Webster.-Calhoun. -Clay. - I1s n'.ont pas été pl'ési.
dents, malgré leur illustration. - I1s représentent trois partis et
trois races d'hommes. - Le Yankec. - Le Virginien. - Le
Westman . 145
2. - Naissance de Webster. - Origine de Sil. famille. - Son
attachement a la COllstitution. - Ses discours en l'honneur des
Pelerills. - Antipathie pour la guerre; son patriotisme. - Ses
connaissances en économie politiqueo - Éducation des avocats
en Amérique . 156


§ 3. - Son insouciance pour ses affaires personnelles. - Il est
obligé de quitter le Congres pour se livrer a Sil. profession d'avo·
cat. - Webster au Congreso - Ses luttes contre Calhoun et
contre Clay. - Son attachement a l'Union. - Historique des
partis en Amérique. - Question de l'esclavage. - Les démo-
crates et les républicains. - Le parti démoerate divisé. -Bucha·
nano - Douglas. - L'esclavage, la Constitution et les États. 166
4. - Quelle serait en ce moment l'attitude de Webster, de
Clay et de Calhoun. - Épreuves que traversent les États·Unis.
- Démoralisation dans le pouvoir et dans la société. - Accusa·
tions contre Buchanan. - Immoralité des fonctionnaires. 185


§ 5. - Il manque aux États·Unis un partí national. - Faut·il
craindre une scíssíon? Dangers d'une désuruon; elle n' est pas
probable. - Les príncipes dissolvants existent en raison de l'ac-
croissement de la populaion. - La forme républicaine n'est pas
la cause des mau~ qu'on observe aux États-Unis 198




TAIlLE GENERALE.


CHAPITRE X.


vE L'ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL DES ÉTATS-UNIS.


§ ler. - Les États-Unisdoiventleur développement politique a la
diffusion de l'enseignement et des IUluieres_ - Opinion de Jef-
ferson a cet égard. - Nécessité d'une éducation publiqne con-
forme aux be30ins d'une époque. - Les gouvernements absolus


359


sont ennemis de l'éducation 203
§ 2. - Tous les peuples ne sont pas aptes a recevoir le meme


genre d'enseignement. - La démocratie et l'instruction popu-
laire sont nées.le meme jour en Amérique. - L'euseignement
obligatoire auxÉtats-Unis. - L'acceptation des fonctions obli-
gatoire dans le :M:assachusetts. - La législation relative a
l'enseignement public aux États-Unis. - Enseignement gratuito 211


§ 3. - Tout l'enseignement est dans les écolGS publiques aux
États-Unis. - Éeoles du dimanche. - Utilité de l'enseigne-
roent dana les sociétés démocratiques. - ROle des femmes dans
l'éducation. - Les instituteurs. - Importance de leur mission.
- L'enseignement secondaire trop négligé . 220


§ 4. - La littérature américaine. - Causes de retardo - Les
premicrs émigrants. - Querelles religieuses. - Les poetes. -
Les romanciers. - Les historiens. - La presse 236


CHAPITRE XI.


GÉNIE INDUSTRIEL ET CO)1MERCIAL DES ÉTATS-UNIS.


§ 1 er. - :M:ouvement industriel. - Ijes États-Unis a l'exposition
de Londres. - Go ahead et never mina. -Audace des entriprises
- Chemins de fer . 247


§ 2. - Le temps et l'argent. - Bas tarifs des transports. -
Aeeueil facile aux inventions. - La vapeur et la télégraphie 258


§ 3. - DIl systeme de crédito - Ce qu'il a prodllit. - Les ban-
queso -Les escomptes. -Le papier-monnaie. - Rapport entre
le numéraire et la circulation. - Ce systeme est-il le meilleurP
- Les États-Unis doivent-ils y renoneer? 265


ApPENDICE . 287


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