I, A RÉPUBLIQUE CONSERVATRICE "Vili '76 LA 91'4•UBLIQUE MIRES OUVRAGES...
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I, A


RÉPUBLIQUE CONSERVATRICE




"Vili '76
LA


91'4•UBLIQUE
MIRES OUVRAGES DU MÉME AUTEUR : CONSERVA.TRICE


PAR


EI1NEST DUVERGIR DE-HAURANNE


Huir MO1R AMERIQUE.-- Lettres et notes dé .Voyage (1864-
1863). (A. Lacroix Verbeeekhoven et volumes in-18.)


LA COALITION LIBERALE (A. Lechevalier, 1869).
La COUVERNMENT PF.RSONNEL (A. Lechevalier, 1869).


MEN1BRF: DE L'ASSEMBLEE NATIOEALF:


z43 0 T.E:sa.


DDL


ek0E DE Too-*


PARIS
LIBRA1RIE CERNER BAILLIÉRE


17, RUE DI D'ECOLE DE MEDECINE,
'


1873
CouLommmrs. — yi 4.,r,phic A. MOUSSD.




PRÉFACE


Ce livre a été , écrit á diverses époques, sous l'in-
lluence et pour ainsi dire sous le t'en des débats par-
lementaires. Il n'en est pos moins, d'un bout á l'au-
tre, le développement d'une pensée constante, d'une
pensée qui n'a pas vieilli, quoi qu'on en dise, et qui
est méme aujourd'hui plus actuelle que janiais, car
jamaiS elle n'aété plus tné .connue et plus nécessaire.
Cette pensée est contenue dans ces deux mots : la
république conservatrice.


Cette locution, qui a déjá prés d'un an de date,
paraltra aujourd'hui démodée aux amateurs de
nouveautés politiques et littéraires. C'est aujourd'hui
dans les deux camps, á qui s'en 'noguera davantag-e
et á qui la répudiera le plus haut Les uns s'en
prennent au substantif, c'est-a-dire au mot de répu-
blique, mais lis conserveraient volontiers l'adjectif
pour l'appliquer á une autre forme de gouverne-
ment. Les autres s'attaquent á l'adjectif seul, et s'ac-
commoderaient volontiers de la république, mais
avec une autre épithéte. Tous affectent de ne voly


• dans le rapprochement de ces deux expressions
qu'une antithése plus ou monis heureuse, qui a pu
amuser le pays pendant quelques ,jours, mais qui n'est
plus aujourd'hui qu'un jeu de mots sans valeur ; tous
s'accordent a proclamen que la république conser-:




1


4


vi PRÉFACE
vatrice a [int son temps, et que le jour est venu de
choisir entre la république radicale ou la monar-
ch ie.


Ce serait un brand malheur, si cela était vrai, et
cela ne peut pas étre vrai, s'il existe encore en
France une ombre de patriotisme et de bon sexis. En
dehors de la république conservatrice,. c'est-á-dire
de la république réguliére, impartiale et ouverte á.
tous, il n'y a plus rien de possible que la guerre
outrance entre les partis extrémes. La république
conservatrice n'est pas la formule d'une doctrine
exclusive, le mol d'ordre d'une sede intolérante et
jalouse. Elle signifie seulement qu'il n'y a de salut
pour la France que dans une politique de concilia-
tion et


S'il est une chose incontestable et surabondam-
ment dérnontrée par l'histoire contemporaine, c'est
que la république est désormais le seul gouverne-
ment possible, á cause méme des divisions qui ré-
gnent et qui con tinueront de régner dans le sein de •
l'opinion monarchique. Quand mame elle serait une
mauvaise forme de gouvernement, la république
s'impose par nécessité. La république seule peut pá-
eifier les esprits et fermer, comme on dit, l'ére des
révolutions. La république est le seul instrument
de gouvernement dont les partis puissent aujour-
d'hui se servir, méme pour préparer la restaura-
tion lointaine de telle ou telle dynastie déchue..


Mais si la république est le gouvernement néces-
saire, ce n'est pas á dire cependant que tous les
genres de république se vaillent et qu'ils soient éga-
lement possibles. Dans un pays aussi prompt á
s'alarmer que le nétre, aussi peu lait á la vie pu-
blique, aussi enclin á se dégotiter des libertés réptt-


PRÉFACE
blicaines et á chercher le repos dans le despotisme,
la république périra certainement, si elle ne se
montre prudente et rassurante, si elle ne veu. t pas
tenir un compte sérieux des timidités conservatri-
ces, et si elle s'amuse á braver les conservateurs
pour le seul plaisir de les faire trembler et de leur
faire sentir que c'est elle qui régne. Est-il besoin
de répéter le met de M. Tbiers? ti Elle sera -conser-
vatrice, ou elle ne sera pas.


La république conservatrice, depuis le jour
elle a été proclamée dans le message du '13 novena-
bre, a eu des alternatives nombreuses de succés et
de revers; il faut l'avouer sans détour, elle a au-
jourd'hui plus d'ennemis qu'il y a six mois. A la
réaction monarchique qui depuis deux ans la pour-
suit de sa haine, est veinte se joindre la république
radicale, qui croit, elle aussi, que son heure est
venue, et il est de bon goilt, dans les deux eatnps,
de luí jeter la pierre, comme si elle était la seule
cause des fautes qu'elle s'efforce de prévenir. Mais
ces fautes ne l'ont pas rendue moins nécessaire ; au
contraire, les violences des partis extrélnes ren-
dent la politique qu'elle représente plus indispen-
sable que jamais au repos du pays. Les tristes con-
séquences de sesderniers échecs et l'alarme profonde
qu'ils ont jetée dans la France entiére ne peuvent
que nous confirmer dans la pensée qu'il faut la
soutenir et la faire triompher á tout prix.


Les conservateurs et les radicaux finiront-ils par
le comprendre ? Ce ne sont pas ,


les lelo/1s qui lettr
ont manqué. Qu'ont done gagné les conservateurs
á refuser leur concours au gouvernement de la ré-
publiquepublique ? A quoi leur a servi de n'installer qu'une
république provisoire et pour ainsi dire une répu-


Vil




• PREFACE


blique de tolérance, privée de consécration légale?
Qu'ont-ils gagné á. neutraliser par leurs intrigues
l'action du gouvernement de M. Thiers, en l'obli-
geant t rester dans l'equivoque et dans l'indécision?
Qu'ont-ils gagné enfin 11 , confondre dans la méme
réprobation les moderes et les radicaux, les républi-
cains honnétes et les scélérats de la Commune ? —
A force de calomnier la république, ils ont presque
rehabilité la dérnagogie ; ils ont prété des t'orces au
radicalisme et compromis la cause qu'ilsprétendent
servir.


Quant aux rádicaux, qui se croient trioinphants,
ils ne tarderont pas á regretter leur victoire. Depuis
dix-huit mois, leur sagesse et leur prudence avaient
presque dissipé les craintes qu'ils inspiraient au
pays. On commencait á croire qu'ils étaient definid-
vement carriles. Un beau jour la patience et la mo-
dération leur manquent ; ils s'amusent á faire la
grosse voix et á se donner des airs redoutables. Ils
tiennent á prouver á la France que la république
leur appartient, qu'elle est leur domaine privé, et
qu'en dehors d'eux, le parti républicain, comme le
parti libéral et parlernentaire, n'est qu'un état-major
sans soldats. Quel avantage y ont-ils trouvé? Ils ont
effrayé la France, affaibli le gouvernement, compro-
mis la république el prété des t'orces á la réaction.


Conservateurs ou radicaux, voilá done ce qu'il sont
gagné, les uns et les autres, á faire de la politique ex-
clusive et á. remporter des victoires de parti. Jis n'ont
réussi quIrernettre á. la fois en question, et la poli-
tique conservatrice, et l'existence mane de la répu-
blique. lis ont si bien manceuvre que la guerre ci-
vile éclaterait demain, si le gouvernement dispa-
raissait, et si la république conservatrice ne rétissis-


PR ÉFAC


sait pas encore une fois a s'interposer entre les
co m'Atta") ts


Y réussira-t-elle? II faut bien l'espere'', car il est
certain qu'il n'y a pas d'autre moyen de salut. Si les
doctrinaires de la monarchie et ceux du radicalisme
daignaient s'y préter,de meilleure gráce, et s'ils n'é-
garaient l'opinion publique par leurs déclamations
et par leurs mensonges, rien ne serait plus facile que
de reunir en France un grand parti libéral et hon-
néte, faisant la guerrea toutes les opinions extre-
mes sous le drapeau de la république modérée. Les
elements de ce parti existent déjá.; ils seraient tout
préts á se fondre, s'ils n'étaient separes par de vieil-
les habitudes de .défiance et d'hostilité. Ilsuffirait
d'un peu de sang-froid, d'un peu de bon seas et
d'un peu de réflexion sincere pour faire justice des
malentendus sur lesquels on se dispute depuis qua-
tre-vingts ans.


Les républicains et les conservateurs se calom-
nient également , lorsqu'ils se disent irreconcilia-
bles. Beaucoup d'ennemis de la république sont ré-
publicains sans le savoir et sans le vouloir, et l'idée
de la monarchie élective, fondee sur la souveraineté
nationale, devant laquelle les royalistes sont eux-
mémes forcés de s'incliner, n'est arare chose au fond
qu'une idee républicaine. De leur cóté, beaucoup de
républicains radicaux sont plus conservateurs au
fond qu'ils ne le croient eux-mémes ou qu'ils n'ai-
ment á. le paraltre. Lorsqu'ils parlent d'abattre les
priviléges, d'accomplir la reforme sociale ou d'éle-
ver les nouvelles « coliches sociales » au pouvoir,
ils ne savent pas bien ce qu'ils veulent dire, et ils
n'ont aucune envie de toucher aux fondements de
la société francaise, telle que l'ont faite les principes




x PRÉFACE


de 89. S'ils erdendent dire seulement que nous vi-
vons en démocratie et que nous devons rester en
possession de l'égalité politique et civile, ils ne font
qu'énoncer une vérité banalé que tout le monde est
obligé de reconnaltre.


-Non, un républicain n'est pas nécessairement un
artisan d'insurrections, un voleur du bien d'autrui,
un sans-culotte aux mains sales ou un moristre alteré
de sanó. Cela ne veut pas dire pourtant que tous
les républicains soient des patriotes austéres et des
citoyens vertuelix. I1 ne faut étre la dupe, ni de ces
calomnies grossieres, ni de ces affectations de purita-
nisme. La définition qu'il faut donner du républica-
nisme est beaucoup plus simple : est républicain
quiconque, ne voulant pas .retablir la monarchie,
veut sincerement fonder la république. La répu-
blique n'est point, comme le croient certains con-
servateurs , une espéce de franc-maconnerie du
crime; elle n'est pas non plus, comme se l'imaginent
certains républicains, une sede impenetrable aux
profanes et une espéce d'aristocratic á rebours. Si
la monarchie était rétablie, les républicains seraient
des révolutionnaires; il faut commeneer par lá, si
l'on veut les forcer á le devenir. Mais tant que la ré-
publique existe, on ne pcut pas défendre aux con-
servateurs d'étre républicains, ni aux républicains
d'étre conservateurs.


Qu'est-ce en effet qu'un conservateur? •1 y en a
de beaucoup d'espéces. Il y en a qui, sous pretexte
de conservation sociale, agissent cotinne des réVola-
tionnaires; pour restaurar la monarchie, pour Mei-
blir le pouvoir temporel du pape, pour supprimer
le suffrage universel, ils ne reculent pas devant la
perspectiva d'une guetre civile ou d'tin coup d'état.


PR EFACE xr


C'est lii, it faut l'avetter, une étrange faeon
conleriratetir . Pourquoi en aurait-il pas une
atare? Pourquoi ne serait-on pas conservateur de la
république, conservateur de l'ordre legal, conserva-
teur de la paix sociale et des libertes publiques? B. y
a deux expressions dont on abuse : ce sont celles
d'hommes d'ordre et d'hommes de désordre. A qui
fera-t-on croire que les monarchistes soient toujotirs
des hommeS d'ordre, lors mente qu'ils veulent faire
des révolutions, et que les hommes de désordre
soient justement ceux qui déferident la république
comme le gouvernement legal de la France?


II est Brand temps d'en finir avec ces prejugés
malfaisants qui empéchent les honnétes gens de
s'entendre pour assurer l'avenir du pays. Tout est
perdu, 'si Fon se divise encone pour des questions
d'origine ou de doctrine; si les républicains mo-
deres et les conservateurs liberara, qui veulent
pratiquement la méme chose, perdent leur temps
et leurs forces á s'excommunier mutuellement et
á jouer le jeu des partis extrémes; — si les répu-
blicains du lendemain disent aux républicains de la
veille: « Vous n'étes conservateurs que par nécessité,
vous n'étes pas des nótres » ; et si les républicains
de la veille leur répondent : « Vous aussi, vous n'étes
républicains que par nécessité; vous étes trop récem-
ment convertis pour mériter notre confiance. Retirez-
vous, vous n'étes pas de notre église. »


C'est la, de part et d'autre, un mativais langage ;
ce n'est point par de pareilles exclusions qu'on fon-
dera la république ou
assurera l'ordre


11 y en a France, dans ce pays dont la véritable Jpi-
nion politique est si difficile á, connaitre, et qui
scmble s'infliger á 'ni-mente de si étranges denten-




PRÉFACE


Lis, deux sentiments également profonds, qui n'ont
rien de con tradictoire, qu'il taut savoir respecter
également tous les deux, et que le granel tort des
partis extrémes a été de blesser tour á tour. La France
aime l'ordre, mis elle n'aime pas moins l'égalité ;
elle está la fois démocratique et conservatrice. L'a-,
venir appartient • au gouvernement qui saura satis-
l'aire ce double besoin de la société francaise;
échappera toujours á ceux qui commettront la faute
d'opposer l'esprit de conservation á la démocratie, ou
de faire de la démocratie une meñace pour les inté-
réts conservateurs.


Les partis extrémes s'imaginent tort que le gays
est une matiére molle et docile que toute opinion
pourra pétrir á sa guise, du jour oit elle aura le pou-
voir entre les maíns. Pour les radicaux, la répu-
blique conservatrice n'a été qu'un moyen de par-
venir; pour les réactionnaires, la démocratie n'est
qu'un mensonge, la république n'est qu'un accident.
Radicaux et réactionnaires, ils se ressemblent en ce •
seas qu'il ne croien t, ni les uns ni les autres, á la
puissance de !'opinion publique, á l'efficacité des
moyens honnétes et au succés de la politique modé-
rée. Peut-étre en effet les opinions modérées seront-
elles encore une fois débordées par les opinions
violentes; peut-étre nous Ilattons•nous en vain de
temer dés aujourd'hui l'histoire de la Tévolution
francaise. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'avenir
de la France dépend du succés de cette entreprise,
et qu'á moins de tomber en décadence, (fest á la ré-
publique conservatrice que nous reviendrons, tOt
ou tard, demander l'oubli de nos discordes.


Paris, le 7 mai 1873.


1




LA


RÉPUBUQUE CONSERVATHICE


LA. RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS


Malgré les efforts que certains partis font pour
l'égarer et pour l'effrayer sur son avenir, la France
présente aujourd'hui au monde un étonnant spec-
tacle. Elle n'a pas d'institutions établies , et elle
s'en passe á force de sagesse : son gouvernement ne
peut se maintenir que gráce á l'assentiment quoti-
dien du pays; il est rernis en question tous les jours,
et il se montre plus solide, plus robuste dans sa fra-
gilité mame que beaucoup de pouvoirs solennelle -
ment constitués et entourés de toutes les garanties
légales. C'est qu'il s'appuie sur l'opinion publique,
sur le patriotisine et sur le bon sens de la nation.
Les factions qui voudraient le culbuter, et pour qui


1. AoAt 1872.
E. DUVERGIER DR IIAURANNE.


osit




2 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
la tranquiilité du pays est le plus grand des mal-
heurs, s'écrient tous les jours que cela ne peut du-
ren. En dépit de leurs prédictions, cela dure, cela
se fortifie ; l'ordre régne , le travail renalt , nous
refaisons nos finances, nous libérons notre territoire,
et ce gouvernement de fait, ce miserable provisoire
dont nos grands politiques raillent ou déplorent la
faiblesse, trouve en deux ans plus de cinq milliards


emprunter au nom de la France. En presence de
ces résultats. positifs, la nation reprend confiance,
et elle se dégoúte des charlatans qui voudraient de
nouveau la troubler pour se poser encore une fois
en sauveurs.


Cependant « tout va mal. » Telle est la formule
banale des partis dépossédés ou des ambitions mé-
contentes, et beaucoup d'honnAtes gens alarmes la
répétent sans la comprendre. « Tout va mal » aux
yeux des uns paree que l'empire est tombé, aux
yeux des autres paree que la fusion n'a pas réussi,
ou bien paree que le gouvernement porte le nom
odieux et redouté de république. Les plus ignorants
se plaignent des charges nouvelles, les plus raffinés
demandent l'application rigoureuse de la théorie
du régime parlementaire; tous ensemble s'unissent
pour reprocher au pouvoir de ne pas intervenir
dans les élections législatives contre les candidats
de l'opinion républicaine. A les en croire , nous
roulons dans le radicalisme et dans l'anarchie; nous
sommes une nation perdue, et nous périrons comme
la Pologne, si nous ne nous hátons d'assurer notre
avenir en nous mettant sous l'égide miraculeuse
d'une monarchie de droit divin ou sous la tutelle
immorale d'un grossier césarisme.


La vérité, c'est que tout va bien, aussi bien du


LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS


rnOinS qu'on pouvait l'espérer aprés des malheurs
tels que les nótres. Qu'on se reporte seulement á
l'année derniere; qu'on se rappelle l'état deplorable
oú le gouvernement actuel a trouvé la France : une
moitié du territoire envahie, la capitale insurgée,
le trésor vide, le désordre dans tous les services, le
trouble dans les esprits, le pays menacé de disso-
lution, et au milieu de cette tempés te, comme seul
refuge de l'ordre légal et de la nationali té franeaise,
une assemblée élue á la háte, ballottée de Bordeaux
á. Versailles, battue á la fois par la guerre étrangére
et la guerre civile, sans autre puissance que celle
de son droit. Que les conservateurs de bonne foi
mesurent le changement qui s'est accompli depuis
lors, et qu'iis nous disent quel autre gouvernement
aurait pu mieux faire. Si l'inquiétude régne encore
dans les esprits, la faute en est-elle au gouverne-
ment, qui veut la calruer, ou aux partis, qui Pen-
tretiennent pour s'en servir? Si l'opinion publique
se détourne un peu plus qu'il ne faudrait des idées
conservatrices pour se rapprocher des opinions ra-
dicales, faut-il en accuser le gouvernement, qui
proclame la république conservatrice, ou les roya-
listes, qui s'obstinent á confondre la cause con-
servatrice avec celle d'une monarchie it jamais
répudiée par la France? Si l'assemblée nationale
elle-méme est lasse de ces divisions et de ces com-
bate stériles qui l'affaiblissent, la discréditent, et
discréditent malheureusement avec elle les insti-
tutions parlementaires, pourquoi ne se résigne-t-
elle pas á jeter Pariere dans le port de la république
conservatrice? Ce sera un sujet d'étonnement pour
l'histoire; elle ne comprendra pas que des hommes
modérés , qui devraient mettre Pintérlt national




4 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
avant l'esprit de parti ou l'esprit de systéme, se
soient obstinés, aprés quinze révolutions, dans un
pays dont l'existence mame dépend de son repos, á
empacher un gouvernement honnéte de s'établir, et
que, dans leur dépit de ne pouvoir restaurer la mo-
narchie, ils se soient faits les ennemis d'une -répu-
blique qu'ils pouvaient adopter et diriger eux-ma-
mes dans le sens des intéréts conservateurs.


Ce reproche ne saurait s'adresser aux partisaus
de la royauté légitime croyants con vaincus, fidéles
serviteurs d'un principe inflexible, habitués de tout
temps á penser qu'en dehors de leur église il n'y a
point de salut, il est naturel qu'ils repoussent toute
forme de gouvernement électif ; mais il y a dans le
parti monarchique des hommes moins absolus, qui
ne veulent de la monarchie elle-mame que si elle
s'incliue devant les principes de la révolution fran-
gaise, et qui ont toujours professé une certaine in-
différence philosophique entre les diverses formes
de gouvernement. Voilá ceux qu'on s'afflige de
trouver au premier rang des ennemis de la répu-
blique, parmi les adversaires les plus passionnés
d'un gouvernement dont le seul tort est de ne pas
la trahir. Pendant longternps, on a pu croire que
cette hostilité était apparente, et qu'il n'y avait en-
tre eux et le gouvernement qu'une espéce de dépit
arnoureux ; maintenant la guerre est ouvertement
déclarée, et il ne reste plus aucun doute sur les in-
tentions de personne. D'un caté le gouvernement,
soutenu par tous les hommes raisonnables qui veu-
lent effacer les anciennes divisions et rallier toutes
les opinions modérées sous le drapeau de la répu-
blique; de l'autre les imprudents et les ambitieux,
qui, sous prétexte de rassurer les intérets conserva-


LE PACTE DE BORDEAUX
5


teurs, ne craignent pas d'exposer le pays á tous les
dangers d'une révolution nouvelle. Si cette lutte se
prolonge et s'envenime, il faudra bien, un jour ou
l'autre, prendre le pays pour juge. En attendant que
ce jour vienne, et sans vouloir en háter la venue,
il faut tácher de voir clair dans la situation de la
France, et de prendre un parti sur son avenir.


L -- Le pacte de Bordeaux.


L'empire , ce régime corrupteur qu'une presse
éhontée essaie de glorifier encore, et qui, en vingt
ans de prospérité et de pouvoir absolu, n'a su ac-
complir que la ruine et la dissolution morale de la
France, avait eu un seul avantage : c'était de reu-
nir tous les libéraux, sans acception d'origine, par
l'horreur commune qu'il leur inspirait, et de cimen-
ter, sous le nom d'union libérale, un parti d'oppo-
sition qui pouvait devenir á l'occasion un parti de
gouvernement. Si, au lendemain de la chute de
l'empire, l'ancienne opposition libérale était restée
unie, comme le lui commandaient les circonstances,
sous un drapeau impartial qui ne pouvait etre que
celui de la république, sans doute la France n'eút
pas triomphé dans la lutte inégale oú l'avait jetée
l'absurde politique de l'empire ; mais du moins elle
se serait retrouvée unie au lendemain de ses désas-
tres, et elle les aurait plus facilement réparés.


C'est ce qui serait peut-Itre arrive, si le gouver-
nement de la défense nationale avait eu le courage
de faire les élections au debut de la guerre. A cette




6 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
époque, les élections auraient donné une assemblée
oú le patriotisme l'aurait emporté sur l'esprit de
parti, tandis qu'aprés la dictature de Tours et de
Bordeaux le pays, ayant a se prononcer sur la paix
ou la guerre, se jeta, dans les bras des ultra-conser-
vateurs, qui voulaient lui rendre un régime suranné
et impopulaire. Ce fut la crainte de la guerre á ou-
trance et l'horreur de la politique jacobine qui pro-
duisirent ce revirement qu'on a nommé la réaction
du 8 février. Entrainée contre son gré dans une
politique violente par le pouvoir qu'elle avait d'a-
bord acclamé, la nation se rejeta dans un excés
contraire, sans s'apercevoir qu'elle dépassait le but,
et que les hommes á qui elle donnait sa confiance
ne tarderaient pas á, en abuser.


Les nouveaux mitres de la France ne pouvaient
se faire illusion sur la nature de leur mandat ; ils
avaient été nommés pour faire la paix, et non pour
restaurer la monarchie légitime. Néanmoins, leur
premiére pensée fut de profiter de leur ascendant
éphémére pour surprendre l'opinion du pays et ré-
tablir le régime de leur Tandis que les répu-.
blicains semblaient chercher dans nos malheurs je
ne sais quelle popularité de mauvais aloi, et qu'ils
refusaient de consentir á une paix douloureuse,
mais nécessaíre, les royalistes semblaient découvrir
dans ces mames malheurs l'occasion d'une revanche
et d'un succés inespéré. Ils se mirent á l'ceuvre
avec une incroyable légéreté. L'ancienne entreprise
de la fusion, qui dormait depuis longues années,
fut reprise avec ardeur. On oublia les divisions de
la patrie pour ne plus s'occuper que de la récon-
ciliation des princes . Nos morts et nos blessés
n'étaient pas encore relevés des champs de bataille,


LE PACTE DE BORDEAUX 7
que déjá les ambitions impatientes des partis tra-
fiquaient du corps de la, France , sans se douter
qu'elles allaient fournir des armes redoutables aux
discordes civiles, et qu'elles compromettaient le
salut du pays en affaiblissant par de petites intri-
gues l'autorité d'un pouvoir qul était la seule image
de l'ordre et de la loi.


C'était la un jeu dangereux, car, a supposer mérne
qu'il fallút se débarrasser de la république, il ne
fallait pas faire blanc de son épée avant d'étre as-
suré du succés. Beaucciup de gens regrettent encore
que les élus du 8 février n'aient pas poussé la témé-
rité jusqu'au bout, • et proclamé la monarchie á
Bordeaux en 'Déme temps qu'ils signaient le traité
de paix. Ils avaient la, disent-ils, une occasion
qu'ils ne retrouveront plus. Cette hésitation, qu'ils
se reprochent tardivement, sera leur principal titre
d'honneur et leur grande excuse aux yeux de l'his-
toire. Si leur conduite n'avait point été plus sage
que leurs paroles, Dieu sait maintenant oú en serait
la France. Le rétablissement de la royauté á Bor-
deaux été le signal de la guerre civile et de la
dissolution du pays. La commune se serait emparée
de toutes les grandes villes, elle aurait soulcvé jus-
qu'aux campagnes , et nous n'aurions eu d'autre
ressource contre elle que de livrer le reste de la
France aux armées étrangéres. Bien loin de regret-
ter cette bonne occasion perdue, il faut remercier
l'assemblée nationale d'avoir su résister á la tenta-
tion, et d'avoir accepté sans trop se faire prier la
tréve patriotique que M. Thiers fui offrit alors, et
qui a regu par la suite le nom de pacte de Bordeaux.


On a voulu voir dans le pacte de Bordeaux une
espéce de constitution provisoire par laquelle le




1


8 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
chef du pouvoir exécutif se serait engañé á suspen-
dre les mouvements de l'opinion publique, et á ré-
server tout entiére la question de la forme du gou-
vernement pour le jour oú il plairait á l'assemblée
de la trancher. On oublie que l'exécution d'un tel
engagement, quand-méme il l'aurait contracté-, n'é
tait pas en son pouvoir. Le pacte de Bordeaux n'était
pas un simple ajournement de la restauration de la
royauté. C'était un appel, bien nécessaire alors, á
la sagesse et á la modération de tous les partis, trop
pressés de donner une solution irréfléchie á des di f-
ficultés que le temps seul pouvait résoudre. C'était
un expédient de génie pour empécher la France de
périr, et non pas un systéme constitutionnel á l'abri
duquel la république et la monarchie pussent étre
mises en présence comme de simples partis parle-
mentaires, et préluder chaque jour par des tournois
oratoires á un combat annoncé d'avance et prét á
s'engager á toute heure, á la premiére occasion fa-
vorable offerte par les événements. Le pacte de Bor-
deaux, pour étre rigoureusement observé, exigeait
le silence et presque l'abdication des partis; mais,
s'il n'imposait pas silence á la majorité royaliste de
l'assemblée, i1 ne pouvait l'imposer non plus' á la
majorité républicaine du pays. Quand M. Thiers
promettait de tenir la balance égale entre tous,
ne pouvait empécher l'opinion d'incliner d'un caté
ou d'un autre, ni assurer aux royalistes élus le 8 fé-
vrier la conservation de leur majorité d'un jour. 11
ne leur jurait pas de servir leurs passions et de s'at-
tacher á leur cause, il leur jurait seulement de ne
pas nier leurs droits, de ne rien entreprendre contre
leur autorité souveraine, de ne pas les en dépouil-
ler par la force, et de leur rendre intact le dépét


LE PACTE DE BORDEAUX
9


qu'ils lui avaient confié, sitat qu'ils le lui redeman-
deraient. Son devoir n'était pas de fonder la répu-
blique ou la monarchie, mais d'assurer au pays la
liberté du choix et d'étre le gardien de la souverai-
neté nationale contre quiconque menacerait de lui
faire violente.


Ces engagements n'ont-ils pas été tenus fidéle-
ment ? L'assemblée nationale n'est-elle pas aujour-
d'hui ce qu'elle était hier ? Aucune atteinte a-t-elle
été portée á son autorité? N'est-elle pas libre en fait
de constituer la monarchie, si elle l'ose, de renver-
ser le pouvoir exécutif, si elle se croit en mesure de
le remplacer utilement? Quelle est done l'usurpa-
tion qui a été commise par le président de la répu-
blique ? Ne vient-il pas tous les jours, dédaignant
l'espéce d'inviolabilité que l'assemblée lui avait
conférée l'année derniére, pour tout le temps de sa
propre durée, revendiquer devant elle l'entiére res-
ponsabilité de ses actes, et lui rendre compte du
gouvernement comme son mandataire? Bien loin
d'avoir rompu le pacte de Bordeaux, ce qu'on pour-
mit reprocher á M. Thiers, c'est de s'y maintenir
avec trop de scrupule, c'est de trop oublier son róle
de chef d'état et de président de la république pour
se réduire á celui de simple ministre parlementaire
délégué par l'assemblée, et prét á se retirer tous les
jours devant elle, si elle désapprouve sa conduite.
Quant á l'opinion du dehors, le gouvernement n'en
est pas le maitre ; il n'a pas á la diriger, il ne lui
est pas méme interdit de l'exprimer quand il la par-
tage. Il lui est tout au moins permis de se défendre
par la parole quand on essaie de le renverser. Ce
serait la premiére fois qu'un gouvernement n'aurait
pas °u le droit d'avoir son avis sur les affaires pu-


1.




10 LA. RÉPUBLIQUE ET LES CONSEIIVATEURS
buques, et de s'appuyer sur ceux qui le soutiennent
contre ceux qui le combattent. Si telle devait étre
la significatíon du pacte de Bordeaux, ce contrat
serait une absurdité qui n'aurait de nom dans au-
cune langue, et auquel un gouvernement de passage
sans droits positifs, sans garanties légales, aurait pu
souscrire moinS que tout autre en présence des
dangers qui le menacent, et menacent le pays
avec lui.


Le vrai sens du programme de Bordeaux ,
M. Thiers l'exprimait, il y a plus d'un an, en disant
que l'avenir appartenait au plus sage. Dans ce con-
cours de sagesse et de modération, il ne saurait y
avoir qu'un juge, c'est le pays. C'est la nation et
non pas le gouvernement qu'il s'agissait de gagner
á la monarchie. Puisque le parti royaliste compre-
nait á Bordeaux l'impossibilité d'une tentative mo-
narchique, puisque aujourd'hui encore, il n'ose pas
la faire, il eút été habile de sa part en mame temps
qu'honnéte de ne pas troubler le pays de ses espé-
rances, et de ne pas annoncer tous les jours une
révolution' qui ne pouvait s'accomplir. S'il s'était
résigné á soutenir le gouvernement qu'il s'était
ehoisi, sans le chicaner sur le nom, sans lui rappe-
ler 5. chaguo instant sa sujétion, sans lui faire un
devoir de se trahir lui-méme, il aurait conservé sur
le pays une grande partie de son ancienne influence.
En soutenant la république de fait, il se la serait
appropriée ; il aurait réservé toutes ses chances pour
la grande et solennelle épreuve des élections futures
et quand méme la monarchie, qui est son gouverne-
ment de prédilection, aurait succombé dans cette
épreuve, il aurait eu la consolation de voir s'élever


sa place une république sage, modérée, conserva-


LE PACTE DE BORDEAUX
11


trice, au gouvernement de laquelle il aurait gris
part dans une large mesure, qu'il aurait préservée
des excés et des utopies, et avec laquelle il aurait
fini par se réconcilier de bon cceur.


Est-ce lá l'édifiant spectacle auquel nous font as-
sister depuis un an les champions de la .monarchie
parlementaire ? Assurément ils n'ont riera renversé,
mais ce n'est pas faute d'agitations et d'intrigues.
Que de coalitions avortées, que de manifestes man-
qués, que de fusioñs prises et reprises, tantót sous.
le drapeau blanc, tantét sous le drapeau tricolore,
que de voyages á Anvers, de promenades á la pré-
sidence, de propositions faites aux chefs de Parmée,
que de formes diverses de complots et de batailles
parlementaires, pour tout dire en un mot, que de
coups d'épée dans l'eau,dirigés contre la république
et qui n'ont eu pour effet que d'augmenter Pin-
fluence des républicains radicaux au détriment des
républicains modérés ! On ne saurait assister sans
tristesse á ce déplorable gaspillage des forces con-
servatrices du pays. La politique des chefs de la
droite n'a été depuis un an qu'un mélange de bra-
vades sans effet et de mesquins subterfuges indignes
d'un grand parti qui prétend gouverner l'opinion de
la France. C'est une politique de ruso maladroite et
deynauvaise humeur impuissante. Jamais le gou-
vernement n'est attaqué en face ; mais l'on y tend
claque jour quelque piége oú l'on espére entrainer
ses amis. On s'amuse á l'outrager pour se venger de
le maintenir : on n'ose pas le renverser, faute de
póuvoir en mettre un autre á sa place, mais on se
console en travaillant á l'affaiblir. Quant á la mo-
narchie, ne pouvant la refaire, on se contente d'en
parler tous les jours. On décerne á l'assemblée le




12 LA R[ PUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
vain titre de constituante pour le brandir comme
une menace sur la téte de la république, sans pou-
voir en réalité rien constituer du tout.


Et l'on s'étonne que le pays se dégoúte du régime
parlementaire pour mettre sa confiance dans un seul
homme ! On se plaint que les républicains gagnent
tout le terrain perdu par les conserváteurs et les mo-
dérés de toute nuance ! Le succés des radicaux dans
les élections semble un complot du gouvernement
contre l'assemblée ; la sagesse méme des républi-
cains et leur modération récente paraissent l'effet
d'une noire perfidie. On dénonce á grand bruit l'hy-
pocrisie de ces loups ravisseurs, qui font semblant
de protéger la bergerie pour s'en rendre maitres. —
Mieux vaudrait simplement les dépasser en sagesse
et en loyauté ; mieux vaudrait comprendre, au lieu
de s'en irriter davantage, la signification des élec-
tions radicales et les avertissements qu'elles con-
tiennent. Puisqu'il y a dans l'avenir un danger sé-
rieux, il ne faudrait pas l'aggraver á plaisir par une
obstination coupable. Oui vraiment, ils sont cou-
pables envers le pays, ceux qui compromettent les
-véritables intéréts conservateurs en les liant á de
détestables intrigues, á de pitoyables rancunes et it
des opinions surannées.


Est-ce bien, comme on l'en accuse, le gouverne-
ment qui manque á son devoir, en refusant aux
hommes de la droite de ressusciter pour eux les can-
didatures officielles de l'empire? Voilá, il faut l'a-
vouer, un singulier reproche dans la bouche des
libéraux qui les ont toujours combattues, et qui ont
toujours professé avec raison que le reméde aux
dangers du suffrage universel n'était pas dans une
corruption ou dans une intimidation grossiére, mais


LE PACTE DE BORDEAUx
13


dans une plus sérieuse instruction politique, et dans
un plus large exercice de la liberté électorale. C'est
cependant au nom des doctrines parlementaires
qu'ils viennent aujourd'hui réclamer cette protec-
tion humillante. Le gouvernement, disent-ils, est
le délégué du parlement, l'organe de la majorité
parlementaire ; il doit la servir et la défendre con-
tre les minorités factieuses qui essaient de la battre
en bréehe.


Vous Ates, dites-vous, la majorité parlementaire?
Et d'abord en Ates-vous bien sars? Une majorité a
.un but, une doctrine, des chefs reconnus. Jusqu'á
présent, onne vous a vus réunis que pour une seule
chose : empAcher l'établissement de la république ;
mais, dés qu'il s'agit de fonder, vos divisions repa-
raissent. Vous n'Ates qu'une majorité négative, et
c'est le secret de votre iinpuissance. Or dans ce pays
qui a-vu tant de révolutions différentes, et oit cha-
cune a laissé derriére elle un parti qui la représente,
aucun gouvernement ne peut se flatter de s'appuyer
sur une majorité sérieuse, tant que les vieux partis
n'auront pas disparu. Vous perdez beaucoup de




temps et de peines á préparer des fusions entre les
familles royales et á négocier des alliances entre les
personnes princiéres. Avant de faire la fusion entre
les personnes, c'est entre les partis qu'il faudrait la
faire. C'est un grand parti national qu'il faudrait
essayer de fonder avec les débris des factions qui
nous désolent. En attendant, il ne peut y avoir de
véritable majorité dans une assemblée franeaise ;
il n'y a que des majorités de circonstances, et
M. Thiers avait raison de vous dire qu'il n'en con-
\n.oatiess.a it pas d'autre que celle qui se révélait par les




14 LA REPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS


Quant aux principes parlementaires, vous les in-
voquez tous les jours, mais vous les méconnaissez
étrangement. Vous oubliez que l'assemblée


elle-
méme, avec ses pouvoirs illimités et le droit absolu
de souveraineté qu'elle s'arroge, est la négation
du régime constitutionnel. Dans quelle'monarchie
parlementaire avez-vous vu la représentation na-
tionale investie de tous les droits souverains, libre
de definir elle-naltne son mandat, libre aussi d'en
fixer la durée ? Sous tous les régimes parlementai-
res, il faut des garanties contre le parlement lui-
mérne : c'est tantót le droit de veto qui suspend les
décisions législatives, tantót le droit de dissolution
qui permet au gouvernement d'en appeler au pays.
Partout les assemblées ont des attributions régulié-
retuent définies, un renouvellement périodique dont
le terme est fixé par la loi. Sans ces legitimes pré-
cautions, le gouvernement parlementaire pourrait
devenir le plus dangereux des despotismes, celui
d'une convention irresponsable se perpétuant


mal-
gré le pays dans l'exercice souverain de .tous les
pouvoirs.


Nous le voulons bien : rien de pareil n'est á
craindre de l'honnéte assemhlée qui siége á Ver-
sailles ; néanmoins entre le régime parlementaire et
celui qu'elle représente, il n'y a rien de commun
que le nom. C'est véritablement un singulier phéno-
méne que de voir tant de savants docteurs dans la
science politique se payer de mots avec une entiére
bonne foi, et réclamer avec assurance les préroga-
tives dont jouissent les assemblées dans les pays oú
le pouvoir exécutif et la nation elle-méme ont contre
eux des garanties inscrites dans la loi. « Nous vou-
lons, disent-ils, un cabinet homogéne, des ministres


LE PACTE DE BORDEAUX 15


responsables choisis dans la majorité, qui soient
les instruments de notre politique et les agents de
nos candidatures ; si nous ne sommes pas certains
d'étre la majorité du pays, nous sommes la majorité
parlementaire, et nous avons droit au gouverne-
ment. » On dirait, á les entendre, qu'il y a dans les
mots une vertu mystérieuse, et qu'il suffit de s'ap-
peler parlement pour avoir le droit de mépriser
pinion publique. Cette fagon de comprendre le gou-
vernement représentatif n'est pas tout á fait neuve,
elle a eu des antécédents sous la monarchie de 1830
et surtout sous rempire, qui en a fait au suffrage
universel une application des plus grandioses; mais
elle ressemble au vrai gouvernement parlementaire
comete le régime des plébiscites impériaux res-
semble á la vraie démocratie. « Eh ! messieurs,
— pourrait-on dire á ces fauts dévots du parlemen-
tarisrne, -- vous connaissez trés-bien la lettre de
votre loi, mais vous en avez oublié l'esprit. Si les
choses sont telles que vous le dites, et si la majorité
de l'assemblée n'est plus la majorité du pays, ce
n'est pas au gouvernement que vous avez droit, c'est
a la dissolution. En attendant qu'elle soit possible
et que vous vous y résigniez vous-n-11111es, trou vez
bon que le gouvernement use des seules ressources
que vous lui avez données. La toute-puissance de
l'assemblée n'a d'autre frein, dans ses écarts, que
rinfinence et l'autorité personnelle du chef de l'état.
Il est nécessaire qu'il en use, et, s'il n'en fait pas
toujours un bon usage, il dépend de vous d'y mettre
ordre en prenant le pays pour arbitre. »


Méme sous le régime parlementaire, la véritable
souveraineté appartient á la nation. L'empire
mérne le reconnaissait, au moins en paroles, et




16 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS


serait singulier que les théoriciens de la monarchie
constitutionnelle se montrassent moins libéraux que
l'empire. Le gouvernement parlementaire n'est
qu'une des formes du systéme représentatif, et
est vicié dans son application des qu'il est faussé
dans son principe. Ce qui fait l'autorité du parle-
ment dans un état libre, ce ne sont pas les formes
dont il s'entoure, c'est la force de l'opinion pu-
blique, dont il est la représentation présumée. Sitét
qu'il y a doute, le parlement s'en va. Voilá com-
ment l'entendent les Anglais, dont on invoque á
tort l'exemple, car ils ont peine a, comprendre les
prétentions et les subtilités byzantines de nos par-
lementaires frangais. A leurs yeux, le devoir du pou-
voir exécutif n'est point de suivre aveuglément les
assemblées dans toutes leurs erreurs, mais de rester
d'accord avec l'opinion, et de s'appuyer sur el:e
toutes les fois qu'un conflit s'éléve entre le parle-
ment et le pays.


Qu'est-ce d'ailleurs que ce gouvernement person-
nel, qui est devenu dans l'assemblée la béte noire
de toutes les ambitions mécontentes ? Qu'est-ce
que cette prétendue tyrannie d'un pouvoir qu'on
peut mettre á la porte á chaque instant en cinq mi-
nutes, et qui ne se maintient que par l'assentiment
quotidien de la majorité? — Rien de plus naturel
assurément, disons méme de plus légitime, que l'es-
pece de jalousie de métier qui regne entre le gou-
vernement et l'assemblée, et il faudrait connaitre
bien peu la nature humaine pour en étre surpris ;
mais de quoi se plaint-on en définitive, puisqu'on
reste maitre de tont, faire ? Si M. Thiers a quelque-
fois tort d'exercer sur ses partisana une certaine vio-
lence morale, ses adversaires, qui la subissent éga-


LE PACTE DE BORDEAUX


17


lement, ne s'y résignent que paree qu'ils le veulent
bien. Ce despotisme..de fait est dans la nécessité des
choses, dans la force des circonstances, qui obligent
l'assemblée á conserver un gouvernement indispen-
sable á la paix publique. Que ce sacrifice soit quel-
quefois pénible, cela est certain; qu'il faille un vrai
patriotisme pour le faire, cela est certain encore.
Peut-étre cependant aurait-il pies de valeur, s'il
était consenti de meilleure gráce. Rendons á l'as-
semblée l'hommage qu'elle mérite : elle est ver-
tueuse en dépit de toutes les tentations. Mais
avouons en méme temps qu'elle ne sait pas rendre
la vertu aimable; elle ressemble á ces épouses hon-
nétes qni regrettent leur fidélité conjugale, ou qui
s'en vengent tous les jours par des querelles ou des
menaces.


Si la majorité n'ose pas se décider it chasser
M. Thiers du gouvernement, qu'elle s'en prenne á
sa propre prudente ; mais qu'elle, n'en acense pas
M. Thiers lui-méme. Il n'y a pas ici de pouvoir
personnel, puisque le chef de l'état ne cesse pas
d'étre responsable; il n'y a qu'une simple interven-
tion personnelle, ce qui est tout autre chose, et ce
que n'ont jamais interdit les régles du gouverne-
ment parlementaire. Est-ce que, sous tous les ré-
gimes libres que nous avons connus, le chef du ca-
binet n'exerce pas une action personnelle et prépon-
dérante ? Or le président est le premier ministre de
l'assemblée, il a la réalité du pouvoir exécutif, et
personne ne saurait avoir la ridicule prétention de
le réduire au rdle d'un souverain constitutionnel.
M. Thiers n'est pas un roi héréditaire, c'est un ma-
gistrat électif investi de la confiance du pays,
chargé de tout le fardeau et de toute la responsa-




7C:


18 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
bilité do pouvoir, choisi non pas seulement pour


'prater au gouvernement le lustre de son nom, mais
pour diriger lui-méme les affaires, comme le pre-
mier de nos hommes d'état et le meilleur de nos
patriotes. Est-ce bien sérieusement qu'on voudrait
en faire une sorte de figurant politique, armé d'une
autorité illusoire, ou, comme le disait Napoléon le'
dans son langage soldatesque , un cochon c't l'en-
grais? L'a-t-on nommé seulement pour s'en servir
comme d'une garantie constitutionnelle et le placer
au sommet de l'état comme un vieux drapean au
faite d'un édifice public, flottant au hasard á tous
les vents? Il serait curieux que dans un pays oú les
rois eux-mémes ne se contentent pas volontiers de
ces fonctions honorifiques, le seul homme qu'on
voulút y réduire füt un simple citoyen, l'un des pre-
miers hommes d'état de l'Europe. Souvent dans la
monarchie parlementaire, le maintien d'un ministre
est jugé indispensable par ceux mame qui ne l'ap-
prouvent pas en toutes choses et qui ne le suivent
qu'á regret :11I. Thiers est ce ministre indispensable,
et son gouvernement est celui de la monarchie par-
lementaire, moins le souverain, représenté aujour-
d'hui par la nation, dont il posséde la confiance.


Mais le cabinet n'est pas homogéne ; — peut-il
l'étre quand l'assemblée elle-mame est déchirée en
quatre ou cinq partis différents ? Mais le président
n'y appelle que ses amis ; — veut-on par hasard
qu'il y installe ses adversaires ? Mais ses collégues
ne lui résistent pas assez ; — n'est-il pas le prési-
dent du conseil des ministres? Mais la majorité n'y
a pas obtenu sa part ; — est-ce le moment de se li-
vrer á la chasse des portcfeuilles? Mais 111. Thiers
ne devrait pas menacer l'assemblée de sa démis-


LE PACTE DE BORDEAUX
19


sion. — Oui, sans doute, il aurait tort d'abuser de
cette menace ; cependant on ne saurait lui contester
le droit de la faire ; il n'y a pas de principes parle-
mentaires qui interdisent á un pouvoir responsable
de mettre aux gens le marché á la main. M. Thiers
ne donnera pas sa démission paree qu'il se doit á
la France ; mais ceux qui l'y pr9voquent sont cent
fois plus coupables: L'espoir des bons citoyens est
dans l'union du pouvoir exécutif et de l'assemblée;
pourtant, s'il fallait choisir, il n'est pas un homme
de bon seas qui ne préférát la dissolution de l'as-
semblée á, la retraite actuelle du président de la ré-
publique.


Est-ce á dire qu'il faille poursuivre en ce moment
la dissolution de l'assemblée nationale ? Gardons-
nous bien de commettre une pareille faute et de
courir de tels hasards sans une nécessité rigoureuse.
Sans doute la dissolution n'est pas en elle-mame
une entreprise factieuse, c'est une opinion parfaite-
ment licite, et ceux des membres de l'assemblée qui
craignent de ne pas étre réélus ont seuls le droit d'y
voir un attentat contre la souveraineté nationale ;
mais une telle mesure, adoptée dans les circon-
stances présentes, serait inopportune et presque
dangereuse. L'assemblée n'a pas encore terminé sa
táche, puisque le territoire n'est pas affranchi ; le
pays lui-méme a besoin de repos. Toute agitation
politique et tout changement de gouvernement qui
pourrait s'ensuivre fourniraient á l'Allemagne un
prétexte pour aggraver ses exigences et pour nous
demander de nouveaux gages. « I1 ne faut pas, di-
sait le président Lincoln, changer les chevaux pen-
dant qu'on passe le gué. » Le consentement mame
de l'assemblée ne pourrait lui ltre arraché que par




20 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
la violence ou par une pression morale equivalente
á la violence. Pour la décider á se dissoudre, il fau-
drait ameuter contre elle les passions populaires,
et exercer sur elle une intimidation deplorable. Dans
ces condition, la France se partagerait entre la dé-
magogie et la réaction. Les extremes resteraient
seuls en presence, et les opinions inodérées suc-
comberaient partout. Non, la dissolution de l'as-
semblée n'est pas possible avant la complete libé--
ration de notre sol. Alors elle s'accomplira pacifi-
quement, sous l'empire d'une nécessité reconnue et
du consentement de l'assemblée elle-11~e, sinon
sans regrets et sans terreurs, du moins sans colére
et sans murmures. Le gouvernement n'aura pas
besoin d'exercer sur Passemblée une intimidation
morale; il lui suffira de venir dire que le pouvoir
exécutif, delegué de l'assemblée, associé par elle á
sa durée, considere sa tache comme terminée.
donnera le choix á l'assemblée de se retirer avec lui
ou de gouverner sans lui, et l'assemblée, qui sen-
tira au fond l'excellence du conseil, ne pourra s'em-
pleher de le suivre.


Pour obtenir plus tard cet acte de sagesse, il ne
faut pas essayer de I'emporter des á présent de vive
lutte. II faut beaucoup de ménagements pour ma-
nceuvrer sans accident au milieu de la confusion
de notre droit public. Si Pon reprochait á l'assem-
blée de prolonger indúment son mandat, elle pour-
rait répondre qu'elle a recu du pays un blanc-seing,
et qu'elle a le droit d'y inserir° ce qui lui convient.


ne s'agit done pas ici de déterminer ses droits,
mais de lui faire sentir les limites de son pouvoir.
Toute autorité, quoique souveraine, doit encore se
soumettre á la force des choses. L'assemblée natio-


LE GOUVERNEMENT NÉCESSAIRE


21
nale ne fera pas exception quand son heure sera ve-
nue.


— Le gouvernement néeessaire.


Puisque la dissolution est impraticable en ce
moment, pourquoi n'essaierait-on pas de mettre un
terme aux inconvéniens du provisoire en faisant une
constitution définitive? Pourquoi ne conviendrait-
on pas de s'en rapporter au choix de l'assemblée et
de soutenir unanimement les décisions qu'elle au-
rait prises ? Ainsi pensent, de part et d'autre, beau-
coup de bons esprits, fatigues des incertitudes et
préoccupés avant tout de bien definir les pouvoirs,
pour revenir á la pratique normale du régime par-
lementaire. Ils ne se dissimulent point d'ailleurs
que, la monarchie étant impossible, c'est á la répu-
blique qu'il faut recourir.


Un tel acte de résolution a toujours été difficile
dans cette assemblée. Elle est trop divisée pour oser
prendre un parti dans des questions si graves ;
autant vaudrait tirer au sort entre les diverses
formes de gouvernement et les diverses dynasties
qui se disputent la couronne. Comme tous les ca-
racteres faibles, ce que l'assemblée redoute le plus,
c'est d'engager l'avenir. Elle a eu, des la premiére
année, á l'occasion de la proposition Rivet, une
excellente occasion d'accepter ou de rejeter la
république. Elle ne Pa pas repoussée tout á fait,
mais elle y a mis des restrictions et des commen-
taires qui dtaient á cette concession les trois quarts
de sa valeur. On se souvient en effet qu'elle ne s'est




22 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
résignée á consacrer le titre de président de la
république que paree qu'elle regardait cette appel-
lation comme un vain mol, et qu'ases yeux la ques-
tion de la forme du gouvernement subsisterait tout
entiére aprés comete avant. L'acharnement puéril
que Pon met encore aujourd'hui á qualifier la répu-
blique de provisoire, l'amour tardif que l'on éprouve
pour le pacte de Bordeaux aprés l'avoir maudit si
longtemps, prouvent que l'assemblée n'est pas
disposée á voter une constitution républicaine, et
qu'a, défaut d'une monarchie elle se réfugiera pro-
bablement dans le provisoire autant qu'elle pourra
s'y maintenir.


Il y a déjá longtemps, il est vrai, qu'elle s'est dé-
corée du titre de constituante pour se dédommager
d'avoir accordé le titre de président au chef de l'état ;
mais ce titre, encore plus que l'autre, est resté pour
elle un vain mot. Son droit abstrait n'était guére
contestable; en voulant le proclamer, elle n'a réussi
qu'á démontrer son impuissance. La France attend
toujours l'exécution de cette promesse, oti plutót
elle a cessé de l'attendre, et elle n'y pense mame
plus. La constitution est indéfiniment ajournée,
comme le couronnement de l'édifice l'était sous
l'empire. L'assemblée elle-mame sent trés bien
qu'aprés avoir si longtemps navigué sous pavillon
neutre, il est bien tard pour arborer ses couleurs.
Toute constitution qu'elle essaierait de faire mar-
querait d'ailleurs la fin de ses pouvoirs; ce serait
une serte de testament final aprés legue' sa succes-
sien serait ouverte, et dont rien ne lui garantirait
l'observation. Personne ne prendrait au sérieux ce
dernier effort d'un pouvoir expirant pour essayer
d'enchainer la volonté nationale et de s'emparer de-


LE GOUvERNEMENT NÉCESSAIRE


23
l'avenir. Ses héritiers seraient les premiers á dé-
chirer son ouvrage pour le recommencer. D'ailleurs
la majorité serait .trop incertaine, trop partagée,
pour que son choix eát la moindre autorité sur le
pays. Soit dans un sens, soit dans l'autre, elle
manquerait de force et de prestige. Qu'on se figure
la république ou la monarchie proclamée á la dif-
férence de vingt voix! Que de luttes, que d'agita-
tions, que de provocations, que de coléres, pour
aboutir á ce résultat mesquin, sortirait peut-
ltre une guerre civile ! Dans tous les cas, que
d'incohérences, que de compromis fácheux, que de
résistances systématiques á prévoir de la part des
vaincus! Quant á l'ingénieux procédé d'une consti-
tution anonyme, s'appliquant indifféremment á la
république ou á la monarchie, de serte que l'as-
semblée actuelle aurait posé les bases du gouver-
nement, et qu'il ne resterait á, l'assemblée prochaine
qu'a lui donner un nom, c'est un spirituel paradoxe
mélé de quelque naiveté. Les institutions qui con-
viennent á la monarchie ne conviennent pas toutes
á la république. Quelle que soit celle des deux qu'on
préfére, il ne faut pas se flatter de les introduire
incognito dans la place. On s'exposerait d'ailleurs á
d'étranges surprises le jour oú il faudrait jeter le
masque et avouer son vrai nom.


On le voit, il est plus facile de parler d'une cons-
titution que d'en faire une. Le programme le plus
naturel et le plus conforme aux circonstances était
encore celui de Bordeaux, devenu quelques mois
plus tard celui des élections du 2 juillet : l'union
provisoire de tous les partis sous un gouvernement
purement national, et l'ajournement des questions
constitutionnelles aux élections de la future assem-




24 Lk REPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
blée. C'est encore á ce programme que les conser-
vateurs de bon sens devraient revenir. Cependant,
s'ils croient pouvoir mieux faire, s'ils croient pouvoir
régler définitivement les destinées de la France,
qu'ils en fassent l'essai ; — nos vceux les accom-
pagnent dans cette entreprise, pourvu qu'ils com-
prennent une bonne fois l'impossibilité matérielle
de la monarchie et la nécessité de la forme républi-
caine pour rallier autour d'eux la majorité de la
nation.


C'est á cette condition seulement qu'ils peuven t
réussir ; toute autre espérance serait une illusion
coupable, car elle ne pourrait se réaliser que par
•des moyens malhonnétes. Avec quoi prétendraient-
ils entreprendre la restauration de la royauté? Est-
ce avec l'opinion publique ? Elle leur est contraire.
Avec l'armée ? Ce n'est pas de ce c8té qu'elle
incline, et d'ailleurs ils sont trop honnAtes gens
pour faire des coups d'état. Avec la majorité de
l'assemblée? Elle est divisée elle-més me sur le choix
du prince. Aprés tant de pourparlers, de voyages,
de protoeoles et de manifestes, on a reconnu qu'il
n'y avait pas d'union possible entre l'ancien régime
et la révolution, entre la monarchie du droit divin
et la royauté populaire, les uns ne voulant tenir la
couronne que de la souveraineté nationale, les
autres ne voulant pas devenir « les rois légitimes
de la révolution. » Les deux partis ont la mAme
haine, mais ils n'ont pas de principes communs.
Aprés dix-huit mois d'efforts pour renverser la ré
publique, ils ne sont mine pas arrivés á vendre,
comme dit le proverbe, « la peau de l'ours avant de
l'avoir tué. » Comment supposer d'ailleurs que cette
royauté jugée impossible á Bordeaux, en pleine


LE GOUVERNEMENT NÉCESSAIRE
25


réaction contre le gouvernement du 4 septembre,
jugée encore une fois ixnpossible á Versailles au
lendemain des horreurs de la commune, cette
royauté dont le seul nom nous aurait perdus alors,
devienne tout á coup facile aujourd'hui, quand la
république a pris racine dans le pays, et qu'a c8té
du spcctre rouge, jadis tant exploité par l'empire,
les intrigues et les imprudentes du parti royaliste
ont élevé au profit du parti radical un spcctre blanc
non moins redouté et non moins détesté que l'autre ?


ne faut pas d'illusions : jamais le moment n'a été
plus défavorable pour une restauration monar-
chique. Le seul parti qui ait fait du chemin est
celui de la république radicale, et la faute en est
aux reconstructeurs de tr8nes, qui se donnent si cha-
ritablement la peine de faire ses affaires en indispo-
sant et en effrayant le pays.


Que les conservateurs se résignent done á la
république, — qu'ils triomphent de leurs molles
répugnances pour ce régime de concurrente et de
liberté qui les -obligo á se défendre eux-mémes, —
qu'ils agissent sur l'opinion, au lieu d'intriguer
dans les salons et dans les couloirs de l'assemblée,
— qu'ils acceptent hardiment les conditions de
!'existente politique des sociétés mode•nes, — qu'ils
renoncent á cette vaine protection du principe hé-
réditaire , qui n'est plus aujourd'hui en France
qu'une cause de division et un danger de plus ;
qu'ils fassent ce sacrifice á la paix publique et á
leur propre sécurité. C'est le moyen de disputer aux
radicaux l'influence électorale et de les empécher
d'arriver demain au pouvoir. Tant qu'on ira porter
des drapeaux blanes á Anvers et des adresses á
Ch islehurst, — tant qu'on ira pleurer, aprés chaque


E. D UVERGIER DE DAtiRANNE. 9




26 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
défaite, dans rantichambre du président de la ré-
publique, et s'adresser á lui comme á une provi-
dence, quitte á le maudire et á l'injurier lorsqu'il
ne fait pas de miracles, — tant qu'on se contentera
de gémir sur la corruption du siécle et de proclamer
dans les grands jours le roi Henri V á la tribune de
l'assemblée nationale, on ne fera que préter des
forces nouvelles au parti que l'on veut combattre,
et lui livrer le gouvernement du pays en lui don-
nant l'occasion de le défendre.


Tant de sagesse est, il est vrai, bien difficile dans
un pays comme le nAtre', oú les partis ressemblent
á des sectes religieuses, et oú les opinions politiques
ne sont la plupart du temps que des préjugés, des
terreurs ou des haines. Chez nous, les mots et les
formes ont dans bous les partis une incroyable im-
portance, et l'on s'y attache d'autant plus qu'ils
dispensent de raisonner. Ainsi la république est
pour bien des gens le symbole mAme du désordre
et le synonyme de l'anarchie; la monarchie en re-
vanche est un talisman merveilleux qui préserve
de tous les accidents et qui fait infailliblement le
bonheur des peuples. Tour beaucoup de républi-
cains au contraire, le nom se ul de la monarchie est
une chose abominable, et la république est un ége
d'or qu'il suffit de proclamer pour en jouir. Ce sont
lá de part et d'autre des exagérations puériles, des
superstitions ridicules et souvent fatales, que les
hommes politiques sérieux devraient combattre au
lieu de les encourager et de s'en servir. Ni la répu-
blique, ni la monarchie n'a le don des miracles; ni
l'une ni l'autre de ces deux formes de gouvernement
n'est incompatible avec l'ordre légal, avec la saine
liberté et avec la paix sociale. Toutes les deux valent


LG GOUVERNEMENT NÉCESSAIRE
2'7


exactement ce que valent les nations qui les adop-
tent. La monarchie peut Itre démagogique, comme
la république peut devenir cunservatrice. Cornme
gouvernement arbitraire, l'une ne vaut pas mieux
que l'autre; comme gouvernement libre, chacune a
ses inconvéniens et ses avantages. Dire que la répu-
blique est impossible en France, c'est dire que la
France est perdue, car, s'il est un pays oú les con-
servateu rs soient incapables de se sauver eux-mémes
sans le prestige artificiel d'une monarchie de théátre,
non-seulement la république ne peut s'y établir,
mais aucune monarchie solide ne parviendra jamais
á s'y fonder.


Demandez aux Anglais s'ils préférent la monar-
chie ou la république : ils vous diront que la mo-
narchie est préférable ; mais demandez-leur s'ils
sont incapables de vivre en république, et ce qui
Icor arriverait, si la famille royale venait á s'é-
teindre : ils ressentiront cette ques.tion comme une
injure. Quoiqu'ils aient á un plus haut degré que
nous le culte de la royauté, ils savent bien que leur
existente ne dépend pas d'une famille, mais qu'elle
repose sur l'ensemble de leurs institutions et de
leurs mceurs publiques. Ils tiennent á la monarchie,
paree qu'elle est chez eux traditionnelle, peut-étre
aussi paree qu'elle a, dans le libre jeu do systéme
parlementaire, une certaine supériorité sur la répu-
blique. Les rouages de la monarchie parlementaire
sont, au point de vue de la mécanique constitution-
nelle, plus parfaits que ceux de la république élec-
tive. C'est une machine plus délicate, mais dont les
mouvements sont plus faciles et plus rapides, et les
secousses plus rares, tant que la résistance ne viera
pas du monarque. Ce souverain « qui régne et ne




28 LA RÉPUBL1QUE ET LES CONSERVATEURS
gouverne pas, » ces ministres incessamment res-
ponsables, ces assemblées toujours sous le coup
d'une dissolution possible, cette ingéniense union
entre la tradition et l'esprit moderne, entre le res-
pect des coutumes anciennes et les droits de la son-
veraineté nationale, sont l'idéal du gouvernement
représentatif dans les vieilles sociétés européennes,
qui se transforment graduellement sans se détruire,
et la république est au contraire la forme qui
convient aux sociétés nouvelles qui ont fait talle
rase du passé. Voilá pourquoi les Anglais gardent
leur monarchie, et pourquoi ils ont raison de la
garder; mais, si par malheur elle venait it périr, si
la compétition des partis en faisait une cause de
dissensions perpétuelles, ce n'est pas la moderne
Angleterre qui hésiterait á rester en république, —
ce n'est pas chez cette nation, qui malgré tous ses
défauts est une nation d'hommes libres, que l'on
verrait les conservateurs pousser des cris de détresse,
se tourner vers tous les coins de l'horizon en implo-
rant un maitre, et s'écrier comme les ap8tres dans
l'Évangile : « Seigneur, sauvez-nous, nous péris-
sons 1


Le choix d'une forme de gouvernement n'est ni
une question de théorie, ni une question de senti-
ment; c'est avant tout une question d'observation
politique, j'allais presque dire un probléme histo-
rique. I1 ne suffit pas de choisir le mécanisme le
plus parfait, et de 1:adapter sans discernement it
tous les peuples. Comme le dit dans un livre récent
un spirituel et sagace écrivain, on s'est trop attaché
jusqu'á ce jour á l'étude des formes constitutionnel-
les, qui ne sont que les sol utions d'un probléme
abstrait; il faudrait s'occuper un peu davantage de


LE GOUVERNEMENT NÉCESSA1RE
29


« fond constitutif 1, » c'est-it-dire des circonstan-
ces, de l'état social, de l'élat de l'opinion, des né-
cessités historiques. I1 ne suffit pas :de dire en gé-
néral : La monarchie parlementaire vaut mieux que
la république ; il faut rechercher si le pays en con-
tient encore les éléments et s'il en a conservé la
tradition. Si cette tradition existe, c'est un crime et
une folie de la détruire; mais c'est une folie bien
plus grande encore que de vouloir la restaurer lors-
qu'elle n'existe plus. Or la tradition monarchique
est brisée dans notre pays depuis quatre-vingts ans.
Malgré ce penchant á la dictature et au césarisme
dont on fait un argument pour la monarchie, la
France a cessé depuis longtemps d'étre une nation
monarcliiq ue.


Quel est en effet le principe de la monarchie?
Qu'y a-t-il en elle de salutaire et de bienfaisant ?
Ce n'est pas, comme son nora parait l'indíquer, le
gouvernement d'un seul homme ; á ce compte, elle
ne seraitpeut-étre pas seule á procurer cet avantage
aux nations. Le vrai principe de la monarchie, c'est
l'hérédité; c'est dans l'hérédité, et non dans le pouvoir
personnel, qu'est la garantie recherchée pour l'ave-
nir des peuples. Or le principe héréditaire est mort


• en France. On a essayé bien des fois de le rétablir de-
puis un siécle au profit des uns ou des autres; on a
toujours échoué. Tantót c'était une révolution qui
emportait le monarque, et qui engloutissait le tróne
avec lui ; tantót c'était une invasion étrangére qui,
suivant une expression fameuse, ramenait « dans
ses bagages » une monarchie de rechange pour la
nation qu'elle voulait priver de son chef; tantU la


L E. Seligmann, les detize Folies de Paris.
2.




30 LA REPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
mort du prince amenait un changement de poli-
tique qui aboutissait á la ruine de sa dynastie;
tantót une monarchie puissante, consacrée á plu-
sieurs reprises par plusieurs millions de suffrages,
s'effondrait brusquement sans laisser de traces, et se
trouvait dédaigneusement balayée de la scéne, dés
que les malheurs de la patrie rappelaient la nation
au sentiment de ses devoirs. Qu'on me cite depuis
un siécle un seul exemple oú la loi de l'hérédité ait
été appliquée avec succés á deux générations de
princes; qu'on me cite une seule de nos monarchies,
plus ou moins restaurées de l'anclen régime ou
imitées de l'Angleterre, qui n'ait pas péri dans les
mains de ses premiers fondateurs, et péri comme
elle était née, soit par une révolution, soit par une
guerre étrangére. Qu'on me nomme depuis un siécle,
sauf Louis XVIII, dont le frére devait étre bientót
renversé, un seul souverain qui soit mort dans son
lit et dans son palais. Or, si l'hérédité de la cou-
ronne n'est plus qu'un vain mot dans notre pays, si
le sort de l'établissement monarchique est lié á ce-
lui de l'hornme qui le représente, si tout accident qui
survient fait voler le tróne en éclats, et entraine á
chaque fois le changement d'institutions destinées
chaque fois á étre éternelles, que faut-il en con-
clure, sinon que la monarchie a cessé d'exister en
France, et qu'il est impossible de la faire revivre ?
La monarchie, pour rendre service aux peuples,
doit étre, non pas un hasard d'un jour, mais une
institution permanente. Le propre des bonnes insti-
tutions est de survivre aux fautes des hommes, et
l'on ne saurait appeler de ce nom une forme de gou-
vernement qui n'est plus en France que le régne
éphémére d'un homme. Oit sont alors les garan'tie


LE GOUVERNEMENT NÉCESSAIRE


31
qu'elle nous donne ? Sur quoi repose la fausse et
dangereuse sécurité qu'elle nous procure ? Elle dé-
pend de la sagesse, du génie ou de l'heureuse étoile
du prince. N'est-il pas vrai de dire que dans ces
conditions la monarchie est un péril de plus, puis-
qu'elle endort la nation dans une sécurité trom-
peuse, et qu'elle l'expose sans préparation aux sur-
prises d'un terrible réveil ? Nous en avons fait l'ex-
périence il y a trop peu de temps pour en avoir
déjá perdu le souvenir. Ne vaut-il pas mieux fon-
der une république réguliére, oú du moins les se-
cousses sont prévues, oú les changements sont
périodiques et légalernent accomplis, et oú les
pacifiques batailles électorales remplacent le tri-
bunal sanglant des révolutions ?


D'ailleurs la république existe en fait depuis prés
d'un siécle ; elle est au fond de l'état social et poli-
tique de la France. La France a déjá tous les dé-
fauts, toutes les passions, toute la mobilité des
gouvernements républicains; elle a de moins qu'eux
l'ordre legal, l'attachement aux institutions, le res-
pect des droits établis, l'habitude des changements
réguliers et pacifiques, l'usage anclen des libertés
qui servent á régler l'existence des peuples et qui
entretiennent leur santé morale. Voilá ce qu'il
faut tácher d'acquérir,


, en organisant, dés que
nous le pourrons, une république sérieuse et rai-
sonnée, á la place de ce régime confus et agité qui
ne satisfait ni les républicains siucéres, ni les mo-
narcltistes libéraux. Si l'on peut définir le régime
politique de la France depuis quatre-vingts ans,
au milieu de toutes les formes diverses qu'il a tra-
versées, c'est une espéce de république sans le sa-
voir, avec la présidence á vie, et le renouvellement




32 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
á long termo : le président, c'est chacun des mitres
que nous nous donnons l'un aprés l'autre ; le renou
vellement, ce sont les révolutions, dont la périodi-
cité rappelle chez nous les accidents de la nature.
La monarchie et la république se succédent comme
les années de sécheresse et les années de pluie,
sans produire aucun changement ni dans les lois,
ni dans les mceurs. Le temps n'est-il pas venu d'en
finir avec ces fluctuations stériles ? Nous laisserons-
nous tomber en décadence faute de savoir prendre
une résolution virile et persévérer dans notre
choix?


Assez de révolutions! c'est aujourd'hui le cri de
tous les partis sérieux et de tous les hommes sensés.
Lá-dessus les royalistes et les républicains sont
d'accord; seulement les royalistes croient qu'il en
faut une derniére pour éviter toutes les autres,
comme ce brigand italien qui, ayant fait vceu de de
venir honnéte homme, demandait á la Vierge de
lui envoyer quelque riche capture qui lui fournit
les moyens d'atre honnate. « Rentrons, disent-ils,
dans la maison de nos péres; ramenons d'abord les
brebris égarées au bercail : c'est lá seulement, sous
le drapean de la royauté légitime, á l'ombre du toit
paternet, que la nation se reposera de tant d'an
goisses, d'agitations et de crimes. » Oui, sans doute,
la maison paternelle a des charmes ; mais il na
suffit pas de vouloir y rentrer, il faudrait au.ssi
qu'elle filt encore debout. Depuis un siécle, elle est
abattue, et les débris de tous les gouvernements qui
lui ont succédé se sont accumulés sur ses ruines
Croit on qu'on puisse la relever en quelques heures
Pour la rebátir, il faudrait beaucoup de temps e
de peines; il faudrait un plan tout nouveau qui la


LE GOUVERNEMENT NÉCESSAIRE


33
rendit habitable pour la société moderno, il faudrait
surtout y faire entrer tous les matériaux révolution-
naires. Et alors que deviendrait la poésie des sou-
venirs? Ce ne serait plus la maison de la famille, le
berceau de la patrie; ce serait une simple hatellerie
de passage, ouverte á tout venant, et qui n'offri-
rait elle-mame au pays qu'un Pe provisoire sur le
grand chemin de la république.


C'est dans la république seule que nous trouve-
rons un refuge contre les agitations qui nous ener-
vent. Que la France, épuisée de révolutions, accepte
enfin la révolution elle-mame en lui donnant sa
forme de gouvernement définitive; c'est-á-dire le
gouvernement de tous par tous ou, comme disait Lin-
coln, « le gouvernement du peuple et pour le peu-
ple. » Ne craignons pas d'avouer la démocratie et
de vivre avec elle. Faisons en sorte que le gouver-
nement de la France, au lieu d'étre celui d'une
faction, une sorte de forteresse dont chaque parti
s'empare á son tour pour y déclarer la guerre au
pays, devienne enfin la maison de tout le monde et
le patrimoine commun de la nation. La république
peut seule remplir ce programme; elle est encore,
aujourd'hui comme hier, le seul gouvernement qui
puisse atre impartial. Elle seule a pu imposer la
trave patriotique, elle seule peut encore la prolon-
ger. Tout le monde peut la servir, jusqu'á ses enne-
mis eux-mames, et tous les jours ils en donnent la
preuve. Elle seule peut réunir sous son drapeau
tous les vrais conservateurs, tous les amis de la loi,
c'est-á-dire, Dieu merci, la majorité du pays, sans
que personne ait le droit d'invoquer ses préféren-
ces pour manquer á l'appel. Ces véri tés ont été tour-
nées en ridicule; elles n'en restent pas moins pro-




I 'Y
34 LA RÉPUBL1QUE ET LES CONSERVATEURS


fondément vraies. Les ennemis eux-mérnes de la
forme républicaine lui rendent cet hommage invo-
lontaire, puisqu'en raillant sa faiblesse ils lui lais-
sent volontiers la tache de sauver le pays, et qu'ils
ajournent leurs projets de révolution á l'heure oi
nos malheurs seront réparés.


-La république devrait inspirer d'autant moins de
défiances, qu'á la différence de la monarchie, elle
n'appartient pas forcérnent á telle opinion plutót
qu'á telle autre. Elle appartient naturellement á
tous, á, tous ceux du moins qui s'occupent des affai-
res publiques et qui consentent á, la soutenir; elle
n'exclut de ses faveurs que ceux qui se font délibé •
rément et publiquement ses ennemis. Elle ne tom-
bera dono aux mains de la démagogie que si les
conservateurs lui font une guerre systématique, ou
refusent, par un dédain puéril, de S'associer á ses
efforts. Elle n'est point démagogique ou conserva-
trice par essence; elle est telle que la font les hom-
mes qui la gouvernent et qui obtiennent la con-
fiance du pays. Elle ne décourage aucun parti,
puisqu'elle leur permet á tous de parvenir á la sueur
de leur front. A l'ceuvre done, hommes modérés
qui craignez de perdre votre influence, et qui vous
plaignez de l'injustice et de l'inintelligence de vo-
tre pays! Le pays a plus de bon sens que vous ne
pensez. La république est dans vos mains, si vous
vous donnez la peine de la mériter; elle vous échap-
pera au contraire, si vous continuez á la combattre
et á désespérer de son avenir.


Ne voit-on pas d'ailleurs que la république est,
dans une société troublée, le plus énergique instru-
ment de la défense de l'ordre et des lois? Les con-
servateurs sont bien ingrats, s'ils ne reconnaissent


LEGOUVERNEMENT NÉCESSAIRE


35
pas les services qu'elle leur rend tous les jours et la
force invincible qu'elle letir préte, quand leurs véri-
tables intéréts sont menacés. La république assuré-
ment ne saurait faire comme certaines monarchies,
qui vivent dans de continuelles alarmes et que le
moindre bruit épouvante; mais elle n',en est que
plus forte devant le péril. Si vous en doutez, ouvrez
l'histoire de nutre temps. La plupart des royautés
que nous avons eues ont succombé devant des
troubles qui semblaient d'abord á, peine sérieux; la
derniére de nos monarchies s'est écroulée sous le
mépris public sans pouvoir verser une goutte de
sang pour sa défense. La république au contraire a
triomphé par deux fois des plus terribles convul-
sions civiles, de celles qui. font, comme on dit,
trembler la société jusque dans ses fondements.
Gráce au concours de tous les citoyens, qu'elle peut
seule obtenir au méme degré, elle a montré non-
seulement une vigueur incomparable dans l'action,
mais encore, au lendemain de la victoire, une impi-
toyable fermeté dans le chátiment. Quelle est done
la monarchie qui aurait pu faire un aussi terrible
exemple des crimes de la commune? Si le descen-
dant de nos anciens rois s'était trouvé sur le tréne,
il aurait imité l'exemple de son aieul Henri IV, qui
faisait passer du pain aux Parisiens insurgés; le
lendemain il aurait proclamé l'amnistie des coupa-
bles, tandis que la république les livre tous á la jus-
tice des lois, et se contente d'exécuter froidemcnt
la sentence. Elle seule peut agir ainsi, paree qu'elle
est un gouvernement impersonnel, et que, n'ayant
pas d'intéréts dynastiques, elle ne tient compte que
de l'intérét national. Les conservateurs le savent
bien, et ils en profitent; c'est toujours á la répu-




111


:36 LA BEI:TRUQUE ET LES CONSERVATEURS
blique qu'ils confient le soin de réparer leurs fautes.
Elle apparait á certaines heures, quand les monar-
chies s'écroulent, pour liquider leur succession et
remettre l'ordre dans la maison. On la soutient tant
qu'il y a du danger, et qu'il est commode de se
mettre á l'abri derriére elle; puis, quand elle a reta-
bli la paix et le travail, sauvé la société, relevé la
patrie , on la désavoue , on la dénonce au pays
comme la cause de tout le mal, et on la chasse igno-
minieusement comme une servante infidéle.


Eh bien! ce r6le sacrifié, cette táche ingrate et
laborieuse, elle l'accepte de bon cceur, á la condi-
tion toutefois qu'on ne l'oblige pas toas les vingt
ans á recommencer son ceuvre; tout ce qu'elle de-
mande, c'est d'étre jugée par ses fruits et admise á
l'essai loyal; j'entends l'essai loyal des institutions
républicaines sincérement pratiquées, et non pas
l'interméde confus qui en usurpe trop souvent le
nom. Elle n'a pas seulement á rétablir l'ordre maté-
riel, á réparer les finances, á refaire l'armée, á libé-
rer le sol frangais, á rendre á la nation le sentiment
de la loi et de la discipline; elle a encore un plus
grand service á, rendre á, la société frangaise en lui
procurant l'ordre moral. 11 ne faut pas se faire d'il-
lusions sur l'avenir de la société frangaise et se
figurer qu'avec un heureux mélange de force et de
finesse, on puisse changer son caractere et lui faire .
remonter le cours des áges. La France est désor-
mais une démocratie qui se démocratisera chaque
jour davantage. Quand nous lui cherchons un gou-
vernement, nous n'avons pas toute la liberté du,,
choix : il faut choisir entre les deux formes des so-
ciétés démocratiques, entre la république légale et
le césarisme. Ou bien il faut prendre la démocratie


LE GOUVERNEMENT NÉCESSAIRE
37


au sérieux et se mettre it sa tAte pour l'améliorer,
ou bien la confisquer, la pervertir et la dominer par
ses vices, comme faisait le gouvernement impérial.
La démocratie ou la démagogie, telle est l'alterna-
tive oú nous sommes placés en France. Enfin, pour
poser la question en termes plus clairs et désigner
chacun des adversaires par son nom, nous n'avons
le choix qu'entre la république et l'empire.


Parmi les conservateurs sensés, qui voudrait
présent ramener l'empire? On sait comment ce
régime dissolvant protége la société. Tout son art
de gouvernement consiste dans la vieille maxime
du machiavélisme vulgaire, « diviser pour régner. »
Nous l'avons vu pendant vingt ans ameuter les
unes contre les autres les classes bourgeoises et les
classes populaires, encourager tour á, tour la déma-
gogie et la réaction, creuser un abime sous nos
pieds pour se rendre nécessaire et pour obtenir
de nous l'obéissance de la peur. Pour dominer seul,
il a détruit tout ce qui lui faisait ombrage, et, pen-
sant qu'il aurait meilleur marché des agitations
populaires que des résistances conservatrices, il a
asservi et annulé toutes les forces qui pouvaient le
soutenir. On s'est apergu trop tard de l'inanité d'une
puissance fondée sur l'abaissement et sur l'affai-
blissement du pays. Non, les conservateurs n'ou-
blieront pas cette legon. Ils ne se laisseront par
séduire par le souvenir d'une tranquillité factice,qui
leur cachait le danger sans cesse grandissant de la
société frangaise, et qui devait fatalement aboutir
aux plus grands malheurs. Ils secoueront leur cou-
pable indolente, et, plutdt que de laisser le césarisme
impérial achever la ruine de la France, ils aime-
ront mieux la sauver en s'alliant á la république.


E. DUVERGIElt DE 11AUltANNE.
3




38 LA REPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
Nécessaire it l'intérieur pour maintenir l'ordre


social, la république n'est pas mojos utile au dehors
pour assurer la paix. L'étranger, dit-on, se méfie
d'elle, et elle ne trouvera pas d'alliances en Europe;
le voisinage d'une république menace toujours plus
ou moins les tr6nes et les rois de l'Europe auraient
du plaisir á voir un de leurs fréres régner sur la
France. — Cela est possible pour les princes, mais
cela n'est pas vrai des gouvernements. Quelle idee
les politiques qui tiennent ce langage se font-ils
donc de l'Europe moderno? Ne soyons pas dupes
de cet anachronisme enfantin. Nous ne sommes
plus au temps de la sainte-alliance, et les gouver-
nements qui nous entourent se soucient peu que la
France s'appelle royauté, empire ou république. La
politique de la derniére monarchie n'a pas été faite
pour leur inspirer confiance, et, si nous leur de-
mandions leur avis sur nos affaires, ils nous diraient
certainement que ce qu'ils redoutent le plus, c'est
le gouvernement d'un conspirateur couronné, oc-
cupé á miner tous les tr6nes. Si enfin nos ennemis
faisaient á la république l'honneur de la craindre,
serait-ce 'done une raison pour la répudier?


Résuraons-nous en un mot : la république est
inevitable, ou elle ne peut dtre évitée que par la
dictature et par la honte. Elle seule peut conjurer
le danger social; elle seule peut offrir un rendez-
vous commun aux libéraux et aux patriotes de tous
les partis. Si les conservateurs sont las du provi-
soire et qu'ils veuillent faire dés á présent une cons-
titution définitive, ils ne peuvent constituer qu'une
république. S'ils s'y décidaient malgré leurs répu-
gnances, ils ne rendraient pas seulement au pays
un service dont ils seraient récompensés par l'his-


LE PARTI CONSERVATEUR
39


.¿Ioire; ils feraient encare une chose conforme au
bou sens, conforme aux exemples du parti conser-
vateur dans tous les pays libres, conforme á tous
leurs intéréts legitimes, et dont ils trouveraient déjá
une premiére récompense á l'époque des élections
prochai nes.


III. — Le parti conservateur.


Ce ne sont pas les partisans de la forme républi-
caine qu'il faut accuser de spéculer sur les dangers
du provisoire et de s'opposer á, la fondation d'un
gouvernement définitif. S'ils se trompent, comme
on le prétend, ils savent du moins ce qu'ils veulent,
et ils agissent comme ils parlent : c'est de l'autre
edité que se rencontrent les hésitations et les résis-
tances.


Il y a dans l'assemblée nationale un groupe
d'honnetes gens qui ont compris la nécessité de
placer les principes conservateurs sous la Barde
lame des institutions républicaines, et qui mettent
leur honneur á les faire prévaloir en les prenant
peor le fondement de la république. Sur ce terrain,
qu'ils n'abandonneront pas; paree que le pays lui-
nieme est avec eux, ils sont préts á se rencontrer et
á, contracter alliance avec tous les partis raisonna-
bles. Ils ont tendu la main á. la gauche modérée,
qui est dés á présent pour eux une amie fidéle, et
dont le but est le méme que le icor. lis la tendent
en mérne temps au centre droit, qui représente la
droite modérée et le liberalismo parlementaire. Leur
union mettrait fin it toutes les difficultés de la situa-




IIÍd


40
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS


tion presente, á la condition cependant qu'elle se
fit sous le drapean républicain. Ce n'est pas la faute
du centre gauche si ce contrat n'a jamais pu se
conclure, et si les partisans de la monarchie libérale
lui ont toujours demandé de renoncer forniellement
ou tacitement á son programme, en répudiant toute
communauté de vues avec les républicains de la
veille. Le centre gauche veut fonder la république
conservatrice, et si, pour mener son ceuvre á bonne
fin, il préfére se passer du concours de certains ré-
publicains trop célebres, il ne croit pas cependant
que la république puisse se passer de républicains
et s'unir, pour leur faire la guerre, á leurs ennemis.


On sait que de temps immémorial il y a eu
des pourparlers fréquents entre les deux centres, et
que jusqu'a présent ces négociations n'ont donné
aucun résultat sérieux. On pourrait mame dire au
contraire qu'elles ont élargi le fossé qui les sépare,
et qui est en apparence si facile á combler. Surtout
depuis la démarche collective des chefs de la droite
auprés de M. le président de la république et depuis
la déclaration de guerre qui s'en est suivie, sans
amener heureusement d'effet grave (1), le centre
gauche et le centre droit semblent avoir renoncé á
tout espoir d'entente et resserré plus étroitement
leurs liens respectifs, qui avec la gauche, qui avec
la droité. Le centre gauche et le centre droit sont
en effet des fréres ennemis; ils se combattent, bien
qu'ils aient toutes les mames idées générales , et
qu'ils votent souvent ensemble sur la plupart des
questions. Ce qui les sépare et en fait en ce moment
des adversaires décidés, c'est qu'ayant tous les


1. La fameuse démarche des a bonnets á poil.


LE PARTI CONSERVATEUR
41


133énies principes ils ne se proposent pas le mame
but. Tandis que le centre gauche travaille surtout á
effacer les vieilles distinctions de parti et qu'il se
consacre sans réserve á l'ceuvre de pacification qu'il
a entreprise, le centre droit, gardant les instinets
belliqueux et la tactique du régime parlementaire,
De cherche qu'á gagner des recrues pour la grande
levée de boucliers qu'il organise, sinon précisément
contre la république, qu'il renonce en ce moment
attaquer de front, du moins contre le gouvernement
de M. Thiers. Le centre droit est une opposition, le
centre gauche est un parti de gouvernement ; voilá
le secret de leurs inimitiés et ce qui les rend peut-
étre irréconciliables aujourd'hui. C'est toujours sur
les frontiéres que les haines nationales sont les plus
vives, malgré les affinités et le voisinage; il en est
de mame dans les assemblées politiques : on se
déteste d'autant plus qu'on regrette davantage d'étre
séparés et qu'on aurait le plus besoin de s'entr'aider
et de s'entendre.


Tout nouvel essai d'alliance et d'action commune
sans d'importantes concessions de part ou d'autre
ne pourrait que ranimer les hostilités. Plus les équi-
voques se dissipent, moins les compromis devien-
•nent possibles. B. n'y a, j'en al peur, que deux
moyens de faire cesser la lutte : ou bien que le cen-
tre gauche passe á l'opposition et se joigne á la
droite pour renverser le gouvernement de M. Thiers
au profit de je ne sais qui, ou bien que le centre
droit passe á la république avec armes et bagages,
promette loyalement de la soutenir, et travaille á
l'organiser sur des bases durables. Sans cette espéce
d'abdication de l'un ou de l'autre des combattants,
il n'y a guére d'apparence que la paix puisse étre




42 LA REPUBL1QUE ET LES CONSEWVATEURS
signée. Le centre gauche, fort de son patriotismo
et de sa fidélité au gouvernement, s'y refusera tou-
jours; le centre droit s'y refuse également, sinon
par conviction monarchique, du moins par amour-
propre de parti.


Lorsqu'il y a quelques semaines les chefs du cen-
tre droit firent un effort pour enréder le centre gau-
che dans la piteuse croisade qu'ils méditaient de
faire contre l'administration de M. Thiers, ils les
engagérent, au nom des principes conservateurs, á
se joindre á eux pour former une majorité saine-
ment libérale, sur laquelle le gouvernement pút
désormais s'appuyer sans reserve. Le centre gauche
ne leur demanda qu'une chose en échange : une
promesse d'adhésion it la république. Cette pro-
messe d'adhésion fut refusée par les chefs du centre
droit. II ne s'agissait pas, suivant eux, de monar-
chic ou de république; c'était lá une question de
peu d'importance, sur laquelle chacun pouvait ré-
server ses convictions. Il s'agissait de conservation
sociale et de liberté parlementaire ; personne, it
gauche comme it droite, ne pouvait refuser son con-
cours á une telle cause. La monarchie, ajoutaient-
ils enfin, n'était pas possible it cette heure, la répu-
blique n'était pas en cause, et il était mutile d'en
parler quand personne ne la menagait. — Eh quoi !
c'est au lendemain des naanifestes fusionnistes, aprés
toute une année d'efforts pour renverser ou pour
entraver la république, que les chefs du centre droit
viennent nous dire que la république n'est pas en
cause, et que nous n'avons pas á leur demander
compte de leurs secretes espérances ! Ils croient
avoir acquis des titres suffisants á notre confiarme
en .déclarant qu'ils réservent leurs convictions


LE PART1 CONSERVATEUR
43


leurs entreprises pour des occasions meilleures !
Non certes, les républicains conservateurs ne de-
vaient pas se donner sans conditions aux chefs des
partis monarchistes; ils avaient le droit de leur
demander un gage avant de consentir á grossir les
rangs de cette majorité fictive dont on parle tou-
jours et qu'on ne voit jamais. Prétendait-on que
par complaisance ils consentissent á Itre dupes?
Pouvaient-ils rien exiger de moins qu'une sim-
ple adhésion verbale? Et puisque le centre droit
regardait la royauté comme impossible, pourquoi
cette déclaration dépassait-elle son courage? I1 faut
respecter :tous les scrupules de conscience ; cepen-
dant il est permis d'en tirer la morale. Il est permis
de se tenir en garde contre ceux qui fiiient les si-
tuations claires.


II faut d'ailleurs le reconnaitre : dans les hésita-
tions et les equivoques de la droite, il y avait au
moins autant de découragement et de dépit que de
ruso et de finesse. Ses chefs avaient beaucoup déli-
béré et semblaient parfaitemeut résolus, mais ils
n'avaient pas encone un plan de campagne arrété.
Ils étaient poussés par l'amour-propre blessé plutót
que par un calcul sérieusement premedité. En cela,
comme toujours, ils n'avaient qu'une politique; ils
a:oulaient affaiblir le gouvernement, il leur répu-
gnait de reconnaitre la république. Ils n'en voyaient
pas plus long, et ils allaient bravement devant eux,
obéissant á leurs préjugés, á leurs ressentiments et
á loar mauvaise humeur, sans trop savoir ce qui en
résulterait, la paix ou la guerre. Tout porte á croire
qu'ils étaient presque sinceres en avouant le terrain
perdu par la monarchie et l'impossibilité oir ils se
trouvaie,nt de songer présentement á la rétablir ;




4 4 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
mais je ne sais quelle espérance obstinée, se malant
aux conseils de l'orgueil offensé, leur défendait d'a-
jouter á cet aveu d'impuissance un acte d'adhésion
formelle á la république. La vérité est qu'ils mar-
chent au hasard et qu'ils essaient, par leurs agi-
tations, de se faire illusion sur leur faiblesse. Ils
seraient eux-mames bien embarrassés de dire exac-
tement ce qu'ils veulent, La monarchie, ils n'y pen-
sent pas en ce moment ; la république , ils n'en
veulent pas prononcer le nom; le provisoire, ils
s'en plaignent tous les jours comme d'une insup-
portable tyrannie. Que veulent-ils done alors?


Le centre droit est un parti qui boude; ne pou-
vant réaliser ce qu'il désire, il empache que rien ne
se fasse. Les questions de personnes passent pour
lui bien avant les questions nationales. I1 s'épuise
á chercher partout des expédients bátards pour
échapper á la république, sans recourir á la monar-
chic. Les uns accepteraient le mot, pourvu qu'on
n'eüt pas la chose ; les autres consentiraient á la
chose, pourvu que le mot fíat proscrit; d'autres enfin
ne tolérent á aucun prix ni le mot, ni la chose. Il y
en a qui se résigneraient de bon cceur, pourvu que
la république eílt pour président tel ou tel person-
nage de leur choix. Si c'est lá tout le bagage de
l'opposition, ce n'est vraiment pas la peine de faire
autant de bruit. I1 convient d'es tre plus modeste,
quand on n'a que des projets aussi mediocres. Le
président de la République pourra atre changé aprés
la libération du territoire. Qu'en attendant, l'op-
position se résigne á n'exercer qu'une partie de ses
droits parlementaires et á se contenter d'une sou-
veraineté un peu idéale. Il en est ainsi de toutes les
assemblées uniques, dont rien ne limite les droits :


LE PARTI CONSERVATEUR
45


leur toute-puissance mame est l'origine de leur fai-
blesse, car elle les oblige á abdiquer tous les jours
en détail ,


entre les mains de l'homme á qui elles
déléguent le pouvoir. Le chef du gouvernement
ehangerait qu'il en serait encore de mame. Ne nous
révoltons pas contre la force des choses, be qui est
la pire des folies humaines; supportons-nous les
uns les autres, et laissons du moins sans trop d'im-
patience le pays décider entre nous.


La sagesse du pays dépend d'ailleurs beaucoup
de la nétre. I1 ne s'agit pas tant, comme l'opposi-
tion se le figure, de s'emparer des ministéres et de
mettre un homme de paille á la présidence lors des
élections prochaines, que de donner de bons exem-
pies á la France. La question, je le veux bien, n'est
plus de savoir si l'on votera pour la monarchie ou
pour la république : lá-dessus, le choix du pays
n'est pas douteux á l'heure qu'il est, et, s'il avaiten-
core une hésitation, l'opposition de la droite se char-
gerait de la surmonter. Mais les futures élections
seront-elles modérées ou violentes? C'est de lá que
dépend le salut de tout le monde et l'avenir de la
république elle-mame. Or elles seront forcément
violentes, si les hommes qui représentent le parti
conservateur ne donnent pas eux-nalmes l'exemple
de la modération et de la prudente. Peut-atre au
fond certains d'entre eux préférent-ils les solutions
violentes, parte qu'ils voient dans le succés du ra-
dicalisme un espoir de réaction prochaine. Ils pen-
sent que le bien pourrait sortir de l'excés du mal, et
ils spéculent d'avance sur les désordres qu'ils comp-
tent provoquer. Un député royaliste n'écrivait-il
pas dans un ouvrage récent que l'avénement de la
droite au pouvoir ne manquerait pas de soulever


3.




46 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
des troubles, mais qu'il ne fallait pas s'en inquiéter,
car ces troubles mémes feraient sa force en lui four-
nissant l'occasion de réunir tous les hommes d'ordre
pour écraser le parti radical? Ainsi l'on n'hésiterait
pasa provoquer la guerre civile pour se donner
l'occasion de vaincre, et les hommes qui font ces
calculs patriotiques osent encore se dire et se croire
conservateurs! Ils ne sont que les imitateurs mala-
droits de la politique á outrance et de la tactique
immorale de l'empire. L'empire, cornete eux, pré-
férait les opinions violentes aux opinions modérées,
et il ne craignait pas d'exciter des émeutes, de les
payer méme au besoin, pour effrayer le pays et
conserver la dictature. Si les événements n'ont
donné de leeons á personne, si l'on prétend encore
gouverner la France par la peur et sauver la société
par la guerre civile, qu'on nous ramene aux car-
riéres ! qu'on nous rende le césarisme imperial, qui
du moins n'avait pas le défaut de l'hypocrisie, et
ne se cachait pas sous le masque de la liberté!


Heureusement tous les conservateurs ne font pas
ce dangereux calcul. II y a parmi eux des libéraux
sinceres, des patriotes qui veulent la conciliation
et l'apaisement du pays. Ceux-lá n'ont qu'un parti
á prendre, c'est de se rallier au centre gauche et de
soutenir le gouvernement que nous avons. Il y avai
dans l'assemblée nationale une majorité toute faite,
et qui semblait devoir se former tout naturellement
par l'union de deux centres libéraux avec la gaucho
républieaine modérée. Si les partis s'étaient groupés
de cette t'Ileon, la majorité se plaeait d'emblée
centre de gravité de l'opinion publique, et elle y-11
devenait inexpugnable. En repoussant cette com-
binaison, en poursuivant la chimere d'une majorité


LE PARTI CONSERVATEUR
47


monarchique , composée d'accord avec la droite
pure, et en contradiction avec le pays, les parle-
rnentaires ont déterminé l'opinion á se jeler du cdté
gauche, et ils ont rendu plus difficile la tache d'un
gouvernement conservateur, qui veut rester neutre
entre les partis, mais qui doit tenir comete de leurs
vceux, tout en les modérala dans leurs excés. Puis-
qu'ils redoutent la république radicale , ils n'ont


u'á, s'appuyer sur la république modérée : á défaut
de ce qu'on désire, il faut savoir se contenter de ce
qu'on a. S'ils persistent á voir dans la forme répu-
blicaine un péril pour notre avenir, qu'ils la com-
battent du moins avec ses propres armes. Qu'ils en
finissent, en un mot, avec cette politique oir l'on ne
sait trop ce qui domine, du procureur ou du pala-
din. Battus d'avance sur le terrain de la monarchie,
ils seraient au contraire invincibles sur le terrain
de l'ordre et de la loi.


Il est peut-étre un peu tard pour se raviser. Aprés
avoir mis tant de solennité dans leur déclaration
de guerre, ils ne sauraient se contenter d'une con-
version si lencieuse et d'un taci te ave u de leur erreur.
Pour rassurer l'opinion publique alarmée, il ne
faudrait pas moins qu'un manifeste, une sorte de
coufession publique qui coúterait beaucoup á leur
amour-propre et nuirait tant soit peu á leur pres-
tige. On comprend tout ce que cette humiliation
aurait de pénible pour ces fiers doctrinaires du cen-
tre droit, dont les convictions altiéres ne savent pas
plier devant la nécessité, ne se laissent pas abattre
par l'infortune, et qui se retrouvent au lendemain
des malheurs de la patrie téls qu'ils étaient jadis au
temps de leur pouvoir, sans avoir rica appris ni
rien oublié. Cependant la vraie dignité, comme la




48 LA RIiPUI3LIQUE ET LES CONSERVATEURS
bonne politique, consiste á savoir reconnaitre et
réparer ses fautes; puisqu'ils ignorent comment on
pratique l'art des concessions opportunes, l'aristo-
cratie anglaise, qu'ils se piquent de prendre pour
modele, leur enseignera la maniere de ménager leur
influence en se résignant á ceder á temes. S'ils se
laissent persuader par ces exemples , ils peuvent
encore rendre de grands services á leur cause et
surtout á leur pays. Ils peuvent contribuer it em-
pécher le trop rapide avénement du parti radical,
c'est-á-dire le plus grand malheur qui menace au-
jourd'hui la république et la France, — car derriére
le radicalisme, dont le régne serait court et troublé,
il faut apercevoir la réaction que le radicalisme
amenerait bientét, et la réaction sous sa forme de-
testable, la plus immorale, la plus humiliante, sous
celle de la démagogie bonapartiste, érigée par un
plebiscite et soutenue par des proscriptions.


C'est lb, qu'est le péril social, et il ne faut pas le
chercher ailleurs. Pour qui sait aller au fond des
choses et ne se laisse pas aveugler par de vaines
terreurs, le radicalisme en lui-méme n'est pas aussi
terrible qu'on parait le croire ; c'est par ses consé-
quences surtout qu'il est redoutable. Les doctrines
antisociales ne prévaudront jamais , paree qu'elles
ne sont pas viables. Rien n'est plus vague d'ailleurs
que ce mot de radicalismo et de plus étendu que le
champ qu'il embrasse. Tel qui se dit radical, épou-
vante par lá, les conservateurs, dont tout le crinie
consisteá, professer certaines idees admises par beau-
coup de libéraux moderes, et qui certainement pré-
vaudront dans l'avenir, telles que l'instruction obli-
gatoire , la séparation de l'église et de l'état , la.
liberté commerciale et l'impét sur le revenu. C'est


LE PARTI CONSERVATEUR


49
lá, peu s'en faut, tout le programme et tout le ba-
gage sérieux clu radicalisme. D'autres sont des théo-
riciens épris d'un ideal généreux, mais étrangers á
la politique positive, et incapables d'exercer le pou-
voir; d'autres enfin, qui déshonorent le parti sous
lequel ils se rangent, sont de purs ambitieux, non
sans passions, mais sans consciente, et qui poursui-
vent la fortune en pratiquant l'industrie des révolu-
tions. Si la république s'établit en France, on yerra
cette tourbe ré vol utionna,ire passer dans le camp des
anciens partis et faire la guerre au régime nouveau.
Alors le parti radical épuré deviendra l'aile gauché
de la république, il y représentera l'élément réfor-
mateur et méritera d'occuper á son tour le gouver-
nement du pays. En attendant cet avenir, moins
éloigné peut-Gtre qu'on ne le pense, le parti radical
ne doit pas prétendre á, tenir les rGnes - clu gouverne-
ment. Il faut le tenir á l'écart du pouvoir pendant
toute la période de fondation de la république, et
tous les républicains raisonnables doivent compren-
dre que c'est pour eux comme pour les conserva-
teurs une question de vie ou de mort.


Ce n'est pas á. dire que le parti radical, si le con-
tre-coup des intrigues royalistes le faisait parvenir
demain au pouvoir, dút commettre fatalement beau-
cdup d'excés et de folies. Il est probable au con-
traire qu'il saurait s'en garder, et que ses chefs
étonneraient le monde par leur fidélité aux vieux
er-tements et par leur complete absence d'originalité
politique. Autrement le pays, qui est foncierement
conservateur, quoiqu'on le qualifie trop souvent d'in-
gouvernable, ne soulfrirait pas longtemps leur pre-
sence au pouvoir. Ils n'en fourniraient pas moins
des armes á la réaction, par cela méme qu'ils se-




111


50 LA REPUBLIQUE -ET LES CONSERVATEURS


raient obligés de la combattre ouvertement. Ils sau-
raient se garder des violentes matériel les, sans tou-
tefois savoir dédaigner la fausse popularité gire Fon
acquiert par certaines déclamations sonores qui
sont le jargon accoutumé des sociétés dérnocrati-
ques, mais dont les hommes sérieux et les chefs de
parti devraient au moins s'abstenir. De cette fagon
ils déferaient par leurs paroles le bien qu'ils pour-
raient faire par leurs actes, et malgré les intentions
les plus conciliantes ne parviendraient point á pa-
cifier la nation. Ces hommes, dont l'influence gran-
dit outre mesure, grá,ce aux Pautes de leurs adver-
saires, ont un devoir á remplir envers la patrie et
presque envers eux-mames : c'est de ne pas se pré-
cipiter impatiemment au pouvoir á la premiére oc-
casion qui leur serait offerte, et de ne pas trop se
laisser séduire par l'attrait des succés faciles. La
fondation de la république est une ceuvre de longue
haleine pour laquelle il est besoin de toutes les for-
ces du pays. Une république de passage peut etre
une aventure révolutionnaire tentée par une dicta-
ture de hasard ; mais la république définitive doit
etre un gouvernement qui réunisse tout le monde,
et il ne faut pas qu'elle tombe dans des mains qui
en feraient, méme en apparence, le gouvernement
d'une faction.


Lorsqu'on s'éléve á une certaine hauteur au-des-
sus des questions personnelles, des exagérations de
l'esprit de systéme et des aveugles fureurs des par-
tis, on ne peut s'empecher d'éprouver un douloureux
.étonnement, en voyant combien les nations aggra-
vent á plaisir les difficultés de leur existente et les
incertitudes de leur destinée. Sans les passions et
les routines qui troublent en général le jugement


LE PAIM CONSERVATEUR
5I


des hommes d'état, ils arriveraient bien vite á re-
connaitre qu'il n'y a pour tous les partis qu'une
seule et méme politique possible, paree qu'il n'y a
qu'une seule politique honnéte et une seule politi-
que d'avenir. On peut différer sur les détails et dans
les affaires de chaque jour ; mais poni' les grands
traits qui fixent de temps á autre la destiné° des
peuples, il n'y a jarnais á la fois qu'un parti á pren-
dre, et si tous .


l'adoptaient avec sagesse, tous á la
fois y trouveraient leur compte. Cette politique, est-
il de le répéter ? est aujourd'hui celle de la
république conservatrice. Peut-ltre ne prévaudra-
t-elle pas facilement, mais il n'est pas douteux qu'a-
vec le temps elle ne finisse par prévaloir. Espérons
méme que le triomphe n'en est point trop éloigné,
et que, malgré l'absurde acharnement des factions,
malgré les maladresses des conservateurs, malgré
l'inexpérience et l'ardeur du parti radical, le pays,
qui est sage, qui ne songe qu'á son avenir, qui n'est
le complico d'aucune ambition personnelle, qui ne
comprend rien aux passions parlementaires, saura
se maintenir á égale distante de tomes les exagéra-
tions. Espérons qu'á défaut de l'assemblée actuelle,
dont l'obstination parait difficile á vaincre , une
chambre nouvelle, élue pármi les hommes moderes,
contractera avec la république définitive, non pas
un mariage de passion, ce qui est toujours dange-
reux, mais un mariage de raison, entouré de toutes
les garanties qui font les bons rnénages et les peu-
pies libres.


Ce jour-lá seulement on pourra dire que l'ere des
révolutions est Glose, et cette affirmation banale de
tous les gouvernements nouveaux deviendra enfin
une yérité. Cesontles monarchies qui, dansle siécle




52 LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS
et le pays oú nous vivons, suivant Padmirable
expression de Royer-Collard, sont « des tentes dres-
sées pour le sommeil. » La république seule peut
etre le gouvernement définitif des sociétés démocra-
tiques. Autant il est imprudent et inutile de háter les
révolutions quand rien ne les reclame et qu'elles
peuvent etre évitées, autant il serait pueril de ne pas
les reconnaitre, lorsque l'opinion publique s'y rallie
et lorsqu'elles viennent á s'imposer par la logique
mame de l'histoire.


II


LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS


La tranquillité qui régne aujourd'hui en France
ne saurait etre sérieusement troublée par les di verses
manifestations auxquelles les chefs des partis extre-
mes ont jugé á propos de se livrer dans ces derniers
temps. Au fond, la France est indifférente á leurs
ambitions et á leurs querelles, fatiguée de leurs
déclamations monotones , et elle veut faire table
rase de toutes les superstitions anciennes ou mo-
ciernes, pour se consacrer tout entiere á la répara-
tion de ses malheurs. Cependant une agitation
assez vive régne en ce moment dans le monde po-
litigue. On n'avait pas vu depuis longtemps un tel
débordement de manifiestes, d'injures et de calom-
nies reciproques. Ce vacarme assourdissant fait un


1. Novernbre 1872,




54 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
contraste choquant avec l'attitude sage et patiente
de la grande majorité du pays. Sans distraire heu-
reusement la foule des pacifiques travaux qui l'ab
sorbent, et saus alarmer gravement l'opinion publi
que éclairée, les partis ont réussi á provoquer
autour d'eux un de ces troubles superficiels qui
iriquiétent les esprits timides, et qui fournissent des
argumenta dangereux aux hommes dont c'est le mé
tier d'effrayer le pays.


ne faut pas s'étonner de cette ébullition passa
gére .: la cause en est artificielle et s'épu5sera vite
nous assistons en ce moment á la crise supréme et
á l'agonie des anciens partis. II se savent perdus
si la république modérée se fonde, et avant de suc.
comber ils lui livrent unederniére bataille. Jusqu'á
ce jour, les anciens partis étaient restés jeunes ; ils
avaient conservé tout leur prestige, gráce á une
succession de gouvernements, despotiques ou révo
lutionnaires, qui avaient eu la maladresse de leur
laisser le beau rdle, soit comme défenseurs de l'or.
dre, soit comme soldats de la liberté. Depuis dix,
buit mois au contraire, les griefs sérieux leur
manquent, et les anciens partis ne savent plus i.
quoi s'employer. L'opinion publique s'éloigne
d'eux; leurs rangs s'éclaircissent, leurs vieux cadre s
se brisent sous l'em pire des circonstances nou-
velles; s'ils veulent échapper á la destruction,
faut qu'ils se résignent á changer de visage et á
rompre avec tout leur passé. Les uns se décident,
et font le sacrifice qn'on leur demande ; les autres
gardent une neutralité expectante et malveillante ;
la plupart se vengent de leur impuissance en acca-
blant le gouvernement d'invectives. Depuis le parti
légitimiste jusqu'au parti radical, tous se sentent


41,


LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PAFITIS
55


plus ou moins dépaysés par les événements; ils se
débattent entre leurs traditions et leurs intéréts,
entre leurs passions exclusives et l'esprit de conci-
liation patriotique dont nos infortunes nationales
leur font un devoir dans le moment présent. C'est
de ce travail de l'esprit public que dépend aujour-
d'hui l'avenir de la trance ; les partis sortiront de
cette crise anéantis ou régénérés.


L'épreuve est certainement pénible pour les
hommes qui voient s'abimer dans l'indifférence et
dans l'oubli public les affections, les espérances,
les illusions de toute leur vie. Autant que possible,
il faut s'abstenir d'insulter á leur douleur et de
tourner en ridicule les protestations éplorées qu'ils
envoient á tous les échos ; il ne faut méme pas s'ir-
riter outre mesure de leurs récriminations ou de
leurs atenaces. Laissons-leur toute liberté de se
plaindre, et ne marchandons pas á leer faiblesse
cette innocente consolation; mais rendons en palme
temps pleine justice á la politique du gouverne-
ment, gráce auquel s'accomplit cette transformation
salutaire. C'est lui qui a frappé de mort les anciens
partis en .ouvrant la république comme un refuge á,
toutes les opinions honnétes, et en les obligeant á
se ranger autour de lui sous le drapean national.
La dissolution des anciens partis est le complément
naturel de la libération du territoire, la condition
indispensable du maintien de la paix publique, le
seul moyen d'en finir avec les habitudes révolution-
naires. Apres avoir délivré le pays des ennemis du
dehors, il faut le délivrer aussi des ennemis du de-
dans. Le gouvernement y travaille, aidé par le bon
sens public ; il s'est donné pour táche, si j'ose ainsi
parler, de réorganiser l'opinion publique sur un




56 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
plan tout nouveau. Il y réussira sans oppression
d'aucun genre, par la seule influence du bon
exemple, par la seule force de la persuasion, par le
seul ascendant du patriotisme.


Dans cette noble et excellente entreprise, la ré-
publique conservatrice a naturellement pour adver-
saires les fanatiques de toutes les écoles. Ceux-ci
l'accusent de trahison, ceux-lá de modérantisme.
Quoique d'opinions fort opposées, ils concourent
tous également á ranimer les agitations qui s'apai-
sent. En ce sens, le fougueux orateur de Grenoble
peut se dire l'allié des paladins de l'ancien régime
et des organisateurs de pélerinages. Les mis et
les autres fout de leur mieux pour entretenir les
discordes civiles et pour perpétuer les anciens
partis.


I. — La fin des anciens partís.


Il serait injuste de nier les services rendus á la
cause de la liberté frangaise par les groupes politi-
ques qu'on désigne habituellement sous le nom
d'anciens partis. Les anciens partis ont joué dans
l'histoire contemporaine un r6le souvent utile et
quelquefois glorieux. Es ont donné, dans les temes
difficiles, l'exemple de la fidélité aux príncipes et
de la résistance á l'oppression ; ils ont soutenu la
consciente nationale au milieu de ses plus grandes
défaillances. Es ont bien mérité du pays, tant qu'ils
ont mis de cené leurs anciennes querelles et oublié
leurs rivalités dans un commun effort contre le
despotisme ou contre l'anarchie ; mais, si ces riva


110


LA FIN DES ANCIENS PARTTS
57


lités s'éternisent quand elles ne sont plus pour le
pays qu'une cause de trouble et de faiblesse, si
chacun des anciens partis prétend dominer seul et
imposer á la nation ses préjugés ou ses rancunes,
les uns et les autres deviennent des ennemis publics,
et tous les hommes de bou sens doivent s'écarter
d'eux sans hésiter.


Tel est le r6le que ces partis jouent maintenant
sans le vouloir. Gráce á nos innombrables révolu-
tions, nous avons quatre ou cinq factions irréconci-
hables qui mettent leur point d'honneur á ne se
rien céder et leur vertu á se hair les unes les autres;
on les a vues, dans le cours d'un siécle, s'élever
toutes, i'une aprés l'autre, sur la scéne politique,
et s'y succéder réguliérement comme les piéces
d'un répertoire de théátre, sans parvenir jamais á
s'y maintenir. Il n'y en a aucune qui n'ait été mise
á l'épreuve, aucune qui ne soit jugée et condamnée
par l'opinion publique. Néanmoins chacune se croit
seule destinée á sauver la France, et ne songe qu'á
s'emparer du pouvoir á l'exclusion de toutes les
autres. La naive insolente de leurs prétentions n'a
d'égale que la profondeur de leur impuissanee.
Elles ne répondent á rien de présent et de réel ;
elles se rattachent á un passé qu'il est impossible
de faire revivre, elles nourrissent des passions qui
n'ont plus d'objet sérieux, et que tous les bons ci-
toyens doivent s'efforcer d'éteindre. Elles n'offrent
done aucun point d'appui pour l'établissement d'un
gouvernement durable ; le gouvernement ne peut
se maintenir au milieu d'elles que par une intimi-
dation brutale, ou bien par ce dangereux tour d'a-
dresse qu'on appelle l'équilibre des partis. La con-
séquence de cette situation est claire : il faut




58 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCTENS PARTIS


finir avec les anciens partis ; il faut déblayer le
terrain de tous ces débris mutiles. C'est désormais
pour nous une question de vie ou de mort : les an-
ciens partis doivent disparaís tre, ou la France elle-
nalme périra.


L'empire, dira-t-on, ne tenait pas un autre lan-
gage, et ceux qui combattent maintenant les anciens
partis figuraient alors parmi leurs défenseurs. —
faudrait ajouter qu'en ce tem ps-lá les anciens partis
étaient opprimés, que d'ailleursils avaient eu le bon
sens d'oublier leurs divisions pour se ranger tous
ensemble sous le drapeau libéral ; ce qui faisait leur
mérite, ce n'étaient pas leurs prétentions particu-
liéres, c'était la cause commune au service de
laquelle ils s'étaient enrólés. Voilá justement ce qui
les rendait odieux á l'empire ; il les aurait voulus
divises, il ne pouvait pas les souffrir unis. Il ne leur
défendait pas de se déchirer entre eux, ji leur
fendait de s'entendre pour proteger les libertes pu-
bliques ; il s'efforQait de les rnettre aux prises pour
les dominer plus facilement. Il ne s'agit done point
á présent d'imiter l'empire; c'est au contraire par
la liberté qu'il faut dissoudre les partis, en essayant
de les persuader, et, s'ils refusent de se laisser con-
vertir, en les faisant comparaitre devant le pays,
pour montrer á tous et l'inanité de leurs entreprises
et leur défaut de patriotisme.


Quoi qu'en disent les radicaux ou les réaction-
naires de toutes les écoles, ce n'est pas par l'emploi
de la force qu'on renouvelle les idees d'une nation,
et qu'on affranchit l'opinion publique du joug des
vieux partis et des vieilles doctrines. Le despotisme
imperial en est la preuve ; l'oppression par laquelle
il se flattait: de les étouffer n'a serví qu'a. les con-


LA FIN DES ANCIENS PARTIS


server plus longtemps. En éloignant les anciens
partis des affaires publiques, l'empire a pour ainsi
dire arrété leur croissance. Relégués dans le silente,
condamnés á l'inaction , prives des moyens de se
produire et de se rendre utiles, ils n'ont pu ni mo-
difier leurs opiníons, ni se faire des concessions
mutuelles, ni pénétrer l'esprit de leur époque et
s'accommoder á la société nouvelle. Sauf quelques
lutteurs courageux qui combattaient assidúment
pour nos libertes, la masse des anciens partis est
restée silencieuse sous l'empire ; elle lui a obéi ma-
chinalement, sans perdre aucun de ses préjugés,
aucune de ses illusions ni aucune de ses haines.
Lorsqu'au bout de vingt ans, réveillée par les
malheurs de la patrie, elle s'est retrouvée libre, i I n'y
avait rien de changé en elle. Elle reprenait la vie
au polla m6me oil elle l'avait quittée la veille de
l'avénement de l'empire. Ces vingt ans d'expérience
étaient restés stériles pour les partis qui se trou-
vaient appelés de nouveau á gouverner la France,
et l'on ne tarda pas á voir que, suivant un mot
célebre, la plupart de leurs chefs n'avaient rien
appris ni rien oublié.


Ce fut lá, parmi tant d'autres Pautes, une des plus
mauvaises actions et un des plus fácheux résultats
du régime imperial. II avait arrété les progrés de
l'opinion publique et empeché l'éducation politique
de la France. I1 avait réduit tous les esprits géné-
reux et indépendants á consumer leurs talents et
leur patriotismo dans les labeurs monotones d'une
opposition permanente et impuissante. Or, l'oppo-
sition, qui est souvent un devoir, est presque tou-
jours une mauvaise école et pour les hommes d'état
et pour les partis. Aussi, quand l'empire disparut




60 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
de la seéne, on s'apergut que derriére cette décora-
tion de théátre, qui avait si longtemps fait illusion
á la France et au monde, il n'y avait rien qu'un
peuple divisé, des factions négatives et intolérantes,
des hornmes politiquea aigris dans la retraite, en-
durcis par la persécution et impatients de prendre
leur revanche, mais peu capables de gouverner le
pays. Tel sortait de son cháteau, oú il avait vécu
jusqu'alors, attendant le messie de la royauté légi-
time, et s'efforgant de fermer les yeux au spectacle
de l'orgie révolutionnaire. Tel autre sortait du salen
oú il avait coutume de rassembler une société fron-
deuse pour s'y dédommager en paroles de la Ole
imposée á ses actes, ou du cabinet de travail oú il
avait dépensé en travaux littéraires son activité
depuis trop longtemps inoccupée. Tel autre enfin
avait été proscrit par l'empire ; i l revenait de l'exib,
ou de quelque prison lointaine avec l'amertume et
l'exaltation qu'engendrent les longues souffrances
et les persécutions injustes. Voilá ce qu'étaient de-
venus les principaux partis appelés á se disputer la
succession de l'empire. Rejetés brusquement dans
la vie publique aprés le long ostracisme qui les
avait frappés, ils ressemblaient á des prisonniers
rendus á la liberté aprés une captivité longue et
rigoureuse. Ils rentraient aux affaires comme des
émigrés reviennent de l'exil , avec des illusions
acerues par vingt ans de solitude et des prétentions
d'autant plus exclusives qu'elles avaient été plus
longtemps dégues. Hélas! au lieu d'une revanche á
prendre, c'était leur éducation qu'ils avaient á re-
faire, et elle ne pouvait se refaire qu'aux dépens du
pays.


Si l'expérience des deux derniéres années n'est


LA FIN DES ANCIENS PARTIS
61


point parvenue á corriger anciens partis, elle a
du moins serví á éclairer le pays sur leur compte.
A.0 fond, leurs ambitions et leurs prétentions sont
toujours les mémes; mais leur impuissance est dé-
montrée aux yeux de l'opinion, sinon meme á leurs
propres yeux. II en est d'eux comme des bátons
flottauts de la fable : ils figuraient assez bien á dis-
tance et quand on les considérait dans le passé;
mais il suffit de les voir de prés pour leur faire per-
dre aussitót tout prestige. Depuis les partisans
inflexibles de la royauté traditionnelle jusqu'aux
républicains de race pure, qui s'intitulent aujour-
d'hui les radicaux, il n'y a aucun des anciens partis
qui puisse se suffire á lui-mame et fonder un gou-
vernement durable á lui tout seul. Nous recom-
inandons cette réflexion salutaire, et á ceux qui s'a-
larment outre mesure des entreprises des anciens
partis, et á ceux qui fondent des espérances exagé-
rées sur le succés de tel ou tel d'entre eux. Que
chacun fasse sérieusement son examen de cons-
cience, qu'il se rende un compte exact des opinions
et des besoins du pays, et tous deviendront plus
modestes; ils resteront convaincus sont sépa-
rément incapables de sauver la France, qu'ils ont
besoin de s'aider les uns les autres, s'ils veulent la
gouverner sagement, et qu'au lieu de rever chacun
de son c6té la toute-puissance, ils feraient rnieux
de chercher un terrain commun sur lequel il leur
bit possible de vivre.


Le parti légitimiste est celui de tous qui est re-
Venu avec les plus grandes et les plus incurables
illusions; ces illusions étaient d'autant plus entiéres
qu'il était devenu plus étranger á la France mo-
derne et qu'il exergait moins d'action sur le pays.


E. DUV ERGIER DE 11AURANIZE.
4




62 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANC1ENS PAIITIS
Sa retraite avait été plus longue, son isolernent
plus profond que celui des antros partis. Son exhu-
mation inattendue aux élections du 8 février 1871
lui fit l'effet d'une véritable résurrection . Rappelés
aux affaires comme conservateurs avérés et amis de
la paix avec l'étranger, les hommes lionnétes, mais
aveugles, qui composen t la masse du parti prirent
le chango sur l'opinion de la France; ils crurent
je ne sais quelle miraculeuse conversion du pays it
la doctrine de la royauté légitime, quand au con-
traire le pays, oubliant leur drapean, ne voyait que
leurs personnes et ne récompensait que leurs vertus.
Evidemment le suffrage universel ne leur eüt pas
témoigné la mlme confiance, s'il les avait consi-
dérés comme des hommes de parti. Néanmoins les
légitimistes, exaltés de cet apparent triomphe, rom-
pirent avec leurs vieilles habitudes de résignatiol
chrétienne et de soutoission fataliste aux pouvoirl
nouveaux. Eux qui s'étaient humanisés en 1848


jusqu'O accepter, que dis-je? jusqu'á acclamer larépublique, et plus tard, au moins quelques-uns
d'entre eux, jusqu'O, solliciter des charges de tour
dans les antichambres impériales, on lesa vus avec
surprise reparaitre en bataillons serrés, avec leurs
vieilles armures féodales, leur drapeau blanc, leurs
anciens cris de guerre, leur foi inébranlable dans
l'avenir et leurs doctrines d'un autre temps. Depuis
ce jour, l'opinion publique n'a negligé aucune ocea-
sion de refroidir leur zéle. Rien ne les décourage;
ils paraissent d'autant plus entétés qu'ils se sentent
plus impuissants. Aujourd'hui, aprés tant d'échecs
et de déboires, quand son chef lui-mlme s'est décidé
á quitter le champ de bataille, la phalange rcyaliste
refuse obstinément de se rendre; elle proclame be-


1


LA FIN DES ANCIENS PARTIS


63
roiq uement que tét ou tard elle sauvera la France
en lui rendant .ses anciens rois. A l'exemple de son
chef, elle ne veut pas entendre parler de compromis
avec la société moderne; elle n'admet pas de milieu
entre la pure tradition monarchique et l'anarchie
révolutionnaire. Tout ou rien, c'est sa devise, et
,elle périra plut6t que de s'incliner devant l'usurpa-
tion populaire.


Il faut rendre hommage au courage malheureux :
les légitimistes se conduisent en ce moment comme
des chevaliers de la Table-Ronde ; mais la vérité a
également ses droits, et il faut voir les clioses
comme elles sont, quand on ne veut pas Itre dupe
et qu'on a la généreuse ambition de sauver son
pays. Cette tradition séculaire qu'on vent maintenir
intacte, ce drapean satis tache qu'on ne veut pas
souiller des couleurs révolutionnaires, sont juste-
ment ce qu'il y a de plus impopulaire en France.
On n'y tolere les légitimistes qu'a la condition qu'ils
ne mon:trent pas leur drapean; sitét qu'on voit
poindre en eux les hommes de parti, l'opinion con-
servatrice elle-méme les abandonne. persistent
comme aujourd'hui dans leurs prétentions hau-
taines, ils deviennent pour le pays un véritable
épouvantail, et ils éloignent l'opinion de toutes les
causes qu'ils défendent. C'est lá un fait, injusto
peut-Itre, mais indiscutable : la France laborieuse,
issue de la révolution, éprouve une aversion pro-
fonde pour tout ce qui lui rappelle l'ancien régime.
Aux yeux du peuple, la légitimité est un fant6me
plus redoutable que le jacobinisme; aux yeux de la
bourgeoisie, lame monarchiste, elle ne serait qu'un
Pis•aller pour éviter la commune. La dime, les cor-
vées, les droits féodaux, les priviléges et la tyrannie




64 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS


nobiliaires ont laissé dans l'esprit du peuple des
souvenirs profonds, qu'il n'est pas difficile d'evo-
quer, et qui se présentent d'eux-mémes á la pre-
miére apparition du drapeau blanc. Sans partager
entiérement ces naifs préjugés populaires, on ne
doit•pas méconnaitre la portion de vérité qu'ils
contiennent. Il y a, au fond de ces contes bleus sur
le rétablissement des priviléges du clergé et de la
noblesse, un sentiment trés-juste de l'irréconcilia-
bilité de la vieille tradition monarchique avec le
principe nouveau de la souveraineté nationale. Leur
réconciliation a été tentée une fois dans les condi-
tions les plus favorables, á un moment oil la France,
fagonnée de nouveau á la monarchie par un dicta-
teur militaire et surmenée par le turbulent génie
qui avait prétendu asseoir la révolution sur le
treme, succombait á l'épuisement de vingt années
de guerre, et ne demandait plus rien qu'un peu de
repos. Elle a échoué cependant, á une époque
toute l'influence appartenait aux classes moyennes
et oil elles étaient seules á vivre de la vie politique.
Comment , aprés avoir échoué chez les classes
moyennes, réussirait-elle mieux devant une démo-
cratie et en présence du suffrage universel?


Il est vrai qu'aprés 1830, au lendemain d'une ré-
volution faite par la bourgeoisie, le parti légitimiste
a essayé d'en appeler de cette bourgeoisie révolu-
tionnaire á la masse du peuple, qu'il aimait i sup-
poser fidéle á ses anciens rois. Ce sont les écrivains
légitimistes qui ont inventé le suffrage universel
comme un moyen de replacer l'héritier de la vieille
monarchie sur le treine de ses péres. Cela leur a mal
réussi, comme chacun sait, et ce n'est pas le des-
cendant des Bourbons que la comédie plébiscitaire


LA FIN DES ANCIENS PART1S
65


a remis sur le tróne. Le parti de l'ancien régime ne
pouvait conserver l'affection des classes populaires
qu'á la condition de les tenir en tutelle et de ne ja-
mais permettre qu'elles fussent émancipées par
l'acquisition du droit de suffrage. Du moment
ces classes naissaient á l'existence politique, elles
ne pouvaient que s'éloigner chaque jour davantage
du passé qu'on leur demandait de rétablir. Elles
devaient aller d'abord aux idées de la révolution
frangaise dans leur incarnation la plus brillante et
la plus grossiere, sous la forme du césarisme napo-
léonien ; puis, á mesure qu'elles s'affranchiraient
de cette superstition nouvelle et qu'elles s'instrui-
raient dans la pratique de leur pouvoir, elles de-
vaient abandonner l'idole impériale pour s'adresser
á son tour á la république. Aussi la légitimité ne
compte-t-elle plus beaucoup sur l'appui du suffrage
universel; c'est maintenant aux classes bourgeoises
et moyennes, ses ennemies d'autrefois, qu'elle vou-
drait en appeler des classes populaires. Aprés avoir
aidé plus qu'aucun autre parti á, introduire ces der-
nieres dans le pays légal, elle voudrait maintenant
les chasser du temple comme immorales et incapa-
bles, et elle compte sur la bourgeoisie conservatrice
pour l'aider dans cette entreprise. Cette fois encore
elle se trompe : les classes moyennes peuvent re-
gretter le temps on elles étaient seules á représenter
le pays; mais elles n'essaieront pas d'y revenir,
paree qu'elles savent trés-bien que certaines révo-
lutions sont irrévocables, et qu'a trop vouloir re-
monter en arriére on risque toujours de tomber en
avant. Toute entreprise contre le suffrage universel
niettrait une arme redoutable aux mains des enne-
Inis de l'ordre légal et nous raménerait un césarisme


4.




66 LA REPUBL1QUE ET LES ANCIENS PARTIS
quelconque issu des excés de la démagogie, sinon
m'eme ouvertement appuyé sur elle.


Sur quoi done la légitimité peut-elle fonder ses
esperances? Quelle est la force réelle dont elle dis-
pose aujourd'hui? Elle a, dit-elle, son principe, sur
lequel elle s'appuie comme sur un roe inébranlable;
mais un principe, si respectable qu'il soit, si pro-
foride que soit la conviction de ceux qui le révérent,
un principe tout nu n'est pas une puissance poli-
tique. 11 ne suflit pas de l'invoquer; il faut avoir les
moyens de le faire prévaloir. On ne fonde pas un
gouvernement avec une idée seule ; on ne bátit pas
des institutions sur une abstraction morale, il faut
les appuyer sur la force ou sur l'assentiment de la
volonté nationale. Quant á la force, il n'en est pas
question, et personne, il faut l'espérer, ne songe
s'en servir pour contraindre l'opinion de la France.
C'est done it la volonté nationale qu'on doit
d'hui s'adresser. Le seul moyen de refaire l'anciennc
royauté est de se réconcilier avec l'opinion publi-
que, au lieu de la braver maladroitement tous les
jours avec une intrépidité qui ressemble á de la
folie; c'est de faire de la politique sensée, positivo
et vraiment nationale, au lieu de se livrer á. des
divagations mythologiques qui exaspérent le pays,
quand elles ne le font pas rire. C'est trop demanden
aux légititnistes. Laissons-les done á leurs illu-
sions ; prenons en patience les lamentations et les
injures dont ils poursuivent le gouvernement de la
république; honorons-les personnellement, mais ne
les prenons pas trop au sérieux comme parti. L'a-
charnement de leurs derniers manifestes vient du
sentiment secret qu'ils ont de leur faiblesse. S'ils
doivent pousser jusqu'au bout la derniére levée


LA FIN DES ANCIENS PARTIS
67


boucliers qu'ils annoncent , assistons-y sans vous
émouvoir. Laissons-les expirer de leur belle mort,
et ne nous offusquons pas des gros mots qui peu-
vent se moler au chant du cygne.


A esté des paladins de la légitimité, il y a un
groupe d'hommes habiles et vraiment4politiques


tout en poursuivant la restauration de l'an-
c,ienne royauté, n'ont pas la prétention de la rétablir
it eux tout seuls, ni m'eme de se la réserver pour eux
seuls. Ceux-lá se tournent vers le parti orléaniste
et sollicitent son alliance en lui proposant de faire
part á deux. Comme la doctrine orléaniste est celle
de la monarchie parlementaire, ils lui promettent
de lui rendre son régime préféré, á la condition
qu'on reconnaisse le principe de la royauté legitime.
Ils se montreraient métne assez volontiers coulants
sur le principe, pourvu qu'on leur accordát le fait,
c'est-á-dire la fusion des deux branches. Ces légiti-
mistes parle mentaires affectent d'ailleurs de ne faire
passer la royauté qu'en seconde ligne; ce qu'ils
demandent aux conservateurs, ce qu'ils les adjurent
de faire, c'est de se joindre á eux pour repousser le
flot montant de la démocratie. C'est, comme on
vient de le voir, avec l'assistance des classes moyen-
nes et des bourgeois de 1830 que le parti détrSné
en 1830 espere maintenant refouler la démocratie et
terrasser la république.


Ceci est encore une illusion. Le service que la
légitimité demande á la bourgeoisie ou á la monar-
chie de 1830, qui représente les traditions et les
intérets de la bourgeoisie, celle-ci ne peut absolu-
ment pas le lui rendre. Sans parler du respect que
les chefs du parti d'Orléans doivent eux-mémes aux
traditions de leur famille, ils sont les representaras




68 LA RÉPUBLIQU E ET Lt S ANCIENS PARTIS
d'une doctrine libérale et, tranchons le mot, révolu-
tionnaire, qui ne se concilie pas avec celle de la
monarchie légitime. Ils sont les enfants de la sou-
veraineté nationale, et ils ne peuvent Itre infidéles
á leur origine. Pour le parti orléaniste, la monarchie
ne peut pas devenir une institution divine; elle
n'est qu'un modus vivendi toujours subordonné
la volonté de la nation. Ce parti et ses chefs, fussent-
ils de race royale, peuvent se rallier sans inconsé-
quence, sans honte, á des institutions républicaines;
mais ils ne peuvent accepter le dogme de la mo-
narchie sans renier tout leur passé. Tout ce que
l'honneur, le respect d'eux-mémes, la fidélité qu'ils
doivent á leurs principes, leur permettent de pro-
mettre aux diplomates de la royauté légitime, c'est
qu'ils conserveront, quoi qu'il arrive, une neutralité
loyale, qu'ils se refuseront á jouer le réle intéressé
de prétendants, et qu'ils s'effaceront devant la sou-
veraineté nationale, prés ts á subir, á ratifier et it
soutenir toutes ses décisions.


Telle est la seule conduite que les orléanistes
véritables'puissent tenir á l'égard de leurs anciens
adversaires, et pourquoi ne pas le dire? l'intérét, le
soin de leur prestige et de leur influence, ne la leur
commandent pas moins que le souci de leur dignité
et le sentiment de leurs devoirs. L'orléanisme en
effet n'est pas seulement, comme on pourrait le
croire, á en jouer par quelques-uns de ses partisans
les plus zélés, un culte affectueux voué á des per-
sonnes princiéres; c'est quelque chose de plus, c'est
avant tova un systéme politique. L'orléanisme a
representé dans l'histoire de la société frangaise une
transaction libérale entre le passé et le présent, un
moyen terme entre les formes de l'ancien régime et


LA FIN DES ANCIENS PARTIS
69


les idées de la révolution. Il cesserait d'exister, s'il
changeait de doctrine et de caractére. Le jour oú le
parti orléaniste rentrerait dans le giron de la légiti-
mité, le jour oú ses derniers soldats iraient grossir
modestement les rangs des défenseurs fidéles de
l'ancienne royauté, ce jour-lá les princes d'Orléans
reprendraient peut-étre leur rang de cadets dans la
famille royale de France et leurs droits á une héré-
dité tout idéale, mais ils auraient signé aux yeux
du pays leur abdication de princes et leur démission
de citoyens. Le pays, qui ne les distingue pas assez
de la royauté légitime, ne les en distinguerait plus
du tout, et pourrait les envelopper dans le méme
discrédit. Quant á ceux de leurs partisans sérieux,
fidéles amants de la monarchie libérale, qui re-
fusent encore d'acceder á la république, ils pour-
raient les abandonner pour aller chercher ailleurs,
dans un gouvernement plus conforme aux goúts du
pays, les garan. ties d'ordre et de liberté qu'ils atten-
dent encore de la monarchie.


S'il était possible aux orléanistes de reunir autour
d'eux tous ,les partisans de l'ancienne royauté, on
comprendrait á la rigueur leur hésitation et leur
répugnance á accepter le gouvernement actuel avec
ses conséquences r:-..1publicaines; mais, quand il
s'agit au contraire d'aller s'enterrer, avec les dévots
de l'ancien régime, dans la nécropole légitimiste,
on ne conQoit pas bien qu'ils prétent l'oreille á une
tentation si peu séduisante. Puisqu'ils ne peuvent
contracter avec la légitimité l'intime union qu'ils
désirent, puisqu'il y a entre eux d'insurmontables
obstacles, puisqu'ils en ont déjá fait l'épreuve, c'est
de l'autre c8té qu'ils doivent chercher une alliance.
Ils n'ont plus qu'une résolution á prendre, c'est




70 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PAI'TIS


d'accepter, de soutenir et de perfectionner la répu-
blique. Quant á garder cette attitude boudeuse
jis semblent se complaire, á s'isoler de toutes les
opinions, á se venger de leur impuissance en susci-
tant á tout propos des embarras, c'est un role qui
ne convient pas á un grand parti; c'est merne un
mauvais calcul, car on s'amoindrit soi-méme en
privant le pays de ses services. Une telle conduite
n'est pas glorieuse pour des hommes considerables
et éclairés; elle n'est ni patriotique, ni hahile dans
l'état de division oil se trouve la France, et dans
un temps oil la premiére condition du succés est de
savoir prendre un parti. A l'heure oú nous sommes,
aucun homme politique, á. plus forte raison aucun*
groupe important n'a le droit de se désintéresser
des affaires publiques sous pretexte de rester neutre
entre les combattants. Cela ne sert qu'á prolonger
les incertitudes du pays, á augmenter les difficultés
de l'avenir. Le moment est venu oú il n'est plus
permis á personne d'éviter les solutions et les dé-
clarations franches. C'est le reproche qu'on adresse,
non sans raison, á l'orléanisme, et qu'il doit cesser
au plus t8t de mériter. Ses indécisions et ses faux-12
fuyants ne peuvent que lui naire; méme au point
de vue de ses intérlts et de son influence possible
sur les destinées de la France, it n'a qu'á gagner
dans une adhésion loyale á la république. vo,


Passons au parti républicain. Celui-lá est de
tous les anciens partis incontestablement le plus
fort, le seul que les circonstances favorisent, le seul
qui n'ait pas besoin de subterfuges, d'agitations et
de révolutions pour vaincre, ayant pour alliés ces
deux invincibles puissances qu'on appelle le temps
et la force des choses.- Le parti républicain a fait de


LA FIN DES ANCIENS PARTIS
71


grands progrés depuis quelques années; tout a con-
couru á le pousser en avant, et s'il a passé récem-
ment par quelques épreuves, ce n'est pas á ses
adversaires qu'il le doit, c'est á ses propres fautes
ou á, celles de ses amis. D'abord la forme républi-
caine est la seule qui puisse durer dans ,une société
démocratique, et, comme « tous les chemins ménent
á Rome, » tous les progrés d'une société pareille
ménent nécessairement á la république, Ensuite
l'empire, en déconsidérant la monarchie, a beau-
coup contribué á propager les idées républicaines.
Enfin le suffrage universel, que l'empire a enraciné
dans nos mceurs tout en l'intimidant et en le cor-
rompant pour son compte, a un penchant naturel
pour les idées simples et claires. Les beautés scien-
tifiques des gouvernements ponderes et compliques,
qui font vivre en bonne harmonie des pouvoirs et
des principes opposés, ne touchent pas l'esprit du
peuple. II préfére le césarisme ou la république :
entre les deux, il ne connait pas de milieu. Du
moment oil le suifrage universel renonce á se
donner un maitre absolu et héréditaire, la seule idée
qui le frappe est celle d'un gouvernement électif.
Ajoutons á cela que la république est á l'heure
presente le seul gouvernement matériellement pos-
sible, le seul qui puisse se flatter d'accorder les
partis, et que d'ailleurs elle s'impose, au moins
comme provisoire, á ceux mine qui la détestent le
plus. Le parti républicain trouve done aujourd'hui
en France sa cause á moitié gagnée. La fortune lui
vient en dormant : il n'a qu'á se laisser porter par
le vent qui gonfle ses voiles; son succés est certain,
s'il ne le compromet pas Cependant
Pe ut gáter tout cela, et i1 le gatera certainement,




72 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
s'il reste livré á ses seules inspirations, s'il ne
trouve pas dans l'alliance des opinions conserva-
trices un frein en mame temps qu'un appui.


Pas plus que les autres partis, l'ancien parti ré-
publicain ne peut nous sauver á lui tout seul; pas
plus que les autres, il ne peut trouver en lui-mame
assez de puissance pour fonder un gouvernement
durable, assez de sagesse pour inspirer confiance
au pays, assez d'autorité pour obtenir de ses
ciens adversaires l'union, l'unanimité nécessaire
á la fondation de nos institutions définitives. Ce
qui fait aujourd'hui sa principale force, non pas sa
force numérique, mais sa force morale, c'est l'adhé-
sion résolue et réfléchie des hommes qu'il appelle
les républicains du lendemain, et qui s'intitulent
eux-mames les républicains de raison. C'est gráce
á ces recrues nouvelles et á leur sage influence que
l'ancien parti républicain se modifie, se tempére,
apprend á rassurer les conservateurs, á réprimer
les violentes inutiles, et qu'il renonce á la politique
déclamatoire et sentimentale pour devenir un vrai
parti de gouvernement. Si au contraire il abusait
de son sficcés pour violenter la fortune, et qu'il re-
devint exclusif, intolérant, turbulent comme par le
passé, il ne tarderait pas á en Itre puni. Le pays en
aurait peur, et de dégoilt se rejetterait, par-delá la
royauté constitutionnelle, jusque dans les bras do
despotisme impérial.


Bien des gens voient dans la turbulence naturelle
au parti républicain le signe d'une scélératessepro-
fonde et d'une haine féroce contre la société. C'est
plutót une infirmité passagére, une mauvaise ha-
bitude empruntée aux circonstances, et que les cir-
constances devront corriger. Les mauvais pen-


LA FIN DES ANCIENS PARTIS
73 ,


chants do parti républicain tiennent á son passé, á
ses précédents, á son inexpérience, á sa mauvaise
éducation politique. Sous toutes les monarchies
que nous avons eues, ce parti a toujours été plus ou
moins en guerre avec la loi, partant toujours pros-
crit . Il a. contracté l'habitude des revendications
violentes, et s'est accoutumé á regarder' Pacquisi-
tion du pouvoir comme une revanche passagére
dont il faut jouir á la háte en attendant les revers.
Ayant presque toujours appartenu á l'opposition,
il s'est exercé á exciter les passions au heti de les
apaiser. Enfin il a pris les défauts révolutionnaires :
une excessive confiance dans les mots et dans les
formules, un penchant généreux, mais naif, á croire
qu'il suffit de vouloir les choses et de les procla-
mer pour qu'elles soient faites, un esprit exclusif et
jaloux , une disposition souKonneuse , fruit des
longues persécutions qu'il a souffertes, un grand
dédain des traditions et des formes légales, une cer-
taine ignorante des conditions réelles du gouver-
nement, surtout une tendance orgueilleuse á tont
réformer, á tout condamner, á ne voir dans nos so-
ciétés, telles qu'elles sont faites, qu'un amas d'ini-
quités á détruire. En un mot, pourquoi ne pas le
dire? les travers du parti républicain ont plus d'une
analogie secréte avec ceux du parti légitimiste.
Tous les deux sontexclusifs, fanatiques, un peu sec-
ta.ires; tous les deux sont un peu les esclaves d'une
mauvaise tradition démodée qu'ils devraient re-
jeter bien loin dans le passé auquel ils l'empruntent.
De méme que les légitimistes se rattachent aux sou-
venirs de l'ancien régime bien plus qu'á l'entre-
prise avortée de la restauration, les républicains,
ne pouvant s'appuyer sur l'épreuve éphémére de


E. D UVERGIER DE HAURANNE.
5




11
LA RÉPUI3LIQUt "ET LES ANCIENS PARTIS


1848, remontent jusqu'a la Convention pour y pren-
dre leurs modeles. C'est lá, dans les exemples d'un
temps, Dieu merci, bien différent du nótre, qu'ils


s'obstinent á trouver des leQons pour leurs hommes
d'état. • C'est dans les sentiments faussemen


t dra-
matiques, dans les passions démesurées de cette
époque á la fois admirable et infame, dans ce mé-
la,nge d'héroisme et de crime qui étonne confond
le jugement de l'histoire, que beaucoup de nos ré-publicains s'amusent encore á chercher leur ideal
politique anachronisme absurde, qui alarme la


jus é-
tement le pays et qui comprome t á ses yeuX r-
publique. La politique, i l ne faut pas Voublier, n'a
rien de commun avec l'archéologie. Le jacobinisme
et la terreur, dont on evoque si imprudernment


l'i-


mage, sont des choses du passé, contrae anejen ré-
gime; ils ne sont pas mojas odieux que l'ancien ré-
gime lui-méme á l'immense majorité du pays. S'il
est des hommes que ces exemples séduisent, en de-
hors des lettrés et des historiens qui les vantent,
c'est surtout, il faut bien le dire, par les cdtés bas
de la nature humaine, par les appétits, par les con-
voitises, par les feroces passions qu'ils encouragent,
et qui ont été dans tous les temps les pires enne-
mis de la liberté.


C'est lit ce que, dans le langage du jour, en ap-
pelle la queue


de la république, et ce qui éloignp,
d'elle tant de bons citoyens disposés d'ailleurs á la
soutenir. Les patriotiques, mais inutiles fureurs du
dictateu r de la défense nationale, les atrocités et lesimpiétés de la commune ont augmenté encere cette
défiance, qu'il fallait s'efforcer de calmer. Le parti
républicain, a.yant toujours été un parti révoluti on-
naire , tramite forcément derriére lui une arriér


e-


LA FIN DES ANCIENS PARTIS
75


Barde suspecte. Il faut qu'il s'en dégage á tout prix,
et il ne pourra s'en dégager qu'en cherchant un ap-
pui dans les opinions modérées. S'il veut fonder
Mune république réguliére et légale, il ne faut pas
qu'il reste un parti fermé , tel qu'il est sorti des
mains de l'empire; il faut qu'il donne lui-nAme aux
autres partis récalcitrants l'exernple de Poubli et de
l'abdication du passé; il faut enfin qu'au lieu de
s'appeler radicale, en faisant sonner bien haut cette
vaine épithéte, la république se contente d'un titre
plus modeste, plus conforme á sa mission repara-
trice et aux besoins présents de la France; — que,
saos renoncer á aucune des reformes pressantes que
le pays atten.d d'elle, elle ne perde pas de vue que
son premier devoir est d'offrir un point de rallie-
rnent á tous les honnétes gens fatigues de nos divi-
sions, désireux d'y mettre un terme et résolus á ne
plus consulter désormais que l'intérét national .


Dans cette énumération des anciens partis, de
leurs forces et de leurs chances, nous avons negligé
le bonapartisme, paree qu'é proprement parler le
bonapartisme, pas plus que la commune, ne sau-
rait 'etre appelé un parti. Ces deux fréres jumeaux
de la démagogie sont j ustement l'ennemi centre le-
quel la république modérée doit rallier toutes les
forces de la France. On ne peut voir en eux que
des pirates qui guettent l'occasion de fondre sur elle
et d'achever sa ruine. Les uns osent se dire les d éfen-
seurs de l'ordre, les autres les champions de la li-
berté; au fond, ce sont les mémes convoitises qui
les animent. Les bonapartistes se sont charges de
nous donner leur mesure le jour oú un de leer
»timan; ipubiié en axil, déclarait aux soldats
la commune qu'il était avec « l'héroique popula




76 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
de Paris contre les égorgeurs de Versailles; » ils
nous la donnent encore trop souvent lorsque leurs
chroniqueurs salariésdénoneent á l'étranger les ar-
mements de la France. Le jour oú notre malheu-
reuse patrie serait obligée de se jeter dans les oras
de l'empire pour échapper á la commune, ou ne
pourrait se délivrer de l'empire qu'en tombant dans
la commune, c'en serait fait d'elle pour toujours.:
En ce moment, ces deux grandsfiéaux de la société
francaise sont également vaincus; nous ne rede
viendrons leur proie que si nous le méritons.


II. — La vraie politique conservatrice.


Qui done pourra imposer silente á nos divisions?
Qui pourra réunir sur un terrain commun tour les
hommes « de paix et de bonne volonté, » comme
dit l'Ecriture? Nous venons de le voir, ce ne sera
ni la légitimité, ni l'orléanisme, ni la république
radicale. Quant á la démagogie, sous toutes ses for-
mes, c'est justement le fléau qu'il s'agit d'éviter.
faudra done que ce soit un parti nouveau ; mais le-
gue' encore ? Le pays est contraire á toute appa-
rence de restauration monarchique et contraire á
toute apparence de désordre ; il est profondément
conservateur, et il penche visiblement vers la répu-
blique. 11 n'y a done plus qu'un gouvernement pos-
sible, celui de la république conservatrice. Voilá le
nouveau parti qu'il s'agit de fonder et qui peut seul
nous mettre d'accord.


C'est ici que les anciens partis se récrient ; ils af-
fectent de ne pas nous comprendre. Qu'est-ce done,


LA VRAIE POLITIQUE CONSERVATRICE


77
diSent-ils, que cette république conservatrice, sinon
une alliance de mots contradictoires et une misé-
rabie équivoque? Si ce n'est une «ruse de guerre, »


91c'est une « duperie » et une bétise. C'est le cheval
de Troie par on le parti conservateur introduira
pennemi dans nos murs. Quand l'épithéte aura servi
de passeport au substantif, on la mettra de cóté, et
ron ne trouvera au fond de la république conser-
vatrice que la république radicale. En quoi d'ail-
leurs cette nouvelle forme de gouvernement con-
siste-t-elle, en quoi différe-t-elle de toute autre ré-
publique ? Les radicaux la traitent eux-m'émes


kcomme un masque de circonstance qu'ils vont ar-
racher bientót de leur visage, et dont ils ont háte
de se délivrer. Les parlementaires ajoutent que
c'est une mystification sciemment combinée pour
servir la politique personnelle de M. Thiers et
(aire accepter á la France le pouvoir d'un seul
homme.


Eh bien! malgré ces agréables railleries, la répu-
blique conservatrice fait son chemin, et ces deux
mots si simples contiennent tout l'avenir de la
France. Le pays, qui n'est point subtil, n'a pas de
peine á les comprendre, et il le prouve en accor-
dant sa confiance á la politique du gouvernement.
La république conservatrice est la morí des anciens
partis : il n'est pas étonnant que les anciens partis
la méconnaissent. Elle n'est autre chose au fond
qu'un terrain commun ouvert á toutes les opinions
légales, une reconstitution de Popinion publique
sur des bases meilleures et plus solides. Ce n'est pas
une forme de gouvernement, ni un systéme d'insti-
tutions d'un nouveau genre; c'est quelque chose de
plus, c'est un renouvellement complet des mceurs




78 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
et des idées politiques de la France. Les constitu-
tions ont leur utilité; mais les mceurs publiques
d'un pays sont une chose bien plus importante que
les systemes politiques . Ce sont done les mceurs
qu'il faut réformer tout d'abord en faisant prévaloir
un gouvernement sensé, calme, imparcial, qui re-
mette, pour employer une expression familiére, les
anciens partis á leur place, qui les dégoílte de la
violente en la rendant inutile, et qui leur enseigne
par son exemple la puissance d'une politique mo-
dérée.


Faut-il une définition plus claire? La république
conservatrice n'est autre chose que la trove actuelle
transformée en paix définitive. Bien loin d'y trou-
ver la violation des promesses faites par le pouvoir
aux chefs des anciens partis, on ne doit y voir que
la conséquence naturelle de leurs sacrifices reci-
proques et de leur besoin d'union. En leur faisant
accepter une suspension d'armes, le gouvernement
préparait par lá meme leur pacification future. La
fameuse trove de Bordeaux n'aurait été qu'un leurre
pour le pays, si elle ne devait 'etre qu'un entr'acte
entre deux périodes d'anarchie et de guerre civile.
Tous les efforts d'un gouvernement honnéte de-
vaient tendre á. écarter cet avenir funeste et á tiren
d'un accord passager une paix permanente et défi-
nitive. Il n'y a eu la ni déloyauté ni subterfuge;
n'y a eu que la force des choses, l'intelligence des:
besoins du pays et raccomplissement d'un devoir
national. Ceux qui gémissent aujourd'hui du succés
de la république conservatrice sont des hommes
qui regrettent secrétement les discordes civiles;$
ceux quilui font la guerre, á quelque opinion qu'ils
appartiennent, soit au nom du radicalismo, soit au


LA VRAIE POLITIQUE CONSERVATRICE
79


nom de la royauté ou de l'empire, font la guerre á
la patrie elle-méme et repoussent sans le savoir la
seule planche de salut qui nous reste.


On a fait reproche á M. Thiers de ce qu'á Bor-
deaux, quand il fut investi du pouvoir par l'assem-
blée nationale, il ne se pronongait pas encore clai-
rement entre la république et la monarchie. On au-
rait voulu qu'il arborát le drapeau d'un parti; g'au-
rait été plus loyal, dit-on. On aurait su par lá á qui
l'on avait affaire, et l'on aurait pu dos lors traiter
le gouvernement en ami ou en ennemi. Oui, g'au-
rait été plus loyal á l'égard des partis; mais était-ce
:plus loyal á l'égard de la France? II s'agissait bien
alors, pour un gouvernement patriote, de faire les
affaires des républicains ou des royalistes! L'homme
á qui la confiance nationale imposait la glorieuse
et lourde tache de sauver le pays avait bien á se
préoccuper de ses devoirs envers telle ou telle co-
terie politique ou parlementaire I Il devait avant
tout faire accepter la trove; pour cela, il ne devait
devenir l'instrument d'aucun parti, pas plus du
parti républicain que d'aucun parti monarchique.
La république, quoique indispensable, ne devait
pas étre celle des républicains tout seuls, celle d'une
faction suspecte; elle devait étre celle de tout le
monde. C'est ce que M. Thiers exprimait alors par
cette formule célebre dont on a tant abusé depuis :
« la république sans les républicains, » c'est-á-dire,
non pas, comme on a paru le croire, une république
hostile aux républicains, les proscrivant, leur fai-
sant la guerre et les chassant de son sein, mais bien
une république dégagée des passions et des illu-
sions républicaines, affranchie du joug de la tradi-
tion révolutionnaire. Voilá quelle république il fal-




80 LA BE PUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
lait pour le salut de la France, et c'est encore celle
qu'il nous faut aujourd'hui.


Ou bien la trove de Bordeaux devait Itre rompue
dés l'origine, ou bien elle devait finir par s'imposer
d'elle-mOme á tous, comme la meilleure solution
définitive á nos longues perplexités. Une fois les
partis domptés, les discussions calmées, la paix pu-
blique assurée par le régime actuel, quel homme de
bon sens pouvait refuser de consolider ce régime
pour courir les hasards d'une révolution nouvelle?
Comme dit le proverbe, le mieux est l'ennemi du
bien. Les conservateurs , qui passent pour des
hommes sages, devaient done tous les premiers se
rallier á la république de M. Thiers. Le concours
des républicains était plus douteux. II se pouvait
qu'une telle république ne fíat pas de leur et
qu'ils lui fissent la guerre. C'était la seule chance
sérieuse qui restát á la monarchie. En ce cas seule-
ment elle reprenait ses droits , et les conservateurs
pouvaient essayer de revenir it leurs anciennes af-
fections.


Jusqu'ici, malgré quelques brutalités de langage
au fond sans grande importante, et qui passeraient
presque inapereues dans un pays moins prompt it
s'alarmer que le nutre, les républicains se sont re-
f usés obstinément á fournir aux royalistes l'occasion
désirée. Il est arrivé une ehose á laquelle on ne s'at
tendait guére : ce sont les, conservateurs qui ont at-
taqué le gouvernement de « la république sans ré-
publicains ; » ce sont les républicains de la veille
qui l'ont accepté et soutenu. Ce sont les hommes
tnodérés qui se sont montrés exclusifs, défiants, ir-
réconciliables ; ce sont les hommes violents qui ont
montré de la patience et de Pabnégation. On assure


LA VRAIE POLITIQUE CONSERVATRICE
81


sont fatigués de ce róle, et que leur ancien
naturel va bientót reprendre le dessus. En attendant
ce changement de scéne, qui doit, dit-on, porter le
coup de gráce á la république conservatrice, et faire
cesser le scandaleux mensonge de cette bizarre in-
terversion des roles entre les conservateurs et les ré-
volutionnaires, il faut bien que le gouvernement
vive; á moins que les royalistes ne soient tout préts


occuper sa place, il y a intérét pour le pays it ce
que son autorité se soutienne. Qu'on soit done in-
dulgent pour son apostasie, et lui pardonne
ce grand crime de se laisser appuyer par ceux qui le
défendent contre ceux qui le combattent.


Mais, puisque la modération des radicaux tire á
sa fin, qu'attendent. done les conservateurs pour se
rallier au gouvernement ? Puisque l'ordre légal et
les intéréts conservateurs sont leur unique souci,
et que ces intéréts sont gravement compromis, que
n'accourent-ils á leur défense, pour s'en approprier
tout l'honneur? Pourquoi, au lieu d'imiter l'intem-
pérance de leurs adversaires, ne viennent-ils pas
dés aujourd'hui se ranger autour de la société me-
nacée? Ce serait plus utile que de crier dans leurs


.1journaux contre la république conservatrice, et de
prédire le prochain triomphe de la république radi-
cale. Quelle raison peuvent-ils avoir d'alarmer l'o-
pinion publique, d'affaiblir un gouvernement qui
est encore leur seule sauvegarde contre le radica-


? Il serait plus sage, plus habile d'entrer loya-
lement dans la république, de la conquérir á leurs
idées. C'est leur droit, comme le nétre á tous, et les
radicaux ne peuvent pas plus leur en interdire l'u-
sage qu'ils ne peuvent eux-mémes contester aux ra-
dicaux le droit de les combattre. Pourquoi, quand




82 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
on peut se défendre en plein jour et prendre le
monde á témoin de sa vertu, préférer la guerre des
subterfuges, des embuscades et des aventures ?


Non, ce n'est pas la république conservatrice qui
repoussera jamais le concours de ces ouvriers de la
douziéme heure, et qui suspectera gratuitement leur
sincérité Qu'ils viennent á nous sans faire de re-
serves mentales, sans se ménager des portes de sor•
tie, et ils seront des nótres. Sans doute, une telle
adhésion ne doit pas étre une simple ruse de guerre;
nous ne voulons pas non plus qu'elle soit un dégui-
sement pour une réaction monarchique. Nous n'en-
tendons pas plus opprimer le parti républicain sous
le couvert de la république que ruiner le parti con-
servateur en usurpant son nom. 11 s'agit seulement
de donner á notre pays des institutions qui durent
plus longtemps que nos monarchies modernos.
Pour nous du reste, la république, étant la chose de
tous, ne saurait é' tre l'ceuvre d'un seul parti. Si la
monarchie ne peut contenir que des monarchistes,
si la république radicale n'a de place que pour les
radicaux, la notre au contraire ne repousse personne,
et elle croit que les gouvernements périssent plus
souvent par la défiance que par la trahison.


11 y a quelques mois, de telles offres auraient été
accueillies avec dédain par les monarchistes.
n'en est plus tout á fait de mame á l'heure présente.
Quelques-uns d'entre eux ont donné l'exemple, et
peu á peu le groupe des conservateurs libéraux se
rapproche de celui des conservateurs républicains.
Il faut avouer qu'ils ne se résignent pas de tras
bonne gráce. Ils viennent en maugréant, en exba-
lant leur amertume par des récriminations quoti-
diennes, en saisissaut toutes les occasions de mal-


L VRAIE POLITIQUE CONSERVATRICE
83


mener la république : ils font un demi-pas en ar-
riare pour chaque pas qu'ils ont fait en avant; mais
enfin leur désir secret, visible á travers leurs plaintes
mames, est d'entrer en arrangement avec la répu-
blique. Seulement ils ont une maniére originale
d'entendre la république conservatrice,, celle du
moins á laquelle ils accorderaient peut-ltre leur
concours. A leurs yeux, la république conservatrice
doit étre une ligue défensive et offensive de tous les
républicains du lendemain contre tous les républi-
cains de la veille. Ils voudraient qu'en retour de
leur adhésion, on leur assurát, pour ainsi dire, la


hors la loi des radicaux , qu'on jurát de les
combattre systématiquement, éternellement , quoi
qu'ils disent, et les emplchát d'arrive'r au
pouvoir par tous les moyens. lis voudraient que
M. Thiers rassurát la France en prenant avec les ra-
dicaux l'attitude d'un saint Michel terrassant le
dragon. Si la république ne leur garantit pas la des-
truction du radicalismo, elle est, disent-ils, con-
vaincue d'impuissance, et c'est perdre sa peine que
de la soutenir. C'est une derniére sommation
lui adressent ; qu'elle les satisfasse sur-le-champ,
ou bien ils vont retourner á la monarchie.


Eh bien ! qu'ils y retournent, s'ils ne sont pas
plus sages. Se figurent-ils done que la monarchie,
quand mame ils seraient parvenus á la relever, les
mettrait éternellement á l'abri des idées radicales ?
Peuvent-ils croire sérieusement que la présence
d'une royauté réduirait le partí révolutionnaire á
l
'impuissance ? Ce parti ne sera-t-il pas cent fois
plus redoutable quand la haine commune de la mo-
narchie lui donnera pour alliés tous les républicains
honnétes, qui se retourneront contre lui, sous la ré-




84 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
publique, toutes les fois qu'il menacera l'ordre legal?
Quelle vertu miraculeuse attribue-t-on i l'institu-
tion monarchique ? S'imagine-t-on qu'il y ait un
systéme d'institutions politiques qui assure aux na-
tions le bienfait d'un repos éternel, et qui les dis-
pense des luttes sal utaires et quotidiennes , des
nobles et souvent pénibles travaux de la liberté?
Fussions-nous en monarchie, et en monarchie aussi
conservatrice , aussi réactionnaire qu'on voudra,
nous n'en serions que plus exposés á des convulsions
violentes. Défaite pour défaite, si les conservateurs
doivent en essuyer un jour, ne préférent-ils pas en-
core aux catastrophes révolutionnaires ces défaites
légales, réguliéres , réparables, dont on appelle á
l'opinion publique , dont on travaille á prendre sa
revanche, et oiti le vaincu lui-méme est protégé par
les garanties de la loi? La France ne souffre pas
tant de la nature des opinions professées par les
partis que du caractére et de la conduite des partis
eux-mémes. Notre grand malheur est que toas les
gouvernements qui se succédent chez nous sont is-
sus des révolutions. Un grand progrés serait ac-
compli, et beaucoup de nos terreurs s'évanouiraient
bien vite, le jour oit, par la pratique d'une liberté
réguliére, nous aurions appris a marcher dans les
voies légales et á respecter le droit de nos adver-
saires, lors méme que l'usage nous en déplait.


Dans un gouvernement libre, toutes les opinions
sont égales devant la loi; il n'y en a point qu'il soit
permis de proscrire, et l'intolérance chez les partis
ne prouve qu'une chose, c'est qu'ils ne sont pas di-
gnes de la liberté. Voilá pourquoi on a peine it com-
prendre l'étrange langage tenu aux républicains nao-
dérés par ceux des anciens monarchistes qui leur


LA VRAIE POLITIQUE CON SERVATRICE
85


proposent tardivementleuralliance « Prouvez-nous,
s'écrient-ils, que vous détestez les radicaux autant
que nous. Rompez toute espéce de concert avec eux.
Creusez un abiine, élevez une barriére élernelle en-
tre eux et vous, et nous pourrons peut-étre avoir
confiance dans le gouvernement de la république. »


« Eh ! messieurs, devrait-on leur répondre, vous
vcus trompez d'adresse. Un gouvernement n'est pas
une église et n'a pas d'anathémes á lancer contre
les partis. II ne s'agit pas ici de préférences senti-
mentales, mais d'intéréts positifs, d'intéréts natio-
naux, qui dans es pays libres et dans les gouver-
nements représentatifs doivent étre débattus et sau-
vegardés en commun. Ces intéréts publics passent
avant notre agrément et vos répugnances. Nous fe-
rons avec le parti radical ce que nous faisons avec
vous-mémes, nous le soutiendrons quand il aura
raison, nous le combattrons quand il aura tort. »


Ainsi « il faut creuser un ablme » entre les con-
servateurs et les radicaux. Qu'ils sont peu des
hommes d'état, ceux qui emploient ces formules
hautaines ! Quoi, est-ce possible ? « creuser un
abtime » entre deux opinions, deux partis , deux
classes de la société frangaise ? C'est lit le genre de
prudente et d'apaisement que certains libéraux nous
recornmandent ! Les divisions ne sont pourtant que
trop profondes dans notremalheureux pays. Cette
nation, dont le caractére est si bienveillant, dont les
mceurs semblent si douces, est peut-étre celle du
monde oit Pon se déteste le plus. Un siécle aprés la
révolution frangaise, nous portons encore dans la
politique les sentiments haineux des guerres de re-
ligion, et voilá les passions déplorables qu'on nous
engage it faire épouser au gouvernement du pays !




86 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
C'est quand les malheurs de la patrie nous exhor-
tent á nous rapprocher les uns des autres, quand
l'union de toutes les forces nationales est devenue
une nécessité supreme, qu'on veut faire décréter so-
lennellement l'état de guerre entre les partís, et
leur infliger par avance une sorte de damnation
éternelle !


Si telles étaient vraiment les conditions de l'adhé-
sion des conservateurs á la forme républicaine, le
gouvernement devrait en désespérer. Ce qu'on lui
demande, ou, pour mieux dire, ce qu'on exige de
lui, c'est qu'il fasse aux républicains radicaux un
procés de tendance, et qu'il chátie leurs intentions
présumées sans attendre leurs actos. Or jusqu'ici le
gouvernement et les conservateurs sinceres n'ont
contre ce parti aucun sujet de plainte bien grave.
Sans doute son calme mame éveille quelques dé-
flancos; certaines gens ont beaucoup plus de peine
á lui pardonner les marques de modération qu'il a
données que les retours de violente auxquels il se
laisse alter de temps á autre ; mais il serait difficile
de lui faire un crime tout á la fois de sa sagesse,
quand il est salte, et de sa folie, quand il cesse de
l'étre. S'il est bien vrai, comme on aime á le dire,
et comme quelques-uns de ses adhérents se plaisent
sottement á s'en vanter, qu'il joue une comédie
vant la France et devant l'Europe, c'est dans tous
les cas une comédie utile á notre repos , et bien
loin de vouloir y mettre fin, il faut souhaiter qu'elle
dure longtemps. Un parti qui a assez de discipline
et d'esprit politique pour contenir ses impatiencelá,
et dominer ses passions, mame dans l'espoir de les
satisfaire un jour, n'est pas si incorrigible et si in-
gouvernable qu'on voudrait le croire. Si la crainte


LA VRAIE POLITIQUE CONSERVATRICE
87


de Dieu est le commencement de la sagesse,
l'inté-


rét bien entendu est le commencement de la bonne
politique.


Apprenons done á nous respecter un peu plus et
h, nous soupeonner un peu moins les uns les autres;
sínon, les anathémes des monarchistes justifieraient
la défiance et les rancunes du parti radical. On
n'aurait plus le droit de reprocher á M. Gambetta
son éloquence fanfaronne et ses dénonciations bru-
tales, si Pon ne cessait de dénoncer les républicains
au mépris public. Les hommes sont au fond bien
plus sinceres et bien moins perfides qu'ils ne le
croient eux-mames. Ce qu'ils pratiquent longtemps,
ils finissent par le penser ; c'est sur la puissance de
l'habitude qu'il faut compter pour tempérer l'ardeur
des radicaux. Les conversions les plus éclatantes
ne sont pas toujours les plus sérieuses; on ne peut
pas demander á des hommes politiques de se renier
brusquement eux-mémes et de venir faire amende
honorable, la corde au cou, comme les pénitents
du moyen áge. C'est par l'usage et par les mceurs
que se refont insensiblement les doctrines. Encore
quelques années de république, et vous yerres les
radicaux eux-mémes observer scrupuleusement la
loi. Les partis se rapprocheront les uns des autres,
et au lieu de la guerre sociale qu'on nous préche
nous aurons un régime de liberté légale, sujet aux
fluctuations de tous les pays libres, mais obéi et
soutenu par tous.


Sont-ce la,, comme certains esprits forts l'assurent,
de vaines espérances et de ridicules illusions ? La
république, telle que nous l'entendons, c'est-á-dire
le régne de la loi, est-elle done impossible dans


11
une société comme la nótre? Notre démocratie fran-


11.




88 LA RÉPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
gaise est-elle un terrain pouvant oit l'on ne peut
rien fonder de solide? Est-elle éternellement con-
damnée, comme le dieu de la fable, á dévorer ses
enfants? Doit-elle défaire chaque matin ce qu'elle a
fait la veille, et détruire successivement toutes les
institutions qu'elle se donne? Soyons de bon compte,l
et ne nous payons pas de mots : le grand défaut de
notre nation n'est pas son godt pour ranarchie;
c'est au contraire une docilité trop grande á toutes
les impulsions donne, c'est une obéissance
résignée aux gouvernements établis, une soumis.
sion passive á la loi, quel qu'en soit l'auteur, men»
á la loi du plus fort quand il n'y .en a pas d'autre.
La démocratie frangaise est essentiellement conser.
vatrice de l'ordre legal, et elle le respectera certai-
nement, si les partis savent le respecter eux-mames.
Les révolutions dont on l'acense sont beaucoup plus
le fait des factions et des gouvernements eux-mames
que celui de la masse de la nation. Faut-il s'éton-
ner si ces perpétuels changements, qu'elle subit
sans en etre la cause, et dont elle cherche á s'ac-
commodér sans les avoir voulus, la surprennent, la
désorientent , la découragent , et lui font perdre
quelquefois l'equilibre? Ce n'est pas la faute de
l'opinion publique, si les hasards des révolutions
et les exagérations des partis victorieux la poussent
toujours d'un extrame á, un autre. Satis doute elle
manque de sang-froid et -de prévoyance. Elle n'a
pas cette prudente politique, si rare mame chez les
hommes d'état, qui les preserve des exagérations
régnantes, et leur permet de traverser d'un pied
les époques les plus troublées de l'histoire. Elle
dépasse bien souvent le but dans son impatience de
l'atteindre. Quand l'ordre legal est menacé, elle se


LA VRAIE POLITIQUE CON SERVATRICE
89


iette dans la réaction, au détriment de la légalité et
'de rordre mame, qu'elle veut défendre. Quand la
réaction devient menagante á son tour, quand la
souveraineté populaire est en danger, elle se rejette
vers l'excés contraire, et elle tombe dans la poli-
tique radicale, sans comprendre qu'elle fournit des
armes á la réaction. C'est ainsi que l'opinion pu-
blique verse tour á tour dans la détnagogie et dans
la dictature, sans pouvoir depuis longtemps se re-
poser dans l'ordre légal. C'est un travers dont il faut
la guérir, mais ce n'est pas une raison pour déses-
pérer de l'avenir 211 pour donner soi-mame au pays
rexemple des exagérations qui le perdent. Il n'y a
qu'un seul moyen pour empécher la France d'os-
ciller éternellement entre les partis extremes : c'est
de faire de la politique modérée. La violente n'est
bonne qu'á exaspérer les passions, á semer l'effroi
dans le pays et á le pousser justement dans les bras
des partis extremes, auxquels on voudrait le sous-
traire. Puisque l'opinion publique manque de sang-
froid et de mesure, on n'y remédiera pas en imitant
les défauts lui reproche; on ne la corrigera
qu'en lui donnant patiemment l'exemple des versus
qui lui manquent, et en Phabituant elle-méme á les
pratiquer.


Cette táche est justement celle de la république
conservatrice, et ceux mame qui ne croient pas á
son succés n'ont pas le droit de lui refuser leur
assistance dans cette patriotique entreprise. Dat-
elle périr malgré leurs efforts, en travaillant pour
elle, ils auraient travaillé aussi pour eux-mémes.
On ne leur demande ici que de consulter leurs in-
térets. S'ils persistent á croire á l'efficacité des
Innyens violents, qu'ils attendent au moins, pour




90 LA RIlPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
pracher leur croisade , que nous ayons fixé d'un
commun accord les institutions du pays. Alors ils
seront libres de guerroyer á leur aise soit contre les
radicaux, soit mame contre les modérés. Personne
d'ailleurs ne peut leur garantir que les radicaux
n'arriveront jamais au pouvoir, et qu'ils n'y com-
mettront pas des fautes; on peut mame prédire que
leur tour viendra un jour ou Pautre, quelle que soit
la forme du gouvernement, paree que les conser-
vateurs commettront eux-mames des fautes dont les
radicaux profiteront. Le jour n'est peut-étre pas
trés-éloigné oil les modérés de toute opinion de-
vront se coaliser pour tenir tate á, un gouvernement
radical. Raison de plus pour ne pas bouder la ré-
publique et pour asseoir solidement les institutions
qui seront notre sauvegarde. On affecte souvent de
penser que le choix de la monarchie ou de la répu-
blique est une chose secondaire, et que l'opinion de
la France se divise dés á présent en deux partis
tranchés, le parti conservateur et le parti radical.
Sans doute il en sera ainsi quand la république sera
fondée. A l'abri des institutions choisies librement
par la nation et, il faut l'espérer, respectées de ceux
mame qui ne les auront pas votées, le pays se divi-
sera comme partout ailleurs en deux partis régu-
liers ; mais il faut d'abord que la république soit
faite : tant que cette question préjudicielle n'aura
pas été vidée, la confusion régnera dans les partis,
et ce grand duel des conservateurs a.vec les réfor-
mateurs, cet éternel procés qui fait la vie des pays
libres, ne pourra pas se plaider faute de juges.


Puisque Pon a bate de rentrer dans l'état normal
et d'écarter tout mélange, il n'y a qu'une chose á
faire : il faut organiser la république. Si l'on


LA VRAIE POLITIQUE RÉ PUBLICAINE
91


cherche une panacée contre telle ou telle doctrine
ou un instriíment favorable á telle ou telle politi-
que, assurément on ne l'y trouvera pas; la républi-
que en elle-mame n'assurera le monopole du pouvoir


aucune opinion particuliére. Il ne faut y chercher
que le cadre légal dans lequel tous les partis seront
appelés á se mouvoir et á se combattre librement.
Les institutions politiques, surtout chez une nation
divisée comme la notre, ressemblent aux régles d'un
tournoi, que les adversaires appelés á lutter l'un
contre l'autre doivent fixer d'un commun accord.
Il importe done á/ tout le monde que tout le monde
apporte son concours á l'établissement de la répu-
blique. L'unanimité des résolutions peut seule don-
ner á nos institutions futures l'autori té nécessaire á
la défense des intérats conservateurs et á la sécurité
de l'ordre social.


— La vraie politique républIcaine.


L'intérét des conservateurs á soutenir le gouver-
nement actuel est d'une telle évidence qu'on s'é-
tonne de le voir méconnaltre. Si l'assemblée natio-
nale avait fondé la république dés les premiers
mois, l'influence des conservateurs serait aujour-
d'hui bien plus grande. Ils seraient restés les con-
seillers naturels du gouvernement, les arbitres in-
contestés de l'opinion publique. Leur autorité se
serait accrue par leurs concessions mames. Quoi-
qu'il soit bien tard pour changer de route, elle ne
peut encore que s'amoindrir par des hésitations et
par des résistances nouvelles.


11Sitari




92 LA RÉPUBL1QUE ET LES ANCIENS PARTIS


Les républicains, il faut l'avouer, ceux du moins
de Popinion radicale, ont un bien moitidre intérat
á agir de mame, s'ils ne considérent que leur in-
fluence personnelle et le succés de leur parti. II y
a un an, pour sauver la république menacée par les
royalistes, ils auraient volontiers conseuti á la rece-
voir des mains de l'assemblée actuelle ; mais au-
j ourd'hui les fautes des conservateurs ont mis la
majorité dans leurs mains. Ils n'ont plus rien á
redouter pour la république elle-mame, et beaucoup
d'entre eux conoivent mame l'espérance d'arriver
directement au pouvoir. Ils n'ont done plus besoin
que le gouvernement les protége; ils peuvent atten-
dre sans inquiétude l'époque des élections futures,
et concentrer tous leurs efforts sur les candidatures
purement radicales. C'est le résultat inevitable des
lenteurs et des intrigues royalistes. Chaque jour
dépensé par l'assemblée en récriminations et en
vaines querelles ajoute aux forces du parti radical,
et lui donne la tentation de s'en servir non-seule-
ment contre la monarchie, mais bien contre la ré-
publique conservatrice elle-mame.


Néanmoins, si les républicains se placent á un
point de vue plus élevé, s'ils pensent un peu davan-
tage á l'avenir, á la durée de cette républíque qu'ils
semblent aimer d'un si fervent amour, et dont l'in-
térét ne peut pas étre separé de celui du pays, ils
s'apercevront qu'ils doivent rester fideles á la politi-
que conservatrice, et qu'un retour pur et simple á la
politique radicale ne leur offrirait que des satisfac-
tions d'amour-propre, achetées au prix de la tran-
quillité de la France et peut-étre du salut de la ré-
publique. Ils verront que tout leur commande de
résister á la tentation d'un succés éphémére, bien-


LA VRATE POLITIQUE RÉPUBL1CAINE
93


tat suivi de quelque eatastrophe. Ils se garderont
rnéme, s'ils sont sages, de triompher trop bruyain-
ment des victoires de la république, et ils s'appli-
queront avant tout á faire mentir les propos qui les
représentent comme des comédiens de modération,
préts á se ruer sur le pouvoir et á bouleverser la
société.


Pourquoi ? Paree que la France a besoin de repos,
et qu'elle a peur de ce qui pourrait la troubler. Un
de leurs chefs le leur disait, il y a peu de jours 1,
dans un discours oil la sagesse se méle étrangement
á la violence et oú le bon sens de Phomme politique
semble dominé trop souvent par les emportements
du démagogue et les rancunes de l'homme de parti :
« La France a peur; » ka longue habi tude du pouvoir
absolu, l'expérience fréquente des révolutions sou-
daines, l'absence des longues traditions politiques,
Pont rendue prudente et mame timide; les malheurs
sans précédents qui viennent de l'accabler lui ont
fait de ce défaut une nécessité et presque une vertu.
Elle a besoin de .


se recueillir et de reprendre ses
forces. Toute opinion qui essaierait brutalement de
s'imposer á cette nation convalescente ne réussirait
qua, l'épouvanter. C'est apparemment pour cette
raison que le chef de la gauche radicale, ajoutant
l'exemple au précepte, accompagnait ces sages avis
d'un flot de paroles intolérantes et belliqueuses,
propres á. semer partout l'inquiétude. C'est égale-
ment dans ce dessein, du moins il faut le croire,
qu'il terminait sa pacifique harangue par une ex-
communication solennelle, urbi et orbi, con tre tous
les mécréants monarchistes qui pourraient essayer


1. m. Garrbetta au banquet de Grenoble.




de se glisser dans la république, sans avoir fait p é_ 4111
nitence á la porte de l'église, et humblement con-
fessé leurs erreurs.


Eh bien ! les républicains auraient tort d'applau-
dir sans reserve á ces paroles légéres et arrogantes.
Ils y perdraient leur plus grande force, celle de la
modération, leur plus précieuse conquéte, celle de
Pestime chaque jour croissante de la France. C'est
faire le jeu des royalistes que de fournir un prétexte
á leurs accusations. C'est dégoúter le pays de la ré-
publique que de la lui montrer sous l'aspect du fa-
natisme et de la défiance. La république doit venir
á tous, la main ouverte et le visage souriant. 15.utre-
ment elle n'est plus qu'un parti comme un autre, et
elle mérite á son tour les reproches qu'elle adresse
á, ses adversaires, quand elle les acense si justement
de n'avoir pas le sentimentmational. Oui, elle serait
bien diminuée dans l'histoire, s'il no s'agissait plus
pour elle de pacifier et de relever la France, mais
bien de revanches personnelles á prendre, d'arnours-


propres á satisfaire , de places á distribuer, de
triomphes oratoires á remporter, ou ralme de théo-
ries abstraites á imposer au pays ! La France et la
république seraient toutes les deux bien malades,
si, aprés le départ de cette assemblée, elles devaient
tomber sans transition dans les mains d'une assem-
blée purement radicale!


Cette assemblée, dira-t-on, sentirait le besoin
tre salte : elle ne pourrait l'étre, si la majorité y
était composée tout entiere de soldats obéissant au
rnéme chef. La seule chose qui empéche les partis
de se perdre, c'est la résistance qu'ils rencontrent
et les concessions qu'ils sont obligés de faire. Un
gouvernement purement radical succédant á. cal"`


LA VRAIE POLITIQUE RÉPUBLICAINE


95


de M. Thiers, ce serait la république se séparant
avec éclat des conservateurs, les foreant á devenir
ses ennemis, les livrant á toutes les tentations réac-
tionnaires. Ce serait une lutte de tous les instants
entre deux partis tranchés et inconciliables ; ce se-
rait le parti conservateur moralement insurgé contre
la république, le parti radical exaspéré, 4perdant la
téte, — tout le fruit de deux ans de sagesse anéanti,
— la France enfin retombant dans l'orniere des ré-
volutions sans issue et parcourant de nouveau la
triste série de ses métamorphoses monarchiques,
dictatoriales et républicaines. Voilá oir pourraient
nous conduire la politique d'exclusion du parti ra-
dical et l'impatiente ambition de ses chefs. Qu'ils le
sachent bien, la république sans conservateurs n'est
pas moins impossible á fonder que la république
sans républicains. Pour les uns comme pour les
autres, il ne s'agit 'pas de « creuser des abis mes, »
mais de combler autant que possible ceux qui sont


ioreusés. Radicaux ou royalistes, les partis qui crea-
Isent des abimes finissent toujours par y étre en-
gloutis.


La république est de tous les régimes celui au-
quel cette politique nuirait le plus. Elle a moins
d'intérét que tout autre á entretenir les divisions de
la société frangaise et á les exagérer aux yeux du
pays. Son principal mérite consiste au contraire á
en effacer les dernieres traces en achevant dans les
esprits une révolution depuis longtemps consommée
dans les faits. C'est done lui rendre un mauvais ser-
rice et commettre une rnauvaise action que de re•
présenter la France, ce pays oir la complete égalité
l'gne dans les droits politiques non moins que dans
les droits civils, comme un peuple d'ilotes á peine


94 LA 11E1)13131.1QU El' LES A .NCIENS PARTIS




96 LA 11ÉPURLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS
a ffranehis, et obligés encere d'opprimer leurs mai-
tres pour n'are pas ramenés sous le joug. Ces décla.
mations troublent les esprits, égarent les conscien.
ces, pervertissent le sens politique et nuisent en
définitive au parti qui les emploie, puisqu'elles font
durer les malentendus qui ont si longtemps rendu
la liberté suspecte et la république odieuse au pays
Non, il ne sert de rien aux républicains de calom
nier la France ; ils devraient laisser ce triste róle
aux amis de l'empire et h tous les partis d'aventure
qui spéculent sur la haine des classes. L'heure est
verme d'en finir avec ces lieux-communs malfai
sants dont la démagogie et le despotismo se servent
tour á tour pour nous dominer, et c'est á la républi-
que qu'il appartient de nous en délivrer. Elle seule
peut réconcilier les diverses branches de la familie
frangaise en leur faisant voir que nos divisions sont*
moins profondes etmoins irrémédiables que nous ne
le pensons. Elle manquerait á son devoir, elle trahi-
rait sa propre cause, si elle souffrait qu'on vint en
son nom ranimer les inirnitiés qu'elle doit éteindre.


Si l'on regarde sérieusement au fond des choses,
au lieu de s'en tenir aux préjugés vulgaires et aux
habitudes prises, on s'apergoit avec étonnement que
nos divisions de partis tiennent beaucoup monis en-
core á nos doctrines politiques,qu'á la fausse opinion
que nous avons les uns des autres et á la ridicule
frayeur que nous nous inspirons mutuellement.
rebours de ce qui devrait se passer dans un pays
libre, les questions de principes sont les seules qui
nous préoccupent et, lors mame qu'ils sont prés de
s'accorder sur le fond des choses, les partis tien-
nent á rester isolés et á se faire passer pour enne-
mis. L'absence de inceurs publiques sérieuses, le


11


LA VRAIE POLITIQUE RÉPUBLICAINE


97
Ldéfaut de patience et de mesure, telle est la prin-
cipale, sinon l'unique raison de nos discordes.
Pourquoi la France en effet serait-elle moins unir
que les autres nations? Pourquoi serait-elle con-
damnée á un régime de provocations perpétuel-
les ? Pourquoi n'arriverait-elle pas á ce paisible
échange des idées qui établit, dans les páys libres,
un lien moral entre les opinions contraires, et qui
leur permet de résoudre ensemble le grand pro-
bléme des sociétés modernes en mélangeant dans
une juste mesure la conservation et le progrés? Quel
est done l'obstacle inconnu qui s'y oppose? 011 sont
dans la société frangaise les éléments irréconcilia-
bles? Les théories sociales qu'on y professe sont-
elles plus dangereuses et plus déteStables qu'ail-
leurs? Le programme du parti radical n'est-il pas
le mame que chez les nations voisines? Ou bien les
conservateurs frangais sont-ils plus arriérés et plus
rebelles aux idées modernos? — En aucune fagon.
La France est au contraire, au point de vue démo-
oratique, un des pays les plus avancés du monde.
Il n'y en a pas d'autre en Europe oú les distinctions
sociales soient moins sérieuses, oil le mélange soit
plus grand entre les différentes couches du peuple;
il n'y en a pas oú les principes d'égalité, qui sont
le fond des idées républicaines et l'áme de la so-
eiété moderno, soient plus profondément enracinés
dans les esprits et dans les mceurs. A vrai dire, au-
cune de ces idées n'appartient en propre au parti
radical; on les respire dans l'air de la société fran-
gaise, elles sont devenues indispensables á son
existente; beaucoup de conservateurs les professent
ouvertement, et, si elles rencontrent encore gá et lá
des adversaires passionnés, ces contradictions ne


E. D UVERGIER DE DAURANNE.
6




98 LA RÉPUBL1QUE ET LES ANCIENS PART1S
servent qu'a prouver leur puissance. Comment se
fait-il done que les radicaux parviennent á en faire
un épouvantail pour le pays?


Cela tient surtout á la maniére dont jis les e
roient
nsei-


gnent et á l'attitude belliqueuse qu'ils se c
permis de p'rendre it l'égard du reste de la nation.
Rien ne leur serait plus facile que d'offrir aux con-
servateurs un arrangement équitable, et de faire
prévaloir pacifiquement celles de leurs idées qui
sont mitres; mais beaucoup d'entre eux aiment
mieux les proclame r


sur un ton dogmatique et me-


nagant et repousse r tout essai d'entente comme une
trahison ou un sacrilége. Au lieu de se présenter
modestement comme des hommes de bon seas et de
bonne foi, ils aiment a envelopper leurs doctrines
d'une phraséologie pompeuse qui déguise aux yeux
de la foule ce qu'elles ont de vague ou de banal. Ils
enflent orgueilleusement la voix comme les .pro-
phétes d'une religion nouvelle, et ils accablent de
leurs foudres quiconque n'adhbre pas aveugléinent


au credo
de leur église. Ils sont comme toutes les


sectes religieuses, il leur faut la foi du charbonnier;
ils préfbrent á Vadhésion réfléchie des esprits éclai-
rés le fanatisme ignorant et renthousiasme pour
ainsi dire physique de la multitude. Ils veulent
avoir des soldats plutat que des alliés, des servi-
teurs dociles pluteit que des conseillers indépen-
dants et sévbres, et en dehors du troupeau de leurs
fidéles il n'y a gubre pour eux que des ennemis.
C'est ainsi qu'ils font des idées les plus simples, les
plus libérales, les plus pratiques (et il y en


et a d'queffel-ques-unes dans leur programme), un objroi
pour les gens timides et de répulsion pour ceux
mame qui ne seraient pas loin de les adnaettre. lis


LA VRAIE POLIT1QUE R É PUBLICAINE
99


semblent avoir peur de perdre leur prestige en lais-
sant pénétrer des étrangers dans le temple. On di-
rait qu'ils veulent se faire une espéce de monopole
de la république, comme les bonapartistes le fe-
raient de l'empire ou les légitimistes de la royauté.
Or, une telle conduite de leur part serait la mort de
la république elle-mame et la ruine des progrés
qu'ils espérent accomplir aVec elle. Un parti dont
les idées se réalisent et passent dans le domaine pu-
blic cesse par lá mame d'étre un parti, et ne doit
plus en conserver le langage. Si les radicaux ne
sont pas encore décidés á s'effacer derriére leurs
idées, s'ils veulent garder au gouvernement les al-
lures et les prétentions d'une faction victorieuse,
c'est une raison de plus pour les écarter du pouvoir,
car ils sont alors les plus dangereux ennemis de la
république.


11 faut le répéter sans relaehe aux républicains
comme aux conservateurs, la république est la
chose de tous, elle ne saurait étre l'ceuvre d'une
faction. Qu'elle ne commette point l'imprudence de
s'isoler au milieu du pays! Qu'elle n'ait point la


. ihrfanterie de repousser l'adhésiou des nouveau-
venus. Ce sont les conversions de la derniére heure
qui lui apporteront le plus de force et d'autorité.
C'est l'aveu d'impuissance de ses adversaires qui
sera le gage de sa durée et de sa sécurité future.
Ainsi l'assemblée nationale n'a certainement au-
cune envie de proclamer la république, et il est
bien tard aujourd'hui pour lui en donner le conseil;
ce consentement tardif ne semblerait pas assez
libre, et passerait plutat pour un acte de faiblesse
que pour un acte de souveraineté. Pourtant, si par
hasard elle s'y décidait, les républicains sensés




100 LA REPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS


n'auraient pas á s'en plaindre. Quel témoignage de
la nécessité de la république, quelle garantie pour
son avenir et pour sa súreté, que de la voir acceptée
par ses pires ennemis 1 La république adoptée de
guerre lasse par les hommes qui l'ont tant com-
battue, votée, méme in extremis, par la grande


majorité d'une assemblée monarchique (á la condi-tion toutefois que cette assemblée n'essayát pas de
s'éterniser au pouvolr), cette république-lá serait
indestructible et á l'abri de tout danger de réaetion.
Les conservateurs, qui l'auraient fondee, ne pour-'
raient plus la répudier ; les assemblées suivantes
la modifieraient sans doute , mais son existente
méme ne pourrait plus 'etre remise en question. Si
rien de pareil n'est á espérer de l'assemblée natio-
nale prise en corps, au moins ne faut-il pas re-
pousser gratuitement les adhésions individuelles,
lors méme qu'elles sont plus empreintes de résigna-
tion que de zéle. I1 ne faut pas que les conservateurs
puissent se plaindre un jour que la république ait
été faite sans eux et contre eux. S'ils se sentaient
plus tard tentés de la renverser, , faut que l'on
puisse leur opposer leurs propres promesses et leurs
propres actes.


C'est un mauvais calcul que de préférer des en-
nemis déclarés á des amis trop tiedes. C'est une
maladresse pour un parti que de méconnaitre ce
qu'il y a de bonne foi et d'honnéteté chez ses adver-
saires. Quand une fois les royalistes auront pris la
résolution de concourir á la fondation de la répu-
blique ils deviendront aussi sinceres, aussi zélés
que les républicains de la veille. Leur longue ré-
sistance elle-méme est un gago de leur loyauté. Ils
porteront dans leur attachement aux institutions


LA VRAIE POLITIQUE RÉ PUBLICAINE
'101


notivelles ce méme esprit de conservation et de fi-
délité qui les anime aujourd'hui pour les institutions
du passé. Plus les républicains deviendront con-
servateurs, plus les conservateurs s'attacheront á
la république. Ils cesseront de former deux peuples
ennemis vivant ebte á c6te sur le méme sol, sans se
méler et sans se connaitre. L'ceuvre de conciliation,
qui est le but et pour ainsi dire Páme de la républi-
que conservatrice, s'effectuera toute seule, si chacun


anciens partis s'inspire un peu plus des né-
cessités de l'heure présente, et un peu moins des
souvenirs du passé.


Quel que soit l'avenir qui nous est réservé, nous
n'avons tous aujourd'hui qu'un devoir : c'est d'ou-
blier ce qui nous divise et de chercher ce qui peut
nous unir. Le mot d'ordre de tous les partis doit
étre le mame, non pas celui du célebre Danton et
de ses irnitateurs contemporains : « de l'audace, do
l'audace, et encore de l'audace, » mais bien « de la
modération, de la modération, et encore de la mo-
dération. » Qu'au lieu de fourbir leurs armes pour
de nouveaux combats, de s'excommunier mutuel-
lement et de se menacer de mort, ils s'étudient sin-
cerement á, se faire des concessions mutuelles, et
travaillent á préparer des institutions qui puissent
les abriter tous ensemble. — Cela est difficile assu-
rément, mais moins chimérique qu'il ne semble
nos roués politiques et á nos patriotes désabusés;
car, si nos chefs de parti ne donnent pas toujours
le bon exemple, le pays du moins marche dans cette
voie avec patience et avec courage, — car nous
avons un gouvernement honnéte qui sert de point
de ralliement aux hommes de bon sens, et qui a
fait de la république conservatrice le refuge naturel


6.




a


q


e


e


g
u


102
LA. UIiPUBLIQUE ET LES ANCIENS PARTIS


de toutes les opinions -vaincues, aussi bien que le
rendez-vous commun de tous les dévouements pa-


triotiques.Quant á, nous, nous lui resterons fideles, nous
n'abandonnerons pas la cause de la république con-
servatrice. Nous maintenons plus que jamais cette
formule, bien qu'elle ait le malheur de préter á rire
á certains esprits raffinés. Libre á ceux qui ne la
comprennent pas de s'en moquer tout á leur aise,
Tant pis pour eux, s'ils sont étrangers aux généreux
sentiments, aux saltes résolutions, aux patriotiques
idees qu'elle exprime, et qui ne trouvent nulle part
une expression aussi claire. Tant pis pour eux, s'ils
ne veulent pas voir qu'elle garantit, mieux qu'au-
cune autre, le respect de la consciente nationale et
la maturité de ses décisions. Que ces grands philo-
sophes s'arnusent, si bon leur semble, á cribler de
leurs sarcasmes un gouvernement qui n'a d'autre
but que de rendre le pays á lui-mérne en le gué-
rissant de toute superstition politique, en l'affran-
chissant du joug des partis ; qu'ils essaient en ménte
temps de nous imposer par l'intimidatio n ou par
l'intrigue des solutions hátives et des gouverne-
ments de contrebandnoous ne somrnes pas inquiets
de leurs tentatives;s savons qu'elles n'aurora
d'autre effet que de les rendre odieux au pays.


Oui certes, il y a chez nous beaucoup d'esprits
forts, corrompas par le spectacle de nos révolutions
incessantes, qui en sont venus á se faire des des-
tinées d'un Brand peuple comme le nétre
immorale que les Romains de la décadence pou-
vaient se former des révolutions de palais qui éle-
vaient ou renversaient leurs raaitres éphéméres.


a en France un grand nombre d'hommes honnétesy


LA "RAJE POLIT1QUE RÉPUBLICAINE


1 03
et éclairés, mais profondément sceptiques, qui s'i-
maginent que l'établissement de tel ou tel régime
politique est une affaire de hasard et d'arbitraire,
une espete de loterie oiz l'on peut risquer indiffé-


, rnment sur une carte ou sur une autre l'avenir du
gays que l'on gouverne. Ils pensent qu'on peut
ffubler indifféremment une nation d'une républi-
ue ou d'un monarchie, d'une royauté constitution-
elle ou d'une dictature militaire, comme on fait
ndosser divers costumes á un figurant de thédtre,


que les gouvernements eux-mémes font Popinion
ublique, par laquelle ils feignent de se laisser
uider. Ces hommes:-la considérent l'histoire comme
ne série de coups de force, d'escamotages heureux


et de travestissements improvisés ; mais, Dieu
merci, l'histoire n'es.t pas encore aussi immorale :


„pile a encore des lois certaines, une logique inexora-
ble, une philosophie , une justice. Les gouverne-
ments qui s'improvisent au mépris de la raison et
de la morale de l'histoire ne fournissent jamais une
bien longue carriere. Ils tombent comme ils se sont
élevés, frappés des leur naissance d'une condamna-
tion qui s'exécute rót ou tard, mais á laquelle ils
n'échappent jamais. Les seuls gouvernements qui
durent sont ceux qui se fondent sur les besoins d'un
pays, sur les intéréts communs des classes, sur l'a-
paisement des partis, et qui ne débutent pas avec
violente, mais avec réflexion et maturité. Tels sont
les caracteres de la république conservatrice, et
e'est pour cela qu'en dépit des railleries de nos
hommes d'esprit, des répugnances de nos hommes
timides, des ambitions turbulentes de nos hommes
deré\paairotiir,. sa politique simple et loyale finira par




III
.9-


L'ASSEMBLEE NATIONALE DEVANT LE PAYS'




Si jamais chef de gouvernement a tenu á une na-
tion le langage de la vérité, du patriotisme et du
bon sens, c'est le Président de la république, dans
le message que la France applaudissait il y a quel-
ques semaines, et qui a soulevé dans l'Assemblée
nationale de si injustifiables coléres. Pour la pre-
mier° fois, depuis bien des années, nous avons en-
tendu la voix d'un gouvernement qui ne cherchait
ni á nous tromper, ni á nous endormir, ni á nous
leurrer par de fausses promesses, ni á nous aveugler
sur nos périls, mais qui faisait appel á notre raison,
en nous adjurant de nous sauver nous-mknes. Dans
ce message, le chef de l'état n'employait aucun de


1. Décembre 1872 et .1anvier 1873.


L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS 105
ces •moyens vulgaires qui consistent á flatter ou á
menacer les partis ; il s'adressait á eux avec une sé
vérité noblement mélée d'indulgence, il leur disait
la vérité tout entiére, il leur montrait les dangers
qu'ils faisaient courir au pays, les écueils qu'il fal-
lait éviter, les sacrifices qu'il fallait sayal-1' et,
reniant lui-méme toute préoccupation étrangere á
l'intérét national, il les exhortait á s'entendre pour
éviter des révolutions nouvelles. Il faut le dire,
l'honneur de la France : quoique déshabituée de-
puis longtemps d'une aussi mále franchise, elle a
su comprendre ce langage ; elle n'a pas eu peur de
la vérité ; elle s'est sentie au contraire fortifiée par
la vue du danger, et elle a cru que les partis al-
laient suivre son exemple.


Malheureusement, ce qui devait rassurer le pays,
a mis le comble á la fureur des coteries parlemen-
taires. Les paroles de M. le Président de la répu-
blique étaient certainement des paroles de paix ;
elles ont cependant failli faire évanouir toute espe-
rance d'union entre le gouvernement et l'assem-
blée. On devait croire que le jour oú M. Thiers en-
couragerait lui-méme l'assemblée á organiser, sous
la forme républicaine, un gouvernement sincere-
'Tient conservateur, ceux des conservateurs qui re-
connaissent l'impossibilité d'une restauration mo-
narchique répondraient avec empressement á son
appel. Il n'en a rien été, car la haine de la répu-
blique tient dans leurs pensées une bien plus grande
place qu'ils n'osent le dire. Aujourd'hui, comme
hier, c'est encore l'existence de la république qui
est remise en question.


Cette Irise était fatale et devait éclater un jour ou
l
'autre. I1 fallait bien qu'un jour ou l'autre le gou-




106 L'ASSEMBLÉE NATION:ILE DEVANT LE PAYS
vernement disssipát les equivoques. II ne pouvait
pas attendre, pour saisir l'assemblée des questions
qui intéressent l'avenir du pays, l'époque oiz elle,
serait visiblement impuissante á les résoudre.
était tenu de les lui soumettre avant que l'heure fa-
vorable ne fflt passée. Si l'assemblée veut se perdre,
le gouvernement ne doit pas s'y prater. Son inter-
vention conciliante, si elle est acceptée de bonne
gráce, peut encore empacher bien des conflits de-
plorables entre l'assemblée et le pays. S'il échoue,
il aura du moins fait son devoir ; la faute n'en sera
pas á lui, si par malheur l'assemblée méconnall
ses intérats véritables et expose le pays á des agita-
tions funestes. Les assemblées les plus souveraines
ont besoin parfois d'étre averties. Les pouvoirs les
plus legitimes succombent devant l'opinion pu-
blique, quand ils repoussent ses conseils et ne
savent pas lui ceder á temps.


L'assemblée se résignera-t-elle enfin á organiser
la république, malgré l'horreur presque supersti-
tieuse que ce nom lui inspire? Nous voudrions ne
pas pouvoir en douter, et nous persistons á l'espé-
rer jusqu'au bout. Quelle que soit d'ailleurs la réso-
lution qu'elle prenne, elle peut mesurer, dés á pré-
sent, le tort qu'elle se fait á elle-mame et le mal
qu'elle fait au pays. Si elle s'était résignée loyale-
ment á organiser la république, on ne l'aurait plus
guere chicanee sur la durée de son mandat. Que
voy-ons- nous, au contraire, aujourd'hui? L'opinion
publique est mécontente et demande á, grands cris
une solution. Elle s'indigne avec raison de voir une
coalition de partis, impuissants par eux-mames, se
venger de leur faiblesse en emplchant le pays d'as-
surer son avenir. Les plus moderes, ccux mames qul


LE POUV0IB CONSTITUANT
107


avant-hier ne songeaient qu'avec effroi á la dissolu-
tion de l'assemblée et aux hasards d'une élection
populaire, ne sont pas maintenant trés-éloignes de
souhaiter sa déchéance. L'assemblée nafionale peut
encore conjurer ce péril et calmer cette agitation
créée par elle. Il ne faut pourtant pas qu'elle s'y
trompe ses fautes ont abrégé ses jours. Si elle veut
se réconcilier avec l'opinion publique, il faut qu'elle
lui donne des gages. L'opinion publique ne sera pas
satisfaite, á moins qu'en organisant les pouvoirs
de l'Etat, Passemblée n'indique elle-mame soit le
terme de son existente, soit le moyen par lequel
elle entend rentrer en communication avec le pays.


I. — Le pouvoir coustituant.


Quoi qu'en disent certains doctrinaires et certains
artisans de révolutions violentes, on ne gouverne
un pays libre qu'en s'appuyant sur l'opinion pu-
blique. Soit qu'on l'éclaire, soit qu'on la trompo, il
faut toujours s'adresser á. elle et l'avoir pour amie.
Or le pays n'est plus la dupe des pretextes que les
adversaires du gouvernement emploient pour se
justifier á ses yeux. Ils ont beau parler de conser-
vation sociale et de liberté parlementaire ; ils ont
beau répéter sur tous les tons que le gouvernement
perd la société et vise á. la dictature ; ces bavar-
dages out tant servi qu'ils sont uses j usq u'á la corde.
Tout le monde sait parfaitement que le président
de la république n'est ni un faiseur de coups d'état,
ni un révolutionnaire, et que personne ne respecte
plus que lui les droits souverains de PAssemblée




108 L'ASSENIBLEE NATIONALE DEVANT LE PAYS
nationale. Tout le monde sait ce qu'il y a derriére
ces terreurs affectées et ces récriminations puériles
il n'y a pas nutre chose que la république et la
monarchie, — la monarchie reconnue impossible
par ceux mémes qui la regretlen t le plus, — la ré-
publique, amenée par la force des choses, et corn-
battue avec d'autant plus de rage qu'on n'ose pas la
braver en face.


Si tel n'était pas le fond du débat, le spectacle
auquel nos assistons serait incompréhensib le ; l'As-
semblée nationale serait ce qu'elle semble Atre aux
yeux des étrangers qui ne connaissent pas le secret
de ses divisions : une maison de fous. Comment ex-
pliquer le mauvais accueil fait par la droite de l'As-
semblée au message du Président, si l'on ne savait
que la question de république ou de monarchie est
toujours présente au fond des esprits, et que c'est,
á vrai dice, la seule question qui les passionne? Si
les membres de la droite n'étaient, comme ils
aíment á le dice, que des conservateurs sans parti
pris contre la république, pourquoi n'auraient-ils
pas applaudi le message? Quel crime y auraient-ils
trouvé? Qu'est-ce done qui aurait pu les blesser
dans ce langage impartial, conciliant, élevé au-
dessus de toutes les passions et de toutes les peti-
tesses de la politique vulgaire ? Serait-ce par ha-
sard l'assertion que « la république sera conserva-
trice, ou qu'elle ne sera pas? » Serait-ce l'appel fait
par le Président au pouvoir souverain de l'Assem-
blée? Serait-ce l'éloquente exhortation qu'il adresse
aux opinions extrémes, en les suppliant de ne pos
recommencer ce qu'il appelle « ce triste et hurni-
liant voyage de la dictature á l'anarchie et de l'a-
narchie á la dictature? » Qu'est-ce done enfin qui


LE POUVOIR CONSTITUANT
ion


leur a déplu, sinon le rnot de république et le ton
dont il a été prononcé? Peut-ca tre ne se seraient-ils
pas tant révoltés si le président de la république,
en parlant du gouvernement du pays, avait semblé
accomplir une cérémonie banale, remplir du bout
des léyres une formalité importune avec, le secret
désir ele s'en venger par quelque trahison. Mais son
langage avait un accent de loyauté impossible á mé-
connaitre; il parlait avec la con viction d'une volonté
sincére, avec la gravité d'un chef d'état qui agit de-
vant son pays et devant histoire: voilá le crime
ph.rdonnable dont on a voulu le punir en le renversant.


Que lui reproche-t-on d'ailleurs, sinon d'avoir
proclamé la république sana attendre la décision
de l'Assernblée ? On a qualifié le message de coup
d'état parlementaire. On y a vu la rupture du pacte
de Bordeaux. On s'est écrié que M. Thiers ne pon-
vait faire une constitution á lui tout seul, et qu'en
avouant ses préférences pour la république, en la
présentant comme un fait nécessaire et presque
comme un fait acconapli , il usurpait ces pouvoirs
souverains que l'assemblée garde en réserve comme
une relique au fond d'un tabernacle, ou comme un
avare garde son trésor pour ne jamais s'en servir.
Selon les idées des monarchistes, le r8le du chef de
I'état devrait se borner á leur garantir la liberté du
choix entre les diversos. formes de gouvernernent
possibles; c'est sa faute si le pays n'a pas attendu,
pour se décider, que l'assemblée nationale ait dai-
gné lui en donner l'exemple. On ne lui demande
pas seulement de respectar les droits de l'assem-
blée, de reconnaitre sa souveraineté et de la laissori
ntacte, de ne rien faire sans elle et centre elle : on


aussi qu'il enchaine la force des choses aux se-
c. nuvrAtorER DE ilAURANNY:.




110 L'ASSEMBLÉK NATIONALE DEVANT LE PAYS
crets desseins des royalistes, et qu'il leur assure,
dans le choix qu'ils méditent de faire, cette liberté
idéale que les moralistes appellent la liberté d'in-
différence, commesi dansla politique, plus que
dans la ccinscience humaine, ce genre de liberté
pouvait exister jamais.


II faut en finir avec ce vais reproche de violation
du pacte de Bordeaux. Que s'est-il pas


a


sé dans l'as-


semblée nationale, quand Thiers reÇu
en dép6t le gouvernement de la république ? Qu'a-
t-on dit plus tard, quand au titre de chef du pou-
voir exécutif on a substitué celui de Président, .et.
que la durée de chacun des pouvoirs a été liée
celle de l'autre? A.-t-on stipulé que la république
serait provisoire ego


u'elle ne pourrait d'aucune
fagon devenir un gvernement définitif ? On n'a
rien décidé de pareil. Les deux pouvoirs, liés l'un
it l'autre, ne se sont engagés qu'a une chose, á se
respecter mutuellement et it ne rien entreprendre
l'un contre l'autre. Le président doit déférer á la
souveraineté de l'asseniblée, quitte á se retirer s'il
ne s'accorde pas avec elle; l'assemblée doit soute-
nir le pouvoir exécutif sans chercher á prende le
gouvernement. Voilá le pacte de Bordeaux, déve-
loppé par la loi du 30 aoút 1871 ; et si quelqu'un y
a manqué, ce n'est pas le président de la répu-
blique, ce sont les partis qui, dans le parlement,
n'ont pas cessé d'ébranler le pouvoir par leursd


alt-


taques imprudentes, et qui essayaient hier
leude al-


renverser, comme on renverse un ministere dans
un gouvernement établi ; — ce sont les chefs des
factions monarchiques, qui n'out cessé de comploter
des restaurations chimériques et de miner le go'




vernement qu'ils prétaidaient soutenir ;
ce son'


LG POUVOIR CONSTITUANT
11I


les hommes qui voulaient faire jouer it M. Thiers
le réle de Monck, et qui lui prescrivaient de livrer
á tel ou tel parti un dép6t qu'il devait conserver
loyalement. Tels sont les véritables violateurs du


~acte de Bordeaux; tant que l'assemblée n'aura pas
~constitué, le pacte de Bordeaux, c'est le maintien


loyal de la république; il est impossible á un homme
de bon sens et de bonne ft.)i de ne pas en con-
venir.


Si
s le


président de la république avait voulu
suivre l'exemple de ses adversaires et se livrer
comme eux á des discussions subtiles sur l'inter-
prétation des traités, il aurait pu leur dire qu'ils


• ;rent délié de ses promesses; mais il ne leur a ja-
mais rien dit de pareil, il s'incline au contraire
devant la souveraineté de l'Assemblée; il fait appel
á son bon sens, á sa sagesse, á son patriotisme;
l'avertit amicalement que, si elle prend au sérieux
le titre de constituante qu'elle s'est décerné l'année
derniere, il est grand temps pour elle d'user de son
pouvoir. I1 lui promet de l'assister de ses conseils,
de la seconder dans ses efforts; il lui offre méme
(ce que la loi du 30 aoút le dispense de faire) de se
retirer de bonne gráce, si l'on croit pouvoir fonder
autre chose que la république, et de céder le pou-
voir, sans résistance, á-ceux qu'on désignera pour
le remplacer. Voilá le moment qu'on choisit pour
crier á l'usurpation!


C'est encore une question de savoir si l'assem-
blée a été élue pour constituer, ou simplement pour
faire la paix. Il y a un parti nonabreux qui lui dénie
formellement le pouvoir constituant. Ces scrupules
out-ils arrété le président de la république? II a
penskavec raison, que c'était lá une question théo-





112 L'ASSEMBLEE NATIONAIS DEVANT LE PAYS


rique d'une médiocre importante, et que l'essentiel,
en pareille matilre, n'était pas de savoir si l'on avait
regu formellement la mission de préparer une cons-
titution, mais si l'on était d'accord avec l'opinica,
publique, résolu i s'inspirer de ses conseils et cer-
tain d'obtenir son approbation. Le pouvoir consti,.
tuant, chez une assemblée souveraine, n'est pas
question de droit, c'est une question de fait. II est
indubitable que, si rassemblée s'était sentie d'ac-
cord avec le pays, d'accord avec elle-mame, et en
mesure de constituer dés l'année derniére, elle au-
rait (hl le faire sans retard. Quoi qu'en pensent
certains doctrinaires de l'école républicaine, c'est
le fond qui emporte la forme; il vaut mieux ne pas
remettre au lendemain ce qui peut atre fait le jour
mame; et quand les réprésentants du pays font de
bonne besogne, le pays ne leur reproche jamais
d'avoir dépassé leur mandat. En revanche, il est
également certain que I'Assemblée nationale,
elle recu dix fois le mandat de constituer, ne devait
pas essayer de le faire, si elle n'en avait pas la
vocation et la puissance. II était impolitique et
presque puéril á cette assemblée de se proclatuer
constituante, si elle n'avait ni la volonté ni la force
de constituer sur-le-champ. Soit dit sans vouloir
offenser personne, cette conduite inconséquente la
faisait ressembler quelque peu á ces vieux maris,
qui parlent de leurs droits plus volontiers qu'ils
n'en usent.


Mais on ne peut pas revenir sur les faits accom-
plis. L'assemblée s'est déclarée constituante, elle
est le seul pouvoir légal da pays; chacun doit res-
pecter son vote, et elle doit le respecter elle-mame.
Elle a promis au pays de lui donner un gouverne-


LE POUVOIR CONSTITUANT
113


ment définitif, ou du moins de lui assurer un len-
demain. Il faut qu'elle tienne sa parole, ou bien
qu'elle confesse son impuissance et qu'elle consente
á se retirer. Il importe á I'honneur de la représenta-
tion nationale, comme á Pintérat du pays, que cette
déclaration solennelle ne reste pas une promesse
vaine, et qu'on ne puisse pas dire que l'assemblée
a essayé de déguiser sa faiblesse par une fanfaron-
nade. Il est déjá bien tard pour se mettre á l'cnuvre;
si I'on attend jusqu'á, demain, on ne le pourra plus.
Si l'assemblée se sent incapable d'ofganiser au-
jourd'hui rien de sérieux et de solide, se figure-t-
elle qu'elle en sera plus capable au lendemain de
la libération du territoire? S'imagine-t-elle qu'elle
sera plus forte et mieux en mesure de se faire obéir,
si elle s'aliene l'opinion publique par une aveugle
résistance? Si, pour son malheur, elle arrive au
jour de la libération du territoire sans avoir orga-
nicé la république, on peut le lui prédire avec cer-
titude : elle ne vivra pas une heure de plus; elle
sera remplacé° par une assemblée oiz prévaudront
justement les passions et les doctrines qu'elle se
vante de combattre.


Assurément, l'assemblée est souveraine, mai-
tresse de se sauver en rendant la paix á la France,
maitresse également de se perdre et de perdre la
France avec elle. Néanmoins, i1 faut qu'elle com-
prenne les conséquences de ses actes. Il faut qu'elle
sache que le pays ne lui permettra pas de s'éterniser
sans rien faut enfin qu'elle fasse un retour
sur elle-mame, et qu'elle se rende compte de tous
les devoirs qu'elle a volontairement assumés.
Qlland, dans l'impossibilité oa elle se trouve de
faire autre chose que la république, elle se rattache




114
L'ASSEMBLEE DIATIONALE DEVANT LE PAYS


avec tant de passion au maintien du provisoire et á
la conservation du pacte de Bordeaux, elle devrait
cornprendre qu'il ne lui convient pas d'affecter un
si tardif amour pour un régime qu'elle a travaillé á
détruire, et d'en imposer la prolongation au pays,
aprés l'avoir elle-mame si mal observé et dénoncé
tant de fois comme impraticable. Que chacun exa-
mine sa consciente et accepte la responsab i lité de
ses actes. Qui done a dégoilté le pays du provisoire?
Qui done l'a troublé par ses intrigues? Qui s'est
évertué á nous répéter tous les jours que nous ne
pouvions pas vivre sous ce régime, et qu'il fallait
en sortir au plus vite par la fondation d'un gouver-
nement définitif? Sont-ce les amis du gouverne-
ment ou ses adversa,ires? Est-ce le président de la
république ou l'assemblée? II serait trop commode
de changer les r6les suivant les circonstances. Les
attaques des soi-disant conservateurs contre le gou-
vernernent de la république sont la véritable cause
des mesures décisives qu'il leur demande. Lis l'ont
tant ébranlé depuis dix-buit mois, que le gouverne-
ment lui-méme a senti le besoin de recevoir une
consécration nouvelle, non pour se consolider dans
l'estime publique, ni pour ranimer la confia.nce,
il n'en a pas besoin, — mais pour rassurer le pays
sur son avenir. Le pays veut un dénoúment á la
triste et stérile agitation dont cette assemblée lui
donne le spectacle quotidien. Peut-étre ne tient-il
pas absolument á ce que ce sois l'assemblée elle-
mame qui essaye de conclure; mais si l'assemblée
n'abdique pas, il faut que cette conclusion vienne
d'elle; saos cela, elle donnera raison á ceux. qui lui
demandent de se dissoudre, et elle augmentera le
nombre des esprits modérés qui, aprés avoir essayé


LE POUVOIR CONST1TUANT 115


d'éviter l'emploi de ce reméde supréme, commen-
cent déjá á l'envisager comme un dernier moyen de
sortir d'embarras.


Oui, la conduite de l'assemblée nationale, ou du
rnoins de cette prétendue majorité qui se fait tant
d'illusions Sur ses forces et qui devient, minorité
toutes les fois qu'elle s'attaque á M. Thiers, justifie
pleinement ceux qui disent que l'Assemblée n'a été
nommée que pour faire la paix, et que, depuis la
signature du traité de Versailles ou la ratification
du traité de Francfort, elle est purement et simple-
ment usurpatrice. Dieu nous garde de tenir un
pareil langage á la seule autorité légale qu'il y ait
en France! Nous nous placons á un point de vue
moins abstrait, et c'est au nom du bon sens prati-
que, au nom de la politique positivo, que nous nous
permettons de lui dire : « Faites ce qui est néces-
saire pour le repos du pays. Prouvez votre puis-


hI
sanee par des actes, ou bien renoncez á l'exercer et
.faites appel á ceux qui vous ont élus. C'est vous
équi avez maladroitement alarmé et troublé l'opi-
.nion : vous devez la rassurer en prenant des réso-


lutions sages. Que gagnerez-vous, d'ailleurs, á
attendre? Puisque vous ne pouvez plus en ce mo-
ment faire la monarchie, vous ne le pourrez pas
demain davantage. Tout ce que vous gagnerez á de
nouveaux retards, c'est d'avoir á subir la république
radicale au lieu de faire vous-mames la république
modérée. Assurément vous ates maltres ; c'est á
vous de prononcer dans votre sagesse; mais au-
dessus de vous, il y a la volonté nationale, dont
vems n'Ates que les organes temporaires; il y a sur-
tout la force des choses, contre laquelle aucune
volonté humaine ne peut prévaloir. N'oubliez pas




1 1 6 L'ASSEMBLEE NATIONALE DEVANT LE PAYS
qu'en repoussant cette derniére chance favorable,
vous signeriez votre abdication. »


II. — La responsabilité


n'est pas possible que des hommes de calcul et
d'expérience, des politiques avisés comme les hom-
mes de la droite, méconnaissent une nécessité aussi
impérieuse et ferment volontairement les yeux á un
péril aussi évident. Ce n'est done pas dans leu
aveuglement qu'il faut chercher le secret de len
résistance. Elle se fo.nde évidemment sur des rai-
sons plus subtiles; et malgré toute la diplomatie
dont ils s'environnent, leur secret n'est pas difficile


connaitre. Ils veulent bien organiser la républi-
que, et comme ils le disent, e ajourner leurs espe-
rances, » mais á la condition qu'elle leur donne le
pouvoir. Ce désir ardent du pouvoir se trahit dans
le cri de guerre qu'ils ont adopté pour la circons-
tance, en réclarnant avant tout la responsabilité
ministérielle. Ils se sont aperos que, sous le ré-
gime actuel, oiz tous les pouvoirs restent indéfinis,
l'autorité du pouvoir exécutif delegué par l'assem-
blée nationale est aussi grande en réalité qu'elle est
faible en principe, et ils se sont avisés qu'avant de
la definir il fallait l'annuler, en interdisant la tri-
bune au président de la république. Ils le tien-
draient alors á leur discrétion et lui donneraient le
choix ou de se faire l'instrument de leur politique
ou de céder la place á un président plus docile.
Voilá comment ils ont imaginé cette admirable
combinaison, qui consiste á isoler, entre toutes les


LA RESPONSAI3IL1TJi MINISTÉRIELLE
417


questions constitutionnelles, celle de la formation
d'un ministére responsable, pris dans les rangs de
leurs amis, et de la faire résoudre avant toutes les
nutres, á bref délai. Voilá pourquoi les mots de res-
ponsabilité ministérielle paraissent si fort á la mode
et font en ce moment tant de bruit dans le monde
politique. A en croire les hommes d'état de la coa-
ition monarchique, tous les maux du pays viennent


de la présence du chef du gouvernement dans la
chambre, et la responsabilité ministérielle est, avec
l'expulsion de M. Thiers, le reméde supréme
toutes nos inquietudes. Si la France est agitée, si
elle s'effraye du lendemain, c'est qu'elle n'a pas la
responsabilité ministérielle; si la république alarme
certains conservateurs timorés, c'est que M. Thiers
a le droit de venir á l'assemblée, et que sa présence
emplche la formation d'un cabinet responsable; si
m'eme l'opinion publique se lasse des divisions de
l'assemblée et s'indigne de l'esprit de parti qui y
régne, c'est encere la faute de M. Thiers, la consé-
quence de son intervention personnelle et de sa
fácheuse influence sur ses ministres. Quoi qu'on
leur dise, quoi qu'on leur propose, les chefs de rop-
position n'ont qu'une réponse, toujours la méme :
« Donnez-nous un ministére responsable. » C'est
une formule assez commode pour demander le pou-
voir; mais, quoi qu'en pensent les chefs de la droite,
elle n'a pas d'écho dans le pays. On aura de la
peine á persuader á la France que le gouvernement
de M. Thiers soit une dictature intolérable. Sans
Itre aussi savante que les doctrinaires de l'assem-
blée, la France a le sentiinent de la vérité et de
Pintérét national; les mots ne la touchent guére, et
elle les répéte parfois sans les comprendre; mais


7.




118 L'ASSEMBLEE N AT1ON ALE PEVANT LE PAYS


elle sait trés-bien voir olieses qui se cachent der-
riére les mots.


II est á peine besoin de le dire : la responsabilité
ministérielle n'est en tout ceci qu'un prétexte et
une machine de guerre employée pour arriver á la
possession du pouvoir. Jamais le gouvernement ne
l'a méconnue, jamais il n'a, cessé de la pratiquer, et,
bien loin de refuser qu'elle soit inscrite dans une
loi, c'est lui-méme qui est vena proposer á l'as-
semblée de combiner une organisation politique
qui en rendit l'application plus facile. En théorie
comme en fait, la responsabilité ministérielle n'a
pas cessé d'exister un seul jour, et comment pou r-
rait-il en catre autrement, puisque le pouvoir exécu-
tif émane de l'assemblée ? N'a-t-on pas vu depuis
deux ans quatre ministres républicains se retirer
successivement du cabinet, soit devant les votes
contraires de l'assemblée , soit rnéme devant sa
malveillance? Peut il d'ailleurs se faire un gouver-
nement plus responsable et plus parlementaire que
celui dont tour les membres sont les délégués du par-
lement, sont á chaque instant appelés devant lui et
répondent chaque jour de chacun de leurs actes? Non
certes, on ne peut pas dire sérieusement que ce gou-
vernement n'est pas parlementaire. La vérité est qu'il
Test trop, que la responsabilité ministérielle s'étend
trop loin et trop haut pour étre d'un usage facile.
Dans notre organisation politique actuelle, qui est
née des événements et de la force des choses, mais
qui a de graves et d'incontestables défauts, le pouvoir
illimité de l'assemblée nationale n'a pas de con,
tre-poids, ou du moins il n'en a pas d'autre que la
sagesse 1-ulule de cette assemblée. C'est lá ce qui
la paralyse et ce qui l'empéche d'user de tout son


LA RESPONSABILITE MIN ISTER1ELLE
119


pouvoir. Quant á s'irnaginer qu'il suffirait de chas-
ser M. Thiers de la tribuno pour rendre á l'assem-
blée toute la liberté d'action qu'elle désire, c'est un
enfantillage que l'ambition ou la haine peut seule
inspirer á des esprits sérieux. Eüt-on.réduit le pré-
sident de la république au róle effacé4 qu'on lui
destine, á moins de confier le gouvernement á des
mains débiles et incapables, on n'aurait fait qu'é-
lever á sa place un autre chef, peut-étre moins di-
gne, assurément moins respecté, et probablement
plus impérieux.


La responsabilité ministérielle ne se • décréte pas
par un article de loi, comme la responsabilité judi-
ciaire. Elle n'est pas un objet de législation; elle
est un fait inévitable, qui résulte de la présence des
membres du gouvernement dans les assemblées Oii
se débattent les affaires publiques. Elle s'établit
sans effort dans un gouvernement bien équilibré,




avec des institutions prudentes qui définissent les
pouvoirs, qui les pondérent l'un par l'autre, et qui,
en fixant leurs attributions, leur permettent d'agir
l'un sur l'autre. Dans ces gouvernements, les crises
ministérielles et les changements de personnes peu-
vent avoir lieu sans danger. Au contraire, ils devien-
nent difficiles, quelquefois méme impossibles, en dé-
pit de toutes les lois du monde, quand les pouvoirs
sont indéfinis et quand l'autorité supréme appartient
elle-méme á un parlement irresponsable qui s'arroge
une souveraineté supérieure á cene de la nation.


La responsabilité ministérielle peut Itre procla-
mée á son de trompe ; elle n'en existera pas davan-
tage si l'assemblée reste ce qu'elle est, si elle lefuse
d
'organiser le pouvoir exécutif, si elle refuse sur-


tout de se limiter elle-méme.
ne peut y avoir de




120 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT Lli PAYS


vrai cabinet partementaire et de ministére pleine-
ment responsable que dans les gouvernements oú le
pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sont distincts
Fun de l'autre et armés chacun d'attributions diffé-
rentes : la responsabilité ministérielle sert alors de
lien entre ces deux pouvoirs. Mais quand il n'y a
dans un pays qu'un seul pouvoir légal sans limite
et sans frein, dont tous les autres sont les délégués,
devant lequel ils restent désarmés, auquel ils ne
peuvent opposer qu'une résistance morale, entre les
mains duquel ils dóivent abdiquer au premier dé-
saccord, — lorsqu'en mame temps ce pouvoir uni-
que a des attributions indéfinies, une durée indéfi-
nie, une souveraineté sans bornes, — alors il ne
peut plus y avoir de responsabilité ministérielle
effective sans de grandes agitations et de grands
périls. Ce genre de gouvernement s'appellera la
convention, le directoire ou le comité de salut pu-
blic : il pourra réussir entre des mains libérales et
sages; il échouera certainement, s'il est livré jour-
nellement dans les assemblées á la compétition des
partis. Quanti une chambre souveraine, aprés s'a-
tre inclinée devant la dictature morale d'un homme,
le renverse pour se donner un nouveau maitre, elle
ne fait pas de la responsabilité ministérielle, elle
fait une révolution. Dans ces conditions, le gouver-
nement d'une assemblée toute-puissante n'est pas
le véritable gouvernement parlementaire ; c'est,
puisqu'il faut l'appeler par son nom, le gouverne-
ment révolutionnaire. Voilá le genre de gouverne-
ment auquel le président de la république propose
á, l'assemblée de mettre un terme, et dont une par-
tie de l'assemblée hésite encore á sortir.


IL faut croire qu'elle a pour cela de bolines rai-


LA RESPONSABILITÉ MIN ISTÉRIELLE
121


sons. Il y a daos son sein des factions qui trouvent
cette forme de gouvernement commode, et qui, tout
en déclamant contre elle, seraient bien aises de s'en
servir pour leur propre compte. Cela se conQoit
sans peine ; mais alors de quel droit se couvrent-
elles du masque des doctrines parlementaires ?
Dans quel pays libre a-t-on jamais vu une Assem-
blée unique, sans mandat forme', sans renouvelle-
inent possible, sans frein d'aucune espéce, disposer
á sa fantaisie des destinées de la nation ,n'accepter
d'autre juge qu'elle-méme, et traiter comme des fac-
tieux les homrnes qui en appellent, de ses caprices,
á la volonté nationale ? Cela s'est vu quelquefois,
mais cela nc s'appelle dans aucun pays la liberté
parlementaire. Cela s'est appelé partout la tyran-
nie, et l'histoire a toujours ratifié ce jugement.


II ne suffit pas d'invoquer l'exemple de l'Angle-
terre, et de lui emprunter les mots sans les choses.
En Angleterre, la Chambre des Comm unes est sou-
veraine, mais elle n'est pas seule en possession de
la souveraineté ; il y a une seconde chambre á caté
d'elle; la reine, d'accord avec le cabinet, peut la
dissoudre, et le premier principe de son gouverne-
ment est de rester en bou accord avec l'opinion du
pays. yoilá pourquoi la responsabilité ministérielle
est le premier rouage du gouvernement de l'Angle-
terre. Il n'en saurait étre de mame en France, tant
que nous n'aurons qu'une seule assemblée omni-
potente, exereant une souveraineté sans limites, —
tant que nous n'aurons pour lui tenir tate qu'un
pouvoir exécutif désarmé, qu'a, chaque instant elle
peut faire rentrer dans le néant, et .


qui ne peut lui
o pposer qu'une influence morale, obtenue par ses
oonseils, par ses priéres ou par ses menaces de dé-




122 L'ASSEMBLEE NATIONALE DEVANT LE PAYS
mission. Dans ces conditions, le chef de 1'Etat parta-
gera toujours la responsabilité de ses ministres, car
un pouvoir dépendant est toujours un pouvoir res-
ponsable. Puisqu'on veut élever le chef du pouvoir
exécutif au-dessus des compétitions ministerielles
et des luttes quotidiennes de la politique, il faut, au
moins, assurer son indépendance en réglant ses at-
tributions. Si l'on prétend enlever á M. Thiers le
droit de monter á la tribune et le moyen d'exercer
l'influence moral° qui a été jusqu'a présent sa seule
force, il faut lui assurer une autorité . positive, en
lui donnant des prérogatives sérieuses qui lui per-
inettent, quand il le faut, de résister á l'assemblée
et de faire appel au pays.


Les partisans sinceres de laresponsabilité minis-
térielle n'ont qu'un parti á prendre : qu'ils suiventkilik
les avis du message, qu'ils organisent sans retard
un gouvernement régulier. Ceux qui souffrent
de l'espéce de contrainte morale que M. Thiers
exerce sur eux, par le seul ascendant de sa parole,
ne peuvent pas songer á s'y soustraire, sans donner
au pouvoir exécutif assez d'indépendance pour que
le renversement total d'un ministére ne devienne
pas une révolution. Qu'on régle d'abord l'action
des deux pouvoirs, qu'on régle leurs relations mu-
tuelles, leurs relations avec le pays, et la responsa-
bilité ministérielle n'aura pas besoin d'Itre inscrite
dans une loi. Qu'on établisse, si l'on veut, soit une
présidence analogue á, une royauté investie de tou-
tes les prérogatives d'un souverain constitutionnel,
armée comme elle du droit de veto et du droit de
dissolution, soit une présidence á. l'américaine, in-
dépendante de corps législatif, gouvernant par un
ministére étranger aux assemblées , mais obligée


LA IIESPONSABI LITE M INISTEIVIELLq
123


d'obtenir l'approbation d'un Sénat pour le choix de
ses ministres et de ses principaux fonctionnaires.
Qu'on organise un pouvoir législatif, soit en deux
chambres, soit en une seule, mais avec des pouvoirs
définis et limites.


Qu'on cese, avant tont, de tenir l'opillion publi-
que en défiance et de ressentir ses avertissements
comme des injures ; qu'on lui ouvre les portes du
parlement ; qu'on prévoie l'époque oil le mandat de
l'assemblée devra étre renouvelé, soit par des élec-
tions genérales, soit par des élections partielles ;
qu'on fasse au moins entrevoirau pays la possibilité
d'une sol ntion pacifique par la voie des élections li-
bres. Qu'on adopte un systeme ou un autre, — la
discussion est ouverte entre les systémes, — mais
qu'on sache en adopter un ; sinon, l'on s'expose á
entendre dire que les adversaires du gouvernement
ne sont pas sinceres lorsqu'ils parlent de liberté
parlementaire et de responsabilité ministériel le ; que
leur bolle ardeur de libéralisure et leer passion con-
servatrice elle-méme ne sont pas des sentiments
erais, car ils ne veulent ni liberté en dehors du par-
lement, ni stabilité dans les pouvoirs publics; qu'en -
fin ce sont des ambitieux et des hommes de parti
qui spéculent sur la confusion dont ils se plaignent
et qu'ils travaillent á entretenir.


C'est á la commission chargée de régler les attri-
butions des pouvoirs publics, autrement dit la com-
mission des Trente, qu'il appartient de justifier
l'assemblée de ce reproche. Cette commission, quoi-
que nommée dans un sens hostile á l'établissement
de la république, est liée par le vote du 29 novem-
bre; elle ne peut s'y soustraire sans fouler aux pieds
son mandat. 1l faut espérer qu'elle se résignera dej




124 L'ASSEMI3LEE NAT1ONALE DEVANT LE PAYS
bonne gráce et qu'elle ne persistera pas á séparer
des choses qui ne peuvent pas étre raisonnablement
séparées. Mais jusq u'á présent, malgré l'adoucisse-
ment de son langage, il n'est pas difficile de voir
que ses intentions n'ont pas beaucoup changó. Hier,
comino aujourd'hui, elle reconnaissait la nécessité
d'organiser les pouvoirs ; ella entendait seulement
ajourner cette besogne, pour ne s'occuper, dans le
moment présent, que de la responsabilité ministé-
rielle et des relations de l'Assemblée avec le pou-
voir exécutif. Aujourd'hui, elle consent á étudier
simultanément l'organisation des pouvoirs « actuel-
lement existants, » et la question de savoir s'il n'y a
pas lieu de créer des pouvoirs nouveaux. Mais,
consent-elle á méler ces questions et á les résoudre
ensemble ? \rolla ce qui ne ressort pas encore de
son langage. Si nous comprenons bien sa pensée,
elle entend, au contraire, diviser son travail en
deux parties parfaitement distinctes : la premiére,
dés á présent applicable, comprendrait le réglement
des attributions du président avec l'assemblée, c'est-
á-dire le réglement de la responsabilité ministérielle
et l'éloignement de M. Thiers ; la seconde, applica-
ble seulement á l'avenir et á la futuro assemblée,
comprendrait l'ensemble des questions constitution-
nelles, et la véritable organisation du gouvernement
républicain. La premiére partie de cette constitu-
tion serait mise en pratique sur-le-champ; la se-
conde, au contraire, serait marement élaborée pour
l'époque oú l'assemblée actuelle viendrait á dispa-
raitre ; ce qui veut dire que l'on consent bien á res-
treindre les droits du pouvoir exécutif, mais que
l'on ne veut pas mettre de limite á ceux de l'assem-
blée actuelle. On veut bien donner des freins aux


LA RESPONSABILITÉ MI NISTÉltIELLE
125


assemblées futures, surtout si elles sont républicai-
nes, mais seulement á la condition que cette assem-
blée n'en aura jamais. On veut bien faire, sur le
papier, et pour un avenir incertain, une constitu-
tion qui, probablement, ne sera jamais observée, en
qui, dans tous les cas, ne liera que les nouveaux
venus; mais en dehors de ce testament théorique,
valable seulement aprés le déces de l'assemblée, on
no veut pas de constitution, parco qu'on se lierait
les mains en la faisant, et qu'on tient, par-dessus
tout, á réserver son omuipotence. Franchement,
'T'elle grande différence y a-t-il entre ce nouveau
programme et celui auquel on parait renoncer ? Si


• les chefs de l'opposition s'obstinent á comprendre
ainsi leur róle, il est fort á craindre qu'on ne négo-
cie en pure perte, et qu'on ne parvienne jamais á
s'entendre avec eux.


Au fond, c'est toujours la mAnie pensée et presque
le métale refrain : le mal est dans la présence de
M. Thiers ; il faut éloigner M. Thiers de la tribuno,
paree que son éloquence est un instrument de des-
potismo. Si M. Thiers voulait s'exiler de la chambre
et prendre un ministére á droite, tout serait arrangé.
Retournez dans tous les sens les théories constitu-
tionnelles de la droite, et vous ne trouverez pas
autre chose que la volonté d'exclure M. Thiers, et
de prendre les portefeuilles; c'est lá son unique
pensée et, pour ainsi dire, le fond de son sac. Quand
cet homme trop supérieur pour ne pas éclipser cer-
taines médiocrités orgueilleuses , trop honnéte et
trop patriote pour se préter aux desseir.s et aux am-
bitions de certains partis, trop populaire enfin pour
qu'on ose ouvertement lui déclarer la guerre, aura
disparu de la scéne politique et sera rentré dans son




126 CASSEMBLEE NATIONALE oEVANT PAYS


palais avec le vain titre de Président, devenu un
titre purement honoraire, l'ancienne majorité respi-
rara libremen t, et elle pourra exécuter les grands
desseins qu'elle a congus pour le bonheur de la
France.


Sans doute, elle entourera de respect cette gran-
deur déchue, elle Penfermera á double tour comme
une vieille idole qu'on montre á la foule dans les
j ours de et á qui l'on fait prononcer des oraclesqu'elle n'a jamais rendus. Isolé du pouvoir suprame,
sans influence sur ses décisions , gardé á vue par
des ministres hostiles, le président de la républi-
que aura passé au rale de garantie constitution-
nelle et d'instrument de gouvernement. II n'aura
d'autre moyen d'action que celui des messages
qu'il adressera á l'assemblée et, par-dessus sa tate,
au pays. Encere ces messages devront- ils étre
concertés avec les ministres qui lui seront imposés
par l'assemblée et congus dans un sens favorable
aux opinions de la majorité régnante.


Voilá le systéme politique qu'ont savamment
combiné les doctrinaires de la droite, et vou-
draient faire accepter provisoirement au gouverne-
ment et au pays. Voilá la situation ridicule et he-
miliante qu'ils voudraient faire á l'homme qu'ils
ont elevé á la premiére magistrature de l'Etat, qu'ils
veulent, disent-ils, y maintenir, et qu'ils couvrent
hypocrítement de protestations de reconnaissance.
Le président de la république doit atre leur pri-'
sonnier. Ils ne lui accordent mame pas l'influence
d'un simple député, ou les attributions des rois
« qui régnent et ne gouvernent pas. » Et quand on
leur reproche de vouloir renverser le gouvernement,
ils protestent de leur innocence et de leurs inten-


LA RESPONSABILITÉ MINISTÉRIELLE


127
tions conciliantes! Se figurent-ils done que M. Thiers
puisse accepter la présidence á ces conditions déri-
soires? Sans doute, ils en seraient bien aises, car ils
trouveraient commode de gouverner en son nom, et
de détruire la république sous le couvert de la ré-
publique elle-mame; mais M. Thiers doinnerait sa
démission, et ils le savent aussi bien que personne.
II aurait plus de services á rendre á son pays comme
simple député que comme prate-nom et comme pri-
sonnier d'un ministére ennemi. Si l'on ne veut rien
organiser que pour un avenir incertain, et si l'on se
refuse absolument á donner dés á présent aucun
contre-poids á l'omnipotence de l'Assemblée natio-
nale, il serait plus loyal d'attaquer le gouvernement
en face, et dire simplement qu'on veut le ehasser du
pouvoir avant toute forme de procés.


Nous voulons étre optimiste, sinon par illusion,
du moins par politique et par loyauté. Il ne faut
pas désespérer de la commission des Trente , ni
surtout de la vraie majorité parlementaire, qui a
donné tant de fois des preuves de son patriotisme
et de son bon sens. Tant qu'il reste un espoir de
conciliation, le gouvernement ne doit pas y renon-
cer, et l'on aurait tort de lui reprocher des conces-
sions de détail, si elles peuvent amener le grand
résultat qu'il désire. Mais, jusqu'a présent, on ne
peut avoir que des espérances; il faut beaucoup de
bonne volonté pour croire au succés. II y a une
grande difficulté qui doit étre écartée du chemin,
et qui, malgré le plus sincére désir de s'entendre,
malgré toute la finesse et toute i'habileté du monde,
risque bien de rendre les négociations stériles :
c'est qu'on est encore moins d'accord sur le but á
atteindre que sur le point de départ de la discussion.




128 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
Le gouvernement songe surtout aux intéréts fu-


turs du pays, l'opposition ne songe guére qu'aux
intéréts irnmédiats des partis. Le gouvernement
parle d'organiser la république en vue de l'avenir,
l'opposition répond : « Donnez -nous d'abord le
pouvoir, dans le moment présent; il nous faut le
pouvoir it tout prix. » Voyons maintenant ce qu'elle
se propose d'en faire, et si, comete elle le déclare
avec assurance, le pays l'encourage et la soutient
de ses veeux?


III. — Le gouvernement de combat.


On doit se demander avec étonnement par quelle
infatuation singuliére un parti vaincu dans toutes
1Ps élections, vaincu méme au sein de l'assemblée
dans toutes les occasions solennelles, aprés mille
preuves réitérées de son impopularité et de son im-
puissance, ose encore réclamer la possession du
pouvoir et se donner, avec arrogante, pour l'organe
de l'opinion publique. C'est que ce parti ne croit
pas á l'opinion publique, et qu'une fois arrivé au
pouvoir, il espére la dominer sans peine. Il a pour
cela des moyens stirs et des recettes infaillibles.
Que! est done ce procédé merveilleux pour retour-
ner le cours des choses et changer, du jour au len-
demain, la tournure de l'esprit public? Les chefs
de l'opposition n'en font pas mystére; ils !'ont écrit
et proclamé á la face de la France : c'est de former
« un gouvernement de combat. »


Ou bien ces mots ne veulent rien dire et ne sont
qu'un effet oratoire, une vaine déclamation tombée


LE GOUVERNEMENT DE CONIBAT
129


par hasard des lévres d'un rhéteur, et alors ils suf-
fisent pour juger le parti qui les emploie et qui les
acelame ; ou bien ils signifient que, pour s'emparer.
du gouvernement de la France et pour le conserver,
il faut provoquer systématiquement la guerre civile.
La guerre civile n'a-t-elle pas été dans tous les temps
le chemin de la réaction et de la dictature? Lors-
qu'en 1851 le président de la République méditait
le coup d'état qui devait le conduire au tr6ne ,
n'a-t-il pas eu soin de provoquer des mouvements
démagogiques qui devaient alarmer les conserva-
teurs et les prédisposer au nouveau régne? N'avait-
il pas, longtemps avant, trempé dans l'insurrection
de juin? Les agitations de la rue n'ont-elles pas
contribué, dans les derniers temps de l'empire, á la
chute du ministére libéral du 2 janvier et au retour
du régime plébiscitaire ? Telle est la politique dont
paraissent vouloir s'inspirer dorénavant les doctri-
naires dédaigneux ou les libéraux désabusés du
parti royaliste. Ils pensent que l'insurrection de la
eommune avait fourni it la politique réactionnaire
une superbe occasion dont on n'a pas su profiter.
Le gouvernement pouvait exploiter la guerre civile
au bénéfice de la monarchie; il est resté fidéle á la
république, et c'est la sa grande trahison. I1 faut
retrouver Poecasion perdue, et, puisqu'elle ne se
présente pas, la provoquer. Le gouvernement se
vante d'avoir apaisé les opinions extrémes et fait
accepter au parti républicain une politique foncié-
rement conservatrice : c'est justement le tort de
M. Thiers. II fallait mettre ces gens-lá hors la loi et
réserver le monopole des idées conservatrices aux
anciens conservateurs, aux hommes bien pensants,
pour tout dire en un mot, aux monarchistes. 11 fal-




130 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
lait déclarer la guerre, au nom des vraies doctrines,
ii tous ceux qui refusent de les confesser, á tous
ceux qui ne font pas partie de l'Église, á tous ceux
qui ont voué leur vie au succés des idées republi-
caines. Cette politique, reniée par M. Thiers, les
prétendus chefs du parti conservateur vont la met-
tre en ceuvre dés qu'ils se seront saisis du pouvoir.
Tous les républicains, méme les plus moderes, non-
seulement les républicains de la veille, mais encore
ceux du lendemain, pourvu qu'ils soient sincéres,
vont etre rejetés dans Popposition violente. On leur
interdi ga la résistance légale, on les condamnera á
s'abstenir ou á descendre dans la rue. Ils devien-
dront un parti révolutionnaire : c'est précisément
ce que Pon souhaite. On les mitraillera, on les dé-
portera, on se servira d'eux pour effrayer le pays,
et, quand le pays aura peur, on en sera le maitre.
II acceptera la premiére monarchie verme, celle
qu'alors on voudra, lui donner, soit la monarchie
tombée il y a deux ans dans la honte, soit méme la
royauté tombée il y a prés d'un siécle dans les pre-
miéres convulsions révolutionnaires.


Voilá comment les conservateurs libéraux et les
docteurs de Pécole parlementaire prétendent sauver
la société et fonder á tout jamais la paix publique.
Ils en sont venus á. ce degré d'aveuglement intel-
lectuel et, il faut le dire aussi, d'abaissement moral,
qu'ils empruntent, sans le savoir, la politique de
l'Empire dans ce qu'elle a de plus perfide et de plus
grossier. Ce qu'ils sernblent vouloir recommencer
sous le nom du gouvernement de combat, c'est l'en-
treprise vulgaire de tous les ambitieux mallionnétes
qui troublent leur pays pour l'épouvanter, repon-
vantent pour qu'il leur obéisse, et qui prepar.ent


LE GOUVEBNEMENT DE CONIBAT
131


sciemment la guerre civile pour se donner la gloire
de l'étouffer dans le sang; c'est l'éternelle histoire
de la dictature sortie d'une révolution, succombant
dans une autre et ne laissant aprés elle que des rui-
nes. L'empire ne faisait pas autre chose que de la
politique de combat, quand, au lendemain de ses
proscriptions memorables, il disait : « Cine les bons
se rassurent et que les méchants tremblent. » C'é-
tait encore de la politique de combat, cette odieuse
tactique électorale qui confondait á dessein les libé-
raux et les révolutionnaires. Seuleinent
savait mieux son métier : il parlait moins haut et
il frappait plus fort. Votre politique est bien celle
de l'empire; mais, entre des mains différentes, elle
pourrait bien succomber, lá méme oii Pernpire a
réussi.


L'empire était un systéme de gouvernement in-
fame, mais habile et sérieux. Préparer sourdement
une conspiration militaire; alarmer une nation,
égorger nuitarnment une assemblée, entrainer l'o-
pinion par l'ascendant de la force, par l'autorité du
fait accompli , par la terreur d'une répression
feroce; lui faire espérer le repos dans le despotisme,
la gouverner pendant vingt années en lá trompant,
en la corrompant, en flattant ses défauts, en éner-
vant son courage, en la plongeant dans un sommeil
hébété, et en lui donnant parfois de niauvais reyes
pour mieux lui cacher ses véritables périls ; c'est á
quoi excellait ce gouvernement funeste , que ses
nouveaux imitateurs ont si longtemps et si coura-
geusement combattu. Nous savons maintenaut
cette politique nous méne; mais nous savons aussi
qu'elle peut réussir entre les mains d'hommes dé-
tertninés, bien résolus a sacrifier l'avenir au présent,




132 CASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS


étrangers á la notion du patriotisme, ayant pour
ainsi dire tout le courage du crime, et n'hésitant
pas, s'il le faut, á pousser j usqu'au bout la scéléra-
tesse. Mais des libéraux, des parlementaires, des
hommes honnétes et sinceres, ne pourraient étre
que méprisables, s'ils essayaient de jouer ce réle
inféme. Ils tomberaient au-dessous de l'empire, ils
le réhabiliteraient presque aux yeux du pays, et
dans tous les cas ils prépareraient son retour ; c'est
pour lui qu'ils tireraient les marrons du feu. Si par
malheur le gouvernement de combat venait i. se
former, ses chefs ne tarderaient pas á. sentir qu'ils
sont impropres á le diriges; et le pouvoir leur tom-
berait des mains, si méme en désespoir de cause,
et en haine de la république, ils ne se jetaient
d'eux-mémes dans les bras de l'empire. Avec la.
politique impériale, les hommes de l'empire revien-.
draient sur la scene, car ils sont les seuls assez peu
scrupuleux, les seuls assez adroits pour la pratiquer.


Voulez-vous vous en convaincre? í'coutez ce que
disaient hier les plus honnétes ou les plus habiles des
partisans du gouvernement de combat. Ils repous-
saient comme une calomnie l'intention qu'en leur
préte d'imiter les procedes de l'empire. « Nous vou
lons, disaient-ils, un gouvernement de combái,
mais de combat par la liberté. C'est par la libre
discussion que nous voulons vaincre. Si nous arri-
vions au pouvoir, nous ne comrnettrions aucun acte
arbitraire; nous nous contenterions de proclamer
nos principes et de faire observer rigoureusement
la loi. Il n'en faudrait pas davantage pour intimi-
der les factions et rendre mutiles jusqu'a ces mesu-
res arbitraires par lesquelies le gouvernement de
M. Thiers s'efforce vainement d'arreter l'agitation


LE GO UVERNEMENT DE COMBAT
133


révolutionnaire et la propagation des mauvaises
doctrines. On nous verrait au pouvoir, on saurait
qui nous sommes, et tout rentrerait dans l'ordre. »
Et voilá toute la politique du gouvernement de
combat! Vraiment ce n'était pas la peine d'employer
de si gros mots pour dire si peu de chose. Ainsi, le
combat auquel on défie la moitié de la France n'est
autre chose que l'usage régulier de toutes les liber-
tes légales? Ces libertes seraient sans danger, du
moment que les chefs du gouvernement tiendront au
pays l'admirable langage que l'on connalt ! On s'i-
magine qu'on va gouverner par des menaces et par
des outrages, en laissant á chacun la faculté de ré-
pondre sur le méme ton! Cela suffira p-ur rassurer
les conservateurs et frapper de stupeur les « éternels
ennemis de la société » grossis de tous leux qu'on
leur donnera pour auxiliaires ! Plus on aura d'en-
nemis, plus on sera fort, et plus il sera facile de
leur donner pleine liberté de tout dire et de tout
faire 1 Vraiment c'est trop de candeur ou trop de
mensonge. Les bonapartistes doivent bien rire de
leurs nouveaux eleves. Ils savent, quant á eux, qu'il
faut agir avant de parler, et non parler avant d'a-
gir; ils n'ignorent pas que la conclusion naturelle
d'une politique de combat, c'est la prison, l'exil, la
déportation, la ter yeur! ils ne reculent pas devant
l'emploi de ces moyens violents, et ils sont préts á
répondre á la guerre civile par des coups d'état.
Se peut-il que personne l'ignore? Une fausse guerre
civile, une agitation calculée, un guet-apens mili-
taire, quelque chose comme les fusillades de décem-
bre sur la foule désarmée des boulevards, voila ce
qu'il faut á votre politique. Il faudra que le sang
coule pour que la France croie


sauvée.
E. D UVF.DCIER DE HADEANNE.


8




134 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE NYS
Ce n'est pas tout. 11 vous faut en outre un chef


militaire, un dictateur. Quel est celui que vous avez
choisi? On répete souvent dans votre parti que la
France et surtout l'a,ssemblée ne manquent pas
d'hommes capables de gouverner et plus que suffi-
sants pour rernplacer M. Thiers. Sur qui done avez-
vous jeté les yeux? Quel est le sauveur que vous
montrez au peuple, le Deus ex machina qui dora la
comédie? Est-ce un prince, est-ce un soldat, est-ce
un littérateur, est-ce un légiste? Est-ce Pancien
démagogue socialiste, actuellement le théoricien
du gouvernement de combat ? Est-ce ce vieillard
glorieux, mais trop prompt á reprocher aux autres
une ambition sénile ? Est-ce l'impétueux orateur de
la commission des marches ? Est-ce ce diplomate
sans aménité, ce doctrinaire sans indulgente, plein
d'amertune contre son temps et contre son pays?
Vous ne savez pas encore oil est votre chef. Il est
pourtant bien facile á connaitre : c'est l'ancien
grand-vizir de l'empire illibéral, le mérase que vous
accabliez d'outrages, il y a quelques mois, et dont
maintenant vous courtisez l'alliance. Cet homme-lá
sera votre chef, s'il ne Test pas encore á votre insu.
On vous guette á Chislehurst comme une proie
facile et dévouée d'avance. Vous tomberez fatale-
ment dans le piége, et vous y ates déjá tombés sans
le savoir, puisque Pon exécute, á Versailles, les
mots d'ordre du héros de décembre et de Sedan.


Dira-t-on que vous n'avez pas besoin de dicta-
teurs, paree que vous ates des parlementaires, et
que votre gouvernement, si jamais il se fonde, sera
un gouvernement de libre discussion? Alors il ne
pourra pas ltre un gouvernement de combat. Vous
prétendez braver l'opinion publique, et vous voulez


LE GOUVERNEMENT DE COMBAT
135


en nalme temps qu'elle soit libre. Cela ne se peut,
et il faut choisir. Il y a deux maniéres de gou-
verner : par la discussion ou par la force. Le gou-
vernement de la force intimide quelquefois une
nation, et il étouffe Popinion publique. Un gouver-
nement de discussion doit, au contraire, s'appuyer
sur elle. Il se flatterait vainement de la braver et
de la réduire; il ne peut subsister qu'á la condition
de marcher avec elle et de se placer dans son cou-
rant pour la modérer, pour la diriger et pour la
contenir. Choisissez entre les deux, et dites-nous
enfin ce que vous ates.


Voulez-vous le savoir ? Vous étes des sceptiques.
Vous avez beaucoup étudié Phistoire du passé,
beaucoup observé les événements contemporains;
vous pensez qu'il suffit de tenir le pouvoir pour
tenir la consciente du pays; et vous espérez que
vous imposerez vos doctrines en les décrétant au
Journal officiel. Vous devenez chaque jour plus
impopulaires ; vous ne pouvez certainement pas
l'ignorer; mais vous souriez des ressentiments qui
s'amassent, et qui se changeront en humilités dés
que vous setez les maitres. Vous avez un superbe
dédain pour la foule, pour le gros du pays, pour
ses idées de circonstance, pour ses petits intéréts
timorés. Quand vous aurez la force entre les mains,
vous obligerez bien tout ce petit monde á vous
suivre et mime á vous applaudir. Vous raménerez
l'opinion publique á coups de verge, et vous croyez
qu'elle vous aimera d'autant plus qu'elle vous
eraindra davantage. S'il faut alors consulten le pays
par des élections générales, cela ne vous embarras-
sera pas. La belle affaire d'avoir la majorité quand
en tient les urnes, quand on a dans sa main Parmée,




136 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
l'administration, le clergé, la magistrature, et quand7
on s'appelle un gouvernement de combat !


Eh bien ! si telle est au fond votre pensée, vous
n'Ates ni des parlementaires, ni des libéraux. Vous
vous dites les héritiers de l'école libérale et l'elite
politique de la France; vous n'Ates plus, malgré vos
airs dédaigneux et vos orgueilleuses prétentions
doctrinales, qu'une coterie impuissante et frivole,
ignorante de son temps, étrangére á son pays, et
bonne seulement á perdre la liberté franoise, en
discréditant a tout jamais le gouvernement repré-
sentatif. Quoi qu'on en croie dans les salons, il y a
une opinion publique, qui parfois s'égare, parfois
s'épouvante, parfois se passionne pour la liberté,
parfois se prosterne devant un maitre, mais qui,
malgré ses aberrations et á travers ses inconsé-
quences , gouverne souverainement le monde, et
'vous entraine vous-lames á sa súite. Cette opinion,
cela est triste á dire, mais il faut bien se l'avouer,
sans détour, n'est pas tras-favorable en France aux
excés du systeme parlementaire ; elle a horreur des
coteries politiques et des partis-pris doctrinaires.
Elle n'est malheureusement que trop disposée á se
dégoúter de ce régime de libre discussion, pourtant
si indispensable á la vie des peuples, si nécessaire
mAme, comme garantie de leurs intéréts matériels.
Elle se lasse du despotisme, quand elle en voit les
conséquences; mais elle ne se fatigue pas moins des
agitations parlementaires, quand les assemblées
semblent prendre á tache de lui en faire sentir les
inconvénients. Un soldat botté et éperonné, qui
traine un sabre á sa ceinture et qui se fait obéir des
armées, fascine et intimide quelquefois l'opinion
de la France. Une coterie bavarde, sententieuse


LE GOUVERNEAIENT DE COMBAT
137


acrimonieuse, ne lui inspirera jamais que du dé-
godt. Le gouvernement de combat ne servirait qu'a
pervertir l'esprit de la France, en l'éloignant, encore
davantage, des véritables idees libérales.


Oui, c'est une grande illusion en m'Arpe tomps
qu'une grande immoralité de s'imaginer qu'il suffit
de prendre le pouvoir pour mettre l'opinion de son
doté. Vous vous figurez qu'une fois entres dans la car-
riére, tous les obstacles s'abaisseraient, paree qu'on
vous appellerait le gouvernement de combat ? Il faut
renoncer á cette esperance. L'avénement de votre
politiq ue serait le signal d'une confusion sans parei I le
et d'une interminable anarchie. Tous les partis au-
jourd'hui calmes reléveraient la tate ; mame dans le
parlement, la majorité se dissoudrait le lendemain
de la victoire et ferait place á trois partis mollar-
chiques, tous les trois acharnés et inconciliables. La
France se diviserait entre la colare et la peur, et
pendant :que les partisans du gouvernement de
combat seraient °ocupes á se combattre les uns les
autres, savez-vous q u i profiterait de leurs di visions?
La démagogie la plus violente, la démagogie d'a-
bord et le bonapartisme ensuite.


La France conservatrice elle-méme, non pas celle
qui s'amuse á proclamer la royauté o u á renverser des
ministéres, mais celle qui travaille, qui veut le re-
pos, qui en a besoin pour vivre, ne saurait plus de
quel cdté se ranger. Qu'arriverait-il alors ? On des-.
cendrait dans la rue, et qui dono y descendrait ? Ce
ne serait pas les républicains moderes, ni les amis
de !II. Thiers ; ce serait la démagogie grossiére á
!
aquello on prAtera,it une force incalculable en la
mettant presque dans son droit. Qui serait-ce en-
core? Le bonapartisme, ennemi naturel des assem-


8.




138 L'ASSEMBISE NATIONALE DEVANT LE PAYS
blées parlementaires, et toujours empressé de s'allier
á la démagogie pour glaner sur les débris des révo-
lutions. 'Pelle est la coalition monstrueuse que vous
verriez tout á coup se dresser contre vous, et de-
vant laquelle vous succomberiez, entrainant avec
vous ce qui reste de la France.


Ecartons un dernier voile. Vous comptez , pour
sauver votre gouvernement et pour sauver le pays
lui-meme, sur le secours dévoué de notre brave ar-
mee, et en effet, l'armée doit Atre la clef de voúte
d'une politique de combat. C'est sur elle que vous
vous reposen du soin de réparer tontos vos fautes ;
mais qu'arriverait-il, si l'armée vous regardait avec
froideur? Sans doute l'armée obéit á la loi, mais
c'est paree que, derriére la loi, elle voit la patrie.
Etes-vous bien súrs qu'elle verrait l'image de la
patrie dans une majorité ilottante et dans une cote-
rie parlementaire ? Et si, par malheur, elle ne s'é-
prenait pas de vous, ne craignez-vous pas de voir
renaitre chez elle d'anciennes divisions qui ont
heureusement disparu ? L'armée n'est pas différente
du reste de la nation. Les partis renaitraient chez
elle, comme dans le pays, dés qu'á un gouvernement
conciliant et impartial on aurait substitué le gou-
vernement d'une faction. Le jour oú l'on dirait aux
défenseurs de la loi d'abattre la République, qui
sait s'il ne s'en trouverait pas quelques-uns qui lui
resteraient fideles? Plusieurs se retourneraient vers
l'empire; bien peu se serreraient autour de vous. La
politique de combat n'aurait servi qu'á, ruines la
discipline de l'armée, aprés avoir troublé la paix
publique. Heureuse encore si dans son impuissance
elle n'était pas réduite á subir le secours humiliant
ele l'étranger et á recevoir un maitre de ses mains!


LA vil \ :stAJ o 11.


139
Voilá, ó partisans du gouvernement de combat,


quel serait le résultat certain de votre victoire, si,
ce qu'á. Dieu ne plaise, vous aviez le maiheur de
vaincre. Vous marchez de gaieté de cceur á des dé-
sastres sans exemple dans notre históire., Emportés
par la passion politique, aigris par l'amertume des
espérances déeues, aveugtés peut-étre par la fumée


;;de ces lutttes parlementaires, qui jamais n'ont été
plus confuses que dans cette assemblée, vous vous
-nuez á l'assaut du pouvoir, sans vous Atre demandé
ce que vous mettrez á la place. Vous courez les yeux
fermés, vers un précipice, comme la vieille société
franeaise lorsqu'elle se jetait dans l'émigration.
Vous Ates beaucoup moins excusables qu'elle, car
cent années de révolutions auraient vous ins-
truire, et vous n'Ates pas, comme jadis, en présence
4e la terreur; vous Ates en présence de la répu-
Migue la plus conservatrice qui fut jamais.


IV. — La vraie majorité.


• S'il était possible, dans le temps oú nous sommes,
de se laisser dominer par un intérét de parti, le
gouvernement actuel aurait une vengeance bien fa-
cile. I1 n'aurait qu'á ceder la place á Popposition et
á. la mettre aux prises avec le radicalisme. Le gou-
vernement de combat, livré á lui-mArne, ne tarde-
rait pas á démontrer son impuissance et á se chá,tier
de ses propres moins. Si le pays était dans un
état normal, s'il avait des institutions réguliéres et
un gouvernement établi , peut-Atre faudrait-il
courir la chance. Les fautes du gouvernement de




140 L'ASSEMBLEE NATIONALE DEVANT LE PAYS
combat finiraient peut-étre par décourager ses par-
tisans eux-mames, et par les ramener it une politique
á la fois plus sage et plus honnate.


Mais en ce moment il ne faut songer qu'a la
France. Le gouvernement et ceux qui le soutiennent
n'ont pas le droit de laisser faire ces expériences
dangereuses , in anima vili , sur le corps de la
France. S'il y a des hommes assez égoistes et assez
légers pour les entreprendre, nous ne serons pas
assez faibles et assez imprudents pour y consentir.
O ui, un devoir impérieux s'impose au gouvernement
de la République ; malgré les difficultés qui l'acca-
blent, les amertumes dont on l'abreuve, les attaques
déloyales dont on le fatigue et qui renaissent tous
les jours, il doit se maintenir, lutter jusqu'au bout,
ne rien épargner pour vaincre , c'est-á-dire pour
vaincre honnatement. Il doit ce grand effort á la
France, qui est derriére lui, qui l'encourage de ses
vceux, et qui s'attache it lui avec anxiété, car elle
ne veut étre sauvée que par les voies légales et, si
le gouvernement se retirait, elle sent qu'elle n'aurait
d'autre ressóurce que de s'abandonner au parti
radical, ou d'invoquer le secours humiliant de quel-
que « César d'aventure. » La sécurité, le crédit, le
repos, la dignité, la liberté, l'honneur de la France,
sont entre les mains du gouvernement de M. Thiers.


doit les défendre jusqu'au dernier souffle et tant
qu'il lui restera dans les mains un tronÇon de pou-
voir legal.


Il ne succombera pas s'il reste fidéle á la politi-
que du Message. La situation parlementaire est dif-
ficile; elle exige la plus grande vigi lance et la plus
grande fermeté. L'assemblée nationale est coupée
en deux presque par moitié. La majorité du gouver-


LA VRAIE MAJOIIITE
141


nement est trés-faible, et, s'il la retrouve toujours srt-
rement, en séante publique, chaque fois qu'il vient
lui-mame y faire appel, il la reperd presque toujours
le lendemain dans les bureaux, oú le secret des
votes protége les oppositions trop tiroides pour se
produire au grand jour. C'est une majorité flottante
qui hésite entre la crainte de blesser l'opinion pu-
blique et la crainte de froisser d'anciennes amitiés
personnelles, entre la nécessité de soutenir le gou-
vernement et le chagrin de ne pas renverser la ré-
publique. Assurément, il est bien difficile de gou-
verner dans ces conditions ; mais derriére cette ma-
jorité inconsistante, qui se dérobe comme un sable
mouvant, il y a le pays, sur lequel elle s'appuie, et
sur lequel elle sentira le besoin de s'appuyer chaque
jour davantage.


Qu'on ne s'y trompe pas, en effet. La vraie majo-
rité est encore aujourd'hui celle du 29 novembre,
celle qui ratifie la politique du Message, et qui veut
sincérement la mettre en ceuvre. Le vote du 14 dé-
cembre sur les pétitions dissolutionnistes, et la dis-
cussion qui l'a précédé, ont pu modifier la compo-
sition de cette majorité, et ils ne l'ont modifiée que
trés-légérement ; dans tous les cas, son programme
n'a pas changé. Peut-étre s'est-elle accrue de quel-
ques voix empruntées á l'opposition monarchique ;
peut-étre, et cela n'est pas prouvé, en a-t-elle perdu
quelques-unes du caté radical. Il est certain qu'elle
reste la mame, puisqu'elle reste sur le m'eme ter-
raje. On lui a reproché de n'atre pas homogéne :
selle du 14 décembre est encore bien moins homo-


j
géne et bien plus équivoque. C'est une de ces ma-
orités de rencontre qui ne changent rien au fond


des choses, et qui n'assurent pas l'avenir. Elle ne




142 L'ASSENIBIÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
doit son existente qu'aux fautes du parti républi-
cain, et elle disparaitra dés que le parti républicain
les aura réparées. Si le gouvernement et 150 répu-
blicains conservateurs ont mélé leurs voix á cenes
de la minorité du 29 novembre pour ajourner les
élections générales, ce n'est pas á dire qu'ils soient
convertirá la politique de combat, pas plus que
l'opposition n'est, hélas ! convertie sincérement á la
république. Que le gouvernement cherche á grossir
sa majorité et á la recruter parmi ses anciens adver-
saires, la gauche méme doit y applaudir ; mais il se
perdrait certainement, s'il faisait les calculsperfides
qu'on lui préte, s'il brisait son ancienne majorité
pour en refaire une autre avec ses pires ennemis.


Il y a quelques jours, la gauche parlementaire,
quoique trés-compromise en apparence, était peu á
prés súre de vaincre. Elle n'avait qu'a prendre pa-
tience, á se fortifier sur le terrain du Message, á
mettre l'assemblée en demeure de tenir ses pro-
messes, á épuiser loyalement auprés d'elle tous les
moyens de conciliation, afin que, si la conciliation
venait á échouer, la responsahilité n'en fin pas á
elle, et qu'elle pút en appeler au pays en toute cer-
titude de gagner sa cause. La gauche, il faut l'a-
vouer, n'a pas su contenir ses impatiences; elle a
fait une faute grave, qu'elle expie aujourd'hui. Exas-
pérée par les torts de la droite, lassée du role mo-
deste et sage qu'elle jouait depuis dix-huit mois,
entrainée, soit par son ardeur naturelle, soit par le
goút de la popularité, soit par le mouvement irré-
fiéchi de l'opinion publique et par la force de l'exern-
ple, la gauche radicale a donné le signal d'une
démarche malheureusement imitée par la gauche
modérée, et qui sansétre, commeon l'a beaucoup troj)


LA \T RATE MAJORITÉ
143


répété, révolutionnaire et criminelle, était certai-
• nement inopportune et maladroite. Elle a affronté
avant l'heure un débat qui ne pouvait pas tourner
á son profit ; elle s'est jetée de gaieté de cceur au-
devant d'une défaite, comme s'il entrait dans ses
calculs d'étre vaincue, et qu'elle préférát pour son
compte le róle d'une minorité agitatrice á celui
d'une majorité de gouvernement.


II ne nous appartient pas de juger les intentions.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en provoquant pré-
maturément une , décision de l'assemblée sur les
pétitions dissolutionnistes, la gauche a commis une
faute aussi claire que la lumiére du jour. Elle a,
sans le vouloir, sacrifié les véritables intéréts du
parti républicain á ceux de quelques hommes dési-
reux de se faire valoir et de se poser solennellement
en chefs de parti. Elle a brisé une majorité labo-
rieusement conquise, et elle l'a réformée en appa-
renco au profit du gouvernement de cornbat. Elle a
fourni á ses adversaires l'occasion qu'ilscherchaient


40pour la séparer du gouvernement; elle leur a donné
un pretexte pour faire les hons apótres, pour se
rendre populaires en se posant en, défenseurs de la
paix publique, et pour rejeter sur elle le reproche
des agitations dont ils sont les véritables auteurs.
Quant au gouvernement, elle l'a mis dans la néces-
sité, soit de la désavouer et de la blámer hautement,
.soit de manquer á ses devoirs et de tomber avec


Si quelques personnalités tapageuses y ont
trouvé leur compte, les républicains sensés ne sau-


' raient s'en réjouir. La droite seule peut s'en ap-
plaudir, elle qui s'efforce de confondre la Répu-
Migue avec les hommes qui la comproinettent le
plus.




a


144 CASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
N'exagérons rien, toutefois. La journée du 14 dé-


cembre n'a rien de décisif et d'irrévoeable. A me-
sure que la fumée du combat se dissipe, les hommes
et les choses reprennent leur place accoutumée. La
droite peut rendre des actions de gráces it la gau-
che, car c'est la gauche qui lui a permis de se re-
lever pour quelques jours du juste discrédit on elle
était tombée. Mais elle aurait tort de chanter vic-
toire, et ses explosiona de joie un peu naives doi-
vent faire place, dos á présent, á des réflexions sa-
lutaires. Non, elle n'a pas gagné sa cause devant
le pays, paree que le gouvernement, par l'organe
d'un de ses ministres, a accablé la gauche radicale
et méme la gauche modérée, de sa sanglante iro-
nie; le gouvernemen t de combat n'est pas fondé
paree que des scénes violentes ont compromis l'hon-
neur de la tribune frangaise. L'assemblée elle-
méme n'a pas gagné grand'chose au brevet de lon-
gue vie qu'elle s'est décerné. Paree qu'elle ne vent,
pas mourir aujourd'hui , ce n'est pas une raison''.
pour qu'elle rajeunisse et qu'elle ne soit pas me-
nacée de mourir demain; du moins il lui reste en-
core á prouver qu'elle méritait de vivre.


Qu'au lieu de se laisser alter á de folies espe-
rances, la droite monarchiste se dise bien qu'elle ne
conservera sa majorité et ne consolidera sa, victoire
qu'a la condition de réaliser le programme du Mes-
sage, de se mettre dans le courant de l'opinion pu-
blique et d'organiser sincérernent le gouvernement
républicain , sans préoccupation de parti , sans


ajournement d'espérance et sans esprit de retour.Quant á la gauche, au contraire, il ne faut pos
qu'elle se décourage : elle a commis une faute, mais
cette faute n'est pas irreparable. 11 serait absurdo


LA VRAIE MAJOaIT1
145


elle d'accepter le róle que la droite á essayé de
ti donner le 14 décembre, celui d'une minorité
tictieuse, ne cherchant qu'a agiter le pays au profit
'une coterie révolutionnaire. Elle comblerait les
ceux de la droite, si elle poussait l'amour-propre
lessé jusqu'a déclarer la guerre au gouvernement
cause de quelques paroles amores et de quelques
proches injustes. Le gouvernement actuel, —
a répét bien des fois, — veut se maintenir á égale
stance et au-dessus de tous les partis. Lorsque la
roite lui reprochait de s'appuyer seulement sur la
auche, elle avait tort de se plaindre, car c'était elle


qui l'y avait forcé. Quant á la gauche, qui l'a tou-
jours soutenu et défendu loyalement , qu'elle se
garde bien, aujourd'hui, d'intervertir les róles, et
de rejeter le gouvernement dans les bras de ladroite.
La droite accueillerait le gouvernement avec joie,
mais elle ne l'embrasserait que pour l'étouffer. Le
mieux est de reprendre les choses au point oir elles
en étaient avant l'agitation dissolutionniste, et de
ne se servir de la dissolution que comme d'un a yer-
tissement salutaire que pour ceux qui résistent en-
cere it l'établissement de la République.


Si tamo il était utile au succés de la politique
du message que la gauche frit parfois rnaltraitée et
offerte en holocauste aux passions réactionnaires,
elle devrait, ce nous semble, en prendre philoso-
fiquement son parti. Le plus clair de la politique
conservatrice, telle l'entend á l'assemblée na-
tionale, c'est un penchant prononcé pour l'injure
et la menace. S'il suffit de satisfaire ce penchant
aux dépens de la gauche pour convertir la droite
la république, la gauche fera bien d'imposer si-, .karial
ente á son orgueil, et de se résigner, toutes les fo'k"


E. D U V ERGIED UE HADIIANNE.
9 o




146 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
qu'il le faudra, á servir de plastron á ces fureurs
puériles. Qu'importe qu'on la malméne en paroles,
si les événements lui donnent raison? Le vrai pa-
triotisme est au-dessus des vanités de parti. Les
républicains doivent atre assez récompensés de leur
patience, s'ils parviennent á donner des institutions
á la France.


Rien n'est done changé dans la situation des partis,
rien du moins que les apparences. Sans doute les
apparences exercent une grande influence sur les
homrnes: espérons qu'elles les aideront á s'aecorder
sur les choses. Mais au fond la question qui se pose
devant l'Assemblée est toujours la .mame, et elle
peut se formuler en deux mots : république ou dis-
solution. Le désir évident du gouvernement, le
conseil qu'il s'épuise á donner á l'assernblée, c'est
d'éviter la dissolution, en organisant la république.
Déjá iI avait fait entrevoir cette nécessité dans son
message; il a d'autant plus le droit d'y insister au-


j ourd'hui, qu'il a repoussé publiquement la disso-lution. Le vote mame des deux-cents députés qui
n'ont pas suivi son exemple est un argument de plus
en sa faveur, et la majorité du 14 décembre ne peut
pas manquen d'en tenir compte. Qu'á l'équivoque
dans laquelle nous vivons, elle substitue la certitude
d'une république, sineére , et elle aura pour elle,
avec le gouvernement lui-mame, tous les républi-
cains modérés qui l'ont soutenu jusqu'a présent ;
elle aura mame un grand nombre de ceux qui se
sont séparés de lui le 14 décembre. Sinon, la disso-
lution n'est qu'ajournée, et la prochaine fois qu'il
en sera question, il ne suffira pas d'en parler, ü fau-
dra la faire.


Que personne ne se fasse illusion. Si, par mal


LA VRAIE MAJOR1TÉ
147


heur, l'assemblée se refusait á vouloir cOnstituer la
république , le gouvernement lui -méme serait
amené, par la force des choses, á lui demander de
se dissoudre. Ce jour-lá, M. Thiers retrouverait sa
majorité du. 29 novernbre ; il la retrouverait mame
plus forte que .


la premiére fois, grossie de toas les
esprits sincéres qui ont mis leur espérance dans le
pouvoir constituant de l'Assemblée et de tous les
esprits timorés qui, jusqu'á ce jour , ne se sont
écartés du gouvernement que par la crainte de ma-
ler leurs votes á ceux du parti radical. Malgré ses
hésitations et ses défaillances, la vraie majorité ne
manquera pas á l'appel du président de la répu-
blique, quand il faudra se serrer autour de lui pour
sauver la France. Elle existe encere, et elle reparar-
tra, si cela est nécessaire. Le lien qui l'a déjá réu-
nie et qui la réunira de nouveau, toutes les fois
•qu'on aura besoin d'elle, est quelque chose de plus
fort que l'esprit de parti : c'est le patriotisme. Puis-
que les divers partis dont elle se compose ont déjá
su faire, á l'occasion, des sacrifices de sentiment ou
de doctrine dont on ne les croyait pas capables,
cela prouve seulement sauront les refaire,
quand les mames intéréts seront en jeu.


Il faut compter, il est vrai, dans cette majorité
nouvelle, un certain nombre de voix qui appartien
nent á ceux que le premier manifeste du gouverne-
ment de combat appelle pompeusement les « éter-
nels ennemis de l'ordre. » L'opposition triomphe
de cette découverte; elle devrait 'plutót en rougir.
Ce n'est pas la faute du gouvernement si les con-
s
ervateurs manquent á leurs devoirs et s'ils laissent


faire leur besogne aux radicaux. D'ailleurs, la droi te
serait mal verme á dénoncer les radicaux comino




148 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
des factieux. Tour le moment les ennemis de l'ordre
sont encore plus á droite qu'á gauche. Entre les ré-
publieains radicaux et les conservateurs de la lutte
á outrance, la comparaison est encore á l'avantage
des premiers. Le vrai danger du radicalisme n'est
pas dans les idées radicales, il n'est que dans les
passions radicales. Quant aux idées, les unes sont
mauvaises, et la libre discussion en fera justice ;
les autres sont bonnes, quoique trop absolues, et
avec quelques tempéraments elles doivent graduel-
lement prévaloir. Ce sont, encore une fois, les pas-
sions radicales qui sont funestes, et par li il faut
entendre la disposition despotique et doctrinaire,
l'esprit exclusif, la défiance haineuse, les habitudes
révolutionnaires, le goat des agitations et des vio
lentes. De bonne foi, qui, dans l'assemblée natio'
nale, peut se vanter d'dtre tout á fait innocent
ces défauts? Sont-ce les radicaux dont la sagess
intermittente a surpris plus d'une fois leurs adve
saires? Sont-ce les hommes qui, se croyant tou
permis paree qu'ils se croient les défenseurs des
bonnes doctrines, s'abandonnent naivement á tout
leurs passions et déshonorent par leurs violentes le
nom de conservateurs?


Si les radicaux n'ont pas d'autre pensée que de
saisir le pouvoir pour assouvir leurs cupidités et
leurs haines, s'ils ne songent qu'it précipiter le pays
dans les agitations révolutionnaires oú ils se coln-
plaisent, il faut avouer que le gouvernement de
combat leur faisait la partie bien belle. Ils n'avaienl-
qu'á laisser tomber M. Thiers ou á faire comme les
bonapartistes, á voter avec ses ennemis. Qui done
aurait pu s'en étonner? Ce vote était d'accord avec
leurs doctrines. Adversaires du pouvoir constituant


LA COALITION PATRIOTIOUE
149


de l'assemblée et partisans de la disscilution , ils
n'avaient pas á s'excuser de voter suivant leurs
principes; ils pouvaient méme alléguer des mandats
impératifs qui leur interdisaient de s'associer á l'en-
treprise du gouvernement. Alors M. Thiers tom-
bait, le gouvernement de combat agitait sur le pays
sa téte de Méduse, et le parti radical restait maitre
de l'opinion publique. II n'avait pas méme besoin
de l'exciter, car elle venait d'elle-méme se ranger
sous son drapeau. Entre des adversaires aussi dé-
clarés, toute politique modérée devenait impossi-
ble ; la violente seule était á l'ordre du jour, et la


'France retombait dans cette anarchie qui est, dit-
en, le paradis du radicalisme. Voilá ce que la gau-
che extrIme aurait da faire, si elle n'était qu'une
bando de brigands cherchant á pécher en eau trou-
ble. Pourquoi ne elle pas fait? Apparernment,
paree qu'elle a songé ce jour-lá á l'avenir du pays
et á l'avenir des iustitutions républieaines, paree
qu'elle a fait un louable effort pour vaincre son
tempérament, pour rompre avec ses vieilles habi-
tudes et pour devenir un parti sérieux. On peut Atre
surpris de sa sagesse, mais il est difficile d'en étre
indigné. Il faut, au contraire, lui savoir gré de cet
effort, sans s'étonner des nouvelles fautes qu'elle a
déjá commises ou de celles qu'elle pourra commet-
tre encore.


V. — La coalition patriotique.


On n'en peut pas aire autant des bonapartistes,
les nouveaux et trés-intimes alliés des parlemen-


41>




150 CASSEMBISE NATIONALE DEVANT LE PAYS


taires libéraux. Ceux-la ne commettent pas de-
fautes ; mais ils sont restés aujourd'hui ce qu'ils.
étaient hier, des pirates qui cherchent les tempétes,,
pour y recueillir les épaves des naufrages. Le jeu
qu'ils jouent en ce moment est des moins délicats,
mais des plus habites, et it serait des plus instructifs
si la passion permettait á leurs nouveaux alliés de
réfléchir. Eux qui nient plus hautement que les ra-
dicaux le pouvoir constituant de l'assemblée , et
qui préchent ouvertement l'appel au peuple, ils se
font les instrumenta hypocrites d'une Assemblée qui
se croit indéfiniment souveraine, contre un gouver-
nement qui s'appuie réellement sur l'opinion pu-
blique, mais qu'une inébranlable honnéteté retient
dans les voies legales, hors desquelles il ne voit pas.
de salut pour le pays. S'ils étaient á sa place, il y a
longtemps qu'ils auraient mis l'assemblée souve-
raine á, la porte et procédé dictatorialement á la
comédie plébiscitaire ; ils ne s'en font pas moins
contre lui les preux chevaliers de la responsabilité
ministérielle et les patrons du gouvernement parle-
mentaire. Cette opposition, dont ils servent les pas-
sions et les intrigues, leur a inflige récemment les
plus sanglants outrages, les flétrissures les plus
cruelles ; mais ils n'hésitent pas á oublier tous ces
griefs et á se faire ses trés-humbles serviteurs, en
attendant le jour de la vengeance. Ils eneouragent
tant qu'ils peuvcnt l'assemblée á se perdre, paree
qu'ils savent qu'ils lui succéderont, si elle périt.


Et qui peut done étre dupe de leur zéle pour les.
libertés parlementaires? Qui ne sait qu'ils veulent
les rendre odieuses, pour les supprimer plus aisé
ment? Leur unique désir est de mettre la n'anee
si bas qu'elle s'imagine avoir besoin d'eux pour la


LA COALITION. PAT RIOTIOUE
151


sauver. Voilá, 6 libéraux intelligents, les alliés que
vous préférez á des conservateurs comete vous, á
des républicains honnétes, vos anciens compagnons
d'armes dans vos luttes glorieuses contre le régime
impérial Voilá les nouveaux amis pour lesquels
vous abandonnez le grand patriote que ,


vous avez
mis. vous-mémes á la téte de la France, et qui n'est
pas, vous le savez bien, un faiseur de coups d'état!
Vous étiez presque républicains sous l'empire; vous
étes presque impérialistes sous la république.. Vous
vous vantiez autrefois d'avoir succombé avec la
république; pourquoi vous en emite-t-il autant de


:.vivre aujourd'hui sous ses lois? L'eussiez-vous cru,
sous l'empire, quand vous combattiez, mélés aux
rangs des républicains, pour la conquéte des li-
bertés nécessaires, si l'on vous avait prédit que trois
ans plus tard vous vous enr8leriez sous la conduite
de M. Rouher pour renverser une république pré-
sidée par M. Thiers ?


Cherehez d'ailleurs vos alliances oiz bon vous
semble ; c'est affaire á vous et á vos conscientes.
Cessez du moins d'affecter un faux puritanisme, et
n'essayez pas de semer la division dans nos rangs.
II ne vous appartient pas de blámer nos alliances,
puisqu'elles sont votre ceuvre. Ce n'est pas la faute
du gouvernement si les radicaux se montrent par-
fois plus honnétes, plus désintéressés, plus pa-
triotes, et s'ils ont méme, á leurs heures, plus d'in-
telligence politique que les parlementaires. Que
certains conservateurs, decides á soutenir la répu-
blique, regrettent secrétement qu'un devoir impé-
rieux les sé pare de leurs plus anciens amis pour les
rapprocher quelquef6is d'anciens adversaires encore
redoutés, — rien n'est plus naturel. Que les radi-




152 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
caux eux-mames éprouvent quelque malaise et
quelque chagrin en faisant au salut du pays le sa-
crifice de certaines doctrines, — cela se conwit en-
core ; mais vous, qui nous attaquez, vous n'avez pas
le droit de vous formaliser de ce mélange, puisque
c'est vous qui en ates la cause ; — puisqu'en privant
le gouvernement de ses appuis naturels, vous l'avez
forcé de compter quelquefois avec des hommes qu'il
a toujours combattus dans le passé, qu'il combat
souvent encore aujourd'hui , auxquels il ne cache
mame pas sa défiance, mais qui, heureusement pour
la France et pour la République, se montrent ha-
bituellement plus sages que vous, plus faciles á
contenter, plus soucieux de l'avenir du pays et.
moius disposés á abuser des facilités de l'heure pré-
sente pour escalader le pouvoir á tout prix.


S'il est dans le camp du gouvernement des cons-
ciences timides, des ames faibles ou ambitieuses
qui se laissent ébranler, soit par les reproches ou
par les railleries de leurs adversaires, soit par la
crainte misérable de perdre une popularité mal ac-
quise, qu'elles n'oublient pas de quel prix elles
pourraient payer la moindre défaillance 1 Le but de
la minorité du 29 novembre n'est que trop visible;
son plan de campagne est parfaitement clair. Elle
veut regagner en détail la bataille qu'elle a perdue
en bloc, et faire tomber le gouvernement piéce
piéce, puisqu'elle n'a pu le terrasser d'un seul coup.
Elle veut embrouiller les choses, trainer les difli-
cultés en longueur, faire naitre de nouvelles équi-
voques, troubler les situations et les idées. Elle es-
pére affaiblir le ministére dans de petites escar-
mouches quotidiennes, l'égrener par de petites
nceuvres di plornatiques, s'établir ainsi dans la place


LA COALITION PATRIOTIQUE
153


sous prétexte de conciliation, puis démasquer ses
batteries et donner á M. Thiers le choix de se retirer
ou de se livrer á elle pieds et poings liés.


A. cette stratégie savante, le gouvernement et ses
vais amis ne doivent opposer aucune finesse ni au-
cune violente. Le temps des petits in Inagements
est passé, et il est trop tard pour revenir au statu
quo ante bellum. Ils doivent s'armer simplement
d'une persévérance inébranlable et attendre, sans
impatience, une victoire qui est dans la force des
choses, et qui ne saurait leur échapper, s'ils ne
veulent pas la brusquer. Sans jeter le gant á, l'as-
semblée nationale et sans provoquer d'agitations au
dehors, avec un profond respect de ses décisions et
un sincére désir de,s'accorder avec elle, ils doivent
peser sur elle de tout leur pouvoir pour la décider
á prendre au sérieux la République et á l'organiser
de ses propres mains. Si le ministére tombe, en
dépit des réparations qu'on vient d'y faire, le gou-
vernement devra le reformer dans sa majorité du
29 novembre, conformément á ces principes parle-
mentaires que l'opposition invoque toas les jours.
devra le prep are dans le centre gaucho, dáns la
gauche modérée et surtout dans la fraction du centre
droit qui a voté avec lui; le gouvernement en effet
.ne doit déserter son poste que dans l'impossibilité
absolue de s'y maintenir. — Quant á ses amis, ils
doivent comprendre que la lutte supréme est enga-
gée, et que, s'ils compromettent le succés par de
nouvelles imprudentes, ils livrent le pays á la
guerre civile et au retour de Poccupation étrangére.
A quelque opinion appartiennent, ils doivent
éloigner de leur pensée les répugnances, les syrn-
pathies, les resseutiments personnels, et mame leurs


9.




154 L'ASSEMI;LEE NATIONALE DEVANT LE PAYS


doctrines partieuliéres, pour ne plus s'occuper que
do fait actuel et ne songer


qu'aux moyens d'é
chapper ensemble au danger commun. A la poli-
tique de combat, il faut opposer la politique de dis-
cipline, mettre de cené les vains scrupules, les
querelles de mots, les prétentions dogmatiques, ma-
nceuvrer enfin comme des soldats dans le rang, ac-
cepter la bataille comme elle est offerte, et défendre
le terrain pied á pied sans se jeter dans des expédi-
tions ave ntureuses, en véritables hommes pratiques,,
faisant de la politique positive, et non pas en l'A-
veurs et en doctrinaires, faisant de la politique de
théorie ou de sentiment.


Ce n'est pas le moment de se quereller sur des
nuances ou d'élever des questions d'amour-progre
au rang des questions d'état. I1 ne s'agit plus de
faire des distinctions subtiles. Il n'est plus permis
de dire : « Je voudrais poser la question de telle fa-
con plutét que de telle autre, — j'exige qu'on fasse
telle reserve, — je tiens á garder ma liberté, paree
que j'ai écrit tel livre, fait tel discours, émis tel vote,
fait telle prorriesse á mes électeurs. »I bien : « Je
voterai volontiers cette mesure, mais seulement
la condition que tel autre ne la votera pas. » O u bien
encore : « Assurérnent, c'est mon avis; mais, si un tel
pensait comme moi, j'aimerais mieux changer d'avis
que de me compromettre en aussi mauvaise cerina-
gnie. » Billevesées que toutes ces reserves! puéri.-
lités que tous ces scrupules! Prétextes miserables.
pour couvrir de láches défaillances ou d'execrables
ambitions personnelles. C'est ainsi que l'on discutait
á Byzance pendant que les Tures assiégeaient la
-ville. Peo importent les armes dont on se sert, gitana
on est s'Ir de son bon seas et de son bon droit !


LA COALIVON PATRIOTIQUE
155


Une solution ! voilá ce qu'il faut demander á l'as-
semblée, exiger d'elle au nom du pays : non pas
celle-ci plutót que celle-lá, mais une solution, n'im-
porte laquelle, pourvu qu'elle donne un peu de re
pos á la France, pourvu qu'elle mette la Répu-
blique hors de page, pourvu qu'elle donne au gou-
vernement la force et la stabilité nécessaire, pourvu
qu'elle empache l'assemblée de tout remettre en
question tous les jours, et qu'elle préserve le pays
des usurpations d'un long-parlement. Ce serait une
faute que de s'attacher obstinément á tel ou tel
systéme : il faut accepter celui que les circonstances
favorisent, celui qui aura le plus de chance de suc-
cés. Avant tout, il faut sortir de l'impuissance et de
la confusion : mais il faut en sortir sans révolution,
sans coup d'état, sans guerre civile, par la légalité
seule : en un mot, il faut obtenir un vote de la ma-
jorité de l'assemblée, et l'on ne peut rien faire sans
elle. Quand mame la dissolution de cette assem-
blée serait, comme bien des gens commencent á le
croire, la seule et derniere ressource du pays, la
dissolution elle-mame ne pourrait étre prononcée
que par un vote. L'assemblée sera peut-étre bien-
tót forcée d'y recourir ; néanmoins elle ne, peut et
ne doit y recourir qu'aprés avoir épuisé ou re-
poussé tous les antros remédes. Avant de couper
un membre malade, on essaye de le guérir, et Pon
se résigne plus aisément á le sacrifier quand en re-
nonce á sa guérison. Il en serait de mame de l'as-
semblée nationale, si elle n'adoptait aucune des
mesures qui lui sont actuellement proposées : elle
ne pourrait plus alors éviter le reméde le plus ra-
dical, celui de la dissolution.


En a ttendant qu'elle prononce et
manifeste




156 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
ses préférences, les hommes de bon sens no doiveut
exclure aucune des solutions possibles. Ils doivent
examiner tous les systémes sans prévention, tela
qu'ils se présenteront á leur choix, dans l'ordre
mame oil il seront présentés. Si par hasard I'Assem-
blée se résigne á confier le droit de dissolution soit
au président de la république , soit á une seconde
chambre élective et immédiatement élue, et si cette
prérogative peut suffire á brider l'assemblée, n'en
demandons pas davantage, acceptons sur-le-chala).
Si le renouvellement partid. de cette assemblée,
qui a certainement beaucoup d'inconvénients,
peut cependant fournir les bases d'un compromis
sincére, ne le repoussons pas davantage, adoptons-
le avec joié. Mais si par malheur tous ces moyens
termes échouent et qu'il faille hardiment recourir
á la dissolution, alors, mais alors seulernent, ne re-
culons pas devant ce reméde nécessaire.


Ne demandons que le nécessaire, mais sachons
l'exiger au besoin. Ne demandons pas á l'assemblée
ce qu'elle ne peut faire dans l'état de division on
elle se trouve : une constitution raisonnée, pondé-
rée, théoriquement irréprochable et soi-disant dé-
finitive. Demandons-lui seulement d'assurer l'exis-
tence du fait, de donner au pays un lendemain,
d'écouter la voix de l'opinion publique, de ne pas
se barricader contre elle, mais au contraire de lui
ouvrir la porte et de lui faire une place soit dans
son propre sein, soit á cóté d'elle. Voilá ce que le
pays réclame, ce qu'on lui doit par-dessus tout, ce
qu'il faut exiger en son nom. Si Passemblée s'obs-
tine á. fermer l'oreille á des réclamations si légiti-
mes, elle se condamnera elle-mame. Unissons-nous
d'a bord pour lui demander la paix; si elle n'en veut


LA COALITION PATRIOTIQUE
157


pas, unissons-nous ensuite pour lui demander le
sacrifice qu'elle aura elle-mame rendu inévitable.


Ne nous divisons ni dans l'assemblée, ni méme,
s'il faut recourir aux élections, devant le pays. II
ne s'agit pas de se disputer une popularité malsaino,
de se tromper les uns les autres et de se isupplanter
mutuellement. Il ne s'agit pas, non plus, de faire
une constitution savante, une de ces ceuvres
sophiques et littéraires oil Pon accumule beaucoup
de travail sans en tirer grand profit, un de ces mo-
numents pédantesques et soi-disant impérissables,
qui sont presque aussitót déchirés. Il s'agit seule-
ment de rassurer la France, de donner satisfaction
á ses craintes, de munir le gouvernement des orga-
nes indispensables sans lesquels aucun gouverne-
ment ne peut vivre, de rétablir l'accord de la re-
présentation nationale avec l'opinion publique, de
tirer en un mot, le pays du malaise oú il est plongé
par suite du maintien de l'état actuel avec Passem-
blée actuelle. II s'agit d'arréter la France dans le
courant qui l'entrarle sur le double écueil de la dé-
magogie et de la réaction. I1 s'agit de sauver le
régime parlementaire d'un discrédit irréparable,
d'empécher les républicains de retornber dans Por-
niére des agitations révolutionnaires, — les conser-
vateurs, les classes libérales et éclairées, de perdre
toute influence par la folie de ceux qui se prétendent
leurs chefs, — et le pays affolé, harrassé, désabusé
de tous les partis, les méprisant tous également, re-
noneant encoré une fois á se gouverner lui-méme,
de se livrer avec résignation au premier hardi for-
ban qui lui mettra le píed sur la gorge.


C'est pour éloigner de nous ces grands malheurs,
et non pourservir la popularité de certains hommes




158 L'ASSEMBLEE NATIONALE DEVANT LE PAYS
politiques ou les passions belliqueuses de certains
partis, que tous les hommes de Son sens doivent ac-
cepter, soutenir, aimer la République. « La républi-
que, a dit M. Thiers, sera conservatrice ou elle ne
sera pas. » On peut dice aussi qu'elle prévaudra par
la conciliation ou qu'elle périra par l'agitation. Quand
l'heure des élections sonnera, faisons ce qu'il faudra
pour éviter les divisions de parti, et pour empecher
que Popinion publique ne se morcelle á l'image de
l'assemblée nationale. C'est désormais la chose
sentielle, l'intérét qui domine tous les autres, bien
plus que la question de savoir si nous devons faire
ou ne pas faire une constitution. Ne brisons pas le
faisceau des opinions patriotiques qui se trouvent
rassemblées sous la banniére républicaine et sous la
direction de M. Thiers; gardons-nous bien de
nous affaiblir soit par des exclusions, soit par des
méfiances ; gardons-nous de dice, comme on le faje.
trop souvent, que le salut du pays n'est plus dans
l'assemblée , mais dans le pays lui-méme, que la
rupture est consommée et irremediable, et qu'il ne
faut plus travailler que dans le champ de l'opinion
publique, au lieu de se fatiguer inutilement á labou-
rer l'enclos parlementaire. Le salut du pays estbien
dans l'opinion publique, mais il est aussi dans l'as-
semblée nationale, c'est-a-dire dans l'emploi des
moyens légaux. Tant que PasSemblée existera ,
efforQons-nous de lui inspirer des résolutions sages,
ne tenons compte d'aucune division de parti, adres-
sons-nous á tous, mente á nos pires adversaires, et
supplions-les de nous aider á fonder la république;
s'ils refusent, nous n'en serons que plus forts pour
avoir été plus modérés. Alors, ne songeons qu'á
présenter un front de bataille invincible en trans-


LA COALITION PATRIOTIQU E
159


portant sur le terrain electoral toute la gauche par-
lementaire, sans chicaner les opinions de personne,
en la prenant telle »que les événements l'auront faite,
et telle qu'elle se sera montrée au jour du vote.
Dans ces conditions, le succés sera certain, et Pon
évitera de part et d'autre ces luttes funestes entre
les opinions extrémes qui perdraient la république
et la France.


Résumons-nous en quelques mots. Étre modérés
dans nos exigences, quoique determines, coúte que
coúte, á tirer le pays et l'assemblée elle-menae du
désordre et de la confusion; — ne repousser aucun
arrangement praticable, aucun compromis sincére,
mais savoir au besoin aller jusqu'au bout; — s'a-
dresser alors au pays pour qu'il fasse entenclre sa
voix, peser avec lui sur l'assemblée pour qu'elle
renonce sans violente á un pouvoir que ses propres
divisions ne lui permettent plus d'exercer, et pré-
senter au pays, en masse compacte, tous les honne-
tes gens qui dans les derniers votes, auront fait pas-
ser le patriotismo avant les miserables passions de
leurs partis; — -voilá quelle est la voie du salut,
celle que cloit suivre la gauche parlementaire, c'est-
á-dire la majorité vraie , et de l'assemblée elle-
mesure, et surtout du pays.


Que nous faut-il pour remplir ce programme?
D'abord un peu plus de hardiesse de la part des
conservateurs républicains; ensuite, et s'il est pos-
sible, un peu plus de modération de la part des
républicains avances. Tout le monde y gagnera,
car en souscrivant á cet arrangement, les conserva-
teurs éviteront cette nombreuse et soudaine irrup-
'ion du radicalisme qu'ils redoutent avec tant de


lison, et qui deviendrait inevitable avec le gouver-




160 L'ASSEMBLÉE NATIONALE DEVANT LE PAYS
nement de combat. De leur ceité, les républicains
fonderont bien plus súrement la république avec
l'alliance des conservateurs, que s'ils sont réduits


leurs propres forces et livrés entiérement á eux-
mames. Les concessions qu'ils devront faire aux
conservateurs profiteront it la république elle-
méme, en la préservant des exagérations accoutu-
mées et des réactions qui s'ensuivent toujours.


A quoi servirait de fermer les yeux au danger?
Les circonstances sont critiques, le moment est dé-
cisif, et il n'y a pas une seule faute á commettre.
La France et son gouvernement passent un défilé
dangereux. Sans parler de l'ennemi du dehors, qui
nous surveille, le chemin que nous suivons, le seul
que nous puissions suivre, est encore mal frayé,
hérissé d'obstacles et entouré de précipices. Les
classes populaires qui forment le gros du parti ré-
publicain n'ont pas encore achevé leur éducation
politique. Quand aux classes éclairées, libérales,
parlementaires, qui ont été autrefois les classes di-
rigeantes et qui devraient l'étre encore, elles sem-
blent avoir désappris ce qu'elles savaient autrefois;
elles ont marché á reculons pendant que le pays
marchait en avant; elles ne peuvent plus servir de
guides á une société oil elles semblent étranaéres




b •


'Fels sont pourtant les éléments avec lesquels il faut
gouverner en évitant á la fois, et les catastrophes
certaines d'une réaction folle, et les entrainements
probables d'une démocratie inexpérimentée. La
modération et l'esprit d'entente s'imposent done
aujourd'hui plus que jamais aux hommes résolus
qui voient clair dans ce chaos, et qui ne veulent
laisser périr la France ni par la démagogie, ni par
le despotisme.


LA COALIT1ON PATRIOTIQUE
161


Une chose doit les soutenir et les remplir d'espé-
rance; c'est que. l'opinion publique est avec eux.
Italgré les excitations des partis extremes, malgré
les mauvais exemples des hommes qui devraient
lui servir de guides, l'opinion publique, depuis un
an, s'est montrée profondétnent sage, beaucoup
plus sage assurétnent que le monde politique et par-
lementaire. II y a surtout un fait nouveau, qui est
un sympteme favorable de l'état des esprits et un
signe rassurant pour l'avenir : c'est qu'aprés de
grands malheurs et pour la premiére fois peut-Itre,
la France a mis sa confiance dans un honnéte
homme qui ne cherche pas á l'éblouir par une fausse
grandeur et qui la gouverne en lui disant simple-
ment la vérité. Que de fois n'a-t-on pas répété et
ne répéte-t-on pas encore que notre nation ne se
laisse séduire que par l'immoralité, ne se laisse per-
suader que par le mensonge, ne se laisse dominer
que par la force, et qu'a l'exemple des femmes avi-
lies et dépravées, elle n'obéirajamais qu'á ceux qui
sauront la violes et la battre? Cette nation montre
aujourd'hui qu'elle ne mérite pas ces jugements se-
veros, et qu'il serait peut-etre imprudent de spéeu-
ler sur la perversité qu'on lui préte. Elle prouve que,
malgré les mauvais conseils et les bien plus deplo-
rables exemples des intrigants et des seeptiques qui
la calomnient, elle est encore capable de compren-
dre et d'estimer le vrai patriotisme. Qu'elle s'en
inspire á son tour dans ses résolutions supremes, et
elle fera mentir les faux prophétes qui, par haine de
la République, prédisent la ruine de la France.




IV


DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE


Quelque opinion qu'on puisse avoir des disposi-
tíons de 1'Assemblée nationale á l'égard d'une ré-
publique définitive, quelle que soit sa capacité ou
son impuissance á. se mettre d'accord pour consti-
tuer une forme de gouvernement réguliére, il est
certainement désirable qu'elle parvienne á organiser
la république d'une fagon sérieuse et sincére. Le
temps marche, les événements se précipitent, la li-
bération du territoire approche, la fin du mandat de
l'assemblée se laisse entrevoir, et l'opinion publique
est depuis longtemps formée sur les questions quí
divisent encore les représentants du pays. On n'en
est plus, aujourd'hui, á forger des théories en l'air
et á discuter des abstractions : les hommes de bons


1. Février et Mars 1873.


DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
163


sens ne doivent plus s'occuper que des faits. Sans
s'arréter á des discussions oiseuses sur le droil cons-
tituant de l'assemblée, il faut alter au fond des
choses et sommer l'assemblée d'en finir. Ce sera un
Brand avantage pour tout le monde , si elle obéit á
cette sommation supréme, et si la république peut
atre promptement constituée sans agitations et sans
secousses : avantage pour le pays, á qui cette solu-
tion pacifique épargnerait une criseet une période
de transition toujours difficile ; avantage pour le
parti conservateur qui, en prenant cette résolution
décisive , rentrerait dans le giron de la république
et réparerait, aux yeux de bien des gens, les fautes
qui l'ont renda impopulaire ; avantage enfin pour la
république elle-mame qui, se trouvant établie pái-
siblement, sans effort et sans violente, acceptée et
confessée par ses anciens ennemis, née de la raison
plut6t que de la passion, résultant d'une nécessité
involontairement subie , mais universellement re-
connue, n'en serait que plus solide, plus durable,
mieux á l'abri des réactions et des retours qui me -


.naceraient toujours une république faite par une
assemblée nouvelle, oiz ne siégeraient que des ré-
publicains.


D'ailleurs, l'assemblée elle-mame a décidé qu'elle
était constituante ; elle ne peut se dispenser de tenir
sa promesse sans faire l'aveu de son impuissance et
sans consentir á son abdication. En ce sens, on peut
dire qu'elle tient entre ses mains ses propres desti-
nées encore plus qu'elle ne tient les destinées du
pays. Si elle se dérobe aux devoirs qu'elle a volon-
tairement assumés, en refusant de satisfaire aux be-
soins et aux vceux bien évidents de la France, l'as-
semblée est perdue , sans doute ; mais la France,




164 DE LA CONST1TUTION DE LA RÉPUBL1QUE


Dieu merci, ne l'est pas encore , et l'on essayera de
se passer de l'assemblée. Il restera au gouverne-
ment et au pays la chance d'un appel fait á l'opinion
publique par des élections nouvelles, et, gráce au
bon sens de la nation, gráce au prestige du gouver-
nement, gráce á l'union intelligente de toutes les
opinions républicaines pour la défense de la répu-
blique conservatrice, il est permis d'espérer que cet
appel sera entendu. Quand mame l'assemblée man-
querait á la France, it ne serait pas dit pour cela
que la France deviendrait la proie des partis extra-
mes. Ce serait l'assemblée seule qui périrait sous le
mépris public.


Ce n'est done pas agir en ennemi de l'assemblée
nationale que de lui recommander d'organiser sin-
cérement la république , sans « ajournement d'es-
pérances », sans réserve de son pouvoir constituant,
sans esprit de rctour. Il n'y a pour elle aucune
offense á lui parler de sa fin possible, de sa fin pro-
chaine, des moyens de l'éviter, de la retarder du
moins, et d'employer utilement le peu de vie qui lui
reste. Un anejen a dit que, pour bien vivre, il fallait
Atre toujours prat á rnourir. Appliquant ce précepte
á la politique, on pourrait dire également aux pon-
voirs publics que, pour se maintenir, ils doivent
toujours avoir devant les yeux la possibilité de leal
chute. Au fond la campagne dissolUtionniste, qui á
pu nuire á ses auteurs, n'a pas été inutile, puis-
qu'elle a été pour l'assemblée un avertissement sa-
lutaire. Si l'assemblée se décide á employer sage-
meut ce qui lui reste de vie, c'est qu'on l'a forcée
depuis quelque temps á envisager sa fin comrne un
événement possible et déjá mennant. Aprés avoir
dénoncé les partisans de la dissolution comme " des


DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
165


factieux et des criminels , Passemblée devra leur
rendre grites, s'ils la décident á sortir de l'inaction,
á, se rallier á la politique du 1VIessage, et á donner
franchement son concours á la fondation de la ré-
pu bl iq ue.


Est-il besoin de le répéter? ce message, qui a
soulevé tant de clameurs et qui méritai4 si peu de
les provoquer, était essentiellement une ceuvre de
paix ; c'était mame un acte de déférence envers la
souveraineté de l'assemblée. Si les partis étaient
restés calmes et s'ils avaient attendu patiemment
l'avenir, peut-étre aurait-il mieux valu faire durer
l'état provisoire jusqu'a la compléte libération du
sol ; mais dans l'état de l'esprit public, au milieu
de l'effervescence des factions parlementaires , le


411
gouvernement ne pouvait tarder plus longtemps á<


0,1eur offrir sa médiation et á tenir le langage que tout
le monde attendait de lui. Ce langage répondait si
bien aux besoins et aux vamx du pays, qu'a la lec-


- Iture du message, la France entiére erra que l'avenir
était assuré et que la paix allait se faire entre les
partis. Ce fut avec stupeur qu'elle assista au dé-
chainement de haine dont l'assemblée lui dorna
presque aussitat le spectacle. La seule morale
qu'elle en ait tirée , c'est qu'en présence d'une as-
semblée aussi divisée, oú l'existence mame du gou-
vernement était chaque jour remise en question, les
mesures conservatrices que le Président de la Ré-
publique lui proposait de prendre n'en étaient que
plus indispensables et plus urgentes.


Il est grand temps, en effet, de sortir de la situa-
tion bizarre et confuse que les événernents nous ont
faite, et que nous prJongeons á plaisir par nos ri-
dicules incertitudes. Nous avons un gouvernement




166 DE LA CONST1TLITION DE LA RÉPUBLIQUE
dont tout le monde reconnait la nécessité, c'est la
République ; mais personne ne veut l'organiser sur-
le-champ, paree que chacun veut se réserver l'ave-
nir ; — un pouvoir exécutif á qui tout le monde re-
proche sa tyrannie, qui cependant reste á la discré -
tion de l'assemblée, sans moyens de défense contre
ses votes ; — une assemblée qui, avec un pou •
voir saus limites, se plaint journellement de son
impuissance, qui se proclame pompeusement sou-
veraine et qui craint le regard de l'opinion pu-
blique; qui n'est plus complétement d'accord avec
le pays, et que cependant on ne peut renvoyer á
ceux qui l'ont élue ; — enfin , dans cette assemblée
méme, il n'y a qu'une majorité flottante et négative,
qui réclame á grands cris la responsabilité minis-
térielle, qui s'exalte en parlant de gouvernement
parlementaire, et qui cependant n'existe que par la
volonté du gouvernement, lorsqu'il juge á propos
de faire sentir son influence. Telle est la situation
anormale á laquelle il faut mettre un terme , d'une
maniére ou d'une autre, soit en formant une majo-
rité dans l'assemblée, sous le drapeau de la répu-
blique conserVatrice , sois en faisant appel á. la vé-
ritable majorité du pays, — soit en fondant, dés á
présent, les institutions de la République , soit en
laissant á une autre assemblée le soin de rendre ce
grand service á. la France. •


Une solution, c'est la ce que le pays demande ;
peu lui importe laquelle , pourvu soit
prompte, pacifique et durable. Le pays ne s'inquiete
pas des théories, ne discute pas les systérnes qu'on
lui presente, ne partage point les passions des partis
qui voudraient l'attacher á leurs intérets : il veut la
"légalité pour avoir le repos; il ne veut plus de crises


DE LA CONSTITUTION DE LA R ÉPUBLIQUE
167


quotidiennes, il entend que le gouvernement soit
solidement établi, pour qu'il soit respecté de tous ;
il exige qu'on lui promette un avenir, ou tout au
moins un lendemain. Que l'assemblée le lui donne
sur-le-champ, et il n'en demandera pas davantage ;•


oubliera méme, de bon cwur, les justes griefs qu'il
a contre elle. Mais qu'elle n'ait pas la prétention de
réserver ses espérances et de remettre á plus tard
ce qui n'a déjá que trop tardé. Si elle ajourne encore
une fois son entreprise, elle ne l'exécutera jamais.
Quoi qu'on en dise de part et d'autre, et quoi que
l'assemblée en ait décidé par son vote, le pouvoir
constituant n'est pas tant une question de droit
qu'une question de fait. Que l'on use de ce pouvoir,
si l'on se sent capable d'en user ; sinon , que l'as-
semblée se retire, comme en le lui demandait na-
guere. Quant á retarder ce travail jusqu'á une épo-
que oil l'assemblée sera certainement impuissante
á le faire, c'est y renoncer d'avance et la condamner
á se dissoudre sans méme l'avoir essayé. Ce n'est
pas le gouvernement qui, par un caprice despotique,
force l'assemblée á constituer, dés á présent, la ré-
publique; ce sont les circonstances qui l'y obligent
et qui lui posent une alternative qu'on peut résumer
en deux mots : « La République ou la dissolution. »


Il n'y a rien á répondre h ceux qui posent ce di-
lemne á l'assemblée , et le parti républicain sera
invincible tant qu'il lui tiendra ce langage. II ne
doit pas essayer de lui imposer une solution plut6t,
qu'une autre ; il doit lui laisser, une fois cet arrIt
rendu, la pleine liberté du choix. Autant les répu-
blicains doivent se montrer inflexibles sur le fond
des chcses, parte que le salut de la république est
lié désormais au salut de la France, autant ils doi-




168 DE LA CONST1TUTION DE LA RÉPUDLIQUE
vent se montrer faciles sur les formes et sur les
moyens. Si m'éme il faut indiquer des préférences,
nous n'hésitons pas á dire que les nitres seront tau-
j ours pour une politique de conciliation. C'est un
devoir en politique comme en diplomatie de ne ja-
mais désespérer du bon sens de ses adversaires , et
d'étre aussi persévérant á demander la paix que ré-
sol u á faire la guerre, si la guerre est déclarée. Toute
chance d'arrangement semblát-elle perdue fau-
drait s'obstiner á espérer contre toute espérance, d'a-
bord parte que c'est plus loyal, ensuite paree que
c'est plus habile. Quoi qu'on en .pense, la véritable
habileté ne se sépare jamais de la modération et de
la franchise. Le Brand art de la politique consiste,
comme l'a dit M. Thiers, á « désintéresser toutes
les opinions honnétes,» et á savoir « isoler le mal ».
Cette maxime est bonne á pratiquer avec tous les
genres d'adversaires, et elle ne peut manquer de
réussir quand elle est mise au service du patriotisme
et du bon sens.


Xussi, sans reculer devant la dissolution, si elle
devient inévitable , sommes-nous résolus á faire
tout ce qui Sera possible pour l'éviter. La républi-
que une fois admise comme le gouvernement né-
cessaire du pays, adoptée sans illusions, mais sans
arriére-pensée d'aucun genre, non par fantaisie ou
par rnauvaise humeur, mais par patriotisme et par
sagesse, nous sommes préts, d'ailleurs, á accepter
toutes les solutions raisonnables et modérées qui
pourront avoir chance de prévaloir. Nous n'enten-
dons en exclure aucune de parti-pris; nous voulons
seulement les soumettre á un examen rapide, les
étudier l'une aprés l'autre, sans passion et sans
phrases, écarter briévement celles qui nous sernblent


LES EX PEDIENTS PARLEM ENTAI RES
169


rrnpraticables ou insuffisantes, et nóus arrAter loya-
lement á celle qui nous semblera la meilieure. On
pourra nous traiter d'indifférents et d'éclectiques,
mais non pas de mauvais citoyens. Ceux-lá seuls
pourraient mériter ce nom, dans quelque opinion
qu'ils se rangent, qui, dans un intérét de parti, se
refuseraient á un arrangement équitable, et com-
promettraient l'avenir pour ne vouloir rien céder
dans le présent.


1. — Les expédients parlementaires.


Il faut se rendre compte, avant tout, du but qu'on
se propose d'atteindre, afin de ne pas s'égarer,
comme certaines commissions parlementaires, dans
les discussions préliminaires et dans les chemins de
traverse. Sans doute, on veut régler les attributions
et les relations des pouvoirs publics : cela est bien
entendu, mais cela ne suffit pas.


Veut-on les régler dans le présent ou dans l'a-
venir? Voilá la véritable question á résoudre, celle


laquelle on ne se décide pas á r' épondre avec assez
de précision . La vérité, évidente pour tous , est
qu'on doit les régler á la fois dans le présent et dans
l'avenir. Il s'agit tout á la fois d'assurer l'avenir
des institutions républicaines et de rendre le gou-
vernement possible en facilitant le jeu des pouvoirs
dans le moment présent. Le bon sens proclame que
ces questions ne peuvent étre séparées, qu'elles dé-
pendent l'une de l'autre, qu'elles doivent étre réso-
lees ensemble , el qu'il n'est pas raisonnable de
vouloir faire deux constitutions différentes, l'une


E. DI:vine:En 1»: HAURA:,NE. 10




170 DE LA CONSTITUTION DE LA. REPUBLIQUE
seulement pour le présent, l'autre seulement pon/
l'avenir.


ne sert de rien d'établir des distinctions subti-
les entre les pouvoirs nouveaux créera plus
tard, et les pouvoirs actuels, qu'il faut réglernenter
provisoirement. Si l'on ne fait pas tout ensemble,
on n'aura rien fait que de fragüe, d'impraticable et
•d'absurde. Si l'on n'assure pas l'avenir en réglant
le présent, on livre par lá méme, et malgré tous les
replátrages, le présent lui-méme á l'incertitude et á
l'agitation. Si l'on n'assure pas la tranquillité du
présent, en méme temes qu'on légifére sur les cons-
titutions futures, on prepare aux institutions qu'on
s'amuse á fonder sur le papier, des épreuves aux-
quelles elles doivent fatalement succomber.


Il ne faut done, en cette matiére, ni sacritier aux
expédients vulgaires, ni s'abandonner aux théories
transcendantes; il faut des solutions sérieuses, rai-
sonnées, pratiques et durables. II faut bien se gar-
der surtout de séparer les faits et les principes,
pour s'inspirer successivement, soit des uns, soit
des antros, suivant les besoins de la cause et les in-
téréts des partis. Les solutions purement empiri-
ques doivent 'etre repoussées non moins résolument
que les sol utions purement abstraites. I1 ne s'agit
plus de ménager un raccommodement de quelques
jours entre le gouvernement et l'assemblée, de
s'arréter á une cote mal taillée, á la faveur de la-
quelle on puisse vivre cinq ou six semaines, á, la
condition pourtant de réserver toutes les questions
importantes et de mettre toutes les difficultés sous
le boisseau ; cela ne suffit plus á l'heure oil nous
sommes. Il ne s'agit pas non plus d'engager théori-
quement l'avenir par une de ces constitutions sa-


LES EXPÉDIENTS PARLEMENTAIRES


111
vantes qui restent lettre morte pour les générations
;futures, non moins que pour les générations con-
temporaines, et d'en profiter pour ne rien faire dans
le présent, pour perpétuer la confusion et pour dis-
créditer la République, sinon ménie pour guetter
l'occasion de la détruire. II faut pratiquer dos á
présent, et dans le plus bref délai, les institutions
dont on veut doter le pays; sinon, le présent restera
ce qu'il est aujourd'hui, et l'avenir échappera cer-
tainement aux lois qu'on prétend lui dicter. Dans
tous les cas, faut renoncer á s'emparer du gou-
vernement autrement que par les voies légales
et aprés l'établissement des institutions défini -
tives. On ne peut á la fois faire ceuvre de consti-
tuant et de révolutionnaire, parler au pays d'assu-
rer la stabilité et la transrnission du pouvoir , et
guetter en méme temps la premiére occasion de ren-
verser ceux qui gouvernent. Si l'on n'a pas cessé de
spéculer sur les occasions que pon rraient faire naitre
les agitations parlementaires, on ne peut pas dire
qu'on travaille sincerement á la sécurité de l'avenir.
Le premier gago qu'on est en droit de demander aux
hommes politiques chargés de donner une constitu-
tion á la France, c'est de renoncer á toute ambition
personnelle, á toute recherche actuelle des minis-
téres, de ne ►éler á leur travail aucune préoccu-
pation de parti, et d'assurer au gouvernement la
trove indispensable que l'on accorde, méme á la
guerre, q uand on veut si ncérement traiter de la paix.
Ce u'est malheureusement pas dans ce dessein q u'ils
ont brigué les suffrages de l'assemblée et qu'ils les
ont obtenus. Reste á savoir s'ils ne cornprendront
pas leur role, et s'ils ne sauront pos s'y résigner.


Les Américains, qui sont gens pratiques, et qui




11? DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
entendent assez bien l'usage de la liberté, ont grand
soin de ne pas réunir dans une mame assemblée les
pouvoirs législatifs et les pouvoirs constituants.
Comme l'a excellemment prouvé , il y a quelques
mois, un publiciste éminent, qui est un des maitres
de lasciencepolitique en France, M. Edouard Labou--
laye, ils entourent le pouvoir constituant de garan
ties spéciales, qui en font l'objet d'un contr6le
pulaire, sinon mame d'une délégation spéciale du
corps électoral. Quand ils veulent réviser une de
leurs constitutions d'état, ils commencent par élire
une assemblée constituante , qui n'intervient pas
dans le gouvernement de chaque jour , et qui
n'exerce pas les droits des assemblées législatives.
Cette sage distinction n'est pas une des moindres
causes du respect qui s'attache, en ce pays, aux dis-
positions constitutionnelles, et de la fidélité avec la-
quelle on les observe. — 11 n'en est malheureuse-
ment pas de mame dans l'assemblée nationale fran-
gaise, et la confusion la plus grande y régne entre


r toutes les questions, comme entre tous les pouvoirs
dont elle est investie. C'est ainsi qu'on a vu la com-
mission constitutionnelle se transformer tout d'abord
en commission de combat. Des hommes politiques
considérables, désignés par l'assemblée pour orga-
niser les pouvoirs publics, ont pu déclarer, sans trop
de scandale, qu'ils ne se serviraient de leur mandat
que pour revendiquer la responsabilité ministérielle
et se mettre en possession des portefeuilles. Etrange
sympt6me du désordre d'esprit qui régne aujour-
d'hui en France, et auquel il importe au plus tót de
mettre un terme, en sortant de l'état révolutionnaire
pour rentrer dans l'état légal !


La responsabilité ministérielle! telle a done été


LES EXPÉDIENTS PA RLENIENTAIRES
173


la premiére solution proposee. On a soutenu gra-
vement que le seul moyen de donner du repos á la
France et d'assurer son avenir, était d'isoler, entre
toutes les questions constitutionnelles, celle d'un
ministére collectivement responsable, á la fagon des
monarchies parlementaires, et d'annuler l'influence
du Président en le tenant á I'écart de la tribuno. On
ne contestait pas, d'ailleurs, qu'il ne fallút un jour
achever l'ceuvre commencée , et ajouter á la consti-
tution quelques chapitres de plus; mais la responsa-
bilité ministérielle et l'annulation du chef du pou-
voir exécutif étaient la premiare assise sur laquelle
on devait édifier plus tard ces institutions encore
inconnues. L'opinion publique a fait justice de ce
systéme, et elle a refusé d'y voir autre chose qu'un
expédient pour prendre le pouvoir. Personne n'en a
été la d u pe : le gouvernement l'a repoussé, corn-
prena.nt qu'il s'agissait de son existente mame, et
l'assemblée elle-mame l'a condamné par avance ,
le jour on elle s'est déclarée pour la politique du
Message contre celle du « gouvernement de com-
bat ». Il ne peut plus étre question désorrnais de
revenir á une solution qui ne résout rien, qui ne
concilie rien, qui n'offre que des chances de crises,
et qui -ne peut étre que la préface d'une révolution.


Qu'est-ce, en effet, que la responsabilité ministé-
rielle, comme on parait l'entendre aujourd'hui, et
pourquoi l'a-t-on si bruyamment demandée? Cela
est évident par soi-mérne, et cela n'est nié par per-
sonne ; mais it y a des dioses évidentes, qu'il ne
faut pas craindre de répéter trop souvent. La res-
ponsabilité ministérielle n'est qu'une arme de
guerre contre le président de la république, un
pretexte pour le ehasser de l'assemblée et pour le


•0.






174 DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE


réduire á l'état de souverain spirituel, entouré de.
vains honneurs, et gardé á vue dans son palais. C'est
une théorie complaisante, á l'abri de laquelle on
peut cacher des entreprises qu'il serait malséant
d'appeler par leur nom. — Eh quoi I est-ce que la
responsabilité ministérielle n'existe pas en fait ?
Est-ce que les ministres, en se retirant devant les
votes de l'assemblée , n'en donnent pas la preuve
tous les jours, et mame un peu plus souvent qu'il
ne le faudrait ? Personne re le nie, personne ne peut
le nier : ce dont on se plaint, c'est que le président
partage cette responsabilité avec ses ministres. —
Est-ce qu'il peut en étre autrement? Est-ce que la
force des choses n'exige pas que le chef de l'Etat
soit responsable dans une république, comme elle
exige qu'il soit irresponsable dans une monarchie?'
A qui done le gouvernement a-t-il été confié? Qui
done est le delegué direct de l'assemblée? Est-ce le
président , ou ses ministres? On a ima-
giné, pour les besoins de la liberté moderne et du
gouvernement représentatif, des rois qui n'étaient
pas responsables ; mais ils restaient étrangers
gouvernement. Ainsi le voulait la logique du prin-
cipo héréditaire, subsistant a caté de la souveraineté.
nationale. Encore ces rois étaient-ils, pour la phi-
part, mécontents de leur sort, et trés-avides de cette
responsabilité qu'on leur déniait, paree qu'elle s'at-
tache á l'exercice réel du pouvoir. On a vu aussi,
quelquefois, des constitutions qui, au mépris de
tout bon sens, avaient la prétention d'installer le
despotisme sur la base de l'élection populaire, et
qui rendaient le souverain tout á la fois responsable
et héréditaire. Mais on n'a vu mulle part un pou-
voir électif, dépendant et révocable, que Pon se.


LES EXPEDIENTS PARL EMENTAIRES
175


cría obligé d'entourer de fictions constitutionnelles,
et qui ne füt pas effectivement responsable devant
ceux qui l'avaient élu. Cela ne s'est jamais vu, paree
que c'est contre la nature des choses, et il n'y a
pas de république au monde oir de telles inven-
tions soient grises au sérieux.


Supposons d'ailleurs cette responsabilité minis-
térielle décrétée par un article de loi : comment
réservera-t-on exclusivement aux seuls ministres
u président cette responsabilité qu'il ne doit pas


partager avec eux ? Il n'y a qu'un moyen de le
faire : c'est d'interdire au président Patees de l'as-
semblée. La responsabilité ministérielle n'est pas
un objet de législation, c'est, comme on l'a dit bien
souvent, un fait qui résulte de la présence des
membres du gouvernement dans les assemblées dé-
libérantes. Il faudra done, de toute force, exclure
le président de l'enceinte législative, lui fermer la
tribune ou ne la lui ouvrir que par grite, dans cer-


. taines occasions trés-rares, seulement pour un seul
discours, et sans qu'il puisse se méler á la discus-
sion ; en un mot, il faudra lui interdiré de discuter
les affaires du pays avec ceux qui l'ont chargé de
les diriger, c'est-á-dire lui enlever le seul moyen de
gouvernement qu'il posséde, á savoir l'influence
morale qu'il exerce par ses avis, par ses paroles,
par l'autorité mame qui s'attache á sa personne. Et
l'assemblée , dont on prétend lui fermer la porte,
eontinuera á s'appeler l'assemblée souveraine ; elle
continuera á le juger sans l'entendre, elle gou-
vernera sous son nom, sans mame prendre la peine
de le consultor I


Voila done le genre de réformes constitutionnelles
qu'on a era devoir proposer en reponse aux patrio-




1'76 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
ti ques exhortations du Message ! C'était, qu'on nous
permette de le dice, une vraie dérision. Le gouver-
nement parlait de fonder la république : pour toute
réponse, on parlait de le supprimer lui-méme ou de
le paralyser tout au moins. Il demandait
et la pondération des pouvoirs : on lui répondait
par l'annulation du pouvoir exécutif. « Il faut, di-
sait-il, assurer l'avenir. — D'abord, répliquait-on,
cédez-nous présentement le pouvoir. » De quelque
faQon qu'on retourne cet étrange projet de consti-
tution, il est difficile d'y voir autre chose qu'une
attaque á peine déguisée contre la personne et contre
la politique de M. Thiers.


est vrai qu'on se montrait magnanime, et qu'on
ne lui refusait pas tout dédommagement. Quelques
hommes conciliants poussaient la condescendance
jusqu'á lui offrir le veto suspensif en échange du
droit de monter á la tribune ; un petit nombre ajou-
taient méme qu'il aurait le droit de venir soutenir
son veto en personne á, une nouvelle délibération.
Excellentes conditions pour persuader une assem-
blée, quand il faut la forcer á se déjuger et á s'a-
vouer vaincue! Etaient-ce lá toutes les compensa-
tions promises ? Croyait-on que le chef de l'état
pút se contenter de ces attributions dérisoires?
Quelle qu'en fíat d'ailleurs l'efficacité, le velo n'était
qu'une attribution législative. Lui refuserait-on
toute espéce d'attributions politiques ? Voudrait-on
le mettre hors d'état d'exercer la moindre influence
sur la conduite des affaires ? Puisqu'on voulait le
mettre en dehors du gouvernement, comme un rol
constitutionnel, il fallait du moins lui donner les
attributions des rois qui régnent et ne gouvernent
pas. Or, dans les erais gouvernements parleme n-


LES EXPÉDJENTS PARLEMENTA1RES
177


taires, ce n'est pas le souverain qui est souverain,
c'est la nation, et le pouvoir exécutif conserve tou-
jours le droit de faire appel á la nation, en pronon-
gant, quand bon lui semble, la dissolution du Par-
lement. Dans ces gouvernements dont on prétend
invoquer l'exemple, il n'y a pas de pouvoir sans
limites, pas méme celui de l'assemblée éleetiVe ,


111>
qui cependant est le plus important de tous. Les
attributions et la durée de cette asseniblée sont par-
faitement définies ; elle ne tient de l'élection qu'un
mandat positif, en dehors duquel elle ne peut rien,
et non pas un blanc-seing qui la laisse libre de tout
faire. Notre assemblée nationale est-elle dans la
méme situation? ou bien est-elle disposée á, s'y
mettre ? Consent-elle á limiter son mandat, á fixer
sa durée, á se donner volontairement des freins ?
En ce cas, elle a le droit de demander le méme sa-
crifice au pouvoir exécutif. Mais si, au contraire,
elle repousse toute limite et tout frein pour elle-
méme, il est purement et simplement ridicule de
vouloir placer un pouvoir exécutif armé d'un simple
velo, en face de ce pouvoir législatif dont il emane
et qui peut le renverser chaguo jour. Non, il n'y a
pas de gouvernement au monde oú le pouvoir exé-
cutif,-s'il ne tient son mandat de l'élection popu-


puisse se contenter d'un simple droit de velo.
L'épreuve en a été faite au début de la Révolution
frangaise, quand on a voulu appliquer ce régime á
une monarchie héréditaire, consacrée par six siécles
d'existence : réduite á ce droit insignifiant, la mo-
narchie elle-méme est tombée. A. plus forte raison ne
saurait-il suffire á un pouvoir dépendant, délégué,
sans force propre, et á elimine instant revocable par
Passemblée méme dont il suspendrait les décisions.




LES EXPEDIENTS PARLENIENTAIRES


179
)n ne peut le couvrir de chaines, quand on laisse
'assemblée libre de tout faite; on ne peut main-
enir á Passemblée tonto son omnipotente et refuser
n méme tem ps au président de la république, soit
es moyens d'exercer une action morale efficace sur
'esprit de ses collégues, soit ceux de leur résister
érieusement, en usant des attributions modéra-
rices que l'on accorde par tous pays aux rois con-
titutionnels.
Faisons done résolument justice des ambitions


malsaines que les hommes du parti monarchique
déguisent sous ce prétendu projet de responsabilité
ministérielle. Ce projet n'est pas une solution ,
'est une fin de non-recevoir; ce n'est qu'une ma-
hine de guerre contre le gouvernement qu'il s'agit
e fonder; c'est un moyen de ne rien faire de nou-
eau en ayant l'air de faire quelque chose et en affi-
hant beaucoup de zéle pour les libertés publiques;
'est un artifice assez grossier pour s'élever au pou-
oir, sans mame en payer le prix et sans asstirer


l'avenir de la forme républicaine centre les assauts
qu'on se réserve de lui livrer un jour.


Il faut en dire autant du programme nouveau
qu'on y a substitué quelques jours aprés, et qui
n'en est que la reproduction déguisée. Ce pr'o-
gramm'


e consiste á étudier et á résoudre séparément
les questions qui concernent les pouvoirs actuelle-
rnement existants, et celles qui intéressent la cons-
titution définitive de la République. C'est sur ces
données qu'a travaillé pendant un mois la commis-
sien des Trente, aprés s'étre subdivisée en deux
sous-commissions spéciales. Aujourd'hui méme
qu'elle semble avoir abandonné cette méthode sin-


'-
elle y persiste au fond plus que jamais,


178 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
faut de rharmonie entre les pouvoirs publies.


Si l'on définit l'autorité dal président ou qu'on
veuille la réduire, il faut définir et réduire égale-
ment l'autorité de l'assemblée. Si au contraire on
veut la concentration de pouvoirs, l'unité mons-
trueuse d'une assernblée toute-puissante , qui ne
reconnait aueun frein, il faut se résigner á voir
sortir du sein de cette assemblée un pouvoir qui la
personnifie, paree qu'il dépend d'elle, qui la do-
mine, paree qu'elle peut le renverser, et auquel elle
doit obéir sans se plaindre, tant qu'elle lui donne
la majorité des votes. Qui a jamais soutenu que ce
Mt lá la meilleure forme du gouvernement parla-
mentaire ? C'en est l'exagération et l'excls. C'est la
gouvernement conventionnel, le plus dangereux des,
gouvernements, et la conséquence nécessaire de
'l'existence d'une assemblée sans frein. On se plaint
de la dictature de persuasion, exercée sur l'assem-
blée par le chef du. pouvoir exécutif? On a tort de
s'en plaindre et ron devrait plut6t l'en remercier ; car
si ce pouvoir était tombé dans des mains moins li-
bérales et moins honnétes, on aurait vu ce qu'un
te": régime pouvait produire dans l'intérét des pa 3-
sions d'un parti ou au profit de l'ambition d'un
homme. Que si la donce et débonnaire tyrann ie
da Président de la République blesse outré mesu re
certains caractéres fiers et irritables, qu'ils s'ap-
pliquent alors á la faire cesser en définissant tous.
les pouvoirs et en atteignant cette tyrannie dans sa
source, qui est l'omnipotence de l'assemblée natio-
nale. Qu'on assure au pouvoir exécutif les condi-
tions d'une sérieuse indépenclance. Alors seulement
il sera possible de lui résister á outrance, sans pa-
raltre vouloir le renverser et prendre sa place. Mais.




180 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
puisqu'aprés avoir consentí á grand'peine á étudier
l'ensemble des questions constitutionnelles, elle a
imaginé de régler sur-le-champ celles qui l'inté-
ressent, et d'ajourner indéfitliment celles qui la gé-
nent, en ayant soin de ne les résoudre « qu'en prin-
cipe » et seulement pour la forme. Qui pourrait
d'ailleurs conserver aucun doute sur le caractére
provisoire des institutions qu'elle veut fonder, en
écoutant les déclarations par lesquelles elle se ré-
serve, formellement, le droit de détruire son ou-
vrage, aussit8t que l'occasion sera venue ? — C'est
done une chose entendue. On va faire deux consti-
tutions, l'une pour l'avenir, l'autre pour le présent
L'une réglera les conditions du gouvernement ré.
publicain, tel qu'il doit étre, mais tel qu'on ne veut
pas l'établir aujourd'hui; l'autre réglera les relations
du président avec l'assemblée, telles que les exige
l'intérét du « parti conservateur! » La premiare sera
une ceuvre logique, mais purement abstraite, et des
tinée peut-étre á n'étre jamais appliquée; l'autre
sera un échafaudage provisoire destiné á. disparai
tre bient8t, aprés avoir serví la politique d'un parti!
Si ce n'est encore lá une machine de guerre, c'est
la conception la plus fausse et la plus déraisonna
ble. Elle n'a ni le mérite de fixer l'avenir, ni celu
de pacifier le présent ; c'est encore un de ces expé-
dients vulgaires qu'on oppose á la politique du
message, et qui sont moins inspirés par des consi-
dérations d'intérét public que par certaines rivalités
et certaines ambitions parleínentaires.


« Soyons, disent les chefs de l'opposition, des
hommes pratiques. Ne faisons aujourd'hui que l'in-
dispensable. Si d'autres pouvoirs doivent tre créés
plus tard, nous aurons le temps d'y songer ; mais




LES EXPÉDIENTS PARLEMENTAIRES
181


attachons-nous surtout á empécher de nouvelles
crises en réglant les relations des autorités existan-
tes. — Qu'est-ce á dire ? Pourquoi remettre au len-
demain ce qui peut étre fait dés á présent? Quel
intérét á séparer le travail en deux riarties ? — La
raison en est claire. C'est qu'on ne veut pas fonder
lá république ; ,c'est qu'aprés avoir fait semblant de
s'avancer sur le terrain du Message, les partisaus
de la monarchie reculent épouvantés de l'abline qui
s'ouvre devant eux, et oú s'engloutiraient ces espé-
rances dont ils parlent si souvent, mame quand ils
se vantent d'y renoncer. alors á quoi bon cette
comédie? Qu'y aura-t-on gagné ? Quelle sécurité
donnera-t-on au pays ? Qu'aura-t-on fait de plus


~que la constitution Rivet, dont en se plaint tous les
jours? On aura fait quelque chose d'aussi fragile,
de plus confus, et pour ainsi parler de plus provi-
soire que le régime sous lequel nous vivons. Seule-
ment, le pouvoir aura changé de majas, et il sera
tombé, de celles du Président, dans celles du parti
qui proclamait naguére le gouvernement de com-
bat.


On prétend qu'il est impossible de rien innover
du vivant de cette assemblée. Pour quelle raison?
Si la création de quelque pouvoir nouveau, servant
d'interMédiaire entre le président et l'assemblée,
parait une condition d'équilibre, un frein néces-
saire et pour le législateur et pour le gouvernement
lui-mame, quel motif plausible peut-il y avoir de
l'ajourner ? Apparernment, c'est qu'il répugne á
cette assemblée de se donner un frein; elle consent
bien á en donner á ses successeurs, mais elle n'en-
tend pas en accepter pour elle-mame. A quoi bon,
d
'ailleurs, puisqu'elle est conservatrice, puisqu'elle




E. DUVERGIER DE IIArRANN E . 11




182 DE LA CONSTITUTION DE L' RÉPUBLIQUE
se regarde comme l'incarnation méme du parti con-
servateur? C'est contre les républicains qu'il faut se
munir de garanties constitutionnelle s ; quant aux
conservateurs, on ne doit pas leur faire cette injure;
leur caractere et leurs convictions suffisent. Voilá
pourquoi l'assemblée actuelle veut rester maitresse
de tout faire á sa guise, á son jour, et, á son'heure.
Elle est sans doute comme la Providente : elle peut
s'arroger la toute-puissance, paree qu'elle se sent
infaillible et qu'elle est silre de sa vertu. Malheu-
reusement, la vertu des assemblées, pas plus que
celle des princes, ne peut tenir lieu d'institutions
chez les nations modernes. L'avenir n'en sera pas
mieux assuré, parco qu'on aura réglé théoriquement
les conditions d'existence de la république Future.
Le présent lui•méme n'en sera pas plus calme, si
l'on persiste á. le soumettre á un régime d'excep-
tion, et á priver la république « provisoire » des
organes nécessaires á la vio d'une république
« définitive ».


On allegue encore que l'assemblée actuelle est
constituante; que, comme telle, elle est investie de
pleins pouvoirs, et qu'elle doit donner des freins á
ses successeurs, sans pouvoir s'en imposer á soi-
méme. On ajoute que, sitét qu'elle aura constitué,
elle aura épuisé son mandat, et devra se retirer
sur-le-chame. Ce sont lá, vraiment, des raisons
bien subtiles. Quoi! c'est paree que l'assemblée est
constituante, qu'il lui est impossible de constituer,
et qu'elle cloit refuser de remplir son mandat1 So
dignité l'attache au rivage, et le raug qu'elle occupe
dans la hiérarchie parlementaire l'oblige á se met-
tre au-dessus de toutes les lois qu'elle donne! Qu'elte
y prense garde : en tenant un pareil langage,


LES EXPÉDIENTS PARLEMENTAIRES
183


s'exposerait á s'entendre dire que non n'est plus
douteux ni plus obscur que son mandat constituani.
L'assemblée ne peut pas avoir la prétention de
jouir du pouvoir á sa guise, tant qu'il lui


•convien-
dra de le garder, et d'en disposer ensuite, aprés sa
mort, par voie testamentaire. Son testamett, si elle
en fait un, risquera beaucoup d'étre déchiré par
l'opinion publique. Si l'on se contente, aujourd'hul,
de faire un gouvernement en l'air, ce gouvernement
n'existera jamais. Si la constitution qu'on médite
ne doit étre qu'un recueil de maximes legué á l'as-
semblée par ses successeurs, il est bien á craindre
que sa postérité ne s'y conforme guere. Pour faire
respecter cette constitution, il faut commencer par
l'observer soi-méme. « Faites á autrui ce que vous
voudriez qui vous fút fait á vous-méme. » Ce pré-
cepte s'applique aussi bien á la sagesse politique,
qu'a la morale chrétienne, et on pourrait le traduire
ainsi, pour l'usage de nos barriales d'état : « Don-
nez vous-memes l'exemple de vos propres maxi-
mes. »


serait trop commode, en vérité, de tout décider
pour l'avenir, sans rien cécler dans le présent. 11
n'y a pas de raison pour que l'assemblée se retire
des le lendemain du jour on elle aura fait une cons-
titution; elle sera seulement obligée de l'observer
elle-méme et de se renfermer, sans protestation,
dans les limites de son pouvoir légal. C'est dans le
cas oil elle ne ferait rien qu'elle serait forcée de se
dissoudre ; elle y serait forcée également, si elle se
montrait incapable d'observer les lois qu'elle aurait
faites, ou si elle ne faisait que des lois boiteuses,
destinées á assurer le triomphe d'un parti, en re-
mettant á un avenir incertain les mesures vraiment




184 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
utiles et vraiment conservatrices, dont elle aurait
reconnu la nécessité.


C'est aussi dans la catégorie des expédients pro-
visoires qu'il faut ranger un autre projet tout diffé-
rent, congu, cette fois, non pas par les adversaires
du gouvernement, et dans le dessein de le renver-
ser, mais par quelques-uns de ses amis trop peu
sagaces. I1 s'agit de la prolongation pure et simple
des pouvoirs actuels du Président de la République.
Ce projet comprendrait á la fois l'assignation d'un
terme de quatre ou cinq années aux pouvoirs du
président, et la désignation d'un successeur éven-
tuel á la présidence. Assurément il faut faire quel-
que chose de pareil ; cela est absolument indispen-
sable, et ceux qui s'y refusent sont des factieux
spéculent sur la fragilité du pouvoir; mais ce n'est
pas lá une garantie suffisante pour l'avenir du pays.
Le gouvernement ne doit pas se contenter d'une
assurance aussi platonique; c'est á la fois trop et
trop peu. C'est trop, si l'on reste dans le provisoire
et si l'on se refuse á régler l'avenir, car on ne peut
alors mettre le pouvoir exécutif au-dessus des déci-
sions de la prochaine assemblée constituante, á sup-
poser qu'il y en ait une. C'est trop peu, au con-
traire, si l'on s'occupe de l'avenir, et si l'on
n'entend pas laisser á la procha.ine assemblée le
soin d'organiser la république.


Non, ce n'est pas lá non plus une solution satis-
faisante. Une telle décision prise par l'assemblée ne
saurait en aucune fagon lier ses successeurs. Un
pouvoir qui tiendrait son mandat 'd'une assemblée
expirée et qui ne l'aurait pas retrempé dans une
élection nouvelle, ne pourrait tenir contre une nou-
velle assemblée, non moins souveraine. Il serait


'LES EXPÉDIENTS PA RLEMENTAIRES
185


réduit á lui demander la consécration de son exis-
tence, i1 ne pourrait se maintenir qu'en se mettant
d'accord avec elle, et s'il subsistait quelque temps,
ce serait moins en vertu de son mandat primitif,
qu'en vertu de Padhésion, tacite ou formetle, de
cette nouvelle assemblée. Si, d'ailleurs, rien n'était
changé dans les institutions du pays, l'assemblée
futuro ne reconnaitrait pas plus de freins que l'as-
semblée présente; elle se dirait omnipotente, comme
sa devanciére, et elle le serait en réalité, puisqu'il
n'y aurait d'autres lois que les siennes, et qu'elle
serait la seule autorité légale du pays. Or, en pré-
sence d'une assemblée ubique et souveraine, l'exis-
tence du pouvoir exécutif ne peut étre que précaire
et dépendante; e! le le serait méme d'autant plus
que ce pouvoir serait élu par une autre assemblée,
et qu'il aurait 1. se faire pardonner son origine. Qui
sait si l'assemblée nouvelle, ivre de son triompbe
électoral et trompée par l'illusion d'une majorité
radicale, ne se háterait pas d'essayer sa force, et de
faire preuve de souveraineté, en mettant á sa téte
un gouvernement qui fillt sa créature ?


11 ne faut pas se payer de mots, ni se fier á des
articles de loi inexécutables. Si ron veut établir un
pouvoir. exécutif indépendant et durable, on doit
l'entourer de toutes les institutions qui sont néces-
saires á son existente. On ne doit pas se borner á le
proclamer par décret et á, lui assigner une durée ar-
bitraire ; il faut régler ses attributions, son origine,
le mode de son renouvellement , conformément á la
nature des choses, au caractére des institutions qu'on
lui donne pour soutien, á l'esprit de la société qu'il
doit gouverner. Il faut surtout lui don ner des points
d'appui contre les fluctuations de l'opinion publi-




186 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
que et des moyens de résistance aux majorités nou-
velles et passagéres qui peuvent se former contre
lui. Sans cela, vous aurez beau lui décerner l'éter-
nité et la toute-puissance : ce pouvoir n'existera
pas, ce ne sera qu'un fantóme qui s'évanouira au
premier choc.


Ecartons done une fois pour toutes ces expédients
artificiels et vulgaires á l'aide desquels on se flatte
d'enchainer l'avenir de la France. Ce qu'il nous
faut, si nous voulons avoir, je ne dis pas mérne un
avenir, mais seulement un lendemain, ce n'est pas
une constitution de piéces et de morceaux ; ce sont
des institutions réguliéres et raisonnées, en hamo-
nie les unes avec les autres, et sinon définitives ou
impérissables, du moins combinées en vue de l'a-
venir, et dignes de prétendre á une durée plus lon-
gue que celle de l'Assern blée nationale.


I. — Le pouvoir exécutif.


Si l'on vena se méler de donner une constitution
á la France, il faut s'en occuper comme d'une chose
sérieuse et comprendre une bonne fois que cette
constitution ne sera viable, qu'a la condition d'étre
une oeuvre complete et raisonnée. Est-ce á dire que
nous demandions á nos législateurs de rédiger á
notre usage une de ces constitutions pédantesques,
un de ces monuments philosophiques et littéraires,
pleins de maximes générales sur les droits de
l'homme, sur les devoirs du fils envers le pére, de
l'épouse envers l'époux, des jeunes gens envers les
vieillards , des citoyens envers la pátrie, ou.naéme


LE POUVOIR EXÉCUTIF
187


sur les libertes imprescriptibles auxquelles la loi ne
rend souvent hommage que pour les mieux violer en
clétail ? Nous ne demandons rien de pareil. Nous ne
voulons qu'un petit nombre d'articles organiques,
.aussi clairs et aussi précis que possible, oú tous les
pouvoirs de l'Etat soient définis, de maniére á ce
.qu'il ne subsiste plus aucun doute ni sur leurs at-
tributions, ni sur leur origine, ni sur les moyens de
trancher les conflits qui peuvent naitre. Tout se
tient dans les institutions politiques, et .Fon.ne peut
toucher aux questions constitutionnelles sans les
résoudre toutes á la fois.


C'est pourquoi les rapports de l'exécutif et du lé-
zislatif ne peuvent pas étre réglésisolément, d'aprés
des principes abstraits ; il est nécessaire de savoir
•rabord comment ces pouvoirs seront installés. L'or-
ganisation du pouvoir exécutif surtout dépend tres
étroitement de celle du pouvoir législatif ; elle y est
'subordonnée á tel point qu'il est impossible de les
:séparer. 11 est de toute évidence que le pouvoir
exécutif ne saurait étre constitué de la nalme fa.gon
.avec deux chambres ou avec une seule, avec une
chambre soumise au renouvellement intégral ou
avec une chambre soumise au renouvellement par-
tiel, at surtout avec une assemblée souveraine,
,investie comme aujourd'hui de pouvoirs quasi-
révolutionnaires, ou avec une assemblée réguliére,
modestement enferinée dans ses attributions légales.
Une constitution, si simple qu'on la veuille, forme
un tout dont les diverses parties sont liées et ne
peuvent se distraire les unes des autres. Il faut exa-
miner sérieusement quels sont les divers systémes


,Pessibles, et les adopter ou les repousser en bloc,
:salas avoir la'prétentiou d'échapper á la loi com-




188 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
mune et de s'affranchir des nécessités qui s'impo-
sent á tous les gouvernements connus.


Or, il y a dans le temps oil nous sometes, deux
grands systémes de gouvernement représentatif, deux
grands modales á offrir en exemple aux nations mo-
derases qui veulent se donner des institutions libres :
c'est le systéme anglais et le systéme américain.
Abstraction faite des noms et des formes, voyons
leguel des deux nous parait le plus applicable au
gouvernement actuel de la France.


Le systéme anglais n'est autre que celui de la mo-
narchie parlementaire. Le pouvoir exécutif a un
chef nominal, qui est le roi, et un chef réel, qui est
le premier ministre ; le premier ministre, désigné
par le roi, est en réalité le délégué de la représen-
tation nationale et le chef de la majorité parlemen-
taire. Les attributions du roi sont tras-vastes ; en
apparence, il est lesouverain, car tout se fait en son
nom et semble émaner de sa volonté supréme ;
mais il est malaisé de définir la part de ces attribu-
tions qui lui revient personnellement et qui est, de
fait, exercée par lui. Son importante et son autorité
dans le gouvernement du pays dépendent beaucoup
de sa valeur personnelle : il ne peut rien décider
que d'accord avec les ministres, qui ne peuvent rien
faire cux-mames que d'accord avec le parlement,
et qui sont auprés de lui les organes souvent impé-
rieux du pouvoir législatif. Ce systéme serait impra-
ticable, et conduirait á l'omnipotence parlemen-
taire ou á des conflits insolubles , si l'on ri'avait ré-
servé au roi, comme dernier vestige de son ancienne
souveraineté, le droit de dissoudre le parlement et
de faire appel á des élections nouvelles. Pour user
de ce droit suprame, il doit sans doute trouver dans


LE POUVOIR EXÉCUTIF
189


le parlement des ministres qui soient disposés á l'y
aider ; mais il les trouve toujours quand l'opinion
publique est de son caté. C'ést le regard de l'opinion
publique qui empache la tyrannie parlernentaire
comme les usurpations royales, et qui fait de la mo-
nirchie constitutionnelle un gouvernetnent libre.
Le roi, élev-é ' par son droit héréditaire au-dessus de
tous les partis, ne pouvant en favoriser aucun, ne
pouvant exercer lui-mame le pouvoir, ne doit avoir
d'autre préoccupation que de maintenir 1 'équilibre
entre la majorité du parlement et Popinion du de-
hors. Désintéressé dans les luttes politiques,
exerce un arbitrage impartial dont Pintérat de sa
couronne lui fait une lui, qannd sa consciente ne
lui en fait pas un devoir, et Pinstrument de cet ar-
bitrage est le droit de dissolution. Aussi, tout Pé-
quilibre des institutions parlementaires repose-t-il
sur le droit de dissolution. Retirez cette seule pierre
des foudations de la monarchie constitutionnelle, et
vous n'avez plus qu'un systéme incohérent, impra-
ticable, destiné á s'user dans de misérables intrigues,
jusqu'a ce qu'il succombe au milieu des agitations
révolutionnaires que son impuissance aura provo-
quées.


Ce systéme d'institutions est-il applicable á la ré-
publique ? II ne manque pas de bons esprits pour le
penser. Beaucoup d'hommes attachés aux traditions
de la monarchie parlementaire, sans étre absolu-
ment hostiles á la forme républicaine , s'imaginen t
volontiers qu'ils résoudront le probléme en con-
fiant á un président électif quelques-unes des attri-
butions d'un roi constitutionnel ; quelques•unes,
pensent-ils, et non pas toutes, car il faut qu'il y ait
une différence entre la monarchie et la république,


11.




190 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
et celle-ci doit laisser encore 'plus de pouvoir au
parlement que la monarchie. D'ailleurs ces parle-
mentaires médiocrement résignés á la république
ne sauraient concevoir un président de république
aussi puissant qu'un roi ; ils ne comprennent pas
qu'il doit l'atre bien davantage , par la raison qu'au
lieu d'exercer un pouvoir héréditaire , i l exerce un
pouvoir électif. Il faut á, la France, comme l'écrivait
le feu duc de Broglie dans son beau livre sur le
gouvernement de la France, « soit une république
qui touche á la monarchie constitutionnelle, soit
une monarchie constitutionnelle qui touche á la
république. »


Il y a beaucoup de vrai dans ces paroles; mais
ne faut pas se laisser aller h. l'entrainement des mots.
Une république ne peut pas étre semblable á une
monarchie, mame á cette monarchie qu'on a ap-
peiée « la meilleure des républiques. » g'a été la
grande erreur et la grande illusion des fondateurs
de la république de 1848. Ils ont méconnu le vrai
caractére des institutions républicaines, pour n'avoir
pas su se dégager sufflsamment des théories parle-
mentaires. Ils ont voulu faire de la présidence une
espéce de représentation républicaine de la royauté,
exergant une sorte d'arbitrage entre les partis, se te-
nant en dehors et au-dessus des luttes parlemen-
taires, acceptant sans résistance la politique de la
majorité régnante. Dans de telles eonditions, le pré-
sident ne pouvait pas étre nommé par l'assemblée ;
pour l'élever au-dessus des luttes parlementaires, et
en faire une sorte de roi constitutionnel, on était
forcé de le faire élire directement par le peuple. On
a attribué dans ce temps-lá le choix de ce mode d'é-
lection á des raisons personnelles ; la vérité est qu'on


LE POUVOIR EXÉCUTIF


191
-sic pouvait procéder autrement, du moment qu'on
faisait du président de la république une espéce de
roi temporaire. Un président élu par une assem-
blée n'aurait pu etre qu'un chef de parti, attaché de
,gré ou de force á la majorité qui l'aurait choisi,
obligé de mettre toute son influence ad service de
ses amis, et de combattre ou de périr au besoin avec
eux. L'éleciion populaire pouvait seule élever le
pouvoir présidentiel á la hauteur voulait le
mettre ; mais avec le caractére et les attributions
de l'autorité royale, on ne pouvait guére se dispen-
ser de donner au président de la république les deux
armes défensives de la royauté : le droit de dissolu:
tion. Le droit de velo lui fut accordé; quant au droit
de dissolution, on craignit sans doute qu'il n'a-
joutát une force trop grande á celle que le pouvoir
exécutif puisait déjá dans l'élection populaire. Ce
dróit inolTensif entre les mains d'un prince héré-
ditaire et plus intéressé que personne á la conserva-
tion de son tróne, assuré d'avance á ses descendants,
pouvait devenir redoutable entre les mains d'un
magistrat temporaire, élu du suffrage universel.
D'ailleurs, au lieu d'apaiser les conflits comme dans
la monarchie constitutionnelle, le droit de dissolu-
tion pouvait 'etre un moy-en de les aggraver. Que
serait-il arrivé par exemple, si la majorité du pays,
consultée par le président, s'était prononcée contre
lui en faveur de l'assemblée ? Aurait-il pu conser-
ver le pouvoir? Aurait-il fallu procéder á une nou-
velle élection présidentielle ? Le président aurait-il
pu continuer á gouverner en presence d'une as-
semblée notoirement hostile et nomrnée personnel-
lement contre lui ? Dans la monarchie constitution-
nelle, de telles crises sont faciles á, dénouer, paree




192 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE.
que la personne du roi n'est jamais engagée , et
qu'elle s'efface derriére les ministres. Le roi et son
ministére se sont-ils trompés sur les dispositions du
pays? Le ministére se retire, et le roi en accepte un
autre. Mais un président élu directement par le
pays ne pourrait s'effacer au méme degré ; il ne
pourrait pas non plus donner sa dérnission avec ses
ministres, car il n'est pas le chef du ministére, et
ne dépend point du parlement. I1 faut done qu'il
reste au pouvoir, prisonnier du parti qui l'a vaincu,
Ne serait-il pas á craindre que, dans l'alternative
oii il est placé, de se révolter contre les lois, ou de
Subir cette captivité humiliante, il n'optát pour la
révolte? C'est done avec raison que la constitution
de 1848, en accordant au président le droit de veto,
lui a refusé le droit de dissolution.


Ce droit qui est compatible avec la position d'un
monarque héréditaire et avec celle d'un chef de
cabinet responsable, serait incompatible avec celle
d'un président élu par le suifrage universel, et placé,
par lá mérne, au-dessus des agitations parlemen-
taires. Et cependant, la constitution de 1848, en lui
refusant cette prérogative, risquait de lui en lever son
seul instrument de défense légale. Elle établissait
deux pouvoirs paralléles, privés d'action l'un sur
l'autre, et croyant éviter ainsi les conflits, elle ne
faisait que les rendre insolubles. En plagant en face
d'une assemblée un président élu par le suffrage
universel, mais armé de droits insuffisants et qui
n'était censé gouverner que par l'intermédiaire d'un
ministére responsable , elle organisait la perro ci-
vile au sein du gouvernement, et mettait chacun
des deux pouvoirs dans a nécessité de supprimer
l'autre.


LE POUVOIR EXÉCUTIF
193


On le voit, le probléme n'est pas si simple et si
facile á résoudre qu'on le pense. II ne suffit pas de
faire élire un président comme on fait élire un em-
pereur, et de lui (Ere : « Vous seres un roi tempo-
raire, c'est-á-dire que vous ne gouvernerez pas de
vos propres mains. » Sans doute, on ne peut, sans
quelque danger, confier la réalité du gouvernement
á un magistrat élu directement par la nation. Mais
on ne saurait non plus la lui retirer sans faire vio-
lence á la nature des choses, et le provoquer lui-
mame á la reprendre par ruse ou par violente. La
vérité, c'est que ce président, comme tout fonction-
naire électi f, doit Itre le vrai dépositaire du pouvoir,
mais qu'il ne saurait l'exercer sans contróle : autre-
ment la république aboutirait au despotisme le plus
pur. Si Pon ne veut pas que le parlement s'annule,
et que l'état finisse par résider tout entier dans la
personne d'un seul homme, il faut bien mettre le
président dans une certaine dépendance des as-
sernblées et assujétir sa politique á la surveillance
parlementaire. Ce n'est pas á dire pourtant qu'il
faille appliquer á la république les traditions de la
responsabilité rninistérielle telle qu'elle se pratique
dans la monarchie, et forcer le président de la ré-
publique á prendre un -premier ministre pour gou-
verner en son nom. Ce serait une folie que de vou-
loir transporter purement et simplement dans la
république la grande maxime de Ja monarchie
constitutionnelle, et dire du président comme du
roi : « 11 régne et ne gouverne pas. »


Cela est contraire á la nature mame du pouvoir
présidentiel, et cela ne peut Itre qu'une dangereuse
illusion. La force des choses se vcnge toutes les fois


refuse de s'y soumettre : la loi qui consacre-




194 DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE


rait l'impuissance du président de la république ne
serait qu'un péril de plus pour les libertés parlemen-
taires. Dans toute république raisonnable, c'est le
président qui gouverne, c'est le président qui est le
premier responsable, par la raison qu'il est électif,
et qu'un chef électif doit gouverner lui-mame; sans
quoi toute élection serait mutile. C'est Phérédité
monarchique qui a donné naissance á la doctrine de
l'irresponsabilité du souverain : jamais on n'aurait
senti le besoin de l'inventer dans une république.
Quand tous les pouvoirs proviennent de l'élection
et qu'ils sont révocables, il n'y a pas besoin de fic-
tions constitutionnelles pour garantir les libertés du
pays. Une telle conception serait aussi ridicule que
génante, Peut-on se figurer sérieusement qu'un
homme politique de quelque valeur accepte ce rale
bizarre et un peu puéril de posséder virtuellement
tous les pouvoirs , sans en exercer réellement au-
cun ?


Les sois eux-mames, qui sont nés pour cela, se
plaignent souvent d'atre opprimés par leurs mi-
nistres ; ils trpuvent moyen d'éluder quelquefois
leur surveillance. Et un président élu par la nation,
investi personnellenient de sa confiance, subirait
ce joug h umiliant? I1 subirait cet amoindrissement,
sans recevoir les compensations qu'on accorde á la.
royauté, sans avoir autour de lui une aristocratie
attachée á son trane, et groupée dans une secoride
chambre, pour lui préter main forte, au besoin,
contre Passemblée populaire; — sans pouvoir dis-
soudre le Parlement et en appeler au tribunal de
l'opinion publique des erreurs ou des fautes de
ses représentants? S'imagine-t-on que la lutte qui
s'engagerait alors entre l'assemblée et le président


LE POUVOIII EXÉCUT1F
195


n'offrirait pas de sérieux dangers pour les libertés
publiques et pour l'existence mame du parlement ?
Un roi né sur son tréne peut encore atre enchainé,
Utillonné, réduit á, l'obéissance, sans atre cependant
détróné. L'autorité héréditaire qu'il exerce ou qu'il
fait semblant d'exercer, n'existe que par itolérance;


b
c'est une apparence á laquelle le pays et l'assem-
lée sont maitres de donner plus ou moins de réa-


lité. Mais un président électif est le représentant
de la nation au mame degré que le pouvoir légis-
latif sinon mame á un degré supérieur. Il est, á
lui sea], Pélu du pays tout entier, au lieu que cha-
con des mernbres du pouvoir législatif n'est élu que
par une petite fraction du peuple. Un président
élu par le suffrage universel est pour ainsi dire Pin-
carnation de la souveraineté populaire; il tourne
aisément á la dictature, et son pouvoir grandit d'au-
tant plus qu'on a la précention de le réduire davan-
tage. Rien ne lui est alors plus facile que de briser
les liens des fictions constitutionnelles et de. faire
produire á la souveraineté nationale tous les fruits
du droit monarchique. On sait, d'ailleurs, par quel
procédé bien simple le fauteuil présidentiel peut se
transformer en tróne impérial.


Le systéme anglais n'est done pas applicable á
la république. I1 faut bien se garder de faire de la
présidence la copie, et, pour ainsi dire, la doublure
de la royauté, et de recourir pour cela á une élec-
tion populaire qui donnerait au président cent fois
plus de force qu'il ne lui en faudrait pour jouer le
role d'un roi. Le systéme anglais ne saurait abou-
tir, dans une république, qu'a un parlementarisme
bátard, oit les pouvoirs seraient mal équilibrés, sans
action les uns sur les autres, et oir ils manqueraient




196 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
des organes nécessaires á leur existente. Le sys-
téme anglais suppose, d'ailleurs, dans une répu-
blique, un président élu directement par la nation
tout entiére, ce qui est la préparation du césarisme.
Les prérogatives d'un roi constitutionnel sont á la
fois insuffisantes pour un président de république,
car on ne saurait remplcher de gouverner lui-
m@me, et dangereuses entre ses mains, car s'il avait
le droit de dissolution et qu'il pút l'exercer sans
contrÓle, il en abuserait pour faire appel au pays
sans nécessité, ce qui pourrait l'amener ensuite á
essayer des coups d'état. Deux pouvoirs électifs,
d'origine différente, ne peuvent pas étre mis en face
l'un de l'autre sur la foi d'un simple réglement d'at-
tributions. I1 faut prévoir entre eux des conflits iné-
vitables et créer, s'il est possible, un pouvoir inter-
médiaire, participant des attributions de l'un et de
l'autre, chargé de les modérer tous les deux en les
contenant dans la mesure légale.


C'est ce que les Américains ont essayé de faire en
plaÇant un Sénat entre le pouvoir exécutif et la
Chambre des réprésentants. Le président des Etats-
Unis est bien l'élu de la nation, comme l'était celui
de notre seconde république; comme lui, il n'a que
le droit de velo á opposer aux rnajori tés parlementai-
res; mais il gouverne de sa personne, sans se faire
représenter dans le parlement par un ministére
responsable. Son ministére ne doit pas ca tre pris
dans le Congrés et n'a méme pas le droit de s'y pré-
senter. Ni le président, ni ses ministres ne sont res-
ponsables dans le sens parlementaire du rnot. Ils
n'encourent qu'une responsabilité judiciaire, et dans
ce cas, c'est le Sénat qui leur sert de juge. Comino
dans tous les pays oú le pouvoir législatif est divisé


• LE POUVOIR EXÉCUT1F
197


en deux chalares, la Chambre des réprésentants se
porte accusatrice et traduit les coupables devant
l'autre assemblée, qui peut prononcer leur déposi-
tion. Ce genre de responsabilité n'est pas illusoire ;
tout confiit prolongé entre le président et le con-
grés, toute usurpation des ministres, tout crime ou
tout délit politique grave provoque une mise en ac-
cusation par la chambre, et c'est le sénat qui est
jugo des moyens de mettre fin au confiit. Le sénat,
d'ailleurs, exerce un contr8le effectif et permanent
sur l'administration elle-mérne. Les ministres ne
sont guére moins les élus du sénat que ceux du
président, car leur nornination doit étre ratifiée par
le sénat lui-méme.


On le voit, l'institution du sénat est la clef de
voúte du systéme politique américain. Le ríile que
joue dans le systéme anglais l'autorité royale armée
du droit de dissolution, c'est le sénat qui le remplit
dans la république américaine, puisqu'il est, lui
aussi, l'arbitre et le modérateur des autres pouvoirs.
Place entre la chambre des représentants, qui est
réélue intégralement tous les deux ans, et le prési-
dent élu pour quatre ans, le sénat se renouvelle
seulement par tiers tous les deux ans; il représente
la stabilité et la tradition dans ce gouvernement
tout le reste est mobile. C'est lui qui surveille l'ad-
ministration par la part qu'il prend au choix des
ministres, par la discussion et par l'approbation des
traités; c'est lui qui juge en dernier ressort les dif-
férends qui s'élévent entre le président et le Con-
grés, et qui garantit, contre les deux autres pou-
voirs, l'autorité de la constitution et des lois.


Cette institution et celle d'un pouvoir judiciaire
qu'ils ne craignent pas d'introduíre dans le domaine




198 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
politique , suffisent aux Américains pour assurer
raccord des pouvoirs publics. Suffiraient-elles éga-
lement en France? Il est difficile de le croire. Mame
avec un sénat qui exerce son influence modéra-
trine sur les antros pouvoirs de rétat, les conflits
sont possibles, ils sont mame fréquents, et on les a
vus quelquefois aboutir á d'interminables luttes lé-
gales, qui se prolongeaient pendant toute la durée
du mandat présidentiel. Les Américains suppor-
tent vaillamment ces crises, grá.ce au long usage
•qu'ils ont des libertés publiques, á leur grande ex-
périence des institutions de leur pays, et á leur con-
fiance imperturbable dans l'emploi des moyens lé-
gaux. Pourrions-nous, en France, assister á ces lut-
tes prolongées avec le sang-froid que les Américains
y apportent? Il nous faudrait tout au moins des so-
lutions promptes. Un confiit entre une assemblée
élue par le suffrage universel et un président élu
de la mame fagon, prendrait bien vite chez nous
des proportions dangereuses et presque révolution-
naires. S'il n'était pas apaisé sur-le-champ, il abou-
tirait á un coup d'état de part ou d'autre , soit
contre le président, soit contre rassemblée. Nous
n'avons pas en France, comme en Amérique, une
nrganisation fédérative qui amortisse le contre-coup
des grandes crises politiques; notre extrame cen-
tralisation fait au contraire que tous les esprits s'en
préoccupent et que tous les intérats en dépendent.
Quand une guerre intestino éclate dans le gouver-
nement, tous nos regards sont absorbés par ce spec-
tacle, toutes nos pensées s'y rattachent, toute notre
existence nationale est en suspens. Nous en atten-
dous l'issue avec anxiété, et nous sommes si impa-
tients de la voir finir, que nous appelons de nos


LE POUVOIR EXECUTIF


199
vceux une solution quelconque, n'importe laquelle,
méme la plus imrnorale, mame la plus violente,
pourvu qu'elle nous rende le repos que nous avons
perdu. C'est alors que les ambitions malsaines ou
les passions de parti, encouragées par l'inquiétude
publique, peuvent sé donner libre carriére, et faire
bon marché des lois.


II ne faut done pas copier le systéme américain
plus que le systOme anglais; nous avons á lui em-
prunter beaucoup d'excellentes choses, mais nous
ne devons pas l'imiter servilement, paree que nous
ne le pouvons pas. Le veto et l'institution du sénat,
voire celle d'une haute Cour politique , ehargée
d'interpréter la loi constitutionnelle, ne suffiraient
pas pour préserver la France des périls que nous
voulons éviter. Maigré l'exemple contraire de la
grande Répnblique américaine, il nous faut renon-
cer á l'élection directo du président par la nation.
Tant que le président sera le mandataire direct du
suffrage universel, il se croira supérieur á la repré-
sentation nationale . Il pourra s'écrier, , non pas
comme Louis XIV, « L'Etat c'est moi, » et ressus-
citer le droit divin, mais comino Napoléon : « La
nation, c'est moi, » et relever, au nom de la souve-
raineté populaire, les doctrines et les pratiques du
eésarisme. A moins d'une vertu bien rare et pres-
que surhumaine, surtout si c'était un soldat ou un
priuce, il ne tarderait pas á s'emparer de la dicta-
ture, et sa premiére querelle avec le pouvoir légis-
latif lui servirait de prétexte pour la prendre.


Puisque nous ne voulons plus confier au pays
tout entier l'élection du chef de l'état, c'est au corps
législatif que cette élection doit appartenir . Un
pouvoir.exé,cutif délégué du parlement et respon-




200 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBL1QUE
sable devant lui, comme un ministre parlementaire,
a bien ses inconvénients et ses dangers. Mais on
peut y remédier de diverses manieres et, dans tous
les cas, il n'y a pas d'autre moyen pratique d'assu-
rer la prépondérance et la sécurité du parlement,
c'est-a-dire la réalité du systéme représentatif, qui
est l'ame du régime républicain.


Quel sera , maintenant , ce pouvoir exécutif ?
Sera-ce un Président ou un Directoire? Il y a des
esprits sinceres qui s'effrayent outre mesure de ce
que l'institution de la présidence, me'Me environ.-
née de toutes les garanties désirables, a de mena-
gant pour la liberté républicaine ; jis croient que le
pouvoir d'un seul homme méne forcément it l'usur-
pation et á la dictature, et ils ne voient de salut
pour la république que dans l'exercice collectif du
pouvoir. L'histoire enseigne, néanmoins, que la di-
vision du pouvoir n'a jamais été un obstacle á l'u-
surpation et á la dictature, mais qu'elle leur a, au
contraire, ouvert la voie, en affaiblissant et en dis-
créditant le gouvernement légal. Le gouvernement
dictatorial n'a jamais réussi que dans les petites dé-
mocraties et dans les gouvernements fédératifs. En
Suisse, par exemple, les affaires communes sont
gérées par un Conseil fédéral, élu des deux assem-
blées, et présidé successivement par chacun de ses
memores.


La principale différence entre le régime directo-
rial et le régime présidentiel (dans l'hypothése oil
le président est élu par les assemblées), c'est que
le président, une bis élu, ehoisit lui-mérne ses mi-
nistres, et compose son cabinet comme il l'entend,
sous la responsabilité de sa charge, — au lieu qu'un
directoire, lui-méme élu par le parlement, choisit.


LE POUVOIR EXÉCUT1F
201


au contraire celui de ses memores qu'il charge de
le présider temporainement. De plus, pour empl-
cher que ce président de fait ne prenne une autorité
prépondérante, on a soin de le remplacer tous les
ans. C'est ainsi qu'est organisé, en Suisse, le Con-
seil fédéral, et c'est ainsi que la Convention, elle-
mé'me, organisa, en France, le gouvernement diree-
torial, lorsqu'elle eut échappé á la tyrannie du co-
mité du salut public.


L'expérience en a été faite chez nous, d'une ma-
niere décisive, et peu d'hommes versés dans l'his-
toire peuvent Itre tentés de la recommencer. Ce
pouvoir instable et divisé est impropre á gérer les
affaires d'un gouvernement centralisé comme le
nótre, il ne saurait convenir qu'au réglement des
affaires communes, dans un pays fédératif. Chez
nous, sa mobilité, son extréme faiblesse, son man-
que de prestige le feraient bien vite tomber en mé-
pris. Nous aimons passionnément la stabilité et la
durée; nous ne pouvons souffrir que nos gouver-
nements se succédent, sans avoir le temps de mar-
quer leur passage par des ceuvres utiles et durables,
et qu'ils traversent la scene en courant les uns aprés
les atares, comme des ombres chinoises. Nous vou-
lons que nos hommes d'état puissent, comme dans
le gouvernement parlementaire, conserver le pou-
voir aussi longtemps qu'ils possédent la confiance
publique. Rien n'est done plus contraire á notre
génie que l'institution d'un gouvernement anonyme
et collectif. Quel que soit le titre du chef de l'état,
et quelle que soit la source de ses pouvoirs, nous
entendons que le gouvernement se personnifie dans
un homme, que nous rendons volontiers respon-
sable de nos malheurs autant que de ses fautes.




202 DE LA CONSTITUT1ON DE LA RÉPUBLIQUE
Si la présidence est, comme on le prétend, un


reste d'institution monarchique, la France n'est pas
encore assez républicaine pour savoir s'en passer ;
la présidence, d'ailleurs, ne rappelle la monarchie
que quand on l'isole du parlement , et qu'on lui
donne pour origine l'élection populaire. Quant á
un président de la république, élu par la repré-
sentation nationale, il n'a rien de commun avec
aucune espéce de monarchie : ce n'est au fond
qu'un premier ministre qui posséde le titre , en
mame temps que la réalité du pouvoir.


C'est dans ce sens, assurément, qu'il faut résou-
dre, aujourd'hui, le grave et délicat probléme de
la constitution du pouvoir exécutif. Gardons-nous,
cependant, de croire que tout sera fait, quand cette
question aura été tranchée; elle l'est déjá, par la
force des choses, puisque le président est l'élu de
l'assemblée, et pourtant, il reste beaucoup á faire
pour rendre ce gouvernement praticable. Un gou-
vernement qui n'aurait d'autres rouages qu'une as-
semblée souveraine et un président responsable
serait fort simple á concevoir, mais beaucoup plus
difficile á conduire. En 1848, on avait déjá opposé
ce systéme á celui qui a prévalu; l'expérience ayant
condamné ce dernier, on s'est retourné vers l'autre,
avec un engouement mal justifié . La vérité est
qu'entre deux solutions mauvaises , l'assemblée
constituante de 1848 a choisi la pire ; cela ne prouve
pas que le systéme opposé fút lui-méme sans re-
proche.


La constitution de 1848 se donnait la. peine d'or-
ganiser elle-lame la lutte des deux pouvoirs et
l'inévitable oppression de l'assemblée par la prési-
dence. Sous prétexte d'équilibre, elle mettait en


LE POUVOIR EXÉCUTIF
203


présence deux influences rivales, dont l'une devait
fatalement succomber. L'autre systéme sacrifie, au
contraire, la pondération des pouvoirs á la logique
apparcnte et au goút de l'unité. Quoi de plus ad-
mirable en apparence? Quoi de plus simple, de
plus rationnel et de plus séduisant? C'est le gouver-
nement parlementaire décapité, la monarchie cons-
titutionnelle sans roi et avec une chambre unique.
Le droit de dissolution, le droit de veto, la cham-
bre haute, toutes ces institutions anormales qui
rompent la symétrie du spectacle et blessent le re-
gard du philosophe, ont disparu avec la royauté.
ne reste plus qu'une assemblée souveraine et gou-
vernée par un chef parlementaire, qu'elle peut con-
gédier d'un jour á l'autre, sans qu'il puisse faire
aucune résistance. Au fond, ce systéme tant vanté
n'est autre que celui dont nous jouissons, et dont
nous avons hale de sortir. C'est l'anarchie et l'insta-
bilité parlementaire, sans aucun contre-poids légal,
á moins qu'ils ne se trouve un homme supérieur,
qui fasse sortir l'ordre du désordre et l'équilibre de
la confusion.


Qu'arrive-t-il, en effet, sous ce régime ? C'est que
le pouvoir nominal n'est pas toujours le pouvoir
réel. L'assemblée n'ose pas se servir de sa puis-
sanee, elle subit un gouvernement qu'elle n'aime
pas, mais elle s'en venge par des attaques quoti-
diennes, et donne au pays le fítcheux spectacle d'une
guerre sans résultat; ou bien elle se décide, frappe
un grand coup, défait son propre ouvrage, essaie
de gouverner elle-mame sans contre-poids, et se
trouve elle-mame plus embarrassée que jamais de
sa victoire, jusqu'au jour oú elle rencontre un
Inaitre qui la lui fasse expier cruellement. C'est l'a-




204 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
narchie parlementaire et la tyrannie de quelques
factions se disputant le gouvernement pour s'oppri-,
mer les unes les autres ; ou bien c'est un gouver-
nement personnel de fait, seul moyen d'échapper á
l'anarchie. Quand le pouvoir exécutif et le pouvoir
législatif restent confondus et qu'ils ne forment,
pour ainsi dire, qu'un seul pouvoir en deux per_
sonnes, l'usurpation reciproque est leur état normal;
il faut que l'un des deux absorbe l'autre.


III. — Le renouvellement partiel.


Il n'y a que deux remédes possibles aux incoa-
vénients d'une assemblée unique et d'un pouvoir
exécutif emané de son choix. C'est, ou bien la crea-
tion d'une seconde chambre, qui ne soit pas seule-
ment un des rouages du pouvoir législatif, mais
une sorte de troisiéme pouvoir, juge des deux autres,
destiné á, les modérer, á les départager quand ils se
divisent, sinon méme á faire appel au pays, en pro-
nongant, quand il y a lieu, la dissolution de l'autre
assemblée; — ou bien le renouvellement partiel,
périodique et fréquent de l'assemblée souveraine,
permettant á l'opinion publique de se manifester
dans un sens ou dans l'autre, et de modifier presque
jour par jour la composition des majorités ré-
()mantes.


11 a beaucoup été question, depuis quelque temps,
du renouvellement partiel, et l'on sait qu'il u'est pas
en grande faveur dans l'Assemblée nationale. C'est
peut-ltre dommage, car le renouvellement partiel
est un systéme simple, aisément applicable aux cir-


LE RENOUVELLEMENT PARTIEL
205


constantes présentes, et qui, s'il n'a pas une grande
valeur théorique, a du moins de grands mérites de
situation. C'est le seul moyen de rendre praticable
le régime d'une assemblée unique, auquel bien
des esprits et bien des intérlts s'attachent, et de
conserver l'assemblée actuelle pendant tout le
temps qui lui sera nécessaire pour achever son


uvre, tout en modifiant sa composition dans un
sens favorable au gouvernement et á l'opinion du
pays. A la rigueur, le renouvellement partiel sutil-
rait á. faire une majorité parlementaire, et á intro-
duire dans l'assemblée quelques elements nou-
veaux , sans rompre entiérement avec elle. Ce
serait certainement un compromis commode, per-
mettant de gouverner dans le présent, sans engager
en aucune faeon l'avenir. L'assemblée, méme aprés
renouvellement partiel, n'en resterait pas moins
libre, á toute heure, soit de se dissoudre pour pro-
céder á des élections genérales, soit de faire une
constitution différente, si cette expérience venait á
échouer. Sous le régime du renouvellement partiel
et d'une chambre unique, les lois organiques ne
peuvent différer en rien des lois ordinaires ; le lé-
gislateur n'est jamais enchainé par ses propres dé-
cisions, et il peut rapporter d'un jour á l'autre toutes
les lois qui ont cessé de lui plaire.


Le renouvellement partiel et fréquent est le
complément indispensable de l'institution d'une
assemblée unique, élisant le pouvoir exécutif et
gouvernant elle-méme dans la personne de ses man-
dataires. Du moins il en atténue grandement les
inconvénients et les périls. Il assure la stabilité du
pouvoir législatif et lui permet de s'exercer sans in-
terruption ; il maintient la tradition tout en faisant


E. DUVEEDIER DE IIAURANEE. 12




206 DE LÁ CONSTITUTION DE LA. RÉPUBLIQUE
une place au progres, empéche la vacanee du pou-
voir, prévient ces crises redoutables des républiques
électives oii tout est remis en question á la fois.
substitue l'action lente et progressive de l'opinion
publique aux explosions violentes, aux révélations
soudaines et tardives, aux réactions imprévues et
irrésistibles. Avec le renouvellement partiel, il peut
y avoir des hésitations et des tátonnements ; il ne
saurait plus y avoir de ces brusques mouvernents
d'opinion qui renversent tout, ni de ces invasions
dangereuses de générations politiques nouvelles,
sans expérience des affaires publiques, sans notion
des besoins du pays, et qui peuvent brusquement
se trouver en majorité dans une assemblée popu-
laire au lendemain d'une élection générale. Ces
nouvelles générations, ou, si l'on veut, ces nouvelles
eouches politiques n'arrivent plus que graduelle-
ment aux affaires; elles ne remplissent plus les con-
seils du pays; elles viennent y siéger auprés de
leurs devanciéres, avec lesquelles elles sont bien
obligées de compter; elles ont le temps de se modé-
rer et de s'instruire avant d'arriver elles-mémes au
pouvoir.


Le pouvoir exécutif lui-méme trouve dans le re-
nouvellement partiel un certain élément de stabi-
lité. Les coteries parlementaires sont tenues en
respect par la perspective des élections prochaines.
Elles ne peuvent plus guere, comme elles le pour-
raient dans une assemblée qui serait assurée d'une
durée certaine, s'enfermer dans leurs petites pas-
sions, s'isoler de Popinion publique, perdre de vue
le pays, s'absorber dans de mesquines intrigues, se
disputer le pouvoir sur un tapis vert, et faire des
révolutions i huis clos. En effet, l'époque du renou-


LE RENOUVELLEMENT PÁRTIEL
20'7


vellement partiel est toujours voisine, la pensée
leur en est sans cesse présente, et les partis qui ne
sont plus d'accord avec le pays risquent fort de voir
renverser l'échafaudage de leurs majorités artificiel-
les. On n'ose pas faire d'entreprises aventureuses,
lorsqu'on sait qu'elles n'auront pas de lehdemain.
Quand on est toujours sous l'ceil de ses électeurs,
on est forcé de se maintenir dans le courant de
l'opinion publique. Le gouvernement lui-méme est
obligé d'en tenir plus grand compte ; il céde moins
aisément á la tentation de s'appuyer sur une majo-
rité factice, et d'acheter la paix du dedans au prix
de la tranquilité du dehors. Gouvernement et op-
position sentent également qu'ils ont un maitre :
c'est l'opinion publique, dont ils se disputent la
faveur, et qu'ils s'efforgent de captiver tour á.
tour.


En méme temps, les élections partielles peuvent
étre pour le gouvernement un avertissement salu-
taire; s'il s'est engagé dans une mauvaise voie, et que
les élections tournent contre fui, il peut se raviser
avant d'avoir perdu la majorité qui le soutient.
peut entrer en arrangement avec les opinions nou-
velles, et prevenir les crises politiques par des com-
promis avantageux. Si au contraire il est en dissen-
timent avec l'assemblée , et s'il ne se maintient
qu'avec peine, le renouvellement partiel tranche le
différend, soit en lui apportant du renfort, soit en
le mettant dans Pobligation de céder. Il prévoit
ainsi l'accroissement et la diminution de ses forces;
il peut calculer d'avance l'heure de son succés ou
Pheure de sa chute. Ajoutez á cela l'avantage tres-
réel de tenir le pays en haleine par des élections
fréquenteset de l'intéresser journellement aux affai-




208 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
res publiques. Dans le systéme du renouvellement
partiel, le corps électoral exerce lui-méme l'in-
fluence modératrice qui appartient au souverain
dans les monarchies et au Sénat dans les républi-
ques á deux chalares. C'est la démocratie elle-
méme qui, par son intervention continuelle dans
les affaires du pays, est chargée de tenir la balance
entre les partis, et d'indiquer au gouvernement la
voie qu'il doit suivre.


La simplicité méme de ce systéme contribue á
séduire un certain nombre d'esprits éminents.
icor plait de réduire le gouvernement á sa plus
simple expression, de le débarrasser de tous les
accessoires, de l'émonder de toutes les plantes pa-
rasites, d'en écarter toute mise en scéne, et de le
ramener, pour ainsi dire, á la forme la plus élé-
mentaire du régime représentatif. Ils invoquent
l'exemple des conseils municipaux qui élisent leurs
maires, des sociétés commerciales anonymes qui
s'administrent par un conseil choisi dans leur sein.
Ils ne s'apergoivent pas de la différence profonde
qu'il y a entre, un conseil municipal, qui rencontre
á chaque pas la tutelle administrative, et la souve-
raineté nationale exercée tout entiére par une as-
semblée omnipotente. Ils ne voient pas que dans
les sociétés financiéres, si l'on peut établir un rap-
prochement quelconque entre leurs intéréts et ceux
de l'état, l'assemblée des actionnaires n'est autre
chose que le corps électoral tout entier, tandis que
le conseil d'administration n'est lui-méme qu'une
assemblée nationale au petit pied.


S'il faut prendre pour modéle ces associations
d'intéréts volontaires, qui n'ont rien de commun
avec la grande association de la patrie, ce n'est pas


LL RENOUVELLEMENT PARTIEL
209


méme le gouvernement représentatif qu'on doit
adopter, c'est le gouvernement direct ; l'Assemblée
nationale doit étre supprimée comme un rouage
inutile, et le conseil des ministres doit étre élu sans
intermédiaire par l'universalité des citoyens. D'ail-
leurs, au-dessus du conseil d'administration des so-
ciétés anonymes, il y a les statuts de ces sociétés, qui
sont tenus de se conformer aux lois. On a beau faire,
on ne trouvera nulle part le modéle d'un gouverne-
ment régulier dépourvu de toute régle et de tout
frein legal. I1 faut remonter pour cela á la société
primitive, au temps oiz les peuples se gouvernaient
directement eux-mémes, et oú ils ignoraient encore
l'usage du gouvernement représentatif.


A nos yeux , cette extréme simplicité d'institu-
tions, qui est un attrait pour certains esprits, ne sau-
rait convenir aux intéréts compliqués de nos grandes
sociétés modernes. Le renouvellement partiel, qui
a des avantages sérieux, n'est pas en lui-méme un
reméde suffisant aux inconvénients d'une assem-
blée unique, mise aux prises avec un pouvoir inces-
samment révocable. Il est á craindre que pour avoir
trop voulu se soustraire á la tyrannie d'une majorité
inamovible, ou n'obtienne, par l'élection partielle,
qu'une assemblée rnorcelée et indécise, sans ma-
jorité possible, divisée en plusieurs partis au lieu
de deux, composée de plusieurs fragments hostiles,
poussés sur la scéne á divers moments par des
mouvements divers de l'opinion publique ; il est á
craindre que le suffrage universel, dans ses fluctua-
tious périodiques, n'arrive á tenir la balance par
trop égale entre les partis, et n'empéche ainsi toute
grande majorité de se former. Le renouvellement
partiel pourrait nous donner trop souvent des as-


12.




210 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
semblees pareilles h. celle que nous avons en ce
moment, divisées á peu prés également par moitié,
inclinant tantót dans un sens, tantet dans l'autre,
et incapables de prendre des résolutions fermes.
Dans de telles conditions, le rele du pouvoir exé-
cutif serait extramement car il ne pourrait
s'appuyer que sur des majorités de circonstance, et
il serait obligé de sonder le terrain á chaque pas.


arriverait parfois que le gouvernement ne repré-
senterait plus l'assemblée, que l'assemblée ne re-
présenterait plus elle-memo l'opinion du pays, et
que cependant on ne pourrait ni changer le gou-
vernement, faute de pouvoir grouper une majorité
plus forte autour d'un autre chef, ni renvoyer
l'assemblée devant le pays et refaire une ma-
jorité parlementaire conforme á la majorité du
dehors.


Nous en avons un exemple frappant sous les
yeux. Qu'est-ce en effet que l'assemblée actuelle,
sinon le f •uit du renouvellement partiel? Les dice-
tions du 2 juillet 1871 ont été un renouvellement
partiel de. fait, suivant á trés-courte échéance les
élections genérales. Assurément, ces élections n'ont
pas été inutiles; elles ont empaché une majorité
négative de se former contre la république et
contre le gouvernement de M. Thiers. Mais ont-
elles suffi pour constituer une majorité de gouver-
nement un peu solide? Un renouvellement integral
n'aurait-il pas mieux valu, s'il avait été possible,
et n'aurait-il pas donné des résultats plus favo-
rables aux opinions modérées?


Le renouvellement partiel, en effet, a un défaut
grave : C'est que, s'il evite les grandes crises, il pro-
cede par petites secousses et par réactions succes-


LE RENOUVELLEMENT PARTIEL
211


sives. Presque toujours, les élections partielles se
font en réaction , soit contre les élections prece-
dentes, soit centre les élections antérieures; elles
mettent done naturellement au premier rang les
opinions les plus extremes, soit dans un sens, soit
dans un autre. La cause en est facile á eoncevoir :
dans une élection partielle, l'opinion publique n'est
pas libre de traduire entiérement sa pensée; elle est
seulement chargée de rétablir l'equilibre, en pesant
du caté du parti le plus faible et le plus menacé.


pas bien naturel que, dans la c
•ainte de ne


pas atteindre le but, elle le dépasse quelquefois? Ne
disposant que d'une action restreinte, et n'ayant
qu'un petit nombre de représentants á élire, elle es-
saye de racheter, comme on dit, la quantité par la
qualité ; pour mieux se servir du levier qu'elle a
dans la main, elle porte tous ses efforts au point le
plus extreme. Voilá comment le renouvellement
partiel donue quelquefois naissance á des assem-
blées composées uniquement d'opinions violentes.
S'il n'a lieu que dans un petit nombre de départe-
ments, c'est une guerre de province á province ;
s'il a lieu partout it la fois, c'est une guerre intes-
tine dans chaque circonscription électorale, entre
les nouveaux députés, qui représentent l'opinion du
moment, et les anciens, qui ne la représentent plus.
Les nouveaux élus traitent les anciens d'usurpa-
teurs ; les anciens traitent les nouveaux de factieux,
et Dieu sait oú peut les conduire cette rivalité de
métier, s'il ne se trouve pas au milieu d'eux un pou-
voir exécutif qui sache leur tenir tete, les modérer
les uns par les autres, et les obliger á se respecter
m utuellenrent.


Les élections genérales, qui peuvent donner le




1
2'12 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
pouvoir en un tour aux opinions extremes, offrent
pourtant beaucoup plus de chances pour le succés
des opinions modérées. Il est á craindre qu'avec le
renouvellement partiel, les opinions modérées ne
soient sans influence, et ne se dégoútent graduelle-
ment du vote, en voyant les minorités extremes res-
ter seules maitresses du champ de bataille. Ce sont
la de tres-mauvaises conditions pour gouverner. Un
gouvernement a quelquefois besoin de faire appel á,
des élections genérales ; quand on le condamne á
flotter au gré des agitations parlementaires, comme
un yaisseau sans gouvernail et balloté par les
vagues, il faut se résigner á le voir faible et incer-
tain. Faute de pouvoir en appeler au pays, il s'ap-
puiera sur des majorités de hasard ; il fera de la
politique d'equilibre, c'est-a-dire de la politique
d'impuissance. C'est toujours une tache diflicile que
de tenir la balance égale entre les partis ; c'est
quelquefois une tache impossible, et il ne saurait y
avoir de sécurité bien profonde quand un gouver-
nement, á bout de diplomatie, et forcé enfin de faire
tete á ses adversaires pour leur livrer un combat
décisif, n'a ni le droit ni le moyen de chercher en
dehors des intrigues parlementaires le juge désin-
téressé qui lui manque.


C'est d'ailleurs une illusion de croire que le re-
nouvellement partiel soit un frein pour les ambi-
tions parlementaires, et qu'il mette le pouvoir á
l'abri des recherches passionnées de tous les chefs
de parti. La compétition n'en sera pas moins ar-
dente, et elle n'en sera peut-Itre que plus dange-
reuse ; car les élections successives et partielles im
posent aux divers groupes parlementaires la néces-
sité de faire des coalitions artificielles, et de s'unir


LE RENOUVELLEMENT PARTIEL
213


pour renverser, sans 'etre certains de s'accorder
ensuite. II n'en est pas de méme dans les assemblées
qui sont le produit d'élections genérales, parte qu'a-
lors il y a dans chaque parti une sorte de pro-
gramme officiel, que tout le monde accepte, qui
devient la regle du parti, que l'opinion publique
sanctionne ou repousse, et qui sert de lien, dans
ces assemblées, á tous ceux qui se réunissent au-
tour du méme drapean. Aprés chaque élection par-
tielle, il n'y a souvent qu'un parti de plus, et les
combinaisons qui se font alors n'ont d'autre but que
de renverser le pouvoir. Le pouvoir, d'ailleurs,
n'ayant pas de durée fixe, il ne peut se mettre sur
la défensive et se retrancher dans son droit. II faut
qu'il cede á toutes les exigences parlementaires et
qu'il fiotte au gré des partis, ou qu'il se resigne á
tomber sous leurs coups.


Le renouvellement partiel n'empeche done pas les
abus de l'omnipotence parlementaire. Tant qu'il n'y
aura qu'une seule assemblée, il pourra y avoir un
pouvoir exécutif de fait; il n'y aura pas de pouvoir
exécutif légalement et solidement institué. Si l'as-
semblée se renouvelle partiellement, son despotisme
sera celui d'une assemblée faible, divisée, souvent
aussi incapable de profiter de ses victoires qu'ardente
á les remporter, mais ce sera toujours du despotisme.
Ce qui peut alors lui arriver de plus heureux, c'est
de rencontrer un homme supérieur qui, sans em-
ployer contre elle de moyens violents, lui fasse sentir
qu'elle est impuissante, et l'oblige á subir son as-
cendant; car si elle ne rencontre pas un tel homme,
le pouvoir exécutif ne pourra se soutenir sans usur-
per ou sans lui faire peur. Elle deviendra alors,
comme la Convention nationale, la proie des fac-




214 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
tions qui sauront successivement Croit-
on sérieusement que, si le renouvellement partiel
avait été en vigueur sous la premiare république,
nous n'aurions pas eu le Comité de salut public et
la Terreur ? Ce mode de renouvellement n'existait-
il sous le Directoire ? Ne présida-t-ii pas aux
élections qui suivirent l'établissement de la eons-
titution directoriale? Y eut-il lieu de s'applaudir
beaucoup d'une combinaison qui mit en présence,
dans les mames assemblées, et les jacobins devenus
odieux au pays, et les royalistes altérés de ven-
geance ? Ce systéme a-t-il jamais produit autre
chose que I'impuissance des gouvernements et des
assemblées ? A-t-il jamais empaché les usurpations
et les coups d'état? On peut dire, au contraire,
qu'il les a provoqués, car les violentes sont le der-
nier reméde de la faiblesse, et les coups d'état ne
sont autre chose que la supréme ressource des gou-
vernements débiles.


Non, il ne faut pas se flatter de produire d'aussi
grands effets avec d'aussi petits moyens. Le re-
nouvellement partiel est un palliatif, ce n'est pas
un reméde ne convient pas beaucoup au
tempérament un peu apathique du suffrage univer-
sel. En dispersant le mouvement électoral, il en
affaiblit la puissance ; il encourage l'abstention des
opinions modérées, et facilite le succés des mino-
rités trop ardentes. C'est un systéme d'élection qui
conviendrait a un corps électoral restreint, oh la
vie politique serait plus active que dans le sein du
suffrage universel ; c'est dans ces conditions-lá
qu'il fonctionne en Belgique et dans d'autres pays.
Il échouerait probablement en France, avec un
corps électoral oú la vie politique est un peu lan-


LE RENOUVELLEMENT PARTIEL
215


guissante, et ne se raninie que par intervalles,
lorsque de grands intéréts l'y sollicitent.


S'il est prouvé que le renouvellement partiel ne
suffit pas pour remplacer toutes les garanties que
les autres nations républicaines trouvent dans des
combinaisons constitutionnelles plus compliquées
et plus savantes; — s'il est prouvé qu'il ite peut pas
á lui seul tenir lieu d'une constitution et nous dis-
penser d'organiser les pouvoirs publics, que nous
reste-t-il á essayer encore ? Jusqu'a. présent, trois
points nous sont acquis : le premier, c'est que le
systéme anglais ne nous est pas applicable, paree
qu'un président électif ne sera jamais un roi consti-
tutionnel, et paree qu'il est difficile de confier le droit
de dissolution á un pouvoir électif et indépendant
de l'assemblée nationale. Le second, c'est que le
systéme américain, dont le principal ressort est la
responsabilité judiciaire, ne saurait nous convenir
davantage, paree qu'il éternise les conflits entre les
deux grands pouvoirs, et qu'il nous faut en France
une solution prompte á des crises toujours dange-
reuses. Le troisiéme, c'est que le président de la
république doit étre responsable devant le parle-
ment, et par conséquent l'élu du parlement. Nous
avons reconnu en outre q u'il serait utile d'em prunter
á la constitution anglaise le droit de dissolution,
seule issue assez prompte aux conflits parlemen-
taires, et que l'institution d'une seconde chambre,
analogue au Sénat des Lilats-Unis, troisiéme pou-
voir intermédiaire et servant d'arbitre aux deux
autres, était indispensable pour les aider á dénouer
pacifiquement leurs querelles. Est-il besoin d'en
ajouter davantage ? La constitution que nous cher-
chons est déji faite. Si l'institution d'un pouvoir




216 DE LA CONSTITUTION DE LA R1 PUBLIQUE
législatif composé de deux chambres, d'un pouvoir
exécutif élu par elles, contrdlé plus spécialement
par la chambre haute, pouvant prononcer, d'ac-
cord avec cette derniére, la dissolution de la
chambre basse, n'a rien en elle-mérne de contra-
dictoire et d'impraticable, il est inutile de chercher
plus longtemps. Il ne reste plus qu'a déterminer
l'organisation de cette chambre haute , qui doit
étre la clef de voúte du systéme, et sans laquelle
serait impossible de faire appel au pays, en cas de
besoin.


LE SÉNAT ÉLECTIF
217


nom avec le sénat de l'Empire. II n'en reste pas
moins établi, aux yeux de bien des gens, qu'une
seconde chambre est un instrurnent de despotisme
ou un rouage inutile. Cela se dit couramment dans
l'école républicaine, comme on dit dans l'école
monarchique que la république est impossible en
France. Cela s'affirme « priori, sans aucune preuve,
avec un ton de supériorité tranchante et de mépri-
sante pitié; cela se répéte si souvent, que le public,
qui ne pense pas par lui-méme, finit par y croire.
C'est un de ces lieux communs vulgaires, comme
nous en avons tant vu dans notre pays, qui se débi-
tent par esprit d'imitation, qu'on accepte sans sa-
voir pourquoi, et pour Jesquels on se passionne sans
avoir jamais pris la peine de les contróler sérieuse-
ment.


Une seconde chambre est, au contraire, une ins-
titution plus républicaine que monarchique, plus
nécessaire du moins dans une république que dans
une monarchie. Les monarchies peuvent s'en pas-
ser plus aisément que les républiques, et la raison
en est bien facile á comprendre. Dans les monar-


, chies, le principe de stabilité et de perpétuité est!
représenté par le pouvoir royal, qui n'est pas tou-
jours une fiction constitutionnelle, et qui, méme
dans les gouvernements les plus parlementaires ,
conserve des prérogatives qui en font un frein pour
les assemblées. Lors mérne que l'autorité royale est
plus apparente que réelle, elle est l'institution fon-
damentale de l'état, et á ce titre, elle reste un ob-
jet de respect, elle subsiste par elle-méme, elle a
une certaine force de résistance, qu'elle p' eut dé-
ployer á l'occasion. Assurément, la seconde cham-
bre n'est jamais inutile, méme dans une monar-


E. DUVERDIER DE ItunIANNE.
13


IV. — Le Sénat électif.


On ne sait pourquoi l'opinion s'est répandue en
France qu'une seconde chambre est une institution
inutile, ou tout au mojos une institution monarchi-
que qui ne saurait trouver place dans une républi-
que sérieuse et vraiment digne de ce nom. Est-ce la
tradition de la premiére République franeaise qui
pése sur les esprits et qui s'impose en exemple?
semble que l'expérience de notre grande révolution
devrait au contraire nous mettre en garde contre le
systéme d'une assemblée unique. Est ce finsigni-
fiance ou la servilité des derniers sénats monarchi-
ques, recrutés par le choix du prince, qui a dégoúté
les esprits libéraux de l'institution d'une chambre
haute? 11 n'y a guére de ressemblance entre ces as-
semblées de parade, destinées á servir de cortége á
la monarchie, et une seconde chambre élective,
comme il en existe dans la plupart des républiques;
le sénat des Eta ts-Unis n'a rien de commun que le




218 DE LA CONSTITUTION DE LA. RÉPUI3LIQUE
chie, pourvu qu'elle soit indépendante; mais
elle n'est qu'un pouvoir secondaire. Les deux pou-
voirs principaux sont la chambre élective et le roi,
la chambre qui vote les subsides et contróle le gou-
vernement dans la personne des ministres, le roi
qui peut mettre son veto sur les klécisions du parle-
ment et qui tient en réserve le droit de dissolution.
En Angleterre, par exemple, la suppression de la
chambre des lords, qui serait un trés-grave événe-
ment au point de vue social, n'entrainerait pas de
bien grands changements dans la constitution po-
litigue . Le gouvernement marcherait aussi régulis
rement que par le passé, et l'autorité du souverain
n'en serait guére amoindrie.


C'est surtout dans une république qu'une seconde
chambre est utile; c'est lá seulement qu'elle est
indispensable. Dans une république, le pouvoir
exécutif est presque toujours ou trop fort, ou trop
faible, suivant qu'il émane directement de la na-
tion ou qu'il est le délégué du parlement. On ne
peut pas l'isoler du pouvoir législatif sans faire cou-
rir á celui-ci de grands périls; on ne peut pas l'y
assujettir sans l'annuler complétemela , sans en
faire le serviteur docile et pour ainsi dire le souf-
fie-douleurs des assemblées. Quant aux armes dé-
fensives qu'on peut lui fournir et qu'il faut emprun-
ter á l'arsenal de la monarchie parlementaire, elles
seraient trop redoutables dans ses mains, si elles n'y
devenaient impuissantes : le droit de dissolution,
pour un président élu au suffrage universel, n'est
guére autre chose que le droit de faire un coup
d'état; pour un président élu par une assemblée,
c'est un droit abstrait dont il n'usera guéres, car
n'a que le droit sans la force, et les assemblées ne


LE SÉNAT ÉLECTIF
219


seront jamais d'huineur á perrnettre que leur dé-
légué les renvoie ; elles prendront plutét les devants
en faisant elles-mémes des coups d'état parlemen-
taires contre le pouvoir exécutif. Si done il est
nécessaire de donner au président cette arme défen-
sive, il faut placer á c8té de lui un troiliétne pou-
voir qui l'assiste, car i1 ne saurait la manier tout
seul. Ce troisiéme pouvoir, c'est la seconde cham-
bre; et voilá pourquoi ron ne saurait s'en passer
dans la république. Elle en est l'institution princi-
pale et essentielle, comme l'hérédité dans la mo-
narchie; c'est elle seule qui peut, selon les circons-
lances, fortifier et modérer tour á tour le pouvoir
•exécutif dans ses querelles avec le parlement ; elle
seule qui peut exercer avec lui celles des attribu-
tions royales qui seront jugées nécessaires á sa dé-
fense, et particuliérement le droit de dissolution,
dont elle rendra l'usage possible en le partageant.


Qui done, si ce n'est une seconde chambre, élue
á plus long terme que les autres pouvoirs, et dans
des conditions de stabilité particuliéres, pourra re-
:présenter dans une république cette idée de la per-
pétuité attachée, dans la monarchie , au pouvoir
Toyal? Qui pourra maintenir les traditions politi-
«ques, inspirer au pays un sentiment de stabilité et
«de confiance, donner de l'esprit de suite au gouver-
nement et faire prévaloir dans ses conseils ces idées
•de conservation intelligente et de progrés régulier,
«qui sont aussi nécessaires dans les républiques que
dans les monarchies? Sera-ce la Chambre des re-
présentants , pouvoir tumultueux, intermittent et
mobile? Sera-ce le président, son délégué, pouvoir
précaire, de courte durée, incessamment responsa-
ble, et par conséquent sans cesse menacé? Sera-ce,




220 DE LA. CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
comme dans certains pays républicains, le pouvoir
j udiciaire intervenant au nom de la loi dans les con-
flits politiques, et opposant une barribre inflexible
á toutes les usurpations ? Malheureusement nous
n'avons et nous ne pouvons avoir ríen de pareil en
France. Oil trouverons-nous done, sinon dans une
seconde chambre, ces garanties conservatrices qui
nous manquent? Faut-il compter uniquement sur
les mceurs publiques, sur les progrés de l'éducation
politique et sur la bonne organisation des partís?
Assurément, il ne faut pas désespérer de l'esprit
public, ni se flatter d'y suppléer par des moyens
factices; il ne saurait y avoir d'institutions sans une
nation capable de penser ou de vouloir. Mais s'il
faut stimu ler et discipliner l'esprit public, pourquoi
serait-il superflu de lui donner des organes? Il est
des nations plus républicaines que la nutre, oú les
institutio. ns sont déjá munies de toutes les garan-
ties que peut fournir une solide organisation judi-
ciaire jointe á une forte discipline politique, et qui
cependant n'ont pas dédaigné de chercher une ga-
rantie de plus dans l'établissement d'une seconde
chambre. Si les mceurs font la valeur des institu-
tions, il n'en est pas moins vrai que les institutions
contribuent á former et á développer les mceurs pu-
bliques. Pourquoi nous mettrions-nous , au nom
de je ne sais quelle logique nouvelle, au-dessus de
l'expérience des autres peuples ?


Dans outes les républiques modernes, le pon -
voir législatif est divisé entre deux assemblées.
est encore des gouvernements républicains oú le
pouvoir législatif soit centralisé, ce sont les petites
démocraties primitives, telles que les vieux can-
tons de la Suisse, Appenzell, Glaris ou Urí.


LE SENAT ÉLECTIF
221


c'est l'universalité des citoyens qui se rassemble
une ou deux fois par an dans une prairie ou sur la
grande place d'un village, et qui légifére souverai-
nement sur toutes les matiéres d'intérat public.
Mais cette souveraineté ne s'exerce pas toujours
d'une maniere bien sérieuse ; elle serairtout á fait
illusoire, si la nation était plus nombreuse et si ses
affaires étaient plus compliquées. D'ailleurs, comme
tous les corps délibérants uniques , la landeve-
meinde des petits cantons suisses se réunit bien
moins pour discuten les affaires que pour désigner
ceux qui devront les dirigen. Malgré le semblant
de discussion qui précéde le vote, son véritable rale
se borne á élire ses premiers magistrats et á leur
confier le pouvoir.


Encore y a-t-il, dans ces petites démocraties, á
caté de l'assemblée genérale du peuple, un conseil
composé de délégués des communes, qui assistent
le pon voir exécutif dans l'eeuvre administrative et
dans l'élaboration des lois ; dans certains cas, et
pour certains travaux législatifs , le conseil est
obligó de se doubler et de se tripler, en provoquant
l'élection d'un certain nombre de délégués nou-
veaux. Mame dans ces pays de gouvernement pri-
mitif et de démocratie immédiate, on a senti la né-
eessité de placer, á caté de Fassemblée générale, un
autre pouvoir électif, plus restreint, une sorte de
seconde chambre élue par les localités et représen-
tant les intérats locaux.


D'autres petites démocraties du mame pays qui
n'exercent pas le gouvernement direct, déléguent
le pouvoir législatif á, une seule assemblée; mais
alors elles ne l'abandonnent pas entiérement, et
elles en subordonnent ordinairenient les décisions




222 DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
á la ratification ou au velo populaire. Ceci est une
autre maniére de brider les assemblées, et d'empa-
cher soit les usurpations qu'elles peuvent commet-
tre en dépassant leur mandat, soit les décisions er-
ronées qu'elles peuvent prendre contrairement á la
volonté du peuple. Cela se fait aussi dans les ré-
publiques américaines , sinon pour la législation
ordinaire, du moins pour les modifications constitu-
tionnelles. Cette garantie peut suffi re dans un petit
pays, oú chaque citoyen surveille de prés les affai-
res, et oil les intérats publics sont á la portée de
tous. D'ailleurs les assemblées cantonales tirent
ordinairement de leur sein des conseils de gouver-
nement électifs, qui font á la fois l'office d'un mi-
nistére et celui d'une serte de chambre haute. On le
voit, mame dans les plus petits états, oú la besogne
du gouvernement est simple, oii les divers pouvoirs
n'ont pas entre eux de relations cornpliquées et dif-
ficiles, oil les diverses branches de Padministration
sont complétement séparées, et forment pour ainsi
dire des pouvoirs distincts , prenant séparément
leur source dans l'élection populaire, oil les affaires
se font sous l'ceil mame et sous lá main des ci-
toyens, le corps qui exerce la souveraineté ne reste
pas sans contróle et sans frein. A plus forte raison,
lorsqu'il s'agit d'intérats plus compliqués et plus
divers, lorsque le contróle direct des citoyens de-
vient positivement impraticable, faut-il combiner
les institutions de maniére á remplacer ce contróle,
et á assurer á chaque citoyen la sécurité des inté-
réts qu'il ne peut protéger lui-mame.


La nécessité d'une pondération des pouvoirs est
d'autant moins contestable que le gouvernement est
plus centralisé et qu'il n'existe pas d'éléments de


LE SENAT ÉLECTIF
223


résistance dans les institutions locales. Alors cette
pondération ne peut s'obtenir que par Pinstitation
d'une seconde chambre. Les constitutions qui l'ont
cherchée dans une séparation factice da pouvoir
exécutif et pouvoir législatif, n'ont fait que ren-
dre, comme nous l'avons vu, la guerre plus inévi-
table et plus irréconciliable entre ces deux pouvoirs.
Celles qui cherchent la paix dans la confusion com-
pléte de ces pouvoirs, commettent une erreur dif-
férente et non moins dangereuse. L'élection directe
du pouvoir exécutif met le parlement a sa merci,
sans la protection d'une seconde chambre; son
élection par les assemblées législatives l'absorbe
dans leur sein et l'anéantit, si le pouvoir législatif
n'est pas divisé.


D'une part, vous refaites la constitution de 1848,
vous organisez la lutte ouverte des deux pouvoirs,
sans leur donner d'arbitre qui puisse s'interposer
légalement; de l'autre, vous ressuscitez le gouver-
nement conventionnel, vous créez la plus formi-
dable unité de pouvoirs imaginable, et une espéce
d'unité qui n'exclut ni les difficultés intérieures, ni
les agitations sourdes, ni une sorte de duel domes-
tique entre les pouvoirs. lee vaut-il pas mieux
obéir á l'expérience et diviser le parlement en deux
chambres2 Cette division des assemblées évitera
le tate-a-téte redoutable et fantagonisme fatal des
deux pouvoirs. Ils ne seront plus condamnés á se
dévorer l'un l'autre, ou á se mettre d'accord á tout
prix. Le troisiéme pouvoir, celui de la chambre
haute, les départagera dans leurs querelles, assurera
la victoire á celui pour lequel il prendra parti, et
obligera l'autre á céder sans combat.


Au fond, la question n'est pas de savoir s'il est




224 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
utile de créer une seconde Chambre, mais comment
et de quels éléments on pourra la composer. C'est
lá que la difficulté commence et que les avis peu-
-vent différer. Ce qui est d'ailleurs incontestable,
c'est qu'il ne faut point, dans une république,
imiter les procedes artificiels des deux derniéres
monarchies, ni songer á donner á la chambre haute
une autre origine que l'élection. Personne ne pense,
apparemment, á revenir au principe de l'hérédité,
qui serait inadmissible,méme dans une monarchie,
au sein d'une société démocratique comme la nétre.
Or, entre l'hérédité et l'élection, il n'y a pas de
milieu. L'hérédité des fonctions législatives assu-
raíl, faute de mieux, l'indépendance personnelle de
ceux qui en étaient revétus. L'élection mettra la
seconde chambre en harmonie avec le reste de nos
institutions et appuiera son autorité sur le solide
fondement de ropinion publique. Dans le pays et
dans le temps oil nous sommes, rien ne peut plus
se fonder que sur le principe électif. Proceder au-
trement serait vouloir faire violente á l'esprit de la
société moderne, et ruiner d'avance l'institution
qu'il s'agit d'établir.


ne faut done songer á composer la seconde
chambre ni par le choix du pouvoir exécutif, ni en
la faisant se recruter elle-méme, ni méme en y ap -
pelant certaines catégories arbitraires, faire
en sorte d'y comprendre les principales illustrations
de la France. Ce qu'il s'agit de créer, ce n'est pas
seulement un rouage commode dans le mécanisme
constitutionnel , mais une institution qui fasse
figure, et qui soit fortement enracinée dans la so-
ciété franQaise. Quand on veut construire un édi-
fice, il ne suffit pas de faire un plan en l'air: faut


LE SÉNAT ELECTIF
225


exécuter ce plan le plus solidement possible et avec
les meilleurs matériaux qu'on puisse trouver. De
méme, quand on découvre une lacune dans les ins-
titutions d'un pays,il ne suffit pas de la combler au
hasard, avec les premiers éléments qui tombent
sous la main. Pour créer un corps politique sérieux
qui rende les services qu'on attend de lui, ce n'est
pas assez de lui donner un nom et de lui conférer
des attributions qu'il est incapable d'exercer ; il faut
surtout lui en donner le pouvoir, en assurant son
influence morale, et pour cela il faut choisir avec
discernement les matériaux qui le composent;
faut avoir soin que ce choix s'accorde et avec la
nature méme de l'institution qu'il s'agit de fonder,
et surtout avec l'état social du pays oii elle doit
Itre placee. La seconde chambre ne doit pas et ne
peut pas 'etre une ceuvre arbitraire : elle doit sortir
du sein méme de Ja société franQaise, elle doit en
etre la représentation fidéle. C'est á cette condition
seulement qu'elle sera viable et qu'elle pourra se
rendre utile; et c'est lá justement ce qui fait la dif-
ficulté de la tache.


Mais plus le probléme est difficile á résoudre,
plus il faut l'aborder franchernent, sans recourir á
d'inutiles subterfuges, ni se contenter d'expédients
mesquins. 11 faut écarter, tout d'abord et sans
scrupules, les solutions artificielles, les compromis
boiteux, imagines uniquement pour la circonstance
et offerts á l'assemblée, d'ailleurs sans beaueoup
d'illusions , par des hommes trop uniquement
préoccupés de fournir au gouvernement et á ses
adversaires un moyen de conciliation quelconque.
Si la question de la seconde chambre doit étre
tranchée bient6t, il faut qu'elle le soit sincérement,


13.




226 DE LA CONSTITUT1ON DE LA BEPUBLIQUE
et c'est pour cela que nous rejetons toutes les com-
binaisons discutées jusqu'a ce jour, et dont le-
moindre tort est de laisser subsister tout entiéres
les difficultés qu'elles ont la prétention de résoudre.
Ainsi nous regardons comme artificiels, comme
impraticables, et comme devant rester sans aucun
résultat, tous les projets qui ont pour but de faire
sortir la seconde chambre des rangs mames de
l'assemblée nationale, soit en divisant l'assemblée
en deux sections, dont une dite de contróle, soit en
la faisant élire par l'assemblée dans son propre
sein. De quelque facon que cette opération s'ac-
complisse, soit par la division de l'assemblée en
vieux et en jeunes, et par la formation d'un conseil
des Anciens, soit par un tirage au sort périodique,
soit par une élection entre députés du mame dé-
partement, qui leur permettrait de se délivrer de
leurs collégues les plus incommodes en les dépor-
tant á la chambre haute, elle ne fournira jamais
qu'un simulacre de seconde chambre, qui ne sera
en réalité qu'une deuxiéme édition de l'assemblée.


Comme le dá la sagesse vulgaire, on ne peut pas
tirer d'un sac deux moutures; on ne peut pas créer
une seconde chambre, et lui donner le caractére
spécial qu'elle doit avoir, en dédoublant purement
et simplement la premiére. On n'obtiendrait ainsi
qu'une copie effacée de l'assemblée nationale ou
une imitation exagérée de tous ses défauts; la nou-
velle chambre serait son fant8nne ou sa caricature;
elle la suivrait docilement ou elle lui donneralt
l'exemple de toutes les violentes, elle lui servirait
d'arriére-garde ou d'avant-garde; mais comment
pourrait-elle lui résister et lui servir de frein ? Ce
n'est pas pour cela qu'elle serait choisie, et l'as-


LE SÉNAT ÉLECTIF
227


semblée aurait quelque droit de lui dire, comme au
pouvoir exécutif, qu'elle n'entend pas atm régentée
par ceux qu'elle délégue. II est bien évident qu'une
seconde chambre nommée par la premiére et dans
le sein mame de celle-ci, ne saurait exercer sur elle
qu'un contrdle apparent. Áu fond, ces deux assem-
blées se représentant et se réflétant l'une l'autre,
feraient double emploi dans nos institutions, et
embarrasseraient seulement la marche des affaires
par des formalités inutiles. Cet arrangement n'au-
rait mame pas le mérite de remédier aux inconvé-
nients de la situation présente, et de rendre la tache
du gouvernement plus facile. I1 ne servirait qu'a
discréditer á tout jamais l'institution de la seconde
chambre, á la rendre profondément impopulaire,
et á rendre inévitable• sa destruction par la pro-
cham p e assemblée. Ni . dans le présent, ni dans l'a-
venir, cette combinaison bátarde ne peut offrir
aucun avantage , et ron ne saurait s'expliquer
qu'elle ait été mise en avant, que par la crainte oú
l'on est de ne pouvoir décider l'assemblée á prendre
des résolutions plus sérieuses.


Elevons-nous done au-dessus de ces expédients
vulgaires, condamnés á la fois par le simple bon
sens et par l'expérience de l'histoire, et allons au
fond des choses, si nous voulons créer une insti-
tution durable et sérieuse. Puisque nous nous
croyons sages, expérimentés et revenus des erreurs
de nos péres, n'imitons pas les illusions des légis-
lateurs de la Révolution frangaise; n'allons pas
nous imaginer que pour créer une véritable cham-
bre haute, il suffise de prendre un morceau de la
représentation nationale, de choisir par exemple
tous ses membres les plus ágés, et de les introniser





228 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
sénateurs de la République, en leur donnant d'au-
tres fonctions, un autre titre ou mame un autre
costurne. Ce n'est pas ainsi qu'on doit proceder en
matiere d'institutions définitives. Si l'on veut avoir
un sénat qui résiste á l'assemblée nationale,
faut le composer différeinment, pour qu'il ait un
autre esprit et une autre maniere d'étre que cette
assemblée; il faut lui donner un point d'appui en
dehors d'elle, afin qu'il puisse au besoin lui tenir
tate, et ce point d'appui extérieur, ü ne saurait le
trouver dans un teste de loi; il ne le trouvera que
dans Pélection, dans le mandat qu'il aura regn du
pays, dans un mode de nomination différent de
celui de l'assemblée, dans la nature mame des élé-
ments dont on Paura formé et des intéréts qu'il re-
présentera. Hors de lá, on peut bien avoir une
assemblée nationale divisée en deux sections, déli-
bérant dans deux salles différentes; on ne saurait
avoir, á proprement parler, un pouvoir législatif
divisé en deux chambres.


V. — Becrutement du Sénat.


Le sénat doit atre électif, comme l'assemblée
nationale; cela est incontestable, et Pon peut mame
dire, incontesté. Mais á quel mode d'élection £aut-
il C'est ici que se présentent les objec-
tions les plus fortes. Les partisans du régime con-
ventionnel affectent de dire que les éléments d'une
seconde chambre n'existent pas en France, et qu'il
est impossible de lui assigner un mode d'élection
qui la distingue de l'autre assemblée. Ils exagérent


RECRUTEMENT DU SIiNAT
229


la difficulté á dessein. Les éléments d'une seconde
chambre existent, si l'on se donne la peine de les
trouver; ils existent en France comme dans tous
les pays, dans toutes les sociétés civilisées. Dans
tout pays, il y a des éléments conservateurs, des
groupes naturels, des intéréts permanen'ts qui ont
besoin d'étre proteges, et qui savent fort bien se
proteger eux-rnémes, si la loi leur fournit des or-
ganes. C'est á ces éléments conservateurs, á ces
intéréts permanents et aux groupes naturels qu'ils
composent, qu'il faut s'adresser peor former une
seconde chambre.


Une fois investis du droit de la nommer, ils ne
failliront pas á leur .


tache. S'il en était autrement,
c'est que la société frangaise en serait encere á cet
état barbare, on il n'y a aucun intermediare entre
l'individu et l'Etat. Alors, sans doute, une seconde
chambre serait impossible; mais il faut ajouter
qu'elle serait inutile, et que jamais, dans une so-
ciété pareille, il n'y aurait autre chose de possible
que les violentes de la multitude ou le despotisme
d'un seul.


Tel serait pourtant, s'il fallait en croire certains
doctrinaires de l'école républicaine, le triste tablean
de la société frangaise. Entre l'individu dont ils
exaltent la puissance, pour mieux l'anéantir ensuite,
et la société qu'ils incarnent tout entiere dans l'é-
tat, ils ne voient ríen qui puisse arrater le regard
do législateur et servir de point d'appui á des insti-
tutions modératrices. « Oui sans doute, disent-ils,
il faudrait une seconde chambre, si nous étions une
monarchie et si la seconde chambre pouvait procé-
der du choix du souverain; il faudrait une seconde
charnbre, si nous avions, comme en Angleterre,




230 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
une aristocratie héréditaire qui y trouverait natu-
rellement sa place. Mais dans une démocratie telle
que la ndtre, sur un sol également nivelé comme
celui de la société frangaise, il est impossible d'en
trouver les éléments. La seconde chambre ne serait
qu'une création artificielle, en contradiction avec
nos mceu •s et avec l'ensemble de nos lois, ou bien
une seconde édition de la représentation nationale,
animée du méme esprit, composée de la mame
fagon, et bonne seulement á retarder ses décisions
sans leur donner aucune autorité nouvelle. » — C'est
une erreur : il n'est pas nécessaire qu'il y ait un roi
ou une aristocratie pour trouver á composer une se-
conde chambre. C'est la royauté et l'aristocratie
qui sont des choses plus ou moins artificielles dans
le siécle oil nous sommes, oil le pouvoir du roi n'est
qu'un pouvoir nominal, et oú l'aristocratie territo-
riale, loin de posséder toute la richesse du pays,
voit s'élever á cóté d'elle une bourgeoisie, souvent
plus influente, plus opulente et plus intelligente
qu'elle. Nous n'entendons pas fonder la seconde
chambre sur ,des distinctions sociales artificielles,
mais bien sur la réalité méme, sur celle de tous les
temps et de tous les pays.


C'est une idee malheureusement trop répandue
que, pour creer une seconde chambre digne de ce
nom, il faut porter atteinte á l'égalité démocratique,
et faire du pouvoir législatif un privilége politique
attaché aux priviléges sociaux. Ce préjugé doit
etre combattu, dans quelque parti qu'on le rencon-
tre. Non, en établissant une seconde chambre, qui
exerce une influence modératrice sur la législation
et sur le gouvernement, il ne s'agit pas de contra-
rier ni d'enchainer la démocratie; on veut seule-


RECRUTEMENT DU SÉNAT
231


ment l'organiser, lui donner de la cohésion, de la
régularité, de la persévérance, la préserver de ces
fluctuations soudaines, qui la poussent quelque-
fois brusquement d'un extreme á l'autre et lui font
détruire le lendemain ses ceuvres de la veille, sans
avoir pris le temps de réfléchir et de se rendre
compte de ses actos. C'est la démocratie
qui doit, dans une société comino la nétre, fournir
les éléments conservateurs dont sera formée la se-
conde chambre. Il en est ainsi dans toutes les répu-
blique modernes. Est-ce qu'aux Etats-Unis, par
exernple, dans ce pays de la démocratie par excel-
lence, l'institution du. Sénat est considérée comme
un vestige de l'ancien régime et comme une arme
de guerre centre la démocratie ? Aucune idee pa-
reille n'est jamais entrée dans l'esprit d'un republi-
cain d'Amérique. Le Sénat est, comme la Chambre
des représentants, le produit de l'élection, il est res-
pecte comme elle, il l'est méme davantage á cause
de l'importance personnelle et de Pautorité plus
grande de ses membres. Le Sénat des Etats-Unis
est incoutestablement une chambre liante, dans
toute la force du termo, et cependant personne n'a
jamais songé, dans ce pays de républicanisme ja-
loux, á le considérer comme une assemblée d'aris-
tocratie et de privilége.


II est vrai que la république des Etats-Unis
différe beaucoup de la république frangaise, et
que si nous avons beaucoup d'exemples á, lui em-
prunter, nous ne pouvons pourtant pas mécon-
naitre les profondes différences qui séparent cette
société de la nótre. La république des Etats-Unis
est une fédération d'états souverains; nous sommes
un état centralisé, ou pour employer la formule de


1




232 DE LA. CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
la Révolution frangaise, une « république une et
indivisible. » Le Sénat des Etats-Unis, comme le
conseil des Etats dans la confédération Suisse,
n'est que la représentation, la délégation des états
souverains; c'est en leur nom qu'il se ralle á l'exer-
cice des deux pouvoirs, qu'il contróle ceuvre légis-
lative de la chambre des représentants, qu'il par-
tage l'autorité exécutive avec le président des
Etats-Unis, qu'il surveille le gouvernement dans
toutes ses branches, et qu'il lui sert d'arbitre en cas
de conflit avec la représentation nationale. C'est lá,
dit-on, ce qui lui donne sa force, ce qui en fait un
frein pour les deux autres pouvoirs fédéraux et la
premiére puissance de l'état. Le Sénat est le véri-
table congrés des états confédérés, .et il est naturel
que, dans une fédération, cette assemblée soit le
pouvoir dominant. Mais ótez-lui ce caractere, cette
autorité qu'il puise dans la souveraineté dont il est
investi par les états eux-mémes, et il cessera d'étre
un pouvoir régulateur, poto: redevenir un rouage
secondaire, pourra supprimer sans arréter la
machi ne.


Tout cela est vrai en théorie, mais inexact en fait.
Il ne faut pas s'exagérer la ipuissance de l'idee fé-
dérative et la force que peut y trouver le Sénat des
Etats-Unis. Telle est en effet l'origine historique
de l'institution du Sénat, mais il y a longtemps que
Pidée fédérative a cessé d'en étre Páme. Ce qui do-
mine aujourd'hui dans la grande république améri-
caine, maigré l'extréme décentralisation adminis-
trati ve et législative qui y régne, c'est la constitution
fédérale, la loi fédérale, le gouvernement fédéral,
en un mot c'est l'idée de l'unité nationale. Les légis-
lations différent avec les états, mais elles sont toutes


RECRUTEMENT DU SÉNAT
233


subordonnées á la constitution et á la loi fédérale.
Le cercle de la législation fédérale s'étend de jour en
jour, il s'étendra certainement davantage; mais
nité de législation finit-elle par prévaloir, les ins-
titutions politiques n'en seraient pas modifiées ; le
sénat subsisterait encore et il conserverait son im-
portance prépondérante ; car s'il cessait de repré-
senter des états souverains, il représenterait encore
des groupes d'intéréts. Dés aujourd'hui, ce qu'il
représente réellernent, ce n'est pas tant la souverai-
neté et l'autonomie des états, autonomie et souve-
raineté tant soit peu fictives, que les intéréts, les
opinions, les tendances collectives de ces petites
sociétés dépendantes de la grande, et rattachées par
tant de liens intimes aux intéréts généraux du pays.
Les intéréts généraux sont le véritable et l'unique
objet de ses délibérations. La politique n'y pénétre
pas moins que dans l'autre assemblée, et l'opinion
publique, quand elle est forte, sait parfaitement s'y
faire obéir. Les sénateurs des Etats-Unis ne se con-
sidérent plus depuis longtemps comme des pléni-
potentiaires députés par des états souverains et
agissant, chacun de son cóté, dans son intérét pro-
pre ; ils ne s'isolent pas les uns des autres comme
dans un congrés de diplomates, oú chacun se dé-
fend de son mieux, et oú tous au fond sont ennemis.
Comme toutes les assemblées délibérantes, ayant á
gérer les affaires d'un grand pays, ils se divisent en
partis politiques qui correspondent aux opinions
régnantes. Nommés par les législatures des états,
ils ne sont nilme pas toujours choisis dans leur sein;
la plupart ont fait leurs premiéres armes dans la
chambre des représentants, oú ils ont appris á. faire
passer la grande patrie avant la petite, et ils n'ont




234 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
été eleves aux fonctions de sénateurs qu'en recom-
pense de leurs services rendus. Non, il n'est pas
possible de dire, dans un pays oú regne une si forte
unité orale, malgré la diversité apparente des lois,
qu'un sénat nommé par les Etats ne représente que
leur autonomie et leur souveraineté particuliere.
Malgré son origine locale, il représente en mame
temps l'unité nationale, et c'est pour cela que son
rúle grandit á mesure que l'unité nationale se res-
serre.


Il n'est done pas vrai de dire que le Sénat des
Etats-Unis ne doive son autorité qu'á l'idee federa-
tive et au principe de souveraineté des Etats. Sans
doute la France est un pays unitaire; elle n'a
qu'une seule administration, un seul gouvernement.
Elle n'est pas divisée en états souverains ou censes
souverains, mais en circonscriptions administrati-
ves, soumises á la tutelle de l'état. Pourquoi cela
nous empécherait-il de placer dans ses conseils, á
caté de la représentation du nombre, la representa
tion des intérets, tels qu'ils se trouvent naturelle-
ment groupés? Pourquoi ne demanderait-on pas,
comme en Amérique, cette représentation des int&
rats á d'autres élections, autrement réglées et com-
binées de maniere á. faire prévaloir les opinions
permanentes du pays: sur les émotions de chaque
jour?


La seconde chambre, en effet , ne saurait etre
élue de la mame fagon que l'autre assemblée. Si
Pon veut qu'elle exerce une action distincte et qu'elle
ait, pour ainsi dire, une personnalité différente,
faut aussi qu'elle procede, autant que possible, d'un
autre mode d'élection. Aussi ne comprendrait-on
pas bien qu'elle fdt nommée en mame temps que


RECRUTEMENT DU SÉNAT
235


l'autre et de la mame faQon, par le suffrage univer-
sel direct. II ne sufat pas de faire désigner, par les
m'emes circonscriptions electorales, un plus petit
nombre de représentants parés d'un nouveau nom.
Tout au moins faudrait-il que les colleges électoraux
fussent autrement distribués, que la durée du man-
dat fút plus longue, et que le mode de renouvelle-
ment fút di fférent. Sans quoi l'on pourrait dire avec
raison que la seconde chambre fait double emploi
avec la premiére, et qu'elle est moins une garantie
qu'une complication inutile. Autant vaudrait faire
Mire d'un bloc une seule assemblée, et la diviser
ensuite en deux chambres, soit par l'áge, soit par
le sort, soit par tout autre procede du mame genre.
Sans doute il y a des pays, la Belgique par exemple,
oil le Sénat et la Chambre des députés sont élus
par les mémes électeurs. Cela n'a pas d'inconvé-
nients en Belgique, paree que ce pays est une mo-
narchie, et que la seconde chambre y joue, comme
dans toutes les monarchies parlementaires, un réle
plus décoratif qu'utile. Mais dans une république,
oú les fonctions du sénat sont si importantes, si
preponderantes, si essentielles, oil ce corps est l'ar-
bitre et le régulateur de tous les pouvoirs publics,
on ne saurait en faire une seconde édition affaiblie
de la chambre basse; il est de toute nécessité qu'il
ait son individualité propre, et qu'il s'appuie forte-
ment sur les elements conservateurs.


Doit-on conclure de l&, comme l'ont imaginé des
esprits plus subtils que justes, que la seconde cham-
bre étant destinée á brider l'autre, il faille en faire
exactement la contre-partie de la chambre basse, et
en confier l'élection au suffrage restreint, tandis que
l'autre assemblée serait élue par le suffrage univer-




236 DE LA CONSTITUTION DE LA RIlPUBLIQUE
sel ? Cette exagération serait encore moins raison-
nable que l'autre. méme limité, du suf-
frage censitaire est incompatible avec !'existente
du suffrage universel. II ne faut pas se flatter de
mélanger des systémes aussi opposés; cela ne servi-
rait qu'á les mettre aux prises et á organiser une
sorte de guerre sociale permanente entre les deux
grands corps de l'état. Une assemblée qui, par son
institution méme, serait la négation vivante des
príncipes d'égalité de la société frangaise, ne sau-
raient étre qu'impopulaire et conséquemment im-
puissante. Elle se désignerait d'elle-méme á l'aver-
sien du pays, et ne pourrait éviter d'engager avec
l'assemblée populaire des conflits d'opinions ou
méme d'attributions, dont, á coup sílr, elle ne sor
tirait pas victorieuse. Elle ne représenterait pas,
d'ailleurs, les véritables elements conservatenrs des
démocraties, c'est-á-dire les groupes constitués, les
intéréts et les existences collectives, tontee qui s'in-
terpose entre le citoyen et l'état; elle ne représen-
terait qu'une classe, une aristocratie d'argent, dont
elle reproduirait les mesquins préjugés, dont elle
protégerait les intéréts exclusifs, et q u'elle réussirait
seulement á rendre odieuse, en la séparant do reste
de la nation. L'élection par suffrage restreint ne ré-
pond done en aucune maniere au caractére de l'ins-
titution qu'il s'agit de fonder.


recourir á l'élection á deux degrés? Ce
systéme de vote conviendrait mieux á l'institution
d'une secunde chambre que le suffrage restreint.
aurait cependant un inconvénient grave : c'est que
les élections qui en résulteraient n'auraient plus le
caractére d'une représentation des intéréts locaux
et des existences collectives. En cutre, l'élection á


RECRUTEMENT DU SÉNAT
237


deux degrés ne serait.elle pas exposée á la mame
objection que le suffrage restreint? Ne pourrait-on
pas dire qu'elle n'est qu'un moyen de ressusciter
les incapacités électorales? Puis, á mesure que les
partis s'organiseraient et prendraient de la disci-
pline, l'élection á deux degrés ne finirait-elle pas
par se confondre avec l'élection directe? Les élec-
teurs du second degré ne recevraient-ils pas des
mandats impératifs, qui réduiraient leurs fonctions
á l'accomplissement d'une formalité machinale , •
au dépdt matériel d'un bulletin de vote dicté d'a-
vance par ceux me-nes qui les auraient élus? A
quoi servirait alors le double degré d'élection ? Le
seul mérite de ce systéme est de permettre aux élec-
teurs de se réunir, de se concerter, de débattre en-
semble les questions politiques du jour, et de peser
librement les mérites des diverses candidatures. A
quoi bon catte discussion contradictoire, cet échange
d'opinions, cet accord préalable, si chacun est lié
d'avance par les injonctions de ses commettants, et
arrive au collége électoral, non-seulement avec une
opinion faite, mais encore avec une mission for-
melle á remplir?


Il nous semble qu'au lieu de convoquer des élec-
teurs spéciaux , á l'effet de nommer la seconde
chambre, il vaut mieux faire comme aux Etats-
Unis, et s'adresser tout simplement aux corps élec-
tifs existants. D'abord ces corps électifs, quoiqu'ils
ne soient pas nommés ad hoc, sont pleinement in-
vestis de la confiance du pays, et représentent
mieux que qui que ce soit ses opinions. Ensuite, ce
sont les «ganes réguliers et naturels de ces groupes
et de ces intéréts collectifs auxquels nous voulons
donner une représentation dans la seconde cham-




238 DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
bre. Ils ont tous les caractéres qui conviennent, et
qui peuvent rendre cette élection sérieuse : la per-
manence, la tradition, l'esprit de corps, la connais-
sanee des intéréts locaux et des opinions moyennes;
ce ne sont pas des réunions de hasard assemblées
seulement pour un vote, cornposées á l'aventure et
dispersées dés le lendemain; ce sont des corps cons-
titués qui ne disparaissent jamais, et qui peuvent
surveiller strictement leurs mandataires. On ras-
semblerait ces corps au chef-lieu du département,
non pas pour voter silencieusement comme le suf-
frage universel direct, mais pour comparer les divers
candidats, les faire comparaitre devant eux, les sou-
mettre á l'épreuve de la discussion, comme cela
se faisait autrefois dans les colléges électoraux á
répoque du suffrage restreint. On aurait ainsi des
élections réfiéchies, débattues, raisonnées, infini-
ment supérieures, sinon en prestige, du moins en
qualité , á celles que fait aujourd'hui le suffrage
universel , sur la lecture d'une profession de foi
presque toujours vague et banale, ou sur le mot
d'ordre, aveuglément obéi , de quelques comités
électoraux.


Or, quels sont chez nous les corps électifs régu-
liers, chargés de veiller sur les intéréts locaux ?
n'y en a que trois espéces : les conseils munici-
paux, les conseils généraux et les conseils d'arron-
dissement. Auxquels faut-il confier l'élection de la
seconde chambre ? Les conseils municipaux for-
meraient un corps électoral trop nornbreux. La
commune d'ailleurs, sauf dans les villes, est un
centre de population trop restreint pour que le
conseil communal regoive des attributions politi-
ques; á peine est-it capable, la plupart du temps,


RECRUTEMENT DU SÉNAT
239


d'exercer les maigres attributions administratives
que la loi lui a confiées sous la tutelle du pouvoir
central. Surtout dans les campagnes, les conseils
municipaux sont composés , en majeure partie,
d'hommes ignorants, illettrés, souvent indifférents
aux affaires publiques, presque toujours trop pau-
vres pour pouvoir se déplacer et se distraire de
leurs travaux. Il serait matériellement impossible
de les réunir au chef-lieu du département. Or cela
est indispensable, si l'on veut que les élections de
la seconde chambre soient marement méditées et
sérieusement débattues. Les électeurs chargés de
nommer la seconde chambre ne peuvent pas voter
au fond de leurs communes, sans connaitre leurs
mandataires ; autant vaudrait alors s'adresser au
suffrage universel direct. I1 faut qu'ils soient réel-
lement présents dans le collége électoral, pour en-
tendre les candidats, discuter les intéréts du pays,
s'éclairer enfin les uns les autres. Sans cela, les
élections de la seconde chambre, malgré le nombre
plus restreint des votants, ne différeraient pas sen-
siblement des élections de la chambre basse. Elles
se feraient, soit par des rumeurs populaires et par
des mots d'ordre sourds, venus on ne sait d'oil,
soit par des influences de voisinage et de clocher.
Elles seraient mame moins sérieuses que les élec-
tions directes, paree qu'elles se feraient sans bruit,
sans préparation, sans propagande, et qu'elles n'au-
raient ni la maturité d'une délibération réguliére,
ni le stimulant des agitations inséparables d'une
élection populaire. Ce n'est done pas aux membres
des conseils municipaux qu'il faut confier l'élection
de la seconde chambre; une telle combinaison pré-
senterait des impossibilités matérielles, et ne serait




240 DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
jamais sérieusement appliquée. Les conseils mu-
nicipaux formeraient, dans chaque département,
un corps electoral trop nombreux, trop disparate et
trop difficile á réunir.


Faut-il s'adresser aux conseils généraux ? Les
conseils généraux ont l'inconvénient contraire :
assurément ils sont assez éclairés , mais ils sont
aussi trop peu nombreux pour former un corps
électoral indépendant et impartial. Sans doute ce
mode d'élection se recommande par l'exemple n'Ame
des Etats-Unis, oil les sénateurs sont élus par la
législature de °baque état ; mais ce n'est lá qu'une
analogie superficielle, car les chambres législatives
des états américains sont á la fois beaucoup plus
importantes et surtout beaucoup plus nombreuses
que nos conseils généraux. Un corps électoral trop
restreint , quelles que soient ses lumiéres, n'offre
pas toutes les garanties désirables de publicité et
de libre discussion ; il offre en revanche trop de
facilites á l'intrigue. Dans certains conseils géné-
raux trop peu nombreux, le choix des sénateurs
serait bien souvent dicté par la camaraderie, par le
bon voisina.ge, par les raisons de famille, encore
plus que par l'intérét public.


On a pensé á grossir le nombre des électeurs em-
pruntés aux conseils généraux, en leur adjoignant
certaines catégories de notables, et particuliérement
les membres de tous les corps électifs, tels que les
chambres de commerce, les chambres syndicales


• et sociétés d'agriculture, les académies et les so-
ciétés scientifiques. Cette idée n'est pas mauvaise
en elle-méme, mais elle est d'une application diffi-
cile; elle ne pourrait étre adoptée que dans une
mesure extrémement restreinte , et avec les plus


RECRUTEMENT DU SÉNAT
241


grands ménagements, paree qu'elle risque de bles-
ser les sentiments d'égalité de la nation frangaise.
Il serait possible de faire une exception en faveur
des chambres de commerce, bien qu'elles ne pro-
cédent pas du suffrage universe], paree qu'elles re-
présentent d'importants intéréts col lecti fs, et qu'elles
sont, en définitive, élues par les intéressés eux-
mames. Quant aux autres sociétés électives qui se
recrutent elles-mémes et qui ne sont en réalité que
de petites aristocraties fermées, on ne peut á aucun
degré les faire participer á l'élection de la seconde
chambre. Autrement le collége électoral se trouve-
rait bient8t envahi par ces électeurs auxiliaires, qui
étoufferaient la voix des véritables représentants
du pays. Rien n'empécherait ces sociétés diverses
de se , fonder .tout exprés pour se mettre en posses-
sion du droit d'élire la seconde chambre; on pour-
rait métale s'attendre á les voir surgir de tous cótés,
et devenir une arme électorale entre les mains des
partis. Il y aurait done, á até des véritables élec-
teurs légaux, toute une caíégorie d'électeurs volon-
taires, ne tenant leur mandat que d'eux-mémes, ce
qui serait intolérable dans une démocratie.


Si, pour venir en aide aux conseils généraux, on
confére un pareil droit aux associations volontaires,
il faudrait, en tout état de cause, le limiten et le
régler soigneusement. Le mieux serait encore d'y
renoncer, car i I n'est guére possible qu'une pareille
institution soit jamais acceptée en France. L'esprit
démocratique y est trop jaloux pour n'en pas Itre,
profondément offensé, et le sentiment national, il
faut le dire, est guidé en cela par une idée juste.
Au fond , sauf les chambres de commerce, pour
lesquelles on pourrait peut-ltre faire exception,


E. DeVERCIER DF. ITAURANNE. 14




242 DE LA CONST1TUTION DE LA RÉPUBL1QUE
quoiqu'elles soient la représentation d'une ca.tégorie
de censitaires, les associations dont il s'agit ne ré-
pondent souvent á aucune réalité bien sérieuse, et
elles ont mame parfois assez peu d y valeur. Leur
conférer une sorte de privilége électoral, ce serait
courir un gros risque sans grand avantage possi-
ble. L'assemblée qu'elles nommeraient y gagnerait
beaucoup d'impopularité, sans y gagner beaucoup
de lumiéres et de véritable valeur politique.


Faut-il en dire autant de l'admission, dans la
chambre haute, d'un certain nombre de représen-
tants de l'Institut, de la magistrature et du clergé?


ne nous semble pas qu'il y ait le mame inconvé-
nient á, faire une place, dans cette assemblée, aux
corps officiellement constitués par l'Etat. II n'y a
pas non plus de raison sérieuse pour fermer l'en-
ceinte du sénat á un certain nombre de personnages
considerables qui en feraient partie de droit , en
vertu de certaines fonctions importantes, ou mame
au sortir de leur charge. Cet hommage au mérite
personnel et aux services rendus, n'a rien qui doive
offusquer le sentiment démocratique chez des esprits
éclairés. Un célebre écrivain anglais, qui appartient
á l'école radícale, M. Stuart Mill, a toujours re-
commandé cette rustitution comme une de ¿elles
qui donneraient á la chambre haute le plus d'auto-
rité et d'éclat. Certes, la bonne composition du
sénat ne peut pas en souffrir, et si les sénateurs de
droit ne sont pas assez nombreux pour paralyser la
volonté -de leurs collégues, leur présence et leurs
conseils n'en seront pas moins utiles. N'est-il pas á
craindre, cependant, que cette dérogation au prin-
cipe ne suffise pour rendre la seconde ¿hambre
impopulaire? Nous sommes une nation qui aime


RECRUTEMENT DU SENAT
243


les idées simples, qui accepte volontiers un prin-
cipe dans toutes ses conséquences, méme les plus
extremes, mais qui ne s'accommode guére des mé-
langes et des compromis entre'cles principes diffé-
rents. Si l'on recourt á ces mélanges , il faut au
moins que ce soit dans une mesure trés-restreinte,
et de maniere á laisser la plus grande part au prin-
cipe électif.


Dans tous les cas, l'adjonction á la chambre
haute de quelques personnages éminents tirés de
l'Institut, de la paute magistrature, ou recueillis
par le sénat au sortir des prerniéres fonctions de
l'état, ne serait qu'un palliatif médiocre aux incon-
vénients de l'élection par les conseils généraux. Le
vrai remede reste encore á trouver. On a imaginé,
entre autres choses, de rassembler les conseils de
plusieurs départements dans les chefs-lieux des
cours d'appel, et de les faire procéder en commun
á la nomination des sénateurs de la province. On a
pensé avec raison qu'on obtiendrait ainsi un corps
électoral assez nombreux pour éviter les intrigues
personnelles et l'influence des coteries locales. Mais
sans parler des inconvénients possibles d'une sorte
de résurrection des anciennes provinces, quels se-
raient les intéréts spéciaux que représenteraient
alors les membres du sénat ? A quels groupes se
rattacheraient-ils plus particuliérement? Il arrive-
rait cette chose bizarre que la chambre des députés,
qui doit surtout représenter la majorité numérique
et l'ensemble des opinions régnantes, se rattache-
rait, par son origine, aux intéréts départementaux,
et que le sénat, qui doit s'appuyer sur les existen-
ces collectives et sur les groupes d'intérlts établis,
représenterait au contraire des circonscriptions plus




244 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
vastes et recevrait un mandat plus impersonnel.
Or, c'est le contraire qui doit avoir lieu, pour que
le sénat soit une assemblée vraiment conservatrice.


Ne sortons done pas des frontiéres du départe-
ment; ne cherchons pas á neutraliser les conseils
généraux les mis par les autres, et ne faisons pas
perdre ainsi i l'élection .des membres du Sénat le
caractere d'une représentation locale et spéciale.
Cherchons seulement ce que, dans le département
[ni-mame, nous pourrons adjoindre au conseil,
pour en faire uu corps électoral plus étendu et plus
impartial.


Si notre organisation administrative était coilgue
sur un autre plan, et que nous eussions au-dessous
du conseil général des conseils cantonaux électifs,
le probléme serait résolu, car on trouverait certai-
nement dans ces assemblées toutes les qualités qui
manquent aux conseils municipaux des campa-
gnes. Ne pourrait-on pas arriver au mame résultat,
en appelant dans le collége électoral des délégués
des conseils municipaux dans la proportion d'un,
deux ou trois, par commune, suivant l'importance
de sa population? Ne faut-il pas y appeler surtóut
les membres des conseils d'arrondissement, ces as-
semblées moins importantes par leurs attributions,
mais plus nombreuses que les conseils généraux, et
fournissant peut-Itre une représentation plus exacte
de la majorité cantonale? Ne peut-on pas y adjoin-
dre enfin les députés du département, qui sont
assurément les premiers élus du suffrage universel?
On aurait ainsi un corps électoral assez éclairé et
assez nombreux, qu'il ne serait pas impossible de
réunir au chef-lieu, et qui compterait au moins
deux ou trois cents membres. Ce collége électoral


RECRUTEMENT DU SÉNAT
245


nommerait un, deux ou trois sénateurs, suivant
l'importance de elimine département. Nous n'au-
rions mame aucune répugnance á imiter l'exemple
des états fédératifs, et á donner á chaque départe-
ment un mame nombre de représentants dans la
chambre haute, de maniére á bien distinguer cette
assemblée, qui doit étre la représentation des grou-
pes existants, de la chambre populaire qui doit étre
la représentation du nombre. Mais peut• étre cette
disproportion semblerait-elle une injustice, dans
un pays amoureux de l'égalité et de la symétrie,
comme le notre. D'ailleurs, ce serait donner á l'ag-
glomération départementale une importante et pour
ainsi dire une personnalité trop grande pour un
pays centralisé. 11 est done plus sage d'appliquer á
ces élections, comme aux autres, le principe de la
proportionnalité, en stipulant, bien entendu, que
les colléges électoraux auront le droit de prendre
leurs mandataires, soit dans le sein des assemblées
départementales, soit en dehors, mais que, dans le
cas oú il y en aurait deux ou trois á nornmer, l'un
d'eux, tout du moins, devra étre pris au dehors.
Cette précaution parait nécessaire pour désarmer
complétement les intrigues et les coteries locales.


Voilá comment il nous semble que le sénat doive
étre composé. Quant á la durée de son mandat, il y
a une chose certaine; c'est qu'elle doit acre plus
longue que celle de l'autre assemblée, puisque le
sénat représente en Pace d'elle la perpétuité, la con-
servation et la tradition. C'est pour la mame raison
que le renouvellement partid , peu applicable ,
avons-nous vu, á la chambre populaire, convient
naturellement á la chambre haute surtout si la
chambre populaire est soumise au renouvellement


14.




246 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
intégral. Le renouvellement partiel est d'ailleurs le.
mode d'élection qui s'adapte le mieux á. un corps
electoral restreint, vigilant et éclairé, tandis que le
renouvellement intégral est á. peu prés nécessaire
pour émouvoir et stimuler les masses populaires.
L'élection du sénat aurait lieu, par hypothése, soit
par tiers, soit par quart, suivant la durée assignée-
á la chambre basse, et de maniere á donner au
mandat senatorial une durée triple ou quadruple;.
chaque élection partielle du sénat coinciderait avec
les élections générales de l'autre assemblée, afin
que le mouvement des élections générales pilt se
faire sentir jusque dans le sénat, et que les opinions,
qui domineraient dans la chambre basse eussent
aussi leur retentissement dans la chambre haute.
Dans ce cas, le renouvellement par tiers serait celui
qui conviendrait le mieux. Quant au renouvellement
par moitie, il ne faut l'admettre sous aucun pre-
texte; il a tous les inconvénients du renouvelle-
ment intégral, sans en avoir aucun des avantages..
II divise les assemblées en deux panties égales, qui,
á cause de cette égalité mame, deviennent aisément
hostiles; il paralyse les majorités régnantes, sans
déterminer la formation d'une majorité nouvelle.
Mieux vaudrait encore un sénat réélu intégrale-
ment, en mame temps que l'autre assemblée, qu'un
sénat réduit á l'impuissance et condamné á la divi-
sion par un renouvellement de moitié-.


L'institution du sénat, telle qu'elle vient d'atre
décrite, remplirait certainement l'objet qu'on se
propose. Ce serait incontestablement une assemblée
conservatrice, appuyée sur les elements consetva-
teurs les plus solides du pays, sur les interets lo-
caux et sur les corps constitués; ce serait en palme


RECRUTEMENT DU SÉNAT
247


temps une assemblée permanente, exergant ses pou-
voirs sans solution de continuité , soustraite aux
crises trop brusques et aux fluctuations toujours un
peu soudaines des élections générales, sans cesser
d'étre en communication avec l'opinion publique et
de puiser une autorité réelle aux sources de l'élec-
tion populaire; une assemblée enfin, qui represen-
terait la tradition et la durée, sans rester étrangére
au progrés et fermée aux idées nouvelles. Cette as-
semblée, en un mot, serait conservatrice, sans en
atre moins démocratique, car elle plongerait, par
ses racines, au cceur mame de la démocratie, c'est-
á•dire dans les corps électifs issus du suffrage uni-
versel. Elle pourrait mame réaliser, mieux qu'au-
cune autre, l'ideal démocratique de la surveillance
incessante du mandant sur le mandataire. Si le suf-
frage universel est trop nombreux et trop dispersé
pour entretenir des communications fréquentes avec
ses élus, si les comités électoraux, qui s'arrogent
trop souvent le droit de parler en son nom, n'ont
aucune qualité pour le faire, et usurpent une auto-
rité qui ne saurait leur appartenir, ou n'en peut pas
dire autant du corps electoral dont la composition
vient d'étre indiquée. A. supposer mame qu'il ne
puisse pas se réunir souvent en dehors de l'époque
des élections de la chambre haute, les corps électifs
qui le composent en grande partie, conseils géné-
raux et conseils d'arrondissement, y forment une
espéce de section permanente, qui ne perd jamais
de vue les affaires du pays, qui se rassemble pério-
diquement, plusieurs fois chaque année, et qui est,
pour leur mandataire, une sorte de conseil naturel.


Ce n'est plus, en effet, un mandat impératif dans
le mauvais sens du mot, une tyrannie arbitraire




248 DE LA. CONSTITUTION DE LA. RÉPUBLIQUE
exercée par une faction de hasard; c'est le contróle
régulier des élus authentiques du suffrage univer-
sel. Partout oú Von pourra mettre l'électeur en re-
lations directes avec l'élu, le mandat impératif sera
possible, il sera inoffensif et il sera meme utile; il
ne devient impraticable et dangereux que si des
personnalités ou des coteries turbulentes s'interpo-
sent entre la nation et ses représentants. Les élec-
tions au suffrage universel ne sauraient 'etre qu'un
acte de confiance, fondé sur l'adhésion sincére du
candidat au programme general d'un partí. Mais
dans une élection au second degré, surtout quand
les fonctions électorales sont confiées aux membres
des corps électifs déjá constitués, il n'en saurait
étre de méme. La surveillance continuelle des élec-
teurs sur leurs élus, on pourrait presque dire leur
collaboration incessante aux travaux de leurs man-
dataires, devient alors une garantie conservatrice
des plus précieuses, un frein mis par la nation
aux excés ou aux erreurs des assemblées souve-
raines, un point d'appui pour la seconde chambre
dans son ceuvre de résistance ou de contr6le. C'est
gráce á cette surveillance exercée sur elle et á la
force qu'elle y trouve, peut, á. son tour, en
exercer une pareille sur les autres pouvoirs pu-
blics.


On dira sans doute qu'il y a du danger á mettre
la politique dans les assemblées départementales et
municipales. C'est, en effet, une question de savoir
si leur intervention dans les affaires publiques ne
sera pas quelquefois périlleuse. Mais il ne faut pas
oublier que, dans un pays libre, qui se gouverne
lui-mAine, la politique se met partout, sans atten-
dre la permission de la loi; elle s'introduit surtout


LE DROIT DE SUFFRAGE
249


dans les corps électifs, partout oú il y a des partis
organisés, partout oir le régime représentatif est pris
au sérieux. C'est la force merne des choses, et
ne faut ni s'en étonner, ni s'en plaindre. Cela est
•d'autant plus inévitable que des lois récentes ont
agrandi les attributions .des conseils municipaux et
départementaux, et augme„nté ainsi leur importance
politique en mérne temps que leur importance ad-
ministrative. Puisqu'on est entré dans le systérne
de la décentralisation et des libertés locales, il faut
au rnoins en recueillir les fruits et en tirer tous les
avantages qu'on en peut obtenir. Le premier et le
plus grand de ces avantages est la constitution
d'une, seconde chambre, á la fois conservatrice et
libérale, paree qu'elle s'appuie á la fois sur les inté-
réts et sur les libertés locales. Une telle institution,
bien loin d'aggraver le danger des libertés nou-
velles, serait une garantie contre leurs excés. Du
moment que ces libertés existent et qu'elles don-
nent naissance á des pouvoirs politiques nouveaux,
il vaut beaucoup mieux leur faire une place au
solea et leur donner un organe régulier, qui leur
permette d'exercer une legitime influence sur le
gouvernement du pavs. Elles seraient certainement
beaucoup plus dangereuses, si l'on avait la préten-
tion de les étouffer.


VI. — Le droit de suffrage.


Aprés avoir établi la nécessité de la chambre
haute, réglé sa composition et son origine, il faut
nous occuper aussi de la premiére chambre, de




250 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
celle qui, dans le régime parlementaire, est le pou-
voir dominant, et que, par une fiction aujourd'hui.
vide de sens, on appelle ordinairement la cham- •
bre basse Peut-ltre convient-il de faire certains-
changements á. cette institution, au moment oú l'on
divise le pouvoir législatif en deux chambres. ft
est tout au mojos nécessaire de la mettre en har-
monie avec l'autre assemblée, afin qu'elles se com-
plétent et se corrigent mutuellement. A. notre sens,.
l'institution d'un sénat électif et conservateur a,
entre autres mérites, celui de rendre superflues les.
garanties conservatrices que beaucoup d'esprits.
alarmés s'efforcent de trouver encore dans des mo-
difications, plus dangereuses qu'utiles, á la loi élec-
torale et au suffrage universel. Autre chose est une
assemblée unique, tenant tous les pouvoirs rassem-
biés dans sa main, autre chose une chambre des
représentants- élue par le suffrage universel, et mise
en presence d'un sénat qui contróle ses décisions,
qui arrIte l'exécution de ses lois, qui peut méme au.
besoin la briser. A.vec le frein d'une seconde cham-
bre, les conservateurs n'auront plus besoin de cher-
cher, dans une restriction du droit de suffrage, une.
sareté contre les excés d'une assemblée qui ne sera
plus omnipotente.. On a d'autant moins le droit
d'enlever á la chambre des représentants le carac-
tére d'une assemblée populaire, qu'on est plus ré-
solu á placer á cóté d'elle une seconde chambre,.
représentant les intéréts:encore plus que le nombre.
Si l'on peut faire accepter cette institution, il ne
faut méme pas qu'on paraisse vouloir toucher á la
démocratie, qui est désormais la loi de la société.
frangaise; on peut régler l'exercice de ses droits ;.
on peut lui donner tous les organes légaux, néces--


LE DROIT DE SUFFRAGE
251


.saires á la vie d'une nation; mais, si l'on veut qu'elle
respecte les lois qu'on lui aura faites, il ne faut pas
la traiter en ennemie et, quand on parle de l'orga_
niser, s'efforcer au contraire de la détruire.


La question du droit de suffrage est une de celles
qui se rattachent, par les liens les plus intimes, á la
question constitutionnelle. Beaucoup de conserva-
teurs effrayés ne consentent it constituer la répu-
blique, que si le suffrage universel doit en payer la
rangon. Ils ne cachent guére leur volonté bien ar-
rItée de le détruire, ou, du moins, S'ils en conser-
vent le nom, c'est pour en finir plus vite avec la
oliese. Il n'est pas besoin d'are un admirateur pas-
sionné du suffrage universel et de s'aveugler beau-
coup sur ses défauts, pour comprendre tout ce qu'il
y a d'impolitique dans une telle entreprise. Cette
idée, malheureusement si répandue dans le parti
conservateur, est la plus fausse , la plus impru-
dente, la mieux choisie pour rendre impopulaires
les gouvernements et les assemblées qui la mettront
dans leurs programmes. Si l'on n'y prend garde,
la suppression inconsidérée du suffrage universel
perdra l'assemblée nationale d'abord, la république
ensuite, et enfin le parti conservateur, á qui le pays
ne pardonnera jamais cette offense.


On connait tous les inconvénients du suffrage
universel, et aucun homme de bonne foi ne peut les
méconnaitre. L'établissement prématuré du suffrage
universel a été un grand malheur pour la France.
Elle s'y est jetée sans préparation et, comme
arrive toujours quand on prévient l'heure des
grandes reformes, c'est á ses propres clépens qu'elle
a fait son apprentissage. A l'heure qu'il est, malgré
les progrés latents qui se sont accomplis, méme




252 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
sous l'Empire, le suffrage universel est encore igno-
rant, mobile, inexpérimenté, inaccessible aux rai-
sonnements sérieux, trop accessible au contraire á
l'intimidation, aux utopies ou á un grossier char-
latanisme. Il n'a pas encone de mceurs politiques,
et bien que ses pas s'affermissent de jour en jour,
il chancelle toujours un peu depuis qu'il est affran-
chi de la tutelle administrative et réduit á se suffire
avec ses propres forces. Le parti conservateur, sur-
tont, manque d'organisation, de vigueur et de dis-
cipline : accoutumé á s'en fier aux candidatures of-
ficiellesht á. s'endormir sur le sein de l'autorité,
se sent égaré, désorienté, et il s'épouvante de sa li-
berté, comme les enfants qui ne savent pas encere
se condui eux-mémes. Jusqu'a présent, il n'y a
guére eu l'organisation sériense et de forte disci-
pline que dans les partis révolutionnaires, et comme
la liberté leur manquait pour se produire au grand
jour, ils ont pris l'habitude d'agir secrétement, et
d'obéir aveuglément aux ordres de leurschefs. C'est
la conséquence inévitable d'un régime de liberté
apparente, feignant de s'appuyer sur l'assentiment
populaire, et étouffant, en réalité, l'usage des li-
bertés politiques. Les uns attendent l'impulsion du
gouvernement, les autres font de l'opposition á ou-
trance et de la politique de combat ; tous devien-
nent incapables de penser par eux-rnérnes, et alors
le régime représentatif n'est plus qu'une comédie
qui ne trompo personne:


Ces inconvénients sont d'autant plus graves que
le corps électoral est plus nombreux et mojas éclairé.
Il y a beaucoup plus á faire pour améliorer le suf-
frage universel et pour l'élever á, la hauteur de sa
táche, que pour éclairer le suffrage restreint; lors


LE DROIT DE SUFFRAGE
253


mérne que son éducation sera plus avancée, il y
aura toujours des inquiétudes á concevoir sur les
fluctuations soudaines auxquelles il est exposé. Le
suffrage universel obéit á de vagues mots d'ordre, á
des sentiments sourds, á des instincts mal dégrossis,
plut6t qu'á des opinions raisonnées Son instinet
est généralement bon, ses sentiments sont presque
toujours profondément conservateurs; mais ils sont
aveugles et irrétléchis. Le suffrage universel, au
milieu de ses inconséquences les plus choquantes,
garde un certaingros bon sens, qui ne le sauve mal-
heureusement qu'a demi. On ne peut nier qu'i
n'ait, d'une maniere plus ou moins vague, le senti-
ment du piste milieu et de l'équilibre politique;
a horreur des exagérations, tout en y tombant lui-
méme sans le savoir. Presque tous ses votes impor-
tants, quand on les laisse libres, sont dictés par des
sentiments pistes; ainsi, au 8 février 1871, il ne
vote pas pour les partisans de la guerre á outrance
et pour la république de droit divin : i1 va chercher
les conservateurs les plus décidés qu'il connaisse.
En revanche, aux élections du 2 juillet de la Mine
année, et á toutes celles qui sont survenues depuis
lors, il se garde bien d'envoyer des recrues á la
droite monarchique; il lui faut des républieains
résolus, qu'il ne puisse soupconner ni de trahison,
ni de faiblesse. Aux élections prochaines, á moins
que la droite ne rachéte ses Pautes, en donnant au
pays des gages de modération et de sagesse, elle
restera tout entiére sur le carreau. Le suffrage uni-
versel a le goilt de la politique modérée, sans savoir
toujours la reconnaitre et la pratiquer. Il déteste
les partis violents, les factions intolérantes; mais
ignore la mesure, il ne procede que par secousses,


E. DI:VEDE:TER DE HAURANNE.
45




254 DE LA CONSTITUTION DE LA. RÉPUBLIQUE
et il est sans cesse en réaction contre lui-méme.
Par horreur des excés dont il se fait parfois l'ins-
trument involontaire, i1 tombe involontairement
dans d'autres excés. Pour protester centre la répu-
blique de droit divin et la guerre á outrance, il se
jette un beau jour dans les bras des partisans du
droit divin monarchique; pour protester contre
les intrigues monarchiques, et contre le défaut de
patriotisme qu'il reproche á ses élus, il peut se jeter
aujourd'hui ou demain dans les bras du radicalisme
avancé. On aura beaucoup á faire d'arrater ces oscil-
lations désordonnées, et d'enseigner au suffrage uni-
versel á atteindre le but sans le dépasser.


Néanmoins, l'éducation du suffrage universel est
aujourd'hui le seulespoir et la seule chance de salut
de la société frangaise. Le suffrage universel est
maintenant une institution nécessaire; nous devons
nous sauver par lui ou périr avec lui. Quant á le
supprimer par force ou par ruse, c'est une entre-
prise insensée, dont l'idée ne peut venir qu'a des
esprits fermés á l'évidence et étrangers á leur temps.
L'institution du suffrage universel repose sur l'idée
la plus chére á l'esprit frangais, sur l'idée de l'éga-
lité politique et civile, et quiconque attaquera cette
idée en face succombera infailliblement. Si impar-
faite que soit en France la pratique du suffrage uni-
versel, il est entré dans nos mceurs, et il y entrera
chaque jour davantage. On ne supprime pas, par
un article de loi, une institution qui a vingt-cinq
ans d'existence, et qui s'est enracinée dans l'esprit
d'un peuple. Tel citoyen qui s'abstient volontiers
de voter ou qui vote au hasard, en se plaignant
mame d'are obligó de voter, ne consentirait pas faci-
lement á se voir privé du droit du suffrage; tel qui


LE DROIT D6 SUFFRAGE
255


trouvait eommode le guide-dnc de la candidature
ollicielle, et qui se sent aujourd'hui gané d'avoir á
penser et á choisir librement, s'indignerait si on
le menagait de lui retirer son vote. II ne tient pas
•encore beaucoup á l'usage, mais il tient á la con-
servation de son droit, paree qu'il en cornprend
déjá l'importance, paree qu'il en sent déjá la dignité ;
avec le temps, á mesure qu'il l'exercera davantage,
á mesure qu'il s'instruira, par l'expérience mame de
ses fautes, l'intelligence lui viendra, et i1 apprendra
á estimer cette liberté génante dont il ne sait pas
encore bien se servir.


Le suffrage universel est aujourd'hui le seul
principe qui soit debout dans la société fran-
gaise. Il a remplacé, dans notre pays, le principe
de la monarchie héréditaire. A supposer méme qu'il
ne soit pas plus respectable que le principe hérédi-
taire, et qu'il repose également sur une illusion ,
c'est du moins une de ces fictions utiles dont les
conservateurs ne doivent pas chercher á désa-
buser les peuples. Le gouvernement d'une na-
tion comme la notre ne peut pas s'appuyer seule-
ment sur l'intimidation ou sur le fait accompli;
faut aussi qu'il s'appuie sur un principe. La doc-
trine du suffrage universel est une de ces croyances
ou, si l'on veut, une de ces superstitions néces-
saires, qui servent á gouverner les hommes et á les
accorder entre eux. Qu'on s'y résigne, lors méme
qu'on se refuse á y croire. Puisque la France ne
peut plus avoir la religion de la royauté légitime,
qu'on lui permette au moins de garder celle de la
souveraineté populaire! Que pourrait-on mettre á
la place? Ceux qui croient pouvoir revenir aux
croyances monarchiques et á la doctrine de la




256 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
royauté légitime, ont le droit de cornbattre la sou-
veraineté populaire et de la dénoncer comme un
mensonge; ils sont du moins conséquents avec eux-
rames. Mais que faut-il penser de ceux qui ne
croient plus á l'ancien régime et qui combattent
cependant la démocratie? S'il n'est pas possible de
nous ramener á la foi de nos péres, pourquoi veut-
on détruire nos nouvelles croyances, et ébranler
avec elles le dernier point d'appui qui nous reste?


Il suffit de jeter un coup d'ceil sur Phistoire con-
temporaine. INe prouve-t . elle pas surabondamment
que le suffrage universel est, en dépit de ses défauts,
notre seule ressource et notre seul refuge au milieu
de nos révolutions incessantes? Quand tout est dans
la confusion, quand il n'y a pas de pouvoir légal,
quand il n'y a plus de gouvernement ou presque
plus de nation frangaise, que fait-on pour sortir du
chaos? á, qui s'adresse-t-on pour rendre á la France
les bienfaits de l'ordre et de la loi? — Ce n'est pas
un souverain détréné qu'on va chercher dans l'exil;
ce n'est pas une dynastie déchue qu'on ramasse et
qu'on ressuscite. On retourne simplement á la source
de tous les pouVoirs, on s'adresse au suffrage uni-
versel; nomme une assernblée nationale, et alors
il y a un gouvernement légal, dont personne ne peut
méconnaitre les droits, dont personne, en réalité,
ne conteste le pouvoir. Voilá 1'expérien-.2 de toutes
nos révolutions. Interrogez le passé du suffrage
universel; vous verrez qu'il a souvent amnistié des
crirninels et favorisé des ambitions malhonnétes,
mais vous verrez aussi qu'il a été presque toujours
un instrument d'ordre, quelquefois méme un ins-
trument de despotismo. Le moyen d'en faire un
instrument de désordre, c'est justement de le braver


LE DROIT DE SUFFRAGE
257


et d'attaquer son existente méme; c'est d'en faire
l'auxiliaire des ambitieux sans scrupules, des usur-
pateurs et des révolutionnaires de toutes les écoles,
en leur fournissant l'occasion de se poser en défen-
seurs de la démocratie, et de la soulever á leur profit
contre l'ordre légal.


Si l'on en doute, qu'on se rappelle l'histoire de la
seconde assemblée législative. C'est au nom du suf-
frage universal qu'a été accompli le coup d'état
du 2 décembre, contre l'assemblée qui avait timi-
dement essayé de restreindre le droit de suffrage
par la loi du 31 mai. C'est au nom de la souverai-
neté nationale qu'un magistrat rebelle et parjure a
pu chasser la représentation nationale, traiter comme
des factieux les défenseurs fidéles de la loi, et asseoir
sa domination sur ces proscriptions innombrables
que l'histoire enfin affranchie cotnmence á peine á
enregistrer. « Je sors de la légalité, a pu diré ]'au-
teur de ces crimes, mais j'en sors pour rentrer dans
le droit. » Et telle est, en ce pays, la puissance du
sentiment de l'égalité, que ce grossier pretexte a
suffi pour faire excuser, — bien plus, — acclamer
par la nation un attentat contre sa liberté et contre
son honneur. Voilá l'ezpérience de Phistoire con-
temporaine; voilá la sanglante comédie qu'on s'ex-
pose á faire jouer de nouveau par le premier dicta-
teur de rencontre, si Pon s'obstine á ne pas vouloir
tenir compte d'une leÇon si chérement payée.


Allons plus loin, et sachons nous avouer la véri té
tout entiere. Ce qui a fait, pendant vingt ans, la
force de l'Empire, c'est qu'il a su s'appuyer sur le
suffrage universel. Certainement, il l'a tronipé ; il
ne lui a confié qu'un droit illusoire, et lui a retiré,
aussi longtemps qu'il a pu, la réalité du pouvoir




2:J8 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
politique. Les plébiscites impériaux n'étaient qu'un
mensonge ; c'était, comme on dit au jeu, la carte
forcée. Le gouvernement qui tenait les urnes et qui
représentait l'ordre légal ne pouvait pas rester en
minorité dans le pays; quant aux élections législa-
tives, les candidatures officielles y mettaient bon
ordre, et préservaient l'opinion de tout écart.


Le gouvernement impérial n'en a pas rnoinsréussi,
pendant vingt ans, á se faire confirmer par le suf-
frage universel et á s'entourer ainsi de tout le pres-
tige des gouvernements sincérement populaires. On
peut essayer de copier le systéme impérial, et alors
il ne faut plus parler de libéralisme. Mais si nous
sommes véritablement libéraux, il ne nous reste
plus qu'une seule politique á suivre : substituons
hardiment la vérité á l'apparence, !a réalité du gou-
vernernent représentatif á la comédie plébiscitaire;
faisons prendre au sérieux l'exercice de tous
droits politiques, et particuliérement celui du droit
de su ffrage ; essayons de faire pratiquer au pays la
véritable liberté démocratique; faisons lui voir ainsi
ce qu'il y avait d'artificiel et de mensonger dans le
charlatanisme démocratique de l'Empire. Mais gar-
dons-nous bien, par-dessus tout, de nous attaquer
au seul principe conservateur qui subsiste dans la
société frangaise, et de jouer ainsi le jeu des partis
que nous voulons combattre, en leur fournissant
nous-mames les armes dont ils se serviront contre
nous!


Tranchons le mot : c'est une folie que de vouloir
revenir ausuffrage restreint. C'est plus qu'une folie,
car c'est une entreprise absolument impraticable;
c'est vouloir, de gaieté de cceur, se briser la tate
centre un mur. Si l'on croit devoir réglementer


LE DROIT DE SUFFRAGE


,259
nouveau l'exercice du droit de suffrage, il faut évi-
ter, en le réglementant, jusqu'á l'apparence d'une
restriction inutile. Il est question, par exemple, de
modifier, en les aggravant, les conditions d'áge et
de domicile irnposées á l'électeur. Il n'y a pas,.en
effet, grand inconvénient, et surtout il'ne saurait y
avoir aucune injustice á élever á vingt-cinq ans
l'áge de la majorité politique ; dans tous les cas,
cela ne conférerait de privilége á personne, et cela
ferait au cohtraire cesser une inégalité choquante,
puisqu'une grande partie de la jeunesse franQaise
doit rester jusqu'a vingt• cinq ans sous les drapeaux,
et que pendant tout ce temps, elle ne pourra pas
voter. Mais quel serait Pintérat pratique de cette
mesure? Quel avantage positif pourrait-on y trou-
ver ? Est-il bien certain que l'électeur de vingt-cinq
ans vaille mieux que celui de vingt et un ans? qu'il
soit plus conservateur, plus éclairé, plus instruit,
moins accessible aux entrainements irréfléchis ?
Quant aux conditions de domicile actuellement
exigées, elles sont peut-étre insuffisantes, surtout
quand il s'agit des élections municipales, car
est de toute évidence qu'il faut étre sérieusement
intéressé aux affaires de la commune pour avoir le
droit d'en régler la gestion ; de mame qu'un étranger
ne saurait atre admis á prendre part au gouverne-
ment du pays, lors mame qu'il y réside en passant,
de mame il ne suffit pas d'un séjour fortuit et
passager dans une ville ou dans un village pour y
acquérir instantanément le droit de cité. 1VIais
peut-on en dice autant des élections législatives?
Tous les citoyens d'un pays ne sont-ils pas inté-
ressés aux affaires générales de ce pays? Est-il juste,
en pareille matiére, de subordonner leur compé-




260 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
tence á la fixité de leur domicile ? Le plus qu'on
puisse faire, c'est de porter it un an la durée du
domicile électoral, á la condition, toutefois, qu'on
puisse changer de domicile dans la mame ville et
dans la mame commune, sans perdre son droit de
vote. Autrement, cette prolongation de domicile ne
tendrait á rien moins qu'á priver de leur suffrage
la moitié des habitante des villes qui, sans étre
toujours des nomades, comme on aime á le dire, se
trouvent souvent appelés par leurs occupations, par
leurs intérats ou par leurs convenances, it habiter
successivement des quartiers différents d'une mame
ville. Mame avec ces précautions, quelle serait la
grande utilité d'une mesure restrictive? Vaudrait-
elle bien la peine d'atre essayée ? Le mauvais effet
produit sur l'opinion ne serait-il pas plus Brand
que le bien aurait fait au corps électoral ,
par l'élimination de quelques jeunes gens écervelés
ou de quelques ouvriers sans domicile permanent?
II ne faut toucher au droit de suffrage qu'avec la
plus grande prudence, si mame il ne vaut pas tnieux
ne pas y toucher'du tout. L'institution d'une cham-
bre haute est la seule satisfaction qu'on puisse
donner, la meilleure réponse qu'on puisse faire
aux timidités et aux témérités conservatrices. Cette
institution nous dispense de toucher au suffrage
universel; elle nous fait mame une loi de le res-
pecter, et de laisser l'élection de l'autre assemblée
au suffrage direct de la nation.


LA CHAMBRE DES REPRÉS ENTANTS
26l


VII. — La chambre des représentants.


Il est un autre point sur lequel it faut savoir céder
aux tendances naturelles de la démocratie : c'est la
fréquence des élections législatives. On s'imagine,
bien á tort, que les élections seront meilleures quand
elles seront.plus rayes, qu'elles se feront avec plus
de sang-froid, de maturité et de sagesse, quand un
long espace de temps se sera écoulé depuis les
élections précédentes, et que les passions politiques
auront eu le temps de se calmer dans l'intervalle.
On ne veut pas, dit-on, agiter le pays en lui don-
nant des émotions trop fréquentes ; on veut le laisser
se rendormir aprés chaque nouvelle épreuve, afin
qu'il se repose des agitations electorales et qu'il se
désintéresse des affaires publiques. Il faut, ajoute-
t-on encore, donner á chaque assemblée nouvelle
une aussi longue durée que possible, afin qu'elle
ait une certaine latitude, soit pour accornplir son
ceuvre soit pour mener á bien ses pro-
jets politiques. On voit dans la durée du mandat
parlementaire et dans la rareté des élections géné-
rales une garantie pour le régiine représentatif,
qu'on craindrait de faire prendre en dégoút par des
élections trop fréquentes; on y voit surtout un
moyen de sécurité, une maniere d'éviter les crises
révolutionnaires et d'assurer la stabilité du pou-
voir.


C'cst le contraire qui est la vérité. Bien loin d'é-
viter les crises, on les provoque et on les rend plus
redoutables en ajournant trop leur explosion. L'ex-


15.




262 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
périence démontre que les assemblées difficilement
obéies, celles qui tombent dans l'impopularité et
dans l'impuissance et qui discréditent le plus le
régime parlementaire, ne sont pas celles qui durent
peu de temps et qui se démettent promptement de
leurs pouvoirs, mais bien celles qui s'éternisent et.
qui laissent le pays s'endormir autour d'elles dans
l'indifférence et dans le mépris. Rien n'est, en effet,
plus méprisable et plus dangereux pour les mceurs
publiques, c'est-á-dire á la fois pour la liberté et
pour l'ordre, que les longs parlements. Il n'est pas
dans l'essence et dans l'esprit du gouvernement
représentatif de fuir la responsabilité électorale, et
de laisser les nations s'engourdir dans l'oubli de
leurs devoirs ; l'avantage de ce genre de gouverne-
ment est justement de les tenir éveillées et d'exiger
d'elles un effort continuel. Si ron veut du sommeil
á, tout prix, qu'on aille le demander au despotisme :
il fait justement métier de fournir aux nations
énervées le sommeil qu'elles aiment, un sommeil
interrompu de temps en temps par des crises loin-
taines, et d'autant plus formidables qu'elles sont
plus éloignées les unes des autres. Si Pon comprend
le régime représentatif comme une abdication pé-
riodique du pays entre les mains d'un pouvoir
personnel ou parlementaire, qui ne rend pas
comptes ou qui ne les rend que le plus tard possible,.
on se trompe d'adresse c'est le régime plébiscitaire
qu'on devrait demander. Le gouvernement repré-
sentatif procure la sécurité, mais il rend l'inaction
et le sommeil impossibles. Jamais un régime de
liberté ne donnera autant de repos matériel que la
dictature ; jamais une assemblée parlementaire ne
sera assez muette et assez morte pour que le pays


LA CDAMBRE DES REPRESENTANTS
263


cesse de préter l'oreille á, ses .débats, et se rendorme
sans s'inquiéter de ce qu'elle pourra faire. Un gou-
vernement de publicité et de discussion a besoin
que la nation prenne intérét á ses actes, qu'elle ait
toujours les yeux fixés sur lui, soit pour le blámer,


. soit pour Fencourager et pour le soutenir.
Soyons conséquents avec nous-mémes. Si nous


voulons le régime représentatif, ce n'est pas pour
le vain plaisir de nourrir une pépiniere d'hommes
politiques, oiz pour quelques esprits consciencieux
et vraiment utiles, on trouvera toujours une foule
de bavards vaniteux et d'ambitieux malfaisants ; ce
n'est pas pour la puérile satisfaction d'avoir plu-
sieurs centaines de tyrans au lieu d'un seul, au,
comme dirait Voltaire, d'étre devores par un mil-
lier de rats au lieu d'étre mangés par un lion. C'est
pour que le pays soit obligé de s'occuper de ses
affaires; c'est pour qu'il apprenne á se gouverner
lui-méme; c'est aussi pour que le niveau intellec-
tuel et moral du pays s'eleve, et pour que les mceurs
publiques, indispensable soutíen des institutions,
se forment par la pratique des libertes publiques.
Le gouvernement représentatif n'est pas seulement
un expédient comme un autre, un procede com-
mode et nécessaire dans le temps oil nous sommes,
pour gérer les affaires du pays; c'est encore et sur-
tout une école politique, pour préparer la nation
aux grands efforts qu'elle peut etre appelée á faire
dans les mauvais jours; c'est aussi un moyen d'em-
pecher les révolutions, en prévenant, par une ac-
tivité raisonnée et par uri contr8le quotidien, les
explosions soudaines et irresistibles, qui se pro-
duisent toujours chez les peuples qui ne se gou-
vernent pas eux-mémes. Il est mauvais que toute




264 DE LA CONST1TUTION DE LA REPUBLIQUE
la vie politique d'une nation s'accumule, pour
ainsi dire, pendant des années, sous l'apparence
d'une paix trop profonde, et qu'elle se concentre
tout entiére dans quelques moments de crise. C'est
lá un genre de S centralisation tout aussi dangereux
que rautre : il faut que l'activité politique des na-
tions trouve des issues fréquentes et nombreuses.
Plus les crises y sont rares, plus elles sont violentes
et redoutables. Nous en avons fait plus d'une fois
l'expérience; la politique conservatrice, telle que
l'entendent les amis du despotisme, n'est autre
chose qu'une léthargie volontaire, interrompue de
temps en temps par des catastrophes. Voilá pour-
quoi les conservateurs intelligents doivent cora-
prendre que la meilleure de toutes les garanties
conservatrices, est dans rusage journalier de la li-
berté politique, dans l'intervention fréquente et dans
le contróle incessant de la nation.


C'est s'attaquer au systéme représentatif lui-
mame et en condamner le principe, que de vouloir
rendre les élections trop rares. Pour que ce systéme
excellent produise tous ses fruits, il faut au contraire
que les élections soient aussi fréquentes que pos-
sible, sans nuire aux intérés matériels. 11 faut que
la nation soit sans cesse tenue en haleine et rame-
née au souci des affaires publiques. Autrement le
régime représentatif ne sera pas une chose sérieuse :
on n'aura, sous le nom d'élections législatives,
qu'une série de petits plébiscites, accomplis sous
l'empire de la passion ou de la peur ; le suffrage
universel dépassera toujours le but qu'il voudra
atteindre, et il tombera malgré lui dans les ex-
tremes. Il n'y a qu'un usage fréquent du droit de
suffrage et des libertés qui s'y rattachent, qui puisse


LA CHANIBRE DES REPRÉSENTANTS
265


donner aux nations cette expérience politique et
cet équilibre moral, sans lequel elles pourront bien
faire des révolutions et des dictatures, mais sans
lequel elles n'arriveront jamais á se gouverner


vé-
ritablement elles-mémes.


C'est du reste une erreur de croire que des élec-
tions fréquentes doivent nécessairement agiter le
pays et compromettre la paix publique. En générat
les élections politiques, bien loin d'étre, en France,
une cause dé trouble, y sont presque un ~yen
d'apaisement. Elles font au moins que les passions
politiques se traduisent dans un langage plus doux;
au lieu de lutter á coups de fusil, elles luttent á
coups de bulletins. Quelles que soient les opinions
qui triomphent, les élections sont toujours paisibles
en France, et les vaincus de la guerre électorale ne
cherchent pas á prendre autrement leur revanche.
L'électeur frangais vote sans bruit et ne songe ja-
mais á contester le résultat du vote. Si la France
est, en politique, une nation arriérée, ce n'est pas
du moins á cet égard il n'y a pas d'autre pays en
Europe et dans le monde, oú les élections et sur-
tout les lendemains d'élections soient plus calmes.


Or, rhabitude des élections fréquentes rendrait
les agitations encore plus rares. Loin de craindre
qu'elle ne produise des troubles, on doit redouter
plutót qu'elle n'engendre l'indifférence et rapathie
dans une grande partie du corps électoral. C'est lá
le meilleur argument qu'on puisse alléguer contre
les élections fréquentes. Pour amener les électeurs
au vote, pour réchauffer le zéle des tiédes, pour
faire sortir de leurs maisons les indifférents et les
tiroides, on compte sur la grande émotion que
doivent leur causer des élections Tares, survenant




266 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
aprés une longue période de tranquillité et d'oubli.
Peut-etre devrait-on redouter au contraire ces se-
cousses violentes qui partagent le corps electoral
en conservateurs effarés, tremblants pour leurs
biens et pour leurs personnes, et en révolution-
naires fanatiques, ayant á se venger de leur longue
impuissance et se complaisant dans la terreur qu'ils
inspirent. Qu'on prenne Barde aux résolutions
prises sous l'empire des érnotions vives! Si Pon
craint de nombreuses abstentions, il n'y a qu'un
seul remede á ce mal : c'est de rendre le vote obli-
gatoire. Mais qu'on ne se plaigne pas, surtout si
l'on est conservateur, du calme et du repos d'esprit
dans legue' les élections seront faites. Si, comme
on parait le croire, le grand parti conservateur ne
saurait s'arracher á sa láche quiétude sans un péril
réel, ou sans qu'on agite devant lui, pour simuler
ce péril, l'éternel fantóme du spectre rouge, c'est un
rnalheur pour le parti conservateur et pour la
France : ce n'est pas une raison pour rechercher
volontairement le péril et pour l'aggraver en alar-
m ant les esprits. Tant pis pour les conservateurs
qui ne savent pas faire leur devoir de citoyens. II
faut préférer des élections fréquentes et pa.isibles,
dussent mérne les peureux et les apathiques que
Pon decore faussement du nom de conservateurs y
rester compléfement étrangers, á des élections rares
et troublées, oil les conservateurs Pernporteraient
peut-Itre, mais oú ils ne triompheraient qu'a la
condition de réveiller les opinions extremes, et de
mettre le pays dans la cruelle alternative de choisir
entre la démagogie et la réaction.


Est-ce á dire que le pays doive etre consulté tous
les ans? A Dieu ne plaise ! Cela n'est possible


LA MIMBRE DES R EPRÉSENTANTS
267


qu'avec le renouvellement partiel. Faut-il merne
que les élections aient lieu tous les deux ans,
comme aux Etats-Unis? Nous n'en demandons pas
tant. Des élections triennales nous semblent assez
fréquentes, en m'eme temps qu'un mandat de trois
ans nous parait bien assez long pour une assemblée
populaire. Ce n'est pas trop pour entretenir la vie
politique dans le pays, et pour retenir les assemblées
républicaines sur la gente malheureuse qu'elles ont,
en France, á abuser de leur pouvoir et á dépasser
leur mandat. Si, d'ailleurs, le Sénat se renouvelle
par tiers á chaque élection genérale, cela portera la
durée de ses pouvoirs á neuf ans, ce qui est bien
suffisant pour donner á cette assemblée le caractére
de stabilité qu'elle doit avoir.


y a pourtant une reforme importante á faire á
l'institution de la chambre basse. On ne saurait lui
donner absolument pour modele Passemblée na-
tionale, telle qu'elle existe aujourd'hui. II sera né-
cessaire de diminuer le nombre de ses membres,
qui est beaucoup trop élevé. En France, il est vrai,
on aime les assemblées nombreuses; peu s'en faut
qu'on ne s'imagine que la nation est mieux repré-
sentée quand elle a un plus grand nombre de re-
présentants. I1 semble á bien des gens qu'une as-
semblée politique ne soit pas digne de ce nom, si
ses délibérations ne sont pas vehementes et drama-
tiques et si elles n'offrent pas au spectateur Viniera
d'une piéce de théátre. Or, c'est le contraire qu'il
faut penser : les assemblées trop nombreuses ne
sont plus que des multitudes sans réflexion et sans
discipline ; elles sont nécessairement tumultueuses
et impropres aux affaires . Aux Etats-Unis , la
chambre des représentants ne compte guere plus




268 DE LA CONSTITUTION DE L. RÉPDBLIQUE
de deux cent cinquante membres; le sénat n'en
compte pas cent, et les affaires n'en sont que mieux
faites. Sans réduire Passemblée nationale au mame
nombre, il faut, pour en faire une chambre des re-
présentants viable, la diminuer de prés du tiers.


Cette diminution du nombre des représentants
devra coincider avec une réforme de l'organisation
électorale. Sous l'empire de la loi qui nous régit,
les circonscriptions électorales sont généralement
trop vastes. Les élections se font au scrutin de liste
dans chaque département, ce qui, dans les dépar-
tements trop vastes et trop peuplés, présente de
trés-graves inconvénients. Ou bien l'électeur a de
la peine á composer sa liste en connaissance de
cause, et á inscrire sur son bulletin le grand nom-
bre de noms qu'on lui demande; ou bien il accepte,
les yeux fermés, le bulletin qu'on lui donne,
nomine des députés sans les connaitre, et il choisit,
comme on dit vulgairement, sur l'étiquette du sac.
Comment pourrait-il en Itre autrement dans les
grands départements qui comptent plusieurs cent
mine électeurs, et qui nomment vingt, trente, qua-
rante députés á la fois? Dans ces départements,
faut, de toute nécessité, que les électeurs truuvent
leur besogne toute faite et qu'ils reeoivent des
listes toutes dressées d'avance par les comités élec-
toraux, ce qui donne une influence excessive, et it
ces comités, et á leurs chefs les plus remuants. A
la faveur d'une recommandation de parti ou d'un
nom populaire mis en tate de la liste, ils peuvent
faire passer qui bon leur semble, et ils en abusent
trop souvent pour faire des choix insignifiants ou
indignes.


Le plus grand . tort du scrutin de liste est de fa-


LA ClIANIBRE DES REPRESENTANTS
":c69


voriser toutes les opinions extrames en étouffant la
variété des opinions locales, en noyant les majorités
partielles dans la majorité générale, et en privant
ainsi les minorités de toute représentation. Il se
passe, en offet, dans le département, qui comprend
des populations trés-diverses. ce qui se passerait
dans la France entiére, si les dix miflions d'élec-
teurs qu'elle renferme étaient appelés it voter tous
ensemble et á désigner d'un bloc tous les représen-
tants du pays : les élus seraient tous du mame
parti, et ce parti remplirait á lui seul l'assemblée
nationale tout entiére. On aurait alors l'étrange
spectacle d'une assemblée quasi-unanime, oil la
minorité n'aurait pas un seul représentant, et cette
apparente unanimité du pays reposerait peut-étre
sur une majorité de quelques centaines de voix.
Voilá ce qui se passe sur un moindre théátre dans
les élections départementales, lorsqu'elles se font
au scrutin de liste. Non-seulement la représenta-
tion des partis n'est pas rigoureusement propor-
tionnelle, ce qui est, en matiére de droit de suffrage,
un probléme insoluble, mais encore elle est scan-
daleusement arbitraire. Des minorités puissantes se
trouvent absolument privées de défenseurs ; des
majorités imperceptibles se trouvent seules inves
ties du droit de prendre la parole au nom du pays
tout entier. Les grosses majorités parlementaires
qui sont le résultat ordinaire dé scrutin de liste,
sont done toujours un peu factices, et il ne faudrait
pas s'y fler outre mesure. En. revanche, le scrutin
de liste a un avantage : c'est qu'il rend la concilia-
tion nécessaire et qu'il facilite un accord amiable
entre tous les partis qui ne sont pas absolument
irréconciliables. Les listes de candidats se font




210 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBL1QUE
souvent par compromis entre des opinions diverses,
ce qui tend á faire prévaloir une politique modérée;
mais les minorités n'en sont pas moins opprimées.
Sans revenir en aucune fagon au systéme de l'élec-
tion individuelle et i. la division du territoire en
circonscriptions arbitraires , peut-étre serait-il á
propos de restreindre le scrutin de liste, et de faire
une part plus sérieuse aux opinions locales, en re-
portant les élections du département it l'arrondis-
sement.


Tels sont les seuls changements qu'il soit raison-
nable de faire á, l'organisation de la chambre basse.
Ces réformes modestes sont á la fois les seules pru-
dentes, les seules praticables, les seules qui puissent
produire de bons résultats. Elles suffisent pour re-
médier aux principaux inconvénients de cette ins-
titution, tels qu'ils nous sont démontrés par i'expé-
rience , sans cependant lui enlever ce caractére
d'assemblée pcpulaire et de représentation directe
du suffrage universel, qu'elle devra conserver d'au-
tant plus qu'elle trouvera dans la seconde chambre
un frein plus sérieux et plus puissant.


VIII. — Les attributions des pouvoirs.


Nous avons maintenant une idée suffisante des
trois institutions principales et nécessaires dont
nous voudrions composer le gouvernement de la
France; il ne nous reste plus qu'á en régler le jeu
et á en déterminer les attributions. Cela nous sera
facile, si nous ne perdons pas de vue leur origine,
leur caractére et le r8le que nous avons cru devoir


LES ATTRIBUTIONS DES P0UVO1RS
271


leur donner. Ces trois institutions sont, comme on
se le rappelle sans doute, une chambre des repré-
sentants renouvelée intégralement et nommée par
le suffrage universel; un sénat renouvelé par tiers
á chaque élection générale et nominé dans chaque
département par un collége électoral composé des
mernbres des conseils généraux, des membres des
conseils d'arrondissement, des députés du dépar-
tement et des délégués des conseils municipaux;
enfin un pouvoir exécutif nommé conjointement
par les deux assemblées , et responsable concur-
remment devant elles.


Une fois ces trois institutions admises en prin-
cipe, et selles qu'elles ont été décrites plus haut,
devient possible et méme facile de résoudre le pro-
bléme auquel on s'acharne vainement depuis plu-
sieurs mois, et, pour employer l'expression con-
sacrée, de « régler les attributions des pouvoirs
publics. » Les difficultés insurmontables qu'on
rencontre, et dont on ne triomphera pas avec tout
l'esprit du monde, s'évanouissent d'elles-mémes,
dés que Pon consent á instituer une seconde cham-
bre élective. Attributions, durée, relations des pou-
voirs entre eux, tout devient facile avec une seconde
chambre, tout se déduit sans effort de l'organisation
donnée it chacun des pouvoirs au lieu qu'en s'ob-
stinant á ne vouloir rien changer á, leur organi-
sation actuelle et á déterminer leurs relations d'une
fagon arbitraire, on s'épuise á résoudre un pro-
bléme insoluble, et l'on fait de la constitution un
champ de bataille oil les grands pouvoirs de l'état
se briseront fatalement l'un contre l'autre.


Cornmengons par le pouvoir exécutif Quelle
durée lui donnerons-nous ? Quelles seront ses pré-




•rn


272 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPU13LIQUE
rogatives et ses relations avec le parlement? Com-
ment sera réglée la délicate question de la respon-
sabilité ministérielle et de celle du chef mame de
l'Etat? Toutes ces questions apportent elles-mémes
leur réponse,en partant du principe que nous avons
admis. La durée du pouvoir exécutif est commandée
par le mude méme de sa nomination, et par la durée
des deux assemblées qui le nomment. Puisque le
président n'est pas la créature de la chambre des
représentants toute seule , ni le subordonné du
sénat tout seul, mais l'élu des deux assemblées
réunies, la durée de son pouvoir ne peut pas étre
calquée sur celle du mandat législatif ; it faut
qu'elle soit plus longue que celle de la chambre
des représentants, afin que le président puisse sur-
vivre á cette chambre, tant qu'il conserve la ma-
jorité dans l'autre. Si la chambre des représentants
reeoit une durée de trois ans, celle du pouvoir pré-
sidentiel doit étre au moins égale á deux législa-
tures, c'est-á-dire de six ans ; mais elle ne doit pas
dépasser deux législatures, paree que le sénat se
renouvelant par tiers tous les trois ans, la majorité
de cette asseMblée se trouve changée au bout de
six ans. Ce n'est pas sans raison que la constitution
des Etats-Unis, dont nous prenons ici l'exemple, a
donné au pouvoir exécutif une durée double de
celle de la chambre des représentants, et égale au
temps nécessaire pour le renouvellement des deux
tiers du sénat. Dans la constitution dont nous
ébauchons le plan, cette disposition est d'antara
plus nécessaire, que nous faisons du président l'élu
des deux chambres, et qu'en le plaeant dans cette
double dépendance, nous voulons éviter de l'as-
servir á l'une ou a l'autre.


LES ATTRIBUTIONS DES POUVOIRS
273


La question de responsabilité se trouve réglée de
mame par la force des choses et par le simple bon
sens. Un président élu par les deux chambres du
parlement, choisi souvent dans leur sein, ne peut
songer á gouverner que d'accord avec le parle-
ment; il est done nécessairement responsable de-
vant les chambres, et s'il est responsable, il est
absurde et impossible de lui refuser le droit de se
faire entendre á leur tribune et de prendre part h
leurs discussions, toutes les fois qu'il le jugo utile.
On ne saurait distinguer en lui le président de la
république du premier ministre; il est á la fois l'un
et l'autre, paree que le bon sens l'exige; le premier
personnage d'un gouvernement électif et respon-
sable ne saurait se contenter du róle de chef nomi-
nal de l'Etat. Le président de la république aura
done en France, comme en Amérique, réalité du
gouvernement. Seulement, au lieu de gouverner en
dehors des assemblées, comme le président des
Etats-Unis, son origine parlementaire l'ubligera á
gouverner avec un ministére parlementaire, qui
partagera avec lui la responsabilité du pouvoir.
Cette responsabilité est nécessairement commune;
elle ne peut pas porter exclusivement sur les mi-
nistres, pas plus qu'elle ne peut porter uniquenient
sur le président. Elle est collective ou individueile,
suivant les questions, les circonstances, les néces-
sités de la politique, l'intérét ou la volonté des
membres du gouvernement. Quant á la définir, á la
limiter, á la répartir théoriquement entre le prési-
dent de la république et ses ministres, c'est une
entreprise chimérique, qui ne peut aboutir qu'a, des
distinctions puériles et á des subtilités sans nom.
La responsabilité, qui est une question de fait, ne




914 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
saurait atre réglementée d priori; son application
dépend des faits et des personnes, el non de je ne
sais quelles régles abstraites, qu'on prétend lui po-
ser d'avance. Le président et son cabinet doivent
naturellement rester maltres de faire naitre, suivant
l'occasion, soit des questions ministérielles, soit des
questions présidentielles, de mame qu'un premier
ministre a le droit d'assumer ou de repousser la
responsabilité des actes de chacun de ses collégues,
de le couvrir de son corps ou de se dérober derriére
lui: C'est lá ce qu'on appelle, dans tous les pays, le
gouvernement parlementaire. Ceux qui le congoi-
vent autrement ne le connaissent pas; ceux qui
veulent isoler chacun des ministres et le parquer
dans sa responsabilité personnelle , anéantisscnt
l'influence du gouvernement, transforment la res-
ponsabilité en sujétion, et mettent le pouvoir exé,
cutif dans le parlement. Avec ce régime il n'y
aurait plus de ministére; il n'y aurait plus que des
commis, préposés individuellement, par l'assem-
blée, aux diverses branclies de l'administration.


Le président sera done responsable, puisqu'il
sera nommé par le parlement. II faut ajouter que
le jeu de la responsabilité présidentielle n'offrira
plus ni difficulté, ni péril, le jour oú l'on aura ins-
titué deux chambres. Ce qui rend les questions de
responsabilité si délicates, peut-étre mame si inso-
lubles, dans le systéme d'une assemblée unique,
c'est que les deux pouvoirs étant isolés l'un devant
l'autre, l'un des deux doit infailliblement succom-
ber. C'est entre eux une sorte de duel obligatoire,
qui ne peut se terminer que par la mort ou par la
captivité de l'un ou de l'autre. Si Pon fait échec au
président, on le brise; si Pon céde au président,


LES ATTRIBUTIONS DES POUVOIRS
'2 5


l'assemblée s'annule ; il faut toujours que l'un ou
l'autre soit sacrifié. Avec deux chambres, au con-
traire, les confiits sont beaucoup moins á redouter,
paree qu'ils ont toujours une issue pacifique. D'a-
bord, la retraite du président devient possible; elle
est mame inevitable, si les deux chambres lui don-
nent tort, mais elle ne devient nécessaire que si les
deux chambres la demandent. Jusque-lá, le prési-
dent peut se maintenir au pouvoir sans employer
de moyens violents ; il lui suffit pour cela du se-
eours d'une des assemblées. Ensuite, si le conflit
s'envenime, et est nécessaire qu'un des adver-
saires quitte la place, l'exercice du droit de dis-
solution devient possible, sans qu'il soit besoin
de faire un coup d'état. En ce cas, rien ne s'op-
pose á ce que la constitution confére au président,
et surtout au sénat, le droit de faire appel au
pays par des élections générales. Pour le régime
d'une assemblée unique, il n'y a qu'une issue lé-
gale á de pareils conflits : c'est la démission du
président. Pour le régime des deux assemblées,
y a deux solutions possibles : la retraite du prési-
dent ou la dissolution de la chambre. Ces deux
solutions se complétent Pune l'autre; elles assurent
au pouvoir exécutif ce degré nécessaire d'indépen-
dance, sans lequel la responsabilité n'existe pas.
Tout se termine légalement, sans usurpation ni vio-
lence, et satis que le pays soit exposé á voir tous les
jours sa tranquillité troublée par de nouvelles crises
parlementaires.


Ce droit de dissolution qu'on n'ose , dans une
république, confier au président tout seul, paree
qu'il pourrait en user dans l'intérat de son ambition
'9u de son parti, rien ne s'oppose plus á ce qu'on le




276 DE LA. CONSTITUTION DE Lk RÉPUBLIQUF.
lui donne, s'il doit l'exercer d'accord avec l'une ou
l'autre assemblée. Si la chambre des représentants
consent á la dissolution du parlement, l'interven-
tion du sénat devient mutile. Mais dans le cas oil la
chambre des représentants s'y refuserait, pourquoi
le président ne pourrait-il pas la prononcer avec
l'assentiment du sénat, dont il ne ferait, en réalité,
qu'exécuter la décision? De reste, le droit de dis-
solution rentre dans les attributions naturelles du
sénat, tel que nous l'avons conlu, de ce pouvoir mo
dérateur, régulateur, contre-poids naturel de l'autre
assemblée, arbitre souverain de ses disputes avec le
pouvoir exécutif. Sa premier° etsa plus importante
fonction consiste nécessairement á ouvrir une issue
á leurs querelles, en les traduisant l'un et l'autre
devant leurjuge naturel, c'est-á-dire devant le pays.


La dissolution de la chambre des représentants
devient d'ailleurs une nécessité pratique, chaque
fois que cette chambre est en désaccord avec les
deux autres pouvoirs. Il en serait de m'eme de la
retraite du président, s'il avait les deux chambres
contre lui. Quand, sur trois pouvoirs qui se parta-
gent l'autoritésupreme, deux sont d'accord, il faut
que le troisiéme cede, ou qu'il consente á prendre
le pays pour jugo. La prolongation des eonflits serait
désastreuse. Nous ne pouvons en France, comme
aux Etats-Unis, supporter de longues luttes légales
entre le président et le congrés; nous avons le ca-
ractére trop impatient pour assister avec sang-froid
á ce spectacle, et la constitution mame de notre
société ne nous permet pas d'attendre indéfiniment
que l'accord se rétablisse entre les pouvoirs. Cela
tient, nous l'avons vu plus haut, á notre extreme
centralisation administrative et politique. Trop d'in-


LES ATTRIBUT1ONS DES POUVOIRS
277


téréts dépendent en France de la stabilité du gou-
vernement central pour qu'il soit tolerable de voir
longtemps le gouvernement divisé contre lui-meme.


faut que l'harmonie s'y rétablisse promptement,
et si la constitution n'y a pas pourvu, on est tenté
de recourir i la violente. Ce qui rend la seconde
chambre si nécessaire dans notre république, c'est
justement le droit de dissolution qui est indispen-
sable, et que le pouvoir exécutif ne saurait exercer
sans elle.


II faut reconnaitre que ce systéme a aujourd'hui
de nombreux adversaires et dans l'école républi-
caine, et dans l'école parletnentaire ; il n'en est pas
moins indispensable, et á la solidité de la répu-
blique, et á la conservation des libertes parlemen-
taires. Le droit de dissolution, c'est la soupape de
sú reté des gouvernements parlementai res appliquée
aux institutions républicaines; ce n'est ni un ins-
trument de despotisme, ni un moyen de révolution;
c'est simplement la garantie de la souveraineté
nationale contre les usurpations cornmises par ses
mandataires, ou contre la mauvaise direction don-
née par eux á la politique nationale; c'est le droit
pour le pays d'étre consulté, quand ses man dataires
ne sont pas d'accord, et quand leurs divisions trou-
blent la paix publique ; c'est en un mot le droit du
pays, bien plus que celui du pouvoir exécutif. I1 se
peut, en effet, que le pays consulté condamne le
pouvoir exécutif et le senat lui-mem e, en réélisant
l'assemblée dissoute; alors le pouvoir exécutif SLIC-
combe et le sénat se resigne, mais le conflit n'en
est pas moins apaisé, et le procés jugé sans appel.
Dans le cas contraire, et si les élections confirment
la politique du président de la république, il reste


E. DEVEECIE11 DE ilAURANNE. 16




278 DE LA GONSTITUTION DE LA REPUBL1QUE


au pouvoir, mais il n'y reste qu'en yerta de l'assen-
timent nouveau du pays. Ce qui triomphe avec lui,
ce n'est pas le régime personnel, c'est la volonté
nationale. Que le pays l'approuve ou le condamne,
il n'y a jamais qu'un vainqueur, l'opinion publi-
que, — qu'un souverain juge, le peuple lui-mAme..
Non, la dissolution ainsi comprise n'est pas un acte
despotique, ni encore moins un acte révolution-
naire ; c'est au contraire le moyen le plus súr d'em-
pécher les usurpations de tout genre, et de prévenir
les révolutions sous toutes les formes.


Mais, dira-t-on peut-étre, la puissance du pré-
sident serait trop grande; un magistrat républicain
ne saurait cumuler le pouvoir d'un leader parle-
mentaire avec les prérogatives d'un roi constitu-
tionnel. Et qui done songe á les lui donner? Sa
puissance ne sera méme pas si grande, ni son auto-
rité si personnelle que celle d'un premier ministre;
c'est souvent, qu'on ne l'oublie pas, le premier mi-
nistre, au lieu du roi, qui exerce en réalité la pré-
rogative royale; il peut dissoudre les chambres á sa
fantaisie, saos autre condition que l'assentiment
personnel du roi. Le président, au contraire, devra
se conformer á l'opinion du sénat, assemblée élec-
tive, permanente, et certainement plus difficile á
dominer ou á séduire, plus jalouse de son indépen-
dance, offrant enfin plus de sécurité á la conscience
nationale que le caractére personnel d'un roi sou-
vent indolent ou capricieux.


Faut-il craindre, d'autre part, de donner au sénat
une puissance excessive ? Le sénat, en effet, 'ne
peut pas étre dissous intégralement, il survit aux,
assemblées nationales, aux présidents de la répu-
blique ; sous prétexte de contrede , ii fait plier


LES ATTRIBUTIONS DES POUVOIRS
279


devant lui tous les pouvoirs de l'état. Mais en
décrétant la dissolution de la chambre des repré-
sentants, et en devangant l'heure des élections gé-
nérales , le sénat s'exposera méme á voir sa
majorité changée ; car le renouvellement du tiers
de ses membres doit toujours, comme nous I'avons.
vu plus haut, concorder avec les élections géné-
rales. Il ne peut done pas se servir de la dissolution
comme d'un moyen de régne. Dans le combat élec-
toral, la chambre des représentants peut tout aussi
bien étre vietorieuse que le sénat. Il n'y a d'ailleurs
aucune raison pour interdire h l'autre assemblée.
de prendre l'initiative de sa propre dissolution.
Qu'a-t•elle á craindre, en effet, si elle croit que le-
pays l'approuve ? En ce cas, elle sera réélue tout
entiére, et c'est le sénat dont la majorité sera chan-
gée. I1 n'est done pas vrai que le droit de dissolu-
tion soit un instrument d'oppression mis au service-
d'une chambre centre l'autre. Rien ne s'oppose
ce que leurs droits soient les mémes, á ce qu'elles
possédent également la faculté de faire appel au.
pays. Si le sénat prend le pas sur l'autre assem-
blée, ce ne sera pas tant á cause du droit de disso-
lution, qu'on peut leur donner concurremment, qu'á
cause de son origine, de la valeur supérieure de ses.
membres et de la plus grande durée de son mandat.


Entrons plus avant dans le jeu de ces institutions.
Il y a quatre hypothéses possibles, quant aux rela-
tions des trois pouvoirs entre eux : le président
peut se trouver d'accord avec les deux chambres;
peut cure en désaccord avec toutes les deux; il peut
s'entendre avec la chambre des représentants mieux
qu'avec le sénat; il peut s'entendre avec le sénat
mieux qu'avec la chambre des représentants. S'il




280 DE LA CONSTITUTION DE LA RE PUBLIQUE
est d'accord avec les deux chambres, tout est facile;
s'il est en hostilité avec ces mames chambres, qui
l'ont nommé, l'exercice du gouvernement lui de-
vient impossible, et il se retire. S'il est du mame
avis que la chambre basse, et d'un avis contraire á,
celui du sénat, le sénat peut repousser et renvoyer


l'autre assemblée les lois qui lui déplaisent, mais
ne saurait ni renverser le président, ni dissoudre


la chambre, car son droit de dissolution ne peut
s'exercer que conjointement avec le pouvoir exé-
cutif; en revanche, dans les cas urgents, la charnbre
basse peut, avec l'assentiment du président, pro-
noncer sa propre dissolution, et provoquer ainsi un
renouvellement partiel du sénat ; il n'est d'ailleurs
pas á craindre qu'elle use souvent de ce droit. Si
enfin le pouvoir exécutif et le sénat sont d'accord
pour souhaiter la dissolution, ils peuvent la pro-
noncer quand ils veulent. — Ainsi, toutes les fois
que le président s'appuie sur une des deux assem-
blées, il a le choix de se retirer on de dissoudre
l'assemblée qui lui résiste. Il en usera suivant les
circonstances, et suivant l'appui qu'il trouvera dans
l'une ou dans Vautre assemblée. Dans tous les cas,
les élections qu'il aura provoquées seront un arrét
supréme et sans appel, et quand une fois il aura
dissous l'assemblée, il ne pourra pas la dissoudre
une seconde fois. Quoi de plus simple et de moins
dangereux? On affecte de craindre les coups d'état,
comme si le droit de dissolution ne devait pas jus-
tement les prévenir. Ce qui amarre les coups d'état,
ce sont les conflits insolubles; ce qui les empache,
ce sont les solutions prévues et déterminées par la
loi.


Quelles seront maintenant les attributions


LES ATTRIBUTIONS DES PO UVOIRS
281


sénat ? Celles de la seconde chambre dans tous les
gouvernements parlementaires. I1 votera les lois au
mame titre que l'autre assemblée. Seulement, il ne
votera pas le budget, paree qu'il pourrait, par lá,
entraver l'administration tout entiére, et mettre le
pouvoir exécutif dans l'impossibilité dé gouverner,
sans qu'il fíit possiL le de le briser par la dissolution.
Du reste, les votes de finances ont toujours appar-
tenu exclusivement á la chambre basse; ce sont des
matiéres sur lesquelles il faut uue décision prompte,
et qui ne comportent pas plusieurs délibérations.


Le sénat, avons-nous vu, concourt avec l'assem-
blée á la nomination du président de la républi-
que. Faut-il lui conférer, en outre, comme aux
Etats-Unis, le droit de contraler et de ratifier les
nominations ministérielles et celle des hauts fonc-
tionnaires diplomatiques ? A quoi bon, puisqu'il
prend part á l'élection du président lui-mame,
puisque les ministres viennent dans son sein,
discutent avec lui, sont responsables devant lui
comme devant l'autre assemblée ? C'est Paute de
cette responsabilité quotidienne et parlementaire,
que les Atnéricains ont imaginé de faire intervenir
directement le sénat dans l'exercice du pouvoir
exécutif. Cela est absolument superflu dans le
systéme parlernentaire, et cela ne servirait qu'a al-
térer le jeu de la responsabilité ministérielle. Il y a
cependant un ordre de nominations sur Jeque! on
congoit que le sénat puisse exercer un oontr6le spé-
cial : nous voulons parler des nominations au con-
seil d'état.


C'est une question de savoir, dans l'école républi-
cabro, si l'existence d'une seconde chambre est com-
patible avec celle du conseil d'état. On considére


16.




282 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
volontiers ces deux institutions si dissernblables
comino deux formes différentes d'une seule et méme
institution, et Pon ne veut pas qu'elles existent con-
curremment, de peur qu'elles ne fassent double
emploi. Les uns préférent une seconde chambre
élective á un conseil d'état ; mais la seconde cham-
bre, telle qu'ils la congoivent, n'est elle-méme
qu'une sorte de conseil d'état électif. Les autres
regardent une seconde chambre comme super-fine,
et ils veulent au contraire un conseil d'état, mais
ils font jouer á ce conseil le róle d'une assemblée
politique. I1 semble, á les entendre, que ce soient
lá deux institutions équivalentes, et qu'il faille ab-
solument choisir entre elles.


C'est lá encore une idée fausse. Sans doute
peut concevoir un sénat divisé en comités spéciaux,
et qui exerce, dans une certaine mesure, les attri-
butions d'un conseil d'état : tel est, par exemple,
le sénat des Etats-Unis. Mais ce que nous ne sau-
rions admettre , c'est un conseil d'état politique,
qui ne serait nutre chose qu'une sorte de résurrec-
tion des anciens , parlements. En quoi d'ailleurs le
conseil d'état pourrait-il suppléer la seconde cham-
bre? En quoi pourrait-il servir á régler les relations
des pouvoirs publics ? Le conseil d'état est une
grande institution administrative et judiciaire, qui
a son utilité dans le mécanisrne administratif et
méme dans la préparation des lois, mais qui ne sau-
rait exercer, par lui-méme, aucun pouvoir politi-
que. Quand méme on lui donnerait les attributions
d'une seconde chambre, elles resteraient illusoires
entre ses majas. Quant au sénat, par cela méme
qu'il est électif et qu'il a un caractére politique,
par cela rnAme que le pouvoir exécutif est son délé-


LES ATTRIBUTIONS DES POUVOIRS
183


gué, comme eelui de l'assemblée nationale, et qu'il
exerce sur lui le contr8le attaché á la responsabilité
parlementaire, il n'a ni qualité ni compétence pour
s'arroger des attributions administratives et judi-
ciaires. Le sénat et le conseil d'état ne peuvent done
pas se suppléer l'un l'autre; chacun a 4son utilité
dans un ordre différent, et la création d'une seconde
chambre n'implique nullement l'abolition du con-
seil d'état. I1 s'agit seulement de savoir qui sera
chargé de le nommer, du pouvoir exécutif, comme
dans la monarchie parlementaire, ou du pouvoir
législatif, comme dans la constitution de 1848 et
dans la république provisoire que l'assemblée na-
tionale nous a faite.


Le conseil d'état élu par l'assemblée nationale,
tel que nous l'a légué la constitution de 1848, et
tel que nous l'a renda la loi de 1872, est une des
plus malheureuses conceptions de l'école républi-
caine, et une de celles qui séduisent le plus toutes
les majorités illibérales qui se succédent au pouvoir..
Si cette institution doit se rattacher á. un principe
politique quelconque, si ses fondateurs se sont pro-
posé quelque autre but que de grossir le pouvoir de
l'assemblée dont ils faisaient partie , et de géner
le gouvernement auquel ils faisaient la guerre, ils se
sont placés dans le systbme de l'uuité législative. Es
se sont dit sans doute que les pouvoirs du conseil
d'état, comme ceux du gouvernement, ne pouvaient
émaner que de Passemblée unique et souveraine
et que celle-ci était seule compétente pour désigner
les membres d'un corps sur legue' le gouvernement
devait s'appuyer, oa dont il devait invoquer les
conseils. Ils ont pensé que l'assemblée souveraine
no devait pas recevoir d'autres freins que ceux




284 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE
qu'elle consentirait elle-mame á se donner, et qu'il
fallait faire prévaloir l'esprit de cette assemblée dans
la préparation et l'interprétation des lois. Mais alors,
l'action modératrice du conseil d'état pourra-t-elle
étre prise au sérieux? Pourra-t-il atre autre chose
que le reflet de l'assemblée nationale et l'esclave
des majorités parlementaires ? Tout ira bien, tant
que régnera l'assemblée qui l'aura nommé ; l'har-
monje sera parfaite entre la créature et son créateur ;
le conseil d'état ne sera qu'un serviteur docile et
un instrument commode pour étendre le pouvoir
de l'assemblée en dehors de son domaine légitime.
Vienne, au contraire, une autre assemblée d'opi-
nions différentes , et•le conseil d'état sera brisé,
pour peu qu'il lui résiste, car cette nouvelle assem-
blée ne soutrrira certainement pas que sa devancibre
essaye de la régenter et d'exereer indirectement sur
elle une sorte de contróle posthume. C'est une iilu-
sion que de prétendre enchainer les assemblées
futures par des liens si fragiles, et qu'en délinitive
elles seront toujours maitresses de rompre á vo-
lonté.


Dans tous les cas, un conseil d'état électif est
inadmissible en présence d'un sénat électif. (fuelle
que soit son insignifiance en qualité de corps poli-
tique, l'élection par l'assemblée lui en donnerait
forcément le caractére et les prétentions; elle en fe-
rait le rival et l'adversaire naturel de la seconde
chambre. Du moment que le pouvoir législatif est
composé de deux chambres , le conseil d'état ne
doit plus Itre qu'un rouage adrninistratif, et il est
impossible d'en laisser la nomination á l'assemblée
nationale. S'il fallait absolument la donner b. l'une
des assemblées, c'est au sénat qu'elle devrait ap-


LA RÉPUBLIQUE PARLEM ENTAIRE
285


partenir bien plutót qu'á la chambre des représen-
tants. Cette chambre, en effet, change tous les
trois ans, et si elle nommait le conseil d'état, elle
aurait sans cesse besoin de le refaire á. son image.
Le pouvoir exécutif lui-mame change de mains de
temps á autre, et peut passer sans transition d'un
parti á l'autre. Le sénat seul conserve la tradition
du gouvernement, seul ü peut atre chargé de la
-maintenir dans les autres corps de l'état. II n'y
aurait done aucun péril á lui donner un droit de
contróle sur la composition du conseil d'état, en
lui permettant de mettre son veto sur les choix pro
posés par le pouvoir exécutif.


IX. — La république parlementaire.


Tels sopt les traits principaux des institutions que
nous voudrions donner á la République. Il manque
bien des détails á ce tableau trop rapide. Mais nous
en avons dit assez pour en donner au lecteur une
idée générale et précise, d'autant plus que les sulu-
tions se présent.nt d'elles-mames, une fois les prin-
cipes admis. On le voit, il n'y a rien de nouveau
dans notre systérne, s'il est permis de donner ce
nom á une conception de simple bon sens; mais
il n'y a rien non plus d'arbitraire ou de factice. On
n'y pourrait trouver la trace d'aueun parti pris doc-
trinaire, ni d'aucun goút hasardeux pour les inno-
vations. Ce n'est pas cependant une imitation ser-
vile des institutions d'un autre temps ou d'un autre
gays; nous n'avons voulu copier, ni la république
fédérative, pratiquée chez des peuples dont l'état




286 DE LA CONSTITUTION DE LA RIlPUBLIQUE
social est difirent du notre, ni la monarchie parle-
mentaire, désormais impossible en France. Nous
avons seulement essayé de traduire en faits et en
lois les simples régles du bon sens, les enseigne-
ments les plus évidents de l'histoire, et surtout les
legons de l'expérience contemporaine, combinées
avec les habitudes et les besoins de la société fran-
gaise. Tout ce qu'il y a de vrai et de juste dans la
doctrine de la responsabilité ministérielle, tout ce
qu'il y a de réel et d'utile dansla pratique du gou-
vernement parlementaire, nous l'avons soigneuse-
ment maintenu. Au fond, nous ne voulons pas autre
chose que le gouvernement parlementaire appliqué
á la république, mais avec les modifications qu'elle
exige, et sans rien de cet esprit judáque ou de ce
fétichisme inintelligent, par lequel les docteurs de
l'école parlementaire compromettent a uj ourd'hui les
vérités qu'ils se piquera de défendre. Si l'on veut
du parlementarisme dans la république, et l'on n'a
pas tort d'en vouloir, il ne faut pas avoir la pré-
tention de ressusciter sous un autre nom la mo-
narchie constitutionnelle. Il faut savoir adapter ce.
régime á la forme républicaine, et ne pas tenir les.
yeux obstinément fixés sur les doctrines et sur les
exemples d'une forme de gouvernement qui n'est
plus.


C'est une erreur de croire que le gouvernement
parlementaire a fait son temps et qu'il est radicale-
ment inapplieable aux institutions républicaines.
Le gouvernement parlementaire est indispensable
dans tous les pays libres; il existe sous diverses
formes, dans toutes les républiques, comme dans
toutes les monarchies libérales. Pour ce qui est de.
la France, surtout, on ne saurait nier que le gou-


LA REPUBLIQUE PARLEMENTAIRE
287


ernement parlementaire ne doive y étre maintenu,
.car la société frangaise est trop centralisée pour
qu'il soit possible d'y cónfier le pouvoir supréme á
un magistrat électif, si celui-ci n'encourt qu'une
responsabilité lointaine, dont les conséquences ne
doivent se faite sentir qu'aprés plusieurs anudes de
gouvernement. II n'y a que la responsabilité effec-
tive et quotidienne, la responsabilité parlementaire,
en un mot, qui puisse garantir notre pays contre
l'abus probable d'une autorité trop vaste pour ne
pas étre constamment surveillée. A ussi, notre ré-
publique frangaise ne saurait étre calquée sur celle
des Etats-Unis, paree que la France n'est pas un
pays fédératif oiz mille institutions locales proté-
gela les intéréts publics et circonscrivent le pouvoir
central. La liberté, dans un pays fédératif, repose
sur la division des pouvoirs; elle ne peut reposer,
dans un pays centralisé, que sur la responsabilité
parlementaire. Si cette responsabilité ne peut pas-
'etre organisée dans une république emule dans
une monarchie, si elle doit porter plus haut que sur
les ministres et atteindre le chef mérne de l'Etat,
est-ce á dire qu'elle soit illusoire? Nous ne le pen-
sons pas. La responsabilité parlementaire du pré-
sident, sans se confondre avec selle des ministres,
peut are aussi réelle et aussi sérieuse. Quoiqu'elle
soit d'un usage moins fréquent, nous avons vu
dans quelles eonditions déterminées elle vient á se
produire.


Oui, la responsabilité du président serait illu-
soire, s'il ne devait pas y avoir une seconde cham-
bre , car il ne serait plus possible au président de
résister, dans aucun cas, aux volontés de l'assem-
blée ; il ne lui resterait aucuneautorité effective, et,




288 DE LA CONSTITUTION DE LA RÉPOBLIQIJE
comme il n'y a pas de responsabilité sans autorité,
le président deviendrait un despote ou un esclave.
La responsabilité serait illusoire, s'il était impos-
sible au président de dissoudre l'assemblée, comme
á l'assemblée de renverser le président, et si les
deux pouvoirs étaient condamnés á. se faire la
guerre sans résultat; en ce cas, le pouvoir exécutif
aurait mine moyens de violer la constitution et
d'accaparer le gouvernement pour lui seul.


Mais la responsabilité du président devient sé-
rieuse dés qu'on met entre ses mains l'arme légale
de la dissolution, dés qu'on place á caté de. lui
un troisiéme pouvoir pour en régler l'usage. Une
fois les pouvoirs distribués comme ils doivent l'étre,
il n'est pas besoin d'articles de lois pour déterminer
les occasions oil la responsabilité du chef de l'état
peut Itre invoquée, ni celles oil son intervention
devient nécessaire. Ce sont des dioses qu'il est
pueril de vouloir réglementer d'avance, car les
questions de responsabilité ne peuvent pas Atra
l'objet d'une loi; c'est á la force des choses, á, Pin-
fluence de l'opinion publique, au jeu naturel des
institutions dans telle ou telle circonstance donnée,
qu'il faut laisser le soin de les résoudre. Il est vi-
sible, en effet, que le ministére pouvant se retirer
sans que l'existence du président soit mise en ques-
tion, la responsabilité ministérielle sera d'un usage
plus fréquent que la responsabilité présidentielle.
Les ministres pourront donner leur démission sans
que le président les imite, et c'est ce qui arrivera
toutes les fois que le président ne croira pas sa
conscience engagée, ou ne pensera pas Itre en me-
sure de faire appel au pays. S'il offre lui-ml me sa
démission et si l'assemblée ne céde pas devant


LA RÉPUI3LIQUE PARLENIENTAIRE
-289


cette menace, il se met dans la nécessité de la dis-
soudre et de consulter le pays, c'est-á-díre de se
retirer, si le pays ne lui donne pas raison. Or, l'as-
semblée ne cédera pas, si elle se sait ou si elle se
croit soutenue par l'opinion publique. Elle est done


égalité de jeu avec le pouvoir exécutif; le droit
de dissolution ne la garantit pas moins contre les
usurpations du président qu'il ne garantit le prési-
dent lui-méme contre les usurpations de l'assem-
blée. La responsabilité ministérielle et parlemen-
taire ne ,cesse que le jour oil le pouvoir exécutif
croit devoir,


, avec l'appui du sénat, revendiquer
une responsabilité plus hace, plus décisive et en
méme temps plus redoutable, en prenant la nation
pour juge.


Donner le dernier mot á l'opinion publique, c'est
lá le seul objet de nos combinaisons constitution-
nelles. Que d'autres cherchent á faire prévaloir Pau-
torité président sur celle de l'assemblée, ou Pan.•
torité de l'assemblée sur celle du président. Nous
ne cherchons ici qu'á assurer la liberté du pays et
l'obéissance de tous les pouvoirs á la volonté natio-
nale. Nous voulons que, par leurs conflits comme
par leur accord, ce soit la véritable opinion pu-
blique qui triomphe, et qu'elle puisse, de toute
faÇon, se faire jour : voilá, pourquoi nous sometes
partisans du régime parlementaire, tempéré par le
droit de dissolution. — Nous voulons, en outre,
qu'il ne soit pas permis au pouvoir exécutif de con-
sulter le pays á la légére, et d'agiter inutilement
l'opinion, en faisant de la dissolution une sorte de
taquinerie parlementaire ; voilá pourquoi nous ne
voudrions pas qu'il pAt prononcer la dissolution,
malgré l'assemblée, sans avoir au moins le con-


E. DUVERCIER DE HAURANNE, 17




290 DE LA CONSTITUTION DE LA REPUBLIQUE
cours du sénat. Dans ces conditions, l'opinion pu-
blique sera la véritable souveraine, et elle jugera
toujours avec réflexion. Que peut-on demander de
plus? Assurer le régne sincére de l'opinion pu-
blique dans un gouvernement représentatif, 'n'est-
ce pas faire ceuvre de conservation en méme t'emps
que de liberté? Qu'on ne l'oublie pas, c'est lá la
vraie politique conservatrice, la seule possible au
temps oú nous sommes.


ne faut pas se flatter de trouver des garanties
conservatrices dans les définitions légales ou dans
la création arbitraire de quelques pouvoirs artifi-
ciels que l'on décorera du nom de conservateurs, et
qu'on aura la prétention de mettre en travers de
l'opinion publique pour lui barrer le chemin.
faut les chercher dans l'opinion publique elle-
méme, dans des combinaisons de pouvoirs qui as-
surent la liberté de ses mouvements, la maturité
de ses décisions, l'exercice continu de sa souverai:-
reté. Toute combinaison constitutionnelle qui n'at-
teint pas ce résultat n'est point libérale, n'est point
conservatrice, n'est pas mline sincérement parle-
mentaire. Elle ne peut aboutir qu'i confondre les
responsabilités, á entrechoquer les pouvoirs, á sé-
parer le pays de ses représentants, á le dégoilter du
régime parlementaire, á lui faire regretter le gou-
vernement personnel, et á rendre inévitables les
volutions ou les coups d'état.


CONCLUSION


Nous savons á, présent ce qu'il faut entendre par
cette expression de république conservatrice, que
tout le monde répéte, et que chacun interpréte á sa
maniére, sans toujours savoir exactement quel sens
il faut y attacher. La république conservatrice,
telle que nous la concevons, n'est pas un moyen
d'éluder ou d'étouffer la démocratie; ce n'est ní le
pouvoir personnel d'un homme, ni la dictature d'une
assemblée, ni l'oligarchie déguisée d'une classe, ni
la suppression ou l'ajournement des libertés indis-
pensables á l'exercice réel et sincére du gouverne-
ment représentatif. C'est un ensemble d'institutions
bien équilibrées, assurant l'autorité de l'opinion
publique, la préservant contre les surprises et les
usurpations de toute nature, empe'chant les factions
de la dominer ou de lui faire violente. En un
mot, la république conservatrice n'est autre chose
que la véritable démocratie rnunie de tous les




292 CONCLUSION
()manes nécessaires á un ,,ouvernement régulier.


La démocratie, en effet, ne peut plus Itre remise
en question. Quelques regrets ou quelques préfé-
rences qu'on puisse avoir pour un antro régime,
faut accepter le seul principe de gouvernement
possible aujourd'hui et s'appuyer sur la seule puis-
sance morale qui existe encore dans notre pays.
Si l'on refuse de l'organiser ponr en faire une
force conservatrice, elle deviendra une force ré-
volutionnaire, un instrument de domination pour
la démagogie ou pour la dictature. Chaque jour-
née perdue en hésitations et en récriminations par
les législateurs de la France , est un affaiblisse-
meut pour les idées conservatrices et un gain pour
les factions malhonnates, qui révent encore de trou-
bler le pays.


Aussi tous les hommes sensés, tous ceux du moins •
que n'aveuglent pas des ambitions personnelles ou
de coupables espérances de parti, désirent-ils qu'on
lixe au plus vite les institutions définitives de la
France. Ils ne demandent pas seulement qu'on
régle l'avenir et qu'on élabore une constitution
savante, sans Itre certain de l'appliquer jamais; jis
demandent surtout qu'on la mette en action sur-le-
ehamp, afin de lui faire prendre racine, afin de la
faire entrer dans les habitudes de la nation, et que
l'on ne continue pas á donner au monde ce bizarre
spectacle de gens qui légiférent théoriquement
pour les générations futures, quand ils sont inca-
pables de se maitriser et de se régler eux-mémes.
II ne suffit pas d'écrire un testament en bonne
forme , pour atre certain qu'il soit fidélement
observé. Quand on se défie de ses héritiers ,
faut mettre bon ordre á ses affaires, et instituer


CONCLUSION 293
des gardiens qui puissent veiller á l'exécution
des volontés qu'on exprime. Une assemblée dont
le mandat expira ne peut pas léguer á son pays
une constitution toute nue, et livrer son ceuvre á la
bonne foi publique, sans prendre des précautions
qui en garantissent la durée.


Or, ces gardiens des lois constitutionnelles, ces
garants de leur durée, ce sont justement les pou-
voirs publics qu'elles établissent et qui, á leur tour,
servent á les maintenir. C'est un pouvoir exécutif
distinct du pariement et destiné á lui survivre;
c'est une seconde chambre élective, indépendante
de la premiére, dont le mandat soit plus étendu, et
qui recoive en dépót la tradition mame des institu-
tions nationales. Pour offrir des garanties de con-
servation sérieuses, ces pouvoirs ne sauraient se
contenter d'une existente nominale; il faut qu'ils
existent et qu'ils fonctionnent de fait. II faut Gua
le pays apprenne á s'en servir, á les estimer, á leur
obéir, á voir en eux les organes de l'opinion pu-
blique et les défenseurs de ses intéréts. Si l'assem-
blée nationale ne voulait faire qu'une constitution
posthume, cette constitution finirait avec elle, avant
mame d'avoir vécu.


Prenons pour exemple Pinstitution d'une seconde
chambre. Tous les conservateurs s'accordent á
reconnaitre l'utilité et, pour ainsi dire, l'indispen-
sabilité d'une seconde chambre. 1 .1s s'accordent en
mame temps á penser que cette institution est diffi-
cile á fonder en France, sous la forme républicaine,
paree qu'on la considére généralement comme une
partie intégrante de la monarchie, et paree qu'elle a
été discréditée par les tristes assemblées qui en ont
porté le nom. La seconde chambre rencontrera




294 CONCLUSION
done, i son début, des résistances, des défiances,
des difficultés graves; elle risque d'étre mal vue du
pays, et si, par malheur, elle tombe dans l'impopu-
larité, elle est perdue á jamais. Le róle naturel, la
Véritable mission d'une seconde chambre, c'est de
modérer les nutres pouvoirs, de résister á tous les
excés, qu'ils viennent, á ceux des réactions
conservatrices, comme i ceux des émotions popu-
laires. Mais si, par mallieur, la démocratie frau-
caise venait á s'y méprendre, si elle pouvait croire,
comme on le lui dit trop souvent sur un ton de
ridicule b•avade, que l'institution de la seconde
chambre est inventée spécialement pour la com-
battre, si elle ne devait y voir, en un mot, (11:l'un
instrument de résistance et de réaction, i1 serait fort
á craindre qu'elle ne comprit pas bien l'intérét qu'il
y a pour elle á s'arr'éter quelquefois devant ces
résistances génantes et á supporter patiemment ces
entraves légales, afin de pouvoir, á son tour, en
invoquer la protection. Pour tout dire, en un mot,
si la seconde chambre n'entrait en fonctions qu'a-
prés la retraite de cette assemblée elle-mérne, et en
n'Ame temps que son héritiére, il serait á craindre
qu'elle ne passát aux yeux du pays pour une se-
conde édition de l'assemblée actuelle et pour la
vivante incarnation de sa politique. En ce cas, son
impopularité serait certaine, et l'autre assemblée
n'aurait pas grarid'peine á se débarrasser de son
contróle. •


Il n'en serait pas de méme, si l'assemblée na-
tionale était assez prévoyante pour créer dés á pré-
sent la seconde chambre et pour la faire fonetionner
de son vivant. Sans doute, la présente d'une se-
conde chambre, associée á son pouvoir législatif et


CONCLUSION 295
partageant sa souveraineté, Onerait tant soit peu
l'assemblée nationale dans l'exercice de ses droits
révolutionnaires. La seconde hambre fournirait
un point d'appui au pouvoir exécutif contre les


• n-
taisies de la premiére, et M. Thiers y trouverait un
moyen facile; non pas assurément de la -dissoudre,
— il n'aurait pas besoin de recourir á cette dou-
loureuse extrémité, — mais de la tenir en respeet
et de neutraliser ses excés. En cessant d'étre une as-
semblée unique, l'assemblée nationale serait bien for-
cée de renoncer á ce róle de convention blanche, au-
quel elle s'est malheureusement trop essayée depuis
deux ans. D'ailleurs, établir une seconde chambre
élective, ce serait reconnaitre en fait l'existence de la
république, ou du moins la confirmer, ce qui vaut
encore mieux que de la reconnaitre. Personne, en
effet, ne Pignore : une seconde chambre nommée au-
jourd'hui, dans n'importe quel systeme electoral,
serait notableinent plus républicai ne que l'assemblée
du 8 février. S'il lui arrivait quelquefois d'user de
son droit de résistance, ce ne serait pas assurément
contre les entreprises démocratiques ou contre les
opinions rádicales de cette assemblée ; ce serait plu-
telt contre ses entreprises monarchiques et -contre
ses idees .


follement réactionnaires. Elle serait, si
Pon veut, une chambre de résistance, mais dans la
situation présente, elle •eprésenterait aux yeux du
pays, la cause du progrés et de la liberté républi-
caine. Tous les yeux se détourneraient de l'autre
assemblée pour se fixer sur elle, et elle serait bien-
tOt considérée comme la véritable réprésentation de
la France.


II est vrai que la prompte institution de la secunde
chambre nuirait un peu au prestige de l'assemblée




296 CONCLUSION
actuelle. Plus la seconde chambre serait populaire,
plus l'atare assemblée serait diniinuée dans l'opi-
nion publique. Elle ne tarderait pas 5. Atre complé-
tement éclipsée, et on la verrait probablement bien-
t6t se retirer de la scéne. Ce serait peut-ltre une
humiliation pour elle ; mais oil done en serait l'in-
convénient pour le pays ? Le parti conservateur
n'en aurait pas moins obtenu un grand résultat ,
puisque la seconde chambre serait fondee, et qu'en
prenant, á ses debuts, le r8le de la chambre popu-
laire, elle aurait conquis droit de cité dans la Ré-
publique. C'est ainsi que la chambre des pairs de
1815, qui n'était pourtant pas une chambre élective,
et qui personnifiait aux yeux du pays les priviléges
héréditaires de l'ancien régime, a su néanmoins se
rendre populaire par la sage résistance qu'elle a
faite aux folies de la chambre introuvable. La va-
leur des institutions se juge ordinairement par leurs
debuts ; leur popularité dépend beaucoup moins des
principes abstraits sur lesquels elles reposent, que
du mal qu'elles emp6chent ou du bien qu'il leur
est donné de faire. Que la seconde chambre ronde
seulement au paYs le service de conserver et de
sanctionner la république, et elle triomphera aisé-
ment des répugnances théoriques de l'école républi-
caine ; elle n'aura, pas alors de défenseurs plus dé-
voués que ceux qui la repoussent aujourd'hui. Saus
doute, les conservateurs, ou du moins ceux qui usur-
pent ce nom, trouveront d'a,bord en elle un frein in-
commode ; mais elle les en dédommagera plus tard,
quand la république sera fondée , car elle . puisera ,
dans le souvenir de sa résistance aux entreprises ré-
actionnaires , une force plus grande pour résister
aux entreprises démagogiques. Elle n'en aura que


CONCLUSION 29'7
plus d'autorité pour soutenir les principes conserva-
teurs, s'ils viennent jamais á etre menacés sérieuse-
ment dans une assemblée frangaise ., et pour dé-
fendre, les véritables intérlts du gouvernement de
la république contre les impatiences et les témé-
rités du parti radical.


Voilá ce que devraient comprendre tous les con-
servateurs prévoyants et sensés : en créant, dés au-
jourd'hui, la seconde chambre, et en lui donnant
une origine élective, ils seraient certains de l'accli-
mater en France. Pourquoi done s'y refusent-ils,
eux qui sont les premiers intéressés á ce que cette
institution s'enracine dans leur pays ? Pourquoi sti-
pulent-ils soigneusement que la seconde chambre
n'existera pas de leur vivant? Pourquoi affectent-
ils de voir dans l'établissement d'une seconde
chambre une attaque et un outrage á la souverai-
neté de l'assemblée nationale? Cette assemblée,
disent-ils , est constituante; elle réunit dans ses
mains toutes les formes de la sou-veraineté ; on ne
peut l'en dessaisir avant qu'elle n'ait épuisé son
mandat. Eh bien ! si l'assemblée est constituante,
qu'elle se háte de nous donner une constitution ,
et céde la place aux pouvoirs nouveadx
qu'elle aura créés. Si, au contraire, elle a d'autres
devoirs á remplir, si la volonté de la France et son
propre patriotismelui font une obligation de s'attar-
der jusqu'a la libération du territoire, il faut qu'elle
nous assure dés á présent un gouvernement viable,
et qu'elle n'ait pas la prétention révolutionnaire de
se mettre elle-meme au-dessus des lois ; il ne faut
pas que son pouvoir constituant lui serve de prétexte
pour maintenir le provisoire, et que le maintien du
provisoire lui serve de prétexte pour ajourner l'u-i




298 CONCLUSION
sage de son pouvoir constituant. C'est lá un cerdo
vicieux et un rnisérable sophisme. L'assemblée ne
conciliara les diversos obligations qu'elle doit rern-
plir, qu'it la condition de les remplir toutes en-
semble ; elle ne peut faire une constitution, qu'á, la
condition de s'y soumettre elle-mame aussi long-
temps qu'elle devra conserver le pouvoir. Sinon,
elle s'agitera dans le vide, et elle ne réussira qu'á
alarmer le pays par le spectacle de ses hésita.tions
et de ses prétentions impuissantes.


Si le rétablissement de la monarchie était pos-
sible, il y a longtemps que la monarchie serait res•
taurée et que cette assemblée la servirait saos
scrupule; alors elle ne se laisserait pas arréter par
son titre de constituante ni par le respect de son
propre pouvoir. Si la monarchie pouvait étre réta-
blie, l'assemblée ne se souviendrait plus tant qu'elle
est souveraine, et qu'elle ne peut ríen aliéner des
droits qu'elle a regus de la France. Elle partage-
rait libéralement l'exercice de ces droits avec le
roi d'abord, puis avec les pouvoirs émanés de Pau-
torité royale, et elle serait trop heureuse de re-
prendre modestement sa place dans la hiérarchie
cOnstitutionnelle, ir cóté d'une chambre des pairs
nommée directement par le roi. C'est paree qu'il
s'agit de constituer la république, que l'assemblée
se trouve tout á, coup saisie de ce profond respect
d'elle-méme, qui la paralyse et Panéantit. C'est
paree qu'il faudrait s'incliner devant la république
et renoncer á toute espérance de révolution, que
nos soi-disant conservateurs préférent négliger l'oc-
casion qui s'offre á eux de fonder, sous la forme
républicaine, un gouvernement véritablement con-
servateur. Jamais on n'a vu politique plus inintel-


CONCLUSION 299


ligente et plus chimérique; si l'assemblée y per-
sévére, il faudra la comparer á ce roi d'Espagne, si
grand esclavo de l'étiquette, et si plein de respect
pour qu'il faillit un jour se laisser
briller dans un incendie, paree que les usages du
palais lui interdisaient do s'en apercevoir avant
d'en étre averti par ses gentilshommes.


Ce que nous venons de dire á propos de la se-
conde chambre, nous le disons aussi de la trans-
mission des pouvoirs. C'est, au point de vue con-
servateur, un véritable acte de folie que de refuser
d'assigner uno durée certaine au pouvoir exécutif,
et de l'exposer á tomber tous les jours au moindre
choc. Il y a un intérét conservateur de premier
ordre á assurer une indépendance suflisante au
premier magistrat de la république, et á mettre
dans ses mains un pouvoir assez fort pour lui per-
mettre de résister, , du moins pendant quelques
jours, aux assauts des majorités parlementaires, et
aux fluctuations passagéres de l'opinion. Assuré-
ment, l'assemblée y pourra trouver un frein in-
commode; mais calle qui lui succédera, et qu'elle
redoute si fort, devra s'en accommoder á son tour.
Si les conservateurs, qui sont en majorité dans l'as-
semblée du 8 février, refusent de subir aucun frein,
pourquoi les radicaux, qui peuvent devenir majorité
á leur tour, en accepteraient-ils davantage? Entre
l'entétement des conservateurs et les impatiences
du parti radical,i1 n'y aurait plus de gouvernement
possible, et le pouvoir roulerait de mains en mains,
au gré des accidents et des émotions de chaque
j our.


Oui certes, il y a dans les deux camps des hom-
mes qui manquent d'équité, de prévoyance et




300 CONCLUSION
bon sens. On en trouve dans le parti républicain
comme dans le parti royaliste, qui ne se plient
qii'avec peine á, l'idée de constituer la république,
comme le message leur a conseillé de le faire et
comme le gouvernement les y appellera bientót;
les uns, pour ne pas engager l'avenir et ne pas re-
noncer á de chimériques espérances; les autres
paree qu'ils se défient de l'assemblée, et paree
qu'ils ne veulent pas faire de concessions á la po-
litique conservatrice. Les uns et les autres aiment
mieux attendre l'heure oil ils seront les maitres,
pour constituer le gouvernement á leur maniére et
dans le seul intérét de leur parti; ceux-ci comptent
qu'ils le deviendront bientót par le mouveruent na-
turel de l'opinion publique et par une victoire dice-
torale éclatante; ceux-lá espérent encore se relever
par quelque mirado envoyd du ciel, ou par quel-
que supercherie parlementaire qui les rnette en pos-
session des portefeuilles, et leur donne le moyen,
soit de dirige: les élections á, leur gré, soit de faire
un coup d'état, s'ils échouent dans les élections.
Tous s'irnaginent follement qu'il leur suffira de
rester quelques jours au pouvoir, pour régler i1 tout
jamais l'avenir de la France.


Si notre faible voix pouvait &re entendue, nous
leur crierions volontiers á tous : « Prenez Barde !
« vous allez commettre des fautes irréparabies.Vous


voulez, á ce qu'il parait, que l'avenir du pays soit
« remis en question. Prenez bien Barde 'qu'il ne
« vous échappe. La politique, dans un sens élevé,
« n'est pas l'art de se tromper ou de s'opprimer les
« uns les autres; c'est l'art de se faire mutuellement


des concessions profitables á tous et nécessaires á.
« la paix publique. Les partis qui restent longtemps


CONCLUS1ON
301


« au pouvoir et qui se montrent dignes de gou-
« verner les nations libres, sont ceux qui ont assez
« de sagesse pour faire des concessions opportunes,
« assez de sang-froid pour supporter patiemment la
« résistance des pouvoirs légaux. Les partis qui ne
« veulent pas avoir de freins, et qui poussent vo-
« lontiers les choses á outrance, troublent un pays,
« l'effrayent, le découragent, le jettent dans les
« bras des opinions extrémes et finissent par périr
« du contre-coup de leurs propres violentes.


« La fondation du gouvernement définitif auquel
« est attaché le salut de la France, est une wuvre
« de conciliation et de paix. Vous y apportez de
« part et d'autre des doctrines absolues, des préten-
« tions exclusives, quelquefois des arriére-pensées
« factieuses. Vous ne réussirez qu'a agiter le pays,
« á brouiller toutes ses idées, á le dégoúter de tous
« vos systémes et á le priver indéfinirnent du repos
« que vous voudriez lui donner. iNe vous flattez pas
« qu'il s'arróte jamais i une sol ution qu'il pourrait
« regarder comme l'og uvre exclusive d'un parti.
« Une constitution monarchique, fút-elle adoptée
« par une grosse majorité dans l'assemblée natio-
« nale, périrait dés le lendemain. Une constitution
« républicaine faite par les républicains tout seuls,
« et modelée uniquement sur les principes du parti
« radical , sans aucune satisfaction donnée aux
« idées conservatrices; ne donnerait pas assez de
« sécurité á la France et ne pourrait pas avoir un
« long avenir. Pour mener á bien cette ceuvre diffi-
« cite, i1 faut savoir se dégager de toute ambition
« personnelle et de toute préoccupation de parti.


« Vous, conservateurs , une derniére occasion
« s'offre á vous d'organiser la république de vos




302 CONCLIJSION
« propres mains, et de lui donner des institutions
« conservatrices et parlementaires. Si vous n'en.
« profitez pas aujourd'hui , cette occasion vous
« échappera pour toujottrs , et pour n'avoir pas
« voulu consentir á faire une république conserva-
« trice, vous serez obligés de subir une république
« radicale. Vous attendrez, dites-vous, l'occasion de
« restaurer la monarchie ; cette occasion ne viendra
« pas, ou du moins rien ne peut vous la faire pré-
« voir. Vous comptez, dites-vous, sur des circons-
« tunees imprévues : c'est une bien miserable


poli-
• fique que celle qui spécule sur le hasard ! Vous
« ressemblez i cet homme qui ne mettait jamais
« d'argent á la loterie, et qui allait tous les jours
« regarder les numéros sortants. Comme on lui en
« demandait la raison : « Que voulez-vous, disait-il,
« il y a des hasards si singuliers! »


« Vous, républicains, vous étes maitres de fonder
« la république. Vous pouvez la fonder i tout ja-
« mais, si vous savez lui rattacher le parti conser-
« vateur, si vous lui donnez une organisation sage,
« un gouvernement modéré, une politique conser-
« vatrice, si vous l'entourez de toutes les garanties,
« si vous lui mettez tous les freins nécessaires.
« Mais prenez garde que cette occasion ne vous
« éehappe, si vous ne savez pas la saisir. Prenez
« garde que, dans un pays oiz l'opinion publique
« est si mobile, oit elle se laisse si facilement ínti-
« mider, un accident ne fasse passer le pouvoir dans


d'autres mains, et ne détermine un mouvement
« d'opinion contraire á la république. Défiezvous
« aussi de vous-mémes ; prenez garde d'étre trop
« victorieux, de triompher trop bruyamment, de


trop dire que l'avenir vous appartient, de peur


CONCLUSION 303
« d'effrayer le pays et de le détourner de la répu-
« blique. Ce qui pendant quelque temps a fait votre
« puissance, c'estque vous avez su vous montrer plus
« véritablement, plus sagement conservateurs que
« les conservateurs eux-mémes; c'est que mettant á
« l'écart toutes vos passions de parti, tous vos pré-
« jugés, toutes vos rancunes, tous vos intéréts de
« second ordre, vous n'avez demandé au gouver-
« nernent qu'une chose : l'établissement sincere de
« la république, dans l'intére.l t du salut de la France.
« Gardez- vous bien d'abandonner cette politique
« patriotique et sage, á !aquella vous devez tous les
« succés qne vous avez remportés jusqu'a ce jour.
« N'allez pas divisor la république contre


méme , proscrire telle forme de république au
« nora de telle autre, et affaiblir imprudemment
« votre cause, au moment méme oU elle a le plus
« besoin de l'union de tous ses défenseurs. N'allcz
« pas vous-mémes justifier le reproche que les par-
« tisans de la monarchie vous adressent, quand,
« pour excuser leurs propres divisions, ils affectent
« de parler des vétres. Jusqu'ici vous leer avez ré-
« pondu fierement que, s'il y avait plusieurs mo-
« narchies et plusieurs dynasties aspirant au tréne,
« il n'y avait qu'une seule république, :celle de la
« volonté nationale, librement consultée. Cela est
« vrai; mais il ne suffit plus aujourd'hui de le dire :
« le moment est venu de le prouver a la France. »




TABLE DES MATIÉRES


PRÉPACE


C HAP . I. - La république et les conservateurs


1
1. Le pacte de Bordeaux. — 2. Le gou-


vernement nécessaire. — 3. Le parti
conservateur.


CHAP. - La république et les anciens partis




53
1. Impuissance des anciens partis.


2. La vraie politique conservatrice.
3. La vraie politique républicaine.


Cms. p . III. — L'assemblée nationale devant le gays
101


1. Le pouvoir constituant. — 2. La res-
ponsabilité ministérielle. — 3. Le gou-
vernement de combat. — 4. La vraie
majorité. — 5. La coalition patriotique.


CHAP 1V. — De la constitution de la république


1. Les expédicnts parlernentaires, — 2. Le
pouvoir exécutif. — 3. Le renouvel-
lement partiel. — 4. Le sénat électif.
— 5. Recrutement du sénat. — 6. Le
droitde su ffrage. — 7. La chambre des
représentants. — 8. Les attributions
des pouvoirs. — 9. La république par-
Ictnentaire.


C ONCLUSION


/91


COULOMMIERS• — Typ. A. MOUSS1N.