LÀ MORALE
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LÀ MORALE
DANS LA DÉMOCRATIE




PAR M. D. NOLEN
Recteur de l'Académie de Douai.


PARIS


'._ 04,2


LA MORALE
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1885
Tous droite réservés.


'P711")7




JULES BARNO)


La démocratie française a perdu en Jules Barni un de ses con-
seillers les plus fermes ; la philosophie de notre pays, un de ses
maîtres les plus respectés. Peu d'existences, de notre temps, ont
aussi bien réalisé l'idéal de la sagesse antique : l'unité de la vie
dans l'harmonie des actes et 'des pensées. Barni nous apparaît
comme la personnification vivante de l'idée du droit. La manifester
par ses exemples, l'exprimer par ses écrits, lui consacrer toutes
les forces de sa volonté, toutes les lumières de son intelligence,
telle est la tâche qu'il poursuit exclusivement depuis la première
jusqu'à la dernière heure, par une sorte de vocation naturelle
dont les vicissitudes de la fortune ne servent qu'à mieux accuser
l'irrésistible puissance.


Sorti avec honneur de l'École normale en 1840, après un court
professorat en province, il revient à Paris occuper auprès de Cou-
sin l'emploi de secrétaire. Quelles impressions dut emporter de
ce commerce intime avec l'un des plus brillants, mais aussi des
moins consistants interprètes de la philosophie française l'esprit
tout d'une pièce de Barni, il serait curieux de le rechercher dans
sa correspondance. A défaut de témoignages de ce genre, il ne
nous paraît pas téméraire de supposer que Barni, tout en subis-
sant la fascination de ce prestigieux esprit et en cédant au charme
de cette parole impétueuse à la fois et étudiée, ne dut pas tarder
à démêler ce qui se cachait de légèreté critique et d'indifférence
spéculative sousies dehors solennels et dogmatiques de cette élo-
quence. Aussi ne nous étonnons-nous pas qu'il n'ait pas tardé à
quitter ce rôle de secrétaire, qui ne convenait pas à sa nature sin-


(1) Cette étude a été publiée dans la Revue politique et littéraire du 22 fé
crier 1879.


BARNI.
a




11 JULES BARNT.


Cère et rigide. 11 n'était pas de ceux auxquels les séductions du
talent font illusion sur les faiblesses du caractère. 11 n'en garda
pas moins, pendant toute sa vie, plus qu'il ne le voulait et ne le
croyait peut-être, l'empreinte de son premier maitre ; et ses juge-
ments sur Kant, son maître véritable et définitif, se ressentirent
toujours de l'interprétation de Cousin.


Les années qui suivirent furent consacrées, en dehors de
l'enseignement qu'il donnait comme agrégé volant dans les ly-
cées de Paris, à l'étude approfondie de la philosophie alle-
mande, à la traduction de la Critique du jugement (1846), et à
l'examen de cette Critique, qui devait lui fournir le sujet de sa
thèse (1848).


La révolution de Février le trouva au milieu de ces recherches
de pure érudition ; mais elle ne le surprit. point. II y vil la conti-
nuation de l'oeuvre d'émancipation politique que la Révolution
de 89 avait commencée, une revendication nouvelle des droits de
la liberté humaine. En travaillant à l'interprétation de Kant, il se
trouvait servir la même cause que les événements venaient de
faire triompher. Il n'hésita pas à se lancer dans le mouvement.
Avec d'autres esprits indépendants dont les noms sont restés,
comme le sien, l'honneur du libéralisme universitaire de cette
époque, avec Jacques, Saisset, M. Jules Simon, Despois, M. Janet,
M. Bersot, il ne crut pas que les obligations du professorat. fussent
incompatibles avec les devoirs du citoyen. Protéger la démocratie
républicaine contre ses propres égarements, l'éclairer et la paci-
fier, fortifier et étendre en elle, avec la connaissance de ses droits,
la conscience de ses devoirs, mais aussi démasquer sans ména-
gements les sophismes, les pièges de ses adversaires dissimulés
ou avoués : c'est à cette généreuse mais difficile entreprise que
sTa.ppliquèrent Barni et ses amis, dans la Liberté de penser (4848-
18:i4), sans se laisser décourager `ni par les violences d'en bas ni
par les menaces d'en haut. Barni aborda directementla question
politique par une étude sur le suffrage universel et l'instruction
primaire, où il établissait que l'enseignement donné par l'État
doit être exclusivement laïque. La Liberté de penser contient
encore de lui deux articles sur les beaux-arts dans la philoso-
phie de Kant et un fragment sur le bonheur qui devaient figu-
rer plus tard parmi les plus éloquents chapitres de sa thèse sur
la Critique du jugement et de son étude sur la Critique de la raison
pratique.


JULES I3ARNI. III


Ce second ouvrage, qu'il fit paraître en 4851, porte en maints
passages la trace des préoccupations patriotiques et morales qui
dominaient alors l'âme de Barni. Voici les dernières ligues de la
conclusion : « On ne saurait trop recommander l'étude de la phi-
losophie pratique de Kant, surtout dans une époque comme la
nôtre, si pleine de problèmes et d'écueils. Je m'estimerais, pour
ma part, trop bien récompensé si, en la rendant plus facile et en
lui donnant un intérêt nouveau, je pouvais contribuer à en répan-
dre•la bienfaisante influence. »


L'ouvrage ne trahit pas moins les douloureux pressentiments
. et la fière résignation du penseur vis-à-vis des persécutions déjà


supportées ou pressenties. « Je sais, lisons-nous dans l'avant-pro-
pos, à la date d'août 1851, que les circonstances actuelles sont
peu propices à des travaux de ce genre. Les préoccupations poli-
tiques absorbent les esprits. De plus, l'intolérance catholique, forte
cette fois du concours d'un voltairianisme hypocrite et peureux,
renouvelle ses persécutions contre la philosophie. Grâce à cette
alliance inouïe, les travaux les plus sérieux de la libre pensée
sont aujourd'hui des causes de disgrâce. N'importe, poursui-
vons notre oeuvre avec courage ; continuons d'un esprit ferme et
indépendant nos recherches et nos études, et, avec l'aide des
grands philosophes, ces lumières de l'humanité, travaillons à
éclaircir et à propager ces principes éternels qui doivent diriger
la société dans ses transformations et qui, dans tous les cas,
nous serviront à traverser clignement ces temps d'agitations et
d'épreuves. Sous ce rapport, je ne connais pas de meilleur guide
que Kant. »


L'alliance néfaste de la réaction cléricale et de la conspiration
bonapartiste préludait alors à l'ignominieux guet-apens de Décem-
bre par la persécution dirigée, sous le fallacieux prétexte de la
pacification des esprits et de la protection des intérêts sociaux,
contre tous les représentants de la libre pensée et. de la haute
culture démocratique. Le savant. et libéral M. Vacherot venait
d'être destitué pour avoir osé achever sous la république la publi-
cation d'un ouvrage couronné sous la monarchie de juillet, l'His-
toire, si riche d'érudition et de pensées, de l'école d'Alexandrie.
« On voit ce que le parti clérical, s'écriait Barni, sait faire de la
république sous la présidence de M. Louis-Napoléon. » Au même
moment un autre ami de Barni, Amédée Jacques, se voyait puni
d'avoir fondé et dirigé la Liberté de penser par la perte de sa




IV JULES BARNI.


chaire et de ses titres universitaires et par l'interdiction même
du droit de professer dans l'enseignement libre. Et cela, remar-
que Barni avec une ironique indignation, « sous le prétendu
régime de la liberté d'enseignement, et parce qu'en plein xixe
siècle Amédée Jacques aurait osé exprimer des idées contraires à
l'orthodoxie catholique ». Et, comme impatient de partager le
sort de ses généreux amis et de réclamer sa part des coups de la
réaction cléricale, Barni s'empresse de faire hautement sa profes-
sion de foi de libre penseur. A la suite d'une page éloquente où il
vient, avec Kant, d'opposer et de préférer la morale du christia-
nisme à la morale stoïcienne et aussi de signaler certains côtés
par où la morale chrétienne l'emporte sur le formalisme abstrait
et trop rigide de Kant lui-même, il se hale d'ajouter, dans une note,
comme redoutant que l'on voie dans l'hommage rendu à la vérité
un ménagement dicté par la prudence ou la peur et une conces-
sion indirecte au despotisme clérical : « Je le déclare bien haut,
car il faut enfin que tous les vrais philosophes, grands ou petits,
sachent confesser ouvertement leur foi : comme Kant, je ne re-
connais, en matière philosophique et religieuse, d'autre autorité
que celle de la raison; le rationalisme est mon unique religion,
et, comme Kant, je ne sache rien de plus triste que l'hypocrisie
philosophique. »


Barni n'hésitait pas à publier ces lignes dans le même moment
où Cousin méritait par ses réserves habiles les faveurs (le la
réaction et s'attirait, en pleine église de la Sorbonne, l'éloge,
impertinent, par l'excès même de l'hyperbole, de « Descartes du
xixe siècle ». L'attitude si différente du maitre et du disciple vis-à-
vis du césarisme et du cléricalisme triomphants ne pouvait rester
longtemps inaperçue : Barni sentit bientôt la persécution s'achar-
ner après lui. Le coup d'État de décembre, en rendant désor-
mais la lutte impossible contresles adversaires de sa foi morale
et politique, ne lui laissa plus qu'un seul parti à prendre où son
honneur el sa liberté pussent être sauvegardés : celui de donner
sa démission de professeur.


Il se consacra tout entier d'abord à sa traduction de Kant, et
reprit en 1855 la plume du publiciste pour continuer dans l'Avenir
son oeuvre de propagande libérale et philosophique sous la direc-
tion de M. Pelletan et avec la collaboration de M. Vacherot, de
Morin, de Despois, de M. Albert. Le Roy et d'autres libres esprits.
Pendant l'unique année d'existence qui fut accordée à la nouvelle


JULES BARNI. V


Revue, Barni trouva le temps d'y insérer de nombreux et impor-
tants articles. L'étude sur Ciel et Terre de Jean Reynaud nous
montre la réserve critique du kantien cédant par moments à la
séduction d'une brillante et noble imagination. Plus loin Barni dé-
fend contre les spécieuses et spirituelles critiques de Benjamin
Constant le rigorisme de Kant et sa théorie, paradoxale en appa-
rence, sur le mensonge. En exposant le rôle de la morale dans la
société, il démontre contre les prétendus démocrates du césarisme
que la réforme sociale ne doit pas servir seulement à l'améliora-
tion matérielle, mais aussi au perfectionnement de l'individu. Une
série d'études sur les idées de Kant dans l'éducation est consacrée
à démêler curieusement les traces de Rousseau dans les écrits du
penseur allemand. Signalons surtout une piquante critique de la
théorie des deux morales, qu'un délicat, mais subtil et. trop com-
plaisant esprit avait imprudemment produite, en pleine Sorbonne,
à propos de la discussion d'une thèse sur Tibère, et qu'il venait
de reprendre, par une transformation ingénieuse destinée à don-
ner le change au public, dans un article de la Revue contempo-
raine. La morale chrétienne y était opposée à la morale païenne,
et sous le nom de cette dernière l'auteur faisait le, procès à la mo-
rale philosophique. La réplique de Barni est fine, incisive : il a
trop aisément raison du facile et profane avocat de la morale théo-
logique.


Nous n'avons pas résisté au plaisir de rappeler ces articles
oubliés aujourd'hui, mais dont l'apparition était alors saluée
par la jeunesse libérale comme un événement, comme une re-
vanche de la conscience et du droit opprimés. Barni ne faisait que
continuer ainsi sous une autre forme la tâche à laquelle il s'était
voué : la vulgarisation et le commentaire de la philosophie de
Kant.


Coup sur coup il avait publié la traduction des Cléments méta-
physiques de la doctrine du droit (Paris, Lagrange, 1854) et celle des
Eléments mÉtophysiques de la doctrine de la vertu. (Ibid., 1855.)


L'avant-propos du premier ouvrage, signé de décembre 1853,
contient de belles réflexions :
• « .l'adresse cet ouvrage à tous ceux qui sont capables de quel-


que étude et qui aiment à remonter aux principes. Qu'ils s'en pé-
nètrent : ils y apprendront à aimer la liberté, l'égalité, le droit,
qu'ils ne sépareront pas du devoir, en un mol la justice ; et avec
l'amour (lu droit et de la justice, ils sentiront croître en eux la




VI JULES BARN!.


haine de la violence et de l'arbitraire. Si ces idées et ces senti-
ments étaient une fois bien enracinés dans les esprits cultivés, ils
ne tarderaient. pas à se propager et à se répandre clans tout le
peuple, et il ne faudrait pas désespérer de nous. »


Barni lançait ainsi, contre le despotisme et la réaction triom-
phants en France, la protestation d'une conscience éclairée par
la réflexion et la philosophie. C'était la seule qu'il lui fût permis
de faire entendre 'encore. De telles oeuvres ne pouvaient exciter
les défiances d'un pouvoir qui se ' croyait assuré de sa force et qui,
ne se préoccupant que des adhésions de la foule aveugle, ne
croyait avoir ni à craindre l'opposition ni à rechercher les suffrages
d'une infime minorité d'idéologues.


Ces modestes interprétations de la philosophie de Kant n'en
servaient, pas moins à entretenir dans les âmes généreuses, avec le
goût de la méditation philosophique, le culte de la liberté et du
droit proscrits. Au lieu de laisser, comme cela arrive trop souvent
aux époques d'abaissement ou de trouble social, les esprits d'élite
s'énerver clans une sorte d'indifférence dédaigneuse aux choses
politiques ou chercher dans des spéculations transcendantes l'ou-
bli des misères de la réalité, Barni les rappelait, par l'étude de
l'oeuvre morale de Kant, aux obligations pratiques de leur con-
science d'hommes et de citoyens. En face du parjure et de l'illéga-
lité triomphants, il faisait entendre par la bouche du plus éloquent
interprète de la conscience humaine la glorification de la bonne
foi et de la justice. Il développait ainsi, sans fracas, mais non sans
effet, le plus implacable des réquisitoires contre les prétendus
docteurs qui opposent la morale à la politique est distinguent entre
l'honnêteté de l'homme d'État et celle du simple particulier. Que
d'âmes délicates, mais timides, lui doivent d'avoir gardé en elles,
à cette époque, le feu sacré de l'idéal moral et politique, que tout,
autour d'elles, conspirait à étouffer!


Barni goûtait dans ces traductions la consolation de servir en-
core et son pays et la liberté. Il se proposait de faire sur l'oeuvre
entière de Kant le même travail de traduction et d'interprétation,
que la faveur du public savant avait si bien accueilli. Il avait
même publié, en 1859, l'un des écrits les plus populaires de Fichte,
du plus grand peut-être des disciples de Kant, les Considérations
destinées à rectifier les jugements du public sur lu Révolution
française, « précédées de la revendication de la liberté de
penser auprès des princes de l'Europe qui l'ont opprimée jus-


JULES 13À1INT. vil


qu'ici (1793) ». Nul ouvrage n'était plus propre à défendre la
conscience publique contre les sophismes qu'une presse vénale
multipliait pour fausser le véritable sens de la Révolution. C'était
devenu un lieu commun, dans la littérature officielle, que l'em-
pire était le véritable continuateur de la Révolution : à. ces plai-
doyers, qui faisaient. du bourreau l'héritier légitime et presque le
bienfaiteur de la victime, Barni opposait les jugements du repré-
sentant le plus illustre, après Kant, de la philosophie morale. Avec
Fichte, il revendiquait contre les sophismes entretenus par la
peur, par la haine ou par l'intérêt chez les adversaires de la Révo-
lution, et dégageait en même temps de l'alliage impur des théo-
ries violentes ou insensées avec lesquelles la passion des libéraux
eux-mêmes l'avait trop souvent confondue, l'idée maîtresse de
la Révolution : le grand principe de l'autonomie politique de la
personne humaine.


Il semblait que la vie tout entière de Barni dût s'absorber défi-
nitivement dans ces travaux d'interprétation. Entretenir chez les
esprits méditatifs le goût des hautes spéculations morales, ap-
prendre aux quelques défenseurs que la raison et le droit comp-
taient encore en France à se servir des armes forgées par les maî-
tres de la logique et de la morale, par Kant et Fichte, c'était une
tâche qui pouvait contenter l'ambition et le cœur et semblait de-
voir suffire à l'activité et aux forces d'un homme. Mais il y avait
en Barni un besoin d'action oratoire que ces travaux de cabinet
ne satisfaisaient pas. Il se sentait né à la fois pour la propagande
et pour la méditation ; et je serais même tenté de croire que chez
lui le génie de l'action l'emportait sur celui de la spéculation.
sentait qu'au service (les grandes vérités morales dont son âme
était pleine, il pouvait mettre, outre la vigueur (le sa pensée et de
son raisonnement, l'empire plus décisif encore de son éloquence.
Ses facultés oratoires languissaient clans ce labeur de philosophe
où se consumait sa pensée.


Aussi saisit-il avec empressement la première occasion qui lui
fut offerte de défendre par la parole la grande cause qu'il avait été
condamné jusque-là à servir par la plume.


En 1861, il fut appelé à faire un cours public à l'Académie de
Genève, devant un auditoire d'étudiants, en grande partie com-
posé de Francais. Il choisit pour sujet l'histoire des idées morales
el politiques en France au xvin" siècle. Comme il le dit clans
l'avant-propos du livre où il reproduisit plus tard cet enseigne-




Viii JULES BARN].
nient, c'est à des jeunes gens qu'il s'adressait. Et. ses leçons sont
faites surtout pour les auditeurs ou les lecteurs dont l'âme est.
restée jeune. Tout appareil d'érudition ou de discussion en est
banni. On voit que l'orateur se sent en pleine Communion d'idées
avec son public et que les mêmes principes de spiritualisme libé-
ral unissent le professeur et son auditoire. Ce que le maître et
les disciples poursuivent en commun, ce ne sont pas tant des
arguments victorieux contre les doctrines adverses que des rai-
sons nouvelles d'aimer la liberté et la justice. Barni interroge suc-
cessivement sur la liberté et sur le devoir l'abbé de Saint-Pierre,
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Alembert, Vauve-
nargues, Duclos, Helvétius, Saint-Lambert, Volney. Cette atta-
chante galerie devait même comprendre les écrivains hommes
d'État, promoteurs directs ou coopérateurs de la Révolution fran-
caise (Turgot, Malesherbes, Necker, Mirabeau, Condorcet). La
maladie et la mort sans doute n'ont pas permis à l'auteur de ré
diger et de publier, en un quatrième volume, les leçons qu'il avait
consacrées à celte dernière série.


Le professeur ne dissimule pas les faiblesses, les contradictions
de ses héros. ll ne se fait pas faute de signaler les erreurs qu'il
croit découvrir dans leurs doctrines. Il met bien en relief' l'indé-
cision et les choquantes contradictions des idées soutenues par
Montesquieu, Voltaire, Diderot, d'Alembert, sur la liberté morale;
mais il ne voit aucune raison de s'alarmer de ces inconséquences,
et la conduite de ces généreux penseurs lui paraît compenser
l'insuffisance de leurs arguments.


N'est-il pas étonnant pourtant que sa foi dans la preuve tradi-
tionnelle du libre arbitre n'ait été nullement ébranlée par le spec-
tacle des variations, des hésitations théoriques de tant de grands
esprits? Les objections de Kant contre le prétendu témoignage de
l'expérience intime ne devaient-elles pas se dresser avec une nou-
velle force devant son esprit, lorsqu'il commentait à son auditoire


les ingénieuses considérations de Montesquieu sur la difficulté de
concilier la liberté avec la prescience divine, les spirituelles criti-
ques de Voltaire dans sa discussion avec Frédéric? Sans parler
des ingénieuses saillies ou des pénétrantes observations île Dide-
rot ou de d'Alembert, le spectacle de Vauvenargues composant à
vingt-deux ans un écrit contre le libre arbitre et mettant à nier
la responsabilité humaine la même éloquence enflammée qu'il
portait dans la défense de la vertu et de la dignité humaine,


JULES BARNI. IX


n'aurait-il pas dei lui inspirer quelque défiance contre les raison-
nements ordinaires des spiritualistes en faveur de la liberté?
Mais Barni ne voit dans toutes ces objections que des jeux d'es-
prit encouragés par le goût du temps ou un regrettable effet
des influences de l'école matérialiste. Ces négations ne réussissent.
pas plus à ébranler les arguments que les conclusions de sa foi
morale.


C'est avec la même confiance imperturbable dans la solidité du
spiritualisme de l'école qu'il écarte par une critique sommaire et
presque dédaigneuse les idées morales ou politiques qui contre-
disent son credo philosophique. Les thèses, plus ou moins voisines
du socialisme moderne, qu'il rencontre chez les écrivains du
xvin e siècle, provoquent surtout ses impatientes protestations.
C'est, être sourd à la voix de la nature que déclarer avec Montes-
quieu («pte la loi naturelle ordonne aux pères de nourrir leurs
enfants, niais n'oblige pas de les faire héritiers », et même sou-
tenir que « le partage des biens, les lois sur le partage, les suc-
cessions après la mort de celui qui a eu ce partage, tout, cela ne
peut avoir été réglé que par la société et, par conséquent, par des
lois politiques ou civiles ». Il rencontre dans Montesquieu la re-
doutable proposition que ce sont ces lois civiles qui constituent.
le droit de propriété et que la communauté naturelle des biens
est la loi du droit naturel. Mais il ne croit pas nécessaire de s'ar-
rêter à l'examen d'une telle pensée : elle lui paraît trop contraire
à l'opinion commune pour mériter d'être examinée, comme si
paradoxe était nécessairement synonyme d'erreur ! Combien est
insuffisante également la critique à laquelle il soumet la théorie
communiste de la propriété que Rousseau expose clans le Contrat
social! Au tond Barni est, plus qu'il ne le croit peut-être, dominé
en morale par la théorie éclectique de l'autorité du sens commun.
Son tempérament oratoire et son génie essentiellement pratique
lui interdisent. la curiosité patiente et l'impartialité nécessaires aux
complications, aux subtilités de l'analyse critique.


Il vaut mieux chercher dans ses trois volumes sur les doctrines
morales du :Mll e siècle l'exposé des grands principes de justice
sociale que les philosophes devaient rendre maîtres des esprits,
avant que la Révolution les eût fait triompher clans la pratique.
Barni excelle à mettre en lumière l'idée maîtresse et originale des
penseurs qu'il étudie, à nous présenter chacun d'eux comme l'in-
carnation vivante des divers principes dont se composera plus tard




'Ir


X JULES BARNI.


l'immortelle Déclaration des droits de l'homme. L'idée de la
fraternité des peuples avec l'abbé de Saint-Pierre, celle du droit
politique avec Montesquieu, de la tolérance avec Voltaire, du
contrat des volontés comme fondement idéal de la société poli-
tique avec Rousseau, la revendication sans trêve, passionnée, exces-
sive même, des droits du libre examen avec Diderot, d'Alembert
et les encyclopédistes : tous ces principes et tant d'autres qu'il
serait trop long d'énumérer, Barni en saisit curieusement •la
première et. vivante manifestation -dans la conscience et sous la
plume éloquente des auteurs du xvm e


siècle. Ce sont à ses yeux
comme autant d'apôtres de l'évangile nouveau, et il recueille
pieusement les traces de leurs enseignements. L'éloquence et
l'esprit mis au service de la vérité morale, le] est le spectacle qu'il
est heureux d'étaler sous les yeux de ses jeunes disciples. Et, en
effet, ce sont les démonstrations les plus efficaces pour des âmes
éprises d'honneur et de justice. En ce sens, les analyses profondes,
mais subtiles d'un penseur tel que Kant, auraient moins convenu
au dessein que se proposait Barni : enflammer dans la jeunesse
qui l'entourait la passion du droit et de la dignité humaine; aux
lamentables défaillances de la France contemporaine opposer les
leçons et les .


exemples des génies précurseurs ou fondateurs de la
Révolution ; à la conscience égarée, découragée du présent, rappe-
ler la loi morale et les espérances vaillantes du siècle précédent.
Le succès de ces leçons académiques suggéra aux généreux esprits
qui présidaient aux libres destinées de la cité génevoise l'heu-
reuse inspiration de mettre le talent et le dévouement de Barni
au service d'une sorte d'enseignement populaire de la morale phi-
losophique.


Barni venait de se révéler, non pas seulement. comme un pro-
fesseur savant et disert, mais comme l'interprète éloquent de la
vérité morale. Cet apostolat laïque, ne convenait-il pas qu'il
l'exerçât sur un plus grand théâtre et que l'assistance spéciale et,
restreinte d'une salle académique fît place de temps en temps au
grand public, à la foule des libres auditeurs?


C'est d a n s la salle du Grand-Conseil, aux cours publics du soir
que la municipalité de Genève institue tous les hivers, que Bani
l'ut invité à se faire entendre chaque semaine, en dehors de son
enseignement régulier. « Comme j'ai toujours pensé, nous dit-il,
que, de toutes les parties de la philosophie, la morale est celle qui
se prête le mieux à un enseignement de ce genre, et comme je


JULES BARNI. XI


crois que là est aujourd'hui notre principale ancre de salut, j'accé-
dai de grand coeur à la demande qui m'était faite. » C'est ainsi que
durant près de quatre années il prit pour sujet de « ses sermons
laïques », comme il les appelle justemen t, les Martyrs de la libre
pensée (1862), Napoléon et son historien IL Thiers (1863), enfin la
Morale dans la démocratie (1864-65).


Nous avons déjà trouvé que la discussion théorique des pro-
blèmes et des difficultés de la science morale ne tenait qu'une
place très restreinte dans l'histoire des idées au xvin' siècle. Cette
remarque s'applique, avec bien plus de vérité encore, aux autres
études de Barni. Ici encore, il s'agissait moins de convaincre les
esprits que d'émouvoir les coeurs et de toucher les volontés en
faveur de la justice et du droit. Ce n'étaient pas des raisons
d'affirmer, mais des forces pour pratiquer la vérité qu'il fallait à
ce grand auditoire de personnes de tout sexe, de but âge, de toute
condition, accourues pour entendre une libre parole. Quel autre
plus que Barni était propre à l'action qu'il s'agissait d'exercer? Sa
grande taille, son visage pâli par l'étude et la souffrance plus
morale encore que physique, sa réputation de savant et de philo-
sophe, la séduction, si vive auprès d'un public populaire et
libéral, des luttes soutenues avec honneur contre le despotisme :
tout ce qui peut prévenir en faveur de l'orateur les imaginations
et les consciences se trouvait réuni dans la personne de Barni.
Il parlait des martyrs de la libre pensée, et il n'était permis qu'à
lui seul de s'oublier dans ce long martyrologe. Il flétrissait la
conception napoléonienne et l'abaissement de la vérité histo-
rique devant le césarisme triomphant, et chacun se disait que
les sévérités du juge étaient bien excusées par les épreuves du
citoyen.


Il débute en 1862 par le cours sur les martyrs de la libre pensée.
L'antiquité avec Socrate, les stoïciens de l'empire romain et
Hypatie; le moyen âge avec Abélard ; la Renaissance avec Ramus,
Michel Servet, Bruno, Campanella, Vanini et Galilée; le xvin° siè-
cle avec 1.4. Rousseau et M me de Staël, fournissent un thème
varié, inépuisable, aux éloquentes protestations de l'orateur en
faveur du droit et de la liberté. Il ne faut, chercher dans ces pages,
où l'écrivain nous a conservé la pensée et la parole de l'orateur,
ni faits nouveaux ni considérations originales. Mais l'accent d'une
généreuse conviction, l'émotion communicative d'une âme qui
connaît par l'expérience du présent et redoute pour l'avenir les




NUI JULES BANNI.


luttes de la libre pensée et de la tyrannie, suffisent à défendre le
livre contre la banalité, et en font un excellent ouvrage d'ensei-
gnement populaire.


On s'étonne peut-être de voir le nom de Rousseau associé
à ceux de Socrate, de Thraséas et de Servet; l'écrivain dont les
écrits et la vie condamnent le caractère et la conduite avec non
moins d'évidence qu'ils accusent ses persécuteurs, aux hommes
en qui l'histoire a de tout temps salué la double grandeur de
l'action et de la pensée. Outre que Barni était sûr d'intéresser en
parlant de Rousseau un public génevois, il cédait volontiers à la
prédilection de son génie oratoire et démocratique pour l'un des
plus éloquents avocats de la cause populaire.


Un autre trait non moins digne (le remarque et qui caratérise
bien la nature de Barni, c'est la courageuse franchise avec laquelle,
dans la ville (le Calvin lui-même, il n'hésite pas à flétrir la con-
damnation de Michel Servet. Ce n'est pas sans provoquer la vive
irritation de certains théologiens que Barni juge avec cette libre
sévérité l'un (les plus illustres promoteurs de la Réforme. Mais il
plaisait à son génie militant, ennemi de toutes les hypocrisies, (le
montrer que la reconnaissance de l'histoire pour les services et le
génie de . Calvin ne saurait autoriser les mensonges complaisants
sur ses faiblesses ou ses égarements.


Barni devait déployer la môme franchise agressive et impatiente
de toutes les dissimulations, dans la révision du jugement tradi-
tionnel des historiens sur Napoléon. Le succès de l'histoire du
Consulat et de l'Empire semblait consacrer définitivement la vérité
de la légende napoléonienne, telle que l'adoration populaire du
succès et l'admiration intéressée des politiques s'accordaient à la
présenter. Comment contester l'action bienfaisante, le rôle provi-
dentiel d'un homme dont l'oeuvre et le génie avaient résisté à la
critique du plus pénétrant, du mieux informé, du plus libéral
(les historiens? L'énergie de Barni n'était pas faite pour se laisser
rebuter par la difficulté. « Je travaillerai, dans la mesure de
mes forces, à détruire cette funeste idolâtrie dont le livre de
M. Thiers est aujourd'hui le monument le plus considérable, et
qui, en même temps qu'elle fausse l'histoire, sape les bases de la
moralité publique. »


Le début du cours est tranchant. Le Napoléon, celui des histo-
riens aussi bien que celui de la légende populaire, n'a jamais
existé. 11 s'agit de retrouver le vrai Napoléon sous les erreurs


JULES BARN!. XIII


accumulées par l'intérêt ou l'ignorance. Et, pour cela, il faut tout
d'abord protester contre celte religion (lu succès dont M. Thiers
se fait comme le grand prêtre, et ne pas, avec lui, confondre
l'impartialité de l'historien avec l'indifférence du juge. L'histoire
n'est pas faite pour réfléchir, comme une glace sans âme, les
événements et leurs causes. Elle doit avoir des larmes pour les
victimes, des cris d'indignation contre les oppresseurs, et satisfaire
la conscience et le coeur non moins que le jugement et la raison.
Barni passe en revue les actes les plus tragiques du drame napo-
léonien : le 18 Brumaire, la guerre d'Espagne, l'abdication de
Fontainebleau, la captivité de Sainte-llélène. Il ne voit partout
dans les récits des historiens que pures inventions. Fable que la
tentative (l'assassinat dont le général Bonaparte aurait été menacé
au conseil des Cinq-Cents : la pension accordée au grenadier
Thome n'est qu'une misérable jonglerie. Fable que le récit dra-
matique où le général Montholon nous présente Napoléon refusant
son épée à l'amiral anglais qui la lui demande, et le terrifiant du
regard au point que ce dernier n'ose pas insister. Fable que les
vexations infligées a • prisonnier de Sainte-Hélène. Iludson Lowe,
loin (l'être un vil geôlier, était un officier honorable « ayant au
plus haut degré le sentiment du devoir et nullement dépourvu de
celui de l'humanité ». Fable enfin que le crâne gigantesque de
Napoléon : ce qui frappe (l'abord dans la tête véritable de Napo-
léon, dit M. Peisse, c'est la petitesse (lu crâne. »


A quoi bon énumérer les critiques de toute nature auxquelles
les paroles et les actes (le l'homme, du politique, (lu conquérant,
de l'administrateur, sont impitoyablement soumis? Nous n'oserions
dire que la passion ne fait pas dépasser la mesure au critique, et
que Barni ne tombe pas dans l'excès contraire à celui qu'il repro-
che à Thiers. Peu s'en faut qu'il rie refuse à Napoléon le génie,
comme le sens moral. La ténacité du maniaque et l'absence de
scrupules du criminel, telles lui semblent être les deux facultés
maîtresses du moderne César. Avouons que ce sont là (le pauvres
instruments pour l'oeuvre gigantesque (le l'épopée napoléonienne,
quelles qu'en aient été les péripéties et le dénouement. Elles
suffiraient à expliquer le règne d'un Néron, non la fortune d'un
Bonaparte. Et n'est-ce pas singulièrement rabaisser le génie de la
France que de ne voir en ce génie que le complice ou la dupe d'un
scélérat et d'un fou?


Barni n'en a pas moins accompli une lâche salutaire. Par les




XIV JULES BARN!. I JULES BARNI. XV


exagérations mêmes de sa critique passionnée et paradoxale, il a
réveillé et ranimé la conscience engourdie de l'histoire. La vraie
mesure du jugement auquel il s'arrête au fond, et que nous devons
apprendre de lui à porter sur Napoléon, il nous la livre en termi-
nant, dans l'admirable portrait de Napoléon par Fichte. Il l'oppose
à celui que nous trace Thiers à. la fin de son ilistoire, et ne peul, se
lasser de le reproduire. Déjà il en faisait comme une sorte de
commentaire à son Étude sur Mme de Staël, dans le dernier cha-
pitre de son livre sur les Martyrs -de la libre pensée. ll déjouait
ainsi d'ailleurs les rigueurs de la censure impériale, qui ne lui
avaient pas permis de l'insérer clans sa traduction des Considéra-
tions sur la Révolution française, de Fichte.


Après avoir, pendant deux ans, enseigné à son auditoire popu-
laire le culte de la liberté et de la dignité humaines par le spectacle
des folies et de l'impuissance de la tyrannie sous ses formes les
plus diverses et de quelque nom qu'elle se pare, il lui restait à
formuler et à coordonner les principes de la morale démocra-
tique qui avaient inspiré et dicté ses jugements. Aux enseigne-
ments de l'histoire (levaient, succéder ceux de la philosophie. Il
choisit, clans ce dessein, pour sujet de son cours, pendant les
années 1864 et 1865, la Morale dans la démocratie.


Une idée domine le livre où il recueillit ces leçons : celle de la
séparation de la morale et de la théologie : « Mon livre, dit l'auteur
dans l'avant-propos, pourrait s'intituler : « Leçons de morale
indépendante ». Barni frayait ainsi la voie où la Revue de Massol
ne devait pas tarder à le suivre.


« J'ai établi nettement dans ma première leçon que la morale
est, dans ses bases, indépendante non seulement de tout dogme
théologique, mais même de toute métaphysique, c'est-à-dire
(car il faut ici bien préciser cette expression qui prête à l'équi-
voque) de tout système sur l'essence, l'origine et la destinée
ultérieure de l'âme, sur la nature de Dieu eL sur ses rapports avec
le monde et l'humanité. J'ajoute d'ailleurs que, s'il est quelque
lumière propre à éclairer ces obscurs et, insondables problèmes,
c'est surtout du foyer de la conscience morale qu'elle doit
jaillir. »


Ce n'est pas que Barni soit l'adversaire absolu des religions
positives. Il rend volontiers hommage à la bienfaisante influence
du christianisme libéral tel qu'un Channing le professait. Mais,
ajoute-t-il, « ce christianisme-là est bien rare, même de nos jours,


malgré les généreux efforts du protestantisme libéral; l'infâme
attaqué par Voltaire n'est pas encore tout à fait écrasé. »


Barni est moins décidé sur les autres problèmes dont la cons-
cience contemporaine attend de la morale sociale une solution
-nouvelle, plus en harmonie avec les idées et les besoins du temps.
Ainsi que nous avons eu déjà l'occasion de le signaler, la question
sociale, le redoutable problème de la propriété, celui des rapports
du travail et du capital, ne paraissent réclamer ni de sa logique ni
de sa conscience d'autres solutions que celle que la morale tradi-
tionnelle lui impose. L'instruction populaire et l'association
doivent suffire à écarter toutes les difficultés, à prévenir tous les
périls. « La morale devant la misère » (tel est le titre expressif du
chapitre qu'il consacre à cet émouvant problème) n'a pas d'autres
réformes à souhaiter.


Sur la question du droit des femmes, Barni n'est pas moins
-timide. S'il proteste contre l'inégalité civile des sexes, il ne veut
pas que les femmes aient de droits politiques. Qu'on compare au
chapitre « Les femmes dans l'État », le pénétrant. et hardi ma-
nifeste de Stuart Mill sur l'affranchissement des femmes.


En revanche, Barni n'hésite pas à se prononcer contre la peine
de mort., et les chimères de l'abbé de Saint-Pierre ne réussissent
pas à le rendre indifférent aux généreux efforts des Amis de la
paix universelle. En 1867, il préside à Genève le premier Congrès
international de la paix, et l'autorité qu'il y conquiert, l'éloquence
qu'il y déploie témoignent assez de la sincérité et de l'énergie de
ses convictions.


Mais, nous le répétons encore une fois, nos critiques ne doivent
pas faire oublier que le dessein poursuivi par Barni n'était pas de
rajeunir les problèmes, de renouveler les solutions, mais de raf-
fermir et d'encourager dans les âmes la foi aux vieux et essentiels
principes de la morale. Le succès de ses leçons à Genève et l'ac-
cueil que reçurent phis tard du public français les livres où l'ini-
tiative d'un intelligent et libéral éditeur lui permit. de les repro-
duire, montrent assez qu'il avait atteint son but.


Les années qui suivirent les cours à l'Académie et à l'hôtel de
ville de Genève furent remplies par la rédaction et l'impression
des leçons. En 4869, 13arni taisait parailtre sa traduction de la
Critique de la raison pure. « Elle a reposé plus de neuf ans dans
mes cartons, elle était déjà entièrement terminée, quand j'ai
quitté Paris pour venir enseigner à Genève... ; mais Kant est de




XVI JULES BARN"


ceux qui peuvent attendre. » Barni annonçait et préparait en
même temps l'achèvement de sa traduction de l'oeuvre complète
de Kant.


C'est au milieu de ces savants travaux qu'il apprit l'effondre-
ment militaire de la France et la chute de la dynastie napo-
léonienne. Il s'empressa de venir prendre sa part des épreuves de
la patrie. Un tel homme ne pouvait rester inaperçu. Une des pre-
mières mesures du ministère républicain nommé au lendemain
du 4.septembre fut de remettre dans l'enseignement, à la place où
les années et les services rendus à la science et à la liberté leur
donnaient droit, les hommes que le 2 décembre en avait chassés.
Barni fut nommé inspecteur général de l'enseignement secon-
daire.


En même temps, « Gambetta, dès son arrivée à Tours, le char-
geait de rédiger, à la place du Moniteur des Communes, enfermé
dans Paris, un Bulletin de la République, destiné à éclairer les po-
pulations des campagnes comme des villes, non seulement sur
les actes du gouvernement de la Défense nationale, mais aussi
sur les institutions républicaines, qui seules peuvent relever la
France. » Il inséra dans chaque numéro, sous le titre de « Manuel
républicain », un court chapitre où il s'efforçait de mettre à la
portée de toutes les intelligences « les notions fondamentales qui
constituent l'esprit même de la république ».


C'est en ces termes que Barni nous fait connaître le dessein et
l'esprit du Manuel qu'il publia à la fin de 1871. Sous une forme
populaire et concise, nous y retrouvons traitées les mêmes ques-
tions, affirmés les mêmes principes que dans ses précédents écrits,
avec cette bonne foi communicative, cette clarté d'exposition,
cette chaleur tempérée de style qui le distinguent partout. Moins
encore qu'ailleurs y devons-nous chercher sur les questions dis-
cutées du jour, sur les problèmes brûlants, d'aperçus nouveaux et
originaux.


Le Manuel fut suivi d'autres petites brochures politiques, dic-
tées par la même inspiration, que Barni publia dans diverses col-
lections de livres pour.l'éducation populaire. Les discours qu'il eut
l'occasion de prononcer dans les réunions politiques où sa candi-
dature à la députation fut aussitôt acclamée que posée, ses mani-
festes incessants en faveur de l'éducation populaire et dela culture
républicaine, témoignent de l'ardeur persévérante qui jusqu'à ses
derniers jours l'attacha au service de la démocratie.


JULES MUNI. XVII


Nous nous sommes étendu aussi longuement que le permet-
tait le cadre de notre article sur le rôle de Barni comme professeur
de morale; son rôle politique lui-même se confond avec ce pre-
mier rôle, qui fut sa vocation essentielle et durable. Quelle que
fût la tribune politique d'où il parlât, qu'il s'adressât à des col-
lègues, aux électeurs mi à la foule, c'est toujours l'avocat des
grands principes de la morale démocratique, l'ancien professeur
de Genève qui apparaissait. Cette unité de ton et de doctrine,
qui rend la lecture de ses écrits un peu monotone, faisait, au
contraire, la force et l'autorité de sa parole devant. l'assistance
fréquemment renouvelée ou aisément distraite d'un auditoire po-
pulaire. Ce que le. public, en France comme à Genève, connais-
sait et aimait en lui, c'est ce dévouement persévérant et exclusif'
d'une vie tout entière à l'idée républicaine, à la cause de la jus-
tice et du droit.


La foule des admirateurs de Barni a moins apprécié, sinon
moins connu, ce qu'il a fait pour gagner aux principes qui lui
étaient chers le concours restreint, mais efficace des intelligences
cultivées. L'action qu'il a exercée par ses écrits philosophiques,
pour être moins bruyante, n'en a été que plus profonde et durable.
Les séductions du talent oratoire s'évanouissent avec la per-
sonne de l'orateur lui-même, avec le souvenir vivant de ceux qui
l'ont entendu : les écrits où Bayai entreprit de fixer les traces de
sa parole ne se recommandent pas assez par le talent du style
pour que le lecteur n'ait rien à regretter des impressions de l'au-
ditoire. Ces causes, qui réduisent singulièrement l'action de l'ora-
teur et de l'écrivain, n'ont aucun effet sur la durée et l'efficacité
d'une oeuvre de science et d'érudition.


C'est par sa traduction et son commentaire de Kant que l'oeu-
vre de Barni se recommandera dans l'avenir : l'examen de ses
travaux philosophiques doit donc couronner notre étude.


Nous avons vu déjà comment les événements politiques, ses
cours à Genève et la publication de ses divers ouvrages interrom-
pirent ét ralentirent l'entreprise qu'il avait formée au début de sa
carrière, et dont il était bien résolu à faire l'oeuvre essentielle de
sa vie : la traduction et le commentaire des écrits philosophiques
de Kant.


Les oeuvres annoncées n'ont même pas toutes paru. La maladie
et la mort ont paralysé la main du vaillant traducteur. 11 est par-
ticulièrement regrettable que nous n'ayons ni les Prolégoniènes.è


BABNI. h




XVIII JULES BARNI.


toute métaphysique future dont l'apparition était annoncée comme
très prochaine en 4873, et qui nous aurait donné le jugement de
l'auteur sur la Critiques de la raison pure; ni surtout l'étude d'en-
semble sur Kant, sa vie et sa doctrine, qui devait être, suivant
l'expression de Barni « le résumé et la conclusion de
tous ses travaux précédents ». Peut-être les cartons de Bailli en
conservent-ils les manuscrits : espérons, dans ce cas, que la piété
des héritiers ne tardera pas à les en faire sortir.


Il est à peine besoin de mettre en lumière les qualités propres
aux traductions de Barni et ce qui leur conquit tout de suite la
place d'honneur dans les bibliothèques des amis de la philosophie.
Il fallait au savoir de l'interprète joindre le talent de l'écrivain,
pour rendre avec cette exactitude et cette précision élégante les
idées si subtiles, les raisonnements si abstraits, le style si compli-
qué de Kant. Il y a certaines parties de ces traductions qui sem-
blent des écrits originaux, tant l'interprète s'est identifié avec son
auteur.


Barni avait adopté un mode de traduction plus laborieux peut-
être qu'efficace, mais qui témoigne de tout son zèle pour son
oeuvre. Il accompagne et habituellement fait précéder la traduc-
tion d'une analyse oài les idées essentielles de l'auteur apparais-
sent débarrassées de leur terminologie et de leurs divisions
scolastiques, et surtout dégagées de toutes les complications, de
toutes les additions de détail qui trop souvent, dans le texte, fati-
guent et égarent l'intelligence du lecteur. Ce travail, incontesta-
blement utile, ne saurait pourtant tenir lieu du commentaire
perpétuel qui devrait, à notre sens, accompagner la traduction. Il
nous paraît indispensable que quelque interprète intelligent et
dévoué fasse chez nous pour le texte de Kant ce qui a été fait pour
l'oeuvre d'Aristote, par exemple. Kant est un classique de la philo-
sophie au même titre que Platon, Aristote, Descartes ; et ses idées
ne sont pas moins éloignées des conceptions ordinaires du sens
commun que celles de ces grands révolutionnaires de la pensée hu-
maine. Ajoutez à ces difficultés de l'entendre celles que- le génie
même de la langue allemande et les défauts de l'écrivain chez
Kant opposent. à un lecteur français, et l'on comprendra que les
traductions de Barni n'aient pas réussi, autant qu'il l'aurait voulu,
à développer chez nous l'intelligence et le goût de la philosophie
kantienne. Il reste encore au lecteur, après la lecture de ces élé-
gantes et d'ordinaire exactes traductions, à faire un effort trop




JULES IIARNI. XIX


considérable de réflexion eLde sagacité philosophique. Non certes
que le commentaire le plus savant puisse jamais tenir lieu de la
méditation personnelle ; mais il nous paraît désirable et très pos-




sible de faciliter ce travail plus que ne fait Barni.
Peut-être Barni ne se sentait-il pas assez maître de la pensée


de Kant pour tenter le difficile commentaire dont nous voulons
parler. Après avoir fait ressortir les qualités et les défauts de son
système de traduction, il convient de nous demander comment
il entendait la doctrine critique et d'examiner le jugement qu'il
en portail.


Il la juge d'abord en fidèle élève de Cousin. Ni l'article sur Kant
du Dictionnaire des sciences philosophiques (1847), ni la thèse de
1850 ne dépassent le point de vue étroit des leçons de Cousin sur
la philosophie de Kant. Barni ne commence à s'affranchir de la
manière de voir dominante parmi les éclectiques que dans son
examen de la Critique de la raison pratique. Ce qu'il en loue sur-
tout, c'est la subordination de la théologie à la morale : il ne dit.
pas encore l'indépendance de la morale vis-à-vis de la théologie.
« Loin de s'incliner devant une autorité étrangère, c'est, au con-
traire, clans la philosophie, c'est-à-dire dans la raison, que Kant
place le suprême contrèle de la religion. J'appartiens tout à fait
sous ce rapport à l'école de Kant... Les dogmes s'en vont : il faut
donc que la philosophie s'applique à prévenir le vide qu'ils lais-
sent dans les âmes... C'est qu'aussi, pour dire toute ma pensée,
l'immortalité de l'âme n'est pas de ces choses qui se démontrent
rigoureusement... Telle est aussi la conclusion qui ressort de cet
admirable dialogue de Platon où Socrate, sur le point de boire la
ciguë, s'entretient avec ses amis de ce grand sujet; et je ne crois
pas que la philosophie soit, à l'heure qu'il est, beaucoup plus
avancée sur ce point. »


Qu'on rapproche ces lignes des déclarations si différentes qui
accompagnent à la même époque les éditions du livre capital de
Cousin, celui qu'on peut. regarder comme le testament philoso-
phique du chef de l'école éclectique, le livre du Vrai, du Beau et
du Bien : « N'écoutez pas ces esprits superficiels quise donnent
comme de profonds penseurs, parce qu'après Voltaire ils ont dé-
couvert des difficultés dans le christianisme : vous, mesurez vos
progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération que vous
ressentirez pour la religion de l'Évangile. »


La rupture philosophique de Barni avec son premier maître




XX. JULES BARN!.


s'accuse définitivement, et son accord avec Kant ne s'est jamais
montré plus étroit que dans les leçons sur la Morale dans la démo-
cratie. 11 s'y déclare ouvertement, nous l'avons dit déjà, pour le
principe de la morale indépendante. Nous ne voyons pas que
Rami soit allé plus loin dans son adhésion à la philosophie kan-
tienne.


La doctrine morale est la partie de la philosophie critique qu'il
a le plus complètement étudiée et traduite. Il y est sans cesse re-
venu dans ses ouvrages et à travers les périodes diverses de sa vie.
accidentée. La Critique du jugement ne l'a occupé qu'au début de
sa carrière, et l'on s'étonne que les grandes nouveautés de la phy-
siologie mécanique et du darwinisme n'aient pas ramené son at-
tention sur le difficile et si attachant problème de la conciliation
du déterminisme mécanique et des causes finales. La Critique de
lu raison pure ne me parait bien avoir été traduite par lui et avoir
occupé sérieusement son esprit qu'après les cieux autres Critiques ;
et il semble qu'il en ait différé jusqu'à la fin l'examen spécial.
Cette marche en sens inverse de celle même qu'avait suivie le gé-
nie de Kant ne nous parait pas avoir médiocrement contribué à
égarer le jugement de Barni sur la véritable signification et sur la
liaison des trois Critiques.


Ce qu'il condamne dans la philosophie critique, ce sont les
périls qu'elle fait courir, selon lui, à la conscience, à l'activité
pratique. S'il reproche à Kant ce qu'il appelle l'opposition con-
tradictoire de son scepticisme scientifique et de son dogmatisme
moral, c'est qu'il craint qu'une telle doctrine ne détourne les
esprits de l'étude de la nature et, par suite, n'affaiblisse les res-
sorts de l'activité humaine. La subtile distinction des phénomènes
et des noumènes, c'est-à•dire de la réalité apparente et de la réalité
vraie, n'est propre, à ses yeux, qu'à fatiguer et à troubler inuti-
lement la conscience. Enfin, les formules abstraites de la morale
kantienne lui paraissent supprimer le dévouement et briser l'un
des plus puissants leviers du progrès.


Mais comment un génie aussi pénétrant que celui de Kant
aurait-il servi, sans le savoir, la cause du scepticisme, qu'il avait
surtout à cœur de combattre? Kant ne se lassa pas de le répéter
sous toutes les formes : s'il condamne les métaphysiciens, c'est
qu'ils compromettent à la fois les intérêts de la science et ceux
de la conscience, ou, d'un seul mot, ceux de la vie pratique. Et
l'on voudrait que le doute fût le dernier mot de son système !


JULES BARNI. XXI


Nous pourrions invoquer l'histoire en sa faveur et montrer que
du criticisme de Kant, tout comme de la dialectique socratique,
sont sortis les systèmes les plus dogmatiques. Mais n'est-il pas
évident, pour quiconque a étudié Kant, que le doute n'atteignit
jamais sa foi morale?


Barni ne trouve que subtilités et chimères dans la distinction
des phénomènes et des noumènes, qui est le fond môme du kan-
tisme,. Leibniz pourtant en faisait déjà le fondement même de sa
philosophie. Il n'est pas besoin d'avoir médité longuement sur
l'énigme de la matière et de la vie pour comprendre que notre
science ne saurait avoir la prétention de pénétrer jusqu'aux der-
niers éléments des choses. Voltaire, qui ne se piquait pas de
métaphysique, n'hésitait pas à dire, dans le même sens que
Kant : « Nous voyons les choses, non pas telles qu'elles sont,
mais telles que nous sommes faits pour les voir. » C'est là l'en-
seignement constant et unanime de tous les grands philo-
sophes; les résistances du sens commun ne suffisent pas à réfuter
une doctrine que les progrès mêmes de la science ont mise
en une éclatante lumière. L'un des maîtres de la physique con-
temporaine, Dubois-Reymond, s'en faisait hardiment l'avocat,
lorsqu'il prononçait, en 1872, à la réunion des savants de Leipzig,
son fameux Ignorabimus tant controversé. N'est-ce pas là d'ailleurs
le principe môme d'une philosophie qui ne s'en intitule pas moins
le positivisme ?


Ce qui répugne surtout au bon sens de Barni, c'est la distinction
du moi intelligible et du moi phénoménal, en d'autres termes, de
ce que notre âme est elle-même et de ce qu'elle nous parait are.
Il déclare expressément qu'il ne saurait comprendre cette dis-
tinction. La conscience lui parait, à la différence des sens exté-
rieurs, pénétrer au delà des phénomènes jusqu'à la substance
même, jusqu'à la cause qui les soutient et les produit. 11 dirait
volontiers avec Maine deBiran et ses récents disciples : « La cons-
cience perçoit l'être comme à nu. » Mais comment la faible et
vacillante lumière que la conscience projette par intervalles sur
la nuit où s'écoule la plus grande partie de notre existence suffi-
rait-elle à éclairer tous les mystères de notre nature ? Qui ne sent,
comme une philosophie récente a le mérite d'y avoir insisté, que
les racines de notre pensée plongent au sein d'une activité incons-
ciente que nous désignons sous les noms, plus ou moins vagues,
d'organisation, d'hérédité, d'instinct, de nature enfin? Barni




XXII JULES IJARNI.


aurait dû être frappé du service que rend la distinction des phéno-
mènes et des noumènes. En séparant le domaine de la science, qui
comprend les premiers, de celui de la recherche métaphysique,
qui embrasse les seconds, Kant voulait, avant tout, pacifier les in-
telligences, que trouble et divise Irop aisément l'apparente contra-
diction clos méthodes propres à ces deux ordres de connaissances.
Mais toutes ces questions ont été excellemment traitées dans Ulis-
taire du matérialisme de Lange (t) : nous y renvoyons nos lecteurs.


Barni n'a pas mieux entendu la morale de Kant. Il le blâme de
faire de l'impératif catégorique, ou de l'obligation d'agir confor-
mément à la raison, le principe premier de la raison. Pour justi-
fier cette obligation, « il aurait fallu, selon lui, en revenir à la
considération de la nature humaine et de la destination qui en
découle », comme le faisait Jouffroy. En un mot, la loi morale
devrait reposer sur l'expérience psychologique. Barni ne voit pas
que la loi morale est, au contraire, pour Kant, le fondement sur
lequel s'appuie la vérité même des catégories, ces conditions
logiques de toute véritable expérience.


Barni soutient encore que l'impératif catégorique ne s'applique
pas au dévouement, et ne donne que la formule de la justice. Il
trouve que la morale kantienne n'exige pas assez de l'homme :
nous serions tentés plutôt de croire qu'elle attend trop de sa fai-
blesse. Elle lui demande de ne vivre que pour assurer le triomphe
de la raison, de se sacrifier tout entier à la cause de l'idéal. On
pourrait dire que Kant, comme les stoïciens, t'ait de l'héroïsme
la vertu journalière, l'obligation constante de la volonté.


Si c'était ici le lieu, nous aurions sans doute bien d'autres
inexactitudes d'interprétation à relever dans l'examen auquel
Barni a soumis la philosophie de Kant.


Nous avons cru, par l'insistance de notre critique, servir la
grande cause à laquelle 13arni était dévoué par-dessus tout : celle
de la vérité. Il nous a paru bon de rappeler que la doctrine de
Kant ne fait courir à la conscience morale aucun des dangers qui
effrayaient 13arni. Les subtilités qu'il lui reproche ne sont souvent
qu'une réserve dictée par la critique, qu'une barrière élevée autour
de la conscience morale contre les témérités de la métaphysique,
les négations du scepticisme ou les prétentions indiscrètes de la
science. Les contradictions reprochées à Kant sont d'ordinaire


(I) Histoire de matérialisme de Lange, traduite par Pontmerol, avec introduc-
tion par D. Noleu (Reinwaldt.


JULES BARN'. XXIII


plus apparentes que réelles. Ce n'est enfin ni par l'étroitesse ni
par la sécheresse que pèche sa morale, mais bien plutôt parce
qu'elle est trop épurée, trop sublime pour la nature humaine.


Barni a néanmoins mieux compris que ses devanciers les ser-
vices que la philosophie de Kant a rendus et est destinée à rendre
à la cause de la conscience et de la liberté. Il a salué dans Kant le
vrai maître de morale de la société moderne, et montre que la
doctrine critique est pour les esprits cultivés la meilleure école de
dignité et de civisme. Nulle doctrine, selon lui, n'a fait plus pour
l'émancipation de l'esprit ; nulle n'a proclamé avec autant de force
les droits de la personne humaine, en face de la nature, qui l'as-
servit et l'écrase par son mécanisme aveugle, comme en face de
la société oppressive et de ses institutions arbitraires. Pourquoi
n'a-t-il pas su voir également que les besoins scientifiques. spécu-
latifs et religieux de l'âme humaine ont trouvé, pour la première
fois, dans le kantisme la satisfaction que réclament les exigences
indestructibles et l'harmonie nécessaire des facultés?


S'il avait suivi avec plus d'attention l'évolution scientifique de
ces dernières années, il•aurait reconnu que la philosophie critique
est celle qui a le moins à redouter de toutes les nouveautés
sérieuses, celle qui s'accommode le mieux des hypothèses ou des
découvertes récentes. Il aurait compris qu'il y a dans la théorie
kantienne de l'expérience assez de positivisme pour satisfaire aux
exigences les plus impérieuses des savants, et dans le subjecti-
visme critique des principes d'idéalisme suffisants pour réduire à
néant les prétentions du matérialisme et donner satisfaction aux
besoins moraux et poétiques de l'âme humaine.


Mais Barni était surtout frappé du péril que la corruption poli-
tique et l'oppression cléricale faisaient courir aux intelligences de
son temps, et il a demandé à la philosophie de Kant des armes
pour les combattre. Nous sommes peut-être plus frappés et
préoccupés aujourd'hui des dangers auxquels le matérialisme
philosophique expose la foi morale et les aspirations des âmes qui
refusent de se courber docilement sous le joug de la matière et
des faits. N'avons-nous pas vu, dans ces derniers temps, des
rits d'élite comme Spencer,


es-
p Stuart Mill, Renouvier et Lange
protester contre le culte exclusif de la science et chercher dans
une distinction du monde des phénomènes et des noumènes, plus
ou moins voisine de celle de Kant, le remède au mal qu'ils re-
doutent?




XXIV JULES BARN'.


Bailli n'en a pas moins le durable honneur d'avoir appelé l'atten-
tion et facilité les études des intelligences méditatives sur la phi-
losophie (le Kant.. S'il n'en a pas saisi toute la portée, il a compris
admirablement les services qu'elle pouvait rendre dans la crise
politique et morale où se débattaient ses contemporains. Mais il
a fait plus qu'apporter, chez nous, à la cause menacée de la di-
gnité humaine le concours puissant d'une doctrine : il a servi
cette noble cause par sa parole et par ses exemples. Sa vie n'a
été tout entière qu'un perpétuel combat en faveur de la vérité
morale. C'est ainsi que ce vaillant, soldat du droit, malgré les in-
fidélités de son commentaire et les erreurs de sa critique, s'est
montré un fidèle et dévoué disciple de Kant. Par ses actes non
moins que par ses écrits, il est bien digne du monument (1) que
les amis de la philosophie et de la liberté se proposent d'ériger à
sa mémoire.


D. NOLEN.


. (1)- Ce monument a été inauguré à Amiens le 4 juillet 1880.


AVANT-PROPOS


Il y a quelques années, un certain nombre de per-
sonnes, désireuses de voir inaugurer à Genève un ensei-
gnement populaire de la. morale philosophique, m'enga-
gèrent à consacrer à 'cette œuvre un de ces cours publics
du soir qui se donnent chaque hiver dans la salle du
Grand-Conseil. Comme j'ai toujours pensé que, de toutes
les parties de la philosophie, la morale est celle qui se
prête le mieux à un enseignement de ce genre, et comme
je crois que lit est aujourd'hui notre principale ancre de
salut, j'accédai de grand coeur à la demande qui m'était
faite. Seulement, pour rendre mes leçons plus directe-
ment pratiques, j'allai droit. à ce que nous appelons dans
l'école la morale appliquée; et, supposant les principes
fondamentaux établis (ils le sont en effetdans la conscience
de chacun), je les poursuivis dans leur application à la.
démoératie, c'est-à-dire à. l'état actuel (le la société. Je
puis dire que le succès répondit pleinement à cet essai.
Ces leçons populaires de morale philosophique, ces ser-
mons laïques, comme on pourrait les appeler justement,
ne furent pas suivis avec moins d'intérêt que mes précé-
dents cours de l'hôtel de ville : Les Martyrs de la libre




XXVI AVANT-PROPOS.


pensée (1862), Napoléon et son historien M. Thiers (1863).
Mais l'état de ma santé ne m'ayant pas permis de ter-
miner, dans l'hiver de 1864, tout le cours que j'avais an-
noncé (je fus forcé de m'arrêter après la sixième leçon),
je lis de la seconde partie de mon programme, la morale
publique, l'objet d'un second cours l'hiver suivant (1865) (1).
C'est la rédaction de ces deux cours que le présent vo-
lume offre au lecteur.


Je pourrais intituler ces leçons, suivant une expression
aujourd'hui consacrée, Leçons de morale indépendante. J'y
ai en effet posé, dès le début, le principe de l'autonomie
de la morale ; aussi, lorsque se fonda, en 1865, le journal
qui se fit l'organe de ce principe, put-il reproduire,
comme une adhésion de ma part, une partie de ma pre-
mière leçon, que la Revue des cours littéraires avait ré-
cemment publiée. J'ai établi nettement, dans cette pre7
mière leçon, que la morale est, dans ses bases, indépen-
dante, non seulement de tout dogme théologique, mais
même de toute métaphysique, c'est-à-dire (car il faut ici
bien préciser cette expression qui prête à l'équivoque) de
tout système sur l'essence, l'origine et la destinée ulté-
rieure de l'âme, sur la nature de Dieu et sur ses rapports
avec le monde et avec l'humanité; et, dans toute la suite
de mes lecOns, je me suis montré fidèle à ce principe en
écartant toute considération empruntée à l'ordre des spé-
culations purement. métaphysiques ou transcendantes. On
ne trouvera rien dans ce cours de morale qui ne soit exac-
tement dérivé de la nature même de l'homme, telle que la
conscience_ nous la révèle et que la règle notre raison ; rien
par conséquent, que ne puisse admettre quiconque s'in-


(I) Quelques-unes des leçons de ce second cours (m it été répétées à Fri-
bourg, en 4866, sur l'appel de la jeunesse du Cercle littéraire et du commerce.


AVANT-PROPOS. XXVII


terroge lui-même, quelque opinion qu'il professe d'ail-
leurs en matière de religion ou de métaphysique. C'est lit
précisément le résultat que j'ai voulu atteindre, me pro-
posant en cela le but poursuivi par la philosophie du
xviu° siècle et par le grand moraliste qui l'a si admira-
blement couronnée, Emmanuel Rant.


Est-ce à dire que je ne reconnaisse aucun lien entre la
morale el la métaphysique? Je pense, au contraire, comme
la philosophe que je viens de nommer, qu'il est néces-
saire de rat tacher la morale elle-même à un principe su-
prême où elle trouve son couronnement et sa sanction, et
de l'idée duquel elle reçoit une nouvelle force. Seulement,
je crois qu'au lieu de, dériver la morale de la métaphy-
sique, il faut commencer par l'établir dans toute son auto-
nomie, parce qu'en procédant ainsi on la fonde sur des
hases solides, inébranlables, indépendantes de toutes les
hypothèses controversées par lesquelles on peut chercher
à résoudre les problèmes métaphysiques. J'ajoute d'ail-
leurs que, s'il est quelque lainière propre à éclairer ces
obscurs et insondables problèmes (1), c'est surtout du
foyer de la conscience morale qu'elle doit jaillir. Non
seulement, comme l'a dit tout récemment un vrai penseur
(Laugel, Problèmes de l' cime, p. 162), « si le destin est
obscur, le devoir est clair », mais à son tour le devoir
projette sa clarté sur la nuit du destin.


Je ne suis pas non plus de ceux qui refusent toute sa-
lutaire influence à toutes les religions




-positives ; je re
connais, au contraire, que si trop souvent ces relicrion.,.b -
dénaturent la morale, elles en peuvent être aussi et en


(I) J'expliquerai ma façon de penser sur ces problèmes dans t'introduc-
tion que je prépare pour ma traduction, aujourd'hui imprimée de la Cri-
tique de la raison pure.




XXVIII AVANT-PROPOS.


sont parfois réellement de bienfaisants auxiliaires. Il y a
une espèce de christianisme, celui, par exemple, d'un
Channing, qui ne mérite que les sympathies des philoso-
phes et les bénédictions du genre humain. Certes, si ce
christianisme si profondément moral et si largement.
humain avait fleuri au temps de Voltaire, au lieu de ce
catholicisme intolérant, fanatique, persécuteur, avide de
richesses et de pouvoir, que ce grand défenseur de la
raison et de l'humanité trouvait en face de lui, il n'au-
rait pas poussé son cri de guerre : « Écrasons l'infâme! »
Il est vrai que ce christianisme-là est. bien rare de nos
jours, malgré les généreux efforts du protestantisme libé-
ral; l'infâme attaqué par Voltaire n'est pas encore tout. à
fait écrasé, et qu'à voir tout ce qui se dit et se fait sous
nos yeux au nom du Christ ou au nom de Dieu, on com-
prend l'impopularité qui s'attache aujourd'hui aux idées
religieuses. Mais que le christianisme, s'inspirant de l'es-
prit de l'Évangile, sauf à l'interpréter suivant l'esprit
moderne, ramène l'essentiel de la religion à la morale, et.
la morale à la grande loi de la fraternité humaine; qu'il
fasse rentrer, comme le demandait Kant, après Loke et
Rousseau, la religion dans les limites de la raison; qu'il
prêche ainsi, sous une forme religieuse et avec l'autorité
d'un livre consacré par la vénération des siècles, la mo-
rale la plus pure et la plus large ; et la philosophie ne
pourra lui être que reconnaissante des services qu'il ren-
dra à l'humanité par les moyens qui lui sont propres (1).


Je ne voudrais donc pas que les partisans de la morale
indépendante se montrassent trop exclusifs : ils Mée011-


(1) J'aurai un jour, en publiant la traduction de l'ouvrage de Kant au-
quel je viens de faire allusion, l'occasion de traiter, avec tout le déve-
loppement convenable, la grande question que je ne puis ici qu'indiquer
en passant.


AVANT-PROPOS. XXIX


naîtraient ainsi des aspirations indestructibles et des be-
soins qui demandent leur satisfaction; mais ils ont, en tout
cas, raison de vouloir non seulement affranchir la mo-
rale de tout dogme théologique, mais encore la mettre à
l'abri des controverses métaphysiques, en la puisant di-
rectement aux sources de la conscience, c'est-à-dire en.
la dérivant de la nature humaine. Ceux qui repoussent
cette méthode ne s'aperçoivent pas qu'ils la suivent eux-
mêmes dans leurs jugements moraux. Ils jugent leurs
semblables et leur propre conduite en consultant leur
conscience, indépendamment de toute opinion religieuse
ou métaphysique; et, s'ils veulent représenter à un cou-
pable la faute qu'il a commise, ils ne lui demandent pas
s'il est juif ou chrétien, catholique ou protestant, maté-
rialiste ou spiritualiste, déiste ou panthéiste, mais ils font
appel à sa conscience. Tout le monde fait. de la morale
indépendante, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans
le savoir.


Mais il ne suffit pas de prouver la vérité théorique de
la doctrine qu'on désigne sous le nom de morale indépen-
dante ; il est surtout nécessaire d'en montrer l'efficacité
pratique. Or, pour cela, il faut que les partisans de cette
doctrine se fassent à eux-mêmes, de la morale, une sorte
de religion, qu'elle devienne pour eux l'objet d'un véri-
table culte, qu'elle les pénètre tout entiers: On croit sou-
vent que tout sera fait. quand on aura pu enseigner la mo-
rale à tous les hommes sous une forme rationnelle. Ce
n'est là qu'une partie de la tâche. Une claire et nette
connaissance des règles est sans doute fort importante,
mais il s'agit surtout de les faire passer dans les moeurs.
La science ici n'est rien sans la pratique, et la pratique
exige une culture . morale assidue qui n'est plus seulement




XXX AVANT-PROPOS.


une affaire d'intelligence, mais qui développe en nous
l'amour du bien et en fait le mobile de notre vie.


Malheureusement cette culture morale est ce qui
manque le plus au sein de nos sociétés livrées à la fièvre
des plaisirs ou des affaires. La réflexion, le retour sur
soi-même, l'amendement intérieur, le perfectionnement
moral, ce sont là les choses auxquelles on songe le moins.


Et pourtant c'est surtout à la démocratie qu'est néces-
saire ce culte de la morale. Plus elle émancipe les
hommes, plus il importe qu'ils apprennent à se gouver-
ner eux-mêmes. Autrement, comme disait Fichte (Consi-
dérations sur la _Révolution française, p. 47 de ma traduc-
tion), « ils ne sortiront des cachots du despotisme que
que pour s'entre-tuer avec les débris de leurs chaînes, »
ou, ajouterai-je, pour retomber sous le joug de nouveaux
maîtres encore plus despotiques que les anciens. Je ne
vois pas comment, sans morale, la démocratie pourrait
éviter de devenir la proie du césarisme. J'entends beau-
coup parler de l'intérêt bien entendu, et je reconnais que
l'intérêt bien entendu a, en général, plus à perdre qu'à
gagner au despotisme; mais l'intérêt personnel, c'est
toujours l'égoïsme, et l'égoïsme est de sa nature aveugle
et. lâche. Ce n'est pas, en tout cas, sur une telle base
qu'on édifiera jamais quelque chose de grand et de solide
parmi les hommes. Otez du monde le désintéressement,
l'abnégation, le dévouement., le sacrifice de soi, l'hé-
roïsme, en un mot, la vertu, que vaut et que devient l'hu-
manité ? On déplore avec raison l'abaissement. des âmes
et l'affaissement des caractères: ne fermons pas les sour-
ces capables de les vivifier et de les relever.


Telles sont les idées qui ont inspiré ces leçons et que je
voudrais propager. Non seulement la grandeur, mais le


AVANT-PROPOS. XXXI


salut de la démocratie en dépendent. n'y aurait rien de
pire pour elle que de repousser le remède faute de vou-
loir reconnaître le mal; ce serait. le comble même du . mal.
Je ne saurais croire que la démocratie européenne en
soit là ; mais il est temps qu'elle s'attache résolument aux
principes et aux moeurs qui seuls peuvent la sauver de
l'abîme du césarisme.


Genève, 1" avril 1868.




JULES BARNI.




LÀ MORALE
DANS LA DÉMOCRATIE


I


PREMIÈRE PARTIE : LA MORALE PRIVÉE
I


PREMIÈRE LEÇON
INTRODUCTION


LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE (1).


Un ministre du roi Louis XV111, effrayé des progrès de


I
l'esprit démocratique, que la Restauration cherchait vaine-
I ment à refouler, s'écriait un jour avec amertume : « La dé-


mocratie coule à pleins bords. » Le courant que M. de Serre
dénonçait en 1820 n'a fait que croître depuis ce temps : il a
rompu les digues qu'on lui voulait opposer et s'est élargi de
plus en plus. Et ce n'est pas seulement en France, c'est aussi
en Suisse, dans ce pays si bien préparé pour le recevoir, et
chez tous les peuples les plus avancés de l'Europe, que ce
courant s'est répandu. Chez tous ces peuples il se fait un
travail qui tend à rétablir l'égalité du .


droit. entre tous les


(1) Cette leçon a déjà été publiée par la Revue' des cours littéraires de Franceet de l'étranger (deuxième année, n o 21), reproduite par le Rationaliste (le
Genève (quatrième année, n°' 48 et 4e), par l'Annuaire philosophique (t. 1I,
'I o


livraison), par la Morale indépendante (première année, n o 2), et traduite
par le journal polonais Przijszlosc, l'Avenir (Genève, Pe mai 186G).


BARNI.
1




2 PREMIERE LEÇON.


membres du corps social, et à restituer aux classes jusque-là
déshéritées leur place légitime dans la société.


C'est là un fait nouveau dans l'histoire de l'humanité, et
ce fait marque l'aurore d'un immense progrès. Il y a bien eu
des démocraties dans l'antiquité : il suffit de nommer la démo-
cratie athénienne, qui occupe le premier rang parmi elles ;
mais, outre que ces démocraties sacrifiaient beaucoup trop
l'individu à l'État, elles s'appuyaient sur une monstrueuse
iniquité : l'esclavage.


L'esprit de la démocratie moderne repousse un tel fonde-
ment. A la vérité, il y a encore aujourd'hui dans le monde
des démocraties qui prétendent maintenir l'esclavage ; mais
c'est précisément cette plaie qui a causé le déchirement que
nous avons vu éclater récemment entre les États-Unis
d'Amérique, et la lutte engagée entre eux aura certaine-
ment pour effet l'entière abolition de cette iniquité. Il faut
que la démocratie américaine soit purgée de cette souil-
lure (I).


La démocratie européenne n'a point à s'en purifier,
mais il est d'autres vices contre lesquels elle doit se pré-
munir si elle ne veut pas s'égarer et manquer le but qu'elle
poursuit.


Il y a, en effet, démocratie et démocratie il y a la vraie
démocratie et il y a la fausse ; il y a la bonne et il y a la mau-
vaise.


Il y a une soi-disant démocratie qui n'est autre chose que
la tyrannie de la foule, ne reconnaissant d'autre règle que son
caprice, foulant aux pieds les lois et les droits Jes plus sacrés,
et terrifiant. la société par ses violences. Ce n'est point là
la démocratie, c'est la démagogie. La démocratie n'est


(i) Depuis que j'ai prononcé ces paroles (13 janvier 18641 la guerre qui déchi-
rait les Etats-Unis s'est heureusement terminée, et l'esclavage y a été partout
aboli; mais il reste à le faire disparaître des autres États du nouveau monde.
Espérons que ce dernier acte ne tardera pas à s'accomplir et qu'il coûtera
moins cher que le précédent.


LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE. 3


pas le règne de la force brutale, c'est celui du droit
commun.


Il y a une autre espèce de soi-disant démocratie à laquelle
(ceci est une vérité banale) la première conduit infaillible-
ment, mais qui peut être amenée aussi par d'autres causes, et
qui, en tous cas, n'est pas moins condamnable : c'est celle qui
se livre à un maître, lui abandonne ou lui laisse prendre tous
les pouvoirs, et se tient pour satisfaite dès que l'égalité règne
au sein dela servitude. Ce n'est pas là non plus la démocratie,
quoiqu'on affecte souvent de l'appeler de ce nom en y ajou-
tant je ne sais quelle épithète ; c'est la tyrannie, c'est le des-
potisme, c'est le césarisme. La démocratie n'est pas l'égalité
clans la servitude, mais la liberté dans l'égalité.


La démagogie et la tyrannie ne sont pas la démocratie ; elles
en sont les écueils. La démocratie ancienne y a souvent som-
bré, malgré les avertissements de ses sages; et d'éclatants
exemples ont déjà montré que la démocratie moderne n'est
pas elle-même à l'abri de ces dangers.


Il est encore une autre mauvaise démocratie que l'antiquité
ne pouvait juger ainsi, mais que la société moderne doit re-
pousser comme un fléau : c'est celle qui, sans tomber ni dans
la démagogie ni dans le césarisme, étouffe la liberté individuelle
et les droits imprescriptibles de l'homme sous la loi de la ma-
jorité, c'est-à-dire sous le despotisme du nombre, despotisme
qui, pour être légal, n'en est pas moins le despotisme. Ç'a été
là, clans l'antiquité, le défaut des démocraties, et en général
de toutes les constitutions politiques : elles immolaient l'indi-
vidu à l'État.. Tel n'est pas, ou du moins tel ne doit pas être
le caractère de la démocratie moderne ; sur ce point elle ne
saurait accepter sans réserve la théorie du Contrat social. La
démocratie moderne doit se fonder sur le respect du droit
individuel et laisser à chacun le plein exercice de toutes ses
facultés, en un mot toute sa liberté.


Je viens d'indiquer, en distinguant la bonne démocratie de




4


4 PREMIÈRE LEÇON.


la mauvaise, les vices que doit éviter la démocratie moderne
et ce qu'elle doit être si elle veut réaliser le progrès qu'an-
nonce son avènement dans le monde. Mais elle ne pourra
éviter ces vices et se montrer ce qu'elle doit être, qu'à la con-
dition de se donner pour base des moeurs conformes à ses
vrais principes, c'est-à-dire, en un mot, de s'appuyer sur la
morale. Sans la morale, en effet, et sans les moeurs qu'elle
exige, il n'y a pas de véritable et solide démocratie. Ceci me
conduit au second des cieux termes que je veux rapprocher
dans cette leçon pour vous en montrer le lien. Considérons
d'abord ce second terme en lui-même, comme nous avons fait
le premier; nous les rapprocherons ensuite.


Qu'est-ce que la morale? C'est, comme son nom même
l'indique, la règle des moeurs, c'est-à-dire la loi ou l'ensemble
des lois d'après lesquelles 11021S devons nous conduire pour
bien agir, pour faire le bien.


Cette définition, que j'ai rendue aussi simple et aussi claire
que possible, suppose, d'une part, que nous nous recon-
naissons soumis à une règle de ce genre, à une loi du
devoir ou du bien ; et, d'autre part, que nous sommes ca-
pables d'y conformer notre conduite en dépit des entraîne-
ments de nos passions ou des suggestions de notre intérêt per-
sonnel.


Or, ces deux faits nous sont attestés par la plus simple
observation de nous-mêmes, et c'est sur ces deux éléments
que repose notre valeur morale. Sans eux elle ne serait plus
qu'une illusion, et c'est alors qu'il serait vrai de dire que
l'homme n'est qu'un animal perfectionné.


Constatons d'abord le premier de ces deux faits, à savoir,
que nous nous reconnaissons soumis à une loi du devoir ou du
bien. C'est là un fait d'expérience intime ; si ce fait est d'une
tout autre nature que ceux de l'ordre physique, comme la di-
gestion ou la circulation du sang, il n'en est pas moins patent
et ne peut pas plus être nié. 11 suffit de descendre en soi-


LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE.
5


même pour l'y voir briller. C'est ce que je veux montrer par
un exemple familier, celui dont le grand moraliste Kant aimait
à se servir.


Un dépôt m'a été confié secrètement. Il me serait fort avan-
tageux de me l'approprier; en agissant ainsi, je n'aurais
d'ailleurs aucun risque à courir, car celui qui me l'a confié
est mort sans avoir révélé son secret à personne. Mais, quel-
que grand et sûr avantage que m'offre cette conduite, je re-
connais aussitôt que je ne dois pas agir ainsi, qu'une loi sacrée
m'oblige, comme elle obligerait dans le même cas tout autre
homme, à restituer le dépôt qui m'a été confié, et qu'en me
l'appropriant, je ne me conduirais pas en homme de bien, en
honnête homme. Je me reconnais donc ici soumis à une loi du
devoir, à une loi morale, qui, à ce titre, est nécessairement la
même pour tous les hommes.


D'où me vient l'idée de cette loi, si incommode parfois,
mais si impérieuse? La langue vulgaire, d'accord avec la
langue philosophique, répond : De la conscience. Mais qu'est-
ce, au fond, que la conscience, sinon la lumière de la raison,
cette lumière qui, suivant la parole même de l'Évangile, illu-
mine tout homme venant en ce monde? D'où. viennent Fan-


e
tolite et les caractères que j'attribue à cette loi? De son évi-
dence rationnelle.


On allègue, à la vérité, contre l'évidence rationnelle et
l'universalité des lois morales, les divergences des opinions
humaines en matière de moralité : « Vérité en deçà des Pyré-
nées, erreur au delà », suivant le mot emprunté par Pascal
à Montaigne. Mais ces divergences, trop réelles, ne portent
que sur l'interprétation de ces lois, non sur leur existence
même; et elles s'expliquent, soit par un défaut d'attention oc-
casionné par quelque passion ou quelque intérêt dominant,
soit en général par un défaut de culture. La raison est dans
chacun de nous, et elle est en soi la même pour tous, mais il
faut savoir l'interroger. C'est, suivant la parole que je rappe-




6 PREMIÈRE LEÇON.


Jais tout à l'heure, une lumière qui illumine tout homme ;
niais cette lumière, pour briller dans tout son éclat., a besoin
d'être dégagée des nuages qui l'offusquent. Elle est donc aussi,
en ce sens, le prix de nos efforts.


Le second fait, celui de notre liberté morale, n'est pas
moins évident que le premier, et il suffit aussi de descendre
en soi-même pour le constater de la manière la plus irré-
fragable.


Je reprends l'exemple dont je me suis déjà servi. Mon
intérêt ou ma passion me pousse à m'approprier le dépôt qui
m'a été confié; mais mon devoir me commande de le res-
tituer. Est-ce que je ne me sens pas le maitre de résister
à l'impulsion de ma passion ou de mon intérêt, et de faire ce
que le devoir me commande? Et si je succombe à la tenta-
tion, est-ce que je ne sens pas qu'il dépendait pourtant de moi
de résister et de vaincre? est-ce que je ne m'impute pas cette
faute à moi-même, et par suite est-ce que je ne m'en recon-
nais pas justement puni par le remords qui me poursuit ? Je me
sens donc libre, et c'est pourquoi je me tiens pour responsable
de ma conduite. Je n'ai pas besoin d'autre preuve de ma
liberté : elle est un fait attesté par le plus clair et le plus
irrécusable de tous les témoignages, le témoignage du sens
in time.


Mais ici encore on allègue bien des difficultés.
Les unes sont tirées de l'observation elle-môme : on montre


l'homme gouverné par ses penchants, comme une marion-
nette par les fils qui la font mouvoir. Je réponds que les
penchants, quelque puissants qu'ils soient, ne sont cependant
pas tout-puissants, puisque je me sens libre de leur résister
et que je leur résiste en effet. Que si par hasard ils deviennent
en réalité irrésistibles, alors en effet je cesse d'être libre ; mais
cela n'est pas l'état normal clans la vie de l'homme, c'est au
contraire une anomalie, un désordre qui a un nom particu-
lier, un triste nom, la folie ou l'aliénation.


LÀ MORALE ET LA DÉMOCRATIE .7


Les autres viennent de certains systèmes métaphysiques
qui ne peuvent se concilier avec la liberté morale de l'homme,
et qui trouvent plus simple de la nier, comme, par exemple,
le matérialisme de d'Holbach, ou, dans un autre ordre d'idées,
le panthéisme de Spinoza, ou telle doctrine théologique sur
l'omnipotence divine ou sur la prescience divine, etc. Mais
un système, quelque spécieux qu'il soit d'ailleurs, ne prouve
rien contre un fait. Ce n'est pas aux faits à se plier aux
systèmes, c'est aux systèmes à s'accommoder aux faits. La
liberté morale est un fait qu'aucune théorie métaphysique
ou théologique ne saurait détruire, et dont la vérité sub-
siste à ce titre dans l'esprit même de ceux qui la nient par
système.


Obligation morale et 'liberté morale, voilà done, deux
points aussi solidement assurés que puisse l'être aucune vérité,
car ce sont des vérités de fait. Pour les trouver et les fixer, il
n'est besoin de recourir à aucune hypothèse transcendante,
à plus forte raison à aucun principe surnaturel ; il suffit de
descendre en soi-même et de se reconnaître. L'observation
qui les fournit n'est sans doute pas l'observation physique,
mais le physique n'est pas tout l'homme, et les vérités morales
que je viens de rappeler ne sont pas moins certaines que les
vérités physiques les mieux établies.


11 résulte aussi de ce que je viens de dire que la morale est,
dans ses bases, indépendante de toute métaphysique, c'est-à
dire de tout système sur l'âme et sur Dieu.


Quelles que soient l'origine, la nature et la destinée ulté-
rieure de l'âme, qu'àè,, soit un principe essentiellement
distinct du corps et pouvant lui survivre, ou qu'elle se
confonde avec l'organisation et doive périr avec elle ; dans
tous les cas, la loi morale n'en conserve pas moins, aux yeux
de l'homme qui consulte sa raison, toute son autorité. De
même, quels que soient la nature de Dieu et ses rapports avec
le monde et avec l'humanité, qu'il soit un être distinct du




8 PREMIÈRE LEÇON.


monde ou qu'il n'existe qu'en lui; qu'il soit, comme on dit en
termes d'école, transcendant ou immanent, l'autorité de la loi
morale reste toujours la même. Je ne veux pas dire que la
morale soit sans lien aucun avec la métaphysique : la raison
qui nous dicte nos devoirs a sans doute elle-même un principe
supérieur, où il est légitime de rattacher la morale. Que celle-ci
cherche donc son couronnement ou sa sanction dans une
certaine métaphysique, rien de milieux; mais ce n'est pas cette
métaphysique qui donne à ses lois leur valeur. Bien loin de
dépendre de la métaphysique, la morale nous fournit au con-
traire un moyen pour juger les systèmes de la métaphysique,
peut-être même est-cc elle qui projette la plus sûre lumière
sur ses obscurs problèmes.


A plus forte raison est-elle indépendante de tout. dogme
théologique et de tout culte. Sans doute les religions, en
donnant aux préceptes de la morale la forme d'ordres dictés
par Dieu lui-même, et en y ajoutant, au nom de Dieu, la pro-
messe de certaines récompenses ou la menace de certains
châtiments, ont pu leur communiquer une force qu'ils n'au-
raient pas eue sans ce secours, et elles ont été par là de puis-
sants auxiliaires pour la morale même. Aussi voyons-nous tous
les anciens législateurs recourir à cette forme, non sans doute
par l'effet d'un calcul politique, comme on le croyait trop au
xvili c


siècle, mais en obéissant instinctivement à une néces-
sité de leur époque. La forme religieuse est pour la morale,
comme pour tout le reste, la forme primitive de l'humanité.
Mais à mesure que l'humanité grandit et que sa raison se
fortifie, elle dégage les lois morales de cette enveloppe ; ou,
si elle y reconnaît encore des lois divines, c'est parce que la
raison même proclame leur autorité absolue. Un progrès s'est
fait en ce sens dans l'antiquité avec l'aide des philosophes ;
il s'est renouvelé dans les temps modernes par le moyen de
la Réforme et de la philosophie, et il ira toujours grandissant,
à mesure que l'humanité elle-même se développera. Ce pro-


LÀ MORALE ET LÀ DÉMOCRATIE. 9


grès est d'autant plus important et nous devons d'autant plus
nous efforcer de le hâter, que les religions n'ont pas été seu-
lement pour le genre humain des instruments de moralisation,
mais qu'elles ont aussi exercé et qu'elles exercent encore
aujourd'hui, à beaucoup d'égards, une action malfaisante.
L'exclamation du poète latin : Tantum reliyio potuit suadere
malorum, n'est-elle vraie que par rapport au paganisme,
a-t-elle cessé de l'être depuis, et n'a-t-elle plus de nos jours
aucune application?


Telle est donc la morale: l'ensemble des lois rationnelles
qui doivent gouverner nos moeurs, ou, en un seul mot, de
nos devoirs. L'exposition régulière de ces devoirs constitue
la science morale; leur pratique désintéressée est la moralité
même ou la vertu; leur violation, l'immoralité, le vice ou le
crime.


Je dois ajouter encore, pour compléter ces indications
sommaires, que de la même source d'où dérive le devoir dérive
aussi le droit : c'est parce que je suis un être raisonnable et
libre, une personne en un mot, que j'ai des devoirs à remplir,
et c'est pour cela aussi que j'ai des droits dont le respect
constitue à son tour un devoir pour mes semblables, de même
que le respect de leurs droits est un devoir pour moi. Le
droit et le devoir sont ainsi corrélatifs, et à ce titre la morale
les embrasse tous deux.


«Voyons maintenant quels sont les rapports de la morale
ainsi déterminée avec la démocratie. Il est aisé de les déduire
des idées que j'ai données de l'une et de l'autre.


Dans la démocratie, tous les homme-4 sont proclamés égaux,
non sans cloute de fortune ou de biens (c'est là une égalité
impossible), mais de droits, de droits naturels d'abord, de
droits civils et politiques ensuite ; et tous ces drts, ils les pos-
sèdent dans toute leur plénitude. D'oit la formule : la liberté
dans l'égalité. Car la liberté, c'est le droit d'exercer tous ses
droits (ou ce qui constitue l'autonomie de la personne bu-




10 PREMIERE LEÇON.


'naine), et l'égalité est le corollaire de ce droit individuel, qui
est le même pour tous (isonomie).


Or, pour qu'une société d'hommes soit capable d'un tel
état social, il faut que ses membres aient l'intelligence et le
respect des droits inhérents à leur qualité d'hommes, c'est-à-
dire qu'ils aient la connaissance et l'amour de leurs devoirs
sociaux. Autrement la liberté dont ils jouissent dégénère en
licence, l'égalité n'est bientôt plus qu'une commune servitude,
et. ainsi la société se heurte contre les écueils que j'ai signalés
plus haut, la démagogie ou l'anarchie et la tyrannie, ou
tout au moins l'oppression de l'individu par l'État. La démo-
cratie a donc sa condition dans la morale. En ce sens, on
peut dire que le problème démocratique se résout dans le
problème moral. Supposez une société d'hommes ayant tous
un parfait respect de leurs droits réciproques, et observant
tous leurs devoirs les uns à l'égard des autres ; le problème
serait résolu. Ce n'est là, sans doute, qu'un idéal, que l'infir-
mité humaine ne permettra jamais à aucune société (le
réaliser complètement ; mais toutes doivent tendre à s'en
rapprocher, et le moyen nécessaire pour cela, c'est la culture
morale.


Je sais bien que le problème social est un problème com-
plexe, et que d'autres éléments doivent intervenir aussi dans
la constitution de la société démocratique : l'élément économi-
que, dont la fonction est de pourvoir au bien-être des membres
de la société, et l'élément politique, dont la fonction est de leur
assurer l'ordre avec la liberté ; mais chacun de ces éléments,
quoique ayant sa fonction propre, est si étroitement lié à
l'élément moral, qu'il ne peut rien sans lui et qu'il a besoin
de s'appuyer sur lui pour n'être pas impuissant. C'est ce que
je voudrais montrer en peu de mots. Je ne fais ici d'ailleurs
que poser des prolégomènes que toute la suite de ce cours
développera.


Vous voulez, dirai-je aux économistes, répandre et assurer


LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE. H


par des institutions économiques le bien-être dans le peuple.
Fort bien, je vous loue et je suis avec vous. Si l'homme ne
vit pas seulement de pain, il vit de pain, et la misère, outre
qu'elle est dégradante, est mauvaise conseillère, malesuacla
fanes; le bien-être, au contraire, au moins un certain bien-
être indispensable, rend plus aisé l'accomplissement de nos
devoirs sociaux. Mais, quelle que soit l'excellence de vos
moyens économiques, le bien-être lui-même ne sera jamais
assuré, et tous vos efforts seront perdus, si vous n'avez pas
affaire à des hommes avant le respect d'eux-mêmes et l'ha-
bitude de leurs devoirs envers leur famille ou envers la so-
ciété, mais à des individus débauchés, ivrognes, paresseux,
imprévoyants, égoïstes, indifférents à tous leurs devoirs. Les
économistes parlent bien de l'équilibre des intérêts, et ils ont
raison de le chercher ; mais cet équilibre ne sera jamais parfait
et il restera toujours instable. Il faut donc que la morale
vienne en aide à l'économie politique. Les institutions dont
celle-ci prétend doter la démocratie ne peuvent prospérer
qu'il la condition de trouver un appui dans les bonnes moeurs.
De là encore la nécessité de la culture morale.


La morale est plus évidemment encore l'indispensable sou-
tien de la politique, surtout de la politique démocratique.


Que serait un État, si bien réglée qu'en fût la constitution,
où les citoyens manqueraient de tout respect pour leurs droits
réciproques et n'auraient à cet égard aucun souci de leurs
devoirs? Mou hypothèse se détruit sans doute d'elle-même,
car cette bonne constitution que je suppose ne saurait elle-
même exister dans un pareil État; niais, fût-elle possible, les
lois ne seraient observées, si elles l'étaient, que par l'effet de
la contrainte, ou plutôt elles ne le seraient pas. ll y a long-
temps qu'on l'a dit : Que sont les lois sans les moeurs (quid
leees sine moribus)? 11 est donc vrai de dire que sans cette
vertu qui réside dans le respect du droit et de la justice, les
États manquent du soutien qui leur est nécessaire. Eu ce sens,




/ 2


PREMIÈRE LEÇON.


j'applaudis aux paroles que Platon fait prononcer à Socrate
dans ce dialogue où il le montre conversant avec Alcibiade
sur la politique (Le premier Alcibiade): « Ainsi, mon cher
Alcibiade, les États, pour être heureux, n'ont besoin ni de
murailles, ni de vaisseaux, ni d'arsenaux, ni d'une population
nombreuse, ni de puissance, si la vertu n'y est pas... Et si tu
veux bien faire les affaires de la république, il faut que tu
donnes de la vertu à ses citoyens. » — Et il ajoute que, comme
on ne peut donner ce qu'on n'a pas, il faut qu'Alcibiade et
tout homme qui veut s'occuper de l'Étai songent à acquérir
pour leur propre compte la vertu qui est le soutien des États.


Cette vérité s'applique plus particulièrement aux États
démocratiques, où tous les citoyens sont appelés à participer,
directement ou indirectement, aux affaires publiques, à la
confection des lois, au gouvernement, à l'administration de la
justice. C'est là surtout qu'il importe que le sentiment et le
respect du droit vivent dans les âmes et forment les moeurs
publiques. Autrement, qu'arrivera-t-il ? Ou le déchaînement
de la démagogie, c'est-à-dire de la force brutale, ou au moins
l'oppression de la minorité par la majorité, ou clans le gou-
vernement lui-même, l'anarchie et bientôt le despotisme. Les
institutions démocratiques ont sans doute par elles-mimes
une vertu moralisatrice : elles développent clans l'homme le
sentiment de sa dignité, en faisant de lui une personne au
lieu d'une chose, un citoyen au lieu d'un sujet ; elles déve-
loppent aussi en lui l'esprit public, que le despotisme a pour
effet d'étouffer dans les âmes ; mais encore faut-il que ces
institutions soient elles-mêmes soutenues par les moeurs de
ceux auxquels elles s'appliquent. Comment la liberté se main-
tiendra-t-elle dans l'égalité, et comment l'égalité elle-même
subsistera-t-elle, si le respect de la liberté et ensemble celui
de l'égalité, c'est-à-dire en somme le respect du droit com-
mun, n'est pas la vertu des citoyens ? Montesquieu a donc eu,
en ce sens, parfaitement raison de dire que la vertu est le


LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE. 13


principe du gouvernement républicain, et singulièrement du
gouvernement démocratique, comme la crainte est celui du
gouvernement despotique, et de placer dans la perte de cette
qualité essentielle la cause de la ruine des démocraties. « Le
principe de la démocratie se corrompt, dit-il fort bien (Esprit
des lois, livre chap. non seulement lorsque l'on
perd l'esprit d'égalité, mais encore quand on prend l'esprit
d'égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux
qu'il choisit pour lui commander Il se forme de petits
tyrans qui ont tous les vices d'un seul


Bientôt ce qui reste de
liberté devient insupportable ; un seul tyran s'élève, et le
peuple perd tout, jusqu'aux avantages de la corruption. »


Ainsi, par quelque côté qu'on envisage la question, on
arrive à ce résultat que, pour élever un édifice démocratique
qui ne soit ni la démagogie, ni l'anarchie, ni la tyrannie, ni
en un mot aucune espèce de despotisme, il faut construire
sur un terrain moral.


N'exagérons rien pourtant. La république ou la pure démo-
cratie ne peut se passer de certaines vertus ; mais elle n'exige
pas, comme on se plaît souvent à le prétendre pour la déclarer
impossible, que tous les citoyens soient des anges ou des
héros. Les anges ne sont pas de ce monde,les héros sont rares
en tout pays ; la démocratie le sait et n'en demande pas tant.


Elle sait aussi, d'ailleurs, que, si la morale et la politique
sont étroitement liées, celle-ci a, par rapport à celle-là, des
limites qu'elle ne saurait dépasser sans tomber dans la tyran-
nie et sans manquer le but même qu'elle poursuivrait. Il est
vrai que la confusion de ces deux domaines, qui a été l'erreur
des républiques et des philosophes de l'antiquité, s'est perpé-
tuée jusque chez quelques-uns des écrivains les plus éminents
du xvin' siècle, comme Rousseau, Mably et Montesquieu lui-
même ; mais elle est trop contraire à l'esprit moderne pour
qu'il soit désormais bien difficile de la dissiper. On com-
mence à comprendre aujourd'hui que la politique et la mo-




14 PREMIÈRE LEÇON.


rale ne sont pas absolument identiques. Le domaine de la
politique est celui du droit, c'est-à-dire de tout ce qui peut
nous être légitimement imposé par une contrainte extérieure.
Ajoutez au règlement du droit naturel, droit antérieur et supé-
rieur en soi à toute convention, mais qu'il faut bien fixer par
des lois positives, celui des intérêts collectifs auxquels il peut
nous convenir de pourvoir par des conventions publiques, qui
deviennent aussi des lois pour chacun de nous, et vous aurez
tout le domaine de la politique; sa juridiction ne s'étend pas
au delà. Le reste, c'est-à-dire tout ce qui dans la morale n'est
pas de droit, appartient exclusivement. au for intérieur, an
domaine de la conscience. Que la politique, que la démocratie
particulièrement soit intéressée à l'observation de ces devoirs
qui ne regardent que la conscience, qu'elle en favorise même
l'action, s'il est possible, par les moyens qui sont de son res-
sort, à la bonne heure ; mais elle n'a pas le droit de les impo-
ser par la force dont elle dispose. Lorsqu'elle méconnaît la
limite de sa juridiction et qu'elle empiète sur le domaine propre
de la morale, elle tombe clans une tyrannie insupportable ;
elle est condamnée à employer les plus détestables moyens,
l'espionnage des moeurs, l'inquisition des consciences, toutes
`choses qu'il faut laisser aux régimes théocratiques ou en gé-
néral aux gouvernements absolus ; et elle favorise ce qu'il y a
de plus odieux au monde, l'hypocrisie. C'est ce que n'ont pas
compris les philosophes dont je parlais tout à l'heure. Ainsi
Montesquieu, pour citer le plus modéré, pensait que les lois
doivent entretenir la fruealité clans la démocratie. Il ne voyait
pas que des lois de ce genre sont tyranniques et qu'elles n'en-
gendrent ordinairement qu'une fausse vertu. En cela il
s'éloignait, et sur ce même point Jean-Jacques Rousseau et
surtout Mably (un écrivain qu'on ne lit plus guère aujour-
d'hui, mais qu'on lisait beaucoup au xvm e


siècle) se sont
éloignés encore davantage de l'esprit moderne, qui tend à
rendre à la conscience son autonomie et sa liberté, à l'affran-


LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE. 15


chir du joug intempérant de la politique, et. à resserrer celle-
ci dans les limites du droit, qui est son vrai domaine. Illa se
jacta in aida.


Mais il ne faut pas non plus, sous prétexte d'affranchir la
morale de la politique, rompre le lien qui les unit. Ce dernier
danger est, il faut le reconnaître, le plus grand pour la démo-
cratie moderne. Il n'y aurait rien de plus funeste pour l'ave-
nir de ses institutions que de regarder la morale comme une
chose politiquement indifférente, comme une chose qui ne
touche en rien à la politique et ne la regarde nullement. Ce
matérialisme pratique ne pourrait manquer d'être fatal à la
démocratie. Il faut reconnaître au contraire, et rappeler sans
cesse à ceux qui seraient disposés à l'oublier, que, quelle que
soit la distinction des domaines, la morale est étroitement et
inséparablement liée à la politique, à la politique démocra-
tique surtout, que j'ai définie : la liberté clans l'égalité. En
réglant la liberté par la loi du devoir, elle en assure le légitime
exercice et la maintient; et, en donnant à l'homme le respect
de l'homme, elle fonde clans son coeur le sentiment et dans
sa conduite la pratique de l'égalité. Toute la démocratie est là.


C'est de ces moeurs démocratiques que j'entreprends de
tracer le modèle. Je veux tirer de la morale, c'est-à-dire des
lois mêmes de la raison, l'exposition des vertus propres à
fonder le règne de la vraie démocratie, et opposer ces vertus
aux vices qui peuvent l'atteindre et la perdre, ce n'est point
ici une oeuvre de spéculation ou de curiosité théorique, c'est
une oeuvre éminemment pratique. Les hommes ont besoin
d'apprendre à connaître et à aimer leurs devoirs, cela résulte
de ce que j'ai dit plus haut ; il faut donc les aider dans cette
tâche en leur retraçant ces devoirs sous la forme qu'exige le
progrès des esprits, c'est-à-dire sous la forme rationnelle,
mais aussi sous une forme populaire, débarrassée de tout
appareil scientifique, intelligible à tous. Et cela est facile; car,
de toutes les parties de la philosophie, il n'y en a pas qui se




16 PREMIÈRE LEÇON.


prête plus aisément à cette forme que la morale, ce besoin
commun et ce commun patrimoine de l'humanité. Voilà ce
que je voudrais faire . à. l'usage de la démocratie. Je m'éclai-
rerai à la fois dans ce travail des lumières amassées par cette
philosophie éternelle dont parle Leibnitz, et de l'expérience
que nous ont apportée ces dernières années, si fécondes
en enseignements. Puissé-je ne pas porter d'une main trop
faible ce flambeau de la vie que nous ont transmis les généra-
tions précédentes, et puisse ce flambeau, dans mes mains ou
dans d'autres plus puissantes, servir à guider nos contempo-
rains: Il -y va du salut de la démocratie, c'est-à-dire de l'ave-
nir (le la société moderne.


DEUXIÈME LEÇON


LA MORALE DANS L'INDIVIDU.


Il semble que, traitant de la morale dans son rapport avec
la démocratie, je devrais arriver tout de suite à la morale
sociale et laisser de côté la morale individuelle. Mais comme les
vertus sociales sont étroitement liées aux vertus individuelles,
si étroitement qu'on ne les en détacherait pas sans péril pour
elles-mêmes, j'ai pensé que je devais examiner d'abord la
morale dans l'individu pour vous -y montrer en quelque sorte
les racines des vertus sociales. Cela m'a paru d'autant plus
important que ce lien n'a pas toujours été suffisamment
reconnu, et que beaucoup des écrivains du dernier siècle qui
ont écrit sur la morale, même sur la morale en général
(comme d'Alembert), ont singulièrement négligé la morale
individuelle (I). La réaction contre la morale ascétique les
entraînait ici beaucoup trop loin; et, par suite, leur morale
sociale elle-môme ne reposait pins sur une base suffisamment
forte. Le premier fondement de la moralité publique, c'est
en effet le respect de soi-môme : celui qui se respecte ne
manque pas de respecter les autres, et l'amour qu'il leur
porte ne court plus risque de s'égarer. Voilà ce que n'ont
pas assez compris les philosophes du xvni e


siècle, non pas
(I) Voyez mon Histoire des idées morales et politiques en France au xymo siècle,


t. p. 411.
umtNi. 2




18
DEUXIÈME LEÇON.


tous assurément, non pas, par exemple, un Rousseau, un
Turgot, un Kant, mais un trop grand nombre, Voltaire en
tête. La sociabilité a progressé; mais la dignité personnelle
ne s'est pas élevée dans la môme proportion, et la moralité
sociale elle-même en a été altérée. C'est qu'en effet sans la
morale individuelle, non seulement la morale en général est
incomplète, mais la moralité sociale, par conséquent aussi la
démocratie, chancelle. C'est ce que cette leçon va mettre en
lu mière.


Et d'abord, il est trop clair que la morale individuelle est
une branche de la morale générale, et que celle-ci serait
incomplète sans celle-là.


Vainement dirait-on que l'homme ne peut avoir de devoir,
d'obligation envers lui-môme, puisque, comme c'est envers
lui qu'il serait obligé, il pourrait toujours se délier de cette
obligation. Cela ne serait vrai que si le devoir était une chose
arbitraire et n'avait pas son principe clans la raison : c'est elle,
et non pas moi, qui m'oblige ; cc n'est pas à moi, c'est à elle
que j'obéis (1). Sans doute je puis m'affranchir ici de ses lois
sans violer aucun droit (puisque c'est de moi qu'il s'agit), mais
non sans manquer à aucun devoir. Je n'insiste pas davantage
sur ce point : il ressortira assez de tout l'ensemble de cette
leçon, qui doit précisément rouler sur les devoirs de l'homme
envers lui-même.


Mais il y a plus, et ceci est l'objet même que je veux mettre
en lumière : je ne saurais négliger les devoirs que la raison me
prescrit envers ma propre personne sans ébranler en moi les
fondements de la moralité sociale elle-même. Les vertus in-
dividuelles sont comme les racines des vertus sociales : des
vertus de famille et des vertus publiques ; cultiver les pre-
mières, c'est aussi préparer et assurer le développement des
autres.


(1) Cf. Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu, de Kant, pp. 69-71 de
ma traduction, ou mon Analyse critique de cet ouvrage, p. xtx.


LÀ MORALE DANS L'INDIVIDU.


19


C'est ce que les anciens eux-mômes avaient parfaitement
compris. Les vertus qu'ils distinguaient sous les noms de tem-
pérance et de courage, et que, dans notre moderne langage,
nous rattachons à la morale individuelle, ils les regardaient
comme la base même des vertus publiques (1) (de la justice),
et ils les cultivaient à ce titre.


En général tous les devoirs de la morale individuelle, toutes
les vertus, par conséquent, qu'on y doit distinguer, peuvent
se ramener à ces trois chefs :


1° La culture de l'humanité en nous, ou de ce qui fait le
caractère distinctif de la nature humaine;


2° Le respect de la dignité humaine en sa personne;
3° Le perfectionnement moral de soi-môme.
Considérons le principe, la nature et l'application de ces


trois espèces de devoirs, en opposant aux vertus auxquelles
elles donnent lieu les vices contraires à ces vertus, et en
montrant, ce qui est mon but spécial, l'importance de ces
vertus et la conséquence de ces vices par rapport à la dé-
mocratie.


I. — Le premier point est de cultiver en soi l'humanité.
Mais qu'est-ce que cette humanité ?


On s'est beaucoup évertué, dans ces derniers temps, à
chercher les ressemblances de l'homme et du singe. Ces res-
semblances sont anatomiquement assez saillantes, quoique,
môme pour l'histoire naturelle, il y ait aussi des di fférences
assez caractéristiques, ne fût-ce que la station droite (2), et
ce visage élevé dont parle le poète Ovide (os hom,ini sublime);
mais il n'y a là au fond rien de bien étonnant : l'homme en


(I) Voyez Xénophon, 31i1moires sur Socrate, 1. V.
(2) C'est ce que reconnalt M. Vogt lui-Jerne, auquel je faisais allusion dans leslignes précédentes. « L'homme, dit-il, dans ses Leçons sur I' homme, p. 74, se dis-


tingue des singes, ses parents les plus proches, d'une manière absolue par cette
attitude relevée que le singe ne prend qu'en passant ou lorsqu'il y est Mrcé par
la dressure, mais jamais comme une position qui lui soit naturelle. »




20 DEUXIÈME LEÇON.


effet est un animal. Il y a longtemps qu'on l'a défini ainsi, ou
du moins qu'on a ainsi commencé sa définition. L'homme
est un animal; à ce titre il se range dans la série des animaux,
dont il forme le degré le plus élevé. Mais n'est-il qu'un animal?
La vieille définition — et je n'en connais pas de meilleure —
commence bien en disant qu'il est un animal; mais elle ajoute
quelque chose pour le distinguer des autres ani maux, à savoir,
qu'il est doué de raison, attribut que la langue grecque ex-
primait par un mot (X6yr4) désignant à la fois la raison et le
langage, parce que, par une de ces vues justes et profondes
dont cette admirable langue nous offre tant de preuves, les
Grecs avaient compris que ce sont là deux choses connexes
et comme les deux faces d'un seul et même attribut.


Tenons-nous-en à cette antique définition, aussi exacte
qu'ancienne ; et, en nous attachant au second des deux élé-
ments dont elle se compose, ou à ce que l'on appelle en termes
d'école la différence spécifique, considérons-en particulière-
ment le côté moral.


Par la raison, l'homme est capable (le s'élever à l'idée du
bien, du bien moral, du devoir, par conséquent, ou de l'obli-
gation; il devient ainsi un être moral.


En même temps, et ceci est comme un corollaire de
l'attribut qui précède, il se reconnaît capable de maîtriser ses
passions, de régler ses moeurs, de gouverner sa conduite con-
formément, à cette obligation, à ce devoir, à ce bien, que sa
raison lui fait concevoir; et ce second attribut qui lui donne
le gouvernement de lui-même achève d'en faire un être moral
ou capable de moralité.


Voilà les traits distinctifs (le la nature humaine. C'est par
là que l'homme s'élève véritablement au-dessus de l'anzma-
lité, qu'il se distingue radicalement du singe, quelques ressem-
blances anatomiques qu'il y ait d'ailleurs entre le singe et lui,
et qu'il forme un être à part, un véritable règne, le règne
moral. Que l'histoire naturelle ou la science anatomique de


LA MORALE DANS L'INDIVIDU. 21


l'homme lui refuse tant qu'elle voudra le privilège de former
un règne : elle a peut-être raison à son point de vue, je n'en
sais rien, je ne suis pas compétent pour décider cette question,
et je vois d'ailleurs que les naturalistes eux-mêmes sont loin
de s'accorder entre eux sur ce point ; mais ce que je sais bien
et ce qu'il y a de sùr, c'est que l'observation morale lui main-
tient incontestablement ce privilège en constatant dans sa
nature des traits qui creusent un abîme entre lui et l'animal
le plus rapproché de lui.


Mais ces traits, il faut que l'homme, par la puissance de
ses propres efforts, les dégage de l'animalité où ils sont enve-
loppés et comme enfouis. En ce sens, il ne serait pas vrai de
dire, avec l'auteur de l'Émile, que tout est bien sortant des
mains de l'auteur des choses, et que tout dégénère entre les
mains de l'homme; mais il est plus juste de dire que l'homme
est appelé à se faire lui-même ; et ce nouveau trait, qui lui
est exclusivement propre, pourrait servir aussi à le distinguer
des animaux. Si c'était ici le lieu de parler le langage de
l'école, je dirais que la raison est chez lui en puissance plutôt
qu'en acte; mais, comme je veux éviter ce' langage, j'aime
mieux dire, en recourant à des images populaires mais
exactes, qu'elles est comme l'étincelle cachée dans les veines
du caillou : il faut l'en faire jaillir ; ou bien encore qu'elle
est comme un germe qui a besoin d'être cultivé pour se déve-
lopper et porter ses fruits. Il faut donc que l'homme cultive
en lui la raison pour arriver à connaître ses devoirs : la vérité
morale elle-même a besoin d'être conquise.


C'est encore ce que les anciens avaient parfaitement com-
pris, en plaçant au premier rang des vertus la sagesse ou la
prudence, c'est-à-dire, suivant la définition qu'en donne Cicé-
ron, dans son livre des Devoirs (I, v), la recherche et la
découverte de la vérité (indagatio algue inventio veri). Ils
comprenaient que le premier point pour l'homme était de
chasser de son esprit les ténèbres de cl'i n-norance et d'v intro-




22 DEUXIÈME LEÇON.


luire la lumière afin de connaître ce qu'il doit faire. Ce de-
voir leur paraissait d'autant plus important que l'humanité
était alors plus voisine de la barbarie ; mais il est loin d'avoir
perdu pour nous son importance. Il s'en faut, en effet, que
l'ignorance soit aujourd'hui vaincue et la lumière triom-
phante dans le monde; et., d'ailleurs, le travail est toujours à
recommencer pour chacun de nous : s'il nous est devenu plus
aisé, il reste toujours nécessaire.


Ce devoir est nécessaire dans tontes les formes do société,
mais particulièrement dans la démocratie. C'est ici surtout
que l'ignorance est un vice et un fléau ; c'est ici surtout
qu'il importe que les hommes soient éclairés sur leurs devoirs
et sur leurs droits, qu'ils connaissent la limite de ceux-ci et
l'étendue de ceux-là, qu'ils aient une idée exacte et complète
de la justice. La démocratie, c'est-à-dire le suffrage univer-
sel, ne va pas sans l'instruction universelle. Nous verrons pl us
tard quelle conséquence il faut tirer de là; je me borne ici à
poser le principe.


En dégageant en nous la raison pratique, nous faisons
naître du même coup le sentiment de notre liberté morale.
Cette liberté n'est-elle pas en effet la faculté que nous avons
de résister aux penchants aveugles pour obéir à la loi de la
raison, et, par conséquent, ne se fait-elle pas sentir à nous
dès que nous nous élevons à l'idée de cette loi? Nous recon-
naissons alors en nous cet attribut par lequel nous échappons
à l'empire de la fatalité animale et devenons nos propres
maîtres. Et plus nous développons en nous la raison, plus
nous développons aussi la conscience de cet empire de nous-
mêmes et, partant, le sentiment de notre dignité.


Il n'est donc pas vrai que le progrès de la science de
l'homme puisse aboutir à l'assimiler à un animal ou à une
machine, si par homme on n'entend pas seulement l'homme
physique, qui est en effet une machine ou un animal, mais
l'hormne moral., A la vérité, au dernier siècle, beaucoup d'es-


LA MORALE DANS L'INDIVIDU.
23


prits, — non pas tous ni les plus grands, — tout en *se propo-
san t pour but d'émanciper l'h u ma nité, se sont plu à représenter
l'homme comme l'instrument de la fatalité ; et de nos jours
cette théorie a été de nouveau accréditée par plus d'un écri-
vain, même par des écrivains très distingués. Mais cette doc-
trine, par quelque voie qu'on y arrive et de quelque manière
qu'on la soutienne, s'évanouit devant l'idée de la moralité
humaine et le témoignage même du sens intime. Elle est
donc moins dangereuse qu'elle no le semble ; mais elle n'est
pas cependant tout à fait sans danger. L'empire que nous
exerçons sur nous-mêmes dépend naturellement de l'idée que
nous nous en faisons ; que deviendra-t-il dans la pratique, si
dans la théorie nous le tenons pour illusoire? Quels efforts
ferons-nous pour vaincre nos mauvaises passions, si nous
sommes une fois bien persuadés qu'il ne dépend pas de nous
d'en triompher? Si nous croyons que le courant est irrésis-
tible, il est tout simple que nous nous laissions aller au cou-
rant sans chercher à lutter contre lui.


C'est principalement dans la démocratie qu'une telle doc-
trine serait funeste si elle parvenait à se répandre. Là surtout
il importe que chacun ait le sen liment de sa force morale. Dans
les monarchies orientales et dans leurs copies occidentales,
où les hommes sont menés, comme des troupeaux, par la
crainte, on conçoit le fatalisme : il soutient le despotisme ; il
est encore de mise dans ces aristocraties où il n'y a qu'un
petit nombre d'individus ou de familles qui comptent pour
quelque chose; mais comment pourrait-il s'accorder avec la
démocratie, où chacun doit être son propre maître et où tous
sont appelés à prendre part aux affaires publiques? Il lui serait
infailliblement mortel. L'énergie individuelle, voilà le ressort
de la démocratie. Sans ce ressort, elle ne saurait se conser-
ver : le despotisme a facilement raison de ceux qui ne croient
pas à leur propre liberté. C'est là un point trop évident pour
qu'il soit nécessaire d'y insister davantage.




I


24 DEUXIÈME LEÇON.


— Voyons maintenant ce que la raison nous commande
à l'égard de nous-mêmes. Nous arrivons ici à la seconde des
trois espèces de devoirs que j'ai distinguées. La première ten-
dait à établir en nous les titres mêmes de notre dignité ; la
seconde tend à les maintenir intacts, en nous enjoignant de
les préserver de toute souillure. C'est ce que j'ai appelé le
respect de soi-même. Il consiste précisément dans le maintien
et la défense de notre dignité contre les penchants qui ten-
dent à l'étouffer.


Décomposons ce devoir général dans ses diverses applica-
tions, sans jamais perdre de vue l'objet auquel le but même
de ce cours est d'appliquer la morale : la démocratie!


Se respecter soi-même, c'est, ai-je dit, maintenir en soi la
dignité humaine ; c'est, par conséquent, ne pas se laisser do-
miner par ses appétits inférieurs, et, (le ce qui ne nous a été
donné que comme un moyen, ne pas faire le but même de
sa vie. De là cette vertu que les anciens désignaient sous le
nom de tempérance (modération), qui n'exclut pas la jouis-
sance des plaisirs physiques, qui ne la condamne pas, avec
l'ascétisme, comme un péché, mais qui la met à sa place et
la renferme dans de justes bornes. Cette vertu se diversifie et
prend différents noms suivant la nature des objets auxquels
elle s'applique, et il en est de même du vice correspondant,
qui consiste à se rendre l'esclave des plaisirs du corps et des
biens extérieurs.


A l'égard des plaisirs du corps, la tempérance est, suivant
la nature même de ces plaisirs, soit la sobriété, à laquelle s'op-
posent la gourmandise et l'ivrognerie; soit la chasteté, à la-
quelle s'oppose l'impudicité.


Arrêtons-nous un instant sur ces vertus et ces vices pour
en montrer l'importance et les effets par rapport à la société,
particulièrement à la démocratie.


Celui qui est, suivant l'expression vulgaire, l'esclave de son
ventre, celui-là, outre qu'il se ravale lui-même et dégrade


LA. MORALE DANS L'INDIVIDU.


en lui l'humanité, sera-t-il bien apte à remplir ses devoirs so-
ciaux et à pratiquer les vertus civiques? Voyez ce gastro-
nome: à la manière dont il caresse de l'oeil et savoure cette
volaille truffée et cette poudreuse bouteille, pensez-vous qu'il
puisse être un bien ferme citoyen, uu vaillant défenseur des
libertés publiques, un irréconciliable ennemi de César? Non,
César en aura bon marché, quand il aura passé le Rubicon,
peut-être même avant qu'il l'ait passé.


Mais c'est surtout l'ivrognerie qui est la grande plaie de nos
sociétés, parce qu'ici les moyens de jouissance sont à la. por-
tée de tout le monde et que ce vice a un attrait particulier
pour les classes les moins heureuses, c'est-à-dire les plus nom-
breuses. L'homme à qui la vie est dure cherche volontiers dans
la boisson l'oubli de ses peines ; mais il y puisse aussi l'abru-
tissement : il néglige pour le cabaret sa femme, ses enfants,
ses vieux parents, et, mauvais mari, mauvais père, mauvais
lits, comment ne serait-il pas aussi un mauvais citoyen? Il ne
sait même pas ce que ce titre exige de lui. Je connais une
ville de grandeur moyenne où il se consomme quatre-vingt
mille petits verres d'eau-de-vie par jour ; dans une autre,
plus importante, mais qui ne dépasse pas cent mille âmes, il
s'est débité, dans l'espace d'une année, cinq millions de litres
d'eau-de-vie, outre le cidre, le vin et la bière (1). Croyez-vous
que de si désastreuses habitudes ne soient pas un' grand obsta-
cle à l'établissement des institutions démocratiques dans les
pays qui en sont destitués? Ne sont-elles pas aussi, dans les
pays où ces institutions sont enracinées, un grand obstacle à
leur jeu régulier et à leur libre développement? Vous connais-
sez mieux que moi, Messieurs, les maux que cause ce vice
dans Nos petites républiques. Je vois, d'un autre côté, combien
le sage démocrate Channing s'inquiétait des ravages que ce
même vice faisait aux États-Unis. Il va jusqu'à demander


(1) Voyez J. Simon, L'Ouvrière, pp. 136-137.




26 DEUXIÈME LEÇON.


que le gouvernement interdise la vente des boissons spiri-
tueuses (1). C'est aller trop loin et entrer dans cette voie
dangereuse que j'ai déjà signalée ; ce qu'il faut, c'est ce qu'il
recommande et pratique si bien lui-même, c'est-à-dire incul-
quer dans les âmes par tous les moyens le sentiment de la
dignité humaine, le respect de soi-même et des devoirs qui
en dérivent.


Je viens d'indiquer l'importance de la sobriété dans la
démocratie ; celle de la chasteté n'est pas moins grande.
Certains philosophes du dernier siècle, comme Helvétius et
Diderot, ont traité bien légèrement cette vertu. Parce que l'as-
cétisme chrétien avait fait de la continence une fausse vertu à
laquelle il sacrifiait les devoirs de famille et de société (témoin
le jugement de Pascal (2) sur le mariage, qu'il regarde, avec
ses maîtres, les jansénistes du Port-Royal, comme « la plus
périlleuse et la plus basse des conditions du christianisme »), ils
ont, dans leur aveugle réaction contre cette extravagance,
livré la chasteté elle-même. Ils n'ont pas vu qu'ils dégradaient
ainsi, en croyant les affranchir, l'homme et la femme ; qu'ils
enlevaient particulièrement à celle-ci sa dignité et la sauve-
garde de son bonheur en même temps que de son honneur ;
qu'ils travaillaient par là à miner les bases de la famille,
qu'il fallait au contraire s'appliquer à raffermir (comme,
dans le même temps, l'a si admirablement compris et pra-
tiqué Jean-Jacques-Rousseau, malgré les aberrations de sa
vie privée); qu'enfin ils ébranlaient les fondements mêmes
de cette nouvelle société politique qu'ils appelaient de leurs
voeux. Sans cette vertu, en effet, non seulement il n'y a point


(I) Voyez OEuvres sociales de Channing, trad. Laboulaye, p. 203. —Le conseil
de Channing a été d'ailleurs mis en pratique : le 2 juin 1851, le Maine bannit du
commerce tous les spiritueux, n'en permettant la vente que dans les pharmacies
et comme remède ; et l'exemple du Maine a été suivi par plusieurs États (Voy. le
Journalde Genève du 21 février 1867).


(2) Voyez Blaise Pascal, par Victor Cousin, Appendice, Extrait d'une lettre de
Pascal à M me Périer.


LA MORALE DANS L'INDIVIDU.


27


de dignité et de bonheur pour l'individu, particulièrement
pour la femme ; mais la famille et par suite la société elle-
même sont menacées. Aussi la chasteté a-t-elle été en honneur
dans les républiques anciennes, à Athènes et à Rome, tant
qu'elles ont été florissantes, et le déclin de cette vertu a-t-il
marqué celui de ces républiques. On ne se demande pas sans
effroi ce que, dans nos sociétés démocratiques, peut devenir, en
l'absence de cette vertu, le sort des femmes du peuple, et, par
une conséquence nécessaire, ces sociétés elles-mêmes. 11 -y a là
un abîme de réflexions que je ne saurais épuiser, mais qui se
représentera quand j'aurai à parler de la famille. Il ne s'agit.
encore ici que du respect de soi-même.


Ce respect de soi-même repousse encore un vice hideux,
l'avarice, qui d'un moyen utile, l'argent et la fortune, fait un
but suprême; et il commande le désintéressement, ce qui ne
veut pas dire le renoncement absolu aux biens extérieurs,
mais un certain détachement sans lequel l'homme perd sa
dignité et son indépendance morale. Le désintéressement dont
.je parle n'exclut. pas l'économie : celle-ci peut être elle-même
une vertu, en tant qu'elle a pour but d'assurer dans l'avenir
nos moyens d'existence et notre indépendance matérielle, par
suite notre indépendance morale ; et cette vertu a aussi une
grande importance dans la démocratie. Ceux d'entre vous qui
ont lu la Science du bonhomme Richard, ce livre qui devrait
être le bréviaire de tous les vrais démocrates, savent quel
prix Franklin attache à cette vertu ; mais l'économie n'est
pas l'avarice : celle-ci est un vice dans l'individu et un fléau
pour la société, particulièrement pour la société démocra-
tique, oit la circulation de la richesse est surtout nécessaire.


Il est encore un genre de désintéressement que commande
le respect de soi-même : c'est le dédain (les distinctions exté-
rieures, (tes honneurs qui n'ont de prix que pour la vanité,
ou de ce que l'on nomme les décorations. L'homme qui attache
de l'importance à ces choses est comme un grand enfant; et,




28 DEUXIÈME LEÇON.


comme un enfant, il ne se laisse que trop mener par ces ho-
chets. Aussi sont-ils un des grands instruments du despo-
tisme. C'est ce que comprit fort bien l'auteur du 18 brumaire
lorsqu'il établit son institution de la Légion d'honneur, en
dépit de la résistance que lui opposèrent l'opinion et ce qui
restait encore d'esprit républicain dans les corps officiels (1).
Mais quand ces sortes de distinctions ne seraient pas des
moyens de corruption entre les mains du despotisme, elles
seraient_ toujours contraires à l'esprit d'égalité, c'est-à-dire à
l'esprit démocratique. Les républiques feront donc toujours
bien de repousser cette invention des monarchies.


Toutes les vertus que je viens de passer en revue rentrent
dans cette vertu générale que les anciens ont désignée sous
le nom de tempérance, et qu'ils résumaient dans cette for-
mule : Abstiens-toi (formule qu'il ne faut pas prendre dans
un sens absolu, mais dans celui des limites marquées par la
raison); mais il est encore un autre choeur de vertus qui ne
dérive pas moins du respect de soi-même, et qui n'a pas une
moindre importance pour la société et la démocratie. On peut
le faire rentrer dans ce que les anciens appelaient le courage,
la force d'âme, la grandeur d'âme, dont la formule était :
Supporte. Parcourons aussi les diverses applications de cette
vertu, en les considérant dans leurs rapports avec la dé-
mocratie.


L'homme est fait pour travailler : il n'obtient rien que par
le travail. La paresse est donc un vice. Le travail, au con-
traire, noblement supporté, est une vertu. Je rattache cette
vertu au courage, parce que le travail exige un effort contre
la peine (courage et travail sont deux expressions qui vont
bien ensemble) ; mais il faut dire aussi que cet effort même
est la source d'un contentement intérieur où le travailleur
trouve sa récompense. Cette vertu a surtout son prix dans


(I) Voyez mon livre, Napoléon et son historien M. Thiers, p. 15.


LA MORALE DANS L'INDIVIDU. 29


les sociétés démocratiques, où chacun doit pourvoir lui-
même à ses besoins. L'antiquité, qui avait des esclaves sur
lesquels elle se déchargeait du travail manuel, ne pouvait
guère tenir le travail en honneur : c'était pour elle une oeuvre
servile. Plusieurs de ses sages tentèrent cependant (le l'élever
à la hauteur d'une vertu. Voici comment en parlait, avant
Socrate, le poète gnomique Phocylide : « Travaille, tu dois
payer ta vie par tes travaux. Le paresseux fait un vol à la
société. N'as-tu pas appris de métier, va donc bêcher la terre ;
donne-toi de la peine, tu ne manqueras pas de travaux. Sans
le travail rien n'est facile à l'homme ; le travail ajoute en-
core à la vertu. » Ces paroles : Travaille, tu dois payer ta vie
par tes travaux, et celles-ci : Le travail ajoute encore à la
vertu, devraient servir de devise à nos sociétés démocratiques.
Oui, le travail est un devoir et une vertu ; oui, il honore
l'homme au lieu de le rabaisser ; mais il faut pourtant qu'il
ne l'absorbe pas au point de lui interdire absolument toute
culture (l'esprit. Cela n'importe pas moins à la démocratie.


Le courage a encore d'autres occasions de s'exercer : contre
la souffrance physique, qui est. la condition (le notre nature;
contre la souffrance morale, à laquelle elle n'est pas moins
condamnée; contre les disgrâces de tout genre, particulière-
ment celles (le la vie publique (c'est peut-être là que le cou-
rage est le plus difficile à pratiquer). Dans tous ces cas, il faut
que l'homme se dise à lui-même : sois homme. Tout le monde
connaît cette parole de Sénèque : « Il n'y a pas de plus grand
spectacle que celui d'un homme de coeur aux prises avec
l'adversité, » et tout le monde doit y applaudir ; mais peut-
être le stoïcisme, qui l'a inspirée, a-t-il trop exigé de l'homme.
Il faut défendre à celui-ci le découragement, l'abattement, le
désespoir, mais il ne faut pas lui interdire absolument les
larmes : elles attestent et elles soula gent la sensibilité (le son
coeur. Ce mot (le Virgile : Sunt lacrymx rerum, n'est-il pas
profondément humain ? Pourquoi voudrait-on que ces larmes




30 DEUXIÈME LEÇON.


de sympathie dont parle le poète n'arrivassent jamais à nos
yeux?


Enfin, contre la mort sois homnze. Ou elle arrive comme le
terme naturel de la vie, accepte-la, je ne dis pas sans regret,
mais sans faiblesse ; ou elle est un sacrifice dont ton honneur
te fait une loi, rappelle-toi alors ces paroles du poète stoïcien :


Summun crede nefas animam prferre pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas (1).


Que les hommes soient armés de ce courage, et il n'y aura
rien à craindre des entreprises du despotisme.


Je n'ai pas encore épuisé la liste des vertus que commande
le devoir de se respecter soi-même et (les vices qu'il proscrit.
Il est une vertu qui est généralement regardée comme un
devoir social, mais qui est aussi une vertu individuelle : la
véracité, et particulièrement le respect de la parole jurée.
.D'abord il y a, comme l'a remarqué Kant (2), une sincérité en-
vers soi-même qui est déjà un devoir : on cherche souvent à se
tromper soi-même sur les mobiles de ses actions; et, comme
le dit ce grand moraliste, une fois le principe de la véracité
ébranlée, le fléau de la dissimulation ne tarde pas à se répandre
ju.sque sur nos relations avec les autres hommes. Mais même
quand nous avons affaire aux autres, la sincérité est un de-
voir envers nous-mêmes en même temps qu'envers eux. « Le
menteur, dit admirablement le même philosophe (3), est
moins un homme véritable que l'apparence trompeuse d'un
homme. » Que dire de celui qui ne craint pas de se parjurer
pour servir ses intérêts ou satisfaire son ambition, et pour qui
le serinent n'est qu'un marchepied qu'il rejette sans scrupule


(1) « Regarde comme l'infamie suprême de préférer la vie à l'honneur et pour
sauver tes jours de sacrifier le bien qui donne du prix à la vie. » (Juvénal, trad.
Eugène Despois, p. 121.)


(2) Doctrine rie la vertu, p. 89 de ma traduction, et p. xxv de mon Analyse cri-
tique de cet ouvrage.


(3) Ibid., p. 88.


LA MORALE DANS L'INDIVIDU. 31


quand il y trouve son avantage? Je ne sache point d'expres-
sion assez forte pour le flétrir. Quant au mal que de tels
hommes peuvent causer à la démocratie, je n'ai pas besoin
de vous en rappeler les exemples ; vous les connaissez assez.


En général le respect de soi-même communique à l'homme,
je ne dis pas l'orgueil, qui est un vice, mais une légitime fierté,
qui n'exclut pas la modestie (dont je vais dire un mot tout à
l'heure), mais qui repousse la bassesse ou l'esprit de servilité,
et qui, en rendant les hommes capables de se tenir debout,
place la démocratie au-dessus des atteintes du despotisme. Il
y a un mot de Kant qu'il faudrait écrire sur le front de tous
les courtisans : « Celui qui se fait ver, peut-il se plaindre d'être
écrasé (1)? »


III. — Mon troisième point était celui-ci : Travailler au per-
fectionnement moral de soi-même. Veiller sans cesse sur soi-
môme, chercher à se bien rendre compte de tous ses mobiles,
s'appliquer à les élever et à les purifier toujours davantage,
ne jamais croire que nous avons atteint la perfection, qui
reste perpétuellement pour nous un idéal, mais travailler tou-
jours à se rendre meilleur, voilà notre devoir sous ce rapport.
Ici se place la modestie, qu'il faut bien distinguer de la fausse
humilité. La première est une vertu inséparable (le la con-
science de notre infirmité morale, et qui est la condition
même de tout progrès ultérieur : celui qui croirait avoir atteint
la perfection se croirait aussi dispensé de tout nouvel effort;
la seconde est un vice qui rabaisse l'homme et en fait un in-
strument au service d'un corps ou d'un chef (perinde ac ca-
claver), et qui par la même raison est contraire à l'esprit de
la démocratie.


Le soin de l'âme, bien entendu, n'exclut point d'ailleurs celui
du corps ; il l'appelle, au contraire. Ce n'est pas sans raison
que Franklin a fait de la propreté une vertu, et c'est aussi


(1) Doctrine de la vertu, p. 101. « On n'écrase que les bêtes qui rampent s, a dit
Collé (Voy. Bersot, Études sur le xvni e siècle, t. I, p. 29).




LA MORALE DANS LA FAMILLE.


Le mariage, les époux et particulièrement la femme.


32 DEUXIÈME LEÇON.


avec beaucoup de raison que les anciens, qui avaient un senti-
ment si vif et si juste (le l'harmonie de l'âme et du corps, ont
fait de la gymnastique, qui s'applique à rendre les corps
souples et robustes, une partie essentielle de l'éducation (1).
Mens sana in corpore sana, telle était leur devise ; cette devise
devrait être aussi celle de nos sociétés démocratiques (2).


Mais, ne l'oublions pas non plus, le corps n'est que l'organe,
l'instrument de l'âme ; c'est l'âme, je veux dire l'ensemble de
ces facultés supérieures qui nous élèvent au-dessus des ani-
maux, c'est cette partie de nous-mêmes (quel qu'en soit d'ail-
leurs le principe substantiel), qui doit être le dernier objet de
nos soins et (le nos efforts; et ceci m'amène à la conclusion de
cette leçon. Dégager, maintenir et développer toujours de plus
en plus en soi-même la dignité de la nature humaine, voilà le
premier point de la morale et voilà aussi le premier point de la
démocratie. Ainsi se fondera le caractère, sans lequel l'homme
n'est plus que le jouet de ses passions et tourne .à tous les
vents, et sans lequel la démocratie à son tour devient la proie
de tous les vices qui dominent l'individu. Ainsi sera assuré le
règne de la liberté, de la liberté dans l'égalité, suivant la
formule que j'ai donnée de la véritable démocratie. Comme je
le disais en commençant, celui qui respecte en lui-même la
dignité humaine, la respecte aussi cher les autres : il n'attente
donc point à leur liberté, de même qu'il ne leur permet pas
(l'attenter à la sienne ; et, honorant en eux comme en lui le
titre d'hommes, il ne s'arroge sur eux aucun privilège con-
traire aux droits de l'humanité, à cette égalité, par consé-
quent, qui est, avec la liberté, le principe vital de la démo-
cratie.


(1) Voyez les Lois de Platon, liv. VII.
(2) La Suisse, du moins, no l'oublie pas. À u moment où j'ajoute cette note (26


juin 1867), il se célèbre, à Genève, une féle fédérale de la gymnastique, qui est
une véritable l'ôte publique.


TROISIÈME LEÇON


Nous avons vu ce que la morale exige de l'individu, et
combien les vertus qu'elle attend de lui importent à la démo-
cratie, combien au contraire les vices opposés à ces vertus
sont particulièrement funestes à cette forme de société. Si


*maintenant, au lieu (le considérer la morale dans l'individu,
nous l'envisageons dans la famille, elle nous apparaîtra d'une
manière encore plus éclatante comme le fondement néces-
saire d'une saine et solide démocratie. D'ailleurs, les vertus
mômes où j'ai déjà montré les assises de la démocratie, c'est
à la famille qu'il appartient avant tout de les inculquer dans
l'individu : elles ne peuvent guère se former que par son
action ; elle en doit être la première école. Quand donc je
montrais cc que doit être l'homme comme individu pour
pouvoir donner un fondement solide à la démocratie, je sup-
posais implicitement la coopération de la famille dans cette
formation de l'individu, qui n'est guère possible que par son
intervention, et c'est là précisément un des points que j'aurai
à toucher en parlant de la morale dans la famille. Mais, avant
d'envisager la famille dans son rôle éducateur et d'y montrer
le moyen d'atteindre le but que j'ai d'abord indiqué, il faut
la considérer dans sa constitution même,. et, eu relevant, soit


3




TROISIÈME LEÇON.


les vertus qu'exige cette constitution, soit les vices qu'elle re-
pousse, faire voir de quelle manière ces vertus et ces vices
intéressent et affectent la démocratie.


Cicéron, dans ce traité des Devoirs où il a résumé avec tant
d'éloquence tout le travail de la morale antique, appelle la
famille le principe de la cité et comme la pépinière de la
république (principiuni urbis et quasi seminarium reipublicœ,
1. 1, c. xvn); c'est elle en effet qui forme le premier et le plus
étroit lien de toute société humaine (aretior colligatio, ibid.),
et l'on peut affirmer, ce que l'analyse qui va suivre mettra en
évidence, que du respect de ce lien et des obligations qu'il
impose dépend le bien de la cité, particulièrement de la cité
démocratique et de l'humanité tout entière. Or la famille
elle-même a son principe dans le mariage; elle n'existe que
par lui.


L'homme et la femme ont besoin l'un de l'autre pour se
compléter et se reproduire. De là l'attrait qui les entraîne l'un
vers l'autre. C'est ce qu'exprime Platon (dans le Banquet) sous
une image poétique en les représentant comme deux parties
d'un même être, qui, séparées, cberchen t. à se réunir. L'attrait
qui les pousse l'un vers l'autre est tout ensemble physique,
esthétique et moral, c'est-à-dire qu'il dérive à la fois du be-
soin des sens, du sentiment du beau et de la sympathie des
coeurs. Tel est le triple fil dont est tissé ce sentiment complexe
qu'on appelle l'amour. La recherche exclusive du plaisir en
dehors de l'amour est toujours pou r l'homme et pour la femme
une dégradation; aussi la langue flétrit-elle sous le nom de
libertinage ce rapprochement des sexes formé uniquement en
vue du plaisir des sens et qui se dissipe avec lui. Mais l'amour
ne suffit pas encore pour moraliser leur union; c'est qu'il la
laisse sous l'empire du caprice et qu'il expose à l'abandon les
enfants qui peuvent en résulter. La langue a aussi un mot
dégradant pour flétrir cette espèce de liaison qui s'affranchit
de toute obligation positive. De quelque voile brillant que


LA MORALE DANS LA FAMILLE.
35


puisse se couvrir l'union des sexes dans l'humanité, cette
union n'est réellement morale que dans le mariage. Ici
l'homme et la femme s'engageant solennellement devant la
société, qu'ils prennent pour témoin et pour garant de leur
engagement, à vivre désormais l'un pour l'autre et à élever
en commun les enfants auxquels ils donneront le jour, assu-
rent leur dignité réciproque et sauvegarden t l'avenir des
fruits de leur union. Tel est en effet le double but du mariage:
d'une part, en ramenant l'union de l'homme et de la femme
à la règle morale, il la soustrait à l'empire de la bestialité et
du caprice, empire également dégradant pour l'un et pour
l'autre, mais particulièrement funeste à la femme ; et, d'autre
part, il assure aux enfants les soins auxquels ils ont droit.
Aussi le mariage accompagne-t-il le premier pas de l'hu-
manité vers la civilisation. Les poètes ou les philosophes de
l'antiquité; quand ils chantaient ou décrivaient les commen-
cements de la civilisation, sous quelque nom qu'ils la dési-
gnassent, ne manquaient pas de mettre le mariage en première
ligne. « C'est toi, s'écrie Cicéron (clans une éloquente invoca-
tion à la philosophie (1), qui sera tout à fait exacte si on l'ap-
plique en général à la civilisation), c'est toi qui as enfanté les
villes, qui as appelé les hommes épars à vivre en société, qui
les as unis entre eux, d'abord par le lien du domicile, ensuite
par celui du mariage (conjugiis). « L'établissement de ce lien
est eu effet le signe de l'élévation des hommes aux idées mo-
rales. Le relâchement ou le mépris du lieu conjugal est au
contraire l 'accompagnement et la marque de la décadence
des sociétés. On peut mesurer l'état moral et présager l'avenir
d'un peuple par le cas qu'il fait du mariage.


On ne saurait nier que dans l'antiquité la sainteté du ma-
riage n'ait été reconnue ; vous savez jusqu'où fut poussé à.
Rome je ne parle pas de la Rome des Césars, mais de celle


(1) Tusczaanes, liv. V, chap. ri.




36 TROISIÈME LEÇON.


de la République, — le respect du lien conjugal. « On ne crai-
gnait pas alors, dit l'historien Valère-Maxime (1), les regards
d'un corrupteur pour la femme d'autrui ; mais une pudeur mu-
tuelle donnait au regard et à l'aspect un caractère de sainteté.
Mais, il faut le dire aussi, malgré ce respect du lien conjugal
qui régna chez les anciens dans les beaux temps, une énorme
lacune subsista parmi eux dans les idées et les moeurs rela-
tives aux rapports de l'homme et de la femme. Alors même que
le respect de la femme mariée et de la jeune fille destinée à
devenir à son tour une chaste matrone était de rigueur, la
pureté des moeurs n'était guère prescrite en dehors de ce
cercle. « 11 est permis, disent Plaute et le vieux Caton, d'aller
par la voie publique ; il est seulement défendu de passer par
les fonds qui sont fermés (2). » L'esclavage, sur lequel reposait
la cité antique, ouvrait d'ailleurs la plus large carrière au li-
bertinage. Ce n'est pas que les philosophes de l'antiquité ne
se soient élevés à l'idée de la chasteté absolue dans le rapport
des sexes en dehors du mariage ; les stoïciens enseignaient que
la pureté pour l'homme est de n'abuser de la pudeur de per-
sonne et de se priver des plaisirs naturels tant qu'ils ne sont
pas consacrés par le saint engagement du mariage. « Qui-
conque », dit l'un d'entre eux, un philosophe exilé par Néron
parce que ses leçons excitaient l'enthousiasme de la jeunesse
(Tacite, Annales, XV, 71), Musonius Rufus, « quiconque désire
ne pas être un voluptueux, un efféminé, ni un homme pervers,
ne doit regarder comme des amours permis que ceux du ma-
riage (3). » Sénèque et Épictète tiennent le même langage.
Mais ces idées se développèrent assez tard, et elles ne furent
jamais très répandues dans la société antique. A cet égard, le
christianisme (il serait très injuste de le contester) a exercé


(1) Voyez Histoire des idées et des théories morales dans l'antiquité, par J. Denis,
t. II, p. 137.


(2) Ibid., p. 134.
(3) Ibid.


LA MORALE DANS LA FAMILLE. :17


une heureuse influence sur l'humanité, bien qu'aussi, pour
tout dire, dans sa réaction contre le libertinage payen, il ait
souvent dépassé le but. En prêchant, comme les stoïciens, mais
avec une plus grande puissance, la chasteté non seulement
dans le mariage, mais hors du mariage, et en faisant de cette
institution la règle absolue de l'union des sexes, il a fortement
concouru à purifier les idées et les moeurs relativement aux
rapports de l'homme et de la femme, et à relever la condition
de celle-ci, non seulement dans la famille, mais dans la société.


Mais, en dépit de ses enseignements et malgré le progrès
qui lui est dé, il s'en faut que le lien du mariage soit dans nos
sociétés modernes, qui se piquent d'une si haute civilisation,
aussi honoré qu'il devrait l'être. Quelles sont les causes qui
détournent une aussi nombreuse partie de nos contemporains
de ce devoir imposé par la loi morale à l'union des sexes? 11
faut avoir le courage de dévoiler nos plaies, afin d'y chercher
le remède.


Une première cause, c'est la dépravation même qui résulte
de la misère. Le défaut de culture morale qui est la consé-
quence de ce fléau, et cette autre conséquence déplorable, la
promiscuité qu'entraîne l'exiguïté du logement (une seule
chambre, quelquefois même un seul lit pour toute une fa-
mille) chassent la pudeur et accoutument à regarder les rap-
ports sexuels comme chose moralement indifférente. La fille
se donne sans scrupule au compagnon qui lui plaît, ou se vend
sans honte à l'homme qui veut la payer. Que de filles-mères
ne voit-on pas parmi les classes pauvres ! et que de filles qui
se prostituent au premier venu pour quelque argent! La dé-.
pravation résultant de la misère les a façonnées tout exprès
pour ce vice, et la misère elle-même les y pousse. C'est elle


ruoi
s tri et triuotn ( le


e


)n.
grande partie les hideuses phalanges de la


(1) « Parent-Duchatelet atteste que sur trois mille créatures perdues, trente-cinq
seulement avaient un état qui pouvait les nourrir, et que quatorze cents avaient été




38 TROISIÈME LEÇON.


Ce n'est pas toujours la misère, d'ailleurs, môme parmi les
classes pauvres, qui conduit au libertinage ; c'est aussi un
certain goût d'indépendance illégitime provenant d'ordinaire
d'un manque d'éducation morale : on vit ensemble, mais en
se réservant de se quitter dès que cela ne conviendra plus,
pour former une autre liaison ou vivre seul. Et les enfants?
Ils deviennent ce qu'ils peuvent.


C'est encore, chez les femmes, l'amour de la parure ou du
luxe, non réglé par le principe moral. Combien de filles se
sont perdues par là!


Mais, s'il y a des filles qui se vendent, c'est qu'il y a des
hommes pour les acheter ; et si la misère est, comme je l'ai
rappelé, une cause de dépravation, la richesse en est une
aussi, quand elle n'est pas relevée par des principes moraux,
car elle donne aux hommes les moyens de satisfaire tous leurs
caprices. Combien de fils (le famille, au lieu de profiter de
leur fortune pour faire le bonheur d'une jeune fille digne
d'être aimée, l'emploient à payer les charmes de viles créa-
tures, et, à la place du bien qu'ils pourraient faire, encoura-
gent et entretiennent l'immoralité !


Voilà le mal. Je n'ai fait que l'indiquer et en signaler les
principales causes. Que faire à cela? II doit y avoir une ré-
ponse à cette question. Je veux l'indiquer aussi. Combattre la
misère et par là rendre la vie aux sentiments moraux qu'elle
étouffe; éveiller et raviver chez tous l'idée de la dignité, de
la sainteté du mariage; rappeler la femme au respect d'elle-
même et l'homme au respect de la femme, particulièrement
l'homme riche au respect de la femme pauvre, et pour cela
flétrir plus sévèrement le corrupteur que la victime, tandis
que c'est aujourd'hui le contraire qui a lieu ; voilà la tâche à
poursuivre, et cette l âche est d'autant plus essentielle dans la


précipitées dans cet horrible vice par la misère! Une d'elles, quand elle s'y réso-
lut, n'avait pas mangé depuis trois jours! » Voyez Legouvé, Histoire morale des
lemmes, p. :322,


LA MORALE DANS LA FAMILLE.
39


(Minoenaie que celle-ci, avant besoin de s'appuyer sur le prin-
cipe de la dignité humaine, souffre davantage de tous les ou-
trages faits à ce principe. D'ailleurs, n'est-ce pas en général
la fille du peuple, c'est-à-dire la classe même que la démo-
cratie doit s'appliquer à relever, qui sert de proie au liberti-
nage ; et par conséquent ce vice ne la touche-t-il pas tout
particulièrement? Enfin, le progrès économique des sociétés
démocratiques, en répartissant sur un plus grand nombre
d'individus la richesse, qui, dans les sociétés aristocratiques,
est le privilège d'un petit nombre de familles, met aussi à la
portée d'un plus grand nombre les moyens de satisfaire leurs
fantaisies, et par conséquent a besoin de trouver un plus large
contre-poids dans la moralité populaire.


C'est malheureusement ce que n'ont pas compris certains
écrivains du dernier siècle, qui voulaient travailler à l'éman-
cipation de l'humanité, et certains réformateurs de notre
temps qui se sont proposé pour but d'améliorer le sort du
peuple. Parce que la pudeur est un sentiment qui a besoin
d'être développé par l'éducation, et parce que le mariage est
une institution garantie par la société civile et consacrée par
la religion, les écrivains du xvin e siècle auxquels je fais allu-
sion ont pensé que c'étaient là des choses de convention; et ils
n'ont pas vu qu'en croyant ramener sur ce point l'humanité
à la nature, ils la ramenaient à l'animalité. Ce n'est pas ainsi
que Rousseau entendit le retour à la nature : il s'est éloquem-
ment élevé contre ces sophismes et contre la corruption dont
ils étaient d'ailleurs l'effet plutôt que la cause ; et il a entrepris
de relever dans les âmes l'idée de la sainteté du mariage (I).
Dans notre siècle, certains réformateurs ont cru que le meil-
leur moyen de remédier aux débordements des passions,
c'était de donner à celles-ci un libre cou's : ils ont inventé la
papillonne ou l'alternante et la femme libre. Pour supprimer


(I) Voyez mou Histoire des idées morales et politiques en France au unie siè-
cle, t. H, p. 187 et suiv.




40 TROISIÈME LEÇON.


le désordre dans la société, Fourrier ne trouve rien de mieux
que d'effacer la limite qui jusqu'ici l'a séparé de la règle ; il
ne s'aperçoit pas qu'universaliser le vice n'est pas le détruire.
« La liberté amoureuse, écrit-il dans sa Théorie des quatre
mouvements, transforme en vertus la plupart de nos vices,
comme elle transforme en vices la plupart de nos gentillesses.
On en établit divers gracies dans les unions amoureuses. » Je
vous fais grâce de ces grades, qui permettent à chaque femme
d'avoir plusieurs maris de divers degrés, et à chaque homme
d'avoir plusieurs femmes, de divers degrés aussi, et qui con-
stituent. ce que l'auteur de ce beau système appelle des nzil-
nages progressifs; je me borne à rapporter cette naïve re-
marque, que « cette liberté, en ouvrant la carrière aux plaisirs,
l'ouvre de même aux moeurs qui en font le charme. » Je ne
pense pas d'ailleurs que des théories dont l'immoralité s'ac-
cuse si franchement aient jamais exercé une grande influence,
ni qu'elles aient jamais pu être un danger public, comme
on a tant affecté de le croire en 1848. Là n'est pas le prin-
cipe du mal ; il est dans les causes que j'ai signalées tout à
l'heure. Mais ce qu'il importe de remarquer, c'est que ces
sortes de théories vont précisément contre le but que pour-
suivent leurs auteurs: ils veulent relever la condition de la
femme dans la société, et ils commencent par la dégrader. Je
continue.


La même loi qui exige que l'homme et la femme élèvent
leur liaison à la dignité du mariage, exige aussi que cette
union, une fois contractée, soit respectée par eux-mêmes
comme une chose sacrée. Ce respect réciproque du lien con-
jugal est l'essence même du mariage, et le devoir est le même
de part et d'autre. Les conséquences de l'adultère peuvent
être plus graves chez la femme, niais ce ne sont pas seulement
les conséquences possibles d'un acte qui en font la faute. 11
faut que le mari puisse compter sur la fidélité de sa femme:
comme le dit très bien Jean-Jacques Rousseau (Émile, liv. V1:


LA MORALE DANS LA FAMILLE.


41


« S'il est un état affreux au inonde, c'est celui d'un malheu-
reux père qui, sans confiance en sa femme, n'ose se livrer
aux plus doux sentiments de son coeur, qui doute en embras-
sant son enfant s'il n'embrasse point l'enfant d'un autre, le
gage de son déshonneur, le ravisseur du bien de ses propres
enfants » ; cela est juste, mais il faut aussi que la femme
puisse compter sur la fidélité de son mari ; si l'état du mari
dont vient de parler Rousseau est affreux, est-ce que celui de
la femme qui se voit payée de son amour et de sa vertu par
la trahison, et qui perd la confiance et l'estime dont elle en-
tourait son mari, est-ce que cet état n'est pas tout aussi
affreux, et Rousseau a-t-il raison d'établir une différence dans
la rigidité des devoirs relatifs des deux sexes? Non, l'infidélité
du mari n'est pas, aux yeux de la morale, moins coupable
que celle de la femme ; peut-être même l'est-elle souvent
davantage.


La fidélité réciproque est donc la loi même du mariage :
d'où vient que cette loi est si souvent violée?


Une des principales causes réside clans la manière même
dont se font les mariages, je veux dire dans l'indifférence à
l'endroit des conditions morales de cette union. Il s'agit de
faire en quelque sorte de deux personnes une seule, de former
de deux parties diverses un tout moral où elles se complèlent
réciproquement ; il semble donc que la première chose à re-
chercher, ce soit la sympathie des âmes et des caractères; mais
c'est justement la dernière dont on s'occupe. Les considéra-
tions de rang et de fortune dominent tout le reste. Je ne dis
pas que cela soit universellement ainsi; je dis que cela est trop
souvent ainsi.


Vous savez ce qu'était devenu le mariage dans la société
aristocratique du dernier siècle, sous le règne de la monarchie
absolue. L'adultère était à la mode dans ce temps-là ; chacun
allait de son côté, et, s'il y avait encore quelque fidélité
dans les rapports des sexes, elle était pour l'amant ou pour




42 TROISIÈME LEÇON.


la maîtresse. Ainsi une grande dame que Rousseau a rendue
célèbre, 111' d'Houdetot, se montra toute sa vie fidèle à son
amant, Saint-Lambert, pendant que son mari, M. d'Houdetot,
restait fidèle à la dame qu'il aimait, ce qui lui faisait dire :
« Nous avions, :11'" e d'Houdetot et moi, la vocation de la fidélité ;
seulement il y avait un malentendu. » 11 y avait en effet un mal-
entendu entre eux, et ceci nous révèle eu général la cause du
désordre que je signale. Leur mariage n'avait été qu'un mariage
de convenance: Mec d'Houdetot avait été mariée « presque sans
s'en apercevoir » (selon l'expression de Mme d'Jpinay), mais
suivant les convenances voulues, à un homme qui, sans l'ai-
mer, — il en aimait une autre — l'épousa suivant ces mêmes
convenances. Et c'est ainsi que se faisaient ordinairement les
mariages aristocratiques : on n'avait égard qu'au rang et à la
fortune, sans se soucier du reste. Le mariage était arrêté
d'avance d'après les convenances extérieures, sans même que
les futurs époux se connussent : la jeune tille sortait du couvent
pour épouser le mari qu'on lui avait choisi ; et le mari, gar-
dant sa maîtresse ou ne tardant pas à en prendre une nouvelle,
donnait à sa famine un exemple bientôt suivi. Joignez à cela
les sophismes d'une mauvaise philosophie alors trop répandue
dans la société, et joignez-y encore, outre l'action générale
des institutions régnantes, les exemples même qui descendaient
du trône (les solennels adultères d'un Louis XIV et d'un
Louis XV), et vous ne serez pas étonnés du désordre dont les
mémoires et les écrits de ce temps nous retracent le scanda-
leux tableau. Turgot s'étonnait au contraire que le nombre
des mauvais ménages ne fût pas encore plus considérable, et
il en concluait qu'il fallait que l'homme eût une bonté naturelle
au-dessus de toutes les mauvaises institutions (1).


De nos jours, dans la société telle que l'a faite la Révolution
Française, les considérations de naissance ou de rang jouent


(I) Voyez Turgot, par Dupont de Nemours, p. 419.


LA MORALE DANS LA FAMILLE.


un moindre rôle ; il y a là un progrès dans le sens démocra-
tique, et ce progrès ne fera que croître à mesure que la so-
ciété, en se démocratisant toujours davantage, rapprochera de
plus en plus les rangs autrefois si profondément séparés; mais
la considération de la fortune, de la dot et de ce que l'on appelle
si odieusement les espérances, domine trop souvent les consi-
dérations morales. Trop souvent le mariage est une affaire
d'argent. Un épicurien de ma connaissance, resté vieux gar-
çon, avait coutume de demander quand on lui annonçait le
mariage de quelque camarade : « Dans quel prix se marie_
t-il ? » C'est ici surtout que se fait sentir l'un des fléaux de -
notre époque, l'un des plus grands dangers qui menacent la
démocratie, je veux dire la prédominance des intérêts ma-
tériels, la préoccupation exclusive du bien-être, l'amour
désordonné du luxe, le désir effréné de briller, en un mot le
culte du veau d'or. Le mariage lui-même, le plus grand et
le plus délicat des actes de la vie, est devenu un moyen de
satisfaire cc goû I. dominant : on met l'argen Len première ligne ;
le reste, c'est-à-dire l'essentiel, l'esprit, le coeur, la figure
même, ce miroir de l'âme, tout ce qui peut exciter et entre-
tenir l'amour et assurer' le bonheur dans le mariage, tout
cela est regardé comme chose accessoire et volontiers sacrifié.
Aussi suis-je '‘it mon tour étonné que, de la façon dont les
hommes se marient, ils ne fassent pas plus souvent encore
mauvais ménage.


11 est vrai que cette préoccupation de la dot et des espérances
chez les hommes a en quelque sorte sa raison d'être dans la
manière même dont les femmes sont élevées; il semble qu'on
s'évertue à développer en elles, au lieu des qualités solides,
les qualités frivoles, ou même de véritables vices, tels que le
goût et l'oisiveté et l'amour du luxe. Avec des femmes élevées
ainsi, la dot, une forte dot, est indispensable si même elle est
suffisante ; car ce n'est pas tout à fait un paradoxe que cette
parole de Michelet dans son livre du Peuple (p. 298) : « Voulez-


t




44 TROISIÈME LEÇON.


vous vous ruiner? épousez une femme riche. n Elles-mêmes,
par l'effet d'une telle éducation, refoulant dans leur coeur les
sentiments les plus naturels, les plus doux et les plus élevés,
cherchent moins dans leur mari les qualités qui rendent un
homme digne d'être aimé que les avantages de la fortune. Un
poète populaire, sur le compte duquel j'aurais d'ailleurs beau-
coup de réserves à faire, si .c'était ici le lieu, Béranger a très
heureusement exprimé dans une petite pièce ce travers de
notre temps. Elle est intitulée Le rêve de nos jeunes filles. Ce
rêve-là n'est certainement pas celui de toutes nos jeunes filles,
mais c'est certainement celui d'un trop grand nombre. Je veux
vous le redire à ce titre.-


Le poète représente une jeune fille dormant à l'heure de
midi sur les coussins de son boudoir, et il se demande..., mais
laissons-lui la parole :


Un songe vient du bout de l'aile
Effleurer ce lac endormi.
Quel sentiment s'éveille en elle ?




Son corps se soulève à demi. -


Peut-être aux pieds de cette Laure
Un nouveau Pétrarque a chanté.
Fière du chantre qui l'adore,
Elle embellit sa pauvreté.


Peut-être au ciel s'envole-t-elle :
Du ciel son âge a souvenir.
Au toit natal c'est l'hirondelle
Que le printemps voit revenir.


Ma dormeuse enfin se réveille.
Son cœur bat à rompre un lacet.
— Que murmurait h ton oreille
Le bon auge qui te berçait ?


— Le sort me faisait ses largesses.
De bonheur je poussais un cri
Dans l'enivrement des richesses
Que m'apportait.., un vieux mari.


LA MORALE DANS LA FAMILLE. 4$


Devant ce rêve du jeune âge,
Adieu nos rêves d'avenir !
L'enfant en remontre au vieux sage ;
L'or aujourd'hui vient tout ternir.


Le remède au mal que je viens de signaler, il est dans la
main des mères : il ne s'agit que de relever l'éducation morale
de la jeune fille et de la préparer par là à son rôle de femme.
Alors, même pauvre, elle sera une richesse pour son mari,
tandis qu'aujourd'hui, même riche, elle est souvent pour lui
une cause d'embarras dans la maison, et, faut-il ajouter en-
core, un mauvais génie dans la vie publique, une conseillère
de lâches résolutions. Je reviendrai sur ce dernier point.


Voyons maintenant quel est le rôle de la femme comme
épouse. Il faut le décrire pour compléter l'idée que j'ai com-
mencé à esquisser du mariage et des vertus conjugales. Ce
rôle s'exprime d'un mot : elle doit être la compagne de son
mari ; mais il faut bien comprendre la portée de ce mot.


Elle est son égale en tant que personne morale, douée
comme lui d'intelligence, et capable comme lui de moralité.
A cet égard les moeurs et la législation, même dans les pays
démocratiques, ont encore plus d'un progrès à faire. La démo-
cratie repousse la fennne libre dont je parlais tout à l'heure,
mais elle doit émanciper la femme de toute tutelle dégra-
dante, et, au lieu de la traiter en mineure, la rétablir sur le
pied d'égalité auquel elle a droit et sans lequel le mariage,
gardant toujours l'empreinte de l'antique servitude, n'est pas
tout ce qu'il doit être. Les hommes ont beau dire que


Du côté da la barbe est la toute-puissance :


c'est là la raison du plus fort, mais la raison du plus fort, quoi
qu'en dise le bon La Fontaine, n'est pas toujours la meilleure.


Mais, si je repousse la souveraineté qu'on veut réserver à
l'homme, et si je réclame pour la femme l'égalité dans la com-
munauté, je reconnais que, comme elle a ses qualités propres,




4G


TROISIÈME LEÇON.


elle a aussi sa fonction propre dans cette communauté.
La première partie de cette fonction, c'est, — je vais pro-


noncer un mot bien prosaïque, mais qui exprime une chose
bien essentielle, — c'est le soin du ménage. Cette chose si essen-
tielle n'exclut pas d'ailleurs une certaine poésie. Oui, il y a une
poésie du ménage. J'en prends à témoin les plus grands poètes,
depuis le chantre de l'âge héroïque qui représentait la fille du
généreux Alcinoiis, Nausicaa, allant laver ses vêtements au
bord du fleuve sur le conseil de Minerve (la déesse de la sa-
gesse), jusqu'à l'auteur de Werther qui nous montre son hé-
roïne Charlotte distribuant à ses jeunes frères des tartines de
beurre ; et je puis même invoquer le témoignage des meilleurs
philosophes, depuis Socrate jusqu'à Rousseau. Eux aussi se
sont plu à célébrer cette poésie. Voyez, par exemple, comment


(L'économique), ou à ce qu'Étienne de la Boétie, dans la tra-
Xénophon, dans le traité qu'il a consacré à L'art du ménage


duction qu'il en a faite, appelle d'un mot la ménasgerie, voyez
comment le disciple de Socrate fait parler son maître, racon-
tant les leçons du sage Ischomachus à sa femme : « La belle
chose à voir que des chaussures bien rangées de suite et selon
leur espèce ; la belle chose que des vêtements séparés suivant
leur usage ; la belle chose que des couvertures ; la belle chose
que des vases d'airain ; la belle chose que des ustensiles de
table ; la belle chose, enfin, malgré le ridicule qu'y trouverait
un écervelé et non point un homme grave, la belle chose,
dis-je, que de voir des marmites rangées avec intelligence et
avec symétrie! Oui, tous les objets sans exception, grâce à
la symétrie, paraissent plus beaux encore


• quand ils sont
disposés avec ordre. Tous ces ustensiles semblent former un
choeur... (1). »


Cette poésie du ménage était en quelque sorte naturelle
chez un peuple artiste comme le peuple grec, qui portait


(1) Xénophon, trad. Talbot, t.1, p. 164.


LA MORALE DANS LA FAMILLE.
/17


l'amour du beau dans les détails les plus vulgaires de la vie, et
pour qui tout était art; mais il n'est pas besoin de remonter
jusqu'aux anciens pour en retrouver la trace. Elle n'est pas
devenue tout à fait étrangère à nos sociétés prosaïques, et
vous pouvez la voir s'épanouir même parmi nos paysans, si
peu artistes d'ailleurs. Entrez, par exemple, dans la maison
d'une fermière de Normandie : voyez comme tout est propre
et bien rangé ; vo yez sur ce buffet si bien poli, ces assiettes, ces
plats, ces pots de faïence ou d'étain, tous ces vases de divers
genres, si brillants qu'on pourrait s'y mirer, et disposés avec
e,
tant de symétrie que, suivant l'expression de Xénophon, ils
semblent former un choeur, et dites s'il n'y a pas là un genre
de beauté qui, tout en charmant les yeux, inspire de la sym-
pathie pour la femme qui tient si bien sa maison.


Bien tenir sa maison, c'est là en effet une fonction qui, sous
une forme ou sous une autre, convient à toute femme. Les
soins du ménage ne peuvent faire rougir qu'une sotte ou une
fille mal élevée. Un de mes amis demandait un jour à une
jeune personne, placée à table entre nous deux, si c'était elle
qui avait fait un certain gâteau qu'il trouvait délicieux : « Je
ne me mêle pas de ces choses-là », répondit la demoiselle
d'un ton piqué. Ce n'est. -tlas sans doute une vertu que de
savoir faire des gâteaux, mais c'est en général une chose
précieuse, même pour une demoiselle riche, que de s'entendre
au ménage et de savoir au moins le diriger. Si la demoiselle
dont je parle avait lu et goûté la Ménasgerie de Xénophon,
elle n'eût pas été offensée de la question qui lui était adressée.


Mais je m'empresse d'ajouter que je ne veux pas borner là
le rôle de la femme. Je n'accorderai pas à la sagesse de nos
aïeux, citée par le Chrysale de Molière (Les femmes savantes,
acte II, scène vu)


Qu'ile femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
A. connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse;




LA MORALE DANS LA FAMILLE.


4948
TROISIÈME LEÇON.


je veux au contraire que son esprit, suivant la belle ex-
pression du même personnage de Molière, ait des clartés de
tout; je veux qu'elle l'ait assez cultivé pour être en état de lire
autre chose que des romans et de s'instruire elle-même tou-
jours davantage, pour rendre sa conversation intéressante à
son mari, enfin pour pouvoir à son tour diriger l'éducation
de ses enfants.


On se défie beaucoup trop d'ordinaire de l'intelligence de
la femme. Elle se distingue sans cloute de celle de l'homme :
j'accorde, en mettant à part les exceptions, qu'elle a, en géné-
ral, moins d'étendue, de suite et d'impartialité (I), et qu'elle
est, par là même, moins capable de s'appliquer aux sciences
abstraites, comme les mathématiques, la métaphysique, la
logique, etc., ou aux questions générales, comme celles de
haute politique; mais les sciences naturelles, mais l'histoire
et la géographie, mais la morale pratique, mais les langues,
mais la littérature, tout cela, enseigné comme il convient aux
femmes, c'est-à-dire d'une manière propre à les intéresser et
à les toucher (ce qui est, il est vrai, un art délicat et rare par
conséquent), tout cela n'est pas au-dessus de leur sphère ; elles
y montrent même souvent plus de facilité que les hommes. On
se défie trop, je le répète, de l'intelligence des femmes, et c'est
pour cela qu'on fait d'elles des créatures insignifiantes pour
leurs maris, lesquels se voient ainsi souvent forcés, suivant
l'expression de Rousseau, de se renfermer avec eux-mêmes.
J'ajoute qu'on les rend aussi par là incapables de remplir
dans la société bien des fonctions qui leur conviendraient
admirablement, mais que jusqu'ici l'égoïsme des hommes s'est
exclusivement réservées ; c'est là un point sur lequel nous
aurons à revenir.


La culture de l'esprit n'exclut pas, d'ailleurs, quand elle
est solide, le développement des qualités du coeur, et. il faut


(1) Voyez Paul Janet, La famille, p. 32.


convenir que c'est surtout par là que la femme doit briller : là
est son vrai trésor. Mais il ne suffit pas qu'elle ait le coeur
bon, compatissant, charitable ; il faut aussi qu'elle l'ait


qu'elle 'elle p isse soutenir son mariélevé et fier, de telle sort
dans l'adversité et dans les disgrâces de la vie, et qu'elle soit
la première à l'encourager aux mâles résolutions. Malheu-
reusement l'éducation qu'elles reçoivent les rendent souvent
impropres à ce rôle : combien j'ai vu de filles d'Ève pousser
leur mari à manger la pomme !


J'ai dit ce que doit être la femme comme épouse; j'essayerai,
dans la prochaine leçon, de tracer son rôle dans la famille en
montrant en elle la mère, la première institutrice de ses
enfants; j'indiquerai plus tard son rôle dans la république.
Quand elle saura s'élever à la hauteur de ce triple rôle, elle
obtiendra le respect et plus aisément la fidélité de son mari ;
celui-ci sera moins tenté d'aller chercher chez d'autres famines
ou parmi d'indignes créatures une distraction à l'insipidité
du commerce d'une servante vulgaire ou d'une brillante
poupée.


Rappelons-le en finissant : l'avenir de la démocratie est atta-
ché à la sainteté du lien conjugal et au respect des lois du ma-
riage. C'est donc que nous devons porter nos efforts, et pour
cela il est deux moyens qu'il convient surtout à une société
démocratique (je ne dis pas pour cela à l'État) d'employer :
l'un indirect, qui consiste à travailler autant que possible à
l'amélioration physique du sort de la femme, en cherchant à
l'arracher à la misère, à la retenir à la maison, à lui confier
toutes les fonctions auxquelles elle est propre ; l'autre, direct,
qui réside clans la culture morale, laquelle relèvera à la fois
l'homme et la femme et les rendra capables de comprendre
et de pratiquer dans toute son étendue la vertu conjugale. Je
me borne ici à signaler ces moyens ; le développement s'en
présentera en son lieu dans la suite de ce cours.


/3A ItNI. 4




QUATRIÈME LEÇON


LA MORALE DANS LA FAMILLE (surrE).


Les enfants. — Les domestiques.


MESDAMES, MESSIEURS,


Je n'ai encore parlé que du mariage, des époux et parti-
culièrement de la femme comme épouse ; maintenant, pour
compléter l'étude que nous avons entreprise sur la morale de
la famille dans ses rapports avec la démocratie, il faut parler
des enfants, dont le soin forme précisément l'une des cieux
grandes fins du mariage. Quels sont les devoirs des époux à
leur égard, ou des époux comme parents? Voilà ce qu'il nous
faut d'abord examiner, en considérant, suivant le but même
de ce cours, l'observation ou l'omission de ces devoirs par
rapport à la démocratie.


Élever en commun les enfants, c'est là, ai-je dit, l'une des
grandes fins du mariage : il est précisément destiné à assurer
aux fruits de l'union de l'homme et de la femme les soins qu'ils
exigent pour ne pas périr et pour se développer ; c'est là
par conséquent une de ses grandes lois ; mais il faut bien
comprendre toute l'étendue de cette loi ou des devoirs qu'elle
prescrit.


Et d'abord, que veut dire cette expression élever, appliquée
à la nature humaine? Elle ne signifie pas seulement donner à
l'enfant les soins matériels sans lesquels la vie ph y sique s'étein-
drait en lui ou ne se développerait pas convenablement; mais


LÀ MORALE DANS LÀ FAMILLE.


51


elle signifie aussi et surtout lui donner les soins moraux, la
culture morale, laquelle ne va pas sans une certaine culture
intellectuelle, en un mol l'éducation, sans laquelle il resterait
en quelque sorte à l'état d'enfance. Il faut. faire de cet enfant
un être moral, une personne cligne de ce nom, c'est là le
devoir absolu des parents. Par conséquent, donner à la petite
créature qu'ils ont mise au monde la nourriture et les soins
que réclame son corps ne salit pas ; il faut qu'ils s'appli-
quent aussi à cultiver son âme, c'est-à-dire à développer ses
facultés intellectuelles et morales. Que s'ils peuvent se faire
aider dans cette tâche, ils ne doivent pas s'en décharger sur
d'autres; car c'est d'abord et surtout à la famille qu'elle
appartient.


Malheureusement dans notre société (ce n'est pas lit d'ail-
leurs un vice nouveau) le devoir que je rappelle ici est trop
souvent négligé.


Ce vice tient, chez une grande partie de nos contemporains,
à une cause dont j'ai déjà indiqué l'effet sur le mariage lui-
même, je veux dire à la misère et à la dégradation morale
qu'elle engendre. Comment un père et une mère, que l'indi-
gence a retenus ou plongés dans cette dégradation, donneront-
ils à leurs enfants une éducation morale dont ils n'ont pas
même l'idée ? Ils se tiennent pour trop heureux s'ils peuvent
leur procurer un morceau de pain, et se croient quittes envers
eux à ce prix.


D autres, qui ne peuvent être rangés parmi les indigents,
mais qui n'ont d'autre ressource que leur travail quotidien,
bornent trop souvent l'éducation de leurs enfants à l'appren-
tissage:


ceux-là se croient quittes envers eux quand ils leur ont
fait apprendre un métier qui les mette en état de gagner leur
vie. C'est quelque chose, mais ce n'est pas tout. Les dures
nécessités de la vie sont, sans doute, chez ceux dont je parle


un
obstacle à la culture intellectuelle et morale des en-tsm
ais il Y a un autre obstacle : c'est l'incurie.




QUATRIÈME LEÇON.


D'autres (je parle maintenant des classes aisées, des fa-
milles riches ou qui travaillent à le devenir) négligent leurs
devoirs à l'égard de l'éducation de leurs enfants, par deux
raisons : l'une, qui agit plus particulièrement sur les hommes,
la poursuite de la fortune, la fièvre des affaires ou la recher-
che des honneurs ; l'autre, qui agit plus particulièrement sur
les femmes, niais qui a aussi son influence sur les hommes :
la dissipation de la vie mondaine, de cette vie si vide et si
fausse où tant de gens cherchent le bonheur, mais où ils ne
trouvent que l'étourdissement. Ces deux causes, qui tiennent
elles-mêmes au mal que j'ai signalé comme un des fléaux de
notre temps et comme un danger redoutable, si l'on u'y
prend garde, pour la démocratie, le culte des intérêts maté-
riels, l'amour du luxe et de la parure; ces deux causes, dis-
je, rendent ceux qui s'en laissent envahir indifférents à l'en-
droit des idées morales et du développement de ces idées
dans l'âme de leurs enfants. Au lieu d'élever, de former soi-
même ses enfants comme il convient, ce qui exigerait qu'on se
laissât un peu moins absorber par ses occupations extérieures
ou par ses plaisirs, on remet ce soin à des mains étrangères.


C'est ce même vice que déplorait déjà, au temps de l'em-
pire romain, l'auteur du Dialolue (les orateurs. « Autrefois,
disait-il (chap. xxvm, § 29), le fils né d'une mère chaste
n'était point élevé dans la maison d'une nourrice qu'on ache-
tait, mais dans le sein et entre les bras de sa mère, qui met-
tait sa principale gloire à veiller sur son intérieur et à se dé-
vouer à ses enfants. Aujourd'hui, l'enfant vient à peine de
naître, qu'il est confié à une esclave grecque, à laquelle on
adjoint un autre esclave, quel qu'il soit, et c'est ordinaire-
ment le plus méprisable, celui qui ne peut remplir aucun
emploi sérieux. » Voilà ce qu'était devenu le soin des enfants
dans les grandes familles romaines à l'époque des Césars. Au
xvme siècle, dans ces familles aristocratiques dont je rappe-
lais l'autre jour les moeurs conjugales, ou n'avait pas d'es-


LA MORALE DANS LA FAMILLE. 53


claves sur qui l'on pût se débarrasser de ce soin; niais on
remettait ses fils à des précepteurs ordinairement fort igno-
rants et que l'on ne traitait guère autrement que des domes-
tiques, et ses filles à des gouvernantes encore moins éclairées
et qu'on ne traitait pas mieux; ou bien on les ensevelissait
dans des couvents, d'où elles ne sortaient, quand elles en sor-
taient, que pour épouser l'homme qui leur avait été choisi et
entrer de plain-pied dans un monde auquel elles n'étaient
nullement préparées. Le mal que je déplore n'est donc pas
nouveau ; mais, comme beaucoup d'autres vices de l'ancienne
aristocratie, il s'est étendu en se répandant dans la bour-
geoisie. Les couvents, supprimés en France par un décret de
l'Assemblée nationale du 13 février 1790, mais rétablis par
le premier Empire et devenus, sous le second, plus nombreux
qu'avant la Révolution (1), ou des pensionnats qui ne valent
guère mieux, servent encore à débarrasser un grand nombre
de parents du soin d'élever leurs filles ; et les collèges leur
rendent le même triste service pour leurs fils. Ils se croient
quittes, ceux-là, en payant des frais de pension et en amas-
sant de l'argent pour les enfants qu'ils ont exilés de leur mai-
son ; mais ils sont coupables en négligeant le premier et le
plus important de tous les devoirs.




Je viens de parler des collèges. Les États qui offrent aux
parents des internats, comme ces casernes d'enfants que l'au-
teur du 18 brumaire substitua aux écoles centrales créées
par la Révolution, et qui n'ont pas péri avec lui, ces États
encouragent par là le vice que je signale. On dira que, si
l'État n'entretenait pas de collèges d'internes, les familles re-
courraient aux pensions particulières, qui valent encore beau-
coup moins; mais au moins l'État ne se ferait point le com-
plice de la faute des familles. Il s'agirait d'ailleurs de savoir
s'il ne serait pas possible de former, surtout en l'absence de


(I) Voyez Les Congrégations religieuses, enquêtes par Charles Sauvestre. Paris,1867.




QUATRIÈME LEÇON.


la concurrence de l'État, des pensions particulières où les
enfants seraient mieux élevés que dans les collèges; et c'est
ce dont je ne doute pas pour ma part. Que l'État fasse faire
des cours qui répandent et élèvent l'instruction, à la bonne
heure; mais il n'est pas apte à donner autre chose que l'in-
struction, ou l'éducation qui résulte de l'instruction elle-
même ; l'éducation proprement dite est l'affaire et doit être
l'oeuvre de la famille. Je reconnais qu'il peut y avoir des cas
oit les parents se trouvent forcés de se séparer de leurs enfants
et de confier à d'autres le soin de les élever. Il n'y a pas de
règle sans exception ; je suis donc prêt à admettre toutes les
exceptions nécessaires, mais à condition que les exceptions ne
deviendront pas la règle même. La règle, c'est d'élever soi-
même ses enfants, sans doute avec le concours de maîtres
publics ou particuliers, mais sans abandonner à d'autres le
soin de leur culture morale, c'est-à-dire l'essence même de
l'éducation.


Mais il est un point dont il faut en même temps se bien pé-
nétrer : c'est que cette éducation morale, qui doit être l'oeu-
vre propre des parents, ne doit pas consister seulement à
enseigner aux enfants, même sous la forme qui convient à
leur âge, les préceptes de la morale, mais aussi et surtout
à leur inculquer des habitudes morales. Aristote, qui fut un
des plus grands moralistes en même temps qu'un des plus
grands philosophes de l'antiquité, Aristote a défini la vertu
elle-même une habitude : elle est, suivant les termes excel-
lents par lesquels il explique sa définition (Morale d Nico-
maque, 11, v), « cette manière d'être morale qui rend un
homme bon, qui en fait un homme de bien, et en vertu de
laquelle il saura bien accomplir l'oeuvre qui lui est propre. n
A la vérité, un autre grand moraliste, Kant, repousse cette
d éfinition, que « la vertu est une habitude d'agir conformé-
ment au devoir », parce que la vertu, sous peine de perdre
son caractère moral, ne doit pas être quelque chose de méca-


LA MORALE DANS LA FAMILLE. 55


nique ; mais il ajoute ceci : « Ce n'est point dans l'habitude
d'agir, mais dans celle de se déterminer à agir par la seule
idée de la loi morale qu'il faut chercher la vertu (I); » et il
reconnaît ainsi à son tour que la vertu peut être une habitude.
Sans doute, la vertu ne doit pas être quelque chose de méca-


o
nique : elle perdrait alors, comme le remarque Kant, son
caractère de force morale (virtus); mais il faut aussi, comme
Kant le reconnaît lui-même, que l'usage de cette force nous
devienne en quelque sorte familier, de manière à nous rendre
toujours plus facile et plus sûr l'accomplissement du bien ; et
ainsi la pensée de Kant peut parfaitement se concilier avec
celle d'Aristote. Mais, si la vertu est une habitude, il importe
que cette habitude soit acquise de bonne heure. J'ajouterai.
même que les bonnes habitudes, dussent-elles être, comme
le veut la nature elle-même, un peu mécaniques à l'origine,
n'en seraient pas moins un excellent fonds à établir d'a-
bord pour y cultiver ensuite la vertu (elles-mêmes devien-
dront plus tard des vertus à leur tour en prenant un caractère
moral), et que, par conséquent, il faut s'appliquer à les incul-
quer aux enfants sans craindre le mécanisme, qui est de leur
âge. 11 suit de là que le premier effort de l'éducation doit
être, non d'exposer aux enfants des préceptes, des maximes,
surtout des maximes, des préceptes abstraits qu'ils ne com-
prendraient pas, mais de faire naître en eux et d'y développer
les bonnes habitudes, les habitudes morales.


C'est ce que Turgot exprimait parfaitement dans une lettre
adressée à l'auteur des Lettres péruviennes, Mme de Graffignv,
où il critiquait avec beaucoup de justesse le système d'édu-
cation morale alors et depuis pratiqué, et, dix ans avant
l'Émile de Rousseau (1751) exposait des idées et parlait en
des termes qui semblent empruntés à cet auteur. L'une des
raisons qui expliquent, selon lui, l'impuissance de l'éducation,


(I) Voyez Doctrine de la vertu, p. 5G de ma traduction. — Cf. p. xv de mon
Analyse critique de cet ouvrage.




U6.QUATRIÈME LEÇON.


dont la force devrait être si grande, « c'est que l'on se con-
tente de donner des règles, quand il faudrait faire naître des
habitudes. » 11 explique ainsi sa pensée : « On a grand soin
de dire à un enfant qu'il faut être juste, tempérant, vertueux ;
et a-t-il la moindre idée de la vertu? Ne dites pas à votre fils :
Soyez vertueux; mais faites-lui trouver du plaisir à l'être ;
développez dans son coeur le germe des sentiments que la nature
y a mis. » croiriez-vous pas entendre Rousseau lui-même?
Turgot ne nie pas, d'ailleurs, la nécessité des idées abstraites
et générales; mais il ne pense pas qu'elles soient à leur place
dans l'éducation ordinaire : il veut qu'elles viennent aux en-
fants comme elles sont venues aux hommes, par degrés et en
s'élevant depuis les idées sensibles jusqu'à elles. Je suis de cet
avis, et, si j'admets qu'on fasse intervenir les règles dans
l'éducation des enfants, c'est à la condition qu'à côté du pré-
cepte...on place en quelque sorte, sous leurs yeux, l'exemple
et l'application, ou mieux encore qu'on les conduise de
l'exemple et de l'application à la règle. C'est de cette manière
seulement qu'ils arriveront à comprendre cette règle, et qu'ils
apprendront à la pratiquer.


Mais pour cela deux conditions sont encore nécessaires.
La première et la plus importante, c'est que les parents


donnent eux-mêmes à leurs enfants le modèle des vertus
qu'ils veulent leur inculquer. Autrement les plus belles pa-
roles, même illustrées par les plus beaux exemples, étant
contredites par la conduite des parents, ou ne seront pas com-
prises, ou n'auront aucune action : les enfants ne manque-
ront pas de remarquer cette contradiction, et ils feront fi,
comme de vains discours, des leçons qu'on -voudra leur don-
ner. Si, au contraire, les actions viennent confirmer les pa-
roles, elles leur donneront un sens aux yeux de l'enfant et
elles auront sur lui une réelle influence. Vous savez d'ailleurs
combien les enfants sont portés à l'imitation, aussi leur mo-
'ralité future dépend-elle le plus souvent de celle de lenrs


5LA MORALE DANS LÀ FAMILLE. 7


parents : c'est sur le modèle de celle-ci que se forme celle-là
De là ces vertus qui semblent se transmettre de père en fils,
et de là aussi ces vices en quelque sorte héréditaires. Il y a
des familles où se perpétue de génération en génération
comme une atmosphère de vertu ; dans d'autres, au contraire,
l'atmosphère du vice altère, si je puis parler ainsi, les organes
moraux de ceux qui ont le malheur de naître dans ce milieu,
comme l'air insalubre de certaines régions vicie les organes
physiques de leurs habitants. Il faut donc que les parents
prêchent d'exemple; c'est là le premier point. C'est encore ce
que Turgot avait parfaitement exprimé, en regrettant que ce
point ne fût pas mieux pratiqué : « Le gros de la morale,
disait-il à ce sujet, est assez connu des hommes; mais toutes
les délicatesses de la vertu sont ignorées du grand nombre ;
ainsi la plupart des pères donnent sans le savoir et même sans
le vouloir de très mauvais exemples à leurs enfants. » La
famille ne sera une véritable école de morale pour les enfants
qu'à la condition de l'être d'abord pour les parents.


lin autre point important pour développer chez les enfants
les habitudes morales, c'est, tout en leur donnant soi-même
l'exemple, de les mettre à leur tour à portée de pratiquer,
dans la mesure-où cela convient à leur âge, les vertus qu'on
veut leur inculquer. C'est aussi ce que Turgot avait bien
compris : « Mettez-le dans les occasions d'être vrai, libéral,
compatissant ; comptez sur le coeur de l'homme ; laissez ces
semences précieuses de la vertu s'épanouir l'air qui les envi-
ronne. » Ici encore on croirait entendre Rousseau. Celui-ci,
de son côté, pose en principe que les leçons morales qu'on
veut donner aux enfants doivent être plutôt en actions qu'en
discours, parce que les enfants oublient aisément ce qu'ils
ont dit ou ce qu'on leur a dit, mais non pas ce qu'ils ont fait
ou ce qu'on leur a fait (1). Seulement il oublie parfois que,


(1) Cf. mon Histoire des idées morales et politiques en France au xvme siècle.
t. Ii, p. 164.




QUATRIÈME LEÇON.


dans l'éducation de l'enfant, il ne doit rien y avoir d'apprêté
et d'artificiel, mais que tout doit se présenter comme de soi-
même et naturellement. Aussi je n'aime pas ces petites scènes
qu'il arrange à l'usage de son élève et où il fait intervenir
tantôt le jardinier de la maison, tantôt un joueur de gobe-
lets, afin d'en tirer des leçons indirectes; car, comme l'a très
bien dit M. Villemain, dans son Tableau de la littérature au
xviii 0 siècle (240 leçon), « ne sait-on pas que les enfants ont un
merveilleux instinct pour démêler les petites ruses qu'on leur
fait, et voir si l'on agit sérieusement avec eux ? Quand ils sur-
prennent l'artifice, c'est bien alors que l'éducation est-per-
due, et Rousseau, dans son plan, est toujours à côté de ce
danger. »


Maintenant quel doit être le caractère de l'éducation morale
pour répondre à l'esprit de la démocratie, c'est-à-dire à l'es-
prit de justice et d'humanité? A cet égard il y a beaucoup à
tirer de Jean-Jacques Rousseau, tout en se mettant en garde
contre certaines exagérations.


Il faut d'abord s'appliquer à développer dans l'âme des
enfants ces vertus individuelles sans lesquelles j'ai montré
qu'il n'y a pas pour l'homme de dignité et que la démocratie
manque de hase. 11 faut faire comprendre aux enfants que leur
valeur est toute eu eux-mêmes, et que si elle ne dépend plus,
comme dans les sociétés aristocratiques, de la naissance el du
rang, elle ne dépend pas davantage de la fortune, soit de celle
qu'ont acquise leurs parents, soit de celle qu'ils pourront ac-
quérir eux-mêmes ; que cette fortune en effet n'a de mérite
que par la manière dont on l'acquiert et par l'usage qu'on
en fait, et que c'est là par conséquent ce qui doit être leur
premier souci. Ceci est un point capital dans une société où
la fortune tend à usurper la considération qui s'attachait
naguère à la naissance et au ran o. et a créé un orgueil bien
plus odieux que celui de la noblesse, l'orgueil de l'argent; où,
d'une part, la facilité de s'enrichir sans travailler, au moyen


LA MORALE DANS LA FAMILLE.


des jeux de bourse èt de toutes sortes de spéculations, et de
l'autre, les jouissances que procure la richesse, luxe, luxure,
plaisirs mondains, excitent de si nombreuses et si ardentes
convoitises ; où enfin le culte du veau d'or dégrade tant d'âmes.
Prémunissez vos enfants contre ces vices en relevant chez
eux, par vos propres exemples cri même temps que par vos
leçons, le sen liment de la dignité humaine, qui ne repousse
pas la richesse, le luxe et les plaisirs, mais qui les met à leur
place et n'en fait pas le but même de la vie. Sursunz corda !
telle devrait être la devise de l'éducation.


En second lieu, développez en eux les vertus de famille. In-
spirez-leur, quant au présent, le respect et l'amour pour vous,
et, à cet effet, rendez-vous respectables à la fois et aimables
pour eux : vous conquerrez ainsi leur estime et leur confiance ;
puis l'amour et le dévouement entre eux : quoi de plus beau
et de plus salutaire que l'union des frères et des soeurs! quoi
de plus odieux, au contraire, et de plus funeste que leur dis-
corde! « Famille, » s'écrie justement Saint-Lambert clans son
Catéchisme philosophique, où il y a sans doute beaucoup à
reprendre, mais aussi quelque chose à prendre, « famille, vous
êtes un tout qu'on affaiblit quand on le divise ; que vos coeurs
soient unis, afin que vos père et mère puissent se dire à leur
dernière heure: Aucun ne sera sans appui. » Préparez-les en
outre aux vertus qu'ils auront à pratiquer un jour comme
époux et comme parents, et dont ils trouvent en vous l'exem-
ple dès à présent ; et par cette éducation resserrez autant qu'il
est possible les liens de famille qui tendent si fort à se relâcher.
Outre les causes que j'ai déjà eu occasion d'indiquer, comme
chez les uns la misère ou au moins l'absorption de l'éducation
par l'apprentisage, chez les autres l'amour toujours croissant
du lucre et du luxe, et en général le progrès de l'indifférence
morale, outre ces causes, l'esprit même de liberté que déve-
loppe la démocratie, a pour effet, quand il n'est pas guidé par
l'esprit de moralité, de concourir au relâchement des liens de




\dr


QUATRIÈME LEÇON.


la famille. II faut donc prévenir autant que possible ce funeste
abus. C'est précisément d'ailleurs dans la société démocratique
qu'il importe le plus de resserrer les liens de la famille. Car
moins cette société a de liens hiérarchiques, plus il est néces-
saire que ceux de la famille aient de force et forment un
noyau compact qui empêche la société de se résoudre en
poussière.


Enfin inculquez à vos enfants les vertus sociales qui achève-
ront d'en faire (les hommes et en feront du même coup des
citoyens: d'abord le respect des droits d'autrui, ou l'amour de
la justice, c'est-à-dire précisément le sentiment auquel le coeur
des enfants est le plus enclin (rien ne les révolte plus aisément
que l'injustice dont ils sont les victimes ou les témoins); puis
l'amour de l'humanité, ou, pour employer une expression
moins abstraite et qui convienne mieux à cet àge, l'amour des
hommes, ce que la langue chétienne appelle la charité ou ce
que la langue philosophique du xvm e siècle a nommé la bien-
faisance (les mots importent peu, pourvu que la chose y soit).
Ces vertus ne seront elles-mêmes complètes que si vous déve-
loppez en eux l'esprit d'égalité et l'esprit de fraternité, qui,
avec l'esprit de liberté, sont précisément les principes vitaux de
la vraie démocratie. Accoutumez donc votre enfant à ne pas
mépriser les autres enfants ou les hommes moins bien vêtus
et moins heureux que lui, mais à les respecter et à les aimer
comme ses égaux et comme ses frères dans la grande famille
humaine. « Faites en sorte, dit admirablement Rousseau,
qu'il ne se place dans aucune classe, mais qu'il se retrouve
dans toutes. » Ainsi l'éducation sera vraiment démocratique :
elle exclura toute idée de supériorité qui ne se fonde pas sur
le mérite personnel et la délicatesse des sentiments, et elle fera
les hommes que réclame la démocratie.


J'ai parlé jusqu'ici d'une manière générale du rôle des pa-
rents dans l'éducation (le leurs enfants; mais quelle doit être
au juste la part du père et colle de la mère dans cette éduca-


LA MORALE DANS LA FAMILLE. 61


tion ? Le père et la mère se partageront-ils les enfants, le père
se chargeant exclusivement de l'éducation des fils, et la mère
de celle des filles? Il faut reconnal Ire que la première convient
plus particulièrement au père, et la seconde à la mère ; aussi
n'y a-t-il guère de plus grande infortune pour une jeune fille
que de perdre sa mère : c'est un malheur irréparable et dont
elle se ressentira toute sa vie, et ce n'est guère un moins
grand malheur pour un jeune homme que de perdre son père.
Mais s'il est vrai que la fille réclame surtout les soins et les
conseils de la mère et le fils ceux du père, il ne l'est pas moins
que l'éducation, pour être parfaite, doit être l'oeuvre commune
de l'un et de l'autre. Non seulement il est bon que la mère
vienne tempérer la sévérité et la rudesse du père, et le père
l'excessive indulgence ou la faiblesse naturelle de la mère ;
mais la fille a beaucoup à gagner aux leçons de son père, et
le fils à celles de sa mère. Ce que fait la nature elle-même en
transmettant au fils il-116111e chose de la figure et du caractère
de la mère, et à la fille quelque chose du caractère et de la
figure du père, une sage éducation le doit faire aussi. La
mère communiquera au fils quelque chose de la délicatesse
féminine ; le père communiquera à la fille quelque chose de
l'énergie virile, et ainsi se formera un heureux mélange qui,
sans faire perdre à chaque sexe son caractère essentiel, en
tempérera les excès ou en corrigera les défauts. Et ce mélange
influera lui-même heureusement sur la société démocratique,
qui ne doit être ni efféminée ni grossière.


Je n'aurais pas complètement achevé cette étude sur la
morale dans la famille, si je ne parlais des domestiques, qui,
comme leur nom l'indique, font aussi partie de la maison, et
dont la présence dans la famille impose à celle-ci (le nouveaux
devoirs. La transformation démocratique de la société a
d'ailleurs amené dans les moeurs sur ce point des change-
ments dont il importe d'étudier les effets, et elle soulève des
problèmes qu'il faut examiner.




62 QUATRIÈME LEÇON.


Je n e parle pas de l'esclavage, parce que la seule règle mo-
rale qu'on puisse invoquer ici, c'est de l'abolir comme un
attentat à l'humanité. 11 ne suffit pas de dire, comme cer-
tains philosophes de l'antiquité (Socrate, Platon, Cicéron),
qu'il faut traiter les esclaves avec douceur, ni avec les doc-
teurs chrétiens qu'il faut les aimer comme des frères ; mais
il faut dire avec les stoïciens et avec les philosophes du
avin e siècle : Il ne doit point y avoir d'esclaves.


L'esclavage est en effet un crime (le lèse-humanité : un
homme ne peut être possédé et traité comme une chose ou
comme un animal. Ni le droit de conquête ni l'infériorité de
la race ne sauraient justifier l'esclavage : le droit de conquête
n'est pas un droit, et l'infériorité de la race n'empêche pas
les nègres d'être des créatures humaines. C'est là une vérité
si éclatante qu'on s'étonne que de nos jours, au milieu du
xix° siècle, il puisse y avoir encore des esclaves dans le monde
civilisé et sur une terre démocratique. Mais patience, il n'est
pas besoin d'être un grand prophète pour prédire que ce siècle
ne finira pas avant que cette grande iniquité ait disparu de la
terre. Un peuple, un grand peuple qui se relève, suivant le
titre d'un généreux ouvrage récemment publié en faveur de
l'affranchissement des esclaves, lutte en ce moment (1) pour
faire disparaître cette barbarie, et il ne mettra point bas les
armes qu'elle n'ait été effacée. 11 en a malheureusement coûté
la rupture des États-Unis. IF en coûte tous les jours des
flots de sang : c'est là l'expiation de l'iniquité et la condition
du progrès; mais le progrès s'accomplira. Il est déjà en
partie accompli, à la grande confusion des partisans de
l'esclavage (2); ce qui reste à l'aire ne tardera pas à sui-


(1) 23 janvier 1864.
(2)•« Des hommes qui étaient esclaves au commencement de la rébellion, disait


le message du président Lincoln du 8 décembre 1863, cent mille sont maintenant
au service militaire des États-unis: la moitié porte le fusil dans les rangs. Après
l'épreuve il est difficile'de dire qu'ils ne sont pas aussi bous soldats que les autres.
Aucune insurrection d'esclaves, aucune tendance à la violence ou à la cruauté n'a
signalé ces mesures d'émancipation et d'armement des noirs. »


LA MORALE DANS LA FAMILLE. 63


vre (1). On peut le dire en toute certitude : la cause est
désormais gagnée.


.le ne parle pas non plus du servage, qui existait encore
tout près de vous au temps de Voltaire (vous savez les efforts
qu'il fit pour l'abolir dans le pays de Gex) (2), mais qui, de-
puis la Révolution française, n'a plus subsisté que chez des
peuples encore enfoncés dans la barbarie du moyen âge, et
dont, chez ces peuples mêmes, les derniers vestiges auront
bientôt disparu. C'est encore là une cause gagnée; nous n'a-
vons pas besoin de nous y arrêter. Passons donc à la domesti-
cité telle qu'elle existe chez nous.


La domesticité, de nos jours, résulte d'un contrat librement
consenti de part et d'autre, et de part et d'autre pouvant être
à chaque instant résilié. Le domestique s'engage à faire,
moyennant un salaire, le logement, la nourriture, etc., soit
tout l'ouvrage d'une maison, soit une partie de cet ouvrage,
et il est tenu, aux termes mêmes de ce contrat, d'obéir à son
maître pour tout ce qui est de son service ; mais aussi son
maître est tenu de remplir les engagements qu'il a contractés
envers lui. Chacun d'eux, d'ailleurs, reste libre de quitter
l'autre : si le maître peut toujours congédier le serviteur, le
serviteur peut aussi quitter le maître quand bon lui semble.
La liberté, c'est-à-dire le premier des droits de l'homme, est
donc ici sauvegardée.


Mais, pour que la morale soit pleinement satisfaite, il ne
suffit pas que le droit strict soit observé. Or, il y a bien à dire
sur la conduite réciproque des maîtres et des domestiques, et
les moeurs sont ici beaucoup moins démocratiques que les
lois.


Le domestique n'est plus, légalement, la chose du maître ;


(1) Cette facile prédiction s'est réalisée depuis dans ce qu'on est heureux de pou-
voir nommer de nouveau les États-Unis, et le reste de l'Amérique ne tardera pas
sans doute à suivre l'exemple donné par le Nord.


(2) Voyez mon Histoire des idées morales et potitiques en France au xvine siè-
cle, t. I, p. 338.




QUATRIÈME LEÇON.


mais combien de maîtres abusent de leur position à l'égard de
leurs domestiques, en les accablant de leurs exigences, en
Manquant aux égards qui leur sont dus, en permettant à.
leurs enfants d'y manquer! « Je vois, disait Turgot (Lettre à
Anne de Graffigny), que partout la première leçon qu'on donne
aux enfants, c'est de mépriser les domestiques ; les parents
regardent cela comme une vertu. » Les choses ont peut-être
un peu changé depuis, grâce au progrès (le l'esprit démo-
cratique ; mais si nos domestiques sont moins méprisés et
moins malmenés que ne l'étaient les valets de l'ancien régime,
sont-ils généralement respectés et traités comme ils doivent
l'être ? Et dès lors les maîtres sont-ils fondés à se plaindre,
soit de la mauvaise humeur, soit du défaut d'attachement de
leurs serviteurs? Voulez-vous avoir de bons domestiques, res-
pectez-les et faites-les respecter par vos enfants ; témoignez-
leur des égards, soyez pour eux non pas faibles, mais bons et
indulgents : « Vous avez traité avec des hommes, dit très bien
Saint-Lambert, vous avez dû compter qu'ils auraient des dé-
fauts. Votre indulgence est une condition tacite du traité. »
Vous ne serez peut-être pas toujours bien servis pour cela ;
mais vous aurez grande chance de l'être, et en tout cas vous
aurez fait votre devoir. Je voudrais, — peut-être allez-vous me
trouver bien exigeant, mais ce n'est pas moi, c'est la vertu
qui parle,— je voudrais, dis-je, en répétant ses leçons, que dès
qu'on admet une personne étrangère sous son toit, on la trai-
1M comme étant de la maison ; qu'on lui donnât un logement
et une nourriture convenables, ce qui n'a pas toujours lieu ;
qu'on lui laissât toute la liberté compatible avec les besoins
du service et les bonnes moeurs ; qu'on l'entourât de bons
conseils ; qu'on cherchât même à l'instruire et à lui assurer
uu meilleur sort. Est-ce là une vertu fantastique? Je vois
qu'elle a été admirablement pratiquée par l'un des plus grands
maîtres de la philosophie moderne. « Sa maison, dit son bio-
graphe Band., était une école de vertu et de doctrine pour


LÀ MORALE DANS LA FAMILLE. (35


ses domestiques; et le maître, non content de les rendre sa-
vants et gens de bien, se chargeait encore de faire leur for-
tune et de leur procurer de bons établissements. C'est pour-
quoi il y avait toujours beaucoup d'empressement à se mettre
à son service, et nous voyons que, lorsqu'il était en Hollande;
on allait à Paris implorer le crédit du père Mersenne pour
obtenir une place parmi ses valets comme une condition fort
heureuse. De son côté, il les traitait avec une indulgence et
une douceur qui les assujettissait par amour. » Il est curieux
de rapprocher cette conduite du philosophe de celle de ce
soi-disant représentant de la Révolution française qui, jusque
sur le rocher désert ° il il expiait les crimes de son orgueil,
traitait ses domestiques à la manière d'un monarque asia-
tique « A Briars, raconte l'auteur du Mémorial de Sainte-
Hélène, Marchand (un des principaux domestiques de Napo-
léon) el les deux autres valets de chambre ont constamment
couché par terre en travers de la porte de l'empereur, si
bien que quand je sortais tard, il me fallait leur marcher
sur le corps. » Malheureusement, c'est plutôt l'exemple de
Napoléon que celui de Descartes, qui, toute proportion gar-
dée, excite l'émulation de nos contemporains.


D'un autre côté, il faut aussi le reconnaître, les domes-
tiques sont loin d'être ce qu'ils doivent être : cela ne tient pas
seulement aux torts de leurs maîtres, niais à leur mauvaise
éducation et à une fâcheuse interprétation des idées démo-
cratiques, je veux dire des principes de liberté et d'égalité.


Il y a là sans doute un mal (je vois qu'on s'en plaint beau-
coup dans les familles, et il est vrai que les plaintes sont réci-
proques); mais à côté de ce mal, qui vient des moeurs et qu'il
faut corriger par les moeurs, il y a un progrès à constater et à
encourager « Dans la démocratie, comme le remarque M. de
Tocqueville (1), l'état de domesticité n'a plus rien qui dégrade


(I) De la démocratie en Amérique, t.. If, troisième partie, chap. V.
BARN]. 5




GG
QUATRIÈME LEÇON.


parce qu'il est librement choisi, passagèrement adopté, que
l'opinion publique ne le flétrit point et qu'il ne crée aucune
inégalité permanente entre le serviteur et le maître. » Si
donc on ne peut plus guère espérer de revoir ces anciens ser-
viteurs qui faisaient partie intégrante de la famille, en re-
vanche, la race des laquais a disparu ou tend à disparaître.
Le mot même de domestique ne répond plus d'une manière
parfaitement exacte à la nature des fonctions qu'il désigne
chez nous; aussi, aux États-Unis, le remplace-t-on par une
expression mieux appropriée, celle de gens à aider (1).


Maintenant faut-il souhaiter, avec certains philosophes
contemporains, que la domesticité elle-même, telle qu'elle
existe actuellement, disparaisse à son tour pour faire place
au service à la tàcbe? C'est, selon ces philosophes (2), une
condition encore trop voisine de la servitude que celle d'une
personne au service d'un maître auquel appartiennent tout
son temps et toutes ses actions; et il ne faut pas compter que
cet état de choses remplisse désormais un long avenir. Il y a
là sans doute encore une transformation à désirer, et cette
transformation résultera de l'amélioration du sort des der-
nières classes de la société. Mais, en attendant que ce progrès
se réalise, la domesticité elle-même peut être bienfaisante, si
elle n'est pour ceux qui sont contraints de s'y livrer qu'un
emploi passager, non un état ; si, par conséquent, elle est
surtout exercée par des jeunes gens ou des jeunes filles for-
cés de quitter la maison paternelle pour gagner leur vie et se
former, et si ceux qui les emploient leur tiennent lieu de fa-
mille jusqu'à un certain point, comme je le demandais tout à
l'heure. Elle ne sera pas même un mal pour des gens plus
âgés à qui les circonstances n'auront pas permis de se faire
un autre état, si leurs maîtres se montrent envers eux cc
qu'ils doivent être.


(1) Adolplm Carnier, »n'Oie sociale, p. 18'7.
(2) Ibid.


LA. MORALE DANS LA FAMILLE.
67


C'est surtout à vous, démocrates, qu'il appartient ici de
donner l'exemple, à vous qui vous déclarez les représen-
tants du principe de l'égalité humaine ; il dépend de vous de
faire, par votre conduite à l'égard de vos domestiques, que
la domesticité devienne elle-même un moyen de progrès dé-
mocratique.




CINOLIÈME LEÇON
LA MORALE DANS L'ATELIER.


MESDAMES, MESSIEURS,


Après avoir examiné les devoirs de l'homme envers lui-
même et à l'égard de la famille dans leur rapport avec la
démocratie, il faut maintenant le replacer dans la société
générale dont il fait nécessairement partie, en même temps
qu'il fait partie de la famille, pour montrer quels sont les
devoirs qui dérivent pour lui de ce nouveau lien, le lien social
en général, et comment à leur tour ces nouveaux devoirs, les
vertus qu'ils appellent et les vices qu'ils repoussent, intéressent
la démocratie.


Or, parmi les relations qui réunissent particulièrement les
hommes dans le sein de la société générale, il y a d'abord
celles qu'établit entre eux la nécessité du travail, qui est la
loi de l'humanité sur cette terre. J'ai déjà touché cette
espèce de relations, quand, à propos de la famille, j'ai parlé
des domestiques : il y a là, en effet, une sorte de rapports qui
sort déjà du cercle de la famille proprement dite, et rentre
dans le cercle plus général dont je veux parler ici. Ce cercle
comprend les relations que le travail détermine entre les
hommes, soit comme ouvriers, soit comme patrons, soit en
général comme travailleurs. Quels sont donc les devoirs et les
vertus qui doivent présider à ces rapports, et les vices qu'il
en faut écarter, ou quelles sont les moeurs que la morale
réclame soit des ouvriers, soit des patrons, soit eu général des


LA MORALE DANS L'ATELIER. 09


travailleurs? Voilà ce que je dois rechercher maintenant en
envisageant ces moeurs dans leur relation avec la démocratie;
et c'est là ce que je désigne sous ce titre : la morale dans l'ate-
lier. Ce mot d'atelier ne signifie proprement, il est vrai, que
« le lieu oit travaillent un certain nombre d'ouvriers (Diction-
naire de Littré) » ; mais il peut très bien s'appliquer aux rap-
ports mêmes que je viens d'indiquer, et c'est en ce sens
que je l'emploie ici. Je n'ai pas besoin de vous montrer l'im-
portance pour la démocratie de la question qui va nous occu-
per: elle saute aux yeux.


Constatons d'abord le progrès qui s'est opéré, au moins
chez les peuples qui marchent à la tète de la civilisation, dans
la condition civile de l'ouvrier, industriel ou agricole, et qui
finira bien par se propager aussi chez les autres.


Dans l'antiquité, ceux que nous nommons aujourd'hui des
ouvriers étaient pour la plupart esclaves, c'est-à-dire la pro-
priété de maîtres usant arbitrairement de leurs forces, s'attri-
buant exclusivement les fruits de leur travail, et les revendant
eux-mêmes quand il leur convenait de s'en débarrasser, ainsi
que Caton l'Ancien voulait qu'on fil à l'égard des vieux esclaves,
comme des vieilles ferrailles (Dererustica). On ne peut pas dire
malheureusement que l'esclavage ait disparu avec l'antiquité,
puisqu'il s'est maintenu en France même jusqu'au mu e siècle,
que les Européens l'ont rétabli en Amérique à l'égard des
nègres dès le commencement du xv e siècle et qu'il y existe
encore aujourd'hui. Mais ce n'est plus là qu'une exception qui
ne tardera pas à disparaître de tout le sol de l'Amérique,
comme il a disparu depuis longtemps de celui de l'Europe.


Le servage avait, il est vrai, remplacé en Europe l'escla-
vage. Le serf n'était plus tout à fait une chose au même titre
que l'esclavage ; il était pourtant lié à la terre (gkb‹v addictus),
attaché à la glèbe comme les arbres qui l'ombragent (1), et


(1) Voyez Monteil, Ristoire des Français des divers États, t. J, p. 108.




70 CINQUIÈME LEÇON.


appartenait avec elle au seigneur qui la possédait. Cette
institution du moyen âge a duré en France jusqu'à la fin du
xvme siècle, et en d'autres pays jusqu'à nos jours. Elle vient
d'être enfin abolie en Russie, où elle était encore vivace, et
l'on peut dire que partout, aujourd'hui, au moins en Europe,
le travailleur a reconquis sa personnalité.


Il n'a pas seulement arraché sa personnalité à l'esclavage et
au servage ; il a conquis aussi en général la liberté du travail


Sous le régime qui existait encore en France et. dans presque
toute l'Europe à la fin du dernier siècle, et que la Révolution
française a détruit, le droit de travailler, ce droit naturel de
l'homme, n'était pas reconnu : on le regardait comme un droit
domanial ou régalien que les sujets devaient acheter au prince
qui voulait bien le vendre. Racheté, il restait à l'état de pro-
priété exclusive : le travail n'était libre qu'entre les mains
de ceux qui l'avaient acquis, et c'est ainsi que certaines cor-
porations avaient seules le droit d'exercer tel ou tel métier,
comme ce.


lui de charpentier, ou de brasseur, ou d'horlo-
ger, etc. On ne pouvait donc exercer le même métier qu'à la
condition de faire partie de la corporation qui eu avait le
monopole ; et l'on ne pouvait entrer dans cette corporation
privilégiée, soit comme apprenti, soit comme maître, que si
l'on était reçu par ceux-là mêmes qui exerçaient ce monopole
ou par ceux d'entre eux qui étaient chargés de ce soin
(jurandes), et qu'après avoir rempli certaines conditions qui
rendaient l'apprentissage fort onéreux et la maîtrise presque
inaccessible aux ouvriers. Ajoutez à cela que les femmes
étaient exclues de la plupart des corporations. « L'esprit de
monopole qui a présidé à la confection de ces statuts, disait
Turgot dans le préambule de l'édit de 1776 qui abolit les
jurandes et les maîtrises, cet esprit de monopole a été poussé
jusqu'à exclure les femmes des métiers les plus convenables à
leur sexe, tels que la broderie, qu'elles ne peuvent exercer pour
leur propre compte. »


LÀ MORALE DANS L'ATELIER. 71


Je viens de rappeler l'édit par lequel Turgot abolit le sys-
tème des corporations, ce système qui, comme le déclarait
le préambule de cet édit, « introduisait l'inégalité jusque dans
la propriété la plus sacrée et la plus imprescriptible, le droit
de » Après la disgrâce de ce grand homme d'État,
disgrâce que Voltaire avait si spirituellement prédite en ces
termes « Ce ministre fera tant de bien qu'il finira par avoir
tout le monde coutre lui, » le régime des jurandes et des
maîtrises, dont l'abolition avait en effet soulevé tout le monde
contre Turgot, fut rétabli; et il ne fut définitivement sup-


(décret du 13 février 1791).primé que par la Constituante
Aujourd'hui, sauf certaines réformes, capitales il est vrai,


qui restent encore à introduire dans la législation pour achever
d'affranchir le travail de toute entrave, le droit de travailler
n'est plus contesté au travailleur, et ce droit, il l'exerce
libremen t.


Avec la liberté, le travail a repris aussi sa dignité.
Dans l'antiquité, comme il était en général la fonction des


esclaves, il passait pour dégradant. Il avait encore quelque
chose d'avilissant au moyen âge, où il était exclusivement
l'oeuvre des serfs et des roturiers, taillables et corvéables à
merci. De nos jours, étant redevenu ce qu'il doit être, une
oeuvre d'hommes libres, il n'est plus méprisé, mais il est au
contraire en honneur : on honore l'ouvrier laborieux qui vit
de son travail et en fait vivre sa famille.


Bien plus, au moins chez les peuples qui sont entrés à
pleines voiles dans le courant démocratique, comme en France
et en Suisse, le travailleur a été admis à l'é galité, non seule-
ment du droit civil, mais du droit politique : il est aujourd'hui
citoyen au même titre que ses patrons et les propriétaires ; il
a, comme eux, droit de suffrage dans les affaires publiques ;
il participe au droit commun dans toute sa plénitude.


Malheureusement, la condition matérielle de l'ouvrier n'a
pas suivi dans la même proportion sa condition civile et po-




72 CINQUIÈME LEÇON.


li tique. 11 faut même reconnaître qu'elle souffre souvent de ce
qui doit précisément servir à l'améliorer, de la liberté du tra-
vail et des progrès de l'industrie. Par suite, sans parler des
autres causes, la moralité de l'ouvrier ne s'est pas élevée
autant que l'espéraient les économistes du xvin e siècle et que
l'exigent les principes démocratiques.


Il faut donc, sans attenter au principe de la liberté du tra-
vail et de l'industrie, qui est aussi un principe démocratique,
mais en le développant au contraire, chercher tous les moyens
possibles d'améliorer la condition matérielle de l'ouvrier et de
relever sa moralité. Là est le grand problème pour la société
démocratique, c'est-à-dire pour la société moderne. Ce pro-
blème rentre à la fois clans l'économie politique, dans la poli-
tique et dans la morale ; c'est par son côté moral que je dois
l'envisager dans ce cours, mais le côté moral est si étroite-
ment uni ici au côté économique et au côté politique que je
ne pourrai guère le traiter sans toucher les deux autres ;
seulement je ne les toucherai qu'autant que cela sera néces-
saire au but que je poursuis.


La première chose, c'est. de travailler à restaurer la famille
chez les ouvriers. La famille est essentiellement. salutaire :
non seulement elle est pour l'enfant une école de morale
indispensable, mais elle développe dans l 'homme le sen-
timent du devoir en donnant à sa vie un objet différent. de
lui-même, qu'il s'identifie à lui-même ; par là aussi elle
le sauve de l'ennui, des vagues tristesses, du désespoir, et
même elle répand sur son existence un charme qu'aucun
autre ne saurait remplacer. Aussi la famille est-elle bonne
pour tout le monde, mais elle l'est particulièrement pour les
classes ouvrières. Qui a plus besoin des enseignements de la
famille que l'enfant de l'ouvrier? Comment réparerait-il lui-
même plus tard les -vices de son éducation ? Et à qui les in-
fluences morales, les douceurs et les encouragements de la fa-
mille sont-ils plus nécessaires qu'à celui qui est condamné au


LA. MORALE DANS L'ATELIER. 73


plus rude labeur? Malheureusement c'est précisément chez
ceux à qui le foyer domestique serait le plus précieux qu'il fait.
le plus souvent défaut ou qu'il est le plus altéré. Le développe-
ment même de l'industrie, qui a eu poux-effet de substituer les
grandes fabriques aux petits métiers à domicile, a concouru à
la dissolution ou à l'altération de la famille chez les ouvriers,
soit en les disputant à leur sol natal pour les attirer au sein
des grandes villes, soit, dans les villes mêmes où ils sont nés,
en les enlevant du matin au soir à leur foyer, soit surtout en
arrachant à la maison les femmes et les enfants.


La vie de fabrique, jointe à tant d'autres causes que j'ai
signalées dans les précédentes leçons, tue la vie de famille.
Ce mal a été si éloquemment décrit. par M. Jules Simon clans
son livre de l'Ouvrière que je ne saurais mieux faire que de
lui en emprunter le tableau.


« Dans un ménage d'ouvriers, dit-il dans la préface de cet
ouvrage, le père, la mère sont absents, chacun de leur côté,
quatorze heures par jour. Donc il n'y a plus de famille. Au
lieu de cette vie cachée, abritée, pudique, entourée de chères
affections, et qui est si nécessaire à son bonheur et au nôtre
même, la femme vit sous la domination d'un contre-maître,
au milieu de compagnes d'une moralité douteuse, en contact
perpétuel avec des hommes, séparée de son mari et de ses
enfants. Ne pouvant plus allaiter son enfant, elle l'abandonne
à une nourrice mal payée, souvent même à une gardeuse qui
le nourrit de quelques soupes. De là une mortalité effrayante,
des habitudes morbides parmi les enfants qui survivent, une
dégénérescence croissante de la-race, l'absence co m plète d 'é


-ducation morale. Les enfants de trois ou quatre ans errent au
hasard dans des ruelles fétides, poursuivis par la faim et le
froid. Quand, à sept heures du soir, le père, la mère et les
enfants se retrouvent dans l'unique chambre qui leur sert
d'asile, le père et la mère, fatigués par le travail, et les enfants
par le vagabondage, qu'y a-t-il de prêt pour les recevoir? La




74 CINQUIEME LEÇON.


chambre a été vide toute la journée; personne n'a vaqué aux.
soins les plus élémentaires de la propreté ; le foyer est mort;
la mère épuisée n'a plus la force de préparer des aliments ;
tous les vêtements tombent en lambeaux : voilà la famille telle
que les manufactures nous l'ont faite. 11 ne faut pas trop
s'étonner si le père, au sortir de l'atelier où sa fatigue est
quelquefois extrême, rentre avec dégoût dans cette chambre
étroite, malpropre, privée d'air, où l'attendent un repas mal
préparé, des enfants à demi sauvages, une femme qui lui est
devenue presque étrangère, puisqu'elle n'habite plus la mai-
son, et n'y rentre que pour prendre à la hâte un peu de repos
entre deux journées de travail. S'il cède aux séductions du
cabaret, ses profits s'y engouffrent, sa santé s'y détruit ; et le
résultat produit est celui-ci, qu'on croirait à peine possible :
le paupérisme au milieu d'une industrie qui prospère. »


Pour compléter ce tableau, il est encore un trait à ajouter,
que M. Jules Simon ne rappelle pas ici, mais qu'il n'a pas man-
qué d'indiquer dans le corps de son ouvrage : c'estl'abus du tra-
vail des enfants dans les manufactures (1). M. Blanqui, dans
son célèbre rapport sur le sort des classes ouvrières en France
pendant l'année 1848, le signalait déjà lui-même comme l'un
des plus scandaleux abus du régime manufacturier. «


disait-il, fait partout une guerre sourde et incessante à
l'école, et l'on est sûr de trouver au service du manufacturier
l'enfant qui manque à l'appel de l'instituteur. Cette fatale
règle ne souffre nulle part d'exception. » — « 11 est facile,
ajoutait-il, de penser à quelles funestes influences se trouvent
ainsi exposés des enfants sans défense contre les rigueurs du
travail et contre la perversité de l'exemple. Leur corps et
leur âme sont attaqués à la fois. Misère et dénâment au foyer
domestique, fatigue et démoralisation dans l'a telier, voilà ce
qui les attend. » —
s'étonner après cela de la précoce


(1) M. Jules Simon en a fait tout récemment l'objet d'un livre spécial : l'ou-
vrier de huit ans. Paris, Mi.


LA MORALE DANS L'ATELIER.


dépravation des ouvrières ? M Jules Simon en a aussi tracé
un tableau qui n'a rien d'exagéré.


« De toutes jeunes filles, dit-il (deuxième partie, chap. III),
sont entassées dans un atelier avec des enfants ou des femmes
d'un certain âge, la plupart sans moralité. Qui veille sur elles?


. Un contre-maître, chargé seulemént de diriger et d'activer
leur travail ; le reste ne le regarde pas. Si la fillette est jolie
et le contre-maître libertin, il abuse, pour la mettre à mal,
de l'autorité qu'il a sur elle. Le patron ferme les yeux, pourvu
qu'il ne se passe rien de compromettant à l'intérieur de l'ate-
lier. Les jeunes ouvrières qui ne retrouvent le soir qu'un père
abruti par l'ivresse, une mère sans conduite et sans principes,
ont-elles une chance, une seule, d'échapper à la corruption?
Loin de surveiller leurs filles et de leur enseigner les lois de
l'honnêteté, il y a des mères qui leur conseillent de chercher
un amant, parce qu'elles espèrent tirer de là pour elles-
mêmes quelque honteux profit. Si l'affaire tarde trop, on leur
fait des reproches : « Tu ne feras donc rien pour les tiens? »
Ces jeunes filles ont des enfants à seize ans, même plus tôt.
M. Villermé assure qu'à Reims, elles s'offrent dès l'âge de
douze ans. Reims a été longtemps la grande pourvoyeuse des
maisons de prostitution parisiennes. A Saint-Quentin, ou
parle des plus grands désordres sur le ton de la plaisanterie.
On dit des jeunes filles un peu coquettes qui s'attifent le soir
pour plaire aux bourgeois en sortant de l'atelier, qu'elles vont
faire leur cinquième quart. de journée; on les appelle des
cinq-quarts. A Lille, dans les maisons les plus honnêtes, on
préfère une fille-mère : un mari, une famille sont un embar-
ras pour les maîtres! On n'en est pas moins austère et moins
digne pour son propre compte. La pauvre fille, qui n'a jamais
entendu parler du devoir, qui est entourée de mauvais exem-
ples, que ses compagnes d'atelier raillent impitovablement
jusqu'à ce qu'elle ait trouvé un amant comme les autres, ne
se défend pas, croit à peine mal faire. Sa faute est pour elle




76 CINQUIÈME LEÇON.


à l'atelier un sujet d'orgueil. Quand son amant est généreux
et peut lui donner quelque bagatelle, elle étale le dimanche
ses brillantes toilettes, pour exciter l'envie et l'émulation de
toutes les autres. »


Comment combattre un mal tel que celui dont les trop vé-
ridiques tableaux que je viens de mettre sous vos yeux vous
ont retracé les affligeants effets? Comment ramener l'ouvrier
à la vie de famille?


Le premier moyen — c'est l'économie politique elle-même
qui nous fournit celui-lit — est de lui offrir, au plus bas prix
possible, à un prix en harmonie avec son salaire, un loge-
ment convenable.


Cela, comme je vais vous en fournir des preuves, n'est pas
impraticable ; cela môme commence à se pratiquer; mais il
n'y a pas longtemps qu'on s'en est avisé, et il s'en faut que
l'exemple donné soit généralement suivi.


Si ceux qui n'ont pas habité ou visité des villes manufactu-
rières, et vu, de leurs propres yeux, dans ces villes, les loge-
ments des ouvriers, veulent avoir une idée de ce qu'étaient
ces logements en France à l'époque où éclata la Révolution
de février, et de ce qu'ils y sont encore aujourd'hui, qu'ils
lisent les deux ouvrages que je viens de citer : le Rapport de
M. Blanqui, et l'Ouvrière de M. Jules Simon.


« Oui, disait M. Blanqui, il existe à Rouen, et nous en ver-
rons bientôt de plus terribles à Lille, (les repaires mal à pro-
pos honorés du nom d'habitations, où l'espèce humaine res-
pire un air vicié qui tue au lieu de faire vivre, qui attaque
les enfants sur le sein de leur mère, et qui les conduit à une
décrépitude précoce, au travers des maladies les plus tristes,
les scrofules, les rhumatismes, la phtisie pulmonaire. Les
pauvres enfants qui échappent au vice dans ces mortelles de-
meures finissent par tomber dans l'imbécillité. Quand ils
parviennent à vingt ans, ou n'en trouve pas dix sur cent ca-
pables de devenir soldats : la misère, les privations, le froid,


LA MORALE DANS L'ATELIER.
77


le mauvais air, le mauvais exemple, les ont amaigris, atro-
phiés, corrompus, démoralisés On n'entre dans ces mai-
sons que par des allées basses, étroites et obscures, oit souvent
un homme ne peut tenir debout. Les allées servent de lit à
un ruisseau fétide chargé des eaux grasses et des immondices
de toute espèce qui pleuvent de tous les étages, et qui séjour-
nent, dans de petites cours mal pavées, en flaques pestilen-
tielles. On y monte par des 'escaliers en spirale, sans garde-fous,
sans lumière, hérissés d'aspérités produites par des ordures
pétrifiées; et on aborde ainsi de sinistres réduits, bas, mal
fermés, mal ouverts, et presque toujours dépourvus de meu-
bles et d'ustensiles de ménage. Le foyer domestique des mal-
heureux habitants de ces réduits se compose d'une litière de
paille effondrée, sans draps ni couvertures et. leur vaisselle
consiste en un pot de bois ou de grès écorné, qui sert à tous
les usages. Les enfants plus jeunes couchent sur un sac de
cendres; le reste de la famille se plonge pèle-même, père
et enfants, frères et soeurs, dans cette litière indescriptible
comme les mystères qu'elle recouvre. Il faut que personne
en France n'ignore qu'il existe des milliers d'hommes parmi
nous dans une situation pire que l'état sauvage, car les sau-
vages ont de l'air, et les habitants du quartier Saint-Vivien
n'en ont pas. »


Voilà le spectacle que la ville de Rouen offrait à M. Blanqui
en 184S. 11 en trouva un plus horrible encore dans une autre
grande ville de France, à Lille.


« Une portion considérable de la population manufactu-
rière de cette ville habite dans des caves situées à 2 ou 3
mètres au-dessous du sol et sans communication avec les mai-
sons dont elles font partie : ces caves ne reçoivent d'air et de
jour que par la porte de l'escalier qui y conduit et qui donne
sur la rue; leur étendue est rarement de 2 mètres à 2
mètres et demi de hauteur sur 5 mètres de côté, et il y en
a une infinité qui ont des proportions beaucoup moindres.




CINQUIÈME LEÇON.


C'est un spectacle vraiment effrayant que celui de ces ombres
humaines, dont la tète arrive à peine à la hauteur de nos
pieds, quand le demi-jour qui les éclaire permet de les aper-
cevoir du haut de la rue. Mais nulle plume ne saurait décrire
avec une exacte vérité, pour qui s'est hasardé à y descendre,
l'épouvantable aspect de ces asiles, capables de faire envier
aux hommes les repaires des hôtes de nos forêts




Le quar-
tier Saint-Sauveur n'est pas le seul où il existe des caves ;
mais c'est celui où il en existe le plus, et clans lequel toutes
les combinaisons semblent avoir été réunies pour l'insalu-
brité. C'est une suite d'îlots séparés par des ruelles sombres
et étroites, aboutissant à de petites cours connues sous le nom
de courettes, servant tout à la fois d'égouts et de dépôts d'im-
mondices, où règne une humidité constante en toute saison.
Les fenêtres des habitations et les portes des caves s'ouvrent
sur ces passages infects, au fond desquels une grille repose
horizontalement sur des puisards qui servent de latrines pu-
bliques le jour et la nuit. Les habitations de la communauté
sont distribuées tout autour de ces foyers pestilentiels, dont la
misère locale s'applaudit de tirer un petit revenu. A mesure
qu'on pénètre dans l'enceinte des courettes, une population
étrange d'enfants étiolés, bossus, contrefaits, d'un aspect pâle
et terreux, se presse autour des visiteurs, et leur demande
l'aumône. La plupart de ces infortunés sont presque nus, et
les mieux partagés sont couverts de haillons. Mais ceux-là,
du moins, respirent, à l'air libre; et c'est seulement au fond
des caves que l'on peut juger du supplice de ceux que leur
âge ou la rigueur de la saison ne permet pas de faire sortir.
Le plus souvent, ils couchent tous sur la terre nue, sur des
débris de paille de colza, sur des fanes de pommes de terre
desséchées, sut du sable... Le gouffre où ils végètent est entiè-
rement dépourvu de meubles ; et ce n'est qu'aux plus fortunés
qu'il est donné de posséder un poète flamand, une chaise de
bois et quelques ustensiles de ménage. « Je ne suis pas riche,


LÀ MORALE DANS L'ATELIER. 79


moi, » nous disait une vieille femme en nous montrant sa voi-
sine étendue sur l'aire humide de la cave, « mais j'ai une botte
de paille, Dieu merci !.. »


Depuis que ces lignes ont été écrites, un grand nombre de
ces caves ont été comblées (plus de trois mille sur trois mille
six cents, dit M. Jules Simon, clans l'Ouvrière, p. 155) ; mais
il en subsiste encore (Ibid., p. 157) qui servent de loge-
ment à toute une famille, et où couchent pole-mêle, père,
mère, enfants, sans souci des moeurs ; et d'ailleurs les courettes
décrites par M. Blanqui sont toujours là et ne valent guère
mieux, et dans les autres villes de fabrique, Roubaix, Saint-
Quentin, etc., les logements d'ouvriers ne sont pas moins
insalubres et moins contraires à la décence. « Toutes les villes
industrielles, dit M. Jules Simon, qui en a fait une étude
particulière, offrent le même spectacle. »


Voilà ce que sont trop souvent les logements des ouvriers :
la santé et les moeurs en souffrent également. Si l'on veut
ramener chez eux l'esprit de famille, il faut commencer par
améliorer leurs habitations. On a déjà fait, sous l'impulsion de
la révolution de 1848, quelque chose en ce sens. Il est vrai
qu'on s'est souvent trompé sur les moyens : on a construit
pour les travailleurs, sous le nom de cités ouvrières, des espèces
de casernes dont ils n'ont pas voulu, et avec raison. Mais
d'autres cités ont été construites sur un meilleur plan, et ont
su attirer et. captiver les ouvriers. M. Jules Simon cite, entre
autres, comme modèle, celle de Mulhouse. La description qu'il
en fait est un tableau qu'on est heureux de pouvoir opposer
à celui de ces tristes demeures qui déshonorent trop souvent
les villes manufacturières, et elle est vraiment engageante. J'en
citerai quelques traits.


« ll y a deux sortes de maisons dans la cité ouvrière de
Mulhouse. Les unes sont isolées de tous les côtés au milieu
d'un jardin, les autres sont alignées côte à côte comme les
maisons d'une rue ordinaire ; une de ces dernières est aillé-




80 CINQUIÈME LEÇON.


nagée pour servir de logement garni aux célibatai res. Chacune
de ces maisons isolées est divisée, par des murs de refend, en
quatre logements parfaitement semblables, qui se louent ou
se vendent séparément. Tous les logements affectés à l'habi-
tation d'un ménage ont la même dimension, et ne diffèrent
que par quelques détails insignifiants de distribution inté-
rieure. Les arrangements qui dépendent des locataires sont
en général bien entendus et ne manquent pas d'une certaine
élégance. En voyant ces planchers bien cirés, ces rideaux bien
blancs aux fenêtres, ces jolis papiers, ces meubles solides et
bien entretenus, on se rappelle involontairement les misé-
rables logements de la Kattenbach, à Thann... Les jardins sont
bien cultivés. Les ouvriers, en revenant de la fabrique, ne sc
trouvent pas trop fatigués pour faire un peu de jardinage. Ce
travail en plein air les délasse. C'est une émulation entre eux
à qui aura les plus belles fleurs. Ils se prennent de passion
pour leurs légumes et leurs plates-bandes. »


Voilà un grand bien accompli, il ne reste plus qu'à le gé-
néraliser. -


Ce soin revient d'abord aux chefs de fabrique, et plusieurs
ont en effet donné à cet égard un exemple que les autres
devraient suivre. Ils concourront ainsi à l'amélioration du
sort des ouvriers, et cela sans s'imposer à eux-mêmes de
grands sacrifices, puisqu'ils peuvent s'indemniser de leurs
dépenses en retenant le prix du loyer sur le salaire qu'ils
ont à payer. A défaut des fabricants, dont les fonds ne sont
pas toujours disponibles, les logements d'ouvriers pourraient
être bâtis par des personnes riches, soit isolées, soit réunies
en société. « Ces personnes », dit un homme qui a lui-même
donné l'exemple en faisant construire à Paris des maisons
ouvrières qui méritent d'être citées à côté de celles de Mul-
house, M. de Madre (t), « ces personnes retireraient des capi-


( ri Des ouvriers et des moyens d'améliorer leur condition dans les villes. Paris,
Hachette, 1863.


LA MORALE DANS L'ATELIER.


taux qu'elles y emploieraient un intérêt beaucoup plus élevé
que celui qu'elles trouvent dans l'achat des biens ruraux ;
elles n'auraient pas plus à craindre des souffrances et de l'in-
solvabilité des ouvriers qu'elles n'ont à craindre des épizoo-
ties, de la grêle et des pertes de toute nature qui jettent bien
souvent dans la détresse un fermier qu'elles ne peuvent pas
expulser, bien qu'il ne paye pas ou paye mal. Elles pourraient
être humaines sans toucher à leur nécessaire et sans cesser
de recevoir de leurs capitaux un rendement légitime, soit en
accordant crédit aux ouvriers pendant les jours de chômage,
soit en faisant des remises aux plus nécessiteux. Ces remises
n'auraient jamais besoin d'être importantes pour produire de
grands adoucissements, et pour soutenir dans le sentiment de
la dignité et de l'honneur des malheureux que dégrade mo-
ralement un déménagement furtif ou public sans le payement
de leurs dettes. »


Des logements convenables et à bon marché, comme ceux
que je viens de parler, rattacheraient les ouvriers à la vie de
famille, et, en les fixant chez eux, à leurs heures de loisir,
par l'agrément de leur habitation, et même, quand cela est
possible, par la culture de leur jardin, comme à Mulhouse,
les préserveraient de la fréquentation du cabaret et de ses
désastreuses conséquences.


On peut faire plus encore que de mettre à la portée des
ouvriers des logements convenables, c'est de leur faciliter
les moyens de devenir eux-mêmes propriétaires de ces habi-
tations. C'est aussi ce que l'on a déjà fait dans certaines villes
industrielles, à Mulhouse, par exemple, à Amiens, etc.


A la vérité, plusieurs causes s'opposent à ce nouveau pro-
grès : I° l'insuffisance du salaire de l'ouvrier; 2° son incurie :
3° certaines dispositions législatives sur l'acquisition des im-
meubles, les partages et les licitations. D'après ces dispositions,
on ne petit vendre, au nom d'enfants mineurs, un lot d'im-
meuble de cent francs sans plusieurs jugements et des: frais


BARNI. 6




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88




1
8


CINQUIÈME LEÇON.


tout autre, est au foyer domestique. Sans doute, cette idée
ne pourra se réaliser qu'à la faveur d'un meilleur système
économique; mais il n'est pas douteux non plus que, si elle
était une fois bien enracinée dans les esprits, elle ne contri-
buât elle-même puissamment à la création de ce système.


En attendant, — et ceci est du devoir le plus strict, — il
faut que les patrons veillent à ce que, clans leurs fabriques,
les lois de . 1a décence soient rigoureusement observées, et à
ce que les fabriques ne deviennent pas pour les ouvrières des
écoles de dépravation.


Quant aux enfants, on a imaginé divers moyens pour remé-
dier au mal que leur fait la vie manufacturière. On a institué
des crèches, où les enfants eu bas âge reçoivent les soins que
leurs mères ne peuvent leur donner. En présence du mal exis-
tant, c'est quelque chose ; mais il vaudrait encore mieux
travailler à extirper le mal lui-même. D'un autre côté, la loi,
au moins dans certains pays, cherche à protéger les enfants
en ne permettant de les employer dans les manufactures qu'à
un certain âge, pendant un certain nombre d'heures seule-
ment, et. à la condition qu'ils fréquentent en même temps
une école. Tout cela peut être bon, mais sera parfaitement
insuffisant si les manufacturiers ne sont que des industriels,
et si les parents eux-mêmes ne comprennent pas leurs devoirs
envers leurs enfants : les uns et les autres éluderont la loi
autant que possible, comme il arrive aujourd'hui. Il faut
donc que les idées et les moeurs viennent ici en aide à la loi.
A cet égard, certains fabricants ont donné un exemple qui de-
vrait être suivi, en instituant eux-mêmes des écoles à l'usage
clés enfants qu'ils emploient, ou même de leurs ouvriers
adultes.


J'ai insisté sur la nécessité de travailler à relever chez les
ouvriers la vie de famille à laquelle la vie de fabrique porte
de si profondes atteintes, et j'ai indiqué les principaux moyens
à employer en vue de ce but. A son tour, la vie de famille,


LA MORALE DANS L'ATELIER. 85


restaurée et prise au sérieux, contribuera à développer dans
l'ouvrier les qualités dont il a surtout besoin :


D'abord l'amour du travail.
Celui qui ne travaille pas seulement pour lui-même, mais


pour une compagne et des enfants, ou pour venir en aide à de
vieux parents, celui-là travaille avec plus d'ardeur et de profit.
La paresse peut entrer dans le logis d'un célibataire; elle n'en-
trera jamais dans celui d'un bon père et d'un bon mari, ou
d'un lion fils.


Je dirai la même chose de l'ivrognerie et de la prodigalité.
Ces vices, si funestes à l'ouvrier, l'amour de la famille est
surtout propre à les chasser pour mettre à leur place la tempé-
rance et l'économie. C'est un puissant stimulant à la sobriété
et à l'épargne que le souci d'un avenir qui n'est pas seulement
le sien propre, mais celui de sa femme et de ses enfants.


Ainsi l'ouvrier se sentira plus encouragé à faire ce qu'il
doit faire en tout cas, c'est-à-dire à épargner quelque chose
sur son salaire, si mince qu'il soit, afin de pouvoir, soit au
moyen des caisses d'épargne, soit à l'aide des sociétés de secours
mutuels ou de toute autre institution de prévoyance, soit enfin
par l'action des sociétés coopératives, se mettre à l'abri et en
même temps préserver sa famille des funestes effets du chô-
mage, de la maladie et de la vieillesse, ces trois fléaux du tra-
vailleur.


Je voudrais que le temps me permit de vous montrer en
détail tout ce que les ouvriers peuvent faire pour assurer eux-
mêmes leur avenir et celui de leur femme et de leurs enfants,
au moyen de l'épargne et de l'association, et, à défaut. du
système coopératif, les services que de leur côté leurs patrons
peuvent leur rendre à cet égard, s'ils sont vraiment humains
et réellement démocrates. Je ne puis ici qu'indiquer toutes
ces choses; mais je voudrais au moins en bien faire ressortir
l'importance et la portée.


On s'est beaucoup préoccupé, dans notre siècle, du sort




86 CINQUIÈME LEÇON.


des ouvriers, et l'on a cherché les moyens de les affranchir
de ce que l'on 7a nommé, souvent avec exagération, mais,
Comme je le disais tout à l'heure, non sans raison, la tyrannie
du capital, et de les arracher à cet état subordonné et précaire
qu'on appelle le prolétariat.


Malheureusement, on s'est heurté contre un écueil redou-
table, je veux dire contre ce socialisme gouvernemental qui,
en chargeant l'État d'organiser le travail afin d'assurer à
chacun les ressources nécessaires, étoufferait dans les indi-
vidus toute activité et toute prévoyance, et par suite pousse-
rait la société tout entière à sa ruine, en même temps qu'elle
la condamnerait au despotisme le plus absolu et le plus into-
lérable.


La solution du problème n'est pas de faire que les ouvriers
travaillent pour le compte de l'État, mais qu'ils puissent arri-
ver aisément à travailler pour leur propre compte, individuel-
lement ou collectivement, et, en tout cas, à se prémunir contre
les trois fléaux que j'ai nommés tout à l'heure : le chômage,
la maladie et la vieillesse.


Or, pour cela, que faut-il? Deux choses, l'énergie indivi-
duelle, qui est la première condition de toute œuvre prospère
(rien ne peut remplacer l'effort de l'individu), et l'association,
qui, centuplant les forces individuelles, leur rend possible ce
qu'elles ne pourraient pas par elles seules et enfante des mi-
racles. L'esprit d'association enté sur l'énergie individuelle,
voilà, en cieux mots, le grand principe qui doit servir ici de
levier.


Que les ouvriers s'associent donc, en vertu de leur libre
initiative, soit pour s'assurer des secours en cas de malheur
(sociétés de secours mutuels), soit afin de se procurer les moyens
de travailler individuellement pour leur propre compte (ban-
ques ouvrières, associations coopératives de crédit), soit pour
exploiter collectivement une industrie (associations coopéra-
tives de production), etc. Un grand progrès en ce sens s'est


LA MORALE DANS L'ATELIER. 87


fait et se poursuit en Allemagne, en Belgique, en Italie, en
Suisse, en France même, malgré les entraves de la législation
régnante. Que ce progrès se propage, qu'il pénètre de plus en
plus dans les classes ouvrières, qu'il y gagne jusqu'aux cou-
ches les plus profondes; alors ce que l'on nomme le problème
social, ce problème qui a égaré tant de généreux esprits et
causé tant de folles terreurs, sera enfin résolu, et. la démocra-
tie n'aura plus à craindre les entreprises du despotisme : elle
pourra élever si'irement son édifice sur la base de la liberté
politique.


Mais pour que ce progrès lui-même, qui n'est pas seule-
ment un progrès politique, ni un progrès économique, niais
un progrès moral, — et, à vrai dire (j'ajoute ceci à l'adresse
des politiques ou des économistes à courte vue), il n'y a pas
de vrai et solide progrès politique, ni de vrai et solide progrès
économique sans un progrès moral correspondant — pour
que, dis-je, ce progrès puisse se réaliser, et avec lui tous ceux
que j'ai réclamés clans cette leçon, une autre condition encore
est nécessaire, une condition fondamentale : la diffusion de
l'instruction populaire. Il ne suffit pas d'introduire l'air exté-
rieur et la lumière du soleil dans l'habitation de l'ouvrier; il
y faut faire pénétrer aussi l'air et la lumière de la science par
le moyeu de l'instruction donnée aux enfants des deux sexes,
et continuée aux adultes. A cet égard certains pays, pénétrés
du véritable esprit démocratique, offrent le plus noble exem-
ple. Tout récemment, dans une des plus grandes villes de la
Belgique, dans une de ces villes qui, malgré la forme monar-
chique du gouvernement central, sont de véritables républi-
ques, à Gand, j'ai vu défiler en bon ordre, proprement vêtus,
la joie au front, plusieurs milliers d'enfants des écoles du
peuple. Cette procession scolaire se faisait en présence du
congrès des sciences sociales réuni dans cette ville (1) : il


(1) 14 septembre 1863.




8


CINQUIÈME LEÇON,


avait là des hommes éminents venus de divers pays, particu-
lièrement de France; les larmes, je puis le dire, étaient dans
tous les veux. Genève, le jour de la fête des promotions, offre
le même glorieux et touchant spectacle. En consacrant un
quart de son budget à l'instruction de ses enfants, la républi-
que ne croit pas trop faire, et elle a raison : on ne fera jamais
trop pour l'instruction du peuple. Qu'elle persiste clans cette
voie, qu'elle l'élargisse même encore, et que cet exemple soit
suivi par tous les peuples qui aspirent à fonder une libre dé-
mocratie. Que partout, à côté de la demeure de l'ouvrier, s'é-
lèvent, soit aux frais de la commune, soit à ceux de l'État, soit
à ceux des particuliers (peu importe, pourvu que la chose se
fasse), des écoles populaires, des salles de cours ou de lectures
Obliques, et, à côté de ces écoles et de ces salles, des biblio-
thèques populaires, où l'enfant, et non seulement l'enfant,
niais l'ouvrier lui-môme, acquière ou développe les connais=.
sauces nécessaires à l'homme, en première ligne celle de ses
devoirs et de ses droits, celle, par conséquent, des lois morales
qui doivent régler tous les rapports sociaux, et celle aussi des
lois économiques de la société. En dehors de là, qu'attendre
des ouvriers, sinon une indifférence stupide, ou la violence et
la révolte? Par là, au contraire, ils acquerront le désir et le
moyen de travailler eux-mêmes, sans désordre, à leur propre
amélioration. Que le mot de Goethe mourant : « Plus de lu-
mière, encore plus de lumière! » devienne celui de la société
moderne, si elle veut vivre de la vie de la liberté. Oui, plus
de lumière, toujours plus de lumière; voilà ce qui ouvrira
une ère nouvelle à l'humanité. Trop longtemps on l'a laissée
croupir dans l'ignorance et dans les préjugés; chassons
l'ignorance, dissipons les préjugés, tous les préjugés, les pré-
jugés religieux, — je ne dis pas l'esprit religieux qui relève
la nature humaine et la soutient, je dis les préjugés d'église
qui l'oppriment et la déchirent, et qui, après avoir produit
tant de persécutions et de guerres, sont encore aujourd'hui un


LA MORALE DANS L'ATELIER. 89


si grand obstacle au progrès dans presque toute l'Europe ; —
les préjugés politiques, qui entravent le libre essor des indi-
vidus et des peuples; les préjugés économiques, qui les égarent
en des voies funestes; dissipons tous ces préjugés, nous ren-
drons l'homme à lui-même et nous assurerons l'avenir de la
démocratie.




SIXIÈME LEÇON
LA MORALE DEVANT LA MISÈRE.


MESDAMES, MESSIEURS,


A la question que j'ai traitée dans la dernière leçon sous cc
titre : La morale dans l'atelier, j'ai cru devoir ajouter dans
mon programme, comme objet d'une leçon spéciale, cette
nouvelle question : La morale devant la misère. Celte question
est étroitement liée à la première, car malheureusement la
misère n'est que trop voisine de l'atelier; aussi en voulant
vous entretenir de la morale dans l'atelier, ai-je été déjà con-
duit à vous parler de la misère. Mais je n'en ai parlé en quel-
que sorte qu'incidemment; il faut reprendre aujourd'hui ce
sujet pour le traiter à part comme il convient, en mettant la
morale en face de la misère et en lui demandant ses ensei-
gnements sur ce point.


La société moderne, même dans les pas les plus civilisés
et qui se montrent le plus justement fiers de leurs progrès,
comme la France, l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Bel-
gique, la Suisse, présente un affligeant contraste : tandis
qu'un certain nombre d'individus vivent dans l'abondance,
regorgent de superflu, nagent dans les délices (ces vives
expressions n'ont rien d'exagéré), un plus grand nombre
n'oui pas même le nécessaire, soit que le travail leur manque,
soit que le salaire qu'ils retirent de leur labeur soit insuffisant
pour les nourrir ou pour subvenir aux besoins de leur fa-
mille. soit que le malheur (la maladie, les infirmités de la


LA MORALE DEVANT LA MISÈRE. 91


Vieillesse) . les ait frappés, soit enfin que le vice (la paresse,
l'ivrognerie, etc.) ou seulement l'imprévoyance ait été l'ins-
trument de leur misère.


Le mal que j'indique n'est pas nouveau. A vrai dire, il y
a eu dans tous les temps, en plus ou moins grand nombre,
des riches et des pauvres, je veux dire, car le mot pauvre est
relatif, des indigents.


Les préceptes que l'on trouve dans la Bible à l'égard des
pauvres, comme celui qui prescrivait aux Juifs de ne point
cultiver leur terre, leurs vignes ou leur plant d'olivier la
septième année, afin que ceux qui sont pauvres trouvent de
quoi manger (Exode, 23, ou celui de ne pas ramasser les
épis restés sur le champ, mais de les laisser pour les pauvres
(Lévitique, 23, 22), le Psaume de David (40) qui proclame
« heureux celui qui a l'intelligence sur le pauvre et l'indi-
gent, » et tant de maximes relatives à l'aumône que ren-
ferment le livre de Tobie, l'Ecclésiastique, etc. ; en lin l'insis-
tance avec laquelle les Evangiles, les Actes des apôtres et les
Épîtres prêchent l'aumône, tout cela atteste combien était
grand, chez les Juifs (pour ne pas remonter plus haut), le mal
de la misère.


Elle existait aussi clans l'antiquité grecque et romaine.
Le poète gnomique Phoc n:lide, qui vivait vers la fin du


Vi e siècle avant Jésus-Christ, insiste à plusieurs reprises
sur le devoir de secourir les pauvres, et témoigne par là de
l'existence du mal à cette époque : « Ne rebute point le pau-
vre, dit-il (vi). » — « Donne, dit-il encore (xvi), donne à l'ins-
tant au malheureux; ne lui dis pas de revenir le lendemain,
et souviens-toi que c'est à pleines mains qu'il faut donner à
l'indigent. »


Mais, dans la société grecque et dans la société romaine, au
moins pendant les beaux jours de la République, le fléau
l'indigence resta toujoursrenfermé dans un cercle assez étroit,
ce qui explique pourquoi la morale antique est si sobre de




92 SIXIÈME LEÇON.


préceptes à l'endroit des pauvres. C'est que l'esclavage, et
avec l'esclavage, le patronat, chez les Romains, arrêtaient le
développement de ce fléau. L'esclave était assuré de sa sub-
sistance : le maître dont il était la propriété, et qui était par
là intéressé à le conserver, pourvoyait à ses besoins et le sau-
vait an moins de la misère. D'un autre côté, les affranchis ou
les hommes libres, en devenant les clients de quelque riche
patron, trouvaient dans ce patronage un abri contre l'indi-
gence. Ainsi ce fléau était refoulé par la constitution même
de la société antique.


Au moyen fige, le servage produisit, chez ceux auxquels
il s'appliqua, c'est-à-dire chez les travailleurs agricoles, le
même effet que l'esclavage qu'il avait remplacé. Le serf, at-
taché à la glèbe, était au moins nourri par la glèbe. D'un
autre côté, les corporations de métiers et les confréries (poli-
tiques ou religieuses) assuraient, sinon le bien-ètre, au moins
des moyens d'existence à ceux qui en faisaient partie; ceux-
là n'avaient pas à craindre la misère. Mais aussi à cette épo-
que, d'une part, la barbarie générale de la société (confis-
cation de la propriété territoriale par un petit nombre de
seigneurs, guerres continuelles, enfance de l'industrie), et
d'autre part l'encouragement donné à la mendicité par
l'abus de l'aumône et par la glorification même de cet état
(je reviendrai sur ce point), développent l'indigence sur une
très vaste échelle. Les pauvres pullulaient eu France et ail-
leurs dans ces temps-là.


Comme s'il n'y avait pas assez de pauvres en France, dit
ce pauvre du xv' siècle que fait parler Monteil dans son His-
toire des _Français des divers états (t. 11, p. 10), il nous en est
venu de la Grèce, qui, parce qu'ils parlent grec avec aussi peut
de peine que les pauvres de France parlent français, sont reçus
dans les meilleures maisons et assis aux meilleures tables. Je
ne sais trop si encore même ils ne quêtent pas et ne l'ont pas
valoir les anciennes indulgences accordées par les papes à


LA MORALE DEVANT LA MISÈRE. 93


ceux qui donneraient de l'argent pour secourir leur ville prise
depuis près de cinquante ans ; ce serait d'ailleurs bien digne
de mendiants grecs. 11 nous est venu encore, les uns disent.
d'ggypte, les autres de Bohême, de grandes troupes de men-
diants appelés bohémiens, qui, malgré leur nom, se rencon-
trent plus souvent en Champagne ou en Gascogne que dans
leur prétendu pays. »


Au xvit e siècle, sous le règne du Grand Roi, si l'on perce
cette brillante surface que présentent la cour et la noblesse,
on trouve cieux millions de pauvres, sur lesquels il y avait au
moins cinq cent mille mendiants. D'après le témoignage de
-Vauban (préface au Projet d'une dîme royale), sur dix Fran-
çais, il y en avait un qui manquait positivement de pain,
cinq qui n'en avaient pas suffisamment, et trois dont la posi-
tion était fort gênée.


Ce n'est donc pas un mal nouveau que le règne de la
misère dans une portion considérable de la société ; mais il
faut reconnaître que les causes mêmes qui semblaient devoir
la chasser, la liberté du travail et le développement de l'in-
dustrie, en engendrant une concurrence acharnée qui pro-
duit elle-même l'avilissement des salaires, et en substituant
les machines à la main-d'oeuvre et les grandes fabriques aux
petits ateliers, ont donné à ce fléau un développement et un
caractère tout nouveau qui l'ont fait désigner sous le nom
nouveau aussi de paupérisme. Le paupérisme, c'est la misère
sévissant en masse parmi les travailleurs qu'attire et qu'em-
ploie l'industrie, et devenant, en quelque sorte, l'état endé-
mique de la population ouvrière agglomérée dans les grands
centres manufacturiers.


Transportons-nous clans un de ces centres industriels, si
nombreux en Angleterre, en France, en Belgique, etc. En
voyant s'élever toutes ces hautes cheminées d'où s'échappent
des flots de noire fumée, en entendant le bruit des machines
à vapeur -et des métiers qu'elles mettent en mouvement, en




94 SIXIÈME LEÇON.


contemplant toute cette activité de tant de liras réunis, on
est tenté de croire qu'une si vaste et si ardente industrie doit
répandre une certaine aisance parmi les nombreux ouvriers
qui se sont groupés autour de ces manufactures pour vivre
du travail qu'elles leur fournissent. Mais c'est le contraire qui
a lieu. Chaque fabricant cherchant à produire au plus bas
prix possible pour vendre le meilleur marché possible (c'est
la condition même de la concurrence), et, d'un autre côté,


"'T
l'offre des bras ne manquant jamais, mais augmentant fou-
jours, le salaire du travailleur tombe si bas qu'il suffit à
peine ou ne suffit plus du tout à ses besoins et à ceux de sa
famille. Ajoutez à cela que le prix de son loyer et des denrées
nécessaires à sa subsistance s'élève souvent en raison d'une
des causes qui font baisser celui de son travail, en raison de
l'accroissement de la population ouvrière. Et notez que je
parle ici, non des années de disette, mais des temps ordinaires.
L'insuffisance du salaire met déjà l'ouvrier sur la pente de la
misère; que maintenant il lui survienne quelque maladie
qui l'empêche de travailler, et le voilà réduit à l'indigence.
ne s'agit encore là que d'un mal restreint : si tous y sont
exposés, tous n'en sont pas atteints ; mais que, soit par l'effet
de la surabondance des produits, soit par celui de la rareté
des matières premières (comme il est arrivé récemment pour le
coton par suite de la guerre d'Amérique), soit par toute autre
cause, l'industrie vienne à languir, que les manufactures ne
fournissent plus la même quantité de travail ou s'arrêtent (et
ces sortes de crises ne sont, comme on sait, que trop fré-
quentes), et voilà, non plus quelques individus ou quelques
familles, mais toute une population plongée à la fois dans la
misère par ce chômage général, voilà, en un mot, le paupé-
risme né avec l'affreux cortège qu'il traîne à sa suite.


Ce cortège, ai-je besoin de vous dire de quoi il se com-
pose? Les maladies les plus tristes, une mortalité effrayante
des enfants, la décrépitude des individus, l'abâtardissement


LA MORALE DEVANT LA MISÈRE.


de la race, voilà pour le physique; la démoralisation, l'extinc-
tion de la pudeur et (le la vie de famille, l'ivrognerie, l'abru-
tissement, la mendicité ou l'habitude de l'assistance, voilà
pour le moral.


Il ne faut pas, comme on l'a fait quelquefois, s'exagérer le
mal au point de donner à cet égard la préférence au passé
sur le présent. Il y a bien là quelque chose de nouveau, je
veux dire la concentration de la misère sur certains points
déterminés où elle atteint des classes entières de population,
et où elle devient, par le fait même de cette agglomération,
plus grave encore que lorsqu'elle était disséminée sur toute
la surface du pays ; mais il suffit de se rappeler les chiffres
que j'ai cités tout à l'heure d'après Vauban, pour se convain-
cre que la misère a plutôt perdu du terrain qu'elle n'en a ga-
gné, au moins en France : si elle est aujourd'hui plus saillante,
plus grave même là oie elle est agglomérée, elle est en re-
vanche moins générale. Que l'on se rappelle, d'un autre côté,
la peinture que Labruyère faisait des paysans au temps de
Louis XIV : « L'on voit, disait cet écrivain, qui joignait au
génie du style l'exactitude (le l'observation, l'on voit certains
animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans
la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés
à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâ-
treté invincible : ils ont comme une voix articulée, et quand ils
se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et
en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des
tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines. Ils
épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer
et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas man-
quer de ce pain qu'ils ont semé. » Que l'on rapproche de ce
tableau l'état (les paysans que nous voyons aujourd'hui en
France, et que l'on dise si de ce côté le passé vaut mieux que
le présent. Mais il ne faut pas grossir le mal au delà de ses
véritables proportions, il ne faut non plus fermer les yeux




96 SIXIÈME LEÇON.


pour ne pas le voir. Il faut au contraire avoir le courage d'en
sonder toute la profondeur. Oui, il y a là. un mal affligeant
pour l'humanité et menaçant pour l'avenir de la démocratie.
Quelle honte en effet pour nos sociétés, si fières de leur civili-
sation, et quel danger pour la liberté politique, que ces
masses de prolétaires à chaque instant exposés à tomber dans
la plus profonde misère ou qui y sont déjà plongés et y cou
tractent les vices qu'elle engendre! Aussi la question de
l'extinction du paupérisme est-elle l'une des questions capi-
tales de notre temps.


Mais comment résoudre cette question?
Si je consulte d'abord, sur les moyens de combattre


et de détruire le paupérisme, le grand ouvrage où les
économistes les plus éminents de notre temps ont exposé les
principes de leur science, le Dictionnaire de l'économie poli-
tique, je lis, à l'article PAIPÉRISME, rédigé par le savant pro-
fesseur de l'école polytechnique de Zurich, M. Cherbuliez,
que « la solution du problème du paupérisme n'appartient
pas proprement à l'économie politique (p. 337) .», que « l'é-
conomie politique ne fournit guère sur la question du pau-
périsme que des enseignements négatifs », et que « c'est
donc ailleurs qu'il faut chercher le remède au paupérisme ».
Ainsi, tout en reconnaissant que « le paupérisme actuel a
été précisément le produit d'un immense progrès économi-
que », l'économie politique, celle du moins que professe
M. Cherbuliez, s'avoue impuissante à guérir par elle-même
le mal dont elle fait remonter la cause à l'application de ses
propres principes. Nous voilà bien avancés !
- D'autres économistes prétendent que le mal est venu de ce
que les principes du laisser faire et du laisser passer enseignés
par l'économie politique n'ont pas encore été appliqués dans
toute leur étendue, que l'interdiction du libre échange a été
le grand obstacle à la diffusion du bien-être, et que l'établis-
sement du libre échange sera le grand remède au paupé-


LA MORALE DEVANT LA. MISÈRE. 97


risme ; mais il est permis de douter que ce moyen soit suffi-
sant pour détruire la misère : il contribuera certainement,
comme l'a déjà fait la liberté (le l'industrie établie jusqu'ici,
à accroître en général la somme de l'aisance dans la société,
mais il produira aussi pour sa part les mêmes effets que le
système de concurrence industrielle dont il n'est que la géné-
ralisation. Le libre échange pourra bien fournir les moyens
d'atténuer plus aisément ces effets, mais il ne concourra pas
moins nécessairement à les produire.


Faut-il abandonner pour cela les principes de l'économie
politique et chercher la solution du problème dans l'organi-
sation du travail par l'État, comme l'ont fait certains esprits,
en France et ailleurs? Non, les principes du laisser faire et
du laisser passer dérivent eux-mêmes d'un principe inviolable,
d'un droit imprescriptible, celui de la liberté individuelle, et
ils doivent être aussi à ce titre ceux de toute libre démocratie.
L'économie politique peut bien être, et elle est en effet insuf-
fisante par elle-même ; aussi doit-on chercher à la complé-
ter par des moyens qui ne sont plus de son ressort; mais le
système qu'on lui oppose est inadmissible. J'ai déjà eu occa-
sion de le ,juger: en deux mots, il livre infailliblement la.
société au despotisme et à la ruine. Ce n'est donc pas là qu'il
faut chercher la solution du problème.


Quant à ceux qui, sans adopter le système de l'organisation
du travail par l'État, ont réclamé le droit au travail, ils se
sont montrés en cela peu conséquents; car le droit au tra-
vail implique nécessairement l'organisation du travail par
l'État.. Comment en effet l'État pourra-t-il assurer à chacun
du travail et justement le travail qui convient à chacun, s'il
n'organise et ne règle lui-même le travail en général ?
D'ailleurs, indépendamment de cette conséquence, ou, si l'on
n'admet pas cette conséquence extrêtne, des embarras inex-
tricables que le droit au travail susciterait à l'État, il aurait
nécessairement pour effet de détruire ou de paralyser dans


BARNI.




OS SIXIÈME LEÇON.


l'individu les qualités les plus essentielles et les plus précieu-
ses à lui-même et à la société : l'énergie personnelle et l'es-
prit de prévoyance. Ce n'est donc pas là non plus qu'il faut
chercher la solution du problème.


D'autres, tout en repoussant le droit au travail parce qu'il
implique l'organisation du travail par l'État ou qu'il crée tout
au moins à la société civile des embarras inextricables, veu-
lent que l'on reconnaisse le droit à l'assistance. Mais d'abord
c'est là un droit équivoque; car, comme je l'ai dit ailleurs (1),
s'il est juste que l'État force certains de ses membres à venir
au secours des autres, ce ne peut être qu'autant que ceux-ci
ne souffrent pas par leur faute il ne le serait pas que ceux
qui, à force de travail et d'ordre, sont parvenus à amasser
quelque chose, fussent contraints de nourrir ceux que la pa-
resse ou la dissipation a plongés dans la misère. Or comment
faire le départ entre ceux que le malheur ou leur propre
faute a précipités clans l'indigence ? En tout cas, il y a ici un
très grand danger : celui de favoriser la paresse et le désor-
dre en assurant à tous un refuge contre la misère qui en est
trop souvent la suite.


Cette dernière observation s'applique en général à l'assis-
tance publique, légale, officielle, même le droit à l'assistance
mis de côté. Par cela même que l'assistance devient une in-
stitution publique, quelque chose de fixe et d'assuré, elle a
nécessairement pour effet, tout en soulageant le mal, de l'en-
tretenir, au lieu de l'extirper. Aussi les économistes la con-
damnent-ils en principe. Elle a encore un autre effet : c'est
de décourager la charité privée, ce qui est doublement fâ-
cheux, d'abord pour les pauvres qu'elle prive des secours
privés qu'ils ne manqueraient pas d'obtenir et qui vaudraient
mieux pour eux que ceux de la charité légale, et ensuite pour
l'État, sur qui la charge de les soutenir pèse plus lourdement.
Je ne dis pas qu'il faille la supprimer absolument ; je crois


Analyse critique de la doctrine du droit, p. a.xxxvu.


LA MORALE DEVANT LA MISÈRE.


09


au contraire qu'elle est nécessaire dans une certaine mesure,
aussi longtemps du moins que


•I'initiative individuelle et l'es-
prit d'association n'auront pas pris leur véritable essor, sur-
tout clans ces temps de disette ou dans ces grandes crises
industrielles où l'assistance publique devient un devoir i ► pé-
rieux, auquel l'État a le droit de contraindre les particuliers,
s'ils ne le remplissent pas suffisamment, en disant comme di-
sait Turgot en 1770, pendant la disette qui sévissait sur la
généralité dont il était l'intendant : « Le soulagement de ceux
qui souffrent est le devoir de tous et l'affaire de tous ; »
mais, dans tous les cas, l'assistance publique doit être diri-
gée de telle sorte qu'elle ne produise pas les deux effets que
j'ai signalés tout à l'heure : d'une part, l'encouragement à
la paresse ou à l'imprévoyance, et, d'autre part, le découra-
gement de la charité privée.


La charité privée elle-même n'est pas sans danger, et de-
mande à être pratiquée avec l'intelligènce des vrais intérêts
de ceux qu'elle tend à secourir.


C'est assurément une grande et belle vertu que la charité
à l'égard des pauvres; mais, mal dirigée, elle a pour effet
d'encourager la paresse, l'imprévoyance, la mendicité, et
d'entretenir ainsi à son tour le mal qu'elle veut soulager. En
ce sens cette sentence que le poète païen Plaute mettait dans
la bouche d'un de ses personnages est juste en sa brutalité :
« Celui qui donne à un mendiant de quoi manger ou de
quoi boire lui rend un mauvais service ; car il perd ainsi cc
qu'il lui donne et il ne fait que lui rendre la vie plus misé-
rable. » A cet égard, il faut bien le reconnaître, l'influence
cliétienne n'a pas toujours été salutaire : en prêchant l'au-
mône sans y mettre un correctif suffisant, elle a développé la
mendicité; elle a été plus loin encore : elle a fait de la Men-
dicité elle-même une sorte de vertu. Voyez en effet ce qui est
arrivé sous cette influence dans l'empire romain et au moyen
âge. Le nombre des mendiants s'accrut dans de telles pro-




100 SIXIÈME LEÇON.


portions que les empereurs romains et plus tard les rois de
France ou d'autres pays durent prendre les mesures les plus
sévères pour réprimer un tel fléau. Au milieu du quatorzième
siècle (1331), une ordonnance du roi Jean obligeait tous les
oiseux, truands ou mendiants valides à prendre du travail
ou à sortir de Paris dans les trois jours, sous peine de pri-
son pour la première fois, du pilori pour la seconde, de la
marque au fer chaud et du bannissement pour la troisième.
Des ordonnances du même genre furent renouvelées de siècle
en siècle, mais sans parvenir à supprimer ni marne à dimi-
nuer le mal: c'est qu'il y avait contradiction entre les idées
régnantes et les lois portées pour en corriger les effets. Dans
le temps même où ces lois si sévères étaient promulguées
coutre les mendiants, l'Église renfermait des ordres dont les
membres faisaient profession de ne subsister que des aumô-
nes des fidèles et qu'on appelait pour cette raison les ordres
mendiants; et la mendicité, proscrite par certaines ordon-
nances draconiennes, était consacrée par d'autres. Ainsi
Louis XI instituait à Paris une place de pauvre au chapitre
abbatial de Saint-Martin. L'acte de fondation parle avec sol-
licitude de la nourriture de ce pauvre, de son entretion, de
son vêtement mi-partie de blanc et de rouge. Ce marne acte
lui donne une place aux processions paroissiales. La place de
mendiant à la porte des églises était extramement recher-
chée: « Lorsque, dit ce pauvre du quinzième siècle que fait
parler Monteil (T. 11), et qui avait obtenu cette faveur à force
de protections, lorsque je cesserai de donner de l'eau bénite
et qu'on en donnera à ma bière, il y aura des brigues, des
cabales pour obtenir ma place. Tout le corps des pauvres se
soulèvera. »


En général la mendicité était devenue un métier, bien plus,
un art. Écoutez encore ici ce même pauvre racontant son
histoire :


« Je ne connaissais pas encore tous les dons que mon cama-


LA MORALE DEVANT LA MISÈRE. 101


rade possédait. Un soir que nous n'avions rien de mieux à
faire, il m'apprit à me donner les apparences d'un grand
nombre de maladies. Ses leçons me furent, je (lois le dire,
assez profitables, quoique je sois toujours demeuré bien au-
dessous de mon maître. 11 m'apprit aussi à composer des ul-
cères avec de la glu, de la farine et du sang. Je lui en vis
figurer sur ses bras et sur ses jambes de fort beaux. Quand
il voulait, il faisait aussi le démoniaque. C'était à faire mourir
de rire ceux qui savaient qu'il jouait ce rôle, à faire mourir
de peur ceux qui ne le savaient pas. Toutefois il n'usait. plus
de cette ressource ; je lui en demandai la raison. Il me donna
d'abord quelques méchantes défaites; mais, lorsque je fus
dans son intime confidence, il m'avoua qu'un vieux curé,
après les premiers tremblements, les premières contorsions,
au moment où les cris, les convulsions commençaient, dit
aux assistants : « Mes frères, voilà un démon qu'il faut chas-
« ser, non pas avec la croix, mais avec le bàion de la croix. »
Aussitôt., ajouta mon camarade, les sacristains et les clercs
d'exorciser mes côtes si fort et si longtemps qu'elles ne me
conseillent plus désormais un pareil gagne-pain. »


Aujourd'hui la mendicité a disparu ou presque entière-
ment disparu en France, mais elle continue de fleurir dans
une partie de l'Europe. Et voyez quelle est encore à cet
égard la force des préjugés ; il y a quelques années, dans le
duché de Modène, une ordonnance, rendue sous l'empire de
l'influence cléricale, contenait les deux articles suivants :


Art.. P. L'aumône étant enseignée et commandée par
l'Évangile à tout bon disciple du Nrist, toutes les mesures
adoptées contre la mendicité sont rapportées comme con-
traires à l'esprit el à la lettre (le l'Évangile. Art. 2. En
conséquence, la profession de mendiant est déclarée libre. »


Mais la profession de mendiant fùt-elle abolie, la charité
publique ou privée continuera toujours de produire de M-
cieux effets tant qu'elle ne sera pas convenablement dirigée.


1




102 SIXIÈME LEÇON.


Il importe donc de rechercher comment elle doit être exercée
pour remédier autant que possible au mal, au lieu de l'en
tretenir et de l'aggraver. Les règles que je vais indiquer
s'appliquent plus particulièrement à la charité privée, mais la
charité publique peut elle-même en faire son profit à quelques
"égards: Je suis bien éloigné d'ailleurs de prétendre qu'il n'y
ait pas ici d'autre remède à pratiquer ; je crois au contraire
qu'il y en a d'autres, et d'excellents, que j'indiquerai tout
à l'heure ; mais aussi longtemps que l'application de ceux-ci
n'aura pas extirpé le mal, la charité privée ou publique res-
tera nécessaire. Seulement, comme, avec les meilleures in-.
tentions du monde, elle peut produire de déplorables effets,
il faut la mettre en garde contre ce danger et lui retracer la
route à suivre.


Sa première règle doit être de ne pas s'appliquer seulement
-à soulager la misère, mais de travailler à la détruire. Il faut
aller sans doute au plus pressé : la faim ne peut attendre ;
mais, tout. en pourvoyant aux besoins urgents de celui qui
souffre, il faut s'efforcer de le tirer de sa misère et de Peul-
pêcher d'y retomber_ Pour cela on cherchera à lui procurer
-un travail qui le fasse vivre et le relève lui-même à ses pro-
pres veux. Si on ne lui trouve pas de travail, au si celui
qu'on lui procure est insuffisant, on l'aidera plutôt sous la
forme d'un prêt que sous celle d'une aumône, sauf à lui
faire plus tard la remise de ce qu'on lui aura donné ainsi.
Cette conduite aura un double a-van tage : d'abord, d'é-
pargner une humiliation à celui qu'on secourra (pour peu
qu'il soit encore sensible à ce genre d'humiliation) ; ensuite
et surtout, de l'empêcher de se faire de l'assistance une
habitude. Dès qu'il parviendra à gagner quelque argent, on
le poussera à en épargner quelque chose en vue de la ma-
ladie ou du chômage, et on lui facilitera les moyens de placer
avantageusement ses épargnes. En un mot, on s'appliquera
à stimuler et à développer eu lui l'activité et la dignité per-


LA MORALE DEVANT LA MISÈRE. 103


sonnelles par toutes les combinaisons que suggérera l'es-
prit de charité bien entendu ou le véritable esprit de fra-
ternité.


Mais, pour que la charité ainsi comprise soit vraiment fé-
conde, il faut qu'au lieu de rester isolée, elle multiplie ses
forces par le moyen de l'association. Autrement, n'exerçant
son action que sur quelques points détachés et agissant sans
suite, comme sans accord, elle ne produirait qu'un petit bien
dans un si grand mal.


Il y a bien des associations de ce genre ; mais : I° elles ne
sont pas suffisamment nombreuses ; 2° elles obéissent souvent
à des préjugés qui étouffent en elles le véritable esprit de
charité : c'est, par exemple, le défaut de certaines sociétés
religieuses, de s'enquérir de la croyance particulière (le ceux
qu'elles secourent et de se servir du bien qu'elles font comme
d'un instrument de prosélytisme ; 3° enfin elles oublient trop
souvent la règle que j'ai indiquée tout à l'heure : elles soula-
gent la misère, mais elles ne travaillent pas à la détruire. Il
faut donc et que ces sociétés se multiplient : elles ne seront
jamais trop nombreuses en t'ace d'un mal si étendu; et
qu'elles se dégagent des préjugés religieux qui pèsent sur
elles, pour embrasser l'esprit de charité dans toute sa largeur;
et qu'elles se rappellent aussi que la charité ne doit pas être
seulement (passez-moi cc mot) subventive, ruais préventive.
Déjà l'on commence à entrer dans cette nouvelle voie ; mais
combien ne reste-t-il pas encore de progrès à faire en ce sens?


Mais le plus grand progrès, — j'arrive ici au moyen que j'ai
annoncé plus haut, et en cela même je ne fais que revenir
au principe vital que j'ai déjà invoqué dans ma dernière
leçon, — le plus grand progrès, ce serait que les ouvriers cher-
chassent eux-mêmes dans l'association le moyen de prévenir
la misère, de manière à rendre inutile la charité extérieure.


L'association, voilà en général quel doit être le grand le-
vier de nos modernes sociétés. La démocratie, là oh elle a




104. SIXIÈME LEÇON.


triomphé, a détruit les anciens corps (compagnies, confré-
ries, corporations), parce qu'ils représentaient des privilèges
contraires à l'esprit de liberté et d'égalité ; mais, si l'on ne
met rien à la place, que restera-t-il, sinon des grains de
poussière disséminés à travers l'espace et par là même im-
puissants ? Sans doute l'individu subsiste, à moins cependant
qu'il ne soit lui-même absorbé par l'État, contre lequel,
sans l'esprit d'association que je préconise, il se trouvera né-
cessairement sans défense ; mais même ce danger écarté, si
l'individu est en effet le principe de toute activité, il n'ac-
querra à son tour toute sa puissance d'action qu'à la condi-
tion de s'agréger à d'autres individus et de former avec eux
un corps, un groupe compacte et solidaire. Il faut donc,
comme je le disais dans ma dernière leçon, enter sur la li-
berté et l'énergie individuelles l'esprit (l'association et de so-
lidarité. Là est le secret de la conciliation de ce que l'on a
nommé dans ces derniers temps l'individualisme et le socia-
lisme; là est la solution de ce que l'on appelle leproldènze social.


Là est en particulier l'instrument du salut pour les ou-
vriers, et cet instrument est entre leurs mains. Par là en
effet ils pourront, avec ou sans aide, mais pourvu qu'on ne
les entrave pas, non seulement se sauver de la misère qui
les tue ou les menace, mais encore s'élever eux-mêmes du
rang d'ouvriers à celui de maîtres, je veux dire de leurs pro-
pres maîtres, et se soustraire ainsi à la dégradation du
paupérisme ou même à la dépendance du prolétariat.


Le progrès commence aussi à se faire en ce sens : témoin
ce grand mouvement de sociétés de secours mutuels ouo
mieux encore d'associations coopératives que j'ai déjà eu
occasion de vous signaler.


Mais, pour que ce nouveau progrès, qui est comme le mi-
racle de l'esprit de libre association, puisse se développer
sur la plus vaste échelle, une condition fondamentale est
nécessaire, et ici je suis ramené à ce que j'ai déjà dit à la


LA MORALE DEVANT LA ilsERE. te.


fin de ma dernière leçon. Ma conclusion sera clone aujour-
d'hui la même que la dernière fois. Ne me reprochez pas
cette monotonie, elle m'est imposée par mon sujet : l'instruc-
tion populaire, voilà en effet le premier et le dernier mot
de toute leçon sur la morale dans la démocratie. Oui, la
condition essentielle du développement de ce progrès au dé-
but duquel nous assistons et dont la portée est immense,
c'est la diffusion dans tous les rangs du peuple de l'instruc-
tion, c'est-à-dire de la lumière qui dissipe dans l'homme la
nuit de l'animalité, développe en lui le sentiment de sa di-
gnité et de ses devoirs comme de ses droits, et lui fournit
ou lui suggère les moyens de se sauver lui-même.




DEUXIÈME PARTIE: LI MORALE PUBLIQUE


SEPTIÈME .LEÇON
LA MORALE DANS L'ÉTAT.


LES CITOTF,NS


ESDAMES, 31Essmuts,


Après avoir montré dans la morale privée les premières
bases de la démocratie, il faut, en appliquant directement
la morale à la politique, montrer dans la morale publique,
je veux dire dans l'ensemble cies devoirs et des vertus que
la morale nous prescrit par rapport à cette forme nécessaire
de la société humaine qu'on 'appelle la société civile ou po-
litique, ou d'un seul mot l'État, les conditions essentielles de
toute vraie et solide démocratie. Je pénètre ici dans le cœur
même de mon sujet, puisque ce n'est plus seulement de de-
voirs et de vertus privés qu'il va être question, ruais de
devoirs et de vertus publics, c'est-à-dire de l'essence même




de l'État démocratique.
Mais, avant d'entreprendre l'analyse de ces devoirs et de


ces vertus, il est nécessaire de bien fixer l'idée que nous
devons nous faire de l'Étal en général et particulièrement
de l'État démocratique.


n'y a pas d'idée qui ait été plus




108 SEPTIÈME LEÇON.


pervertie et dont on ait plus abusé que celle de l'État et
celle même de la démocratie, et il n'y en a pas qu'il importe
davantage de ramener à son principe rationnel. Ce sera là
notre première tâche.


Chaque homme, par cela seul qu'il est une libre personne,
a le droit d'user librement de toutes ses facultés, à la condi-
tion de ne pas porter atteinte à la même liberté chez les au-
tres hommes. Ce droit primordial, ou, ce qui revient au
même, les droits particuliers dans lesquels il se décompose,
comme le droit de penser, de parler, d'écrire, ou celui de
travailler librement, sont des droits naturels, inhérents à no-
tre libre personnalité. De plus, en exerçant ces droits natu-
rels, chaque homme peut en acquérir d'autres, comme celui
de propriété, qui, dérivant des premiers, sont respectables
au même titre. C'est dans le respect réciproque de tous ces
droits, naturels ou acquis, que consiste la justice, au sens strict
de ce mot.


Mais que deviendraient ces droits et par conséquent la jus-
tice en l'absence de toute garantie commune, c'est-à-dire
clans ce que l'on a appelé l'état de nature? Ils seraient à la
merci de la violence. Les conflits qu'ils ne peuvent manquer
de susciter, par cela même qu'ils se limitent réciproquement,
dégénéreraient infailliblement en luttes où triompherait la
force, non la justice ; et les convoitises qu'ils exciteraient se
donneraient toute carrière, dès qu'elles auraient cette force
brutale à leur disposition : le plus faible deviendrait ainsi la
proie du plus fort; les loups mangeraient les agneaux. On l'a
dit avec raison : l'état de nature est nécessairement un état
de guerre et d'oppression.


Or la société civile ou politique (je prends ici ces deux
épithètes comme synonymes) a précisément pour but de faire
cesser ou d'empêcher ce désordre, en garantissant, au moyen
d'une force commune ou d'une puissance publique agissan t
d'après des lois publiques, les droits de chacun coutre tou te


LES CITOYENS.
109


violence, soit au dedans, soit au dehors. Assurer ainsi la
jouissance de ces droits et faire régner par là la justice entre
tous, tel est donc le principe de l'État, soit qu'on entende
par ce mot la société civile ou politique elle-même, soit qu'il
désigne plus particulièrement l'ensemble des pouvoirs pu-
blics qui doivent présider à cette forme de société (ces deux
sens sont également consacrés par l'usage, et le second n'est,
Si je puis m'exprimer ainsi, qu'une particularisation du pre-
mier). Quand je détermine ainsi le principe de l'État, j'in-
dique sans doute son principe rationnel, celui que lui assigne
la raison, mais j'indique aussi sou origine historique; car, en
se formant en sociétés politiques, les hommes, qu'ils s'en
rendissent compte ou non, qu'ils agissent en cela instinctive-
ment ou par réflexion, ont évidemment obéi au principe que
je signale.


Mais les hommes ne forment pas seulement un Etat, ils
forment des Etats divers. Pour expliquer ceci, il faut faire
intervenir, outre la raison générale (la raison de justice)
que je viens d'indiquer, certaines circonstances particulières,
telles que la communauté de race, de langue, de sol ou d'i22té-
ris de tout genre (moraux aussi bien que matériels); c'est ce
lien spécial qui constitue proprement la nationalité, la patrie.
Ce nouveau lien entraîne dans l'association des dispositions
spéciales relatives à la prospérité de l'État; mais il n'exclut
pas, il implique au contraire le principe de justice que j'ai
dû signaler d'abord. Les hommes constituent des États par-
ticuliers suivant tels ou tels rapports, tels ou tels intérêts
communs qui les réunissent ; mais l'association qu'ils forment
entre eux doit toujours avoir pour but la garantie du droit
de chacun.


C'est dans ce droit des individus qui composent l'État que
réside le principe, mais aussi la limite de la légitimité de la
force collective qu'il institue. L'État étant une association
destinée à garantir à chacun, au moven de la force collec-




110 SEPTIÈME LEÇON.


tire, ses droits naturels et légitimement acquis, et à concou-
rir par là même ou par d'autres moyens secondaires au plus
grand bien de tous, il ne peut donc se servir de cette force
pour attenter à ces droits. Ce serait, comme l'a dit quelque
part l'éminent économiste Bastiat, une perversion de la force
qui lui a été dévolue pour défendre les droits de chacun, et
qui n'est légitime qu'à ce titre.


De ces prémisses il est aisé de déduire les caractères que
doit avoir l'État, ses caractères essentiels, ceux qu'il ne peut
perdre sans violer son principe et sans manquer à sa mis-
sion ; et ceci va précisément nous ramener à la démocratie.


L'État étant, dans son sens général, une association, ou,
dans son sens restreint, un ensemble de pouvoirs publics
destiné à garantir les droits, naturels ou acquis, de chacun :
la sûreté personnelle, la liberté, la propriété, etc., il ne peut
appartenir à un maître qui en dispose à son gré. Ce n'est
que par un monstrueux abus de la puissance publique qu'un
homme peut arriver à dire, comme Louis XIV:« L'État c'est
moi ; » ou encore comme ce même monarque (dont je cite
les propres expressions), que « Les rois sont seigneurs ab-
solus et ont naturellement la disposition pleine et entière de
tous les biens qui sont possédés », doctrine qu'a la même
époque confirmait la faculté de théologie de Paris, la Sor-
bonne, en répondant au roi que « Tous les biens de ses su-
jets lui appartenaient et qu'il pouvait en user comme
des siens propres ». Écartons donc sans autre explication (il
n'en est pas besoin) cette forme de l'Elat, l'autocratie, qui
le divise en deux parties dont l'une se compose d'un homme,
le souverain, et l'autre de tous les autres, les sujets. Si l'on
me dit qu'un tel maître est tout-puissant pour le bien, je ré-
pondrai (la réponse se présente d'elle-même et on l'a faite
déjà bien souvent) qu'il est aussi tout-puissant pour le mal,
et je rappellerai ces paroles d'Étienne de la Boétie, dans son
discours sur la servitude volontaire, que, « à parler à bon es-


LES CITOYENS.
111


cient, c'est un extrême malheur d'être sujet à un maître,
duquel on ne peut jamais être assuré qu'il soit bon, puisqu'il
est toujours en sa puissance d'être mauvais quand il voudra. »
Bon ou mauvais d'ailleurs, un maître est toujours un maître,
c'est-à-dire quelque chose qui ne saurait s'accorder avec la
dignité de l'homme.


Si l'État ne peut appartenir à un homme, il ne peut pas
davantage appartenir à une classe d'hommes privilégiés, à
une caste s'attribuant exclusivement la souveraineté et tenant
sous sa dépendance tous les autres membres de la société.
Écartons encore cette forme politique, l'aristocratie, qui di-
vise aussi l'Étal en deux parties, dont l'une ne se compose
plus à la vérité d'une seule lête, mais de plusieurs formant
un corps à part, la noblesse, et dont l'autre comprend tout le
reste de la nation, le peuple.


Les deux formes politiques que je viens d'indiquer et de
caractériser sont contraires aux droits inaliénables et im-
prescriptibles de la personnalité humaine, que l'État a pré-
cisément pour but (le garantir. Elles traitent les hommes
qu'elles réunissent, au moins une partie d'entre eux, comme
des choses : elles les dépouillent de leur liberté naturelle; et
elles introduisent dans la société des distinctions opposées au
droit commun, à l'égalité du droit, en un mot à la justice.


L'État, — ceci résulte de la définition même que nous en
avons posée : une association destinée à garantir les droits
naturels ou acquis de chacun, — l'État doit embrasser toute
la nation sans distinction de rang ni de privilèges, et attribuer
au peuple entier la souveraineté réservée par les formes pré-
cédentes au monarque ou à la noblesse. Il doit donc être, en
ce sens, démocratique.


Mais il faut bien s'entendre ici. Une société politique étant
une société d'hommes, c'est-à-dire de personnes, ne saurait
appartenir à un maître ni à plusieurs; elle s'appartient à
elle-même, et elle a ainsi le droit de gouverner comme il




412 SEPTIÈME LEÇON.


l ui convient. C'est là ce que signifie proprement le principe
de la souveraineté du peuple. S'ensuit-il qu'un peuple ait le
droit de tout faire? Il n'aurait pas même ce droit quand il
serait unanime; car la volonté du peuple est, comme celle (le
l'individu, soumise à la loi de la justice, laquelle seule est
souveraine, dans le sens absolu de ce mot. Quand tout un
peuple serait. unanime, je ne dis pas seulement pour com-
mettre une injustice à l'égard d'un autre peuple, par exemple
pour l'assujettir à sa domination, mais pour se dépouiller
lui-même de quelque liberté essentielle et inaliénable, comme
la liberté de conscience (en s'imposant une religion d'État),
sa volonté, malgré l'adage: volenti non fit injuria, n'en se-
rait pas plus légitime. Mais d'ailleurs cette unanimité est une
hypothèse qui ne peut guère se réaliser ; c'est toujours en
réalité la majorité qui décide, soit directement, soit par l'in-
termédiaire de ses représentants. Or, si la majorité abuse de
la force dont elle dispose pour opprimer la minorité, ou
même un seul citoyen, comme par exemple la démocratie
athénienne condamnant Socrate à boire la ciguë, sous pré-
texte qu'il ne reconnaissait pas les dieux de la cité et qu'il
corrompait. la jeunesse, le droit individuel que l'association
est destinée à garantir est violé : c'est encore une perversion
de la force. Que le despotisme soit exercé par un seul, ou par
plusieurs ou par le plus grand nombre, c'est toujours le des-
potisme. Celui de la foule, et je ne parle pas ici de la vio-
lence démagogique, qui ramène la société à l'état de nature,
mais du despotisme légal du nombre, ce genre de despo-
tisme n'est pas plus acceptable, et il peut être plus intolé-
rable encore que celui d'un monarque ou d'une noblesse.
Lorsqu'il s'introduit dans l'État, conservât-il la forme répu-
blicaine, il le divise à son tour en deux parties, dont l'une
écrase l'autre. D'ailleurs le despotisme, même légal, de la
foule abdique volontiers entre les mains d'un maître, d'un
dictateur, d'un César, et ramène ainsi la démocratie à l'au-


kES CITOYENS. 113


tocratie; il faut donc que la démocratie soit organisée de
telle sorte que les droits, naturels ou acquis, de chacun y
soient toujours respectés, et qu'elle ne puisse jamais dégé-
nérer, je ne dis pas seulement en démagogie, niais même en
ochlocratie, c'est-à-dire en tyrannie de la foule, ou en césa-
risme, c'est-à-dire en tyrannie d'un seul au nom de la foule;
il faut en un mot qu'elle soit une libre démocratie.


Arrêtons-nous un instant sur ce point; il est. capital.
On décore souvent du nom de démocratie une certaine


constitution politique qui proclame bien la souveraineté du
peuple et invoque même le suffrage universel, niais pour
transférer aussitôt la toute-puissance à un chef, élu ou hérédi-
taire (peu importe), lequel, concentrant clans ses mains tous les
pouvoirs, est en réalité le maître absolu de la liberté, des
biens, de la vie même des citoyens. C'est ainsi que le césa-
risme romain, le règne des Tibère, des Caligula, des Néron,
a été qualifié du nom de démocratie. C'est ainsi que le nou-
veau césarisme qui s'est établi en France au 18 brumaire
n'a pas manqué de se donner pour le couronnement de la
démocratie, et cette singulière prétention n'a trouvé que trop
de prôneurs. Non, ce n'est point là la démocratie ; ce n'en est
que le mensonge. La démocratie, je l'ai dit et je le répète.
ce n'est pas l'égalité dans la servitude, mais la liberté clans l'é-
galité. C'est un État, par conséquent, où non seulement tous
ont les mêmes droits, mais où ils conservent tous les droits
inhérents à leur qualité d'hommes, par suite à celle de libres
citoyens, et où le gouvernement dela chose publique, étant une
œuvre d'hommes libres, est ainsi un libre gouvernement, un
sel/-governnzent, comme disent les Anglais. Il faut donc que,
clans cet État, chacun puisse se diriger lui-même avec une
pleine indépendance, développer toutes ses facultés sans
aucune entrave, jouir sans obstacle du fruit de son travail, et
que, comme chacun se gouverne lui-même en toute liberté,
ainsi les pouvoirs publics auxquels tous sont appelés à con-


RABNI. 8




114.SEPTIÈME LEÇON.


courir d'une manière ou d'une autre, représentent véritable-
ment le gouvernement de la nation par elle-même. Voilà la
vraie démocratie; je n'en connais pas, ou plutôt je n'en re-
connais pas d'autre.


Je ne rechercherai pas ici comment les pouvoirs publics
doivent être organisés et suivant quel mode les citoyens y
doivent concourir pour que le but que je viens de rappeler
soit le plus sûrement atteint : cette question, qui n'est plus
une question de pure morale, mais de théorie politique, m'en-
traînerait trop loin hors de mon sujet. J'aurai seulement à
indiquer, d'après les principes que nous fournit la morale
elle-même, les devoirs du gouvernement et, en général, des
pouvoirs publics que comprend l'État; mais d'abord il faut
montrer quels devoirs, quelles vertus les institutions démocra-
tiques exigent des citoyens eux-mêmes. En effet, pour que
ces institutions puissent s'établir et durer, il faut que les
membres de la société politique, outre les vertus individuelles
et sociales que j'ai décrites dans mes précédentes leçons sous
le titre de morale privée, sachent aussi pratiquer certaines
vertus publiques que je vais essayer de décrire, en leur oppo-
sant les vices contraires. Ce sera l'objet spécial de tout le
reste de cette leçon.


La première vertu du citoyen, c'est le respect de la liberté
de ses concitoyens. Il ne suffit pas d'être jaloux de sa propre
liberté, mais il faut aussi respecter et aimer celle des autres.-
Ce respect de la liberté d'autrui est en général un devoir à
l'égard de tous les hommes, en tant qu'hommes; comment
n'en serait-ce pas un envers ceux avec qui nous sommes plus
particulièrement unis par le lien de la société politique, en-
vers nos concitoyens? La liberté de tous les citoyens doit donc
être comme un objet de culte pour chacun; et, comme cette
liberté ne va pas sans certaines conditions politiques destinées
à la garantir, notre culte de la liberté doit s'étendre à ces
garanties publiques sans lesquelles elle ne saurait être assurée.


.LES CITOYENS.


Là est le fondement de ce self-government, de ce gouverne-
ment de la nation par elle-même dont je parlais tout à
l'heure : ceux qui savent aimer la liberté ne manquent pas
de s'attacher aux garanties qui peuvent seules lui servir de
rempart, aux libertés politiques ou publiques, comme on les
appelle, telles que la liberté électorale, la liberté de la
presse, etc.; et, dès que les citoyens sont fermement attachés
à ces libertés, dès qu'ils revendiquent et exercent. sérieuse-
ment les droits qui y sont inhérents, comme le droit de suf-
frage ou le droit de discuter les lois et l'administration, le
self-government est sauvé.


Si le culte de la liberté est une vertu cardinale dans le
citoyen, l'amour de la licence est chez lui un vice non moins
capital; car, si, le premier est le nécessaire soutien du self-
government, le second, au contraire, produit infailliblement
le despotisme. La licence n'est pas seulement, comme on le-
dit souvent, l'abus de la liberté; c'est la négation de la liberté
même. Elle consiste, en effet, à se servir de sa propre liberté
pour attenter à celle d'autrui; et, par conséquent, elle est la
violation de la loi essentielle de la liberté, qui est, comme
Kant l'a si bien défini (1), l'accord (le la liberté de chacun
avec celle de tous. Elle est destructive aussi de la liberté po-
litique. Lorsqu'elle se propage dans un peuple, elle amène
nécessairement le despotisme : la toute-puissance d'un maître
apparaît alors comme un instrument de salut ou au moins
comme un moindre fléau, et l'on voit ceux-là mêmes qui out
le plus compromis la liberté par leur licence se ruer à l'envi
dans la servitude. C'est là une vérité trop bien confirmée par
l'expérience pour que j'aie besoin d'y insister.


Les vrais citoyens se garderont donc soigneusement de la
licence qui appelle le despotisme, mais ils ne sauront pas
moins résister au despotisme, pour qui la licence n'est trop
souvent qu'un prétexte habilement exploité, et qui, en tout


(1) Doctrine du droit, p. 43 de ma traduction.


115




118 SEPTIÈME LEÇON.


cas, est lui-même un attentat aux droits de ceux qu'il pré-
tend sauver. L'amour de la liberté leur fera d'ailleurs repous-
ser en général toute espèce de despotisme, la démagogie aussi
bien que le césarisme, l'ochlocratie aussi bien que l'auto-
cratie. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, cet
évangile de la société moderne rédigé, sous l'inspiration de
la philosophie du xvin c siècle, par la première Assemblée na-
tionale de la Révolution :française, avait inscrit la résistance
à l'oppression parmi les droits naturels et imprescriptibles de
l'homme : c'est en effet un droit inhérent à la personne hu-
maine que de résister à la force qui la veut opprimer ; mais
c'est de plus un devoir de citoyen que de repousser l'oppres-
sion par tous les moyens légaux dont on peut disposer, et, en
l'absence de tout autre moyeu, par la force. L'accomplisse-
ment de ce devoir exige une vertu malheureusement trop
*rare parmi les citoyens, au moins dans certains pays, et sans
laquelle pourtant la liberté n'est jamais assurée dans un
peuple ; je veux parler du courage civique.


Les stoïciens définissaient admirablement le courage la
vertu combattant pour l'équité (1). On pourrait définir le
courage civique la vertu défendant la liberté et les droits des
citoyens contre la tyrannie, que cette tyrannie soit exercée
d'ailleurs par la foule ou par un despote. Il ne faut pas sou-
vent moins de courage dans le premier cas que dans le se-
cond, et peut-être même est-ce alors que cette vertu est le
plus difficile à pratiquer : on résiste plus malaisément à une
foule qu'à un homme, et n'eût-on à craindre que l'impopula-
rité, c'est un des inconvénients qu'on a le plus de peine à
braver. Que sera-ce s'il s'agit de risquer une popularité
acquise? Il faut pourtant savoir en faire, au besoin, le sacri-
fice. Le vrai courage civique se montre également clans tous
les cas.'Ainsi Socrate, ce type de la vertu civique, comme de


(1) flaque probe delinitur a stoicis forlitudo, quai» eam rirtutent esse dicunt
propugnantem pro eequitate. Cicéron, De ofliciis, lib. I, cap. xix:


LES CITOYENS. 117


toutes les vertus, refusait, au péril de sa vie, d'obéir aux
ordres iniques du tyran Critias, prétendant lui interdire tout
entretien avec les jeunes gens, ou lui prescrivant d'aller saisir
à Salamine un riche citoyen dont il voulait confisquer les
biens et trancher la vie; et ce même Socrate ne résistait pas
avec moins de courage au peuple qui demandait, contraire-
ment à la justice et à la loi, la mort des généraux vainqueurs
aux Arginuses (1). Quand on parle de ce dernier genre de
courage civique, un nom se présente à la mémoire, celui de
Boissy d'Anglas, immortalisé 'par l'héroïsme qu'il montra,
comme' président de la Convention nationale, le 1 — prairial
an Ill (20 mai 1795). Assailli par les clameurs de la foule qui
a envahi l'assemblée, menacé, couché en joue, il reste im-
passible; et, sans paraître même s'apercevoir du danger qu'il
court, il rappelle la foule au respect de la représentation na-
tionale. On lui criait : « Nous n'avons pas besoin de ton
assemblée, le 'peuple est ici, tu es le président du peuple,
signe et le décret sera bon ; signe, ou je te tue ; » lui, tran-
quille, répondait : « Pour moi, la vie est peu de chose, mais
prenez garde : vous parlez de commettre un grand crime,
je suis représentant du peuple, je suis président de la Conven-
tion ; » et il refusait de signer. La tète d'un représentant du
peuple qui vient d'être massacré par la populace pour avoir
voulu résister à l'envahissement de la Convention lui est pré-
sentée an bout d'une pique : il la salue et demeure ferme à son
poste (2). Voilà un grand exemple de courage civique. Mal-
heureusement, Boissy d'Anglas ne sut pas opposer au césa-
risme, qui vint bientôt confisquer toutes les libertés conquises
par la Révolution, cette fermeté stoïque qu'il avait montrée
en face d'une foule en délire : il .se laissa faire sénateur et
comte de l'Empire. Il est juste d'ajouter qu'il conserva jusqu'à
sa mort les principes libéraux dont il avait nourri et fortifié sa


(1) Voyez Les martyrs de la libre pensée. Genève, 1862, p. 18.
(2) V. Réimpression de l'ancien Moniteur, t. XXIV, p. 502-512.




118 SEPTIÈME LEÇON.


jeunesse ; mais ces principes mêmes auraient dû lui faire
repousser les dignités impériales. Héroïque devant la tyrannie
de la foule, il se montra faible devant celle de Napoléon. Ce
fut, il est vrai, une faiblesse trop commune parmi ses conci-
toyens; mais on voudrait au moins ne pas la retrouver chez
un Boissy d'Anglas.


On a quelquefois comparé le courage civique et le courage
militaire. Il s'eu faut que le premier soit toujours à la hauteur
du second. Combien n'a-t-on pas vu d'officiers, intrépides de-
vant la mort sur les champs de bataille, se courber lâchement
sous le joug du despotisme, et du rang de héros retomber à
celui de plats courtisans! D'où vient ce contraste? C'est que
le courage civique suppose à la fois une élévation d'esprit et
une fermeté de caractère que ne suppose pas nécessairement
le courage militaire. Aussi est-il plus rare. H est aussi plus
précieux. Le courage milliaire peut faire un peuple conqué-
rant; le courage civique fait les peuples libres. C'est., mes-
sieurs, ce que les annales de votre histoire vous enseignent
par des exemples éclatants. Aussi les noms des Pécolat, des
Berthelier, des Levrier, des Bonnivard, des Besançon-Hugues
sont-ils justement honorés parmi vous. Tous ces héros bra-
vèrent les tortures et les derniers supplices pour affranchir
leur pays du joug de la tyrannie ; et, grands mépriseurs de
mort, suivant l'énergique expression que Bonnivard appli-
quait à Berthelicr, ils n'hésitèrent pas à cimenter ses libertés
de leur sang.


Le courage civique n'est pas toujours aussi difficile à exer-
cer; mais, même dans des conditions beaucoup plus aisées, il
est trop peu commun. Combien est commune, au contraire,
cette lâcheté qui fait que l'on s'incline devant le despotisme,
non-seulement sans résister, mais sans mot dire, ou même
en bénissant son joug, que l'on assiste d'un œil indifférent à
tous les attentats du pouvoir contre la vie, la liberté, les biens
de ses concitoyens, et que, loin de s ympathiser avec les vie-


LES CITOYENS. 119


times, on leur jette la pierre. Cette lâcheté peut naître en
général d'une certaine faiblesse d'esprit et de caractère qui
donne toujours raison à la force et se plaît à céder au tor-
rent; mais elle a aussi plus particulièrement sa cause dans cet
appétit des jouissances matérielles et du luxe que j'ai déjà
plusieurs fois signalé comme un des fléaux de notre époque.
Comment celui qui est l'esclave de ses plaisirs et de son faste
ne serait-il pas celui de César? Le soin du bien-être passe
alors nécessairement avant celui de la liberté publique, et l'on
ne songe pas que, par ce coupable égoïsme, on s'expose à se
voir soi-même dépouillé de tous les avantages que l'on a cru
s'assurer par là.


Ce n'est donc pas tout à fait sans raison que l'on a présenté
la modération dans les désirs et la simplicité dans les goûts
comme . une partie de la vertu républicaine. Est-ce à dire qu'il
faille en revenir aux lois somptuaires de Lycurgue ou de
Calvin? Non. L'esprit moderne repousse avec raison ces lois
comme attentatoires à la liberté de l'individu et comme con-
traires à la prospérité (le la société ; mais il faut aussi que les
citoyens sachent réprimer d'eux-mêmes cet amour des jouis-
sances matérielles et du luxe qui. tend à les envahir et offre au
despotisme des prises si faciles.


Outre la vertu qui tient à la liberté, il en est une autre non
moins essentielle au vrai citoyen de la démocratie, c'est celle
qui regarde l'égalité. Tel est le caractère de la démocratie
que tous les membres de l'association, à moins d'une dé-
chéance méritée, y sont également citoyens, et par conséquent.
y jouissent des mêmes droits civils et politiques. En. établis-
sant cette égalité, la démocratie ne réalise pas seulement ce
qu'exige le titre de citoyen, niais celui d'homme : non seu-
lement, en effet, l'égalité civique, mais l'égalité humaine
n'est pas respectée là où certaines classes ou certains indivi-
dus jouissent de droits civils et politiques dont. les autres sont
exclus, et où les membres de ces classes privilégiées traitent




120 SEPTIÈME LEÇON.


les autres comme des inférieurs, des mineurs, des subordon-
nés. Mais cela ne suffit pas encore. Il faut aussi que le respect
de cette égalité entre les citoyens, qui lui-même se fonde sur
celui de la dignité humaine, pénètre dans les moeurs; il faut
qu'il fasse en quelque sorte partie de la moelle du démocrate.
Malheureusement, il n'est pas rare de voir des hommes qui
se donnent pour démocrates se conduire dans la pratique en
vrais aristocrates, traiter avec un orgueil dédaigneux et insul-
tant ceux de leurs concitoyens qui sont déshérités de la for-
tune, et. rétablir ainsi, par leurs façons d'agir, la distance que
la constitution politique a voulu combler. J'ai vu de ces
soi-disant démocrates singeant la manière des grands sei-
gneurs au point de se faire remettre leurs lettres sur des plats
d'argent par des domestiques en livrée et en gants blancs.
0 inconséquence humaine! Celui qui est attaché de coeur aux
idées démocratiques ne tombera pas dans cette contradiction;
il montrera par toute sa conduite qu'il a le respect de la di-
gnité de l'homme et du citoyen.


Son amour de l'égalité le préservera aussi de la manie de
ces décorations qui, quelque bien méritées qu'elles puissent
être, n'en sont pas moins contraires à l'esprit de la démo-
cratie, et qui aussi bien, justement proscrites des républiques,
ne fleurissent que dans les monarchies, pour lesquelles elles
sont un instrument de règne. Mais ici encore je trouve une
choquante inconséquence chez nos modernes démocrates.
Combien n'en voyons-nous pas rechercher avec avidité et
porter avec une complaisance plus ou moins visible ces signes
extérieurs qu'on a si bien nommés les hochets de la vanité !
Je ne m'étonne pas de rencontrer ce travers dans les démo-
craties que le despotisme a façonnées à sa guise, mais il est
plus étrange de voir des citoyens que leurs institutions répu-
blicaines en devraient préserver, chercher dans les décora-
tions étrangères comme un dédommagement à celles qui leur
manquent chez eux.


LES CITOYENS. 42i


Mais, si je m'élève contre ce travers, parce que je le re-
garde comme contraire à l'esprit républicain, c'est-à-dire au
véritable esprit démocratique, je suis bien loin de vouloir
flatter un autre penchant, auquel les démocraties ne sont que
trop sujettes : je veux parler de l'envie à l'égard de toute
supériorité. Je tiens au contraire ce vice pour un des fléaux
les Plus funestes de la démocratie. J'admets que les démocra-
ties soient défiantes : c'est pour elles surtout qu'il est vrai
de dire avec le proverbe, que défiance est mère de sûreté;
mais l'envie est un mauvais sentiment qui conduit à leur perte
celles qui s'en laissent ronger : elles appellent alors le despo-
tisme pour courber toutes les têtes sous le même brutal
niveau.


Le respect (te la liberté et celui de l'égalité ont leur prin-
cipe dans le respect du droit ou de la justice ; niais, comme
le règne 'de la justice ou du droit ne peut être assuré parmi
les hommes que par celui des lois positives, de là aussi pour le
citoyen la nécessité de cultiver cette vertu qui consiste dans
le respect de la légalité.


Les lois, pour se faire obéir, sont forcées de s'appuyer sur
certaines sanctions pénales : c'est là une nécessité à laquelle,
dans l'état présent de l'humanité, aucune société politique ne
peut se soustraire (je reviendrai sur ce point eu vous parlant
de la pénalité); mais celui qui n'obéirait aux lois que par
crainte des peines attachées à leur infraction, celui-là ne se-
rait pas un vrai citoyen : pour mériter ce titre, il faut qu'il
leur obéisse par respect pour le droit dont elles sont la repré-
sentation et la sauvegarde. Il est vrai qu'elles ne le représen-
tent pas toujours exactement, que souvent même elles sont
injustes, soit dans leurs dispositions, soit dans leurs applica-
tions; mais, à moins qu'elles ne violent quelque principe sacré
et imprescriptible, auquel cas elles ne méritent plus notre
respect ni même notre obéissance, et notre bon c i toyen a le droit
ou même le devoir de dire comme cet ancien : « Je jure de




122 SEPTIÈME LEÇON.


leur désobéir, » à part ce cas exceptionnel, — qu'il est impos-
sible de ne pas admettre, — c'est le devoir du citoyen de
respecter les lois établies, sauf à travailler au besoin à les ré-
former, parce que c'est l'autorité des lois qui distingue de
l'état de nature l'état civil, et que le mépris des lois tend à
faire retomber les hommes de l'état civil dans l'étal de nature,
où triomphent nécessairement l'arbitraire et la violence.


Peut-être trouvera-t-on que Socrate poussait trop loin le
respect des lois (si l'on peut pousser trop loin la vertu) lors-
qu'il acceptait avec soumission l'arrêt légal, mais inique, qui
le condamnait à boire la ciguë, et qu'il refusait de s'échapper
de sa prison pour ne pas désobéir aux lois de son pays ; mais
il montrait par là combien ce respect lui paraissait essentiel.
C'est surtout dans les démocraties, où la loi représente, sinon
toujours la justice, du moins la volonté de la majorité, à
laquelle il faut bien attribuer, en définitive, le droit de faire
la loi, sans quoi il n'y aurait pas de loi possible, c'est surtout
dans cette sorte d'État que le culte de la légalité est néces-
saire ; sans ce culte, en effet, l'anarchie s'en empare, et bien-
tôt le despotisme.


Le respect des magistrats institués pour veiller à l'exécu-
tion des lois est aussi le devoir des citoyens de toute saine
démocratie. Je dirai plus tard quels sont les devoirs de ces
magistrats eux-mêmes; mais, à moins qu'ils n'aient forfait
à la loi et trahi l'État, auquel cas leur déchéance est légitime,
il. faut toujours respecter en eux le titre dont ils sont revêtus.
Je ne prétends pas les ériger en personnages sacrés dont il ne
serait pas même permis de discuter les actes : je veux au
contraire qu'on puisse examiner en toute liberté leurs actes
publics; mais je demande qu'en discutant librement ces actes,
on respecte la dignité qu'ils tiennent de leurs concitoyens.
Car, sans ce respect, comme sans celui des lois, la démo-
cratie tourne à l'anarchie, et l'on sait assez oit conduit
l'anarchie.


LES CITOYENS.


123


Je n'ai pas encore parlé du patriotisme, qui est bien pour-
tant aussi une vertu civique, et même, en tant qu'il signifie
le dévouement à la chose publique, une vertu plus haute que
celle qui consisterait dans un respect purement négatif du
droit commun. Il est vrai que le patriotisme, pour être vrai-
ment une vertu morale, a besoin d'être réglé par le sentiment
de la justice et celui de l'humanité : car il est volontiers étroit,
jaloux, exclusif, injuste, barbare. 11 est alors un vice plutôt
qu'une vertu. Contre cc vice, qui était en quelque sorte inhé-
rent à la cité antique, et qui n'a malheureusement pas encore
disparu de la société moderne, il faut rappeler cette parole
attribuée à Socrate, lequel ne manquait pas pourtant de patrio-
tisme « Je ne suis pas seulement citoyen d'Athènes, mais du
monde »; ou ces mots de Sénèque, qui expriment bien l'es-
prit du stoïcisme grkeco-romain : Non sum uni angulo natus,
patria mea lotus hic nzundus est; ou, pour passer de la philo-
sophie ancienne à celle du XVIII' siècle, ce passage du portrait
de Montesquieu peint par lui-même, qui représente si juste-
ment la hiérarchie de nos devoirs envers la famille, la patrie
et l'humanité : « Si je savais quelque chose qui me fût utile
et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon
esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille
et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si
je savais quelque chose d'utile à ma patrie et qui fût préju-
diciable à l'Europe cl. au genre humain, je le regarderais
cornmé un crime. » Ainsi réglé, le patriotisme est une noble
et salutaire vertu.


Cette vertu exclut un vice qui est encore une des plaies des
États, particulièrement des États démocratiques : l'amour des
places données par le gouvernement. Là où domine cette
manie, on peut affirmer que l'esprit public est très faible.
Tirer de l'État le plus possible et lui donner le moins possible,
telle est alors la pratique générale ; c'es t le contraire de la vertu
civique, qui consiste à donner le plus et à exiger le moins.




124 SEPTIÈME LEÇON.


Il est dans les États démocratiques un autre fléau, qui est d'au-
tant plus dangereux qu'il affecte l'apparence de l'esprit public,
je veux parler de l'esprit de parti. Il peut être bon qu'il y ait au
sein des démocraties de grands partis, —je ne dirai pas un parti
aristocratique et un parti démocratique, puisque, au senspropre
de ces mots, cette distinction n'a plus de raison d'être dans
l'État démocratique, — mais un parti conservateur, attaché aux
anciens usages, ne les modifiant pas volontiers, ayant pour de-
vise que le mieux est l'ennemi du bien, et un parti du progrès,
ennemi cle la routine, ami des réformes, cherchant toujours
le mieux ; ]e second poussant en avant le premier, qui sans
lui n'avancerait pas ; le. premier tempérant et modérant le
second, qui sans lui irait trop vite; tous deux concourant
ainsi, chacun à sa manière, au bien public. Mais si les partis,
au lieu de concourir ensemble au bien général, sacrifient
l'intérêt public à leur intérêt particulier ou à leur haine
réciproque, si chacun d'eux ne reconnaît de patriotisme,
(l'honnêteté, de mérite que chez les siens, et si, dans chacun,
l'esprit de parti tient lieu de toute vertu, alors ce n'est plus un
bien, mais un fléau que leur coexistence. On peut admettre
des partis dans l'État, mais il faut repousser l'esprit de parti,
qui est le contraire de l'esprit public. Celui-ci engendre l'union
et la concorde ; celui-là n'enfante que la haine et la dis-
corde. Et la discorde, nous retombons toujours sur la même
conclusion, la discorde appelle le despotisme.


L'esprit public, de même que toutes les vertus que je
viens de passer en revue, renferme dans de justes bornes
l'ambition politique, qui, dans ces limites, est sans doute légi-
time et salutaire, mais qui, en dehors de ces bornes, lâchant
la bride au débordement d'une personnalité qui prétend sacri-
fier les autres à soi, est un fléau redoutable, surtout dans les
démocraties, où l'accès du pouvoir est ouvert à tous et où
les moyens d'en abuser s'offrent d'eux-mêmes à l'ambitieux.
Il y a sans cloute, comme je viens de le dire, une ambition


LES CITOYENS. 125


légitime et salutaire. Platon voulait que le sage s'abstînt des
affaires publiques ; c'est qu'il ne pensait pas qu'il fût pos-
sible de conserver sa vertu intacte dans le maniement des
hommes et des affaires, et il est vrai que cela est difficile :
le pouvoir est de sa nature corrupteur (d'où je conclus en
passant qu'il en faut donner aux hommes le moins possible) ;
mais la vertu dans l'exercice du pouvoir n'en est que plus
méritoire. Quelle serait d'ailleurs la conséquence de cette
théorie? Ce serait de laisser le champ libre aux hommes per-
vers. Il faut donc non seulement permettre, mais conseiller
aux sages, pourvu, bien entendu, qu'ils y soient propres, de
prendre part aux affaires publiques. Quelle plus noble et
plus salutaire ambition que celle d'un Turgot, d'un Washing-
ton, d'un Francl(lin, des sages assurément, ceux-là, s'il en fut
jamais! Mais aussi, autant l'ambition est salutaire, quand elle
se rencontre chez des hommes de bien et de vrais citoyens,


• autant elle est funeste, surtout dans les démocraties, quand
elle n'est pas réfrénée par la vertu civique. Telle fut, dans
l'antiquité, l'ambition de César, foulant aux pieds la constitu-
tion et les lois de son pays pour établir à leur place un despo-
tisme auquel il a eu le triste honneur de donner son nom et
qu'on voudrait réhabiliter aujourd'hui en le copiant. Telle
fut., au seuil de notre siècle, l'ambition de l'auteur du 18 bru-
maire, confisquant à son profit toutes les libertés si chère-
ment conquises par le peuple qu'il venait asservir. L'huma-
nité n'aurait ici qu'à se voiler la face et à courber sou front
dans la poussière, si aux Césars anciens et modernes elle rie
pouvait opposer les Caton et les Washington.




HUITIÈME LEÇON
LA MORALE DANS L'ÉTAT (st:1TE).


lI


LES FEMMES


MESDAMES, MESSIEURS,


En traitant des devoirs et des vertus du citoyen, je n'ai
parlé jusqu'ici que des hommes ; mais il -y a une autre moitié
de la société que je ne dois. point oublier. Je voudrais donc,
pour compléter ce sujet, vous parler maintenant des femmes
et de leur rôle dans l'État.


Le rôle des femmes dans l'État ! Mais, penseront peut•être
certaines personnes, parmi mes auditeurs ou même parmi
mes auditrices, les femmes n'ont point de rôle à remplir dans
l'État. Leur fonction est de rester chez elles, sans s'occuper
des affaires publiques, qui ne regardent que les hommes.


C'est là une assertion beaucoup trop absolue, dont ceux
ou celles qui voudraient la soutenir n'aperçoivent sans doute
pas toutes les conséquences, et que j'espère réfuter.


Mais quoi! nie diraient peut-être encore ces mêmes per-
sonnes, allez-vous revendiquer pour les femmes le droit de
Voter dans les comices, d'être appelées elles-mêmes à prendre
part aux assemblées politiques, de gouverner l'État ?


Non, bien que ce droit ait été réclamé par des esprits


LES FEMMES DANS L'ÉTAT.


127


éminents, tels que, en France, à l'époque de la Révolution,
Condorcet (I), l'ami et le biographe de Voltaire et. de Turgot,
ou, en Angleterre, de nos jours mêmes, l'illustre économiste
Stuart Mill (2), ce n'est pas là ce que je demande.


Non que je pense que les femmes ne puissent être à l'occa-
sion très capables de diriger les affaires publiques et de gou-
verner l'État. L'histoire est là pour prouver qu'elles ont sou-
vent égalé, sinon surpassé, les hommes dans cette fonction.
témoin Élisabeth d'Angleterre, Catherine de Russie, Marie-
Thérèse d'Autriche, que ses sujets appelaient notre roi, et
tant d'autres. Mais je crois qu'en général elles ont reçu de la
nature un autre rôle à remplir dans la société et que ce ne
serait pas sans détriment pour nous autres hommes et pour
elles-mêmes qu'elles seraient admises à voter et à se taire
élire dans les corps politiques.


De deux choses l'une, en effet : ou bien elles voteraient et
pourraient être élues conjointement avec les hommes, et il
en résulterait infailliblement une confusion où la dignité et
le bonheur des femmes, et par suite la société elle-même,
n'auraient qu'à perdre. On bien elles formeraient des assem-
blées séparées où elles seraient appelées à discuter, soit les
intérêts généraux de la société, soit les intérêts particuliers
de leur sexe ; et il en résulterait une division et. des conflits
fâcheux là où doit régner l'union, Pham-Ionie, l'unité. Dans
l'un et l'autre cas, il leur faudrait se mettre en avant., appe-
ler les regards sur elles, jouer un rôle public, chose qui en
général ne sied guère à leur nature et ne répond pas à leur
vraie destination.


Je sais très bien qu'elles ne sont pas moins intéressées que


(1) Vo y ez dans les œuvres de Condorcet, publiées par A. Condorcet, O'Connor
et F. Arago, t. X, p. 122, l'article intitulé : Ste l'admission des femmes au droit
de cité (3 juillet 1790).


(2) Voulant joindre la pratique à la théorie, M. Stuart Mill a récemment proposé
à, la Chambre des communes d'accorder aux femmes le droit électoral. Cette pro-
position, rejetée par 196 voix, a été votée par 73 (séance du 20 mai 1867).




12S HUITIÈME LEÇON.


les hommes à la confection des lois, au gouvernement des
affaires publiques, à l'administration de la justice ; mais je
pense, par les raisons mêmes que je viens d'indiquer, qu'il
ne leur convient pas d'y participer directement., et qu'elles
vont. leurs représentants ou leurs mandataires naturels dans
leurs pères, leurs frères, leurs maris et leurs fils.


Je reconnais d'ailleurs qu'elles ont été „jusqu'ici fort mal
représentées par les hommes, que ceux-ci leur ont fait le
plus souvent des lois injustes, qu'ils les ont constamment
traitées en mineures ; mais je ne crois pas que le remède à
ce mal soit de les appeler à siéger avec nous ou à côté de nous
dans les conseils de l'État. Réformons nos lois dans ce qu'elles
ont d'injuste et de tyrannique à leur égard, de manière à
ne plus laisser aux femmes aucun sujet de plainte légitime,
et la question sera résolue.


Je pense, en un mot, que ces fonctions publiques : élire
des représentants, discuter les lois, gouverner l'État, admi-
nistrer la justice, doivent revenir exclusivement aux hom-
mes, parce que la vie qui convient en général aux femmes
n'est pas la vie publique, mais la vie privée, la vie inté-
rieure, et que leur vraie place n'est pas au forum, mais au
foyer domestique.


Vous voilà revenu à notre thèse, vont peut-être penser les
personnes que je faisais parler tout à l'heure ; la femme n'a
donc point de rôle clans l'État. Je prétends au contraire,
malgré cc que je viens de dire, qu'elle en a un ; et ce rôle, je
vais essayer de le développer. Je ne crois pas qu'il soit bon que
les femmes se mêlent aux affaires publiques, mais je crois
qu'il est bon qu'elles s'en mêlent, qu'elles n'y restent pas in-
différentes comme si ces affaires ne les regardaient nulle-
tuent, mais qu'elles s'y intéressent, qu'elles s'en occupent
autant qu'il est en elles, et qu'elles y portent une influence
éclairée. Je ne crois pas qu'il soit bon qu'elles exercent des
droits politiques, niais je pense qu'elles ont des devoirs


LES FEMMES DANS L'ÉTAT. 129


politiques à remplir, et que les vertus civiques ne doivent pas
leur être à elles-mêmes tout à fait étrangères. C'est ce que je
-voudrais vous faire bien comprendre.


La femme, comme l'homme, fait partie d'une société civile
ou politique, en un mot d'un État : elle est donc citoyenne
aussi; si le mot a été rendu ridicule par l'abus qu'on en a fait,
la chose ne l'est pas et reste vraie. Qu'elle laisse à l'homme
l'action extérieure et publique, fort bien; mais qu'elle ne se
montre pas phis que nous indifférente en matière politique,
car il s'agit là du droit, de la justice, du bien de la patrie et
de l'humanité, c'est-à-dire de choses auxquelles nul are
humain ne doit demeurer indifférent.


J'ai combattu cette indifférence comme un vice honteux et
funeste chez les hommes; mais c'est aussi un vice et un vice
désastreux chez les femmes. Quoi de plus favorable au despo-
tisme? Je hais dans la bouche des hommes cette parole si
commune en certains pays et à certaines époques : « Je ne me
môle pas de politique, cela ne me regarde pas » ; je la blême
aussi dans la bouche des femmes, quoiqu'elle y semble moins
déplacée. Ne dites donc pas non plus, Mesdames, que cela ne
vous regarde pas, comme si la politique était en dehors de la
société dont vous faites partie, comme s'il ne s'agissait pas,
indépendamment de vos propres droits et de vos propres inté-
rêts, des droits et des intérêts de vos pères, de vos frères, de
vos époux, de vos enfants, de vos concitoyens; comme s'il ne
s'agissait pas du bien de votre patrie, comme s'il ne s'agissait
pas en général de la justice et de l'humanité!


On a remarqué, je le sais, que l'affection des femmes s'at-
tache plus volontiers à des objets particuliers qu'à des choses
générales, ou qu'elles ne s'attachent aux choses générales que
par le moyen des objets particuliers; mais ici les objets parti-
culiers de leurs affections sont dans une si intime dépendance
des choses générales qu'elles ne sauraient les séparer impuné-
ment. Je n'admets pas, d'ailleurs, que les femmes soient radi-


BARNI. g




130 111J1T1ÉME LEÇON.


calement incapables de s'élever et de s'attacher à des choses
telles que le droit commun, la justice, la patrie, l'humanité,
et l'histoire me fournirait assez d'exemples éclatants du con-
traire. Cette prétendue incapacité tient à un défaut d'éduca-
tion plutôt qu'à leur nature ; la preuve, c'est que là où l'édu-
cation a été mieux dirigée, ce défaut a disparu.


Je reconnais aussi (j'ai commencé par là) que c'est au foyer
domestique qu'est le vrai rôle de la femme; mais ce rôle, qui
est de soutenir son mari et d'élever ses enfants, elle ne le rem-
plit pas dans toute son étendue, si elle reste indifférente aux
choses politiques. Il faut qu'à l'égard de ces choses, comme de
tout le reste, elle pense avec son mari, qu'elle l'éclaire el le
guide au besoin, en tout cas qu'elle l'encourage dans la bonne
voie; il faut qu'elle élève ses enfants de manière à en faire
des citoyens, qu'elle s'applique à leur inculquer les vertus ci-
viques et à les détourner des vices opposés à ces vertus. Or,
comment ferait-elle tout cela, si elle ne s'intéressait aux. cho-
ses publiques et si elle n'offrait elle-même à son mari et à ses
enfants, autant que cela convient à sa nature, le modèle vivant
des vertus qu'exige la société politique pour réaliser l'idéal de
la démocratie?


Reprenons donc ces vertus pour montrer comment elles
s'appliquent aux femmes mêmes, comment celles-ci doivent
les pratiquer et donner par là à leur mari et à leurs enfants
l'encouragement et le modèle qu'ils doivent attendre d'elles,
mais comment c'est souvent le contraire qui a lieu.


La première de ces vertus est le culte de la liberté. Je ne
au,rais approuver ces paroles que Rousseau, dans la Nouvelle
Héloïse, fait écrire par Julie : « J'avoue que la politque n'est
guère du ressort des femmes... Son utilité est trop loin de moi
pour me toucher beaucoup, et ses lumières sont trop sublimes
pour frapper vivement mes yeux. Obligée d'aimer le gouver-
nement sous lequel le ciel m'a fait naître, je me soucie peu
de savoir qu'il en est de meilleurs. De quoi me servirait-il de


LES FEMMES DANS L'ÉTAT. 131


les connaître avec si peu de pouvoir de les établir? et pour-
quoi contristerais-je mon âme à considérer de si grands
maux où je ne peux rien, tandis que j'en vois d'autres autour
de moi qu'il m'est permis de soulager?» Ces paroles, érigées
en théorie, prêcheraient aux femmes l'indifférence en ma-
tière politique, c'est-à-dire l'indifférence à l'égard de ces liber-
tés publiques qui ne doivent pas leur être moins chères qu'à
nous-mêmes, car il y va des droits et du bonheur de tous.
Il n'est pas vrai, d'ailleurs, que les femmes soient aussi
impuissantes à cet égard que Julie veut bien le dire ; elles
sont capables au contraire d'une très grande influence ; et, si
cette influence est trop souvent mauvaise, elle pourrait aussi
être bonne.


Les femmes n'ont point, en général, de goût pour la licence,
et elles ont surtout horreur des désordres de la rue ; mais
elles subissent trop volontiers le despotisme et encouragent
trop rarement leurs époux et leurs fils dans la résistance à la
tyra n nie. Elles sont trop rares les mères capables de dire à leurs
fils ce que dit au sien la mère d'un de mes amis, en apprenant
qu'il venait de briser sa carrière, — une carrière péniblement
conquise et pleine d'avenir, — pour ne pas servir le despotisme
triomphant : « Tu as bien fait, mon fils. » Trop souvent, au
contraire, en pareil cas, ce sont des paroles de làcheté qui
sortent de la bouche des mères et des épouses, et, à cet égard,
la femme n'est que trop souvent la corruptrice de l'homme.
Combien d'hommes, en effet, qui auraient voulu résister et
tenir ferme, et qui ont cédé, poussés par leur mère ou leur
femme! Loin de rendre plus facile aux hommes le cou-
rage civil, déjà si rare chez eux, elles s'appliquent à le
leur rendre plus difficile encore, impossible même : comment
renoncer à une place lucrative et affronter la gène, quand on
ne se sent pas soutenu dans sa maison ? D'où vient cette per-
nicieuse faiblesse des femmes? Je croirais les calomnier en ré-
pétant ce qu'on a dit, qu'elles ont le goffl, inné du despotisme;




132 11UITI1 ME LEÇON.


mais, d'une part, elles sont plus effrayées que nous des agi-
tations de la liberté, et à plus forte raison des désordres de la
licence populaire ; et, d'autre part, le manque (l'élévation
d'esprit, les goûts frivoles, l'amour du luxe que développe en
elles la fausse éducation qu'on leur donne, ne les disposent que
trop en faveur (le cette espèce de gouvernement. Quand j'en-
tends dire que dans certains salons les femmes se montrent
avec des robes qui ne coûtent pas moins de 2000 ou 3000 francs
et qu'elles rougiraient de les porter deux fois de suite, je m'é-
tonne moins des bassesses de leurs maris.


Il est juste d'ajouter que, si les femmes font les hommes, les
hommes aussi font les femmes. Relevons leur esprit, appli-
quons-nous à développer en elles des goûts moins frivoles, fai-
sons en sorte qu'elles soient moins esclaves de leur luxe et de
leurs caprices, et à leur tour elles nous soutiendront an lieu
de nous décourager.


La seconde des grandes vertus du démocrate, c'est le res-
pect de l'égalité civile et politique, qui n'est elle-même qu'un
corollaire de l'égalité humaine. Cette vertu est encore plus dif-
ficile et plus rare chez la femme que la précédente. La femme
a naturellement, comme on l'a remarqué, des goûts aristocra-
tiques : elle ne consent pas aisément à voir des concitoyens, à
plus forte raison (les égaux, dans les personnes qui sont moins
favorisées qu'elle par la fortune. Elle aime d'ailleurs les dis-
tinctions extérieures, les privilèges, les titres, les décorations.
Ce ne sont pas là des goûts favorables à la démocratie, dont
la loi fondamentale est l'égalité. Aussi est-ce des femmes, plus
encore que des hommes, que viennent les obstacles au rap-
prochement et à l'union des diverses classes de la société; elles
maintiennent obstinément dans les mœurs les barrières que
les lois démocratiques tendent à supprimer. C'est tout juste le
contraire qu'elles devraient faire. On ne leur demande pas, —
pas plus qu'on ne demande, aux hommes, — de faire leur
compagnie intime de personnes dont la fortune, l'éducation


LES FEMMES DANS L'ÉTAT. 133


et les manières ne sont pas en harmonie avec les leurs, mais
de ne pas les mépriser comme des créatures inférieures, car
ces créatures peuvent leur être moralement très supérieures;
de les respecter au contraire comme leurs égales en tant que
créatures humaines, particulièrement en tant que membres
de la même société, et d'inculquer à leurs enfants, an lieu de
cette sotte vanité qui fait en quelque sorte partie de l'éduca lion ,
le respect et la dignité de l'homme et du citoyen. On leur de-
mande, au nom du même principe, de repousser tout privilège,
de s'attacher, non aux distinctions extérieures, mais à celle
du mérite, et d'inspirer ou d'entretenir ces sentiments autour
d'elles.


C'est en ce sens que Rousseau entreprit de réformer l'éduca-
tion au avine siècle, dans ce temps suivant le témoignage
de Turgot (1), la première leçon qu'on donnait aux enfants
était de mépriser les domestiques, parce que les parents regar-
daient cela comme une vertu ; il voulait préparer ainsi la so-
ciété à l'avènement de la démocratie qu'il voyait poindre.


Mais, si la femme favorisée de la fortune doit écarter de sa
personne et chasser de sa maison cette -vanité dédaigneuse qui
est si contraire à l'esprit démocratique, la femme pauvre ou
moins heureuse doit aussi repousser cette envie qui n'est pas
seulement un mauvais sentiment en soi, mais qui est un sen-
timent funeste à la démocratie. La différence des positions
peut exciter une émulation légitime et salutaire ; mais l'envie
est toujours un sentiment détestable et malsain. 11 y a, d'ail-
leurs, un bien par lequel chacun peut toujours se relever :
c'est la moralité, devant laquelle tous les esprits doivent s'in-
cliner. « Devant un grand, répétait Kant après Fontenelle (2),
ma tête s'incline, mais mon esprit ne s'incline pas ; il s'incline,
au contraire, devant un honnête homme. » ll s'incline plus
profondément encore, a jo u terai-je, devant une honnête femme,


0) Lettre à de Gra ffigny.
(2) Critique de la raison pratique, p. 253 de ma traduction.




1


HUITIÈME LEÇON. LES FEMMES DANS L'ÉTAT. 135
parce que plus une créature est faible, plus son honnêteté e
de prix.


Le respect de la loi et de la légalité est encore une vertu qui
ne convient pas moins à la femme qu'à l'homme. Il est vrai
qu'elle en comprend moins bien en général la nécessité : cela
lient à la nature vive et prompte de son esprit, qui va droit à
la chose même, sans s'arrêter aux formes; cela tient aussi à
son défaut d'éducation politique ; mais c'est une raison de plus
pour nous appliquer à lui faire comprendre que, dans la
société. civile, il ne suffit pas qu'une chose soit juste en soi,
mais qu'il faut encore qu'elle soit légale, et que la légalité,
tout cri garantissant en général le droit, peut parfois, dans les
cas particuliers, non pas sans cloute justifier, mais confir-
mer l'injustice. Elle a de la peine aussi à comprendre que
le respect des décisions de la majorité soit un devoir des ci-
toyens; il faut bien l'admettre pourtant, sous peine de livrer
la société à l'anarchie.


J'arrive à la dernière grande vertu qu'exige le titre de
citoyen : le patriotisme. C'est là une vertu que les femmes pra-
tiquent moins malaisément, pourvu qu'une mauvaise éduca-
tion n'en étouffe pas le germe dans leur coeur. C'est que la
patrie est quelque chose de concret et de vivant qui parle
mieux à leur âme que le droit et la légalité. Aussi l'histoire
est-elle remplie des exemples éclatants qu'elles ont donnés de
cette vertu, dans les républiques de la Grèce, à Rome, au temps
de la république, en France à l'époque de la Révolution, par-
tout enfin on l'amour de la patrie n'a pas été refoulé par le
despotisme.


Ai-je besoin, d'ailleurs, de l'ajouter? le patriotisme qui sied
à la femme n'est point cet amour farouche et artificiel qui va
jusqu'à étouffer les sentiments les plus naturels et les plus
légitimes. Ce n'est pas celui de cette femme de Sparte dont
parle Rousseau dans l'Enzile (liv. 1) « Une femme de Sparte
avait cinq fils à l'armée, et attendait des nouvelles de la ha-


taille. Un ilote arrive; elle lui en demande en tremblant : Vos
cinq fils ont été tués. — Vil esclave, t'ai-je demandé cela?
— Nous avons gagné la bataille ! — La mère court au temple
et rend grâces aux dieux. Voilà la citoyenne. » Oui, la citoyenne
de Sparte, c'est-à-dire d'un Etat artificiellement organisé eu
vue de l'oppression et de la guerre, non la citoyenne de la
démocratie moderne. Celle-ci pourra bien rendre grâces à
Dieu de la Victoire de son pays; elle ne craindra pas de pleu-
rer la mort de ses enfants.


Cette sorte d'exagération du patriotisme n'est plus à crain-
dre aujourd'hui : si Rousseau a tort de la prendre pour la
mesure du civisme de la femme, il a raison de dire qu'elle
n'est plus de notre temps. Mais il en est une autre qui n'est
encore que trop commune chez les femmes, comme chez les
hommes : je veux parler de ce patriotisme exclusif et barbare
qui se fait comme un devoir de détester les peuples étrangers,
qui prend plaisir à les dénigrer et à les railler, et, qui, chose
horrible à dire, mais trop fréquente, ne peut se satisfaire
qu'au prix de leur sang. Ce genre de patriotisme, odieux chez
les hommes, pour quiconque a des sentiments généreux et
élevés, l'est encore plus chez les femmes, de qui l'on n'attend
que, bonté, douceur, humanité. Loin de le partager, elles
doivent s'appliquer à l'épurer chez les hommes. Qu'elles rap-
pellent à leurs époux, à leurs frères et à leurs fils, quand ils
l'oublient (et ils ne sont que trop enclins à l'oublier), que le
patriotisme est un vice et non. une vertu, quand il étouffe en
nous, à l'égard des autres hommes, le sentiment de la justice
et celui de l'humanité.


Les aigreurs et les violences de l'esprit de parti sont aussi
plus odieuses chez elles que chez nous. Quoi de plus révoltant
que de voir la bouche d'une femme déchirer à belles dents
ceux qui n'appartiennent pas au parti auquel elle est attachée,
et souffler entre les hommes la haine et la discorde? Leur rôle
ne doit-il pas être, au contraire, celui de conciliatrices ?Qu'elles




436 HUITIÈME LEÇON.


s'appliquent à fermer les plaies du corps social, au lieu de les
envenimer, et à rapprocher les citoyens, au lieu de les divi-
ser; voilà la fonction qui leur convient dans la société. C'est
dans cet esprit qu'elles doivent cultiver la flamme du patrio-
tisme, et qu'elles pourront à leur tour revendiquer justement
le titre de citoyennes, tout en laissant aux hommes l'exercice
des droits politiques.


Si je fais bon marché pour les femmes des droits politiques,
il n'en est pas de même. des droits civils. Ici je trouve que
nous sommes très injustes envers elles, en refusant de les
placer sur le ,


pied de l'égalité et en les traitant en mineures,
comme fait le Code civil français, qui est sans doute en partie
l'oeuvre de la Révolution, c'est-à-dire de la philosophie du
xvme


siècle, mais qui, soit que les idées ne fussent pas encore
assez avancées sur ce point, soit par l'effet de l'influence
du premier consul, lequel avait les femmes en fort médiocre
estime (il ne les jugeait bonnes qu'à faire des enfants), con-
sacre bien des injustices à leur égard. Non, ce Code civil
que l'on regarde comme un chef-d'oeuvre de sagesse et qu'une
partie des peuples de l'Europe ont emprunté à la France, ce
Code civi l n'est pas juste à l'égard des femmes; et dire qu'une
loi n'est pas juste à l'égard des femmes, c'est dire qu'elle n'est
pas vraiment morale, car l'injustice est toujours une immo-
ralité. Mais comme mes critiques et mes réclamations pour-
raient être taxées par quelques personnes de révolutionnaires,
je veux me placer ici derrière l'autorité d'un membre de
l'Académie française, l'auteur de l'Histoire morale des femmes,
M. Legouvé. Je ne ferai guère, dans ce que je vais ajouter,
que lui servir d'écho (1).


Non, le Code civil n'est pas juste lorsque, par son fameux
article 213, il impose à la femme l'obéissance à son mari,
comme si elle n'était pas une personne au même titre que son


LES FEMMES DANS L'ÉTAT. 137


époux, et comme si elle ne devait pas entrer dans l'union
Conjugale sur le pied de la plus parfaite égalité.


Non, le Code civil n'est pas juste, quand il attribue exclu-
sivement au mari, sous le régime de la communauté, l'admi-
n istration des biens particuliers de la femme, quoiqu'il soit
établi par l'expérience que les femmes sont tout aussi capables
que les hommes d'administrer une maison et des biens.


Non, le Code civil n'est pas juste lorsqu'il punit sévèrement
l'adultère de la femme, tandis qu'il n'a aucun châtiment pour
celui du mari, à moins que celui-ci n'entretienne une concu-
bine dans la maison commune, auquel cas il lui inflige
une amende. Comme si l'adultère n'était pas également cou-
pable et ne pouvait pas être également funeste des deux côtés


Non, le Code civil n'est pas juste lorsqu'il attribue exclusi-
vement au père l'autorité sur ses enfants, comme si cette au-
torité n'appartenait pas en commun aux deux parents.


Non, le Code civil n'est pas juste lorsque, plaçant les
femmes sur le même rang que les interdits, les mineurs, les
condamnés à une peine afflictive et infamante, les hommes
d'une inconduite notoire, les gérants incapables ou infidèles,
il exclut les femmes de certains actes civils, comme d'être
témoins, etc.


C'est la même injustice que commet la loi quand elle exclut
les femmes de certaines fonctions privées qui leur convien-
draient parfaitement, comme l'exercice de la médecine (celle
de leur sexe, bien entendu), ou quand elle les exclut de cer-
taines fonctions publiques auxquelles elles sont pourtant
parfaitement propres. « Comment, demande avec raison
M. Legouvé (1), les femmes n'ont-elles aucune part ni à l'ad-
ministration des bureaux de bienfaisance, ni à l'organisation
des sociétés de secours mutuels, ni à la direction des hôpitaux,
ni à l'inspection des prisons de femmes, ni à la tutelle des


(I) La femme en France au xixe siècle. Paris, 1864. Loc. cit., p. 62.




138 HUITIÈME LEÇON.


enfants trouvés? » Laissons-leur faire au moins ce qu'elles
feraient aussi bien, sinon mieux que nous. Leur interdire ces
fonctions qui leur conviennent si admirablement, ce n'est pas
seulement commettre une injustice à leur égard, c'est faire
tort à la société tout entière.


Toutes ces injustices viennent du préjugé qui fait de la
femme un être inférieur à l'homme, préjugé que l'antiquité
orientale, grecque et romaine a transmis au moyen âge, que
le moyen âge a encore développé (on discuta à cette époque,
dans un concile, la question de savoir si la femme a une âme),
et qu'il a transmis, avec tant d'autres, à l'âge moderne. Il
appartient à notre siècle de compléter sur ce point l'oeuvre
du dix-huitième, en continuant de combattre le préjugé qui a
donné naissance à tant, d'injustices, et en les faisant dispa-
raître elles-mêmes des codes de nos sociétés démocratiques.


NEUVIÈME LEÇON
LA MORALE DANS L'ÉTAT (SuiTE)_


Il I


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT-


MESDAMES, MESSIEURS,


Après- avoir analysé en premier lieu, suivant le plan que
j'ai déjà eu occasion de vous indiquer, les devoirs des citoyens,
hommes et femmes, il faut rechercher maintenant ceux du
gouvernement, et en général des pouvoirs publics qui prési-
dent à la société civile ou politique.


En séparant ainsi, pour les besoins de l'analyse, les citoyens
et le gouvernement, je n'entends pas d'ailleurs établir entre
eux une distinction absolue, comme si le gouvernement était
quelque chose en dehors des citoyens, ainsi qu'il arrive dans
les monarchies de droit divin, où il n'y a plus, à proprement
parler, de citoyens, mais des sujets et un chef, ou bien dans
les aristocraties, où la masse du peuple ne se compose plus
de citoyens, mais de sujets; — je pense, au contraire, que le
vrai gouvernement n'existe que par les citoyens et qu'en eux,
qu'ainsi, si vous me permettez d'appliquer ici ces expressions
métaphysiques, il n'est point, par rapport à eux, quelque
chose de transcendant, mais d'immanent, c'est-à-dire qu'il
n'est lui-même qu'une fonction (le citoyens, laquelle, ne pou-
vant être exercée directement par bous, l'est par ceux (l'entre




NEDVIEME LEÇON.
eux qu'ils délèguent à cet effet. Or, tel est


prcémen-ractère du gouvernement démocratique,
ui est ai


is
nsi, q


t le
uand


cal
n'est pas vicié et dénaturé, comme il lq


ui arrive so uvent, le.self-government par excellence
.


Il suit de là qu'eu traitantmaintenant des devoirs du gouver
nement, et bientôt de ceux


du pouvoir judiciaire, c'est encore des devoirs des citoyens
que nous parlerons, puisque les f


onctions du gouvernenientet l'administration de la justice ne sont
toujours que des actesde citoyens, mais de citoyens considérés comme


auteurs,




exécuteurs, ou interprètes de la loi, dont no


-


us les avons jusqu'ici considérés simplement comme
sujetsj


Mais, d'abord, quelle est au juste la fonction du gouver-


La société civile ou politique i
mplique un certain ensemblede pouvoirs publics chargés de procéder à la confection


deslois, de veiller à leur ex
écution et. de juger, d'après ces lois, soitles infractions faites à leurs défenses, soit ls différends quipeuvent s'élever entre les citoyens (pouvoir législati




f; pouvoirexécutif, pouvoir judiciaire). Faire l
es lois, les exécuter, juger


en leur nom les procès, telle est en effet la triple
fonction dela puissance publique i


nstituée par la société civile.
On donne le nom de gouvernement, soit, dans le sens leplus large, à l


'ensemble de ces po
uvoirs : il est alors synonyme


de puissance publique ou de ce qu'on appelle spécialementl 'État,.
soit, dans un sens plus r


estreint, à la réunion du pou-voir législatif et du pouvoir
ex écutif; sit


sens en-core plus particulier o, dans unau pouvoir e
xécutif tout seul. C'est à cedernier sens que l'a réduit .Ro usseau (1), s uivant en cela eugénéral la théorie rép


ublicaine ; mais comme même dans le
système républicain, malgré le principe


salutaire de la sépa-ration des pouvoirs


p
, le pouvoir e écutif a toujours une cer-tain


, t.


e


11


parti cipation à la confection
x


des lois, et le pouvoir


-


cle






lé(1) Voyez mon
Histoire des idées morales et


p
olitiques en France au


xviite siè-


, p. 2{;1.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.


141


gislatif une certaine participation au gouvernement de la
société par les lois mêmes qu'il fait et par le contrôle qu'il
exerce sur les actes du pouvoir exécutif, c'est en somme à ces
deux pouvoirs qu'appartient réellement le gouvernement.


C'est ainsi que je l'entends ici. Je veux rechercher les de-
voirs qui sont imposés en général à la puissance publique,
soit qu'il s'agisse de lois à faire ou d'actes à exécuter. Je lais-
serai seulement de côté, pour le moment, cc qui concerne la
pénalité, me réservant d'en faire l'objet d'une étude à part.


Pour déterminer ces devoirs, il faut bien se rappeler la
mission pour laquelle le gouvernement ou en général l'État
est institué. Cette mission, c'est. d'abord d'assurer le respect des
droits de chacun, et de faire régner ainsi la justice entre tous.


Le premier devoir du gouvernement est donc de respecter
et de faire respecter tous les droits naturels, innés ou acquis,


• de tous les citoyens, et de ne point se servir, pour attenter à
ces droits, du pouvoir qui ne lui a été dévolu que pour en
assurer le respect, ce qui serait, suivant cette simple expres-
sion de Bastiat que j'ai déjà citée, une perversion de la force
collective.


Malheureusement, comme l'a très bien remarqué Montes-
quieu, « c'est une expérience éternelle, que tout homme qui
a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il
trouve des limites (1); » et voilà pourquoi je disais l'autre jour
que le pouvoir est de sa nature corrupteur. Telle est la con-
dition des hommes, que leurs droits ne peuvent être assurés
qu'au moyen d'un gouvernement, et que, contrairement à sa
mission, ce gouvernement est d'ordinaire, entre les mains de
ceux auxquels ils le délèguent, un instrument d'oppression
à faire regretter l'état de nature. C'est précisément sur cette
expérience éternelle, invoquée par Montesquieu, que se
fonde la théorie de la séparation des pouvoirs ou de leur limi-


(I) Esprit des lois, liv. Xl, chap. /v.




142 NEUVIÈME LEÇON. LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 143


tation réciproque : « II faut, comme l'a dit ce grand esprit,
que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pou-
voir. »


Mais cette séparation ne suffit pas encore, si les représen-
tants de ces trois pouvoirs de l'État méconnaissent la mission
essentielle (le l'État. L'auteur du Contrat social admet, comme
celui de l'Esprit des lois, le principe de la séparation des pou-
voirs; mais il n'en attribue pas moins à l'État une puissance
exorbitante, car elle est contraire aux droits essentiels de la
personne humaine. Ce n'est pas que sa théorie soit aussi ab-
solue qu'on l'a prétendu et qu'elle l'est devenue chez certains
disciples; mais cette théorie, déjà outrée en thèse générale,
quand elle pose en principe l'aliénation totale de l'individu
à l'État et l'omnipotence absolue de la volonté générale, ne
l'est pas moins dans quelques-unes de ses- applications (par
exemple, l'atteinte portée à la liberté (le conscience par la
proclamation d'une religion d'État); et, de concert avec d'au-
tres livres aujourd'hui oubliés, mais alors très répandus,
comme ceux de Mably, elle a propagé une erreur et consacré
des abus de pouvoir d'autant plus dangereux qu'ils sont revê-
tus du manteau démocratique. Aussi ne peut-on trop les si-
gnaler aux démocraties présentes ou à venir.


La volonté générale, qui n'est jamais en réalité, comme j'ai
déjà eu occasion de le faire remarquer, que la volonté de la
majorité, si elle n'est même celle d'une minorité oppressive,
ne saurait posséder et par conséquent déléguer une omnipo-
tence à laquelle seraient sacrifiés tous les droits individuels;
et l'oppression de ces droits, pour s'exercer au nom de la vo-
lonté générale, n'en est pas moins une oppression. Que je sois
opprimé au nom de la volonté générale exprimée par le suf-
frage universel, au lieu de l'être au nom de la volonté d'un
roi absolu, je n'en suis pas moins opprimé, et je n'en ai pas
moins le droit (le crier à l'injustice. Loin de justifier la viola-
tion du droit individuel, la volonté générale n'est elle-même


légitime qu'autant qu'elle le respecte et qu'elle a pour but de
l'assurer ; autrement, elle retombe à son tour dans le despo-
tisme. La théorie démocratique qui livre à l'État, en tant qu'il
exprime ou qu'il est censé exprimer la volonté générale, les
droits de l'individu, cette théorie, toute démocratique qu'elle
prétend être, n'est pas moins fausse et peut avoir des effets
tout aussi désastreux que la théorie monarchique, pour qui
l'individu n'a point de droits et le gouvernement seul en a.


Que dire de cette espèce de démocratie qui, après avoir
absorbé l'individu dans l'État, absorbe l'État dans un indi-
vidu, dans un chef omnipotent, élu ou héréditaire, peu im-
porte, dès qu'il est omnipotent ? Que dire de la démocratie
césarienne, sinon qu'elle est, non le couronnement, mais le
renversement de la démocratie elle-même?


Je l'ai dit et je le répète, il n'y a de vraie démocratie que
celle qui donne pour limite à la puissance publique, au gou-
vernement (quelle :qu'en soit d'ailleurs la forme) le respect
des droits de chacun, et lui en impose le maintien comme le
premier de ses devoirs.


Recherchons doue quels sont les droits naturels, innés ou
acquis, de l'homme, et nous en verrons sortir autant de
devoirs sacrés pour le gouvernement. Telle est la méthode
que nous avons -à suivre ici. Elle est, comme vous le voyez,
très simple, et se déduit de la nature même (le la personne
humaine placée en face de l'État.


Le premier droit de l'homme est de disposer librement de
ses facultés physiques, organes de sa personne morale, et par
conséquent d'être respecté dans sa liberté corporelle. Entra-
ver cette liberté, c'est attenter à un droit primitif qui est lui-
même la condition de l'exercice de tous les autres.


Le devoir du gouvernement est donc de garantir ce droit
contre tout attentat de ce genre, d'assurer ainsi à chacun sa
sûreté personnelle (c'est en partie pour cela qu'il est institué),
et, en la faisant respecter par les autres, — on ne devrait pas




144 NEUVIÈME LEÇON.


avoir besoin d'ajouter ceci, — de la respecter lui-mètne.
Vous savez assez comment elle a été respectée par certains


gouvernements. Sous prétexte d'assurer la sûreté générale,
ils se sont arrogé le droit d'arrêter, d'emprisonner, de dé-
porter ou d'exiler arbitrairement qui bon leur semble, et ils
ont ainsi tourné coutre la sûreté personnelle des citoyens
la force qui devait servir à la protéger. En parlant ainsi, je
ne songe pas seulement au passé, 'par exemple, aux lettres
de cachet de l'ancien régime, où un seul ministre, le duc de
la Vrillière, en signa, dit-on, pour sa part, plus de cinquante
mille (il en donnait en blanc à sa maîtresse, qui en faisait un
objet de commerce); je songe au présent, je songe à ce qui
se passe encore aujourd'hui, en plein xix° siècle, chez les
peuples qui n'ont pas su conquérir ou défendre contre les
usurpations du despotisme les libertés les plus élémentaires.
Un tel abus de pouvoir, pour être fort ancien et fort com-
mun, n'en est pas moins une monstruosité révoltante.


Sans doute, pour que la puissance publique puisse remplir
le devoir qui lui est imposé, d'assurer la sûreté, personnelle
de chacun, il faut bien lui attribuer le droit d'arrêter et de
retenir prisonniers les individus convaincus ou vraisemblable-


.


ment soupçonnés d'y avoir eux-rhèmes porté atteinte ou
d'avoir commis quelque autre délit tombant sous l'action de
la loi ; mais comment cette même sûreté sera-t-elle respectée
si la puissance publique peut exercer arbitrairement le droit
d'arrêter et d'emprisonner les citoyens?


Aussi, chez les peuples libres, le législateur ne manque-t-il
pas d'entourer l'exercice de ce droit de toutes les précautions
propres à en écarter l'arbitraire. C'est ainsi que, chez eux,
à part le cas de flagrant délit, où, non seulement les agents
de la force publique, mais même les particuliers ont le droit
d'arrêter le coupable, sauf à le conduire aussitôt devant le
magistrat, le droit d'arrestation ne peut être exercé par les
agents de la,force publique que sur l'ordre légal des magis-


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 115


trais de l'ordre judiciaire (je dis les magistrats de l'ordre judi-
ciaire,. car c'est ici le lieu d'appliquer le principe de la sépa-
ration des pouvoirs); que ces magistrats ont seuls le droit de
maintenir l'arrestation jusqu'au jugement, mais suivant cer-
taines_ formes déterminées par la loi en vue de protéger la
liberté individuelle contre l'arbitraire ; et qu'enfin les citoyens
arrêtés ou retenus prisonniers illégalement ont un recours
contre les agents de la force publique ou même contre les ma-
gistrats qui ont commis envers eux cette illégalité. Telles sont
en effet les garanties que le respect de la sûreté personnelle
exige de la puissance publique, et sans lesquelles le droit
d'arrestation et d'emprisonnement court le risque de devenir,
entre ses mains, une arme fatale à la liberté individuelle.


L'inviolabilité du domicile est une conséquence du droit
de la liberté de la personne : le seuil de ma demeure est une
frontière sacrée que nulle puissance n'a le droit de transgres-
ser arbitrairement; vous savez cependant avec quel arbitraire
se pratiquent sous certains régimes les visites domiciliaires.


Le secret des lettres est encore une suite du même droit ;
TOUS savez aussi quelle est à cet égard la pratique des gouver-
nements que n'arrête pas le respect de la liberté individuelle
Vous avez tous entendu parler du cabinet noir, institué par
l'ancien régime pour surprendre le secret des lettres; aussi
l'appelait-on « le cabinet du secret des postes (1) ». Malheu-
reusement, cette création de l'ancien régime n'a pas disparu
sans retour avec lui. J'ai cité dans mes leçons sur Napoléon
et son historien M. Thiers (p. 79) une lettre d'un des plus
grands personnages de l'Empire, M. de Fontanes, avertissant
un ami qu'à la poste toutes les lettres sont régulièrement dé-


(I) Ce fut Louis XV, dit M. Maxime du Camp, dans un curieux article sur l'ad-
ministration de l'hôtel des postes, récemment publié par la Revue des deux mondes
t r" janvier 1 867), qui organisa, le premier, et d'une façon régulière, le cabinet
du secret des postes. Ses prédécesseurs ne s'étaient point fait faute de prendre
copie des dépêches qu'il (eut-importait de connaître ; mais c'est à lui que remonte
le triste honneur d'avoir définitivement réglé cette étrange administration.


RARNI. 10




140 NEUVIÈME LEÇON.


cachetées. Le cabinet noir continua de fonctionner sous la
Restauration. Celle-ci, tout en rendant à la France quelques-
unes de ses libertés, oublia que la violation du secret des
lettres est. un attentat au droit des citoyens; et sur ce point,
comme sur tant d'autres, elle reprit des mains de Napoléon la
tradition de l'ancien régime. Je ne parlerai pas des gouver-
nements qui ont suivi ; je me bornerai à dire en général que
le respect ou le mépris du secret des lettres pourrait servir de
mesure pour déterminer la nature et la valeur d'un gouver-
nement. Aussi votre constitution fédérale a-t-elle inscrit
l'inviolabilité du secret des lettres parmi les droits qu'elle ga-
rantit (art. 33), et elle n'a fait ici que formuler en loi ce qui
est dans l'essence et dans la pratique de vos institutions répu-
blicaines.


Je ne fais que mentionner en passant ce crime de lèse-
humanité qu'on appelle l'esclavage, parce que, s'il a trop
longtemps souillé le monde et s'il le souille encore aujour-
d'hui, il ne tardera pas à disparaître de la terre, grâce à la
lutte héroïque que soutient en ce moment le peuple améri-
cain contre les défenseurs de cette grande iniquité. Un fait
récent vient confirmer nos espérances : la réélection du pré-
sident Lincoln et son message au Congrès du 6 décembre
dernier. « Cette élection montre, dit Lincoln clans ce message,
que le prochain Congrès abolira l'institution de l'esclavage
dans tous les États-Unis... Ce n'est plus qu'une question de
temps. Il y a un nouvel élément dans la question... C'est la
voix du peuple qui, aujourd'hui, pour la première fois, se fait
entendre dans cette question. » Honneur au peuple qui fait
ainsi entendre sa voix et qui permet à son président de dire
que l'abolition de l'esclavage n'est plus qu'une question de
temps (1) !


(I) Depuis que le président Lincoln signalait ainsi la voix du peuple s'élevant
coutre l'esclavage, il est tombé sous les coups d'un assassin fanatique (car l'escla-
vage a eu aussi ses fanatiques, et ce nouveau genre de fanatisme n'a pas plus


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.


447


Non seulement. l'homme a le droit de disposer de sa per-
. sonne ph y sique; mais — et ceci est un corollaire du même


droit, — il a celui de travailler comme il lui convient, à la
seule condition de respecter dans les autres le môme droit..


C'est donc aussi le devoir du gouvernement d'assurer le
respect de cette liberté et. de ne point l'entraver lui-même.


Il ne semble pas qu'il puisse y avoir la moindre difficulté
touchant un droit aussi évident et aussi simple que celui-là :
le droit de travailler, qui est d'ailleurs lui-môme le corollaire
du droit de vivre; et pourtant c'est encore là un droit indivi-
duel que les gouvernements ont trop longtemps méconnu et
entravé, et qu'aujourd'hui encore la plupart d'entre eux ne
respectent pas suffisamment.


Ai-je besoin de rappeler que sous le régime qui existait
encore en France et dans la plupart des pays de l'Europe à la
fin du siècle dernier, et que la Révolution française a détruit,
le droit de travailler, ce droit naturel de l'homme, n'était pas
admis, et que le travail n'était pas libre : 'certaines corpora-
tions avaient seules le droit d'exercer tel ou tel métier. Le
système des maîtrises et des «jurandes est bien connu ; mais
ce qui l'est moins, ce sont les incroyables prescriptions régle-
mentaires qui entravaient alors l'industrie et le commerce,
c'est-à-dire le travail. Voulez-vous avoir une idée de ce genre
de tyrannie, écoutez,ce que raconte un témoin oculaire, con-
temporain de Louis XIV.


« J'ai vu, écrit Rolland (cité par M. Bonnemère dans son
livre : La France sous Louis XIV), j'ai vu couper par mor-
ceaux, clans une matinée, quatre-vingts, quatre-vingt-dix,
cent pièces de drap; j'en ai vu brûler en place publique, j'en
ai vu attacher au carcan avec le nom du fabricant pour un
tissage inégal ou pour le défaut de quelque fil en chaîne_
reculé que ses aînés devant l'assassinat) ; mais ce meurtre n'a servi qu'IL mieuxassurer le triomphe de l'humanité sur la barbarie qui souil'ait la grande républi-
que américaine. ►


'esclavage a'définitivement disparu des États-Unis, et il dispa-
raîtra bientôt, grâce à cet exemple, du reste du nouveau monde.




148 NEUVIÈME LEM.


Et tout cela était voulu par les règlements


J'ai vu faire
des descentes chez les fabricants avec une bande de satellites,
bouleverser leurs ateliers, répandre l'effroi dansleurs familles,
couper les chaînes sur le métier, assigner, ajourner, confis-
quer, amender et tout ce qui s'ensuit, tourments, honte,
frais, discrédit. Et pourquoi? Pour avoir fait des pannes en
laine et que les règlements ne font mention que des pannes
en poil.... J'ai vu des emprisonnements parce que des fabri-
cants compatissants, an lieu d'exiger que leurs ouvriers vins-
sent de trois ou quatre lieues travailler en ville, leur don-
naient à travailler chez eux.... J'ai vu, sentence en main,
huissiers et cohorte poursuivre à outrance, dans leur fortune
et dans leur personne, de malheureux fabricants pour avoir
acheté leur matière ici plutôt que là. »


Toute cette tyrannie n'est plus aujourd'hui que de l'his-
toire ancienne ; mais certaines écoles, qui se cro yaient démo-
cratiques, ne tendaient-elles pas à nous y ramener en prêchant
l'organisation du travail par l'Etat? I l s'en fan t, d'ailleurs, que
dans les États qui admettent en principe la liberté du travail,
le respect de cette liberté soit poussé aussi loin qu'il doit
l'être, ou que le travail soit débarrassé de toute entrave.
N'y a-t-il plus, par exemple, nulle part de monopole? Or,
qu'est-ce qu'un monopole, sinon, comme le caractérise très
justement M. Laboulaye (I), une atteinte à la liberté du
travail?


C'est encore une atteinte à la liberté du travail que les lois
qui entravent l'association et même la coalition- des travail-
leurs. « Que les lois, comme le dit l'éminent publiciste que je
-viens de citer (2), punissent la violence, les menaces, l'inti-
midation, cela est juste; mais le fait de s'entendre paisible-
ment pour régler le prix du travail, quel crime est-ce là? »
J'ajoute que la loi qui refuse ce droit aux ouvriers ne porte


(1) Le parti libéral, p. 27-31 do la troisième édition, in-18.
(2) Ibid., p. 25-26.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 140


pas moins atteinte à l'égalité qu'à la liberté, puisqu'elle ne
traite pas les ouvriers sur le même pied que les patrons. Je ne
puis qu'indiquer tout cela : le champ que j'ai à parcourir est
très vaste, et le temps qui m'est accordé très limité; mais il
suffit que je pose ici les grands principes et que j'en note les
plus importantes déviations. Je passe à la liberté des biens
ou de la propriété.


Ce que je produis par mon travail est bien à moi, puisque
cette production est mon oeuvre, ma création et., par consé-
quent, j'ai le droit d'en disposer librement. Fruit de mon
activité personnelle, cette propriété acquise n'est pas moins
légitime et moins sacrée que celle même de mon corps, et
nul n'a le droit d'en disposer que moi-même.


Mais, a-t-on dit, si vous avez le droit de regarder comme
vôtres les fruits de votre travail et d'en disposer librement,
il n'en 'est pas de même de la terre, qui, appartenant à tous,
ne peut être légitimement appropriée par personne.


Si cette raison était valable, elle s'appliquerait tout aussi
bien à l'appropriation de la terre par un peuple que par un
individu ; elle ne vaudrait pas moins coutre la propriété col-
lective que coutre la propriété individuelle, et il faudrait ad-
mettre le communisme universel ; mais elle est mauvaise : la
terre ne peut devenir fertile et produire les fruits nécessaires
à la subsistance des hommes qu'à la condition d'être appro-
priée, et elle appartient naturellement à ceux qui, en la dé-
frichant et en la cultivant, la transforment par leur travail.


Que si, reconnaissant qu'il est nécessaire que la terre soit
appropriée, on maintient que chaque portion de terre ap-
propriée doit être une propriété collective, la propriété d'un
peuple ou tout au moins d'une commune, et non une propriété
individuelle, la propriété d'un particulier, je réponds qu'en
refusant à l'individu le droit de regarder comme sienne la terre
à laquelle il a appliqué son travail, non seulement ou viole en
lui un droit incontestable, mais qu'on frappe la société elle-




150 NEUVIEME LEÇON.


même dans les sources de sa vie et de sa prospérité. Malgré
les déclamations ou les sophismes de certaines écoles qui se
croient démocratiques, tout cela est trop évident et trop
bien démontré pour que j'aie besoin d'y insister. Ces décla-
mations et ces sophismes paraissent d'ailleurs avoir fait leur
temps. N'avons-nous pas vu tout récemment te plus subtil et
le plus vigoureux adversaire que la propriété ait rencontré
dans notre siècle, finir par célébrer la légitimité et les bien-
faits de cette propriété qu'il avait d'abord déclarée « un vol »?
Il n'est plus nécessaire aujourd'hui de réfuter le fameux mé-
moire de Proudhon ; l'auteu•, tout en prétendant expliquer sa
première pensée, s'est suffisamment réfuté lui-même.


Il faut accorder aux adversaires de la propriété individuelle,
s'il en reste encore, qu'elle est la source de beaucoup de vi-
ces et de beaucoup de maux : elle excite la cupidité, elle dé-
veloppe la convoitise, elle alimente l'égoïsme, et elle engen-
dre par là beaucoup de mauvaises actions et de désordres;
mais il faut aussi leur rappeler qu'elle est,- en môme temps
qu'un droit. inviolable, un aiguillon puissant qui pousse les
hommes au travail et entretient dans la société la vie et la
prospérité. C'est ce que n'ont pas vu les philosophes qui,
comme Mably, frappés uniquement des vices et des maux
auxquels donne lieu la propriété, l'ont condamnée et ont pré-
tendu la proscrire au nom de la morale.


D'autres, comme Mirabeau après Montesquieu, tout. en re-
connaissant. que la propriété individuelle est nécessaire et sa-
lutaire, veulent qu'elle tire sa légitimité uniquement de la loi
civile, d'on cette conséquence que la loi civile peut la régler
ou la restreindre au gré de ses convenances, puisque c'est
elle qui l'a faite. C'est là une erreur résultant d'une équivo-
que. Sans cloute la propriété n'a d'existence assurée que dans
l'état civil, mais ce n'est pas la loi civile qui crée le droit de
propriété : il lui est antérieur et dérive lui-même de notre
libre activité ; c'est bien plutôt ce droit gui est la raison d'être


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 151


de la société civile, puisque c'est en partie pour le garantir
que les hommes s'unissent entre eux par le lien de cette sorte
de société.


Si donc le droit de propriété existe par lui-même, et si,
en môme temps qu'il dérive du droit primitif de la personna-
lité humaine, il est la condition et la source de la prospérité
des sociétés, il doit être reconnu et respecté par les gouver-
nements. Et en fait nous voyons que le respect de la pro-
priété individuelle est à la fois le signe de la liberté et de la
prospérité des 1 ._,tats. Autant les gouvernements despotiques
font bon marché de cette propriété (vous vous rappelez la
théorie de Louis XIV et de la Sorbonne à ce sujet), autant
les gouvernements libres la respectent et la favorisent; et,
par une conséquence nécessaire, autant sous les premiers la
société languit et végète, autant elle fleurit et prospère sous
les seconds. Le contraste que signalait Voltaire entre la Suisse
et les États du pape est un exemple frappant de cette vérité.
« La moitié du terrain de la Suisse, écrivait le patriarche de
Ferney, est composée de roches et de précipices, l'autre est
peu fertile ; mais quand des mains libres, conduites par des
esprits éclairés, ont cultivé cette terre, elle est devenue floris-
sante. » Et en regard de cette prospérité, issue de la liberté,
il montre le pays du pape devenu, sous l'action du despo-
tisme, et du pire de tous les despotismes, du despotisme ecclé-
siastique, inculte, inhabité, malsain (1).


Je ne prétends pas que le gouvernement doive rester ahso-
- lument étranger à l'usage que les citoyens peuvent faire de


leur droit de propriété. Comme il a le devoir de veiller à la
sûreté publique, il a aussi le devoir et par conséquent le
droit d'empêcher que telle propriété individuelle ne devienne
un danger, d'ordonner, par exemple, la démolition d'une
maison qui menace ruine ou qui est insalubre, d'éloigner


(I) Voyez mon Histoire des idées morales et politiques en France au xvirl o siè-
cle, t. I, p. 29C.




YS


152


NEUVIÈME LEÇON.


des centres populeux certains établissements trop bruyants
ou malsains, etc. Mais, s'il a ainsi le droit d'empêcher que la
propriété des uns ne soit nuisible à la liberté ou à la sûreté
des autres, cela ne signifie pas qu'il soit le maître absolu de
la propriété et qu'il ait le droit d'eu disposer à sa guise,
comme le prétendait Louis XIV et comme le prétendent en-
core certaines écoles qui, pensant travailler en faveur d.e la
démocratie, ne s'aperçoivent pas qu'elles font cause commune
avec l'absolutisme.


J'admets même que la loi permette au gouvernement de
prononcer certaines expropriations pour cause d'utilité pu-
blique, mais à une petite condition. Laquelle? Ce n'est pas
seulement qu'une juste indemnité soit accordée aux proprié-
taires : cela va sans dire; mais c'est que ces expropriations
ne soient qu'une exception et ne deviennent pas en quelque
sorte la règle commune, comme nous voyons qu'il arrive dans
certaines capitales. N'est-ce pas, en effet, de la part d'une
administration, une singulière façon de respecter la propriété
individuelle que d'exproprier en masse tous les propriétaires
et tous les locataires, — même en les indemnisant largement,
—pour reconstruire tonte une ville à sa guise? Une telle façon
de procéder non seulement dénote un grand mépris pour la
liberté individuelle, mais elle blesse une foule de sentiments
intimes et délicats qui mériteraient d'être mieux respectés.
Ces sentiments, un livre récent, La nouvelle Babylone,
les a si bien défendus contre cette manie de démolition et
de reconstruction qui s'est emparée de certaines adminis-
trations, que je ne puis résister au désir d'en détacher cette
page :


« On est père de famille, on est retraité, on est rentier,
on est homme d'habitude, on est ambitieux de repos, on
est assez heureux pour avoir trouvé un logement à. sa con-
venance et pour y avoir filé son cocon ; on a réalisé là tout
un petit inonde intérieur, on a luis tout son coeur, tout son


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.
153


art à meubler son chez soi, à le décorer, car il y a un sen-
timent et une poésie jusque dans l'aménagement d'un salon
ou d'une salle à manger. Ici c'est la bibliothèque ; là c'est
la toilette ;. là encore, c'est le cabinet de travail ; de ce côté,
c'est la gravure de Raphaël; de cet antre c'est la statuette
de Michel-Ange. On sait par coeur la place de la moindre
tète de clou, la fonction de telle ou telle autre tablette, on
a le doigté en quelque sorte de chaque touche de son mé-
nage. On a vécu dans ce logement, c'est-à-dire qu'on y a
versé une petite part de soi-même ; on y a aimé, on y a
bercé son enfant, on y a élevé, sa famille. La religion du
foyer a fait pour vous de cet appartement une sorte de sanc-
tuaire; vous tenez à chacune de ces pierres par un souvenir
ou par une affection, et à vos heures de solitude, la tète
penchée sur vos tisons, il vous semble que chacune de ces
pierres . à son tour vous interpelle à voix basse et vous ra-
conte le roman intime de votre existence. Pendant que vous
écoutez cette confidence délicieuse du passé, voici qu'à la
même heure, là-bas, dans une salle de l'hôtel de ville, un
homme étudie, le sourcil froncé, une carte de la cité, et de
temps en temps la pique d'une épingle noire, comme un gé-
néral d'armée qui médite une opération de stratégie. Un
nouveau boulevard vient de passer par l'imagination féconde
de l'édilité. Votre maison doit tomber. Demain matin, à
votre réveil, un billet imprimé vous priera poliment de plier
bagages. Adieu donc à tout ce qui était encore vous, autour
de vous, à ce petit monde de votre création, imprégné de votre
pensée. ce ne sera bientôt plus que du plâtras qui va partir
en tombereau pour quelque trou à combler. »


Le gouvernement ne doit pas oublier non plus que l'impôt
n'est pas le prix d'une concession faite par l'État, comme si
celui-ci était l'unique et véritable propriétaire, mais une sim-
ple redevance pour la garantie et en général les avantages
qu'il nous procure. Mais il n'est que trop enclin à oublier ce




151 NEUVIÈME LEÇON.


principe, en traitant la propriété comme sa chose, par les
droits exorbitants dont il la frappe, pour satisfaire ses appé-
tits voraces, en quoi non seulement il porte atteinte au droit
individuel, mais il nuit à l'intérêt commun.


Ai-je besoin d'ajouter que le droit de propriété implique
celui de transmettre et de léguer ses biens, sans autre restric-
tion que celle de la justice et des légitimes intérêts de la fa-
mille? Ce n'est point là non plus un droit purement, civil,
mais un droit naturel, bien que, comme le droit de propriété
lui-même, il ne puisse se passer de la garantie de l'État.
L'État a donc aussi le devoir de le respecter; mais c'est là
encore un devoir dont il n'est que trop disposé à s'écarter.


J'arrive à un droit qui tient encore plus essentiellement à
la personnehumaine que celui de propriété, parce qu'il est
inhérent à la personne même, et qu'à ce titre il est absolu,
imprescriptible, inviolable, mais qui n'en a pas été moins
méconnu et moins violé par les gouvernements; qui aujour-
d'hui même, en plein xixe


siècle, est à peine admis dans la plu-
part des Etats de l'Europe, et qui, même chez les plus libres,
rencontre encore des obstacles dans la loi et clans le gouverne-
ment; je veux parler de la liberté de penser, ou de ce que l'on
appelle plus particulièrement, en tant qu'il s'agit des ques-
tions religieuses, de la liberté de conscience.


S'il y a un droit évident, s'il doit y avoir un droit sacré et
inviolable, c'est. assurément celui-là; et quand je parle de la
liberté de penser, je ne la sépare pas de celle d'exprimer et
de manifester sa pensée, car la première sans la seconde est
illusoire ; et pourtant la pluparl des gouvernements modernes
repoussent ou restreignent encore cette liberté, soit au nom
d'une religion d'État qu'il n'est pas permis d'examiner, soit
au nom d'une ou de plusieurs religions, sinon imposées, du
moins reconnues par l'État, et qui à ce titre sont également.
placées au-dessus de toute libre discussion, soit enfin au nom
d'un prétendu intérêt social que compromet le libre examen.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.


Examinons brièvement ces divers titres au nom desquels on
prétend interdire une liberté aussi sacrée.


Une religion d'État n'est autre chose qu'un attentat à la
liberté de conscience. De quel droit prétendez-vous m'impo-
ser votre dogme et votre culte? Du droit de la-vérité, dites-vous?
Mais la vérité, n'en suis-je pas juge comme vous? Et, si je ne
pense pas comme vous à cet égard, si ce que vous appelez la
vérité, je le regarde comme l'erreur, n'ai-je pas non seule-
ment le droit, mais le devoir de ne pas suivre votre religion ?


On invoque le droit de la conservation sociale. Mais ce que
vous nommez la conservation sociale, c'est la conservation de
la société telle qu'elle est, et non pas nécessairement telle
qu'elle doit être ; et le besoin de conserver la société telle
qu'elle est ne vous donne pas le droit d'opprimer les con-
sciences et de torturer les corps, comme on le faisait si fré-
quemrnent naguère et comme on le fait encore aujourd'hui,
même en des pays de qui l'on n'attendait pas un tel attentat
aux droits de l'homme.


La reconnaissance ou la protection d'une ou de plusieurs
religions ne saurait non plus donner aucun droit sur les dissi-
dents; elle n'est pas non plus conforme aux vrais principes.


La vérité ici, c'est que la société civile ou l'État est. abso-
lument incompétent en matière de dogmes et de culte, qu'il
ne doit intervenir clans les choses de la religion, qui sont de
la sphère de la conscience, non de la sienne, que pour main-
tenir le droit de chacun et empêcher que l'ordre public ne soif
troublé. Il admettra donc indistinctement, en tant qu'État,
tous les cultes, sauf à les empêcher d'attenter à la liberté et
aux droits des citoyens, car assurer cette liberté et ces droits
est son devoir et par conséquent son droit.


La conséquence de ces principes, ce n'est pas seulement
cette sécularisation de l'État, c'est-à-dire de la loi civile et
de tous les actes qui en relèvent (naissance, mariage, décès)
qui est aujourd'hui établie dans la partie la plus avancée de




156 NEUVIÈME LEÇON.


l'Europe, mais qui, j'ai le regret de le dire, ne l'est pas en-
core dans tous les cantons de la Suisse ; c'est aussi uir système
qui n'existe encore qu'en Amérique, que la Révolution fran-
çaise avait adopté et réalisé, mais que Napoléon, ce premier
des contre-révolutionnaires, comme l'a si bien appelé madame
de Staël, a supprimé pour rétablir le régime suranné des
concordats, et qui, malgré les obstacles que lui oppose l'es-
prit du passé, finira bien par devenir la loi générale de la so-
ciété moderne, car il est le seul qui soit vraiment conforme à
son esprit : je veux parler de l'entière séparation de l'Église
et de l'État. Un illustre homme d'État a récemment donné
une nouvelle formule du même principe, en parlant de l'Église
libre dans l'État libre. J'admets cette formule : oui, que
l'Église, ou pour mieux dire, les Églises soient libres, mais à
la condition que la société civile ou l'État qui la représente
le soit aussi. La liberté de l'Église ne signifie pas sans doute
celle de reconstituer les biens de main-morte, de capter les
testaments ou d'enlever aux parents leurs enfants; car, si
c'est en ce sens que l'Église doit être libre, alors la société ou
l'État ne l'est plus. La liberté religieuse, comme toute autre
liberté, n'est légitime qu'autant qu'elle s'accorde avec celle
de tous.


Si l'État attente à la liberté de conscience en imposant aux
citoyens une religion soi-disant révélée, ou seulement en in-
terdisant à son égard le libre examen, il n'attenterait pas moins
à ce droit en leur imposant un dogme philosophique, comme
le voulait Rousseau, et comme l'a. fait la Convention à l'in-
stigation de Robespierre, ou seulement en poursuivant à titre
de délits des opinions contraires à une certaine philosophie
regardée comme orthodoxe, comme nous le voyons faire
chaque jour en certains pays qui prétendent marcher à la
tête de la civilisation.


lei encore on invoque l'intérêt social; tuais l'intérêt social
en pareille matière est chose sujette à diverses interprétations,


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 57


suivant les diverses opinions ; et d'ailleurs le premier intérêt
social, c'est que le droit de chacun soit respecté. J'ajoute que
rien ne peut être plus favorable à l'intérêt général que la
libre discussion, puisque la découverte de la vérité en suppose
nécessairement la libre recherche.


Je dirai donc avec l'auteur de la Critique de la raison pure :
« La liberté de soumettre toutes ses idées au jugement
du public, sans être réputé pour cela un citoyen turbulent et
dangereux, a son principe dans le droit primitif de la raison
humaine, laquelle ne connaît d'autre tribunal que la raison
commune où chacun a sa voix ; et, comme c'est de cette
raison commune que doivent venir toutes les améliorations
dont notre État est susceptible, un tel droit est sacré et doit
être respecté. »


« Qu'y a-t-il donc à faire, poursuit Kant, dont j'aime à
citer ces belles paroles, qu'y a-t-il donc à faire, surtout par
rapport au danger qui semble menacer le bien commun'?
Rien de plus naturel, rien de plus juste que le parti que vous
avez à prendre. Laissez faire ces gens-là : s'ils montrent du
talent, une investigation neuve et profonde, en un mot de la
raison, la raison y gagnera toujours. Si vous employez d'au-
tres moyens que ceux d'une raison libre, si vous criez à la
trahison, si, comme pour éteindre un incendie, vous appelez
au secours le public qui n'entend rien à de si subtils travaux,
vous vous rendez ridicules. Car il n'est nullement question
de savoir ce qui est ici avantageux ou nuisible au bien com-
mun, mais seulement jusqu'où la raison peut s'avancer dans
la spéculation, indépendamment de tout intérêt... 11 est tout
à fait absurde de demander à la raison des lumières, et de
lui prescrire d'avance le parti qu'elle doit prendre. D'ailleurs
la raison est assez. bien réprimée et retenue dans ses limites
par la raison même; vous n'avez pas besoin d'appeler la
garde pour opposer la force publique au parti dont la prédo-
minance vous semble dangereuse. Dans cette dialectique, il




t 58 NEUVIÈME LEÇON.


n'y a pas de victoire dont vous ayez sujet de vous alarmer. »
Mais ces vérités si simples sont encore bien nouvelles au-


jourd'hui. A entendre beaucoup de gens de notre temps (no-
tez que je ne parle pas seulement des défenseurs de l'Ency-
clique), à voir les condamnations qui frappent en France la
libre pensée, et, en Suisse même, dans un de vos cantons, la
bastonnade infligée à l'auteur d'un Examen de la vie de Jésus,
il semble qu'elles n'aient pas encore fait beaucoup de che-
min depuis le xvm e


siècle. Nous avons donc ici encore à con-
tinuer la tâche commencée en faisant pénétrer dans les esprits,
dans les moeurs et dans les lois ce principe de liberté intellec-
tuelle, ce principe de libre examen et de libre discussion dont
la Renaissance et la Réforme ont jeté le germe dans le monde
moderne, et que la philosophie du xvme


siècle, dont vous ve-
nez d'entendre l'un des principaux organes, a développé
clans toute son étendue.


DIXIÈME LEÇON
LA MORALE DANS L'ÉTAT (SUITE).


III


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT (Suite).


MESDAMES, MESSIEURS,


Vous avez trop bien apprécié, j'en suis sûr, la grandeur
du motif qui m'a empêché de venir ici mardi dernier pour
que j'aie besoin de m'excuser auprès de vous de mon ab-
sence (I). Je ne doute pas que la mort du colonel Charras ne
vous ait inspiré des sentiments semblables à ceux que j'ai
vus éclater avant-hier parmi vos confédérés de Bâle. L'hon-
neur revendiqué par les sous-officiers bâlois de porter au
champ du repos le corps du vaillant proscrit ; l'immense con-
cours de population qui accompagnait ou saluait au passage
le funèbre cortège ; l'engagement solennel, quoique muet,
de garder religieusement le dépôt confié à la terre helvétique
jusqu'à ce qu'il puisse être rendu à la terre française ; la dou-
leur et les larmes qui répondaient aux nôtres : tout cela a té-
moigné assez hautement du respect de la Suisse pour le
grand républicain qui vient de mourir et de la part qu'elle
prend à ce malheur. La perte d'un tel homme est en effet une
calamité que doit ressentir toute libre démocratie. Ils sont


(I) J'avais (Id me rendre i Bâle pour assister aux funérailles dé Charras, mort
sur la terre d'exil, le 23 janvier 1865. En reproduisant ici les paroles que je pro-
nonçai au début de cette leçon, et qui furentalors publiées par quelques journaux,
même par des journaux français, je crois remplir un devoir : la mémoire de Char-
ras est de celles qu'on ne saurait trop honorer.




160 DIXIÈME LEÇON.


trop rares et trop précieux les caractères de celte trempe, les
esprits de cette force, les hommes qui savent unir à ce point
le courage civique au courage militaire, et qui, maniant la
plume aussi bien que l'épée, se servent de la première, quand
la seconde leur a été arrachée, pour continuer à défendre la
cause du droit et de la justice ; ils sont trop rares et trop pré-
cieux ces soldats de la liberté, ces héros du devoir, ces
grands citoyens, pour que tous les hommes libres ne les
pleurent pas quand ils viennent à disparaître, surtout quand
ils tombent avant d'avoir achevé leur oeuvre. Celui-là a été
pleuré comme il le méritait. Je n'avais jamais vu tant de
larmes couler des yeux de tant de forts. Quel plus bel éloge
pourrais-je faire du colonel Charras? Je n'en dirai rien de
plus aujourd'hui; mais je rentrerai en quelque sorte dans
mon sujet en ajoutant qu'il a été l'éclatant modèle et la glo-
rieuse victime de ces -vertus civiques que je m'applique ici à
décrire pour vous y montrer les fondements de toute vraie
démocratie. (Applaudissements.)


Je n'en avais pas fini encore avec les devoirs du gouverne-
ment par rapport aux droits naturels, innés ou acquis, des
citoyens et aux libertés qui en découlent. La liberté de pen-
ser, dont j'ai parlé à la fin de la dernière leçon, implique,
comme je l'ai dit, la liberté d'exprimer et de répandre sa
pensée, soit par la parole, soit de toute autre manière ; elle
implique par conséquent la liberté de la presse (1), la presse


(1) Je sais bien que tout le monde ne l'entend pas ainsi. Je sais bien qu'il y a
des gens qui, tout en accordant le principe, contestent la conséquence. Voici par
.3xemple comment, dans le Sénat français (séance du 2 mars 1866), un ancien mi-
nistre de l'instruction publique, aujourd'hui gouverneur de la Banque de France,
définissait et restreignait la liberté de conscience : a Qu'est-ce que la liberté de
conscience? C'est le droit pour l'individu de croire, dans son for intérieur, ce qu'il
juge être vrai sur Dieu, sur le monde, sur tous les grands problèmes que la rai-
son aborde. Mais lorsque cet individu en cherche d'autres pour établir avec eux


une communauté de croyances et pour former une Église, alors la liberté de cons-
cience se maniftstant extérieurement, le gouvernement apparaît aussitôt avec son
droit d'intervention, avec son droit d'empêcher que ces croyances soient imposées
à autrui. » Ainsi on veut bien reconnaître la liberté de conscience dans le for in-
térieur; mais, dits qu'elle sort de cette retraite pour se manifester extérieurement,


LES DEvotas DU GOUVERNEMENT.
161


n'étant autre chose qu'une manière d'exprimer et de propa-
;Ter nos opinions : la presse, c'est la pensée imprimée et pu-
bliée par le moven de l'impression. C'est encore ici une li-
berté naturelle, comme celle même de penser, une liberté
qui dérive du droit primitif de notre nature, et non d'une
permission de la loi ou du gouvernement. « Ce n'est pas », di-
sait supérieurement un homme qui plus tard, il est vrai, a
fait litière de tous les grands principes de la Révolution, indi-
gnement livrée par lui à l'auteur du 18 brumaire, mais qui
avait eu la gloire d'en dicter en quelque sorte le magnifique
programme, Sieyès, — « ce n'est pas en vertu d'une loi que
les citoyens pensent, parlent, écrivent et publient leurs pen-
sées ; c'est en vertu de leurs droits naturels, droits que les
hommes ont apportés dans l'association, et pour le maintien
desquels ils ont établi la loi elle-même et tous les moyens pu-
blics qui .


la servent. La loi n'est pas un maître qui accorde-
rait gratuitement des bienfaits. La loi n'est là que pour em-
pêcher la liberté de s'égarer. » C'est-à-dire de dégénérer en
licence en attentant à la liberté d'autrui, et c'est là en effet
l'unique rôle de ta loi et du gouvernement. Cette liberté de
publier sa pensée ne s'applique pas simplement aux matières
dont j'ai déjà parlé, aux matières religieuses et philoso-
phiques ,; mais elle s'applique aussi à la politique comme à tout
le reste, je veux dire à l'examen, non pas seulement des prin-
cipes philosophiques de la politique, ce qui rentrerait dans ce
que je viens de rappeler, mais de la manière dont elle est con-
duite, des lois et des actes du gouvernement, ou en général
des pouvoirs publics. C'est en effet le droit de tout citoyen de
on la soumet aux entraves du gouvernement. Cette concession, avec cette restriction,
est dérisoire : je l'ai déjà dit, la liberté de penser sans la liberté d'exprimer sa pensée
n'est qu'une ironie. Il est vrai que, pour justifier l'intervention du gouvernement,
on invoque, son droit d'empêcher que certaines croyances ne soient


unuosées à au-trui; mais il y a là une équivoque et un sophisme : est-ce imposer ses croyances
à autrui que de les exposer à qui veut les entendre? Oui, suivant les gens dont je


.,parle ici. On violente les consciences, on attente à la foi d'autrui quand on dit ce
que l'on pense. Voilà, il faut l'avouer, une singulière façon d'entendre la liberté
de conscience, mais qui ne doit pas étonner de la part d'un orateur du Sénat.


SAMU.
11




1f32 DIXIÈME LEÇON.


penser tout haut, ou de publier librement sa pensée sur les
lois auxquelles il est ou va être soumis et sur les actes du gou-
vernement qui le régit. Cette liberté est, comme on l'a dit
bien souvent, le palladium de toutes les autres : elle est la
sauvegarde des citoyens contre l'arbitraire, les exactions, en
un mot tous les abus de pouvoir des dépositaires de l'autorité
publique. « Elle donne, comme un spirituel écrivain le fait dire
à Montesquieu dans un dialogue avec Machiavel récemment
rapporté des enfers, elle donne à quiconque est opprimé le
moyen de se plaindre et d'être entendu. » Le gouvernement qui
en dépouille les citoyens, ou qui, ce qui revient au Même, en
soumet l'exercice à son bon plaisir, commet un double attentat
envers eux : il viole en eux le droit naturel, et il leur enlève
une de leurs plus précieuses garanties. Cet attentat est l'ac-
compagnement nécessaire de tout gouvernement despotique :
il faut que le despotisme tue la liberté de la presse, ou, ce qui
ne vaut pas mieux, qu'il la musèle. Il ne peut vivre lui-même
qu'à ce prix. Aussi n'est-on pas étonné quand on voit l'em-
pereur Napoléon Ier écrire en ces termes (2 floréal an XIII,
22 avril 1805) à son ministre Fouché au sujet des journaux
qu'il avait bien voulu laisser subsister : « Réprimez un peules
journaux, faites-y mettre de bons articles, faites comprendre
aux rédacteurs des Débats et du Publiciste que le temps n'est
pas éloigné où, m'apercevant qu'ils ne ine sont pas utiles,
je les supprimerai avec tous les autres, et n'en conserverai
qu'un seul... Mon intention est donc que vous fassiez appeler
les rédacteurs du journal (les Débats, du Publiciste, de la Ga-
zette de France, qui sont, je crois, les journaux qui ont le plus
de vogue, pour leur déclarer que s'ils continuent à n'être que
Les truchements des journaux et des bulletins anglais, et
à alarmer sans cesse l'opinion, en répétant bêtement les bul-
letins de Francfort. et d'Augsbourg sans discernement et sans
jugement, leur durée ne sera pas longue, que le temps de la
Révolution est fini et qu'il n'y a plus en France qu'un parti ;


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.
1 63


que je ne souffrirai jamais que les journaux disent ni fassent
rien contre mes intérêts; qu'ils pourront faire quelques petits
articles où ils pourront mettre un peu de venin, mais qu'un
beau matin on leur fermera la bouche (I). »Fermer la bouche
aux contradicteurs, tel doit être en effet le premier et le der-
nier mot de la tyrannie. Le respect de la liberté de la presse
est au contraire la marque de tout gouvernement libre. Aussi
n'aurais-je pas besoin de chercher ailleurs qu'ici l'exemple
de ce respect.


Sans doute la liberté de la presse peut, comme toute autre,
dégénérer en licence et engendrer ainsi des actes punissables.
Je n'admets pas, avec un célèbre publiciste, que la presse doive
être dans tous les cas impunie. On peut se servir de la presse,
comme de tout autre moyen, pour commettre certains délits,
tels que calomnier les citoyens, outrager les magistrats, faire
appel à la révolte. Ces délits, punissables de leur nature, ne
deviennent pas innocents pour être commis par la voie de la
presse ; ils en contractent au contraire une gravité plus grande.
Qu'ils soient donc au besoin réprimés par la loi ; mais il ne
faut pas que, sous prétexte de les réprimer, on attente à la
liberté elle-même. J'ajoute en m'adressant ici aux moeurs,
qu'à l'égard des offenses dont ils peuvent être l'objet dans la
presse, les dépositaires de l'autorité publique, sans se désar-
mer absolument du droit de les poursuivre devant les tribu-
naux, doivent montrer une extrême modération, parce que la
ligne qui sépare ici la critique de l'offense est très difficile à
maintenir dans l'ardeur de la polémique, qu'ils en sont eux-
mêmes très mauvais juges, et que tout en laissant aux tribu-pibu


i esnaux le soin d'en décider, saris exercer sur eux aucun e
sion, ils ne multiplieraient pas les procès de presse sans danger
pour la liberté même de la presse. Qu'ils répondent plutôt par
la même voie ou mieux encore par leurs actes. Mais si les


(I) Correspondance de Napoléon, t. X, p. 335.




164 DISlEME LEÇON.


magistrats doivent, à moins qu'il n'y ait un grave péril pour
la chose publique, respecter la liberté de la presse jusque
dans les citoyens qui en abusent contre eux, il faut aussi que
les citoyens n'oublient pas qu'un de leurs premiers devoirs est
de respecter les magistrats.


Il est encore une vérité qui dérive du môme principe, du
droit de penser et de communiquer sa pensée, c'est la liberté
d'enseignement . Chaque citoyen a naturellement le droit
d'enseigner à qui il lui plaît, ce qu'il lui plaît et comme il lui
plaît. 11 n'y a qu'une chose à cet égard qui puisse tomber sous
l'action de la loi, c'est l'immoralité. Mais cela même ne doit.
pas être laissé au jugement de l'administration : ce serait rou-
vrir la porte à l'arbitraire. Cetteliherté est encore une de celles
que les gouvernements despotiques ne manquent pas de con-
fisquer à leur profit, afin de façonner les âmes à leur guise.
J'ai montré dans un autre cours (1) ce que Napoléon fit de
cette liberté : aux termes du décret qui organisa l'Université
impériale, l'enseignement public dans tout l'Empire était
confié exclusivement à ce corps officiel; et aucune école,
aucun établissement quelconque ne pouvait être formé en
dehors de l'Université sans l'autorisation de son chef. Je ne
rappellerai pas l'esprit que ce même décret imposait au corps
enseignant et prétendait inculquer à la jeunesse : il me suffira
de dire, pour le caractériser, qu'il transformait les collèges en
casernes et en faisait, suivant l'expression de M. Thiers, les


avenues des camps. Ce n'est pas dans une libre démocratie
qu'une telle institution aurait jamais pu s'implanter. La vraie
démocratie n'a pas peur de la liberté, et n'a pas besoin de la
supprimer pour établir son règne.


On craint renseignement clérical. Opposez-lui, outre la
liberté de la concurrence, un bon enseignement public ; je ne
sache pas un meilleur moyen de repousser ce danger.


(1) Napoléon et son historien M. Thiers, siKiénne leçon.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 1:65


Je dis un enseignement public. Je reconnais en effet à la
société le droit et même en certains cas le devoir d'instituer
des écoles publiques ; mais il s'agit là d'un de ces devoirs
qui ne sont plus simplement négatifs et dont j'aurai à parler
tout à l'heure. Je dois d'abord achever ce qui nie reste à dire
sur cette première obligation du gouvernement. qui consiste à
assurer et à respecter lui-même tous les droits des membres
de la société à laquelle il préside et toutes les libertés qui
découlent de ces droits. Il va sans dire d'abord que cette obli-
gation implique celle de veiller à la défense de la nation contre
les agressions du dehors; je n'ai pas besoin d'insister sur ce
point. Mais si je parlais ailleurs qu'en Suisse, que de choses
j'aurais à dire contre cette organisation de la force armée
qui enlève, malgré eux, les jeunes gens à leur pays natal, à
leur famille, à leur état, à leur avenir


., pour les retenir enré-
gimentés durant de longues années sous la loi de la discipline
militaire, c'est-à-dire de l'obéissance passive, qui sépare ainsi
l'armée de la nation et fait de la première un instrument
d'oppression contre la seconde, qui enfin est une menace per-
pétuelle contre les autres peuples et entretient entre eux,
sinon la guerre, du moins l'état de guerre! Mais à quoi bon
parler de ce système désastreux dans un pays où, suivant le voeu
de Diderot., chaque citoyen a deux habits, l'habit de son-état et
l'habit militaire, c'est-à-dire où le soldat ne se distingue pas
du citoyen, et qui sur ce point offre à tous les autres peuples
le modèle à suivre?


Il y a un autre point qu'il faut indiquer ici, en appliquant
au gouvernement lui-même ce que j'ai déjà appliqué aux ci-
toyens : c'est que la conservation des libertés naturelles des
hommes réunis par le lien de la société civile impliquant cer-
taines garanties politiques, ou ce que l'on désigne particulière-
ment sous le nom de libertés publiques, telles que la liberté de
la parole et de la presse, que nous avons déjà rencontrée sur
notre chemin, liberté électorale, etc., c'est le devoir de tout




166 DIXIÈME LEÇON.


gouvernement qui respecte les premières, de respecter aussi et
de faire respecter les secondes, d'en assurer la sincérité et de
les défendre au besoin contre toute violence.


Mais le salut public ne peut-il exiger dans certains cas que
le gouvernement dépouille les citoyens de toutes ces libertés,
naturelles ou politiques, et que, pour sauverla société, il voile
la statue de la liberté? Prenez garde que le salut public n'est
le plus souvent qu'un prétexte dans la bouche des ambitieux:
pour satisfaire leur convoitise, ils invoquent la raison d'État et.
la grande morale, qui dispense de la petite. Supposons que ce
ne soit pas un vain prétexte, mais que la société soit en effet
eu péril, réprimez énergiquement par les voieslégales la lice uçe
et le désordre, mais fuyez l'arbitraire qui atteint les innocents
en même temps que les coupables, et qui perd la liberté en.
prétendant la sauver. Je repousse donc avec Rousseau cette
doctrine qui croit justifier par le salut public les attentats
contre la liberté, les biens, la vie des citoyens (1). La première
loi du salut public, c'est de ne commettre aucun attentat
contre aucun citoyen, c'est de ne violer en aucune circonstance
la justice et L'humanité. Il est temps d'en finir avec ces théo-
ries qui, mettant eu avant le besoin d'assurer la liberté future,
ne profitent qu'à la tyrannie du jour ou au despotisme du len-
demain.


Par cela même qu'il garantit à chacun l'exercice de tous
ses droits et lui permet ainsi de développer librement toutes
ses facultés, le gouvernement concourt à la prospérité publi-
que; il l'entrave au contraire eu manquant à ce devoir. Mais,
organe d'une certaine société formant une union, un tout, qu'on
appelle uu peuple ou une nation, il peut aussi et même, dans
une certaine mesure, il doit travailler directement à la pros-
périté de cette société. De là ces fonctions qu'on désigne sous
le nom de travaux publics, d'assistance publique, d'instruction


(1) Voyez mon Histoire des idées morales et politiques en France au xvi te
t. p, 231 et 299.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.
467


publique. Examinons sous ce nouveau point de vue les
devoirs du gouvernement, ou en général de la puissance
publique, sous quelque forme qu'elle s'exerce et quelque
titre qu'elle porte, État ou commune (je ne puis entrer ici
dans cette distinction, qui m'entrainerait trop loin de mon
domaine).


Mais d'abord écartons d'un mot certaines théories abso-
lues et dangereuses. Invoquant le principe de la solidarité
qui doit unir tous les membres d'une société politique, cer-
tains esprits imposent au gouvernement la mission de veiller
au bien-être de chacun, de subvenir aux besoins de chacun,
de fournir à chacun son travail ou sa subsistance, el, ils de-
mandent en conséquence l'organisation du travail par l'État.
Je ne nie pas que le lieu.civil n'impose à la société ou au gou-
vernement qui la représente certaines obligations plus étroites
envers les membres qui la composent; mais je répète ce que
j'ai déjà eu occasion de dire, que les théories dont il s'agit
ici, appliquant l'absolutisme gouvernemental, sont con-
traires à la fois aux droits des individus et à la prospérité de
la société.


D'autres, sans aller aussi loin, veulent que le gouverne-
ment, organe de la chose publique, se charge de faire lui-
mêmelout ce qui est d'intérêt général, en n'abandonnant aux
particuliers que ce qui est d'intérêt particulier. C'est là un
principe qui parait conforme à la nature des choses et par-
faitement logique, mais qui est encore beaucoup trop absolu ;
car l'intérêt particulier peut fort bien concourir à l'intérêt
général, et les particuliers font souvent beaucoup mieux que
le gouvernement. La conséquence de ce principe est d'ailleurs
de multiplier outre mesure, au détriment des contribuables,
le nombre des fonctions et des fonctionnaires publics, cette
plaie des États, particulièrement des États d émocratiques, et
de décourager l'effort individuel, la libre concurrence et la
libre association.




168 DIXIÈME LEÇON.


La règle à suivre ici, au contraire, c'est de n'attribuer au
gouvernement, en fait de choses concernant l'intérêt général,
que ce que les particuliers ne sauraient faire, ou (lu moins
bien faire. -


Une autre règle a été admirablement posée par un homme
qui fut à la fois un grand penseur et un grand homme d'État,
Turgot, dans son Mémoire au roi sur les municipalités, ce ma-
gnifique projet de réforme de la constitution politique (le la
France qui aurait rendu la Révolution inutile si les préjugés
et les intérêts contraires eussent permis de l'adopter. Cette
règle, c'est que tout besoin (qui réclame le concours de l'État)
doit arriver à la puissance suprênze (au gouvernement) affaibli
de tous les efforts que les intéressés ont faits afin d'y subvenir,
les intéressés, c'est-à-dire les particuliers d'abord et les familles,
puis les communes, les arrondissements, les provinces, en un
mot les circonscriptions hiérarchiques de l'État.


Ce sont là, pensera-t-on peut-être, des règles d'économie.
politique et de politique plutôt que de morale ; niais elles in-
téressent aussi la morale publique ; car il n'est pas bon pour la
dignité morale des citoyens, — en même temps que pour la
prospérité de la société, — que le gouvernement étouffe et
paralyse l'activité individuelle; et il n'est pas bon non plus, ni
juste, qu'il affranchisse les intéressés de tout effort et fasse re-
tomber sur les autres la charge de leurs besoins. Ajoutez à
cela tout ce qu'il y a de dégradant et de funeste à la liberté
dans l'habitude ainsi encouragée (le solliciter les faveurs du
pouvoir. C'est là une des principales causes qui, dans certains
pays, étouffent l'esprit public..On se tient pour satisfait dès que
l'on peut obtenir du souverain une route, un tronçon de che-
min de fer, une église, et l'on ne songe pas à quel prix on paye
de telles faveurs.


Le principe qui a servi ici à Turgot de point de départ est
un principe de morale, en même temps que d'économie poli-
tique et de politique, et, à ce double titre, c'est un principe


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.


169


vital pour toute société, à plus forte raison pour toute vraie
démocratie. Turgot le formule ainsi : Dans la société, chaque
individu et chaque groupe hiérarchique doit, autant que cela
n'est pas impossible, pourvoi?' d ses propres besoins par ses
propres forces. C'est avec cette restriction qu'il faut admettre
le principe de la solidarité entre les individus et les divers
groupes dont la société se compose; ce n'est qu'a cette condi-
tion qu'elle est juste, vraiment morale et vraiment salutaire.


C'est surtout en matière d'assistance publique que nous ne
devons pas perdre de vue le principe moral et social si bien
posé par Turgot, que chacun doit, autant que cela n'est pas
impossible, pourvoir à :ses propres besoins par ses propres
forces. Otez ce principe, la conséquence nécessaire, c'est.,
d'un côté, la paresse et la dissipation: de l'autre, l'entretien
des paresseux et des dissipés retombant à la charge des labo-
rieux et des rangés; en fin de compte, la ruine ou l'alanguis-
sement de la société tout entière.


11 suit de là que l'on ne saurait exiger du gouvernement,
sans injustice et sans danger, qu'il assure à chacun en tout
cas l'assistance comme un droit.. Ce serait donner des droits
et des encouragements à la paresse et à la dissipation au dé-
triment du travail et de l'épargne.


Mais il n'est pas toujours possible à chacun, même avec
la meilleure volonté, de pourvoir à ses propres besoins par
ses propres forces. Dès lors n'y a-t-il pas là un devoir pour
le gouvernement comme représentant la société à laquelle
appartiennent les indigents et qui souffre elle-même de leurs
souffrances? Comment le nier? Il "a le devoir de leur venir
en aide si ceux à qui ce soin revient d'abord, les particuliers
ou les familles, et les communes, ces grandes familles, ne le
font pas suffisamment. Il a même le droit de contraindre
ceux-ci, dans la mesure du possible, à remplir


le devoir qu'ils
négligent, et c'est par là qu'il doit commencer. C'est ainsi
que Turgot (qu'on n'accusera pas sans doute de socialisme),




170 DIXIÈME LEÇON.


pendant la disette qui sévit en France et particulièrement
dans le Limousin, à l'époque oit il était intendant de la géné-
ralité de Limoges (1770), n'hésita pas à exiger par la loi ce
que les particuliers refusaient à la charité : il enjoignit aux
propriétaires de pourvoir à la subsistance de leurs colons et à
chaque paroisse de nourrir ses pauvres .jusqu'à la récolte pro-
chaine, en disant:: « Le soulagement des hommes qui souf-
frent est le devoir de tous et l'affaire de tous. » Mais ce n'est
qu'autant que les particuliers ne remplissent pas ce devoir ou
ne le remplissent pas suffisamment que le gouvernement doit
intervenir sous une forme ou sous une autre. Aussi ce même
Turgot, qui prescrivait les ordres que je viens de rappeler, re-
commandait-il la bienfaisance privée par son propre exem-
ple : « Ayant épuisé, dit son biographe Dupont de Nemours,
tout ce que son revenu lui laissait de libre, il emprunta vingt
mille francs -pour les répandre en bienfaits. » L'assistance
publique ne doit être que le supplément nécessaire pour sub-
venir à l'insuffisance des secours privés.


Malheureusement c'est l'effet ordinaire de l'assistance pu-
blique de restreindre l'assistance privée, outre qu'elle encou-
rage la paresse, la dissipation et la mendicité, ce qui d'ailleurs
est vrai aussi de la charité privée, je veux dire de celle qui
s'exerce sous la forme de l'aumône. Aussi certains écono-
mistes la condamnent-ils absolument. C'est là une a utre extré-
mité insoutenable : on ne saurait dégager ici absolument le
gouvernement de tout devoir, d'autant plus que, s'il s'attri-
bue le droit d'interdire la mendicité, ce ne peut être qu'il la
condition de fournir, soit directement, soit indirectement,
aux indigents le moyen de subsister, à moins qu'il ne trouve
celui de supprimer la misère; mais la vérité est que le devoir
de l'assistance publique doit être pratiqué avec les plus
grandes précautions, de manière à éviter autant que possible
les dangers que je viens de signaler.


Je m'empresse d'ailleurs d'ajouter que, tout. en remplissant


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.


1 71


ce devoir d'assistance dans la mesure où cela est .nécessaire
et de la manière la moins nuisible à la société et aux assistés
eux-mêmes, le gouvernement doit poursuivre un but plus
élevé : éteindre ou du moins restreindre le plus possible la
misère, le paupérisme. Cela ne dépend pas sans doute de lui
absolument : il n'est pas comme un magicien dont un coup
de baguette suffirait pour faire disparaître la misère et faire
partout régner l'abondance à sa place ; mais, de même qu'il
peut accroître le fléau par des mesures contraires aux lois
morales, politiques et économiques, ou en général par une
mauvaise administration, de même il peut le combattre et le
diminuer par une bonne administration de la chose publique,
par des mesures conformes aux lois de l'économie politique,
par tout ce qui peut, par exemple, encourager le développe-
ment des institutions de crédit, des sociétés coopératives, etc.,
et enfin Par tous les moyens propres à inculquer et à déve-
lopper dans les âmes le sentiment de la dignité humaine et
par là l'amour du travail et de l'épargne.


Ceci nie conduit au dernier point qu'il me reste à indiquer
pour compléter cette analyse des devoirs du gouvernement,
je veux parler de l'instruction publique.
. Un homme n'est digne de ce nom et ne mérite celui de


citoyen que grâce à l'instruction qui l'arrache aux ténèbres
de l'ignorance et ouvre son esprit à la lumière. Aussi est-ce
avec une profonde raison que les anciens avaient fait de la
culture de (o-o1.5i.a, sapientia) la première de
toutes les vertus : elle est en effet la condition de toutes les
autres. L'ignorance est au contraire, avec la misère, la princi-
pale cause des vices et de tous les désordres qui troublent la
société. Comme la misère, elle est une mauvaise conseillère.
Delà donc l'indispensable nécessité d'une certaine instruction.
Cette nécessité se fait surtout sentir dans les démocraties, oit
tous les membres de la société sont appelés à prendre part,
directement ou indirectement, aux affaires publiques. Le suf-




I72 DIXIÈME LEÇON.


frage universel, comme on l'a dit souvent, implique l'instruc-
tion universelle. 11 n„.. a longtemps que, pour ma part, j'ai es-
sayé, de bien mettre en lumière le lien de ces deux termes.
Au lendemain, pour ainsi dire, du jour où fut proclamé en
France le suffrage universel, je publiai dans un recueil nou-
vellement fondé, mais emporté par les événements survenus
depuis, La liberté de penser (1), un article intitulé Le suffrage
universel et l'instruction primaire, et, si vous rue permettez
(le me citer moi-même, voici ce que je disais :


Le suffrage universel exprime la volonté dé la nation, du
moins de la majorité. Mais la volonté de la nation. comme
celle de l'individu, pour se bien résoudre, a besoin d'être
éclairée. Le sit pro ratione voluntas n'est toujours qu'un fait
brutal. J'admets qu'alors même que la volonté de la majorité
tombe dans l'erreur, à moins qu'elle ne porte atteinte à quel-
qu'un de ces droits qui sont inaliénables, ou de ces principes
qui sont au-dessus de toute discussion, il faut que la minorité
se soumette d'abord, sauf à travailler ensuite pour faire triom-
pher plus tard ses propres idées. Autrement il n'y a plus de
gouvernement, plus de société possible. De quel droit eu effet
irais-je m'insurger contre la décision de la majorité du peu-
ple? Du droit de la raison? Mais eussé-je mille fois la raison
pour moi, celte prétention étant celle, de tout le monde, il
faut bien en définitive qu'on aille aux voix et que les moins
nombreux se soumettent. Ce n'est point là sans doute un ar-
gument philosophique, mais c'est un argument politique.
C'est qu'aussi il ne s'agit pas en politique de la raison en soi,
telle que nous la considérons, nous autres philosophes, mais
de la raison appliquée à la recherche de ce qui convient le
mieux à une société. Si, dans le premier cas, on n'est pas ad-
mis à compter les suffrages, il n'en est pas de même dans


(1) Janvier 1841), t. p. 168. — Je ne puis rappeler ici La lUerté de penser
sacs donner un souvenir k sou rédacteur en chef, Amédée Jacques, mort récem-
ment au nouveau monde, oh il s'était réfugié h la suite du 2 Décembre, victime
de son dévouement à la cause de la philosophie et de la liberté.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 173


le second. J'accorde tout cela; mais je demande en même
temps que la majorité, devant les décisions de laquelle je suis
tout prêt à m'incliner, ne soit pas celle d'une collection de
volontés aveugles, mais de volontés éclairées; et c'est pour-
quoi je veux que les citoyens de la république, étant tous ap-
pelés à élire ceux qui doivent les représenter dans les assem-
blées législatives, ou même celui (ou ceux) à qui doit être confié
le pouvoir exécutif, soient tous mis, autant que possible, en
état d'exercer dignement ce droit, de telle sorte que le suffrage
universel, pratiqué suivant son véritable esprit, qui n'est
autre que celui de la démocratie, loin de pouvoir devenir un
instrument de réaction ou (le despotisme au service des par-
tis, soit au contraire un instrument de progrès et de liberté.
Or le premier et le plus important moyen d'arriver à ce but,
c'est l'instruction primaire. Celle-ci est le corollaire indispen-
sable du 'suffrage universel. Dès que l'on attribue à tous les
citoyens certains droits politiques, par exemple celui d'élire
les membres de l'assemblée nationale ou le président de la
république, il faut travailler à les en rendre capables, c'est-
à-dire d'abord les y préparer par une éducation appropriée.
A ce point de vue, l'enseignement primaire devient un de-
voir pour l'État ainsi que pour les citoyens. »


Certaines personnes repoussent l'intervention de l'État,
c'est-à-dire du gouvernement, ou même de la commune, en
pareille matière, comme étant attentatoire aux droits et à la
liberté des particuliers. L'objection ne serait fondée que si
le gouvernement ou la commune forçait les citoyens à envoyer
leurs enfants aux écoles instituées par lui sans leur permet-
tre de s'adresser à d'autres: mais, s'il laisse, comme il le doit,
l'enseignement privé tout à fait libre et s'il n'enlève pas à
chacun le droit de choisir entre les écoles publiques et les
écoles privées, que devient l'objection ? Sans doute il vau-
drait mieux que les particuliers se chargeassent eux-mêmes
du soin de pourvoir à cette grande nécessité de l'instruction;




1'74 DIXIÈME LEC:ON.


mais, si la bonne volonté ou les moyens leur manquent pour
cela, il faut bien que le gouvernement s'en mêle,' car il faut
que les enfants soient instruits. Je sais bien qu'en s'en mê-
lant, en instituant des écoles publiques, le gouvernement (et
ceci s'applique à la commune aussi bien qu'à l'État) détourne
par là au moins en partie les efforts qui pourraient être ten-
tés par les particuliers : c'est là certes un grave inconvénient ;
mais, s'il n'est pas sûr que cette nécessité, non bien comprise
encore de tous, doive être convenablement satisfaite, s'il n'est
que trop probable au contraire qu'elle ne le serait pas au
moins de sitôt, comme il y a en quelque sorte urgence, le
devoir du, gouvernement en pareil cas n'est pas douteux.
C'est ici qu'il doit faire ce que les particuliers ne peuvent pas
ou ne veulent pas faire suffisamment. •


On a beaucoup agité dans ces derniers temps la question
de l'enseignement primaire, gratuite et obligatoire. Cette
question est trop bien résolue en Suisse pour que j'aie besoin
d'y insister beaucoup ; mais, comme elle a été remise à l'ordre
du jour dans les pays oà elle n'est pas encore aussi bien
tranchée, permettez-moi d'en dire quelque chose, sauf à ne
rien vous apprendre. Il faut partir de ce principe : le droit
de l'État d'exiger que les pères (le famille fassent donner à
leurs enfants l'instruction sans laquelle ceux-ci ne devien-
draient pas des hommes. On allègue contre ce principe soit
la difficulté de le mettre en pratique, comme s'il n'était pas
parfaitement appliqué en Suisse, .c'est-à-dire dans le pays où
l'application en était matériellement le plus difficile, soit celle
de lui trouver une sanction pénale, comme s'il n'y avait pas
en effet telle sanction, par exemple la privation des droits po-
litiques, qui pût convenir excellemment à ce genre de dé-
lit, etc. Toutes les objections tombent d'ailleurs devant l'impé-
rieuse nécessité, là où cette nécessité existe, c'est-à-dire là où
les parents négligent de remplir leur devoir à cet égard, en
France, par exemple, où, d'après le compte rendu du recru-


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT.
i75


terrent. de 1857, sur 299,961 inscrits, 90,773, c'est-à-dire
près du tiers, ne savaient pas lire (1). Or, pour que l'État
déclare l'instruction obligatoire, il faut qu'il la rende gra-
tuite, au moins pour ceux qui sont hors' d'état de la payer;
et, pour la rendre gratuite, il faut qu'il institue lui-même
des écoles publiques. Tout cela s'enchaîne.


Que l'État ait donc des écoles, non seulement pour les
garçons, mais aussi pour les filles, qui n'ont pas moins besoin
d'instruction que nous, car elles font sans doute aussi partie
de la société humaine; et non seulement des écoles pour les
enfants, mais aussi pour les adultes qui veulent réparer les
lacunes de leur première éducation ou continuer de s'in-
struire; et non seulement des écoles primaires, mais des éco-
les secondaires et supérieures de tout genre ! Et qu'à côté de
ces écoles il institue des bibliothèques, pourvu qu'il n'impose
ni ses écôles ni ses bibliothèques, qu'il laisse tout le monde
libre de les fréquenter ou de s'adresser ailleurs, et qu'il les
établisse elles-mêmes dans l'esprit le plus libre et le plus large !
En travaillant ainsi, en dehors (le toute prétention dogma-
tique et de toute pensée de domination, à chasser l'ignorance
et à répandre la lumière, est-ce qu'il ne • remplit pas une
belle et sainte mission?


Pour moi, loin de repousser ici l'action de 11 ∎1,tat, je serais
plutôt tenté (le reprocher aux gouvernements de ne pas faire
assez. Si certains gouvernements dépensaient pour l'instruc-
tion publique ce qu'ils dépensent pour entretenir sur pied
une armée formidable, le despotisme serait plus difficile à
établir et à soutenir, mais la démocratie s'en trouverait
mieux.


Ici d'ailleurs, ici encore, tout en remédiant à la négligence
des particuliers ou en suppléant à leur insuffisance, lee gou-
vernement ne doit être considéré, soit par des particuliers,


(1) Cf. les cartes récemment publiées par J. Manier sous ce titre :
lion publique en France en I 867.




476 DIXIÈME LEÇON.


soit par lui-même, que comme pourvoyant à une nécessité
temporaire, dont les citoyens doivent travailler à le soulager
et que lui-même doit tendre à faire peu à peu disparaître.
Le, our oit la nécessité de l'instruction à tous les degrés sera
comprise de tous, et où les particuliers seront assez éclairés
et assez zélés pour pourvoir eux-mêmes à cette nécessité, ce
jour-là le gouvernement n'aura plus besoin de s'en mêler :
les efforts des particuliers y suffiront. Ce jour-là n'est pas
près de luire sans doute, nos yeux ne le verront pas; mais
les citoyens et le gouvernement n'en doivent pas moins tra-
vailler à en hâter l'avènement.


En tout, le vrai rôle du gouvernement n'est pas de gouver-
ner les hommes (l'expression même de gouvernement est
mauvaise : elle exprime un ordre d'idées qui doit dispa-
raître); c'est de leur apprendre à se gouverner eux-inèmes.
Aussi Goethe a-t-il eu raison de dire que le meilleur gouver-
nement était précisément celui qui apprenait aux hommes à
se gouverner. Tel doit être par-dessus tout le gouvernement
démocratique : la vraie démocratie n'est pas celle où chacun
peut devenir le maître de tous les autres, mais où tous sont
leurs propres maîtres.


Tels sont les devoirs du gouvernement. En les remplissant..
c'est-à-dire en assurant le respect de tous les droits, de toutes
les libertés qui en découlent et de toutes les garanties poli-
tiques qui leur sont nécessaires, et en travaillant, sous cette
condition, à la prospérité de l'association, il satisfait à la mo-
rale, autant qu'il est en lui, sans empiéter sur un domaine
qui ne lui appartient pas, le domaine du for intérieur et de
la vie privée. Ainsi il ne sacrifie pas la morale à la politique,
suivant la pratique du machiavélisme césarien ; et d'un au-
tre côté, il n'usurpe pas le domaine propre de la morale pri-
vée ou de la conscience, ce qui serait la cause ou le prétexte
d'une tyrannie intolérable, comme celle de Lycurgue ou de
Calvin.


LES DEVOIRS DU GOUVERNEMENT. 177


Ai-je besoin d'ajouter que les citoyens chargés de cette
magistrature qui remet entre leurs mains la puissance pu-
blique nécessaire pour faire les lois ou les exécuter doivent,
non seulement ne pas abuser de cette puissance pour atten-
ter aux droits d'autrui et échapper eux-mêmes aux lois,
non seulement ne consulter clans l'exercice du pouvoir que la.
justice et le bien public, niais s'abstenir de tout ce qui pourrait
rendre suspect leur désintéressement et leur dévouement à la
chose publique, et, dans leur vie privée, donner l'exemple
de la plus scrupuleuse probité et de la plus pure moralité?
Noblesse oblige, disait-on autrefois; magistrature oblige,
devraient dire tous les amis de la vraie démocratie. Le pou-
voir, a dit justement un ancien, est comme un poste élevé
où l'on doit d'autant plus se surveiller soi-même que l'on est
plus en vue et que l'on sert en quelque sorte d'exemple aux
autres. Ôn sait quelle déplorable influence ont eue sur les
moeurs, auxvn e


et au xvm° siècle, les exemples d'un Louis XIV
ou d'un Louis XV : l'immoralité et la débauche, partant du
trône, se répandaient comme un torrent sur les diverses clas-
ses de la société. Les magistrats de la démocratie — à moins
qu'on ne veuille appeler ainsi les Césars — ne sont pas aussi
eu vue que les monarques; mais il ne faut pas que, dans leur
sphère, ils renouvellent les exemples monarchiques, s'ils ne
veulent pas voir la démocratie, à la tête de laquelle ils sont
placés, dévier de la droite ligne où ils doivent s'appliquer à la
maintenir.


BARN!.




ONZIÈME LEÇON
LA MORALE DANS L'ÉTAT (SUITE).


IV


LA PÉNALITÉ


La pénalité est malheureusement un élément indispen-
sable de l'ordre civil ou politique, au moins dans l'état actuel
de l'humanité : sans elle, le droit, qu'elle a pour but de faire
respecter, ne serait point assuré contre les attentats de ceux
à qui il plairait d'y porter atteinte, ou il faudrait que
chacun se chargeât lui-même de le faire respecter, ce qui se-
rait un retour à l'état de nature. Mais cette nécessité arme la
société, ou l'État qui en est l'organe, d'un pouvoir terrible,
dont il n'a que trop arbitrairement et trop cruellement abusé;
et il n'y a rien de plus important que de retracer les règles
de justice et d'humanité qui doivent le diriger ici. « Les con-
naissances, dit très bien Montesquieu (Esprit des lois, 1. XII,
chap. xi), que l'on a acquises dans quelques pays et que
l'on acquerra dans d'autres sur les règles les plus sûres que
l'on puisse tenir dans les jugements criminels, intéressent le
genre humain plus qu'aucune chose qu'il y ait Ou inonde. »
Vous savez avec quel éclat et quel succès la recherche de ces
règles a été entreprise, à la suite de Montesquieu, par l'Ita-
lien Beccaria, ce disciple de la philosophie française du
xvin e


siècle, laquelle, après lui avoir ouvert la voie, l'y suivit
avec ardeur ; ce n'est pas à vous que j'ai besoin de rappeler


70LA PÉNALITÉ. 1


quels services ces philosophes, ces idéologues, ont rendus à
l'humanité en luttant sur ce point, comme sur tant d'autres,
contre la barbarie du moyen âge. Mais il s'en faut que tout
soit fait. Ici donc encore c'est le devoir de la philosophie du
XIX° siècle de continuer la tâche commencée par celle du
xvine , et de s'attacher à effacer les derniers vestiges de barba-
rie qui subsistent Même dans les pays les plus civilisés et les
plus démocratiques. Je voudrais apporter mon contingent à
cette oeuvre en recherchant avec vous, autant du moins que
le permettent les limites de ce cours, les règles que la morale.
impose à la pénalité. Nous verrons en même temps jusqu'où
va le lien de ces deux choses ; car, s'il importe de ne jamais
séparer la pénalité de la morale, il n'importe pas moins de
ne pas étendre ici outre mesure le domaine de la morale.
Cette observation va trouver immédiatement son application
dans la question qui doit d'abord nous occuper : quel est le
principe de la pénalité?


Suivant une théorie à laquelle Platon a en quelque sorte
attaché son nom, mais qui remonte plus haut. que lui, que la
philosophie du moyen âge ne pouvait manquer de suivre, et
qui, dans les temps modernes, a été reprise et développée
par d'illustres philosophes, le Hollandais Grotius, l'Anglais
Selden; les Allemands Leibnitz et Kant, l'Italien Rossi, — que
peut-être quelques-uns d'entre vous ont entendu ici même
enseigner le droit pénal, — suivant cette théorie, le principe
de la pénalité, c'est la nécessité morale de l'expiation. Toute
faute doit être expiée par le coupable, c'est là une loi de
justice absolue, et c'est pour satisfaire à cette loi que la société
institue ou doit instituer la pénalité.


Examinons cette théorie dans son principe et dans ses con-
séquences.


Elle repose sur un faux principe, que n'ont pas toujours,
il est vrai, admis explicitement ceux qui l'ont adoptée,
comme Kant, mais qu'ils auraient dû admettre pour rester




180 ONZIÈME LEÇON.


conséquents avec eux-mêmes. Ce principe, qui revient à
cette confusion de l'ordre politique et de l'ordre moral que
j'ai signalée comme une erreur funeste, c'est que la société
civile, ou l'État qui en est l'organe, est. institué pour réaliser
la justice absolue. Attribuer à l'État cette mission, c'est usur-
per sur les attributions de Dieu ou, pour rester dans l'ordre
humain, empiéter sur le domaine de la conscience. Le but
de l'État est sans doute, comme je l'ai montré plus haut, de
faire régner la justice parmi les hommes; mais la seule jus-
tice qu'il ait le droit d'imposer, c'est le respect. du droit, ou
en d'autres termes, suivant la définition même de Kant, qui
s'est montré ici infidèle à son principe, l'accord de la liberté
de chacun avec celle de tous.


Voyous maintenant quelles seraient les conséquences de
cette théorie.


Il faudrait punir non seulement les délits qui sont des at-
tentats au droit, comme le vol, l'assassinat, l'adultère, la dif-
famation, etc., mais encore toutes les infractions à la loi mo-
rale, même celles qui ne violeraient aucun droit chez au-
trui; car, aux yeux de la conscience, celles-ci peuvent n'être
pas moins condamnables que les premières. Et c'est ce qui
est arrivé en fait dans les États où la loi civile a prétendu re-
produire la loi morale tout entière ; mais aussi cette préten-
tion a-t-elle été dans ces États la cause d'une tyrannie insup-
portable et funeste à la vertu elle-même, qui ne veut pas être
forcée. Bien plus, pour rester fidèle à la théorie, il faudrait
punir non seulement les actes, mais même les intentions non
suivies d'effet; car l'intention suffit, au regard de la morale,
pour déterminer la culpabilité et exiger l'expiation. Il fau-
drait enfin approprier les peines aux fautes de telle sorte
que les premières fussent toujours la rigoureuse expiation des
secondes, ce qui supposerait une appréciation de la valeur
morale des délits qui nous est tout simplement impossible, à
nous autres hommes. De là est sortie la loi du talion, loi né-


LA PÉNALITÉ. 1871


cessairement barbare, même quand elle n'est pas une loi de
vengeance, mais qu'elle prétend être une loi de justice.


Vous voyez où conduit le principe de l'expiation, considéré
comme fondement de la pénalité. Que la peine prononcée
doive être acceptée par le coupable comme une expiation de
son crime, que même la société lui donne ultérieurement ce
caractère, à la bonne heure ; mais tel n'est pas le principe et le
but de la pénalité. A parler rigoureusement, — ceci a l'air d'un
paradoxe, mais n'est qu'une très simple vérité, — la société n'a
pas le droit de punir. C'est là un droit qui n'appartient qu'à
Dieu, seul juge souverain de la valeur morale des actes. Elle
a pourtant le droit d'édicter et d'infliger des peines*? Sans
doute. Sur quoi donc se fonde ce droit, ou quel est le prin-
cipe sur lequel repose la légitimité de la pénalité et en dehors
duquel celle-ci cesse d'être légitime ?


Ce principe est lui-même une déduction de celui que nous
avons donné pour fondement à la société civile; il nous sera
donc facile de le déterminer.


La société civile ou politique, ai-je dit et répété, est insti-
tuée pour faire vivre les citoyens sous le règne du droit, ou,
en d'autres termes, pour assurer le respect réciproque de tous
leurs droits. Or ce but, elle ne pourrait l'atteindre sans l'in-
stitution de la pénalité. Il ne suffit pas qu'elle promulgue des
lois qui déterminent les droits des citoyens et les devoirs cor-
respondants; il faut qu'elle y attache une sanction pénale,
sans quoi ces droits ne seraient pas sûrement respectés et ces
devoirs sûrement observés. La pénalité est nécessaire, comme
menace ou comme exemple, à la répression des infractions à
ces lois, c'est-à-dire des attentats aux droits de chacun; et
elle l'est aussi comme moyen d'empêcher ceux qui se sont
rendus coupables d'infractions ou d'attentats de ce genre de
renouveler leurs délits. Elle a pour but de réprimer, par la
menace ou par l'application de certaines peines,


-conactesles
traires au droit et à la loi qui le consacre et le garantit, et de




182 ONZIÈME LEÇON.


protéger ainsi le droit lui-même. De là sa légitimité. Si la
société civile n'a pas le droit de punir, droit qui n'appartient
à aucun homme, par conséquent à aucune société humaine,
elle a certainement celui de réprimer les attentats contre le
droit par la peine suspendue en quelque sorte comme une
épée de Damoclès sur la tète de ceux qui seraient tentés de les
commettre, ou appliquée à ceux qui s'en sont rendus coupa-
bles; elle a ce droit, puisqu'elle est instituée précisément pour
protéger les droits réciproques de tous ses membres et qu'elle
ne peut le faire efficacement qu'au moyen de la pénalité. La
pénalité est donc légitime à ce titre. Elle n'est .en définitive
qu'une forme régulière du droit qui appartient à tout homme
de défendre sa personne, sa vie, sa liberté, ses biens, mais
que, sauf certains cas urgents et exceptionnels, il doit
remettre à la société, s'il veut l'arracher à l'état de nature ou
de guerre pour l'élever à l'état civil ou de paix, et que la
société ne peut, je le répète, exercer efficacement qu'au
moyen de la pénalité. De là aussi les limites où est renfermée
la légitimité de la pénalité sociale.


La société civile n'a pas le droit de frapper de ses peines
tous les actes moralement condamnables, mais ceux-là seule-
ment qui portent atteinte aux droits des citoyens et aux lois
qui les consacrent; — et elle ne doit les frapper que des
peines strictement nécessaires à la répression des délits
qu'elle a la mission d'empêcher. En dehors de là, toute
pénalité, fût-elle moralement juste, juste aux yeux de l'éter-
nelle justice, est illégitime, en ce sens qu'elle dépasse le droit
de la société. Aussi n'accorderai-je pas à Kant, — en suppo-
sant avec lui la légitimité de la peine de mort (je discuterai
ce point dans la prochaine leçon), — que, si une société venait
à se dissoudre, elle violerait la justice en n'infligeant pas au
dernier meurtrier le chàtiment qu'il aurait mérité; mais je
dirai au con traire avec l'illustre jurisconsulte Target que, « si,
après le plus détestable forfait, il pouvait être sûr qu'aucun


LA PÉNALITÉ. 1 83


crime ne fût plus désormais à craindre, la punition du der-
nier des coupables serait une barbarie sans fruit; elle passe-
rait le pouvoir de la loi (1). »


Mais, si je n'admets pas que la pénalité sociale ait pour
but de satisfaire à la justice absolue, à cette justice qui veut
que toute faute, tout mal moral soit puni par un mal phy-
sique correspondant, une peine, une souffrance proportion-
née, je ne nie pas pour cela la moralité de la pénalité. En
lui donnant pour fin la répression des actes contraires au
droit, je la renferme dans ses limites légitimes; mais, dans
ces limites, je ne la seliare pas de la moralité. C'est à ce point
de vue que je dois l'examiner ici.


Pour cela, parcourons les divers actes du drame que
joue dans la société le pouvoir judiciaire, ce pouvoir chargé
de la délicate et redoutable mission de juger les citoyens, de
les frapper de certaines peines, de leur enlever par là leur
liberté ou même leur vie, et voyons ce que, dans chacun de
ces actes, le droit et la morale exigent de cc pouvoir, c'est-à-
dire des citoyens qui en sont investis.


Mais rappelons d'abord un grand principe destiné à servir de
sauvegarde à la sécurité des citoyens et sans lequel eu effet
l'administration de la justice sociale, au lieu de l'assurer, la
met en,


péril : je veux parler du principe de la séparation
du pouvoir judiciaire d'avec le pouvoir législatif et le pou-
voir exécutif, ou d'avec le Gouvernement, soit qu'on entende
par là la réunion des deux précédents pouvoirs, ou le second
setilemen-


t. « Il n'y a point de liberté, a très bien dit Montes-
quieu, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puis-
sance législative et de l'exécutive. Si elle était jointe à la puis-
sance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens


eserait arbitraire, car le juge serait législateur. S .
lle était jointe


à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un


(I) Voyez mon Analyse critique de la doctrine du droit, p. CLXXXIV.




184 ONZIÈME LEÇON.


oppresseur. » Non seulement le pouvoir judiciaire doit être
séparé des deux autres, mais il en doit être absolument indé-
pendant, afin qu'il puisse agir dans toute sa liberté. « Suffi
il, demande avec autant de raison que d'esprit un publiciste
français, Comte, suffit-il que le pouvoir exécutif affuble ses
délégués d'un bonnet et d'une robe et qu'il leur dise : « Je
vous crée indépendants », comme Mme de Sévigné disait aux
quatre arbres de son jardin : « Je vous fais parc », pour que
nous soyons dans l'admiration de notre politique, et que nous
voyions sur-le-champ, dans les délégués d'un même homme,
deux pouvoirs bien séparés et bien indépendants l'un de
l'autre? » Il faut donc que les magistrats institués pour appli-
quer à leurs concitoyens cette arme terrible de la pénalité
soient en fait entièrement indépendants du Gouvernement,
et que même leur indépendance ne puisse être douteuse à
personne. Mais cela ne suffit pas encore : la fonction de ces
magistrats officiels doit se borner à instruire et à diriger les
procès; le verdict de culpabilité ou d'acquittement doit être
rendu en dehors d'eux par des citoyens tirés au hasard (par la
voie du sort) du corps du peuple pour chaque affaire ou pour
un petit nombre d'affaires, de telle sorte que les magistrats
n'aient point à absoudre ni à condamner, mais seulement à
appliquer la loi en vertu du verdict rendu. Vous reconnaissez
dans le peu de mots que je viens de prononcer l'institution
tutélaire du jury, cette institution pratiquée et honorée par
tous les peuples libres, mais en revanche haïe et repoussée
ou altérée par les despotes. Vous savez comment la jugeait
Napoléon : « C'était, disait-il, une vieille institution qui avait
dû avoir sa raison d'être à une époque où les vaincus avaient
besoin d'une garantie contre les vainqueurs, mais qui ne
signifiait plus rien dans un temps où régnait l'égalité et où
chacun était sûr d'être jugé par ses pairs. Toute la question
était de choisir les plus éclairés parmi eux, et les plus
éclairés devaient èlre les juges choisis par le pouvoir. » Na-


LA PÉNALITÉ. 185


poléon n'osa pourtant pas supprimer tout à fait cette institu-
tion adoptée par la Révolution, ou plutôt il trouva plus
avantageux d'en conserver l'apparence en la dénaturant
pour l'approprier à ses fins. Il renouvelait en cela, comme
sur tant d'autres points, l'exemple donné par les Césars
romains : lorsqu'à Rome, la liberté républicaine eut été com-
plètement étouffée par le césarisme, les judices jurati ne lui
survécurentque de nom. Condamné par les despotes, le jury,
c'est-à-dire, comme le définit Royer-Collard, l'intervention
des citoyens dans les jugements, est regardé par tous les
esprits libéraux comme l'une des plus importantes garanties
de la liberté des citoyens; mais l'usage en est encore trop
restreint dans la plupart des pays où cette institution a été
admise. Pourquoi, par exemple, ne l'applique-t-on pas aux
procès correctionnels aussi bien qu'aux procès criminels'?
Est-ce qu'il ne s'agit pas là aussi de la liberté et de l'honneur
des citoyens, et par conséquent l'intervention du jury n'est-
elle pas là aussi une garantie nécessaire? Pour s'en convaincre,
il n'y a qu'à voir avec quelle légèreté à la fois et quelle dureté
la justice est rendue par les tribunaux correctionnels dans
certains pays, qui ue sont pas la Chine. On allègue la multi-
plicité des affaires; mais c'est là une difficulté matérielle qui
n'est point un obstacle invincible, et qui n'arrêtera plus le
jour où l'ou sera bien convaincu que le jury n'est pas moins
nécessaire en matière correctionnelle qu'en matière cri m i nelle.


Ces principes rappelés, passons en revue les divers actes du
drame judiciaire, pour retracer les règles de justice et d'hu-
manité qui doivent y présider.


Un délit a été commis, j'entends un acte contraire au
droit, et non seulement contraire au droit naturel, mais
défendu par la loi (car, juridiquement parlant, il n' y


a de
délits que ceux qui sont prévus par la loi), par exemple un
vol, un meurtre, etc., ou seulement une tentative. Celui
que des témoins accusent ou que de graves indices t'ont




186 ONZIÈME LEÇON.


soupçonner d'en être l'auteur est arrêté; mais, sauf le cas
de flagrant délit, il ne doit l'être que sur l'ordre légal
du magistrat institué pour cela : autrement la liberté des
citoyens serait à la merci des agents du Gouvernement, qui
les pourraient faire arrêter sous un prétexte quelconque.
Arrêté, il doit être interrogé immédiatement, au moins
clans les vingt-quatre heures. Cette loi, méconnue ou violée
par tous les despotismes anciens ou modernes, n'est pas de
date récente chez les peuples pour qui la liberté est comme
une tradition : nous voyous, par exemple, par le procès de
Michel Servet, qu'elle était dès lors en vigueur dans la répu-
blique de Genève (1). Après avoir interrogé le prévenu, le
magistrat, sous sa responsabilité, maintient son arrestation
ou le met provisoirement en liberté moyennant caution, ou
le relâche tout à fait. Ici se présente un grand principe, qui
doit être la règle du magistrat : c'est que le prévenu, quelque
charge qui pèse sur lui, s'avouât-il même coupable, doit être,
tant que sa culpabilité n'a pas été légalement déclarée, pré-
sumé innocent, et que par conséquent il faut éviter .


jusque-là
de le traiter comme un coupable. Il suit de là qu'il ne doit
être retenu que si la détention préalable est jugée nécessaire,
soit pour l'empêcher de fuir et d'échapper à la justice, soit.
pour l'instruction du procès; que, dans tout autre cas, il
doit être rendu provisoirement, à la liberté; et que, dans celui
oit sa détention est jugée nécessaire, n'étant pas une peine,
mais une mesure de précaution, elle doit lui ètre rendue
aussi douce que possible. Vous savez comment ces règles sont
en général observées. Les horreurs de la prison servent sou-
vent de moyen pour arracher aux accusés les aveux qu'on
veut en obtenir. N'avons-nous pas vu tout récemment une
malheureuse femme, pour échapper au traitement qu'elle
subissait clans un cachot de dix ou douze mètres cubes, et


I) Voyez mon livre Les Martyrs de la libre pensée, p. 17$.


LA PÉNALITÉ. 187


qui tuait l'enfant qu'elle portait dans sou sein, s'avouer cou-
pable d'un crime qu'elle n'avait pas commis? Le même
principe, celui du respect de l'accusé, doit s'appliquer à
l'interrogatoire du prévenu. Il n'y a plus lieu aujourd'hui de
s'élever avec les Montesquieu, les Voltaire, les Beccaria,
contre cette barbare et inepte institution qui soumettait le
prévenu aux plus atroces douleurs pour le forcer à confesser
le crime dont on le soupçonnait, mais dont il pouvait être
innocent, et à dénoncer les complices qu'il n'avait peut-être
pas. Grâce aux éloquentes protestations des généreux écri-
vains que je viens de rappeler, la question, que, dans la comé-
die des Plaideurs, le juge Dandin propose à Isabelle de lui
faire voir en manière de passe-temps (1), la question a disparu
de tous les codes de l'Europe (2) ; mais, si la torture phy-
sique qu'on désignait sous ce nom a été partout supprimée,
il est une espèce de torture morale qui n'a point disparu de
l'usage et même de la théorie de certains légistes contempo-
rains: elle consiste à tourmenter le prévenu par des menaces
ou à le tenter par des promesses, à lui tendre des embiiches
au moyen de questions captieuses, etc., et à tourner ensuite
contre lui les aveux ou les semblants d'aveux qu'on lui a ainsi
arrachés. Tout cela est immoral, et n'est malheureusement
que trop fréquent. Mais il ne suffit pas que le magistrat s'abs-
tienne de ces odieux moyens: il faut qu'il laisse et au besoin
fournisse lui-même au prévenu tous les moyens de se dé-
fendre, — ce qui exclut le secret absolu, auquel on le soumet
si fréquemment et qui ne doit être qu'une très rare exception ;
— qu'il le confronte — ce qui exclut l'emploi des délations


N'avez-vous jamais vu donner la question ?
— Non, et ne la verrai, que je crois, de ma vie.
— Venez, je vous en veux faire passer l'envie.
— llé I Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux!
— Bon : cela fait toujours passer une heure ou doux.


(2) 11 y a pourtant encore tel canton de la Suisse où la bastonnade peut être
infligée h un prévenu, connue moyen d'instruction.




188 ONZIÈME LEÇON.


secrètes, — avec son dénonciateur et les témoins à charge,
de manière que le prévenu puisse leur répondre et, s'il y a
lieu, réfuter leurs assertions; en un mot, qu'il mette en pré-
sence l'accusation et la défense. C'est seulement lorsque
toutes ces garanties ont été données au prévenu et que les
charges ont subsisté contre lui, qu'il est légitime de prononcer
sa mise en accusation, soit que cette mise en accusation soit
décidée par les magistrats ou par un . jury spécial, comme
cela se pratique dans certains pays et a eu lieu en France de
la Constituante à Napoléon. Je ne discute pas ce dernier
point, qui est sujet à controverse ; la règle générale que je
viens de rappeler suffit ici. Il est temps d'arriver au second
acte du drame que nous analysons. Mais auparavant, je dois
faire encore une observation : c'est que le premier acte doit
être aussi court que possible, tandis qu'il est d'ordinaire
beaucoup plus long que ne le demandent les exigences de
l'instruction el celles de la défense de l'accusé. La détention
préalable, quelque douce qu'elle puisse être, est toujours un
mal qu'il faut abréger. Que si l'accusé a obtenu sa liberté
sous caution, il n'en est pas moins sous le coup d'une accu-.
sation qui pèse sur sa considération et nuit à ses intérêts; il
faut donc, tout en évitant une précipitation fâcheuse, l'en
décharger le plus tôt possible. 11 est sans doute difficile de
déterminer le temps nécessaire ; mais les magistrats n'abu-
sent-ils pas ici singulièrement de la latitude que la loi est
forcée de leur accorder, et songent-ils assez à la malheureuse
situation des prévenus ?


Voici maintenant l'accusé en présence du tribunal appelé
à le juger. Le même principe qui a déjà dû le protéger dans
sa détention préalable ou dans sa liberté sous caution doit le
suivre à la barre du tribunal, avec une garantie de plus: la
publicité des débats. 11 faut que cette enceinte soit ouverte au
public et que ce qui s'y passe puisse être reProduit par la
presse, afin que la justice, comme tout autre pouvoir public,


LA. PÉNALITÉ. 189


agisse sous l'oeil et sous le contrôle du public. Il n'y a que les
gouvernements despotiques qui puissent fermer aux citoyens
l'accès des tribunaux et interdire la reproduction des débats :
c'est qu'ils ont besoin de la nuit, ou de ce que Malesherbes,
dénonçant les vices de l'administration de l'ancien régime, si
complaisamment reproduits par le nouveau, appelait la clan-
destinité: La publicité est au contraire la condition et la marque
des États libres et moraux. Le public assistera, soit directe-
ment, s'il le veut, soit par le moyen des journaux, aux débats
qui se produisent dans l'enceinte du tribunal entre l'accu-
sation et la défense. Je ne rechercherai pas s'il convient que
dans tous les cas l'accusation soit soutenue par un ministère
public : cela me conduirait trop loin et n'est pas d'ailleurs
essentiel à mon sujet; mais ce que je repousse au nom du
grand principe de justice et d'humanité qui doit présider à
toute la procédure, c'est cette intervention véhémente et ou-
trageante du ministère public en usage dans certains pays;
où le magistrat accusateur semble faire du succès de son réqui-
sitoire une affaire personnelle, où, en tout cas, sous prétexte
qu'il parle au nom de la société, il accable l'accusé de ses
traits les plus injurieux et réclame contre lui la plus grave con-
damnation, même une condamnation capitale, avec toute la
violence de la passion. « Cette tète m'appartient, s'écriait un
jour un de ces accusateurs publics répondant au défenseur
d'un accusé; oui, cette tête m'appartient, vous ne me l'arra-
cherez pàs. » Et voilà le métier que font, dans les pa ys aux-
quels je fais allusion, certains hommes fort instruits, fort
diserts, et même très aimables en société: après avoir passé
une partie de leur vie à déployer leur éloquence pour dé-
fendre les accusés contre le ministère public, ils en passent
une autre partie à déployer cette même éloquence pour les
accabler en qualité de ministère public. Est-ce bien moral ?
je vous le demande. L'accusation doit être exempte de toute
passion : elle doit se borner à exposer les faits et à les inter-




190 ONZIÈME LEÇON.


préter avec calme et impartialité. Je .
sais qu'en posant cette


règle, j'enlève à messieurs les accusateurs publics bien des
moyens oratoires et des phrases à effet ; mais le respect de
l'accusé doit passer avant les besoins de leur éloquence.


De son côté, la défense doit être entièrement libre. Il faut
que l'accusé puisse se défendre comme il l'entend, ou se faire
défendre par quiconque lui convient pour cet office. Je recon-
nais l'utilité des avocats de profession, et je ne demanderai
pas avec Napoléon qu'on n'admette, à titre de défenseurs,
que des hommes étrangers au barreau; mais je n'admets pas
que les avocats exercent un monopole en dehors duquel les ac-
cusés n'aient pas le droit de choisir leurs défenseurs. Leur droi t
est en effet de choisir pour les défendre qui bon leur semble.


Les débats sont clos : les témoins ont été ouïs, l'accusation
a parlé, la défense s'est fait. entendre par la bouche même de
l'accusé ou par celle de son défenseur ; le verdict va être
rendu. Qu'il le soit par des juges, ou, comme je le
voudrais pour tous les cas où la liberté et l'honneur des
citoyens sont en question, par un jury, ceux qui sont appelés
à le rendre doivent être bien pénétrés•de la responsabilité
qui pèse sur eux : s'il importe que tout coupable soit con-
damné, il importe encore plus qu'un innocent ne le soit pas.
La mission de la peine, ai-je dit, est de protéger le droit
mais ce serait une singulière façon de le protéger que de
frapper les innocents. Les jurés ou les juges examineront
clone avec la plus scrupuleuse conscience si l'accusé a réelle-
ment commis le délit qu'on lui impute, et si, l'ayant maté-
riellement commis, il en est moralement responsable, si par
conséquent. il est vraiment coupable, question qu'ont dû déjà
examiner les magistrats chargés de l'instruction et dela mise
en accusation. 11 est évident que, si l'accusé est aliéné, il
n'est pas responsable et partant coupable : on ne condamne
pas un fou; on se borne à l'enfermer, quand il est dangereux.
Tout le monde !reconnaît cela, mais combien de fois n'est-il


LÀ PÉNALITÉ. 191


pas arrivé qu'on a frappé des aliénés comme coupables! Je
sais qu'il s'agit. là d'un point souvent difficile à déterminer et
dont on peut abuser ; mais il n'en est pas moins vrai que le
manque de discernement à cet égard a fait commettre plus
d'une erreur regrettable. L'ivresse peut aussi enlever à
l'homme, au moins jusqu'à un certain point, la responsabilité
de ses actes ; mais, comme elle est elle-même volontaire, elle
ne peut être une circonstance justificative, elle n'est qu'une
circonstance atténuante. S'il est bien démontré, 7-- je dis
démontré, car c'est ici surtout qu'il convient de pratiquer la
maxime : dans le doute abstiens-toi, — s'il est bien démontré
que l'accusé a commis le délit et qu'il l'a commis sciemment
et volontairement, il reste encore à en examiner les circon-
stances, atténuantes ou aggravantes, si, par exemple, le
crime a été commis avec ou sans préméditation, etc.


Tout cela bien pesé, le verdict est rendu. Dans quelles
conditions doit-il l'être? La simple majorité peut-elle suffire
pour la condamnation ? Ou convient-il d'exiger une majorité
plus forte, ou même l'unanimité ? Un argument de simple
bon sens se présente tout. de suite à l'esprit : s'il y a des voix,
ne fût-ce qu'une seule, en faveur de l'acquittement, c'est
qu'il y a doute; et s'il y a doute, de quel droit condamnez-
vous? En tout cas, la simple majorité, même celle de huit
voix sur douze, exigée par plusieurs codes, est insuffisante.
Dans son Essai philosophique sur les probabilités, Laplace
avance que, dans un jury de douze membres, si la pluralité
exigée pour la condamnation est de huit voix sur douze, la
probabilité de l'erreur à craindre est un peu plus grande qu'un
huitième, et qu'elle est encore à peu près un vingt-deuxième,
si cette pluralité est de neuf voix. « Da.ns le cas de l'unanimité,
ajoute Laplace, la probabilité est plus de mille fois moindre
que clans nos jurys ; » mais elle subsiste toujours, c'est-à-
dire que la justice humaine est toujours faillible. De là sort
une conséquence admise dans bien peu de codes, mais que la




102 ONZIÈME LEÇON.


république de Berne a l'honneur d'avoir inscrite dans le sien :
c'est que la révision des jugements soit toujours ouverte au
condamné, et que, même après sa mort, sa t'am ille puisse en-
core faire réhabiliter sa mémoire. Une autre conséquence de
la même vérité, c'est que la peine soit réparable. Ce qui,
pour dire ici en passant ce que j'aurai à développer dans la
prochaine séance, condamne irréfutablement la peine de mort.


J'ai supposé l'accusé condamné. S'il est acquitté, la société
ne lui doit-elle pas une réparation? C'est encore là un prin-
cipe qu'a consacré le code bernois, mais qui, jusqu'à ce jour,
n'a pas été, que je sache, admis ailleurs qu'en Suisse.


Il nous reste maintenant à déterminer en général les
caractères que doit avoir d'abord la peine pour répondre à la
mission que nous lui avons distribuée, et ceux qu'elle doit
revêtir ensuite pour satisfaire le mieux possible la morale
publique.


La mission de la peine est de protéger le droit en réprimant
les délits contraires au droit.


Or, pour qu'elle soit répressive, il faut qu'elle soit exem-
plaire, ce qui ne veut pas dire qu'on doive exposer les con-
damnés sur la place publique, comme cela se pratiquait en-
core en France il y a peu d'années : c'est là un moyen
barbare et inutile ; mais ce qui signifie que la peine doit être
assez forte et assez éclatante pour produire l'effet qu'on en
attend.


Par la même raison, elle doit être certaine, inévitable, ce
qui 'n'exclut pas d'ailleurs, quoi qu'en pense Beccaria lui-
même, le droit de grâce. Je reviendrai tout à l'heure sur ce
point.


Mais si, pour atteindre son but, il faut que la peine soit
exemplaire et inévitable, il faut aussi qu'elle soit modérée,
parce que, comme l'out si bien montré Montesquieu, Bec-
caria et tant d'autres, les châtiments trop rigoureux, si pro-
digués clans les anciens codes qu'ils semblent, comme celui


LA PÉNALITÉ. 193


de Dracon, avoir été écrits avec du sang, ces châtiments,
outre qu'ils blessent l'humanité, manquent leur but. J'ajoute
aussi avec Beccaria qu'ils doivent s'adoucir en raison de
l'état de la société.


11 faut en outre — et c'est encore là un point que Bec-
caria, après Montesquieu, a heureusement mis en lumière,
— que les peines soient exactement proportionnées aux dé-
lits, et dans chaque délit aux circonstances mêmes du
Il est inique et contraire au but même de la pénalité d'appli-
quer de moindres châtiments à de plus grands crimes Ou de
plus grands châtiments à de moindres crimes, ou de punir de
la même peine un plus grand crime et un moindre, par
exemple de punir également de mort l'assassinat et le vol, ou
la contrebande, ou, suivant un article du Code pénal abrogé
en France, niais conservé à Genève, la fabrication de la fausse
monnaie. L'échelle de proportion entre les délits et les
peines est sans doute difficile à fixer, mais c'est le devoir de
la législation de la fixer pour le mieux.


Je n'ajouterai pas, parce que cela va sans dire dans une
démocratie, qu'il faut que les peines soient égales, les mêmes
pour tous, ni qu'il faut qu'elles soient personnelles, c'est-à-dire
qu'elles ne frappent que le coupable et ne rejaillissent pas sur
sa famille, ce qui exclut la confiscation. J'ai rappelé ailleurs
avec quelle ardeur Napoléon, pendant les Cent-Jours, voulait
rétablir en France cette peine qu'il avait emportée avec lui
dans sa première chute (1); elle est en effet l'un des instru-
ments les plus chers au despotime.


Tous les caractères que je viens de passer en revue, savoir,
l'exemplarité, la certitude, la modération, la proportionnalité,
sont essentiels à la peine, parce qu'ils dérivent de son prin-
cipe même ; mais il en est d'autres que la société peut et doit
lui donner par respect et amour de l 'humanité, en même


(I)Napoléon el son historien M. Thiers, P. 295.
BAIII.


13




ONZIÈME LEÇON.


temps que dans son propre intérêt. Ainsi elle doit faire en
sorte que la peine serve à l'amendement du coupable, afin
qu'il puisse lui être rendu un jour corrigé et inoffensif. C'est
ce que demandait Platon. Sa voix, qui a devancé les siècles
sur ce point, pourrait encore être aujourd'hui utilement
écoutée. Le moyen sans cloute est difficile : la prison en com-
mun a le tort de réunir des coupables de diverses natures,
dont les plus pervers achèvent de corrompre ceux qui le sont
moins; la prison cellulaire, inventée par la philanthropie
moderne pour obvier à ce danger, conduit à la folie et au
suicide; la déportation, avec la faculté laissée aux déportés
de se faire une nouvelle existence, n'est pas toujours prati-
cable, et elle a d'ailleurs de graves inconvénients. Le bon
moyen est peut-être encore à trouver, mais c'est ici le cas de
dire : cherchez. Il faut en effet que la peine soit appliquée de
telle sorte que le condamné puisse se corriger, s'améliorer,
redevenir cligne de la société qui l'a banni de son sein.


Une condition nécessaire pour cela, c'est que tout espoir
ne lui soit pas enlevé. Il ne faut écrire sur les portes d'aucune
prison ce que lut Dante sur celles de l'enfer : 0 vous qui en-
trez ici, laissez toute espérance, mais plutôt le mot que tes pri-
sonniers de Gênes portaient inscrit surs leurs fers : Libertas.
La liberté doit être en effet montrée au prisonnier comme .
une espérance dont il dépend de lui de faire un jour une
réalité.


11 suit de là que la peine doit être rémissible. Elle doit
l'être, comme je l'ai dit plus haut, parce que la justice hu-
maine est toujours faillible, et qu'il faut que ses erreurs puis-
sent être réparées; mais elle doit l'être aussi parce que enle-
ver tout espoir au condamné, n'est pas en général le moyen
de le pousser à s'amender, parce que la rémission de la
peine doit être la récompense de l'amendement du coupable,
parce qu'enfin la société, une fois ses nécessités satisfaites,
ne doit pas se montrer impitoyable. Mais il ne faut pas que le


LÀ PÉNALITÉ. 105


droit de grâce puisse être arbitrairement exercé, que la re-
mise de la peine dépende de la faveur, des protections, de la
rencontre fortuite du prince, etc. Non, il faut qu'elle soit
achetée par le repentir et l'amendement du condamné.


Une dernière observation. La pénalité, comme je le disais
en commençant, est un élément nécessaire de l'ordre public,
mais c'est toujours un élément brutal, puisque, comme me-
nace, elle s'appuie, non sur le mobile de la moralité, mais sur
celui de la crainte ou de la contrainte matérielle, et que,
comme exécution, elle inflige le malheur, et le plus grand de
tous, la perte de la liberté, sinon de la vie, à des créatures
humaines, coupables, je le veux hien, mais trop souvent
égarées par les vices de leur éducation et par les suggestions
de la misère. La société politique — et ceci s'applique aussi
aux individus — doit donc faire en sorte que cet élément
devienne de moins en moins nécessaire, en refoulant autant
qu'il est en elle la misère et l'ignorance, ces deux principales
sources du crime, et en favorisant de tout son pouvoir le dé-
veloppement de l'éducation et du bien-être essentiel. Ainsi
elle préviendra de plus en plus le crime, et aura de moins en
moins à le réprimer. L'idéal serait un état de société où la
pénalité serait inutile. C'est ce que Platon avait admira.blemen t
senti en traçant l'idéal de la république dans ce dialogue où,
à côté de si regrettables chimères, éclatent de si grandes vues :
dans sa république idéale, il n'y a pas de lois pénales. Cet
idéal n'est pas sans doute près d'être atteint, et sans doute il
ne le sera jamais complètement : c'est le caractère de l'idéal
de ne pouvoir jamais être entièrement réalisé; mais tel est
aussi le caractère de tout véritable idéal que nous devons et
que nous pouvons nous en rapprocher de plus en plus : au-
trement il ne serait qu'un. mirage, et il faudrait dire que le
progrès, au lieu d'être la loi réelle de l'humanité, n'est qu'une
vaine illusion.




LA PEINE DE MORT. 197


DOUZIÈME LEÇON
LA MORALE DANS L'ÉTAT (suiTE).


LA. PÉNALITÉ (Suite).
La peine de mort.


MESDAMES, MESSIEURS,


J'ai réservé pour cette séance la question de la peine (le
mort, parce que cette question est si grave et préoccupe
si fortement les esprits, qu'il m'a paru convenable de la
traiter à part et d'en faire l'objet d'une leçon tout entière. Je
voudrais en parler d'une manière qui répondît non seulement
à l'importance du sujet et à l'intérêt qu'il excite, mais en-
core aux justes exigences du lieu où je suis appelé à la traiter.
Genève, en effet, par l'initiative d'un de ses citoyens, M. de
Sellon (dont le nom restera attaché aux efforts tentés dans notre
siècle en faveur de l'abolition de la peine de mort), Genève a
beaucoup contribué à mettre cette question à l'ordre du jour
dans les pays civilisés : c'est en partie au concours ouvert à
Genève par ce philanthrope qu'est dû l'un des plus impor-
tants ouvrages qui aient été publiés contre la peine de mort,
un ouvrage qui, après avoir été couronné ici et à Paris, a fait
le tour de l'Europe, l'ouvrage de M. Charles Lucas (1); c'est
au Conseil souverain de Genève, en la personne de M. de
Sellon, qu'il est dédié; c'est à la république même de Ge-
nève qu'il s'adresse en plusieurs de ses pages. Et depuis ce


(I) Du système pénal et du . système répressif en général, de la peine de mort en
particulier, par M. Charles Lucas, avocat à la cour royale de Paris. — Paris, 1827.


temps-là, les âmes généreuses n'ont point manqué parmi vous
pour continuer l'oeuvre entreprise par M. de Sellon. Je me
sens donc par là plus obligé encore en quelque sorte à l'égard
de cette grande question de la peine de mort, que l'objet
même de mon cours m'amène à traiter en passant.


Jusqu'au xvm e
siècle, la peine de mort a été en usage chez


tous les peuples sans que personne songeât à en contester la
légitimité. On cite bien dans l'antiquité l'exemple d'un prince
éthiopien, Sabacos, qui, pendant les cinquante ans qu'il
gouverna l'Égypte, ne fit mourir personne, pour quelque
faute que ce fût : selon le crime du coupable, il le condamnait,
à travailler aux ouvrages publics (1). Mais c'est là, dans l'an-
tiquité, un fait exceptionnel, et qui d'ailleurs ne prouve pas
que le roi Sabacos ne reconnût pas la légitimité de la peine
de mort : il ne songeait sans doute qu'à l'utilité (2). Cette
légitimité, je ne la vois révoquée en doute par aucun philo-
sophe ancien. L'un des plus grands, Platon, suivi en cela par
Quintilien, ne veut pas qu'on applique la peine de mort aux
criminels qui peuvent se corriger; mais il l'admet parfaite-
ment à l'égard de ceux qui sont regardés comme incorrigi-
bles : « Le législateur, dit-il (3), n'a qu'une loi, qu'une peine
à porter contre celui dont il voit le mal incurable. Comme
il sait que ce n'est pas un bien pour de pareils hommes de
prolonger leur vie, et qu'en la perdant ils sont doublement
utiles aux autres, devenant pour eux un exemple qui les dé-
tourne de mal faire, et délivrant en même temps l'État de
mauvais citoyens, il se trouve, par ces considérations, dans la
nécessité de punir le crime par la mort dans de semblables
criminels; hors de là, il ne doit point user de ce remède. »
Platon demande donc qu'on rest reigne l'emploi du remède,
mais non pas qu'on l'abandonne. Et c'est le philosophe de


(I) Hérodote, livre II, c. 137.
(2)


« Par ce moyen, dit Hérodote, il haussa fort les villes. »(3) Les Lois, liv. IX, trad. Cousin, p. 167.




198 .DOUZIÊME LEÇON.


l'antiquité qui a été le plus loin sur ce point. Au moyen âge,
pas une voix ne s'éleva non seulement contre la légitimité de
la peine de mort, mais même contre les horribles supplices
qui en étaient alors l'accompagnement ordinaire. Et si, à
partir de la. Renaissance, quelques protestations se font en-
tendre contre certaines applications de la peine de mort, nul,
jusqu'au xvlu e siècle, ne songe à en contester en général la
légitimité. Mais cet usage universel de la peine de mort. et
cette absence de contradiction ne prouvent rien en faveur de
sa légitimité: ils s'expliquent par les idées qui ont régné jus-
qu'à cette époque en matière de pénalité : la peine de mort
satisfaisait, soit au principe de la vengeance publique, appuyé
lui-même sur la loi du talion (sang pour sang, oeil pour oeil,
dent pour dent), soit à celui de la terreur, c'est-à-dire aux
deuX principes sur lesquels le droit criminel reposait partout
jusque-là sans contestation (1), et qui expliquent, outre cette
peine, tous les raffinements de cruauté dont on l'entourait.


Au xvin e siècle, ces principes sont battus en brèche par la
philosophie dans cette grande croisade qu'elle entreprend
contre la barbarie du moyen âge en faveur de la justice et de
l'humanité. Alors pour la première fois la légitimité de la
peine de mort est révoquée en cloute ou formellement niée.
C'est à Beccaria que revient l'honneur d'avoir le premier,
dans son livre Des délits et des peines (1704), osé attaquer la
peine de mort comme injuste et comme inefficace, comme
n'étant appuyée sur aucun droit et comme manquant son
but. Il allait en cela au delà de Montesquieu, qui l'avait ad-
mise, à la vérité, contre les assassins seulement (ce qui était
déjà un grand progrès), mais qui enfin la maintenait à leur
égard : « Uu citoyen, avait dit celui-ci dans l'Esprit des lois
(liv. XII, chap. tv), mérite la mort lorsqu'il a ôté la vie ou
qu'il a entrepris de l'ôter. Cette peine de mort est comme le


(I) Voyez Les Crimes et les peines, par Loiseleur, p. 334.


LÀ PEINE DE MORT. 199


remède de la société malade. » 11 allait au delà de Rousseau,
qui avait consacré la peine de mort au nom de ce même pacte
social en vertu duquel le livre Des délits et des peines la déclare
contraire au droit. « Tout malfaiteur, avait dit l'auteur
du Contrat social (liv. II, chap. Lix), attaquant le droit so-
cial, devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie; il
cesse d'en être membre en -violant ses lois, et même il lui fait
la guerre... Il doit en être retranché par l'exil comme in-
f•acteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public;
car un te] ennemi n'est pas une personne morale, c'est un
homicide, et c'est alors que le droit de la guerre est de tuer.
le vaincu. » En revanche, il eut la gloire d'être suivi par Vol-
taire : « C'est à vous, Messieurs, dit le patriarche de Fernec
dans les réflexions qu'il publia en 1777 sur le prix de la justice
et de l'humanité fondé à Berne sous ses auspices et dont il
avait lui-même dicté le programme (1), c'est à vous, Mes-
sieurs, d'examiner dans quel cas il est équitable d'arracher
la vie à votre semblable à qui Dieu l'a donnée. Vous qui tra-
vaillez à réformer ces lois, voyez avec le jurisconsulte M. Bec-
caria s'il est bien raisonnable que, pour apprendre aux
hommes à détester l'homicide, des magistrats soient homi-
cides et tuent un homme en grand appareil. Voyez s'il est
nécessaire de le tuer quand on peut le punir autrement, et
s'il faut gager un de vos compatriotes pour massacrer utile-
ment votre compatriote, excepté dans un seul cas : c'est celui
où il n'y aurait pas d'autre moyen de sauver la vie du plus
grand nombre. C'est le cas où l'on tue un chien enragé.
Dans toute autre occurrence, condamnez le criminel à vivre
pour être utile; qu'il travaille continuellement pour son pays,
parce qu'il a nui à son pas. Il faut réparer le dommage
la mort ne répare rien. » Ces lignes, oit Voltaire semble ne
vouloir que poser la question, montrent assez dans quel sens


(11 Voyez mon Histoire des idées morales et politiques en France au Xville Siè•ae, t.
30s.




:200 DOUZIÈME WON.


il la résout; et., pour le dire en passant, elles la ramènent à
ses principes essentiels. Il est fâcheux que Kant n'ait pas été
ici aussi bien inspiré. Pour défendre la peine de mort contre
Beccaria, le philosophe de Koenigsberg s'appuie sur un faux
principe, celui de l'expiation, et il se montre en cela inconsé-
quent avec le principe même de sa doctrine du droit. Depuis,
la question n'a cessé d'être agitée et débattue en des sens di-
vers; et si la peine de mort est condamnée aujourd'hui par la
plupart des penseurs (dans le concours de 1826, sur onze con-
currents, dix conclurent pour l'abolition de l'échafaud ; —
au congrès de l' Association internationale pour l'avancement
des sciences sociales, qui s'est tenu à Gand en septembre 1863,
un seul orateur parla en faveur de la peine de mort), elle a
cependant encore des défenseurs, même parmi des esprits
distingués ou éminents. Cherchons donc, au milieu de ces
opinions diverses, quelle est la solution que la morale
publique donne à cette grande question.


Je commencerai par écarter certaines raisons, sophistiques
ou beaucoup trop absolues, par lesquelles on a prétendu dé-
montrer l'illégitimité de la peine de mort. Il est arrivé aux
adversaires de cette peine ce qui arrive ordinairement aux
défenseurs des meilleures causes : c'est que, dans la persua-
sion oit l'on est de la bonté de la cause que l'on a embrassée
et clans le désir que l'on a de la voir triompher, on a recours
à toutes sortes d'arguments, souvent à de fort mauvais, et
l'on compromet ainsi la cause même qu'on veut servir, car
on prête par là le flanc à ses adversaires et on leur fournit
un trop facile moyen de triompher. Je voudrais donc, non
seulement dans l'intérêt. toujours sacré de la vérité, mais dans
celui même du résultat pratique qu'il s'agit d'obtenir, élaguer
les faux arguments qui ont été invoqués contre la peine de
mort. Ce petit travail critique nous servira d'ailleurs à bien
poser la question, ce qui n'est pas chose aussi facile qu'on
pourrait le croire d'abord, parce que cette question n'est pas


LÀ PEINE DE MORT.


simple, mais complexe; et, comme on l'a dit avec raison,
une question bien posée est à moitié résolue.


Je ne saurais d'abord accorder à Beccaria cet argument
que la peine de mort est illégitime; parce que l'homme,
n'ayant pas le droit de disposer de sa vie, n'a pu dans le con-
trat social céder ce droit à la nation.


Kant a réfuté cet argument d'une manière un peu trop
subtile peut-être, en disant que personne n'est puni pour
avoir voulu la punition, car il est impossible de vouloir être
puni, mais pour avoir voulu une action punissable. 11 y a
quelque chose de plus simple à répondre : c'est que l'argu-
ment de Beccaria pourrait s'appliquer tout aussi bien à la
prison qu'il la mort ; car l'homme n'a pas plus le droit d'a-
liéner sa liberté que sa vie. Il résulterait de là que la peine
de l'emprisonnement ne serait pas plus légitime qUe celle de
la mort. Que si la première est légitime en tant qu'elle peut
être consentie, la seconde aussi peut l'être dans le même
sens. Chacun, en rentrant dans la société, peut tout aussi bien
dire : Je consens à être tué si je tue volontairement, que ceci :
Je consens à être privé de ma liberté si j'en abuse contre mes
concitoyens. — On peut montrer encore d'une autre manière
que l'argument de Beccaria prouve trop, et c'est ce que Kant
a cette fois très bien fait : « Par la même raison, dit-il jus-
tement, nul ne serait tenu d'exposer sa vie pour sa patrie. »


Beccaria semble d'ailleurs faire lui-même assez bon mar-
ché de cet argument, car il ajoute un peu plus bas que, « si
la mort était le seul frein capable d'empêcher de nouveaux
crimes, ce motif, en la rendant nécessaire, l'autoriserait. » Or,
si la peine de mort est en soi illégitime, il n'y a pas de néces-
sité qui puisse l'autoriser. Je suppose que je ne puisse sauver
ma vie qu'en tuant une personne qui ne l'attaque pas, cette
nécessité ne m'autoriserait nullement à commettre ce meurtre.
Il y a donc là une contradiction qui a échappé à Beccaria.
Q uoi qu'il en soit, il fait ici dépendre la question de la légi-


201




202 DOUZIÈME LEÇON.


limité de ta peine de mort de celle de sa nécessité, ce qui est
aussi, selon moi, comme je le montrerai tout à l'heure, le
seul moyen de résoudre la question, mais ce qui suppose que
l'illégitimité absolue de la peine de mort n'est pas démontrée,
ou ce qui détruit le premier argument.


Je n'admets pas non plus l'argument qui se l'onde sur l'in-
violabilité absolue de la Vie humaine. En effet, cet argument
tendrait à me priver du droit de tuer celui qui en veut à ma
vie, quand je ne puis la défendre autrement, ce qui est pour-
tant un droit naturel et incontestable : tout le monde admet
le cas de légitime défense. Que si l'on répond que la société
n'est plus à l'égard du meurtrier dans le cas de légitime dé-
fense, c'est une autre question qui a besoin d'être examinée;
mais supposez qu'elle soit dans ce cas, la peine de mort de-
viendrait alors légitime, et par conséquent l'argument géné-
ral, tiré de l'inviolabilité absolue de la vie humaine, n'est pas
valable. « La vie de l'homme, dit très bien un écrivain con-
temporain, M. Franck, dans une Philosophie da droit pénal
récemment publiée, n'est pas plus ni autrement inviolable que
la liberté. L'inviolabilité n'existe que dans les limites de nos
droits ; elle cesse aussitôt que nous sortons de nos droits pour
attaquer ceux d'autrui. La liberté, quand elle est devenue
un instrument d'agression, peut être suspendue; la vie du
coupable, quand elle est devenue un danger pour l'innocent,
peut être sacrifiée. »


La question est donc de savoir si la peine de mort est ou
n'est pas, suivant les expressions mêmes de Beccaria, « le
seul frein capable d'empêcher de nouveaux crimes, » si elle est
ou n'est pas nécessaire ; car, si elle l'est, elle est par là légi-
time; sinon, non.


Mais, me dira-t-on peut-être (et ce n'est pas là une objec-
tion que j'imagine pour me donner le plaisir de la réfuter; je
l'ai entendu élever contre cette manière de poser la question :
la peine de mort est-elle nécessaire?), subordonner la ques-


LÀ PEINE DE MORT. 203


Lion de légitimité à la question de nécessité, cela est anti-
scientifique et souverainement dangereux. Il est très vrai que
l'on a souvent abusé étrangement de cette espèce de raison-
nement qui de la nécessité conclut à la légitimité, et je me
garderai bien d'accorder que tout ce qui est nécessaire est par
cela seul légitime; mais il n'en est pas moins vrai qu'il y a
des cas où il est parfaitement juste de conclure de la néces-
sité à la légitimité. Qu'est-ce, par exemple, qui me donne le
droit de tuer un homme qui attaque nia vie, sinon l'impossi-
bilité où je me trouve de la défendre autrement contre son
agression, c'est-à-dire la nécessité? C'est la nécessité qui
fait le cas de légitime défense. Qu'est-ce qui peut rendre la
guerre légitime de la part d'un peuple, si ce n'est l'impossi-
bilité pour ce peuple de repousser autrement une injuste
attaque, c'est-à-dire encore la nécessité? Et, ce qui nous ra-
mène à notre sujet, qu'est-ce qui fait en général la légitimité
de la pénalité sociale, sinon l'impossibilité de réprimer au-
trement les attentats contre le droit, c'est-à-dire encore une
fois la nécessité? J'ai établi dans ma dernière leçon que la pé-
nalité sociale n'est légitime qu'autant qu'elle est nécessaire à la
répression des délits et dans la mesure où elle est nécessaire.
Ceci s'applique particulièrement à la peine de mort : elle est
légitime si elle est nécessaire à la répression des meurtres.
j'ai bien le droit de, donner la mort à celui qui m'attaque, si
je ne puis défendre autrement ma vie injustement attaquée :
c'est le cas de légitime défense; de même la société a le droit
de mettre à mort les meurtriers, si elle ne peut réprimer au-
trement l'assassinat : c'est encore le cas de la légitime défense
transportée de l'individu à la société chargée de protéger sa
sM'eie• Supposez qu'un peuple ou un chef d'État efface la
Pein e de mort de son code et que le nombre des assassinats
augm ente (comme il parait qu'il arriva dans les États de Jo-
seph après que ce prince eut supprimé la peine de mort),
la nécessité de la peine capitale étant ainsi démontrée, il serait




204. DOUZIÈME LEÇON.


juste de la rétablir, comme le fit le prince que je viens de
citer. Mais la peine de mort est-elle en effet nécessaire? Là est
la question à résoudre d'abord pour trancher celle de sa légi-
timité. Si elle n'est pas nécessaire, à plus forte raison si elle
n'est pas même utile, elle est illégitime, quelque juste qu'elle
soit en elle-même. Kant fait remarquer que jamais un homme
mis à mort pour avoir commis volontairement un assassinat
ne s'est avisé de déclarer ce châtiment injuste; mais la ques-
tion n'est pas là : quelque juste que puisse être la peine capi-
tale au regard de la justice absolue, la légitimité sociale cesse
dès que cette peine n'est pas nécessaire. La question est donc,
je le répète, de savoir si elle est en effet nécessaire.


La question ainsi posée est une question de fait. Il faut,
pour la résoudre, consulter l'expérience.


Or « l'expérience de tous les siècles, comme le dit Beccaria,
prouve que la mort n'a jamais arrêté les scélérats déter-
minés à nuire ». Et pourtant la mort était naguère accompa-
gnée des plus horribles supplices. Dira—t-on que sans la peine
de mort peut-être le nombre des crimes eût été encore plus
grand.? Ce n'est là qu'une supposition gratuite; bien plus,
cette supposition est renversée par les résultats acquis que
je vais rapporter tout à l'heure.


Mais je voudrais d'abord chercher dans l'observation de la
nature humaine, qui est aussi de l'expérience, la raison du
fait affirmé par Beccaria.


Les meurtres sont en général produits par deux espèces de
mobiles : la haine (vengeance, jalousie, etc.) et la cupidité.


Celui en qui la passion de la haine, de la Vengeance ou de
la jalousie est poussée à ce point qu'elle ne peut se satisfaire
que par le sang de son ennemi, celui-là obéit à une passion
tellement violente et tellement aveugle qu'il ne peut être
arrêté par la crainte de la mort à laquelle il s'expose lui-
même. C'est en effet le propre des passions de ce genre de ne
chercher d'abord que leur satisfaction, quelles qu'en puissent


LÀ PEINE DE MORT. 205


être les conséquences. Aussi bravent-elles au besoin l'écha-
faud. Ajoutez d'ailleurs que d'ordinaire ceux qui s'y livrent
espèrent échapper au châtiment.


L'autre grand mobile qui pousse an meurtre est la cupi-
dité : on tue pour voler, pour s'emparer sûrement du bien
d'autrui. Celui qui est capable d'agir ainsi ne de fait évidem-
ment que parce qu'il espère échapper à la peine, quelle
qu'elle soit : il espère qu'il ne sera pas découvert, et, s'il
tue, c'est pour être plus sûr de ne pas l'être. Pensez-vous que
le scélérat dont je parle ici fasse ce calcul : si je tue, je cours
risque d'être condamné à mort? Non, il fera plutôt celui-ci : si
Je ne tue pas, je cours risque d'être pris. La considération de
la peine de mort ne peut donc l'arrêter. Ou si la considération
d'une peine quelconque peut le déterminer à ne pas franchir
la limite qui sépare le vol de l'assassinai., pourquoi une peine
aussi grave que celle des travaux forcés à perpétuité ne pro-
duirait-elle pas sur lui le même effet? Comme on l'a remar-
qué avec raison, c'est moins la violence que la sûreté de la
répression qui agit sur les malfaiteurs.


Des hommes que leur profession a mis à même d'observer
les criminels, des avocats, objectent la profonde terreur dont
ces criminels sont saisis A la pensée de l'échafaud qui les me-
nace et les prodigieux efforts qu'ils font pour échapper à la
peine capitale. Cela est naturel : c'est l'effet de l'amour de la
vie, qui est un des plus vifs instincts de l'homme (I); mais
— ma réponse est bien simple — cette peur de l'échafaud
qu'ils manifestent à présent ne les a pourtant pas empêchés
de commettre le crime.


Voulez-vous maintenant une preuve éclatante, tirée des
faits eux-mômes, de l'effet que produit sur les assassins, je
ne dis pas seulement la menace de l'échafaud, mais le spec-


(1) 11 y a pourtant des exceptions, témoin cc mot de l'assassin Dumollard, à qui
l'on faisait entrevoir la possibilité d'une commutation de peine : « Oit I non, dit-il,
j'ulule mieux autrement. »




206 DOUZIÈME LEÇON.


tacle même des exécutions capitales? Je l'emprunte à •nn
homme qui est regardé à juste titre comme l'un des plus
grands criminalistes des temps modernes et qui a passé une
partie de sa vie à étudier la question de la peine de mort
d'après les données de l'expérience, à M. Mittermaier, pro-
fesseur à l'université de Heidelberg (1). M. Mittermaier con-
state que, d'après les observations très nombreuses qu'il a pu
recueillir, la plupart des criminels condamnés à la peine de
mort avaient eux-mômes assisté à des exécutions capitales. Il
cite, à ce propos, la déclaration faite par un aumônier de
Bristol, lequel avait accompagné sur l'échafaud 167 condam-
nés et avait demandé à chacun d'eux s'il avait vu une exécu-
tion capitale : sur les 167 condamnés, 161 répondirent affir-
mativement (2). Genève pourrait apporter son contingent à
ces observations. Depuis six ans que je suis ici, deux exécutions
capitales ont eu lieu ; eh bien, le malheureux qu'a frappé la
seconde avait assisté à la première : Eloy avait vu le couteau,
de la guillotine trancher la tête de Vary.


Vous le voyez donc, la peine de mort n'est pas aussi exem-
plaire qu'on le suppose. Suivant la déclaration du grand cri-
minaliste que je viens de citer, déclaration appuyée, non sur
des hypothèses, mais sur des faits, non seulement la peine
de mort n'est pas nécessaire, mais elle n'est pas même utile.
Peut-on dire dès lors qu'elle soit légitime?


Ceux qui n'ont pas encore acquis cette conviction, mais qui
répugnent pourtant à la peine de mort, n'osent en demander
ou eu voter l'abolition, de peur que la société ne soit victime
de cette expérience. Mais l'expérience n'est plus à faire : elle
est faite ; il n'y a qu'à consulter les résultats acquis.


Le dernier supplice — et un supplice beaucoup plus horri-
ble que celui qui est généralement en usage aujourd'hui —


(I) Die Todesstro fe nach den Ergebnissen der wissenschaplichen Forschungen,
der Fortschritle der Gesetzgebung und der Erfahrungen. Heidelberg. 1862. --
Cet ouvrage capital a été traduit en français par M, Levers. Paris, 1865.


(2) Trad. française, p. 102, note 2.


LA PEINE DE MORT. 207


était autrefois appliqué à toutes sortes de délits pour lesquels
la peine de mort a été depuis abolie : le vol, la fabrication de
la fausse monnaie, etc., etc.; le nombre de ces délits a-t-il
augmenté ?Y a-t-il aujourd'hui plus de voleurs et de faux mon-
nayeurs qu'il n'y en avait alors? Certains homicides, le parri-
cide, par exemple, ou le régicide, étaient punis de supplices
raffinés dont le seul récit nous fait frissonner : je n'oserais,
par exemple, raconter ici, devant des dames, le supplice de
Damiens, de ce pauvre fou qui avait égratigné Louis XV d'un
coup de canif. Eh bien, depuis que ces horreurs ont été abolies,
le nombre de ces homicides a-t-il augmenté? Enfin la peine
de mort elle-même a déjà été absolument abolie dans un cer-
tain nombre de pays : dans plusieurs États de l'Amérique (le
Wisconsin, le Rhode-Island, etc.); dans plusieurs État de l'Al-
lemagne (l'Oldenbourg, le Nassau et l'Anhalt); en Toscane ; en
Suisse (dans les cantons de Fribourg (1) et de Neuchâtel), etc.:
voit-on que le nombre des crimes se soit accru dans ces
pays? Le contraire est prouvé. Le publiciste que je citais au
commencement de cette leçon, M. Charles Lucas, voulant
engager la république de Genève à suivre sur ce point
l'exemple de la Toscane, entreprit à cet effet de recueillir
dos renseignements précis ; et, s'étant adressé pour cela au
comivandant Berlinghieri, représentant de la Toscane à Paris,
il en reçut cette réponse qu'il cite dans son ouvrage (p. 359):
« Il n'y a pas de doute que l'humanité de la législation pénale
de Léopold, et en particulier l'abolition de la torture et de la
peine de mort, n'ait été suivie pour la Toscane des résultats
les plus satisfaisants. Je ne sais si sous son règne il ne s'est
pas commis plus de cinq assassinats ; mais ce que je sais bien,
c'est que les délits de tout genre ont été beaucoup plus rares
qu'avant et qu'après (où, sous le coup de la Révolution fran-


bh
(1) Cela n'est malheureusement plus vrai du canton de Fribourg. Il vient de réta-
r la peine de mort (7 février 1868), sans aucune autre raison qu'un aveugle be-


soin de réaction, entretenu par l'influence cléricale.




208 DOUZIÈME LEÇON.


(»lise, le gouvernement toscan crut nécessaire de rétablir la
peine de mort). » — Et M. Lucas fait ici un rapprochement
curieux : tandis que, sous le règne de Léopold, qui dura vingt-
cinq ans, il n'y eut en effet que cinq assassinats commis,


celui qui nous l'atteste d'après les relevés publics, après
avoir passé plusieurs années à Pise pendant que Léopold ré-
gnait, alla passer trois mois à Rome, où la peine de mort
était conservée, et il y fut témoin de soixante assassinats. »


11 résulte donc de ces expériences acquises qu'on peut abo-
lir la peine de mort et lui substituer une autre peine, sans
craindre d'augmenter par là le nombre des crimes.


Et maintenant que nous avons écarté le seul argument qui
puisse autoriser la peine de mort., l'argument de la nécessité,
c'est-à-dire de la légitime défense, nous serons plus à notre
aise pour invoquer les autres arguments qui se tirent des ca-
ractères mêmes de cette peine et démontrent invinciblement
que, si elle n'est pas absolument nécessaire, toute autre lui
doit être préférée.


Un des plus graves défauts de la peine de mort, un défaut
tel que, son efficacité fût-elle démontrée, on hésiterait encore
à prononcer sa légitimité, c'est qu'elle est irPéparable. Or la
justice humaine est toujours faillible. Je vous ai cité l'autre
jour les calculs de Laplace établissant que si, dans un jury de
douze membres, la condamnation est de huit voix sur douze,
la probabilité de l'erreur à craindre est un peu plus grande
qu'un huitième, qu'elle est encore à peu près un vingt-
deuxième si cette pluralité est de neuf voix, et que, si elle
diminue singulièrement dans le cas de l'unanimité, elle sub-
siste toujours. Les faits ne confirment que trop ces calculs.
Combien d'erreurs ont été commises, qui ont eu pour résultat
d'envoyer ou au moins de condamner des innocents à l'écha-
faud ! Les annales judiciaires en sont remplies. M. Charles
Lucas a relevé jusqu'à huit condamnations à mort prononcées
coutre des innocents dans l'espace de six mois (de juillet à


LA PEINE DE MORT. 200


décembre 1826). Un autre publiciste français a constaté que,
pendant une période de vingt ans, six arrêts de mort ont été
cassés annuellement, et les condamnés, envoyés devant un
autre jury, ont été acquittés. Que serait-il arrivé s'il n'y avait
pas eu une Cour de cassation pour casser les premiers juge-
ments? Mais, malgré la Cour de cassation, combien d'inno-
cents n'out-ils pas porté leur tête sur l'échafaud? Et combien
n'y en aurait-il pas eu davantage encore sans l'introduction des
circonstances atténuantes, et si les jurés, soit par répugnance
pour la peine de mort, soit pour mettre leur conscience
plus à l'aise, n'avaient pas si souvent recours à ce moyen!
N'a-t-on par vu tout récemment en France réhabiliter un
homme, un instituteur, qui, accusé d'un crime capital, n'avait
dû qu'à l'admission des circonstances atténuantes par le jury
la fortune de conserver sa vie et de pouvoir travailler à sa
réhabilitation ?Mais combien d'autres n'ont pas obtenu ce bé-
néfice et sont montés innocents sur l'échafaud? Mittermaier
a clone raison de dire que non seulement la peine de mort
n'est pas nécessaire, ni même utile, mais encore qu'elle est
funeste à la sécurité publique qu'elle a pour but de protéger.


Outre que la peine de mort, étant irréparable, enlève à la
justice humaine, toujours faillible, la faculté de corriger ses
erreurs, elle a encore le défaut d'enlever au condamné,
qu'elle retranche tout (l'un coup de la société des vivants, la
faculté de s'amender et de se relever. Or, si l'amendement des
coupables n'est pas le principe de la pénalité sociale, il en
doit être- du moins une des fins. Que fait ici la société ? Au
lieu de s'efforcer de tourner à la correction du coupable les
peines qu'elle est forcée de lui infliger, elle le tue, et tout est
di t. Si cela n'est pas absolument nécessaire à la répression
des attentats contre la vie, est-ce moral?


Il y a une phrase sacramentelle par laquelle les jour-
naux ne manquent jamais de terminer leur récit d'une
exécution capitale : « la justice était satisfaite », disent-


BAR NI.


14.




210 DOUZIÈME LEÇON.


ils après avoir parlé du couteau qui tombe avec un sourd
roulement. Mais quelle justice, s'il vous plaît? J'ai établi
que la pénalité sociale ne pouvait avoir pour but de satis-
faire la justice absolue; mais est-ce que la justice absolue
exige la mort du meurtrier? Est-ce qu'elle ne serait pas
mieux satisfaite par toute une vie de souffrance que par une
mort rapide ? Et si le coupable s'amende et se corrige, est-ce
que l'humanité ne devra pas s'en réjouir?


11 y a sans doute des crimes si odieux que la mort seule
semble pouvoir les expier ; mais je répète ce que je crois avoir
démontré dans ma dernière leçon : le principe de la pénalité
sociale n'est pas l'expiation, mais la répression. On pourrait
dire d'ailleurs avec Victor Hugo (lettre aux habitants de Guer-
nesey, du 10 janvier 1854), que, « plus le crime - est grand,
plus le temps doit être mesuré long au repentir. » Prenez,
garde aussi que les plus grands criminels sont souvent plus
dignes de pitié que de haine. Je n'irai pas jusqu'à dire avec
tel adversaire de la peine de mort, reproduisant ici l'opinion
de Platon, que ]e criminel n'est qu'un malade ou que le cou-
pable n'est qu'un ignorant ; mais je rappellerai ce que je
disais à la fin de notre dernière séance, que la plupart des
criminels sont des malheureux égarés par leur défaut d'édu-
cation, par les mauvais exemples au milieu desquels ils ont
été élevés, par les mauvaises habitacles contractées dès leur
enfance; et j'ajouterai qu'au lieu de les tuer comme des en-
nemis dangereux (dangereux, ils ne le sont pl -us), il serait
mieux, il serait plus moral de tâcher de les réformer et de les
ramener dans la bonne voie.


La peine de mort a encore ce défaut que, sans produire,
comme. nous l'avons vu, sur les àmes disposées au crime la
terreur salutaire qu'on en attend, elle offre au peuple un
spectacle qui a pour effet d'exciter en lui des sentiments fé-
roces, ou tout au moins une barbare et indécente curiosité.
Ceux d'entre vous qui ont lu les Confessions de saint Augus-


LA PEINE DE MORT. 2H


tin n'ont pu oublier cet admirable chapitre VIII où il dé-
peint d'une manière si saisissante l'espèce d'attrait par lequel
son ami Alippe se laissa vaincre un jour au spectacle d'un
combat de gladiateurs auquel il assistait malgré lui « Ébranlé
tout à coup par un grand cri que poussa le peuple entier, la
curiosité l'emporta._ il ouvrit les yeux.... A peine eut-il vu
couler ce sang qu'il en devint comme avide ; loin de détour-
ner les yeux de ce spectacle, il les y arrêta, buvant en quel-
que sorte à longs traits, et sans s'en apercevoir, la fureur et la
cruauté, se plaisant à ces jeux atroces, et s'enivrant de ces vo-
luptés sanguinaires. Ce n'était plus ce jeune homme qu'on
avait traîné là par la force : c'était un de ceux dont se com-
posait la foule au milieu de laquelle on l'avait jeté, c'était
maintenant un digne compagnon de ceux qui l'y avaient
amené. Que dirai-je de plus? 11 se fit spectateur comme les
autres; comme eux, il poussa des cris; il devint passionné
comme eux ; désormais plus avide de ces jeux que ces
mêmes amis qui l'y avaient d'abord entraîné, et à son tour v
entraînant les autres. » C'est une passion du même genre


. qu'excitent aujourd'hui parmi la foule, à défaut des combats
de gladiateurs, les exécutions capitales où elle est conviée de
temps à autre. On sait quel immense concours elles ne man-
quent jamais d'attirer, et quelle est trop souvent l'attitude
des assistants. Est-ce ainsi, je le demande, qu'on prétend mo-
raliser le peuple?


On a proposé, pour obvier à l'immoralité du spectacle, de
faire les exécutions dans l'intérieur des prisons ; mais alors
elles manqueront encore plus sûrement l'effet qu'on en
attend, et elles auront cet autre inconvénient de paraître se
c
acher, comme si elles n'osaient se montrer au grand jour.
En tous cas, elles nécessitent dans la société l'entretien


d
'une fonction odieuse, celle du bourreau (1). On a reproché


M(•cé
leiplrineti,i elts4s8u.r les précédents, voyez l'excellente brochure publiée par\i,1Ststeitict




212 DOUZIÈME LEÇON;


à l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg d'avoir fait l'apo-
logie du bourreau: mais Joseph de Maistre est parfaitement'
conséquent avec lui-même : pour lui le bourreau est, suivant
son expression, la pierre angulaire de la société. Lui accordez-
vous que, si l'on ôte du monde l'exécuteur, tout ordre dispa-




rait avec lui, d'où vient votre horreur pour ce personnage?
D'où vient que vous rougissez de mettre votre main dans la
sienne? D'où vient que vous fuyez à son approche? Saluez-
le donc avec respect et inclinez-vous devant lui comme de-
vant un être sublime, ainsi que l'appelle encore Joseph de
Maistre.


Mais faites mieux ; débarrassez-vous du bourreau et de,
l'échafaud ; car, grâce à Dieu, l'échafaud et le bourreau ne
sont nullement indispensables.


11 est vrai que je n'ai pas répondu à tous les arguments
qu'on a élevés en faveur de la peine de mort. Un philosophe
hégélien, qui s'est fait récemment l'apologiste de cette
peine (1), a trouvé des raisons si neuves et si originales que je
tiens, non pas certes à les réfuter, mais à vous les faire con,
naître.


Un de ces beaux arguments, c'est que sans la peine (.1
mort l'humanité n'aurait point eu des marty rs tels que SI>
crate et Jésus-Christ. 11 me semblait au contraire que le sup
puce d'un Jésus-Christ ou d'un Socrate fournissait un excel-,
lent argument contre la peine de mort, et que Victor Hugo'
avait eu bien raison de dire (dans la lettre que j'ai déjà citée):,
« Non, nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guil,
totine s'appelle Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bûcher
Jeanne d'Arc, la torture s'appelle Campanella, le billot s'ap
pelle Thomas Morus, la ciguë s'appelle Socrate, le gibet se
nomme Jésus-Christ. »


(1) Voyez dans la Bildiolhèque de philosophie contemporaine les Essais de phi-
losophie hégélienne, par A. Véra.


LA PEINE DE MORT. 213


Un autre argument, c'est que si l'on retranche la peine de
mort (lu code civil, il faudra la rayer aussi (lu code militaire.
Ce n'est pas moi qui m'y opposerai. L'auteur cite l'exemple
du maréchal Ney comme celui d'une autre victime qui plaide
aussi en faveur (le la peine de mort.


Un autre argument encore, c'est que, si l'on abolit la peine
de mort, il faut aussi abolir la guerre. Ce n'est pas moi non
plus qui 'n'opposerai à cette dernière abolition, si l'on y peut
arriver, comme déjà (je devrais dire : enfin) l'on peut arriver
à celle de la peine de mort. Je vous dirai bientôt tout ce que
je pense à ce sujet.


Enfin, selon le même auteur, la proportionnalité et la
gradation de la peine indiquent un point où la tête peut seule
satisfaire la loi. Je trouve que, dans cette gradation, l'auteur
ne va pas assez loin ; pourquoi ne pas continuer dans la peine
de mort une gradation de supplices qui corresponde à celle
des crimes, comme cela avait lieu dans lalégislation pénale
du bon vieux temps?


Un écrivain célèbre, qui ne se pique pas de philosophie
hégélienne, mais (lui prétend parler et a parlé en effet souvent
au nom du bon sens, a dit un mot, fort répété : « Je veux bien
abolir la peine de mort, mais que messieurs les assassins com-
mencent. » J'en demande pardon à M. Alphonse Karr, la
question n'est pas là. Il s'agit de savoir si l'on peut répri-
mer l'assassinat autrement que par la peine de mort. Si,
Comme je Crois l'avoir montré, il en est ainsi, il faut l'abolir,
P arce que, dès qu'elle n'est pas nécessaire, elle cesse d'être
légitime, et parce qu'en outre elle est irréparable, qu'elle ôte
au condamné la faculté de s'amender, qu'elle offre au Peuple
un spectacle inhumain et barbare, et qu'enfin elle engendre
le personnage du bourreau.


Aussi voyons-nous croître de jour en jour l'opinion favo-
rable à son abolition, et la cause de cette abolition gagner de
plus en plus du terrain. L'admission toujours plus fréquente




214 DOUZIÈME LEÇON.


des circonstances atténuantes, même pour des crimes qui
n'en admettent guère, témoigne de la répugnance du jury,
c'est-à-dire des citoyens, pour la peine capitale ; elle l'abolit
souvent de fait, là où la loi la maintient. D'un autre côté, des
associations puissantes se sont formées dans les pays libres
(par exemple en Belgique) pour travailler à la faire rayer du
code. Enfin, comme je l'ai déjà rappelé, elle a été abolie par
plusieurs États, en Amérique, en Allemagne, en Italie, en
Suisse, sans qu'il en soit résulté aucun danger plus grave
pour la société.


C'est là un exemple qu'il appartient surtout aux démocraties
d'imiter. Il importe à la démocratie plus qu'à aucune autre
institution politique d'écouter ici la voix de la justice et de
l'humanité, et de montrer que, comme l'Église l'a dit d'elle-
même, mais avec si peu de -vérité, elle a horreur du sang.
On lui jette à la tête le souvenir des exécutions de la Terreur;
qu'elle réponde à ces reproches en brûlant l'échafaud. Déjà
la Révolution de 1848 a aboli la peine de mort en matière
politique, et l'Assemblée nationale issue de cette révolution a
effacé la mort civile du code français, la peine capitale ne
peut tarder à disparaître à son tour.


Quant à vous, citoyens de Genève, je ne puis mieux faire
que de vous rappeler les conseils que vous adressait M. Lu-
cas, il y a déjà près de quarante ans :


« Comme je ne pouvais guère concevoir les raisons qui
s'opposeraient à Genève à l'accomplissement de cette grande
réforme, j'ai beaucoup questionné à cet égard des personnes
très éclairées et très aptes à me fournir tous les renseigne-
ments désirables, et c'est d'elles que j'ai appris que le grand
argument à Genève contre l'abolition de la peine de mort se
tirait de sa situation géographique; que le jour où la peine
de mort serait abolie, on craignait généralement que Genève
ne devînt le rendez-vous des scélérats des nations voisines,
qui -s'empresseraient de venir exercer leur brigandage sous


LÀ PEINE DE MORT.


215


l'empire d'une législation si douce... Mais le crime tient à l'oc-
casion, et l'occasion à la localité. Il n'y a pas un homme auquel
il -vînt assurément à l'idée de faire le voyage de Genève pour y,
assassine r , parce qu'on n'y tue pas les assassins; comme on va
eu pèlerinage à Rome pour y gagner les indulgences. Aussi-
tôt qu'on dépouille cet argument du ton d'une discussion un
peu élevée, il amène le sourire sur les lèvres... Au reste, l'au-
torité de l'exemple vient ici se joindre à celle du raisonne-
ment. Lorsque Léopold opéra cette grande réforme qui l'a
placé au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité, la Tos-
cane était entourée de pays où non seulement la peine de -
mort, mais où la roue et les tortures étaient en pleine vigueur.
Certes, le contraste entre la-législation de la Toscane et celle
des pays environnants devenait un peu plus frappant que ne
le serait aujourd'hui celui produit par l'abolition de la peine
de mort. à Genève ; car la roue et les tortures -valaient bien
autant que la guillotine la peine qu'avant de commettre un
crime on fît un peu de chemin pour les éviter. Eh bien! vit-
on affluer en Toscane tous les scélérats qui continuaient d'in-
fester les contrées circonvoisines? Le préambule du code de
Léopold et l'extrait d'une lettre de M. le commandeur Ber-
linghieri, ministre résident de Toscane à Paris, citée page 389
de cet. ouvrage (c'est celle que j'ai moi-même citée tout à
l'heure d'après M. Lucas), répondent à cet égard de manière
à ne plus permettre, je pense, d'espérer reproduire, dans une
cité aussi éclairée que Genève, l'argument en question avec
quelque succès. »


A cet avis d'un savant qui a fait de la question une si pro-
fonde étude, je veux ajouter celui que vous adressait tout
récemment l'auteur du Dernier jour d'un condamne. Dans sa
réponse à M. le pasteur Bost, qui avait réclamé son appui,
Victor Hugo termine ainsi sa lettre, et c'est par là que je
terminerai aussi cette leçon, car que pourrais-je ajouter à
(l'aussi belles paroles?


4




216 DOUZIÈME LEÇON.


« II n''' a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de
mois à la Belgique à propos des condamnés de Charleroi :
qu'il me soit permis de le répéter à la Suisse aujourd'hui.
La grandeur d'un peuple ne se mesure pas plus au nombre
que la grandeur d'un homme ne se mesure à la taille. L'uni-
que mesure, c'est la quantité d'intelligence et la quantité de
vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites
nations seront les grandes nations le jour où, à côté des peu-
ples forts en nombre et vastes en territoire qui s'obstinent
clans les fanatismes et les préjugés, dans la haine, dans la
guerre, dans l'esclavage et dans la mort, elles pratiqueront
doucement et fièrement la fraternité, abhorreront le glaive,
anéantiront l'échafaud, glorifieront le progrès et souriront
sereines comme le ciel. Les mots sont vains si les idées ne
sont pas dessous. 11 ne suffit pas d'être la république, il faut
encore être la liberté; il ne suffit pas d'être la démocratie, il
faut encore être l'humanité. Un peuple doit être un homme,
et un homme doit être une âme. Au moment où toute l'Eu-
rope recule, il serait beau que Genève avançât. Que la Suisse
y songe, et votre noble petite république en particulier, une
république plaçant en face des monarchies la peine de mort
abolie, ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre
sons un aspect nouveau le vieil antagonisme instructif :
Genève et Rome, et d'offrir aux regards et à la méditation du
monde civilisé, d'un côté Rome avec sa papauté qui condamne
et damne, de l'autre Genève avec son évangile qui pardonne.
— 0 peuple de Genève, votre ville est sur un lac de l'Éden,
vous êtes dans un lieu béni; toutes les magnificences de la
création vous environnent; la contemplation habituelle du
beau révèle le vrai et impose des devoirs; la civilisation doit
être en harmonie comme la nature; prenez conseil de toutes
ces clémentes merveilles, croyez-en votre ciel radieux, la
bonté descend de l'azur, abolissez l'échafaud. Ne so y ez pas
ingrats. Qu'il ne soit pas dit qu'en remercîment et en échange,


LA PEINE DE MORT.
217


sur cet admirable coin de terre où Dieu montre à l'homme
la splendeur sacrée des Alpes, l'Arve et le Rhône, le Léman
bleu, le mont Blanc dans une auréole de soleil, l'homme
montre à Dieu la guillotine! »




TREIZIÈME LEÇON
LA MORALE DANS LES RAPPORTS DES ÉTATS


ENTRE EUX


MESDAMES, MESSIEURS,


J'ai examiné jusqu'ici la morale dans l'État, ou dans son
application à la société civile, en considérant. successivement
les citoyens, le gouvernement et la pénalité; mais je n'ai pas
encore épuisé la morale publique. En effet, il n'y a pas seule-
ment un Étai dans le monde; mais, comme je l'ai expliqué,
il y a des États divers, et par conséquent, de même que la
morale règle les rapports des individus qui composent chaque
État, elle règle aussi les rapports des divers États entre eux.
Elle s'appelle alors la morale internationale. C'est cette partie
de la morale publique qu'il me reste à étudier avec vous pour
achever le travail que j'ai entrepris.


A voir la pratique et souvent même les maximes avouées
de certains États, ou de leurs ministres, dans leurs rapports
avec les autres, il semble que, s'ils veulent bien admettre chez
eux une morale publique, ils n'en reconnaissent aucune par
rapport aux autres États, qu'ils n'admettent à leur égard que
le droit de la force, et que, pour peu qu'ils se sentent les plus
forts, ils se croient tout permis envers eux. C'est là une im-
moralité qui témoigne de la barbarie où l'humanité est encore
plongée, et contre laquelle la philosophie ne saurait protes-
ter trop haut en rappelant et en remettant en pleine lumière
les grands principes de morale qui président aux rapports des


LA MORALE INTERNATIŒNALE. 219


divers États aussi bien qu'à ceux des individus qui les composent.
Qu'est-ce en effet qu'un État, un peuple, une nation? Ce


n'est pas sans doute une troupe d'animaux, mais une associa-
tion d'hommes, de créatures libres, formant une sorte de per-
sonne morale, laquelle représente en les unifiant les droits de
tous les membres qui la constituent. 11 faut clone reconnaître
aux États les mêmes droits qu'aux individus, et leur appliquer
les mêmes règles de morale qui gouvernent les rapports des
personnes entre elles.


Chaque peuple ou chaque État étant comme une personne
morale, doit être respecté par tous les autres clans tous ses.
droits.


Dans son droit de vivre d'abord. L'existence de chaque État
et l'intégrité de son territoire doivent être, pour tous les autres,
choses sacrées et inviolables. C'est donc un crime de la part
d'un État que de s'emparer d'un autre, ou d'une portion de
son territoire et de ses sujets, et de se l'incorporer, de sc l'an-
nexer, suivant l'expression aujourd'hui à la mode.


11 n'y a qu'un seul cas oit la suppression d'un État ou au
moins sa diminution pourrait être légitime : ce serait celui oit
l'existence de cet État deviendrait, par ses attentats contre la
sûreté des autres, un danger permanent, auquel cas ceux-ci
rentreraient clans lt-; droit de légitime défense en le supprimant
ou en le diminuant.


Ilors de ce cas, la conquête d'un peuple par un autre ne re-
pose que sur le droit de la force, c'est-à-dire sur la négation
même du droit. Mais vous savez assez combien l'esprit de con-
quête est puissant chez certains peuples et à quel point il les
aveugle sur le droit. « On respecte un moulin, on vole une pro-
vince. » Ç'a été là longtemps, c'est encore aujourd'hui un des
fléaux de l'humanité. On n'en est pas encore venu à bien
comprendre que le droit de conquête n'est point un droit, mais
tout simplement, suivant l'expression d'Augustin, un brigan-
dage en grand, grande latrocinium.




220 TREIZIÈME LEÇON.


Pour justifier, ou au moins excuser la conquête, on met en
avant l'intérêt de la civilisation. Comme si cet intérêt, fût-il
d'une évidence éclatante, au lieu d'être obscur et incertain,
comme il l'est le plus souvent, donnait à un peuple le droit
d'en supprimer un autre, qui ne le menace point Ini-même!
Dans un Dictionnaire de la politique, récemment publié, à
l'article DROIT DES GENS, rédigé par un membre de l'Académie
des sciences morales et politiques, un professeur au Collège de
France, un esprit qui passe pour libéral et qui l'est en effet à
quelques égards, M. Franck, je lis : « Quand cette suppression
(d'un peuple par un autre) n'est pas justifiée par le droit de
légitime défense (tout est bien jusque là), ou quand elle n'est
pas expliquée par l'ascendant naturel d'une civilisation
supérieure sur une civilisation inférieure, alors elle mérite
le nom que lui donne saint Augustin. » L'auteur, à la
vérité, n'a plus osé appliquer à ce second cas le mot justifier
qu'il avait à bon droit appliqué au premier : il y a substitué
celui d'expliquer; mais, si expliquer n'est pas justifier, la
conquête d'un peuple moins civilisé par un autre plus civilisé
n'en est pas moins un acte de brigandage, que la civilisation
même dont se vante le peuple conquérant devrait l'empêcher
de commettre. Il se peut que la destruction de Troie par les
Grecs, celle de Carthage par les Romains, ou, plus près de
nous, la conquête du Mexique par les Espagnols, et tant de
conquêtes du même genre dont l'histoire est remplie d'un
bout à l'autre, l'histoire moderne aussi bien que l'histoire
ancienne, il se peut que toutes ces conquêtes aient tourné en
définitive au profit de la civilisation ; elles n'en ont pas moins
été, pour les appeler dn nom qu'elles méritent, des actes de
brigandage. Mais ce n'est que dans ces derniers temps que,
par un raffinement sophistique, on s'est avisé de justifier
ainsi le renversement des États, passés ou présents. Le vieux
Caton n'y mettait pas tant de finesse, lorsqu'il finissait chacune
de ses harangues au Sénat. parle cri de delencla Carthago. « 0


. LA MORALE INTERNATIONALE.
221


liberté, s'écriait madame Roland sur l'échafaud de la Terreur,
que de crimes on commet en ton nom! » « 0 civilisation,
pouvons-nous dire à notre tour, que d'attentats on a commis et
l'on commet encore chaque jour en t'invoquant! » Que de
conquêtes entreprises sous le prétexte de l'intérêt de la civili-
sation, mais en réalité au détriment du droit et de l'humanité!
Et que l'on ne prétende pas, ajouterai-je ici avec Kant (1),
qu'avec de pareils scrupules toute la terre en serait peut-être
encore aujourd'hui à l'état de nature; il n'est jamais permis
d'être injuste sous prétexte de préparer ainsi le règne de la
justice. Le meilleur moyen d'ailleurs de le préparer n'est-il
pas d'en donner soi-même l'exemple et d'agir par là sur les
autres?


Outre la raison de civilisation, qui, loin de justifier la con-
quête, la condamne, car plus un peuple est civilisé, plus il
doit respecter le droit des autres ; on allègue encore un autre
principe, celui des nationalités, c'est-à-dire, suivant l'inter-
prétation qu'on en donne, le principe de la communauté de
race et de langue. Qu'un peuple, comme les Grecs, les Ro-
mains, les Italiens ou les Polonais, invoque ce principe pour
revendiquer son indépendance nationale confisquée par un
État étranger, cela est parfaitement légitime; mais qu'un État
prétende agir justement en s'appropriant, en tout ou en par-
tie, un autre État sous prétexte que celui-ci appartient à la
même race ou parle la même langue que lui, ce n'est là qu'un
nouveau snhisme de l'esprit de conquête. Sans doute, parmi
les causes qui concourent à la formation des États, la com-
munauté de race et de langue est un des liens les plus natu-
rels et les plus forts ; mais d'autres raisons de s'unir peuvent
dispenser de celle-là, comme nous le voyons, par exemple,
dans la Confédération suisse, et pourquoi des hommes de
races et de langues diverses n'auraient-ils pas le droit de for-


Doctrine du droit, p. 232 de ma traduction. — Cf. Analyse critique de la
doctrine du droit, p. mut.




222 TREIZIÈME LEÇON.


mer entre eux un État, fédératif ou unitaire? Parce que la Suisse
est composée de trois peuples appartenant à des races et par--
lant des langues diverses, serait-il juste de venir lui dire
« Ton existence est une anomalie, tu n'as pas le droit d'être.
Le principe des nationalités veut que de tes États la partie
française rentre dans l'empire français; la partie allemande,
dans l'empire allemand ; la partie italienne, dans l'empire ita-
lien. » La Suisse aurait sans doute le droit de répondre :
« Malgré la diversité de races et de langues qui existent entre
nous, nous sommes unis par des liens communs, surtout par
un commun amour des institutions républicaines dont nous
conservons l'image au milieu de vos monarchies décrépites, et
nous sommes si bien unis que nous avons pris pour symbole
deux mains qui se serrent, et pour devise : un pour tous, tous
pour un, et nous voulons maintenir cette union en dépit de
votre principe des nationalités. » Quelle raison fondée en droit
pourrait-on opposer à ce langage? Il resterait, il est vrai, ce
qu'on a nominé la dernière raison des rois (ultima rait* o regum),
l'argument du canon, et devant cet argumen t, la Suisse pour-
rait bien succomber; mais son partage aurait beau se faire au
nom du principe des nationalités, il n'en serait pas moins,
comme au siècle dernier celui de la Pologne, un acte de bri-
gandage et un malheur pour le monde.


Si j'ai choisi cet exemple, ce n'est pas pour vous signaler un
danger prochain (bien qu'à voir le cours actuel des choses je
ne puisse le regarder comme tout à fait imaginaire) ; mais c'est
parce qu'il m'a paru très propre à dévoiler l'abus qu'on peut
faire du principe des nationalités.


Les partisans du principe des nationalités ainsi entendu
invoquent en même temps, pour préparer et justifier d'avance
certaines conquêtes, un autre principe qui n'est pas plus légi-
time, mais qui en outre s'accorde souvent très mal avec le pré-
cèdent : je veux parler du principe des frontières naturelles.
ll peut sans doute y avoir, pour certains États, des frontières


LA MORALE INTERNATIONALE. 223


en quelque sorte indiquées par la nature ; mais les divers États
ne sont pas toujours établis et séparés les uns des autres
conformément à cette disposition géographique, et il n'est pas
permis à un État de s'emparer d'un territoire appartenant à
autrui, par la raison que ce territoire forme sa frontière natu-
relle. Qu'il obtienne de l'État voisin la cession du territoire qui
lui convient, et des habitants de ce territoire leur consentement
à passer sous ses lois, rien de mieux ; mais enlever à un État
voisin, par la force ou par la ruse, une parcelle quelconque de
son sol, et détacher de sa juridiction une partie de ses ci-
toyens pour se les incorporer malgré eux, c'est ce que le pria-.
cipc des frontières naturelles ne saurait autoriser. Ceux qui
réclament certains agrandissements au nom de ce principe et
qui invoquent en même temps celui des nationalités oublient
dc plus que ces deux principes ne sont pas toujours d'accord
entre eux. Voici un espace de terre qui conviendrait parfai-
tement à tel État pour étendre son territoire jusqu'à sa fron-
tière naturelle ; ruais le peuple qui l'habite n'appartient pas à
la même race et ne parle pas la même langue que lui, et ne
se soucie nullement de lui être annexé. S'il se l'incorpore en
vertu du principe des frontières naturelles, il viole le principe
des nationalités. Comment accorder ici ces deux principes?
Et je ne suppose pas là un cas extraordinaire : il se présente
souvent. Dira-t-on qu'aucun de ces principes n'est absolu? Ce
ne serait pas encore assez dire. 11 faut convenir qu'aucun
d'eux ne donne par lui-même à un État aucun droit
sur un autre. J'ajoute d'ailleurs que les frontières naturelles
ne sont pas aussi essentielles qu'on le prétend souvent -
l'indépendance des peuples, que leur importance stratégique
ou même leur raison d'être politique diminue chaque jour,
et ce n'est pas là que doit résider désormais la force des
État .


Ainsi les trois principes dont je viens de parler, le principe
de la civilisation, le principe des nationalités et le principe des




224 TREIZIÈME LEÇON.


frontières naturelles, fussent-ils réunis, ne sauraient justifier
ce qui est injuste. lis peuvent couvrir l'esprit de conquête d'un
nouveau vernis; ils ne l'absolvent pas.


La Révolution française, qui, dès son début, posa tous les
grands principes, ne manqua pas de réprouver l'esprit de
conquête. Sur la proposition de 'Volney, elle répondit aux
armements extraordinaires des puissances qui se préparaient
à lui faire la guerre, par un décret de l'Assemblée nationale
(22 mai 1790) déclarant que la nation française renonçait à
entreprendre aucune guerre dans la vue de faire des con-
quêtes et. qu'elle n'emploierait jamais ses forces contre la
liberté d'aucun peuple. Si l'on veut voir avec quelle largeur
et quelle précision furent alors posés les principes qui doivent
diriger les peuples clans leurs rapports entre eux, il faut lire
le projet que Volney avait soumis à l'Assemblée nationale :
« L'Assemblée nationale, portait cc projet, délibérant à l'oc-
casiou des armements extraordinaires des deux puissances qui
élèvent les alarmes de la guerre ; dans cette circonstance où
pour la première fois elle porte des regards de surveillance
au delà des limites de l'empire, désirant de manifester les
principes qui la dirigeront dans ses relations extérieures, elle
déclare solennellement : 1° qu'elle regarde l'universalité du
genre humain comme ne formant qu'une seule et même so-
ciété, dont l'objet est la paix et le bonheur de tous et. de cha-
cun de ses membres ; 2° que dans cette grande société géné-
rale, les peuples et les États considérés comme individus
jouissent des mêmes droits naturels et sont soumis aux mêmes
règles de justice que les individus des sociétés partielles et
secondaires; 3° que par conséquent aucun peuple n'a le droit
d'envahir la propriété d'un autre peuple, ni de le priver de
sa liberté et de ses avantages naturels; 4° que toute guerre
entreprise pour un autre objet que la défense d'un droit juste
est un acte d'oppression qu'il importe à toute la grande société
de réprimer, parce que l'invasion d'un État par un autre tend


LA MORALE INTERNATIONALE.
225


à menacer la liberté et la sûreté de tous; par ces motifs, l'As-
semblée nationale a décrété et décrète comme articles de la
constitution française : que la nation française s'interdit de ce
moment d'entreprendre aucune guerre tendant à accroître
son territoire actuel. » L'Assemblée consacra ces principes,
qu'elle vota dans sa séance du 22 mai 1790 et dont elle fit
ensuite un des articles de la nouvelle constitution. Malheu-
reusement les agressions dont la Révolution fut l'objet de la
part des souverains coalisés, jointes à la résistance perfide on
violente qu'elle rencontra à l'intérieur, la poussèrent hors de
la voie qu'elle avait voulu suivre, et, en l'exaspérant, l'éga-
rèrent. C'est ainsi qu'elle en vint à se montrer infidèle à ses
premiers principes. Je ne veux point parler ici de cette ère.
de conquêtes qu'on appelle le Consulat et l'Empire : ce n'est
plus là la Révolution, ou, si l'on veut encore nommer cela.
la Révolution, c'est la Révolution confisquée par le despotisme
militaire. Je songe à certaines violences que, sous l'action
des causes que je viens de rappeler et qu'il ne faut jamais,
oublier si l'on veut être juste, la République fut poussée à
exercer à l'égard d'États quelle aurait dû mieux respecter,
soit par l'esprit de propagande révolutionnaire, soit par le
besoin de pourvoir à sa défense ; jc songe, par exemple, à
l'invasion de la Suisse et à la réunion de Genève à la France..
Et ici je ne puis que souscrire aux réflexions que ces vio-
lences ont suggérées à madame ,de Staël dans ses Considéra-
tions sur la Révolution française (1), et que vous me saurez gré
de rappeler ici :


« Lorsque le général Bonaparte fut -à la tête de la France,
il fit la guerre pour augmenter son empire, cela sc conçoit;
mais, bien que le Directoire désirât aussi de s'emparer de la
Suisse comme d'une position militaire avantageuse, son prin-
cipal but était d'étendre le système républicain en Europe.


(1) Troisième partie, chap. xxvitt.
BARNI. 15


4




TREI :ZiÈME LEÇON.


Or, comment pouvait-il se flatter d'y parvenir en contrai-
gnant l'opinion des peuples, et surtout de ceux qui, comme
les Suisses, avaient le droit de se croire les plus anciens amis
de la liberté? La violence ne convient. qu'au despotisme; aussi
s'est-elle enfin montrée sous son véritable , our, sous celui d'un
chef militaire; mais le Directoire y préluda par des mesures.
tyranniques. Ce fut encore par une suite de ces combinaisons,
moitié abstraites et moitié positives, moitié révolutionnaires et
moitié diplomates, que le Directoire voulut réunir Genève à la
France; il commit à cet égard une injustice d'autant plus ré-
voltante qu'elle était en opposition avec tous les principes qu'il-
professait. On ôtait à un petit État libre son indépendance,
malgré le voeu bien prononcé de ses habitants; on anéantis,
sait complètement la valeur morale d'une république, ber-
ceau de la réformation, et qui avait produit plus d'hommes
distin gués qu'aucune des plus grandes provinces de France ;
enfin, le parti démocratique faisait ce qu'il eût considéré
comme un crime dans ses adversaires. En effet, que n'aurait-
on pas dit des rois ou dés aristocrates qui eussent voulu ôter'
à Genève son existence individuelle? car les États aussi en ont
une. Les Français retiraient-ils de cette acquisition ce qu'elle
faisait perdre à la richesse de l'esprit bu main en général ?
et la fable de la poule aux oeufs d'or ne peut-elle pas s'appli-
quer aux petits États indépendants que les grands sont jaloux
de posséder ? On détruit par la conquête les biens mêmes dont.
on désirait la possession. »


filon seulement chaque Étal. doit être respecté dans son
existence nationale et clans son territoire : il n'est jamais
permis à un peuple étranger d'en détacher même une par-
celle pour se l'approprier, à moins que le premier n'y con-
sente ; mais chaque peuple doit aussi être respecté dans sa
liberté intérieure Ou dans sa souveraineté nationale. 11 suit
de là, qu'un État n'a pas le droit d'imposer à un autre On
gouvernement que celui-ci a renversé ou qu'il repousse


LA. MORALE INTERNATIONALE.
227


quel droit., par exemple, prétend-on forcer les Romains à
subir le gouvernement du pape, si ce gouvernement ne leur
convient pas et s'ils en préfèrent un autre ? Le pouvoir tem-
porel. du -pape est, dit-on, nécessaire au catholicisme : c'est
là une question que je n'ai pas besoin d'examiner ; je demande
seulement on les catholiques prennent le droit d'imposer ce
pouvoir au peuple romain, si celui-ci n'en veut pas. A la ques-
tion ainsi posée je ne vois pas ce que l'on peut répondre de
solide sans s'écarter des principes fondamentaux de la po-
litique, qui ne sont autres que ceux du droit. Il est vrai qu'un
homme d'État illustre, élevant la voix du sein du protestan-
tisme en faveur du pouvoir temporel du pape (chose qui pa-
raîtrait bien étrange si quelque chose en ce genre pouvait
étonner de la part de cet homme d'Étal), il est vrai, dis-je,
que M. Guizot a pris soin de nous démontrer que Rome et les
Romains appartiennent de droit au Saint-Père ; mais c'est là
un genre de sophisme dont tout le talent de l'auteur ne peut
dissimuler le vice. Je me contente de renvoyer ici M. Guizot à
ce principe si justement inscrit par liant dans son Traité de
paix perpétuelle (dont j'aurai bientôt à vous parler) : « Aucun
État ne, doit s'immiscer de force dans la constitution et le
gouvernement d'un autre État. » Si les puissances monarchi-
ques n'avaient pas violé ce principe en prétendant étouffer la
Révolution française, celle-ci n'aurait pas été poussée à violer
à son tour le même principe chez les autres peuples, et com-
bien de malheurs eussent été évités !


Il faut donc poser en principe qu'un État ne doit pas s'im-
miscer dans le gouvernement intérieur d'un autre


- État, et eu
ce sens admettre, comme une des premières règles de la mo-
rale internationale, ce que l'on appelle aujourd'hui le prin-
cipe de non-intervention. Mais cc principe ne signifie pas qu'un
État ne doit jamais intervenir dans les luttes qui peuvent
s'élever entre les autres États, surtout dans les violences et les
us urpations que les plus puissants peuvent exercer à l'égard




228 TREIZIÈME LEÇON.


des plus faibles. Le principe de non-intervention ainsi en-
tendu ne serait plus de la morale internationale, mais ce que
j'appellerais de l'égoïsme international. C'est au contraire en.
général un devoir pour les États d'empêcher les plus puis-
sants de dévorer ou d'opprimer les plus faibles. A la vérité ce
devoir, il n'est pas toujours possible à chacun en particulier
de le remplir : il exige souvent une puissance et des alliances
dont on ne peut pas toujours disposer; mais, si la faute n'est
pas à tel ou tel État, elle est à tous ceux qui pourraient s'unir
dans une sainte ligue pour arracher l'opprimé aux mains de
l'oppresseur, et qui manquent à leur devoir en souffrant une
oppression qu'ils pourraient empêcher. Ainsi ce fut une
grande faute, au xvm e siècle, de la part des puissances qui
auraient pu s'opposer à ce crime international, d'avoir toléré.
le partage de la Pologne, de cette malheureuse Pologne qui
vient encore de lutter si héroïquement pour recouvrer son i n-
dépendance, mais qui n'a pas trouvé de nos jours plus d'appui
qu'au xvin e siècle.


Le principe qui sert de règle et de limite à la liberté des,
États est le même que celui qui sert de règle et de limite à la
liberté des individus : c'est qu'ils n'usent pas de leur liberté
pour attenter à celle des autres, et qu'ainsi la liberté de cha-
cun s'accorde avec celle de tous. De là résulte, entre autres
libertés inviolables, mais non inviolées, la liberté de la navi-
gation, aujourd'hui enfin reconnue, mais longtemps niée ou
confisquée à leur profit par certaines puissances maritimes,
l'Angleterre en tète. Si vous me demandez sur quel droit
l'Angleterre prétendait fonder sa domination sur la mer, je
n'irai pas chercher dans l'ouvrage latin Mare clansum, op—.
posé par son célèbre jurisconsulte Seldeu à celui de Grotius
(Mare liberuni), et traduit en anglais par ordre de Cromwell,,
les arguments qu'elle pouvait faire valoir en faveur de cette
domination ; mais je MC contenterai de citer les termes d'un
traité de 1764, portant . ceci : L'Angleterre ayant acquis ce


LÀ MORALE INTERNATIONALE. 229


droit à la pointe de l'épée sur toutes les autres nations, elle
ne devait pas souffrir qu'il parût sur l'Océan sans sa pe.rmis-
sion d'autre pavillon que le sien. » Cette franche revendica-
tion du droit de la force était assurément beaucoup plus
claire que tous les arguments de Selded.


Je ne m'étendrai pas sur toutes les libertés qui dérivent pour
chaque État du principe général que je viens de rappeler, et
dont le respect est un devoir pour tous les autres; mais je dois
indiquer encore certains devoirs que la morale n'impose pas
moins dans l'ordre international que dans l'ordre civil ou dans
les relations privées, mais que certains États ne sont que trop
disposés à transgresser à l'égard des autres, comme si la mo-
rale s'arrêtait pour eux à la frontière et qu'au delà tout leur
fùt permis, dès qu'ils sont les plus forts. Tel est le respect des
contrats ou des traités qu'un État conclut avec un autre. Ce
respect exige d'abord qu'un traité ou un contrat ne soit pas
comme un piège dont on se sert pour tromper et léser ou
opprimer à l'aide de ce moyen ceux avec lesquels on le con-
clut. Un tel usage des traités est à la vérité fort commun,
niais il n'en est pas moins fort immoral. On a beau dans cer-
tains cas vouloir colorer cette immoralité en alléguant que le
peuple envers lequel on agit ainsi est lui-même dépourvu de
bonne foi, et que par conséquent il est permis de le tromper,
sa mauvaise foi présumée on même démontrée n'autorise pas
la vôtre. Au lieu de suivre son exemple, prouvez-lui par le
vôtre que vous valez mieux que lui et que la bonne foi n'est
point tout à fait exilée de cette terre. Mais, dit-on encore en
pareil cas, c'est un peuple barbare• — Et c'est parce que vous
êtes plus civilisé que lui que vous prenez plaisir à le tromper !
Singulière façon, en vérité, de lui démontrer la supériorité de
votre civilisation et de la lui faire aimer! 11 faut donc flétrir
avec Kant ces contrats où des peuples civilisés, sous prétexte
qu'ils ont affaire à des peuples encore barbares, profitent de
leur ignorance pour les tromper, se faire céder des terres et




230 TREIZIÈME LEÇON.:


établir chez eux des colonies. « Et. que l'on ne dise pas, tijoute
t-il (c'est à ce propos qu'il présente l'observation que j'ai
déjà eu l'occasion de citer), qu'en pareil cas la ruse tourne au
profil du . monde, soit qu'elle ait pour conséquence d'appeler
à la civilisation des peuples qui autrement seraient restés
plongés dans la barbarie, soit qu'elle fournisse au peuple co-
lonisateur le moyen de se purger des hommes qui lui sont à
charge et à ceux-ci celui de se régénérer en recommençant
une nouvelle vie sur une terre nouvelle. C'est une maxime
immorale de prétendre que la fin justifie les moyens. »


« Le fondement de la .justice eslia bonne foi, disait Cicéron
clans son livre Des Devoirs, la bonne foi, c'est-à-dire la sin-
cérité et la fidélité dans ses discours et dans ses engage-
ments »; cette maxime ne s'applique pas moins aux États
qu'aux particuliers. M. de Talleyrand lui-même en faisait
l'aveu lorsqu'il disait au Congrès de Vienne : « L'injustice est
un mauvais fondement sur lequel le inonde politique ne sau-
rait bâtir que pour sa ruine. » Il n'est donc pas vrai, ô diplo-
mate, que la parole ait été donnée à l'homme pour déguiser
sa pensée; mais il n'est que trop vrai que les chefs d'État n'en
ont guère fait jusqu'ici d'autre usage. Aussi Vauvenargues a-
t-il pu dire justement : « Nul traité qui ne soit comme un mo-
nument de la mauvaise foi des souverains »; et à cette re-
marque joindre celle-ci, qui n'est pas moins juste : « Quand
il ne se ferait aucun traité entre les princes, je doute qu'il se
fît plus d'injustices. » Vauvenargues n'a pu parler que des
souverains et des princes; que les États démocratiques ne
s'exposent pas aux mêmes reproches de la part des Vauve-
nargues futurs!


La seconde condition exigée par le respect des traités, c'est
d'observer fidèlement ceux que l'on a conclus. Le respect
de la parole jurée n'est pas moins un devoir pour les États
ou leurs représentants dans leurs rapports réciproques que
pour les particuliers; mais nous retrouvons ici encore cette


LA MORALE INTERNATIONALE. 231


théorie . des deux morales que j'ai déjà eu occasion de flétrir,
et qui, après avoir dispensé les hommes d'État des règles de
la morale ordinaire dans leurs rapports avec les citoyens, les
en dispense à plus forte raison dans leurs rapports avec les
autres États. D'après cette théorie, leur parole ne les engage
à rien ; la raison d'État (et l'on sait assez ce que cela signifie
d'o rd i nai re) leur donne toujours le droit de violer leur serment.
C'est là tout simplement le renversement. de la morale publi-
que et internationale. S'il y a au inonde une morale, elle
exige des États comme un devoir impérieux la fidélité à leurs
engagements, et il n'y a pas de raison d'État, quelque forte
qu'elle soit, qui puisse les en dispenser. Il y a pourtant des
cas où un État peut être dispensé d'observer un traité conclu
avec lui : c'est lorsque ce traité est entaché de fraude, ou qu'il
porte sur un objet illicite, comme l'esclavage d'un certain
nombre d'hommes, ou comme la servitude (le tout un peuple,
ou lorsqu'il lui a été imposé par la force. Ce sont là en effet
des 'vices qui invalident tout traité, qu'il s'agisse d'un contrat
particulier ou d'un traité public. La morale ici ne change pas :
appliquée aux États ou aux particuliers, elle est toujours la
môme.


Tels sont les principaux devoirs qu'elle prescrit aux États
dans leurs rapports réciproques : ces devoirs correspondent à
des droits sacrés et sont par conséquent strictement obliga-
toires; mais, dans l'ordre actuel des choses, le respect de ces
droits et l'observation dc.ces devoirs manquent en général de
toute garantie efficace. On respecte les uns et on observe les
autres si l'on a assez de bonne volonté pour cela ou qu'on -y
trouve son avantage ; mais, si c'est le contraire qui e lieu et
qu'on se sente le plus fort, où est la garantie du droit contre
l'abus de la force? Cela revient. à dire que les divers peuples
sont encore, pal' rapport les uns aux autres, dans l'état de
nature, puisque ce n'est pas le droit, mais la force, sous le nom
de guerre, qui est appelée à décider entre eux. Il se peut que




232 TREIZIÈME LEÇON.


la guerre, outre ce qu'elle a en soi de barbare et d'inhumain,
fasse quelquefois triompher le droit ; mais le contraire aussi est
possible, et l'on peut même dire sans exagération que, dans
l'histoire du inonde, c'est ce qui a lieu le plus souvent. Il est
clone vrai de (lire que les nations en sont encore en général
dans leurs relations réciproques à l'état de nature. Il suit de là
que c'est un devoir pour les peuples de travailler à sortir de
cet état, comme les individus en sont déjà sortis, pour -y sub-
stituer un état juridique qui, sans les mêler, garantisse les
droits de chacun d'eux contre les entreprises des autres en
réglant en commun leurs rapports réciproques, de même que
l'état civil règle les rapports des individus et leur garantit à
chacun leurs droits.


Cette idée si simple est pourtant toute neuve, comme tant
d'autres que mon cours m'a déjà conduit à signaler ; elle ne
date guère que du xvm e


siècle, où ce bon abbé de Saint-
Pierre, dont on s'est tant moqué, mais dont on commence à
rire un peu moins, l'a le premier jetée dans le monde, où
Jean-Jacques Rousseau s'en est fait l'éloquent commentateur
et où Kant l'a revêtue d'une forme vraiment philosophique.


Mais il s'agit là de points si importants que je me repro-
cherais de les indiquer seulement à la fin d'une leçon, et que je
dois en renvoyer le développement à la prochaine séance, où
je traiterai spécialement la question de la guerre et de la
paix.


QUAI:ORMOIE LEÇON
LA MORALE DANS LES RAPPORTS DES ÉTATS


ENTRE EUX (surrE).


LA GUERRE ET LA PAIX


MESDAMES, MESSIEURS,


Je me suis arrêté, à la fin de cette dernière leçon, sur cette
idée que, malgré les progrès dont nous sommes si fiers, toutes
les nations, même les plus civilisées, sont encore aujourd'hui,
à l'égard les unes des autres, dans l'état de nature, c'est-à-
dire dans un état où c'est, non pas le droit, mais la force
brutale, sous le nom de guerre, qui est appelée à décider
entre elles; et que, puisque cet état, en consacrant le droit de
la force et en entretenant un fléau aussi horrible que la guerre,
est essentiellement mauvais, elles doivent travailler à y sub-
stituer un état juridique qui soit pour elles ce que l'état civil
est pour les individus, et qui, en garantissant à chacune ses
droits, fasse régner entre elles la paix avec la justice.


j'ai fait honneur de cette idée, si simple à la fois et si nou-
velle, à la philosophie du xvm e siècle. Si celui-ci ne l'a pas
précisément découverte, il l'a au moins mise • en pleine lu-
mière et a ainsi attiré sur elle les regards du,monde, qui,
tout en gémissant sur les maux de la guerre, la regardait
1,p,iotial ir.,tizen.it elle-même comme une nécessité à jamais iné-


J'ai nommé l'abbé de Saint-Pierre comme ayant été au
avin e siècle le grand apôtre de cette grande idée.




234 QUATORZIÈME LEÇON.


Substituer à l'étal de guerre où les peuples vivent à l'égard
les uns des autres, ou aux traités de paix et d'alliance qui ne
présentent aucune garantie de durée et n'établissent en réalité
que des trêves, un,


véritable état de paix, en établissant entre
eux un lien analogue à celui qui existe déjà entre les individus
ou les lamines, c'est-à-dire en les unissant en une . association
permanente qui garantisse à chacun ses droits et force chacun
à l'exécution de ses engagements, et les arracher ainsi à l'état
de nature pour les faire entrer dans un état juridique : voilà la
pensée que conçoit l'abbé de Saint-Pierre au commencement
du xvm e


siècle et à laquelle 'on a pu dire qu'il a eu la gloire
d'attacher son nom, en dépit de toutes les railleries dont il
a été et dont il est encore l'objet de la part des hommes d'État
et de beaucoup d'esprits superficiels, qui se croient profonds.
Pour justifier l'hommage que je lui rends ici, je veux vous le
faire entendre lui-même :


« Les familles qui vivent dans les sociétés permanentes et
qui ont le bonheur d'avoir des lois et des juges armés tant pour
régler leurs prétentions que pour leur faire exécuter mutuel-
lement, par une crainte salutaire, ou les lois de l'État ou leurs
conventions réciproques, ou les jugements de leurs juges, ont
sûreté entière que leurs prétentions futures seront réglées
sans qu'elles soient obligées de prendre jamais les armes les
unes contre les autres. Elles ont sûreté entière de l'exécution
de leurs traités, et que l'exécution de leurs conventions durera
autant que l'État même dont elles font partie. Elles ont sûreté
que, pour terminer leurs différends entre elles, elles ne seront
jamais exposées aux terribles malheurs _de la guerre entre
familles et familles. Les chefs de ces familles savent que celui
qui prendrait les armes et qui userait de violence contre son
adversaire, au lieu de prendre la voie, des juges commis par
l'autorité de l'État, n'a point à espérer d'augmenter son re-
venu par la force et par la violence, et qu'il serait au con-
traire puni irrévocablement s'il usait de violence. Ainsi ils


LA GUERRE ET LA- PAIX. 23.5


peuvent avoir des contestations et des procès; mais les familles
n'ont jamais à craindre entre elles des malheurs incompara-
blement plus grands, c'est-à-dire les meurtres, les incendies,
les pillages que causent les armes. Malheureusement pour les
souverains, chefs de plusieurs familles, ils ne sont point encore
convenus de former entre eux ni une société permanente pour
leur conservation et pour leur garantie réciproque, ni de
s'ériger entre eux-mêmes un tribunal permanent, tant pour
faire exécuter les conventions passées que pour régler, sans
guerre, leurs prétentions futures. Ils n'ont jusqu'à présent
nulle véritable sûreté, ni que leurs traités seront exécutés, ni
que leurs différends se régleront ou par médiation ou par ju-
gement, et, ce qui est de la dernière importance, ils n'ont au-
cune sûreté que leurs différends seront réglés et terminés sans
être exposés aux funestes malheurs de la guerre. »


Dans les lignes que je viens de vous lire, au mot souverains,
lequel trahit un vice du projet de l'abbé de Saint-Pierre que
je relèverai bout à l'heure, substituez le mot de peuples ou de
nations, et vous aurez, sauf l'incorrection du style, l'expres-
sion la plus lumineuse et la plus juste de l'idée d'après
laquelle les États doivent transformer leurs rapports.


Il faut ajouter que si, avant l'abbé de Saint-Pierre, on avait
peint en traits saisissants la folie et les horreurs de la guerre
(Boileau, la Bruyère, etc.), personne n'avait fait ressortir
comme lui le vice et les inconvénients inhérents à l'état de
guerre : « Nul droit assuré que celui du plus fort ; — défaut
de sûreté dans les engagements mutuels; — danger continuel
de la part d'un voisin puissant, si l'on est faible, et d'une ligue
si l'on est fort ; — précautions et frais immenses pour se te-
nir sur ses gardes ; — jamais de justice à espérer d'autrui
sans des frais et des pertes immenses qui ne l'obtiennent pas
toujours, et dont l'objet disputé ne dédommage que rarement ;
— changements continuels et inévitables de relations entre les
peuples.


qui empêchent aucun d'eux de pouvoir fixer entre ses




'236 QUATORZIÈME LEÇON.


mains la force dont il jouit ; — nécessité de prendre part,
malgré soi, aux querelles de ses voisins et d'avoir la guerre
quand on la voudrait le moins; — interruption du commerce
et des ressources publiques au moment qu'elles sont le plus
nécessaires ; — enfin inutilité de la sagesse oie préside la for-
tune, désolation continuelle des peuples, affaiblissement de
l'État dans les succès et dans les revers, impossibilité totale
d'établir jamais un bon gouvernement, de compter sur son
propre bien et de rendre heureux ni soi ni les autres. » Per-
sonne n'avait opposé, comme l'abbé de Saint-Pierre, au ta-
bleau des maux qu'engendre l'état de guerre celui des avan-
tages que l'état de paix procurerait aux peuples, comme la
suppression de la dépense militaire, si onéreuse aux États, la
liberté et la sûreté du commerce tant d'État à État que dans
chaque État dans les régions éloignées, le progrès sensible de
l'agriculture, des ressources publiques, de l'éducation publi-
que, etc. Personne enfin n'avait si fortement combattu le
préjuge qui élève si Fiant la gloire du conquérant. Il osa atta-
quer celle de Louis XIV et tenta de lui arracher ce titre de
grand que lui avait décerné la flatterie de ses sujets : il ne
voulait pas que l'on confondit la grande puissance avec la véri-
table grandeur. Cette hardiesse le fit expulser de l'Académie
française.


L'abbé de Saint-Pierre ne s'en est pas tenu d'ailleurs au
principe général que nous l'avons vu poser et aux réflexions
sur l'état de guerre et sur l'état de paix dont je viens de vous
présenter le résumé, mais il a converti ce principe en un pro-
jet de paix composé des cinq articles suivants :


« 1° 11 y aura désormais, entre les souverains qui auront
signé les présents articles, une alliance perpétuelle....


» 2° Chaque allié contribuera, selon ses moyens, à la sûreté
et aux dépenses communes de la grande alliance ;


» 3° Les alliés renoncent à la voie des armes pour vider
leurs différends présents et futurs ; ils sont convenus d'accepter


LA GUERRE ET LA PAIX. 237


toujours l'arbitrage d'un tribunal formé par les alliés eux-
niâmes ;




4° Tout membre de l'alliance qui entreprendrait quelque
chose contre elle, sera réduit par la force publique ;


» 5° Si de nouveaux articles sont jugés nécessaires pour le
bien de l'alliance, ils seront arrêtés par les plénipotentiaires
sans que rien ne puisse être changé à ces cinq. »


Les articles que je viens de rapporter ne font que traduire
sous la forme d'une constitution internationale le grand prin-
cipe si bien posé par l'abbé de Saint-Pierre ; mais, en vou-
lant appliquer son projet aux États tels qu'ils étaient alors
constitués et gouvernés, il commit un double oubli et par
suite une double erreur. D'une part, en prenant l'Europe
telle qu'il la trouvait constituée par le traité d'Utrecht, il né-
gligea de se demander si elle était bien ou mal organisée, si
son état était conforme ou contraire aux droits des peuples,
s'il était juste et bon qu'elle restai éternellement comme elle
était, -si cet état enfin comportait l'alliance qu'il proposait en
vue de la paix perpétuelle ; et, d'autre part, il ne songea pas
non plus à se demander si la constitution intérieure des peuples,
tels qu'ils étaient alors gouvernés, n'était pas elle-même in-
compatible avec l'état de paix qu'il voulait fonder : ici encore
il ne vit pas qu'en donnant pour base à son projet l'état pré-
sent des choses, la constitution despotique des peuples, il le
frappait par là même de nullité. C'est ce que son éloquent
commentateur Jean-Jacques Rousseau a très bien montré (1).


Malgré les vices que je viens de relever dans le projet de
l'abbé de Saint-Pierre, cet écrivain n'en a pas moins rendu un
immense service à Phumani té en mettan t en lumière le principe
qui doit ici servir de guide aux États; et Rousseau a eu bien
raison de dire de son livre « Il est très important qu'il existe. »


. (1) Voyez, pour le développement de tout ce qui précède, mes leçons sur l'abbé
de Saint-Pierre, dans le tome premier de l'Histoire des idées morales apolitiques
en France au :mn' siècle.




238 QUATORZIÈME LEÇON.


L'idée lancée et relancée par l'abbé de Saint-Pierre- (de
1712 à 1736) tombait dans un siècle bien fait, non pas sans
doute pour la mettre en pratique, mais pour la comprendre
et la propager. Le plus éloquent écrivain de ce temps, Rous-
seau, s'en fit l'interprète ; d'autres la reprirent et la dévelop-
pèrent sous de nouvelles formes : elle devint une des questions
à l'ordre du jour, Voltaire, tout en décochant quelques légè-
res épigrammes contre la paix perpétuelle de l'abbé de Saint-
Pierre et l'exposition qu'en fit Jean-Jacques Rousseau, tout
en la déclarant à regret impraticable et tout en tenant la
guerre pour un fléau inévitable, n'en a pas moins dirigé
contre cette barbarie et la futilité des causes qui l'engendrent
d'ordinaire, des traits qui se ressentent certainement de l'ac-
tion exercée sur son esprit par les idées que le bon abbé
avait mises en circulation. Sans l'abbé de Saint-Pierre, l'ar-
ticle Guerre du Dictionnaire philosophique aurait-il été
écrit?


Transportons-nous maintenant vers la fin de ce siècle dont
l'abbé de Saint-Pierre fut l'un des promoteurs, et nous allons
voir son idée adoptée, épurée et élevée en quelque sorte à sa
plus haute puissance par le plus grand philosophe du xvm e


siè-
cle, par le plus grand moraliste des temps modernes, par
Kant. Formulée par ce vigoureux esprit, elle devient une
théorie d'une admirable précision et d'une vérité philosophi-
que incontestable ; et je m'étonne qu'on n'en ait pas mieux tiré
parti et qu'on ne lui ait pas rendu un plus éclatant hommage
dans les travaux qui ont été faits depuis sur le môme sujet.
Je m'étonne particulièrement que les derniers écrivains qui
ont traité ce sujet, comme M. Larroque et Proudhon, n'aient
tenu aucun compte du travail de Kant, qu'ils paraissent igno-
rer, comme si le philosophe de Koenisberg n'était pas notre
maître à tous sur ce point. Arrètons-nous donc un instant
sur cette partie de son oeuvre, afin d'eu relever l'importance
et d'en faire jaillir la vérité.


GUERRE 239


• L'idée fondamentale de Kant est.celle même . qùè . j'ai indi-
quée à la fin de la dernière leçon et que j'ai rappelée au Com-
mencement de : c'est que les peuples en sont encore
dans leurs relations réciproques à l'état de nature, c'est-à-dire
à l'état de guerre, — ce qui ne veut pas dire qu'ils se fassent
toujours réellement la 'guerre, mais qu'ils sont forcés d'être
toujours sous les armes; — qu'un tel état est en soi souverai-
nement inique, puisque, quand même lespl us puissants n'abu-
seraient pas de leur force pour opprimer les plus faibles,
comme ils le font d'ordinaire, il dépendrait toujours du droit
de la force et non de la force du droit, et que, quand même
ce serait le droit qui triompherait par le moyen de la guerre,
ce qui est loin d'être le cas Ordinaire, il ne triompherait
qu'au prix du sang versé (d'un sang qui le plus souvent n'en
peut mais), et de toutes les calamités qu'engendre la guerre;
qu'ainsi c'est un devoir pour les peuples, un devoir de justice
en même temps qu'un devoir d'humanité, de travailler à sor-
tir de cet état de nature et de guerre dans leurs relations in-
ternationales pour y substituer un état juridique au moyen
d'une alliance par laquelle ils se garantiraient réciproquement
leurs droits et termineraient leurs différends par des moyens
pacifiques, de manière à faire régner entre eux la paix, au
lieu de la guerre. Et que l'on n'objecte pas que cet état de
paix ne pourra jamais être réalisé sur la terre : devant le veto
absolu que la raison oppose à l'état de guerre, il n'y e plus
lien de s'inquiéter de savoir si la paix universelle et perpé-
tuelle est une 'chose qui doive ou non être réalisée un jour;
il faut agir comme si celte chose, qui peut-être ne sera jamais,
devait être, et se la proposer pour but. Ce but ne dit—il


ja-
niais être entièrement atteint, toujours serait-ce un devoir
pour les États de le poursuivre et de travailler à s'en rappro-
cher de plus en plus. 11 est le but final du droit des gens. -


Mais Kant ne s'est pas contenté de signaler ce but comme
l'idéal que les peuples doivent poursuivre dans leurs.,relations




240 QUATORZIÈME LEÇON.


internationales ; il a entrepris de leur indiquer aussi les moyens
qui seuls peuvent les y conduire ou au moins les en rappro-
cher.


Parmi ces moyens, il en est d'abord qui doivent servir à
préparer le règne de la paix entre les États et qui en sont
ainsi les conditions préliminaires. Les voici, sinon d'après le
texte même de Kant, du moins d'après l'analyse que j'en
ai faite moi-même dans un travail déjà publié (I) :


« Ces articles préliminaires, ou destinés à préparer la paix
qu'il s'agira ensuite de régler d'une manière définitive,:
statuent :


1° Qu'il n'y a pas de véritable traité de paix là où l'on se
réserve de recommencer la guerre à l'occasion, puisqu'un
traité dont les auteurs feraient quelque restriction mentale de
ce genre ne serait plus vraiment, un traité de paix, mais un
simple armistice ;


2° Qu'on ne peut acquérir, par voie d'héritage, d'échange
d'achat ou de donation, un État indépendant, grand ou petit;
car, outre qu'un État est comme une personne dont nul ne
peut disposer qu'elle-même, et qu'il est contraire au droit de
l'humanité d'en faire une sorte de fief transmissible ou échan-
geable, un pareil abus met en péril la paix entre les nations,
dont il trouble l'équilibre.;


3° Que les armées permanentes doivent disparaître entiè-
rement avec le temps ; car, indépendamment de l'atteinte
portée ici encore au droit des hommes, que l'on traite comme
(les machines, et qui pis est, comme des machines meurtriè-
res, les armées permanentes sont à la fois pour les autres
États comme une menace qui les tient incessamment sur le
qui-vive, et pour ceux qui les entretiennent une charge qui
les pousse eux-mêmes à la guerre ;


4° Qu'on ne doit pas contracter de dettes nationales en vue


(1) Analyse critique de la Doctrine du droit, p. aw.


LA GUERRE ET LA PAIX.


241


des intérêts extérieurs (le l'État, parce que ce moyen, en ren-
dant la guerre facile à l'un, troublerait la sécurité des autres,
et, en produisant tôt ou tard une inévitable banqueroute, pour-
rait compromettre ainsi la fortune des autres peuples ;


5° Qu'aucun État ne doit s'immiscer de force dans la con-
stitution et le gouvernement d'un autre État, non pas ménie
dans le cas d'un scandale donné par une nation ; car, à moins
qu'elle ne se déchire en deux parties, et que l'une des deux
parties ne réclame secours et protection contre l'autre, un
scandale, si grand qu'il soit, n'autorise pas l'intervention
armée d'un autre État, dont il ne lèse pas les droits, et qui
doit se contenter d'en faire son profit comme d'une leçon
salutaire, sans prétendre réprimer ce qui ne le regarde pas. »


Notez que Kant posait ce principe (1795) en face de la
coalition qui s'était formée contre la France révolutionnaire.
et dont la Prusse, sa patrie, avait été la première instigatrice,
mais dont elle se détacha cette même année, à la grande
satisfaction du philosophe.


Il y a encore un article préliminaire ; le voici :
« 6° Que nul État ne se permette, dans une guerre avec un


autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour de la
paix, la confiance réciproque, comme par exemple l'emploi
d'assassins ou d'empoisonneurs, l'espionnage, la violation
d'une capitulation, l'excitation à la trahison, etc. Avec de
pareils stratagèmes, la guerre, au lieu d'être un moyen d'éta-
blir un droit qu'on ne peut faire triompher autrement, tend
à l'extermination des hommes, et il n'y a plus désormais de
paix sérieuse et durable à espérer. »


Ce ne sont là que les conditions préliminaires qui doivent
préparer le futur règne de la paix; mais il en est d'autres qui
sont en quelque sorte les conditions constitutives (le ce règne,
et que Kant a érigées en articles. définitifs de son projet de
paix perpétuelle.


Ici le projet du philosophe allemand corrige heureusement
16




242 QUATORZIÈME LEÇON.


le vice capital de celui de l'abbé de Saint-Pierre. Kant a par-
faitement vu que, pour rendre possible l'établissement et la
durée de la paix entre les États, il fallait commencer par
réformer leur constitution intérieure suivant les principes
républicains, c'est-à-dire suivant ces principes de liberté et
d'égalité, proclamés par la Révolution française, qui font de
tous les membres de la société des citoyens et placent tous les
citoyens sur le même pied.


« Lorsque, — il faut le citer ici textuellement, —
lorsque, comme cela doit être nécessairement dans une con-
stitution républicaine, la question de savoir si la guerre aura
lieu ou non ne peut être décidée que par le suffrage des ci-
toyens, il n'y a rien de plus naturel qu'ayant à décréter contre
eux-mêmes toutes les calamités de la guerre, ils hésitent beau-
coup à s'engager .dans un jeu si périlleux; car il s'agit pour
eux de combattre en personne, de payer de leur propre avoir
les frais de la guerre, (le réparer péniblement les dévasta-
tions qu'elle laisse après elle; enfin, pour comble de maux,
de contracter une dette nationale, qui rendra amère la paix
même et ne pourra jamais être acquittée, parce qu'il y aura
toujours de nouvelles guerres. Au lieu que, dans une consti-
tution où les sujets ne sont pas citoyens et qui, par consé-
quent, n'est pas républicaine, une déclaration de guerre est la
chose la plus aisée du monde, puisque le souverain, proprié-
taire et non pas membre de l'État, n'a rien à craindre pour
sa table, sa chasse, ses maisons de plaisance, ses fêtes de
cour, etc., et qu'il peut la décider comme une partie de plai-
sir, pour les raisons les plus frivoles, et en abandonner avec
indifférence la justification, exigée par la bienséance, au
corps diplomatique, qui sera toujours prêt à la fournir. »


La première chose à faire pour établir la paix parmi les
hommes serait donc de donner à chaque État une constitution
républicaine, ou, end'autres termes, unlibre gouvernement(1)•


(1) Kant repousse, il est vrai, la démocratie comme contraire au gouvernement


LA GUERRE ET LA PAIX.
243


La seconde condition, c'est de former de tous ces libres
États une fédération. Ici encore je ne puis mieux faire que de
reprendre mon analyse :


« Cela ne veut pas dire, ce qui serait contradictoire, qu'il
faudrait les fondre tous en mi seul et même État, mais les
unir par une libre alliance qui, sans détruire le lien de la
société civile, lui servît de supplément. En effet, tant que cette
alliance n'existera point entre les divers peuples, ils ne sorti-
ront point, dans leurs relations réciproques, de l'état de na-
ture, c'est-à-dire que chacun restera juge en sa propre cause
et que ce sera toujours la force au lieu du droit qui décidera
entre eux. Or c'est là le règne de l'injustice. Sans doute, dans
l'état actuel des choses, la guerre est l'unique ressource des
États qui veulent défendre leur droit, puisqu'il n'y a point de
juridiction internationale où ils puissent porter leurs plaintes;
mais, connue c'est toujours en définitive la force qui décide,
cet état de choses est souverainement injuste. Aussi paraît-il
étonnant que l'état des sauvages vivant en dehors de toute loi
inspire aux nations civilisées tant de mépris et d'horreur, et
qu'elles ne voient pas qu'elles-mêmes vivent entre elles dans
un état aussi triste; car, dans leurs relations, reconnaissent-
elles quelque contrainte légale, et les princes qui les gouver-
nent ne mettent-ils pas leur gloire à entretenir, sur le pied de
guerre, des milliers d'hommes, dont ils disposent comme de
machines et qui leur deviennent au besoin des instruments
de conquête? On n'a.pas encore songé, il est vrai, à bannir le
mot droit du vocabulaire de la politique internationale ; nul
ne s'est montré jusqu'ici assez hardi pour professer ouverte-
ment la doctrine de la force brutale, et c'est de quoi il y a
plutôt lieu d'être surpris, quand on songe à la méchanceté de
la nature humaine, qui montre ici toute sa laideur; mais,
républicain ; mais cela vient de ce qu'il définit la démocratie d'une manière beau-
coup trop étroite: il l'identifie avec cette espèce de souveraineté populaire qui con-
fond le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et engendre ainsi le despotisme.
V oyez. mon Analyse critique de la doctrine du droit, p. cxvnt.




244 QUATORZIÈME LEÇON.


quelque souci que les peuples semblent prendre de justifier
leurs déclarations de guerre, il est sans exemple qu'aucun
d'eux ait jamais consenti à se désister de ses prétentions
sur des raisons purement juridiques. Toutefois ce langage
est déjà un hommage rendu à une idée que l'on est forcé
d'invoquer, alors même qu'on la viole ; et, puisqu'il est im-
possible de la rejeter tout à fait, peut-être finira-t-on par la
suivre réellement, en renonçant définitivement à un état de
choses qui en est au fond la négation. Le mot droit, en effet,
n'offre plus aucun sens, appliqué à l'état de guerre, puisqu'il
n'y a plus (le droit là oit chacun est juge en sa propre cause
et. oit la force seule décide. C'est là du moins ce qu'exige la
raison, et le seul moyen à suivre pour arriver au but qu'elle
nous prescrit, c'est de travailler à substituer à ces traités de
paix qui ne tendent qu'à terminer les guerres actuelles, mais
non l'état de guerre lui-même, une alliance qui unirait tous
les peuples en vue de la paix perpétuelle, et garantirait la
liberté et les droits de chacun. Une union qui ferait de toutes
les nations comme une république universelle ne peut sans
doute être établie d'un seul coup; mais supposez quelques
peuples libres donnant l'exemple d'une alliance de paix, telle
que la raison la demande, elle s'étendrait et peu à peu fini-
rait par embrasser tous les peuples de la terre. Quelques diffi-
cultés d'ailleurs que présente la réalisation de l'idéal proposé
ici par la raison, il est du devoir de chaque État d'y concourir
autant qu'il est en lui ; et, si la république universelle est
encore bien loin de nous, il y a une chose immédiatement
praticable et que tout peuple est coupable de ne pas faire : c'est
de travailler à établir entre les nations une alliance durable et
susceptible de s'étendre toujours davantage, qui puisse, en
fournissant un moyen pacifique de terminer les différends,
détourner le fléau de la guerre. »


Kant n'a point traité d'ailleurs la question de la paix uni-
quement au point de vue de la raison pure : il a cherché aussi


LA GUERRE ET LA PAIN.


245


:à montrer, dans les dispositions prises par la nature et dans le
mécanisme même des penchants intéressés qu'elle a mis en
nous, les signes du concours et de la garantie qu'elle nous
offre relativement à la réalisation de cette idée de la paix
entre les États, que la raison nous fait un devoir de pour-
suivre; mais, quelque pénétrantes que soient ici ses observa-
tions, je n'ai pas à le suivre sur ce terrain, qui n'est plus
proprement celui de la morale (1).


Comme vous venez de le voir, la philosophie du xvm e
siècle


avait fait la guerre à la guerre et prêché la paix universelle et
perpétuelle. La paix, ce fut là en quelque sorte son premier
mot, jeté dans le monde dès 1712 par l'abbé de Saint-Pierre,
et ce fut aussi son dernier, prononcé en 1795 par le génie qui
la couronne, par Kant, et élevé cette fois à la hauteur d'une
doctrine morale, lumineuse et irrésistible. Mais, malgré cette
grande croisade entreprise par la philosophie du.xvm c siècle
contre la guerre, l'Europe n'en vit pas moins se rouvrir, dès
le début du siècle suivant, une ère de conquêtes guerrières
n jui la désolèrent sans interruption pendant douze ans (de
1803, date de la rupture de la paix d'Amiens, à 1815, date
de la bataille de Waterloo). C'était là, ainsi que je l'ai écrit
quelque part (2), comme une sanglante ironie jetée par le
démon des batailles aux théories du philosophe ; mais, en y
regardant de plus près, on voit que ce nouveau déchaînement
de la guerre dans le monde, de la guerre pour la guerre,
c'est-à-dire de ce que M. Schérer, parlant de Napoléon, ap-
pelle si justement la chose la plus insensée et la'plus barbare
qui se puisse imaginer, on voit, dis-je, que ce nouveau déchaî-
nement de la guerre n'a fait que confirmer ces théories, en
prouvant une fois de plus que la guerre est l'un des fruits
naturels du despotisme et que la paix ne peut fleurir qu'au


- sein de la liberté. Si la France ne s'était pas laissé confisquer


(I) Voyez Analyse critique de la doctrine du droit, p. cxxn.
(2) Revue de Parie, 15 mars 185C. — Kant et la Révolution française.




246 QUATORZIÈME LEÇON.


au dix-huit brumaire toutes ses libertés par un chef militaire,
elle n'aurait pas été entraînée, malgré elle, dans ce tourbillon
de guerres qui fut le cortège nécessaire du Consulat et de
l'Empire, et qui dévora tant de millions d'hommes, unique-
ment pour satisfaire l'ambition et les fantaisies d'un despote.
Il fut donc démontré par là encore une fois (il semble pour-
tant que les peuples n'auraient plus dû avoir besoin d'une
telle démonstration) que le despotisme appelle naturellement
la guerre, et que le césarisme et le militarisme sont deux
fléaux inséparables ; Napoléon donna raison à Kant et à tous
ces idéologues, philosophes et économistes, qu'il détestait si
fort et à si ,juste titre.


Mais, d'un autre côté, notre temps a vu des écrivains
illustres tenter de relever la guerre de l'anathème dont l'avait
frappée la philosophie du dix-huitième siècle au nom de la
justice et de l'humanité. Au premier rang de ces apologistes
(le la guerre, il faut citer l'auteur des Soirées de Saint-Péters-
bourg, Joseph de Maistre. L'écrivain qui a fait une si magni-
fique apologie du bourreau, qui l'a appelé un être extraordi-
naire, sublime, sur qui repose toute subordination, toute
puissance, toute grandeur, et qui ne saurait exister dans la
famille humaine qu'en vertu d'un décret, d'un /iat de la
puissance créatrice, cet écrivain ne pouvait manquer de faire
de la guerre une apologie analogue, de la déclarer aussi
divine, comme accomplissant une grande loi du monde spirituel
(t. II, p. 29), une loi occulte et terrible qui a besoin du sang
humain (p. 19), et en vertu de laquelle l'homme, couronnant
cette longue chaîne de carnages que nous offre le vaste
domaine de la nature vivante (p. 30), est chargé d'égorger
l'homme (p. 32), et, pour remplir cette sainte mission, saisi
tout à coup d'une fureur divine, étrangère à la haine et à la
colère, s'avance sur :le champ de bataille sans savoir ce qu'il veut
ni mène ce qu'il fait, et fait avec enthousiasme ce qu'il a en
horreur (p. 33).


LA GUERRE ET LA PAIX. 947


Est-il besoin de réfuter cette théorie qui, au lieu de voir
dans la guerre tout simplement ce qu'elle est, une barbarie,
en fait quelque chose de divin (p. 29 et p. 30); et, au lieu de
regarder simplement ce fléau comme l'effet d'une brutalité et
de préjugés qui ont dominé jusqu'ici chez les peuples faute
de culture et de lumières, mais qui, si la perfectibilité humaine
n'est pas une illusion, ne sauraient conserver toujours le
même empire, prétend l'expliquer par un principe surna-
turel d'expiation, et fait ainsi de Dieu une sorte, de Moloch
avant soif' de sang humain? Non, c'est là une de ces théories
qu'il suffit d'exposer pour en montrer l'erreur et la laideur.
Je veux seulement, pour achever cette exposition, indiquer
encore un des caractères Joseph de Maistre reconnaît la
divinité de la guerre, et qui répond en effet à une conséquence
nécessaire de sa doctrine. « La guerre, dit-il (p. 39), est
divine par l'indéfinissable force qui en détermine le succès. »
C'est-à-dire que cette force indéfinissable qui détermine le
succès étant en définitive la force divine, le succès est tou-
jours juste et la défaite toujours méritée. Vie victis ! Ce n'était
vraiment pas la peine de prétendre s'élever si haut (p. 38)
pour retomber si bas !


Malheureusement, ce n'est pas seulement du camp de la
théocratie qu'est partie l'apologie de la guerre, et, comme
conséquence, celle de la force et du succès; elle est sortie
aussi d'une certaine philosophie. N'a-t-on pas vu, par exem-
ple, en 1828, un professeur illustre, et dont la parole avait
alors une grande autorité, M. Victor Cousin, déclarer que la
guerre a des racines indestructibles (Introduction à l'histoire
de la philosophie, éd. 1841, p. 275), absoudre dans tous les
cas la victoire, non-seulement comme nécessaire, mais comme
bienfaisante (p. 281), non-seulement comme bienfaisante,
ruais comme juste, juste dans le sens le plus étroit du mot
(p. 281); et entreprendre de démontrer la moralité du succès
(ce sont les propres expressions du professeur)? Quand je lis


t




248
• QUATOICAUE LEÇON.


dans les leçons de, M. Cousin que la guerre n'est pas autre
chose que le prononcé du jugement de Dieu sur l'humanité,
que les batailles en sont la promulgation éclatante, que les
défaites et les victoires sont les arrêts de Dieu môme sur un
peuple, que, malgré cette sorte de sympathie morale qui nous
entraîne vers le vaincu, le vaincu est toujours celui qui doit
l'être, c'est-à-dire qui a mérité de l'être, et que le vainqueur
est toujours meilleur et plus moral que le vaincu, je suis
tenté de préférer la théorie du théocrate à celle du méta-
physicien : au moins M. de Maistre, tout en déclarant la
guerre divine, la tient pour un fléau, non pour un bien-
fait; et, tout en regardant toute défaite comme une légi-
time expiation, il ne proclame pas pour cela la supériorité
morale du vainqueur. Il y a, dit-il au contraire (p. 38), des
guerres où « vous pouvez voir le vainqueur même dégradé,
appauvri et gémissant au milieu de ses tristes lauriers, tandis
que, sur les terres du vaincu, vous ne trouverez, après quel-
ques moments, pas un atelier, pas une charrue qui demande
un homme ». La théorie de M. de Maistre n'a pu faire d'ail-
leurs de prosélytes que parmi les esprits hostiles à l'idée du
progrès de l'humanité; celle de M. Cousin, au contraire,
s'adressant au public libéral, a ouvert une voie qui n'était
propre qu'à l'égarer (1). Faut-il s'étonner après cela de tant
de lâchetés dont nous avons été témoins ! Quand on a pour
système que le succès est nécessairement le triotnphe (le la,
justice, comment ne s'inclinerait-on pas (levant. le vainqueur,
et ne jetterait-on pas la pierre aux vaincus, surtout si, comme
cela ne peut manquer d'arriver, pour peu qu'on le veuille,
on y trouve son propre avantage?


(1) Quand je parlais ainsi (186;,), Cousin, qui fut mon maitre au début de ma
carrière universitaire, mais dont je m'étais depuis longtemps éloigné pour marcher
dans nia liberté, M. Cousin vivait encore, et j'étais loin de prévoir sa fin prochaine.
Sa mort ne peut être pour moi un motif de retirerles paroles par lesquellesfai cru
devoir réprouver publiquement sa fausse et funeste doctrine du succès..l'ai trouvé très
souvent excessivesles attaques dirigées contre sa mémoire ; mais ce West pas moi qui
me chargerais de la défendre contre les trop justes griefs des amis de la philosophie.


LA GUERRE ET LA PAIX. 249


Dans un ouvrage publié en 1861 sous ce titre : La guerre et
la paix, par un écrivain dont la mort récente ne saurait m'em-
pêcher de dire que, s'il montra un grand talent critique et
polémique, il s'enivra trop souvent d'une subtile et fausse
dialectique, dans ce livre de Proudhon je retrouve une apolo-
gie de la guerre et une amnistie de la victoire qui ne le
cèdent point à la théorie de M. Cousin. Proudhon va même
plus loin : retournant jusqu'à Hobbes, il proclame ouverte-
ment le droit de la force (t. I er , p. 287), et en déduit. directe-
ment le droit de la guerre et la légitimité de la victoire. « C'est
en vain, dit-il, en appliquant ses principes à la campagne de
Lombardie (note de la page 399), que, pour réfuter cette rai-
son souveraine de la victoire, vous essayez, à force de si, de
mais, de la faire passer à droite ou à gauche : pourvu qu'elle
reste l'expression des forces, elle est infaillible. » — « Les alliés,
avait-il déjà dit plus haut, étaient dans leur droit, et la preuve,
c'est qu'ils étaient en force. » Ainsi Proudhon accepte comme
l'expression d'un droit cette maxime que le fabuliste ne cite
que comme l'expression d'un fait trop fréquent, l'histoire du
loup et de l'agneau : La raison du plus fort est toujours la
meilleure. Il est vrai que pour lui cette apologie de la guerre
et de la victoire n'est qu'une thèse, qu'il se plaît ensuite, sui-
vant les procédés ordinaires de sa dialectique, à transformer
dans son antithèse, la paix, et que le dernier mot de son livre
est que l'humanité ne veut plus la guerre; mais ce sont là des
jeux d'esprit où je n'ai pas le loisir de le suivre. J'aime du
moins à constater que pour lui la guerre n'a point, comme pour
M. Cousin, de racines indestructibles, et que, si la guerre a eu
sa mission dans le passé, c'est à la paix qu'appartient l'avenir
de l'humanité,.


Telle n'est pas la pensée du philosophe hégélien dont je vous
ai dernièrement rapporté la singulière argumentation en
faveur de la peine de mort. Il faut dire que la philosophie
hégélienne est la source commune d'où sont sorties ces apo-




250 QUATORZIÈME LEÇON.


logies métaphysiques de la guerre et de la victoire, de la force
et du succès, dont je viens de vous entretenir. M. Cousin avait
fidèlement suivi la théorie du maître ; Proudhon s'en est écarté ;
M. Véra nous y ramène. « De même, dit ce pur disciple de
Hegel (Essais de philosophie hégélienne, p. 17), de même que
la lumière et l'ombre, ou le sec et l'humide, ou le mouvement
et le repos sont des moments nécessaires dans la sphère
de la nature, de même la guerre et la paix sont des
moments nécessaires dans la sphère de l'esprit et dans cette
sphère qui constitue la vie nationale elles rapports des nations
entre elles. Cette vie et ces rapports résident précisément
dans la succession incessante et alternée de la paix et
de la guerre. La guerre n'est pas seulement un droit, mais un
droit et un devoir, droit et devoir inhérent à la constitution
intime de la vie des nations.» Ainsi c'est un droit et un devoir
inhérents à la constitution intime de la vie des nations de
continuer à se massacrer jusqu'à la fin des siècles! Ce n'est
qt.i'à cette condition que la dialectique hégélienne peut être
satisfa ite.


Heureusement que, malgré les leçons de cette dialectique,
la pensée de notre siècle n'a pas laissé de suivre la voie que
lui avait ouverte la philosophie morale du dix-huitième siècle,
et où le spectacle même des guerres du Consulat et de
l'Empire ne pouvait que la confirmer. Je n'oserais affirmer
avec Proudhon que l'humanité ne veut plus la guerre; mais
il est certain que l'idée de travailler à substituer entre les
nations l'état de paix à l'état de guerre, que cette grande idée
du dix-huitième siècle a fait de nos jours de notables progrès;
que déjà elle n'est plus regardée comme une vaine utopie, et
qu'en dépit de l'apparence contraire elle attire les peuples à
elle. On comprend aujourd'hui de plus en plus que, si la force
peut être nécessaire pour défendre le droit, elle ne fait pas le
droit; que la guerre, même légitime, est toujours une chose
barbare et inhumaine; que l'état de guerre oit les peuples


LA GUERRE ET LA PAIX. 251


vivent entre eux est un état violent et contraire à tous les inté-
rêts de la société, à ses intérêts économiques comme à ses inté-
rêts moraux, et que par conséquent il faut tendre à en sortir.


Depuis la fin des guerres de l'Empire, de nombreuses
sociétés se sont établies en Amérique, en Angleterre, à Paris,
à Genève, pour travailler à propager l'idée de la paix; de
grands meetings ont eu lieu à Londres (1843), à Bruxelles
(1848), à Paris (1849), à Francfort (1850), de nouveau à
Londres (1851), oit les sociétés des deux mondes se sont trou-
vées réunies; des travaux importants ont été provoqués et
couronnés par ces sociétés, comme par exemple le livre de
M. Patrice Larroque : Dé la guerre et des armées permanentes,
couronné par le comité du congrès de la paix de Londres
en 1856 (1).


Malheureusement, les amis de la paix ont parfois compromis
par leur exagération la cause qu'ils défendaient. C'est ainsi
que certains d'entre eux refusent d'admettre aucune distinc-
tion entre la guerre offensive et la guerre défensive, et affir-
ment que la dernière est aussi illégitime que la première.
Sans doute, par les raisons que Kant a si bien indiquées,
l'étai de guerre est un état injuste en soi, anti-juridique ;
mais ce n'est pas à dire pour cela que, dans l'ordre ou, pour
mieux dire, clans le désordre qui règne encore aujourd'hui,
la guerre ne soit parfois légitime, comme étant le seul moyen
de défendre son indépendance, ou même de défendre celle


(I) Un nouveau congrès de la paix vient d'avoir lieu à Genève (9-12 septem-
bre 1891). Ce congrès s'est distingué 'des précédents en ce qu'il a posé, comme
principes fondamentaux du règne do la paix, la liberté dans la démocratie et la con-
fédération des peuples libres. Les débats de ce grand meeting de quatre jours ont
été, à la vérité, par des causes qu'il est inutile d'indiquer ici, plus tumultueux
qu'il n'aurait convenu ; mais il n'en a pas moins servi la cause de l'humanité en
réunissant dans une pensée commune de liberté démocratique et de fraternité in-
ternationale d'illustres et nombreux représentants (les diverses parties de l'Europe
et du monde, particulièrement (le la France, de l'Allemagne et de l'Italie ; et il y a lieu
d'espérer qu'en dépit des calomnies et des railleries dontil a été accablé, il n'aura
point passé sans laisser après lui des fruits durables. — Voyez, à la fin de ce volume,
le discours que j'ai prononcé à l'ouverture du congrès de Genève, le programme
adopté pour ses délibérations et les résolutions votées dans la dernière séance.




252 QUATORZ ÈME LEÇON.


d'un autre peuple, plus faible, injustement attaqué par un
plus puissant. C'est ici le cas de légitime défense, qui peut
s'appliquer aux nations aussi bien qu'aux individus. On allègue
que cette distinction a l'inconvénient de fournir des prétextes
aux agresseurs, qui ne manquent presque jamais de mettre
en avant la nécessité d'une juste défense; mais l'abus que l'on
peut faire d'une chose ne prouve nullement que cette chose
ne puisse être fondée en droit ; et, comme le dit très bien
M. Larroque, « la distinction entre l'agresseur et celui qu'il
attaque est une réalité indépendante de leurs affirmations et
de leurs négations. Si l'agresseur se dit attaqué, qu'est-ce
que cela prouve? Qu'il est de mauvaise foi et qu'il ment;
mais son mensonge ne fait pas qu'il cesse d'être l'agresseur,
et par conséquent ne détruit pas le droit de légitime défense
de celui qu'il attaque injustement. » ll faut donc bien,. au
risque de fournir des prétextes aux agresseurs, -- ce qui vaut
encore mieux que de leur faire la partie belle en leur décla-
rant qu'on ne se croit pas le droit de se défendre contre leurs
attaques, — il faut donc bien admettre, comme Kant n'a pas
manqué de le faire, la légitimité de la guerre dans certains
cas, en attendant qu'une autorité commune et souveraine ait
été établie pour garantir à chaque peuple ses droits; mais il
faut en même temps rappeler ami peuples que si, dans l'état
actuel de leurs rapports, il peut leur être permis de recourir
à ce moyen extrême, ils doivent aussi travailler à transformer
ces rapports de manière à le rendre inutile, et se servir de la
guerre même, quand elle est nécessaire, comme d'un moyen
pour tendre à ce but.


En vue de ce but, tout peuple qui se voit réduit à faire la
guerre y doit montrer la plus parfaite loyauté et toute l'huma-
nité qu'elle comporte. Cela est d'ailleurs un devoir en tout cas,
mais un devoir trop longtemps méconnu ou violé. Eu attendant
que la guerre puisse être définitivement supprimée, il faut la
moraliser et l'humaniser.


LA GUERRE ET LA PAIX.


253


Humaniser la guerre, c'est à quoi un de vos concitoyens,
M. Henry Dunant, a voulu travailler en proposant la création
dans tous les pays de sociétés internationales et permanentes
de secours pour les militaires blessés en temps de guerre, et
en provoquant sur ce poin t un congrès officiel, qui a eu lieu
récemment à Genève. C'est là sans doute une très louable
pensée: tant que la barbarie de la guerre subsistera entre les
hommes, il est bon de s'efforcer d'en adoucir le plus possible
les horreurs, et tout le monde sait combien il y avait à faire
du côté des secours que réclament les blessés (1). Dieu veuille
que les efforts tentés par M. Dunant et ses collègues portent
leurs fruits dans les guerres que les nations de l'Europe et
du monde auront encore à subir (2)!


Mais cela ne suffit pas encore, il y a quelque chose de plus
à faire : c'est d'attaquer la guerre elle-même dans les causes
qui l'engendrent latalementetqui s'opposent à l'établissement
de la paix entre les États.


Au premier rang de ces causes, il faut placer celle que
Rousseau et Kant ont si bien signalée : le despotisme, l'omni-
potence attribuée à un homme, qui dispose en maître absolu
de l'État. Malheureusement, cette cause, au lieu de disparaître
depuis Rousseau, Kant et la Révolution française, n'a fait que
croître en prenant une forme nouvelle, ou renouvelée des
Romains, qui la rend plus funeste encore, la forme du césa-
risme. Le césarisme a besoin d'une armée pour se soutenir il
l'intérieur, el. il a besoin de la guerre pour entretenir cette
armée. Voilà pourquoi je disais tout à l'heure qu.e le césarisme
et le militarisme, par conséquent la guerre, sont deux fléaux


(1) Voyez La guerre et la charité, par Moynier et Appia (Genève et l'aria, 1867),
chap. Fr : Insu. ffisance des secours officiels.


(2) Une courte mais terrible guerre a, depuis ce temps, ensanglanté l'Italie et
l'Allemagne, et les comités de secours, organisés sous l'impulsion du congrès de
Genève, ont été appelés à exercer leur bienfaisante mission. Malheureusement,
l'ouvrage cité dans la note précédente ne nous fait pas connaître les résultats qui
leur sont dus.




QUATORZIEME LEÇON.


inséparables. Il faut donc, pour détruire le second, commen-
cer par attaquer le premier ; et, comme le demandait Kant,
travailler à substituer à la constitution despotique des États
une libre constitution, une constitution qui fasse de chaque
membre de l'État, au lieu d'un sujet, un citoyen.


Avec le despotisme tombera cette institution qui est sa créa-
tion : les armées permanentes, et qui, outre qu'elle est oné-
reuse à l'État, outre qu'elle est attentatoire aux. droits et aux
intérêts des individus, qu'elle arrache à leur pays, à leur
famille et à leur carrière pour les retenir durant de longues
années dans des casernes ou des camps; outre qu'elle encou-
rage toutes sortes de vices funestes, la paresse, l'ivrognerie,
le libertinage, etc. ; outre qu'elle est un instrument d'oppres-
sion, est encore un perpétuel aiguillon de guerre. Une telle
institution est incompatible avec une libre constitution : sous
une constitution de ce genre, chaque citoyen, comme le
demandait Diderot, doit avoir deux habits :l'habit de son état
et l'habit militaire. Mais, comme l'ajoute cet écrivain, aucun
souverain n'établira jamais cette éducation. Le souverain
sait trop bien que « celui qui n'est pas maître du soldat n'est
maître de rien », tandis que celui qui est maître du soldat est
maître de tout. Aussi a-t-il pour maxime de tout sacri fier à
l'état militaire.


Un autre puissant obstacle à l'établissement du règne de la
paix parmi les nations, obstacle soutenu lui-même par le
précédent, ce sont les haines cl. les jalousies des races et des
peuples entre eux. Ces vices sont d'autant plus dangereux
qu'ils prennent aisément la couleur d'une vertu, du patrio-
tisme. Il faut combattre par tous les moyens ces restes de
l'ancienne barbarie et les préjugés qui y ont leur racine, afin
de préparer le terrain sur lequel pourra fleurir l'arbre de la
paix. Il faut faire comprendre aux peuples que leur intérêt,
comme leur devoir, est de lutter entre eux, non par la guerre,
mais par la paix, et de substituer au sanglant et stérile anta-


LA GUERRE ET LA PAIX. -aa


gonisme qui les a divisés jusqu'ici un antagonisme pacifique
et fécond, qui n'exclut pas, mais appelle au contraire la con-
corde et la paix.


Une autre cause encore, (lui tient aussi aux précédentes,
c'est le préjugé encore si vivace qui exalte si fort la gloire
militaire au-dessus de toute autre. Sans doute, il y a un
héroïsme guerrier qui est digne d'admiration : je ne songe
à rabaisser rien de ce qui est vraiment grand; mais, s'il faut
applaudir à cet héroïsme, il faut combattre énergiquement ce
travers qui consiste dans le culte de la gloire militaire pour-
suivie indépendamment et au'préjudice de tout mobile moral.
Ou a reproché, non sans raison, au peuple français ce funeste
travers; mais il faut reconnaître, pour être juste, que ce qu'on
nomme en France le chauvinisme n'est pas exclusivement
propre à ce pays.


Voilà les fléaux qu'il faut attaquer pour attaquer la guerre
elle-même et rendre possible ce que Kant demandait à la fin
du dernier siècle, et ce que n'out cessé de demander depuis
tous les philosophes et tous les économistes qui ne sont point
égarés dans une fausse métaphysique ou dans une fausse
politique : une 'fédération d'États libres destinée à garantir
à chaque nation ses droits et à régler les différends qui peu-
vent survenir entre elles au moyen d'un arbitrage suprême.


Si l'on objecte que c'est là une utopie, je réponds avec Kant
que c'est un idéal que la raison nous fait un devoir de pour-
suivre, quand même nous ne pourrions espérer de le réaliser
jamais complètement. « La perfection, pourrait-on dire en
empruntant ces paroles à l'auteur des Soirées de Saint-Péters-
bourg, n'est pas absolument nécessaire sur ce point, ce serait
déjà beaucoup d'en approcher; » Joseph de Maistre pense,
à la vérité, que toute tentative en ce genre est condamnée
d'avance par cette loi occulte et terrible qui a besoin du sang
humain; mais nous, qui n'admettons pas une telle loi, nous
n'avons aucune raison de déclarer impraticable cette alliance




256 QUATORZIEME LEÇON.


des nations que la raison exige, et nous pensons que, si elle
n'a pas été tentée jusqu'ici, ce n'est pas à cause de la loi dont
parle de Maistre, mais parce que l'humanité n'était pas encore'
mûre pour cela, et que, pour cette même raison, l'idée ne lui
en avait pas encore été proposée par les penseurs. Aujour-
d'hui que l'idéal lui est clairement tracé, qu'il brille devant
elle comme un phare lumineux, comment ne. marcherait-elle
pas vers ce but?


Nous trouvons d'ailleurs dans les progrès qu'elle a accom-
plis jusqu'ici, d'une manière en quelque sorte inconsciente, un
sûr garant de ceux qu'elle ne manquera pas de faire à l'ave-
nir, maintenant surtout qu'elle a la claire conscience de son
devoir en ce sens. Et, à ce sujet, permettez-moi de vous citer
une page, que je n'emprunte à aucun ouvrage de philosophie,
mais à un roman, qui est un des meilleurs livres de notre
temps, et dont l'immense succès est lui-même un signe écla-
tant du progrès qui se fait dans les esprits, Le Conscrit de 1813.
Voici les réflexions communiquées, au retour de la campagne,
par le soldat Joseph au soldat. Zébédée, et qui servent de con-
clusion à l'ouvrage :


« Moi je lui réponds que toutes les guerres doivent finir,
que les Français, les Anglais, les Allemands et les autres peu-
ples de l'Europe ne forment qu'une seule et même famille,
et qu'au lieu de chercher les occasions de s'exterminer, ils
feraient beaucoup mieux de licencier la moitié de leurs
troupes et de vivre en frères. Je lui dis qu'autrefois les Alsa-
ciens, les Lorrains, les Gascons, les Bretons bataillaient tou-
jours les uns contre les autres, et que, malgré cela, par les
progrès du bon sens et de la liberté, ils se soutiennent
maintenant et s'enrichissent par le commerce. Zébédée coin-
prend très bien mes raisons; mais chez lui le naturel est plus
fort que le reste, et il revient toujours à ses vieilles idées. Ces
graves questions nous aident à passer le temps. Le soir, nous
rentrons chez nous en toussant comme de pauvres vieux que


LA GUERRE ET LA PAIX.


257


nous sommes. Espérons que tout cela changera... et que les
peuples finiront par s'entendre.


Oui, espérons-le; mais faisons mieux encore : travaillons,
autant qu'il est en nous, à nous rapprocher de cet idéal que
la raison nous propose. C'est surtout aux démocraties qu'il
appartient ici encore de donner l'exemple, puisqu'elles sont
constituées (je parle des vraies démocraties) sur les principes
que la philosophie a déclarés essentiels, non seulement à la
dignité des citoyens, mais à la paix des nations. Je disais
l'autre jour qu'elles devraient abolir la peine de mort, afin de
témoigner par là de leur supériorité sur les systèmes théo-
cratiques, -.,utocratiques et aristocratiques qui n'ont point eu
horreur sang; elles en témoigneront bien mieux encore
en travaillant à détruire cette peine de mort en grand qu'on
appelle la guerre, et qui, frappant aveuglément, fait tant
d'innocentes victimes. Si la suppression de la guerre, si l'éta-
blissement du règne de la paix est l'idéal international des
États, si c'est le devoir des peuples de le poursuivre, pour qui
ce devoir est-il plus impérieux et plus aisé à la fois que pour
les peuples qui, au lieu d'être les sujets passifs d'un souverain,
se gouvernent eux-mêmes librement?


Ceci m'amène à la conclusion même de tout ce travail.
Quelques mots me suffiront pour vous rappeler, avant de nous
séparer, le but et l'esprit de ces leçons.


La société moderne appartient à la démocratie. Elle y tend
de tous côtés, et elle y arrivera certainement. C'est là un fait
dont les partisans de l'ancien régime peuvent s'affliger, mais
qu'ils ne sauraient empêcher. Mais quel sera le caractère de
cette démocratie? Là est la-question.


Il y a en effet deux systèmes démocratiques : l'un qui tend
à l'oppression de l'individu par l'État et mène en fin de
compte à l'absorption de l'État dans un individu, ce qui est
tout simplement un retour à l'autocratie ; l'autre qui, au lieu
de l'égalité dans la servitude, assure la liberté dans l'égalité.


BARNI. 17




258 QUATORZIÈME LEÇON.


Si c'est à la première espèce de démocratie, à la démocratie
césarienne, que doit aboutir la révolution qui travail] e l'Europe
depuis la fin du dernier siècle, je serais tenté, pour ma part,
de partager les regrets qu'éprouvent les partisans de l'ancien
régime en voyant monter le flot démocratique. il n'y a que le
triomphe de la seconde qui puisse réjouir le coeur de ceux
qui aiment d'un amour sincère le droit et l'humanité.


Mais, pour que cette démocratie, la seule qui soit vraiment
digne de ce nom, puisse se fonder et durer, il faut que les
membres de la société civile apprennent à se gouverner eux-
mêmes, soit dans la sphère purement individuelle, soit dans
le cercle de la famille, soit dans le cercle plus étendu de Pec-
not, soit clans leurs rapports de citoyens, soit enfin dans leurs
relations avec les autres États, et que, dans toutes ces rela-
tions, ils prennent pour principes de leur conduite le respect
de la dignité humaine, qui comprend le respect de la liberté
et de l'égalité de l'homme et du citoyen, et l'amour de l'huma-
nité, qui contient la fraternité. -Voilà les moeurs que chacun
de nous doit s'appliquer à donner pour base aux institutions
démocratiques, s'il veut que la démocratie reste conforme à
ses vrais principes et qu'elle ne dégénère pas en démagogie
ou en césarisme. C'est le modèle de ces moeurs individuelles,
sociales et politiques que je me suis efforcé de retracer dans
ces leçons, au terme desquelles me voici arrivé. Je n'ai plus
qu'à vous remercier de votre attention si soutenue et si spn-
pathique. Elle m'atteste que je ne me suis point adressé en
vous à des oreilles ingrates. Mais je voudrais plus encore : je
voudrais que mes paroles fussent assez retentissantes pour
sortir de cette enceinte et porter au loin les vérités morales
dont je me suis fait ici l'organe. Tant je suis convaincu que
l'avenir de la démocratie est attaché à l'intelligence et à la
pratique de ces grandes et simples vérités !


APPENDICE


1


DISCOURS


PRONONCÉ À L'OUVERTURE DU CONGRÈS INTERNATIONAL
DE LA PAIX, LE 9 SEPTEMBRE 1867.


illee'eurs tes membres du Congrès international de la paix,


Nous voici rassemblés, de divers points de l'Europe, sur le
libre sol de la Suisse, pour discuter l'une des plus grandes
questions pratiques que les hommes puissent se proposer.
Si, comme l'a enseigné la philosophie du avin e


siècle par la
grande voix de Kant, l'état de guerre ou, ce qui est à peu
près la même chose, de paix armée, où les nations vivent
entre elles, est un état barbare que condamne la raison et
que le progrès de la civilisation doit détruire; si c'est le devoir
non moins que l'intérêt des peuples de travailler à substituer
à cet état de barbarie un état légal qui règle leurs relations
internationales comme l'état civil règle en chacun d'eux les
relations individuelles ; si le règne de la paix entre eux est ainsi
le but qu'ils doivent poursuivre, comment parviendront-ils à
l'atteindre, ou tout au moins à s'en rapprocher de plus en
to s ?


L'énonciation même de cette question et la réunion de ces
grandes assises de la démocratie européenne, appelées ici à
la débattre, ce fait nouveau dans l'histoire de l'humanité est
déjà le signe du progrès qui s'est accompli dans les idées, en
attendant qu'il passe dans la réalité. On rit moins aujourd'hui




200 APPENIHCE.


qu'il y a un siècle des rêves du boa abbé de Saint-Pierre, et l'on
commence à reconnaître que l'idéal tracé par le philosophe
Ka ni (une confédération d'États républicains) n'était pas abso-
u ment chimérique. Je trouve un autre symptôme du même


progrès dans les protestations qui ont éclaté récemment au
sein des peuples contre la détestable guerre qui les menaçait,
et à ce propos contre toute guerre d'oppression et de conquête
en général. Publicistes indépendants, industriels, étudiants.
ouvriers, cette matière jusque,-là trop docile de la chair à
canon, ont pour la première fois poussé en commun, au nom
du droit et de la civilisation, un cri de réprobation contre la
guerre. C'est cette manifestation même qui a suggéré la pre-
mière idée du Congrès que nous inaugurons aujourd'hui.


Malheureusement, pendant que ce progrès s'opère dans un
grand nombre d'esprits et se traduit dans le Congrès inter-
national qui nous réunit, un mouvement en sens inverse se
propage en Europe et menace d'y perpétuer l'état de guerre.
Je veux parler du développement du césarisme ou de ce régime
de monarchie militaire qui sacrifie les libertés de tous au pou-
voir d'un chef d'armée, mesure la puissance de l'État au
nombre des soldais qu'il peut entretenir et cherche à étendre
sans cesse les agglomérations d'hommes qu'il . courbe sous ses
lois. De quelques voiles que se couvrent les envahissements
de ce régime, principe des nationalités, ou principe des fron-
tières naturelles, ou principe de l'unité, son triomphe, qui
serait la ruine de tout ce qui reste en Europe de liberté con-
stitutionnelle ou républicaine, rendrait toute paix à jamais
impossible, si ce n'est la paix des tombeaux. Prenons clone
garde que ce fléau ne frappe de stérilité et de mort la société
moderne, comme il a tué la société antique. Travaillons à
opposer à l'esprit césarien l'esprit républicain, à l'esprit mili-
taire l'esprit civique, à l'esprit de centralisation l'esprit de
fédération, en un mot, à l'esprit de despotisme et de guerre,
l'esprit de liberté et de paix.


APPENDICE. 261


La paix est, en effet, inséparable de la liberté, comme le
despotisme enfante nécessairement la guerre. Le souverain
qui a besoin d'une armée à ses ordres pour soutenir son omni-
potence, a besoin de la guerre pour soutenir cette armée; et
comme il est le maître de la déclarer à qui il veut et quand il
veut, il engage ses sujets, pour satisfaire ses intérêts ou ses
caprices, en des expéditions on ils sont forcés de le suivre, alors
même qu'ils les désapprouvent. Telle a été, par exemple, la
cause des guerres ei ont ensanglanté l'Europe pendant tant
d'années sous l'Empire (pour ne parler que du passé). Alors
même que le césarisme ne fait pas la guerre, il en tient en
quelque sorte la crainte toujours suspendue, comme une épée
de Damoclès, sur la tète des peuples qui restent ainsi cons-
tamment sur le qui-vive, chaque jour incertains du lendemain
et chaque jour se demandant, au réveil, si c'est la guerre ou
la paix qui va sortir des résolutions (le leur souverain. De là
une paix qui, par l'effet de cette incertitude et par l'entretien
d'une armée permanente et d'armements formidables, n'est
pas beaucoup moins onéreuse que la guerre même. De là,
guerre ou paix, le développement de ce détestable esprit qui
marie la licence à la discipline, et pour (lui le comble de la
gloire est le massacre des hommes : l'esprit militaire, le mi-
litarisme, ce compagnon du césarisme. Voilà le mal qu'il faut
combattre en travaillant à restituer aux peuples les libertés
vitales dont les dépouillent les gouvernements despotiques, de
telle sorte que leur sort ne dépende plus du caprice d'un
homme, en provoquant l'abolition des armées permanentes et
en minant ainsi le militarisme.


Dira-t-on que les peuples sont souvent les complices de
leurs souverains? Je ne le nie pas : il ne reste dans l'humanité
que trop de vestiges de la vieille barbarie et trop de préjugés
de toute sorte qui divisent les hommes et les poussent à se ruer
les uns sur les autres comme des bêtes féroces. Mais, plus ces
préjugés sont encore vivaces, plus il importe de les attaquer




262 APPENDICE. APPENDICE.


2133


jusque dans leurs racines, et de travailler encore à y substituer
toutes les idées d'économie politique et de morale qui rappro-
chent les nations.


Une fois les peuples rendus à eux-mêmes, délivrés de la
plaie des armées permanentes et affranchis des préjugés qui
les tournent les uns coutre les autres, il ne sera pas impos-
sible de les unir en une vaste confédération, analogue à la
Confédération suisse, qui instituerait entre eux un tribunal su-
prême, chargé de régler leurs différends, comme les tribunaux
de chaque État règlent aujourd'hui les différends des parti-
culiers, et qui substitueraient ainsi l'état de paix, c'est-à-dire
le droit international, à l'état de guerre, c'est-à-dire à la bar-
barie.


Est-ce là un rêve chimérique? Je ne me dissimule pas les
difficultés qui s'opposent à la réalisation de cette grande idée.
Je sais combien sont puissantes les étreintes du despotisme et
combien les peuples élevés ou jetés dans la servitude manquent
du courage nécessaire pour s'en affranchir ; je sais combien le
militarisme fait aisément illusion, en prenant la couleur du
patriotisme; je sais combien sont encore vives les jalousies et
les haines internationales; mais je sais aussi qu'un grand pro-
grès s'est déjà produit dans les idées et dans les faits depuis le
siècle de la Renaissance et de la Réforme jusqu'au siècle de la
Philosophie et de la Révolution, que l'idéal est aujourd'hui
clairement tracé et qu'il ne se peut pas que sa lumière frappe
en vain les yeux des peuples.


C'est cette lumière que vous aurez, messieurs les membres
du Congrès de la paix, à propager à travers l'Europe. Nul
foyer ne lui convient mieux que la Suisse républicaine et la
libre cité de Genève, cette Rome de l'intelligence, comme
l'appelait hier Garibaldi, en venant répondre à notre appel.
Recueillons-en ici les rayons épars au moyen d'une discussion
élevée, puissante, calme pour être forte, et répandons-les
partout où ils ont besoin d'éclairer, en y joignant (dans les


limites tracées par la neutralité suisse) tous les moyens d'ac-
tion en notre pouvoir, car l'idée sans action n'est qu'une oisive
et stérile contemplation.


Telle est notre triche. Nous vous l'avons préparée et nous la
remettons avec confiance entre vos mains. Faites en sorte que
le Congrès de Genève marque sa place dans les plus glorieuses
pages des annales de l'humanité. — ,C'est déjà. pour lui un
immense honneur d'avoir réuni un aussi grand concours,
tant d'hommes éminents venus des diverses parties de l'Eu-
rope, et à leur tête celui qui s'appelle lui-même le milicien et
que nous appelons, nous, le héros (le la démocratie et de la -
liberté : Garibaldi.




A PPENDICE. 96!i


Troisième question.


l
PROGRAMME


ADOPTE PAR LE CONGRÈS INTERNATIONAL DE LA PAIX.


Peemière question.


Le règne de la Paix, auquel aspire l'humanité, comme au
dernier terme de la civilisation, est-il compatible avec ces
grandes monarchies militaires qui dépouillent les peuples de
leurs libertés les plus vitales, entretiennent des armées formi-
dables et tendent à supprimer les petits États au profit de cen-
tralisations despotiques? On bien la condition essentielle d'une
paix perpétuelle entre les nations n'est-elle pas, pour chaque
peuple, la liberté, et, dans leurs relations internationales,
l'établissement d'une confédération de libres démocraties
constituant les États-Unis d'Europe?


Deuxième question.


Quels sont les moyens de préparer et de hâter l'avènement
de cette confédération des peuples libres? Retour aux grands
principes de la Révolution, devenant enfin des vérités ; reven-
dication de toutes les libertés, i ndividuelles et politiques ; appel
à toutes les énergies morales, réveil (le la conscience ; diffu-
sion de l'instruction populaire ; destruction des préjugés de
race, de nationalité, de secte, d'esprit militaire, etc., abo-
lition des armées permanentes ; harmonie des intérêts éco-
nomiques par la liberté; accord de la politique et de la
m orale.


Quels seraient les meilleurs mo yens de rendre permanente
et efficace l'action du Congrès international de la Paix? Orga-
nisation d'une association durable des amis de la démocratie
et de la liberté.


La principale tâche du Congrès de Genève devra être
d'arrêter le plan et de jeter les premières bases de cette
association.




III


RÉSOLUTIONS DU CONGRÈS.
TABLE DES MATIÈRES


La quatrième et dernière assemblée du Congrès de la paix,
tenue le 11 septembre 1867, a pris les résolutions suivantes :


« Considérant que les gouvernements des grands États d'Eu-
rope se sont montrés incapables de conserver la paix et d'as-
surer le développement régulier de toutes les forces morales
et matérielles de la société moderne ;


» Considérant que l'existence et l'accroissement (les armées
permanentes constituent la guerre à. l'état laient ; — sont
incompatibles avec la liberté et avec le bien-être de toutes les
classes de la société, principalement de la classe ouvrière :


» Le Congrès international, désireux de fonder la paix sur
la démocratie et sur la liberté ;


» Décide :
» Qu'une Ligue de la paix et de la liberté, vraie fédération


cosmopolite, sera fondée ;
» Qu'il sera du devoir de chaque membre de cette Ligue :
» De travailler à éclairer et à former l'opinion publique sur


la véritable nature du gouvernement, exécuteur (le la volonté
générale, et sur les moyens d'éteindre l'ignorance et les pré-
jugés qui entretiennent les diverses causes de guerre ;


» De préparer, par ses constants efforts, la substitution du
système des milices nationales à celui des armées permanentes ;


» De faire mettre à l'ordre du jour, dans tous les pays, la si-
tuation des classes laborieuses et déshéritées, afin que le bien-
être individuel, en général, vienne consolider la liberté poli-
tique des citoyens ;


» Décide en outre :
» Qu'il sera institué un Comité central permanent, dont


l'organisation est confiée aux soins du comité directeur. »


FIN.


\ °TIGE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX DE L'AUTEUR, par M. D. Nolen
AVANT-PROPOS


'XV
PREMIÈRE LEÇON




INTRODUCTION : LA MORALE ET LA DÉMOCRATIE
I


DEUXIÈME LEÇON LA MORALE DANS L'INDIVIDU
17


TROISIÈME LEÇON


LA MORALE DANS: LA FAMILLE : I. Le mariage, les




époux et particulièrement la femme


33
QUATRIÈ1IE LEÇON... LA MORALE DANS LA FAMILLE (suite) : Il. Les en-


fants. — Les domestiques
CINQUIÈME LEÇON..... LA MORALE DANS L'ATELIER




68
SIXIÈME LEÇON LA MORALE DEVANT LA MISERE.


90
SEPTIÈME LEÇON




LA MORALE »ANS L'ÉTAT : Les citoyens
107


IlUITIÈME LEÇON D. Les femmes


126
NEUVIÈME LEÇON




HL Les devoirs du




gouvernement


139
DIXIÈME LEÇON (Suite)


159
ONZIÈME LEÇON IV. La pénalité




178
DOUZIÈME LEÇON La peine de mort


196
TREIZIÈME LEÇON.... • LA MURALE DANS LES RAPPORTS DES ÉTATS ENTRE EUE


218
QUATORZIÈME LEÇON (Suite.) La guerre et la paix




233
APPENDICE


1. Discours prononcé à l'ouverture du Congrès




international de la paix, le 9 septembre 1867


259




Programme du Congrès de la paix
264


III. Résolutions du Congrès
260


FIN DE LA TAULE DES MATIÈRES.


3607.35. Typ. et stér.