HISTOIRE
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HOMME DU PEUPLE
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HISTOIRE
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N EU VIHME EDITION
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X G
HISTOIRE
D ' U N
HOMME DU PEUPLE
. Lorsque mon père, Nicolas Clavel, bûcheron
à Saint-Jean-des-Chôux, sur la côte de Saverne.
mourut au mois de juin 1837, j'avais neuf ans.
Notre voisine, la veuve Rochard, me prit chez
elle quinze jours ou trois semaines, & personne
ne savait ce que j'allais devenir. La mère Rochard
ne pouvait pas me garder; elle disait que nos
meubles, notre lit & le refte ne payeraient pas les
cierges de l'enterrement, & que mon père aurait
bien fait de m'emmener avec lui.
En entendant cela, jetais effrayé; je pensais :
I
1
2 Histoire d'un homme du peuple
« Mon Dieu ! qui eft-ce qui voudra me pren-
dre ? »
Durant ces trois semaines, nous cherchions des
myrtilles & des fraises au bois, pour les vendre
en ville, & je pouvais bien en ramasser cinq ou
six chopines par jour; mais la saison des myrtilles
passe vite, la saison des faînes arrive bien plus
tard, en automne, & je n'avais pas encore la force
de porter des fagots.
Souvent l'idée me venait que j'aurais été bien
heureux de mourir.
A la fin de ces trois semaines, un matin que
nous étions sur notre porte, la mère Rochard me
dit :
«Tiens, voilà ton cousin Guerlot, le marchand
de poisson; qu'eft-ce qu'il vient donc faire dans ce
pays? i>
Et je vis un gros homme trapu, la figure grasse
& grêlée, le nez rond, un grand chapeau plat sur
les yeux & des guêtres à ses jambes courtes, qui
venait.
« Bonjour, monsieur Guerlot, » lui dit la mère
Rochard.
Mais il passa sans répondre, & poussa la porte
de la maison de mon père, en criant :
<c Personne? »
Ensuite il ouvrit les volets, & presque aussitôt
une grande femme rousses en habit des dimanches
Histoire d'un homme du peuple 3
c nez long & la figure rouge, entra derrière lui
lans la maison. La mère Rochard me dit :
« C'elt ta cousine Hoquart, elle vend aussi du
poisson; s'ils trouvent quelque chose à pêcher chez
vous, ils seront malins. »
Et de minute en minute d'autres arrivaient :
M. le juge de paix Dojomieu, de Saverne; son
secrétaire, M. Latouche, des cousins & des tantes
tous bien habillés; & seulement à la fin notre
maire, M. Binder, avec son grand tricorne & son
gilet rouge. Comme il passait, la mère Rochard
lui demanda :
« Qu'eit-ce que tous ces gens-là viennent
donc faire chez Nicolas Clavel, monsieur le maire?
— C'eft pour l'enfant, » dit-il en s'arrêtant, &
me regardant d'un air trifte.
Et voyant que j'étais honteux à cause de ma
pauvre verte déchirée, de mon vieux pantalon,
de mes pieds nus, il dit encore :
« Pauvre enfant !»
Ensuite il entra. Quelques initants après, la
mère Rochard me fit entrer aussi, pour voir ce qui
se passait, & j'allai me mettre sous la cheminée,
près de l'àtre.
Tous ces gens étaient assis autour de notre
vieille table, sur les bancs, se disputant entre eux,
reprochant à mon père.& à ma mère de s'être ma-
riés, de n'avoir rien amassé, d'avoir été des fai-
4
néants, & d'autres choses pareilles que je savais
bien être fausses, puisque mon pauvre père était
mort à la peine. Tantôt l'un, tantôt l'autre se
mettait à crier; personne ne voulait me prendre.
M. le juge de paix, un homme grave, le front haut,
les écoutait; & de temps en temps, quand ils
criaient trop, il les reprenait en leur disant : —
que je n'étais pas cause de ce malheur... que les
reproches contre mon père & ma mère ne servaient
à rien..., qu'on devait tout pardonner aux malheu-
reux, quand même ils auraient eu des torts... qu'il
fallait surtout songer aux enfants, etc.; —mais
la fureur chaque fois devenait plus grande. Moi,
sous la cheminée, je ne disais rien, jetais comme
un mort. Aucun de ceux qui criaient ne me re-
gardait. .
« Il faut pourtant s'entendre, dit à la fin M. le
juge de paix. Voyons... cet enfant ne peut pas
refler à la charge de la commune... Vous êtes tous
des gens riches... aisés... ce serait une honte pour
la famille. Monsieur Guerlot, parlez.. »
Alors le gros marchand de poisson se leva fu-
rieux, et dit :
« Je nourris mes enfants, c'en bien assez!
— Et moi je dis la même chose, cria la grande
femme rousse. Je nou.rris mes enfants; les autre
ne me regardent pas. »
Et tous se levaient, en criant que c'était une
Histoire d'un homme du peuple 5
abomination de leur faire perdre une journée pour
des choses qui ne les regardaient pas. Le juge de
paix était tout pâle. Il dit encore :
« Cet enfant vous regarde pourtant plus que la
commune, je pense; c'eft votre sang! S'il était
riche, vous seriez ses héritiers, & je crois que vous
ne l'oublieriez pas.
— Riche, lui! criait le marchand de poisson,
ha ! ha ! ha ! »
Moi, voyant cela, j'avais fini par sangloter; &,
comme le juge de paix se levait, je sortis en fon-
dant en larmes. J'allai m'asseoir dehors, sur le pe-
tit banc, à la porte. Les cousins et les cousines sor-
taient aussi d'un air de ne pas me voir. Mon cousin
Guerlot soufflait dans ses jolies, en s'allongeant les
bretelles sous sa capote avec les pouces, & disait :
« Il fait chaud... une belle journée! Hé! com-
mère Hoquart?
— Quoi?
— On pêche l'étang de Zeller après-demain;
eft-ce que nous serons de moitié? »
Ils s'en allaient tous à la file, le juge de paix,
le greffier, le maire, les cousins, les cousines ; &
la mère Rochard disait :
a Te voilà bien maintenant... Personne ne te
veut! »
Je ne pouvais plus reprendre haleine, à force de
pleurer. Et pendant que j'étais là, la figure toute
6 'Histoire d'un homme.du peuple
mouillée, j'entendais les parents s'en aller, & quel-
qu'un venir par en haut, en descendant la ruelle
des vergers au milieu du grand bourdonnement
des arbres & de la chaleur.
a Hé ! bonjour, mère Balais, s'écria la mère
Rochard. Vous venez donc tous les ans acheter
nos cerises ?
— Hé! dit cette personne, mais oui. Je ne fais
pas les cerises, j'en vends; il faut que je les achète
pour les vendre.
— Sans doute. Et sur les arbres on les cueille
plus fraîches. »
Je ne regardais pas, j'étais dans la désolation.
Comme cette personne s'était arrêtée, je l'enten-
dis demander :
« Pourquoi donc eft-ce que cet enfant pleure? »
Et tout de suite la mère Rochard se mit à lui
raconter que mon père était mort, que nous n'a-
vions rien, que les parents ne voulaient pas de moi
& que j'allais relier à la charge de la commune,
Alors je sentis la main de cette personne me passer
dans les cheveux lentement, pendant qu'elle me
disait comme attendrie :
« Allons-, regarde un peu... que je te voie. »
Je levai la tête. C'était une grande femme
maigre, déjà vieille, le nez assez gros, avec une
grande bouche, & des dents encore blanches. Elle
avait de grandes boucles d'oreilles en anneaux, un
Histoire d'un homme du peuple 7
mouchoir de soie jaune autour de la tête, & un
panier de cerises sous le bras. Elle me regardait en
me. passant toujours sa longue main dans les che-
veux, & disait ;
« Comment, ils ne veulent pas de lui? Mais
c'eft un brun superbe... Ils ne veulent pas de
lui?
— N o n , répondait la mère Rochard.
— Ils sont donc fous?
— Non, mais ils ne veulent pas de cette charge.
—. Une charge?... un garçon pareil! T u n'as
rien?... tu n'es pas bossu?... tu n'es pas boiteux?»
Elle me tournait & et me retournait, & s'écriait
comme étonnée : ,
<c II n'a rien du tout! »
Ensuite elle me disait :
« Eft-ce que tu as besoin de pleurer, nigaud?
Oh ! les gueux... ils ne veulent pas d'un enfant
pareil? »
Notre maire, qui revenait après avoir reconduit
M. le juge de paix au bas du village, dit aussi :
« Bonjour, madame Balais. »
JEt elle, se retournant, s'écria :
« Eft-ce que c'eft vrai qu'on ne veut pas de ce
garçon ?
— Mon Dieu ! oui, c'eft vrai, répondit le maire;
il refle à la charge de la commune.
— Eh bien ! moi, je le prends.
s
— Vous le prenez? dit le maire en ouvrant de
grands yeux.
— Oui, je le prends à mon compte, si la com-
mune veut, bien entendu.
— Oh I la commune, ne demande pas mieux, »
En entendant cela, la vie me revenait. Je glori-
fiais en quelque sorte le Seigneur, pendant que
cette dame m'essuyait la figure & me deman-
dait :
« Tu as mangé ? »
La mère Rochard répondit que nous avions
mangé notre soupe aux pommes de terre le matin.
Alors elle sortit de sa poche un morceau de
pain blanc qu'elle me donna, & dit :
« Prends aussi des cerises dans mon panier,
& allons-nous-en.
— Attendez que je lui donne son paquet, s'écria
la mère Rochard, en courant chercher dans un
mouchoir mes souliers et mes habits, des di-
manches. — Voilà ! je n'ai plus rien à toi, » dit-
elle en me donnant le paquet.
Et nous partîmes.
« Ah! l'on ne voulait pas de toi! disait la dame;
faut-il qu'on trouve des gens bêtes dans Je
monde! Ça fait suer, parole d'honneur! çà fait
suer. Comment t'appelles-tu ?
— Je m'appelle Jean-Pierre Clavel, madame.
•— Eh bien ! Jean-Pierre, je te garde, & bien
Histoire d'un homme du peuple a
1.
contente encore de ravoir. Prends-moi la main. »
Elle était très-grande, & je marchais près d'elle,
la main en l'air.
Devant le petit bouchon de la Pomme de pin,
au bout du village, stationnait la charrette du
charbonnier Elie, sa petite bique rousse devant, a
l'ombre du hangar, &, dans la charrette se trou-
vaient trois grands paniers de cerises.
Le vieux Elie, avec son large feutre noir & sa
petite vefte de toile, regardait du haut de l'escalier
en dehors; il s'écria :
« Eft-ceque nous partons, madame Balais?
— Oui, tout de suite. Attendez que je prenne
un verre de vin, & mettez l'enfant sur la charrette.
— Mais c'eft le petit de Nicolas Clavel?
— Juftement ! Il eft maintenant à moi. »
L'aubergifte Baftien, ses deux filles & un hus-
sard regardaient à la ienêtre du bouchon. Madame
Balais, e-n montant l'escalier, racontait que je
pleurais comme un pauvre caniche abandonné
par ses gueux de maîtres, & qu'elle me prenait:
En même temps elle disait, toute réjouie :
« Regardez-le ! On l'aurait fait exprès, avec
ses cheveux bruns frisés, qu'on ne l'aurait pas
voulu autrement. Allons, dépêchez-vous d'atteler,
Elie, & mettez l'enfant avec les cerises. »
Le hussard, les deux filles & le père Baftien
criaient :
10
« A la bonne heure, madame Balais ! c'eft
bien... ça vous portera bonheur. »
Elle, sans répondre, entra vider sa chopine de
vin. Ensuite elle sortit en criant :
« En route ! »
Et nous commençâmes à descendre la côte, moi
sur la charrette, — ce qui ne m'était jamais arrivé,
— Elie devant, tenant sa vieille bique par la bride,
& madame Balais derrière, qui me disait à chaque
inftant :
« Mange des- cerises, ne te gêne pas; mais
prends garde d'avaler trop de noyaux. »
Qu'on se figure ma joie & mon attendrisse-
ment d'être sauvé ! J'en étais dans l'étonnement.
Et, du haut de ma charrette, qui descendait pas à
pas le chemin creux bordé de houx, je regardais
•Saverne au fond de la vallée, avec sa vieille église
carrée, sa grande rue, ses vieux toits pointus, —
où montent des étages de lucarnes en forme d'é-
teignoirs,— la place & la fontaine : tout cela blanc
de soleil.
Cent fois j'avais vu ces choses de la Roche-
Creuse, mais alors je ne songeais qu'à garder les
vaches, à réunir les chèvres au milieu des bruyères.
A cette heure je pensais :
« Tu vas demeurer en ville, dans l'ombre des
rues!»
Près de la belle fontaine entourée d'aunes & d«
Histoire d'un homme du peuple 11
grands saules pleureurs, au bord de la route, la
bique d'Elie reprit haleine un inftant. Madame
Balais but une bonne gorgée d'eau, en se penchant
au goulot. Il faisait une grande chaleur, & l'on
aurait voulu refter là jusqu'au soir. Mais nous re-
partîmes ensuite lentement, à l'ombre des peu-
pliers, jusqu'à l'entrée de Saverne.
En voyant de loin la jolie maison couverte d'ar-
doises bleues, — un petit balcon & des volets verts
autour, — qui s'avance à la montée, je pensais
qu'un prince demeurait là pour sûr.
Nous entrâmes donc en ville sur les trois heures,
en remontant la grande rue; &, vers le milieu,
plus loin que la place du Marché, nous en prîmes
une aujre à droite, la petite rue des Deux-Clefs,
où le soleil descendait entre les cheminées, le long
des balcons vermoulus/& des murs décrépits. La
a Nous arrivons, Jean-Pierre. »
Moi, j'ouvrais de grands yeux, n'ayant jamais
rien vu de pareil. Bientôt'la charrette s'arrêta de-
vant une vieille maison étroite, la fenêtre en bas,
— plus large que haute, — garnie de petites vitres
rondes & d'écheveaux de chanvre pendus à l'in-
térieur.
C'était la maison d'un tisserand. Une femme
de trente-cinq à quarante ans, les cheveux bruns
roulés en boucles sur les joues, les yeux bleus
12 Histoire d'un homme du peuple
& le nez un peu relevé, nous regardait de la petite
allée noire.
« Hé! c'eft vous,madame Balais? s'écria-t-elle.
— Oui, madame Dubôurg, répondit la mère Ba-
lais; & je vous amène encore quelqu'un... mon
petit Jean-Pierre, que vous ne connaissez pas. Re-
gardez un peu ce pauvre bichon. »
Elle me prenait dans ses mains, & m'embras-
sait en me posant à terre.
Ensuite nous entrâmes dans une petite chambre
grise, où le vieux métier, le fourneau de fonte, la
table, & les écheveaux pendus à des perches au
plafond, encombraient tous les coins. Avec les
corbeilles de bobines, le vieux fauteuil à crémail-
lère, & l'horloge au fond, dans son étui de noyer,
on ne savait pas comment se retourner. Mais c'é-
tait encore bien plus beau que notre pauvre ba-
raque de Saint-Jean-des-Chûux; c'était magnifique
des'écheveauxde chanvre & des rouleaux de toile,
quand on n'avait vu que nos quatre murs & notre
bûcher derrière, presque toujours vide. Oui, cela
me paraissait une grande richesse.
Madame Balais racontait comment elle m'avait
pris. L'autre dame ne disait rien, elle me regar-
dait. Je m'étais mis contre le mur, sans oser lever
les yeux. Comme la mère Balais venait de sortir,
pour aider le voiturier à décharger les cerises,
cette dame s'écria :
« Dubourg, arrive donc ! »
Et je vis entrer par une porte à droite, cou-
verte d'écheveaux, un petit homme maigre &
pâle, la tête déjà grisonnante, & l'air bon, avec
une jolie petite fille toute rose, les yeux éveillés,
qui mangeait une grosse tartine de fromage
blanc.
« Tiens, regarde ce que la mère Balais nous
ramène de Saint-Jean-des-Choux, dit la dame;
ses parents, les Hoq>uart & les Guerlot, ne vou-
laient pas de lui, elle l'a pris à sa charge.
•— Cette mère Balais eft une brave femme, ré-
pondit l'homme attendri.
— Oui,'mais se mettre une chargé pareille sur
le dos !
— Mon Dieu! fit l'homme, elle eft seule... l'en-
fant l'aimera.
— Mais il n'a rien! s'écria la femme, — qui ve-
nd': d'ouvrir mon petit paquet sur ses genoux,
& qui regardait ma pauvre petite vefte des di-
manches, ma chemise & mes souliers, — il n'a rien
du tout! On ne saura pas seulement où le coucher.
— Hé! s'écria la mère Balais, en rentrant &
posant au bord du métier son dernier panier de
cerises, ne vous inquiétez donc pas tant, madame
Madeleine. J'ai mon oncle, le chanoine d'Es-
pagne, vous savez bien... celui de quatre-vingt-
dix ans & demi, & qui ne peut tarder de passer
14 Histoire d'un homme du peuple
l'arme à gauche... Je vais- attraper son héritage.,»
Ça m'aidera pour élever le petit. »
Elle .riait; madame Dubourg, la femme du
tisserand, était devenue toute rouge.
« Oh ! dit-elle, votre oncle d'Espagne...
— Hé! pourquoi eft-ce que je n'aurais pas un
oncle? répondit la mère Balais. Vous avez bien une
tante, vous, une tante à Saint-Witt. Et quand les
deux enfants seront grands, nous les marierons
ensemble, avec les deux héritages de l'oncle &
de la tante. N'eft-ce pas, monsieur Antoine? »
Alors lé petit homme dit en riant :
« Oui, madame Balais, oui, vous avez raison,
l'héritage de votre oncle eft aussi sûr que celui de
notre tante Jacqueline. Mais vous avez bien fait
de recueillir cet enfant... C'efr bien!
— Et je ne m'en repens pas, dit la mère Balais.
Je ne suis pas embarrassée de lui. J'ai là-haut un
vieil uniforme de mon pauvre défunt, nous lui
taillerons un habit là-dedans. Et près de ma
chambre, j'ai le petit fruitier, pour mettre son lit.
Nous trouverons bien un matelas, une couver-
ture, c'eft la moindre des choses; le petit va dor-
mir comme un dieu. — Allons, embrassez-vous, »
fit-elle en m'amenant la petite fille, qui me regar-
dait sans rien dire, ses beaux yeux bleus tout
grands ouverts, & qui m'embrassa de bon cœur,
en me barbouillant le nez.
Histoire d'un homme du peuple
Tout le monde riait, & je reprenais courage.
Madame Rivel, la femme du vitrier qui demeu-
rait au second, passait dans l'allée; on l'appela.
C'était une toute petite femme, avec un gros bon-
net piqué, le fichu croisé sur la poitrine & la pe-
tite croix d'or au cou.
La mère Balais voulut aussi lui raconter mon
hiftoire ;'deux ou trois voisins, appuyés sur la
fenêtre ouverte, écoutaient ; & ce qui s'élevait de
malédictions contre les Hoqua.rt & les Guerlot
n'eft pas à dire : on les traitait de gueux, on leur
prédisait la misère. Madame Madeleine avait aussi
fini par s'apaiser.
« Puisque c'eft comme cela, tout ce que je de-
mande, disait-elle, c'eft qu'il ne fasse pas trop de
bruit dans la maison. Mais les garçons...
— Bah! répondait le père Antoine, quand le
métier marche, on n'entend rien. Il faut aussi que
les enfants s'amusent, & la petite ne sera pas
fâchée d'avoir un camarade. »
Finalement, la mère Balais reprit son panier
sur sa tête & me dit :
« Arrive, Jean-Pierre. En attendant l'héri-
tage, nous allons toujours faire une bonne soupe
aux choux, & puis nous verrons pour le cou-
cher. »
Elle entra dans l'allée,& je repris sa main, bien
content de la suivre.
iG Histoire d'un homme du peuple
II
Nous avions trois étages à monter : le premier
était aux Dubourg, le deuxième aux Rivel, & le
troisième, sous les tuiles, à nous. C'était tout gris,
tout vermoulu; les petites fenêtres de l'escalier
regardaient dans la .cour, où passait une vieille
galerie, sur laquelle les Dubourg faisaient sécher
leur linge. C'eft là qu'il fallait entendre, en au-
tomne, pleurer et batailler les chats pendant la
nuit; on ne pouvait presque pas s'endormir.
Au-dessus se trouvait encore le colombier, avec
son toit pointu & ses grands clous rouilles autour
de la lucarne, pour arrêter les fouines. Mais lés ar-
doises tombaient de jour en jour, &les pigeons n'y
venaient plus depuis longtemps.
Voilà ce que je voyais en grimpant chez nous.
La mère Balais, qui me donnait la main dans le
petit escalier sombre, disait :
« Tiens-toi droit ! efface tes épaules ! ne marche
pas en dedans! Je te dis que tu seras un bel
Histoire d'un homme du peuple
homme; mais il faut avoir du cœur, il ne faut pas
pleurer. »
Elle ouvrit en haut une porte qui se fermait au >
loquet, & nous entrâmes dans une grande chambre
blanchie à la chaux, avec deux fenêtres en guérite
sur la rue, un petit fourneau de fonte au milieu,
— le tuyau en zigzag, — & une grande table de
chêne au fond, où la mère Balais hachait sa ci-
boule, ses oignons, son persil & ses autres légumes
pour faire la cuisine.
Au-dessus de la table, sur deux planches, étaient
les assiettes peintes, la soupière ronde, & deux ou
trois bouteilles avec des -verres; dans un tiroir se
trouvaient les cuillers & les fourchettes en.étain;
dans un autre, la chandelle,"les allumettes, le bri-
quet; au-dessous, la grosse cruche à eau.
Avec le grand lit à rideaux jaunes dans un en-
foncement, la grande caisse couverte de tapisserie
au pied du lit, & trois chaises, cela faisait tout
notre bien.
Contre le mur du pignon, au-dessus de la table,
le portrait de M. Balais, ancien capitaine au 37*
de ligne, le grand chapeau à cornes & ses deux
glands d'or en travers des épaules, les yeux gris
clair, les moustaches jaunes & les joues-brunes,
avait l'air de vous regarder en entrant. C'était un
homme superbe, avec sa tête toute droite dans son
haut collet bleu; la mère Balais disait quelquefois:
i 8 Histoire d'un homme du peuple
« C4it Balais, mon défunt, mort au champ
d'honneur le 21 juin I 8 I 3 , à la retraite de Vitto-
ria, dans l'arrière-garde. »
Alors elle serrait les lèvres & continuait à faire
son ménage, toute pensive, sans parler durant
des heures.
A gauche de la grande chambre s'ouvrait le frui-
tier, qui n'était que le grenier de la maison; ses
lucarnes reliaient ouvertes en été; mais, quand la
neige commençait à tomber, sur la fin de novem-
bre, on les fermait avec de la paille. Les fruits, en
bon ordre, montaient sur trois rangées de lattes,
& la bonne odeur se répandait partout.
A droite se trouvait encore un cabinet, la fenêtre
sur le toit de la cour. Dans ce cabinet j'ai dormi
des années; il n'avait pas plus de huit pieds de
large sur dix à douze de long; mais il y faisait
bien bon, à cause de la grande cheminée appliquée
contre, où passait toute la chaleur de la maison. Ja-
mais l'eau n'y gelait dans ma cruche en plein hiver.
Combien de fois depuis, songeant à cela, je me
suis écrié :
« Jean-Pierre, tu ne trouveras plus de chambre
pareille! »
J'aime autant vous raconter ces choses tout de
suite, pour vous faire comprendre ma surprise de
trouver un si beau logement.
Les paniers de cerises étaient tous rangés à
Histoire d'un hnnmc du yeuylt
?erre, madame Balais commença par les porter
dans le fruitier; ensuite elle revint avec une belle
tête de choux, des poireaux &" quelques grosses
pommes de terre, qu'elle déposa sur la table d'un
air de bonne humeur. Elle sortit du tiroir le pain,
le sel, le poivre, avec un morceau de lard; &
comme je voyais d'avance ce qu'elle voulait faire,
je pris aussitôt la hachette pour tailler du petit
bois. Elle me regardait en souriant, & disait :
« Tu es un brave enfant, Jean-Pierre. Nous
allons être heureux ensemble. »
Elle battit le briquet, & c'eft moi qui fis le feu,
pendant qu'elle épluchait la tête de choux &
qu'elle pelait les pommes de terre.
« Oui, disait-elle, tes parents sont des gueux!
Mais je suis sûre que tes père et mère étaient de
braves gens. »
Ces paroles me forcèrent encore une fois de pleu-
rer. Alors elle se tut. Et, l'eau sur le feu, les
légumes dedans, elle ouvrit ma chambre & sortit
un matelas dè son propre lit, pour faire le mien ;
elle prit une couverture piquée & des draps blancs
dans la grande caisse, & m'arrangea tout propre-
ment, en disant :
« Tu seras très-bien. »
Je la regardais dans le ravissement. La nuit
venait. Cela fait, vers les sept heures & demie,
elle coupa le pain & servit la soupe dans deux
20 Histoire d'un homme du peuple
grosses assiettes creuses, peintes de fleurs, rouges
& bleues, que je crois voir encore, en s'écriant
joyeusement :
« Allons, Jean-Pierre, assieds-toi & dis-moi si
notre soupe eft bonne.
— Oh ! oui, lui dis-je, rien qu'à l'odeur elle eft
bien bonne, madame Balais.
— Appelle-moi mère Balais, dit-elle, j'aime
mieux ça. Et maintenant souffle, petit, & cou-
rage. »
Nous mangeâmes; jamais je n'avais goûté
d'aussi bonne soupe. La mère Balais m'en donna
de nouveau deux grosses cuillerées, & me voyant
si'content elle disait en riant :
« T u vas devenir gras comme un chanoine de
l'Eflramadure. »
Ensuite, j'eus encore du lard avec une bonne
tranche de pain; de sorte que mon âme bénissait
le Seigneur d'avoir empêché les Hoquart & les
Guerlot de me prendre; car ces gens avares m'au-
raient fait garder les vaches & manger des pommes
de terre à l'eau jusqu'à la fin de mes jours. Je le
disais à la mère Balais, qui riait de bon cœur &
me donnait raison.
Il faisait nuit, la chandelle brillait sur la table.
Madame Balais, ayant levé les couverts, se mit à
visiter sa grande caisse, en rangeant sur le lit tous
les vieux habits & les chemises qui lui reliaient de
Histoire d'un homme du peuple 21
son défunt. Moi, assis sur la pierre du petit four-
neau, lès genoux plies entre les mains, je la regar-
dais avec un grand attendrissement, pensant que
l'esprit de mon père était en elle pour me sauver.
Elle disait de temps en temps :
* Ceci peut encore servir; ça, nous verrons. »
Ensuite elle s'écriait :
« Tu ne parles pas, Jean-Pierre. Qu'eft-ce que
tu penses?
— Je pense que je suis bien heureux.
— Eh bien! disait-elle, ça fait que nous sommes
heureux tous les deux. Nous n'avons pas besoin
desGuerlot, ni desDubourg, ni de personne. Nous
en avons vu bien d'autres en Allemagne, en
Pologne & en Espagne... Voilà que Balais nous
, porte encore secours... Vois-tu, Jean-Pierre, là-
bas, comme il nous regarde? »
Ayant tourné la tête, je crus qu'il nous regar-
dait, & cela me fit peur; je me rappelai les prières
du village, que je récitai en moi-même.
Finalement, sur les dix heures, la mère Balais
s'écria :
«. Tout va bien... Allons, arrive, tu dois avoir
sommeil.
— Oui, mère Balais.
— Tant mieux! je "peux t'en dire autant pour
mon compte. »
Nous entrâmes dans ma petite chambre; elle
22 Histoire d'un homme du peuple
posa la chandelle à terre & me fit coucher, en me
relevant la tête avec un oreiller. Ensuite, me
tirant la grande couverture à fleurs jusqu'au men-
ton :
« Dors bien, dit-elle, il ne faut pas té gêner. Tu
n'es pas plus bête que beaucoup d'autres qui ne se
gênent jamais. Allons!... »
Puis elle s'en alla.
J'aurais bien voulu penser à mon grand bon-
heur; mais j'avais si sommeil & j'e'taissi bien, que
je m'endormis tout de suite.
Histoire d'un homme du peuple ii
I I I
Jamais je n'ai mieux dormi que cette nuit-là.
Quel Bonheur de savoir qu'on a trouvé .son nid.
Ce sont des choses qui vous reviennent même au
milieu du sommeil, & qui vous aident à bien
dormir.
Au petit jour, comme le soleil commençait à
grisonner la fenêtre, je m'éveillai doucement.
On entendait le bruit du métier dans la vieille
maison; le père Antoine Dubourg faisait déjà
courir sa navette entre les fils, & ce bruit, je
devais l'entendre dix ans! Le tic-tac du vieux
métier m'eft toujours refté dans l'oreille & même
au fond du cœut-
Comme j'écoutais, voilà que la mère Balais
se lève dans sa chambre. Elle bat le briquet, elle
ouvre sa fenêtre pour renouveler l'air ; elle allume
du feu dans'son petit poêle & met ses gros sabots,
pouraller chercher notre lai t chez madame Stark, la
laitière du coin. Je l'entends descendre, & jepense:
24
« Qu'eft-ce qu'elle va faire r1 »
Dehors, dans la cour, un coq chantait comme à
Saint-Jean-des-Choux ; des charrettes passaient
dans la rue, la ville s'éveillait. Quelques infiants
après- les sabots remontèrent : la mère Balais
rentre, elle prépare son café, elle met le lait au feu ;
puis la porte s'ouvre tout doucement, & la bonne
femme, qui ne m'entendait pas remuer, regarde ;
elle.me voit les yeux-ouverts comme un lièvre, &
me dit :
« AhJ ah! voyez-vous... il fait la grasse mati-
née!... Oh! ces hommes, ça ne pense qu'à se dor-
loter...-c'eft dans le sang!... Allons, Jean-Pierre,
allons, un peu de courage ! »
Je m'étais levé bien vite, & j'avais déjà tiré ma
culotte. Enfin, elle me fit asseoir sur ses genoux,
pour m'aider à mettre mes souliers, & puis, me
passant sa grande main dans les cheveux en sou-
riant, elle dit :
« Conduis-toi bien & tu seras beau... oui... tu
seras beau... Mais il ne faudra pas être trop fier.
Va maintenant te laver à la pompe en bas; lave-
toi la figure, le cou, les mains... La propreté eil
la,première qualité d'un homme. Il ne faut pas
avoir peur de gâter l'eau, Jean-Pierre, elle eft faite
pour cela.
— Oui, mère Balais, » lui répondis-je en des-
cendant le vieil escalier tout rai de.
20
Elle, en haut, penchée sur la rampe, avec son
grand mouchoir jaune autour de la téte & ses
boucles d'oreilles en argent, me criait :
« Prends garde de tomber 1.-.. prends garde! »
Ensuite elle rentra dans sa chambre. J'aperçus
au bas de l'escalier l'entrée de la cour , à gauche
au fond, de l'allée, & la petite cuisine des Du-
bourg ouverte à droite; le feu brillait sur l'âtre,
éclairant les casseroles & les plats. Madame
Madeleine s'y trouvait ; je me dépêchai de lui
dire :
« Bonjour, madame Madeleine. »
Et de courir à la pompe, ou je me lavai bien.
11 faisait déjà chaud, le soleil arrivait'dans la coui
comme au fond d'un puits. Sur la baluftrade de
la galerie, un gros chat gris faisait semblant de
dormir au soleil, les poings sous le ventre, pen-
dant que les moineaux, en l'air, s'égosillaient &
bataillaient dans les chéneaux.
Je regardais & j'écoutais ces choses nouvelles,
en me séchant près de l'auge, quand la petite
Annette Dubourg, du fond de l'allée, se mit à
crier :
« Jean-Pierre, te voilà!
— Oui, lui dis-je, me voilà. »
Nous étions tout joyeux, & nous riions en-
semble; mais madame Madeleine cria 'de la cui-
sine : ' v
2
' Ï 6 Histoire d'un Homme du peuple
« Annette... Annette... ne fais donc pas la
folle... laisse Jean-Pierre tranquille! »
, Alors je remontai bien vite. La mère Balais,
en me voyant bien propre, bien frais, fut con-
tente.
« C'eft comme cela qu'on doit être, dit-elle.
Maintenant prenons le café, & puis nous irons à
la halle. »
Les tasses étaient déjà sur la table. Pour la
première fois de ma vie je pris le café au" lait, ce
que je trouvai très-bon, & même meilleur que la
soupe. Ensuite il fallut balayer les chambres,
laver nos écuelles & mettre tout en ordre.
Vers sept heures nous descendîmes. La mère
Balais portait un de nos paniers de cerises sur sa
tête, & moi la balance & les poids dans une cor-
beille. C'eft ainsi que nous sortîmes. Il faisait
beau temps.
En remontant la grande rue, le bonnetier, l'épi-
cier & les autres marchands, en bras de chemise
sur la porte de leurs boutiques, qu'ils venaient
d'ouvrir, nous regardaient passer. Le bruit s'était
déjà répandu que la mère Balais avait pris à son
compte un enfant de 'Saint-Jean-des-Choux, &
plus d'une ne pouvait le croire. Deux ou trois con-
naissances du marché, la laitière Stark, la mar-
chande de sabots, lui demandaient :
« Eft-ce vrai que cet enfant eft à vous?
-1
— Oui, c'eft vrai, disait-elle en riant. C'eft
rare, à mon • âge, d'avoir un enfant qui mange
de la soupe en venant au monde. Ça me rend glo-
rieuse. »
Et les gens riaient. Nous arrivâmes bientôt sur
la place de l'ancien palais des évêquesde Saverne.
Nous avions là notre baraque en planches, près de
cinq ou six autres, — où l'on vendait de la viande
fumée, de la bonneterie & de la poterie, — sous les
acacias. Le soleil nous réjouissait la vue, & nous
étions assis à l'ombre, le panier de cerises devant
nous. Les servantes, les hussards, venaient acheter
de nos cerises, à trois sous la livre; & les en-
fants venaient aussi nous en demander pour deux
liards.
Ces choses m'étonnaient, ne les ayant jamais
vues; Deux ou trois fois la mère Balais me dit de
sortir sur la place, pour faire connaissance avec des
camarades. A la fin je sortis, & tout de suite les
autres m'entourèrent, en me demandant : .
« D'où eft-ce que tu viens? »
Je leur répondais comme je pouvais. Finale-
ment, un grand roux, le fils du serrurier Materne,
me tira la chemise du pantalon par derrière, pour
faire rire les gens, &, dans le même mitant, j'en-
tendis la mère Balais me crier de loin :
« Tombe dessus-, Jean-Pierre ! »
Alors j'empoignai ce grand Materne, méchant
2 S Histoire d'un homme du peuple
comme un âne rouge, & du premier coup je le
roulai par terre. La mère Balais criait :
« Courage, Jean-Pierre!... Donne-lui son
compte !... Ah 1 le gueux ! »
Les autres virent en ce jour que j'étais fort, c'eft
pourquoi tous en ville disaient :
« Le garçon de la mère Balais eft fort! Il eft de
Saint-Jean-des-Choux; il a gardé les chèvres &
les vaches; il eft très-fort! »
Et j'avais de la considération partout. Le grand
Materne & son frère Jérôme m'en voulaient beau-
coup, mais ils n'osaient rien en dire. La mère
Balais paraissait toute joyeuse :
« C'eft bien, disait-elle, je suis contente! Il ne
faut jamais attaquer personne ; mais il ne faut pas
non plus se laisser manquer; c'eft à ça qu'on re-
connaît les hommes. Celui qui se laisse manquer
n'a pas de cœur. »
Elle se réjouissait. Vers cinq heures, ayant
vendu nos cerises, nous rentrâmes à la maison
faire notre cuisine, souper & dormir.
Ces choses se renouvelaient de la sorte tous les
jours. Tantôt nous avions du soleil, tantôt de la
pluie. Après les cerises, la mère Balais vendit des
petites poires; après les poires, des prunes, etc.
Elle ne voulait pas toujours m'avoir dans sa
baraque, au contraire, elle me disait :
« Va courir ! On ne refte pas assis à ton âge,
Histoire d'un homme du peuple 2 9
comme des ermites qui re'citent le chapelet, en at-
tendant que les perdrix leur tombent dans le bec;
on court, on va, on vient, on se remue. 11 faut ça
pour grandir & prendre de la force. Va t'amuser ! »
Naturellement je ne demandais pas mieux, &
dans la première quinzaine je connaissais déjà les
Materne, les Gourdier, les Poulet, les Robichon,
enfin tous les bons sujets de la ville; car de sept
heures du matin à six heures du soir, on avait le
temps de courir les rues, Dieu merci ! de regarder
le tourneur, le forgeron, le rémouleur, le ferblan-
tier, le menuisier; on avait le temps de rouler dans
les écuries, dans les granges, dans les greniers à
foin &, le long des haies, de grappiller des fram-
boises et des mûres.
Et les batailles allaient toujours leur train! Tous
les soirsj en rentrant, j'entendais madame Du-
bourg crier du fond de l'allée : /
« H é ! il profite, Jean-Pierre. Regardez ses
coudes.,. regardez ses genoux.,. regardez son nez...
regardez ses oreilles... ça va bien ! »
Je ne répondais pas, & je me dépéchais de
monter. Mais quand par hasard la mère Balais se
trouvait là, ces paroles la fâchaient.
« Madame Dubourg, disait-elle, je l'aime mieux
comme cela, déchiré, que s'il se laissait battre.
Dieu merci! les caniches qui se sauvent quand on
tape dessus ne manquent pas; c'eft la commcdifi
8,
3o Histoire d'un homme du peuple
des cloutiers & des tourne-broches; mais j'aime
mieuxceux qui montrent les dents, & qui mordent
quand on les attaque. Que voulez-vous? chacun
son goût. Les peureux m'ennuient; came retourne
le sang. Et puis, madame Madeleine, chacun
doit se mêler de ce qui le regarde. »
Alors elle me prenait la main, & nous mon-
tions tout glorieux. Au-dessus, le vieux vitrier
Rivel, sa porte toujours ouverte sur l'escalier
dans les temps chauds, ses grosses besicles de
cuivre jaune sur le nez, & ses vitres qui grinçaient
sur la table, ne disait jamais rien, ni sa petite
femme non plus, qui cousait du matin au soir.
Et quand en passant nous leur souhaitions le bon-
soir ou le bonjour, tous deux penchaient la tête
en silence.
Ces gens paisibles n'avaient jamais de dispute
avec personne; ils ressemblaient en quelque sorte
à leurs deux pots de réséda, qui fleurissaient au
bord de leur petite fenêtre, dans l'ombre de la
cour. Jamais un mot plus haut que l'autre. Quel-
quefois seulement la femm^ appelait leur chat
dans l'escalier, le soir; car ils ne pouvaient pas se
coucher sans avoir fait rentrer leur chat dans la
chambre.
Tout allait donc très-bien, puisque la mère
Balais était contente ; mais, au bout de six semaines
ou deux mois, un soir que j'avais livré bataille
Histoire d'un homme du peuple
contre les deux Materne ensemble, derrière le
cimetière des Juifs, & qu'ils m'avaient tellement
roulé dans les orties que ma figure, mes mains &
même mes jambes, sous mon pantalon, en étaient
rouges comme des écrevisses, la mère*1 Balais, qui
me regardait triftement, dit tout à coup pendant
le souper f
« Aujourd'hui, Jean-Pierre, nous n'avons pas
remporté la vidoire; les autres ont emmené les
canons, & nous avons eu de la peine à sauver les
drapeaux. »
Alors je fus tout fâché d'entendre ces choses, &
je répondis :
« Ils se sont mis à deux contre moi!
— Juftement, c'eft: la manière des kaiserlik's,
dit-elle, ils sont toujours deux ou trois contre un.
Mais ce qui me fait plaisir,. c'eft que tu ne te
plains jamais, tu supportes tout très-bien. Que
voulez-vous? A la guerre comme à la guerre : on
gagne, on perd, on se rattrape, on avance, on
recule. — T u ne te plains pas!... c'eft comme
Balais, il ne se plaignait jamais des atouts; même
le jour de sa mort, il me regardait comme pour
dire : — Ce n'eft rien... nous en reviendrons! —
Voilà ce qui s'appelle un homme... Il aurait pu
devenir prince, duc & roi tout comme un autre;
ce n'eft pas le courage qui lui manquait, ni la
bonne volonté non plus. Mais il n'avait pas une
'j2 Histoire d'un homme du peuple
belle écriture, & il ne connaissait pas les quatre
règles; sans ça, Dieu sait ce que nous serions! Je
serais peut-être madame la duchesse de Balais, ou
quelque chose dans ce genre... Malheureusement
ce pauvre Balais ne savait pas les quatre règles!
Enfin, que peut-on y faire? Mais au moins je
veux que cela ne t'arrive pas plus tard, & que tu
connaisses tout; je veux te voir dans les états-
majors, tu m'entends ?
—- Oui, mère Balais.
— Je veux que tu commences tout de suite; &
demain je te mènerai chez M.|Vassereau, qui rap-
prendra tout son école. Après ça, tu pourras
choisir dans les états celui qui te plaira le plus.
On gagne sa vie de toutes les façons, les uns en
dansant sur la corde, les autres en vendant des
cerises & des poires comme nous, les autres en
rétamant des casseroles, ou bien en se faisant tirer
des coups de fusil pour le roi de Prusse,—qui ne
veut que des nobles dans les grades de son armée,
de sorte que le courage, le bon sens & l'inftruftion
ne servent à rien pour passer officier. Oui, Jean-
Pierre, on gagne sa vie de cinquante manières,
j'ai vu ça! Mais le plus commode, c'eflde s'asseoir
dans un bon fauteuil rembourré, en habit noir,
avec une cravate blanche & un jabot, comme j'en
ai rencontré plusieurs, & de faire des grâces aux
gens qui viennent vous saluer, le chapeau jusqu'à
33
terre, en disant : — Monsieur l'ambassadeur...
monsieur le préfet... monsieur le miniftre, etc. —
C'eft très-commode, mais il faut savoir les quatre
règles & avoir une belle main. Nous irons donc
chez M. Vassereau, Jean-Pierre, C'eft entendu,
fit-elle en se levant, demain, nous irons de bonne
heure, & s'il laut payer trente sous par mois, ça
m'eft égal. »
Ayant parlé de la sorte, nous allâmes nous cou-
cher, &, jusqu'à minuit, je ne fis que rêver à
l'école, au père Vassereau, aux quatre règles, & à
tout ce que la mère Balais m'avait dit.
34.
I V
Le lendemain, de grand matin, la mère Balais
s'habilla d'une manière tout à fait magnifique.
Quand je sortis de ma chambre sur les sept
heures, je la vis avec une grande robe chamarrée de
fleurs vertes; elle s'était fait deux grosses boucles
sur les oreilles avec ses cheveux gris touffus, elle
avait un gros bonnet blanc, & cela lui donnait une
figure très-respectable.
« Assieds-toi, Jean-Pierre, dit-elle, & déjeu-
nons. Nous partons dans une demi-heure. »
Elle me fit mettre ensuite une chemise blan-
che, mes souliers neufs & ma vefte de velours;
elle ouvrit son grand coffre & en tira un châle
très-beau, qu'elle s'arrangea sur les épaules,
devant notre petit miroir; les franges traînaient
presque à terre, au bas de la robe. Et quand tout
fût prêt, elle me dit de venir.
Je n'avais jamais vu d'école à Saint-Jean-des-
Choux, cela me rendait inquiet; mais comme
Histoire d'un homme du peuple 35
madame Balais descendait devant moi, j'étais bien
forcé de la suivre.
En bas, dans la petite allée sombre, madame
Dubourg, se penchant à la porte de sa cuisine,
nous regarda sortir tout étonnée. Dehors, la mère
Balais me prit par la main & me dit :
« T u commenceras par ôter ton bonnet en
entrant. »
Et nous descendîmes la petite rue des Trois-
Quilles, derrière le jardin de M. le juge de paix,
puis celle du Fossé-des-Tanneurs. Tout à coup,
en face d'une vieille maison qui faisait le coin de
deux rues, j'entendis une foule de voix crier en-
semble : B-A BA! — B-E BE! — B-I B I ! ainsi
de suite. Les vitres de la vieille maison en trem-
blaient; & parmi ces voix d'enfants, une autre
voix terrible se mit à crier :
<t Materne!... Attends ! je me lève! »
C'était M. Vassereau qui prévenait Materne.
Nous arrivions à l'école. Rien que d'entendre
cette voix, un frisson me grimpait le long du dos.
En même temps nous entrions dans une petite
cour, où quelques enfants rattachaient leurs bre-
telles, & la mère Balais me disait :
« Arrive !»
Elle s'avançait dans une allée sombre à gauche,
où je la suivis. Au bout de l'allée se trouvait une
porte, avec un petit carreau dans le milieu; c'efl
36
là qu'on entendait chanter B-A BA! au milieu
d'un grand bourdonnement.
La mère Balais ouvrit la porte. Aussitôt tout
se tut, & je vis la grande salle : les rangées de
tables toutes jaunes & tachées d'encre autour, les
bancs où des quantités d'enfants en sabots, en sou-
liers, & même pieds nus, s'usaient les culottes
depuis des années; les exemples pendues à des
ficelles, le long des fenêtres; le grand fourneau de
fonte à droite, derrière la porte; le tableau noir
contre le mur, au fond, du même côté; & la chaire
à gauche,entre deux fenêtres, où M. Vassereau,
son bonnet de soie noire tiré sur la nuque, était
assis, le grand martinet replié sur le pupitre. Il
était là, grave, la main bien posée, les deux doigts
bien tendus, en train d'écrire une exemple.
Tout fourmillait d'enfants de six à douze ans;
les grands assis autour des tables, les petits sur
trois rangées de bancs, en face de la chaire. Deux
ou trois, debouts, tendaient leur plume au maître
d'école, en répétant d'une voix traînante :
« En gros, s'il vous plaît, monsieur Vasse-
reau !
— En moyen, s'il vous plaît, monsieur Vascc-
reau! »
Lui ne bougeait pas : il écrivait !
Je découvris ces choses d'un coup d'œil. Toute la
salle s'était retournée pour voirquivenait d'entrer;
Histoire d'un homme dit peuple 3?
toutes ces figures grasses, joufflues, blondes, rous
ses, les cheveux ébouriffés^ nous regardaient en se
penchant. Comme les petits bancs s'étaient tus
d'un coup, M, Vassereau leva les yeux; il aper-
çut la mère Balais & moi sur la porte, & se leva,
ramenant son bonnet de soie noire sur sa tête,
comme pour saluer. On aurait alors entendu voler
une mouche. La mère Balais dit :
« Reftez couvert, monsieur Vassereau. »
Et tous deux, l'un en face de l'autre, se mirent
à causer de moi. Autant la mère Balais était grande
& magnifique, autant le père Vassereau, habillé
d'une capote marron & d'un large gilet noir, pa-
raissait grave & sévère; il portait encore l'an-
cienne culotte de ratine & les larges souliers à bou-
cles d'argent. Il avait la figure ferme, un peu pâle,
le menton large, le nez droit, bien fait, les yeux
bruns, une ride entre les deux sourcils; de sorte
qu'avec son martinet sous le coude, tout cela ne
lui donnait pas un air tendre, & que je pensais :
« Si c'eft lui qui doit m'apprendre les quatre
règles, il faudra faire bien attention. »
Nous étions donc au milieu de la salle, & toute
l'école écoutait. M. Vassereau paraissait avoir un
grand respeci pour madame Balais, qui relevait
fièrement la tête, & qui lui dit :
s Je vous amène ce garçon, monsieur Vasse-
reau; c'eft un enfant de Saint-Jean-des-Choux,
38 Histoire d'un homme du peuple
—que j'ai pris, parce que des parents malhonnêtes
l'avaient abandonné, —<• & que je veux faire bien
élever. Vous aurez soin de lui... vous lui mon-
trerez tout ce qu'un homme doit savoir... Je suis
. sûre qu'il profitera de vos leçons.
— S'il n'en profite pas, répondit le père Vasse-
reàu en me jetant un regard de côté, ce sera sa
faute, car j'emploierai tous les moyens. »
Et me regardant en face :
« Comment t'appelles-tu ? me dit-il.
— Jean-Pierre, monsieur.
— Et ton père?
— Mon père s'appelait Nicolas Clavel.
— Eh bien! Clavel, qu'eft-ce que tu sais? Elt-ce
que tu connais tes lettres?
— Non, monsieur.
— Alors, assieds-toi là, sur le petit banc. Gos-
sard, tu lui prêteras ton A B C; vous lirez ensem-
ble dans le même. »
Pendant que cela se passait & que M. Vasse-
reau me parlait de la sorte, cinq ou six grands,
au lieu de travailler, riaient entre eux, & je vis
quelque, chose en ce moment qui m'affermit beau-
coup dans mes bonnes résolutions. Le père Vas-
sereau, en entendant rire, avait tourné la tête, &
il avait vu le rouge Materne qui faisait des signes
à Gourdîer.
Alors, sans rien dire, il était allé le secoiierpai"
Hisiù?re d'un homme du peuple '3g
l'oreille, qui s'allongeait & se raccourcissait. Il
n'avait pas l'air fâché; mais le fils Materne ouvrait
la bouche jusqu'au fond du gosier, avec des yeux
tout ronds, & soupirait tellement qu'on l'enten-
dait dans toute la salle, où chacun se remit bien
vite à travailler.
« Eh bien', madame Balais, dit le père Vasse-
reau en revenant d'un air tranquille, vous pouvez
compter sur moi ; ce garçon profitera de mes con-
seils, je réponds de lui. — Clavel, va t'asseoir où
je t'ai dit. »
J'allai m'asseoir au bout du petit banc, en pen-
sant :
« Oh! oui, je profiterai... il faut que je pro-
fite!
— Allons, monsieur Vassereau, c'eft entendu,
dit la mère Balais. Pour le refte, ça me regarde. »
Ils sortirent ensemble dans la petite allée; Se,
pendant qu'ils étaient dehors, fout le monde se
retourna, riant, s'appelant, se jetant des boules de
papier. Mais à peine le pas lent de M. Vassereau
commençait-il à revenir, qu'on se pencha sur les
tables en faisant semblant d'écrire ou d'apprendre
sa leçon. Lui, jeta les yeux à droite & à gauche
& se remit dans sa chaire en disant :
<t Commencez l'A B C. — Clavel, tu vas sui-
vre sur l'A B C de Gossard. »
Aussitôt on se mit à chanter ensemble l'A B Cs
40 Histoire d'un homme du peuple
& je suivis avec une grande attention, sans oser
même regarder celui qui me montrait les let-
tres.
Le père Vassereau taillait les plumes. De temps
en temps il faisait le tour de la salle, son martinet
sous le bras, & regardait l'ouvrage des grande.
Quand les lettres étaient mal formées, il les appe-
lait ânes, & corrigeait lui-même leurs fautes. Une
demi-heure avant la fin de l'école, il se rasseyait
dans sa chaire & criait aux petits :
« Arrêtez! »
Ensuite commençait la récitation des leçons :
« Qu'eft-ce que la grammaire?—Qu'eft-ce que
l'article?—Qu'eft-ce que le verbe? » etc.—11 pre-
nait aussi quelquefois les petits & leur demandait
les lettres. Sur le coup de dix heures le matin,
sur le coup de quatre heures le soif, le premier de
la première classe récitait la prière, & quand on
l'entendait dire : « Ainsi soit-il! » toute l'école
dégringolait des bancs, & se sauvait, le sac au dos
ou le cahier sous le bras, en criant & se réjouis-
sant jusqu'à la maison.
Cent fois M. Vassereau nous avait défendu de
crier, mais dehors on n'avait plus peur, & puis il
faut bien que les enfants respirent.
Le premier jour, quand on se mit à réciter la
prière & à sortir en disant : « Bonjour, monsieur
Vassereau ! » je fus si content d'être dehors, que
Histoire d'un homme du peuple 41
j'arrivai chez nous d'un trait, & que je grimpai
nos trois étages, en criant :
« C'eftfini! »
Le père Antoine Dubourg ne pouvait s'empê-
cher de rire; & le vieux vitrier Rivel lui-même
me regardait monter l'escalier avec ses grosses be-
sicles, le nez en l'air, & disait a sa femme :
« Tiens, Catherine, voilà le plus beau temps
de la vie; on ne pense pas au déjeuner, au dîner ;
quand l'école eft finie, on a gagné sa journée. Ce
temps-là ne reviendra plus. »
La mère Balais était aussi bien contente.
4* Histoire d'un homme du peuple
Y
Depuis ce jour, je connaissais l'école : je con-
naissais la manière de chanter en traînant B-A
BA, d'observer les plus petits mouvements de
M. Vassereau, & d'avoir l'air de suivre avec Gos-
sardj en regardant voler les mouches.
Le matin, aussitôt l'école finie, j'allais trouver
la mère Balais dans notre baraque, sur la place;
elle me demandait presque toujours :
• « Eh bien! Jean-Pierre, ca marche? »
Et je répondais :
<c Oui, mais c'eft dur tout de même.
— Hé! faisait-elle, tout eft dur dans ce monde.
Si les pommes &les poires roulaient sur la grande
route, on ne planterait pas d'arbres; si le pain
venait dans votre poche, on ne retournerait pas
la terre, on ne sèmerait pas le grain, on ne de-
manderait pas la pluie & le soleil, on ne faucil-
lerait pas, on ne mettrait pas en gerbes, on ne
battrait pas en grange, on ne vannerait pas, on ne
Histoire d'un homme du peuple 43
porterait pas les sacs au moulin, on ne moudrait
pas, on ne traînerait pas la farine chez le boulan- j
ger, on ne pétrirait pas, on ne ferait pas cuire; ce
serait bien commode, mais ça ne peut pas venir
tout seul, il faut que les gens s'en mêlent. Tout
ce qui pousse seul ne vaut rien, comme les char-
dons, les orties, les épines, & les herbes tranchan-
tes au fond des marais. Et plus on prend de peine,
mieux ça vaut; comme pour la vigne au milieu
des pierrailles, sur les hauteurs, où l'on porte du
fumier dans des hottes; c'eft aussi bien dur,
Jean-Pierre, mais le vin eft aussi bien bon. Si tu
voyais, en Espagne, dans le midi de la France &
le long du Rhin, comme oh travaille au soleil
pour avoir du vin, tu dirais : « C'eft encore bien
heureux de refter assis à l'ombre, & d'apprendre
quelque chose qui nous profitera toujours! i>
Maintenant je te fais retourner & ensemencer par
le père Vassereau, & plus tard qui eft-ce qui cou-
pera le grain? qui eft-ce qui aura du pain sur la
planche? C'eft toi! Je fais cela parce que tu me
plais, mais il faut en profiter. Je ne suis peut-être
pas là pour longtemps. Profite, profite!... •»
Ces choses m'attendrissaient, & je me donnais
delà peine; j'aurais voulu tout savoir, pour ré-
jouir la mère Balais.
Il faut.dire aussi que M. Vassereau n'était pas
mécontent de moi, car au bout d'une semaine je
44 Histoire d'un homme du peuple
connaissais mes lettres, & même il disait tout
haut :
« Regardez ce Clavel, un garçon de Saint-
Jean-des-Choux, il connaît ses lettres dans une
semaine, au lieu que ce grand âne rouge de Ma-
terne & ce pendard de Gourditr, depuis trois ans
n'ont encore appris qu'à dénicher des merles, & à
déterrer des carottes dans l'es jardins après la classe.
Ah! les gueux... ah! la mauvaise race! »
Il se fâchait en parlant, & finissait par tomber
dessus, de sorte que l'école était remplie de cris
terribles. M. Vassereau répétait sans cesse :
« Si vous êtes pendus un jour, on ne pourra
pas me faire de reproches; car, Dieu merci! je
m'en donne de la peine pour vous redresser. J'use
plus de martinets pour ces Gourdier & ces Materne,
que pour tous les autres ensemble; & encore ça
ne sert à rien, ils deviennent de pire en pire, &
tous les yiurs on \'ient se plaindre près àe moi,
comme si c'était ma faute. »
C'en vers ce temps que M. Vassereau me mit
dans la troisième classe des grands, & qu'il me dit :
« Tu préviendras madame Balais de t'acheter
y ne ardoise pour écrire en gros. »
La mère Balais eut une véritable satisfaction
d'apprendre que j'avançais.
« Je suis contente de toi, Jean-Pierre, me dit-
elle; tu me feras honneur. »
Histoire d'un homme du peuple 45
Tous les gens de la maison, & madame Made-
leine elle-même, avaient fini par s'habituer à me
voir; on ne criait plus contre moi. La petite An-
nette venait à ma rencontre, quand Je sortais de
l'école, en disant :
« Voici notre Jean-Pierre! »
J'aurais dû me trouver bien heureux, mais
j'avais toujours le cœur gros d'être enfermé; je ne
pouvais pas m'habituer à relier assis deux heures
de suite sans bouger. A h ! la vie eft une chose
dure, & l'on n'arrive pas pour son amusement
dans ce monde.
Combien de fois, en classe, lorsque le temps était
beau, que le soleil brillait entre les exemples pen-
dues aux fenêtres ouvertes, & que de petites mou-
ches dansaient en rond dans la belle lumière, com-
bien de fois j'oubliais l'ardoise, l'exemple & les
parafes, la vieille salle, les camarades & la gram-
maire, regardant ce beau jour les yeux tout grands
ouverts, comme un chat qui rêve, & me représen-
tant la côte de Saint-Jean-des-Choux : les hautes
bruyères violettes & les genêts d'or ou bourdon-
naient les abeilles; les chèvres grimpant à droite
& à gauche dans les roches, allongeant leur long
cou maigre & leur petite barbe, pour brouter un
bouquet de chèvre-feuille dans le ciel pâle; les
boeufs couchés à l'ombre d'un vieux hêtre,les yeux
2 demi fermés, mugissant lentement comme pour
3.
Histoire d'un homme du peuple
se plaindre de la chaleur. Et nos coups de fouet
retentissant dans les échos de Saint-Witt; notre
petit feu de ronces déroulant sa fumée vers les
nuages; la cendre blanche où rôtissaient nos pom-
mes de terre; puis les grands bois de sapins tout
sombres, descendant au fond des vallées ; le bour-
donnement de l'eau, le chant de la haute grive à
la nuit, les coups de hache des bûcherons dans le
silence, épanchant les arbres... Combien de fois...
combien, de fois je me suis représenté ces choses!
Tout à coup une voix me criait :
« Clavel, qu'eft-ce que tu regardes? »
Et je frémissais, en me remettant bien vite à
écrire.
Rarement M. Vassereau me frappait. Il faisait
une grande différence entre ses élèves, il ne s'in-
dignait que contre les incorrigibles. Je crois qu'il
devinait mes pensées, & qu'il en avait de sembla-
bles, les jours de beau temps, pour son village.
A ceux qui viennent du grand air, aux enfants
qui, durant des années, ont niché comme les
oiseaux autour des bois, il faut du temps pour
s'habituer à la cage, oui, il faut du temps! l'idée
de la verdure leur revient toujours, & la bonne
odeur des feuilles, des prés, des eaux courantes,
leur arrive par-dessus les remparts.
Si nous n'avions pas eu les jeudis, je crois que
je serais mort de chagrin; car, malgré les bonnes
47
soupes de la mère Balais, je maigrissais à vue
d'œil. Heureusement, nous avions les jeudis:
Demain nous irons au Haut-Baar, au Géroldseck,
à la Roche-Plate. Nous irons cueillir des noisettes
au fond deFiquet, nous courrons dans l'ombre des
sapins, nous grimperons, nous crierons, nous
ferons tout ce que nous voudrons.
Oh! les'jeudis... le Seigneur devrait bien en
faire cï&ux par semaine.
Les dimanches, il fallait aller à la messe & aux
vêpres, la moitié de la journée était perdue.
Mais les jeudis nous partions de grand matin,
& la mère Balais me disait d'avance : •
« Demain, il faut que tu coures, Jean-Pierre;
je ne veux pas te voir- maigrir comme ça. Cette
école, c'eft bon... c'eft très-bon; mais on ne peut
pourtant pas s'échiner à reffer assis. Les enfants
ont besoin d'air. Va courir! Baigne-toi, mais
prends garde d'aller dans les endroits dangereux.
Avant de savoir bien nager, il faut se tenir sur les
bords. Il n'y a que les bêtes qui se noient. Prends
garde ! mais amuse-toi bien... Galope, grimpe; la
bonne santé passe encore avant les quatre règles :
c'eft le principal. »
Elle n'aurait pas eu besoin de me dire tout cela,
car j'y pensais deux jours d'avance, & je m'en ré-
jouissais. Nous étions trois : le petit Jean-Paul
Latouche,le fils du greffier, Emmanuel Dolomicu,
4 8
le fils de notre juge de paix, & moi. Annette
voulait nous suivre; elle pleurait, elle m'embras*
sait; mais madame Madeleine ne voulait pas;
& nous étions déjà bien loin dans la rue, à cou-
rir, que nous entendions encore ses grands cris &
ses pleurs.
Emmanuel & Jean-Paul avaient toujours quel-
ques sous dans leur poche; moi, je n'avais qu'une
croûte de pain, mais je trouvais plus de noisettes,
plus de brimbellesj plus de tout, & nous parta-
gions.
Notre première idée était toujours d'aller nous
baigner. A h ! la rivière de la Zorne, derrière la
Roche-Plate, avec ses trembles & ses hêtres, nous
connaissait bien, & je pourrais encore vous mon-
trer le bon fond de sable, à droite du vallon de la
Cible.
Quel bonheur, mon Dieu ! d'arriver au bord de
la roche nue; de voir l'immense vallée au-des-
sous, pleine de forêts; les grandes prairies en bas,
la rivière qui frissonne sous les trembles ; le sen-
tier creux qui descend dans le sable brûlant, entre
les petites racines pendantes où filent des centai-
nes de lézards, & de se mettre à galoper dans ce
sentier bordé de hautes bruyères sèches!
Quel bonheur d'entrer dans les pâturages au
fond, à perte de vue ; de bien regarder si l'on ne
découvre pas un garde champêtre avec son cha-
Histoire d'un homme du peuple 49
peau noir & sa plaque d'étain sur le bras, & d'a-
vancer hardiment dans l'herbe jusqu'au cou, les
uns derrière les autres, pour ne laisser qu'une
petite trace!
Quel plaisir d'arriver au bord de la rivière, df
mettre la main dedans en criant tout bas : «. Elle
eft chaude! » de jeter bien vite à terre sa petite-
blouse, d'ôter ses souliers, son pantalon, ses bas,
en se cachant & riant, pendant que l'eau siffle
& bouillonne sur les cailloux noirs; puis de se
lancer à la file : un... deux... trois... & de des-
cendre le courant comme des grenouilles, sous
l'ombre qui tremblote ; tandis que les demoiselles
vertes vont en zigzag & font sonner leurs ailes
sous la voûte de feuillage!
O le bon temps !
Comme on frissonne en se redressant dans
l'écume, comme on se tape l'un à l'autre sur le
dos, pour tuer les grosses mouches grises qui
veulent vous piquer; comme on eft heureux d'al-
ler, de venir, de se jeter des poignées d'eau ; &
puis d'écouter, d'avoir peur du garde! — Comme
on espionne !
Et bien plus tard, lorsque vos dents se mettent
à claquer & qu'on se dit : « J'ai la chair de poule,..
sortons! » & qu'on s'assied dans le sable brûlant,
en grelottant, la figure toute bleue, comme on se
sent tout à coup bon appétit ; &, si l'on a eu SOÎR
io Histoire d'un homme du peuple
d'emporter une croûte de pain, comme on mord
dedans de bon cœur! Dieu du ciel, il y a pourtant
de beaux jours dans la vie ! .
Puis une fois rhabillés, quand on remonte
dans le bois, tout frais, tout ragaillardis, en sif-
flant, & battant les buissons pour dénicher les
touffes pâles des noisettes... Parlez-moi d'une
existence pareille! Quand l'école ne serait faite
que pour avoir des jeudis, je soutiendrais qu'elle
eft bonne & qu'elle montre la sagesse du Sei-
gneur.
Et les jours, les semaines, les mois se suivaient;
après le dimanche & le jeudi, l'école; après l'été,
l'automne: la saison des poires & des pommes
qu'on range dans le fruitier, la saison où les bois
se dépouillent, où de grands coups de vent traî-
nent les feuilles mortes dans les sentiers.
Alors les noisettes, les myrtilles, les faînes sont
passées. On croirait que tout va finir. — Et le
froid, les premières gelées blanches, l'hiver, les
portes fermées, le vieux métier qui va son train,
la pluie que le vent chasse dans notre baraque sur
la place : tout marche, les ennuis comptent comme
le refte.
L'hiver était donc venu, l'hiver avec ses gros
flocons, ses longues pluies qui s'égouttent des
toits durant des semaines, l'hiver avec la chauffe-
rette & les. gros sabots fourrés de la mère Balais,
Histoire d'un homme du peuple 5 1
avec les balayades du matin, lorsque les femmes,
le jupon relevé, poussent la boue d'une porte à
l'autre, que les pelotes de neige se croisent dans
l'air, qu'on crie, qu'on bataille, qu'on a les oreilles
rouges & les mains brûlantes. Une vitre tombe
chez M. Réboc, l'avocat, ou chez M. Hilarius, le
président.,. On se sauve... la servante sort... Per-
sonne n'a fait le coup!
Ensuite, les grands jeudis tout gris de l'hiver, au
coin du feu, quand la flamme pétille, que la mar-
mite chante, qu'on se réunit en bas chez les Du-
bourg, en filant; que madame Madeleine parle de
la fortune de sa tante Jacqueline de Saint-Witt;
que la mère Balais raconte Phiftoire des écluses
de la Hollande, où Balais avait des souliers en
paille tressée, pendant qu'il gelait à pierre fen-
dre!... & les rencontres de Torres-Vedras, de
Badajoz, des Arapiles, où l'on suait sang &
eau.
Et les coups de vent, la nuit, qui s'engouffrent
dans la cour, en enlevant les ardoises du colom-
bier! Alors on raccourcit ses jambes sous la cou-
verture, on se tire l'édredon sur le nez, on écoute:
la mère Balais tousse à côté, le coucou des Rivel,
en bas, sonne une heure; on se rendort lente-
ment.
Oui, voilà l'hiver 1 II eft bien long au pied des
montagnes, & pourtant avec quel bonheur on se
32 Histoire d'un homme du peuple
rappelle le coin du feu, les bonnes fignres empa-
quetées des voisins, les moufles tirées jusqu'aux
coudes, les sabots remplis de peau de lapin, & jus-
qu'au grand fourneau de l'école, lorsqu'on arri-
vait un des premiers, au petit jour, avant M. Vas-
sereau, & qu'on se réchauffait en cercle, le petit
sac au dos, pendant que la pluie coulait à flots sur
les vitres !
Comme on se dit plus tard : « Quand donc ce
bon temps reviendra-t-il? quand serons-nous
jeunes encore une fois? »
Avec tout cela, j'avançais dans mes classes, &
M. Vassereau m'avait choisi pour apprendre les
répons de la messe, avec trois ou quatre autres
bons sujets. Il nous faisait mettre à genoux au
milieu de l'école, & nous répondions tous ensem-
ble; l'un aidait l'autre. Il disait :
« Clavel, je te préviens que tu seras enfant de
chœur; tu prendras la chemke rouge & la toque
de Blanchot, tu chanteras avec Georges Cloutier,
T u viendras tous les dimanches. »
Il me faisait chanter le solfège après dix heures,
& cela me remplissait d'orgueil. Les Materne
disaient que je flattais M. Vassereau; Madame
Madeleine me p/enait en considération; le père
Antoine me donnait deux liards pour passer à
l'offrande, & la mère Balais se réjouissait de ma
bonne conduite.
Histoire d'un homme du peuple 53
Souvent M. Vassereau répétait en classe que je
marchais sur les traces de Robichon, capitaine
au 27e de ligne, — son meilleur élève, — & quf
je n'avais qu'à continuer.
Histoire d'un homme du peuple
V I
Cela dura trois ans. J'étais alors l'un des pre-
miers de l'école; je savais mon catéchisme, j'avais
une belle écriture, je connaissais un peu d'ortho-
graphe & les quatre règles. Il était temps de faire
ma première communion & d'apprendre un état.
La mère Balais me répétait souvent :
« De mon temps, Jean-Pierre, où le courage
et la chance faisaient tout, je t'aurais dit d'atten-
dre tes dix-huit ans & de t'engager; mais je vois
bien aujourd'hui ce qui se passe : la vie militaire
n'eft plus rien; on traîne ses guêtres de garnison
en garnison, on va quelques années en Afrique
pour apprendre à boire de l'absinthe, & puis on
revient dans lès vétérans. »
Emmanuel Dolomieu, le petit Jean-Paul & plu-
sieurs autres de mes camarades étudiaient depuis
quelques mois le latin au collège de Phalsbourg,
pour devenir juges, avocats, notaires, officiers, etc.
55
M. Vassereau soutenait que j'avais plus de
moyens qu'eux, & que c'était dommage de me
laisser en route ; mais à quoi servent les moyens
quand on eft pauvre ? Il faut gagner sa vie !
Une grande triftesse m'entrait dans le cœur;
mais je ne voulais pas chagriner la mère Balais &
je lui cachais mes peines, lorsque vers la fin du
printemps il arriva quelque chose d'extraordi-
naire que je n'oublierai jamais. Ce matin, huit
jours avant ma première communion, on savait
déjà que je serais à la tête des autres, que je réci-
tçvais^l'Acte de foi, & que je ferais les réponses.
M. le curé Jacob lui-même était venu le dire à la
maison, & le bruit en courait parmi toutes les
bonnes femmes de la vill.
C'était un grand honneur pour nous, mais la
dépense était aussi très-grande. On parlait de cela
tous les jours. Madame. Madeleine, qui se mêlait
de tout, comptait tant pour l'habit, tant pour le
gilet & la cravate blanche, tant pour le pantalon,
les souliers & le chapeau; cela faisait une bien
grosse somme, & la mère Balais disait :
« Eh bien ! il faudra faire un petit effort. Jean-
Pierre va maintenant apprendre un état; c'eft le
dernier grand jour de sa jeunesse. »
Annette, devenue plus grande, s'écriait :
« Puisqu'il eft le premier, il doit être aussi le
plus beau. »
56 Histoire d'un homme du peuple
Moi, qui commençais à comprendre la vie, je me
taisais.
Et ce matin-là, comme on venait encore de
rauser en bas, dans la chambre des Dubourg, de
cette grosse affaire, pendant que la mère Balais '
était sortie, sur le coup de huit heures, voilà que
la porte s'ouvre, & qu'une grande femme rousse
entre avec un panier sous le bras.
Il faisait obscur dans la petite chambre & je ne
reconnus pas d'abord cette femme. Ce n'eft qu'au
moment où, d'une voix criarde comme à la halle,
elle se mit à dire : « Bonjour la compagnie, bon-
jour! Je viens voir notre garçon! » que je re-
connus madame Hocquart, ma cousine, celle qui
m'avait repoussé trois ans avant à Saint-Jean-
des-Choux, en disant que mon père était un
gueux.
Elle regardait de tous les côtés. Je n'avais plus
une goutte de sang; j'étais saisi.
« Eh bien ! cria-t-elle en me voyant, eh bien !
Jean-Pierre, il paraît que tu te conduis bien?...
Ça nous fait plaisir à tous, à tous les parents, â ce
pauvre Guerlot : il en avait les larmes aux yeux..,
Et la Paesel... & le Kôniam!... »
Je ne répondais pas, je me sentais bouleversé.
« Asseyez-vous donc, madame Hocquart, dit
madame Madeleine en avançant une chaise, as-
seyez-vous. Mon Dieu, oui! on ne peut passe
Histoire d'un homme du peuple
plaindre. Mais voilà cette première communion...
quelle dépense!
— Juftement, s'écria la grande Hocquart, nous
y avons pensé; nous avons dit : « Cette brave
mère Balais, elle ne peut pourtant pas tout faire ;
c'eft pourtant notre sang... c'eft notre parent! »
Alors, tenez... •»
Elle leva la couverture de son panier & en tira
un habit neuf, une paire de souliers, un pan-
talon et un gilet.
Madame Madeleine & Annette poussaient des
cris d'admiration :
« Oh ! madame Hocquart î
— Oui, oui, nous pensons que ça lui ira bien! »
Et comme je reftais sombre derrière la table,
madame Madeleine me dit :
« Mais avance donc, Jean-Pierre, viens donc
remercier ta cousine, cette bonne madame Hoc-
quart. »
Alors je sentis quelque chose se retourner en
moi, quelque chose de terrible, & , sans y penser,
je répondis :
« Je ne veux pas !
— Comment, tu ne veux pas ?
— Ncn, je ne veux rien; je ne veux pas d'ha-
èits ! »
La mère Hocquart s'était redressés tout éton-
né.
53 ' Histoire d'un homme du peuple
« Qu'eft-ce qu'il a donc? fit-elle de sa voix
traînarde, qu'eft-ce qu'il a donc, notre Jean-
Pierre?
— A h ! cria madame Madeleine, il eft fier; la
tête lui tourne à cause des honneurs,
— Hé ! fit la marchande de poisson, c'en dans
la famille, cette fierté-là ! Cette fierté-là, c'eft ce
qui fait lès gens riches. »
En ce moment le bon père Antoine me dit :
« Jean-Pierre, comment, tu ne remercies pasta
cousine! T u n'as donc pas de reconnaissance ? »
Et comme il parlait, je ne pus m'empêcher d'é-
clater en sanglots. J'allai me mettre le front contre
le mur, en fondant en larmes.
Tout le monde s'étonnait. Le père Antoine, se
levant, vint près de moi :
« Qu'eft-ce que tu as ? me dît-il tout bas.
— Rien.
— T u n'as rien ?
— Non... je ne veux rien d'eux I lui dis-je au
milieu de mes sanglots.
— Pourquoi?
— Ils m'ont chassé; ils ont dit que mon père &
ma mère étaient des gueux ! »
Le père Antoine, en m'entendant parler ainsi,
devint tout pâle; et comme madame Madeleine
recommençait ses reproches, pour la première fois
il lui dit brusquement ;
Histoire d'un homme du peuple 5$
Ï Tais-toi, Madeleine ! tais-toi! s
Il se promenait de long en large dans la cham-
bre, la tête penchée. Madame Madeleine ne disait
plus rien. Moi , je reliais le front au m u r , les joues
.couvertes de larmes. L a petite Annette, derrière
moi, disait :
« O h ! ils sont pourtant bien beaux, les habits. . .
Regarde seulement, Jean-Pierre. »
Et comme la mère Hocquart , poussant un éclat
de rire aigre, rempaquetait les habits & s'écriait :
« T u n'en veux pas, garçon? O h ! il ne faut pas
pleurer pour ça. . . bien d'autres en voudront.
Ah ! c'eft comme ça que tu remercies les gens ! »
comme elle disait cela, riant tout haut & ' re-
fermant son panier, la porte se rouvrit , & j 'enten-
dis la mère Balais s'écrier :
« Eh bien, qu'eft-ce qui se passe? Pourquoi
donc eft-ce que Jean-Pierre pleure?
— H é ! répondit madame Madeleine, figurez-
vous qu'i l ne veut pas accepter des habits magni-
fiques pour sa première communion, des habits
que sa cousine Hocquart apporte tout exprès de
son village.
— Ah ! dit la mère Balais en se redressant ;
pourquoi donc n'en veux-tu pas, Jean-Pierre?
— G'eft qu'il se rappelle qu'on a traité son père
de gueux à Saint-Jean-des-Choux, répondit brus-
quement le père Antoine..
6o
— A h ! ah ! il se rappelle ça. . . E t c'eft pour ça
qu'i l ne veut pas de leurs habits I s'écria la brave
femme. E h bien! il a raison.. . il montre du cœur. »
Et regardant la mère Hocquart :
« Al lez-vous-en, dit-elle, on s'eft passé de vous
jusqu'à présent, on s'en passera bien encore.
C'eft moi , Mar ie-Anne Balais, qui veux donner
des habits à cet enfant. Al lez-vous-en au diable,
entendez-vous? »
L a grande Hocquart voulait crier, mais la mère
Balais avait une voix bien autrement forte que la
sienne, une véritable voix de tempête qui couvrait
tout, criant :
« 1 Al lez-vous-en, canaille!. . . vous avez renié
votre sang. . . vous méritez tous d'être pendus!. . .»
E n même temps Rivel & sa femme, & deux ou
trois voisines attirées par le bruit, entraient; de
sorte que la marchande de poisson, voyant cela,
n'eut que le temps de reprendre son panier & de
se sauver, en disant d'un air désolé :
« A y e z donc l'idée de faire le bien. . . c'eft en-
courageant.. . c'eft encourageant! »
L a mère Balais alors vint me toucher l 'épaule :
« C'eft moi , Jean-Pierre, qui te donnerai des
habits, me dit-elle.
— O h ! m'écriai-je en l 'embrassant, de vous. . .
rien qu'une blouse.. . ce sera bien assez.
— T u n'auras pas seulement une blouse, fit-
Histoire d'un homme du peuple 61
elle attendrie, tu auras tout plus beau que les
autres. Ne vous inquiétez donc pas tant, madame
Madeleine, cet enfant a du c œ u r ; avec du cœur on
fait son chemin. »
Ainsi^ parla cette brave femme, que je regar-
derai toujours comme ma mère. Et huit jours
après, j 'avais de beaux habits pour m a première
communion, des habits un peu grands, pour
servir longtemps. T o u t e la maison était dans la
joie.
Ces choses lointaines me sont revenues tout à
l 'heure, & j 'en ai pleuré ! — C'étaient les derniers
beaux jours de l'école ; maintenant une autre vie,
d'autres soins allaient commencer : la vie d'ap-
prentissage, ou l'on ne travaille pas seulement
pour soi, mais pour un maître, oîi l 'on eft forcé
de s'appliquer toujours & de songer à l 'avenir.
62 Histoire d'un homme du peuple
V I I
Deux ou trois jours après ma première c o m m u -
nion, la mère Balais me demanda si j 'aimais plus
u n métier qu 'un autre. Nous étions juftement à
déjeuner. Je lui répondis que celui qui me plai-
sait le plus, c'était l'état de menuisier, parce que
rien ne me faisait plus de plaisir à voir que de
beaux meubles, de grandes commodes, des ar-
moires bien polies, des cadres en vieux noyer, &
d'autres objets pareils.
Cela lui plut.
• « Je suis contente, me dit-elle, que tu choi-
sisses, car ceux qui prennent le premier métier
venu montrent qu'ils n'ont d'idée pour aucun. E t
quand on eft décidé, — fit-elle en se levant, —
: autant partir tout de suite. Mets ton habit, Jean-
; Pierre, je vais te conduire chez le maître menui-
' sier Nivoi , près de la fontaine. T u ne pourrais
jamais être en meilleures mains. Nivoi connaît la
menuiserie mieux que pas un autre de la ville.
Histoire d'un homme du peuplé 63
C'eftun homme de bon s e n s ; il a fait son tour de
France, il eft même refté cinq ou six ans à Paris.
Je suis sûre que, pour me faire plaisir, il te recevra
d'emblée. »
Je connaissais le père Nivoi depuis longtemps,
avec sa vefte de drap gris à larges poches carrées,
où se trouvaient d'un côté le mètre & le tire-ligne,
& de l'autre la grande tabatière en carton. Sa
figure franche, ouverte, ses petits yeux malins me
plaisaient. Je n'aurais pas choisi d'autre maître,
& je m'habillai bien vite, pendant que la mère
Balais mettait son châle.
Nous sortîmes quelques inftants après, sans au-
tres réflexions, & nous arrivâmes bientôt chez
M . Nivoi , qui possédait une petite auberge à côté
de son atelier, en face du magasin de bois & de la
fontaine.
L'auberge avait pour enseigne deux chopes de
bière mousseuse; elle était toujours pleine de h u s -
sards, qui chantaient pendant que la scie & le ra-
bot allaient en cadence.
Nous entrâmes dans l'atelier vers neuf heures.
M . Nivoi , en train de tracer de grandes lignes â
la craie rouge sur une planche, fut tout étonné de
nous voir.
« H é ! c'eft la mère Balais ! dit- i l . Eft-ceque la
baraque tombe ensemble? E n avant les chevilles!
— Non, la baraque eft encore solide, répondit la
0 4 Histoire d'un homme du peuple
mère Balais en riant. Je viens vous demander un
autre service.
— T o u t ce qui vous plaira, dans les choses pos-
sibles., bien entendu.
— Je le savais, dit la mère B a l a i s ; je comptais
sur vous. Voic i Jean-Pierre que vous connaissez...
le fils de Nicolas Clavel , de Saint-Jean-des-Choux,
que je regarde comme mon propre enfant. Eh bien!
il voudrait apprendre votre état ; il eft plein de
bonne volonté, de courage, & , si vous le recevez, je
suissûrequ' i l ferasonpossiblepourvous contenter.
— A h ! a h ! dit le père Nivoi d'un air grave &
pourtant de bonne h u m e u r , eft-ce vrai , Jean-
Pierre ?
— O u i , monsieur Nivoi , je promets de vous
contenter, si c'eft possible...
— Avec moi , c'eft toujours possible, dit le vieux
menuisier en déposant sa grande règle sur l 'établi,
& criant à la porte du cabaret :
— Marguerite! Marguerite! »
Aussitôt la femme de M . Nivoi , une femme
assez grande, de bonne mine, habillée à la mode
des paysans, ouvrit la porte & demanda :
« Qu'eft-ce que c'eft, N i v o i ?
— T u vas tirer une bonne bouteille de rouge
& tu la porteras dans la chambre, là-haut, avec
deux verres. Madame Balais & moi nous sommes
en affaire, nous avons besoin de caussr. »
Histoire d'un homme du peuple 65
La femme descendit à la cave ; & comme l 'ou-
vrier de M . Nivoi , Michel Jâry, sec, maigre,
décharné, la figure longue & pâle, cessait de ra-
boter pour nous écouter, M . N i v o i lui dit :
« H é ! Michel , ce n'eft pas pour toi que je fais
monter la bouteille; tu peux continuer sans gêne,
madame Balais ne t'en-voudra pas à cause du
bruit, ni moi non plus. »
Il dit cela d'un air sérieux, en prenant une
t o n n e prise; & sa femme étant alors devant la
porte, sur le petit escalier de bois, avec les deux
verres & la bouteille :
«Mère Balais, fit-il, je vous montre le chemin. s
Ils montèrent ensemble dans la chambre q u i se
trouvait à côté de l'atelier, au-dessus, en forme de
colombier. Elle avait une lucarne, & le v ieux m e
nuisier, de cette lucarne, en vidant sa bouteille le
coude sur la table, voyait tout ce qui se passait en
bas. C'eft là qu'il reliait une partie des matinées,
avec son ami, le vieux géomètre Panard, causant
de différentes choses qui leur faisaient du bon
sens. Ils s'aimaient comme des frères ! E t lors-
qu'ils avaient vidé leur bouteille chez N i v o i , vers
onze heures, ils allaient vider une autre bouteille
chez Panard, qui possédait aussi une auberge sur
la grande route.
Chez Nivoi , Panard payait la bouteille devant
la femme, & Nivoi mettait les douze sous dans sa
66* Histoire d'un homme du peuple
poche, & chez Panard,. Nivoi payait la bouteille,
& Panard mettait les douze sous dans sa poche ;
par ce moyen, les femmes étaient toujours con-
tentes en pensant : « C'eft l 'autre qui paye, nous
avons les douze sous! » Avec ces douze sous, ils
vidaient leurs caves à tous les deux, sans avoir de
trouble dans leur ménage. E t cela montre bien que
l 'argent n'eft pas aussi nécessaire qu'on pense, &
qu'avec une trentaine de sous on pourrait faire
rouler le commerce.
Mais tout cela n'empêchait pas M . Nivoi d'être
un excellent menuisier, un homme d'esprit & de
bon sens, qui ne se souciait pas de devenir riche,
parce qu'i l savait bien que nous finissons tous par
aller derrière la bascule, les pieds en avant. Son
ami Panard avait les mêmes idées. Je les ai tou-
jours regardés comme des gens très-respectables,
amateurs de bon vin.
L a mère Balais et M . Nivoi étaient donc .montés
dans la chambre; moi je reftais en bas avec Jâry,
qui continuait à raboter, allongeant ses grands,
bras maigres d'un air de mauvaise humeur.
Je vis tout de suite que nous ne serions pas bons
camarades, car au bout d'un inftant, s'étant ar-
rêté pour rajufter le rabot, il me dit en donnant
de petits coups sur la tête du tranchet :
« Allons, apprenti, commence par ramasser les
copeaux & mets-les dans ce panier. »
Histoire d'un homme du peuple 67
Je devins tout rouge, & je lui répondis au bout
d'un initant:
« Si monsieur Nivoi veut de moi , je revien-
drai cette après-midi, & je ramasserai les co-
peaux.
— A h ! tu as peur de salir tes beaux habits, fit-
il en riant. C'eft tout s imple; quand on s'appelle
monsieur Jean-Pierre, qu'on eft le premier a
l'école, qu'on connaît l 'orthographe, & qu'on
porte chapeau, de se baisser, ça fait mal aux
reins. »
Il me dit encore plusieurs autres choses dans le
même genre; comme je ne répondais pas, tout
à coup la voix du père N i v o i se mit à crier de la
lucarne :
« H é ! dis donc, Jâry, mêle-toi de ce qui te
regarde. Je ne te donne pas cinquante sous par
jour pour observer si l 'on a des chapeaux ou des
casquettes. T u devrais être honteux d'ennuyer un
enfant qui ne te dit rien. Eft-ce que c'eft sa faute,
s'il n'eft pas aussi bête que toi ? »
Aussitôt Jâry se remit à raboter avec fureur; &
quelques inftants après la mère Balais & M . N i v o i
redescendirent l'escalier.
« Eh b i e n ! c'eft entendu, disait M . N i v o i ;
Jean-Pierre viendra tout de suite après dîner, &
son apprentissage commencera. Je le prends pour
quatre ans. Les deux premières années, i l ne me
68 Histoire d'un homme du peuple
servira pas beaucoup, mais les deux autres seront
pour les frais d'apprentissage.
— Si vous voulez un écrit? dit la mère Balais.
— Allons donc! entre nous un écrit, s'écria le
vieux menuisier. Eft-ce que je ne vous connais
pas? »
Ils traversaient alors l'atelier.
« Arr ive , Jean-Pierre,» me dit la mère Balais.
E t nous sortîmes ensemble.
Dans la rue, M . Nivoi fit quelques pas avec
nous, en expliquant que je devais arriver chaque
matin à six heures en été, à sept en h i v e r ; — que
j 'aurais une heure à midi pour aller dîner, & que
le soir à sept heures je serais l ibre, ainsi que toutes
les journées des dimanches & grandes fêtes.
Ces choses étant bien entendues, il rentra dans
l'atelier, & nous retournâmes chez nous.
Histoire d'un homme du peuple 69
V I I I
Durant six ans, j e reftai chez le père Nivoi .
Que de travail, que de triftesse, & pourtant que
de bonheur aussi pendant ces longues années d'ap-
prentissage! T o u t revit en moi , tout se réveille!
J'entends le rabot courir, la scie crier, le marteau
résonner sous le geand toit de l'atelier; j 'entends
les verres tinter au cabaret voisin, les hussards
chanter « En avant, Fanfan la Tulipe! » je vais
les copeaux rouler sous l 'établi ; je les repousse du
pied, les joues & le front couverts de sueur.
Et le grand Jâry, cet être pâle, maigre, les che-
veux ébouriffés, je le vois .aussi , je l'entends me
donner des ordres : « Apprent i , le rabot! — A p -
prenti, les clous ! — Enlève-moi cette sciure, a p -
prenti, & plus vite que ça. — Qu'eft-ce que c'eft "i
tu te mêles d'ajufter... H a ! h a ! de bel ouvrage!
Gomme c'eft raboté!. . . Comme c'eft scié! . . . L e pa-
tron va gagner gros avec toi. . . Il n'a qu'à faire ve-
nir du vieivxchêne, pour l 'apprendre ù massacrer! »
70 Histoire d'un homme du peuple
Ainsi de suite. E t toujours de la mauvaise
humeur, toujours des coups de coude en passant.
« Ote-toi de là, tu ne fais rien de bon! »
Quelle patience, mon Dieu ! quelle bonne volonté
d'apprendre, il faut avoir, pour vivre avec des
gueux pareils, sans foi ni loi , sans cœur ni h o n -
neur! Plus l 'ouvrage eft bon, plus ils le trouvent
mauvais , plus l'envie leur aigrit le sang, plus ils
verdissent & jaunissent. S'ils osaient vous atta-
quer! . . . Mais le courage leur manque. Pauvres
diables!. . . pauvres diables! . . .
Voi là pourtant la vie, voilà le soutien qu'il faut
attendre dans ce bas monde.
L e père Nivoi voyait la jalousie de ce mauvais
g u e u x , & quelquefois il s'écriait :
« H é ! Michel , tâche donc d'être plus honnête
avec Jean-Pierre. T u n'as pas toujours été malin
pour raboter une planche & pour enfoncer un
c l o u ; ça ne t 'eftpas venu tout seul. . . il t'a fallu
des années & des années. E t malgré tout , tu n'es
pas encore le grand chambellan du rabot & de l 'é-
querre, comme on disait sous l 'autre; tu n'as pas
encore deux clefs dans le dos, qui marquent ta
grandeur. S'il avait fallu attendre sur toi pour
inventer les chevilles, on aurait attendu longtemps.
Jeté défends d'être grossier avec l 'apprenti; je ne
veux pas de ça.. . T u m'entends? »
Malheureusement le brave homme n'était pas
Histoire d'un homme du peuple yt
toujours à l'atelier; il avait des entreprises en vil le,
& Jâry le voyait à peine dehors, qu' i l se vengeait
sur moi d'avoir été forcé d'entendre ses plaisante-
ries.
A u milieu de ces misères , j 'avais pourtant
quelques inftants de bonheur, & mon attache-
ment pour 1* mère Balais augmentait toujours.
Il ne s'était pas encore passé six mois, que
M . Nivoi m'avait permis d'emporter des copeaux
à la maison. J'en mettais dans mon tablier tant
qu'i l pouvait en entrer. Avec quelle joie je criais
sous la porte :
« Mère Balais, voici des copeaux! nous pou-
vons faire bon feu, le bois ne va plus manquer ! »
Elle, voyant la joie de mon cœur, faisait sem-
blant de regarder ces copeaux comme grand'-
chose :
« Je n'ai jamais vu d'aussi belle flamme, d i -
sait-elle. Et p u i s , ça chauffe, Jean-Pierre, que
c'eft un véritable plaisir. »
U n peu plus tard, au bout de l 'année, connais-
sant un peu l'état, j 'avais arrangé le fruitier d'une
manière admirable, par couches de lattes bien
solides. C'eft à cela que je passais mes dimanches.
Et , plus tard encore, la famille Dubourg ayant
loué dans les environs de la ville un petit jardin,
c'eft moi qui construisis leur gloriette; c'eft moi
qui posai la petite charpente & qui garnis Tinté-
7 2
rieur de paillassons, en croisant dehors le treillage
pour les plantes grimpantes.
L a petite Annette venait me voir et trouvait
tout très-beau; madame Madeleine elle-même me
faisait des compliments, & la mère Balais disait
sans gêne :
« Jean-Pierre sera le meilleur ouvrier de Sa-
verne; il sera même trop bon pour ce pays. C'elt
dans les capitales que les maîtres ouvriers doivent
al ler; c'eft là qu'ils s'élèvent & qu'ils finissent
même par épouser la fille d'un riche fabricant, soit
en clavecins, soit en meubles rares de toute sorte :
armoires, commodes, volières. J'ai v u cela cent
fois, particulièrement à Vienne en Autriche, & à
Ber l in , où les gens riches ont l 'usage de marier
leurs filles avec des ouvriers de bon sens. »
Elle voyait tout en beau, parce qu'elle m'aimait.
Les D u b o u r g , contents de leur gloriette, ne ré-
pondaient r ien; mais je voyais pourtant aux yeux
de madame Madeleine qu'elle trouvait ces éloges
trop grands, & qu'elle aurait bien voulu pouvoir
en rabattre.
C e qui fâchait le plus Jâry contre moi , c'étaient
les copeaux ; car jusqu'alors lui seul les avait pris,
peur les donner à l 'une de ses connaissances de la
ruelle des Aveugles . — Enfin on ne peut pas con-
tenter tout le monde.
Cela dura bien u n an de la sorte Je n'étais pas
Histoire d'un homme du peuple 73
encore bien adroit dans notre métier, mais assez
souvent M. Nivoi m'avait chargé de faire de petits
meubles, comme les cassines qu'on nous com-
mandait au collège, et toujours il avait paru con-
tent.
« C'en bien, Jean-Pierre, disait-i l , cela peut
ciller; il manque encore la dernière main. Voic i
des jointures qui ne sont pas assez serrées, cette
charnière eft trop lâche.. . la serrure a pris trop
de,bois . . . Mais, pour un apprenti, cela marche
très-bien. »
Naturellement Jâry, ces jours-là, se montrait
encore plus mauvais qu'à l 'ordinaire; aussitôt le
maître sorti de l'atelier, il tournait en moquerie
ses compliments & traitait mon ouvrage de savate.
S'il avait pu tout casser et détraquer, il l 'aurait
fait volontiers; mais il n'osait pas, & regardait
seulement en levant ses deux épaules maigres, &
disait :
« A h ! le beau chef-d'œuvre ! Écoutez comme
ca s'ouvre, comme ça se ferme !»
Il faisait aller le couvercle en répétant :
«Cr ic ! crac! c'eft un meuble à musique. . . Ça
crie... ça chante.. . ça possède tous les agréments
ensemble. On peut mettre des livres dans la cas-
sine, & jouer en même temps de la musique au
professeur... Continue» Jean-Pierre, tu promets.,
tu promets! »
74 Histoire d'un homme du peuple
Il soufflait dans ses joues, & se tenait les deux
mains sur les côtes, comme pour s'empêcher de
rire.
O n pense si j 'étais indigné; je voyais sa m é -
chanceté. Si je n'avais pas eu tant d'égards pour
M . N i v o i , pour la mère Balais & tout le monde,
j 'aurais dit à ce gueux ce que je pensais de lui .
J'avais bien de la peine à me contenir, mais un
beau matin la coupe fut pleine, & je vais vous ra-
conter les choses en détail, parce qu'i l faut tout
expliquer, pour que les honnêtes gens voient clai -
rement de quel côté se trouvent les torts, & qu'ils
se disent en eux-mêmes : « C'était t r o p . . .
cela ne pouvait pas durer. . . nous en aurions fait
autant. »
9
Voic i donc comment la chose finit.
A u commencement de ma troisième année d'ap-
prentissage, quelques jours avant la Sainte-Anne,
qui tombe le 27 juillet, un soir, au moment de
partir, M . Nivoi m é d i t , après avoir regardé mon
travail :
« Jean-Pierre, je suis content de toi, tu m'as
rendu déjà de véritables services, & je veux te
montrer ma satisfaction. Dis-moi ce qui peut te
faire plaisir. »
E n entendant ces paroles, je sentis mon cœur
battre. Jâry, qui pendait son tablier & sa vefte de
travail au clou, se retourna pour écouter. Jt'au-
Histoire d'un homme du peuple 7 5
rais bien su quoi répondre, mais je n'osais pas. Et
comme j'étais là tout troublé, le père N i v o i me
dit encore :
« Hé ! tu n'as jamais rien reçu de m o i , Jean-
Pierre ! »
E n même temps il tirait de sa poche une grosse
pièce de cinq francs, qu' i l faisait sauter dans sa
main, en disant :
« Eft-ce qu'une pièce de cinq francs ne t'irait
pas, pour faire le garçon? Réponds-moi hardiment ;
qu'eft-ce que tu penses d'une pièce de cinq francs
dans la poche de Jean-Pierre? »
Mon trouble augmentait , parce que depuis long-
temps j'avais une autre idée, une idée qui me
paraissait magnifique, mais qui devait coûter cher.
J.e n'osais pas la dire, & pourtant, à la fin, ramas^
sant tout mon courage, je répondis :
« Monsieur N i v o i , mon plus grand bonheur
eft d'abord de savoir que vous êtes content d e v
moi; oui, c'eft une grande joie, principalement à
cause de la mère Balais. . .
— Sans doute, sans doute, fit-il attendri ; mais
toi, qu'eft-ce que tu voudrais, qu'eft-ce que tu
pourrais désirer ?
— Eh bien! monsieur Nivoi . . . Mais je n'ose
p a s !
— Quoi?
— Eh bien, ce qui me ferait le plus • dfs(?0Siïp^
Histoire d'à;: homme du peuple
ce serait de montrer de mon travail à la mère
Balais. »
Et comme M . Nivoi écoutait toujours :
a N o u s avons à la maison une vieille table qui
boite, lui dis-je, une table ronde & pliante; il
faut mettre quelque chose sous un pied, pour l'em-
pêcher de boiter. Et si c'était un effet de votre
bonté de m'en laisser faire une autre, elle arrive-
rait jufte pour la Sainte-Anne.
— ' O h ! oh! s'écria le père Nivoi d'un air à
moitié de bonne humeur, à moitié fâché, sais-tu
bien ce que tu me demandes? Une table, une table
ronde; du vieux noyer encore, bien sûr?
— O h non ! en chêne.
— E n chêne. . . c'eft bon. . . en chêne.. . mais. . .
& ton travail pendant huit jours, dix jours, tu
comptes ça pour rien !
— O h ! je travaillerais le soir, monsieur Nivoi ,
je reviendrais après la journée 'deux ou trois
heures. »
Alors il parut réfléchir & toussa deux ou trois
fois dans sa main sans répondre, & seulement
ensuite il dit :
« C'eft pour la fête de la mère Balais?
— O u i .
— Et cette idée t'eft venue comme ça r
— O u i , ce serait mon plus grand bonheur.
— E h bienl soit, fit-il, j 'y consens; tu tra-
Histoire d'un homme du peuple 77
vailleras le soir, & je te laisse le choix du bois.
Arrive, il ne fait pas encore nui t , entrons au
magasin. »
Aussitôt Jâry sortit, & nous entrâmes au maga-
sin. Il y avait de belles planches, & je regardais
du vieux poirier qui m'aurait bien convenu, mais
c'était trop cher. Je venais de prendre du chêne,
quand M . Nivoi s'écria :
« B a h ! puisque nous sommes en train défaire
de la dépense, autant que ce soit tout à fait
bien. Moi , Jean-Pierre, à ta place, je choisirais ce
poirier. »
Cela me fit une joie si grande, que je ne pus
seulement pas répondre; je pris la planche sur
mon épaule, & nous rentrâmes dans l'atelier, où
je la posai contre le mur. T o u t ce que j'avais
souhaité depuis deux ans arrivait. Je me repré-
sentais le bonheur de la mère Balais.
Je voyais déjà dans cette planche les quatre
pieds, le dessus, le tour ; je voyais que ce serait
très-beau, que j 'en aurais même de refte, & tout
cela me serrait le cœur à force de contentement &
d'attendrissement. Il ne m'était jamais rien arrivé
de pareil; & dans le moment où je sortais en re-
fermant l'atelier, M . Nivoi , qui voyait sur ma
figure tout ce que je pensais, me demanda :
« Eft-ce que tu reviendras travailler ce soir?
— O h ! oui,monsieur N i v o i , si vous voulez bien.
78 Histoire d'un homme du peuple
— Bon, bon, on mettra de l 'hui le dans la
lampe. »
Je retournai chez nous tellement heureux, que
j 'arrivai dans notre petite* allée sans le savoir. Je "
ne pensais plus qu'à ma table, & , tout de suite
après le souper, j'allai prendre mes mesures & me
mettre aû travail .
L e plan de cette table était si bien dans ma tête
que, au bout du troisième jour, toutes les pièces
se trouvaient découpées & dégrossies ; il ne fallait
plus que les assembler,.les raboter & les polir.
M . N i v o i , deux ou trois fois le soir, vint me voir
à l 'œuvre; il examinait chaque pièce l 'une après
l 'autre sur toutes les faces, en fermant un œi l , &
finalement i l me dit :
a E h bien! Jean-Pierre, maintenant que l 'ou-
vrage avance, je dois te dire que tu as joliment
profité dé tes deux ans d'apprentissage, & que,
pour être jufte, au lieu de recevoir du vieux poi-
rier, c'eft toi qui me devrais encore du retour. »
Je pétillais de joie, cela m'entrait jusque dans
les cheveux.
« Enfin, di t- i l , j'espère que tu me récom-
penseras par ton travail.
— Monsieur Nivoi , je serai votre ouvrier tant
que vous voudrez! m'écriai-je; je ne mérite pas
vos bontés.
— T u les mérites cent fois, d i t - i l ; tu es un bon
Histoire d'un homme du peuple 79
ouvrier, un brave cœur, & , si tu continues, tu
seras un honnête homme. V a , mon enfant, la mère '
Balais sera contente, & je le suis aussi. »
Il sortit alors, & cette nuit j 'avançai tellement
l 'ouvrage, que toutes les pièces étaient jointes vers
les dix heures, excepté le dessus. L e lendemain je „
fis le dessus; je repassai tout à la couronne de
prêle, & j 'appliquai le vernis pour commencer à
polir la nuit suivante.
Personne ne savait rien de tout cela chez n o u s ;
la surprise & la joie devaient en être d'autant plus
grandes. Mon cœur nageait de bonheur. Je n'avais
qu'une crainte, c'était qu'on apprît quelque chose
par hasard ; & plus le moment approchait, plus
mon inquiétude & ma satisfaction augmentaient.
Jâry, durant ces huit jours, n'avait rien d i t ;
seulement il serrait les dents & me regardait d'un
mauvais œil. Moi , je ne disais rien non plus.
Ma table déjà conftruite se trouvait dans un
coin éloigné de l 'établi. E n entrant, le matin du
jour où je devais commencer à polir, je regarde
pour voir si le vernis avait séché, & qu'eft-ce que
je vois? un trou gros comme les deux poings
dans la planche du mil ieu, sur le bord. — Je devins
tout pâle, & je tournai la tête. Jâry riait en des-
sous.
« Qu'eft-ce qui a fait ça? lui dis-je.
— C'eft le gros rabot, répondit-il en éclatant de
8o Histoire d'un homme du peuple
rire; il ne faut pas mettre les beaux ouvrages sous
la planche aux rabots, parce que, quand les rabots
<ombent, ils font des trous.
— E t qu'eft-ce qui a fait tomber le gros rabot?
r Ç e f t moi , dit-il en riant plus fort; j 'en avais
besoin. »
A peine avait-i l répondu : « C'est moi ! » que je
tombai sur le gueux comme un loup. J'avais la tête'
de moins que lu i , ses mains étaient larges deux
fois comme les miennes, mais du premier coup
il fut culbuté, les jambes par-dessus la tête, & je
lui posai les genoux sur la poitrine, pendant qu' i l
me serrait en criant :
« A h ! brigand.. . a h ! tu oses!. .
— O u i , j 'ose, lu i dis- je , » en écumant et lui
donnant des coups terribles sur la figure.
Nous roulions dans les copeaux, il allongeait
ses larges mains calleuses pour m'étrangler; mais
ma fureur était si grande, que malgré sa force
j'avais presque fini par l 'assommer, lorsque le
père Nivoi & trois hussards accoururent à nos cris,
& m'arrachèrent de dessus lu i , comme un de
ces dogues qu'i l faut mordre pour les faire lâ-
cher. Ils me tenaient en l'air par les bras & les
jambes, j 'avais des tremblements & des frémis-
sements.
Le grand Jâry se leva en criant :
« Je te rattraperai ! »
Histoire d'un homme du peuple S i
Mais à peine avait- i l dit : « Je le rattraperai ! »
que je me lâchai d'une secousse, & que je le
bousculai sous la table comme une plume. Il
criait :
« A l 'assassin!. . . à l'assassin "... »
Il fallut m'arracher encore une fois, & m'en-
traîner dans la chambre voisine. L e père Nivoi
demandait :
« Qu'eft-ce que c'eft ? »
Alors, fondant en larmes, je lui dis :
« Il a cassé ma table exprès.
— A h ! il a cassé ta table ! f i t - i l ; le gueux. . . le
lâche !... A h ! il a cassé ta table exprès. . . Eh bien !
tu as bien fait, Jean-Pierre. Mais il peut se vanter
d'en avoir reçu.... Voi là pourtant la colère d'un
honnête homme qu'on vole. »
Les hussards me regardaient tout surpris & se
disaient entre eux :
« Tonnerre ! c'eft pire qu 'un chat sauvage ! » .
La femme de M . Nivoi venait de porter dans
l'atelier un baquet d'eau fraîche, où Jâry se lavait
la figure. Je l'entendais g é m i r ; il disait :
« Je ne travaillerai plus avec ce brigand, il a
voulu m'assassiner. »
En même temps il sanglotait comme un lâche,
& M. Nivoi étant retourné le voir, lui dit :
« T u as reçu ton compte.. . c'eft bien fait. T u
ne veux plus travailler avec cet enfant, tant mieux !
82
C'eft une bonne occasion pour moi d'être débar-
rassé d'un envieux, d'un imbécile. V a te faire
panser chez M . Harvig . T u pourras revenir ce
soir ou demain, si tu veux, pour recevoir ton
arriéré. Mais tu ne rentreras pas dans l'atelier; tu
viendras dans cette chambre, car si Jean-Pierre te
voyait , il te déchirerait.
— L u i ! cria Jâry.
— O u i , l u i ! N e crie pas si haut , il eft encore
l à ; los hussards le retiennent, mais il pourrait
s'échapper. »
N o u s n'entendîmes plus r ien! Quelques inftants
après, M . N i v o i revint en disant :
« L e gueux eft parti . J'ai regardé le trou de la
table; nous allons changer tout de suite la planche
du mil ieu, Jean-Pierre, & demain tout sera prêt
pour la fête de la mère Balais. A ins i console-toi,
sois content, tout peut être réparé ce soir. »
Je me remis alors, & je fus bien étonné de voir
que j 'avais battu le grand Jâry. Je pensai en moi-
même : « A h !' si j 'avais su cela plus tôt, tu ne
m'aurais pas tant ennuyé depuis deux ans, m a u -
vais g u e u x ! J'aurais commencé par où j 'ai f ini ;
mais il vaut mieux tard que jamais. »
Histoire d'un homme du peuple 83
I X
T o u t marche. Ma grande bataille contre Jâry
était passée depuis quelques mois ; un autre com-
pagnon, un joyeux Picard, qui riait , chantait &
rabotait ensemble, avait remplacé le g u e u x ; nous
vivions comme des frères.
M . Nivoi me donnait alors la moitié de la jour-
née d'un ouvrier, sept francs cinquante centimes
par semaine, que je remettais le samedi soir à la
mère Balais, avec quel bonheur, je n'ai pas besoin
de le dire; mais elle me forçait toujours, de garder
quelques sous pour le dimanche :
« U n ouvrier doit avoir quelque chose dans sa
poche, disait-elle ; il ne doit pas être comme u n
enfant. S i l'occasion se présente d'accepter u n
verre de v i n , il doit pouvoir le rendre. »
Je comprenais qu'elle avait raison, & je ne res-
tais en arrière avec personne. Il m'arrivait même
d'aller danser les dimanches hors de la vi l le , au
Panier-Fleuri. Nous prenions du bon t e m p s ; les
84 Histoire d'an homme du peuple
filles de S a i n t - W i t t , de Dosenheim ou d'ailleurs,
en rentrant des vêpres, ne manquaient jamais de
s'arrêter là ; quelques filles de Saverne y venaient
aussi; la clarinette, le trombone, le fifre, les éclats
de rire & le bruit des canettes retentissaient sous
les pommiers en fleurs.
Que voulez-vous? C'eft la jeunesse! Ceux qui
veulent qu'on ait toujours été majeftueux, ne se
souviennent de rien. Moi , j 'aimais à danser, &
puis , en rentrant le soir, à rêver tantôt à Margue-
rite, tantôt à Chriffine.
U n e chose qui m'étonne, c'eft que dans ce temps
je ne songeais plus à la petite Annet te ; nous
étions devenus en quelque sorte étrangers l 'un à
l 'autre; je la regardais comme une demoiselle; elle
me regardait peut-être comme un simple, ouvrier,
je n'en sais rien. C'était une personne un peu
fière, attachée à ses devoirs, & rieuse tout de
même. De temps en temps, par exemple le soir,
en me voyant revenir du travail, elle me criait :
« H é ! Jean-Pierre, arrive donc, nous avons
des beignets. . . Arr ive! »
Elle m'en apportait de tout chauds, en disant
d'un air joyeux :
« Ouvre la bouche. »
C'était comme au premier temps de la jeunesse.
Mais les dimanches elle se mettait bien; elle ne
faisait plus attention à Jean-Pierre en bras de
Histoire d'un liomme du peuple 85
chemise, & semblait se considérer comme au-des-
sus d'un menuisier, d'un charpentier/ ou de tous
autres gens de métier. — Jamais elle ne venait au
Panier-Fleuri.
Moi, je m'imaginais avoir de l 'amour pour la
fille du garde champêtre Passauf, la grande Lisa,
que j 'avais diftinguée, Dieu sait pourquoi! Je la
promenais même autour du jardin après chaque
valse, en me disant :
« C'eft mon amoureuse ! »
Voilà pourtant comme on se forge des idées ! E t
deux ou trois mois après, quand Lisa Passauf par-
tit pour aller en condition à Paris avec sa sœur,
je me regardai comme un être désespéré. Je
m'écriais en moi-même :
« Jean-Pierre, tu ne connais pas ton désespoir,
c'eft le bonheur de ta vie qui vient de partir! »
Mais huit jours après j'avais une autre dan-
seuse, Charlotte Mériau, la fille du jardinier, &
huit jours après encore une autre.
A u commencement de l'été suivant, mes années
d'apprentissage étant finies, je reçus la journée
entière de l 'ouvrier; l'aisance entra-dans notre pe-
tite chambre du troisième. L a mère Balais disait
que nous achèterions notre blé nous-mêmes à la
halle, que nous ferions cuire notre pain chez le
boulanger Chanoine, & que nous aurions une
petite règle pour marquer les miches.
86 Histoire d'un homme du peuple
Elle voulait aussi faire ses provisions de légu-
mes secs, avoir des pommes de terre à la cave &
du bois au grenier; car de tout acheter en détail,
cela revient trop cher.
J'étais heureux d e v o i r que, au lieu de refter à
la charge de cette brave femme, ma seconde mère,
j 'allais enfin lui devenir utile & soutenir ses vieux
jours. O u i , cette satisfaction dépassait toutes les
autres.
Deux ans se passèrent de la sorte, sans rien
amener de nouveau; mais en 1847, les change-
ments , les grands changements arrivèrent. O n
rencontre des années pareilles dans la vie. T o u t
ce qu'on avait senti n'était rien. Cela ressemble
à ces graines abandonnées sous la terre; on ne
les voit pas, elles sont comme mortes; mais tout
à coup le printemps arrive, & les voilà qui s'éten-
dent vers le ciel .
Je me souviens que, jufte au commencement
du printemps, u n matin que je travaillais avec le
Picard en chantant & rabotant, nos trois fenêtres
ouvertes sur la petite place de la Fontaine; je me
souviens que de temps en temps nous regardions
les servantes arriver en petite jupe, la cruche ou le
cuveau sous le bras, & se mettre à causer entre
elles, en attendant leur tour. L e temps était très-
beau, la fontaine brillait au soleil comme un
miroir; des files de vaches & de boeufs venaient
Histoire d'un homme du peuple 87
s'abreuver, & puis levaient leurs mufles roses,
d'où l'eau tombait goutte à goutte comme de vé-
ritables diamants, ou bien ils se sauvaient en
dansant & levant les jambes de derrière, ce qui
faisait pousser des cris aux servantes. Des enfants
venaient aussi faire boire des chevaux & galo-
paient au milieu de tout ce la; les fouets claquaient,
les filles caquetaient & le Picard disait de bonne
humeur :
« Voic i la grosse Rosalie, la servante du cafe-
tier, avec sa cruche. H a ! ha! h a ! ia gail larde!
Regarde ces bras, Jean-Pierre; voilà ce qu'on peut
appeler une belle femme ! Et l 'autre donc, la fille
du cordonnier; celle-là connaît toutes les hiftoires
de la ville, elle en a pour deux heures avant de
remplir sa cruche. »
Ensuite, tout en chantant, nous nous remet-
tions à travailler. L e speitacle, les coups de fouet,
les beuglements, les éclats de rire & les cris
allaient leur train.
Et dans un de ces moments où nous regardions
en reprenant haleine, de bien l o i n , du côté de la
halle, je vois venir une jeune fille que je ne con-
naissais pas; elle avait une robe l i las, elle était en
cheveux, elle s'avançait d'un bon petit pas, &
longtemps d'avance je me disais :
«Quel le jolie fille! qu'elle eft bien m i s e , &
comme elle eft bien faite! comme elle marche bien ! «
88
J'ouvrais les y e u x , pensant : « Je ne l'ai jamais
vue, elle n'eft pas de Saverne ; mais c'eft pourtant
une ouvrière. Ce n'eft pas une dame. »
Plus je la regardais, moins je la reconnaissais,
quand tout à coup je vis que c'était Annette. Elle
portait de l 'ouvrage dans notre rue, à la dame de
M . le commandant T a r d i e u ; & je m'aperçus alors
pour la première fois qu'elle était belle, qu'elle
avait de beaux yeux bleus, des cheveux noirs très-
beaux, des joues fraîches & riantes, enfin qu'elle
était tout ce que j 'avais v u de plus agréable. Cela
me surprit tellement, que je recommençai tout de
suite à pousser le rabot, dans u n grand trouble,
pour n'avoir pas l'air de l'avoir vue.
Et comme j'étais là, penché sur mon ouvrage,
Annette en passant, — ce qui n'était jamais
arrivé, — regarda dans notre atelier, en criant
d'une Voix gaie :
« H é ! bonjour, monsieur Jean-Pierre! Vous
travaillez donc toujours, monsieur Jean-Pierre? »
Elle disait cela par plaisanterie. J'aurais dû ré-
pondre : « E h ! o u i , mademoiselle Annette. V o u s
allez porter de l 'ouvrage quelque part? » Nous
aurions ri ensemble; mais alors je devins tout
rouge & je me mis à bégayer je ne sais plus quoi,
de sorte qu 'Annette me regardait étonnée, & que
le Picard se mit à dire :
«. Il ne faut pas vous étonner, mademoiselle
Histoire d'un homme du peuple S y
Dubourg, ce garçon eft amoureux, mais tellement
amoureux qu'i l en perd la tête. »
Elle, alors, se dépêcha de partir en criant :
« A h ! pauvre Jean-Pierre ! » & riant comme une
folle.
J'étais presque tombé de mon haut, en enten-
dant ce que disait le P i c a r d ; & quand elle fut
partie, je criai :
« Picard, vous êtes une vraie bête de dire des
choses pareilles; vous allez me rendre malheureux
pour toute ma vie. »
Et même je m'assis sur le banc, la tête entre les
mains, avec des envies de pleurer. J'étais désolé,
j'aurais voulu me sauver. L e Picard„après m'avoir
regardé quelques inftants, dit :
« Ecoute, Jean-Pierre, je n'ai voulu faire qu'une
plaisanterie.; mais je vois maintenant que j'avais
raison.
— Non, ce n'eft pas vrai !
— Si ce n'eft pas vrai , pourquoi donc te fâches-tu ?
•— C'eft que je suis honteux de ta bêtise.
— A h ! fit-il, tu n'as pas besoin de te désoler
pour moi; je serais dix fois plus bête, que je ne
m'en porterais pas plus mal. »
Avec un imbécile pareil, on ne pouvait pas rai-
sonner, & je me remis à-l'ouvrage en pensant :
« Mon D i e u ! maintenant je n'oserai jamais
rentrer chez nous! »
9 0
Il me semblait que tout était peint sur ma
figure, & que madame Madeleine, en me rencon-
trant par hasard dans l'allée, allait tout yoir d'un
coup d'œil. J'avais bien tort; le soir, Annette ne
pensait plus à rien. Qu'est-ce que cela pouvait
lui faire? Quelle fille n'a pas entendu dire : « Ce
garçon eft amoureux ! »
T o u t se passa comme à l'ordinaire. Je mon-
tai chez nous sans rencontrer personne. Vers huit
heures , les Dubourg 'ouvrirent leur fenêtre en
bas sur la rue, pour renouveler l'air. L a mère
Balais, après souper, descendit leur raconter les
hiftoires du marché, D e u x autres voisines vinrent
s'asseoir sur le banc à notre porte, causant de la
Pâques & de la T r i n i t é , du tronc des pauvres, de
la vieille Rosalie, qui recevait tant du'bureau de
bienfaisance, etc.
Madame Madeleine balaya la chambre, Annette
monta travailler pour elle, & , comme je descen-
dais tout craintif, elle me cria :
« Bonsoir, Jean-Pierre! »
Je fus tranquillisé, je bénis le Seigneur de
l 'aveuglement des autres.
Mais le lendemain, le surlendemain & tout le
refte de la semaine, voyant qu'Annette ne faisait
pas^attention à moi , qu'elle cousait, qu'elle allait
& venait, montait & descendait sans tourner la
tête lorsque je la regardais; qu'elle me disait tou-
Histoire d'un homme du peuple
jours : « Bonjour, Jean-Pierre ! »—a Bonsoir, Jean-
Pierre! » ni plus ni moins qu'avant, alors je
m'écriai dans le fond de mon cœur :
« Qu'eft-ce que ça signifie? Elle ne m'aime pas
du tout ! Elle me parle comme l'année dernière ! »
J'étais désolé,, j 'aurais voulu la voir changer.
Heureusement l'idée me vint que six ou huit mois
avant, je n'avais de plaisir qu'à manger des châtai-
gnes avec la grosse Julie K e r m a n n , e n me figurant
que j'étais amoureux d'elle.
« C'eft juftement comme Annette , me dis-je,
elle ne sait rien, c'eft encore une véritable enfant.
Mais plus tard, dans six mois, un an, elle verra
que je suis un bon ouvrier, que je mérite Peftime
d'une honnête fille, & que nous serions heureux
d'être mariés ensemble. L e père Antoine a t o u -
jours eu de la considération pour m o i ; & qu'eft-
ce- que madame Madeleine peut souhaiter de
mieux que de m'avoir pour gendre ? Je ne suis pas
riche, mais je gagne mes cinquante sous par jour.
M . Nivoi m'eftime de plus en plus ; il m'augmen-
tera l'année prochaine, & , qui sait? le .bonhomme
se fait v i e u x ; il n'a plus la vivacité de sa jeunesse,
il peut avoir besoin de quelqu'un qui le remplace
pour aller acheter ses madriers dans les scieries, &
pour ses autres affaires autour de la vil le. Il lui
faudra tôt ou tard un honnête ouvrier, un homme
de confiance, capable de mesurer, de calculer,
Histoire d'un homme du peuple
d'établir un devis & de conclure un marché. Si
ce n'eft pas maintenant, ce sera dans quelques an-
nées; il pourra d'abord me donner un intérêt,
ensuite m'associer à ses affaires ; c'eft tout simple,
c'eft tout naturel. A l o r s , Jean-Pierre, avec ta pe-
tite femme, gentil le, économe, ton vieux père
Antoine, ta belle-mère, madame Madeleine, qui
sera devenue raisonnable, & ta bonne vieille mère
Balais, qui vous aimera tous & que vous respe£te-
rez de plus en plus, alors, au milieu de cette
famille, quel homme pourra se glorifier d'être
plus heureux que toi sur la terre? Sans parler des
enfants, que nous élèverons dans le travail & le bon
exemple, & qui feront la joie de tout le monde'. »
Je me disais ces choses en rabotant, en sciant,
en clouant. Je voyais tout d'avance sous mes
y e u x ; cela vivait, cela marchait comme sur des
roulettes ; & , dans ma joie intérieure j 'enlevais des
étèles larges comme la main, je serrais les lèvres,
je n'entendais plus seulement chanter le Picard,
je ne rêvais qu'à mon idée durant des heures &
des heures. L a voix joyeuse du père Nivoi pou-
vait seule m'éveiller :
« H é ! Jean-Pierrejs 'écr ia i t - i l ,hal te! . . .hal te! . . .
T u vas tout déraciner avec ton rabot; le plancher
&. le toit en tremblent. E n voilà u n gaillard qui
vous abat de la besogne!. . . C'eft comme une scie-
rie... ça ne s'arrête jamais. »
Histoire d'un homme du peuple G!5
Alors je riais- en m'essuyant le front, & je le re-
gardais tout attendri.
« O u i , disait-il, en prenant une grosse pri;;e
selon son habitude, je suis content de toi, Jean-
Pierre; on trouve rarement un ouvrier aussi c o u -
rageux. »
Ensuite il voyait le travail, & trouvait tout
b ien; j'étais sûr d'avoir une augmentation à la
fin de l 'hiver, & je sentais aussi qu'elle serait mé-
ritée, ce qui doublait mon plaisir.
L a mère Balais seule avait deviné quelque
chose. Souvent, le matin, en me voyant devant
mon petit miroir à m'arranger les cheveux, à me
faire un joli nœud de cravate, à retrousser mes
petites mouftaches, à me brosser du haut en bas,
plutôt deux fois qu'une, — ce que je n'avais
jamais fait avant, — elle me regardait en clignant
de l'œil d'un air malin, & disait :
« T u deviens coquet, Jean-Pierre. H é ! hé! je
voudrais bien savoir pourquoi ça t'a pris tout d'un
coup. O h ! tu es beau, va. . . T ù n'as pas besoin de
tant te regarder... O n te trouvera genti l . . . sois
tranquille. »
Et comme je devenais rouge:
« Il n'y a pas de mal à ça, faisait-elle, au c o n -
traire; il ne faut pas rougir. . . c'eft naturel. . . ça
montre que l'esprit vous vient & qu'on respecte
les gens. Moi, j'ai toujours aimé les respects, - U n
Histoire d'un homme du peuple 9 4
jeune homme qui vous respecte, c'elt bien, ça vous
flatte ; on pense : « Il eft t imide, il eft tout à fait
bien. »
Quand elle me disait des choses pareilles, j ' au-
rais voulu sauter par la fenêtre; je devinais sa
malice, & ça me donnait des fourmis dans le
dos.
Mais une seule chose m'inquiétait véritable-
ment, c'était la conscription, qui devait venir un
an après. Par bonheur , sous Louis-Phi l ippe ,
en 1847, on avait la paix; les remplaçants ne coû-
taient pas plus de mille à douze cents francs en
Alsace, & d'ailleurs u n grand nombre de numéros
étaient bons.
Je pouvais gagner, & même en perdant, avec
l'aide du vieux maître, en m'engageant à refter,
j 'aurais trouvé du crédit. Cela pouvait retarder le
mariage; mais lorsqu'on a des chances de gagner,
& que même en perdant il vous refte de l'espoir,
lorsqu'on eft amoureux & qu'on voit tout en beau,
rien ne vous gêne, rien ne vous arrête; ce qui vous
ennuie, on n'y pense pas, & ce, qui pourrait tout
renverser d'un coup,' vous paraît contraire au ha:'
sens. .
Histoire d'un 'nomme du peu-pie
X
Un soir, après le travail, je rentrais chez nous;
il faisait encore un peu jour, le soleil s'étendait
sur les toits; la ruelle des Deux-Clefs était som-
bre, & cle loin nos petites fenêtres au rèz-de-
chaussée brillaient comme une lanterne. Il devait
se passer quelque chose d'extraordinaire à la mai-
son, car madame Madeleine n'avait pas l 'habitude
de brûler sa chandelle par les deux bouts.
Comme je m'approchais, me demandant :
« Qu'eft-ce que cela peut être? » la mère Balais
sort de l'allée en criant d'un air joyeux :
«Dépêche-toi , Jean-Pierre , c'eft grande fête
ce soir. »
Et presque aussitôt, Annette, sur le pas de la
porte, me dit :
« A h ! Jean-Pierre, si tu savais... la tante Jac-
queline vient de mourir. »
' Alors j'entre tout surpris; des choses pareilles
.vous étonnent, on ne voit pas tout de suite les
:jô Histoire d'un homme du pepple
grands changements que cela fait. J'entre donc
dans la petite chambre basse, 84 je vois à gauche
le v ieux métier, qu'on a reculé contre le mur, —
les écheveaux, les pièces de toile, & même les
perches à crochets par-dessus, pêle-mêle, ' pour
faire de la place; — & à droite, près du poêle, la table
déjà mise, avec une belle nappe blanche, sept ou
huit couverts autour, & trois chandelles qui bri l -
lent, garnies de fraises en papier dans la bobèche.
L a cuisine était en feu. L a mère Rivel , qui
passait pour une bonne cuisinière, & qui même
iv/aït cuisiné douze ans chez Bischof, à l'hôtel de
l 'Aig le , avant son mariage, la mère R i v e l aidait
madame.Madeleine. Elles avaient un grand plat
de saucisses au bord de l 'armoire, une dinde farcie
à la broche, & quelques bouteilles de vin cacheté
sur le buffet.
Enfin c'était une véritable noce, comme je n'en
avais jamais v u . L e père Anto ine , assis sur son
banc, les jambes croisées, me tendait les bras en
s'écriant :
« Jean-Pierre , cette pauvre vieille tante Jac-
queline eft partie; elle n'a pas eu le temps de
rien donner à l'église. Quelle chance! »
Voilà pourtant ce qu'un honnête homme, un
homme de cœur, eft capable de penser quand la
richesse arrive. — Il m'embrassait, & quelques
secondes après, il me dit :
97
« Va t'habiller! Je vais aussi mettre mon bel
habit marron. L e capitaine Florentin & sa femme,
madame Frentzel, la mère Balais, & mon v ieux
camarade V i l l o n , l 'armurier, sont invités ce soir.
Si nous avions su, j 'aurais fait aussi prévenir
Nivoi , mais la nouvelle n'eft arrivée que sur les
trois heures. »
Alors il ne put s'empêcher de rire, en disant :
« Dieu merci, j 'en ai tissé des aunes de toile,
j 'en ai fait ma bonne part, j 'en avais assez! »
¡1 levait les mains. Annette , déjà tout habillée,
disait :
« A h ! maintenant je puis dire aussi : J'avais
assez de couture. »
Et madame Madeleine, de la cuisine criait :
« O u i , oui,' il était temps! Mais nous allons
pouvoir nous donner nos aises. — Madame Rive l ,
mettez du beurre dans la casserole. Voici le sel &
le poivre. Il ne faut plus rien épargner. »
Je sortis au mil ieu de tous ces propos, bien
content de savoir que la mère Balais était invitée.
Je me réjouissais du bonheur des Dubourg , & je
me fis la barbe, en rêvant à tout cela, me figurant
bien que madame Madeleine allait devenir plus
fière, mais sans voir jusqu'où pouvait s'étendre sa
folie.
Enfin, après avoir mis une chemise blanche &
mes beaux habits, je descendis. L a chambre était
6
9 8 Histoire d'un homme du peuple
déjà pleine d'invités. Le capitaine Florentin riait
tout haut :
« H a ! h a ! h a ! disait-il, quelle bonne idée cette
vieille tante a eue d'amasser pour v o u s ! V o u °
méritiez bien ça, monsieur Dubourg. »
Et le père A n t o i n e expliquait comment la chosr
s'était faite. 11 avait mis sa grande capote marron
sa grosse cravate no'ire; le col de sa chemise lui
remontait jusqu'au haut des oreilles, & de temps
en temps il s'écriait, en prenant un air grave :
• « C'était une bonne femme! . . . O u i , nous la
plaignons bien. . . Mais voyez pourtant la juftice,
monsieur F l o r e n t i n ; elle en voulait à Madeleine
à cause de son mariage avec un simple ouvrier;
elle amassait pour l 'église, & , dans les plus mau-
vais jours, jamais l'idée ne lui serait venue de nous
donner un liard, Mais il faut que tout finisse par
être jufte; maintenant tout va nous revenir. L a
juftice dans ce monde eft pourtant quelque chose
d'admirable.
— O h ! oui , criait madame Madeleine de la c u i -
sine, & nous ferons dire des messes. L e Seigneur
eft jufte à la fin des fins. »
Annette avait pensé tout de suite qu ' i l faudrait
des habits de deuil .
La mère Balais descendit dans sa belle robe à
grandes fleurs vertes-. Madame Frentzel , petite &
ronde comme un œuf, était la plus maligne; elle
99
faisait semblant de croire à la désolation de m a -
dame Madeleine, & disait :
« Il faut se consoler... il faut se consoler...
nous sommes tous mortels! . . . »
L e père Vi l lon arriva le dernier. C'était un fin
renard, & qui paraissait grave en entrant; mais
quand il s'aperçut qu'on ne pleurait pas la tante,
alors il rit & dit au père Antoine :
« Mon pauvre vieux D u b o u r g , je me souhai-
terais un petit malheur comme le vôtre : un oncle
ou bien une tante de quatre-vingt-dix-neuf ans &
trois quarts, avec des arpents, des houblonnières,
des vignes, n'importe ! L a plantation ne me ferait
r i e n ; j'accepterais tout en gros, les y e u x fermés. »
Ils prirent ensemble une bonne prise, en souriant.
Madame Madeleine, étant allée s'habiller, revint
au moment où la mère Rive l servait les saucisses,
& l'on se mit à table.
T o u t le monde avait bon appétit. T a n t ô t on
parlait des vertus de la tante, tantôt des prés, des
vergers, de la houblonnière. E t puis on plaignait
le malheureux sort des gens, qui sont forcés de
tout abandonner à la fin de leurs jours.
Le capitaine Florentin disait qu'on héritait
aussi dans les régiments, après chaque bataille, &
qu'on vendait les effets des morts à l 'encan. Mais
le principal, c'étaient toujours les prés, les vergers,
& l'argent placé sur bonne hypothèque. '
i o o Histoire d-'un homme du peuple
« Nous irons voir tout cela demain, disait le
père Antoine. O n aura posé les scellés... mais nous
sommes les plus proches parents... Madeleine était
la seule nièce.
— O u i , disait madame Madeleine, ma mère
n'avait qu'une sœur, la pauvre tante Jacqueline
de S a i n t - W i t t ; & moi je n'avais ni frère ni sœur,
j 'étais unique. »
Alors on admirait cela.
Moi j 'écoutais. Jamais cette tante Jacqueline
n'était venue voir les Dubourg, je ne la connais-
sais pas, je ne pouvais donc pas beaucoup la plain-
dre; & la suite de l'héritage ne me venait pas non
plus à l 'esprit, j 'étais content.
Mais vers la fin du souper, quand madame
Madeleine sê mit à dire : — que maintenant, Dieu
merci, la famille des Dubourg allait avoir son vé-
ritable r a n g ; que mademoiselle Annette , leur fille
unique, n'aurait plus besoin d'aller habiller des
personnes qui valaient moins qu'e l le ; que plus
d'un ingénieur, plus d'un avocat, plus d'un no-
taire serait heureux de l'obtenir en mariage;
qu'elle serait une dame, aussi bien que madame
une telle, qui n'avait pas le quart de leurs b iens;
que ce n'était pas difficile d'apprendre à porter
chapeau, à mettre des châles & des dentelles;
qu'Annette le saurait bien vite ! . . . — q u a n d j 'en-
tendis cela, & que je vis que c'était la pure vérité,
toi
tout à coup je regardai Annette , qui riait en e n -
tendant ces belles choses, & , malgré le v i n que
j'avais bu, je me sentis froid. A u même inftant la
mère Balais me jetait u n coup d'ceil si trifte, que
j'aurais voulu pousser un cri & me sauver de là.
Ce qui m'étonne, c'eft d'avoir eu la force de
cacher mon trouble. Mais on trinquait, on buvait
à la santé des braves gens; on regardait le père
Vi l lon découper la dinde & sortir les châtaignes,
de sorte que pour les autres ma pâleur & mon
désespoir n'étaient rien. L a mère Balais , seule,
avait tout compris. Elle ne répondit qu 'un mot à
madame Madeleine en souriant :
a O u i , dit-elle, vous avez bien raison, madame
Dubourg, il eft mille fois plus facile d'apprendre à
mettre des châles & des chapeaux, que d'appren-
dre à s'en passer,quand on en a porté longtemps. »
Les autres riaient.
Je buvais coup sur coup. J'avais besoin de cela
pour me soutenir.
Ce souper dura jusque vers onze heures. Alors
tout le monde partit. L e père Antoine, sur la
porte, avec la chandelle allumée, criait :
« Bonne nui t ! Bonne nui t ! »
E t l e capitaine Florentin, appuyé sur madame
Frentzel, s'en allait dans la ruelle sombre, répon-
dant par des éclats de rire & des : « Bonsoir, la
compagnie!. . . H a ! h a ! h a ! ça va b ien! . . .»
6.
i o 2 Histoire d'un homme du peuple
Moi, je montai dans ma chambre. L a mère
Balais me suivait sans dire un mot. Maintenant
je voyais clair, je savais que toutes mes espérances
étaient perdues.
E n haut, je battis le briquet, j 'a l lumai nos deux
lampes & je dis :
« Bonsoir , mère Balais.
— Bonne nui t , mon enfant, » répondit-elle.
J'entrai dans mon cabinet en refermant la
porte. Ensuite, seul, assis sur mon l it , en face de
ma lampe, je fis des réflexions terribles qui ne
finissaient plus. Je me rappelai tout ce qui m'était
arrivé depuis le commencement de ma vie. . . Je
maudis mon sort! . . . Je me rappelai ce qu'avait
dit la veuve Rochard : « qu'il aurait mieux valu
pour moi suivre mon père! » & je trouvai qu'elle
avait raison.
Ce qui m'avait paru si heureux, lorsque la
mère Balais était venue me prendre, me parut le
plus grand malheur : «. El le n'avait qu'à me lais-*
ser, m'écriai-je en moi-même, je serais mort de
faim... T a n t mieux.' O u , si j 'avais résisté, je
serais bûcheron, ségare, hardier, schlitteur; je
couperais des troncs, je mangerais de la viande
une fois l 'an, je serais à moitié n u , je souffrirais le
froid, la neige, l è v e n t , la pluie. . . qu'eft-ce que
cela fait? Je ne connaîtrais rien d'autre; je ne
serais pas si misérable! Maintenant tout eft fini.
Histoire d'un homme du peuple i o 3
J'étais bien fou de croire qu'Annette pourrait
m'aimer; elle ne pense qu'à devenir une dame;
madame Madeleine ne rêve que d'ingénieurs,
d'avocats, de notaires; M . Dubourg n'a pas de
courage, il fait ce qu'on v e u t ! »
Toutes ces idées me passaient par la tête comme
une rivière débordée. Les heures sonnaient, je ne
bougeais pas; j 'aurais voulu pleurer, mais le
temps des pleurs était passé; je sentais un poids
sur ma poitrine, qui m'écrasait le cœur; c'était
mille fois pire que de sangloter.
A u petit jour, je me levai pour sortir. En pas-
sant, la mère Balais , qui venait de mettre un
jupon, me cria :
« Jean-Pierre, tu sors ?
— O u i , lu i répondis-je, l 'ouvrage eft pressé;
M. Nivoi m'a dit de revenir aussitôt le jour. . . Je
déjeunerai là-bas.
— C'eft bien, » fit-elle.
Je descendis & je me mis à courir la ville au
hasard. Les portes & les volets étaient encore fer-
més; les ouvriers des champs partaient, la pioche
sur l'épaule.
« Bonjour, Jean-Pierre.
— Bonjour, » leur disais-je.
J'avais besoin de fraîcheur,, cela me faisait du
bien.
A six heures, j'allai comme à l'ordinaire me
Histoire d'un homme du peuple
remettre à mon travail. M . Nivoi vint à l'atelier.
Je lui racontai l 'héritage des Dubourg. Il trouva
que c'était heureux, & dit que ces braves gens
méritaient un pareil bonheur, surtout le père
Antoine. Je ne répondis pas, le chagrin m'ac-
cablait.
A m i d i , je sortis; mais au lieu d'aller dîner à la
maison, j 'entrai dans le cabaret des Trois-Rois,
boire une bouteille de v i n , sans envie de manger.
Je retournai prendre la scie & le rabot vers une
heure; la fièvre me consumait.
L e soir, il fallut pourtant aller souper. J'avais
ramassé tout mon courage; par bonheur, en ar-
rivant devant chez nous, la mère Rivel me dit
que les Dubourg étaient partis pour S a i n t - W i t t ,
en voiture. Cela me soulagea; j 'aurais eu de la
peine à voir ces gensl
Histoire d'un homme du peuple io5
X I
Je montais notre escalier marche par marche,
appuyé sur la rampe, en pensant :
« Pourquoi n'es-tu pas seul au monde? ce serait
bientôt fini ! »
Et comme j 'arrivais en haut lentement, j ' e n -
tendis quelqu'un me dire :
« C'eft toi, Jean-Pierre, Je t'attends depuis une .
heure. »
Alors, levant les yeux , je vis la mère Balais ,
son vieux mouchoir jaune autour de la tête, &
son grand bras maigre qui tenait la lampe pour
m'éclairer.
« T u ne montes pas vite, fit-elle.
— N o n , lui dis-je, je suis bien las! »
Nous étions entrés dans la mansarde, où q u e l - 1
ques braises brillaient encore sous la cendre dans ,
le poêle; la petite table m'attendait aussi, la sou~
pière au milieu, recouverte d'une assiette. L a mère
i o 6 Histoire d'un homme du peuple
Balais m'avança sa chaise & s'assit sur le banc en
face. Elle me regardait.
« Je n'ai pas faim, lu i dis-je.
— C'eft égal, mange un peu. »
Mais c'était au-dessus de mes forces. Je reftais
2à, les bras pendants, sans avoir le courage de lever
ma cuiller. Cela dura bien quelques minutes, &
tout à coup la mère Balais me dit avec douceur :
« T u l 'aimes donc bien, mon pauvre enfant? »
Ces paroles me déchirèrent le cœur. Je me pen-
cha/ le front sur la table en sanglotant.
« Tu l'aimes depuis longtemps? ût-elle. » ,
— Depuis toujours, mère Balais, lui répondis-je,
depuis toujours; mais principalement depuis Je
commencement du printemps. »
E t je lui racontai ma surprise, le jour où le
Picard & moi nous l 'avions vue passer dans la rue
de la F o n t a i n e ; comme je l'avais trouvée belle
d'un coup, tellement belle que ma vue en était
éblouie, & que je frissonnais en moi-même sans oser
lever les y e u x ; comme elle s'était penchée à la
fenêtre de l'atelier, en criant : « Hé ! vous travaillez
donc toujours, monsieur Jean-Pierre? » & mon
grand trouble, mes craintes en rentrant le soir ;
puis mes espérances...l 'idée qu'elle pourrait m'ai-
mer un jour... que c'était presque sûr.. . & qu'alors
j'enverrais la bonne mère Balais, un matin, faire
ma déclaration, & que.. .
Histoire d'un homme du peuple 107
Mais je ne pus continuer. Ces pense'es m'é-
touffaienr, & j e me remis à pleurer comme u n
enfant.
La mère Balais, pendant que je parlais, m'écou-
tait & disait tout bas :
<c O u i . . . oui . . . c 'eftça.. . c'eft toujours comma
çaI . . .Et l 'onef t heureux.. . bien heureux! . . . Et tout
serait arrivé comme tu dis, Jean-Pierre; Annette
t 'aurait aimé, elle aurait v u que tu méritais son
amour, elle aurait v u que pas un autre, à Saverne,
n'était un aussi brave garçon que toi . . . Je dis brave
& beau ! car c'eft la vérité ! T o u t serait arrivé dans
l'ordre, & nous aurions tous été réunis dans la
joie; la vieille Balais aurait bercé les enfants, elle
se serait promenée toute fière, le petit poupon sur
le bras... A h ! quel malheur! »
Et* ro'entendant pleurer, elle s'écriait :
« Et c'eft ce gueux d'argent qui fait tout le
mal. . . A h ! gueux d'argent, quand tu viens par
une porte, le bonheur s'en va par l 'autre. — Ce
matin ils sont partis pour voir leur argent. Ils
avaient avec eux ce grand pendard de Breslau,
cette espèce d'avocat de deux, l iards , ses gros
favoris bien peignés & Sa mouftache' cirée
comme un tambour-major. Ils l 'emmènent pour
eftimer les biens; & lui , le gueux , il eft déjà
sur la pifte de la dot!. . . Quels imbéciles, ces Du- 1
bourg! J>
loS Histoire d'un homme du peuple
En entendant cela, je regardais la mère Balais
toute pâle; mais elle ne faisait plus attention qu'à
sa propre désolation, & s'écriait, ses deux grands
bras maigres en l'air :
« A h l les imbéciles, ils se croient riches main-
tenant.. . Ils pensent qu'ils ne verront jamais le
fond du sac I Madeleine & la petite Annette m'ont
aussi invitée ce matin. . . Elles voulaient me faire
voir leur argenterie, leurs bijoux, mais je n'ai pas
voulu. . . T o u t cela n'eft pas assez riche pour mes
yeux. . . J'en ai v u bien d'autres! . . , Qu'eft-ce que
leur héritage? De la misère auprès de ce que
Marie-Anne Balais peut se vanter d'avoir eu dans
son temps! . . . A h ! . . . nous en avons hérité en
Espagne. . . nous en avons hérité des colliers de
perles & de diamants, des chapelets de sequins,
des piaïtres doubles et quadruples, or fin, vert &
rouge; et des voitures de meubles, d'habits, de
chasubles qui reluisaient comme le soleil, de saints
ciboires, de vieux tableaux qui valaient des mille
& des mille francs!.. . E t qu'eft-ce que nous en
avons fait? Nous avons fait comme ces Dubourg
ont l'air de vouloir faire : nous avons tout avalé,
tout dépensé, tout jeté par les fenêtres... O u i ! . . .
E t la mère Balais que tu vois , Jean-Pierre, sans
se glorifier, était encore une autre femme que
mademoiselle Annette; elle avait d'autres che-
veux, d'autres y e u x , d'autres dents; elle était
Histoire d'un homme du peuple 109
grande & belle; Balais en était fier, il pouvait en
être fier devant toute l 'armée. — E h bien ! de tout
ça, qu'eft-ce qui refte? Excepté quelques vieux
filous qui prêchaient la discipline & l 'ordre, en
emplissant les fourgons de leur corps d'armée, —
& qui sont devenus plus tard des calotins, —
excepté ceux-là , tous les autres, la belle Marie-
A n n e en tête, ont fini par scier du bois, rétamer
des casseroles, récurer des chaudrons, ou vendre
des pommes & des poires sous la halle, bien h e u -
reux encore d'avoir un peu de braise dans la
chaufferette en hiver ! E t celui qui méprisait l 'ar-
gent, qui ne voulait que des royaumes, des palais,
des empires, a fini par avoir un rocher au milieu
de la mer, & une baraque.en papier goudronné I
V o i l à , Jean-Pierre, ce qui montre qu'un sac?
gagné par le travail vaut mieux qu 'un sac de îonis
trouvé dans la fosse d'un mort. Ç a devrait faire
ouvrir les yeux aux gens; on devrait comprendre-
qu'un honnête ouvrier comme toi, un brave gar-
çon, vaut bien un chenapan comme ce Breslau, »
Elle parlait bien, mais je savais ces choses.
Combien de fois elle m'avait raconté ses mal-
heurs, & puis le mal des autres ne guérit pas le
nôtre.
L'idée de ce Breslau m'avait retourné le s a n g ;
je reftais la tête sur la table, songeant à ce que
j 'avais déjà souffert sans juftice. & me disant :
1
I I O Histoire d'un homme du peuple
« Pourquoi , malheureux , e s - t u dans ce
m o n d e ? »
Elle avait aussi fini par se taire ; & le silence
durait depuis quelque temps, quand je sentis
qu'elle se penchait en me prenant la tête dans ses
mains, & qu'elle m'embrassait. /
« T u ne parles pas, Jean-Pîerre, disait-elle tout
bas. T u souffres trop, n'eft-ce pas, mon pauvre
enfant? Il faut pourtant savoir à cette heure ce
que nous allons faire.
— Il faut que je parte, lui dis-je sans bouger, il
faut que je m'en aille !
— Q u e tu t'en ailles! dit-elle tremblante; oîi .
donc?
— L o i n . . . bien l o i n ! . . .
— O h ! n o n , s'écria la brave femme, tu ne peux
pas t'en aller... c'eft trop, Jean-Pierre. . . Et moi ,
je ne peux pourtant pas te suivre. . . je suis trop
• vieille maintenant. •»
Alors je levai, la tête en la regardant comme un
désespéré; Les cheveux m e dressaient sur le front,
& je lui dis :
; « Si vous v o u l e z , je refterai . . . Mais s'il ar-
f rive, l 'autre.. . si je le vois . . . malheur l . . . tout sera
fini! »
Et . comme elle me regardait dans l'étonne-
rhent de l 'épouvante, je lui tendis les bras en
m'écriant :
Histoire d'un homme du peuple 1 1 1
« O h ! mère Balais, pardonnez-moi. . . Je vous
aime, je vous aime plus que ma v i e ! . . . Je vous
dois tout. Je voulais refter... soutenir votre v ie i l -
lesse... C'était mon bonheur de penser à cela.
Mais si je vois l 'autre, je le tuerai ! . . . »
Il faut que ma figure ait eu quelque chose de
bien désolé, car cette pauvre vieille mère se mit à
fondre en larmes. E n même temps elle criait :
« T u as raison, Jean-Pierre, o u i , tu as raison.. .
Je te connais!. . . A quoi donc efl-ce que je pen-
sais? mon Dieu ! Si ce n'était pas celui-là, ce serait
un autre. T u partiras... oui , Jean-Pierre , tu as
raison! E t ne crains rien, va, nous nous rever-
rons... je ne suis pas si vieille qu'on pense; je
conserve encore de la force pour d ix , quinze ans. . .
Nous serons encore une fois ensemble... plus
tard... plus tard!. . . C'eft moi qui veux te choisir
une femme, une brave femme ; & les petits enfants
nous les aurons tout de même. . . . Seulement il faut
d u courage... il faut du temps! »
Nous nous tenions embrassés, & nous san-
glotions tous les deux.
« V o u s êtes ma mère ! lui disais-je.
— O u i , je suis ta bonne vieille mère Balais,
faisait-elle. Je n'ai plus que toi, toute ma joie eft
en toi. T u vas partir.. . c'eft dur ! . . . T u iras à Pa-
n s . . . tu deviendras un bon ouvrier; & qui sait. . .
j'irai peut-être... oui , j ' irai si c'eft possible.. . ,
1 1 2 Histoire d'un homme du peuple
un jour! . . . Nivoi m'a déjà dit que tu devrais aller
à Paris; je ne voulais pas, j 'avais d'autres idées;
maintenant je suis contente. J'irai voir N i v o i , tu
n'as pas besoin de t'en mêler. »
D'entendre cette brave femme, si ferme, si cou-
rageuse, sangloter, cela m'arrachait le cœur. Ja-
mais je n'aurais cru pouvoir supporter une chose
pareille.
A la fin elle ne disait plus r ien; & , ses deux
longues mains sur la figure, les coudes sur la
table, elle rêvait à ses misères depuis trente a n s ; ,
les larmes lui coulaient lentement sur les joues,
sans un seul soupir.
M o i , voyant cela, j 'aurais tout voulu détruire.
Je prenais le genre humain en horreur, & moi-
même, & tous ceux que je connaissais. Des mille
& mille pensées m e traversaient l 'esprit; je trou-
vais tout abominable.
Onze heures sonnèrent au mil ieu de ce grand
silence; alors la pauvre vieille fit un soupir, &
sortit son mouchoir de sa poche pour s'essuyer la
figure, en disant :
« E h bien! J e a n - P i e r r e . . . bonsoir, mon en-
fant. »
Je ne pus retenir un cri , & je tombai de nouveau
dans ses bras en répétant :
« Pardonnez - m o i , mère Bala is , pardonnez-
m o i !
Histoire d'un homme du peuple n 3
— Mais tu n'as rien fait, disait-elle, tu n'es
cause de rien, mon pauvre enfant, je te pardonne
de bon cœur. C'eft le mauvais sort! Si je pouvais
t'en donner un meilleur que le mien, va, ça me
serait bien égal de souffrir un peu plus. . . Mais il
cft temps d'aller nous coucher. Embrasse-moi en-
core une fois & allons nous coucher. »
Alors, l 'ayant embrassée longtemps, je rentrai
dans ma chambre & je m'étendis sur mon l it ,
dans la désolation. Quelques inftants après, je vis
aux fentes de la porte que la mère Balais venait de
souffler la lampe.
Ces choses se passaient au mois de juin 1847 :
je ne les oublierai jamais!
1 1 4 Histoire d'un homme du peuple
X I I
J'ai souvent pensé que les femmes ont plus de
courage que nous, dans les grands chagrins de
la v ie ; au lieu de se laisser abattre, elles sou-
tiennent encore nos forces & nous relèvent le cœur.
Mais c'eft égal, les femmes comme la mère Balais,
sont rares. L e lendemain elle paraissait déjà plus
ferme, & pendant le déjeuner elle me dit :
« Écoute , Jean-Pierre , j 'ai beaucoup réfléchi
cette nuit , & maintenant tout cela me paraît très-
bien. Dans le premier moment, l'idée de te voir
partir m'a porté un coup; mais tôt ou tard il aurait
fallu prendre la même résolution. Qu'eft-ce que tu
peux apprendre ici? C e n'eft pas à Saverne qu'on
peut devenir un bon ouvrier; il faut voir le
monde, il faut regarder l 'ouvrage des maîtres. Et
puis la conscription nous aurait gênés; c'était un
moment bien difficile à passer. »
Elle parlait de la sorte d'un air tranquille, &
moi je faisais semblant de la croire; mais je voyais
Histoire d'un homme du peuple i i â
bien, à ses yeux pleins de larmes & à sa voix trem-
blante, qu'elle disait cela pour me consoler.
Enfin elle mit son châle & sortit en me disant :
« Je vais chez N i v o i . »
C'était un dimanche. Longtemps j'attendis son
retour, songeant à nos misères. O n sonnait à l 'é-
glise pour la messe, & les souvenirs du bon temps,
quand j'étais assis devant le chœur, à côté de la
petite Annette, me revenaient : le chant des or-
gues, notre sortie au milieu de la foule, le conten-
tement de la famille en rentrant pour dresser la
table; la mère Balais, qui me disait dans l'allée :
« Arrive, nous avons quelque chose de bon ! » &
la petite Annette qui criait : « Nous avons aussi
quelque chose de bon! » A h ! c'était encore la
veille... Que le bonheur passe vite, mon D i e u !
qu'il passe vite & qu'on souffre en y pensant plus
tard!
Vers onze heures, la mère Balais rentra.
« J'ai tout arrangé, dit-elle. Nivoi trouve tout
bien. Il aurait voulu te garder jusqu'à la fin d u
mois, pour avoir le temps de chercher un autre
ouvrier; mais il eft si content de te voir suivre ses
conseils, que le refte ne lui fait rien. Voic i ton
arriéré, qu'il m'a remis tout de suite, ce sera pour
la route; & j'ai retenu ta place à la dil igence en
passant, pour demain soir à cinq heures; voici le
billet. T o u t va bien. Maintenant je vais chercher
i îG ' Histoire d'un homme du peuple
ce qu'il te faut : des chemises neuves , deux
bonnes paires de souliers, c'eft le principal.
— A h ! mère Balais, lui dis-je, quel courage
vous avez!
— Bah ! fit-elle, quand on eft décidé, Jean-
Pierre, ,il vaut mieux aller vite. J'ai voyagé. Dieu
merci! je sais ce qu' i l faut. »
El le avait l'air de me sourire; moi , tout ce que
je pouvais faire, c'était de ne pas sangloter. Il fallut
pourtant se mettre à table, & se donner l'air'de
dîner comme tous les jours. N o u s n'osions pas
nous regarder l 'un l 'autre, & pour chaque parole
il fallait se raffermir d'avance, de peur d'éclater
d'un coup.
A la fin elle me dit :
« Eft-ce que tu n'iras pas voir M . Vassereau,
Jean-Pierre? T u sais qu' i l t 'aime bien. »
E t je lui répondis tout de suite :
«J 'y vais. O u i , mère Balais, j 'aurais été capable
de l 'oublier. »
E n même temps je pris mon chapeau & je des-
cendis. J'étais content de sortir, car de refter là,
sans pouvoir crier, c'était trop terrible. A la porte
des D u b o u r g , la mauvaise idée me vint de tout
casser. Ce n'çft pas seulement à cause de moi, c'eft
principalement à cause de cette bonne, de cette
brave mère Balais, que je leur en voulais. Mais
aussitôt, pensant qu'ils se moquaient bien à cette
Histoire d'un homme du peuple 1 1 7
heure de leur vieille baraque, je sortis; & me l'ap-
pelant que j'allais voir M . Vassereau, un des
hommes que je respectais le plus en vil le, cela me
rendit un peu de calme.
Il faisait très-chaud. Dans la ruelle des O r -
ties, derrière les jardins, tout bourdonnait le long
des haies touffues. Ces choses sont encore sous
mes yeux !
Quelques inftants après j 'arrivais dans la petite
cour, et, en haut, sur le palier, je voyais au fond
de la chambre à gauche, — p a r la porte ouverte au
large, — mon vieux maître d'école encore à table,
au milieu de sa famille. L'office divin, le temps d'ô-
ter la robe de chantre et la toque, de les suspendre
dans la sacriftie et de revenir à la maison, avaient
retardé son dîner, comme tous les jours de fête.
Il était là tout autre que dans la salle d'école,
en bonnet de coton noir & bras de chemise, à
cause de la grande chaleur; il tenait sa petite fille
sur un de ses genoux, & lui pelait gravement une
pomme.
A Hé! c'eft C lave l , dit-i l en m'apercevant au
haut de l'escalier.
— Oui , monsieur Vassereau; je viens prendre
congé de vous.
— A h ! tu t'en vas?
— Je vais à Paris, monsieur Vassereau; un
ouvrier doit voir Paris au moins une fois. »
7.
j 18 Histoire d'un homme du peuple
11 m'avait fait asseoir. L a femme & les enfants
écoutaient. L u i m'approuvait , disant qu'il avait
toujours été content de moi , & que ma visite lui
faisait plaisir.
« Conduis-toi bien, disait-il , conserve le respect
de la religion, n'oublie pas tes devoirs de bon
chrétien, & tu réussiras. »
Enfin, au bout d'une demi-Tieure, comme je
me levais, il me conduisit jusqu'à la porte, en
'm'embrassant ; ce qui me soulagea le cœur, car
ï'eftime et l 'amitié des honnêtes gens vous font
toujours du bien.
« Bon voyage, C lave l ! dit-il encore du haut de
l'escalier; bon voyage et bonne santé!
— Merci , monsieur Vassereau. •»
Et je remontai la ruelle, heureux d'avoir reçu
les bons souhaits d'un si brave homme.
Il pouvait être alors deux heures. Je voulus
profiter du reliant de la journée pour aller voir
aussi M . Nivoi . Je redescendis donc la ruelle
jusqu'à la place d e l à Fontaine ; & le vieux menui-
sier, qui se trouvait avec son ami Panard dans la
chambre au-dessus de notre atelier, — pendant
que les hussards, en bas , chantaient, r ia ient ,
buvaient, & jouaient aux quilles le long du m a -
gasin de b o i s , — l e vieux menuisier, qui me voyait
venir de loin, comme je passais sous sa fenêtre, me
cria :
Histoire d'un homme du peuple i 19
« Jean-Pierre, par ici ! »
Je traversai l'atelier & je montai. L a bouteille
était là comme toujours, entre les deux verres à
moitié pleins.
« U n verre, Marguerite! » criait M . Nivoi dans
l'escalier.
E t , me voyant entrer :
« E h bien! tu pars! s 'écria-t-il; à la bonne
heure! »
Je saluai M . Panard, qui me dit aussi que
j'avais raison. Ensuite, madame Marguerite ayant
apporté un verre, on le remplit et nous bûmes à
notre santé.
« Vois-tu, Jean-Pierre, me disait M . N i v o i ,
c'eft à Paris qu'un bon ouvrier doit al ler; c'eft là
qu'il peut apprendre son état à fond. Les plus
malins en province, ceux qui se croient uniques,
sont étonnés, en arrivant là-bas, d'en trouver par
douzaines de leur espèce, & beaucoup d'autres
encore capables de leur en remontrer pour enfoncer
les chevilles & détacher les étèles.
— O u i , disait M . Panard, c'eft là qu'on peut
s'élever. Les étrangers le savent bien, car la ville
eft pleine d'Allemands, d 'Anglais , de Russes,
d'Italiens & d'Espagnols qui s'en vont, au bout
de quelques années, faire parade chez eux de ce
qu'ils ont appris chez nous. »
C'étaient deux bons v ieux camarades, qui s'en-
1 2 0 Histoire d'un homme du peuple
tendaient sur tout] ce que l 'un disait, l 'autre l'ap-
prouvait tout de suite; & les dimanches i ls avaient
le nez tout rouge, à force de s'entendre.
Je reliai là jusqu'à sept heures. L e père Nivoi
voulait me retenir à souper. Quand il apprit que
je partais le lendemain à cinq heures, il me pro-
mit d'arriver au bureau des messageries, avec une
lettre de recommandation pour son. ancien pa-
tron, M . Braconneau, rue de la Harpe, n° 70.
E n me reconduisant, il me serra encore un écu
de cinq francs dans la m a i n ; & comme je ne vou-
lais pas le recevoir, ayant déjà mon compte :
« T o n compte, c'eft bon, dit- i l ; mais cet écu,
c'efl pour mon plaisir à moi que tu vas le prendre;
c'eft pour boire un coup à la santé du père Nivoi
sur la route. T u ne peux pas me refuser ça. i>
J'acceptai d o n c ; puis , étant rentré chez nous,
je racontai mes visites à la mère Balais, qui parut
contente. Elle avait déjà vidé sa grande malle
pour y mettre mes effets ; & ceux qui nous auraient
vus pendant le souper, ne se seraient jamais figuré
que le plus grand chagrin nous accablait tous les
deux, parce que nous parlions de mon voyage
comme d'une chose naturelle & qui devait arriver
tôt ou tard; seulement, nous avions espéré le re-
tarder, & le moment était venu plus tôt que nous
ne pensions.
O u i , voilà ce que nous d i s i o n s ! Mais cette
1 2 1
nuit-Jà, sachant qu'i l faudrait partir le lendemain,
que ma place était retenue, que je ne reverrais
peut-être jamais Annette, ni celle qui m'avait
recueilli, qui m'avait nourri de son travail, élevé,
aimé comme son propre enfant, ni la vieille maison
où j 'avais passé mon enfance, ni la vieille ville, ni
la côte, ni les bois, je versai des larmes bien
amères; & j'entendais la brave femme, ma seconde
mère, tousser de temps en temps tout bas, comme
quand quelque chose vous étouffe, puis se lever
doucement, aller à l 'armoire, écouter du côté de
ma chambre. J'aurais voulu lui faire croire que je
dormais, mais ce n'était pas possible!
Le matin, au petit jour, lorsque j 'ouvris ma
porte, elle était déjà là devant ma malle, assise, les
mains croisées sur ses genoux. Rien que de nous
regarder, nous aurions voulu recommencer nos
cris. Mais elle avait pourtant plus de courage que
moi, car elle me souriait toujours.
« T u ne m'oublieras pas, Jean-Pierre, » fit-elle.
Quand j'entendis cela, je me sauvai de nouveau
dans ma chambre, éclatant en sanglots comme un
malheureux. De se quitter quand on eft riche, ce
n'eft rien; mais pauvre, lorsqu'on ne sait pas ce
qu'on deviendra, voilà ce qui vous déchire. A h !
quelle mauvaise idée elle avait eue de me prendre
à Saint-Jean-des-Choux, pour le bonheur qu'elle
méritait! Des gueux, en faisant leurs mauvais
Histoire d'un homme du peuple
coups, ont quelquefois plus de chance que les hon-
nêtes gens en faisant le. bien, & c'eft à cause de
cela que, à moins d'être un véritable bandit, il
faut absolument croire en Dieu. O ù donc serait la
consolation sans cela? Les brigands auraient
raison d'être des brigands, on ne pourrait rien
leur répondre; tous les honnêtes gens seraient des
bêtes !
E n f i n , ces retards ne peuvent pas toujours
durer; il faut pourtant que je raconte mon départ
de Saverne, & c'eft le plus pénible. Il faut tout
dire, il faut se rappeler les grandes misères aussi
bien que les bonheurs : c'eft la vie .
A quatre heures, la mère Balais avait fait ma
malle; elle était fermée. M o i , je l'avais regardée en
l'aidant. Elle m'expliquait tout & je l'écoutais :
c'était comme la voix de ma propre mère. Elle
devait aussi bien voir dans mes yeux ce que je
pensais; elle paraissait plus contente, de temps
en temps elle disait :
« Sois tranquille, Jean-Pierre, sois tranquille,
nous nous reverrons dans le bonheur. T o u t cela
n'a qu'un temps. »
Et je lui répondais « O u i ! » tout bas.
« T o u t finit par bien aller, disait-elle, pourvu
qu'on ait du courage. Maintenant, moi , je suis tout
à fait remise. Mais le moment approche, Jean-
Pierre, il ne faut pas être en retard. T iens , mets
Histoire d'un homme du peuple \i'î
ça dans ta poche, mon enfant; prends garde de
le perdre.
— Qu'eft-ce que c'eft? lui demandai-je étonné.
— T u n'auras pas de l'ouvrage tout de suite en
arrivant à Paris, fit-elle; il te faut un peu d'argent
pour attendre. J'avais mis ça de côté, dans la crainte
d'une maladie.. . et puis l'idée de la conscription...
C'eft soixante francs.
— E t vous?
— O h ! moi . tiens, regarde... l 'argent ne me
manque pas. »
Elle me montrait notre petite boîte, avec cinq
ou six pièces de cinq francs.
« O h ! je ne m'oublie pas! » fit-elle.
J'étais comme étourdi. Je l 'embrassai, & puis
j'enlevai la malle sur mon épaule, & nous sor-
tîmes. Dans la rue nous marchions l 'un près de
l'autre sans rien nous dire.
E n arrivant près des messageries, nous vîmes
de loin le père N i v c i , qui nous attendait sous la
porte cochère. Il fit quelques pas à notre rencontre,
en s'écriant :
« Vous arrivez jufte, ça ne peut plus tarder. »
l i m e remit en même temps la lettre pour M . Bra-
conneau, & je la serrai dans la poche de ma vefte.
U n grand trouble me possédait : je voyais ma
malle sur cinq ou six autres; les gens entrer
& sortir; j'entendais le père Nivoi répéter que
I 2 4
c'était bien, que tout irait bien, que je montrais
du caractère; mais, comme la voiture ne venait
pas, la mère Balais & moi nous étions là tous les
deux à demi morts.
De temps en temps, en nous regardant, nous
nous faisions de la peine l 'un à l'autre, à cause de
notre épouvante. Elle ne pouvait plus rien dire.
E t comme nous étions ainsi, voilà qu'on entend
tout au loin la trompette du conducteur, & que la
grosse voiture, avec ses paquets, sa large bâche,
ses quatre chevaux gris-pommelés, & s e s conscrits
à calotte rouge sur l 'impériale, paraît au haut de
la grande rue. T o u t le monde crie :
« L a voilà !
— Allons, Jean-Pierre, embrassons-nous, » me
dit le père Nivoi .
Moi , je jetai les yeux sur la mère Balais; elle me
tendait les bras & voulait parler, mais elle ne
disait rien. Alors je la pris, je la serrai... c'était
comme un étranglement.
L e bruit sourd de la diligence approchait, ensuite
il se tut ; les grelots des chevaux tintaient à la
porte. J'entendais les cris des voyageurs, je sentais
la main du père Nivoi sur mon épaule, qui me
tirait en parlant; mais je ne comprenais rien, je
ne pensais plus à rien, je serrais toujours ma pau-
vre vieille mère Balais.
A la fin, je ne sais4 pas comment nous étions
Histoire d'un homme du peuple 1 2 5
séparés., & moi dans la diligence, avec six ou sept
conscrits qui chantaient en buvant de l 'eau-de-vie.
Je me retournai en criant :
« Mère Bala is ! »
Elle était appuyée contre la porte. Nivoi essayait
de l'entraîner, mais elle ne voulait pas. M o i , je
rouvrais p o u r descendre, quand tout à coup la
grosse voiture se balança lourdement & partit
avec un bruit terrible : le condufteur sonnait de
la trompette, les toits en équerre défilaient,
quelques passants se retournaient, en se serrant
contre les m u r s ; puis le ciel parut, le bouquet de
vieux sapins verts se montra sur notre droite,
avec un petit carré de v i g n e ; nous étions hors de
Saverne, nous grimpions la côte, la voiture se
ralentissait; & bien loin par-dessus les forêts, je
voyais Saint-Jean-des-Choux, mon premier nid
abandonné. L e souvenir de mon père, le pauvre _
bûcheron, me revint, & malgré les conscrits qui
riaient & chantaient, je courbai la tête sur les •
genoux & je pleurai.
A h ! que de choses me revenaient! . . .
Plus haut, à mi-côte, près de la belle fontaine,
où descend le sentier de Saint-Jean-des-Choux,
la petite porte derrière s'ouvrit, & le conducteur
s'écria :
« Ceux qui veulent monter ayec moi par la
traverse, pour se dégourdir les jambes? »
i'zC> Histoire d'un homme du peuple
Les conscrits descendirent; je refrai seul dans la
diligence, montant au pas la grande route tour-
nante. Les chevaux soufflaient. Quelques voya-
geurs traversaient les bruyères à droite, avec le
conducteur; moi , penché sur le bord de la petite
lucarne, je regardais à gauche le beau vallon de la
Schlittenbach, la maison de M . Leclerc au fond,
son pavillon sur le rocher, les grands bois, les
ruines du Haut-Barr & du Géroldseck dans les
nuages; & puis au loin l ' immense plaine d'Alsace,
toute bleue, & le vieux Sâverne au pied de la côte,
ce v ieux Saverne ou j'avais passé tant de beaux
jours !
Je me disais :
« T e voilà donc encore une fois seul au monde.
L e s autres penseront encore à toi dans un mois,
dans six mois, dans un an peut-être; ensuite ils
auront leurs affaires, ils se souviendront de Jean-
Pierre par hasard, & puis ce sera f ini . . . L a mère
Balais seule ne t 'oubliera pas ! E t les arbres, les
rochers, les vieilles maisons, la côte, les ruines que
tu regardes depuis ton enfance, qui te faisaient
rêver & que tu vois encore en ce moment, seront
toujoursJes mêmes; d'autres les verront, d'autres
penseront ce que tu as pensé, & tu ne seras plus
là pour les vo ir ! Annette sera r iche. . . elle sera
mariée... Mon Dieu!. . ' , mon Dieu ! qu'eft-ce que
la vie? *>
Histoire d'un homme du.peuple 127
Ces pensées et mille autres pareilles traversaient
mon esprit, et m'accablaient de triftesse.
On était arrivé devant le bouchon du père F a l -
ler, les conscrits étaient remontés dans la voiture,
& le conducteur, sur son siège, sonnait de la trom-
pette. Les chevaux galopaient en cadence, la pous-
sière s'élevait, couvrant les peupliers de la route,
les broussailles, les herbes; la forêt passait, .on
était sur le plateau.
A u bout d'une heure, le fond du Holderloch
et le village des Q u a t r e - V e n t s avaient défilé.
Puis, après avoir changé de chevaux à la grande
p jfte de Guise, on était arrivé Phalsbourg, avec ses
avancées, ses ponts, ses portes sombres garnies de
herses, sa grande place d'armes, & l 'on avait tra-
versé tout au galop.
Quel rêve & quelle triftesse ! P lus lo in, lorsque
les bois étaient finis, quand on ne voyait plus que
ce grand pays plat au-dessus de Mittelbronn, & de
loin en loin les Vosges bleues, qui s'effaçaient dans,
le ciel déjà gris, quelle triftesse de se dire :
« Maintenant, tu ne verras plus les vieilles mon-
tagnes, tu ne verras plus que des carrés de blé ou
d'avoine, de chanvre o u . de navette, de petits ar-
bres fruitiers, des bouts de haie ; Seigneur Dieu ! »
E t plus tard la nuit qui vient, les grandes lignes
d'or qui s'effilent sur cette plaine nue, les fermes,
les petits villages à droite et à gauche*, & finale-
128
nient l'obscurité, les conscrits qui chantentj qui
mangent, qui boivent, la voiture qui roule tou-
jours, & les pieds des chevaux qui vont comme
une horloge : à chaque pas on eft plus lo in, ton-
jours plus loin!
Je m'étais mis dans un coin, le coude dans la
bretelle; mes yeux cuisaient à force d'avoir re-
gardé. J'aurais voulu dormir & je ne pouvais pas.
A chaque relais les conscrits allaient remplir leur
gourde. Ils parlaient & riaient de leurs amou-
reuses qu'ils abandonnaient. L ' u n avait reçu douze
cents francs du juif, l'autre quatorze cents, l'autre
plus. Ils allaient à Lil le en Flandre pour la révi-
sion.
Voi là ce qu'i ls disaient! Pas un n'avait de cha-
grin à quitter le pays, la maison, le vieux père, la
vieille mère.. . Et qu'eft-ce que leur faisait de voir
d'autres arbres ? Les hommes ne sont pourtant pas
tous les mêmes. C'eft un grand malheur quelque-
fois de ne pas ressembler à des bûches qui ne
sentent rien, o u i , c'eft un grand malheur.
Je songeais à ces choses le coeur gonflé. Les re-
lais n'en finissaient p l u s ; les étoiles & la lune
brillaient dehors; ensuite des nuages couvrirent
le ciel. Les conscrits ronflaient, moi je regardais
la terre sombre courir. Cela dura bien long-
temps.
Nous arrivâmes.à Lunévi l le , ou des dragons se
Histoire d'un homme du peuple 1
promenaient sous les lanternes, devant un corps
de garde. U n gendarme, avec son grand chapeau,
vint regarder dans la voiture pour remplir sa con-
signe, mais il n'éveilla personne. L e conducteur
lui dit :
« C e sont des vendus. »
Ensuite nous repartîmes; & , sur les trois heures
du matin, nous arrivâmes dans une grande ville,
les rues larges bien pavées, les maisons superbes :
c'était Nancy.
L a voiture s'arrêta devant une cour entourée de
hangars, à VHôtel de l'Europe, comme on le voyait
écrit en grosses lettres sur la façade. L e conduc-
teur v int nous ouvrir, et dit que nous avions une
demi-heure. T o u t le monde sortit. Qu'eft-ce que
je pouvais faire au milieu de la nuit , dans cette
ville que je ne connaissais pas? U n monsieur, avec ,
une serviette sur le bras, demanda si l 'on voulait
prendre quelque chose; deux ou trois le suivirent
dans le grand hôtel, les autres se dispersèrent à
droite & à gauche. Moi j 'allai m'asseoir dehors sur
un banc, au clair de lune. Je voyais une grande
rue qui descendait, au bout de îa rue une grille ma-
gnifique en fer massif & doré, plus loin une place ;
& devant une sorte de palais, une sentinelle qui
se promenait sur le trottoir.
Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau, d'aussi
grand que cette rue, cette grille & cette place. Je
i3o Histoire d'un homme du peuple
descendis jusqu'à la grille & je- regardai. T o u t
dormait; on'entendait, bien loin derrière,les gens
de notre diligence parler, les domeftiques emme-
ner les chevaux ; & devant le palais, où la lune
brillait sur les grandes vitres, les pas de la senti-
nelle. O n trouve pourtant du monde bien riche sur
la terre !
J'aurais voulu voir p lus lo in à gauche deux fon-
taines couvertes d'arbres, dont l'eau tombait dans
l 'ombre, & une ftatue très-grande au milieu de la
place, mais j 'avais peur de revenir trop tard, & je
vins me rasseoir sur mon banc, pour être là quand
notre voiture repartirait.
U n petit cabaretier avait ouvert sa porte en face,
pour attirer les voyageurs, mais les conscrits étaient
seuls entrés; ils chantaient des airs du pays.
Toutes ces choses me reviennent, parce que j ' é -
tais pour la première fois dans une grande ville.
Je pensais : « Puisque Nancy n'eft qu 'une ville
ordinaire, qu'eft-ce que doit donc être Paris?
Comment se reconnaître au mil ieu de toutes ces
rues?» Je me représentais Paris tantôt magnifique
& tantôt terrible.
A trois heures & demie, le conducteur & les
domeftiques revinrent avec d'autres chevaux ;' des
quantités de mendiants, hommes & femmes, arri-
vèrent aussi, demandant la charité.
Il faisait alors petit jour. Comme nous allions
Histoire d'un homme'du peuple I 3 I
remonter en voiture, le conducteur, u n bon gros
homme, les joues pleines, le nez rouge, une petite
casquette en peau de lièvre liée sous le menton, &
de grosses bottes en peau de mouton remontant
. jusqu'aux genoux, me demanda :
« V o u s êtes à la rotonde avec les vendus ï
— O u i , monsieur, lui dis-je.
— E h bien, si vous voulez monter à l ' impériale,
vous serez mieux. »
Je profitai de la permission & je m'assis à côté
de lui, dans un large fauteuil en cuir. L a moitié
des conscrits reftaient à N a n c y , de sorte que nous
étions seuls, le poftillon devant nous.
C'eft ainsi que nous repartîmes. E t comme, ma
figure plaisait à ce condufteur, tout en serrant &
lâchant sa manivelle, i l me demanda pourquoi
j'avais l 'air malheureux. . . si j 'étais t o m b e a u sort?
Je lui dis que n o n , mais que j 'avais dû cha-
grin de quitter mon pays, que j'étais un simple
ouvrier menuisier, & que je ne connaissais pas la
îrille de Paris, où j 'allais essayer de gagner ma
vie.
Alors cet homme, plein de bon s e n s , me dit
que j'avais tort de me chagriner, que tôt ou tard i l
fallait quitter son village, à moins de vouloir s'en-
croûter dans les vieilles idées, manger des pommes
de terre toute sa vie, & tomber au-dessous de
tien. "
i32 Histoire d'un homme du peuple
' Il me raconta l'hiftoire de trois ou quatre o u -
vriers de sa connaissance, qw par le travail avaient
fait fortune à Par is ; il les nommait , disant :
« Dans telle rue, à tel numéro. » Je m*étonnais de
sa mémoire, & je prenais confiance dans ses p a -
roles.
Nous traversâmes ainsi la vi l le de. T o u l , qui
possède une belle église.
Le grand air de l ' impériale, la vue de ces gros
chevaux qui galopaient, la tête sous le poitrail;
le passage des champs, des prés, des v ignes; les
rivières, les bouquets d'arbres, les pauvres m a -
sures, comme il s'en trouve en Champagne, toutes
ces choses nouvelles, & surtout l'idée que nous
approchions de Paris , m'empêchaient de songer
toujours à mes chagrins.
L e conducteur avait dans le banc une grosse
bouteille de vin ; il en buvait & me la repassait
chaque fois, en s'écriant „
« Al lons, jeune h o m m e ! »
Après T o u l , nous avions dépassé Commercy,
Bar-le-Duc & Vitry- le-François . A V i t r y , les
voyageurs étaient descendus pour dîner. Moi ,
j 'avais tiré de ma poche une grosse pomme de
la mère Balais, un morceau de saucisson & du
pain.
T o u t ce qui me revient, c'eft que, après avoir
roulé tout Je jour, i l fallut encore passer la nuit
Histoire d'un homme du peuple i33
en voiture. Mais la fatigue d'être assis depuis
si longtemps, & de n'avoir pas fermé l 'œil la nuit
précédente, m'endormit profondément. Lorsque
je m'éveillai, j 'avais une peau de mouton sur les
jambes, la rosée coulait sur le tablier de l ' i m -
périale , tout le pays était couvert de broui l -
lard blanc, le conducteur dormait aussi dans son
c o i n ; le cocher seul, devant, avec son chapeau
de toile cirée & son manteau à triple collet, était
droit, le fouet dans la main ; & dessous, les gros
«.hevaux fumants galopaient la croupe en l 'air.
11 pouvait être trois heures. J'ai su p a r l a suite
que nous avions dépassé Coulommiers . Alors, à
moitié dormant, à moitié éveillé, je vis passer
de petits villages, des toits de chaume & d'autres.
De deux heures en deux heures on faisait halte,
le poitillon cr ia i t , les chevaux hennissaient, le
conducteur s'éveillait & descendait. La voiture
dormait bien fermée, des gouttes d'eau sur les v i -
tres. T o u t cela, je le voyais comme en rêve. Une
fois seulement je descendis; & ce n'eft qu'au
grand jour, en sentant le conducteur me secouer
par le bras & me dire : « Nous n'avons donc pas
envie de vider la bouteille? » que je m'éveillai
tout à fait & que je bus un bon coup.
Le soleil était déjà haut, il pouvait être sept
heures. Nous traversâmes un grand bois sur une
route magnifique; je me rappelle que mon éton-
8
1^4 Histoire d'an homme du peuple
nement était grand de voir tous les arbres numé-
rotés le long de cette route. L e conducteur me
d i t :
« Nous approchons de Paris , nous sommes dans
la forêt de V i n c e n n e s ; dans une heure nous fe-
rons notre entrée dans la capitale. •»
Ces paroles me rendirent grave & même crain-
tif, car les joyeux propos d'un conducteur ne vous
empêchent pas de réfléchir, lorsqu'on arrive pour
gagner son pain dans une ville où des milliers'
d'autres entrent tous les jours avec la même idée.
Histoire d'un homme du peuple 135
X I I I
A mesure que nous approchions de Paris , tout
changeait, tout prenait u n autre air : les vi l lages
devenaient plus grands, les maisons plus hautes,
les fenêtres plus serrées, les enseignes, — qu'on ne
met jamais chez nous que sur la porte ,—montaient
au premier, au second, au troisième étage, rouges,
bleues, jaunes, de toutes les couleurs, jusque sous
les toits. Au-dessous, les cafés, les atiDerges, les
boutiques se rapprochaient; devant les maisons
s'avançaient des espèces de toits en toile, pour
abriter le monde d e l à pluie et du soleil. Une foule
de gens en blouse, en habit, en vefte, en casquette,
en chapeau, allaient et venaient, couraient, se dé-
pêchaient comme de véritables fourmilières.
A droite & à gauche, de hautes cheminées en
briques, carrées ou rondes, lançaient leur fumée
jusque dans le ciel. O n sentait venir quelque chose
de grand, d'extraordinaire, de magnifique & de
terrible, Et derrière nous, à gauche, s'éloignait
136 Histoire d'un homme du peuple
déjà une haute fortification carrée ; le conducteur
m'avait dit en passant : '
« C'eft Vincennes. »
Moi, j 'ouvrais les y e u x , je ne respirais plus, je
pensais :
« Me voilà donc près de P a r i s ; je vais entrer
dans cette grande ville dont j 'entends parler de-
puis que je suis au monde, d'où reviennent tous
les bons ouvriers, tous les gros bourgeois, tous les
gens riches, disant : « A h ! ce n'eft pas comme à
Paris ! »
Et ce mouvement du monde, ces voitures t o u -
jours plus nombreuses, me faisaient dire en moi
même :
<c O u i , ils avaient raison, Paris eft quelque
chose de nouveau pour les hommes. Bienheureux
ceux qui peuvent vivre de leur travail à Paris, où
les ouvriers ne sont que des apprentis, & les m a î -
tres des ouvriers ! »
L a grande route était devenue beaucoup plus
large; elle était bien arrondie, pavée au mi l ieu.
On voyait de loin, bien loin, tout au bout, deux
hauts échafaudages qui s'élevaient jusqu'aux
nues.
En ce moment le conducteur donnait un pour-
boire au poftillon, la voiture roulait comme le
tonnerre. Bien d'autres voitures passaient près de
nous toutes pleines de monde, des espèces de dili-
Histoire d'un homme du peuple i 3 y
gençes ouvertes derrière, avec deux marches pour
monter & descendre. L e conducteur me dit :
« Voilà les omnibus. . . Nous approchons, jeune
homme, nous approchons. V o y e z ces deux hauts
échafaudages & les grilles en travers, c'eft la bar-
rière du Trône , rappelez-vous ça. Plus loin ai rive
le faubourg Saint-Antoine. Cette grande voûte
bleue à gauche, c'eft le Panthéon, & ces deux
hautes tours, c'eft Notre-Dame. Ça, c'eft Saint-
Sulpice... ça, la tour Saint-Jacques, & tout là-bas,
ce carré gris-clair, c'eft l 'Arc de triomphe. »
•Plus il parlait, plus on en voyait ; & de tous les
côtés, dans les champs, des centaines de maisons
s'avançaient & se répandaient à plus de deux
lieues. Nous n'étions pourtant pas encore à Paris :
les deux grands échafaudages, à force d'être lo in ,
n'avaient pas l'air de se rapprocher, & seulement
vers neuf heures, je vis les grilles que le conduc-
teur appelait la barrière du T r ô n e .
Alors les voitures de toute sorte, grandes, petites,
carrées, rondes, étaient si nombreuses qu'elles ar-
rivaient par files de sept, hui t , d ix , en suivant le
revers de la route pour nous laisser passer, car
nous arrivions ventre à terre, brûlant le pavé ; les
chevaux sautaient, le cou & les jambes arrondis;
c'était un bruit terrible & grandiose. L e conduc-
teur commençait à plier ses habits , à boucler son
manteau; il disait :
l 3 8 Histoire d'un homme du peuple
« Nous y voilà ! »
E t nous entrions entre les grilles. O n s'arrêtait
une seconde pour laisser monter le douanier avec
son habit vert ; & , pendant qu'i l se glissait der-
rière, grimpant sous la bâche & regardant les pa-
quets, nous entrions enfin dans la grande vil le,
dans ce faubourg Saint-Antoine, que le Picard
m'avait représenté comme un véritable paradis :
— nous étions à Paris !
A h ! ceux qui n'arrivent pas de la province, ne
se figureront jamais ce que c'eft de voir Paris pour
la première fois; non, ils ne peuvent sèle figurer:
ces grandes lignes de. maisons hautes de six &
sept étages, avec leurs fenêtres innombrables, leurs
cheminées qui se dressent par milliers au-dessus
des vieux quartiers, leurs trottoirs, & la foule qui
passe, qui passe toujours, comme la navette du
père A n t o i n e ; ces voitures aussi, ces pavés gras,
cet air sombre; ces odeurs de toute sorte qu'on n'a
jamais senties r les fritures, les épices, la marée, la
boucherie; les gros camions pleins de balayures;
le hou-hou, les cris des marchands, les coups de
fouet, le grincement des roues. . . enfin, qu'eft-ce
que je peux dire ?
J'étais comme abasourdi, comme confondu d'en-
tendre tout cela, & de voir notre grosse voiture
s'enfoncer, s'enfoncer toujours en ville ; & le même
spectacle continuer, s'étendre à droite & à gaucho
Histoire d'un homme du peuple . 139
dans des rues innombrables, —• longues, droites,
obliques, — avec le même fourmillement.
A travers cette confusion, nous arrivâmes sur
une grande place; au milieu de la place s'élançait
à la cime des airs une colonne en bronze; & dans
le roulement j 'entendis le conducteur me crier :
« Place de la Baftille ! »
Cela ne dura qu'une seconde : la grande colonne,
toute couverte de lettres d'or, un ange au haut qui
se jette dans le ciel, la colonne était passée ! & des
milliers d'hommes allaient & venaient; j 'en voyais
de toutes sortes : des marchandes de fleurs en cha-
peau de paille, avec des vannes pleines de roses ;
des hommes avec de petites fontaines à clochettes
sur le dos, — les robinets sous le coude, — q u i ver-
saientà boire aux passants. Je voyais tant de choses
que les trois quarts me sont sorties de l 'esprit.
A u moment où nous traversions la place, le
conducteur, après avoir arrangé tous ses paquets,
venait de se rasseoir; il me cria :
« Les boulevards ! »
A h ! je suis revenu depuis à Paris, mais jamais
je n'ai senti mon admiration & mon étonnement
comme alors. Qu'on se figure une rue quatre ou
cinq fois plus large que les autres, bordée de mai-
sons magnifiques, avec des rangées de balcons qui
n 'en finissent plus, une rue tellement grande qu'on
ji 'en voyait pas le bout; & , à mesure qu'on avan-
140
ç a i t , — c o m m e les boulevards t o u r n e n t , — de nou-
velles maisons, de nouveaux balcons, de nouvelles
enseignes à perte de v u e ! L e conducteur criait :
«Boulevard Beaumarchais ! . . . Boulevard du
Calva ire ! . . . Boulevard du T e m p l e ! . . , Place du
Château-d'Eau !. . . Boulevard Saint-Mart in! »
Il me montrait aussi, à droite, des théâtres, des
baraques, des affiches, & me disait :
« L a Gaîté! . . . L ' A m b i g u ! . . . L a Porte-Saint-
Mart in! »
Enfin, je n'avais pas le temps de regarder; tout
passait comme un éclair. C'eft ce que j'ai vu de
plus étonnant. Et toujours ce monde innombrable
qui courait, toujours ces voitures, ces dames, ces
messieurs, cette presse de gens, ces cris des mar-
chands & le refte.
T o u t à coup la diligence tourna & descendit
ventre à terre une rue plus étroite.
« La rue Saint-Martin ! me cria le conducteur ;
apprêtez-vous, nous approchons des messageries. »
Nous filions dans la rue. Les maisons, hautes
& sombres, salles & grises, avec leurs milliers
d'enseignes de toutes les couleurs, avaient l'air de
se pencher. L a diligence faisait un bruit terrible,
les gens se serraient sur le trottoir, en continuant
de courir. Ensuite la voiture prit à droite une
autre rue un peu plus large.
En ce moment toutes les lucarnes de notre di l i-
Histoire d'un homme du peuple 141
gence étaient pleines de calottes rouges, qui se
penchaient dehors pour vo ir .
« Voici la halle au blé ! » me dit encore le c o n -
ducteur.
Quelques inftants après nous entrions au pas,
sous une voûte, dans la grande cour des messa-
geries de la rue Saint-Honoré, & des centaines de
gens entouraient notre diligence.
Dans cette cour, un grand nombre d'autres di-
ligences se trouvaient en l igne. A chaque inftant
il en arrivait.
A-mesure que nous sortions de la voiture, ou
que nous descendions de l ' impériale, des gens de
toute espèce nous criaient :
« A l 'hôtel d'Allemagne !
« A l'hôtel de Normandie ! »
Ils nous présentaient des cartes. D'autres, en
blouse, avec de petites hottes , nous deman-
daient :
« O ù allez-vous? »
Je ne savais plus de quel côté me tourner. Je
regardais mon conducteur, il entrait dans le b u -
reau et s'arrêtait devant le trou d'un gri l lage, son
portefeuille de cuir sous le bras. Il se mit à comp-
ter avec l 'homme du bureau.
Derrière nous les parents : femmes, hommes,
enfants, tous en chapeaux, venaient recevoir leurs
frères, leurs sœurs, leurs cousins. O n s'embras-
142 Histoire d'un homme du peuple
sait, on envoyait quelqu'un chercher une voiture,
on riait.
M o i , j 'étais seul, on voyait bien que je ne de-
vais pas être riche, on allait d'abord aider les a u -
tres. Je regardais descendre les paquets & les
malles de la v o i t u r e ; au milieu de tous ces gens,
dont plusieurs avaient de mauvaises figures, j'étais
bouleversé : si l 'on m'avait pris ma malle, qu'eft-
ce que je serais devenu ?
E t comme je reftais là , dans un grand trouble,
— parmi ce monde qui s'en allait & venait, en-
trait & sortait, réglait ses comptes, — ne sachant
où descendre, enfin comme tombé du ciel , voilà
qu'une figure s'approche & me dit :
& H é ! c'eft toi , Jean-Pierre? »
Alors je régarde, & je reconnais le fils M o n t -
borne, un de mes anciens camarades chez le père
Vassereau; il était en petite blouse serrée aux
reins, & tenait sous le bras une de ces hottes
à deux branches que j 'avais déjà vues. E n recon-
naissant Montborne, u n vieux camarade d'école,
je ne pus m'empêcher de lui sauter au cou & de
crier :
« C'eft toi, Michel?
— O u i , dit-i l de bonne humeur .
— Et qu'eft-ce que tu fais donc ici?
— Hél je porte des paquets; je suis porteur de-
puis deux ans. »
Histoire d'un iw.vw du peuple 143
Il était petit & maigre, il louchai t ; mais cela
ne l'empêchait pas d'être fort. Je crus que le bon
Dieu me l'envoyait. Après nous être embrassés
bien contents, il me demanda :
a Et toi , Jean-Pierre , tu viens du pays. . . qu'eft-
ce que tu veux faire ?
—'• Je viens travailler en menuiserie; j 'ai une
lettre de M . Nivoi .
— E t ou eft-ce que tu descends ?
— Rue de la Harpe. »
— A h ! fit-il, c'eft loin, mais , aftends, j 'ai quel-
que chose à porter près d'ici ; je vais revenir & je
te porterai ta malle. Seulement, ça coûtera trente-
deux sous... Je suis marié, vo is- tu . . . un autre te
ferait payer plus'cher.
— C'eft bien, lui dis-je, va , dépêche-toi , je t'at-
tends. »
Il partit. J'avais un grand poids de moins sur
le cœur. Je reftai près de ma malle, qu'on avait
mise avec beaucoup d'autres dans le bureau. Je la
voyais & je ne m*en écartais pas.
T o u t continuait à s'agiter dans la cour, sous la
voûte & dans la rue. E n écoutant ce grand brui t ,
je ne pouvais pas me figurer que cela durait
toujours, & j 'ai pourtant v u depuis que le
mouvement ne cessait ni jour ni nuit dans cette
ville.
C e n'eft qu'au bout d'une heure, & quand Pin*
'44 Histoire d'un homme du peuple
quiétude commençait à me gagner, que Mont-
borne revint.
« Eh bien! dit-il, c'eftfini, montre-moi ta malle.
— L a voici.
— Et le.billet?
— L e voilà.
•— G'eft bien. »
En même temps il tira ma malle de dessous les
autres, il la posa d'abord debout sur sa petite hotte,
passa la corde .autour & l'enleva d'un coup d'é-
paule.
« E n route, fit-il, suis-moi. »
Nous sortîmes. Je le suivais pas à pas. Nous
passions dans la foule comme à travers une pro-.
cession. T o u t en marchant, il me demanda :
« T a lettre eft pour un maître menuisier, rue de
la Harpe?
— O u i .
— Mais tu n'es pas encore embauché?
— Non-.
— T u ne vas pas demeurer dans sa maison ?
— Non.
— E h bien! il faut aller te loger aux environs,
di t - i l ; laisse-moi faire, je connais rue des Mathu-
rins-Saint-Jacques un endroit où Ton passe la
nuit à d ix sous. C e u x qui louent au mois payent
sept, hui t , dix francs; ça dépend de la chambre.
T u verras. Mais on paye d'avance.
Histoire d'un homme du peuple 14?
— C'en bien, lui répondis-je, conduis-moi dans
cette auberge, & si tu connais un endroit où l 'on
mange à bon marché, tu me le montreras avant
de partir.
— Juftement, fit-il, à côté se trouve le reftau-
rant de Flicoteau, u n des bons endroits de Paris.
— Mais ça coûte cher, peut-être?
— N o n , pas trop. . . ça dépend des plats & du
v in . E n mangeant du bœuf & buvant de l 'eau, on
paye de huit à dix sous. Mais si l 'on demande du
poulet & du v in , ça monte tout de suite à seize ou
dix-huit sous, & même plus. i>
Je pensai naturellement qu'avec un bon mor-
ceau de bœuf, du pain & de bonne eau, je n'aurais
pas besoin de vin ni de poulet.
Nous passions alors auprès d'une grande bâtisse
entourée de grilles & toute couverte de sculptures.
Notre rue donnait sous la voûte de cette bâtisse
magnifique, mais nous prîmes à gauche pour en
faire le tour. Montborne me dit que c'était le
Louvre. Comme nous tournions au coin de la
grille à droite, je vis pour la première fois les quais
qui suivent la Seine, le Pont-Neuf qui la traverse.
& la statue de Henri I V , à cheval, au milieu du
pont.
C'en là qu'on peut voir la grandeur de Par is ,
principalement sur le Pont-Neuf, lorsqu'on r e -
garde à droite, le Louvre, qui s'étend aussi loin
9
1 4 6 Histoire d'un homme du peuple
qu'il elt possible de regarder, l 'Arc de triomphe,
à plus d'une lieue, au bout d'une grande avenue
d'arbres; & , de l'autre côté, le Palais de juftice,
la cathédrale de Notre-Dame, & l'île de la Cité
pleine, de vieilles maisons qui se regardent dans
l 'eau.
Ces choses, je ne les.ai connues que plus tard ;
alors j 'en étais ébloui d'admiration. Les files de
ponts toujours couverts de monde, qui s'étendent
sur le fleuve, n'étaient pas une des choses qui
m'étonnaient.le moins. Cela me paraissait aussi
grand que toute l 'Alsace, & si je n'avais pas été
forcé de suivre Montborne, qui marchait toujours,
je me serais arrêté là quelques inftants.
L e Pont-Neuf était bordé de baraques où l'on
faisait de la friture, mais je me suis laissé dire
qu'on les a toutes abattues depuis.
Après avoir traversé ce pont & regardé ' la
ftatue en courant, nous tournâmes sur l'autre
côté du quai , bordé de rampes en pierres; & plus
loin nous arrivâmes à droite, dans la vieille rue
de la Harpe. Cette rue avait l 'air de descendre
sous terre, & s'étendait en remontant plus loin,
jusqu'à la vieille place Saint-Michel . J'avais vu
tant de.palais, tant de cathédrales, tant d'arcs de
triomphe, tant de maisons magnifiques, tant de ri-
chards roulant en voi ture; j 'étais tellement ébloui '
de ces choses, qu'en remontant la vieille rue de la
Histoire d'un homme du peuple 1 4 7
Harpe, toute grise, toute décrépite, pleine de gens
en manches de chemise, en vefte, en petite robe,
en camisole, qui couraient d'une porte à l 'autre,
qui fumaient des pipes aux fenêtres, qui portaient
de l'eau sur les épaules, qui faisaient de la friture
à leur porte, & qui semblaient vivre là chez eux
de père en fils, que j 'en eus le cœur soulagé. •
Je trouvai même à cette rue un air de vieux Sa-
verné; c'était v ieux . . . vieux ! O n y voyait des
marchands de ferraille, comme chez nous, & de
vieilles portes rondes toutes noires, où se tenaient
des marchands de livres, de bretelles & de savates.
Enfin je pensai :
« Maintenant, nous ne sommes plus avec des
millionnaires. •» "
Je m'attendrissais de voir des gens d e l à même
espèce que moi, qui vendaient, achetaient & tra-
vaillaient pour vivre. Montborne me dit que cela
s'appelait le quartier L a t i n . Il prit ensuite une
autre rue à gauche, & finit par s'arrêter devant
une maison étroite, haute de six étages au moins,
& me d i t :
« Nous y sommes, Jean-Pierre. »
C'était près d'une vieille bâtisse eh arrière de
l'alignement; un m u r assez bas suivait la rue, &
pàr-dessus ce mur on voyait letoit de ce vieux.nid,
& ses petites fenêtres'comme.aU couvent de M a r -
moutier. J'ai su plus tard que cela s'appelait l 'hôtel
148 Histoire d'un homme du peuple
de C l u n y , & qu'on y mettait toutes les vieilleries
de la France.
Mon auberge se dressait un peu plus lo in. Je
crois encore la voir avec son pignon décrépit, ou
s'avançaient des pierres d'attente jusque dans le
, ciel. Montborne était entré dans l'allée, tellement
étroite que sa hotte raclait les murs des deux
côtés, & tellement noire qu'on n'y voyait plus au
bout de quatre pas. E n même temps,' une odeur
dè* cuir, & d"une quantité d'autres choses, vous
remplissait le n e z ; des bruits de toutes sortes vous
faisaient tinter les oreilles : u n marteau toquait ,
un tour bourdonnait , quelqu'un chantait , pen-
dant que dehors tout continuait à rouler, à crier,
à passer."
N o u s arrivâmes enfin dans une cour d'environ
six à sept pieds; & , voyant le ciel tout en haut, je
crus être au fond d'un puits. C o m m e je regardais,
quelqu'un ouvrit le châssis d'une croisée au rez-
de-chaussée, en criant :
« Qu'eft-ce que c'eft ?
— U n voyageur, » répondit Montborne.
Aussitôt la porte au fond de l'allée s'ouvrit, &
un homme trapu, les joues grasses & jaunes, un
bonnet de coton crasseux sur la tête, les manches
de chemise retroussées, un tire-pied dans la main,
sortit en me regardant-
Derrière cet homme, que je reconnus pour être
Histoire d'un homme du peuple 149
un cordonnier, s'avançait une petite femme sèche,
déjà grise, le nez pointu, qui me regardait d'un
œil de pie.
« Vous voulez passer la nuit? me demanda le
cordonnier.
— N o n , monsieur , je voudrais louer une
chambre au mois. '
— A h ! bon, fit-il; Jacqueline va vous montrer
les chambres.
— C'eftun ouvrier menuisier, » dit Montborne.
Et la femme, qui m'avait bien regardé, prit un
air riant.
« Il arrive du pays ? dit-elle. V e n e z , monsieur. »
Elle avait décroché des clefs dans leur cassine
& grimpait devant moi . Montborne suivait lente-
ment.
« Vous serez bien, » disait-elle.
Nous montions, nous mont ions; les fenêtres
s'élevaient, la cour descendait. A la fin je n'osais
plus regarder par ces fenêtres, je croyais tomber
la tête en avant.
« Nous avons dès chambres à tout pr ix , disait
la vieille; mais la jeunesse aime le bon marché.
— Oui , si vous pouviez m'avoir une chambre
à six ou sept francs, » lui dis-je.
A peine avais-je dit cela, qu'elle se retourna
comme indignée, en s'écriant :
« A six francs? Ce n'eft pas la peine de monter. »
j ? o Histoire d'un homme du peuple
Nous étions tout au haut de l'escalier, presque
sous les tuiles, & cette vieil le, dont la figure était
devenue de bois, me voyant étonné, dit :
« Redescendons; notre meilleur marché c'eft
huit francs... payés d'avance. »
Alors, me remettant un peu, je répondis :
<c E h bien ! madame, montrez-moi la chambre
à hui t francs. »
El le grimpa les dernières marches, & poussa
dans les combles une petite porte coupée en
équerre. Je regardai, c'était un coin du toit. Dans
ce coin, sur un petit bois de lit vermoulu, s'éten-
daient un matelas & sa couverture, minces comme
une galette. T o u t contre se trouvaient la table de
nuit , la cruche à e a u ; & dans le toit s'ouvrait
une fenêtre à quatre vitres, en tabatière.
Gela me parut bien trifte de loger là.
« Décidez-vous, » me disait la vieille.
E t moi , songeant que je n'étais pas sûr de trou-
ver tout de suite de l 'ouvrage, que je n'avais per-
sonne pour me prêter de l 'argent, et que dans
cette ville, où tout le monde ne songe qu'à soi,
ma seule ressource était de ménager, je lui ré-
pondis :
a E h bien ! puisque c'eft le meilleur marché,
je prends cette chambre.
— V o u s faites bien, dit-elle, car les locataires
ne manquent pas. »
Histoire d'un homme du peuple t 5 i
En descendant, elle me montra dans un coin
une espèce de fontaine, en me disant :
« Voici l 'eau. »
Montborne montait encore, je revins avec lu i .
Il trouva ma chambre très-belle, d'autant plus
qu'i l reliait de la place pour la malle. Ensuite ,
comme il était pressé, je lui payai ses trente-deux
sous; i l m e . d i t que deux maisons plus haut, à
droite, près de l'hôtel de Ç l u n y , je verrais le res-
taurant, & puis il s'en alla.
Je refermai la porte & je m'assis sur le l i t , la tête
entre les mains, tellement accablé d'être seul, au
milieu d'une ville pareille, loin de tout secours,
de toute connaissance, que pour la première fois
de ma vie j 'eus l'idée de m'engager.
« Qu'eft-ce que je fais au monde? me disais-je.
Les autres sont heureux, les autres ont leur m a i -
son, leur femme, leurs enfants, ou bien ils ont
leurs père & mère, leurs frères & sœurs. . . M o i ,
je n'ai rien que ma pauvre vieille mère Balais.
Eh bien! si je*m'engage, je ferai l 'exercice, j 'aurai
la nourriture, le logement, l 'habillement, et rien
à soigner. Je défendrai l'ordre. S i les ouvriers se
remuent, s'ils se révoltent, je ferai comme le rég i -
ment. Le père Nivoi m'en voudra, mais je ne puis
pas vivre tout seul. . . N o n , c'eft trop terrible d'être
seul, avec des gens qui ne pensent qu'à vous tirer
de l 'argent, qui vous sourient pour avoir votre
i 5 2 Histoire d'un homme du peuple
bourse, & qui vous tournent le dos quand vous
n'avez plus rien. »
J'étais découragé. Je n'avais personne pour me
relever le cœur; l'idée du pays me faisait mal.
Pendant que ces idées tournaient dans ma tête,
je me rappelai que le père d 'Emmanuel m'avait
dit d'aller voir son fils, mon ancien camarade, qui
faisait son droit au quartier Lat in . A h ! si j 'avais
pu le voir seulement une h e u r e , comme cela
m'aurait fait du bien! J 'y songeais en me rappe-
lant qu' i l demeurait dans la rue des Grès, n u -
méro 7. Mais allez donc trouver la rue des Grès
en arrivant à Paris? Malgré cela, je voulus essayer.
Quelques inftants après, la vieille revint, elle
mit une serviette sur la cruche en disant :
« O n vous changera de draps tous les mois. Vous
savez, c'eft huit francs par mois,-payés d'avance. »
Alors je compris pourquoi la serviette était ve-
nue si vite. L'ayant donc payée , je demandai si
par hasard la rue des Grès ne se trouvait pas aux
environs.
« Ce n'eft pas lo in, répondit-elle; eft-ce que
vous connaissez quelqu'un à la rue des Grès?
— O u i , u n étudiant en droi t . . . un camarade
d'enfance.
— A h ! fit-elle d'un air de considération, mon
mari vous dira mieux oh c'eft. Si v o u s avez besoin
d'autre chose, il ne faut pas vous gêner.
Histoire d'un homme du peuple ib'i
— Je n'ai besoin maintenant que d'être seul, »
lui répondis-je.
Elle sortit. J'allai remplir ma cruche; j 'ouvris
ma malle, je me lavai, je changeai de chemise et
d'habits. L e grand bruit du dehors m'arrivait
jusque par-dessus les toits, le soleil brillait sur
mes vitres.
Après avoir bien refermé ma malle & la porte,
je descendis en suppliant le Seigneur de me faire
la grâce, dans cette extrémité, de trouver E m m a -
nuel, qui seul pouvait me donner de bons conseils
& raffermir mon courage.
i 5 4 Histoire d'un homme du peuple
X I V
C'eft en descendant que je vis encore mieux
l'air misérable de la maison : l'escalier plein de
boue, la corde qui servait de rampe en haut , toute
luisante de graisse; les petites portes numérotées,
avec de vieux paillassons à droite & à gauche; les
malheureux pots de fleurs tout moisis, au bord
des six étages de fenêtres, dans l'ombre de la cour;
les corps pendants & les chéneaux rouilles qui
descendaient au fond du gouffre, en laissant cou-
ler l'eau comme des écumoires; les tailleurs, les
ferblantiers, les tourneurs, les couturières, toutes
ces familles qui vivotaient là-dedans, qui tapaient,
qui chantaient, qui sifflaient, qui faisaient aller
leur roue, & qui tiraient leur aiguille sans se re-
garder les uns les autres. . . O u i , c'eft encore là
que je me fis une idée de Paris & que je pensai :
« S'il exiite dans cette vil le des palais, des hôtels
magnifiques et des balcons dorés d'une lieue, on
trouve aussi des endroits où le soleil ne luit
Histoire d'un homme du peuple i 5 5
jamais, où l 'on travaille des années & des
années sans espérer que cela finisse. » Je ne
croyais plus, comme le P icard , que la capitale
était un paradis terreflre. E t plus je descendais,
plus l'escalier devenait obscur; en bas, il était
noir. Je m'avançais à tâtons pour retrouver l 'allée,
quand le portier me cria :
« H é ! jeune homme? »
Je me retournai.
« Vous allez rue des Grès , numéro 7 ?
— O u i , monsieur.
— E h bien ! prenez notre rue à droite, ensuite
la première à gauche. V o u s trouverez la place
de la Sorbonne, et, plus lo in, la rue des Grès .
V o u s avez un ami étudiant?
— O u i , un ancien camarade d'école.
— A h ! » fit-il en regardant sa femme.
J'avais fini par les voir dans leur petite chambre,
au fond de l'allée, mais il m'avait fallu du temps.
« Eh bien! n'oubliez pas de prendre à droite,
ensuite à gauche, & puis de traverser la place
de la Sorbonne, » dit-il en se remettant à l ' o u -
vrage.
Alors je ressortis, au mil ieu de la foule i n n o m -
brable des marchands d'habits, des porteurs d'eau,
des charbonniers auvergnats & des voitures, qui
passaient toujours comme u n torrent. Je n'oubliai
pas ce que le portier m'avait dit , & malgré le v a -
i 5 C Histoire d'un homme du peuple
carme des gros camions chargés de pavés, mal-
gré les cris des cochers : « Gare! » & mille autres
cris que je n'avais jamais entendus, je trouvai
bientôt la rue des Grès, à droite de la rue Saint-
Jacques. El le descendait jusqu'au coin de l 'an-
cienne fontaine Saint-Michel , & l'on ne voyait
tout du long que des magasins de livres, le café
des étudiants en haut, & le corps-de-garde des
municipaux vers le mil ieu. T o u t cela, je l'ai d e -
vant les yeux .
Je descendais lentement, cherchant le numéro 7;
je le vis enfin au-dessus d'une enseigne : « Fro-
ment Pernett, libraire. »
E n ce moment j 'eus presque des battements de
cœur. « Comment Emmanuel va-t-il me recevoir?
— voilà l'idée qui me venait, — l u i , i l sera juge un
jour, procureur du roi, quelque chose de grand;
moi je ne suis & je ne serai jamais qu 'un simple
ouvrier. »
E n pensant à cela, j 'entrai dans l'allée. Il me
semble voir encore au bout une ftatue en plâtre,
qui représentait u n jeune homme avec des fleurs
sur la tête, & tenant dans la main une boule de
verre. Auprès de cette ftatue, dans l 'ombre, était
une porte v i trée; je n'osais pour ainsi dire pas
l 'ouvrir, lorsqu'une grosse femme, la figure bour-
geonnée, sortit en me demandant :
« V o u s voulez voir quelqu'un ?
Histoire d'un homme du peuple 157
— O u i , madame, je voudrais voir M . E m m a -
nuel Dolomieu.
— A u deuxième, numéro 1 1 , à droite, » dit-elle
en rentrant. •
Je montai l'escalier bien propre, & je vis au
deuxième le numéro 1 1 . L a clef était sur la porte.
O n chantait dans cet hôtel, on riait, on se faisait
du bon temps ; ce n'était pas comme à la rue des
Mathurins-Saint-Jacques, où l 'on travaillait sans
reprendre haleine.
Après avoir écouté quelques inftants des femmes
qui riaient, je frappai doucement; la voix d ' E m -
manuel cria :
« Entrez ! »
Alors j 'ouvris. Emmanuel était assis, dans une
belle robe bleu-de-ciel, entre deux hautes fenêtres
bien claires; il écrivait au milieu d'un tas de
vieux livres ; à gauche étaient son l i t , e n -
touré de rideaux blancs, & sa cheminée en marbre
noir, une belle horloge dessus & un miroir der-
rière.
Il avait tourné la tête, & se mit à crier, les bras
étendus :
« C'efttoi, Jean-Pierre! s
Rien que de l'entendre, je fus soulagé. N o u s
nous embrassions comme en sortant de la rivière,
dans le vallon de la Roche-Plate.
« Comment, c'eft to i ! d i t - i l ; a h ! tant mieux,
158 Histoire d'un homme du peuple
tu me rapportes un bon air du pays . . . Nous
allons dîner ensemble.' »
Il riait, & je sentais que j'étais tout pâle.
« Qu'eft-ce que tu as, Jean-Pierre? me dit-il.
— Je n'ai rien. C'eft le contentement de te voir
& d'être si bien reçu.
— Si bien reçu! s 'écria-t-i l ; éft-ce que je ne
serais pas un gueux de. te recevoir autrement?
Al lons. . . allons... assieds-toi là, dans le fauteuil.
T i e n s , j 'ai reçu hier cette lettre de mon père; il
m'annonce le grand héritage de M . Dubourg. —
E t d'ailleurs rien de neuf! »
Je voyais sa joie, son contentement, cela me
faisait du bien. Pendant qu'i l ôtait sa belle robe,
qu' i l se lavait les mains & la figure, qu'i l se passait
le peigne dans les cheveux & dans sa petite barbe
blonde, pendant qu'il allait & venait, qu'i l me re-
gardait & criait de temps en temps :
« Quelle chance ! Je viens de finir mon travail.
N o u s allons courir, Jean-Pierre; sois tranquille,
tu vas voir Paris. »
Pendant qu' i l parlait de la sorte, moi je lu i ra-
contais l 'héritage en détail , sans pourtant rien lui
dire de mon amour pour Annette. Il m'approuvait
de vouloir me perfectionner dans mon état; &
comme je ne pouvais lui cacher ma crainte de ne.
pas trouver tout de suite de l 'ouvrage :
« B a h ! b a h ! dit-il en mettant sa redingote &
His/oin; d'un homme du peuple i5a,
son chapeau gris, un brave ouvrier comme toi ne
relie pas sur le pavé. N e t 'inquiète de rien; &
puisque M. N i v o i t'a remis une lettre de recom-
mandation, commençons par tirer la chose au
clair. »
Il regarda l'adresse & s'écria :
« C'eft à quatre pas. . . Arr ive . . . nous allons
voir! »
Toutes mes craintes étaient passées. E m m a -
nuel, avec sa îedingote, sa cravate de soie bleue,
son large chapeau, sa petite barbe pointue, ses
paroles claires & son bon cœur, me paraissait
comme u n dieu. V o i l à pourtant la différence de
faire des études, ou de travailler pour gagner sa
v ie ! Enfin, quand Pinftruction est bien placée,
tout le monde doit s'en réjouir.
Nous étions sortis, & nous descendions la rue
des Grès, bras dessus, bras dessous, en nous ba-
lançant comme les autres, & regardant en l'air
les filles qui fumaient aux fenêtres de petits c i -
gares; ca*r dans cette rue vivaient les .étudiants :
— ils avaient de gros bonnets rouges ou bleus sur
l'oreille, & la plupart avaient aussi des femmes,
qui venaient les voir sans respect d'elles-mêmes,
en considération de leur jeunesse. J'aime autant
vous dire cela tout de suite; c'eft la vérité. — Ces
femmes donc allaient avec eux comme en état de
mariage légitime; elles les suivaient à la danse, &
Histoire d'un homme du peuple
même j 'en ai v u qui fumaient pour leur faire
plaisir.
J'aurais encore bien des choses à vous dire;
mais si je voulais seulement vous donner une idée
de la vieille rue en pente, des vieux livres dressés
contre les vitres; des devantures en dehors, rem-
plies de bouquins que les étudiants ouvrent &
l i s e n t ; des femmes & des filles qui se promènent
sans gêne, le nez en l 'air, en riant & saluant de
loin leurs camarades, comme de véritables gar-
çons : « H é ! Jacques! H é ! Jules! ça va b i e n . . .
Je monte. . . » ainsi de suite. Si je voulais vous re-
présenter la vieille fontaine Saint-Michel au bas,
avec son auge ronde, sa niche, ses deux goulots
en fer, entourée des ménagères du quartier, les
bras nus, de marchands d'eau avec leurs tonnes
sur des voitures; & cette vieille place Saint-Michel,
que j'ai vue tant de fois, — qui s'étendait, humide
& grise, au milieu de bâtisses décrépites, — tou-
jours pleine de gens criards, de voitures innombra-
bles; si je voulais vous les peindre, il me faudrait
des semaines & des mois : la vieille place Saint-
Michel , la rue des Grès, la place de la Sorbonne,
la rue de l 'École-de-Médecine, la rue des Mathu-
rins-Saint-Jacques, la rue du F o i n , la rue Ser-
pente, tout cela se ressemblait pour la vieillesse,
& descendait dans la rue de la Harpe, où les bou
tiques, les marchands de v ins , les petits hôtels,
Histoire d'un homme du peuple 1G1
les garnis, les brasseries se touchaient jusqu'au
vieux pont, en face de la Cité.
A u milieu de toute cette confusion, se dressaient
dans l 'ombre, entre les toits, les cheminées & les
vieux pignons, la Sorbonne, l 'hôtel de C l u n y ,
les Thermes de Julien, — q u i sont des ruines en-
core pires que le Géroldseck, — l'Ecole de méde-
cine, etc., etc. Que peut-on raconter? J'ai vu ces
choses, et c'eft fini !
C'eft à travers tout cela que nous descendions.
Emmanuel , à force d'en avoir v u , ne faisait plus
attention à r i e n ; moi, je m'écriais dans mon c œ u r :
« Maintenant, si je trouve de l 'ouvrage, tout
sera bien. Quelle différence pourtant d'être à
Paris, ou dans un endroit comme Saverne, où le
sergent de ville passe en quelque sorte pour u n
maréchal de France, & le sous-préfet pour le roi.
O u i , cela change terriblement les idées! »
Et , songeant à cela, nous descendions la rue de
la Harpe, lorsque Emmanuel s'arrêta devant une
porte cochère en regardant, & dit :
« Numéro 70, Braconneau, menuisier entre-
preneur. C'eft ici, Jean-Pierre. » •
L a peur me revint aussitôt.
D'un côté de la porte montait un large escalier,
de l'autre s'étendait un mur couvert d'affiches;
plus loin venait une cour bien éclairée, & au fond
de la cour, une sorte de halle soutenue par des
¡ 0 2 Histoire d'un homme du peuple
piliers. J'entendais déjà le bruit du marteau; de
la scie & du rabot; les grandes idées s'envolaient.
Emmanuel marchait devant moi , aussi tran-
quille que dans sa chambre. E n traversant la
cour, nous vîmes trois ou quatre ouvriers en train
de clouer des caisses. A droite se trouvait un
petit bureau; une jeune fille écrivait près de la
fenêtre.
C'eft tout ce que je v is , car alors, Emmanuel
ayant demandé M . Braconneau, un vieux menui-
sier, grand, maigre, la tête grise, les yeux encore
vifs, en vefte, tablier & bras de chemise, sortit de
la halle au même inftant et répondit :
« C'eft. moi , monsieur.
— E h bien! monsieur Braconneau-, dit Emma-
nuel sans gêne, je vous présente un brave garçon,
un honnête ouvrier, qui voudrait travailler chez
vous, si c'eft possible. Il arrive de la province, &
vous savez, dans les premiers jours, l'assurance
vous manque; on se fait recommander par le pre-
mier venu.
— V o u s êtes étudiant? dit le vieux menuisier,
qui souriait de bonne humeur.
— Étudiant en d r o i t , répondit Emmanuel .
C'eft un ancien camarade d'école que je vous re-
commande. »
Les ouvriers continuaient de travail ler, mais
la jeune personne regardait par la fenêtre du bu-
Histoire d'un homme du peuple iG3
reau. Elle était brune, un peu pâle, avec de grands
yeux noirs.
« Vous avez votre livret en règle? me demanda
M. Braconneau.
-— O u i , monsieur, & j 'ai une lettre de M . Nivoi
pour vous.
— A h ! c'eft vous que Nivoi m'annonce, s'écria-
t-il. Nous n'avons guère d'ouvrage en ce moment,
mais c'eft égal, nous allons voir. E t ce bon N i v o i ,
il eft toujours solide... ses affaires vont bien?
— O u i , monsieur. <•
— Allons, tant mieux. »
Il avait ouvert la lettre, en entrant dans le petit
bureau. Nous le suivîmes.
« Asseyez-vous, di t- i l . — T i e n s , Claudine,
regarde cela. »
C'était sa fille. J'ai su plus tard que bien sou-
vent M . Nivoi l 'avait fait sauter dans ses mains.
Elle lut la lettre, & le v ieux maître répétait :
« Les affaires vont tout doucement. . . J'ai les
ouvriers qu' i l me faut.. . Malgré cela , nous ne
pouvons pas laisser -la lettre d'un vieil ami en
souffrance. N'eft-ce pas, Claudine?
'•— Non, dit-elle. Les ouvriers, en arrivant à
P a r i s , sont toujours embarrassés; au bout de
quelques semaines, ils se retournent, ils appren-
nent à connaître la place.
— E h bien! dit M , Braconneau, coupons court.
104 Histoire d'un homme du peuple
Je ne vous donnerai pas journée entière; vous
aurez trois francs en attendant, & , si l 'un ou
l'autre de mes ouvriers me quitte, vous prendrez
sa place. Cela vous convient-il? »
J'acceptai bien vi te , comme on pense, en le re-
merciant ; j 'aurais pris la moitié moins dans les
premiers temps.
« E h bien ! vous viendrez demain lundi à six
heures, » dit- i l , en ressortant pour aller se re-
mettre au travail.
C'était un homme rond, simple, naturel, plein
de bon sens. Emmanuel voulut aussi le remercier,
ainsi que mademoiselle Claudine, qui rougissait.
Ensuite nous ressortîmes heureux comme des
rois. M o i , j'aurai6 voulu danser & crier victoire.
Emmanuel me disait :
« Sais-tu que -mademoiselle Claudine eft une
jolie brune ? »
Mais je ne pensais pas à cela; j 'étais comme un
conscrit qui vient de tirer un bon numéro, je ne
voyais plus clair.
Une fois dehors, Emmanuel me dit :
« T u dois être content ?
— Si je suis content? m'écriai-je, t u m'as sauvé
la vie ! »
Il riait. «
Nous étions revenus sur la place de la Sorbonne,
& nous descendions la petite rue qui longe les
Histoire d'un homme du peuple ' i65
vieilles bâtisses & les hautes fenêtres grillées. E n
passant à côté de deux grandes portes en voûte,
Emmanuel nie fit entrer dans une vieille cour
pavée, entourée de bâtiments comme une caserne,
la grande ruche de la Sorbonne au-dessus, à droite
dans le ciel.
« T i e n s , regarde ces deux portes en face, me
d i t - i l ; c 'eft làque du matin au soir des professeurs
parlent sur le grec, le lat in, l'hiftoire, les mathé-
matiques & tout ce qu'i l eft.possible de se figurer.
Ce sont les premiers de France, & chacun peut
aller les écouter. Dans une autre bâtisse, derrière
nous, rue de l 'Ecole-de-Médecine, on ne parle
que de médecine; dans une autre, place du P a n -
théon, on ne parle que de droit ; dans une autre,
rue Saint-Jacques, on parle d'hiftoire et de pol i -
tique. Enfin ceux qui veulent s'inftruire n'ont
qu'à vouloir. »
J'étais dans l 'admiration, d'autant plus qu' i l
me disait que cela ne coûtait rien, qu'on entre-
tenait partout un bon feu l 'hiver, & que notre
pays payait ces savants pour l'inftruction de la
jeunesse.
U n grand nombre d'étudiants sortaient, avec
des portefeuilles remplis de cahiers sous le bras.
Ceux- là n'avaient pas de bonnets rouges, mais
de vieux chapeaux râpés & des redingotes n o i -
res usées aux coudes. Ils étaient pâles, & s'en
16G Histoire d'un homme du peuple
allaient en arrondissant le dos, sans rien voir.
« Ces pauvres diables seront peut-être un jour
les premiers hommes de la France, me dit Emma-
nuel , & les autres , si magnif iques, avec leurs
femmes, leurs bonnets, leurs grands pantalons à
carreaux & leurs pipes longues, viendront leur
demander audience, le chapeau bas, pour avoir
une place de contrôleur ou de juge de paix dans
un village. »
Moi je pensais :
«C'eft bien possible! — Quel bonheur d'avoir
cent francs par mois de ses père & mère, pour
profiter de l 'inftruclion. Malheureusement la
bonne volonté ne sert à r i e n ; d'abord il faut les
cent francs ! »
L a vieille Sorbonne sonnait alors cinq heures;
comme je restais là tout pensif, Emmanuel me
dit :
« Al lons , Jean-Pierre, voici l 'heure de dîner.
Après cela nous ferons un tour. Pendant la se-
maine , nous n'aurons pas beaucoup le temps de
nous v o i r ; profitons au moins du premier jour. »
Il m'avait repris le bras. Quelques pas plus
loin nous entrions dans une allée étroite, moisie,
vieille comme les rues, qui filait derrière d'an-
ciennes masures & menait au cloître Saint-Benoît.-
C'eft un des endroits de Paris qui ressemblent le
plus à la cour de la vieil le synagogue de Saverne.
Histoire d'un homme du peuple
De rron temps, on n'y voyait que des lucarnes,
des fenêtres longues , étroites, où pendait du
vieux l inge, des toits à perte de vue avec des
tuyaux de poêle innombrables, de grands pans de
murs, des enfoncements, des recoins gris, humides
& pleins de balayures.
Rien n'était pavé dans c e ' t r o u , qui s'ouvrait
sur la rue Saint-Jacques, par une espèce de po- '
terne, — un poteau de bois au mi l ieu , pour em-
pêcher les voitures d'entrer dans le cul-de-sac, —
& par.une ruelle, sur la rue des Mathurins-Saint-
Jacques,
Combien de fois je suis venu déjeuner & dîner
avec Emmanuel chez M . Ober, au cloître Saint-
Benoît!
L e reftaurant Ober était la seule maison propre
& peinte, en face de la vieille poterne. Elle avait
une rangée de fenêtres au rez-de-chaussée, un
petit toit en gouttière a u - d e s s u s , & trois salles
bien aérées de plain-pied. Dans la petite salle du
rhilieu, à gauche de la porte vitrée, M . Ober, un
Alsacien, le nez' long & pointu, les y e u x vifs, en
petite casquette plate, cravate noire & collet droit,
était assis derrière son comptoir. Dans le moment
où nous entrions, comme il était encore de bonne
heure, M . Ober dit :
« V o u s êtes, un des premiers aujourd 'hui ,
monsieur Emmanuel. »
¡68 Histoire d'un homme du peuple
E n même temps il lui tendait sa tabatière.
Les trois salles qui s'ouvraient l 'une dans l 'autre,
par deux portes carrées, étaient encore presque
vides. O n voyait seulement à droite & à gauche,
devant les petites tables, quelques jeunes gens en
train de manger , & là, pour la première fois, je
v is des gens lire en mangeant.
Une bonne odeur de cuisine arrivait par la
salle à gauche, & tout de suite je sentis que l 'ap-
pétit me venait.
« Allons, une prise, répétait M . Ober. .
— Merci, répondit Emmanuel , je n'en use pas.
— O u i , vous êtes u n garçon rangé, » dit M . Ober.
Il m e regardait.
« C'eft u n camarade de S a v e r n e , dit E m -
manuel.
— A h ! tant mieux, j 'aime toujours à voir des
pays. »
Après cela nous entrâmes dans la salle à droite.
Emmanuel accrocha ma casquette & son chapeau
à la muraille, & me fit asseoir en face de l u i , près
d'une fenêtre ouverte, en me disant :
« Qu'eft-ce que nous allons prendre ? D'abord
une bonne bouteille de vin, avec de l'eau de Seltz,
car il fait c h a u d ; ensuite deux juliennes, deux
biftecks, & puis nous verrons, n'eft-ce pas ?
— Écoute, Emmanuel , lui djs-je, il ne faut pas
faire de dépense à cause d e m o i . Du pain, un
Histoire d'un homme du peuple 1 6 9
morceau de bœuf & de l 'eau, c'eft tout ce que je
demande. »
Mais il se fâcha presque en entendant cela.
« -De l 'eau, du bœuf, quand j ' invite un vieux
camarade! dit- i l , eft-ce que tu me prends pour
un avare? »
Et sans m'écouter il cria :
« Garçon* deux juliennes, du v i n , de l'eau de
Seltz. »
Je vis bien alors qu' i l ne fallait plus rien dire.
U n garçon bien frisé, qui s'appelait Jean, nous
apporta deux bonnes soupes aux carottes, la bou-
teille de vin & l'eau de Seltz -x & nous c o m m e n -
çâmes à dîner de bon cœur.
C'eft le premier dîner que j 'ai fait à Paris, & je
m'en souviendrai toujours, non-seulement à cause
du vin, des viandes & de la salade, mais princi-
palement à cause de l 'amitié que me fit voir E m -
manuel, & même d'autres jeunes gens qui vinrent
ensuite s'asseoir à notre table, & q u i me traitaient
tous comme un camarade, lorsqu'il leur eut dit
que nous avions été à l'école ensemble. — O u i , je
n'oublierai jamais cela; c'étaient des hommes d'es-
prit, qui parlaient de tout entre eux : de droit, de
juftice, de médecine, d'hiftoire, de gouvernement,
enfin de tout sans se gêner.
Moi je ne comprenais rien, je ne savais r ien, &
j 'avais aussi le bon sens de me taire.
10
170 Histoire d'un homme du peuple
U n grand sec & maigre, qui s'appelait Sil lery,
disputait contre un autre qui s'appelait Coquille.
Deux ou trois amis d 'Emmanuel se mêlaient de la
dispute, ils riaient, ils criaient. — A chaque se-
conde il en arrivait par bandes de trois, quatre,
six ; au bout d'une heure, les trois salles étaient
pleines ; autour de chaque table on entendait des
disputes pareilles.
L'air bourdonnait, les assiettes, les bouteilles
t intaient, les domeftiques,. en manches de che-
mise, couraient. Ils criaient aussi à la porte de la
cuisine :
« U n bœuf!
— D e u x asperges !
— U n rognon sauté !
— U n bifteck!
—- U n e bouteille à seize ! •» etc.
Ils tenaient dans leurs mains, en courant, trois,
quatre, cinq assiettes à la fois, des bouteilles sous
les coudes, & rien ne tombait . Chacun recevait
ce qu' i l venait de demander. Je n'avais jamais rien
vu de pareil. Ces domefliques avec leui* cris,
leur mémoire & leur adresse extraordinaire, m'é-
tonnaient encore plus que les disputes sur le gou-
vernerhent, parce que je reconnaissais mieux la
rareté de leur talent, & que je commençais à com-
prendre les paroles de M . N i v o i , lorsqu'il me di-
sait qu'à Paris les gens travaillaient & se remuaient
Histoire d'un homme du peuple 1 7 1
plus dans une heure, que chez nous pendant une
journée.
C'eft aussi là , pour la première fois, que j 'ai v u
le gaz ; car, le soir étant venu, tout à coup de
belles lumières blanches & bleu-de-ciel en forme
de tulipe, se mirent à briller au-dessus des tables.
Les garçons couraient à tous les quinquets avec un
bout de cire allumée, comme les bedeaux à l 'église,
& le gaz prenait feu tout de suite.
Depuis, je me suis souvent étonné qu'on n'ait
pas encore de ces lumières dans les cathédrales;
elles sont bien plus belles que la lumière jaune des
cierges, & seraient plus agréables ad Seigneur.
Enfin, ce dîner, ce bon v i n , ces disputes conti-
nuèrent de la sorte jusqu'à la nuit close. Alors on
se leva. T o u s les étudiants assis à notre table se
serrèrent la main. Emmanuel paya trois francs au
comptoir, & nous sortîmes dans la joie & le con-
tentement de notre âme.
Nous avions aussi mangé des choux-fleurs à
l 'huile, & le v in nous avait mis de bonne h u -
meur.
C'eft après être sortis du v ieux cloître Saint-
Benoît, par la rue des Mathurins-Saint-Jacques,
en voyant les rues qui descendent sur les quais
encore plus encombrées de monde qu'en plein
jour, que je fus émerveillé de ce spectacle.
T o u s ces gens pendant la journée travaillent
îyz Histoire d'un homme du peuple
chez un maître ou chez eux ; à la nuit ils descen-
dent de leurs six étages & vont respirer l'air.
Voilà ce que j 'ai compris plus tard ; mais alors ce
mouvement m'étonnait.
Deux ou trois fois des femmes nous arrêtèrent
dans les petites rue l les ; quand j 'appris ce que
c'était, une grande triftesse me serra le cœur. Je
regardais E m m a n u e l , ne pouvant presque pas
croire à d'aussi grands m a l h e u r s ; & seulement
plus loin, à la vue du v ieux pont Saint-Michel &
de tous ces milliers de lumières le long du fleuve,
qui tremblotent dans l 'eau sous les arches noires,
& de toutes ces façades sombres des quais, qui se
découpent sur le ciel , seulement à cette vue j ' o u -
bliai mes pensées terribles, & je m'écriai :
« M o n D i e u ! que c'eft beau! Mon D i e u ! que
Paris eft grand ! »
Nous suivions les quais sur les trottoirs. Ces
longues files de voitures alignées, qui toujours
attendent qu'on les prenne;- ces livres rangés sur
les rampes dans de petites caisses, où chacun peut
chercher ce q u i lui plaît; ces grandes maisons dans
le fleuve couvertes de toile, où l'on peut se baigner;
ces bateaux de charbon qui ressemblent à des car-
rières, enfin tous ces mille & mille spectacles qui
montrent l 'esprit des hommes, leur sagesse, leur
bon sens, leur idée de s'enrichir, m'étonnaient, &
je criais toujours :
Histoire d'un homme du peuple \~]Z
« C'eftplus beau qu'on ne peut le penser! »
Emmanuel me répondait :
« O u i , mais tu vas voir, tu vas v o i r ! »
Il m'avait déjà conduit plus lo in , à travers le
Pont-Neuf & cette cour du Louvre sombre — où
se dressait la ftatue du duc d'Orléans; — à travers
la rue Saint-Honoré, à travers dix autres rues, &
je ne sentais pas la fatigue, je me disais :
« Il faut pourtant que cela finisse, ces choses
nouvelles doivent avoir une fin. »
Et songeant à cela, nous traversions une belle
cour entourée de colonnes, fermée devant par une
grille, & gardée par des munic ipaux, lorsque tout
à coup nous arrivâmes sous une voûte de glaces,
large comme une r u e , éclairée intérieurement
comme par le soleil, & bordée de magasins où
l'or, l 'argent, le crilîal, les diamants, la soie, enfin
tout se trouvait réuni.
' C'était la galerie d'Orléans.
Quand on n'a pas vu cette galerie, on ne c o n -
naît ni les richesses, ni les magnificences de la
terre.
Mais c'eft plus loin, en arrivant dans le jardin
du Palais-Royal, entouré d'arcades innombrables,
— éclairées au gaz , — où sont abrités de la pluie,
d u vent, du soleil, des centaines de magasins tous
plus beaux les uns que les autres, c'en en arrivant
dans cette cour, sans cesse arrosée dans son inté-
10.
1 7 4 Histoire d'un homme du peuple
rieur par des jets d'eau, qui rafraîchissent la foule
des enfants & des richards assis autour des petits
prés de verdure, c'efl: en arrivant là que les bras me
tombèrent.
Emmanuel me parlait, i l me montrait tout en
détail ; mais je ne l'écoutais plus, j'avais tant ¿3
choses à voir que la tête m'en tournait .
Je m e rappelle pourtant qu'au bout d'une de
ces galeries pleines de lumières & bordées de ma-
gasins qui se ferment avec des devantures d'une
seule glace, — tellement claires qu'on croirait tou-
cher les montres d'or, les chapelets de perles, les
bagues de diamants, les horloges en bronze et en
marbre, représentant des fleurs, des figures, des
chevaux, des cerfs, tous finement travaillés dans
la dernière perfection, & qu'on devrait regarder
des semaines pour en voir toutes les beautés — je
me rappelle qu'au bout d'une de ces galeries, il me
d i t :
« T i e n s , regarde, c'efl ici Véfour ! »
Alors, regardant, je vis derrière la glace un petit
bassin de marbre blanc, plein de tortues, ou tom-
bait un jet d'eau, & , tout autour de ce bassin, des
poires, des pommes & d'autres fruits rouges* verts,
jaunes, avec leurs grandes feuilles, que mon cama-
rade m'expliquait être des ananas, des grenades,
des amandes vertes & d'autres raretés venues des
cinq parties du monde. P l u s lo in, derrière une
Histoire d'un homme du peuple 1 7 3
autre glace, se trouvait du poisson & du gibier de
toutes sortes, tellement frais, tellement beau, qu'on
f aurait cru qu' i l venait d'être tué au bois, ou tiré
de la rivière.
Emmanuel me dit que les petites tortues étaient
pour faire de la soupe, & que le moindre dîner en
cet endroit coûtait v ingt francs.
J'étais dans l 'étonnement. J'aurais p u là manger
mes soixante francs dans u n jour. Q u ' o n juge de
ce que cela pouvait être!
A l 'un des autres bouts de la galerie, nous vîmes
un théâtre, le théâtre du Palais-Royal. Les gens
attendaient à la file pour entrer, un municipal en
grande tenue surveillait le bon ordre.
Enfin ce Palais-Royal était ce que j 'avais ad-
miré le plus, pour ses grandes richesses, ses ar-
cades, son jardin, ses jets d'eau, & généralement
pour tout.
Durant plus de deux heures, nous ne fîmes que
d'aller & venir. L'ébénifterie était sous une voûte,
au bout de la galerie d'Orléans. Longtemps je '
regardai ces objets, les admirant & n'espérant
jamais pouvoir rien faire d'aussi b e a u ; cela m e
paraissait au-dessus de mes moyens, & je recon-
naissais que. M . N i v o i avait e u raison de m é d i r e
qu'à Paris seul se trouvaient les premiers ouvriers .
du monde.
N o u s montâmes ensuite sur les boulevards,
i j6 Histoire d'un homme du peuple
dont le spectacle, avec son église de la Madeleine,
ses promeneurs innombrables, & ses deux arcs de
triomphe, eft encore plus magnifique la nuit que
le jour. Les l ignes de gaz ne finissent plus; per-
sonne ne peut vous donner une idée de cette gran-
deur, I
E n face d'une rue très-large, Emmanuel me dit
en m'arrêtant :
« L a colonne Vendôme ! »
Je vis au loin, sur une place profonde, cette co-
lonne sombre, Napoléon au haut. Il était au moins
onze heures, nous avions du chemin à faire pour
rentrer chez nous, & nous repartîmes enfin d'un
bon pas.
Emmanuel connaissait les passages aussi bien
qu'à Saverne. Nous traversâmes bien d'autres
arcades, bien d'autres ruelles, nous vîmes bien
d'autres magasins : mais j 'en avais tant & tant
v u , que rien ne pouvait plus me toucher.
Vers minuit , je fus heureux d'arriver à ma porte.
Au-dessus pendait une pauvre lanterne, à sa trin-
gle de fer. Emmanuel me montra la manière de
sonner, & quand le portier eut tiré son cordon :
a Al lons, bonne nuit , Jean-Pierre, dit-il en me
serrant la main. A u premier d i manche !
— O u i , 3) lui répondis-je attendri.
Il monta la rue Sorbonne, moi j'entrai dans
la petite allée sombre. L e portier regarda par son
i 7 7
châssis sans rien dire, & je grimpai l'escalier,
bien content d'avoir trouvé de l 'ouvrage le premier
jour..
En ouvrant ma porte, je vis la lune briller sur
ma petite fenêtre en tabatière. Je me déshabillai,
rêvant à tout ce que je venais de voir, & puis ,
m'étant couché, je m'endormis aussitôt.
I J S Histoire d'un homme du peuple
X V
L e lendemain, à cinq heures & demie, je des-
cendais déjà l'escalier, & j 'entendais crier en bas :
« Gordon, s'il vous plaît ! »
D'autres ouvriers de la maison se rendaient au
travail. L e portier tira son cordon, & nous sor-
tîmes tous ensemble sans nous regarder.
O n se lève tard à P a r i s ; excepté les ouvriers &
les petits marchands, qui donnent de l'air à leurs
boutiques, qui balayent, qui regardent en bras de
chemise, o u qui versent sur leur comptoir de zinc
un petit verre aux vieux ivrognes, les plus mat i-
neux des gens, tout dort encore à cinq heures.
L e s laitières arrivent ensuite, leurs grandes
cruches de fer-blanc sous le bras, & s'asseyent
sous les portes cochères; les ménagères & les
bonnes descendent, & les balayeurs de la ville
rentrent chez eux par bandes, leur balai sur l 'é-
paule.
Je voyais ces choses en passant. Les rues étaient
Histoire d'un homme du peuple 179
grises, humides ; mais en haut le soleil, ce beau
soleil d'été qui dore les champs, les prés, les ar-
bres couverts de fleurs & de fruits, ce beau soleil-
là brillait sur les cheminées décrépites & les grands
toits moisis; il descendait tout doucement le long
des murs.
Combien de fois, en le voyant ainsi venir, je me
le suis représenté là-bas, sur les herbes blanches de
rosée, parmi les villages, les vergers & les bois.
Combien de fois ne m'a-t-il pas fait songer à Sa-
verne, à Annette, à la mère Balais!
« Maintenant, ils sortent aussi, me disàis-je,
ils regardent & p e n s e n t : — V o i l à du beau temps! »
O u i , du beau temps pour ceux qui ne sont pas
dans les rues de Paris, profondes comme des che-
minées! Enfin, que voulez-vous? à chacun son
sort; on doit être encore bien content d'avoir de
l 'ouvrage.
J'arrivai sur le coup de six heures dans notre
c o u r ; deux ou trois camarades étaient déjà sous
la halle, en train d'ôter leur vefte, & de prendre
leur rabot. O n avait un quart d'heure de grâce le
matin. Ils me regardaient sans rien d ire ; comme
je les saluais, u n v i e u x . d e quarante-cinq à c i n -
quante ans, la longue barbe rousse grisonnante,
le front haut, les yeux petits, la peau brune & le
nez un peu camard, — un vrai maître, — le père
Perrignon, s'écria d'un air joyeux
1 S 0 Histoire d'un homme du peuple
<c O n se lève de bonne heure, Alsacien, dans ton
pays?
— O u i , maître, lui répondis-je, on fait son de-
voir.
— Son devoirI son devoir! dit- i l , on tâche de
gagner ses cinquante sous & d'avoir à dîner ; c'eft
tout simple. »
Alors les autres se mirent à rire, & moi je de-
vins tout rouge; j'aurais, voulu répondre, mais je
ne savais pas quoi.
L e père Perrignon, qui dirigeait l 'ouvrage, trou-
vait à redire sur tout ; les ouvriers l'écoutaient &
lui donnaient toujours raison. J'ai su par la suite
qu'i l avait été dans les prisons, pour ses idées sur
la politique, & qu'il avait même frisé les galères.
C'eft à cause de cela qu'il jouissait d'une grande
considération dans le quartier.
Enfin, on se' mit au travail.
Les caisses que j 'avais vu clouer la veille étaient
pour enfermer des consoles, des commodes, des
buffets déjà prêts au fond du magasin. Il reftait
encore plusieurs caisses à clouer, & c'eft par là que
je commençai.
• M . Braconneau descendit une demi-heure après.
Il fallut enfermer les meubles dans les caisses avec
de la paille, ensuite les charger sur trois voitures.
Cet ouvrage aurait pris un jour chez nous. A neuf
heures, c'était fini, les voitures étaient en route.
Histoire d'un homme du peuple 181
On sortit pour aller déjeuner. J'avais fait
connaissance avec deux camarades : un nommé
Valsy, grand, pâle, très-bon ouvrier, mais pres-
que toujours malade, & un autre qui s'appelait
Quentin, la casquette sur l'oreille, la bouche bien
fendue, & que le père Perrignon seul forçait à se
taire en lui disant :
« T u nous étourdis les oreilles! »
Enfin, toute la bande, en vefte, descendit la rue
lentement. Le père Perrignon venait le dernier.
Dehors, on l'appelait monsieur Perr ignon. Il avait
une grande-capote brune & portait un chapeau ;
sa grande barbe grisonnante lui donnait u n air
respectable.
O n s'arrêta chez le premier boulanger à droite.
Chacun acheta son pain, & plus bas, au coin d e l à
rue Serpente, nous entrâmes dans une espèce de
gargote, qu'on appelait le caboulot.
Mais il faut que je vous donne une idée de cette
gargote, car il n'en manque pas de semblables à
P a r i s ; on en trouve dans toutes les rues, & c'eft
là que les ouvriers de tous états : charpentiers, me
nuisiers, bijoutiers, maçons, enfin tous, vont faire
leurs repas.
Notre caboulot, de plain-pied avec la rue S e r -
pente, avait deux chambres séparées par une cloi-
son vitrée garnie de petits rideaux. D ' u n côté se
trouvait la table des peintres, des graveurs, des
i l
£82 Histoire d'un homme du peuple
journaliftes, — qui sont les états distingués, où
l'on gagne des sept, hui t , & même dix francs par
jour , — de l 'autre côté, celle des maçons, des
boulangers, des menuisiers, etc.
Naturellement, à gauche, on payait tout le
double plus cher qu'à droite, parce que les tables
avaient des nappes, & qu' i l faut proportionner le
pr ix à la bourse de chacun.
V o i l à pourquoi nous n'allions jamais avec les
peintres & les journaliftes. N o u s avions notre
bouillon, notre tranche de bœuf, notre plat de
l é g u m e s , notre demi-setier de vin pour quinze
sous, & les autres pour trente.
Il faut dire aussi que leur chambre était peinte
en vert, & que la nôtre n'avait pas de peinture ;
mais cela nous était bien égal.
L a cuisine, au fond, toute noire , sans autre
lumière qu'une chandelle en plein jour, donnait
de notre côté, jufle en face de la porte, & le tout
ensemble ne mesurait pas plus de vingt pieds
carrés. C'eft là que nous mangions , coude à coude,
pendant que madame Graindorge, une bonne
grosse mère des Vosges , les joues pleines, les yeux
petits & vifs, les dents blanches, le menton rond,
allait & venait, versait le bouillon sur notre pain,
riait tantôt avec l ' u n , tantôt avec l 'autre, & jetait
de temps en temps un coup d'ceil dans la chambre
des journaliftes, en levant u n coin des rideaux.
Histoire d'un homme du peuple
Madame Graindorge avait une servante pour
l'aider. U n brave garçon, ciseleur de son état,
nommé Armand, trapu, carré, la' barbe brune, le
nez un peu rouge, rude dans ses manières, mais
plein de cceur tout de même, lui donnait aussi
parfois un coup de main.
Nous mangions en silence, pendant que les
peintres, les journaliftes & les autres se disputaient
& criaient comme des geais pris à la g lu . Nous
entendions toutes leurs paroles sur le roi, sur
les miniftres, sur les Chambres, sur les gueux de
toute espèce, — comme ils appelaient le gouver-
nement, — depuis le garde champêtre jusqu'à
M . Guizot.
C'était principalement à M . Guizot qu' i ls en
voulaient. Cela noû"s inftruisait touchant la poli-
t ique, nous n'avions pas besoin de lire le jour-
nal, nous savions tout d 'avance; & quelquefois,
quand un journalifte criait qu'on avait enlevé la
caisse, ou qu'on avait insulté la nation, le père
Perrignon clignait de l 'œil & disait tout bas :
<t Écoutez! celui-là raisonne bien. . . il voit
clair... c'eft le plus fort... il a du bon sens. »
Nous aurions vovlu relier jusqu'au soir, pour
/es entendre se chamailler entre eux. Mais à dix
heures moins un quart il fallait retourner à l 'ou-
vrage. Heureusement, en revenant dîner, nous en
retrouvions presque toujours quelques-uns, tel-
184 Histoire d'un homme du peuple
lement enroués, que madame Graindorge avait
soin de laisser leur porte entr'ouverte ; sans cela,
nous n'aurions plus rien entendu.
J'ai souvent pensé qu'avec des députés pa-
reils les affaires auraient • marché bien autre-
ment.
P o u r en revenir à ce jour, comme nous finis-
sions de déjeuner, le père Perrignon, qui me re-
gardait, dit tout à coup :
« Alsacien, qu'eft-ce que tu payes ?
— T o u t ce qui vous plaira, monsieur Perri-
gnon, » lui répondis-je u n peu surpris.
Alors il sourit & dit :
« C e n'eft pas seulement à moi , c'eft à tous les
camarades qu' i l faut payer la bienvenue.
— Et c'eft aussi comme cela que je le comprends,
monsieur Perr ignon, selon mes moyens, bien en-
tendu, car je ne suis pas riche.
— O n eft toujours assez riche quand on a de la
bonne volonté, » dit-i l .
E t se tournant vers les autres :
« E h bien ! qu'eft-ce qu'on demande? Il ne faut
pas écorcher le petit, c'eft un bon garçon, vous
voyez. »
L 'un voulait de-l'eau-de-vie, l 'autre du curaçao;
mais le vieux Perrignon dit :
« N o n , il faut trinquer ensemble. Madame
Graindorge, deux bouteilles à seize 1 »
Histoire d'un homme du peuple i85
O n apporta les deux bouteilles & je remplis les
verres. Les camarades burent tous à ma santé, je
bus à la santé de t o u s ; puis , ayant p a y é , nous
sortîmes.
M . Perrignon paraissait content. A u lieu de
m'appeler l 'Alsacien, il ne m'appelait plus que le
petit.
Les autres me traitaient tous depuis en bons
camarades, mais cela ne les empêchait pas d'en
savoir plus que moi sur le métier, parce qu' i ls
avaient travaillé deux, trois ou quatre ans à Paris ,
& que j 'arrivais de Saverne. C'était même un de
mes grands chagrins, non par envie, Dieu m'en
préserve, mais parce que je me disais :
« Eft-ce que tu gagnes trois francs par jour?
Eft-ce que ton maître peut te garder? »
Et j'étais bien forcé de répondre non ! j 'avais
beau suer, me donner de la peine, je reftais t o u -
jours en retard sur les camarades. J'en étais désolé,
la nuit je ne dormais pas, ou je m'éveillais en pen-
sant :
« Mon D i e u ! si le patron te donne congé, ce sera
tout naturel; mais qu'eft-ce que tu pourras faire ? »
J'avais peur de voir arriver le jour de la paye,
car c'eft ce jour-là qu'on remercie ceux dont on
ne veut plus. O u i , j 'en avais peur, & pourtant
mon argent diminuait v i te ; j 'aurais eu bien be-
soin de remonter un peu ma bourse.
i 8 0 Histoire d'un homme du peuple
Enfin le samedi soir de la quinzaine arriva.
C'eft le père Perrignon que M . Braconneau c o n -
sultait. Je les regardais plein de soucis. Quand ce
fut mon tour, le patron me compta les* vingt-sept
francs sans autune observation, & malgré cela je
sortis avec une crainte de m'entendre rappeler &
dire : «. Ecoutez, le travail diminue, » etc., etc.
C e n'eft qu'après avoir traversé la cour que je
me dis en respirant : « O n ne t'a pas remercié,
quel bonheur ! »
J'étais déjà loin dans la rue, quand j'entendis
derrière moi le père Perrignon crier :
« Hé ! petit, ne cours pas si vite. »
Je me retournai inquiet. Le bonhomme arrivait
avec sa grande capote brune, en souriant :
« T u vas. . . tu vas . . . , d i t - i l ; on croirait que tu
te sauves. »
Son air joyeux me rassura, je me m i s a rire.
« T u n'as pas l'air de mauvaise humeur, ce
soir, fit-il en me prenant le bras.
— Jamais, monsieur Perr ignon, jamais.
— A h ! jamais! Quand tu rabotes comme un
dératé pour rattraper les autres, quand la sueur te
coule dans la raie du dos & que tu serres les
dents... »
Alors je fus honteux : on avait v u ma peine.
« O u i , dit-il, c'eft comme cela, pet i t ; quand on
n'a pas de confiance dans les anciens, quand on
Histoire d'un homme du peuple 187
veut tout savoir, sans rien apprendre de personne,
quand on est trop fier pour demander un conseil,
il faut s'échiner du matin au soir. C'eft beau cette
fierté... ça montre du caractère... maiscen 'e f t pas
• malin tout de même.
— O h ! lui dis-je, monsieur Perr ignon, si j ' a -
vais osé vous consulter...
— Comment, tu n'osais pas! Eft-ce que j'ai la
figure d'un loup ? »
Il paraissait un peu fâche j mais , se remettant
aussitôt :
« T u m'as offert une bouteille l 'autre jour,
dit- i l , eh bien ! tu vas en accepter une de moi ce
soir. J'avais l'idée d'aller souper avec ma femme
& mes enfants, rue Clovis , comme à l 'ordinaire;
mais j 'ai de petits comptes à régler dans le quar-
tier, & puis il faut que nous causions.
— Si vous voulez que je fasse vos commis-
sions?
— N o n , je les ferai moi-même. Je tiens à te
donner quelques bons avis , dont tu puisses pro- ^
fiert tout de suite. » f
J'étais attendri de cette marque d'amitié. Q u a n d
on eft seul, loin du pays, on aime bien vite ceux
qui vous tendent la main.
Nous arrivions alors devant la porte du cabouîot
& nous entrâmes. Il pouvait être sept heures &
demie. M . Armand, debout sur une chaise, net-
1 8 8 Histoire d'un homme du peuple
toyait le quinquet, des garçons boulangers sou-
paient, avant d'aller brasser la pâte jusqu'à deux
heures après minuit .
M . Perrignon et moi nous nous assîmes près du
vitrage, après avoir demandé une bouteille, & là,
le coude allongé sur la petite table, il me parla
longuement de notre état, me représentant d'abord
que chaque vil le, chaque village a sa manière de
travailler.
« A Paris, dit- i l , tout marche, tout change,
tout avance. Je veux bien croire que dans son
temps le père Nivoi était u n maître ouvrier; mais
depuis quinze ans le travail s'eft bien simplifié,
bien perfectionné. T o u s les. jours cette masse d'ou-
vriers trouvent, tantôt l ' u n , tantôt l 'autre, quel-
que chose pour arriver à faire plus vite ou mieux,
& chacun profite de l ' invention. T o i , naturelle-
ment, tu suis la routine de Saverne; ainsi, tu me-
sures à la ficelle au lieu du compas; ça marche
tout de même, mais il ,faut regarder à deux fois au
lieu d'une, & chaque fois tu perds quelques in-
ftants; à la fin de la journée cela fait des heures,
sans parler de la peine, des soucis & du chagrin
de voir qu'on-refte en retard.
— A h ! que vous avez raison; voilàle pire,» lui
dis-je.
I l rit.
« E h bienl petit, tout cela n'eft- qu 'une habi-
Histoire d'un homme du peuple 189
tude. Commence par abandonner la ficelle, & , si
quelque chose t'embarrasse, fais-moi signe.
— Oh ! monsieur Perrignon ! m'écriai-je, si
je pouvais seulement aussi vous rendre un service!
— O n ne peut pas savoir, dit-il, nous sommes
ici pour nous aider. Cela viendra peut-être. M a i s ,
dans tous les cas, fais pour les autres, plus tard, ce
que je fais pour toi maintenant; nous serons
quittes. »
Là-dessus, ce brave homme se leva, décrocha
son chapeau, & nous sortîmes. L a nuit était venue, -
nous nous serrâmes la main ; il prit la rue Ser-
pente, & moi la rue de la Harpe. Rien que pour
ce service, je n'oublierai jamais M . Perrignon.
Les hommes de ce caractère ne se rencontrent pas
souvent, ils regardent leurs semblables comme des
frères ; & leur seul défaut, c'eft de vouloir iorcer
les autres d'être juftes comme eux. Voilà pourquoi
les gueux sans cœur les appellent des fous.
Mais une grande joie m'attendait encore ce sa-
medi soir. O n pense bien qu'à mon premier jour
de travail je m'étais dépêché d'acheter de l 'encre,
des plumes & du papier pour annoncer à la mère
Balais que tout allait bien, que la lettre du père
Nivoi m'avait joliment servi, qu 'Emmanuel s'était
montré pour moi le même bon camarade qu'à S a -
verne, & que maintenant je serais tout à fait h e u -
reux si je recevais de ses bonnes nouvelles.
».
IGO Histoire d'un homme du peuple
E h bien ! en arrivant au bout de notre petite
allée sombre, comme j'allais monter , j 'entendis
le portier ouvrir son châssis & me crier :
« Monsieur Jean-Pierre Clavel?
— Qu'eft~ce que c'eft? monsieur Trubère.
— U n e lettre pour vous. »
Je reçus cette lettre dans un grand trouble;
mais, en passant près de la vieille lanterne cras-
seuse, ayant reconnu d'abord l 'écriture de la mère
Balais, cela me fit déjà du bien, & je montai telle-
ment vite, que deux minute saprès j 'étais assis sur
ma paillasse, à côté de la veilleuse, pleurant à
chaudes larmes de tout ce que cette brave femme
me disait de sa santé; sur le courage qu'elle avait
pris de surmonter ses. chagrins après mon départ;
sur la satisfaction qu'elle avait d'apprendre que
j'étais en place, & sur l'espérance qu'elle conser-
vait encore de nous voir réunis plus tard.
El le me disait aussi que les Dubourg étaient
revenus avec l'argenterie & les bijoux de la tante
Jacqueline, & que leur héritage dépassait même
ce qu'on avait raconté d'abord. Mais ces choses ma
devenaient égales, j 'en détournais mon esprit & js
pensais :
« T u ne dois rien qu'à là mère Balais , c'eft elle
q u i t'a nourri , c'eft elle qui t'a soutenu toujours:
c'eft elle seule qui t 'aime & qu' i l faut aimer
Qu'eft-ce que te font ces D u b o u r g ? Quand ils se-
Histoire d'un homme du peuple i g i
raient deux fois plus riches, ce serait une raison
de plus qui leur ferait oublier leurs anciens amis.
Mais ceux qui t'ont fait du bien, Jean-Pierre, à
ceux-là tu dois ton travail & ta vie. Tâche de t 'é -
lever, de faire venir ta vieille mère Balais , & de
lui rendre autant que possible tout le bien qu'elle
t'a fait. Voi là ton d e v o i r & t o n bonheur. Lerefte . . .
il faut l 'oublier!. . . •
Dans ces pensées attendrissantes, m'étant c o u -
ché, je m'endormis à la grâce de Dieu.
192 Histoire d'un homme du peuple
X V I
Depuis.mon arrivée à Paris^je n'avais pas eu le
temps de revoir Emmanuel ; l 'ouvrage était pressé
dans cette quinzaine, il avait fallu travailler le
premier dimanche & le lundi jusqu'au soir. Mais,
le samedi suivant, en nous faisant la paye, M . Bra-
conneau nous ayant prévenus que le lendemain
serait libre, je m'habillai de bonne heure & je cou-
rus à l'hôtel de la rue des Grès.
Cela tombl î t bien, car en me voyant Emmanuel
s'écria :
« J e pensais à toi, Jean-Pierre :• voici les v a -
cances, les examens sont commencés ; je passe à
la fin de cette semaine & je m'en retourne deux
mois au pays. J'aurais eu de la peine à partir sans
^embrasser. »
Il n.e serrait la main. Pendant qu' i l ôtait sa
belle 1 obe de chambre, je lui racontai ce qui m'a-
vait empêché de venir.
Histoire d'un homme du peuple . i g?
« Eh bien ! nous allons faire un tour, dit- i l ,
nous déjeunerons au Palais-Royal . »
En l'entendant dire que nous allions déjeuner
au Palais-Royal , je crus qu' i l plaisantait; il v i t ce
que je pensais, & s'écria :
« Pas chez Véfour," bien entendu! Il faut
attendre d'avoir notre part dans la pension de
Louis-Phil ippe. Nous irons chez Tavernier , tu
verras. » .
Il riait, & nous sortîmes, comme la première
fois, en descendant la rue de la Harpe. Mais il v o u -
lut me faire voir alors le Palais-de-Justice, fermé
devant par une grille très-belle. Derrière cette grille
se trouve une cour, et au bout de la cour, un esca-
lier qui monte dans le veftibule, où les avocats ac-
crochent leurs robes entre des colonnes. Sur la
droite, un autre escalier mène dans une grande
salle, la plus grande salle de France, & qu'on a p -
pelle la salle des Pas-Perdus.
T o u t autour de cette salle, très-haute, très-
large,& dallée comme une cathédrale, s'en ouvrent
d'autres où sont les tr ibunaux de toute sorte pour
juger les voleurs, les filous, les banqueroutiers, les
incendiaires, les assassins, & les amateurs de p o -
litique qui trouvent que tout n'eft pas bien dans
ce monde, & qui voudraient essayer de changer
quelque chose.
C'eft ceque m'expliquait E m m a n u e l , & je p e n -
IGJ. • Histoire d'un homme du peuple
sais que l'idée d'entrer dans la politique ne me
viendrait jamais.
Après cela, nous descendîmes derrière, par un
petit escalier qui mène sur une place ouverte à
l 'autre bout, au milieu du Pont-Neuf. Quand
nous eûmes traversé cette place, assez sombre,
nous v î m e s à la sortie la flatue de Henri I V tout
près de nous, & , plus lo in, cette magnifique vue
du Louvre que j 'avais tant admirée la première
fois. El le me parut encore plus belle, & même
aujourd'hui je me figure que rien ne peut être
plus beau sur la terre : cette file de ponts, ces pa-
lais d u Louvre & des T u i l e r i e s , ces grilles, ces
jardins, à gauche; ces autres palais , & tout au
fond P A r c - d e - T r i o m p h e ! N o n , rien ne peut vous
donner une idée plus grande des hommes! ,
Je le disais à Emmanuel , qui me prévint que le
plus beau n'était pas encore ce que nous voyions,
mais l'intérieur des palais,où sont réunies toutes les
richesses du monde. Cela me paraissait impossible.
C o m m e nous continuions de marcher, étant
arrivés dans la cour du L o u v r e , ce fut une véri-
table satisfaction pour moi de contempler ces
magnifiques ftatues dans les airs, autour de l'hor-
loge, représentant des femmes accomplies en
beauté, qui se tiennent toutes dro i tes , deux à
deux, les bras entrelacés comme des s œ u r s , &
qui doivent avoir au moins trente pieds de haut.
Histoire d'un homme du peuple i g 5
Rien ne manque à ce spectacle. Seulement, plus
loin, après tivoir passé la voûte du côté des T u i -
leries, nous arrivâmes sur une vieille place en-
combrée de baraques, dans le genre du cloître
Saint-Benoît, ce qui ne me réjouit pas la vue. Elle
était pleine de marchands d'images, de guenilles,
de ferrailles, & d'autres gens de cette espèce. D e u x
ou trois vendaient même des perroquets, des p i -
geons, des singes, & d e petites fouines, qui ne
faisaient que crier, siffler, en répandant la m a u -
vaise odeur.
On ne pouvait pas comprendre de pareilles or-
dures entre deux si magnifiques palais. E m m a -
nuel me dit que ces gens ne voulaient pas
vendre leurs baraques à la v i l l e , & que cha-
cun eft libre de vivre dans la crasse, si c'eft son
plaisir.
Naturellement, je trouvai que c'était jufte, mais
tout de même horiteux.
A y a n t donc regardé cette place, qui ressemblait
aux foires de village, Emmanuel me prit par le
bras, en disant :
«. Arrive! »
E n dehors de la cour du Louvre , à gauche, s'é=-
tendait la continuation de la bâtisse, & dans la
cour se trouvait une porte assez haute, où des gens
bien mis entraient.
« Avant d'aller déjeuner, il faut que tu voies
igG Histoire d'un homme du peuple
le musée de peinture, me dit- i l ; nous en avons
pour une heure. »
J'étais bien content de voir un musée; j'avais
seulement entendu parler de musée, sans savoir
ce que cela pouvait être.
Dans le veftibule commençait une voûte, qui se
partageait en plusieurs autres, fermées par de
grandes portes en châssis tendues de drap vert.
Contre une de ces portes, à gauche, était assis un
suisse, que je pris d'abord pour quelque-chose de
considérable dans le gouvernement, à cause de son
magnifique chapeau à cornes, de son habit carré,
de sa culotte de velours rouge, de ses bas blancs
& de son air grave; mais c'était un suisse ! J'en ai
vu d'autres habillés de la même ¿acón. Ils reftent
assis, ou se promènent de long en large pour se
dégourdir les jambes : — c'en leur état.
Une dame recevait les cannes & les parapluies
dans un coin, moyennant deux'sous.
A droite s'élevait un escalier, large d'au moins
cinq mètres, avec des peintures dans les voûtes.
O n avait du respect pour soi-même en montant
un escalier parei l ; on pensait : » Je monte. . .
personne n'a rien à me dire !... »
Mais tout cela n'était rien encore. C'eft en
haut qu'il fallait voir ! D'abord, ce grand salon
éclairé par un vitrage blanc comme la neige, d'où
descendait la lumière sur des peintures Jnnom-
Histoire d'un homme du peuple 197
brables, tellement belles, tellement naturel les,
qu'en les regardant vous auriez cru que c'étaient
les choses elles-mêmes : les arbres, la terre, les
hommes, au printemps, en automne, en hiver ,
dans toutes les saisons, selon ce que le peintre
avait voulu représenter.
Voilà ce qui s'appelle une véritable magnif i-
cence 1 O u i , quand on pense qu'avec de la toile &
de la couleur, les hommes sont arrivés à vous
figurer tous les temps, tous les pays, tous les êtres,
au lever & au coucher du soleil, à la lune, sur
terre & sur mer, dans les moindres détails, c'eft
alors qu'on reconnaît le génie de notre espèce &
qu'on s'écrie : « Heureux ceux qui reçoivent de
Pinftruftion, pour laisser de pareilles œuvres après
leur mort, & nous enorgueillir tous! . . . »
Nous nous promenions dans ce grand salon, en
silence comme dans une église; nous entendions
nos pas sur les parquets, qui sont de v ieux chêne.
Emmanuel m'expliquait tout bas ce que nous
voyions; il me disait le nom des peintres, & je
pensais : « Quels génies! . . . quelles idées gran-
dioses ils avaient, & comme ils les peignaient v i -
vantes!. . . »
Je me rappelle que, dans ce sa lon, l 'empe-
reur "Napoléon, à cheval, en hiver, au milieu de la
neige, du sang & des morts, levait les y e u x au
ciel. Rien que de le voir, on avait froid.
H ì 8 Histoire d'un homme du peuple
C'efl une des choses qui ms sont reftées. Mais
les terribles tableaux, qui sont faits pour donner
ÎUX hommes l 'épouvante de la guerre, me plai-
saient beaucoup moins que les champs, les prés,
les bœufs, les petites maisons où l 'on buvait à
l 'ombre devant la porte. O n voyait que c'étaient
tous d'honnêtes gens, & cela vous réjouissait le
c œ u r ; on aurait voulu se mettre avec eux.
L a représentation de Notre-Seigneur Jésus-
Chrift, de la sainte Vierge , des apôtres, des saintes
femmes & des anges, avec tous les chagrins qu'i ls
ont eus, les injuftices d'Hérode & de Ponce-Pilate,
vous rendaient" trop trifte. Enfin chacun trouve là
ce qui lui plaît; chacun peut se rendre trifte ou
joyeux, selon ce qu' i l regarde.
Après le grand salon carré, nous entrâmes dans
une autre salle, longue d'au moins un quart de
l ieue, & puis encore dans une autre; cela n'en
finissait plus. Emmanuel me parlait, mais tant
de choses me troublaient l'esprit t E t comme il ve-
nait toujours plus de monde, tout à coup il me
dit :
« É c o u t e , Jean-Pierre , c'eft l 'heure du dé-
jeuner. »
Nous eûmes encore un bon quart d'heure pour
remonter les salles, & , si vous voulez savoir la
vérité, je fus bien content d'être dehors, au grand
air. C'était trop à la fois. E t puis j'avais faim,
i 9 9
j'étais pressé de m'asseoir devant atitre chose que
devant des peintures.
. Nous n'étions pas loin du Pala is -Royal , où
nous arrivâmes en gagnant la rue Saint-Honoré.
Nous revîmes, en passant, la galerie d'Orléans, le
jardin, les jets d'eau, les arcades; mais ce qui me
réjouit le plus, ce fut d'apercevoir l'écriteau de
Tavernier, qu'Emmanuel me montra dans l ' inté-
rieur d'une de ces arcades.
Nous montâmes, & , malgré le bon dîner que
nous avions fait chez Ober, je reconnus pourtant
une grande différence. C'était là véritablement un
reftaurant parisien, bien éclairé, r i c h e en do-
rures; les petites tables couvertes de nappes blan-
ches à la file entre les hautes fenêtres, les carafes,
les verres étincelants, enfin, tout vous annonçait
la manière agréable de vivre en cette vil le, quand
on a de l 'argent.
Nous étant donc assis, les domeftiques arr i -
vèrent. Emmanuel voulut avoir de l'eau de Seltz,
du vin, du melon, des viandes, du dessert; & , si
je n'avais pas l u les prix à mesure sur la carte,
j'aurais cru que nous étions ruinés de fond en
comble. E h bien! tout cela ne montait pas à plus '
de trois ou quatre francs pour nous deux. C'eft
quelque chose d'étonnant !
Après le déjeuner, nous descendîmes prendre
le café sur une petite table de tôle, au milieu du
2 0 0 Histoire d'un homme du peuple
monde, dans lé jardin. Emmanuel avait acheté des
cigares, & nous fumions comme des propriétaires,
en regardant à droite & à gauche les jolies femmes
qui passaient. C'était bon pour un étudiant en
droi t ; mais moi , j 'avais tout de même un peu
honte de jouer un si grand rôle. Enfin voilà l 'exis-
tence de Paris. Peut-être, dans le nombre de ces
messieurs & de ces dames qui m'entouraient, ap-
pelant les garçons & se faisant servir, s'en trou-
vait-i l qui ne me valaient pas?
Il faisait très-chaud, tout était blanc de pous-
sière, même les arbres. Vers deux heures, quel-
ques gouttes de pluie s'étant mises à tomber, tout
le monde se sauva sous les arcades. Il fallut aussi
nous retirer; mais Emmanuel me dit que cela ne
durerait pas, & q u e nous allions monter en omni-
bus pour nous rendre à l 'Arc-de-Triomphe.
C'eft ce que nous fîmes dans la rue Saint-Ho-
noré, au coin de la place du Château-d'Eau, où se
trouvait un corps-de-garde.
Les omnibus traversent tout Paris par centaines,
& l'on peut aller d'un bout à l'autre de la ville
pour six sous. A u mil ieu de la rue, vous n'avez
qu'à faire signe, la voiture s'arrête ; le conducteur
vous donne la m a i n , vous montez, & vous êtes
assis sur un banc rembourré de crin, à côté de
messieurs & de dames, pendant que la pluie coule
sur les vitres & que les chevaux galopent.
201
De pareilles inventions montrent que rien ne
manque dans notre pays.
Nous courions depuis dix minutes, & le soleil
commençait à revenir, lorsque Emmanuel leva la
main pour dire : « Halte ! » Nous descendîmes
sur une place grande comme deux fois Saverne,
entourée de palais, de jardins & de promenades :
la place de la Concorde. Je voudrais bien vous la
peindre, avec ses deux fontaines en bronze, son
obélisque, — une pierre en forme d'aiguille, d'au
moins cent pieds, revenue d 'Egypte, & couverte
de sculptures, — & ses ftatues rangées tout autour
représentant les villes priricipales de la France,
sous la figure de femmes assises sur des canons,
des boulets, des va isseaux. . .Oui , je voudrais vous
peindre tout cela : — le jardin des Tui ler ies d'un
côté, les Champs-Elysées & l 'Arc-de-Triomphe
de l 'autre, l'église delà Madeleine à droite,la Seine
couverte de bateaux & la Chambre des députés à
gauche; mais aucune parole'ne peut vous donner
l'idée de cette place immense. A u t a n t dire tout de
suite que c'eft une merveille du monde, & que,
dans cette merveille, tout ce qu' i l y a de riche en
voitures, en cavaliers, en dames, vont , viennent,
se promènent & se regardent pour voir lesquels
ont les plus beaux chevaux, les plus beaux p l u -
mets & les plus belles robes.
L e l o n g de l'avenue des Champs-Elysées vous
202 Histoire d'un homme du peuple
découvrez, à travers le feuillage, des centaines de
maisons où les millionnaires demeurent, & plus
loin, sur l 'autre rive du fleuve, à gauche, l'hôtel
des Invalides, son dôme dans les nues.
Sous les arbres, on voit aussi de petits théâtres
pour les enfants, des chevaux de bois, des jeux de
toutes sortes, des'hercules, des ménageries; enfin
c'eft une fête depuis le premier de l'an jusqu'à la
Saint-Sylveffre.
' Nous allions à travers tout cela. Nous voyions
des ftatues en marbre de tous les côtés, dont je me
rappelle principalement deux à l'entrée de la
grande avenue, représentant deux hommes su-
perbes & nus, qui tiennent par la bride des che-
vaux sauvages dressés sur les pieds de derrière,
les jarrets plies, la crinière droite, prêts à s'é-
chapper.
Emmanuel me prévint que c'étaient des chefs-
d'œuvre, & je n'eus pas de peine à le croire.
Mais le plus beau, c'eft l 'Arc-de-Triomphe qui
s'élève au bout de l 'avenue, tout gr isa force d'être
loin, & pourtant superbe, avec ses lignes pâle,
dans le ciel, & ses voûtes, où des maisons poui
raient passer.
T o u t eft beau, tout eft grand dans cet Arc-de-
Tr iomphe : nos victoires, qui y sont écrites par-
t o u t ^ qui font des liftes de cinquante mètres; la
beauté de l'idée, la beauté des pierres, la beauté
Histoire d'un homme du peuple 2o3
du travail, la beauté de la grandeur & la beauté
des sculptures. Quatre de ces sculptures sont en
dehors, sur des socles, appuyées contre les arches,
& , d'après ce qu 'Emmanuel me dit, elles repré-
sentent, du côté de Paris , la G u e r r e , sous la
figure d'une femme que les soldats français portent
dans leurs bras, & qui crie : « A u x armes! «Cela
vous fait dresser les cheveux sur la tête. En regar-
dant cette femme, on l 'entend, on croit que les
Russes & les Prussiens arrivent;-»on voudrait
courir dessus & tout massacrer.
Cette femme, je la vois toujours; elle ressemble
à celles du Dagsberg,qui vont aider leurs hommes
à déraciner des tocs. C'eft terrible !
Contre l'autre arche, & séparée par la voûte,
c'eft la Gloire. L'empereur Napoléon figure la
Gloire. U n ange lui met des couronnes sur la tête
pour le bénir. C'eft aussi très-beau.
Sur l'autre face, c'eft l 'Horreur de l 'invasion,
représentée par un cavalier qui écrase tout, & la
Joie de la paix , représentée par des gens heureux
qui rentrent leurs récoltes.
Voilà ce qu 'Emmanuel m ' e x p l i q u a , car je
n'avais pas assez d'infiruftion pour deviner tout
seul.
L e bœuf, le cheval & les gens sont tout ce qu' i l
eft possible de voir d'admirable.
Je pourrais en dire beaucoup plus, mais ces
-¿04 Histoire d'un.homme du peuple
choses relieront là.pendant des siècles; & j e pense,
comme M . Nivoi , qu' i l faut voir Paris pour con-
naître la grandeur de notre nation, sa gloire & sa
force.
A y a n t repris le chemin de notre quartier vers
cinq heures, nous repassâmes dans le jardin des
Tuileries, où les plus belles flatues en marbre
blanc se trouvent. Quant à vous dire les personnes
qu'elles représentent, j 'en serais bien embarrassé.
Mais c'eil achevé dans toutes ses parties, c'eft en-
touré d'arbres & de petites allées bien unies. Les
enfants jouent dans ces allées, les dames s'y
promènent , & , malgré la foule , des ramiers
volent aux environs; ils descendent même sur le
gazon, pour manger les mies de pain qu'on leur
jette.
Ces ramiers vous rappellent le pays, les grands
bois, les champs, & l'on pense : « A h l si nous
pouvions vivre comme vous de quelques petites
graines, & si nous avions vos ailes, malgré les
marbres, les palais & les colonnes, ce n'efl pas ici
que nous réitérions. »
Je ne pouvais m'empêcher de le dire à mon ca-
marade E m m a n u e l , lui rappelant comment le
soir, au vallon, sous la Roche-Plate , en sortant de
la rivière,—lorsque l 'ombre des forets s'allongeait
dans les prairies, — on entendait les ramiers rou-
couler sous bois. Ils étaient par couples; mais en
Histoire d'un homme du peuple 2o5
ce temps nous ne savions pas ce qu'i ls se racon-
taient entre e u x ; je le savais maintenant, & je
les trouvais bien heureux de pouvoir roucouler
par couples, en se sauvant dans les ombres.
Emmanuel m'écoutait la tête penchée. J'aurais
bien voulu lui parler un peu d'Annette ; mais
je n'osais pas. . . J'avais tant. . . tant de choses sur
le cœur!
N o u s étions sortis du jardin ; i l me conduisait
à travers une grande place, où se dressait une
haute maison en forme de tour, couverte d'affiches,
& de loin je reconnaissais le Louvre .
Alors tout me paraissait sombre, j 'avais t o u -
jours le nom d'Annette sur la langue; je regardais
mon camarade, qui semblait rêver, & nous mar-
chions dans de petites ruelles sales. Les marchands
d'eau passaient ; les marchands d'habits, la bouche
tordue, criaient, regardant aux fenêtres. L e vrai
Paris des rues revenait.
T o u t à coup Emmanuel , levant les y e u x , dit :
« Voici le Rosbif I. entrons, Jean-Pierre, &
dînons. »
Nous entrâmes; tout était plein de monde, &
nous ne trouvâmes de place qu'au fond, sous une
espèce de toit en vitrage.
Nous fîmes encore un bon repas, mais je ne
sais pas pourquoi la triftesse était venue. E m m a -
nuel pensait peut-être à son examen, & moi, mon
12
Histoire d'un homme du peuple
esprit était à Sayerne. Je voulus payer, cela le mit
de mauvaise humeur :
« Quand j'invite mon meilleur camarade, dit-il,
je ne supporte pas qu'i l paye. C'eft presque une
injure que tu me fais. »
S e lui répondis que ce n'était pas mon intention ;
mais que j 'avais du travai l , & que c'était jufte de
payer chacun son tour.
Il ne voulut pas y consentir, & je crus même
qu'i l était fâché. Mais , quelques inftants après,
étant sortis, il me serra la main en s'écriant :
« Jean-Pierre, je n'ai pas de meilleur ami que
toi I V e u x - t u venir au théâtre du Palais-Royal ? »
J'étais fatigué. Je lui dis que ce serait pour une
autre fois, & nous remontâmes lentement la rue
Saint-Honoré.
Une chose me revient encore, c'eft que le même
soir, en passant sur le Pont-au-Change, E m m a -
nuel me montra la place du Châtelet, avec sa petite
colonne & sa fontaine, & plus loin le bal du Prado.
Mais cette place & ce pont sont des choses qui me
rappellent bien d'autres souvenirs. Il faudra que
j 'en parle plus tard. T o u t ce que j 'ai besoin de dire
maintenant, c'eft que, étant arrivés devant ma
porte, nous nous embrassâmes comme de véri-
tables frères. Je ne pouvais pas espérer le conduire
à la diligence pendant la semaine, & je lui souhai-
ai bon voyage*
Histoire d'un homme du peuple 107
* _ „_
X V I I
Je ne pensais plus revoir Emmanuel avant son
retour des vacances; mais, à la fin de cette se-
maine, une après-midi, vers deux heures, il entra
tout à coup dans notre atelier en s'écriant :
« Je viens t'embrasser, Jean-Pierre, je suis reçu
& je pars! »
Il était en petit frac d'été blanc & chapeau de
paille, ses yeux brillaient. T o u s mes camarades
le regardaient, pendant que nous nous embras-
sions. Je le reconduisis jusque dans la cour.
« T u n'as pas de commissions pour Saverne? »
me demanda-t-il.
Alors je pris le courage de lui dire :
« Embrasse pour moi la mère B a l a i s , dis-lui
que je vais bien, que l 'ouvrage continue & que je
pense à elle tous les jours. Embrasse aussi le père
Antoine, madame Madeleine & Annette. Si tu
passes près de la fontaine, n'oublie pas non plus
M. Nivoi . T u lui diras que je le remercie de ses
2o8 Histoire d'un homme du peuple
bons conseils & de sa recommandation. M . Bra-
conneau s'eft souvenu de lu i . »
Nous nous serrions les mains. Il partit en
criant :
« A bientôt! . . . dans deux m o i s ! . . . »
Puis il monta dans une voiture qui l'attendait
à la porte, & descendit la rue au galop; Comme
je rentrais, le père Perrignon me demanda :
« C'eft un de tes camarades d'enfance?
— O u i , monsieur Perrignon, le fils de notre
juge de paix, un camarade d'école. Il fait son
droit.
— Quel brave garçon, dit-il , quelle honnête
figure! »
Il n'en dit pas plus alors; mais, à trois heures,
en allant dîner, il se remit à parler d 'Emmanuel ,
disant que les bourgeois & le peuple ne font
q u ' u n , qu'ils ont les mêmes intérêts; mais que
malheureusement on rencontre trop de ces fai-
néants qui v iennentà Paris , soi-disant pour faire
leurs études, & qui dépensent l'argent de leurs
parents à courir les filles de mauvaise v ie . Il les
traitait de canailles. Quent in & les autres l 'ap-
prouvaient.
En parlant d 'Emmanuel & de. ceux qui lui
ressemblaient, M . Perrignon disait que la place
de ces jeunes gens était à la tête du peuple;
que leurs pères avaient fait la Révolution de 89, &
20Q
que les fils marcheraient sur leurs traces, qu'i ls ne
se laisseraient pas abrutir par les mauvais exem-
ples, & que le peuple comptait sur eux .
O n se figure quel plaisir j 'avais d'entendre u n
homme aussi respectable que M . Perrignon, un
maître ouvrier, parler ainsi de mon camarade.
Je me rappelle que dans ce temps les disputes
des journaliftes, des graveurs & des peintres re-
doublaient dans notre caboulot; qu'on disait que
les cours de Michelet & de Quinet étaient suspen-
dus & qu'i ls ne recommenceraient pas après les
vacances ; que la grève des charpentiers devenait
plus forte; que les banquets allaient leur train,
qu'Odilon Barrot & Lamartine ne laisseraient pas
tomber les droits du peuple; & qu'on répétait
mille fois les mots de paix à tout prix, de maria-
ges espagnols & autres choses que je ne compre-
nais pas.
Quand les disputes grandissaient, notre cabou-
îot ressemblait à un tambour, les vitres frisson-
naient, on tapait des pieds, on aurait cru qu'on
allait se prendre au collet; & chaque fois que l 'un
de nous avait envie de tousser ou d'éternuer, le
père Perrignon levait la main en disant :
« C h u t ! écoutez... C'eft Coubé qui parle ; »
ou bien, « c'eft Montgaillard. »
De temps en temps, l 'un ou l 'autre de ces jour-
naliftes & de ces peintres sortait tout pâle, sans
12.
2 I O Histoire d'un homme du peuple
avoir l 'air de nous voir, & rentrait ensuite pour
se remettre dans la bataille.
Celui qui s'appelait Coubé était petit, sec ; il
avait les yeux vifs, le nez crochu, la barbe grise,
& parlait très-bien.
Montgaillard était grand, osseux, r o u x ; il avait
les épaules larges, le dos rond, la barbe courte,
serrée, remontant jusqu'aux yeux , le front large
& plat, le nez & le menton allongés, la voix rude :
il ressemblait à un sanglier.
D'autres aussi criaient, piaillaient, quelques-
uns riaient, mais tous étaient habillés comme des
gens qui ne pensent qu'à leurs idées, le chapeau
de travers, la cravate défaite, le col de la chemise
dehors d'un côté, rentrant de l 'autre. Ils ne fai-
saient attention à rien, & seulement quelquefois
par hasard en passant, voyant M . Perrignon, ils
lui serraient la main en s'écriant :
« Bonjour, Perrignon, bonjour! »
, Puis ils rentraient & se remettaient à parler,
sans écouter ce qu'on disait ni savoir ce qu'on
avait di
Montgaillard & C o u b é avaient la voix tellement
forte, qu'on entendait leurs discours malgré les
cris , les éclats de rire & le frémissement des
vitres.
Dans les premiers temps, quand ils parlaient
de grève, de réforme, de banquets, de paix à tout
Histoire d'un homme du peuple 2 11
prix; de Pritchard, tout pêle-mêle, je ne compre-
nais pas un mot. Mais un samedi soir que nous
étions libres à quatre heures, & que V a l s y , Quen-
tin, M . Perrignon & moi nous prenions encore
un verre de v in après le départ des camarades, je
leur demandai ce que cela signifiait, car à Saverne
je n'avais jamais rien entendu de pareil; c'étaient
des choses inconnues, & même celui qui s'en serait
occupé aurait passé pour un fou.
« Vous ne lisiez donc pas les journaux ? me
demanda le père Perrignon.
— N o n , jamais.
— Alors, que faisiez-vous donc le soir après
l'ouvrage?
— Moi , j 'allais me promener aux environs de
la ville, et les autres s'asseyaient tranquillement
dans les brasseries; ils buvaient des chopes &
fumaient des pipes jusqu'à dix heures. Quelque-
fois ils jouaient aux cartes & se trompaient entre
eux tant qu' i ls pouvaient.
— C'eft donc u n pays de crétins, dit le père Per-
rignon. Si t u m'avais raconté cela le premier
jour, sais-tu que je t 'aurais mis hors de l'atelier?
Heureusement, je te connais maintenant & je te
considère comme un brave garçon. Mais il faut
lire les journaux. Madame Graindorge te laissera
prendre la Réforme^ n'eft-ce pas , madame Grain-
dorge?
2 1 2
— O h ! bien sûr.. . qu'il la prenne... que v o u -
lez-vous que j 'en fasse? »
C'était u n vieux journal graisseux, que les jour-
nalises jetaient en sortant sur notre table. Depuis
ce jour, je le pris tous les soirs & je le lus, parce
que j'étais honteux de vivre comme un imbécile,
avec des camarades qui s'intéressaient aux afiaires
du pays, autant & plus que les riches bourgeois de
chez nous.
Ce même soir, le père Perrignon me dit qu'on
appelait Grève la place devant l 'Hôtel-de-Vil le ,
sans doute parce qu'autrefois elle était couverte de
sable; que les ouvriers sans travail se réunissaient
sur cette place, où l 'on allait les retenir; mais que
souvent, quand i l s'élevait une discussion entre
les patrons & les ouvriers, les ouvriers en masse
se retiraient sur la place, & qu'on disait alors que
les charpentiers, les maçons, etc., se mettaient eu
grève. Cela signifiait qu'ils voulaient" une aug-
mentation de prix, ou une diminution de travail.
« Les tailleurs de pierre, les maçons, les cou-
vreurs, me dit- i l , se mettent toujours en grève sur
la place de l 'Hôte l -de-Vi l le ; mais les peintres en
bâtiment vont sur là place du Châtelet, les ramo-
neurs à la Porte Saint-Denis, les serruriers sur le
marché Saint-Mart in, les paveurs au coin du bou-
levard Montmartre, ainsi pour tous Tes corps
4'iâtat, v
Histoire d'un homme du peuple s i 3
Il me dit ensuite que la réforme, dont tout le
monde parlait, & que les bourgeois voulaient
comme nous, était un changement dans la manière
de nommer les députés du pays ; que jusqu'alors
il fallait, pour avoir le droit de nommer u n dé-
puté, payer deux cents francs de contribution, &
que les gens riches seuls payaient deux cents
francs de contribution, de sorte que les gens i n s -
truits & honnêtes, mais sans fortune, ne pou-
vaient ni nommer les députés, ni être nommés
députés; — ce que l u i , Perr ignon, considérait
comme une chose abominable, contre nature.
« Car, disait-il, les riches ne voient que la r i -
chesse, & s'inquiètent^peu du sort des pauvres.
Leur richesse montre très-souvent leur égoïsme ;
chacun sait que la générosité, la noblesse de
cœur, l 'amour de la patrie, le sacrifice de ses pro-
pres intérêts à la juftice, ne sont pas des moyens
de s'enrichir. De cette façon, les égoïftes sont
seuls chargés de faire les lois pour un peuple fier
& généreux. »
Il disait aussi que la suite de tout cela, c'était
l'abaissement de la France, parce que ces égoïftes,
nommés par d'autres égoïftes, ne songeaient qu'à
remplir toutes les bonnes places, & à se les d o n -
ner entre eux en famille; qu'ils ne s'inquiétaient
pas de savoir.si leurs fils, leurs neveux, leurs cou-
sins étaient capables de les remplir, mais seule-
214.
ment de les avoir; que les imbéciles & les gueux
par ce moyen avaient tout, les hommes de cœur
& les savants r i e n ; ce qui n'était pas un grand
encouragement pour s'inftruire, & se sacrifier à la
patrie. Qu 'en outre, ces égoïftes, n'ayant en vue
que de garder leurs biens, sacrifiaient notre hon-
neur pour conserver la p a i x ; que leur chef,
M . Guizot , n'avait qu'à les prévenir qu'ils r is-
quaient leur fortune dans la guerre, pour les faire
voter la paix à tout p r i x ; & que même ils venaient
de voter des centaines de mille francs pour un
apothicaire anglais nommé Pritchard, malgré l'in-
dignation de toute la France; que les Anglais
nous menaçaient toujours, voyant que cela leur
réussissait si b i e n ; enfin, que les bourgeois hon-
nêtes étaient lâs de ces abominations, & qu'ils
demandaient la réforme, qu'on appelait adjonction
des capacités; mais que le roi Louis-Phil ippe
tenait à M . Guizot , & que M . Guizot ne voulait
pas la réforme., parce qu' i l ne serait plus aussi sûr
de faire peur aux députés, si dans le nombre il
s'en trouvait de pauvres, décidés à soutenir l ' h o n -
neur du pays, au lieu de tout sacrifier aux écus.
Voilà ce que le père Perrignon nous dit à tous,
car les camarades lecoutaient aussi, & compre-
naient encore mieux la beauté de cette réforme. Il
nous dit que les professeurs Michelet, Quinet, &
généralement tous les gens honnêtes, bourgeois
Histoire d'un homme du peuple 215
ou non, reconnaissaient la juftice de ce change-
ment; qu'ils le voulaient, que l'armée le soutenait,
& que M . Guizot seul s'obftinait contre tout le
monde, pour relier miniftre dans les siècles des
siècles.
Rien que de parler du miniftre Guizot, le père
Perrignon devenait tout pâle d' indignation, &
naturellement sa colère me gagnait.
Depuis ce moment, toutes mes idées sur la poli-
tique étaient plus claires. Quand on parlait de
grève, de réforme, de paix à tout prix, je compre-
nais ce qu'on voulait d ire; je m'indignais avec le
journaliftes contre la corruption, & je regardais
M . Guizot comme un être sans juftice, qui ne
pouvait plaire qu'aux Anglais .
Les choses continuèrent de la sorte : le travail,
les disputes, de temps en temps un lundi , mes
journaux le soir, & puis les souvenirs du pays :
« Voici l 'automne.. . voici que les feuilles tom-
bent.. . O n va se promener au H a u t - B a r r , on
prend, des chopes au petit bouchon de Fal ler , &
puis, on redescend la côte; on eft heureux. . . &
moi je suis ici tout seul ! . . . »
Je revoyais la petite ruelle des Deux-Clefs :
« Depuis que les Dubourg sont partis, que
fait-on là-bas? quelles gens demeurent aujourd'hui
dans la vieille maison? Eft-ce un charpentier, .
eft-ce un serrurier, un tourneur? O n n'entend
v,i6 ; Histoire d'un homme du peuple
plus le v ieux métier du père Antoine. L a famille
Rivel loge sans doute encore au second; ils des-
cendent & remontent toujours le vieil escalier...
O u i , ils ne sont pas devenus riches, eux.. . ils n'ont
pas abandonné le v ieux nid ! »
E t songeant à cela durant de longues heures, je
me figurais Annette devenue demoiselle :
« E l l e ne-te reconnaîtrait plus, me disais-je;
t u ne serais plus pour elle Jean-Pierre. »
Cette pensée m'accablait.
A h ! je sentais que j 'aimais Annette de plus en
plus! & ce M . Breslau, qu'ils avaient pris pour
conseil , je pâlissais en pensant à l u i .
Enf in , que faire? le travail de tous les jours, la
confiance du père Perrignon, la satisfaction de se
dire : « Je gagne ma vie ! » & ces grandes dispu-
tes sur les droits d u peuple, sur l 'honneur de la
France , sur la réforme, sur la Révolution, tout
cela me faisait oublier un peu mes chagrins, tout
cela me montrait u n nouveau monde, & souvent je
m'écriais en moi-même :
« N o u s ne sommes pas seulement ici pour nous
seuls, nous sommes ici pour la patrie! C e u x qui
n'ont pas de famil le , pas de richesses, pas
d'amours.. . eh b ien! ils ont la patrie; ils ont quel-
que chose de plus grand, de plus beau, de plus
* éternel : ils ont la France! Qu'el le prenne seule
notre vie. Et puisque nous sommes pauvres,
2 I 7
qu'elle soit pour nous l 'amour, les richesses & la
famille!
Ces pensées, le soir, seul dans ma chambre, me
venaient en foule, & je me faisais à moi-même de
semblables discours. E t puis je lisais le journal,
je m'indignais de plus en plus contre les égoïftes,
qui se figurent que la patrie doit les combler
d'honneurs. A h ! j 'ai souvent pensé depuis que
ceux-là ressemblent aux avares, a u x usuriers,
qui n'aiment qu'en proportion des écus qu'on
leur apporte, & qui n'ont jamais connu le vér i -
table amour !
Je me rappelle aussi qu'à la fin de septembre
le quartier était devenu bien trifte. T o u s les étu-
diants étaient partis, il ne reliait plus que les
filles, qui maigrissaient, & dont les chapeaux, les
petites robes d' indienne, les petits souliers pour
la danse, s'en allaient brin à brin, comme les
chandelles des prés quand souffle le vent. Elles
entraient quelquefois au caboulot, bien triftes,
bien pâles, & s'asseyaient au bout de la table,
en demandant deux sous de bouillon. Elles
cassaient leur croûte de pain en silence, les yei?^
baissés, & mangeaient cela pour se soutenir. Per-
sonne d'entre nous ne leur disait r ien; chacun
se faisait ses réflexions à lui-même, pensant :
« Eft-ce la fille d 'un ouvrier? Eft-ce la fille d'un
soldat? Comment devient-on si misérable? Et
1 3
2 i 8 Histoire d'un homme du peuple
comment peut-on être assez lâche, assez éhonté,
assez -scélérat pour entraîner une pauvre fille,
quelquefois une enfant à sa perte, & l'abandonner
ensuite pour courir les champs & se réjouir avec
p è r e & mère, avant de recommencer? Eft-ce que
cela ne crie pas vengeance ? Eft-ce que de pareilles
choses devraient être permises dans un pays
chrétien? »
Des centaines d'idées pareilles vous passaient
par la tête. Devant Dieu, je l&dis , les plus grands
scélérats ne sont pas ceux qui tuent leur père, car
la guillotine eft près d'eux, mais ce sont ceux qui
séduisent les filles & les abandonnent. Ce ne sont
pas seulement des scélérats, ce sont aussi des
lâches. S'ils voyaient derrière eux la main du père
ou du frère, ils frémiraient. Et je leur dis :
« V o u s deviendrez vieux, vous vous confesse-
rez, mais toutes les absolutions du monde ne vous
serviront à rien : celles que vous avez assassinées
vous attendent! »
E n ce temps, le père Perrignon trouvait plaisir
à se trouver avec m o i ; il me donnait des conseils
pour l 'ouvrage, i l s'inquiétait de tout ce que je
faisais, mes idées lui paraissaient juftes; & bien
souvent je l 'accompagnais après le travail jusque
dans son quartier, rue Clovis , derrière le P a n -
théon, pour causer des journaux, des affaires du
pays 8c de tout ce qui nous intéressait. Nous res-
Histoire d'un homme du peuple '219
tions là souvent un quartd'heure à sa porte avant
de nous séparer. U n soir même que je l 'avais re-
conduit de la sorte, voyant que bien des choses
ne pouvaient m'entrer dans la tête, parce que je
n'avais jamais lu que le catéchisme & l'hifloire
sainte, i l me dit :
« Ecoute, petit, tu' vas très-bien, mais il faut
absolument que je te prête l 'hiftoirede notre Révo-
lution. C'eft là que tu verras d'où viennent nos
droits, ce que nous étions avant 8g, & ce que les
anciens ont fait pour nous. Seulement, aie bien
soin du livre.
' • — Soyez tranquil le, monsieur Perrignon, lui
dis-je, j 'ai l 'habitude de veiller à ce qu'on me prête.»
Alors nous montâmes ensemble. Il avait deux
chambres assez grandes au cinquième sur la rue,
une cuisine & un cabinet derrière. E n entrant, je
vis sa femme & trois enfants : une petite fille de
dix à douze "ans, un garçon de huit à neuf, & .un
autre'tout petit encore au berceau. Les chambres
étaient propres, bien éclairées; la femme était
grande, brune, elle pouvait avoir de trente-cinq à
quarante ans; elle avait le nez droit, le front haut ,
le menton allongé. Cela paraissait une' maîtresse
femme, pleine de courage &' de résolution. Rien
qu'à voir la manière dont elle sourit à son mari ,
je reconnus qu'elle l 'aimait b i e n j & qu'elle le con-
sidérait comme le premier homme de France. Elle
2 2 0
lavait juftement du l inge dans un cuvéau sur la
table, les bras en manches de chemise, nus jus-
qu'aux coudes. L a petite fille ,qui ressemblait à sa
mère, cousait près d'une fenêtre; le petit garçon,
;n vefte, & qui ressemblait tellement à Perrignon
tju'on l 'aurait reconnu dans la rue, écrivait grave-
ment à l 'autre bout de la table. L'enfant dans son
berceau était rouge & frais ; il avait les y e u x ou-
verts & ne criait pas.
M . Perrignon, sans rien dire, commença par
ôter son chapeau, & par accrocher sa grande ca-
pote brune dans u n coin. Ensuite il mit une
blousé, & comme sa femme m'avançait une chaise,
en disant :
« Asseyez-vous, monsieur. »
Il d i t :
« C'eft un de mes compagnons, Marianne, un
brave garçon que j 'aime.. . dans le genre de Roger,
tu sais.. . c'eft le même caractère. »
Aussitôt la femme me regarda d 'un air curieux
& répondit ;
« O u i , il lui ressemble. »
Après avoir dit cela, le père Perrignon e m -
brassa sa fille, qui s'était levée & s'appuyait con-
tre lui. Il embrassa le petit garçon, & prit son
cahier en me le montrant.
« Regarde ça, Jean-Pierre, fit-il, pendant que
ses joues s'animaient, qu'en penses-tu ?
2 2 1
— Il écrit déjà bien, monsieur Perr ignon.
— Oui , c'eft une écriture ferme, c'eft net, c'eft
bien posé, di t- i l . Je suis content de toi , Julien. »
J'embrassai le petit, qui paraissait tout fier; &
Perrignon, s'avançant vers le berceau, prit son
dernier en le levant & l'embrassant, ouvrant la
bouche & riant comme un bienheureux.
L a m è r e , qui s'était remise au cuveau, riait
de bon cœur; & le petit enfant, tout réjoui, éten-
dant ses petites mains, finit aussi par rire, ce qui
mit toute la famille de bonne humeur.
<t T o u t le monde se porte bien ici, dit alors le
père en prenant l'enfant sur son bras. Donne-moi
la clef de l'armoire aux livres, Marianne, il faut
que je prête à mon compagnon ^Histoire de la
Révolution. Il aime à lire, c'eft ce qu'i l faut dans
notre temps. Il faut que chacun comprenne ses
droits & ses devoirs. »
L a femme lui donna la clef; il ouvrit une ar-
moire remplie de livres du haut en bas, i l en prit
un & me le remit en disant :
« Lis-moi cela.. . c'eft le livre du peuple fran-
çais. T u verras le commencement de la Révolution;
le commencement, car elle n'eft pas finie, elle
continuera jusqu'à ce que nous ayons la liberté,
l'égalité & la fraternité. Beaucoup de chapitres
m a n q u e n t , mais, si nous ne pouvons pas les
écrire, ces gaillards-là viendront après nous. »
2 2 2
Il montrait son garçon à table, & lui passait la
main dans les cheveux.
« N'eft-ce pas, Julien?
— O u i , mon père, dit l 'enfant.
— A la bonne heure! »
E t , riant tout haut en me regardant :
«. C e u x qui veulent arrêter la juftice, dit-H, ne
sont pas au bout de leurs peines- s'ils pouvaient
ifous donner des enfants, cela pourrait réussir,
mais nous les faisons nous-mêmes & nous les éle-
vons dans nos idées. Regarde! tout cela c'eft pour
aider la Révolution; c'eft du bon grain, cela pousse
pour réclamer des droits & remplir des devoirs.
Nous sommes des milliers comme cela. T o u t mar-
che, tout grandit ; ce qu'on fauche ne vaut pas la
peine d'en parler. O n nous avait abrutis pour
nous conduire, & nous opposer les uns aux a u -
tres; mais ces temps-là sont passés, la lumière des-
cend partout. Quoi qu'on fasse, l 'avenir eft aux
peuples. O n met l 'éteignoir sur une chandelle, ors
ne peut pas le mettre sur le soleij. »
Voi là ce qu' i l m e . dit. Sa femme & ses enfants
l 'écoutaient d'un air de vénération.
Je dis alors que j'étais pressé de lire le livre.
« N e te dépêche pas trop de me le rendre,
fit-il, je n'en ai pas besoin, je le sais par cœur.
Seulement, crains de le perdre. »
Il me reconduisit sur l 'escalier; je saluai sa
223
femme, & nous descendîmes encore ensemble trois
ou quatre marches. E n s u i t e , m'ayant serré la
main, il rentra dans la chambre, & je descendis,
pensant que j 'avais v u l 'homme le plus heureux
du monde, & me figurant que j 'aurais été comme
lu i , sans l'héritage des Dubourg.
Cette nuit-là jusque passé minuit , je lus le livre
que m'avait prêté M . Perrignon. Je ne savais pour
ainsi dire rien de notre Révolut ion, j 'avais seule-
ment entendu maudire Robespierre à Savefne,
& dire qu'il guillotinait les gens comme des mou-
ches.
Mais toutes les grandes act ions , toutes les
belles lois, toutes les victoires de ces temps, per-
sonne ne m'en avait parlé. Je ne savais pas seule-
ment que mon grand-père & tous ceux dont je
venais, avaient appartenu à des seigneurs qui les
traitaient comme des bêtes, & non-seulement e u x ,
mais toute la France.
J'ignorais ces choses! Je ne savais pas non plus
que la Révolution nous avait délivrés d'un coup,
en chassant les autres, qui même étaient allés se
mettre avec les Autrichiens, les Anglais & les
Russes pour attaquer la patrie; de sorte que si nos
anciens n'avaient pas montré plus de courage &
plus de génie qu 'eux , s'ils ne les avaient pas bat-
tus pendant vingt ans, nous serions encore les
animaux de ces gens-là.
224 Histoire d'un homme du peuple
N o n ! de tout cela je ne savais pas un mot, & de
temps en temps je m'écriais en moi-même :
« Comment ne nous a-t-on jamais rien appris
de notre propre hiftoire? Qu'eft-ce que me faisait
le roi David , ou le prophète Jonas, à côté de cette
hiftoire?»
J'étais indigné de voir qu'on m'avait tenu dans
une pareille ignorance. Je me disais : « Il eft clair
qu'on veut tous nous abrutir, en nous faisant
croire que nous sommes responsables de ce
qu 'Adam a mangé des p o m m e s l au lieu de nous
parler de nos droits & de nous apprendre à aimer
& à respecter nos anciens, qui ont fait toutes ces
grandes choses dont nous jouissons maintenant :
•—oui , c'eft clair, & c'eft abominable!
2 2 5
x v m
C'eft pendant ce mois de septembre, cinq se-
maines après le départ d ' E m m a n u e l , que j 'eus le
mal du pays. Je me sentais dépérir. L a nuit & le
jour je ne revoyais que Saverne, la côte, les bois
de sapins, la rivière, les ombres du soir ; je sèn-
tars l 'odeur des forêts, j 'entendais les hautes grives
s'appeler, puis le métier du père Antoine , les sa-
bots de la'mêre Balais, les éclats de rire d 'Annette,
tout, tout me paraissait beau, tout m'attendris-
sait :
« A h ! mon Dieu! si je pouvais seulement u n
peu respirer là-bas !.. . A h ! si je pouvais seulement
embrasser la mère Balais, & boire une bonne
gorgée d'eau de la fontaine. C o m m e elle serait
fraîche... comme je reviendrais. A h ! je ne reverrai
plus le bon temps ! je ne chanterai plus en rabo-
tant avec le Picard, je ne reverrai plus le père N i -
voi, je n'entendrai plus les servantes crier autour
des auges, & les vaches galoper la queue toute
22Ô Histoire d'un homme du peuple
droite, les jambes en. l'air.".. C'eft f ini. . . c'cft ici
qu'il faut que je laisse mes os. »
Voilà cette maladie terrible. Je tombais en-
semble, & le père Perrignon avait beau me crier :
« A l l o n s , courage, Jean-Pierre. Que diable!
nous sommes à Paris , nous sommes dans les idées
jusqu'au cou. . . Qu'eft-ce que nous fait le refter
J'ai connu ça dans le temps. . . O u i , c'eft dur. . .
mais avec du courage on surmonte le chagrin. »
Il avait beau me prendre la main, le bourdon-
nement de la rivière sous les v ieux saules m'appe-
lait . . . J'aurais voulu partir. E t dans ces temps, en
le reconduisant jusqu'à sa porte , rue Glovis,
quand il montait & que je reftais seul, au lieu de
retourner au quartier L a t i n , je suivais ma route,
j 'arrivais à la rue Contrescarpe, tout au haut de
la butte : une rue déserte, abandonnée, avec quel-
ques vieilles enseignes, de l'herbe entre les pavés
& le gros dôme du Panthéon derrière, tout gris.
Je regardais en passant ces gens minables, les
souliers éculés, assis sur les marches; ces femmes
jaunes, ces enfants maigres, tous ces êtres sales,
déguenillés ; leurs petites vitres raccommodées
avec du papier, & derrière les vitres des images
du temps de la Républ ique ou de Louis X V I .
Dieu sait qui les avait collées là, ces images; les
années avaient passé dessus. O n y voyait les
chapeaux à cornes, les perruques, les habits vert
2 27
, . ? • ; .»• . . . c . g . . 1 - • . j 'eurs tombr.nr s\>r les
c i i ^ . i j e j , ies ciavate.N . j sque sot:s le nez.
C e l a i t v ieux, vieux ! & tout reftait dans le même
état.
Je regardais cela, comme Jean d'Àrimathie re-
gardait au fond du sépulcre vide.
A u bas de la vieille rue en pente , où pas
une voiture ne passait, à droite d'une mairie,
à gauche d'une fontaine toute neuve & blanche,
la fontaine Cuvier , avec le lion où s'appuie une
femme nue, l'aigle en l'air qui s'envole un m o u -
ton dans les griffes, &• au-dessous tous les ani-
m a u x ' d e la création; entre ces "deux bâtisses, je
voyais un vieux mur couvert de l ierre. . . O h ! le
beau lierre... comme il vivait & s'étendait ! —
C'était le Jardin des Plantes.
Un peu sur la gauche du mur s'ouvrait une
belle porte grillée, une sentinelle auprès. L à com-
mençait l'allée en escargot bien sablée, tournant
entre les plantes rares, les tulipes roses, — une
rbntaine en bénitier, pleine d'eau tranquil le, à
l'entrée ; — & ~ur la butte, en l'air, par-dessus le
vieux cèdre du L i b a n , large, plat & fort comme
un chêne, se dressait le pavillon, parmi de vieilles
roches représentant des bois pourris , des coqui l-
lages, des plantes, que l ' invalide vous expliquait
venir du déluge.
Bien souvent, de loin, avant d'oser entrer, j ' a -
128 Histoire d'un homme du peuple
vais examiné ces choses, pensant que c'était le
jardin de quelque richard ou d'un pr ince; mais le
passage continuel des vieilles femmes, leur cabas
sous le coude, des ouvriers, des enfants, des sol-
dats, m'avait enfin appris qu'on pouvait passer,
& j'étais entré comme tout le monde.
Voilà l 'un de mes plus beaux moments à Paris.
A u moins là tout n'était pas des pierres, au moins
ces plantes vivaient. A h ! c'eft quelque chose de
voir la v ie! O u i , j 'en étais content, tellement con-
tent que l'attendrissement me gagnait , & que je
m'assis sur u n banc à l ' intérieur, pour regarder,
respirer & presque fondre en larmes. Depuis trois
mois je n'avais pas v u d'autre verdure que les
grandes allées en murailles des Tui ler ies; je ne
savais pas ce qui me manquait , alors je le compris
& je me promis bien de revenir. A h ! s'il était
tombé seulement u n peu de rosée, cela m'aurait
fait encore plus de bien, mais il ne tombe pas de
rosée à P a r i s ; tout eft sec en été, tout eft boueux
en hiver.
L a cage des serpents, derrière une file de vitres
grises; le vieil éléphant, derrière ses hautes palis-
sades; la girafe, avec sa tête de cheval au bout d'un
cou de cigogne, & qui broute les feuilles sur des
arbres de vingt pfeds; les bâtisses rondes en bri-
ques rouges; les oiseaux de la C h i n e & d'ailleurs
qui ressemblent à nos poules, à nos oies, à nos
Histoire d'un homme du peuple 229
canards; les aigles qui crient, en regardant à,tra-
vers leurs barreaux les pigeons dans les nues, &
qui veulent tout à coup s'envoler; les vautours
qui perdent leurs plumes & laissent pendre la
tête au bout de leur long cou, nu comme u n ver ;
les singes qui sautent & font des grimaces; les ours
dans leurs fosses, qui se roulent sur le pavé brû-
lant & regardent en louchant ceux qui leur jettent
du pain ; les tigres, les lions qui bâillent ; lés
hyènes, des espèces de cochons avec des têtes de
chauve-souris, qui répandent une odeur très-mau-
vaise, tout cela pour moi c'était de la vieil lerie,
comme ces carcasses de baleines & d'animaux d'a-
vant le déluge, qui s'ont enfermées, avec des é t i -
quettes, dans une grande bâtisse bien propre, &
qui ressemblent à des poutres vermoulues. Je les
regardais bien, mais j 'aimais mieux la verdure, &
rien qu 'un épervier dans la montagne, quand il
-nasse d'une roche à l'autre en jetant son cri sau-
vage, rien qu 'un bœuf qui fume à la charrue, ou
un chien de berger qui rassemble le troupeau, me
paraissait mille fois plus beau que ces aigles, ces
hyènes & ces lions décrépits.
C'eft après avoir traversé la grande allée de t i l -
leuls & de hêtres au mil ieu, — près des magni-
fiques baraques en verre où les plantes d ' A m é -
rique collent leurs grandes feuilles desséchées aux
vitres, — c ' e f t de l'autre côté, sur les quais, en
2 ? o Histoire d'un homme d" rei"'''1
suivant ces immenses entrepôts où les t j i m^si ' e v i .
& d'eau-de-vie, les ballots & les caisses sont entas-
sés jusqu'aux toits pendant une l ieue; où les ba-
teaux descendent la Seine & déchargent leurs mar-
chandises èkleursprovisions de toutes sortes sur les
pavés en pente, derrière les tours de Notre-Dame,
près de l ' H ô t e l - d e - V i l l e , c'eft là que la vie me
revenait avec ces grandes hiftoir^s de la Résolution,
où les gens, au lieu de croupir & de moisir comme
ces animaux d'Asie & d'Afrique dans des cages,
voulaient être libres & faire de grandes choses.
O u i , c'eft en face de l 'Hôtel-de-Vi l le , cette large
& sombre bâtisse couverte d'ardoises, ses deux pa-
vil lons sur les côtés, sa haute porte en voûte, au
mil ieu, où monte le grand escalier jusqu'à l ' inté-
rieur, ses grandes fenêtres & ses niches, où les
vieux juges, tous les braves gens des anciens temps
ont leur ftatue, c'eft là que je me rappelais la ter-
rible C o m m u n e : ces hommes de la Révolution,-
avec leurs habits à larges parements, leurs perru-
ques, leurs tricornes, qui balayaient le pays avec
leurs décrets, qui déclaraient qu'on gagnerait tant
de victoires en Hollande, tant en Prusse, tant en
Italie, ainsi de suite, — ce qui ne manquait pas
d'arriver, — & qui se soutenaient avec v ingt dé-
partements, contre tout le refte de la France & de
l 'Europe, en nommant des soldats généraux, &
des généraux soldats, pour le service de la patrie !
Histoire d'un konnr.e du peuple 231
O u i , j'étais dans l 'admiration en regardant cette
bâtisse, où s'étaient accomplies de si grandes
choses; je comprenais mieux l'hiftoire que m'avait
prêtée le v ieux Perrignon, je me représentais ces
révolutionnaires, & je pensais : « C'étaient d'au-
tres hommes que nous ! Depuis des années & des
années nous serons tous en poussière, on ne saura
pas même que nous avons exifté, & d'eux on par-
lera toujours, ils seront toujours vivants ! »
J'étais un soir en cet endroit, à l'entrée du pont,
rêvant à tout cela, lorsqu'un grand canonnier roux
aie tapa sur l 'épaule, en disant :
« Qu'eft-ce que tu fais donc là , Jean-Pierre ? »
Je regardai tout surpris, & je reconnus Materne
le cadet, celui qui s'appelait François. Nous ' n'a-
vions jamais été bien amis ensemble, & plus d'une
fois nous nous étions roulés à terre; mais ' en L?
voyant là, je fus tout joyeux & je lui dis :
« C'eft toi, François? A h ! je suis bien content
de te voir. »
Je lui serrais la main. J'aurais voulu l 'em-
brasser.
« Q u ' e f t - c e que tu fais donc à Par is? me
demanda-t-il.
— Je suis ouvrier menuisier.
— A h ! moi, je suis dans les oanonniers à V i n -
cennes. Qu'eft-ce que tu payes ?
— C e que tu voudras, Frantz . »
*32 Histoire d'un homme du peuple
E t lui , me prenant' aussitôt par le bras, s;é-
cria :
« Nous avons toujours été camarades ! A r -
rive... je connais un bon endroit..» Regarde... c'eil
ici. »
C'était à quatre pas, & je pense que'tous les em
droits étaient bons pour lui, quand un autre
payait . Enfin, n'importe ! il décrocha son sabre, le
mit sur le banc en treillis, à la porte du cabaret, &
nous nous assîmes devant une petite table dehors.
Les gens allaient & venaient. Je fis apporter
une bouteille de bière, mais Frantz voulut avoir
de l 'eau-de-vie; il dit à la femme :
« Laissez le carafon ! — A h ! tu es ouvrier,
Jean-Pierre, & où çà ?
— R u e de la Harpe, mais je demeure rue des
Mathurins-Saint-Jacques.
— B o n . . . bon.. . A ta santé! »
Je lui demandai s'il avait des nouvelles du pays ;
mais il se moqnait bien du pays, & disait :
« C'eft un trou.. . ça ne vaut pas seulement la
peine qu'on en parle...
— Mais ton père & ta mère?
— Je pense qu'i ls sont encore vivants. Depuis
deux ans je n'ai pas eu de lettre d'eux.
— E t toi , tu ne leur as pas écrit ?
— S i , je leur ai demandé deux ou trois fois de
l 'argent; ils ne me répondent jamais. . . ça fait
Histoire d'un homme du peuple 233
que je me moque d'eux. — A 'ta santé, Jean-
Pierre ! a
Il finissait toujours par là : « A ta santé, Jean-
Piérrel »
Une chose qui me revient, c'eft que je lui parlai
de la réforme & qu'il me dit :
« O u i , c'eft de la politique, & ceux qui se mêlent
de polit ique, gare à eux ! T u sauras que chez les
armuriers tous les fusils sont démontés; il manque
aux uns la batterie, aux autres la cheminée; de
sorte que ceux qui voudront faire de la polit ique,
s'ils pillent les fusils, ne pourront pas tirer. L e
sergent m'a dit ça! Il m'a aussi raconté qu'on
mêle dans le nombre de ceux qui veulent faire de
la politique, des • gaillards solides, bien habillés,
comme des propriétaires, — qui passent même
pour les plus enragés, — & qui portent de gros
bâtons plombés avec lesquels ils assomment leurs
camarades. Ces gens se reconnaissent tous par des
signes. Ils arrêtent les autres & se mettent tou*
jours trois ou quatre contre u n . Avec ça, la troupe
arrive & balaye le reftant de la canaille. A ins i , ne
te laisse pas entraîner dans la politique. C'eft un
bon camarade qui te prévient. . . Prends garde!
— Je te crois, lui dis-je, & je n'ai pas envie de
m'en mêler. »
Comme alors le carafon était v ide, Materne se
rappela qu'il devait répondre à l'appel & que V i n -
2 34 Histoire d'un homme du peuple
cenpes était à 'plus d'une lieue. Il se leva, boucla
son ceinturon; je lui serrai la main , & , pendant
qu'il s'éloignait en traversant le pont, je payai
l 'eau-de-vie & la bière. Ensuite, je rentrai bien
content de l'avoir v u , mais tout de même étonné
de ce qu'i l m'avait dit sur les gueux chargés d'as-
sommer leurs camarades.
Je pensais :
« S i M . Guizot voulait la juftice, il n'aurait pas
besoin de tout cela; tous les honnêtes gens se-
raient avec lui . Mais quand on refuse des de-
mandes juftes, on vit toujours dans la crainte &
l'on eft forcé de se reposer sur des bandits. » •
Histoire d'un hmnnìe dn peuple
X I X
La rencontre de Materne m'avait fait plaisir
dans le moment; mais qu'eft-ce qu 'un être pareil?
un homme qui ne pense qu'à boire & à manger, &
qui vous dit que l'endroit où vous avez passé votre
jeunesse eft un trou, que ce n'eft pas la peine d'en
parler?,
E n songeant à cela, l ' indignation vous gagne;
des camarades de cette espèce ne sont pas faits
pour vous remonter le cœur, au contraire. Je sou-
haitais de ne plus le revoir, & .ma triftesse augmen-
tait de jour en jour, les idées de retourner au pays
reprenaient le dessus; l 'eau de Paris , la nourri '
ture, l 'ombre des maisons me minaient.
Souvent je m'écriais :
« C'eft ici qu' i l faudra laisser tes os 1 Dans un
endroit où tu seras mêlé parmi des milliers d'au-
tres que tu ne connais pas, & dans un cimetière
où l'on ne trouve pas de verdure. . . Quel le chose
terrible ! . . . »
Le soir, je me figurais aussi dans mes rêves que
236 Histoire d'un homme du peuple
la mère Balais était malade/ qu'elle avait besoin
de mai , qu'elle m'appelait, & je m'éveillais dans
l 'épouvante. Vers ce temps, j'écrivis ma désolation
là-bas, demandant à la brave femme de ses nou-
velles, & lui criant : « Si vous n'êtes pas morte,
écrivez-moi, car cela ne peut pas durer. J'aime-
rais mieux tout abandonner pour venir à votre
secours. Dites-moi seulement que vous n'êtes pas
malade ! »
Quatre jours après je reçus sa réponse, que je
garde encore, parce que ces vieux papiers font
toujours plaisir à relire. G'eft comme si l 'on re-
vivait une seconde fois. Voic i cette lettre :
« M o n cher Jean-Pierre, je me porte très-bien.
Depuis que je te sais dans une bonne place, le refte
m'eft égal. Qu'on soit à Paris , à Dresde, à Madrid
ou à Saint-Jean-des-Choux, ça revient au même,
pourvu qu'on ne manque de rien. Il ne faut pas
se faire des idées. J'ai v u des cent & des mille
conscrits dépérir parce qu'ils se faisaient des idées.
S'ils avaient tranquillement emboîté le pas, s'ils
avaient, mangé leur ration, ils n'auraient pas at-
trapé les fièvres, ils seraient tous reftés frais &
bien portants. C'eit toujours ceux qui ne pensent
à rien qui se portent le mieux. Pense toujours que
tout va b i e n , & tu seras content : le contentement,
c'cft la santé.
Histoire d'un homme du peuple
« Si j'étais malade ou si j 'avais besoin de quel-
que chose, je t'écrirais tout de suite ; mais je n'ai
jamais été mieux portante, principalement depuis
qUe ton camarade Emmanuel eft venu me voir. Il
eft monté jusqu'à mon troisième, pour me raconter
comme tu travailles, & comme vous courez la
ville ensemble. C'eft un brave et beau garçon, &
même i l a voulu m'embrasser pour toi. Je suis
bien vieille maintenant, mais dans un temps on
avait aussi son prix. Enf in , ça m'a fait plaisir de
voir le bon sens de ce jeune homme. Reftez tou-
jours amis ensemble. T u n'auras jamais de meil-
leure société, Jean-Pierre. Emmanuel retourne à
Paris bientôt, il te racontera le refte. E n attendant,
figure-toi que ta bonne vieille mère Balais n'a pas
envie du tout de mourir , & qu'elle espère se
trouver encore avec toi des années & des années.
« Je voudrais bien t'en dire p lus , mais je n'aime
pas garder mes lunettes trop longtemps ; ça gâte la
vue. Voi là pourquoi je t'embrasse cent fois pour
finir, Jean-Pierre, en te souhaitant d'avoir aussi
bonne confiance que moi.
« T a bonne mère, Mar ie-Anne BALAIS. »
Cette lettre me mit en quelque sorte du baume
dans le sang ; je repris courage & je me considérai
moi-même comme un fou de me désoler sans rai-
2 3 8 Histoire d'un homme du peuple
son. Mais il devait m'arriver encore d'autres nou-
velles moins agréables.
L'automne alors tirait à sa fin. Les vieilles rues
se remplissaient encore une fois d'étudiants. Ils
arrivaient-tout remplumés, & les filles se remplu-
maient aussi; elles se remettaient à danser, à
crier, à rire. Par toutes les fenêtres des garnis,
rue de la Harpe, rue des Mathurins-Saint-Jacques,
rue de l 'Ecole-de-Médecine & des environs, on
n'entendait que chanter « Larifla! »
Souvent je me demandais :
<c Eft-ce qu 'Emmanuel ne va pas revenir? Elt-
ce qu'i l n'eft pas ici ? »
Je regardais en passant les figures, & je commen-
çais à m'inquiéter, quand un soir, en rentrant de
l 'ouvrage, M . Trubère , le portier, me cria :
« Quelque chose pour vous. »
Il me remit un billet d 'Emmanuel : « Je suis
de retour dans mon ancien logement. Arr ive ! »
Aussitôt je courus rue des Grès , n° 7. E n quel-,
ques minutes j 'y étais. Je grimpai l'escalier &
j 'ouvris la porte. E m m a n u e l , en robe de chambre,
avait déjà fini de ranger ses effets dans la com-
mode; il fumait sa pipe auprès d'une bonne ca-
nette.
« H é ! Jean-Pierre! » s'écria-t-il.
Nous nous entourions de nos bras. Quel bon-
heur d'embrasser un v ieux camarade I
Histoire cCun homme du peuple z3g
« A l l o n s . . . a l l o n s . . . , d i s a i t - i l , c'eft bien. . .
prends un verre & fumons une p i p e ; que je te
raconte ce qui se passe chez nous.
— Alors on va bien ?
- O u i .
— L a mère Balais ?
— O n ne peut mieux,
— Les Dubourg?
— Ça va sans dire, avec un pareil héritage ! —
Mais toi, je te trouve un peu pâle ; tu n'as pas été
malade?
— N o n , Dieu merci. Mais je me suis terrible-
ment ennuyé : l'idée du pays, de l 'automne, du
bon temps, des feuilles de vigne toutes rouges sur
la côte, tu comprends ?
— O u i , je connais ça. Q u e veux-tu , mon p a u -
vre Jean-Pierre! de ne plus voir le ciel, c'eft une
habitude à prendre. Mais pour en revenir à Sa-
verne, tu sauras que toute la ville eft dans l 'admi-
ration des Dubourg. Ils ont acheté une grande
maison sur la place, leurs meubles viennent de
Strasbourg, & madame Madeleine, avec des falba-
las, se promène dans l 'avenue du Château. »
Il souriait. J'avais aussi l 'air de sourire, mais
ces folies me chagrinaient.
« E t le père Antoine? lui dis-je.
— L u i , c'eft toujours le même brave homme.
Seulement, il a une bonne capote en caftorine &
240 Histoire d'un homme du peuple
un large feutre noir. Il se promène aussi sur la
place, mais simplement, naturellement, sans fa-
ç o n s ; il eft avec les v ieux rentiers, les officiers en
retraite. C'eft là que je l'ai v u . T u ne peux pas te
figurer le plaisir qu ' i l avait de m'entendre parler
de toi. « A h ! je suis content de ce que vous me
dites, monsieur Emmanuel ! s'écriait-il. J'aime
Jean-Pierre, c'eft un homme de cœur. » — A i n s i
de suite. Il voulait m'inviter à dîner avec eux,
mais les grandes manières de madame Madeleine
m'auraient gêné.
— O u i , lui dis-je, tout cela, je le savais d'a-
vance; madame Madeleine manque de bon sens;
mais j'espère bien qu'Annette n'eft pas comme
elle.
— N o n , sans doute, répondit-il, ce qui ne va pas
à une femme de quarante-cinq ans, peut très-bien
aller à une jeune fille de dix-sept. Annette eft jolie,
elle eft rose, bien faite; elle a de belles dents, de
beaux yeux bleus, une taille bien prise; tout cela
fait que les falbalas lui vont bien. Q u o i q u e , entre
nous, Jean-Pierre, un peu plus de simplicité, de
modeftie, irait encore m i e u x .
— Elle eft jolie ?
— Très-jol ie! s'écria-t-il. E t comme la dot pro-
met aussi d'être jolie, la maison ne désemplit pas
de visiteurs. L e u r garçon a bien de l 'ouvrage poui
cirer l'escalier.
Histoire d'un homme du peuple 241
— Ils ont un garçon qui cire l'escalier ?
— Parbleu! je crois b ien! »
Emmanuel voyait le mauvais effet que tout cela
faisait sur moi. Mais je voulais tout savoir. Il
vaudrait mille fois mieux être sourd, que de se
faire raconter des hiftoires pareilles. Malheureu-
sement, quand une fois on commence, il faut aller,
jusqu'au bout.
« E t qu'eft-ce qui va donc les visiter? lui de-
mandai-je.
— Hé ! c'eft tout simple, Jean-Pierre, ceux qui
voudraient avoir la dot & la fille, toute la jeunesse
du beau monde : les clercs d'avoué, de notaire,
les jeunes avocats sans cause. Je pourrais t'en
nommer plus de v ingt . O n met son habit noir, sa
cravate blanche & ses gants; on se donne des airs
graves. Et puis on dîne. M . Hesse, Forganifte, se
met au piano. O n chante des duos, les trois grandes
fenêtres ouvertes sur la place, où les gens s'arrêtent
le nez en l'air. »
Emmanuel me racontait cela comme la première
hiftoire venue, en vidant sa chope & bourrant sa
pipe. Il regardait aussi par les fenêtres ses cama-
rades qui passaient dans la r u e ; puis il revenait
s'asseoir, sans se douter de rien, en me disant :
« Allons, bois donc. Si nous avons le temps ce
soir, Jean-Pierre, nous irons à l 'Odéon. J'ai vu
l'affiche : représentation extraordinaire. »
u
242
Moi, je sentais o m m e de petits coups de vent
me passer sur les joues.
« Voilà ce que c'eft de sortir par hasard d'une
position g ê n é e , fit-il, & d'arriver dans un
monde qu'on ne connaît pas. Ces braves gens sont
les dupes de tous les pique-assiettes du pays; des
gaillards qui voudraient en outre avoir la dot & la
fille. Je ne t'en aurais pas par lé; mais naturelle-
ment on s'intéresse aux gens qu'on a connus dès
l'enfance. »
J'étais penché sur ma chaise, les yeux à terre; •
•'aurais voulu répondre, mais je sentais comme
un enrouement. Malgré cela je dis :
« O u i , cela me fait de la peine.
— Sans doute, Jean-Pierre, c'eft malheureux;
je crains même que la mauvaise race ne réus-
sisse.
— A h ! tu crois qu'un de ces gueux pourrait
réussir?
— Cela ne peut pas manquer . Il eft même
déjà queftion des succès de M . Bres lau, u n
homme superbe, grand, frisé, grave, avec un c o l -
lier dé barbe, une. large mouftache b r u n e ; enfin
ce qu'on peut appeler un bel homme. »
Alors je ne pus m'empêcher de dire : . •
« Canai l le! »
Emmanuel me regarda tout surpris.
« C'eft plutôt un imbécile, d i t - i l .
Histoire d'an homme du peuple 243
— Oui, un imbécile, un g u e u x , un gredin ! »
Je ne pouvais plus me contenir, & je dis en-
core :
a Mais cela ne nous regarde pas! S i madame
Madeleine eft assez bête, & M . Dubourg assez
faible pour souffrir chez eux des écornifleurs pa-
reils, c'eft leur affaire. M o i , je m'en moque. Seu-
lement cette pauvre petite Annette , je la plains. . .
Elle n'eft pas cause si sa mère eft à moitié folle.
— A h ! elle n'eft pas tant à plaindre que tu crois,
d i t - i l ; ces visites, ces compliments, ces beaux
messieurs qui se courbent devant elle en l 'appe-
lant charmante, en lui demandant la grâce de
danser avec elle la six ou septième contredanse,
tout cela, Jean-Pierre, ne l 'ennuie pas beaucoup.
E t quand le beau M . Breslau arrive bien frisé,
bien pommadé, bien cravaté, bien sanglé, made-
moiselle Annette n'a pas l 'air bien malheureux.
— - T u l'as vu !
— N o n , mais c'eft le bruit de la ville. »
J'aurais voulu casser quelque chose. Jamais je
n'ai fait d'efforts pareils pour me contenir; mais
cela ne pouvait pas durer. Je me levai tout à coup
en disant :
« C'eft bon. . . J'étais venu seulement en passant
ce soir.. .
— Mais ou vas-tu ?
— Je vais chez M . Perr ignon, mon chef d'ate-
244 Histoire d'un homme du peuple
1
lier. Il m'a prêté un livre sur la Révolution ; il faut
que je lui rende son livre.
— A h ! tu as lu Phiftoire de la Révolution,
Jean - Pierre; & qu'eft-ce que tu penses de tout cela ?
— C'eft magnifique.
— O u i , Danton, Vergniaud, Hoche, Kléber,
Marceau! . . . Allons, nous sommes d'accord. T a n t
mieux ! Mais vide donc ton verre !
— Merci, c'eft assez. »
J'aurais voulu me sauver; mes joues trem-
blaient, & je crois qu'en ce moment Emmanuel
se douta de quelque chose, car il dit :
« E h bien ! va , demain ou après nous cause-
rons.. . nous nous reverrons. »
Il m'éclairait avec sa bougie sur l'escalier. Je
lui serrai la main en répondant :
« O u i . . . nous nous reverrons. »
Je ne voyais plus clair & je descendis l'escalier
en dégringolant. Une fois dehors, le grand air
m'excita pour ainsi dire encore plus. Je courais,
je passais sur les trottoirs en écartant les gens
comme un fou. D e u x ou trois fois i l me sembla
même avoir entendu des personnes me crier :
« Prenez donc garde ! » mais je n'en suis pas sûr.
T o u t défilait devant mes yeux comme un rêve :
les becs de gaz, les voitures qui roulaient, les bou-
iqu;s , les coins de rue où l'on criait : « Gare! »
Mon idée la plus c k i r e était :
Histoire d'un homme du peuple 245
14.
« T u vas partir pour Saverne, tu tomberas sur
Breslau, tu l 'étrangleras; on t 'assommera, mais
c'eft égal, tant mieux , ce sera fini ! »
Ensuite, je voyais la figure du père A n t o i n e ,
celle de M . N i v o i , de la mère Balais, & je pensais :
« Qu'eft-çe qu'ils.diront ? » (
Cela me troublait. Mais j 'en voulais terrible-
ment à madame Madeleine, que je considérais
comme la principale cause de .tout, par sa bêtise
& sa vanité. Je l'avais en horreur!
Ce n'eft que bien loin, après avoir passé par la
rue'Copeau, par le Jardin des Plantes & par le
pont en face, que je me trouvai place de la Baftilie,
près de la colonne, où le marchand de coco faisait
résonner ses timbales. L e monde m'entourait.
Alors, les genoux tremblants, j'allai m'asseoir sous
la tente d'un café, en demandant de la bière, & là,
les jambes croisées, je me mis à regarder la foule
qui se croisait, criait, montait en omnibus, les
voitures par douzaines qui passaient, les cochers
en l'air qui s'injuriaient.
J'étais comme au milieu d'un songe. U n e di l i -
gence qui retournait au pays me révei l la; je me
dis en moi-même :
« A h ! si j'étais là-haut! . . . après-demain je serai
à Saverne, & malheur à Breslau, malheur! »
Je me levai, je payai & je partis sans avoir bu .
ma bière.
246 Histoire d'un homme du peuple
Je traversai à la nuit noire la place de l 'Hôtel-
de-Vil le. Plus loin, les grandes ombres des tours
N o t r e - D a m e , du pont & des vieilles maisons
remplissaient la rivière creuse, qui clapotait &
brillait au-dessous. Les terribles hiftoires de la
Révolution me revinrent, & je pensai :
« Combien la vieille rivière a déjà porté de
morts! des gueux & des braves gens.. . Mainte-
nant, ils dorment! . . . Mais ceux qui se tuent sont
des lâches.. . ils ont peur de souffrir! »
Quelques minutes après, je tirais le cordon,
la porte s'ouvrait, & je grimpais dans ma chambre»
Histoire d'un homme du peupla 2 4 7
. X X
Depuis ce moment, de temps en temps, l'idée
me revenait encore d'aller à Saverne & d'assommer
M . Bres lau; mais je me répétais chaque fois :
« A quoi cela servirait-il ? Â te faire prendre par
les gendarmes, & à désoler la mère Balais. T o u t e
la ville te mépriserait; madame Madeleine te re-
garderait d'un air d ' indignation; mademoiselle
Annette, en te voyant, détournerait la tête, le père
Antoine s'écrierait •: « Jamais je n'aurais cru ça
de l u i ! » M . Nivoi , le père Vassereau, le capi-
taine Florentin, madame Frentzel , enfin, tous les
braves gens du pays seraient forcés de te donner
tort. Refte tranquil le, Jean-Pierre! »
Naturellement ces idées ne me réjouissaient pas
• beaucoup; mais quand on n'eft pas le plus fort, on
finit tout de même par se faire une raison.
L'hiver approchait : les Savoyards, en grosses
vestes rapiécées aux coudes & pantalons de toile,
le bonnet de laine crasseux tiré dans ia nuque, la
248 Histoire d'un homme du peuple
figure & les mains noires, sous la porte des mar-
chands de v in , près de leurs réchauds en tôle,
commençaient à vendre des marrons; les joueurs
d'orgue arrivaient aussi, le Prado s'ouvrait; des
files d'étudiants, leur cahier sous le bras, le dos
rond, le col relevé, les mains dans les poches,
couraient à leurs écoles; les petites averses froides
& les nuages gris annonçaient l 'hiver.
A h ! l 'hiver n'arrive pas à Paris avec des sacs de
pommes de terre & des fagots! Ceux des villages
croient connaître l 'hiver, ils disent : « Des pommes
de terre à l'eau !. . . toujours des pommes de terre ! »
Mais s'ils étaient forcés de dire : « Pas de pommes
de terre ! » ce serait encore autre chose.
Enfin j 'avais de l 'ouvrage, & le soir-en rentrant
me coucher, je trouvais ma bonne couverture.
Quand on vient de passer dans la nuit pluvieuse,
près de cinq ou six mendiants, de femmes à demi
nues, leurs petits enfants dans les bras, ou de vieux
tout grelottants, assis sous le réverbère qui trem-
blote, une couverture chaude vous paraît bonne.
O n ne pense pas : '.
« Les autres ont des lits de plume, les autres ont
de bons tapis, les autres ont de la musique & des
feftins jusqu'à m i n u i t , les autres dansent au
Prado & boivent du punch en attendant le carna-
v a l ! *
On pense :
Histoire d'un homme du peuple 249
« Beaucoup d'autres, qui me valent, n'ont que
le pavé pour reposer leur tête & les nuages gr; -
pour s'abriter! »
On pense aussi :
a Supposons que tu sois marié, par malheur, S'
quel 'ouvrage manque, qu'eft-ce que deviendraient
ta femme & tes enfants? Et dans la vieillesse,
qu'eft-ce que tu deviendras toi-même ? ¡1
Ces idées apprennent aux ouvriers de Paris à
réfléchir; au lieu de vivre sur leur propre cave,
comme les paysans, ils s'inquiètent les uns des
autres; ens ' inquiétant des autres, ils s'inquiètent
pour eux-mêmes; & je me rappelle que dans ce
temps ils avaient déjà des idées dé s'associer. Ces
idées sont devenues plus fortes de jour e'n jour.
Moi, malgré tout ce qu'on dit contre, je trouve ces
idées juftes. Quels êtres assez barbares pourraient
dire à leurs semblables :
« V o u s travaillerez toute votre vie, & puis vous
mourrez dans la misère. N o u s ne voulons pas que
vous vous aidiez ! »
Ce serait abominable, & pourtant i l se trouve
des égoïftes pareils ! T o u t ce que je leur souhaite,
c'eft que Dieu les prenne en grâce.
Pendant ce temps, le travail continuait & les
disputes du caboulot allaient leur train ; elles de-
venaient même tellement fortes, que les journa-
liftes & les peintres avaient l 'air quelquefois de se
25o Histoire d'un homme du peuple
prendre aux cheveux. Us ne parlaient alors que
des banquets réformiftes : c'étaient des banquets
où les députés de l 'opposition faisaient des dis-
cours, en laissant les fenêtres ouvertes pour être
entendus de tout le monde.
Montgaillard Usait ces discours, — qui reve-
naient de Dijon, dé* Châlons, de Li l le , de Mâcon.
— tellement beaux, tellement juftes, que j 'en avais
les larmes aux yeux . Je pensais :
« V o i l à des gens qui parlent bien & qui disent
ce qup tout le monde sait. Maintenant M . Guizot
verra c lair; il reconnaîtra lui-même ses torts, & ,
mon D i e u ! nous lui pardonnerons, pourvu qu'il
promette de ne plus recommencer. A tout péché
miséricorde! »
Je n'en voulais pas à cet homme, mais d'autres
ne pouvaient plus entendre parler de lui sans de-
venir furieux. Montgaillard tenait pour Ledru-
Rol l in , Coubé pour Lamart ine , d'autres pour
Odi lon Barrot et pour Duvergier. Moi je trouvais
"tout très-bien; j'aurais été bien embarrassé de faire
j n e différence entre eux.
E n sortant du caboulot, i l m'arri vait quelquefois
de demander à M . Perrignon lequel lui plaisait le
plus, mais il me répondait toujours ; -
« Les hommes ne font rien à la chose; nous
avons le malheur en France de nous attacher aux
hommes, qui finissent tous par croire qu'on ne
Histoire d'un homme du peuple 2 5 [
peut plus se passer d'eux. Combien j'en ai vu de
cette espèce depuis trente ans ? E h bien ! tous sont
paYtis, & la nation eft toujours là, qui ne s'en porte
pas plus mal. C'eft pourquoi, Jean-Pierre, il
faut s'attacher aux idées. Odilon Barrot de-
mande l'adjonction des capacités, Ledru-Rol l in
demande le suffrage universel. Si le peuple était
instruit , le suffrage universel serait très-bon;
mais dans ce moment ou le quart de la nation ne
sait pas lire, l'adjonction des capacités me paraît
meilleure.
« G u i z o t & Louis-Phi l ippe ne veule.nt dans leur
Chambre que l'esprit de gain et d'avarice, qu'ils
appellent l'esprit d'ordre, de conservation; ils re-
poussent l'esprit d'honneur, de juftice& de liberté,
qui fait pourtant seul les grandes choses : ils re-
poussent l'adjonction des capacités.
« Odilon Barrot et Duvergier ne demandent
que cela-pour le moment; je leur donne raison. Il
faut d'abord inftruire le peuple, & quand il eft
inftruit, lui demander son avis.
« L'opinion d'un aveugle sur les couleurs ne
signifie r i e n , & ce serait même se moquer de son
infirmité, que de lui demander'sa manière de voir
sur un tableau; ce serait se moquer de tout le
monde, que de déclarer ensuite qu' i l juge bien,
qu'il voit seul clair & que les autres sont aveuglés.
Mais les grandes injuftkes produisent des contre-
2 b 2 Histoire d'un homme du peuple
coups pareils; en se repoussant, tantôt les uns,
tantôt les autres dépassent le but. C'eft dans la
juftice qu'i l faut refter ! * *
Il me disait cela simplement, mais les autres
camarades voulaient le suffrage universel , &
Quent in s'écriait :
« Les hommes sont égaux, ils doivent tout
mettre en c o m m u n , à commencer par les idées.
Quand le vote de l 'un ne vaudra pas plus que celui
de l 'autre, alors ceux qui n'ont rien ou pas grand'-
chose voteront qu'i l faut tout rapporteràla masse.
C e sera la révolution pacifique, & l 'on partagera
tout par portions égales. »
Lorsqu' i l parlait, je trouvais aussi son idée très-
belle; mais un jour qu'il disait ces choses au ca-
boulot, le père Perrignon, qui souriait d'un ail
tri (te, lui répondit :
« T u raisonnes bien, Quent in , tu fais des pro-
grès! O u i , c'eft jufte, tous les hommes sont-égaux;
il n'y a plus de fainéants, de voleurs, d'imbéciles;
plus de lâches, plus d'envieux. Et puisque nous
sommes tous bons travailleurs, d'abord les salaires
doiventêtre égaux. Ensui te , puisque nous sommes
tous honnêtes, tous' courageux, tous intelligents
tous prêts à mourir pour la juftice, i l ne doit pafe
non plus exifter de différences entre nous, soit pa>-
la fortune, soit par l'eflime du pays, soit de toute
autre façon. Il faut donc abandonner tous les biens
Histoire d'u;i homme du peuple 253
particuliers, et nous ranger au même n i v e a u : i l
faut établir le communisme ! »
Il souriait, mais on voyait bien que cela lui pa-
raissait méprisable.
« E h b ien! oui , dit Quent in , elt-ce que vous
trouvez que ce n'eft pas jufte?
— Je trouve que c'eft commode pour les fai-
néants, les voleurs & les imbéciles, pour les lâches
& les envieux, répondit-il. V o i l à tout! Seulement,
je crains que cela ne cause de terribles batailles.
Eft-ce que tu crois qu'i l suffise de déclarer à la
majorité que deux & deux font cinq, pour avoir
raison? Eft-ce que les choses changent parce que
nous sommes des bêtes, & que nous les voyons à
rebours, ou parce que nous sommes des gueux ,
qui voulons les cacher & les pervertir à notre
avantage ? Eft-ce que le bon sens ne finit pas t o u -
jours par avoir le dessus, la mauvaise foi & la
bêtise le dessous? Eft-ce que tu crois qu ' i l suffise
de se voter les biens des autres, pour qu' i ls vous
les donnent ? Eft-ce que tu crois que ces autres,
après avoir gagné leurs biens par le travail , le
courage & Pobftination contre les fainéants, les
voleurs, les imbéciles, les lâches & les e n v i e u x , —
qui se sont opposés à leur fortune de toutes les
manières, — crois-tu qu'ils ne sauront pas les dé-
fendre contre ces mêmes fainéants, ces mêmes vo-
leurs, ces mêmes imbéciles, ces mêmes lâches &
15
Histoire d'un homme du peuple
ces mêmes envieux? Détrompe-toi, Quent in , leur
position pour les défendre eft bien meilleure
qu'elle n'était pour les gagner. E t la même force
qu'i ls ont eue, ils l 'auront toujours. Dans les pre-
miers temps, ils pourront être surpris; mais ils se
remettront & se vengeront. E t s i , par impossible,
le nombre les accablait, alors la vieille race fran-
çaise serait perdue; la vieille race laborieuse, cou-
rageuse & fière, qui fait l 'admiration du monde
depuis des milliers d'années, n'exifterait p l u s ; &
les fainéants, après avoir dévoré dans la paresse
les richesses de la nation, en faisant des phrases
contre le bon sens, finiraient par se manger les uns
les autres. Les Russes, les Prussiens, les Anglais,
viendraient les a ider ,& mettraienttout en commun
dans leur poche, les communiftes avec, en les for-
çant alors de travailler au moyen du knout. C'eft
ainsi que la France pourrait voir sa fin, comme
d'autres nations aussi grandes, aussi fortes, se sont
.vues périr misérablement, lorsque la vermine des
jouisseurs et des fainéants avait pris le dessus
chez e u x .
« U n e injuftice en amène toujours une autre.
M . Guizot repousse l'adjonction des capaci-
tés, chose jufte, ut i le , que tous les braves gens
veulent; alors, d'autres demandent le commu-s
nisme! S'il coule du sang, c'eft sur la téte de
M . Guizot qu'il doit retomber. I l voit où nous
Histoire d'un homme du peuple a55
allons .. mais il tient à son miniftère, & nous dit :
« Choisissez entre mon orgueil & l 'abîme ! s o u -
mettez-vous, ou périssez ! »
E n parlant ainsi , M . Perrignon était devenu
tout pâle; & tout à coup, sans rien ajouter, i l se
l e v a & sor
Quent in dit alors :
« Je voudrais le voir discuter contre Cabet;
comme il l'écraserait! Moi , je ne veux rien ré-
pondre; c'eft un v ieux de 8 9 , qui se figure qu ' i l
n'y a rien au-dessus de la liberté. 3)
Mais, depuis, j 'avais une grande défiance contre
ceux qui voulaient se voter les biens des autres.
Je me promettais en moi-même, de me tenir t o u -
jours avec ceux qui veulent gagner leurs biens par
le travail & la bonne conduite. E t je pensais aussi
que, si nous avions le suffrage universel un jour,
on inftruirait le peuple, & qu'alors tout le monde
reconnaîtrait que rien n'était meilleur pour la
nation.
î f o Histoire d'un homme du peuple
X X I
A la fin de novembre, on n'aurait plus trouvé
de différence entre les deux côtés de notre cabou-
lot. P lus l 'ouverture des Chambres approchait,
plus les disputes augmentaient. T o u t le monde se
mêlait de politique, les ouvriers comme les peintres
& les journaliftes; chacun soutenait son idée sur
la réforme, sur l'adjonction des capacités, sur les
banquets, sur le suffrage universel.
Dans le même temps il pleuvait tous les jour"s.
Je ne crois pas qu'il exifte une ville plus humide
en hiver que Paris, principalement dans ces petites
rues larges de trois ou quatre pas, où les chéneaux
manquent. L a pluie s'égoutte du matin au soir,
& quand elle a fini de s'égoutter, une nouvelle
averse arrive. L a nuit on entend clapoter ces
gouttières durant des heures, les ivrognes passer
dans la boue en grognant, & les rondes des muni-
cipaux arriver ensuite avec leurs falots, car les
réverbères s'éteignent.
Histoire d'un homme du veuple z$y
On ne peut pourtant pas rester toujours jusqu'à
minuit dans sa chambre, à regarder l 'eau couler
sur ses vitres en tabatière, & la lune brouillée
écarter de temps en temps les nuages. J'avais
acheté, rue Mazarine, u n vieux caban de laine
chez un fripier, où les étudiants laissent tout en
partant pour les vacances. Il était brun, il avaif
de longs poils, & je sortais le soir avec cela sur le
dos. Je me promenais le long des quais , entre le
pont Saint-Michel & le Pont-Neuf, une ou deux
heures, pour respirer, regardant la Seine toute
jaune déterre glaise, qui montait jusqu'aux arches,
& rêvant au pays, à la mère Balais , à M . Breslau,
à la politique, aux misères-de la v ie , à tout.
Quand mes jambes commençaient à se fatiguer,
je rentrais me coucher.
Un soir que j 'avais fait ainsi mon tour & que je
remontais la rue de la Harpe, sur le coup de neuf
heures, j 'aperçus Emmanuel qui venait jufte en-
face de moi , quelques livres sous le bras, un petit
manteau de toile cirée sur les épaules.
« H é ! c'eft Jean-Pierre ! s'écria-t-il.
— O ù vas-tu donc si tard? îui dis-je.
— A la conférence de Harlay. T i e n s , arrive, je
parle juftement ce soir.
— Mais qu'eft-ce que c'eft?
— Une réunion d'étudiants de troisième année,
On discute, on s'habitue à plaider.
?58 Histoire d'un homme du peuple
— E t où ça?
— A u Palais-de-Juftice, septième chambre de
police correctionnelle. Quand les tribunaux finis-
sent, nous commençons. Lorsque les j chats sont
partis, les rats t iennent leur chapitre. »
Il riait. Je le suivais, curieux de voir cela.
« Mais je n'oserai peut-être pas entrer, E m -
manuel?
— Sois donc tranquille. »
N o u s arrivions alors à la grille sombre, gardée
par un municipal , l 'arme au bras. T o u t se taisait
pendant que nous traversions la cour & que nous
montions le grand escalier; rien ne bougeait.
Dans le veftibule, entre les colonnes, une petite
lanterne accrochée au mur éclairait l'entrée de
l'escalier à droite.
N o u s montâmes, & deux minutes après nous
arrivâmes dans l ' immense salle des Pas-Perdus ,
sombre, humide et froide. N o s pas résonnaient
sur les dalles au loin. Alors aussi quelques voix,
une espèce de bourdonnement, s'entendait. E m -
manuel me d i t ;
« Je crois que la conférence eft commencée. »
Il entra dans une allée. Il fallut encore monter
un escalier en z igzag et pousser une porte. A cette
porte était un autre municipal assis sur une
chaise. E t je vis alors la septième chambre de
police correctionnelle; de vieilles peintures à la
Histoire d'un homme du peuple a 5g
voûte, une eftrade au fond, les étudiants, repré-
sentant les avocats, assis en bas dans des bancs en
demi-cercle, & deux ou trois en robe sur l'eftrade,
des tablés devant e u x , représentant les juges. P l u -
sieurs tournèrent la tête, d'autres tendirent la
main à E m m a n u e l , qui me dit en s'asseyant :
« T i e n s , mets-toi là. »
O n parlait déjà. C'était tout à fait comme u n
tribunal. Je reconnus aussi dans le nombre C o -
quille, Siliery, & plusieurs autres que j 'avais vus
cinq mois avant au reftaurant Ober.
Celui qui plaidait parlait t rès-bien; c'était u n
peth; bossu qui s'appelait Vauquier . L e président
s'appelait Faur-Méras ; i l avait une belle figure &
portait la barbe pleine.
Emmanuel m'expliquait ces choses tout bas
à l'oreille. Je me souviendrai toujours que le
petit bossu parlait d u gouvernement chargé de
tout en France : de la paix & de la guerre, du re •
couvrement des impôts, de l'entretien des routes,
de la vente du sel, du service des poftes ; enfin de
tout. Il disait que ce n'était pas de même en
Angleterre, que dans ce pays le gouvernement ne
se mêlait pas des grandes entreprises, & que la
prospérité de son agriculture, la grandeur de son
induftrie, la force de sa marine, l 'étendue de son
commerce & de ses colonies venaient d e l à ; qu' i l
laissait à chacun sa liberté, pendant que chez nous
Î6O Histoire d'un homme du peuple
le gouvernement se mêlait des affaires de tout le
monde.
Il finit par dire que le gouvernement ne devait
pas se mêler de l 'inftru£tion,que les pères & mères
devaient être libres, que c'était leur droit naturel,
& que les droits naturels passent avant les autres.
Ensuite , il s'assit.
Je me rappelle bien tout cela, parce que c'était
du nouveau pour moi .
Le tour d 'Emmanuel étant venu, j 'eus peur de
le voi» embarrassé; mais i l se leva sans gêne &
parla si bien que j 'en fus étonné.
Il dit que les pères & mères devaient être libres
d'inftruire leurs enfants de la manière qui leur
conviendrait, comme ils sont libres de les nourrir
selon leurs moyens; mais qu'ils ne sont pas libres
de les laisser mourir de faim, parce que c'eft con-
traire à la morale, ni de les laisser dans l ' igno-
rance, parce que c'eft aussi contraire à la morale.
Il dit que chacun eft libre de s'habiller comme
il lui plaît, mais que dans un pays civilisé comme
le nôtre/on ne doit pas être libre d'aller n u ; que
ceux qui réclament des'libertés pareilles sont des
fous.
11 dit ensuite que l'inftruction n'eft pas une
entreprise de commerce, mais que c'eft un bienfait
de la patrie, un droit pour tous les Français d'en
jouir, comme de respirer l'air de la France; que le
Histoire d'un homme du peuple 2 6 1
*5.
gouvernement ne doit pas se charger de fournir
l'air, le soleil, l'inftrudtion; mais qu' i l a le devoir
d'empêcher qu'on en prive les enfants, & qu' i l doit
même ordonner que chacun en jouisse selon le
hameau, le vi l lage, la vi l le où il se t r o u v e ; & q u i
s'il fait des routes pour cause d'utilité publ ique, le
ferait aussi bien de bâtir des écoles.
Il dit aussi que l 'amour de la patrie eft en p ro
portion du bien que la patrie vous fait, & qu 'un
Français à v ingt ans doit s'écrier en lui-même :
« Quel bonheur pour moi d'être né plutôt en
France qu'en Russie , en Espagne, ou partout
ail leurs! mon pays m'a donné de l ' inftrudtion,
il m'a montré mes droits & mes devoirs. Ai l leurs ,
je ne serais qu'une brute ; ic i , je suis un h o m m e ! »
L e devoir de tous les gouvernements eft de
faire des citoyens. Celui qui ne répand pas l ' i n -
ftruction ne fait pas de citoyens; il eft responsable
envers la patrie, envers le genre humain , envers
Dieu, du bien qu'i l ne fait pas & qu' i l pourrait
faire.
Voilà ce qu 'Emmanuel dit avec beaucoup de
force.
D'autres encore parlèrent, & seulement vers
minuit nous sortîmes de cette conférence. Il p leu-
vait très-fort. L a nuit était bien noire.
L a sentinelle sortit une seconde de sa guérite
pour nous voir passer, puis elle rentra.
Histoire d'un homme du peuple
Nous remontions la rue tout seuls, Emmanuel
& moi, la tête baissée sous la pluie, en allongeant
le pas, & je lui disais :
« O u i , tu as bien raison, ceux qui n'ont pas
d'inftruclion n'ont pas de patrie. Ils sont t o u -
jours pour celui qui leur donne du pain, qu' i l
s'appelle Jacques, Jean ou Nicolas, qu' i l soit A n -
glais, Russe ou Français. Ils se moquent de leur
pays, ils ne connaissent qu 'un homme. Ceux qui
doivent l'inftruction à la patr ie , mettent leurs
devoirs envers elle au-dessus de tout.
— Je le pense, » fit-il.
N o u s étions alors au coin de la rue des Mathu-
rins-Saint-Jacques. Il me serra la main & nous
nous séparâmes.
« Quelle chose magnifique de pouvoir s'in-
ftruire ! me disais-je. Dans quelques années E m -
manuel sera juge, avocat, procureur du roi. T o i ,
malgré ta bonne volonté, tu seras toujours ouvrier
menuisier. Mais il ne faut pas te plaindre, bien
d'autres voudraient être à ta place & avoir un bon
état, a
Histoire d'un homme du peuple
X X I I
Les Chambres s'ouvrirent le 27 décembre 1847.
T o u t ce qui me revient sur ce la , c'eft que L o u i s -
Phil ippe commença par faire u n discours, où les
gens des banquets étaient traités d'aveugles &
d'ennemis, & qu'ensuite, durant trois semaines,
on ne fit que batailler pour savoir ce qu' i l fallait
lui répondre; que Lamartine, T h i e r s , Odi lon Bar-
rot, Duvergier, Ledru-Rol l in & beaucoup d'au-
tres s'en mêlèrent, & que finalement la majorité
vota comme toujours que M . Guizot avait raison.
Chacun peut encore l i r e , dans les anciennes
gazettes, ces discours où les uns criaient que tout
était bien & les autres que tout était mal.
En même temps les étudiants réclamaient leurs
professeurs M i c k i e w i c z , Quinet & Michelet ; ils
ne voulaient pas des nouveaux, & je me rappelle
qu 'un matin toute la rue Saint-Jacques, depuis
la place Sorbonne jusqu'au pont N o t r e - D a m e ,
était remplie de troupes. Il pleuvait à verse. Ces
2 0 4 Histoire d'un homme du peuple
pauvres soldats, leurs larges baudriers en croix,
la giberne aux reins & l 'arme au pied, étaient
trempés comme des malheureux. O n n'entendait
plus passer les voitures, on n'entendait plus que
les crosses de fusils sur les pavés, & le piétine-
ment des hommes dans la boue.
C'était trille de voir des choses pareilles dans
une ville comme Paris. Les étudiants défilaient
entre les rangs pour se rendre à leur école. C'eft
par ce moyen qu'on croyait leur donner le goût
des études & l 'amour de leurs nouveaux profes-
seurs ! S'ils ont fini par se révolter, eft-ce que c'en
étonnant? T o u t le mondé criait contre ces abo-
minations, & donnait raison aux étudiants. Mal-
gré cela, les gens reftaient calmes. Seulement le
bruit courait que nous aurions bientôt ùn ban-
quet au douzième arrondissement.
N o u s autres, chez M . Braconneau, nous tra-
vaillions comme à l 'ordinaire, & ce qui m'étonnait
le plus, c'eft que dans notre pauvre petite gargote,
rue Serpenté, les journaliftes & les peintres se
taisaient alors. Seulement , tantôt l ' u n , tantôt
l 'autre, se mettait à lire tout haut & lentement
les discours de la Chambre. O n aurait cru qu'ils
avaient peur d'ajouter un mot à ces discours, & ,
pour mon compte, j e trouve qu'i ls avaient raison.
T o u s sortaient en s i lence, la figure sombre-,
Montgaillard seul clignait de l 'œil quelquefois à
Histoire d'un homme du peuple 265
Quentin, en faisant tourner une grosse trique au-
tour de son épaule.
Un jour, comme je disais au père Perr ignon s
en rentrant à l 'ouvrage, que tout avait l 'air de
s'apaiser, il me répondit :
« C'eft toujours ainsi la veille d'un grand coup,
.lean-Pierre. A mesure que le mouvement s 'ap-
proche, chacun fait ses réflexions, chacun se de-
mande : « Jusqu'où faut-il aller? Eft-ce que cela i
vaut la peine de risquer ma v i e , celle de ma
femme & de mes enfants? » U n grand nombre
alors se retirent, d'autres prennent leur parti, &
tout semble tranquille. S i tu connaissais le bord
de la mer, je t 'expliquerais mieux la chose. J'ai
v u cela de ma prison, au fort Saint-Michel , vers
le temps de la pleine lune. T o u t a l 'air paisible
svrr.le rivage. L a mer s'enfle en haut ; elle s'ap-
proche comme une seule vague, & d'un coup tout
monte avec.fracas, de v i n g t , trente & quarante
pieds : c'eft le flot !
« Plus tard tout s'affaisse encore une fois.
« En profitant du flot, on peut s'avancer bien
loin dans les terres, & par le reflux on peut recu-
ler d'autant. V o i l à l'hiftoire des hommes, la vraie
cause dès révolutions, des grands progrès et des
grandes reculades. Quand le flot pousse, rien ne
peut l'arrêter; quand il recule, il faut jeter l'ancre
où l 'on eft, pour attendre un nouveau flot.
266 Histoire d'un homme du peuple
« C e u x qui sont à la tête des gouvernements,
s'ils ont un grain de bon sens, s'ils ne sont pas
gonflés d'orgueil, s'ils méritent la confiance que
le pays leur accorde, doivent sentir le flot qui
vient, ils doivent le laisser passer : — c'eft un pro-
grès naturel comme l'adjonction des capacités.
S'ils lui résilient, s'ils veulent le briser à coups de
c a n o n , cela peut devenir le déluge.
« L a bêtise humaine eft cause de ces malheurs.
N o u s avons eu dans ce temps notre premier flot
en 89; la résiftance des Allemands, des Anglais
& des ariftocrates de tous les pays en a fait g 3 .
Et le flot, après avoir tout surmonté, s'eft répandu
jusqu'au fond de la Russie. I l s'eft retiré en 1814.
I l eft revenu en i 8 3 o . Il revient.. . il reviendra
toujours ! Il a toujours exiflé ; mais les hommes,
encore dans l ' ignorance, ne l 'ont pas compris; ils
ont voulu se mettre contre, ils n'ont pas vu que
c'était nécessaire & forcé, comme le retour du so-
leil & la marche de's saisons. Maintenant ce sera
plus clair, espérons- le ; les égoïftes seuls et les
orgueilleux se feront noyer, en allant contre le
flot qui monte. »
1 Quand le v ieux Perrignon m'expliquait ces c h o -
, ses, je voyais qu' i l réfléchissait pour lu i -même;
ses grosses joues se plissaient, il serrait les lèvres
& toussait tout bas en répétant :
« Ça marchera! »
Histoire •d'un homme du peuple 2 C 7
T o u s les fours je l 'accompagnais, mais au lieu
d'aller directement rue Clov is , comme autrefois,
nous prenions d'abord le chemin de l 'Odéon par
la rue Racine, & nous passions sous les arcades.
Il achetait VHistoire des Girondins, de L a m a r -
tine, & me disait '
« Quand j 'aurai tous les cahiers, je les ferai
relier & je te les prêterai ! C e que j 'en ai déjà lu
me plaît; c'eff jufte, c'eft beau, c'eft grand. Chacun
y trouve son compte, les républicains comme les
autres. Lamart ine, malgré ces professeurs qui se
figurent être des génies à force d'orgueil & d ' in-
solence, a plus de clarté & de bon sens qu'eux
tous, parce qu'i l a plus de cœur. O n dit de lui :
« C'eft un poëte! » O u i , c'eft u n poëte, il voit
plutôt la grandeur de l 'homme que sa bassesse;
mais c'eft le défaut de tous ceux qui voient de
haut & de loin, ce n'eft pas le défaut des fourmis.
Cet homme comprend la liberté. Si le flot arrive,
c'eft lui qui devra tenir le gouvernail & jeter
l'ancre au reflux. Dieu veuil le que le peuple com-
prenne ses intérêts !»
Ces paroles me donnaient confiance; & ce n'eft
pas seulement moi , ce n'eft pas M . Perrignon &
quelques autres qui se reposaient sur Lamart ine ,
c'étaient presque tous les ouvriers. U n bien petit
nombre parlaient de Louis Blanc, de Cabet & de
Raspail, que tous reconnaissaient pour de vrais
2 6 8 Histoire d'un homme du peuple
républicains, mais qui n'avaient pas encore dit
tout ce qu'ils voulaient. U n seul livre de Louis
Blanc, sur l 'égalité des salaires, faisait réfléchir
les fainéants qu'on pouvait tout avoir sans rien
gagner; les bons travailleurs n'en voulaient pas.
C'eft ce qui m e revient à la minute.
O u i , le père Perrignon parlait de ce livre
comme de la plus dangereuse folie du monde. Il
m'a répété souvent :
« C e livre semble dire aux ouvriers laborieux :
« Échinez-vous ! les fainéants auront le plaisir de
manger votre g a i n ; ce sera votre réjouissance. »
Enfin, il faut que j 'arrive à la révolution. Si je
n'ai pas été partout, au moins ce que j'ai vu , j 'en
suis sûr ; voilà le principal.
Depuis trois ou quatre jours on disait : « Nous
aurons le banquet! » Ensuite : « Nous ne l 'au-
rons pas, le préfet de police s'y oppose. » Ensuite :
« O n l'aura tout de même ; Odilon Barrot eft à
la tête. » Ensuite : « Odi lon Barrot renonce! »
etc., etc.
Finalement, le 21 février, vers neuf heures du
matin, nous étions à l 'ouvrage, lorsqu'un vieux à
barbe grise, pâle, le nez long, les sourcils blancs,
le chapeau à larges bords penché sur la nuque,
une grosse cravate de laine roulée autour du cou,
& la figure assez respectable, entra dans notre
atelier en demandant ;
260
« Monsieur Braconneau?
— Il n'y eft pas; c'en moi qui le remplace, ré-
pondit le père Perrignon.
— Eh bien ! vous le préviendrez que le banquet
aura lieu demain -aux Champs-Elysées , dit cet
h o m m e , en nous regardant avec ses yeux gris
très-vifs. C'eft en tenue de garde national qu'i l
doit venir, & sans armes.
— A l o r s , nous autres qui ne sommes pas de
la garde nationale, on nous laisse dehors? dit
M. Perrignon.
— A u contraire... au contraire.. . venez tous!
Plus il viendra de monde, mieux ça vaudra, ré-
pondit cet homme en souriant & clignant del 'œi l .
C'eft une proteftation, une proteftation pacifique,
bien entendu. Pas d'armes... beaucoup d'unifor-
mesde gardes nat ionaux. . . Beaucoup de monde.. .
c'eft ce qu'il faut. » .
E t regardant le père Perr ignon, il ajouta :
« Vous êtes un ancien, vous devez me com-
prendre ?
— O u i , & nous sommes d'accord.
— A h ! tant m i e u x ! Vous vous appelez?
— Perrignon.
— H é ! parbleu! moi je suis Delaroche; nous
devons nous connaître.. . nous avons v u les mêmes
pays. »
Ils riaient.
270 Histoire d'un homme du peuple
Ce vieux avait mis la main sur l 'épaule du père
Perrignon.
Ils prirent une bonne pr ise , & Quentin de-
manda :
« C'eft pour demain?
— D e m a i n , à d ix heures, en route! pour être
là-bas vers onze heures. Mais je suis pressé, j 'ai
d'autres connaissances à voir, dit ce vieux. N ' o u -
bliez pas l 'uniforme de M . Braconneau, c'eft in-
dispensable.
— Soyez tranquille, » répondit le père Perri-
g n o n e n l u i serrant la main.
Alors i l sortit; & comme chacun se croisait les
bras, M . Perrignon tira sa grosse montre du
gousset en s'écriant :
« Encore d ix minutes avant d'aller prendre un
bouillon. »
E t l 'on se remit à l 'ouvrage, la tête pleine de
ces choses.
A u bout de d ix minutes, chacun passa sa vefte,
on sortit, on acheta son pain & l'on descendit en-
semble au caboulot.
L a nouvelle était partout. Madame Graindorge,"
ses gros bras croisés, riait comme une bienheu-
reuse :
« E h bien! votre banquet, v o u s l 'aurez à la fin,
criait-el le; ce n'eft pas malheureux, voilà bien
assez de temps qu'on en parle. »
Histoire d'un homme du peuple . 27 1
Les journaliftes & les peintres, dans leur cham-
bre, parlaient de mettre de l'ordre dans la marche,
Coubé disait :
« Lamartine, T h i e r s , Barrot viendront. »
Montgaillard criait :
« N o u s n'avons pas besoin d'eux ! »
Enfin les cris recommençaient au caboulot.
« E t qu'eft-ce que dira M . Braconneau? de-
manda Valsy .
— C'eft bon, je m'en charge, répondit le père
Perrignon, L 'ouvrage presse; mais, s'il le faut,
nous passerons la nuit . »
T o u t le monde s'écria qu'on passerait deux ou „
trois nuits s'il le fallait. Je n'ai jamais senti de
mouvement pareil en moi-même. C'était la pre-
mière fois qu'au lieu de travailler, de raboter &
de soigner pour mon propre compte, j 'allais aussi
faire quelque chose pour le pays. J'étais dans la
masse, c'eft vrai , je ne devais pas compter pour
beaucoup, mais au moins je n'étais pas un zéro.
Je voulais le banquet contre la Chambre des satis-
faits et je pensais :
« A h ! g u e u x , vous voulez nous empêcher de
nous réunir 1 Eft-ce que nous ne sommes pas
Français comme vous ? Eft-ce que nous n'avons
pas autant de droits que vous? »
L'idée de ces espèces de bandits dont m'avait
parlé Materne, qu'on mêlait avec le peuple sous
2 . J 2 • Histoire d'un homme du peuple
la figure d'honnêtes g e n s , pour assommer leurs
camarades, me revenait, & je me disais :
« T a n t mieux. . . on les étranglera! »
C'est ainsi que la colère me gagnait. Je voyais
à la mine des autres qu'i ls se faisaient des raison-
nements semblables.
C o m m e nous rentrions à l'atelier, M . Bracon-
neau arriva. L e père Perrignon lui dit aus-
sitôt :
« Il eft venu quelqu'un ce matin vous inviter
au banquet du douzième arrondissement, en re-
commandant bien de vous prévenir qu' i l fallait
mettre l 'uniforme de garde national.
— N o u s n'avons pas d'ordres, & je n'aime pas
le désordre, répondit M . Braconneau.
— Eh bien! vous ferez ce que vous voudrez,
répondit M , Perrignon, mais nous irons tous!
— Comment? dit le patron en nous regardant
étonné.
— O u i , nous i rons , parce que c'eft notre de-
voir, s'écria Q u e n t i n ; depuis trop longtemps on,
humil ie le pays avec ces députés à deux cents
francs de contribution, qui ne nous regardent pas.
Nous en voulons d'autres. Nous voulons que les
capacités arrivent.
— C'eft b o n , Q u e n t i n , dit M . Braconneau,
i l n'eft pas nécessaire de crier. Nous ne sommes
pas en révolution ic i , j'espère,! Mon D i e u , la
Histoire d'un homme du peuple 2T3
réforme, tout le monde la veut. Seulement ,
Perrignon, réfléchissez que vous avez femme
et enfants. Ce n'eft plus comme dans le temps,
quand vous étiez garçon. L e désordre n'amène
jamais rien de bon : les ateliers se ferment, les
ouvriers meurent de faim & les patrons' se ruinent.
Je n'aime pas le désordre.
— N i moi non plus, répondit Perrignon. Mais
je veux avant tout la juftice ; & quand l'ordre eit
établi pour élever les intrigants & tenir les travail-
leurs dans la bassesse, pour donner aux uns la for-
tunées honneurs, les bonnesplaces de père en fils,
& refuser aux autres tous les droits, tous les biens,
& même toute espérance ; quand il faut encore
acheter cette espèce d'ordre par la honte du pays . . .
Eh bien ! qu'il s'en aille au diable, & nous tous
avec ! Si la garde nationale avait toujours fait son
devoir, monsieur Braçonneau; si la bourgeoisie
riche avait pensé qu'elle n'eft pas seule au monde,
que les ouvriers, les artisans, les laboureurs ont
aussi des droits ; que le'devoir des premiers arrivés
eft d'aider les autres à monter, de leur donner
Pinftruction & de les rendre capables, — d'autant
plus que c'eft grâce à eux qu'on eft arrivé les pre-
miers ; — si elle n'avait pas vécu dans l'égo'isme
depuis dix-huit ans, trouvant tout beau, parce
qu'on lui adjugeait les revenus du pays, en ne
lui demandant que de voter en masse pour les
2 7 4 Histoire d'un homme du peuple
.miniftres; si elle n'avait pas cru que cela pouvait
durer... aujourd'hui, tout serait en ordre, & le
gouvernement nous aurait accordé de luirmême
ce que nous serons peut-être, forcés de prendre.
— M o i , je ne veux pas plus de Guizot que vous,
dit le patron. Depuis longtemps cet homme m'en-
nuie . Son insolence avec les députés de l 'opposi-
tion me paraît quelque chose de bien bas! Mais
v o i l à ! . . . l 'ouvrage presse, les commandes at-
tendent. . . .
— N o u s travaillerons le soir, répondit Perri-
gnon. N'eft-ce pas, vous autres? «
N o u s répondîmes tous que oui , que nous pas-
serions deux nuits s'il ïe fallait. E t comme le pa-
tron allait sortir, le père Perrignon lui dit encore :
« Monsieur Braconneau, venez avec votre uni-
forme. Si Louis-Phi l ippe apprend que beaucoup
de gardes nationaux sont mêlés au peuple, il ré-
fléchira que toute la nation veut l a réforme, &
nous l 'aurons tout de suite : Guizot sautera, tout
redeviendra tranquil le. Mais si nous sommes
seuls, le roi comptera sur la garde nationale, & . . .
vous comprenez ! Notre intérêt eft d'être unis. S i
nous sommes désunis , tout eft perdu.
— Al lons . . . a l lons. . . c'eft bon, nous verrons ça,
dit le père JJraconneau; peut-être bien que j ' irai.
Mais , dans tous les cas vous reviendrez aussitôt
le banquet fini?
Histoire d'un homme du peuple 2 7 ^
— C'eft entendu, » dirent Valsy & Quentin.
Alors on se remit à l 'ouvrage, & le soir chacun
tira de son côté. Je courus chez E m m a n u e l ; il
était sorti. Je courus au reftaurant Ober, cloître
'Sa int-Benoî t ; i l n'y était pas. T o u t semblait
calme dans le quartier. Les municipaux étaient à
leur pofte, rue des Grès. Les gens allaient & ve-
naient comme à l 'ordinaire;Tes voitures, se croi-
saient; en passant près des cafés, on entendait le
billes rouler & les joueurs compter leurs points.
Personne ne parlait de politique.
J'allai voir sur la place d u P a n t h é o n ; tout était
désert, pas une âme ne se promenait devant les
grilles. Quelques vieil les, la capuche tombant sur
le n e z , sortaient de la petite église de Saint»
Étienne-du-Mont. L e dôme sombre se découpait
sur le ciel éblouissant d'étoiles.
Je rentrai vers onze heures, sans avoir trouvé
mon camarade. C'était le 21 février 1848. L o u i s -
Philippe & sa famille ne se doutaient pas qu'i ls
se sauveraient trois jours après. M . Guisot s'obfti-
nait ,Odilon Barrot se retirait, les gens paraissaient
paisibles. — Voi là pourtant la v ie !
Histoire d'un homme du peuple
X X I I I
Le lendemain 22, en m'évei l lant, je vis qu'il
allait faire beau temps. L e ciel était gris comme
en hiver; des nuages s'étendaient au-dessus de
mes petites vitres, mais ils étaient h a u t s , et je
m'habi l la i , pensant que nous n'aurions pas de
pluie.
Rien ne me pressait, puisqu'on ne devait pas
travailler le m a t i n ; vers neuf heures seulement
je descendis pour aller déjeuner.
J'avais une longue bourse en forme de bas, &
comme l'idée des gueux q u i tuaient les gens avec
des triques plombées me revenait , je mis dans
cette bourse un paquet de gros sous, pour me dé-
fendre en cas de besoin.
Avec cela je partis. L a rue des Mathurins-
Saint-Jacques, celles de la Harpe & de l 'École-
de-Médecine fourmillaient déjà de monde. A u
ca£o«/of,la porte était ouverte, & les tables étaient
garnies de gens qui prenaient un verre de vin
Histoire d'un homme du peuple 277
en mangeant un morceau sur le pouce; tous des
étrangers, comme il arrive les jours de fête, où
chacun dîne dans l'endroit où il se trouve.
Enfin, ayant pris ma tranche de bœuf & ma
chopine de v i n , j 'allais me rendre sur la place du
P a n t h é o n , où les étudiants & les ouvriers du
quartier devaient se réunir, quand u n grand bruit
de pas, de voix & de cris : « V i v e la réforme ! »
se fit entendre. T o u s les assiftants se levèrent en
disant :
« C'eft la première colonne ! »
Et l'on courut dehors.
Les étudiants, les ouvriers, les bourgeois, enfin
tous les braves gens, sur une seule file, par trois,
quatre & six, descendaient bras dessus bras des-
sous la rue de la Harpe. J'aperçus Emmanuel
dans les premiers; il avait un large feutre gris &
marchait la tête penchée, tout rêveur, au milieu
de ces mille cris de ." « V i v e la réforme ! V i v e la
réforme ! » Aussitôt je courus à lu i :
« T e voilà ! lui dis-je; je t'ai cherché hier soir
jusque vers onze heures. »
Il leva la tête & me serra la main. Son air grave
m'étonnait. Les autres autour de nous parlaient,
riaient, criaient, chantaient; lu i , marchait sans
rien dire. A la fin pourtant, au passage du C o m -
merce, rue Dauphine, i l me dit :*
« Ce qui m'étonne, Jean-Pierre, c'eft que cinq
16
2 7 8 Histoire d'un homme du peuple
ou six individus assis dans ce - moment quelque
part aux Tui ler ies , ou partout ailleurs, en train
de déjeuner,de griffonner, ou de se gratter l'oreille;
des gens qui s'appellent des miniftres conserva-
teurs, des philosophes ou tout ce qu'on voudra,
des êtres qui n'ont jamais connu les souffrances
du peuple : — l 'hiver, où la neige tombe par le
toit sur la vieille grand'mère malade, sur la femme
enceinte, sur le petit enfant qui vient de naître;
le printemps, où l 'homme à la charrue souffle des
journées entières auprès de ses bœufs; l 'été, où i l
fauche n u i t & jour, les reins serrés dans son mou-
choir, tout brisé de fat igue! — ce qui . m'étonne,
c'eft que ces cinq ou s ix 'personnages, honorés,
flagornés, comblés de tous les biens par le travail
de la nation, s ' imaginent qu' i ls sont tout, que tout
eft fait pour eux, qu'i ls ont tout dit en ouvrant
leur grande bouche, & en criant d'un air solen-
nel : « N o u s ne voulons pas! nous n'approuvons
pas ! » & qu'ils se figurent que les trente-deux
millions d'autres, dont le moindre vaut autant
q u ' e u x , vont se courber sous leur sentence.
C'eft ce qui me fait rêver. Je vois ces miniftres !
je les vois qui sont là dans leurs fauteuils, les
jambes étendues, q u i se caressent le menton &
q u i se disent : « O u i . . . le peuple . . . la multitude.. .
E l le ose bouger... elle o s e ! » O h ! que cela m'é-
tonne, Jean-Pierre, & que cet orgueil me paraît
Histoire d'un homme du peuple 279
dégoûtant! A force d'avoir joué la comédie, ces
gens finissent par croire que la comédie c'eft le
monde I »
Voi la ce qu'i l me disait au mil ieu de la foule,
d'un air calme comme dans sa c h a m b r e , & je
trouvais qu' i l avait bien raison. Ces miniftres
disaient :
« Nous sommes responsables,ça nous regarde! »
Mais le plus responsable c'était Louis-Phi l ippe,
puisqu'il risquait tout en écoutant leurs conseils.
Enfin, après avoir traversé le Pont-Neuf & la
rue de la Monnaie , nous remontions la rue Saint».
Honoré. O n n'a jamais v u de plus magnifique
spectacle. De toutes les fenêtres, à droite & à
gauche, des femmes se penchaient en agitant leurs
mouchoirs blancs. A cette vue les cris de : « V i v e
la réforme! » redoublaient; d'un bout de la file à
l 'autre, cela ne faisait que monter & descendre,
& je me réjouissais en moi-même.
T a n t d'idées de toute sorte sur la Révolut ion,
sur les droits du peuple, sur la juftice, vous tra-
versaient la tête, qu'on avançait sans le savoir.
Plusieurs disaient qu'au printemps nous aurions
été couverts de fleurs, à cause de notre belle con-
duite, & je veux le croire; car plus nous avan-
cions, plus l'enthousiasme redoublait.
Notre colonne, étant arrivée enfin à la hauteur
de la place Vendôme, prit à droite & gagna les
•^8o Histoire d'un homme du peuple
boulevards sans rencontrer de troupes. Mais en
approchant de la Madeleine,. à travers la foule
Toujours plus épaisse, nous vîmes tout à coup
des régiments d'infanterie en l i g n e , l'arme au
pied ; ils s'étendaient devant les grilles sur les côtés
de l 'église, & nous en fîmes le tour, criant d'une
seule voix :
« V i v e la réforme ! »
Les soldats riaient en nous regardant d'un air
de bonne humeur.
Nous fîmes donc le tour de ces régiments, en
bon ordre, & plusieurs d'entre nous relièrent sur
cette place pour rendre visite à des députés dans
un café v o i s i n ; mais la grande masse poursuivit
sa route vers la place de la Concorde.
Toutes ces choses, je les ai devant les yeux
comme si c'était hier. Alors le bruit courait que
nous allions porter une pétition à la Chambre, &
la foule s'écarta pour nous laisser passer.
Nous arrivâmes près de la fontaine. E t ce qui
m'a toujours fait réfléchir depuis, c'eft qu'en ce
moment un homme habillé en général du premier
empire, — un v ieux, la figure couleur l ie-de-vin,
tout ridé, les y e u x encore vifs & l'air fin comme
un renard, son chapeau à cornes penché sur
l 'oreille, <— passa le long de notre colonne, en
nous disant tout bas :
* Criez : Vive la l igne! Criez : V i v e la ligne! »
Histoire d'un homme du peuple 281
Il clignait des yeux , & tout de suite je pensai :
« Ce vieux a certainement une bonne idée.
Nous n'en voulons pas à la l igne, & la l igne ne
peut pas non plus nous en vouloir. T o u s les
soldats de la l igne sont des fils d'ouvriers ou de
paysans comme nous. Qu'eft-ce que nous deman-
dons? L a réforme! elle eft aussi bonne pour eux
que pour nous. Ils n'ont pas d'intérêt à tirer sili-
ceux qui leur veulent du bien. »
J'admirais donc les paroles de ce vieux, & je ré-
fléchissais que c'était aussi bon pour les dragons,
pour les hussards, pour les cuirassiers, pour
tous les Français, qui doivent s'aimer, s'entr'aider,
& ne pas se massacrer entre eux comme des
bêtes.
En songeant à cela, je vis que nous arrivions
au pont de la Concorde, où personne ne se trou-
vait encore. Mais au même inftant u n pofte de
municipaux, nous voyant approcher, sortit du
corps-de-garde à droite, & vint se ranger en tra-
vers de ce pont. C'était un simple sergent qui le
commandait ,&, je pense, un Alsacien, c a r i ! avait
la figure rouge & les cheveux jaune clair. I l ne
commandait pas plus de quinze ou vingt hommes.
N o u s étions plus de mille, sans parler de la
ibule qui nous suivait. Ces hommes, en se mettant
à deux pas l 'un de l 'autre, n'auraient pu barrer le
pont. Je dois le savoir, puisque j'étais dans les
16.
2 S 2 Histoire d'un homme du peuple
trente ou quarante premiers. L e sergent ayant
dit à ses hommes, qui venaient l 'un après l ' au-
tre, tout essoufflés, de mettre la'baïonnette au
bout d u fusil , E m m a n u e l lui cria en alsacien :
« Camarade, pas de mauvaise plaisanterie ! »
E t comme, malgré sa colère, on passait à droite
& à gauche, il replia son pofte, & tout le monde
passa.
C'eft ce que j 'ai vu m o i - m ê m e ! Personne
n'eut besoin de découvrir sa poitrine en criant :
« T i r e z ! » parce que ces municipaux s'en allèrent
de bonne volonté, à la file, voyant bien que de
voulo ir , à quinze , arrêter tous les gens delà place,
cela n'aurait pas eu de bon sens. Mais il faut bien
inventer des choses extraordinaires; sans cela, ce
ne serait pas assez beau.
Enfin, nous passâmes ce pont, & de l'autre
côté, les grilles du palais des députés étant o u -
vertes, en arrivant auprès, toute la colonne se
débanda d 'un coup, courant dans les gril les, &
grimpant le grand escalier comme un troupeau.
Plusieurs criaient :
« V i v e la réforme! A bas Guizot ! »
J'étais déjà sur la plate-forme, en avant des
colonnes, & je me retournais pour retrouver E m -
manuel , quand je vis des gardes nationaux re-
fermer les grilles derrière nous-. Aussitôt l'idée me
vint que nous allions être pris comme des rats
283
dans une ratière, & voyant E m m a n u e l , je redes-
cendis en lui criant :
« Arrive ! »
A u même inftant les vitres de la C h a m b r e , entre
les colonnes, tombaient avec un grand b r u i t ; ceux
d'entre nous qui reftaient en haut , y jetaient des
pierres. •
E n bas, Emmanuel se précipita sur u n garde
nat ional , pour l 'empêcher de fermer la petite
grille à ga*uche; c'était la dernière ouverte. U n
grand nombre d'autres vinrent nous aider, pen-
dant que les gardes nat ionaux couraient au pofte
voisin chercher du renfort.
Plusieurs disent que des députés sort irent ,
afin de nous apaiser, mais je n'ai rien v u de sem-
blable.
L e tumulte était grand. U n nouveau pofte de
gardes nationaux parvint à fermer la dernière
porte, en chassant ceux qui se trouvaient encore à
l'intérieur. L a foule, arrivant alors de la place,
grimpait a u x gril les, & des enfants essayaient de
monter sur les deux grands socles, où l 'on voit des
ftatues de vieillards en robes & longues barbes,
assis d'un air majeftueux.
<c Partons, Jean-Pierre, me disait E m m a n u e l ;
retirons-nous plus loin, car ici la débâcle va com-
mencer, ce n'eft pas possible autrement, »
Nous repassâmes aussitôt le pont.
284 Histoire d'un homme du peuple
De l'autre côté s'avançaient en pointe les fossés
des Tuileries, où, s'étendaient de petits jardins
bien entretenus; de larges garde-fous en pierre
bordaient ces fossés. N o u s montâmes dessus, pour
voir ce qui se passait derrière nous.
A peine étions-nous là, que toute la foule en
masse se mit à courir sur le pont. Nous ne voyions
pas pourquoi, quand, regardant par hasard du
côté de l 'Inftitut, nous aperçûmes une file de
dragons qui venaient ventre à terre. Mais cet
escadron était encore si lo in, qu'i l n'avait pas l'air
d'avancer vite ; il ne lu i fallut pourtant pas plus
de deux minutes pour arriver au pont. T o u t le
monde criait :
« V i v e n t les dragons! »
Les dragons passèrent au galop sur le pont, &
quelques secondes encore, on vit leurs casques
briller au milieu de la foule, qui s'écartait devant
eux, & se refermait aussitôt derrière. L a place
était alors encombrée de monde. Il ne tombait pas
une goutte d'eau, mais l 'air était humide.
Longtemps encore nous regardâmes ce mou-
vement; puis étant descendus de notre rampe,
vers une heure, nous allions au hasard, quand du
côté de la Madeleine s'éleva le chant de la Mar-
seillaise. Ce chant, que je ne connaissais pas, me
parut terrible & grandiose. Emmanuel , tout pâle,
me dit :
Histoire d'un homme du peuple
« C'eft la Marseillaise. »
Nous allongions le pas pour nous approcher
de l'église, mais tout était noir de têtes dans la
rue en face, & bientôt il nous fut impossible de
passer. '
En approchant de la fontaine, plus loin que
l'obélisque, je voyais une grande barbe, le chapeau
en l'air à la main, qui chantait; des centaines
d'autres se pressaient autour, & je me disais :
« C'eft Perrignon. »
On peut se figurer si je faisais des efforts pour
arriver. Emmanuel criait derrière moi : « Mais
attends donc! » ^
Dans le même inftant je posais la main sur
l'épaule de Perr ignon, tellement heureux de
chanter la Marseillaise, qu' i l ne sentait rien. Je le
secouais, criant :
« H é ! monsieur Perr ignon! »
Alors il regarda & me dit :
« C'eft toi , petit ! »
Il serra la main d 'Emmanuel , en se» remettant à
chanter.
Ensuite tout se tut , & l'on apprit que des
troupes arrivaient par le pont de la Concorde; puis
que des charges commençaient dans les C h a m p s -
Elysées. — O n criait :
« A bas les municipaux !»
Mais toutes ces choses étaient tellement con-
2Sü Histoire d'un homme du peuple
fuses, les gens par masses tourbillonnaient en si
grand nombre, qu'on ne voyait plus à cent pas de
soi. O n espérait des nouvelles, on ne se tenait plus
de fatigue. L e s heures se suivaient, la nui t venait
lentement.
T o u t à coup, sur les cinq heures, Perrignon
nous dit :
« N o u s rte saurons rien avant demain. Entrons
quelque part. »
Il s'avançait vers la rue de R i v o l i , où la foulé
innombrable commençait à s'écouler. Nous le sui-
vîmes. Les gens ne criaient p lus; on avait froid,
l 'humidité vous faisait grelotter.
Près du grand bureau des omnibus, au coin
de la place du Carrousel, à chaque pas nous
rencontrions des municipaux à cheval ; nous
étions entourés de troupes, toutes les rues étaient
gardées.
« Al lons au Rosbif , me dit E m m a n u e l ; je
tombe de faim & de fatigue. »
J'invitai le père Perrignon, qui me répondit :
« Allons où vous voudrez. »
Je voyais que sa tête était pleine de mille pen-
sées.
Après avoir gagné la rue de Valo is , nous vîmes
le reftaurant, où nous entrâmes. D e u x municipaux.
à cheval, le sabre à la hanche, gardaient aussi
cette rue. On aurait pu les prendre à la bride, en
Histoire d'un homme du peuple 287
allongeant le bras; mais ces pensées ne vous
venaient pas encore.
Une fois assis, nous mangeâmes sans parler.
O n était pressés l 'un contre l 'autre autour des
tables. Quelques-uns disaient :
«. C'eft fini... le miniftère refte! »
D'autres parlaient d'une femme écrasée dans
une charge; d'autres, de troupes qui venaient de
Saint-Germain; d'autres, de quarante mille obus
&. boulets transportés à Vincennes, où comman-
dait Montpensier, Mais tout cela sans grands
discours. O n écoutait, on ne répondait pas. Les
yeux d u père Perrignon brillaient; i l avait l'air de
vouloir parler, puis il se taisait. Emmanuel était
comme abattu. S u r toutes les figures, autour de
nous, on ne voyait que l ' inquiétude.
Enfin, à sept heures, Emmanuel se leva, paya,
& nous sortîmes. L e père Perrignon alors me
dit :
<c Nous allons prendre le café près d'ici. »
Nous tournâmes au coin de la rue, à droite,
devant le Pala is-Royal . L a place du Château-
d'Eau.était sombre, parce qu'on avait éteint le
gaz. Cela n'empêchait pas le monde d'aller &
venir. L e vieux Perrignon avait pris m o n bras,
moi je tenais celui d ' E m m a n u e l ; plus loin, au
tournant de la rue des Bons-Enfants , nous
entrâmes dans un café, le café F u c h s . C'était une
2 8 8
espèce de brasserie allemande, la porte de pla in-
pied avec la rue, le comptoir à droite, la grande
salle devant, une autre plus loin, avec u n billard,
& tout, au fond une petite cour.
Dans la première salle, du même côté que le
comptoir, montait u n escalier en vrille. Et là-haut,
dans une pièce occupant tout le premier, s'eft tenu
plus tard le club des Allemands, qui chantaient
en chœur des airs mélancoliques, & parlaient de
réunir l 'Alsace & la Lorraine à l 'Al lemagne, au
moyen du suffrage universel. J'en ris encore
chaque fois que j ' y pense.
M . F u c h s , u n ancien tailleur de la Souabe,
carré des épaules, le front large & haut, les yeux
petits, le nez. en forme de prune, — un être boi-
teux & rusé, malgré son air bonasse, — tenait cet
établissement avec sa f e m m e , une Allemande
pâle, & les yeux bleu-faïence.
C e f i dans ce coin de la rue des Bons-Enfants
que deux jours après les balles se mirent à pleu-
voir du pofte du Château-d'Eau, & que l'on trans-
porta le plus de blessés sur des paillasses.
Mais en ce moment , qui se serait douté que de
pareilles choses pouvaient arriver? Depuis-la pre-
mière républ ique, cette rue des Bons-Enfants
était paisible, & dans le café F u c h s on n'avait
jamais entendu que le bruit des chopes & des
canettes.
Histoire d'un homme du peuple 289
Enfin, voilà comme les choses changent du jour
au lendemain.
Un grand nombre de buveurs se pressaient dans
l'établissement. O n nous servit le café d'abord, e n -
suite de la bière. De tous côtés on entendait dire
que Guizot avait le dessus, qu'on allait empoi-
gner les émeutiers.
O n buvait , on riait. Dehors tout s'apaisait. De
temps en temps quelques buveurs entraient encore,
mais il en sortait beaucoup plus. L e cafetier allait
d'une table à l 'autre, disant :
« V o u s ferez b ien, messieurs, de partir, car la
rue sera gardée. O n commencera les arreftations
ce soir. T o u s ceux qu'on trouvera dehors, après
onze heures, seront pris. Je tiens â vendre ma
marchandise, mais je tiens encore plus à mes pra-
tiques. »
Il connaissait le père Perr ignon, & s'arrêta près
de nous, en lui présentant sa grosse tabatière de
carton.
« A l l o n s , une prise... & p u i s , en r o u t e ! »
disait-il.
L e vieux Perrignon lui demanda :
« Vous nous chassez ?
— N o n ! . . . mais je vous parle jfour votre bien.
— Mêlez-vous de vos affaires ! lui dit alors Per-
rignon.
— Comme vous voudrez, répondit F u c h s ; si
1 7
2 i j o Histoire d'un homme du peuple
l 'on vous arrête, ça ne me fera ni chaud ni froid. »
Il s'en alla d'un air de mauvaise humeur à la
table voisine.
Le café se vidait de plus en plus.
Ce qui me revient le m i e u x , c'eft qu 'Emmanuel
ayant d i t , comme tout le monde, que le mou-
vement était arrêté, le père Perrignon, se pen-
chant sur les coudes entre nous, lui répondit tout,
bas :
« A u contraire, c'eft maintenant que le m o u -
vement commence. Les ouvriers, jusqu'à cette
heure, se méfiaient de la garde nationale, mais ils
voient que Louis-Phi l ippe & Guizot n'ont pas osé
faire battre le rappel; ils voient que tout ira bien;
car, lorsque la garde nationale & le peuple mar»
chent ensemble, qu'eft-ce qui peut leur résifter ?
Eft-ce que toute l'armée n'eft pas tirée de la bour-
geoisie & du peuple? Eft-ce que les soldats sacri-
fieront père & mère, pour soutenir M . Guizot? L e
roi, les miniftres & deux pu trois cents députés
satisfaits, dont les trois quarts sont des fonc-
tionnaires, — se trouvent d'un côté, & la nation
de l'autre. S i vous pouviez entrer cette nuit dans
les maisons du faubourg Saint-Antoine, ou du
faubourg Saint-Marceau, vous verriez que tout se
prépare. L e s femmes font comme toujours : elles
résilient... elles ne tiennent qu'à la couvée!. . . mais
les hommes & les garçons s'apprêtent. Dans plus
Histoire d'un homme du peuple 291
d'un endroit on retire de dessous les tuiles le vieux
fusil de i 8 3 o ; & partout oti monte un peu de
fumée, je vous réponds qu'on coule des balles.
Plus tout paraît tranquille, plus tout menace. Je
ne comprends pas que Louis-Phi l ippe, qu'on dit
si fin, ait laissé venir les choses jusque-là. Demain
cela commencera; si ce n'eft pas cette nuit . »
Il pouvait être onze heures quand il nous disait
cela, & sauf deux ou trois buveurs des environs,
tout le monde était parti .
Nous nous levâmes aussi pour retourner chez
nous, rêvant à ce que nous venions de voir &
d'entendre. Perrignon paya & nous sortîmes. Il
faisait tellement noir dehors, qu'on n'a jamais
rien vu de pareil; pour gagner le coin de la rue, il
fallait tâter les murs : plus un seul bec de gaz , plus
un seul réverbère allumé. Et dans cette ville de
Paris, où les voitures roulent comme un torrent
jour & nuit , on n'entendait r i e n ; on aurait cru
que tout était mort.
Dans la rue Saint-Honoré seulement, vers le
Palais-Royal, nous entendions venir cinq ou six
chevaux au pas ; & nous étant arrêtés pour écouter,
nous entendîmes aussi cliqueter des fourreaux de
sabres.
Alors Perrignon nous dit tout bas :
« Chut ! ce sont des rondes qui se promènent
pour empêcher les barricades... Des chasseurs ou
3o,¿ Histoire d'un homme du peuple
des dragons.. . S'ils nous entendaient, ils vien-
draient ventre à terre. »
Nous continuâmes à marcher doucement, le
long des maisons. Mais presque aussitôt, du côté
de la Halle, d'autres pas de chevaux arrivèrent à
notre rencontre, & Perrignon, d'une voix nette,
s'écria tout bas :
« Halte! nous sommes pris entre deux piquets.
Effacez-vous dans les portes ! »
Ce que nous fîmes. '
Deux minutes après, cinq ou six cavaliers pas-
saient près de nous, écoutant & regardant comme
à l'affût. Heureusement le temps était très-sombre,
car avec une seule étoile au ciel ils nous auraient
vus. Mais eux, nous les voyions bien au milieu de
la rue, à quinze pas, avec leurs casques, — l e petit
plumet droit — & l'éclair bleu de leurs sabres. Ils
s'arrêtaient pour écouter... Leurs c h e v a u x , en
grattant le pavé, faisaient un bruit qu'on pouvait
entendre sur les toits. C'étaient des dragons.
Ils ne disaient r ien, & finirent par continuer leur
ronde.
A cent pas plus loin, les deux piquets se réu-
nirent, & tout à coup ils repassèrent comme le
vent. Les étincelles sautaient des pavés. L o n g -
temps nous entendîmes ce bruit terrible du galop,
qui se prolongeait dans le silence jusque derrière
les Halles.
Histoire d'un homme du peuple 29J
« En route! nous dit alors le père Perri-
gnon. •»
Nous gagnâmes la rue du L o u v r e , puis le
Pont-Neuf & le quartier L a t i n , sans rien d<
nouveau.
ai>4 Histoire d'un homme du peuple
X X I V
L e lendemain, au petit jour, le mouvement de"
la rue recommença comme à l'ordinaire. E n des-
cendant, je regardai dehors par la lucarne du cin*
quième, rien n'était c h a n g é ; le vieux quartier
plein de boue, avec ses cheminées innombrables,
ses girouettes, sa Sorbonne, son hôtel de C l u n y ,
es marchands d'habits, ses porteurs d'eau, ses
êtres déguenillés, était toujours là.
Qu'eft-ce que deux mille, quatre mille, dix mille
individus qui se fâchent & veulent des change-
ments, dans une ville pareille ? C'eft comme si deux
ou trois mendiants se révoltaient à Saverne, &
qu'on envoyât la garde pour les prendre. C'eft
encore moins, parce que personne ne dit : « Jean-
Claude, ou Jean-Nicolas, viennent d'être mis au
violon. »
Enfin, c'était le même spectacle que la veil le; il-
pleuvait, & je descendis en pensant :
« Nous avons cassé les vitres de la Chambre, &
Histoire d'un homme du peuple zgS
c'eft comme si nous n'avions rien fait. L e vieux r
Perrignon voit tout en g r o s ; il se figure que les ^
ouvriers du faubourg Saint-Antoine ont coulé des
balles cette nuit , & qu'ils ont retrouvé les fusils
de i 8 3 o ; mais ces ouvriers se moquent bien de la
réforme; ils n'ont pas u n caboulot pour entendre
crier du matin au 6oir qu 'on ne peut pas vivre
sans la réforme. Allons, Jean-Pierre, la révo-
lution eft finie, pourvu q u e cela ne devienne pas
pire. »
Et rêvant à ces choses, je me rappelais que nous
avions promis de revenir travailler la veille au
soir; je m'attendais à recevoir des reproches, ce
que je trouvais jufte, puisque nous avions manqué
de parole. Mais quelle ne fut pas ma'surprise, en
arrivant dans notre cour, de rencontrer M . B r a -
conneau & mademoiselle Claudine^ seuls sous le
hangar. Lè vieux maître dressait des planches
contre le mur ; il parut étonné de m e voir.
« C'eft:.vous, Jean-Pierre ? me dit-i l .
— O u i , monsieur Braconneau. V o u s m'es tu*
serez si je ne suis pas venu travailler h i e r à la nuit ;
nous sommes rentrés si tard !
— O h ! si ce n'était que cela, » dit ce brave
homme en souriant d'un air trifte.
Je lu i demandai :
« O u sont donc les autres?
— Les autres! Perr ignon, Q u e n t i h , V a l s y ,
2t|6 Histoire d'un homme du peuple
. dit-il , les autres sont à se faire casser les reins
i quelque part, bien sûrl Enfin, pourvu que la ré-
f forme arrive... pourvu qu'el le arrive bientôt!
j; _ Vous repasserez dans trois ou quatre jours,
. monsieur Jean-Pierre, me dit alors mademoiselle
Claudine.
— O u i , s'écria le v ieux menuisier, vous avez
encore les bonnes habitudes d e l à province, vous;
mais qu'eft-ce que vous pourriez faire tout seul?
Revenez dans tous les cas samedi, que je vous
solde votre compte. »
E n même temps i l tirait la porte de l'atelier,
la fermait à double tour, & mettait la clef dans sa
poche. N o u s traversâmes ainsi la cour ensemble;
ils montèrent leur escalier, & moi je descendis la
rue en m e disant :
« T e voilà sur le pavé. »
Ensui te , songeant que M . Guizot était cause de
tout , j 'en pris une fureur terrible; j 'aurais.voulu
savoir où trouver les camarades, pour me mettre
avec eux .
E n passant près d 'un autre atelier, plus bas, je
vis qu' i l était aussi fermé.
* Maintenant, Jean-Pierre, me dis-je, il ne te
refte plus qu'à manger, jour par jour, les quatre-
vingts francs que tu as économisés avec tant de
peine, & puis à mourir de faim. »
Je sentais mes joues trembler. Je me représen-
Histoire d'un homme du peuple 297
tais le miniftre Guizot sous la figure de Îâry cas-
sant ma table. Autant j'étais prêt à me remettre
au travail une demi-heure auparavant, autant
alors j 'aurais voulu me battre. Cela montre bien
que la grande faute retombe sur les êtres obftinés
qui poussent les gens dans la misère ; ils devraient
être responsables de tout; mais presque toujours
ils s'échappent, pendant que les malheureux qu'i ls
ont excités périssent par milliers de toutes les
façons. A h ! si ces hommes ont un peu de con-
science, quels reproches ils doivent se faire! Et
s'ils croient en D i e u , quel compte ils doivent s'ap-
prêter à lui rendre!
J'allais devant moi , sans rien voir, dans un
trouble qu'on ne peut pas se figurer. T o u t à coup,
en arrivant au pont Saint-Michel, j'aperçus une
grande foule dans la rue de la Barillerie.
« La bataille va commencer, » me dis-je.
L'indignation me possédait. J'allongeai le pas,
& quelques inftants après j 'arrivais sur lé pont au
Change, couvert de monde. L à , depuis la fon-
taine du Palmier jusqu'à l 'Hôtel-de-Vil le,des mil-
liers de casques, de sabres et de baïonnettes four-
millaient par escadrons et par régiments. L e jour
gris de l'hiver brillait dessus comme sur du g i v r e ;
c'était terrible.
Pourquoi tous ces milliers d'hommes étaient-
ils là? Pour soutenir la plus grande des injustices
17,
2 9 8 Histoire d'un homme du peuple
contre tous les honnêtes gens du pays ; pour leur
dire avec insolence :
« Vous auriez cent mille fois raison, que nous
ne voulons pas vous écouter. Quand on a les sa-
bres, les baïonnettes et la mitraille pour soi, on
fait la pluie et le beau temps, le jufte et l ' in-
jufte ; on se moque de toutes les raisons du monde,
et si les autres ne sont pas contents, on les en-
voie a u x galères par centaines. »
Voilà ce que ces sabres et ces baïonnettes vou-
laient dire! — E t les pauvres gens qui regar-
daient le long du quai de l 'Horloge, sans armes,
la bouche ouverte et les mains dans les poches,
pensaient :
« O n trouve pourtant de grands gueux sur la
t e r r e ! »
Personne ne bougeai t , personne ne criait ;
chacun avait encore peur d'être assommé par les
bâtons plombés, qui sorft aussi des raisons, comme
les sabres et les baïonnettes.
Mais le plus trifte de tout , c'eft que derrière
ces troupes & ces grandes bâtisses grises de la rive
droite, derrière ces vieilles maisons qui longent le
quai, — a v e c leurs magasins de ferrailles, de can-
nes à pêche, de v ieux casques & de lances en
forme de hache, du temps de Henri I V , — d e r r i è r e
tout cela, dans les petites ruelles sombres, on en-
tendait des coups de fusil , qui se suivaient un à
Histoire d'un homme du peuple
u n , puis des feux de file, puis des rumeurs, de
grands cris étouffés par la hauteur dès màsUrès &
la profondeur de ces quartiers.
Voilà ce qui vous serrait le cœur !
Des vieilles près de moi se disaient .
« C'eft là-bas qu'i ls se battent! . . . Votre gar-
çon eft aussi parti?
— O u i , madame, de grand matin. . . »
Alors elles écoutaient, leurs mentons trembla»
taient. Ces malheureuses me faisaient une peine
que je ne puis pas dire.
O u i , ces pauvres vieilles, avec leurs capuches
du temps passé, ces v ieux ouvriers tout gr is , en
petite blouse, sous la pluie , ces centaines de fem-
mes, leur petit dernier à la main, & ces garçons
qui regardaient tout pâles lë fond dè la rue en
face, où des troupes de l igne ért bon ordre ftàtion-
naient l 'arme au pied, — tous ces gens dont les
uns pensaient à leurs frères, les autres â leur père,
à leur mari, & qui s'effrayaient de né rien Savoir,
de ne pas pouvoir courir chercher des nouvelles,
ou porter secours à leurs parents, -qu'on exter-
minait peut-être, — voilà ce qui me paraissait le
plus épouvantable.
O n parle toujours des curieux, on dit que les
curieux doivent refter dans leurs maisons, & que
si l 'on tire dessus, c'eft leur faute! O u i , mais ceux
qui disent cela, s'ils avaient des enfants ou des
3oo Histoire d'un homme du peuple
amis au milieu de ces dangers de mort, eft-ce qu'ils
relieraient chez eux? Eft-ce qu'ils trouveraient
jufte d être fusillés, lorsque l'épouvante les pous-
serait dehors?
Toutes ces choses sont de véritables abomina-
tions. Des égoïftes sans cœur peuvent seuls parler
de la sorte; ils méritent que Dieu les punisse.
Moi je m'en voulais de n'être pas parti de grand
mat in , & j 'en voulais au v ieux Perrignon de ne
pas m'avoir prévenu. Mais il m'a dit plus tard
qu'en ces sortes d'affaires chacun doit suivre sa
conscience, & que pour lu i , c'était bien assezde ris-
quer sa propre v ie , sans entraîner des camarades.
Depuis neuf heures du matin jusqu'à midi , tout
relia dans le même état. Les voitures ne passaient
plus, les gens étaient arrêtés sur le pont, les feux
de file au quartier Saint-Martin continuaient. De
temps en temps,' dans la rue Saint-Denis, une
bouffée de fumée sortait d'une lucarne. T o u s les
y e u x se levaient , on disait à voix basse : « U n
coup de feu ! » mais on n'entendait pas de bruit.
J'étais allé manger vers onze heures. A u cabou-
lot on n'avait vu ni Montgaillard, ni Coubé, ni
Perrignon, n i personne de nous, & je repartis
tout de suite en pensant :
« Il faUt que je passe... i l faut que j 'arrive de
l 'autre côté, coûte q u e c o û t e l . . . »
Mais à cette heure> vous allez voir comment on
Histoire d'un homme du peuple 3oi
traitait les gens qui n'avaient pas les mêmes idées
que M . Guizot; vous allez voir le respect des droits
du peuple; vous allez voir la plus grande gueuse-
rie qu'on ait jamais vue dans ce monde.
J'arrivais à peine sur le pont au Change , pour
la seconde fois, — sans me méfier de rien, — que
deux cuirassiers en sentinelle au milieu de la
chaussée à droite se retirèrent; & les autres troupes
se retirèrent aussi plus loin, du côté de l 'Hôte l -
de-Vil le .
Chacun naturellement se disait :
« C'eft pour faire place a u x personnes arrêtées,
qui veulent descendre dans la rue Saint-Denis. »
E n même temps un général s'approchait à gau-
che sur les quais, au mil ieu de son état-major. Il
venait des Tui ler ies . Quelques soldats d'infan-
terie remplaçaient les cuirassiers sur les trottoirs
du pont. T o u t le monde devenait attentif. Le g é -
néral, en face de nous, s'arrêta quelques inftants à
regarder.
Je vous raconte ces choses en détail, pour que
chacun puisse reconnaître la juftice de M . Guizot .
Ce général n'aurait eu qu'à faire signe aux senti-
nelles de déblayer le pont, personne n'aurait op-
posé de résiftance : on n'avait pas d'armes. Mais
il s'y prit autrement.
Il se mit donc à regarder d'un air calme, & je
crois encore le voir. Il avait un petit képi à larges
3 0 2 Histoire d'un homme du peuple
galons d'or & de petites epaulettes, il avait lé teint
brun, la figure osseuse, le nez droit, le menton
carré; ses yeux noirs voyaient tout. Il parlait,
mais nous ne l 'entendions pas, à cause de ses offi-
ciers d'état-major qui caracolaient autour de lui .
Enfin i l étendit deux ou trois lois la main, &
partit au trot vers l 'Hôte l -de-Vi l le .
N o u s le regardions au milieu de ses officiers,
sans penser à rien, & j'allais même profiter du
passage pour gagner la rue Saint-Denis, quand
tout à coup un grand cri , un cri épouvantable
s'éleva jusqu'au ciel.
Je m e retourne, & qu'eft-ce que je vois? U n es-
cadron de municipaux qui venait ventre à terre,
le long du quai de l 'Horloge, en écrasant tout ce
qu'i l rencontrait sur son passage.
Quelle idée ces hommes se faisaient-ils de la
nation? Je n'en sais rien. Des Autrichiens, des
Espagnols, des Russes, des ennemis, en temps de
guerre on les entoure, on les sabre, on les écrase :
ils ont des armes pour se défendre! Mais des
Français, des gens qui travaillent pour nous, qui
payent notre solde, notre pain & notre équipe-
ment, qui nous font des pensions, qui nous met-
tent aux Invalides dans nos vieux jours, qui nous
honorent, qui nous appellent leurs défenseurs &
leurs soutiens ; des gens du même sang que nous !
les surprendre par derrière sans qu'i ls se méfient,
3o3
& qu'ils aient seulement des bâtons pour se d é -
fendre, qu'eft-ce que c'eft? Je le demande aux
juges de notre pays, je le demande aux pères de
famille, je le demande à tous les honnêtes gens du
monde : « Eft-ce que ce n'eft pas infâme, une
conduite pareille? »
C e général venait d'ordonner notre massacre.
Les municipaux ne demandaient pas mieux. Les
femmes, les enfants se sauvaient, en poussant des
cris qui devaient s'entendre jusqu'au Jardin des '
Plantes.' Elles couraient si vite, que leurs robes
n'étaient pas assez larges pour laisser s'étendre
leurs jambes. D e u x vieilles appelaient au secours.
Mais tout cela ne dura pas une minute, car la
charge arrivait comme l è v e n t . L a terre en trem-
blait. '
Moi , je ne voulais pas me sauver; c'était contre
ma nature, & je me disais :
<c C'eft fini, Jean-PierreI »
Je reftais seul sur le trottoir du pont, avec une
des vieilles à quinze pas de moi , le dos contre la
rampe, & un enfant de neuf à dix ans, les cheveux
ébouriffés, qui courait à droite & à gauche, sans "
savoir ou se mettre. L'autre vieille, boiteuse, ne
pouvait pas monter les marches du trottoir.
A u même inftant la charge arrivait : les m u n i -
cipaux, tellement allongés, la pointe en avant,
qu'on ne voyait que le haut de leurs casques & la
304 Histoire d'un homme dit peuple
queue derrière. J'entendis un cri: la pauvre boi-
teuse roulait sous les chevaux comme une.gue-
nille, & les coups de sabre me passaient devant la
figure comme des éclairs. Ces sabres, depuis la
pointe jusqu'à la garde, & même le pompon de
cuir blanc qui ballottait à la poignée, me sont
toujours reliés peints dans l 'œil. A chaque coup
je croyais avoir la tête en bas des épaules.
C'eft tout ce que j 'avais à vous dire de cette
charge dont tout Paris a parlé. Elle partit du Pont-
Neuf, elle passa le pont au Change & tourna du
côté de l 'HÔtel-de-ViUe.
L'enfant qui se trouvait près de moi reçut un
coup de sabre à la nuque, & même le municipal
s'allongea pour le toucher, car il était loin au
tournant du trottoir.
Je m'en allais lentement, plein d'horreur ; & le
factionnaire, au bout du pont, tout pâle, me disait
en croisant sa baïonnette :
« Sauvez-vous!. . . sauvez-vous! . . . »
Seulement alors l'idée de me sauver m'empoi-
gna. Je me mis à sauter les six marches, & à cou-
rir en faisant des bonds de quinze pieds. J'enten-
dais tirer derrière moi . Je croyais chaque fois
sentir une balle m'entrer dans le d o s ; & l'épou-
vante de voir comme on massacrait le monde,
m'empêchait en quelque sorte de reprendre ha-
leine.
Histoire d'un homme du peuple 3o5
C e f i ainsi que je traversai la place du Châtelet,
à droite, en prenant la petite ruelle de la L a n -
terne, qui me conduisit heureusement à la première
barricade, en face du quai de Gévres. Elle était
en triangle. Les hommes qui la défendaient me
criaient : « Dépêche-toi ! » car ils voyaient l ' i n -
fanterie tourner au coin dê la place du Châtelet.
O n pense aussi que je me dépêchais !
Quand j'eus grimpé par-dessus le tas de pavés,
les camarades recommencèrent à répondre au feu
delà rue Planche-Mibray. Mais ces choses veulent
être peintes en détail, on n'en voit pas de sembla-
bles tous les jours.
3o(") Histoire d'un homme du peuple
X X V
Dans ce temps, le pâté de maisons entre la toui
Saint-Jacques & la place du Châtelet n'était pas
encore abattu. C'eft là que se trouvaient les vieilles
rues Saint-Jacques-de-la-Boucherie, de la place
aux V e a u x , de la Lanterne, etc. C'était sale,
gris , v ieux, décrépit, étroit. E n levant les y e u x ,
on voyait toujours au-dessus des pignons le haut
de la tour, avec son lion ailé, son bœuf griffon &
son vieux saint Jacques, qui vous regardaient
comme au fond d'une citerne.
Les jours ordinaires, lorsque les porteurs d'eau,
les marchands d'habits, les chanteurs en plein
vent, entourés de monde, les lavandières de la
Seine, les gens de la Halle & du marché des I n -
nocents allaient, venaient, criaient dans un rayon
de soleil, c'était bien. Mais un jour de pluie, au
milieu des pavés soulevés , cela changeait de
mine.
L a première chose que je fis, ce fut de regarder
Histoire d'un homme du peuple 3oy
par-dessus la barricade, du côté du quai , & c h a -
cun peut se figurer mon étonnement, en voyant
les troupes en colonne à deux cents pas de nous,
les sapeurs en téte, le grand bonnet à poils carré-
ment planté sur les sourcils, le large tablier de
cuir blanc descendant de l'eftomac jusqu'aux
genoux, le mousqueton en bandoulière & la hache
sur l 'épaule, prêts à marcher.
O u i , cette vue m'étonna. J'aurais tout donné
pour avoir un fusi l ; mais ma surprise fut encore
autrement grande en regardant les camarades, & ,
pour dire la vérité, je n'ai jamais revu leurs pareils.
Ils étaient une quinzaine; u n v ieux tout blanc, la
poitrine débraillée, le ne? en crampon, la bouche
creuse; les autres, des hommes faits, & deux gar-
çons de dix à douze ans : tout cela couvert de
boue, trempé par la pluie, les souliers éculés;
quelques-uns en b louse , d'autres en vefte, &
même deux ou trois sans chemise.
Notre barricade n'avait pas plus de trois ou qua-
tre pieds de haut ; la pluie qui tombait formait des
deux côtés une mare où l'on enfonçait jusqu'aux
genoux. Ces gens entraient dans une allée à g a u -
che, pour charger cinq ou .six vieilles patraques
de fusils à pierre, & deux grands piftoletsmangés
de rouille, qu'ils venaient décharger ensuite de
minute en minute sur les sapeurs, en riant comme
des fous. Il leur fallait du temps pour mettre la
3o8 Histoire d'un homme du peuple
poudre, pour déchirer une mèche de la blouse qui
servait de bourre, & serrer la balle. Chaque coup
retentissait dans ces boyaux comme le ton-
nerre.
De temps en temps il partait aussi quelques
coups de fusil d'autres barricades aux environs,
qu'on ne voyait pas ; des feux de peloton leur ré-
pondaient.
Jamais on ne se figurera rien de plus trille, de
plus sauvage, de plus terrible que cette espèce de
massacre dans des recoins détournés, sous la pluie
continuelle. L e crépi des v ieux murs pleuvait, les
volets détraqués se balançaient à leurs gonds, les
enseignes étaient criblées. Ces pavés entassés en
triangle vous représentaient un véritable coupe-
gorge, quelque chose d'effrayant & de siniftre.
Pourquoi les sapeurs reftaient-ils là comme des
cibles ? Je n'en sais rien, car, au boutd'une bonne
demi-heure, ils se retirèrent sans avoir donné, &
le feu roulant recommença sur nous.
J'étais adossé au coin de l'allée. L e vent rem-
plissait tellement la ruelle de fumée, que je ne
voyais plus passer les autres que comme des o m -
bres. L' idée me venait à chaque inftant qu'on
allait courir sur n o u s , & que nous étions tous
perdus.
Cela dura longtemps. L e pire, c'eft qu'on avait
encore la crainte d'être pris par derrière.
Histoire d'un homme du peuple 3oy
Je me rappelle que dans ce moment, au milieu
du vacarme épouvantable des balles qui s'apla-
tissaient sur le pavé & qui raclaient les murs,
l'idée me v int de faire un vœu ; cela me paraissait
alors notre seule ressource. Mais à force d'avoir
entendu rire le père N i y o i des ex-voto de la
Bonne-Fontaine & de S a i n t - W i t t , j 'étais honteux
de prononcer, mon v œ u , quand quelque chose de
mou s'affaissa contre mes jambes : un de ceux qui
tiraient venait de recevoir une balle dans la tête,
& malgré l 'horreur de cette blessure qui faisait un
trou gros comme le poing, je me baissais pour
ramasser son fusil, lorsqu'on se mit à crier :
« Les voilà ! »
Un des jeunes garçons q u i se trouvaient avec
nous, criait aussi d'une voix moqueuse, en se sau-
vant : « T r a ! tra ! tra ! » comme pour sonner la
retraite, & j 'entendais les souliers des fantassins
rouler en masses sur le pavé.
Alors, sans tourner la têteni perdre une seconde,
je me mis à courir de toutes mes forces dans la rue
des Ârcis . Ç a m'ennuyait de me sauver; mais
qu'eft-ce que je pouvais faire contre cette masse
de gens, avec un fusil sans baïonnette? Il ne
fallut pas seulement une minute aux soldats pour
sauter dans notre barricade; & tout de suite ils se
mirent à nous poursuivre en nous fusillant. M o i ,
j'avais déjà dépassé la rue des Lombards saflS ffifl-
3 i o Histoire d'un homme du peuple
contrer une seule porte ouverte. J'avais même
essayé deux fois d'en pousser une en secouant,
mais on avait mis les verroux ; & comme j 'enten-
dais toujours le sifflement des balles, cela me fai-
sait courir plus loin.
A la rue A u b r y - l e - B o u c h e r , ne pouvant plus
reprendre haleine, je tournais à gauche pour ga-
gner le marché des Innocents, quand je me vis
face à face avec un bataillon d'infanterie rangé le
long des vieilles baraques, en bon ordre, l 'arme au
pied.
C e bataillon n'aurait eu qu'à faire cent pas en
avant, pour couper la retraité à toutes les barrica-
des plus haut, & pour les mettre entre deux feux.
Cela m'étonne encore quand j ' y pense. Qu'eft-ce
que ce bataillon faisait là? Ceux auxquels j'en ai
parlé m'ont dit que M . le duc de Nemours c o m -
mandait, & qu'il oubliait de donner des ordres ;
de sorte qu 'un grand nombre de nous lu i doivent
la vie .
Enfin, à cette v u e , je repris de nouvelles forces,
& ce n'eft que bien plus haut , tout au bout de la
rue S a i n t - M a r t i n , dans une barricade * tournée
vers le boulevard, que je m'arrêtai pour la seconde
fois. J'en avais passé six ou sept autres, mais
toutes abandonnées.
Dans ce quartier, bien des combats s'étaient l i -
vrés : à la caserne Saint-Martin, à l 'École des Arts
Histoire d'un homme du peuple '611
& Métiers, & principalement dans la rue B o u r g -
l 'Abbé. T o u t était cassé, brisé; des brancards pas-
saient à chaque minute avec des blessés. Les m u -
nicipaux étaient cause de tout. O n criait :
« V i v e la garde nationale! V ive la l igne! A
bas les municipaux !... »
Il pouvait être alors près de cinq heures; le
temps commençait à s 'éclaircir, mais la nuit
venait. Sur les boulevards des masses de gens des-
cendaient vers la Madeleine, en répétant leurs
cris de : « V i v e la garde nationale! V i v e la ligne ! »
Les gardes] nationaux se mêlaient avec le peuple,
un grand nombre avalent même donné leurs fusils.
T o u t le monde voulait la réforme.
Après avoir regardé ce spectacle quelque temps,
la pensée me vint de retourner dans notre quar-
tier. T o u t paraissait fini. Des officiers d'état-ma-
jor, en passant,criaient que M . Guizot s'en allait;
mais les ouvriers ne voulaient pas les croire; ils
descendaient par bandes le long des boulevards en
répétant toujours :
« Vive la l igne ! A bas Guizot ! »
Qu'eft-ce qui pourrait peindre une confusion
pareille? Les épaulettes & les collets rouges, dans
la foule, bras dessus bras dessous avec les blouses t
J'avais aussi fini par sortir de la barricade, &
je croyais à chaque inftant reconnaître Perrignon,
Quentin, Valsy , dans ces tourbillons; mais , voyant
31'2 Histoire d'un homme du peuple
' ensuite que je m'étais trompé, je me les représen-
tais déjà tous au caboulot, en train de se réjouir
& de boire à la santé de la réforme.
A u mil ieu de ces pensées, je repris le chemin
de la maison, la bretelle de mon vieux fusil rouillé
sur l'épaule. Jamais l'idée ne me serait venue que
la bataille continuait encore le long des quais; que
M . le duc de Nemours avait oublié de prévenir
les municipaux de suspendre leurs charges, & de
leur dire qu'ils en avaient assez fait, qu'il n'était
plus nécessaire de massacrer les gensl E h bien,
en repassant par la place du Châtelet, je- les vis
encore là, prêts à charger. Leurs chevaux trem-
blaient sous eux de fatigue & de faim, eux-mêmes
grelottaient de froid ; mais la rage d'entendre
crier : « V i v e la ligne ! A bas les municipaux ! »
durait toujours.
Presque toute la troupe de l igne s'était alors re-
tirée vers l 'Hôtel-de-Vil le & les Tui ler ies .
Sur le pont Saint-Michel , un brancard mar-
chait lentement, deux hommes le portaient. Pres-
que tous les autres blessés de la rue Saint-Martin
allaient à l 'Hôte l -Dieu. Dans la rue de la Harpe
quelques femmes entourèrent le brancard. Moi je
tombais de fatigue, & j'entrai dans le caboulot, oii
je mangeai seul au bout de la table.
Madame Graindorge paraissait désolée; elle me
dit que pas un seul d'entre nous n'était venu dans
3 i 3
la journée, & que M . A r m a n d lui-même avait fini
par s'en aller, en criant qu' i l ne voulait pas pas-
ser pour un lâche !
Pendant qu'elle me racontait cela, je tremblais
de froid; mes habits, ma chemise, mes souliers,
tout était trempé, 6c seulement alors je sentis qu'i l
fallait me changer bien vite : mes dents claquaient.
Je sortis dans la nuit noire & je courus à la mai-
son. L e portier, en me reconnaissant sur l'esca-
lier, me cria :
« E h ! monsieur Jean-Pierre, vous en avez fait
de belles ! vous êtes signalé dans tout le quartier.
O n eft venu demander de vos nouvelles. »
Et comme il était sorti sur le^pas de sa loge, en
apercevant mon fusil i l s'écria :
« A h ! a h ! . . . je pensais bien.. . O n va venir
vous agrafer!
— Celui qui viendra le premier, lui dis-je en
ouvrant le bassinet, n'aura pas beau j e u ; regar-
dez.. . l'amorce eft encore sèche. »
Il ne répondit r ien, & je montai quatre à
quatre.
Je me déshabillais assis sur mon l it , quand tout
à coup le tocsin de Notre-Dame se mit à sonner
lentement. Mes petites vitres en grelottaient, &
moi, d'entendre cela au mil ieu de la n u i t , les che-
veux m'en dressaient sur la tête ; le l ivre du vieux
Perrignon s'ouvrait en quelque sorte devant mes
1 3
3i4 Histoire d'un homme du peuple
y e u x ; je me rappelais les grandes choses que nos
anciens avaient faites, & je pensais à celles que
nous pourrions faire.
Bientôt toutes les autres églises répondirent à
Notre-Dame. L e ciel était plein d'un chant ma-
gnifique & terrible.
Ces choses se sont passées depuis dix-sept ans ;
mais ceux qui vivaient en ce temps & qui n'avaient
pas u n cœur de pierre, se souviendront toujours
du tocsin de Notre-Dame, dans la nuit du 23 au
24 février : — cela parlait aux hommes, de juflice
& de l iberté! . . .
Histoire d'un homme du peuple 3:5
X X V I
L e lendemain, lorsque je m'éveillai, il faisait
grand jour, un de ces jours humides où l 'on pense :
« Il pourra bien pleuvoir I »
E n bas, dans la rue, des rumeurs s'élevaient,
des paroles confuses s'entendaient, des crosses de
fusil résonnaient sur les pavés. Dans la maison,
pas un bruit : le tic-tac du cordonnier au-dessous,
le bourdonnement du tourneur, les coups sourds
du brocheur, tout se taisait.
Je sautai de mon lit & je m'habillai bien vite.
Une fois sur l'escalier, ce fut encore autre chose :
la maison était abandonnée, les portes étaient
ouvertes, les marches glissantes; les fenêtres
dans la cour battaient les m u r s ; & pas une âme
pour me dire ce que cela signifiait.
Je déboulai de mes cinq étages, mon fusil sur
l 'épaule. Mais comment vous peindre la vieille
rue des Mathurins-Saint-Jacques & les autres
aux environs? Ces barricades bâties comme dçs
3 i 6
remparts, droites d'un côté, en pente de l'autre,
avec un passage étroit contre les maisons; la sen-
tinelle en blouse, l 'arme au bras, dessus. Et tous
ces gens qui se promènent, qui causent, qui rient
à l 'intérieur des tranchées : les vieilles sur leur
porte, les enfants en route pour tout voir, les
hommes avec leurs sabres, leurs fusils, leurs p i -
ques, qui montent la garde ? N o n , ce n'eftpas à pein-
dre. Les rues, lesquelles, les places, les carrefours
de Paris, avec les mille & mille boyaux qui se croi-
sent, ressemblaient à nos pauvres vil lages, où le
fumier, la boue, les tas de fagots, les enfonce-
ments, les hangars sont aussi des barricades. Ce
n'était plus Par is , c'était la fraternisation du
genre humain. Les ouvriers & les bourgeois s'en-
tendaient;©^: de temps en temps il fallait répéter :
« C e n'eft pas fini; ça va seulement commencer!»
Car on aurait cru que nous étions déjà maîtres
de tout.
Durant cette n u i t , quinze cents barricades
s'étaient élevées. Il faut avoir vu ces choses pour
les croire; & , Dieu merci, les armes ne man-
quaient pas, on les avait toutes déterrées depuis
"'es premiers temps de la grande République.
Enfin, je sortis de notre petite allée sombre, au
mil ieu de ce bouleversement, comme un rat de
son trou, les oreilles droites, regardant en l'air les
sentinelles sur le ciel gris , & les gens penchés à
3 i 7
tous les étages dans l 'étonnement 8c l 'admiration.
Je m'avançais, observant ce spectacle 8c me de-
mandant :
« Eft-ce possible ? Eft-ce que cet homme avec sa
casquette, son sarrau 8c sa giberne, eft u n o u -
vrier? Eft-ce que tout ce monde eft de Paris? »
J'en avais en quelque sorte perdu la voix , 8c
seulement au bout de quelques m i n u t e s , je me
dis : -
« Jean-Pierre, eft-ce que le caboulot donne en-
core à manger 8c à boire? »
Alors, regardant du côté de l'hôtel de C l u n y , je
vis deux barricades qui montaient l 'une sur l ' au-
tre; elles n'avaient pas de passage, il fallut grimper
sur les pavés; 8c de là-haut j 'en vis encore une
troisième à l'entrée de la rue de la Harpe, tournée
sur la place Saint-Michel . Mais ce qui me réjouit
le plus, c'eft que tous les marchands avaient leurs
boutiques ouvertes; qu'on entrait 8c qu'on sor-
tait, qu'on mangeait 8c qu'on buvait comme à
l'ordinaire. O n vivait entre ces tas de pierres &
de boue, comme si la bataille avait dû continuer
dans les siècles des siècles.
Ayant donc contemplé notre rue, en me faisant
des réflexions sur la force de la jufticc & m'écriant
en moi-même : « O grande n a t i o n ! O noble
peuple de Paris I » 8c d'autres choses semblables
qui m'attendrissaient 8c m'élevaient le cœur, je
18.
3 i 8 Histoire d'un homme du peuple
grimpai de barricade en barricade jusqu'à la rue
Serpente, entendant répéter partout que Mont-
pensier arrivait de Vincennes . . . que Bugeaud
voulait tout avaler.
T o u t le monde se plaignait de n'avoir pas assez
de cartouches ; m o i , je n'avais que mon coup
chargé. Dans la rue de la Harpe, un garde na-
tional auquel je demandai où l'on pouvait trouver
de la poudre, me répondit :
« A la caserne du F o i n ; arrivez 1 »
Il marchait à la tête d'une dizaine d'hommes,
& paraissait réjoui de leâ mener dans u n endroit
où l 'on pouvai t tout avoir.
L a caserne était un peu plus haut, dans
la ruelle du F o i n , derrière les Thermes . C'était
un véritable conduit o ù nous courions à là file
dans l 'ombre, nos fusils & nos piques sur l 'épaule.
O n entendait déjà les pavés tomber contre la
grande porte, à l'autre bout, & des cris terribles :
« O u v r e z ! . . . »
Une demi-compagnie de fusilier», avec un lieu-
tenant, s'étaient enfermés là. L a porte criait, &
comme nous approchions, elle s'ouvrit. L a foule
se jeta dans la cour , les soldats furent désarmés
en u n c l in d 'œil ; l 'un prenait le fusil, l'autre v i -
dait la giberne. Ces pauvres fusiliers ne disaient
rien. Qu'eft-ce qu'ils pouvaient.faire?
J'ai malheureusement aussi quinze ou vingt de
Histoire d'un homme du peuple 3 1 9
leurs cartouches sur la conscience, que je pris
dans la giberne d'un de ces pauvres diables, en lui
disant :
« V ive la ligne ! »
Il me répondait :
« V o u s me ferez avoir de la peine !. . . »
C'était bien sûr le fils d'un paysan comme moi,
qui venait d'arriver au régiment. Depuis, sou-
vent ces paroles simples & triftes 'me sont reve-
nues, & je me suis écrié : « T u n'aurais pas dû
faire cela, Jean-Pierre, n o n ! » Mais que voulez-
vous? la fureur d'avoir des cartouches était trop
grande !
Une autre chose q u i me fait plus de plaisir
quand j ' y pense, c'eft qu 'un homme, au milieu
de la confusion & des cris, voulait ôter son sabre
à l'officier, & que mon cœur eh fut révolté. Cet
officier, je le vois : il était petit, pâle; il avait la
mouftache grise & semblait calme dans son mal-
heur. U n v ieux soldat, déjà dépouillé de son
fusil & de sa giberne, étendait les bras comme
pour le défendre; l u i , disait en le regardant tout
attendri :
« Cet homme m'aime ! »
Alors , voyant cela, je criai :
<r N e touchez pas au sabre de l'officier ! »
Il paraît que j'avais une figure terrible, car celuj
qui tenait déjà la poignée d u sabre recula. Dans
Згo Histoire d'un homme du peuple
le même inftant, j 'aperçus Emmanuel ; il venait
d'enlever un fusil, & me te'ndait la main en criant :
« JeanPierre i »
D'autres étudiants arrivaient. N o u s entourâmes
l'officier, qui sortit avec nous. Je lui disais :
« N e craignez rien, lieutenant. »
Il me répondait d'un air sombre :
« Je ne crains rien non plus. . . Qu'eftce qui
peut m'arriveï de pire ? »
L a caserne était envahie jusqu'en haut, la foule
se précipitait dans un large escalier en voûte, à
droite, en répétant :
<c Des armes ! des armes ! »
O n croyait que la caserne du Foin était pleine
de m u n i t i o n s ; plusieurs même levaient les ma
driers pour en trouver, mais on avait tout évacué
depuis quelques jours.
A u bout de la ruelle, l'officier nous quitta. Je
ne l'ai plus revu.
E m m a n u e l & moi , bras dessus, bras dessous,
nous étions si fiers d'être armés, que l'idée du
malheur des autres ne nous venait pas. Il voulait
m'entraîner au cloître SaintBenoît , chez Ober,
mais je lui déclarai qu'il viendrait cette fois au
caboulôt, & nous y descendîmes pardessus les
barricades.
L e caboulot était plein de monde, il avait même '
fallu dresser une table en haut , dans la chambre
Histoire d'un homme du peuple 321
de madame Graindorge. O n montait, on descen-
dait, on vidait un verre, on sortait; d'autres e n -
traient, cassaient une croûte; quelques-uns s'as-
seyaient. Les camarades remplissaient la chambre
des journaliftes, qui se trouvaient sans doute
réunis à la Réforme, ou bien au National, c'eft
ce que je pense.
T o u t de suite en entrant, j 'avais reconnu la
voix de Perrignon, ce qui me réjouit, comme on
peut croire. J'ouvrais à peine le cabinet, que toute
la table se mit à'crier :
« L e voilà! voilà C lave l ! . . . Qu'eft-ce qu' i l eft
devenu depuis deux jours? »
O n riait. Moi je posai modeftement mon fusil
dans un coin, avec celui d 'Emmanuel . Perrignon
se leva, riant jusque dans les cheveux :
« H é ! p e t i t , nous l'avons 1 criait-il ; nous la
tenons cette fois, la réforme; elle, ne nous échap-
pera plus ! »
Il nous serrait la main. Quent in , derrière lu i ,
disait :
« B a h ! la réforme, elle vient trop tard. . . Il
nous faut autre chose maintenant. »
Mais personne ne lui répondait. O n se serrait
pour nous faire place. E n même temps madame
Graindorge venait nous servir.
C'était un beau jour, on peut le dire, la joie
brillait sur toutes les figures.
322 Histoire d'un homme du peuple
T a n d i s que nous mangions, les autres parlaient
tous ensemble de ce qu'i ls avaient fait. L 'un criait
qu'il s'était trouvé de grand matin rue Saint-Méry,
l'autre à l 'attaque de la caserne Saint-Martin^l'au-
tre à la prise d u magasin d'armes de Lepage, dans
la rue Bourg- l 'Abbé, où l 'on espérait trouver beau-
c o u p de fusils. Quand on apprit que j 'avais com-
battu dans la barricade de la petite rue de la Lan-
terne, & qu'ensuite je m'étais sauvé jusqu'à la
grande barricade près de la rue du Vert-Bois , ce
fut un éclat de rire de bonheur.-
« Mon pauvre Jean-Pierre, criait Perrignon,
je savais bien que tu ferais ton devoir. L'atelier
s'eft distingué. »
Il riait tellement que les larmes lu i en coulaient
dans la barbe.
Emmanuel alors nous raconta l'affaire du bou-
levard des Capucines : la foule, qui se promenait
vers neuf heures sans défiance, admirant l ' i l lumi-
nation depuis la Madeleine jusqu'à la place de la
Baftille; la-descente des colonnes d'ouvriers & de
bourgeois par toutes les rues, le drapeau tricolore
en tête; puis l'arrivée de la grande colonne du
faubourg Saint-Antoine , avec le drapeau rouge, j
chantant la Marseillaise; le bataillon du 14 e de \
l igne, qui s'était mis en travers pour l'empêcher de
passer; Tordre de croiser la baïonnette; un coup
de feu; la décharge horrible des soldats dans cette
Histoire d'un homme du peuple 3 2 $
foule, à bout portant; les cris des femmes qui s'en-
tendaient comme des coups de sifflet, & r é p o u -
vante des gens qui se marchaient les uns sur le«
autres, en se précipitant dans la ru.e Basse-du-
Rempart. Ensuite la promenade des morts au
National, à la Réforme, dans toutes les ruelles,
avec des torches ; les cris de vengeance & le
tocsin!
Je sus pour la première fois d'où venait le mou-
vement de la nuit , & pourquoi ces centaines de
barricades s'étaient élevées en quelque sorte d'elles-
mêmes. Les camarades connaissaient tous cette
hiftoire. E m m a n u e l , l u i , s'y trouvait m ê l é : il
était descendu dans la foule jusqu'à la Madeleine :
i l avait tout v u .
Enfin,ayant fini de manger en quelques inftants,
car tout ce que je viens de raconter n'avait pas
pris un quart d'heure, le v ieux Perrignon s'écria :
« E n route! »
i l avait l 'air d« nous commander. T o u t le
monde se leva, chacun prit son fusil, & nous sor-
tîmes.
«. T u as des cartouches? me demanda Perri-
gnon.
— J'en ai quelques-unes.
— E t vous? fit-il en se tournant du côté d'Em*
manuel.
— M o i , je n'en Ô " *as,
3 2 4 Histoire d'un homme du peuple
« Donne-lui la moitié des tiennes, » me dit Per-
rignon.
C e que je fis aussitôt.
Nous marchions derrière la troupe, qui gagnait
la rue Saint-André-des-Arts .
Perrignon tout pensif, nous dit :
« C'eft maintenant que l'affaire va devenir sé-
r ieuse; les barricades ne manquent pas, il s'agit
de les défendre. Cette nui t , Bugeaud a remplacé
le duc de N e m o u r s ; il commande l'armée de Paris
& nous regarde tous comme des Arabes. Il occupe
le Louvre, la place du Carrousel, les Tuileries &
la place de la Concorde avec une quinzaine de
mille hommes. L e refte de l'armée eft sur la place
de la Baftille, devant l 'Hôtel-de-Vil le & sur la
place du Panthéon. N o u s sommes entre les d iv i -
s i o n s ; elles vont essayer de se réunir, en nous
passant sur le ventre.
— Comment savez-vous cela? lui demanda Em
manuel .
— N o u s savons bien des choses! dit-il sans ré-
pondre. Pendant qu'on nous attaquera par der-
rière sur la place Sa int-Michel , la principale
attaque viendra par le quai d 'Orsai , le quai
Voltaire & le quai de Conti . Voilà pourquoi nous
allons de ce côté. Bugeaud croit qu'on va courir
à l'attaque de la place Saint-Michel , il se trompe :
chacun refte à sa barricade. Nous n'avons pas
Histoire d'un homme du peuple Îi5
trop de munitions, mais les troupes n'en ont pas
beaucoup plus que nous. Les convois de V i n -
cennes sont arrêtés. Les soldats veulent la réforme
comme nous; ils aiment autant fraterniser avec
le peuple, que de se battre contre lui . C'eft tout
naturel, nous sommes du même sang. Et la garde
nationale non plus n'a pas envie de se faire échi-
•ner pour soutenir Guizot , qu'elle voudrait voir
au diable. Ainsi , quand on regarde bien, nous
n'avons contre nous que Bugeaud, avec les mu-
nicipaux éreintés. L a première manche eft ga-
gnée! Hier, nous n'avions pas d'armes, pas de
barricades; aujourd'hui, nous avons tout. L'af-
faire se présente mieux qu'en i 8 3 o . Bugeaud
eft plus fin, plus acharné que le duc de Raguse ;
mais les soldats français ne sont pas non plus des
Suisses ; ils ne voudraient pas nous massacrer, ou
se faire massacrer jusqu'au dernier en l 'honneur
du roi de Prusse. A i n s i , mes enfants, tout va bien.
— Nous voici dans notre barricade ! »
Alors, levant les y e u x , nous vîmes une haute &
solide barricade, au croisement des rues Dauphine
& Mazarine avec celle de l 'Ancienne-Comédie .
Elle était très-bien faite. Quelques étudiants la
gardaient; ils furent contents de nous voir .
Perrignon, en s'approchant, nous dit :
« V o u s le v o y e z , nous pouvons descendre au
Pont-Neuf ou sur le quai Malaquais ; nous p o u -
1 9
Histoire d'un homme du papié
vous appuyer à droite ou à gauche, en cas de
besoin; & si nous sommes repoussés, nos forces
se réunissent. C'eft ce qu'on peut souhaiter de
mieux. Deux autres barricades empêcheront B u -
geaud d'arriver par la rue de S e i n e ; elles sont bien
commandées. »
E n arrivant près de la barricade, il dit aux étu-
diants que nous avions les mêmes idées qu'eux,
éi. que nous les soutiendrions jusqu'à la mort.
Ces braves jeunes gens criaient :
« Vive la réforme ! A bas Bugeaud ! »
Emmanuel reconnut dans le nombre un de ses
camarades de l 'école, le fils d'un riche marchand
de bois, qui s'appelait Compagnon. Ils se serrèrent
la main.
Plusieurs étudiants n'avaient pas de fusils,
mais ils devaient prendre les armes de ceux qui
tomberaient pendant le combat. E n attendant,
ils se tenaient dans le tournant de là rue de Seine.
Perrignon mit aussitôt Quent in en sentinelle
sur la barricade, & fit descendre les étudiants qui
se tenaient en haut , en leur disant :
« L a première décharge, peut arriver d'un
inftant à l 'autre. Il vaut mieux qu'un seul homme
soit exposé que plusieurs. »
Il parlait comme un chef, & tout le monde lui
obéissait,
Histoire d'un homme du peuple 3ÏJ
X X V I I
Ce qui se passa de huit heures du matin à une
heure de l'après-midi me semble encore un rêve;
le» heures se suivaient lentement, sans rien an-
noncer de nouveau. Perrignon disait :
« L'attaque devrait être commencée depuis
longtemps; qu'eft-ce que Bugeaud' peut faire?
Eft-ce qu'i l nous entoure d'un autre côté? »
La pluie tombait toujours. Les étudiants en-
traient de temps en temps dans un café voisin,
puis ils venaient voir en demandant :
« R i e n de nouveau ? »
Nous autres nous fumions des p ipes , nous
prenions patience. A la fin, l ' inquiétude nous
gagnait tellement, que plusieurs descendirent
à gauche, sous la voûte de l 'Inftitut, pour dé-
couvrir ce qui se passait. Ils ne revenaient
plus, & par inftants il nous semblait entendre
comme un bourdonnement de fusillade au loin,
bien loin sur l'autre rive. Mais la pluie qui tam-
3 2 8 Histoire d'un homme du peuple
bait en clapotant le long des m u r s , les pas des
hommes dans la boue, les paroles au fond de la
rue nous empêchaient d'être sûrs de rien.
O n sait aujourd'hui que du quartier des Halles,
sur la rive droite, le peuple s'était avancé de bar-
ricade en barricade jusqu'au Louvre, derrière le
Carrousel, & même plus loin dans la rue de
Rivol i ; & que pour ne pas laisser en arrière un
pofte dangereux, il avait attaqué le corps de garde
du Château-d'Eau,où se trouvait un détachement
du 14 e de ligne. La fusillade était terrible, &
voilà sans doute ce que nous entendions.
Vers onze heures, cinq ou six étudiants arri-
vèrent jusqu'à nous, en remontant la rue Jacob,
sur la gauche. Ils avaient des affiches & criaient :
« Changement de miniftère ! Odilon Barrot,
chef du cabinet. »
Nos étudiants se réunirent à eux. Ils entrèrent
même dans le café chercher de la colle, pour poser
leur-affiche. Mais tout cela nous était bien égal à
nous, & Perrignon en fut même indigné.
Les étudiants montaient alors au Luxembourg,
avec leurs paquets d'affiches spus le bras, & con-
tinuaient de crier :
« Nouveau miniftère! » etc.
Quelques étudiants reliaient avec nous & riaient
de bon cœur. Q u e n t i n , sans rien dire, enleva
l'affiche d'un coup de baïonnette.
Histoire d'un homme du peuple ' 329
Environ une heure après, des gardes natio-
naux arrivèrent à la file, en criant :
« Le roi vient d 'abdiquer; ' c'eft le comte de
Paris qui le remplace, avec la régence. »
Ils étaient dans l 'enthousiasme.
« C'eft bon, dit Perrignon, pourvu que le roi
parte avec le duc de Nemours, & que Lamartine
soit premier miniftre. E n attendant, reftons fixes
à notre pofte; puisque tout va si bien, peut-être
que nous apprendrons encore quelque chose de
meilleur. Ne nous pressons p a s ; il faut être sûrs
de tout avant de bouger, »
Quelques ouvriers de Rouen arrivèrent aussi
pour nous soutenir, tous de solides gaillards en
blouses neuves & calottes rouges, avec des fusils,
& des gibernes bien garnies. Ils s'étaient mis en
chemin de fer à la première nouvelle, & nous
pûmes alors nous reposer un inftant, prendre un
verre de v in & nous asseoir. L a pluie nous ceulait
jusque dans les souliers; nous tremblions & nous
grelottions; mais c'eft égal, de voir les affaires
prendre une si bonne tournure, cela nous réjouis-
sait le cœur.
Une des choses les plus agréables, c'eft que vers
une heure le 7 e régiment de ligne tout entier
s'avança dans la rue Dauphine, l 'arme, au bras.
Nous croyions d'abord que c'était l 'attaque;
tout le monde se tenait prêt à la repousser coura-
33o Histoire d'un homme du peuple
geusement; Perrignon avait fait descendre la sen-
tinelle & criait : .
« Attention! »
Mais, à la hauteur de la rue de Lodi , les sol-
dats, deux à deux, se mirent à dénier sur la g a u -
che, en lâchant leurs fusils en l'air, ce qui formait
à cent pas de nous" comme le bourdonnement
d'une rivière qui tombe de l'écluse. Les officiers,
en même temps, s'avançaient de notre côté l 'un
après l'autre, leurs petits manteaux de toile cirée
serrés sur les épaulettes, le sabre sous le bras,
comme des bourgeois qui rentrent chez eux. Nous
leur tendions la main pour les aider à grimper les
pavés, en criant :
a V ive la l igne ! Appuyez-vous, commandant 1
— N e vous gênez pas, capitaine! — Vive la liberté!
— Vive la France ! — Nous sommes tous frères ! »
O n aurait voulu les embrasser. O n leur disait
même :
a Reftez avec nous ! » .
Mais ils répondaient merci! brusquement, &
continuaient leur chemin dans le haut de la rue.
Alors, voyant cela, nous comprîmes que le peuple
était vainqueur, & qu' i l ne fallait plus rien crain-
dre. Perrignon aurait bien voulu nous retenir en-
core, mais on ne l'écoutait plus, & tous pêle-
mêle nous descendîmes par-dessus la barricade
jusqu'au Pont-Neuf.
Histoire d'un homme du peuple 331
Sur les quais, nous pensions voir des masses de
soldats, mais tous étaient -déjà partis, excepté deux
ou trois officiers d'état-major, qui filaient ventre à
terre le long du Louvre. Nous traversâmes le pont
en chantant la Marseillaise comme des b ier
heureux. Perrignon seul criait toujours :
« Attent ion! . . . attention aux fenêtres du L o u -
vre! c'eft de là que les Suisses, en 1 8 3 o , ont ouvert
le feu.. . Attention! . . . »
Mais on avait beau regarder, rien ne parais-
sait.
Quelques étudiants s'étaient " mis aussi avec
nous; & c'eft ainsi que nous passâmes d'abord
devant le Louvre , ensuite le long des Tui ler ies ,
jusqu'à la deuxième voûte, sans rencontrer d'ob-
ftacle.
Il paraît que toute l 'armée réunie au Carrou-
sel était partie comme le y" de l igne : un régi-
ment à droite, u n autre à gauche.
C e que je dis, bien des gens auront de la peine
à le croire, & c'eft pourtant la simple vérité. O n
veut toujours que les révolutions soient terribles !
Eh bien ! j 'ai vu qu'elles marchent en quelque
sorte toutes seules, quand l 'heure de la juftice eft
venue.
U n e chose qui me revient encore, c'eft que, a u -
près des Tuileries, un officier d'état-major ayant
voulu passer au galop, nous le fîmes descendre de
332 Histoire d'un homme du peuple
cheval, pour mettre à sa place une étudiante,
qui chantait la Marseillaise comme un ange;
& bientôt après nous arrivâmes dans la cour
des Tuileries sans embarras, étonnés nous-mê-
mes, & pensant à chaque seconde voir les feux
de file commencer par toutes les fenêtres du
palais.
Les grilles des Tui ler ies étaient ouvertes. P l u -
sieurs d'entre nous, malgré les cris de Perrignon,
qui leur disait de ménager les cartouches, tiraient
des coups de fusil en signe de joie. O n courait à
la débandade & l'on se réunit devant la grande
porte.
N o u s n'étions pas plus de v ingt-c inq où trente
dans cette cour immense. Nous montâmes d'abord
les quelques marches qui mènent à la voûte, en-
suite le grand escalier à droite; un escalier su-
perbe, plein de dorures & de moulures. A u m i -
lieu pendait une grande lanterne ronde, formée
d'une seule g l a c e ; & comme sur cet escalier
s'étendaient des tapis, on ne s'entendait pas mar-
cher, chacun aurait cru être seul; le moindre
bruit , quand on touchait son fusil ou qu'on éter-
rluait, avait de l 'écho.
C'eft ainsi que nous montâmes, les y e u x levés,
dans une admiration extraordinaire, & même avec
une sorte de crainte, parce que l'idée des coups de
fusil vous suivait partout.
Histoire d'un homme du peuple 333
En haut, nous entrâmes dans une salle longue
& magnifique. Rien que la rangée de ses hautes
fenêtres sur la cour du Carrousel, lui donnait u n
air grandiose; mais tout autour s'étendaient des
dorures & des peintures qui vous éblouissaient la
vue.
Ce qui m'étonne encore plus aujourd'hui,quand
j 'y pense, c'eft qu'on n'entendait pas le moindre
bruit de la vie. C'eft là que les gens pouvaient
bien dormir & se reposer. Ce n'était pas comme
dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques.
Je me disais en marchant :
« Comme on doit être bien ici , comme on a
bon air ! »
Et , regardant au fond de la cour, je voyais que
tout était vide : ce pavé bien carrelé, ce large
trottoir, cette grille superbe, ce petit arc de triom-
phe en marbre rose, fout était fait pour charmer
les regards.
Bien souvent depuis, me rappelant ce spectacle,
j'ai pensé que les princes sont heureux de venir
au monde : — O u i , c'eft un fameux état!
Entre les fenêtres, & tout le long des murailles
peintes, de trois pas en trois pas sortaient des '
candélabres dorés, en forme de branches , dont
chaque feuille soutenait une bougie qu'on devait
allumer le soir.
Alors ce que m'avait dit E m m a n u e l six mois
19.
3 3 4 Histoire d'un homme du peuple
avant: — que l ' intérieur de ce palais* était encore
plus riche que le dehors, — me parut être la vé-
rité. •
Je ne sais pas ce que les camarades étaient d e -
venus. Les uns avaient pris à droite, les autres à
gauche, comme dans une égl ise ; car toutes ces
salles superbes aboutissaient les unes dans les au-
tres, toujours avec la même beauté. Emmanuel
& moi nous allions seuls ; il me disait :
«. T o u t cela, c'elt le bien de la nation, Jean-
Pierre. I l faut tout respecter... G'eft notre bien!. . . »
Je lu i répondais :
« Ça va sans dire ! Nous l 'avons gagné, & si
ce n'eft pas nous, ce sont nos pères, les bûche-
rons, les vignerons, les marchands, les labou-
reurs , tous ces malheureux qui travaillent &
suent du matin au soir pour l 'honneur de la
France. N o u s serions bien bêtes de gâter notre
propre bien. E t nous serions des gueux d'avoir
l'idée de rien prendre, puisque c'eft à tous ! »
J'avais des idées pareilles, qui m'élevaient l 'es-
prit & me faisaient voir les choses en grand; mais
j 'ai bien reconnu par la suite que ce n'étaient pas
les pensées de tout le monde, ni le moyen de s'en-
richir. Enfin, j 'aime pourtant ' mieux être comme
cela.
Et regardant de la sorte ces richesses, nous ar-
rivâmes au fond, dans une autre salle en travers
335
de la nôtre. Je ne saurais pas dire si c'était la
salle du Trône , ou la chambre à coucher de Louis-
Philippe. Elle était plus large que la première &
moins longue, éclairée parles deux bouts, remplie
de peintures, & sur la gauche, dans l'épaisseur du
m u r , se trouvait une niche en forme de chapelle,
recouverte de tentures à franges d'or. Dans le
fond, entre les tentures, je voyais une sorte de lit
ou de trône. Emmanuel & moi nous ne voulûmes
pas entrer, pensant que cela ne convenait pas.
Nous étant retournés au bout de quelques ins-
tants, nous vîmes devant une table ronde & mas-
sive en marbre rose, un homme assis, qui m a n -
geait u n morceau de pain & du fromage dans un
papier. Nous ne l'avions pas vu d'abord. C'eftpour
vous dire combien ces salles étaient grandes, puis-
qu'un homme ne se voyait pas-en entrant, du pre-
mier coup d'œil . Emmanuel lui dit :
« Bon appétit! i>
L'autre , avec un chapeau à larges bords &
une camisole brune, la figure pleine & réjouie,
le fusil en bandoulière, lui répondit :
« A votre service!. . . T o u t à l 'heure nous irons
boire à la cave. »
Il riait & clignait des y e u x .
Dans ce moment, on commençait à entendre un
grand murmure dehors, un t u m u l t e , des coups
de fusil. Nous allâmes regarder a u x fenêtres;
336 Histoire d'un homme du peuple
c'était la grande masse du peuple qui s'approchait
au loin sur la place du Carrousel, avec défiance.
Nous pensions :
« Vous pouvez venir sans crainte; on ne vous
! gênera pas ! »
E t songeant à cela, nous continuions à marcher
lentement, regardant tout avec curiosité. Nous
arrivâmes même dans un théâtre, où la toile du
fond représentait un port de mer. P lus loin, nous
entrâmes de plain-pied sur le balcon d'une cha-
pelle; la chapelle était au bas, avec des vases d'or,
des candélabres & le saint-sacrement. Il y avait
des fauteuils, & , sur le devant du balcon, une bor-
dure en velours cramoisi. C'eft là que L o u i s -
Phil ippe écoutait la messe. Comme nous étions
fatigués, nous nous assîmes dans des fauteuils, les
coudes sur ces bordures. Emmanuel alluma sa
pipe, & nous regardâmes longtemps cette cha-
pelle avec admiration.
A la fin il me dit :
« Si quelqu 'un m'avait annoncé hier, quand
cinquante mille hommes défendaient les T u i l e -
ries, que je fumerais aujourd'hui tranquillement
ma pipe dans l 'endroit où la famille du roi, la
reine, les princes, venaient entendre la messe,
jamais je n'aurais pu le croire.
— O u i , lui répondis-je, c'eft étonnant. Qui
peut dire : « Ceci m'arrivera!.. . Cela ne m'arri-
Histoire d'un homme du peuple 33y
vera pas !... » T o u t eftdansla main de Dieu ! Ceux
qui sont forts & qui jugent les autres, sont faibles
le lendemain comme des enfants. Us pleurent &
demandent grâce, sans se souvenir qu'i ls n'ont
pas fait grâce. Voilà pourquoi nous devons tou-
jours suivre notre conscience. Dieu seul nous
juge, & Dieu seul eft le maître. »
Ces choses ont été dites là ; ce sont des choses
vraies.
Nous causions encore, lorsqu'un fracas épou-
vantable nous réveilla de ces pensées; le peuple
débordait dans le palais. C'était un roulement
sourd, terrible. Des coups de fusil partaient, les
vitres tombaient, des coups de hache écrasaient
les meubles , les tableaux, les planchers, les
murs.
Tandis que nous écoutions tout pâles, cinq
ou six hommes, le cou n u , les cheveux ébouriffés,
la figure sauvage, arrivaient de tous les côtés à la
fois, les yeux étincelants comme àzs bandes de
loups la nuit dans un bois. Ils regardaient.. . ils
tournaient dans le balcon.. . & se mettaient a tout
casser avec fureur, sans rien dire. Ces malheu-
reux venaient de la bataille ; ils avaient peut-être
vu tomber leurs amis , leurs enfants, leurs frères,
& se vengeaient.
« Arrive, Jean-Pierre, me dit alors Emmanuel,
en me prenant par le bras, sortons ! »
338 Histoire d'un homme du peuple
Nous traversâmes de nouveau les grandes salles.
Quelques hommes, debout sur des chaises, pre-
naient les bougies dans les candélabres; j 'ai su
plus tard que c'était pour entrer dans les caves.
D'autres précipitaient les tableaux par les fenê-
tres.
C o m m e nous redescendions le grand escalier,
au mil ieu de la foule qui montait, une baïonnette
s'éleva tout à coup au bout de son fusil, & la ma-
gnifique lanterne que j 'avais admirée en entrant,
tomba comme une bulle de savon qui crève.
E n bas, plusieurs étaient déjà couchés à terre,
dans les coins, une bouteille à la main, le fusil
contre le m u r ; ils n'avaient plus la force de se
lever.. . I l faut tout dire : les gueux de toute es-
pèce, qu'ils soient du peuple, ou qu'ils soient des
seigneurs, font la honte de la nation & du genre
humain .
Histoire d'un homme du peuple 33 g
X X V I I I
Nous sortîmes de là- sans tourner la tête.
Des centaines d'autres bandes, en blouse, en
haillons, en uniformes de gardes nationaux, avec
des fusils, des drapeaux, des haches, des baïon-
nettes emmanchées, arrivaient pêle-mêle en cou-
rant, par la place du Carrousel, par les quais , par
la rue de Rivoli , & de partout.
Quelques élèves de l 'École polytechnique, des
jeunes gens de d i x - h u i t à v ingt ans, l'épée au
côté, le petit chapeau à cornes sur l 'oreille, es-
sayaient d'adoucir ces gens des faubourgs, aux
guenilles pendantes, qui ne les regardaient seule-
ment pas 6c continuaient leur chemin en criant
d'une voix enrouée :
« A bas les vendus! . . . A bas les corrompus! . . .
V i v e la république! »
Aussi loin que pouvaient s'étendre les y e u x , on
ne voyait que cela; tout venait de notre côté
comme »n débordement.
340 Histoire d'un homme du peuple
« A la Commune, Jean-Pierre ! » me dit Emma-
nuel.
Et tout à coup l'idée de la grande République
me frappa l 'esprit; je fus bouleversé d'enthou-
siasme. Nous allongions le pas en traversant les
masses, & répétant toujours :
« A la C o m m u n e , citoyens! à la C o m m u n e ! »
Plusieurs s'arrêtaient & finissaient par nous
suivre, criant comme nous :
« A la Commune !»
Mais les grandes fenêtres des Tui ler ies , qu'on
voyait derrière par-dessus les grilles; les papiers
qui s'envolaient, les drapeaux qui flottaient, les
cris, les coups de fusil, tout ce spectacle immense
les détachait bientôt de notre t roupe; ils se repen-
taient d'avoir perdu du temps, & se remettaient à
suivre le torrent.
E n approchant de FHôtel-de-Ville, le long des
quais , par-dessus les barricades éboulées, nous
n'étions plus qu'une dizaine. E n ce moment, à la
hauteur du pont N o t r e - D a m e , quelqu'un s'é-
cria :
« Les m u n i c i p a u x ! »
Alors nous étant retournés, nous vîmes venir
derrière nous plusieurs escadrons de munici-
paux à cheval. T o u t mon sang ne fit qu 'un tour.
A h ! nous n'étions plus désarmés maintenant,
on ne pouvait plus nous écraser comme de la
Histoire d'un homme du peuple 341
pail le! Mais ils s'avançaient au pas, le sabre
au fourreau. Les barricades renversées sur leur
route, & d'autres encore reliées debout sur le quai
de Gévres, les empêchaient de nous charger. Ils
battaient en retraite de Paris.
L'idée de la vengeance me passa par la tête
comme un éclair, & je couchai en joue leur géné-
ral, à cent pas. Lorsqu'i l me vit , — car ses yeux
tournaient de tous les côtés : en haut, en bas, en
avant, en arrière, — il prit tout de suite une
bonne figure, en me saluant avec son grand c h a -
peau bordé de blanc.
Mes bras en tombèrent, & je m'écriai en m o i -
même : « T u ne peux pourtant pas tuer un
homme qui te salue, Jean-Pierre ; non, c'eft i m -
possible ! » Mais d'autres en grand nombre .ve-
naient alors du pont & des rues voisines; ils se
jetèrent en avant & se mirent à crier :
« Faisons-les prisonniers! »
Cela me parut meilleur, & tout de suite je pris
un de ces municipaux par la bride en lui disant :
« Descendez?»
Il ne répondit pas. Plusieurs ayant suivi mon
exemple, ces escadrons bleus, le casque luisant . \c
sabre pendant sur la cuisse & l'air sombre, étaient
arrêtés dans les pavés, dans la boue, un homme à
la bride de chaque file, la baïonnette ou la pique
sous le nez du municipal.
' 3 -i 2 Hisioire d'un -homme du peuple
Et comme, malgré cela, pas un ne voulait obéir
des enfants venaient encore des barricades se pen-
dre à leurs grandes bottes.
Enfin, tous ces gens semblaient prisonniers. Je
me réjouissais d'avance de mener un cheval dans
la rue des Mathurins-Saint-Jacques; lorsque tout
à coup le général, qui se trouvait au milieu de la
colonne, se mit à crier :
« E n avant ! »
Le maréchal des logis, que.je tenais par la bride,
me donna sur la figure un coup de poing telle-
ment fort, que je fus renversé contre la barricade,
la bouche pleine de sang. E n même temps, les
escadrons partaient ventre à terre. T o u s les m u -
nicipaux avaient fait la même chose à ceux qui
tenaient leur cheval par la bride.
C'était u n feu roulant des deux côtés de la rue
& du pont sur ces pauvres diables. Leurs grosses
bottes tournaient en l 'air, leurs casques s'aplatis-
saient sur les pavés, leurs chevaux s'affaissaient
en les culbutant à dix p a s ; le feu roulait toujours,
& l'on voyait au loin, à travers la fumée, les dos
ronds des cavaliers penchés en avant, les queues
flottantes & les grosses croupes des chevaux, lan-
cés à fond de train au-dessus de ces murs de pavés,
o ù l'on n'aurait jamais cru qu'un cheval pouvait
passer.
Quel carnage, mon D i e u !
Histoire d'un homme du peuple 34.3
Le pire, c'eft que, une fois la fumée dissipée,
nous vîmes deux ou trois d'entre nous souffler la
mort, & , sur le pont, d'autres malheureux par
tas, la face contre-terre, avec des balles dans le
ventre. T o u s les coups qui n'avaient pas porté sur
les municipaux étaient entrés dans la foule, à
droite & à gauche.
Voilà le spectacle des guerres civiles !
U n enfant s'en allait tranquillement par-dessus
les morts , avec un casque enfoncé jusqu'aux
épaules; des femmes se penchaient aux fenêtres;
des vieilles sortaient, les mains au ciel, criant :
« Quel malheur! »
Dieu veuille que ces exemples profitent à ceux
qui viendront après nous, & que nous n'ayons
pas souffert inutilement.
Nous repartîmes de cet endroit, encore pleins
d ' indignation, & nous arrivâmes à la grande
porte d e T H ô t e l - d e - V i l l e , où des gardes nat io-
naux firent mine de nous arrêter; mais, comme
nous armions nos fusils, ils' s'écartèrent & nous
montâmes.
C'eft surle grand escalier de l 'Hôtel-de-Ville, où
tant d'actions terribles & grandioses se sont ac-
complies durant la Révolution, où tant de paroles
généreuses ont été prononcées pour la défense de
la juftice, c'eft là que nous reprîmes un peu de
canne, en pensant à ce que dé pauvres petits êtres
3^4 Histoire d'un homme du peuple
tels que nous, étaient auprès de ces hommes de la
C o m m u n e , auxquels nous devons presque tous nos
droits. O u i , tous ces v ieux souvenirs bourdon-
naient sous les hautes voûtes avec les pas des
hommes du peuple, qui montaient fièrement &
semblaient dire :
« N o u s sommes, ici chez nous! Quand la
France parle d'ici à l 'Europe, tous les rois trem-
blent! . . . »
U n souffle de force & de grandeur me passait
sur la figure.
E t sur cette grande terrasse intérieure, éclairée
par la v o û t e , — où des cadavres de municipaux,
blancs comme la cire, dormaient pour toujours,
— dans cette salle où les premiers révolutionnai-
res ont fini par se tuer de désespoir, lorsque le
peuple les avait abandonnés, c'eft là que les idées
en foule nous vinrent devant les morts.
N o u s avions fait halte, & nous entendions par-
ler au fond d'une allée à gauche. A u bout de
quelques inftants, nous prîmes ce chemin. J 'é-
tais devant, mon fusil sur l'épaule. U n vieux gé-
néral, très-petit & la tête blanche, sa large croix
sur la poitrine, nous rencontra dans l'allée, &.
m'arrêta par le bras en me demandant :
* O ù allez-vous?
— Nous allons voir ce que disent les autres, lui
répondis-je étonné.
Histoire d'un homme du peuple 04Ï
1 — O n délibère, fit-il.
— Eh bien ! nous voulons aussi délibérer, » dit
Emmanuel .
Alors, voyant qu'il ne gagnait rien sur nous, il
dit encore, en me retenant toujours :
« Je suis un soldat de 92 ! »
Et je lui répondis :
« Raison de plus. . . nous avons les mêmes
idées... Voi là pourquoi nous voulons délibérer. »
Il ne dit plus rien & s'en alla.
Nous entrâmes dans la salle où l 'on parlait. Elle
n/était pas très-grande. A u milieu se trouvait une
table en fer à cheval ; de l 'autre côté, le dos tourné
à la rangée de fenêtres vers la place, étaient assis
trois hommes en habit noir. Ils écrivaient. U n e
trentaine d'autres remplissaient la salle. T o u t le
monde parlait & criait ; deux, debout sur des
meubles, faisaient des discours.
Nous allâmes nous placer dans l ' intérieur du fer
à cheval, jufte en face des trois hommes en habit
noir. Celui du milieu s'appelait Garnier-Pagès ,
comme je l'ai su plus tard. Il avait de longs che-
veux, le front haut, le nez u n peu camard, le men-
ton allongé. Il était pâle. Quand nous entrâmes,
nos fusils en bandoulière, il nous.regarda tout
surpris.
Les paroles de la foule montaient & descen-
daient avec les cris de ceux qui s'égosillaient sur
34(3 Histoire d'un homme du peuple
les meubles. O n ne pouvait rien comprendre; je
ne sais pas ce qu'ils disaient. L ' u n , celui de droite,
était grand, très-maigre, i l avait le nez long & les
cheveux gris pendant derrière* Il criait le plus
fort.
Chaque .fois qu' i l criait, ses joues s'enflaient; il
parlait du fond de la poitrine, en allongeant ses
grands bras comme un télégraphe.
Cela dura bien dix minutes. O n répétait autour
de nous :
« Garnier-Pages vient d'être nommé maire de
Paris. »
N o u s avions mis la crosse à terre, & nous atten-
dions avec patience ce qui pourrait arriver. U n de
ceux qui se trouvaient avec nous depuis les T u i -
leries n'avait pas de chemise, mais une vieille
blouse ouverte sur la poitrine. C'eft lui que Gar-
nier-Pagès regardait le plus souvent, & puis moi
ensuite, à cause du sang qui me coulait de la
bouche. Je le voyais , cela l 'étonnait, mais il ne
disait rien. Seulement, au bout de quelques m i -
nutes, l 'écrivain à sa gauche l 'ayant averti de quel-
que chose, il leva la main, & tous les assiftants se
mirent à crier :
« C h u t ! . . . c h u t ! . . . Écoutez ! . . . »
Ceux qui faisaient des discours descendirent de
leurs meubles; toute la salle se tut .
Garnier-Pages se mit à lire ce que l'autre avait
: 4 7
écrit. Je me rappelle très-bien que cela commen-
çait ainsi : « L e roi Louis-Phi l ippe vient d'abdi-
quer.. . » Mais il avait à peine lu ces mots, que de
tous les côtés des cris partaient :
« N o n ! . . . n o n ! . . . Il n'a pas abdiqué.. . O n l'a
chassé! »
Ce qui rendit Garnier-Pagès encore plus pâle.
Il faisait signe de se taire, mais i l fallut du
temps.
Comme le silence commençait, Emmanuel tout
à coup lui dit face à face :
« Il nous faut des garanties. »
Cela le surprit beaucoup. T o u t e la salle écou-
tait.' Il répondit :
« Quelles garanties? »
Emmanuel dit :
« Proclamez la république! »
Garnier-Pagès répondit :
x Quelle république? Voulez-vous une c-onA'i-
tuante, une législative?.. . »
Je vis bien alors qu' i l était très-fin, car les gens
n'avaient pas encore eu le temps de réfléchir à ce
qu'ils voulaient, Emmanuel fut embarrassé; mais
un autre derrière, cria :
« N' importe! nous verrons plus tard:. . Procla-
mez toujours la république. . . Le refte ne nous
embarrassera pas! »
Et tout le monde se mit à crier i
Histoire d'un homme du peuple
<c O u i . . . oui . . . la république ! »
Ces choses sont tellement dans mon esprit, que .
je crois encore les voir & les entendre; j 'y suis :
C'eft mot à mot la vérité. Seulement plusieurs
parlaient à la fois, criant des paroles qu'on ne
pouvait pas comprendre, & Garnier-Pagès faisait
semblant de les écouter. Mais je voyais bien qu'il
réfléchissait en lu i -même comment il pourrait se
tirer de là, car à la fin il leva la main, & , les gens
s'étant tus, il dit d'un air chagrin :
« Messieurs, vous voyez qu'on ne peut rien faire
de sérieux dans ce tumulte . Messieurs les secré-
taires & moi nous allons passer dans la pièce voi-
sine, & quand notre proclamation sera terminée,
nous viendrons vous en donner lecTure. »
E n même temps, sans attendre la réponse, il s e
leva & les deux autres aussi. Cela causa du t u -
multe. A u bout de la table, de leur côté, se trou-
vait une porte; comme ils allaient à cette porte,
leurs papiers sous le b r a s , celui qui n'avait
pas de chemise me d i t , en se penchant à mon
oreille :
« Il trahit! . . . Eft-ce que je dois le fusiller ? »
Mais, malgré ma mauvaise humeur, l'idée de
fusiller un homme pareil me parut abominable, &
je répondis :
« N o n , c'eft Garnier-Pagès ! »
T o u t le monde avait entendu parler de Garnier
Histoire d'un (tomme du peuple 349
Pages. — Pendant que nous parlions, ils pas-
sèrent dans l'autre chambre.
Une fois hors de notre salle, & la porte refer-
mée derrière eux, ces gens devaient se réjouir de
leur bon tour. Nous autres, nous étions là comme
des imbéciles.
T o u t le monde criait sans écouter ses voisins,
de sorte que l 'ennui nous gagnait avec la colère.
Emmanuel me dit :
« Sortons ! Qu'eft-ce que nous faisons avec ces
braillards ? »
Nous sort îmes, furieux d'avoir perdu notre
temps. Mais, comme nous arrivions sur la plate-
forme intérieure, d'où descend le grand escalier,
voilà que bien d'autres cris, bien d'autres rumeurs
arrivent de la place. Ceux qui venaient des T u i -
leries, après avoir ravagé les glaces, les tables, les
livres, les vases, les tableaux de fond en comble,
arrivaient à l 'Hôtel-d£-Ville; sans parler d'une
foule d'autres qui sortaient des quartiers voisins
>( & même des faubourgs. Ils criaient : « V i v e la
• République ! » & tiraient des coups de fusil.
1 Nous descendîmes bien vite, pour ne pas refter
engouffrés jusqu'au soir dans la bâtisse.
35o Histoire d'un homme du peuple
X X I X
Nous avions raison , car à peine étions-nous
en bas, hors de la grille, que toute cette masse
de peuple débordait du quai Pelletier, des rues
de la Vannerie , de la Tannerie & du pont d'Ar-
cole, avec des habits galonnés, des franges du
trône, des chapeaux de femme, & mille autres
guenilles au bout des baïonnettes; sans parler des
drapeaux rouges & des drapeaux tricolores dégoû-
tants de pluie & de boue. T o u t cela s'avançait,
chantait, lâchait des coups de fusil, & malheureu-
sement aussi trébuchait, car on avait vidé les caves
de Louis-Phi l ippe, on avait bu tout ce qu'on pou-
vait boire, & les bouteilles à moitié vides, on les
avait jetées aux murs. . *
Enfin, je suis bien forcé de le dire, c'était hon-
teux pour un grand nombre. Ceux qui boivent un
jour pareil, jusqu'à ne plus pouvoir se tenir sur
leurs jambes, sont des êtres indignes de soutenir
la juftice.
Histoire d'un homme du peuple 35i
Mais que faire? Ce monde innombrable tour-
billonnait sur la place, comme un essaim qui
cherche un arbre. Nous eûmes encore le temps de
gagner le quai aux Fleurs, par le pont Notre-
Dame, & là nous fîmes halte pour regarder. T o u t
était noir de têtes, tout grouil lait , tout montait
dans la maison commune; et les cris, ces grands
cris de la multitude qui s'élèvent comme le chant
d e l à mer, — ces cris qui ne finissent j a m a i s , —
à chaque inftant semblaient grandir & s'étendre
plus loin :
Emmanuel me dit :
« Maintenant Dieu veuil le, Jean-Pierre, que
les troupes soient bien dispersées! Dieu veuille
que Bugeaud ne les ait pas réunies sous sa main
quelque part, car, avec cette quantité d'ivrognes,
qui brûle notre poudre pour faire du bruit , nous
serions bien malades. »
Je pensais comme lui : — la bêtise du peuple
me faisait frémir.
Et pourtant, c'était encore la moindre des choses.
L a bataille, c'eft la bataille, on s'extermine, on se
défend, on n'a peur de rien ; ceux qui réchappent,
réchappent, ceux qui meurent ont leur pain cui t ;
mais après la bataille, qu'eft-ce qui va venir?
Qu'eft-ce que le pays dira demain ? Qu'eft-ce que
les royaliftes, les communifl.es, les socialiftes
feront? Qu'eft-ce qui sera maître? Eft-ce que nous
352 Histoire d'un homme du peuple
sommes en 92, eft-ce que nous sommes en i83o?
Eft-ce que les Prussiens, les Anglais , les Russes
viendront? Quoi. . .? Quoi?
Quand tout va bien, quand on travaille, quand
les soldats montent leur garde, & que les juges
rendent la juftice; quand les femmes vont à l'église
& les enfants à l'école, alors on ne pense à rien,
on se figure que tout eft en ordre, & que cela con-
tinuera dans les siàcles; mais quand tout culbute,
quand tout eft à terre d'un coup, combien d'idées
auxquelles on n'avait jamais songé vous arrivent !
Emmanuel & moi nous passions devant le Pa-
lais-de-Juftice, & , plus loin, sur le pont Saint-
Michel , à travers mille espèces de gens qui cou-
raient vers la place de Grève. Nous n'avions pas
besoin de nous dire nos idées, elles nous venaient
toutes seules; & ce que nous avait demandé Gar-
n ier -Pagès : — « Quelle espèce de république
voulez-vous ? » me paraissait alors plein de bon
sens. Je me rappelais le livre de Perrignon, & je
m'écriais en moi-même :
« Eft-ce que nous voulons une conftituante?
eft-ce que nous voulons un directoire? eft-ce que
nous voulons des consuls? ou bien eft-ce que nous
voulons autre chose de nouveau ? Si nousvoulon«s
quelque chose de nouveau, il faut pourtant savoir
quoi . Jean-Pierre, qu'eft-ce que tu veux? »
J'étais embarrassé de me répondre ; je pensais ;
Histoire d'un homme du peuple 353
« Si Perrignon était là, bien sûr qu' i l t'ouvrirait
les idées. »
J'avais aussi des inquiétudes pour ce bon vieux
Perrignon, que j 'aimais comme moi-même. N o u s
avions été séparés malgré nous. Qu'eft-ce qu' i l
était devenu ?
Emmanuel , la tête penchée, ne disait rien. L a
nuit descendait. Les gens qui couraient, criaient
tous : « V i v e la république ! » Pas une âme ne
savait encore que nous avions un gouvernement
provisoire.
Dans la rue Serpente, nous vîmes que le cabou-
lot était fermé.
<c A r r i v e ! » me dit E m m a n u e l .
Et nous remontâmes par la rue des Mathurins
jusqu'au cloître Saint-Benoît. Il faisait déjà nuit
noire; pas un réverbère, pas une lanterne ne nous
montrait le chemin. Par bonheur, la porte du
reftaurant d'Ober était ouverte. N o u s entrâmes.
Deux quinquets brillaient dans la salle à gauche,
& quelques étudiants mangeaient sans rien dire.
M . Ober était sorti. Nous posâmes nos fusils dans
un coin, près des fenêtres, & l'on vint nous
servir.
Dehors, au loin, bien loin, les rumeurs, les cris,
les coups de fusil s'élevaient de temps en temps,
puis se taisaient. L e tocsin sonnait toujours ; mais
pendant que nous mangions, tout à coup le gros
80.
3 5 4
bourdon de Notre-Dame se tut , ce qui produisit
une sorte de silence. O n entendait mieux les ru-
meurs du quartier, le passage des gens dans le
cloître.
E m m a n u e l , à la fin de notre repas, me de-
manda :
« Qu'eft-ce que nous allons faire cette nuit?
— Je ne sais pas, lui répondis-je... puisque tout
eftf ini . . .
— Moi , dit-il , je vais changer d 'habits; mes
bottes, à force d'être mouillées, me serrent les
pieds.
— E h bien, allons changer, lui dis-je, & , dans
une demi-heure, v ingt minutes, réunissons-nous
quelque part.
— O u i , tu viendras à la brasserie de Strasbourg,
rue de la Harpe. »
N o u s sortîmes. Dans ce moment une foule de
gens rentraient déjà dans le quartier; on criait ;
« V i v e la république! — V i v e le gouvernement
provisoire ! » Des étudiants traversaient le cloître ;
ils parlaient de L a m a r t i n e , de Ledru-Rol l in ,
d'Arago. Nous écoutions. Sous la porte Saint-
Jacques, au moment de nous séparer, Emmanuel
me dit :
« Il paraît que nous avons un gouvernement
provisoire; tant mieux, c'eft meilleur que rien. »
Il remonta la rue Saint-Jacques. Je la descendis
Histoire d'un homme du peuple 35 :i
par-dessus les pavés, jusqu'au coin de la rue des
Mathurins, ou j'allais tourner, quand je vis ar-
river en face de moi un piquet de trois hommes,
conduit par un caporal en chapeau rond & longue
capote, qui portait une petite lanterne carrée, &
me dit en la levant :
« C'eft toi , Jean-Pierre! Je suis content de te
retrouver, petit. »
Celui qui me disait cela, c'était Perrignon. Il
venait d'établir un porte dans la rue Saint-Jac-
ques, au coin de la ruelle du F o i n , pour tous les
hommes de bonne volonté ; i l conduisait sa pre-
mière ronde.
O n se figure comme je l'embrassai. Je lui pro-
mis aussitôt de venir veiller à son porte, après avoir
été prévenir E m m a n u e l .
Nous étions à l'entrée de la rue des Mathurins :
je n'eus qu'une centaine de pas à faire pour gagner'
la maison & monter à ma chambre, où je chan-
geai d'habits. Ensuite j'allai prendre Emmanuel à
la brasserie de Strasbourg.
Il pouvait être six heures. Pas un bec de gaz ne
brillait dehors. Quelques étoiles troubles se mon-
traient à peine; une petite pluie froide tremblo-
tait dans l'air, & de tous les côtés on entendait
déjà crier :
« Q u i v ive! . . . qui v i v e ! . . . »
Dans cette nuit noire, cela produisait un grand
356 Histoire d'un homme du peuple
<effet. L'idée me v i n t q u e les Parisiens ont tout de
même du bon sens, puisque, dans la crainte de
Bugeaud, ils se gardaient tout de suite comme la
troupe, pendant que les ivrognes dormaient dans
leur coin.
Emmanuel fut bien content d'apprendre ces
choses, & nous sortîmes de la brasserie à tâtons.
Dans plus d'un endroit on voyait au loin des
feux allumés, avec des hommes assis autour sur
les pavés, fumant leur pipe & causant entre eux,
le fusil en bandoulière. Ces feux éclairaient les
sentinelles immobiles au haut des barricades, &
les vieilles maisons à droite & à gauche. L a l u -
mière montait toute rouge, comme un éclair, jus-
qu'aux toits, puis descendait en se resserrant a u -
tour de la flamme : tout redevenait sombre.
L a masse des pavés nous arrêtait souvent. Plus
d'une fois nos pieds tapèrent dans la boue pro-
fende; mais nous arrivâmes pourtant à .notre
corps-de-garde, rue Saint-Jacques, l 'un des meil-
leurs du quartier. Il était grand, il avait un lit de
camp, un râtelier pour les armes, & une large
cheminée à droite en entrant, où le feu pétillait
& flamboyait comme dans les scieries de notre
pays, ce qui vous réjouissait la vue , par un temps
de pluie & de brouillard pareil.
A u t o u r d'une grosse table de chêne, les cama-
rades, ouvriers & gardes nat ionaux, à dix ou
3 5 7
quinze, buvaient & mangeaient. Ils avaient fait
apporter du vin dans u n broc, avec un grand pâté
où chacun tranchait à son aise.
« Voici du renfort, s'écria Perrignon tou
joyeux, en venant nous serrer la main. V o u s avez
mangé ?
— Nous sortons de chez Ober , répondit E m -
manuel.
— E h bien ! mettez vos fusils au râtelier. Dans
un quart d'heure vous monterez la garde. »
Les autres continuaient à boire, à rire, à se ra-
conter ce qu'ils avaient fait depuis trois jours.
L 'un parlait de l'attaque du Château-d 'Eau, l 'au-
tre de la fuite du roi, un autre de l 'enlèvement du
trône, qu'on avait brûlé sur la place de la Bas-
tille.
Chacun avait vu quelque chose d'extraordinaire,
& c'eft là que j 'entendis pour la première fois un
garde national chanter l 'air « Par la voix du ca-
non d'alarme, » etc., dont plus tard les gens eurent
les oreilles tellement remplies, qu'i ls s'écriaient :
« Mon Dieu! si nous entendions seulement encore
une fois le bruit des charrettes & les cris des mar-
chands d'habits! Quel malheur! Cela ne finira
donc jamais ! »
Ce garde national avait tous les couplets écrits
sur un morceau de papier; il chantait d'Une petite
voix tendre, & nous répétions tous en chœur :
358 Histoire d'un homme du peuple
- _ — . _ J >
« Mourir pour la patrie! Mourir pour la pa'
trie!... »
Les larmes nous en venaient aux yeux.
Perrignon, assis derrière avec 'nous, sur le lit de
camp, nous 'racontait l 'envahissement de la Cham-
bre, où se trouvait déjà la duchesse d'Orléans avec
ses deux enfants; la manière honteuse dont les
députés satisfaits l 'avaient abandonnée, — l o r s q u e
le général Bedeau, sur la place de la Concorde,
leur demandait des ordres, & que personne, ni les
miniftres, ni le président, n'osait en donner; —
l'arrivée du peuple, & l'obftination de cette veuve,
habillée en noir, au mil ieu du débordement, mal-
gré les cris & la fureur; son calmé, lorsque Marie
& Crémieux demandaient le gouvernement pro-
visoire, & que Lamartine faisait un discours su-
perbe, déclarant que la nation seule pouvait dé-
cider ce qu'elle voulait selon la juftice.
« Elle serait reftée là, dit-il, en saluant toute
pâle ceux qui prononçaient des mots pour elle ;
rien n'aurait pu la forcer de partir, si la grande
multitude n'avait à la fin rempli tous les bancs,
& si L e d r u - R o l l i n n'avait en quelque sorte
•proclamé la république. Alors le torrent l 'en-
traîna. »
Perrignon disait que le courage de cette femme
l'avait attendri; que pas une reine de France n'a-
vait encore mon|ré la même fermeté ; seulement
Histoire d'un homme du peuple 35g
que dans cette race de satisfaits, — qui depuis d i x -
huit ans approuvait, tout, votait tout les yeux fer-
més, — pas un seul n'avait eu le courage de se
faire tuer pour la défendre !
Il disait aussi que malheureusement ces êtres
sans cœur ne manquent jamais sous aucun gou- .
vernement, qu'ils arrivent tout de suite se mettre
à table, en écartant les bons citoyens des deux
coudes, en parlant de leur dévouement, en ayant
encore l'air de se sacrifier, la bouche pleine & le
ventre gonflé de nourriture; mais qu'au premier
coup de feu tous disparaissent comme des ombres;
qu'ils trouvent leur peau trop délicate pour rece-
voir un accroc!
« J'ai vu ça, mes enfants, disait- i l ; l'affaire
de i83o m'a découvert la bassesse humaine. Com-
bien pensez-vous qu'il y avait de combattants
derrière les barricades, hier et avant-hier? Quel-
ques centaines ! E h bien ! demain vous verrez les
vainqueurs sortir de terre par milliers, comme les
limaces après la p luie ; ils lèveront le sabre &
crieront, la bouche ouverte jusqu'aux oreilles :
« Rangez-vous ! Tambours , battez la charge ! En
avant ! » Si le mot de république pouvait
changer cette bassesse en grandeur, ce serait
magnifique, mais je n'ose pas seulement l 'es-
pérer. »
Perrignon, assis au bord du lit de camp, nous
36o Histoire d'un homme du peuple
parlait de la sorte; Emmanuel & moi nous l'e'cou ;
tions en silence; derrière nous Quentin & Valsy
dormaient comme des bienheureux.
Il faut savoir aussi qu'à chaque inftant des
rondes arr ivaient , ramenant des .prisonniers.
C'étaient les soldats de la caserne du Foin ou
d'ailleurs, dispersés le matin, & qui pensaient s'en
aller à la nuit . Mais en sortant des allées, ces pau-
vres garçons de la Bretagne, de la Normandie, de
l 'Alsace, n'avaient pas fait cinquante pas qu'ils
entendaient crier : « Q u i vive ! » Et l'on pense
si cela les étonnait de voir la sentinelle en cas-
quette ou en 'chapeau, l 'arme prête, remplir leur
service & leur crier :
« Passez au mot d'ordre ! »
Ils arrivaient tout doucement, & on leur disait :
« Al lez au pofte ! »
L à , sur la porte du corps-de-garde, ils voyaient
les citoyens réjouis de la victoire, qui leur
criaient :
« A r r i v e z i c i , camarades!. . . Réchauffez-vous...
Asseyez-vous., , Buvez un coup ! »
O n leur passait Se broc, on leur donnait le cou-
teau. Pas un seul ne refusait, au contraire; après
avoir passé la journée au fond d'une cour, dans un
bûcher ou partout ailleurs, ils étaient bien con-
tents de s'asseoir à table avec les soutiens de
Tordre. Quand on leur demandait :
Histoire d'un homme du peuple 3o i
« Eh bien, qu'eft-ce que vous allez faire, main-
tenant? »
Tous répondaient :
« Mon Dieu, nous allons retourner au v i l lage;
nous ne comptions pas encore sur notre congé,
mais c'eft égal, la vieille mère ne sera pas fâchée
tout de même de nous voir revenir avant les sept
ans. »
Chacun trouvait cela très-naturel, & l'on croyait
aussi que tout le monde, à l 'avenir, ferait partie
de la garde nationale, qui remplacerait l 'armée.
C'était la première idée qui vous venait. 0_u'eft-ce
que la France aurait eu à craindre, si nous avions
tous été soldats, de dix-huit à v ingt-cinq ans
pour marcher en cas de besoin, & de ving-cinq a
cinquante pour faire le service de l 'intérieur? Les
Allemands & les Russes nous auraient laissés
bien tranquilles, en se rappelant ce qui leur était
arrivé pendant vingt ans, pour s'être mêlés de nos
affaires.
Enfin il fallut relever les poftes. Perrignon nous
avertit, & nous partîmes ensemble à cinq ou s ix ,
en descendant la rue Saint-Jacques.
C'est moi qui relevai la sentinelle de la première
barricade. Le mot d'ordre était : « Liberté, ordre
public! »
Les autres partirent; je reliai seul. C'eft encore
un des grands souvenirs de ma vie : cette nuit
21
3C2 Histoire d'un /tomme du peuple
sombre, ces hommes qui s'en vont le fusil sur
l 'épaule & dont les pas se perdent dans le lointain;
ces cris.de « Q u i vive!» répétés dans la profondeur
des quartiers, & qui semblaient dire : « Atten-
tion, citoyens! veil lez pour la patrie & la liberté! »
E t ces rumeurs du côté de la place de Grève,
ces coups de fusil que suivent de longs silences où
l 'on entend la pluie tomber des gouttières; la lan-
terne cassée, au haut de la barricade, dont la
flamme jaune & rouge sort par infiants de la vitre
humide, éclairant les flaques d'eau à cinq ou six
pas : — O u i , c'était quelque chose d'étrange.
J'écoutais! Dans la rue, pas un brui t ; au loin,
les paroles du corps-de-garde, les 'éclats de rire,
l'arrivée d'une ronde, les crosses de fusil qui se
reposent sur les dalles, le départ d'un piquet, la
vieille Sorbonne qui tinte la demi-heure. — A h !
que de pensées vous viennent après une journée
pareil le! . . . comme ce qu'on a v u vous repasse
devant les y e u x : — Ce palais magnifique des
Tui ler ies , ce tumulte sur les quais, ces munici-
paux, l 'Hôte l -de-Vi l le ! — E t maintenant, que
va-t- i l arriver? Lamartine eft là, heureusement, il
travaille; dix autres autour de lu i , des hommes
de cœur, l 'a ident; ils préviennent la' France, ils
calment le peuple, ils sont forcés de songer à tout
pour n o u s !
O u i , ce sont de grands souvenirs, pour un
Histoire,d'un homme du peuple 363
simple homme tel que m o i . Souvent je me de-
mande :
« A s - t u vu ces choses, Jean-Pierre? as-tu
veillé sur cette barricade ?... N'eft-ce pas u n
rêve ? »
J'étais là depuis environ une demi-heure, écou-
tant au milieu du silence, & songeant à tous ces
changements incroyables survenus depuis trois
jours ; rien ne bougeait, & ma garde avait l'air de
vouloir continuer ainsi, quand au lo in , derrière
moi, vers la place Sorbonne, des pas se mirent à
descendre la rue. Ce n'était pas une ronde, caries
gens passèrent devant notre corps-de-garde sans
s'arrêter. Ils parlaient à demi-voix, & , en arrivant
au coin de la rue, voyant la haute barricade, ils
s'arrêtèrent pour chercher un passage.
Alors, j 'armai mon fusil en criant :
« Qui vive ! »
Trois relièrent en arrière; un quatr ième, un
élève de l 'École polytechnique, grimpa sur les
pavés & me dit :
« C'eft M . A r a g o ; il se rend au gouverneme t
provisoire. »
J'avais bien entendu parler de M . A r a g o , ma •>
beaucoup de gens, par une nuit pareille, dec
ennemis, peuvent dire :
« Je suis Kïago... ie suis Lamartine ou I.ediw-
Rollin. vi
3 6 4 Histoire d'un homme du peuple
O n n'eft pas forcé de les croire; c'eft pourquoi je
répondis :
« Allez prendre le mot d'ordre au corps de
garde. »
Il descendit,-& les trois autres personnes s'avan-
cèrent plus près, à quatre ou cinq pas. L'élève de
l 'École polytechnique se mit à courir en remontant
la rue. Arago était près de la lanterne, que le vent
faisait tourbillonner. Je vois encore ce vieillard
avec sa longue capote, son chapeau rond, le dos un
peu courbé, les mains croisées derrière & la tête
penchée. Il ne me regardait p a s ; il regardait
devant lu i , toujours à la même place. Je le vois
dans cette ombre, les lèvres serrées, celle de des-
sous avançant sur l 'autre, le nez un peu aquil in,
les gros sourcils gris , immobile & songeur. Il pen-
sait à combien de choses!
Les autres se tenaient plus loin dans le silence.
Pour A r a g o nous n'étions pas là, ni les pavés,
ni la nuit , ni le vent, ni la lanterne tremblotante,
ni l'épais brouillard ; dans sa pensée, il voyait la
France, le bouleversement de tout, l 'armée en dé-
route, le courage qu' i l faudrait pour tout rétablir
avec la liberté.
Je ne savais pas, moi , quel était cet homme ; je
ne savais pas que c'était le plus grand esprit de
notre temps, le plus ferme, le plus jufle. Je ne
savais pas que depuis sa jeunesse il avait travaillé,
Histoire d'un homme du peuple 365
toujours travaillé, pour grandir et honorer sa
patrie, & q u ' o n parlait dans tout l 'univers d 'Arago,
comme d'un des plus grands génies de l 'Europe,
Non, je ne pouvais pas me figurer le quart de ces
choses ! Pourtant de voir là ce vieillard tellement
pensif & la figure si noble, j 'avais le plus grand
respect; des idées de grandeur, de force, de bonté,
de juftice me passaient par la tête; & depuis que
j'ai su quel génie était là devant moi dans cette
nuit brumeuse, au mil ieu de ces événements extra-
ordinaires dont les siècles parleront, depuis, je l'ai
toujours comme peint devant les y e u x , sur le fond
noir des pavés entassés, près de la lanterne qui
tourbillonne.
Enfin on accourait du corps-de-garde, & l'élève
de l 'École polytechnique me dit à l'oreille :
« Liberté, ordre publicI »
Je répondis :
« Passez ! »
Perrignon & deux autres camarades étaient
aussi venus. Ils se tinrent en arrière. Arago & ses
amis passèrent en silence dans la petite allée à
gauche; Perrignon se retira.
Il était alors sept heures au moins. J'ai sou-
vent entendu dire depuis qu 'Arago se trouvait
à l 'Hôtel-de-Ville, avec les autres membres du
gouvernement provisoire; mais ce que je ra-
conte eft sûr. Arago n'eft pas arrivé avant sept
2t.
366 Histoire d'un homme du peuple
heures & demie à la Commune. Il faisait nuit
dehors comme dans un four; il avait peut-être eu
beaucoup de barricades àgrimper avant d'arriver à
la nôtre; il demeurait peut-être loin, je n'en sais
rien; mais voilà ce que j'ai v u moi-même.
Ma faction continua jusqu'à huit heures, & je
ne me rappelle rien de nouveau jusqu'au moment
où l 'on vint me relever.
E n rentrant, Perrignon me parla du gouverne-
ment provisoire, de Lamartine, d 'Arago, de D u -
pont de l 'Eure, etc. Il me disait que la maison
était détruite, qu'il ne reftait que trois ou quatre
vieux pans de murs de 92, qu'aucun incendie v ne
peut entamer; que les pierres & le mortier ne
manquaient pas non p l u s , mais que, si l'on chan-
geait d'architecte, que si l 'un voulait une caserne-
l'autre une église, l 'autre un phalanftère, on ne
viendrait à bout de rien.
M o i , la fatigue m'accablait, je dormais aux
trois quarts, & pourtant je me souviens que sa
grande crainte était de voir arriver les individus
contraires au bon sens, les Communifles, les Cabé-
tiens, & tous ceux que nous avons vus depuis faire
si bien là besogne de nos ennemis.
Entre quatre & cinq heures, il fallut encore
monter une garde. Alors le petit jour était arrivé, le
danger passé; chacun se retira. Jemontai dans ma
chambre & je dormis jusque onze heures d'un trait.
Histoire d'un homme du peuple 36j
X X X
C'cft le 2 5 février qu'i l aurait fallu voir le mou-
vement de Paris au milieu des barricades! cette
masse de gens qui sortaient en quelque sorte de
dessous terre, en criant «Victoire!» le tambour qui
battait le rappel; les braves qui donnaient aux
citoyens l'ordre de se mettre en r a n g ; les b o u -
tiques des marchands de v i n , ouvertes au large, où
l'on buvait à la santé de la république ; les trois ou
quatre liftes du gouvernement provisoire affichées
aux coins des rues : celle de la Chambre des dépu-
tés, celle d e l à Commune, celle de la préfecture de
police.
E m m a n u e l , Perrignon, Valsy & m o i , nous
étions convenus de nous réunir à !a brasserie de
Strasbourg, vers dix heures ; mais j 'avais dormi si
longtemps que je n'espérais plus les trouver,
sur mon chemin j'entendais déjà crier :
« Méfiez-vous! ne laissez pas démolir vos bar-
ricades.. , L a place du peuple eft dans les barri-
363 Histoire d'un homme du peuple
eades... Réunissez-vous sur la place de Grève...
Observez bien la C o m m u n e ! . . . Prenez garde qu'on
vous confisque votre révolution comme en i 8 3 o ! »
Les tambours roulaient. Des individus qu'on
ne connaissait ni d 'Eve ni d 'Adam levaient le
sabre en criant :
« Rangez-vous !»
Quelques-uns , avec des fusils, les écoutaient;
ils partaient par escouades de quatre, six, dix,
l'arme au bras; pendant que l 'autre, le chef, se
dandinait devant & se retournait pour voir si ses
troupes marchaient en bon ordre.
L e principal était d'avoir un tambour; quand le
tambour battait, on emboîtait le pas.
Malheureusement, tous ne voulaient pas se
ranger; car, en arrivant à la brasserie de Stras-
bourg, je vis une confusion auprès de laquelle celle
de l 'Hôtel-de-Ville, que j'avais vue la veille, n'était
encore rien. T o u t grouillait, tout parlait, tout
criait. Sur chaque table, trois ou quatre orateurs,
comme on les appelait, faisaient des discours.
Quand on écoutait à droite, on entendait parler de
c lubs; à gauche, de Vincennes; devant, de p h a -
lanftère ; derrière, de garanties, de drapeau rouge,
de droit au travail ; enfin de tout.
C'était tellement nouveau, tellement extraordi-
naire, que, s'ils avaient parlé chacun à leur tour,
on se serait assis par curiosité pour les entendre.
Histoire d'un homme du peuple 36')
Mais ils parlaient tous ensemble sans s'arrêter.
Chacun d'eux avait aussi trois ou quatre cama-
rades qui lui prêtaient attention, & quand il en
arrivait de nouveaux, ces trois ou quatre voulaient
les faire écouter, en disant : « Ecoutez, c'eft un
tel! » qu'on ne connaissait pas.
Je me souviens que, en regardant au fond de la
salle pour tâcher de trouver Perrignon, u n de ces
hommes en blouse blanche me dit :
« C'eft O d é n a t L . l e grandOdénat qui parle! Il
a plus de génie que toute la Convention ensemble. »
Et que, m'étant retourné sans savoir lequel
était Odénat, un autre me prit par le bras, en
disant :
s Écoutez, citoyen, c'eft Qui l l iot . . . l i a plus de
profondeur dans l'esprit que Saint-Juft. »
J'aurais cru que ces gens se moquaient de moi ,
s'ils n'avaient pas été si graves. Depuis , j'ai vu
qu'ils disaient tous la même chose le uns des
autres, & qu'ils le croyaient. Dans leur âme &
conscience, ils regardaient Arago , Lamartine,
Ledru-Rollin, Marie, Crémieux comme bien a u -
dessous du moindre d'entre eux, & comme ayant
pris leur place dans la direction du peuple. Ils le
croyaient, s'étant répété cela entre eux pendant
des années; mais ils n'étaient pas méchants, i ls ne
demandaient aux gens que d'avoir la même idée
qu'eux sur leur propre compte,
370 Histoire d'un homme du peuple
Je regardais donc tout étonné, quand E m m a -
nuel, Perrignon & Valsy , qui m'avaient attendu,
sortirent de la brasserie, & nous descendîmes
ensemble au caboulot. Perrignon marchait de-
vant , sa grosse tête penchée d'un air trifte. T o u t à
coup il nous dit :
« Mes enfants, ce n'eft pas une plaisanterie;
ce que je craignais arrive. Ces Saint-Simoniens,
ces Cabétiens,ces Fouriériftes, cesCommuniftesde
toute sorte se contentent maintenant de parler, ils
veulent nous gagner par la douceur; mais comme
ils ne peuvent pas tous avoir raison, nous serons
forcés de choisir entre eux, & les autres nous
tomberont dessus. O u bien nous les adopterons
tous, & nous aurons quinze ou vingt gouverne-
ments qui se feront la guerre; ou bien la nation
soutiendra le gouvernement provisoire, & tous
seront nos ennemis; des ennemis terribles, parce
qu'i ls croient avoir raison. Aujourd'hui tout se
passe encore en douceur; ils sont contents de pou-
voir parler; mais demain ils deviendront aigres,
& leur aigreur augmentera de jour en jour jusqu'à
l a ..bataille. J'ai v u cela! Appuyons-nous au gou-
vernement, soutenons-le, c'eft notre seule res-
source. »
Y o i l à ce qu'il nous dit . E t ce jour-là nous man-
geâmes encore au caboulot comme à l 'ordinaire;
puis je rentrai rue des Mathurins-Saint-Jacques,
Histoire d'un homme du peuple 3yi
pour écrire à ma bonne vieille mère Balais que
nous avions la république.
Le lendemain, entre deux & trois heures de
l 'après-midi, voyant la foule se porter sur les
quais, sans savoir ce que cela signifiait, je pris
mon fusil pour descendre jusqu'au pont d'Arcole.
La foule augmentait de minute en minute, & , sur
la place Notre-Dame, on avait déjà de la peine à
passer. J'arrivai pourtant en face de la C o m m u n e
vers trois heures, & là je montai sur un tas de
pierres pour découvrir d'où venait un pareil ras-
semblement. O n n'a jamais v u tant de têtes,
tant de baïonnettes, d'étendards pêle-mêle, tant
de femmes & d'enfants, de v ieux & de vieilles.
C'était incroyable !
Quelques figures se montraient de temps en
temps derrière les hautes fenêtres de PHôtel-de-
Vi l le , & tout de suite des rumeurs immenses
s'élevaient & se prolongeaient avec des frémis-
sements sourds, des trépignements & des cris
jusqu'au quai des Ormes, & du côté du L o u v r e ,
plus loin que le Pont-Neuf. Dieu sait combien-dé
milliers d'âmes attendaient là quelque chose d'ex-
traordinaire. — Excepté le chant de la Marseil-
laise, qui s'élevait tantôt à droite, tantôt à gauche,
tout semblait calme. Seulement comme l'air était
humide & que les femmes ne pouvaient plus s'en
aller, on les entendait se plaindre & demander à
Histoire d'un homme du peuple
part ir ; mais on ne bougeait pas , on aurait craint
de perdre.de vue la mairie un inftant.
Après mon arrivée, cela dura plus d'une demi-
heure.
T o u t à coup un grand murmure s'étendit surla
place ; ceux q u i chantaient se turent. J,e m'étais
assis; je me redressai bien vite, & du premier coup
d'oeil, par-dessus cette foule innombrable, ces mil-
liers de casquettes, de chapeaux, de bonnets,
d'étendards, je vis quelques hommes, l'écharpe
tricolore autour des reins, la tête nue, qui descen-
daient le grand escalier de l 'Hôtel-de-Ville. O n en-
tendait murmurer tout bas: «.Lamartine,Dupont
de l 'Eure , Louis Blanc, » etc. C'en là que j'ai v u
pour la première fois notre gouvernement provi-
soire : Dupont de l 'Eure , tout blanc & comme
affaissé; on le soutenait par les bras. L a vue de ce
pauvre vieillard, venu dans l'intérêt du peuple,
vous remuait le cœur. Les autres paraissaient
encore jeunes auprès de l u i .
T o u s descendirent cet escalier sombre, jusque
devant une espèce d'eftrade, dont Lamartine
monta les marches. Il était grand, droit, sa tête gri-
sonnait, l'écharpe tricolore couvrait sa grande taille
maigre. Il tenait à la main un papier qu' i l avait
l'air de lire, mais il ne lisait pas & parlait d'abon-
dance ; & , malgré le grand murmure de la place,
je l'entendais comme si j 'avais été près de lu i .
Histoire d'un homme du peuple
22
« Citoyens, dit-il , le. gouvernement provisoire
de la République vous annonce de bonnes n o u -
velles. L a royauté eft abolie, la république pro-
clamée. L e peuple exercera ses droits polit iques.
Des ateliers nationaux sont ouverts pour les
ouvriers sans salaire. L'armée se réorganise. L a
garde nationale s'unit indissolublement avec" le
peuple, pour fonder l'ordre de la même main qui
vient de conquérir la liberté. Enfin, messieurs, le
gouvernement provisoire a voulu v o u s apporter
lui-même, le dernier décret qu'i l vient de délibérer
& de signer dans cette séance mémorable : l 'abo-
lition de la peine de mort en matière polit ique.. .
C'eft le plus beau décret, messieurs, qui soit jamais
sorti de la bouche d'un peuple le lendemain de sa
victoire. C'eft le caractère de la nation française,
qui s'échappe en un cri spontané de l'âme de son
gouvernement. Nous vous l 'apportons. Il n'y a
pas de plus grand hommage au peuple, que le
spectacle de sa propre magnanimité! »
L a voix de Lamartine était très-forte, grave &
belle. Elle s'étendait sur la place, aussi loin que la
voix d'un homme peut aller. Quand il eut fini,
des milliers de cris : « V i v e la Républ ique! V ive
Lamartine! V ive le gouvernement provisoire! »
s'élevèrent jusqu'au ciel, en se prolongeant le long
des quais, sur la place & dans les rues comme un
roulement de tonnerre.
3j4 Histoire d'un homme du peuple
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O n n'aurait jamais cru que la République pou-
vait t o m b e r ; on l 'aurait crue forte, éternelle
comme la juftice. Dieu ne l'a pas voulu ! Peut-être
aussi n'étions-nous pas encore dignes de l'avoir !
Ces choses se passaient le i5 ou le 26 février
1848, je ne sais plus au jufte; mais je les ai vues.
E t maintenant il faut que je vous raconte la
bataille de ju in, mille fois plus terrible que celle
de Waterloo, puisque les Français combattaient
entre eux, & que la victoire des uns ou des autres
devait couvrir la patrie de deuil.
Je garde cette hiftoire épouvantable pour une
autre fois, afin que chacun ait le temps de réfléchir
à ce que j'ai dit, & que je puisse moi-même ras-
«embler mes souvenirs.