II I S T O I H E
I) |!
S E C O N D E M P I R E
M O T T E R O Z , Adm.-Direct, des Imprimcries reunies, B , Puto
HISTOIRE
DU
S E C O N D E M P I R E
I' A I!
TAXÍLE DELORD
T O M E P R E MIR II
PARIS
LIIiRAIRIE GETIMER DAILLIÈRE
17, U I ' E D E L ' É C O L E - I J E - M É D E C I N E , 17
1 8 Í . 9
H I S T O I R E v .
SECOND E M P I R E
18 48-18G0
INTRODUCTION
C O M M E N T L ' E M P I R E S ' E S Ï F A I T
CIIAPITRE PREMIER
LA I AMILLE BO>'APARTE ET LA MON ARC II IE DE J U I L L E T
181 -i-18-18
SOMMAlliE. — Lcs n ie in l i res < I < • la I a mi I If B n n a p a r l e n n t - i N j a m a i s m i a u
r ó l a b l i s s e m e n t do r E m p i r e ? -— La i'ainilli ' 15 n 11 a j i a r I < •. — M a d a m e
M o r e . — J o s e p h B o n a p a r t e . — Lueion B o n a p a r t e . — Lou i s Boi iapai Le.
— J é r ò m e B o n a p a r t e . — N a p o l ó o i i - J é r ò m e B o n a p a r t e . — Le p r i n c e E u -
g e n e . — Le roí de H e m e . — Les securs ile l ' E m p o r e u r . — C a r o l i n e
B o n a p a r t e e t .ses fils. — Elisa B o n a p a r t e . — P a u l i n o B o n a p a r t e . —
H o r t e n s e d e B e a u l i a r n a í s . — I . o u i s - N a p o l é o n B o n a p a r t e . — Sa l'oi d a n s
sa i l e s t i n é e . — M. F i a l i n , s c r n H a i r c ile l . n u í s - N a p o l é o n B o n a p a r t e . —
Consp i ra t ion de S t r a s b o u r g . — Ello é c l i o u e . — M. Louis B o n a p a r t e
est t r a n s p o r t i ; sur YAmlnnueilt' a u \ E l a t s - l ' n i s . — M . L o u i s B o n a p a r t e
s 'e-d-il « n g a g é á r e s t e r d í x a n s e n A n i é r i i p i e ? — B e t o u r en E u r o p e d e
M. Louis B o n a p a r t e . — ! | e s t o b l i g e d e q u i t t e r l a S u i s s e . — II s e m u l
en A i i f i l e i o i T e . — M e n e e s du pa r t í b o n a p a r ü s t o en F r a n c e , — M d e
Ci ' i iuy-Clianel e l ses a c o l y t e s . — M. M o c q u a r t . — F o n d a t i o n d ' u n c p r c s s e
h o i i a p a r t i ' - t c — Lo Capítolc — Le .Journal <lu Commerce —• L a P r o -
piifjumíe hiniiipiirlisir. \.o CJuli ties Culottes de pean. ----- Le Club
»/>'« Cotillon*. La c o n s p i r a t i o n d e B o u l o g n e . — B a i l i e s e l M . L o u i s
B o n a p a r t e — Les d e u x t o n l a t i v e s o u t lo m e m o h u t . — L a b o u r g e o i s i e
les e n v i s a g e d ' u n e l ' aeo i i d i l l e r e n t e . — L ' i m p e r i a l i s m e r e n i é p a r l u i -Ï A . X I L L J J K L O l í D . I . — í
2 I N T R O D U C T I O N .
m e n u ; . — M. Louis R o n a p a r t e d a n s la t 'o r turesse d e H a m . — S e s r a p -
p o r t s avec les d i v e r s | a r t i s . — Evas ion de M. Louis l i o n a p a r t e . — L o
I i o n a p a r t i s m u et la m o n a r c h i c de J u i l l o t ,
J'essaye d'écrire l'hisLoire du second Empire fran-
ca is.
Cette enlreprise, difficile surtout j)our un liomme
appartenant au parti qui a lutlé le plus vigoureuse-
meut contre la restauration des institutions du pre-
mier Empire , est rendue plus difficile encore par le
regime politique sous lequel la France a vécu jus-
qu'à ce jour.
Les documents dans lesquels puise l'historien, tou-
jours très nombreux et très-intéressants dans un
pays fibre, sont rares etinsjgniílants dans un pays oú
la liberté n'existe pas. Les documents publiés à
l 'élranger nedoivent , pour bien des causes, etre em-
ployes qu'avec une extreme reserve.
Je n'ai pas la pretention de tracer l'histoire com-
plete et definitive du second Empire l'rançais. Le mo-
ment actuel ne se prète sur ce sujet q u a des lenta-
tives. L'essai que j 'oífre au public est du moins écrit
par queiqu'un qui, de pres ou de loin, a vu tous les
événements et qui a connu la plupart des homines
dont il parle.
Mon but principal, en publiant cet ouvrage, est de
donner l'exemple, et d'ouvrir la voie. J'y marclie avec
l 'assurance d 'un ho mine qui pense n'avoir rien à re -
douter de lui-mème ni des a u t r e s ; la ferme croyance
dans mes principes me defend contre toute exagéra-
tion, la volonté d'etre impartial me preserve de toute
rancune .
J O S E P H BONAPARTE. 'J
Avant d 'entamer l'histoire du second Empire frail-
eáis, je remonte à son origine. Je tàche d'expliquer
les événements d'oü il est sorti, de taire la part de ce
qu'il cloiL aux événements et aux hommes. Gette in-
troduction n'est done que le récit de la lutíc engagée
par rimpérialisme d'abord contre la monarchic coii-
slitutionnelle, ensuite contre la République, et ter-
minéc par sa victoiro en 1853.
S'il est vrai que Napoleón L r ait cru sérieusement
à la restan ration de sa dynastie, les membres de sa
famille n'ont pas toujours partagé cette croyanee. La
m è r e de l 'Empereur disait à ceux qui lui reprochaienl
ses habitudes de parcimonie: ce Qui sait si j e n e serai
pas obligee un jour de donner du pain à tous ces
rois? .o Le jour vint, en elïét, oü le produit de ses
épargnes ne fut pas inutile à ses enl'anls. Madame
Mere, retiree à Roine, priait les saints de prolonger
les jorns de l 'Empereur et consultad les cartes sur
l 'état de sa santó, p lu tò tque sur l'époque à laquelle
il re mo ntera it sur le I r ò n e . « Madame La'titia passait
la plus grande partie de ses journées avec son frère
le cardinal Fesch. Pet i te , maigre,avec desyeux noirs
pleins de feu, vrai type de race corse, coniine on en
rencontre encore dans les montaimes del ' i le chez les
families pures de tout melange étranger. Une robe de
merinos noir, un turban à la mode de l 'Empire, com-
posaient sa severe et unique toilette. Elle ne fran-
chissait jamais le seuil de son palais qu'en voiture,
et en voiture ferniée ; tous les jours, de une heure
à trois, el lesortai t ainsi, se faisait conduiré dans la
campagne de Rome, e t l a , dans ees solitudes oú tout
I INTRODUCTION.
I . Mémoires et corresjxmdance du roi Jrnjnir el de la reine o>(!f-
rine.
semble mort , excepté les souvenirs du passé, elle se
promenait seule et à pied. Un jour , elle rencontra la
voiture de Pie VII. Le pape s'arréta, sabia la mere de
celui avec qui il avait agité les destinées du monde
chrétien, et avec cette bonhomie italienne qui s'allie
souvent à des sentiments d'une veritable grandeur,
il lui demanda des nouvellcs del pavero impera -
tore »
Les frères de l 'Empereur, resignés à la perte de
lcur couronne, añectaientde regret ter sculement que
Napoleon ne leur eüt pas perm is de rcndre heureux
les peuples places sous leurs lois! L'Empereur, en
effet, lesavait promptementdésabusés de l'illusion de
croire qu'on pent déposséder les anciennesdynasties,
et régner au nom des memes intérets; accepter le
sceptre des mains d'un conquérant, et s'en servir
córame d'une arme pour le i'rapper. Napoleón vou-
lait étre obéi de tous, et principalement di' ses
l'rères: ces dernier-, resignés d e inauvaise grace à
l'obéissance, vécurent dans des rapports toujours
agités avec l 'Empereur; après sa chute, ils se disper-
sèrci'it.
Joseph, ancien roi de Naples et d'Espagn?, vivait
en Amérique, dans les environs de Phi laddphie , cul-
tivant les terres qu'il avait pu acquér i rpa r un privi-
lege special sans perdre sa qualité de Franjá is . Le
íròre ainé de l 'Empereur , rotur ieren Amérique, c o m t e
d e Survilliers en Europe, homme a i m a b l i ' , inslruit,
n'avait n u l l e i n e n L 1' air de cJiercher à renversor au -
LUCIEN BONAPARTE. 5
cune des branches de lamaison de Bourbon. Cepen-
d a n t , ce lorsque la nouvclle des óvénements de JuilJet
parv inL en Amcrique, l e roi Joseph crut devoir faire
paraitrc un manifesté au nom de son neveu Napo-
leon II. La protestation du IVère ainé de l 'Empereur,
publié d a n s tous les journaux de l'Europe sous la
forme d'une lettre à la Chambre des deputes, contes-
tad non pas à l a nation régulièrement consultée,
mais à une assemblée qui ne la représentait qu ' in-
complètcnient, le droit de disposer d 'une couronne
conferee par la Chambre d e 1815 à Napoleón II,
conformement au ])acte constitutionnel. II y avait
dans lalettre de Joseph, à còté du grand principe d e
la souveraineté nationale, un appel contradictoire
à Timprescriptibilité du droit monarchique, et un
retour vers le passé propre à froisser les susceptibi-
lités d'une nation qui avait la pretention d'etre rentrée
en pleine |)ossession d'elle-mème et d'avoir inau-
guré une ere nouvelle. Le roi Joseph faisait d'ail-
lenrs allusion à depré tendues sympathies de TAutri-
che, de l aRuss ie et de l'Angieterre pour la cause de
Napoleon II, allusions qui prouvaient eombien l'éloi-
gnement nuisait, dansl 'esprit du comte de Survilliers,
à une saine appreciation de l'état de l 'Europe ] . »
Le cri de : Vire Napoleón III n'avait pas trouvé
d'écho au milieu des barricades de Juillet. Ce cri pro-
férépar un ancien aide de camp de l 'Empereur faillit
luí coúter la vie". Joseph Bonaparte conçut alors
1. Mnnoires et correspondence du roi Jéròme et de la reine Cathe-
rine.
i . A c h u l e d e V a u l a b e l l e , ílistoire des deux Restaurations.
fi INTRODUCTION.
1 . Mémoires et correspondance du roi Jéròme et de la reine Catherine.
l'idée d'une alliance entre le bonapart isme et la
république : « En 1832, le roi Joseph s'étant rendu
en Angleterre, son fròre Jérome vint l'y trouver. Le
comte de Survilliers eut pendant son séjour à Londres
plusieurs entrevues avec les chefs du parti repu-
blican!, MM. Guinard, GodeiVoy Gavaignac, Bastido,
entrevues auxquelles le prince Jérome, étranger par
caractère et par principe à tout ce qui ressembiait
à une conspiration, ne prit pas pa r t , mais clout il
connut les resultats par son írèrc. Nous regrcttons
de ne pas pouvoir donner les curieux details consi-
gnés à ce sujet dans nos notes, nous dirons seulement
qu'une entente seríense ne put s'établir entre le cheí
de la íamille Bonaparte et les representants de la
jeune école républ ica ine , telle qu'elle venait de se
former après 1830
)>.... Le roi Joseph parlait un langage tout diffe-
rent de celui de ses jeunes et ardents interlocuteurs;
on ne put le comprendre. Le comte de Survilliers re-
connut ce que lui avait dit son fròre Jé ròme, que
l'idée bonapart is te , telle qu'elle pouvait s'adaptcr
aux besoins de la société moderno, n'était pas encore
dégagée du travail de fermentation qui agita it les
esprits, et qu'il fallait de la patience et a t tendee 1 . »
Joseph Bonaparte, enfin, penetré de la véiïté des
conseils de son fròre Jéròme, mourut en 1844, dés-
abusé de toute illusion sur l'avenir politique du
bonapart isme. Les tentativos de Louis-Napoléon à
Strasbourg en 1836, et à Boulogne en 1840 , pour
J É HOME RON A P A R T E . 7
rel ever l 'Empire , n'inspiraient à Joseph Bonapar te
pas plus de coniiance dans l'intelligence de son
neveu que dans son étoile. Un écrivain 1 connu par de
nombrcux et interessants travaux sur notre histoire
conteníporaine raconte qu'il lui est arrive plus d'une
ibis de se trouvcr dans le cabinet de Joseph Bona-
parte, à Londres, au moment ou M. Louis Bonaparte
se présentait chez son oncle; se levant alors pour
prendre congé, il était instamment prié de rosier par
le maitre de la maison, aiiri de lui épargner l'ein-
barras d'un tète-à-tète que les chimères dont l'esprit
du nouveau visiteur él ait plein rendaient très fati-
gant, disait-il, et Ires ennuyeux.
Napoleon et Lucien, les deux complices du 18 b ru -
maire, brouillés à la suite du refús de Lucien de
rompre son second manage avec la veuve d'un agent
de change de Par is , s'étaient reconciliés en 1815, et
separés assez froidement après Water loo. Lucien,
aceueilli amicalement une premiere fois en Angle-
terre, se preparad à s'y rendre de nouveau; la cap-
tivilé de son frère sur le Bclln'ophon lui fit chercher
une autre retraite : il la trouva dans les environs de
Borne, à Tusculum, on il passait son temps à faire des
fouilles, absorbe dans les occupations et dans les
emotions de l'archéologie, à l 'abri des o rages poli-
tiques, mais non des coups de main des b r igands ,
qui, un jour, íürent sur le point de l'enlevcr da sa
villa méme. Lucien, lorsqu'il mourut en 1840 à Sini-
gaglia, presque ruiné par de fausses speculations,
1 . M. S a r r a n s j o u n e .
8 I N T R O D U C T I O N .
comptait si peu sur la restauration de 1'Empire pour
rétablir la fortune de ses enfants, qu'il les avait tous
fait naturaliser Romains.
Louis Bonaparte, marié, malgré lui, à Hortense de
Beauharnais, ressentit, disent ses amis, de cette union
forcee, une de ces tristesses et un de ces découra-
gements profonds que causent les douleurs domes-
tiques, les plus terribles de toutes les douleurs parce
qu'elles se font sentir à chaqué instant . Louis Bona-
parte, caractère indecís et soupçonneux, en proie à
une méfiance incurable de soi-mème et des autres,
vivai tdans la solitude à Florence, cultivant pour se
distraire les lettres et la poésie, ne montrant aucun
penchant à croire que le tronc de Napoleon I' ; r pu t
ètre relevé, surtout par le second de ses fils.
Jéròme Bonaparte, le plus jeune des írères de
l 'Empereur, léger, aimant les plaisirs, s'était expose
plus d'une fois aux reprimandes du chef de la íamille.
Visitant l 'Amérique en qualité d'officier de marine, il
avait épousé à Baltimore mademoiselle Patterson,,
jeune et belle Américaine; un ordre de l 'Empereur
rompit bientòt ce mariage. Jéròme devint roi de
Westphal ie . Ge roi, que son frèremcttait parfois aux
arrets comme un sous-lieutenant, et qui avait pour
secretaire de ses commandements le facétieux ro-
mancier Pigaul t -Lebrun, menait un peu, quoique
marié à la fdle du roi de Wur temberg , la vie de gar-
çon sur son troné, d'oú la chute de son fròre le fit
descendre. Oblige de quitter Paris après Waterloo,
errant d'asile en asile, le voisinage de Bochefort, dis-
tant à peine de quelques lieues de Niort , ou il s'éLait
J É R O M E B O N A P A R T E . 9
i. Mémoires el corresponclance du roi Jéròme et de la reine Cathe-
rine.
refugié, lui permit de fréter un navire pour passer
en Amérique; prévenu par Fouché, au milieu de ees
préparatifs, que sa retraite était déeouverte, Jérome
Bonaparte revint à Par is , ou M. Abbatucci , ancien
consul de Naples à Trieste, lui ofírit une re t ra i te ;
ses amis, pendant ce temps-là, négociaient ah'n d'ob-
tenir pour lui la possibilito de se retirer clans les États
de son beau-père le roi de AYurtemberg. Ge dernier,
après bien des hesitations, voulut bien mettre à la
disposition de son gendre le chateau de Gceppingen.
Jéròme Bonaparte partit pour le Wurtemberg sous
un déguisement. « Arrive sur le pont de Kehl, quand
il eut fait un pas au delà de la frontière, Jérome, se
retournant , aperçut un ofíicier de gendarmerie t ran-
cáis. Getofíicier, en se découvrant, lui dit : « J 'avais
ordre d'arrèter Yofre Majesté. Je rendrai compte au
ministre de la police que j 'allais le faire au moment
oü elle a mis le pied sur le territoire a l lemand. » II
a été reconnu depuis que Fouché avait organise cette
poursuite sirnulée pour se mettre à convert vis-à-
vis du gouvernement royal et pour se soustraire h
l'odieuse obligation d'arrèter le r o i 1 ...
Jérome Bonaparte aurait désirer se fixer en
Italic; il sol·licita vainement cette autorisation pen-
dant près de quatre ans. « Enfïn, au congrés de
Yérone, l 'empereur Alexandre emporta de haute
lutte, auprès de ses allies ou de leurs representants
réunis au tour de lui, l 'autorisatíon qui permettait au
10 I N T R O D U C T I O N .
1 . Mémoires et correspondance du roi Jéròme et da la reine Cathe-
rine.
2 . Idem.
roi Jéròme el à la reine Catherine de s'établir à
Rome 1 . »
Les membres de la famille Bonaparte s'attendaient
à è trerappelés en France après ['expulsion des Bour-
bons de la branche ainée. Louis-Philippo s'appuyait
sur les généraux de l'Frnpire, Soult, Mortier, Gerard,
Lobau , l ied le , d 'Ei ion; il prenait Gourmand et
Heymès pour aides de camp, mais il ne parlad pas
d'abroger la loi de 1810; aussi les bonapartistes ne
furent-ils pas étrangers aux agitations qui marquèrent
les premiers jours de la monarchic nouvelle. Jéròme
Bonaparte ne contribua point à les exciter. «. 11 sui
s'élever à une appreciation impartíale de la revolution
nouvelle, et reconnut la légitimitéd'un regime auquel
11 était décidé à demander, par les voies légales, la
jouissance du droit commun 2 . »
La loi de 1810 bannissait du territoire les Bona-
parte sous peine de mori , tandis que les Bourbons
se trouvaient exiles de fail seulement. M. de Bric-
queville, ancien colonel de l'Frnpire, député de la
Manche, deposa, le 14 septeinbre 1831, sur le bureau
de la Chambre, une proposition de bannissement sous
peine de mort contre Charles X et sa famille. Les
recentes tentatives pour ranimer la guerre civile en
Vendée expliquaient cette proposition sans l'excuser.
La commission nommée pour l 'examiner, voulant
prononcer par une seule loi tontos les exclusions et
toutes les incapacités nationales, engloba la famille
M. T H I E R S ET JÉROME R O N A P A R T E . II
1. Mémowps oí corrcítpo)iilance du roi Jéróme et de la reine Cathe-
rine.
2 . Ill em.
Bonaparte dans la proscription qui frappait la maison
de Bourbon. La loi volee, sauf l'application de la
peine de mort en cas de ren t r éc sur le territoire, ne
íut promulguée que le 10 avril 1835.
L'cspoir de rentrer en France abandonna les
membres de la famille Bonaparte. « Le roi Jerome,
seul de tous les siens, persista dans la foi qu'il ne
mourrait pas dans l'exil. Les événements de Stras-
bourg auraient été de nature à porter un dernier
coup à cettc foi inébranlable. Elle se ranima par la
rencontre qu'il íit d'un personnage illustre déjà, et
dont nous avons vu la longue carriere se prolonger
jusqifà nos jours , au delà du cercle d'action, d'idées,
d'événemcnts, auquel sa remarquable personnalité
était al tachée. M. Thiers, dans un voyage qu'il fit
en 1837, rencontra le roi Jéròme h Florence. Been
par le prince dans sa modeste retraite de Quarto, il
se passionna vivement pour ce representant d 'une
époque héro ïque 1 . . .
M. Thiers alia lui-mème au-devant des confidences
du roi Jéròme sur son ardent désir de revoir sa patrie,
et s'y associa avec chaleur. II promit de lout cceur
d'employcr son iníluence non pas pour obtenir le
rappel de la loi de 1832, ce qui lui semblad impos-
sible, mais une exception personnelle qui permit au
roi Jéròme de rentrer en France" 2 . » La leltre sui-
vante. adressée de Florence, le 21 juillet 1837, par
1-2 INTRODUCTION.
M. TJiiers à M. Jéròme Bonaparte, témoigne en eiTet
d'un grand zòle à le servir :
« Mon prince , j 'ai reçu hier voire íettre et l'envoi qui Faccompa-
gna i t . Je garderai Tun et l'aulre c o m m e un des plus précieux
rostes de Napoléon. Je suis . vous le savez, l'un d e s Fraileáis de re
t emps l e s plus a t taches à sa g lor í ense m e m o i r e , et j e serai heureux
quand je verrai le re lour des parents qui lui apparl iennenl se eon-
cilier avec le repos de notre pays et le maintien de son gouverue-
ment . Je suis part i cu l i èremenl heureux de vous devoir ee souvenir
de Napoleon, car vous ètes l'uu des pr inces de sa faniille qui uní ie
n i ieux compris et soutenu avec le p lus de dignité le ròle qui leur
convenait . Je n'avais que des l iens de sympalh ie avec voire p e r -
s o i m e , la connaissance que j'ai faite de vous et de vos d ignes en -
iànts m'unit à v o u s d'une amit ié dont j e v o u s p r i e d e ine permettre
ici Texpress ion r e s p e c t u e u s e et s incere .
» Recevez, mon pr ince , mes h o m m a g e s et mes v ieux , el veui l lez
transniettre m e s respect s et ceux de ma faniille a l a pr incesse voire
filie. »
Deux ans plus tard, M. Thiers écrivait au me me
personnage une let tre qui se termine a ins i :
J'ai entrepris une i m m e n s e tàche (sans renoncer à F l o r e n c e i .
e'est l 'histoire de l 'Empereur . J'avais laissé l 'histoire de la Revo-
lution au IS brumaire ; j 'ava i s amasso beaucoup de matér iaux pour
la su i t e , et j 'aurais voulu remel tre celte vaste h e s o g n e , lorsqu'on
est venu me persécuter pour en unir. ,ie me suis laissé seduiré , et
me voilà à l 'ouvrage. Je vous fais cette ennuyeuse relation pour
vous prier de venir à mon aide avec les malériaux que vous pouvez
posséder . Je vous serais bien obl igó si vous vouliez i i'écrire el me
dire quel le serait la nature des d o c u m e n t s que vous seriez assez
bou pour me fournir. Flus j ' é tudie les i m m e n s e s et g igante sques
concept ions de votre g lor ieux l'rère, plus je me sens sui si d'admi-
rat ion.
» Je suis charge par m a famille de nous m e l t r e tous a u \ pieds
de la pr incesse Mathilde. Elle sait quel le r e s p e c t u e u s e amil ié nous
lui por lons tous , et avec que l b o n h e u r nous contril iuerions a
l 'adoucissement de ses pe ines et des vò l re s . Le temps v iendra, je
l 'espère , oü notre g o u v e r n e m e n t sent irá ce qu'il doit de soins à la
famille de Napoleon. Four moi , c 'est , à mes yeux , une dette sacrée
que je s e r a i s h e u r e u x de voir acquitter par la France. »
M. P I É T R I ET J E R O M E B O N A P A R T E . 13
M. Thiers conseillait à Jéròme Bonaparte de s'a-
dresser directement à Louis-Philippe pour obtenir
l 'autorisation de rentrer en France. Cette demarche
répugnait à ce dernier , non pas qu'il refusat de
reconnaílre la royante de Louis-Philippc : « II n 'ad-
meltíul pas, dans sa loyauté, qu'on le crüt capable
de rentrer en France avec une sorte de restriction
men tale, et en protestant secròtement contre les lois
sous la protection desquelles il demandad à vivre.
Mais sa ficrté de Bonaparte, le vieil esprit révolution-
naire qui vivait en lui . tradition mystérieuse dont le
fil s'est perdu de nos jours, lui rendaient fort
pénible un rapprochement, sous forme de soumis-
sion, avec un Bourbon, füt-il de la branche ca-
d e t t e »
M. Thiers, president du conseil des ministres,
recul en I8 íO ; au moment oú l'on croyait à une
guerre genérale, une lettre dans laquelle M. Jéròme
Bonaparte, en lui oilrant le concours de son épce,
lui rappelail ses promesses. M. Thiers répondi t : « J'ai
reru du roi et de M. le duc d'Orléans la mission de
vous repondré et de vous témoigner combien ils
étaient sensibles aux sentiments que vous leur
exprimiez. Le roi a vu dans vos letlres la preuve du
sens elevé qui a dirige voire conduite, et il saisira
volojitiers les occasions qui s'ofiriront de vous témoi-
gner sa fiante estime. II me charge de vous féliciter
du mai'iage de la princessc Mathilde avec M. le comte
Demidoíï. File sera recuc en France , après son
1. Me moires et conespoml'iiivt' dn roi Jéróme et Je la reine Cathe-
rine.
U I N T R O D U C T I O N .
1 . Mémoires et corresjiondance du roi Jerome et de la reine Cathe-
rine.
m a n a g e , avec tout l 'intérèt qu'elle mérite. Le roi
sera lieureux de diminuer le nombre des exilés: il n'y
en aurait plus un seul s i l dépendaitde lui, et si tous
les membres de votre famille imitaient la sagesse
dont vous leur donnez l'exemple. »
La chambre des deputes repoussa, le 22 mars 18 i í ,
une petition demandant le rétablissenient de rel'ligiede
l 'Empereur sur la croix déla Legión d'honneur, l 'élar-
gissement du prince Louis, et le rappel de la loi de
1 8 3 2 ; plus favorable l'année suivante aux exilés, elle
prononça presque à l ' unan imi té , après undiscours de
M. Crémieux, le renvoi au president du eonseií de
plusieurs petitions signées par des membres des con-
seils géuéraux, des conseils d'ai·rondissement et par
un grand nombres de citoyens de la Corse, sollicitant.
le rappel de la loi de bannisseinent des Bonaparte.
Jéròme Bonaparte crut , deux ans plus tard. le mo-
ment favorable pour provoquer, par une petition à la
Chambre, le rappel de la loi qui l'exilait lui et sa
famille : « Le roi Jéròme avail choisi, pour èlre son
representant et son agent, dans les négociations difíl-
cilesqui allaient s 'enlainer,unjeuneCorse debeaucoup
d'inlelligence, d'une rare activilé et d'un dévouenient
à toute épreuve, M. Pietri , nom destiné àune célébrité
populaire sous le second Empire . iNous ne raconte-
rons pas les infatigables demarches auxquelles cet
homine né pour les entreprises compliquées se livra
pendant deux ino i s 1 . »
M. O U I L O N - B A R R O T ET J É R O M E B O N A P A R T E . 1 5
1 . Mémoires et correspóndanse du roi Jérome et de la reine Cathe-
rine.
M. Marie,M.Odilon-Barn}t,M.Crémieux,M. de La-
martine lui-mòme promirent leur appui à la petition.
M. Thiers declara qu'il ne donnerait le sien que sous
certaines reserves. M. Pie l r icomptai t aussi sur lecon-
cours des généraux Thiard et Oudinot, de MM. Larabi t ,
Léon de Malleville , Dupont (de LEure ) , Suchet
d'Albuléra, Boulay (de la Meurthe), Emile deGirardin,
Daru, Beugnol, etc. Lemaréchal Sebastiani montras i
peu d 'empressement à se joindre à eux, que les bo-
napartistes furenl obliges de lui rappeler Leng-age-
ment pris par lui en 1831, devant les électeurs de la
Corse, de travailler à la rentrée de la famille Bona-
parte. Le jeune Piétri, non content de í'rappcr à la
porte des ministres, qui ne s'ouvrait pas toujours
devant lui, rendait visites sur visites aux deputes,
aux pairs, aux journalistes; il se multipliait en quel-
que sorte pour suffire aux demarches que Jérome
Bonaparte demandad à son zèle :
« Tac hez de voir M. Mole el M. l ü l l a u t ; c o m m e ils sont en pos i -
tion de di'venir niinisl re s , leur avis ni'esl l i es important á cou na i ( re . . .
Le couseil municipal d'Ajaccio va prendre une decis ion p o u r a p p u y e r
une i é l i l ion, failes connailre celte demarche surtout à Sebas t ian i . . .
Allez encore , avanl la d i scuss ion , chez M. de Girardin, pour le r e -
mercier personnel len ient de son appui : c'est un homnie qui b i e n -
tót, s'il y a un changen ient de ni in is lère jiourra vous é lre ut i le .
Menacez-le et l la t tez - le ; demandez à voir Madame e l rappe lez -moi
à son souvenir 1 . »
M. Jéròme Bonaparte demandait-il seulementpour
lui, non par voie d 'abrogation legislative, mais à titre
de tolerance personnelle, la faculté de résider en
»
France lorsque le gouvernement jugerait convenablo
de l 'yautoriser ,ou bien sollicitait-il un acte legal qui le
remit sous l'empire de laloi commune? Le gouverne-
ment, dans le premier cas ,aurai tacceplé le renvoi deia
petition, mais M. Odilon-Barrot soulint à la tribune
que JéròmeBonaparte exigeaitíbrmellementsa rentree
dans le droit communde tous les Français, et que c'é-
tait avec ce caractère et ses consequences que la pe-
tition clevaitètre renvoyée auxconseilsde la couronne;
cependant, en quittant la séance, ilécrivit au pétition-
naire : ce II m 'a semblé que l'opinion de tous élait
que vous prissiez le minislèreau mot, et que vous le
pressiez dcréaliseiTengagementqu'il vienl de prendre,
avant qu'il soil ret'roidi ou rassuré, avant surtout que
la Chambre se sépare. Jéròme Bonaparte, suivantces
conseils, remit à M. Odilon-Barrot, par l ' intermé-
diaire de M. Pietri, une lettre adresséc au conseil des
ministres. La demande sous cette J'orme ayaut été
jugée insuítisante, Jéròme Bonaparte cliargea AL Pietri
de rédiger une petition, et M. Odilon-Barrot de l 'ap-
prouver. Enfin, deux niois après l'euvoi de cette
lettre, Jéròme Bonaparte reçut à Bruxelles, le 2U2 dé-
cembre 1847, l'auforisation de rosicler en France pen-
dant trois mois.
Trente ans d'exil, les ennuis et les embarras de la
vieà l 'étranger, avaient singuliòrement ret'roidi la l'oi
de Jéròme Bonaparte dans le rétablissenient de l'Em-
pi re ; il éprouvait le besoin derenl rer danssa patrie,
et de s'y ménager une retraite assurée: l'exilé, pour
réaliser ees v n n i x , s'était adressé à Louis-Philippe, à
imancien exilé comme lui. Le lendemain de la révo-
16 I N T R O D U C T I O N .
LA P R I N C E S S E MATIIILDE ET LE P R I N C E L. N. B O N A P A R T E . 17
lution de Février, ontrouva, parmi les papiers qui at-
tendaicnt, assure-t-on, la signature royale, deux or-
donnances, l'une portant allocation d'une pension de
100 000 francs accordée au prince Jéròme et reversi-
ble par moitié sur la tète de son fils, l 'autre elevant
le dernier í'rère de l 'Empereur à la dignité de pair de
France.
Les longucs négociations que le lecteur vient de
suivre ne sont pas sans intéròt pour l 'histoire; elles
prouvcnt, par le nombre et l 'importance des person-
nages qui s'y trouvent mèlés, par l ' intéret que le
gouverneinent y attache, la grande place que le
bonapartisme occupait encore dans les esprits.
Le second íils de Jéròme Bonaparte, Napoleón,
était en pension à Geneve lorsque sa mere mourut en
1835. Son pore l'envoya chez la reine Hortense, k
Arenenberg. Napoleon Bonaparte resta un an auprès
de sa tante, « n'ayant d 'autre précepteur que son
cousin Louis Napoleón 1 ». Jéròme Bonapar te , au
commencement de 1830, aliant chercher sa filie Aía-
thilde à Stuttgard, passa ({uelques mois avec elle dans
la residence de sa belle-sceur. « G'est pendant cette
reunion des deux families que Jéròme et sa belle-soeur
formérent le projet de mariage entre la princesse
Mathilde et le prince Louis- . » Gette union allait
se conclure lorsque la conspiration de Strasbourg
éclata.
L'histoire trouverait aisément dans des leltres
1. Mémoires el cor respóndame du roi Jéróme et de la reine Cathe-
rine.
2 . Idem.
1 A X 1 L E D E L O R D . \ , — 2
I N T R O D U C T I O N .
rendues publiques, des details sur la rupture de ce
mariage capables de piquer la curie-sité et de fournir
páture a l a malignité publ ique; mais l'histoire ne
doit lever le voile qui protege l 'intéricur des families
que pour faire luiré la vérité sur quelque grand événe-
ment , ou pour donner une leçon à tous; elle laisse à
la chronique le soin de divulguer les secrets de la vie
intime.
Le fils ainé de Jéròme Bonaparte faisait déjà partió
de l 'armée wurtembergeoise ; le roi Guillaume olfrit à
son beau-frére de faire entrerson second fils à l'Fcole
ínilitaire de Louisbourg. Napoleón en sortit avec le
numero 1, ctservitdeux ans aveclegradede lieutenant.
Le general Négrier, lecapitaine d'état-major Lebrun,
le duc d'Elchingen, le capitaine d'artillerie Beuret ,
avaientété envoyés en xVllemagne pour étudier la situa-
tion militaire de la Confederation. La fréquentation
de ees ofílciers pendant lesmaiiüeuvresdu 8""'corps de
la Confederation, la vue de la eocarde tricolore,
excitérent, s'il faut en croire ses amis, choz le jeuiie
Napoleón de patriòtiques, scrupules, et le décidérenl
à envoyer sa démission au ministre de la guerre :
l'année 1839 touchait à sa fin; la guerre semblait
probable ; les deux rives du Bhin écbangeaient des
défis; la chanson de Becker: lis ríauronl pas le lili i a
libre répondait à la Marseillaise.
Jéròme Bonaparte , lors de la petite agitation bona-
partiste provoquée par la discussion de deux petitions
demandant le rappel de la loi debannissement des Bo-
naparte , obtint pour son fils Napoleon l'autorisation de
traverser la France en se rendant en Angleterre.
LA P R I N C E S S E MATII ILDE ET LE P R I N C E L . N. B O N A P A R T E . 10
M. Napoleón Bonaparte passa un mois a Par i s , chez
M. Vatry, fils d'un des ministres du premier Empire
et ancien aide de camp du roi Jéròme. « A Par i s , le
j eune prince reno na la chaine des souvenirs impé-
riaux briséc dcpuis tant d'années. Ce fut, il faut le
dire, dans les rangs da parti de l 'opposition, plutòt
que dans les rangs da parti ministériel, qu'il trouva
des encouragements et des marques de sympathie 1 . »
Une lettre de M. Thiers au roi Jerome, le 13 jail leí
1845 , contient un detail interessant sur le séjour de
M. Bonaparte à Pa r i s :
« Prince, je prie le prince Napoleón, votre fils, de vouloir bien
faire arriver la réponse su ivante à votre l e t l re de F lorence du
mois de mai dernier . J'ai été fori honoro et fort hei ireux de voir le
fils objet de vos justes predi lec t ions . Tout le monde a été frappé de
ses traits, de sa ressemblance avec la l igare la plus populaire des
t e m p s modernes , et ce qui vaut, encore mieux , de son esprit , de sou
tact, de sa parfaite a t t i tude , .le ne me suis pas permis de lui don-
n e r d e s conseils dont il n'a pas besoin ; m a i s d a n s une c irconstance .
je Ini ai dit. ce que je pensáis parce qu'il a bien voulu connaitre m o n
sení inienl . (Test relativeiuent à la visite qu'il a faite au roi. .le
crois qu'il aurait c o m m i s une faute veritable en ne remondan! pas
le lloi, auquel il devait la faculté qui lui a été accordée de visiter
la France. Du reste , le Prince était incapable de se (romper à ce!
égard. II a fail la visite qu'il devait , et il est maintenant à Paris
après avoir satisfait à toules les convenances . »
M. Napoleon Bonaparte passa un mois à Paris et
plusieurs mois en Angleterre, à deux reprises dilïé-
rentcs; il y retrouva en 1846 son cousin. La société
anglaise se tenait, à l ' égardde l 'évadéde Ham, dans
une reserve voisine de la íroideur; elle témoigna plus
1. Mémoires et correspon ¡lance da roi Jéròme et de la reine Cathe-
rine .
20 I N T R O D U C T I O N .
1. Mémoires et corresponda tice du roi Jéròme et de la reine Cathe-
rine.
2 . MM. A l e x a n d r e D u m a s e t M é r y .
de cordialité et de bienveillance à M. Napoleon Bo-
napar te . La diplomatie affectait aussi de marquer la
difference qu'elle faisait entre les deux cousins.
M. de Jarnac, premier secretaire de l 'ambassade
française, menaça de se retirer d'un club oíi il était
question de recevoir M. Louis Bonaparte et ou la
presence de M. Napoleon Bonaparte était par ta i -
tement acceptée. Ce dernier envoya immédiatenient
sa demission de membre de club, « n'admettant pas
qu'on put faire une pareille distinction entre lui et
son cous in 1 » .
L'histoire doit laisser encore ici à la ehromque la
tache de recueillir clans les lettres particulières, dans
les journaux, dans les souvenirs des gens du monde,
les faits nombreux qui prètent aux relations entre les
deux cousins un caractère moins cordial.
Un duel de M. Napoleón Bonaparte avec un Fran-
çais, officier general au service du cluc de P a n n e ,
servit pendant quelques semaines de texto aux con-
versations des salons. Les deux adversaires, très sur-
veillés sans doute par les polices de France et d'ltalie,
se cherchèrent en vain pendant plusieurs mois. En-
fin ils se rencontròrent. II était t e m p s ; les propos
des journaux, l'intervention un peu bruyaute des
deux témoins de M. Napoleon Bonaparte "2, laisaient
souhai ter à ses amis la íïn de ces prél iminaires. Le
duel se termina d'une façon heureuse: personne ne
fut blessé.
M. NAPOLKON B O N A P A R T E . Hi
Les personnes qui approchaient, à cette époque,
M. Napoleon Bonapar te , ne voyaient en lui qu 'un
jeune homme plus satisfait de rappeler les traits de
l 'Empereur qu'ernpressé de raviver les traditions po-
litiques de l 'Empire. Reconcilié avec le titrc de
citoyen, il paraissait regretter de n'en pouvoir exercer
les droits, et borner son ambition à figurer un jour
parmi les aides de camp de M. Odilon-Barrot sur les
bancs de la gauche.
Le prince Eugène, fds acloptif de Napoleón I e r , ab-
jurant son passé, s'était fait p resen te ra Louis XVIII
sous le nom de general deBeauharna i s ; il pi it plus
tard le litre de duc de Leuchtenberg, au grand scan-
dale de la famille Bonaparte qui lui reprochad de
s'étre fait prince al lemand. La conspiration organisée
pour remplacer les Bourbons par le prince d'Orange
avant échoué, le parti bonapartiste essaya d'en re-
nouer les fils au profit du prince Eugène. Le colonel
Gourgaud se rendit auprès de lui h Munich. Le com-
pagnon de l 'Empereur à Sainte-ÍIélène, reçu à grand'-
peine, parvint plus difíicilement encore à faire com-
prendre à l'ancicn vice-roi d'Italie qu'il avait quelque
chose d'important à lui commumquer de la part de
ses amis de France. Le colonel Gouraaud réussit en-
fin, dans une partie de chasse, à révéler au prince Eu-
gene le secret de l 'insurrection qui se préparait ; il
lui proposa de se mettre a sa tète. Le prince, après
un moment de reflexion, répondit que si le Srnat Tap-
pelait, il n'hésiterait pas à se rendre à son appel ; le
colonel Gourgaud dissimula mal un sourire, et l'en-
tretien en resta là.
f
I N T R O D U C T I O N .
Les hommes enèrgiques qui travaillaient à rclever
le tròne de Napoléon pourraient-ils, du moins, comp-
ter un jour sur son fils ?
Quid p à r A s c a n i u s ? s u p e r a t n e et ve sc i t u r a u r u e ?
Quand un vieux servitcur, fidèle au culte de 1'Em-
pire, se rendait à Vienne, et demandad à presenter
ses hommages au duc de Reichstadt, le gouverneur
du prince lui répondait d'un ton à demi railleur :
(( Ascagne respire, mais il faut eloigner de lui les
emotions; il ne lit, il ne voit, il n'entend que ce que
nous voulons qu'il lis^e, qu'il voie, qu'il enteude; s'il
recevait par hasarcl une lettre qui cut trompé notre
surveillance, il nous la remettrait avant de l'ouvrir. »
Le prince Metternich oubl ia i tque le jour approchait
oú cette sequestration morale deviendrait impos-
sible. Le duc de Reichstadt, en entrant clans l 'armée
et dans le m o n d e , n'allait-il pas se trouver tout
de suite en rapport avec une íbule de personnages
ayant connu son père et joué un ròle de son temps ?
Le maréchal Marmont, exilé à la suite de la revolution
de 1830, arrivait précisément à Vienne au moment
oú le cluc de Reichstadt s'apprètait à faire ses pre-
mieres armes. Le prince Metternich, reconnaissant
entin l'inutilité de tant de precautions, fit au
maréchal la proposition d'etre en quelque sorte
l ' instituteur du fils de son ancien mai t re ,c t de lui
apprendre l 'histoire d'une époque oú il avait tenu
lui-méme une place importante . Le duc de Raguse
accepta cette oíïre à la condition de ne rieu cacher
à son élève; il a légué au musée de Chàtillon-sur-
Seine un portrait du duc de Reichstadt au bas duquel
LE DUC DE R E I C H S T A D Ï . •23
le prince a tracé de sa main ces vers de Racine :
Arr ive p r o s d e m o i , p a r u n zèle s i n c e r e ,
T u m e c o n t a i s a lo r s l ' h i s t o i r e de m o n pò re ,
Tu sais c o u i b i e n m o n a m e , a t t e n t i v e à t a v o i x ,
S 'éehauffai t au r éc i t d e s e s n o b l e s e x p l o i t s .
Quels sentiments, quelles idees la voix de Mar-
inen t évoquait-elle dans le cceur et dans l 'esprit du
duc de Reichstadt? La mort a emporté ce secret. La
fin prématurée de l'héritier de l 'Empereur servit
peut-ètre mieux la cause de l 'Empire qu 'une vie plus
longue: la captivité du fils devint, pour les esprits ro-
manesques, le complement oblige de la captivité du
pòre, elle forma la suite d 'une légende clans laquelle
ils se confondent tous les deux.
II faut maintenant, pour achever ce tableau de la
famille Bonaparte, dire quelques mols des fem mes
après avoir parlé des hommes qui la composent.
Caroline Bonaparte, femmede Joachim Murat, roi
de Naples, seule des trois sceurs de Napoleon, mourut
en laissant une postérité male. Son fròre clisaif cl'elle à
Sainte-ÍIélène : « .Vvec une figure fort belle, Caroline
)) n'avait pas moins été considérée, dans son enfance,
» comme la softe, la cendrillon de la famille; rnais
» elle en a bien appelé. Elle a été une tres belle
» fernme, et est devenue tres capable. Les événe-
» ments l'avaient formée, et il y avait chez elle de
» Tétolíe, beaucoup de caractère, et une ambition
)) désordonnée. »
La veuve de Murat, Caroline Bonaparte, reparut à
Paris en 1838. Les Chambres, sur la proposition du
gouvernement, lui votèrent une pension de 1 0 0 0 0 0 fr.
24 INTRODUCTION.
1.. Historrede la dyuaslie napoléonienne, p a r A. S. do D a r c n u r t .
Cette libéralité se justifiait non par les droits de l'ex-
reine de Naples, qui n'existaient pas d'après l'exposé
des motifs présente par le ministre à la Chambre,
mais par les singulières ^considerations que voici:
ce Le gouvernement du roi voit les malbeurs de ma-
dame la comtesse de Lipona; il considere que les
armes françaises l'avaient portee au rang des tetes cou-
ronnées et qu'elle est la soeur de l 'Empereur Napo-
leon. Ces motifs justifient auprès de nous le projet
de loi que nous avons l 'honneur de vous presenter ».
Le ferme profit de Pex-reine de Naples, entrevu
dans l 'ombre de la baignoire du Théatre-lfalien ou
elle aimait se cacher, évoquait le souvenir des
scenes dramàtiques de sa vie, en méme temps que
ses yeux éteints, ses traits vieillis, trahissaient la fa-
tigue et le découragement d'une ame désillusionnée.
Ses deux ills habitaient l 'Amérique du Nord ; ils sem-
blaient avoir complètement oublié que la dcstinée
leur promettait des couronnes. L'ainé, A c h u l e , au-
teur d'un livre sur les Etals-Unis, oú il faisait l'apo-
logie de l'esclavage, survécut quelques années seu-
lement à sa mere , et mourut en Amérique sans
laisser depostér i té . Lucien, son iré re, l'avait rejoint
en 1824; le dernier fils du roi de Naples, marié en
1827 à miss Caroline Ceorgina Fraser, et ruiné par
des faillites, n'eut bientòt d 'autre ressource, pour
subsister, que le produit d 'une école de jeunes (illes
tenue par sa femme L
Les deux filies de Murat vivaientmariées en Italic,
E L I S A R O N A P A R T F . 25
l'ainée au comte Pepoli , la seconde au comte Rasponi.
Elisa Bonaparte, élevée à Saint-Gyr, aimait la
société des hommes de lettres : Bouffiers, la Harpe,
Fontanes, Chateaubriand, etc. , formerent longtemps
sacour à P a r i s ; Talleyrand lui avai tdonnó le surnom
de Sémiramis de Lucques, qu'ellejustifiait , clu moins
par ses traits, si l'on en juge par les pieces de
monnaie oú l'effigie de Bacciochi, ex-capitaine dans
Roval-Corsc, a l'air de çlisser timidement à còté de
la figure de sa femme. Sémiramis descendue du troné
en 1814, ir était plus qu 'une aimable Ralienne, la
comtesse Campignano, lorsqu'clle mourut , en 1 8 2 1 ,
des suites d'une fiévre nerveuse. Sa filie unique avait
épousé le comte Camerata, riche propriélaire de la
Marche d'Ancóne.
Pauline, la plus jeune des sceurs ele l 'Empereur,
cello qu'il a toujours préférée, montre clu cceur dans
sa correspondance avec F ré ron ; sadou leu r et sa fierté
émeuvent dans la scene qui se passe en 1814 au mi-
lieu du salon du chateau du Luc, oú, les yeux en
pleurs, pale, indignée, e l le re íúsec le reconnaï t re rEm-
peur sous son uniforme d'olTicier autrichien. Paul ine,
veuve clu general Leclerc, et trop pressée de devenir
princesse, perdit, en épousant le prince Borghèse,
la possibility de devenir reine plus ta rd . Si ce mariage
fut, comme on l 'assure, un mariage d'inclination, il
out le soil de beaucoup de ees mariages; les deux
épouxne tardèrent pas àseséparer.La princesse habitait
àParis,rueclu Faubourg-Saint-IIonoré, l'hotel oceupé
aujourd'hui par l 'ambassade anglaise; le prince
clans son palais de Rome. Pauline, quelque temps
"26 I N T R O D U C T I O N .
apees la chute de l 'Empire, manifesta l'intention de se
reunir à son m a r i ; il refusa de la recevoir. Le pape ,
à qui les Bonaparte causaient souvent bien des em-
bar ras , chargeales cardinaux Consalvi, Spadaet Delia
Somaglia, presque un conclave, de terminer ce diffé-
rend. Les cardinauxdécidèrentque le palais Borghése
serait divisé en deux parties, l 'une destinée unique-
ment au prince, l 'autre à la pr incesse; ils réglérent
en méme temps les arrangements pécuniaires entre
les deuxépoux. Pauline, souvent rebebe aux ordres de
l 'Empereur, mais pleine d'affection et de dévouement
pour son frère, lui porta ses diamants à File d'EIbe;
ses esperances bonapartistes ne survéeurent pas à
Water loo; devenue très indifférenteà la politique, elle
écrivait encore quelqueíois à ses amis de F rance ,
mais pliitòt pour leur demander des femmes de cham-
bre , des cuisiniers etdes pommades , que pour s'en-
tretenir des affaires publiques. Pauline, entourée
d'étrangers, d'Anglais surtout, ne songeait guère à
conspirer contre les Bourbons.
Elisa,Caroline, Pauline,ces belles Italiennes,étaient
restées Italiennes d'esprit et de e<cur autant que de
physionomie. Les soeurs de Napoleon, dans leur beau té
païenne, représentaientle còté classique de l 'Empire.
Hortense de Beauharnais , Corinne de boudoir, chan-
tantles ménestre lset lespaladins ,musicienne,peintre ,
poète, en personnifiaitle romant isme. Les dénicheurs
de difíicul tés històriques ont pu contesterà Uouget de
lTsle la paternité de la Marseillaise, mais comment
disputer à la reine Hortense la sentimentale romance
du Beau Duiiois, cette melodic qui semble dictée par
H O R T E N S E DE BEAU H A R N A I S . 27
la muse de l'Empire el le-mèmeà celle qui fut, jusqu 'à
son dernier soupir, le vivan t syrnbole des tradit ions, des
arts, d e i a l i t térature, des plaisirs de ce temps? La
reine Hortense, un moment réconciliée, comme son
f'rérc, le prince Eugene, avec la légitimité, duchesse
de Sainl-Leu par la grace de S. M. Louis XVIII,
autorisée à fixer sa residence dans cette terre, voisine
de Paris, en fut chassée par le roi, devenu plus méfiant
après les Gent-Jours. La reine Hor tense ,dans tousles
lieux oü elle planta sa tente, se vit bientòt entourée
d'hommes célebres qui s'imaginaient, en sa presence,
voir renaitre leurs belles années. A Rome, oú dans
les derniers temps de sa vie, elle séjournait quelques
mois de riiiver, « son salon, fort recherche, était de-
)) venu le centre du bonapart isme, non de celui qui
)) pleurait des larmes de sang sur les malheurs de la
» cause commune et révait la vengeance, mais d'un
» bon apa rlisme plus confiant dans l'avenir qu'assombri
Í par les regrets du p a s s é 1 ».
Gette lee du bonapart isme, qui n'avait pas dans les
veines une gouttedu sang des Bonaparte , touchai tdesa
baguetleinagique tous les cceurs enfaveurdel 'Empire;
le second de ses Ills surLoutéprouva la puissance de l'en-
chanlemeut. Gharles-Louis-Xapoléon Bonaparte , seul
de tous les parents de l 'Empereur, crut à la resurrec-
tion de l 'Empire.
Augsbourg d'abord et ensuite le chateau d'Arenen-
berg, sur les bords du lac de Constance, servirent de
retraite à la reine Hortense età ses deux fils, dont l'é-
1. Memuires el currespowlunce du rai Jerome et de la reine Cathe-
rine.
2 8 I N T R O D U C T I O N .
1 . Le prisonnier de llam, o u v r a g c at tr ihiu ' - au d o e f e u r C o n n o a u .
2 . ídem.
duca don était confiée à M. Lebas, í i lsduconventionnei,
marié à l'une des filles du menuisier Duplay; « L'étude
))desanciens clàssiques, les sciences exactes et les exer-
» cices gymnastique firen t les bases de cette education.
» Le prince Louis fut admis au camp de Tlmn, dansle
» canton de Berne oü les Suissess 'assemblent chaqué
» année pour s'exercer, sous 1'habiledirection d'un des
» plus savants officiersde l 'Empire, aux manoeuvres de
y> l'artillerie et du gen ie 1 . » La revolution de Juillet
» éclata. Les princes Bonaparte, appelcs par les pa-
triotes italiens, ne pouvaient pas roster sourds à cet
appel. G'était leur devoir d'apporter à cette cause
l'appui de leur nom et de lours talents; ils n 'hésitèrent
pas. Au moment on le prince Louis allait partir avec
son frère pour rejoindre à Bologne les amis de la
liberté et marcher contreies Autrichiens, il écrivi tà
s amère : «Votre affection comprendrà nos sentiments;
)) nous avons contracte des engagements que nous ne
)) pouvons manquer de remplir, et le nom que nous
)> portons nous oblige à secourir les malheureux qui
» nous appellent »
La reine Hortense, après la malheureusc issue de
l'insurrection des Bomagnes, s e m i t en route pour
Ancòne. » Ala premiere poste, après avoir quitté Fo-
» ligno, une voiture s'arrèta pros de la sienne, et un
)) étrangerlui dit que son flIs ainé était malade et dési-
» rait la voir. A Pesaro, elle rencontra son fils Louis ;
)> il avait perdu son frère subitement emporté par une
»inflammation de poitrine. Les Autrichiens vcuaient
L O U I S - N A P O L É O N B O N A P A R T E . 29
)) de prendre Ancòne, oil le prince Louis était malade
» doublement accablé par ses chagrins defrère el de
» patr ió te 1 .» Sa mere, malgré le voisinage du quart ier
general autrichien, réuss i tà lecacher , et gràce au bruit
répandu que le jeune insurge était allé cherclier un re-
fuge en Grèce, elle le conduisit, sous la protection d'un
passeport anglais, à travers l 'Italie, jusqu 'à Par is .
Le roi Louis-Philippe reçut la reine Hortense en
honime qui sait compatir à des infortunes qu'il a
lui-mème éprouvées. Bieutòt les imprudences de
M. Louis-Napoléon Bonaparte amenèrent un chan-
gement dans les dispositions du gouvernement fran-
çais; la reine Hortense et son fils reçurenl l'ordre de
quitter Paris. lis passèrent quelque temps en Angle-
tcrre avant de retourner au chateau d'Arenenberg.
La Chambre des deputes ayant renouvelé la loi de
bannissement contre la famille Bonaparte, il ne res-
tad plus au ills de la reine Hortense qu'à confondre
ses destinées avec celles de la Suisse, sa nouvelle pa-
trie. M. Louis Bonaparte paraissait resigné à cette
nécessité, mais en réalité le bourgeois de la commune
de Salenstein, le volontaire de l'école d'artillerie de
Thun, naturalise citoyen de Thurgovie en 1832, le
president de la Société fedérale des carabiniers thur -
goviens, le capitaine d'artillerie du regiment de Berne,
le membre démissionaire du grand conseil, secroyait
toujours l 'hérilier du tròne imperial et cherchai t les
moyens de le relever. La reine Hortense mélait aux
pretentions de son fils, à ses appels à la destinée, ses
1. Le prisonnier de Ham, o u v r a g e a ü r i b u ú au d o c t e u r C o i i n e a u .
30 I N T R O D U C T I O N .
superstitions de femme: crédide commesamère Jose-
phine aue presages, à rinfluence des astres, à la puis -
sance des incantat ions, elle consultant les tireuses d'ho-
roscopes et les somnámbulos de village. Lejeune pré-
tendant dut entendre plus d 'une l'ois au l'ond dos bos-
quets d'Arenenberg des voix qui lui d isaient : «. Tu
» régneras! »
M. Louis Bonaparte, après sa malheureuse cam-
pagneen Italic, prit la p lume, et publia dans le mois
de mai 1832 ses Reveries politique*, suivis d'un pro-
jet de constitution. Melange d'inspirations sainl-simo-
niennes et de penséesimperialistes, cetteconstitution
d 'une république commence par un article declarant
que la république aura un empereur, et finit, par un
autre article portant que la garde impériale sera ré -
tablie.
L 'homme place sous 1'obsession d'une idée fixe a
quelquefois besoin qu 'un autre le pousse à la n 'alisor.
Un ancien boursicrdu college de Limoges, sorti del 'é -
colo de Saumur avec les galons de niaréchal des logis,
roulait dans sa tote divers projets de res tauraron ,
par lesquels figurait une restauration de l 'Empire.
Ce niaréchal des logis, nominé Fialin, gémissantde la
défaiteduvieuxprincipe de légitimité,sedeinandait s'il
neserai tpaspossible de fonder une légitimité nouvelle
sur la souveraineté dupeuple.M. Fialin, changoantde
garnison avec son regiment, ne voyant dans les caba-
rets , danslesauberges ,dans les casernes, dans tous les
lieux publics, que l'image de l 'Empereur; n'enlendant
sortir du sein des masses que des reproches à la Res-
tauration et à la monarchie de Juillet pour n'avoir été,
M. F I A L I N 3 1
l'n ne, que le regne des prètres et des nobles, l 'autre,
que celui des journalistes et des avocats, conclut de
ces observations que clans la famille Bonaparte seule
il trouverait l'lio-mme capable de personniíier la légi-
timité future.
Le maréchal des logis Fialin, l 'esprit plein de
cette idée, quitta l'armée et vint à Paris. Une modeste
place dans l'administ ration clesdouanes paraissaitalors
su í ï i reàsonambi t ion;pendantqu 'un protecteur zéléla
sollicite pour lui, M. Fialin essaye d'écrire quelques
entro-filets clans le Temps ; il fournit sa part modeste
de collaboration à une correspondance établie à l'u-
sage des journaux légitimistes; bientòt illbndait VOc-
cident fraileáis, revue destinée à développer cel te
théorie : que le regime imperial contient la formule
et la synlhòse de la politique au xix* siècle :
« II n'esl pas on Europe un seul homme instruït des affaires de
son temps qui n'altende une complete renovation de ce cont inent .
!l semble que la voix, parl ie autrefo is des reg ions or ientales pour
annoncer un .Messie, proclame à cette heure la vaste svuthèse po-
litique vers laquel le nous avançons chaqué jour davantage . A nous
done l'idée napo léon ienne suppl i e i ée au rocher de Sa iu le - l l é l è i i e
dans la personne de son g lor ieux representant ! En cette impéria le
idée resident la tradit ion tant cherchée du x v i t l 0 s i èc le , la v r a i e l o i
d i imoi idemoderne , e t lou l le symbole des nat ional i tés o c c i d e n t a l e s . . .
Le temps esl venu d'annoncer par toule la terre cet Evangi le i m -
perial qui n'a point encore eu d'apostolat . Le temps est v e n u de
rede ver le vieux drapeau de l 'Empereur , non s e u l e n i e n t l 'étendard
de Marengo et d'Austerlitz, mais celui de Burgos et de la Moskowa .
L'EMI'EÜKCI!, TOUT L'EMPEREUR '1
IJOccident [raneáis n'eut qu'un numero. Les amis
de M. Fialin lui firent-ils obtenir du ministre de la
1. L'Occident fraileáis. P a r i s , P a u l D u p o n t , PREFACE.
32 I N T R O D U C T I O N .
guerre une mission en Allemagne dans le bul d'éludier
l'élòvc el l 'amélioration de la race chevaline, pour y
rechercher les titres d'un de ses parents mort pen-
dant l 'émigration? Ses biographes ne sout pas d'ac-
cord sur ce point. Ge qu'il y a de certain, c'est que
M. Fialin, ayant déjà entretenu quelques relations
avec Joseph Bonaparte par l 'inlermédiaire du eapi-
taine de navire qui ramena l 'Empereur de l'ile d'Elbe,
se presenta, en traversant la Suisse, à Arenenberg,
muni d'une lettre de recommandation de M. Bel-
monte t ; il reçut des maitres de ce chateau l'accueil
que méritai t le fondateur de Y Occident [raneáis, et
devint bientòt en quelque sorte le secretaire des com-
mandements de M. Louis Bonaparte. Ge dernier venait
précisément de publier son Manuel d'artillerie. La
remise de ce livre, au nom de l 'auteur, à certains ofíi-
ciers de l 'armée t'rançaise, à quelques personnages
impor tants , et aux principaux journalistes, íournis-
sait un excellent pretexte pour s'assurer des senti-
ments et des dispositions d 'une partie de l ' a rméee t
de la société françaises. M. Fialin, au moment de se
transformer en commis voyageur des idees napo~
léoniennes, emprunta le nom de Persigny à une an-
cienne propriété de la famille de sa mere, située dans
la commune de Crémeaux, en Forez. 11 partit pour la
France , aussi confiant dans sa mission que désireux
de justiíier la devise qu'il venait d'inscrire au has de
son écusson de vicomte : Je sers!
Le missionnaire bonapartiste revint à Arenenberg,
apportant à M. Louis-Napoléon Bonaparte des eom-
plicités morales, préférables peut-èlre à toutes les
LA CONSPIRATION DE STRASBOURG. 3 3
complicités matériel les; quel plus granel encourage-
ment pour le pretendan! que ces paroles de Carrel à
M. de Persigny, après une conversation oíi ce dernier
venait de lui expliquer les idees du neveu de l 'Em-
pereur? « Le nom qu'il porte est le seul qui puisse
exciter forteinent les sympathies populaires; s'i! sait
ouhlier ses droits de légilitnité impériale, pour ne se
rappeler que la souveraincté du peuple, il peut ètre
appelé à jouer un grand ròle. »
Louis-Napoleon tenia bientòt de réaliser cette pre-
diction. La conspiration de Strasbourg echona, mais
la facilité avec laquelle des ofliciers trancáis avaient
Irahi leur sermenl à la voix d'un jeune homme connu
sculcmenl par son origine, l'indécision des soldáis
en sa presence, les acclamations de la population sur
son passage, la puissance des souvenirs imperialistes,
le prestige du nom de l 'Empereur, donnaient mal ière
à de graves réllexions. Le gouvernement dissimula ses
KJ
alarmes; ce qifil savait sur la conspiration était de
nature à les rendre sérieuses. quoiqu'il n'eút pas pu
mellre la main sur les papiers du principal conspira-
teur. Une femme les san va. Eléonore Archer allait de
ville en vi lie, donnant des concerts publics et chan-
tan!, dans les salons; un certain Gordon, colonel de
laléuion élrangère au service d'ísabelle II , vil made-
moiselle Archer à Londres, l'épousa, el mourut peu
de temps après son mariage, laissant sa femme sans
fortune. Eléonore Gordon, recominençant ses pere-
grinations lyriques, rencontra M. Louis-Napoiéon
IJonaparle en Suisse; sa vocation bona parlis te se re-
vela. Madame Gordon se niontra le plus habile et le
T . Y X I J . E I i i a o l U ) . I . — 3
3 4 I N T R O D U C T I O N .
plus dévoué des aides de camp du prélcndant dans
les préparatifs du complot de Strasbourg. Elle en
attendait le resultat dans sa chambre de la me de la
Nuée-Bleue, lorsque M. de Persigny accourut sans
sedouter que les agents de police le serraient de pros;
le fugitif allait entamer le récit clu desastre, lors-
qii 'une voix se fit entendre : Ouvrez au nom de la
loi! Madame Gordon pousse le verrou, et se barr i -
cade avec ses meubles . Le commissaire de police est
suivi de la force a r m é e e t d ' u n serrurier, la porte cede
bientòt à leurs efforts. Au moment oú l 'air extérieur
penetre dans la chambre : lettres. decrets, proclama-
tions, nominations, listes de noms disparaissaient
dans un dernier jet de ílamme qui s'élance de la che-
minée.
Louis-Philippe cependant en sut assez pour juger
prudent de faire semblant de ne rieu savoir. Après
l 'audience sollicitée par le general Excluíaos pour
protester contre la complicité qifon lui imputait dans
fallaire de Strasbourg, le roi se contenta ele d i re :
<( Exelmans se mouche bien vite. » P 'au t res se mou-
chèrent plus tard; Louis-Philippe reçut avec cm-
pressement les declarations de dévoueinent que les
généraux lui prodiguèrent, et s'obstina dans ce sys-
tème dangereux qui consistait à détruire le bonapar-
tisme en 1'absorbant et en confondant en quelquesorte
la monarchie constitutionnelle avec l'Empire.
La presse ministérielle affectait de se nioquer de
l 'auteur de Ycchaujfouree et de la miserable e'quipée
de Strasbourg; le gouverncment n'osa pas cependant
le t raduiré devant un jury, il aima mieux violer le
LA C O N S P I R A T I O N DE S T R A S B O U R G . 3."i
grand principo de l'égalité devant la loi. Soustraire
le principal coupablc à la justice, c'était assurer l'ae-
quittement de ses complices. Un historien du regne
de Louis-Phihppe explique ainsi cette imprudente
decision :
« Lesauteurs J e cette rebel l ion appartenaient à la jus t i ce du pavs ,
» inais i jue devait-i l l'aire du p r i n c e ? . . . A c e u x qui, sous un bourbon ,
» auraient pré tendu couvrir le nom de l 'Empereur d'un privi lege
» de na i s sance , il aurail sul'li de m o n t r e r le fossé oit tomba le ra-
IL davre sanglant du due d'Enghien. Mais les procedes du Consolat
j> n'élaient pas c e u x du regué de L o u i s - P h i l i p p e , et le prisonuier de
» Slrasbourg n'avait p;is a redouter le sort du prisonuier d'Etten-
i i e i m . Aussi la re ine Hortense étant accourue à l'aris pour prior
» le roi d'etre indulgent pour s o n i l ls , coupahle s e u l e m e n l , d isa i l -
» e l le , d ' u n e é lourdor ie de j e u n e s s e , r e ç u t - c l l e i iumédiatemenl
» Lassurauce que la vie de c e lils n e courai l a u c u n danger . . . Le
); !) novembre , le préíet du Las -Uhin el le general Voiroi v inreut
~» ouvrir au prince les portes de sa pr i son , et le lirent monler dans
s une chaise de pos te . . . A Paris , le prince apprit la íaveur dotit il
» était l 'objel . 11 en expr ima aussitòt sa reconnaissance par une
» let Ire au roi, dont il appelait avec instance la bonté sur s e s amis .
i> A Lorieut, c o i m u e il allait uionter s u r la frégate l'Aluh'omi'il··, le
•» sous-préfet . M. Vil lemain, lui demanda par ordre du gouvernement
» s ' i l avait a s s e z d'argent pour faire face à ses premiers bosnios au
> lieu de débarquenien l , et , sur sa réponse negat ive , lui reniil de
I» la part du roi une somine de 10 0 0 0 francs e n o r . Lo 21 novembre ,
» V Andromede l 'emportait loin de la France l . »
M. Louis Bonaparte s'est-il engage après sa capture
à rosier dix ans en Amérique? Un historien le dit
ibrmellement \ Une leltre de M. Louis Bonaparte
adressée de Londres à cel historien, le 10 novembre
1846, démenl cette assertion :
« La gravi; accusation í'orniulée contre moi daus le deux iéme vo-
1 . Vic tor de Kouvio i i , ¡íisloire du règuede Louis-Philippe.
•i. Capeügue, Ilisloire de l'Europe depuis Vavènement du roi Louis-
Philippe.
36 INTRODUCTION.
lunie de votre his to ire me force k m'adresser à vous pour réfuter
une calomnie déjà vie i l le , que je ne m'atlendais pas à voir remet lre
en lumière par l' l i istorien de Char lemagne , à qui je devais le s o u -
venir de q u e l q u e s mots flatteurs.
» Vous croyez que, en 18;¡(>, expul sé de France nialgré mes pro-
testations, j'ai donné ma parole de rosier porpéluel le i i ient exilé en
Améri([ue. e t q u e cette parole a été violée par mon re lour en Europe.
Je donne ici le dément i l'ormel que j'ai si souvent donné à c e l t e fausse
a l l egat ion
» Fin 1810, veui l lez vous en souvenir , M. Frank-C.arré, retnplis-
sant les functions de proeureur g e n e r a l pres la ('.our des pairs. Cat
forcé de declare) 1 lu i -méme que j 'avais été mis en liberté xtins con-
ditions. Vous trouverez ees paroles dans le Monitenr du mois de
septemlire »
Yoici lo passage du réquisiloirc de M. Frank-
CaiTÓ invoqué par M. Louis Bonaparte. Le proeureur
general, après avoir resume les fails prineipaux qui
se rattaclienl à la conspiration de Boulogne, ajoute :
« Quelle avait été Tissue? Combien de temps avait-il
» fallu pour que celui qui revait un trono so réveillàt
D dans les murs d'une prison dont une clénience
D aussi libre que genérense lui a ouvcrt les por tes?
3> Comment se fait-il qu'il n'ail pas été alors dés-
)) abusé? Yaincu sans combats, pardonnó s a n s con-
D ditions, ne devail-il pas comprendre qu 'on ne
» redoulait ses entreprises ni comme un per i l , ni
» comme une menace? »
Louis-Philippe s'est done, dans cette circonsfance,
montré généreux jusqu'au bout. M. Louis Bonaparte
le recommit du reste dans une lettre lue devanl le
jury de Strasbourg, par M° Parquin , déíeiisour de
son fròre, Tundes accuses. « J'étais coupable contre
le uouvernenient; or le uouvernenient a été ííénéreux
envers moi. » M Parquin, on terminant sa lecture,
M. LOUIS B O N A P A R T E EN A M É R I Q U E . 37
s'écria : « Parmi les défauts de Louis-Napoléon, il ne
faut pas du moins compter l ' ingratilude. »
M. Louis Bonaparte débarque à New-York le
3 avril 1837, recoil dans ccttc ville u n e lettre de la
reine Bórlense lui amioiiçant qu'elle allait subir une
grave operat ion, il s 'embarque immédiateinent, et
il arrive en Europe à temps pour assister a u x der-
niers moments de samère. Le gouvernement français,
ému pa r l a presence du conspirateur de Strasbourg
s u r le t erri to ire Suisse, demande son expulsion dans
une note appuyée par l'Autriclie et par l aPrusse . Les
troupes franoaises. sur le ret'ns du Vorort de dormer
satisfaction à cctle note, s'avancent vers la l'ronlière ;
la Suisse arme son eonligent. Louis Napoleón, ne
voulant, dit-il, ni réclamer ni renier son droit de ci-
toyen Su isse , part pour l 'Angleterre oú il arrive le
14 o c t o b r e l 8 3 8 .
L'opinion publique, qui n'aurait pas approuvé
une guerre enlreprise pour cbasser un proscrit de
son asile, prenait assez bien les railleries que les
journaux laisaient pleuvoir sur le neveu de l'Em-.
pereur, renouvelaiil au tournoi d'Eglington les
prouesses des anciens chevaliers. Le gouvernement
avait cu l ' imprudcnce de traduiré devant la Gour des
pairs un des accuses de Strasbourg, M. Armand
Laity, auteur d 'une brochure intitulée : Le prince
iXojtole'on à Strasbourg, relat ion historirjue des évé-
nements du 30 octobre 1836. La condamnation de
l'auteur de cette brochure à cinq ans de prison rendit
un peu d'intérèl au bonapart isme, qui, depuis la
retraite de son representant en Angleterre, n'était
38 I N T R O D U C T I O N .
pas en veine, quoiqu'il cut fait une récente et impor-
tante recrue clans la pcrsonne de M. de Grouy-
Glianel, descendant d'Arpad, et prétendant lui aussi
à une couronne, celle de Ilonm'ic. M. de Grouv-
Chanel, entrepreneur de restaurations, travaillait à
celle des autres en attendant d 'accomphr la sienne;
il venait d'échouer dans son projet de relever au
Mexique le tròne d'lturbide an profit de l'infant don
Francois, et il espérait se dédommager en rétablis-
sant le troné de Napoleón I e r avec l'aidc de M. Saint-
Fdme, homme de lettres, connu par de nombrcuses
compilations, de M. Charles Durand, rédacteur du
Journal de Francfort, feuille dévouée à la Bussie,
et de M. Barginet (de Grenoble), grand maitre des
Tcmpliers, auteur de la Coito rouge, de la Chemise
sauf/luiíle, surnoinmé le Wal ter Scott dauphinois.
Les prétendants, dans ce tcmps-ci, ne peuvent se
passer du concours de lapresse . M. de Crouv-Clianel
travaillait done à la íbndation du Capilole; M. Moe-
quard , de son cote, négociait l 'achat du journal le
Commerce, de compte et demi avec M. Mauguin.
M. Mocquard, dans les premieres années de la
Bestauration,brillait parmi les illustrations elegantes
de la capitale; avocat distingué, homme instruit,
aimable, spirituel, nul ne portad avec plus d'élégance
l abo t t e à revers, le pantalon collant et la chaine à
breloques; ruiné par de fausses speculations, retiré
en Suisse, il fut presenté à la reine Hortense, devint
son secretaire, son confident, et, après sa mort, ne
cessa de veiller sur les intéréts de son fils.
Le club des Culottes de peau,dí\ns lequel figuraient
LES C U L O T T E S DE PE AU ET LES C O T I L L O N S . 3'J
MM. de Montholon, de Vaudoncourt, de Mesonan,
de Laborde, Voisin, Piat , Dumoulin, Bouffetde Mon-
tauban, et d 'autres vieux officiers de l 'Empire, se
livrait de son còté à une propagancle fort active en
faveur du bonapartisme; des mili taires ne pouvaient
vivre en bonne intelligence avec des journalistes,
d'incessantes querelles entre les culottes de peau et
les rédacteurs du Capitole et du Commerce portaient
le trouble dans le parti. Les dames travaillaient de
leur cote ;i la restauration impóriale : le club des
Cotillons, compose de mesdames Salvage de Fave-
rolles, Picgnault Sainl-Jean-d'Angcly, Hamelin, e tc . ,
excitait les esprits au lieu de les calmer. Journalistes,
culottes de peau et cotillons mettaient le public
dans la confidence de lours rivalités bruvantes, et
l e s r i eu rsdu còté clu gouvernement. Louis-Philippe,
croyant le bonapartisme tué par le ridicule, s 'appré-
tait \\ fin Jairc, de magnifiques funérailles en ramenant
le corps de l 'Empereur à Par is . Personne ne songeait
à M. Louis Bonaparte; lu i -mème, livré en apparcnce
tout en tier aux plaisirs de la vie aristocratique en
Angleterre, semblad chercher à se taire oublier,
lorsque, le 4 aoüt 1840, le télégraphe appr i t au gou-
vernement son débarquement sur les cotes de Vimeux,
pres de Boulogne-sur-Mer. Cette nouvelle tentative
n'eut pas un resultat plus heureux que la premiere ;
le petit chapeau, l'épée d'Austerlitz, l'aigle apprivoisé
servirent de point de mire aux plaisanteries des
journaux;mais un genérala demi gagné ,un regiment
presque embauché, une maison militaire réunie au-
tour de M. Louis Bonaparte attestaient que la mise
ÍO I N T R O D U C T I O N .
en scene burlesque de cette conspiration cachait un
fond sérieux. D'ailleurs, le ridicule ròle joué par
le prétenclant à Boulogne, l 'embarras de sa tenue
devant la Cour des pairs, allaient ètre effaces par sa
longue captivité.
L'année precedente, le 12 mai 1830, Barbes appe-
lant le peuple aux armes , s'était jeté sur le postéele
la Conciergerie : la tentativo républicaine et la tenta-
tive bonapartiste tendaient au memo but, le renversc-
ment du gouvernement; dans toutes les deux, le sang
des défenseurs de l 'autorité avait été versé. La de-
claration de M. de Persigny devant M. Peti t , presi-
dent de chambre à la cour royale de Poua i , demontre
qu'à Boulogne ce ne fut pas la fa uto des conspirateurs
s'il ne coula pas avec plus d'abondance qu'à Par i s ,
ce Au moment oú les troupes proclamaient le prince
» et reconnaissaient le drapeau », dit M. de Persigny,
(( un officier du 42% qui m'a paru animé d'intenlions
)) hostiles, est entré au quart ier . J'étais alors habillé
)) en sous-oíïïcier d'infanterie, et j 'avais un fusil à la
» main; je me suis élancé sur lui, et, au moment oü
» j 'allais le tuer, le lieutenant Aladenizc s'est élancé
» sur moi et a délourné le coup que j 'allais porter.
)) Telle a été l'énergie de son action que ma baïon-
» nette a été ployée en deux. Un moment plus tard,
y> le capitaine des grenadiers du 42 e est arrive, et un
» nouveau conflitest survenu. Dans ce conllit, déter-
y> miné par les mèmes considerations, j 'aurais infail-
» liblement tué le capitaine,si M. Aladenizene s'était
)) jeté de nouveau entre le capitaine et moi, et ne
)> m'avait relenu de la maniere la plus énergique. »
E X P E D I T I O N DE B O U L O G N E . 41
La reprobation du parti de l 'ordre n'atteignit
pourtant que les insurges de Par is ; les royalistes t rou-
vèrent tres naturel que la Cour des pairs , après avoir
írappé Barbes d'un arret de mort , creat pour Louis
Bonaparte une peine spéciale qui n'existait pas dans
le Code et qui n 'emportai t avec elle aucune ílétris-
sure, Yemprisonnement perpetué!. La duchesse d'Or-
léans, après d'actives demarches faites à l'insu de
Barbes, parvint à l 'arracher au dernier supplice,
malgré l'opposition des ministres, vivement encou-
ragée par un grand nombre de conservateurs; mais
pendant que le condamné du 12 mai, soumis au dur
regime des prisonniers ordinaires, subissait sa peine
dans la maison céntrale de Doullens, le condamné
du ;>0 octobre 1830 et du 0 octobre 1840 recevait ses
amis dans son appartement particulier de la forte-
resse de í ïam, écrivait l ibrement dans les journaux,
et publiait des hvres.
M. de Persigny avail cherché, il est vrai, à atténuer
l'odicuse violence de sa deposition devant le magis-
tral charge de l'instruction, mais lavanité puerile qui
déborde dans ses réponses au chancel i er Pasquier
paraissait peu faite pour exciter l 'intérèt en sa ia-
veur :
«. Yous ne vous appelez pas Persigny, vous vous
appelez Fialin.
—-Je m'appelle Fialin sur mon acte de naissance,
mais mon grand-pòres'appelait Persigny.
— Voire grand-pòre joignail-il à son nom le litre
de vicoinle?
•— Mon bisaïeul était comte. »
4 2 I N T R O D U C T I O N .
M. de Persigny, malgré sa tentative de meurt re
sur la personne de cleux officiers, malgré son usurpa-
tion de t i tre, ne tarda pas à étre transiere de la eita-
delle de Poullens à lnòpital de Versailles, et bientòt
il n'eut plus que la ville pour prison.
Cette difference de traitement entre les republi-
c a n s et les bonapartistes cboquait à peine quelques
esprits droits. Les conservateurs qui , au nom soul
de Barbes, entraient en fureur, ne prononeaient celui
de M. Louis Bonaparte qu'avoc un resto involontaire
de respect. L'arrèt de la Cour des pairs lui depen-
dant accepto par Louis-Philippe, comme une garaníie
contre l ' imperialisme,
Les anciens servíteurs de la dynastic napoléo-
nienne semblaient donner , par cet arret , un gage
certain de dévouement à la dynastie régnanle . .la-
máis, en effet, l 'Empire n'avait été plus ouverteniont
renié. Les oriéanistcs ravis parlagcaient la salislae-
tion el la sécurité de Louis-Pbili])pe. Qui leur out
dit quo dans douzc ans la plupart des noms inscrits
au bas de la condamnalion de M. Louis Bonaparte
figureraient sur la liste des sénateurs , des consoillers
d'Elat, des préíets et des chambellans de Aapo-
léon III!
Le (3 octobre 1840, à quatre heures de l'apròs-midi,
la sentence de la Cour des pairs í'ut lue à M. Louis
Bonaparte. Un seul pair de France, M. Allon-Shee,
avait opiné en faveur de Tapplication de la peine de
mort au principal accuse. A minuit , le conciamné
monta en voiture, avec un colonel de la garde mun i -
c i p a l charge de l 'accompagner jusqu'à Ilam : le gé-
L ' Í M P É R I A L I S M E R E M É P A R L U I - M É M E . 4 3
néral de Montholon et le docteur Conneau obtinrent
I'autorisalion de partager sa prison.
M. Louis Bonaparte aiine à écrire; depuis la publi-
cation des idees napoleonienues remontant à son
séjour en Angleterre après l'aílàire de Suisse, il n'a-
vait plus rieu donné au public. II s'essaya en prison
au metier de journalisle en envoyant des articles à
deux ou trois journaux des dépar lemcnts . Une bro-
chure intitiüéc : Exlii/e/ion du pauperismo, Put le
fruit le plus important des loisirs de sa captivité.
Cette brochure, doni le litre soul contient le resume
des doctrines socialistes et le plau mème de la revo-
lution sociale, aurait fort bien pu porter la signature
de M. Louis Blanc. Le prisonnier de Ham, signataire
de la liste de souscriplion pour la publication d 'un
journal fouriériste, ne négligcait pas les occasions de
Hatter les esperances ou les illusions de ces groupes
épars d'utopisles qui dcvaient former plus tard le
parli sòcia liste.
M. Louis Bonaparte , cndovenant col·labora leur ele
journaux républicains, évitail pourtant de s'engager
avec les representants de cette opinion : «. La répu-
blique )), disait-il, « serait mon ideal, mais j ' ignore
si la France est républicaine. Je vois daus son his-
toire les deux elements monarchique et républicain
exister, se développer s imultanément . Si le pays m'ap-
pel loun jour , je lui obéirai; je réunirai autour de mon
nom plébéien tous ceux qui veulent la liberie et la
gloire; j 'aiderai le j)euple à r en t r e rdans ses droits ,
à trouver la formulo gouvernemehtale des principes
de la revolution. » Libertó, gloire, droits du peuple,
•II I N T R O D U C T I O N .
« A Monsieur le rédacteur du Jotirnul du J ^ o i r e t .
» F u r t de H a m , "21 o c t o b r e 18 í ¡ ! .
» Monsieur ,
» Je réponds sans bés i ter à la bienvei l lante interpellation que
vous m'adressoz dans votre numero du S.
» .le n'ai jamais cru, je ne croirai jamais q u e i a France soil 1'apa-
n a g e d'un l ionime ou d'une fani i l le; je n'ai jamais revendiqué
formule du principe de la revolution, ces mots vagues
pouvaient charmer la foule par leur vague meme :
comment des homines intel·ligents étaient-ils assez
aveugles pour les prendre au sérieux, et [)ourles con-
sidérer comme des engagements envers la Répu-
blique ?
Avec quel étonnement ne relit-on pas aujourd'hui
des articles comme celui-ci, public daus le Prof/rès
du Pas-dt'-Calais le 28 octobre 1843 :
« Ce n'est plus un secret et nous n'en avons fait non plus à per-
sonne un niystère en annonçant que, depuis plus d'un au et Irois
mois , le prince Napoléon-Louis lionaparte nous envoie des árde les
de sa prison de i ínm.
» Voire numero du 20 en reformad un seniblable coneernanl le
vieu émis par le cousei l g e n e r a l de la Corse e n v u e d'obtenir que la
fami l l e Napoléon ful rappelée de l'exil, e l que le prisonuier de Ham,
après avoir été mis en l iberté , put jouir de ses droits de citoyen
français.
» Ouoique cet article contint la reclamation suivante : « I.a famille
> l ionaparte étant i ssue de la devo lut ion ne pent et tie doii reenn-
I) naitre qu'un principe, celui de la souveraiiielé' ilu p e o p l e ; el le ne
» pent revendiijuei' que les droits de eitoyeu trancáis, mais il y au -
)> rait injustice el pe l i l e sse à ne pas les lui conceder dorénavani . »
— Malgré ce í le declaration, le Joiirixtl du Luirel crul devoir d e -
niander au prince quel les seraienl ses pretentions en rent rant dans
la grande faniille française. Le prince (it la réponse suivante :
M. LOUIS B O N A P A R T E A HAM. 45
d'autres droits que ceux de citoyen français, et je n'aurai jamais
d'autre désir que celui de voir le peuple entier réuni dans se s cornices
rhoisir en toute l iberté la forme de g o u v e r n e m e n t qui lui convient .
» Issu d'une famil le qui doit son e levat ion à la volonté nationale,
je mentirais à mon or ig ine , à ma nature, et jusqu'au bon s e n s , si
je ne reconnaissais la souvera ine lé du peuple c o m m e la base de
tout organisme politique.
» Jusiju'ici mes actions et mes pretent ions s 'accordent avec ce l l e
maniere de voir. Si l'on ne ni'a pas compris , c'est qu'on ne c h e r c h e
pas àexp l iquer les défaites, mais plutòt à les condamner .
» O 'esl vrai, j 'a irechcrché une haute posit ion, mais publ iquement .
J'avais une haute ambition, mais j e la pouvais avouer : l 'ambition
de reunir autour de mon nom populaire tous l e s partisans de la
souvera ine lé du peuple , tous ceux qui voulaienl la gloire el la li-
ber ie . Si je me suis trompé, l'opinion publique doit-elle ni'en vou-
loir? ha France peul -e l le m'en punir? Croyez b ien , Monsieur, que ,
quel que soit le sort que me reserve la d e s t i n é e , on ne pourra ja-
mais dire de moi (|ue dans 1'exil on dans ma prison je n'ai rien
appris et rien oublié.
J> Agréez 1 'assurance de ma considerat ion,
» N A P O L E O N - L o u i s DOXAPAKTE. »
« Le Journal du Loire!, en publiant cette lettre, ajoute qu'i l
n ' h é s i l e p a s à y roir un (''datant t émoignage de la tou le -puis sance
dii principe démocrat ique , un exemple ile la plus liante s ignil ication,
« il felicite l e prince des sent iments généreux exprimes dans sa
leí tro ». l i s annoncent un h o m m e de eceur et d'esprit. »
L'arliclo se termine ainsi : « Nous ne somnies
qiTun i'aible echo de bopposition nat ionale ; mais, au
nom des idees dont nous somnies les órganos nous
anoonçons publiquement que notre sympathie est
acquise an prince Louis-Napoleon. II n'est plus à nos
yeux un prélendant, mais un membre de notre partí,
un soldat do notre drapeau. »
Le Proi/rrs <hi Pna-dc-Caluis, en rondant compte
de la brochure de M. Louis Bonaparte sur la question
4ü INTRODUCTION.
des sucres , adresse à l 'auteur ees encouragements
« Que le prince continue dans sa prison à donner l'exemple du
courage et de la res ignat ion ; qu ' i l cont inue à s'oecuper de ques -
t ions matér i e i l e s qui peuvent a u g m e n t e r le b ien-òlre du p e u p l e ;
qu'il continue à étiulier les public istes qui recoiinaissent aux
peuples le droit de choisir e u x - m è m e s leurs gouvernements ; qu'il
se range sans arr iòre -pensée sous la cé lebre devise de son o n d e :
(< Si depuis le 21 Janvier, de sanglante ménioire , un roi de France
» ne sait pas gouverner par l 'aulorité de ses propres actions, il res-
» tera seu! e! abandonné , et ménie il deviendra un p e r s o n n a g e
)• c o m p l é t e m e n t inuti le ; » que le prince Napoleón reste toujours lulele
à son origine, qu'il so i l toujours l'honinie du peuple , el sa popula-
n t e s ' é lendra b i e n au déla des l imites de son cachot . »
De pareils articles, niicux encore que toutes les
brocliures sur les sucres, étaient capables de rendre
unhouunepopula i re ; ils donnent une idee des illusions
d'un grand nombre de républicains honnètes et sin-
ceres dans leur opinion, mais assez peu clairvoyants
pour confondre les doctrines du pur imperialisme
avec les principes de la vraie democratic.
Une correspondance soigneusement entretenue
avec la plupart des homines célebres de l 'époque,
Béranger, Chateaubriand, Thiers, George Sand, etc. ,
les visites de MM. Louis Blanc, Frederic Degeorges,
Peauger et de plusieurs autres écrivains républicains,
ouvraient au prisonnier des perspectives sur le monde
extérieur qui i'aisaient de la forteresse de Ham plutòt
une retraite qu'une prison. II a protesté contre les
traiteinents auxquels il était soumis : « Le gouver-
nement qui a reconnu la légitimité du droit de ma
famille est forcé de mereconnai t recomme prince e tde
me traiter comme tel. La politique a des droits que
LA P R E S S E R É P U B L I C A I N E ET M. L O U I S RON A P A R T E . 47
je ne pretends pas conlester. Que le gouvernement
agisse à mon égard comme un ennemi, qu'il me prive
des moyens de lui nuire, j en 'aura i pas à me plaindre;
mais en méme temps sa conduite sera inconséquente
s'il me traite comme un prisonuier ordinaire, moi, fils
d'un roi, neveu d'un empereur et allié à tous les sou-
verains de l 'Europe 1 , » M. de Montholon va plus
loin; il affirme que M. Louis Bonaparte a trouvé à
Ham une captivité plus dure que celle de Sainte-
Ilélène : « Ge qui m'al'flige le plus pour mon pavs,
c'est de penser que l 'Empereur n'était pas si mal traite
par les Anglais que ne l'est son neveu par des Frai l-
eáis, dans une prison írançaise 2 . .D
Ces plaintes n 'empèchaient pas M. Louis Bona-
parte d'avoir un manege pour m o n t e r a cheval dans
l'intérieur de la citadeile, de recevoir des visites, de
joindre les exerciees du corps à ceux de l'espril, et de
former Je plan de nouvcaux ouvrages. II songeait à
écrire la vie de Charlemagne, et il venait de s 'adres-
ser à M. Sismondi pour le prior de l'aider daus ses
recherches, lorsque son père inalado fit auprès de
Louis-Philippe des demarches pour obtenir la liberté
de son fils. Ces demarches ayant échoué, M. Louis
Bonaparte écrivit au ro i :
« Sire,
> Ce n'est pas sans une vive emotion que je v iens m'adresser à
Votre .Majesié pour lui demander c o m m e u n e favour la permiss ion
1. Le prisonuier de Hain-
't. Ídem.
I N T R O D U C T I O N .
de quitter la France m è m e pour un temps très court. Depuis cinq
ans, le b o n h e u r de respirer Fair de la patrie a c o m p e n s é pour moi
l es tourments de la capt iv i té; mais i'àgo et les infirmités de mon
père réc lament i m p é r i e u s e m e n t nies s o i n s . II a fait appel au c o o -
cours de personnes bien connues par leur a l lac l iement à Votre Ma-
j e s t é , et il est de mon devoir de jo indre mes eñ'orts aux s iens .
» Le Conseil des ministres n'a pas pensé que la question fòt de
sa competence . Je m'adresse done à Votre 3 l a j e s f é , p l e i n de con-
fiance dans r i iumani lé de ses s en t iments , el je s o u m e t s n;a requéle
à sa haute et g é n é r e u s e appreciat ion.
» Votre Majesté, j 'en suis convaincu , comprendrà une demande
qui, d'avance, engage ma grati tude, et touchée de l ' isolement d'un
proscrit qui a su g a g n e r sur le Irene Fest inie de toute l 'Europe,
e l l e exaucera. les voeux d e m o n père et l es m i e n s .
» Je prie Votre Majes te- d'agréer Fexpress ion de mon profond
respect . »
Louis-Phil ippe aura i t , sur oelte settle le t l re ,
aceordé la grace demandée : le Conseil des ministres
exigea des garanties plus positives sur lcsquelles i lne
fut pas possible de s 'entendre. M. Louis Bonaparte
résolut de recourir à la iuile.
Le gouverneur de Ham. convaincu qu'une eva-
sion ne pouvait s'elïecluer que par un secours exté-
rieur, surveillait seulement Tapproclie de la íorfe-
resse; la sortie en était à peu près libre. Le valet de
chambre deM. Louis Bonaparte demanda la permis-
sion de se rendre à Saint-Ouenlin. « Au inomeiiL OLÍ
il devait sortir comme pour louer un cabriolet, le
prince sortirait aussi lui-méme sous un déguisement
d'ouvrier. Le chateau était, en ce moment , l'objeí de
diverses reparations. On choisit le matin pour lY.xé-
cution de ce projel, paree que les precautions du
commandant se eoncenlraient sur la soirée, el parce
que l'évadé se donnait Ja possibilito de gagner Va-
EVASION DE M. L O U I S BONAPARTE. 49
lencienncs asscz à temps pour prendre le convoi de
quatre heures au chemin de fer de Belgique 1 . )> Le
25 mai, les ouvriers arrivent et subissent l'inspection
aceoutuinée. Le prisonuier coupe ses moustaclies,
prend un poignard, passe une blouse et un gros
pantalon sur ses vòlements ordinaires; un vieux ta-
blier de loile bieuc, une perruque noire à chcveux
longs, une casquettc, complòtent son dóguisemcnt; il
chaussedes sabots, met une pipe de tcrre à sa bouche,
et l'épaule chargée d'une planche, il se dirige vers la
porle. II lafrancbit heureusement, et bientòt le voilà
sur la grande route, ou son valet de chambre l 'attend
avec un cabriolet; deux jours après, M. Louis Bona-
parte était en Angleterre. Son père mourut à Elo-
rence le 27 juillet suivant; M. Castelvecchio, fils
naturel du roi Louis , se trouva seul à son lit de
mort.
Six mois avant la revolution de Février, le 29 sep-
tembre 1847 , les cercueils du père de M. Louis Bo-
naparte et dc son frère, mort dans 1'insurrection des
Bomagnes, ramones d'Italie, reposaient sur un cata-
falque au milieu do l'église de Saint-Lcu-Taverny.
ornee des arinoiries, des at tr ibuls, des symboles de la
monarchic impériale : couronne, croix d 'honneur ,
aigle, abcilles. Le gouvcrnement de Louis-Philippe
croyait prouver sa force en donnant ainsi le plus
grand éclal aux ceremonies dc l ' imperialisme; les
homines d 'Etat dcl 'époque déclaraient que TEmpire
n'était plus qu 'un souvenir à dcmi efface : cependant
1. Le prisonuier de Ilam.
T A X I l . E U E L O R D .
50 I N T R O D U C T I O N .
a monarchic constilulionnelle, victorieuse en appa-
ence de l 'impérialisme, avait été obligee de Iransiger
en quclque serte avec lui, d'abord en ne livrant pas
le cons])irateur de Strasbourg à la justice, ensuite en
i'aisant un cutws belli de sa presence sur le territoire
Suisse, eniin en traduisant le conspiratcur de Bou-
logne elevant la Cour des pairs , au lieu de le Jai re
comparaitre devant un jury. Non , l'impérialisme
n'avait pas suecombé dans sa lutte avec la monarchic
de Juil lel ; les chapitres suivants le montreront aux
prises avec la Républ ique.
CHA PITRE II
LE B O N A P A R T I S M E ET LA REVOLUTION DE UÉVRIER
S O M M A I K K . — M. Louis B o n a p a r t e , re fugió on A n g l o t c r r e , r e r o i t l 'avis «LE
se t e n i r p r è l à rcnlr<*r on F r a n c e . — La r e v o l u t i o n de F é v r i e r é c l a t e . —
Arr ivée tic M. Louis l iona parte, à P a r i s . — Sa leí t ro au g o u v e r n e m o n t
p r o v i s o i r e . — II est i m i t é à q u i t t e r i 11¡ iikWI i a t e m e n t le t e r r i t o i r e l ' r an-
r a i s . — M . Louis B o n a p a r t e r e p a r i pour l ' A n g l e l e r r e . — II t o m b o d a n s
le dérourageiiH. 'iit. — Les p r e m i e r s b o n a p a r l i s l e s en IN-ÍS. — La p r o p a -
g a n d o b o n a p a r l i s t e . — M. de Persigaiy r e p u b l i c a n ! . — M. Louis B o n a -
p a r t e c a n d i d a l ina lgré lu i . — La s o u p e n t e d u boUior D e v a u x . — M. Lou i s
R o n a p a r t e e n t r e d a n s la l i c e . — La p i e s s e b o n a p a r t i s t e . — Elec t ion
de M . Louis R o n a p a r t e . — Les r a s s e m b l o r i i e n t s b o n a p a r t i s t e s . — Etfet
d e l ' é l ec t ion de M. Louis R o n a p a r t e . — Opin ion d e P r o u d h o n . — Les
ouvr i e r s à la Vi l le t le s i g n e n t u n e p e t i t i o n pour d e m a n d e r q u e Louis
Ronapar t e soil p r o c l a m é C o n s u l . — A l t r o u p c m e n t s b o n a p a r t i s t e s su r
les b o u l e v a r d s e t a u t o u r de r A s s e i n b b ' ' e . — Discuss ion s u r la v a l i d i t é
de l ' l ' leelion de M. Louis R o n a p a r t e . — M. J u l e s F a v r e se p r o n o n c e
jiour la va l i d i l é , et M. Rucbez eon lre . — M. de L a m a r t i n e fait de v a i n s
efforts p o u r o b t e n i r la p ro i 'oga t ion de la loi d e b a n n i s s e m e n l . —
M. L e d r u - R o l l i n . — II a p p u i e M. de L a m a r t i n e — La va l i d i t é de
l 'é lect ion d e M. Louis IJonapai ' tc est p r o n o n e é o a u x d e u x t ie rs des v o i x .
— Les r a s seml i l en i en t s fo rmés a u t o u r du P a l a i s - R o i i r b o n se r e l i r e n l a u x
c r i s d e : Vive Napoleón ! — Le. r e p r e s e n t a n t du b o n a p a r t i s m e a t o r e é
les p o r t e s de l ' A s s e m b l é r . — L e l t r e s de M. Louis R o n a p a r t e au p r e s i -
den t de l ' A s s e m b l é e . II d o n n e sa d é m i s s i n n de r e p r e s e n t a n t . — 11
ne ven t r e t o u r i i e r en F r a n c e q u e l o r s q u e le c a l m e a u r a r e p a r u . — F a l -
lait-il m a i n l e n i r la loi d e b a n n i > s e m e n t c e n t r e l e s R o n a p a r t e ' . '
« Depuis plusieurs semaines, sous le titre de co-
» mi té démoeratique de la gauche, le parti du Na-
))lÍ0JHi.l, reuní tan tot chez M. Marie, tantòt chez
i» M. Goudchaux, s'était préoecupé de la formation
)> d'un gouvernement provisoire. Le parti républicain
5-2 INTRODUCTION.
-» dont nous parions appclait do ses vrr-ux In répu-
)) blique, mais il élait convaincu qu'on ne l 'oblien-
» drait point sans de rudes combats. A ses youx,
» 1'inconnule plus grave était la conduitcde l 'armée.
» L'armée était mécontente du role qu'on lui 1'aisait
» j o u e r ; était-elle républicaine?.. . Les officious et les
» sous-officiersque la propagando avait entrainés pcn-
» saient que le nom d'un Bonaparte cntraincrait plus
y> lacilenient que tout aut re .
& Une vive discussion cut lieu à ce su jet; personne
)) ne voulait du rétablissement de l 'Empire. Mais tout
» le monde reconnaissait que, la premiere necessito
:» élant le renversement de la dynastie régnante, il
» élait utile d'avoir sous la main un en-cas propre à
)> surmonter les obstacles qu'on pouvait r edou te rdu
)) cote de l 'armée. Auquel des membres de la famille
» Bonaparte fallait-il recourir?
» M. Napoleón Bonapar te , fds de l'ancien roi de
» Westphalie, avail protesté de ses sentiments répu-
» blicains et oífrait de servir la revolution comme
» simple citoyen. Les partisans de ce jeune homme
» faisaient valoir qu'il n'avail figuré n i à Strasbourg,
)> ni à Boulogne, et ne s'était fait connaitre par au-
)> cune velléité monarcbique.
)> Les amis de M. Louis Bonaparte reconnaissaient
» ce qu'il y avait de vrai daus ces considerations,
)) mais its ajoutaient que le fils adopti!" de l 'Empereur
» avait plus de chai.ices auprès de l 'armée.
» Cette opinion prévalut, et M. Louis Bonaparte
» qui , le 20 février, avait reçu l'avis de se teñir
» prèt à partir , recut, le 22, l'invitation de passer en
A R R I V É E R E M. LOUIS B O N A P A R T E A P A R I S . 5 3
)> France et de s'y soustraire aux regards de la po-
» lice »
M. Louis Bonaparte arriva le 25 février à Par is ,
et, à peine installé rue du Sentier, cliez M. Viellard,
ancien gouverncurde son frère, il lit prevenir secrè-
tement de sa presence ;i Paris le seul des membres
du gouvernement provisoire qui fiït aufai t de ce qui
sepassait. Pourquoi nepasl 'avoir amené? dit Marrast,
j 'aurais été bien aise de le voir avant d'entretenir le
conseil de cet incident. II faut qu'il nous écrive pour
nous olfrir ses services.
M. Louis Bonaparte devait-il se rendre à l'Hòtel
de ville pour presenter ses bommages au gouverne-
ment provisoire, ou se borner à lui écrire? Le conseil
intime de la ruc du Sentier jugea que, dans ces pre-
miers moments de trouble et d'émotion, le nouveau
débarqué courait grand risque d'etre accueilli avec
indiirerencc ou memo de n'ètre pas reçu du tout. Le
gouvernement provisoire, done, prit connaissance,
entre minuit et une beure, de la lettre suivante, ap-
portéeà l'Iíòtcl de ville par M. de Persigny:
« Messieurs ,
» Le peuple de Paris avant détruit par son hero i sme l e s derniers
vest iges de l'invasion é trangère , j 'aecours pour m e ranger sous le
drapeau de la Hépublique qu'on vienl de proc lamer .
» Sans autre ambition que celle de servir mon pays , je viens an-
noncer mon arrivée aux m e m b r e s du gouvernement provisoire, et
1. S a r r a n s jeunc, Ilistoire de la revolution de Février.
5 í I N T R O D U C T I O N .
1 . Sarrans jeunc, Histoire de la Revolution de Février.
les assurer de mon d é v o u e m e n t à la cause qu'ils representen! , c o m m e
de nía sympathie pour leurs p e r s o n n e s .
» R e c e v e z , Mess i eurs , l 'assurance de ees sent iments ,
3> iSAPOLÉOX-LOüIS BONAl'AUTE. ))
« Quelques instants avant la reception de cette
lel t re , qui n'était pas inattendue pour tout le monde,
la nouvelle de l'arrivée de M. Louis Bonaparte avait
été jetee dans la conversation : le conseil decida sans
hesitation que le prétendant serait prié de rentrer
immédiatement en Angletcrre. En eílèl, à quatre
heures du matin, un convoi special ramenait à Bou-
logne, en compagine d'un ancien aide de camp du roi
Murat, qui se trouva là par hasard, celui qui, clix
mois plus tard, devait ètre president de la Répu-
blique »
Le gouvernement provisoire avait pris le meilleur
moyen pour donner de l ' importance à M. Louis
Bonaparte , l 'empécher de commettre des faules, et
de s'user datis ses premiers moments ou rien encore
ne présageait le réveil du bonapartisme.
M. Napoleon Bonaparte, que sa ressemblance avec
l 'empereur Napoleón faisait aisément rcconnai lre ,
s'était en eílet montré le 23 et le 24 février daus
tous les groupes, sans produiré une grande impres-
sion sur les masses. II désirait vivement étre presenté
au gouvernement provisoire. Après plusieurs re fus
essuyés de la part de divers membres importants du
parti républicain, il finit par trouver un ancien
M. LOUIS B O N A P A R T E R E P A R T P O U R L ' A N G L E T E R R E . 5S
depute dc la gauche qui consentit à lui servir de
parrain, mais à l'Hotel de ville on ne crut pas avoir
besoin de son concours. M. Pierre Bonaparte, fils de
Lucien Bonaparte, plus heureux que son cousin, offrit
son épée à la Bépuhlique, qui s'empressa de le nom-
mer chef de hataillon dans la legión étrangère.
Aux elections d'avril, pas une voix ne s'ctait portee
sur M. Louis Bonaparte . Comment, deux mois après,
sa candidature est-clle posee et soutenue, par quels
moyens est-on parvenu à en assurer le succés? L'his-
toire, pour repondré à ces questions et pour clé-
brouiller les origines de l ' impérialisme, est obligee
de consulter les souvenirs des contemporanis , les
documents publics dans les journaux, les placards
affichés sur les murs , les proclamations, les billets
électoraux distribués de la main à la main, et clont
on ne retrouve plus les traces que dans les collections
particulières, eníin, les revelations publiées par
quelques-uns des homines qui, ayant puis part à
cette propagande, out voulu laire connaitre leur
dévouement, et se plaindre qu'il n 'ai t pas été
recompensé.
L'avéncment de la Bépuhlique, salué par l 'enthou-
siasme general, l 'unanimhé et l 'empressement des
cheís mili taires à s'y rallier, avaient jeté le découra-
gement dans l 'àme de M. Louis Bonaparte . L'unique
torce capable à ses yeux de l'aider à rétablir l 'em-
pire, l 'armée, lui manquant , il avait cru devoir lui
aussi, dans sa lettre augouvernementprovisoire , faire
acte d'adhésion à la République. M. de Persigny et
ses autres complices de Strasbourg et de Roulogne,
50 I N T R O D U C T I O N .
rendas h la liberté par la revolution de Février et
devenus de chauds républicains, se moquaient eux-
mèmcs de leurs anciens projets de restauration impé-
r ia le; quelques-uns cependant, plutòt par habitude
que par conviction, essayaicntd'organiser un semblant
de propagando à laquelle ils nc croyaient pas plus
que Thomme appelé à en recueillir les fruits. Des
conferences avaient lieu de temps en temps entre les
amis de l 'ex-prétenclant; elles se trainaient ordinai-
r e m e n t d a n s des uénéral i tés : les afíiliés déciaraient
pour la centiòme ibis que le nom de napoleón I e r était
toujours au fond du cccur du peuple, qu'on pouvait
faire tourner ce souvenir au profit de son neveu, et
qu'il convenait de dire et d'écrire en toute occasion
que le prince Louis-Napoléon aimaitet voulail lapaix ,
qu'il serait le conciliateur entre les part is , la main
ferme et puissante qui mettrai t fin à l 'anarclhe. La
conclusion ordinaire de ces conferences était renvoi
d 'une lettre à M . Louis Bonaparte pour lui soumettre
quelque plan nouveau de société ou de journal bona-
partistes, et pour lui demander l 'argent nécessaire à
l'exécution de ces plans. L'approbation arrivait tout
de suite, mais l 'argent se faisait plus longtcmps
attendre. M. Louis Bonaparte était toujours dans la
phase du découragement.
Les families riches, à cette époque, quit taient
Paris ou diminuaient leurs dépenses : le méeonten-
tementclu petit commerce pouvail etre cxploité dans
l'intérèt du bonapart isme. L 'un des afíiliés de la
premiere heure, banquier de profession, racontc qu'il
manda tour à tour chez lui tous ses fournisseurs de
DÉCOU R A GEM ENT R E M. LOUIS RON A P A R T E . 57
corps et de bouche : tailleur, chapelier, chemisier,
bottier, épicier, boulanger, boucher, fruitier, mar-
chant de volailles; ni le charbonnier, ni le porteur
d 'eau lui-mème no Airent oubliés. « Voulez-vous, dit
le banquier à chacun de ees mécontents, en finir avec
une situation qui nous ruine tous ? Rien de plus facile.
II ne s'agit ni de faire des émeutes, ni de prendre le
fusil, mais Lout simplement de mettre dans l 'urne
électorale le nom du prince Louis-Napoléon, fils de
la reine Hortense et petit-fils de l ' impératrice Jose-
phine qu'on a tant aimée en F rance . Le Prince pos-
sede une fortune de plus de cinquantè millions,
l 'armée est pour lu i ; l'élcction sera le signal du
mouvement militaire : nommez le Pr ince. Le lende-
main on proclame l'Empire, et je vous fais nommer
fournisseurs de la maison de l 'Empereur 1 .
Un ancien valet de chambre figurait à la tete de
petits spéculateurs à la Bourse; des domestiques en
tros grand nombre lui confiaient la aestion de leurs
fonds; il s'enrola sous les ordres du banquier bona-
paftiste en rnéme temps qu'un courtier en fonds pu-
blics eonriu dans la coulisse depuis vingt ans. La liste
des premiers bonapartistes de 1848 publiée par le
banquier contient, outre les noms de cet ancien valet
de chambre et de ce coulissier, ceux d'un capitaine
et d'un lieutenant de la garde nationale, de deux
ex-agents de change, d'un propriétaire, de M. Aguado,
marquis de Las Marismas, et de M. Ligier, de la
I . Ar is l ido F m - e r , II évéla tions sur la propagande napoleonienne faite
en 1 8 í 8 e í 1819. T u r i n , 18(53.
58 I N T R O D U C T I O N .
Comedie française. En tout, huit bonapartistes mili-
t an t s , sans compter les fournisseurs 1 .
M. de Persigny, vers la mème époque, dressait de
son còté une liste des personnes sur lesquelles l'idée
napoléonienne pouvait compter à Pa r i s . Cette curio-
sité historique méri te d'etre reproduite :
« M. Besuchet deSaumois, 1 4 , rue deia Grange-Bate-
l iére; M. le general So wv/, 14, rue cl'Alger; le colonel
La horde, 4, rue Vintimille; madame Gordon, 57, rue
de Provence; M. le general Monttiolon, 12, rue Castel-
lane; M. Pictri, 319 , rue Saint-Ilonoré; AI. Pierre
Bonaparte, 9, rue de Verneuil ; M. Napoleon Bono-
parle, rue d'AlgerjM. Chabot, 76, rue Saint-Antoine;
M. Dupont, marchand de tabac, rue du Faubourg-
Saint-IIonoré; M. Thelin, debit de tabac, rue Geof-
froy-Marie; M. Clapier, tapissier, 59, rue Hauteville;
M. Forestier, 52 , rue Louis-le-Grand; M. Ornano,Wt,
rue Truffaud-Batignoles; M. Labrupal, charbonnicr,
4, rue Braque; M. Arcltambaud, 12 , rue du Bond-
Point de l 'Ecole; M. Broul/e, tailleur de pierre, 96 ,
avenue des Champs-Elysées; M. llottier, marchand
de bois k Montmartre, près lec imct iè re ; M. Devaux,
bottier, passage des P a n o r a m a s ; M. Cof/ter, fabri-
cant de pianos, rue Saint-Antoine; Lecomte, com-
mandant des vieux de la vieille, rue de la Michoclière;
X , marchand de bois à Belleville-. »
La liste des amis de M. Louis Bonaparte n'était ni
nombreuse ni bri l lante. M. de Persigny répondait
1 . A r i s t i d e F e r r e r , Revelations sur la propar/ande napoléonienne faite
en 1818 et 1 8 W . T u r i n , 18(13.
2. Mem.
LES P R E M I E R S RON'APARTISTES DE 1818. 5'.i
cependanl à ceux qui proposaient de rallier à sa
cause des hommes importants, tels que le prince de
la Moskowa et le comte de Morny, que « le Prince »
n 'apprendrait pas sans déplaisir qu'on eut fait des
ouverturcs à ces messieurs )>. Les deux cousins de
M. Louis Bonaparte eux-nièmes dcvaient ignorer
pour le moment des tentatives auxquelles on verrait
dans quelle mesure il serait possible de les associer
plus tard.
Geci se passait dans les premiers jours d'avril; la
froideur la plus complete régnait entre M. Louis
Bonaparte et les personnages qui portaient les plus
grands noms de l'Em])ire. Le bonapartisme s'agitait
dans les bas-fonds de la société; le gouvernement ne
se doutait pas meine ailleurs de son existence, lors-
que, le 10 avril, le parti conservateur cut l'idée de
faire ce qu'on appelait alors une manifestation pour
oblem'r du gouvernement provisoire le maintien des
bonne(s à poil de la garde nationale. Les partisans
de cettecoiífure, fornies en legión et revètus de l 'uni-
forme civique, s'étaient diriges vers l'Hotel de ville
dont i ls trouvèrent les approches barrees. Les débris
de la garde iinpériale, soil par suite d'une sympathie
naturelle pour les bonnets à poil, soit qu'ils jugeas-
sent 1'occasion lavorable pour montrer leurs unifor-
mes, et pour faire eux aussi une manifestation, pren-
nent le mérne cheniin; des cris de : Vive la garde!
retentissent sur leur passage; cependant les abords
de la place res tent interdits aux grenadiers de l 'Em-
pire comme aux grenadiers de la garde nationale.
Le tambour de la vieille garde bat la charge ; les gro-
(10 INTRODUCTION.
gnards font mine de forcer la ligne ennemie. Passc-
ront-ils ou ne passeront-ils pas? Le pen pic semble
prendre le plus vif intérèt à ce spectacle des derniers
survivants de la garde impériale preïs à s'élanccr sur
les montagnards de la garde républicainc ; les rangs
de ceux-ci fmissent par s'ouvrir : les «c vieux de la
vieille )) pénòtrent enfin sur la place, au milieu des
applaudisscments de la foule. Les fem mes surtout
montrent un veritable enthousiasme en voyant la vic-
loire de ces vieux soldats : la garde, en effel, ne
s'était pas rendue.
Ge jour-là, on entendit à Paris, pour la premiere
fois depuis la proclamation de la république, le cri
de : Vive l 'Empereur!
Des agents de la propagando bonapartiste s'élaient
glissés dans les masses populaires ; l'un d 'euxraconte
qu'il allait de groupe en groupe, se mèlant aux con-
versations, prenant parti pour la garde nationale,
répétant que la République ne pouvait durer, que les
Bourbons étaienl impossibles, qu'un Napoleón seul
pouvait rélablir l'ordre, ramener la paix et le travail:
« Jusque-là », dit-il, « on écoulail mes discours, et
l'on répondait par ces mots : Oui, c'est vrai, mais il
n'y a plus de Napoleón! — Mais son neveu, disais-je.
— Lcquel? — Le prince Louis qui est à Londres! —
Je confesse qu'arrivé à ce point, la conversation íinis—
saitsouvent b rusquement ; d'autres fois, elle se pour-
suivait avec avantage, et il me suffisait d'avoir qual-
ques auditeurs attentionnés pour exprimer ban te-
ment mon opinion sur les facultés et le cceur du
prince qu'on denigrad, parce qu'on ne le connaissait
LA P R O P A U A N D E B O N A P A R T I S T E . (51
pas .— On m'écoutail en silence, je m'éloignais, mais
lasemence était jetee dans un fonds excellent et qui
ne pouvait produiré que de bons resultats ' . »
Malheureusement, la propagando inanquait du
nerí indispensable, l 'argent. M. Louis Bonaparte
engage, disail-il, dans une operation linancicre qui
proniettait les plus heureux resultats, priait ses amis
d'en attendre Tissue. Les bonapartistes comptaient
déjà dans lours rangs plusieurs homines de finance
dont r imagination leconde enfantait chaqué jour un
nouveau pro jet destiné à íburnir à la propagande
les l'onds dont M. Louis Bonaparte ne pouvait
disposer en ce moment. Panni ces projets figurad
la creation d'une grande banque d'escoinpte au
capital de 9 millions de francs, dont 6 millions ver-
ses par M. Louis Bonaparte, et 3 millions par le gou-
verncnient. conformement au decret du ministre des
finances. La sommc de (> millions formant l 'apport
de M. Louis Bonaparte seraitavancée par le gouverne-
ment russe que fauteur du projet se chargeait de
convertir íi la cause napoléonnienne, et acceptéc par
la banque nouvelle en rentes 5 pour 100 français au
coursdecen t quatorze francs, prix auquel la Banque
de Franco les avaient vendues au czar. Une let tre
deM. Louis Bonaparte a été imprimée comme preuve
à l ' appui de Lapprobation donnée par lui à c e projet,
mais les termes clans lesquels cette lettre est conçue
ne pcrmeltent pas de lu idonner le sens et la portée
d'un acquiescement formol.
1. Aris l idi! E c r r c r , üérelations sur la propagande napoléonienne faite
en 1848 el 184U. T u r i n , 1 8 0 3 .
6'2 I N T R O D U C T I O N .
L'apòtre Persigny depuis la revolution de Février
mon trait moins de zòlc à répanclre l'évangile napo-
léonien; l 'hcure approchai t mème oü il allait le
renier dans ce passage de la profession de foi du
fonda leur de VOccident francais aux électeurs de la
Loire :
« Quant à mes opinions , je vais vous les exposer avec fran-
chise . Hier, j e croyais s incérement que , entre des habitudes nionar-
ehiques et la forme républ ica iue , bu tna ture l de tous les perfecl ion-
nenients pol í t iques , il tal 1 aiL encoré une phase intormédiaire : e t j e
pensá i s que le s a n g de Napoleón inoculé aux vein es de la France,
pouvait m i e u x q u e tout autre la preparer au reg ime des l ibertes pu-
bl iques ; mais après l es grands é v é n e m e n t s <|ui viennenl de s'aroom-
])lir, je declare que la Mépublique régul ière inent const i tuée pourra
compter sur mou dévouemenl le plus abso lu . .le serai done loyale-
ment et franchement républicain Je termine par une dernière et
so lennel le declarat ion. Délivré par le peuple , je dois ma vie a u s e r -
v ice du peuple . Tout ce que Dieu voudra ni'accorder de courage ,
d ' inte l l igence et de resolut ion sera désormais consacré à l'aífran-
chissement de la settle serv i tude qui pèse encore sur lui, de la ser-
vitude de la n i i sère .
» S igné : Fi .u . i . x - í ' E i i S i n .w. »
Une lettre adressée aux divers comités électoraux
du département de la Loire accompagnait cette decla-
ration. La lettre se termine ainsi:
« J'espère que personne n'opposera à ma candidature des pre -
vent ions basées sur l 'amitié dont m'honore le prince Louis -Napoleon .
Ainsi que j'ai eu l 'honneur de le dire à M. de Lamart ine , lorsque
j'ai été charge d'annoncer au g o u v e r n e m e n t provisoire l'arrivée du
Pr ince à Paris , le n e v e u de l 'Empereur ayant reconnu le gouverne-
m e n t provisoire de la i l épubl ique n'est plus qu'un simple c i l o y e n .
11 est prèt non s e u l e m e n t . à servir son pays , à quelque titre que ce
so i t , mais m è m e à rester volontairement en exil, si son nom |ieut
étre un embarras dans les c irconstances presentes . Et quant à s e s
amis , l is feront toujours passer le dévotiemeiit au pays avant le
d é v o u e m e n t à u n h o m m e . »
M . D E P E R S I G N Y R É P L ' R L I C A I N . ( ] !
Les élecleurs de la Loire n'ayant pas répondu à
son appel, M. de Persigny re vint à la religion napo-
léonienne. Après la journée du 15 mai, les royalistes
se croyaienL asscz forts pour mellre en avant la can-
didature du prince de Join ville daus les elections
partidles qui allaient avoir lieu à Paris. Ouelques-
uns des amis de M. Louis Bonaparte le pressaient de
tenter à son tour les hasards du scrut in ; l 'ex-préten-
dant , soit apatliie naturellc, soit crainte d'éprouver
un éclicc, répondait pa rdos refusà leurs ins tances ;
gardait ses doides sur la sympathie du suífrage un i -
versel, et persistait à croire que le bonapartisme no
pouvait triompher que par lo concours de l 'armée.
Cependant, à peine l'alfichc de la candidature du
prince de Joinville esl-elle plaeardée sur les murs de
Paris, que les passants lisent à còté d'elle la procla-
mation suivante :
CANDIDATURE DE L O U I S - N A I ' O U É O N I ! ü . \ A I> A IU 'E AUX E L E C T E ! ' D S I)E P A H 1 S
« Citoyens ,
y> La reaction ne se cache p l u s ; elle vous propose de nommer à
l 'Assemblée nat ionale le prince de Joinvi l le , le ills de Louis-Phi l ippe,
chassé par vous , il y a trois mois :
j Deux ibis ranienés par les ba ïonne l t e s é trangères , l e s Bour-
bons out été deux l'ois expul sés de France. La nation n'en veut plus.
» 11 est un autre noni <[ui fut toujours as soc ié à nos trionij)hes el
à nos nialheurs. (]uand nos drapeaux victorieux llottaient à Vienne,
à Berlin, à Moscou, l 'Empereur était à notre tète , l es Bourbons
maudissaient nos victoires . Ouand les gardes é t r a n g è r e s inondaient
notre territoire, l es Bourbons t r iomphaient ; l 'Empereur allait
mourir à S a i n t e - i l é l è n e !
» Prononcez et jugez .
» Nous vous ju'oposons de nommer à l 'Assemblée notre concitoyen
Napoléon-Louis Bonaparte , enfant de Paris . II s'est formé à la rude
I N T R O D U C T I O N ,
école de l'exií et de la capl iv i té . Soldat de l'indép endanee i la l i enne
en 1S31, il voulut plus tard, à Strasbourg- et à Bou logne , arraeher
la France au j o u g de la bonte en pi'orlainant la souveraineté du
peuple . 11 a payé de sept ans de capti vitó l 'bonneur d'avoir precede
l 'héroïque populat ion de Paris .
» On Fa range parnii les pi·étendants. II repousse loin de lui
cette qualification; c a r d sait que le general l íonaparte était le p lus
grand citoyen de l a France, avant d'en étre le premier magistrat,
et qu'aujourd'liui , c o m m e alors , le pouvoir doit é tre a u plus digne.
» Euvoyez Xapo léon-Loui s à l 'Assemblée , c'est un des nobles
enfants de la France. Nous vous en répondons .
» Vive la U é p u b l i q u e !
a YIECX R E P I B L I C A I X DE 9-2, so lda t d e Zur i ch et de W a t e r l o o .
» U.\ O r v a i E i i . e o i n l j a l t a n t des b a r r i c a d e s de Fév r i e r . »
Ce vieux rópublicaiii tie 92, ce eombaltanl des bar-
ricades de Février, n'étaienl que le double pseudo-
nym Ü de M. Armand Laitz, qui, bravant la defense
formelle de M. Louis Bonaparle, lui ouvraille chemin
ele l'Empire.
Une seconde affiche, annonçanl la candidature de
M. Louis Bonaparle, suit bientòt cello qu'on vient
de l i re :
CANDIDATURE DE LOCIS-NAl'OLKON líONAI'ARTE
« Citoyens ,
» Nous avous encore un m e m b r e de la famille Napoleon é loigné
de France . S o u v e n e z - v o u s , c i toyens , que ce ne sont pas les Frail-
eáis qui out exilé le g lor ieux martyr de S a i n t e - l l é l é n e , mais les
ba ionnet te s é trangéres qui sont venues n o u s imposer une famille
o d i e u s e , i p i i a constaniment travaillé à la ruine de notre patrie.
» ü a p p e l o n s - n o u s tous les bienfaits de Napoleon et sa grandeur
infinic.
» l loppelons-nous aussi les bienfaits el la grandeur d'àme de
Josephine la b i e n - a i m é e de la France.
M . L O U I S B O N A P A R T E C A N D I D A T M A L G R É LUI . 65
» Nommons tous Napoleon-Louis l lonaparte , petit-f i lsde Josephine ,
neveu du grand Napoleon; il est digne de son oncle par son c o u -
rage et par ses idees democràt iques .
» Lisez { ' E x t i n c t i o n d a p a u p e r i s m o qu'il a écrit à la prison de
Ham. Je suis súr que vous saurez appréc ier son cceur, ses talents
et son amour du peuple .
ji Vive la l i épuhl ique!
)) Salut et íraternité .
» S i g n é : DAMEI'.VAI,, a n c i e n m i l i t a i r o , au jourd 'hu i o u v r i e r v a n n i e r ,
1 7 , à la Ha l l e a u x R l é s . »
Les murs se couvrent en quelques jours d'afliches
bonapartistes qui présenteni M. Louis Bonaparte
comme un ardent républicain. « Le Prince, » dit
M. de Montholon aux électeurs, « est un bon pa-
trióte, un républicain sincere qui fera tout ce qui de-
pendrà de lui pour (pie la France soit et reste r epu-
b l i cans . » Un autre ami du candidat declare que
(( le eitoyen Napoleon Bonaparte a doniié depuis
longtemps des preuves incontestables de la vérité de
ses opinions républicaines, en declarant qu'il n'avait
jamais cru et qu'il ne croirait jamais que la France
ful l 'apanage d 'un homme on d 'une famille. — Le
peuple a parlé, il a proclamé la république démocra-
tique, Louis-Napoléon la defendrà avec nous. » Un
troisième parrain de M. Louis Bonaparte aflirme
que (da république grande, fraternclle, est dans
le occur, dans la pensée de Louis-Napoléon Bona-
parte; comme nous, il veut le développement le plus
complet du principe démocratique. » Enfm, pour ne
pas trop multiplier ces citations, un quatrième
s'écrie : «. Get enfant de Paris, notre frère à tous, une
I A X I L E U E L Ü R D . 1 . — 5
66 INTRODUCTION.
fois assis au sein de l'assemblée oil nous Taurons
envoyé, sa voix se reunirá , messieurs, à celles qui
demanderont l 'application franche et loyale de nolre
immortelle devise :
« L I B E R T É , É i J A L I T É , F K A T E R X I T É . >•
Les partisans du regime imperial qui passent de-
vant la boutique du botticr située passage des Pano-
ramas, galerie des Varietés, doivent se sentir saisis
d'une religieuse emotion: c'est dans la soupcnte de
cette boutique- obscure que se réunissaient M. de
Persigny, M. Laity et les principaux pronioteurs de
la candidature de M. Louis Bonaparte : ses agents
venaient là recevoir ieurs instructions; de là par-
taient les homines charges de la pose des afíiches,
veritable mission de dévouement dans certains quar-
t e r s . Le colleur à la place Maubert, par exemple,
menace par les ouvriers, est oblige de se réfugier dans
une inaison oh des lemmes lui donnent asile: méme
scene sur la place de l'Hotel de ville. Les cris de :
Vive l 'Empereur! accueillent au contraire, sur la
route d'Allemagne, la pose de la premiere al'íiche
bonapart is te ; une femme à Belleville demande une
affiche à l 'homme qui vient de poser la dernière, elle
l 'arrache et s'enfuit en d isant : <r Mon mari est ma-
lade, et de savoir qu'on vote pour Napoleon, ça le
guérira. »
M. Louis Bonaparte , qui jusque-là s'était tenu
dans une complete abstention, prit eniin la resolu-
tion d'entrer persoimellement dans la lice en adres-
M. L O U I S B O N A P A R T E E N T R E DANS LA L I C E . G7
sant des billets autographes aux personnes que M. de
Persigny l u i désignait comme les plus dévouées à son
election. L e charbonnier L a b r e g a l , le cordonnier De-
v a u x , et presque tous les fïdèles inscrits sur la liste
insérée plus haut en r e ç u r e n l ; les subsides i n d i s p e n -
sables à la propagande ar r ivèrent en m è m e temps de
L o n d r e s .
U n e l i thographie representant l 'Empereur m o n -
trant d u doigt L o u i s - N a p o l é o n à la F r a n c e , des b i o -
graphies, des portraits, des médailles, sont répandus
à foison; une avalanche d'amulettes bonapartistes
tombe sur P a r i s ; la musique se met de la partie :
la candidature du citoyen L o u i s Bonaparte proposée
aux prolétaires par M. É m i l e T h o m a s , directeur des
ateliers nationaux, en attendant qu'il devien ne r é -
dacteur en chef du j o u r n a l bonapartiste le 10 Dé-
cembre, et régisseur des biens du P r i n c e - P r é s i d e n t
dans la Sologne, est chantée par des centaines de
ténors nómades dans tous les carrefours, à g r a n d
renfort d'orgues de Barbarie :
Napoleón, rentre dans ta patrie !
Napoleon, sois bon républicain!
L a presse vient en aide à la peinture, à la m u -
sique et à la poésie. L e s anciens j o u r n a u x bonapar-
tistes, le Capitole, la Colonne, VIdée Napoléonienne,
la Revue de VEmpire, ont pour r e m p l a ç a n t s : V Aigle
républicain, le Petit Caporal, la Redingote grise, la
Constitution, jomml de la R é p u b l i q u e napoléonienne,
le Napoléonien, le Bonapartiste, etc. Quelques-uns
68 I N T R O D U C T I O N .
de ces j o u r n a u x sont rédigés par des gens q u i parais-
sent naïfs et sinceres dans leur admirat ion pour N a p o -
l e o n I e r ; le plus g r a n d n o m b r e se sert de l'Empereur
et de l'Empire comme d'une arme à double tranchant
pour attaquer la Républ ique et les hommes du gouver-
nement républ icain. L e s journalistes bonapartistes,
s'ils n'ont pas toujours d u talent, ne manquent pas
d'habileté; les articles suivants l e p r o u v e n t , l e premier ,
emprunté au Napoléon républicain, est intitulé : Mes
proclamations.
« Dens le s i lence du sepulcre oú m'a cloué la mort , le bruit de
voix qui jasent m'a reveille. J ' a i levé la tète, et j ' a i regardé la
France .
ï E l l e attendait encore cent jours après l 'écoulement d'un tròne,
les bras c ro i sés , qu 'un signal énerg ique organisàt ses t ravaux.
» J e me suis laissé dire qu 'à cet effet le pays avait convoqué son
élite.
» Ses chantiers étaient froids et d e s e r t s ; l 'enclume semblait
m o r t e ; les b o b i n e s des filatures sommeil laient à leurs tiges
roui l lées .
» L 'ar t i s te pleurait s u r ses pinceaux.
» On se demandait à la Bourse des nouvel les du crèdit .
» E t j e compris à ce dernier symptóme que ce repòs universe l
n'était pas d'un j o u r de f è te .
» Les voix jasa ient toujours.
» Est- i l v r a i m e n t possible qu 'après quelques mille années d'bis-
toire , l 'organisat ion du travai l n'est pas I 'alphabet de la civilisation ?
» Est-ce que nos a ï e u x n'ont pas lancé des ílottes, colonisé des
landes, défriché des deserts , bàl i des v i l les , construit des ponts,
é levé des palais , des citadefles et des cathédrales?
j> J ' a i v u , m o i , le Simplón s 'abaissant devant mes r e g a r d s , des r i -
v ieres se répandre à t ravers d' immenses campagnes , d' impraticables
ruarais s 'assainir , des arcs de tr iomphe s 'é lever comme par enchan-
tement?
» Ai-je épuisé notre pays par ma g lo i re? L a tète n'a-t-el le plus
d ' idées, le coeur p lus de dévouement , le b r a s plus de muscles? La
Républ ique aurait-elle oublié l ' E m p i r e ?
s Dans l ' interval le des défis sanglants que m'adressait coup s u r
LA P R E S S E B O N A P A R T I S T E . 69
coup l 'Europe , j e m e suis bien gardé de j e l e r ma paro le au vent .
Goncevoir des p lans en s i lence, mettre en un clin d'oeil des masses
en mouvement pour les exécuter , lout cela n'était qu'un éclair de
ma pensée. J e ne par lá is que par proclamations, et l a ser ie de mes
proclamations atieste celle de mes init iat ives.
» P lus d'une fois la nuit , le panorama du pays s 'est développé
dans ma tete. Comme le père de famille, j e ne songeais qu 'à vous ,
sachant que j e pouvais compter sur vous. Mon cceur était fécond de
votre bon vouloir . Mon vocabula i re était r iche parce qu'il était
l 'expression de mes actes. Le p lus ridicule de tous les met iers , c'est
de màcher la phrase à vide.
ï> Fermez votre orei l le à tous ces propagateurs de plans g i g a n -
tesques , tout disposés à bàtir l 'édificede votre bonheur quand vous
aurez e u l a complaisance de leur donner des mi l l iards . Vous devriez
bien ètre las de leurs f lagorneries et de leurs romans : « L a F r a n c e
est un pays qui s ' ennuie ! » disait, il n'y a pas longtemps , un de
vos splendides orateurs .
» Ditesdui d e m a part defa i re son m e a c u l p à .
» N a p o l e o n . »
L e Petit Caporal explique ainsi son l i t re :
« Le petit caporal n'est pas cet empereur de theatre habi l lé sur
les dessins de David, mais le genera l avec sa redingote g r i s e ; c'est
le bourgeois de Paris qui s e m è l e aux groupes popula i res les j o u r s
de féte, et qui apprend p a r les conversations part icul ières , l e s a b u s
à reformer, les injustices à r é p a r e r ; c'est le chef d 'armée qui n 'ou-
blie ni le nom ni la figure d'aucun de ses soldats , et qui , à défaut
d'un grade quand i ' inslruction élémentaire manquai t , savait récom-
penser le grognard ou le conscrit ,
» En lui faisant jaillir une étoile du coeur.
)> Non! le petit caporal n'est pas mort , c'est le Christ de la g l o i r e ,
et quand i l reposa i t là-bas dans l 'At lantique, sous les mimosas b r u -
tes de Sainte-Hélène, il n'eüt fallu qu 'un P ierre l 'E rmite pour e n -
trainer des millions de croisés à la conquète de son tombeau.
» Qu'avez-vous à lui reprocher a u petit capora l ? D'avoir é g o r g é
la Républ ique sa mere ? Mais el le-méme lui avait dit : Frappe le
ventre ! ( f e r i v e n t r e m ) tant elle rougissait de sa degradat ion. Ce
n'était plus la femme forte et courageuse , mais une Messaline dans
le boudoir du directeur Barras . Et puis il chassait les avocats, ce
70 I N T R O D U C T I O N .
cholera clu monde polit ique, et le peuple aujourd'hui ne désire-t- i l
pas m é l a n g e r la t r ibune par lementa i re encombrée de r h é t e u r s !
» Mais le petit capora l ne m o u r r a p a s ; comme le Christ present
dans l 'hostie , il est p resent , lu i , dans toute idee de gloire et de
g r a n d e u r , et le peuple communie avec lui, ca r le peuple qui lui
doit le rétabl issement du culte, n 'oublie pas ses principes re l ig ieux ;
il comprend trop qu'un État périt quand il s 'étaye sur des mceurs
u r o v i s o i r e s . Encore une fois, non, le petit caporal ne mourra p a s !
L'association secondait Tact ion de la presse. L a
société des débris de l'armée impériale, formée à
Toccasion du retour des cendres de l'Empereur,
n'avait pas cessé d'exister, quoique non autorisée : u n
h o m m e hardi jetait les fondements de la fameuse So-
ciété du 10 décembre; elle comptait dans son comité :
M M . Abbatucci , L o u i s - L u c i e n Bonaparte, Antoine B o -
ñaparte^ general de B a r , F e r d i n a n d B a r r o t , Batail le,
Belmontet, Besuchet de Saunois, Bonjean, Bri f faut,
Gaulaincourt , Clary, C o n n e a u , l'abbé Coquereau,
Benjamin Delessert, le maréchal E x e l m a n s , le general
Husson, H y r v o i x j e u n e , le general Hulot-d'Osery,
Kcenigswarter, le colonel L a b o r d e , le colonel L a n -
glois, le comte L e p i c , le pr ince de la Moscowa, de
M o n t o u r , N o g e n s - S a i n t - L a u r e n t , d'Ornano, l'abbé Or-
sini , Peauger , le general Piat, le colonel de T o c q u e -
ville, V i l l e m a i n , intendant mi l i ta i re , W o l o w s k i , etc.
L e club des Cotillons redoublait d'efïorts; femmes,
h o m m e s , gens d'intrigue et gens de convict ion, sol -
dats, journalistes, s'étaient mis en campagne; l'opi-
nion dans la presse, dans la magistrature, dans le
c o m m e r c e , dans T indust r ie , dans le clergé, refusait
pourtant de prendre au sérieux la candidature de
M. L o u i s Bonaparte. M. de P e r s i g n y , presenté par
ELECTION DE LOUIS BONAPARTE. 71
u n de ses amis aux directeurs de divers j o u r n a u x
pour leur d e m a n d e r l'insertion d'une note des-
tinée à rectif ier une assertion inexacte se r a t t a -
chant à la prochaine election, eut l'occasion de se
convaincre qu'ils croyaient peu au succés de son a m i .
M. A r m a n d B e r t i n , plus généreux que tous ses
collègues, donnait d'avance 40 000 voix à M . L o u i s
B o n a p a r t e ; M. de G i r a r d i n lu i en accordait tout a u
plus 10 000.
L e dimanche m a t i n , j o u r del'ouver ture du s c r u t i n ,
i l devínt facile de s'apercevoir que le càlcul de
M. A r m a n d Bert in l u i - m è m e resterait i n f i n i m e n t a u -
dessous de la vérité : les ouvr iers arboraient à leur
casquette le bul let in portant le n o m de M. L o u i s
Bonaparte en se rendant au siège electoral de leur
c i r c o n s c r i p ü o n ; la íbule, à Saint-Denis, portait le
colleur des placards bonapartistes en t r i o m p h e
jusque dans la salle du vote, renversait T u r n e dans
laquelle on avait déjà déposé des bulletins, et forçait
le bureau de r e c o m m e n c e r Topérat ion aux cris de :
V ive Napoleón!
L e lendemain, M. L o u i s Bonaparte f igurait le c i n -
quième sur la liste des six representants n o m m é s p a r
ledépartement de la S e i n e ; elle était ainsi composée :
Caussidière 157000 voix.
Changarnier 105539
Thiers 97 394
Victor Hugo 86960
L. Napoleón 84420
P. Leroux 67000
M . L o u i s Bonaparte f u t n o m m é dans trois autres dé-
72 I N T R O D U C T I O N .
partements: l ' Y o n n e J a Charente-Infér ieure, la Corse.
M M . de Persigny et L a i t y partirent immédiatement
pour l u i porter la nouvelle de son succés.
L e Napoléonien, dés le lendemain, sans attendre la
proclamation officielle de l'élection de M. Louis B o -
naparte, posait nettement sa candidature à la prési-
dence de la R é p u b l i q u e : « Disons-le bien haut. nous
avons v u dans ce fait (l'élection de M . Louis B o n a -
parte) rapproché des circonstances o ú n o u s s o m m e s ,
autre chose que l'élection d'un simple representant.
Nous y avons v u le vceu qu'une autre candidature fút
portee devant le pays.
» C'est ce vceu qui nous semble general, q u i est le
nòt re , que nous venons proclamer. »
C'était aller u n peu vite; au moins fallait-i l savoir
si le nouvel élu acceptait le t i t re de representant. O r ,
ce t i t re , i l le refusait ; M. de Persigny, de r e t o u r à
Par is , avait fait connaitre à ces affidés cette d e c i s i o n ;
M . L o u i s Bonaparte s'apprètait à la confirmer par une
lettre adressée au president de l'Assembléenationale.
Napoleon P r , d u h a u t de son r o c h e r , a jeté aux
quatre vents la semence d u bonapartisme : égalité
démocratique, gloire mil itaire, sentiments h u m a n i t a i -
res, vagues idees de socialisme, que de germes de
fermentat ion dans ces dictées fiévreuses de Sainte-
Hélène! L e vent chaud d'une revolution en favorisait le
d é v e l o p p e m e n t : ils venaient de p r o d u i r é l'élection d u
neveu de l'Empereur., cette election agitait toutes les
classes de la société, surtout les classes populaires.
« L e peuple a v o u l u se passer cette fantaisie p r i n -
cière, qui n'est pas la premiere d u genre, et D i e u
LES RASSEMBLEMENTS BONAPARTISTES. 73
veuille que ce soit la dernière! I I y a hui t j o u r s , le
citoyen Bonaparte n'était qu'un point n o i r dans u n
ciel en feu ; avant-hier, ce n'était qu'un ballon gonflé
de f u m é e ; aujourd'hui , c'est u n nuage qui porte dans
ses flanes la foudre et la tempete »
Les delegués du L u x e m b o u r g a v a i e n t i n s c r i t l e n o m
de M. L o u i s Bonaparte sur leurs bulletins; les ouvr iers
de la Vi l lette demandent déjà ce que l'Assemblée na-
tionale attend pour proclamer L o u i s Bonaparte c o n -
sul : une petition dans ce sens circule et se couvre de
signatures. L e rappel de la loi sur les attroupements
n'intimide pas les masses reunies autour d u P a -
la is-Bourbon, oú siège l'Assemblée nationale. Qu'y
viennent-el lesfaire? Attendre L o u i s Bonaparte. S'il
est v r a i , disent les orateurs de ees rassemblements,
que l'Assemblée nationale ferme à l'élu de P a r i s les
portes de la P a t r i e , le peuple saura bien les l u i o u -
v r i r í
L e gouvernement sentait la nécessité d'agir, mais
la commission executive, avec ses elements opposes,
ses divergences, ses antipathies, ses luttes intestines,
n'était que le Gouvernement provisoire, moins l'élan
de f é v r i e r ; par quels moyens allait-elle combattre
l'ennemi ?
M. de L a m a r t i n e , m e m b r e de la c o m m i s s i o n , s'était
elevé, en 1840, contre le projet de translation des
cendres de l'Empereur, et contre « ce cuite de la
force que l'on veut substituer, dans l'esprit de la n a -
t i o n , au culte sérieux de la l iberté, ees spectacles,
1. L e R e p r e s e n t a n t d u P e u p l e , journal de M. Proudhon.
74 I N T R O D U C T I O N .
ces récits, ces publications populaires, ces bills d'in-
demnité donnés au despotisme heureux ». M. de L a -
mart ine avait sous les yeux les resultats de cette
politique, i l crut à la possibilito de les combatiré
en cherchant des auxil iaires dans le peuple : i l p r o -
digua vainement dans de nombreuses conferences
avec les delegués d u L u x e m b o u r g et avec les me-
neurs des c lubs, l'éloquence, le raisonnement, les
promesses de subvention pour fonder des sociétés;
r i e n ne put decider les ouvr iers à organiser une m a n i -
festation populaire contre la rentrée du pretendan!.
L e gouvernement ne pouvait plus compter sur l u i -
merne.
L e s orateurs bonapartistes répandaient les brui ts
les plus propres à ení lammer les esprits dans les r a s -
semblements formés chaqué soir à la porte Saint-
Denis et à la porte S a i n t - M a r t i n : la commission
executive, disent-i ls, veut faire a n n u l e r l'élection de
Louis Bonaparte, sur ce mot i f qu'ayant accepté le
t i t re de c i toyen Suisse, il a perdu sa qualité de F r a n -
çais. U n coup aussi hardi était peu dans les allures
du faible gouvernement qui siégeait au L u x e m b o u r g .
Ge brui t rendait les rassemblements plus n o m b r e u x
et plus a n i m é s ; ils se f o r m a i e n t e n plein j o u r , et en si
g rand n o m b r e , que la garde nationale ne suffisant
plus pour les dissiper, on fut oblige de r e c o u r i r à la
garde mobi le. L e s bonapartistes s'avançaient q u e l -
quefois dans la rue de R i v o l i jusqu'à la rue du
L u x e m b o u r g , et menaçaient de forcer l'entrée de la
place de la Concorde gardée par la garde n a t i o n a l e ;
la garde républicaine les chargeait de temps en temps
DISCUSSION SUR LA VALIDITÉ DE L'ÉLECTION DE M. BONAPARTE. 75
pour les rcfouler jusqu'à la place V e n d ó m e et jusqu'à
l'église S a i n t - R o c h .
Ces troubles de la r u e nuisaient cependant à la
cause bonapartiste en mécontentant le commerce,
aussi les amis de M. L o u i s Bonaparte appelaient-ils
de tous leurs voeux l'arrivée de la let t re qui devait met-
t r e u n terme au desordre en faisant connaitre à tous
la resolution prise par le neveu de l 'Empereur de
refuser le mandat de representant. Cette lettre n'était
point parvenue à Paris le 11 j u i n , veille du j o u r fixé
pour la discussion s u r l a validité de son election.
L e 12 j u i n , les rassemblements commencent à se
former dés dix heures d u m a t i n ; bientòt ils e n t o u -
rent le palais de l'Assemblée, et refluent dans la r u e
Royale, jusque sur les boulevards. U n coup de feu
retentit vers trois heures à l'entrée de la rue Royale,
et le bruit se répand dans la foule qu'on vient de
tirer sur le general Clement T b o m a s , commandant la
garde nat ionale; au mème instant, i'attroupement de
la place de la Concorde, refoulé par une charge de
cavalerie, se disperse de tous còtés, avec une telle r a -
pidité, que M. de Pers igny est oblige, pour échapper
aux sergents de v i l le, de se réfugier sous la porte
cochère de la maison n° 3, place de la Madeleine,
dont il a le temps de f e r m e r la gri l le sur l u i i .
L'Assemblée, pendant ce temps-là, discute pour
savoír si le citoyen L o u i s Bonaparte est eligible, et si
la loi de 1832, qui prononce le bannissement de
tous les membres de la famille Bonaparte, est abrogée?
1. Aristidc Ferrer, R e v e l a t i o n s s u r l a p r o p a g a n d e n a p o l é o n i e n n e .
76 I N T R O D U C T I O N .
Cette question s'était déjà posée à l'occasion de la
loi de bannissement contre les membres de la fa-
mille d'Orléans, le representant V ignerte l'avait
tranchée par ces p a r o l e s : « L e s deux branches de la
maison de B o u r b o n sont venues toutes les deux
dans les fourgons des cosaques, qu'elles s'en adient
ensemble! Quant à la famil le Bonaparte, nous l'adop-
tons provisoirement parce qiielle n'est pas dange-
reuse. » L e representant D u c o u x s'était empressé
d'ajouter: « L a famille Bonaparte n'a plus qu'une
valeur histor ique, elle n'est plus que la tradit ion
glorieuse d'une époque que personne ne peut avoir
la folie de recommencer. s> L o r s q u e M. P iet r i proposa
l'abrogation formelle de l'article 6 de la loi d u 10
a v r i l l 8 3 2 , relati f au bannissement des Bonaparte,
M. Crémieux, ministre de la just ice, declara qu'il
était v i r tuel lement aboli par la revolution de F é v r i e r .
Les républicains s'armant, contre les pretentions du
comte de C h a m b o r d et du pr ince de J o i n v i l l e , des lois
les plus contraires à l'esprit d'une revolut ion géné-
reuse, les laissaient tomber devant M. Louis B o n a -
parte, non par sympathie, mais par un dédain qu'ils
croyaient h a b i l e ; ils continuaient la politique q u i
avait si mal réussi à L o u i s - P h i l i p p e : ils croyaient que
p o u r suppr imer u n danger, i l suffit de declarer que
ce danger n'existe pas.
L'Assemblée, émue par 1'attitude d'une partie du
peuple, semblait disposée a sanctionner les mesures
lesplusr igoureuses; lesent imentrépubl icain, v ivement
surexité en elle, choisissait toutes les occasions pour
fa i reexplosion. L e b r u i t ayant couru qu'un regiment,
É C H E C DE M. DE L A M A R T I N E . 77
en entrant à T r o v e s , avait r é p o n d u par le c r i d e : Y i v e
l'Empereur! aux cris poussés par la garde nationale
de : V i v e la Républ ique! L e representant Heeckeren,
sans doute pour sonder le ter ra in, avait interpellé le
gouvernement sur ce f a i t ; le general Cavaignac, m i -
nistre de la g u e r r e , non content de le démenti r , etde
protester contre les sentiments qu'on prètait à l'armée
et contre les tentatives pour la détourner de ses devoirs,
ajouta d'une voix v ibrante : « L o i n de ma pensée de
porter une accusation aussi terr ible contre u n de mes
concitoyens. O u i , je veux croi re, je dois croire i n n o -
cent l'homme dont le n o m est si malheureusement mis
en avant. Mais je le declare aussi, je voue àl'exécration
publique quiconque osera porter sa main sacrilege
sur la liberté d u pays. » L'Assemblée se leva tout
entièreen cr iant : V i v e l a R é p u b l i q u e ! L a commission
executive, se croyant sure d'obtenir l a m a j o r i t é , decide
qu'elle presentera le lendemain, 12 j u i n , u n décret
destiné à mettre fin aux troubles suscités par les b o -
napartistes.
M.deLamart ine charge de soutenir ce décret, monte
done à la tr ibune au debut de la séance suivante.
Les moderes ne l u i pardonnent pas d'avoir refuse
de se faire l'exécuteur de leurs rancunes, en excluant
M. L e d r u - R o l l i n du p o u v o i r ; u n f ro id silence l'ac-
cueil le; une atmosphere d'hostilité l'enveloppe. M. de
L a m a r t i n e , habitué à la bienveil lance et à l'admira-
tion de l'Assemblée,cherche en vain à reconqueri r son
ascendant : monotone, verbeux, diffus, revenant sans
cesse sur le passé, i l semble plaider pour l u i plutòt
que contre le bonapart isme; l'attention de l'auditoire
78 I INTRODUCTION.
l'abandonne. I I s'arrète pour prendre u n m o m e n t de
repos. P e n d a n t cette i n t e r r u p t i o n , l'Assemblée prète
l'oreille aux brui ts d u dehors. Des representants
annoncent que du peristyle du palais B o u r b o n on
entend les cris de : V i v e l'Empereur ! D'autres
ajoutent que des coups de feu sont partis des rassem-
blements. M. de L a m a r t i n e remonte à la tr ibune, et ,
au milieu de l'émotion genérale, i l apprend à l'Assem-
blée que le gouvernement vient de recevoir les n o u -
velles les plus graves : le commandant en chef de la
garde nationale et u n offícier de l'armée ont été
blesses. L'orateur continue : «r C'est le p r e m i e r sang
versé depuis la revolut ion éternellement pure et g lo-
neuse de F é v r i e r , et la revolut ion n'en est pas c o u -
pable. Gloire à la population, gloire aux difïerents
partis de la R é p u b l i q u e ! du moins ce sang n'a pas
été versé par leurs m a i n s ; il a coulé, non pas au n o m
de la l iberté, mais du fanatisme des souvenirs m i l i -
taires et d'une opinion naturellement, quoique i n v o -
lontairement peut-ètre, ennemie invétérée de loute
R é p u b l i q u e . »
L a f roideur de l'Assemblée avertit M. de L a m a r -
tine qu'il s'est fait l'écho trop empressé de ces brui ts
qui circulent si facilement pendant les troubles p u -
b l i c s ; i l p o u r s u i t : « Gitoyens, en deplorant avec vous
le m a l h e u r qui vient d'arriver, le gouvernement s'est
armé contre les éventualités. Ge m a t i n , avant laséance,
nous avons signé d'une m a i n unánime une declara-
tion que nous nous proposions de lire à la fin de la
séance, et que la circoristance me force à l ire & l'in-
stant m è m e . L o r s q u e l'audace des factieux est prise
M JULES FAVRE SOUTIENT LA VALIDITÉ. 79
en flagrant délit la m a i n dans le sang français, la loi
doit étre votée d'acclamation. »
M . de L a m a r t i n e , au mil ieu des interruptions et
des protestations, l i t c e décret :
« La Commission du pouvoir exécutif, vu l 'art ic le 3 de la loi du
1 3 Janvier 1 8 1 6 , declare qu'e l le fera exécuter , en ce qui concerne
Louis Bonaparte , la loi de 1 8 3 2 j u s q u ' a u j o u r oú l 'Assemblée n a -
tionale en aura decide autrement. »
De nouveaux renseignements ont succédé aux p r e -
miers : le coup de feu a été tiré par u n garde national
maladroit. M. de L a m a r t i n e , sommé de s'expliquer,
se rejette dans le passé, au l ieu de s'occuper des
faits actuéis; les m u r m u r e s de l'Assemblée a u g m e n -
t e m son e m b a r r a s ; i l se perd au m i l i e u de vaines d i -
gressions, il revient à chaqué instant sur ses pas, s'é-
tend longuement et inut i lement sur les événements
du 15 mai , et croit se defendre d'y avoir participé en
jetant cette phrase à l'Assemblée : «. J'ai conspiré
avec B l a n q u i , Gabet, Sobrier, Barbes, Raspad ! o u i ,
j'ai conspiré, mais c o m m e le paratonnerre conspire
avec le nuage qui porte la foudre. D Cette métaphore
tue le décret, et par contre-coup la C o m m i s s i o n exe-
cutive.
Pendant la n u i t qui suit cette séance, la police
arrète M. de Persigny à son d o m i c i l e , rue Saint-
Georges. L e matin du 13,1'aspect de P a r i s n'est pas
plus c a l m e ; l'Assemblée doit entendre la suite des
rapports des b u r e a u x charges d'examiner la validité
de l'élection de M. L o u i s Bonaparte.
M . Jules F a v r e prend le premier la parole au n o m
80 INTRODUCTION.
d u septième b u r e a u ; le défenseur du lieutenant A l a -
denise a conservé des relations avec les bonapartistes;
de recentes mésintelligences avec M. L e d r u - R o l l i n at-
tisent son hostilité contre la Commission executive;
son rapport est u n mémoire en faveur de l'admission :
« L e nouvel élu, d i t - i l , n'a justifié ici n i son age, n i
sa nationalité, cela est v r a i ; mais s'arréter à de telles
chicanes serait indigne d'une grande Assemblée. L e
gouvernement d'ailleurs n'a pas j u g é sans doute que
L o u i s - N a p o l é o n Bonaparte ne füt pas eligible, puis-
qu'il n'a avert i personne avant l'élection, n i l'électeur
n i le citoyen Bonaparte. L o i n de là, i l a ici , par la
bouche de son ministre de la just ice, declaré que la
loi de 1832 est virtuellement abolie p ar la r e v o l u t i o n
de F é v r i e r . » M . Jules F a v r e fait en outre r e m a r q u e r
que l'admission de trois Bonaparte a déjk tranche la
question polit ique, et qu'il « faut prendre garde de
grandir le representant dont on contestait l'élection));
après avoir declaré impossible le retour d'entreprises
folies et miserables comme celles de Strasbourg et
de B o u l o g n e , i l ajoute : ce Si le citoyen Bonaparte ten-
tait une miserable parodie du manteau imperial qui
ne va plus à sa tail le, il serait à l'instant mis hors la
loi et t r a i n é s u r l a claie. »
M . Buchez, rapporteur d u dixième b u r e a u , n e p a r -
tage point l'opinion de M. Jules F a v r e ; i l refuse de
val ider l'élection d u prétendant v e n u deux fois sur le
sol français r é c l a m e r à m a i n armée ses droits hérédi-
taires, et salué maintenant des cris de : V i v e l'Empe-
r e u r ! 11 fait remarquer que son silence depuis le
commencement des troubles permet de douter de la
LES B O N A P A R T I S T E S P R O T E S T E N T C O N T R E L ' E M P I R E . 81
sincérité de sa conduite et de la pureté de ses i n t e n -
tions. A ces mots, M . V i e l l a r d , ancien précepteur de
M. L o u i s Bonaparte, court à la t r i b u n e . I I y vient,
d i t - i l , defendre u n ami , u n h o m m e dont on veut faire
u n prétendant malgré l u i , après l'avoir n o m m é repre-
sentant sans son consentement; son election n'est
point une conspiration, mais une protestation contre
les traites de 1815. L'orateur invoque c o m m e u n a r -
gument en faveur d u désintéressement patr iot ique de
son élève, une lettre clans laquelle ce dernier se c o n -
damne à u n exil volontai re; i l en lit quelques pas-
sages : « Ma position aurait été très embarrassante à
l'Assemblée, les regards de tous les mécontents atta-
ches à m o i , je me tiens à l'écart jusqu'au j o u r oú la
Constitution sera fixée Si la F r a n c e avait besoin
de moi , si m o n role était tout tracé, si je pouvais
croire étre ut i le à m o n pays, je n'hésiterais pas à
passer sur toutes les considerations secondaires pour
r e m p l i r m o n devoir ; mais, clans les circonstances ac-
tuelles, je ne puis étre bon à r i e n , je ne serais tout
au plus qu'un embarras : j'attendrai clone encore
quelques mois ici que les affaires prennent en F r a n c e
une t o u r n u r e plus calme et plus dessinée. »
L e citoyen Napoleon Bonaparte p r e n d é g a l e m e n t l a
parole pour defendre son cousin : « Je v e u x p a r l e r , dit-
)> i l , du citoyen Napoleon-Louis . Je ne suis nul lement
» l'apologiste de son passé pol i t ique; je suis étranger
D totalement à ses actes. Mais je crois qu'il est de
D toute just ice, de toute loyauté, d'exercer vis-à-vis de
2> lu i comme vis-à-v is des autres (lesqnels autres?)
y> certaines lois de justice et de loyauté.
T A X I L E D E L O R D . I . — 6
82 INTRODUCTION.
» I I y a des partis opposes à la Républ ique, j e erois
» etj'espère qu'ilssont en bien petite minor i té , et que
» cette minor i té est composée de ce qu'il y a de moins
» b o n et de moins généreux dans la nation. Si le
j> citoyen Bonaparte était coupable, je serais le p r e -
» mier à le b l à m e r ; mais il n'est pas coupable, je le
Ï> j u r e ! » L'orateur, parlant ensuite au n o m de sa fa-
m i l l e , ajoute : «. L'Empire est u n souvenir que per-
)) sonne de nous n'entend invoquer n i pour le present
)> n i pour l'avenir! »
L a lettre adressée à M . V i e l l a r d et l'allocution du
citoyen Napoleón Bonaparte ne sont guère de nature
à produiré u n grand effet sur l'Assemblée; mais les
membres de la droite ont reporté sur la Commission
executive leur vieille haine contre le Gouvernement
provisoire : rejeter le décret, c'est frapper le pouvoir
ex istant ; ils n'hésitent done pas à t rai ter la c o n -
spiration bonapartiste de c h i m è r e . Les membres de
la gauche parlent de confiance, de magnanimité :
M. L o u i s Blanc est de ce nombre. L'élection contestée
ne cache à ses yeux aucun danger pour la R é p u -
b l i q u e ; i l y a, d'ailleurs, selon l u i , u n moyen bien
simple d'empècher M. L o u i s Bonaparte de devenir
president de la R é p u b l i q u e , c'est de suppr imer la
présidence.
I I est temps qu'un orateur fasse entendre le langage
d é l a politique dans cette discussion. M . L e d r u - R o l l i n
monte à la t r i b u n e .
M . L e d r u - R o l l i n est de tous les membres du g o u -
vernement , le moins agréable à la droite; seul des
cinq deputes portés au p o u v o i r dans la nuit du 24 au
M. LEDRU-ROLLIN. 83
25 février, il pent se dire r é p u b l i c a i n de la vei l le.
M. L e d r u - R o l l i n , d'abord a v o c a t à la Gour de cassa-
t ion, c o m m e M M . Odi lon-Barrot et C r é m i e u x , fut
n o m m é depute par le département de la S a r l h e , en
remplacement de Garnier-Pagès, que la m o r t venait
d'enlever aux esperances d u parti démocrat ique; deux
mémoires, l'un sur l'étatde siége en 1832, l'autre sur
les massacres de la r u e T r a n s n o n a i n , l'avaient designé
à l'attention des électeurs. L a mort d u duc d'Orléans
fournit au jeune depute l'occasiond'appliquer à la loi
de régence la théorie de la souveraineté du peuple.
M. L e d r u - R o l l i n soutint qu'à la mort d u r o i , le p o u -
voir passe non point au pouvoir législatif, qui est
incapable de faire acle de pouvoir constituant, mais
à la nation tout entière. L e radicalisme d'opinion
d u depute de la Sarthe traversait l'atmosphère p a i -
sible de la Chambre des deputes comme u n orage q u i
ne laisse pas de t races; sa voix t r o u v a plus d'écho
dans les banquets de 1847; l'éloge de la Convent ion
au banquet ele Chàlons ; le toast : « A u x classes labo-
rieuses »! par lequel il fit remplacer au banquet de
Li l le le toast propose par M. O d i l o n - B a r r o t : ce A la
sincérité des institutions conquises en Juil let » ; la
revendication d u suffrage universel au banquet de
D i j o n , et plusieurs autres discours pleins d'un s e n -
t iment démocratique peu c o m m u n alors, contr ibuè-
rent puissamment à l'agitation de cette époque.
L'éloquencede M. L e d r u - R o l l i n , satai l le élevée, ses
traits ou verts et réguliers, la noble simplicité de son
geste élégant et familier, sa voix sonore, sa parole
n o u r r i e d e la science du jur isconsulte et animée de
8 4 I N T R O D U C T I O N .
l'ardeur d u t r i b u n , promeltaient u n grand orateur
aux futures assemblees du suffrage universel .
L a Républ ique serait depuis longtemps le gouver-
nement de la société française sans les divisions
intestines qui ont r e n d u jusqu'ici la democratic
incapable de discipline, et qui t ransforment son
gouvernement en luttes d'homme k h o m m e et de
coterie à coterie, on ne peut pas dire de parti à p a r t i ,
car le j o u r oú la democratic sera parvenue à se c o n -
stituer veritablement en p a r t i , les destinées d e i a
F r a n c e et de l'Europe changeront.
L'opinion démocrat ique ne fut jamais plus divisée
qu'à la veille de la revolut ion de F é v r i e r : les hommes
d u National et les hommes de la Reforme, comme
on disait alors, se faisaient u n e guerre acharnée.
M. L e d r u - R o l l i n pr i t une part très active à ces
lut tes; u n duel était mème decide entre lui et M. A r -
m a n d Marrast , la revolut ion de F é v r i e r l'arréta. Les
adversaires, en se retrouvant à la tete d u g o u v e r n e -
ment, n'avaient point peut-ètre assez oublié ent ière-
ment leurs anciennes querel les; les partisans de la
react ion ne perdaient aucune occasion de les exciter
et de les grossir : ils étaient parvenus à faire à
M. L e d r u - R o l l i n une reputat ion d'intraitable r é v o l u -
t ionnaire q u i , en le grandissant peut-ètre pour l'ave-
ni r , l u i òtait quelque chose de son influence dans le
present; la droite abandonnait par dépit M. de L a m a r -
t i n e , elle repoussait M. L e d r u - R o l l i n par cra inte;
la gauche modérée restait soupçonneuse et metíante
devant l u i . V o i l à en resume la situation de l'homme
sur lequel retombait la lourde tàche d'obtenir, d'une
M. LEDRU-ROLLIN. 85
minorité hostile et d'une majorité prévenue, ce
qu'elles avaient refuse à M. de L a m a r t i n e .
M. L e d r u - R o l l i n prit la parole avec une fermeté
calme q u i ne se démentit pas pendant tout son dis-
c o u r s ; i l signala les menées d u parti bonapartiste,
les distributions de v i n et d'argent, leb embauchages
pour une nouvelle garde impériale, i l supplia l'As-
semblée de consent i rà l'exécution temporaire d'une
loi nécessaire pour prevenir le sang versé. Les
membres de la droite c o m p r i r e n t , en écoutant ce
langage élevé, sobre, polit ique, qu'ils étaient en
presence d'une grande force démocrat ique; ils ne
voulurent pas l'augmenter par leurs votes. L'Assem-
blée, cependant, p a r u t hesitante u n m o m e n t ; M. B o n -
jean, pour c o n j u r e r le danger, s'empressa de lire à
son tour une lettre que lu i avait écrite, i l y a quelques
jours, M. L o u i s Bonaparte :
» J ' a p p r e n d s par les journaux du 22 qu 'on a propose , dans les
bureaux de l 'Assemblée , de maintenir contre moi seul la loi d'exil
qui frappe ma famille depuis 1 8 1 6 . J e viens demander aux represen-
tants du peuple pourquoi j e mériterais une semblable p e i n e ! Se-
rait-ce pour avoir toujours publ iquement declaré que dans mes
opinions la France n'était l ' a p a n a g e , ni d'un h o m m e , ni d'une fa-
mil le , ni d'un parti ? Serait-ce parce que , désirant faire t r iompher ,
sans anarchie ni l icence, le principe de la souveraineté nationale
qui , seule , pouvait mettre un terme à nos dissent iments , j ' a i deux
fois été victime de mon hostilité contre le gouvernement que vous
venez de r e n v e r s e r ? Serait-ce pour avoir consenti , p a r deference
pour le Gouvernement proviso ire , à retourner à l ' é tranger après
ètre accouru à Par i s au premier bruit de l ' insurrect ion? Sera i t -ce
pour avoir refuse p a r désintéressement les candidatures à l 'Assem-
blée qui m'étaient proposées , résolu d e n e retourner en France que
lorsque la nouvelle Constitution sera i t établie et la République af-
fermie ?
« Londres, 23 mai.
86 I N T R O D U C T I O N .
» L e s m è m e s ra isons qui m'ont fait prendre les a r m e s contre le
gouvernement de Louis-Phil ippe m e porteraient , si l'on réclamait
mes serv ices , à me dévouer à la defense de l 'Assemblée resultat du
suffrage universe l . En presence d'un roi élu par deux cents deputes ,
j e pouvais me rappeler que j 'é ta is l 'héritier d'un empire fondé p a r
l 'assentiment de quatre millions de França is . E n presence de la
souveraineté nationale, j e ne p e u x et j e ne veux que revendiquer
mes droits de citoyen f r a n ç a i s ; mais ceux- là , j e les réc lamerai sáns
eesse , avec l 'énergie que donne à mon cceur honnète le sentiment
de n 'avoir j a m a i s demerité de la pat r ie .
» Votre concitoyen,
» N A P O L É O N - L O U I S B O N A P A R T E . »
Cette lettre redouble l'ardeur des partisans de
l'admission. M . Jules F a v r e l'appuie de nouveau
avec force. M. Degousée propose en vain au décret
u n amendement qui maintient le bannissement j u s -
qu'à l'exécution de la Const i tut ion seulement. L e
part i conservateur, éclairé par le peu de succés de
la candidature d u prince de Jo inv i l le , songeait des
lors à se r a n g e r derr ière M. L o u i s Bonaparte, pour
attaquer la Républ ique; la validation de l'élection
contestée est prononcée, grace à l u i , aux deux tiers
des voix. Les rassemblements formés autour de
l'Assemblée se retirent aux cris d e : V i v e Napoleón!
L a lettre attendue avec tant d'impatience par les
amis de M. Louis Bonaparte était enfin arr ivée. L e
president de l'Assemblée nationale o u v r i t , le lende-
m a i n , la séance par ces m o t s : « J e donne lecture à
l'Assemblée de la lettre d u citoyen L o u i s Bonaparte :
« Monsieur le Pres ident ,
* J e partá is pour me rendre à mon peste , quand j ' a p p r e n d s que
LA VALIDITÉ DE L'ÉLECTION EST PRONONCÉE. 87
mon nom sert de pretexte à des t roubles deplorables, à d e s e r r e u r s
funestes. J e n 'ai pas cherché l 'honneur d'etre representant du
peuple , parce que j e savais les soupçons injurieux dont j ' é t a i s
í 'objet. J e recherchera is encore moins le pouvoi r .
» S i le peuple m' imposait des devoirs , j e s a u r a i s les rempl i r
(mouvement ; vive agitat ion; — Oh ! oh ! ) - ; mais j e désavoue tous
ceux qui me prètent des intentions que j e n'ai pas .
» Mon nom est un symbole d 'ordre , de nationalité, de g l o i r e , et
ce serait avec la plus vive douleur que j e le verra i s se rv i r à augmen-
t e r l e s troubles et les déchirements d é l a p a t r i e .
» Pour éviter un tel ma lheur , j e resterais plutót en exil. J e suis
prèt à tout sacrifier pour le bonheur de la France . (Brui t . ) Ayez la
bonté, Monsieur le Pres ident , de donner communication de ma
lettre à l 'Assemblée . J e vous env'oie une copie de mes r e m e r c i e -
ments aux électeurs .
» Recevez l 'expression de mes sentiments d is t ingues .
» Signé : L O C T S - N A P O L É O N B O N A P A R T E . »
Les exclamations et les murmures qui succèdent à
la lecture du president indiquent combien cette
lettre, dans le fond et dans la forme, blesse les senti-
ments de l 'Assemblée. La phrase : « Si le peuple
m'imposait des devoirs, je saurais les remplir »,
excite sa colére; cette phrase se retrouve cependant,
sous une forme ou sous une aut re , dans toutes les
lettres de M. Louis Bonaparte communiquées ju s -
qu'ici à l 'Assemblée. Le silence à peine rétabli , le
general Gavaignac, ministre de la guerre, fait en-
tendre ces paroles d 'une voix é m u e :
« L 'émotion qui m'agite ne me permet pas d 'expr imer , comme
je le voudra i s , toute ma pensée. Mais j e r e m a r q u e dans cette p iece ,
qui devient un document histor ique, que le mot de Républ ique
n'est pas une seule fois prononcé. J e m e borne à s ignaler cette
pièce à l'attention de l 'Assemblée , et à l 'attention et au souvenir
de la nation. » (Tres b i e n ! Tres b i e n ! )
88 INTRODUCTION.
P l u s i e u r s representants sontdebout et demandent
qu'on declare à l'instant le c i toyen Louis Bonaparte
d é c h u de ses droits. L e general Cavaignac demande
le r e n v o i de la discussion au lendemain.
M . Jules F a v r e , faisant en quelque sorte amende
honorable de son discours de la veille, prend k són
t o u r la p a r o l e :
» Dans cel te Assemblée , il n'y a qu 'un seul sentiment : c'est le
sentiment de l ' indignation si b ien expr imé par le general Cavaignac
(Oui! oui ! de toutes p a r t s ) , lorsque le septième bureau a propose
de val ider l 'élection de M. Louis Bonapar te . . . (Une voix : 11 n 'est
plus citoyen.)
Ï J ' entends dire « qu' i l n'est plus citoyen ». J ' e n g a g e l 'Assem-
blée à ne pas substituer la passion à la raison dans ce debat. —
L e citoyen Louis Bonaparte a été admis , dans des conditions qui
ne nous semblent pas la isser de d o u l e ; mais quand il arrive que le
lendemain du j o u r oú nous avons prononcé son admiss ion, non
pour lu i , mais par respect pour le principe de la souveraineté na-
t ionale , quand il a r r i ve qu'il porte atteinte à cette souveraineté ,
nous devons lui r e p o n d r é , et c'est clans notre cceur que nous trou-
verons l ' express ion de notre indignation.
» L 'Assemblée est unànime contre les tentativos insensées d'un
citoyen qui voudrait la b r a v e r .
» J ' a i dit qu'il devait ètre poursuivi si l'on a trouvé la trace de
sa main daus les t roubles qui out éc la té ; quant à n o u s , nous de-
vons étre unànimes pour r e n v o y e r l a lettre et le document qui l 'ac-
compagne au ministre de la just ice . »
U n procés! q u a n d autour d u palais B o u r b o n des
mil l iers de voix cr ient : V i v e l'Empereur! quand
M. Clement T h o m a s , commandant en chef de la
garde nationale, répond k M. Duclerc, ministre des
finances, q u i veut envoyer au lendemain les mesures
à prendre contre les menees bonapartistes: « Demain!
mais la bataille commence. » E n eíïet, déjà des c o m -
pagnies de la garde nationale menacent de desobeir à
ENVOI D'UN ÉMISSAIRtS A LONDRES. 89
leurs chefs; les m e n e u r s , dans les groupes p o p u -
l a t e s , renouvel lent la proposit ion de n o m m e r L o u i s
Bonaparte c o n s u l ; les representants, M . T h i e r s s u r -
tout, sont accueillis par des huées à leur sortie de
l'Assemblée; l'émeute gronde, elle est sur le point
d'éclater.
L'Assemblée nationale, hesitante la vei l le, n o n dans
ses sentiments contre M. L o u i s Bonaparte, mais dans
les moyens de les t raduiré en fait, pouvait le lende-
m a i n prononcer sa déchéance civique. L e s bonapar-
tistes sentent le d a n g e r ; ils font part i r u n émissaire
pour Londres immédiatement après la séance. Cet
envoyé se présente chez M. L o u i s Bonaparte, qui le
reçoit en presence du docteur Conneau et de M. Br i f -
f a u t ; le prétendant apprend en m è m e temps l'arres-
tation de M. de Pers igny, l'irr itation causee par la
lettre et les suites que cette i r r i t a t i o n peut avoir. Ces
nouvelles produisent sur lui une impression d'aulant
plus vivequ'elles sont plus inattendues. L'arrestation
de M. de P e r s i g n y et les intentions non douteuses de
l'Assembléele jettentdans une profonde m e d i t a t i o n . I I
en sort pour demander ce qu'il convient de faire?
L'envoyé répond : « E c r i r e tout de suite au president
de l'Assemblée une seconde lettre. D M. L o u i s B o n a -
parte l'écrit séance tenante et en lit le b r o u i l l o n à
haute voix. « P r i n c e , dit M. Conneau, écrivez-la de
votre plus belle main. »
M. Bri f faut, charge de porter cette lettre, part le
soir de L o n d r e s à h u i t heures pour D o u v r e s ; i l arr ive
à deux heures et demie à B o u l o g n e ; i l descend de
wagon à Paris à huit heures et d e m i e ; et la lettre
<èO I N T R O D U C T I O N .
dont ü est p o r t e u r , est remise à m i d i et d e m i entre
les mains du president de l'Assemblée.
L a séance commence à une h e u r e ; le president
p r e n d place au f a u t e u i l : « J' inv i te, d i t - i l , l'Assem-
blée a u silence. J'ai à l u i faire une c o m m u n i c a t i o n .
U n e nouvel le lettre ( A h ! ah!) d u citoyen Louis
Bonaparte m'a été apportée ce m a t i n . »
« Monsieur le Pres ident ,
» J 'éta is fier d 'avoir été élu representant du peuple à Par is , et
dans írois aut res d é p a r t e m e n t s ; c'était à mes yeux une ample r e -
parat ion pour trente ans d'exil et six ans de capti vité : iríais les
soupçons injurieux qu'a fait naitre mon election, mais les troubles
dont elle a été le pretexte , mais l 'hostilité du pouvoir exécutif,
m' imposent le devoir de refuser un honneur qu'on croit avoir été
oblenu p a r l ' intr igue.
» J e dés i re l 'ordre et le maintien d'une polit ique s a g e , g r a n d e ,
intel l igente , et pu i sque , involontairement, j e favorise le desordre ,
j e dépose , non sans de vifs regre t s , ma demission entre vos mains .
» Bientòt , j e l ' espère , le calme renaitra et me permettra de r e -
tourner en F r a n c e comme le plus s i m p l e des citoyens, mais aussi
comme un des plus dévoués a u repòs et à la prospérité de mon
pays .
» L O U I S - N A P O L É O N B O N A P A R T E . »
L e president ajoute : « J'ai une simple observation
à soumettre à l'Assemblée, c'est que l'admission d u
citoyen Bonaparte n'avait pas été prononcée d'une
maniere definitive, en ce sens que l'élection n'avait
été que validée, et l'admission definit ive ajournée
j u s q u a product ion de pieces constatant l'áge et la
nationalité.
» Mais, néanmoins, je crois devoir mainténant
t ransmettre cette lettre, q u i contient une demission
LE BONAPARTISME SORT FORTIFIÉ DE LA LUTTE. 91
pure et simple, h M. le minist re de l'intérieur, afín
qu'il avise conformement au décret de l'Assemblée. »
L e débat était clos : le bonapartisme et son r e p r e -
sentant en sortaient fortifies et grandis. R i e n n'est
fatal dans l'histoire : la loi debannissement appliquée
aux Bonaparte, les événements pouvaient suivre u n
autre c o u r s ; le prétendantde Strasbourg et de B o u -
logne n'aurait peut-étre point abandonné la partie,
mais la bourgeoisie se rattachait insensiblement au
principe républ icain; le gouvernement de la R é p u -
blique ralliaitl'armée par ses chefs les plus e m i n e n t s ;
le bonapartisme, s'il eüt osé l i v rer bataille, aurait été
f rappéd'un coup m o r t e l ; les tergiversations du g o u -
vernement et de l'Assemblée donnaient au contraire
une force nouvelle à l'idée de la dictalure populaire,
qui est le fond des aspirations bonapartistes.
Cette idee incarnée désormais dans u n h o m m e va
gagnant chaqué j o u r des proselytes; le g o u v e r n e -
ment s'est borne à de stériles menaces contre les
distributions d'argent et de v i n , contre les cris sédi-
tieux, contre l'embauchage, sígnales à la t r ibune par
M. L e d r u - R o l l i n ; M. de P e r s i g n y e t M . L a i t y , ar re tés
u n moment, ont été p r o m p t e m e n t remis en l i b e r t é ;
la propagande bonapartiste redouble d'activité et
d'audace. Paris est à la veille des journées de J u i n .
CHAPITRE II I
LE BONAPARTISME PENDANT LES JOURNÉES DE JUIN 1848
SOMMAIRE. — L e s ateliers nationaux. — M. de Falloux, nomrné rappor-
teur du projet de loi sur la dissolution des ateliers nationaux, conclut à
la dissolution immediate. —• Proposition du representant Corbon repous-
sée. — Les journées de Juin. — Ce qu'il y a derrière les barricades. —
L'idée française.— La dictature. —Caractère particulier de la guerre
civile. — Effet qu'elle produit sur les imaginations. — Direction
incertaine des operations militaires. — Causes de cette incertitude. —
L'Assemblée cherche une épée. — Reunion particulière présidée par
M. Martin (de Strasbourg). — II propose de nommer M. Francois Arago
chef du pouvoir exécutif. — M. Achule de Vaulabelle prononce le nom
du general Cavaignae. — Ce nom est accepté. — La reunion envoie
une deputation auprès du general Cavaignae. — Le general Cavaignae
est nommé chef du pouvoir exécutif. — Défaite complete de Pinsurrec-
tion. RóTe des divers partis dans les journées de Juin. — Comment
l'Assemblée aurait pu sauver la République. — L'amendement Grévy.
— Les candidats à la prési lence de la République. — MM. Thiers,
Bugeaud, Changarnier. — Le general Cavaignae. — M. Louis Rona-
parte. — L'impérialisme. — Hesitation des catholiques. L'alea jacta
est des partis conservateurs. — L'élcction du TO décembre. — Le gene-
ral Cavaignae quittele pouvoir.
L a revolut ion de F é v r i e r avait mis sur le pavé u n cer-
tain n o m b r e d'ouvriers. L e gouvernement provisoire,
pour leur donner du t r a v a i l , crea des ateliers de ter-
r a s s e m e n t . L a f ract ion modérée de ce gouvernement,
cherchant u n appui contre l'autrefraction, crut l'avoir
t r o u v é d a n s la t ransformation des ateliers de terrasse-
ment en ateliers nat ionaux. Ges ateliers, organises
D I S S O L U T I O N I M M E D I A T E D E S A T E L I E R S N A T I O N A U X . 93
mil i tai rement par le m i n i s t r e d e s t r a v a u x publ ics, for-
m a i e n t u n e sorte d'armée destinée à neutral iser les
forces populaires placees sous la di rect ion des dele-
gués d u L u x e m b o u r g , obéissant au mot d'ordre de
M. L o u i s Blanc. Les graves inconvenients de cette
creation sautaient aux yeux. L e g o u v e r n e m e n t , l'As-
semblée nationale, l'opinion p u b l i q u e , se t r o u v è r e n t
bientòt d'accord p o u r la s u p p r i m e r . L e pr incipe de la
suppression admis, comment laréal iser sans secousse
violente? L'Assemblée n o m m a une commission char-
gée d'examimer cette question, mais la C o m m i s s i o n
executive decreta, sans m é m e a t t e n d r e l e rapport, que
les ouvr iers des ateliers nationaux, àgés de d i x - h u i t à
•vingt ans, seraient tenus d'opter entre leur depart de
Paris pour aller dans les départements exécuter des
travaux de terrassement, et leur i n c o r p o r a t i o n dans
l'armée.
L e 2 mars, d'après u n état a p p r o x i m a t i f dressé à
J'Hótel de vi l le, on ne comptait pas plus de 17 000
ouvr iers sans travail à P a r i s ; ce chi f f re, le 15 m a r s ,
s'élèveà49 000; le 20 j u i n , i l dépasse 107000. Dans
ce n o m b r e sont compris 15 000 individus entrés par
fraude dans les ateliers nationaux, et 2000 forçats o u
réclusionnaires l iberes. P l u s de cent mil le hommes
passentdonc toute leur j o u r n é e à gratter la terre, et
à l a transporter d'un point à un autre. Quatre mi l l ions
sont dépensés à cet exercice. U n e espèce d'esprit
de corps s'est formé dans ce camp de l'inutilité :
les prétoriens de la brouette forment une armée q u i ,
sous u n chef intelligent, peut mett re en pér i l le g o u -
vernement. L a propagande bonapartiste porte done
91 INTRODUCTION.
ses efforts de ce c ò t é ; les nouveaux journaux b o n a p a r -
tistes fomentent avec audace l'esprit de révolte dans
les ateliers nationaux 4 . Les representants du peuple,
selon ces feuilles, ne sont que des commis oisifs à
raison de 25 francs par j o u r , q u i , lorsque le peuple
demande du pain, lui donnent unepierre; elles trans-
f o r m e n ! les membres de la Commission executive en
Sardanapales gorges d'or et repus de festins. L a presse
bonapartiste excite les pauvres contre les r iches: elle
en vient jusqu'à publier des listes de banquiers, de
notaires et d'autres capitalistes, en donnant l'indica-
t ion de leur for tune.
L a mesure prise par la C o m m i s s i o n executive bles-
sait à lafois la justice et la polit ique. De quel droit le
gouvernement chassait-il de Paris de^ mill iers de
citoyens, et les forçait- i l d'opter entre l'exil et le regi-
m e n t ? U n e mesure aussi grave pouvait-elle s'exé-
cutèr sans r e c o u r i r à la force, et le gouvernement
1. On l i t , par exemple, dans le numero du 11 juin du n a p o l e o n r é p n -
b l i c a i n : « Peuple, quand tes commis violent leur mandat, souviens-toi du
drapeau rouge du Champ de Mars, et du courage de tes frères e n í)3. »
Le 16 juin, la mème feuille s'adresse aux gardes mobiles, afín qu'ils
éclairent les soldats de la ligne que la t e r r e u r b o u r g e o i s e voudrait trans-
former en bourreaux de leurs frères.
Cherchant à dépopulariser, l'un après l'autre, tous les républicains
connus du peuple, le N a p o l e ó n appelle les membres du pouvoir exécutif
les c i n q i n v a l i d e s à 20000 f r a n c s p a r m o i s . En parlant de M. de Lamar-
tine, il dit : « L'aigle de la République en est devenu la chouette. » A
propos des rassemblements dissipés par M. Clement Thomas : « Pour
n'ètre general que de la veiile, on n'est pas tenu de faire sabrer le peuple
de Paris. Ce sont de mauvais états de service que ceux que l'on écrit sur
lepavé d'une capitale avec le sang de ses concitoyens (18 juin).» Al 'oc-
casion des troubles reprimes à Guéret, la feuille bonapartiste parle avec
horreur des Français tués par des fusils français, et s'écrie : « yuand vos
frères malheureux se trompent, vous ne savez que les tuer ou les em-
prisonner. »
M. DE FALLOUX. 95
1. Daniel Stern, H i s t o i r e d e l a R e v o l u t i o n d e 1848.
disposait-il d'une force suffisante p o u r v e n i r à bout
d'une resistance inevitable et immediate? L e lende-
m a i n mème, en effet, du j o u r de la publication d u
décret de la Commission executive dans les ateliers
nationaux, c'est-à-dire le 22 j u i n , les ouvr iers , par-
courant les rues par bandes nombreuses au chant de
la Marseillaise, éntremele du cr i d e : « V i v e N a p o -
leon ! » se rendent sur la place d u P a n t h é o n pour
protester contre le décret d'expulsion; ces bandes
rencontrent u n des lieutenants des ateliers natio-
naux qui les entraine au L u x e m b o u r g , oú siège la
Commission executive. M. Marie, charge de recevoir
les delegues des ouvr iers, engage avec eux une longue
conversation. L e s ouvr iers déclarent qu'ils ne p a r t i -
ront pas. M. Marie r é p o n d : « Si les ouvriers ne v e u -
lent pas part i r pour la p r o v i n c e , nous les y c o n -
traindrons p a r l a f o r c e ; par la force, entendez-vous ?
— P a r la force, c'est bien ; nous savons maintenant
ce que nous voulions savoir ? — E t que voul iez-vous
savoir? — Que la Commission executive n'a j a m a i s
v o u l u sincèrement l'organisation du t ravai l i . »
Les ouvriers presents i n t e r r o m p e n t ce dialogue par
des sorties contre M . de L a m a r t i n e , contre M. T h i e r s ,
contre l'Assemblée, et mèlent le n o m de Napoleon à
leurs plainies. Les m o t s : 77 faut en finir! sortent k
chaqué instant de ces lèvres frémissantes de colore.
L e lendemain l'insurrection c o m m e n c e .
L e rapporteur de la commission de l'Assemblée
nationale chargée d'examiner la question des ateliers
9 6 I N T R O D U C T I O N .
nationaux était M. de Falloux, representant de Maine-
et-Loire, légitimiste comme M. Berryer, catholique
comme M. de Montalembert, parleur facile, écrivain
mediocre, historien, agriculteur, taillé sur le. patron
d'un aristocrate anglais, vicomte, et élève des jesuïtes.
M. de Falloux, nommé depute en 1846, avait pro-
noncé un discours sur le mandat impératif, auquel
M. Guizot s'était cru oblige de repondré : voilà tout
son passé parlementaire . Le lendemain de la revolu-
tion de Février, il se hala de rendre hommage aux
vainqueurs: c Les instincts du peuple de Paris sont
d'une générosité, d'une délicatesse qui surpassent
celles de beaucoup de corps polítiques qui ont dominé
la France depuis soixante ans. On peut dire que les
combattants , les armes à la main, dans la double
ivresse du danger et du t r iomphe, ont donné tous les
exemples sur lesquels n 'ont plus qu'à se régleraujour-
d'hui les hommes de sang-froid; ils ont donné à leur
victoire un caractére sacre. » M. de Falloux ajoutait
dans sa profession de foi: « Désormais, c'est le gouver-
nement de tous par tous qu'il s'agit d 'organiser. C'est
la société dans sa plus haute acception qu'il importe
de defendre... Travaillez à faire comprendre au clergé
des campagnes toute l ' importance de son attitude
dans le mouvement actuel. La religion neuri t dans
les repúbliques américaines; elle a fait, au moyen
age, la splendeur des repúbliques italiennes.. . II n'y
a plus, à cette heure,, qu 'un mot de l'unité française
qui soit d e b o u t : la Patr ie . Rallions-nous tous à ce
glorieux et saint nom. . . » Les électeurs de Maine-et-
Loire envovérentM. de Falloux à l'Assemblée nalio-
M . DE FÀLLOUX. 97
nale, le dernier , i l est v r a i , sur la liste de leurs r e p r e -
sentants. L e s royalistes de la Gonstituante, en voyant
cet élève des jésuites, si confit en douceur, si tendre,
si souriant à la républ ique, se d i r e n t : V o i l à not re
h o m m e , le vengeur d'Israél! L e parti catholique avait
eu son agitateur dans M. de Montalembert ; M. de
Fal loux l u i promettait u n chef; sa maigreur ascé-
tique, sa páleur d'homme du N o r d , sa calvit ie p r é -
coce, l u i donnaient la physionomie d'un i n q u i s i t e u r ;
la lecture de YHistoire de saint Pie V et de YHistoire
de Louis XVI, les deux plus importants ouvrages de
M. de F a l l o u x , ajoutait la ressemblance morale [à la
ressemblance physique. L e premier de ees deux
ouvrages contient sur la tolerance cette singuliére
théor ie: ce L a tolerance n'était pas connue dans les
siècles de f o i , et le sentiment que ce mot n o u v e a u
représente ne peut étre rangé p a r m i les vertus que
dans un siècle de doute. Autrefois i l y avait, en i m -
molant l'homme endurci dans son e r r e u r , des chances
pour que cette er reur périt avec l u i , et que les p o p u -
lations demeurassent dans l'orthodoxie. A u j o u r d ' h u i
le pouvoir qui continuerait à i m m o l e r de pareils c o u -
pables commettrai t des actes de r i g u e u r sans cause,
parce qu'ils seraient sans benefice pour la société et
pour l'orthodoxie. Soyez tranquil·les et rassurez-vous,
le sang répandu ne l'était qu'avec la plus vigilante
sollicitude pour f a m e des coupables que l'Église s'ef-
forçait jusqu'au bout d'éclairer e t d e reconquer i r . y>
M. de F a l l o u x ne saurait cependant étre confondu
sans injustice avec des catholiques qui demandent le
rétablissement immediat de l'inquisition et de la
T A X I L E D E L O R D . I . — 7
9 8 I N T R O D U C T I O N .
m a i n m o r t e , la suppression de la l iberté de la presse,
la restitution de la dime aux curés, la mise au pi lori
de ceux q u i travail lent le d i m a n c h e ; ces diverses
restaurations ne peuvent s'accomplir que lorsque
la société el le-meme sera restaurée. M. de F a l l o u x
cherche done avant tout à renverser les pouvóirs
athées qui la di r igent. L a l iberté, detestable en elle-
m e m e , peut devenir, aux mains des gens honnétes et
hábiles, u n m o y e n de rendre à la société les i n s t i t u -
tions des ages de la foi. L e parti légitimiste, qui dé-
fendait ouvertement l'ancien r e g i m e , et qui en récla-
mait naivement les privi leges, est m o r t en 1830; u n
nouveau parti légitimiste s'est formé d'après le système
de M. de Falloux. Ce parti n'abandonne pas les p r i v i -
leges de l'ancien regime, i l les t ransforme en garandes
p o u r la l i b e r t é : le droi t d'ainesse devient la liberté
de tester, la propriété de m a i n m o r t e représente la
grande c u l t u r e , et lasancti í icat ion forcee du dimanche
la liberté des ames. M. de F a l l o u x dirigeait les n é o -
légilimistes de l'Assemblée constituante.
Les ennemis de M. de F a l l o u x ont contesté à tort
sa noblesse. M. de F a l l o u x père a réel lement reçu le
t itre de comte de Charles X : le brevet allait etre signé
la veille d u depart des Bourbons p o u r l'exil; une m a i n
amie le glissa au m i l i e u des papiers quiencombraient
la table d u p r e m i e r garde des sceaux d u roi L o u i s -
P h i l i p p e ; M . Dupont (de l'Eure) y mit son n o m sans
se douter qu'un deses premiers actes, comme minist re
de la r e v o l u t i o n , était de fai re u n noble. L e fils de ce
noble, le jeune v icomte de Fal loux, avait empéché la
légit imité de commettre une grande íaute. B i e n des
M. DE F A L L O U X . 99
gens dans ce parti s 'imaginent qu'il suffit de pousser
le cri de : Vive l eRo i ! pour que la Vendée se lève; les
partisans d'une tentative d' insurreetion royaliste ne
m a n q u a i e n t p a s e n ! 8 4 8 ; M. de Falloux parvint àfaire
comprendre aux successeurs de Bonchamp et de Gha-
rette queia guerre civile, au nom du droit divin, ne
servirait qu'à donner des forces à la République; le
meilleur systòme à employer contre elle était d 'a t ten-
dre ses fautes, de la pousser à e n commett re et d'en
profiter.
Tel est l 'homme que les representants républicains,
trop occupés dans les clubs et dans les ministèues ou
trop indiíïérents pour suivre assidüment les opera-
tions souvent si importantes des bureaux, ont laissé
nommer à une grande majorité rapporteur de la loi
sur les ateliers nationaux.
La bataille est engagée dans la rue . M. de Falloux
lit son rapport , qui se termine par un décret ordon-
nant sous trois jours la suppression des ateliers natio-
naux. M. Gorbon essaye vainement de faire adopter
un projet de décret plus conforme aux garanties que
les ouvriers sont en droit d e d e m a n d e r ; l 'Assemblée
lui répond par le vote de la question préalable. Les
representants Considerant et Gaussidière proposent
alors d'adresser aux ouvriers une proclamation qui les
rassure et qui prepare les voies à la conciliation; MM.
Baze.BérardetDuclerrepoussentcet te motion comme
contraire à la dignité de la representation nationale:
l'Assemblée ne songe qu'à exciter le zèle de la garde
nationale; elle l 'exhorte à faire son devoir, à proteger
la cité contre Vincendie qui déjà la desolé, contre les
100 INTRODUCTION.
excitations an pillage qui seproduisent sur les b a r r i -
cades, contre les formules de communisme invoquées
par les insurges. M. Degousée demande l'arrestation
de tous les rédacteurs de j o u r n a u x socialistes. L'As-
semblée, qui s'est déclarée en permanence, conserve
encore assez de sang-froid pour repousser ces mesures
extra-légales; elle écoute dans u n m o r n e silence le ge-
neral Gavaignac, ministre d é l a g u e r r e , qui monte à la
t r ibune à d ix heures d u soir p o u r donner des details
sur les resultats de la lutte pendant la journée : les
barricades sont toujours d e b o u t ; des renforts de
troupes a r r i v e n t , ainsi que les gardes nationales des
départements; pendant la n u i t , des regiments reste-
ront masses autour de l'Assemblée.
Qu'y a-t-il derr ière les barricades ? L e s meneurs
des rassemblements de la porte Saint-Denis et du
palais B o u r b o n , les lecteurs des feuilles bonapar-
tistes, les partisans et les propagateurs de la p r o -
position de p r o c l a m e r L o u i s Bonaparte consul ,
les orateurs et les auditeurs de ces clubs oú se
débattent les questions de l'égalité des salaires,
de la c o m m u n a u t é des biens, de la suppression
de l'intérét d u c a p i t a l ; d'anciens combattants
de la r u e T r a n s n o n a i n , d u cloitre Saint-Merry et
de la place du Chàtelet, des m e m b r e s des sociétés
secretes, des combattants de F é v r i e r , purs républi-
cains q u i , ne comprenant pas les managements de
la R é p u b l i q u e pour ses ennemis, déchirent la car-
touche deprai r ia l ; bonapartisme, socialisme, j a c o b i -
n i s m e d e r r i è r e les barr icades; devant, des royalistes;
des deux còtés, ce q u i domine c'est l'idée f r a n -
CE Q U T L Y A D E R R I È R E LES R A R R I C A D E S . 101
çaise, la fatale utopie d u progrés par la dictature.
Les insurges invoquent le dictateur pendant le
combat, les royalistes comptent bien le choisir après
la b a t a i l l e ; les uns se battent pour détrui re ce qu'ils
auraient voulu sauver, les autres pour defendre ce
qu'ils voudraient détrui re : de l à , quelque chose de
faux et de théátral dans cette guerre civi le de J u i n
qui t roubla si étrangement les imaginations, et laissa
dans tous les coeurs de si profondes traces. L a p e u r ,
cette peur fatale qui t r o u b l a la v u e ordinai rement si
nette de la F r a n c e au point de l u i cacher l'abime oú
elle courait , s'empara d'elle pendant les journées de
J u i n 1848. Chaqué genre de guerre a son caractère
special, et exerce une influence particulière s u r le
moral des combattants et des spectateurs du combat.
L a guerre civile exalte surtout l'imagination. Les
deux partis s'injurient et se calomnient pendant la
batail le; les soldats, surexcités par la crainte des
embuches, sont plus tímides et plus cruels à la fois :
i l semble toujours que l'ennemi leur fasse une guerre
déloyale. L e n o m b r e des généraux morts dans les
journées de J u i n , si hors de proport ion avec celui
des soldats, atieste que les officiers supérieurs f u -
rent obliges de se mettre comme de simples sous-
lieutenants à la tete de leurs hommes, et de les enle-
ver . R i e n d'ailleurs ne fut épargné pour exciter les
passions de la guerre civile et redoubler leurs d e -
plorables eí ïets; il ne suffisait pas aux royalistes de
t r iompher de l' insurrection, ils voulaient encore la
déshonorer : gardes nationaux sciés entre deux p lan-
ches, bailes máchées, armes empoisonnées, la presse
102 I N T R O D U C T I O N .
royaliste inventait à chaqué instant contre les i n s u r -
ges une nouvelle c a l o m n i e , la peur se hàtait de trans-
former l a c a l o m n i e en légende, et la légende, s'empa-
rant des esprits avec sa rapidité ordinaire,endéfendait
pour longtemps l'accès à la vér i té. Que defois, depuis
cette époque, il a sufíi , pour que la F r a n c e fermat les
yeux sur quelque nouveau coup porté à la liberté, de
rav iver la légende de J u i n !
U n e armée bien commandée, maitresse de ses com-
munications et de ses approvisionnements, doit
t r iompher aisément d'une i n s u r r e c t i o n ; i l faut, pour
que les chances entre la population et l'armée clevien-
nent égales, que les chefs de l'armée sentent fíéchir
en eux le sentiment de la responsabilité morale, en
se voyant isolés d u reste de la nation. L a garde nat io-
nale, l'Assemblée constituante, dans les trois jours
de J u i n , marchaient à còté des généraux. Cependant
la lutte trainait en l o n g u e u r ; les mesures militaires
manquaient d'ensemble; les chefs, en gardant le
courage qui fait risquer la vie, semblaient avoir perdu
le coup d'ceil qui p e r m e t de j u g e r la force réelle des
obstacles et q u i aide à en t r i o m p h e r ; le G o u v e r n e -
ment, non moins menace par le t r iomphe des insur-
ges que par celui des royalistes, hésitait et c o m m u -
niquait ses hesitations à tous ceux q u i attendaient de
l u i l'impulsion. L a bataille continuait au hasard
dans les rues de Paris, pendant que la Commission
executive cherchait u n e épée autant pour reduiré
l'insurrection que pour se defendre el íe-mème; les
épées ne manquaient pas, mais l'Assemblée consti-
tuante et le g o u v e r n e m e n t voulaient une épée de
L'ASSEMBLÉE CHERCHE UNE ÉPÉE. 103
1. M. Achille de Vaulabelle.
pure trempe républ icaine : elle n'était pas facile à
trouver.
U n representant d u peuple, m e m b r e inf luent de la
r e u n i o n du P a l a i s - R o y a l r e v e n a i t , le 24 j u i n , d'ac-
compagner au cimetière du Mont-Parnasse le corps
de son neveu, officier de la garde mobi le : les perils
de la chose publique ne laissaient à personne le temps
de songer à ses douleurs part icul ières; ce rep res en-
tant se rendait à l'Assemblée nat ionale. I I t raversait
l a salle des Pas-Perdus, lorsqu'un de ses collogues
l'arrète, et l'engage à se j o i n d r e à quelques amis
assemblés dans le local d u septième b u r e a u , pour
traiter une question d'oú peut dependre le salut de
la Républ ique. I I se r e n d à cette inv i tat ion, et
bientòt il se t rouve au mi l ieu d'une r e u n i o n de seize
representants. M. Mart in (de S t r a s b o u r g ) , qui la
préside, expose les perils du m o m e n t ; i l ajoute que
la situation de la Républ ique exige la concentrat ion
du pouvoir dans une seule m a i n . L a Commission
executive prise dans le sein d u gouvernement p r o -
visoire en continuait la t r a d i t i o n ; M. Mart in (de
Strasbourg) souhaitait done que le chef élu d u p o u -
voir exécutif füt choisi p a r m i les m e m b r e s de cette
C o m m i s s i o n ; i l proposait de confier les functions de
chef du pouvoir exécutif à F r a n c o i s A r a g o . L e repre-
sentant amené par hasard à la r e u n i o n demande si
l'on ne craint pas d'imposer u n t rop l o u r d fardeau à
u n h o m m e déjà v ieux et r é c e m m e n t atteint d'une
grave maladie; le collègue q u i lu i a servi d'introduc-
1 0 4 I N T R O D U C T I O N .
1 . Dupont (de Bussac).
t e u r 1 l u i r é p o n d p a r ces mots prononcés d'un ton de
mauvaise h u m e u r : <r A v e z - v o u s une autre personne à
nous proposer ? » L a u t e u r de l'observation ayant
fait u n signe de tète négatif, son interlocuteur r e -
p r e n d : « E n ce cas, vous aur iez m i e u x fait de ne
r i e n di re. »
L'intimité de la r e u n i o n , l'amitié et la famil iarité
existant depuis longtemps entre ses membres, le
besoin de prendre une decision prompte, expliquent
suffisamment cette observation u n peu brusque.
Gelui à q u i elle s'adressait en ressentit une légère
piqúre : « Messieurs, d i t - i l , je crois, après y avoir
réfléchi pendant quelques instants, qu'on pourrait
proposer à votre choix u n h o m m e doublement lié à la
République par le n o m qu'il porte et par les engage-
ments qu'il a pris, c'est le general E u g è n e Cavaignae,
minist re de la g u e r r e . »
Ce n o m frappa les assistants; celui de Francois
A r a g ó r e u n i t cependant encore sept voix dans u n
scrutin improvisé. T r o i s membres de la r e u n i o n f u -
rent charges de se rendre auprès du general C a v a i -
gnae et de lu i demander s i , dans le cas oü la C o m -
mission executive se dissoudrait, i l accepterait le
p o u v o i r exécutif. Celui q u i , le p r e m i e r , avait p r o -
noncé le n o m du general Cavaignae, refusa de faire
partie de cette deputat ion; i l connaissait, disait-i l ,
trop bien les revolutions pour oublier quel sort est
reservé à ceux qu'elles placent à leur tète : scrupule
tardif de la part d'un h o m m e qui venait de vouer
LE GENERAL CAVAIGNAC. 105
pour ainsi d i re , Cavaignae à la R e v o l u t i o n , et de
prendre une si grande part de responsabilicé dans sa
destinée.
L a Commission executive était impuissante à
dompter la guerre civi le, ses membres furent obliges
de donner leur demission le 24 j u i n ; l'Assemblée,
en permanence depuis la vei l le, mit Par is en état de
siège et décerna la dictature au general Cavaignae
L e lendemain, l'insurrection était vaincue.
Quelle part le bonapartisme a-t-i l prise à l a longue
bataille de J u i n ? L e tableau des arrestations opérées
à Paris du 15 m a i au 22 j u i n peut f o u r n i r quelques
renseignements en réponse à cette question.
Pour le complot du 15 mai 130
Pour diverses manifestations des amis de Rarbès. 45
Pour le parti d'Henri V 36
Pour le parti bonapartiste 58
Pour le parti oiiéaniste 1
Les partis se présentèrent probablement dans les
mèmes proportions numèr iques sur les barr icades;
les partisans d'Henri V entrèrent dans la lutte pres-
que aussi n o m b r e u x que les bonapartistes et les r é p u -
blicains : <r D u r a n t l' insurrect ion, quelques positions
furent occupées par les légitimistes. A u Marais, o n
les trouve dans la rue Saint -Louis , la r u e d'Angou-
lème et les rues adjacentes. M . de F o u c h é c o u r t y
fut pris. » V o i c i la deposition d u témoin Isambert,
lieutenant d'artillerie : « M . de F o u c h é c o u r t a répondu
qu'il avait commandé aux barricades, et qu'il se bat-
tait pour la Républ ique démocratique et sociale. »
Pendant ce temps, M. B é r a r d , representant du peuple,
106 INTRODUCTION.
1. Louis Rlanc, l e N o u v e a u M o n d e .
interrogeait M . de F o u c h é c o u r t fils, qui disait, l u i ,
qu'il se battait pour la mème cause que son p è r e ;
que c'était en apparence pour la républ ique r o u g e ,
mais qu'en réalité c'était pour la légit imité. M. de
F o u c h é c o u r t , malgré les efforts des hommes influents
de son part i , fut condamné à v ingt ans de travaux
forcés. Dans le quart ier Saint-Jacques, près de Saint-
S é v e r i n , les légitimistes avaient établi une sorte
cl'état-major, d'oú partaient leurs operations. I l s d i s -
tribuaient des médailles a l'effigie d'Henri V *.
L e bonapartisme a aussi laissé des preuves de sa
presence sur le c h a m p de bataille.
ce U n autre element que l'insurrection de J u i n mit
u n moment en relief, ce fut l'élément bonapartiste...
A u faubourg Saint-Marcel , au faubourg Saint-Jacques,
à M o n t m a r t r e , à Bel levi l le, i l y eut des bonapartistes
p a r m i l e s combatants. T o u j o u r s est-il qu'on en compta
surtout à Gentil ly, aux Deux-Moul ins, à la barr iere
de F o n t a i n e b l e a u , et dans la zone enfin q u i fut le
theatre de la mort du general Brea.
» U n des pr incipaux inculpés, u n des plus sévère-
ment punis dans cette affaire du general Brea, ce fut
u n conducteur des ponts et chaussées n o m m é L u c .
Or, voici ce que raconte dans sa deposition le témoin
R e n a u d , caporal de la garde nationale : <t J'allai au
logement de L u c , j'y t r o u v a i u n fusil et une ba'ion-
nette, et une lettre adressée par l u i à Napoleón, qui
était à A u t e u i l . . . » .
» Nous avons reproduit u n témoignage qui dit
LE BONAPARTISME DANS LES JOURNÉES DE JUIN. 107
quelles étaient les relations épistolaires d u condamné
L u c . Longtemps avant les événements de J u i n , u n de
ceux qui furent executés, L a h r , proclamait haute-
ment son dévouement à la cause de L o u i s - N a p o l é o n .
I l racontai t à ses voisins que, soldat dans u n regiment
d'artillerie en garnison au fort de H a m , M. L o u i s -
Napoléon lui avait remis une fois 20 francs pour
acheter des pipes et du tabac, et que, la commission
faite, le neveu de l'Empereur avait généreusement
refuse de prendre la monnaie i . »
L'Assemblée nationale, en declarant que le general
Cavaignac avait bien mérité de la patrie, l u i rendit , en
le nommant chef d u p o u v o i r exécutif, l'autorité qu'il
s'était empressé de résigner entre ses mains. T e r r i b l e
responsabilité que cede q u i pese sur le chef d'un
pouvoir sorti de la guerre civi le, et oblige de subir
les consequences de son origine : transportations
sans jugement, arrestations arbitraires, suspension de
Ja l iberté de la presse, de la liberté de r e u n i o n . Ge
n'est pas i m p u n e m e n t qu'un gouvernement r e p u b l i -
can! donne l'exemple de la violation des libertes p u -
bliques : la Républ ique a v a i t t r i o m p h é , enapparence,
dans les journées de J u i n , en réalité c'était la react ion.
Sa victoire dans les guerres civiles ne profite pas h
l'avenir,-mais au passé; les royalistes le savaient
bien : la République, par l'enquete sur les journées
de J u i n , allait se l i v r e r elle-mème à leurs coups. A u
moment m é m e o ú le general Cavaignac recevait de
l'Assemblée la conf i rmation de ses pouvoirs pour u n
1 . Louis Blanc, l e N o u v e a u M o n d e .
1 0 8 INTRODUCTION.
temps indéterminé, les royalistes l u i cherchaient
u n successeur, et se rapprochaient de M. L o u i s
Bonaparte.
L'Assemblée nationale pouvait encore sauver la
Républ ique, en declarant dans la Constitut ion qu'à
la place d u suffrage universel encore sans experience,
et agité par toutes les passions du m o m e n t , elle se
réservait le droit de n o m m e r le president de la R é p u -
b l i q u e ; la majorité de la commission de constitution
repoussa m a l h e u r e u s e m e n t cette idee par des raisons
de sentiment plutòt que par des raisons polít iques;
l'Assemblée parut hésiter u n m o m e n t ; plusieurs r e -
presentants, p o u r t rancher la difficulté, trouvaient
plus simple de ne pas n o m m e r de president. L ' u n
d'eux, M. F é l i x P y a t , essaya de m o n t r e r le danger
pour la liberté de creer u n pouvoir égal par son o r i -
gine au pouvoi r de l'Assemblée, et d'établir une lutte
q u i ne pouvait se t e r m i n e r qu'à l'avantage du p o u -
voir representé par u n h o m m e . M. de Tocquevi l le, au
n o m de la commission, refuta les arguments de
M. F é l i x Pyat, et conjura l'Assemblée de ne pas se
méfier du peuple, de s'en rapporter pleinement à lui
pour l'élection d u president de la R é p u b l i q u e . U n
h o m m e d'une haute intelligence et d'un ferme dé-
vouement à la R é p u b l i q u e , le representant Grévy,
resuma les idees é m i s e s p a r M . F é l i x P y a t dansl'amen-
dement s u i v a n t : « L'Assemblée nationale delegue le
p o u v o i r exécutif à u n citoyen q u i prend le titre de
president du conseil des ministres, élu pour u n temps
l imité et qui est toujours revocable. »
Cet amendement, en definitive, ne faisait que c o n -
L'AMENDEMENT GRÉVY. 109
sacrer la f o r m e de gouvernement que l'Assemblée
venait de mettre à l'épreuve, et qui avait s u r m o n t é
les plus terribles obstacles. L'homme en qui s'in-
carne le suffrage universel devient bientòt plus puis-
sant qu'une Assemblée. L e s elections de l'an X firent
Bonaparte empereur. « Étes-vous bien sürs, d e m a n -
dait M. Grévy, que, dans cette sèrie de personnages
qui se succèderont tous les quatre ans au tròne de la
présidence, i l n'y aura que de purs républicains e m -
presses d'en descendre? Étes-vous sürs qu'il ne se
t r o u v e r a jamais u n ambit ieux tenté de s'y perpétuer?
E t si cet ambitieux est le rejeton d'une de ces families
qui o n t r é g h é en F r a n c e , s'il n'a jamais expressément
renoncé à ce qu'il appelle ses droits; si le commerce
languit, si le peuple souffre, s'il est dans u n de ces
moments de crise oü la misère et la deception le l iv rent
à ceux qui masquent sous leurs promesses leurs p r o -
jets contre sa l iberté, répondez-vous que cet a m b i -
tieux ne parv iendra pas à renverser la Républ ique ? »
Ges avertissements restèrent sans eíïet sur une
Assemblée composée de républicains clàssiques, l ion-
nètes gens avant tout, trop fidèles à la re l ig ion du
serment pour croi re les autres capables de la t r a h i r :
l'amendement de M. G r é v y fut rejeté. Gelui de M . L e -
blond, moins radical , aurait d ü avoir u n mei l leur
sort. M. L e b l o n d proposait de confier à l'Assemblée
le soin de choisir pour la premiere fois le president
de la Républ ique. L e suffrage universel reprendrait
ses droits aux elections suivantes. L'éloquence de
M. de L a m a r t i n e l'emporta sur Je b o n sens de M. Grévy
et de M. Leblond.
H O INTRODUCTION.
B o i s s y - d ? A n g l a s , deux mois avant la chute de
Robespierre, l'appelait YOrphée de la France. M . de
L a m a r t i n e méritait m i e u x ce s u r n o m ; exposé pen-
dant deux mois à la violence des passions populaires,
i l les avait charmées par son eloquence mélodieuse.
L'Assemblée nationale avait accueilli l'Orphée de
F é v r i e r comme u n d e m i - d i e u ; mais M. de L a m a r t i n e ,
ayant couvert M. L e d r u - R o l l i n de sa lyre div ine, fut
brusquement réduit par la majorité à son rang de
simple m o r t e l . L'ex-demi-dieu, n o m m é l e q u a t r i è m e
sur les c inq m e m b r e s appelés à f o r m e r la C o m m i s -
sion executive, n'avait r ieu à espérer de l'Assemblée
dans le cas oú elle serait investie, p ar la Const i tut ion,
d u droit d'élire le chef d u pouvoir exécutif ; le choix
de l'Assemblée ne pouvait se porter que sur le v a i n -
queur de l'insurrection de J u i n , sur l'heureux soldat
à qui elle avait décerné la recompense des grands
j o u r s : cc L'Assemblée nationale declare que le gene-
ral Cavaignac a bien mérité de la patr ie. •» M. de
L a m a r t i n e comptait sur le suffrage universel pour le
venger de l'ingratitude des representants du peuple.
L e clergé pouvait- i l oublier l'auteur des Meditations;
la jeunesse, le chantre d'Elv i re; la bourgeoisie, le
vainqueur du drapeau r o u g e ; le peuple, l'historien
des G i r o n d i n s f M. de L a m a r t i n e , confiant dans sa po-
p u l a n t e , César de l'iliusion, fit passer le R u b i c o n à
ses chimares, en prononçant ces mots fameux qu'il
rattachait à la destinée de la République et a sa
propre destinée : Alea jacta est!
Son discours en faveur de la nomination du p r e s i -
dent de la République par le suffrage universel s u b -
L E S CANDIDATS A LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE. 1 1 1
jugua les plus fermes esprits. M . Dupont (de l'Eure)
vota contre l'élection par l'Assemblée. U n de ses amis
lui reprochait plus t a r d cette faute : « C'est v r a i ,
répondit - i l , je me suis t rompé, L a m a r t i n e m'a e n -
tramé. »
L'auteur de Jocelyn ne s'attendait pas seul à rece-
voir du suffrage universel la m a g i s t r a t u r e supreme
de la République : M. T h i e r s , après la chute de la
m o n a r c h i e , s'était v u tout à coup l'objet des p r e o c -
cupations et des avances de divers m e m b r e s du g o u -
vernement provisoire ; M . de L a m a r t i n e et M. A r m a n d
Marrast, fort attentifs au parti qu'il prendrait dans
les événements prochains, l u i firent demander au
n o m du pouvoir nouveau u n e adhesion morale et
méme u n concours direct, qui pouvaient très bien se
concilier, d'après eux, avec son attachement p o u r la
dernière m o n a r c h i e : <¡c Que me parlez-vous de mes
affections pour la dynastie qui vient de pér i r , » r é -
p o n d i t M . T h i e r s à leur e n v o y é ; « sans doute, i l eüt
peut-ètre mieux v a l u la redresser que la renverser,
mais elle s'est précipitée elle-meme dans u n abime
d'oú r ien désormais ne saurait la t i rer. D u r e s t e ,
c'est fait de la monarchie en F r a n c e ; elle a devaneé,
i l est v r a i l'heure de sa c h u t e , mais enfin elle a fait
son temps; elle est finie, et j'adhère volontiers à la
République, qui n'a r i e n à redouter de m a p a r t 1 . .»
M . de Lamart ine et M. Marrast s'abusaient sur l'effet
que pouvait produiré l'adhésion de M. T h i e r s , au m i -
l ieu du déluge d'adhésions qui pleuvait alors sur
1 . Sarransjeune, H i s t o i r e d u M f é v r i e r .
112 I N T R O D U C T I O N .
l'Hotel de v i l l e ; leur insistanee n'en était pas moins
faite pour accroitre chez M . T h i e r s le sentiment le-
git ime qu'il a toujours eu de son importance. L e s
é v é n e m e n t s , loin de la d i m i n u e r , allaient encore
l'accroitre. VHistoire de la Revolution de M. Thiers
l'avait mis en bonne odeur auprés des J a c o b i n s ; sa
grande admiration pour le Consultat l u i assurait
d'avance la sympathie des bonapart istes; les amis
moderés de la Revolut ion se souvenaient de ce
passage d'un de ses discours dans la discussion de
la dernière adresse : « Entendez m o n sentiment, je
» suis du parti de la Revolut ion, tant en F r a n c e qu'en
y> E u r o p e ; je souhaite que le gouvernement de la
» Revolut ion reste dans les mains des hommes m o -
» dérés. Je ferai tout ce que je pourrai pour qu'il c o n -
» tinue d'y étre. Mais quand le gouvernement passera
» dans les mains des hommes q u i sont moins moderes
» que m o i et que mes amis, füt-ce les radicaux, je n'a-
» bandonnerai jamais m a cause pour cela; je serai
)) toujours du parti de la R e v o l u t i o n . » L'avènement
de la Républ ique oíïrait à M. T h i e r s une belle occa-
sion de tenir cet engagement.
M . T h i e r s s'était presenté aux électionspour la Con-
stituante; sa candidature ayant échouédevant l'oppo-
sition du clergé, i l compr i t des lors la puissance
n o u v e l l e q u e l e suffrage universel donnait auxprétres,
et il se convertit non pas à la rel igion, mais à l'Église.
L a formation du parti clerical en F r a n c e date ver i ta-
blement de 1848.11 se composait alors, comme a u -
jourd'hui , de deux categories : les cléricaux croyants,
et les clér icaux polítiques; les uns, dévoués à l'Église
M . T H I E R S . 113
parce qu'elle est l'Église, et disposés à l u i obeir a v e u -
g l é m e n t ; les autres, allies de l'Église parce qu'elle
est une grande puissance avec laquelle i l faut c o m p -
ter : ces derniers confondent leurs intérèts avec ceux
de l'Église, sans l u i sacriíier, — à ce qu'ils disent, —
leurs convictions philosophiques. M. T h i e r s devint
bientót u n des chefs de ces catholiques qui défendent
le pouvoir temporel , et qui nient la divinité de Jésus-
Christ. L'Église dans certains moments n'est pas e x i -
geante, elle se contente de ce qu'on peut l u i d o n n e r :
« Je ne suis pas oblige de me mettre à la place de
Dieu et de sonder les consciences; mais apparemment,
visiblement, M. T h i e r s est tout à fait revenu à nous. »
Cette attestation de M. Fayet, évèque d'Orléans, r e -
presentant du peuple, ouvrit les portes de l'Assemblée
constituante à M. T h i e r s .
L e nouvel élu fit une rentrée modeste dans la p o l i -
t ique; i l se donnait comme u n h o m m e q u i renonce
désormais a c o n d u i r é une armée, mais qui peut encore
rendre quelques services en c o m m u n i q u a n t les fruits
de son experience aux jeunes officiers. Les parties
monarchiques comptaient sur les bancs de la C o n -
stituante u n assez g r a n d nombre de representants qui ,
dans les commencements, dissimulaient leur opinion
sous une grande ferveur républ icaine: légitimistes et
orléanistes éprouvaient cependant le besoin de se
rapprocher et de se r e u n i r sous u n chef c o m m u n .
M. T h i e r s a l'inslinct d u c o m m a n d e m e n t : i l apprit aux
soldats de la reaction, veterans et conscrits, à m a r c h e r
ensemble, à s u i v r e u n m è m e plan qui consistait à p r è -
ter en apparence à la Républ ique l'appui du part i c o n -
T A X I L E D K L O R D . I . — 8
I U INTRODUCTION.
servateur, en démolissant peu à peu tout ce que le
gouvernement républ icain avait fait depuis le 24 fé-
v r i e r .
M. T h i e r s , avant d'en v e n i r à une hostilité ouverte et
systématique contre ia Républ ique, s o n g e a u n m o m e n t
à la conf isqucràsonprof i t . Si laprésidence d e l a R é p u -
bl ique avait pu échoir à u n h o m m e d'État du dernier
regne, Y auíeur de V His toire de la Revolution était seul
en mesure d'y pretendre. M . Molé, se promenantdans
l'Assemblée, son chapeau sous le bras, comme dans
u n salon,semblai t faire d e i a politique en h o m m e du
monde et en simple a m a t e u r ; le pays le connaisaitpeu,
bien qu'il eüt été president du conseil des ministres.
M. de Rroglie était encore moins c o n n u que M. Molé;
ce dernier avait eu du moins sa campagne de la coa-
l i t i o n , et u n e répartie heureuse. M. Rerryer , person-
nification éclatante du passé, jouissait d'une de ces
gloires incontestées q u i donnent la populante à un
h o m m e sans le rapprocher du pouvoir . L a candidatu-
re du pr ince de Jo inv i l le , présentée c o m m e une c o n -
quéte du droit r é p u b l i c a i n , n'avait r i e n de sérieux.
M . T h i e r s comptait des amis dans tous les camps :
u n rapprochement avec M. Marrast, q u i , par la p a r t
active qu'il p r e n a i t à la redaction et au vote de la C o n -
st i tut ion, acquérait d e j o u r en j o u r plus d'influencesur
l'Assemblée, paraissait à M . T h i e r s le plus sür moyen
d'atteindre son b u t ; i l s'eíïorça done, parl'entremise
de quelques amis c o m m u n s , de renouer l'alliance
electorate de 1845 e t d e 1848, oíïrant à M. Marrast,
dans le cas oú celui-ci l'aiderait à devenir presi-
d e n t , la vice-présidence de la République. M. T h i e r s ,
LE MARÉCHAL BUGEAUD. 115
en mème l emps, resserrait ses liens avec le parti clerical
et légitimiste, et sans se prononcer personnellement
contre le general Cavaignac, i l le faisait a t t a q u e r p a r
son j o u r n a l le Constitiitionnel1 ..»
L a monarchic de Louis-Phi l ippe s'enorgueillissait
de plusieurs illustres épées qui n'avaient pas tardé à
se mettre au service d u gouvernement prov isoi re . L e
maréchal B u g e a u d , le lendemain m è m e d u tr iomphe
d é l a r e v o l u t i o n , écrivait au ministre de la guerre :
« Les événements qui viennent de s 'accomplir , le besoin d'union
genéra le pour assurer l 'ordre à l ' intérieur et l ' indépendancc à l 'ex-
íér ieur , me font un devoir de mettre mon épée au service du g o u -
vernement qui vient d'etre institué.
» J ' a i toujours consideré comme le plus saint des devoirs la de-
fense du terr i toire de la p a t r i e .
» J e vous pr ie de m'accuser reception de cette declarat ion, et de
recevoir 1 'assurance de ma haute considerat ion.
» S igné : Duc D ' I S L Y . »
L e m a r é c h a l B u g e a u d , quelques j o u r s plus tard,
oíTrit de nouveau son épée à M. de L a m a r t i n e et
écrivit à Francois Aragó p o u r demander une enquète
sur les événements de j u i n 1832. « L e moment, disait-
i l , est v e n u de confondre la calomnie et de désabuser
le peuple sur son compte, car, p o u r le servir ut i le-
ment, la premiere condit ion est d'avoir sa confiance
et son estime. »
Des qualités de soldat, exagérées par le besoin
qu'éprouvent souvent les partis, en F r a n c e , de g r a n -
dir les hommes de guerre afín de s'en servir pendant
1. Daniel Stern, H i s t o i r e d e l a R e v o l u t i o n d e 1848.
116 I N T R O D U C T I O N .
1. Lettre du maréehal Bugeaud à M. Léonce de Lavergne, reproduite
en partie dans le Journal des D e b á i s .
la paix avaient fait la reputat ion de B u g e a u d ; sa
mission de geólier de la duchesse de B e r r y , une
affaire de boudjous en A l g é r i e , dans laquelle, i l en
eonvint lu i -meme, i l avait manqué à la dignité d u
c o m m a n d e m e n t , ne le dépopularisèrent point auprès
d u part i conservateur; la presse officieuse de l'époque
se plut à faire de lui u n sage des camps, u n Catinat
sans la disgrace. L e m a r é c h a l B u g e a u d aimait k
parler, à pérorer, à discour i r sur l'agriculture, s u r
la pol i t ique, sur la philosophic m è m e ; les convives
d'un banquet fouriér iste l'entendirent u n jour porter
u n toast k l'abolition de la g u e r r e : Ense et aratro,
telle était la devise de ce soldat laboureur, qui c o l -
portait dans les cornices agricoles sa polit ique de
corps de garde et son agronomie d'almanach. L e
prestige d u maréchal Bugeaud ne fascinait plus que
l u i ; i l se croyait cependant porté par tous les partis
k la présidence de la R é p u b l i q u e . « O n me fait, écrit-
i l , de tous còtés des ouvertures : des hommes de
toutes les nuances polítiques, des journalistes de
l'Ouest et d u M i d i offrent leur concours à ma c a n d i -
d a t u r e ; les légitimistes s'y ral l ient en mème temps
que les orléanistes; les uns écrivent à R o m e p o u r
obtenir d u pape des instruct ions propres à me donner
l'appui d u clergé; les autres k L o n d r e s , pour engager
de hauts personnages k jo indre leurs efforts à ceux
du part i conservateur en faveur de m a candida-
t u r e 1 . »
Les i l lusions d u maréchal Bugeaud, en se dissi-
LE GENERAL CHANGARNIER. 1 1 7
pant, firent place à u n e violente rancune contre celui
de ses concurrents q u i , dans la lutte pour là prési-
dence, représentait la Républ ique avec le plus de
chances d'etre é lu. L e m a i re de Saint- B r i e u c , la
veille de l'ouverture du scrut in, l u i demanda dans
une lettre : ce P o u r qui devons-nous voter , p o u r le
general Cavaignac, ou pour le pr ince L o u i s ? » L e
sage Bugeaud r é p o n d i t : « L e general Cavaignac, c'est
la R é p u b l i q u e ; Louis Bonaparte, c'est l'inconnu, je
vote pour l'inconnu. >
L e general C h a n g a r n i e r , autre candidat , avait
porté la parole au n o m des offieiers généraux charges
d'offr i rau pr ince de Jo inv i l le et au duc d ' A u m a l e d è
les ramener d'Alger à P a r i s à la tète de l'armée. Les
deux princes eurent la sagesse et le patr iot isme de
refuser cette offre. l is étaient encore dans le port
d'Algerle 3 mars. C e j o u r - l à m é m e , à m i d i , l e minist re
de la g u e r r e d u gouvernement prov isoi re reçut cette
lettre :
« J e prie le gouvernement republicana d'uti l iser mon dévouement
à l a France .
» J e sollicite le commandement de la frontière la p lus m e n a c é e ;
l 'habitude de manier les t r o u p e s , la confiance qu 'e l les m'accordent ,
une experience écla irée par des études s é r i e u s e s , l ' amour pass ionné
de la g loire , la volonlé et l 'habi tude de va incre , me permet l ront
sans doute de remplir avec succés tous les devoirs qui pourront
m'étre imposés .
» Dans ce que j ' o se dire de moi, ne cherchez pas l 'expressioh
d'une vanité puer i le , mais le désir ardent de vouer toutes mes
forces au sa lut de la R é p u b l i q u e .
» C H A N G A R N I E R . »
L e general C h a n g a r n i e r , place à la tète de la garde
118 INTRODUCTION.
nationale de P a r i s , ne t rouvait pas ce commandement
à la h a u t e u r de son m é r i t e ; le p a r t i légitimiste se f a i -
sait l'écho de ses plaintes, avec u n zèle et une u n a n i -
mité q u i ne permettaient guère de douter de l'exis-
tence d'une entente entre le c o m m a n d a n t de la garde
nationale et les partisans de la b r a n c h e aínée de la
maison de B o u r b o n . L e general Changarnier e o m p -
tait sur les légitimistes p o u r assurer son election à la
présidence : les légitimistes, en revanche, espéraient
que ses efforts et son iní luence netarderaientpas à l e u r
r e n d r e H e n r i V . M. d e i a Rochejaquelein s'offrait aux
suffrages des amis de la m o n a r c h i c legitime, mais son
n o m ne faisait que grossir la liste des candidats
excèntriques dont se moquaient les petits j o u r n a u x .
L e general Cavaignac e t M . L o u i s Bonaparte étaient
les seuls candidats sérieux. Jamais occasionplusbel le
ne s'était offerte de fonder enf in u n gouvernement
l ibre en F r a n c e . L'homme honnéte et désintéressé
charge par l'Assemblée d u pouvoir exécutif n'avait d'au-
tre ambit ion que celle de s'associer à cette généreuse
entreprise. J o i n d r a i t - i l au courage et au dévouement
l'habileté nécessaire pour l a m e n e r à bonne fin ?
L e s membres républicains d u ministère, lesamisde
Cavaignac l'engageaient à faire, pour le salut de la l i -
berté, ce que d'autres gouvernements ont fait si s o u -
vent p o u r leur salut p e r s o n n e l ; ils l u i conseillaient
d'arracher la F r a n c e aux troubles civils par la guerre.
L a Républ ique française pouvait alors faire une grande
de chose, elle pouvait faire l'Italie. Manin appelait la
F r a n c e a u secours de Venise menacée par l'Autr iche.
L a F r a n c e se rendrait-elle àson appel? L o r d N o r m a m b y ,
M. DUFAURE. 119
ambassadeur d'Angleterre, consulté sur la pensée de
son gouvernement au sujet d'une expedition française
en I tal ie, répondit qu'elle ne serait pas v u e p a r l u i d'un
bon ceil; l o r d N o r m a m b y proposait, au l i e u de l'expé-
dit ion, la reunion d'un congrés européen à Bruxel les,
p o u r régler la question italienne.
M. de Beaumont, ambassadeur de la R é p u b l i q u e
française à L o n d r e s , était c o n v a i n c u que lord N o r -
m a m b y exagérait les objections d u gouvernement a n -
glais contre 1'expedition dont i l ne cessait de presser
l'envoi dans toutes ses dépèches. Quatre bàtiments
étaient prèts à Marseille p o u r porter dans l'Adriatique
une brigade commandée par le general Moll ière.
Manin avait r e ç u l'avis de tenir bon jusqu'à l'arrivée
des F r a n ç a i s , lorsque M. de R e a u m o n t , en revenant
de la campagne k L o n d r e s , apprit que la br igade M o l -
lière avait r e ç u contre-ordre, à la grande surprise d u
gouvernement anglais, et qu'elle se rendait à R o m e
pour proteger lafuite du pape e t l e r a m e n e r en F r a n c e .
L o r d N o r m a m b y , c o m m e on vient de le voir, avait
fait br i l ler aux yeux d u general Cavaignae la prochaine
r e u n i o n , à Bruxel les, d'un congrés e u r o p é e n ; M . de
Tocquevi l le et M. V i v i e n étaient déjà designés c o m m e
plénipotentiaires de la F r a n c e à ce congrés fantas-
t i q u e . M , F r e s l o n , m i n i s t r e de l' instruction publ ique,
attendait Pie I X à Marsei l le ; mais le pape, a u l i e u de
s'embarquer pour cette v i l l e , se r e f u g i a dans le
royaume de Naples, à Gaéte, d'oú i l s'empressa d'an-
nuler tous les actes de son g o u v e r n e m e n t à p a r t i r
d u 16 n o v e m b r e .
L a polit ique d u gouvernement français devenait
120 INTRODUCTION.
r i d i c u l e ; le general Cavaignae expiait la faute de s'ètre
l iv ré au tiers p a r t i .
L a salle de l'Assemblée, le j o u r de la discussion de
la loi de bannissement des membres de la famille
d'Orléans, avait été partagée, dans le but de faciliteu
les'opérations du scrut in, en deux couloirs assez larges
p o u r donner passage à deux representants de f ront.
Ces couloi rs conduisaient aux urnesdisposéespourre-
cevoir les bul let ins. Q u e l étonnement q u a n d , du haut
d e l e u r t r i b u n e , l e s j o u r n a l i s t e s v i r e n t M M . D u f a u r e e t
V i v i e n , minist res deLouis-Phi l ippe, mon trer leur téteà
l'extrémité du couloi r de gauche, et déposer ensemble
dans T u r n e u n vote de bannissement! Quelle force de
pareils hommes peuvent- i ls apporter à u n g o u v e r n e -
ment républ icain? L a F r a n c e , d i t -on, est centre gau-
che; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne l'est pas
dans tous les temps. L e general Cavaignae le c o m -
prenait inst inct ivement; i l resista longtemps aux ins-
tances de M. de Lamor ic ière qui lu i demandait pour
M . D u f a u r e « u n petit ministére » , celui de l'Algérie,
par exemple. L e chef du pouvoir exécutif s'étantenfm
decide à l'accorder, M. D u f a u r e , devenu tout à coup
plus exigeant, demanda le ministére de l'intérieur;
le general Cavaignae se récria d'abord, toujours
poussé par le general L a m o r i c i è r e , et se decida enfin
à confier, au m o m e n t de l'élection pour la présidence,
le plus important de tous les portefeuilles à M. D u -
faure, c'est-à-dire à remettre en quelque sorte sa
destinée et celle de la Républ ique entre ses mains.
L e protege d u general L a m o r i c i è r e , sür de n'ètre
pas refuse, m o n t r a de nouvelles exigences; i l ne con-
M. THIERS SE RALLIE AU BONAPARTISME. 1 2 1
sentait à entreu dans le cabinet qu'à la condit ion que
M. V i v i e n en ferai tpart ie ; u n portefeui l le futdonné à
M. V i v i e n et l'alliance entre le general Cavaignac
et le tiers parti fut consommé. Cette alliance eut pour
résul tatde fortifier la candidature d e M . L e d r u - R o l l i n ,
d'éloigner M. Mole, et d'aider M. T h i e r s à mettre
fin à ces incert i tudes. M . T h i e r s , dans u n e entrevue
qui eut lieu c o m m e par hasard, entre l u i et le ge-
neral Cavaignac, dans u n des b u r e a u x de la C h a m b r e ,
s'était répandu en éloges sur la politique d u gouver-
n e m e n t ; la reserve froide et polie avec laquelle ees
éloges furent reçus par le chef d u pouvoir exécutif,
son rapprochement avec le tiers p a r t i , décidérent
M. Th iers à passer dans le camp bonapartiste, oü
MM. de Fal loux et de Montalembert s'etïorçaient de
r.attirer depuis longtemps. M. T h i e r s s'est vanté
d'avoir donné plus de deux cent mille voix à M. L o u i s
Bonaparte; i l ne se m i t p o u r t a n t e n c a m p a g n e q u ' a s s e z
tard. « L'indécision de M. T h i e r s fut extreme, elle
dura presque jusqu'au moment de l'élection. T a n t ò t
il lançait des épigrammes contre M. L o u i s Bonaparte,
et disait que son election serait une honte p o u r la
F r a n c e ; tantòt il promettait aux amis du prince une
neutralité bienveillante. Mais, dans les derniers j o u r s ,
il se decida pour L o u i s Bonaparte et s'etïorça de faire
voter ses amis politiques en sa faveur 1 . » Les p r i n -
cipaux d'entre eux, MM. de Rémusat, Duvergier de
H a u r a n n e , de Lasteyrie ne cédèrent point à ses exhor-
tations et à son exemple.
1. Daniel Stern, H i s l o i r e d e l a R e v o l u t i o n d e 1848.
122 INTRODUCTION.
L a F r a n c e n'était pas dans ses moments de centre
gauche : la candidature du general Cavaignae, p a -
tronnée par M. D u f a u r e , perdait tous les jours d u
t e r r a i n ; la major i té républ icaine de l'Assemblée se
fractionnait en coteries, dont í'hostilité allait jusqu'à
reprocher au general Cavaignae d'avoir t r a h i l a
Commission executive et favorisé l'insurrection de
J u i n dans u n but d'ambition personnelle. L e general
Cavaignae oblige de repondré à de pareilles accusa-
tions! dans quel désarroi l'Assemblée était-elle
tombée ?
M . Louis Bonaparte, conseillé par des gens h á -
biles, manceuvrait plus adroitement. I I v ivai t à A u -
teui l , dans la retraite, pour éviter, disaient ses amis,
les ovations populaires. I I avait v u Cabet, P r o u -
d h o n et M. Louis Blanc avant son depart p o u r
L o n d r e s ; P r o u d h o n avait r o m p u avec l u i : mais le
bonapartisme, sur de la major i té des votes socialistes,
cherchait des appuis dans les classes élevées de la
société. Quiconque avait u n nom, une influence petite
ou grande, était sur d'etre bien aecueilli par M. Louis
Bonaparte et de t r o u v e r en l u i ce u n inter locuteur
p o l i , modeste, interrogeant peu, écoutant b e a u c o u p ;
à l'Assemblée nationale, il affectait, dans ses rares
conversations avec ses collègues, l'attitude d'un
h o m m e decide k laisser faire la destinée sans la c o n -
traindre, et k obéir au vceu national sans le p r o v o -
quer 1 ».
L'idée napoléonienne se compose de deux élé-
1. L e P a r t i c a t h o l i q u e , c e q u ' i l a é t é , c e q u ' i l e s t d e v e n u , par le
comte de Falloux.
L'IDÉE N A P O L É O N I E N N E . 123
m e n t s : le bonapartisme et l'imperialisme : l'un,
representant la dictature exercée au profit d u
peuple; l'autre, l'ensemble des institutions civiles et
polit iques fondees par l'empereur Napoleón I e r . L e
bonapartisme n'a jamais existe qu'à l'état d'aspira-
t ion chez les classes ignorantes : aspiration étrange!
Bonaparte n'a r i e n fait pour le peuple; le peuple
l'effrayait quand il ne portait pas l'uniforme : toutes
les lois industrielles de l 'Empire sont des armes
données au patron contre l'ouvrier. L a R e v o l u t i o n
avait aboli le remplacement mi l i ta i re, les offices de
la chicane, les droits scolaires, la gabelle; Bonaparte
les rétablit, sous d'autres n o m s ; la R e v o l u t i o n s'était
faite contre une m o n a r c h i e avide et prodigue, contre
une noblesse c o r r o m p u e , contre u n clergé intolerant,
contre la censure, les lettres de cachet, la corvée,
l'ignorance, la misére; Bonaparte restaura tout cela.
L e peuple croyait que Bonaparte avait détrui t réelle-
ment les institutions de l'ancien regime, tandis qu'il
n'en avait change que le n o m ; il ignorait que la R e v o -
lution étaitprécédée dans l'histoire par la renaissance,
par la reforme, par le dix-huit iòme siècle; les noms
des auteurs de la R e v o l u t i o n el le-mème s'effaçaient
peu à peu de son esprit sous l'efíort habile et perse-
verant d'une reaction qui appelait à la fois à son
aide le silence et la calomnie. L e peuple ne savait,
en definitive, de la Revolut ion que ce qu'il en appre-
nait dans les écoles, et dans les camps, ces vraies
écoles de l'Empire : i l c royai t en Napoleón, rédemp-
teur de la F r a n c e et du peuple, crucifié par les rois
sur le calvaire de Sainte-Hélène. L'histoire, la poésie,
m INTRODUCTION.
la peinture, complices de cette légende, l'avaient p r o -
fondément gravee au fond de son cceur.
L'impérialisme ne s'était pas complètement éteint
dans la haute bourgeoisie. Quelques ames íières pro-
testaient sous N a p o l e ó n I o r contre le despotisme, et
souíïraient d u mal de la l iberté perdue, mais les
classes riches en general ne reprochaient au gouver-
nement imper ia l que ses guerres t rop prolongées:
ce gouvernement était p o u r elle la garantie de la
tranquil le possession des biens nationaux. L e b l o -
cus cont inental n'avait point eu trop de consequences
fácheuses p o u r leurs intéréts, au c o n t r a i r e ; des
fabriques nombreuses, de nouvelles industries
s'étaient créeos et prospéraient. L a haute bourgeoisie
ne se plaignit que lorsqu'elle ne t r o u v a plus de r e m -
plaçants pour ses f i ls; le mot de l iberté r e p a r u t alors
sur ses lèvres, invoqué n o n c o m m e u n besoin, mais
comme u n r e m e d e .
Napoleón I e r , malgré les effroyables desastres de
la fin, de son regne, garda sa populante dans les
masses et dans les classes moyennes, parce qu'il était
tombé enveloppé d u drapeau t r icolore, parce qu'en
presence de l'étranger, on faisait acte de patriotisme
en vantant sa gloire et son génie. L a Restaurat ion,
mal conseillée par l'esprit de vengeance, frappa des
guerriers vaincus, et ressuscita l'Empire par la pit ié;
la presse libérale de la R e s t a u r a t i o n et la presse démo-
cratique de la monarchie de Ju i l let le ressuscitérent
par le sentiment de la g l o i r e ; les partis allaient
le restaurer par haine contre la République. L e s
orléanistes et les légitiinistes élaient d'accord p o u r
L T D É E N A P O L É O N I E N N E . 125
voter en sa faveur. L e s catholiques hésitaient :
« Que promettait aux catholiques la candidature du prince Louis-
Napoléon Bonapar te? Que lui apporterait-el le de n o u v e a u , une force
ou un obstacle?
Ï Cette candidature posée , des hommes pol ít iques, en assez grand
nombre, voulurent , avant de se prononcer pour ou contre e l le , e n -
trer en relation avec le pr ince . La p lupart le firent i solément , à
chacun son heure , selon sa preference ou son hesitation. M. Molé,
M. T h i e r s , n 'entrèrent en p o u r p a r l e r s que dans des rencontres
ra res et concertées . Des dissidences très vives se firent jour entre
le prince et eux , à l 'occasion du manifesté electoral sur lequel il
avait voulu appeler leurs consei ls , et l 'accord politique sembla plus
d'une fois des deux par ts p r è s de s e r o m p r e . M. B e r r y e r , dont les
rapports avec le prince Louis dataient de la Concierger ie du L u x e m -
b o u r g , garda la reserve que lui imposait une vie tout entière vouée
à la defense d'un seul pr incipe qu' i l revendiquait pour le salut des
libertes du pays , et qu'i l sentait m e n a c e . L e pr ince n'eut qu 'un en-
tretien avec lui avant son election. Cet entretien eut l ieu dans une
des salles inférieures de l 'Assemblée , oú tous deux marchérent cote
à cote, sous les yeux de leurs col lègues attentifs à cet inc ident .
M. de Montalembert eut plusieurs entrel iens avec le prince. II
stipulait l à , comme ai l leurs , pour la l iberté re l ig ieuse *. »
M. Louis Bonaparte ayant pris les engagements
que M. de Montalembert était charge de lui demander,
les trois grandes fractions du parti conservateur,
légitimistes, orléanistes, c lér icaux, s'écrièrent à l e u r
l o u r : Alea jacta est! Quelques m e m b r e s d u part i
orléaniste seuls ne se laissèrent pas entrainer. L a
bourgeoisie, eíïrayée à la vue des fantòmes evoques
par quelques j o u r n a u x , se rappela le 18 b r u m a i r e .
L e peuple, de son còté, t o u r m e n t é par ses aspi ra-
tions et par la crainte de vagues dangers pour la R e -
volut ion, appela le héros de la légende à s o n aide. I I
1. L e P a r l i c a t h o l i q u e , c e q u ' i l a é t é , c e q u ' i l e s t d e v e n u , par le
comte de Falloux.
126 INTRODUCTION.
Cavaignac 1418107
Ledru-Rollin 370711)
Raspail 36329
Lamartine 7 910
Les départements les plus socialistes: Saóne-et-
L o i r e , la Creuse, la H a u t e - V i e n n e , l'Iséreet l a D r ó m e
donnérent le plus g r a n d n o m b r e de voix à M . L o u i s
B o n a p a r t e . L e general Cavaignac eut la majorité des
suffrages dans quatre départements: le V a r , les
B o u c h e s - d u - R h o n e , le M o r b i h a n , l e F i n i s t é r e .
Les légitimistes et les orléanistes croyaient avoir fait
la contre-révolut ion à l e u r prof i t ; ils oubliaient que
lorsqu'un principe succombe, la tendance irresis-
tible des esprits est d'aller tout de suite à l'extrémité
d u pr incipe oppose. O n ne s'arrète pas dans la reac-
t ion. L a société menacée, disait-on, par la Revolut ion
et par l'anarchie, devait nécessairement recour i r au
système q u i , dans des circonstances analogues, avait
t r i o m p h é de ees deux d a n g e r s : la veritable c o n t r e -
r é v o l u t i o n , c'était l'Empire.
Les Par is iens, forcés de s e r e n d r e , le 20 décembre,
d'une r i v e d e la Seine à l'autre, t rouvent le j a r d í n des
Tui ler ies f e r m é ; les piquets d'infanterie et de c a v a -
est m o r t , qu'importe! L'héritage d u n héros n'est
qu'une incarnation. L e peuple n o m m a le neveu de
Napoleon, comme il aurai t n o m m é Napoleon l u i -
m é m e .
V o i c i le resultat du scrut in ouvert le 40 décembre
4848 pour la nominat ion d u president de la R é p u -
b l i q u e :
Louis-Napoléon ohtint 543Í226 voix.
ELECTION DE M. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. 127
lerie gardent les environs de l'Assemblée; une forte
colonne de cavalerie et u n batail lon d'infanterie
légére occupent les Ghamps-Élysées; les troupes sont
consignees dans les casernes. Les representants, en
entrant dans l'Assemblée, voient la salle des Pas-
Perdus pleine de militaires en grand u n i f o r m e ; les
huissiers courent dans les couloi rs ; les conversations
bruyantes empéchent d'entendre l'orateur qui parle à
la t r ibune de la réimpression des ceuvres de Laplace
et de l'impression du Moniteur; la discussion se
traine au mi l ieu de l'inattention genérale. II est quatre
heures, la n u i t a r r i v e ; les garçons de salle a l lument
les lampes et les lustres. U n cortege formé d'une
quarantaine de representants se présente à l'entrée d u
couloir de droite ; le general L e b r e t o n , questeur de
l'Assemblée, en grande tenue m i l i t a i r e , m a r c h e à la
tète de ce cortege composé des membres de la c o m -
mission chargée de verifier les procès-verbaux des
départements pour l'élection du president de la R é -
publique. L'Assemblée prète à peine l'oreille au r a p -
port de M. W a l d e c k - R o u s s e a u ; elle est impat iente
de voir l'élu du suffrage universel . M. L o u i s B o n a -
parte entre e n f i n ; i l est en habit noir , cravate blanche
et gants blancs; la rosette de representant et l a
plaque de grand-cro ix de la Legion d'honneur b r i l -
lentsur son habit. M . W a l d e c k - R o u s s e a u t e r m i n e son
rapport par des remerc iments au chef du pouvoir
exécutif. L e general Cavaignae monte à la t r ibune et
prononce ees quelques mots au mi l ieu d'un profond
silence:
128 I N T R O D U C T I O N .
« Citoyens representants , les ministres m'ont tous envoyé ce ma-
tin leur demiss ion ; j e viens, à m o n tour, remettre entre vos mains
les pouvoirs que vous m'avez confiés. J e n'ai pas besoin d 'exprhner
la reconnaissance que j ' é p r o u v e pour les bontés que l 'Assemblée
a toujours eues pour m o i . »
L'Assemblée accueille ces paroles, prononcées
d'une voix ferme, par des applaudissements qui
d u r e n t encore au m o m e n t ou le general Cavaignae se
rasseoit à còté de M . Sénard.
M. A r m a n d Marrast préside la séance; il se leve
pour proclamer le resultat d u scrul in :
« Au nom du peuple f rançais ,
» Attendu que le citoyen Louis Bonaparte , né à Par i s , remplit les
conditions d'éligibilité voulues par l 'art icle 44 de la Constitution;
» Attendu q u e , dans le scrutin ouvert sur toute l 'étendue du ter-
ritoire d e i a R é p u b l i q u e , il a réuni la m a j o r i t é a b s o l u e , e n v e r t u des
art ic les 47 et 48 de la Constitution, l 'Assemblée nationale le pro-
clame pres ident de la Républ ique f rança ise depuis ce jour jusqu'au
deuxiéme dimanche de mai 1 8 5 2 .
» Aux termes du décret , j ' inv i te le president à monter à la t r i -
bune pour prèter le serment . »
L e silence et l'émotion redoublent pendant que
M. Louis Bonaparte monte à la t r ibune avec lenteur.
L e president lit la f o r m u l e du serment. L a l u e u r des
lampes à abat- jour redouble la gravité mélancolique
répandue sur la physionomie ordinairement si vive
et si enjouée d ' A r m a n d Marrast :
« En presence de Dieu et devant le peuple français, j e j u r e de
rester lidèle à la Républ ique démocratique et de defendre la Consti-
tution. »
U n silence pro fond regne dans la salle. M. L o u i s
M. L. -N. BONAPARTE E S T P R O C L A M É P R É S I D . DE LA R É P U B L I Q U E . 129
Bonaparte, pale, l'oeil baissé, étend le bras, et répond
d'une voix légèrement voilée : « Je le jure. »
U n e emotion profonde regne dans tous les coeurs,
lorsque le president de l'Assemblée nationale ajoute
d'une voix plus solennelle :
« J e prends Dieu à témoin du seraient qui vient d 'e tre prèté
II sera inséré au procès-verbal , au M o n i t e u r et publ ié dans les
formes prescr i tes pour les actes publics. »
M. L o u i s Bonaparte est désormais president de
la République. L'Assemblée attend ses premieres
paroles; i l tire u n papier de sa poche, et l it cette
declaration :
« Citoyens representants, le suffrage de la nation, le serment que
j e viens de prater , commandent ma conduite future , et me tracent
mes devoirs .
» J e r e g a r d e r a i s comme ennemis de la patrie tous ceux qui ten-
teraient par des voies i l légales de changer la forme du gouverne-
ment que vous avez établ i .
» Entre vous et moi il ne peut y avoir de dissentiments : j e veux
comme vous asseoir la société sur ses ver i tab les b a s e s , j e veux le
bien-étre de ce peuple intelligent e t g é n é r e u x qui m'a donné une si
grande marque de confiance.
» L a polit ique de la France doit étre la paix à l ' extér ieur , et
1 ' espr i t de conciliation à l ' intér ieur .
» J ' a i appelé près de moi des hommes honnétes qui , part is d'ori-
gines diverses, sont une garantie de conciliation.
í J e dois remerc ier le pouvoir qui se ret i re des efforts qu' i l a
faits pour maintenir l 'ordre . L a conduite du genera l C a v a i g n a c a
été d igne de son caractère et du mandat que l 'Assemblée lui avait
confié.
» Notre gouvernement ne sera ni utopis le ni r éac t ionna i re ; nous
ferons le bonheur du pays et nous esperons que , Dieu aidant , si
nous ne faisons pas de g r a n d e s choses , nous tàcherons d'en faire
de bonnes. »
T A X I L E D E L O R D . I. — 9
idO I N T R O D U C T I O N .
L a voix du president de la République parut s'a-
n i m e r en lisant le second paragraphe de son a l lo-
c u t i o n ; les applaudissements n'éclatèrent pas; un
sentiment de doute indéfinissable retint les mains
des representants. L a lecture de l'allocution se t e r -
m i n a comme elle avait c o m m e n c e , dans u n profond
silence. L e president de la R é p u b l i q u e , en descen-
dant de la t r i b u n e , pr i t place à còté d e M . O d i l o n
B a r r o t , au banc infér ieur de l'extrème d r o i t e ; le
B u r e a u , après u n m o m e n t d'attente, quitta l'estrade
et s'avança pour le reconduiré jusqu'à l'entrée de la
salle des séances. M. L o u i s Bonaparte , -avant de
sortir , gravit les marches du centre g a u c h e ; tous les
representants debout le suivent du regard ; il s'ap-
proche d u general Cavaignae et lui tend u n e m a i n
que le general étonné accepte avec hesitation.
L'homme qui ce j o u r - l à quiltait le pouvoi r avec
tant de simplicité et de noblesse méritait de le con-
s e r v e r ; son intelligence n'était au-dessous d'aucune
s i t u a t i o n , mais son caractère ne se prètait pas à
toutes les situations: il crovait à la re l ig ion du ser-
ment et de la parole donnée. I I accepta le pouvoir
avec fermeté dans une heure de crise, il le défendit
avec c o u r a g e ; i l ne v o u l u t n i le solliciter n i le p r e n -
dre. L e general Cavaignae demandant, le lendemain
des journées de J u i n , à l'Assemblée nationale, de
l'élever pour cinq ans à la présidence de la B é p u -
hlique, ou se proclamant lu i -mème president, n'avaità
craindre n i refús n i resistance. Mais, dans ce soldat,
i l y avait u n citoyen. L e general Cavaignae, avec plus
de decision, aurait pu établir sur des bases durables
L E GENERAL CAVAIGNAC Q U O T E LE P O U V O I R . 1 3 1
le regime r é p u b l i c a i n ; malheureusement, i l apporta
dans le g o u v e r n e m e n t non seulement les défauts de
son caractère, mais encore ceux de son education :
h o m m e de h i é r a r c h i e , habitué dans l'armée au res-
pect des hautes positions, il ne pouvait s'empécher
de concevoir desdoutes sur la force de son p a r t i , en
voyant les grandes situations politiques, acadèmiques,
financières, industrielles, occupées par les royalistes.
I I se sentait isolé au mil ieu de la foule de ses par-
t isans; i l lu i fallait l'approbation d'une société qui
ne pouvait que l u i étre hostile. L e general C a v a i -
gnac avait, en u n m o t , u n grand défaut pour u n
h o m m e appelé à fonder une républ ique, il ne croyait
pas aux républicains.
CHAPITRE IV
LE BONAPARTISME ET L'ASSEMRLÉE CONSTITUANTE
1848 — 1849.
SOMMAIRE. — Formation du ministére..— M. Odilon Barrot. — M. Léon
de Malleville. — M. Léon Faucher. — M. de Tracy. — M. Hippolyle
Passy. — M. Drouyn de Lhuys. — M. de Falloux. — La vicc-présidr.nce
de la République. — M. Boulay (de la Mcurthe); le general Baraguey-
d'Hilliers. — M. Vivien. — Les dossiers des procés de Strasbourg el de
Boulogne.— La proposition Ratcau. — Les accuses du 15 mai. — Le
29 janvier. — Des méfiances s'élèvent entre les deux pouvoirs. — L'As-
semblée nationale pouvait reprendre son ascendant. — Elle se voue au
suicide. — A Rome ! à Rome! — Premieres discussions sur les affaires
de Rome. — Le generalOudinot. — LaRépubliqueromaine. — L'armée
française attaque Rome. —Indignation des representants républicains.
— Séance de nuità l'Assemblée. —Lettre du president de la République
au general Oudinot. — Consequences de l'expédition roniainc utiles au
bonapartisme. — Fin de l'Assemblée constituante. — M. Armand Mar-
rast. — Lapropagande de la peur. — L e s petits livres de larue de Poi-
tiers. — Resultats de cette propagande. — Dissidences entre lesbona-
partistes. —Ouverturede l'Assemblée legislative. — La requisition directe
et le general Forey. — M. Ledru-Rollin demándela mise en accusation
du president de la République. — Lechàtiment de M. Odilon Barrot. —
L'appel aux armes. — Le general Changarnicr triomphe sanscombattre.
— Paris en état de siège. — Vieyra, suivi d'une bande de gardes natio-
naux, ravage deux imprimeries. — La Chambre des mises en accusa-
tion declare qu'il n'y a pas Heu àsuivre. — M. Dufaure et la Dictature.
— Les bonapartiste républicains se séparent de M. Louis Bonaparte.
— Ledru-Rollin au Conservatoire des arts et met iers .— La République
succombe moralement le 13 juin 1849.
L a f o r m a t i o n d u ministére fut l a premiere o c c u -
pation d u president de la République. Les chefs de
la coalition qui venaient de porter M . L o u i s B o n a -
L E S D O S S I E R S DE S T R A S B O U R G ET DE B O U L O G N E . 133
parte au pouvoir , ne croyant pas de leur dignité de
faire partie d u cabinet, s'y étaient fait représenter par
leurs l ieutenants. L e ministère se t rouva done ainsi
composé : M . O d i l o n Barrot , ministre de la justice et
president du conseil; M. L é o n de Mallevi l le, minist re
de l'intérieur; M. L é o n F a u c h e r , minist re des t r a -
vaux publ ics; M. de T r a c y , ministre de la m a r i n e ;
M. Passy, ministre des f inances; M . D r o u y n de
L h u y s , ministre des affaires ét rangères; M . de F a l -
loux, minist re de l'instruction p u b l i q u e ; M. Bixio,
ministre du c o m m e r c e ; le general R u l h i è r e s , m i n i s -
tre de la g u e r r e .
L e general Changarnier reçut le commandement
des troupes de la premiere div is ion mil i taire et des
gardes nationales de la S e i n e ; le maréchal Bugeaud,
celui de Farmée des A lpes; le colonel de gendarmer ie
Rebil lot devint préfet de police, et M. Garl ier, chef
de la police municipale. M. Baroche fut appelé au
poste de p r o c u r e u r general prés la Cour d'appel de
P a r i s .
M. Odilon Barrot , chef pendant dix-huit ans de la
gauche dynaslique, inspirait à la F r a n c e et à l'oppo-
sition elle-méme plus d'admiration pour son talent
oratoire que de confiance dans sa capacité p o l i t i q u e ;
ministre le 23 févr ier , entre l'abdication d u mat in
et la fuite de l'après-midi, la r e v o l u t i o n de 1848
l'avait brusquement reveille au m i l i e u d u réve de
populante qu'il caressait depuis d i x - h u i t ans : sa
presence au pouvoir ne suffisant pas à faire cesser les
coups de fusi l , le peuple persistant à « r e m e t t r e en
discussion les questions résolues par la revolut ion
134 I N T R O D U C T I O N .
de 1830 Ï>, quelle stupefaction p o u r M. Odilon Bar-
rot! I I n'en était pas encore r e v e n u lorsque M. L o u i s
Bonaparte se presenta comme candidat à la prési-
dence de la Républ ique. L'adhésion de l'ancien chef
de la gauche dynastique à cette candidature ne fut n i
mol le n i t a r d i v e ; elle l u i valut les sceaux et la p r é -
sidence du conseil. L a premiere de ees functions con-
venait à la gravité de M. Odi lon B a r r o t ; quant à la
seconde, le public se demandait comment M. O d i l o n
B a r r o t allait s'y prendre pour appliquer à la situation
actuelle la théorie de toute sa vie, et pour faire accep-
ter à M. L o u i s Bonaparte l'axiome : « L e president
de la R é p u b l i q u e regne et ne gouverne pas. »
M. L é o n de Mal levi l le, ministre de l'intérieur,
h o m m e d'esprit, d'élocution facile et piquante, grand
ennemi des doctr inaires, sous-secrétaire d'État de
l'intérieur dans le cabinet du l o r mars préside par
M. T h i e r s , n'avait r i e n , à p a r t i a particule, qui put le
brouil ler avec la R é p u b l i q u e ; i l s'enrola pourtant dans
les rangs de la r e a c t i o n ; M . L o u i s Ronaparte v int l'y
c h e r c h e r p o u r l e nommer ministre de l'intérieur.
M. de Mallevil le ne garda pas longtemps ce por le-
feuil le.
Quelques jours après la formation d u ministére, i l
reçut la lettre suivante:
« É l y s é e , l e 27 d é c e m b r e 1848.
» Monsieur le Ministre,
» J ' a i demandé à M. Je Préfet de police s'il ne recevai t pas quel-
quefois des rapports sur la d iplomatie ; il m'a répondu affirmati-
vement, et il a a jouté qu' i l vous a remis hier les copies d'une dé-
M. LÉON F A U C H E R . 135
pèche sur l ' I ta l i e . Ces dépèches , vous le comprendrez , doivent m'ètre
remises d irectement , et j e dois vous expr imer tout mon méconten-
tement du re tard que vous mettez à me les communiquer.
» J e vous prie éga lement de m'envoyer les seize cartons que je
vous ai d e m a n d é s ; j e veux les avoir j e u d i . J e n'entends pas non
plus que le ministre de l ' intér ieur veui l le . rédiger les art ic les qui
m e sont personnels . Cela ne se faisait pas sous Lou i s -Ph i l ippe , et
cela ne doit pas étre.
» Depuis quelques j o u r s aussi j e n'ai pas de dépèches t é l é g r a -
phiqnes. En resume, j e m'aperçois q u e i e s minis tres que j ' a i nom-
més veulent me traiter comme si la fameuse constitution de S ieyès
était en v i g u e u r , mais j e ne le souffrirai p a s .
» Recevez , Monsieur le Ministre, l ' assurance de mes sentiments
de haute distinction.
» LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. »
M. L o u i s Bonaparte, poussé par u n instinct d'ancien
c o n s p i r a t e u r o u p a r u n simple m o t i f de curiosité, tenait
à savoir si quelques-uns de ses amis int imes n'auraient
point par hasard entretenu quelque correspondance
avec les ministres de L o u i s - P h i l i p p e ; les dossiers des
affaires de Strasbourg et de Boulogne étaient préci-
sément deposés au ministère de l'intérieur; i l les fit
demander à M. de Malleville, qui refusa de s'en des-
saisir. Ce refusrendai t désormais les rapports d u m i -
nistre de l'intérieur avec le chef de l'État difficiles,
sinon impossibles; aussi s'empressa-t-il de r e p o n d r é
a la lettre precedente par l'envoi de sa démission.
M. Bix io, ministre de l'agriculture et d u commerce,
suivit son exemple. M . L é o n F a u c h e r remplaça le
p r e m i e r ; il fut lui-méme remplacé au ministère des
t ravaux publics par M . Lacrosse, q u i eut pour suc-
cesseur M. Buffet.
M . L é o n F a u c h e r , ministre de l'intérieur, j o u r n a -
liste, depute d e f o p p o s i t i o n s o u s l e dernier regne, avait
13G I N T R O D U C T I O N .
le droit de f igurer , sinon parmi les républicains de la
veille du moins au p r e m i e r rang des socialistes d u
lendemain.
« . . . L ' É t a t , disait- i l dans un plan de renovation íïnancière et
» économique de l a F r a n c e , publ ié dans les premiers j o u r s du mois
» de mars 1 8 4 8 , a qualité pour mettre les instruments de travail à
» la portee du plus grand nombre par un hon syslème de banques ,
» et par la reforme hypothéca i re . 11 peut favoriser l 'élévation des
» c lasses labor ieuses par l 'éducat ion et p a r les institutions d ' épar -
» g n e s ; i l p e u t i imiter Y expansion des classes supérieures en les
» appelant à supporter une p lus grande part des charges publiques.
» L' impót est le ' levier au moyen duquel il agit sur la repartit ion de
» la r i chesse . L a re forme urgente aujourd 'hui , l a reforme populaire
» est celle qui por tera sur Fassiette de l ' impót.
» Notre système comporte quelques exceptions fàcheuses , comme
» les taxes sur les boissons, l 'impót s u r le sel , les octrois et l e s
» droits de douane établ is sur les denrées al imentaires . II p r é -
» senté aussi quelques lacunes que rempliraient un droit plus e levé
» sur les successions c o l l a t e r a l s , des taxes de luxe , et dans une
» l imite ra isonnable , par exemple de la contribution mobi l i è re ,
9 l ' impót progress i f . V o i l à ce que pourra i t étre un programme
» prat ique d 'amél iorat ion.
j> L 'assiette de l ' impót conserve encore quelques traces du s e r -
» v a g e qui pesa i t dans le dernier siècle sur les rangs inférieurs de
» l a société. L ' impót indirect et l 'octroi accablent de tout leur poids
» l 'ouvr ier et Partisan dans les vi l les . Les contributions sontétabl ies ,
» à certains é g a r d s , en sens inverse des facultés contributives. On
» voit trop que les propr iéta i res ont fait la loi et qu'ils Font faite
j> dans l e u r seul intérèt .
» J e considere ce qui se passe aujourd 'hui comme la juste puni -
j tion des fautes que la bourgeois ie a commises . J e recomíais que
» les classes l abor ieuses , jusque dans leurs cò le res , sont les i n s -
» truments de l a Providence qui veut transferer le pouvoir en
» d'autres mains. »
L e gouvernement provisoi re «n'ayant pas accordé
aux écrits et à la personne de M. L é o n Faucher l'at-
tention qu'ils méritaient, la République et les r é p u -
blicains n'eurent pas, à part i r de ce j o u r , d'adversaire
M. DROÜYN DE L H U Y S . 137
plus implacable et plus crédule que l u i : puree d'a-
nanas de L o u i s Blanc, chasses royales de L e d r u - R o l -
l in, t ròne de Marrast au concert de Versail les, i l a c -
ceptait sans sourciller les calomnies les plus niaises
contre les membres du g o u v e r n e m e n t p r o v i s o i r e . Dans
son indignation burlesque, du haut de la t r i b u n e , i l
appela u n j o u r sur leurs tetes les vengeances n o n pas
d'un Tacite, mais d'un Suétone. L a m a r t i n e , D u p o n t
(de l'Eure), Mar ie, Crémieux, A l b e r t , L o u i s B l a n c ,
poursuivis dans l'avenir par les revelations d'un his-
tor ien dans le genre d e c e l u i des Cèsars! menacesin-
gulière et r is ible. Mais M. L é o n F a u c h e r n'était pas
de ceux qui s'aperçoivent du ridicule qu'ils se d o n -
nent aveuglément par l'amour-propre; il épura l'ad-
ministrat ion avec l'ardeur d'un néophyte et la dureté
d'un sectaire; l'ivraie républ icaine arrachée, i l ne
resta que le b o n gra in qui devait produiré les préfets
du coup d'État.
M. de T r a c y , m i n i s t r e de la m a r i n e , ancien m e m -
bre de l'extréme gauche sous la R e s t a u r a t i o n , s igna-
taire du compte r e n d u en 1832, adversaire de l'héré-
dité de la pairie, quoique fils de pair, défenseurdes re-
fugiés, p r o m o t e u r de l'abolition de l'esclavage et de
l'abolit iondelapeinede m o r t , s'était commeplusieurs
de ses collègues, e n d o r m i républ icain la veille de F é -
v r i e r , et réveillé réactionnaire le lendemain. L e m i -
nistre des finances, M. Passy, entré c o m m e officier
dans u n r e g i m e n t de hussards, en sortit économiste ;
i l fit partie jeune encore de la C h a m b r e des deputes
et joua bientòt dans, le tiers part i le ròled'économiste
que M. Duchàtel remplissait dans le parti conserva-
UJ8 I N T R O D U C T I O N .
teur. Ministre des finances dans le cabinet provisoire
formé par M. de Bassano, plus t a r d minist re du c o m -
merce dans le cabinet d u 22 f é v r i e r , i l fut u n m o -
ment sur le point de r e m p l i r les premiers roles de la
politique. Les j o u r n a u x continrent deux fois cette note:
« L e roi a fait appeler M. Passy. » Gela signifiait que
M. Passy était charge de f o r m e r un c a b i n e t ; le m i -
nistére d u 13 a v r i l , préside par l u i , n'eutquela durée
des premieres fleurs; i l tomba en entrainant la dota-
tion du due de N e m o u r s ; M. Passy, trois ans après,
entrait à la C h a m b r e des p a i r s ; i l n'était p lus, comme
bien d'autres, qu'un revenant en 1848. M. D r o u y r i de
L h u y s , ancien secretaire d'ambassade, place par M.
Th iers en 1840 à la tete de la direction commercia le
anx affaires étrangères, destitué p o u r son vote contre
l'ndemnité P r i t c h a r d , col iaborateur d u Siècle, avait
fait la campagne des banquets, et signé la mise en ac-
cusation de M. Guizot . L e public ne l u i connaissait
pas d'autre t i t re à ses nouvelles functions.
L e part i légitimiste, étroitement u n i au part i
clerical, après avoir contr ibué si puissamment à
l'élection du 10 décembre, réclamait sa part de
p o u v o i r ; le president de la R é p u b l i q u e lui donna le
ministére qu'il convoitait, celui de 1'instruction p u -
bl ique. Les clér icaux, l ibres de designer le t i tulaire
de ce portefeuille, hésitèrent entre M. de Montalem-
bert et M . de F a l l o u x . L a fougue d u premier, dans
ces m o m e n t s de prise de possession, pouvait creer
au part i des dangers que la prudence cauteleuse du
second saurait éviter. L e part i clerical avait double-
ment besoin d'etre representé dans les conseils d u
MM. BOULAY (DE LA M E U R T H E ) , B A R A G U E Y - D ' H I L L I E R S , VIVIEN. 139
gouvernement par u n h o m m e prudent et h a b i l e ; la
revolut ion t r i o m p h a i t à R o m e ; Pie I X s'était refugié
à Gaéte. L e pape hors de R o m e , i l n'y a plus de
papau t é ; le parti clerical voulait ramener à t o u t p r i x
le saint-pére dans sa capitale; M. de F a l l o u x avait
songé à l'ambassade de V i e n n e ; le pr ince Schwart -
zenberg consulté, selon l'usage, refusa de l'agréer;
i l fut introduit par les clér icaux dans les conseils de
M. L o u i s Bonaparte pour obtenir de l u i le retour d u
pape à R o m e .
L a Constitution donnait au president le droit de
presenter au choix de l'Assemblée une liste de trois
candidats à la vice-présidence de la République.
M . Louis Bonaparte designa M M . B o u l a y (de la
M e u r t h e ) , le general Baraguey-dTI i l l iers et V i v i e n .
M. Boulay père, u n des fauteurs de la proscr ipt ion
de f ruct idor, u n des agents les plus actifs d u 1 8 b r u -
maire, ministre d'État sous l'Empire, avait été p r o s -
crit à son tour par les B o u r b o n s ; son fils leur en
garda une profonde r a n c u n e . L e s jeunes gens q u i ,
sous la Restaurat ion, se destinaient à la vie polit ique,
et qui voulaient se former aux luttes de la t r i b u n e ,
se réunissaient dans des conferences designees sous
le n o m de parlottes. L e j e u n e Boulay fit partie de
la conference d u P r a d o . Les m e m b r e s de cette c o n -
ference se rappellent les apostrophes de leur confrere
à la Sainte Convention! M. Boulay (de la M e u r t h e ) ,
calmé par l 'àge, désabusé des grandes emotions
polítiques, partageait son temps entre la fondation
de salles d'asile et la présidence de la Société d'en-
couragement de l'instruction p r i m a i r e .
140 I N T R O D U C T I O N .
L e general Baraguey-d'Hi l l iers, fils d'un general
disgracié par l'Empereur, avait eu u n bras emporté
à la batail le de L e i p s i c k ; très dévoué à la R e s t a u -
rat ion, qui le n o m m a colonel en 1830, après l'expé-
dit ion d'Alger, i l se montra n o n moins dévoué a l a
monarchie de Jui l let ; le zèle avec lequel i l repr ima
u n mouvement républicain à l'école de Saint-Cyr,
qu'il commandait en second, l u i valut le grade de
maréchal de camp, puis de l ieutenant genera l ;
M. Baraguey-d'Hil l iers, mis en disponibilité après
avoir exercé le commandement supérieur de Con-
stantine, fut place plus t a r d sur la liste des inspec-
teurs généraux d'infanterie, et n o m m é commandant
de la division de Besançon. M . L o u i s Bonaparte
comptait à son tour sur son dévouement, puisqu'il
lui donnait une preuve si éclatante de sa confiance.
L e publ ic, qui ne connaissait guère le general
Baraguey-d'Hil l iers que par son refus d'accepter le
c o m m a n d e m e n t que le ministre de la guerre lui
oíïrait dans les journées de J u i n , et par son vote
contre l'ordre du j o u r declarant que le general
Cavaignae avait bien méri té de la patrie, se d e m a n -
dait si ces deux actes étaient des litres bien suffisants
p o u r oceuper la seconde place de la R é p u b l i q u e .
M . V i v i e n clòturait la liste des candidats. Minist re
du general Cavaignae, p u r de toute al l iance avec le
bonapart isme, l'Assemblée nationale aurait dü le
choisir ; elle aima m i e u x designer M. Roulay (de la
M e u r t h e ) , entiérement dévoué à la personne et aux
idees d u president de la Républ ique.
L e gouvernement se t rouvai t completé par ce choix.
L E 29 J A N V I E R . 141
Les premiers rapports régiüiers établis entre le p o u -
voir législatif et l e pouvoi r exécutif permirent de
constater la d iminut ion d'influence que le premier
venait de subir. Les ennemis de l'Assemblée, au de-
dans comme au dehors, 1'attaquérent avec u n r e d o u -
blement de haine. L a r e a c t i o n , v ictorieuse par l'élec-
tion du 10 décembre, voulait pousser sa v ictoire à
bout, et faire u n 15 mai parlementaire, en obligeant
la Gonstituante à se dissoudre el le-meme i m m é d i a -
tement. M . R a t e a u , representant de la Gharente, cé-
dant, d'après les brui ts q u i circulaient sur les bancs
de l'Assemblée, aux suggestions de M. D u f a u r e , avait
déposé sur le b u r e a u une proposit ion dans ce sens.
Les comités de legislation et de justice se p r o n o n -
cèrent en v a i n contre sa prise en considerat ion; elle
fut renvoyée à l'examen des b u r e a u x , malgré le dis-
cours de M. Bi l lault , adjurant l'Assemblée const i -
tuante, au n o m de sa dignité et d u salut de la R é p u -
bl ique, de ne point abandonner son poste devant les
intrigues des partis m o n a r c h i q u e s . L a majorité ne
fut que de trois voix, mais le resultat est tout dans
une question semblable.
Gette discussion, qui portait une premiere atteinte
a la consideration de l'Assemblée constituante, fut
bientòt suivie d'autres discussions peu faites pour la
relever; dix mois après, le 15 mai 1848, elle discutait
encore la question de savoir par quel t r ibunal les a u -
teurs de l'invasion de l'Assemblée seraient jugés. L e
j u r y n'était-il pas la seule j u r i d i c t i o n possible, puis-
qu'il n'en existait pas d'autre lors de l'exécution du
crime à punir ? M M . L e d r u - R o l l i n , Grérnieux, Dupont
U 2 I N T R O D U C T I O N .
1 . Babaud-Laribière, H i s t o i r e d e l ' A s s e m b l é e n a t i o n a l e c o n s t i t u a n í e *
(de Bussac), Jules F a v r e soutinrent ce pr incipe éter-
nel de morale et de just ice, q u i veut que l'accusé ne
soit jamais p u n i qu'en v e r t u des lois existantes au
moment oú i l a commis Facte qui l'amène devant la
justice. M. Odi lon B a r r o t , qui v ingt fois, c o m m e
avocat, avait soutenu ce p r i n c i p e , ne craignit pas de
le v ioler comme ministre de la just ice; la haute Cour
reçut F o r d r e de se r e u n i r à Bourges.
L a journée d u 2 9 j a n v i e r v int bientòt donner u n e
nouvelle preuve de la faiblesse de l'Assemblée.
Des bruits de coup d'État circulèrent des le l e n -
demain de l'avènement de M . Louis Bonaparte à la
présidence de la République. L e rappel battu le
29 janvier , à sept heures du m a t i n , dans plusieurs
quart iers de P a r i s ; les mouvements n o m b r e u x des
troupes; les Ghamps-Élysées, la place de la Concorde
remplis de soldats; le palais de l'Assemblée nationale
l u i - m è m e investi par u n veritable corps d'armée p r é -
taient à ces bruits u n air de réalité. L e representant
H a m a r d accourt au palais R o u r b o n ; i l revei l le M. D e -
gousée, questeur, qui, en se rendant chez M. Marrast ,
rencontre M. Goudchaux. T o u s les deux sont i n t r o -
duïts dans la chambre du president de l'Assemblée.
« M. Marrast ignorait tout. I I fal lut, p o u r le c o n -
vaincre, o u v r i r l e s r i d e a u x e t l u i m o n t r e r l e s troupes
massées sous ses fenètres *. »
L e b u r e a u de l'Assemblée est r é u n i d'urgence. L e
general Changarnier , .sommé de lui donner des e x p l i -
cations, r é p o n d deux heures après que, r e t e n u a u p r è s
L E 29 J A N V I E R . 1 4 3
d u president d e i a R é p u b l i q u e , i l l u i est impossible
de se r e n d r e à l'appel d u president de l'Assemblée.
Les t r o u p e s , a joute-t- i l , n'ont été reunies que pour
c o m b a t i r é une i n s u r r e c t i o n ; le ministre de l'intérieur
est avert i .
Cette réponse n'était pas faite pour c a l m e r l'irrita-
tion des membres du b u r e a u . M. E m i l e P é a m , l'un
des secretaires, propose d'investir le general L a m o -
ricière du c o m m a n d e m e n t d'une armée de 50 000
hommes chargée de defendre l'Assemblée et de
mander à la b a r r e les ministres et le general G h a n -
garnier. M M . G o r b o n , G o u d c h a u x et Laussedat
appuient cette proposit ion; les généraux L a m o r i c i è r e
et Bedeau la trouvent trop radicale. L e b u r e a u
s'arrète à un terme moyen : le general L e b r e t o n sera
charge de la defense d u palais législatif, et le president
i n f o r m e r a l'Assemblée de cette decision.
M. Boulay (de la M e u r t h e ) , vice-président de la
République, et M. Odi lon B a r r o t , president du conseil
des ministres, entrèrent quelques instants après dans
le cabinet de M. Marrast . Que se passa-t-il dans
cette entrevue ?... O n l'ignore. M. Marrast a été
accuse de faiblesse et presque de connivence avec le
gouvernement pour avoir accepté ses e x p l i c a t i o n s ;
mais le v ra i coupable, c'est l'Assemblée, q u i , au
l ieu de faire comparaitre e l le-mème directement à
la barre les ministres et le general Ghangarnier , au
lieu de leur demander compte de Inoccupation d u
palais législatif par la force armée, des mesures
prises p o u r consigner les t roupes dans Paris et
pour di r iger sur cette vi l le toutes les forces c o m -
144 I N T R O D U C T I O N .
prises dans u n r a y o n de quarantè lieues, se contenta
de quelques mots de M. Odi lon Barrot declarant
solennellement qu'une conspirat ion formidable, o r -
ganisée dans la garde mobile, devait éclater dans la
nuit, et que c'était par u n simple m a l e n t e n d u que le
president de l'Assemblée n'avait pas été prévenu d u
rassemblement de troupes formé p o u r r é p r i m e r
l'émeute.
Que sigiiifiait ce déploiement de troupes autour
de l'enceinte legislative : les chefs de l'armée v o u -
laient-ils s u p p r i m e r l'Assemblée par une revolution
mi l i ta i re? Cela est difficile à p r o u v e r ; ce qui est cer-
tain cependant, c'est que M. L o u i s Bonaparte, en
parlant, quelques années plus tard dans u n discours
public, des trois occasions dont il aurait pu profiter
pour changer la forme d u g o u v e r n e m e n t , cite la
journée du 29 Janvier 1849.
L'opinion publique, dans ce conflit avorté entre le
pouvoir législatif et le p o u v o i r exécutif, s 'était p r o -
noncée énergiquement en faveur d u premier . L e
president de la République, sorti à m i d i de l'Élysée
pour passer les troupes en revue, fut salué sur son
passage par les cris de : V i v e la R é p u b l i q u e ! L ' A s -
semblée, à ce m o m e n t , pouvait r e p r e n d r e son ascen-
dant. L a discussion d'une proposit ion analogue à
celle de M. Rateau lui en oí ï ra i t le m o y e n . L a Conven-
tion avait decide fort sagement que les deux tiers de
ses m e m b r e s feraient partie du Corps législatif appelé
à lui s u c c é d e r ; l'Assemblée constituante, si elle
reculait devant cet exemple, pouvait du moins de-
clarer qu'elle ne se ret i rerait qu'aprés avoir voté les
L E S D E B U T S DE LA Q U E S T I O N R O M A I N E . ' 145
lois orgàniques; elle aima mieux adopter la p r o p o -
sition R a t e a u , déguisée sous u n amendement de
M. L a n j u i n a i s , portant qu'elle voterait seulement les
lois electorales, du conseil d'État, de la responsa-
bi l i té, et le budget des recettes et des dépenses.
L'Assemblée nationale se vouait au suicide a u
moment oú u n immense événement s'accomplissait
en Ital ie.
L e peuple r o m a i n , imitant l'exemple d u peuple
français, vient de reconquerir sa souveraineté, et de
faire légaliser sa revolut ion par le suffrage u n i v e r s e l ;
l'Assemblée sortie de ce vote, a proclamé le g o u v e r -
nement r é p u b l i c a i n ; la R é p u b l i q u e française, se
donnant u n dément i , interviendra-t-elle directement
ou indirectement pour imposer u n souverain à u n
peuple l ibre? Tel le est la question qui se pose entre
le pouvoi r exécutif et l'Assemblée.
L e president de la République, s'entretenant u n
j o u r des affaires publiques avec u n ancien minist re
de la R é p u b l i q u e , l u i d e m a n d a : « Quedes sont, à
votre avis, les fautes commises jusqu'ici par le g o u -
vernement? » L'interlocuteur de M . L o u i s Bonaparte
lui r é p o n d i t : « L a plus grande de toutes, c'est l'expé-
dition de R o m e ; vous y étes entré, je vous défle d'en
sortir. »
M. Louis Bonaparte reprit , en m o n t r a n t la porte
de son cabinet de l'Élysée: « Cette porte ne s'est pas
ouverte une seule fois depuis que je suis ici sans l i v rer
passage à quelqu'un q u i m'ait crié : « A R o m e ! »
M. de Montalembert, M. T h i e r s , M . Berryer, m'ont
répété sans cesse ces deux m o t s ; le nombre des par-
T A X I L E D E L O R D . I . — 1 0
146 I N T R O D U C T I O N .
lisans de l'expédition agrossi de jour en jour, de telle
sorte qu'à la fin c'est devenu comme une maree . »
Le president levait en mème temps ses bras au-dessus
de sa tète, comme pour dire: le ílot m'a submerge.
Le 24 mai 4848 , l'Assemblée nationale avait ainsi
resume sa peusée sur les affaires extérieures: ce Pacte
fralernel avec l 'Allemagne, reconstitution de la
Pologne, aíïranchissement de l'Italie. » M. Louis Bo-
naparte , dix mois après le vote, envoie un agent aux
conferences des representants des puissances catho-
liques réunis à Gaéte. M. Ledru-Rollin, dans laséance
du 8 janvier, reclame contre cette sanction donnée
aux traites de 4815 . L'Assemblée n'aimait pas
l 'homme, mais elle écoutait l 'ora teur ; la cause d é l a
République romaine ne pouvait souhai te run meilleur
défenseur. M. Ledru-Rollin intimida le ministère, qui
lui répondit en t ra i lan t ses craintes de chimères, et en
declarant que la destruction de la République romaine
n'entrait dans la pensée de personne et qu'il ne fallait
pas s'inquiéter d'événements impossibles.
Un coup d'oeil rapide jeté sur les votes de l'As-
semblée suffit pour démontrer, en eífet, combien une
intervention en faveur du pape était loin de la pen-
sée de la majorité des representants du peuple. Le
gouvernement anglais et le gouvernement français,
après l'abdication de Charles-Albert, avaient arraché à
Radetzky un armistice qui sauvait momentanément le
Piémont . L'Assemblée, pensant que de nouveaux
efforts en sa faveur pouvaient devenir nécessaires,
adopta, sur la proposition de M. Bixio, la declaration
suivante:
P R E M I E R E S D I S C U S S I O N S S U R LA QUESTION R O M A I N E . 147
(( Si pour mieux garantir l 'intégrité du territoire
piémontais et pour mieux sauvegarder les intéréts
et l 'honneur de la France , le pouvoir exécutif croit
devoir prèter à ses négociations l'appui d 'une occu-
pation par t id le et temporaire en Italie, il t rouvera
dans l'Assemblée nationale le plus entier concours. »
Cette declaration acceptée avec empressement par
M. Drouyn de Lbuys est le point de depart de la
question. M. Billault, avant de voter la declaration,
exigeait des garanties; la politique du gouvernement
déviait sensiblement, selon lui, de la l ignet racée par
la Constitnante dans la question romaine . M. Led ru -
Rollin ajouta qu 'en presence des engagements volon-
taires pris par l 'Autriche de respecter l 'intégrité du
territoire piémontais, la proposition de M. Rixio ne
signifiait rien. M. Flocon proposa cet ordre du j o u r :
ce L'Assemblée, persistant dans son ordre du jour du
24 mai, pour en assurer l 'exécution, invite le gouver-
nement à prendre les mesures nécessaires pour assu-
rer l 'auranchissement de l 'Italie. » C'était la guerre.
Le gouvernement n 'en voulait pas ; l 'ordre du jour de
M. Rixio, amende par M. Garnier-Pagès, fut enfïn
adopté le 30 mars . Quinze jours après, M. Odilon
Barrot demandait l 'allocation d'un credit extraor-
dinaire pour subvenir aux frais d 'une expedition de-
venue nécessaire en Italie. La gauche ne consentit
à les voter que sur la promesse q u e i e s armes fran-
çaises ne seraient pas tournées contre la République
romaine. M. Odilon Barrot protesta de nouveau
devant l'Assemblée et devant la commission que
l'expédition n'était faite que pour maintenir notre
148 I N T R O D U C T I O N .
inf luence, sauvegarder nos intérèts, el defendre la
c iv i l isat ion; i l ne pouvait done exister aucune equi -
v o q u e , a u c u n m a l e n t e n d u entre l'Assemblée et le
g o u v e r n e m e n t sur la cause et sur le but de l'inter-
vent ion française en I tal ie.
L e general Oudinot, h o m m e inst ru i t , intelligent,
ayant longtemps siégé sur les bancs de la C h a m b r e
des deputes, réunissait toutes le's conditions p o u r
r e m p l i r convenablement une miss ion à la fois m i l i -
taire et pol i t ique. Sa n o m i n a t i o n au commandement
d u corps d'armée dirige sur R o m e surpr i t néanmoins
b e a u c o u p d'officiers siégeant à l'Assemblée; l'un
d'eux, m e m b r e de la gauche, demanda, dans une r e u -
nion de b u r e a u , à M. Odilon B a r r o t , quel m o t i f avait
determiné le ministre de la g u e r r e à mettre u n ge-
neral de cavalerie à la tète de l'expédition. — L e
president d u conseil r é p o n d i t : « C'est vous qui nous
l'avez designé, en le n o m m a n t au commandement
en chef de l'armée des Alpes. » M. Odi lon Barrot se
t r o m p a i t . M . O u d i n o t , en sa qualité de plus ancien
general de div is ion, exerça simplement le c o m m a n -
dement provisoire de l'armée des Alpes, en attendant
l'arrivée d u general en chef; i l avait, à la vérité, c r u
devoi r signaler son i n t e r i m en adressant à l'armée
u n e proclamation q u i contenait la phrase suivante :
€ L a Républ ique française est amie de tous les
p e u p l e s ; elle a surtout de profondes sympathies p o u r
les peuples d'ltalie. » L e general Oudinot, en débar-
quant, semblait n'avoir pas oublié cette declaration;
sa proclamat ion, en date du 2 7 a v r i l , annonçait a u x
R o m a i n s qu'il ne venait point exercer sur eux une
LE GENERAL OUDINOT D É B A R Q U E A CIVITA-VECCHIA. 149
influence oppressive, n i leur imposer u n gouverne-
ment contraure à l e u r s vceux.
Les institutions nouvelles d u peuple r o m a i n ,
expression l ibre et spontanée d u vceu des populations
légalement et l ibrement interrogées, semblaient en
eífet n'avoir r i e n à redouter de la F r a n c e r é p u b l i -
caine. L e gouvernement r o m a i n , d'ailleurs, ne r e f u -
sait point au gouvernement français le droit de se
préoccuper, au point de vue d u maint ien de la paix
en E u r o p e , de la situation de R o m e . Cette situation
témoignait en faveur de la force d u n o u v e a u gouver-
nement. L a R é p u b l i q u e , p o u r se defendre contre les
agitations inseparables d'une revolut ion, contre les
menees des partis vaincus, contre leurs intéréts, c o n -
tre leurs passions, n'avait pas d'armée; la question
religieuse, maniée par des mains hábiles, leur servait
de levier pour soulever des populations ignorantes.
Cependant, l'ordre régnait à R o m e ; pas une seule
émeute depuis l'établissement de la Républ ique :
l'assassinat de Rossi, condamné p ar tout le monde,
provoqué peut-etre par une conduite i m p r u d e n t e ,
acte d'un h o m m e dont le mobile restad i n c o n n u ,
n'était qu'un c r i m e isolé. U n e crise fmanciére des
plus intenses avait sígnale le debut de la R e v o l u t i o n ,
le papier r o m a i n ne s'escompta bientòt plus qu'à 42
pour 100; l'hostilité p r é v u e des gouvernements aug-
menta la crise : le peuple supporta tout. Si quelques
personnes s'élaient abstenues lors du vote de la C o n -
sti luante, tout le monde aux elections municipales
avait voté p o u r la Républ ique. A u milieu de la cr ise,
en presence de l'invasion autr ichienne, les finances
1 5 0 I N T R O D U C T I O N .
et le crèdit s'améliorèrent; en face mème de l'inter-
vent ion française, le papier put s'escompter à 12 p o u r
100. L o r s de la r e u n i o n de l'Assemblée, quelques
m e m b r e s avaient pensé qu'il était peut-ètre prema-
t u r e de proclamer la Républ ique; mais ils s'étaient
prononcés à l'unanimité pour la suppression du p o u -
v o i r temporel . L e gouvernement français ne pouvait
pas contester aux Romains le droit de se gouverner
à leur guise; m a i s , ce qui revient au méme, i l les
empéchait de se defendre contre leurs ennemis. L a
R é p u b l i q u e r o m a i n e résistait heure.usement à Naples
et à l'Autriche, lorsque la presence du corps expédi-
t ionnaire v int paralyser ses forces, en l'obligeant à
concentrer ses troupes dans R o m e , mouvement qui
laissait sa f rontière ouverte à l'invasion; dix mi l le
fusils achetés en F r a n c e pour son compte avaient été
mis sous le séquestre, ce qui faisait dix mille soldats
de moins dans u n pays oú tout le monde est soldat
devant l'étranger. R i e n ne justifiait I n t e r v e n t i o n
française à R o m e , si ce n'est les engagements d u pre-
sident de la République avec le parti c ler ical . L'opi-
nion publ ique, pleine de tristes pressentiments, ne
songeait qu'avec apprehension à cette fatale expe-
dit ion romaine, lorsque tout à coup, dans la matinée
du 7 m a i , de funestes nouvelles commencèrent à c i r -
culer . L e sang français, disait-on, coule sous les
m u r s de R o m e ; les Romains se battent avec courage
derr ière les barricades construites à l'approche des
F r a n ç a i s ; u n poteau se dresse dans chaqué rue b a r r i -
cadée, devant chaqué porte de la v i l l e ; on lit sur ce
poteau l'article 5 de la Constitution : «. L a R é p u -
L ' A S S E M B L É E TTENT UNE SEANCE D E N U I T . 151
blique française n 'at tentera jamais à la nationalité
d'un peuple. »
Les representants républicains, indignés à la
pensée que les regiments français font la besogne
des troupes de Radetzky, que le drapeau tricolore
flotte à còté de celui de Ferdinand de Naples et que
la République française égorge la République romaine
sa soeur, s'apprètent à demander des explications au
gouvernement; vingt orateurs se disputent la parole
sur les bancs de la gauche. M. Odilon Rarrot a l 'air
de mettre autant d 'empressement à repondré que ses
adversaires àl ' interroger. L'Assemblée nomme, séance
tenante, une commission pour entendre les minis-
tres ; elle liendra une séance de nuit dans laquelle
sera lu le rapport de la commission.
M. Sénard, soutenu presque à chaqué phrase du
geste et de la voix par le general Lamoricière, lit à
dix heures du soir, à la t r ibune , un rapport très court
mais très ferme, dans lequel il accuse le ministére
d'avoir trompé l 'Assemblée, méconnu sa decision
souveraine, et violé la Constitution. Une longue dis-
cussion succède à la lecture de ce rapport ; le presi-
dent de l'Assemblée declare enfin que Ja resolution
suivante est adoptée : « L'Assemblée nationale invite
le gouvernement à prendre sans délai les mesures
nécessaires pour que l'expédition d'Italie ne soit pas
plus longtemps détournée du but qui lui était assi-
gné.)) II est deux heures du matin.
Ce vote venge l 'honneur de l 'Assemblée et de la
République; il s'agit maintenant de le faire exécuter.
L'Assemblée nationale dit à M. Louis Bonaparte de
152 I N T R O D U C T I O N .
s 'arrèter; la reaction le pousse en avant. Le president
de la République ne s'appartient p lus ; M. de Monta-
lembert lui dicte en quelque sorte ees lignes au gene-
ral Oudinot :
« E l y s é e nat ional , 8 m a i 1849.
« Mon cher g e n e r a l ,
» L a nouvelle té légraphique qui annonce la resistance imprévue
que vous avez rencontrée sous les murs de Rome m'a vivement
peiné ; j ' e s p é r a i s , vous le savez , que les habitants de R o m e , ouvrant
les y e u x à { ' ev idence , recevra ient avec empressement u n e a r m é e qui
vena i taccompl i r chez e u x u n e mission bienveil lante et dés in léressée .
II en est a u t r e m e n t ; nos soldats ont été reçus en ennemis . Votre
honneur mil itaire est e n g a g e , j e nesouffrirai pas qu'il recoive aucune
atteinte. Les renforts ne vous manqueront pas . Dites à vos soldats
que j ' appréc ie leur b r a v o u r e , que j e partage leurs peines, et qu'ils
pourront toujours compter s u r m o n a p p u i et sur ma reconnaissance .
» Recevez, mon cher genera) , l ' a s surance de mes sentiments de
haute est ime. ,
a LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. »
M. Ledru-Rollin monte le lendemain à la t r ibune,
et comme réponse à la lettre precedente qu'il t ienta
la main , il demande la reconnaissance de la Répu-
blique romaine par l'Assemblée et la mise en accusa-
tion du president et de ses ministres, attendu que le
pouvoir exécutif viole l'article 5 de la Constitution,
qui defend à la République française de s 'armer
contre la liberté des peuples. M. Jules Favre, au lieu
de la mise en accusation du president de la Répu-
blique, se contenterait d'une declaration de non-con-
fiance à l'égard du ministère. L'Assemblée nationale
repousse ces deux propositions et passe à l 'ordre du
jour. M. Léon Faucher, ministre de l 'intérieur, s 'em-
presse d 'annoncer ce resultat aux dépar tements :
LA D É P É C H E DE M. LÉON F A U C H E R . 153
« 12 mai , onze heures du matin.
» Après une discussion très animée s u r les affaires d'Italie, l 'As-
s e m b l é e nationale a repoussé par l 'ordre du j o u r pur et s imple, à la
major i lé de 329 voix sur 621 votants , la proposition de M. J u l e s F a v r e
de. dec larer que le ministère avait perdu - la confianeedu pays .
5 Ce vote consolide la paix pub l ique . Les agi tateurs n 'at tendaient
qu 'un vote hostile pour courir aux bar r i cades , et pour renouveler
les affaires de J u i n .
» Paris est tranqui l le .
» Parmi les representants du département ont voté pour l 'ordre
du jour et pour le gouvernement MM Se sont abstenus ou étaient
absents MM »
Les elections genérales allaient commencer ; l'As-
semblée, soulevée d'indignation à la lecture de cette
denunciation aux électeurs, frappa son auteur d'un
ordre du jour que M. Odilon Barrot n 'osa pas com-
batiré. M. Léon Faucher , deux heures après ce vote,
envoyait sa demission au president de le République.
L'expédition de Rome coïneidait avec la publica-
tion d 'un manifesté lancé par le czar Nicolas, au
moment oú son armée allait franchir la frontière
pour étouíïer l ' insurrection hongroise. Ge manifesté,
plein d'injures et de menaces contre les revolutions,
redoublait l'irritation des républicains et faisait naitre
celle des bonapartistes qui jugeaient encore utile de
confondre les intéréts du bonapart isme avec ceux de
la revolution. M. Napoleón Bonaparte se fit l 'organe
de ees dern ie rs ; il declara, d'un ton plein de v e h e -
mence , du haut de la tr ibune de l'Assemblée, qu'il
ne reconnaissait qu 'un seul souverain, le peuple,
qu'il détestait la reaction, et que s'il avait cru j u s -
qu'iei « Louis Bonaparte plus capable qu 'aucun
autre, par son nom, par ses écrits, par sa captivité,
154 INTRODUCTION.
d'asseoir d'une façon stable la République, il ne pou-
vait plus conserver cette opinion en le voyant livré
à une politique deplorable, conduite par des hommes
inhábiles ».
M. Napoleon Ronaparte était dans l 'erreur. L'ex-
pédition romaine, gage de l'alliance conclue entre la
catholicité et l ' imperialisme, pouvait causer quelques
embarras au gouvernement de M. Louis Ronaparte,
mais elle devait rendre au gouvernement de Napo-
leon I I I le service de détourner pendant longtemps
les esprits de la politique intérieure, de desunir les
par t is , de les empécher de mettre en commun leurs
efforts pour reconquerir la liberté. La question ro-
maine a donné lien à des equivoques, à des malen-
tendus, à des animosités dont l 'Empire a profité; elle
ne lui a pas creé des adversaires nouveaux, et elle
lui a donné des auxiliaires ina t tendus ; elle lui a servi
comme de bascule pour se maintenir en equilibre
entre les par t is .
L'Assemblée consti tuante termina son existence
au milieu de ees discussions, le 26 mai 1849 . Croyant
racheter ses faiblesses polítiques par des largesses
fiscales, elle supprima l ' impót sur les boissons quel-
ques jours avant de mourir ; elle eüt bien mieux fait
de voter l 'amnistíe. La transportat ion n'était plus
qu 'un acte de vengeance; des j uges avaient été donnés
aux chefs de l ' insurrection de Juin devant les conseils
de guerre , pourquoi en refuser aux soldats, moins
coupables parce qu'ils étaient plus ignorants?Rien
ne justifiait cette violation des formes ordinaires de la
justice, « formes sacrées inventées par l'expérience
F I N DE L ' A S S E M B L É E CONSTITUYANTE. 1 5 5
des siècles pour garder la vie des hommes de l 'e r reur
des juges ». M. Thiers et ses amis, oubliant cette
phrase écrite par lui à propos de l'exécution du duc
d 'Enghien, se joignirent aux membres du part i légi-
timiste, qui parle sans cesse dameurtre de Louis XVI,
pour consacrer cet oubli des formes tutélaires de la
justice, au detriment des transportés de Ju in ; les
conservateurs de toutes les nuances condamnèrent
des milliers d'individus à une peine aussi cruelle que
la mor t , sans que les condamnés pussent savoir de
quel crime ils étaient coupables. Des representants
républicains refusèrent aussi l'amnistie aux vaincus
de Ju in ; victimes de la proscription à leur tour, ils
se sont étonnés de Tindifférence du peuple et quel-
ques-uns la lui reprochent encore .
MM. Àudry de Puyraveau, Buchez, Marie, Senard,
avaient tour à tour occupé le fauteuil présidentiel à
l'Assemblée nationale consti tuante; elle n ' a e u cepen-
dant qu 'un veritable president, Armand Marrast. II
ne fut pas réélu à l 'Assemblée legislative; plusieurs
de ses anciens confreres se réjouirent de sa c h u t e :
quelques légers travers grossis par la malveillance,
voi làtout ce qu'ils pouvaient lui reprocher . Armand
Marrast, s'il avait quelques-unes des faiblesses de
l 'homme d'esprit, en possédait aussi toutes les g ra -
ces ; il faisait avec beaucoup d 'agrément et de dignité
aimable leshonneurs des fetes brillantes auxquelles
tout le monde souhaitait d'etre invité, et dont les
invités aíïectaient de se moquer ensuite. Les répu-
blicains Laccusaient d'etre un marquis , les marquis ne
lui pardonnaient pas de rester républicain. Les gens
156 I N T R O D U C T I O N .
impartiaiix reconnaitront que ce journaliste poussé
par une revolution à la présidence d'une assemblée
de neuf cents membres , dans laquelle figuraient les
plus grands noms politiques de la France , se trouva
tout de suite au niveau de ses hautes fonctions. Les
emotions et les fatigues de cette terrible année avaient
blanchi les cheveux d'Armand Marras t ; il prononça
en quelques mots simples et émus l'oraison fúnebre
de l 'Assemblée nationale. Cette Assemblée, menacée
dans son berceau par la guerre civile, at taquée par
ceux qui l'avaient appelée de tous leurs vceux, re-
grettée de ceux qui avaient voulu la dissoudre par
la force, mourai t dans le décourageinent du present
e tdans l ' incer t i tude de l'avenir.
L'Assemblée consti tuante était républicaine;
l 'Assemblé legislative qui lui succédait se composait
en grande majorité de royalistes. Le bonapartisme
avait uni ses efforts à ceux des partis conservateurs
pour produiré cette majorité; quelques comités
bonapart istes, protestant contre une pareille alliance,
repoussèrent pour tant ses candidats . Un de ces co-
mités formé à Paris combatut la candidature deM. de
Morny dans le Puy-de-üòme; une lettre d u president
de la République lui-mème eut de la peine à mettre
fin à ses scrupules et à sa resistance. Les bonapar -
tistes dissidents songèrent mème un moment à pre-
senter la candidature deM. Napoleón Bonaparte dans
une vingtaine de dépar lements . Le fils de l'ancien roi
de Westphalie, n o m m é p a r son cousin ambassadeur
de la République française à Madrid, avait dit à ses
amis en passant à Bordeaux, que le president de la
L E S P A M P H L E T S L É G I T I M I S T E S . 1 5 7
Républ ique, <c dominé par les chefs d u mouvement
réact ionnaire, ne suivait pas l ibrement ses i n s p i r a -
t ions; qu'impatient d u joug, i l était prèt à le secouer,
et que, p o u r l u i venir en aide, i l fallait aux elections
prochaines en voyer à la C h a m b r e des hommes hostiles
à son gouvernement plutòt que des hommes d u parti
moderé *. »
Ces disidences, en réalité p e u sérieuses, n'empé-
chèrent pas le part i bonapartiste de se fondre tout
entier au m o m e n t des elections dans ce qu'on appelait
le grand parti de l'ordre, representé par le comité de
la rue de Poi t iers . M. T h i e r s y siégeait à còté de
M . de Pers igny, M. d'Haussonvil le à c ò t é d u general
Piat, M. de Brogl ie à còté de M . L u c i e n M u r a t ,
M . D u v e r g i e r de H a u r a n n e à còté de M. A c h u l e
F o u l d . L a légit imité, le bonapart isme et l'orléa-
n i s m e , unis de cceur et d'intelligence, c o m p r i r e n t
que l e u r devoir était de combattre les doctrines per-
verses qu'ils prétaient à leurs adversaires. U n e sous-
cr ipt ion ouverte le 28 mars p a r m i les membres d u
comité central de la rue de Poitiers produisit 50 000
francs en quelques heures. L e comité lançait, u n mois
après, dans la c i rculat ion 577000 exemplaires de
divers écrits p o u r la defense de la famil le, de la p r o -
priété et d é l a r e l i g i o n .
O n demoralise u n peuple en l u i p r é c h a n t des doc-
trines mauvaises; on ne le demoralise pas m o i n s en
l u i p r é c h a n t la peur, qui est l'aveugle negation de
toutes les doctr ines. L e conservateur, n o n content
1. N a p o l e ó n H I , par Mansfeld:
158 I N T R O D U C T I O N .
de combatiré théoriquement le socialisme, prit à
tache d'effrayer les esprits et de rendre les socialistes
odieux. La F r a n c e , au moment des elections, fut
inondée de petits livres pleins des plus odieuses
calumnies contre les partisans de la democratic;
l 'histoire doit tirer de l'oubli quelques-uns de cés
miserables pamphlets pour le chàtiment des partis
qui les payèrenL
Dieu levoudra porte cette épigraphe : « Les répu-
blicains de bonne foi sont des idiots. » Ce que Dieu
voudra , c'est le re tour d'Henri V. L 'auteur parle
ainsi au lecteur : « Pour te donner une idée des
vertus et des bontés de ce noble prince que tu as si
miserablement proscrit en 1830 , écoute les paroles
sublimes que j ' a i eu le bonheur d'entendre sortir de
la bouche de ce noble enfant de la France au mois
de décembre 1 8 4 3 , lors de son voyage à Londres ; il
venait de repondré à un nombre considerable de
Français qui y étaient aliés pour le visiter, et la main
posee sur son cceur : « Fait pour la France et par la
F r a n c e ! »
Grandeurs et gloires de lamaisonde Bourbon; —
A bas la folie révolutionnaire et sociale, sont aussi
des pamphlets légitimistes. Le premier exhale un
parfum clerical très prononcé : l ' auteur approuve
fort l'expulsion des juifs de l'Espagne par Philippe I I ;
le second estspécialement dirige contre la revolution
de Juillet, qu ' i l t ra i te de « folie et sanglante orgie
révolutionnaire ». L 'auteur de ce pamphlet, grand
partisan de la Iégalité des ordonnances, nous a p -
prend que Jacques Laffitte avait pour complices trois
L E S P A M P H L E T S O R L E A N I S T E S . 159
forçats liberes dans sa conspiration contre la Res-
tauration, et que les républicains sont « des croütes ,
des cretins politiques, des bastr ingueurs, des culot-
teurs de pipes, des spadassins, des ruineurs de fa-
mille, des tapageurs, des barricadeurs » , et enfin
« les bouchers du peuple ».
Un autre pamphlé ta i re , après avoir exposé les
titres de diverses maisons royales,s 'écrie: « Eh b ien!
peuple, tu as entendu? quelle famille plus que celle
des Rourbons a mérité de la France , de la patrie et
de toi?. . . C'est peut-étre celle de Ledru-Roll in?. . . tu
rouffis. Alors, c'est celle de P roudhon . . . tu fais le
signe dé l a croix... J 'entends, c'est celle de Flocon. . .
Flocon! . . . nom d'une pipe! je ne t'en demande pas
davantage. Cependant, peuple, cette familleàlaquelle
tu dois tant est proscrite. . . , etc. »
La corde bonapartiste vibre surtout dans Ce qui
arriveraitsi... la véritéaux ouvriers, aux paysans, au
soldats. D'après l 'auteur, si la République était main-
tenue, « on supprimerai t le t ra i tement des legion-
naires, on renverserait l'hotel des Invalides, on je t te -
rait au vent les cendres de l 'Empereur , on vendrait
ses vieux trophées ». Les républicains sont les allies de
l'étranger, ils empéchent qu'on ne fasse du bien aux
ouvriers. Comment ont-ils t rai te la garde municipale
en Février? L'auteur répond : « La plume se refuse
à l 'écrire. Cette garde a été làchement assassinée et
chassée par les demagogues et leurs amis les repris
de just ice; ses casernes ont été pillees et en parlie
incendiées. Leurs chevaux leur ont été volés par une
horde de veritables brigands sortis on ne sait d 'oú.»
160 I N T R O D U C T I O N .
L e Petit manueldu pay san électeiir ,\& Lettre d'un
make de village à ses administrés, et les Partageux,
sont de cur ieux échantil lons de la haine qui animait
les orléanistes contre la Républ ique. L e premier forme
u n recuei l de dialogues dans le goüt d u suivant :
« M. HARDY : L e s montagnards sont des républicains
farouches, ou plutòt des espéces de t y r a n s ; ils sont
pires que les sauvages de Y A m é r i q u e . Les socialistes
et les communistes sont des montagnards renforcés;
c'est u n ramassis d'aventuriers, d'hommes ruines,
criblés de dettes, échappés des prisons et des g a -
leres. — JEAN : Mais oú veulent- i ls dono en v e n i r ?
— AUGUSTIN : P a r b l e u , c'est bien clair , à mettre la
mains dans nos poches. — M. HARDY : R i e n de plus
v r a i . — AUGUSTIN : l is p r e n d r o n t encore ta femme
à ton nez, et t u n'auras r i e n à d i re. »
L e second contient une physiologie complete du
républ icain : « L e s républicains sont d'un rouge
tendre o u d'un rouge s a n g ; mais le mei l leur des
rouges ne vaut pas g r a n d chose. Vous savez, on dit :
T o u t bon ou tout mauvais. L e s r é p u b l i c a i n s , c'est
tout mauvais. E t puis u n r o u g e n'est pas u n h o m m e ,
c'est u n rouge ; i l ne raisonne pas, i l ne pense plus, i l
n'a n i le sens du v r a i , n i le sens d u juste, n i celui d u
beau et du b i e n . Sans dignité, sans m o r a l i t é , sans i n -
telligence, i l fait le sacrifice de sa l iberté, de ses
inst incts, de ses idees, a u t r i o m p h e des passions les
plus brutales et les plus grossiéres; c'est u n étre
déchu et degradé. 11-porte b i e n , du reste, sur sa
figure, le signe de cette déchéance : une physionomie
abattue, abrut ie, sans expression, les yeux ternes,
LES PRELUDES DU 13 JUIN. 161
mobiles, n'osant jamais r e g a r d e r . e n face, et fuyanL
comme ceux d u cochon. » I I suffit maintenant de
donner les titres des chapitres d u dernier de ces p a m -
phlets : Orgies révolutionnaires, •— les étrangleurs,
— les ravageurs, — les chauffeurs, — les démolis-
seurs, — les terroristes.
Ces ignobles petits l ivres n'étaient pas seulement
répandus à la maniere des bibles; les curés les lisaient
à leurs paroissiens, les maires à leurs administrés,
les notaires à leurs clients. L a conspirat ion de la
calomnie réussit. L e resultat des elections assura une
majorité considerable au p a r t i conservateur dans
l'Assemblée legislative.
Les athletes royalistes du temps de la Restaura-
tion et de Louis-Phi l ippe remontérent sur la scene.
M. Guizot seul ne r e n t r a pas dans la c a r r i è r e ; les
électeursrefusèrent de la r o u v r i r devant l u i et devant
M. D u c h à t e l . M. Guizot, dans sa c i r c u l a i r e , avait
cependant fait acte complet d'adhésion au bonapar-
tisme : ce L e Gonsulat, l'Empire, la Restaurat ion et
1830, disait-il aux électeurs d u Calvados, ont été
des gouvernements sérieux; les partisans de ees trois
gouvernements, les hommes formés dans leurs cours
et sous leur i n f l u e n c e , sont des hommes d'ordre.
Quandl'ordre est en peril, leur alliance est nécessaire.»
L e 28 m a i , à m i d i , eut l ieu l'ouverture de l'Assemblée
legislative, sous la présidence du doyend'àge, M. de K é -
ratry . L'histoire peut laisser de còté ces premieres
séances, oú les partis m o n t r è r e n t d é j à l e u r a n i m o s i t é i ,
1. M. Ledru-Rollin, dans la séance du 29 mai, témoignant à la tribune
la crainte de voir l'Assemblée menacée p a r les forces rassemblées p o u r a
T A X I L E D E L O R D . I . — 11
465 INTRODUCTION.
pour a r r i v e r tout de suite à la journée d u 13 j u i n .
Les operations du siege de R o m e trainaient en
longueur. L e general Vai l lant, charge de la direction
du siège, avait r e ç u , en partant, de M. L o u i s B o n a -
parte et avec le consentement des ministres, une p a -
tente de general en c h e f ; on craignait que le general
O u d i n o t ne fut pas capable de conduiré l'entreprise
à bonne f i n . M . de Gorcelles somma le general V a i l -
lant de prendre le commandement en chef; il refusa
péremptoi rement, disant que la mission de tuer la R é -
publique romaine ne convenait pas à la Républ ique
f rançaise; le resultat' des elections et la journée du
13 j u i n m i r e n t f i n à ses scrupules; il fit venir , des que
la nouvelle de ees événements fut c o n n u e a u quartier-
général, les pieces de siège restées sur le r ivage à
F i u m i c i n o , et commença les operations régul ières;
elles suivi rent l e u r c o u r s , et le 2 juil let les Français
entraientà R o m e . *
L e 10 j u i n , à la nouvelle que l'armée française se
bat sous les m u r s de R o m e , une immense emotion
s'empare de Par is et de l'Assemblée. M. Rac monte
à la t r ibune pour demander au ministre des affaires
étrangères des renseignements. M. D r o u y n de L h u y s
est absent; ses collègues n'ont pas entre leurs mains
les dépéches reçues; la demande d'une séance noc-
défendre, sentit tout à coup tomber sur ses épaules quelque chose comme
une grèle de coups de poing assénés par la main d'un enfant en colère;
des mots entrecoupés accompagnaient ces violences. L'orateur se retourne
pour chercher d'oü peut lui venir cette attaque imprévue; il se trouve
en face du doyen d'àge, qui continue d'une voix que la colère fait paraitre
encore plus cassée : « Ce sont vos commissaires qui envahissent les
Assemblees, oui, oui, vos commissaires! » M, Ledru-Rollin se contenta
de repondré, en montrant M. de Kératry : « 11 me bat! »
L E S P R E L U D E S DU 13 J U I N . 1 6 3
turne est repoussée. L a nuit s'écoule dans une fié-
vreuse inquietude. L e lendemain, le comité démo-
cratique socialiste formé pour les elections adresse
à l'Assemblée une proclamation qui se t e r m i n e
a i n s i :
« Membres de l 'Assemblée nationale , souvenez-vous que vous ates
les mandataires du peuple souvera in .
> Art ic le 1 1 0 : L 'Assemblée nationale confie le dépòt de la Con-
titution et des droits qu 'e l le confère à la garde et au patriotisme de
tous les França i s .
ï É lus du departe ment de la Se ine , é n t r e l e peuple et vous , il a
été dit le 1 3 mai :
i Si la Constitution est violée, les representants du peuple doivent
donner au peuple l 'exemple de la res i s tance . >
L a Montagne, obéissant à la t radit ion, se met éga-
lement en communicat ion directe avec le peuple;
ses membres lancent cette declaration :
« En face de la dépèche qui prouve j u s q u ' à l ' év idence la violation
audacieuse de la Constitution par Louis Bonaparte et ses ministres ,
et leur désobéissance à la del iberation de l 'Assemblée coustituante
en date du 7 mai dern ie r , la Montagne n e p e u t que protester é n e r -
g iquement .
» Que le peuple reste ca lme. 11 peut compter que la Montague se
montrera digne de la confiance dont il l ' honore ; elle fera son de-
voir . »
VAssociation démocratique des amis de la Consti-
tution proteste devant les nations contre toute solida-
nte qu'on voudrait infliger a l a F r a n c e dans u n c r i m e
que le p r e m i e r pouvoir de l'État, l'Assemblée const i -
tuante, avait v o u l u prevenir . « Que la responsabilité
de ce g r a n d attentat retombe done tout entiére sur
ceux qui l'ont encourue !»
164 I N T R O D U C T I O N .
De nombreuses protestations circulent dans les
rangs de la garde nationale et se couvrent de signa-
tures. L'aspectde P a r i s est t r is te; de longues files de
convois conduisent vers les cimetières les nombreuses
victimes d u cholera; u n air chaud et l o u r d c o m m u -
nique aux esprits une lassitude mèlée d'irritation. Les
nouvelles lúgubres se s u c c è d e n t : la Russie masse ses
baïonnettes sur les frontières de la Gall icie; la Prusse
dir ige une armée contre les insurges de Raden-Baden.
Ces nouvelles, au dehors comme au dedans de l'As-
semblée, remplissent les cceurs d'une colère sourde.
U n e attente pleine d'anxiété pese au debut de la
séance d u 11 sur l'Assemblée.
M. L e d r u - R o l l i n monte le p r e m i e r à la t r i b u n e
sa contenance est assurée, son geste c a l m e , sa voix
lente et mesurée. P e u de mots l u i suffisent pour dé-
m o n t r e r quel'article 5 de la Constitution a été violé
et le vote de la Constituante du 7 mars foulé aux
pieds. M. L e d r u - R o l l i n ajoute qu'il ne vient pas
adresser des interpellations au gouvernement, mais
déposer u n acte d'accusation contre le president de la
Républ ique et contre ses m i n i s t r e s ; il termine ainsi ,
en parlant de l'échec de la vil la P a n f i l i : « E t mainte-
nant u n seul mot, et c'est le dernier . l\ ne faut pas
égarer l'opinion p u b l i q u e ; il ne faut pas faire croire
que nous voulions aller contre notre drapeau. Nous
sommes plus que personnes interessés à la sauve-
garde de notre h o n n e u r ; mais lors mème que nous
aurions subi u n échec, i l ne faut pas que nous aggra-
vions notre position en cherchant à la réparer dans le
sang, en rentrant dans R o m e de vive f o r c e : car ce ne
LEDRU-ROLLIN DEMANDE L A M I S E EN ACCUSATION DU P R E S I D E N T . 165
serait pas une victoire, ce serait une honte. I I n e p e u t
y avoir de v ictoire contre le droit . I I y a quelque
chose de supérieur à la question d'honneur, c'est la
question de droit, c'est la question de justice i m m o r -
telle. ))
A ces mots, u n frémissement c o u r u t dans l'As-
semblée.
Louis-Phi l ippe avait fait contre l'Autriche l'expé-
dition d'Ancòne, expedition t imide, insuffisante, au
dire d u chef de la gauche dynastique, indigne de la
grandeur de la F r a n c e ; M. Odilon Barrot est oblige
aujourd'hui de defendre une expedit ion q u i ne peut
se comparer qu'à la campagne d'Espagne en 1823.
M. Odilon B a r r o t , plus g o u r m é , plus boursouflé que
jamais, se traine dans delongues etfi landreuses expl i -
cations sur les origines de 1'expedition, sur la part que
l'Assemblée constituante y a prise, et sur le but que
lui assigne le gouvernement français. I I s'efforce en
vain de cacher sous la pompe des mots la honte des
choses, et de rassurer l'opinion en declarant que le
president de la R é p u b l i q u e en restaurant le pape
n'entend nul lement restaurer les abus de la papauté.
M. L e d r u - R o l l i n descend lentement des bancs
eleves de la gauche pour repondré au m i n i s t r e ; sous
son calme apparent, on devine une emotion qu'il a
de la peine à contenir : cette emotion augmente à m e -
sure qu'il parle. L'orateur, à la fin de son discours,
releve la tète, il promène fièrement ses regards a u -
t o u r de l u i , et i l jette cette menace au g o u v e r n e m e n t
et à l'Assemblée : « Les fails sont là, les textes de
nos decisions sont explicites. Vous avez manqué à
166 I N T R O D U C T I O N .
votre devoir, vous avez manqué à votre mission. L a
Consti tut ion a été violée, nous la défendrons par
tous les moyens, m è m e p a r l e s armes! »
Les membres de la droite, debont, frémissants de
colère, rappellent M. L e d r u - R o l l i n à l'ordre; il r é -
pond d'une voix q u i domine les clameurs : « L a C o n -
stitution est confiée au patriotisme de tous les F r a n -
çais. J'ai dit, et je le répète : la Constitution violée
sera défendue par nous, m è m e les armes à la main. »
Les amis de la République entendirent ces paroles
généreuses avec u n sentiment d'approbation et de
douleur à la fois. L'opinion publ ique commençait à
se r a s s u r e r ; les idees democràtiques gagnaient de
j o u r en j o u r plus de terrain dans le peuple et dans la
bourgeoisie. L a politique du part i républicain se r é s u -
mait par u n seul mot : at tendre; i l aima m i e u x en
appeler aux armes, comme si u n an après les journées
de J u i n , cet appel pouvait avoir de f e c h o . Quelques
centaines de gardes nationaux appartenant aux d i -
verses legions répondirent seuls à la voix de M. L e d r u -
R o l l i n . Cette troupe, grossie d'une bande d'ouvriers,
partit d u Cháteau-d'Eau le 13 j u i n , à onze heures
d u m a t i n , et se dirigea vers la Madeleine en criant :
V i v e la Const i tut ion! V i v e la Républ ique! V i v e l'Italiel
L e general Changarnier a pris ses dispositions. L a
colonne, parvenue à la h a u t e u r de la r u e de la Paix,
se t rouve en presence de trois regiments de cavalerie
et de deux bataillons de gendarmerie, qui débouchent
de la place Vendóme" au pas de course, et jettent
le desordre dans la foule; ces troupes chargent le
peuple sur toute la longueur des boulevards. A u c u n e
LE G E N E R A L C H A N G A R N I E R T R I O M P H E SANS C O M B A T T R E . 1 6 7
resistance ne leur est opposée; les auteurs de la m a -
nifestation se contentent de cr ier : A u x armes! en
se dispersant. Quelques fuyards sont foulés aux pieds
des chevaux ou blesses par les baíonnettes des g e n -
darmes ; cinq ou six coups de feu partent des rangs
des soldats près de la r u e Laff i t te, nulle part d'en-
gagement sérieux. Quelques tentatives de barricades
dans le quartier Saint-Mart in sont bientòt répr imées.
A trois heures, París était t ranqui l le et occupé
mil itairement.
L'ordre du j o u r à l'Assemblée n'annonçait qu'une
reunion dans les bureaux. Les representants, c o n -
voqués à domici le vers u n e heure, a c c o u r u r e n t au
Palais législatif. L e president D u p i n occupe le f a u -
t e u i l ; M. Odilon B a r r o t , du haut de la t r ibune, de-
clare de sa voix la plus lente et la plus solennelle,
que des rassemblements considerables se sont formés,
et qu'au besoin le gouvernement n'hésitera pas à de-
mander les pouvoirs nécessaires p o u r répr imer l'in-
surrection. U n e dépéche d u ministre de l'intérieur l u i
est apportée; le president du Conseil, après l'avoir
parcourue à la hate, propose à l'Assemblée de se
declarer en permanence et de n o m m e r une commis-
sion chargée de presenter d'urgence u n rapport sur
la mise en état de siège de Par ís . L e rapporteur de la
commission, M. Gustave de Beaumont, a terminé son
travail à cinq heures. Les conclusions de ce rapport
sont adoptées, et pour la seconde fois, depuis le mois
de févr ier 4848, la capitale de la F r a n c e se t rouve
placee sous l'empire de la loi mi l i tai re.
Les j o u r n a u x la Reforme, le Peuple, la Démocratie
168 I N T R O D U C T I O N .
pacifique, la Revolution démocratique et sociale, la
Tribune des peuples, la Vraie République sont sup-
primés par décret. Cette mesure ne suffit pas. Des
enrages de moderation avaient formé le projet de
br iser les presses du National le j o u r du convoi des
vict imes d e F i e s c h i ; ils durent l'abandonner devant
la reprobation publique. M. Dufaure étant ministre
de l'intérieur en 1849, deux officiers de la garde
nationale, les sieurs V i e y r a et de K o r c y , reçurent la
mission de se porter sur les imprimeries desjournaux
supprimés, et de les mett re « dans u n état qui ne
leur permit pas de fonctionner pendant longtemps ».
M M . Boulé et Proust , propriétaires de ees i m -
p r i m e r i e s , pretaient leurs presses à des j o u r n a u x
d'opinions les plus disparates. M . Proust , blessé en
j u i n 1848, dans les rangs de la garde nationale,
se t rouvait encore dans les mémes rangs au moment
o ú des gardes nat ionaux saccageaient son éta-
blissement. M . P r o u s t et M. Boulé déposérent une
plainte en justice contre les auteurs de ees attentats;
la chambre des mises en accusation declara qu'il
n'y avait pas l ieu à suivre.
L a majorité royaliste victorieuse s'empresse de
profiter de sa v ictoi re: les demandes en autorisation
de poursuites se succèdent, t rente-trois represen-
tants sont decretes d'accusation; le règlement s'en-
r ichi t d'une nouvelle peine disciplinaire, l'exclusion
temporaire d u l ieu des séances; le general C h a n -
garnier est rétabli dans le double commandement
des gardes nationales de la Seine et de la l r e division
m i l i t a i r e ; une loi provisoire suspend les clubs pendant
P 0 U R S U 1 T E S E X E R C É E S CONTRE D E S D E P U T E S . 169
une année; la dissolution de trois légions de la
garde nationale est maintenue. M. Dufaure présente
u n projet de loi contre la presse, qui punit les
offenses envers la personne d u president de la R é -
publ ique, privilege r o y a l ! L a loi sur l'état de siège
confère aux t r ibunaux militaires le droit de con-
naítre des crimes et des délits contre la süreté de
la Républ ique, la Const i tut ion, l'ordre et la paix
publiques, quelle que soit la qualité des auteurs
pr incipaux et des complices. M.Grévy s'écrie: « C'est
la dictature mi l i tai re. » M. Dufaure r é p o n d : « C'est
la dictature parlementaire, l'application de l'antique
m á x i m e : « Saluspopulisuprema lex esto. »
L e bonapartisme comptait parmi ses adeptes u n
groupe de républicains honnètes et candides, q u i
se plaisaient à voi r dans M. L o u i s Ronaparte « le
chef, l'initiateur, le modérateur à la fois de la grande
democratic française. » L'expédition romaine l u i
ouvr i tenf ïn lesyeux. M. Peauger, d i recteur d e i ' J m p r i -
merie nationale, envoya sa démission à son ancien
col laborateurdu Précurseur de VOuest, en y joignant
ees mots: « Ceux qui vous ont aimé et qui feraient
encore des vceux pour vous, si les voeux pouvaient
quelque chose, n'ont plus qu'un genre de service
k vous rendre, s'il y a m o y e n , au v r a i sentiment de
votre situation et de votre origine. » Les b o n a -
partistes républicains se faisaient i l lusion sur la
situation et sur l'origine de M. L o u i s R o n a p a r t e ;
i l devait le pouvoir non pas aux républ icains, mais
aux ennemis de la R é p u b l i q u e ; quant à son origine,
il était le fds adoptif de l'empereur Napoleón I e r , et
170 I N T R O D U C T I O N .
comme tel i l avait deux fois revendiqué à main ar-
mée le t r o n é de F r a n c e c o m m e sapropriété.
L e s vainqueurs ne se contentaient pas de proscrire
les vaincus, ils les calomniaient dans leurs journaux
M . L e d r u - R o l l i n , d u f o n d de sa retraite à Londres,
prit la p l u m e pour leur r e p o n d r é :
« Dans cette curée que les royalistes se sont ouver le , comme la
)) l iberté , comme le peuple , comme mes amis, j ' a i laissé ma part de
y> dépoui l les ; mais ne pouvant assouvir sur m a personne leurs
? implacables rancunes de F é v r i e r et d'avant Févr ier , mes loyaux
» ennemis se sont j e tes sur mon honneur , et , pendant quatre mois,
» tous ces braves m'ont accuse de làcheté, de desertion à l 'heure
» de la bata i l le . J e n'ai pas voulu repondré aux Bayards si connus
> de Févr ie r et de J u i l l e t . . . Que m'importait , d 'ai l leurs? n 'avais- je
» pas pour me v e n g e r la p r e u v e publique imminente au procés, les
» témoignages à l ' a u d i e n c e qu'on ne pouvait suppr imer ni travestir :
» n 'étais- je pas certain qu'il sera i t fait justice, au grand j o u r , en
Ï plein débat , de toutes ses fables bur lesques , inventées ou ramas-
» sees sous toutes l e s polices et perfidement enchàssées dans les
» requisit ions, à cette honnéte fin d e f r a p p e r dans un des fonda-
» teurs de la R é p u b l i q u e , la Républ ique e l le-mème?
» Aujourd 'hui , quoique un arret ait suppr imé violemment la dé -
» fense genéra le de la cause et de ses martyrs , cette preuve que
)> j 'at tendais s 'est faite p a r le témoignage de mes amis , dont la pro-
» bité fidèle m'a touché profondément et me console de toutes ces
» avan ies .
» Dans la journée du 1 3 j u i n , au Conservato i re , nous avons vu l a
» mort d'assez près , q u e l q u e s - u n s de mes amis et moi, le long du
» mur a l ignés , sans armes et sans defense, sous le feu d'un peleton
» qui nous tenait a jus tés , et qui n'attendait plus que le dern ier
» commandement. L'officier, i v r e de fureur et de vin (disent p lu-
» s ieurs témoins) , levait son épée pour donner cet ordre de m o r t ,
» quand un chef supér ieur , accourant à toute b r i d e , n'eut que le
» temps de re lever les f u s i l s . « I l s sont pr isonniers , dit- i l ; s 'ils bou-
» gent , on les fusi l lera tout à l 'heure. » Oui, un instant de plus et
» nous tombions a s sas s inés , sans provocation, sans combat, sans
» explication, sans jugement , comme un troupeau qu'on mène à
» l 'abattoir ! . E h bien, à ce moment supreme, un seul des hommes
» ranges le long de ce m u r a-t-il baissé la tete, a-t-il, en suppliant,
» marchando pour sa v ie et fait prix pour son corps aux dépens de
» son h o n n e u r ? Quels sont les laches , de ceux qui setiennent ainsi
M. LEDRU-ROLLIN AU CONSERVATOIRE DES ARTS-ET-MÉTIERS. 171
» sous la mort , sans pàl ir , ou de ceux qui insultent le lendemain,
J> prudemment abr i tés derr ière les canons de l 'état de s iège? Non,
» non, pendant cette journée de sacrifice, j e n'ai point oublié u n
» instant que de tous ses representants , j 'étais celui que l a France
» venaif d 'honorer du plus grand nombre d e s e s suffrages!
» E t plus tard, en effet, lorsque j ' a i quitté le Conservatoire y
» avàit-i l lutte? Avais-je des amis engages dans un combat? II n'y
» avait ni combat ni lutte. Sans avoir rendu ni le droit ni les a rmes ,
» car j e n'avais p a s d ' a r m e s e t m o n droit restart entier sous la force,
» j 'étais pr isonnier de g u e r r e dans une place mal g a r d é e . J e me
» suis retiré l ibrement, sans la isser derr ière moi , ni ma parole que
» j e n'avais pas donnée, ni mes a m i s ; car , depuis plus d'un quart
» d 'heure , il ne restait que quatre d'entre eux aux Arts et Metiers :
» Martin-Bernard, Considerant, Guinard et moi , ni par consequent
» mon honneur . Depuis quand le prisonnier de guer re est-il lu i -
» mème justiciable de ses fers tombés * ? . . . D
M. L e d r u - R o l l i n , candidat à la présidence de la
R é p u b l i q u e , élu representant par cinq départements,
joignant à la grandeur de la position celle d u talent,
eut le tort d'oublier, le 13 j u i n , que sa place n'était
pas dans la r u e ; ses amis auraient dü T e n faire sou-
venir . U n chef c o m m e M. L e d r u - R o l l i n ne se r e m -
place pas aisément, non plus que des soldats comme
ceux que la prison et l'exil allaient r e n d r e inútiles à
leur parti. L e mot de Républ ique est resté sur les
monnaies jusqu'en 1 8 5 3 ; la seconde R é p u b l i q u e
française est morte le 13 j u i n 1849.
1. L e 13 j u i n , par Ledru-Rollin. Paris, au bureau du N o u v e a u M o n d e .
CHAPÍTRE V
L'EXPÉDITION DE ROME A L'INTÉRIEUR.
1 8 4 9 - 1 8 5 0 .
SOMMAIRE. — Le discours de Ham. — Le messager du 3 1 octobre. — La
pensée du 1 0 décembre. — Changement de ministére. — M. de Ray-
neval. — MM. D'Hautpoul, Ferdinand Barrot, de Parieu, Rouher,
Fould et Bineau. — Les deux fauteuils. — Le maréchal Jéròme Bona-
parte. — La loi sur l'enseignement. — M. Thiers et M. de Montalem-
bert parrains de la loi; alliance impossible de la religion et de la philo-
sophic — La loi sur l'enseignement et l'épiscopat. — Reorganisation
des écoles militaires. — M. Leverrier appuie la suppression de la gra-
TUITO. — M. Carlier fait abattre les arbres de la liberté. —MM. Carnot,
de Flotte et Vidal nommés representants à Paris. — Terreur du gou-
vernement à la suite des elections du 1 0 mars. —• Election de M. Eugène
Sue. — La grève des clients. — L'expédition de Rome à l'intérieur.
— Moralisation de la presse. — L'Assemblée se proroge. —Wiesbaden
ET Claremont. — Voyages et discours du president de la République. —
Revue de Satory. — L'Empire au baton. — Message du 1 2 novembre.
- Nouveaux conflits. — Preface du coup d'État. — Voyage de
M. Fleury à la recherche d'un ministre de la guerre. — L'Empire es
fait. — Le general Changarnier est destitué. — Le ministére de tran-
sition.— M. de Montalemberttémoin de M. Louis Bonaparte. — Rejet de
la dotation. — Reprise de l'expédition de Rome à l'intérieur. — Suspen-
sion du cours de M. Michelet. — Le discours de Dijon. — Réponse du
general Changarnier. — Representants du peuple, délibérez en paix !
Les consequences de la fatale journée du 13 juin
ne tardèrent pas à se montrer . Des elections nou-
velles étant devenues nécessaires par suite d'option
et de décès, le parti conservateur l'emporta dans les
dépar tementse t à Paris. L'Assemblée, après ces elec-
tions, voudrait se proroger, mais le peut-elle sans
LA R É P U B L I Q U E SUCCOMRE L E 13 JUIN. 173
peril ? M. D u f a u r e , ministre de l'intérieur, répond de
la t ranqui l l i té publique. Q u i se permettrait, d i t - i l ,
d'accuser le president de la République de projets
hostiles au pouvoir législatif, au moment méme oú
i l v ient de se l ivrer à H a m à u n acte de contr i t ion si
honorable pour lui et si rassurant p o u r l'Assemblée ?
M. Dufaure faisait al lusion au discours que M. L o u i s
Bonaparte venait de prononcer. L e prisonnier avait
v o u l u revoi r sa pr ison, « n o n par orguei l , mais par
reconnaissance ». A c c u e i l l i par des discours p o m -
peux, il avait r é p o n d u : « A u j o u r d ' h u i , qu'élu par la
France entiére, je suis devenu chef legitime de cette
grande nation, je ne saurais me gloritier d'une capti-
vité qui avait pour cause l'attaque contre un gouver-
nement régulier. Q u a n d on a v u combien les r e v o l u -
tions les plus justes entrainent de m a u x après elles,
on comprend à peine l'audace d'avoir v o u l u assumer
sur soi la terr ible responsabilité d'un changement . »
L e discours du president de la Bépuhl ique prononcé
dans u n banquet se terminait par u n toast en l'hon-
neur « des hommes determinés, malgré leurs con-
victions, à respecter les institutions dans leur pays ».
L'Assemblée, rassurée par ce repentir platonique,
se prorogea du 13 aoüt au 30septembre.
L e bonapartisme et le part i conservateur vivaient,
en apparence d u moins, dans une cordiale intimité.
M., T h i e r s a dit lui-méme que pendant u n an, à dater
du l O d é c e m b r e 1848, i l avait gouverné la F r a n c e .
M. Odi lon B a r r o t eomptait sur une longue durée de
son p o u v o i r ; i l polissait l'allocution qu'il devait p r o -
noncer comme minist re de la justice à la cérémonie
174 I N T R O D U C T I O N .
de l'institution de la magistrature, lorsque le mes-
sage d u 31 octobre éclata comme la foudre dans u n
ciel serein. E n voici quelques extraits :
« J ' a i la issé ar r iver aux affaires les hommes d'òpinions les plus
diverses , mais sans obtenir les resultats que j 'attendais de ce r a p -
prochement. Au l ieu d'une fusion de nuances , j e n'ai obtenu qu'une
neutralisation de forces.
» Au mi l ieu de cette confusion, la F r a n c e inquiete , parce qu'el le
ne voit pas sa direction, cherche la main, la volonté de l 'élu du 1 0
décembre . Or cette volonté ne peut étre sentie que s'il y a commu-
nauté entiére de vues , d ' idées , de convictions entre le president et
ses ministres , et s i l 'Assemblée s 'associe e l le-mème à la pensée
nationale dont l 'élection du pouvoir exécutif a été l ' express ion.
» Tout un système a tr iomphé p a r mon election, ca r le nom de
Napoleón est à lui seul un p r o g r a m m e ; il veut dire : A l ' intérieur,
o r d r e , autorité, re l ig ion et bien-ètre du p e u p l e ; à l ' ex tér ieur , di-
gnité nationale. C est cette pol i t ique, que je veux faire tr iompher
avec l 'appui du pays , de l 'Assemblée et celui du peuple . J e veux
ètre digne de la confiance de la nation en maintenant l a Constitu-
tion que j 'a i j u r é e . »
L e s nouveaux ministres étaient-ils plus capables
que les autres de faire sentir la pensée du 10 dé-
cembre ? M. de R a y n e v a l , minist re des affaires étran-
gères, l'un des négociateurs de Gaéte, représentait
avant tout la pensée d u part i c ler ical . M. d'I íautpoul,
ministre de la g u e r r e , tour à tour légitimiste, or léa-
niste, r é p u b l i c a i n , ne représentait que son intérèt
personnel. M. F e r d i n a n d B a r r o t , ministre de l'inté-
r ieur , devaitson portefeuille à s o n n o m et à l'aíïec-
t ion d e M . L o u i s Bonaparte. M. de P a r i e u , ministre de
l'instruction publique, n'était c o n n u que par ses p r o -
fessions de foi républicaines, et p a r l e discours r e m a r -
quable qu'il avait prononcé dans la discussion de la
Const i tut ion, sur l'article concernant le pouvoir exé-
LE D I S C O U R S DE H A M . 1 7 5
cutif ; M. R o u h e r , ministre de la justice, avocat du
barreau de R i o m , presenté par M. de M o r n y à M .
Guizot, repoussé par les électeurs censitaires en
1846, nommé representant du peuple par le suf-
frage universel, était u n homme de t r e n t e - c i n q ans,
de belle prestance, ambit ieux, labor ieux, assis sur
son banc dés l'ouverture de la séance, en habit noi r ,
en cravate blanche, parleur facile, mais sans autre
grace, sans autre l ittérature que celle d'un substitut
tenant l'audience civile. M. R o u h e r avait sollicité d u
gouvernement républ icain une présidence de c o u r
d'appel, quitte, si ce gouvernement tombait , à t ra i ler
la revolut ion de F é v r i e r de catastrophe. L e n o u v e a u
ministre de la just ice, sans préjugé, sans o p i n i o n ,
oublieux de la veille, insoucieux du l e n d e m a i n , ne
voyant que le moment, représentait la pensée d u
10 décembre c o m m e il aurait p u représenter la p e n -
sée de M. Guizot ou celle du general Cavaignac.
M. A c h i l l e F o u l d , que personne ne se serait
attendu à vo i r t ransformer en missionnaire de la
pensée d u 10 décembre, br i l la i t au m i n i s t è r e des
finances comme l'arc-en-ciel destiné à rassurer la
Bourse. Qu'est devenu le temps o ú M. F o u l d disait
à M. Goudchaux, ministre des finances de la R é p u -
blique : « Y o u s ne pouvez faire h o n n e u r aux bons d u
T r é s o r n i aux livrets de la Caisse d'épargne; s u p p r i -
mez tout bonnement le payement de la rente ! » Ge
radicalisme f inancier, loin de nui re à M . F o u l d , le
mettait en grande estime auprès des spéculateurs
qui fondaient l e u r fortune sur celle d u bonapar-
t isme; ils n'étaient pas fáchés de voi r à la tete des
176 ' I N T R O D U C T I O N .
finances u n ministre capable de prendre une mesure
h a r d i e , si les circonstances l'exigeaient. M. F o u l d
avait r e n d u à M. L o u i s Bonaparte un service consi-
derable : les billets à ordre portant la signature d u
prétendant circulaient en g r a n d n o m b r e sur la place
de L o n d r e s ; u n spéculateur hardi ou u n gouverne-
ment pouvait, en rachetant ces litres à bas p r i x , tenir
le scandale d'une incarcerat ion suspendu sur la
tète du débiteur. M. F o u l d fit u n voyage à L o n d r e s
et à son r e t o u r i l r e m i t une liasse de papiers à
M. L o u i s Bonaparte, en l u i d i s a n t : « V o u s n'avez
plus désormais qu'unseul créancier .» L e portefeuille
des finances était la juste recompense de ce b e a u
trait. M. Bineau, ministre des travaux publics, ancien
élève de l'École polytechnique, ancien depute d u
centre g a u c h e , ancien commissai re extraordinaire
de la R é p u b l i q u e près les chemins d u Centre et d'Or-
léans, n'était qu'une creature de M. F o u l d . M. Dumas,
ministre de l'agriculture et d u c o m m e r c e , ancien
p h a r m a c i e n , chimiste distingué, commençait à jouer,
avec moins de science que Cuvier et moins d'esprit
que T h é n a r d , le róle de savant d'État rempl i par ces
deux personnages sous la Restaurat ion et sous la
monarchie de Jui l let.
L e message, en attendant que le ministère revelat
par ses actes la pensée d u 10 décembre, la laissait
entrevoir par l'aííectation de son auteur à nepas p r o -
noncer une se ule fois le mot de liberté. L a majorité
l u i p a r d o n n a i t c e t o u b l i , mais nonl'intention evidente
de transformer le message en une sorte de manifesté
de gouvernement personnel ; la majorité n'attendait
F A U S S E E N T E N T E E N T R E L E S POU VOIRS LÉGISLATIF ET E X É C U T I F . 177
qu'une occasion pour faire éclater son indignat ion.
L e gouvernement de la Restaurat ion avait garde la
magistrature de l'Empire, la monarchie de Jui l let
consérvala magistrature de la Restaurat ion. L a R e v o -
lution de F é v r i e r main tint la magistrature de la m o -
narchie de Jui l let ; le gouvernement présidentiel f it, à
son tour, ce qui se comprend plus faci lement, u n bail
avec la magistrature de la R é p u b l i q u e . L e s conser-
vateurs pretendent que les serments prétés par les
mèmes magistrats à tant de gouvernements si divers
ajoutent beaucoup à la considerat ion de la magis-
trature et aux garanties auxquelles les justiciables
ont droit . Quoi qu'il en soit de cette théorie, les m a -
gistrats prètèrent u n nouveau serment à M. L o u i s
Bonaparte; les grands corps de l'État f iguraient à l a
cérémonie. L e fauteuil d u president de l'Assemblée
legislative s'étant trouvé place u n peu plus bas que
celui d u p r é s i d e n t d e l a R é p u b l i q u e ,M. Desmousseaux
de Givré protesta contre cet abaissement, et fit decider
qu'à l'avenir l'Assemblée legislative n'assisterait à a u -
cune cérémonie publique : telle fut la réponse de la
majorité au message.
Get orage passé, la bonne intell igence semble r e -
naitre, dansles premiers j o u r s de 1851, entre le p o u -
voi r exécutif et la major i té. Gette derniére, toujours
u n peu taquine, t rouve mauvais que le présidentdela
Républ ique n o m m e son oncle m a r é c h a l de F r a n c e ;
elle suppute que le t rai tement de m a r é c h a l , ajouté
à celui de general en activité et de gouverneur des
Invalides, forme u n total considerable: cet acte de
nepotisme à rebours blesse la conscience severe de
TAXILE DELORD.
478 IN TRODUCTION.
puri tains de la droite. L e s vieilles susceptibilités se
révei l lent des deux còtés, envenimées par la presse
n a p o l é o n i e n n e : leDixdécembre, le Napoléonien trú-
tent les questions polit iquesavec la franchise de vieux
grognards et la maladresse de consents peu habitués
au maniement de la p lume. A u mil ieu de ces escar-
mouches, u n projet de loi est presenté à l'Assemblée
p o u r augmenter la solde des sous-officiers. L e minis-
t re de la guerre declare que l'armée manque de bons
sous-officiers, attendu que ceux-ci , dés qu'ils ontper-
d u Fespoir de passer officiers, s'empressent de quitter
le service. Napoleon, ajoutait- i l , Fa d i t : « I I f a u t e n -
courager par tous les moyens les soldats à rester sous
les drapeaux, ce que l'on obtiendra facilement en t é -
m o i g n a n t une grande estime aux vieux soldats. I I f a u -
drait augmenter la solde en raison des années de ser-
v i c e ; car i l y a une grande injustice à ne pas mieux
payer u n vétéran qu'un soldat. »
L'opposition, au l ieu de combattre ces theories
surannées, présente u n projet analogue à celui du
gouvernement, avec cette difference que l'augmenta-
t ion des dépenses resultant de l'augmentation de la
solde sera couverte a u m o y e n d'une d i m i n u t i o n de
l'effectifde troupes. L e general Subervie et le colo-
nel Charras parlent en faveur des sous-off iciers;
M. L a g r a n g e reclame à son t o u r pour les caporaux
et p o u r les brigadiers. L a Montagne croit ainsí se
populariser dans l'armée. L a majorité, ne voulant
mécontenter n i l'armée n i le pouvoir exécutif, r e m -
place l'augmentation par une pr ime allouée au r e n -
gagement.
LA LOI S U R L ' E N S E I G N E M E N T , 179
Le projet de loi sur les sous-officiers avait excité
les méfiances de l 'Assemblée; le pouvoir exécutif
cherchant à gagner l 'armée, le pouvoir législatit
devait de son còté pourvoirà sa süre té ; ces preoccu-
pations donnèrent lieu à la presentation d 'une pro-
position de M. Pradié sur la responsabilité des agents
du pouvoir et sur la resistance légale.
Le parti conservateur cherchait depuis longtemps
a se rendre maitre de la direction de l 'enseignement;
il réclamait à grands cris la presentation du projet
de loi sur l 'instruetion publ ique; la presse réaction-
naire redoublait, en attendant, de calomnies contre
les inst i tuteurs primaires. Le conseil d 'État ne se
pressant pas de terminer l'examen de ce projet,
M. de Parieu y suppléa par ce qu'il appelait « le petit
projet », lequel consistait à placer, jusqu 'à la p ro-
mulgation de la loi organique sur l 'enseignement,
l 'instruetion publique dans les départements sous la
surveillance des préfets, qui nommeraient , suspen-
draient, révoqueraient les instituteurs à leur gré.
M. de Parieu demanda, le 15 décembre 1849,1'urgenc
pour la discussion; mais la majorité, naguére si im-
patiente, cherchait par tous les moyens à la r e t a r d e n
le petit projet lui apparaissait comme la dictature du
gouvernement en matiére d 'enseignement ; qui pou-
vait assurer qu'il s'en servirait uniquement dans
l 'intérèt des corporations religieuses? M. de Par ieu ,
pour arracher un vote favorable à l 'urgence, est
oblige de p romet t re que Part icle 1 e r de la loi provi-
soire fixerale délai, passé lequel elle cessera d 'e t re
applicable, encore l 'urgence ne passe-t-el le, le 11
180 I INTRODUCTION.
Janvier, qu'àune v o i x de major i té. Deux j o u r s après,
la discussion s'ouvre.
L'Assemblée legislative a u r a i t m o n t r é une vive sur-
prise et une grande hilarité si quelque representant
s'était avisé de lu i soumettre les deux propositions
suivantes:
€ L e pouvoir législatif, d é s i r a n t é t a b l i r s u r d e s bases
solides la l iberté de la presse, decide que la redac-
tion d u Moniteur est t ransformée en conseil supé-
r i e u r de la presse; ce conseil n'aura pour membres
que des collaborateurs des j o u r n a u x du gouverne-
m e n t ; des conseils analogues seront formés dans les
départements : ils aideront le conseil supérieur à
régler la composition de chaqué j o u r n a l , le choix de
ses rédacteurs, la politique qu'il doit suivre et àinfliger
des punit ions à ceux qui s'en écartent. »
« L e pouvoi r législatif, voulant également assurer
aux citoyens les bienfaits de la l iberté du c o m m e r c e ,
decrete que le conseil supérieur du commerce et les
chambres de c o m m e r c e régleront l'ordre des achats
etdes ventes, n o m m e r o n t , survei l leront, suspendront
les marchands, et t raceront le p r o g r a m m e de leurs
operat ions; ils ne p o u r r o n t s'écarter de ce programme
sous peine d'etre interdits, destitués. »
L'Assemblée legislative organisait pourtant la
l iberté d'enseignement sur des données analogues.
L a liberté de l'enseignement ne difiere pas de la
l iberté de la presse, n i de la liberté de l'industrie, n i
des autres libertes. L'enseignement doit rester l ibre
de s'organiser c o m m e b o n lu i semble, de chercher
ses l ivres, ses propagandes, ses méthodes. L ' É t a t doit
LA LOI S U R L ' E N S E I G N E M E N T . 181
laisser aux maitres la faculté d'enseigner ce qu'ils
croient étre la vérité: catholiques, qu'ils enseignent
le catholicisme; protestants, qu'ils préchent selon
Luther et Calvin; juifs, qu'ils propagent la Bible et
le Ta lmud ; philosophes, qu'ils soient rationalistes,
ou eclèctiques, peu importe. Que chacun enseigne
ce qu'il croit et ce qu'il sait ; que toutes les intelli-
gences, toutes les croyances se je t tent dans cette
grande lutte de la pensée d'oü la vérité sort toujours
t r iomphante ; que l'esprit humain soit à lui-mème
son guide, sa regle et son juge, Funité doit sortir de
cette diversité des opinions. La meilleure loi sur
l 'enseignement était l 'article de la Constitution:
« L'enseignement est libre. »
Tout enseignement suppose une doctrine ensei-
gnée. L'État a-t-il une doctrine, et s'il en a une,
peut-elle étre autre chose que la mobilité perpé-
tuelle des doctrines? S'il a une doctrine et s'il Fen-
seigne, il se transforme en Église, il y a une papauté
universitaire.
Les rédacteurs de la loi nouvelle reconnaissaient
parfaitement à l 'État le droit d'enseigner, et ils
faisaient consister la liberté d 'enseignement dans le
droit pour tous les citoyens d'enseigner en mème
temps que l 'État, et d'exercer une surveillance et
un controle sur l 'enseignement de l 'Éta t .
M, de Montalembert et M. Thiers s'étaient con-
stitués les parrains de; la loi. Ils représentaient pour-
tan t les principes les plus opposes. M. de Montalem-
bert, fils soumis de l'Église, déclarait que l'Église
catholique ne connaít pas de transaction avec ceux
182 INTRODUCTION.
1. Montalembert, D u d e v o i r d e s c a t h o l i q u e s , 1846.
2. Discours de M. Thiers à la Chambre des deputes, séance du 27
mars 1847.
qui l'ont vaincue ou reniée ici-bas. « O n peut c o n -
fisquer ses biens, la dépouiller de ses droits, lui
i n t e r d i r e a u n o m de la loi la liberté qu'on laisse à
l'erreur et au m a l ; mais n u l ne saurait confisquer
la sainte indépendance de sa doctrine, n i l u i faire
abdiquer u n atome de sa toute-puissance spirituelle.
Dépositaire de la seule vraie l iberté, de la seule vraie
égalité, elle n'acceptera jamais le partage des i n t e l -
ligences dont on l u i attr ibue c o m m e la plebe en se
reservant l'élite. E l l e ne dit pas : Ghoisissez dans moi
ce q u i vous convient. E l l e dit : Groyez, obéissez ou
passez-vous de m o i . E l le n'estnil'esclave, n i la cliente,
n i l'auxiliaire de p e r s o n n e ; elle est reine ou elle n'est
r i e n 1 . »
M. T h i e r s , fils de la revolut ion, avait proclamé que
la revolut ion était sacrée : « Q u a n d la revolut ion se
sera développée en E u r o p e sans autre complicité
de notre part que Montesquieu, Descartes, Pascal,
ees subl imes agitateurs de la pensée humaine, sans
autre complicité de notre part que la prise de la
Bastille et la revolut ion de J u i l l e t ; q u a n d la revolu-
t ion se sera développée ainsi, elle est sacrée et
personne ne doit y toucher ; p e r s o n n e : ce serait u n
attentat contre l a nature et l ' h u m a n i t é 2 . »
L e fils de l'Église et le fils de la R e v o l u t i o n se
donnent la m a i n , quel est celui des deux qui s'est
convert í? M. de Montalembert et M. Th iers p r é -
M. THIERS ET M. DE MONTALEMBERT SOUTIENNENT LA L'OI. 183
tendent qu'il ne s'agit pas d'une apostasie, mais
d'une transaction.
« L a rel ig ion et la philosophie sont, d'après
M . T h i e r s , deux sceurs immortelles placees pres de
D i e u dès l'origine du monde, la rel igion dans le cceur
de l'homme et la philosophie dans son e s p r i t ; ces
deux socurs se séparent quelquefois, elles se c o m -
battent;- elles finissent par r e n t r e r dans la paix
après avoir t i ré de leurs lutfes cet avantage que la
rel igion y a gagné quelque chose du savoir h u m a i n ,
e t l a philosophie plus de respect pour les choses
saintes. »
L e journal qui représente réellement le part i ca-
tholique, Y Univers, nie formellement la théorie de
M. T h i e r s : « Gela est faux : il est faux que la rel igion
et la philosophie sont deux sceurs i m m o r t e l l e s ; l'ori-
gine e t l e partage qu'on leur assigne sont faux. N o n ,
il n'est pas vrai que Dieu ait place la rel ig ion dans
le cceur de l'homme et la philosophie dans sa tète;
il n'est pas v ra i que la re l ig ion et la philosophie aient
jamais contracte des alliances; i l faut que cette p h i l o -
sophie se révolte contre la re l ig ion ou qu'elle consenle
à étre la servante, l'humble servante, ancilla, de
cette reine. »
Gelangage a toujours été celui de l'Église, e t M . de
Montalembert, en repoussant l'opinionde Y Univers,
rejetait la tradit ion de l'Église; mais il acceptait
une transaction q u i sacrifiait l'Université à la vieille
et constante haine des catholiques u l t ramontains.
M. T h i e r s , m i n i s t r e d'une monarchie qu'on pourra i t
appeler parlementaire et universitaire, elevé par l 'U-
184 I N T R O D U C T I O N .
niversité, n o u r r i de son enseignement, avait découvert
depuis la revolution de F é v r i e r que cet enseignement
était la cause de tous les peri ls qui menaçaient la so-
ciété. M. T h i e r s et M. de Montalembert , d'accord sur
ce point, auraient d ü , p o u r se m o n t r e r lògiques,
demander la suppression de l'Université, et p r o -
clamer sur les ruines du monopole la liberté complete
de l'enseignement. Mais ils avaient peur de cette l i -
berté c o m m e de toutes les a u t r e s ; ils voulaient
fortifier l'Église en l u i donnant la surveil lance de
l'enseignement, et modifier l'enseignement en le con-
fiant à l'Église, seule force capable à leurs yeux
de contre-balancer laforce du socialisme,l'implacable
e n n e m i , disaient-ils, de la société chrét ienne.
I I y a toujours dans f a i r une idee q u i menace la
société; l'enseignement doit-i l done ètre tenu en tu-"
telle permanente ? L a loi défendue par M. T h i e r s et
par M. de Montalembert consistait en efïet à confier
la tutelle de l'enseignement h l'Église et à l'État. Ge
n'était pas une loi de principes, mais une loi de salut
publ ic . M . de Montalembert disait à ses collègues :
« L a majorité a été envoyée pour combatiré le socia-
l isme, c'est là son mandat. . . I I faut choisir entre le
catholicisme et le socialisme... » I la joutait q u e : « L e
vaisseau de la monarchie constitutionnelle avait som-
bré ; M. T h i e r s et l u i périssaient si la Prov idence ne
leur avait pas p e r m i s d e se t r o u v e r sur le r a d e a u . . .
J'appelle le gouvernement actuel u n radeau. . . Nous
serons engloutis si nous n'abordons pas au rivage, et
si nous ne remontons pas d'un bras v igoureux le c o u -
rant du socialisme et de la d e m a g o g i c O r , vous ne
M . T H I E R S ET M. DE M O N T A L E M B E R T S O U T I E N N E N T LA L O I . 185
le remonterez qu'avec le secours de l'Église. »
Les catholiques laiques se résignaient bien à faire
partie avec les philosophes convertís d'une coalition
contre les affreux petits rhéteurs qui mettaient , selon
M. de Montalembert, l 'ordre social en peril, mais les
prètres résistaient : l 'Église n'acceptait pas la part
qu'on lui faisait dans la direct ion de l 'enseignement;
M. Parisis, évèque de Langres, et l 'abbé Cázales,
montèrent k la tr ibune pour dégager la responsabi-
lité de l'Église dans la redaction de la loi. M. Thiers,
qui, en ouvrant l'histoire du monde , y avait toujours
vu, disait-il, l'Église et la philosophie se combattre et
se réconcilier, n'assista pas cette fois au spectacle
de cette reconciliation. M. Parisis « consentait par
dévouement k prendre en consideration une situation
politique difficile », mais il protestait contre toute
alliance de l'Église avec l'Université. L'Église, disait-
il, n'a besoin de s'associer avec personne pour faire
le bien.
L'Assemblée, entre deux deliberations de la loi de
l'enseignement, s'était occupée de la reorganisation
des écoles militaires; la majorité cherchait k com-
battre les dangereux eíïets du décret du 19 juillet
1848, établissant la gratuité de l'admission dans les
Écoles polytechnique et militaire. M. Baraguey-
d'Hilliers demanda la suppression de ce décret, pre-
mier jalón de la route qui, selon lui, ne pouvait
manquer de mener à la gratuité de l 'enseignement à
tous les degrés.
Les eleves de cette école ouvrent entre eux, chaqué
année au commencement des classes, une souscrip-
\ e x .
186 INTRODUCTION.
tion dont le produit est consacré à payer la pension
d'un certain nombre de leurs confreres pauvres.
M. Leverrier, rapporteur de la commission chargée
d'examiner la proposition de M. Baraguey-d'Hilliers,
avait été l'un des boursiers de cette camarader ie .
Admis, à la sortie de l'école, à l 'Observatoire par la
protection de M. Aragó, ses càlculs servirent à dé-
montrer l'existence d 'une planète. La France , qui
s 'ennuyait beaucoup alors, suivant l'expression de
M. de Lamart ine, s 'empara de cette découverte pour
se distraire. M. Leverrier, creature de M. Arago, un
des chefs de l'opposition, devint en quelque sorte
l 'astronome de l 'extrème gauche; les journaux r a -
dicaux célèbrèrentsa découverte; des serenades, des
banquets l'accueillirent dans tous les pays oú il voya-
geait.
Le gouvernement ne crut pas devoir abandonner
cette gloire à l'opposition sans lui en disputer quel-
ques rayons. M. de Salvandy. ministre de l ' instruetion
publique, nomina M. Leverrier ofíicier de la Legión
d 'honneur l , commanda son buste et crea une chaire
pour lui à la Faculté des sciences. L'heureux astro-
1. » J'ose faire au roi une demande au sujet de M. Leverrier, l'admirable
inventeur des planetes, dont le coeur fond de joie et de reconnaissance
sur cette croix d'officier qui a produit, Sire, le meilleur effet dans le
public.
» Votre Majesté a appris l'ambition à ce jeune savant. 11 a celle d'etre
admis à l'honneur de mettre aux pieds du roi la reconnaissance et la con-
fusion de vos bontés.
» II y a si peu de mathématiciens et de geòmetres pensant si bien,
queje supplie le roi de consentir à le voir ou le matin ou le soir, ou à
present au plus tard. Votre Majesté s'enchainera une conquète vraiment
digne d'elle. » (Lettre de M. Salvandy, ministre de l'instruetion publique,
à Louis-Philippe I e r ; R e v u e r e t r o s p e c t i v e , 2 e livraison.)
REORGANISATION DE L ' E N S E I G N E M E N T DES É G O L E S M I L I T A I R E S . 187
nome se laissait faire, chantant la Marseillaise avec
les uns , c r i an t : Vive le ro i ! avec les autres, ne
sachant pas trop s'il devait rester républicain ou de-
venir royaliste; il se decida trop tot ou trop tard à
prendre ce dernier parti. M. Leverrier, redevenu ré -
publicain à la suite de la revolution de Février , se
transforma en bonapartiste le lendemainde l'élection
du 10 décembre. I I entra, en 1849, à l'Assemblée
legislative, sous l'inftuence de la reac t ion; épousant
aussitòt les passions, les préjugés et les rancunes de
sesnouveaux amis, il a l la jusqu 'à proposer non seu-
lement la suppression de la gratuito de l 'enseignement
à l'Ecole polytechnique, mais encore sa translation à
Meudon, sous pretexte d'en fermer l'accés aux pas-
sions polítiques. La majorité n'osa pas suivre son r ap -
porteur si loin, elle se contenta de sup pr imer la
gratuité.
La reaction ne s 'attaquait pas seulement aux lois
de la République, elle s'en prenait aussi à ses sym-
boles. Le peuple de Paris , le lendemain de la revo-
lution de Février, avait planté, au milieu des acclama-
tions de la foule et des benedictions d u clergé, des
arbres de la liberté. M. Carlier, préfet de police,
agent téméraire et vantard de la reaction, exécuteur
deshautes ceuvres, donna tout à coup l 'ordre d 'abat-
iré ces a rbres ; l 'exécution eut lieu pendant la nuit.
Les habitants de i a Groix-Rouge, de la place du Gol-
lège-Rollin, de la rue Furstemberg, de Gharenton, de
Ménilmontant, de Belleville, en se réveillant le
matin, virent les arbres de la liberté couches par
terre. La police peu à peu s'enhardit, et la destruc-
188 I N T R O D U C T I O N .
tion s'accomplit au grand j o u r : les arbres de la
liberté de la place du Chateau-d'Eau, des quais
Montebello et Napoleón, de la barriere des Deux-
Moulins, de la place Maubert, du parvis Notre-Dame,
de la place Sorbonne, de la rue Montmartre , de la
place de la Concorde, de la place de la Bourse
et de l'Hòtel-de-Ville, tombérent malgré les protesta-
tions de la population et de la garde nationale. Les
ouvriers s'opposèrent, sur plusieurs points, à la des-
truction du peuplier républicain : au parvis Notre-
Dame, la resistance obligea méme les agents à se re-
tirer. Le peuple crut qu'il préserverait de toute
atteinte l'arbre planté devant la cathédrale, en y
fixant un écriteau portant ces mots : « A M»r Afire,
y> archevéque de Paris , pour son dévouement k l 'hu-
y> m a n i t é e n l 8 4 8 . » Lapol ice , dans la nui t , le scia sur
pied. L'atné de tous ces arbres avait été planté par le
Gouvernement provisoire sur la place de l'Hótel-de-
Ville, au lieu mème oú tombèrent les tetes des
quatre sergents de la Rochel le ; un autre arbre om-
brageait aussi l 'endroit oú le maréchal Ney avait été
fusillé: les arbres de la liberté íleurissent mal sur des
tombes pareilles; elles auraient dü cependant les
proteger cont re ia cognéebonapart is te .
L 'ardeur avec laquelle la majorité applaudit à ces
mesures la dépopularisait bien plus que le gouverne-
ment, qui se cachait et disparaissait derrière l'As-
semblée; les terreurs et les rancunes pueriles du pou-
voir législatif venaient d'ailleurs trop bien en aide
aux secretes intentions du pouvoir exécutif, pour qu'il
ne cherchàt pas à en profiter. Un décret partage la
DESTRUCTION DES ARBRES DE LA LIBERTÉ. 189
France en cinq grands commandements militaires.
Le clergé se plaint du débordement des mauvaises
doctrines; M. Deschanel, professeur de rhétorique
dans un college de París, est suspendu pour un article
publié dans la Liberté depenser, sous le t i t re : Le ca-
tholicisme et le socialisme, article « renfermant des
attaques contre la religion et le clergé catholiques,
et contenant une profession de foi de socialisme ». La
majorité, depuis les elections partielles faites le
10 mars pour remplacer les representants condamnés
par la haute cour de Versailles, est saisie d'une ter-
reur panique: MM. Garnot, de Flotte et Vidal onté té
nommés à Par i s . Les électeurs de la capitale, en
choisissant M. Carnot, ministre de l ' instruetion pu-
blique sous le Gouvernement provisoire, et M. de
Flotte, officier de marine, transporté de Ju in , avaient
voulu protester contre la loi sur l 'enseignement et
contre la transportation sans jugement . M. de Flot te ,
afín qu'on ne fit pas de son nom un symbole de haine
et de vengeance, declara qu'il signiíiait justice, force
invincible du droit, et qu'il le retirerait s'il pouvait
signifier colore ou souvenir du passé: cc Ma candida-
ture n'est pas un défi; elle veut d i re : pour des c i -
toyens non jugés, la liberté ou un débat public et des
juges. Protester contre les lois exceptionnelles, c 'est
repousser à jamais de semblables lo i s ; protester
contre la rétroactivité d é l a loi, c'est jurer de ne con-
sentir jamais une loi retroactive; protester au nom
des garanties de la liberté individuelle, c'est s'engager
h ne jamais violer ces garanties. » La majorité, au
lieu de se rassurer par ses paroles, et de ne voir dans
1 9 0 I N T R O D U C T I O N .
l 'élection de M. Vidal, secretaire de la commission
du Luxembourg, qu'une espéce de revanche des cir-
culaires menaçantes de M. Garlier contre le socia-
lisme, est en proie à un paroxysme de repression :
prorogation de la loi de suspension du droit de reu-
nion, interdiction des reunions electorales, rétablis-
sement du t imbre et fixation du chiíFre du cauíion-
nement des journaux , ces moyens lui paraissent à
peine suffisants pour sauver la société au moment oú
le scrutin va de nouveau s'ouvrir à Paris pour rem-
placer M. Vidal, qui a opté pour Strasbourg. E m -
pécher les reunions electorales, qui ne sont que des
clubs déguisés ; supprimer de la liberté de reunion
et de la liberté de la presse tout ce qu'il est possible
d'en supprimer pour le moment , le salut de la société
est à ce pr ix ; les orléanistes et les légitimistes sont
d'accord pour le reconnaitre, seulement les légiti-
mistes voudraient qu'on profitát de l 'occasionpour faire
l'appel au peuple. M. de Larochejaquelein demande
que la nation française, réunie dans ses cornices, soit
appelée à se prononcer pour ou contre la m o n a r c h i c
Quedes que soient les mesures auxquelles la majorité
est résolue d'avoir recours, il faut se hàter ; le socia-
lisme, en choisissant Eugène Sue pour candidat, ne
vient-il pas de jeter un nouveau défi à la société ?
La bourgeoisie, sous Louis-Philippe, lisait beau-
coup de romans , particulièrement ceux d'Eugène Sue.
Les dernières ceuvres de ce romancier, empreintes
d 'une forte couleur socialists, avaient paru dans le
feuilleton des journaux les plus conservateurs. La
bourgeoisie, s'imaginant que les fictions qui l ' intéres-
E L E C T I O N D ' E U G È N E S U E . 191
saienttant autrefois, allaient se transformer en réalité,
ne vit dans la candidature d'un écrivain sorti de ses
rangs, d 'un homme du monde, qu 'une menace de
guerre civile, et pour lui donner encore mieux cette
signification, elle promena dans les cornices le cadavre
d'un jeune homme mort noblement en se battant dans
les rangs de la garde nationale pendant les journées
de Juin. La candidature oíferte à M. Leclerc, père de
cette jeune victime de nos troubles civils, ne fut pas
couronnée de succés: le nom d'Eugène Sue sortit
victorieux de l 'urne le 28 avril 1850.
Le journal VAssembled nationale, à l'époque de
l'élection de MM. Carnot, de Flotte et Vidal, avait
publié, en la faisant preceder des lignes suivantes, la
liste d'un certain nombre de marchands soupçonnés
d'avoir voté pour l 'opposition: « On sait à quelle bril-
lante clientele s 'adressent les magasins que nous
venons de citer. II y a dans le vote de ces negociants
sages d'autant plus de patriotisme qu'en donnant ainsi
une leçon au pouvoir et au parti moderé, ils savaient
bien qu'ils perdaient leur riche clientele et qu'il y
aurait peu d'électeurs du part i moderé assez faibles
pour mettre désormais leurs pieds dans ces magasins
peuplés de révolutionnaires. Nous poursuivrons notre
revue socialiste sur les boulevards, dans la rue des
Bourdonnais, dans la rue Richelieu, au Palais-Royal
et jusque dans le faubourg Saint-Germain. »
Le terrorisme de la clientele étant resté sans effet,
l 'électeur ne paraissant pas susceptible d 'amende-
ment, la majorité résolut d 'amender le système elec-
toral .
192 I N T R O D U C T I O N .
M. B a r o c h e était entré au ministère de l'intérieur
en r e m p l a c e m c n t de M. F e r d i n a n d B a r r o t ; la m a -
jor i té le t r o u v a tout disposé à se prèter à une m o d i f i -
cation dans le sens restr ict i f du suffrage universel. Des
écrivains bonapartisles o n t p r é t e n d u que le president
d e i a R é p u b l i q u e manifesta une très vive repugnance
contre toute m u t i l a t i o n de ce s u f f r a g e ; Fhistoi re ne
t rouve aucune trace de cette prétendue repugnance
de M . L o u i s Bonaparte, n i dans ses discours, n i dans
ses conversations, n i dans ses actes. M . Baroche y
aurait au moinsfait al lusion dans ses pourpar lers avec
M M . Benoit d'Azy, B e r r y e r , Beugnot, de Brogl ie ,
Buíïet, de Chasseloup-Laubat, D a r u , L é o n F a u c h e r ,
Jules de L a s t e y r i e , Molé, de Montalembert, de M o n -
tebello, Piscatory, de Sèze, le general Saint-Pr iest ,
T h i e r s , Y a t i m e s n i l , membres de la commission
chargée de s'entendre avec le gouvernement sur la
redaction de la nouvelle loi électorale.
L'Assemblée decreta l'urgence. M. L é o n F a u c h e r
lut , le 18 m a i , son rapport ; le 31 m a i , la loi fut
votée.
L e suffrage u n i v e r s e l donnait de temps en temps
d'amers déboires au parti de l'ordre, mais i l l u i
avait permis de se reconsti tuer peu à p e u , et f ina-
lement d'avoir la majorité dans l'Assemblée. L a loi
d u 31 mai faisait dependre le droit d'élection de la
constatation d u domici le, et cette constatation de
l'inscription des citoyens sur le róle de la taxe per-
s o n n e l s ou de la prestation en nature, et exigeait
deux ans de domicile. Près de trois mill ions de c i -
toyens se trouvaient rayes des listes electorales; la
LA M A J O R I T É S U P P R I M E LE S U F F R A G E U N I V E R S E L . 1 9 3
loi du 31 m a i f rappait done n o n seulement cette vi le
m u l t i t u d e dont parlait M. T h i e r s , mais encore une
foule de gens honnètes, laborieux et peu riches q u i ,
dans les grandes villes et dans les communes oú l'oc-
troi remplace la taxe personnelle, ne sont inscrits
n i sur le role de cette contr ibut ion, n i sur celui de
la prestation en n a t u r e . L a loi d u 31 m a i , p r e m i e r e
operation de cette guerre que M . de Montalembert
appelait u n e expedition de R o m e à l'intérieur, cette
loi d'aveuglement et de f rayeur, en rétablissant i n d i -
rectement le cens electoral, violait la Const i tut ion.
L e s républicains avaient le droit de declarer que si le
suffrage universel n'était pas rétabli avant les elec-
tions genérales, ils se croiraient autorisés à le r e v e n -
diquer les armes k la m a i n .
Les chefs de l'expédition de R o m e k l'intérieur ne
bornaient pas leur p l a n de campagne à la suppres-
sion du suffrage u n i v e r s e l ; la presse était depuis long-
temps l'objet de leurs rancunes et de leurs haines les
plus ardentes; ils voulaient en finir avec cette vieille
ennemie.
C'est par la l iberté des autres qu'on se sent v r a i -
ment l ibre. L a bourgeoisie française ne s'est point
élevée jusqu'ici à la hauteur de ce s e n t i m e n t ; elle est
toujours portee k croire que l'usage que les autres
font de la liberté contre elle ne peut étre qu'un m a u -
vais usage. L a presse n'était done point en faveur
auprès des m e m b r e s du part i conservateur; l'Assem-
blée se vantai t d'avoir moralise le suffrage universel,
elle voulut aussi moral iser la presse. L a loi T i n g u y
imposa la signature aux journalistes. Cette obligation
T A X I L E D E L O R D . I . — 1 3
194 INTRODUCTION.
est-elle favorable ou défavorable aux intérèts p a r t i -
culiers de l'écrivain ? L a discussion est encore o u v e r t e
là-dessus; m a i s , à coup sür, r i e n ne pouvait ètre plus
funeste à l'honneur des j o u r n a u x que les arguments
employes pour defendre la loi nouvelle. L e s orateurs
de la droite t raitèrent le j o u r n a l de t r i b u n a l wòeh-
mique designant ses vict imes à des exécuteurs mas-
ques, de b a r r i c a d e d'oú le journaliste tire à l'abri
d'un m u r contre le soldat q u i s'avance h poit r ine
découverte : juges d u poignard, gens d'embuscade,
prenant à l e u r solde u n h o m m e de pai l le, u n gérant
p o u r insulter leurs ennemis, ils n'épargnèrent aucune
in jure aux écrivains de la presse. Sans compter les
éternels reproches adressés au j o u r n a l i s m e de for-
m e r u n É t a t dans l'État, de teni r école de scandale
et d'etre u n c l u b à domici le.
L a presse justi f iait-el le ces accusations? Sans
doute, la presse contr ibue aux revolutions, comme
le l ivre et c o m m e la t r i b u n e , mais son influence sur
l'opinion p u b l i q u e ne resulte que de cette opinion
el le-mème; la moral isation de la presse depend du
publ ic et n o n d'une signature. E r o s t r a t e et Gati l ina
auraient-i ls reculé devant la s ignature de leurs a r t i -
cles? L e s j o u r n a u x m a n q u e r a i e n t - i l s jamais de
signataires de paille ? L e s auteurs de la loi savaient
bien que n o n , mais en imposant la signature au
journal iste, leur but était de détrui re la personnalité
d u j o u r n a l . Cette loi qui frappait d'un t imbre n o n
seulement le j o u r n a l , mais encore son feui l leton,
quand i l contenait u n r o m a n , reçut le s u r n o m de lo i
de h a i n e ; elle le méritait b i e n .
M O R A L I S A T I O N DE LA P R E S S E . 1 9 5
L e 8 a out, l a prorogat ion de l'Assemblée inter -
rompit la campagne de R o m e à l'intérieur, si b r i l -
l a m m e n t commencée. L a c o m m i s s i o n de v ingt-cinq
representants élus au scrut in secret, q u i devait, avec
le bureau, remplacer l'Assemblée, fut composée de
M M . 0. B a r r o t , J . de Lasteyr ie, Monet, general de
Saint-Priest, C h a n g a r n i e r , d'Olivier, B e r r y e r , N e t t e -
ment, Molé, general L a u r i s t o n , L a m o r i c i è r e , Beugnot,
d e M o r n a y , Montebello, colonel de Lespinasse, Creton,
R u l l i è r e , V a r i n , L e o de L a b o r d e , Casimir P e r i e r ,
de Crouseilhes, Druet-Desvaux, C o m b a r e l de L e y v a l ,
G a r n o n , Chambolle. Pendant que ces representants
veillent sur les destinées de la République, les o r l é a -
nistes et les légitimistes se rendent en pèlerinage, les
uns à Glaremont, les autres à W i e s b a d e n . L e p r e s i -
dent d e i a République, profitant de la prorogat ion,
reprend le cours de ses voyages. Déjà, dans les d e r -
niers jours de la session legislative, au m o m e n t oú la
question des frais de representation suscitad de si
ardents débats dans l'Assemblée, i l s'était rendu à
Saint-Quentin pour présider à l' inauguration d u che-
m i n de fer. « Voyez-vous, dit- i l aux ouvriers, en l e u r
remettant des l ivrets de caisse d'épargne, mes amis
les plus sinceres et les plus dévoués ne sont pas dans
les palais, ils sont sous le c h a u m e ; ils ne sont pas
sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, sur
les places publiques, dans les campagnes. Je sais,
c o m m e disait l 'Empereur , que m a fibre répond à l a
vot re , et que nous avons les mèmes intéréts ainsi que
les mèmes instincts. »
L e president de la R é p u b l i q u e se rendit le 12 aoút
196 INTRODUCTION.
à L y o n en traversant la Bourgogne, pays de bonapar-
tisme et de socialisme à la f o i s ; i l traversa Joigny,
A u x e r r e , D i j o n , accueilli sur son passage, tantòt par
le c r i de : V i v e Napoleón ! tantòt par celui de : V ive
la R é p u b l i q u e ! L a méme répeption l'attendait dans
le département de S a ó n e - e t - L o i r e ; la population
dans le R h o n e , à L y o n surtout, devint plus bienvei l -
l a n t e ; le maire de cette grande cité manufactur ière
et commerciale adressa u n discours à M . Louis Bona-
parte, q u i lui r é p o n d i t :
« J e ne suis pas le representant d'un part i , mais le representant
des dedx grandes manifestations nationales qui , en 1804 , comme en
1848 , ont voulu sauver par l 'ordre les g rands pr inc ipes de la Revo-
lution française. F ie r de mon origine et de mon drapeau, je leur
res tera i fidele; j e serai au pays tout ent ie r , quelque chose qu ' i l
exige de moi, abnegation ou p e r s e v e r a n c e .
» Des bruits de coup d 'État sont p e u t - è t r e venus jusqu 'à vous,
mais vous n'y aurez pas a jouté fo i ; je vous en remerc ie . Les sur-
prises et l 'usurpat ion peuvent étre le revé des partis sans appui
dans la n a t i o n ; mais l 'é lu de six millions de suffrages execute les
volontés du p e u p l e , il ne l e s t r a h i t p a s . Le patriotisme, j e l e r é p è t e ,
peut consister dans l 'abnégat ion comme dans la perseverance . »
M . Louis Bonaparte ne fit que développer ce
thème en prenant la parole devant les populations de
la F r a n c h e - G o m t é et de l'Alsace. L'accueil qu'il
reçut dans ces contrées var ia selon les l i e u x , mais
la curiosité qu'il excita fut par tout aussi v ive. L e
peuple, à Besançon, à C o l m a r , à Strasbourg, se
m o n t r a f r o i d et indifferent plutot qu'hostile. L a
presence d u president de la Bépuhlique au bal donné
à la halle de Besançon devint cependant l'occasion
d'une manifestation presque menaçante; le conseil
m u n i c i p a l de Strasbourg refusa de voter des fonds
P R E M I E R S VOYAGES DU P R E S I D E N T DE LA R É P U B L I Q U E . 197
pour sa r e c e p t i o n ; le discours républicain d'un
conseiller munic ipal remplissant les fonctions de
maire, obligea M . Louis Bonaparte à se renfermer
dans u n e courte réponse. I I put se dédommager au
banquet que l u i oíïr irent le c o m m e r c e et Findustr ie.
« Avant mon depar t , on voulait me détourner de mon voyage en
Alsace. On me répétait : Vous y serez mal v e n u ; cette contrée,
pervert ie par des émissaires étrangers , ne connaít plus ces nobles
mots d'honneur et de patrie que son nom rappe l l e , et qui ont fait
v ibrer le coeur de ses habitants pendant quarantè a n n é e s . E s c l a v e s ,
sans s'en douter, d'hommes q u i a b u s e n t de leur crédul i té , les A lsa-
ciens se refuseront à voir dans l 'élu de la nation le representant le -
gitime de tous les droits et de tous les intérèts . E t m o i , j e me suis
dit : J e dois al ler partout oü il y a des i l lusions dangereuses à
diss iper et de bons citoyens à ra f fermir ; on a calomnié l 'Alsace.
Dans cette terre des souvenirs g lor ieux et des sent iments patr io-
tiques, j e t rouvera i , j ' en suis a s sure , des coeurs qui comprendront
ma mission et mon dévouement au p a y s . J e ne me suis pas t r o m p é ;
quelques mois , en effet, ne font pas d'un peuple profondément imbu
des vertus solides du soldat et du l aboureur un peuple d ' e n n e m i s
de la re l ig ion , de la famille et de la propr iété .
» D'ailleurs, Messieurs , pourquoi aurais- je été m a l r e ç u ? P lace
par le vote presque unánime de la France à la tète d'un pouvoir l é -
galement res t re int , mais immense par l 'influence morale de son
or ig ine , ai-je été séduit par l a pensée, par les consei ls d 'attaquer
une constitution faite pourtant , personne ne l ' i gnore , e n ' g r a n d e
part ie contre moi? Non. J ' a i respecté , j e respecterai la souvera i -
neté du peuple , mème dans ce que son express ion peut avoir de
faux et d'hostile. Si j ' en ai agi a ins i , c'est que le titre que j ' a m b i -
tionne le plus est celui d 'honnéte h o m m e . J e ne connais r ien au-des-
sus du devoir. »
Ges émissaires étrangers qui ont change l'Alsace,
à ce que dit avec assez peu d'habileté M. Louis
Bonaparte, i l ne les t rouve heureusement plus en
N o r m a n d i e ; son discours à C h e r b o u r g indique qu'il
a repris courage.
198 I N T R O D U C T I O N .
« Plus j e parcours la F r a n c e , plus j e m'aperçois qu 'on attend
beaucoup du gouvernement . J e ne t raverse pas un département,
une v i l le , un h a m e a u , sans que les maires , les conseils généraux et
m è m e les representants me demandent ici des voies de communi-
cat ion, telles que c a n a u x , chemins de fer , là l 'achèvement de t ra-
v a u x entrepr i s , par tout , enfin, des mesures qui puissent remédier
aux souffrances de 1 'agriculture, donner de la v i e á l ' industrie et au
commerce .
» Rien de plus naturel que l a manifestation de ees voaux ; el le
ne f rappe pas , croyez-le b ien , une orei l le inat tent ive ; mais , à mon
tour , j e dois vous dire : ces resul tats tant désirés ne s 'obtiendront
q u e si vous me donnez le moyen de les accomplir , et ce moyen est
tout entier dans votre concours à fortifier le pouvoir et à écarter
l e s dangers de l ' aven i r .
» Pourquoi l ' E m p e r e u r , m a l g r é la g u e r r e , a-t- i l couvert la F rance
de ces t ravaux impér i ssab les qu'on retrouve à chaqué pas et nul le
p a r t plus remarqués q u ' i c i ? C ' e s t qu' indépendamment d e s o n g é n i e ,
i l vint à une époque oú la nation fatiguée des revolutions, lui
donna le pouvoir nécessa ire pour abattre l 'anarchie , combat i ré les
fac t ions , et faire t r iompher à l ' extér ieur par la g lo i re , à l ' intérieur
p a r une impuls ion v i g o u r e u s e , les intérèts généraux du p a y s .
> S'il y a done une ville en France qui doive étre napoléonienne
et conservatr ice , c 'est C h e r b o u r g ; napoléonienne par reconna i s -
s a n c e , conservatr ice par la saine appreciat ion de ses ver i tables
intérèts . Qu'est-ce en effet qu 'un port comme le vót re , creé par de
si g igantesques efforts, sinon l 'éclatant témoignage de cette unite
française poursuiv ie à t ravers tant de siècles et de revolut ions,
unite qui fait de nous une grande nation? Mais une grande nation,,
ne l'oubli'ons p a s , ne se maint ient à la hauteur d e s e s dest inées que
lorsque les institutions el les-mèmes sont d'accord avec les ex igences
de sa situation polit ique et de ses intérèts matér ie ls . Les habitants
de la Normandie savent appréc ier de semblables intérèts, et m'en
ont donné la p r e u v e , et c'est avec orguei l que j e porte au jourd 'hui
un toast à la v i l le de Cherbourg . »
P e n d a n t que le president de la R é p u b l i q u e soumet
indirectement la question de la revision de la C o n -
st i tut ion à l'examen de la F r a n c e , les conseils géné-
raux, réunis le 26 aoüt, font de cette question l'objet de
leurs deliberations; M . L o u i s Bonaparte, en rentrant à
P a r i s , passe en revue l'armée dans la plaine de S a -
LA R E V U E DE SATORY. 199
tory, comme pour l u i demander d'exprimer à son
tour son avis sur la loi de l'État. L a cavalerie à
cette demande, précédée de copieuses libations de
v i n de Champagne, répond : V i v e l'Empereur! L ' i n -
fanterie reste muette. L e president de la Républ ique
s'informe des causes de ce silence : i l apprend que
le general N e u m a y e r , commandant la premiere d i v i -
sion, a rappeléle règlement m i l i t a i r e qui ordonne le
silence le plus r i g o u r e u x sous les armes, à u n colo-
nel qui l u i demandait s'il devait laisser cr ier ou
faire cr ier aux soldats: V i v e l ' E m p e r e u r ! L e general
Neumayer est p r i v é de son c o m m a n d e m e n t le 31 oc-
tobre ; le general Changarnier fait l i re , le 2 no-
v e m b r e , aux corps de troupes places sous son c o m -
m a n d e m e n t l'ordre du j o u r s u i v a n t :
« Aux termes de la loi , l ' a rmée ne del ibere point . Aux termes
des rég lements mi l i ta i res , elle doit s 'abstenir de toute d e m o n s t r a -
tion, et ne proférer aucun cri sous les a r m e s .
» Le general en chef rappel le ees disposit ions aux t roupes p l a -
cees sous son commandement . »
Ce rappel d'une loi juste n'avait qu'un t o r t , celui
de paraitre u n e t a q u i n e r i e . L e s moyens employes par
la majorité dans la lutte engagée entre elle et le p o u -
voir exécutif n'affectaient que t rop souvent ce carac-
t é r e ; la majorité, au l ieu de seconder l'opinion p u -
blique qui penchait d u còté de l'Assemblée plutòt que
du còté de M. L o u i s Ronaparte, la décourageait par
des mesures^puériles. L e s m e m b r e s de la Société du
10 décembre exprimaient leur sentiment sur la r e v i -
sion de la Const i tut ion en rossant, sur la place du
200 I N T R O D U C T I O N .
Havre, les passants qui refusaient de crier : Vive
l 'Empereur! M. de la Guéronnière, rédacteur de la
Presse, publia dans ce journal un article vigoureux
contre les décembraillards. Get article, in t i tu lé :
VEmpire au baton, produisit une sensation dont
malheureusement la commission de permanence de
l'Assemblée legislative atténua bientòt l'eíTet en en-
voyant chez le ministre de l 'intérieur une deputation
composée de M. Bazeet de M. Léon Faucher , charges
de lui reveler que vingt-six des membres les plus
exaltés de la Société du 10 décembre venaient de
tirer au sort à qui tuerait le general Changarnier et
M. Dupin; le commissaire de police attache à l'As-
semblée et son agent avaient découvert la conspira-
tion. Assassiner M. Dupin! Le public se moqua de
cette invention burlesque, et de la commission de
permanence; sa crédulité enlevait beaucoup de leur
sérieux aux craintes qu'elle manifestait sur 1'immi-
nence d 'un coup d'État, le public cependant ne les
supposait pas entièrement dénuées de fondement;
aussi le message présidentiel du 12 novembre 1850
causa-t-il à tout le monde une vive surprise. Voici la
fin de ce document :
« Malgré la difficulté des c irconstances, la lo i , l 'autorité ont r e -
couvré à tel point leur empire que personne ne croit désormais au
succés de la v io lence ; mais aussi plus les craintes sur le present
d i spara i ssent , plus les esprits se l ivrent avec entrainement aux
preoccupations de l 'avenir . Cependant la France veut avant tout le
r e p o s ; encore émue des dangers que la société a courus, elle reste
é t rangère aux quere l l e s des part is ou d'hommes si mesquines en
p r e s e n c e des grands intérèts qui sont en j e u .
» J ' a i souvent dec laré , lorsque l 'occasion s'est offerte d 'exprimer
publ iquement ma pensée, que j e consideráis comme de grands cou-
S U R P R I S E C A U S E E P A R L E M E S S A G E DU 12 N O V E M B R E . 201
pables ceux qui , p a r ambition personne l le , compromettraient le peu
de stabilité que nous garant i t l a Constitution. C'est ma conviction
profonde; elle n'a j a m a i s été é b r a n l é e . Les ennemis seuls de l a
tranqui l l i té publ ique ont pu dénaturer les plus s imples demarches
qui naissent de ma position.
» Comme premier magistrat de l a Républ ique j 'étais oblige de
m e mettre en relation avec Je c l e rgé , la m a g i s t r a t u r e , les agr icul-
teurs , les industriéis , l 'administrat ion, l ' a r m é e , et j e me suis em-
pressé de saisir toutes les occasions de l eur t é m o i g n e r m a sympathie
et ma reconnaissance pour le concours qu' i ls me p r é t e n t ; et sur -
tout si mon nom comme mes efforts ont concouru à raffermir l 'es-
prit de l ' a rmée , de laquel le j e dispose seul d 'après les termes de la
Constitution, c'est un serv ice , j 'ose le d i re , que j e crois avoir ren-
du au pays , car toujours j ' a i fait tourner au profit de l 'ordre mon
influence personnelle.
» La regie invar iable de ma vie politique sera , dans toutes les
circonstances, de faire mon devoir , r ien que mon devoir .
» II est aujourd 'hui permis à tout le monde, excepté à moi , de
vouloir hàter la revision de notre loi fondamentale. Si la Constitu-
tion renferme des vices et des dangers , vous ètes tous l ibres de les
faire ressort ir aux yeux du pays . Moi seul, lié par mon serment,
j e me renferme dans les strictes l imites qu'e l le a tracées.
D Les conseils généraux ont, en grand nombre , émis le vceu de la
revis ion de la Constitution. Ce vceu ne s 'adresse qu 'au pouvoir
législatif. Quant à moi, élu du peuple , ne re levant que de lu i , j e
me conformerai toujours à ses volontés l éga lement expr imées .
» L' incertitude de l ' avenir fa i tnaí l re , j e le sais b i e n , des apprehen-
sions en révei l lant bien des esperances . Sachons tous faire à la p a -
trie le sacrifice de ees e s p e r a n c e s , et ne nous oceupons que de ses
intérèts. S i , dans cette sess ion, vous volez la revision de la Consti-
tution, une Constituante v iendra refa ire nos lois fundamentales et
rég ler le sort du pouvoir exécutif. Si v o u s n e la votez p a s , le peuple
en 1 8 5 2 manifestera solennel lement l ' express ion de sa volonté nou-
vel le .
» Mais quelles que puissent étre les solutions de l ' avenir ,entendons-
nous , afín que ce ne soit j a m a i s la passion, l a surpr ise ou la violence
qui décident du sort d'une grande nat ion; inspirons au peuple
l ' amour du repos en mettant du calme dans nos del iberations, ins -
pirons-lui la rel ig ion du droit en ne nous en écartant j a m a i s n o ú s -
m é m e s ; et a lor s , croyez-le, le progrés des moeurs pol it iques com-
pensera le d a n g e r d'institutions créées dans des jours de defiance
et d'incertitude.
» Ce qui me préoecupe surtout, soyez-en persuades , ce n'est pas
de savoir qu i gouvernera la France en 1 8 5 2 , c'est d 'employer le
202 INTRODUCTION.
temps dont j e d i s p o s e , de maniere que la transition, quelle qu'elle
soit , se fasse sans agitation et sans trouble .
» L e but le plus digne et le plus noble d'une àme élevée n'est
point de r e c h e r c h e r , quand on est au p o u v o i r , p a r quels expedients
on s'y perpétuera , mais de ve i l ler sans cesse aux moyens de conso-
l ider , à l ' avantage de tous, les pr inc ipes d'autorité et de morale
qui défient les passions des hommes et l ' instabilité des lois.
» J e vous ai loyalement ouvert mon cceur ; vous répondrez à ma
franchise p a r votre confiance, à mes bonnes intentions par votre
concours , et Dieu fera le re s te . »
L e general d ' H a u t p o u l , minist re de la g u e r r e ,
n o m m é gouverneur de l'Algér ie, et le general N e u -
m a y e r p r o m u , par une sorte de transaction, à u n c o m -
mandement plus important , les deux pouvoirs, r ivaux
après le message, n'avaient plus qu'à se tendre la
m a i n ; mais M. B a r o c h e , ministre de l' intérieur, s'é-
tant avisé de destituer le commissaire de police qui
avait sauvé les jours de M. D u p i n et d u general C h a n -
garnier , M . Baze, questeur, protesta contre cet e m -
piètement sur les at t r ibut ions du president de l'As-
semblée. M . M a u g u i n , arrèté pour dettes au m i l i e u
de refïervescence causee par cet incident, ayant excipé
vainement de son inviolabilité c o m m e representant
p o u r obtenir sa mise en l iberté, M . B a z e , armé
d'un vote de l'Assemblée, s'élança vers Cl ichy, et
ramena en t r iomphe le prisonnier sur son banc.
L e pouvoir législatif se t r o m p a i t en croyant ac-
croitre sa force et son prestige par de tels actes; i l les
compromettait a u contrai re dans des conflits oú le
v a i n q u e u r a plus à perdre que le va incu.
M . L o u i s B o n a p a r t e se rendaitparfaitementcompte
des fautes d u part i conservateur et déjà, disent ses
histor iens, i l se mettait en mesure d'en profiter.
P R E F A C E DU COUP D ' E T A T . 2 0 3
« O u nous nous t r o m p o n s fort, dit l'un d'eux 1,
ou les premiers germes d u coup d'État qui devait
éclater dix mois plus tard couvèrent dès lors et
devinrent une volonté arrétée, et nous pouvons dire
que si les événements dont nous retraçons l'histoire
viennent en fait de se passer sous nos y e u x , en p r i n -
cipe leur nécessité avait été r e c o n n u e et l e u r eclosión
revée depuis le premier mois de l'année actuelle. »
M . L o u i s Bonaparte travail lait depuis longtemps à
s'assurer le concours de l'armée. « M a i s , composé
comme il l'était encore, l'état-major general — les
généraux seuls étaient à c r a i n d r e — n'ofírait p e u t -
etrepas d'assez completes garanties, car les plus ages
pouvaient manquer d'audace et la grande majorité
des plus jeunes f igurait dans le p a r l e m e n t . U n e idee
tout impériale t r i o m p h a de cette a l ternat ive, et
M . de Persigny, cet ardent et infatigable cheval ier
du napoléonisme, se voua avec enthousiasme à la
realisation de ce m o t de génie jeté négl igemment par
le president, et dont l'expédition de K a b y l i e peut
expliquer aujourd'hui la profondeur et la portee :
« Si nous faisions des généraux? »
D L a graine n e n manquait pas. U n des plus b r i l -
lants officiers de notre cavalerie, le brave et s y m p a -
thique commandant F l e u r y , fut charge d'apprécier
les courages, d'évoquer les dévouements, de certifier
les esperances 2 . »
L e mot de viveur, servant à designer une certaine
classe de jeunes gens qui ne vivaient que pour le
1 . P . M a y e r , H i s t o i r e du 2 d é c e m b r e .
2 . I b i d e m .
204 I N T R O D U C T I O N .
plaisir , date d u regne de L o u i s - P h d i p p e . I I y a e u ,
sans doute, des v iveurs avant et après la monarchie
constitutionnelle; il y en a encore aujourd'hui, il y en
aura t o u j o u r s ; mais la physionomie du v iveur n'est pas
l a m è m e à toutes les èpoques. L e s j e u n e s gens de ce
temps-ci ne peuvent étre comparés à ceux qui attei-
gnaient leur v ingt ième année au moment oú le duc
d'Orléans partait pour sa premiere campagne en
A l g é r i e . L a jeunesse d'alors, mème dans ses excés et
dans ses oublis, laissait à la morale des regrets mèlés
d'espoir; i l y avait en elle quelque chose qui r é -
sistait à la dissipation, et qui pouvait la remplacer
u n j o u r . Le viveur de l'ère constitutionnelle était sou-
vent u n h o m m e i n s t r u i t , se piquant de ne rester
étranger n i à la l i t térature, n i à la politique, d e m a n -
dant à l'une ou à l'autre de l u i f o u r n i r une carr ière,
quand l'heure de se ranger sonnait. L a grace, l'ama-
bil ité, Taisance, une certaine ouver ture d'esprit, une
certaine aptitude à tourner agréablement les di f í i -
cultés dans toute entreprise, ces fruits de l'expé-
rience et des vicissitudes m o n d a i n e s , suivaient le
v iveur dans sa carrière d'homme sérieux.
L'école des v iveurs avait ce que l'Ecole polytech-
nique appelle ses fruits secs. L e v iveur qui , par suite
d'une education négligée, ne pouvait entrer dans la
carrière pol i t ique o u l i t t é r a i r e , s'engageait dans
l'armée. Les habitués d u Gymnase et d u T h é à t r e -
Français connaissent bien ce sujet de pièce: U n
jeune h o m m e r u i n é , sans carrière, sans profession,
mais conservant u n reste d'énergié, s'engage c o m m e
simple soldat; son caractère facile, son habileté,
M. F L E U R Y A LA R E C H E R C H E D'UN M I N I S T R E DE LA G U E R R E . 205
lui font des amis de ses chefs et de ses égaux: c'est
à qui s'intéressera à l u i , et à q u i l u i prètera son aide
pour f r a n c h i r les echelons de la h iérarchie mi l i tai re.
L e s auteurs dramàtiques, aíin de jeter u n intérèt
plus v i f sur leur héros, en font toujours u n gent i l -
h o m m e de haute lignée. L e jeune F l e u r y , fils d'un
marchand de P a r i s , s a u f l e t i t re de duc, de comte
ou de b a r o n , réunissait les traits p r i n c i p a u x de ce
personnage de vaudeville. Y i v e u r de seconde classe,
r u i n é , soldat, officier, M. F l e u r y avait été tres p r o -
tege par les princes d'Orléans en A f r i q u e , i l en était
revenu avec l'épaulette de chef d'escadron; u n c h a n -
gement de gouvernement, dans lequel i l j o u e r a i t u n
ròle, lui óuvrait de nouvelles perspectives d'avance-
m e n t ; on dit qu'il avait c o n n u M. L o u i s Bonaparte
à L o n d r e s ; i l est avéré que lorsqu'au mois de sep-
tembre 1848, le futur president de la Républ ique
v int s'installer à l'Hotel du R h i n sur la place V e n -
dóme, le c o m m a n d a n t F l e u r y fut u n des premiers
officiers qui v i n r e n t lu i offr i r leurs services et se
mettre à sa disposit ion; M. L o u i s Bonaparte ne
tarda pas à le n o m m e r son officier d'ordonnance.
M. F l e u r y , envoyé en A l g é r i e e n remonte de généraux
et d'officiers ne craignant pas de serv i r d'instrument
aux projets medités contre l'Assemblée legislat ive,
n'eut pas de peine à r e m p l i r sa m i s s i o n .
« L e s généraux de division ou de brigade,
colonels, l ieutenants-colonels, a u c u n de ceux à qui
son entramante parole peignit les dangers du pays
n'avait besoin d'etre convaincu. T o u s avaient une
égale h o r r e u r du par lementar isme, du socialisme.
2 0 6 I N T R O D U C T I O N .
1 . P . M a y e r , H i s t o i r e d u ' ¿ d é c e m b r e .
% Le docteur Véron, N o u v e a u x M é m o i r e s d'an bourgeois de P a r i s .
» C'est ainsi que les cadets devinrent les ainés, et
que le cadre de l'armée active s'habitua aux noms
de S a i n t - A r n a u d , de Cotte, Espinasse, Marulaz ,
Rochefort , F e r a y , d'Allonvil le, Gardarens de Boisse,
de L o u r m e l , H e r b i l l o n , Dulac, F o r e y , Court igis,
Canrobert et quelques a u t r e s 1 . »
Ces militaires à q u i la journée du 4 décembre 1851
devait assurer une si tr iste célébrité, se laissèrent
aisément convert i r par le r a c o l e u r ; ils étaient peu
connus. L'expédition de Kabyl ie fut résolue pour
donner à leurs noms u n peu de p o p u l a n t e , malgré
la repugnance de l'Assemblée legislative; le general
S a i n t - A r n a u d , designé in petto comme ministre de
la g u e r r e , en avait le c o m m a n d e m e n t ; M . F l e u r y ,
afín de donner à ce general l'autorité nécessaire
dans u n poste si elevé, t ransmit aux j o u r n a u x b o n a -
partistes, de la part d u president de la République,
le mot d'ordre, q u i consistait à mettre <r en grande
et belle l u m i è r e les rares mérites et les prochains
services de M. le general de S a i n t - A r n a u d dans la
K a b y l i e 2 » .
L e s entrepreneurs d u coup d'État, convaincus
qu'on peut faire u n grand general comme u n g r a n d
acteur par la reclame, préparèrent avec ardeur le
succés d u general S a i n t - A r n a u d ; l'expédition de
K a b y l i e , malgré tous leurs efforts, obtint à peine u n
succés d'estime. L e coup d'État n'en eut pas moins
des lors son ministre de la guerre, et u n nombre
suffisant d'officiers préts à tout faire sous ses ordres.
CAUSE DE L ' E X P É D I T I O N DE K A B Y L I E . 207
Mais il fallait avant tout enlever le commandement
de l'armée de Par is au general Changarnier, et se
débarrasser de ce survei l lant plus i n c o m m o d e cepen-
dant que dangereux. L a Patrie, feuille bonapartiste,
publ iadonc, le 2 j a n v i e r 1851, des extraits d e s t r u c -
tions données aux chefs de corps de l'armée de Par is
par le commandant en chef. Les plus graves étaient
c e u x - c i :
« N e pas écouter les representants.
)> T o u t ordre qui ne provient pas d u general en
chef est n u l .
» Toute r e q u i s i t i o n , s o m m a t i o n ou demande d'un
fonctionnaire c i v i l , j u d i c i a i r e o u polit ique doit el re
r igoureusement écartée. »
L a publication de ces extraits n'avait qu'un b u t ,
celui de brouiller le general C h a n g a r n i e r avec l'As-
semblée. L e citoyen Napoleon Bonaparte s'empressa
de dénoncer les instructions du commandant en chef
de l'armée de P a r i s , et de proposer u n vote de blame
contre l u i ; mais la major i té ne songeait guère à se
mettre en conflit avec le general C h a n g a r n i e r : le c i -
toyen Napoleon Bonaparte en fut p o u r ses frais d'é-
loquence. L e general C h a n g a r n i e r s'était d'ailleurs
empressé de declarer que ces extraits dataient d u mois
d'octobre 1848, au m o m e n t ou i l avait pr is le c o m -
mandement de l'armée de P a r i s , et que dans aucune
de ses instructions permanentes o u transitoires, le
droit const i tut ionnel de l'Assemblée de r e q u e r i r des
troupes n'avait été mis en question, n o n plus que
l'article d u r è g l e m e n t q u i d é f è r e à l'Assemblée l'exer-
cice de ce pouvoir.
2 0 8 INTRODUCTION.
Le soin de donner ces explications revenait de droit
au general Schramm, ministre de la guerre, supé-
r ieur hiérarchiquedu commandant en chef de l'armée
de Paris , mais il demandait trois jours de reflexion
pour les fournir; l 'Assemblée, pressée d'accorder un
ordre du jour de confiance au general Changarnier,
n e v o u l u t p a s at tendre. Le general Schramm, atteint
dans sa prerogative, donna sa demission; ses col-
lègues l ' imitèrent. Le president de la République dut
songer à former un nouveau ministére : tache d'au-
tant plus laborieuse que la destitution du general
Changarnier était déjà resolue et qu'elle faisait partie
du programme imposé aux futurs ministres. Une
simple modification du cabinet mit fin à la crise mi -
nistérielle : MM. Raroche, Fould, Rouher, de Parieu
gardérent leurs portefeuilles ; M. Drouyn de Lhuys
remplaça M. La Hitte aux affaires étrangères;
MM. Bonjean et Magne prirent, l'un le portefeuille
de l 'agriculture et du commerce , l 'autre celui des
travaux publ ics ; le general Regnault de Saint-Jean-
d'Angely accepta le ministére de ia guerre.
La destitution du general Changarnier et son rem-
placement par le general Raraguey-d'Hilliers à la
tète de l 'armée de Paris, et par le general Perrot à la
tète des gardes nationales de la Seine, suivent de près
ces arrangements ministériels: rude coup pour le parti
conservateur ! M. de Rémusat exprime l'émotion de
la droite par de vives interpellations au ministére ; il
demande qu'une commission soit chargée, séance
tenante, d 'adopter les mesures que la situation peut
commander. II n'y en avait qu'une à prendre : la
LE M I N I S T É R E DE T R A N S I T I O N . 209
formation d'une force parlementaire placee sous le
commandement du general Changarnier; mais la
majorité, au lieu d'agir, perd son temps à discuter
avec le ministére sur la question.de savoir qui, de
l'Assemblée ou du president de la République, a sauvé
la France, et à demander à M. Raroche quelle est la
politiquedu cabinet. M. Baroche répond qu'il n'en a pas
d'autre que celle du message du 12 novembre 1850,
« nous sommes dans la Constitution, nous voulons y
rester ». Le ministre ajoute qu'avant de juger le ca-
binet, il faut attendre au moins ses actes : « Attendre,
répond M. Dufaure, après l'acte que vous venez de
commettre, après les cris proférés à Satory! » Ib
semble done qu'il n'y ait plus qu'à mettre le president
de la République en accusation : la majorité garde
une trop respectueuse fidélité aux fictions constitu-
tionnelles pour adopter une telle conclusion; elle
continue, comme si le president de la République
était Jrresponsable, à dinger ses coups sur ses mi-
nistras. M. Raroche, un moment effrayé par l'attitude
menajçante de la majorité, reprend courage; il riposte
à recusat ion portee contre le pouvoir exécutif de
vouloir renverser la Constitution par une accusation
sémblable contre le pouvoir législatif; il oppose les
voyages à Wiesbaden et à Claremont aux revues de
Satory.
M. Berryer monte à la tribune pourrepousser cette
accusation : « II est allé à Wiesbaden pour voir un
exilé qui est étranger à tous les événements accom-
plis dans son pays, qui n'a jamais demerité de la
patrie, qui est exilé parce qu'il porte en lui le prin-
TAX1LE DELORD. I . — 14
2 1 0 I N T R O D U C T I O N .
cipe q u i , pendant une longue suite de siècles, a
réglé en F r a n c e la t ransmission de la souveraineté,
q u i est exilé parce que tout établissement d'un n o u -
veau gouvernement en F r a n c e est nécessairement con-
tre l u i une loi de p r o s c r i p t i o n ; q u i est exilé parce
qu'il ne peut pas poser le pied sur le sol de cette
F r a n c e que les rois ses aïeux ont conquise, agrandie,
constituée, sans étre le p r e m i e r des Français, le
r o i . » M. B e r r y e r ajoute qu'il n'a fait le voyage de
W i e s b a d e n que pour accompli r l'union et la fusion
q u i seules peuvent sauver la société française. A h !
que cette major i té ne se brise pas, car si elle se
brise, s'écrie l'orateur, « je deplore l'avenir qui est
reservé à m o n pays. Je ne sais pas quels seraient vos
successeurs, je ne sais pas si vous aurez des succes-
seurs; ces m u r s resteront debout peut-ètre, mais ils
ne seront habités que par des législateurs m u e t s . . .
C'est là ce que j'entrevois, et je dis que si la major i té
est br isée, nous aurons à subir, en F r a n c e , o u le
mut isme d'une démagogie, la violence comme elle
s'imposera, ou le m u t i s m e qu'un absolutisme absurde
tentera de placer sur le pays. » Prophétie menaçante!
mais la fusion suffit-elle à la c o n j u r e r ?
M . T h i e r s p r e n d ensuite la parole p o u r expl iquer
les causes de son voyage à G l a r e m o n t ; son discours
ressemble fort à u n e confession genérale. L'orateur
commence par d'amers regrets sur la conduite du
gouvernement q u i brise le faisceau d'une majorité
formée par le sacrifice mutuel de ses preferences;
après avoir constaté que le gouvernement s'en separe
le premier , il fait r e m a r q u e r que c'est p o u r t a n t la
L E G E N E R A L CHANGARNIER E S T D E S T I T U É . 211
majorité q u i a creé la présidence. L u i et ses a m i s ,
dit-i l , ont longtemps hesité entre M. L o u i s Bonaparte
et le general Cavaignae ; ils auraient p u prendre u n
candidat dans la major i té, ils nel'ont pas fait pour ne
pas se diviser. « S'ils avaient été des ambitieux capa-
bles de spéculer sur le regne d'une f e m m e , Foccasion
était bonne p o u r s'emparer d u pouvoi r . » I ls se r a n -
g è r e n t a u t o u r d u n o m v e r s l e q u e l c o u r a i e n t les masses.
L e president de la Républ ique ne connaissait pas la
F r a n c e , l'orateur se chargea de la l u i r é v é l e r ; i l
voulait assurer sa popular i té par quelque grande
entreprise au dehors, par quelque grande fondation
au dedans, c'est encore l'orateur qui le r a m e n a bien
vite au sentiment d u possible. L o r s q u e le message d u
31 octobre est venu r o m p r e l'accord qui durait depuis
deux ans, la majorité a pourtant continué son appui
au president de la Républ ique, dont la politique a fini
par a m e n e r ces elections du 11 mars qui ont terrif ié
la France. L'orateur, oubliant le passé, crut devoir
alors conseiller la loi du 31 mai que le pouvoir t r o u v e
bonne, mais dont i l decl ine la responsabil i té. L ' a n -
nonce seule de ce projet de loi , ajoute M. T h i e r s , r e n -
dit à la F r a n c e sa sérénité. V i n t la question de la dota-
t ion presidentielle. M. T h i e r s et ses amis craignaient
que la dotation ne dénaturàt l'institution de la prési-
dence, ils l'ont votée pourtant pour ne pas r o m p r e avec
le pouvoi r exécutif. L a p r o r o g a t i o n de l'Assemblée
a r r i v e , et avec elle des actes n o u v e a u x q u e M. Th iers
et ses amis ne pouvaient laisser passer. L e g o u v e r n e -
ment répond à l'accusation d'avoir toleré des m a n i -
festations inconstitut ionnelles en reprochant à la
••lli I N T R O D U C T I O N .
majorité les voyages de W i e s b a d e n et de Glaremont.
« P o u r l u i , il n'a pas v o u l u laisser mour i r , sans le
v o i r , u n ro i dont i l a combattu la politique en
respectant sa p e r s o n n e ; i l en a du reste averti le pre-
sident. A son retour, il l'a fait p r e v e n i r aussi qu'il
s'est assis entre une veuve et u n enfant qu'il ne c o n -
nait que sous le n o m de comte de P a r i s , attendu
que la F r a n c e ne l u i en a pas donné d'autres. » L e
president pendant ce temps-là passe des revues oú
l'on cr ie V i v e l ' E m p e r e u r ! c o m m e au temps oú les
legions faisaient les Cèsars. O n a destitué le gene-
ral C h a n g a r n i e r pour de simples torts de caractère;
sa posit ion, d i t - o n , est une anomalie. I I y a bien
d'autres anomalies en F r a n c e , sans compter celle à
laquelle l'orateur a consenti en laissant creer dans la
R é p u b l i q u e quelque chose q u i n'est pas la R é p u b l i -
q u e ; les deux pouvoirs sont divises, le pouvoir exé-
cuti f empiète sur le pouvoi r légis lat i f ; i l faut,
M. T h i e r s le declare en finissant, que le premier s'in-
cline devant l'autre, sinon tout est p e r d u . « Mainte-
nant, je n'ajoute plus qu'un mot . I I n'y a que deux
p o u v o i r s : le pouvoi r législatif et le pouvoi r exécutif. Si
l'Assemblée cede, i l n'y en aura plus qu'un ; et quand
i l n'y aura plus qu'un p o u v o i r , la forme d u g o u v e r n e -
ment sera changée. E t soyez-en súrs, les mots v ien-
dront plus t a r d , q u a n d ? je ne sais, peu i m p o r t e ; le
mot v iendra q u a n d il p o u r r a ! Y Empire est fait. y>
L a clairvoyance est u n don inuti le quand elle n'est
pas secondée par Paction : à quoi sert à l'homme
d'État de prévoi r u n danger p o u r son pays, s'il ne fait
r ien pour l'y soustraire? M. T h i e r s et ses amis, c o m m e
L E S C O N F E S S I O N S DE M. T H I E R S . 213
la plupart de ceux qui ont figuré sur le theatre de la
politique contemporaine , n'étaient pas des hommes
d 'act ion; hábiles à prévoir les événements, ils les j u -
geaient mieux qu'ils ne les dirigeaient. I I semble,
après le prodigieux développement d'activité auquel
a donné lieu la Revolution française, que l'intelli-
gence fatiguée ne soit plus capable que de reflexion
et de critique : les hommes d'État sont spectateurs
plutòt qu 'acteurs dans les événements qu'ils ont l'air
de condu i ré ; politiques platòniques, ils voientadmi-
rablement ce qu'il faudrait faire, mais ils ne le font
pas. M. Thiers avait prononcéle mot de la situation,
et il laissait aux événements le soin de la dénouer.
Cette impuissance d'agir éclate aussi chez les
hommes dont le metier est Taction. Pourquoi le gene-
ral Cavaignae est-il tombé ? Parce qu'il a perdu son
temps en paroles. Le general Changarnier, dont on
n'at tendait qu 'un acte, laisse passer l 'heure decisive;
la pompe de son langage à la t r ibune dissimule mal
ce qu'il y a de ridicule pour lui dans cette destitution,
que lui-mème et ses amis qualifient pompeusement
de chute. L'ancien general en chef de l 'armée de
Paris, appelé à donner des explications sur les motifs
qui ont pu amener sa rupture avec le president de la
République, établit d 'abord qu'au moment de son
elevation à ce poste cinq partis divisaient la France :
républicains moderés, monarchistes traditionnels ou
constitutionnels, demagogues et part isans de la dic-
tature impériale, « mème sans la gloire, mème sans
le génie de l 'homme immortel don t l'univers s 'entre-
tient encore Ï>. II ajoute :
2 Í 4 I N T R O D U C T I O N .
« J e n'ai voulu ètre et j e n'ai été l ' instrument d 'aucun de ces
par t i s . J ' a i v o u l u ce que voula ient tous les hommes honnètes ; j ' a i
voulu l 'exécution des lo i s , le maintien de l 'ordre, la reprise des
transactions c o m m e r c i a l e s , la sécur i té de la France entière, et j ' a i
l 'orguei l leuse satisfaction d 'avoir un peu contribué à vous donner
ces b i e n s .
» Malgré d 'odieuses insinuations propagées par l ' ingratitude, j e
n'ai favorisé aucune faction, aucun conspi rateur , et des part is que
j e vous s ignalais , les deux derniers m'ont voué des haines bien
mér i tées , et qui , pour mon honneur , s u r v i v e n t à ma chute.
» J ' a u r a i s pu devancer cette chute par ma démiss ion, qui eüt été
bien accue i l l i e ; mais ceux qui ont cru que j ' a u r a i s dü la donner ,
sont-ils bien sürs que m a presence aux Tui ler ies ne leur ait pas été
ut i le?
» Mon épée est condamnée au repòs , au moins momentané, mais
elle n 'est pas b r i s é e ; et si un j o u r le pays en a besoin, il la t rou-
vera bien dévouée et n 'obéissant qu'aux inspirations d'un coeur pa-
triotique et d'un espr i t f e rme , très dédaigneux des or ipeaux d'une
fausse g r a n d e u r . »
Deux ordres du jour sont proposés à la suite de la
discussion. L e premier constate q u e : <c L'Assemblée
n a t i o n a l e , tout en reconnaissant que le pouvoir
exécut i fa le droit incontestable de disposer des c o m -
mandements m i l i t a i r e s , blame l'usagequele m i n i s -
tère a fait dece dro i t , et declare que 1'ancien general
en chef de l'armée de Par is conserve tous ses litres
au témoignage de confiance que l'Assemblée lui a
donné dans sa séance d u 3 Janvier. »
L e second est ainsi c o n ç u : « L'Assemblée declare
qu'elle n'a pas confiance dans le ministère, et passe
à l ' o r d r e d u j o u r . »
L'Assemblée adopta le d e r n i e r amendement dans
lequel le n o m d u general Changarnier n'était pas
m è m e prononcé.
L e general C h a n g a r n i e r , bon soldat, plein de
decision et de fermeté sur les champs de bataille de
L ' E M P I R E E S T F A I T . 2 1 5
l'Afrique, m a n q u a i t d'une condit ion essentielle p o u r
jouer u n role pol i t ique. Personne ne connaissait a u
juste son o p i n i o n ; orléaniste, légit imiste, ou fusion-
niste, i l apparaissait comme le M o n k indécis d'une
restauration inconnue. Ge s u r n o m de M o n k , dans
u n temps oú les mots prennent aisément la place des
choses, flattaient l'amour-propre d u general C h a n -
garnier et de ses a m i s ; entre M o n k e t C h a n g a r n i e r ,
entre 1660 et 1851, quel a b i m e ! M o n k bri l lait
surtout par la ci rcónspectionet par la c la i rvoyance;
le general Changarnier avait les défauts c o n t r a i r e s ;
Monk cachait sa personne autant que le general
Changarnier aimait à étaler la s ienne; Monk sentait
toutes les difficultés de son r o l e ; le general C h a n g a r -
nier se berçait dans le s i e n ; Monk brisa l'armée pour
opérer la restauration des S t u a r t s ; le general C h a n -
g a r n i e r ne pouvait compter que sur l'armée. L'armée
régnait en A n g l e t e r r e depuis le p r o t e c t o r a t , i l fallait
la d é t r ò n e r ; rude tache que celle de se défaire des
cinquantè mi l le puritains de C r o m w e l l ! M o n k les
desunit pour les d issoudre; l'armée d'Écosse, qu'il
commandait, était jalouse de celle d'Angleter re; i l
mit la p r e m i e r e du còté d u P a r l e m e n t , il isola la se-
conde pour la l icencier plus aisément; Monk fit u n
coup d'État contre l'armée; le P a r l e m e n t , hér i t ier
de la force mil i taire, rappela ensuite le prétendant.
L e general Changarnier se croyait m a i t r e de l'armée;
celle-ci n'appartenait qu'à ses intérèts, et elle ne dis-
cernait pas bien encore de quel còté ils étaient. L e
general C h a n g a r n i e r , satisfait de son importance, se
posant en arbi t re d'une situation imaginaire, dicta-
216 I N T R O D U C T I O N .
teur de l ' impossible, representant de rèves qui se
croyaient des pretentions, n'était qu'un simulacre de
chef à la tete d 'un par t i qui n'avait que des velléités
de regne.
Le general Changarnier devait encore une fois
monter à la t r ibune, et y prononcer quelques phrases
sonores bientòt démenties par les événements; mais
son ròle finit dans cette séance. Ainsi disparut de la
scene politique le dernier de ces généraux d'Afrique
auxquels la France avait témoigné tant de confiance
et de sympathie: Cavaignac, fils d 'un conventionnel,
appartenait a l a Revolution p a r s a naissance; Lamo-
ricière, à la légitimité, qu'il parut abandonner un
moment et pour laqueile il est mort noblement ; le
general Changarnier voulait, di t-on, unir lalégitimité
et l 'orléanisme. Un lien commun rat tachai t ces sol-
dats divises d'opinions, la probité. Cavaignac, Lamo-
ricière, Changarnier et leurs camarades Duvivier,
Bedeau, Le Flò, après la chute de Louis-Philippe,
s'étaient ranges sous des bannières diíïérentes, mais
tous avaient la fierté et l'orgueil de servir la France
et non un ma í t r e ; ils étaient inaccessibles aux
basses convoitises, ils avaient le mépris de l'argent,
et sur le champ de batail le, à la t r ibune, dans l'exil
ou dans l a re t ra i te , ils ont honoré l ' a rmée, leur
opinion et leur pays.
Le ministère était ba t tu ; il fallait le remplacer .
M. Louis Ronapar te , profitant avechabileté des diffi-
cultés de cette entreprise pour rejeter sur l 'Assemblée
la responsabilité des inconvenients d'une crise mi-
nistérielle, écrivit la lettre suivante à M. D u p i n :
LE G E N E R A L C H A N G A R N I E R S ' E X P L I Q U E A LA T R I B U N E . 217
« Monsieur le P r e s i d e n t ,
» L'opinion, confiante dans la sagesse du Gouvernement et de
l 'Assemblée , ne s 'est point émue des derniers incidents. Néanmoins
la F r a n c e commence à souffrir d'un désaccord qu'elle deplore. Mon
devoir est de faire ce qui depend de moi pour en prevenir les r e -
sultats fàcheux.
» L'union des deux pouvuirs est indispensable au repòs du p a y s ;
mais, comme la Constitution les a rendus indépendants , la seule
condition de cette union est une confiance r e c i p r o q u e .
» Penetré de ces sentiments, j e respectera i toujours les droits de
l 'Assemblée en maintenant les prerogat ives du pouvoir que j e t i e n s
du peuple .
3> Pour ne point prolonger une dissidence pénib le , j ' a i accepté ,
après l avóte recent de l 'Assemblée, la démission d'un ministére qui
avait donné au pays , à la cause de l 'ordre , des g a g e s éclatants de
son dévouement : voulant toutefois reformer un cabinet avec des
chances Tie durée , j e ne pouvais prendre ses elements dans une m a -
jorité née de circonstances exceptionnelles , et j e me suis vu à r e -
gret dans l ' impossibil ité de trouver une combinaison parmi les
membres de la minorité, ma lgré son importance.
» Dans cette conjecture, et après de va ines tentat ives , j e m e suis
résolu à former un ministére de t rans i t ion , compose d 'hommes
spéciaux, n ' appartenant à aucune fraction de l 'Assemblée, et decides
à se J ivrer aux affaires sans preoccupation de part i . L e s hommes
honorables qui acceptcnt cette tàche auront des droits à la recon-
naissance du pays .
» L'administration continue done comme par le passé . Les p r e -
ventions se dissiperont au souvenir des declarat ions solennelles du
message du 12 novembre . L a majorité rée l le se reconst i tuera ;
l 'harmonie s e r a r é t a b l i e sans que les deux pouvoirs aient r ien sa-
crifié de la dignité qui fait l eur force.
» L a France veut avoir tout le repòs , et elle attend de ceux qu'el le
a investis de sa confiance une conciliation sans faiblesse, une fer-
meté calme, l ' impassibi l i té dans le droit .
» Agréez , Monsieur le Pres ident , l ' a s surance de mes sentiments
de haute estime.
» L . -N . BONAPARTE. »
Ge cabinet transitoire comprenait : MM. le ge-
neral Randon, à la guer re ; Waïsse, à l ' intér ieur; de
Germiny, aux finances; Magne, aux travaux publ ics ;
2 1 8 I N T R O D U C T I O N .
B r e n i e r , aux affaires é t r a n g è r e s ; R o y e r , à la j u s t i c e ;
V a i l l a n t , contre-amiral , à la m a r i n e ; Charles G i r a u d ,
à l'instruction publ ique et aux cultes; Schneider, h
l'agriculture et au c o m m e r c e .
L e general R a n d o n , engage volontaire en 1811,
fut n o m m é chef d'escadron en 1830; i l servait sous
son oncle, le general M a r c h a n d , lorsqu'en 1815,
Napoleón, après avoir débarqué à Cannes, se m i t en
m a r c h e sur G r e n o b l e ; le capitaine R a n d o n eut le
courage de rappeler au colonel d u 5 e de l igne, vers
l e q u e l s'avançait l'empereur, qu'il avait r e ç u l'ordre
de faire feu. La Restaurat ion cependant ne rendi t pas
just ice à cette condui te ; peut-ètre la religion de
M. R a n d o n en fut-elle cause; i l est né protestant.
M . R a n d o n , devenu colonel en 1838, fit la g u e r r e en
A f r i q u e , à la tète du 2 e chasseurs; i l quitta ce pays
en 1847 avec le grade de l ieutenent general. N o m m é
en 1848 d i r e c t e u r des affaires de l'Algérie, i l c o m -
manda ensuite la division de Metz, et fit des inspec-
tions de cavalerie jusqu'au j o u r oú le vice-président
de la R é p u b l i q u e , M. Boulay (de la M e u r t h e ) , le p r o -
posa c o m m e minist re transitoire de la g u e r r e .
M. Vaïsse, avoué à Marseil le, l iberal fougueuxsous la
R e s t a u r a t i o n , vendit son étude p o u r p r e n d r e sa part
de la curée de 1830; i l obtint une place de sous-
préfet, et devint plus tard secretaire general de la
prefecture des B o u c h e s - d u - R h ó n e . L e general D a m -
r é m o n t , passant d u commandement de la 8 C division
mil i tai re au g o u v e r n e m e n t de l'Algérie, Je t rans-
f o r m a en secretaire general d u gouvernement de
cette colonie; M. Guizot, après la mort d u general
EE GENERAL MONK ET L E G E N E R A L C H A N G A R N I E R . 219
Damrémont, tué a u siège de Constantine, n o m m a
M. Vaïsse préfet des Pyrénées-Orientales. I I passa,
grace à la r e c o m m a n d a t i o n du general B a r a g u e y -
d'Hilliers tout-puissant, après le 10 décembre, de la
prefecture des Pyrénées-Orientales à celle d u N o r d ,
oú i l se fit remarquer par l'ardeur de sa chasse aux
mauvais livres. B é r a n g e r lu i -mème ne put t r o u v e r
grace devant l u i . M . de G e r m i n y était gendre de
M. H u m a n n , et receveur general. M. Magne, d e v e n u ,
d'expéditionnaire avocat à Périgueux, d'avocat c o n -
seiller de prefecture de l a D o r d o g n e , de conseiller de
prefecture depute, de depute sous-secrétaire d'État
des finances, et de sous-secrétaire d'État des finances
ministre des t r a v a u x publics, devait son elevation au
maréchal B u g e a u d , dont i l avait élé le protege, et en
quelque sorte l'homme d'affaires. M . Brenier quittait
son cabinet de chef de la div is ion de comptabil i té
au ministére des affaires étrangères pour m o n t e r
dans celui du ministre. M. de R o y e r , ancien élève d u
college de Marseil le, avait appris le latin chez les
descendants des G r e c s ; né poète, i l devint substitut,
puis avocat general, dans le procés de la haute Cour
de Versailles, i l se dist ingua sous M. Baroche, qui le
designa comme son successeur à la Gour d'appel.
M. Charles G i r a u d enseignait le droit a d m i n i s t r a t i f
à A i x , sa patrie, lorsque la protect ion de M. T h i e r s
l u i o u v r i t les portes de l'administration de I n s t r u c -
tion p u b l i q u e ; le ministre se servit de lui p o u r p r é -
sider des c o n c o u r s ; i l lut quelques morceaux à
l'Académie des sciences morales, si bien qu'il devint
peu à peu académicien, v ice-recteur à P a r i s , inspec-
2 2 0 I N T R O D U C T I O N .
teur general des F a c u l t é s , puis enfin minist re t r a n -
sitoire. M. Schneider dirigeait le Creuzot.
U n p a r e d ministère ne méritait pas l'honneur
d'etre interpel lé sur sa f o r m a t i o n ; mais la majorité,
piquee dans son a m o u r - p r o p r e p a r l e m e n t a i r e , i n d i -
gnée d'avoir de si minces personnages p o u r inter-
médiaires entre elle et le gouvernement, gardant
d'ailleurs r a n c u n e au president de la Républ ique de
la leçon qu'il l u i donne dans sa lettre, croït devoir
soumettre le cabinet transitoire à u n interrogatoire
en regle : Étes-vous p o u r le message du 12 novembre
ou p o u r le message du 31 décembre? Admettez-vous
l'indépendance des deux pouvoirs dont parle la let-
t re? Gonsentez-vous ou ne consentez-vous pas à
l'application de la loi d u 31 m a i , à l'élection du
president de la R é p u b l i q u e ? L e ministère a beau
repondré avec douceur : Je ne suis ici que t ransi-
to i rement, d'autres vous répondront plus t a r d , atten-
dez, la majorité ne veut pas attendre; elle est c o n -
vaincue que ses efforts vont amener la f o r m a t i o n
d'un (( g r a n d ministère » dont M. T h i e r s et M. Mole
feront part ie. M. T h i e r s encourage chez ses amis et
partage l u i - m è m e ces i l lus ions; la major i té s'acharne
d'autant plus sur le ministère t ransi toi re, qu'une
occasion va s'offrir bientòt à elle d'imposer sa v o -
lonté au pouvoir exécutiL
L'Assemblée avaitvoté l'année precedente 2160000
francs de supplement de t rai tement au president de
la R é p u b l i q u e ; u i i supplement de 1 800 000 francs
pour l'exercice 1851 était devenu nécessaire. M . de
G e r m i n y , minist re des finances, presenta done, le
LE MINISTÉRE DE TRANSITION. 251
3 février, u n projet de loi à ce sujet. L a major i té
votera le supplement, à la condition qu'un ministére
parlementaire sera tout de suite f o r m é ; le presi-
dent de la Républ ique peut refuser ce m a r c h é , mais
qu'il sache bien alors que la majorité n'entend pas
dénaturer 1'institution démocratique de la présidence,
et qu'il n'aura pas u n sou de plus. M. de M o n t a -
lembert cherche à ramener ses collègues à de m e i l -
leurs sent iments; mais cet orateur, q u i a plus d'une
fois exprimé les passions et les rancunes de la m a j o -
r i té , n'est point aimé d'elle. M. de M o n t a l e m b e r t
n'a, en efïet, aucune de ees qualités extérieures qui
appellent la sympathie; sa voix cr iarde, son m e n t ó n
et ses joues sans barbe, ses cheveux longs et t o m b a n t
en meches droites sur ses épaules, lui donnent la
physionomie d'un dignitaire de l'Église qui a pris
l'habit séculier pour plus de c o m m o d i t é , dans u n
voyage. L e s membres de la m a j o r i t é , aux premiers
mots de M. de Montalembert : ce Je ne suis ni le c o n -
seiller, ni le confident, n i l'avocat du president de la
République, je suis son témoin », se regardent avec
un étonnement q u i ne fait que s'accroitre à mesure
que l'orateur continue son discours, et qu'il trace le
tableau des services rendus à la cause de l'ordre par
M . Louis Bonaparte. R i e n n'est à r e p r e n d r e dans
sa conduite, si ce n'est la lettre à M. E d g a r Ney 1 ; la
1. Voici les passages importants de cette lettre :
(í É l y s c e national, le 18 aoüt 1 8 4 9 .
» La République française n'a point envoyé une armée à Rome pour y
étouffer la liberté italienne, mais au contraire pour la régler en la p r e -
servant contre sespropres excòs, et pour lui donner une base solide en
2 2 2 INTRODUCTION.
» L . - N . BONAPARTE. »
desti tut ion d u general Changarnier e l le-mème est
justifiée par M. de M o n t a l e m b e r t ; i l proteste d'avance
contre l'intention que l'on prète à l'Assemblée de ne
pas accorder les 1 800000 francs demandés, contre
u n refús q u i serait « une des ingratitudes les plus
aveugles et les moins justifiées de ce temps-ci » . L a
plus curieuse partie de ce discours est celle oú M. de
Montalembert , u n des chefs de la coalition de la r u e
de Poit iers, après s'étre élevé contre ces coalitions
« q u i , en détruisant le respect de l'autorité, c o n t r i -
buent bien plus aux revolutions que les émeutes », se
separe de ses anciens allies les légitimistes, en leur
declarant que « il n'y a de legitime que ce qui est pos-
sible » . M . de Montalembert, en se radiant à l a d o c -
t r ine des faits accomplis, prévoyait le coup d'État et
cherchait d'avance à s'entendre avec l u i .
L e s discussions sur des questions d'argent ré-
p u g n e n t à l a F r a n c e ; les royalistes, qui refusaient u n
supplement de traitement au president de la R é p u -
remettant sur le tróne pontifical le prince qui, le premier, s'était place
hardiment à la tète de toutes les reformes utiles.
» J'apprends avec peine que les intentions bienveillantes du Saint-
Père, comme notre propre action, restent stériles en presence de passions
et d'influences hostiles. On voudrait donner comme bases à la rentrée du
pape la proscription et la tyrannie; dites de ma part au general Rosto-
lan qu'il ne doit pas permettre qu'à l'ombre du drapeau tricolore on
commette aucun acte qui puisse dénaturer le caractère de notre interven-
tion.
» Je resume ainsi le rétablissement du pouvoir temporel du pape :
amnistié genérale, secularisation de l'administration, Code Napoleon et
gouvernement liberal.
» J'ai été personnellemeiit blessé, en lisant la proclamation des trois
cardinaux, qu'il n'élait pas mème fait mention du nom de la France, ni
des souffrances de nos braves soldats
/
LA D O T A T I O N P R É S I D E N T I E L L E . 2 2 3
blique, n'avaient d'ailfeurs jamais r i e n m a r c h a n d é ,
les uns à la Restaurat ion>les autres à la m o n a r c h i e
de Jui l let. L e refus de la dotat ion, au l ieu d'etre une
a f f i r m a t i o n du principe r é p u b l i c a i n , se changeait en
u n e manifestation légitimiste reíidue plus b ruyante
par l'arrivée d'une lettre de r e m e r c i m e n t , adressée à
M. Berryer, à la suite de son discours sur le voyage à
W i e s b a d e n par le comte de C h a m b o r d . Ce p r i n c e ,
p o u r at ténuer le mauvais effet d'une c i r c u l a i r e signée
en son n o m par M. de B a r t h é l e m y , promettai t l'éga-
lité devant la l o i , la l iberté de conscience, le l ibre
accés de tous aux functions publ iques, et i l finissait
ainsi : « A p r è s tant de vicissitudes et d'essais i n f r u c -
tueux, la F r a n c e , éclairée par sa propre experience,
saura, j'en ai la ferme confiance, connaitre el le-mème
oü sont ses meilleures destinées. »
L a publication de cette lettre datée de V e n i s e , le
31 janv ier 1850, preceda de quelques j o u r s la discus-
sion de la proposition C r e t o n , ajournée à trois mois.
M. Creton demandait l'abrogation de la loi qui i n -
terdi t le sol français aux m e m b r e s des deux dernières
families r é g n a n t e s ; u n nouveau tournoi d'éloquence
ne pouvait manquer de s'engager sur cette p r o p o -
sit ion, qui t rouva M . B e r r y e r p a r m i ses plus ardents
adversaires. L a l é g i t i m i t é , selon M . B e r r y e r , n'a pas
besoin que la loi constate ses d r o i t s ; ce n'est pas la
loi qui l'exile, c'est la f o r c e ; la légit imité subit la
force, elle repousse la générosité. L a théorie légi t i -
miste évoquait en quelque sorte la théorie opposée.
M. Marc Dufraisse se chargea de développer ce p r i n -
cipe que la loi de proscr ipt ion polit ique ne frappe pas
2 2 4 INTRODUCTION.
seulement l ' individu, mais encore la famille et la
lignée. Aux clameurs dont l'orateur est poursuivi, qui
se croirait dans une assemblée composée en grande
partie de légitimistes proscripteurs des Bonaparte,
d'orléanistes proscripteurs des Bourbons et de bo-
napartistes proscripteurs des Bourbons et des Or-
leans ? M. Berryer declare qu'après le discours de
M. Dufraisse, les opinions n 'étant plus libres, il faut
ajourner la proposition à six mois. Les part is ,
excites par cette discussion, reprennent leurs éter-
nelles querelles, et passen t le temps à se faire des
niches, s'il est permis d'employer une semblable ex-
pression. M. Berryer propose le remboursement de
l'impót des 45 centimes; M. Lagrange demande le
remboursement du milliard des emigres; la majorité
et l'opposition lut tent de propositions absurdes.
L'expédition de Rome à l ' intérieur est reprise avec
une nouvelle vigueur; ses precedentes batailles ont
été : le suffrage universel, la presse, l 'enseignement;
il ne s'agit plus que d'atteindre la garde nat ionale.
Un projet de loi est dirige contre elle : en at tendant
la discussion de ce projet, le gouvernement doit-il
proceder au renouvellement des officiers de la
garde nationale dont le mandat est expiré d'après
les prescriptions de l 'ancienne loi? La commission
de l 'Assemblée s'était entendue avec le ministére
pour proroger l 'ancienne loi par une loi nouvelle,
afín de couvrir la responsabilité du president
de la Républ ique; le brui t se répand tout à coup
que le gouvernement, changeant d'avis, va b rus -
quement faire proceder aux elections, le 25 mars,
M. DE MONTALEMBERT TÉMOIN D E M. L O U I S B O N A P A R T E . 2 2 5
conformement au décret du G o u v e r n e m e n t p r o v i -
soire. L e s royalistes s'émeuvent et s'écrient que le
gouvernementveut avoir deux suffrages, 1'unrégularisé
pour les representants d u peuple, l'autre i l l imité pour
le president et pour la garde nationale, et qu'avant
d'abroger la loi du 31 m a i , i l emploie tous les moyens
pour diminuer son influence morale : « Preñez garde,
s'écrie le general L a m o r i c i é r e , la prorogation des
pouvoirs des officiers, on peut vous l a d e m a n d e r p o u r
d'autres pouvoirs. » N'aurait-on pas p u l u i repondré :
si la souveraineté legislative se substitue à l'élection
en étendant la durée des pouvoirs t ransmis p ar elle,
qui l'empéchera d e p r o r o g e r les conseils m u n i c i p a u x ,
les conseils généraux, la présidence et elle-meme ?
Ges débats redoublaient l'impatience de la majorité
de voter la lo i nouvelle qui change le caractère d é m o -
cratique de la garde nationale, car elle n'admet pas
que tout électeur soit garde nat ional , et elle établit
le double degré p o u r l'élection des grades supérieurs.
L a majorité, après avoir s u p p r i m é ce qu'elle appelle
le droit au fusi l et moralise la garde nationale, jette
les yeux sur l'enseignement supér ieur .
M. de F a l l o u x n'est plus ministre de l'instruetion
publique, mais M. de P a r i e u , animé de son esprit,
continue ses t r a d i t i o n s : lycées, écoles, pensionnats,
tous les établissements d'instruction publique ont
subi l'épuration, i l ne reste plus à r e f o r m e r que le
College de F r a n c e . L e gouvernement ne peut pas,
i l est v r a i , destituer u n professeur de ce college, mais
i l lui est permis de suspendre son c o u r s : le ministre
ne le destitue pas, il l u i ferme la bouche. M. de S a l -
TAXILE DELORD. I. — 1 5
226 INTRODUCTION.
vandy avait usé de cette faculté pour suspendre les
cours de MM. Michelet et Quinet. Les jésuites t rou-
vaient déjà leur enseignement suspect à cette époque;
pourquoi se montreraient-i ls plus tolerants, aujour-
d'hui qu'ils sont tout-puissants ? Le clergé regle l'en-
seignement; aussi quelle ferveur et quelle orthodoxie
dans toutes les chaires! la Sorbonne elle-meme n'ose
plus parler à haute voix des écrivains du dix-Iiui •
tiéme siécle; l 'enseignement historique garde seul
dans la bouche deM. Michelet son franc par ler ; dan-
gereux exemple! Quine s'humilie pas devant le jésui-
tisme, le brave; il faut fermer tout de suite la chaire
rebel le; le moyen age est de retour, l 'enseignement
libre devient un crime. Le cours de M. Michelet est
supprimé, e t l a philosophie ne c r a in tpasde s'associer
aux vengeances de la théologie .
M. Barthélemy Saint-Hilaire, le jour oú l'on dis-
cute à l'Assemblée la petition des étudiants contre
la suspension du cours de M. Michelet, declare, en
qualité d'administrateur du College de France , queies
leçons de l 'illustre historien compromettent <¡c la di-
gnité, les plus chers infcéréts du College de France ».
Ses plus chers intérèts ne sont-ils pas de defendre la
liberté d'enseignement ? M. Barthélemy Saint-Hilaire
ajoute : « Au lieu d 'un cours d'histoire et de morale ,
titre de sa chaire, M. Michelet ne fait que de la po-
litique. »M. Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe dis-
tingué, t raducteur d'Aristote, aurait été bien embar-
rassé pour marquer la separation entre l'histoire et
la politique, entre la morale et la politique. Peut -on
raconter un fait qui change le monde, la Reforme,
R E P R I S E DE L ' E X P É D I T I O N DE R O M E A L ' I N T É R I E U R . 2 2 7
par exemple, sans en deduiré les consequences poli-
tiques ? Un professeur parle du partage de la Pologne;
faudra-t-il done suspendre son cours s'il attaque la
morali té de cet acte ? M. Barthélemy Saint-Hilaire
chassait la philosophie de Fhistoire, il n'y laissait que
des dates e tdes faits : il justifiait encore la suspension
de M. Michelet par cette triste raison qu'i l ne faisait
pas le nombre des leçons imposées par le règlement,
en échange de son traitement de 5000 francs par an.
La mesure contre laquelle réclamaient les étudiants
était un échec pour le College de France , bien plus
que pour le professeur ; les grands établissements
scientifiques et littéraires, les corps aristocràtiques de
l 'enseignement, n 'ont pas d 'autre maniere de se de-
fendre que de devenir le centre de la defense com-
mune contre le retour des hommes et des choses du
passé.
Le moment de la discussion sur la revision de la
Constitution approchai t . Pendan t que les royalistes
fourbissaient leurs armes , le president de la Répu-
blique inaugurai t la section du chemin de fer de
Dijon; l 'accueil des populations et des autori tés
municipales de cette part ie de la France s'éleva ju s -
qu'à l 'enthousiasme. Le maire de Dijon mit « aux
pieds du prince héritier du nom qui porta le plus
hau t la gloire de la France , le dévouement de la
nation, qui sans doute saurai t , dans l'exercice de sa
souveraineté, trouver la meilleure expression de sa
reconnaissance. »
Voici la réponse du presiden t de la République :
2 2 8 I N T R O D U C T I O N .
« J e voudra i s que ceux qui doutent de 1 ' aven i rm'eussent accom-
pagné à t ravers les populations d e l ' Y o n n e et d e i a Góte-d'Or. l is se
seraient r a s s u r é s , e n j u g e a n t p a r e u x - m è m e s de la veritable dispo-
sition des espr i t s . Us eussent v u q u e n i l e s intr igues , ni les attaques,
ni les discussions pass ionnées des part i s ne sont en harmonie avec
les sentiments ni avec J 'état genera l du pays .
s> L a F r a n c e ne veut ni le retour à Fancien r e g i m e , quelle que
soit la forme qui le d é g u i s e , ni Fessa i d'utopies funestes et impra-
t icables . C'est parce que j e suis l ' adversa ire le plus naturel de l 'un
et de l 'autre , qu'el le a p l a c é sa confiance en moi.
» S ' i l n ' e n était pas a ins i , comment expl iquer cette touchante sym-
pathie du peuple à mon é g a r d , qui res iste à la polémique la p lus
dissolvante et qui m'absout de ses souffrances.
> E n effet, s i mon gouvernement n'a pas p u réa l i se r toutes les
amel iorat ions qu'il avait e n v u e , il faut s'en prendre aux manoeuvres
des factions. . . Depuis trois ans, on a pu remarquer que j'ai tou-
jours été secondé par l'Assemblée quand il s'est agide combatiré
le desordre par des mesures de compression. Mais, lorsque j'ai
voulu faire le bien, améliorer le sort des populations, elle m'a
refuse ce concours.
> Si la France reconnalt qu'on n'a pas eu le droit de disposer
d'elle sans elle, la France n'a qu'à le dire :mon courage et mon
énergie ne lui manqueront pas.
ü> C'est parce que vous l 'avez compris ainsi que j ' a i trouvé dans
la patriotique Bourgogne un accueil qui est pour moi une approba-
tion et un encouragement .
» J e profite de ce banquet, comme d'une tr ibune, pour ouvrir à
mes concitoyens le fond de mon cceur. D'un bout de la France à
l ' au t re , les petitions se s ignent pour demander la revision de la
Constitution. J ' a t tends avec confiance les manifestations du pays et
les decisions de l 'Assemblée q u i n e seront inspirées que p a r la seule
pensée du bien public .
> Depuis que j e suis au pouvoir , j ' a i prouvé combien, en presence
des grands intérèts de la soc iété , j e faisais abstraction de ce qui
me touche . S e s attaques les plus injustes et les plus v iolentes n'ont
pu m e faire sortir de mon ca lme.
» Quels que soient les devoirs que le pays m' impose, il me trou-
v e r a decide à su ivre sa volonté. E t , croyez-le bien, Mess ieurs , la
France ne p é r i r a pas entre mes mains. »
M. L é o n F a u c h e r , ministre de l'intérieur, d i -
sait, quelques j o u r s avant ce voyage, à l'un de ses
a m i s : « Je serai probablement le dernier minist re
L E C O U R S D E M. M I C H E L E T E S T S U S P E N D U . 229
parlementaire de ce gouvernement, mais je t o m b e r a i
avec le r e g i m e constitutionnel auquel je ne veux pas
s u r v i v r e , malgré m a vive affection pour le president.»
Ce discours menaçait de donner bien vite raison au
pressentiment de M. L é o n F a u c h e r ; i l fallait se hàter
d'en atténuer l'eífet; M. L é o n F a u c h e r , qui a c c o m -
pagnait le president, a c c o u r u t à Par is p o u r expurger
la fatale harangue avant son insert ion au Moniteur.
Les mots soulignés ne figurent pas en effet dans la
feuille officielle. L'Assemblée en a cependant c o n -
naissance, et elle en témoigne sa colère d'une façon
b r u y a n t e ; la Bourse baisse. L e coup d'État v a - t - i l
éclater? L e brui t se répand que l'armée est préte à
m a r c h e r ; la plus grande agitation regne parmi les
representants. L e general Changarnier monte à la
t r ibune et prononce majestueusement les paroles s u i -
v a n t e s :
ce L'armée, profondément pénétrée d u sentiment
de ses devoirs, d u sentiment de sa propre dignité, ne
désire pas plus que vous de voi r les. hontes et les
misères des gouvernements des Cèsars, alternative-
ment proclamés ou changes par des prétoriens en
débauche.
D Personne n'obligera les soldats à marcher contre
le droit, à marcher contre cette Assemblée. L'armée
n'obéira qu'aux chefs dont elle est habituée à suivre
la voix. Mandataires de la F r a n c e , délibérez en
paix. »
L e general Changarnier regagne solennellement
son banc au mil ieu des applaudissements de la m a j o -
rité, moins rassurée cependant p a r l e s paroles de l'ex-
230 I N T R O D U C T I O N . •
c o m m a n d a n t en chef de l'armée de Par is que par
cette declaration d u ministre de l'intérieur : « L e dis-
cours d u president de la République a été publié ce
m a t i n dans le j o u r n a l of f ic iel ; le gouvernement n'en
reconnait pas d'autre. »
E n comparant la situation du pouvoir législatif et
du p o u v o i r exécutif au moment oú l'année 1850 se
t e r m i n e au mi l ieu de ees querelles, i l est facile de
s'apercevoir que j u s q u ' i c i l a majorité de l'Assemblée,
soit qu'elle ait confondu sa cause avec celle d u bo-
napart isme, soit qu'elle ait v o u l u s'en séparer, a mer-
vei l leusement servi les intéréts de son adversaire. L e
part i conservateur, par la dissolution violente des
ateliers nationaux, a provoqué le 24 j u i n , qui a p r o -
duit le 10 d é c e m b r e ; i l a fait décréter sous u n p re -
texte hypocrite l'expédition r o m a i n e , gage de l'al-
l iance entre l'Église et l 'Empire f u t u r ; i l a chassé la
Constituante par la proposit ion R a t e a u ; i l a rendu
les masses indifférentes ou hostiles au pouvoir lé-
gislatif en faisant de l'Assemblée u n des foyers les
plus ardents de la reaction; i l a familiarise les esprits
avec les legislations les plus r igoureuses en votant
la loi de l'état de siège; il a, par l'envoi de c o m m i s -
saires extraordinaires et de proconsuls mil i taires
dans les départements, habitué les populations à f lé-
chir sous l'arbitraire et sous l'épée; i l a confisqué le
droit d'association et le droit de r e u n i o n electorate; il
a porté le dernier coup à la presse par l'interdiction
de la vente des j o u r n a u x dans les r u e s ; i l a édicté la
lo i de deportation à N o u k a - H i v a ; enfin, après avoir
demandé la translation du siège du gouvernement de
L E D I S C O U R S DE D I J O N . 231
Paris à Versai l les, l'état de siège permanent, il a
consacré son ceuvre par la suppression d u suffrage
universel . L e coup d'Etat peut venir , sa besogne est
à moitié faite; le parti conservateur a détruit ou
enervé toutes les forces qui pouvaient l u i étre o p -
posees.
l lHAPITRE VI
LA SENTlNELLE INVISIBLE.
1851
SOMMAIRE. — M. Napoleón Bonaparte et la garde nationale. — Situation
des partis au moment de la revision de la Constitution. — M. de Toc-
queville est nommé rapporteur de la commission. — Discussion sur la
revision. — Resultat de cette discussion.— Tous les partis s'injiirient.
— Le bonapartisme profite de cette lutte. — La bourgeoisie commence
à ne pas se croire suffisamment protegee par le parti conservateur. —
Le parti radical fait tout ce qu'il faut pour l'effrayer davantagc. —
Candidature de Nadaud à la présidence de la République. — La con-
spiration bonapartiste redouble d'efforts pour exciter l'armée. — Les
toasts ,du banquet de l'École militaire. — Terreur croissantc de la
bourgeoisie. — Le projet de coup d'État preparé est ajourné et bientót
repris. — Grande reunion militaire chez Magnan. — L e ministére de
dévouement. — Saint-Arnaud ministre de la guerre. — Saint-Arnaud
dans les journées de Février. — Fortout ministre de la marine. —
M. Louis Bonaparte demande l'abolilion de la loi du 31 mai. — Dis-
cours aux officiers. — Discours aux exposants. — La proposition des
questeurs. — Le bonapartisme et la revolution. — Erreur persistante
des demòcrates. — La sentinelle invisible. — Rejet de la proposition
des questeurs.
L'application de la loi d u 31 m a i aux elections
communales et aux elections de la garde nationale
soulevait des difficultés considerables, en attendant
celles q u i ne pouvaient m a n q u e r de surg i r à l'heure
solennelle de la double election de l'Assemblée et du
president de la Républ ique. L a nouvelle loi sur la
garde nationale avait rencontre dans M. Napoleón
Bonaparte u n de ses plus ardents adversaires : « V o u s
DIVISION DES L É G I T I M I S T E S . 2 3 3
voulez, disait-il aux défenseurs de cette lo i , organiser
la guerre civile, a r m e r une partie de la nation contre
l'autre, ériger la misère d u peuple en système, et
assurer vo i re dominat ion par l'asservissement et
l'oppression du pays. » Colonel de la deuxième legion
de la garde nationale de la banlieue, il avait donné le
signal de la protestation par une lettre dans laquelle,
après avoir donné sa demission parce que ses p o u -
voirs étaient expirés, i l ajoutait : « N o m m é par le
suffrage de mes concitoyens, je ne veux pas accepter
une prorogation de la major i té de l'Assemblée. »
L'ordre du j o u r dans lequel i l faisait ses adieux aux
gardes nationaux de sa legión se t e r m i n a i t ainsi :
« Soyez les plus fermes soutiens de la R é p u b l i q u e et
de la grande cause de la d e m o c r a t i c »
Ce langage donne une idee d u ton auquel les part is
sont montes au moment oú la revision de la C o n -
stitution va les mettre aux prises.
Les légitimistes se proclament toujours les r e -
presentants d u seul pr incipe capable de sauver la
société; le chátelain de F r o h s d o r f n'attend plus
qu'un signe pour rendre à la F r a n c e le b o n h e u r et la
prospérité. Mais ses partisans sont divises sur les
moyens d'obtenir ce r e s u l t a t : les uns veulent faire
quelques emprunts aux institutions parlementaires,
les autres se refusent absolument à toute concession.
Les. orléanistes se partagent aussi en deux camps :
c e u x - c i , sans étre complètement désabusés des p r i n -
cipes constitutionnels, croient cependant qu'il est
impossible de les réaliser sans l'appui des principes
opposes; ils veulent r e u n i r la tradit ion et la révo-
2 3 4 I N T R O D U C T I O N .
lution, fondre les deux monarchies du droit divin et
du droit populaire en une seule monarchie; ceux-là
restent fidèles à la tradition semi-révolutionnaire de
1830; ces dissentiments se reproduisent dans les
reunions particulières oú les representants des di-
verses nuances du parti conservateur cherchent à
l 'avance à former leurs opinions et à se concerter sur
les mesures à p rendre .
La premiere de ces reunions se tenait dans une des
salles du Conseil d 'État ; Jes légitimistes y exerçaient,
par leur assiduité et par leur esprit de discipline, une
preponderance que le nombre seul n 'aurai t peut-étre
pas pu leur assurer; les resolutions prises dans la
reunion du Conseil d 'État étaient discutées d 'abord
dans le cercle de la rue de Rivoli. Les orléanistes
avaient à leur tour creé le cercle de la rue Richelieu,
qui fut bientòt transiere rue des Pyramides. L 'ac-
cord régnait peu entre ces deux cercles; les membres
de chaqué cercle étaient eux-mémes souvent divises
entre eux. II avait fallu, pour pacifier les dissidences
légitimistes, faire parler l 'oracle, c 'est-à-dire publier
le manifesté de Wiesbaden siçné de la main royale
d'Henri V ; les légitimistes, dernièrement encore,
venaient d'envoyer M. de Falloux en ambassade
auprès du chef de la branche ainée de la famille des
Bourbons, pour lui demander de ramener la paix
parmi eux en leur traçant une ligne de conduite dont
il serait interdit de s'écarter.
Les légitimistes avaient beau vanter la force de
leur pr incipe, la revision deia Constitution ne pouvait
évidemment ramener la France aux pieds d'Henri V;
M . DE T O C Q U E V I L L E NOMMÉ R A P P O R T E U R . 2 3 5
aussi quelques membres de ce parti, plus clairvoyants
que les aut res , hésitaient-ils à provoqueu le renver-
sement de la Constitution républicaine tant qu'ils ne
seraient pas sürs de la remplacer par les institutions
de la monarchic de saint Louis. La fraction du parti
légitimistefavorable à la revision l 'emporta cependant,
grace aux efforts de M. Berryer et de M. de Falloux
qui, depuis son retour de Venise, semblait devenu
l'interprète principal de la pensée royale; la question
de revision devait done étre posée de façon à met t re
la France en demeure d'opter entre l 'anarchie ou la
République et la royauté de droit divin.
La reunionorléaniste deia rue des Pyramides , pré-
sidée par le duc de Broglie, sans emprisonner sa
resolution dans aucune alternative, demandait tout
simplement que le peuple füt remis en possession
du plein exercice de sa souveraineté et du droit de
manifester l ibrement ses sentiments sur la Constitu-
tion. Les membres de cette reunion soumettaient la
Constitution au vote du peuple français, avec l'ar-
rière-pensée que de ce vote sortirait peut-èt re une
présidence décennale qui satisferait M. Louis Bona-
parte et qui mettrait fin aux dangers de la situation.
La commission de revision, d'après des conventions
conclues d'avance, fut composée de six membres de
l'opposition, adversaires de la revision; de trois
membres signataires de la proposition pr incipale; de
quatre membres légitimistes; de deux membres qui
réservaient leur opinion et leur vote. La discussion
au sein de cette commission porta bien moins sur la
question elle-mème que sur le choix du rapporteur .
2 3 6 I N T R O D U C T I O N .
M. de T o c q u e v i l l e , après plusieurs scrutins i n f r u c -
t u e u x , fut n o m m é , grace à la voix de M. de Gorcelles.
Son rapport n'est certainement pas u n desmorceaux
les plus remarquables sortis de sa p l u m e . M. de T o c -
quevil le se borne à exposer les raisons pour ou contre
la r e v i s i o n ; i l signale les deux points les plus défec-
tueux à ses yeux de la Constitution, les formes du
suffrage u n i v e r s e l , et l'antagonisme nécessaire des
deux pouvoirs sortis de la mème source avec des
forces niégales, p u i s i l conclut contre la revis ion.
L'Assemblée se t r o u v a i t en presence de c inq p r o -
positions :
I o L a proposit ion de M. de B r o g l i e : « Les r e -
presentants soussignés, dans le but de remettre à la
nat ion l'entier exercice de la souveraineté, ont l'hon-
n e u r de proposer à l'Assemblée nationale que la
Const i tut ion soit r e v i s é e . »
2 9 L a proposit ion de M. P a y e r , dont le but est de
rectif ier quelques points de detail de la Const i tut ion,
et de développer les autres dans le sens r é p u b l i c a i n .
3 0 L a proposit ion de M. Creton, qui demande la
convocation d'une Assemblée m u n i e de pouvoirs ílli—
mités pour choisir le g o u v e r n e m e n t de la F r a n c e .
4 o Celle de M. B o u h i e r de l'Écluse, consistant à
élire une assemblée constituante qui rendrai t à la
F r a n c e ses lois fundamentales, ou plutót qui se b o r -
nerait à les declarer , ces lois n'ayant p u p é r i r , car
elles sont éternelles.
5 o Celle de M . L a r a b i t , sanctionnant le r e n o u v e l -
lement de la présidence de la Républ ique dans les
mains d u t i tulai re actuel.
D I S C U S S I O N S U R LA R E V I S I O N DE LA C O N S T I T U T I O N . 237
M. de B r o g l i e , enrayé sans doute d'avoir invoqué
le pr incipe de la souveraineté populaire dans sa p r o -
posit ion, l a t ransforma de la facón s u i v a n t e : « L ' A s -
semblée legislative, v u l'article 3 de la C o n s t i t u t i o n ,
émet le voeu que la Constitution soit revisée en t o t a -
lité conformement audit ar t ic le. »
L a discussion s'ouvrit le 14 j u i l l e t , anniversaire
de la prise de la B a s t i l l e ; le president D u p i n c r u t
devoir l'inaugurer par une a l locut ion solennelle
r e c o m m a n d a n t le calme et la m o d e r a t i o n a u x o r a -
teurs. M. Baroche, voulant apporter dans le débat
l'opinion d u gouvernement, ne tarda pas à fa i re
l'épreuve de l'inutilité de ees conseils : l'ancien c l u -
biste de F é v r i e r s'altendait à recuei l l i r les applaudis-
sements de l'Assemblée en développant de n o u v e a u
cette idee que l'élection d u 10 d é c e m b r e était u n e
protestation contre la Const i tut ion de 1 8 4 8 ; une t e m -
péte de cris formée sur les bancs mèmes de la majo-
rité aecueillit ses paroles. M. de F a l l o u x pr i t ensuite
la parole; son discours, panégyr ique d'idées et de sen-
timents qui ont besoin d'etre réchaufïés et r a j e u n i s
par une grande eloquence, laissa l'Assemblée f ro ide
et inattentive jusqu'au m o m e n t o ú , p o u r ajouter à
l'impression de t e r r e u r qu'il voulait p r o d u i r é , i l
m o n t r a T i n v a s i o n étrangère prète à fondre sur la
F r a n c e et à mettre le comble aux m a u x causés par
l'anarchie intérieure. M. de F a l l o u x descendit de la
t r ibune, p o u r s u i v i par les ardentes r e c r i m i n a t i o n s
de la gauche contre une menace si i m p r u d e n t e dans
la bouche d'un légit imiste.
L e general Cavaignac défendit le principe r é p u -
2 3 8 I N T R O D U C T I O N .
blicain par les arguments que M. de Falloux venait
d'invoquer pour defendre la monarch ie ; il fit du
principe de l'inviolabilité du gouvernement démo-
cratique presque un dogme. Michel (de Bourges)
remplaça ces ra isonnements mystiques, exposés
avec plus de conviction que de ciarte, par les éclats
passionnés de son eloquence méridionale; son dis-
cours, àpre réquisitoire d 'un tribun de la revolution
cont re ia monarchie , remplit deux séances. M. Ber-
ryer lui r épond i t : les deux orateurs se valaient. Le
plaidoyerfut aussi eloquent que le réquisitoire; mais
l 'éloquence de M. Berryer et de Michel (de Bourges)
semblai t , malgré tou t , vide et déclamatoire ,
comme il arrive toutes les fois que le resultat d'une
lutte est trop prévu.
M. Dufatire, l 'un des auteurs de la Constitution
de 1848 , défendit son ceuvre, plutòt par acquit de
conscience que par conviction: la France , indiffé-
rente , selon lu i , à la République ou à la monarchie ,
tenait à la République uniquement pour ne pas se
donner la peine de changer de gouvernement ; la
crainte d 'une candida ture inconstitutionnelle pous-
sait quelques personnes à demander la revision, mais
la presence de 'Assemblée doit suffire à les rassurer.
M. Dufaure traita la question en avocat, et M. Odilon
Barrot en professeur de droit constitutionnel qui
expose à ses élèves les différentes formes du gouver-
nement et qui leur en montre les avantages et les
inconvenients. Toutes ses formes avaient trouvé des
défenseurs dans la discussion, hormis une seule,
l 'empire représentatif. Le théoricien de ce gouver-
REUNION DES O F F I C I E R S DE LA GARNISON D E P A R Í S . 239
nement siégeait pour t an t sur les bancs de l 'Assem-
blée. M. de Persigny crut devoir garder le s i lence;
le moment de par ler de l 'empire n'était pas encore
venu.
L'Assemblée, rassasiée d 'é loquence, clòtura enfin
cette discussion de cinq jours pendant lesquels le
parlement s'était t ransformé en Académie des
sciences morales et pol i t iques ; le scrutin, ouvert avec
toute la solennité convenable sous la double forme
du vote à la t r ibune et de l'appel nominal , donna les
suivants. Sept cent cinquantè representants avaient
répondu à l ' appel : quat re cent quarante-six deman-
daient la revision; deux cent soixante-dix-huit la
repoussaient. La majorité n 'atteignait pas le chiffre
des deux tiers fixé par la Constitution pour que la r e -
vision fut prononcée. MM. Thiers , de Rémusa t , Cre-
ton, Baze, Bedeau, s'étaient separés de la droi te et
avaient voté contre la revision avec le part i r épu-
blicain.
Qu'avaient produit ces longs débats? un pretexte
à tous les regimes qui se sont succédé en France
depuis 89 pour s'injurier mutuel lement . Lespa r t i s ^
en échange de ce plaisir, avaient ljvré à l 'ennemi la
Constitution, leur unique sauvegarde.
L'opinion, toujours portee en France à rendre la
liberté responsable des maux et des dangers du pays,
sentait redoubler ses alarmes: les partis ne lu i mon-
traient que leur haine mutuel le et leur mutuel le im-
puissance; le par t i révolutionnaire ne parlait que de
descendre dans la rue : il faisait planer ce qu'il ap-
pelait l'échéance de 1852 comme une terr ible et
2 4 0 I N T R O D U C T I O N .
mystérieuse menace sur la tète de tous. I I avait déjà
fait choix, d i s a i t - o n , c o m m e candidat à l a présidence
de la R é p u b l i q u e , d'un m a ç o n n o m m é N a d a u d ,
envoyé par les socialistes d u département de la
Creuse à l'Assemblée legislative, citoyen honnète et
intel l igent, sans doute, mais peu c o n f o r m e par ses
manieres et par son i n s t r u c t i o n àl'idéal que la b o u r -
geoisie française s'était fait jusqu'ici d'un chef de
gouvernement .
L e s hommes d u coup d'État suivaient attentive-
m e n t ce m o u v e m e n t des esprits, et se mettaient en
mesure d'en profiter.
L e mois d'octobre est l'époque ordinai re des c h a n -
gements de g a r n i s o n ; les quatre regiments les plus
anciens de la garnison de P a r i s , et les deux regiments
de cavaler ie furent remplaces par quatre regiments
arr ives récemment d'Afr ique, et par deux regiments
de lanciers, dont l'un, commandé par le colonel de
Rochefort , s'était fait remarquer à Satory par la
v igueur de ses cris d e : V i v e l ' E m p e r e u r ! Des chan-
gements avait eu l ieu en m é m e temps p a r m i les gé-
néraux places à la tète de l'armée de Par is .
L e colonel d u I e r regiment de lanciers sol·licita
l'autorisation, qui l u i fut d'abord refusée, d'offrir
u n p u n c h au corps d'officiers d u T lanciers et de
l'escadron des guides. M. de Rochefort rev int à la
charge et obtint de ses supér ieurs, désireux sans
doute de le d é d o m m a g e r de son attente, la p e r m i s -
sion de disposer, pour la r e u n i o n projetée, des ap-
partements de l'École m i l i t a i r e .
Quelques esprits timorés cherchèrent à détourner
MOYENS E M P L O Y E S P O U R EXCITER L ' A R M É E . 241
le colonel de Rochefort de prononcer « son toast
d'ouvertiire, signal de la charge à fond contre les
anarchistes, leurs adherents et leurs meneurs 1 ; »
mais rien ne put l 'arreler; il fallait engager le com-
bat et brüler ses vaisseaux. Voici done la harangue
qui preceda la charge qui devait couronner la vic-
toire du 4 décembre, et qui terrassa pour longtemps
sans doute l'hydre révolutionnaire 2 :
« Rendons g r a c e s , Messieurs, aux vieil les tradit ions de l ' a rmée ,
nous l eur devons la satisfaction de féter aujourd'hui nos camarades
du 7 e de lanciers . Rendons graces à ce veritable esprit de corps qui ,
sans distinction de numero ou d'uniforme, sait faire une mème fa-
mille de l 'armée tout entière. Oui, Mess ieurs , c'est à ce sentiment
de fraternité militaire qui nous reunit ici, qui fait de tout soldat
l 'ami, le frère d'un autre soldat, que l 'armée a dú de pouvoir t ra -
verser sans ètre entamée la période difficile dont le souvenir n'est
pas encore efface. Si l'affection entre les diíférents corps de l ' a rmée
est si s incere , si solide, c'est qu'elle repose sur une estime rec iproque ,
sur l 'habitude de dangers affrontés avec le mème c o u r a g e , ou de
peines partagées avec le m è m e dévouement. Fél ic i tons-nous done,
Messieurs, de nous t rouver tous réunis ici sous l ' inspirat ion de cette
genéreuse p e n s é e : si elle nous donne la jo ie et la sécur i té dans le
present , c'est à elle que nous devons aussi demander confiance dans
l 'avenir.
» J e bois au 7 e de l a n c i e r s , et à son colonel ; mais avant ces san-
tes, Messieurs , j e vous d e m a n d e r a i de porter celle de l 'homme que
son courage , sa loyauté , son inébranlable fermeté ont fait, en quelque
sorte, la personnification de 1 'ordre dont nous sommes les défenseurs .
Nous boirons à celui qui nous facilite si bien la tache que nous
devons accompli?", au pr ince Napoleon, au chef de l ' É t a t ! »
Le colonel Feray prit à son tour la pa ro l e :
«Interprete du 7 e l anc iers , Mess ieurs , j e remerc ie nos camarades
du I e r et tous les corps de cavaler ie de la garn ison de Par i s de
1. Le c a p i t a i n e M a u d u i t , R e v o l u t i o n m i l i t a i r e d u 2 d é c e m b r e 1 8 5 1 .
2 . Ibidem
T A X I L E D E L O R D . I — 16
242 I N T R O D U C T I O N .
l 'accueil si cordial dont i ls nous ont honorés. L e 7 e de lanciers,
Mess ieurs , se fe l ic i te 'd 'avoir à par tager avec vous la tàche si pa-
tr iot ique, si g lorieuse de defendre l 'ordre et la société.
» L 'armée a été l 'ancre de salut de notre pays , dans les mauvais
j o u r s que nous avons t r a v e r s e s ; c'est à l a discipline, c ' e s t à l ' u n i o n
qui regne dans ses rangs et dont elle renouvelle chaqué jour
l 'exemple si peu suiv i , que l 'armée a dü de rester à la hauteur de
la tàche qui lui était imposée .
Ï Gardons , Messieurs , ces nobles sent iments ; gardons ce précieux
dépól que nous ont l égué nos ainés, et q u ï l nous soit aussi sacre
que notre tàche e l l e - m è m e , car c'est en lui que nous puiserons
non seu lement les sentiments de notre ver itable devoir , mais aussi
celui de l 'accomplir dignement.
» J e bois au I e r l anc iers , à son colonel et à tous les corps de
cavaler ie de la garnison de Par i s . »
Ces toasts t ranchent trop avec le ton ordinaire des
allocations échangées dans ces reunions de joyeuse
confraternité pour qu'on n'y voie pas l 'intention bien
arrètée de s t imuler l 'ardeur des ofíieiers pour un
combat prochain. Les soldats eux-mèmes y étaient
preparés. Une augmentat ion considerable dans l'ef-
fectif de la garnison de Paris et de la banlieue avait
eu lieu vers cette époque; augmentation si conside-
rable que les logements militaires devenant insuffi-
sants, on caserna des compagnies dans les casemates
des forts. Les garnisons de ces forts étaient consi-
gnees chaqué jour jusqu 'à midi, sous pretexte qu'il
pouvait survenir de la place des ordres extraordi-
na i r e s ; les theories enseignées aux troupes portaient
sur le service en cas de guerre dans la capitale, sur
la guerre des rues, des fenètres, des caves, e tc . ; les
officiers supérieurs, assistés des adjudanls-majors,
avaient reçu l'ordre d'aller en habits bourgeois, r e -
connaitre leur poste de bataille, et les inaisons dont
MOYENS E M P L O Y E S P O U R E X C I T E R L ' A R M É E . 2 4 3
l'oecupation pouvait servir de point d'appui. L'armée
n'attendait plus que le s ignal .
L e s complots, les associations secretes, lesémeutes,
les vaines demonstrations d'une politique de parade
se succédaient, et augmentaient Jes craintes de la
classe m o y e n n e ; l'idée d'en finir par la force avec
une situation qui menaçait de la m i n e r , pénétrait
chaqué jour plus profondément dans son esprit. L e
gouvernement pouvait désormais sans crainte mettre
les départements en état de siège sur u n pretexte
quelconque; bien des gens commençaient à t r o u v e r
que de semblables mesures pouvaient seules sauver
la société: les commerçants, les industriéis se deman-
daient avec effroi si la F r a n c e était condamnée à une
agitation perpétuelle. L e part i r é v o l u t i o n n a i r e , au
l ieu de rassurer les caracteres t imides, redoublait
de paroles et de manifestes menaçants. M. L o u i s
Bonaparte, au contra i re , tenait le langage le plus
pr'opre à toucher les bourgeois oppresses par u n per-
pétuel c a u c h e m a r ; ils respiraient en entendant le
chef d u pouvoir exécutif p r o n o n c e r ees paroles à
l'inauguration des Halles centrales : « E n posant la
» premiere pierre d'un edifice dont la population est
3> si éminemment populaire, je me l ivre avec c o n -
y> fiance à l'espoir qu'avec l'appui des bons citoyens
» et avec l'appui du c i e l , i l n o u s sera donné de jeter
y> dans le sol de la F r a n c e quelques fondations sur
)) lesquelles s'élèvera u n edifice social assez solide
)) pour f o u r n i r u n a b r i contre la violence et la m o b i -
)> lité des passions humaines. »
Les préparatifs du coup d'État n'en continuaient
244 I N T R O D U C T I O N .
« Tout était prèt du cóté de l ' armée pour les éventualités d'un
coup d'État. II fut sur le point d'avoir l ieu lors de la derniére pro-
pas moins. Le general Magnan venait de succéder au
general Baraguey-d'Hilliers dans le commandement
de l 'armée de Paris . Magnan s'était battu en Espagne
e t à Water loo; capitaine dans la garde impériale et
dans la garde royale, colonel à la prise d'Alger, gene-
ral au service beige en 1 8 3 1 , sur le point de pásser
au service sarde en 1849, maréchal decamp en France
entre ces deux dates , son nom cependant n'était
guère connu du public, lorsque le procés de Boulo-
gne lui donna une certaine célébrité. Magnan, signalé
à M. Louis Bonaparte comme un homme capable
de céder à l 'entraínement de ses souvenirs napoléo-
niens et d 'une grosse somme d'argent, se déíendit
avec indignation devant la Chambre des pairs de
pareils soupçons. 11 protesta de sa fidélité à la monar-
chie. I I accompagna, en eflet, en grand uniforme la
duchesse d'Orléans se rendant le 24 février à la
Chambre des deputes, et il assista comme simple té-
moin à la derniére sean ce de la Chambre de la monar-
chie, en attendant de mettre fin avec ses soldats aux
séances de la derniére Assemblée républicaine.
L'Assemblée s 'étant prorogée quelque temps après
la discussion sur la revision de la Constitution, quel-
ques-uns des conseillers intimes de M. Louis Bo-
naparte auraient voulu profiter de ce moment pour
changer la forme du gouvernement ; les deux chefs
militaires du complot, Saint-Arnaud et Magnan, ne
partagèrent point cet avis.
T E R R E U R C R O I S S A N T E DE LA B O U R G E O I S I E . 2 4 5
rogation de l 'Assemblée . C'eüt été une faute, et une faute très
grave .
» La France ne voyait pas encore assez complètement les com-
plots par lementa i res . E l l e aurait pu croire que le Prince agissait
dans un but personnel et d'ambition. Le préfet de police d'alors 1
y poussait fortement. Beaucoup de personnages dévoués au Pr ince
agissaient de méme. Ce furent M. de Sa int-Arnaud e t l e general en
chef Magnan, principalement, qui firent abandonner ce projet en
faisant valoir les raisons qui demandaient qu'on en a journàt l 'exé-
cution.
» Le president, ses m i n i s t r e s , quelques hautsfonctionnaires con-
naissaient les consp i ra teurs ; mais cela ne suffisait pas . En dissol-
vant l 'Assemblée en pleine pa ix , on se donnait les apparences de
I ' i l légal i té . L 'Assemblée pouvait se reunir dans une vi l le de prov ince ,
y rendre des decrets , d r e s s e r pouvoir contre p o u v o i r ; que serait-il
advenu? La moindre consequence eüt été une g u e r r e civile achar -
née. Le socialisme n'eút pas hesité à prendre provisoirement la
Constitulion pour drapeau, et les part i s de l 'Assemblée eussent
accepté pour défenseurs les soldats d e i a J a c q u e r i e . Tels étaient les
motifs puissants qu'invoquaient les adversa ires du coup d'État pen-
dant la prorogation ; « L 'Assemblée t rahira bien assez ses complots ,
disait le general Magnan ; attendons qu'el le nous donne b a r r e 2 . »
L e s généraux Magnan et S a i n t - A r n a u d n'étaient
pas les seuls à s'opposer à u n coup d'État premature.
U n homme très consulté alors par M. L o u i s Bona-
parte, le docteur V é r o n , ancien directeur de l'Opéra,
raconte comment, grace à l u i , l'Assemblée legisla-
tive avait vécu quelques mois de plus :
« J 'habitais alors la T u i l e r i e à Auteui l , et un ancien préfet de
mes amis avait bien voulu y accepter l 'hospital ité pendant la bel le
saison. M. Garlier y venait tous les j o u r s conférer de son projet de
coup d'État avec ce préfet 3 . II I 'avait mème charge de réd iger
1 . Garlier.
2 . Belouino, H i s t o i r e d ' u n c o u p d ' É t a t .
3 . Romieu. Un de ses amis, 1'ayant vu tomber dans la rue à la suite
de trois copieuses libations, mit sur son corps un de ces lampions qui
servent à designer, la nuit, les embarras aux voitures. II figurait parmi
les célebres farceurs de son temps.
246 INTRODUCTION.
les decrets qui devaient , à u n j o u r donné, étre insérés au Moniteur*
Par ces decrets , on supprimait le ministére de l'instruction pub l ique ,
l 'Ecole polytechnique, les octrois. De toutes les grandes écoles de
droit , de médecine , d'Alfort, aucune n'était conservée dans la capi -
ta le . Quatre cents personnes étaient a r rè tées , et immédiatement de-
portees
» L e Pr ince president reçut communication de tout l 'ensemble
du coup d'État Car l ier . Ce fut dans les premiers j o u r s d e s e p t e m b r e
que le Prince reunit à ce sujet , au palais de Saint-Cloud, M. le
comte de Morny, M. le comte de Pers igny , M. Rouher et M. Car l ier .
« On chassa dans la j o u r n é e , on dina. Pendant la chasse et pen-
dant le d iner , il ne fut pas Je moins du monde question du projet
Car l i e r . On passa bientót dans un des salons du palais. « Ce salon, T>
dit en s 'asseyant le prince Louis-Napoléon, « est celui oú le duc de
» R a g u s e , a p r è s les journées de Ju i l l e t , rendit son épée au duc d 'An-
> g o u l è m e . . . Maintenant, Messieurs , parions de notre affaire. » On
discuta le coup d 'État Car l ier . L 'opinion qui préva lut fut celle-ci :
la presence des deputes dans les départements devait faire craindre
que p a r leur influence ils ne parvinssent à organiser une resistance
s é r i e u s e . L a g u e r r e civile pouvait éclater sur plusieurs points. L e s
esprits les p lus impatients, les coeurs les plus résolus reculèrent de -
vant ce danger . L 'avis de ceux- là était qu'i l fallait attaquer l a
Chambre présente à Par i s , v ider l a querel le face à face avec elle,
et qu'il serai t imprudent d 'ouvr ir l a «pmpagne contre les absents .
L e Pres ident de la R é p u b l i q u e combatut surtout la mesure des a r -
restat ions. 11 voulait qu'on n 'arrètàt personne, il soutenait qu'il
suffirait de faire un appel pur et simple à la nation. M. de Morny fit
observer qu'on n'a plus à sév i r contre des gens en prison, et que
des arrestations faites avec intel l igence et à temps, peuvent p r e v e -
nir les malheurs de la g u e r r e civile
> Pour ma part , j ' é ta i s resté complètement étranger à l 'élucubra-
tion du coup d'État Car l ier . On en parlait bien haut comme pour
y p reparer le publ ic . Ce peu de mystère et la presence des deputes
dans les départements me faisaient assisler avec inquietude à cette
fievreuse agitation dont j ' é t a i s témoin. Pour le succés , l e moment
me paraissait mal choisi , le projet trop ébrui té .
» Ne sachant quel accueil sera i t fait au projet du coup d'État Car-
l i e r , j e cherchai le m o y e n d'en entraver l 'exécution. J 'annonçai un
matin devant tous ceux qui dé jeunaient à la Tu i le r ie que j 'a l la is
publ ier dans le Conslitutionnel un art ic le contre les coups d 'État .
On en fut vite informé à l ' É l y s é e . L e Pr ince president m'avait fait
l 'honneur, quelques j o u r s auparavant , de me soumettre une brochure
polit ique p o u r me d e m a n d e r mon avis sur l 'opportunité de sa p u -
bl icat ion. M. F l e u r y vint me d e m a n d e r ma réponse : c Es t - i l
L E C O U P D'ÉTAT P R E P A R É E S T A J O U R N É . 2-17
» vrai , » a jouta-t- i l , c qu ' i l doit para i t re demain dans le Constitu-
» tionnel un art ic le contre les coups d 'État? » — « Tenez , » lui
répondis- je , < j ' e n corr ige les épreuves . » I me témoigne le dé-
sir de soumettre cet art ic le au pres ident , il me fit promettre de ne
pas le publ ier sans son adhes ion . L e lendemain à mid i , j e me r e n -
dis à l ' É l y s é e . Le Prince me fit l 'honneur de m e recevoir avec
bienvei l lance et affabilité. « J ' a i lu votre réponse s u r cette b r o -
T> chure politique, » me dit- i l , « vos consei l s seront suiv is . P e r -
s mettez-moi, à mon tour, de vous donner mon avis s u r cet article
» contre les coups d'État dont vous avez bien voulu m'envoyer les
épreuves , j e ne le crois ni oppor tun , ni u t i l e ; montrerez-vous , >
a jouta-t- i l en r iant , « autant de deference pour mes consei ls que
» j 'en ai pour les vótres? » J e m'incl inai respectueusement , et
j ' avoua i que j e n 'avais voulu que faire naitre l 'occasion de par ler à
coeur ouvert du coup d 'État Carl ier . J ' a p p r i s que ce dernier projet
était abandonné. Mon article ne parut pas i . »
Le general Magnan réunit, un mois plus tard, dans
son salon tous les officiers généraux pourvus d'un
commandement à Paris, et leur adressa cette allocu-
tion :
« Mess ieurs , il peut se faire que d'ici à peu de temps votre g e -
neral en chef j u g e à propos de s 'associer à une determination d e i a
plus haute importance . Vous obéirez pass ivement à ses ordres .
Toute votre vie, vous avez compris et prat ique le devoir mil i taire
de cette façon-là. Du res te , si quelqu 'un de vous hésite à me suivre
dans cette voie , qu'il le d i s e ; nous nous séparerons et nous ne c e s -
serons pas de nous es t imer . Vous comprenez ce dont i l s ' ag i t ; les
circonstances sont d'une immense g r a v i t é . Nous devons sauver la
F rance , elle compte sur nous . Mais, quoi qu ' i l a r r i v e , m a r e s p o n -
sabilité vous couvr i ra . Vous ne recevrez pas un ordre qui ne soit
écrit et signé de moi . Par consequent , en cas d ' insuccès, quel que
soit le gouvernement qui vous demande compte de vos actes , vous
n 'aurez qu 'à montrer pour vous garant i r ces ordres que vous aurez
reçus . Seül responsable , c'est moi , Mess ieurs , qui portera i , s'il y a
l ieu, ma téte à l 'échafaud, ou ma poitrine à la p l a i n e d e Grenel le . »
1 . Le d o c t e u r Y é r o n , N o u v e a u x m é m o i r e s d ' u n b o u r g e o i s d e
P a r i s .
248 I N T R O D U C T I O N .
1 . II s ' ag i t p r o b a b l e m e n t ici du general R e y b e l l .
2 . R e l o u i n o , Histoire d'un coup d'Etaí.
3 . P . M a y e r .
La réponse fut digne de ce discours; le general
Reible *, le doyen de tous, prit la parole :
« Personne ne ra'a charge de par le r , genera l , pourlant j e le fais
au nom de tous. Vous pouvez compter que nous vous suivrons, et
que nous voulons e n g a g e r notre responsabi l i té acoté de la v o t r e 2 . »
Un autre historien du coup d 'É ta t 3 ajoute : ce Une
chaleureuse acclamation couvrit les paroles du ge-
neral Reible. Toutes les mains se cherehèrent, et,
dès ce moment , on peut dire avec certitude que la
France allait sortir de l 'abime. y>
L'Assemblée, au moment oú le pouvoir exécutif se
preparad à la dissoudre par la force, venait de re-
prendre ses travaux, lorsque, vers le milieu du mois
d'octobre, le bruit se répandit que le president de la
République était décidé à lui proposer le rappel de
la loi du 31 mai, et que le ministére, ne voulant pas
se prèter à l'abolition de cette loi qu'il avait proposée
et défendue, donnait sa démission. Ce bruit ne tarda
pas à se verifier. M. Billault, charge de composer un
cabinet parlementaire , n'ayant pas réussi dans sa
mission, M. Louis Ronaparte se contenta de nommer
un ministére de dévouement dont quatre membres
seulement, M. Fortoul, ministre de la mar ine , M. Ca-
sabianca, ministre du commerce , M. Leuillon de
Thorigny, ministre de l ' intérieur, M. Turgot, vice-
président du comité general pour la revision de la
Constitution, ministre des affaires étrangères, appar-
GRANDE REUNION M I L I T A I R E CHEZ MAGNAN. 249
tenaient à l 'Assemblée. M. Giraud, qui avait déjàfait
partie du ministère transitoire, redevenait ministre de
l'instruetion publ ique; M. Corbin, procureur gene-
ral près la cour d'appel de Bourges, et M. Blondel,
inspecteur des finances, persistant à refuser, l'un le
ministère de la justice, l 'autre le ministère des fi-
nances, furent remplaces par M. Daviel, procureur
general près la Cour d'appel de Rouen, et par
M. Magne. La presence du general Leroy de Saint
Arnaud au ministère de la guerre donnait seule à ce
cabinet une signification polit ique. Le ministre du
coup d'État était à son poste.
M. Leroy, sous-lieutenant dans la garde royale en
1816, quitta l 'armée à cette époque pour n'y rentrer
q u ' e n l 8 3 0 . Son regiment tenait garnison à Blaye; le
general Bugeaud, qui gardait la duchesse de Berry
dans la citadelle de cette ville, trouva dans le sous-
lieutenant Leroy un auxiliaire intelligent et com-
plaisant pour l 'aider dans ses fonctions de geòlier.
Pourquoi M. Leroy quitta-t-il encore une fois l'ar-
mée à cette époque? La lecture de son dossier pour-
rait seule fournir des renseignements utiles à ce
sujet : l 'histoire sera libre de consulter un jour ce
document. Ce serait faire la plus grave injure à la
mémoire du general ministre de la guerre Saint-
Arnaud que de croire à sa disparition.
M. Leroy, rentré sous les drapeaux, sert en 1836
comme lieutenant dans la légion étrangère; pendant
les huit années qui suivent le siege de Constantine, il
franchit tous les grades qui le séparaient du grade
de colonel, et il obtint en 1845, grace à son protec-
2 5 0 I N T R O D U C T I O N .
1. Lettre adressée par le maréchal Saint-Arnaud à son frère; voyes
sa correspondance.
teur Bugeaud, le commandement d'un corps sur-
nommé la colonne infemale, qui opera dansleChétif.
Le general Leroy Saint-Arnaud, en attendant qu'il
soit possible d'écrire son histoire, a sa légende qui
le montre exerçant vingt metiers : commis voyageur
en France, comedien à Paris et à Londres , prévòt
d 'armes à Br ighton; lancé en plein dans les hasards
et les expedients de la vie nómade, vrai héros de la
Boheme; homme d'esprit, goguenard, faiseur de bons
mots et de ca lembours , r imeur de couplet, brave
devant Tennemi; peu tendre pour les Árabes, grand
approbateur et imitateur de l 'enfumement des grottes
du Dehra. Une troupe d 'Arabes s'étant, en eíïet, ren-
fermée dans la caverne de Shelas, située sur le terr i -
toire de son commandement, le colonel Saint-Arnaud
s'y rend et somme les refugiés de faire leur soumis-
sion. Tous obéissent, sauf quelques centaines d ' indi-
vidus; instruit seul de ce detail, il fit boucher les
ouvertures de la caverne avec des fascines, selon le
procede du general Pélissier, et il y mit le feu. « Per-
sonne n 'entra dans les cavernes, personne ne sut
que là-dessous se trouvaient cinq cents brigands
qui ne tueront plus de Français. Un rapport confi-
dentiel a tout raconté au maréchal sans étalage
terr ible, ni figures de rhé tor ique; mon frère, per-
sonne n'est aussi bon que je le suis par goüt et par
na tu re . Du 8 au 12 , j ' a i été malade; mais ma con-
science ne me reproche rien, j ' a i fait mon devoir et
j ' en agirais de mème demain *.
SAINT-ARNAUD ET LA R E V O L U T I O N D E F É V R I E R . 251
« Le genera l Sa in t -Arnaud , c h a r g e le 24 février de d é g a g e r les
abords du Car rouse l , avait enlevé à l a te te de deux batai l lons les
barr icades de la rue Richel ieu . Mais deux coups de fusil partent de
la rue Jeannisson , et du haut des fenètres tombent des bouteil les et
autres project i les peu dangereux d 'a i l leurs . Aussitót quelques s a -
p e u r s s 'avancent vers la rue Jeannisson et font feu. Accident c a r a c -
tér i s t ique de cette lutte étrange ! Comme la vei l le aux Capuc ines ,
comme le matin à la Bast i l le , les soldats obéissent machinalement
à ce signal du hasard : sans o r d r e , sans direct ion, sans but , ils
tirent à droite, à g a u c h e , en avant , en arr ière , en l ' a i r , sur les fe-
nètres, sur les m u r s , partout oú la p o u d r e p o u s s e l e s ba i les . Mal-
heureusement plusieurs coups avaient atteint des personnes inoffen-
sives : un por teur de pain était frappé à mor t ; des hommes , des
femmes étaient blesses . L a colonne poursuivit sa route , ne trouva
plus de resistance, détruisit les b a r r i c a d e s , et rev int au Carrouse l .
» Quand elle y a r r i va , les barr icades étaient re levées .
» Sans utilité réel le au point de vue mil i ta ire , ce coup de m a i n
produisit un eííét moral très fàcheux. Ni l ' agress ion , ni la res is tance
n'avaient été sér ieuses . Ceux qui n'étaient p a s hosti les b làmèrent
une fusillade si peu m e s u r é e . Le meurt re du porteur de pain e x a s -
pera les autres , et l ' irritation parut tel lement v i v e , que le commis -
saire de police, M. Vassa l , dut en informer le maréchal B u g e a u d ,
qui lui remit une proclamation tracée de sa main 1 . »
L e general S a i n t - A r n a u d commandait la colonne
qui occupait la prefecture de police, et qui comptait
u n corps de gardes m u n i c i p a u x dans ses r a n g s ; cette
colonne, obligee de capituler, n'avait d ü son salut
qu'au courage et au dévouementdes gardes nationaux
qui la défendirent contre la colère d u peuple; la
colonne put, grace à eux, quitter sans danger la pre-
fecture de pol ice; elle marchait dans l'ordre s u i v a n t :
« Les chasseurs de Vincennes , deux compagnies du 7 f > , l e s
gardes municipaux à cheval , les gardes à p ied . L e genera l Sa int-
Arnaud la conduit. Généreux et dévoués j u s q u ' a u bout , l es g a r d e s
nationaux la couvrent sur toutes ses faces. L e peuple , immobi le , la
regarde p a s s e r sans insulte ni de voix , ni de v i s a g e . Un seul cri
1. Garnier-Pagès, H i s t o i r e d e l a R e v o l u t i o n d e 1848.
252 I N T R O D U C T I O N .
retentit : « Respect aux va incus ! » La r ive gauche était l ib re , la
prudence conseillait ce chemin. Mais le genera l , auquel les gardes
munícipaux ont reproché depuis d 'avoir plus d'une fois manqué de
presence d'esprit dans ce moment t e r r i b l e , laisse la colonne s ' enga-
g e r vers la r ive droite qu 'encombrent les barr icades et les combat-
tants , la fait tourner à g a u c h e par la rue de la Bar i l ler ie , et la di-
r ige sur le pont au Change. L à n'est plus le mème peuple qui a
reçu la capitulation. Devant le quai aux F l e u r s , des insurges ,
voyant venir à eux cette longue file dont les premiers rangs sont
a rmés , font feu. Cette demonstrat ion hostile est à l 'instant com-
p r i m é e ; le cri protecteur : « Respect aux vaincus! » retentit de
nouveau. La colonne continue son chemin par le pont au Change et
le quai de Gèvres .
» A ce moment arr iva i t en sens contraire , par le quai Pelletier,
un attroupement precede d'un drapeau et commandé par un j eune
homme à cheval . A la vue des municipaux, le sang échauffé s ' a l lume:
« Voilà les assass ins du p e u p l e ! » cr ient cent voix menaçantes , « il
faul les d é s a r m e r . » Et, laissant p a s s e r les chasseurs de Vincennes
et la l i gne , ils déchargent leurs íüsils sur les municipaux. Aus-
sitót débandade complete. Les municipaux à pied se dispersent
dans toutes les d i rect ions ; les caval iers s 'élancent au galop vers
l 'Hotel de v i l le , escaladent les pavés roulants de la barr icade dressée
au coin de la place et du quai , débouchent à fond de train sur la
p lace , culbutent la foule, prise p a r toutes les i ssues . A cette appa-
rit ion subite , le peuple qui occupe THótel de v i l l e , c r o i t à un retour
offensif, reçoit les munic ipaux à coups de fusil . Mais on s 'aperçoit
que les soldats sont d e s a r m é s ; le feu cesse, la poursuite s 'arrète ,
les maisons s 'ouvrent aux vaincus, et tout le monde s ' empresse à
les secour i r .
» Le general S a i n t - A r n a u d , precipité de son cheval , fut assail l i
par une foule furieuse. Les g a r d e s nationaux l 'arrachèrent au péri l .
II se jeta dans l 'Hòtel de v i l le , et y t rouva près du maire de Paris
un refuge assure i . »
U n instinct sür guidait le c o m m a n d a n t F l e u r y vers
1'ex-commandant de cette colonne; le projet de r e n -
verser la Républ ique devait lui souri re. L a campagne
de K a b y l i e , entreprise pour legrandir,n'avait pas pro-
duït u n g r a n d eíïet au mi l ieu des preoccupations
1 . Garnier-Pagès, H i s t o i r e d e l a R e v o l u t i o n d e 1848.
S A I N T - A R N A U D A P A R I S DANS L E S J O U R N É E S DE F É V R I E R . 253
polítiques de l 'époque: sa figure maigre et palé por-
tait déjà les traces de la maladie qui devait l 'emporter
quatre ans plus tard; son ceil fatigué, son air insolent
plutòt que fier, son atti tude qu'il s'efforçait de rendre
hautaine, et qui n'était que provocante, décelaient
1'homme usé, blasé, qui va tenter la derniére aven-
ture d'une vie d 'aventures.
Le ministre de la marine, seul parmi tous les
autres membres du cabinet, méritait d 'at t irer un peu
l 'attention du public.
Certains écrivains de l'opposition qui n'avaient ni
assez de conscience ni assez de talent pour mont re r
de la perseverance, voulant, comme on dit vulgaire-
ment, faire une fin, s 'étaient, vers la fin du regne
de Louis-Philippe, rapprochés du gouvernement.
M. Fortoul, pauvre, fatigué, marié récemment à la
filie de M. Pascalis, figurad dans le n o m b r e ; M. de
Salvandy, ministre de l'instruetion publique, créait
précisément vers ce temps-là les chaires des Facultés
départementales; M. Fortoul, nommé professeur de
littérature étrangère à la Faculté de Toulouse, ne
tarda pas à échanger cette chaire contre une chaire
semblable à la faculté d'Aix. I I était censé travailler
à une edition des papiers de Peiresc. Les amis de
M. Fortoul assurent qu'il mettait la derniére main à
cet ouvrage, lorsque la revolution de Février vint
l ' interrompre au milieu de ses occupations littéraires.
I I jouissait déjà des honneurs du décanat de la
Faculté d'Aix. M. Fortoul alors se souvint qu'il avait
été saint-simonien, démocrate, et collaborateur de
Louis Blanc et de Jean Reynaud; sen tant se réveiller
2 5 4 INTRODUCTION.
en lui la fibre républicaine, il sol·licita les suffrages des
électeurs des Rasses-Alpes, et s'empressa d'étaler
devant eux ses l i tres democràt iques: articles nua-
geux, livres déclamatoires contre la monarchie ; ra-
jeunis, il est vrai, corrobores par une profession de
foi dont ses anciens amis MM. Carnot, Jean Reynaud
et Gharton ne pouvaient que se montrer très édifiés.
Le citoyen Fortoul avait pour concurrent le citoyen
Cháteauneuf, ancien commissaire de la Républ ique;
la lutte fut vive; le citoyen Fortoul l 'emporta, mais
son election, suspecte de manoeuvres frauduleuses,
courait grand risque de n 'étre pas validée par l'As-
semblée. MM. Jean Reynaud, Charton, Garnot se
mirent en campagne ; le citoyen Fortoul, grace à
leurs efforts, devint representant du peuple. M. Fo r -
toul , plus heureux que ses protecteurs , rééln à l'As-
semblée legislative, ne tarda pas à s'affilier au bona-
partisme par la publication d 'une brochure sur la
revision de la Constitution. Louis Ronaparte, dans la
presse d 'hommes d 'Éta t qu'il fit pour remplacer le
cabinet de transit ion, le prit , et le mit au ministére
de la marine. C'est sur son banc de quart que le dic-
ta teur du 2 décembre vint le chercher deux mois plus
tard, pour lui confier la mission d'approprier l 'Uni-
versité à ses nouvelles destinées.
Le cabinet étant constitué, M. Leuillon de Thorigny
mon ta , le 4 novembre, à l a t r ibune pour lire le mes-
sage qui demandait à la majorité de rétablir le suf-
frage universel.
Ge message, habi lement rédigé, faisait ressortir le
malaise general du pays, le ralentissement du travail ,
M. HIPPOLYTE F O R T O U L , M I N I S T R E D E L T N S T R U C T I O N PUBLIQUE. 2 5 5
la panique des intérèts, et, par consequent, la néces-
sité de m a i n t e n i r l'ordre, afin que les resolutions qui
devaient decider du sort de la F r a n c e fussent conçues
dans le calme etadoptées sans contestation. Ges reso-
lut ions ne pouvaient émaner que d'un actedécisi f de
la souveraineté nationale. L'auteur d u message,
après avoir examine s'il était sage de restreindre la
base d u suffrage u n i v e r s e l , c'est-à-dire d u principe
q u i a relevé l'édifice social en substi tuant u n droit à
u n fait révolut ionnaire, se demandait done si ce
n'était pas d'avance c o m p r o m e t t r e la stabilité des
pouvoirs nouveaux appelés à regir les destinées d u
pays, quede laisser aux partis u n pretexte de discuter
leur origine et denier leur légit imité. L a loi du 31 m a i
était bien plus u n acte pol i t ique, une loi de salut p u -
blic qu'une loi électorale ; c'est à ce t i t re qu'il avait
d ü l'accepter des mains de la major i té c o m m e u n
moyen énergique de sauver le pays, mais, ajoutait le
president de la Républ ique, les mesures de salut p u -
blic n'ont qu'un temps l i m i t é . D'ailleurs, cette loi
dépasse le but qu'on voulait at te indre; elle suppr ime
trois millions d'électeurs dont les deux tiers sont des
habitants honnètes et paisibles des campagnes. Cette
immense exclusion sert de pretexte au p a r t i anar-
chique, q u i couvre ses mauvais desseins de l'appa-
rence d'un droit rav i à reconqueri r . L a loi d u 31 m a i ,
défectueuse lorsqu'elle est appl iquéeà l'élection d'une
Assemblée, l'est bien davantage s'il s'agit de la n o m i -
nation d'un p r e s i d e n t : car, poursuivait M. Louis
Bonaparte, si une residence de trois ans dans la c o m -
mune peut paraitre une garantie de discernement
256 I N T R O D U C T I O N .
imposée aux électeurs pour connaitre les hommes
qui doivent les representor, à quoi bon une residence
siprolongée pour connaitre le candidat qui doit gou-
vernerla F rance ! Autre grave objection: la Consti-
tution exige pour la validité de Félection du presi-
dent de la République par le peuple, deux millions
au moins de suffrages; si le candidat ne reunit pas
ce nombre, le droit d'élire revient à l 'Assemblée. La
Consti tuante a done decide que sur dix miilions de
votants portés alors sur les listes, il áuffira du cin-
quiéme pour valider l'élection. Aujourd'huile chiffre
des électeurs se trouvant réduit à sept millions, en
exiger deux, n 'est-ce pas intervertir la proportion,
demander presque Je tiers au lieu du cinquiéme, et
dans une certaine éventualité òter l'élection au peu-
ple pour la donner à l 'Assemblée?
M. Louis Ronaparte fa isai t remarquer , en finissant,
que l 'argument principal des ennemis de la revision
de la Constitution consistait à soutenir que l'oeuvre
d'une Assemblée issue du suffrage universel ne pou-
vait pas étre modifiée par une Assemblée issue du
suffrage restreint.
Le dépòt d'un projet de loi pour le rétablissement
du suffrage universel suivit immédiatement la lecture
de ce message accueilli par les murmures de la ma-
jori té . Le ministre de l ' intérieur demanda qu'il fut
discute d 'urgence. La majorité se donna le plaisir
de faire subir un échec au ministére. Ce vote ressem-
blait à une declaration de guerre. L'Assemblée voulait-
elle résolüment entamer la lutte avec le pouvoir exé-
cutif? On aurait pu le supposer, si la majorité, après
M. L. BONAPARTE RECLAME LE CONCOURS DE L'ARMÉE. 257
cette premiere escarmouche, ne s'était empressée de
parler de conciliation, de concessions: les membres
de la droite ne pouvaient parvenir à se mettre
d ' accord; les uns, en maintenant la loi du 31 mai,
consentaient à en modifier les conditions t rop exclu-
sives; les autres adoptaient de nouveaux projets, en
y introduisant tout ce qu'on pourrait conserver de la
loi du 31 mai , no tamment ses dispositions relatives
au domicile. L'Assemblée perdait son temps dans les
subtilités de la tactique parlementaire.
M . Louis Bonaparte agissait; il s 'adressaità l 'armée
et réclamait ouvertement son concours; les officiers
nouvellement arrives à Paris lui avaient fait le 9 no-
vembre leur visite officielle; le president de la Répu-
blique s'était empressé de profiter de l'occasion pour
leur adresser une allocution dont l 'allusion suivante
aux revolutions passées forme la péroraison : « J 'es-
pére que ees épreuves ne reviendront pas; mais si la
gravité des circonstances les ramenaient et m'obli-
geaient à faire appel à votre dévouement, il ne me
faillirait pas , j ' en suis sur, parce que, vous le savez,
je ne vous demanderai rien qui ne soit d 'accord avec
mon droit, reconnu par la Constitution1, avecl 'hon-
neur militaire, avec les intérèts de la patr ie ; parce
que, si jamais le jour du danger arrivait, je ne ferais
pas comme les gouvernements qui m'ont precede, et
je ne vous dirais pas : « Marchez, je vous suis; mais
je vous dirais: Je marche , suivez-moi! »
1. Le President ne prononça pas ces quatre mots, que le ministère
fit ajouter par un scrupule que tout le monde comprit. II y avait encore
une constitution. (L. Mayer, H i s t o i r e d u 2 d é c e m b r e . )
T A X I L E D E L O R D . 1. — 17
2 5 8 I N T R O D U C T I O N .
L e general Bonaparte m a r c h a , en eíïet, au 18 b r u -
m a i r e , quoique sans beaucoup d'entrain, mais en
1815 i l se tint p r u d e m m e n t renfermé dans ce palais
de rÉlysée qui venait d'entendre la belliqueuse de-
claration de son neveu. L e duc d'Angoulème, fort
brave sur le pont de L i v r o n , ne quit ta pas le chateau
de Saint-Cloud pendant les trois journées. L o u i s - P h i -
lippe n'hésita point à se mettre à la tete des troupes
et de la garde nationale p o u r étouffer l'insurrection
de 1832, cependant le 24 févr ier 1848 i l abdiqua sans
resistance. Les h o m m e s places à la tete des gouverne-
ments ressemblent aux autres h o m m e s ; tant qu'ils sont
jeunes, ils jouissent de tous les avantages de la j e u -
nesse: force, santé, decis ion; l'opinion publique leur
tient compte de ces qualités, lors mème qu'elle n'ap-
prouve pas complètement l'usage qu'ils en f o n t ; mais
les années s'accumulent sur leur tète, ils changent
sans s'en apercevoir, et sans se douter que tout change
en mème temps autour d'eux. A u moment du danger,
ils ne retrouvent plus leur énergie ni celle des autres;
auraient-ils encore la force de c r i e r : S u i v e z - m o i !
personne ne les suivrait ; il ne leur reste qu'à se taire
et à se résigner. Ce ne sont pas les hommes q u i s o u -
tiennent les gouvernements, c'est l'opinion p u b l i q u e .
M . Louis Bonaparte, à cette harangue mil i tai re,
fit succéder u n pacifique discours aux industriéis
français recompensés à l'occasion de l'exposition de
L o n d r e s :
« Comme el le pourrait étre grande la République française , s ' i l
lui était permís de vaquer à ses ver i tables affaires, et de r e f o r m e r
DISCOURS A U X O F F I C I E R S ET AUX E X P O S A N T S . 259
ses institutions a u l i e u d 'e tre sans cesse t roublée , d'un cóté par les
idees demagògiques , et de l 'autre par les hallucinations monar-
chiques !
» Les idees demagògiques proclament-elles une vér i té? Non, el les
r é p a n d e n t p a r t o u t l ' e r reur et le mensonge ; l ' inquiétude les precede ,
l ' inquiétude les suit , et les ressources employees à les r é p r i m e r
sont autant de pertes pour les ameliorations les plus pressantes ,
pour le soulagement de la misére .
» Quant aux illusions monarch iques , sans faire courir les mèmes
dangers , elles entravent éga lement tout p r o g r é s , tout travai l s é -
r ieux, on lutte au l ieu de m a r c h e r . On voit des h o m m e s , j a d i s a r -
dents p r o m o t e u r s des prerogat ives de l 'autorité royale , se faire
conventionnels afín de désarmer le pouvoir issu du suffrage popu-
l a i r e . On voit ceux qui ont le plus souffert, le plus gémi des r e v o -
lutions en provoquer une nouvel le , et cela dans Fuñique but de se
soustraire au voeu national , et d 'empècher le mouvement qui t rans-
forme les sociétés de suivre son pais ible cours.
» Ces efforts seront vains. Tout ce qui est dans la nécessité des
temps doit s 'accomplir . L ' inuti le seul ne saurait rev iv re .
> Avant de nous s é p a r e r , Mess ieurs , permettez-moi de vous en-
courager à vous l i v r e r à de nouveaux t r a v a u x ; entreprenez-les sans
crainte ; i ls empécheront le chòmage de cet h i v e r . Ne redoutez pas
l ' a v e n i r ; la tranquillité s e r a maintenue quoi qu' i l a r r i v e . Un gou-
vernement qui s 'appuie sur la masse entière de la nation, qui n'a
d'autre mobile que le bien public et qu 'anime cette foi ardente qui
vous guide sürement mème à travers un espace oú il n'y a pas de
route tracée , ce gouvernement , dis- je, saura r e m p l i r sa mission,
car il a en lu i , et le droit qui vient du peuple , et la force qui vient
de Dieu! »
Les royalistes, mis sur le mème rang que les dema-
gogues, et accuses de contr ibuer autant qu'eux aux
maux de la F r a n c e , étaient fort embarrasses p o u r se
t i rer de la position diííicile oú les plaçait le projet de
loi pour le rétablissement d u suffrage u n i v e r s e l ;
obliges de sacrifier cette loi d u 31 m a i , qu'ils consi-
déraient comme une de leurs plus uti les conquétes, ou
de se mettre en hostilité ouverte avec le g o u v e r n e -
ment en se refusant à son abrogation, ils cherchaient
u n terme m o y e n entre le besoin de sauvegarder leur
260 I N T R O D U C T I O N .
dignité et le désagrément d'obéir à la nécessité. La
majorité crut J 'avoir trouvé en declarant qu'elle ne
ferait point de loi spéciale pour les elections poli-
tiques, et qu'il lui sufíirait d'introduiré dans la loi
communale un article tendant à diminuer la durée
du domicile, en ajoutant que cette loi s'appliquerait
aux elections politiques : subterfuge que Michel
(deBourges) n'eut pas de peine à dévoiler. Rieu ne
pouvait empècher désormais le rétablissement du suf-
frage universel.
Plusieurs membres de l'opposition républicaine
voyaient dans cette mesure la preuve certaine du
désir de M. Louis Bonaparte de se rapprocher d'eux.
Étrange méprise!
M. Louis Bonaparte avait pour lui le clergé, et
par le clergé les hautes classes de la société, seules
capables de lui fournir le personnel d'une adminis-
tration forte et respectable aux yeux des populations
qui, dans leur ignorance, prennent la richesse pour
une vertu. L'élection du 10 décembre avait prouvé à
M. Louis Bonaparte qu'il pouvait compter sur les
campagnes; son alliance avec le clergé les ra t tachai t
encore plus fortement à sa cause ; la gauche ne lui
ofírait que l 'appui douteux des classes ouvriéres, sur-
excitées par la revolution, rèvant une société chimé-
rique, un ministére d'utopistes et de sectaires, une
administration intérieure formée des orateurs des
clubs et des écrivains de la presse radicale de Paris
et des départements . Le choix de M. Louis Bonaparte,
place entre le parti conservateur et le parti révolu-
tionnaire, pouvait-il étre douteux un seul instant, lors
DISCOURS AUX O F F I C I E R S ET AUX E X P O S A N T S . 261
mème que ses tendances et ses projets ne l 'auraient
pas rapproché des royalistes? II suffit d 'un peu de bon
sens pour repondré à cette ques t ion; plusieurs des
representants qui occupaient les bancs les plus elevés
de la gauche n'en persistèrent pas moins jusqu'au
dernier moment dans cette idee que le rétablissement
du suffrage universel était une avance de M. Louis
Bonaparte au parti démocratique. Illusion funeste qui
n'a pas été étrangère au rejet de la proposition des
questeurs dont l'adoption pouvait changer le cours
des événements.
Le general Saint-Arnaud, en prenant possession
du ministère de la guerre, avait adressé à l 'armée un
ordre du jourdans lequel il était impossible de voir
•autre chose qu'une protestation virulente contre le
droit de requerir la force publique attr ibué par la Con-
stitution au pouvoir législatif. Les questeurs de l 'As-
semblée, pensant avec raison qu'il était temps de
prendre des mesu-res pour la proteger, rédigèrent une
proposition inspirée par l 'article 32 de la Constitu-
t ion: ce L'Assemblée nationale determine le lieu de
ses séances. Elle fixe l ' importance des forces mili-
taires établies pour sa süreté, et elle en dispose. » La
proposition des questeurs était ainsi conçue :
« S e r a promulgué comme lo i , mis à l 'ordre du jour de l ' a r m é e ,
et affiché dans les casernes , l 'article 6 du décret du 1 1 mai 1 8 4 8
dans les termes c i -après :
» AKTICLE UNIQUE. — Le president de l 'Assemblée nationale est
charge de veil ler à la süreté intér ieure et extér ieure de l 'Assem-
blée .
» A cet effet, il a le droit de r e q u e r i r la force armée et toutes les
autorités dont il j u g e le concours nécessaire .
262 I N T R O D U C T I O N .
» Ses requisit ions peuvent ètre adressées directeraent à tous les
officiers, commandants et fonctionnaires qui sont tenus d'y obtem-
pérer immédiatement sous les pe ines portees p a r la loi . »
La Commission executive, lors de la reunion de
l 'Assemblée const i tuante, ayant reclamé l 'honneur
de veiller sur elle, les membres de cette Assemblée
décidèrent , après un long débat , que si dans les
circonstances normales on pouvait s'en rapporter à
la vigilance des autorités ordinaires, le seul moyen
d'assurer l ' indépendance et la sécurité du pouvoir
législatif était le droit de requisition directe. L'As-
semblée, avant mème le vote de la Constitution,
jouissa i t 'de ce droit , qui depuis l'élection du pou-
voir exécutif n'avait pas cessé de lui appartenir : le
gouvernement, sans nier ces faits, soutenait que
c'était à titre d'Assemblée investie des pouvoirs con-
stituants que la premiere Assemblée de la seconde
République avait joui du droit de requisition. M. Vitet,
rapporteur de la commission, répondait : L'Assem-
blée constituante ne s'est-elle pas dépouillée, pour
la seconde phase de sa vie parlementaire, du privi-
lege constituant, en declarant qu'elle se bornerait à
faire certaines lois orgàniques? A partir du 20 dé-
cembre, l'Assemblée consti tuante n 'était plus qu'une
Assemblée legislative. Son règlement a-t-il été
change ? Pas le moins du monde. Un general de bri-
gade , campé aux Invalides, le 29 janvier 4849,
n'ayant pas obéi à une requisition directe du presi-
dent de l 'Assemblée, le president du conseil, M Odi-
lon Barrot , et le ministre de la guerre, interpel·lés di-
rectement sur cet acte d'insubordination, se sont
LA P R O P O S I T I O N DES Q U E S T E U R S . 2 6 3
empresses de repondré que le droit de requisit ion
directe appartenait incontestablement au president
de l'Assemblée, et que ce droit était pour le pouvoir
législatif la garantie de son indépendance. L e refus
d'obéir n'était, selon M. O d i l o n Barrot , qu'un m a l e n -
tendu qui ne se reproduirait plus à l'avenir.
L e general S a i n t - A r n a u d et ses collégues r é p l i -
quaient que si l'article 32 de la Const i tut ion contient
vraiment ce qu'on y voit, cet article est complètement
en contradict ion avec les articles 50 et 64, qui con-
fèrent au pouvoi r exécutif le droit de « disposer » de
la force mil i taire. Cette contradict ion n'existe qu'en
apparence, c o m m e le faisait r e m a r q u e r M . V i t e t ,
puisque la Const i tut ion l imite les cas oú le droit de
requisition directe peut étre exercé par le p o u v o i r
exécutif. Que devient done alors, demandait le m i -
nistre de l'intérieur, le salutaire principe de la division
des pouvoirs? L e rapporteur de la commission, en
reconnaissant l'utilité de ce p r i n c i p e , ajoutait que la
separation entre le pouvoi r j u d i c i a i r e et le pouvoir
législatif était aussi u n grand pr incipe, ce qui n'em-
pèchait pas que, dans certains cas, l'Assemblée ne
rendit elle-mème la justice sans que tout füt b o u l e -
versé dans le domaine jur id ique.
M. de T h o r i g n y e t M . d e S a i n t - A r n a u d , quittant le
t e r r a i n des considerations genérales, avaient fini p ar
declarer que le décret du 11 mai 1848 se trouvait
dans toutes les conditions d'existence légale, et ne
cessait point d'etre en v igueur . L e lendemain de cette
discussion, une lettre de M. de T h o r i g n y , c o n t r e -
signée par son collogue S a i n t - A r n a u d , contenait cette
264 I N T R O D U C T I O N .
retractat ion adressée à la commission : <t Je declare
que dans ma conviction le décret du 11 mai 1848 ne
peut étre consideré comme étant encore en vigueur,
et je n 'a i pas dit un mot qui puisse établir le con-
t ra i re . » M. Saint-Arnaud corroborait cette retrac-
tation en dormant l 'ordre d 'arracher le décret dú 11
mai 1848 affiché depuis 1849 dans toutes les ca-
sernes de Paris . Le gouvernement refuse à l'Assem-
blée le droit de se defendre; à elle maintenant de
montrer qu'elle était capable de l 'exercer.
La commission se composait de t rente membres :
vingt-trois membres votérent pour la prise en consi-
deration de la proposit ion; un membre s 'abstint;
six membres se prononcèrent contre, parce qu'il leur
semblai t inutile de faire une loi pour établir un droit
consacré par la Constitution. La commission était
done unánime sur le pr incipe: la méme unanimi té
régnait dans l 'Assemblée, mais l 'application y soule-
vait de nombreuses divergences. Les membres de
l 'Assemblée constituante siégeant sur les bancs de
l'Assemblée legislative se rappelaient le billet écrit le
29 janvier 1849 par le general Changarnier au gene-
ral Forey : « Si cet aífreux petit dròle ( M. Armand
Marast, president de la Constituante) vous renouvelle
sa proposition (celle d 'augmenter de deux bataillons
la garde de l 'Assemblée), pirouettez sur les talons,
et tournez-lui le dos. » D'autres se méfiaient de la
droite, et craignaient que sa conversion à un principe
pour lequel jusqu ' ic i elle avait témoigné plus que de
la froideur, ne cachat une conspiration dirigée à la
fois contre M. Louis Bonaparte et contre la Répu -
D I S C U S S I O N AU SEIN DE LA COMMISSION. 265
blique. Craintes c h i m é r i q u e s : la majorité a eu la
force en m a i n a u m o m e n t o ú le general Changarnier
réunissait sous son commandement l'armée et la
garde nat ionale; quel usage en a-t-elle fait? C o m -
ment supposer que cette major i té , usee, divisée, va
retrouver l'énergie nécessaire pour opérer la contre-
révolution? Quelques-unsde ces membres songeaient
peut-ètre à placer le general Changarnier à la tete
de la force armée rassemblée par le p o u v o i r législa-
tif, mais ce n'était là qu'un r e v é ; la proposit ion des
questeurs, adoptée grace à l'adhésion de la gauche,
le general Cavaignae ne devenait- i l pas forcément
1'homme de l'Assemblée? n'était-il pas, en eíFet, le
seul general capable de ral l ier l'armée, la bourgeoisie
et une partie d u peuple?
Malheureusement une fraction de la gauche seule-
ment partageait cette o p i n i o n ; encore avait-i l f a l l u
la negation formel le par le gouvernement d u droit
constitutionnel de l'Assemblée à r e q u e r i r directement
les forces nécessaires à sa defense, pour ra l l ier cette
fraction à la propositions des questeurs.
L e 17 novembre, j o u r fixé p o u r la discussion de
cetteproposit ion, les tr ibunes d u c o r p s diplomatique,
de la maison d u president de la R é p u b l i q u e , et des
journal istes, sont surchargées de spectateurs bien
avant l'ouverture de la séance. L e general M a g n a n ,
l'air grave et soucieux, oceupe avec ses aides de
camp la t r ibune de l'état-major; les rangs de l'As-
semblée se garnissent r a p i d e m e n t ; les ministres sont
à leur banc avant que le president D u p i n monte à
son fauteui l . L e general S a i n t - A r n a u d , aífectant une
266 I N T R O D U C T I O N .
assurance rail leuse, la tete un peu penchée sur
l 'épaule droite, la main gauche dans l 'ouverture de
son habit bleu boutonné, traverse lentement l'espace
qui sepárele banc des ministres de la place occupée
par M. de Morny. Le nom de la mere de ce person-
nage qui avait choisi pour armoiries unefleur d'hor-
tensia barree, était bien c o n n u ; les événements que
tout le monde croyait prochains et auxquels on le
supposait destiné à prendre la part la plus directe,
att iraient au plus hau tdeg ré l 'attention publique sur
M. de Morny. Né à Paris dans un des plus beaux
hotels de la rue Ceruti *, emmené le lendemain mème
de sa naissance à Versailles, confié à un ancien no-
ble qui lui donna son nom et son t i t re en le recon-
naissant pour son fils, il resta toujours l'objet des
soins et de la surveillance de son veritable père. Ma-
dame de Souza, mère de M. de Flahaut , marié au
ministre de Por tuga l , était femme du monde et
femme de lettres, joignant auxqualités de la femme
du monde quelques-uns des défauts de la femme de
le t t res ; elle fut chargée cependant de veiller sur
l 'éducation du jeune de Morny. Elle aimait beaucoup
le jeu, elle y perdit une somme de 200000 francs, que
la reine Hortense avait donnée à son pupi l le . C'est
ainsi que le jeune de Morny entra pauvre dans la
vie. M. de F lahaut n'avait d 'autre fortune que celle
de sa femme, qui ne voulut jamais admett re le jeune
Morny dans sa maison. La fréquentation du general
Carbonnel, ancien aide de camp du general Flahaut ,
1. Aujourd'hui rue Laffite.
D I S P O S I T I O N S C O N T R A I R E S DE LA GAUCHE. 267
auquel ce dernier aimait à le eonfier, aurait pu exer-
cer une heureuse influence sur le caractère du jeune
homme. Le general Garbonnel voyait beaucoup le
monde honnéte et liberal de la monarchie de Juillet;
devenu chef d'état-major de la garde nationale de
Paris , fort lié avec Lafayette, il conduisait souvent le
jeune de Morny au chateau de Lagrange, oú le pupille
de madame de Souza recevait le plus affeetueux
accueil de l'hòte illustre dont il devait plus tard íaire
emprisonner les petits-fils et les gendres.
Le gouvernement de 1830 accorda un certain
nombre de brevets d'officiers aux jeunes combattants
des trois journées. M. de Morny, héros de Juillet sans
le savoir, reçut cette recompense nationale, p assa
deux ans à l'école d'état-major, fit quelques campa-
gnes en Afriquesous l'oeü bienveillant du duc d'Or-
léans, et rev in tà Par i s , oú le brui t ne ta rda pas à se
répandre dans les salons qu'il succédait à son jeune
general dans l ' intimité d 'une íemme jolie et r i che ;
M. de Morny et la dame, réunissant leurs coeurs et
leurs capitaux, avaient formé ce que dans le monde
on appelle une liaison, et dans le commerce une
raison sociale. Une fabrique de sucre de betteraves
était le produit de cette union morganat ique ; l 'usine
étabiie par 1'amour ne réussit guère ; la société com-
merciale, sans se décourager, entreprit de nouvelles
affaires. Les deux associés, pendant quinze ans fidèles
à Tacte de société, ne se doutaient guère que les plus
hauts personnages de l 'État seraient un jour charges
d'opérer la liquidation difficile de leur maison de
commerce.
268 I N T R O D U C T I O N .
M. de Morny siégeait sur les bancs de la Chambre
des deputes parmi les membres de cette fraction de
la majorité composée de vieux jeunes gens qu iche r -
chaient à ramener le courant de l'opinion de la poli-
tique aux affaires, et qui voulaient rajeunir le parti
conservateur en le plongeant dans le Pactóle ; il tou-
chait à la polit ique, et il aimait les affaires; il en avait,
on peut dire, la passion et la vocation : il en a fait
dans toutes les positions oú il a été place dans sa vie.
Le coup d'État lui-méme représentait une affaire à
ses yeux ; il ne s'y était rallié que tardivement, après
avoir fait argent de tout , vendu ses tableaux et ses
objetsprécieux. Sa maison des Champs-Élysées con-
tiguè à l 'hotel Lehon et surnommée « la loge à
Fidèle » par les plaisants de salon, était en vente en
ce moment par autorité de justice. M. de Morny affee-
tait avant 1848, à Londres, de se retirer lorsqu'on
annonçait M. Louis Bonaparte dans un salon, il figu-
rait encore dans les rangs du parti orléaniste à l'époque
des elections de 1849 . Le comité bonapartiste com-
ba tu t sa candidature dans le déparlement du Puy-
de-Dome ; elle eut de la peine à réussir mème avec
l'appui du comité de la rue de Poit iers. M. Walewski
rapprocha M. de Morny de M. Louis Bonaparte.
L'ancien protege du duc d 'Orléans,dont les affaires
étaient tres embarrassées , passait pour un des con-
seillers et un des organisateurs les plus actifs du fntur
coup d 'É ta t : aussi sa presence à l'Assemblée, oú il
se mont ra i t rarement , et son entretien avec le gene -
ral Saint-Arnaud étaient-ils l'objel de nombreux
commentaires ; les deux interlocuteurs s 'animaient,
M . DE MORNY A S S I S T E A LA S É A N C E . 269
riaient, gesticulaient, mais leur gaieté paraissait
Le president Dupin est sur son siège; la séance
commence. Le moment le plus grave est celui ou le
colonel Charras se leve pour expliquer comment l'au-
dacieuse negation par le gouvernement d'un droit
accordé par la Constitution à l 'Assemblée l'a t rans-
formé endéfenseur d'une proposition qu'il combattait
auparavant, et dont l 'opportunité est justifiée par la
declaration du ministre de la guerre. Le compte rendu
de la séance constate ici plusieurs interruptions.
Un membre. — L'ennemi est dans Jes rangs de la majorité .
M. Charras. — On me dit que l 'ennemi est là (la dro i te) . II est
ail leurs aussi .
M. Mathé. — Le plus dangereux est là (la droite) .
M. Charras. — Non. J e le dis en terminant, j e ne crois pas que
la majorité soit un danger plus sér ieux pour la Constitution et la
Républ ique , dans les termes oú est posee l a question maintenant ,
que le president qui s iège à l ' É l y s é e ; non, j e ne crois pas qu'il
vienne de sa part un danger plus immediat que celui qui peut v e -
nir de l 'endroit que j ' a i indiqué. ( R i r e s . )
Mais la major i té se trouve sur le terrain du principe constitu-
tionnel, sur le terra in de l ' indépendance des assemblees . La majo-
r i t é , à mon sens, est dans le vra i , c'est pour cela que j e voterai
avec el le .
M. Michel (de Bourges) succède au colonel Charras .
Ge puissant orateur disait un jour , en montrant à
l'un de ses collègues le sommet de la gauche, oú il
allait s'asseoir: « Qui sait ce qui va descendre aujour-
d ' h u i d e ce Sinaï de démence? » Cette fois, c'est lui-
mème qui se charge de promulguer ses oracles.
« I I s'agit de per i l s théoriques. Savez-vous quand vous les avez
découverts? Vous les avez découverts le 4 novembre , lorsqu'on a
forcee, et leur enjouement aífecté.
270 I N T R O D U C T I O N .
ret i ré la loi du 31 m a i . Voilà le peri l . Le peril , c 'est que la m o -
narchie est menacée , c 'est que la Républ ique commence à étre
inaugurée : voi là le per i l . (Bruyants applaudissements à gauche . )
Vous avez peur de Napoleón Bonaparte , et vous voulez vous s a u v e r
p a r l ' a rmée . L ' a r m é e est à nous, et j e vous défie, quoi que v o u s
fassiez, si le pouvoir mil i taire tombait dans vos mains , de faire un
choix qui fasse qu'aucun soldat v ienne ici pour vous contre le
peup le .
» Non, il n'y a point de danger , et je m e permets d 'a jouter que ,
s'il y avait un danger , il y a auss i une sentinelle invis ible qui nous
g a r d e ; cette sent ine l le , c 'est le peup le . »
L e s applaudissements q u i accueil lent cette méta-
phore sur les bancs de l'extréme gauche presa gent
le sort qu'elle reserve à la proposit ion. M . Vitet, en
accusant Michel (de Bourges) et ses amis d'alliance
int ime avec M. L o u i s Bonaparte, les r e n d plus
f u r i e u x . M. T h i e r s essaye en v a i n de réparer cette
maladresse; le t u m u l t e ne l u i permet pas d'achever
son discours.
L e general Bedeau demande au ministre de la
guerre si c'est l u i q u i a ordonné d'arracher le décret
du 11 j u i l l e t . O u i , répond S a i n t - A r n a u d . Ges dis-
ciples de la Convent ion s'indignent et répondent à
l'agent d u pouvoi r exécutif par d'énergiques m e -
naces. I I est bien temps! N'ont-ils pas entendu sans
sourci l ler tout à l'heure, ce soldat insolent pretendre
que le pouvoir exécuti f n'obéit pas plus au pouvoi r
législatif que la tète n'obéit a u bras? L e ministre de
la g u e r r e n'a-t-il pas declaré qu'en fait de r e q u i s i -
t ion m i l i t a i r e , i l ne reconnaissait pas à l'Assemblée
d'autre droit que celu i de fixer le nombre de troupes
p o u r sa garde et de leur donner le mot d'ordre par
les questeurs? L e s protestations de l'extréme gauche
SAINT-ARNAUD, MAGNAN E T M A U P A S Q U I T T E N T L A S É A N C E . 271
viennent trop t a r d . L e ministre de la guerre en parait
cependant t r o u b l e ; i l sort en jetant u n r e g a r d sur
la t r ibune o ú se t rouvent le general Magnan e t M . de
Maupas, q u i se lèvent p o u r le s u i v r e : « O n fait t rop
de b r u i t dans cette maison, dit S a i n t - A r n a u d à son
voisin le ministre de l'intérieur, je vais c h e r c h e r la
g a r d e ! » Ge mot plaisant, r e p r o d u i t dans le réci t
de tous les panégyristes du coup d'État, cadre p e u
avec la contenance de S a i n t - A r n a u d pendant cette
séance; une secrete anxiété perçait à travers le calme
apparent dont il essayait de s'envelopper. I I était c o n -
v e n u , ajoutent les historiens offieiels d u 2 décembre,
que, dans le cas oú le resultat de la séance paraitrait
favorable à la proposit ion des questeurs, Saint-
A r n a u d et Magnan se réuniraient pour faire les d e r -
niers préparatifs d u coup d'État. Magnan et Maupas
auraient done quitté l'Assemblée sur u n signal de
leur complice p o u r se rendre à cette r e u n i o n ; asser-
tion peu probable. Le general S a i n t - A r n a u d , en a b a n -
donnant son banc, paraissait peu disposé à en appe-
ler si brusquement aux armes : r i e n , à moins que ce
ne soit sa forfanterie habituelle, ne permet de sup-
poser qu'en apprenant le rejet de la proposit ion des
questeurs, i l se soit écrié : « N o u s nous en serions
bien p a s s é s 1 » , il dut plutót partager Favis de
M . L o u i s Bonaparte, qui se contenta de dire : « Gela
v a u t peut-ètre m i e u x 2 ».
L e rejet de la proposition des questeurs prouvait
jusqu'à quel point l'esprit polit ique faisait défaut à
1. Belouino, H i s t o i r e d ' u n c o u p d ' É t a t .
2 . G r a n i e r d e C a s s a g n a c , H i s t o i r e d e l a c h u t e d e L o u i s - P h i l i p p e .
272 I N T R O D U C T I O N .
cette Assemblée, qui vivait bien plus dans le passé
que dans le present.
Quelques representants donnaient au sommet de
la gauche, oú ils siégeaient, le nom de Montague,
adopté avec empressement par les membres de la
majorité, fiers de braver tous les jours les fureurs
d'un Lacroix ou d'un Legendre. Les montagnards de
1848 avaient-ils du moins les qualités de leurs de-
vanciers '?le grand esprit de discipline des jacobins
revivait-il en eux ? N o n : nulle entente entre les jaco-
bins modernes . Des soldats n 'écoutant pas leurs
généraux; des généraux se soumettant aux caprices
et aux préjugés de leurs soldats; des orateurs de
talent cherchant le plus souvent à cacher de grandes
fautes sous de grands mots , voilà ce qu'on appelait
la Montagñe, volcan factice exploité par les jour-
naux conservateurs, qui dépeignaient la moindre
de ses eruptions avec des couleurs à porter l 'émo-
tion et le t rouble dans l'áme du bourgeois le plus
intrépide.
Les partis, malheureusement , vivent plus long-
temps que les idees qu'ils représentent. Qu'est-ce
aujourd'hui que le jacobinisme, le girondinisme,
l 'hébert isme? Des mots . Cependant, sur les bancs
de la gauche, on était jacobin, girondin,robespierriste,
dantoniste, etc. : tous ces partis divises entre eux
avaient les socialistes pour adversaires. Le socialiste
traitait le jacobin du haut de sa grandeur, il le trou-
vait ridicule, ignorant, arr iéré, manquan t d'idees;
le socialiste, lui, au contraire, en était plein : reli-
gion, philosophie, économie politique, il eonnais-
CAUSES DU R E J E T D E LA P R O P O S I T I O N . 2 7 3
sait à fond tous les problemes, i l en avait la s o l u t i o n :
chaqué solution était representee par u n chef
d'école : autanfc d'écoles, autant de p a r t i s ; les socia-
listes, n o n contents d'injurier les jacobins, s'injuriaient
entre eux sans cesse; ápres à la discussion, noirs
d'encre, rouges de haine, rappelant les arguménta-
teme fur ieux de la vieil le scolastique,ils noyaientdans
des dots de colore et de prose les idees qu'ils p o u -
vaient avoir .
L e s clubs de la revolut ion de F é v r i e r ressem-
blaientàdes acadèmies oú les ouvr iers, avec la bonne
foi naïve de gens dont l'intelligence vient de s'ouvrir,
donnaient c o m m e des découvertes les bribes de livres
et de j o u r n a u x restés dans leur m é m o i r e . Ces o u -
vr iers, envoyés en assez grand n o m b r e à l'Assemblée,
ne contr ibuaient pas médiocrement à augmenter la
confusion p a r m i les membres de l'opposition. Si les
jacobins de 1848 rappelaient fort peu les jacobins de
1793, les socialistes de F é v r i e r rappelaient encore
moins ceux de la premiere Républ ique. Quelle diffe-
rence entre u n puissant organisateur de c o n s p i r a -
tions, u n intrépide sectaire c o m m e Babeuf, et celui
qu'on appelait le père Cabet? entre la secte des
Égaux et Ylcarie ? A l'époque oú le c o m m u n i s m e
était representé par des h o m m e s aussi dangereux
par la force de leur intelligence que par l'énergie de
leur caractère, i l ne faisait peur à personne; c i n -
quantè ans après, la société, b i e n plus forte et mieux
organisée, t remblait au seul mot de socialisme.
Pour comble d'anarchie dans les esprits, le N a p o -
leon, messie de la R e v o l u t i o n , cette hal lucination de
TAXILE DELORD. 1. — 1 8
2 7 4 I N T R O D U C T I O N .
l'histoire, hantait encore les imaginations. Voyez p l u -
tót l'idée qu'un des jacobins les plus eloqüents de
1848 se faisait encore à ce m o m e n t du vote du 10 dé-
cembre :
« II y avait de tout un peu dans son v o t e ; il y avait pour i ' insurgé
de S t rasbourg , pour l ' auteur socia l i s te , m a i s s u r t o u t pour le neveu
de l ' E m p e r e u r . Le peuple voulait surtout que le neveu continuat
l 'oncle , c 'est-à-dire la Revolut ion. Ic i , entendons-nous b ien , j e vous
prie : l 'Empire avait hér i té de la R é p u b l i q u e , mais sous benefice
d ' inventa ire . Des trois grands pr inc ipes de la Revolution française :
L i b e r t é , É g a l i t é , F r a t e r n i t é , il n'en avait gardé qu'un seul , I 'égalité,
qui lui suffit. Ges pr inc ipes sont si forts, qu 'un seul appl iqué à peu
p r è s a fait l ' E m p i r e . J u g e z de ce que feraient les trois. Done l ' E m -
p i r e , c 'était une partie de la Revolut ion; c'était tant bien que mal
I 'égal i té en pra t ique , la h ié rarch ie selon ses facul tés ; oui, c'était
le pr incipe d 'égaí i té contre le principe d 'hérédité , l ' idée de p r o -
gress ion contre l ' idée de conservat ion, le droit personnel , individuel ,
contre le privi lege de race et de caste . L ' E m p e r e u r lu i -méme était
un p a r v e n u ; chacun pouva i t , à l ' exemple du chef, s'affirmer suivant
sa va leur , atteindre à son g r a d e suivant son mér i te , avoir son rang
selon son droit. II y avait , dit le p r o v e r b e , un baton de maréchal
dans la g i b e r n e de chaqué soldat . L ' E m p i r e répondait plus ou moins
au besoin de j u s t i c e et d'élévation des masses
» L 'Empire exaltant le p e u p l e , bouleversant le vieux monde, d é -
plaçant nobles et ro i s , mettant la France sens dessus dessous p o u r
introniser les plus b r a v e s , ce n'était done pas lout à fait l ' o rdre ,
la conservat ion, la stabil ité ; c'était tout le contra i re ; c 'était la R e -
volution, la Revolut ion personnif iée, couronnée, si vous voulez,
mais enfin la Revolut ion .
» Le vieil ideal de la Revolution accomplie p a r un Bonaparte sub-
sistait encore au fond des coeurs.
» Ce n'est pas sans raison que six mill ions de voix vous avaient
appelé ! Six mi l l ions de voix ! Quel b o n h e u r ! mais aussi quel devoir
et quel le force ! une force proport ionnée à la t a c h e ! vous auriez
pu faire ce que vous aur iez v o u l u avec l 'aide du p e u p l e ! vous au-
riez pu mème lui enlever son droit ! Oui, si vous aviez bien com-
pris votre election, avec un peu de log ique et de volonté à défaut
de g é n i e , il n 'appart ient pas à tous, vous auriez pu faire des m i -
racles plus g rands que ceux de votre oncle . Vouspouviez combat i ré ,
abattre comme lu i , papes et rois , et deux autres tyrannies plus dif-
ficiles, plus glor ieuses à va incre , l ' ignorance et la misère . Vous p o u -
E N T E N T E D E S MONTAGNARDS ET DE BONAPARTE. 2 7 5
viez ainsi serv i r la F r a n c e et dél ivrer le monde. Oui, m o n s i e u r , s i
vous vous fussiez mis à l a tète de l a Revolution chez nous et chez
les autres ; si v o u s eussiez par deux ou trois bonnes lois réduit
l 'impót et constitué le c r e d i t ; si vous eussiez soutenu le droit
contre le pr iv i lege et la fo rce ; si vous euss iez rec lamé la l iber té
de l ' I ta l ie , de la Hongrie et de la P o l o g n e , de toutes nos sosurs
oppr imées , la F rance vous aurait encore suivi a u bout du monde
contre les rois oppresseurs , non sans doute pour distr ibuer leurs
trónes , mais pour aífranchir leurs p e u p l e s , et a lors aucune sorte
de gloire n'eüt m a n q u é à votre nom, et peut-ètre alors la F r a n c e
éblouie J ' a i eu peur un moment, j e l 'avoue : j e sais mon pays
si reconnaissant ; mais j ' a i été bien vite rassuré i . »
M. Louis Bonaparte avait-il renoncé définitive-
ment à cerote d ' ini t iateurde la democratic ? La plu-
part des montagnards ne pouvaient se résigner à le
croire : étrange illusion, produite par des préjugés
que l'instruetion n'avait pu détruire chez les uns
et que le manque d ' instruct ion fortifiait chez les
autres.
Les membres du còté droit de l'Assemblée legisla-
tive, de mème que les membres du còté gauche, re-
gardaient constantment derrière eux au lieu de regar-
der en avant.
La majorité, en reprochant à l 'opposition son
vote sur la proposition des questeurs, oubliait qu 'en
offrant une sorte d'entente à l'opposition, elle n'avait
rien négligé pour la rendre impossible : la cam-
pagne de Rome à l'intérieur entretenait dans l 'áme
des vaincus du 13 juin une sourde colore ; les pre-
tentions royalistes irr i taient les républicains. Les
membres de la droite, pour la p lupar t hommes de
1 . L e t t r e d e F é l i x P y a t à M . L o u i s - N a p o l é o n B o n a p a r t e . P a r i s , Ch .
B a n e t , l i b r a i r e , 7 , r u e C h a p ó n , 1 8 5 1 .
276 I N T R O D U C T I O N .
gouvernement, n ' ignoraient pas que la politique
n'est que la science de ce qui est possible; or, il était
bien possible de détruire la République, mais non de
la remplacer par la monarchie. D'ailleurs, de quelle
monarchie s'agissait-il ? II y avait sur les bancs de
la droite des monarchies pour tous les goüts, monar-
chie de saint Louis, monarchie de Louis XIV, mo-
narchie desÉta t s , monarchie des Assemblees provin-
ciales, monarchie des deux Chambres, monarchie
avec charte , monarchie sans char te , monarchie de
la branche ainée, monarchie de la branche cadette,
monarch ie gallicane, monarchie ultramontaine. La
légitimité a été certainement une grande idee ca-
pable de communiquer , dans certains moments qui
ne sont pas encore bien éloignésde nous, une force
irresistible à ceux qui l'ont representee : Louis XVIII,
après les desastres militaires de la France, quand la
couronne était aux mains des vainqueurs étrangers
incertains à qui leur intérèt commanclait de la re-
met t re , quand la voix du peuple, laissé pour mort
sur le champ de bataille, semblad éteinte, avait bien
pu imposer le droit divin aux souverains allies
comme un principe et à la France comme une t rans-
ac t ion; mais quel motif avait^elle en 1851 pour se
jeter dans les bras de la légitimité ? une subite con-
version aux idees du manifesté de Wiesbaden, ou la
crainte de l'épée du general Changarnier? Le parti
légitimiste, en engageant la lutte, devait nécessaire-
ment trouver en face de lui les républicains, les bo-
napartistes et les or léanis tes ; la restauration des
Bourbons de la branche cadette n'était pas moins
LP'S R O Y A L I S T E S C O M P T E N T S U R U N E R E S T A U R A T I O N . 277
impossible que celle des B o u r b o n s de la branche
ainée : le pr ince de Joinvi l le ou le duc d'Aumale a p -
portait à la F r a n c e quoi ? la perspective d'une r é -
genee. Ge mot seul avait contr ibué pour une grande
p a r t au succés de la r e v o l u t i o n de F é v r i e r ; l'exil des
Orleans datait d'ailleurs de deux ans à peine: i l faut
laisser aux dynasties le temps de fai re oublier leur
chute. Napoleón, en 1815, était r e v e n u t rop tot.
Les partisans des deux dynasties bourboniennes
pouvaient bien renverser la R é p u b l i q u e , mais a u
profit du bonapart isme seulement; leurs chefs le sen-
ta ient : mais entre le t r i o m p h e de M. L o u i s B o n a -
parte et la défaite d é l a R é p u b l i q u e , ils choisirent la
derniére c o m m e une vengeance, car il n'est pas p e r -
mis de croire que des hommes c o m m e ceux q u i d i r i -
geaient le part i conservateur fussent en proie réel le-
ment à la peur d u socialisme.
L a Montagne crut que le rejet de la proposit ion
des questeurs ne f rappait que la m o n a r c h i e ; la R é p u -
blique était atteinte. Quelques representants r é p u b l i -
cains cherchèrent à réparer la faute commise, en
essayant d'introduire le droit de requisit ion dans le
projet de loi sur la responsabil ité des agents d u p o u -
v o i r ; i l était trop t a r d .
L e s affiches judiciaires annonçaient la vente p r o -
chaine de l'hotel de M. de M o r a y aux Ghamps-Élysées.
L e coup d'État ne pouvait pas tarder.
L a major i té conspirait-elle contre le pouvoir exé-
cutif? Les panégyristes d u coup d'État s'appuient
pour l'affirmer sur des documents q u i ne justif ient
nullement cette accusation. Des projets de décrets
2 7 8 I N T R O D U C T I O N .
preparés dans le cas oú l'Assemblée serait obligée de
requer i r la force publique ne sont pas des actes de
conspiration. U n h o m m e dont la parole ne peut étre
suspectée, M . de T o c q u e v i l l e , a écr i t :
« Les amis de M. Louis-Napoléon, pour excuser Facte qu'i l vient
de commettre , répétent qu'i l n 'a fait que prendre les devants sur
les mesures hosti les que l 'Assemblée allait adopter contre lu i . Cette
m a n i e r e de se defendre n 'es t pas nouvel le en F r a n c e . Tous nos
révolutionnaires en ont usé pendant ces soixante dernières années .
Aujourd'hui l 'accusation inlentée à l 'Assemblée ne peut avoir cours
q u e parmi des é t rangers peu au courant de nos affaires.
» L 'histoire a sans doute plus d'un reproche à faire à l 'Assemblée
qui v ient d'etre v io lemment d i ssoute ; les part i s qui la composaient
n 'ayant pu s ' entendre , el le est devenue incapable de defendre la
l iberté des autres , ni sa propre existence, mais l 'histoire ne rati-
fiera certainement pas l 'accusation portee par Louis Bonaparte . Le
Moniteur l 'atteste d 'avance.
» L 'Assemblée , a u mois d'aoüt dern ier , a voté à une immense
majorité la revision de la Constitution. Pourquoi dés ira i t -e l le cette
rev i s ion? Uniquement pour légal i ser l a reelection du president .
Es t -ce là consp i rer contre Louis -Napoléon?
» L 'Assemblée a voté le 3 1 mai la loi é lectora le , loi impopula ire
dont Lou i s -Napoléon , pour capter la faveur du peuple , demande
le retra i t dans un message injurieux à l 'Assemblée , après l 'avoir
lu i -méme p r o p o s é e . Une majorité m a i s de trois voix seulement ,
repousse la nouvel le loi p r é s e n t é e ; immédiatement, pour se con-
f o r m e r à la pol it ique du pres ident , l 'Assemblée insère dans une loi
r é d i g é e par elle les reformes demandées p a r lui . Es t -ce là con-
s p i r e r contre Louis-Napoléon?
» La proposit ion des ques teurs , dans le but de mettre le p a r l e -
ment en état de defense, ne peut étre taxée de tendance inconst i -
t u t i o n n e l l e ; el le se bornai t à r é g l e m e n t e r le droit de requisition
directe qui appart ient à toutes les a s s e m b l e e s . Cependant, pour
éviter tout conflit avec le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif n'a
pas cru devoir ins is ter sur ce droit incontestable. Es t -ce là conspi-
r e r contre Louis-Napoléqn?
» Enf in , l e Consei l d 'État était depuis longtemps saisi d'une loi
sur la responsabi l i té du pres ident et des agents du pouvoir exécutif.
Cette proposit ion n'émanait pas de l ' A s s e m b l é e ; le comité, pour
montrer ses sent iments de concil iat ion, modifie le projet de façon à
lu i enlever tout ce qui peut déplaire au pouvoir exécutif. Est-ce là
conspirer contre Louis-Napoléon?
E L L E C O N S P I R E AU C O N T R A I R E P O U R LUI . 279
i> Que dans une assemblée de 750 membres , il y ait pu y avo i r un
certain nombre de conspirateurs , il serait absurde de le n i e r , mais
la vérité prouvée par les actes, est que l 'Assemblée , loin de con-
spirer contre Louis-Napoléon et lui chercher q u e r e l l e , a poussé l a
moderation e t l e désir de v iv re avec lui en bonne intel l igence p r e s -
que à un d e g r é voisin de la pusi l lanimité »
Une fraction notable de l 'Assemblée, s'il faut en
croire un écrivain dévoué au coup d ' É t a t 2 , loin de
conspirer contre M. Louis Bonaparte , aurai t con-
spiré en sa faveur:
)
« Tout le monde, dit cet écr ivain, avait j u s q u ' a l o r s p lus ou moins
revé son coup d 'État .
» Le 29 j a n v i e r 1 8 4 9 , le general Changarn ier la i ssa voir au p r e -
sident qu'il était disposé à profiter de t'émotion du moment pour
rétablir mil i tairement l 'Empire .
» Pendant le ministére par lementaire , qui dura du 20 d é c e m b r e
1 8 4 8 au 30 octobre 1 8 4 9 , M. Thiers expr ima l 'avis de p r o r o g e r
j u s q u ' a u terme de dix ans les pouvoirs du pres ident .
» Après les elections socialistes de P a r i s du JO mars 1 8 5 0 ,
M. Molé declara hautement, en s 'appuyant de l 'opinion de lord L y n -
dhurst , que le rétabl issement de l 'Empire pouvait seul s a u v e r l a
société.
» Au mois de novembre 1 8 5 1 , dans une reunion qui eut l ieu chez
M. Uaru et à l a q u e l l e assistaient M. de Montalembert , M. Buffet,
M. Chassa igne-Goyon, M. Quentin-Bauchart , M. Baroche et M. Fould ,
M. Rouher lut et appuya un projet de décret ayant pour objet de
rev i ser la Constitution, à la s imple major i té , et d ' imposer le vote
à la minorité p a r la force si elle rés is ta i t . M. de Montalembert s o u -
tint le projet avec la plus grande énergie ; il a l ia mème jusqu 'à re-
quer ir í 'emploi de la force, et à proposer de faire un appel a u p a y s
quand bien mème le décret n 'obtiendrait pas la m a j o r i t é .
» L e 30 novembre, MM. de Mouchy, de Mortemart et de Monta-
lember t portèrent au pres ident , revètue des s ignatures de cent
soixante deputes, la proposition d 'un appel au p e u p l e , qui devait
étre execute sur son adoption à une majorité s i m p l e .
1 . L e t t r e a d r e s s é e p a r M . d e T o c q u e v i l l e à M. R e e v e , e t i n s é r é e d a n s
l e T i m e s , l e 11 d é c e m b r e 1 8 5 2 , s o u s c e t i t r e : A N a r r a t i v e b y a M e m b e r
of t h e N a t i o n a l A s s e m b l y .
f. Gram'er d e C a s s a g n a c , R é c i t d e s é v é n e m e n t s d u 2 d é c e m b r e , n o u -
ve l l e e d i t i o n , I N T R O D U C T I O N .
2 8 0 I N T R O D U C T I O N .
» Le 1 e r d é c e m b r e au matin, une parei l le proposition fut délibérée
et adoptée dans u n e reunion qui eut l ieu chez M. Dar is te , et à l a -
que l le a s s i s t a i e n t M. Ferdinand Barrot , M. B é r a r d , M. Dabaux ,
M. Ducos , M. Dumas , M. Augustin Gi raud , M. L e v e r r i e r , M. Mime-
r e l , M. de Raneé M. Vayse e t M . Leboeuf. »
M. de Heeckeren, representant du peuple, au-
jourd 'hui sénateur, se serait presenté, s'il faut en
croire l 'écrivain que nous venons de citer, au palais
de l'Élysée, le 1 e r décembre 1 8 5 1 , à six heures du
soir, demandant à entretenir le president de la Répu-
blique d'une affaire de la plus haute importance;
I . M. d e R a n e é a é c r i t à c e su je t la l e t t r e s u i v a n t e au r é d a c t e u r e n
c h e f du Pays :
« Mouchy-Hummières (Oisc) , 16 décembre 1868.
» M o n s i e u r ,
» E n l i s a n t a u j o u r d ' h u i , d a n s l e j o u r n a l YEtendard, v o t r e r e m a r q u a l i l e
i n t r o d u c t i o n a u r é c i t d e s é v é n e m e n t s d u 2 d é c e m b r e , j ' y r e m a r q u e l e
p a r a g r a p h e s u i v a n t :
» U n e p a r e i l l e p r o p o s i t i o n fut d é l i b é r é e et a d o p t é e d a n s u n e r e u n i o n qu i
» e u t l i e u c h e z M. Dariste, e t à l a q u e l l e a s s i s t a i e n t M. F e r d i n a n d B a r r o t ,
» M. B é r a r d , M. D a b a u x , M. Ducos , M. D u m a s , M. A u g u s t i n G i r a u d ,
» M . L e v e r r i e r , M. d e R a n e é , M. Vayse e t M. Leboeuf. *
» P e r m e t t e z - m o i , M o n s i e u r , d e v o u s d e m a n d e r à ce p r o p o s u n e rec t i f i -
c a t i o n à l a q u e l l e vous c o m p r e n d r e z q u e j ' a t t a c h e de l ' i m p o r t a n c e .
» Ce n ' e s t p a s chez M . Dariste, m a i s b i e n CHEZ MOI, r u e T r o n c h e t ,
n° 3 0 , q u ' e u t l i e u , le I E R d é c e m b r e , la r e u n i o n d o n t v o u s p a r l e z .
» Ce n ' e s t p a s n o n p l u s s e u l e m e n t l e 1 e r d é c e m b r e q u e l e s h o n o r a b l e s
r e p r e s e n t a n t s q u e v o u s d é n o m m e z a v e c e x a c t i t u d e (à c e l a p r è s d e
M. R é r a r d qu ' i l faut r e m p l a c e r p a r M. A n d r é ) se r é u n i s s a i e n t chez moi.
» l i s y d é l i b é r a i e n t e n t r e e u x , p l u s i e u r s fois p a r s e m a i n e , d e p u i s p lus
d ' u n m o i s , a v a n t l e 2 d é c e m b r e .
» L ' e s p r i t qu i l e s a n i m a i t e t l e b u t q u ' i l s p o u r s u i v a i e n t é t a i e n t d ' a i l -
l e u r s c o n f o r m e s à c e u x q u e v o u s i n d i q u e z .
» Veu i l l ez a g r é e r , M o n s i e u r , l ' e x p r e s s i o n d e m e s s e n t i m e n t s l e s p lus
d i s t i n g u e s .
» DE RANCÉ,
Ancien depute de l'Eure, ancien r e p r e -
sentant à la Constituante et à l ' A s -
semblée legis lat ive. »
PROTESTATION DE MM. THIERS ET DE FALLOUX. 281
admis aussitòt en sa presence, M. de Heeckeren lui
aurait declaré qu'il venait , au nom de M. de Falloux
et d 'un grand nombre de membres du parti légiti-
miste, lui proposer de faire ensemble un coup d 'É ta t :
M. de Falloux se serait oíïert pour demander à l'As-
semblée de voter à la simple majorité la revision de
la Constitution et la rééligibilité du president de la
Républ ique; le representant légit imiste, dans le cas
oú ce vote réunirai t la majorité absolue, mais non
les trois quarts des voix exigés par la Constitution,
aurai t propose de dissoudre l 'Assemblée par la
force.
M. Louis Ronaparte , se mon t ran t d'ailleurs très
touché de cettre offre de concours, répondit que la
communicat ion méritait reflexion : « Restez à diner,
dit-il à M. de Heeckeren, nous reprendrons la con-
versation dans la soirée. » Après le diner, M. de
Heeckeren, s 'approchant du president, lui demanda :
<r Que répondrai-je à M. de Fa l loux?— Venez me
voir demain à dix heures , nous causerons de cela. »
La réponse de M. Louis Bonapar te précédai t de
quelques heures seulement l'exécution des premieres
mesures du coup d 'Éta t .
M. Thiers et M. de Fal loux 1 ont énergiquement
1. Voici la protestation adressée par M. de Falloux au rédacteur en
chef du Pays :
c Monsieur,
» Le Pays juge à propos de réimprimer une fable qui avait déjà paru
dans le Constitutionnel, quelques jours après le 2 décembre, et contre
laquelle je me hàtai de protester.
-> Je rcnouvelle aujourd'hui cette protestation, bien qu'elle soit superllue
pour tout lecteur impartial. Me prèter, le 1 e r décembre 1851, la provo-
282 I N T R O D U C T I O N .
protesté contre les projets qu'on leur préte; d'autres
les avouent. L'appel au peuple était une violation à
la Constitution; le chàtiment de ceux qui l'invo-
quaient eut été d'etre obliges de recourir aux me-
sures violentes qu'un semblable projet entrainai t ; ils
ne les prévoyaient pas d'avance, car si leur pensée
s y était arrétée un seul instant, ils auraient reculé
devant l'exécution.
La conspiration du pouvoir exécutif contre le pou-
voir législatif éclate dans mille preuves. M. de Per-
signy, des les premiers jours d'avril 1851 , avait eu
une entrevue secrete avec le general Changarnier:
« Quelle douleur pour moi ,» s'était écrié le con-
fident du president de la République, en entrant
dans le modeste appartement du general, « de voir
dans un si petit rédui t un homme qui tient une si
grande place dans le pays! » Le general avait répondu:
c a t i o n à u n c o u p d 'É t a t , a p p u y é sur la tribune et sur un ministère pris
parmiles chefs deia majorité, c ' e s t t r è s g r a t u i t c m e n t s u p p o s e r l ' a b s u r d e .
Qui p e u t a v o i r o u b l i é q u e , le 1 e r d é c e m b r e 1 8 5 1 , l e s chefs d e la m a j o r i t é
é t a i e n t MM. Mole , T h i e r s , D u f a u r e , O d i l o n B a r r o t , T o c q u e v i l l e , e t c e lu j
q u e tous n o m m e n t d ' a v a n c e , c e l u i q u i , s u r son l i t d e m o r t , vous a l a i s sé
p o u r s u p r e m e a d i e u s a l e t t r e su r la s o u s c r i p t i o n B a u d i n ? Qui p o u v a i t
e x p r i m e r , au n o m d e t e l s h o m m e s , l es s e n t i m e n t s q u e vous m ' a l t r i b u e z ,
e t qu i p o u v a i t p a r l e r , en d e h o r s d ' e u x , a u n o m d e s chefs d e la m a j o r i t é ?
» Vous r e p r e n e z d o n e l à , M o n s i e u r , u n e t h e s e q u e l ' a p p r o c h e d e s e l e c -
t i o n s e x p l i q u e , m a i s q u e le b o n s e n s e t l ' h i s t o i r e n e r a t i f i e r o n t j a m a i s
» J e vous d e m a n d e , M o n s i e u r , d e v o u l o i r b i e n i n s é r e r c e t t e p e r s e v e r a n t e
r ec t i f i c a t i on d a n s v o t r e p l u s p r o c h a i n n u m e r o , e t j ' a i l ' h o n n e u r d ' e t r e
» V o t r e t r è s h u m b l e s e r v i t e u r .
» A . DE FALLOUX.
» 16 d é c e m b r e 1 8 6 8 , B o u r g - d T r é . »
Le Pays fa isa i t s u i v r e c e t t e l e t t r e d e ees l i g n e s :
« M. d e F a l l o u x p a r l e d ' u n e r ec t i f i ca t i on d o n t il n e d o n n e ni la d a t e , n i
l e s t e r m e s . Qu' i l e n a d r e s s e u n e n o u v e l l e à M. d e H e e c k e r e n . Nous v e r -
r o n s ce qu i s o r t i r à d e c e s d é b a t s . »
E N T R E V U E 1 D E P E R S I G N Y ET DE C H A N G A R N I E R . 2 8 3
« C'est que j'ai besoin d'un petit cadre pour paraitre
g r a n d . » L a conversation engagée, M . de Persigny,
par lant d u t r i o m p h e assure de M. L o u i s Bonaparte,
a joutait que tout était prèt pour l'accélérer; que déjà
pendant la derniére crise ministériel le, en presence
de la difficulté de f o r m e r un ministère parlementaire,
u n cabinet extra-parlementaire dont l u i , Pers igny,
faisaitpart ie, se disposait à opérer immédiatement la
solution; u n manifesté rédigé par le president aurait
r e n d u d'avance toute resistance impossible; le p re-
sident, cependant, avait renoncé à son manifesté,
préférant agir de concert avec l'Assemblée; u n mot d u
general Changarnier , lors de la discussion sur la r e -
vision de la Constitut ion, pouvait amener cet accord;
le general, en se prononçant, était sur d'etre r e c o m -
pensé dignement plus t a r d d'un acte si utile au pays.
L e general Changarnier , d'après le j o u r n a l l'Ordre,
cachant avec peine son indignat ion en presence
d'avances si étranges, s'était contenté d'y opposer
une froide et dédaigneuse politesse. M . de Pers igny
répondit à ce j o u r n a l : « Je declare que la visite que
j'ai eu l'honneur de faire au general Changarnier ne
m'a été inspirée que par des communicat ions que j'ai
d ú croire émanées d u general lu i -méme. J'ajoute que,
loin d'avoir r e ç u une mission d u president de la R é -
p u b l i q u e , je lui ai laissé ignorer cette d e m a r c h e . »
L'entrevue et les propositions faites au general C h a n -
garnier restent done u n fait acquis à l'histoire.
M. L o u i s Bonaparte était soigneusement et exac-
tement informé de tout ce qui se disait dans le sein
de la c o m m i s s i o n de p e r m a n e n c e ; celle-ci, de son
2 8 1 I N T R O D U C T I O N .
còté, n'ignorait ríen de ce qui se passait dans les con-
seils du president de la République. Ses amis ne
dissimulaient nul lement leur projet de tenter une
contre-révolution bonapart is te ; ils en discutaient
les moyens et les chances avec les membres mèmes
de la commission de permanence et du bureau de
l 'Assemblée, qui plus d 'une fois se c r u r e n t à la veille
d'engager la lutte ;mais au moment d'agir, le pouvoir
législatif r ecu la i t : « J 'étais tranquillement chez moi
à faire des cochons, disait dans son langage solda-
tesque le general Lamoricière à l'un de ses amis, mes
collègues de ia commission m'écr iventqu 'on n'attend
plus q u e m a presence pour marcher. J 'accours, et l'on
ne veut plus rien faire; je re tourne à mes cochons ! »
Cette incert i tude, ces délais, servaient admirable-
ment les intérèts du coup d 'État . L'armée en ce mo-
ment gardait encore des scrupules ; elle n'était pas
complètement ralliée à la pensée de porter la main sur
la Constitution; des généraux qui devaient quelques
jours plus tard exécuter les principaux actes de la
conspiration déclaraient au general Le Flo, l'un des
questeurs de l'Assemblée, que si elle rendait un dé-
cret d'accusation contre le president de la République,
ils lui obéiraient. Les chances entre les deux adver-
saires étaient égales, l 'avantage semblait assure à
celui qui porterai t le premier coup : l 'Assemblée, qui
avait le droit pour elle, n 'eut pas le courage de le faire
respecter. P a r m i t an t de généraux, tant d'hommes
politiques qui composaient la majorité, il n'y eut pas
un homme d'action. C'est ici le cas de le répéter :
après les prodigieux efforts du commencement du
E N T R E V U E DE P E R S I G N Y ET DE C H A N G A R N I E R . 2 8 5
siècle, on eüt dit que la n a t u r e sereposait; de Tact ion
le monde passait à la cr it ique. Dans l'histoire, dans
la philosophic, tout était à la crit ique. Les hommes
d'État s'écoutaient parler et se regardaient agir, mais
ils n'agissaient pas réel lement, tous s'étudiaient, se
contemplaient. Les uns croyaient que faire u n discours
en faveur de la m o n a r c h i e , c'était ressusciter la m o -
n a r c h i e ; les autres s'imaginaient que commenter
sans cesse les formules républ icaines, c'était fonder
la République. Les conservateurs auraient dü c o m -
prendre que ce qui allait pér i r , ce n'était pas seule-
ment la Républ ique, mais aussi la l iberté. L e s
révolutionnaires auraient dü se dire : ce n'est pas la
monarchie que nous allons d é t r u i r e , mais la R é p u -
bl ique. A u l i e u de s'unir au dernier m o m e n t , ils se
divisèrent plus que jamais : indécis, hésitants, ne sa-
chant n i ce qu'ils voulaient, n i ce qu'ils pouvaient, ils
laissèrent le champ l ibre à quelques individus dont la
grande force était d'avoir u n but précis et les moyens
de l'atteindre. L e 17 novembre, l'Assemblée legisla-
tive tint en réalité sa derniére séance.
GHAPITRE VII
LE COUP D'ÉTAT.
1" AU 5 DÉCEMBRE 1851.
SOMMAIRE. — LA NUIT DU I E R AU 2 DÉCEMBRE. — O c c u p a t i o n d e l ' f m p r i -
m e r i e n a t i o n a l e . — Les a r r e s t a t i o n s . — M o r n y s ' i n s t a l l e a u m i n i s t é r e
d e l ' i n t é r i e u r . — M a u p a s t r i o m p h e « s u r t o u t e la l i g n e » . — R e p r o c h e
q u ' o n lui a d r e s s e . — JOURNÉE DU 2 DÉCEMBRE. — Les r e p r e s e n t a n t s
c h e r c h e n t à se r e u n i r . — M. D u p i n a b a n d o n n e s e s col·legues. — R e u -
n i o n des r e p r e s e n t a n t s à la m a i r i e d u X e a r r o n d i s s e m e n t . — F o r m a t i o n
d e l a h a u t e Cour d e j u s t i c e . — La h a u t e Cour n e v e u t p a s j u g e r M. L o u i s
B o n a p a r t e s a n s l ' e n t e n d r e . — L a r e u n i o n d u X e a r r o n d i s s e m e n t p r o -
n o n c e l a d é c h é a n c e d u p r e s i d e n t d e l a B é p u h l i q u e . — E l l e r e f u s e d e
f a i r e a p p e l à l a p o p u l a t i o n . — O ü e n e s t l a d i s c i p l i n e d e l ' a r m é e . —
L a r e u n i o n e s t s o m m é e d e se d i s p e r s e r . — Les r e p r e s e n t a n t s s o n t
c o n d u i t s à l a c a s e r n e d u q u a i d 'Or say . — La n u i t a u qua i d ' O r s a y . —
Les r e p r e s e n t a n t s e n v o i t u r e s c e l l u l a i r e s . — Cause d e l e u r i m p u i s -
s a n c e . — JOURNÉE DU 3 DÉCEMBRE. — T e n t a t i v e s d e r e s i s t a n c e . —• Les
r e p r e s e n t a n t s de l a M o n t a g n e a u f a u b o u r g S a i n t - A n t o i n e . — L e p e u p l e
r e f u s e d e se j o i n d r e à e u x . — Mort h é r o ï q u e du r e p r e s e n t a n t B a u d i n . —
R e u n i o n d e s r e p r e s e n t a n t s d e la g a u c h e c h e z M. M a r i e . — S i t u a t i o n d e
P a r i s . —JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE. — D i s t r i b u t i o n d ' a r g e n t a u x t r o u p e s .
— Les b a r r i c a d e s d a n s l a m a t i n é e d u 4 d é c e m b r e . — T e n t a t i v e s u r l a
m a i r i e d u I I 6 a r r o n d i s s e m e n t . — L a b a r r i c a d e d u f a u b o u r g P o i s s o n -
n i è r e . — L e s t r o u p e s p r e n n e n t p o s i t i o n s u r l e s b o u l e v a r d s . — L a s i t u a -
t i o n s t r a t é g i q u e . — La f u s i l l a d e d u b o u l e v a r d . — É t a t m o r a l d e
l ' a r m é e . — Les p r e m i e r e s v i c t i m e s . — L e c o u p d ' É t a t . — Les v i n g t
m i l l i o n s e n l e v é s à l a B a n q u e d e F r a n c e . — L a fu s i l l ade sur la r i v e
g a u c h e . — La d e l a t i o n . — M o r t h é r o ï q u e d e Den i s D u s s o u b s . — Les
a r r e s t a t i o n s d u D ivan . — L a b o u r g e o i s i e se d e c l a r e s a u v é e . — P o u r -
quo i les d e t a i l s d u c o u p d 'É t a t n e p e u v e n t e n c o r e é t r e b i e n c o n n u s . —
L e chiffre d e s m o r t s . — La c a m p a g n e d e P a r i s .
Le temps était loin oú madame Salvage, l 'ancienne
amie de la reine Hortense, faisait les honneurs de la
LA S O I R É E DU i " D É C E M B R E A L ' É L Y S É E . 287
residence présidentielle à quelques habits noirs
perdus dans deux salons à peine meub lés ; l 'attente
d 'événements graves et prochains rendait les recep-
tions du palais de l'Élysée très suivies et très ani-
mées. Celle du I e r décembre semblait cependant plus
languissante et moins nombreuse que de coutume;
les appartements et la galerie du rez-de-chaussée se
dégarnissaient peu à peu avant l 'heure o rd ina i re ; la
derniére piece de cette galerie, servant ordinairement
de salle de conseil, restait fermée.
Les traits du president de la République mon-
traient une páleur 1 et une fatigue attribuées à une
légère indisposition. Ses yeux, pendant qu'il causait,
adossé à une cheminée avec quelques personncs, se
promenaient de temps en temps sur le salon comme
par distraction et peut-ètre aussi pour chercher quel-
qu 'un . Un colonel de la garde nationale entra vers
dix heures ; le president de la République et cet offi-
cier échangèrent rapidement un regard.
Le nouvel arrivant s 'appelait Vieyra, homme d'af-
faires et de speculations, qui s'était fait une espèce
de nom comme homme de coup de main en devastant
l'imprimerie Boulé après la journée du 13 juin : le
president de la République s'était empressé d v en faire
un chef d'état-major de la garde nationale. Craignant
que cette garde ne devint un obstacle à ses projets,
il en avait confié le commandement au general de
Lavcestine, filleul de madame Adelaide, sceur du
roi Louis-Phil ippe, nommé successivement par lui
1 . B a u m o n t - V a s s y , Preface d'un coup d'État.
288 I N T R O D U C T I O N .
1. Le d o c t e u r Y é r o n , M é m o i r e s d ' u n b o u r g e o i s d e P a r i s .
maréchal de camp et l ieutenant general, inscrit chaqué
année sur la liste des inspecteurs généraux, membre
du comité de cavalerie, comblé de toutes les faveurs
dont le ministére de la guerre du roi Louis-Philippe
pouvait disposer, et malgré tout zélé bonapartiste.
Le colonel de Lavcestine avait figuré parmi les prin-
cipaux acteurs des scenes dont le café Tortoni devint
le theatre après le premier retour des Bourbons,
scenes burlesques dans lesquelles des officiers de
l 'armée impériale, costumes en marquis de l'ancien
regime, provoquaient les officiers emigrés qui se pro-
menaient sur le boulevard avec leur brette, leur tri-
corne et leur uniforme démodé. M. de Lavcestine, bon
officier de cavalerie, avait besoin d'un acolyte ou
d'un tuteur dans un poste pol i t ique; on lui donna
M. Vieyra.
M. Louis Bonaparte et Vieyra étaient parvenus à
se rapprocher . Le premier ouvrit l 'entretien.
« Colonel, étes-vous assez fort pour ne rien laisser
apercevoir d'une vive emotion sur votre visage ?
— Mon prince, je le crois.
— Eh bien, ajouta le prince en souriant, c'est pour
cette n u i t ! . . . Vous étes maitre de vous, votre visage
n'a rien dit... Pouvez-vous m'affirmer que demain on
ne ba t t ra pas le rappel ?
— Oui, prince, si j 'a i assez de monde pour porter
mes ordres.
— Voyezpour cela Saint-Arnaud. Allez... non, pas
encore. . . vous auriez Pair d'exécuter un ordre 1 . J>
LA S O I R É E DU 1 " D É C E M R R E A L ' É L Y S É E . 289
M. Louis Bonaparte, dans un autre récit de la mème
conversation, debute ainsi en s'adressant à Vieyra.
« Vous couchez k l 'état-majorde la garde nationale
aux Tuileries ?
— Prince, mon prédécesseur y étant installé, je
loge chez moi.
— I I faut que vous couchiez ce soir à l'état-major
(le prince baisse la voix), c'est pour cette nuit.
— Raison de plus pour que je couche chez m o i ; si
Pon me voyait passer la nuit dans un fauteuil à l 'état-
major, cela paraitrait extraordinaire.
— Vous avez raison.... mais songez-y, à six heures
du matin, je vous enverrai mes ordres . Qu'aucun garde
national ne sorte en uniforme 1 . »
Ce rapide entretien entre le president de la Répu-
blique et le chef de l'état-major Vieyra, qu'on savait
prèt à tout , n'avait cependant point éveillé l 'attention;
l'absencc de MM. de Morny, de Persigny, Fleury, et
de la plupart de ceux que l'opinion publique désignait
comme des futurs exécuteurs du coup d 'État , faisait
d'ailleurs croire à son ajournement : les invités
voyaient done avec plaisir approcher la fin de la plus
languissante et la plus monotone soirée à laquelle ils
eussent depuis longtemps assisté.
M . de Morny, dont l 'absence paraissait s irassurante
aux hòtes du president, attendait au theatre de
l 'Opéra-Comique, oú l'on donnait la premiere repre-
sentation de la Fee aux roses, d'Halévy, l 'heure de
se rendre à l 'Élysée; là devait avoirlieu la derniére réu-
1. Belouino, H i s t o i r e (Vun c o u p d ' É t a t .
TAX1LE DELORD. I . - 19
290 r I N T R O D U C T I O N .
1 . M . L i a d i è r e s .
2 . B a u m o n t Vassy , Preface d'un coup d'Etat.
nion des chefs du complot. Les généraux Cavaignae
et Lamoricière oceupaient une stalle à l 'orchestre.
M. de Moray, avec son front chauve et sa physio-
nomie blafarde, se montrait sur les points de la salle:
on eüt dit qu'il mettait une certaine affectation à
multiplier ses visites dans les loges; l adern iè re dans
laquelle il se laissa voir était occupée par la femme
d'un ancien officier d'ordonnance de Louis-Philíppe 1 :
« On assure, lui dit-elle avec quel que ironie, qu'on
va balayer la Chambre : de quel còté vous mettrez-
vous? — Madame, s'il y a un coup de balai , je tà-
cherai de me mettre du còté du manche. » M. de
Moray, après cette réponse plus cynique que spiri-
tuelle, se rendit vers le lieu oú l'on préparait le balai.
MM. Mocquard, de Persigny, de Maupas, préfet de po -
lice, le lieutenant-colonel de Béville, officier d'ordon-
nance du president de la République, de Saint-Ar-
naud, ministre de la guerre, l 'attendaient dans le
cabinet de M. Louis Ronaparte. M. Magnan avait
promis son concours au coup d 'Éta t , à la seule condi-
tion qu'il n 'apprendrait l 'heure de son execution qu'en
recevant l 'ordre mème d'agir. M. Fleury surveillait
une mesure delicate, la mise en mouvement du corps
de troupes destiné à exécuter la premiere operation
du plan des conjurés, l 'occupation de l'Imprimerie
nationale. « Personne ne se doute de rien », dit
M. Louis Ronaparte en entrant ; et ouvrant le tiroir
secret de son secretaire avec la petite clef qu'il portait
ordinairement attache à la chaine de sa montre 2 , il
M. D E M O R N Y A L ' O P É R A - C O M I Q U E . 291
en tire un paquet cachete formé p a r M . Mocquard de
tous les papiers relatifs à l'exécution ducoup d'État.
M. Louis Bonaparte prend dans un dossier, sur
lequel est inscrit le mot Rubicon \ un décret qu'il
remet à M. de Morny, et qui nomme ce dernier mi-
nistre de l ' intérieur. M. de Béville r eço i t /pour les
porter à l ' Imprimerie nationale, les decrets et procla-
mations qui doivent ètre affichés le lendemainmat in .
M. de Persigny remplirales fonctions de commissaire
special auprès du colonel Espinasse charge de s'em-
parer du palais législatif. La nui t s'avance, les con-
jurés se retirent. M. Louis Bonaparte , dit un de ses
historiens, reste avec M. Mocquard « à se promener
de long en large dans l 'appartement, et surtout à rire
de la figure que feraient le lendemain les deux plus
petits hommes de l'Assemblée legislative, M. Thiers et
M. Baze, iorsqu'ils se verraient prisonniers et en
chemise. »
M. de Saint-Georges, d i rec teurde l 'Imprimerie na-
tionale, initié au complot depuis longtemps, ignorad
cependant le jour et l 'heure de l 'exécution. Ge fonc-
tionnaire, invité à se trouver à onze heures à son
poste, attendait avec impatience dans la cour de
l 'Imprimerie, déjà occupée par une compagnie de
gendarmes mobiles, l 'arr ivéedu messager de l'Élysée
charge de lui donner 1'explication de cette invitation.
Un fiacre passe sous la porte cochére, M. de Béville
met pied à terre. La voiture remisée et le cocher en
lieu de süreté, M. de Saint-Georges reçoit des mains
1. Le docteur Véron, M é m o i r e s d ' u n b o u r g e o i s d e P a r i s .
292 I N T R O D U C T I O N .
de l'aide de camp de M. Louis Bonaparte les papiers
qu'il doit livrer à l 'impression. Des ouvriers ont été
consignés sous pretexte d'un travail d 'urgence. Les
ouvriers refusent d'abord de rien composer; M. deBé-
ville fait alors demander s iparmi les gardes munici-
pauxi ln 'yaurai tpas quelques anciens ouvriers typogra-
phes ; trois ou quatre se présentent. Bientòt les
ouvriers de l 'Imprimerie nationale, cédant enfïn aux
menaces, consent i ren tà se mettre àl 'ouvrage. M. de
Béville donne de nouveaux ordres aux officiers de la
gendarmerie mobile, les armes sont chargées, et des
sentinelles placees aux portes et aux fenètres : la con-
signe est de faire feu sur tout ouvrier qui essayerait
de sortir ou qui s 'approcherait d 'une fenètre; les
manuscrits, livrés par fragments aux typographes,
échappent à toute tentative pour en deviner le sens.
Deux gendarmes postes entre chaqué ouvrier rendent
en mème temps tout refus de travail impossible: les
gendarmes, au moindre signe de rebellion, ont l'ordre
de faire usage de leurs armes. Un de ces soldats disait
en visitant labat ter ie de son fusil: « Nous aussi, mon
vieux, nous allons causer politique. »
Toutes les pieces sont imprimées à trois heures et
demie. Le fiacre qui a conduit M. de Béville à l ' Im-
primerie nationale le t ranspor te , ainsi que M. de
Saint-Georges, à la prefecture de police : i lsremettent
eux-mèmes à M. de Maupas les exemplaires encore
humides des proclamations que ce dernier est charge
de faire afficher. Ges proclamations ont été lues aux
soldats de l 'Imprimerie nationale. La gendarmerie
les a couvertes d'acclamations.
TOUT E S T P R È T A LA P R E F E C T U R E DE P O L I C E . 2 9 3
Des bureaux de police existent dans tous les quar-
t e r s de Pa r i s ; les agents de service, pendant le jour ,
s'y réunissent pour repondré à un dernier appel avant
de rentrer chez eux. Le lundi 1 e r décembre, les
agents consignés dés onze heures du soir dans ces
bureaux avaient reçu l 'ordre d'y at tendre l'arrivée
d'un commissaire de police ou d'un officier de paix
charge de leur donner des instructions. Les agents
réunis à la prefecture devaient obeir àdes ordres sem-
blables; les huit cents sergents de ville s'y trouvaient
rassemblés à minuit . . . l 'arrivée prétendue des prin-
cipaux refugiés de Londres servait de pretexte à ces
mesures.
M. Garlier, en se livrant aux études préliminaires
de son plan de coup d'État , n 'avait point négligé le
choix des commissaires de police. Ges magis t ra ts ,
complices de tousles actes réactionnaires du gouver-
nement, n'envisageaient pas sans terreur le maintien
de la Républ ique; le tr iomphe du bonapartisme ou-
vrait, au contraire, devant eux une agréable pers-
pective de recompenses et d 'avancement. M. Carlier
comptai tdonc sur le concours des quarantè commis-
saires de police qui déjà, sous sa direction, avaient
soigneusement étudié et approfondi les parties du
coup d'État dont l'exécution devait leur étre confiée;
ils connaissaient par eux-mèmes ou par leurs agents
le genre de vie, les habi tudes des personnes inscrites
sur Ja liste d 'arrestat ion; pas un de ces agents ne sa-
vait le but réel de sa mission, tous avaient des mis-
sions diverses et imaginaires. M. de Maupas était
done sür d'avance de trouver dans les commissaires
294 I N T R O D U C T I O N .
de police des auxiliaires discrets et preparés de longue
date à leur besogne.
Les quarantè commissaires de police et les offi-
ciers de paix convoqués à domicile à trois heures et
demie du matin sont réunis tous , une heure après, à
la prefecture de police, par petits groupes dans des
appartements separés , pour éviter les questions.
Mandes à cinq heures du matin par M. de Maupas, et
admis l 'un après l 'autredans son cabinet, ilsreçoivent
de sa bouche les indicat ions, les instruments et les
ordres nécessaires. « Les hommes avaient été appro-
priés avec un soin special au genre d'opération qui
leur était confié; tous part irent p le insde zèle e td ' a r -
deur, résolus d'accomplir leur devoir à tout prix.
Aucun d'eux n 'a failli à sa p romesse 4 .
Les commissaires t rouvent dans les cours de la
prefecture des voitures pretès à les emporter sur le
theatre de Faction, d'autres voitures sont destiiiées
aux agents et aux sergents de ville charges de les
seconder; quelques commissaires s 'arrètent en pas-
sant devant les postes de police pour y prendre les
hommes consignés. Les seize mandats contre les r e -
presentants du peuple sont décernés sous prevention
de complot contre la süreté de l 'État.
Au moment mème oú les commissaires de po-
lice entraient dans le cabinet de M. de Maupas, le
chef d'état-rnajor Vieyra recevait la visite de M. de
Menneval, officier d 'ordonnance du president de la
Républ ique, charge de lui donner communication
1 . R é c i t c o m p l e t e t a u t h e n t i q u e d e s é v é n e m e n t s d e d é c e m b r e , par A.
G r a n i e r d e C a s s a g n a c .
LES T A M B O U R S D E LA G A R D E N A T I O N A L E SONT C R E V É S . 2 9 5
d'une lettre au tographe adressée au general Lawaes-
tine. Cette let t re contenait injunction de s'opposer à
toute prise d 'armes de la garde nationale. M. Louis
Bonaparte ajoutait que s'il avait besoin des légions
dévouées, il donnerai t des ordres ultérieurs pour
les convoquer. Vieyra se rendit à l 'état-major, et fit
signer au general commandant en chef des lettres
adressées à tous les colonels, et leur ordonnant de
ne laisser, sous aucun pretexte, batiré le rappel , sans
un ordre exprés de l 'é tat-major general. Les colo-
nels devaient remet t re un reçu au porteur de la let t re .
Tous les tambours deposés à l 'état-major furent cre-
vés sous les yeux de Vieyra; il donna ensuite avis au
ministre de l ' intérieur et au ministre de la guerre
que sept mille fusils environ et plus de cent mille
cartouches étaient deposés dans les diverses mair ies .
Ces armes et ces munitions p r i r en tdans la journée la
route de Vincennes.
Les represen tants sur lesquels la police avait l 'ordre
de mettre la ma in é ta ient : les généraux Cavaignae,
Lamoricière, Changarnier , Bedeau, Le Flo, le l ieute-
nant-colonel Charras, le capitaine Cholat, le lieute-
nant Valentin ; MM. Thiers, Baze, Roger (du Nord) ,
Greppo, Lagrange, Miot, Beaune. Une aut re liste
contenait les noms des citoyens Grignan, Stevenot,
Michel, Ar taud, Geniller, Vasbenter, Philippe, Bre -
gue!, Delpech, Gabriel, Schmidt, Beaune, frère du
representant , Houl, Cellier, Jacotier, Kuch, Six,
Brun, Lemerie, Malapert, Hilbach, Lecomte, Meunier,
Buisson, Musson, Bonvallet, Guiterie, Choquin, Bi-
lotte, Voinier, Thomas, Curnel, Boireau, Grousse,
296 I N T R O D U C T I O N .
1 . E u g è n e T é n o t , Paris en décembre 1851 .
Baillet, Noguez, Lucas , Lasserre, Cahaigne, Magen,
Polino, Deluc. Ce dernier put échapper aux agents,
combattit vaillamment dans les journées suivantes,
et parvint, après la défaite, à gagner la Belgique d .
II est six heures du matin ; les sergents de ville se
promènent silencieusemeni par pelotons dans chaqué
rue oú doits 'opérer unear res ta t ion , tandis que leurs
patrouilles circulent dans tout le quart ier , prètes à
agir au premier signal.
Le general Cavaignac, descendu du pouvoir sans
aut re fortune que sa retraite de general de division,
occupait un modeste appartement à l'entre-sol de la
maison n° 12 de la rue du Helder. Le concierge est
reveille à six heures cinq minutes par le commissaire
de police Colin, qui monte directement à l 'apparte-
ment de l'ancien chef du pouvoir exécutif.
La gouvernante du general , depuis longtemps atta-
chée à sa famille, se lève au premier coup de sonnette;
el lerépond à l a sommation d'ouvrir au nom de la loi,
que le general va etre 'averti . Ce dernier, s 'attendant
à une arrestation prochaine, n'ouvrait sa porte qu'à
des gens dont son concierge lui attestait l 'identité. Le
concierge ayant certifié que la personne qui se pre-
sante sous ce nom est bien réellement le commissaire
de police, le general Cavaignac, qui s'est babillé
pendant ces pourpalers, introduit chez lui l'agent du
coup d 'É ta t . — « Vous venez m'ar rè ter , lui dit-il,
je suis prèt à vous suivre. M'autorisez vous, en atten-
dant , à écrire deux lettres ? » — Le general, sur la
L E G E N E R A L CAVAIGNAC EST A R R É T É . 297
réponse affirmative du commissaire, entre dans son
cabinet dont la porte reste ouverte.
Le general Cavaignae touchait au moment de se
mar ier ; les deux lettres qu'il écrit sont adressées, la
premiere, à sa future belle-mère; la seconde, à sa
fiancee : l 'honneur, dans la position oú les événe-
ments viennent dele placer, lui commande, dit-il , de
rendre à l 'une et. à l 'autre la parole qu'il en a reçue .
Ce pénible devoir accompli, il se lève et declare
qu'il est prét à marcher .
Un individu de haute tail le, la main droite passée
dans l 'ouverture de sa redingote boutonnée, n'a pas
un seul instant perdu de vue le genera l ; cet individu
sombre, silencieux, toujours à còté du prisonnier, le
suit pas à pas jusqu'à la porte , descend avec lui l 'es-
calier, monte dans son fiacre et s'asseoit en face de
lui, la main toujours à la mème place, oú elle semble
serrer une arme.
Le general Cavaignae jet le un regard calme sur
cet homme : « Je devine, lui dit-il , quelle est votre
mission, mais je ne vous fournirai pas de pretexte
pour la remplir . »
II ne prononça pas d'autres paroles jusqu 'à la p r i -
son de Mazas 1 .
Le commissaire de police L e r a t 2 et le capitaine de
la garde municipale Baudinet , charges d'opérer l 'ar-
restation du general Changarnier, commandent un
veritable corps d'armée composé, outre les sergents
1. Récit recueilli de la bouche du general Cavaignae.
2 . A u j o u r d ' h u i r e c e v e u r d e s f inances à R o r d e a u x , p e n s i o n n é s u r la c a s -
s e t t e d e l ' E m p e r e u r , e t c h e v a l i e r d e Ja ¿ é g i o n d ' h o n n e u r .
298 I N T R O D U C T I O N .
de ville et les agents en nombre ordinaire, de quinze
agents d'élite, et de quarante-cinq gardes munici -
paux. L'expédition est dirigée sur la maison n° 3
de la rue Saint-Honoré, dans laquelle le general
Changarnier occupe un petit logement à l 'entresol.
Des agents de police se sont emparés d'avance de la
boutique d 'un marchand de vin située en face du n° 3 ;
plusieurs membres du parti bonapart iste, parmi
lesquels on cite le general Flahaut, attendent dans
cette bout ique le resul tat de l'expédition.
L'ancien commandant en chef de l 'armée de Paris
tenait de la bouche méme de M. Carlier la nouvelle
de l 'ajournement du coup d 'É ta t ; mais M. Carlier,
suspect de relation avec les orléanistes, n'était plus
dans le secret de M. Louis Bonaparte . Le general
Changarnier dormait t ranquil lement , lorsque tout à
coup le bruit de la sonnette qui, de la loge du con-
cierge communique à sa chambre, le reveille; c'est le
signal d'alarme depuis longtemps convenu. Le gene-
ral se leve et cherche ses armes. Le concierge fait
tous ses efforts pour retenir le commissaire de police
et ses agents à la porte de la maison. L 'un de ees
derniers découvre un passage qui, de la boutique d 'un
épicier qui vient de s'ouvrir, conduit dans la cour ;
Lerat l'y suit. II se t rouve au premier étage, en pre-
sence d 'un domestique tenant k la main la clef de
l ' appar tementdu genera l ; les agents s'en emparent ;
la porte est ouverte, üs se précipitent dans la chambre
k coucher . Le general s'avance, un pistolet àla main ;
Lerat, h o m m e tres vigoureux, le saisit par les deux
b r a s ; toute resistance est inutile. Le general declare
LE G E N E R A L C H A N G A R N I E R S Ü R I T L E M È M E S O R T . 299
qu'il est prèt à marche r ; il achève de s'habiller, et
bientót il monte dans une voiture qui prend le ehe-
min de Mazas, entre une double haie de gardes muni-"
cipaux à cheval lances au grand trot, sabre en main.
Le commissaire de police Blanchet , charge de
l'arrestation du general Lamoricière, moins heureux
que ses collègues, n'avait pu se procurer un plan des
lieux; il savait seulement que le general Lamoricière
habitait , rue Las-Cases, la maison n° 11, mais il igno-
rait à quel étage; le courageux concierge refusait de
lui donner les indications nécessaires et mème de la
lumière pour pénétrer dans la maison. Blanchet et
ses agents montent cependant , et parvenus au pre-
mier étage, ils se trouvent en presence du domestique
du general Lamoricière, qui souffle rapidement sur
la lampe dont il est porteur , et se jette dans l 'escalier
de service en cr ian t : « Au voleur 1 » Les sergents de
ville l 'arrètent à la porte de la maison; il se débat, et
reçoit dans la bagarre un coup d'épée à la cuisse.
Cet homme, menace par les agents, finit par les con-
duiré à l 'appartement de son maitre. Le general se
laisse emmener sans res is tance; mais à peine dans le
fiacre qui le conduit à Mazas, il met la tète à la por-
tiere, et, en passant devant les soldats qui occupent
le poste de la Legion d 'honneur , il fait un appel à
leur patriotisme. Blanchet r amène violemment le
prisonnier enarrièr.e. « S'il ne se tait pas , il a, dit-il,
un moyen infaillible pour le réduire au silence; il sort
en mème temps de sa poche un mecanisme d'une
forme étrange. Parmi les instruments distribués au
commissaires, il y avait des báillons.
300 I N T R O D U C T I O N .
Hubaul t jeune, le commissaire de police à qui est
confiée la tàche d 'arrèter le general Bedeau, est
d 'abord singulièrement favorisé par le hasard. II
' sonne à la porte du vice-president de l 'Assemblée, qui
demeurait rue de l 'Université, n° 70. Le domestique,
en lui ouvrant, le prend pour M. Valette, secretaire
dé la présidence de l'Assemblée, et se dirige vers la
chambre à coucher pour l 'annoncer. Le general
Bedeau, au lieu du secretaire de la présidence, trouve
devant lui un commissaire de police qui le declare
en état d'arrestation. Le general proteste contre les
violations de la constitution, il menace Hubault jeune
d'une mise hors de la loi. L'agent de M. de Maupas
force le general Bedeau à se lever. Celui-ci s'habille
lentement ; au moment de partir , il s 'adosse contre
la cheminée, et declare qu'il ne sortirà pas, à moins
qu'on ne l 'arrache de chez lui comme un malfaiteur.
Hubaul t lui met la main au collet, ses agents le sai-
sissent par les bras et par les j ambes , et l 'emportent
dans la voiture qui l 'attend à la porte. Les cris: « A
la trahison ! aux armes! » poussés par le general
Bedeau, se font entendre jusqu 'à l'entrée de la rue
du Bac ; là, des centaines de sergents de ville,l 'épée
à la main, entourent la voiture; d'autres dispersent
les petits groupes formés à l'appel du prisonnier, les
chevaux prennent le galop au tournant du pont
Boyal. Le general Bedeau, en arrivant à Mazas,
retrouva encore assez d'énergie pour haranguer les
soldats charges de la garde de cette prison; ils
l 'écoutérent , mais il est evident qu'ils ne com-
prenaient rien à ce qu'il leurdisai t .
LE G E N E R A L L A M O R I C I È R E MENACE DU B A I L L O N . 301
Le commissaire de police Gourteille put s 'emparer
sans coup ferir du lieutenant-colonel Charras . La
double arrestation du capitaine d'artillerie Cholat et
du lieutenant de chasseurs Valentin completa la serie
des arrestations militaires. La trahison d'un domes-
tique permit aux agents du commissaire Dourlens
d'envahir brusquement la chambre à coucher du
lieutenant Valentin et de le prendre au moment
ou il sautait à bas de son lit.
Le chroniqueur officieux de ces a r res ta t ions 1
raconte que M. Thiers dormait profondément lors-
que le commissaire de police Hubault atné penetra
dans son hotel, situé place Saint-Georges, n° 4 . Hu-
bault , ainé, introduït dans la chambre à coucher,
écarta les rideaux « de damas cramoisi doubles de
mousseline blanche », et réveilla M. Thiers en lui
signifiant sa qualité et son manda t . Le chroniqueur
de la prefecture de police, qui est prodigue de details,
ajoute que M. Thiers se mit vivement sur son séant
et porta sa main à ses yeux « sur lesquels s'abaissait
un bonnet de cotón blanc ». Une longue conversa-
tion s'engagea ensuile entre M. Thiers et Hubault
ainé, sur la légalité constitutionnelle de la mission
que ce dernier était en train de remplir Cette con-
versation, si elle a lieu, témoigne de la parfaite
liberté d'esprit dan í raque l l e 1 se trouvait M. Thiers
au moment oú la police armée Farrachait à son foyer
et oú il ignorait quelle destinée lui était réservée. Le
prisonnier, mis en fiacre, s'eíïbrça toujours, si Fon
1. G r a n i e r d e C a s s a g n a c .
302 I N T R O D U C T I O N .
t
s'en rapporte au chroniqueur , « par toute sorte de
raisonnements comminatoires et captieux de dé-
tourner les agents de l 'accomplissement de leurs de-
voirs. )) M. Thiers était t rop experimenté pours ' ima-
giner que le raisonnement put avoir quelque prise
sur les hommes charges de l 'arréter. I I en est de ces
tentatives comme de 1'attitude craintive et pleine
d'hésitation dans ses mouvements , que lui attribue
le met teur en ceuvre des notes de la police; cette
crainte et cette hesitation n'ont existe que dans l'ima-
gination de ceux qui essayent de dissimuler l'odieux
de leur ròle derrière le ridicule du ròle prété à leurs
adversaires. « Une perquisition faite dans le cabinet
de M. Thiers n 'amena la découverte d 'aucune cor-
respondance politique *. »
Le representant Greppo, l 'un des membres les
plus actifs de la Petite Montague, entretenait de
nombreuses correspondances avec les demòcrates
des départements, et tenait les fils d'une organisation
destinée à s'opposer au coup d'État : M. de Maupas
attachait la plus grande importance à son arresta-
tion. M. Greppo dormait lorsque, vers quatre heures
du matin, le commissaire de police et les agents,
munis de lanternes, se ruèrent dans son logement;
l 'un de ces derniers brandissait un merlin. M. Greppo
protesta contre cette i n v a s i o n ^ invoquant son titre
de membre de l'Assemblée nationale. Le commis-
saire de police lui répondit que cette Assemblée elle-
mème venait , dans une séance de nuit, d'ordonner
l . G r a n i e r d e C a s s a g n a c .
A R R E S T A T I O N DE M. T H I E R S ET DE M. G R E P P O . 3 0 3
son arrestat ion. M. Greppo avait dans la poche de
son paletot un paque t de lettres destinées àpar t i r le
jour méme pour les dépar tements ; feignant d'etre
presse par un besoin, et ayant obtenu à grand'peine
l 'autorisation de passer dans un cabinet voisin, il se
débarrassa de ses lettres : il lui en restait deux ou
trois qu'il parvint à cacher dans les manches de sa
femme, que les agents ne purent empecher de mon-
ter en fiacre avec lui. Le commissaire de police se
retira en emportant deux pistolets, un petit poignard,
une hache marine et un de ees longs bonnets rouges
que portent les pècheurs catalans, saisis dans les
tiroirs de bibliothéque.
M. de Morny avait tenu à ce qu'on arrétát l'un de
ses plus intimes amis, M. Roger (du Nord), dont il
connaissait la fermeté et le courage : <¡c II lui eüt été
pénibled'avoir a sévir plus sévérement contre lui *. »
Nous n'avons rien dit encore de l 'arrestation des deux
questeurs de l 'Assemblée, le general Le Fio et
M. Raze; cette arrestat ion forme un episode qui
se rat tache à l 'occupation du palais législatif par la
force armée.
M. de Persigny, designé pour remplir les functions
de ministre de l ' intérieur, au moment du coup d 'État ,
avait déjà rédigé et signé la circulaire destinée à faire
connaitre 1'événemefU aux dépar tements ; les opinions
de l'ancien rédacteur de Y Occident français firent
craindre au dernier moment que sa presence au
ministére ne donnàt une couleur dangereuse à l'acte
1. Le docteur Véron, M é m o i r e s d ' u n b o u r g e o i s d e P a r i s
304 I N T R O D U C T I O N .
qui se préparai t . M. de Morny prit la place de M. de
Persigny : I I paraissait plus politique de choisir
comme ministre du coup d'État un homme également
dévoué et résolu, mais dont les affmités avec les
classes moyennes et les relations amicales avec les
representants de tous les partis étaient de nature à
rassurer les intéréts enrayes, en maintenant à la
mesure le caractère exclusivement social qui la jus t i -
fiait i . »
Le nom de M. de Morny était singulièrement choisi
pour obtenir ce resultat.
M. de Persigny, au lieu de diriger le ministére de
l ' intérieur, fut tout s implement« charge de surveiller,
à la tète d'un piquet d'infanterie, la prise de possession
du palais législatif 2 . » Arrive à quatre heures du
matin à l 'École mili taire, il remettait les ordres du
ministre de la guerre au general Renault , charge
de toutes les operations sur la rive gauche de la
Seine.
Les troupes sont sur pied à cinq h e u r e s ; quatre
compagnies d'élite du 42% precedes des sapeurs
et formant l 'avant-garde de deux bataillons de ce re-
giment, se mettent en marche sous les ordres du
colonel Espinasse, un des officiers d'Afrique rallies
au coup d'État par le commandant Fleury. Le
colonel Espinasse, est monté à l ' a s s a u t d e Rome à la
tète de son reg iment ; avant de monter à l'assaut du
palais législatif, il en à étudié soigneusement les
1 . J o s e p h D e l a r o a , Le duc de Persigny et les doctrines de l'Empire,
precede d ' u n e n o t i c e . Ce l i v r e est d é d i é : Au FOREZ.
2. í d e m .
PERSIGNY ET E S P I N A S S E E N T R E N T PAR S U R P R I S E AU P A L A I S . 3u5
approehe, et la veille mème il s'est livré à un dernier
examen \
Chaqué regiment de la garnison de Paris fournissait
à son tour les troupes nécessaires à la garde de l'As-
semblée; le tour du 42°, dont Espinasse était colo-
nel, arrivait le 1 e r décembre : un batail lon de ce
regiment oceupait done le palais Bourbon. Le com-
mandant de ce bataillon, M. Meunier, prenait les
ordres du lieutenant-colonel Niel du 44 e de ligne,
designé par les questeurs comme gouverneur du pa-
lais Bourbon.
L'avant-garde du colonel Espinasse, marchant
silencieusement le long des quais, fit ha l t eà quelque
distance de la grille placee devant la facade du pa-
a isBourbon; le brui t pouvait donner l'éveil; Espinasse
s'avança seul avec ses sapeurs : « Je vais frapper à
cette porte, leur dit-il à voix basse ; si on l'ouvre
vous entrerez derrière moi ; si on ne l'ouvre pas ,
vous l 'enfoneerez. »
La plupart des officiers du bataillon de garde à
l'Assemblée, mandes individuellement pendant la nuit
au quartier general de l 'École militaire, étaient dans
le complot. L'adjudant-major ouvre la por te ; les
grenadiers accourent à la voix des sapeurs , le palais
législatif est envahi.
Le chef de bataillon de garde, sortant de chez le
lieutenant-colonel Niel, rencontre le colonel Espi-
nasse, qui, à la tete de ses soldats, se dirige à grands
pas vers l 'hotel de la présidence.
1. P a u l B e l o u i n o , Histoire d'un coup d'État.
T A X I L E D E L O R D . I. — 20
306 I N T R O D U C T I O N .
1. L e l e n d e m a i n , c e loyal e t b r a v e officier d o n n a i t sa d é m i s s i o n .
2 . E u g è n e T é n o t , Paris en décemhre 1 8 5 1 .
(( Que venez-vous faire ici? lui dit-il d 'une voix
émue.
— Exécuter les ordres du prince, répond Espi-
nasse.
— Vous me déshonorez! »
Le commandant Meunier arrache en rnème temps
ses epaulettes, brise son épée, et les jette aux pieds
d'Espinasse *.
Les commissaires de police Bertoglio et Primorin,
à qui revenait la tache d 'arrèter les questeurs, s'étaient
de leur còté ménagé des intelligences parmi les agents
de police a t tachesà l 'Assemblée. Le colonel Espinasse,
guide par un de ces agents, se porte rapidement sur
le logement du commandant militaire du palais. Le
lieutenant-colonel Niel achevait de s'habiller; Espi-
nasse saute sur son é p é e : « Prenez-la , vous faites
bien, lui dit cet officier, car je vous l 'aurais pássée
au t raversdu c o r p s 2 . »
Pendant qu'on met le lieutenant-colonel Niel en
état d'arrestation les deux bataillons d u 4 2 e , partis de
l'Ecole militaire une demi-heure après l 'avant-garde,
arrivent devant le palais Bourbon, relèvent les postes,
et s 'emparent de toutes les issues. M. de Persigny
quitte son piquet d'infanterie, et porte à l'Élysée la
nouvelle de l 'heureux coup de main auquel il vient
de prendre par t .
Bertoglio et Primorin avaient penetré dans le palais
en mème temps qu 'Espinasse: l 'un devait proceder à
N O B L E R É P O N S E D E N I E L A E S P I N A S S E . 307
l'arrestation d u general L e F i o , l'autre à celle de
M. Baze. L e general L e F i o ne se couchait pas depuis
quelques temps sans avoir passé u n e revue des postes
et des factionnaires; ce j o u r - l à i l était rent ré chez
l u i à minui t , après son inspection. R i e n ne l u i avait
p a r u suspect; cependant le chef de bataillon degarde,
en apprenant que l'adjudant-major avait été mandé
à l'Ecole m i l i t a i r e sous u n pretexte fut i le, attacha
plus d'importance à certains indices qui l'avaient
f r a p p é ; malheureusement, i l ne put, faute de connai-
tre 1'endroit oú était situé le logement d u c o m m a n -
mandant d u palais, l u i faire tout de suite part de ses
observations, L e commandant M e u n i e r et le l ieute-
nant-colonel Niel ne se re jo igni rent que vers six
heures d u m a t i n ; i l était t rop t a r d . Bertogl io , suivi
des agents, s'était i n t r o d u ï t déjà dans l'appartement
du general L e F l o , d o n t l e fils, age de sept à h u i t a n s ,
en s'éveillant., se m i t à cr ier . Bertoglio parvint à le
rassureren lu i disant qu'ils s'agissait seulement d'un
important message à r e m e t t r e au general; l'enfant,
sans méfianee, le guida vers la chambre de son père.
L e general L e F l o , au b r u i t des pas, avait sauté à bas
de son l i t ; Bertoglio et ses h o m m e s se précipitent sur
l u i , i l resiste, une lutte s'engage. L e general , s'adres-
sant aux soldats entrés en m è m e temps que les agents,
invoque en vain l'appui de ceux qu'il appelle ses c o m -
pagrions d'armes; les cris de m a d a m e L e F l o , e n -
ceinte de c inq mois, les pleurs, le désespoir de son
fils, qui se reproche d'avoir, en quelque sorte, l i v ré
son père, t r i o m p h e n t de sa resistance; i l consent à
suivre Bertoglio.
V •
308 I N T R O D U C T I O N ,
Espinasse surveille l 'arrestation au bas de l'esca-
l ier ; le general Le Flo, en descendant, se trouve
face à face avec le colonel du 42 e . Les paroles
adressées par le prisonnier à son geòlier ont été re-
cueillies, elles seront publiées un jour . Les soldats
reçoivent l 'ordre de croiser la baïonnette sur le gene-
ral , ils le poussent ainsi jusqu 'au fiacre; sa voix ne
cesse de protester, jusqu 'au moment oú les chevaux,
fouettés par une main vigoureuse, l 'emportent vers
la prison de Mazas.
La resistance de M. Baze ne fut pas moins éner-
gique. Le commissaire Pr imor in , accompagné d'a-
gents nombreux, soutenu par une compagnie du 42 a ,
surprit le questeur au moment oú, réveillé en sur-
saut, il passait une robe de chambre . Les hommes de
la police se jet tent sur l u i ; madame Baze, à demi
vétue, court à la fenétre et appelle au secours. Les
agents veulent l 'arracher de là ; elle se cramponne à
l 'espagnolette, pendant que M. Baze, vaincu dans
la lutte inégale qu'il soutient, est trainé jusqu'au
poste de la rue de Bourgogne; là, seulement, il
peut achever de s'habilier avant de partir pour
Mazas.
Les arrestations terminées, le palais législatif oc-
cupé , M. de Morny se rend au ministère de l'intérieur,
accompagné du general de F lahaut , son conseiller
intime, de M. Leopold Lehon et de M. Achille Bou-
cher, homme de bourse, ses deux secretaires. M. de
Thorigny, ministre de l ' intérieur, brusquement r é -
veillé, apprend qu'il a un successeur. M. de Morny
s'asseoit à son bureau en face de la petite machine
L ' A P P E L AU P E U P L E ET A L 'ARMÉE. 3 0 9
1. Docteur Véron, M é m o i r e s d ' u n b o u r g e o i s d e P a r i s .
qui fait mouvoir les fils du télégraphe : le coup
d'État a la main sur la France.
Le general Magnan a execute les ordres du ministre
de la guerre, qui lui ont été portés à trois heures par
M. de Persigny. La brigade Ripert occupe le palais
législatif, et la brigade Forey le quai d 'Orsay; la br i -
gade Dulac est massée dans le jardín des Tuiler ies; la
brigade de Gotte, sur la place de la Concorde; la br i -
gade Canrobert entoure l 'Élysée; la brigade de lan-
ciers du general Reybell et la division de cuirassiers
du general Korte tiennent les Champs-Élysées. Ces
troupes, infanterie, cavalerie, artillerie, forment un
corps de plus de trente mille hommes, qui peut , dans
cette position, soutenir les operations du coup d 'État
et au besoin proteger ses auteurs dans leur fuite.
II est six heures du mat in , M. Louis Ronaparte
reçoit de la prefecture de police une dépéche qui, dans
sa forme vulgaire, resume la situation : « Nous triom-
phons sur toute la ligne. »
M. de Maupas pouvait s 'exprimerainsi , car ia police
avait tout fait jusqu' ici . Son chef méritait les éloges
de l 'auteur et des complices du coup d 'É ta t ; ces der-
niers, cependant, lui ont reproché plus tard d'avoir
ornis dans ses visites domiciliaires de faire saisir les
p a p i e r s 1 .
Une pluie fine et froide tombait sur les rares pas-
sants arrètés pour lire, aux lueurs douteuses de la
matinée du 2 décembre , les proclamations suivantes :
3 1 0 I N T R O D U C T I O N .
PROCLAMATION D U P R E S I D E N T DE LA RÉPUBLIQUE.
Appel au peuple.
« Français !
» L a situation actue l le ne peut durer plus longtemps. Chaqué
j o u r qui s 'écoule a g g r a v e les d a n g e r s du pays . L 'Assemblée qui
devait étre le plus ferme appui de l ' o rdre est devenue un foyer de
complots ; le patriotisme de trois cents de ses m e m b r e s n'a pu
arrè ter ses fatales tendances : au l ieu de faire des lois dans l ' inté-
rét g e n e r a l , el le forge des armes pour la guer re c i v i l e ; e l l e attente
a u pouvoir que j e t iens directement du p e u p l e ; elle encourage
toutes les p a s s i o n s ; elle compromet le repos de la F r a n c e . Je l 'ai
dissoute, et j e rends le peuple entier j u g e entre elle et moi.
» L a Constitution avait été faite, vous le savéz , dans le but
d'affaiblir d 'avance le pouvoir que vous alliez me confier. S ix mill ions
de suffrages furent une éclatante protestation contre elle, et cepen-
dant j e l 'a i fidèlement observée . Les provocations, les calomnies,
les o u t r a g e s , m'ont trouvé impass ib le . Mais aujourd'hui que le
pacte fondamental n'est plus respecté de ceux- là m è m e s qui
l ' invoquent sans c e s s e , et que les hommes qui ont déjà perdu déjà
deux monarchies veulent me l ier les mains afin de r e n v e r s e r la
R é p u b l i q u e , mon devoir est de déjouer l e u r s pèrfides pro je t s , de
maintenir la R é p u b l i q u e et de sauver le pays en invoquant le j u -
gement solennel du seul souvera in q u e j e reconnaisse en F r a n c e ,
le peup le .
» J e fais done un appel à la nation tout entière, et j e vous dis :
Si vous voulez continuer cet état de malaise qui nous degrade et
compromet l 'avenir , choisissez un autre à ma place, car j e ne veux
plus d'un pouvoir qui est impuissant à faire le b ien , me rend r e s -
ponsable d'actes q u e j e ne puis empècher , et m'enchaine au g o u -
vernai l quand j e vois le v a i s s e a u c o u r i r vers l ' ab ime.
» Si, au contra ire , vous avez encore confiance en moi , donnez-
moi les moyens d 'aecompl ir la grande mission q u e j e t iens de v o u s .
» Cette mission consiste à fermer l ' è re des revolutions en satis-
faisant les besoins legitimes du peuple et en le protégeant contre
les passions s u b v e r s i v e s ; el le consiste sur lout à créer des inst i tu-
tions qui surv ivent aux hommes et qui soient enfin des fondations
sur lesquel les on puisse asseoir quel que chose de durable .
» Persuade que l ' instabil ité du pouvo i r , que la preponderance
d'une seule assemblée sont des causes permanentes de trouble et
de discorde, j e soumets à vos suffrages les bases suivantes d'une
constitution que l e s A s s e m b l e e s développeront plus tard :
» I o Un chef responsable nommé pour dix a n s ;
M. LOUIS BONAPARTE IMITE LA TACTIQUE DE SON ONCLE. 311
» 2 o Des ministres dependant du pouvoir exécutif s e u l ;
» 3 o Un consei l d 'État formé p a r les hommes les plus dist ingues,
preparant les lois et en soutenant la discussion devant le Corps
légis lat i f ;
> 4 o Un Corps législatif discutant et votant des lois , nommé par
le suffrage un iverse l sans scrutin de liste q u i f a u s s e l ' é lect ion;
» 5 o Une seconde Assemblée formée de toutes les i l lustrat ions du
p a y s , pouvoir pondérateur , gardien du pacte fondamentale et des
l ibertes publ iques .
» Ce systéme creé p a r le premier Consul au commencement du
siècle a déjà donné à la France le repos et la prospér i té , il les lui
garantirait encore .
» Te l l e est m a conviction profonde. Si vous l a p a r t a g e r , déclarez-
le p a r vos suf f rages ; si au contra i re , vous préférez un g o u v e r n e -
ment sans force, monarchique ou républ ica in , emprunté à j e ne
sais quel passé ou à quel avenir ch imér ique , répondez négat ivement .
» Ainsi done, pour la premiere fois depuis 1 8 0 4 , vous voterez en
connaissance de cause , en sachant pour qui et pour quoi.
» Si j e n^obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors j e provo-
querai la reunion d 'une nouve l le A s s e m b l é e , et j e lui remettrai le
mandat que j ' a i reçu de v o u s .
» Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole
c 'est -à-dire l a F rance régénérée p a r la Revolut ion de 89 et o r g a -
nisée par l 'Empereur , est toujours la vótre , proclamez-le e n c o n s a -
crant les pouvoirs que j e vous demande .
» Alors la F rance et l 'Europe seront préservées de l ' anarchie , l es
obstacles s 'aplaniront, les difficultés auront d i sparu , car tous r e s -
pecteront, dans l 'arrèt du peup le , le décret de la Providence. *
C'était pour sauver aussi la République que le ge-
neral Bonaparte avait renversé la Constitution du
18 brumaire.
M. Louis Bonaparte s'adressa ensuite à l ' a rmée :
c Soldats,
» Soyez fiers de votre miss ion, vous sauverez l a patr ie , car j e
compte sur vous , non pour v io ler les lo is , mais pour faire r e s p e c -
ter la premiere" loi du pays , la souveraineté nationale, dont j e suis
le legitime representant .
» Depuis longtemps vous souffriez comme moi des obstacles qui
3 1 2 INTRODUCTION.
s'opposaient au bien q u e j e voula is vous faire et aux demonstrations
de votre sympathie en m a faveur .
» Ces obstacles sont b r i s e s ; l 'Assemblée a essayé d'attenter à
l 'autorité q u e j e t iens de la nation, elle a cessé d'exister.
» J e f a i s u n loyal appel au peuple et à l ' a rmée et j e lui dis : ou
donnez-moi les moyens d ' a s surer votre prospérité ou choisissez
un autre à ma place.
» E n 1 8 3 0 comme en 1 8 4 8 , on vous a traites en vaincus. Après
avoir flétri votre désintéressement héro ïque , on consulte vos
sympathie et vos voeux, et cependant vous étes l 'élite de la nation.
Aujourd 'hui , en ce moment solennel , j e veux que l ' a rmée fasse
entendre sa voix.
y> Votez done l ibrement comme c i toyens ; mais comme soldats
n'oubliez pas que l 'obéissance pass ive aux ordres du chef du gou-
vernement est le devoir r i goureux de l 'armée depuis le genera l
j u s q u ' a u soldat . C'est à moi , responsable de mes actions devant le
peuple et devant la postérité , de prendre les mesures qui me
semblent indispensables pour le bien public.
» Quant à vous , restez inébranlables dans les reg les de la disci-
pline et de l 'honneur, aidez par votre attitude imposante le pays à
manifester sa volonté dans le ca lme et dans la reflexion, soyez préts
à répr imer toute tentative contre le l ibre exercice de la volonté
du peuple .
» Soldats , j e ne vous p a r l e pas des souvenirs que mon nom
rappel le , ils sont g r a v é s dans vos coeurs. Nous sommes unis par des
liens indissolubles . Votre histoire est la mienne. II y a entre nous
dans le passé communauté de g loire et de m a l h e u r ; dans l 'avenir
communauté de sentiments et de resolutions pour le repos et la
grandeur de la France .
» L O U I S - N A P O L É O N B O N A P A R T E . »
Le general Bonaparte , dans sa proclamation du
1 8 b r u m a i r e , ne craignit pas, au moment mème oú
la République venait d 'etre sauvée à Zurich par Mas-
séna, de montrer « l ' ennemipassant les frontières, les
arsenaux vides, les ressources de l'État épuisées, les
soldats livrés sans defense » Son neveu imitait sa
tact ique en parlant des malheurs de l'armée française
de cette armée que Paris tout entier avait couverte de
fleurs et d 'applaudissements à sa rentrée après les
LES R E P R E S E N T A N T S C H B R C H E N T A S E R E U N I R . 3 1 3
j ournées de Février, qu'il saluait comme salibératrice
après les journées de juin? Quel oubli dupassé, quelle
ingratitude dans cette insistance à rappeler comme
des outrages pour le soldat, les trois journées d e ! 8 3 0 ,
accueillies avec tant d 'enthousiasmepar les membres
de la famille Bonaparte, qu'elles vengeaientles Bour-
bons, et celle de Février qui leur ouvraient la pa t r i e !
Les proclamations qu'on vient de lire étaient con-
cues, d 'ail leurs, de façon à ne point jeter une trop vive
alarme dans la masse de la population. M. Louis
Bonaparte protestait de sa ferme intention de main-
tenir la Républ ique; M. de Maupas lui-mème décla-
rait aux Parisiens que les mesures nocturnes dont il
avait été Texécuteur s'étaient accomplies ce au nom
du peuple, dans son intérèt, et pour le maintien de la
République ». L'assemblée dissoute était t rès-impo-
pulaire auprès des ouvriers, animés depuis quelque
temps d'une violente hostilité contre elle par les pro-
pos des agents soudoyés, et pa r les suggestions de la
société de Saint-Vincent de Paul , de Saint-Régis, et
des nombreuses associations catholiques dévouées
d'avance au coup d 'État . Le peuple aurait eu besoin,
dans ces premiers moments , pour s'éclairer sur la
portee réelle de Facte de M. Louis Bonaparte , de lire
les journaux, mais les scellés étaient mis sur les
presses du National, de la République, de la Revolu-
tion et de YAvénement du peuple ; Y Union, Y Ordre,
Y Assemblée nationale, Y Opinion publique, le Mes-
sager, le Corsaire, le Steele, le Charivari, avaient
d'eux-mèmes interrompu leur publicat ion; un bureau
de censure, institué au ministére de l ' intérieur, veil-
3 1 4 I N T R O D U C T I O N .
lait sur les journaux autorisés, à paraitre, la Presse,
le Constitutional, la Patrie, le Journal des Debats,
Un décret de M. Louis Bonaparte convoquait le
peuple français le 14 décembre pour accepter ou
rejeter le plebiscite su ivan t : « Le peuple français
» veut le maintien de l 'autorité de Louis-Napoléon
» Bonapar te , et lui delegue les pouvoirs nécessaires
» pour établir une Constitution sur les bases pro-
» posees dans sa proclamation d u 2 décembre. Dans
» toutes les mair ies s'ouvriront des registres sur
» papier libre, l 'un d 'acceptation, l ' au t re de rejet,
)) conformement au mode de l 'appel au peuple de
» Tan VIII. Les citoyens consigneront ou feront con-
» signer, dans le cas oü ils ne sauraient pas écrire,
)) leur vote sur l 'un de ees registres avec leurs nom
» et prénoms. y>
Les representants du peuple restés libres, en ap-
prenant à leur réveil l 'arrestation de leurs collégues,
cherchent tout de suite à se concerter et à opposer
une resistance commune au coup d'État. Les uns
se réünissent chez M. Yvan, l'un des secretaires de
l 'Assemblée; parmi eux figurérent MM. Michel (de
Bourges), Pierre Lefranc, Versigny, Dupont (de Bus-
sac), Theodore Bac, e t c . ; les autres chez M* Odilon
Barrot, oú i l s signent cette protes ta t ion:
« Vu l ' a r t i c l e 6 8 de la Constitution, considerant q u e , violant s e s
serments et la Constitution, Louis-Napoléon Bonaparte a dissous
l 'Assemblée , et employe la force publ ique pour consommer cet
a t tentat ;
» Les membres de l 'Assemblé souss ignés , après avoir constaté la
violence qui est apportée par les ordres du president à la reunion
L E S R E P R E S E N T A N T S C H E R C H E N T A S E R E U N I R . 315
légale de l 'Assemblée et l ' arrestat ion de son bureau et de p lus ieurs
de ses m e m b r e s ;
» Déclarent que l 'art icle 68 de la Constitution trace à chaqué
citoyen le devoir qu'i l a à r e m p l i r .
» En consequence, le president est declaré déchu de ses fonctions
» L a haute cour de jus t ice est convoquée . Defense est faite à
tout citoyen d'obéir aux ordres du pouvoir déchu, sous peine de
complicité.
» Les conseils généraux sont convoqués , et se réuniront immé-
diatement; ils nommeront une commiss ion dans leur se in, chargée
de pourvoir à l 'administration du département et de correspondre
avec l 'Assemblée dans l e l ieu qu 'e l le aura choisi pour se reunir .
• » Tout r e c e v e u r general , ou percepteur , ou dédenteur quelcon-
que des deniers pubics qui se dessais irait des fonds qui sont dans
ses caisses sur un autre ordre que celui emané du pouvoir r é g u l i e r
constitué par l 'Assemblée , sera responsable sur sa propre fortune,
et, au besoin, puni des peines de la complicité.
» Fait et arreté le 3 décembre 1 8 5 1 .
» S i g n é : O l i d o n B a r r o t , C h a m b o l l e , do T o c q u e v i l l e , G u s t a v e d e
B e a u m o n t , D u f a u r e , É t i e n n e , M i s p o u l e t , Osca r La faye t t e ,
L a n j u i n a i s , H i p p o l y t e P a s s y , P i s c a t o r y , d e B r o g l i e , D u v e r -
g i e r d e H a u r a n n e , d e C o r c e l l e s , d ' H e s p e l , d e L u p p é , d e S è z e ,
G u i l l i e r d e l a T o u c h e , V a u d o r é , C h a p e r , S a i n t e - B e u v e , B o c h e r ,
d e L a b o u l i e , V i t e t , d e M o n t i g n y , d e M o n t e b e l l o , T h u r i o t d e
l a R o s i è r e , M a t h i e u d e R e d o r t e , V ic to r L e f r a n c , B e n j a m i n
D e l e s s e r t , e t c . »
La plus nombreuse de toutes ces reunions siège dans
lamaison de M. Daru, vice-président de l'Assemblée
nationale; destentatives ont lieu pour former un fais-
ceau de ees efforts épars, des messages s 'échangent
entre ees divers centres de resistance, une porte se-
crete du palais législatif, qu'on a oublié de fermer à
clef, livre passage à u n e quarantaine de representants .
Cette porte, réservée à l 'usage particulier du president
de l 'Assemblée, mène aux appar tements de M. Dupin.
Les representants Canet et Favreau vont le chercher.
M. de Morny, informé immédiatement de cette re-
prise de possession du local de ses séances par une
316 I N T R O D U C T I O N .
partie de l 'Assemblée, ordonne au colonel Espinasse
d'expulser sans retard les representants: le comman-
dant de la gendarmerie mobile Saucerotte penetre
dans la salle, suivi de ses soldats. M. Monet 1'avertit
vainement du crime qu'il commet, vainement il lui lit
l'article 48 de la Constitution *, le commandant Sau-
cerotte declare qu'il n 'obéit qu'aux ordres de ses
chefs. Les gendarmes mobiles marchent laba ïonnet te
en avant, les representants reculent en c r i an t : Vive
la République! Vive la Constitution! Le general
Leydet, vieillard de soixante-quinze ans, pris au col-
let, lutte contre les soldats avec l'énergie de son
vieux dévouement à la liberté. Le president Dupin,
au lieu de venir à son aide, le rappelle au respect dü
à la discipline, sur tout par un ancien militaire. La
consigne! voilà le premier mot que prononce M. Du-
pin, en entrant dans la salle Casimir Périer, oú
MM. Canet et Favreau sont parvenus à le pousser de
vive force; il se débat contre M. Desmousseaux de
Givré, qui réussit enfin à lui passer son echarpe.
M. Dupin, comme un homme qui brúle d'en finir
avec un devoir imposé, balbutie quelques mots à la
t roupe, et montrant les gendarmes k ses collègues,
il a joute: « Nous avons le droit, c'est evident; mais
1 . Voici c e t a r t i c l e :
« T o u t e m e s u r e p a r l a q u e l l e l e p r e s i d e n t d e la R é p u b l i q u e d i s sou t
l ' A s s e m b l é e n a t i o n a l e , l a p r o r o g e ou m e t o b s t a c l e à l ' exe rc i ce d e son
m a n d a t , e s t u n c r i m e d e h a u t e t r a h i s o n .
» P a r ce s e u l fai t , le p r e s i d e n t es t d é c h u d e ses f o n c t i o n s ; les c i t o y e n s
s o n t t e n u s d e lu i r e f u s e r o b é i s s a n c e ; le p o u v o i r exécu t i f p a s s e d e p le in
d r o i t à l ' A s s e m b l é e n a t i o n a l e . L e s j u g e s d e la h a u t e Cour de j u s t i c e s e
r é u n i s s e n t i m m é d i a t e m e n t , à p e i n e de fo r fa i tu re : ils c o n v o q u e n t l es j u r é s
d a n s l e l i eu q u ' i l s d é s i g n e n t p o u r p r o c e d e r au j u g e m e n t d u p r e s i d e n t
LE P R E S I D E N T D Ü P I N L E S ABANDONNE. 317
ees Messieurs ont la force, p a r t o n s 1 ! » I I part, en
effet.
Le colonel Espinasse n'ayant point reçu l'ordre
d 'arrèter les representants expulsés, ceux-ci se par-
tagent en divers groupes. Les uns se rendent chez
Mr Crémieux; les autres, parmi lesquels MM. Fayolle,
Treillard-Laterisse, Paulin-Durrieu, se dirigent vers
Ja place de Bourgogne, oú ils trouvent les represen-
tants Arbey, Toupet-Desvignes, le general Radoul t -
Lafosse entre les mains des soldats qu'ils cherchent
vainement à ramener au respect de la Constitution.
Le colonel du 6 e de ligne, Gardarens de Boisse, les
fait arrèter et conduiré au ministére des affaires
étrangères, oú MM. Eugène Sue, Benoit (du Bhóne) ,
Ghanay et d'autres representants prisonniers ne tar-
dent pas à les rejoindre. Les representants réunis
chez M. Crémieux éprouvent bientòt le mème s o r t ;
arrètes par un détachement d'agents de police et de
troupes, conduits à la Conciergerie, entre deux rangs
de baïonnettes, ils sont entourés à la hauteur du Pont-
Neuf par des groupes qui ont reconnu M. Crémieux.
Le representant Malardier (de la Nièvre), qui setrouve
par hasard sur le passage des prisonniers, met son
echarpe, et excite le peuple à leur délivrance; l 'atti-
tude énergique du chef d'escorte contient la foule
désarmée *.
Les membres de la reunion ayant à leur tete M. Daru,
e t d e s e s c o m p l i c e s ; ils n o m m e n t e u x - m è m e s l e s m a g i s t r a t s c h a r g e s de
r e m p l i r les fonc t ions du m i n i s t é r e p u b l i c . »
1 . On ci te u n e a u t r e v e r s i o n : « Ces m e s s i e u r s on t l a f o r c e , filons !
2 . E u g è n e T é n o t , Paris en décembre 1 8 5 1 .
3 1 8 I N T R O D U C T I O N .
l 'un des vice-présidents de l'Assemblée legislative,
reçus à la pointe des baïonnettes par les chasseurs
de Vincennes, qui défendent l 'entrée du palais Bour-
bon, sont obliges de rebrousser chemin, non sans que
quelques-uns d'entre eux n'aient été l'objet d'actes
de violence de la part de ces soldats revenus la
veille d'Afrique et gratifies le matin d'une piece de
5 francs par homme 1 : l 'habit de plusieurs represen-
tants est percé par les baïonnet tes ; quatre d'entre
eux, MM. Daru, de Talhouét, Étierme et Duparc,
sont mème blesses légèrement.
La mairie du X e arrondissement était située rue de
Grenelle-Saint-Germain,près du carrefourdelaCroix-
Rouge. Le general Lauriston, colonel de la legión de
la garde nationale de cet arrondissement , et repre-
sentant du peuple, avait convoqué, malgré les injunc-
tions du chef d 'é ta t-major Vieyra, les officiers de sa
legión à la mairie en costume bourgeois d'abord,
puis en uniforme. Le rappel allait étre bat tu lors-
qu 'unenvoyé de Vieyra, nommé Albert Courpon, vint
signifier à la mairie que tous les gardes nationaux
qui descendraient en armes dans la rue seraient fu-
sillés ; les tambours furent consignés. Cependant les
representants réunis d'abord chez M. Daru se rendi-
rent à la mairie du X e arrondissement, afin de se pla-
cer sous la protection de leur collègue le general
Lauris ton.
M. Daru arrèté dans sa propre maison, le general
Redeau en prison depuis le mat in , la présidence de la
1 . A l e x i s d e T o c q u e v i l l e . L e t t r e a d r e s s é e p a r lui à l ' é d i t e u r d u Times
et i n s é r é e d a n s le n u m e r o d e c e j o u r n a l du 11 d é c e m b r e 1 8 5 1 .
LA R E U N I O N DU X e A R R O N D . D E C R E T E LA D É C H É A N C E . 319
reunion revenait à M. Vitet ou à M. Benoist d'Azy.
Ge dernier précédait ses collègues, lorsque la reunion,
suivie de ses secretaires, de ses huissiers et de ses
sténographes, prit place dans la grande salle de la
mair ie . Les representants s 'at tendaient à en étre
bientòt expulsés; M. Berryer fit tout de suite voter
aux termes de l 'article 68 de la Consti tut ion, et vu les
obstacles mis à l'exécution du mandat de l 'Assemblée
le décret s u i v a n t : ce l 'Assemblée decrete que Louis-
Napoléon Bonaparte est déchu de la présidence de la
République, et le pouvoir exécutif passe de plein
droit à l'Assemblée nationale. »
Ce décret, fut adopté à l 'unanimité *.
1 . P l u s i e u r s r e p r e s e n t a n t s n e p u r e n t p é n é t r e r à l a m a i r i e , c o m m e l e
p r o u v e l a l e t t r e s u i v a n t e a d r e s s é e a u r é d a c t e u r d e Y U n i o n :
« M o n s i e u r e t a n c i e n C o l l è g u e ,
» En d o n n a n t d a n s VUnion la l i s t e d e s r e p r e s e n t a n t s d u p e u p l e q u i s e
r e n d a i e n t l e 2 d é c e m b r e à la m a i r i e d u X" a r r o n d i s s e m e n t , v o u s i n v i t e z
c e u x qu i a u r a i e n t é t é p u b t i é s à s e fa i re c o n n a i t r e .
» A c h a c u n sa p a r t e n c e t t e j o u r n é e :
» J e n e m e su i s p a s t r o u v é , p r é v e n u t r o p t a r d , d a n s la s a l l e d e la
m a i r i e du X" a r r o n d i s s e m e n t , d a n s l a q u e l l e m e s c o l l è g u e s d é l i b é r a i e n t
m a i s j e su is a l i é à c e t t e m a i r i e l e 2 d é c e m b r e , à u n e h e u r e , p o u r m e
r e u n i r à e u x .
» J e v e n á i s d u pa la i s d e l ' A s s e m b l é e , oü j ' a v a i s é c r i t m o n n o m à c ò t é
d e ce lu i d e l ' h o n o r a b l e M. C r e t o n e t de q u i n z e a u t r e s r e p r e s e n t a n t s , e t ,
t r è s é n e r g i q u e m e n t p r o t e s t é c o n t r e le c o u p d ' É t a t , en la p e r s o n n e d u
l i e u t e n a n t - c o l o n e l d ' i n f a n t e r i e e t d e p l u s i e u r s of f ic ie rs , q u i i n d é c i s , j u s -
q u ' à l ' a r r i v é e d ' un c a p i t a i n e d ' É t a t - m a j o r , m ' e n i n t e r d i s a i e n t l ' e n t r é e t o u t
e n r e p o u s s a n t t o u t e r e s p o n s a b i l i t é .
» E n a r r i v a n t à l a p a r t i e d e l a r u e d e s S a i n t s - P è r e s j o i g n a n t l a r u e
T a r a ñ n e , j e l a t r o u v a i r e m p l i e p a r u n e fou le i m m e n s e . U n a n c i e n s e r g e n t
d e i a g a r d e r o y a l e , a u j o u r d ' h u i g é r a n t d u j o u r n a l la France céntrale,
M. Blazy , q u e j e c o n n a i s s a i s d e p u i s l o n g t e m p s , e t q u i s e t r o u v a i e n t l à ,
m ' a p p r i t q u e l a m a i r i e e t l es m e m b r e s d e l ' A s s e m b l é e l e g i s l a t i v e é t a i e n t
c e r n e s p a r la t r o u p e d e l i g n e .
» 11 m ' e n g a g e a à n e p a s a v a n c e r . . . . J e c o n t i n u a i m a r o u t e c e p e n d a n t
v e r s la m a i r i e . . . A t r e n t e p a s d e l à , e t c o m m e j ' a l l a i s e s s a y e r d 'y e n t r e r ,
320 I N T R O D U C T I O N .
M . J a n n e , p a p e t i e r , p a s s a g e C h o i s e u l , m e s í g n a l a t o u t à l a fois l ' i m p o s s i -
b i l i t é o ü j ' é t a i s d e m e r e u n i r à m e s c o l l è g u e s e t P i n u t i l i t é d e ce t t e
d e m a r c h e , tou t e n m e p r o p o s a n t d e les d é l i v r e r afín qu ' i l s p u s s e n t a g i r
e f í i c a c e m e n t e n se m e t t a n t à la t è t e d u p e u p l e .
» J e c o m p r i s l ' i m p o r t a n c c d e c e t t e p r o p o s i t i o n , j e fls a p p e l à la foule
q u i m ' e n t o u r a i t , e t a u m i l i e u d e l a q u e l l e se t r o u v a i e n t b e a u c o u p d ' a u t r e s
r e p r e s e n t a n t s . Cet a p p e l fut accue i l l i a v e c e n t h o u s i a s m e a u x cr i s d e :
Vívela Constitution ! Liberté aux representants!...
)) O n a l l a i t s e r u e r s u r l e s s o l d a t s qu i a v a i e n t e u v a h i la m a i r i e , l o r s q u ' u n e
c i n q u a n t a i n e d e p e r s o n n e s , h a b i l l é e s e n g a r d e s n a t i o n a u x e t e n a r m e s ,
s e m b l a n t fa i re p a t r o u i l l e , a r r i v è r e n t p r è s d e n o u s . . . J e r é c l a m a i l e u r
c o n c o u r s ; e n s i l e n c e , i ls firent d e m i - t o u r e t s ' é l o i g n è r e n t .
» A c e refus t a c i t e d ' a g i r , t o u t e l a fou le c r i a : A u x a r m e s ! a u x a r m e s e t
c h a c u n s ' é l o i g n a p o u r e n a l l e r c h e r c h e r .
» A q u e l q u e s i n s t a n t s d e l à , l o r s q u e j e r e v i n s , j ' a p p r i s q u e t o u s mes
c o l l è g u e s a v a i e n t é t é e n l e v é s d e la m a i r i e , e t c o n d u i t s à la c a s e r n e d u
q u a i d ' O r s a y . J e m ' y r e n d i s avec d e u x a u t r e s r e p r e s e n t a n t s . Là il
n ' a v a i t a u c u n m o y e n d ' a g i r .
» A g r é e z , M o n s i e u r e t c h e r c o l l è g u e , l ' a s s u r a n c e d e m e s m e i l l e u r s s e n -
t i m e n t s .
)) A . B O Ü H I E R D E L ' K C L U S E ,
» Ancien representant de la Vendee.
)) C h a t e a u d ' U n v o i r e , 26 n o v e m b r e 1868 . »
Cette reunion contenait malheureusemerit des
germes de dissidence qui commencèrent à se faire
jour au moment de discuter les mesures pour assurer
l'exécution du décret.
M- Benoist d'Azy. — Soyez ca lmes , Messieurs. Notre devoir est
de res ter en séance et d 'attendre.
M. Pascal Duprat. — Vous ne vous défendrez que par la revo-
lution.
M. Berryer. — Nous nous défendrons par le droit.
Voix Diverses. — E t l a loi , la l o i ; pas de revolution !
M. Pascal Duprat. — II faut envoyer dans toutes les part ies de
P a r i s , et pr incipalement dans les faubourgs , et dire à la popula-
tion que l 'Assemblée nationale est debout, que l 'Assemblée a dans
la main toute la puissance du droit, et qu'au nom du droit, elle
fait un appel au peuple. C'est votre seul moyen de salut. (Agitations
et rumeurs . )
{h"Union du 29 n o v e m b r e 1 8 6 8 . )
LA T R O U P E R E F U S E DE R E C O N N A I T R E LA DÉGHÉANCE. 321
M. Pascal Duprat avait raison; la loi, le droit
sont de fa ib lesmoyensàopposerà la force immediate.
Le sergent qui monte suivi d 'une escouade de chas-
seurs de Vincennes comprendra-t-il les raisons tirées
du droit qui, selon MM. Vitet et Ghapot, doivent
l 'empècher de franchir le seuil de la salle oú les re-
presentants sont réunis? cela n'est guère probable .
Cependant les membres du bureau marchent au de-
vant de la t roupe, suivis de MM. Crévy, de Gharencey,
de plusieurs autres de leurs collègues, et de quelques
personnes étrangères à la reunion, entres aut re
M. Beslay, ancien membre de l'Assemblée con-
stituante La conversation s'engage entre les repre-
sentants et les soldats.
M. le president Vitet (s 'adressant au sergent) . — Que voulez-
v o u s ? Nous somnies réunis en vertu de la Constitution.
Le sergent. — J ' exécute les ordres que j ' a i reçus .
M. le president Vitet. — Allez parler à votre chef.
M. Chapot. — Dites à votre chef de bataillon de monter ic i .
Au bout d'un instant, un capitaine faisant les functions de chef
de bataillon se présente au haut de l 'escal ier .
M. le president (s 'adressant à cet officier). — L 'Assemblée n a -
tionale est ici réunie . C'est au nom de la loi, au nom de la Consti-
tution que nous vous sommons de vous ret i rer .
Le commandant. — J ' a i des ordres .
M. Vitet. — Un décret vient d'etre rendu par l 'Assemblée , qu i
declare qu'en vertu de l'article 6 8 de la Constitution, attendu que
le president de la Répuhl ique porte obstacle à l 'exercice du droit
de l 'Assemblée, le president est déchu de ses fonctions, que tous
les fonctionnaires et dépositaires de la force et de l 'autorité p u -
bl ique sont tenus d'obéir à l 'Assemblée nationale. J e vous somme
de vous ret i rer .
Le commandant. — J e ne puis pas me ret i rer .
M. Chapol. — A peine de forfaiture et de trahison à l a loi , vous
éles tenu d'obéir sous votre responsabil ité personnelle .
Le commandant. — Vous connaissez ce que c'est qu'un instru-
ment ; j 'obé is . Du r e s t e , j e vais rendre compte immédiatement .
T A X I L E D E L O R D . i . — 21
322 I N T R O D U C T I O N .
M. Grévy. — N'oubliez pas que vous devez obéissance à la
Constitution et à l 'art icle 68.
Le commandant. — L'article 68 n'est pas fait pour moi .
M. Beslay. — 11 est fait pour tout le m o n d e ; vous devez lui
obéir .
(¡VI. le president Vitet et M. Chapot r e n t e n t d a n s la sal le . M. Vitet
rend compte à l 'Assemblée de ce qui vient de se passer entre lui et
le chef de batail lon).
M. Berryer. — J e demande que ce ne soit pas seulement par un
acte du bureau , mais p a r un décret de l 'Assemblée , qu'il soit i m -
médiatement declaré que l ' a rmée de Par i s est chargée de vei l ler
à la defense de l 'Assemblée nationale , et qu'il soit enjoint au g e n e -
ral Magnan, sous peine de forfaiture, de mettre des troupes à l a
disposition de l 'Assemblée . (Très b ien ! )
Ge décret est adopté à l 'unanimité. Des represen-
tants proposent d 'ordonner au directeur de l ' Impri-
merie nationale d ' imprimer tous les documents
emanes de l 'Assemblée; de mettre le télégraphe en
requisition ; de defendre à tout détenteur des deniers
publics de les livrer sur les ordres des fonctionnaires
actuéis ; d 'ordonner à tous les directeurs de maison
de force ou d'arrét de délivrer, sous peine de forfai-
ture, les representants arrètés.
Qui nommera-t-on au commandement des forces
du pouvoir législatif ? La reunion s'en remet pour
ce choix à son president, qui designe le general Ou-
dinot.
Un membre de l'Assemblée déclarait tout-à-l 'heure
qu'il n'y avait plus de còté gauche ni de còté droit dans
la reunion; le nom de M. Oudinot semble cependant
retentir assez désagréablement à l'oreille de plusieurs
representants.
M. Tamisier. — Sans doute, le genera l Oudinot comme tous nos
col légues fera son devoir , mais vous devez vous rappeler l ' expé-
LE SUCCÉS DU COUP D'ÉTAT EST S U S P E N D U A UN F I L . 3 2 3
dition romainequ' i l a commandée. (Vives r u m e u r s . — R e c l a m a t i o n s
nombreuses .)
M. de Rességuier. — Vous désarmez l'opinion une seconde fois.
M. de Dampierre. — Taisez-vous , vous nous tuez !
M. Tamisier. — Laissez-moi achever , vous ne me comprenez
p a s .
M. le president Benoist d'Azy. — S'il- y a des divisions parmi
nous , nous sommes tous perdus .
M. Tamisier. — Ce n'est pas une division, mais quel le autorité
aura-t-íl sur le peuple ?
L'observation de M. Tamisier ne manque pas de
justesse. Le general Oudinot e s tnommé cependant à
l 'unanimité, il s'empresse d'oíïrir au capitaine Tami-
sier de lui servir de chef d'état-major, l'onre est ac-
ceptée, au milieu des bravos enthousiastes; il designe
en mème temps M. Mathieu de la Redorte comme
chef d'état-major de la garde nationale. Le general
Oudinot vient à peine de choisir ses deux lieutenants
qu 'un officier du 6 e bataillon de chasseurs d'Afrique,
muni de nouvelles instructions, se présente; le gene-
ral Oudinot et le capitaine Tamisier s'avancent. Ge
dernier lit à l'officier de chasseurs le décret qui in-
vestit le general Oudinot du commandement en chef
de l 'armée de Paris et des gardes nationales de la
Seine.
Le general Oudinot, à l 'officier. — Nous sommes ici en vertu de
la Constitution. Vous voyez que l 'Assemblée vient de me nommer
commandant en chef. J e suis le general Oudinot, vous devez recon-
naitre mon autor i té : si vous résistiez a m e s o r d r e s ' v o u s encourriez
les p.unitions les p lusr igoureuses , immédiatement vousser iez traduit
devant les t r ibunaux. J e vous somme de vous re t i re r .
L'officier (un sous- l ieutenant du 6 e chasseurs de Vincennes). —
Mon genera l , vous savcz notre position, j ' a i reçu des ordres .
(Deux sergents qui sont à cóté de l'officier prononcent quelques
mots, et semblent l ' encourager à la resistance.)
324 I N T R O D U C T I O N .
Le general Oudinot. — Ta i sez-vous ! laissez par ler votre chef,
vous n'avez pas le droit de p a r l e r !
L'un des sergents. — Si , j ' e n ai le d r o i t i .
Le general Oudinot. — Taisez-vous ! laissez parler votre chef.
Le sous-lieutenant.— J e ne suis que le commandant en second.
S i vous voulez, faites monter le commandant en premier .
Le general Oudinot. — Ainsi , vous rés i s tez !
Vofficier, après un moment d'hésitation. —• Formel lement.
Le general Oudinot. — II va vous étre donné un ordre écrit . Si
vous y désobéissez, vous en subirez les consequences. (Un certain
mouvement a l ieu parmi les soldats.)
Le general Oudinot. — Chasseurs , vous avez un chef, vous lui
devez respect et obéissance. La issez- le p a r l e r .
Un sergent. — N o u s le connaissons, c'est un brave .
Le general Oudinot. — J e lui ai dit qui j ' é t a i s ; j e lui demande
son nom.
Un autre sous-officier veut p a r l e r .
Le general Oudinot. — T a i s e z - v o u s ! ou vous seriez de mauvais
soldats .
V of (icier. — J e m'appel le Char les Guédon, sous-lieutenant au
6 e batail lon de chasseurs .
Le general Oudinot, à l 'of f ic ier . — Vous déclarez done que vous
avez reçu des ordres , et que vous attendez les instructions du chef
qui vous a donné la cons igne?
Le sous-lieutenant. — Oui, mon genera l .
Le general Oudinot. — C'est la seule chose que vous ayez à
faire .
(M. le general Oudinot et M. Tamis ie r rentrent dans la sal le , il
est une heure un quart . )
L'intervention des sous-officiers dans ce débat,
leur ton arrogant, font voir à quel point de relàche-
ment en est la discipline dans l 'armée; les inférieurs
imposent à leurs supérieurs les passions allumées en
eux; l'obéissance des soldats est au prix de celle des
chefs.
M. Berryer, pendant ce colloque, ouvrant une des
1. II se n o m m a i t Gros , na t i f de V a l e n c e ( D r ó m e ) . R e t r a i t é p e u d e t e m p s
a p r è s , avec le g r a d e d ' a d j u d a n t sous -o f f i c i e r , la m é d a i l l e mi l i t a i r e e t l a
c r o i x d ' h o n n e u r .
A T T I T U D E É N E R G I Q U E D E S R E P R E S E N T A N T S . 3 2 5
fenètres de la salle voisine, apprend aux citoyens
groupés devant la mairie, que l 'Assemblée, réunie en
nombre plus que suffisant pour la validité de ses
décrets, a prononcé la déchéance du president de la
République, et nommé le general Oudinot comman-
dant de l 'armée et de la garde nationale. Quelques
applaudissements et quelques cris : Vive la Répu-
blique ! Vive la lo i ! lui répondent. M. Berryer revient
annoncer ees bonnes nouvelles à l 'Assemblée.
M. Guilbot, chef du 3 e bataillon de la 10 e legión de la
garde nationale, se présente au mème instant en uni-
forme à la porte de la sa l le , et declare au general
Oudinot qu'il vient se mettre à la disposition de l'As-
semblée; M. Balot, chef de bataillon de la mème
legion, fait une declaration semblable. Pendant que
le general Oudinot les felicite de leur patriotique con-
duite, deux commissaires de police entrent , et, sur
l 'ordredu president, s 'avancent p rèsdu b u r e a u ; l'un
d'eux, Lemoine-Bécherel , prend la parole : « Nous
avons reçu l 'ordre de faire évacuer les salles de la
mairie; ètes-vous disposés à obtempérer à cet ordre?
Nous sommes les mandataires du préfet de police. » Le
president, M. Benoist d'Azy, en réponse à cette ques-
tion, fait lire aux commissaires l'article 68 de la
Constitution, et le décret de déchéance du president
de la République ; il ordonne en mème temps qu'il
leur en soit remis une copie.
Lemoine-Bécherel replique qu'il remplit avec son
collègue Marlet une mission officieuse; le préfet de
police les a charges d'inviter les representants à se
retirer, ils se bornent à cette invitation; l 'autorité
326 I N T R O D U C T I O N .
militaire donne seule des ordres ; un détachement
considerable de chasseurs de Vincennes, ajoute-t-il,
est en marche pour les faire exécuter. Le president,
M . Benoist d'Azy, répond que les representants ne
céderont qu 'à la force. La conversation, assez calme
jusque-là, change brusquement de caractère. Marlet,
montrant l 'ordre don t i l est porteur, s'écrie : « Que
ce soit à tort ou à raison, nous vous sommons de
vous disperser sur - le -champ! » Des murmures vio-
lents accueillent cette sommation. Un autre officier
arrive : « Je reçois, dit-i l , du general en chef Ma-
gnan, l 'ordre suivant : « Commandant, en consé-
y> quence des ordres du ministre de la guerre , faites
y> occuper immédiatement la mairie du X e arrondis-
y> sement, et faites arrèter les representants qui
» n'obéissent pas à l'injonction de se disperser. » Je
suis militaire, je reçois un ordre, je l'exécuterai. »
Les murmures de l'Assemblée redoublent au nom
de Magnan. Un troisième officier donne aussi lecture
au president de l 'ordre qu'il vient de recevoir : a Le
general en chef p resen t de laisser sortir de la mairie
du X c arrondissement tous les representants qui s'y
trouvent, et qui n'opposeraient aucune resistance.
Quant à ceux qui ne voudraient pas obtempérer à cette
injonction, ils seront arrètés immédiatement et
conduits avec tous les égards possibles à la prison de
Mazas. >
La reunion avait hàte d'en finir; de toutes parts le
mème cri se fait entendre : « Tous à Mazas! »
M. Émile Leroux propose que l'Assemblée s'y rende à
pied. Le president Benoist d'Azy, sans perdre cette
T O U S A MAZAS! 327
fois son temps à lire l'article 68 de la Constitution,
et le décret qui confère le commandement des forces
publiques au general Oudinot, se contente de deman-
der à í'officier s'il en a connaissance. M. de Larcy
fait appel à son patriotisme comme França i s ; le ge-
neral Oudinot ajoute en lui ordonnant de faire
évacuer la mair ie par ses troupes : « Allez-vous
obeir? »
L ' o f f i c i e r . — Non, j ' a i reçu de mes chefs des ordres , et j e i e s
execute.
De toutes parts. — A Mazas ! à Mazas!
Vofficier. — Au nom du pouvoir exécutif, nous vous sommons de
vous dissoudre à l ' instant m è m e .
Voix diverses. — N » n ! n o n ! il n'y a pas de pouvoir exécutif,
faites-nous sortir d e f o r c e , employez la force !
La salle est envahie par des soldats et pa r des
agents de police ; le commissaire de police qui les
conduit, et ses deux collègues Lemoine-Bécherel et
Marlet, mettent la main sur les membres du bureau,
snr le general Oudinot et sur le capitaine Tamisier;
le palier est encombré de representants gardés par les
soldats qui garnissent l 'escalier; leurs rangs s'ou-
vrent pour livrer passage aux derniers representants
arrètés. Le general Forey at tend dans la cour l'éva-
cuation complete de la sa l le ; le general Oudinot
éehange quelques paroles avec lui, puis, se tournant
vers ses collègues qui semblent espérer quelque chose
de ce colloque, il leur t ransmet les paroles de son
interlocuteur : « Nous sommes militaires, nous ne
connaissons que nos ordres, et nous nedevons obéis-
sance qu'au pouvoir exécutif. »
La porte de la cour de la mairie s'ouvre enfin; les
328 I N T R O D U C T I O N .
agents ordonnent aux membres de la reunion de se
met t re en marche. Les presidents Benoist d'Azy et
Vitet déclarent qu'ils n'obéiront qu'à la force; les
agents de police les prennent pa r le b r a s ; les secre-
taires, le general Oudinot, le capitaine Tamisier, sont
amenes de la mème facón dans la rue . L'Assemblée
se met en marche entre deux haies de soldats ; un
agent de police tient M. Vitet au collet.
Quelques gardes nationaux, réunis dans la cour de
la mairie, saluent le depart des representants du cri
de : « Vive la République! Vive la Constitution ! Vive
l'Assemblée! » Les mèmes cris retentissent de temps
en temps sur le passage de la colonne précédée par
le general Forey à cheval ; elle suit les rues de Gre-
nelle, Saint-Guillaume, Neuve-de-l 'l]niversité, de
l 'Université, de Beaune, le quai Voltaire et le quai
d'Orsay, jusqu'à la caserne de cavalerie, en face du
Pont-Royal. Les prisonniers entrent dans cette ca-
serne , dont la porte se referme sur eux. II est trois
heures vingt minutes .
Le peuple français avait delegué le pouvoir légis-
latif à une assemblée un ique ; les agen t s du pouvoir
exécutif occupaient mil i tairement le lieu des séances
de cette Assemblée.
Le peuple français avait delegué le pouvoir exécutif
à un citoyen recevant le t i t re de president de la Ré-
publ ique; ce citoyen se se rva i tdeson pouvoir pour
détruire la République,
L 'auteur du coup d 'État était d'accord avec le
conseil d'État et avec son president; de ce còté, au-
cune resistance n'était à craindre". Quant à l 'admis-
L E G E N E R A L F O R E Y LES CONDUIT EN P R I S O N . 329
tration intérieure du pays, il l'avait dans la main ,
et dès longtemps s'était assure de son concours.
Mais, en suspendant Taction des pouvoirs polítiques,
en brisant tous les rouages de la machine du gouver-
nement , il avait oublié un de ses ressorts , celui de
la justice; il ne s'était pas donné la peine de relire les
dispositions del 'art icle 68 dé la Constitution.
< L e president de la Républ ique , les min i s t res , les agents et
dépositaires de l 'autorité publ ique , sont responsables , chacun en
ce qui le concerne, de tous les actes du gouvernement et de l 'admi-
nistration.
¡> Toute mesure par laquel le le president de la Républ ique dis-
sout l 'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l ' exerc ice
de son mandat, est un crime de haute t rah i son .
» Par ce seul fait, le president est déchu de ses functions; les
citoyens sont tenus de lui refuser o b é i s s a n c e ; le pouvoir exécutif
passe de plein droit à l 'Assemblée nationale. Les j u g e s de la haute
Cour de justice se réunissent immédiatement , à peine deforfaiture ;
i ls convoquent les j u r é s dans le l ieu qu'i ls désignent pour proceder
au jugement du president et de ses compl ices ; ils nomment eux-
mèmes les magistrats charges de rempl ir les fonctions du ministére
public .
» Une loi déterminera les autres cas de responsabi l i té , ainsi que
les formes et les conditions de la poursuite . »
Les preoccupations s inombreuses du coup d 'État
avaient fait négliger le mode de proceder édicté par
la Constitution, dans le chapitre vn i , qui trai te du
Pouvoir judiciaire.
« Art . 9 1 . — Une haute Cour de just ice j u g e , sans appel ni
recours en cassation, les accusations portees par l 'Assemblée an-
t ionale contre le president de la Républ ique ou les minis tres .
Ü> E l l e j u g e également toutes personnes prévenues de c r i m e s ,
attentats et des complots contre la süreté intérieure ou extér ieure
de l 'État , que l 'Assemblée nationale a u r a renvoyées devant e l le .
y Sauf le cas prévu p a r l 'art icle 6 8 , elle ne peut étre sa is ie qu'en
330 I N T R O D U C T I O N .
vertu d'un décret de l 'Assemblée nationale qui designe la vil le oü
l a Cour t iendra ses séances . »
La procedure, aux termes de ces deux articles 68 et
91, était très explicite, très impérieuse,et ne pouvait
permet t re aucune equivoque.
« P a r le seul fait du « cr ime de haute trahison > commis par le
president de la Républ ique (ar t . 68) , « les juges de la haute Cour de
» just ice se réunissent immédiatement à peine de forfaiture;
» i ls convoquent les ju rés dans le l ieu qu' i ls désignent, pour pro-
» céder au j u g e m e n t du pres ident et de ses complices ; ils nomment
> eux-mèmes les mag i s t ra t s charges de rempl i r les functions du
» ministère publ ic . »
La violation de la Constitution était flagrante, le
pouvoir exécutif passait done de plein droit à l'As-
semblée nationale et les citoyens étaient terms de re -
fuser obéissance au president.
La haute Cour de justice avait des devoirs encore
p lusé t ro i t s ; elle devait, non seulement dans la per-
sonne des citoyens qui la composaient, refuser obéis-
sance au president de la République, mais elle était
obligee de prendre l 'initiative de la poursuite, et de
se reunir sans requisition, sans mise en demeure, sans
avertissement de son propre mouvement , sur la sim-
ple convocation de son president. A leurs devoirs de
citoyens s'ajoutaient, pour les juges de la haute Cour,
ceux de magistrats . Ils étaient saisis, ipso jure, par la
Constitution elle-mème, il étaient lies par le serment
d'obéissance qu'ils lui avaient prété. La haute Cour
formait dans la machine gouvernementale un rouage
fonctionnant avec son ressort special indépendam-
LA H A U T E C O U R DE J U S T I C E SE R É U N I T . 331
ment de toutes les autres force motrices. Ses juges
étaient nominativement designés ; ils faisaient partie
de la Cour supreme, de la cour de cassation. Voici
leurs noms : MM. Ardouin, pres ident ; Pataille, De-
lapalme, A. Moreau, Cauchy, Renouard, juges; Que-
nault, Grander, Hardouin, Rocher , de Boissieu,
Hello, juges suppléants; Bernard, greffier en chef.
Tous ces magis t ra ts , ou presque tous, avaient voté
pour la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, en
haine de Cavaignac, du gouvernement provisoire et
de la République; tous avaient peur du spectre rouge
et considéraient que le president, en devançant les
éventualités de l'élection présidentielle, en déjouant
ce qu'on appelait alors la conspiration de l'Assemblée
nat ionale, sauvait à la fois la France et la société.
lis ne pouvaient done pas s 'empécher d'approuver
comme hommes , les actes de M. Louis Bonaparte.
Mais comme magistrats , ils se considéraient comme
forcés par leur serment de s'y opposer.
La situation de ees juges, en mettant de cóté le
sentiment de la conscience et la voix du devoir, ne
laissaitpas que d'etre assez embarrassante. La vic-
toire du president n'était rien moins que cer taine; l'As-
semblée s'agitait, prenait des deliberations, p romul-
guait des décrets comme un pouvoir constitué. Si le
coup d 'État avortait, la haute Cour s'exposait à étre
poursuivie comme n'ayantpas obéi à la Constitution,
et si la victoire était douteuse, un arret rendu contre
le president de la République pouvait arrèter l'eíTu-
sion du sang.
L'arrestation des membres de la haute Cour aurai t
332 I N T R O D U C T I O N .
mis fin à l 'embarras de leur position; leur mission en-
travée manu militari, ils n 'encouraient plus aucune
responsabilité; maismalheureusement onne songeait
pas à eux, ils étaient obliges d'agir et de se reunir
immédiatement à peine de forfaiture.
Pendan t que les representants délibéraient à la
mairie du X e arrondissement, sept magistrats de la
plus haute juridiction, ayant parcouru tous les grades
de la magistrature, ayant successivement occupé
toutes íes fonctions judiciaires, la plupart dans le
parquet, sept hommes aux habitudes severes, se
réunirent done pour rendre la justice sans apparei l ,
sans avocats à la bar re , sans public dans le prétoire,
comme une sorte de haut conseil, executant un
mandat sans requisition.
La deliberation ne pouvait étre longue en presence
du flagrant del i t : le president violant la Constitution,
les pouvoirs passaient entre les mains de l'Assemblée,
et la haute Cour devait immédiatement prononcer la
déchéance de M. Louis Bonaparte.
Mais la F rance est un pays habitué à la lenteur des
formes de la procedure; il repugne à la justice fran-
çaise de condamner un accuse sans l 'entendre, et
jamais un arrèt n 'est rendu par un tr ibunal régulier
et honnète sans que l'accusé soit mis en demeure de
choisir un avocat et sans qu 'à son refús le tribunal lui
nomme d'office un défenseur.
La haute Cour, dans la premiere deliberation, se
préoccupa done : I o de constater le flagrant déli t ;
2 o de designer un magistrat representant le ministère
publ ic , charge de requerir la peine; 3 o de mander à
ELLE D E C R E T E L E P R E S I D E N T D'ACCUSATION. 333
la barre de la Cour le president de la République,
sous l ' inculpation du crime de haute trahison.
L'arrét ainsi rendu , M. Renouard, aujourd'hui
encore conseiller à la Cour de cassation, fut nommé
proeureur general prés la haute Cour, charge de sou-
tenir l 'accusation; la Cour se réservait de faire com-
paraítre le lendemain le president de la République.
Au lieu de prendre tout de suite des mesures à ce
sujet, elle s'ajourna done purement et simplement
au lendemain pour entendre le réquisitoire du mi-
nistére public, qui devait, avant tout, dresser Tacte
d'accusation : ainsi í'exigeaient les regles immuables
de la procedure.
Le Conseil d 'État n'avait aucune action directe sur
les événements; il s'associa néanmoins à la resistance
légale par une protestation signée des conseillers
d ' É t a t : Rethmont , de Cormenin, Vivien, Rureau de
Puzy, Édouard Charton, Guvier, de Renneville, Ho-
race Say, Boulatignier, Gautier de Rumilly, de Jou-
vencel,Dunoyer, Carteretde Fresne, Roucherie-Lefer,
Rivet, Boudet, Pons (de THérault).
La presse ne pouvait pas rester en dehors du mou-
vement. Les journalistes de 1851, se rappelant la
protestation des journalistes de 1830, prirent , vers
midi, sans mot d 'ordre, et comme d'instinct, le
chemin de l'ancien hotel Colbert, situé rue du Crois-
sant, n° 16, oú presque tous les journaux républicains
fondes depuis la revolution de 1830, le National, le
Ron-Sms, le Charivari, la Reforme, ont été im-
primes; Flocon, la veille de Février, y avait préside
le conseil des rédacteurs de la Reforme. Le Siècle
334 I N T R O D U C T I O N .
occupait seul en 1851 cet hotel, dans lequel il laissait
un coin au Charivari. Les ateliers sont deserts, la
cour est silencieuse; les fenètres de la salle de r e -
daction du Charivari, qui servait autrefois de cabinet
de travail à Carrel, sont fermées. La clef est sur la
porte du cabinet du rédacteur en chef du Siècle,
tout le monde y en t re ; c'est une grande piece dans
laquelle cinquantè personnes peuvent tenir à l 'aise;
elle se rempli t peu à peu de journalistes de toutes
les opinions, orléanistes, légitimistes, républicains,
réunis par le malheur commun. La polémique des
journaux conservateurs contre la revolution de F é -
vrier s'était souvent inspirée de ces petits livres dont
les fragments ont été publiés dans les chapitres pre-
cedents; ces outrages saignaient encore comme des
blessures au cceur des républicains; leur conscience
s'indignait à l'idée de mettre leurs noms à còté de
ceux de leurs insulteurs, à protester contre le coup
d'État avec les representants des partis qu'ils aecu-
saient d'en étre la cause. Cependant on leur deman-
dad, d'oublier le passé; ils s'y résignérent; la protes-
tation fut bientòt rédigée, et couverte de signatures.
Les journalistes de 1830 jouaient-ils leur vie en
protestant contre les ordonnances de juillet? Nul
ne peut le d i re ; mais ils jouaient certainement leur
fortune, sacrifice qui touche les esprits presque au-
tan t que celui de la vie. Cette consecration manquai t
à la protestation des journalistes de 1 8 5 1 ; ils n 'é-
taient pas propriétaires des journaux oú ils écri-
vaient. Ils mettaient leur nom au bas de la protesta-
tion sans grande illusion sur l'effet de leur signature*
L E S J O U R N A L I S T E S P R O T E S T E N T C O N T R E L E COUP D ' É T A T . 335-
lorsque tout à coup la porte s'ouvre, M. Emile de
Girardin tombe au milieu de la reunion, et demande
à quoi l'on songe? II s'agit bien, ajoute-il, de perdre
son temps en protestations inúti les; il n'y a qu 'une
chose à faire, marcher sur la Bourse et la fermer.
Les confreres de M. de Girardin gardant un silence
plein d'étonnement, le rédac teur en chef deia Presse
promène un regard méprisant sur eux et disparait
sans ajouter un mot .
La protestation des journalistes signée, il s'agit de
Timprimer. Les ateliers du Siècle chóment et sont
surveillés, mais on peut y péné t r e r : qu' importe aux
agents de police en surveillance dans l ' intérieur de
l'hòtel Colbert, que des hommes que l 'habitude con-
stante de voir pratiquer l 'ar t typographique aurait
dü avertir de leur e r reur , s ' imaginent qu'il suffit de
quelques brosses et de quelques cornets de papier
remplis de caracteres enlevés aux casses des compo-
siteurs pour improviser une imprimerie ? Les jour -
nalistes qui avaient compté sur ces moyens en
comprirent bien vite l 'inutilité : la protestation des
journalistes n 'a jamais été imprimée.
Le Palais-Royal n'est plus le forum de París , le
boulevard des Italiens l'a remplacé. Le nouveau fo-
rum léger, bruyant, un peu sceptique, semblad pour-
tant vouloir lancer , lui aussi, sa protestation contre
le coup d'État , protestation du bon mot, de la plai-
santerie, du sarcasme, conspiration du ridicule orga-
nisée en plein vent. Le perron de Tortoni , t r ibune de
ce forum, ne voyait pas s'agiter la foule des prolé-
ta i res ; peu de vestes, encore moins de blouses devant
336 INTRODUCTION.
les rostres. Les orateurs en habit noir montent à la
t r ibune pour y apprendre aux auditeurs les nouvelles
qui circulent, ou pour y lire le décret de déchéance
prononcé par l'Assemblée da X e arrondissement,
1'arret de mise en accusation de M. Louis Bonaparte
par la haute Cour de justice *. Tous les bruits de la
ville viennent aboutir à cet endroi t ; gens du monde,
bourgeois, écrivains, artistes, transporten! dans la rue
l'opposition des salons; ils font des plaisanteries et
des bons mots ; ils or ient : « Vive la Constitution! Vive
la L iber té ! » et surtout : « A bas Soulouque! » Ce
dernier cri retentit sans cesse à l'oreille des troupes,
qui ne comprennent pas .
Quelques representants , reconnus dans la foule,
sont pourtant suivis par une centaine de personnes.
Le representant Alphonse Esquiros leur adresse deux
ou trois fois la parole; mais ees groupes, quoiquefort
animés, ne semblent pas disposés à Taction; ils at ten-
dent, disent-ils, une proclamation de l'Assemblée. La
foule commence à bouilloner.
D'autres representants , continuant leur marche le
long des boulevards, s 'étaient aventurés dans la rue
Saint-Martin; un groupe formé par une centaine
d 'hommes auxquels se mèlaient des gamins, se pres-
sait autour d'eux. Des sergents de ville, Tépée nue ,
s 'élancent sur Tun de ces petits rassemblements, et
1. Ces p i e c e s o n t é t é i m p r i m é e s p a r M. Emi t e d e G i r a r d i n , à l ' i m p r i -
m e r i e de l a Presse, a u n o m b r e d ' u n m i l l i e r d ' e x e m p l a i r e s : u n e pa r t i e
d e c e s e x e m p l a i r e s e x i s t e e n c o r e . Les a u t r e s d o c u m e n t s r é v o l u t i o n n a i r e s
r e m i s p a r l es r e p r e s e n t a n t s e u x - m è m e s e n t r e les m a i n s de c o m p o s i t e u r s
d ' a u t r e s i m p r i m e r i e s qu i l e u r f a i s a i en t l e s p lu s b e l l e s p r o m e s s e s d e les t i r e r
e t d e les r é p a n d r e , é t a i e n t p o r t é s à l a p r e f e c t u r e de p o l i c e , qu i l e s a
c o m m u n i q u e s à ses h i s t o r i e n s .
LE F O R U M DU B O U L E V A R D . 337
renversent deux personnes; les autres se dissipent.
Les ouvriers se promènent de long en large au carré
Saint-Mart in; quelques-uns par len td 'é leverdes b a r -
ricades, mais la plus grande defiance regne parmi
eux.
Indecision dans la bourgeoisie, incert i tude chez le
peuple, voilà comment on peut résumer l 'état moral
de Paris dans la mat inee el jusque vers le milieu de
l 'après-midi du 2 décembre. Quel était l 'était moral
des auteurs du coup d 'État ?
Aux bonnes nouvelles reçues de la prefecture par
M. Louis Bonaparte, commencèrent vers neuf heures
à succéder des nouvelles propres à faire naitre une
certaine apprehension. L'emplacement que la cava-
lerie de Saint-Germain et de Versailles devait occu-
per à l 'entrée de 1'avenue conduisant à la residence
de M. Louis Bonaparterestai t vide; les dragons paru-
rent enfin à neuf heures un q u a r t : les états-majors
de Saint-Germain et de Versailles n 'avaient été pré-
venus qu'à sept heures et demie du coup d 'État ; les
carabinierset les cuirassiers n 'arr ivérentde Versailles
qu'à midi.
Le maréchal Jéròme Bonaparte , sa filie, madame
Mathilde Demidoff-Bonaparte, M. de F lahaut , M. da
Persigny et plusieurs généraux, se trouvaient depui ,
le matin à l 'Élysée; quelques-uns de ces personnages
réunis en conseil privé, décidèrent, après l 'arrivée
des dragons, qu'il était indispensable que M. Louis
Bonaparte se montrát à la populat ion. La scene de
l 'orangerie de Saint-Cloud, dans laquelle le general
Bonaparte avait fait une si triste figure, attestait les
T A X I LE D E L O R D . I . — 22
338 I N T R O D U C T I O N .
1 . King-lake, Invasion de la Crimée
danger de 1'intervention personnelle de l 'organisatenr
d'un coup d 'État sur le theatre de Taction, mais il
était habile de s'y mont re r dans les entr'actes pour
encourager les acteurs . M. Louis Bonaparte, docile à
ces conseils, sortit à cheval de l 'Élysée pa r lagr i l l edu
jardin, suivi d 'un cortege assez nombreux. Le maré-
chal Jéròme Bonaparte se tenai t à sa droite, le maré-
chal Narvaez, en uniforme couvert debroderies d'or,
à s a gauche; derrière s'avançaient le maréchal Exel-
mans , les généraux Saint-Arnaud, Magnan, de Fla-
haut, Roguct, Wast-Vimeux, Daumas, Lawestine, Le
Pays de Bourjolly, le colonel Murat, lesofficiers d'or-
donnance Fleury, de Béville, Edgar Ney et Lepic. Le
cortege avait fait à peine quelques pas hors du ja rd in ,
qu 'une alerte assez vive se répandi t dans ses r a n g s ;
heureusement, il ne s'agissait que d 'une erreur des
vedettes du 1 2 e regiment de dragons qui, trop fidèles
à leur consigne, donnaient mal à propos Talarme aux
avant-postes. Le cortege, un moment arrété, reprit
s a m a / c h e et se dirigea vers les Tuileries, en suivant
la place de la Concorde et la rue de Rivoli. Vieyra,
qui attendah, M. Louis Ronaparte à Tentrée du gui -
c h e t d e la cour du Carrousel, et qui Taccompagna
jusqu 'à sa sortie, reçut de nouveau Tordre d'empè-
cher à tont prix qu 'aucun garde national ne sortit en
uniforme.
L'historien eloquent, exact, impart ial , qui , le pre-
mier , a donné un récit complet et détaillé des jour-
nées de décembre 1851 assure que M. Louis Bona-
M. L O U I S B O N A P A R T E S E H A S A R D E J U S Q U ' A U X T U I L E R I E S . 339
parte, en se mont ran t au peuple de Par i s , s'attendait
à une de ces ovations qui poussent un homme au
trone comme par un flot d 'enthousiasme. M. Louis
Bonaparte fut bien vite désabusé par l 'a t t i tude plus
qu'indifférente des masses sur son passage; il mitfin
à sa promenade, et revint à l'Élysée. Son ministre de
l'intérieur l'y a t t enda i t : M. Louis Bonaparte el M. de
Morny s'étaient separés la veille à minui t ; ils s 'em-
brassèrent en se revoyant.
Les rares visiteurs qui se présentèrent dans la ma-
tinee à l'Élysée étaient reçus dans la salle des aides
de camp. M. de Persigny, M. de Maupas et le docteur
Véron, rédacteur en chef du Constüutionnel, étaient
à peu près les seules personnes qu 'on y vit. M. Louis
Bonaparte , averti qu'il était indispensable qu'il se
montrà t aux troupes avant la fin de la journée , quit ta
son palais sur les quatre heures , entouré seuleinent
de ses aides de camp et d'un grand nombre d'officiers
d 'état-major de la garde nationale commandés pour
ce service. M. Louis Bonaparte , cette fois, revint plus
content; les acclamations avaient été nombreuses . *
M. Louis Bonaparte rentrai t à la tombée de la nuit ,
au moment mème oú l 'une des brigades de la division
de cavalerie du general Korte exécutait une p rome-
nade ouplutòt une reconnaissance militaire deia Ma-
deleine à la Bastille, « sans trouver d 'autre resis-
tance que les menaces contenues de la bourgeoisie
des quart iers riches, et les injures vaines de la jeu-
nesse d o r é e 1 » . Les boulevards le soir avaient repris
1. G r a n i e r d e C a s s a g n a c , Récit complet et authentique.
3 4 0 I N T R O D U C T I O N .
leur physionomie habituelle; les cafés, les restaurants ,
les magasins, les theatres étaient ouverts; la mème
tranquil l i té régnait dans les faubourgs du Temple,
Saint-Marceau, Saint-Antoine, à la barriere du Tròne,
quoique le préfet de police eüt signalé ces quartiers
au general Magnan comme devant donner le signal de
la formation des barr icades .
« Les sections sont convoquées pour dix heures ; à dix heures
quarante-c inq minutes chacun sera à son poste.
« Les munitions sont des bombes portat ives . Le 4 4 e serait avec
eux : trois cents hommes le suivent en criant : Vive la République
soc ia le , et pas de pré tendant !
» I ls ont l ' intention de faire sonner ie tocsin dans plusieurs
é g l i s e s , on fait couper les cordes.
T> L a nuit sera très grave et decisive. On a le projet de se porter
la prefecture de pol ice . Tenez du canon à ma disposition. J e vous
le demandera i quand il faudra l . »
Les membres de l 'Assemblée du X c arrondissement
avaient constaté par un dernier appel nominal, en
arrivant à la caserne du quai d'Orsay, laprésencede
218 representants ; vingt representants qui s'étaient
fait arrèter volontairement, vinrent rejoindre leurs
collègues; MM. Bixio, Victor Lefranc et Valette figu-
raient parmi ces prisonniers volontaires: le dernier
avait un double titre à étre emprisonné ce jour-là :
il était representant et professeur de d r o i t 2 . M. Molé
n 'ayantpu pénétrer dans la salle de la mairie, s'associa
par une lettre adressée au Journal des Debats 3 , à la
conduite de ses collègues.
1. L e t t r e a d r e s s é e p a r l e . p r é f e t d e p o l i c e a u g e n e r a l Magnan d a n s la
j o u r n é e d u 2 d é c e m b r e , e t p u b l i é e p a r l e d o c t e u r V é r o n d a n s les Mè-
moires d'un bourgeois de Paris.
2. La r e m a r q u e e s t d e M. Va le t t e l u i - m è m e .
3 . Le Journal des Debats n e fut p a s a u t o r i s é à p u b l i e r ce t t e l e t t r e .
L E S R E P R E S E N T A N T S A LA C A S E R N E DU QUAI D'ORSAY. 341
Les pieces des étages supérieurs de la caserne,
rapidement transformées en cellules, grace h un lit de
camp et a u n e chaise depaille, servirent de logement
provisoire aux representants qu'il était impossible de
transferer le soir méme à Mazas ou au mont Valérien.
lis furent conduits vers cinq heures du soir dans leur
réduit par un sous-officier, escorté d'un pelotón d'in-
fanterie; plusieurs de ces representants , faute de lit,
passèrent la nu i t é tendus sur des planches et presque
sans nourriture *. Les voitures cellulaires rangées dans
la cour attendaient les autres : douze ministres, dont
neuf ayant servi M. Louis Bonapar te , et huit membres
de l 'Institut, y montèrent : « Le gendre du maréchal
Bugeaud met dans la voiture des voleurs le petit-fils
du maréchal Lannes », dit M. de Montebello en
reconnaissant le colonel Feray qui présidait en per-
sonne aux préparatifs du depart .
Les membres de l 'assemblée d u X e arrondissement
s'étaient conduits en gens honorables, corrects, qui
font str ictement leur devoir, jusqu 'au point oú le
devoir se confond avec le sacrifice. Ils étaient restés
sur leur chaise curule pour y attendre la main d 'un
commissaire de police; leur resistance, emprisonnée
dans les formes de la légalité, devait se réduire en
definitive aux simples proportions d 'une simple pro-
cedure : que serait-il arrive cependant si, obéissant
aux conseils de M. Pascal Duprat , ils s 'étaient decides
à faire un appel au peuple et à descendre dans la rue?
Le peuple de Par is voyait sans doute avec un certain
plaisir la défaite d 'une majorité constamment hostile
1 . L e t t r e de M . d e T o c q u e v i l l e .
342 I N T R O D U C T I O N .
à ses instincts, à ses sentiments, à ses aspirations;
mais ce peuple a de surprenants et prompts retours,
i la imeles grands n o m s , les grandes scenes, les grands
effets; le drame l 'émeut ; la veritable tr ibune du
moment, c'était la borne : M. Berryer, parlant aux
masses du hau t de ce piédestal, les aura i t tirées de
leur apathie. Ges généraux, ces amiraux, ces ministres,
ces académiciens, ces o ra teurs , ces écrivains qui for-
maient la reunion du X e arrondissement, se mèlant
au peuple en plein jour au lieu de rester enfouis, pour
ainsi dire, dans une salle de mairie, ne se seraient
point adressés vainement aux instincts généreux de
la population par is ienne; la voix de tant d 'hommes
il·lustres, réveillants les classes élevées de la société,
aurait pu consommer entre le peuple et la bourgeoisie
cette alliance devant laquelle l 'armée cede toujours,
et qui a jusqu'ici amené tous les grands changements
qui ont eu lieu en France. Malheureusement les mem-
bres de la reunion du X e arrondissement n'étaient en
réalité que les membres de l'ancienne majorité qui
croyaità la nécessité de prendre des mesures de salut
public pour defendre la société menacée; englobés
dans ces mesures exécutées par un autre, ils s'étaient
conduits, sin on tout à fait en citoyens, du moins en
gens d 'honneur; leur honneur sauf, ils se sentirent
soulagés comme d'un grand poids : « Je l'avoue tout
bas à cause de mes collègues », disait M. de Falloux,
quelques jours plus tard à M. de Persigny, qui était
venu le visiter dans sa prison, « mais au fond je pense
que vous avez bien fait 1 . » M. de Faloux pouvait
1 . D a n i e l S t e r n , H i s t o i r e d e l a R e v o l u t i o n d e F é v r i e r .
C A R A C T È R E DE L E U R R E S I S T A N C E . 3 1 3
parler à haute voix. Aucun de ses collègues, en con-
sultant sa conscience, ne l 'aurait dementi .
La majorité de la gauche républicaine n 'a t tendant
rien que la resistance les armes à la main, cherchait
les moyens de l'organiser. M. Victor Hugo, dans une
reunion tenue le 2, à midi , chez M. Goppens, rue
Blanche, proposa de donner immédiatement le signal
du combat. C'était trop t o t : la signification du coup
d'État échappait aux masses; elles n'y voyaient que
le rétablissement du suffrage universel, et le chát i-
ment des réact ionnaires ; il fallait les éc la i rer .
M. Victor Hugo rédigeacet appel au peup le :
« Louis-Napoléon est un Irai tre !
» II a violé la Constitution!
» II s 'est lu i -méme mis hors la lo i !
» L e s representants républ ica ins rappel lent au peuple et à l 'ar-
mée les articles 68 et 1 1 0 de la Constitution, ainsi conçus :
» Art. 6 8 . — Toute mesure par laquelle le president de la R é p u -
» buque dissout l 'Assemblée, la p roroge , ou met obstacle à l ' exer -
» c i c e de son mandat , est un cr ime de haute t rahison. P a r ce seul
» f a i t , le pres ident est déchu de ses fonctions, les citoyens sont
» tenus de lui refuser obéissance.
i Art . 1 1 0 . — L 'Assemblée constituante confie la defense de l a
» présente Constitution, et les droits qu 'e l le consacre , à la g a r d e
> nationale et au patriotisme de tous les F r a n ç a i s . »
» Le peuple désormais est à jamais en possess ion du suffrage
u n i v e r s e l ; le peuple , qui n'a besoin d'aucun prince pour le lui
rendre, saura chàt ier le rebe l l e .
» Que le peuple fasse son devoir , les representants républ icains
marchent à sa tète.
» Vive la R é p u b l i q u e ! Vive la Constitution! Aux a r m e s !
« S i g n é : Miche l ( d e R o u r g e s ) , S c h o e l c h e r , general L e y d e t , M a t h i e u
( d e l a D r ò m e ) , L a s t e y r i c , B r i v e s , B r e y m a n d , J o i g n e a u x
Chauffour , C a s s a l , G i l l and , J u l e s F a v r é , V i c t o r H u g o ,
E m m a n u e l A r a g ó , Mad ie r d e M o n t j a u , M a t h é , S i g n a r d ,
R o n a t (de l ' I s è r e ) , V i g u i e r , E u g è n e S u e , d e F l o t t e 1 . »
1 . P . Mayer , Histoire du 2 décembre.
3 4 4 I N T R O D U C T I O N .
M. Michel (de Bourges), suivi de plusieurs membres
deia reunion Coppens, haranguai t , deux heures après,
la foule réunie sur le boulevard du Temple, du haut
du balcón de la maison du res taurateur Bonvallet; la
police envahit cet établissement sans pouvoir mettre
la main sur aucun des representants. M. Beslay, an-
cien constituant, qu'on a déjà vu dans la matinée à
la séance d u X e arrondissement , ouvrit sa maison aux
membres d'une nombreuse reunion , présidée p a r l e
representant Joly; M. Forest ier , colonel de la 6°legión
de la garde nationale, y assistait. La demeure du re-
présentent Lafond (du Lot) , quai Jemmapes, devint
vers le soir le siège de la reunion dans laquelle
le comité de resistance fut nommé; il se composait
de MM. Victor Hugo, Carnot, Jules Favre, Michel (de
Bourges), Madier de Montjau, Schcelcher, de Flotte.
L'agitation qui régnait sur le quai Jemmapes, mal-
gré toutes les precautions prises parles representants,
les journalistes et les gardes nationaux pour s'intro-
duire sans brui t chez le representant Lafond, avait fait
juger prudent de tenir chez M. Frederic Gournet la
reunion dans laquelle devaient étre prises les dernières
mesures avant d 'engager le combat. La police pré-
venue de cette reunion, mais trompee par une simi-
litude de nom, fit cerner la maison voisine par un
bataillon de la l igne; elles'y livrait encore à d'inutiies
perquisitions, pendant que les républicains, la delibe-
rat ion finie, regagnaient isolément leur domicile au
moment oú le deuxième coup de minuit annonçait la
fin de la journée du 2 décembre, anniversaire de la
bataille d'Austerlitz.
LES R É P U B L I C A I N S F O R M E N T D E S R E U N I O N S . 3 4 5
La journée du 3 décembre s 'annonçait froide et
pluvieuse; les marchands du boulevard, quelques
passants lisaient, au milieu de la brume du matin,
la proclamation suivante, écriteà la main et fixée par
quatre pains à cacheter sur le tronc mince d'un des
arbres nouvellement plantés devant le passage Jouf-
froy:
« Art. 3 . — L a Constitution est confiée à la ga rde et au patr io-
tisme de tous les F rança i s .
Le faubourg Montmartre et la rue des Martyrs
jusqu'à Montmartre étaient tranquil·les; les passants,
moins nombreux que d 'habi tude à cette heure mati-
nale, oú cependant tout le monde se rend à ses tra-
vaux et à ses affaires, formaient de loin en loin de
petits cercles devant des affiches semblables à celle
qu'on vient de l i r e ; l 'une de ces affiches, colléesur les
planches qui défendaient, au coin de la rue Richer et
du faubourg Montmartre, le rez-de-chaussée d'une
maison en reparation, était imprimée sur papier
bleu. D'autres placards annonçaient au peuple le sou-
lèvement de Lyon et de Strabourg. Les ouvriers lisaient
rapidement ces affiches, et s'éloignaient sans échan-
ger la moindre reflexion entre eux, et sans mème
AU P E U P L E .
» Louis-Napoléon est mis hors la loi .
ï L 'état de siège est abol i .
j Le suffrage universel est r é tab l i .
> Vive la Républ ique !
D Aux a r m e s !
T> Pour la Montagne réun ie ,
Le délégué : V I C T O R H U G O . »
346 I N T R O D U C T I O N .
attendre la sommat ion des sergents de ville. L'angle
de la rue Ollivier et de la place d e l'église Notre-Dame
de Lorette présentait alors un pan de mur sur lequel
depuis le 24 février, avait été apposes tous les arrets,
decrets et proclamations du Gouvernement provi-
soire, de la Commission executive, et de la prési-
dence de la République, jusqu 'à l 'époque du 13 ju in .
Ce mur , oublié par les a g e n t s d e M . d e Maupas, ne
portait aucun des documents relatifs aux actes du
2 décembre, si abondants sur tous les points de Paris;
mais la pluie, la neige, les enfants, en faisant dispa-
raitre les couches successives de papier collé sur le
plátre, avaient ramené à la ciarte du jour le numero
du Moniteur renfermant le compte rendu de la séance
dans laquelle M. Louis Bonaparte avait pris possession
de la présidence de la Républ ique; la page, maculée,
noircie, déchirée en plusieurs endroits, ne conservait
plus de lisible que le titre du discours prononcé à
cette occasion par le chef de l'État, et dans ce dis-
cours que le passage suivant:
« Les suffrages de la nation, et le serment que j e viens de p r è -
t e r , commandent ma conduite f u t u r e . Mon devoir est t racé , j e le
remplira i en homme d 'honneur .
» J e v e r r a i des ennemis de. la patrie dans tous ceux qui e s saye-
raient de c h a n g e r p a r des voies i l lega l es ce que la France entière
a établi . »
Les yeux d 'un passant s'étaient sans doute portés
par hasard sur ces lambeaux; son attention éveil-
lant celle des autres , un rassemblement nombreux
seformait peu à peu, et déjà refluait presque sur la
LA M A T I N É E DU 3 D É C E M B R E . 347
place. Les sergents de ville, avertis, accoururent
pour le dissiper. Ces débris d'affiches et les autres
placards avaient disparu avant neuf heures ; la police
s'était mise à l'ceuvre en a r rachan t ceux des boule-
vards. Au moment oú la proclamation de Victor
Hugo disparaissait de l 'arbre du passage Jouffroy, on
entendit les tambours de la brigade du general
Marulaz, qui suivait le boulevard pour se rendre à
la place de la Basti l le; quelques voix criaient : Vive
la Constitution! Vive la l igne!
Les autres quartiers de Par is , d 'après des rapports
recueillis le jour mème, n'oíïraient pas une physio-
nomie bien différente de celle que présentaient le
boulevard entre la Chaussée-d'Antin et le faubourg
Montmartre , et les rues auxquelles il sert de dé-
bouché. Le Moniteur, distribué de bonne heure ,
apprenait aux habitués des cafés la formation d'une
commission consultative, composée de,:
MM. Abbatuci , d 'Argout (gouverneur de la B a n q u e ) , le genera l
Achard , le general de B a r , le genera l Baraguez-d ' f l i l l iers , B a r b a -
roux , Baroche , Barth (premier president de la Cour des comptes ) ,
Ferdinand Barrot , de Beaumont , Benoit-Champy, B é r a r d , B ineau ,
Boinvi l l iers , J . Boulay (de la Meurthe) , de Cambacérès , de C a s a -
bianca, l 'amiral Céci le , Chadenet , Chassa igne , Goyon, Chasseloup-
Laubat , Char lemagne, Colas , Darr i s te , Denjoy, Oesjobert, Drouyn
de L h u y s , Theodore Ducos, Dumas (de l ' Inst i tut) , Maurice Duval ,
le marécha l Exe lmans , le g e n e r a l d 'Hautpoul , Léon F a u c h e r , le
genera l de F lahaut , Achi l le Fould , H. F o r t o u l , F r e m y , de Gaslonde
de Gres lan , de L a g r a n g e , de L a g r e n é , Garnier , Augustin Giraud
Charles Giraud (de l ' Institut), Godel le , de Goulard, de Heeckeren,
Lacaze , Ladoucette , Lacrosse , de L a r i b o i s s i è r e , Lebceuf, Le febvre-
Duruílé, L e m a r r o i s , L e v e r r i e r , Magne , Maynard (pres ident de
chambre à la Cour de cassation), de Mérode, de Montalembert, de
Morny, de Mortemart , de Mouchy, de Moustier, Lucien Murat, l e
general d'Ornano, Pepin L e h a l l e u r , Joseph Pér ie r ( regent de l a
3 4 8 I N T R O D U C T I O N .
Banque) , de Pers igny , le general Randon, Rouher , le general de
Saint-Arnaud, S e g u r d 'Aguesseau, Seydoux, Suchet d'Albulfera, de
Turgot , de Thor igny , T r o p l o n g (premier president de la Cour d 'ap-
p e l ) , Viel lard, Vui l le froy, de W a g r a m .
Le president de la République, disait le préambule
du décret, a voulu, jusqu 'à la reunion du Senat et
du Corps législatif, s 'entourer d'hommes qui jouis-
sent à juste titre de 1'estime et de la confiance du
pays.
Le Moniteur du 3 contenait un décret bien plus
important , dont voici les principales dispositions:
« Le peuple français est solennellement convoqué dans ses c o -
rnices le 14 décembre, present mois , pour accepter ou rejeter le
plebiscite suivant : « Le peuple français veut le maintien de l 'auto-
rité de Louis-Napoléon Bonaparte , et lui delegue les pouvoirs néces-
sa ires pour établ i r une Constitution sur les bases proposées dans sa
proclamation du 2 d é c e m b r e . . . » A la reception du present décret ,
les maires de chaqué commune ouvriront des registres sur papier
l i b r e , l 'un d'acceptation, l 'autre de non-acceptation du plebiscite.
Dans les quarante-hui t h e u r e s de l 'acceptation du present décret,
les juges de paix se transporteront dans les communes de leur
canton pour survei l ler et a s s u r e r l 'ouverture et l 'établissement de
l 'un de ees r e g i s t r e s , avec mention de leurs noms et p r é n o m s . . .
L e r e c e n s e m e n t des votes expr imes p a r le peuple français aura l ieu
à Par í s , au sein d'une commission qui sera instituée p a r un décret
ultér ieur. L e resultat s e r a promulgué p a r le pouvoir exécutif. »
Ce décret changeait la nature du suffrage universel,
au moment méme oú Louis Ronaparte se vantait de
l'avoir rétabli dans toute sa pureté . Le suffrage uni-
versel, ainsi organise, joignait à l 'inconvénient d'etre
public, celui de n'étre ni libre ni sincere.
La liste du nouveau ministére ne se trouvait pas
dans le journal officiel, mais un placard officiel
LE D É C R E T S U R L E S U F F R A G E U N I V E R S E L . 3 4 9
apprenait au public que le cabinet était ainsi composé:
MM. deMorny, ministre de l ' intérieur; Fould, ministre
des finances; Rouher, ministre dé la justice; Magne,
ministre des travaux publics; Lacrosse, ministre de
la mar ine ; de Casablanca, ministre du commerce ;
de Saint-Arnaud, ministre de la guer re ; Fortoul,
ministre de l'instruction publ ique; Tur got, ministre
des affaires étrangères. M. de Persigny, designé d'a-
bord pour le ministére des travaux publics, en fut
ecarte, comme il l'avait été du ministére de l ' inté-
r ieur .
Le general Magnan avait donné l 'ordre, la veille,
de débarrasser le plus tot possible la caserne du quai
d'Orsay des membres de la reunion du X e arrondis-
sement qui en occupaient encore les combles. Des
omnibus stationnaient done dès le matin dans la cour
de cette caserne, at tendant les representants pour les
conduiré à Vincennes. Ces derniers, escortés par un
escadron de lanciers du colonel Feray, suivaient le
faubourg Saint-Antoine au trot assez peu rapide de
leurs chevaux d'attelage, lorsque tout à coup des voix
s'écrient : « Ce sont des representants du peuple.
Sauvons-les ! » Le premier omnibus est arrété au
mème instant, des mains vigoureuses t iennent ses
chevaux en br ide; la portière s'ouvre, mais les pr i -
sonniers, au lieu de descendre, supplient leurs libéra-
teurs étonnés de ne pas les a r racher à la prison qui
les at tend. M. Malardier, representant du peuple, et
M. Frederic Cournet s'étaient je tésles premiers à la
tète des chevaux; ils se retirent , et les captifs volon-
taires reprennent joyeux le chemin de leur prison.
3 5 0 I N T R O D U C T I O N .
Les ouvriers r ient de cette scene à laquelle ils n 'ont
pris part que comme spectateurs ; ils semblent vouloir
garder ce ròle dáns les scenes qui se préparent et dont
la presence, dans le faubourg à cette heure matinale,
de MM. Schcelcher, Madier de Montjau, Esquiros,
Baudin , et de plusieurs representants, qu'ils aiment
et qu'ils est iment, leur revele la gravité. Les ouvriers
ont lu, plus d'une fois les écrits de M. Victor Schoel-
cher, le publiciste populaire dé l a Revue républicaine,
de la Revue du progrés, de la Revue indépendante et
de la Reforme, Fadminis trateur hardi et éclairé qui ,
en qualité de sous-secrétaire d'État de la marine en
1848 , et de president de la commission formée pour
preparer Faffranchissement des noirs, avait eu Phon-
neur d'attacher son nom à cette grande mesure.
M. Madier de Montjau ne s'était-il pas formé sous
leurs yeux au ròle d 'orateur politique ? M. Alphonse
Esquiros ne figurait-il pas au premier rang parmi les
écrivains les plus aimés du peuple ? Les ouvriers sa-
vaient depuis juin 1848 quel courage, quelle fermeté
calme etfroideanimaient l'àme de De Flolte.Le docteur
Baudin, president du club Y Avenir, était plus connu
des ouvriers et despauvresdu faubourg Poissonniére,
que de ceux du faubourg Saint-Antoine; il exerçait
une grande influence sur la population des environs
de la place du Caire oú Y Avenir tenait ses séances,
quartier plein de typographes,deli thographes, de car-
tonniers. Ces ouvriers ra isonneurs et éclairés aimaient
la parole de Baudin, parce qu'elle ne manquait pas
d'éloquence, et parce qu'ils la savaient honnéte.
M. Charamaule , representant du peuple, vieux
LES FAUBOURGS N E V E U L E N T P A S S E S O U L E V E R . 351
lutteur des Chambres de la monarchie de Juillet,
marchait à còté de ses collègues, les representants
Bourzat , Brillier, Bruckner , Maigne, Dulac, Madier
de Montjau, Malardier, dont il avait plus d'une fois à
la Constituante et à la Legislative combattu les opi-
nions. M. Alphonse Brives, membre de la Consti-
tuante, était là. M. Jules Bastide, ancien ministre
des aíïaires étrangères de la République, ancien con-
stituant, apportait à ses collègues son ferme courage
excité par le sentiment du devoir. De toutes ces
nobles poitrines sortit le cri : cc Aux armes ! aux ba r -
ricades! Vive la République! y> Quelques ouvriers à
peine le répétèrent, et vinrent se joindre à la petite
phalange républicaine, en tete de laquelle mar -
chaient les representants du peuple, quelques jour -
nalistes, et quelques écrivains en tout cinquantè
ou soixante hommes !
Tous les endroits étaient bons pour la bar r icade à
construiré; il ne s'agissait pas de stratégie, mais de
morale et de droit. Les representants s 'arrétèrent au
premier coin de rue , à celui que forment les rues
Cotte et Sainte-Marguerite : une char re t te , deux voi-
tures , un omnibus qui passent sont renversés; la
barricade est faite. Ou sont les fusils? Deux postes,
l'un dans la rue de Montreuil , l 'autre au Marché-
Noir, desarmés par la petite troupe républicaine, en
fournissent quelques-uns. Maintenant, il faut bar re r
le faubourg Saint-Antoine, afin de n'ètre pas pris à
1. MM. X a v i e r D u r r i e u , F r e d e r i c C o u r n e t , K e s l e r , L e j e u n e , A i m a b l e
L e m a i t r e , Ma i l l a rd , R u i n , L é o n W a t r i p o n .
352 I N T R O D U C T I O N .
1 . M . P u j o t .
2 . M . P e t i t .
revers p a r l e s troupes qui occupent l'avenue de Vin-
cennes; les representants Madier de Montjau et Al-
phonse Esquiros vont remplir cette mission. Les
ouvriers sont toujours là qui regardent élever la bar-
r icade; le representant Baudin tend un fusil à l'un
d'eux, qui lui répond dans son langage trivial :
« Plus souvent que nous nous ferons tuer pour
vous conserver vos 25 f rancs!
» — Citoyen, tu vas voir comment on meurt pour
25 francs! »
Le representant Baudin vient à peine de prononcer
ces paroles, que trois compagnies d u l 9 ° regiment de
ligne semontrent à l'entrée du faubourg. Les citoyens
partis, il y a une heure, de la salle Boysin, les ou-
vriers, les curieux, les passants, se retirent, il ne reste
plus sur la barr icade que les huit representants :
Baudin, Brillier, Buckner , Dulac, de Flotte, Maigne,
Malardier, Schcelcher, et derrière la barricade une
dizaine de citoyens armés de fusils; il est convenu
entre eux qu'on laissera les soldats tirer les premiers.
Les trois compagnies qui s'avancent sont com-
mandées par un chef de bataillon l . Le capitaine qui
marche à la tete de la premiere compagnie 2 répond
par un refus au signe de s'arréter que lui fait le
representant Schcelcher; les representants Baudin,
Brillier, Bruckner, de Flot te , Dulac, Maigne et Ma-
lardier , descendent de la barricade et s'avancent de
front vers les soldats ; ceux-ci s 'arrètent instinctive-
MORT H É R O I Q U E DE B A U D I N . 3 5 3
ment: « Au nom de la Constitution, s'écrie M. Schcel-
cher du haut de la barricade, éeoutez notre appel.
Venez avec nous defendre la loi, ce sera votre gloire!
— Retirez-vous, répond le capitaine; j ' a i des ordres,
je vais faire t i rer! — Vive la Républ ique! Vive la
Constitution! » Le commandement : Apprètez a rmes!
répond à ces cris. Les representants agitent leur cha-
peau au-dessus de leur tète; mais l 'ordre de faire feu
n'est point donné, les soldats franchissent la barr i -
cade par rangs successifs; les representants sont res-
pectés. Un sergent fourrier, après avoir couché en
joue M. Bruckner , sans le faire pàlir, décharge son
arme en l 'air; un soldat dirige sur M. Schcelcher
la pointe de sa baïonnette, plutòt pour l 'écarter que
pour le blesser. Malheureusement un républicain a
vu ce geste; eroyant M. Schcelcher menace, il fait
feu : un soldat est mortellement blessé; la tète de la
colonne, qui n'est plus qu 'à trois ou quatre pas de la
barr icade, répond par une décharge genérale. Le
representant Baudin tombe foudroyé, le cráne brisé
par trois bal les; un ouvrier de dix-huit ans est
atteint à ses còtés : heureusement il respire encore;
le citoyen Ruin, l 'un des combattants de la barricade,
le sauve ' . Deux cadavres gisent sur le sol, celui du
soldat du 19 e et celui du representant Baudin; ils sont
enlevés et transportés, l 'un à l'hòpital Sainte-Mar-
guerite, l 'autre à la Morgue.
La bar r icade prise, les representants , divises en
] . M . A u g u s t e l l a r b i c r , l ' a u t e u r d e s lambes, n o t r e p o e t e n a t i o n a l , a é c r i t
l ' h i s to i r e idéa le d e c e j e u n e m a r t y r d e la l i b e r t é d a n s la d e r n i é r e n o u v e l l e
d e son l iv re i n t i t u l é : Trois passions.
T A X I L E D E L O R Ü . ]. — 23
354 I N T R O D U C T I O N .
1. Victor Schce l che r .
deux groupes, parcourent le faubourg en appelant
le peuple aux a rmes ; vaine tentative! « On nous sa-
luait des portes et des fenétres, on agitaitles casquettes
et les chapeaux, on répétait avec nous : Vive la Répu-
blique ! mais rien de p l u s . I I fal lutbien nous avouer
que le peuple ne voulait pas r e m u e r ; son parti était
pris \ »
La mort héroïque de Baudin ne fut connue dans
Paris que vers deux h e u r e s ; la bourgeoisie l'apprit
avec froideur : mourir sur une barricade, il y avait
là quelque chose de suspect ases yeux. La bourgeoisie,
craignantd 'ai l leurs la victoire de ceux qu'elle appelait
les républicains rouges, se serait rangée sans hesi-
tation dans le camp du coup d 'État fait pa r les siens
et renferme dans certaines limites, mais la formation
du ministère et de la commission executive excitait
en elle de graves inquietudes. Le general Bonaparte,
au 18 brumaire , avait Sieyès à ses cò tés ; l 'hommedu
tiers état , le Sieyès de la situation, oúest-il ? Aucun
des noms que la bourgeoisie est habituée à respecter
ne figure dans les conseils de M. Louis Bonaparte;
M. Fould, seul de tous les membres du ministère
composé entièrement de noms nouveaux et inconnus,
lui inspire une certaine confiance fondee sur le bruit
répandu depuis longlemps que ce banquier est en
avance de sommes considerables avec Louis Bo-
naparte , et qu'il n'est entré au pouvoir que pour
surveiller ses propres affaires en mème temps que
celles de l 'État . La commission executive compte, il
LA COMMISSION C O N S U L T A T I V E . 355
1. L e t t r e d e M. d e T o c q u e v i l l e au Times.
. o
o,
est vrai, quelques noms capables de rassurer la
bourgeoisie: M. Joseph Périer, regent de la Banque,
M. Léon Faucher , M. de Montalembert ; mais M. Jo-
seph Pér ier , s'est empressé d'adresser sa demission
au Moniteur, et, furieux de ne pas la voir paraitre
dans le journal officiel, i l a lu i -mèmearraché 1 affiche
sur laquelle son nom 1 figurait comme membre de
la commission consultative. M. Faucher , s'avisant un
peu tard que le bonapartisme détruisait non seulement
la République, mais encore le regime parlementaire ,
et ne se resignant pas à rester au pouvoir pendant
que ses amis étaient en prison, avait adressé directe-
ment sa démission à M. Louis Bonaparte :
« Monsieur le Pres ident ,
» C'est avec un étonnement douloureux que j e vois mon nom
figurer parmi ceux des membres d'une commission consultative que
vous venez d ' inst i tuer ; j e ne pensáis pas vous avoir donné le droit
de me faire cette in jure : les services que j e vous ai r e n d u s , en
croyant les rendre au pays , m'autorisaient peut-ètre à at tendre de
vous une autre reconnaissance . Mon caractère en tous les cas m é -
ri la it plus de respect . Vous savez que dans une car r i è re déjà
longue, je n'ai pas plus démenti mes principes de l iberté que mon
dévouement à l 'ordre . J e n'ai j a m a i s part ic ipé ni directement ni
indirectement à la violation des lois , et pour d é c l i n e r l e mandat que
vous me conférez sans mon a v e u , j e n'ai qu 'à me r a p p e l e r celui
que j ' a i reçu du peup le , que j e c o n s e r v e .
» LÉON FAUCHER. »
M. de Montalembertmontra quelque colère de l'in-
carcération des representants, sans rompre cepen-
dant, ni avec le coup d'État, ni avec le gouvernement
356 I N T R O D U C T I O N .
qui allait en sortir, et dont il pouvait se vantcr d'etre
un des parrains *. L'irritation de l 'orateur catho-
lique ne fut pas d'ailleurs de longue durée, car son
nom figurait quelques jours plus tard parmi ceux
des membres supplémentaires de la commission
consultative.
Le contraste entre les membres de cette commis-
1. L a l e t t r e s u i v a n t e , p u b l i é e d a n s l'Univers áu 14 d é c e m b r e 1 8 5 1 ,
con f i rme c e t t e a s s e r t i o n .
« Paris, i'2 flcccnibrc 1851.
« M o n s i e u r le R é d a c t e u r ,
» J e r e c o i s c h a q u é j o u r d e s l e t t r e s q u i o n t p o u r b u t d e m e c o n s u l t o r
su r la c o n d u i t e qu ' i l c o n v i e n t d e t e n i r d a n s los c i r c o n s t a n c e s p r e s e n t e s ,
e t s p é c i a l e m e n t d a n s le s c r u t i n qu i va s ' o u v r i r le 20 d e ce m o i s , p o u r
r e p o n d r é à l ' a p p e l q u e le p r e s i d e n t d e la R é p u b l i q u e a a d r e s s é a u p e u p l e ,
f r a n ç a i s . I I m ' e s t m a t é r i e l l e m e n t i m p o s s i b l e d ' é c r i r e à c h a c u n e d e s p e r -
s o n n e s qu i m e font l ' h o n n e u r d e m ' i n t e r r o g e r . C e p e n d a n t , j e se ra i s
d e s o l é d e n e r e p o n d r é q u e p a r l e s i l e n c e e t u n e a p p a r e n t e i nd i f f e r ence
à l a c o n f i a n c e q u i m'ejst t é m o i g n é e , e t q u ' o n t p u m e va lo i r v i n g t a n s de
l u t t e s p u b l i q u e s p o u r la c a u s e d e l ' É g l i s e e t d e l a soc ié t é .
» P e r m e t t e z - m o i d o n e , M o n s i e u r l e R é d a c t e u r , d ' u s e r d e la p u b l i c i t é d e
vo t re j o u r n a l p o u r e x p r i m e r P a v i s qu i m ' e s t d e m a n d é .
» J e c o m m e n c e p a r c o n s t a t e r q u e l ' a c t e du 2 d é c e m b r e a mis e n d é -
r o u t e tous les rérnlutionnaíres, tous les socialistes, tous les BANDITS de
la France et de l'Europe. C'est , à m o n g r é , u n e r a i s o n p l u s q u e su f f i san te
p o u r q u e t o u s les h o n n è t e s g e n s s ' en r é j o u i s s e n t e t q u e l e s p l u s f ro i s sé s
d ' e n t r e e u x s'y r é s i g n e n t .
» Je me dispense d'examiner si le coup d'État, que chacun prévogait
pouvait étre execute dans un autre moment et par un autre mode. I I
m e f a u d r a i t p o u r ce la r e m o n t r e r a u x c a u s e s q u i l ' o n t a m e n é , e t j u g e r
d e p e r s o n n e s qu i n e p e u v e n t a u j o u r d ' h u i m e r e p o n d r é .
» J e n e p r e t e n d s p a s p l u s g a r a n t i r l ' a v e n i r q u e j u g e r l e p a s s é . J e n e
m ' o c c u p e q u e d u p r e s e n t , c ' e s t - à - d i r e d u v o t e à é m e t t r e d i m a n c h e e n
b u i t . I I y a t ro i s p a r t i s à p r e n d r e : l e v o t e négafif , l ' a b s t e n t i o n , le vo t e
af i i rmat i f .
» V o t e r contre L o u i s - N a p o l é o n , c ' e s t d o n n e r r a i s o n à la r e v o l u t i o n s o -
c i a l i s t e , s e u l e h é r i t i è r e p o s s i b l e , q u a n t à p r e s e n t , du g o u v e r n e m e n t a c t u e l .
C 'es t a p p e l e r la dictature des rouges à r e m p l a c e r la d i c t a t u r e d ' un p r i n c e
qu i a r e n d u d e p u i s t r o i s a n s d ' i n c o m p a r a b l e s se rv ices à la c a u s e d e l ' o r d r e
e t d u c a t h o l i c i s m e . C'est, en admet tant l'Iujpothèse la plus favorable et
la moins probable, rétablir cette tour de Babel qu'on appelait l'Assemblée
LE SUCCÉS DU COUP D'ÉTAT E S T S U S P E N D U A UN F I L . 357
sion formée des amis du bonapart isme et les person-
nages emprisonnés comme ses ennemis, les noms les
plus obscurs au pouvoir, les plus grands de la France
politique en prison, une armé.e bat tant les rues de
Paris et ne trouvant pas d'adversaires, l 'agitation d 'une
part iede la bourgeoisie menaçan tde se communiquer
au peuple jusque-là indifferent, il y avait là de quoi
donner à réfléchir aux partisans du coup d 'Éta t . Les
plus grands événements sont souvent suspendus à un
nationale, e t q u i , m a l g r é ' t o u s l e s h o m m e s d i s t i n g u e s e t h o n n è t e s q u ' e l l e
c o m p t a i t en si g r a n d n o m b r e , s ' é t a i t si p r o í b n d é m e n t d i v i s é e a u m i l i e u
de l a p a i x e t de l ' o r d r e l e g a l , e t s e r a i t à c o u p s u r i m p u i s s a n t e d e v a n t la
c r i s e f o r m i d a b l e qu i n o u s d o m i n e .
» S'abstenir, c ' es t r e n i e r t o u s nos a n t e c e d e n t s : c 'es t m a n q u e r a u
devo i r q u e n o u s avons t o u j o u r s r e c o m m a n d é e t a c c o m p l i s o u s l a m o n a r c h i e
de Ju i l l e t c o m m e sous la R é p u b l i q u e ; c ' e s t a b d i q u e r la m i s s i o n d e s
h o n n è t e s g e n s a u m o m e n t m è m e o ú c e t t e m i s s i o n es t la p lus i m p ó r i e u s e
e t la p l u s f éconde
» Du r e s t e , p o u r l e s h o m m e s q u i d é c l a r e n t h a r d i m e n t q u ' i l n 'y a e n
p o l i t i q u e q u ' u n seu l d ro i t , e t q u e la F r a n c e n e p e u t é t r e s a u v é e q u e p a r
u n seu l p r i n c i p e , j e c o n ç o i s à la r i g u e u r l a p o s s i b i l i t é d e l ' a b s t e n t i o n ,
p o u r v u tou te fo i s q u ' i l s s e s o i e n t a b s t e n u s e n 1848. Mais, pour nous,
catholiques avant tout, qui avons toujours professo que la religion et la
société pouvaient s'accommoder de toutes les formes de gouvernement que
n'excluent pas la raison et la foi catholique, j e c h e r c h e e n v a i n u n m o t i f
qui pu i s se j u s t i f i e r ou e x c u s e r n o t r e a n é a n t i s s e m e n t v o l o n t a i r e .
» R e s t e d o n e le t r o i s i è m e p a r t i , l e v o t e affirmatif . O r , v o t e r pour L o u i s -
N a p o l é o n , c e n ' e s t p a s a p p r o u v e r t o u t ce qu ' i l a f a i t ; c'est choisir entre
lui et la ruine totate de la France. Ce n ' e s t p a s d i r e q u e s o n g o u v e r n e -
m e n t es t ce lu i q u e n o u s p r é f é r o n s à t o u t ; c ' e s t d i r e s i m p l e m e n t q u e n o u s
p r é f é r o n s u n p r i n c e qu i a fait s e s p r e u v e s d e r e s o l u t i o n e t d ' h a b i l e t é , à
c e u x qu i font a u j o u r d ' h u i l e s l e u r s par le meurtre et le pillage.
» Ce n ' e s t p a s c o n f o n d r e la c a u s e c a t h o l i q u e a v e c c e l l e d ' u n p a r t i ou
d ' u n c fan i i l l e , c'est armer le pouvoir temporel, le seu l p o u v o i r p o s s i b l e
a u j o u r d ' h u i , d e la force c é c e s s a i r e p o u r d o m p t e r l ' a r m é e d u c r i m e , p o u r
d e f e n d r e nos é g l i s e s , n o s f o y e r s , n o s f e m m e s c o n t r e c e u x d o n t l e s c o n -
vo i t i s e s n e r e s p e c t e n t r i e n , qu i tirent à Vhabit, q u i v i s e n t a u x p r o p r i é -
t a i r e s , e t d o n t l e s b a l l e s n ' é p a r g n e n t pas l e s c u r é s .
» Ce n ' e s t p a s s a n c t i o n n e r d ' a v a n c e les e r r e u r s o u l e s f au tes q u e p o u r r a
c o m m e t t r e u n g o u v e r n e m e n t fa i l l ib le c o m m e t o u t e s l e s p u i s s a n c e s d ' i c i -
3 5 8 INTRODUCTION.
fil; dans les operations les mieuxcombinées , i l y a u n e
minute de laquelle tout depend. Le 3 décembre, un
acte de resolution et d 'énergie emané d 'un pouvoir
public pouvait tout changer.
La classe moyenne en France est plus habituée à
respecter la magistrature que le pa r l emen t : la deli-
beration prise la veille par la haute Cour, imprimée
et répandue dans. Pa r i s , avait donné une sorte de
sanction à la resistance; le coup d 'État comdamné
par la haute Cour semblai tplus coupable que le coup
d 'État condamné par l 'Assemblée seulement. La
b a s ; c ' e s t d é l é g u e r au c h e f q u e l a n a t i o n s ' e s t dé jà u n e fois chois i l e
d r o i t d e p r e p a r e r u n e Constitution qui ne sera certes pas plus dangereuse
e t p l u s a b s u r d e q u e c e l l e s d o n t l e s neuf c e n t s r e p r e s e n t a n t s é l u s e n 1848
ont doté la France, e t c o n t r e l a q u e l l e j ' a i e u l ' h o n n e u r d e v o t e r
» J ' a j o u t e r a i q u ' e n r e v e n a n t à l ' u n i t é d e p o u v o i r s a n s e x c l u r e les t e m -
p e r a m e n t s e t l e s f r e i n s , qu i s o n t le p r e m i e r b e s o i n d e t o u t g o u v e r n e m e n t
o n f r a n c h i t l ' é t a p e la p l u s difficile d a n s la r o u t e d e la v e r i t a b l e r e s t a u r a t i o n
s o c i a l e , c e l l e d e s i d e e s e t d e s m c e u r s .
» Si L o u i s - N a p o l é o n é ta i t i n c o n n u , j ' h é s i t e r a i s , c e r t e s , à lui c o n f é r e r
u n e te l le f o r c e e t u n e t e l l e r e s p o n s a b i l i t é .
» M a i s , s a n s e n t r e r ici d a n s l ' a p p r é c i a t i o n d e sa p o l i t i q u e d e p u i s t r o i s
a n s , j e m e s o u v i e n s d e s g r a n d s fai ts r e l i g i e u x qu i o n t s i g n a l é son g o u -
v e r n e m e n t , t a n t q u e l ' a c c o r d e n t r e les d e u x p o u v o i r s a d u r é : la l i b e r t é
d e l ' e n s e i g n e m e n t g a r a n t i e ; le P a p e r é t a b l i p a r l e s a r m e s f r a n ç a i s e s ;
l ' É g l i s e r e m i s e e n p o s s e s s i o n d e ses c o n c i l e s , d e ses s e s s y n o d e s , d e la
p l e n i t u d e de sa d i g n i t é , e t v o y a n t g r a d u e l l e m e n t s ' a c c r o i t r e l e n o m b r e d e
s e s co l l eges , d e ses c o m m u n a u t é s , d e ses ceuvres d e s a l u t e t d e c h a r i t é !
» J e c h e r c h e e n v a i n h o r s d e lu i u n s y s t è m e , u n e fo rce qu i p u i s s e
n o u s g a r a n t i r la c o n s e r v a t i o n e t l e d é v e l o p p e m e n t d e s e m b l a b l e s b i e n -
fa i t s . J e n e vo i s q u e l e gouffre béant du socialisme vainqueur. Mon c h o i x
e s t fa i t . J e su i s p o u r l ' a u t o r i t é c o n t r e la r é v o l t e , p o u r l a c o n s e r v a t i o n
c o n t r e l a d e s t r u c t i o n , p o u r la s o c i é t é c o n t r e l e s o c i a l i s m e , p o u r l a l i b e r t é
possible d u b i e n c o n t r e l a l i b e r t é certaine d u m a l ; e t d a n s l a g r a n d e
l u t t e e n t r e l e s d e u x f o r c e s qu i se p a r t a g e n t l e m o n d e , j e c r o i s , e n a g i s s a n t
a i n s i , è t r e e n c o r e , a u j o u r d ' h u i c o m m e t o u j o u r s , p o u r l e ca t l io l i c i sme
c o n t r e la r e v o l u t i o n .
» A g r é e z , M o n s i e u r , l ' a s s u r a n c e d e t o u t e m a s y m p a t h i e .
» CH. DE MONTALEMBERT. »
L E S N O U V E L L E S D E V I E N N E N T P L U S FAVORABLES. 359
foule devenait à chaqué instant plus nombreuse et
plus animée au forum du boulevard; elle criait mo ins ;
A bas Soulouque! et un peu plus: Vive la liberté ! Vive
la République ! Des escouades de sergents de ville,
l'épée à la main, des bandes d'agents de police en
bourgeois précédées de mouchards faisant le moulinet
avec un baton ou un casse-téte, essayaient de dis-
perser les rassemblements sans oser cependant pé-
nétrer au centre tumultueux de l'agitation ; la cava-
lerie seule s'y hasardait : la foule s'ouvrait, laissait
passer les chevaux, et se reformait derriére eux en
c r ian t : Vive la République !
Les nouvelles favorables à la resistance affluaient
de tous les points de la ville au boulevard : M. Jules
Bastide et M. Madier de Montjau soulévent, disait-on,
le peuple aux Ratignolles; de Flotte construït des
barricades dans le faubourg Saint-Marceau. Les hauts
employes n 'étaient pas tous tellement dévoués au
coup d'État qu'ils ne laissassent transpirer quelque
chose des nouvelles reçues à la prefecture de police.
Les rapports des agents secrets de Maupas lui annon-
çaient que les sections s'étaient donné rendez-vous
au faubourg Saint-Antoine ; que Ledru-Roll in, Caus-
sidiére, Charras, Victor Hugo et Mazzini étaient at-
lendus k Paris , et que le prince de Joinville allait
débarquer à Cherbourg pendant que ses frères cher-
cheraient à s 'introduire en France par la frontière
de terre . Chose plus sérieuse! les mèmes rapports
constataient que le coup d 'État perdait d 'heure en
heure les sympathies populaires, qu'il ne rencontrait
partout que des approbateurs tièdes et des adver-
360 I N T R O D U C T I O N .
saires acharnés. « La troupe seule, chefs et soldats,
parait décidée à agir avec intrépidité, elle l'a prouvé
ce mat in . C'est là qu'est notre force et notre s a l u t 1 . »
La haute Cour était désormais le seul pouvoir
publ ic dont Tintervention put assurer le succés défi-
nitif de la resistance. La fermeté de ce grand t r i -
bunal aurai t cer tainement réveillé les consciences
endormies . La haute Cour de justice ouvrit le matin
du 3 sa seconde audience ; M. Renouard allait com-
mencer son réquisi toire, un huissier entre dans la
salle. (( Que venez-vous faire ici? lui d i t l e president,
vous n'avez point été appelé. Retirez-vous. » L'huis-
sier répond: « Monsieur le president , un commissaire
de police demande à étre introdui t . — Retirez-vous,
la Cour va en délibérer. » — L'huss ierse re t i re ; puis ,
après une courte de l ibera t ion , il est rappelé , et la
Cour declare que le commissaire de police peut ètre
in t rodui t .
(( Monsieur le president , Messieurs de la haute
Cour, dit respectueusement le commisaire de police,
je suis charge de vous prier de vous séparer.
— Au nom de quelle autorité vous présentez-
vous? demanda le president avec majesté.
— J'exécute l 'ordre de mes chefs.
— Lesquels?
— M. le préfet de police.
— Le préfet de police n 'a pas autorité sur la haute
Cour. Ne troublez pas ses deliberations, elle agit en
ver tudes pouvoirs que lui clonne la Constitution.
1. R a p p o r t s e t d é p è c h e s p u b l i c s p a r l e d o c t e u r V é r o n d a n s l e s Me-
mo ires d'un bourgeois de Paris.
LA HAUTE C O U R . 361
— Je suis oblige d'insister, monsieur le president,
répond le commissaire avec l 'humilité convenable,
j ' a i mission d'exécuter les ordres que j ' a i reçus, fút-
ce par la force. »
Le president, par un geste solennel, ordonne au
commissaire de s'éloigner, puis , l e rappe lan t p o u r s e
faire remettre l 'ordre écrit, il ajoute, après avoir de-
liberé pendant quelque instants avec ses collègues :
« La Cour est décidée à accomplir son mandat et
ne se séparera que si elle est contrainte par la force.
— J'en demande pardon à la Cour, mais je vais
exécuter les ordres que j ' a i reçus . »
Le commissaire de police sort et rentre avec un
piquet de soldats, à la tete desqueis est M. Montour,
aide de camp du ministre de la mar ine . Le president
de la haute Cour se leve, fait signe à la force armée
de s'arrèter, et, suivi de tous ses collègues, il aban-
donne le sanctuaire de la just ice.
Les membres de la haute Cour avaient fait leur de-
voir de mème que les membres de l'Assemblée du
X o arrondissement; la resistance ne pouvait plus
désormais prendre conseil que d ' e l l e - m é m e , les
corps constitués l 'abandonnaient .
Cette resistance, oú était son centre?
La rue du Temple et la rue Montmartre sont les
deux cotes d'un car rédont les boulevards et les quais
forment les deux autres còtés. Les émeutes et les
insurrect ions du temps de Louis-Philippe se for-
maient e t s e réfugiaient dans ce quadrilatère de rues
étroites, de me l l e s , de passages bordés de maisons
noires habitées par des ouvriers.
362 I N T R O D U C T I O N .
L'appel aux armes de Victor Hugo, le récit de la
mor t de Baudin, affichésdans ce quartier, y avaient
excité une assez vive emotion; des barricades s'éle-
vaient dans la rue Rambuteau , à la hauteur des rues
Saint-Denis et Saint-Martin. Mais l ' insurrection s'y
révélait àl'oeil del 'observateur exercé au tant comme
u n e tradit ion de la localité que comme un effet de la
situation p r é s e n t e l e s comités de resistance qui fonc-
t ionnaient sur presque tous les points de Paris —
certains quartiers en comptai t plusieurs — trou-
vaient les bourgeois indécis entre la haine du coup
d 'Éta t et la peur du socialisme; les ouvriers typo-
graphies, qui donnent ordinairement le signal de la
batail le aux autres ouvriers , refusaient d'y prendre
par t . Cependant, après la mor t de Baudin et après la
lecture plus attentive du décret sur le rétablissement
du suffrage universel , veritable confiscation de ce
suffrage, un commencement de colère contrebalança
la satisfaction éprouvée par les ouvriers à la vue de
l'Assemblée dispersée. Une crise grave s 'annonçait.
Le préfet de police fit afficher à trois heures de
l 'après-midi que tout rassemblement serait immédia-
tement dispersé par la force; tout cri séditieux, toute
lecture en publ ic , tout affichage d'écrit politique
n 'émanant pas d'une autorité régulièrement cons-
t i tuée, furent interdits en mème temps.
Le ministre de la guerre, à la mème heure , publia
ce bando feroce qui rappelle les guerres civiles de
l 'Amérique du S u d :
P A R I S EST MIS EN ÉTAT DE S I E G E . 3 6 3
« Habitants de Par i s ,
» L e s ennemis de l 'ordre et de la société ont e n g a g e la lut te , Ce
n'est pas contre le gouvernement, contre l 'élu de la nation qu'i ls
combattent, mais ils veulent le pi l lage ét la destruction.
» Que les bons citoyens s 'unissent au nom. de la société et des
families menacées.
> Restez calmes, habitants de Par is ! pas de cur ieux inútiles dans
les rues : ils génent les mouvements des braves soldats qui vous
protegen!, de leurs baïonnettes .
» Pour m o i , vous me trouverez toujours inébranlab le dans la
volonté de defendre et de maintenir l 'ordre . »
« L e ministre de la g u e r r e ,
» Vu la loi sur l 'état de s i è g e ,
» Decrete :
» Tout individu pris construisant ou defendant une barr icade , ou
les armes à la main, se ra fusillé.
3> Le general de division, ministre de la guerre,
« D E S A I N T - A R N A U D . »
M. de Morny donna l 'ordre d'occuper mil í tairement
les reunions de representants légitimistes de l a m e de
Rivoli et de la m e de l 'Université, et de faire fermer
avec douceur la reunion bonapartiste de la m e des
Pyramides. Les reunions secretes de representants
républicains restérent presque aussi nombreuses que
les comités de resistance. L 'un de ses comités, con-
stitué en gouvernement provisoire, convoqua mème
les électeurs pour nommer une nouvelle assemblée
et décerna les honneurs du Panthéon à Baudin.
Le plus importante des reunions républicaines eut
lieu chez M.Marie ; les representants de la montagne
y signèrent la declaration suivante :
304 I N T R O D U C T I O N .
D E C L A R A T I O N .
L e s representants du peuple restés l ibres ,
Vu l 'article 68 de la Constitution ainsi conçu :
« Toute m e s u r e par laquelle le president de la Républ ique dissout
Ï l 'Assemblée nationale est un crime de haute trahison.
» P a r ce seul fait, le president est déchu de ses fonctions; les
» citoyens sont tenus de lui refuser obé i s sance ; le pouvoir exécutif
» passe de plein droit à l 'Assemblée nat ionale ; les j u g e s de la haute
» Cour de just ice se réunissent immédiatement, à peine de lorfai-
» t u r e ; ils convoquent les j u r é s dans le l ieu qu'i ls désignent pour
» proceder au jugement du president et de ses complices. »
Décrètent :
1
Louis Bonaparte est déchu de ses fonctions de president de la
Républ ique .
I I
Tous citoyens et fonctionnaires publics sont tenus de lui refuser
obéissance, sous peine de complicité .
I I I
L'arrét rendu le 2 d é c e m b r e p a r la haute Cour de just ice et qui
dec lare Louis Bonaparte prévenu de cr ime de haute trahison, s e r a
publ ié et e x e c u t e .
En consequence, les autorités civiles et militaires sont requises ,
sous peine de forfaiture, de prèter main-forte à l 'exécution dudit
arret .
Fa i t en séance-de permanence, le 3 décembre 1 8 5 1 .
Une autre reunion se tint vers la fin de la journée
chez M. Landr in , avocat distingué du barreau de
Par i s , républicain avant la revolution de Février, pro-
eureur de la République à Paris le lendemain de
cette revolution, et destitué par le gouvernement de
la présidence.
Quarantè representants se trouvaient chez lui le
M . NAPOLEÓN B O N A P A R T E A LA R E U N I O N L A N D R I N . 3 6 5
3 décembre, à cinq heures du soir, rue des Moulins,
n°10 . La séance venait de commencer lorsque tout
à coup M. Émile de Girardin ouvrit la porte. Ses
collègues Faccueiliirent, sinon avec. une cordialité
fraternelle, du moins avec Fempressement naturel
qu'excite la presence de tout homme qui s'oíïre à
vous dans un moment de péril.
M. Napoleón Bonaparte, pendant ce temps-là,
cherchant à découvrir le lieu du rendez-vous des re -
presentants, eut Fidée d'aller aux informations chez
M, Jules Favre. Ce dernier avait donné l 'ordre de ne
rien repondré aux questionneurs. M. Napoleón Bona-
parte mit une telle insistance à répéter au valet de
chambre qu'il était a t tendu par son maitre, qu'il
consentit à monter dans la voiture de M. Napoleón
Bonaparte, et à le conduiré au lieu de la reunion.
M m e Landrin, noble et énergique femme, mèlée à
tous les actes politiques de son mari , avait jugé pru-
dent d'éloigner les domest iques ; elle ouvrit la porte
de son appar tement aux representants . Lorsque
M. Napoleón Bonaparte se presenta, elle lui en re-
fusa nettement l 'entrée.
(( Madame, dit le nouvel arrivant, ees Messieurs
sont ici, je le sais, je suis convoqué par eux...
— II se peut, répondit madame Landrin avec fer-
meté , que quelques amis soient réunis en ce moment
chez moi, mais je ne puis pas vous recevoir.
— Et moi, je veux entrer! t>
M. Napoleón Bonaparte, repoussant M m c Landrin
avec assez de force pour la je ter sur une chaise, ou-
vrit lui-mème la porte clu salon, oú sa presence fut
366 I N T R O D U C T I O N .
accueillie par les representants avec un étonnement
mèlé de froideur et de méfiance.
M. Émile de Girardin parlai t en ce moment avec
chaleur contre la resistance a rmée : faire le vide au-
tour du coup d 'État , voilà son système. M. Napoleón
Bonaparte s'éleva non moins énergiquement que
M. Michel (de Bourges) contre ce p lan, combattu,
d'ailleurs, par tous les membres de la reunion.
M m e Landr in , rentrée dans son salon et assise sur
son canapé, prètait l'oreille à la discussion.
« Quelle est cette femme? » demanda M. Napoleon
Bonaparte avec son lorgnon dans l'asil.
« C'est la mienne, monsieur, » répond M. Lan-
d r in .
Un silence glacial suivit ces paroles. M. Napoleon
Bonaparte part i t avant la fin de la reunion, qui con-
t inua jusqu'à cinq heures : la police ne fit une deséente
chez M. Landrin que longtemps après le depart des
representants; elle mit la mème lenteur à se presenter
chez M. Marie.
La nuit approchant, une colonne formée de deux
bataillons de chasseurs, de deux bataillons de ligne,
et d'une section d'artillerie avec un canon, était partie
de l'Hotel de ville sous les ordres du general Herbil lon:
cette colonne, longeantles rue du Temple et Rambu-
teau, et fouillant les rues voisines, parvint à la pointe
Saint-Eustache, après avoir détruit quelques barr i -
cades dont les défenseurs s'enfuyaient à la vue des
troupes en tirant parfois quelques coups de fusil,
comme à la barricade de la rue Aumaire et de l ' Im-
primerie. nationale.
L E G U E T - A P E N S DU C H A T E A U - D E A U . 367
1 . Lc c a p i t a i n e Ma iu lu i t , Revolution militaire du 2 décembre 1851
Le colonel de Rochefort du l ° r lanciers maintenait
la circulation sur les boulevards, depuis la r u e d e
la Paix jusqu 'à la rue du Temple. « II lui avait été
interdit de repousser de forces d'autres cris que ceux
d e : Vive la République démocrat ique et sociale 1 ! »
Les escadrons de lanciers allaient et venaient de la
Madeleine à la Bastille, suivis sur les trottoirs d 'une
foule considerable criant seulement : Vive la Répu-
blique ! ce qui ne faisait pas tout à fait le compte de
M. de Rochefort. Ce militaire, voulant à tout prix
se servir de son sabre, eut recours à ce strata-
g è m e :
« Le colonel ayant reçu l 'ordre de charger tous les
groupes qu'il rencontrerait sur lachaussée , il se ser-
vit d 'une ruse de guerre pourcha t i e r tous ces vocifé-
rateurs en paletots. II masqua ses escadrons pendant
quelques instants dans un pli de terrain, près du
Chateau-d'Eau, pour leur laisser croire qu'il était oc-
cupé ducóté de la Bastille; mais , faisantbrusquement
un dcmi-tour sans étre aperçu, et prescrivant aux
trompettes del 'avant-garde de rent rer dans les rangs,
il se remit en marche jusqu 'au moment oú il se trouva
à l 'endroit le plus épais de cette foule compacte et
incalculable, avec Vintention de piquer tout ce qui
s'opposerait à son passage. Les plus audacieux, en-
llardis par la demonstration pacifique de ces deux
escadrons, se placèrent en avant du colonel, et firent
entendre les cris de : vive l 'Assemblée! à bas les
traifres! Reeonnaissant à ce cri une provocation, le
3 6 8 I N T R O D U C T I O N .
colonel de Rocheforl s'élance comme un lion furieux
au milieu du groupe d'ouelle était partie en frappant
d'estoc, de taille et de lance. II resta sur le carreau
plusieurs cadavres *. »
L'écrivain militaire à qui ce récit est emprunté, et
qui appelle ce guet-apens une ruse de guerre , cons-
tate que : « Dans ces groupes, ne se trouvaient que
peu d'individus en blouse » ; il ne parle pas d'une
seconde prouesse du mème colonel. M. de Rochefort,
en ramenan t ses escadrons du Chàteau-d'Eau à la
rue de la Paix, entendit sans doute proferer quelque
cri b lessantpour son oreille, car tout à coup les lan-
ciers s'élancèrent eux aussi comme des lions sur la
foule agglomérée sur le boulevard, et la poursuivi-
rent dans les rues Taitbout et de la Ghaussée-d'An-
t in ; les fuyards, par un mouvement instinctif, se jet-
tent à plat-ventre, les chevaux les foulent aux p ieds ;
pendant qu 'une partie des lanciers execute cette
charge folie, l 'autre partie s 'amuse à mettre la lance
sous le nez des passants, et à faire voler en éclats les
vitres des boutiques. Ge carrousel íini, on put r amas -
ser les blesses et les transporter chez eux ou dans les
pharmacies voisines.
Des coups de fusil retentissaient encore à neuf
heures dans le quartier des Halles; les barricades
des rues Transnonain, Beaubourg, Gréneta, etc.,
étaient réoccupées, d 'après les dépèches de Maupas,
par les sociétés secretes; mais les confidences de son
préclécesseur Carlier ont revelé au public comment
1 . L e c a p i t a i n e M a u d u i t , Revolution du 2 décembre 1 8 5 1 .
LE CONVOI DE HAM. 3 6 9
se recrulait depuis quelque temps le personnel des so-
ciétés secretes. Gombien d'individus, p a r m i ceux q u i
se t rouvaient sur ees obscures barricades du 3 dé-
c e m b r e , auraient-ils p u dire oü ils avaient pris le
fusil qu'ils tenaient à la m a i n ? De n o m b r e u x pr ison-
niers furent faits dans le q u a r t i e r s ; les soldats en
passérent quatre-vingts par les armes *, les vrais c o m -
battants; les autres purent rent rer chez eux et at-
tendre les ordres pour les barricades d u lende-
m a i n .
P a r i s à minuit semblait t r a n q u i l l e ; on n'pntendait
dans les rues que les pas de quelques patroui l les. Les
généraux Bedeau, Cavaignac, C h a n g a r n i e r , L a m o -
ricière, L e F io , M M . Baze, Charras et R o g e r , (du
N o r d ) , montaient à cette heure dans u n convoi c e l -
lulaire dirige sur la forteresse de H a m . M. Leopold
L e h o n , secretaire de M. de Morny, commandait le
c o n v o i ; ses ordres portaient qu'en cas de tentative
d'enlèvement ou d'évasion, les pr isonniers seraient
fusillés.
De nouvelles arrestations avaient été opérées dans
cette j o u r n é e ; quelques personnes arrétées, p a r m i
lesquelles M. D u c o u x , ancien préfet de police, f u -
rent cependant remises en l iberté. L a sèrie des dépè-
ches adressées ce j o u r là par M. de M o r n y au préfet
de police contient la dépèche suivante :
<c L e ministre a de graves raisons p o u r qu'on
n'inquiète pas É m i l e de G i r a r d i n 2 . »
1. R a p p o r t d u g e n e r a l M a g n a n .
2 . D é p è c h e s p u b l i é c s p a r l e d o c t e u r Vé ron d a n s l es Memoir es dyu>i
bourgeois de Paris.
T A X I L E U E L O J W . I . — "21
370 I N T R O D U C T I O N .
Oú en est le coup d'État à la fin du 3 décembre?
ses part isans doivent-ils se íèliciter du resultat de
cette journée ou s'en a l a rmer?
Des doutes sur la certi tude du succés commen-
çaient à se faire jour mème parmi les partisans du
coupd 'Eta t accourus pour chercher des nouvelles au
ministére de l ' intérieur, et parmi les ministres réunis
avec plasieurs généraux en conseil de guerre . La
question de t ranspor ter la residence de M. Louis
Bonaparte aux Invalides avait été agitée dans ce
conseil. Les fanfarons du bonapart isme qui, la veille
demandaient des barricades, trouvaient moins de
leur goút cette réponse faite pa r M. de Moray aux
alarmés et aux alarmistes: « Vous vouliez hier des
barr icades, on vous en fait, et vous vous plaignez. »
Une reflexión aura i t dú rassurer les bonapar-
tistes :
La defection de la garde nationale pendant les jour-
nées de février 1848 avait donné à l'insurrection
l 'adhésion ou la neutralité de la bourgeoisie pa r i -
sienne. Les revolutions ne se font en France que par
l'accord de cette classe de la société et du peuple ;
celui-ci se bat contre les soldats, l 'hostilité de la classe
bourgeoise, representant les richesses et les lumières
du pays, paralyse faction des chefs.
Le coup d'État de décembre 1851 n'avait point à
redouter cette alliance entre le peuple et la bour-
geoisie, jamais les divisions entre ces deux classes ne
s'étaient plus net tement accusées. Le peuple et la
bourgeoisie approuvaient, d'ailleurs, le coup d'État
par certains motifs: le peuple, parce qu'il semblait
OU EN E S T LE COUP D'ÉTAT L E 3 D É C E M B R E AU S O I R . 371
devoir porter un coup sensible àl'influence de la bour-
geoisie ; la bourgeoisie, paree qu'il la rassurait
contre les excés de la domination popula i re ; l 'un y
trouvait la satisfaction de ses rancunes, l 'autre la
cessation de ses terreurs . Le premier craignait , en
s'opposant au coup d 'Éta t , de relever les affaires de
la bourgeoisie ; la seconde redoutai t de voir de sa dé-
faite sortir le t r iomphe de la revolution. Ni la bour -
geoisie ni le peuple ne se ralliaient done franchement
au coup d 'État ; il n'avait personne contre lui, ni
personne pour lui .
Là était son vrai danger : s'il n'y a point eu d ' insur-
rection la veille, sur quel pretexte le coup d'État
établira-t-il le despotisme le lendemain ?
Un autre peril le menaça i t : le peuple et la bour-
geoisie, divises aujourd'hui, ne pouvaient-ils pas se
reunir demain? De tels revirements ne sont pas rares ,
les événements mieux encore que les hommes se
chargent d'en aplanir les difficultés; le coup d'État
n e s e r a i t p l u s qu 'un coup de main manqué . C'est ce
qu'il fallait empècher à tout prix.
« Lorsque le Prince se decida, le 1 e r décembre au
soir , à sauver la société par une mesure decisive, il
lui restait de toute sa fortune personnelle, de tout
son patrimoine, une somme de 50 000 francs, il
savait qu'en certaines circonstances memorables ,
les troupes avaient faibli devant l 'émeute, faute de
vivres, et plus affamées que vaincues. I I prit done
jusqu'au dernier écu tout ce qui lui restait, et il
chargea M. le colonel Fíeury d'aller de brigade en
brigade, et homme par homme, distribuer cette
372 I N T R O D U C T I O N .
l . G r a n i e r d e C a s s a g n a c , Histoire de ¡a chute de Louis-Philippe.
derniére obole aux soldats vainqueurs de la dé-
magogie *. »
Les troupes, d'après le plan adopté par le general
Magnan, ne devant agir que par masses, il était peu
probable que les vivres vinssent à leur manquer : cet
argent distribué aux soldats devait servir à un autre
usage : il ne fut pas difficile, en voyant la tenue des
t roupes pendant cette journée du 4 décembre, de
savoir comment elles l'avaient dépensé.
Le plan du general Magnan laissait une singulière
liberté aux faiseurs de ba r r i cades ; aussi les rues com-
prises entre les boulevards, les quais, la rue Mont-
mar t re et l a m e du Temple, enétaient-ellescouvertes
dès le mat in du 4, ainsi que le faubourg Saint-Martin
jusqu'aux approches du canal . La plus considerable
de ces barricades s'élevait à l 'entrée de la rue Saint-
Denis, du còté du boulevard. Une autre barricade
sur le boulevard Bonne-Nouvelle vint bientòt faire
face àcelle-ci . Les barricades détruites la veille par
les troupes dans le cloitre Saint-Merry avaient été,
comme on l'a vu, relevées immédia tement ; derrière
ces barricades, n'y avait-il que des ennemies du coup
d 'Éta t? Ce peuple qui avait vu d 'un ceil indifferent la
mort de Baudin, avait-il change en une nuit? Quoi
qu'il en soit, ces barr icades allaient du moins prou-
ver encore une fois que le par t i républicain a toujours
une noble et généreuse élite prète à donner sa vie
pour ses principes. Les dépèches de M. de Maupas à
M. de Morny témoignentdes craintes sérieuses du pre-
LA MATINÉE DU 4 DÉCEMBRE. 3 7 3
mier sur le resultat de la lut te près de s'engager.
M . d e M a u p a s , en exagerant le danger , restait dans
son caractère et dans son ròle; da i l l eurs , il ne savait
pas t ou t ; la prefecture de police renfermaitdes agents
supérieurs qui obéissaient à d 'autres ordres que les
siens, et qui auraient pu lui donner des renseigne-
ments rassurants sur la formation de plus d'une
barricade.
Le boulevard, pendant la matinée du 4, était libre
et livré à la circulat ion. La pbysionomie de ce quar-
tier, de la Madeleine à la Bastille, n'avait pas change
depuis la veille : des groupes, et dans ees groupes,
des redingotes pnncipalement , peu, très peu de
blouses ; de l 'étonnement sur les figures, partout les
événements tournés en dérision, et la pensée que le
coup d 'État allait finir dans les huées ; d'ailleurs,
point de fort rassemblement , ni de grande animation.
Un groupe formé vers dix ou onze heures fit une de-
monstration sur la mairie du IP arrondissement, rue
Grange-Batelière : les gardiens fermèrent la por te ;
les assaillants se re t i rèrent sans autre resultat qu 'un
certain brouhaha, et une certaine emotion à cet en-
droit du boulevard. Un officier d 'ordonnance de la
garde nationale qui arr ivai tau galop du bas d e i a rue
Richelieu, voulant tourner br ide à la hau teur du café
Cardinal , s'y prit si mal , que le poitrail de son cheval
heur ta le brancard d'une charre t te ; le cheval et
r h o m m e t o m b è r e n t : l'officier, entouré, menace par
la bande revenant de la mairie, au ra i t couru quelque
danger, si des citoyens ne l'avaient arraché à l 'exas-
pération croissante de ceux qui le serraient de plus
374 I N T R O D U C T I O N .
i
pres. Toutes les portes s'étaient fermées, l'officier,
poussé par deux journa l i s tes 1 dans une boutique, qui ,
par une fenètre d 'arrière-pièce,communiquait avec la
cour de la maison Frascat i , alors occupée par un
cercle, se trouva bientòt éntreles mains de personnes
qui lui prodiguèrent tous les soins reclamés par son
état. II s'était légèrementblessé en tombant de cheval.
L'officier, porté au troisième chez un médecin,
venait d'etre saigné, lorsque les deux journalistes,
membres du cercle, purent entrer eux-mèmes par la
grande porte. L'officier les remerciant de lui avoir
sauvé la vie, ils lui réponclirent qu'au cas oú sa vie
aurait été sauvée par eux, ce qui leur semblai tunpeu
excessif, elle ]'aurait été par des républicains. <c Et
moi, ajouta l'officier, je suis légitimiste.. . J¡> Une
demi-heure après, il ren t ra i t chez lui à p ied 2 .
Get incident n'avait eu d'autre resultat que d'aug-
menter le nombre des curieux sur le boulevard, qui
se couvrait peu à peu d 'une foule bruyante, gouail-
leuse comme celle de la veille, et surtout très intriguée
de savoir ce que signiíiait une grande barricade éle-
vée pendant la nuit , en travers du boulevard Poisson-
nière, et qui se trouvait plantee là , toute seule, de-
puis le mat in sans qu'aucune personne armée s'en
fut approchée : chacun se regardait , comme si l'on
avait une énigme à deviner. — Ébahissement, gorges
1 . M M . L i r e u x e t F . D u c u i n g .
2 . U o m o i s a p r è s , e n r e c o m p e n s e d e son heroisme, a p r è s avoir d é p o s é ,
n o u s d i t - o n , d e v a n t u n c o n s e i l d e g u e r r e , « q u ' o n l 'avai t fai t e n t r e r
d a n s u n e c o u r s u r l a r u e R i c h e l i e u p o u r l ' é g o r g e r », ce t officier fut de-
c o r é e t e n v o y é en I t a l i e , c h a r g e d ' u n e m i s s i o n q u i le d i s p e n s a d ' e t r e
u t i l e m e n t a p p e l é e n t é m o i g n a g e à P a r i s e t c o n f r o n t é avec l e s é g o r g e u r s .
LES R E F U G I É S DU C E R C L E FRASCATI . 3 7 5
chandes, mais nulle par t la moindre idée ou appa-
rence de resistance et de lu t t e ; cela dura jusques
après midi.
Les premiers roulements de t ambour se íirent en-
tendre vers une heure du còté dü boulevard de la Ma-
deleine. Les promeneurs s'apprètaient à faire la haie
comme d'habitude sur le passage de la promenade
militaire, lorsqu'ils virent la foule, chassée par la
troupe qui balayait le boulevard et supprimait toute
circulation, reíluer et se je ter dans les rues voisines.
Les membres du cercle Frascat i , surpris dans le
voisinage de cet établissement, se hatérent de s'y ré-
fugier.MM. de Pixerécourt, Labour Saint-Ybars ,Pon-
sard, A. Lireux, et quelques autres hommes de lettres?
au nombre d'une douzaine environ, se t rouvèren tc la -
quemurés. Defense de la police d'ouvrir la porte des
maisons sur toute cette partie du boulevard, y compris
les portes des maisons d'encoignure.
Le cercle Frascat i avait ouverture sur le boulevard
Montmartre par une seule fenètre d'entre-sol. Les re-
fugiés virent de cette fenètre les regiments déíiler,
puis prendre position sur les deux allées du boulevard,
laissant la chaussée libre.
Lesfenétress'ouvraient de tous cotes: « Fermez!
fermez! » criaient les soldats avec des gestes
menaçants , les officiers en brandissant leurs sabres.
Les gendarmes étaient ranges en bataille en face de
la fenètre de l 'entre-sol, sur l'allée gauche du boule-
vard (còté de la rue Grange-Bateliére); l'infanterie de
ligne sous la fenètre mème, sur l'allée droite du
boulevard (còté de la rue Richelieu).
376 I N T R O D U C T I O N .
La division Carrelet, composée des brigades des
généraux de Bourgon, deCo t t ee t Canrobert, suivies
de quinze canons et de deux regiments de lanciers de
la brigade de cavalerie du general Reybell, formaitla
colonne destinée á opérer sur les boulevards. Le ge-
neral Dulac, avec une brigade de cette division, ap-
puyée par une batterie d'artillerie, prenait position à
la pointe Saint-Eustache. Les brigades Herbillon et
Marulaz, formées en colonnes par le general de divi-
sion Levasseur, gardaient les debouches des rues du
Temple, Saint-Martin et Saint-Denis. La brigade
Courtigis s'avançait de la barriere du Tronc sur le
faubourg Saint-Antoine. Le general Renault occupait
avec sa divisionleLuxembourg, la place Saint-Sulpice,
l'Odéon, le Panthéon, la place Maubert, et mainte-
nait le quart ier des Écoles et le faubourg Saint-Mar-
ceau. Des forces imposantes gardaient la prefecture
de police. Trente mille hommes dans de fortes posi-
tions, contre un millier d'individus disseminés sur
des barr icades menacées par un mouvcment conver-
gent des troupes, telle était la situation stratégique à
Par is , le 4 décembre, à deux heures de l 'aprés-midi.
Les soldats jusqu'à cette heure restèrent immo-
bilesdevantle cercle Frascati . Les membres du cercle,
ne sachant rien du dehors que ce qu'ils voyaient à
travers les vitres, ne prenaient pas la demonstration
militaire au sérieux; ils se demandaient ce que vou-
lait dire cette nouvel lemiseen scene. Un grand brou-
haha vint tout à coup, vers deux heures, do Ja paríie
naute du boulevard, du còté du faubourg Poisson-
nière : les soldats qui faisaient face au cercle et ceux
LA F U S I L L A D E CONTINUE. 377
qui étaient au-dessous de la fenètre reprirent préci-
pi tamment leur a l ignement; des coups de fusil, puis
une fusillade genérale, des feux de pelotón, des coups
de canon, éclatent à l 'endroi td 'oü le tumul tees tpa r t i ,
à deux cent pas environ du cercle. Tout s 'allume alors
comme une trainee de poudre : les soldats qui sont
sous la fenètre et les gendarmes de l 'autre allée se
mettent à tirer sur les maisons qui leur font face.
Cette petite guerre se prolonge pendant un quar t
d 'heure environ. Les membres du cercle, par excés
de prudence (ils croyaient faire excés de prudence) ,
quittent la petite piece d'entre-sol donnant sur le bou-
levard, et rentrent dans les salons intérieurs, en se
demandant à quoi bon cette pe'tarade du Cirrjue, bien
convaincus du reste que les soldats avaient tiré à
poudre, pour l'effet moral . Comment penser au t re-
ment? La troupe était seule sur le boulevard; les
maisons closes, muet tes , ne donnaient pas signe de
vie. M.Ponsard, seul desmembres du cercle, secouait
la tète, et par intuit ion ne voulait pas admet t re
l 'innocence des coups de fusil.
Les membres du cercle restèrent jusqu 'à trois
heures et demie sans rien apprendre de ce qui se pas-
sait hors de chez eux. La porte de la maison Frascat i
s'ouvrit à ce moment par l 'ordre de la t roupe; des
soldats de la ligne, commandés par un l ieutenant et
par un sergent-major, firent brusquement irruption
dans les salons du cercle pour visiter la maison et
trouver les insurges. Ges hommes étaient fort animés
par la boisson. Le sergent-major ébranlait le parquet
à coup de crosse; il s'enflammait en frappant, au point
3 7 8 I N T R O D U C T I O N .
1 . Le c a p i t a i n e M a u d u i t , R e v o l u t i o n m i l i t a i r e d u 2 d é c e m b r e 1 8 5 1 .
que le lieutenant, sur lequel la figure et l 'attitude
pleines d 'étonnement des assistants avaient produit
un effet calmant, essaya de s'interposer. Le sergent
repoussa brusquement son officier, en lui disant :
« Cela ne vous regarde pas!... »
M. Latour Saint-Ybars réussit cependant à se faire
entendre des soldats et du sergent ; il leur servit de
guide du hau t en bas de la maison, dans les cuisines,
dansles caves, pa r tou toú il leur plutd 'al ler . La troupe
se retira et la porte de la maison Frascati se referma
hermét iquement .
Racontons maintenant les événements dont le bou-
levard a été le theatre depuis une heure de l 'après
midi.
Le 1 e r de lanciers, commandé par le colonel de
Rochefort, signalant son apparition par un nouvel
exploit, avait fait les premieres victimes de cette
journée. Des negociants, des artistes, des journalistes,
des femmes tenant leurs enfants par la main, for-
maient un groupe sur le trottoir du boulevard, à l'en-
trée de la rue Ta i tbout ; les hommes cr ia ien t : Vive
la République ! Vive la Constitution ! Le colonel de
Rochefort, suivi de ses lanciers, se rue à cheval au
milieu des gens qui forment le groupe. « Bon nombre
d'entre eux restèrent sur la p lace ; ce fut l'affaired'un
instant *. »
Le colonel de Rochefort p re tend , au milieu du
brui t des pas de cinq cents chevaux au grand trot ,
avoir entendu la detonation d 'un coup de pistolet
LA F U S I L L A D E C O N T I N U E . 379
tiré du coin de la rue Taitbout. Quel insensé eut pu
commettre un acte semblable ? Les soldats le tiennent
cependant pour accompli : « A la suite de la cavalerie,
la t roupe de ligne s'élance, fouille les maisons sus -
pectes, et íusille ceux qu'elle arréte les armes à la
main ou qu'elle suppose avoir pris part à Taction. Là
se passérent des scenes regrettables, là eurent lieu de
sanglantes méprises l . y>
Les membres du Cercle du commerce, situé alors
vis-à-vis du café Riche, au premier étage de la maison
formant Tangle de la rue Lepelletier et du boulevard,
gens paisibles, formant peut-étre des voeux pour le
succés du coup d 'État , se virent sur le point de deve-
nir eux-mémes les victimes d 'une de ees sanglantes
méprises. Les lanciers commandés par le capitaine
adjudant-major La Rochefoucauld et les soldats de la
ligne, faisant irruption dans le cercle, avaient era-
poigné les premiers individus qui leur étaient tombés
sous la main, et menaçaient de les fusilier. Le gene-
ral Lafontaine se trouvait dans un des salons du cercle
fort heureusement ; il parvint enfin, avec la plus
grande peine, à se faire reconnaitre des officiers et
des soldats, et à sauver la vie aux malheureux
negociants t remblants et consternés.
Le boulevard, de midi à une heure , resta libre de
la Madeleine au faubourg Poissonnière; des barr i -
cades interceptaient le passage entre le theatre du
i. L e s u r , Annuaire historique universel.
Ce. r e c u e i l e s t l e s e u l q u i p a r l e d ' u n e a c t i o n e n g a g é e e t d ' i n d i v i d u s
p r i s l e s a r m e s à l a m a i n s u r l e b o u l e v a r d ; m a i s V Annuaire, r é d i g é d a n s
u n s e n s e n t i è r e m e n t f a v o r a b l e a u c o u p d ' É t a t , n ' e s t p a s s u s p e c t q u a n d
il r a c o n t e q u e d e s c i t o y e n s o n t é t é fus i l lés p a r la t r o u p e .
3 8 0 I N T R O D U C T I O N .
Gymnase et le theatre de la Porte-Saint-Martin, ainsi
que dans toutes les rues aboutissant à la porte Saint-
Denis et à la porte Saint-Martin. La porte Saint-
Denis formait le centre d'un quadri latère de barr i -
cades ; la plus considerable, faite d'omnibus, de
voitures de déménagement , du pavilion de bois de
l ' inspecteur des fiacres, de colonnes vespasiennes de-
molies et d'autres matériaux empruntés aux dalles et
à la r a m p e d e l'escalier de la rue de la Lune , fermait
à peine le boulevard du còté de la rue Mazagran;
un jeune homme ayant coupé les cordes qui rete-
naient l 'éehafaudage suspcndu à une maison en
construction, toute issue se tro uva fermée. Une cen-
taine de combattants, parmi lesquels un vieillard à
cheveux blancs et deux femmes avec des sabres au
còté, occupaient cette barricade et lisaient l 'appel
au peuple des representants de la g a u c h e .
Quelques individus pénétrèrent vers la mème heure
dansles magasins d'accessoires du Gymnase et en sor-
tirent avec des armes et un tambour empruntés à cet
arsenal ; ces individus parvinrent à construiré une
espèce de barricade de carton en face du poste Bonne-
Nouvelle, et s'y installèrent avec des fusils, mais point
de munit ions. Aucune lutte n 'étant engagée, les
curieux se demandaient pourquoi on voyait passer
tant de civières portees par des infirmiers precedes de
soldats tenant à la main un baton surmonté de cet
écriteau : Service des húpitaux militaires.
II était près de deux heures lorsque la charge du
colonel Rochefort eut lieu. G'cst alors que vers deux
heures , deux obusiers furent braqués à quelques pas
LE BOULEVARD A U N E H E U R E D E L ' A P R È S - M I D I . 381
de la petite barr icade du poste Bonne-Nouvelle; une
demi-heure après, la batterie ouvrit le feu : son pre-
mier boulet , passant par-dessus les barricades, alia
tuer un enfant qui s'amusait sur le bord du bassin du
Ghàteau-d'Eau.
Les boutiques et les fenètres se fermèrent par tout ,
sauf au cinquième étage de la maison à l'angle de la
rue du Sentier. Les historiograph es du coup d'État
pretendent qu'un coup de fusil a été t i ré, soit de cette
maison, soit du toit de la maison faisant le coin de la
rue Notre-Dame de Recouvrance et de la rue Pois-
sonnière, soit de la maison formant la pointe de l 'hó-
tel Mazagran; toujours est-il qu'à ce moment les
curieux couvraient les trottoirs , et que la cavalerie,
l 'artillerie, l 'infanterie, faisant volte-face en mème
temps, tournèrent leurs armes du còté de la foule. Le
boulevard des Ilaliens s'était, comme on l'a vu, garni
peu à peu de regiments , separés par des batteries
d'artillerie. Le peuple, refoulé par les troupes, se
refugia dans la rue Richelieu et dans les rues adja-
centes, en c r i an t : « Sauve qui peut! » Les boutiques
furent bientòt fermées; quelques coups de fusil se
firent entendre dans la direction de la porte Saint-
Denis. Tout à coup on vit les curieux lever les bras
au ciel avec terreur , prendre la fuite ou se jeter à plat
ventre sur le sol; une fusillade des mieux nourries et
dirigée sur les rangs serrés de la foule parti t de la
tete de colonne des troupes, depuis le boulevard
Poissonnière jusqu'à la Ghaussée-d'Antin. La regu-
lante et la vivacité du feu auraient pu faire croire à
des salves pour célébrer la prise de quelque barricade,
3 8 2 I N T R O D U C T I O N .
si l'explosion sèche et str idente de la cartouche n 'eüt
révélé la presence de la baile. Un capitaine de l 'armée
anglaise 1 se trouvant avec sa femme sur le balcón
d 'une maison garnie, en face du restaurant Bonnefoy,
regarde pour découvrir l 'ennemi contre lequel un feu
si vif était dirigé, un conscrit l 'ajuste, ses camarades
en font au tan t ; il se ret ire , entrainant sa femme, qui
se jette sur le parquet. II était temps : vingt balles
percent les volets, s'aplatissent sur le balcón, et
brisent le miroir et la pendule places au-dessus de la
cheminée.
Les maisons sont labourées de balles et de bis-
caïens; les trottoirs jonchés de morts et de mou-
r a n t s : hommes, vieillards, jeunes filles, meres tenant
leurs enfants à la main, tombent foudroyés; les sol-
dats tirent dans les boutiques et dans les soupiraux
des caves. Le bazar Montmar t re est t roué d'obus et
de boule ts ; encore un coup de canon, et l'hotel
Sallandrouze va s'eífrondrer et écraser les maisons
voisines. Le restaurant de la Maison d'Or, le café
Tor tonisont pris d'assaut par les t roupiers ; le café
Leblond, à l 'entrée du passage de l'Opéra, est plein
de soldats qui font sauter le goulot des bouteilles
de l iqueur et de vin de Champagne. Cette espèce
de mise à sac du boulevard dura pendant près de
vingt minutes . Un libraire à còté de la maison Sal-
landrouze fermait sa devanture, des fuyards cherchent
1. Le c a p i t a i n e J e s s e , q u i , d a n s s a l e t t r e p u b l i é e d a n s le Times l e
6 d é c e m b r e 1 8 5 1 , e t r e p r o d u i t e d a n s V Annual Register d e i a m è m e a n n é e ,
a f o u r n i à l ' E u r o p e l e s p r e m i e r s r e n s e i g n e r n e n t s s u r l ' e x é c u t i o n d u
i d é c e m b r e .
LA F U S I L L A D E CONTINUE. 383
u n asile dans sa b o u t i q u e ; les soldats s'y r u e n t , pré-
tendant qu'on a t i ré sur eux. L'honnète l ibra i re essaye
de defendre ses hòtes inconnus, les soldats l'arrachent
à sa f e m m e et à sa filie, et le tuent sur le seuil de sa
demeure. U n l ibraire voisin subit le m è m e sort.
L a boutique d u m a r c h a n d de v i n à còté d u bazar
d e l ' I n d u s t r i e r e n f e r m a i t u n e c i n q u a n t a i n e de fuyards,
p a r m i lesquels des femmes et des enfants; trois bles-
ses étaient étendus sur le sol, l'un deux ralait. U n
m a l h e u r e u x jeune h o m m e ébranlait la porte, voulant
à toute force sortir p o u r al ler chercher sa f e m m e
dont la foule l'avait separé.
L a Bourse finit à trois heures, les coulissiers r e -
v iennent ordinairement à cette heure au passage de
l'Opéra en s u i v a n t l a r u e M o n t m a r t r e , la r u e V i v i e n n e
et la rue R i c h e l i e u . Ges spéculateurs, causant des
péripéties de l e u r partie de j e u quot idienne, n'étaient
plus qu'à une faible distance d u b o u l e v a r d , lorsqu'ils
se v i rent tout à coup en presence de soldats qui les
couchaient e n j o u e ; ceux qui n'eurentpas le temps
ou la presence d'esprit de s e j e t e r dans l'embrasure
des portes furent atteints p a r l e s balles. U n m a r c h a n d
de coco bien c o n n u de tous les ouvr iers typographes
d u q u a r t i e r M o n t m a r t r e , esperant à la v u e d u boule-
v a r d rempl i de m o n d e gagner u n e bonne j o u r n é e ,
regagnait sa demeure en faisant entendre le t intement
h a b i t u e l ; les soldats se r e t o u r n e n t à ce bru i t , et
prennent le pauvre h o m m e pour cible: i l tombe
sous une vingtaine de coups de f e u , la face contre
terre.
L a f u r e u r des troupes, si elle eüt été réellement
384 I N T R O D U C T I O N .
M. d 'Argou t r é p o n d i t q u e i e s b r u i t s d o n t p a r l e M. de C a s a b i a n c a a v a n t
é t é d e m e n t i s p a r l a Patrie e t p a r l e Constitutionnel, il n ' e n r e s t a i t p l u s
causee par un coup de pistolet ou de fusil tiré sur elles
d 'une fenètre, aurait dü se calmer à la premiere dé-
charge ; les soldats n'avaient point de combattants
devant eux. La maison Sallandrouze n'était pas une
bar r icade ; cependant cet ancien hotel d'un aspect
monumental , étançonné sur de puissants madriers,
montrai t plusieurs mois après les t rous, les lézardes
et les crevasses des boulets dont il avait été criblé.
L'ivresse seule peut expliquer cet accés de sauva-
gerie des soldats; le lecteur n 'a pas oublié les
largesses faites l 'avant-veille aux troupes par le com-
mandant Fleury: comment ne pas at t r ibuer à la
fascination de l 'o rsa par t d'influence dans le coup
terrible que l 'armée venait de frapper? Aussi le brui t
courut-il, dans la soirée mème, que M. Louis Bona-
parte avait fait enlever 20 millions à la Banque de
France pour les distribuer aux chefs de l 'armée et
aux soldats *.
I . D e u x j o u r s a p r è s , le m i n i s t r e d e s f i n a n c e s , p o u r d é m e n l i r c e b r u i t ,
é c r i v a i t a u g o u v e r n e u r d e la B a n q u e :
« M o n s i e u r l e g o u v e r n e u r d e l a B a n q u e ,
» On a r é p a n d u l e b r u i t q u e j ' a u r a i s , à l ' o c c a s i o n d e s d e r n i e r s é v é n e -
m e n t s , r e t i r é d e la B a n q u e , c o m m e m i n i s t r e d e s f i n a n c e s , u n e s o m m e d c
2 5 m i l l i o n s .
D V o u s s a v e z q u e c e b r u i t n e r e p o s e s u r a u c u n f o n d e m e n t ; q u e j e m e
su i s b o r n é , p a r u n e d é p è c h e d u 27 n o v e m b r e , à v o u s f a i r e p a r t d c l'in—
t e n t i o n d u g o u v e r n e m e n t d e d i s p o s e r d e c e t t e s o m m e e n ver tu d u t r a i t é
d u 30 j u i n 1 8 4 8 , e t q u e j ' a i q u i t t é le m i n i s t é r e s a n s a v o i r r e t i r e c e s
2 5 m i l l i o n s , q u c j e v o u l a i s t e n i r e n r e s e r v e p o u r l e s b e s o i n s d u s e r v i c e .
» V e u i l l e z , j e v o u s p r i e , m ' a u t o r i s e r à r e n d r e p u b l i q u e la r é p o n s e q u e
vous m e ferez l ' h o n n e u r d e m ' a d r e s s e r .
» B e c e v c z , e t c s H. DE CASABIANCA. »
F U R E U R DES T R O U P E S . 385
Les troupes de la rive gauche entendirent-elles
aussi un coup de fusil parti d 'une fenètre? II est cer-
tain que la fusillade commença dans leurs rangs à la
mème heure que dans les rangs des troupes du bou-
levard. Le representant Alphonse Esquiros n'avait
pas quitté le faubourg Saint-Antoine depuis la veille:
bien que les membres des associations ouvrières per-
sistassent à ne point se mèler à la lut te , il était par-
venu à recruter çà et là quelques ouvriers qu'il
avait connus autrefois dans les c lubs ; il se trouvait
avec eux, à deux heures , derrière une faible barri-
cade, bientòt enlevéepar la t roupe qui occupait l'en-
trée de chaqué rue. M. Alphonse Esquiros parvint
pourtant à s 'échapper et à gagner le faubourg Saint-
Jacques en traversant le pont d 'Austerl i tz; il était
environ quatre heures et demie lorsqu'il se trouva
de l 'autre còté del 'eau, sur la montagneSain te-Gene-
viève: des soldats adossés contre une maison de la
place du Panthéon tiraient encore à droite et à
gauche sur les passants.
La fusillade ayantcessé, les habitants du boulevard
et des rues adjacentes ouvrirent t imidement les portes
d e t r a c e , m a i s qu ' i l s ' e m p r e s s a i t de d e c l a r e r , p u i s q u ' o n l e l u i d e m a n d a i t
q u e « l e 27 n o v e m b r e l e m i n i s t r e lu i a v a i t fa i t l ' h o n n e u r d e lu i a d r e s s e r
u n e d é p è c h e p o r t a n t qu ' i l ava i t l ' i n t e n t i o n d e r é c l a m e r p o u r l e T r é s o r u n e
s o m m e de 25 m i l l i o n s f o r m a n t l e c o m p l e m e n t d ' u n p r è t d e 150 m i l l i o n s
q u e la B a n q u e s ' é ta i t e n g a g é e à e f f ec tue r e n v e r t u d u t r a i t e d u 19 j u i n .
L e conse i l d e l a B a n q u e , d e l i b e r a n t l e m è m e j o u r s u r c e t t e d e m a n d e , a
r e c o n n u q u ' e l l e é t a i t c o n f o r m e a u x t e r m e s d u t r a i t e d o n t l e s d e r n i è r e s
è p o q u e s d ' e x i g i b i l i t é on t é t é s u c c e s s i v e m e n t p r o r o g é e s , d ' a b o r d j u s q u ' a u
30 d é c e m b r e 1 8 5 0 , e n s u i t e j u s q u ' a u 31 d é c e m b r e 1 8 5 1 . Le T r é s o r , j u s q u ' à
ce j o u r , 6 d é c e m b r e , n e s 'est p o i n t e n c o r e p r é v a l u d e c e t t e e x i g i b i l i t é ,
e t s o n c o m p t e n ' a e n c o r e é té c r é d i t é d ' a u c u n e p o r t i o n d e e e s 25 m i l -
l i o n s . »
T A X 1 L E D E L O R D . 1 . — 2 5
5 ft. \
386 I N T R O D U C T I O N .
de leurs maisons et de leurs boutiques e t ramassèrent
les blesses que personne n'avait osé secour i r jus -
qu ' a lo r s ; les cadavres restaient étendus dans la
boue. Quelque chose de blanc et d 'éclatant se déta-
chait au milieu de l 'ombre à l'endroit oú la rue
Notre-Dame-des-Vietoiresdébouche dans la rue Mont-
mar t re : c'était le pauvre marchand de coco que des
passants avaient relevé dans la rue et adossé au mur
de la bout ique Ganneron ; son tablier blanc était re-
levé sur ses yeux, une lanterne vénitienne jetait sa
lueur t remblante sur le zinc poli de sa fontaine.
Les scenes terribles de l 'aprés-midi produisaient
sur l ' imagination ébranlée de beaucoup de ceux qui
en avaient été les témoins une impression de terreur
voisine de l 'hal lucinat ion; plusieurs d 'entre eux
avaient ñni non seulement par croire à la réalité
d 'une insurrect ion attestée pa r une si sanglante re -
pression, mais encore par voir surgir à chaqué pas
des insurges devant eux. M. Auguste Lireux, cet écri-
vain que nous avons vu le mat in accourir au secours
d'un officier blessé, rentra i t chez lui entre six et
sept heures du soir, boulevard Montmartre, 19 . La
porte lui est à peine ouverte qu'il voit l 'abord de 1 a loge
obstrué par un groupe de locataires en proie à la
plus vive emotion. La fusillade n'avait point été une
plaisanterie, on ne le savait que trop dans la maison.
Un des locataires, un tapissier, avait été tué par
une baile dans son lit, oú il était malade ; les projec-
tiles avaient brisé des fenétres, criblé les murs et les
toitures, faussé les barreaux du balcón au sixiéme
étage et t roué la corniche: toute la maison se t rou-
LES S O L D A T S SONT I V R E S . 387
vait encore sous le coup de l 'épouvante. Un locataire,
un de ees hallucinés dont nous parlions tout à l ' heure ,
fou de peur , en voyant M. Lireux entrer sous la
porte cochère, court aux chasseurs de Vincennes qui
déñlaient, ren t reavec quatre ou cinq d 'entre eux et
leur designe M. Lireux en criant : « Prenez-le! p re -
nez-Ie !... » M. Lireux, sans autre explication, est
empoignéet mis au milieu des rangs.
S'expliquer? impossible! les soldats sont ivres...
quelques-uns tiennent encore à la main des bouteilles
de vin de Champagne qu'ils boivent à \&régalade . . . \h
n'ont pas le vin méchant : cc Deux heures plus tot, dit
un caporal au prisonnier, nous vous aurions fusillé
sur place. Marchez... si vous bougez, gare les baïon-
nettes. )>
Pas un mot de plus k en t irer, pas d'explications
à faire écouter. Un ofíicier vient demander d 'un air
indifferent : « Qu'est-ce? » On lui répond : « Un
homme qui a tiré sur la t roupe. — Bon, marchez! . . .»
M. Lireux suit les soldats dont l'ivresse augmente
à chaqué instant. Qui sait si tout à l 'heure il ne leur
prendrà pas fantaisie de tourner sur sa poitrine ces
carabines dont il a le canon béant sous les yeux?
Inutile de songer à la fuite, d 'appeler au secours.
M. Lireux essaye en vain de se faire entendre des
chasseurs avinés : Marche! c'est leur réponse. Le
prisonnier marche en effet, songeant à sa famille, à
ses amis, car un miracle seul peut lesous l ra i re à son
s o r t : c'est l'agonie au pas accéléré.
Le détachement qui entraine M. Lireux est par-
venu vis-à-vis de l'hotel du ministére des affaires
388 I N T R O D U C T I O N .
étrangères, situé alors sur le boulevard des Gapucines;
le commandant dit à un caporal, en montrant le pri-
sonnier : « Donnez-le aux gendarmes du poste, ils en
feront leur affaire. »
Trois hommes se détachent, conduisent M. Lireux
au poste des affaires étrangères, l'y laissentavec un
petit papier, un chiffon sale, sur lequel il est écrit :
<( Arrèté pour avoir t iré. »
Tiré, avecquoi? sur qui? oú? Le brigadier, com-
mandant du poste, un gendarme alsacien, sans s'em-
barrasser des reclamations du prisonnier, se contenle
de dire à ses gendarmes : « Allumez le falot! »
L'un d 'euxprendla lanterne, lesautress 'approchent
du ràtelier d 'armes; le brigadier ouvre une petite
porte qui donne sur la cour de l 'hòtel. Le prisonnier
faisant un dernier appel à son énergie, proteste de
toute sa voix et de toutes ses forces contre l'assas-
sinat dont il craint de devenir la victime. Ses cris
sont heureusement entendus par le secretaire de
M. Turgot, ministre des affaires étrangères, installé
depuis le matin seulement ; il accourt au poste, et
reconnait M. Lireux, son ami.
Le secretaire, à peine parti pour chercher les ordres
nécessaires à la délivrance de M. Lireux, le brigadier,
voulant se débar rasserde la responsabi l i t é , puisqu'on
ne peut pas en finir tout de suite, donne l 'ordreà trois
de ses hommes de conduiré le prisonnier à la caserne
de gendarmerie du Luxembourg: <r. Tirez dessus s'il
crie ou s'il veut s 'échapper. — Bon, bon! » répondent
les gendarmes. Après ce monosyllabe prononcé d 'un
ton d'indifférence sinistre, il n'y avait qu'à marcher
L E S P R I S O N N I E R S SONT F U S 1 L L É S . 389
sans rien dire; d 'ail leurs, pas une àme dans les rues .
M. Lireux, arrive à la caserne, est déposé entre les
mains d 'un maréchal des logis, qui en donne reçu,
ainsi que du petit papier remis par le détachement
de chasseurs.
Le prisonnier est introduit dans une pièce meublée
de bancs et d'une grande table sur laquelle une chan-
delle b rü le ; on en a l lume une a u t r e ; le brigadier et
les gendarmes s'asseoient aulour de la table.
Le brigadier lit le papier « Arrété pour avoir tiré »,
et le communique à ses camarades . M. Lireux,
pendant que les gendarmes chuchotent entre eux,
recommence ses explications, que personne n 'écoute .
Le secretaire de M. Turgot ne revient pas ; le m a r é -
chal des logis est plus expéditif que le brigadier . Le
prisonnier, cette fois, se croit perdu, lorsqu'un chef
de bataillon de la gendarmerie mobile, M. Saucerotte,
qui, l 'avant-veille, avait arrété les representants au
palais législatif, entre dans le poste. M. Lireux trouve
enfin un homme en état de l 'écouter: il lui raconte
sa journée, il lui indique des témoins. Le secretaire
de M. Turgot arrive por teur de l 'ordre suivant, signé
Maupas : « Remettre M. Lireux en liberté par tout oú
on le trouvera, s'il est encore en vie1. »
Les combattants pris sur les barricades étaient
fusillés avec une rigueur que ne diminua point la
cessation de la lu t t e ; les prisonniers suspects de
republ icanisme furent traites sans miséricorde. Des
1 . M. L i r e u x , a r r è t é un m o i s p l u s t a r d , j e t é e n p r i s o n , c o n d a m n é s a n s
è t r e e n t e n d u p a r l e c o n s e i l d e g u e r r e à la d e p o r t a t i o n , fut r e m i s e n
l i b e r t é , g r a c e a u x d e m a r c h e s e t à l ' i n t e r v e n t i o n d e s g e n s de l e t t r e s .
390 I N T R O D U C T I O N .
1 . Le c a p i t a i n e M a u d u i t , Revolution militaire du 2 décembre 1 8 5 1 .
2 . Ibidem.
fouilles pratiquées chez les marchands de vin de la
rue Montorgueil amenèrent dans la soirée l 'arresta-
tion d 'une centaine d'individus dénoncés comme
républ ica ins ; ouvriers pour la plupart , ils avaient
les mains noi res : les soldats prétendirent qu'elles
étaient noires de poudre ; ces malheureux furent
fusillés l . Le general Herbillon faisait donner le fouet
aux prisonniers ages de moins de vingt ans qu'on
lui amenait comme insurges. Les simples officiers
rendaient la jus t i ce : des soldats découvrent un enfant
caché dans le caisson d'un omnibus qui a servi à
la construction d'une barricade à la pointc Saint-
Eustache; un capitaine condamne cet enfant à passer
la nuit dans, une morgue improvisée oú trois cadavres
sont enfermes. D'autres prisonniers durent se mettre
à genoux et demander pardon à des cadavres qu'ils
étaient censes avoir tués 2 .
Vingt-cinqou trente républicains, résolus à ne pas
survivre à la perte de la liberté, se tenaient encore,
fusil en main, à l a t o m b é e d e la nuit, sur les barr i -
cades, martyrs inconnus, parmi lesquels l'histoire a
recueilli le nom seul de Denis Dussoubs, neveu du
representant Gaston Dussoubs. Les barricades du
faubourg Saint-Martin emportées, Dussoubs était
venu se mèler aux combattants de la rue Montor-
gueil ; debout sur la barr icade, il haranguait les
soldats, lorsqu'il tomba percé de vingt balles, en criant
une derniére fois: Vive la République!
Le comité de resistance, réuni dans une maison du
L E S E X P L O I T S DE D E L A H O D E . 391
boulevard, se dispersa en apprenant la mort de Denis
Dussoubs; i l avait cru toute la journée au succés de
Pirfsurrection.
Les troupes défilérent au son de la musique sur
le boulevard, oú les cadavres étaient encore ainon-
celés, et oú, en bien des endroits , les pieds glissaient
dans le sang; les cafés se rouvrirent. Le Divan, situé
à l 'entréede la rue Lepelletier, aco té des bureaux du
National, servait de lieu de reunion à un certain
nombre d'artistes, de gens de lettres et de journa-
listes. Armand Marrast y faisait tres assidúment sa
partie de dóminos dans les dernières années du regne
de Louis-Philippe. La revolution de Février dispersa
ees écrivains; plusieurs d'entre eux cependant, fidéles
h ce lieu de rendez-vous, s'y trouvaient ce soir-là,
remplis d'anxiété et d'impatience de connaitre lé sort
de leurs amis et les resultats de la journée. La porte
du Divan s'ouvre tout à coup, deux hommes entrent
brusquement , suivis par une escouade de chasseurs
de Vincennes, la baïonnette en avant. Le premier de
ees hommes ouvre son habit et laisse voir une echarpe
de commissaire de police; le second, c'est Delahode,
le célebre mouchard du dernier préfet de police de
Louis-Philippe; Delahode, secretaire de la prefecture
de police après la revolution de 1848 ; Delahode qu'on
avait vu marcher en grand deuil derriére les cercueils
des morts de Février, qu'il trahissait vivants. Dela-
hode inspirait cependant des soupçons; profitant de
la confusion du moment , et de la position qu'il
oceupait sous Caussidière, il cherchait à s'intro-
dure sous divers pretextes dans la salle de la
*°
\*
\ ex.
332 I N T R O D U C T I O N .
prefecture de police oú sont enfermes les dossiers;
ees tentatives réitérées augmentérent la méfiance
qu'il excitait; Caussidière lit ouvrir le dossier de
Delahode en sa presence et en presence de plusieurs
personnes convoquées exprés; il était plein des
preuves de son crime. Un pistolet charge fut mis entre
les mains du trai tre; il le repoussa et partit. II vécut
de quelques pamphlets miserables contre les républi-
cains, jusqu'au moment oú la police bonapartiste
lui donna un role dans le coup d 'État . Delahode avait
servi comme caporal; mis en prison par son colonel
comme auteur de diverses chansons patriòtiques»
plusieurs journalistes s'étaient interessés en sa faveur;
il put , grace à eux, à sa sortie de l 'armée, insérer
quelques chansons et quelques articles dans les jour-
naux de l'opposition radicale . II connaissait la plupart
des écrivains du parti démocrat ique; M. de Maupas
lui confia le soin de les designer au commissaire de
police charge de les arréter . Ge commissaire, nommé
Boudrot , parcourait les salles du Divan, sa feuille à
la main, et Delahode lui indiquait du doigt ceux qui
s'y trouvaient portés; ces écrivains, conduits dans le
petit jardín du Divan, gardé par une compagnie de
chasseurs de Vincennes, formèrent bientòt un convoi
destiné à peupler les casemates du fort d'Ivry.
Le convoi, escorté par les chasseurs de Vincennes,
suivit les boulevards; les soldats faisaient ripaille. Les
tables étaient dressées depuis la Ghaussée-d'Antin
presque jusqu 'à la Bastille: les habitants de ces quar-
tiers, convaincus par la fusillade de l 'après-midi,
n'hésitaient plus à se declarer bien et dúment sauvés
L E S C O M P L I C E S DU COUP D'ÉTAT. 393
1. Au n o m b r e de c e s m o r t s r e g r e t t a b l e s . il faut p l a c e r ce l l e d e M. B lav i e r ,
che f d e la po l i ce m u n i c i p a l e , d é m i s s i o n n a i r e le 4 d é c e m b r e .
de l ' anarchie : ils témoignaient leur reconnaissance
à leurs sauveurs par l'envoi de provisions de bouche,
de vins et de liqueurs. Les soldats qui ne mangeaient
pas, buvaient; la flamme des punchs se mèlait aux
feux des bivouacs. La journée du 4 décembre était
finie, le coup d'État avait réussi.
Les complices de Bonaparte qui avaient trempé
dans l'exécution du duc d'Enghien gardèrent le silence
sur cet événement tant que dura l 'Empire; au retour
des Bourbons, des accusateurs se levèrent de toutes
parts contre eux. Les instigateurs el les exécuteurs d u
coup d'E tat de Vincennes — car la mort du duc
d'Enghien est un coup d'État contre un seul homme
— publièrent tous leur justification, c'est-à-dire l 'acte
d'accusation de leurs complices. Un jour éclatant
S 3 fit sur cet assassinat juridique.
Les exécuteurs du coup d'État, dont la vraie date
est le 4 décembre , n'ont pas encore eu l'occasion de
fournirde semblables moyens d'informations à l 'his-
toire; ils n'ont publié ni mémoires contemporains
ou posthumes, ni correspondances part iculières.
L'accés des depots oú sont renfermées les corres-
pondances officielles est interdit au pub l i c ; l 'histo-
rien ne peut raconter que ce qu'il a vu lui-mème ou
recueilli de la bouche de témoins dignes de f o i ;
encore ces récits ne doivent-ils ètre util ises qu'avec
reserve, car il serait souvent difficile d'appeler les
narra teurs en témoignage; les uns sont m o r t s 1 , les
3 9 1 I N T R O D U C T I O N .
1 . M. d e V a u l a b e l l e , f r è r e d e l ' h i s t o r i e n .
autres ont par lé sous l'influence d'une emotion que le
temps ou l ' intérèt personnel a effacée.
oc Allumez le falot! » A l'oreille de combien de
victimes innocentes ces mots ont-ils retenti pendant
cette nuit du 4 au 5 décembre ? Des executions en
masse ont-elles eu lieu dans les prisons, à la prefec-
ture de police et au Champ de Mars? II est impos-
sible de le savoir aujourd'hui . Le Moniteur du
30 aoüt 1852 accuse un chiffre de 380 personnes
tuées. Le relevé des morts enterrés dans les divers
cimetières de Paris dans la journée du 5 pourrai t
seul nous apprendre si le chiffre du Moniteur est
exact. Le conservateur du cimetiére Montmartre en
1851 a sou vent raconté qu'il avait reçu le 5 décem-
bre plus de 350 cadavres avec ordre de les enterrer
immédiatement, sans mème les laisser reconnaítre.
Ce fonctionnaire, par intérét pour les families,
n'hésita point à enfreindre cet ordre. Les vètements
soigneusement explorés, afín de mettre de còté les
objets qui pourraient servir à les designer, ne conte-
naient ni bourse, ni mont re , ni bijou ; toutes les
poches avaient été retournées par les soldats. Un
peu de terre et de paille recouvrit les c o r p s ; les
parents écartaient cette paille pour voir leurs traits :
tous furent reconnus.
Le general Magnan parle dans son rapport d 'une
centaine d'individus fusillés par les soldats. Est-ce le
chiffre exact? C'est le secret des généraux qui ont
inscrit sur leurs états de service : Canipagne de
Paris.
GHAPIÏRE VIH
LA D I C T A T U R E .
1851 — 1 8 5 2
S O M M A I R E . — M. É m i l c d e G i r a r d i n e t M. N a p o l e o n B o n a p a r t e . — l i s
v e u l e n t p r o l o n g e r la r e s i s t a n c e . — l i s son t ob l i ge s d e r e n o n c e r à c e t t e
i d e e . —• Te Deumà N o t r e - D a m e . — Le p r i n c e N a p o l e ó n e t son f a u t e u i l .
— L e s p r i s o n n i e r s d c H a m c o n d u i t s h o r s d e F r a n c e . — Q u a t r e - v i n g t s
r e p r e s e n t a n t s s o n t b a n n i s ou e x p u l s é s m o m e n t a n é m e n t d u t e r r i t o i r c
f r a n ç a i s . — Le p r e m i e r c o n v o i d e t r a n s p o r t é s p a r t d u for t d e B i c è t r e
p o u r le H a v r e . — L a C o n s t i t u t i o n d e 1852 et l a Cons t i t u t i on d e l ' a n V I I I .
— La C o n s t i t u t i o n de 1852 , c ' e s t l ' E m p i r e . — D é c r e t s d e c o n f i s c a t i o n
des b i e n s de la f ami l l e d ' O r l é a n s . — M. d e M o r n y d o n n e s a d é m i s s i o n
e t q u i t t e le m i n i s t é r e . — MM. F o u l d , R o u h e r e t M a g n e i m i t e n t s o n
e x e m p l e . — M . d e P e r s i g n y , m i n i s t r e d e l ' i n t é r i e u r . — L e t t r e d e s
p r i n c e s d ' O r l é a n s . — Le g o u v e r n e m e n t c h e r c h e q u e l q u ' u n p o u r de-
f e n d r e les d é c r e t s du 22 J a n v i e r . — II t r o u v e M . G r a n i e r d e C a s s a g n a c .
— I n d i f f e r e n c e d e la m a j o r i t é de la s o c i é t é f r a n ç a i s e s u r e e s d é c r e t s . —
Causes d e c e t t e i nd i f f e rence . — F i n d e la d i c t a t u r e .
Le 5 décembre, M. Louis Bonaparte, sur un r a p -
port du ministre de la guerre , decrete que : « Afín
de récompenser les services rendus à l ' intérieur,
comme ceux des armées au dehors, lorsqu 'une troupe
organisée aura contribué par des combats à rétablir
l 'ordre sur un point quelconque du terr i toire , ce ser-
vice sera compté comme service de campagne . »
Le méme jour , le préfet de police Maupas, cher-
chant un pretexte p o u r t r a q u e r les vaincus, declare,
dans une proclamation aux Parisiens, que les ex-
396 I N T R O D U C T I O N .
representants montagnards , mettant à profit les
derniers restes de leur ancien prestige, cherchent à
entrainer le peuple à leur suite dans une folie resis-
tance. Les agents de M. de Maupas auraient pu, il
est vrai, le 5 au matin, surprendre le rédacteur en
chef de la Presse corrigeant les épreuves d'un nouvel
appel à l ' insurrection; maisl ' impossibilité de porter cet
appel à la connaissance du peuple en presence des deux
dragons qui montaient la garde, le pistolet au poing,
à l 'entrée de l ' imprimerie , l'avait bientót porté à re-
noncer au projet de recommencer la lutte. M. Napo-
leon Bonapar te , en ce moment dans les bureaux de
la Presse, se résignait moins aisément à cette néces-
sité. Pendan t que M. de Girardin prétait l'oreille aux
observations de ses collaborateurs, M. Napoleón Bo-
napar te , ouvrant tout à coup la porte d'une salle
at tenante au bureau de la redaction, s'écria : —
« Vous acceptez done ce qui se fait? — Et vous, lui
demanda une des personnes presentes, en montrant
la proclamation, signerez-vous cette piece? — M a
position ne me le permet pas, répondit M. Napoleón
Bonapar te . — Ne conseillez pas alors aux autres ce
que vous ne voudriez pas faire vous-mème. »
M. de Girardin jeta ses épreuves au panier .
Le clergé de Paris avait gardé le silence pendant
.cestrois lúgubres jou rnées ; le 6 d é c e m b r e p a r u t l e
décret qui rendait au culte l 'ancienne église Sainte-
Geneviève. Ge jour- là , sur le boulevard Poissonnière,
on voyait encore « sur les marches du grand dépòt
d 'Aubusson, une m a r e de sang qu'on eüt bien dü
faire disparai t re en enlevant les vingt-cinq ou trente
M. NAPOLEÓN B O N A P A R T E V E U T C O N T I N U E R LA R E S I S T A N C E . 397
cadavres qu'on y avait ranges et laissés exposés pen-
dant vingt-quatre heures aux regards d'un public
cons te rné 1 . » Des couches de sable j aune s'éten-
daient de distance en distance dans les rues voisines
du boulevard; le sang avait disparu en se mèlant à la
boue. Les charges du I e r regiment de lanciers for-
maient encore le sujet des entretiens sur les boule-
vards : « La population habituel le de ce séjour de la
ílanerie en conservera longtemps le souvenir, et saura
que s'il y a du courage à se bat t re sur une barricade,
on ne tire pas toujours impunement du fond d'un salon
brillant, et ménie masqué par la poitrine d'une jolie
femme, contre une troupe armée uniquement de lances
et depistolets.
» Plus d 'un brave de cette espèce a payé cher ses
injures et sa fusillade a la Jarnac...; plus d 'une ama-
zone du boulevard a payé cher également son impru-
dente complicité à ce nouveau genre de barricade....
Puissent-elles enprofiter pour l 'avenir ! »
M. Louis Bonaparte avait recompensé les braves.
M. de Morny se chargea de punir les gens sans
coeur. ce Dans plusieurs quartiers de Par i s , écrit-il
au general Lawcestine, plusieurs propriétaires ont
eu Yimpudence* de mettre sur leur porte : « Armes
données. » On concevrait qu 'un garde national écr i -
vit : «: Armes arrachées de force », afín de met t re à
couvert sa responsabilité vis-à-vis de l 'État, et son
honneur vis-à-vis de ses concitoyens, mais inseriré
1. Le c a p i t a i n e M a u d u i t , Revolution militaire du 2 décembre 1 8 5 1 .
2. Le t t r e de M. d e M o r n y au c o m m a n d a n t e n c h e f de l a g a r d e n a t i o -
n a l e . P a r i s , 7 d é c e m b r e .
398 I N T R O D U C T I O N .
sa honte sur le front de sa propre maison révolte le
caraçtère français. » M. de Moray, pour éviter
cette honte, se serait sans doute fait tuer en 1848,
plutol que de livrer sa panoplie. Le rigide ministre
du coup d'État ajoufa : <c J ' a i donné l'ordre au préfet
de police de faire effacer ees inscriptions, et je vous
prie de me designer les legions oú ees faits se sont
produits , afín que je propose à M. le president de
la République de décréter leur dissolution *. »
M. Louis-Napoléon Bonaparte declare, dans sa
proclamation du 8 décembre au peuple français, qu'il
se conformera toujours à son arret , et qu'en atten-
dant il ne reculera devant aucun sacrifice pour dé-
jouer les projets des factieux. Dévouement inutile,
puisque, d'après la proclamation, «la capitale a mon-
tré par tout une at t i tude calme », puisque « dans ces
quartiers populeux, oú naguòre l ' insurrection se
recruta i t si vite, l 'anarchie, cette fois, n'a pu rencon-
t rer qu 'une repugnance profonde pour ses detestables
excitations », et puisque enfin « l'appel à la nation
pour terminer la lutte des partis ne faisait courir
aucun danger sérieux à la tranquilhté publique ».
Un décret de la veille, malgré ces paroles rassu-
rantes, déférait à la juridiction militaire la connais-
sance de tous les faits se rat tachant à ce que le gou-
vernement appelle l ' insurrection du 3 décembre et
jours suivants, et le jugement des affaires des indivi-
dus poursuivis à raison de ces faits; quatre commis-
sions militaires, composées chacune de trois membres,
1. L e c a p i t a i n e M a u d u i t , Revolution militaire du 2 décembre 1851 .
LES C O M M I S S I O N S M I L I T A I R E S . 399
présidées par un officier supérieur, se livreront aux
operations de l ' instruction sous la présidence du ge-
neral Ber t rand, qui a déjà préside aux transporta-
tions de Ju in . Le 8 décembre, un autre décret porte
que tout individu qui aura fait partie d'une société
secrete, ou qui, place sous la surveillance de la haute
police, romprà son ban, pourra étre t ransporté , par
mesure de süreté genérale, dans une coloide péniten-
tiaire à Cayenne ou en Algérie. Le renvoi sous la sur-
veillance de la hau te police donnera dorénavant au
gouvernement le droit de determiner le lieu oú le
condamné devra résider à l'expiration de sa pe ine ;
le séjour de Paris et de la banlieue est interdit à tous
les individus places sous la surveillance de la haute
police. En cas de contravention, ils pourront étre
transportés à Cayenne et en Algérie. Ce décret rétro-
actif menaçai tdes milliers de Français .
Trente-deux départements sont mis en état de
siège; les arrestations atteignent presque au chiffre de
cent mille. Loin de cesser à Par i s , elles augmentent
chaqué jour *. Les representants Chauffour e tKestner
sont arrètésle 7. David, le statuaire, varejoindre, deux
jours après, dans un cabanon de la prefecture, Buchez,
l'ex-président de l'Assemblée nationale, et son ami le
docteur Cerise. Seize personnes, imprimeurs , com-
positeurs, employes, sont jetés en prison pour avoir
appartenu au National. M. Hetzel, édi teur, ancien
secretaire du pouvoir exécutif, « reçoit l 'ordre de
quitter la France, et de n'y plus rentrer ». Les dé-
1. Le chiffre d e s a r r e s t a t i o n s , à P a r i s s e u l e m e n t , d é p a s s e 26 0 0 0 , d ' a p r è s
M. G r a n i e r d e C a s s a g n a c .
4 0 0 I N T R O D U C T I O N .
tenus ne font pas un long séjour dans les prisons de
Paris , devenues trop étroites; ils sont transférés, au
bout de deux ou trois jours, dans les forts. Les t rans-
fèrements s'opèrent entre minuit et une heure du
mat in ; les soldats composant l'escorte ont le fusil
charge et l 'ordre de fusilier quiconque tenterait .de
s 'échapper. Chaqué casemate reçoit un nombre régle-
mentaire , mais souvent dépassé de cinquantè prison-
niers ; le jour ne pénètre sous ces voütes sombres et
humides que par deux meurtr ières qu'il faut boucher
pour intercepter le vent glacial de décembre; une
couverture, de la paille, quelquefois un mátelas, for-
ment le mobilierde chaqué prisonnier. Une casemate
longue de 20 metres , large de6 , contient souvent cent
personnes. Promenade d 'un quart d'heure par jour
dans un étroit p réau ; defense absolue de sortir sous
aucun pretexte, voilà le règlement des casemates.
Les détenus se plaignent vainement; les directeurs
de ces geòles leur répondent qu'ils ne sont pas jugés
et que par consequent, ne sachant point s'ils ont
réellement affaire à des détenus polítiques, ils les
m e t t e n t a u regime et à l 'ordinaire des voleurs.
Le règlement des prisons renferme des prescriptions
qui , appliquées à certains détenus , deviennent des
actes de veritable barbàrie . M. Deville, docteur en
médecine, renferme dans la prison des conseils de
guerre , rue du Gherche-Midi, demande , pour ap-
prendre Tangíais, le Vicairede Wakefield, roman de
Goldsmith; Taumònier s'oppose à son introduction.
Les prisonniers des casemates, soumis à la fois à
Tadministration militaire et à l 'administration civile,
L E S C A S E M A T E S . 401
rclevaient du commandan t du fort et d'un directeur :
double contra inte .
Le pouvoir jusqu'à ce jour a, selon l'expression
consacrée, agi administratiu ement; le moment de
proceder judiciairement est arrive. Les juges D E -
struction se présentent done dans les forts, et
soumettent les detenus à l 'interrogatoire su ivant :
« — V o u s avez pris par t aux événements? — Vous
faites part ie d 'une société sec re te?— Comment avez-
vous passé votre temps dans les journées des 2 , 3 et 4
décembre ? » Le prisonnier répond quelques mots,
et le juge prononce ! Pas de témoins à charge ou à
décharge, pas de confrontation. Des detenus en grand
nombre ne soni pas interrogés. Les membres des
commissions militaires consultent sur chaqué per-
sonne amenée devant eux les dossiers de la prefecture
de police, l'opinion du juge d'instruction sèchement
formulée à la suite du dossier. Le prisonnier, après
cet examen, se trouve classe dans l 'une des trois
categories : I o individus pris les armes à la main ou
contre lesquels il existe des charges graves; 2° indi-
vidus contre lesquels il existe des charges moins
graves, mais de nature pourtant à motiver un juge-
ment ; 3° individus danger eux. Les conseils de guerre
jugeant sommairement attendent les premiers ; les
seconds comparaitront devant divers t r i bunaux ; la
deportation est réservée aux derniers .
Heureux encore les détenus de ce semblant d'in-
struction, à la suite de laquelle ils furent en assez
grand nombre rendus à leur famille.
Les attributions de la commission consultative
T A X I L E D E L O U D - T . — 26 ^
IS \
40"2 I N T R O D U C T I O N .
furent enfin réglées le 11 décembre . Cette commis-
sion, après t an t de vicissitudes, se trouva constituée
d 'une facón definitive sous la présidence de
M. Baroche. Ce jou r - l à , cessèrent les missions con-
fieos à M. Maurice Duval dans les départements des
Còtes-du-Nord, du Finis tère , d'Ille-et-Vilaine, de
Maine-et-Loire, de la Mayenne, du Morbihan, de la
Loire-Inférieure, de la Vendée; à M . Carlier dans
les dépar tements de l 'Allier, du Cher, de la Nièvre
et de l 'Yonne; et à M. Bérard dans le département
de la Somme.
Un credit de deux millions est ouvert pour dis-
tribu er des secours aux anciens mil i ta i res ; le cadre
d'activité des officiers généraux et le cadre de l 'état-
major sont rétablis sur les anciennes bases, ainsi que
le chiffre des divisions militaires réduit le 3 mai 1848 .
Aueun cabare t , café ou autre dèbit de boissons à
consommer sur p l ace , ne pourra s'établir désormais
sans l 'autorisation de l 'administrat ion.
Le mode d'organisation du suffrage universel em-
pro nté à la legislation du Consultat et de l 'Empire
avait été remplacé le 5 décembre par le mode em-
ploye en 1848. L'opinion publ ique demandad, d 'au-
tres satisfactions; elle eüt voulu que la question for-
niu lee dans le plebiscite fut au t rement posee au
people, et qu' i l ne se trouvát pas réduit à repondré
oui ou par non sur des faits accomplis, ni à ratifier le
coup d'État sous peine de tomber dans l ' anarchie ;
comment ne pas souhaiter surtout que le peuple
puisse demander des conseils sur son vote aux jour-
naux e t aux reunions publiques?Mais lespréfets, loin
L E VOTE DU 20 D É C E M B R E 1 8 5 1 . 4 0 3
de repondré à ces vceux legit imes, assimilent les reu-
nions polít iques aux sociétés secretes. Le general
d'Alphonse fait placarder dans le dépar tement du
Cher que <t tout individu cherchant à t roubler levóte,
ou en critiquant le resul tat , sera immédia tement
Iraduit devant un conseil de guerre ». Le préfet du
Bas-Rhin arrète que « la distribution de bulletins de
vote ou d 'écr i tsestformellement interdite ». Le préfet
de Toulouse fera poursuivre « tout distributeur ou
colporteur d'écrits ou de bulletins imprimes ou manus -
crits, s'il n'est muni d'une autorisation spéciale du
maire ou du juge de paix ». La gendarmerie arrète
des gens sous la prevention d'avoir excité des citoyens
à voter contre le president de la République, d 'au-
tres pour avoir influence l 'élection ou distribué
simplement des bulletins négatifs.
La commission consultative chargée de dépouiller
les votes du scrutin des 20 et 21 décembre en pré-
sente, quelques jours après , le resultat au Pr ince-
président, t i t re que tous les fonctionnaires donnent
ma in tenan tà M. Louis Bonapar te . Le chiffre offlciel
des bulletins portant oui était de 7 439 2 1 6 ; celui
des bulletins portant non, de 646 737 ; celui des bu l -
letins nuls de 36880 seulement. M. Baroche , organe
de la commission consultative, prononça les paroles
suivantes, après avoir constaté ce r e su l t a t :
< Preñez possession, Pr ince , du pouvoir qui vous est si g lor ieu-
sement déféré ; servez-vous-en pour développer , p a r d e s a g e s insti-
tutions, les bases fundamentales que le peuple lui-méme a consa-
crées p a r ses votes. I iétablissez en France le principe d'autorité
trop ébranlé depuis cinquantè ans par nos continuelles agitat ions;
404 I N T R O D U C T I O N .
combattez sans re làche ces passions anarchiques qui attaquent la
société jusque dans ses fondernents. Ce ne sont plus seulement des
theories odieuses que vous avez à poursuivre et à répr imer , e l les
se sont traduites en faits et en horr ibles attentats. Que la F r a n c e
soit enfin dél ivrée de ces hommes toujours prèts pour le meurtre
et le p i l lage , de ces hommes qui, au d ix-neuvième siècle , font hor-
reur à la civi l isation, et semblent, en révei l lant les plus tristes
souvenirs , nous repor ter à deux cents ans en arr iére . »
Le Prinee-président répondi t :
(( J e comprends toute la g randeur de ma mission nouvelle, j e
ne m'abuse pas sur ses graves difíicultés ; mais avec un coeur droit,
avec le concours de tous les hommes de bien qui , ainsi que vous,
m'écla ireront de leurs lumières et me soutiendront de leur patr io-
t i sme, avec le dévouement éprouvé de notre vai l lante a r m é e , enfin
avec cette protection que demain j e pr iera i solennellement le ciel
de m'accorder encore , j ' e s p è r e me rendre digne de la confiance q u e
le peuple continue de mettre en moi. J ' e s p è r e assurer les destinées
de la F rance en fondant des institutions qui répondent à la fois aux
instincts democràt iques de la nations et au désir exprimé universel-
lement d'avoir désormais u n pouvoir fort et respecté . En effet,
donner satisfaction aux exigences du moment en creant un système
qui reconstitue l 'autorité sans b l e s s e r l ' éga l i té , sans fermer aucune
voie d'amélioration, c'est j e te r les veritables bases du seul edifice
capable de supporter plus tard une l iberté sage et bienfaisante. »
Le corps diplomatique et le clergé de Par i s , à la
suite de la commission consultative, offrirent leurs
felicitations au Prince-président . Le nonce, en lui
presentant ses collègues, garda le silence ; l 'arche-
vèque de Par is prononça ces paroles:
« Nous pr ierons Dieu avec ferveur pour le succés de la haute
mission qui vous est confiée, pour la paix et la prospéri lé de la
R é p u b l i q u e , pour l'union et pour la concorde de tous les citoyens. »
Le Prince-président entendit pour la premiere
M. NAPOLEON BONAPARTE AU T E DEUM DE N O T R E - D A M E . 40."»
fois, le lendemain 1 e r janvier 1852, son nom melé
aux prières du clergé sous les voútesde Notre-Dame.
Le chceur, après le Te Deum, entonna le Domine,
salvum fac Rempublicam, et salvum fac Ludovicum
Napoleonem. Tous les regards , pendant la cérémonie,
se portaient sur le prince Napoleón Bonaparte, assis
dans un fauteuil sur l 'estrade, non loin du dais du
dictateur, derrière lequel le prince Murat étalait le
grand cordon de l 'ordre de Naples. Le Moniteur,
sous pretexte qu'avec la forme nouvelle de gouverne-
ment sanetionnée par le peuple, la France peut
adopter sans ombrage les souvenirs de l 'Empire et
les symboles qui rappellent sa gloire, publiait le matin
mème un décre t remplaçan t sur le drapeau français
le coq gaulois par l ' a ig le romaine ; un autre décret
apprenait au pays que le palais des Tuileries allait
redevenir la residence ofíicielle du chef de l 'État .
Les femmes et les soeurs des prisonniers de Ham
attendaient dans cette ville le moment de connaitre
le sort reservé à leurs maris et à leurs frères. Le 8
janvier, vers une heure du mat in , la porte de l'auberge
habitée par elles retentit de coups redoubles : c'est
un messager accouru de la citad elle pour leur appren-
dre l'arrivée de M. Leopold Lehon, qui a déjà préside
au transferí des généraux de Par i s , à H a m ; les pri-
sonniers ne tarderont pas à étre enlevés. M m e Lamo-
ricière, M m e Le Flo , la soeur du general Bedeau, se
rendent au chateau; impossible d'y pénétrer. L'émis-
saire de M. de Morny, qui sort de la prison, passe
sans dire un mot au milieu de ces femmes, les pieds
dans la neige, grelottantes, éplorées; le père de
406 I N T R O D U C T I O N .
M m 3 Le Flo , vieillard aux cheveux blancs, soutenait
sa filie; les deux autres dames se précipitèrent à l a
portière de la voiture qui ramenai t le secretaire du
ministre de l 'intérieur : « De grace, s'écrienl-elles,
laissez-nous voir nos maris et nos freres, dites-nous
quel est leur sort! » M. Lehon entra sans repondré
dans la cour de la citadelle. Un bruit de roues se fit
bientòt entendre : une voiture passa sous la voüte au
galop; l 'une de ces dames, malgré la rapidité des
chevaux, reconnut le general Changarnier, qu'on
entrainait : « General, oü vous méne-t-on? s La
voix du general Changarnier se perdit dans le bruit
du vent, des coups de fouet et des roues. Le colonel
Charras passa ensuite avec la mème rapidité. Ces
courageuses femmes attendaient encore à la porte du
fort à cinq heures du mat in ; un employe du greffe,
touché de pitié, leur apprit que les prisonniers de Ham
étaient conduits hors de France . Ce bannissement
fut suivi le lendemain, 9 janvier, d'un décret expul-
sant du terri toire français, pour cause de súreté
genérale, lesanciens representants : Valentin, Bacou-
chot, Perdiguier , Cholat, Latrade, Renaud, Renoit
(du Rhone), Rurgard, Colfavru, Faure (du Rhone) ,
Gambon, Lagrange, Naclaud, Terrier, Victor Hugo,
Cassal, Signard, Viguier, Charassin, Bandsept, Savoye,
Joly, Combier, Roysset, Duché, Ennery, Guilgot,
Hochstuhl, Michel Boutet, Raune, Bertholon, Schoel-
cher, d e F l o t t e , Joigneaux, Laboulaye, Rruis, Esqui-
ros, Madier de Montjau, Noel Parfait, Émile Pean,
Pelletier, Raspail, Bac, Bancel, Belin, Bisse, Bourzat,
Brives, Chavoix, Dulac, Dupont (de Bussac), Dus-
LE P R E M I E R CONVOI DE T R A N S P O R T É S . 407
soubs, Guiter, Lafon, Lamarque, Lefranc, Leroux,
Maigne, Malardier, Mathieu (de la Dròme), Miloite,
Roselli-Mollet, Charras, Saint-Ferréol, Sommier, Tes-
telin (du Nord). Un autre décret du méme jour éloi-
gnait momentanémen t : le general Le Flo , le general
Bedeau, le general Lamoric ière , le general Chan-
garnier, Baze, Thiers, Chambolle , de Rémusat ,
Jules de Lasteyrie, Émile de Girardin, le general
Laidet, Pascal Duprat , Edgar Quinet, Antony Thou-
rey, Chauffour, Versigny.
Le premier convoi de transportés partit ce jour- là
méme de Bicètre. Les prisonniers de ce fort enten-
dirent les geòliers, à neuf heures du soir, répéter ce
cri dans les couloirs des casemates : « Faites vos
paquets, préparez-vous à par t i r . » Quatre cent vingt
détenus se trouvèrent bientòt réunis dans une seule
casemate. L'appel nominal fait à minui t , les prison-
niers sortirent par couples, les mains attachées pa-
des menottes, et à la fin par des ficelles, les menottes
manquant : les malheureux devaient bien se garder
de témoigner la moindre indignation d'un pared trai-
tement; les geòliers serraient plus fort à la plus légére
plainte. Cette operation terminée, les soldats char-
gent leurs a r m e s ; les détenus sont prévenus que
toute tentative de fuite sera réprimée par des coups de
fusil : « Vous voyez, dit le commandant de l'escorte,
que les fusils ne sont pas charges à blanc. Tenez-vous
done pour avertis que la moindre velléité d'évasion
sera punie de la facón la plus rigoureuse. »
Les t ranspor tés , places au centre d'une escorte
formidable, entrèrent dans Par is par le pont d 'Aus-
4 0 8 I N T R O D U C T I O N .
ter l i tz ; ils saluèrent , en passant, du regard , la co-
lonne de la Bast i l le , et suivirent les boulevards.
Beaucoup d 'entres eux, cbaussés de sabots et peu
habi tués à cette chaussure , avaient de la peine à
suivre la marche des soldats ; ceux qui perdaient
leurs sabots étaient obliges d'achever la route pieds
n u s ; desv ie i l l a rds ,desmaiades ,desenfan ts de treize
àqua to rze ans, chétifs, malingres,fatiguaient en vain
leurs jambes à emboiter le pas militaire. Le convoi
déboucha sur la place du Havre à minu i t : les mal-
heureux n 'en pouvaient plus douter , Cayenne les
a t tendai t .
Le sifflement de la locomotive donne le signal du
depart à trois heures du matin. Des wagons dont les
quatre coins sont oceupés par desgendarmes mobiles
reçoivent les eondamnés , tourmentés après une si
longue marche , par la faim et-surtout par la soif;
defense absolue de leur laisser rien prendre sur la
route. Les gendarmes, touches de compassion, appro-
chent un morceau de pain et leur gourde des lèvres
des malheureux près de s'évanouir. Le convoi entre
en gare du Havre à midi. Les transportés, une demi-
heure après, étaient entassés dans la cale de la
frégate française le Canada.
Les bourgeois de Par is , pendant les nuits de ce
mois de janvier consacré aux plaisirs du carnaval, en-
tendirent plus d 'une fois le bruit lúgubre et confús de
ces longs convois passant sous leurs fenètres. Les
journaux officieux avaient, dans un but facile à com-
prendre, averti le public à diverses reprises que le
gouvernement supprimait les bagnes, et qu'il en-
LA NOUVELLE CONSTITUTION E S T PROMULGUÉE. 409
voyait tous les forçats à Cayenne; les Parisiens
répétaient done, prètant l 'oreille aux pas des t rans-
portés : « Ce sont des forçats qui par tent! » et ils se
remettaient à la danse et au jeu .
Le 14 janvier , la nouvelle Constitution est pro-
mulguée. Cette Constitution remet tous les pouvoirs
entre les mains du president de la Républ ique ,
nommé pour dix ans. Le chef de l 'État commande
les forces de terre et de m e r ; il fait les traites de
paix, d'alliance et de commerce , et les règlements
nécessaires pour l'exécution des lois, dont il a seul
l'initiative, la sanction, et la promulgation ; la just ice
se rend en son n o m ; il a seul le droit de faire g race ;
les fonctionnaires lui prétent se rment ; il peut ouvrir
par simple décret des credits extraordinaires en
dehors du budget voté par le pouvoir législatif.
Le pouvoir législatif est déchu du droit d'initiative
et du droit d ' interpellat ion; le Corps législatif ne dis-
cutera que les quest ions qu'il plait au pouvoir exé-
cutif de lui soumettre . La Constitution stipule mème
qu'aucun amendement ne peut étre soumis à la
discussion, s'il n 'est préalablement adopté par le
Conseil d 'État . Le Corps législatif est oblige de voter
le budget par ministère, et non plus, par chapitres et
par articles. Le sénat, sur la proposition du president
de la République, pourvoit par des mesures d'urgence
à tout ce qui est nécessaire à la marche du gouverne-
ment, en cas de dissolution du Corps législatif, et
jusqu'à sa convocation.
La Constitution, pour contre-balancer l 'immense
pouvoir du chef de l 'État, lui impose la responsabi-
UO I N T R O D U C T I O N .
lité. L 'art icle5 , en effel, est ainsi eonçu : «Le pre-
sident de la République est responsable devant le
peuple français. » Mais, pour que cette responsabi-
lité soit mise en j eu , il faut que le President sou-
mette lui-méme au peuple les actes sur lesquels ils
appelle son jugement . Le peuple, s'il veut manifes-
ter son opinion sur les affaires de l 'État, est oblige
d 'at tendre le renouvellement du Corps législatif, qui
a lieu tous les six an s ; encore le pouvoir exécutif se
réserve-t-il de designer des candidats au suffrage
universel e t d e les faire sou ten i rpar ses préfets, par
ses maires qu'il nomme, par ses conseillers munici-
paux qu'il peut dissoudre et rem placer par des com-
missions, par sesjuges depaix, par ses commissaires
de police, par ses directeurs, procureurs généraux,
ingénieurs , recteurs , inspecteurs, contròleurs, vé-
rificateurs, percepteurs , conducteurs , gendarmes,
gardes champétres .
La seconde République française avait fait preuve
d 'une grande nai'veté, en croyant qu'il lui serait pos-
sible de vivre avec une armée permanente, une admi-
nistration centralisée, une magistrature fonctionnaire;
un clergé salarié par l 'État . Le coup d 'État devait en
grande partie son succés au maintien de ees grandes
institutions. La nouvelle Constitution remettait l 'ar-
mée , l 'administration, la magistrature et le clergé
entre les mains du pouvoir exécutif le plus concentré,
le plus étendu qu'il y ait eu jamais, puisqu'il se con-
tinue après la mort du t i tulaire. L'article 17 dit en
effet : « Le chef de l 'État a le droit, par un acte
)) secret, de designer au peuple le nom du citoyen
LA N O U V E L L E CONSTITUTION. 4 1 1
» qu'il recommande , dans l'intérét de la France, à la
)) confian ce du peuple et à ses suffrages. »
La Constitution place en face du pouvoir exécutif
un Sénat conservateur nommé par lui . Ce Sénat
gardien des libertes publ iques ,peut s'opposer à la
promulgation des lois volees par le Corps législatif,
et recevoir les petitions des citoyens.
L'article 1 e r de la Constitution « reconnait , con-
firme et garantit les grands principes proclamés en
1789 , et qui sont la base du droit public français ».
Ces grands principes sont la liberté individuelle;
l'inviolabilité du domicile, le secret des correspon-
dances, la liberté des cuites, I'égalité civile, le droit
de reunion, la liberté de la presse. L'application
actuelle de ees principes étonnerait beaucoup les
législateurs de la premiere Assemblée de la revolu-
tion de 8 9 ; ils se demanderaient si les mots de liberté
individuelle, d'inviolabilité du domicile, de secret des
correspondances, ont la méme signification en 1852
qu'en 1789 : <r Vous parlez, diraient-ils an législateur
d e ! 8 5 2 , d'égalité civile et vous créez des nobles; de
liberté des cuites, et il faut une autorisation de l 'État
pour établir une chapelle ou un oratoire; du droit
de reunion, et il n'existe méme pas pendant les vingt
jours qui precedent les elections au Corps législatif! »
La liberté de la presse aurait pu seule servir de
contre-poids à l 'omnipotence du pouvoir exécutif,
mais ce dernier tenait entre ses mains les journaux
comme toutes les autres forces du pays. La loi orga-
nique de la presse, promulguée le 17 du mois de
février, n 'était que la consecration du regime dictato-
4 1 2 I N T R O D U C T I O N .
rial auquel le journal isme se trouvait soumis depuis
le 2 décembre ; le bon plaisir de l'administration pou-
vait s'adjoindre désormais auxr igueurs de la police
correctionnelle.
Le décret de promulgation de la Constitution cher-
chait à la rat tacher aux institutions politiques du
Consulat et de l 'Empire : « Puisque nous reprenons
les symboles de l 'Empire , po'urquoi n'adopterions-
nous pas aussi les institutions politiques de cette
époque? Créées par la mème pensée », ajoutait l 'au-
t eu rde la Constitution, « elles doivent porter en elles
le mème caractère de nationalité et d'utilité publique.
En effet, ainsi que je l'ai rappelé dans ma procla-
mation, notre société actuelle, il est essentiel de le
constater , n'est pas autre chose que la France
régénérée par 89 et organisée par l 'Empereur. »
Le système administratif de l 'Empire avait en eíïet
survécu à l 'Empire . La France , sous la Restauration
et sous la monarchie de Juillet, se croyait libre, mais
elle ne l'etait qu'en apparence; elle jouissait d'une
certaine liberté, sans comprendre les conditions de
la liberté elle-mème. Le maintien des institutions
administratives de l 'Empire prépara i t le retour de ses
institutions politiques. Ce retour venait de s 'accom-
plir,car la Constitution de 1852 établissait l 'Empire.
La Constitution de Fan VIII, à laquelle on essayait de
la comparer , n'accordait au premier consul ni le
t i tre de chef de l'État, ni le droit de declarer la
guerre et de signer des traites de paix sans Ja sanc-
tion legislative : le premier consul ne nommait ni les
juges de cassation, ni les juges de paix; il ne pouvait
LA CONSTITUTION DE 1852 ET LA CONSTITUTION DE L'AN V I I I . 4 1 3
revoqueu les magistrals civils ou criminéis, dont la
nomination lui était cependant conferee; privé du
droit de faire grace et de sanctionner les lois, il lui était
impossible d'en arrèter l 'application; la mise en état
de siège d'une partie du territoire ne pouvait résulter
que d'une loi, ou, en l'absence du Corps législatif,
d'un décret provisoire fixant dans l 'un de ses articles
la date de la convocation de cette Assemblée, que le
premier consul n'avait pas le pouvoir de dissoudre
ou de proroger.
La Constitution de 1852, a t t r ibuant tous ces droits
au chef de l 'État, avait done fait un Empereur . Cette
Constitution ne devant entrer en vigueur que le jour
oú les corps qu'elle constitue seraient organises,
la dictature continuait. Elle fit, le 22 janvier, un
nouvel emprunt à l 'organisation impériale , en res-
suscitant le ministère d 'État ; le Directoire avait
légué le ministère de la police à l 'Empire, la dictature
accepta la succession. M. Casabianca, ministre des
finances pendant le coup d 'État , obtint le premier de
ces deux minis tères; le second échut à M. de
Maupas.
Le Moniteur du 22 janvier publiait en mème temps
les décrets qui produisirent une très vive impression
sur l'opinion publique.
Le premier était conçu dans ces termes :
« Le Pres ident de la R é p u b l i q u e ,
» Considerant que tous les gouvernements qui se sont succédé
ont jugó indispensable d'obliger la famille qui cessa i t de régner à
AU I N T R O D U C T I O N .
vendre les b iens meubles ou immeubles qu'el le possédait en
F r a n c e ;
» Qu'ainsi , le 1 2 j a n v i e r 1 8 1 6 , Louis XVIII contra ignit l es
m e m b r e s de la famille de l ' empereur Napoléon de vendre l e u r s
b iens personnels dans le délai de six mois , et que le 1 0 avril 1 8 3 2
Louis-Phi l ippe en a g i t d e mème à l ' égard des princes de la famille
ainée des B o u r b o n s ;
» Considerant que de pare i l l e s mesures sont toujours d'ordre
et d'intérét pub l i c s ;
» Qu'aujourd'hui plus que j amais de hautes considerations pol i-
t iques commandent impér ieusement de diminuer l'inftuence que
donne à la famille d'Orléans la possess ion de prés de 300 millions
d ' immeubles en France ;
» Decrete :
D Art . 1 e r . L e s membres de la famille d 'Orléans, leurs époux,
leurs épouses et l eurs descendants ne pourront posséder aucuns
m e u b l e s et immeubles en France : ils serout tenus de vendre ,
d'une maniere definitive, tous les biens qui l eur appartiennent dans
Fétendue du terr i toire de la R é p u b l i q u e .
» Art. 2 . Cette vente sera eífectuée dans le délai d'un an , à p a r -
tir , pour les biens l ibres , du j o u r de la promulgat ion du present
décret, et pour les biens susceptibles de liquidation ou discussion,
de l 'époque à laquel le la propriété en aura été i r révocablement
fixée sur leur tète.
> Art . 3 . Faute d 'avoir effectué la vente dans les délais ci-dessus,
il y sera procede à la di l igence de l 'administration des domaines
dans la forme p r e s e n t e par la loi du 1 0 avri l 1 8 3 2 .
» Le p r i x d e s ventes sera remis aux propriétaires ou à tous autres
a j a n t s droit.
» Fait au palais des T u i l e r i e s , le 2 2 j anv ie r 1 8 5 2 .
» LOUIS-NAPOLÉON.
» P a r le President.
» Le ministre d'État : X . D E C A S A C I A N C A . J
Le second décret, precede de très longs conside-
rants sur l'ancien droit public de la France , cher-
chait à établir qu'en vertu de ce droit, les biens
appartenant aux princes à leur avénement au troné,
étaient à l 'instant méme et de plein droit réunis au
domainede la couronne. L'auteur des considerants,
M. DE P E R S I G N Y SUCCÈDE A M. DE MORNY. 415
soutenant en outre que la donation universelle sous
reserve d'usufruit , consentie par Louis-Philippe au
profit de ses enfants à l'exclusion de l'ainé de ses
fils, avait eu pour but d 'empècher la reunion au
domaine de l 'État des biens considerables possédés
par lui, et que si l 'annulation de cette donation ne
fut pas prononcée, c'est qu'il n 'entra i t pas, comme
sous l 'ancienne monarchie, une autorité competente
pour réprimer la violation des principes de droit
public dont la garde était anciennement confiée aux
parlements.
M. Louis Bonaparte ajoutait que « sans vouloir
» p o n e r atteinte au droit de propriété dans la per-
» sonne des princes de la famille d 'Orléans, il ne
»justifierait pas la confiance du peuple français s'il
y> permettait que des biens appartenant à la nation
y> soient soustraits au domaine de l 'État. »
Ainsi done, les membres de la famille d'Orléans,
de mème que leurs épouses et leurs descendants,
étaient privés par ces décrets non seulemenl de pos-
séder aucuns meubles et immeubles en France , et
obliges de vendre d 'une maniere definitive tous les
biens qui leur appartenaient dans l 'étendue du ter-
ritoire de la République, mais encore ils perdaient
les biens de la famille faisant retour à l 'État; ees
biens étaient repartís de la facón suivante par le
décret : Dix millions aux sociétés de secours mutuels ,
dix millions pour améliorer les logements des ou-
vriers, dix millions à l 'établissement d e s t i t u t i o n s de
credit foncier, cinq millions pour une caisse de re-
traite au profit des desservants pauvres; le surplus,
416 I N T R O D U C T I O N .
réuui à la dotation de la Legion d'honneur, devait ser-
vir à payer divers traitements aux officiers et soldats
de terre et de mer, promus aux divers grades de la
Legion d 'honneur , et 100 francs de rente viagère aux
porteurs de la médaille militaire, qui venait d'etre
créée. Le chateau de Saverne, restauré etachevé, était
destiné à servir d'asile aux veuves des hauts fonction-
naires, civils et militaires, morts au service de l'État,
e t u n chateau national de maison d'éducation aux
filies ou orphelines indigentes des families dont les
chefs auraient obtenu la médaille militaire.
Deux cents officiers ministériels environ, notaires,
avoués, huissiers, avaient été obliges, à la suite d'un
arret de revocation, ou sur une simple injunction
administrative, de se défaire de leurs charges immé-
diatement. Une vente dans de telles conditions équi-
valait, pour tant de families, à la ruine complete.
Ges at tentats à la propriété commis sur de simples
particuliers et sur des républicains avaient passé
presque inaperçus ; les décrets ordonnant la vente
des biens de la famille d'Orléans soulevérent des
plaintes enèrgiques dans la haute bourgeoisie, et une
assez vive opposition au sein méme du Conseil d'État.
M. Reverchon, maitre des requètes, designé par
M. Baroche comme rapporteur du décret devant la
section du contentieux, conclut contre son adoption:
M. Reverchon, sommé de renoncer à ses functions
de rapporteur , s'y refusa, et fut revoqué. Les con-
seillers d'État Maillart, Cornudet, Vuitry s'élevèrent
avec force dans la discussion genérale contre le décret.
Les deux premiers reçurent le lendemain leur ordre
M. DE P E R S I G N Y S U C C È D E A M . DE MORNY. 417
de dest i tu t ion: M. Gornudet fut reintegré dans ses
functions sur les instances de M. Vuitry, trés-influent
auprés de M. F o u l d ; M. Maillart fut appelé plus tard
au Sénat.
M. de Moray, dans cette circonstance, t int à prou ver.
qu'il se souvenait de ses relations avec la famille
d'Orléans, et quitta le ministére ; sa retrai te entraina
celle de MM. Magne, Fould et Rouher . Les instances
du chef de l 'État réussirent seules à empécher le
general Saint-Arnaud, ministre de la guerre, desuivre
l'exemple de ses collègues. Un parasite disait, en
parlant de son amphitryon habituel dont il avait à se
p la indre: « Je ne díneraipas chez lui de huit jours. »
Les ministres démissionnaires se contentaient de
sortir du gouvernement par la porte du conseil pour
y rentrer pa r l a porte du Sénat ou du Gonseil d 'État .
M. de Persigny put enfin utiliser la circulaire p ré -
parée par lui au moment du coup d 'É ta t ; il remplaça
M. de Moray au ministére de l ' intérieur. M. Abbatucci,
Corse melange de Parisién, ancien député de la gauche,
president de chambre à la cour d 'Orléans, conseiller
à la Cour de cassation, reçut les sceaux abandonnés
par M. Rouher . M. Rineau, propose par M. Fould,
devint ministre des finances.
M. Dupin surprit tout le monde en qui t tant le
siège de proeureur general à la Cour de cassation,
pour se joindre à MM. Laplagne-Rarris, au duc de
Montmorency, au comte de Montalivetet à M . Scribe,
eornme lui exécuteurs testamentaires de Louis-Phi-
lippe, qui protestaient et demandaient des juges.
MM. Berryer, Vatisménil, Dufaure, Paillet, s'offrirent
T A X I E E D K L O Ü H . ! . — 27
4 1 8 I N T R O D U C T I O N .
pour combatiré les decrets du 22 janvier devant les
t r ibunaux. Les princes d 'Orléans, Nemours et Join-
ville défendirent la mémoire de leur père dans la
lettre su ivante :
A MESSIEURS LES EXÉCUTEURS TESTAMENTAIRES DU ROI LOUIS-
PHILIPPE.
« Mess ieurs ,
» Nous avons reçu la protestation que vous avez rédigée contre
les decrets de confiscation rendus contre nous, et nous vous
remerc ions bien s incèrement de vos efforts pour rés ister à l 'injus-
tice et à la v io lence .
» Nous avons trouvé tout s imple que vous vous soyez occupés
spécia lement de droit sans faire ressort ir ce que les considerants
de ces[decrets oni d'injurieux pour la mémoire du Boi notre père .
s Un moment nous avons songé à sortir de cette reserve que
l 'exil nous impose , et à repousser nous mèmes les attaques si
indignement dir igées contre le meil leur des peres . . .
» Mais en y pensant plus m ü r e m e n t , il nous a paru qu 'à de sem-
blab les imputations le s i lence du dédain élait la mei l leure réponse.
» Nous ne nous abaisserons done pas à re lever ce que ees ca lom-
nies ont de plus part icul ièrement odieux à ètre reproduites par
celui qui a pu deux fois apprécier la magnanimité du roi Louis-
Phii ippe et dont la famille n'a reçu de lui que des bienfaits.
» Nous laissons à l'opinion publ ique le soin de faire just ice des
paroles aussi bien que de l 'acte qu 'e l les accompagnent.
» Nous soinmes heureux de constater que ces honteux décrets,
et leurs considerants plus honteux encore , n'ont osé se produiré
que sous l'é tat de s iège et après la suppress ion de toutes les
garanties protectrices des l ibertes de la nat ion.
» Signé : L o u i s D'ORLÉANS, duc de Nemours,
FRANCOIS D'ORLÉANS, prince de Join vil le.
Une brochure rédigée dans les bureaux du minis-
tère de l 'intérieur n'était pas une réponse suffisante
au mémoire et à la protestation des exécuteurs tes-
t amen ta re s de Louis-Philippe. Le gouvernement
L E S D É C R E T S DU 22 J A N V I E R ET LA B O U R G E O I S I E . 410
chercha de tous còtés un journal qui consentit à de-
fendre les décrets du 22 Janvier. Le bureau de l 'esprit
public organise au ministére de l ' intérieur sous Louis-
Philippe était une sorte de salle d 'armes oú le gou-
vernement entretenait des maitres et des prévòts
d'escrime, toujours préts à ferrailler contre l'oppo-
sition. La caisse des fonds secrets fournissait la haute
paye de ees employes. M. Granier de Cassagnac, l 'un
de ees ferrailleurs polit iques, se trouva, le lende-
main du 24 février, sur le pavé avec sa brette et son
p lumet ; le docteur Véron le recueillit au Constüu-
tionnel, et fit cadeau de cette recrue au bonapar-
tisme. Le gouvernement offrit au ConstitiUionnel et à
M. Granier de Cassagnac de se charger de plaider en
faveur de la confiscation des biens de la famille d'Or-
léans; ils ne reculérent ni l'un ni l ' aut re devant cette
tache. Les articles de M. Granier de Cassagnac sou-
levérent de vives repliques. Une partie des classes
élevées préta une attention suivie à ce débat, la
majeure partie y resta étrangére ou indifférente:
l'égoi'sme eut plus de part que l 'amour de la justice
dans les critiques soulevées par ees décrets qui, aux
yeux de bien des gens, ouvraient dans le droit de
propriété une breche menaçante ; mais la logique des
événements, plus forte que toutes les plaintes, en d i -
minuait l ' importance en attendant de leur imposer
silence complétement; les classes riches sentaientbien
qu'aprcs avoir sacrifié, en acceptant le coup d'État, le
droit éternel à ce qu'elles appelaient le salut de la
société, elles auraient mauvaise grace à refuser de lui
faire le sacrifice des biens de la famille d'Orléans.
4 2 0 I N T R O D U C T I O N .
La dictature touchait a sa fin; elle avait bien mis
le temps à profit; aux institutions remaniées par elle,
il faut ajouter la garde nationale : une nouvelle loi
enlève aux citoyens le droit de nommer leurs officiers,
reconnu par l 'ancien regime aux gardes bourgeoises;
les professeurs de l'Université prives de l 'inamovibi-
lité dont ils jouissaient et livrés à l 'arbitraire ministé-
riel; l 'inamovibilité de la magistrature menacée par
la limite d'áge pour la retrai te; les attributions des
préfets augmentées sous pretexte de decentralisation;
la presse placee sous la main du pouvoir, par la ne-
cessito d'obtenir l'autorisation et de se coníbrmer aux
decisions de l 'arbitraire administratif; la rente de
5 pour 100 convertie en 4 1 /2 pour 1 0 0 ; le credit fon-
d e r et le credit mobilier fondés; le budget de 1852,
que l'Assemblée legislative n'a pu discuter, reglé par un
décret : la dictature a fini sa tache. Le dictateur
abdique en levant partout l 'état de siège, le 28 mars
1852, veille du jour oú les corps constitués doivent
se reunir pour la premiere fois.
CHAPITRE IX
L E S C O R P S C O N S T I T U É S .
1852 .
SOMMAIRE. — LE SÉXAT. — L ' anc i en e t le n o u v e a u S é n a t . — Les c o n s u l s
n o m m e n t le S é n a t . — L e p r e m i e r c o n s u l a u g m e n t e l e s a t t r i b u t i o n s d u
S é n a t . — Les S é n a t o r c r i e s . — L e S é n a t s o u s l ' E m p i r e . — Le n o u v e a u
S é n a t . — Son r ò l e d a n s l ' É t a t . — L e s d i g n i t a i r e s d u S é n a t . — C o m -
pos i t ion du S é n a t . — Sa p r e m i e r e s e s s i o n . — L E CONSEIL D'ÉTAT. —
Les missi dominici. — M. B a r o c h e v i c e - p r é s i d e n t d u C o n s e i l d 'É ta t . —
Les p r e s i d e n t s d e s e c t i o n . — M. d e P a r i e u . — M . R o u h e r . — LE CORPS
LÉGISLATIF. — L e s m i n i s t r e s e n s o n t e x c l u s . — F a i b l e s s e d u p o u v o i r
lég is la t i f . — La r e s p o n s a b i l i t é m i n i s t é r i e l l e . — U n e q u e s t i o n qu i s e
p o s e . — Les e l e c t i o n s de 1 8 5 2 . — L ' ac t ion e t l ' a b s t e n t i o n . — L a m i s -
s ion des d e p u t e s . — Les c a n d i d a t u r e s o f f i c i e l l e s . — L e s e l e c t i o n s d e
P a r i s e t d e L y o n . — L e g e n e r a l C a v a i g n a c e t M . C a r n o t n o m m é s à
P a r i s . — M . H e n o n é lu à L y o n . — C o m p o s i t i o n d u Corps l ég i s la t i f . —
Discours d u P r i n c e - p r é s i d e n t a u x g r a n d s c o r p s d e l ' É t a t . —• L e s d e p u t e s
r é p u b l i c a i n s r e f u s e n t le s e r m e n t . — l i s son t d e c l a r é s d é m i s s i o n n a i r e s .
— M. Bi l lau l t p r e s i d e n t du Corps l ég i s l a t i f . — D i s c u s s i o n s u r la r e h a -
bi l i ta t ion d e s c o n d a m n é s . — L e Corps l é g i s l a t i f es t r a p p e l é au r e s p e c t
d e la C o n s t i t u t i o n . — Clo tu re d e la p r e m i e r e s e s s i o n d u Corps l é g i s -
la t i f .
Le conseil des Cinq-Gents et le conseil des Anciens
ne í'urenl point dissous par Bonaparte , ces assem-
blees se dispersèrent. Vingt et un membres du con-
seil des Cinq-Cents et vingt et un membres du conseil
des Anciens, réunis à la commission consulaire exe-
cutive, discutèrent le projet de constitution de Sieyès.
Le Sénat, d'après cette const i tut ion, nommait le
grand électeur placé à la tète du pouvoir exécutif et
422 I N T R O D U C T I O N .
charge de designer le consul de la paix et le con-
sul de la guerre. Le Sénat avait encore d'autres pri-
vileges : un magistrat lui déplaisait-il , il l'absorbait
en le nommant sénateur malgré lui ; le Sénat pouvait
en faire autant de tout citoyen portant ombrage à la
Républ ique par son importance et par ses talents.
Bonaparte mit le projet de Sieyès au feu, et il se con-
tenta de composer le Sénat conservateur de mem-
bres inamovibles et à vie, ages de quarantè ans,
choisis par lui-méme, sur une liste de trois candidats
presentés, l'un par le Corps législatif, l 'autre par le
t r ibunat , le troisiéme par le premier consul.
Le premier consul cessant ses functions devenait
nécessairement sénateur; les deux autres consuls de-
posant le glaive consulaire par demission entraient
ou n 'entraient pas au Sénat, selon leur volonté. Le
Sénat nommait les législateurs, les tribuns, les con-
suls, les juges de cassation et les commissaires à la
comptabi l i té ; il maintenait ou annulait les actes qui
lui étaient déférés par le gouvernement ou par le tr i-
bunat comme inconstitutionnels, y compris les listes
d'éligibles; il se nommait lu i -méme ainsi que tous
les autres pouvoirs de l 'État, et se trouvait constitué
gardien de la Constitution. Les membres du conseil
des Anciens recevaient par an, comme indemnité,
3 000 myriagrammes de froment; il fallait pour faire
partie de ce conseil étre marié ou veuf. Le Sénat,
qui remplaçait en quelque sorte le conseil des An-
ciens, fut doté des revenus d'un certain nombre de
domaines nationaux dont le montant était aíïecté à
ses clépenses; le t rai tement annuel de chacun de ses
LE SÉNAT SOUS LE CONSULAT. m
membres, pris sur ees revenus, et perçu non en fro-
ment, mais en espèces métalliques, était égal au
vingtiéme du trai tement du premier consul, lequel,
étant de 500 000 francs, donnait un chiffre de 25 000
par sénateur. Les sénateurs n'étaient point, comme
les Anciens, forcés de renoncer au célibat. Le Luxem-
bourg était destiné à la residence du Sénat ; la Con-
stitution de Fan XIII lui accordait des huissiers et
une garde d'honneur. Siéyés, Roger Ducos, consul
sortant, Cambacérés et Lebrun, second et troisiéme
consuls, réunis au palais du Luxembourg pour for-
mer cette assemblée, nommérent vingt-neuf séna-
teurs, qui en nommérent vingt-neuf autres, qui tous
réunis, élurent Siéyés president, Roger Ducos et
Lacépéde secretaires.
Le premier consul se fit décerner plus tard le droit
de prendre, en dehors de la liste des candidats desi-
gnés par les colleges électoraux, des citoyens distin-
gues par leurs services et par leurs talents pour les
faire entrer au Sénat ; les membres du grand conseil
de la Legión d 'honneur devinrent sénateurs de droit,
quel que fut leur age. Le nombre des sénateurs
resta fixé à cent vingt et un , et le Sénat cessa ríe nom-
mer son president; il devait étre préside dorénavant
par l'un des consuls. Les attributions du Sénat aug-
mentérent en méme temps que le pouvoir exécutif
étendit sur lui son influence. Le Sénat de Tan XIII
réglait par un sénatus-consulte organique tout ce
qui n'avait pas été prévu par la Constitution et qui
était nécessaire à sa marche ; il expliquait les articles
de la Constitution donnant lieu à différentes inter-
m INTRODUCTION.
prétations; il nommait le second et le troisiéme con-
sul sur la presentation du premier; il suspendait
pour cinq ans les jurés dans les départements oú cette
mesure était nécessaire; il déclarait , quand les cir-
constances l'exigeaient, les départements hors la Con-
stitution, c'est-à-dire en état de siego ; il déterminait
le temps dans lequel les individus arrétés en vertu
de l'article 46 de la Constitution devaient étre tra-
duits devant les tribunaux lorsqu'ils ne 1'avaient pas
été dans les dix jours de leur arrestation; il annulait
les jugements des tr ibunaux attentatoires à la súreté
de l 'État; il jouissait du droit régalien de dissoudre
le Corps législatif et le tribunat. Le Sénat était done
le maitre de l 'État? Non, car le pouvoir exécutif exer-
çait en réalité toutes les attributions precedentes par
son i n t e rmed ia t e .
Les consuls convoquaient seuls le Sénat et indi-
quaient les jours et les heures de ses séances. Le
premier consul désignait celui des deux autres con-
suls qui devait présider à sa place. II pouvait designer
un sénateur, quand il s'agissait d'élire les membres
du Sénat, du Corps législatif, du tr ibunat , du tribunal
de cassation, des commissaires de la comptabilité. Ce
sénateur ne prenait que le titre de vice-président, et
la durée de ses fonctions restait limitée aux séances
pour lesquelles il était designé; il siégeait à un bureau
place au-dessousde l 'estrade, entre le bureau des deux
sénateurs-secré taires.
Le sénatus-consultedu 9 nivòse an XI avait creé des
sénatoreries rappelant les starosties de la Pologne,
avec cette difference que les sénatoreries étaient via-
L E SÉNAT I M P E R I A L . 4 2 5
gères et constituées non sur une famille, mais sur un
homme. Chaqué arrondissement de tribunal d'appel
comptait une sénatorerie dotée d 'un palais et d'un
revenu annuel en domaines nationaux de 20 à 25 000
francs. Les sénatoreries étaient à vie; les sénateurs
devaient y résider au moins trois mois chaqué année,
remplir les missions extraordinaires que le premier
consul jugeait à propos de leur donner dans leur
arrondissement et lui en rendre compte directement.
Le Sénat , sous l 'Empire, subit de nouvelles modifi-
cations. Les princes français ayant atteint leur dix-
huitiéme année, les grands dignitaires de la couronne
augmentérent la liste de ses membres , dont le nom-
bre devint illimité ; la commission sénatoriale de la
liberté individuelle e t l a commission sénatoriale de la
liberté de la presse furent instituées. Les personnes
arrétées et non mises en jugement après les dixjours
de leur arrestation, les auteurs , imprimeurs ou li-
braires qui se croyaient fondés à se plaindre d 'em-
péchement mis à l ' impression ou à la circulation d 'un
ouvrage, pouvaient recourir directemeni par eux,
leurs parents ou leurs representants et par voie de
petition à ces deux commissions. Si la commission
pensait que la prolongation de l 'arrestation n'était pas
justifiée par l'intérèt de l 'État, elle invitait le ministre
à remettre le détenu en liberté ou à lui donner des
juges ; la commission, après trois invitations succes-
sives dans l 'espace d 'un mois, si le detenu restait en
prison, demandad une assemblée genérale du Sénat,
et, s'il y avait lieu, votait la declaration suivante : « II
y a de fortes présomptions queX. . . est détenu arbi-
426 I N T R O D U C T I O N .
trairement. » S'il s'agissait d'un auteur ou d'un im-
primeur, lorsque la commission estimait que les em-
pèchements n 'étaient pas justifies par l'intérèt de
l 'État et que le ministre, après les trois Summations,
maintenait sa decision, le Sénat déclarait que : « II y
a de fortes présomptions que la liberté de la presse a
été violée. »
Toute loi adoptée par le Corps législatif pouvait étre
dénoncée au Sénat par un sénateur, comme ten dant
aurétablissement du regime féodal, comme contraire
à l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux, comme
n'ayant pas été délibérée dans les formes prescritos
par les constitutions de l 'Empire, les règlements et les
lois, comme portant atteinte aux prerogatives de la di-
gnité impériale et à celles clu Sénat. Si le Sénat, saisi
d 'une dénonciation de ce genre , la trouvait fondee,
il exprimait l'opinion qu'il n'y avait pas lieu à promul-
guer la lo i ; l 'Empereur , après avoir entendu le Conseil
d 'État , adhérait par un décret à la deliberation du
Sénat, ou faisait passer outre à la promulgation. Le
Sénat pouvait, pour cause d'inconstitutionnalité, an-
nuler les operations d'un college electoral; il nom-
mait le régent, s i , à la mort de l 'Empereur , per-
sonne ne se trouvait designé par lui pour remplir ees
fonctions, et si aucun des princes français n'était àgé
de vingt-cinq ans accomplis. Le Sénat était oblige de
prendre le régent parmi les titulaires des grandes
dignités de l 'Empire. La fixation du nombre et de
l'époque des levées extraordinaires des consents
figuraitau nombre de ses prerogatives.
Telles étaient les at tr ibutions du Sénat sous le
L E N 0 U V E A U SÉNAT. 4-27
premier Empire . Yoici comment l 'auteur de la Con-
stitution du 14 Janvier 1852 fixe celles du Nouveau
Séna t :
A R T . 2 5 . — ' L e Sénat est le gardien du pacte fundamental et des
l ibertes publiques. Aucuneloi ne peut étre promulguée avant de lui
avoir été soumise.
A R T . 26. — Le Sénat s 'oppose à la promulgat ion : I o des lois
qu isera ientcontra i res ou qui porteraient atteinte à la Constitution, à
la re l ig ion , à la morale , à la l iberté des cultes, à la l iberté indivi-
duel le , à I 'égalité des citoyens devant la loi , à l ' inviolabil ité de la
propriété et a u principe de l ' inamovilité de la mag i s t ra ture ; 2" de
celles qui pourraient compromettre la defense du terr itoire .
A R T . 2 7 . — L e sénat regle par un sénatus-consulte : I o la cons-
titution des colonies et de l 'A lgér ie ; 2 o tout ce qui n'a pas été
prévu p a r l a Constitution-et qui est nécessa i re à sa m a r c h e ; 3 o le
sens des articles de la Constitution qui donnent l ieu à diíférentes
interpretat ions.
A R T . 20 . — Le Sénat maintient ou annule tous les actes qui lui
sont déférés comme incontitutionnels par le gouvernement ou
dénoncés pour la méme cause, par les petitions des citoyens.
A R T . 30 —• Le Sénat peut, dans un rapport adressé à l 'Empe-
r e u r , poser les bases des projets de loi d'un grand intérèt nat ional .
A R T . 3 1 . — I I peut également proposer des modifications à la
Constitution ; si la proposition est adoptée par le pouvoir exécutif
il y est statue p a r un sénatus-consulte.
A R T . 3 3 . — En cas de dissolution du Corps législatif et jusqu 'à
nouvelle convocation, le S é n a t , sur la proposition du president de la
Républ ique , pourvoit par des mesures d 'urgence à tout ce qui est
nécessaire à la marche du gouvernement .
Le Sénat est done redevenu, comme sous le pre-
mier Empire, le gardien de la Constitution; car il
maintient ou annule tous les actes qui lui sont défé-
rés commeinconsti tutionnels par le gouvernement;
les actes du pouvoir législatif lui sont soumis pour
qu'il les juge à ce point de vue; il peut lui-méme s'op-
poser à la promulgation de toutes les lois contraires
ou portant atteinte aux grands principes dont il a la
428 I N T R O D U C T I O N .
garde; i lest seul investí du droit de recevoir les peti-
tions des citoyens. On concevait que le Sénat put
dissoudre le Corp? législatif, quand c'était lui qui le
nommai t ; mais ce droit et celui de casser les juge-
ments des tribunaux, motivé par certaines decisions
judieiaires en matiére de biens nat ionaux, n'avaient
plus leur raison d 'etre . Le Sénat du premier Empire,
consideré comme en état de permanence, était pré-
side par l 'Empereur , ou par celui des titulaires des
grandes dignités de l 'Empire qu'il désignait, ou par un
sénateur nommé president pour un a n ; le nouveau
Sénat avait pour president un sénateur choisi par le
chef de l 'État pour chaqué session, et assisté de vice-
présidents. Deux sénateurs choisis par l 'Empereur
veillaient, sous le titre de préteurs, aux débats de
l 'administration intérieure de l 'ancien Sénat ; les pré-
teurs étaient remplaces par un sénateur portant le
titre de grand référendaire, moins romain et plus
conforme aux traditions de l'ancien regime.
La Constitution de l'an VIII avait declaré tout sé-
nateur à jamais ineligible à toute autre fonction
publ ique; le sénatus-consulte organique du 16 ther -
midor an X permit aux sénateurs d'etre consuls,
ministres, inspecteurs de l'instruetion publique, em-
ployes dans des missions extraordinaires et tempo-
raires. Les grands dignitaires de l 'Empire étaient de
droit membres du Sénat, la Constitution de 1852 ac-
corde également ce privilege aux princes de la famille
impériale, aux cardinaux, aux maréchaux, aux ami-
raux; elle ne cree ni ineompatibilité ni catégorie:
liberté illimitée de choix pour le souverain. L'armée
LE P R I N C E J É R O M E P R É S I D E LA P R E M I E R E SÉANCE DU S É N A T . 429
fournit le contingent le plus elevé au nouveau Sénat,
presque le tiers des sièges. Des magistrats, des admi-
nistrateurs, d'anciens ministres occupèrent les deux
autres t iers. Le nouveau Sénat ne comptait à sa crea-
tion que deux préfets en activité de service, nombre
encore trop considerable aux yeux de plusieurs séna-
teurs, humiliés de siéger à còté de collègues amo-
vibles comme préfets, inamovibles comme sénateurs,
exposés comme fonctionnaires à recevoir les répri-
mandes d'un ministre, inférieur à eux en dignité.
La dignité de sénateur, d'après la Constitution, ne
dannait droit en principe à aucun trai tement , mais en
fait le president de la République s'était reservé d 'ac-
corder à des sénateurs une dotation personnelle ne
pouvant exceder 30 000 francs; trois categories de
dotations à 30 000 , à 20 000 et à 15 000 furent done
établies. Les nouveaux sénateurs ne portaient pas de
droit, comme les anciens, le titre de comte, t rans-
missible à leur descendance directe et legitime, na -
turelle ou adoptive de male en male par ordre de
primogeniture en se presentant devant le prince
archi-chancelier de l 'Empire et en constituant un
majorat d'une valeur de 30 000 francs; ils ne pou-
vaient pas non plus instituer de leur vivant, en faveur
de leur fils ainé ou puiné, un majorat auquel était
at tache le titre de baron. Plus d'un sénateur souhaitait
le rétablissement des majorats et regrettait le titre
de comte; aucun d'eux, probablement, ne réclamait
le privilege d'etre enterré avec la pompe sénatoriale
dans un caveau special de l'église de Sainte-Gene-
vièvc.
4 3 0 I N T R O D U C T I O N .
Le 29 mars 1852 , le prince Jéròme Bonaparte, an-
cien roi de Westphalie, president du Sénat, ouvrit la
session de cette Assemblée pa r un discours repro-
duisant les theories exposées par son neveu toutes les
fois qu'il avait eu à s'expliquer publiquement sur la
situation du pays. La philosophic de l'histoire pour
les écrivains comme pour les orateurs de l'école bo-
napartiste se resume en cec i : « Rien ne peut étre
fondé en dehors du suffrage universel : les seules
institutions que n'ait pas renversées le peuple sont
celles que le suffrage universel a consacrées en l'an
XII; elles se sont mème perpétuées sous les autres
gouvernements ; tous se les ont plus ou moins appro-
priées. Lepeuple, en 1848, a proclamé la République;
mais pour l 'organiser, il fallait revenir nettement à
ces institutions qui réalisent seules l 'union de l 'ordre
avec la l iber té ; le peuple a rappelé un prince du nom
de Napoleón pour relever ces institutions et pour se
donner h lu i-méme une revanche des malheurs et
des trahisons de Water loo. »
Le president du Sénat, après avoir développé ce
vieux thème, traçait à l'Assemblée ses devoirs ainsi
que ses droits.
La Constitution nouvelle avait reorganise le Conseil
d'État.
Le deuxième grand corps de l'État était redevenu,
comme sous le Consulat et sous l 'Empire, la cheville
ouvrière du gouvernement. Rédiger les projets de loi
et en soutenir la discussion devant le Corps législatif;
proposer des décrets qui statuent sur les affaires
administratives, dont l 'examen lui est déferé par les
L E S M I S S I D O M I N I C I . 431
dispositions legislatives ou réglementaires, sur le
contenlieux administratif, sur les conflits d 'a t t r ibu-
tions entre l 'autorité administrative et l 'autorité judi-
ciaire; donner son avis sur tous les décrets d'admi-
nistration publique ou qui doivent ètre rendus dans
la forme de ces règlements ; connaitre des affaires
de haute police administrative à l 'égard des fonction-
naires, dont les actes sont déférés à sa connaissance
par l 'Empereur ; enfin donner son avis sur toutes les
questions qui lui sont soumises par l 'Empereur et par
les minis t res : telles étaient ses nombreuses at t r ibu-
tions.
Le Conseil d 'État , charge de rédiger les lois et
d'en soutenir la discussion devant le Corps législatif,
avait indirectement une part plus grande de la puis-
sance legislative que l'Assemblée elective, réduite à
n'exercer le droit de discussion et d 'amendement que
sous les restrictions les plus severes. Le veto, borne
à certains cas fixés par la Constitution, ne donnait
pas au Sénat, sur la confection des lois, une influence
inférieure à celle du Conseil d'État.
Le Conseil d 'État , aux at tr ibutions que nous
venons d 'énumérer, joignait le controle administratif
direct par la creation des inspections de prefecture
confiées k ses membres . Les journaux du gouverne-
ment vantèrent cette creation comme une reminis-
cence des institutions de Charlemagne. Cette admi-
ration aurai t pu se comprendre si la France eüt
ressemblé à ces immenses possessions formant à peine
une agrégation, que des historiens ont décorées du
nom d'empire, vastes terri toiressans liens polítiques,
432 I N T R O D U C T I O N .
presque sans communications matérielles les uns avec
les autres , qu'il fallait gouverner plutòt qu 'admi-
nistrer. Les missi dominici de Charlemagne, souve-
rains voyageurs, avaient tous les droits à la royauté.
MM. Vaisse, Carlier, Stourm, Dariste, J . Boulay
(de la Meurthe) , Boulatignier, Frémy, conseillers
d'État en mission dans les départements , jouissaient
de prerogatives moins étendues. Ces missi dominici
devaient, dans une tournée de quelques mois, in-,
specter douze ou quinze départements, et constater
spécialement les effets du décret relatif à la decen-
tralisation administrative. On appelait ainsi le décret
de 1852, qui conférait aux préfets le droit de nom-
mer certains fonctionnaires, et d'étendre leur juridic-
tion sur un plus grand nombre d' intérèts. Singulière
decentralisation qui ne donnait pas une attribution
de plus aux conseils representant la commune,
l 'arrondissement et le département.
Le Conseil d'État se divisait en six sections: section
de legislation, justice et affaires é t rangères ; section
du contentieux; section de l ' intérieur, de l 'instruction
publique et des cul tes ; section de l 'agriculture, du
commerce et des travaux publics; section de la
guerre et de la mar ine ; section des finances. Une
septiéme section fut formée, celle des conseillers en
service ordinaire hors section pouvant assister avec
voix deliberative aux assemblees genérales du Conseil
d 'État .
Le 21 juillet 1852, on lisait dans le Moniíeur:
« Le prince-président a decide que M. Baroche, vice-
président du Conseil d'Etat, prendrait part aux tra-
M. B A R O C H E V I C E - P R E S I D E N T DU CONSEIL D 'ÉTAT. 4 3 3
vaux du conseil des ministres », expression presque
inconstitutionnelle, puisque la Constitution déclarait
queies ministres ne formaient plus un conseil respon-
sable, composé de ministres sol idaires; il est vrai
qu 'un conseil peut exister sans étre responsable,
Le president du Conseil d'État assistait done aux
séances du conseil des ministres sans étre lui-méme
ministre, et ilfallait qu'il en füt ainsi, car autrement
la Constitution lui aurait interdit l 'entrée des Cham-
bres. Le ròle du vice-président du Conseil d'État
place entre le souverain et les corps délibérants,
pouvant servir d'intermédiaire entre eux, ne m a n -
quait pas d'importance. M. Baroche, ancien avoeat,
deux fois bàtonnier de l 'ordre, entré dans la vie poli-
tique sous les auspices de M. Odilon Barrot , en était
charge. M. Baroche, candidat de l'opposition au col-
lege de Nantes, échoua trois fois. Le colonel Dumas,
aide de camp de Louis-Philippe, nommé general en
1847, se trouvait soumis à la reelection; les électeurs
de Rochefort lui demandaient des explications sur ses
votes, il ne voulut pas en donner . M. Baroche fut
nommé, grace à l 'appui de M. Bethrnont. Le député
de Rochefort vint à la Chambre juste à temps pour
signer l'acte d'accusation rédigé contre les ministres
de Louis-Philippe par M. Odilon Rarro t ; il put done,
avec raison, se vanter en 1848 d'avoir devaneé la
justice du peuple. M. Baroche, le 24 février au
mat in , était aux Tuileries avec MM. Thiers et
Barrot ; plus tard, il accompagnait ce dernier dans
sa promenade eqüestre sur le boulevard. M. Baroche
croyait sans doute qu'un ministère de gauche serait
T . V X I I . K D I Í I . O R D . I . — VJ8
434 INTRODUCTION.
le dénoüment du d rame de Février; bientòt dé-
t rompé, il prit son parti de la chute de la monarchie .
Son ancien ami , M. Odilon Barrot , president du
conseil des ministres, le nomma proeureur general
près la Cour d'appel de Par is . Les procés ordinaires
et extraordinaires ne manquaient pas en ce temps- là :
hau te Cour à Bourges, haute Cour à Versailles. M. Ba-
roche soutint devant la premiere de ees Cours l 'ac-
cusation contre Barbes, Albert, Blanqui, Sobrier, de
Flotte et tous les accuses du 15 m a i ; il porta la
parole devant la seconde contre les accuses du 13
ju in , Ledru -Ro l l in , Considerant, Boichot, Félix
Pyat , et autres. M. Baroche, actif, agressif, violent,
sans elevation de pensée ni delangage, avocat plutót
que magistral, qu i t t a l a direction du parquet de Paris
en 1850, pour passer au ministére de l 'intérieur. I I
hesita d'abord à recevoir ce portefeuille des mains du
president de la Répu bl ique. M. Thiers, pour le decider,
et pour faire taire ses scrupules royalistes, dut lui
adresser ce petit billet :
« J 'apprends que vous devenez ministre de l'inté-
r ieur, je me hate de vous dire que cette nouvelle nous
cause à tous le plus grand plaisir. Vous étes un homme
d'esprit et de cceur que nous appuierons de toutes nos
forces; comptez sur moi en particulier. Dans des
temps comme ceux-ci, on doit son concours aux
hommes qui savent se dévouer. »
M. Louis Ronapar te eut lieu de s'applaudir de son
choix: M. Baroche, bientòt convertí au bonapartisme,
fut pour lui un ministre précieux et dévoué. Lors de
la rupture definitive entre les royalistes de la majorité
M . B O U C H E R ET M. DE P A R Í E U AU CONSEIL D'ÉTAT. 135
et le president de la République, à l'occasion du
retrait de la loi du 31 mai, le gouvernemeut ne
pouvait décemmentcharger M. Baroche de demander
le retrai t de cette loi qu'il avait votée; M. Louis
Bonaparte fu t done oblige de se séparer de lui. Tour
à tour procureur general, ministre de l 'intérieur,
ministre des affaires étrangères; laborieux, souple,
habile à se mettre au niveau de toutes les questions
en les rabaissant; prèt à parler sur tout et pa r tou t ,
inépuisable, vulgaire, M. Baroche était le meilleur
intermédiaire que le gouvernement put choisir entre
lui et le Corps législatif.
M. Rouher avait donné sa démission de ministre
de la justice à l'occasion des décrets sur les biens de
la famille d'Orléans; on ne sait trop pourquo* y
moins que ce ne soit parce qu'il avait dit un jour à
la tribune que la revolution de Février était une
catastrophe. La mode en France se mèle méme aux
questions de droit et de just ice, il est de bon goüt et
de bon ton d'avoir telle ou telle opinion; on a une
morale selon la mode, et une fois la mode de protester
contre une mauvaise action passée, onoublie Taction
elle-mème. Rlàmer la spoliation de la famille d'Or-
léans à la suite de M. de Morny, c'était se poser
en gentilhomme : cette mode dura quinze jours .
M. Rouher, cependant, après s'ètre separé avec un
certain éclat du gouvernement comme ministre,
pouvait-il, quinze jours plus tard, accepter au Conseil
d'État la direction de la section de legislation, justice
affaires et intérieures? s'il y avait là une dificulté,
l'agile auvergnat la franebit ou ne la vit pas .
436 INTRODUCTION.
M. de Par íeu, president de la section des finances,
était un des membres les plus notables du nouveau
Conseil d 'É ta t ; sa famille comptait de nombreux
conseillers au présidial d'Aurillac, oú il était né.
Eleve du college de Lyon et de la maison de Juilly,
tres versé dans la science du droit , il commençait à
compter au barreau de Riom, lorsque la revolution
de Février fit de lui un representant du peuple. Son
discours sur la Constitution, oú il se prononçait pour
la nomination d 'un president par l 'Assemblée, ne fut
pas d'un avocat, mais d'un homme politique. II con-
naissait fort bien les questions de finance, comme le
prouvent ses rapports sur l'impót progressif et sur
l ' impót du revenu mobilier. Ministre de l'instruction
publique dans le cabinet du 11 octobre 1849, il s'y
montra comme un second Falloux, et supprima, pour
ainsi dire, le rectorat pa r la loi qui créait quatre-
vingt-six recteurs , minees personnages incapables de
tenir devant un évéque. Son discours contre la pro-
position Pradié , sur la responsabilité des ministres
du president de la République, avait été fort prisé à
l'Élysée. Cependant le moment était aux hommes
d'action, on ne songeait pas à lui. M. de Parieu, le
matin du 2 décembre, s'était rendu à la biblio-
théque de l 'Assemblée; la trouvant fermée pour
cause de coup d'État , il rentra tranquillement chez
lui , oú l'on ne tarda pas à venir lui offrir la place
de president de section du Conseil d 'État : il ac-
cepta philosophiquement, en attendant la vice-
présidence de ce corps, qui lui fut conferee en
1855.
LE C O R P S L É G I S L A T I F . 437
Le Corps législatif venait après le Conseil d'État
dans lahiérarchie des corps constitués.
Le Prince-président, suivi d'un aide de camp, des-
cendait de sa voiture, le 16 janvier 1852, devant la
petite porte du palais Bourbon dormant sur la rue de
Bourgogne; la nuit tombait sur les décombres de la
salle oú il avait siégé comme representant du peuple.
II entra dans l 'ancienne chambre des deputes en tra-
versant le salon d'attente de Louis-Philippe, et la salle
oúse dressent les statues de Mirabeau, de Foy, de Bailly.
Après un rapide coup d'ceil jeté sur cette enceinte, oú
avaient retenti tant de voix éloquentes, il decida que
les deux rangs de tribunes seraient réduits à un seul.
Les seances du Corps législatif étaient publiques sous
le premier Empire, mais il n'y avait place dans la
salle que pour deux cents personnes: une publicité de
ce genre semblait réservée au Corps législatif nou-
veau; plus de tribune spéciale pour les journalistes ;
la tribune des orateurs étant supprimée, désormais
ils parleraieni de leur place.
La nouvelle Constitution portad que tout Français
àgé de vingt et un ans élait électeur, à la condition de
jouirde ses droits civils et politiques, d'habiter la com-
mune depuis six mois. Chaqué département comptait
un depute par 35 000 é lecteurs ; à chacun des dépar -
tements dans lequel le nombre excédant des électeurs
dépassait le chiífrede 25 000, un député de plus était
accordé. Le nombre des électeurs fournissait 261 de-
putes élus pour six ans ; ni les colonies ni l'Algérie
n'étaient representees au Corpslégislatif .Danschaque
commune, le maire dressait seul la liste électorale.
438 I N T R O D U C T I O N .
Le Corps législatif, choisi par le Sénat sous le
premier Empi re , n'était en réalité qu'une emanation
de l 'Empereur comme le Sénat lui-méme. Sous la
nouvelle Constitution, il émanait à la vérité du suf-
frage universel, mais le gouvernement , en designant
lui-méme les candidats aux électeurs, et en pratiquant
le système des candidatures officielles, substituait en
quelque sorte au choix du Sénat celui de l 'adminis-
trat ion.
La Constituante de 89, croyant assurer le salut de
la liberté en separant aussi nettement que possible
le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, decida,
malgré Mirabeau, que les ministres ne seraient point
membres de l'Assemblée; l'ambition qu'on lui sup-
posait le rendait suspect dans cette question. La nou-
velle Constitution reprit sur ce point les traditions
de la Constituante, mais pour assurer la preponde-
rance du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif; les
ministres ne pouvaient done point paraitre devant le
Corps législatif: toutes les affaires entre cette assem-
blée et le gouvernement devaient se traiter par fin-
termédiaire de commissaires pris dans le conseil
d'État.
Napoleón I e r demandait qu'on lui fit un Corps légis-
latif trop faible pour pouvoir rien exiger de lui, et
pour tant assez fort pour lui étre utile; il voulait re-
duiré le pouvoir législatif à n 'ètre plus à craindre, et
se soustraire à l'alternative de le supprimer ou d'etre
renversépar lui. Pendant dix ans, il crut avoir réussi;
la campagne de Russie lui prouva qu'il se trompait.
L 'auteur de la Constitution de 1852 s'était évidem-
LE CORPS LÉGISLATIF. 4 3 9
ment posé le mème problème que l 'auteur de la Con-
stitution de Tan VIH. Serait-il plus heureux? Ne vien-
drait-il pas un jour ou, moins préoccupé d'éviter
l 'apparence mème de l'opposition contre le pouvoir
exécutif, le pouvoir législatif éprouverait le besoin
de sortir de sa reserve et de faire valoir ses droits ?
L'avenir seul pouvait repondré à cette question, que
s'adressaient les rares personnes qui, en 1852,
s'intéressaient encore aux questions politiques.
Le scrutin pour l'élection des deputes au Corps
législatif donna presque l 'unanimité des suffrages aux
candidats officiels.
Les partis vaincus, pour justifier leur faiblesse,
inventent des systèmes qui ne sont que la théorie de
cette faiblesse elle-mème. Le système d'abstention,
en vertu duquel la meilleure opposition à faire au
gouvernement est de n'en pas faire du tout, bereait
le découragement d'une partie de ceux qui avaient le
plus profondément ressenti la chute de la Répu-
blique, et qui, at tr istés, abattus, ne se sentaient point
encore en état de se livrer de nouveau à íactivité poli-
tique. L'homme le plus ferme, quand il éprouve un
grand mécompte, selaisse aller quelquefois au décou-
ragement et au dou t e : les partis ressemblent aux
hommes. Ce découragement qui privait les masses
de leurs chefs ne tarissait pas le fond d'acti-
vité et d 'ardeur qui est en elles; abstention et abdi-
cation sont pour le peuple un seul et mème mot,
le peuple refusa d'abdiquer. Le parti républicain
dressa une liste de candidats que le Siècle inscri-
vit en tète de ses colonnes : trois de ces candidats.
440 INTRODUCTION.
MM. Cavaignae, Carnot et Hénon, furent nommés.
Les autres partis n 'engagèrent pas la lut te . M. de
Larochejacquelein, dans une lettre adressée à la
Gazette de France, crut devoir prevenir le public
qu'il refusait la candidature qu'on luioffrait, disait-il,
de tous còtés, ne voulant point, par des raisons per-
sonnelles, faire partie d 'aucune assemblée par lemen-
ta i re . II avait été question de la candidature de M. de
Morny à Par i s , mais l 'échec de ce nom eüt été grave;
le gouvernement a ima mieux mettre en avant des
noms inconnus ou n 'ayant qu'une notoriété de cité
et méme de quart ier : des hommes modestes pou-
vaient seuls, en effet, accepter la candidature au mo-
ment oú le Constitutionncl traçait ainsi aux futurs
deputes la mission qu'ils auraient à r empl i r : « Re-
noncez à chercher l 'influence que vous aviez sous le
regime parlementaire , acceptez une situation modeste
et oceupée; renoncez au fracas de ees séancesthéá-
trales oú l'on parlai t pour des femmes oisives, pour
des clubs, pour des cafés, pour des journaux, pour
son ambition, pour sa vanité, pour sa rancune , pour
sa haine, pour sa vengeance. » Le Constitutionnel
disait ensuite auxélecteurs qui se plaignaient de l'in-
tervention du pouvoir : « Vous avez besoin d'etre di-
r iges; félicitez-vous que les préfets vous désignent les
candidats les plus disposés à seconder le president,
puisqu'ils vous fournissent comme une occasion na-
turelle de voter une seconde fois pour lui. » Le préfet
de la Seine annonçait également aux électeurs de
son département , qu 'après avoir remis aux mains du
Prince les destinées de la France , il ne leur restait
E L E C T I O N DU GENERAL CAVA1GNAC. 441
plus qu'à completer leur ceuvre en choisissant pour
deputes : MM. Guyard-Delalain, propriétaire, capi-
taine de la garde.nationale; — Devinck, ancien presi-
dent du tribunal de c o m m e r c e ; — Germain Thibaut;
— Perre t , maire du VHP arrondissement; — Fou-
cher-Lepelletier, vice-president du conseil d e s p r u d ' -
hommes;-— Monnin-Japy, ancien adjoint au maire
du V e arrondissement ; — Lanquetin, president de la
commission municipale; — Maximilien Kcenigs-
warter , ancien banquier ; — Véron, directeur du
Constitutionnel.
Lyon et quelques grands centres democràtiques, à
l 'exemple de Par i s , ne se résignèrent pas à l 'absten-
t ion; le parti républicain lit passer à Lyon un de ses
candidats, M. Hénon. Le gouvernement, en somme,
eut le Corps législatif qu'il voulait avoir, c'est~à-dire
une sorte de conseil general de la F rance , composé
de grands industriéis, de grands manufacturiers et
surtout de grands propriétaires; plus d'un tiers des
deputes figurail dans la catégorie des maires urbains
etruraux;-douze deputes étaient attaches à la maison
du Prince. Le Corps législatif comptai t quatre
hommes de le t t res : MM. Granier de Cassagnac, Achule
Jubinal, Arthur de la Guéronniére et Belmonte t ;
M. de Montalembert représentait sur ses bancs les
orateurs des anciennes Assemblees.
L'installation des grands corps de l 'État eut lieu,
le 29 mars, dans la salle des Maréchaux. Le Pr ince-
président, salué par une salve de cent vingt et un
coup de canon et par les acclamations des sénateurs,
des deputes, des conseillers d 'État , prononça un dis-
442 I INTRODUCTION.
cours écouté avec l'attention et la curiosité les plus
vives. L 'Empire semblait à tout le monde l'inevi-
table consequence de la Constitution : l'opinion s'at-
tendai t à trouver dans le discours quelques indications
sur la facón dont le Prince-président comptait opérer
la transition; elle fut désappointée. Le chef de l 'État
se contenta de dire que s'il avaitdésiré rétablir l 'Em-
pire, cette transformation serait accomplie depuis
longtemps : « Ni les moyens, ni les occasions, ajouta-
t-il, ne m'ont manqué . Ainsi, en 1848, lorsque six
millions de suffrages me nommèrent en dépit de la
Consti tuante, le simple refus d'acquiescer ta la
Constitution pouvait me donner un troné. Mais une
elevation qui devait entrainer de graves desordres ne
me séduisitpas. Au 13 juin 1849 , il m 'é ta i tégalement
facile de changer la forme du gouvernement : je ne
le voulus pas. Enfin, au 2 décembre, siles considera-
tions personnelles l 'eussent emporté sur les graves
intérèts du pays, j ' eusse d'abord demandé au peuple,
qui ne me l ' eü t pas refuse, un titre pompeux. Je me
suis contenté de celui que j ' ava is . )>
Ces appreciations històriques, qui soulevaient
d'assez graves objections, étaient suivies d'une menace
aux part is : le Prince-président rejetait d'avance sur
eux la responsabilite du changement qu'il serait
oblige de faire subir à la forme de l 'État, « si, par
leurs sourdes menees, ils cherehaient à saper les
bases de mon gouvernement ; si, dans leur aveugle-
ment , ils niaient la légitimité de l'élection populaire;
si, enfin, ils venaient sans cesse, par leurs attaques,
mettre en question l'avenir du pays. » Le discours
D I S C O U R S DU P R I N C E P R E S I D E N T . 413
se terminait ainsi : « Conservons la République, elle
ne menace personne, elle peut rassurer tout le
monde. » L'existence de la République dépendait,
aux yeux de l'orateur, de trop de conditions pour que
son vceu put étre exaucé.
Le nom seul de République importune le pouvoir
absolu : Napoleón ne put se résigner à vivre à còté
de la République, mème sur une piece de monnaie .
La monarchie permet, d 'ail leurs, les grands t ra i te-
ments , les grandes dotations, les grandes munifi-
cences, avec lesquels on recompense les grands dé-
vouements. Ces dévouements, fort nombreux autour
du Prince-président, at tendaient leur salaire de-
puis le 2 décembre ; Louis-Napoléon devait devenir
Empereur pour ne pas ètre ingrat.
Le ministre d 'Éta t , après le discours du president,
lut la formule du serment des sénateurs et des de-
putes : « Je jure obéissance à la Constitution et
fidélité au president. » Ce serment ne pouvait étre
prèté que dans les termes precedents; toute addition,
modification, restriction ou reserve devait ètre con-
sidérée comme un refús. Le Prince Jéròme jura le
premier en qualité de president du Sénat.
Le general Cavaignac, M. Carnot, nommés à Paris,
M. Hénon, élu à Lyon, ne répondirent pas à l 'appel
de leurs noms. M. Rillault president du Corps légis-
latif, avait reçu d'eux cette lettre collective: « Les
électeurs de Paris et de Lyon sont venus nous cher-
cher dans notre retraite ou dans notre exil; nous les
remercions d'avoir pensé que nos noms protestaient
d'eux-mèmes contre la destruction des libertes pu-
Mi I N T R O D U C T I O N .
bliques et les r igueurs de l 'arbitraire, mais ils n'ont
pas voulu nous envoyer siéger dans un Corps légis-
latif dont les pouvoirs ne vont pas jusqu 'à réparer
les violations du droi t ; nous repoussons la théorie
immorale des reticences et des arrière-pensées. »
Ces trois citoyens furent done declarés démission-
naires le lendemain dans la premiere séance du
Corps législatif, dont M. Billault inaugura la session
par un discours contenant l'éloge des institutions
consulaires, et la cri t ique du regime parlementaire,
critique un peu usée, mais à laquelle le passé de
M. Billault rendait un certain p iquant : «. Nous n 'au-
rons plus, dit-il, autour de Turne legislative les evo-
lutions des partis tenant sans cesse le ministére en
échec, Je forçant de s'absorber en un soin unique,
celui de sa defense, et n 'about issant trop souvent
qu'àénerver le pouvoir. » M. Billault, ancien parle-
mentaire converti au pouvoir absolu après avoir passé
par le socialisme et par le droit au travail, esprit
mediocre, mécontent, sans s'en douter peut-ètre
lu i -mème, des dementis qu'il donnait à son passé,
semblad gèné au fauteuil de la présidence; ni sa
physionomie ni son caractère ne se prètaient à ses
nouvelles functions.
Laréformedes monnaies, question politique au fond,
sacre du visage, prise de possession de l'espí it par le
regard, occupa les premieres séances du Corps légis-
latif. Un tournoi d'éloquence entre M. Granier de Cas-
sagnac et le docteur Véron fournit un episode amusant
à la loi sur la rehabilitation des condamnés. Le pre-
mier voulait assimiler le droit de rehabilitation au
L E S D E P U T E S R É P U B L I C A I N S S O N T D É M I S S I O N N A I R E S . 445
droit de grace, et le second repoussait cette augmen-
tation d'attributions accordée aü chef de l 'État . Une
modification au Code d'instruction criminelle sur les
crimes commis à l'étranger, la loi relative aux inter-
dictions de séjour dans le département de la Seine et
dans les communes de l 'agglomération lyonnaise, la
prorogation du monopole des tabacs jusqu'en 1863,
furenl l'objet des deliberations des deputes jusqu'à la
discussion du budget. Le gouvernement, ne trouvant
pas sans doute que l ' impot du t imbre füt une assez
lourde charge pour la presse, avait depose un projet
de loi établissant un impòt sur le papier. Ce projet fut
retiré.
Le rapporteur du budget proposait une diminution
de 18 millions prise sur l 'armée et sur les gros t ra i -
temenls ; le Conseil d 'État consentait à la moitié de
cette reduction seulement. La commission répondait
que la rapidité de son travail ne lui permettant pas de
pénétrer dans l'examen du budget soumis à ses études
à une époque trop avancée de la session, ni mème
d'user des moyens que la Constitution donne aux
deputes de faire connaitre leur opinion par le renvoi
au Conseil d'État des articles qu'ils n 'adoptent point,
elle était restée au-dessous de ses vceux d'économie.
I I y avait là une interpretation de la Constitution,
contre laquelle le ministre d'État crut devoir protester
dans une lettre adressée à M. Billault, et donnant le
vrai sens de l'article 14 de la Constitution, relatif aux
amendements deposes par les deputes et rejetés par
le Conseil d 'État, le ministre d 'Etat reprochait à la
commission de méconnaitre les dispositions formelles
446 I N T R O D U C T I O N .
de l'article 40 de la Constitution, et de l'article 51 du
décret du 22 mars , aux termes desquels les amen-
dements doivent ètre considerés comme non avenus,
lorsque le Conseil d'État ne les adopte pas. Dans ce
cas, le Corps législatif n'a pas le droit de les reproduiré;
mais il peut rejeter le chapitre tout entier auquel ils
se rapportent. Le ministre d'État terminait ainsi sa
lettre : « Le president de la République est convaineu
quele Corps législatif, qui a déjà donné tant depreuves
de sagesse, ne s'engagera pas dans une voie qui
aboutirait à la violation du pacte constitutionnel.
» II importe à l'affermissement de nos institutions
nouvelles, surtout la premiere fois oú elles fonction-
nent , que les grands pouvoirs de l 'État se renferment
religieusement dans les limites qu'elles ont posées.
C'est ainsi qu'ils se conformeront au mandat que la
France leur a confié. »
Ce rappel severe à la Constitution fut entendu.
Les membres de la commission, non plus que le rap-
porteur, n'avaient certes pas l'intention de porter
atteinte au pacte constitutionnel; la discussion gené-
rale du budget se termina en une séance. M. Audren de
Kerdrel, député légitimiste, et M. de Montalembert
qui se sentait de moins en moins affamé de repos et
de silence, prononcèrent deux discours politiques.
M. de Montalembert parla de tyrannie, d e s t i t u t i o n s
faussées, etc. La vivacité de son langage s'accrut en-
core pendant la discussion du budget des dépenses
à propos des decrets relatifs aux propriétés de la fa-
mille d'Orléans. Le budget n'en fut pas moins adopté
à l 'unanimité, moins une voix.
LE R E S P E C T DE LA C O N S T I T U T I O N . 4 4 7
Le Prince-président annonça le 28 ju in , par un
message au Corps législatif, la cloture de la session
de 1 8 5 2 ; il déclarai tdans ce document que « l'épreuve
qu'on venait de faire d 'une Constitution d'origine
française démontrait que la France possédait toutes
les conditions d'un gouvernement fortet l ibre . »
C H A P I T R E X
AVE, CsESAR!
1852 — 1 8 5 3 .
S O M H A I R K . — L a F r a n c e s ' a t t e n d à l a p r o c l a m a t i o n d e l ' E m p i r e . — V o y a g e
du P r i n c e - p r é s i d e n t . — L ' E m p i r e , c 'es t la p a i x . — R e n t r é e t r i o m p h a l e
d u P r i n c e - p r é s i d e n t à P a r i s . — M . B e r g e r , p r é f e t d e i a S e i n e , d e m a n d e
le r é t a b l i s s e m e n t d e l ' E m p i r e a u n o m d e la v i l le d e P a r i s . — M a r c h e
d u c o r t e g e s u r les b o u l e v a r d s . — Les a r e s de t r i o m p h e . — A v e , Ccesar!
— L 'é l ec t ion du 20 d é c e m b r e . — Le S é n a t e s t c h a r g e d e modi f ie r la
C o n s t i t u t i o n . — R a p p o r t d e M. T r o p l o n g . — Le d r o i t d e s u c c e s s i o n
au t r o n é . — La | f ami l l e i m p é r i a l e . — Les g r a n d s c o r p s d e l ' É t a t à
S a i n t - C l o u d . — D i s c o u r s d u p r e s i d e n t d u Corps l ég i s l a t i f e t du p r e m i e r
v i c e - p r é s i d e n t d u S é n a t . — R é p o n s e s d e l ' E m p e r e u r . — Le m a i r e d e
S è v r e s a d é j à p r o c l a m é l ' E m p i r e . — C a u s e s d e la R e s u r r e c t i o n d c
l ' E m p i r e . — La b o u r g e o i s i e e t l ' E m p i r e . — L a R e s t a u r a t i o n a m o n e
u n e a l l i a n c e e n t r e l e s l i b é r a u x e t l e s b o n a p a r t i s t e s . — Les p a r t i s e t
l e s s e c t e s s o u s L o u i s - P h i l i p p e . — P o u r q u o i la R é p u b l i q u e e s t t o m b é c .
— L a F r a n c e m a n q u e d e s o u t i l s n é c e s s a i r e s p o u r se f açonner un g o u v e r -
n e m e n t l i b r e . —• Le c a t h o l i e i s m e . —• L ' é c l e c t i s m e . — Le Code c ivi l
c r e e u n e f a u s s e é g a l i t é . — La l i t t é r a t u r e , l e thea t re , l es a r t s e n F r a n c e
son t m o n a r c h i q u e s . — P r o c l a m a t i o n d e l ' E m p i r e . — E n t r é e d e l ' E m p e -
r e u r a u x T u i l e r i e s . — L ' E m p i r e p r o c l a m é à l 'Hótel d e V i l l e . — La
fami l le i m p é r i a l e e t la fami l le d e l ' E m p e r e u r . — L e p r i n c e J é r ò m e . —
Le p r i n c e N a p o l e ó n . — La p r i n c e s s e M a t h i l d e . —• Les d i g n i t a i r e s d e la
C o u r . — La t e t e se t e r m i n e s a n s a m n i s t i é .
L'Empire existait, on n'attendait plus que la pro-
clamation de l 'Empereur; le bruit se répandit qu'elle
aurai t lieu le 10 mai, à la suite de la distribution des
aigles à l 'armée. Une estrade était dressée ce jour-ià
au milieu du Champ de Mars; le Prince-président y
D I S T R I B U T I O N D E S AIGLES A L ' A R M É E . 419
monta, entouré de son état-major, après avoir passé
devant le front des troupes. L'archevèque de Paris et
son clergé bénirent l'aigle latine comme ils avaient
déjà béni le coq gaulois et le bonnet phrygien. Les
representants de l ' armée s'avancèrent au-devant du
chef de l 'État, qui, ayant à ses còtés le maréchal
Jérome Bonaparte, son oncle, descendit quelques
marches pour prononcer la harangue suivante :
« Soldats ,
» L 'histoire des peuples est en g r a n d e part ie l 'h istoire des a r -
m é e s ; de leurs succés ou de leurs r e v e r s depend le sort de la c i -
vilisation et de la patr ie : v a i n c u e s , c'est l ' invasion ou l ' anarch ie ;
victorieuses, c'est la g lo i re et l ' o rdre .
» Aussi les nat ions , comme les a r m é e s , portent-e l les une
veneration re l ig ieuse à ces emblemes de l 'honneur mi l i ta i re qui
résument pour elles tout un passé de gloire et de t r iomphe .
» L 'a ig le romaine adoptée p a r l ' e m p e r e u r Napoleón au commen-
cement de ce siècle fut l a signification l a p lus éc latante de l a
regenerat ion et de la grandeur de la F r a n c e . E l l e disparut dans nos
m a l h e u r s . E l l e devait reveni r lorsque la F r a n c e , re levée de ses
défaites, mai t resse d'elle m è m e , ne semblera i t p lus répudier ses
propres g l o i r e s .
* Soldats , reprenez done ees a i g l e s , non comme une menace
contre les é t rangers , m a i s comme le symbole de notre indépen-
dance , comine le souvenir d'une époque héroi'que, comme le signe
de noblesse de chaqué reg iment .
» Reprenez ees a ig les qui ont si souvent conduit n o s peres à la
v ictoire , et j u r e z de mour i r pour les de fendre , J
Ge langage si contraire à la vraie philosophie de
l 'histoire, mais si bien approprié al 'auditoire auquel
il s'adressait, ce chauvinisme suranné , mais encore vi-
vace au cceur des soldats, fut couvert d 'aeelamations.
Le Prince-président quit ta cependant le Champ de
Mars sans étre empereur; l 'acclamation prétorienne
T A X I L E D E L O R D . I . — 29
450 I N T R O D U C T I O N .
ne vaut pas le suffrage civil, et le Prince-président
savait bien que désormais ce suffrage n'avait plus rien
à lui refuser. L'aigle impériale blessée à mort sur le
champ de bataille de Water loo, et guérie par la
l iberté , enfonçait ses serres dans les flanes de sa
bienfaitrice; les oreilles françaises s 'aecoutumaientà
ces termes de sénatus-consultes, de plébliscites, de
cornices, vieux mots de la liberté ressuscités pour en
cacher la per te ; l'esprit monarchique, si voisin en
France du césarisme, commençait à renaitre. Les
journaux, en par lan t des préparatifs d'un bal,
donné au chef de l 'État par les officiers de l 'armée,
avaient ajouté : « II n'y aura pas de quadrilles dans
ce bal, parce que Pon veut placer les danseuses en
galerie, sous les yeux du president, qui les contem-
pt era du haut de sa t r ibune . » Les femmes rangées
en espalier! Cela ne s'était fait ni pour Louis XIV ni
pour Napoleón I e r .
Lorsque Napoleón I e r monta sur le troné, la France
sortait d 'une revolution qui avait armé la société tout
entiére : comme garde national, sectionnaire, réqui-
sitionnaire, volontaire, insurge, emigré, tout Fran-
çais avait porté le fusil; des provinces levaient des
armées; des villes soutenaient des sieges, partout la
guerre civile. La nation, sans commerce, sans in-
dustrie, était toute préparée à la guerre ; elle la fit
avec d 'autant plus de bonheur qu'elle ne tarda pas à
placer à sa tète un des plus grands guerriers de tous
les t emps ; les intérèts industriéis et commerciaux
devenus plus puissants exigeaient des garanties sé-
rieuses. La bourgeoisie de ce temps-ci, cherchant
R E N T R É E T R 1 0 M P H A L E DU P R I N C E P R E S I D E N T A P A R I S . 4 5 1
dans le despotisme un refuge contre les orages de la
liberté, ne lui demandait plus la gloire mais la paix;
le Pr ince la lui promit sur tous les tons dans sa visite
aux principales villes de l'Alsace, du Centre, du Midi
et du Sud. Les discours de Lyon, de Saint-Étienne, de
Marseille avancèrent l'ceuvre de lafondation de l 'Em-
pire; celui de Bordeaux l'acheva. <a L'Empire, c'est la
paix ». Cette phrase relevait une dynastie.
Les officiers de l 'armée de Paris ont tenu à hon-
neur d'entourer la voiture et de galoper à la portière
du Prince-président par tant pour sa tournée dans les
départements, le 16 octobre. Le Sénat, le Corps légis-
latif, le Conseil d'État, le Corps diplomatique français,
la maison militaire et civile du Prince, les cours , les
t r ibunaux, les états-majors de l 'armée, l 'attendent à
son retour, au chemin defer d'Orléans, dans la salle
des voyageurs transformée en salle du tròne. Les
grands corps de l'État occupent la place que M. Feui l -
let de Conches, maítre des ceremonies, leur a mar-
quee ; les écoles d'état-major, des mines, de Saint-
Cyr, polytechique, l 'archevèque de Paris et son clergé,
les consistoires protestant et israélite, les juges de
paix, rien ne manque à ce champ de mai dans une
gare , depuis l 'Institut j u squ ' à l a chambre des notaires
etdes avoués, depuis le syndicat des agents de change
jusqu 'à celui des commissaires priseurs. Le canon,
les musiques militaires, les cloches saluent à la fois
le Prince-président à sa deséente de wagon. Le prince
Jéròme, precede de M. Feuillet de Conches et suivi
d'un bril lant cortege, se rend au-devant de son neveu
qui l 'embrasse; ils entrent dans la salle et passent
45"2 I N T R O D U C T I O N .
devant les grands corps de l'État poussant le cri de :
Vive l 'Empereur ! Le Prince-président, arrive devant
le Corps législatif, s 'arréte, et semble chercher quel-
qu'un dans la foule des deputes; il le découvre : c'est
M. de Morny. Non content de tendre la main au
ministre du 2 décembre, il l 'attire dans ses bras. Les
acclamations officielles sont si éclatanles au moment
oú le Prince-président monte sur le troné, qu'elles
empéchent d'entendre les choeurs du Conservatoire
qui entonnent une cántate.
La foule circule au dehors sous des ares de
t r iomphe quiforment presque voüte d'une extrémilé
à l 'autre des boulevards. Le premier occupe la place
du Jardin-des-Plantes ; là sont réunis le president du
conseil municipal, M. Delangle, et ledoyen des maires
de Paris, M. Monnin-Japy, ayant à leur tete le préfet
de la Seine, M. Berger, ancien héros de Février. Une
colonne formée des compatriotes du préfet de la
Seine, Auvergnats, marchands de charbon et forts de
la Halle, armés de fusils, descendant le 24 Février, à
dix heures du mat in , de la place de la Bastille au pas
accéléré, tambours en tète, serrée, résolue, marchait
sur les Tuileries. M. Berger, notaire, depute, maire
des barricades, battait avec sa grosse tete la mesure à
la Marseillaise, au milieu des bourgeois formant le
premier rang de cette colonne; l'ancien conquérant
des Tuileries offrait, trois ans après , la couronne à
Louis-Napoléon : « Cédez, Monseigneur, aux voeux
d 'un peuple tout entier; la Providence emprunte sa
voix pour dire de terminer la mission qu'elle vous a
confiée, en reprenant la couronne de l 'immortel fon-
M A R C H E DU CORTEGE S U R LES B O U L E V A R D S . 4 5 3
dateur de votre dynastie. Ge n'est qu'avec le t i tre
d 'Empereur que vous pouvez accomplir les magni-
fiques promesses du magnifique programme que , de
Bordeaux, vous venez d'adresser à l 'Europe at ten-
tive. » M. Delangle et M. Monnin-Japy adressèrent
les mèmes supplications au Prince-président. Le di-
recteur des arenes imperiales, au moment oú le futur
Empereur passa sous l 'arc de t r iomphe, lança un bal-
lon en forme d'aigle aux ailes déployées et tenant la
couronne dans ses serres.
L'architecture des fetes publiques, art ancien et
routinier, s'était rajeunie et renouvelée depuis l'avè-
nement de M. Louis Bonaparte à la présidence de la
République; les architectes à prix fixe, avec de la toile,
du carton et quelques chassis, improvisaient de vrais
monuments : arcs de t r iomphe, dais , t rones, sceptres,
couronnes, clefs de ville; d'honorables maisons de
commerce fournissaient à l'instant le principal et les
accessoires de toute cérémonie royale ou princière,
à Par is , dans les départements et à l'étranger. Cette
fois les Perraul t à ladétrempe s'étaient veritablement
surpasses; le cortege du Prince-président, en défilant
sur les boulevards, traversa plusieurs arrondisse-
ments et passa devant une foule de theatres ; a r ron-
dissements et theatres , tous avaient leur arc de
t r iomphe. Celui de l 'Ambigu-Comique portait au
fronton ces vers de Yirgile :
Di p a t r i i i n d i g e l e s , t u R o m u l e V e s t a q u e m a t e r ,
0_ua3 T u s c u n i T i b e r i m et R o m a n i a p a l a t i a s e rvas
H u n c s a l t e m e v e r s o j u v e n e m s u c c u r r e r e sa?clo
Ne p r o h í b e t e
Ate I N T R O D U C T I O N .
L'arc de la porte Saint-Martin n'avait point de-
scription, non plus que celui du Gymnase; le triom-
pha teur , à par t i r de ce dernier theat re , dut se con-
tenter des simples faisceaux de drapeaux des cafetiers
et des restaurateurs jusqu'à l 'entrée de la rue Lepel-
letier, oü s'élevait sous un velum le magnifique mo-
numen t dressé en commun à la gloire du futur
Empereur par les directeurs de l 'Opéra et de l'Opéra-
Gomique. Le Prince-président seul, à cheval, en
avant de son cortege, s'avançait lentement entre une
haie de troupes et de corporations ouvriéres, non
moins bien clisciplinées que les regiments . Part i à
midi de l 'embarcadére du chemin de fer d 'Orléans,
à trois heures seulement il arriva devant l'église de la
Madeleine : le curé, revètu de ses plus riches habits
sacerdotaux, les cheveux au vent, debout sur les mar-
ches de l'ancien templé de la Gloire, s'inclina devant
le t r iomphateur pendant que les lévitesfaisaient fumer
Pencens en son honneur . Sur la place de la Concorde,
au milieu d'une forèt de mats à banderoles, s'élevait
un arc de tr iomphe : « A Napoleon lli, sauveur de la
civilisation moderne. » C'était le dernier. Quelques
pas séparaient à peine le Prince-président des Tui -
leries, oú l 'attendaient les princesses de sa famille ;
va-t-il enfin, après un dernier salut aux troupes qui
viennent de défiler, se reposer de ses fatigues ? Non ;
les traditions monarchiques, réveillées comme par
enchantement dans cette journée, l'obligent à prèter
l'oreille au discours d 'une jeune com mere chargée,
au nom des dames de la Halle, de demander le
rétablissement de l 'Empire.
AVE C J E S A R . 4 5 5
La journée est finie: les troupes regagnent leurs
casernes, oú les tables du festín sont dressées; les
sons de lamusique militaire se perdent peu à peu dans
le lo inta in: les banniéres des orphéons et des corpo-
rations se perdent dans la b r u m e ; les ouvriers rega-
gnent lentement leurs faubourgs en causant entre eux
à voix basse, préoccupés et fatigués; pas de gaieté,
pas de chants, pas d'éclats de rire dans la foule. Quel-
que chose semble avoir déjà change dans l'esprit
français: on dirait que ce peuple n'est plus le peuple
de Paris , mais celui de la Rome impériale livrée aux
vieux instincts de la race latine, amoureuse de fetes
et de spectacles alors mème qu'elle se plait à les
railler.
Les boulevards eux-mèmes n 'ont plus la mème
physionomie; les innombrables cafés, les restaurants
qui se succèdent presque sans interruption, indiquen t
qu'une ère nouvelle a commence, et qu'on ne songe
plus qu 'à l 'argent et aux plaisir. Quelques prome-
neurs perdus dans leurs reflexions suivent mélancoli-
quement les masses qui s 'écoulent avec lenteur sur
ces trottoirs d'oú ils virent passer les cercueils du
general Foy, de Lafayette et la pompe fúnebre des
morts de juillet 1830 et de février 1848. Pendant que
ces philosophes remontent dans leur pensée jusqu ' à
ces premieres années de la Restauration oú l'on créait
la légende impériale croyant qu'elle n 'aurai t de vertu
magique que contre l'ancien regime, le gaz officiel
s'allume au fro ton des monuments , les lanternes véni-
tiennes aux fenetres des maisons, les transparents à
la facade des theatres et de tous les établissements
456 I N T R O D U C T I O N .
publics : magasins, boutiques, échoppes, tout est
illumine. On lit sur le t ransparent d'un coiffeur de la
rue Montmartre ces deux mots qui résument la jour-
née et le m o m e n t :
AVE, CASS AM
Le Monitcur, le lendemain, contenait la note sui-
vante : « La manifestation éclatante qui se produit
dans toute la France en faveur du rétablissement de
l 'Empire impose le devoir au president de consulter à
ce sujet le Sénat. »
Un décret convoque done cette Assemblée pour le
4 novembre : s'il resulte de ees deliberations un chan-
gement dans la forme du gouvernement, le sénatus-
consulte adopté à ce sujet sera sounds àl 'approbat ion
du peuple français. Le méme décret réunit le Corps
législatif appelé à constater la regulante des votes, à
en faire le recensement et à en declarer le resultat. Le
Sénat et le peuple ont seuls, il est vrai, le droit de
modifier la Constitution, mais le « Prince entend que
le Corps politique, issu comme lui du suffrage univer-
sel, vienne attester au monde la spontanéité du mou-
vement national qui le porte à l 'Empire, et qu'en con-
statant la liberté du vote et le nombre des suffrages,
il fasse sortir de sa declaration toute la légitimité de
son pouvoir. »
Le Moniteur a parlé d'efforts considerables, de
manoeuvres de toutes sortes, employes par les partís
pour entraver le vote de l 'Empi re : le journal officiel,
en publiant la protestation du comte de Chambord et
L E P L E B I S C I T E DU 20 D É C E M B R E . 4 5 7
les manifestes de quelques exilés de Londres, prouva
cependant que le gouvernement ne croyait pas avoir
grand'chose à redouter de ces manoeuvres et de ces
efforts. En eíïet, sans liberté de la presse et sans
liberté de reunion, toute opposition est impossible :
l'élection du 21 décembre se fit sans discussion, avec
le concours de toutes les forces d 'un État puissant
et centralise. Le recensement general des suffrages
donna 7 8 2 4 1 2 9 bulletins portant le mot oui,
253 149 portant le mot non; 63 126 bulletins nuls .
Les procès-verbaux de quelques localités éloignées
manquaient encore: mais le Corps législatif se crut
autorisé, par l ' immense majorité acquise au plébis-
ciste, à proelamer sans délai le resultat du scrutin.
M. Ghapuis-Montlaville, préfet de la Haute-Garonne,
avait déjà donné l 'ordre de le graver sur le bronze
pour tout le département; le simple marbre devait
suffire à constater le vote de chaqué commune. Le
Corps législatif se contenta de declarer que le peuple
français réuni dans ses cornices avait accepté le
plébiscistc suivant :
« Le peuple français veut le rétablissement de la
dignité impériale dans la personne de Louis-Napoléon
Bonapar te , avec hérédité dans sa descendance d i -
recte, legitime ou adoptive, et lui donne le droit de
régler l'ordre de succession ainsi qu'il est dit dans le
sénatus-consulte du 7 novembre 1 8 5 2 . »
Le prince, president du Sénat, Jéròme-Napoléon
Bonaparte, « obéissant à des scrupules personnels,
jaloux d'écarter jusqu'aux apparences d 'une partici-
pation qui n 'aurai t pas exclusivement en vue les
4 5 8 I N T R O D U C T I O N .
rands intérèts de l 'État », crut d 'avoir 1 aisser a u n
autre le soin de diriger la discussion. Le ministre
d 'État lut ensuite au Sénat un message dans lequel
le Prince-président disait à cette Assemblée : « La
nation vient de manifester hautement sa volonté de
rétablir l 'Empi re ; si le Sénat adopte ce changement,
il sera sans doute d'avis que la Constitution de 1852
doit étre maintenue, sauf quelques modifications qui
ne toucheront pas ses bases fundamentales. » Le
Sénat, pour repondré à cette invitation, s'empressa
de nommer une commission chargée de proposer ces
modifications. Le rapporteur de cette commission,
M. Troplong, membre de l'Académie des sciences
morales , pair de France de la monarchie constitu-
tiónnelle, nommé, le 22 février 1848 , president de
la Cour royale par Louis-Philippe, avait fait, comme
presque tous ses collègues de l 'Académie, en 1848,
son petit livre contre le socialisme, et contribué au
tr iomphe de Cicerón sur Catilina. Mais comment
supposer que ce vieux liberal passerait si vite au
parti de César?
M. Troplong, devenu le Cambacérès du regne , son
Portal is , moins le Code civil, lut son rappor t au
Sénat, dans la séance du 6 décembre . Ce morceau
abondait en lieux communs. M. Troplong, en de-
clarant que le prince Louis-Napoléon était le repre-
sentant de deux siècles et de deuxespri ts , du passé et
du present , de la royauté et du peuple, en un mot
l ' incarnation de la democratic organisée, ne renouve-
lait-il pas un paradoxe usé, et n'appliquait-il pas au
neveu ce que l 'oncle avait répété à satiété de lui-
R A P P O R T DE M. T R O P L O N G S U R LA CO N ST IT U T IO N . 4 5 9
mème? Le rapporteur du Sénat, en ajoutant que la
France est monarchique par ses habitudes, ses in-
stincts, et démocratique par ses mceurs,que l 'Empire,
contenant la monarchie et la républ ique, est la syn-
thèse du pouvoir, et qu'enfin la France est trop vaste
pour former une République, ne rééditait-il pas tout
simplement les banalités et les non-sens qui faisaient '
le fond de la polémique des journaux royalistes?
Comment, en effet, des habitudes et des instincts
monarchiques pouvaient-ils produiré des mceurs de-
mocràtiques, et comment des mceurs democràtiques
favorisaient-elles à leur tour les habitudes et les in-
stincts monarchiques? P a r quel mystère non moins
étonnant que le dogme de la Trinité, la Monarchie,
la République, l 'Empire se trouvaient-ils ne plus for-
mer qu'un seul et méme gouvernement? Le rappor-
teur , au lieu de repondré à ces questions, invoquait
dévotement la théorie des hommes providenciéis, et
chantait la gloire du vainqueur d'Actium et du vain-
queur de Marengo. M. Troplong, descendant des hau-
teurs de la philosophie de l 'histoire, était d'avis que
le futur Empereur des Français , pour ra t tacher son
regne à celui de Napoleón le Grand et à celui de son
fils proclamé constitutionnellement, sans avoir ce-
pendant occupé le troné, prit le nom de Napoleón III.
Le rapporteur établissait ensuite l 'hérédité d'après
la loi salique : le droit d'adoption, à défaut d'enfant
male , s'exercerait dans la descendance legitime et
masculine des frères de Napoleón I e r ; ce droit interdit
aux successeurs de Louis-Napoléon ne pouvait pré-
judicier aux enfants males de ce prince nés après
4G0 I N T R O D U C T I O N .
l 'adoption. Dans le cas oú l 'Empereur ne laisserait
aucun héritier direct legitime ou adoptif, il devait
régler, par un décret organique adressé au Sénat et
déposé dans les archives, l 'ordre de succession au
troné. Enfin, à défaut de tout héritier legitime de
Louis-Napoléon et de ses successeurs en ligne colla-
t e r a l qui prendraient leur droit dans le décret orga-
nique, un sénatus-consulte propose au Sénat par les
ministres formés en conseil, avec l'adjonction des
presidents en exercice du Sénat, du Corps législatif et
du Conseil d'État, nommerait l 'Empereur et réglerait
dans sa famille l 'ordre héréditaire de male en mále,
à l'exclusion des femmes et de leur descendance. Ce
sénatus-consulte devait étre soumis à l 'acceptation
du peuple.
Les membres de la famille de Louis-Napoléon
éventuellement appelés à l 'hérédité et leur deseen-
dance des deux sexes feront partie de la famille im-
périale; un sénatus-consulte regle leur position. Ils
ne pourront se marier sans l'autorisation de l'Em-
pereur , sous peine de perdre , ainsi que leur deseen-
dance, tout droit à l 'hérédité. Si toutefois il n'existe
point d'enfant d 'un tel mariage, en cas de dissolution,
pour cause de décés, le prince qui l 'aura contracte
retrouve ses droits d 'hérédité. Le rappor teur , en
stipulant avec soin les conditions de l 'hérédité, dans
le cas oú l 'Empereur n 'aurait pas d'enfant, exprima
le vceu de la commission, que cc dans un avenir non
éloigné, une épouse vint s'asseoir sur le troné, et
qu'elle donnàt à l 'Empereur des rejetons dignes de ce
grand nom et de ce grand pays; car, puisque l 'Empire
LES G R A N D S C O R P S DE L ' É T A T A S A I N T - C L O U D . 461
était fait en vue de l'avenir, il devait porter en lui
toutes les consequences legitimes qui préservent cet
avenir des incertitudes et des secousses. » Le sénatus-
consulte confirmait toutes les dispositions de la Con-
stitution qu'il n 'abrogeait pas, et déclarait qu'il n'y
pourrait étre apporté de changement que dans les
formes voulues par la Constitution elle-mème. L'As-
seniblée vota le sénatus-consulte rétablissant l 'Em-
pire à l 'unanimité, moins une voix, celle de M. Viel-
lard, ancien précepteur du prince Louis-Napoléon.
Le 1 e r décembre 1852, à hui t heures du soir, au
milieu d'un brouillard épais, deux cents voitures
éclairées par des porte-torche à cheval traversérent
Boulogne et se dirigérent vers le palais de Saint-
Cloud, dont on voyait de loin bril ler les fenétres.
Ces voitures renfermaient les membres du Sénat ,
conduits par MM. Mesnard, Troplong, Baraguey-
d'Hilliers, leurs vice-présidents,et parM.d 'Hautpoul ,
leur grand référendaire, portant au Prince-président
le sénatus-consulte qui le nommait Empereur . Le
Sénat prit place sur les bancs preparés dans la galerie
d'Apollon, à la droite du troné, qui en occupait le
fond; en face du Sénat , le Corps législatif; le Conseil
d'État entra le dernier, precede par ses presidents de
section, MM. Rouher, de Parieu, Bonjean, Boudet, le
general Allard et le vice-amiral Leblanc. M. Ba-
roche, vice-président, siégeait a u b a n c des ministres.
M. Delangle, procureur general à laCour decassation,
et M. de Royer, procureur general près la Cour impé-
riale, avaient voulu figurer parmi leurs collègues du
Conseil d'État.
4 6 2 INTRODUCTION.
M. Bacciocchi , un des futurs dignitaires de la
future cour, dont le nom encore inconnu était des-
t iné à u n e célébrité part iculière, assistaitM. Feuillet
de Conches dans les functions de maitre des cere-
monies : ses trai ts effaces, ses cheveux blonds, son
te in tpá le , n ' indiquaient guère son origine italiénne.
Les grands corps de l 'État étaient réunis à neuf
heu res ; ils n 'at tendaient plus que le P r ince-prés i -
dent, resté dans son appar tement avec les ministres.
M. Bacciocchi, l 'ayant averti, revint bientòt, précé-
dant le cortege qui s 'avançait dans l 'ordre su ivan t :
Le mai t re des ceremonies , M. Bacciocchi; le sous-
mai t re des ceremonies, M. Feuillet de Conches; les
officiers d 'ordonnance; le secretaire des commande-
ments , M. Mocquard; le bibliothécaire, M. Lefevre-
Deumier ; l ' intendant general de la maison du Pr ince,
M. Charles Bure . Le Prince-président portait funi-
forme de general de division, le prince Jérome
celui de marécha l de France , le prince Napoleón un
habit noir. La galer ie , au moment oú le Pr ince-
président s'assit s u r l e t r ò n e , re tent i td 'acclamat ions .
M. Billault, president du Corps législatif, en remet-
tant à Louis Bonaparte la declarat ion adoptee dans
la séance du jour , le salua le premier du titre
imperial :
« S i r e ,
» Abritant dans un immense souveni r de g l o i r e ce qu'elle a de
plus p r é c i e u x , son h o n n e u r au dehors , sa sécurité an dedans, et
ses immorte í s principes de 89 , bases désormais inébranlables d e i a
nouvel le société f rança ise si pu i s samment organisée par votre oncle ,
CAUSES DE LA R E S U R R E C T I O N DE L ' E M P I R E . 4 6 3
notre nation re leve avec un orgue i l l eux a m o u r cette dynast ie des
Bonaparte sortie de son s e i n , et qui ne fut point r e n v e r s é e p a r les
mains française s. ï
M. Mesnard prit la parole à son tour au nom du
Sénat, dont il était le premier vice-président :
« En rétabl i ssant la dignité impér ia le dans l a famil le de Votre
Majesté, en vous donnant la couronne qu 'e l le avai t p l a c e e , il y a
un d e m i s i é c l e , sur la tète du va inqueur de Marengo , l a F r a n c e dit
assez haut quels sont ses voeux, et comment, rat tachant le present
au p a s s é , elle confond ses esperances avec ses souvenirs . »
L'Empereur r épond i t :
« Lorsqu ' i l y a quarante-hui t a n s , dans ce mème pa la i s , dans
cette mème sal le et dans des c i rconstances analogues , le Sénat vint
offrir la couronne a u chef de ma fami l le , l ' E m p e r e u r répondit :
« Mon esprit ne serait p lus avec ma postér i té le j o u r oü e l l e c e s s e -
» ra i t de mér i te r l ' amour de l a g r a n d e nat ion. » E h b i e n ! aujour-
d'bui ce qui touche le plus mon cceur, c 'est de p e n s e r que l 'esprit
de l ' E m p e r e u r est avec m o i , que sa pensée me g u i d e , que son ombre
me protege , pu i sque par une demarche- solennel le vous venez au
nom du peuple français me prouver que j ' a i mér i té l a confiance
du pays . J e n'ai pas besoin de vous dire que m a preoccupation l a
plus constante s e r a de t rava i l l e r avec v o u s à la g r a n d e u r et à la
prospéri té de la F r a n c e . »
Les cris de : Vive l 'Empereur! répondent à cette
allocution. Sénateurs, depu tes , conseillers d 'É ta t ,
ministres unissent leurs voix pour saluer Napo-
leon I I I . I I quitte la galerie avec son cor tege. Les
torches se ral lument dans la cour du palais, les voi-
tures se succédent sur le pont de Saint-Cloud; peu à
peu les dernières lueurs des lanternes et des flam-
4 6 4 I N T R O D U C T I O N .
beaux s'éteignent sur la Seine, le bourg et le
chateau reprennent leur t ranqui l l i té 1 .
L 'Empire avait debuté dans ce chateau de Saint-
Cloud, thea t re des exploits du general Bonaparte au
18 brumaire ; Wellington et Blucher y avaient suc-
cédé en 1814 a l 'empereur Napoleon, lorsque l 'Em-
pire succomba la premiere fois sous la lassitude de
la nation au tant que sous les coups de l 'é tranger.
L 'Empire vient deressusc i te r ; quelles sont les causes
de sa resurrect ion?
Religion, presse, organisation des communes et
des dépar tements , representation électorale, delega-
tion du pouvoir, la Constitution de l'an I I I réglait
tous ces points de maniere à satisfaire ceux qui ne
séparent pas le t r iomphe de la Revolution de celui
de la l iberte .
L 'aveni rdupr inc ipe liberal reposait à cette époque
sur la vigilance de la classe bourgeoise. La liberté
est périlleuse à fonder et plus difficile à conserver;
il faut sans cesse veiller sur ce trésor si menace. La
bourgeoisie aima mieux se débarrasser de son trésor
que de le defendre; les théoriciens de la liberté la
t rah i ren t ; Sieyès donna la main à Bonapar te , une
1. L ' h i s t o i r e do i t c o n s t a t e r q u e d e s le mo i s d e s e p t e m b r e , M. M e s n a g e r
m a i r e d e Sev re s , a v a i t p r i s l ' i n i t i a t i v e d e l ' a c t e q u e v e u a i e n t d ' a c c o m p l i r
l e s g r a n d s c o r p s d e l ' É t a t , e n f a i san t p l a c a r d e r l 'aff iche s u i v a n t e s u r l es
m u r s d e la v i l l e d e S e v r e s :
« L a v i l le d e S e v r e s , o b é i s s a n t à l a p u i s s a n c e d e ses s o u v e n i r s d ' a f fec-
t i o n e t d e r e c o n n a i s s a n c e p o u r le p r i n c e L o u i s - N a p o l é o n , l ' envoyé de
D i e u , l ' é lu d e la F r a n c e , son s a u v e u r , le p r o c l a m e E m p e r e u r d e s F rança i s
s o u s le n o m d e N a p o l e ó n I I I , e t lu i c o n f è r e e t à ses d e s c e n d a n t s
l ' h é r é d i t é .
» F a i t à S è v r e s l ' a n d e g r a c e e t d e r e s u r r e c t i o n 1852, le 7 s e p t e m b r e . »
S u i t la s i g n a t u r e d e M . M e s n a g e r .
CAUSES DE LA R E S U R R E C T I O N DE L ' E M P I R E . 4 6 5
partie de la representation nationale s'unit à l 'armée,
l'intelligence abdiqua devant la force, et le 18 bru-
maire eut lieu.
Les Français nés au moment de la chute defini-
tive du premier Empire ont pu connaitre les auteurs
et les complices du 18 brumaire . Ges derniers n ' in-
voquaient pour leur defense que la loi supreme du
salut public : plagiaires des Jacobins, ils seflattaient
de ne pas leur ressembler , parce qu'ils n'avaient,
disaient-ils, decreté la terreur que contre les idees ;
mais celle-ci ne va pas sans la te r reur contre les
personnes. Les auteurs du 18 brumaire essayeraient
en vain de taire prendre le change àl 'histoire ; la ter-
reur de ce temps- làpara i t moins terrible parce que la
France fut plus docile; elle accepta tout d'un pouvoir
régulier en apparence, et se crut libre parce qu'elle
était obéissante. La bourgeoisie avait fait le 18 b r u -
maire avec l 'armée; quand elle s'aperçut des con-
sequences de cet acte, il était trop tard pour protester:
elle chercha done à se persuader que la gloire rem-
place la l iber té ; il lui fallut pourtant bien un jour
convenir que , malgré l'éclat qu'ils jetaient sur ses
armes, les succés de Napoleón I e r mettaient en péri l
la fortune de la nation et la paix des families. Mais,
privée de toute énergie, elle ne put qu'assister en
silence à sa ruine, et a t tendre du hasard et des évé-
nements la fin d 'une tyrannie dont elle était à la
fois la complice et la victime. La Restauration, sans
aimer la liberté, donna cependant un gouvernement
libre à la F r a n c e ; mais qui donne la liberté se croit
toujours maítre de la reprendre. Aussi la Restaura-
T A X I L E D E L O R D . I . — 30
4 6 6 I N T R O D U C T I O N .
tion, menaçant sans cesse çle retirer la liberté comme
une simple concession faite au pays, ne fut-elle en
réalité qu'une lutte entre l 'ancien regime et le nou-
veau; républicains, bonapart is tes, constitutionnels,
doctr inai res , réunis par le danger c o m m u n , con-
clurent entre eux une alliance qui devait ètre aussi
fatale à la Restaurat ion qu 'à la l iberté. La genera-
tion née à la vie politique en 1830 n'aimait pas l 'Em-
p i re ; habituée aux avantages de la tr ibune et de la
presse, instruite des conditions d'existence d'un gou-
vernement libre, elle pouvait étudier les institutions
de la Revolution à la source mème. Après la chute
des Bourbons , on vit reparaítre les débris de cette
glorieuse époque épargnés par l 'exil; les anciens
partis de la Convention se trouvèrent encore en pre-
sence, ils défendirent leurs actes avec la mème pas-
sion et la mème eloquence. Cette defense ne devait
pas tarder à ètre transformée en leçon par cette
jeunesse de Juillet qui allait former le nouveau parti
républicain et y porter les erreurs et les préjugés de
l 'ancien; une autre école non moins jeune et non
moins intelligenle étudiait lesrouages de la machine
politique en Angleterre et aux États-Unis, afin d'y
trouver les elements d'une Constitution à la fois
monarchique et démocratique applicable à la France
moderne . La jeunesse romant ique se livrait à l 'ado-
rat ion du moyen age et au culte de l 'art pour l'art,
vrai mysticisme littéraire non moins enervant que le
mysticisme épicurien, associé à la ferveur religieuse
des novateurs, sous le déguisement et sous le nom de
désenchantement . Les désenchantés ont produit la
L E S P A R T I S ET L E S S E C T E S S O U S L O U I S - P H I L I P P E . 467
race siféconde et si fatale des indifférents et des scep-
tiques en polit ique. Les saint-simoniens, proclamant
la théorie du progrés de l 'humanité par les hommes
providentiels, fondaient l 'Empire sur le sacerdoce, et
le sacerdoce sur le génie ; le saint-simonisme, faisant
dependre la reforme sociale de la reforme industrielle,
tendait à remplacer les hommes d 'État par les
hommes d'affaires, la politique par la Bourse . Les
sectes pul lulaient ; la monarchie ne tard a pas à s'écrou-
ler au milieu de cette mélée confuse d'opinions, d'idées,
de theories, de sentiments. Des libéraux répétaient
les refrains de Béranger et les odes bonapartistes de
Victor Hugo; des républicains affectaient de consi-
dérer le catholicisme comme le principal ressort du
mouvement démocratique en France etdans le monde ;
des royalistes constitutionnels se vantaient de leurs
efforts pour transformer la monarchie de la seconde
Charte en despotisme de l ' immobili té. La revolution
de Février, soulevant ce fond vaseux, ne put y jeter
l 'ancre; l 'anarchie des esprits, plus encore que
celle de la rue , s'opposait à la fondation du gouver-
nement libre.
Religion, philosophie,legislation, l i t térature, voilà,
s'il est permis de s'exprimer ainsi, les quatre outils
qui servent à un peuple pour se façonner un gouver-
nement . La France se dit ca thol ique; or, un Éta t ca-
tholique peut avoir sa période de grandeur , mais qui
aboutit toujours à une prompte decadence. La Consti-
tution, dans les États de catholicisme mitigé, n'existe
que de nom, ou bien il lui devient impossible de se
développer dans un sens liberal. Ne pouvait-on, du
168 I N T R O D U C T I O N .
moins, à défaut d 'une religion, opposer au catholi-
cisme une philosophie? L'éclectisme, seule phi lo-
sophie de 'époque, n'était point propre à cerò le . La
religion e- la philosophie en France nepouvaient done
servir d'auxiliaires à la l iber té ; il en est encore de
mème de la legislation. Le Code civil maintient les
inégalités les pluschoquantes et les plusdangereuses;
il y a inégalité sociale là oú il y a inégalité judiciaire.
Ce quiconst i tue l 'aristocratie, c'est le droit d'etre jugé
par ses pairs : la Revolution avait enlevé ce privilege
à la noblesse; le Code civil crea en France une aristo-
cratic de trois cent millefonctionnaires devant lesquels
les citoyens sont aussi inégaux qu'ils l'étaient autrefois
devant les nobles. Impossible de poursuivre un fonc-
tionnaire sans l 'autorisation de ses confreres du
Conseil d 'État . Le fonctionnaire se croit d'une caste
supérieure à celle des autres citoyens, et se dispense
de tout effort pour mettre son caractère au niveau de
sa s i tuat ion; le citoyen, resigné à son infériorité, se
fait humble devant cet ennemi qu'il ne peut atteindre.
C'est là qu'il faut chercher le secret de la faiblesse de
nos mceurs politiques, et dans la jurisprudence qui
établit que la vie doit ètre murée , et qui interdit les
preuves des faits allegues en matière de difïamavion;
triste privilege qui brise le ressort des ames en cou-
vrant d'une égale protection le viceet la vertu.
La l i t térature française a atteint son apogee sous
la monarchie, qui lui a imprimé son cachet; plus
tard, on a vu la li t térature attaquer la monarchie,
mais sans sortir du sentiment monarchique. Les
hommes de la Revolution étaient les disciples du
LES O U T I L S P O U R FAÇONNER UN G O U V E R N E M E N T MANQUENT. 409
XVIIO siècle en l i t térature et les admirateurs les plus
ardents de ses ceuvres; ils en aimaient la forme seu-
lement ; mais il n 'est pas facile de séparer la forme
du fond, et de ne pas croire à la grandeur d 'un état
social qui produit des i belles choses en li t térature.
Le romantisme passa le chapeau sur la tete devant
le xvn e siècle, et s 'inclina devant le moyen age :
c'était toujours le passé qu'il adorait sous une forme
plus pittoresque; en relevant les monuments du ca-
tholicisme, il relevait le catholicisme lui-méme. Le
romantisme chantait et partageait les joies et les
tristesses aristocràtiques. Son theatre n'est point
inspiré par une pensée libérale. Un seigneur espa-
gnol, dépouillé de ses litres et de ses propriétés par
Charles-Quint souverain, se fait bandi t et dépouillé
les autres à son t o u r ; il rentre en grace, et devient
le serviteur dévoué de son persécuteur : ce bandit ,
c'est Hcrnani. Le laquais Ruy-Blas devenu ministre
peut fouler aux pieds la noblesse, lui rendre avec
usure les mépris qu'il en a reçus , sans qu'il en re -
sulte le moindre profit pour les idees libérales.
Triboulet injuriant Francois I e r , ce n'est pas là un
spectacle nouveau : les plus grands tyrans ont entendu
souvent monter jusqu 'à eux Teclat de la colère de
leurs victimes. Antony, bruyant et vide, n'est que le
rhéteur de la bátardise, et Tesclave déclamatoire de
ses passions. Le vertige du césarisme dans la tete
d'un poete passé dieu de son vivant, c'est le drame
de Chatter ton.
Le r o m a n n'est pas plus que le theatre une école
de liberté; ses peintures , quoiqu'il at taquat parfois