L'ÉTAT MODERNE
E T
SES FONCTIONS
7 e
L'ÉTAT MODERNE
AUTRES OUVRAGES DE M. PAUL LEROY-BEAULIEU
ET
De l'État moral et intellectuel des populations ouvrières et de son
influence sur le taux (les salaires. Ouvrage couronné par l'Aca-
démie des sciences morales et politiques. Paris, 1868. Guillaumin
(épuisé).
Recherches économiques, historiques et statistiques sur les guerres
contemporaines. Paris, 1869. Lacroix-Verbœckhoven.
La Question ouvrière au XIX C siècle. 2e édition. Paris, 1882.
Charpentier.
L'Administration locale en France et en Angleterre. Ouvrage cou-
ronné par l'Académie des sciences morales et politiques. Paris, 1872.
Guillaumin - (épuisé).
Le Travail des femmes au XIXe siècle. Ouvrage couronné par l'Aca-
démie des sciences morales et politiques. Paris, 1873. Charpentier.
De la Colonisation chez les peuples modernes ; histoire et doctrine.
4e édition. Guillaumin, éditeur. 1811.
Essai sur la répartition des richesses ef sur la tendance à une
moindre inégalité des conditions. 3 e édition. Paris, 1887. Guillaumin.
Le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme. 2 e
édition.
Guillaumin, 1881.
L'Algérie et la Tunisie. Un volume in-S. Paris. Guillaumin, 1887.
Traité de la science des finances : tome T er , Les revenus publics ;
tome 11, Le crédit public. 4 e édition. Guillaumin, 1888.
Précis d'Économie politique. Un volume iu-18. Paris. 2 e édition. Dela-
grave, 1888.
Un chapitre des moeurs électorales en Franco dans les années
1889 et 1890. line brochure iu-S. Librairie Guillaumin et librairie
Chais.
SES FONCTIONS
P A R
PAUL LEROY-BEAULIEU
MEMBRE DE L'INSTITUT
PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE
DIRECTEUR DE L'ÉCOHO/HiStC fran!ais.
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE GUILLAUMIN ET CiC
Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des principaux Économistes
du Dictionnaire de l'Économie politique,
du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.
RUE RICHELIEU, 14•
18') I
7486-50. — eurbeil. Imprimerie CRÉTIL
iPII PRÉFACE
DE LÀ DEUXIÈME ÉDITION.
Nous n'avons rien à changer à ce livre qui parut il y
a dix mois et que le public lettré a bien voulu accueillir
avec faveur.
Les gouvernements, en quête de popularité facile, se
jettent de plus en plus dans la voie du socialisme d'État.
Le jeune empereur (l'Allemagne s'y est précipité avec
une enthousiaste ardeur. Ses fameux rescrits entonnaient
la réforme du monde social. La pâle conférence de
Berlin fut un médiocre épilogue à ce prologue reten-
tissa n t.
Néanmoins, les socialismes prétendus conservateurs
éclosent de toutes parts. Ils tracent des progran ► tnes
pour enchaîner la liberté humaine cl l'offrir en holo-
causte au dieu nouveau, l'État.
Ce dieu a ses jours comptés, comme tous les faux
dieux.
Dès que l'on sort des cérémonies pompeuses en son
honneur et que l'on veut passer aux oeuvres, les obsta-
cles surgissent et se multiplient. La nature humaine
VI PRÉFACE.
reprend ses droits et se révolte contre l'oppression. Les
infirmités de l'État se manifestent, et son impuissance
se révèle. Ses ressorts plient et se dérobent, ses finances
s'obscurcissent et s'épuisent.
Nous nous félicitons d'avoir minutieusement décrit
l'État moderne, son principe d'action, ses rouages, ses
inévitables faiblesses, sa radicale inaptitude au rôle gi-
gantesque qu'on liii veut confier.
Non seulement nous ne plions pas le genou devant
l'idole, mais nous analysons le métal dont elle est faite,
les vices de structure dont elle souffre.
Puissions-nous contribuer à réduire le nombre de ses
adorateurs et à sauver la civilisation occidentale de la
nouvelle servitude dont on la menace !
Montplaisi, par Lodève, 15 septembre 1800.
PAUL LEROY-BEAULIEC.
PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
Le fond et les principales idées de ce livre furent l'ob-
jet de mon cours au Collège de France, il y a cinq ans.
Depuis lors, frappé des envahissements de l'État mo-
derne et des énormes dangers dont ils menacent les
sociétés appartenant à la civilisation occidentale, j'ai
publié, dans la Revue des Deux-Mondes, en 1888 et 1889,
cinq des Études qui composent ce livre.
Je les ai ici remaniées, étendues, précisées. J'y en ai
joint de nouvelles.
•
Je présente avec confiance au lecteur cet ouvrage
-qui traite de l'une des questions les plus importantes
de ce temps.
11 m'a semblé que l'opinion publique se trompe, sou-
vent même celle des plus doctes, sur la nature de l'État,
ses origines, ses moyens et sa fin.
11 m'a paru aussi que l'État moderne, c'est-à-dire
l'État plus ou moins électif, dont le mécanisme a été sou-
PRÉFACE.
vent étudié en détail, est encore mal connu de la géné-
ralité de ceux qui en. dissertent.
On dirait une machine dont on aurait merveilleu-
sement décrit chacun des rouages, mais dont on eût
négligé d'examiner et de caractériser la force motrice,
les conditions nécessaires pour que celle force agisse
avec régularité et continuité.
Plus que tout autre, l'État moderne est délicat, pré-
caire, corruptible, enclin à l'oppression.
Nos contemporains, éblouis par le résultat soudain du
développement des connaissances et de l'instruction,
tendent à perdre de vue que l'intelligence ne . suffit ni à
un homme ni à une nation, et que le grand ressort hu-
main c'est encore la volonté.
Les envahissements de l'État, en restreignant laliberté
individuelle et la responsabilité personnelle, énervent
la volonté.
C'est par là que les nations sont exposées à déchoir,
Je m'estimerai heureux si ce livre peut jeter quelque
clarté sur tous ces points si négligés.
Paris, le 23 octobre 1830.
ET _L 1_
r MODERNE
ET
SES FONCTIONS
LIVRE PREMIER
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. — LA GENÉSE
DES FONCTIONS DE L'ÉTAT.
CHAPITRE PREMIER
NÉCESSITÉ D'UNE CONCEPTION EXACTE DE L'ÉTAT MODERNE
ET DE SES FONCTIONS.
La conception que se font de l'État, de sa nature et de
son rôle, les hommes de notre temps, paraît singulière-
ment confuse. Les attributions incohérentes, souvent con-
tradictoires, qu'ils lui confient, témoignent du manque de
netteté et de précision de leurs idées. Quand elle veut abor-
der ce thème d'un intérêt si décisif pour les destinées hu-
maines, leur pensée flotte dans les brouillards.
Les mots de liberté, de progrès, d'initiative individuelle,
de devoir social, d'action de l'État, d'obligation légale, se
heurtent, comme au hasard, dans la bouche de nos législa-
2 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Leurs et dans les écrits de nos polémistes. Il semble que
beaucoup d'entre eux soient atteints de cette singulière ma-
ladie de la mémoire que l'on nomme aphasie, qui consiste
à prendre pour exprimer une idée un mot qui n'a avec elle
aucun rapport : quand ils prononcent liberté, il faut entendre
servitude; quand ils articulent progrès, il faut comprendre
recul.
Cette notion de l'État et de sa mission, je voudrais l'exa-
miner à nouveau. Bien d'autres, certes, l'ont fait dans ces
derniers temps. L'Académie des sciences morales et politi- .
ques, en 1880, prenait pour sujet de l'un de ses nombreux
concours : le rôle de l'État dans l'ordre économique ; elle
couronnait deux mémoires distingués dus à deux profes-
seurs de nos facultés de droit, M. Jourdan, d'Aix, et M. Ville•,
de Caen. Le cadre peut être plus étendu, car il ne s'agit
pas seulement de l'ordre économique : l'État moderne dé-
borde dans toutes les sphères de l'activité de l'homme :
menace la personne humaine tout entière.
Plus récemment, le corps savant que je viens de citer se
livrait entre ses membres à une longue discussion sur les
fonctions de l'État ; tous à peu près y prirent part : légistes,
économistes, historiens, moralistes, philosophes.
Il me parut que les philosophes ne descendaient pas assez
sur cette terre, et que, avec un grand talent d'abstraction,
ils ignoraient la genèse de beaucoup des institutions hu-
maines, certains attribuant à l'État une foule d'établisse-
ments qui proviennent de l'initiative libre : les banques, les
caisses d'épargne, les sociétés de secours mutuels, les assu-
rances, les hôpitaux, les monts de piété, este.
Les moralistes me semblèrent céder à une sentimentalité
excessive, qui risque d'énerver la société et l'homme lui-
même. Le sujet ne me parut donc ni épuisé, ni môme, dans
ses grandes lignes, suffisamment éclairé
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 3
Les pages les plus fortes qui aient été écrites récemment
sur ce beau et vaste thème sont dues à Herbert Spencer et
à M. Taine : le premier, qui, après avoir tracé avec sa péné-
tration incomparable, mais d'une manière épisodique, le
caractère de l'État dans plusieurs de ses ouvrages : l'Intro-
duction à la science sociale et les Essais de politique, leur a
consacré un petit volume lumineux : l'Individu contre l'État,
dont les titres de chapitres brillent comme des étoiles di-
rectrices : l'Esclavage futur, les Péchés des législateurs, la
Grande superstition politique ; le second, qui, avec son mer-
veilleux talent de condensation, a trouvé le moyen, dans
une étude sur la Formation de la France contemporaine (1),
(l'écrire, presque comme un hors-d'oeuvre, en deux ou trois
pages, la philosophie de la division des fonctions sociales
et du rôle de l'État.
Mais Herbert Spencer et 'faine n'ont éclairé le sujet que
de très haut. Leur autorité peut être méconnue de ceux
qui n'admettent d'autres arguments que les faits et les
chiffres. Ils peuvent être accusés de parti pris ou d'idéo-
logie, le premier surtout.
J'ai donc cru que l'on pouvait reprendre l'étude de l'État
et de sa' mission. La plupart des réflexions que je vais sou-
mettre aux lecteurs sont antérieures au dernier livre d'Iller-
ei nCioelsl jg. ee les F
a ir arevues
n c e - da; n
apnény iéeen cle88(31 e-s18a8n4n. éJees-
bert Spencer. Elles ont formé la matière de mon cours
lreéscécentess
m'en a confirmé la vérité ; je les appuie sur de nouveaux
C'est de l'État moderne que je vais m'occuper,
exemples.
tel que
,'' tel que l'ont transformé les découvertes etla fait l'histoire,
les applications des sciences.
(I) Voir la Revue des Deux-Mondes du 15 janvier 1SSS.
4 • L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Il est des questions qui ne peuvent rester dans le domaine
de l'absolu et qui comportent nécessairement une part de
relatif et de contingent. « L'État en soi » ressemble assez à
« l'homme en soi », abstraction que l'esprit le plus délié a
de la peine à saisir, qui ne lui apparaît que comme une
ombre pale aux contours indécis.
C'tst des nations civilisées que je traite : je sais qu'il est,
parfois de mode de faire peu de cas de la civilisation. Dès
le commencement de ce siècle, Fourier montrait un dédain.
inépuisable pour ce qu'il appelait « les civilisés » ; c'était, -
selon lui, une catégorie près de disparaître, qui allait pro-
chainement rejoindre dans la tombe les deux catégories-
sociales antérieures, « les barbares » et « les sauvages ».
Aujourd'hui, parmi les écrivains qui se piquent de plus
de rigueur que Fourier, il en est beaucoup aussi qui preni.
nent la civilisation pour cible de leurs critiques ou de leurs
sarcasmes. Dans une étude fort distinguée sur le grand
théoricien libéral, Benjamin Constant, ne parlait-on pas
dernièrement, dans une grande revue (4), du « travail de
désagrégation sociale désigné sous le nom de civilisation ».;?'
Voilà des jugements bien sévères.
Nous tenons, quant à nous, que cette civilisation qu'on
qualifie aussi rudement a ses mérites, qu'elle a fait .au
genre humain un lit plus commode el plus doux que celui
dont il s'est jamais trouvé en possession depuis qu'il a.
conscience de lui-même.
En dehors des fictions naïves, comme les Salente ou
les Icarie, l'imagination n'arrive pas à se figurer avec net-
teté une contexture sociale qui diffère essentiellement de
celle d'aujourd'hui. Des astronomes racontent que, dant
certaines planètes qu'on suppose pouvoir être habitées, Mars
(I) Voir, clans la Revue des Deux-Mondes du ler juin 1888, Benjamin •
Constant, par Émile Faguet, p. 522.
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
5
seil,autresentre produit en quelques années des trans-
formations extraordinaires : on dirait que des habitants y
ont creusé des canaux gigantesques, et les fantaisistes vont
jusqu'à attribuer à leurs ingénieurs une capacité qui dé-
passerait de beaucoup celle des nôtres. Il est possible que
tout cela se voie dans la planète Mars.
Sur notre pauvre terre, nous jouissons d'une situation
modeste, qui a l'avantage de s'être singulièrement amélio-
rée, pour le bien-être de tous, depuis un siècle, depuis dix,
depuis vingt. Il a fallu les efforts successifs de deux ou trois
cents générations d'hommes pour nous procurer cette faci-
lité relative d'existence, cette liberté morale, civile et poli-
tique, cet essor de nos sciences et de nos découvertes, cette
transmission et cette rénovation incessante des lettres et
des arts.
Des esprits superbes nous affirment que ce patrimoine
est maigre et méprisable, que l'humanité ne saurait plus se
résigner à l'accroître lentement à l'avenir par les moyens
mêmes qui l'ont constitué dans le passé. Ils soutiennent
que l'initiative individuelle, mère de tous ces progrès, a fait
son temps ; qu'il faut constituer un grand organe central,
qui, à lui seul, absorbe et dirige tout ; qu'une énorme roue
motrice, substituée à des milliers de petits rouages inégaux
et indépendants, produira des effets infiniment plus puis-
sants et plus rapides; qu'ainsi la richesse de l'humanité
sera décuplée et que la justice régnera enfin sur celte terre.
Toutes ces promesses nous laissent sceptique. Nous nous
l'appelons ces fils de famille frivoles et présomptueux qui,
ayant hérité d'une fortune laborieusement et patiemment
acquise, méprisent
.
les vertus modestes qui l'ont édifiée,
et courent, pour l'accroître davantage, par des voies plus
rapides, les aventures. Nous savons qu'il suffit de quelques
instants d'imprudence pour compromettre ou pour détruire
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
une richesse que des années ou des siècles ont eu de la
peine à édifier.
Nous nous demandons si les nations contemporaines,
avec l'insolent dédain qu'on veut leur inspirer pour les
sociétés libres et l'initiative personnelle, avec la conception
confuse qu'on leur enseigne du rôle de l'État, ne courent
pas, elles aussi, une dangereuse aventure. L'examen des
faits, aussi bien que l'analyse des idées, va nous permettre
d'en juger.
CHA PITRE II
VICISSITUDE S RÉCENTES DE LÀ CONCEPTION DE L'ÉTAT.
La conception de l'État chez les théoriciens du xviu e siècle et de la Ré-
volution française, page 7. — Les exagérations, le nihilisme gouver-
nemental, page 8.
Causes diverses qui ont contribué à étendre le rôle de l'État : la grande
industrie, la vapeur, le régime parlementaire, la philosophie pan-
théiste, page 9.
Deux partisans d'une extension modérée du rôle de l'État : Michel
Chevalier et Stuart Mill, page 10. — La théorie excessive des attri-
butions de l'État : une formule de Gambetta, page 12. — Un théori-
cien belge : Émile de Lavcleye, page 13. — L'opinion doctrinale en
Allemagne : Lorenz von Stein, \Vaguer, Schteftle, Bluutschli, page 15.
— L'État .< propulsif », page
La doctrine qui prévalait, parmi les penseurs et les
hommes publics, dans la seconde partie du siècle dernier
et pendant la première de celui-ci, était peu favorable à
l'extension des attributions de l'État. Le avin e
siècle nous
avait légué différentes formules célèbres sur lesquelles ont
vécu deux ou trois générations : « Ne pas trop gouverner »,
disait d'Argenson; « laisser faire et laisser passer », écrivait
Gournay; « propriété, sûreté, liberté, voilà tout l'ordre so-
cial », pensait Mercier de la Rivière; et le sémillant abbé
Galiani accentuait davantage : Il mondo va da se, « le momie
va tout seul. »
La révolution française, malgré ses brutalités, ses em-
portements, l'action bruyante et sanglante de l'État, ne fut
pas en principe contraire à ces idées. Si elle s'y montra par-
fois infidèle, comme dans les lois sur le maximum, c'étaient
III
8 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des dérogations pratiques qu'on pouvait attribuer am(
circonstances. La propriété privée absolue, la liberté indi-
viduelle, civile ou industrielle, illimitée, faisaient partie de
ses fameux Droits de l'homme. Elle était si jalouse de l'in-
dépendance de l'individu que, par crainte de la voir corn:
promise, elle voulut supprimer tous les corps intermédiaires
et en empêcher à jamais la reconstitution. En cela elle
allait contre son idéal : elle diminuait la personne humaine
qu'elle prétendait fortifier.
En Allemagne régnait alors en généra! la même doctrine,:
le philosophe Kant, surtout ,ce fin politique Guillaume de
Humboldt, concevaient l'individu comme le principal, sinon
Punique moteur du progrès social. L'État leur apparaissait
comme un simple appareil de conservation et de coordination.
Plus tard, dans l'Europe occidentale du moins, les disci-
ples, comme toujours, exagérèrent la pensée des maîtres.
Certains en vinrent à tenir un langage ridicule et niais.
Quelques-uns représentèrent l'État comme un « mal néces-
saire ; » on vit surgir une formule nouvelle, anonyme,
croyons-nous, celle de « l'État ulcère ». Quoique les noms
de Jean-Baptiste Say, Dunoyer, Bastiat, protégeassent en-
core la doctrine du xvin e siècle, les exagérations que nous
venons de dire lui nuisaient.
Quelques hommes commencèrent à s'élever contre
l'abstention systématique qu'elle recommandait aux pou-
voirs publics : on lui donna un nom fâcheux, celui de « nihi-
lisme gouvernemental. » Il se trouva. cependant des éco-
nomistes, Joseph Garnier, par exemple, qui accentuèrent
encore davantage leur défiance à l'endroit de l'État, et qui,
même en matière de monnaie, lui contestaient un rôle actif.
Il se produisait à ce moment, dans la société, quelques
phénomènes qui tendaient à accroître l'action de l'État.
La grande industrie, qui se constituait avec d'énormes
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
agglomérations d'ouvriers, les chemins de fer qui s'ébau-
chaient, ne pouvaient laisser l'État complètement indifférent.
Il avait un certain rôle à jouer en présence de ces forces
nouvelles. Il fallait qu'il les aidât ou qu'il les surveillât, ne
fût-ce que dans une très petite mesure. Par la nature même
des choses, l'abstention absolue lui était, interdite. L'établis-
sement de voies ferrées rendait indispensable le recours à
l'expropriation pour cause d'utilité publique. Il se rencontre
encore, on doit le dire, quelques adversaires de ce genre
d'expropriation, comme de toute autre, M. de Molinari, par
exemple; mais leur opposition peut passer pour une simple
curiosité doctrinale.
Ces vastes usines qui se constituaient, on ne pouvait y
laisser les enfants de sept ou huit ans travailler douze,
treize ou quatorze heures par jour. Certaines de ces fabri-
ques soulevaient, en outre, au point de vue de la salubrité
ou de la sécurité publiques, des questions qui rendaient de
nouveaux règlements nécessaires.
Ainsi cette force nouvelle, la vapeur, qui allait tant déve-
lopper l'esprit d'entreprise de l'homme, forçait l'État à
sortir lui-même de l'abstention qu'il gardait, depuis un
demi-siècle, dans les questions industrielles.
En même temps, le progrès moral et intellectuel des ou-
triers manuels et des classes les moins fortunées commençait
à occuper les législateurs. Le régime parlementaire, l'exten-
sion de la presse, le suffrage de plus en plus étendu, puis,
vers le is)mastioluni et ou àr ed tseo etcl tes pcsteil èitslcxsl aeqn,
qui
sei asvoi i
so uffrai ent
eirdtu‘oanli éei ast'ireti resel eesl , d1 ade osdnitlIneureniteébnl (tel es d. el as
9rgnana
vie que les pouvoirs publics, sous la forme du gouverne-
ment central et des autorités locales, devaient être d'abord
leurs 'protecteurs, puis leurs alliés et leurs collaborateurs,
enfin leurs serviteurs et leurs esclaves.
10 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
La philosophie panthéiste qui régna vers le milieu de ce'
siècle tendit également à répandre le culte de ce Grand Tout
qui s'appelle l'État. On y vit la force génératrice qui pouvait
façonner la société suivant un certain idéal (1).
Les merveilles qui s'accomplissaient dans le monde indus-
triel inspirèrent, par la séduction de l'analogie, la croyance
qu'une rénovation analogue, aussi prompte et aussi pro-
fonde, pourrait, sous la direction de l'État, s'effectuer dans
le monde social.
Sous l'influence de tous ces facteurs divers, les uns de
l'ordre industriel, d'autres de l'ordre politique, d'autres
encore de l'ordre philosophique, on vit la notion de l'État
commencer à se transformer dans beaucoup d'esprits. Une
protestation s'éleva contre le « nihilisme gouvernemental »
et contre « les économistes anarchistes ».
En France et en Angleterre, elle resta d'abord dans des
limites raisonnables. Les noms de deux hommes y sont
surtout associés, qui n'ont pas déserté la science écono.
mique, mais qui, au contraire, l'ont illustrée : Michel Che-
valier et Stuart Mill; tous deux e g orits précis, pénétrants,
en Même temps que cœurs gél— eux, portés à l'enthou-
siasme et à l'optimisme.
Michel Chevalier voulait faire à l'État une part, con-
sidérable dans le progrès social : « J'ai à coeur de com-
battre, disait-il, des préjugés qui étaient fort accrédités
il y a quelques années, et qui n'ont pas cessé de compter
une nombreuse clientèle, préjugés en vertu desquels
le gouvernement devrait, non pas seulement en fait de
travaux publics, mais d'une manière générale, se réduire
vis-à-vis de la société à des fonctions de surveillance
(1) On ne sera pas étonné que le célébre philosophe allemand llége
ait aé un des protagonistes de l'État conçu comme réformateur et
comme guide de la société.
L'ÉTAT, LÀ SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 11
et demeurer étranger à l'action, lui qui, cependant, comme
son nom l'indique, est appelé à tenir le gouvernail... En
fait, une réaction s'opère dans les meilleurs esprits; dans
les théories d'économie sociale qui prennent faveur, le pou-
voir cesse d'être considéré comme un ennemi naturel;
il apparaît de plus en plus comme un infatigable et bien-
faisant auxiliaire, comme un tutélaire appui. On reconnaît
qu'il est appelé à diriger la société vers le bien et à la
préserver du mal, à être le promoteur actif et intelligent
des améliorations publiques, sans prétendre au monopole
de cette belle attribution (1). »
Le dernier membre de phrase vient heureusement cor-
riger ce qu'il y a d'excessif clans le reste de cet exposé.
Quand il écrivait ces lignes, 1Nlichel Chevalier restait un par-
tisan déterminé de l'initiative privée et ne se doutait pas
du joug auquel, au bout de trente ou quarante ans, on l'al-
lait assujettir.
De même Stuart Mill : le monde n'a pas connu de défen-
seur plus persévérant et plus séduisant de la liberté. Il y
avait cependant, au fond de son être, une tendance au
socialisme, que parfois il réprimait mal et qui de temps à
autre l'entraînait. On la retrouve clans mille endroits de ses
écrits ; mais il n'y cède jamais sans retour et sans lutte.
'S'il admet que « l'action du gouvernement (2) peut être
(I) Michel Chevalier, Cours d'économie politique, tome II, Ge leçon.
(2) On nous permettra de remarquer que le mot de « gouvernement »,
employé ici par Stuart Mill, dissipe une foule d'illusions qu'entretient
l'emploi habituel du mot « l'État ». Le gouvernement est un être con-Ccirteot;ernÉtaotuucnotimtrmeeabssiti
sujet, on A quelque parti que l'on appartienne, comme
vices du «gou vernement
être idéal, on le pare de toutes
enculent ».on sait les imperfections, les défauts et les
cloenst rgani rael térsE tqatti eé traonut rcêovneç ue tc onl nliee n-
pouille de toutes les faiblesses que l'on hait. On gagnerait beaucoup,
au point de vue dela précision des idées et de la sûreté des applications,
à remplacer souvent le terme « d'État » par le terme de « gouverne-ment ».
12 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
nécessaire, à défaut de celle des particuliers, lors même que
celle-ci serait plus convenable », il s'empresse de recon-
naître l'importance de cultiver les habitudes d'action col-
lective volontaire ; il ajoute que « le laisser faire est la règle
générale ».
Passant de la doctrine à l'application, il écrit que l'exagé-
ration des attributions du gouvernement est commune en
théorie et en pratique chez les nations du continent, tandis
que la tendance contraire a jusqu'ici prévalu dans la Grande-
Bretagne.
On s'aperçoit que ces passages de Stuart Mill datent de
trente années au moins; depuis lors, l'administration et la
législation britanniques se sont montrées singulièrement
envahissantes et intrusives dans une foule de domaines jus-
que-là réservés à l'initiative privée, les manufactures, les
écoles, l'hygiène, etc.
La réaction purement doctrinale que Michel Chevalier
en France et Stuart Mill en Angleterre dirigeaient contre le
système de non-intervention de l'État ne comportait pas
de dangers immédiats. Ces deux publicistes auraient été les
premiers à. combattre les exagérations de ceux qui, au lieu
de faire du gouvernement un auxiliaire de l'initiative privée,
l'en auraient l'ait l'adversaire.
Déjà, en France, d'autres écrivains d'un inégal renom
allaient beaucoup plus loin et commençaient à grandir
l'État aux dépens de l'homme : Dupont-White, Jules Duval,
Horn. Le premier surtout, qui avait le plus d'accès auprès
du grand public, professait pour l'initiative privée un indi-
cible mépris. Il soutenait que « les individus, avec leur aspi-
ration au bien-Métre, ne portent pas en eux le prin,ipè du
progrès ».
C'est, semble-t-il, la formule qui l'allie aujourd'hui autour
d'elle le plus d'adhérents, les uns systématiques, les autres
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 13
inconscients. Elle a envahi la philosophie contemporaine
elle se reflète dans les thèses de la plus grande partie de la
presse; elle est confusément au fond de la pensée de la plu-
part de nos législateurs ; elle s'échappe en termes variés et
retentissants de la bouche des orateurs célèbres : « Un gou-
vernemen t doit élue avant tout un moteur du progrès, un
organe de l'opinion publique, un protecteur de tous les
droits légitimes et un initiateur de toutes les énergies qui
constituent le génie national. » C'est celte tache immense
qu'assignait à l'État le tribun célèbre qui a lancé dans la
voie où elle court en trébuchant la troisième république (1).
De nouveaux théoriciens ont surgi pour détailler à l'infini
cette pensée présomptueuse. On la retrouve, il est vrai, plu-
tôt à l'étranger qu'en France.
En Belgique, un écrivain incisif, M. Émile de Laveleye,
quoique avec certaines réserves encore, se prononce net-
tement en faveur d'une considérable ex tension des attribu-
tions de l'État. Il ne se contente pas de dire, ce que les
économistes anarchistes seraient les seuls à contester, que
l'État n'est pas uniquement un organe de conservation, une
garantie d'ordre, qu'il est aussi un instrument nécessaire du
progrès. Il lui donne pour mission de « faire régner la j ustice » ;
mais faire régner la justice ne signifie pas, dans le sens de
l'école nouvelle, faire. respecter les conventions ; c'est pour-
suivre la réalisation d'un certain idéal, c'est modifier les
conventions pour atteindre cet idéal particulier que conçoit
l'État ou le groupe de personnes au pouvoir qui représen-
tent momentanément l'Étai.
En Angleterre, le principal penseur, le plus indépendant,
celui qui voit le plus les choses dans leur ensemble et sous
leurs multiples aspects, Herbert Spencer, reste plus que ja-
(1). Discours de Gambetta à Belleville eu 187S.
14 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
mais l'adversaire de l'État intrusif; et, avec cette vaillance
d'expression qui le caractérise, il écrit que la machine offi-
cielle est lente, bête, prodigue, corrompue (1). Non content. de
l'affirmer, il accumule les exemples pour le démontrer. Mai;
déjà quelques hommes appartenant en principe à la même
direction générale d'idées, Huxley notamment, inclinent
vers un grand rôle réformateur confié à l'État (2).
C'est surtout en Allemagne que la doctrine nouvelle se
répand. On s'y trouve en pleine idolâtrie de l'État. rien des
causes y concourent : de vieilles traditions historiques ; une
tendance naturelle à la philosophie allemande ; le désir chez
les économistes d'innover sans grands frais d'imagination et
de former une école nationale en opposition à l'école an-
glaise et à l'école française ; enfin le prestige des triomphes
de la monarchie prussienne, la plus étonnante machine ad-
ministrative qui ait jamais existé.
Aussi dans quelle sorte d'extase tombent les écrivains aile-.
mands quand il s'agit de l'État! ce sont plutôt des cris d'ad-
miration et d'adoration qui leur échappent que des raison-
nements ou des définitions.
M. Lorenz von Stein écrit que « l'État est la communauté
des hommes élevée à une personnalité autonome et agissant
par elle-même. L'État est la plus haute forme de la person-
nalité... La tache de l'État est idéalement indéfinie
»
(I) Essais de politique, pages 23 à 36.
(2) Il serait injuste de ne pas nommer ici les efforts d'une associa-
tion privée, la Liberty and property de fente Leanue, pour combattre le
socialisme d'État qui gagne tant de terrain eu Angleterre. Cette ligue
a, depuis quelques années, multiplias les opuscules instructifs contre les
usurpations du parlement dans l'ordre (le la vie civile ou commerciale.
(3) Der Slaat ist die zur selbstandigen und selbsthatinen Per:an-
lichkeit e •hobene Gemeinschaft der Mensehen... Wir erkennen den Slaat
uts die hhchste Forrn der Personlichkeit an... FUI
.
diese Forderung (des
Sfaals) nicht es an sich keine Grenze. und die durch sic gesetzte Aufgabe
des Statifs isl daher eine begrifflich unendliehe. » Lorenz von Stein,
Leh
•
burch der Fin«nzwissenschaft, 2,
édition, pages 2 et 6.
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 15
11. Lorenz von Stein est Viennois on conçoit que M. Wa-
gner, de Berlin, placé plus près de la manifestation la plus
brillante -de l'Étai actif et puissant, ne témoigne pas d'un
moindre enthousiasme. La tâche immense de l'État se di-
vise, pour lui, en deux parties, dont chacune apparaît pres-
que comme illimitée : la mission de justice (Ilechtzweck
des Stouts) et la mission de civilisation (Culturzweck des
justice, il ne faut pas entendre leStaats)Par
ais) ette mission de
simple service de sécurité matérielle, mais des fonctions
multiples, variées, incommensurablement plus étendues
et susceptibles chaque jour de développement nouveau.
M. Wagner y comprend ce que M. Stein appelle « l'idée so-
ciale », die sociale Idee, qui doit pénétrer l'État moderne.
Cette idée sociale concerne surtout l'élévation de la classe
inférieure.
Alors interviennent des distinctions métaphysiques : il faut
distinguer dans cette personnalité suprême que nous appe-
lons l'État sa volonté, der qui est le pouvoir régle-
mentaire, et son action, die Thâtigkeit.
M.. Schrelfle, le plus ingénieux des économistes allemands,
celui dont les écrits commencent à être le plus admirés, de-
puis 1870, par toute la nouvelle clientèle scientifique de l'Al-
lemagne, les Italiens, dans une moindre mesure les Espa-
gnols et les Portugais, M. Schmffle, un instant ministre du
commerce de l'empire autrichien, consacre quatre gros vo-
lumes à analyser tous les organes et toutes les fonctions du
corps social, comme si c'était un corps réel en chair et en
os, et nous represente gravement que,
-:e, dans ce corps so
veau.
cent, 1 ,,tat représente le cer-
Les écrivains que nous venons de citer, cependant, ne sont
pas des théoriciens purs, des philosophes ou de nuageux
16 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
jurisconsultes; ils s'occupent de matières pratiques, de
finances notamment. Leurs études sur le budget et sur les
impôts auraient dû retenir un peu leur exaltation. Que sera-
ce de ceux qui planent dans des sphères encore supérieures
et qui n'attachent jamais leurs regards à ces choses viles,
l'équilibre des recettes et des dépenses, la gêne des contri-
buables, les frais de poursuite, etc.? Ils dogmatiseront ou
pontifieront en l'honneur de cette grande idole, l'Étal, en-
core plus librement.
« Le but véritable et direct de l'État, dira llluntschli, c'est
le développement des facultés de la nation, le perfection--
nement de sa vie, son achèvement par une marche progres-
sive, qui ne se mette pas en contradiction avec les destinée
de l'humanité, devoir moral et politique sous-entendu.
La clarté n'illumine pas tout ce morceau ni tous ceux qu'on
y pourrait joindre. Mais les actes d'invocation à une puis-
sance supérieure et mystérieuse, ce qu'est l'État pour ces
écrivains allemands, s'accommodent fort bien du manque
de précision.
Un seul homme à peu près chez nos voisins est resté
ferme dans la défense des libertés individuelles et de l'ini-
tiative privée, homme d'une érudition sans exemple et d'une
incomparable netteté, Roscher, dont les universités aile
mandes célèbrent ces jours-ci le doctorat cinquantenaire.
Mais c'est un vétéran que l'on honore et dont on oublie les
leçons.
Comment s'étonner que l'Allemagne soit devenue la terr
classique du socialisme quand ses savants entretiennent et`
propagent avec une si infatigable vigilance le culte de l'État
à la tache infinie, Aufgabe begrifflich .unendliche?
Les idées enfantent les faits. De toutes parts, en Europe,
les parlements, les conseils provinciaux, les municipalités
se sont pénétrés, tantôt avec réflexion, plus souvent avec
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 17
inconscience, de la doctrine que nous venons d'exposer : les
pouvoirs publics, à tous degrés, doivent être les grands di-
recteurs et promoteurs de la civilisation.
Un préfet, imbu de philosophie, avec lequel je conférais
il y a quelques années, me disait des habitants d'une ville
révolutionnaire du Midi : « Ils sont propulsifs ». Ce mot (le
« propulsifs », il le prononçait avec onction et révérence.
Il convient maintenant, aux yeux des sages du jour et aux
yeux de la foule, que l'Étal soit « propulsif ». Il ne suffit pas
qu'il soit le gouvernail; on veut encore qu'il devienne l'hé-
lice. Il s'y efforce, sous sa triple manifestation de pouvoir
central, de pouvoir provincial et de pouvoir municipal. Nos
budgets, tous nos budgets, ceux des communes et des pro-
vinces ou des départements, comme ceux de l'État, en por-
tent la trace.
2
CHAPITRE III
LA CONCEPTION NOUVELLE DE L'ÉTAT ET LES BUDGETS
NATIONAUX OU LOCAUX.
L'impulsion donnée à la maclinepolitico-administrative n'a été contenu;
que par les limites financières, page 18. — La trinité de l'État.: pouvoir
central, pouvoir provincial et pouvoir municipal, page 18. — La pai
armée n'est pas la seule cause des embarras nuanciers des États mo-
dernes, page 19. — Développement énorme des dépenses des services
non militaires, page 19. — Les dépenses des pouvoirs locaux se sont
tout aussi accrues que celles du pouvoir central, exemple de
gleterre, page 20. — Exemple de l'Italie, page 20. — Exemple de la;
France, page 21. — Exemple des Etats-Unis, page 22. — Les divers
points de vue auxquels peut être appréciée l'extension des altribu-
tiOns de l'État, page 24. — L'État reste le seul dieu du monde mo-
derne, page 25.
Pendant que, dans l'ordre des idées, un grand nombr•-.
d'écrivains abandonnaient l'ancienne conception de l'État
réduit à des attributions simples et peu nombreuses, -tous
les pays de l'Europe, aussi bien la Grande-Bretagne que le
nations du continent, se mettaient à faire ingérer l'État
dans une foule de tâches et de services dont jusque-là i
s'était abstenu.
C'est depuis quinze ans surtout que cette impulsion a étés'
donnée à la machine politico-administrative. On peut dire
qu'elle n'a été contenue que par les limites financières.
Partout le développement inconsidéré des attributions de
l'État, dans sa trinité de pouvoir central, pouvoir provincial et.
pouvoir municipal, a été, au même degré que les armen-ients
militaires, la cause de la gêne des finances et de l'écrasement
•
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 19
peuples européens ; d'autre part, la gêne des
finances al
économique
et l s seul obstacle à une extension ultérieure des
attributions de l'État. N'était que tous les services publics
dont l'Étal se charge exigent une dotation pécuniaire, et que
les finances d'un pays ne sont pas indéfiniment extensibles,
on verrait la plupart des États du continent empiéter beau-
coup plus encore qu'ils ne le font sur le domaine jusque-là
réservé aux associations libres.
Le déficit des budgets est le seul frein aux ambitions et
aux envahissements de l'État contemporain. Mais, plus ou
moins contenu dans son action, il prend sa revanche par un
exercice de plus en plus étendu de sa volonté, c'est-à-dire
de son pouvoir réglementaire, qui, lui, est gratuit ou à
peu près.
On a pris l'habitude de rejeter sur la paix armée, sur les
découvertes qui transforment incessamment l'outillage ma-
ritime et militaire, la responsabilité des charges et des défi-
cits des peuples de l'Europe. C'est ne voir qu'une des deux
causes du mal.
S'il en était ainsi, les budgets seuls du pouvoir central se
seraient considérablement accrus; tout au contraire, les
budgets locaux, ceux des provinces ou départements et ceux
des communes ont encore plus démesurément grossi, et,
avec leur prodigieuse enflure, se trouvent plus à l'étroit que
les budgets nationaux. Dans ces derniers aussi, la part des
.services non militaires s'est singulièrement développée.
Il résulte des statistiques prises sur les documents officiels
que les dépenses des services civils en Angleterreatteiomaien
seulement 4,721,000 livres sterling en 1817, et se sont éle-
vées graduellement
. à 2
,507,000 livres en 1837, à 7, e) :)7,000 li-
vres en 185'7, à 8,491,000 livres en 1807, à '13,333,000 livres
en 1877, et
enfin à 10 millions de livres en chiffres ronds en1880, soit appro
ximativement, à ces diverses dates, 62 mil-
111
20 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
lions de francs, puis 180 millions, 212 millions, 335 millions;
et enfin 400 millions de francs ; de 1817 à 1880, les dépenses
des services civils ont donc sextuplé ; depuis 1867 seulement,
elles ont presque doublé,
Un changement dans la for me des statistiques britanniques
ne m'a pas permis de poursuivre la comparaison après 1880;
mais on peut estimer, d'après certains indices, qu'il s'est
produit une augmentation nouvelle d'au moins 10 pour 100
de 1880 à 1888.
Les budgets locaux portent les marques beaucoup plus
évidentes des inévitables effets de la nouvelle conception
qu'on se fait de l'État. Donnons la première place à un pays
qui ne mérite plus son ancien renom d'être l'adversaire de:
l'intrusion gouvernementale, la Grande-Bretagne.
En 1868, les localités du Royaume-Uni, comtés, bourgs.
ou paroisses, ne puisaient à l'impôt on à l'emprunt qu'une
somme de 913 millions de francs, chiffre déjà bien respec
table, et qui eût fait frémir M. Robert de Mohl ou MM. Fisco
et Van der Strœten, évaluant, il y a trente ou quarante ans,
à 312 millions de francs le montant des taxes locales directes
dans l'Angleterre proprement dite et le pays de Galles. En
1873, les localités britanniques n'ont encore besoin (lire de
1,025 millions de francs, dont 337 millions proviennes
d'emprunts. Mais, en 1884, ces voraces administrations lo,
cales demandent 1,568 millions de francs à l'impôt, à quel
ques industries municipales ou à l'emprunt, dont 1 milliar
92 millions de francs pour les deux premières sources d
recettes et 476 millions pour la dernière. Ainsi, dans ce cour_
laps de temps de seize ans, les besoins des localités britatv
niques ont augmenté des trois quarts environ.
Le continent ne reste pas en arrière de l'Angleterre. Les
budgets des provinces italiennes, qui ne s'élevaient qu'à,
41 millions de francs en 1865, sont montés à 83 millions
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 21
en 1875 et à 112 millions en 1884. Les budgets communaux
italiens, qui n'atteignaient que 264 millions en 186:3, mon-
tent à 397 millions en 1874 et à 561 millions en 1885.
En France, il est plus difficile de faire un compte d'en-
semble, nos statistiques locales étant fort défectueuses.
Voici, cependant, quelques données. Les dépenses de la
ville de Paris ont passé par les étapes suivantes : 23 millions
de francs en 1813, soit 37 francs par habitant; 32 millions
à la fin de la Restauration, soit -15 francs par tête. L'économe
régime de Louis-Philippe ne changea rien à cette proportion ;
en 1850, le budget parisien se représentait encore avec une
charge de 44 francs par habitant. Le régime impérial, qui
refit Paris, adoptait en 1869 un budget parisien de 168 mil-
lions pour 1,800,000 habitants, soit 94 francs par tête.
En 1887, pour un peu plus de 2,200,000 âmes, le budget
parisien monte à 257 millions, soit 109 francs par habitant.
Les humbles budgets de nos petites communes témoi-
gnent d'un accroissemet beaucoup plus rapide. Qu'on en
juge par les chiffres qui suivent : en 1803, les centimes addi-
tionnels locaux aux contributions directes ne produisaient
que 57 millions de francs; on leur demande 206 millions
en 1864, 243 millions en 1869, 309 millions en 1878, enfin
dd35ee4pp
depuis
ssi llliei8oc6no9sm.eDnm,1zel8un8tc8ree. LnII:aezinrugti,dml telesrnieètialcdtl
eet nsdt ainsi
près de520
17.01,0600-
tait que de 44 millions en 1823, de 63 millions en 1843, de
141
Ajoutez n
qs ue,1012.8m6e2n,
aacteteillest 2lo7c7ailnitiéllsiodnes teonulte8s8- 7sOrtes
d'au-tres dépenses nouvelles obl igatoires. Une foule de projets
attentatoires à leur liberté et à leur bourse sont en l'air et
en train de se condenser pour « promouvoir la civilisation ».Qu'on ne
vienne donc pas soutenir que les charges mili-
taires sont l'unique cause des souffrances des contribuables.
22 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Ces charges militaires n'ont en rien jusqu'ici grevé les bud-
gets locaux, qui pèsent si lourdement sur une agriculture
appauvrie et une propriété dépréciée.
nousOn voudra peut-être nous offrir une consolation en
signalant un phénomène analogue, mais dans une bien
moindre mesure, aux États-Unis d'Amérique. Il se produit
dans ce pays cette remarquable coïncidence que, si les dette
de la nation, des États et des comtés diminuent, celles des
municipalités augmentent. Depuis 1870, la dette fédérale a
diminué de 42, pour 100,celle des di fférentsÉtals de 25 pour 100,
celle des comtés de 8 pour 100; celle des municipalités, au
contraire, a doublé. L'ensemble des dettes locales (Etats
territoires, comtés et municipalités), qui montait à 868 mil_
lions 1/2 de dollars (4,350 millions de fr. en chiffres ronds
en 1870, atteint 1,056 millions de dollars (5,300 millions d
francs) en 1886. Elle est presque aussi élevée que la dell
fédérale portant intérêt, qui ne montait plus, en 1886, qu' à
1,146 millions de dollars (5,750 millions de francs).
Néanmoins, on voit l'énorme différence des États-Uni
et de l'Europe. La gestion des municipalités peut, dans l e
premier pays, être lâche, prodigue, mal contrôlée; il ne
semble pas, d'après ces résultats, que, d'une façon géné-
rale du moins, elle s'abandonne aux idées systématiques
d'intrusion et de bouleversement qui dominent les muni-
cipalités européennes. En tout cas, la gestion prudente di —
la fédération, de la plupart des États et des comtés, dans
la grande Union américaine, sert de contrepoids aux excès
municipaux.
Tout autre est la pratique européenne, celle du continent
surtout. Une autre preuve que les armements terrestres et
maritimes sont loin d'être seuls responsables des souffrances
économiques des nations du vieux monde, c'est la débauche
de travaux publics mal étudiés, mal dirigés, mal utilisés,
•
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 23
qui a sévi partout depuis quinze ans. pLaaritsiscounlisdees
lemaene, qui a puisé des ressources particulières dans nos
5 milliards, et qui, ayant un passé affranchi de dettes, pou-
plus de largeur dans les dépenses. .\vait se permettre
la France, avec son fameux plan Freycinet, qui s'est grevée
de près de 100 millions de francs de garanties d'intérêts
envers les compagnies de chemins de fer, et qui, pour an-
nuités diverses ou pour payements d'emprunts affectés
directement à des travaux, la plupart improductifs, paye
chaque année au moins une autre centaine de millions.
Nous jouissons encore, pour nos inventions les plus mau-
vaises, d'un don singulier de propagande. La folie Freycinet
a fait le tour de l'Europe, trouvant partout des imitateurs:
l'Autriche et la Hongrie, deux pays besoigneux, s'en sont
inspirés et s'épuisent en voies ferrées concurrentes les unes
aux autres, exploitées avec des tarifs insuffisants. D'autres
pays plus besoigneux encore s'appliquent à la même tache :
l'Espagne, qui semble ne plus vouloir laisser prospérer une
ligne de chemin de fer privée; dans le courant de cette
année encore, l'Italie, dont l'agriculture souffre et les finan-
ces languissent; le Portugal, la petite Grèce, d'autres
encore.
Tout petit prince veut avoir des pages : les pages aujour-
d'hui, c'est un lot complet de fonctionnaires hiérarchisés,
spécialisés dans tous les services que l'imagination des lé-
gislateurs peut inventer, justifiant leur existence et leurs
traitements par des travaux, des règlements redondants et
et s
urabondants. Les peuples civilisés ne s'en tiennent pas,
en effet, à l'honnête naïveté des barbares. On me contait
récemment à Tunis que ,avant notre occupation, le bey, surla rec
ommandation du consul français, avait engagé un ou
deux de nos ingénieurs : seulement il ne leur faisait rien faire,
se contentant, ce qui était une grande marque d'estime, de
3
ia
8
i
s
24 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
leur payer régulièrement leurs émoluments. Un jour, l'in-•
génieur en chef vexé de n'avoir aucune besogne, va trouver
le premier ministre et demande qu'on l'emploie sérieuse-
ment : « Tu touches ton traitement, de quoi te plains-tu.»
lui répond l'autre.
Cette réplique n'était peut-être pas une sottise; combien
gagneraient les nations modernes si, à beaucoup (le toutes
ces couches sans cesse nouvelles de fonctionnaires, on se
contentait de payer des traitements sans leur demander . au-
cun labeur !
Celte universelle tendance, dans notre Europe inquiète, à,
l'extension constante des attributions de l'État, peut être
appréciée et jugée à bien des points de vue.
Il ne faut pas une rare perspicacité pour se préoccuper de
son effet immédiat et pratique sur les finances publiques, Où -
elle ne laisse plus subsister aucune clarté, aucune méthode,
dont elle compromet même la probité, dont elle fait pour le
peuple un instrument d'oppression, une cause de gêne pro-
fonde et croissante.
Il faut déjà jouir (l'un peu plus de pénétration pour en
démêler les conséquences politiques, en partie prochaines,
en partie différées et lointaines. On commence à discerner
l'inévitable influence de l'extension des attributions de l'État
sur le gouvernement représentatif et sur les libertés publi-
ques; l'expérience est en train de démontrer que la complète
liberté politique ne peut se maintenir que chez un peuple
où le rôle de l'État n'est pas démesurément étendu, et où
une faible partie seulement de la nation est engagée dans
les liens rigides du fonctionnarisme.
Cette tendance peut être appréciée enfin — et c'est la
question la plus grave — au point de vue de la vitalité et de
l'énergie nationales, du développement des forces tant indi-
viduelles que collectives, du maintien ou de l'amélioration
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
25
des conditions qui rendent le progrès social facile et sûr.
Avant de nous livrer à cette étude, il convient de dissiper
certains préjugés au sujet de l'État et de rechercher briève-
ment quelle est l'essence, quelle est l'origine, quelles sont
les capacités ou les faiblesses de cet être mystérieux dont
tant de prétendus sages prononcent le nom avec adoration,
que tous les hommes invoquent, que tous se disputent, et
qui semble être le seul dieu auquel le monde moderne
veuille garder respect et confiance.
CHAPITRE IV
DIFFÉRENCE FONDAMENTALE ENTRE L'ÉTAT ET LA SOCIÉTÉ.
Les erreurs principales sur la nature de l'État, page 26. — La première
erreur repose sur de fausses comparaisons physiologiques : le livre
de Schnffle, page 27. — Absurdité de la thèse que l'État est au
corps social ce que le cerveau est au corpshumain, page 28. — L'État
est un organisme mis dans la main de certains hommes, page 29.
Il ne faut pas confondre l'État et la société, ni opposer l'individu seul
à l'État, page 30. — La société est plus vaste et plus féconde que
l'État, page 31. — Nombre infini des groupements sociaux, page 31.
— L'homme est un être qui a, par nature, le goùt de l'association va-
riée, page 32. — L'individu isolé n'existe pas, page 32. — Nombre
prodigieux d'associations auxquelles appartient l'individu civilisé,
page 32. — Le phénomène de « l'interdépendance », page 33.
Tous les besoins collectifs ne sont pas nécessairement du ressort de
l'État, page 34. — Erreur qui consiste à croire que, en dehors de
on ne peut rien créer qui ne soit inspiré par l'intérêt personnel,
page 34. — Méprise d'Adam Smith â ce sujet et de la plupart des
économistes, page 35. — Conception incomplète des motifs auxquels
obéit l'individu, page 35. — II est faux que la personne humaine soit
uniquement conduite par l'intérêt personnel, page 36. — Variété des
mobiles auxquels cède l'individu civilisé : genre raffiné de sport qui
se répand en création d'utilité générale, page 37. — Exemples de
ce sport philanthropique, page 33.
Pour ne pas trébucher à chaque pas dans cet examen, il
faut d'abord faire litière de deux erreurs fondamentales,
l'une qui repose sur de prétentieuses comparaisons physio-
logiques, l'autre qui provient d'une observation superficielle
et confond l'État avec la société.
On sait quel attrait les physiologistes, avec leurs intéres-
santes découvertes, exercent sur toutes les autres classes
de savants. Beaucoup d'écrivains sur la philosophie, sur les
.
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 27
sciences sociales, éprouvant quelque embarras à renouveler
se sont avisés que des comparaisonsune matière déjà vieille,
physiologiques pourraient leur être d'un grand secours.
L'un de ceux qui ont le plus donné dans cette méthode
est un Allemand, fort distingué d'ailleurs, dont les écrits
ont exercé une singulière séduction dans beaucoup de pays,
M. Schteffle. Sous le titre de Bau und Lehen des Socialen
Kiirpers (Structure et vie du corps social), il a consacré qua-
tre énormes volumes à des comparaisons anatomiques, phy-
siologiques, biologiques et psychologiques entre la société
et la personne humaine considérée dans son corps et dans
son âme. Il y a dans tout ce travail de comparaison une
prodigieuse ingéniosité d'esprit. Malheureusement, le résul-
tat n'est pas en proportion de l'effort.
Nous ne voyons pas ce que l'on gagne en netteté t nous
parler de « la pathologie et de la thérapeutique de la fa-
mille » par exemple, de « la morphologie », de « la mem-
brure sociale de la technique », die sociale Gliederung der
Teclinik, etc. L'esprit fléchit accablé sous le poids de toutes
ces analogies et des divisions, subdivisions infinies, aux-
quelles elles donnent lieu.
Nous laisserions de côté, comme une gageure curieuse,
tout cet immense assemblage de comparaisons entre la so-
ciété et le corps humain, s'il n'en résultait de fâcheuses
erreurs qui se répandent partout et que l'on finit par accep-
ter sans contrôle.
C'est ainsi qu'on est arrivé à dire que l'État est an cor
au corps humain. Cette image,social ce qu'es tle cerveau
qui se détache au milieu de beaucoup d'autres plus compli-
,
quées, reste dans l'esprit : on s'y habitue, et à la longue on
b
,
vra avant fa itse conduit comme si elle était •école, d'autres ont
ion surenchéri sur lui. Admirer. où l'on arrive
avec ces . comparaisons. Voici comment, s'exprime un auteur
ie. M. Schteffle
i
lÎPI I
28 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
récent sur les fonctions de l'État : « La société est un orga.
nisme, un ensemble de fonctions, d'organes, d'unités vivan-
tes. L'unité, la cellule sociale, ou, pour parler un langage:
plus scientifique, le protoplasma, est ici l'homme... 'N'ousi.
retrouvons dans la société les mêmes distinctions que •dans,
l'individu en ce qui concerne les fonctions, les organes .et
l'appareil d'organes... Ce que le cerveau est pour l'orga-
nisme individuel, l'État, le gouvernement, l'est pour la so-
ciété : un appareil de coordination, de direction, de dépense,
alimenté par des organes de nutrition. »
Nous arrêterons ici cet exposé. On pourrait citer beau-
coup d'autres images du même genre. Bluntschli disait que•
dans la société, l'État représente l'organe mâle et l'Église
l'organe femelle. Beaucoup plus ingénieux, Proudhon com-
parait l'État ou la société à la matrice, qui est naturellement;
inféconde, mais qui développe les germes qu'on lui a con-,
fiés, eL l'initiative privée à l'organe mâle.
Toutes ces assimilations physiologiques sont des jeux.,
d'esprit plus ou moins réussis. Elles embrouillent beau-
coup plus qu'elles n'éclairent. Celle qui représente l'État,
comme le cerveau du corps social est non seulement fausse,:
mais nuisible ; elle est un non-sens; elle conduirait à une
subordination absolue des individus à l'État.
On aura beau citer des passages de Goethe pour prouver'
que l'individu n'est pas unité, mais variété, on ne parviendm
pas à prouver l'exactitude de toutes ces analogies
Il n'y a aucune comparaison possible entre les cellules-.
du corps humain n'ayant qu'une vie végétative ou ritéca-',
nique, et les individus qui sont des êtres intellectuels, mo
raux eL libres. Dans le corps humain, le système nerveux et.
particulièrement le cerveau sont les seuls centres de volont&,
et de pensée. Le pied ni la main ne pensent ni ne
veulent. Dans la société, chaque individu est aussi bien
,
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 20
doué de pensée, de moralité, de prévoyance que l'Étal.
L'État peut, sans doute, avoir, à un moment déterminé,
plus d'intelligence, plus de prudence, plus de capacité que
tel ou tel individu ; il n'a pas celte supériorité nécessaire-
ment et par nature. M. de Stein a beau dire que l'État est
la plus haute forme de la personnalité ; ce n'est qu'une
personnalité dérivée, qui emprunte à d'autres tous ses
moyens. Cette conception de l'État, la plus haute person-
nalité qui soit, correspond beaucoup plus à l'idée de l'an-
cien État théocratique ou monarchique absolu, ou tout
au moins de l'État monarchique prussien, à peine atteint
du virus représentatif, qu'à l'État parlementaire moderne,
l'État électif, soit bourgeois, soit démocratique.
En fait, l'expérience prouve que l'État est un organisme
mis dans la main de certains hommes, que l'État ne pense
pas et ne veut pas par lui-même, qu'il pense et qu'il veut
seulement par la pensée et la volonté des hommes qui dé-
tiennent l'organisme. Il n'y a rien là d'analogue au cerveau.
Ces hommes, se succédant et s'éliminant plus ou moins
rapidement, qui détiennent l'État, qui parlent en son nom,
ordonnent en son nom, agissent en son nom, n'ont pas une
autre structure physique ou mentale que celle des autres
hommes. Ils ne jouissent d'aucune supériorité naturelle,
innée ou inculquée par la profession même.
Les fonctions d'État n'illuminent pas nécessairement
l'intelligence, et n'épurent pas nécessairement les coeurs.
L'Église peut enseigner qu'un homme faible, revêtu du
sacerdoce, est transformé et jouit de grâces divines. La
société démocratique ne peut prétendre que les individus
portés au pouvoir, et qui sont l'État légiférant et agissant,
bénéficient de grâces spéciales d'aucune sorte. Elle n'oserait
alléguer que l'Esprit saint descend sur eux.
L'absurdité de toutes ces comparaisons physiologiques,
30 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
quand on y cherche autre chose que d'ingénieuses et vagues.
illustrations, saute aux yeux de tout homme instruit. La
matière du cerveau est une autre matière que celle du pied
ou de la main : les éléments en sont tous différents
fameuse substance grise, qui lui donne sa capacité direc-
trice et intellectuelle, est tout autre que la substance des
membres. Au contraire, les molécules qui forment l'État
concret et dirigeant ne sont pas d'une autre nature que les
autres molécules sociales.
L'État est, sans doute, un appareil régulateur et de coor-
dination pour certaines fonctions essentielles. Mais ce n'est
pas dans la société l'organe unique, ni même l'organe prin-
cipal et supérieur, de la pensée et du mouvement. Il faut
donc traiter comme une fantaisie, disons mieux, comme
une niaiserie, celte allégation que l'État est au corps social.
ce que le cerveau est à l'individu.
Une autre erreur, qui est tout aussi répandue et non
moins nuisible, consiste à confondre l'État avec la société.
Certains philosophes s'en rendent coupables, et le vulgaire
les suit. Ces deux termes sont, cependant, loin d'être syno-
nymes.
On oppose, en général, l'État à l'individu, comme s'il n'y
avait entre ces deux forces aucune organisation intermé-
diaire. On croirait, d'après certains théoriciens, que, d'un
côté, on trouve '10 ou 50 millions d'hommes isolés, dispersés,
n'ayant entre eux aucun lien, incapables de combinaisons
spontanées, d'une action commune volontaire, d'une coopé-
ration libre en vue d'objets dépassant la puissance de chacun
d'eux, et que, de l'autre côté, en t'ace de toute cette pous-
sière sans fixité, se trouve l'État, la seule force qui puisse
grouper toutes ces molécules pensantes et leur donner de
la cohésion. On offre alors à l'humanité le choix entre l'in-
vasion de l'état dans toutes les branches de la vie écono-
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 31
urique et les
unvtesrneries sim
plement instinctifs, les efforts
réputés
t chacun pour soi, sans concert, sans entente et
incohére ts -50 millions d'hommes, agis
san
s'igno-
rant les uns les autres.
Rien n'est plus faux que cette conception. Toute l'histoire
la contredit, et le présent encore plus que le passé. Il ne
faut pas confondre le milieu social ambiant, l'air libre, la
société se mouvant spontanément, créant sans cesse, avec
une fécondité inépuisable, des combinaisons diverses, et
cet appareil de coercition qui s'appelle l'État.
La société et l'État sont choses différentes. Il n'y a pas
seulement dans la société l'État, d'une part, et l'individu,
de l'autre : il est puéril d'opposer l'action de celui-là à la
seule aetion de celui-ci. On trouve d'abord la famille, qui
est un premier groupe, ayant une existence bien caracté-
risée, et qui dépasse celle de l'individu.
On rencontre, en outre, un nombre illimité d'autres
groupements; les uns stables, les autres variables, les uns
formés par la nature ou la coutume, d'autres constitués
par un concert établi, d'autres encore dus au hasard (les
rencontres. Les combinaisons suivant lesquelles s'unissent,
s'agrègent, puis se quittent et s'isolent les personnes hu-
qmuaei enses,quseoenetilaeus qmuoeinlas cahuisisuiienopibre
peut constater
eisust ett aussi compli-
orga isée er et cataloguer
pour
clôestélndoeléclaulefosrpcerecmolelenctbm'veatéoli•
z•D
politiquement,
procédant par injonction et par contrainte, qui est l'État, il
surgit de toutes parts d'autres forces collectives spontanées,
chacune faite en vue d'un but déterminé et précis,
des degrés variables,agissant avec
chacune
•
quelquefois très intenses,
d'énergie, en dehors de toute coercition. Ces forces collec-
tives, ce sdnt les diverses as
sentiment ou à un intérêt,
associations qui répondent à un
à un besoin ou à une illusion ;
e
32 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
les associations religieuses, les associations philan thropiques;
les sociétés civiles, commerciales, financières. Elles foison-
.
nent ; la sève n'en est jamais épuisée.
L'homme est un être qui a, par nature, le goût de l'aiso-
ciation, non pas de l'association fixe, imposée, immuable,
rigide, lui prenant toute son existence, comme l'association
innée des abeilles, ou des fourmis, ou des castors, mais de
l'association souple, variable, sous toutes les formes. Ce
goût de nature, l'éducation et l'expérience l'ont encore••
développé chez l'homme. La plupart des associations an-
ciennes, comme les Églises, subsistent, et chaque jour voyant
créer des associations nouvelles, leur nombre finit par défier
tout calcul.
Vous parlez de l'individu isolé, mais où l'apercevez-vous,
l'individu isolé ? Je vois des groupements de tout ordre et•
de tout genre, groupements de personnes et groupements-.
de capitaux ; je vois, en dehors de tout État, 300 millions
d'hommes dans une seule église; je vois en dehors de tout
budget national, des sociétés libres, disposant par milliers
de plusieurs dizaines de millions, par centaines de plusieurs
centaines de millions, par dizaines de plusieurs milliards.
J'aperçois ce que l'on est convenu d'appeler les grandes
oeuvres de la civilisation contemporaine : ce sont, pour les
trois quarts, sinon pour les neuf dixièmes, toutes ces collec-
tivités, ne disposant d'aucune force coercitive, qui les ont
effectuées.
Moi (pli écris ces lignes, vous qui les lisez, faisons le
compte, si nous le pouvons, des groupements dont nous
faisons partie, de toutes les sociétés auxquelles nous appar-
tenons de coeur, d'esprit ou de corps, de toutes celles aux-
quelles nous donnons périodiquement une parcelle de notre
temps ou une parcelle (le notre avoir ; comptons, si nous le
pouvons, le nombre d'hommes auxquels, en vertu d'un lien
•
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 33
spécial d'association libre, nous pouvons donner le nom,
soit de confrère, soit de collègue.
La vie de chacun de nous est enlacée dans ce réseau pro-
digieux de combinaisons, pour des desseins divers qui con-
cernent notre profession, notre fortune, nos opinions, nos
goûts,ûts nos délassements, notre conception générale du
monde et nos conceptions particulières des arts, des lettres,
des sciences, de l'éducation, de la politique, du soulagement
d'autrui, etc. Que d'occasions de se réunir, (le disserter, de
se concerter, d'agir en commun ! Qu'étaient les repas obli-
gés des Spartiates, les symposia, à côté de tous ces ban-
quets périodiques ou occasionnels qui viennent à chaque
instant réunir les hommes de professions, d'opinions, de
situations sociales diverses, la merveilleuse fécondité de
l'association privée faisant que l'on a toujours un point
de contact, un terrain commun avec la plupart des autres
hommes?
Certains penseurs contemporains ont inventé un mot par-
ticulier, passablement barbare, pour désigner ces enchaîne-
ments multiples et librement consentis des individus les uns
aux autres; ils appellent cela l'interdépendance, et ils nous
parlent avec émotion des progrès croissants de ce phénomène.
Qu'on ne dise pas que l'ouvrier ou le paysan échappe à
toutes ces combinaisons : lui aussi, presque toujours du
moins, fait partie d'une société de secours mutuels, d'une
association industrielle ou agricole, ,d'un syndicat quel-
conque, outre que, s'il a quelque avoir, ce qui est général
en cette riche terre de France, il appartient encore à une
demi-douzaine de sociétés commerciales et financières.
Tous les besoins collectifs ne sont donc pas nécessairement
du domaine de l'État. Que les philosophes daignent ne plus
nous parler de cette abstraction, l'individu isolé; qu'ils ne
nous demandent pas, ainsi qu'ils le font parfois avec une
3
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
émouvante naïveté, comment on aurait des banques, des,
caisses d'épargne, des hôpitaux, des monts de piété. etc., si
l'État ne daignait pas user de son pouvoir coercitif pour
créer ces institutions.
., -
Nous nous trouvons ici en présence d'une tro i siè me
erreur. Aucun homme raisonnable ne peut nier qu'entre
l'individu et l'État, il n'existe, il ne se constitue à chaque
instant un nombre indéfini et croissant d'associations inter-
médiaires, beaucoup tellement vivaces, tellement durables
et tellement vastes, que l'État finit par en être jaloux et par
en prendre peur. Ceux qui le représentent formulent alors
cette sentence qu'il ne doit pas y avoir d'État dans l'État,
sentence absurde; car, ce qui caractérise l'État, c'est le
pouvoir coercitif ; ce qui caractérise les associations spon-
tanées, c'est le simple pouvoir persuasif; à. moins donc que_
l'État ne commette la faute de déléguer à certaines assu-
ciations une partie de son pouvoir coercitif, on n'est jamais.
exposé à ce qu'il y ait un État dans l'État.
L'erreur que nous visons en ce moment consiste à croire.
que, en dehors de l'État, on ne peut rien créer qui ne soit
inspiré par l'intérêt,personnel sous la forme d'intérêt pécu-
niaire. Les économistes et le plus grand d'entre eux, Adam
Smith, se sont rendus coupables de cette méprise : « La troi-
sième fonction de l'État, dit Smith, consiste à ériger et à
entretenir certains établissements utiles au public, qu'il
n'est jamais dans l'intérêt d'un individu ou d'un petit nom-
bre de créer ou d'entretenir pour leur compte, par la raison
que les dépenses qu'occasionnent ces établissements sur-
passeraient les avantages que pourraient en retirer les par-
ticuliers qui en feraient les frais. »
Cette proposition d'Adam Smith est exagérée; la concep-
tion qu'il se fait des motifs auxquels obéit l'individu est
incomplète. Les économistes se la sont appropriée en géné-
L'ÉTAT, LÀ SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 35
et leur bon renom en a souffert. Ils ont mutilé l'homme.
Il est faux que la personne humaine soit uniquement
conduite par l'intérêt personnel, ou du moins par la forme
la plus grossière de cet intérêt, l'intérêt pécuniaire. Certes,
avant à lutter contre tant d'obstacles à sa conservation et à.
son bien-être, l'homme obéit principalement à un mobile
qui est le principal, le plus habituel, le plus constant, le plus
intense : l'intérêt personnel, qui, dans nos sociétés repo-
sant sur l'échange des produits, prend la forme de l'intérêt
pécuniaire.
Mais, au fur et à mesure surtout que la civilisation se
développe et que la richesse s'accroît, l'intérêt pécuniaire
n'absorbe plus l'homme tout entier, ou du moins n'absorbe
pas entièrement tous les hommes. D'autres mobiles coexis-
tent avec lui, se développent peut-être avec le temps plus
que lui : les convictions religieuses, l'espoir en une autre
vie, le ferme propos de la mériter par de bonnes actions, ou
simplement la sympathie, le plaisir de s'ennoblir aux yeux
de ses concitoyens ou à ses propres yeux, le goût de se dis-
tinguer, de faire parler de soi, la recherche de certains hon-
neurs électifs ou autres, une sorte de luxe se portant sur
la moralisation, l'éducation, le soulagement d'autrui, j'allais
presque dire un genre raffiné de sport qui se répand en créa-tion d
'établissements d'utilité générale; il y a là toute une
variété de sentiments, très nuancés clans leur degré de dé-
sin téressement, mais concourant tous au même but : l'aire
profiter la société d'une partie du superflu des individus.
C'est donc un des grands torts de beaucoup d'économistes
.cuniaire.
de réduire le mobile de l'action individuelle à l'intérêt pé-
Les individus, soit par leur'
'action isolée, soit surtout parleur co
ntribution à des sociétés libres, ont dans tous lestemps
créé une foule d'établissements qui n'avaient pas
I
36 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
pour objet de donner un revenu : ils le font aujourd'hui en-
core, peut-être plus que jamais. Toutes les anciennes fo
dations religieuses ont eu cette origine ; ce n'est pas au
christianisme qu'en échoit le monopole, quoique cette re li-
gion, plus que toute autre, enseigne l'amour du prochain.
Allez dans les pays musulmans : voyez quelle énormité.de
biens, sous la. dénomination de wakoufs ou de wakfs en
Turquie et en Égypte, sous celle de habbous en Tunisie, o nt
été destinés par les particuliers à la satisfaction, soit des
besoins moraux de l'humanité, soit des besoins physiques
de ceux qui souffrent. A Tunis, par exemple, ces habbous
abondent. Ils possèdent une part considérable de la ré-.
gente. Quelques-uns ont une charmante légende : on me
montre un puits au milieu d'une solitude, et l'on me dit.
Une princesse arabe passa jadis par là, elle y souffrit de I
soif ; rentrée chez elle, elle donne des fonds pour que ceu.
qui viendraient à passer dans le même endroit n'éprouveu
pas le même tourment.
Croit-on que dans nos sociétés industrielles, où la foi s'est
peut-être émoussée, ces habitudes de largesse aient disparu,
ces sentiments altruistes, comme dit Spencer, n'existent
plus ? Il faudrait, pour le croire, avoir les yeux fermés.
M. d'Haussonville et M. Maxime Du Camp nous ontracout
toutes les oeuvres si diverses qu'a fondées Paris bien faisani-
Ce n'est pas seulement par les institutions charitables qu
se manifeste la puissance de ce mobile d'action individuelle
Plus la richesse s'accroît, plus les grandes fortunes se t'or
ment, plus il s'en échappe des parcelles qui, réunies, devien
nent des trésors, pour fonder des établissements désint.
ressés. Les millionnaires américains donnent des millio
de dollars pour des universités ; d'autres consacrent IO, 15
20 millions de francs ou davantage à construire des maison
oU les ouvriers aient un home confortable.
•
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 37
Ici, tel philanthrope crée un musée (1); telle veuve, en
de son mari, entreprend à Paris, à Gênes, ailleurs
le'rthcoonin• eei, i trun ensemble de travaux qui atteint ou dépasse
50 millions de francs (2). Tel manufacturier, enclin à l'uto-
pie, consacre une grande fortune à fonder et à doter ce qu'il
appelle un « palais social » ou « le familistère (3) ». Des
écoles spéciales surgissent, que l'État, toujours lent et in-
habile à se faire une volonté, n'osait pas instituer; des
oboles particulières seules les défrayent (4). Nos grands
établissements scientifiques manquent d'instruments per-
fectionnés : tel grand financier les leur fournit ; le même
crée un observatoire (5).
Voilà quelques exemples ; mais derrière ces dons, aristo-
cratiques par leur importance, que de dons plébéiens, et
comme toutes ces menues monnaies, émanant librement de
tout le monde, dépassent les donations les plus considérables !
Nous avons détruit, croyons-nous, trois erreurs sur l'État
et l'individu : il est faux que l'État soit au corps social ce
que le cerveau est au corps humain ; il est faux que l'indi-
vidu et l'État se trouvent seuls en présence, la société créant
par une fécondité merveilleuse un nombre incommensura-
ble d'associations libres et intermédiaires ; il est faux que
:l'individu obéisse à un seul mobile d'action, l'intérêt pécu-
niaire; l'homme privé suit aussi une autre tendance qui lepousse à s'occuper, en dehors de tout intérêt matériel, des
besoins collectifs ou des souffrances d'autrui. La destruction
de ces trois erreurs si répandues épandues va nous aider à démêler
.ce qu'est l'État et ce que doit être son rôle.
(I) M. Guimet.
(2) M me la duchesse de Galiéra.(3) M. Godin, de Guise.
(•) On peut citer l'école La ..%lartinière à Lyon, les cours Bambergerà Paris, l'Ecole libre des sçiences politiques et bien d'autres.(5) M. Raphaël Bischoffsheim.
CHAPITRE V
DÉFINITION DE L'ÉTAT. — LA GENÈSE DE SES FONCTIONS.
Les humbles commencements de l'État, page 38. — Les deux fonctions
primitives: organe directeur de la-tribu contre l'étranger, organe
d'un droi coutumier élémentaire, page 39. — Troisième fonction,
postérieure : contribution au développement social, page 39.
L'organisme de l'État est essentiellement coercitif : la doublé con-
atrinte des lofs et des impôts ; , pouvoir législatif ou réglementaire et
pouvoir fiscal, page 40. — L'État se manifeste aux peuples civilisé4»
sous la forme d'une trinité : autorité nationale, autorité provinciale,'
autorité municipale, page 41.
Genèse des fonctions de l'État, page 41. — Des attributions qui.
semblent aujourd'hui inhérentes à l'État lui sont tardivement échues,
exemple du service de sécurité intérieure, page 41. — La plasticité
sociale fait uaitre spontanément les organes qui sont indispensables
à la société, page 42. — ta léger degré d'insécurité vaut encore
mieux qu'un excès de réglementation, page 43.
C'est le principe de la division du travail qui a investi définitive-
ment l'État de diverses fonctions jusque-là remplies par les groupe-
ments spontanés et libres, page 44. -- Parfois la plasticité de la so-
ciété réagit contre les fautes de l'État eu abandonnant ses organes pour
retourner à d'autres qu'elle crée spontanément, page 45. — La plupart
des luis n'ont été à l'origine que des consécrations de coutumes nées
instinctivement, page 45. — Le droit commercial a une origine toute
privée, page 45. — Nombre d'entreprises qui semblent répugner à
l'initiative privée et qui ont été accomplies par elle avec éclat,
page 46. — Historiquement les associations libres ont prêté leur
cours à l'État pour des services dévolus à ce dernier; les fermie
d'impôts, page 48.
L'Étal est absolument dépourvu de l'esprit d'invention, page 49;
— Presque tous les progrès humains se rapportent à des «
lités sans mandat », page 49. — Toute collectivité hiérarchique W..
incapable d'esprit d'invention, page 49. — Exemples divers de la
stérilité d'invention de l'État, page 50. — L'État est un organe critique,
un organe de coordination, de généralisation, de vulgarisation,
page 53. — L'État n'est pas la plus haute personnalité, page 54. —
L'État est surtout un organe de conservation, page 54.
Qu'est-ce que l'État? Question assez embarrassante à ré-
• L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 30
soutire . On connaît la belle conférence de M. Renan sur ce
thème : Qu'est-ce qu'une nation ? La nature et l'essence de
l'État ne sont pas moins difficiles à démêler.
Il ne faut pas chercher la réponse dans une conception
purement philosophique. L'examen seul des faits histori-
ques, de l'évolution humaine, l'étude attentive chez les di-
vers peuples de la façon dont vit, se meut et progresse la
tvenupe, permettre de discerner avec quelque net-société
telé l'État concret, très divers, d'ailleurs, suivant les pays
et suivant les temps.
Comme pour toutes les choses humaines, les commence-
ments de l'État sont bien humbles. Dans le passé le plus
reculé, l'État, c'est l'organe directeur de la tribu se défen-
dant contre l'étranger; c'est aussi l'organe d'un certain droit
élémentaire, d'un ensemble de règles simples, tradition-
nelles, coutumières, pour le maintien des rapports sociaux.
Le service de défense à l'extérieur, celui de la justice au
dedans, voilà les deux fonctions absolument essentielles,
irréductibles, de l'État. Dieu me garde de dire qu'elles
suffisent à un peuple civilisé, comme certains économistes
forcenés l'ont prêché longtemps! On verra dans le courant
de ces études que, pour empêcher l'État de se disperser à
l'infini, je ne lui, fais pas moins une large part.
'Les deux services que je viens d'indiquer sont, toutefois,
les seuls sans lesquels on ne peut concevoir l'État comme
existant. Chacun d'eux, le second surtout, celui de justice,
le Rechtszweck des - Allemands, est, d'ailleurs, susceplible de
singulières extensions, d'un détail chaque jour accru, de
tâches qui finissent par devenir énormes.
Au fur et à mesure que la société s'émancipe, se com-
plique et s'agrandit, qu'elle quitte la sauvagerie pour la
puisbarbarie
-c pour la civilisation, une autre mission
,
celle i
finit par échoir à l'État, c'est de contribuer, suivant sa na-
40 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tare et ses forces, sans empiéter aucunement sur les autres
forces ni en gêner l'action, au perfectionnement de la .vie
nationale, à ce développement de richesse ou de bien-être,
de moralité et d'intellectualité que les modernes appellent
le progrès. C'est ici qu'on court le risque d'étranges exagé-.
rations.
Nous parlons d'une contribution, d'un concours, d'une
aide, nullement d'une direction, d'une impulsion, d'un'
absorption. L'État qui joue un rôle principal, quand il s'a
de la défense de la société contre l'étranger ou du maintie.
de la paix entre les citoyens, ne joue plus qu'un r81'
accessoire lorsqu'il s'agit de l'amélioration des condition.
sociales. Mais, si accessoire qu'il soit, ce rôle reste impor
tant, et très peu de gouvernements savent convenahieme
s'en acquitter.
L'État concret, tel que nous le voyons fonctionner dan
tous les pays, est un organisme qui se manifeste par deux
caractères essentiels, qu'il possède toujours et qu'il est seul
à posséder : le pouvoir d'imposer par voie de contrainte à
tous les habitants d'un territoire l'observation d'injonction'
connues sous le nom de lois ou de règlements administratifs;
le pouvoir, en outre, de lever, également par voie de con-
trainte, sur les habitants du territoire, des sommes dont
il a la libre disposition.
L'organisme de l'État est donc essentiellement coercitif
la contrainte se manifeste sous deux formes, les lois et les
impôts. Le pouvoir législatif ou réglementaire et le pouvoir'
fiscal, l'un et l'autre accompagnés de contrainte, soit effee
tive, soit éventuelle, c'est là ce qui distingue l'État.
Que l'organisme qui possède ces pouvoirs soit central o
qu'il soit local, c'est toujours l'État. Les autorités provin"
ciales, les autorités municipales, détenant, par délégatio
ou par transmission lointaine, le pouvoir réglementaire
.
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 41
le pouvoir fiscal, sont tout aussi bien l'État que l'organisme
central
se manifeste, chez la généralité des peuples civili-
sés, sous la forme d'une trinité: les autorités nationales, les
autorités provinciales et les autorités municipales. Aussi,
en étudiant le rôle et la mission de l'État, doit-on tout aussi
bien parler des provinces et des municipalités que du gouver-
nement national. Les abus aujourd'hui sont peut-être encore
plus criants de la part de la manifestation la plus humble
de l'État, la commune, que de la part de la manifestation
supérieure, le gouvernement.
Quelle est la légitime et l'utile sphère d'action des pou-
voirs publics de toute nature, c'est-à-dire de ceux qui ont
la contrainte à leur service'? c'est ce que nous cherchons à
discerner. Si l'on ne peut répondre à cette question par une
formule absolument générale et simple, il est possible, en
étudiant les divers services sociaux dans leur développement
historique et dans leur situation présente, d'indiquer quel-
ques-unes des limites que l'État, sous ses trois formes, doit
respecter.
Les auteurs s'épuisent à indiquer à priori les fonctions
essentielles et les
.
fonctions facultatives de l'État. La plupart
:de ces classifications sont arbitraires.
• Il est impossible d'arriver théoriquement à une démarca-
tion fixe entre la sphère de l'État et celle des sociétés libres
ou des individus. Les deux sphères se pénètrent souvent
l'une l'autre, et elles se déplacent.
L'histoire et l'expérience prouvent que, à travers les âcres
des fonctions qui sont aujourd'hui considérées comme e'fai:
sant partie de l'essence même da l'État lui sont tardivement
échues, que, tout an moins, elles ont été remplies partielle-
ment pendant l
ongtemps par des particuliers et les associa-
tions qu'ils formaient. La société est un être plastique, qui
1
43 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
jouit d'une merveilleuse. facilité à s'adapter au milieu, à.
créer iles organes qui sont indispensables à sa conservation
ou à son progrès. On ne peut considérer comme fausse la.'
doctrine d'Herbert Spencer, que toute institution conve-
nable pour l'accomplissement. des fonctions sociales collec-
tives éclôt spontanément. Cette pensée semble vraie clans
une très large mesure, quand la société est abandonnée à sa
plasticité naturelle et qu'elle n'est pas écrasée par la force
autoritaire, par l'appareil de contrainte qu'on nomme
l'État.
Quoi de plus naturel que d'identifier le service de sécu-
rité avec la notion de l'État? L'expérience prouve, cepen-
dant, que des sociétés ont pu vivre, même se développer et
grandir, imparfaitement et lentement, il est vrai, sans que
l'État se souciât beaucoup de la sécurité ou qu'il eût les.
moyens de la procurer au pays. L'insécurité est, sans doute,
un mal terrible, le plus décourageant pour l'homme : avec
l'insécurité, il n'existe plus aucun rapport certain, parfois
aucun rapport probable, entre les efforts ou les sacrifices
des hommes et la fin pour laquelle ils consentent à ces sa-
crifices et font ces efforts. On ne sait plus si au semeur ap-
partiendra la moisson. Non seulement le travail et l'écono-
mie cessent d'être des moyens sùrs d'acquérir, mais la vio-
lence en devient un plus .sûr.
La plasticité de la société, dans les temps anciens ou dans
les temps troublés, résistait à ce mal. On se mettait sous la =
protection d'un brigand, plus loyal que d'autres; on faisait
avec lui un abonnement. De là vient le grand rôle que jouè-
rent les brigands clans les temps anciens et chez les peuples
primitifs : certains d'entre eux étaient regardés, non plus
comme des dévastateurs, mais comme des protecteurs. Les
grands hommes de l'antiquité grecque et de presque toutes
les antiquités sont souvent des brigands réguliers, corrects,
. L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
fidèles à leur parole. Au moyen âge, on retrouve fréquern-
ment une situation analogue. Les petits propriétaires d'al-
e
se i gneurs
plaçant sous le patronage de
sdeviennent, soit leurs vassaux,
xche rche chent
hleunst puissants
un a pp ui e
t
n s
soit même leurs serfs, par choix.
Au commencement des temps modernes, ces sortes d'or-
ganisations libres et spontanées, en dehors de l'État, pour
procurer aux hommes une sécurité relative, n'ont pas en-
tièrement disparu. En Espagne, l'association célèbre, la
sainte Hermandad, qui finit par être odieuse et ridicule,
mais qui, dans les premiers temps de son existence, rendit
des services précieux; en Flandre, en Italie, les sociétés de
métiers ou autres, avaient souvent le même objet: procurer
de la sécurité, soit à leurs membres, soit au public.
Ces combinaisons des âges primitifs ou troublés laissent
encore certaines traces : Angleterre et aux États-finis,
les constables spéciaux, dans le Far-West américain .surtout
les lyncheurs, sont les héritiers intermittents de toutes ces
associations libres faites en vue de la sécurité.
Ainsi, même ce premier besoin, tout à fait élémentaire,
qui nous paraît aujourd'hui ne pouvoir être satisfait que par
l'intervention directe et ininterrompue de l'État, a pu l'être
autrefois par des.procédés moins commodes, dans une me-
sure moins complète, par l'action des particuliers ou des
sociétés libres.
L'insécurité est pour une société une cause de lenteur
dans son développerment; elle ne la fait
ait pas nécessairement
rétrograder. L'oppression seuleè
•
am ne inévitablement le re-
cul. Si les pachas turcs et le personnel qu'ils commandent
se contentaient de protéger médiocrement les vies et, les
biens, si, du moins, ils n'étaient pas assujettis à des change-
ments fréquents et qu'ils pusse tn mettre quelque régula-
rité dans leurs exactions, la Turquieutquie ne dépérirait pas. Le
44 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
dépérissement est dû à Faction, non seulement brutale,
mais épuisante, d'oppresseurs instables. La simple insécu-
rité aurait des effets moins graves.
Il ne faut, certes, pas en conclure que, dans les sociétés
modernes, le premier devoir de l'État ne doive pas être de
garantir la sécurité; mais il est utile d'indiquer que, clans le
cours de l'histoire, la plasticité de la société a pu, pour la
satisfaction relative de ce besoin primordial, suppléer l'iner-
tie de l'État par des organisations spéciales qu'elle créait
spontanément. Il est bon aussi d'ajouter que, même dans le
temps présent, pour un très grand nombre de transactions,
un léger degré d'insécurité vaut encore mieux qu'un excès
de réglementation.
Ce qui a investi définitivement l'État, d'une manière
constante et exclusive, de ce service de la sécurité, c'est le
principe de la division du travail.
L'économie politique a singulièrement éclairé toute l'his-
toire humaine et même l'histoire naturelle, quand elle a
donné tant de relief, sous la plume d'Adam Smith, au prin-
cipe de la division du travail. C'est ce grand principe éco-
nomique qui a constitué successivement la plupart des
fonctions de l'Étai.
Une foule de tâches, que la société souple et libre ne se-
rait pas incapable de remplir par elle-même, qu'elle a'même
remplies pendant des siècles, sont échues graduellement à
l'État, parce qu'il peut s'en acquitter mieux, plus économi-
quement, plus complètement., avec moins de frais et d'ef-
forts.
- Ainsi, telle ou telle fonction spéciale et définitive s'est
constituée avec netteté, s'est détachée de la société pour
échoir à l'État, quand les conditions modifiées de celle-là et
(le celui-ci ont fait qu'il devenait plus expédient que telle ou
telle tâche fût exercée par une force générale coercitive que
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIv1D12.
particulières et intermittentes. Ceux qui, sur
lpeste edoensfi
forces
ris dti Far-West, lynchent les criminels, n'ont ni le
temps, ni les conditions d'esprit nécessaires pour s'acquitter
toujours convenablement de leur tâche; des juges perma-
nents valent mieux. De même pour les constables spéciaux,
pour les pompiers volontaires, pour ces balayeurs spontanés
que l'on voit encore à Londres; des escouades moins nom-
breuses, mais permanentes, de gens professionnels, rem-
plissent mieux ces offices.
C'est donc le principe de la division du travail qui, in-
consciemment appliqué , a fait passer à l'État certaines
fonctions que la société exerçait instinctivement et que
l'État organise avec réflexion.
Cette sorte de départ qui se fait graduellement entre les
attributions de l'État et celles de la société libre a pour ob-
jet de laisser aux individus plus de temps pour leurs tâches
privées, tout en orgaisant mieux certains services. Aussi
doit-on considérer comme des esprits rétrogrades ceux qui
nous proposent de revenir au jury civil, aux tribunaux
d'arbitres; à moins, toutefois, qu'on ne veuille voir dans ces
tendances une réaction salutaire contre les abus que l'État
a introduits dans l'accomplissement des tâches dont il s'est
chargé; la plasticité de la société réagirait alors contre ces
fautes de l'État en abandonnant les organes qu'il a insti-
tués pour retourner à d'autres qu'elle crée spontanément.
On pourrait pousser très loin cet aperçu historique de la
genèse des fonctions de l'État. Ainsi, le pouvoir législatif
que l'État s'est attribué en certaines matières, comme les
.questions commerciales, ne lui a pas toujours étè dévolu : il
ne lui est échu que tard et par morceaux ; il a été .d'abord
exercé par les individus et les sociétés libres; la fécondité
inventive du commerce avait découvert certains procédés
ingénieux, la lettre de change, le billet à ordre, bien d'au-
4e
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tres encore, les marchés à termes sous toutes leurs formes,
les combinaisons à primes, etc.; la coutume avait réglé
l'emploi de tous ces moyens; les usages commerciaux eu-
rent ainsi une origine spontanée successive; l'État finit pâr
y mettre la main, s'en emparer, les généraliser, les perfec-
tionner parfois, souvent aussi les déformer.
Il faut donc condamner la superficialité de ces philoso-
phes qui, habitant les nues et apercevant confusément sur
cette terre l'État en possession de certains instruments, s'i-
maginent que c'est lui qui les a créés, et jettent des cris de
Jérémie quand on leur parle de la fécondité d'invention des
associations privées.
Non seulement le droit commercial a cette origine spon-
tanée, mais encore les agents généraux et protecteurs du
commerce, les consuls, étaient d'abord les syndics de cer-
taines communautés de négociants ; ils devinrent plus tard
(les fonctionnaires publics; la juridiction commerciale a
passé par les mêmes vicissitudes.
Dans presque tous les ordres de l'activité humaine, on
aperçoit des groupements libres d'individus se chargeant à
l'origine d'organiser divers services d'intérêt général, que
l'État ensuite, au bout de bien des siècles parfois, régu-
larise.
Ainsi pour la viabilité : dans un intérêt militaire, les États;
soit anciens, soit modernes, ont exécuté, avant le xvin e siè-
cle, quelques rares chaussées. Ils s'acquittaient par là non
pas d'une fonction économique, mais d'une fonction straté-
gique. Les associations privées faisaient le reste : le4 bacs,
les ponts créés par ces confréries spéciales, qui, dans le
Midi notamment, étaient appelées pontifices, les routes à
péage en Angleterre et dans bien d'autres contrées, les ponts
à péage aussi, instruments primitifs si l'on veut, mais qui
ont de longtemps précédé les travaux publics accomplis au
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. 47
() yen d'impôts, les ports mêmes et les docks, œuvres de
ric)ompagnies, fondés et entretenus suivant le principe rigou-
reusement commercial, tontes ces créations spontanément
écloses ont laissé encore aujourd'hui, surtout dans la
Grande-Bretagne et, par un singulier contraste, dans quel-
ques pays primitifs, des traces intéressantes. La seule route
qui existe en Syrie, celle de Beyrouth à Damas, est l'oeuvre
et la propriété, suffisamment rémunératrice, d'une compa-
gnie privée, d'une société française.
Des entreprises qui, par leur caractère encore plus émi-
nemment désintéressé, semblent répugner à l'initiative pri-
vée, ont cependant, bien des fois, été accomplies par elle
avec un éclatant succès. Stuart Mill classait encore parmi
les oeuvres qui revenaient de droit et de lait à l'État les ex-
plorations scientifiques. Pourrait-il se prononcer ainsi au-
jourd'hui? Même il y a trente ans, il eût dû se montrer plus
circonspect. Il oubliait que le doyen et le plus remarquable
peut-être des voyageurs de l'Europe moderne, Marco Polo,
était un fils et neveu de négociants, qui accompagna son
père . et son oncle dans un voyage de commerce à la cour du
grand khan des Mogols, et de là se répandit dans toute
l'Asie. Il ignorait surtout notre incomparable Caillié, qui,
sans aucunes ressources et aucun appui, traversa, au début
de ce siècle, le coin redoutable de l'Afrique nord-occiden-
tale, du Sénégal au Maroc, en passant par Tombouctou,
,tournée hasardeuse qui ne fut refaite qu'un demi-siècle
après par un jeune voyageur allemand.
Stuart Mill encore ne pouvait pressentir que la première
t
raversée d'outre en-outre de l'Afrique, de la mer des Indes
à l'A tlantique, .serait accomplie par un aventurier libre, que
subve
ntionnèrent ces forces nouvelles, deux grands jour-
naux, l'un américain, l'autre anglais.
Dieu me garde de prétendre que l'État, en Espagne, en
48 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Portugal, en Angleterre, en France, plus récemment ail-
leurs, n'ait pas puissamment aidé aux voyages de décou-
vertes et à la prise de possession du inonde! Ce que je veux
démontrer, c'est que, parmi les attributions que certains
théoriciens étourdis revendiquent, pour lui comme un mono-
pole, il en est beaucoup qui ont pu et qui peuvent encore
être exercées de la façon la phis heureuse par les groupe-
ments libres, soit des hommes riches, soit des hommes ins-
truits, soit des hommes dévoués, soit des hommes curieux,
soit de ceux qui mettent en commun une parcelle de ri-
chesse, de dévouement, d'instruction et de curiosité.
Bien loin que l'État soit à l'origine de toutes les grandes
oeuvres d'utilité générale, on constate, au contraire, histo-
riquement, que les associations libres ont constamment
prêté leur outillage à l'État pour les services les plus incon-
testablement dévolus à. ce dernier.
L'État pendant longtemps, beaucoup d'États même au-
jourd'hui, dans une certaine mesure encore l'État français,
n'ont pas su ou ne savent pas faire rentrer leurs impôts. De
là ces compagnies privées, ces fermes qui se chargeaient de
recouvrer les contributions sous l'empire romani-, dans la
vieille France, sous nos yeux encore pour certaines taxes
en Espagne, en Roumanie, en Turquie, hier en Italie et en
Espagne, que dis-je! dans beaucoup de communes françai-
ses, qui trouvent plus économique d'affermer leurs droits
d'octrois que de les percevoir elles-mêmes.
L'exposé historique auquel nous nous sommes livré laisse
sans doute subsister une grande difficulté :
9
puisque la plu-
•part des attributions, aujourd'hui considérées comme es-
sentielles à l'État, ne lui ont pas appartenu primitivement,
qu'elles sont restées longtemps dans la main de particuliers
ou d'associations libres, qu'elles ne sont échues à l'État que
graduellement par la lente application du principe de la
L'ÉTAT, LÀ SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
40
division du travail, la grande collectivité, armée du pouvoir
de contrainte, étant plus capable de les généraliser que les
petites collectivités spontanées et variables qui ne possèdent
le pouvoir de persuasion, comment fixer, soit
ed"aunèls'elegueprésent, soit dans l'avenir, la limite des attributions
de l'État? Ce même exposé historique, cependant, va nous
y aider en nous faisant mieux connaître les caractères gé-
néraa première observationLa )servation dont il est impossible de n'être
pas pénétré, c'est que l'État est absolument dépourvu de
l'esprit d'invention.
L'État est une collectivité rigide, qui ne peut agir qu'au
moyen d'un appareil compliqué, composé de rouages nom-
breux, subordonnés les uns aux autres ; l'État est une hiérar-
chie, soit aristocratique, soit bureaucratique, soit élective,
où la pensée spontanée est assujettie, par la nature des
choses, à un nombre prodigieux de contrôles. Une pareille
machine ne peut rien inventer.
L'État, en effet, n'a rien inventé et n'invente rien. Tous
les progrès humains ou presque tous se rapportent à des
noms propres, à ces hommes hors cadre que le principal
ministre du second empire appelait « des individualités sans)>
C'est par « les individualités sans mandat » que le monde
avance et se développe : ce sont ces sortes de prophètes ou
.d'inspirés qui représentent le ferment de la masse humaine,
Toute collectivité hiérarchisée est, d'ailleurs, incapable
d
'invention. Toute la section de musique de l'Académie des
be
aux-arts ne pourra produire une sonate acceptable; tonte
celle de peinture, un tableau de mérite ; un seul homme,
Littré, a fait un dictionnaire de premier ordre bien avant
les q
uarante de l'Académie française.
50 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Qu'on ne dise pas que l'art et la science sont des oeuvres
personnelles et que les progrès sociaux sont des oeuvres
communes; rien n'est plus inexact. Les procédés sociaux
nouveaux demandent une spontanéité d'esprit et de coeur
qui ne se rencontre que chez quelques hommes privilégiés.
Ces hommes privilégiés sont doués du don de persuasion, .
non pas du don de persuader les sages, mais de celui de
gagner les simples, les natures généreuses, parfois timides,
disséminées dans la foule. Un homme d'initiative, parmi les
40 millions d'habitants d'un pays, trouvera toujours quel-
ques audicieux qui croiront en lui, le suivront, feront, fortune
avec lui ou se ruineront avec lui. Il perdrait son temps à vou-
loir convaincre ces bureaux hiérarchisés qui sont les lourds
et nécessaires organes de la pensée et de l'action de l'État.
Aussi, voyez combien stérile, au point de vue de l'inven-
tion, est cet être que certains étourdis représentent comme.
le cerveau de la société. L'État, tous les États, ont d'abord
et par-dessus tout une vocation militaire : ils représentent
avant tout la défense du pays. C'est donc les États, leurs
fonctionnaires, qui devraient, semble•t-il, faire la généralité
des inventions et des applications relatives à la guerre,
à la marine, à la rapidité des communications. Il n'en est
rien.
C'est à un moine, ce n'est pas à l'État, qu'on rapporte l'in-
vention de la poudre à canon. Dans notre siècle, c'est un
simple chimiste, appartenant au pays le plus pacifique de
l'Europe, le Suédois Nobel, qui invente la dynamite. Michel
Chevalier, en juillet 1.810, attire l'attention du gouvernement
impérial sur ce formidable explosif; pendant le second iège
de Paris, M. Barbe, depuis ministre de l'agriculture, prie
M. Thiers d'employer cette substance nouvelle ; ces deux
gouvernements, si différents par les hommes et par les prin-
cipes, ne prêtent aucune attention à ces propositions.
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
il en va des découvertes de la marine comme de celles de
la guerre; le marquis de Jouffroy, en 1776, fait naviguer
sur le Doubs le premier bateau à vapeur : il demande des
encouragements au ministre Calonne, qui le repousse. Mau-
vais ministre, cliva-t-on; mais, dans la série nombreuse des
ministres de tout pays, il s'en trouve au moins autant de
mauvais ou de médiocres que de bons. C'est à un grand
homme du moins, à un vrai grand homme, Napoléon, que, un
quart de siècle après, s'adresse Fulton, et ce grand homme
d'État considère ses essais comme des enfantillages. Si l'É-
tat dédaigne la vapeur et est lent à l'appliquer, ce n'est
pas lui non plus qui invente ou qui applique le premier
l'hélice. L'inventeur Sauvage passe d'une maison de dettes
dans une maison de fous.
Pour les communications publiques, il en est de même.
Trois petits chemins de fer fonctionnent en France, à la fin
de la restauration, créés par l'initiative privée, sans sub-
vention. d'aucune sorte; l'État met une dizaine d'années à
discuter sur le meilleur régime des voies ferrées, et, par ses
tergiversations, ses absurdes exigences, il retarde d'autant,
comme nous le montrerons plus tard, le développement du
réseau ferré dans noire pays.
La drague à couloir de M. Lavalley avait creusé depuis
dix ans le canal de Suez, qu'on commençait à peine à l'in-
tr
oduire dans les travaux de ports exécutés par l'État fran-
eais. Ni les câbles sous-marins, ni les percements d'isthmes,
ni aucune des principales oeuvres qui changent la face du
m
onde, ne sont dus à l'État ou aux États.
États
l_.esestsélé,epulhones se répandent dans toutes les administra-
ti
ons privées avant que l'État s'en occupe. Ensuite plusieurspai
de Paris retarde
confisquer. De m éme, pour la lumière élec-
trique dont, par ses niaises exigences, le conseil munici-
ar e de dix ans la propagation dans cette ville.
52 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
L'État moderne affecte une prédilection pour l'instruc-
tion : ce sont de3 particuliers qui créent l'École centrale
des arts et manufactures; ce sont des industriels qui insti-
tuent les écoles de commerce de Mulhouse, de Lyon, du,
Havre.
L'État, dans un rare moment d'initiative, veut fonder une
école d'administration ; il n'y réussit pas. Un simple parti-
culier crée l'École libre des sciences politiques, et lui ga-
gne en quelques années, dans les deux mondes, une écla-
tante renommée.
L'État se lasse des anciens procédés d'instruction qu'il
avait empruntés à une société privée, celles des jésuites, et
il se prend d'engouement pour l'oeuvre d'une autre société
privée, celle. de l'École Monge; il veut aussitôt en généra-
liser les principes sur tout le territoire.
Ce n'est pas que nous voulions contester les services que
l'État rend d'autre part, les perfectionnements de détail que
plusieurs de ses ingénieurs ou de ses savants introduisent ou
répandent. Certes, l'État a à son service des hommes dis-
tingués, des hommes éminents; la plupart, cependant,
quand ils en ont l'occasion, préfèrent quitter l'administra-
tion officielle où l'avancement est lent, pédantesque, assu-
jetti au népotisme ou au gérontisme, pour entrer dans les
entreprises privées, qui placent immédiatement les hommes
au rang que leur assignent leurs talents et leurs mérites.
Comment en serait-il autrement? L'esprit, comme dit
l'Écriture, souffle où il veut. La sagesse moderne a traduit
cette grande pensée par cette autre formule : Tout le monde
a plus d'esprit que Voltaire. Ce n'est pas dans les eadNs ré-
guliers, prudemment combinés, que s'enferme l'esprit d'in-
vention ; il choisit dans la foule ceux dont il veut faire
une élite.
En disant que l'État manque essentiellement de la faculté
L'ÉTAI'. LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU.
53
(l'invention et de l'aptitude à l'application prompte des dé-
couvertes, nous n'avons pas l'intention de le dénigrer, de
l'offrir en pâture aux sarcasmes. Nous constatons simple-
ment sa nature, qui a des mérites différents, opposés.
Au point de vue social aussi, l'État ne sait rien découvrir :
ni la lettre de change, ni le billet à ordre, ni le chèque, ni
les opérations multipliées des banques, ni le clearing bouse,
ni les assurances, ni les caisses d'épargne, ni ces divers
modes ingénieux de salaire que l'on appelle participation
aux bénéfices, ni les sociétés coopératives, ne sortent de la
pensée ou de l'action de l'État : toutes ces combinaisons in-
génieuses surgissent du milieu social libre.
Qu'est donc l'État? Ce n'est pas un organe créateur, loin
delà. C'est un organe critique, un organe de généralisation,
de coordination, de vulgarisation. C'est surtout un organe
de conservation.
L'État est un copiste, un amplificateur ; dans ses copies
et ses adaptations des entreprises privées, il a bien des chan-
ces de commettre quelques erreurs ou de multiplier à l'in-
fini celles qui se trouvaient dans l'original dont il s'éprend.
Il intervient après les découvertes, et il peut alors leur
prêter un certain concours. Mais il peut aussi les étouffer :
dans l'intervention de l'État, qui peut être parfois bienfai-
sante, il y a toujours à craindre cet élément capricieux,
brutal, accapareur, ce quia nominor leo. Il possède, en effet,
'un double. pouvoir, qui est une terrible force, la contrainte
légale et la contrainte fiscale.
De ce que l'État est ainsi absolument destitué de la fa-
cu lté d
'invention, de ce qu'il possède seulement, clans des
mesures très variables, l'esprit d'assimilation et de coordi-
nation, il résulte que l'État ne peut être le premier agent,
la cause principale du progrès dans la société humaine; il
ne saurait jouer le rôle que d'un auxiliaire, d'un agent de
I
St L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
propagation, qui risque toutefois, par une présomption ma-
ladroite, de se transformer en un agent de perturbation.
Il descend ainsi du trône où on voulait l'élever.
Il en résulte encore que l'État n'est pas la plus haute pers
sounalité, ainsi que le prétend M. de Stein; c'est la plus
vaste personnalité, non la plus haute, puisque le plus mer-:
veineux attribut de l'homme, l'invention, lui fait défaut.
Avant d'entrer dans le détail des tâches dont s'occupe la
trinité de l'État — pouvoir central, pouvoir provincial, pou-
voir communal, — il nous a semblé utile de réfuter ces er-.
reurs et de poser ces principes. La mission de l'État en de-
viendra plus claire,
LIVRE II
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
SES FAIBLESSES. — SON CHAMP NATUREL D'ACTION.
CHAPITRE PREMIER
NATURE DE L'ÉTAT MODERNE. — L'ÉTAT ÉLECTIF ET A
PERSONNEL VARIABLE.
L'État moderne et occidental offre des caractères particuliers qui le dis-
tinguent de beaucoup d'États anciens et de tous les États orientaux,
page 56. — L'Étal moderne repose sur la délégation temporaire de
l 'autorité par ceux qui la doivent subir, page 57. — Idée que la volonté
de grand nombre fait la loi, que les forces gouvernementales doivent
être Pmplovées dans l'intérêt des classes laborieuses; dédain de la tra-
dition, confiance naïve dans les changements législatifs, page 58.
— Le préjugé général est contre les mœurs anciennes et les anciennesinstitutions, page 58. — Action décisive qu'ont sur la direction de
l'État moderne les générations les plus jeunes, page 59. — Soumis
-sion des pères aux enfants, page 59. — L'expérience historique est
loin de s'être prononcée eu faveur de cette organisation, page 60.
Un appareil de coercition, soumettant tous les citoyens
à la double contrainte de la loi qui règle certains actes de
leur vie
et de l'impôt qui prélève une forte partie de leurs
res
sources; une machine, nécessairement compliquée en
proportion
on lade destine,
l'extension et de la variété des tâches aux-
quelles
comprenant un nombre généralementCr
oissant de rouages superposés ou enchevêtrés, ne on
50 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tant agir, sous peine de se détraquer, qu'avec lenteur et
uniformité, voilà ce qu'est essentiellement l'État, dés que
la société a franchi les premières étapes de la barbarie.
Nous avons reconnu que, par sa nature, cet organisme -
manque de l'un des plus beaux attributs qui soient échus à
l'homme : l'esprit d'invention.
Aussi l'État nous a-t-il apparu dans l'histoire comme
ayant surtout pour objet la conservation de la société ; plus
tard lui est incombée la généralisation graduelle et prudente
de quelques règles ou de quelques procédés que découvre
l'initiative des particuliers ou des associations libres, et qui,
pour que la nation en retire tout le profit qu'elle en peut
attendre, ont besoin du concours non seulement de la gé-
néralité des habitants, mais de l'universalité.
Celte seconde tâche comporte une réserve importante :
comme la société humaine ne se développe et ne progresse,.
que par l'esprit d'invention, et que ce don manque absolu-
ment à l'État, qu'il appartient en monopole à l'individu
seul et aux groupements variés et infinis que forme libre-
ment l'individu, l'État doit veiller avec un souci attentif,
ininterrompu, à circonscrire son action propre, de sorte
Blue, sauf les cas d'évidente nécessité, il ne porte aucune
atteinte à l'énergie individuelle et à la liberté des associa-
tions privées.
J'ai dit que dans ces études je ne me propose pas de par-
ler de l'État en soi, abstraction difficilement saisissable,
mais de l'État moderne. Je n'ai luis à rechercher ce qui
convenait au temps de Lycurgue ou de Constantin, non plus
qu'à m'occuper de la mission qui 'actuellement peut échoir
à l'état chinois ou thibélain.
Sans doute, le fond de l'homme étant toujours le même,
et les règles qui déterminent son activité ayant, sauf des
différences d'intensité, partout la même nature, on peut
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE. 57
dire que la généralité des observations que suggère, quant
à la sphère de son action, l'État moderne et occidental,
po a
rrlient quoique à des degrés divers, s'appliquer à l'É-
tat ancien et à l'état asiatique. Il est bon de se circonscrire,
toutefois, dans l'espace et dans le temps. L'État moderne
et occidental offre des caractéristiques particulières qui le
rendent tantôt plus qualifié et plus apte, tantôt moins apte
et moins qualifié pour certaines tâches.
Que doit-on entendre par l'État moderne et occidental ?
C'est l'État reposant principalement sur la délégation tem-
poraire de l'autorité par ceux qui la doivent subir. C'est
l'État électif et à personnel variable.
Sans doute, dans tous les temps et à peu près dans tous
les pays, l'élection a joué un certain rôle dans la constitu-
tion de l'État. Mais, pour l'État moderne et occidental, il ne
s'agit plus d'un rôle accessoire, subordonné, d'un simple
contrôle; le principe électif y a tout envahi et tout absorbé.
Dans le vieux monde, la France et la Suisse, dans le
nouveau-monde, tous les États, sauf le Brésil, sont ceux
qui présentent, de la façon la plus accentuée, ces traits
propres à l'État moderne et occidental. Les autres pays ap-
partenant à notre groupe de civilisation, la Russie seule
exceptée, se trouvent dans des conditions, sinon identiques,
du moins assez analogues ; il existe chez certains d'entre
eux quelque contrepoids au régime électif ; ce sont, tou-
tefois, en. Angleterre, en Belgique, en Hollande, dans les
États scandinaves, en Portugal, en Espagne, en Italie, au
Brésil, en Autriche même, des contrepoids assez faibles et
qu i n 'empêchent pas le principe électif d'avoir la direction
générale de la politique dans ces États.
L'Allemagne, ou plutôt la Prusse, est placée aujourd'hui
dans des comblions différentes. Le principe électif y a été
séri eusement contenu, plus encore par les événements et
58 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
par l'ascendant de certains hommes, exceptionnellement.
bien doués et exceptionnellement heureux, que par les.
constitutions. Celles-ci laissent la porte ouverte à des aspi-
rations qui nécessairement se feront jour tût ou tard et ne
pourront manquer d'obtenir quelque satisfaction. *1
Quels que soient les rouages gouvernementaux, l'opinion;
publique, chez tous les peuples chrétiens, obéit aujourd'hui
aux mêmes impulsions générales : l'idée que la volonté du
grand nombre fait la loi, que les forces gouvernementales
doivent être employées autant que possible à soulager les
classes laborieuses, un certain dédain de la tradition, une.
confiance naïve dans les changements législatifs. Telle est
l'atmosphère sociale où se meuvent les peuples modernes.
occidentaux.
Le plus vieux poète latin dont des lambeaux d'ouvrages-
nous soient restés, Ennius, pouvait écrire
Moribus antiquis stat Romana virisque.
Aujourd'hui, bien peu de gens se soucient des moeurs an-
tiques; le préjugé général est contre elles. Un réformateur-
social, M. Le Play, pouvait prêcher aux peuples contempo-
rains de restituer à la vieillesse l'influence prédominante
dans la vie publique. Je né sais si cela serait désirable, mais-
il n'y a guère (l'apparence que cette doctrine convertisse.
les peuples.
Il se rencontre, sans doute, dans la politique, quelques-
vieillards qui y tiennent une place éminente, naguère en
France, àl'heure présente en Allemagne, en Angleterre et en
Italie ; mais ce sont, d'ordinaire, des hommes au tempé-
rament ardent et audacieux, qui, par une de ces fantaisies•
que se permet parfois le grand âge, se font les serviteurs-
des idées de la génération la plus récente et sont souvent,
à leur déclin, plus amoureux des nouveautés qu'ils ne l'é-
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
Laient dans leur jeunesse ou leur maturité. M. Gladstone en
fournit la preuve, peut-être aussi M. Thiers.
Les générations récentes ont, sur la direction générale de
l'État moderne, une action décisive ; elles pèsent d'abord
du poids de leurs suffrages : de vingt et un an à vingt-cinq
ans, il y a en France 1,400,000 électeurs, et, en défalquant
ceux qui sont retenus dans les rangs de l'armée, il reste
encore 1 million de jeunes hommes, presque des adoles-
cents, citoyens tous actifs, dont bien peu s'abstiennent, qui
forment le dixième du corps électoral inscrit, et le huitième
environ du corps électoral pratiquant.
Ces générations nouvelles pèsent encore plus par leur
influence : on sait que dans la famille moderne, ce n'est
pas en général le père qui dirige l'enfant adulte, mais ce
dernier qui dirige le père (I) ; si l'on tient compte, en ou-
tre, de ce que, dans tous les pays, les partis politiques en
lutte ne sont séparés que par un nombre assez restreint de
suffrages, on en peut conclure que la partie la plus jeune
et la moins expérimentée de la nation se trouve, chez les
peuples modernes, en possession réelle de la conduite des
affaires.
Je n'examine pas ici si cet état de choses doit être consi-
déré comme définitif. Il offre quelques avantages et beau-
coup d'inconvénients.
Il est difficile de penser que cette organisation sera le ré-
g i me où l'humanité fera son lit pour ne le plus changer.
()titre que les peuples orientaux, dont certains, notamment
les Chinois, semblent appelés à faire prochainement leur
(1) Cette tendance n'est pas propre uniquement à la France et auxÉtats-Unis d'Amérique : on la retrouve même en Russie ; on peut s'en
convaincre par le roman de Tourguéuef, Pdees et Enfants ; l'auteur russe
Ta jusqu'à représenter comme des vieillards, eu admiration béate devant
leurscei
anse élevée homme, nd equarante quarante-cinq ans appartenant
60 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
entrée sur la scène de la politique universelle, obéissent à
une conception toute différente de la vie sociale, l'étude de
l'histoire ne fait pas augurer très favorablement de l'organi-
sation que nos pères ou nos grands-pères ont accueillie avec
tant d'enthousiasme.
Le passé paraît démontrer que les rois ou les aristocraties •
font les États et que, abandonnés à eux-mêmes, les peu-
ples les défont.
Je me garderai bien de faire des prévisions précises sur
l'avenir. Mais il ne me semble pas invraisemblable que,
après un temps fort long peut-être, des talonnements pé-
nibles et des secousses diverses, les nations aux territoires
très peuplés, entourées de voisins dangereux, reviennent aux
grandes monarchies administratives, comme celle de l'an-
cienne France, avec plus de contrôle et de contrepoids, ou
plutôt comme la monarchie prussienne actuelle, ou encore
comme l'empire romain dans ses beaux jours, qui durèrent
bien deux siècles.
Mais ce sont là des conjectures : voyons ce que l'État
moderne, l'État, plus ou moins électif et à personnel insta-
ble, peut et doit faire pour la co-nservation des sociétés et•
pour la civilisation.
Comparons les vastes ambitions qu'on lui souffle aux
moyens dont il dispose et aux résultats qu'il peut atteindre.
CHAPITRE II
CONSÉQUENCES DE LA NATURE PARTICULIÈRE DE L'ÉTAT
MODERNE.
L'État moderne est la proie successive de tous les engouements, page 62.
— L'État moderne représente à sa plus haute puissance l'engouement
momentané de la 'majorité de la nation, page 62. — Les différentes
sortes d'engouement dont l'État moderne peut être la proie, page
63. — Les élections sont comme une photographie instantanée qui
saisit un cheval an galop et le représente éternellement galopant,
page 63. — La législation, dans les États modernes, est. de nécessité,
presque. toujours outrée dans le sens de l'action on dans le sens de
la réaction, page 64.
Le surmenage parlementaire : heureux effets de l'obstruction et du
re ferentlarn, page 64.
L'État moderne a peu de suite dans les idées et dans le personnel,
page 65. — Le principe : vietoribus spolia, page 65. — S'il évite ce
péril, l'État tombe dans la gérontocratie, page 66.
L'État moderne manque par définition même d'impartialité, puis-
qu'il est le gouvernement d'un parti, page 67. — Le parti au pou-
voir n'en a jamais que la possession précaire, page 68. — Le. principe
de la division du travail crée la classe des politiciens avec tous leurs
vices, page 68. — La possession précaire du pouvoir par les déten-
teurs de l'État moderne leur donne une activité papillonne, page 69.
— Effets analogues produits par les despotismes orientaux et par la
démocratie contemporaine : pillage des ressources publiques, page 69.
L'État moderne ne conçoit presque jamais les intérêts sociaux sous
leur forme synthétique, page 70. — li est plus sensible aux intérêts
immédiats, même secondaires, qu'a un grand intérêt éloigné, page 71.
Les fonctionnaires de l'État n'ont ni le stimulant ni le frein de l'in-
térêt personnel, page 71. — L'État est soustrait aux conditions de la
co ncurrence, page 72. — Réponse à l'objection de la concurrence vi-
tale entre les partis et entre les États, page 72. — Du prétendu droit
de sécession, page 73. — L'émi gration personnelle, page 74. — Motifs
trop oubliés de modestie de l'État moderne, page 75.
Des
généraux de l'État moderne découlent desC
graves. Il est absurde que la plupart des
62 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
gens qui traitent du rôle de l'État les passent sous silence.
La première, c'est que l'État moderne sortant, par des
délégations à courte échéance, de la masse des citoyens,
non seulement n'est pas en principe plus intelligent qu'eux,
surtout que les plus éclairés d'entre eux, mais qu'il est
assujetti à tous les préjugés successifs qui dominent le
genre humain el qui l'entraînent : il est la proie tour à tour
de tous les engouements.
Bien plus, il est à chaque moment particulier en quelque
sorte le résumé, l'accentuation, l'intensification du genre
spécial d'engouement auquel était enclin le pays lors du
plus récent renouvellement des pouvoirs publics, c'est-à-
dire lors de la dernière élection des chambres.
On n'a pas assez signalé ce caractère de. l'État moderne :
l'État moderne exprime pour quatre ans ou pour cinq ans*
la volonté, non pas de l'universalité de la nation, mais de la
simple majorité, souvent d'une majorité purement appa-
rente ; bien plus. il exprime cette volonté telle qu'elle s'est
manifestée dans une période d'excitation et de fièvre. Les
élections ne sont pas précédées de jeûnes, de Prières, de
retraites ; elles ne se font pas dans le 'silence et dans la
méditation ; même alors-elles seraient défectueuses, parce
qu'il est conforme à la nature humaine que les élections
soient toujours influencées par l'intrigue et par ce prestige
dont jouissent les gens turbulents, les agités, les ambitieux,
les politiciens professionnels auprès des âmes timides et
molles qui forment, en définitive, la grande masse du corps
électoral. Les élections se font dans le bruit, dans le va-
carme, dans l'ahurissement.
L'électeur moderne ressemble assez au pauvre diable que
le sergent racoleur happait autrefois dans un carrefour,
qu'il grisait de promesses et de vin, et auquel il faisait si-
gner un engagement pour l'armée. Ce sont les mêmes pro-
CARACTÈRE S PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE. 63
cédés que l'on emploie. Ainsi l'État moderne représente en
e«énéral, élevé à sa plus haute puissanee, l'engouement mo-
Mentane de la majorité de la nation.
Or, il n'est aucun temps qui n'ait ses engouements : l'en-
gouement de la force et de la répression, l'engouement
pour la liberté individuelle illimitée ; l'engouement pour les
les travaux publics ou pour une nature particulière de tra-
vaux publics, les chemins de fer, les canaux, les monu-
ments; l'engouement pour la religion ; l'engouement contre
la religion ; l'engouement pour l'instruction publique sous
toutes les formes ; l'engouement pour la tutelle et la régle-
mentation ; l'engouement pour la liberté des échanges ;
l'engouement pour la restriction des échanges et la protec-
tion. etc. Il est mille formes d'engouements divers auxquels
successivement cède une nation.
Chacun de ces engouements, c'est-à-dire chacune de ces
conceptions incomplètes ou excessives, offre des périls pour
la société, périls de toute nature. L'État devrait prendre à
lâche de résister à ces entraînements, à ces caprices, de les
dominer, de les contenir. Loin de là ; par la nature même
de son origine, l'État moderne multiplie en quelque sorte et
prolonge pendant quatre ans ou cinq ans un engouement
momentané.
L'État moderne représente la nation à peu près comme
la photographie instantanée représente un cheval qu'elle
saisit au galop et qui reste pour elle éternellement galopant.
Aussi la législation chez les États modernes va-t-elle pres-
que toujours plus loin que ne le désirerait l'opinion publi-
que, devenue l'assise après l'excitation des élections. De là
vient unque souvent une chambre est suivie d'une autre qu'a-
nime esprit contraire ; ainsi s'expliquent également la con-
tra-diction fréquente, le démenti presque immédiat qu'en tout
pays les élections partielles infligent aux élections générales.
Gi L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
La législation dans les États modernes est, de toute néces-
sité, presque toujours outrée, soit dans le sens de l'action,
soit dans le sens de la réaction. Les trois quarts du temps
d'une législature sont employés à défaire ce qu'a fait la lé•-•
gislature précédente ou l'avant-dernière. A cette intempé-
rance et à cet excès de législation, il y a deux remèdes : le .
premier, c'est l'obstruction dans le sein du parlement; le
second, c'est le referendum, ou la ratification par le corps
électoral entier des lois importantes que les chambres vien
nent de voter.
On n'appréciera jamais assez les énormes services que
l'obstruction parlementaire rend aux nations; elle assure
leur repos et la continuité de leurs conditions d'existence;
pour une bonne mesure peut-ètre dont elle retarde l'adop-
tion, il en est neuf mauvaises ou inutiles qu'elle rejette dans
-
les limbes. Le célèbre « massacre des innocents » auquel se
livre, dans les derniers jours de la session, le parlement
anglais, est le plus souvent la meilleure oeuvre de la session.
De même l'on aurait tort de se départir en France, comme
on l'a proposé, de la pratique qui rend caduques toutes les
propositions qui, à l'expiration des pouvoirs d'un parlement,
n'ont été votées que par une seule chambre.
On a beaucoup parlé du « surmenage » scolaire, mais pas
assez du « surmenage » parlementaire, qui est bien plus
réel et plus dangereux. Contre le « surmenage » scolaire, on
a pour garantie ou pour refuge l'heureuse faculté d'inatten-
tion dont jouissent les enfants ; leur corps est présent à la
classe, leur esprit en est souvent absent; contre le « surme-
nage » parlementaire, on a pour refuge et pour garantie
l'heureuse obstruction, si calomniée, avec tous ses procédés,
soit ingénieux, soit naïfs. Il faudrait, cependant, à une so-
ciété démocratique qui veut être sérieuse, un autre frein, le
referendum, ou la sanction populaire aux lois principales : le
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
05
refereulcan est l'arme défensive que les sociétés doivent tou-
jours garder en réserve contre les entraînements de leurs
nd \,ice
Le premier
irrévocables.
de l'État moderne, qui consiste en
ce qu'il intensifie et prolonge pendant plusieurs années
mandatairesr a
consécutive s l'engouement ou l'entraînement que subissait
le pays durant quelques jours, nous conduit. à une seconde
faiblesse qui dérive de la première. L'État moderne n'a pas
une suite complète dans les idées, et il en a peu dans le
Nous pouvons nous contenter, croyons-nous, d'énoncer
personnel.
cette proposition sans qu'il soit bien nécessaire dela démon-
trer. Tous les pouvoirs sortant d'élections qui se déjugent
souvent, le personnel qui représente l'État est très variable.
Plus le principe électif tient de place dans l'État, plus cette
instabilité se fait jour. Autrefois elle n'atteignait que les
ministres et certaines hautes fonctions bien rémunérées; elle
tend maintenant à pénétrer le corps administratif tout en-
tier. La lutte politique, dans la plupart des pays, se livrant
entre deux corps de doctrines sans doute, mais surtout en-
tre deux armées de politiciens avides, la plupart sans res-
sources et affamés; il en résulte que le triomphe de chaque
camp doit amener une épuration générale.
Plus la société approche du régime démocratique pur,
plus celte instabilité s'accentue : elle finit par devenir urne
règle et trouver une formule. Quand l'un des présidents les
plus fougueux des États-Unis, le général Jackson, prononça
le fameux mot Victoribus spolia, aux vainqueurs les dépouil-
les, il parlait une langue qui est comprise des politiciens
des deux
France,
et qui tend à devenir universelle.
La sur ce point, se fait américaine. Pour ne citer
àqu'ruenntepielt.ietnn d'un
est singulièrement significatif, en 1887,
un haut fonctionnaire du ministère des
66 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
finances, l'un de ses collègues, bien connu d'ailleurs,
prenaitla parole en qualité de doyen, disait-il, des directeurs
généraux du ministère: ce doyen avait quarante-cinq ou
quarante-six ans, sinon moins. Que de révocations ou de
mises prématurées à la retraite n'avait-il pas fallu pour ame-
ner ce décanat précoce!
Les anciennes monarchies, ou même une monarchie con-
temporaine autoritaire, comme celle de Prusse, sont dans
de tout autres conditions. Là on tombe plutôt dans la géron-
tocratie. L'État, en effet, échappant, pour le recrutement de
ses fonctionnaires, à ce choix éclairé, réfléchi, indépendant,
auquel se livrent en général les particuliers pour les per-
sonnes qu'ils emploient, il lui est difficile d'éviter l'un de ces
défauts : ou le caprice qui substitue chaque jour de nouveaux
venus, sans apprentissage, aux hommes expérimentés; ou
une fixité qui fait de l'avancement à l'ancienneté la règle
habituelle, qui décourage la plupart des natures d'élite, et
qui maintient souvent au delà de leurs forces, clans de hauts
postes, des personnages vieillis. Ce dernier inconvénient,
toutefois, est moindre que le premier.
Mieux vaut encore, pour la bonne composition des servi-
ces publics, que le fonctionnaire soit considéré comme le
propriétaire de sa fonction ; c'est le cas en Prusse, ou plutôt
dans toute l'Allemagne. L'emploi une fois obtenu-y est pos-
sédé, sinon à vie, du moins pour une longue période fixée
d'avance, sauf le cas très rare de fautes professionnelles évi-
dentes (I). Le fonctionnaire prussien est à peu près aussi
propriétaire de son rang et de son traitement, nous ne disons
pas précisément de son poste, que l'officier français l'est de
(1) Die Ernennung giebl, sofort oder (6flers) nach einer bestirmnten
Probrzeit einen Rechtsanspruch ouf dos Iclaglos verwaltete And, Lez. ouf
dessen Besoldung fflehaltl, theils clic Lebenszeit, Mals auch nur
beslimmte leingere Perioden , etc. (Wagner, F inanz-nïssensehaft, I, p. 99).
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
67
son grade. Môme alors, il reste toujours le reproche de gé-
•ontocratie et de l'insuffisance des concours pour juger du
mérite à l'entrée et aux divers échelons d'une carrière.
De l'instabilité du personnel de l'État moderne, en dehors
des monarchies fermement autoritaires, il résulte une cer-
taine incohérence dans l'action de l'État, ou du moins une
difficulté à faire mouvoir la machine avec régularité, avec
précision, avec souplesse, avec ménagement, de manière à
lui faire produire tout son effet, saris lésion ni trouble pour
personne. Pour la netteté de la volonté et la continuité in-
telligente de l'effort, l'État moderne reste ainsi fort au-des-
sous des individus bien doués et des corporations bien con-
duites.
Nous arrivons à un troisième défaut, qui est, à certains
égards, le plus grave de tous, et qui, se mêlant aux autres,
contribue à les développer et à les rendre plus nuisibles en-
core. En théorie, l'État représente l'universalité des citoyens;
l'Étai est donc théoriquement l'être impartial par excellence.
Or, dans l'État moderne, cette impartialité est une pure
illusion; elle n'existe pas, elle ne peut pas exister, Les mo-
narchies absolues et incontestées peuvent prétendre à cet
idéal de la souveraine impartialité ; il n'est guère possible
qu'elles l'atteignent complètement ; mais il n'y a rien dans
Cleur constitution même qui les en éloigne. Au contraire,onstitutionnellement l'État moderne, l'État reposant sur
Pie: te
:
lion, ne peut pas être impartial : cela est contraire à
sa d éfinition même, puisqu'il est le gouvernement d'un
(fillei: iEcett
.,t'elqe 1.
..et, conçoivent aujourd'hui les peuples occi-
dentaux , est le mandataire réel, non pas de l'universalité
Non seu3lecIni mnn se
,itis de la simple majorité, en général d'une
majorité, ins an tanée, momentanée, précaire, variable.
c'est un parti au pouvoir, mais un parti leu-
I
68 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
jours menacé par le parti rival, craignant toujours de per-
dre ce pouvoir qu'il a difficilement conquis. Or, ce ne sont
pas seulement des idées, des sentiments, ce sont aussi des
intérêts qui, dans nos âpres sociétés contemporaines, peu.
veut être favorisés par la possession du pouvoir.
Un ministre célèbre, grand théoricien, disait un jour que
la politique n'est pas rceuvre des saints. Devançant cet aveu,
l'Écriture, toujours si merveilleusement perspicace, a assigné
aux violents la conquête même du ciel : violenti rapiunt
lud. La violence dans les luttes politiques modernes se dis-
simule le plus souvent sous la ruse et l'intrigue, mais la
partialité reste. Elle est encore accrue par un des effets de ce.
principe si actif, la division du travail et la spécialisation
des professions. La conduite des affaires d'État devient un
métier, non pas gratuit; on vit de l'État, comme on vit de
l'autel; mais il y a partout deux personnels rivaux, sinon
trois ou quatre, qui se disputent cette pitance, l'un jeûnant
pendant que l'autre se repaît, chacun ayant sa clientèle et
tenu de la satisfaire.
Ainsi, l'État moderne, que les philosophes el les abstrac-
teurs considèrent comme la plus désintéressée de toutes les.
personnalités, est, en fait, voué à la partialité, à la partialité.
sans relâche. Quelques hommes d'État, d'un esprit élevé,
d'un coeur personnellement détaché des intérêts purement.
pécuniaires, peuvent essayer d'échapper à cette tendance ou
de la modérer; ils n'y réussissent guère, ils sont obligés de•
faire de constants sacrifices au parti qui les a portés et qui
les soutient; s'ils ne sont pas partiaux par inclination, ils
sont obligés de le devenir par tactique et avec résignation.
Si l'on s'en tenait à la simple théorie, on croirait aussi.
que l'État est la personnalité la moins pressée qui soit, celle
qui, pour l'exécution de ses volontés, a devant elle le temps le
plus étendu, qui peut ne pas se hâter, faire tout avec mesure'
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
et avec poids. C'est encore là une erreur : les détenteurs de
l'État moderne sont des détenteurs précaires ; ils savent qu'ils
n'auron t que deux, trois ou quatre ans, rarement sept ou
huit, pour exécuter leurs plans, pour satisfaire leur parti.
Des ministères de dix, quinze ou vingt années, comme ceux
de Sully, de Richelieu, de Colbert, de Louvois , sont en
dehors de leurs visées. Il faut qu'ils agissent vite, sans hésita-
tion, sans repos, sinon le rival qui les talonne, le successeur
présompti f, qui est l'ennemi, les surprendra, les renversera
avant qu'ils aient rien fait. De là cette activité papillonne qui
effleure tout à la fois, qui s'étourdit de son perpétuel bour-
donnement.
Ou sait combien la possession précaire est fatale à une
terre, à une entreprise; cette possession précaire a pour les
États des inconvénients analogues, moindres, si l'on veut,
quand est bornée la sphère d'action que la coutume ou les
lois ouvrent aux pouvoirs publics, mais énormes quand
cette sphère d'action est étendue et qu'elle tend à devenir
illimitée.
Voyez comment des institutions contraires en apparence,
mais assez semblables au fond, conduisent à des résultats
analogues. On sait que certaines monarchies de l'Orient ont
des ministres qui changent à chaque instant : le désordre
ad ministratif et le pillage du trésor en sont la conséquence.
Les Etats modernes ont, eux aussi, un personnel variable,
edet sqlt,eistseoun tly chaquei rt)i tille)ljigtioine. sà. le devenir davantage; il en dérive
les mêmes effets : la dissolution administrative et le pillage
Ce pillage, il est vrai, s'opère d'une autre manière, sui-
vant une méthode plus hypocrite, avec des formes plus
d
ouces, en général avec des formes légales. On s'approprie
le bien de la communauté par des créations de places
611 P erflues, par la mise prématurée à la retraite de fonction-
L'ÉTAI MODERNE ET SES FONCTIONS.
nai res parfaitement valides et capables. De là, en France, les
100 millions d'augmentation du chiffre annuel des pensions
depuis quinze ans; de là encore l'institution de 200,000 fonc,
tionnaires nouveaux au moins, dans la même période. Ainsi,
malgré l'opposition des étiquettes gouvernementales, les
intrigues et les caprices des despotes d'Orient, les intrigues
et les caprices du corps électoral produisent des effets
de même nature.
Nous n'avons pas épuisé l'énumération de tous les traits
particuliers qui caractérisent l'État moderne et qui influent
sur tous ses actes. L'un de ces traits les moins connus, et
dont les conséquences sont les plus graves, c'est la façon
générale dont l'État moderne, l'État électif, conçoit les
intérêts de la société, et dont il cherche par conséquent à
les satisfaire.
Par suite de son origine, qui est l'élection incessante,
toujours disputée et à peu près indécise, 11 ,:tat moderne ne
conçoit presque jamais les intérêts sociaux sous leur forme iiii
synthétique; il ne les aperçoit que morcelés, dans la situa-
tion d'antagonisme les uns avec les autres. I1 n'a, pour ainsi
dire, jamais en vue que des intérêts particuliers ; l'intérêt
absolument collectif lui échappe. Il se figure, comme le vul-
gaire, que l'intérêt général n'est que la somme des divers
intérêts particuliers, ce qui est une proposition d'ordinaire
vraie, mais qui ne peut pas 'être toujours admise sans
réserve. S'agit-il d'une des questions les plus débattues de
notre temps, celle des relations douanières avec l'étranger?
Chacun des intérêts particuliers engagés clans la protection,
ou du moins qui s'y croient engagés (car ces intérêts parti-
culiers se trompent souvent eux-mêmes et sont parfois la
dupe d'apparences), frappera beaucoup plus l'État moderne
que le stimulant général, le surcroît graduel de vitalité
qu'un régime commercial libéral assurerait à l'ensemble du
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE. 71
pays. De même pour les travaux publics, de même aussi
pour' l'instructio n , (113 même pour la force nationale.
Ainsi qu'il est plus frappé des intérêts particuliers que de
l'intérêt synthétique de la nation, l'Etat moderne, par les
mêmes raisons d'origine et de pouvoir précaire, est aussi
plus sensible aux intérêts immédiats et présents qu'à un
intérêt plus grand, mais différé ou lointain. En cela il est
en contradiction avec une des plus importantes missions de
l'État, qui est de préserver l'avenir, même l'avenir fort
é loigné.
Voici encore deux autres faiblesses qui, celles-ci, ne
s'appliquent pas seulement à l'État moderne, l'Etat électif,
mais à tous les États. Au point de vue strictement profes-
sionnel, dans les oeuvres techniques qu'ils dirigent, les fonc-
tionnaires publics n'ontni le stimulant ni le frein de l'intérêt
personnel.
Dans les conditions habituelles où ils opèrent, ils se trou-
vent, dans une certaine mesure, détachés de leur oeuvre,
ou du moins de certaines des conséquences de leur oeuvre.
Sans doute, ils peuvent être animés de sentiments élevés,
de zèle pour le bien général ; mais ce zèle n'a pas cette
sanction qui consiste dans le contre-coup immédiat et
nécessaire des résultats pratiques de. leurs travaux. L'hon-
neur même, qui de tous les sentiments dont ils sont ins-
pirés est le plus haut et le plus efficace, peut quelquefois
eldeaesrlai,(tn:Ittcliètlrlecii:e(lee iclieuLrfaute. Ils prennent souvent le change sur le
mission ; ils cherchent le grand au lieu
ldees c.:caf:use. .10.1 r ksi et les cdistingueru e tploes rb coi ne so le' nr:rletpurliiseetsi
des tâches vulgaires et banales qui conviennent au train
ecoasnil)till-iilang-tescie foàutteeps;oint (le vue esthétique qui conduit à un
on le voit pour les routes, les chemins,
72
• L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
J'arrive à la dernière des faiblesses de l'État, quel qu'il
soit, moderne ou ancien, républicain ou monarchique,
tempéré ou despotique. L'État est soustrait aux conditions
de la concurrence, la plus énergique de toutes les forcés
sociales, celle qui tend le plus au perfectionnement de la
société et de l'individu.
Avec ce double . pouvoir de contrainte légale et de con-
trainte fiscale qui lui est dévolu, l'État, quand il agit sur
le territoire de la nation, n'a pas à redouter qu'on le sup-
plante, qu'on l'annule, qu'on le supprime. Étant une per-
sonnalité sans rivale, puisqu'il est la seule de son espèce,
il est à l'abri de cette éviction, de cet anéantissement,
auxquels sont exposés les individus ou les associationslibres
qui remplissent mal ou médiocrement leur tâche.
On fera peut-être•ici quelques objections : on dira que,
si l'État, considéré in abstracto, est soustrait à t'iite con-.
currence, les partis politiques qui se disputent l'État et qui
le possèdent tour à tour sont, au contraire, dans la situation
de concurrents constants et acharnés. Cela est vrai ; mais
l'objection, pour n'être pas absolument dépourvue de
portée, n'en a qu'une insuffisante. Ces partis en lutte sont
bien des critiques sévères les uns des autres, des!' ennemis,*
sans merci; mais, en dehors des idées générales qu'ils ser-
vent et qui diffèrent, leurs procédés pratiques d'adminis-
tration, leurs défauts qui tiennent à leur nature, sont, avec
quelque diversité d'intensité, à peu près les mêmes.
Une autre objection plus fondée, c'est que la concurrence
vitale existe pour l'État, sinon dans l'intérieur même de
chaque État, du moins dans ses relations avec les états
voisins; elle se manifeste même de la façon la plus éner-
gique, la plus dramatique, par la guerre, l'invasion, le dé-
membrement ou l'annexion. Ici l'objection est exacte : la
guerre est l'un des modes de la concurrence entre les États;
CARACTÉRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
73
i l n'y a pas de doute que les peuples faibles, par vice d'or-
ganisation ou de direction, par lâcheté, ont été dans le
passé la proie des peuples forts ; et, n'en déplaise à ceux
paix universelle, rien ne prouve qu'il en doive
ê(ltucieit. iaés c
autremen
mode
l
en te à. dlea::soen ciru.li is concurrence entre les peuples ne s'ap-
plique pas à l'ensemble de l'activité des nations; il concerne
une manifestation particulière de cette activité, l'organisation
militaire et l'organisation politique, dont, en dépit des
jugements superficiels, la première dépend essentiellement.
Puis, ce genre de concurrence n'agit qu'à d'assez longs
intervalles, qui n'ont pas une périodicité régulière ; on
l'oublie, on le perd de vue; il n'a sur la plupart des esprits
que cette faible influence qu'exercent sur les natures peu
prévoyantes les événements incertains et à échéance indé-
terminée.
Un publiciste ingénieux a supposé qu'on pourrait un
jour instituer entre les États une concurrence permanente,
palpable, toujours agissante : il !a voyait naître déjà, en
l'absence même de l'hypothèse de guerre : (‹ L'idée de sou-
mettre les gouvernements au régime de la concurrence,
écrit M. de Molinàri, est généralement encore regardée
comme chimérique. Mais, sur ce point, les faits devancent
peut-être la théorie. Le droit de sécession, qui se fraye
qaunjeoteue• di' l%ictiesssoaren chemin dans le monde, aura pour consé-
l'établissement de la liberté (le gouverne-
ment. Le jour où ce droit sera reconnu et appliqué dans
toute son étendue naturelle, la concurrence politique servira
de complément à la concurrence agricole, industrielle et
commerciale.» El, plus loin, le spirituel auteur ajoute :
« pou
'quoi les monopoles politiques ne disparaîtraient-ils
p as à leur tour comme, sont en train de disparaître les mo-
nopoles industriels et commerciaux ? »
74 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
M. de Molinari est un des écrivains les plus subtils de ce
temps. Il suffit de citer ce passage pour faire admirer son
imagination. Mais le droit de sécession est loin de se frayer
son chemin dans le monde : ni le Sonderbund en Suisse, ni
les États confédérés en Amérique n'ont pu exécuter leur
dessein ; l'Alsace-Lorraine a beau protester, il est peu pro-
bable que ses seules protestations, si persévérantes qu'elles
soient, suffisent à briser son union forcée avec l'Allemagne.
Le droit de . sécession existe, il est vrai, pour les indi-
vidus isolés. Il se manifeste par la liberté d'émigration et
par la nationalisation chez un autre peuple ; .100,000 ou
200,000 Allemands et presque autant d'Italiens usent cha-
que année de ce droit individuel. Mais l'usage en exige tant
de résolution, tant de sacrifices, il comporte tant de
souffrances; on n'emporte pas sa patrie à la semelle de ses
souliers, comme dit le vieux révolutionnaire. cette
faculté d'émigration, dans des proportions aussi vastes,
Lient à une situation passagère du -monde, à l'insuffisance
de la population des contrées récemment découvertes : c'est
là un fait transitoire.
Enfin, la concurrence dans la vie civile, commerciale ou
industrielle, comporte la faculté pour un client de changer
dix fois, vingt fois, de fournisseurs, de revenir même à ses
premières amours. On ne conçoit pas un homme, au con-
traire, se faisant nationaliser successivement chez six ou
sept peuples et revenant de temps à autre à sa nationalité
primitive.
On doit donc arriver à cette conclusion : en dépit des
luttes des partis politiques qui se jalousent, se critiquent,
se calomnient et se disputent le pouvoir ; en dépit de
l'éventualité de guerre qui menace toujours les nations
faibles de devenir la proie des nations fortes ; en dépit encore
dela faculté d'émigration et de nationalisation, qui implique
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
75
celle de dénationalisation, la concurrence permanente, indé-
finie, toujours aux aguets, n'existe pas pour les admi-
nistrations publiques dans le sens et avec l'intensité qu'on
lui trouve pour les entreprises individuelles ou celles des
il,sonlisbiénesUméré les principales faiblesses, soit de
général, soit de l'État moderne. Voilà pour lui
associat ions ot tudseet
lslioacauses de modestie. S'il faisait chaque soir, en
l'absence de tout flatteur, dans le recueillement qui lui est
interdit, son examen de conscience, il devrait, juger qu'il a
bien des défauts, que sa nature est pleine de contradictions,
d'incohérences, qu'il doit se montrer prudent, réservé,
limiter son action à ce qui est indispensable. Mais non,
l'Étal, moderne est présomptueux, comme les enfants,
comme les victorieux ; ceux qui le détiennent sortent d'une
lutte acharnée, sans cesse renouvelée ; ils ont des sentiments
de triomphateurs, ils ont aussi l'emportement des déten-
teurs précaires.
CHAPITRE III
COMPARAISON DE L'ÉTAT MODERNE ET DES SOCIÉTÉS
ANONYMES.
Allégation que les vices de l'État moderne sont aussi ceux des sociétés •
anonymes qui aujourd'hui accaparent la production, page 77. —
Première réponse à cette proposition : les entreprises personnelles et
les sociétés en nom collectif ou en commandite tiennent une grande
place dans l'organisation contemporaine, page 78.
Les sociétés anonymes diffèrent singulièrement, parleur consti tu tion,
de l'État moderne : ce ne sont pas des démocraties à personnel va-
riable ; le suffrage y est censitaire. Les sociétés anonymes prospères
se transforment en aristocraties on en monarchies tempérées, page
78. — La permanence des personnes et des traditions est la règle
habituelle des sociétés anonymes, page 79. — Droit et` facilité de,
sécession pour les mécontents, page 79.
La bureaucratie des sociétés anonymes est plus souple el plus effi_
cace que celle de l'État, page 80. — L'État moderne se place rarement„.
pour le choix de ses fonctionnaires, au seul point de vue technique,•,
page 81. — L'État moderne a la prétention que le fonctionnaire
appartienne tout entier, aussi bien ses opinions politiques que son.
intelligence, page 81. — Plénitude de liberté, en dehors de la sphère
professionnelle, laissée aux employés des sociétés anonymes, page
82. — A la longue, le personnel de fonctionnaires de l'Étale moderne
doit être inférieur à celui des sociétés anonymes bien conduites,
page 82.
Élasticité des sociétés anonymes prouvée par la pratique des temps
de crise; l'organisme de l'État ne se prête pas aux mêmes économies
soudaines, page 83. — Différence de situation d'une assemblée gé-
nérale d'actionnaires et d'un parlement électif relativement aux em-
ployés et aux frais généraux d'administration, page 83. — Le népo-
tisme des sociétés anonymes est moins dangereux que celui de l'Etat
moderne, parce que les hautes fonctions sont plus permanentes dans
les premières, page 84.
Toute entreprise privée qui se relaelte est bientôt compromise ou
éliminée : la réduction des dividendes on la baisse des cours à la
bourse est un avertissement bien plus efficace pour les actionnaires
qu'un simple déficit budgétaire pour le Parlement, page S5.
Les conséquences des erreurs des sociétés anonymes ne portent que
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE. '77
sur ceux qui, au moins par négligence, s'y sont associés; les consé-
quences des erreurs de l'État portent même sur ceux qui les ont dé-
noncées et combattues, page 85. — Les erreurs de l'Etat sont des
erreurs totales, celles des sociétés anonymes sont presque toujours
Pallitèigele[ess'gépnaereal8e0s.qui résultent de ces considérations, page 87.La responsabilité de l'Etat pour les fautes de ses agents est toujours
plus difficile àmettre en jeu que celle des sociétés anonymes : exemples,
page 81. — La nécessité de cultiver les habitudes d'action collective
libre, pour maintenir la souplesse du corps social, ne doit jamais être
Pe'rfc011 ,1lee diensviudeie, uPxagd'influence
su.
dont jouit l'État : l'exemple, page 89.
—Responsabilité énorme qu'endosse l'État de ce chef, page 90. —
Obligé d'agir toujours en grand, l'État multiplie les erreurs qui Bout
si fréquentes dans les essais humains, page 91.
On dira que ces faiblesses ou ces vices, les grandes asso-
ciations libres, les sociétés anonymes gigantesques, en sont
affectées au même degré que l'État.
C'est la prétention du socialisme contemporain que, la
production n'étant plus possible qu'en grand, celle-ci
échéant aux gros capitaux, qui, à leur tour, n'appartiennent
qu'à
clans
des d'individus, il ne peut plus être ques-
n le monde moderne, d'entreprises strictement in-
dividuelles, placées directement sous l'oeil du maitre, mais
seulement d'entreprises collectives gérées par des agents
salariés qui sont peu intéressés aux résultats généraux de
l'ouvre.
J'ai montré dans mon ouvrage : le Collectivisme, examen
exagéré;
;d izzvh eeaz i sm..ialisme, combien ce raisonnement est
doubl ement, d'abord par l'affirmation que
toute production doit désormais se faire en grand, ensuite
::::a
lt'a(sis)i.milation, à bien des égards factice, des procédés
d'action des sociétés anonymes aux procédés d'action de
(1) Voir mon ouvrage Le Collectivisme, examen critique du nouveau
socialisme,
édition (Guillaumin, éditeur), passim et notamment pages
78 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Sur le premier point, le maintien de la petite et de la.,
moyenne industrie concurremment avec la grande, dans la
plupart des sphères des entreprises humaines, l'agriculture,
le commerce de détail ou de gros, la fabrication de tous les
produits qui n'exigent pas des moteurs d'une énorme puis-
sance, je, n'insisterai pas ici ; cela me conduirait hors du su-
jet. Il est, au contraire, indispensable de montrer en quoi
les méthodes de conduite des sociétés anonymes, si vastes
soient-elles, diffèrent des méthodes que suit nécessairement
l'État.
Les sociétés anonymes participent, sans doute, dans une
mesure variable, des défauts de l'action collective; elles
n'ont pas toujours l'absolue unité de direction des entre-
prises individuelles ; ce n'est pas là, toutefois, leur principal
vice, car les sociétés anonymes prospères sont presque
toutes très concentrées ; mais elles manquent, d'ordinaire,
de la souplesse, de la rapidité de conception et d'exétution
qui caractérisent les bonnes entreprises personnelles : elles
font plus de place aux dépenses inutiles, à ce que l'on ap-
pelle le coulage ; on va voir, cependant, que leur mode d'ac-
tion diffère singulièrement de celui de l'État.
En premier lieu, les sociétés anonymes ne sont pas des
démocraties à personnel variable ; elles procèdent du su nage
censitaire, car, pour jouir même d'une seule voix dans les
assemblées, il faut posséder plusieurs milliers (le francs
d'actions; or, comme il est rare qu'une personne aittous ses
fonds dans la même affaire, on peut dire que, sauf quelques
petites entreprises locales ou populaires, les sociétés ano-
nymes n'ont pour associés jouissant du droit de suffrage que
347 it 358 ; voir aussi mon ouvrage : Essai sur la répartition des richesses
et la tendance à une moindre inégalité des conditions (3me é ciition,
particulièrement le chapitre in, consacré aux sociétés ano-
nymes, pages 314 à 339.
CARACTÈRES PARTICULIERS, DE L'ÉTAT MODERNE. 79
des personnes possédant une certaine aisance et imbues de
toutes les idées pondérées, de toutes les habitudes d'ordre
et de. patience, que l'aisance confère en général. En outre,
les voix ne se compten t pas da tisles assemblées par tète, mais
jusqu'à une certaine limite, qui est assez élevée, en proportion
de l'intérêt que chaque associé possède dans l'entreprise.
De ces circonstances et d'autres encore, — le prestige
qu'exercent, dans une société de capitaux prospère, les fon-
dateurs, la confiance que sont portés à leur accorder les ac-
tionnaires ayant en général d'autres besognes et étant dé-
pdurvus, — ce qui n'arrive pas dans les élections politiques,
de toute passion, il résulte que les sociétés anonymes qui
réussissent se transforment en fait à la longue en aristocra-
ties ou en monarchies tempérées.
Jetez les yeux sur les grandes associations de capitaux en
France, en Angleterre et ailleurs, vous reconnaîtrez que la
plupart ont une organisation aristocratique, quelques-unes
presque monarchique. Ainsi, les grandes sociétés anonymes,
celles qui méritent surtout qu'on s'occupe d'elles, sont à
l'abri des changements violents ; elles professent pour la tra-
dition, pour les règles établies, pour la continuité d'action,
un respect qui forme un singulier contraste avec les tendan-
ces contraires dont l'État moderne est animé.
Ce qui aide à cette permanence des personnes et des rè-
gles dans les associations de capitaux, c'est la faculté qu'ont
de les quitter les mécontents : ils peuvent à chaque instant,
grâce
eàt dees,etinMa•r
éctli éis
Angers
bourses, se dessaisir de leurs
titres , rs une entreprise qui ne leur pa-
raît plus menée suivant les bons principes. Le droit de sé-
cession est donc de l'application la plus facile pour les asso-
ciés des entreprises collectives libres sous la forme anonyme,
taidnudidsaqnus l'État
difficile à exercer pour l'indi-‘
80 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
La bureaucratie des sociétés anonymes, dans les mains de
bons directeurs, est une bureaucratie beaucoup plus souple
et beaucoup plus efficace que celle de l'État. Cela est incon-
testable, et cela tient à plusieurs causes. Ayant un but tout
à fait spécial, se trouvant dégagées de toutes les considéra-
tions politiques ou religieuses, n'ayant pas à redouter le po.,
pulaire électoral, assurées, d'ailleurs, de l'appui de leurs
actionnaires toutes les fois qu'elles proposeront une écono-
mie, les sociétés anonymes jouissent d'une indépendance
d'allures que l'État ne possède pas et ne peut pas pos-
séder.
On peut médire de la bureaucratie : il n'en est pas moins
vrai qu'elle est indispensable, et qu'il faut avoir l'esprit bien
étourdi pour réclamer à la fois, comme le font tant de gens,
l'extension des attributions de l'État et la suppression ou la
réduction de la bureaucratie. Celle des sociétés anonymes
est à la fois plus cohérente, plus prompte, plus agile que
celle de l'État.
Rien d'abord ne gêne les sociétés clans le choix des direc-
teurs et des chefs : l'État est gêné, en premier lieu, par la
politique, qui lui dicte ou lui interdit certains choix, en-
suite par les règles strictes que, pour éviter un favoritisme
trop éhonté, il a dû édicter, pour l'entrée de certaines fonc-
tions publiques, concours, grades, etc.
N'a-t-on pas entendu quelles clameurs se sont élevées de-
puis ISSU en France quand tel ministre, l'homme le plus
populaire du pays cependant, prenait pour directeur des
affaires politiques au ministère des affaires étrangères un
homme rallié aux idées du jour, mais ayant eu autrefois des
opinions contraires? De même, quand il s'agit de nommer
un major général au ministère de la guerre et que l'on pro-
nonce le nom d'un officier auquel on attribue la plus grande
capacité professionnelle, mais qui passe pour avoir des idées
iit sse
Du pi
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
81
politiques différant de celles qui sont à la mode, n'y a-t-il
pas un débordement de menaces et d'invectives qui arrête
la:ot
(ialtdi°anu?
Dt
gran dpetit, et avec des degrés divers d'intensité, il
en
o
n administrative
de même à tous les échelons de l'organisa-
.ative de l'État moderne, de l'État électif'. L'É-
t place rarement, pour ses choix, au simple point de
vue technique : il est toujours influencé plus ou moins par
des considérations de parti.
Il a la prétention que l'homme qui remplit un de ses em-
plois lui appartienne bout entier ; ce n'est pas seulement
son travail professionnel qu'il veut, c'est son concours en
toute circonstance; il exige du fonctionnaire une conformité
générale de manière de voir sur tous les sujets avec celle que
l'État professe dans le moment : à peine consent-il à lui
laisser sa liberté d'appréciation dans les questions de belles-
lettres ou de beaux-arts; mais il empiète sur ses opinions
en matières religieuse, de philosophie ou d'éducation.
Dans les grands centres, les fonctionnaires, cachés dans la
foule, peuvent échapper à ce joug; ils y sont rivés dans les
petites villes et dans les campagnes (1).
.(t; On sait que, en France, depuis une douzaine d'années, le joug que
l'Eta,t fait peser sur ses employés est on ne peut plus lourd. Dans bien
des localités, on demande la destitution des petits fonctionnaires parce
que leurs femmes vont â la messe, â plus forte raison quand ils y vonteux-mêmes. Presque partout on les force â mettre leurs enfants auxOécuoiluesusli:ne es publiques, leur enlevant la liberté de les envo yer auxécoles congréganistes privées. Ou leur interdit souvent la fréquentation
de telou tel cercle, de tel ou tel café, l'affiliation à tel ou tel orphéon
Plus, on leur ordonne de se réjouir ostensiblenent dans telle
ou telle circonstance, comme en témoigne l'avis suivant extrait dujournal Le Temps, du 1 •) juillet 1888 :
« Le ministre de l'agriculture vient d'adresser la circulaire suivante auxdivers fonct ionnaires de sou département :
Monsieur,
« Les fonctionnaires des diverses administrations qui dépendent du
82 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
On peut admettre que cette sorte d'usurpation de l'État
sur la liberté du fonctionnaire, en dehors de la sphère pro-
fessionnelle, est poussée plus loin aujourd'hui qu'elle ne,le
sera plus tard : c'est une pure hypothèse; en supposant que
l'État, qui n'a pas seulement en vue un but technique à at-
teindre, mais qui ne se dépouille jamais complètement de
ses idées ou de ses préventions politiques et autres, puisse
relâcher les liens dont il garrotte son personnel, il ne pourra
jamais lui assurer la plénitude de liberté, en dehors de là
sphère professionnelle, que donnent au leur les sociétés.
privées. Celles-ci sont menées en général par des gens d'af-
faires, c'est-à-dire par des hommes qui naturellement ont
peu d'inclination au fanatisme, ne se soucient guère de com-
pliquer leur besogne en se mêlant de la vie privée et des.
fréquentations de leurs subordonnés.
A la longue, personne n'aimant à être tenu en laisse et
à subir cette sorte de dégradation, il en résulte gaie le per-
sonnet des sociétés libres se recrute parmi de meilleurs élé-
ments, plus compétents, plus appropriés à la fonction, qua
le personnel de l'État.
ministère de l'agriculture n'ignorent pas qu'ils ne doivent négliger aucune.
occasion de témoigner de leur dévouement absolu à la République.
« Je compte qu'ils participeront largement à toutes les manifestations-
qui auront pour but de donner le plus grand éclat à la fête nationale
du 14 juillet, et je vous prie de porter cette lettre à leur connaissance...
« Agréez, etc.
« Le ministre de. l'agriculture,
VIETTE. »
Cela est écrit comme par Louis XIV. Ce morceau rappelle en outre la
phrase d'un vaudeville bien connu l'Ours el le Pacha :« le premier qui
ne s'amusera pas, dit le pacha, je lui ferai couper la tête. » Ainsi le fonc-
tionnaire, même technique, doit toujours appartenir, aussi bien Parue-
que l'intelligence et le corps, au « gouvernement qui le pave Jamais-.
une société anonyme n'aurait l'outrecuidance d'émettre de semblables
prétentions, ou elle ne trouverait bientôt plus à recruter son personnel.
La société anonyme sauvegarde donc beaucoup plus la liberté indivi-
duelle de ses employés que l'État ne le fait pour les siens. Aussi flan-
elle par avoir un personnel d'employés bien supérieur.
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
83
qu'ont les sociétés, et dont l'État ne peut guère
ijoLliar
facult
l'aire porter leur choix pour les postes élevés sur les
hommes qui paraissent les plus capables, en dehors de toute
conditio n d'âge, de grade, de diplôme, n'est pas non plus
en des minces avantages des sociétés libres. Le canal de
Suez ne fut sauvé que par la drague à couloir de M. Laval-
ley; mais, simple ingénieur civil, M. Lavalley n'aurait pu
être placé par l'État à la tête d'un service départemental ou
à la direction d'un port, et, quant à sa drague, il lui aurait
fallu bien des années pour la faire adopter par les conseils
divers des ponts et chaussées.
Où se montre avec éclat l'élasticité des associations li-
bres, c'est dans les temps de crise. Il faut alors plier les
voiles, restreindre les dépenses. Les sociétés anonymes le
peuvent el le font avec rapidité et sôreté : l'organisme de
l'État ne se prête guère à des réductions de ce genre.-
De 1882 ou 1883 à 1888, les grandes compagnies de che-
mins de fer, par exemple, émues de leurs moins-values de
recettes, s'ingénient à faire des économies, et elles arrivent
à restreindre leurs dépenses, l'une de 7 ou 8 millions par
an, l'autre de 5 ou G, toutes ensemble d'une quarantaine.
Elles n'engagent plus un seul employé nouveau, elles font
redescendre au rang de chauffeur des mécaniciens, â. celui
de simple auxiliaire des chauffeurs. Les sociétés de crédit
en font autant; plusieurs suppriment un grand nombre de
leurs succursales inutiles, restreignent de moitié les locaux
qu'elles occupent.
Ainsi, la déperdition des forces devient moindre, et les
crises poulies sociétés anonymes produisent leur effet utile
(car elles ont des effets utiles) : celui d'une revision générale
dei toute parasitetei I'a d, rni neisett
morbide
ratlioornedte .de l'élagage de tout ce qui est
s perflu,
L
'État, surtout l'État électif, est dans l'impossibilité d'agir
8• L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
de même. C'est à propos du budget de l'État qu'a surgi la
théorie qu'il est incompressible. Il y a, du moins, de
grandes difficultés à le comprimer. Tous ceux qui en vivent
étant électeurs usent, pour empêcher toute réduction, de
leur force électorale, qui, parce que les appoints peuvent,
se faire payer très cher, est parfois considérable. Aussi voit-
on les députés, même dans les temps de déficit, demander
des augmentations de traitements pour les employés de
différentes natures : cantonniers, facteurs, instituteurs,
douaniers, etc. Jamais, dans une assemblée générale d'ac-
tionnaires, les membres ne firent des propositions de ce
genre.
S'agit-il de supprimer un établissement coûteux et inutile,
un tribunal sans affaires, une école sans élèves, un bureau
de poste sans clientèle, l'opposition sera des plus vives.
C'est que l'État ou ceux qui parlent en son nom ne se pla-
cent jamais au simple point de vue technique : de là son
infériorité pour les tâches professionnelles, qui peuvent être
remplies à la fois par lui et par des sociétés libres.
On pourrait reprocher à ces dernières associations d'avoir
les défauts de leurs qualités : étant, nous l'avons dit, cons-
tituées plus ou moins comme des aristocraties ou des mo-
narchies tempérées, elles peuvent se rendre coupables de
favoritisme ou de négligence.
Le népotisme n'est certes pas étranger aux sociétés libres ;
mais ses résultats y sont moins pernicieux, en général, que
dans les administrations d'État. Précisément parce qu'il y a
plus de permanence dans l'administration et la direction
des grandes associations de capitaux, que les chefs y sont
à la fois peu nombreux et permanents, on ne voit pas ces
couches diverses de favoris qui viennent se superposer les
unes aux autres dans les administrations d'État, à. chaque
changement de ministres ou de direction parlementaire. Le
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
Si
népotisme y est, en quelque sorte, plus endigué, parce qu'il
ne se représente pas à chaque instant par la succession ra-
pide de ceux qui pourraient l'exercer.
Quant à la négligence, à l'incurie, certes, il s'en ren-
contre dans les sociétés anonymes comme partout. Mais ici
se présentent deux observations importantes : la première,
c'est que la concurrence est incessante pour les sociétés
triele entreprise privée qui se relâche, alors qu'elle n'est
pas en monopole, s'achemine à une destruction
rapide dont les directeurs et le public sont bientôt avertis.
Les inventaires de fin d'année, les dividendes qui se rédui-
sent ou qui disparaissent, les cours des titres qui fléchissent,
sont autant d'avertissements précis. La concurrence ne
laisse pas un moment en repos la généralité des entreprises
privées. llagehot, dans son pénétrant ouvrage, Lombard-
Street, a montré d'une façon saisissante les avantages que
détiennent, par exemple, à certains points de vue, pour la
hardiesse des opérations, les jeunes maisons de banque re-
la tivement aux grandes maisons plus anciennes. L'avertis-
sement que donnent aux administrateurs négligents les
divers symptômes que nous venons d'indiquer est autrement
énergique et précis que les vagues embarras d'un budget
d'Étai; l'émotion causée parmi les actionnaires est bien
que celle que les contribuables ressentent desplu
déficits
111 peut arriver, toutefois, qu'une direction ou une admi-
n istration privée incapable ne se laisse pas suffisamment
stimuler par la concurrence : l'entreprise mal conduite finit
Par être éliminée; ce n'est qu'une affaire de temps.
La routine absolue, non plus que le gaspillage persistant,
ne Peuvent se prolonger indéfiniment dans une entreprise
libre. C'est à courte échéance la mort. pour l'entreprise, la
hn
86 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
perte pour les associés. Du moins, cette perte ne tombe-'
t-elle que sur ceux qui ont eu foi dans l'oeuvre, non pas sur
le public en général. On a monté à. grands fracas de publi-,
cité telle ou telle entreprise de travaux : beaucoup de gens
ou perspicaces ou prudents l'ont considérée comme trop
aléatoire, ils n'ont pas eu confiance dans la direction ; ils se
sont abstenus; la perte ne les touche pas ; c'est justice.
Ceux qui supportent la perte, ce sont les hommes qui, par
légèreté, par avidité, n'ont pas voulu se contenter des place-
ments simples et sûrs, et, se lançant dans l'aléa, n'ont pas
eu assez de discernement pour bien juger d'une affaire
chanceuse; ils sont à plaindre, mais ils avaient commis une
imprudence.
Au contraire, l'État entreprend contre tout bon sens un
plan extravagant de travaux publics ; je vois la folie, je la
dénonce, à l'avance ; beaucoup d'autres hommes en font
autant, mais ils ne sont pas en majorité : 3 milli 5u ris ou
4 milliards sont gaspillés dans des oeuvres improductives,
et nous les sages, les prévoyants, nous voyons nos budgets
'particuliers grevés d'un surcrolid'impût de plusieurs dizaines
I1de
francs par an, ou de plusieurs centaines ou même de
plusieurs milliers, suivant nos fortunes, pour des entre-
'prises contre lesquelles nous avons protesté, les sachant
insensées. On dira que c'est là Une application du principe
Ide la solidarité nationale, mais il est aisé de prévenir la dure
et inique application de ce principe, en laissant aux entre-le
libres ces oeuvres contestées et sur lesquelles l'opi-
nion publique se divise.
Les erreurs de l'État sont toujours des erreurs totales,
j'entends par là que, l'action de l'État s'étendant par voie de
contrainte légale et de contrainte fiscale à tout le territoire
et à tous les habitants, nul ne peut échapper aux résultats
des fautes qu'il comniet. Les erreurs (les sociétés anonymes,.
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
au contraire, sont des erreurs partielles ou n'ont que des
effets partiels; les conséquences directes n'en sont subies
'que par ceux qui s'y sont associés ; les hommes perspicaces
ou prudents n'en souffrent pas ou en souffrent peu.
Ajoutons que, plusieurs sociétés anonymes en général
se disputant, dans chaque branche d'industrie, le même
champ (l'action, il est rare que toutes commettent à la fois
la même faute; la rivalité même qui les anime fait qu'elles
ne suivent pas exactement les mêmes méthodes et ne prati-
quent pas au même moment les mêmes procédés. L'État.,
au contraire, qui ne peut agir que d'une façon uniforme,
intensifie nécessairement et porte au maximum les engoue-
ments, les entraînements, les partis pris, quand l'esprit
public y dispose.
Des explications qui précèdent, il nous semble ressortir
clairement les règles suivantes :
En vertu de sa supériorité au point de vue de la con-
ception, de l'invention, de l'aptitude aux modifications fré-
quentes, aux expérimentations variées, l'action individuelle
doit être, à prion, préférée à celle de l'État pour toute entre-
prise susceptible de rémunération.
Cela ne veut pas «
dire que certains grands services dont
on doit désirer, à un point de vue de civilisation générale,
qu'ils embrassent absolument tout le territoire, comme les
Pestes ou les télégraphes, ne doivent pas être exercées par
l'État. Encore, pour les télégraphes du moins, ce monopole
de l'État
des inconvénients considérables : le secret des
les
6slégsoraciinéttnes est beaucoup moins gardé par l'État que par
privées ; on a vu, dans ces derniers mois, en
France, des plaintes très graves à ce sujet s'élever de partis
Politiques divers. La responsabilité pécuniaire de l'adminis-
tration télégraphique de l'État, pour ses erreurs et pour ses
fautes, n'existe pas. Chaque papier télégraphique en Franco
88 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
prend soin de nous avertir que, en vertu de la loi, l'admi-
nistration télégraphique est irresponsable. Elle peut, par --
une erreur de transmission, causer un préjudice de plusieurs
milliers de francs ou de dizaines de mille francs à un parti- .
culier, et elle se refuse à accorder une réparation quel-
conque. Des arrêts des cours lui ont reconnu cette immu-
nité
•
abusive pour des dépêches relatives à des opérations
de bourse.
Placé en face d'une administration d'État, l'individu se
heurte toujours à une bureaucratie hautaine, plus ou moins
irresponsable, à des lois qui dérogent au droit commun, à
des juridictions particulières et plus ou moins partiales.
Aussi l'on ne saurait rendre trop rares les exceptions à la
règle qui recommande de confier à l'action individuelle les
services, quels qu'ils soient, susceptibles de rémunération.
L'association volontaire, les sociétés libres, de toute
et de toute forme, en vertu de la flexibilité dont elles
jouissent, de la rapidité aux adaptations successi'Jes, de la
part plus grande qu'elles font à l'intérêt personnel, à l'inno-
vation, de leur responsabilité mieux définie à l'égard de
leur clientèle, de la concurrence aussi qu'elles subissent et
qui les stimule, doivent être préférées à l'État pour tous les
services qui sont susceptibles d'être défrayés tant par celui-
ci que par celles•la.
L'État étant un organisme d'autorité qui use ou menace de
de contrainte, toutes les fois que l'on peut parvenir à des
résultats à peu près équivalents par la voie de la liberté,
cette dernière doit avoir la préférence.
Alors même que l'on concevrait que l'État pût, dans cer-
taines circonstances, momentanément, organiser un service HI
d'une manière plus générale, peut-être plus complète, que
les sociétés libres, ce ne serait pas une raison suffisante
pour se prononcer en faveur de l'action de l'Éte. C'est ici,
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE.
$9
en effet, qu'il importe de s'élever à une vue synthétique de
la société, au lieu de n'en considérer que les parties isolées
et comme au microscope. La liberté, les entreprises privées,
les habitudes d'action collective volontaire, contiennent en
effet des germes de vie et de progrès qui ont une importance
générale bien supérieure pour le milieu social au simple
perfectionneme n t technique de tel ou tel détail secondaire.
Il n'importe pas seulement d'atteindre clans le temps pré-
sent et avec rapidité tels ou tels résultats matériels, sous le
rapport de l'assurance par exemple ou de l'assistance, il
faut encore conserver à toutes les forces sociales, autant que
possible, une certaine énergie et spontanéité de mouvements.
Un homme n'a pas seulement à se préoccuper de l'exécution
de sa niche do chaque jour ; il doit aussi veiller à ce que tous
ses organes, tous ses muscles, tous ses nerfs restent dispo-
nibles, aptes à l'action, à ce qu'aucun ne s'atrophie, de
façon qu'il ne puisse plus en retrouver l'usage au moment
où il lui serait nécessaire.
De même pour les sociétés humaines : mieux vaut que la
vie etrinitiative soient diffuses clans tout le corps social que
d'être concentrées dans un seul organe qui dispose d'un
pouvoir infini de contrainte et d'un pouvoir infini de taxation.
Outre la contrainte législative, outre la taxation, qui est
une autre forme de la contrainte, l'État jouit d'un autre
moyen d'influence sur la société : l'exemple. C'est là un
mode d'action qui soulève moins de critiques que les deux
autres ; il ne laisse pas que d'être insidieux et, quand l'État
ne met pas à l'exercer une suprême discrétion, de jeter une
pert urbation funeste dans les relations sociales.
Cette puissance des exemples donnés par l'État grandit
chaq ue jour : l'action indirecte de l'État, en dehors des in-
iir°1111pcôtt
est zi
'ineslfSislatives, en dehors aussi de la levée des
à. certains égards plus sensible dans les sociétés
p
90 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
modernes que dans les anciennes. L'homme a toujours été
porté à l'imitation : la foule a toujours en les yeux levés
vers ceux qui occupent des positions éminentes, pour re-
produire dans sa vie journalière et commune quelques-uni
des traits de leur conduite.
Mais ce n'est pas là le secret de l'autorité toute nouvelle
des exemples donnés par l'État. C'est que l'État moderne est
devenu le plus grand consommateur, le plus grand faiseur
de commandes, le plus grand « employeur de travail » qui
soit dans une nation. Pour les besoins de la défense natio-
nale, c'est-à-dire de ces deux formidables et progressives
industries, la guerre et la marine; pour les travaux publics
gigantesques dont sa trinité de pouvoir central, pouvoir
provincial et pouvoir municipal s'est chargée à l'excès ;
pour tous ces services qu'il a plus ou moins accaparés,
postes, télégraphes, éducation, etc., l'État dépense en
France, déduction faite des intérêts des dettes nationales et
locales, 3 milliards à 3 milliards 1/2 par an, à l'ordinaire et
à l'extraordinaire (un extraordinaire permanent); c'est cer-
tainement plus du dixième de l'ensemble des dépenses pu-
bliques et privées, de tous les citoyens, et ce sont les dé-
penses les plus ostensibles, celles qui frappent le plus les
yeux. Si l'État se met à décider que dans ses ateliers on ne
travaillera plus que huit ou neuf heures, s'il impose à ses
fournisseurs l'observance de ]a même durée de la journée;
si, par voie de simples- règlements intérieurs, il lui plaît
d'édicter que certaines combinaisons plus ou moins nou-
velles et plus ou moins contestées, comme la participation
aux bénéfices ou la coopération, devront être pratiquées par
toutes les maisons industrielles qui sont en rapport avec
lui: s'il fixe pour les ouvriers qu'il occupe ou pour ceux des
aleliers auxquels il fait des commandes un taux de salaire
qui diffère de celui qui est en usage ; il est clair que ces
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT MODERNE. 91
exemples de la part d'un consommateur aussi gigantesque,
d'un client aussi prépondérant, auront un poids énorme
dans l'ensemble de la nation.
Les fantaisies et les caprices de l'État, alors même qu'ils
ne revêtent pas la forme d'injonctions générales, de lois, se
répercuten t ainsi avec une intensité profonde dans tout le
Ces exemples de l'État, donnés avec beaucoupdcoe
rpdsisscorcéltioLn et de réflexion, peuvent parfois être utiles ; il
y a plus de chance qu'ils soient perturbateurs.
L'État, quand il se prend ainsi à fournir des modèles aux
particuliers, des types d'organisations qu'il croit progres-
sives, endosse, souvent à la légère, une responsabilité très
grave : d'abord il n'agit pas avec des ressources qui lui sont
propres, mais avec des ressources dérivées, prélevées sur
autrui, de sorte que, même lorsqu'elle est absente en appa-
rence, la contrainte fiscale se trouve toujours au bout de ces
expériences; ensuite, il ne jouit pas d'une liberté complète,
d'une absolue indépendance de jugement, parce que le joug
électoral et toutes les servitudes mentales qui en découlent
pèsent, sans en excepter un instant, sur ceux qui représen-
tentl'État moderne. Enfin, obligé d'agir toujours en grand
et avec uniformité, il multiplie les erreurs qui sont si fré-
.auentes clans les essais humains.
I
LIVRE III
LES FONCTIONS ESSENTIELLES DE L'ÉTAT. SA MISSION DE
SÉCURITÉ ET DE JUSTICE, DE LÉGISLATION ET DE CON-
SERVATION GÉNÉRALE.
CHAPITRE PREMIER
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL SUR LES FONCTIONS DE L'ÉTAT DANS
SES RAPPORTS AVEC SA NATURE.
Les fonctions de l'État dérivent de sa nature même, page 93. — L'État
e mission de pourvoir aux besoins communs da la nation : différence
entre les besoins communs et les besoins généraux, page 94.
L'État est, par excellence, le définisseur des droits et des respon-
sabilités juridiques, page 95.
L'Étal., possédant seul la perpétuité, doit être le défenseur des inté-
rêts perpétuels contre l'imprévoyance des intérêts présents, page 95.
L'État est le protecteur naturel des êtres faibles : difficultés et
entrainements que comporte cette mission, page 95.
L'État peut, en outre, prêter un concours accessoire au développe-
ment des oeuvres individuelles constituant la civilisation progressive :
périls et tentations d'envahissements qui peuvent résulter de cette fa-
culté, page 96.
Impossibilité de fixer,
•
par une règle théorique, les limites que doit
comporter ce concours aux oeuvres civilisatrices; nécessité de s'en
tenir u l'expérience ; un excès d'abstention de l'État en cette matière
est moins nuisible, A notre étape de civilisation, qu'un excès d'in-trusion, passe 97.
Une tache énorme, une tacite même croissante, d'une fa-
çon absolue, sinon relative, incombe cependant à l'État. Il
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
n'est pas exact, comme l'a écrit un philosophe (I), que
« l'État doit travailler à se rendre inutile el préparer sa dé-
mission ».
Il doit seulement éviter de se disperser et de s'éparpiller,
ce qui est tout différent ; il doit s'imposer aussi des règles de
modestie et de circonspection, comme lefont les particuliers
sagaces, avec d'autant, plus de soin même que les fautes
d'un homme privé ne pèsent guère que sur lui, tandis que
les fautes de l'État pèsent surtout sur autrui, c'est-à-dire
sur tous les individus, non seulement en tant que membres
de la collectivité, mais en tant que personnes isolées.
Les fonctions essentielles de l'État dérivent de sa 'nature
même. L'un des caractères de l'État, c'est de représenter
l'universalité du territoire et l'universalité des habitants
d'un pays, c'est d'avoir une pensée et une action qui, au
besoin avec le secours de la contrainte, se font partout
obéir ; il en résulte que l'État est chargé de pourvoir aux
besoins communs de la nation, c'est-à-dire à ceux qui ne
peuvent être satisfaits convenablement sous le régime de
l'initiative individuelle, qui réclament concours absolu et
préalable de tous les citoyens.
On a distingué avec raison les besoins communs et les
besoins généraux. Les besoins généraux sont ceux qui exis-
tent pour tout le monde, comme de boire, manger, se di-
vertir; les individus ou les groupements libres et souples
qu'ils constituent à leur gré peuvent parfaitement y pour-
voir. Les besoins communs sont ceux qui ne peuvent être
complètement satisfaits que par l'action de la communauté
même, parce que toute opposition individuelle, fût-elle li-
mitée, y fait obstacle : ainsi la sécurité, la préservation
contre certaines maladies contagieuses, le service de la jus-
M. Jules Simon.
SERVICES DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE. 95
tice . L'appareil obligatoire, coercitif, est ici de rigueur. Si
l'État ne s'en chargeait pas, il faudrait que des particuliers
ou des sociétés privées le constituassent, empiriquement,
partiellement, insuffisamment.
Une certaine intervention dans la préparation, sinon dans
l'exécution des travaux publics, rentre aussi dans les be-
soins communs de la nation : je veux parler de l'exercice du
droit d'expropriation, qui ne peut'être confié qu'à
On a souvent confondu, à tort, les besoins généraux, re-
levant de l'initiative privée, et les besoins communs, rele-
vant, par leur nature, de la communauté. C'est une faute de
ce genre que l'on commettait, il y a quelques années, dans
l'État de Zurich, quand on consultait le peuple pour la
constitution en monopole du commerce des grains. Les élec-
teurs zurichois, souvent mal inspirés, eurent le bon sens de
repousser aux deux tiers des suffrages cette proposition so-
cialiste. Le socialisme consiste proprement à dépouiller
l'individu d'une partie des fonctions qui lui appartiennent
naturellement pour les conférer à l'État.
De tous les besoins communs d'une nation ou même de
l'humanité, celui de justice est, après celui de sécurité, le
Plus considérable. Sécurité et justice ne sont pas identiques.
Le second terme est beaucoup plus vaste.
L'État est, par essence, le détinisseur des droits et des
re sponsabilités juridiques ; c'est un rôle énorme qui lui in-
combe; nous verrons dans quel esprit, par quelle méthode,
avec quelle prudence, il s'en doit acquitter.
Un autre caractère de l'État, c'est qu'il possède la perpé-
tuité, ou qu'il est censé la posséder. Il dure des séries de
siècles Il doit donc représenter les intérêts perpétuels et
les s auvegarder contre l'imprévoyance des intérêts présents.
C'est une des fonctions les plus importantes de l'État.
L
'individu, ou plutôt un grand nombre d'individus, les
09 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
moins prévoyants, ceux qui se possèdent le moins eux_
mêmes, cèdent souvent à la tentation des jouissances immé-
diates, et leur sacrifient un bien-être futur. Quand ils ne se
lèsent ainsi qu'eux-mêmes, l'État n'a pas en général à in,
tervenir. Mais quand iis détériorent les conditions générales
d'existence de la nation dans l'avenir, l'État manque à son
évidente mission en s'abstenant.
L'État représentant ainsi la perpétuité, divers devoirs
nombreux en découlent pour lui, parfois d'action, plus sou-
vent de contrôle. Il est fort rare que l'État moderne s'en
acquitte bien. Cependant, il a supprimé, souvent par jalou-
sie, ia plupart des grandes corporations durables qui autre-
fois suppléaient à son abstention.
L'État est le gardien naturel, le protecteur des êtres fai-
bles qui sont destitués d'appui. C'est un devoir auquel l'État
moderne n'a aucune tendance à se dérober. Il tend même
à s'en exagérer l'étendue. Il n'est pas tenu de procurer le
bonheur universel. Cette mission de l'État comporte des dif-
ficultés très grandes d'application ; quand on y mêle une
sentimentalité excessive, quand on perd de vue la nature des
choses qui veut que chacun soit responsable de ses fai-
blesses et en souffre, on risque d'énerver la société et de la
rendre moins apte au progrès.
L'État enfin, dans une mesure très variable, suivant les
temps, les lieux, peut prêter un concours accessoire, se-
condaire, au développement des oeuvres diverses qui com-
posent la civilisation et qui émanent de l'initiative indivi-
duelle ou des groupements libres d'individus.
Il n'échappera pas au lecteur que, tandis que les pre-
mières fonctions que nous venons d'indiquer, la sécurité, la
conservation des conditions favorables du milieu physique
où se meut la nation, sont susceptibles de beaucoup de pré-
cision et de netteté, les deux dernières, au contraire, la pro-
SERVICES DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE.
97
tection des faibles, le concours accessoire donné aux oeuvres
civilisatrices, ne peuvent être déterminées avec la même ri-
gueur. Il y a là une part d'appréciation variable, et c'est sur-
tout de ce côté que l'État, dans sa trinité de pouvoir central,
de pouvoir provincial et de pouvoir local, se livre à des en-
vahissements qui le font sortir de son rôle.
En examen rapide des divers services dont les États mo-
dernes se sont encombrés pourra seul, en l'absence d'une
règle théorique absolue, impossible à formuler, faire pres-
sentir les limites que doit observer l'État. Au degré de ci-
vilisation où nous sommes parvenus, plus menacés de dé-
choir par une contrainte gouvernementale étroite que de
rester en arrière par l'inertie individuelle, un excès d'absten-
tion offre beaucoup moins de périls qu'un excès d'intrusion.
lir
CHAPITRE 11
t
LE SERVICE DE SÉCURITÉ.
La sécurité collective de la nation et la sécurité privée de l'individu. —
La première a toujours été considérée comme, la fonction primordiale.
de l'État, page 93. — Le gouvernement est toujours apparu d'abord
comme un appareil militaire et diplomatique, page 99.
L'État moderne, c'est-a-dire l'État électif et flottant, semble compro-
mettre à la longue la force de cet appareil militaire et diplomatique
qui reste essentiel aux nations, page 99.
L'État moderne offre des garanties médiocres pour la défense même
de la nation, page 110. — Espérances superficielles en la paix perpé-
tuelle, soit au dehors, soit au dedans ; raisons de querelles qui sub-
sistent, page 101.
La sécurité pour les particuliers ne vient qu'après la sécurité pour
la nation elle-même : développement, en intensité et en précision,
des services de sécurité intérieure, page 102.
Extensions récentes du service de sécurité, page 103. — Problèmes
très délicats qu'elles comportent : service des épidémies, service pé-
nitentiaire, page 103. — Le service de sécurité tend a revenir, par
certains points, é la barbarie primitive, page 105.
L'État moderne, courbé sous la servitude électorale, n'est pas tou-
jours clans d'excellentes conditions pour garantir complètement la
sécurité des biens, sinon des personnes, page 10G.
La première fonction de l'État, c'est de garantir la sécu-
rité : la sécurité collective de la nation, la sécurité particu-
lière de l'individu et de ses droits.
Sur ce point, il n'y a pas de contestation de principe.
L'application prête à plus de difficultés.
Il y a, comme je viens de le dire, deux sortes de sécurité,
l'une contre tout danger extérieur, l'autre centre les désor
dres intestins. La première a été considérée de tout temps
comme la tâche la plus essentielle de l'État. Il importe, en
SERVICES DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE.
99
effet, par-dessus tout, que la nation vive, conserve ses li-
mites, ne soit assujettie à aucune oppression, à aucun tri-
qu'en outre elle ait une suffisante
ebount fivaisn-càe-vdisandse ll'o'értgrangisel'' ation de ses forces pour n'être dis-
traite de ses tâches quotidiennes par aucune panique.
gouvernement est toujours apparu aux
peuples ieSt pcooltinrquillicoi lee gouvernemend'abord un appareil militaire et diplo-
matique.
Quelques nations jeunes, placées dans des conditions spé-
ciales qui ne seront peut-être pas éternelles, les États-Unis
d'Amérique, par exemple, n'ayant pas de voisins, semblent
échapper à cette destinée commune des nations. Il serait
téméraire de dire que ce sera pour toujours. Ces pays jouis-
sent, en ce moment, par ces circonstances d'origine, de cet
inappréciable avantage de pouvoir consacrer moins d'efforts,
moins d'esprit de suite, à leur armée, à leur marine, à leur
diplomatie. Cette exception ne doit pas nous paraître un
modèle. Il serait fou de notre part de prétendre la copier (1).'
Tout ce qui, dans la constitution de l'État, porte atteinte
la cohésion des forces nationales, à leur préparation en
temps de paix, à la continuité des vues dans l'armement et
dans la direction politique extérieure, doit être considéré
memcb:en traire à. la notion même de l'État, comme péril-
leux pour la nation.
ll se
en t dans le
'dit'e
électif à
malheureusement que l'État moderne, c'est-à-
'di
tue tendanetendance
On aperçoit déjà
outrance, sans réserve, sans contre-
(I) dans les actes récents du gouvernement américain,-notamm
p en ier message du nouveau president, M. Ha rrisson,
qui concernent une part plus grande aux différentes affairesnon seulement. le nouveau monde, mais l'ancien. On
une penchant analogue dans les colonies australiennes. C'est
tadje
constitution définitive ces sociétés jeunes comme arrivées é un étatlptrictel
:ur
rendre elles sont encore l'âge de l'enfance ou de
maturité les rendra beaucoup plus analoguesÉtats
100 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
poids, l'État incessamment variable dans son personnel, dans
ses institutions, dans ses idées générales, dans ses concep-
tions techniques, l'État se concevant lui-même comme « un
provisoire perpétuel », l'État reniant toute tradition, l'État
se proclamant un parvenu, plaçant sottement son e
dans le monde à cent ans en arrière, au lieu de vingt siè-
cles, comme il le pourrait et le devrait, il semble qu'un pa-
reil État, précaire, flottant, toujours en mutation, compro-
mette singulièrement la force, sinon dès le premier jour, da
moins à la longue, de cet appareil militaire et diplomatique,
dont la faiblesse pourrait le livrer en proie aux appétits des
peuples rivaux.
Au lieu d'un ministre de la guerre en dix ou quinze ans et
d'un major général, ayez-en vingt successifs; au lien de
choisir les généraux pour leurs connaissances profession-
nelles, prenez-les pour leurs opinions, soit politiques, soit
religieuses, soit philosophiques; au lieu de considérer le re-
crutement de l'armée pour le maximum de force qu'il peut
conférer au pays, avec le minimum de perturbation dans les
carrières civiles essentielles, faites-le dépendre de rancunes.
électorales, de flatteries pour de vils préjugés populaires;:
ayez un jour un ministre de la marine qui méprise les cui-
rassés, s'éprend des torpilleurs et veut couvrir la mer de.
ces derniers; le lendemain, un autre ministre qui dédaigne.
les torpilleurs et ne veut plus entendre parler que de cuiras-
sés; supprimez de votre politique extérieure toute tradition
et tout plan; au lieu d'un homme réfléchi, circonspect, mais.
ferme en ses desseins, soyez, au point de vue extérieur,.
comme une femme capricieuse, mobile, à qui personne
n'ose se fier, il est clair que vous ne remplirez pas la foie-.
tion de l'État au point de vue de la sécurité (1).
(I) La guerre de 1810-71 a donné des preuves éclatantes de cette in fir
-mité de l'État moderne, au point de vue défensif: d'une part, la marche-
SERVICES DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE.
101
C'est un aveu triste 1 faire, l'État moderne offre des ga-
ranties médiocres pour la défense même de la nation (1).
Certains esprits en prennent leur parti en se disant que,
tous les États devant tôt ou tard se moderniser et se livrer
pieds et poings liés au régime électoral absolu, les condi-
fions seront les mêmes pour tous et que l'infériorité n'exis-
qu'à moitié juste : il faudrait
te reae opnonnermaeunctu nn.e
serait
encore tenir compte du tempérament des peuples, de ce
qu'on appelle la lourdeur de certains, qui n'est que cir-
conspection, patience, persévérance, esprit de suite; ceux-
là useraient peut-être du régime électif pur en le rendant
moins mobile et moins variable. Or, ce n'est jamais ni aux
peuples ni aux hommes légers que le monde a appartenu ;
c'est à ceux qui savent concevoir en silence et suivre de
longs desseins.
D'autres trouvent leur consolation dans cette espérance
que les conditions de l'humanité vont changer soudain. On
l'a connue batailleuse pendant les quarante ou cinquante
siècles de son existence consciente ; comme si les lois de
l'habitude n'existaient plus, elle va en un clin d'oeil se faire
aventureuse sur Sedan qui ne fut décidée que par la crainte que le re-
tour de l'armée sous Paris y provoquât des troubles; de l'autre part, la
révolution du 4 septembre, c'est-à-dire la destruction du gouvernement
au moment mérne où it exit été le plus indispensable que toute la nation
séersie :rixa. t autour de lui. Un peuple qui abandonne ses chefs, au momentdes d ésastres, se prive des principales chances de réparer ses échecs.Or, il est singulièrement difficile à l'État reposant sur l'élection de ne
Pas être jeté en pleine crise et en plein désarroi au premier revers
(1) L'État moderne, où le principe électif n'a presque pas de contre-poids, développe dans les proportions les plus exubérantes, l'abus desl'eo
mmandations en ce qui concerne l'armée, pour les congés, les per-missions, les exemptions do service, etc. Les chefs techniques ont lapuluzir:pmednedadnifefiec,ultéit résister au torrent de demandes dont les accablent
tn.jese t.t seé: raotegurer se id:sdnoétrésisoiregni
maires, r
oaentl:i.drties ou rnes5'forcésc! lqui n'odielt se psrbeci rl
t
à
tl
10:2 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
pacifique à tout jamais. Le vieux dicton : homo homini lu-
pus va se transformer, sans transition, en celui-ci : Homo
homini ovis.
Cette prévoyante sagesse pourrait bien anticiper de toute
une série de siècles sur l'avenir. Les raisons de querelles
survivent, quoi qu'on en dise, entre les peuples modernes :
questions de frontières, questions de commerce mal com,
prises, questions d'infiltration des étrangers d'un pays dans
un autre et du régime qui leur est fait, questions de den-
sité inégale de population et de diversité de richesse des
territoires (1).
Puis, à l'intérieur même, le frémissement des appétits
des diverses classes sociales, leurs ambitions pour une die
large et oisive, les convoitises qu'excite le pouvoir, voilà
bien des raisons, ce semble, pour qu'on ne regarde pas
comme suranné l'appareil militaire dont le maintien et l'af-
fermissement ont été longtemps considérés comme la prin-
cipale fonction de l'État.
La sécurité pour les particuliers et leurs droits ne vient
qu'au second rang, après la sécurité pour la nation elle-
même. Ce service s'est singulièrement développé chez les
peuples modernes. Il est infiniment plus vaste qu'on ne le
suppose au premier coup d'oeil. Il s'accroît en intensité et en
précision ; il varie, en outre, à l'infini.
(1) Ces deux dernières questions peuvent, à la longue, prendre une
grande acuité. Les peuples riches ont la prétention de gé iier l'immigration
provenant des pays pauvres, de mettre des taxes sur les étrangers et
de les assujettir k des formalités plus ou moins vexatoires. 11 y a là un
péril sérieux, qui se manifestera surtout le jour où, le nouveau morde
étant plus densement peuplé, une plus forte partie de l'excédent de
population des contrées prolifiques se dirigera vers les contrées riches
à population moins dense. Si l'on veut empêcher cette infiltration, ou
risque de faire reparaître les migrations eu grandes masses à main
armée. De même, si un pays riche ne sait pas s'assimiler par les bons
traitements et la naturalisation les étrangers pauvres qui afilueut dans
sou sein. Les motifs de querelles abondent de ce côté.
o
SERVICES DE SÉCURITÉ ET DE .111STICE. 103
En tant qu'intensité, on peut juger par les quelques chif-
fres qui suivent de la diversité des efforts faits à diverses
époques . Au milieu du xvt° siècle, en 1539, le guet de
Paris se composait d'une compagnie, comprenant 20 ser-
gents à cheval et 40 à pied. Sous Henri en 1559, il s'était
développé et comptait 240 hommes, dont 32 à cheval. 11 se
compose, sous Colbert, de 120 cavaliers et 160 fantassins ;
sous Louis XV, en 1771, le nombre des premiers s'élève à
170 et celui des seconds à 870. Aujourd'hui, d'après les
comptes de la ville de Paris, les divers services de sécurité
municipale occupent plus de 10,000 hommes, gardiens de la
paix, gardes municipaux, pompiers, etc. C'est onze fois plus
qu'à la fin du M'Ill e siècle ; la population a, il est vrai, un
peu plus que quadruplé.
La loi économique que, avec le développement de la po-
pulation, chaque service devient moins coûteux, n'a pas
trouvé ici d'application. Elle a été tenue en échec par deux
autres lois : l'une, que plus une agglomération humaine est
vaste, plus les tentations aux crimes et aux délits et les
facilités d'en accomplir s'accroissent; l'autre, que, plus la
population est civilisée, policée, plus elle devient exigeante
dans ses raffinements, s'irritant contre chaque trouble,
chaque retard, chaque gène, que les peuples primitifs sup-
portent avec impassibilité.
Le service de la sécurité s'est également beaucoup accru
en variété : il s'étend à une foule d'objets autres que la
Protection immédiate des personnes et des biens. Il se fait
souvent préventif et s'efforce d'éloigner les dangers com-
m uns, comme les épidémies ; il prend des précautions de
tou te sorte. 11 y aurait beaucoup à dire à. ce sujet, certaines
nations péchant de ce côté par négligence, d'autres par un
excès d'intrusion, par des règles qui reposent sur des obser-
vations incomplètes ou trop promptement généralisées. Cela
F
I
104 L'ÉTÀT MODERNE ET SES FONCTIONS.
nous entraînerait dans un détail infini. Nous trouverons
l'occasion de revenir plus tard sur quelques-unes des fautes
ou quelques-uns des abus de l'État (pouvoir central ou pou-
voir municipal) en cette matière. La fonction de sécurité
générale dont est chargé l'État entraîne, dans l'application,
des problèmes dont la solution est singulièrement délicate ;
celle du régime pénitentiaire, par exemple, celle aussi de la
déportation des criminels.
Depuis que l'on a abandonné la pratique sauvage des an-
ciennes civilisations, qui, allant au plus pressé, se conten-
taient de tuer les coupables ou de les enfermer, sans plus
s'occuper d'eux, l'État se trouve en présence des questions
les plus complexes et les plus embarrassantes. Au Maroc
encore et dans la plupart des pays musulmans, on jette' les
criminels en prison, quand on ne leur coupe pas la tête, et
dans les geôles infectes où l'on les tient, on ne se charge
même pas de les nourrir, ce soin revenant à leur famille :
dans le môme pays encore et dans d'autres fort éloignés,
comme la Chine, on les laisse parfois en liberté, mais on leur
coupe quelque membre, ou l'on les met dans des entraves,
dans une cangue, et ils s'en vont mendiant, incapables de
nuire, mais incapables aussi de travailler.
Nos sociétés civilisées, qui, par un sentiment élevé d'hu-
manité, veulent traiter avec charité les criminels, pourvoir
convenablement à leurs besoins, leur procurer du travail,
les moraliser môme, assument avec raison, à l'honneur de
notre civilisation, une tâche des plus délicates. La plupart,
toutefois, n'y apportent qu'un soin distrait, les gouverne-
ments étant absorbés par d'autres objets qui sont moins do
leur compétence.
On conçoit, ainsi, comment le service de sécurité qui
inco m be à l'État s'est développé, non seulement depuis
dix ou vingt siècles, mais môme depuis cinquante ans. À
SERVICES DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE. 105
considérer comme type la nation qui a passé longtemps
pour la plus économe, la Grande-Bretagne, les dépenses de
la magistrature, de la police et des prisons (len, and justice)
ne demandaient au pouvoir central que 5 millions de francs
en 1817, S millions 1/2 en 1837: on les voit soudainement
absorber G2,500,000 francs en 1857, puis 80 millions en 1807,
122 millions en 1877, et enfin, en chiffres ronds, 200 mil-
lions de francs en 1887.
Certains indices, toutefois, semblent démontrer que ce
service de sécurité, qui a tellement gagné en étendue et en
intensité chez les peuples modernes, souffre par certains
côtés, subit des atteintes qui pourraient être graves, qu'il
tend à revenir, par certains points, à la barbarie primitive.
Que dirait, par exemple, Richelieu, le proscripteur des
duels, si, revenant en ce monde, il contemplait son succes-
seur, premier ministre en exercice, et le ministre de la
guerre (le la veille, en train de se couper la gorge, sous l'oeil
complaisant du directeur de la sûreté générale faisant le
guet pour écarter la police ?
Que diraient aussi nos anciens jurisconsultes s'ils assis-
taient à tous ces extraordinaires acquittements (le gens qui
se tuent ou se blessent sous le prétexte que, étant époux ou
amants ou rivaux, ou bien encore ayant quelque motif de
rancune et de haine, leurs démélés échappent à. la justice
des hommes?
Que penseraient-ils de cette théorie, que tout coupable,
étant un malade, a droit à (le l'intérêt et à des soins, non à
un châtiment ?
Quelle idée auraient également de nos progrès nos anciens
administrateurs, s'ils voyaient dans chaque foule et dans
chaque bagarre des individus sortir de leur poche un revol-
'ver , s'en servir ou en menacer, témoignant ainsi que des
-classes entières de citoyens sont toujours clandestinement
1 OG L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
armées, ce qui est peut-être pire que de l'être ouvertement?
Notre civilisation, qui a bien des raisons de s'enorgueillir, en
aurait beaucoup aussi d'être modeste : le civilisé, môme
occidental, laisse, à mainte occasion oit il s'oublie, reparaî-
tre le barbare.
Si des villes on passait aux campagnes, on verrait aussi s'y
épanouir le maraudage impuni, sinon protégé, presque
toléré, témoignant, en tout cas, que, au point de vue de la
sécurité purement matérielle, on est loin d'approcher de la
perfection.
A ce point de vue, l'État moderne, engagé dans les liens
électoraux, courbé sous le joug électoral perpétuel, ne jouit
que d'une médiocre liberté et franchise d'allures. C'est là un
mal secondaire et auquel, si agaçant qu'il soit, on peut se
résigner, car il n'entame pas profondément le corps social.
CHAPITRE III
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT. — CARÀCTERE ET LIMITES
DE CETTE FONCTION.
L'État est, par excellence, le définisseur des droits et des responsabilités
juridiques, page 108. — Erreurs de la plupart des hommes politiques
et des publicistes sur la nature de cette mission, page 108. — L'État
ne crée pas le droit, page 108.
L'ancienne conception des lois : une règle fixe durable, faisant oppo-
sition a l'arbitraire, page 108. — La théorie de Bossuet et de Fénelon
est moins fausse que celle de Bentham, page 100.
La loi ne crée aucun droit.; elle reconnaît le droit, le définit et le
sanctionne, page 109. — Comme k langage, comme l'échange, le droit
naît spontanément, page 109. — La coutume précèdepartout le droit
écrit, page 110. Même écrit, le droit est toujours en mouvement,
par la jurisprudence qui s'inspire graduellement des usages nouveaux
et des nécessités nouvelles, page 110. — Le législateur ne vient qu'en
dernier lieu pour sanctionner et préciser, page 110.
Genèse de quelques droits : le droit de propriété, page 111. —
Comment la propriété de la maison et (le l'enclos a précédé celle des
terres arables, page 112. — Comment l'inégalité de la richesse mobi-
liére a été l'origine de l'inégalité de la propriété foncière, page 112.
— La date obscure des transformations de la propriété collective en
propriétés privées prouve que ce n'est pas la loi qui a créé le droit de
propriété, page 112.
Partout le fait instinctif el inconscient a précédé la loi, page 113. —
Exemple de la propriété littéraire et artistique et de la propriété desinventions, page 113. — Démonstration que ces droits existent avant
toute loi, l'exercice seulement en est entravé, page 114.
du de droits naturels, comme celui de prêter à intérêt, ont
du lutter contre le législateur pendant des séries de siècles et ont
triomphé de sa résistance obstinée, page 115.Nécessité de ramener le législateur à la modestie, page 115.Admi rabledéfinition de la loi, de Montesquieu, page 115. — Réfu-
tation des objections à ce sujet, page 115. — Il y e dans la nature desCh oses une ironie quise rit d u législateur ; lois de succession, d'impôts,
des maxima (l'intérêts ou de prix, etc., page 11G.Pré
somption de l'État moderne et des parlements permanents,P age 119• — La plasticité sociale atténue les effets des fantaisies légis-latives, page 110.
IOS L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Les erreurs sur la mission de justice de l'État et l'esprit
dans lequel il la doit remplir peuvent avoir une infinie gra-
vité. La justice se rattache à la sécurité, mais elle en est
distincte.
L'État, avons-nous dit, est par excellence le définisseur
des droits et des responsabilités juridiques : c'est la fonction
la plus haute, la plus intellectuelle qui lui soit échue.
Il importe de bien s'entendre sur le caractère et les li-
mites de cette mission. La plupart des publicistes la con-
çoivent mal; la plupart des États l'accomplissent plus mal
encore.
La question est de savoir ce que fait réellement l'État
quand il fait une loi réglant les rapports de la vie civile ou
commerciale. Agit-il en être omnipotent, infaillible, créant
le droit ? Certains théologiens enseignent que le mal est ce
qui est contraire à la volonté de Dieu. L'injuste est-il
simplement ce qui est contraire â la volonté de l'État?
Le juste est-il tout ce qui est conforme à cette volonté ?
Cette façon de raisonner est contraire à la nature des cho-
ses, à la nature des hommes, à tout le développement his-
torique des sociétés humaines.
Il importe d'étudier comment s'est constitué le droit.
Les publicistes anciens et les modernes, jusqu'à la fin du
xvue siècle, concevaient surtout la loi comme une règle
fixe, sinon absolument immuable, du moins durable, for-
mant opposition à l'arbitraire. C'est ainsi que Bossuet décri-
vait un État « où personne n'est sujet que de la loi et où la
loi est plus puissante que les hommes ». La Salente de Fé-
nelon abonde en actes de révérence pour les lois ainsi con-
çues, qui dominent les rois aussi bien que les peuples.
Grâce à ces règles permanentes, les citoyens ou les sujets
jouissaient de la certitude clans leur sphère d'action : quelles
que fussent les fantaisies de leurs souverains ou de leur
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT. 109
administrateurs, ils entrevoyaient certains droits qui de-
vaient leur être conservés, des catégories d'actes qu'il était
impossible de leur interdire.
Cette façon de concevoir la loi manquait, certes, de pré-
cision : elle se taisait sur les origines; elle était cependant
beaucoup plus juste que celle de certains publicistes ou
théoriciens plus modernes, Bentham entre autres. Ce der-
nier n'a-t-il pas écrit que le gouvernement remplit son rôle
« en créant des droits qu'il confère aux individus, droits de
sécurité pour les personnes, droit de protection pour leur
honneur, droits de propriété, etc. ? » En vérité, les vues de
Bossuet et de Fénelon, quoique incomplètes, valaient mille
fois mieux que celles de cet empirique. Beaucoup de juris-
consultes s'en vont encore répétant que la loi crée la pro-
priété, par exemple. On institue je ne sais quel droit divin
des peuples ou de la majorité variable des peuples qui est
plus dangereux, parce que ses prétentions sont encore plus
absolues, que l'ancien droit divin des rois.
Une analyse exacte témoigne que la loi ne crée aucun
droit : elle reconnait le droit, elle le définit, elle le sanc-
tionne, elle le précise et surtout elle en règle l'exercice et
les rapports avec les autres droits.
lai war die :Mat dit Faust dans son monologue.
Au commencement on trouve l'acte, l'acte instinctif, toute
une répétition d'actes plus ou moins uniformes, qui cons-
tituent une série en se développant, en se précisant. Ces
actes ne se renouvellent, ne se perpétuent, ne &étendent
que parce qu'ils sont conformes aux nécessités de la vie
humaine et de la vie sociale.
Comme le langage, comme l'échange, le droit naît, sponta-
nément par le développement d'embryons successifs.
Le langage, la syntaxe même, ont précédé les grammai-
riens ; l'échange et toutes ses applications ont devancé les
nll
L.1
î
110 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
économistes ; le droit a précédé les législateurs. Si, pour le
développement humain, il eût fallu attendre les décisions
vacillantes, incertaines, contradictoires, de la raison raison-
.11
nante, l'humanité, après tant de siècles, ne se serait guère
élevée au-dessus de l'animalité.
Aussi, c'est la coutume d'abord qui, non pas crée le droit,
mais le constate et le sanctionne. Partout le droit non écrit,
non formulé, a devancé le droit écrit. Les premiers législa.2.
- teurs ne sont, en quelque sorte, que des scribes qui recueil-
lent et mettent en ordre des coutumes sorties graduelle-
ment du sentiment populaire ou plutôt de la nécessité des
choses. Ils s'en réfèrent toujours aux mores majorum. L'idée
d'innover ne leur vient pas. Le fameux mot de réforme, qui
aujourd'hui fait sottement tourner tant de têtes, leur est
inconnu.
Une fois fixé par l'écriture, par des textes précis et concis,
le droit, continue cependant à être en mouvement et en
développement. Mais ici encore, pour tout analyste exact,
l'initiative ne vient pas du législateur. Vous avez partout un
droit prétorien, une jurisprudence qui graduellement se
superpose au droit écrit, le fait dévier, le corrige, l'amplifie :
or, ce droit prétorien, c'est pour certaines espèces particu-
lières, soit nouvelles, soit modifiées par les circonstances et
le milieu social, l'application graduelle des règles qu'exige
la nature des choses transformée. Ce droit prétorien lui-
même ne fait guère que copier les usages nouvellement éta-
blis ; le législateur arrive en dernier lieu pour une suprême
sanction.
Voulez-vous que nous assistions à la genèse de quelques
droits, et vous verrez combien il est faux que ce soit la loi
qui les crée. On a dit, par exemple, que c'est la loi qui crée
le droit de propriété : il n'est pas de proposition plus frivole
et plus contraire à l'histoire.
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT. 111
J'ai montré dans mon ouvra ge sur le Collectivisme par
quels tâtonnements le droit de propriété privée s'est dégagé
de la propriété collective (1). Dès qu'un peuple est passé du
régime pastoral au régime agricole, les demeures deviennent
fixes : chaque ménage est propriétaire de sa hutte ou mai-
son et souvent d'un petit enclos y attenant. Cette propriété
primitive, c'est la nature même qui la recommande et qui
l'indique à l'homme, la promiscuité lui étant antipathique.
En dehors de cette chétive maison et de cet enclos, tout
le reste du territoire est commun ; mais il comprend deux
parties distinctes : celle qui entoure le village et qui sert à
la culture ; celle qui est plus éloignée, qui reste inculte ou
n'est affectée qu'au pacage.
La première forme bien une propriété collective, mais
divise ; on la répartit par lots tous les ans d'abord, puis à
des intervalles de plus en plus éloignés, entre les habi-
tants. Ce qui tend à donner à la possession précaire des
lots une durée de plus en plus longue, à espacer par con-
séquent de plus en plus le partage, c'est la nécessité même
d'une culture qui se perfectionne. En un an on ne peut
donner à la terre que hien peu de façons; en deux on fera
davantage, puis en trois, puis en quatre. C'est ainsi qu'il
arrive que, dans le mir russe, les partages parfois ne se
font plus que tous les dix-huit ans. Tous ces lots sont égaux
à l'origine et tirés au sort ; mais les moyens d'exploitation
des habitants deviennent bientôt inégaux : l'un est acharné
au travail, habile, prévoyant, il fait de bonnes récoltes, il
( 1 ) On trouvera dans mon Collectivisme, examen critique du nouveau
socialis me (2u tee) éuliltlieosi.1, Guillaumin, 1885), pages il a 205, des développe-
ments étendus sur les origines et la constitution de la propriété chez
l
Dans mon Précis d'économie politique
'
j'ai également montré comment
li se constitue naturellement des droits nouveaux de propriété, s'appli-
quant à des objets immatériels, les marques de fabrique, les productions
littéraires, etc., au fur et à mesure que la civilisation se perfectionne.
112 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
se constitue des réserves de blé, de fourrages, il entretient
bien ses animaux ; l'autre est indolent et vit au jour le jour;
bientôt il n'a plus même de blé pour la semence, ses ani-
maux dépérissent ou disparaissent, il se trouve sans aucun
moyen de culture : à quoi lui servirait son lot, puisqu'il ne
pourrait le cultiver? il se voit obligé d'en céder la jouissance
à son voisin et de donner également sa personne à gages.
Bientôt la coutume sanctionne tous ces arrangements•et
décide que ceux qui n'ont pas de moyens de culture suffi-
sants ne seront pas admis au partage.
Ainsi l'inégalité de la richesse mobilière, provenant du
travail et de l'épargne, détermine à la longue l'inégalité de
la tenure foncière. Il se crée graduellement ce que les
paysans (lu mir russe appellent « les familles fortes •» et
« les familles faibles »; les premières qui accroissent leurs
lots, les secondes qui finissent par s'en trouver privées et
ne sont déshéritées que parce qu'elles ont été incapables de
faire valoir leur part de l'héritage collectif. Les générations
passent sur tous ces faits, les consolidant, les généralisant;
les partages, devenant de moins en moins fréquents, s'opé-
rant entre un nombre de plus en plus restreint de familles,
finissent par disparaître complètement, par . avoir pour com-
pensation quelque impôt ou quelque redevance.
La date de ces transformations reste obscure, précisé-
ment, parce qu'aucun texte de loi, d'ordinaire, ne les a
effectuées.
Dans la seconde partie du domaine collectif, celle qui
est située loin du village, des faits analogues constituent
la propriété privée. Quelques hommes entreprenants pré-
lèvent, sans opposition de personne, car personne n'a
d'intérêt sérieux à s'y opposer, quelque parcelle dans ce
territoire surabondant ; ils la travaillent, la fécondent, l'en-
closent : l'exemple est suivi : tout le monde en profite,
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT. 113
mune ces familles faibles dont je parlais, qui, n'ayant pas
su garder leurs instruments de travail, parviennent à se
donner en service et, sur une production accrue, à obtenir
des gages ou plus assurés ou plus élevés.
Cette genèse de la propriété privée, elle est parfaitement
indiquée , non seulement par l'étude attentive des textes
anciens et des chartes du moyen âge, mais beaucoup plus
encore par l'examen de ce qui s'est passé, sous les yeux des
Anglais, dans beaucoup de districts de l'Inde, et de l'évolu-
tion dont on est témoin encore aujourd'hui dans le mir
russe et dans la dessa (collectivité) javanaise (I ).
Partout le fait instinctif, inconscient, généralisé, a précédé
la loi.
En voulez-vous d'autres exemples? La propriété littéraire
ou artistique, la propriété des inventions : certes, ce sont
là, suivant beaucoup d'observateurs frivoles, des créations
absolues de la loi; sans elle, dit-on, aucun de ces droits
n'existerait. Si, ils existeraient tous, parce qu'ils sont con-
froaiitneenst,allaé.nature des choses : seulement, l'exercice en se-
Il n'est pas besoin que la loi édicte qu'un auteur est pro-
priétaire de son manuscrit et le peut Vendre à qui il lui
plaira, pour que, en fait, tout écrivain soit libre de disposer
de sa chose et ait quelque facilité pour y réussir, au moins
en partie. Au siècle dernier, il y a deux siècles, un auteur
etinraii. etnà noumpouvait vendre son manuscrit quelques milliers de
francs à un libraire; celui-ci l'imprimait en cachette, le
grand nombre d'exemplaires et le lançait dans le
Public. Sans doute, d'autres libraires pouvaient en faire
é(tIa) Da tilne$ mon ou vral ft e Dseussra jea‘Cmonlateics et eA, j'ai ieét avec egsu
débris
de la iprzri,t):Itiéerpirotetis quive,etojiet,
cours
a.i ‘c-oeirsuejoert.rige: des observations
I
114 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des contrefaçons que la loi ne punissait pas. Mais le pre-
mier détenteur du manuscrit avait l'avance sur tous les
autres, une avance de plusieurs mois (car il faut du temps
pour publier un ouvrage); en outre, les concurrents tard-
venus devaient hésiter, sauf pour des ouvrages tout à fait
recherchés, à se lancer dans de grandsÇ'rais quand le
libraire ayant traité avec l'auteur aurait épuisé la première,
vogue, qui est de beaucoup la plus abondante.
Ainsi, la propriété littéraire existe avant toute loi'; seule-
ment, sans le secours de la loi, l'exercice de ce droit est en-
travé, il n'est que partiellement productif.
De même pour la propriété des inventions; elle est bien
avant la loi, pour une certaine durée du moins, dans la na-
ture des choses et dans le sentiment des peuples. M. de
Molinari, dans son récit (le voyage au Canada, nous fait
connaître un singulier précédent de la propriété des inven-
tions. Quand un sauvage, nous dit-il, a découvert un ter-
rier, il le marque d'un certain signe, et personne ne vient.
lui disputer le droit exclusif de prendre les animaux qui s'y
peuvent trouver.
Le propriétaire d'une invention mécanique ou chimique
peut en garder le secret pendant quelque temps, l'appli-
quer en silence, faire le mystère autour d'elle; cela le gêne,
sans doute, mais il peut néanmoins ainsi en tirer un cer-
tain parti, quelquefois un parti considérable. Ce droit, c'est,
la nature qui le lui a dévolu; mais l'exercice en est précaire,
sujet à troubles, comme le serait, pour celui qui a semé, le
droit de récolter, si aucune force n'arrêtait les maraudeurs.
Était-il nécessaire que la loi proclamât chose vénale une•
clientèle commerciale pour que pût se produire le droit
et. même le fait de vendre ces clientèles ? En aucune façon :
des milliers de transactions de ce genre se sont exécutées,
avant que le législateur y ait pensé.
L'ÉTAT ORGANE DC DROIT.
1 Hi
Aujourd'hui encore un mendiant vend ou loue sa place,
qu and elle est bonne, et qu'il renonce à l'occuper. Aucun
tribunal ne lui confère ce pouvoir. Mais le droit du premier
occupant est si général, si conforme à. la nature humaine,
à la nature des choses, à la paix sociale, qu'on en retrouve
des applications tout à fait imprévues en l'absence de toute
Croit-on encore que c'est la loi qui a créé les marques
sanction légale.
de fabrique et le prestige qui s'y attache? Non ; seulement
les fabricants étaient obligés, pour éviter la contrefaçon, de
multiplier et de modifier, en s'entendant avec leurs princi-
paux clients, leurs signes conventionnels.
Croit-on aussi que c'est la loi qui a créé le prêt à intérêt,
quand les trois quarts des législateurs se sont acharnés à le
proscrire ou à le mutiler ? Il a survécu à toutes les pros-
criptions, parce qu'il est conforme aux nécessités du déve-
loppement humain.
Il en est de même pour tous les droits. Il faut ramener à
la modestie cet homme • présomptueux et vain que l'on
appelle le législateur : il ne crée pas le droit, il en règle
l'exercice; il n'a aucune puissance créatrice ; il ne possède
qu'une force régulatrice, qui, malheureusement, dans des
mains étourdies, se transforme en un immense pouvoir de
Perturbation. La foi absolue en la raison raisonnante est
rune
léguées.
plus funestes superstitions que le xvme siècle nous
ai
Ce même siècle, cependant, avait trouvé la vraie définition
de la loi. Elle est admirable, elle incarne toute la sagesse
législative,
la
cette magistrale parole : « Les lois, dans la signi-
fication
dérivent de cett
cshonostesle.s»
J'ai été fort étonné
rapports nécessaires qui
nné qu'un écrivain aussi judicieux et aussi
sagace que M. Sorel en ait méconnu, dans son étude sur
116 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Montesquieu, toute la profondeur, toute l'exactitude, et
j'ajoute toute la netteté. Il trouve que cette formule est « la
plus vague eL la plus générale de toutes; » la plus générale,
oui, mais non pas la plus vague; je serais tenté de dire la
plus précise. « C'est une formule d'algèbre, dit M. Sorel,
elle ne s'adapte qu'à une grande distance et assez indis-
tinctement aux lois politiques et aux lois civiles. » Tout
autre est mon avis.
Je ne m'occupe ici que des lois civiles, la formule de Mon-
tesquieu s'y adapte merveilleusement. Le législateur, par
exemple, engage pendant des siècles, sur toute la surface
de la terre, une lutte contre l'intérêt du capital ; ce n'est
pas l'intérêt, c'est le législateur qui est réduit à capituler.
De même, non seulement pendant la révolution, mais
auparavant, au xv1ne siècle, en France, en Angleterre, on
fait des lois ou des arrêtés pour établir le maximum du
prix des marchandises ou du prix des loyers (il y a bien des
arrêts du parlement de Paris en ce sens), et la nature des
choses fait violence au législateur. Un décret gouverne-
mental, en 1818, non abrogé depuis, interdit le marchan-
dage, c'est-à-dire les sous-entreprises morcelées par un
entrepreneur général ; le marchandage se dissimule, mais il
persiste.
Aujourd'hui encore, on parle de supprimer plusieurs de-
grés de succession. La chambre peut-être votera cette me-
sure ; un ministre des finances naïf inscrira au budget un
certain nombre de millions comme produit probable de la
confiscation qu'il projette. Mais le droit de succession est
inhérent à la nature de l'homme, à l'empreinte personnelle
qu'il lient à avoir et à laisser sur les choses, aux liens
d'affection que crée en général la communauté d'ancêtres,
de nom, la persistance des relations; le testament déjouera
les projets du ministre; au lieu de quelques dizaines de
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT.
117
millions par année, la voracité irréfléchie de l'État ne re-
cueillera que quelques dizaines de mille francs (1).
( 1 ) D a éle: très souvent question en France de la suppression d'un
certain nombre de degrés successoraux pour l'héritage ab intestat.
Divers députés ont fait depuis 1880 des propositions dans ce sens, et
en 1888, M. Peytral, ministre des finances, préparait un projet de loi à
ce sujet. On s'imaginait trouver ainsi, les uns disaient 30, les autres 50
jour de semblables
reviendraient annuellement à l'État. Si l'on en vient à
voter uu emblables m ures, on éprouvera de vives et promptes
déceptions.
Si certaines législations, comme la nôtre, bornent au douzième degré,
cc qui est très éloigné, car les cousins germains ne sont qu'au quatrième
degré, les successions ab intestat, ce n'est pas qu'elles admettent qu'en
aucun cas la succession dévolue à l'État vaille mieux que la succession
dévolue à des particuliers; c'est par une raison purement pratique et
qui tient aux conditions de la vie moderne. On a pensé que dans nos
sociétés mouvementées où les déplacements sont fréquents, où les fa-
milles ne restent guère perpétuellement à leur lieu d'origine, la parenté
au delà du douzième degré devient en général fort incertaine, qu'elle
est sujette à contestation, à procès et que, dans ce cas, les successions,
quand aucun testament n'est intervenu, ne sont, d'ordinaire, que la
cause de litiges inextricables qui absorbent tout l'actif. Voilà la raison,
la seule, qui a dicté notre législation. C'est eu quelque sorte un conseil
qu'adresse le Code aux personnes n'ayant que des parents excessivement
éloignés de faire un testament pour éviter que leur héritage soit dévoré
par les gens d'affaires.
Ce n'est pas dans une pensée de lucre personnel que l'État e fixé cette
lointaine limite du douzième degré; en fait, cette limitation ne lui
apporte que très peu de profit ; les successions en déshérence qui échoient
a l'État sont insignifiantes. Eu 1886, elles se sont élevées à 2,570,949 francs
Pour un budget de plus de 3 milliards. Encore doit-ou dire que ces
2,570,949 francs proviennent d'un nombre considérable de toutes petites
successions. Il suffit qu'il y en ait cinq ou six mille par an de quelques
Ceen t ialec ntaines de francs pour former ce maigre total. C'est ainsi que l'on
voit, chaque trimestre ou chaque semestre, le Journal officiel publier
ln montant des dépôts aux Caisses d'épargne qui ont été abandonnés.
11 s'eu trouve des quantités, dont la plupart s'élèvent soit à quelques
soit à quelques francs, très peu atteignant ou dépassant
50 francs. Au-dessous de ce chiffre, il est bien des hommes dont la vie
est m
ouvementée et qui, changeant de lieu, de métier, passant pardes vicissitudes diverses, oublient de retirer les quelques francs, parfois
seul
ement les quelques centimes qu'ils ont dans une caisse d'épargne
lointaine, Mais dès que la somme est importante, soit pour un dépôt à
ces c
aisses, soit pour un actif mobilier ou en valeurs, le mourant s'enso
ucient et, à moins que la mort ne le saisisse soudain en pleine sauté
e. n pleine activité,
aime mieux léguer son avoir soit à un parent
éloigné, soit à un ami, soit à un domestique, soit à une oeuvre de bien-
113 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
S'agit-il d'impôts dont le législateur veut faire un instru-
ment d'égalisation des conditions? le phénomène de la ré-
faisance on de charité ; les fortunes privées ont horreur de l'imperson,
nalité; elles n'aiment pas à s'y perdre; elles font tous leurs efforts pour
y échapper : or, l'État, ce grand État moderne de 40 millions d'âmes,
de GO millions, de 100 millions, de 300 millions même, suivant les cas,
c'est l'impersonnalité par excellence.
Si l'ou veut juger de la faible relation qui existe entre les successions
en déshérence dont profite l'État et les successions qui sont dévolues
des étrangers, le calcul est facile à faire. Le Bulletin de statistique et
de législation comparée du Ministère des finances (tome II de 1887, pages
146-147 et 118-150) nous en fournit les moyens. Eu 1880, l'ensemble des
successions dévolues à des personnes non parentes s'est eleNt à 220 mil-
lions, 21,056 francs ; or, les successions en déshérence dont l'État a pro-
fité n'ont monté qu'à 2,570,940 francs, soit 1,15 p. 100 environ du total
des successions entre étrangers. Dans la même année 1S86, les succes-
sions au delà du quatrième degré jusqu'an douzième (or, remarquez
qu'il n'est question de supprimer le droit successoral qu'au delà , du
sixième degré) n'ont monté qu'à 102.736,436 francs. En appliquant à cet
ordre de succession la même proportion de déshérences qu'aux succes-
sions entre étrangers, on voit que l'État hériterait seulement, par la
suppression du droit successoral ab intestat, de 1,150,000 francs environ
par au.
La suppression de plusieurs degrés successoraux serait une oeuvre de
brutalité, mais aussi de naïveté. Ce n'est pas le tout que de vouloir
confisquer les biens, il faut encore rendre la confiscation inévitable ; or,
le testament ouvre une porte par laquelle passeraient toutes les for-
tunes privées pour échapper à l'État, et quand mémo le testament
serait interdit, le placement à fonds perdu supprimerait eu fait l'héré-
dité de l'État.
Voici pour l'année 1886 comment se sont réparties en France les va-
leurs successorales et les droits fiscaux dont elles ont été grevées.
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT.
119
percussion ou de la diffusion des taxes vient déjouer ses
e fforts. Il y a, dans la nature des choses, mie ironie qui se
rit du législateur et se venge de ses atteintes.
L'État moderne malheureusement, avec sa présomption
de vainqueur électoral, de représentant d'une majorité
fraîchement formée, avec sa hâte de détenteur précaire du
pouvoir, veut souvent ignorer la nature des choses et la na-
ture des hommes. Il a établi, sous le nom de parlements
permanents, des usines de législation continue, travaillant
comme les métiers continus de filature. Il jouit ainsi d'une
grande force perturbatrice. Heureusement l'obstruction des
oppositions parlementaires arrête souvent la vitesse de
cette orgueilleuse machine. Heureusement aussi la plasticité
sociale, plus ou moins entravée, finit par trouver des com-
binaisons qui suppriment ou atténuent les effets des fantai-
sies législatives.
6 ,
Entre personnes non paren-
tes
11.21 0/0 220.021.016 2 .752.360
Totaux 'o.:ifii1.21 I 176.727.042
Il appert de tout ceci que l'État, s'il veut supprimer des degrés de
succession, n'en retirera aucun profit, à moins qu'il ne supprime éga-
lement la faculté de tester; même alors le placement à fonds perdu,
qu'on ne peut pas empêcher, lui ferait concurrence et, avec le temps,
réduirait sa part presque à néant.
• Degrés de parenté.
Taux dit droit Valeurs
(décimes compris).
successorales.
Francs.
Droits perçus
par l'État.
Francs.
En ligne directe 1.20 0/0 3.583.242.111 44.i91.824
2 0 Entre époux 3.75 — 520.707.045 10.526.514
3° En ligue collatérale : entre
frères et soeurs, oncles et tan-
tes, neveux et nièces
8.121 — 814.210.210 66.158.161
4 ,
Entre grande-oncles, grand'-
tantes, petis-neveux, petites-
nièces, Cousins germains 8.75 128.'275.774 11.224.130
5, Entre parents
au delà du
quatrième
degré jusqu'au
douzième 10 — 102.73G. i36 10.273.'344
Comme représentant de la perpétuité sociale, l'État doit veiller à la
conservation des condilious générales d'existence de la nation, page
120. — Conservation du climat, du territoire cultivable, des richesses
naturelles qui ne se reproduisent pas, page 121. — Dans cette tâche
l'État peut être aidé par les particuliers on les associations, mais il ne
doit pas s'abstenir, page 121.
Merveilles de la Hollande dans sa lutte contre les eaux, page 121.
Exemples eu France de belles études théoriques et de beaux tra-
vaux pratiques pour cette oeuvre de conservation ,générale, page 122.
La politique hydraulique est chez les peuples de l'Europe à peine
à son début, page 122. — Le rôle de l'État peut être considérable
pour la conservation ou le repeuplement des forêts, page 123. — Son
intervention en cette malière est beaucoup plus nécessaire dans les
pays méridionaux que dans les septentrionaux, dans les pays démo-
cratiques que dans les pays aristocratiques, page 124.
De l'infériorité de la France, relativement aux États allemands,
pour l'entretien des forêts domaniales, page 125. — L'État doit faire
observer les lois sur la chasse et sur la pêche, et préserver d'une
exploitation destructive les richesses naturelles qui ne se reproduisent
pas, page 126. — Insuffisance de l'État moderne pour l'accomplisse-
ment de cette tâche importante, page 127.
J'arrive à la troisième
• fonction de l'État, l'une des plus
importantes et des moins bien remplies. Je ne ferai qu'en in-
diquer les grandes lignes.
L'État est le représentant de la perpétuité sociale, il doit
veiller à ce que les conditions générales d'existence de la
nation ne se détériorent pas; c'est là le minimum; ce qui
vaudrait mieux encore, ce serait de les améliorer.
Les conditions générales d'existence de la nation sont
des conditions physiques et des conditions morales. Je, ne
SERVICE DE CONSERVATION GÉNÉRALE. t21
arlerai en ce moment que des premières, qui sont moins
Eues consistent d'abord, autant que l'homme y peut
Psujettes à contestation.
réussir, dans le maintien ou l'amélioration du climat, dans
la conserva tion du territoire cultivable, dans la protection
des richesses naturelles qui ne se reproduisent pas. Pour
l'accomplissement de cette tâche multiple, qui est l'une de
celles que le passé a le plus négligées, l'État doit lutter tantôt
contre certaines forces naturelles qui ne se laissent pas
aisément contrôler, tantôt contre la cupidité ou l'impré-
voyance des générations actuelles.
Maintenir intact le sol contre les fléaux de la nature qui
sans cesse le menacent, c'est-à-dire, dans des contrées
comme l'Europe, protéger le littoral contre les envahisse-
ments de la mer, les terres intérieures contre les inonda-
tions et les ravages des cours d'eau, préserver le pays de la
sécheresse par la conservation des forêts, voilà des tâches
qui n'incombent pas à l'Etat seul, mais pour lesquelles il a
qualité. Il peut être aidé par les particuliers et les associa-
tions; il ne doit pas se résigner, toutefois, à l'abstention.
La Hollande a fait des merveilles clans sa lutte contre la
mer. Tous les éléments de la nation y ont contribué : M. de
Laveleye, grand partisan en général de l'intrusion de l'État,
a exposé, dans son ouvrage sur l'Agriculture belge, toutes
les conquêtes agricoles que des particuliers entreprenants
ont faites sur les flots dans les Flandres et en Néerlande
ces riches terres que l'on appelle des polders sont des triom-
phes de l'industrie privée ; mais il avait fallu auparavant
quedistrict, des syndicats libres de propriétaires de tout un
i t soit plus généralement des communes ou des pro-
vinces, construisissent des digues et fissent les ouvrages
P rincipaux. Le ministère des eaux est l'un des premiers
départements ministériels de la Hollande.
CHAPITRE IV
FONCTION DE CONSERVATION GÉNÉRALE.
122 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Le profit actuel ou prochain n'est pas toujours suffisant
pour pousser les particuliers à l'action en ces matières; puis,
l'oeuvre, pour être efficace, doit souvent s'étendre sur une
surface considérable ; il faut parfois l'entente et le concours,
non seulement d'un grand nombre d'habitants d'un district,
mais de tous ou presque tous les détenteurs du sol dans ce
district. Quand cette entente vient à manquer, l'intervention
de l'État, soit sous la forme mitigée, soit sous la forme
absolue, est justifiée. La France peut se vanter de quelques
beaux travaux dans ce genre. L'inspecteur général des
ponts-et-chaussées l3rémontier trouva, vers la fin du xville
siècle, le moyen de fixer les dunes du golfe de Gascogne
entre la Gironde et l'Adour et les couvrit de fort belles
forêts de pins, préservant ainsi les villages et les terres
cultivées. Dans le courant de ce siècle un autre ingénieur
du môme corps, M. Cbamhrelent, sut faciliter l'écoulement
des eaux dans les Landes, assainir le pays par de nouvelles
plantations, de sorte que des terrains ont été gagnés sur des
marécages et sont devenus productifs pour la nation. On
peut citer quelques autres exemples soit d'études théoriques,
soit de travaux pratiques entrepris par des fonctionnaires
de l'État pour des oeuvres de conservation générale.Un ingé-
nieur public, M. Surrel, a publié notamment un fort beau
livre sur les torrents et a demandé le reboisement des
Alpes. Son appel a amené le gouvernement à faire voter des
lois et à prendre des mesures, incomplètes encore, pour re-
boiser les montagnes et régulariser les eaux
On peut dire que la politique hydraulique est chez les
peuples de l'Europe encore en enfance. Les cours d'eau doi-
vent être régularisés, endigués; jusqu'ici, on les a considérés
principalement au point de vue de la circulation des mar-
chandises. Il y a un autre intérêt, celui des irrigations, celui
de la régularisation du débit, de la création de réservoits et
SERVICE DE CONSERVATION GÉNÉRALE. 123
de forces motrices. On peut, par des travaux sagement con-
duits, gagner à la fois du terrain, de la sécurité et de l'eau.
Le dessèchement des marais est aussi une des tâches
dont l'État peut s'occuper, soit pour la concéder en la sur-
veillant, soit pour l'exécuter lui-même. Les particuliers ne
sont pas toujours impropres à cette tache : on sait que le
prince Torlonia vient de dessécher en Italie le lac Fucino,
oeuvre d'ostentation peut-être, appartenant à ce genre de
sport aristocratique, presque royal, dont je parlais ici dans
précédent chapitre. En Grèce, une compagnie française a
desséché le lac Copaïs. En Algérie, la grande compagnie
un
minière de Mokla-el-Hadid s'est chargée du dessèchement
du lac Fezzara, près de Bône. L'État n'est donc pas seul à
pouvoir exécuter ces grandes tâches; mais là où l'initiative
privée languit et où les ressources publiques abondent, il ne
doit pas s'en désintéresser.
Aux eaux se rattachent les forêts : c'est ici encore que le
rôle de peut être considérable.
Partout où l'homme s'établit, sous le régime pastoral ou
au premier stage du développement agricole, il détruit les
bois: il le fait d'abord dans un intérêt de sécurité, puis dans
un intérêt de salubrité, enfin par avidité, pour étendre les
pâturages de ses troupeaux ou pour vivifier avec les cendres
les terres qu'il ne sait pas amender. Ces destructions, pen-
dant longtemps, n'ont que des inconvénients modiques,
parce que, les bois couvrant presque tout le pays, on peut,
sans troubler le régime des eaux, en restreindre l'étendue.
Mais un jour arrive où il faut maintenir, particulièrement
sur les plateaux et sur les pentes, les massifs qui ont sur-
vécu, les restaurer môme. Il ne s'agit pas dans cette oeuvre
d'assurer des bois à la marine, ou d'empêcher le bois de
l'enchérir
. , ou bien encore de faire participer l'État, c'est-
à-dire i ndirectement tout le monde, aux bénéfices éventuels
Ii
121 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
de la hausse du bois; ce sont là des considérations secon-
daires. 11 s'agit surtout de maintenir le régime des eaux et
les conditions climatologiques.
L'intervention de l'État, représentant la perpétuité, est
ici justifiée : elle est, toutefois, inégalement utile clans les
différents pays, suivant diverses circonstances. Elle est plus
essentielle dans les contrées méridionales que dans les tem-
pérées; elle est plus nécessaire dans les pays démocratique
que dans les pays aristocratiques, ou dans ceux qui comp-
tent de nombreuses et fortes corporations.
Presque partout le paysan n'aime pas la forêt; dans le
Midi, il n'aime pas l'arbre; il n'a qu'une faible idée de l'uti-
lité indirecte des choses. Les grandes et les moyennes pro-
priétés, les parcs auxquels s'attaque la frivolité démocra-
tique, rendent, à ce point de vue, de réels services à la
communauté; ce sont des réserves d'arbres, de gazon,
d'humidité, d'oiseaux.
En Angleterre, gréce au climat, aux propriétés géantes,
aux goûts des port, l'État peut se passer d'intervenir dans le
régime des forêts et des eaux. Il y a là en quelque sorte une
forêt diffuse et espacée sur tout le territoire. De même en
Belgique; il n'en est pas ainsi en France, ni en Espagne, ni
en Italie, ni surtout en Afrique.
L'intervention de l'État dans le régime forestier repose
sur de tout autres principes que son intervention dans la
production agricole habituelle : ici, il n'a rien à faire, ou
presque rien; là son rôle peut reposer sur des considéra-
tions d'un ordre tout à fait général. Ce n'est pas pour accroî-
tre la production présente, ni pour suggérer (les méthodes
nouvelles, ni pour guider l'agriculteur; l'État ne s'y enten-
drait guère : c'est simplement pour opposer l'intérêt per-
pétuel, universel, à l'intérêt immédiat et local. Ainsi le
déboisement des Alpes nuit à la Provence tout entière.
SERVICE DE CONSERVATION GÉNÉRALE. 125
Autrefois, l'action de l'État était beaucoup moins néces-
saire dans ce service ; plus nombreuses, les forêts se trou.;
vaient beaucoup mieux entretenues, à cause des corpora-
tions, notamment des religieuses, qui ont plus en vue la
pratiquent le détachement du temps présent;perpétuité e
aussi des préjugés nobiliaires qui, pour la conser-
vation de la chasse, préservaient les forêts.
Aujourd'hui, une grande partie de cette tâche incombe à
l'État, à l'État central, non pas à la commune, souvent
ignorante et imprévoyante. Ce n'est pas seulement en France,
c'est au Canada, en Australie, au Brésil, qu'il en est ainsi.
Si l'État français aménageait bien les 986,000 hectares de
forêts domaniales, dont beaucoup, dans les circonscriptions
de Chambéry, Ajaccio, Gap, sont de simples terrains em-
broussaillés, estimés à une valeur de 300 francs, de 280,
de 220 francs par hectare en moyenne ; s'il repeuplait d'ar-
bres les pentes des montagnes; si, par un contrôle attentif,
il forçait les communes à reconstituer les 1,823,000 hecta-
res de bois qu'elles possèdent, et à transformer en forêts
une partie des 2,696,000 hectares de communaux incultes,
pâtures ou garigues, indépendamment des 335,000 hectares
communaux en culture qu'il pourrait laisser clans leur
situation présente, l'État remplirait son rôle de représentant
de la perpétuité nationale, il rendrait des services sérieux
aux générations futures (1). De même pour les lois sur la
(1) LesÉtats allemands se préoccupent beaucoup plus que ne le fait la
France de la conservation des forêts. Au million d'hectares de nos forêts
domaniales et à nos 1,800,000 hectares (le médiocres bois communaux,
l
'Allemagne, dont le territoire n'est que (le 4 p. 100 environ supérieur
a Cel ui de la France, peut opposer 4 millions 431,000 hectares de forêts
appartenant aux États, 2 mitions 315,000 hectares de bois communaux
et 170,000 hectares appartenant aux églises ou aux corporations, outre
5 ,050,000 hectares qui sont la propriété de particuliers (Voir notreTraité de la science des finances. 4 e édition, tome I, page 48).
La France et l'Allemagne pendant longtemps se plaçaient, d'ailleurs,
426
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
chasse, sur la pêche, non seulement fluviale, mais maritime,
pour la préservation de toutes ces richesses naturelles que
l'homme épuise, l'État devrait avoir une prévoyante rigueur.
Beaucoup d'entre elles disparaissent, traquées et exploitées
sans miséricorde : ici ce sont certaines espèces de poissons,
là les oiseaux, ailleurs les baleines, dont il n'existe plus '
guère ; ailleurs encore les éléphants avec leur ivoire, autre
é des points de vue différents, en ce qui concerne les foréts domaniales.
Chez nous on ne les considérait guère que comme une source de revenu.
Jusqu'à un temps très proche de nous, on ne s'occupait que fort peu de
les améliorer, de repeupler les clairières, si nombreuses surtout dans le
midi. Malgré que, à la fin du second empire, on eût voté (les lois pour
le reboisement, le crédit affecté à ces travaux en 1876 ne s'élevait qu'au
chiffre intime de 1,183,000 francs ; encore comprenait-il des subventions
aux particuliers, de sorte qu'il restait bien peu de chose pour les travaux
à faire par l'État. Eu 1879, il est vrai, ce crédit e été porté à 1,683,000 fr.,
puis, en 1883, à 2,667,000 francs.
Les États allemands out fait, de tout temps, de bien plus grands sa-
crifices pour sauvegarder leurs richesses forestières.
Dans le duché de Bade, de 1850 à 1856, on a semé ou planté 21,262 ar-
pents, c'est-à-dire environ 6,000 hectares, un millier d'heclares par an :
la France, si elle opérait avec la même activité, devrait semer ou planter
20,000 ou 25,000 hectares annuellement : encore ce chiffre serait-il trop
faible. Dans le Wurtemberg de 1830 à 1852 on a planté ou semé com-
plètement 32,287 arpents, environ 0,000 hectares, qui auparavant n'étaient
pas en forêts, et l'on a amélioré 267,700 arpents, soit 70,000 hectares,
c'est une moyenne de 410 hectares mis en forêts et 3,200 améliorés tous
les ans : si l'on multiplie ces chiffres par 20, ou verra ce que la France
devrait faire. Bade, en 1870, a dépensé 58,000 florins, soit 124,000 francs
en culture forestière (Waldeulturen); la Bavière, dans la même année,
308,000 florins, soit 659,000 francs : la France a huit fois la population
et beaucoup plus de huit fois la richesse de la Bavière : elle devrait donc
dépenser plus de 5 millions de francs pour la même destination : la
Prusse proprement dite a consacré, en 1870, aux cultures forestières et
aux améliorations (V ermehrung und Einrichlung) 814,000 thalers, soit
3,043,000 francs : la même proportion, par rapport à notre population,
exigerait de nous une dépense annuelle de 4 millions de francs • or, les
cultures forestières proprement dites ne prélèvent pas sur notre budget
plus de 2 millions et demi ou 3 millions au plus.
L'État démocratique, plus agité, à personnel plus variable, plus sou-
mis aux influences électorales, craignant de mécontenter quelques
villages ou quelques groupes d'usagers, ayant, d'ailleurs, dans toute sa
manière d'être, moins le sentiment du lointain avenir, reste fort en
deçà des vieilles organisations administratives stables pour ces grandes
oeuvres de préservation générale.
SERVICE DE CONSERVATION GÉNÉRALE. 19'7
part la gutta-percha, autre part encore le quinquina. Oui,
la préservation de ces richesses exceptionnelles, l'État
a
pour jouer, car l'État, nous l'avons vu,'
P ii rôle conservatoire à
est surtout un organe de conservation.
L'État moderne doit jouer ce rôle : est-il bien préparé à le
rem
plir? Rappelons-nous ce qu'est l'État moderne : il est
électif à tous les degrés, électif pour de brèves périodes ; il
a la terreur de l'électeur, particulièrement des électeurs re-
t-il sous nos yeux ? Un ministre de Pagricul-
muants,
tese e agités. gi t é sQi
ture (1) emploie son temps à détruire la belle ordonnance
de Colbert sur les eaux et forêts. Il disperse l'École de Nancy;
il accroît les tolérances pour le pacage, pour les droits
usagers; il tend à faire de la forêt une proie pour les rive-
rains; il annule les procès-verbaux ou défend d'en faire. IL
transforme les gardes-généraux et les inspecteurs en agents
politiques, c'est-à-dire dépendants, dégradés, impuissants.
Pour la chasse, pour la pêche, sur tout le territoire, du
grand au petit, on tolère les mêmes abus.
L'État trahit ainsi sa cause ; il se fait l'associé, le complice,
cporeservels.e provocateur de ce pillage acharné des richessesll
rt,lt'aat, les
trois
J' i examiné
ce livre trois des principales tâches de
plus incontestables ; j'ai mis en présence
mu lde cestâches l'État moderne; je' l'ai in errogé sans pas-
sion, sans désir de le trouver en faute, scrutant simple-
inspire.
les moyens d'action dont il dispose et l'esprit quil
et Jr'rai ivovlue, q1;:et,adt istrait
par d'autres soins d'ordre subalterne
•des richessesl%lV tten. aideonina sq
moderne s'acquitte assez mollement de sa
tèuraen(dleoclie siemplilaticeieunnailmuenonI tré ce qu'il advient
uniquement au point de vueé ctoral.
128 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
fonction de sécurité; qu'il porte, au contraire, une activité
confuse, déréglée, souvent perturbatrice, dans sa mission
législative, qui consiste simplement à reconnaître les diffé-
rents droits, à les sanctionner, à en régler l'exercice et les
rapports réciproques, il définir, à constater et généraliser
les adaptations nouvelles que les variations du milieu social •
ont rendues nécessaires et qu'elles ont déjà effectuées sous
la forme d'usages libres.
Enfin, quant à la tache de conservation des conditions
physiques du développement national, il ne m'a pas paru
que l'État moderne s'en acquiltàt avec la fermeté et l'esprit
de suite qui importe à l'avenir de la nation. Nous allons
passer maintenant en revue les besognes multiples el acces-
soires dont l'État moderne s'est chargé ou qu'il prétend
accaparer.
•r
LIVRE IV
LES TRAVAUX PUBLICS, L'ÉTAT CENTRAL ET LES
MUNICIPALITÉS
CHAPITRE PREMIER
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF SUR LE DÉVELOPPEMENT
DES TRAVAUX PUBLICS.
Impossibilité d'une règle fixe et universelle pour l'intervention de l'État
en cette matière, page 130. — Les travaux publics pacifiques et les
travaux publics militaires, page 130.
Caractères très divers des travaux publics : ceux de conservation
générale incombent incontestablement à l'État, page 130. — L'exécu-
tiaoge
131.
npleut en titre déléguée à des particuliers ou à des associations,
ag
Le genres de travaux publics qui passionnent le plus les contem-
porains, les entreprises de viabilité, laissaient presque indifférents
les peuples anciens, page 131. — La construction de routes ou de
chemins est l'une des applications les plus tardives du principe de la
tdoi;:iessit7padguetrI a.:2,a.
il et de celui de la capitalisation, page 131. — L'usage
de la bête de somme reste à introduire sur des immensités de terri-
Les diverses phases de l'art des communications se présentent en-
core successivement à l'observateur qui passe d'un continent à un
autre, page 132. — Les porteurs humains, les caravanes ou les convois
de mulets, le roulage accéléré, la locomotive, page 132. — Différence
de prix de revient de chacun de ces transports, page 133.
Proportions de la surface de la planète qui ne jouissent que de l'un
des modes inférieurs de communication, page 134.
C est la guerre qui a fait ouvrir les premières routes, et qui en fait
encore construire dams les pa ys barbares soumis aux Européens,
Page
1 34. — La voie romaine, les routes des Alpes, les chemins de ferde l'Asie centrale, page 134. — l'esprit se familiarisa graduellement
9
in lij
130 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
avec l'idée que les routes sont un instrument de paix, page 135. —
Les travaux publics ont successivement, pour les peuples, été un
objet d'indifférence, puis d'intérét, ensuite d'engouement, enfin de .
passion, page 136.
Après la sécurité et la justice, il semble que les travaux
publics constituent la fonction la plus essentielle de l'Étatil
est certain qu'il ne peut complètement s'en abstenir; il ne
l'est pas moins qu'il y peut commettre de grands abus.
Une règle précise, fixe, universelle, pour l'intervention de
l'État en cette matière, ne se peut guère indiquer. L'obser-
vation et l'expérience fondée sur l'histoire, sans fournir des
formules exactes, suggèrent, toutefois, aux États judicieux
la conduite qui, dans cet ordre d'entreprises, convient le
mieux au bon aménagement des forces nationales.
On peut diviser d'abord les travaux publics en deux
grandes catégories : les pacifiques et les militaires. Pour ces
derniers, il n'y a aucune contestation : la charge en incombe
à l'État, c'est-à-dire à ce pouvoir général coercitif qui sou-
met tout le territoire à la double contrainte de la loi et de
l'impôt.
Ce ne sont pas les villes ou les districts fortifiés qui doi-
vent faire seills les frais des forteresses et des ouvrages dé-
fensifs; c'est aussi tout le pays qui est derrière eux et dont
ils ferment l'accès.
Quant aux travaux publics pacifiques, qui de beaucoup
sont les plus nombreux, le caractère en est singulièrement
varié et se prête à des solutions très diverses.
Certaines oeuvres appartiennent évidemment à la catégorie
que nous désignions, dans le livre précédent, par la formule
d'entreprises de conservation générale : ainsi les travaux de
digues, de protection contre les inondations, les ouvrages
purement défensifs contre les dérèglements de la nature.
Ils incombent en principe à l'État sous l'une de ses trois
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
131
formes de pouvoir national, pouvoir provincial ou pouvoir
e°1111,airipuert d'entre eux n'étant susceptibles d'aucune ré-
munération directe, exigeant, en outre, le concours très
malaisé à obtenir de tous les habitants ou de tous les pro-
priétaires d'un district, le pouvoir général coercitif est le
seul qui, d'ordinaire, s'en puisse charger. Mais il faut, même
ici, distinguer la question d'application de eelle de principe :
ces tâches élémentaires, qui incontestablement sont du ressort
de l'État, celui-ci peut, avec avantage, dans certaines cir-
constances déterminées, en déléguer l'exécution à de sim-
ples particuliers et à des associations libres.
Sauf en quelques rares pays comme la Hollande, les tra-
vaux dont je viens de parler ne tiennent qu'une place très
secondaire dans l'activité nationale. Ce sont en général les
'voies de communication qui, chez les peuples modernes, ont
accaparé le titre de travaux publics.
De tout temps, sans doute, on s'est occupé de rendre le
pays accessible aux hommes et aux marchandises : les an-
ciens n'ont pu se dAsintéresser des travaux de ports ; ils y
joignaient la rectification, parfois la canalisation de certains
cours d'eau; ils construisaient des ponts; quelques peuples
de l'antiquité mit excellé aussi dans les grandes œuvres
urbaines, les Romains, par exemple, pour les égouts.
Mais le genre de travaux publics qui passionne le plus nos
conte
mporains, les entreprises de viabilité, laissait assez in-
di fférents les peuples de l'ancien temps. Ils n'avaient pas la
.con
ception exacte des résultats que, pour la richesse natio-
sneaaoletni depeteuvlatoi dfeaisrcedileitécodlme mlauvni iec,a ltio n . peut obtenir d'un bon ré-
sion du
que a construction des routes et des chemins
est l'un des produits les plus tardifs du principe de la divi-
t
ravail, I une des applications les plus récentes de
132 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
l'idée de capitalisation. La mer, les fleuves, les rivières,
l'étendue brute et informe des plaines, les clairières des
rets, les sentiers étroits et mal frayés, voilà ce qui com-
posa, pendant de très longues séries de siècle, l'appareil
circulatoire des nations.
Michel Chevalier écrivait, il y a une quarantaine d'années,
que la charrette était inconnue des neuf dixièmes de, la
planète. Encore ne disait-il pas assez : rhème l'usage de
la bêle de somme reste aujourd'hui à introduire sur des.
immensités de territoires beaucoup plus vastes que l'Eu-
rope.
Sans remonter, certes, à l'âge de pierre, en s'en tenant
la terre habitée du rixe siècle, les diverses phases de l'ar1, des
communications se présentent à l'observateur, qui passe
d'un continent à un autre, exactement comme les flores des
divers climats s'offrent successivement à l'ascensionniste dans.
les montagnes des tropiques.
Voici d'abord l'énorme file des porteurs, chargés chacun
d'une trentaine de kilogrammes sur la tête, processions in-.
terminables pour un mince bagage; les gravures des jour-
naux géographiques illustrés ont rendu familiers ces cor-
tèges encombrants de Stanley, de Brazza et de leurs émules.
Même des pays avancés en civilisation, comme l'Annam et
le Tonkin, en dehors de la zone des voies navigables, en
sont encore à ces pénibles et coûteux •transports par les
coolies.
Puis vient la caravane de chameaux que l'on rencontre
dans le nord de l'Afrique et dans les déserts de l'Asie, ou
bien encore le défilé indéfini de plusieurs milliers de mulets.
qui est nécessaire à la moindre de nos colonnes expéditi on
-naires en Tunisie et dans le sud algérien; ensuite la lente
pérégrination des pesantes et énormes voitures de roulage
traînées avec des relais fréquents par cinq, six ou huit che--
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
133
/.aux; enfin la locomotive aux grandes roues accouplées re-
morquant, sans effort, sur une surface presque absolument
plane et exempte de toute courbe accentuée, cinquante
iva;0insdeedixtonnneasncth
Voilà, en s'en te connaissances actuelles, les
quatre procédés, successifs pour les nations civilisées, mais
simultanés encore ou juxtaposés sur la surface du globe,
qui représentent les quatre phases principales de l'art des
Et l'on ne saurait dire lequel des progrès a été le plus
communications.
efficace et le plus bienfaisant, la substitution de la bête de
somme au porteur humain, ou celle de la charrette au bât de
la bête de somme, ou celle toute récente du wagon sur la
voie ferrée à la charrette perfectionnée.
Un statisticien exact et ingénieux, M. de Foville, a calculé
que le transport d'une tonne de marchandises coûte en
moyenne par des porteurs humains 3 fr. 33 par kilomètre,
par bête de somme, cheval ou mulet 0 fr. 87, par chameau
0 fr. 42 centimes, par le roulage ordinaire 0 fr. 20 à 0 fr. 25,
par le roulage accéléré 0 fr. 40 à 0 fr. h5; enfin le tarif
moyen oderis.. 0c 6he(m1).ins de fer français est aujourd'hui infé-
rieur à
Encore ces prix, qui représentent des moyennes, ne sont-
ils pas les prix extrêmes. Il est des voies ferrées en Améri-
qu e où le transport de la tonne de marchandises coûte moins
de 1 centime 1/2 par kilomètre ; il est des contrées, comme
naguère l'intérieur du Sénégal, avant le chemin de fer du
Haut
-Fleuve, où le transport d'une tonne représentait plus de 5
00 G francs par kilomètre. C'est donc dans la proportion pres-
que de I à 1,000 que varie, sur notre globe, au momentpr(éi s) eLnati,ralens p2ix
,d. 0 transport kilométrique des marchan-
„_. .
Maa01). des moyens de Iramport et ses conséquences e'co-
" t'Iniques et
A. de Foville (1880), pages 47 et suivantes.
134 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
dises (1). Un cinquième peut-être de la planète attend en-
core la substitution de la bête de somme au porteur humain;
•
trois autres cinquièmes de la planète n'ont pas encore effec-
tué le remplacement de la bêle de somme par le chariot ; et,
•
en dépit des 530,000kilomè.tres de chemins de fer dont s'enor-
gueillit la civilisation occidentale, il n'y a pas, à l'heure
Incite, un vingtième des localités du monde habité qui soit
à la distance de moins d'une journée d'une voie ferrée.
Nous (lisions que les chemins et les routes ont été un&
des applications les plus tardives de la notion de capitalisa-
tion. Soustraire à la production immédiate des bras et des
et des moyens de consommation pour créer cet instrument
d'une utilité aujourd'hui si évidente, la route, c'est une
idée qui ne pouvait venir facilement à l'esprit des peuples
primitifs.
Comme dans bien d'autres cas, c'est la guerre ici qui a
préparé l'avènement de l'art de la paix. C'est clans un inté-
rêt stratégique qu'ont été faites les premières routes. Ces
voies romaines, dont on retrouve et dont on admire les
vestiges, avaient pour objet principal le passage facile des
légions; leurs très grandes pentes, qui étonnent nos ingé-
nieurs, indiquent un très faible usage du chariot.
Aujourd'hui encore, la première oeuvre d'une nation con-
quérante dans un pays barbare, c'est, pour un intérêt
(1) Quant aux durées de transport, un colporteur ne peut guère faire
en moyenne que 30 kilomètres par jour; un chameau peut fa i re 40 Id-
lornèties parjour pendant un mois consécutif ; les deux carrosses publics
qui partaient deux fois par semaine de Paris pour Dijon et (le Dijon
pour Paris, vers 1092, mettaient huit jours en hiver et sept en été Wu'
faire ces 75 lieues. Les diligences ou les messageries mettaient de Tou-
louse à Paris, huit jours en 17 ,, 2, cent dix heures en 1832, quatre-vingts
heures en 1848, de. Lyon à Paris cinq jours en 1782, quatre-vingt-
quatre heures en 1832 et cinquante-cinq heures en 1848. Aujourd'hui
pour les mènes distances, par les trains les plus rapides, il ne faut que
quatorze heures et neuf heures respectivement (Voir Foville, opus cita-
it/Al, pages 4 et suivantes).
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
9 M
taire, la construction de routes. Nous l'avons fait, chez
nous-mêmes, à la suite de guerres civiles, dans notre Ven-
dée; nous le faisons dans notre Afrique, dans notre Indo-
«routes des Alpes, sous Napoléon P r , même les super-
carrossables de Louis XIV, noyaux de nos routes
ibGl eiallis oti i :soveiliaels eesaacrtruelles, avaient tout aussi bien un intérêt de
police qu'un intérêt de production.
Le chemin de fer de l'Asie centrale, construit par le gé-
néral Annenkof, est le plus bel exemple contemporain de
ces oeuvres stratégiques tournant au profit de la civilisation
universelle.
L'État, cet organisme qui est avant tout et qui restera
toujours par-dessus tout un organisme militaire et diplo-
matique, a donc créé l'embryon d'un réseau de routes sim-
plement dans un intérêt de sécurité. La fonction économi-
que ne lui apparaissait pas ; elle ne se dégageait pas de la
fonction stratégique.
Une fois ce premier effort fait, l'État, que les nécessités
militaires ne contraignaient plus, eut une tendance à se
reposer. Il se reposa longtemps.
Mais la charrette avait été trouvée ; le bienfait des routes
se faisait sentir aux riverains et, de proche en proche, aux
habitants de l'intérieur. L'esprit se familiarisa avec l'idée
lqetste rnchleasritœsroutes sont un instrument tout comme les outils ou
D'autres progrès survinrent dans la locomotion : le plus
récent et le plus soudainement efficace, l'application de la
eviat:euularielt ;
jeta l'enthousiasme dans les esprits. En même
temps, sur ces voies de communication naturelles, la mer
et les fleuves, des bateaux chaque jour plus perfectionnés
mais plus longs, plus larges et plus profonds,
ils ne s'accommodaient plus des simples criques, des petits
136 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
havres tout faits par la nature, des cours d'eau au niveau
changeant.
1S
Ainsi les travaux publics qui, sans avoir été inconnus au
moyen âge, n'y avaient tenu qu'une place subordonnée,
arrivaient graduellement à prendre de l'importance aux I
yeux de la nation. A l'indifférence séculaire dont ils étaient
l'objet succéda d'abord une faveur, puis un engouement,
puis presque une passion.
Comment se sont comportés, en cette matières presque
toute neuve, l'État et les individus ou les associations libres ?
Dans quelle mesure historiquement chacune de ces forces
a-t-elle contribué aux progrès contemporains ? Quel est le
rôle qui échoit à chacune d'elles ? Sans nous arrêter à trop
de détails, mais sans nous en tenir à des généralités vides, 5
nous allons brièvement le rechercher.
CHAPITRE II
LA PART DE L'ÉTAT, DES PARTICULIERS ET DES ASSO-
CIATIONS DANS LES TRAVAUX PUBLICS.
Les trois formes sons lesquelles l'État peut intervenir dans les travaux'
publics : en usant de son pouvoir réglementaire, eu accordant un
subside pécuniaire, en prenant l'entreprise même i son compte et
sous sa direction, page 138.— Le premier mode est indispensable pour
presque tous les travaux publics importants : le droit d'expropriation,.
page 139. — Presque toutes les entreprises considérables sont obligées.
d'emprunter une partie du domaine public de l'État et (l'avoir son
autorisation, page 139. — Influence de l'ouverture ou de l'étroitesse
d'esprit, de la bonne ou de la mauvaise humeur des hommes au
pouvoir, page 140.
Au point de vue de la réglementation des entreprises d'intérêt collectif,
l'État peut pécher par abstention ou par excès, page 11o. — Les États-
Unis ont souvent péché par abstention, dans le régime des chemins
de fer ; réaction actuelle contre cette indifférence, pa ge 140. — En
France on a presque toujours péché par excès, page 141. — Obstacles
artificiels qu'ajoute aux nombreux obstacles naturels le pédantisme
administratif, page 111.
L'État doit s'abstenir de toute jalousie ou malveillance à l'endroit
des sociétés privées ou des capitalistes, page 141. — Le succès des
sociétés ou des capitalistes entreprenants profite à l'État, page 141.
— L'État moderne est trop porté à la jalousie : inconvénients de ce
penchant en France, page 142.
L'État doit se garder du goût du monopole : les Francais sont grands
m onopoleurs, page 142.
Pour la participation effective de l'État aux travaux publics ou
leur gestion absolue par l'État, il est deux systèmes opposés: lesystème
anglo-saxon et le système continental européen, ou plutôt le système
al lemand, page 143. — Le premier s'en remet surtout aux particuliers,
aux associations ou aux corporations locales ; le second fait jouer à
l'État le rôle prédominant, page 113.
Ce ne sont pas seulement le degré et la nature de la civilisation qui
déterminent le choix entre ces deux systèmes, page 144. — La soli-
darité universelle des capitaux et leur extrème mobilité modifient les
conditions propres à chaque peuple, page 144.
Les peuples, pourvus les premiers et le plus largement de travaux
43S
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
publics, sont ceux qui ont eu le plus de confiance dans l'initiative libre' ,
et se sont le mieux gardés de la réglementation t outrance, page 145, •
En Angleterre l'État central a généralement suivi une politique
d'abstention en matière de travaux publics; les pouvoirs locaux cèdent
davantage à. la tendance intrusive, et l'État central doit parfois les
modérer, page 145.
L'initiative privée en Angleterre a constitué un excellent réseau de
routes à péage un demi-siècle avant que la France ne possédat des
chemins convenables, page 146. — Exemples analogues pour les ca-
naux créés par l'initiative privée en Angleterre, page 148. — Exemple
semblable pour les ports, les bassins, et pour les chemins de fer,
même en Irlande, page 148.
:Utilité pour un pays de grandes fortunes bien assises, page 149.
Néanmoins, même dans des pays égalitaires, les sociétés anonym
peuvent remplacer les grandes fortunes, page 150.
Pratique des États-Unis pour les travaux publics, page 150.
Résultats généraux que l'on obtient en laissant l'initiative privée au
premier rang : les divers travaux sont exécutés dans leur ordre natu-
rel, c'est-a-dire suivant leur degré d'importance pour la communauté,
page 151. — Le crédit publie est beaucoup mieux ménagé et les fonds
publics se tiennent à des cours beaucoup plus élevés, page 152. —
L'initiative privée évite plus les séductions de l'esthétisme et propor-
tionne mieux l'instrument é l'usage auquel il est destiné, page 133.
— Ce système conserve les habitudes d'action collective, page 153. —
Eu quoi il est plus conforme à l'équité, page 153. — Le système con-
traire amène, dans la nation, un affaiblissement général de la pré-1
voyance et du discernement, page 134.
L'État, sous l'une de ses trois formes de pouvoir central,
pouvoir provincial ou pouvoir municipal, peut intervenir
de trois façons dans les travaux publics :
1° En usant seulement de sa puissance réglementaire,
par l'autorisation d'expropriation, par la reconnaissance
comme personne morale de la société ou du syndicat entre-
preneur, par des faveurs, des charges ou des restrictions,
à l'exercice de l'industrie qui fait l'objet d'une concession
ou d'une réglementation ;
2° Il peut aller plus loin: consentir à l'entreprise une par-
ticipation pécuniaire, un subside une l'ois donné, ou une
garantie plus ou moins déterminée, une sorte d'aval tout
au moins comme celui que des commerçants riches et bien
posés accordent, pour leur faciliter le crédit, à des confrè-
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. I39
pauvres et moins connus, en qui ils ont confiance ;
res plu
L'intervention de l'État, au lieu d'être mitigée et en
quelque sorte auxiliaire, peut être principale et aller jus-
qu'à l'absorption : l'État peut se faire directement entre-
preneur et même exploitant; non seulement il peut cons-
truire, mais gérer lui-même, les services dont il a constitué
les éléments matériels : ce dernier mode d'action peut
comprend re deux degrés, suivant que l'État admet une
concurrence à ses propres entreprises ou qu'il les constitue
en absolu monopole.
Ces trois modes d'intervention ou d'action de l'État sont
très inégaux et ont des résultats bien différents.
Le premier peut être considéré comme indispensable,
dans une certaine mesure, pour toutes les vastes entrepri-
ses qui, à défaut de l'adhésion volontaire de groupes com-
pactes d'individus, supposent la contrainte imposée aux
récalcitrants. Il est mille cas ois une oeuvre ne peut se pas-
ser de l'expropriation pour cause d'utilité publique. Le
droit individuel, si respectable qu'il soit, ne peut tenir ab-
solument en échec un intérêt commun qui est évident et
notable.
D'autre part, la violence fait au droit individuel, dans
l'intérêt commun, ne doit être qu'une mesure extrême à
tlaiognuesé
llteieounsen.e recourt que clans des cas tout à fait graves
et pour une utilité qui n'est susceptible d'aucune contesta-
i
Ce droitd'expropriation,lxpropriation, l'État est le seul, en principe, à
en peut déléguer le délicat exercice à des
Ised:%11id liesyn cats de propriétaires ; encore
En dehors
doit-il apporter beau-
coup d
de
de prudence dans cette délégation, exiger des condi-
t
majorité etde délais qui assurent que le droit in-
ne sera pas légèrement sacrifié.
l'hypothèse que nous venons de l'aire, il en
140 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
est une autre, dont la réalisation est également fréquente,
et qui justifie une réglementation de la part de l'État. 11 est
rare qu'une grande entreprise de travaux publics n'ait pas
besoin d'emprunter une partie du domaine de l'État, qu'elle
ne soit pas ainsi, sous un certain aspect, son obligée et sa
cliente. II lui faut donc faire appel à l'obligeance de l'État, 1,„
par conséquent se soumettre aux règlements qu'il plaira à
celui-ci d'édicter.
Il n'y a guère que les pays tout à fait neufs, sans popula-
tion et sans voies de communication, où les grandes entre-
prises libres échappent à cette nécessité.
Ainsi, quoi qu'on fasse, l'État, dans les vieux pays sur-
tout, a toujours un certain rôle à jouer dans les travaux
publics; l'ouverture ou l'étroitesse d'esprit des hommes qui
sont au pouvoir, leur bonne ou leur mauvaise humeur, in-
fluent dans des proportions considérables sur le sort même
des entreprises libres.
Au point de vue de cette réglementation, on peut pécher
par abstention ou par excès. Il semble que, jusqu'à ces
dernières années, aux États-Unis d'Amérique, on ait péché
par abstention, en ne soumettant, par exemple, les conces-
sions de chemins de fer à aucune limite de durée, en n'as-
sujettissant à aucune surveillance, à aucun contrôle, à
aucune règle, la gestion de ces compagnies, qui avaient eu
besoin de l'État, cependant, pour constituer leur réseau
grâce à l'expropriation publique, qui parfois, en outre,
avaient reçu de lui des dons considérables de terres doma-
niales.
On réagit maintenant en Amérique contre cette absolue
indifférence de l'État; la constitution d'une grande com-
mission, comme celle qui, depuis une quinzaine d'années,
fonctionne en Angleterre, pour établit' et faire respecte r par
les compagnies de voies ferrées certaines règles de simple
LES TIIXVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
141
équité et de bonne harmonie, est un retour à l'une des na-
É
au contraire, on a toujours péché par excès
tutellesF fonction
nce
s de l' tat.
En ra,
d'intrusion, en ne permettant pas aux particuliers qui sont
d'accord entre eux de faire des entreprises d'utilité com-
mune sans des formalités, des délais considérables et des
charges coûteuses ; en faisant payer trop cher aux sociétés
l'usage de certaines parties du domaine public ; en régle-
mentant, sans utilité, tous les détails de leur gestion ; en
voulant tout prévoir pour elles, se substituer en quelque
sorte à elles pour toute l'organisation et le maniement de
leurs entreprises. Le pédantisme administratif a ajouté des.
obstacles artificiels aux.obstacles naturels déjà si nombreux
que toute société doit surmonter pour prospérer.
11 est deux écueils surtout que l'État doit éviter dans ce.
premier mode de son intervention, qui consiste à réglemen-
ter les entreprises que l'on ne peut constituer sans son con-
cours ou sa reconnaissance.
Il doit s'abstenir de toute espèce de jalousie ou de malveil-
lance à l'endroit des sociétés ou des groupes de capitalistes.
Pourquoi serait-il jaloux d'eux ? Ils remplissent les tâches
auxquelles ils sont aptes et qui encombreraient l'État, le dé-
tourneraient de ses fonctions essentielles, ou le ruineraient.
Le succès des sociétés ou des groupes de capitalistes en-
treprenants profite à l'État; il en retire des avantages de
toute sorte, pécuniaires et moraux. Un État est d'autant
plus florissant, il a d'autant plus de crédit, que les grandes
en treprises privées y sont mieux assises.
1d,eeSiilnutirp.adpîonoueszeaz iàneces pays pauvres la Turquie, l'Espagne, une
ou une douzaine de sociétés privées jouis-
sant d'une prospérité incontestée, vous pouvez être sûr que
snièlecrilet. de leur exemple transformerait le pays en unquart
n
142 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Les contrées riches elles-mêmes ne peuvent pas se passer
davantage du succès des sociétés privées bien conduites
l'Angleterre et les États-Unis d'Amérique lui doivent beau-
coup de leur force.
Malheureusement, l'État moderne jalouse, d'ordinaire,
les sociétés libres. On a dit que la démocratie, c'est l'envie;
la définition est morose ; elle comporte beaucoup de vérité.
La jalousie ou la malveillance des pouvoirs publics à l'en-
droit des capitalistes et de leurs groupements est un fléau
pour un pays, une cause pour lui d'énormes pertes et de
lenteur dans son développement.
De même qu'un particulier doit, en général, être de
bonne humeur pour réussir, de même un État doit être de
bonne humeur ; sa mauvaise humeur entrave tout.
On verra plus loin que l'étroitesse d'esprit et la jalousie
des pouvoirs publics ont retardé de quinze ans dans notre
France l'établissement des chemins de fer; ce sont les
mêmes vices de caractère des mêmes pouvoirs qui font que
la France actuelle profite beaucoup moins que l'Angleterre,
les États-Unis, l'Allemagne, la Belgique, la Hollande de
toutes les découvertes récentes, que les tramways, les télé-
phones, les entreprises d'électricité, même de gaz, sont
moins répandues dans notre riche nation, et à prix beau-
coup plus élevé, que partout ailleurs.
Le second écueil que doit éviter l'État dans la réglementa-
tion préliminaire des travaux publics qui ne peuvent se pas-
ser absolument de lui, c'est le goût du monopole
Les Français sont grands monopoleurs. Leurs antécédents
historiques et les tendances de leur esprit les y disposent.
La centralisation séculaire et l'absence de particularisme
local, un penchant aussi pour l'uniformité, pour une sorte
d'ordre plus apparent que réel, qui consiste dans la simili-
tude des contours extérieurs, une conception bizarre et très
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
143
inexacte de la justice qui la confond avec l'absolue égalité,
tout cela incline le Français au monopole, car c'est par le
seulement qu'on peut obtenir ces prétendus
avantages,s, aux dépens de biens beaucoup plus réels et plus
importants : l'activité, la diversité, le progrès, le bas prix de
revient.
La jalousie des pouvoirs publics à l'endroit des sociétés
libres et le goût du monopole sont les deux fâcheuses con-
ditions morales où se trouve la France pour les entreprises
d'utilité générale.
Il serait superflu de se livrer à des réflexions plus pro-
longées sur le premier mode d'intervention de l'État en
matière de travaux publics, la réglementation. Le débat
véritable, le plus contesté, porte surtout sur les deux autres
modes : la participation pécuniaire de l'État aux travaux,
et la gestion directe des travaux et des services par l'État.
Cette question, si grave pour tout l'ensemble de la civili-
sation, peut être étudiée, soit au point de vue historique,
soit au point de vue théorique. Historiquement, on se trouve
en présence de deux pratiques contradictoires : le système
de l'Angleterre et des Étals-Unis d'Amérique, et le système
continental européen, ou plus exactement le système
allemand.
Dans le premier, c'est aux particuliers, aux corporations,
tout au plus aux localités, qu'incombent les grandes oeuvres
de travaux publics : l'État peut, sinon s'en désintéresser
absolument, du moins n'y intervenir que dans une mesure
très restreinte, et, en général, plutôt par de simples avances
rdie‘o:rlibttééot t:Ïtesoasbuo lnueseniet l.,eugdeiitsfto(i
que
profiter les entreprises de la supé-
dpiraercdtee.s subventions, des garanties
Le système continental européen, ou plus exactement,dison
s-nous, le système allemand, fait, au contraire, de
7 44 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
l'État le grand organisateur, le grand metteur en oeuvre,
grand exploitant de la plupart des travaux publics ; les
particuliers ou les corporations n'y interviennent que comme
des auxiliaires.
On dira peut-être que le choix entre ces deux systèmes -
dépend du degré et de la nature de civilisation du peuple,
de la puissance de l'esprit d'association, de l'accumulation
des capitaux dans le pays. Cette observation n'est exacte
qu'en partie et au début.
Il faut tenir compte, en effet, d'un phénomène nouveau
qui atténue toutes ces distinctions nationales : c'est la soli-
darité universelle des capitaux et leur extrême mobilité
d'un pays à l'autre. Ainsi, des pays pauvres, peu doués de
l'esprit d'entreprise, comme naguère l'Autriche, l'Italie,
l'Espagne, la Russie, ont pu, malgré l'inertie et le peu d'ai-
sance de leurs nationaux, jouir d'abord du bienfait des
chemins de fer sans une intervention de l'État.
Si, plus tard, l'État est intervenu en Russie, en Autriche-
Hongrie, en Italie, c'est par choix, non par nécessité. L'Es-
pagne, où l'État s'est toujours maintenu dans une certaine
réserve, se contentant d'allouer des subventions d'impor-
tance médiocre, arrive, malgré sa faible population et le
relief tourmenté de son territoire, à posséder presque autant
de chemins de fer relativement que l'Italie.
Cet exemple de l'Espagne est topique : ce sont d'abord
des compagnies françaises, puis, concurremment avec
celles-ci, des compagnies anglaises, enfin des compagnies
tout à fait espagnoles, qui, instruites par les deux premières,
se chargent de ces grandes oeuvres. Sous le régime de so li
-darité financière et de rapide circulation des capitaux du
monde entier, les influences intrinsèques de chaque pays
perdent beaucoup de leur importance.
Que la Turquie et que la Chine permettent seulement
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
145
qu'on construise sur leurs territoires des lignes ferrées,
qu'elles y aident, non par des subventions en argent, mais
par quelques concessions connexes de mines inexploitées
et de forêts abandonnées, elles verront bientôt accourir
d'Angleterre, de France, de Hollande, de Belgique, d'Alle-
magne, des États-Unis d'Amérique même, des entrepre-
des ingénieurs et des capitaux à foison. J'ai cité déjà
le cas de la route à péage de Beyrouth à Damas construite
par des capitaux français et les rémunérant convenablement.
neurs,
Ainsi, pour décider de l'entreprise et de l'exploitation des
travaux publics par l'État ou les particuliers, il ne faut pas
consulter seulement les circonstances spéciales du pays,
puisque les capitaux et les entrepreneurs sont toujours
prêts à venir du dehors, pour peu qu'on leur ouvre la porte,
produisant cette action singulièrement stimulante qui ré-
sulte dans un pays neuf, endormi ou pauvre, de tout afflux
de capital étranger. Il y a là un phénomène analogue à celui
de la transfusion du sang, mais sans aucun des dangers et
des risques que cette dernière opération comporte.
La question doit être décidée par des considérations plus
générales. L'histoire, qui est l'expérience des nations, a
-d'abord ici un grand poids.
Les peuples qui ont été, les premiers, le plus largement
pourvus de travaux publics et où ces grandes œuvres offrent
l'organisation
perfectible
à , la fois la plus complète, la plus souple, la
s sont ceux qui ont montré le plus de con-
fiance dans la simple initiative privée et qui ont su le mieux
se gal'd tgarder dela réglementation à outrance.
En Angleterre, l'abstention de l'État a été, jusqu'à ces
derniers emps du moins, presque complète. Depuis quel-
ques années, les tendances au socialisme gouvernemental
ont co mmencé d'envahir la nation anglaise. Néanmoins, le
Pouvoir central s'en est assez préservé. Il fait aujourd'hui
Ir
MG L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des prêts aux localités ; mais ce sont de simples avances
remboursables, non pas des subventions, ni même des ga-
ranties d'intérêts. Le seul avantage de la méthode consiste
à faire profiter les administrations locales de la supériorité
du crédit national britannique.
Les localités du Royaume-Uni ont cédé davantage aux
séductions du socialisme administratif, en matière d'eaux,
de gaz, d'électricité. L'État a dei intervenir, cette année
encore (18e), pour refréner ou endiguer leurs empiète-
ments. Mais cette tendance, qui ne touche que les pouvoirs
locaux et non le pouvoir national, est relativement récente.
Si l'on considère les routes, les canaux, les chemins de
fer, les docks et les ports, dans la Grande-Bretagne, on
trouve à leur origine une initiative individuelle ou une
initiative d'associations libres et de corporations; les loca-
lités y ont joué aussi un certain rôle, mais généralement
secondaire, simplement auxiliaire.
Quant au pouvoir central, il est presque demeuré spec-
tateur, se contentant d'accorder, quand cela était nécessaire,
des bills d'incorporation, de faire des chartes ou des
cahiers des charges, la plupart assez larges pour qu'on s'y
pût mouvoir à l'aise.
On sait comment, en dehors des grandes routes straté-
giques, les routes à péages, construites et administrées par
des commissions ou des syndicats, ont co qslitué chez nos
voisins un précieux réseau de viabilité cinquante ou soixante
ans avant que l'Europe continentale jouit, par les sacrifices-
de l'État, du même bienfait (1).
Cette organisation, sans doute, ne pouvait être éternelle,
le développement de l'industrie et l'extrême mobilité des.
(1) 11 est intéressant de rappeler que dès le troisième quart du
xvine
siècle l'Angleterre, grâce à ce système, possédait un réseau fort
étendu de chemins eu suffisant état de viabilité, taudis, au contraire,
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 147
personnes et des marchandises dans le monde contempo-
rain exigeant la gratuité des routes. Mais l'anticipation d'un
demi-siècle dont la Grande-Bretagne a profité sous ce rap-
port, relativement aux autres peuples d'Europe, a contri-
que la France avait seulement quelques superbes routes, mais sans voies
de moindre importance.
Laissons la parole sur ce point à Adam Smith qui avait longtemps
résidé en France. Ses observations sont curieuses en ce sens qu'elles
peuvent s'appliquer aujourd'hui à la construction des chemins de fer
et des ports.
Voici comment Smith parle des routes à péages d'Angleterre :
Lorsque les grandes routes, les ponts, les canaux, etc., sont ainsi
construits et entretenus par le commerce même qui se fait par leur
moven, alors ils .ne peuvent are établis que dans les endroits où le
commerce a besoin d'eux, et par conséquent où il est à propos de les
construire. La dépense de leur construction, leur grandeur, leur ma-
anificence, répondent nécessairement à ce que ce commerce peut
suffire â payer. Par conséquent, ils sont nécessairement établis comme
il est à propos de le faire. Dans ce cas il n'y aura pas moyen de faire
ouvrir une magnifique grande route dans un pays désert, qui ne com-
porte que peu ou pas de commerce, simplement parce qu'elle mènera
a la maison de campagne ou au château de quelque grand seigneur
auquel l'intendant cherche à faire sa cour. On ne s'avisera pas d'élever
ou large pont sur une rivière à un endroit où personne ne passe, et
seulement pour embellir la vue des fenêtres d'un palais voisin, choses
qui se voient quelquefois dans les provinces où les travaux de ce genre
sont payés sur un autre revenu que celui payé par eux-mêmes.
«Dans les progrès du despotisme, l'autorité du pouvoir exécutif absorbe
successivement celle de 1.011t autre pouvoir de l'État, et s'empare de l'ad-
mi llistration de toutes les branches de revenu destinées à quelque objet
public. Néanmoins, en France, les grandes routes de poste, celles qui
font la communication entre les grandes villes du royaume, sont, en
général, bien tenues, et dams quelques provinces elles sont même de
beaucoup an-dessus de la plupart de nos routes à barrières. Mais ce
que nous appelons chemins de traverse, c'est-à-dire la très majeure
Partie des chemins du pays, sont totalement négligés, et ,dans beaucoup
d endroits sont absolument impraticables pour une forte voiture. En
certains endroits il est même dangereux de voyager à cheval, et pour
IlYeetPssa,asessstec
assoc ia tions,
i,a,avAe ed ac1111: eskimui ellt,
sCliii‘',etteé,vonchiatepiptieeutLguère se lier qu'à des mu-
Arthur Young, dans ses Voyages en France, s'étend aussi sur le con-
traste entre le:
's'ét d
superbes routes royales en petit nombre et l'absencede tous chemins de petite communication, tandis que, en Angleterre,
l
'
se rémunérant par des péages, avaient amplementPourvu à ces dernières.
148 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
hué à l'avance économique dont elle bénéficie encore sur
les autres nations.
C'est l'initiative de la haute et opulente noblesse qui a
doté également ce pays d'un tissu de canaux, antérieur de
beaucoup aux chemins de fer. Le duc de Bridgewater,
bientôt et longtemps suivi par une foule de ses pairs, à,
commencé, en 1758, cette canalisation du Royaume-Unie();
en un demi-siècle ou trois quarts de siècle, des milliers 'de
kilomètres de canaux étaient ainsi livrés à la circulation,
grâce à cette sorte de sport aristocratique, humanitaire et
mercantile à. la fois, dont les économistes, perdant de vue
la réalité, ont si légèrement méconnu l'importance.
On ne peut guère citer comme oeuvre de l'État que le
canal calédonien, considéré comme œuvre stratégique,
parce qu'il était navigable aux frégates.
La classe des marchands a pris sa revanche dans les entre-
prises de ports et de docks, dont elle s'est presque unique-
ment chargée, avec le concours parfois des corporations
municipales, mais sans mendier pendant des années, comme
on le voit sans cesse chez nous, 20, 30, 40 ou 100 millions
de la faveur du gouvernement central épuisé.
Cette méthode anglaise a fini par être appréciée des corps
compétents français. Il y a cinq ou six ans, la chambre de
commerce de Bordeaux faisait répandre une intéressante
étude d'un ingénieur en chef, M. Pastoureau-Labesse, qui
recommandait la construction et l'entretien des ports
sans subsides du pouvoir central, au moyen de droits lo-
caux.
Qand on en vint à la construction des chemins de fer
dans la Grande-Bretagne, la haute aristocratie,
avait, qui
fait preuve de tant de zèle pour la construction des canaux,
(1) On peut consulter sur ce point : ,Miche Chevalier Cours d'écono
-mie politique, tome II, 3'e leçon.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 149
fit à l'entreprise nouvelle une opposition acharnée. Mais
tout le public se ligua contre elle ; et, avec une rapidité sans
exemple en Europe, la Grande-Bretagne, sans aucun con-
cours pécuniaire de l'État, se couvrit de près de 30,000 kilo-
mètres de chemins de fer.
On crut un instant que l'Irlande ne pourrait attirer les
capitaux, et que, si le gouvernement ne venait à son se-
cours, l'île sœur, dans son dénifiment, resterait privée de
toute communication perfectionnée. Aussi la commission
de 1836 recommandait l'exécution des chemins irlandais
par l'État. La chambre des communes vota alors des réso-
lutions à cette fin, résolutions qui n'eurent d'ailleurs pas
de suite. D'une brochure récente de M. Chamberlain, sur
la question irlandaise, il résulte que les chemins irlandais
ont été construits par l'initiative privée, et qu'ils ont reçu
seulement du Trésor impérial des subventions montant en
tout à 4 millions de livres sterling (100 millions de francs),
sur lesquels 3 millions de livres (75 millions de francs) ont
été remboursés. L'aide de l'État a donc été insignifiante.
Aujourd'hui, l'Irlande doit à l'initiative privée, à peine un
instant soutenue dans les conditions qui précèdent, environ
4,500 Lilomètres de chemins de fer, ce qui, pour sa popula-
tion de 4,850,000 habitants, représente une proportion un
peu plus forte que celle de l'ensemble des chemins de fer
français au total de notre population.
On a cherché des raisons particulières à cette exécution
de la plupart des travaux publics dans la Grande-Bretagne
Par les seules forces de l'initiative privée. On a parlé du
caractère aristocratique de la société anglaise, des énormes
richesses de la noblesse, des énormes richesses du com-
me précieux
et)te:Noi usa‘naentiangéecso.nnaissons certes pas que ce soient là
d
C'est une erreur de croire que l'existence de grandes for-
a
150 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tunes bien assises soit un mal pour un pays. On y trouve,
au contraire, un inappréciable élément d'activité, d'initia-
tive, et, dans une certaine mesure, de liberté. Un peuple
qui veut être progressif ne peut guère se passer de fortunes
concentrées. L'exemple de l'Angleterre et celui des États-
Unis d'Amérique sont singulièrement probants.
Elle est bien arriérée, la conception qu'un château fait
tort aux chaumières qui l'entourent, qu'il vit aux dépens de
celles-ci et les ruine; elle se rapporte à un état social et à.
une phase de la production tout différents des nôtres. Même
les hommes sagaces d'Allemagne, le statisticien Soetbeer,
par exemple, vantent l'action stimulante et protectrice à la
fois des grandes fortunes. Une agglomération de Lillipu-
tiens ne fera jamais qu'une nation lilliputienne.
Prenez un pays où la fortune soit presque uniformément
répandue, où l'on ne rencontre presque pas de richesses
concentrées, vous y aurez moins d'ouverture et de hardiesse
d'esprit, moins d'initiative et de persévérance, moins de,
force et de souplesse d'organisation; il possédera moins ces
conditions matérielles et morales qui facilitent ce que l'on
appelle le progrès.
Néanmoins, même dans les contrées où l'égalité est plus
près d'être atteinte, l'organisme nouveau des sociétés ano-
nymes, de la formation de gros capitaux au moyen de la
juxtaposition d'atomes infinis d'épargne, peut, dans une
certaine mesure, quoique incomplètement, compenser l'ac-
tion des grandes fortunes. Ajoutez-y l'apport des capitaux
du dehors, et vous comprendrez que toutes les nations
soient beaucoup plus à même aujourd'hui qu'il y a un demi-
siècle de réduire l'intervention utile de l'État dans les tra-
vaux publics.
Les États-Unis ne démententpas l'exemple de l'Angleterre.
On a fait valoir, il y a un demi-siècle, Michel Chevalier
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
151
entre autres, que l'abstention des pouvoirs publics, en ma-
tière de travaux d'utilité générale, n'y a pas été aussi absolue
qu'on le dit parfois. La défense de s'occuper de travaux pu-
blics ne s'applique, écrit Michel Chevalier, dans ses belles
Le t tres sur l'Amérique du Nord, qu'au pouvoir fédéral, non
aux États particuliers. C'est déjà un grand point que la fé-
dération n'intervienne jamais que pour les eaux et les ports.
Quant aux États particuliers, clans le premier tiers de ce
siècle, quelques-uns d'entre eux se sont occupés de la cons-
truction de canaux. Le canal Érié leur est dû ; mais, depuis
cinquante ans, cette intervention des États a presque été
abandonnée ; l'initiative privée s'est montrée tellement em-
pressée et débordante qu'on a renoncé, soit à l'aider, soit
à la contenir, soit à. la diriger ; sauf des concessions de
terres publiques aux compagnies de chemins de fer dans
certains cas, on ne trouverait plus aux États-Unis de traces
d'immixtion présente de la fédération ou des États dans ce
prodigieux mouvement de travaux qui a plus complètement
et plus rapidement encore transformé le vieux continent
que le nouveau.
Les colonies anglaises d'Australie, il est vrai, en ce qui
concerne la réserve de l'État, ne suivent l'exemple ni de la
mère-patrie ni de leur puissante soeur aînée, la fédération
américaine du Nord. A divers symptômes saisissants, on
peut se demander si les jeunes sociétés australiennes par-
viendront à maintenir intact le dépôt des traditions el; des
l ibertés britanniques.
Les avantages du système anglo-américain pour la con-
ception, l'exécution et l'exploitation des travaux publics,
m éritent d'être signalés à notre continent qui suit une pra-
t ique si opposée.
En laissant l'initiative privée au premier rang, on obtient
les résultats suivants. Il est pourvu aux différents besoins
L'ÉTAT .
MODERNE ET SES FONCTIONS.
de la nation avec beaucoup plus d'ordre, suivant la hiérar-
chie naturelle, c'est-à-dire le degré d'importance sociale
des travaux ; les plus importants, au point de vue de l'en-
semble de la société, sont, en effet, les plus rémunéra-
teurs.
Cela ne veut pas dire que toute oeuvre utile à une nation
doit, de toute nécessité, être immédiatement, et directe-
ment rémunératrice; mais celles qui n'offrent pas de rémuii
nération directe et immédiate sont évidemment moins
utiles et moins opportunes que celles qui, dès le premier
jour, peuvent récompenser les capitaux employés. Les
80G kilomètres de voie ferrée de Paris à Marseille offrent,
pour le développement national, un intérêt bien supérieur
à 2.000 ou 3,000 kilomètres de voie ferrée en Bretagne et en
Auvergne ; 50 millions consacrés aux ports et aux docks du
Havre ou de Marseille importent autrement à la prospérité
nationale que 100 millions éparpillés sur trente ou qua-
rante criques secondaires.
En même temps que cet avantage technique, qui est con-
sidérable, on obtient aussi pour le crédit de l'État un avan-
tage financier correspondant. L'État n'empruntant pas, son
budget est moins chargé, assujetti à moins de fluctuations,
son crédit est moins discuté. Ce qui fait l'énorme écart des
cours entre les fonds consolidés britanniques et notre
3 pour 100 français, ce n'est pas tant la supériorité de
richesse ou d'épargne de la Grande-Bretagne, car les deux
pays à ce point de vue se valent presque, ni même l'infé-
riorité des risques politiques auxquels nos voisins sont
assujettis, c'est surtout que la Grande-Bretagne, depuis
trois quarts de siècle, a presque cessé d'emprunter ; l'État
français, au contraire, même en temps de paix, emprunte
directement ou indirectement chaque année. Or les em-
prunts publics répétés, annuels ou biennaux, si solide que
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
soit le crédit d'un État, produisent sur lui une action, en
quelque sorte mécanique, déprimante.
troisième avantage du système britannique, c'est que,
l'intérêt personnel étant naturellement plus éveillé, cédant
moins aux séductions de l'esthétisme, il y a bien des chances
pour que les dépenses soient plus proportionnées au but
actuel et réel de l'entreprise (1).
Un autre avantage, plus grand encore peut-être parce
qu'il est plus général, consiste dans le maintien des habi-
tudes de l'association libre, de l'esprit d'initiative qui,
lorsqu'on lui ferme son champ naturel d'action, finit par
s'alanguir, et qu'on ne peut plus réveiller lorsqu'on aurait
besoin de lui.
Enfin, un dernier caractère du système britanno-améri-
cain est d'être beaucoup plus conforme à l'équité. Si des
erreurs ont été commises dans la conception ou dans l'exé-
cution des travaux, si l'on a cédé à des entraînements,
commis des folies, chacun de ceux qui ont exalté l'entre-
prise et s'y sont associés supporte le poids des mécomptes
et des pertes en proportion de ses propres fautes ou de sa
propre crédulité, puisque ni les actionnaires ni les obliga-
taires ne se recrutent par contrainte.
Au contraire, si l'État fait des folies en matière de tra-
vaux publics, même les citoyens sages et avisés les payent,
puisque l'État dispose de la contrainte pour répartir sur
l 'ensemble des habitants la rançon de ses erreurs.
Outre l'iniquité qui en résulte, il en ressort aussi dans la
natio n un affaiblissement général de la prévoyance et du dis-
cernem ent. Un peuple où tous les citoyens qui épargnent et
q ui font des placements doivent eux-mêmes vérifier l'utilité
delsI ?e103tnr:prouvera plus Min (pa ,e 1GO) divers exemples de cette dispro-Portion en it.riseesl'idnest irlitial te.ut et l'usage dont il doit être, dans la plupart
154 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des entreprises auxquelles ils confient leurs fonds devient
bientôt supérieur, en affaires et en sens pratique, à un
peuple où les capitalistes, grands et petits, n'ont qu'à verser
chaque année leurs épargnes à des emprunts d'État dont le
service est assuré.
Ainsi la méthode britannique offre à la fois des avantages
techniques précieux et une conséquence générale singuliè-
rement heureuse, celle de ne pas endormir les particuliers,
de ne les point réduire au simple rôle d'épargnants purement
passifs.
CHAPITRE III
ESPRIT DIFFÉRENT DE L'ÉTAT ET DES ASSOCIATIONS A L'ÉGARD
DES TRAVAUX PUBLICS.
é d'apprécier d'avance l'utilité d'un travail public, page 156. —
Les deux sortes d'utilités, l'une directe et l'autre diffuse, page 156. —
Abus fréquents des arguments reposant sur cette deuxième sorte
d'utilité, page 156. — Exemple de ces abus en ce qui concerne la pré-
tendue utilité indirecte de certaines voies ferrées, page 156. — Les
compagnies et les particuliers se tiennent en garde contre les calculs
de complaisance ; l'État n'y peut guère résister, page 157. — Exemple
analogue pour les localités, en ce qui concerne les chemins de terre,
page 158. — Autre exemple pour les ports, page 158. — L'État mo-
derne, dans ses plans de travaux publics, a presque toujours le ju-
gement faussé par les considérations électorales, page 1b8.
Idée qui tend à se répandre que toutes les parties du territoire ont
tin droit égal aux travaux publics, page 159. — Les travaux perdent
leur caractère technique pour devenir une sorte d'muvre de charité,
page 159,
L'uniformité des travaux publics procède du même principe, page
160. — Exemples du danger de cette uniformité, page 160.
Éparpillement des travaux publics entrepris par l'État, page 161. —
Proportion énorme de frais généraux el de gaspillage qui en résulte,
page 161.
Tendance â la gratuité de tous les services dont l'État se charge,
page 162. — Exemple de l'administration des postes, page 162.
Le concours donné sous la forme de subventions par l'État central
aux localités pousse souvent à la prodigalité : exemple de la France,
Page 166. — Il développe aussi la servilité électorale, page 166. —
Procédé tout différent suivi par l'Angleterre, page 168.
L'atrophie de l'initiative individuelle est, dans les moindres villages,
la conséquence (lu régime français des travaux publics, page 169. —
Critiques adressées au système qui fait reposer les travaux publics
sur les particuliers, les associations ou les localités non subvention-
nées , page 169. — Exagération ou fausseté de ces critiques, page 170.
— Preuve que, même sous le régime de l'initiative libre, les pays
Pauvres ne sont. pas complètement abandonnés, page 171. — Examen
du reproche d'anarchie ou de monopolisation adressé à l'initiative
libre, page 173. — Contrôle discret et exempt de jalousie qui est lé-
gitime Chez l'État, page 174.
4b6 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Quand on descend dans le détail, la supériorité du sys-
tème anglo-américain, pour les travaux publics, ressort avec
beaucoup de relief.
Bien n'est plus malaisé que d'apprécier sûrement d'avance
l'utilité d'un travail public. Pour les ports, pour les canaux,
pour les chemins de fer même, cette difficulté se présente.
11 y a, dit-on, deux sortes d'utilités : l'une directe, rému-
nératrice pour les capitaux engagés; l'autre indirecte, qui
n'est pas suffisamment productrice pour indemniser les ca-
pitaux, mais qui, étant en quelque sorte diffuse pour l'en-
semble de la nation, profite largement à celle-ci.
On a souvent abusé de cette distinction ingénieuse, qui
contient une parcelle seulement de vérité. On a reproché aux
capitalistes de ne vouloir se charger que dés travaux de là
première catégorie, ceux qui sont pécuniairement produc-
tifs, et de négliger tous les autres qui n'ont qu'une utilité
indirecte et diffuse.
Les ministres et les députés, pour justifier leurs plans les.
plus extravagants, ont fort insisté sur cette dernière. Un
ingénieur, M. Bouffet, leur a fourni des arguments, en se-
livrant à des calculs dont il a été fait beaucoup d'abus.
Une ligne ferrée peut, dit-on, être stérile pour les capitaux
engagés et féconde pour l'État, à cause de la différence entre
les tarifs des chemins de fer et les frais de transport sur une
route de terre. Sur celle-ci, la tonne coûte à transporter
0 fr. 23 ou 0 fr. 28 par kilomètre : supposons une petite ligne
de chemin de fer qui ne lui fait payer que 0 t'r. 08 à 0 fr.10;.
outre la somme que l'exploitant de la ligne aura encaissée.,
l'expéditeur ou le consommateur aura bénéficié de 0 fr.15-
à 0 fr. 20 par tonne et par kilomètre : c'est ce bénéfice qui
est occulte et qui n'entre pas en compte. Grâce à lui, l'utilité
d'une voie ferrée serait souvent double ou triple de celle que
ses recettes nettes semblent indiquer. Si la petite ligne ferrée
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
transporte 30,000 tonnes par kilomètre, à raison de 0 fr. 08,
elle ne perçoit que 4,000 francs, recette tout à. fait insigni-
fiante, en y joignant celle des voyageurs, pour rémunérer le
capital de construction; mais les expéditeurs ou les consom-
mateurs auront profité, en outre, affirme-t-on, de 0 fr. 20
par tonne et par kilomètre, soit de la différence entre 0 fr. 08
(tarif de la voie ferrée) et 0 fr. 28, coût du transport sur la
route de terre. Ainsi cette petite ligne dédaignée, dont le
trafic des marchandises ne produit que 4,000 francs bruts à
l'exploitant, rapporterait en réalité 14,000 francs au pays.
C'est par des raisonnements de ce genre que l'on a cher-
ché à justifier toutes les folies faites en France et dans bien
d'autres pays pour la construction prématurée de lignes
ferrées actuellement superflues. On y ajoute encore des
considérations sur le prétendu trafic que les lignes nouvelles
apportent aux anciennes lignes.
Mais toute cette façon de raisonner est singulièrement
exagérée et conduit aux résultats les plus inexacts.
On suppose arbitrairement, contrairement même à tout
bon sens, que tout le trafic d'une voie l'errée nouvelle est du
trafic nouveau, détourné seulement des lignes de terre;
c'est absolument faux dans un pays où le réseau des voies
ferrées est déjà un peu serré : ce trafic, pour les deux tiers
on les trois quarts, est du trafic enlevé aux lignes anciennes;
bien loin d'être des affluents, beaucoup de ces lignes nouvelles,
pendant très longtemps du moins, sont des concurrentes.
11 est donc très délicat d'apprécier l'utilité exacte de beau-
coup de travaux publics : les particuliers, les compagnies
cnooll:t r
garanties ouu
toujours le
non subventionnées, se tiennent en garde
calculs de complaisance, contre toutes les
argumentations sophistiques. L'État, au contraire, qui a
goût de « faire grande et qui est assiégé par
des sol liciteurs de toute sorte, cède avec empressement à
1;i8 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
toutes les raisons captieuses qu'on lui donne pour excuser
des oeuvres dépourvues de toute utilité actuelle ou prochaine.
Ce que nous venons de dire des chemins de fer vaut aussi
des routes et des chemins de terre.
Tout chemin vicinal est-il utile? Oui, dans une certaine
mesure, puisqu'il ajoute à la commodité des transports pour •
quelques personnes. Mais quand le chemin nouveau est pa-
rallèle à un au tre, quand ii ne fait qu'abréger très faiblement
la distance pour un petit nombre de propriétés, il ne vaut
souvent pas la peine que les pouvoirs publics le construisent
et l'entretiennent (I).
Dans nombre de ;départements de France, il y a eu, de-
puis une dizaine d'années, un aussi grand gaspillage pour
l'établissement de chemins vicinaux parallèles ou superflus
que pour la construction de voies ferrées.
A plus forte raison en est-il de même des ports et des ca-
naux. Il est utile qu'un grand pays possède sur chaque mer
un ou deux ports de premier rang parfaitement outillés;
mais la nation, considérée dans son ensemble, n'a aucun
intérêt à voir se multiplier indéfiniment les petits havres
insuffisamment aménagés. C'est pour elle un gaspillage à la
fois de capitaux et de forces humaines.
La multiplicité des ports est moins utile aujourd'hui
qu'autrefois, parce que, avec le développement des voies de
communication intérieure, le rôle du cabotage tend à dimi-
nuer.
La difficulté pour l'État d'apprécier exactement l'utilité
des travaux publics fait qu'il a une tendance à se décider
par des considérations politiques et électorales, d'où il
(1) Voir plus haut la note de la page 147, où nous rapportons l'opinion
si frappante d'Adam Smith. Les abus actuels ont, leur origine, non dans le
désir de plaire à quelque grand seigneur, mais dans celui de flatter et
de satisfaire quelque électeur influent, quelque politicien de marque.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. {59
résulte à la fois un gaspillage des deniers publics et un affai-
blissemen t des libertés réelles et pratiques de la nation.
Ce défaut est encore accru par différentes circonstances.
Quand les travaux publics sont alimentés avec l'impôt ou
avec l'emprunt public, qui entraîne naturellement l'impôt à
sa suite, il s'établit dans la nation et chez les représentants
mômes de l'État le préjugé que toutes les parties du terri-
toire, quelles que soient leur population, leur industrie, la
richesse ou la misère de leur sol, ont un droit égal à l'exé-
cution de ces travaux.
Bien plus, il arrive même bientôt qu'on regarde comme un
devoir de l'État de compenser les inégalités naturelles du
relief et de la fertilité du sol en dotant avec plus de largesse
certaines catégories de travaux dans les régions pauvres que
dans les régions riches.
Les travaux publics perdent ainsi leur caractère techni-
que pour devenir une sorte d'uivre de charité.
On en trouve un exemple chez nous dans ce que l'on ap-
pelle e le fonds commun » réparti entre les départements
peu opulents.
L'uniformité des travaux publics entrepris par l'État pro-
cède du même principe.
Dans un pays où c'est l'initiative libre qui se charge de ces
en treprises, on proportionne toujours l'instrument au ré-
sultat probable ; on modifie la voie ferrée suivant le trafic
espéré; on lui donne, soit moins de largeur, soit plus de
pentes et plus de courbes; on réduit le nombre des trains
jbauasrqriis'à un ou deux par jour.
L 'uniformité de l'administration d'État se prête mal à ces
tem péraments et à ces modifications. Il a fallu tous nos em-
budgétaires pour introduire en France tardivement
les chemins de fer à voie étroite (4).
( 1) Une des plus grandes erreurs de l'administration en ce sens est
160 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
De même jamais notre administration centralisée n'admet
moins de trois trains par jour dans chaque sens, d ussent
•
certains de ces trains, comme cela arrive parfois, ne trans-
porter pas un seul voyageur.
Le même vice se retrouve pour beaucoup de chemins vici-
naux. Certaines contrées montagneuses sont mal desservies,'
uniquement parce que le corps des agents voyers, qui s'est
mis à copier celui des ponts et chaussées, ne veut avoir quçe
des chemins en .quelque sorte parfaits, ayant une largeur
minima de 5 à 6 mètres, comportant des ponts ou des pon-
ceaux sur chaque petit filet d'eau.
Dans les pays, au contraire, comme les États-Unis d'A-
mérique, où l'initiative privée règne en maîtresse, de simples
particuliers, des syndicats de propriétaires, des embryons
de communes, s'entendront pour exécuter un chemin pro-
visoire de 3 mètres de large, sans aucun ponceau ni pont sur
les ruisseaux et les torrents. On passera à gué ; si un orage
survient, la circulation sera suspendue pendant un jour,
peut-être pendant huit jours au plus; mais, tout le reste de
l'année, voyageurs et marchandises passeront assez facile-
ment.
Ainsi, dans les pays où les pouvoirs publics ont tout acca-
paré„ on fera avec un même capital beaucoup moins de kilo-
mètres, soit de chemins de fer, soit de routes, on obtiendra
des résultais beaucoup moins utiles que dans un pays qui a
su entretenir les habitudes d'initiative libre et d'association.
Ce qui existe pour les chemins de terre en Amérique s'y re-
trouve aussi pour les chemins de fer. On sait que, dans la
grande fédération, sauf les lignes maîtresses, la plupart des
le chemin de fer à large voie de Batna à Biskra ; il suffisait de le faire
à voie étroite, et, sans plus de dépense, on eût pu le pousser jusqu'à
Touggourt. Jamais une entreprise privée ne se serait livrée à une sem-
blable folie.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. lût
voies ferrées ont été construites à la hâte, à très peu de frais,
en dehors de toute préoccupation de satisfaire les yeux ou
l'esprit. Il est difficile à l'État et à ses agents de se guérir du
qui consiste à. s'assujettir à une règle uniforme et àtravers
se laisser toujours dominer par le sentiment esthétique, le
plus mortel ennemi des travaux publics rationnels.
Un autre défaut encore de l'accaparement ou de la direc-
tion des travaux publics par l'État, c'est l'éparpillement de
ces derniers. L'État moderne surtout, l'État purement élec-
tif, étant sous le joug des exigences électorales, commence
tout à la fois, c'est-à-dire qu'il n'achève rien qu'avec un
temps infini. En France, dans ces dernières armées, on tra-
viiillait simultanément à soixante ou quatre-vingts ports, de
Nice à Port-Bou, de Saint-Jean-de-Luz à Douarnenez, et de
ce point à Dunkerque. On poursuivait avec une lenteur dé-
sespérante une centaine de lignes de chemins de fer.
Les crédits disséminés sur ce nombre prodigieux de chan-
tiers exigent une proportion énorme de frais généraux rela-
tivement à la main-d'œuvre employée et au résultai obtenu.
Les capitaux restent engagés dix ou quinze ans dans un tra-
vail avant que celui-ci ne soit achevé, c'est-à-dire avant de
produire un effet utile. Les ouvrages souvent se dégradent,
•et il faut les reprendre à nouveau (I).
Un exemple des plus curieux de cette méthode de gaspil-
On a vu encore en mars 1889 un exemple de cette absurde méthode.
tin ministre des travaux publics, qui avait passé la première partie
de sa vie à dénoncer el à poursuivre les abus, M. Yves Guyot est venu
s upplier la commission du budget, malgré nos incontestables embarras
fi nanciers, de relever de 142 à 160 initiions le crédit pour les constructions
de chemins de fer, afin de pouvoir commencer, avec ces 18 millions de
Plus , 17 lignes nouvelles éparpillées sur toute la France, ayant ensemble
?Oû kilomètres et devant coûter 117 millions. On veut les amorcer toutes
a la fuis. Une compagnie privée, agissant avec ses propres fonds, aurait.
Porté ces ressources sur deux ou trois lignes seulement, afin de les
achever rapidement.La commission, obéissant aux invincibles tendances
de l'•tat moderne, a naturellement cédé au voeu du ministre.
11
162 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
lige, c'est le chemin de fer de Mazamet à Bédarieux, dont
l'infrastructure est faite par l'État. Il a été commencé avant
la guerre de 1870; il n'a jamais été abandonné depuis lors;
il n'est pas encore complètement livré à la circulation au
moment où j'écris ces lignes (1.889). On y aura travaillé,
sans discontinuité, pendant vingt années.
Sans prendre toujours un temps aussi phénoménal, la
plupart des lignes entreprises par l'État français ou sous sa
direction exigent dix ou douze années pour leur construction.
Dans les pays qui ont conservé les habitudes des entreprises
privées, en Amérique et en Angleterre, un tronçon de voie
ferrée est toujours livré au trafic trois ou quatre ans au plus
tard après avoir été commencé.
Les assemblées provinciales qui se chargent de travaux
publics encourent, elles aussi, les reproches que je viens
d'adresser à l'État. J'écris ces lignes dans un des départe-
ments les plus riches de France; j'ouvre le compte rendu des
délibérations du conseil général : j'y vois qu'on travaille si-
multanément à la construction de vingt ou trente chemins
d'intérêt commun ou de grande communication, et que cha-
cun de ces chemins exige huit ou dix ans au moins pour être
terminé.
La méthode suivie pour les entreprises d'État aboutit en-
core, par cette raison, à la conséquence déjà signalée de
réduire le résultat utile relativement à la somme em-
ployée.
Une autre circonstance essentielle, qui caractérise les en-
treprises d'État, c'est la tendance à la gratuité de tous les
services dont l'État se charge.
Tout ce que perçoit l'État paraît un impôt et une con-
trainte, parce que, en effet, les sommes qu'il recueille d'or-
dinaire rentrent par la contrainte et constituent des impôts.
L'opinion finit ainsi par être complètement faussée sur la
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
163
relation des recettes et des dépenses des services de l'État (1).
Il en résulte que des travaux publics qui, naturellement
0) L'exemple le plus frappant de l'inévitable tendance à la gratuité
de tous les services de l'État, même quand il serait facile d'en retirer,
Sulla
nuire aucunement au public, une rémunération légitime, est fourni
par l'administration des postes et des télégraphes, Ce service parait
merveilleusement prospère, si l'on ne tient compte que des recettes
brutes; mais si l'ou examine les dépenses qu'il coûte, toutes les dé-
-lises dont beaucoup ne sont pas inscrites au budget même des postes,p,.
on voit que le revenu net s'évanouit complètement. C'est une industrie
que la nation exerce à perte.
Si l'on s'en tient aux chiffres fournis par l'administration, en France,
ou voit que, dans l'année 1887, les postes ont produit une recette brute
de 142,533,000 francs et les télégraphes une de 30,483,000 francs D'autre
part, les dépenses officielles de ces deux services ont atteint dans la
mémé année 135,163,003 francs. La recette nette serait donc un peu
inférieure à 38 millions de francs et représenterait 22 p. 100 environ
de la recette brute. Mais ce n'est là qu'une apparence : eu réalité, le
service des postes et des télégraphes ne fait pas ses frais. Quelques
mots vOnt le démontrer.
Les dépenses dont l'administration des postes et des télégraphes nous
fournit le chiffre ne sont qu'une partie des dépenses. Ainsi, aucun
intérêt n'y figure pour le capital engagé; or, il y a là des capitaux con-
sidérables : ceux des hôtels des postes, ceux des installations des lignes
télégraphiques, ceux du matériel de tonte sorte. Certainement, plusieurs
-centaines de millions ont été ainsi consacrées par l'État dans cet outil-
lage; ne mettons que 200 millions, ce qui est fort au-dessous de la
réalité, l'État ne compte aucun intérêt pour ce capital; s'il comptait
4 p. 100, soit 8 millions, les bénéfices nets apparents seraient réduits de
38 'aillions à 30. Les localités, en outre, se sont chargées de beau-
•oup de dépenses ou de subventions, soit pour la location des bureaux,
soit pour le payement de certaines catégories de facteurs; il y aurait
bien encore lit 6 ou 7 millions à retrancher; le bénéfice net tomberait
23 millions.
sioUnttileéslastilnexabiticà,n 8 t951,autrement importante, c'est celle des pensions de
retraite de tout cet énorme personnel des postes et des télégraphes. Ce
t'est pas aux frais généraux de ce service spécial, c'est au chapitre de
la dette viagère illinistère des finances) que figure cette dépense_ Auter
1887, le nombre des télégraphistes et des postiers pen-
celui des veuves ou des orphelins de fonction-
naires de ces deux services atteignait 3,700, soit ensemble 12,651 pen-
sions postales ou télégraphiques pour une somme totale de 6,226,000 fr.
Ajoutons cette somme, comme c'est incontestablement régulier, auxdé penses
P nses des postes et des
b
télé o. raphes, et le prétendu bénéfice de cettedouble administration tombe au-dessous de 17 millions.
zu114‘e,lat de ceaeus tre très importante déduction à faire, qui absorbe bien
bénéfices apparents. On sait que l'administration de-
ari
7 64 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
et légitimement,' au grand avantage de la société, devraient
être rémunérateurs, cessent bientôt de donner une rémuné-
ration dans la main de l'État. Cette tendance est d'autant
plus accentuée que l'État repose davantage sur le principe.
électif et qu'il est plus incapable de résister aux pressions
parlementaires ou aux pressions locales.
Un des exemples de cet abandon des recettes les plus équi-
tables, c'est la renonciation en France depuis sept ou huit
ans aux droits de navigation sur les canaux, qui produisaient
aisément de 4 à 5 millions de francs (I).
postes, en vertu du cahier des charges, ne paye aucune redevance aux
Compagnies de chemins de fer pour ses transports : ce n'en est pas
moins une dépense, seulement elle va grossir un autre compte, celui
de la garantie d'in lerett par exemple. Or, les grau des Compagnies portent,.
pour l'année 1884 (et depuis lors il y a eu accroissement de ces frais), à:.
Sti millions 865,000 francs la dépense des transports de l'administration.
postale et à 3,404,000 francs les sommes qu'elles supportent pour le
service télégraphique de l'État, soit ensemble GO millions. Ainsi, le bé-
néfice apparent des administrations télégraphiques et postales se trouve
changé en une perte de 43 millions.
Voilà l'exacte vérité : l'État, bien loin d'y gagner, perd 43 millions
sur l'exploitation des postes et télégraphes.
Ou objectera peut-être que l'administration a, connue coutre-partie
en bénéfices, la correspondancegratuite, tant postale que télégraphique,
dont jouissent ses fonctionnaires. Mais outre qu'il y a là un grand gas-
pillage, on ne peut évaluer à plus d'une vingtaine de millions de francs
cette franchise, soit un neuvième environ de l'ensemble des commu-
nications totales.
On dira aussi que les subventions aux paquebots, qui montent à 23 mil-
lions environ, représentent en partie des dépenses politiques ou d'encou-•
rageaient général du commerce : soit, déduisons-en la moitié, ainsi que
20 maillions pour les•frauchises gouvernementales, il n'en demeure pas
moins vrai qu'un des services qui, dans l'opinion publique, est le plus
productif pour l'État, ne fait pas ses frais et qu'il perd au moins une
douzaine de millions. Or, sans entraver en rien le développement des
relations postales et télégraphiques, on pourrait faire produire à cette
administration un revenu net de 10 p. 1u0 sur l'ensemble de ses ro-.
cettes.
Cette tendance à la gratuité ou plutôt à l'onérosité des services de
1'Etat se manifeste, d'ailleurs, à peu près eu tout pays. Ainsi l'Econo-
azist(de Londres)se plaignait en 1888 quel'admiuistration des télégraphes
perdit annuellement G à 7 millions de francs sur • le prix, beaucoup trop
réduit, des dépêches qu'elle transmettait aux journaux.
(1) Nous entendons parler ici non pas de droits destinés à payer
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 165
C'est un cadeau immérité dont l'État gratifie les localités
que ces canaux desservent, au grand détriment des autres
contrées qui, n'ayant ni cours d'eau hi canaux, non seule-
ment ne profitent pas de la même faveur, mais doivent
même contribuer au payement des frais d'entretien de ces
entreprises dont elles sont privées. L'État bouleverse ainsi
les conditions naturelles de la concurrence.
Dans une moindre mesure, cette observation s'applique à
la gratuité des ports. Les droits de ports, tels qu'ils sont
établis en Angleterre, font que les navires étrangers, qui font
escale, participent à l'entretien des travaux dont ils se ser-
vent; ces droits empêchent ainsi l'armateur étranger de jouir
d'une sorte de protection à rebours relativement à l'arma-
teur national.
En créant, en outre, une hiérarchie naturelle entre les
ports, ils empêchent la dissémination des travaux sur un
nombre indéfini de criques; ils concentrent l'outillage sur
les points importants où il est le plus utile à l'ensemble du
pays et préviennent le gaspillage des capitaux.
Les remarques que nous a suggérées l'accaparement des
travaux publics par l'État sont vraies en principe pour tous
les États sans exception ; elles ont une inégale importance
pratique suivant qu'il s'agit d'États organisés d'une façon
stable, avec une forte administration, tout à fait indépen-
dante des vicissitudes électorales, comme l'État prussien,
ou bien, au contraire, d'États vacillants, flottants, dépen-
dants, assujettis dans tout leur personnel à. tous les caprices
térêt et l'amortissement des capitaux engagés dans la construction des
canaux, quoiqu'il fût juste de les récupérer sur le trafic, quand cela
est possible, mais des simples frais d'entretien des voies navigables; il
est absurde de ne pas les percevoir sur les marcha ndises qui se servent
de ces moyens de communication. Il n'y a pas ici les mêmes raisonsd
'immunité que pour les routes de terre, savoir la gêne, les embarras,
les pertes de temps, dont souffriraient les relations.
66 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des électeurs, comme les États reposant sur une hase uni-
quement élective.
Il est clair que la puissante administration prussienne,
uniquement dirigéepar desvuestechniques etpar le suprême
intérêt national, sait atténuer dans une certaine mesure,
sans pouvoir les faire complètement disparaître, les vices
que nous venons d'énumérer; l'État purement électif, au
contraire, comme l'Étal français, les intensifie au plus haut
degré.
Une antre fâcheuse méthode del'Étatfrançais consiste dans
un singulier procédé de confusion de l'action du pouvoir cen-
tral et de Faction des pouvoirs locaux en matière de travaux
publics.
Les localités rurales, àsavoir, les départements et les peti-
tes communes, n'ayant en France que fort peu de ressour-
ces, parce que l'État accapare pour son propre compte plus
de la moitié des contributions directes, il en résulte qu'elles
sont dépourvues des moyens d'effectuer par leurs propres
forces des travaux de quelque importance. L'État leur alloue
alors des subventions pour leurs chemins, pour leurs ponts,
pour leurs écoles.
Ces subventions, il les faut solliciter pour les obtenir, du
moins pour les obtenir vite; même lorsque la quote-part de
l'État dans ces travaux est fixée d'après une proportion
connue d'avance, le délai pour l'obtention n'est pas di ; ter-
miné, le classement ne se fait pas d'après l'ordre de date des
demandes.
Ainsi les localités, surtout les communes rurales, sont
toujours transformées en solliciteuses vis-à-vis du pouvoir
central. C'est un vasselage, plutôt même un servage, presque
un esclavage, auquel elles sont rivées. La dépendance et la
servitude électorales en ressortent. Il faut que ces commu-
nes se montrent complaisantes, payent en services le pouvoir
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 167
central des subventions qu'il veut bien leur accorder; or ces
services qui témoignent de la reconnaissance des communes
ou qui en fournissent des gages ne peuvent être que des ser-
vices électoraux. Le mécanisme théorique de l'État mo-
derne, qui repose sur la liberté des élections, en est ainsi
faussé
ou occulte, impudente ou hypocrite, la candida-
ture officielle, ou l'assujettissement des électeurs à l'endroit
du pouvoir central, est une des conséquences inévitables du
régime français des travaux publics.
Quand même on transporterait aux autorités provinciales,
en France aux conseils généraux, le pouvoir de répartir les
subventions aux communes, on ne supprimerait pas ces in-
convénients ; on déplacerait seulement la servitude. C'est
envers la majorité du conseil général que les communes
devraient se montrer complaisantes, solliciteuses, humbles
et dépendantes, sous peine d'être exclues des subventions,
ou d'y être moins bien traitées, du moins, que les com-
munes dociles.
Ainsi, ce système, qui ne laisse pas aux localités assez de
ressources pour suffire seules à leurs dépenses essentielles,
constitue un joug électoral d'une épouvantable lourdeur.
Il a des inconvénients techniques qui ne sont pas moin-
dres. Il pousse à un gaspillage effréné. L'État intervient
dans certains travaux communaux dans des proportions qui
vont jusqu'à 50, 00 et même 80 p. 100 de la dépense, sui-
vant le degré de richesse de la commune. Une petite com-
mune rurale n'a qu'à s'imposer de 1,000 fr., pour que l'État
lui en donne 4,000.
L'énorme disproportion entre l'allocation de l'État, qui
e st considérée comme un don gratuit, et l'imposition locale,
induit beaucoup de localités à entreprendre des œuvres mé-
diocrement utiles, à exagérer du moins la dépense. Étant
16S L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
donné le point de vue borné auquel se placent les paysans,
beaucoup d'entre eux n'hésitent pas à voter un crédit de
1,000 francs pour une dépense médiocrement justifiée,
quand ce crédit entraîne une subvention nationale de
4,000 francs qui se répandra dans la communes en salaires,
en achat de terrains cu de matériaux. Servitude et gaspillage,
voilà les résultats du régime français (I).
Si l'on voulait revenir à un mode naturel, il faudrait cons-
tituer aux pouvoirs locaux des ressources sérieuses, indé-
pendantes, et renoncer absolument aux subventions du
pouvoir central.
Si, pour ces subventions de toute nature, celui-ci dépense
annuellement une centaine de millions ;
mieux vaudrait qu'il_
abandonnât d'une manière permanente 100 millions du1
produit des quatre contributions directes. Son budget n'en
souffrirait pas, puisque ce qu'il céderait d'une main, le pro-
duit de certains impôts, il le retiendrait de l'autre, en n'ac-
cordant plus de subventions. Les communes et les départe-
ments seraient ainsi affranchis, les premières de leur double
(1) L'État central en Angleterre fait bien des prêts aux localités; mais
ce sont des prêts, non des (Ions ou des subsides, ce qui est tout diffé-
rent. En général, le taux de l'intérêt était de 3 et demi p. 100. Par suite
de la hausse des consolidés depuis 1886 et la conversion du 3 p. 100
britannique en 2 314 dans l'année 1888, ce taux d'intérêt des prêts faits
par l'État aux administrations locales a pu ou pourra être diminué.
Depuis 1871, date de la constitution du Local Government Board jus-
qu en 1882, le montant des prêts consentis par l'État, pour les grands
travaux d'hygiène publique et de salubrité, aux administrations locales
soit urbaines, soit rurales, s'est élevé à 26,768,545 liv. steri. ou 670 mil-lions de francs.
Quoique ce système de prêts puisse se justifier et qu'il n'ait pas les
principaux inconvénients de notre système de subsides, on n'a pas
laissé de constater que les localités anglaises se laissaient entraîner à
des dépenses excessives. Étudiant le rapport du Local GovernmentBoard pour 1883-84, fliconomist (de Londres) terminait ainsi : a 11 est
peu sage de faire des emprunts trop rapides et trop considérables,
mime pour des objets utiles. On doit modérer un taux d'accroissement
d'après lequel la dette des localités est devenue' quatre fois et demie
plus forte qu'il y a quatorze ans. »
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 169
servitud e à l'endroit du pouvoir central et de l'assemblée
départementa l e, les seconds de leur servitude envers le pou-
voir national. On rentrerait dans l'ordre; les responsabilités
ne seraient plus déplacées. On y gagnerait au point de vue
technique et financier ; l'on y joindrait le bénéfice inappré-
ciable de conditions plus favorables à l'exercice de la liberté.
On ne saurait dire à quelle atrophie de l'initiative indivi-
.duelle conduit le régime français des travaux publics. Habi-
tuées à compter sur des subventions de la commune, du
département ou du pouvoir central, les diverses agglomé-
rations d'habitants, dans les campagnes surtout, ne savent
plus rien entreprendre par elles-mêmes ni se mettre d'ac-
cord sur rien.
J'ai vu des villages de deux cents ou trois cents habitants,
appartenant à une grande commune dispersée, attendre pen-
dant des années et solliciter humblement des secours pour
une fontaine qui leur était indispensable, et que 200 ou
:300 francs, soit une contribution dei franc par tête, suffi-
saient à mettre en bon état.
J'en ai vu d'autres n'ayant qu'un seul chemin pour faire
sortir leurs denrées et ne sachant pas se concerter, quand,
avec une première dépense de 2,000 francs et 200 ou 300 fr.
d'entretien par an, ils pouvaient rendreaisément viable cette
-seule voie dont ils disposaient. Je parle, cependant, de pays
relativement riches, beaucoup plus aisés que la généralité
des communes de France.
11 est vrai que l'on adresse à l'initiative privée, en matière
de travaux publics, certains reproches dont plusieurs peu-
vent avoir quelque portée. Mais, outre qu'on exagère les in-
convénients qu'on lui impute, il est facile souvent d'obvier
ceux qui sont réels par un contrôle qui n'a rien d'excessif.
La première de ces critiques, c'est que, en s'en tenant
aux entreprises libres non subventionnées et non réglemen-
170
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
fées, les pays riches ou les quartiers riches sont seuls bien
desservis. Ils posséderont plusieurs lignes concurrentes de
chemins de fer ou de tramways ou d'omnibus, pendant que
les pays ou les quartiers pauvres seraient délaissés. Ce serait
là, dit-on, un manque à la justice et à la solidarité nationale.
Ce raisonnement contient une sorte de pétition de prin-
cipe. Il faudrait prouver que la mission de l'État consiste en
ce que des territoires, inégalement doués de la nature, iné-
galement peuplés, fussent également pourvus d'un outillage
collectif perfectionné. Or, c'est là un prétendu axiome dont
rien ne démontre la justesse.
Si l'État ne donne pas de subvention, il n'y a aucune in-
justice à ce que les pays riches soient mieux pourvus de'
voies de communication que les pays pauvres ; l'impôt, en.
effet, n'aura servi à payer aucune partie de ces oeuvres.
Ensuite cette organisation, qui résulte de la liberté, est plus
conforme à l'économie naturelle. Il est inutile de s'obstiner
à vouloir maintenir le population dans les pays pauvres, où
elle prospère moins que dans les pays riches. Les efforts
qu'on y fait n'aboutissent pas ; parfois même, ils ont un>
résultat contraire à celui qu'on recherche.
Le perfectionnement prématuré des communications dans
les districts médiocrement fertiles ou peu industriels, en y
détruisant la vie patriarcale et en y rendant plus sensible la
concurrence avec les pays mieux doués de la nature, a plu-
tôt aidé au dépeuplement de ces districts.
En fôt-il autrement, de même qu'un propriétaire a plus
d'avantage à porter l'effort de ses capitaux sur les meilleu-
res terres, tant que celles-ci ne sont pas suffisamment amé-
liorées, plutôt que de les disperser sur des terres médiocres
ou arides, ainsi une nation tire beaucoup plus de profit de
l'emploi de ses capitaux dans les districts les plus propices à
l'agriculture intensive et à l'industrie que de leur disséini-
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 171
nation sur tous les points du territoire, même sur ceux qui
sontnaturelle m ent les plus ingrats. Quand cet emploi naturel
s'effectue en dehors de toute contrainte de l'État, c'est-à-
dire en dehors de toute ressource d'impôts ou d'emprunts
publics, personne dans la nation ne peut se plaindre que
l'équité soit lésée.
Quelques personnes, accoutumées à l'arbitraire adminis-
tratif, jugeront peut-être cette doctrine empreinte de dureté.
Dies ne prennent pas garde que certaines circonstances
naturelles en tempèrent l'application. L'expérience prouve,
en effet, que, même sans une intervention active de l'État,
les pays pauvres peuvent être tolérablement desservis.
J'ai cité plus haut (voir page 140) l'exemple si topique de
l'Irlande, qui, presque sans aucune aide gouvernementale,
par l'action seule des sociétés privées, possédait 4,160 kilo-
mètres de chemins de fer en 1886, soit 1. kilomètre par
1,165 habitants, tandis que la France, après cinquante ans
d'active intervention gouvernementale dans la constitution
de son réseau ferré, possède 33,500 kilomètres de lignes de
fer, ou 1 kilomètre par 1,144 habitants, situation presque
analogue.
Il est aisé, en outre, à l'État, de même qu'aux municipa-
lités, lors des concessions d'entreprises de travaux publics,
de stipuler que, au delà d'un certain bénéfice assez élevé, la
moitié des profits nets supplémentaires sera employée à
étendre le réseau des entreprises de chemins de fer, de gaz,
d'électricité, de tramways, etc., ou à diminuer les tarifs.
Ne le fit-il pas, que la concurrence qui existe entre les
différentes sociétés libres et la jalousie qu'elles ont entre
elles, quand l'État ne cherche pas à en restreindre le nom-
bre, le goût des innovations qui lutte chez beaucoup de ces
sociétés avec le strict intérêt pécuniaire, les porteraient à se
charger d'un bon nombre de voies de jonction ou de raccor-
172 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
dement qui sont pour elles médiocrement utiles. Si l'État
évitait de faire plier les compagnies sous le poids d'impôts
écrasants, comme ceux qui existent en France sur le prix
des places et les transports à grande vitesse, on obtiendrait
beaucoup plus aisément de ces sociétés privées l'extension
et la meilleure utilisation de leur réseau.
En France, on semble s'être proposé en tout de renverser
l'ordre de choses naturel. L'État donne des subventions,
sous la forme d'annuités, pour la construction des voies fer-
rées nouvelles; il sert, en outre, des garanties d'intérêts qui
montent, dans certaines années, jusqu'à 80 ou 100 millions
de francs. En revanche, il perçoit des taxes extravagantes,
comme les 23 1/2 pour 100 sur le prix des places : il reçoit,
en définitive, à peu près autant qu'il donne; mais il se met
lui-même et les compagnies dans une situation confuse,
donnant d'une main, prenant de l'autre, laissant la respon-
sabilité des travaux, et en partie de l'exploitation, indécise
et flottante.
Quand on juge que l'initiative privée négligerait trop les
districts pauvres, on omet une circonstance importante.
L'État a, nous l'avons établi, une fonction stratégique et
policière ; c'est même, avec l'organisation de la justice, le
fond essentiel de sa mission; or, pour que cette fonction soit
bien remplie,:il faut que tout le pays, même dans les districts
peu favorisés de la nature, soit doté, dans une certaine me-
sure, des organes absolument essentiels de la civilisation
contemporaine, comme les routes; qu'aucun canton ne soit
trop éloigné d'une ligne de chemin de fer ; mais il s'agit ici
seulement de quelques rares travaux qui doivent être exé-
cutés avec économie. Il est facile de les mettre, sans excès,
à la charge des compagnies privées, comme devant être
pourvus avec une partie de l'excédent des bénéfices que
fournissent, en plus du taux normal dans le pays, les gran-
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 113
des oeuvres maîtresses, toujours largement rémunératrices.
Un certain ordre d'activité de l'État profite aussi aux pays
naturellement pauvres et fait qu'ils ne peuvent se plaindre
d'être déshérités. J'ai dit que, parmi les devoirs qui incom-
bent à l'État, se trouve une mission de conservation générale
des conditions physiques du pays : cette mission consiste
particulièrement dans l'entretien et l'amélioration des forêts
et l'aménageme nt des eaux.
Si l'État s'était toujours bien acquitté de cette tache im-
portante, les pays montagneux et les hauts plateaux, c'est-
à-dire les contrées d'ordinaire les plus pauvres, seraient plus
peuplés et plus prospères, sans qu'il fût nécessaire d'y faire
beaucoup d'autres travaux publics artificiels.
Un autre reproche, parfois adressé à l'initiative privée,
c'est que, fonctionnant en dehors de toute réglementation,
elle constitue des monopoles particuliers intolérables. Il y a
beaucoup d'exagération et - une petite part de vérité dans
cette assertion. Si la liberté est absolue, comme en Améri-
que et en Angleterre, la concurrence devient en général
elfrénée, du moins dans les districts tout à fait riches et
pour les principaux parcours ; il ne peut pas s'agir ici de
monopole, niais plutôt d'une certaine anarchie qui rend très
instables et très variables les services, tout en leur conser-
vant l'avantage d'être en général très progressifs et très peu
coûteux.
Cette instabilité et cette variabilité ont des inconvénients
pour le public, quoique l'expérience prouve que ce système
, examiné dans son ensemble, n'est pas défavorable au com-
merce. Les États-Unis s'en sont accommodés, etjamais aucun
Yankee n'avouera que le régime continental européen des
voies ferrées est préférable au régime américain.
Des peuples plus rassis, toutefois, moins agités, moins
tourmentés de la lièvre des affaires, moins habitués aux
174 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
changements continuels, se sentiraient troublés des brus-
ques et incessan tes variations, souvent arbitraires, auxquelles
donne lieu l'exploitation des voies ferrées en Amérique.
Mais, sans dépouiller l'initiative privée de ses droits et de sa
force, il est aisé d'y remédier.
L'État, qui a délégué aux grandes entreprises de travaux
publics un de ses droits régaliens dont elles n'auraient pu
se passer, celui d'expropriation ou celui encore de l'usage
de la voirie, ne sort pas de son rôle quand il les soumet,
dans leur exploitation, à un contrôle discret, impartial,
exempt de jalousie. C'est une question de mesure qui im-
plique, de la part des pouvoirs publics, non seulement une
stricte équité, mais une certaine bienveillance à l'endroit
des sociétés privées.
L'Angleterre et les États-Unis d'Amérique, en instituant
une commission d'État pour le contrôle de l'exploitation
des voies ferrées, se sont conformées à ce rôle. Quand on
connaît l'esprit qui anime les pouvoirs et l'opinion de ces
deux grands pays, on peut être assuré qu'ils rempliront ce
devoir de contrôle avec plus de modération et d'impartialité
qu'on ne le fait d'ordinaire sur le continent européen.
CHAPITRE IV
RÉSUMÉ HISTORIQUE DU ROL • DE L'ÉTAT ET DES PARTICULIERS
DANS LA CONSTITUTION DU RÉSEAU DES CHEMINS DE FER ET
DES COMMUNICATIONS MARITIMES A VAPEUR.
Utilité, comme illustration, d'examiner les parts respectives de l'État et
des particuliers dans la transformation des moyens de transport au
xIxe siècle, page I7C. — L'histoire de la vapeur et des voies ferrées
témoigne du manque d'esprit d'invention et d'adaptation rapide chez
l'État, page 176.
Ancienneté relative des chemins de fer dans les mines, page 176.
L'application de la vapeur à la locomotion s'est d'abord effectuée
dans la navigation, page 177. — Les dédains de l'État, page 177.
Toute découverte se répand surtout dans les pays où abondent
l'esprit d'association et les capitaux, page 178. — Établissement sans
aucune subvention des premières ligues de navigation à vapeur,
page 178.
Pour obtenir le concours de l'État a une oeuvre, il faut convaincre
tout le monde ou du moins la majorité; pour une association privée,
il suffit de convaincre quelques enthousiastes, pa ge 180. — L'État
est étranger en Angleterre et eu France aux premiers chemins de
fer réguliers, page 181. — Les premiers chemins de fer anglais,
page 181. — Détails sur la constitution du réseau ferré britannique,
page 181.
Les débuts des chemins de fer aux États-Unis, page 182. — Le ré-
seau ferré américain réalise les trois conditions importantes : rapidité
de construction, efficacité d'exploitation et bon marché, page 185.
Ancienneté des voies ferrées dans les mines françaises, page 186.
— Les premiers chemins de fer ouverts au public sont dus, sous la
Restauration, à l'initiative privée sans aucune assistance, page 186.
. Traits caractéristiques de ces concessions, page 188. — Après ces
excellents débuts la France se laisse attarder; pendant vingt ans la
concession des voies ferrées n'est presque plus en France qu'un sujet
de discussion, page 189. — Les cinq obstacles qui empéchèrent les
Chambres de passer de la délibération à l'action, page 190. — L'abus
de la controverse; la chaîne électorale ; le parti pris de l'opposition;
la crainte de l'agiota ge et de la corruption; la jalousie excessive des
droits de l'État, page 190. — La Chambre pendant dix ans ressembla
176 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
it l'âne philosophique qui se laisse mourir de faim entre deux bottes.
de foin, page 191.
Les charges énormes mises par les pouvoirs publics sur l'exploitation
des chemins de fer ; leur effet est le retard dans la construction ,et
l'infériorité dans l'exploitation, page 192. •— Coup d'oeil sur les parts-
respectives de l'État et de l'initiative privée eu Belgique, en Allemagne,
en Autriche, etc., page 190. — Exemples décisifs de l'Espagne et du
Portugal, page 201.
Pour éclairer les rôles respectifs de l'initiative privée et de
l'État dans les travaux publics, il peut être utile de jeter un
coup d'œil sur la constitution de l'industrie qui, depuis
soixante années environ, a profondément changé les condi-
tions économiques du monde civilisé ; «je veux parler des
chemins de fer et de l'application de la vapeur à la loco-
motion.
Ces deux progrès, qui nous paraissent aujourd'hui con-
nexes, se sont produits séparément et à des époques (lifté
rentes. Ils se sont complétés l'un l'autre et si bien unis.
qu'on les regarde presque comme inséparables.
L'histoire des voies ferrées et de la vapeur témoigne hau-
tement du manque d'esprit d'invention de l'État et de l'iné-
puisable fécondité, au contraire, de l'initiative libre.
Les chemins de fer sont beaucoup plus anciens qu'on ne.
pense. Un aventurier proposait récemment d'en célébrer
le cinquantenaire : il raccourcissait de moitié leur âge.
Bien longtemps avant que l'opinion publique générale en
connût l'existence, ils fonctionnaient sur beaucoup de
points. Ce que nous appelons les tramways, les tramways
à marchandises, qu'on ne connaît guère plus, ont vu le jour
au dernier siècle, silencieusement, sans attirer l'attention,
dans les districts houillers de la Grande-Bretagne.
Dans une des nombreuses sessions où la chambre des dé-
putés, sous le règne de Louis-Philippe, discuta, sans jamais
aboutir, la question de l'établissement des voies ferrées,
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 17:7
Arago avait déposé un rapport, en 1838, qui, à côté de beau-
coup d'erreurs, contenait quelques observations frappantes.
Il disait que « l'auteur inconnu » de la substitution du rou-
lage ou du transport en voilure au transport à dos de che-
val avait réduit par son invention le prix des transports au
dixième du chiffre antérieur (1). 11 voyait une amélioration
aussi importante dans le remplacement des empierrements
des routes ordinaires par des bandes de fer sur lesquelles
porteraient les roues des voilures. Il avait calculé que, en
atténuant ces résistances, « ces bandes ont en quelque
sorte décuplé la force du cheval, celle du moins qui donne
un résultat utile ». Il ajoutait que le poids placé sur un wa-
gon est centuple de celui que le cheval qui le traîne peut
porter sur son clos.
Ce qu'ignorait Arago, c'est combien la pratique avait de-
vancé l'observation du savant. « tin auteur inconnu n avait
introduit, dès le milieu du xvni siècle, et peut-être même
bien auparavant, l'usage des rails, — en bois il est vrai, —
dans les exploitations minières britanniques pour le trans-
port de la houille.
Habile à inventer, l'industrie privée l'est également à pro-
pager les inventions et à les perfectionner. En 1716, on pose
flans une mine de Sheffield des rails en fer que l'on croit les
premiers de cette espèce. Ce procédé se développe et s'étend
rapidement, grâce à l'esprit d'émulation et d'initiative des
entreprises libres. Vers 1820, on comptait, aux environs de
- Newcastle, 600 kilomètres de rails dans les galeries souter-
raines ou à la superficie des mines. Les wagons arrivaient
jusqu'au bord de la Tyne et se vidaient d'eux-mêmes dans
( I ) Arago exagérait beaucoup. Connue on peut le voir plus haut (page 133),
d'après les calculs de M. de l eovillo, la réduction des prix de transport,
• par la substitivion de la charrette au dos du cheval et de mulet, n'est que
dans la proportion de à 1.
1.2
178 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
les navires. A l'autre extrémité de l'Angleterre, dans le pays
de Galles, il existait à la même époque 400 kilomètres de
voies ferrées desservant les houillères. C'était le tramway
à marchandises; ce n'était pas encore le chemin de fer tel
que nous le concevons.
L'application de la vapeur à la locomotion réussit plus tôt
sur l'eau que sur terre. On connaît les essais, théorique-
ment heureux, de notre marquis de Joultroy sur le Doubs,.
en 1776. L'invention française, comme la machine à coudre
et, comme tant d'autres de nos découvertes, nous revint
d'Amérique où elle s'acclimata, se perfectionna, se déve-
loppa, au point qu'on l'y crut indigène.
C'est une histoire connue que celle des dédains de Napo-
léon, représentant l'État moderne, pour Fulton en 1803. L'in
venteur évincé retourna dans son pays et, en 1807, traversa
sur son bateau à vapeur le lac Érié. Le premier bateau bri-
tannique du même genre fut construit, en 1811, par Bell;
il était mû par une force de 1 chevaux, jaugeait 25 tonneaux
et navigua sur la Clyde, entre llelenshorough, Greenock et.
Glasgow.
La navigation à vapeur parut d'abord faite pour les ri-
vières, puis pour le cabotage, plus tard pour les transports.
de voyageurs, tout récemment à peine pour les transports de
marchandises à très grande distance. Il n'y a pas dix années
que les transports à vapeur sont devenus un peu communs
entre l'Europe et l'Australie, aussi bien par le Cap que par
Suez. Un très grand développement de cette navigation
s'effectua, vers 1820, sur les fleuves et les côtes de l'Amé-
rique.
Toute découverte se répand surtout et d'abord dans les.
pays où abondent l'esprit d'association et les capitaux. Le.
premier facteur est encore, si l'on peut dire, plus important
que le second ; aussi, comme rien n'y peut suppléer, y a-t-il.
à l'entretenir un très grand intérêt social.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
179
En 1825, on comptait aux États-Unis 150 bateaux à va-
peur, dont quelques-uns de 500 chevaux ; tous ensemble
représentaient 16,000 tonneaux. On sait que la plus grande
fortune individuelle du inonde civilisé, celle des Vanderbilt,
se rattache, par ses origines, aux débuts de la navigation
à vapeur, le premier Vanderbilt, celui qu'on appelle le com-
modore, ayant gagné dans ces entreprises, alors nouvelles
et audacieuses, bon nombre de millions de dollars.
La navigation à vapeur sur mer, un peu plus tardive, date
de 1818. On garde encore le souvenir du navire Rob-Roy,
traversant la mer d'Irlande, de Greenock à Belfast. Vers la
même époque, la City of Edimburg, entre Leith et Londres,
faisait d'un trait 650 kilomètres. De 1820 à 1825 s'établis-
saient les premiers services réguliers, reliant, à travers la
Manche, Dieppe et Brighton ou, à travers la mer du Nord,
Rutterdam et Londres.
La grande navigation s'inaugurait pour la vapeur en 1825,
par un voyage hardi qui rappelle celui de 'Vasco de Gama :
le steamer Enterprise partit de Londres le 16 août avec
21 passagers, dont six femmes, entra le 6 octobre au Cap,
en partit le 21, et le 9 décembre mouilla à Calcutta, ayant
parcouru 18,000 kilomètres en trois mois et vingt-quatre
jours.
Dans tous ces progrès, la part de l'État fut mince et toute
négative : l'administration britannique des postes décida
qu'elle se servirait des navires à vapeur partout où il en
existerait.
L'application de la vapeur à la locomotion sur terre fut plus
lente. Comme pour la navigation, c'est en France aussi qu'on
en fit les premiers essais. En composant les célèbres vers :
Sic vos non volis,.. le poète latin transcrivait la fortune
des Français.
En 1769 et en 1770, un ingénieur lorrain, Cugnot, essaya
180 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
avec un succès relatif une sorte, de locomotive routière.
Bachaumont en parle dans ses Mémoires, et l'on peut, voir
cette machine à notre Conservatoire des arts et métiers.
Au commencement de ce siècle, dans le pays de Galles,
en 1804, on reprit ces essais. Ils n'eurent qu'un succés
médiocre.
De 1826 à 1833, l'opinion publique britannique s'éprit
de ces tentatives et les multiplia. Un ingénieur, dont le
nom fut alors célèbre, Gurney, institua un service régulier
de locomotives routières pour les voyageurs. Vers •831, une
quarantaine de voitures fonctionnaient ainsi, ne faisant,
d'ailleurs, que trois ou quatre lieues à l'heure. Loin de favo-
riser ces commencements, le parlement porta un coup terri-
ble à ces entreprises en mettant sur ces voitures une surtaxe
excessivement élevée, par la raison, disait-il. qu'elles usaient
plus les routes que les voitures ordinaires. Plus tard, on di-
minua cette surtaxe; mais déjà les locomotives routières
étaient en décadence.
Il fallait, pour réussir, combiner les rails et la vapeur.
Dès 1814, George Stephenson le tentait dans une conces-
sion houillère. Un membre de l'aristocratie britannique,
lord Ravensworth, faisait les frais de cet essai, qui excitait
alors l'universelle moquerie.
Une des raisons qui font que l'État est moins apte que l'in-
dividu à seconder le progrès, c'est que, pour obtenir son con-
cours, il faut convaincre tout le monde, ou du moins la ma-
jorité des conseils techniques ; or, toute majorité a une pro-
pension à la routine, du moins à la lenteur, aux précautions
infinies qui lassent et déconcertent. Pour se gagner l'aide
des capitalistes ou des sociétés libres, il suffit, au contraire,
de convaincre ou de séduire quelques personnes, quelques
esprits entreprenants, quelques joueurs même, ou, sur
toute la surface d'un vaste pays, un grand nombre de per-
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 181
sonnes qui chacune apportent à l'entreprise nouvelle une
contribution modeste.
L'État est absolument étranger, aussi bien en Angleterre
qu'en France, aux premiers chemins de fer réguliers.
La première ligne ferrée de ce genre dans la Grande•Bre-
tagne est celle de Stockton à Darlington, d'une longueur de
61 kilomètres, autorisée en 1821, ouverte en 1825, revenant
à un prix kilométrique de 430,000 francs et desservie d'a-
bord par des chevaux.
Mais la grande industrie des chemins de fer ne date vrai-
ment que de la ligne de Liverpool à Manchester, concédée
en 1826, inaugurée en 1830, ayant 50 kilomètres de lon-
gueur qu'on parcourait en une heure et demie. Elle avait
coûté la somme énorme de 39 millions ou 800,000 francs
par kilomètre. Ainsi que les dépenses, les recettes, heureu-
sement, dépassèrent de beaucoup les prévisions.
L'impulsion était donnée et ne se ralentit pas. A la tin de
1830, l'Angleterre avait autorisé 567 kilomètres de voies fer-
rées, dont 279 étaient en exploitation ; trois ans plus tard
(1833), les kilomètres autorisés atteignaient le chiffre de 963,
et l'on en comptait 356 exploités.
C'était l'industrie privée seule qui non seulement avait
donné l'élan, mais, sans aucune aide de l'État, tout exécuté.
Le promoteur de toutes ces oeuvres était un simple ouvrier
ou contremaître, un selfmade man, comme disent les An-
glais, un autodidacte, comme on dit encore, fils de parents
indigents, tour à tour conducteur (le chevaux, surveillant de
voies, raccommodant le soir les pendules et les montres,
George Stephenson, traité de visionnaire ou (l'excentrique,
et qui, dans presque aucun pays, n'aurait pu être ingénieur
de l'État, (1).
(1) 11 serait superflu de s'étendre ici sur l'histoire subséquente des
i82 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Aux États-Unis comme clans la Grande-Bretagne, les che-
mins de fer procèdent presque uniquement de l'initiative
privée.
chemins de fer en An gleterre. Ce sont les commencements surtout qui
importent.
Disons, cependant, que, de 1833 à 183G, le développement des voies
ferrées dans la Grande-Bretagne fut un peu plus lent. Le Parlement
était médiocrement empressé ; les grands propriétaires fonciers, les lords,
dont les voies nouvelles devaient couper les domaines et qui voyaient
là aussi à une concurrence pour les canaux où ils étaient fort intéressés,
firent longtemps une vive opposition aux concessions. Le formalisme
parlementaire était, d'ailleurs, en dehors de tout parti pris, une cause
de lenteur. Le projet de chemin de fer entre Londres et Birmingham,
devant avoir 180 kilomètres, fut repoussé par la Chambre des Lords
eu 1832 et ne fut voté qu'en 1833; un peu plus tard, on concéda celui de
Londres à Brighton. Au ler janvier 183G ou comptait 461 kilomètres
ferrés exploités et 1,500 concédés. A partir de 1836 eut lieu ce que l'on
a appelé la %Hum!'
Mania : les résultats des premières lignes ayant été
favorables et l'opinion publique se prononçant énergiquement, le Par-
lement ne résista plus à l'enthousiasme général. En 1836 on concéda
1,599 kilomètres devant coûter 572 millions. L'agiotage s'empara de
toute la nation et pénétra jusque dans les villages. L'immobilisation des
capitaux ayant été rapide, il y eut une crise d'une certaine intensité.
Dans les années suivantes, 1838 et 1839, ou ne construisit plus qu'un
petit nombre de lignes, puis, à partir de 1840, le mouvement reprit
toute son intensité. En 1842 l'Angleterre possédait 2,989 kilomètres en
exploitation, le chemin de Londres à Birmingham produisait 11 p. 100
de revenu, d'autres 10 ou 7 p. 100, la généralité 5 à G. Les deux plus
anciennes voies, celles de Darlinglou à Stockton et de Liverpool à Man-
chester, rapportaient, l'une 15 p. 100, l'autre 10 p. 100. 11 n'y avait que
la cinquième partie du réseau exploité qui fournit moins de 4 p. 100.
Ainsi la mania de 1836 n'avait pas été si folle. C'est une prétention
exagérée que de vouloir empêcher ces crises : les résultats restent acquis;
les actionnaires ne pouvant se recruter par contrainte, ils deviennent
plus rares, quand les entreprises cessent d'être lucratives; le gouver-
nement pourrait, en principe, essayer de les modérer ; mais, d'ordinaire,
il participe it•Fillusion.
En 1845 sévit une nouvelle crise qu'on appelle la grande folie, greal
mania. Ou en voyait les prodromes clés 1843, où le Parlement passa
24 lois relatives à la construction de chemins de fer; en 1844, on vota
48 lois du même genre, autorisant la construction de 4,344 kilomètres.
Ce fut une époque de grand agiotage ; mais les époques d'agiotage
semblent être périodiques et inévitables chez les nations civilisées :
l'expérience seule pourra peut-être un jour les atténuer. Après la mania
de 1845, il y eut une période d'assoupissement ; on n'autorisa plus que
2G kilomètres en 1849 et 13 en 185(1.
L'observation prouve que les gouvernements se laissent tout aussi
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 183•
Le plus ancien railway américain, long de 5 kilomètres à
peine, apparaît, de 4825 à 1828, clans le Massachusetts. Un
autre, embryonnaire aussi, long de 30 kilomètres, fonc-
tionne en Pensylvanie vers 1829. La première ligne impor-
tante, celle de Baltimore à l'Ohio, longue de 96 kilomètres,
s'ouvre en 1832. Beaucoup de tronçons existaient déjà, et,
depuis lors, les constructions se multiplient.
En 1833, près de 1,200 kilomètres, trois fois plus qu'en
Angleterre, étaient exploités dans l'Amérique du Nord, pays
qui, à cette époque, possédait peu de capitaux; mais il sa-
vait admirablement s'en servir, en les épargnant et en en
tirant le maximum d'utilité : le coût kilométrique ne dé-
passait pas en moyenne 100,000 francs.
Plus tard, et pendant une courte période, quelques-uns
des États qui composent la fédération de l'Amérique du
Nord accordèrent quelques subventions aux entreprises de .
chemins de fer, l'État de 'New-York, par exemple, 31 mil-
lions pour le railway d'Hudson. Quelques autres l'imitèrent :
il en résulta du gaspillage, et même la suspension des paye-
ments de plusieurs États, celui de Pensylvanie notamment.
On revint bientôt de cette fâcheuse pratique. Le gouver-
nement fédéral s'interdit toute dotation en argent; il ne se
permit plus que des allocations de terres aux compagnies
de voies ferrées, système bien moins dispendieux, plus jus-
bien entraîner que les particuliers: cela est arrivé à la France avec la
folie Freycinet, et aussi à l'Autriche-Hongrie et à l'Italie, à la Répu-
blique Argentine. En tout cas, il est préférable que l'on ait agi avec
ardeur que d'avoir attendu indéfiniment, comme en France, par craibte
de l'agiotage et par incertitude gouvernementale. Mieux vaut aussi que
les particuliers qui participent à ces entraînements en supportent les
conséquences que l'ensemble des contribuables.
Le réseau anglais, construit ainsi sans sacrifices de l'État et avec un
minimum de formalités administratives, a gardé dans son organisation
une incessante tendance au progrès qui le distingue avantageusement
des réseaux du continent, où la bureaucratie gouvernementale a plus
d'influence.
181• L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tifié dans un pays neuf, contre lequel, cependant, proteste
aujourd'hui la plus grande partie de l'opinion américaine.
Différents États, imitant la fédération, ont inscrit dans
leurs constitutions un article qui interdit à leurs législa-
teurs de garantir des emprunts privés.
On peut donc considérer le magnifique réseau des chemins
de fer aux États-Unis comme la plus merveilleuse oeuvre
de l'initiative particulière, presque sans assistance publique,
ou du moins avec un minimum d'assistance qui est en com-
plète opposition avec la pratique du continent européen.
Grâce à l'esprit d'association libre, plus fécond encore que
la puissance des capitaux, à l'absence aussi de formalités
vexatoires et dilatoires, le réseau ferré américain a toujours ,
été en avance sur celui des autres nations et, depuis vingt
ans, il a presque toujours équivalu, comme longueur kilo-
métrique, à l'ensemble dcs lignes de tout le reste du monde.
Il comprenait 14,500 kilomètres exploités en 1850, 49,000
en 1860, 85,000 en 1870, 148,000 en 1880, 203,000 en 1885,
enfin 220,000 kilomètres en chi gres ronds en 1886.
Malgré le prix plus élevé qu'en Europe (le la main-d'oeuvre,
du fer et, jusqu'à ces derniers temps du moins, des capi-
taux, malgré aussi des procédés souvent condamnables de
majoration du capital des lignes au profit des fondateurs
ou des directeurs, les 200,000 kilomètres (125,152 milles) de
voies ferrées qui existaient aux États-Unis en 1884 n'avaient
coùté, comme frais de construction et d'établissement, que
la somme totale de 7 milliards 676 millions de dollars, soit
moins de.10 milliards de francs, ce qui représente une dépense
kilométrique de 38,400 dollars environ, ou 201,000 francs
approximativement (1)', moins des deux tiers du cotit d'éta-
blissement des chemins de fer français.
(1) Statistical abstract of the United Slides, 188G, pages 18G et 187.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
ii8Le continent européen, entravé par les habitudes adt1; ;-
nist
r
atives gouvernementales, par les lisières oit l'on y a tou-
jours tenu l'initiative individuelle, par la timidité et l'inex-
périence de l'esprit d'association, ne pouvait que suivre d'un
pas tardif et pesant le magnifique exemple d'activité féconde
que lui donnaient les grandes nations jouissant d'un régime
civil traditionnellemen t libéral, l'Angleterre et les États-
Unis.
Ce dernier pays avait réalisé dans l'établissement de ses
voies ferrées les trois conditions idéales : la rapidité, l'effi-
cacité, le bon marché (1). L'Angleterre avait obtenu la pre-
mière et la seconde sans la dernière.
Le continent européen, enveloppé dans les préjugés, le
formalisme administra tif, l'orgueil des pouvoirs publics, à la
fois prétentieux, indécis et envieux, était destiné à ne pou-
voir atteindre dans la constitution de son réseau ferré ni la
rapidité d'exécution, ni la "complète efficacité d'exploitation,
ni le bon marché.
Il serait superflu de nous attacher à un historique étendu.
Quelques mots seulement, surtout sur la France, seront ici
d'usage.
De 1830 à 1833, alors que la Grande-Bretagne et les États-
Unis possédaient déjà un ensemble de tronçons ferrés res-
pectable, l'Autriche-Hongrie avait seulement 128 kilomètres
de chemin de fer, de Budweis à Linz.
La Belgique, née de la veille, il est vrai, mais se perdant
(t) Nous n'entendons pas contester ici qu'il n'y ait eu et qu'il n'y ait
encore de grands abus dans la conduite financière des chemins de fer
américains, notamment les majorations des capitaux et ce que l'on
appelle le watering. Mais la plupart de ces vices sont. postérieurs à
l'établissement du réseau• primordial des chemins de fer. En outre, il
«d été aisé de les prévenir ou de les modérer, ce que l'on commence
e s'efforcer de faire, par quelques lois interdisant les pratiques con-
damnables et par un contrôle discret, sans aucune participation directe
de l'État ou des États à la constitution ou à l'exploitation des lignes.
186 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
en discussions oiseuses sur les mérites comparatifs de l'exé-
cution par l'État ou par les compagnies, ne devait se mettre
à l'oeuvre qu'à partir de 1835.
La Prusse et la Russie possédaient chacune un échantil-
lon de chemin de fer, l'un de 26 kilomètres, l'autre de 28.
Nation intellectuellement active, individuellement bien
douée, la France ne pouvait attendre patiemment pour faire
l'essai des voies ferrées que l'État daignà.t s'y intéresser.
Aussi est-elle au premier rang de celles qui ont adopté
l'instrument nouveau. L'initiative individuelle ne se montra
ni paresseuse ni timide, et si les discussions des Chambres
ne [eussent pas arrêtée pendant près de vingt ans, si les for-
malités administratives, si la jalousie et l'étroitesse d'esprit
des pouvoirs publics ne l'eussent pas condamnée à l'inac-
tion, notre pays, dix ou quinze ans plus tôt, aurait joui des
chemins de fer.
Dès le commencement du siècle et peut-être auparavant,
des voies à rails se rencontraient en France, dans les houil-
lères d'Anzin et dans les mines de Poullaouen en Bretagne:
là elles étaient de bois ; à l'usine d'Indret, à celle du Creu-
sot, on en trouvait de fer. Diverses publications, en 1817 et
en 1818, attiraient l'attention des industriels sur ces agen-
cements, en recommandant l'imitation des voies ferrées an-
glaises pour l'exploitation des mines de houille.
Les concessionnaires des mines de la Loire eurent les pre-
miers l'honneur d'inaugurer les voies ferrées régulières.
Après une étude des voies ferrées de Newcastle, M. Beaunier
traça le plan d'un chemin de fer de 18 kilomètres entre
Saint-Étienne et Andrézieux. L'administration, n'attachant
aucune importance à ces travaux, accorda la concession,
sans aucune limite de durée, en 1823 (1).
(I) Dans les pays neufs on les vieux pays qui se réveillent, il peut
surgir des entreprises analogues à. celtes qui virent le jour à la fin de la
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 187
Quelques années après, deux hommes dont le nom mérite
d'être retenu, comme celui des pionniers français en cette
matière, MM. Séguin frères, obtenaient en 1826 la conces-
sion d'un chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, long de
57 kilomètres. La France n'était donc guère en retard sur
l'Angleterre et les États-Unis.
Une troisième ligne fut concédée, en 1828, de Saint-
Étienne à Roanne.
Ces trois chemins de fer furent ouverts, l'un en 1828, le
second en 1830, le troisième en 183•. Le chemin de fer
d'Andrézieux à Saint-Étienne coûta 115,000 francs par kilo-
mètre, celui de Lyon à Saint-Étienne 254,000 francs, celui
de Saint-Étienne, à Roanne 90,000 francs.
Toutes ces entreprises furent bien conduites. Comme ré-
sultats financiers elles représentent les trois destinées qui
se partagent les grandes oeuvres industrielles : le succès
éclatant, le succès modeste et l'échec.
C'est naturellement au chemin de Saint-Étienne à Lyon
qu'est échu le succès brillant. La propriété de cette ligne
était divisée en actions de capital et en actions d'industrie
ou d'apport, celles-ci n'ayant droit. aux bénéfices qu'au delà
de 4 pour 100, mais prélevant la moitié de ce qui excédait ce
taux; quelques années après l'ouverture à l'exploitation,
l'action de capital recevait 7 1/2 pour 100 et l'action d'in-
dustrie une somme presque triple de celle que touchait
l'action de capital. Moins fortuné, mais suffisamment heu-
reux encore, le chemin de Saint-Étienne à Andrézieux ser-
vit en moyenne 5 à 6 pour 100 à. ses actionnaires. La vic-
time, dans ces trois premières lignes ferrées françaises, ce
Restauration : ainsi, en Algérie, le petit chemin de fer industriel de Bône
Aïn Mokra. (33 MI.), construit par la Société de Mokta el 1-ladid pour
l'exploitation (le ses mines, est ouvert aussi au trafic public, de même
pour un petit chemin de fer en voie d'exécution des mines de Tabarka,
en Tunisie, au port du même nom.
188 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
fut celle de Saint-Étienne à Roanne, qui n'a presque jamais
rien produit à ses auteurs.
Inauguré dans le district de la Loire, le mouvement s'é-
tendait à l'entour. En 1830, on concédait 28 kilomètres
d'Épinac au canal de Bourgogne. La région méditerranéenne
s'animait. Dans les houillères du Gard et de l'Hérault, on
pensa de bonne heure aux chemins de fer. Un homme qui
a laissé un grand nom dans l'histoire industrielle de ce
temps, Paulin Talabot, songeait à tout un réseau de lignes
ferrées dans ces départements du Midi.
En 1833, l'on concédait le chemin de fer d'Alais à Beau-
caire, c'est-à-dire au canal qui conduit à la mer. C'est la
première ligne dont la concession fùt temporaire, toutes les
précédentes étant perpétuelles. La réalisation des chemins
de fer du Gard et de l'Hérault ne devint définitive qu'en
1837.
A la fin de l'année 1833, la France possédait 75 kilomètres
de chemins de fer en exploitation; 214 kilomètres étaient
concédés. Les capitaux dépensés par les compagnies con-
cessionnaires atteignaient 17 millions. Quant à l'État, con-
traste instructif, il avait consacré à des études de projets de
voies ferrées 102,000 francs sur une somme de 500,000 francs
qu'une loi avait récemment mise à sa disposition.
Toutes ces premières concessions avaient été accordées,
presque sans formalités, par le pouvoir exécutif, sans inter-
vention de la loi. Les cahiers des charges étaient sommaires;
ils pensaient aux tarifs des marchandises, non à ceux des.
voyageurs. Le gouvernement de la Restauration, chose cu-
rieuse, agissait à l'américaine.
Comment, après de si beaux débuts, dont n'eût rougi ni
l'Angleterre ni l'Amérique, la France se laissa-t-elle autant
attarder? C'est une histoire intéressante, qui a bien des ap-
plications au temps présent, qui éclaire tout ce qui se passe
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 189
sous nos yeux pour les tramways, les téléphones, l'électri-
cité, et dont la répétition ininterrompue nous rend sembla-
bles au colimaçon, à un colimaçon dissertant et discutant
sansCe a:;taini ceal.caractérise les petits chemins de fer concédés ou
exécutés en France sous la Restauration, ce sont les traits
suivants : concessions perpétuelles, faites par décret, sans
intervention des Chambres et sans sacrifices de l'État. A la
perpétuité on eût pu substituer la concession de quatre-
vingt-dix-neuf ans; on eût pu également faire intervenir les
Chambres, même lorsqu'on n'imposait aucun sacrifice au
pays; mais il eût fallu que ces assemblées délibérantes, pour
aboutir, eussent été animées d'un esprit d'équitable bien-
veillance envers les compagnies et qu'elles se fussent tou-
jours placées, dans l'examen des concessions, au simple
point de vue technique.
Il n'en fut pas ainsi, et; pendant vingt ans, la construction
des lignes ferrées ne fut guère en France qu'un sujet de dis-
cussion.
Ce n'est pas que le pays fût indifférent ou ignorant en
cette matière; la presse s'en occupait avec ardeur; un bril-
lant publiciste, Michel Chevalier, signalait, sans .se lasser,
les procédés anglais ou américains. Presque chaque année
dans les Chambres on se livrait sur ce thème aux discussions
les plus approfondies. Des savants comme Arago, des poètes
comme Lamartine, animaient le débat en y mêlant tour à
tour des éclats d'éloquence, des vues profondes et des pré-
jugés enfantins.
En 1837, en 1838, en 1842, il se produisit un de ces défilés
de harangues dont on dit qu'elles honorent un parlement;
mais tout se passait en paroles, et après ce flot de discours,
l'opinion publique était plus confuse et plus indécise qu'au-
100 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
11 semblait qu'un excès de raisonnement eût rendu la vo-
lonté malade.
Cinq obstacles empêchaient de passer à l'action ; nous les
énumérons, car on les retrouve encore aujourd'hui au tra-
vers de la plupart des nouveautés industrielles qui ont be-
sion pour se produire, sinon absolument du concours de
l'État, du moins de son assentiment.
Le premier obstacle était de nature doctrinale : il consis-
tait en d'interminables discussions pour savoir si l'on confie-
rait, l'exécution des voies ferrées à l'État ou aux compagnies.
L'abus de la controverse, l'argumentation infinie sur les
avantages et les inconvénients de l'une et l'autre solution,
plongeaient les esprits dans une perplexité qui retardait
d'une année à l'autre la décision (1).
(1) On peut consulter sur les débuts des chemins de fer français l'ou-
vrage très intéressant d'Andiganne.: Les chemins de fer aujourd'hui et
dans cent ans, Paris, 1358. En 1837 le gouvernement avait proposé un
projet rationnel qui, s'il eût été adopté, eût assuré la prompte exécu-
tion du réseau : il voulait confier l'exécution et l'exploitation des che-
mins de fer ans Compagnies sous diverses formes, avec ou sans sub-
vention du Trésor, par des concessions directes ou par des adjudica-
tions. On avait pris judicieusement le terme de quatre-vingt-dix-neuf
ans pour maximum de la durée des concessions; ou s'était réservé la
faculté de reviser les tarifs a l'expiration des trente premières années,
et ensuite après chaque période de quinze ans. Tout cela était excellent;
il eût seulement fallu stipuler que les subventions étaient remboursables
par un prélèvement de moitié sur les bénéfices au delà de 7 a 3 p. 100
et maintenir, même après ce remboursement, une certaine participation
de l'État dans les bénéfices.
Chose singulière, mais qui arrive parfois, le gouvernement de 1837
sembla combattre lui-même ses projets qui étaient bons. Le ministre
des travaux publics, M. Martin du Nord, déclara qu'il était très porté à
partager l'avis de ceux qui voulaient que les grandes lignes appartins-
sent exclusivement à l'État. Le directeur des ponts et chaussées, M. Le-
grand, chargé de soutenir les projets en qualité de commissaire du
gouvernement, les combattait indirectement. Il ne cachait pas qu'il serait
à désirer que l'État pût se charger des grandes lignes qui devaient de-
venir des instruments de la puissance publique. « Les grandes li gnes de
chemins de fer, disait-il, sont de grandes rênes du gouvernement; il
faudrait que l'État pût les retenir dans sa main ; el si nous avons con-
senti à confier ces travaux à l'industrie particulière, c'est sous la con-
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 101
Le second obstacle était de nature parlementaire et élec-
torale. Il tenait aux intérêts locaux de chaque représentant
et s'offrait sous la forme de discussions âpres et sans cesse
renouvelées (notamment en 1837 et en 1842) pour le classe-
ment et la priorité des lignes à exécuter, pour la préférence
à donner au système d'une ligne unique dans chaque direc-
tion ou au système des tronçons.
Le troisième obstacle était de nature uniquement poli-
tique : c'était le parti pris de l'opposition, quelle qu'elle fût,
de repousser le système, quel qu'il fût, que proposait le
gouvernement. En 1837, le ministère propose l'exécution
des voies ferrées par les compagnies ; la Chambre rejette ce
projet; en 1838, le ministère propose l'exécution par l'État ;
la Chambre repousse également ce projet opposé au pré-
cédent.
lin quatrième obstacle, que l'on voit aussi se dresser sur
la route de toutes les découvertes qui ont à obtenir de l'État
un laisser-passer, c'était une affectation de puritanisme qui,
feignant de croire toujours ou croyant réellement à la cor-
ruption, à l'agiotage, appréhendant de favoriser la spécula-
dition écrite dans la loi, qu'un jour le gouvernement pourra rentrer
dans la possession pleine et entière de ce grand moyeu de communi-
cation, si l'intérêt du pays le requiert. » Ainsi le gouvernement com-
ebiat ittiai.t presque ses propres projets, lesquels pourtant étaient très judi-
En dehors du ministère ou (le ses agents, deux hommes ayant une
grande situation dans le pays et dans la Chambre se livrèrent avec une
persistance infatigable à ce tournoi sur les mérites respectifs de l'exé-
cution et de l'exploitation par l'État ou par les compagnies : tous deux
appartenaient à l'opinion démocratique : Lamartine et Arago. Le pre-
mier soutenait l'exécution par l'État, le second celle par les compagnies.
I
:c
math .ernalicien voyait beaucoup plus juste que le poète.
En tous cas, ces controverses interminables n'aboutissaient a aucune
d,i i
La Chambre, ne sachant se prononcer pendant tout le règne de Louis-
Philippe entre les deux systèmes de l'exécution par l'État ou par les
compagnies, ressemblait à Fane philosophique qui se laissait mourir de
faim entre deux bottes de foin, par embarras du chois.
192
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tion, les banquiers, les capitalistes, finissait par écarter suc-
cessivement toutes les solutions pratiques.
Un cinquième obstacle enfin était de nature mi-partie
financière, mi-partie administrative : on était tellement ja-
loux des droits de l'État, qu'on voulait réduire les conces-
sions à des périodes beaucoup trop courtes, imposer aux
compagnies des charges trop lourdes; on leur laissait toutes
les chances mauvaises de l'entreprise, en réservant à l'État
toutes les chances favorables. Il en résulta que plusieurs so-
ciétés sérieuses se retirèrent, et que celles qui acceptèrent
des contrats périlleux effrayèrent par leur échec l'opinion
publique et accrurent la pusillanimité des capitalistes.
11 serait trop long d'entrer dans les détails de cette ins-
tructive histoire. Qu'on s'y reporte et l'on aura la confirma-
tion des observations qui précèdent (1). M. Martin du Nord;
par exemple, voulait, dès le début, faire un plan général, ce
qui est une chimère par toutes les contradictions qu'il sou-
lève. Le principal était de commencer, fût-ce d'une façon
défectueuse.
On limita les concessions à une durée très brève, ce qui
rendit effroyables les charges d'amortissement. Presque
seule, la ligne d'Amiens à Boulogne fut concédée pour la pé-
riode raisonnable de cent ans; mais c'était une petite ligne.
On fixa la durée de la concession à quarante ans pour les
chemins du Centre, à vingt-sept ans pour Orléans à Bor-
deaux, à vingt-quatre ans et onze mois pour Creil à Saint-
Quentin, à quarante et un et quarante-quatre ans pour
Tours à Nantes, à quarante-trois ans et demi pour Paris à
Strasbourg.
Que pouvaient, en face de si courtes périodes, des sociétcs
de capitalistes? On leur interdisait les longs espoirs et les
(1) Voir le livre d'Andi ganne, cité plus haut.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 193
vastes pensées. Les courtes concessions étaient d'autant
phis lourdes qu'il s'agissait de compagnies naissantes dont
aucune n'avait de réseau productif.
On leur imposait aussi des formalités, des charges, des
services gratuits, qui faisaient beaucoup plus que compen-
ser les subventions de l'État, quand l'État accordait des sub-
ventions (1.).
(I) On ignore généralement quo l'État a imposé aux Compagnies de
chemins de fer beaucoup de transports gratuits pour les administrations
publiques, notamment celui des wagons postaux qui est très onéreux.
Le Butietin de statistique el de législation comparée (publié par le mi-
nistère des finances) estime ainsi qu'il suit (l er volume de 1880, page 151)
les profils procurés à l'État par les chemins de fer, du chef des écono-
mies réalisées relativement aux prix de transports payés par le public,
en 1884 : 56,865,500 fr. pour les transports postaux ; 37,278,011 fi'. pour
les transports de militaires ou de marins; 1,855,911 fr. pour les transports
de la guerre; 849,323 fr. pour les transports de l'administration des
finances (tabacs, poudres, papier timbré, etc.), économie sur les prix du
commerce ; 1,641,358 fr. pour le transport des prisonniers ; 852,591 fr.;
pour le transport gratuit des agents des contributions indirectes et des
douanes ; 3,494,544 fr. pour l'administration, par les employés des
compagnies, des lignes télégraphiques; soit en tout 102,837,898 fr. de
charges imposées aux compagnies à son profit propre par l'État. En
supposant que l'on taxe d'exagération cette évaluation qui est offi-
cielle et qu'on la réduise de 20 p. 100, il reste établi que tes charges
indirectes imposées aux compagnies par l'État français en dehors des
impôts proprement dits seraient d'au moins 80 millions, soit de 2,800 fr.
par kilomètre (le chiffre officiel de ces charges est de 3,583 fr. par kilo-
mètre). Cela correspondrait à une subvention d'environ 2 milliards
de francs pour le réseau, ou bien encore cela dépasse le chiffre moyen
des garanties d'intérêt avancées par l'État depuis vingt ans.
Les gens qui réfléchissent se rendent compte que d'aussi énormes
charges, qui n'ont rien de comparable en Angleterre et aux États-Unis,
oni été de nature à ralentir singulièrement la construction du réseau
français.
1.a concession temporaire, pour quatre-vingt-dix-neuf ans, opposée
à la concession perpétuelle qui est le système en vigueur aux États-Unis
et eu Angleterre, est déjà en soi une cause d'infériorité pour l'exploita-
Uou présente du réseau français.
Les législateurs qui ont pris des mesures pour le retour final des
chemins de fer français à l'État, dit Herbert Spencer (l'Individu contre
e Etat, page 37), n'ont jamais songé qu'il pourrait en résulter des faci-
lités moindres pour le transport des voyageurs. Ils n'ont pas prévu que
le désir de ne pas déprécier la valeur d'une propriété devant éventuel-
lement faire retour à l'État, empêcherait d'autoriser la création de
43
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
On ne comprenait pas qu'il est singulièrement avan-
tageux pour un pays, par l'émulation et la confiance qui
en résultent, que les sociétés qui les premières y introdui-
sent un genre nouveau et fécond d'entreprises soient récom-
pensées de leur hardiesse par un brillant et rapide succès.
Dans la situation d'esprit des membres du gouvernemen t et
surtout des membres des chambres, l'exécution des grandes
lignes, les plus productives, devait être longtemps différée.
L'initiative privée devait se contenter de petits tronçons
suburbains, comme le petit chemin de fer de Paris au
Pecq, concédé, en 1835, à M. Pereire, exécuté en deux ans,
sur une longueur de 19 kilomètres, ou comme les deux li-
gues de Paris à Versailles encore, concédées en 1836,
livrées à la circulation, l'une en 1839, l'autre en 1810.
Ce fut un tort que d'autoriser, dès le début, cette con-
currence. La ligne de Versailles (rive gauche) fut ruinée :
l'infime revenu net qu'elle donnait oscillait entre O fr. 43 et
I fr. 84 p. 100 du capital engagé. Elle servit d'épouvantail
aux capitalistes. Sans être prospère, la ligne de Versailles
(rive droite) était moins misérable, gagnant entre 2 fr. 24 et
3 f. 54 p. 100 du capital. Beaucoup plus heureuse était celle
lianes concurrentes, et que, faute de concurrence, la locomotion serait
relativement lente, coûteuse et les trains moins fréquents; car le voya-
geur anglais, comme Sir Thomas Faner l'a démontré récemment, a'de
grands avantages sur le voyageur français sous le rapporetle l'économie,
de la rapidité et de la fréquence avec lesquelles il peut accomplir ses
vo yages. »
S'il y avait des raisons sérieuses pour borner à quatre-vingt-dix-
neuf ans la concession des chemins de fer, malgré les inconvénients
actuels de cette limitation de durée, du moins les charges indirectes
excessives mises en France sur les voies ferrées, ainsi que les impôts
déraisonnables (aujourd'hui 23 p. 100 sur le prix des places des voya-
geurs), n'avaient aucune excuse.
Mieux eût valu que l'État ne donnât aucune subvention et qu'il ne
grevàt pas autant le trafic.
Mais le politicien dit pratique s'imagine que l'on peut taxer a ou-
trance toute entreprise privée, sans en empecher la naissance ou le
développement.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
495
du Pecq, où le produit., par rapport aux frais d'établisse-
ment, variait entre. 5,50 et 9 p. 100.
ll n'eût dépendu que du gouvernement que l'initiative
privée se chargeât, dès celte époque, de quelques grandes
ligues, au lieu de ces infimes tronçons.
La politique étroite, envieuse à l'égard des compagnies,
avait presque arrêté le mouvement de construction des
voies ferrées : au mois de janvier 1848, le bilan des che-
mins de fer en France su bornait à 4,702 kilomètres con-
cédés, dont 1,830 seulement exploités. Ils avaient coûté
630 millions, dont 63 à peine avaient été fournis par le
trésor : la recette brute kilométrique atteignait 45,000 francs,
et la recette nette 22,000 francs, représentant, en 1847,
7.17 p. 100 du capital de premier établissement.
C'est assez dire que si, dès 1835, , on avait su bien accueillir
l'initiative privée, lui faire un sort équitable, lui accorder
des concessions de longue durée, tout en se réservant un
droit de rachat dans des conditions bienveillantes et une
participation dans les bénéfices au delà de 8 ou 10 p. 100,
la construction des chemins de fer en France, sans aucun
sacrifice sérieux pour le trésor, eût été avancée de vingt ans.
Même aujourd'hui, le trésor ne fait, quoi qu'il en dise,
pour les lignes ferrées, aucun sacrifice bien réel, puisque,
s'il leur sert une centaine de millions de garanties d'intérêts
ou d 'annuités, il retire d'elles une somme plus que double
d
'impôts ou de transports gratuits (1).
On nous reprocherait peut-être de nous en tenir à la
France pour le continent européen. Disons donc quelques
(1) Nous avons dit que les services gratuits ou les économies sur lestra
nsports des administrations publiques représentaient, en 188l, une
2s°72inuniieillioensi.°C2:e7'8c9hSarfgre, est plusdautes
avancés,u tiu
y joindre les impôts perçus sur les
chemi ns de fer ou sur leurs titres, soit 169 millions en 1884, ensemble
les pays les plus
eled
s Étatsdans
196 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
mots de trois pays, placés dans des conditions très diffé-
rentes et où l'État joua un rôle important dans la cons-
truction des voies ferrées : la Belgique, la Prusse et l'Au-
triche.
Quand on commençait de construire les chemins de fer
en Europe, le petit État belge venait de se constituer en
s'émancipant de la Hollande. Le pays était propice à l'éta-
blissement des voies ferrées : très peuplé, abondant en
grandes villes, offrant une surface plane, sauf dans une pe-
tite partie du territoire. Deux jeunes ingénieurs, MM. Si-
mons et de llidder, fermèrent les premiers projets de voies
ferrées. L'État belge, né d'hier, tenait à. s'affirmer, à mon-
trer sa force, il était préoccupé de la question stratégique
et nationale, craignant que les voies nouvelles ne tombas e
sent aux mains de capitalistes hollandais de nation, ou
orangistes d'opinion (1). Le premier ministre d'alors, repré-
(1) M. Lehardy de Beaulieu, député au Parlement belge, dans un
rapport officiel fait, au nom de la section centrale, à la Chambre des
représentants de Belgique, sur le budget des travaux publics pour
l'année 1580, donne les raisons, toutes politiques et de circonstance,
qui firent construire les principales ligues du réseau belge par l'État.
Voici comment il s'exprime :
« Jusqu'en 1335, en Belgique, le transport des choses et des' hommes,.
avait été considéré comme appartenant à l'activité individuelle, isolée
ou combinée en associations de diverses formes ou natures...
« En 18301a mise en exploitation, par une compagnie d'entrepreneurs
de transports au moyen de locomotives, d'un chemin de fer entre Li-
verpool et Manchester fit ouvrir un nouveau champ et de nouveaux
horizons à cette industrie des transports...
« Divers entrepreneurs ou Sociétés d'entrepreneurs proposaient au
nouveau gouvernement belge de se charger, moyennant péage, de cons-
truire divers chemins de fer et d'y organiser des moyens de transport
rapides et puissants.
« L'affranchissement de l'Escaut n'était pas encore réalisé à • cette
époque, et les hommes politiques virent dans la nouvelle invention un
moyen d'arriver à la conquête de cet affranchissement en le rendant
moins indispensable.
« Mais on croyait alors, comme on le croit encore aujourd'hui, que
l'exploitation de celte industrie nouvelle devait constituer un monopole.
« A qui confie, le monopole des chemins de eke.
d'Ostende ou d'Anvers
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT.
s
entant le parti libéral, aux tendances centralisatrices ti-
rées de la Révolution française, M. Rogier, proposa l'exécu-
tion par l'État.
La lutte fut vive dans le Parlement. Le projet fut voté
par 56 voix contre 28 à la Chambre des représentants,
par 33 contre 8 au Sénat. Le réseau (levait embrasser 461 ki-
lomètres. On ne proscrivait pas complètement l'initiative
privée : on caressait cette chimère, qui séduisait aussi, par
intervalle s , le gouvernement français, que les lignes prin-
cipales seraient construites par l'État et les lignes secon-
daires par l'industrie privée. On admettait que les tronçons
concédés à des Compagnies particulières viendraient se
souder au tronc primitif.
Ce qui détermina ce mode d'action du gouvernement,
ce fut donc le désir de jeter quelque prestige sur l'État
belge si jeune encore, puis des considérations stratégiques
qui, dans la situation contestée du royaume, faisaient im-
pression sur les esprits, enfin l'admiration pour l'ancienne
ad ministration im périale.
En 1837 on élargit encore ce programme. C'est en vain
que l'industrie privée avait offert de se charger de la cons-
truction des chemins de fer belges. Une association, dont la
carrière a été et se trouve encore très brillante, la Société
générale (belge) pour favoriser l'industrie nationale, avait fait
d'actives démarches pour qu'on l'admît à cette grande
au Rhin? On risquait de le voir tomber aux mains des orangistes, qui
étaient les gros capitalistes d'alors. Les patriotes ne pouvaient admettre
cette possibilité el la question politique décida la majorité du corps lé-
gislatif, comme elle (Mail décidé le gouvernement, à décréter, non seule-
mentl
'exécution des voies et stations par le gouvernement, mais encore
Provisoirement et ai titre d'expérience, l'exploitation par ses agents, aux
frais, risques et périls des contribuables. »
Nous empruntons ce morceau caractéristique àla publication intitulée :
Extraits du Rapport de la Com:mission d'enquéle parlementaire surl
,
exp!oilation des chemins de fer italiens u'Denlu, éditeur, 1882.
198
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
oeuvre. L'État voulut agir tout seul, au début du moins.
Il prit les meilleures lignes, qui furent d'un bon rapport.
En 1835 il ouvrait la section de 20 kilomètres de Bruxelles
à Malines, l'année suivante celle de 24 kilomètres de Ma-
lines à Anvers. On continua les années d'après et, à la fin
(le 1843, le réseau. primitif' pouvait être considéré comme
achevé.
C'est à coups d'emprunts naturellement que l'État avait
construit ces voies. Les résultais financiers furent d'abord
favorables. Les deux premières années fournirent des béné-
fices. Mais après eteour douze ans le réseau d'État tomba
en persistant déficit. Ce n'est qu'a partir de 185-2 que les
bénéfices revinrent. A la fin de 1851 le déficit total, con-
sistant dans les insuffisances soit d'exploitation sur ceri
tailles lignes, soit des rentrées pour payer l'intérêt et l'amoCis-
sement des capitaux engagés, montait à 31,606,000 francs
depuis l'origine.
Malgré les résultats favorables donnés depuis 1852, le dé-
ficit accumulé restait encore de 1.0,300,000 francs en 1855;
au 17 janvier 1861, soit 25 ans après l'ouverture de la sec-
tion de Bruxelles à Malines et 24 ans et demi .après l'achè-
vement de la voie de Bruxelles à Anvers, le déficit total,
depuis l'origine, n'avait pas tout à fait disparu. Il s'élevait
à 3,418,303 francs. Il est vrai que l'État belge avait la pré-
tention d'amortir en 40 ou 50 ans, au lieu de 99 comme en
France, les sommes empruntées pour la construction de
son réseau; mais même en tenant compte de cette diffé-
rence, l'opération faite par le gouvernement belge avait
•
médiocrement réussi.
Aussi, à partir de 1842, le système de la construction du
réseau ferré par l'État perdit beaucoup de sa faveur auprès
du public. On se mit alors à concéder des lignes à des par-
ticuliers. La première qui fut l'objet d'une concession de ce
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 199
genre est celle d'Anvers à Gand par Saint-Nicolas, en vertu
d'une loi du 16 novembre 1842. lin réseau de Compagnies
privées surgit donc en Belgique à côté du réseau de l'État ;
mais celui-ci comprenait la plupart des lignes principales ;
il était ainsi dans des conditions de productivité supé-
rieure (1). Aussi était-il difficile que les deux systèmes se
maintinssent indéfiniment côte à côte.
Cédant à l'esprit centralisateur, au désir peut-être-aussi
d'offrir des places à sa clientèle électorale, l'État belge
agrandit son réseau par des rachats: en 1883 le réseau de
l'État, se composant de presque toutes les lignes impor-
tantes, comprenait 3,01.5 kilomètres contre 1,471, apparte•
nant à des Compagnies privées : les recettes brutes par ki-
lomètre des lignes de l'État atteignaient en moyenne
40,049 francs; celles des sociétés privées ne montaient par
kilomètre qu'à 27,043 francs. Mais prenant une revanche
éclatante, les Compagnies exploitaient leurs lignes, quoique
plus défavorables, à 54,9 p. 100 des recettes brutes, tandis
que l'État les exploitait à 60 p. 100 (2).
Ce sont des circonstances accidentelles, une situation
d'esprit momentanée, qui ont fait exécuter en Belgique les
chemins de fer par l'État. Ils eussent pu l'être aussi bien par
l'industrie privée ; il est probable que l'octroi de concessions
(1) On se convaincra de cette supériorité de situation du réseau de
l'État en sachant que le projet (le (834, concernant les chemins à exé-
cuter par le gouvernement, prenait Malines pour point central et com-
prenait quatre lignes, se dirigeant l'une àrest, vers Louvain et Liège, une
autre an nord vers Anvers, une troisième à l'ouest vers Ostende par
Gand et Bruges, une quatrième enfin vers Bruxelles; que la Chambre
des représentants prolongea ces lignes jusqu'à la (routière de Prusse et
jusqu'à la frontière de France, et qu'elle décida une ligne nouvelle se
reacnedoarndtedmee :::tasn. d à notre frontière par Courtray, un prolongement vers
Namur el les frontières du Limbourg et du Luxembourg, ainsi que divers
(2) On trouvera plus loin (page 223) un tableau donnant le résultat
;leesl'perLpelioli)taziutximplays d'Europ
e .
l'exploitation par les compagnies pour
I
200
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
à des sociétés eût mieux valu. Bien des symptômes écono-
miques le font penser. Au point de vue politique, l'État eût
été ainsi soustrait au joug des servitudes électorales. D'autre
part, la liberté politique eût été mieux assurée; au fur et à
mesure qu'on approchera du suffrage universel et surtout
quand on l'aura complètement atteint, on verra que la pos-
session des chemins de fer par l'État et la main mise par le
gouvernement sur des dizaines de milliers d'employés clans
un petit pays, sur des centaines de mille dans un grand,
faussent nécessairement les élections.
Ce n'est, certes, pas cette considération qui pouvait in-
fluencer l'État prussien. Pays essentiellement militaire où,
comme le disait le grand chancelier dezl'Empire, chacun
nait avec une tunique, la Prusse, ainsi d'ailleurs que beau-
coup d'autres États allemands, était encore engagée clans
les restes des liens de l'organisation féodale. L'État, de l'autre
côté des 'Vosges, possède et exploite d'immenses domaines,
non seulement des forêts, mais des terres arables, non seu-
lement des salines, mais des' mines de toutes sortes, même
des hauts fourneaux. La richesse privée, les banques opu-
lentes, les fortes et anciennes maisons de capitalistes étaient
beaucoup plus rares alors en Prusse et en Allemagne que
dans la France ou l'Angleterre du même temps. Néanmoins,
il s'en faut que l'État prussien ou les États allemands aient
exécuté directement toutes leurs voies ferrées. Près de la
moitié fut concédée et construite par des Compagnies pri-
vées, les unes subventionnées avec clause de partage des
bénéfices, les autres agissant avec leurs seuls capitaux.
Depuis lors, le mouvement centraliste que M. de Bismarck
a imprimé à toute la machine allemande, l'a conduit à faire
racheter par l'État la plupart des chemins appartenant à
des Compagnies privées. Mais c'est en raison d'un plan po-
litique, non de considérations techniques.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 201
Tout entière imprégnée à cette époque de l'esprit alle-
mand, l'Autriche crut devoir faire construire par l'État ses
première s lignes ferrées; ce fut aussi l'État qui les exploita ;
mais les résultats furent manifestement insuffisants. L'ex-
ploitation, alors qu'il ne s'agissait que de grandes lignes
maîtresses, ayant un trafic très intense, absorbait l'énorme
proportion de 73 p. 100 des recettes brutes. En 4.854 et les
années suivantes, le ministre des finances, M. de Bruck, dut
céder le réseau de l'État à deux puissantes Compagnies in-
ternationales qui se constituèrent l'une sous le nom de So-
ciété des chemins de fer autrichiens, l'autre sous celui de
Société des chemins de fer du Sud de l'Autriche. La pre-
mière versa au gouvernement 200 millions. Cet aveu de
l'insuffisance de l'État à exploiter un réseau ferré étendu
est loin d'être le seul qu'enregistre l'histoire des chemins
de fer.
L'exemple de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal, pays
tous trois pauvres alors, tous trois placés dans une situation
politique défavorable soit par le morcellement du terri-
toire en nombreuses principautés, soit par le mouvement
révolutionnaire, témoigne que dans le monde moderne,
avec la tendance cosmopolite des capitaux, l'État n'a qu'a
donner sa sanction, se montrer accueillant, équitable,
pour que les grandes oeuvres d'utilité publique naissent
d'elles-mêmes. Ce qui retarda la confection des chemins de
fer italiens, ce fut seulement la jalousie et les appréhensions
réactionnaires des petits gouvernements; dès que ces obsta-
cles furent levés, on vit les capitaux étrangers affluer pour
la construction des chemins romains.
Si l'on considère l'Espagne, la situation d'anarchie inter-
mittente et de discrédit financier où se trouvait ce pays, eût
empêché pendant longtemps l'État de mener à bien la
con struction d'un réseau' de chemins de fer. L'industrie
202 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
privée, avec de modiques subventions, ouvrit en 1848 le
tronçon de 28 kilomètres de Barcelone à Mataro, sur la
ligne de Barcelone en France ; en 1851 elle livra à l'exploi-
tation les 48 kilomètres de Madrid à Aranjuez sur la ligne
de Madrid à Alicante; en 1852 elle terminait 25 autres kilo-
mètres, puis 116 en 1853, 114 en 1854, 142 en 1855; en 1859
on ouvrait 297 kilomètres, et dans la seule année 1860 on
en livrait à la circulation le chiffre énorme de 765. L'Es-
pagne avait, à cette date, 1,914 kilomètres ferrés en exploi-
tation. En 1863 elle jouissait de 4,833 kilomètres exploités.
Dans ce pays où le sol est tourmenté, où les rivières débor-
dent souvent, où la population. est rare, où les routes man-
quaient alors, l'industrie privée, soutenue par de médiocres
subventions gouvernementales, avait fait cette merveille..
A la fin de 1882, l'Espagne possédait 7.630 kilomètres ou-
verts à l'exploitation, qui avaient coûté aux Compagnies, en
actions ou en obligations, 1 milliard 74G millions de pié-
cettes, et au gouvernement environ 569 millions de subven-
tions, soit moins du quart de la dépense totale (1).
On pourrait encore citer le Mexique, où les Compagnies
privées, malgré le discrédit de l'État, ont fait de 1870 à
4889, plus de 10,000 kilomètres de chemins de fer.
Tels sont les gestes de l'initiative privée, des capitaux li-
bres cherchant sur toute la surface du globe un point qu'ils
puissent féconder. Un pays est-il riche, comme l'Angleterre,
l'initiative privée s'y épanouit à l'aise et y suffit aux tâches
les plus énormes. Un pays est-il pauvre, comme l'Espagne,
(1) La piécette vaut, un peu plus d'un franc. Les chiffres donnés pour
les subventions gouvernementales dépassent un peu la réalité, parce
qu'ils ne s'appliquent pas uniquement aux 7,63U kilotnètres exploités f
la fin de 1882, mais aussi à ouelques ligues encore en cours de construc-
tion à cette époque. Ces ehi iffre's sont tirés du document officiel réca-
pitulatif intitulé : Meinoria sobre las ()bras publicas del 18;1 y 1882 eu /0
relalivo d ferrocariles, por Gabriel Enriquez, director general de obras
pUblicas, Madrid, 188t.
LES TRAVAUX PUBLICS ET L'ÉTAT. 203
le Portugal, le Mexique, l'initiative privée y vient du
dehors ; avec de médiocres secours gouvernementau x , elle y
crée des instruments de travail que le gouvernement seul
ne serait parvenu à constituer qu'après plusieurs quarts de
siècle. Puis cette initiative privée étrangère instruit, forme,
rend audacieux les habitants du pays. A côté des compa-
gnies françaises ou, anglaises, il s'est organisé depuis 1810
des compagnies espagnoles, des compagnies portugaises.
Les grandes oeuvres, étrangères par l'origine, finissent, par se
nationaliser. Le crédit de l'État tend à se développer à la
suite et à la faveur du crédit des Compagnies privées (I).
C'est celui-ci qui a remorqué celui-là.
(1) Ce phénomène est bien manifeste, notamment en Espagne et en
Portugal: les obligations des Compagnies de chemins de fer de ces pays,
dirigées par des capitalistes étrangers, out fini par habituer le public
européen aux fonds même de l'État portugais et de l'État espagnol.
CHAPITRE V
DE L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT.
L'exploitation des chemins de fer par l'État no s'est pas encore faite en
grand par un gouvernement constitué démocratiquement, page 205.
Les arguments déductifs invoqués en faveur de l'exploitation par
l'État, page 206. — La conclusion légitime de ces arguments, s'ils
étaient vrais, serait seulement de conférer à, l'État un droit de contrôle,
page 207.
Il y a bien une tendance au monopole de fait dans l'industrie des
chemins de fer; mais cette tendance ne peut jamais aboutir, de la
part d'entreprises privées, k un monopole absolu ; exemples, page 207.
— Les deux méthodes, l'ancienne et la nouvelle, de pratiquer le com-
merce ; celle-ci s'impose nécessairement aux compagnies, page 208.
— L'État doit se réserver une certaine juridiction et un certain con-
trôle sur les voies ferrées, page 200.
Assimilation inexacte du service des voies ferrées à ceux de la poste
et du télégraphe, page 200.
Arguments déductifs contre l'exploitation par l'État; 1 0
L'État
manque de plasticité pour une organisation embrassant une infinie
variété de détails et exigeant des décisions promptes, page 211. —
2 o
L'État moderne tend à. faire dégénérer l'exploitation des chemins
de fer en un instrument de pression et de corruption électorale, page
213. — 30
Tous les services d'État ont une tendance à la gratuité ;
exemple des postes et télégraphes, page 214. — 4 0
Le crédit de l'État
moderne a besoin de se ménager pour les circonstances exception:
nettes, exemple des États-Unis et de l'Angleterre, page 215. --5 0
La
rigidité du budget d'État est incompatible avec une exploitation aussi
compliquée que celle des chemins de fer : un rapport parlementaire
en Belgique, page 21G. — 0 0
Les responsabilités pour retards, avaries,
accidents, sont beaucoup plus difficiles à faire valoir centre l'État que
contre des compagnies privées, page 218. — 7 0
L'exploitation par
l'État met dans la main du gouvernement des centaines de mille
employés et altère la sincérité et l'indépendance du corps électoriil,
page 219.
Arguments purement inductifs contre l'exploitation par l'État, page
'220. — Comparaison des retards, des accidents, des frais généraux
dans les chemins allemands exploités par l'État et dans ceux qu'ex-
ploitent les compagnies privées, page 221.
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 203
Tableau des frais d'exploitation des chemins de fer d'État et des
chemins de fer privés dans les divers pays d'Europe, page 225.
On a écrit des milliers de volumes ou de brochures sur
ce sujet : nous n'y consacrerons que quelques pages. L'ex-
ploitation des voies ferrées par l'État est un problème plus
délicat et plus important que celui de leur construction
par l'État. Réellement, en effet, l'État, ne construit jamais,
ou du moins presque jamais les chemins de fer : ce sont
des entrepreneurs qui construisent pour lui. Au contraire,
l'Élat peut directement exploiter.
( tue doit-on penser de l'exploitation gouvernementale ? On
peut à ce sujet raisonner au point de vue déductif ou au
point de vue inductif, en tirant des conclusions de la notion
même de l'État ou, au contraire, de l'expérience technique.
Au point de vue inductif, on doit remarquer que, si vaste
que semble au premier abord l'expérience de l'exploita-
tion des chemins de fer par l'État, elle ne s'est pas faite jus-
qu'ici dans les conditions qui sont habituelles à une démo-
cratie moderne.
En dehors de quelques petits peuples du Nord, d'essais
récents, incomplets ou abandonnés en Autriche-Hongrie et
en Italie, l'exploitation des chemins de fer par l'État s'est
faite principalement dans deux pays, l'Allemagne, notam-
ment la Prusse, et la Belgique.
Or, ni l'un ni l'autre ne sont dans les conditions d'orga-
nisation de pouvoir démocratique qui constituent, à pro-
prement parler, l'État moderne.
En Prusse, et dans les petits États allemands qui gravi-
tent autour, le pouvoir est très fortement constitué ; il est
indépendant du Parlement, sinon absolument pour la direc-
tion générale de la politique, du moins pour le choix et la
conduite du personnel administratif. Les ministres, surtout
le principal ministre, diirent, dix ou vingt ans en place ; les
206
L'ÉTAT MODERNE ET SES
.
FONCTIONS.
députés.
ne sont, à aucun degré, da
ns la main des
Quant à la B elgique, elle se rapproche davantage de lavie démocratique ; elle
en diffère cependant, encore pardeux points essentiels; elle n'est pas a ssujettie au suffrageu niversel : elle jouit d'une relative permanence
ministérielle,les différents cabinets y durant cinq ou six années et lesministres y étant réellement, non pas seulement en appa-rence, les chefs de la majorité.
Ces circonstances ne sont
:
-
tesren car, lorspas indi ffér tqu'on parle de l'État, il peut s'agir dea'État
a irea-triarcal, traditionnel, comme la Prusse, où l'autoritéutorita
est
,
trpèsforte, la machine admi
nistrative très solidement charpentéeet très rigidement conduite ; ou bien du pouvoir pa rlemen-taire, ce
nsitaire, de la classe bourgeoise, avec ses qualités de ,
prudence et de méthode, comme en Belgique; ou du pou-voir dém ocratique à personnel variable, à idées changeantes,aux brusques engou
ements, aux revirements soudains,
comme en France et aux États-Unis d 'Amérique
.Suivant ces cas si ;différents, ces milieux si opposés, l'in-fluence de l 'extension des attributions de l'État pourra sin-gulièrement varier.
Au point de vue purement déductif, voici les principauxarguments .
que l'on fournit en faveur de l 'exploitation deschemins de fer par l'État :
1° Les lignes ferrées constituent des monopoles de faitqui ne peuvent s
'établir qu'au moyen d'une délégation de.la puissance publique — le droit d'expropriation, et quit iennent en leur pouvoir, non se ulement le transport despersonnes, mais e
ncore, par le jeu des tarifs, les destinéesdes l
ocalités ; elles rentrent ainsi dans les
attributions doVÉtat;
2° Les compagnies privées qui po ursuivent un but de
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 207
lucre personnel ne pourront jamais exploiter les lignes fer-
rées dans l'intérêt générai;
3° L'exploitation des lignes ferrées est un service colossal,
qui gagne à être concentré, à être 'uniformisé pour toute
l'étendue du territoire et qui peut être aussi bien dirigé
Par l'É tau que ]e service des télégraphes et des poètes.
A ces arguments on doit répondre que, fussent-ils vrais,
ce qui est au moins en partie contestable, la conclusion lé-
gitime à en tirer, serait qu'il conviendrait, non pas néces-
sairement de remettre l'exploitation des lignes ferrées dans
les mains de 1'Etat, mais de confier à l'État une surveil-
lance et un contrôle sur la gestion dus compagnies
privées.
Les trois arguments, d'ailleurs, pèchent du moins par
l'exagération.
En ce qui concerne le monopole de fait et inévitable
qui écherrait avec le temps à chaque ligne ferrée, il n'y a
là qu'une part de vérité. Sans doute il y a une tendance
au monopole en ce sens que, le nombre des lignes dans une
même direction ne pouvant être indéfiniment accru, les
compagnies qui desservent une même région peuvent finir
par s'entendre et se coaliser. Quoique cette tendance existe,
on ne peut dire, toutefois, qu'elle conduise à un monopole
absolu.
L'expérience de l'Angleterre, où plusieurs compagnies
fonctionnent de la même ville à la même ville, celle même
de la France, où six grandes compagnies ont chacune une
région distincte, mais où cinq d'entre elles partent de Paris et
aboutissent à des ports, rivaux quoique éloignés, témoignent
qu 'il n'y ajamais une entente complète et permanente entre
ces sociétés. Il subsiste toujours entre elles quelque rivalité ;
l
'émulation n'est pas absente, si faible que soit le nombre
(les concurrents et si limitée même que puisse être la con-
I
208 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
currence. On a vu des compagnies anglaises, comme celle du
Mid land, prendre l'initiative des réformes les plus hardies,
comme l'adjonction des troisièmes classes dans les trains les
plus rapides, et imposer bientôt, par la force de l'exemple,
la même mesure aux compagnies rivales (I).
Ceux qui soutiennent que les compagnies de chemins de
fer doivent arriver nécessairement avec le temps à une en-
tente, qui fasse disparaître toute concurrence, ne tiennent
pas assez compte des divers mobiles auxquels obéissent les
hommes. Nous avons déjà démontré (2) combien est borné
le point de vue des économistes, qui ne reconnaissent dans
l'homme qu'un seul mobile, l'intérêt pécuniaire. Les admi-
nistrateurs des compagnies sont sensibles 'aussi à l'amour-
propre, au désir de se distinguer, de se faire honneur, d'at-
tirer sur soi l'attention, à l'esprit aussi de jalousie envers.
les administrateurs ou les chefs des sociétés de même ordre.
Cette observation répond déjà en partie au second argu-
ment qu'invoquent les partisans de l'exploitation des che-
mins de fer par l'État, à savoir que les compagnies privées,
poursuivant un but personnel, ne pourront exploiter que
dans un intérêt privé. On oublie, d'ailleurs, que l'intérêt
privé, qui consiste à recueillir des dividendes, coïncide, en gé-
néral, avec l'intérêt général qui est l'accroissement du trafic.
Il y a deux méthodes de pratiquer le commerce et de faire
des gains ; l'ancienne méthode, qui recherche surtout de gros
gains sur de petites quantités et, en réduisant considérable-
ment le volume des opérations, n'aboutit qu'à un bénéfice total
assez médiocre ; la méthode moderne, fruit de l'expérience,
qui se contente d'un petit gain sur chaque opération, mais
(1)n faut signale r. , en outre, que les compagnies de chemins ont â
lutter dans un très grand nombre de cas contre la concurrence très
efficace du cabotage par mer et de la navigation sur les rivières et
les canaux.
(2) Voir plus haut les pages 34 a 37.
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 209
cherche à multiplier les opérations autant que possible.
C'est cette dernière méthode qui prévaut maintenant dans
toutes les grandes administrations privées. Elle a trouvé sa
formule en France et en Angleterre : en France, elle s'ap-
pelle « le gagne-petit » , en Angleterre, elles s'est incarnée
dans ce proverbe : « il vaut mieux travailler pour un million
d'hommes que pour les millionnaires. »
Ce qui reste vrai, c'est que l'industrie des voies ferrées,
ne pouvant se constituer qu'au moyen de l'octroi du droit
régulier d'expropriation et par l'occupation de certaines
parties du domaine public, étant, d'ailleurs, soustraite, par
ses conditions nécessaires d'existence, sinon à la concur-
rence relative et restreinte, du moins à la concurrence ab-
solue et indéfinie, ne doit pas être abandonnée, sans aucun
contrôle ni aucune surveillance, à des compagnies ou à des
particuliers. L'État doit se réserver une certaine juridiction
élevée pour empêcher les coalitions, les brusques change-
ments de tarifs, comme il s'en produit aux États-Unis d'A-
mérique, les inégalités de traitement imposées aux produc-
teurs qui se trouvent dans des conditions similaires. Ce droit
supérieur de contrôle, l'État ne doit pas s'en dessaisir ;
mais il n'en doit user qu'avec discrétion : une intervention
intrusive et minutieuse de sa part dans le régime des voies
ferrées offre bien plus d'inconvénients que d'avantages.
Il reste un argument aux partisans de l'exploitation des
chemins de fer par l'État, c'est l'assimilation du service des
transports par voies ferrées au service de la poste et des té-
légraphes. Puisque l'État se charge de celui-ci dans tous les
Pays du monde, pourquoi n'entreprendrait-il pas aussi le
Premier. La réponse ici est aisée : il n'y a aucune assimi-
lation à établir, ni pour l'ampleur, ni pour la diversité des
Opé rations, ni pour l'étendue des responsabilités, entre le
s
ervice de la poste eL du télégraphe, et celui du transport
14
210 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
par chemins de fer. L'un représente en France une recette
brute de 180 à 190 millions de francs environ ; l'autre, une
recette brute de 1,100 à 1,200 millions de francs. L'écart
est encore plus considérable dans d'autres pays. Dans la
Grande-Bretagne et l'Irlande, en 1883, le total des revenus
de la poste et des télégraphes restait au-dessous de MO mil-
lions de francs (9,341,604 liv. sterling); le produit brut des
voies ferrées dans le môme pays atteignait alors environ
1,800 millions de francs (71,062,210 liv. sterl.) (1). Ainsi
le service des transports par voie de fer est six ou sept fois
plus important, comme ensemble de recettes, que le service
de la poste et des télégraphes. En Angleterre, l'écart serait
encore plus grand. De ce que l'État s'acquitte passablement
et sans de trop graves inconvénients sociaux d'un service.
relativement restreint, il est impossible de conclure qu'on
lui en doive confier un autre infiniment plus étendu.
Là n'est pas la seule différence. Le service des postes et
des télégraphes est un service simple, élémentaire; les tarifs
sont peu nombreux ; ils peuvent être uniformes. Tout autre
apparaît le service des transports des marchandises et des
personnes ; il offre une grande complication à la fois pour
les recettes et pour les dépenses; ce n'est plus une entre-
prise administrative, c'est une entreprise commerciale. IL
ne peut y avoir d'uniformité de taxes, ni pour toutes les
marchandises, ni pour toutes les directions. Il faut tenir
compte que dans certaines circonstances on doit lutter
contre la concurrence du cabotage, ou de la navigation in-
térieure ou des voies ferrées d'un pays voisin. Il faut, Sans
cesse, tàter les goûts du public et les besoins de la consom-
mation, pour les marchandises et pour les voyageurs en ce
qui concerne les abonnements, les billets d'aller et de re-
Stalistical Abstract for the United Kingdom front 187 • to
p. 13 et 1i1.
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 211
tour, les trains de plaisir. Il ne suffit pas d'attendre le tra-
fic, il faut le chercher, le susciter, l'attirer. L'expérience
prouve que la productivité d'une ligne ferrée dépend de
toutes ces conditions.
La partie des dépenses est aussi beaucoup plus compli-
quée que pour les postes et les télégraphes. Il faut vendre
les vieux rails en temps opportun; il faut aussi en temps
opportun commander les nouveaux, savoir pour les achats
de charbon, pour les machines, choisir le moment le meil-
leur. L'État est fort empêtré pour ces besognes : sans cesse
exposé au soupçon des partis, obligé d'assujettir tous ses
employés à des contrôles multipliés, il se voit forcé de re-
courir à des procédés d'une efficacité médiocre : le système
de l'adjudication pure et simple par exemple, dont les défauts
sont aujourd'hui universellement reconnus, mais auquel une
administration d'État ne saurait renoncer. On sait à combien
de critiques donnent prise, en tous lieux, les marchés pas-
sés par l'État pour la guerre, pour la marine; que serait-ce
'si l'on allait encore, surtout dans les pays démocratiques
ou libéraux, à administration changeante, confier à l'État
toutes les dépenses des voies ferrées qui atteignent celles de
la guerre et de la marine réunies, mais qui ont un carac-
tère encore plus variable et plus diversifié?
Ainsi tombent les arguments déductifs qu'invoquent les
partisans de l'exploitation des chemins de fer par l'État;
passons maintenant aux arguments déductifs des adversaires
de ce régime. Les voici, les uns d'ordre économique ou tech-
nique, les autres d'ordre politique, ce qui n'importe pas
moins. Ces derniers se réfèrent à la nature de l'État et plus
spécialement de l'État moderne que nous avons décrite
dans les deux premiers livres de cet ouvrage.
1°. L'État n'a pas la plasticité, la souplesse nécessaire
à une organisation qui embrasse une infinie variété de dé-
912 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tails, qui exige des décisions promptes, une certaine liberté
et beaucoup d'initiative laissées aux différents chefs de
service et même à leurs sous-ordres.
Les règles strictes auxquelles l'État ne peut renoncer dans
ses administrations, sans rendre immédiatement sa ges-
tion suspecte et encourager les calomnies, le contrôle finan-
cier lent et formaliste qui est une nécessité de son fonction-
nement régulier, ne se prêtent pas aux tâches qui sont très
diversifiées, très complexes, qui n'offrent pas une unifor-
mité presque absolue.
Un journal belge, le Moniteur des Intérêts matériels, citait,
il y a quelques années, les marchés malencontreux passés
par l'administration des chemins de fer de l'État du
royaume de Belgique, lors des grands mouvements dans
les prix du fer et de l'acier en 1873-74. Par suite des Len-
teurs qu'imposent les règlements de l'État, cette admi;iis-4
tration avait acheté ses rails neufs à peu près dans les plus
hauts cours et avait vendu ses vieux rails presque dans les
cours les plus bas. La décision prompte, qui importe tant
dans les affaires commerciales, la confiance en la capacité
d'un seul homme technique, chef de service expérimenté,
répugnent à l'organisme même de l'État (1).
(1) Tous ces passages et ceux qui suivent étaient écrits depuis long-
temps déja quand nous en avons trouvé la justification dans le rapport
fait à la Chambre des Représentants de Belgique par M. Lehardy de
Beaulieu, au nom de la Section centrale sur le budget du ministère
des travaux publics pour 1880 (ou trouve ce rapport in extenso dans la
publication intitulée : Extraits du rapport de la Commission d'enquéle
parlementaire sur l'exploitation des chemins de fer italiens, Dentu, édi-
teur, 1882).
Voici comment s'exprime M. Lehardy de Beaulieu :
« Tout est anormal dans l'organisation des transports aux frais de
l'État. Dans une entreprise particulière, ce sont ceux qui courent les
risques qui gèrent, qui dirigent et qui sont responsables. En fait, per-
sonne n'est responsable dans le sens juridique du mol, dans le système de
l'administration par l'État. La seule responsabilité qui garantisse le
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 213
9° L'État moderne, qui appartient, d'une façon précaire,
à un parti, dont le personnel est changeant et sort des élec-
tions, serait forcément amené à transformer l'exploitation
des voies ferrées en un instrument de pression ou de cor-
ruption électorale. Il n'aurait aucune force pour résister à
la multiplication des trains, à l'augmentation du nombre
des employés, à la révocation des « mal pensants » et à
leur remplacement par d'autres. L'État moderne est pres-
que complètement asservi aux considérations électorales,
ce qui est une menace pour tous ses services; aussi impor-
te-t-il qu'on lui en confie le moins possible (1).
pays, c'est celle de l'homme politique qui occupe momentanément le
ministère des travaux publics.
a Il résulte de la que nos chemins de fer de l'État sont dirigés, admi-
nistrés et contrôlés administrativement, an lieu de l'être commerciale-
ment. De là des tiraillements, des confias d'intérêts avec le public qui
sa traduisent sans cesse en pertes de force et d'argent.
a tue administration publique, bien que composée d'hommes habiles
et éminents dans leur spécialité, n'aura jamais le flair commercial que
l'on acquiert dans les luttes incessantes de l'industrie et du commerce
privés. La liberté et le pouvoir de se décider à l'instant leur fout dé-
faut.
« Les sources d'information, d'ailleurs, ne sont pas non plus les
mêmes, ni aussi sures, ni aussi rapides. De plus on n'ose pas négocier
avec une administration publique comme avec zut particulier, c'est la
nature même des choses.
« Sa manie (de l'administration de l'État) de vouloir tout régler, tout
diriger de ses cabinets bien chauffés de Bruxelles, a fait faire plus d'une
fausse manœuvre au matériel qui parfois encombrait certaines gares
où il y avait pléthore, tandis qu'il quelques lieues de là les voies de
chargement étaient vides. »
(1) Nous croyons devoir reproduire encore ici quelques lignes du
rapport fait au Parlement belge, au nom de la Section centrale (com-
mission du budget?, en 1880, par M. Lehardy de Bentdieu.
« Le personnel des chemins de fer de l'État est beaucoup plus nom-
breux en raison de l'étendue de ses lignes et du trafic, que celui des
compagnies particulières faisant des transports plus cmisidérabl.!s. 11
faut veiller que cette proportion excédante ne devienne pas excessive.
Trop souvent, le personnel de l'État prend ses aises, arrive trop tard,
part avant l'heure et morigène le public par-dessus le marché.
« La tendance des administrations publiques est d'élargir sans cesse
leurs cadres afin d'augmenter les chances d'avancement rapide. Pourjustifier ces besoins de personnel nouveau, on multiplie outre mesure
')14- L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
3° On remarque dans tous les services d'État une ten-
dance à la gratuité. Les tarifs sont regardés comme des
impôts. Le public exerce une pression des plus vives pour
en obtenir la constante réduction; la productivité financière
nette des services de l'État va, sans cesse, en diminuant (1).
L'État français et divers autres ont cru devoir supprimer
définitivement tous les droits sur les canaux, même les droits
légers servant simplement à en payer l'entretien. Maître
des chemins de fer, l'État serait amené à les exploiter d'une
façon non rémunératrice. Il rejetterait sur la communauté
l'intérêt et l'amortissement des capitaux engagés, au lieu
de les faire payer, comme la régularité et l'intérêt public
l'exigent, aux voyageurs et aux marchandises (2).
la correspondance et la paperasse inutile, superflue et encombrante.
« 11 y a lieu, dans l'opinion de la section centrale, d'appeler sérieui
sement l'attention de l'administration supérieure sur les moyens de...
réduire et de supprimer, dans la plupart des cas, la correspornbince
entre les chefs de service qui ont leurs bureaux dans le mène babillent
ou dans la même ville.
(I) Voir plus haut, page 163, la note concernant le service des postes
et des télégraphes, qui a cessé d'être rémunérateur en France et dans
divers autres pays.
Une série de tableaux publiés par le Bulletin de statistique et de
législation comparée (de notre ministère des finances, année 1888,
tome l er , pages 44 h 67) montre que, au développement incessant des
recettes brutes des postes et télégraphes, n'a correspondu depuis un
certain nombre d'années aucun accroissement de la recette nette.
Voici, par exemple, pour la France continentale, le chiffre des recettes
des dépenses et du produit net :
Années. Recettes totales. Dépenses. Produit net.
1881 152,832,191 fr. 117,226,296
fr. 35,606,195 fr.
1886 169,416,875 131,962,687 34,543,188
Ainsi dans ce laps de six années le produit brut s'est accru de 16 mil-
lions et demi, et le produit net a diminué de plus de t million.
Ce produit réputé net se trouve être, d'ailleurs, une simple appate.nce.
Si l'on tenait compte des pensions de retraite qui ont notablement aug-
menté. de 1881 à 1886 et de diverses autres charges, directes ou indi-
rectes que l'administration néglige de prendre en considération, on
verrait que l'administration des postes et des télégraphes en France
ne paye pas ses frais.
(2) M. Lehardy de Beaulieu, dans son rapport parlementaire, fait, it
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 215
4° L'État moderne a besoin de conserver son crédit intact
pour les grandes circonstances, une guerre par exemple.
Son crédit finit par s'affaiblir, par perdre du moins en am-
pleur, s'il lui faut émettre constamment des titres. Or,
l'exploitation des chemins de fer exige d'incessantes émis-
sions de titres pour l'achat du matériel, la pose des voies
nouvelles, l'agrandissement des gares, etc.
Une des raisons du crédit de premier ordre dont jouissent
les gouvernements de l'Angleterre et des États-Unis, c'est
que l'émission des titres nationaux est, dans ces deux pays,
absolument suspendue, sauf des circonstances exception-
nelles. Une des causes de la valeur, c'est la rareté de
l'offre, quand la demande est naturellement constante. Or,
indépendamment même de l'éclatante solvabilité des deux
gouvernements dont nous parlons, cette extrême rareté de
leurs émissions doit conduire à des prix singulièrement
élevés de leurs titres. Au contraire, des emprunts fréquents
ne faut pas l'oublier, au nom de la Section centrale (commission du
budget) de la Chambre des députés belge, confirme encore ici notre
assertion :
c 11 y a lieu, dit-il, d'aviser au moyen de modifier cette situation et
de la renverser, c'est-à-dire de faire produire aux chemins de fer un
surplus au lieu d'un déficit, sans s'arrêter it la théorie souvent émise,
mais qui attend encore sa justification, que l'État exploitant doit trans-
porter à prix coûtant sans faire de bénéfices.
« Nous savons que le problème est difficile et que l'État est moins bien
placé pour le résoudre que l'industrie privée. Les intérêts privés n'hési-
tent pas a attaquer le Trésor public dès qu'ils entrevoient un avantage,
incertain, précaire et momentané. Ils n'hésiteraient pas un montent
à bouleverser les intérêts politiques les plus graves et les plus perma-
nents du pava, dans l'espoir, même incertain, d'un profit immédiat.
C'est là le grand inconvénient et le grand danger de l'ingérence de la
force sociale clans les entreprises industrielles et commerciales.
Le publie attribue volontiers aux chemins de fer, postes et télé-
graphes exploités par l'État, tilt caractère providentiel, comme celui
du soleil ou des saisons. 11 s'inquiète médiocrement des voies et moyens
' 1c' cette providence de création humaine ; il murmure volontiers quand
elle ne se plie pas à ses exigences ou même à ses caprices momen-
tanée. »
Ipu
216 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
presque quotidiens, si justifiés qu'ils soient, exercent, une
action mécanique déprimante sur le crédit, d'un gouverne-
ment. En vain objecterait-on l'exemple de la Prusse: c'est
peut-être une des causes qui maintient, à l'heure actuelle,
le crédit prussien encore si distant du crédit anglais. Il y a
aujourd'hui un grand écart entre les deux, le 3 1/2 prus-
sien ne se cotant guère plus haut que le 2 3/4 anglais.
Les compagnies disposent, en outre, pour l'écoulement
habituel de leurs obligations, de moyens auxquels l'État
ne peut guère recourir. Elles les livrent peu à, peu dans
presque toutes les gares importantes de leur réseau, en
faisant varier le taux à chaque oscillation de la Bourse.
L'organisation parlementaire de l'État, les contrôles finan-
ciers superposés, la suspicion qui pèse toujours sur les
ministres, les députés, ne permettent pas une action si
rapide et une pareille souplesse à suivre toutes les oscilla-
tions du marché des capitaux.
5° L'exploitation d'une industrie aussi compliquée que.
celle des chemins de fer ne se prête pas à la rigidité du
budget de l'État. Les résultats sont tellement inégaux d'une
année à l'autre, l'engagement des dépenses déjoue telle-
ment les prévisions, que toute l'organisation budgétaire en
éprouve une perturbation profonde. L'État a besoin de re-
cettes qui varient aussi peu que possible; il ne doit se
charger que de dépenses qu'il est aisé d'estimer d'avance et
dont il est facile de suivre le cours. L'État, en outre, ne peut
dresser ses comptes aussi vite qu'une compagnie. Trois
mois ou cinq mois après l'expiration de l'année, les grandes
compagnies françaises, notamment celles du Nord, de,
l'Orléans, de Lyon qui exploitent jusqu'à 5, 6 ou 7,000 ki-
lomètres de voies ferrées, peuvent communiquer à leurs
actionnaires la situation el les résultats de l'exercice. L'ad-
ministration française du réseau de l'État, quoiqu'on se soit
L'F.NPLOITAT1ON DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 217
efforcé de la constituer sur le patron de celles des grandes
compagnies privées, est toujours, relativement à celles-ci,
pour l'arrêt des comptes, en retard de dix-huit mois ou
deux ans (1).
(1) Les observations dn rapporteur au Parlement belge, M. Lehardy
de Deaulieu (voir le document cité plus haut) viennent encore sur ce
point à l'appui de notre opinion.:
Le budget des travaux publics, dit le rapporteur, est déposé, sui-
vant les vœux de la loi, dix mois avant l'ouverture de l'exercice et,
bien qu'il ne soit jamais discuté, amendé et voté que pendant le cours
de l'exercice auquel il s'applique, et que, par conséquent, les faits qui
peuvent motiver les dépenses soient en cours de développement, il
arrive rarement que l'en n'ait pas besoin, dans la session suivante, de
modifier les crédits votés, de les compléter ou de les augmenter, et,
parfois même, de légaliser des dépenses qui n'avaient pas été prévues
ou inscrites au budget.
ic Une pareille situation est évidemment anormale et contraire aux
principes les plus certains, prescrits par la conritution pour le contrrile
des dépenses publiques. . La Cour des comptes est obligée, contrairement
aux lois sur la comptabilité de l'Étal, d'apposer son visa sur un grand
nombre de mandats dont la dépense n'est pas encore votée par la législa-
ture. Le tiers et parfois la moitié du budget des travaux publics est dé-
pensé ou engagé sans que la dépense ait clé régulièrement autorisée. Il
peut arriver ainsi que, dans des moments où des incidents politiques
amèneraient des changements subits et imprévus d'administration, les
ministres les mieux intentionnés pourraient se trouver en présence de
responsabilités imprévues qu'il leur serait impossible d'éviter ou de
« Le budget des travaux publics présente pourtant en Belgique, on
ne peut se le dissimuler, des difficultés spéciales pour rentrer dans la
règle strictement constitutionnelle. Comment calculer dix mois à l'avance
les nécessités toujours imprévues, constamment variables, d'une exploi-
tation absolument commerciale et industrielle, comme celle des che-
mins de fer, des bateaux à vapeur, etc.? Comment assouplir assez les
régies sévères et strictes d'un budget voté à l'avance pour y comprendre
des dépenses, dont les éléments varient, pour ainsi dire, S chaque
instant? Prix, quantités. lieux, tous les éléments constitutifs d'une éva-
luation changent et se modifient sans cesse
«Ace propos, nous avons fait remarquer, dans le rapport de l'année
dernière, l'écart, considérable qui existait entre le bilan du chemin de
fer de l'Atm et celui que mentionne la situation du Trésor. Cet ée,art
était, a la fin de l'exercice 1878, de 88,031.097 francs; il s'est encore
agrandi àla fin de l'exercice suivant et s'est élevé à, 112,095,105-- Nous
persistons a croire qu'il vaudrait mieux que les deux administrations
sc missent d'accord pour établir à un moment donné une situation
identique, acceptée de part et d'autre, d'accord avec la Cour des comptes,
218 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
L'exploitation des chemins de fer par l'État rompt néces-
sairement tout l'organisme financier constitutionnel.
6° Au point de vue juridique, ce régime n'a pas de
moindres inconvénients, notamment la difficulté de faire
valoir les responsabilités. Les particuliers ont il plaider con-
tre l'État pour les avaries, les retards, les accidents. C'est
pour eux une situation plus défavorable que s'ils action-
naient les compagnies. L'État est un plaideur, souvent
prépondérant, qui parfois limite lui-même arbitrairement
sa responsabilité (1).
C'est ce qui est arrivé pour les télégraphes et les postes.
Chaque dépêche télégraphique porte en France la mention
d'une loi qui exonère l'État de toute responsabilité pour les
erreurs dans la transmission des télégrammes. On a vu des
procès dont le résultat a confirmé celle injustice. Quelque
temps avant le fameux krach de 1.882 un capitaliste lyon-.
nais, ayant télégraphié à un agent de change d'acheter
fournissant ainsi aux Chambres les garanties d'un contrôle qu'elles
n'auraient plus à vérifier
(I) [ci encore le rapporteur au Parlement belge vient, par ses obser-
vations• pratiques, confirmer nos remarques théoriques : « Une partie
importante et difficile de l'administration, dit-il, c'est la responsabilité
en cas de destructien, de perte, d'avarie ou do soustraction ou vol de
marchandises. Le Code de commerce rend le voiturier responsable de
la marchandise qui lui est confiée; il est tenu de la remettre au des-
tinataire dans l'état où elle lui a été confiée; c'est à lui à faire cons-
tater cet état à la remise, s'il lui parait qu'elle est endommagée ou
avariée.
« t'État m'iodant les chemins de fer a voulu et veut encore se sous-
traire à cette obligation du droit commun. Il a invoqué tous les prétextes
pour s'en dégager. Il fait, lui-méme, sans le concours de la législature
ni des intéressés, des règlements et des tarifs qui mettent tous les risques
à la charge du public, sauf certaines indemnités parfois dérisoires et,
qu'il ne paye pas toujours de bonne grtice, après avoir essayé de s'y
soustraire. »
Suivant des développements sur les accidents de chemins de fer et la
nécessité pour l'État d'indemniser les victimes : « les tribunaux anglais
et américains sont très sévères pour toutes lessortes d'accidents, et ils
allouent de fortes indemnités aux victimes. »
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 210
pour lui 100 actions d'une société déterminée, l'employé
da télégraphe mit par inadvertance 1,000 actions, au lieu
de 100: il en résulta une perte énorme que ni l'agent de
change ni le capitaliste ne voulaient supporter; ils action-
nèrent l'État; mais ils furent déboutés en vertu du texte de
loi qui exonère l'État de toute responsabilité pour les er-
reurs dans la transmission des télégrammes. Au contraire,
les compagnies de chemins de fer, ayant inscrit sur leur
bulletin de bagages que leur responsabilité est limitée à
150 francs par malle perdue, croyaient pouvoir arguer de
cette clause; mais les tribunaux ont maintes fois décidé
qu'elle n'était pas valable.
De même pour le transport des lettres chargées ou décla-
rées les États ont parfois, au moyen de lois ou de règle-
ments, réduit, leur responsabilité à une somme déterminée,
d'où il résulte que les financiers, pour cette catégorie d'en-
vois, recourent à des compagnies d'assurances privées qui
leur donnent la sécurité que leur refuse l'État.
Dans tous les services de l'État le particulier, quand il
veut plaider on se plaindre, risque de se heurter à l'éternel
et universel : Quia 920MinOr leo.
Entre l'État et les particuliers il n'y a pas de droit com-
mun, les deux parties étant trop inégales et l'une d'elles,
d'ailleurs,
l'autre.
à elle toute seule, sur sa responsabilité
env rs
7° L'un des énormes inconvénients de l'exploitation des
voies ferrées par l'État, c'est d'assujettir au joug officiel un
nombre énorme d'employés de toutes sortes, sans parler
des fournisseurs, etc. Pour un pays comme la Grande-
Bretagne il s'agit d'environ 300,000 employés, en France
de plus de 200,000, et le nombre va croissant. L'expérience
prouve que dans tous les pays le gouvernement prétend
contraindre ses employés à être dévoués corps et âme
220 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
à "sa politique. Cela e1 aussi vrai des États-Unis que de
l'Europe. Nul n'ignore que lorsque l'élection présidentielle
amène un nouveau parti au Capitole, c'est un branle-bas
général dans toutes les administrations de l'Union améri-
caine. Jusqu'aux facteurs des postes sont remplacés. En
France aucun gouvernement et beaucoup moins le régime
républicain que tout autre, n'a reconnu à ses fonctionnai-
res la liberté du vote et l'indépendance d'esprit (1). Moins
un pays compte de fonctionnaires, plus il a de chances de
conserver ce bien précieux, la liberté politique; c'est le cas
de l'Angleterre et des États-Unis. Quand, au contraire, le
nombre des employés de l'État dépasse 5 à G p. 100 du corps
électoral, la liberté politique est bien compromise. Elle
cesse d'exister quand les fonctionnaires de l'État forment
10 p. 100 du nombre des électeurs.
Nous avons passé en revue tous les arguments déductifs
qui militent contre l'exploitation des chemins de fer par
l'État. Il s'est trouvé que, quoiqu'ils fussent purement ra-
tionnels, ils ont reçu, néanmoins déjà, comme on l'a vu par
les nombreuses notes dont nous les avons appuyés, une
confirmation expérimentale.
Arrivons aux arguments purement inductifs, à ceux qui
sont directement tirés de l'exploitation des voies ferrées par
divers États depuis cinquante ans, la Belgique, l'Allemagne
notamment. On trouve dans ce service d'Étal bien des
(1) Ou peut lire à ce sujet, comme manifestation curieuse de cet état
d'esprit, la circulaire de M. Niche, ministre de l'agriculture, reproduite
plus haut eu note, page 81. On peut aussi se rappeler l'étrange rai-
sonnement dont on fait tant d'abus que les fonctionnaires doivent
soutenir le gouvernement qui les paye », comme si, en payant les fonc-
tionnaires, le gouvernement agissait autrement qu'en simple intermé-
diaire qui dispose des fonds du public. line circulaire de M. Yves
Guyot, naguère député radical, devenu ministre des travaux publics,
en date du 20 mai 18s9, consacre la servitude des ingénieurs et du
personnel des Ponts et Chausses à l'égard des préfets, agents politiques
et policiers.
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 221
preuves qui sont en faveur de l'exploitation privée; elles ne
peuvent, cependant, atteindre l'absolue certitude, de ma-
nière à supprimer complètement l'opinion opposée. La rai-
son en est que jamais deux lignes de chemins de fer ne
sont dans une situation tout à fait semblable, d'où les
-exploitations de deux réseaux même voisins ne sont pas,
clans toute la rigueur du mot, comparables. C'est ce qui fait
que l'on ne peut obtenir une évidence géométrique dans
cette recherche de la supériorité du système de l'exploita-
lion par l'État ou de l'exploitation par l'industrie privée.
Mais pour les esprits qui ont l'habitude des questions d'af-
faires, les faits qui ressortent de la pratique des cieux ré-
gimes sont assez concluants pour ne comporter aucune hé-
sitation.
Il ressort, en effet, de toutes les comparaisons que l'exploi-
tation par l'État est plus coûteuse; sur ce point, la contes-
• talion n'est pas possible; elle semble, en outre, avoir moins
de ponctualité et être plus sujette aux accidents.
Parlons, d'abo: • LI, de ces deux derniers points, qui pour-
raient être les plus controversés.
D'après des tableaux publiés par un spécialiste bien connu
en Allemagne, le D' Émile Sax (I), les chemins de fer prus-
siens se divisent en trois catégories : ceux qui appartiennent
à l'État, ceux qui, appartenant à des Compagnies, sont
exploités par l'État, enfin ceux qui appartiennent à des
Sociétés et sont exploités par elles.
La rapidité moyenne des trains a toujours été un peu su-
périeure sur les chemins exploités par les Compagnies pri-
vées que sur les deux autres groupes. Les retards, Verspiitun-
9en, étaient, relativement au nombre des trains, beaucoup
moins fréquents sur les chemins de fer exploités par les
(1) Die Eisenbalmen, von Dr Etnil Sax, Vien, 18 n 9.
222 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Compagnies que sur les lignes appartenant aux Compagnies
et exploitées par l'État. Il est vrai que ces retards étaient
moindres encore sur les lignes même appartenant à l'État ;
mais Fauteur, d'ailleurs fort impartial dans ses comparai-
sons, fait ressortir que c'est là une illusion, qui tient à ce
que le réseau de l'État proprement dit avait une proportion
de doubles voies deux fois plus forte que celle du réseau des
Compagnies.
Les accidents de chemins de fer avaient fait, en 1877,
dans tout l'Empire d'Allemagne, 1,601 victimes, tant blessés
que tués. Ce nombre, réparti entre les diverses catégories
d'exploitation, réprésentait pour les chemins de fer de
l'État une victime par 47 kilomètres
.
08 de ligne et par
3,804000 essieux kilométriques (Achskilometer) (1); pour les
chemins de fer privés, une victime seulement par 26 kilo-
mètres 49 de trains et par 4,911,000 essieux kilométri-
ques, soit un avantage de 25 p. 100 en faveur des lignes-.
privées (2).
L'exploitation plus économique des Compagnies privées
ressort soit de l'examen des détails, soit de celui de l'ensem-
ble. En ce qui concerne les frais généraux d'administration,
d'après le Dr Sax, pour les cinq années de la période 1872-
4876, ils ont représenté en Prusse, sur les chemins de fer
exploités par l'État, 7,74 p. 100 en moyenne du total des dé-
penses, sur les lignes appartenant à des Compagnies, mais
exploitées par l'État, 7,5 p. 100 de ce même montant, sur
les lignes exploitées par les Compagnies, 5,14 seulement. des
(1) On doit entendre par là, pensons-nous, non pas ce que l'on appelle
en langage technique en France les kilomètres trains, niais ceux-ci mul-
tipliés par le nombre de voilures, ce qui est beaucoup plus exact, car '
un train peut se constituer d'un nombre très inégal de voitures.
(2) Le Bulletin de statistique (de notre ministère des travaux publics),
dans sa livraison de janvier 1884, indique, pour l'Autriche-Ilongrie,
une moindre proportion d'accidents sur les lignes exploitées par les
compagnies que sur celles exploitées par Mat.
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 223
dépense s totales, soit un tiers de moins : cependant, les li-
gnes privées de chaque Compagnie ayant en général une
étendue beaucoup moindre que les lignes de chaque direc-
tion de l'État, la proportion des frais généraux eût dû être
plus forte pour les premières (1).
L'exploitation par l'État allemand des lignes françaises de
l'Alsace-Lorraine, contées, avant 1870, à notre Compagnie des
chemins de fer de l'Est, a fourni immédiatement la preuve
du renchérissement qu'occasionne le régime de la gestion
gouvernementale. En 4873, la recette brute kilométrique
des 847 kilomètres ainsi cédés par la France à l'Allemagne
s'est élevée à 40,256 francs; la dépense kilométrique a at-
teint 35,688 francs, laissant ainsi pour produit net la somme
insignifiante de 4,568 francs seulement. Les frais absorbaient
donc près de 90 p. 100. Sous la direction de la Compagnie
de l'Est ils ne dépassaient pas 60 p. 100 et laissaient un pro-
duit net près de quatre fois supérieur à celui que réalisa
l'administration gouvernementale. En admettant que cer-
taines considérations politiques aient relevé, dans les pre-
miers temps de la cession de l'Alsace-Lorraine à l'Allemagne,
les frais d'exploitation, la supériorité, au point de vue de
l'économie, de notre Compagnie de l'Est n'en demeure pas
moins évidente.
Les documents sont, en ce sens, parfaitement concor-
dants.
D'après des tableaux publiés par M. Maurice Block (Écono-
mis le français du 15 avril 1876), les frais d'exploitation des
chemins de fer de l'État seraient toujours supérieurs en
Allemagne aux frais d'exploitation des lignes qu'exploitent
les compagnies privées.
Un tableau très instructif, qui a élé dressé et nous est
(1) Pour tous ces détails et beaucoup d'autres, voir Die Eisenbahnen,
‘. 9)-1 D r Émile Sax, notamment pages 101 à 175.
4)24 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
communiqué par M. l'ingénieur en chef Cheysson sur les
résultats des différents réseaux exploités en Europe soit par
les États, soit par les Compagnies, démontre que l'exploita-
tion des Etats donne un moindre revenu net proportionnel-
lement à la recette brute. Sans doute, il est divers éléments
qui influent sur la proportion du revenu net et dont il est
difficile de se rendre un compte absolument exact : tarifica-
tion, nature des marchandises transportées, intensité du
trafic; néanmoins, il semble bien ressortir du tableau qui
suit que l'exploitation par l'État offre plus de dangers finan-
ciers que d'avantages. Ajoutons que les gouvernements alle-
mands, dans ces derniers temps, notamment la Prusse, ont
fait de la tarification sur leurs lignes l'usage le plus arbi-
traire, se servant des tarifs pour accorder des faveurs, des
primes d'exportation détournées, soit à telle industrie, soit à
telle fabrique.
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'226 L'ETAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
De ce tableau, il ressort avec évidence que, dans tous les
pays où les réseaux sont comparables, les frais d'exploita-
:tion sont moindres pour les lignes exploitées par des Compa-
gnies que pour celles de l'État. Ainsi en Allemagne les frais
- d'exploitation par les Compagnies étaient de 54,7 p. 100.
contre 30 et 61, pour les lignes exploitées par l'État : ce-
pendant les recettes brutes des réseaux privés étant moin-
dres que celles du réseau de l'État, il eùt été naturel que le
coefficient d'exploitation fût plus élevé pour les premiers
que pour les premiers que pour le second, ce coefficient ne
s'élevant pas proportionnellement avec la recette brute.
En Autriche-Hongrie il en est de même pour les réseaux
importants. En Belgique le réseau de l'État donne une re-
cette brute kilométrique qui est de 46 p. 100 plus forte que.
la recette brute des réseaux privés, et la recette nette de
l'État ne dépasse que de 27 p. 100 la recette nette de ces
derniers. En Russie, le produit net n'existe pour ainsi dire
pas pour le réseau de l'État quoique la recette brute soit
assez élevée. En Suède la recette brute kilométrique du
réseau de l'État dépasse de 40 p. 100 celle du réseau privé,
tandis que la recette nette kilométrique du premier n'est
que de 13 p. 100 supérieure à celle de celui-ci. On peut
conclure que les États, dans l'exploitation de leurs voies
ferrées, sont de médiocres administrateurs et de médiocres
commerçants pour l'entretien et le renouvellement de leur
matériel, qu'ils donnent en outre dans le travers du fonc-
tionnarisme à outrance : tout au moins sont-ils enclins, par
des considérations électorales, à sacrifier le côté financier
de l'entreprise.
Aussi a-t-on vu la Commission d'enquête nommée par le
Parlement italien en 1880, après un travail très intéressant
qui remplit tout un volume, se prononcer à l'unanimité pour
le retour à l'exploitation des voies ferrées par des Compa-
L'EXPLOITATION DES CHEMINS DE FER PAR L'ÉTAT. 22"1
gnies privées (1). L'Italie a renoncé ainsi au régime d'exploi-
tation gouvernementale qu'elle avait essayé pendant quel-
ques années.
Indépendamment même de toutes les considérations
techniques, quand on devrait admettre, ce qui n'est pas le
cas, qu'une administration d'État éprouvée, comme l'admi-
nistration prussienne par exemple, pût égaler ou même dé-
passer en économie et en efficacité l'administration des Com-
pagnies, il n'en demeurerait pas moins vrai que, au point de
vue politique et social, pour sauvegarder la liberté indivi-
duelle, l'indépendance électorale, pour entretenir les habi-
tudes d'association spontanée, d'entreprises collectives libres,
pour conserver en un mot, ce qui est si important, la plasti-
cité de la Société, l'État doit s'abtenir d'accaparer l'exploi-
tation des chemins de fer.
(1) Voir les Extraits du rapport de la Commission d'enquele parlemen-
taire sur l'exploitation des chemina de fer italiens, un volume in-80 de
382 pages, Paris, Dentu, ISS2.
A la page 64 de ce volume et avant les annexes on trouve la résolution
de la Commission, ainsi formulée :
cc VOTE DE LA COMMISSION.
« Les motifs allégués par les deux partis ont été mûrement étudiés
par la Commission qui, (Lins une réunion spéciale, où étaient présents
ses quinze membres, a émis l'avis, à l'unanimité, qu'il est préférable
que l'exploitation des chemins de fer, en Italie, soit confiée à l'industrie
privée.
« Arrivée au terme de son travail, la Commission d'enquête fait des
voeux très ardents pour que l'État et le Parlement, sans autres délais,
donnent auxchemins de fer italiens le régime définitif que le pays attend
depuis longtemps. »
CHAPITRE VI
LES SERVICES D'USAGE COLLECTIF ET LES MUNICIPALITES.
Le mime procès qu'autrefois pour les chemins de fer, entre l'exploita-
lion par l'État et l'exploitation privée, se débat aujourd'hui pour les
entreprises de gaz, d'eau, d'électricité, de téléphones, de tramways, etc.,
page 228.
Les découvertes ont à lutter, non plus en général contre l'État
central, mais contre l'État local, page 229. — Jalousie funeste des
municipalités contre les compagnies privées, page 229. — La France,
par cette cause, a beaucoup moins profilé que la plupart des autres
pays des inventions récentes d'usage collectif, page 229. — Les muni-
cipalités abusent en France de leur pouvoir réglementaire et de leur
pouvoir fiscal, gage 2:30. — Exemple des charges pesant à Paris et
aux États-Unis sur les voitures affectées aux transports en commun,
page 230. — Exemple de la destruction d'un tramway dans une grande
ville de France, page 231.
Épanouissement du socialisme municipal, page 231.
Les entreprises municipales d'eau, de gaz et d'électricité dans le
Royaume-Uni, page 231. — La jalousie des municipalités britanniques
a arrèté le développement de l'éclairage électrique, page 232. — La
loi anglaise (le 1888 réduisant le pouvoir des autorités locales en ce
qui concerne l'éclairage à l'électricité, page 232.
Opinions manifestées dans le Parlement anglais sur les envahisse-
ments des municipalités, page 233.
Les municipalités américaines et les services d'usage collectif, page
231. — Restrictions apportées par les constitutions de certains États
aux droits des municipalités américaines, page 235. — Utilité d'intro-
duire ces restrictions en France, page 236.
Outre leur infériorité technique, les municipalités sont encore plus
que l'État courbées sous le joug électoral, page 236.
Les services municipaux tendent à se transformer en chimériques
expériences humanitaires, page 236.
Fâcheuses pratiques de la municipalité parisienne à l'endroit de
l'éclairage, des transports urbains et des eaux, page 236.
Les quatre conditions du développement rapide et de l'exploitation
progressive des grandes oeuvres d'utilité publique, page 210.
LES SERVICES D'USAGE COLLECTIF ET LES MUNICIPALITÉS. 229
la construction des chemins de fer, s'est reproduit, à divers
intervalles plus ou moins rapprochés, pour les entreprises
de gaz et d'eaux, aujourd'hui pour celles d'électricité, de
téléphones, de tramways; demain il se reproduira pour
d'autres inventions que nous ne soupçonnons pas.
Les différents pays ont inégalement profité (le ces décou-
vertes : elles n'ont plus à lutter contre la jalousie, l'accapa-
rement de l'État central, mais contre l'accaparement ou la
jalousie d'une autre forme de l'État, les municipalités.
Les pays où l'on trouve le plus répandu et au meilleur
compte l'usage et des tramways, et de l'éclairage électrique,
et des téléphones, sont ceux en général où l'État se montre
le plus discret et le plus bienveillant envers les entreprises
libres. Il ne s'agit pas de cherches' à les enrichir ; il s'agit
seulement de ne pas poursuivre leur ruine systématique.
Nous ne craignons pas de dire que, parmi les nations
riches et de vieille civilisation, la France est l'une des plus
mal partagées pour la possession el. le bon marché de ces
précieux instruments d'usage collectif. Le gaz y colite plus
cher que partout ailleurs; l'électricité commence à peine à
éclairer quelques rues dans quelques villes; les transports
urbains y sont à l'état barbare; les tramways, peu nom-
breux, n'y existent guère que dans les villes de premier
ordre et dans quelques-unes seulement de second rang; les
compagnies qui se livrent à cette industrie, sauf deux ou
trois peut-être sur tout l'ensemble de notre territoire, sont
ruinées; les capitalistes, qu'effrayent ces échecs, ne se
sentent aucune inclination à doter nos villes d'un réseau
(le communications urbaines perfectionnées. Le téléphone
coûte à Paris deux ou trois fois plus qu'à Londres, à Berlin,
à Bruxelles, à Amsterdam, à New-York (1).
Le procès qui se débattait en France, de 1830 à 1848, pour
(1) L'abonnement au téléphone, à l'hanre où nous écrivons, coûte
0
230
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Ainsi, un grand pays se trouve, en plein xix e
siècle, ne
profiter que dans une mesure très restreinte des progrès
récents et nombreux qui ont transformé depuis cinquante
ans la vie urbaine. Est-ce parce que l'État n'intervient pas
assez? Non, c'est parce qu'il intervient trop.
Les municipalités qui le représentent usent à l'excès de
leur double pouvoir de contrainte : la contrainte réglemen-
taire et administrative, qui multiplie les injonctions ou les
prohibitions, les charges en nature, et qui, parfois, soumet,
sans aucune restriction, les compagnies à l'arbitraire varia-
ble des conseils municipaux; la contrainte fiscale, qui de
chaque société de capitalistes veut faire pour la municipalité
une vache à lait inépuisable ; il faut y joindre encore ce
sentiment étroit d'envie qui considère comme un attentat
aux pouvoirs publics toute prospérité des compagnies par-
ticulières.
Je ne citerai que deux faits qui prouvent combien ces
pratiques de l'État municipal sont funestes aux progrès :
aux États-Unis, où ils foisonnent, les tramways ne sont
l'objet, en général, que de taxes infimes. En Californie, le
Code civil (civil code), c'est-à-dire une loi générale, s'appli-
quant à tout l'État et limitant les pouvoirs des municipalités
elles-mêmes, interdit de mettre un droit (licence fee) de plus
de 50 dollars ou 250 francs par an sur chaque voiture ser-
vant aux transports communs dans la ville de San-Francisco,
et de plus de 25 dollars, 125 francs, clans les autres villes.
Or, à Paris, le droit perçu sur chaque voiture d'omnibus ou
de tramway était récemment de 1,500 francs, et se trouve
aujourd'hui de 2,000, juste huit fois le maximum de taxa- '
tion autorisé par la loi californienne.
Voici l'autre fait : la jalousie des municipalités à l'endroit
GOO francs à Paris contre 160 à 350 francs dans les autres capitales ou
grandes villes d'Europe et d'Amérique.
LES SERVICES D'USAGE COLLECTIF ET LES MUNICIPALITÉS. 231
des compagnies auxquelles elles ont accordé des conces-
sions réduit souvent ces compagnies à une gêne si intolé-
rable, que non seulement elles ne payent plus aucun intérêt
à leurs actionnaires, mais que, même, elles cessent tout
service.
Dans une ville importante et très intellectuelle du midi de
la France, Montpellier, une compagnie avait accepté de
construire un réseau de tramways avec un parcours trop
étendu, des départs trop nombreux et des charges trop
lourdes. Elle fit faillite : on mit plusieurs fois aux enchères
le réseau qui était exploité depuis plusieurs années : le
cahier des charges était tellement pesant qu'il ne se pré-
senta d'acquéreur à aucun prix. A la fin, une société s'offrit
pour reprendre la concession, à la condition de n'exploiter
que les lignes principales et de diminuer le nombre des dé-
parts. La ville refusa ; il se produisit alors ce fait vraiment
inouï : on arracha les rails, établis à tant de frais, on les
vendit comme du vieux fer.
Voilà pourquoi Montpellier et vingt villes de France
d'une importance analogue n'ont pas de tramways, tandis
qu'on en trouve partout à nos côtés : en Angleterre, en
Allemagne, en Belgique, en Hollande, en Italie même et en
Espagne.
Nous savons qu'une école bruyante prône l'accaparement
par les municipalités de tous les services ayant un caractère
public ou quasi public. Le socialisme municipal s'épanouit
sur le continent européen ; on en trouve aussi des traces
nombreuses dans la Grande-Bretagne et même quelques
embryons aux États-Unis (1).
(I) On peut consulter sur ce point toute la série des opuscules publiés
par la Liberty and Property De fence League, notamment celui intitulé
Municipal Socialism, 1885, et d'autre part, pour l'Amérique, la série des
études réunies sous le titre de the Relation of modern lfunicipalittes
ei quasi public Works. American Economic Association, january 1888.
232
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Chez aucune de ces nations anglo-saxonnes, on n'a laissé
accaparer par les conseils municipaux, soit les tramways,
soit les téléphones; mais beaucoup d'entre eux se sont em-
parés des entreprises de gaz, d'électricité et surtout des
entreprises d'eaux.
11 ne semble pas que l'on ait beaucoup à se louer de cet
industrialisme municipal, sujet ou enclin, dans des mesures
variables, à l'arbitraire, à la corruption, au favoritisme,
surtout à ces changements fréquents de direction qu'en-
traîne toute dépendance du corps électoral. Sans entrer
dans un examen détaillé de la question, rappelons quelques
faits intéressants.
D'après l'Economist (de Londres), le total des capitaux
engagés dans l'industrie du gaz en Angleterre, en Écosse et
en Irlande, s'élevait à 1,380 millions de francs, dont bien
près de 500 miilions ou 30 pour 100 environ représentaient
le capital des entreprises gazières appartenant aux autorités
locales. Pour ces dernières, sur 110 millions de francs de
recettes, les frais d'exploitation atteignaient, 79 millions
environ, soit plus de 70 pour 100; les recettes nettes ne
montaient qu'à 31 millions de francs, dont 22 millions et
demi représentaient les charges d'intérêt et d'amortissement
des emprunts spéciaux contractés pour ce service.
•
Autant qu'on en peut juger, les hommes compétents ont.,
de l'autre côté de la Manche, une opinion peu favorable à
la capacité des municipalités dans ces questions industrielles.
On a attribué à l'esprit étroit et jaloux des conseils munici-
paux la lenteur des progrès de l'éclairage électrique dans la
Grande-Bretagne, relativement à l'extension de ce même
procédé d'éclairage aux États-Unis. On a voté, clans le prin-
temps de 1888, une loi pour modifier et restreindrelles
pouvoirs des autorités locales en cette matière.
Les discours tenus par plusieurs personnages importants,
LES SERVICES D'USAGE COLLECTIF ET LES MUNICIPALITÉS. 233
lord Salisbury notamment, chef du cabinet actuel, et lord
Herschel, ancien lord-chantellor dans l'administration libé-
rale, témoignent que le socialisme municipal n'est pas né-
cessairement progressif.
Voici le résumé de l'analyse que les journaux donnaient
de ce débat : « Lord Salisbury, parlant du rôle que pour-
raient être appelées à jouer les municipalités en matière
d'éclairage électrique, signale le danger de se laisser en-
traîner par le désir de donner aux municipalités le contrôle
de ces choses-là. Nous avons, a-t-il dit, un nombre suffisant
d'exemples qui portent sur la compétence des municipalités
à se charger d'opérations commerciales sur une grande
échelle. Nous savons que les tentations sont énormes, et le
danger qu'il faut envisager est non pas tant celui de voir
les municipalités administrer ces entreprises elles-mêmes,
mais bien de les voir administrer par les fonctionnaires
salariés de ces municipalités, aux mains desquels se trou-
verait un pouvoir énorme et irrésistible qui les expose
à des tentations nombreuses, sans responsabilité pour
eux.
« Lord Herschel, à son tour, dit qu'il n'a pas de parti pris
à l'égard du rôle des municipalités, ruais que pourtant. il
n'est nullement certain que la balance des avantages ne
soit pas du côté de l'interdiction aux municipalités d'exer-
cer (les entreprises commerciales. Il penche même plus
particulièrement vers cette opinion dans le cas de l'éclairage
électrique... Dans tous les cas, la faculté de rachat ne doit
pas se présenter sous une forme qui paralyse les progrès de
l'invention. Ce serait trop aussi de demander à la génération
actuelle de se passer de l'éclairage électrique uniquement
pour en diminuer le coût dans trente ou quarante ans. »
Le parlement s'est rangé à ces judicieuses observations.
Il vient de modifier, dans un sens de restriction des pou-
234 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
vous des municipalités, la loi de 1882 sur l'éclairage élec-
trique. Tandis que, d'après cette loi, les autorités locales
avaient le droit de racheter les installations des sociétés pri-
vées à l'expiration d'une période de vingt-deux ans, elles ne
le pourront l'aire désormais qu'après quarante-deux années,
cette durée étant considérée comme nécessaire pour que
des entreprises sérieuses puissent se constituer.
.
Que dire du conseil municipal de Paris qui voulait ré-
duire à dix années la durée des concessions électriques? En
même temps, la loi britannique nouvelle donne au Board of
"rade le droit, à titre exceptionnel, il est vrai, d'accorder
des concessions auxquelles s'opposeraient les autorités
locales, Ainsi, après un quart de siècle d'exercice de l'in-
dustrie de l'éclairage public par un grand nombre de muni-
cipalités britanniques. , il se produit en Angleterre une réac-
tion contre cette pratique.
Les municipalités américaines se sont jusqu'ici plus abste-
nues de l'exploitation directe des services de ce genre. L'en-
quête faite l'année dernière par l'Anierican Economic Asso-
ciation sur les rapports des municipalités avec les entre-
prises quasi publiques (Relation of modern Municipalities to
the quasi public works) ne cite que les villes suivantes qui
soient propriétaires d'usines à gaz : Philadelphie, Richmond,
Danville, Wheeling et Alexandria. Encore ne nous dit-on
pas que ce soient là des monopoles municipaux.
Quelques municipalités, dont on ne nous indique pas le
nombre, possèdent des usines électriques. Mais ce sont là
des faits très exceptionnels. Au contraire, un grand nombre
de municipalités gèrent des entreprises d'eaux. Sur 1,402
villes ou cités aux États-Unis, les renseignements ont
manqué pour 183..: quant aux autres, dans 544 les étab;2is-
sements d'eaux appartenaient aux villes, et dans 675 à des
entreprises privées. Parmi les 133 villes ayant. plus de
LES SERVICES D'USMIE COLLECTIF ET LES NIUNICIPALITES. '235
40,000 habitants, dans 91 les entreprises d'eaux sont des
propriétés municipales et dans 44 seulement des propriétés
privées.L'enquête américaine, toutefois, est incomplète sur un
point capital : elle ne nous parle que (le la propriété des
installations d'eaux (ownership of waterworks);
elle ne nous
dit rien de l'exploitation, ce qui est tout différent. La pro-
priété peut être municipale et l'exploitation être conférée
à une compagnie fermière ; c'est le cas de Paris et de diffé-
rentes autres villes de France.
Or, c'est surtout l'exploita-
tion par les pouvoirs publics qui a des inconvénients.
Quoi qu'il en soit, il est clair que les entreprises d'eaux
diffèrent notablement des entreprises d'éclairage ou de
transport : on peut prétendre que les premières ont un
caractère beaucoup plus public, concernant des questions
d'hygiène générale et de salubrité commune, qu'elles cons-
tituent aussi des industries beaucoup plus simples, plus
uniformes, moins gigantesques et moins variables. Il semble
que, dans beaucoup de ces propriétés municipales d'installa-
tions d'eaux en Amérique, le pouvoir local agit plutôt comme
contrôleur et surveillant que comme exploitant direct.
Dans ce Pays de self government,
les municipalités sont
très loin de jouir toutes du droit de régler à leur guise l'or-
ganisation de ces différentes entreprises d'utilité générale,
les tramways, le gaz, les téléphones, l'eau même. Elles
n'ont en général que les pouvoirs qui leur ont été spéciale-
ment délégués par les États. lin grand nombre de ceux-ci
interdisent aux corporations locales toute entreprise indus-
trielle : d'autres vont naêrne jusqu'à limiter le pouvoir de
taxation dont elles disposent relativement
à ces services
nous en avons donné un exemple pour la Californie (I).
(l'; Voir l'opuscule cité, Relation of modem Municipalities to quasz
Inetiic Works, notamment pages 57 à GO.
236 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Ces restrictions, à nos yeux, sont, sages. On devrait les
introduire en France. Ce serait une des bonnes réformes à
accomplir dans notre pays que d'interdire absolument aux
municipalités l'exploitation d'une entreprise industrielle,
quelle qu'elle soit. Les fantaisies du grand conseil municipal
, de Paris et du petit conseil municipal de Saint-Ouen prou-
vent surabondamment les inconvénients des énormes pou-
voirs dont jouissent sur ce point nos conseils municipaux, si
garrottés sous d'autres rapports.
Outre les causes d'infériorité technique que nous avons
énumérées en traitant d'une façon générale du caractère
de l'État moderne, les municipalités, plus encore que le
pouvoir central, souffrent d'autres infirmités. Moins que lui,
elles consentent à se placer, dans leurs actes, au simple point
de vue technique. Des considérations étrangères, de nature
purement électorale et politique, influent sur toute leur
conduite.
Ellessont plus courbées sous le joug des élections, plus dans
la dépendance des coteries; elles ont plus de penchant à ,
gagner des suffrages individuels par des faveurs, des créa-
tions de places superflues. Elles cèdent plus à l'arbitraire
et à la fantaisie; sous un régime électif variable et sans
contre-poids, les senices municipaux dont elles ont l'ab-
solue direction tendent à se transformer en des expériences
humanitaires, plus ou moins coûteuses et chimériques
(I) A propos des méfaits des municipalités, eu ce qui concerne les
services d'usage collectif', il est impossible de ne pas citer l'exemple du
Conseil municipal de Paris, de ISSU à 1889, moment où nous revoyons
ces lignes. Il semble que l'Assemblée qui administre la Ville-Lumière »,
comme disait .Victor Hugo, ait juré d'empêcher le développement et le
bon marché tant de l'éclairage que des transports urbains et du service
des eaux dans notre capitale.
Voilà sept ou huit ans que la Compagnie parisienne du gaz a gagné
tous les procès que le Conseil municipal lui a intentés; voilà autant
d'années qu'elle proposait de réduire graduellement ses prix de vente
LES SERVICES D'USAGE COLLECTIF ET LES MUNICIPALITÉS. 237
Dussent-elles ne pas verser dans ces abus comme Paris
et Saint-Ouen aujourd'hui, comme beaucoup d'autres in-
pourvu qu'on lui accordât une prolongation modérée de sa concession
qui expire en 1905.
Si l'on avait traité sur cette base avec la Compagnie, en discutant ses
propositions et en obtenant quelques modifications de détail, ce qui ent
été aisé, le public parisien ne payerait aujourd'hui le gaz que 21 ou
22 centimes le mètre cube, an lieu de :30 centimes, taux absolument
déraisonnable. Les consommateurs parisiens perdent donc, par l'obsti-
nation du Conseil municipal, 8 à 9 centimes sur chaque mètre cube de
gaz qu'ils consomment; la ville de Paris perd, elle aussi, 2 ou 3 centimes
sur le prix moitié moindre qu'elle paye à la Compagnie et qui dit été
abaissé, dans le cas d'une entente avec elle.
Or, l'on consomme 300 millions de mètres cubes de gaz, les trois
quarts environ pour les particuliers et un quart pour la Ville. L'entête-
ment du Conseil municipal fait donc perdre aux consommateurs pari-
siens et à la Ville approximativement 18 à 20 millions par au. La perte
que la présomption municipale a infligée aux Parisiens est déjà d'une
centaine de millions en chiffres ronds.
Cette perte va se prolonger, peut-être en s'aggravant, jpsqu'à 1905.
Ainsi le Conseil municipal de Paris aura, de 1880 à 1905, imposé à ce
pauvre peuple parisien un sacrifice de 400 à 500 millions de francs, uni-
quement pour la satisfaction de dire qu'il ne veut jamais traiter avec
une Société anonyme.
Notez, d'ailleurs, l'absurdité du refus de s'entendre avec la Compagnie
du gaz pour une prolongation de la concession moyennant un abaisse-
ment des tarifs. Le Conseil municipal se fonde sur ce que, la concession
expirant en 1905, il sera alors /naître de l'industrie du gaz, puisque,
d'après les traités, il lui reviendra gratuitement toute la canalisation et,
en outre, la moitié de l'actif de la Compagnie, usines et terrains compris.
Mais, du train dont vont les inventions, qui sait si, dans seize ,rus,
le gaz sera encore le principal mode d'éclairage? En tout cas, il est
bien probable que, dans le courant du vingtième siècle, la concurrence,
soit de procédés perfectionnés de l'éclairage électrique, soit de toute
autre découverte nouvelle, forcera les Compagnies de gaz à diminuer
amplement leurs tarifs. Ainsi, en sacrifiant la génération présente
jusqu'en 1905, sous prétexte de sauvegarder les intérêts des gens qui
vivront dans le vingtième siècle, le Conseil municipal de Paris fait une
bêtise manifeste : il abandonne . un bien présent, certain, l'abaissement
actuel du prix du gaz qui est aujourd'hui le principal agent d'éclairage,
sous le prétexte de ménager un prix du gaz plus réduit aux Parisiens
du vingtième siècle, alors que le gaz sera peut-être devenu un procédé
d'éclairage subalterne.
Le Conseil n'a pas procédé autrement pour l'éclairage électrique; il
voulait d'abord n'accorder que des concessions d'une den)i•douzaine
d'années, il a consenti à tripler à peu près cette période, ce qui est très
insuffisaut, puisque le Parlement anglais a porté cette durée, après une
f
2:38 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCT,IONS.
connues, il n'en resterait pas moins les grands inconvé-
nients politiques et sociaux. Il importe de s'élever à une
longue expérience, comme on l'a vu dans le texte, à quarante-deux ans.
Les Compagnies n'ont que des charges et presque pas de chances de
bénéfices : des périodes de concession d'une excessive brièveté qui
resserrent sur une période beaucoup trop courte l'amortissement des
capitaux engagés; l'obligation d'étendre leurs services à des rues ou à
des quartiers où il est notoire qu'elles ne pourront recruter qu'un nom-
bre insignifiant d'abonnés; la faculté de rachat réservée à la Ville dans
des conditions qui ne laissent à l'actionnaire aucune chance notable de
' profits.
On sait 'aussi que le Conseil municipal s'est avisé de vouloir créer,
pour l'exploiter directement, une usine centrale d'électricité.
Si mal desservi pour l'éclairage, Paris ne prend pas sa revanche
pour les moyens de communication. C'est un des points noirs de l'or-
ganisation parisienne. On sait déjà comment l'affaire du Métropolitain,
étudiée, remaniée pendant dix ans, e été rejetée dans les limbes où elle
attendra longtemps qu'on vienne l'y rechercher. La conception qu'on
s'était faite de cette entreprise, c'est qu'il fallait absolument ruiner la
Société qui s'en chargerait : aussi avait-on accumulé les charges, ren-
chéri par des clauses socialistes le prix des travaux, limité les bénéfices
éventuels, purement éventuels, à un taux très bas. Il en résulte que les
Parisiens n'auront pas de Métropolitain.
Il leur reste, comme consolation, les tramways, les omnibus et les
fiacres. Mais ici encore le Conseil municipal intervient pour empêcher
que l'un quelconque de ces moyens de transport puisse se développer.
Il y a, dans toutes les décisions du Conseil municipal, un fond de mali-
gnité simiesque. Jouer des tours aux Compagnies, c'est le premier et le
dernier mot de sa politique. Plusieurs des principales lignes de tramways
sont actuellement sans maître, livrées à une exploitation précaire : les
Compagnies étant tombées en faillite, on avait traité avec la Compagnie
des omnibus; mais le Conseil municipal ou le Conseil général de la
Seine, cc qui est à peu près la même chose, rêve de se faire exploiteur
de tramways, et, comme les lois ne le permettent pas, tout demeure en
suspens.
En ce moment il est dans le plein de la lutte, une lutte homérique
ikavec la Compagnie des omnibus. Cette Compagnie ne consent pas à mul-
tiplier indéfiniment les voitures dans les quartiers excentriques où il
n'y a pas de voyageurs. Elle offrait d'améliorer son service en augmentant
le nombre des départs; on n'a pas voulu examiner seulement, ses pro-
positions. La formule que veut appliquer le Conseil municipal aux
Sociétés avec lesquelles il traite, ce n'est même pas : se soumettre ou.
se démettre, c'est simplement : se soumettre, toujours, perpétuellement,
de plus en plus.
La Compagnie des omnibus a un monopole; mais elle ne demanderait
pas mieux que (le s'en démettre et de recouvrer sa liberté. Nous préfére-
rions de beaucoup aussi la simple liberté au régime actuel. La solutipp
LES SERVICES D'USAGE COLLECTIF ET LES MUNICIPALITÉS. 239
vue synthétique des choses : le côté purement technique ne
doit pas seul retenir l'observateur ; les conséquences, soit in-
directes, soit différées, générales el lointaines, doivent être
aussi pesées.
La transformation d'une foule de services de l'industrie
privée en entreprises publiques ne se peut effectuer sans un
certain et regrettable affaiblissement de l'indépendance élec-
torale d'une part et, de l'autre, des habitudes d'association
de la question serait dans la réduction des taxes épouvantables que la
Ville impose aux Omnibus; chaque voiture doit payer a,000 francs par
an, ce qui est au moins quatre fois trop; eu outre, les dépôts et les
écuries de la Compagnie doivent être situés dans l'intérieur de la ville,
ce qui renchérit à la fois les installations par le prix du terrain, et les
fourrages par les droits d'octroi.
Il n'y a pas de monopole pour les voitures de place, mais la ville de
Paris travaille à créer un monopole pour les cochers. Sous l'impulsion
de quelques collectivistes, on a organisé, depuis peu de temps, un
examen obligatoire pour les cochers de fiacre. Le jury que l'on a institué
se compose, en majorité, d'individus qui se proposent pour but de dimi-
nuer, autant que possible, l'offre des cochers, afin de faire hausser les
salaires de ceux-ci. Il en résulte qu'il refuse, comme ne connaissant pas
assez Paris ou ne sachant pas le nom exact de chaque objet du harnache-
ment, la moitié environ des candidats; dans les deux derniers mois,
on en a refusé 300, soit 43 p. 100. Ces candidats évincés s'en retournent
chez eux et éloignent tous les gens de leur entourage de venir se placer
comme cochers de fiacre à Paris.
Ou manque donc de cochers de fiacre. Cinq cents voitures environ de
Compagnies diverses ou de loueurs particuliers n'attendent que des
cochers pour être mises en circulation; mais l'ingénieux jury, institué
au mois d'août dernier par le Conseil municipal, apporte le plus grand
soin à empêcher le recrutement. L'Exposition de 1589 s'ouvrira sans que
Paris ait des voitures publiques eu nombre suffisant.
Pourquoi ne supprime-t-on pas cet examen des cochers (le fiacre et
ce jury, puisque les cochers de maitre, les camionneurs et autres ne sont
soumis à aucun examen de ce genre?
Le Conseil municipal ne s'en tient pas à ses luttes, soit ouvertes, soit
sournoises, avec les Compagnies d'éclairage et (le locomotion. Il en veut
tout autant, ou à peu près, à la Compagnie de régie des eaux de Paris.
Il s'est avisé de décréter l'abonnement obligatoire aux eaux pour chaque
habitant; mais, connue toujours, à cette première manie il en joint une
seconde : le rachat de la régie intéressée, exercée par la Compagnie des
eaux, Société qui jouit, d'ailleurs, d'une excellente réputation.
Voila comment tous les services collectifs sont désorganisés à Paris
ou incapables de se développer.
2i0 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
volontaire. La tyrannie du sultan est moins redoutable que
la tyrannie d'une paroisse.
Pour résumer ces observations, voici quelques formules
dont l'exactitude ne paraît guère pouvoir être contestée :
le développement rapide et l'exploitation progressive des
grandes œuvres d'utilité publique semblent dépendre
surtout :
4° De la force de l'esprit d'initiative libre et des habitudes
d'association volontaire; ces conditions ont plus d'impor-
tance même que l'abondance des capitaux ;
2° Du minimum des formalités administratives requises;
3° De la bienveillance, tout au moins de l'équité et de
l'absence de jalousie des pouvoirs publics de tout ordre en-;
vers les sociétés privées et les capitalistes;
4° Là où l'initiative privée est somnolente et où l'inter-
vention du gouvernement est active, du maximum d'esprit
de suite et, par conséquent, de stabilité dans le gouverne-
ment, soit. général, soit local, et- du minimum d'esprit de
parti clans l'opposition.
Voilà pourquoi certains États à organisme fortement
hiérarchisé et puissamment autoritaire, comme l'État prus-
sien, ont pu, avec un moindre dommage pour la commu-
nauté, jouer un rôle actif dans la constitution ou l'exploita-
tion des travaux publics.
Mais nous, peuples occidentaux, à gouvernements pré-
caires et changeants, nous ne pouvons prétendre aux avan-
tages d'unité et de continuité d'action d'une monarchie
demi-despotique. Conservons au moins les mérites et les
bienfaits d'une initiative privée, agile, souple, entreprenante ;
sinon, nous perdrons notre bien, sans gagner, comme com-
pensation, celui d'autrui.
LIVRE V
L'ÉTAT, LA RELIGION, L'ÉDUCATION ET L'ASSISTANCE
PUBLIQUE.
CHAPITRE PREMIER
LA POURSUITE PAR L'ÉTAT D'UN IDÉAL SOCIAL.
Contestations auxquelles prête le rôle de l'État en ce qui concerne la
religion, l'éducation et l'assistance, page 241. — Suivant certains
écrivains l'État aurait mission de faire régner la vertu et de répandre
la vérité, page 242. — L'État, d'après une formule allemande, doit
pétrir la société conformément à « l'Idée », page 242.
Les politiciens et les théoriciens politiques tournent le dos à la doctrine
qui prévaut aujourd'hui dans les sciences, page 242.
La recherche d'un idéal social par l'État a été la cause d'une foule de
crimes et de la plus oppressive intolérance, page 242.
Les hommes d'État, à tous étages, sont des hommes d'action ; leurs condi-
tions mentales ne se prêtent pas à la découverte ou à la propagande
de la vérité absolue, page 24:3.
Nul sujet n'a donné, ne donne et ne donnera lieu à plus
de contestations que le rôle de l'État à l'égard de cette
grande force, à la fois individuelle et collective : la religion,
et de ces deux grandes taches, dont on discute si elles doi-
vent être plus collectives qu'individuelles : l'éducation des
générations nouvelles et l'assistance des malheureux.
Je voudrais, en m'éclairant de l'expérience du temps
passé et du temps présent, indiquer les données générales
16
e
24'2 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
de ces délicats problèmes, et suggérer, sinon des solutions
précises, du moins l'esprit dans lequel on les doit chercher.
Nombre d'écrivains ont conçu l'État comme appelé à faire
régner la vertu et à répandre la vérité. Il serait si commode
d'obtenir le triomphe de l'une et de l'autre var l'action d'un
mécanisme unique, qui, grâce à une hypothèse opiniâtre,
paraît aux esprits simples et aux âmes naïves capable de
vaincre toutes les résistances !
• Un écrivain brillant, Michel Chevalier, conviait l'État à
« diriger la société vers le bien et à la préserver du mal ».
Il avait, sans doute, plutôt en vue le bien et le mal maté-
riels.
Mais, allant plus loin, les théoriciens allemands affirment
que l'État doit être de plus en plus pénétré de « l'idée so-
ciale». Ils se représentent le grand homme comme celui qui
exprime le plus complètement l'esprit de son temps : den
Geist semer Zeit zum vollen Ausdruck bringt.
Et l'État leur apparaît comme le grand homme par ex-
cellence, l'être merveilleux dont les conceptions peuvent
immédiatement se traduire en volontés et les volontés en
actes. C'est à lui qu'échoit la tâche formidable de pétrir la
société•
conformément à «
».
L'idée, l'idéal, mots fascinateurs qui devraient peut-être
moins subjuguer les esprits dans un siècle dont toute la
doctrine scientifique repose sur la croyance en l'évolution,
c'est-à-dire en un développement lent, spontané, presque
uniquement instinctif!
Il est écrit que les politiciens et les théoriciens politiques
de notre siècle tourneront le dos à la doctrine qui prévaut
aujourd'hui dans les sciences. La sagesse vulgaire a décou-
vert et répété sans cesse que l'enfer est pavé de bonnes in- .
tentions ; elle ne semble pas encore s'être aperçue que la
plupart des grandes ratites politiques se rattachent à la pour-
L'ÉTAT ET L'IDÉAL SOCIAL. 2!•3
suite par l'État d'un idéal social, à sa prétention de « diriger
la société vers le bien et de l'écarter du mal ».
Les persécutions des empereurs romains contre les chré-
tiens, le tribunal de l'inquisition, les excès des anabaptistes,
le despotisme de Calvin ou de Knox, la Saint-Barthélemy,
la révocation de l'édit de Nantes, les crimes de la révolution,
tous ces méfaits, dont l'histoire frémit et dont nous souf-
frons encore, ont eu pour artisans non pas seulement la
perversité ou l'égoïsme des hommes d'État, mais la croyance
qu'ils possédaient la vérité absolue et qu'il était de leur
devoir de lui soumettre le genre humain.
Aujourd'hui, l'État ou ceux qui le représentent ont-ils un
meilleur critérium du vrai et du bien ? Ne sont-ils plus
exposés à l'erreur? Après les développements out nous som-
mes précédemment entré et les constatations que chacun
peut faire, il semble que la réponse ne soit pas douteuse.
Pas plus que leurs prédécesseurs, les hommes qui, en
tout pays, détiennent l'État moderne, qui parlent en son
nom et commandent ou punissent en son nom, ne se trou-
vent dans des conditions mentales qui facilitent la recher-
che, la découverte et la propagande de la vérité absolue.
Les hommes d'État, depuis le ministre le plus célèbre
jusqu'au plus obscur politicien de village, sont, pour les
neuf dixièmes, des hommes d'action ; leur cerveau n'est pas
fait pour l'étude patiente et minutieuse; dans nulle caté-
gorie de gens on ne trouve une moindre aptitude à la mé-
taphysique.
S'ils ont quelques idées générales, ce sont, d'ordinaire,
-celles que les circonstances et les hasards de la lutte leur
ont presque inconsciemment inculquées. Ils se font gloire
souvent de n'y pas tenir. Ils n'ont ni le goût ni le loisir d'é-
tudier à fond les problèmes.
Ce sont, en outre, des hommes de parti, engagés dans
244 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des liens auxquels, malgré quelques glorieux exemples, il
leur est presque toujours impossible de se soustraire. Ils
représentent des passions et des intérêts bien plus que des-
idées pures et réfléchies. Nulle classe d'hommes ne diffère
davantage du type classique du sage que le détachement et-
la sécurité ont préparé à comprendre et à chérir le vrai.
Ce sont encore des hommes absorbés par les intérêts
présents; la devise de la plupart est qu'à chaque jour suffit
sa peine, que le contingent seul mérite qu'on s'y arrête, que
la fécondité et la souplesse de leur esprit trouveront des,
ressources imprévues pour les difficultés futures, dont
serait puéril et vain de s'embarrasser à l'avance.
A moins de reconnaître au suffrage populaire et à ses
élus une vertu merveilleuse, surnaturelle, on doit juger que
les détenteurs de l'État moderne, en raison même des pro-
cédés, des qualités et des défauts auxquels ils doivent le
pouvoir, sont médiocrement qualifiés pour être les inter-
prètes de la vérité absolue et du bien absolu.
Qu'ils le fussent, ce serait un mystère aussi impénétrable.
à la raison humaine que les dogmes religieux réputés les
plus incompréhensibles.
CHAPITRE II
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS.
La ri cire de l'État moderne, c'est de laisser le champ libre aux contro-
verses, page 245. — Néanmoins certains États veulent dominer les
controverses religieuses, page 246.
Deux idées différentes, l'une bonne, l'autre mauvaise : l'État laïque et
l'État athée, page 246. — La laïcisation de l'État implique son indé-
pendance, non son hostilité, envers les religions, page 246. — Un État
ne doit ni dédaigner, ni ignorer, ni combattre les religions, page 247.
— Le positivisme absolu est impossible à l'État, page 247.
L'État, manquant de la faculté d'invention, est impuissant à faire, à con-
server ou à détruire les religions, page 249. — L'État moderne doit
être bienveillant envers elles, page 250. — Le sentiment religieux
est un ciment social qu'il est très difficile de remplacer, page 250. —
Parallèle entre le curé ou le pasteur et l'instituteur public, page 251.
— L'État doit avoir un parti pris général de bienveillance pour tout ce
qui est respectable, page 251. —Inconvénients de créer des délits arti-
ficiels, page 251. — Belles pages de Littré et de Michel Chevalier,
page 252. — La séparation de l'État et des cultes aux États-Unis est une
simple séparation de biens et n'implique aucune malveillance réci-
proque, page 252.
Le livre de Corbon, le Secret du peuple de Paris, page 253. — L'État
moderne n'a aucun intérêt à favoriser un« prodigieux développement
d'aspirations aya nt pour objet exclusif les choses de ce monde », p. 233.
La question de la séparation des Églises et de l'État dépend des antécé-
dents de chaque peuple et du nombre des confessions, page 254. —
Les idées les plus raisonnables et les plus politiques à ce sujet ont été
formulées par deux athées, David Hume et Adam Saint), page 255. —
L'intimidation est un mauvais ressort de gouvernement, surtout à l'en-
droit des influences spirituelles, page 255.
Absurdité de l'objection que l'État, en soutenant différentes églises,
propage nécessairement l'erreur, page 256.
Peu de problèmes seraient aussi simples à résoudre que
celui des rapports de l'État moderne et des religions, mais il
faudrait s'inspirer du mot : « Paix aux hommes de bonne
volonté. »
u
246 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Le monde, depuis l'origine, a toujours été livré à la con-
troverse; c'est par elle, par la variété et la liberté des opi-
nions, surmontant tous les obstacles extérieurs, que se
sont transformées la barbarie et la rigidité primitives en
cette sorte de développement ascensionnel qu'on nomme la
civilisation.
La gloire de l'État moderne, ç'a été jusqu'à ce jour de
laisser le champ libre à la controverse, à la variété des pen-
sées et des actes clans la plupart des voies ouvertes à l'acti-
vité de l'homme : les lettres, les arts, les sciences, l'indus-
trie, les groupements entre les individus.
Il n'est qu'un domaine jusqu'ici où, non pas tous les États,
mais certains, de nos jours aussi bien qu'autrefois, s'achar-
nent à vouloir supprimer la controverse et ses manifestations
extérieures, C'est le domaine religieux.
L'État, qui devrait être, d'après la théorie, un organe de
pacification et de concorde, cherchant à calmer les haines,
devient, dans maint pays, le principal agent de discorde.
Une idée juste, celle de l'État laïque, s'est transformée,
sans qu'on en eût conscience, en une idée fausse, celle de
l'État athée. L'État laïque, c'est-à-dire l'État qui ne se fait
le champion temporel d'aucune théorie religieuse particu-
lière, qui regarde les religions avec bienveillance, mais sans
subordination et sans servilité, qui les considère comme des
forces avec lesquelles on doit compter, à qui on ne doit pas
imposer le joug et de qui on ne doit pas le recevoir, l'État
laïque est la vraie formule, la seule digne de la société
contemporaine.
La laïcité de l'État n'implique pas l'hostilité contre la
religion, ni la malveillance, ni l'indifférence même: elle
marque seulement l'indépendance. Mais de ce que deux
personnes sont indépendantes l'une de l'autre, il n'en ré-
sulte pas qu'elles doivent être des adversaires, ni même
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS. 247
qu'elles doivent cesser d'avoir entre elles des rapports
Une société où l'État et la religion sont en lutte ne peu
q uelconques.
être qu'une société profondément troublée ; d'autre part,
une société où la religion et l'État prétendent s'ignorer mu-
tuellement est presque une société impossible. Nous le
montrerons tout à l'heure.
L'État athée, c'est tout autre chose que l'État laïque. On
pourra discuter tant que l'on voudra sur la signification de
cette formule : tant par l'étymologie que par la conception
populaire, elle n'a qu'un sens, celui de négation de la divi-
nité et de tout ce qui s'y rapporte; elle n'implique pas l'in-
différence, elle implique l'hostilité.
Comment l'État pourrait-il être indifférent à l'égard de la
religion, des cultes et de Dieu même? Comment surtout
prétendrait-il se cantonner dans une sorte de positivisme
qui lui permettrait d'ignorer qu'il existe parmi les citoyens
certaines croyances ardentes, précises et collectives sur
l'origine, les devoirs et la fin de l'homme?
Par un miracle d'abstraction, de contention d'esprit, de
surveillance de toutes ses paroles et de tous ses actes, un
simple particulier peut à peine arriver à pratiquer ce posi-
tivisme dans toute sa rigueur ; un État ne le peut pas. A
chaque instant, il rencontre le problème religieux ; il est
obligé de compter avec lui.
Tant qu'une communion, c'est-à-dire une foi commune
sur la destinée humaine, réunira de nombreux groupes
d'hommes, l'État sera obligé de chercher, soit à l'extirper,
scia à se la concilier, tout au moins à vivre passablement
avec elle; mais il ne pourra l'ignorer.
Comment l'État, cet organisme qui a la responsabilité de
la paix sociale et qui d'ailleurs aujourd'hui touche à tant de
closes, qui prétend, notamment, accaparer l'éducation,
2 IS L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
l'instruction, le soulagement des malheureux, l'amélioration
des condamnés, perdrait-il tout contact avec la force la plus
ancienne, la plus générale, la plus agissante que connaisse
la société?
L'État a des écoles : aussitôt s'offre la question délicate
des textes, des livres de classes, certains mots qu'on ren-
contre, qui forment le fonds traditionnel de la langue et
qu'il faut expliquer, à moins que, par le procédé ridicule
qu'a adopté le conseil municipal parisien, on ne proscrive
ces mots, on ne mutile les auteurs les plus célèbres, on
ne s'interdise non seulement de prier, mais même de
jurer.
La pudeur de nos pères mettait des feuilles de vigne aux
statues trop peu voilées; l'étrange pudeur de certains de
nos corps enseignants va couvrant de vocables ineptes et
dénués de sens les mots de Dieu, d'âme, de vie future.
Non seulement l'État a des écoles, mais il a pris la charge
de l'éducation complète de catégories nombreuses d'indivi-
dus : il élève des orphelins, des enfants assistés, des aveu-
gles, des sourds-muets, de jeunes prisonniers ; ceux-là, en
grande partie, sont soustraite à toute autorité paternelle;
c'est l'État qui est leur père; quelle croyance leur appren-
dra-t-il, car il ne peut renoncer à leur en apprendre une? il
faudra, ou qu'il les élève dans le sein d'une religion, ou.
qu'il les élève contre toutes les religions.
De même pour l'armée, pour la marine, pour le personnel
employé aux- travaux publics, pour les jours de repos fériés,
pour toutes les observances ayant une origine religieuse,
répondant aux pratiques religieuses du plus grand nombre,
l'État contemporain ne peut ignorer toutes ces choses. Il
faut ou qu'il les admette et les respecte, ou qu'il les nie et
les détruise.
Fera-t-il comme le conseil municipal de Paris, qui, pour
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS.
249
varier la nourriture dans certains de ses établissements, y
impose un jour de maigre, mais en stipulant que ce jour ne
sera jamais le vendredi? Dans le mouvement qui porte les
employés, les ouvriers, à exiger le repos hebdomadaire, à
vouloir même qu'il soit obligatoire, l'État viendra-t-il à dé-
laisser le dimanche et à choisir le lundi?
Ainsi l'État contèmpOrain (nous ignorons ce- qui sera
loisible à l'État du xxv e ou du xxxe siècle), rencontrant, dans
son activité propre, à chaque instant, les prescriptions ou
les observances religieuses, ne peut simplement répondre :
Nescio vos; il doit ou les respecter on les combattre.
La ligne de conduite à tenir par l'État moderne est toute
tracée. Nous avons dit que l'État manque au plus haut
degré de la faculté d'invention. Ce n'est certes pas lui qui
fait les religions, qui les conserve ou qui les détruit.
A. certains moments,. il a pu constater officiellement,
comme sous Constantin, le triomphe d'une religion, vieille
déjà de plusieurs siècles. A d'autres heures de l'histoire,
lors de la réforme, il a pu aider à certaines modifications,
d'ailleurs de détail, que favorisaient le tempérament des
peuples et le courant populaire.
Mais nulle part on n'a vu un État, soit créer une religion
de toutes pièces, soit en détruire une, soit substituer aux
idées positives enfermées dans des dogmes, aux sentiments
intimes et traditionnels, un simple ensemble de sèches et
abstraites négations.
L'État doit donc respecter cette force, qu'il ne réussirait
pas, le voulût-il, à entamer. Il est d'autant plus tenu à ce
Mspect, à ces bons rapports, que la religion, en dehors de
son objet principal de soulagement des âmes, concourt à un
objet, pour elle accessoire, mais, pour l'État, d'une impor-
tance capitale, la conservation sociale.
11 n'y a plus actuellement d'homme assez irréfléchi,
250 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
parmi ceux dont l'opinion a quelque autorité, pour croire
que l'homme naisse originellement bon, que ses heureux
instincts s'épanouissent naturellement, quand on ne cultive
pas artificiellement les mauvais. La doctrine de Jean-
Jacques -Rousseau et des philosophes du avin e siècle sur la
bonté native de l'homme a été tellement battue en brèche
et détruite par l'expérience, qu'on peut la considérer
comme une des plus manifestes inepties qui aient un mo-
ment. abusé le genre humain.
La tâche de l'État moderne, au point de vue du maintien
de la paix sociale, de la simple conservation de la société,
est devenue de plus en plus ardue : il n'a pas trop de tous
les concours. L'État est assailli par tant de passions, par
tant de haines, tant d'impatiences, tant d'illusions, la morale
publique et privée souffre de tant d'attaques de théories
désespérantes et dégradantes, qu'on ne comprend pas par
quelle folie l'État moderne, si menacé, si ébranlé, Va
déclarer la guerre à la puissance moralisatrice qui a con-
servé le plus d'empire sur les âmes.
On a écrit que la barbarie frémit au sein de nos sociétés
civilisées, et certains publicistes ont cru pouvoir indiquer
l'heure où elle viendrait à triompher. Sans aller jusqu'à ces
alarmes, peut-être excessives, la religion chrétienne, qui,
quelque opinion qu'on ait de ses dogmes, prêche la modé-
ration clans les désirs, la lutte contre la concupiscence, l'as-
sistance du prochain, l'espérance indéfinie au milieu des
épreuves et des souffrances, qui cherche à reconcilier
l'homme avec la dureté de son sort, peut être considérée
comme une sorti .
le ciment social qu'il sera singulièrement
malaisé de remplacer.
N'eût-elle d'influence que sur les femmes, qu'elle rendrait
encore à l'État de précieux services ; car les femmes dans
la vie civile, dans l'éducation, par les premières notions
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS.
2•i
qu'elles donnent à l'enfant, par l'influence qu'elle conser-
vent dans tous les actes du ménage, contribuent, pour une
bonne part, à la direction réelle d'une société.
On pourrait faire un parallèle, frappant par les con-
trastes, entre le simple curé ou le pasteur de village et
l'instituteur public tel qu'on cherche à le former depuis dix
ans : l'un devant sa culture d'esprit et de coeur aux deux
grandes sources qui ont fécondé la civilisation occidentale,
la source chrétienne et la source latine ; l'autre, dont l'in-
telligence, à peine dégrossie par une instruction souvent
interrompue, toujours incohérente, surchargée de détails
sans lien, ne possède que des embryons confus et indis-
tincts de sciences abstraites; l'un qui cherche à contenir
les appétits désordonnés, qui enseigne la patience, l'amour
du travail et la résignation ; l'autre qui répand dans toutes
les couches du peuple la théorie nouvelle de la lutte pour
l'existence, qui suscite les ambitions immodérées, la con-
voitise des hauts emplois ou des professions réputées plus
élevées, et qui, inconsciemment, par la direction que lui
impriment ses chefs et qu'il suit avec empressements, tra-
vaille au déclassement et presque au mécontentement
universels.
D'une part, le curé de village de Balzac, de l'autre, le
Domais de Flaubert, représentent ces deux types d'agents
auxquels les pouvoirs publics font un sort si inégal.
L'État devrait avoir un parti pris général de bienveillance
pour tout ce qui est respectable. Il a tant de crimes ou de
délits réels à châtier ou à prévenir qu'il ne devrait jamais
créer des crimes ou des délits artificiels.
Comment les idées du peuple sur la justice, sur le bien
et sur le mal ne seraient-elles pas troublées, quand, dans
un pays qui se dit libre, on voit plusieurs jeunes filles tuées
Par des gendarmes pour s'obstiner à prier dans une cia-
el,
`I
I
2l;2 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
pelle vieille de vingt ans, mais non régulièrement autorisée,
et que, d'aventure, à la même heure, le chef du gouverne-
ment fait grâce de la vie à des misérables convaincus d'avoir
tué leur père et mère (1)?
L'État moderne n'a pas le droit d'apporter dans les pro-
blèmes religieux la frivolité dont firent preuve nos ancêtres
inexpérimentés de la lin du siècle dernier.
Tous les esprits un peu impartiaux de ce temps, quelles
que fussent leurs idées philosophiques, ont compris que, si
l'État moderne ne doit pas être le serviteur de la religion,
il ne saurait, sans pousser l'imprudence à son comble, en
devenir l'ennemi. Un ministre des cultes ne doit pas se
déclarer, comme on prétend que certain le fit naguère, le.
geôlier des cultes.
Littré, qui pressentait le discrédit où le gouvernement
de la république allait se jeter, écrivit d'admirables pages,
non pas de chrétien, mais d'honnête homme et de poli-
tique clairvoyant, sur « le catholicisme selon le suffrage
universel ».
Michel Chevalier, à peine échappé encore de la doctrine
saint-simonienne, dans ses Lettres sur l'Amérique du Nord,
en 1834, signalait à bien des reprises l'influence du senti-
ment chrétien et des pratiques chrétiennes aux États-Unis.
Il notait les signes nombreux et éclatants de la puissance
des habitudes religieuses dans cette démocratie. Il citait.
des faits de pression de l'opinion religieuses sur la liberté
individuelle qui nous paraissent invraisemblables.
L'État et les religions sont séparés aux États-Unis ; mais
cette séparation n'implique de la part du premier aucun
(1) On se rappelle l'affaire de Cbacauvillain en 1887. Le gouvernement
français a été, de 1878 Èt. 1889, aux mains d'une sorte de confrérie de
fanatiques libres penseurs qui se sont appliqué à semer dans toute la
France la haine et la discorde. Jamais on n'a vu un plus étrange oubli
de la mission essentiellement pacificatrice qui s'impose à l'État.
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS.
253
sentiment de malveillance. C'est en quelque sorte une
simple séparation de biens: de temps à autre, dans les
malheurs publics ou les circonstances solennelles, les pou-
voirs fédéraux ou locaux croient devoir donner des signes
ostensibles de déférence envers le sentiment chrétien. La
religion et la société, la religion et les moeurs n'ont jamais
été complètement séparées clans la grande Union améri-
caine du Nord.
Quoique, depuis Michel Chevalier et Tocqueville, celte
situation se soit un peu modifiée, on ne trouve encore dans
cette jeune et florissante démocratie aucun symptôme de
ces luttes où s'engagent si maladroitement et si imprudem-
ment quelques États européens contre les croyances tra-
ditionnelles.
Un publiciste avisé, sorti du peuple, appartenant à l'opi-
nion radicale et en partie socialiste, M. Corbon, dans un
livre ancien et peu connu, le Secret du peuple de Paris, a
consacré toute une partie à ce qu'il appelle la « religion (lu
peuple ». Il a pris soin de démêler et de nous indiquer la
part de l'abandon des croyances chrétiennes dans le mou-
vement révolutionnaire qui se développe chaque jour et
menace de tout emporter. Parlant de la vie future: « Tout
ce qui avait autrefois germé en ce sens clans l'âme popu-
laire a été presque complètement étouffé par un prodigieux
développement d'aspirations ayant pour objet exclusif les
choses de ce monde. »
M. Corbon est enfant de Paris, et il prend Paris ou plut ôt
les quartiers ouvriers de Paris pour la France entière ;
dans les trois quarts du pays, cette semence ancienne n'est
ni tout à fait détruite ni complètement remplacée.
Mais quel intérêt peut avoir l'État moderne, qui n'est pas
un sectaire, qui doit se proposer, non le triomphe d'une
doctrine spéculative, mais la conservation sociale, quel
254 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
intérêt peut-il avoir à favoriser, dans tous les lieux et dans
toutes les couches, « ce prodigieux développement d'aspi-
rations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde »,
quand il sait parfaitement que, « ce prodigieux développe-
ment d'aspirations », il ne le pourra jamais satisfaire ?
Si, dans tous les pays et dans tous les temps, l'État doit
se montrer bienveillant et sympathique au sentiment reli-
gieux, si cette déférence et ces bons rapports, par des
raisons spéciales, s'imposent particulièrement comme un
devoir de prévoyance à l'État moderne, la question de la
séparation des églises et de l'État ne peut être tranchée que
par les antécédents de chaque peuple et le nombre des con-
fessions qui se partagent dans chacun d'eux la population.
S'il serait absurde de renoncer à la séparation des églises
et de l'État dans la grande fédération américaine, il ne le
serait pas moins de vouloir transporter ce régime en France,
ce serait un nouvel élément de désorganisation et de
discorde ajouté à tant d'autres.
Il est curieux que les idées les plus justes, les plus rai-
sonnables, les plus équitables aussi en cette matière, aient
été émises, à la fin du dernier siècle, par deux sceptiques,
on pourrait dire deux athées : David Hume et Adam Smith.
Ce n'est certes pas en homme religieux, mais en politique
prévoyant, que parlait Hume quand, après avoir décrit les
inconvénients pratiques que pouvait avoir l'exaltation des
« inspirés prédicants », il conseillait à l'État de les modérer
indirectement par de bons offices :
« Au bout de tout, concluait-il, le magistrat civil finira
par s'apercevoir qu'il a payé bien cher son économie pré-
tendue d'épargner la dépense d'un établissements fixe pour
les prêtres, et que, en réalité, la manière la plus avanta-
geuse et la plus décente dont il puisse composer avec les
guides spirituels, c'est d'acheter leur indolence en assignant
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS. '255
des salaires fixes à leur profession, et leur rendant superflue
toute autre activité que celle qui se bornera simplement
à empêcher leur troupeau d'aller s'égarer loin de leur
bercail à la recherche d'une nouvelle pâture ; et, sous ce
rapport, les établissements ecclésiastiques, qui d'abord ont
été fondés par des vues religieuses, finissent cependant par
servir avantageusement les intérêts politiques de la société. »
Il y a loin de ces vues judicieuses d'un sceptique avisé aux
frivoles déclamations des démocrates contemporains.
Quant à Adam Smith, il établit, en ce qui concerne le
problème de la séparation des églises et de l'État, une dis-
tinction qui nous paraît capitale, et que nous ne voyons pas
qu'on se soit rappelée.
Dans un pays, dit-il, où il y a plusieurs centaines de sectes
qui se partagent, sinon par parts égales, du moins sans pré-
dominance accentuée de deux ou trois d'entre elles, l'opi-
nion des habitants, l'État peul ne pas s'occuper d'elles,
malgré « l'insociabilité habituelle aux petites sectes » elles
se tiennent en échec mutuellement. « Mais il en est tout
autrement dans un pays où il y a une religion établie ou
dominante. Dans ce cas, le souverain ne peut jamais se
regarder comme en sûreté, à moins qu'il n'ait les moyens
de se donner une influence considérable sur la plupart de
ceux qui enseignent cette religion. » Or, ce moyen, ce ne
peut être que les récompenses, les bénéfices, un concours
habilement exercé dans les nominations.
Le philosophe écossais ne laisse aucune ambiguïté à sa
pensée. Il s'agit pour lui de contenir le clergé non par la
- ..violence, mais par une bienveillance adroite : « La crainte,
ajoute-t-il, est presque toujours un mauvais ressort de gou-
veol'inte
re aucune elle ne devrait, surtout être jamais employée
cclasse d'hommes qui ait la moindre préten-
tion à l'indépendance. En cherchant à les effrayer, on ne
256 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ferait qu'aigrir leur mauvaise humeur et les fortifier dans
une résistance qu'avec des manières plus douces ou aurait
pu les amener peut-être aisément ou à modérer ou à aban-
donner tout à fait.. »
Voilà comment s'exprimaient, en plein triomphe du vol-
tairianisme, deux philosophes sagaces; ils n'avaient l'expé-
rience ni des luttes de la révolution française contre l'Église,
ni du Cufturkainpfallemand, ni de tous les démêlés récents
du canton de Genève ou de la Suisse avec l'Église catholique,
ni de la scission opérée, cent ans après la révolution, dans
la population française ; mais ils avaient le souvenir de
toutes les luttes ardentes de l'antiquité, du moyen âge et
des temps modernes entre les États et les religions ; puis,
surtout, ils connaissaient le coeur de l'homme, science rare
et que les politiciens des démocraties ont presque toujours
méconnue.
La séparation des églises et de l'État, si justifiée par des
circonstances historiques et par la multiplicité des sectes
aux États-Unis d'Amérique, doit être considérée, sur notre
continent européen, comme un des projets les plus subver-
sifs de la paix et de la cohésion sociale.
On doit juger superficielle l'objection souvent répétée
que l'État, en soutenant, ou en subventionnant des églises
qui sont en lutte sur les questions de doctrine, comme
l'Église catholique, deux églises protestantes et le judaïsme,
prête son concours à des théories contradictoires, dont
trois sont nécessairement fausses, en admettant que l'une
soit vraie.
C'est là un raisonnement d'enfant ou de pédant. L'État
en reconnaissant, et même en salariant des églises diverses,
ne peul pas avoir la prétention de se prononcer sur la véra-
cité des dogmes de chacune d'elles; il n'a pour le faire au-
cune qualité. Il se borne à juger que le culte et l'instruction
L'ÉTAT ET LES RELIGIONS. 251
religieuse, même sous des formes différentes et avec des
variantes dogmatiques, exercent une utile action sociale et
morale, qu'en outre il y aurait de l'imprudence de la part
de l'État à prendre vis-à-vis d'aussi grandes forces une atti-
tude d'indifférence qui finirait par être considérée comme
de l'hostilité et par la provoquer. Il agit ainsi en pacifica-
teur éclairé et prévoyant.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
239
page 281. -Les étapes du socialisme scolaire, page 283. - Inconvé-
nients de la multiplication des examens pour toutes les classes de la
nation, page 284.- L'État répand partout la manie et la folie des gran-
- Affaiblissement national qui en résulte, page 286.
L'inletuer:enpatigoen2e8x5c. essive des pouvoirs publics dans l'enseignement pro-
fessionnel, pa ge 286.
CHAPITRE
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
Zèle infatigable de l'État, mêlé parfois de fanatisme et tquj ours d'illusions
naïves, pour l'instruction, page 259. - Par des excès dans cette voie,
l'État peut devenir un agent de déclassement et d'affai blissementnatio-
nal, page 259. - Part de préjugé dans les idées officielles au sujet de
l'efficacité de l'instruction, page 259. - L'instruction ne change pas les
instincts et ne réfrène pas les passions, page 259. - Absurdité de
que l'instruction diminue les crimes et les délits, page 260. - L'instruc-
tion peut développer la concupiscence des honneurs et de la fortune,
page 260. - Elle pousse parfois à des genres nouveaux de crimes,
page 290.
L'instruction est un simple instrument dont il est fait tantôt un bon
tantôt un mauvais usage, page r62.
L'État ne doit pas chercher à accaparer l'instruction, page, 263. - Les
universités, leur origine, page 263. - Ingérence diverse des États
dans leur organisation; l'État français a agi en révolutionnaire et en
accapareur, page 264. - Exemple opposé des universités allemandes,
page 264. - Les efforts récents faits en France pour se rapprocher
d'elles, page 267. - Utilité de la liberté de l'enseignement supérieur,
page 268. - Il est possible de constituer des établissements libres de
haut enseignement, méme en dehors d'une pensée confessionnelle,
page 268. - Exemple do la fécondité de l'initiative privée pour les
oeuvres de haut enseignement, page 268.
L'instruction secondaire d'Étal : sa règle est l'uniformité, page 270. -
La parodie de cette instruction clans les collèges communaux eu
France, page 271. - Alternance dans l'enseignement d'État entre la
routine prolongée et les bouleversements soudains, page 271.
Grands inconvénients des bourses données par l'État, page 273. - Un
projet parlementaire « d'instruction intégrale », page 274. -Il en résul-
terait un affaiblissement mental du pays, page 275. - Une société
triée et classée au moyen d'examens et de bourses serait la plus
antisociale et la plus incapable des sociétés, page 276.
Cas exceptionnels auxquels les bourses devraient se réduire, page 277.
L'État et l'enseignement primaire, page 278. - L'enseignement (l'État
renouvelle les difficultés et les luttes de la religion d'État, page 280.
- L'esprit sectaire dans l'enseignement d'État : exemple des écoles,
de la ville de Paris, page 280. - La grammaire municipale unique,
Si l'État moderne tend à méconnaître la force des reli-
gions, s'il est téméraire en se montrant envers elles, soit.
rogue, soit agressif, il témoigne, au contraire, pour l'édu-
cation ou plutôt pour l'instruction du peuple d'un zèle infa-
tigable.
Il accumule à ce sujet les lois, les circulaires, les subven-
tions. Il est saisi, pour cette tâche, d'un engouement, d'un
fanatisme empreints d'illusions naïves.
Dans cette oeuvre qu'il considère comme sa mission prin-
cipale, le sentiment général qui l'anime part d'un bon
naturel; il conduit parfois à des aberrations.
Ou peut se demander si avec cette passion irréfléchie qui
le porte à transformer toutes les connaissances en enseigne-
ment dogmatique, officiel et universel, l'État ne s'expose
pas à troubler une foule de cerveaux, à ébranler la société
au lieu de l'asseoir, à amener un déclassement croissant des
conditions, et à affaiblir, plutôt qu'à développer, la produc-
tivité nationale.
Dans les idées répandues sur les bienfaits de l'instruction,
il y a une part de préjugé.
Il est, sans doute, utile aux hommes, sans exception,
de savoir lire, écrire et compter; ce sont des instruments
-qu'il acquièrent. et qui, dans mainte circonstance, leur
rendent service. Il en est de même, suivant la nature des
esprits et le genre des occupations, pour toutes les autres
-conn aissances moins embryonnaires.
Mais c'est, une erreur puérile de s'imaginer que f ins-
260 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
truclion par- elle-même suffise à rendre les hommes meil-
leurs, à changer leurs instincts, à réfréner leurs passions.
On a prouvé par des arguments décisifs, Herbert Spencer
notamment, qu'il n'y a aucune corrélation entre les no-
tions techniques que distribuent les écoles, soit primaires,
soit moyennes, soit supérieures, et la force morale qui
donne de la dignité à la vie.
On prétendait autrefois que l'instruction diminuait les
délits et les crimes. Aucune observation sérieuse n'a jus-
tifié cette affirmation. Ni les crimes ni les délits ne devien-
nent moins nombreux depuis que la population est plus
instruite. On voit fréquemment s'asseoir, pour des crimés
odieux, sur les bancs de la cour d'assises, des hommes qui.
ont de la littérature ou des connaissances scientifiques.
L'instruction même peut éveiller un certain genre de.
concupiscence, celui des honneurs, des grandes places, de
la fortune rapidement acquise. Isolée, elle peut mettre
l'homme plus au-dessus des appréhensions morales et des.
remords. Le Raskolnikof, de Dostoïewski, n'est pas un per-
sonnage aussi irréel que beaucoup le supposent. Les sin-
guliers écarts de certains de nos « décadents » prouvent
que les raffinements littéraires ne rendent pas nécessaire-
ment
•
la tête solide et le coeur sain (1).
Les connaissances scientifiques peuvent, elles aussi, sug-
gérer des attentats nouveaux, comme celui de cet Allemand
qui, ayant fait assurer sur un navire pour une somme con-
sidérable des caisses remplies de pierres, y joignit une autre,
caisse pleine de dynamite, qu'un mouvement d'horlogerie
fit sauter avec le navire lui-même (2).
(1) On peut citer, par exemple, l'affaire Chambige qui se plaida en 1888:
devant la Cour d'assises de Constantine; il y a, dans ces dernières
années, une foule de cas analogues. •
(2) Le procédé des Assurances, qui date de ce siècle (fondation de la.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
261
L'instruction doit être considérée simplement comme un
instrument qui permet à l'homme de mieux utiliser les
forces qu'il a en lui et hors de lui, et qui, en outre, peut
lui procurer certaines satisfactions, les unes morales, d'au-
tres inoffensives, d'autres condamnables.
Quant à entourer l'instruction d'une sorte d'auréole ma-
gique qui la fait apparaître comme ayant la vertu de trans-
former la nature morale de l'homme, c'est une superstition,
une nouvelle forme de l'idolàtrie
première grande Compagnie française, les Assurances générales en 18181,
suscite un nombre considérable de, forfaits dont se rendent surtout cou-
pables des hommes appartenant aux classes éclairées; il suffit de rap-
peler les affaires célèbres du D r
Lapommeraye, puis du D r
Maisonneuve;
il y en a des centaines de ce genre de connues et probablement autant
d'inconnues.
(1; Les statistiques démontrent, pour la France, la vanité du préjugé
qui attribue à l'instruction en elle-même une action moralisatrice. C'est
à partir de 1851, et plus encore do 1865, que l'instruction primaire s'est
fort répandue en Franco. Aujourd'hui à peu près tout le monde la pos-
sède. Or, si nous considérons les crimes les plus caractérisés et les plus
répugnants, à savoir les meurtres, les assassinats, les parricides, les in
fanticides, les empoisonnements, nons trouvons que l'ensemble (le ces
crimes odieux a beaucoup plus augmenté que la population, en dépit
de toute l'instruction primaire. Le tableau suivant en fournit la preuve.
Il s'agit de moyennes décennales ou quinquennales.
Nombre moyen des affaires soumises annuellement aux
assises pour les crimes de :
tact-65 1866-69 1376-80 i881-85
Parricides
14 9 10 14
Infanticides
A ssassina ts
197
124
206
175
123
209
194
197
171
216
Meurtres
Empoisonnements
1:2331
105
24
119
23
143
11
186
10
489 524 483 558 602
Ainsi l'accroissement de ces crimes est de 20 p. 100 environ dans la
période de 1881-85, par comparaison aux périodes de 1851 à 1869 oùCl 'instruction
qu'elle est aujourd'hui.
mi aiired tilzagtri .ltl%s était certainement moitié moindre de
population de la France, qui est, d'en-av:el:no e:é /Rniions d'aines à l'heure actuelle, se trouvait être de 35,783,000
en 1851, de 37,386,000 en 1861 et de 38,067,000 en 1866. Elle n'a donc
que dans une proportion négligeable. Encore le tableau ci-dessus représente-t-il l'aggravation de la grande criminalité comme
Il
I
262 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Réduite à ce caractère d'instrument qui ajoute aux
forces de l'homme, l'instruction reste un bien précieux.
Une nation qui en est douée n'est nécessairement ni plus
morale, ni plus sage, ni mieux en état de se gouverner,
mais elle jouit de précieux avantages au point de vue
moindre qu'elle n'est réellement. On remarquera, en effet, que le nom-
bre des infanticides semble avoir diminué depuis 1851-60; il n'en est
rien. Mais devant la faiblesse du jury qui acquitte fréquemment les
femmes coupables de ce crime, le ministére public préfère, dans bien
des cas, substituer une poursuite en abandon d'enfant, laquelle est sou-
mise aux tribunaux correctionnels, à la poursuite pour infanticide. De
même la diminution notable des poursuites pour empoisonnements
pourrait peut-être venir des progrès de la science qui rendent plus
aisée S dissimuler la perpétration de ces forfaits.
Il serait facile de prouver, en remontant au commencement de ce
siècle, que le nombre des crimes el des délits contre les mœurs a
augmenté.
Quant à un genre d'actes, qui. sans constituer à proprement parler un
crime ou un délit, est profondément regrettable et jette dans la société
et clans les familles une profonde perturbation, à savoir le suicide, sa
multiplication semble colucider avec les progrès mêmes de l'instruction.
Maximum et minimum du nombre annuel des suicides
par périodes d'années.
Périodes d'années. MâNfinnm 31ininnirn.
3,647 o -5o
4,189 3,4 t5
1860-09 5,547 4,050
1876-80 6,638
1881-85 7.002 6,741
Ainsi le minimum de la période 1881-85 est presque double du maxi-.
muni de la période 1810-49. Ajoutons que dans la période de 1876-85 les
suicides ont été en augmentant régulièrement chaque année.
Nous sommes loin de dire que soit l'augmentation de la grande crimi-
nalité, soit l'accroissement dn nombre des suicides, n'aient pas d'autres
causes que le développement de l'instruction; mais il est incontestable
que tout homme qui étudiera avec soin les statistiques criminelles se
trouvera dans l'impossibilité de reconnaitre une vérité quelconque à la
frivole proposition, considérée longtemps comme un axiome, que l'ins-
truction porte en soi, et abstraction faite de toute autre circonstance,
une vertu moralisatrice.
Les statistiques qui figurent dans cette note ont été tirées de la Sta-
tistique de la France, par Maurice Block, et de l'Annuaire statistique
•du même auteur.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
263
de la production, de ses jouissances, de ses distractions.
C'est, en quelque sorte, une nation plus humaine.
L'instruction est à la fois, pour une société, comme pour
un homme, une force et une parure.
S'il est bon de la développer et de la répandre, il s'en
faut que l'État, sous ses trois formes de pouvoir central,
de pouvoir provincial et de pouvoir communal, la doive
accaparer.
Quand il s'en mêle, ce qui est le cas universel chez les
peuples civilisés, et ce que nos antécédents rendent en
quelque sorte, même aujourd'hui, nécessaire, il ne saurait
faire provision de trop de tact et de mesure. Sur nul terrain
l'entraînement n'offre plus de dangers; il est certains modes
d'instruction officielle qui sont uniquement perturbateurs.
Quelques mots sur chacune des trois grandes catégories
de l'enseignement suffiront à jeter un peu de jour sur
une matière que des volumes entiers ne sauraient épuiser.
L'instruction supérieure, celle qui conserve et qui accroît
le dépôt général des connaissances humaines, se délivre, à
part quelques hautes écoles spéciales, dans ces établisse-
ments que, par une antique tradition, l'on nomme encore
des universités.
Ce furent, à l'origine, des institutions fondées et dirigées
Par des corporations ecclésiastiques pour former les gens
d'église. Peu à peu leur clientèle s'élargit, les futurs gens
de robe, puis la jeunesse de plus en plus nombreuse appar-
tenant à la classe supérieure ou moyenne qui recrute les
professions libérales, y affluèrent. La théologie, la philoso-
phie, la linguistique, y admirent, à côté d'elles, d'autres
con naissances: le droit civil comme le droit ecclésiastique,
la m édecine les mathématiques, et tardivement toute la
variété des sciences physiques et naturelles, ainsi que les
lettres modernes.
264 L'ÉTAT MODERNE ET SES PONCTIONS.
Ces établissements n'ont pu rester, dans la plupart des
pays, complètement indépendants de l'État. Mais l'ingérence
de ce dernier s'est produite à des degrés divers: chez cer-
taines nations, comme la nôtre, il a agi, suivant son procédé
habituel, en révolutionnaire et en accapareur, supprimant
toutes les traditions, tous les groupements et aussi tous
les liens entre les diverses branches d'enseignement, dé-
truisant non seulement toute réalité, mais même toute
apparence d'autonomie, établissant avec rigueur son mono-
pole, fondé sur l'absolue dépendance des maîtres et des
collèges, sur l'uniformité des méthodes dans tout le terri-'
toire et sur l'interdiction de toute concurrence libre.
Dans d'autres pays, soit par des circonstances historiques
qui donnaient à l'État moins de force, soit par une sagesse
refléchie qui limitait son ambition et sa présomption, l'État
eut la main moins lourde. Les diverses universités, plus
nombreuses qu'en France, une quinzaine par exemple en
Allemagne, conservèrent chacune sa vie propre, ses res-
sources spéciales, son recrutement presque spontané, son
administration, sinon complètement autonome, du moins
dotée d'assez de libertés ou de franchises. Les méthodes
gardèrent ou prirent avec le temps de la variété et de la
souplesse : les maîtres ne soutinrent pas tous la même
thèse : il y eut parmi eux cette diversité de vues et de juge-
ment qui fait la vie et le mouvement intellectuels.
Les professeurs ne furent pas de simples fonctionnaires,
rétribués par un traitement fixe, égal pour tous ceux du
même rang, invariable, quels que fussent les efforts et le
succès. Ils eurent, comme fonds de subsistance, un salaire
modique, annuel, puis, comme les avocats, comme les mé-
decins, comme les architectes, comme les simples maîtres
privés, des « honoraires » que leur payèrent leurs auditeurs,
un ou cieux « frédérics d'or » par semestre.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 265
Bien plus, même le traitement fixe n'était pas absolu-
ment uniforme : il est, en effet, telle branche de la science,
comme l'enseignement du sanscrit ou de l'hébreu, qui ne
peut attirer autour d'une chaire un grand nombre d'étu-
diants; les « honoraires » pour cet enseignement doivent
naturellement être médiocres; il fallait que le traitement
fixe fiât plus relevé. L'amour-propre des universités y pour-
voyait. Toutes celles du premier rang, bien pourvues de
ressources, tenaient à s'assurer un maître dont le nom jetât
sur elles de l'éclat. On en voyait deux ou trois entrer en
lutte, Goettingen et Leipzig, je suppose, pour se disputer un
professeur célèbre; elles bataillaient à coups d'enchères,
chacune faisant ses offres, et l'homme illustre se décidait
par toutes les raisons variées qui peuvent influer sur l'es-
prit de tout homme et dont l'une, n'en déplaise à une hypo-
crite délicatesse, est la rémunération pécuniaire.
Dans l'intérieur de chaque université allemande aussi, on
copie presque les procédés des industriesvulgaires et libres :
pour chaque enseignemen t, il y a deux ou trois chairesrivales,
certaines qui attirent une affluence d'auditeurs. d'autres
qui sont occupées dans le désert. Il y a bien près d'un quart
de siècle, j'assistai, à Berlin, aux leçons d'un philosophe
qui eut son heure de célébrité, mais qui alors était déchu ;
quatre étudiants seulement écoutaient sa parole discré-
ditée; devant la chaire d'à côté, sur le même sujet, on
comptait régulièrement deux cents auditeurs.
Puis l'enseignement est ouvert, à leurs risques et périls,
aux jeunes hommes qui ont rempli certaines conditions de
diplômes et qui se croient du talent. Ils peuvent s'essayer,
sans attendreune nomination qui souvent serait arbitraireo
Ainsi, pour le haut enseignement, on a su, dans certains
pays, dans un surtout, l'Allemagne, limiter l'action bureau-
266
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS..
cratique de l'État, maintenir une certaine indépendance
d'administration à chacun des centres universitaires, y co-
pier les modes de l'industrie privée : la concurrence, soit
intérieure, soit extérieure, l'inégalité des traitements, la
rémunération directe et personnelle, pour une partie du
moins, par l'auditeur,
Cette méthode, si féconde dans toutes les professions
commerciales et libérales, s'est montrée efficace pour la
plus élevée des carrières humaines ; l'émulation, aussi bien
entre les groupes scolaires qu'entre les maîtres et les élèves,
a porté ses fruits habituels.
Les universités allemandes ont été des centres vivants et
actifs, remuant les idées, rayonnant chacune dans sa région
et pénétrant, par une répercussion indéfinie, d'un esprit
scientifique presque toutes les couches sociales (I).
Nous, Français, avec notre rigoureux monopole d'État et
notre organisation bureaucratique de l'instruction, nous
avons eu d'aussi grands savants et d'aussi grands littéra-
teurs que l'Allemagne; mais nous avons manqué de cette
pléiade de maîtres, dans l'acceptation exacte du mot, et de
ces légions de véritables étudiants.
Bien plus, nous n'avons pas su retenir dans l'enseigne-
ment ceux qu'une vocation naturelle, les circonstances et
leurs études elles-mêmes y destinaient : pendant une
dizaine d'dnnées, sinon une eyingtaine, toute la tète de notre'
école normale des lettres se dérobait aux postes obscurs
que, par un mécanisme absurde, on lui offrait, et allait con-
(1) On me permettra de faire remarquer que j'ai une expérience
personnelle des universités allemandes. Après mes études classiques
en France, j'ai suivi, comme étudiant régulièrement immatriculé, pen-
dant neuf mois, en I864-65, les cours de l'université de Bonn où j'ap:
prenais particulièrement la philosophie, en y associant quelques cours
d'histoire et d'économie politique. J'ai suivi aussi en 1865, pendant
quatre mois, mais comme auditeur libre et sans être in crit eu qualité
d'étudiant, les cours de l'université de Berlin.
•
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 267
sumer des forces précieuses dans une littérature souvent
hâtive, superficielle et presque sans profit pour le pays.
On est revenu depuis quelques années, en partie du
moins, de cette fausse voie. On a cherché à diminuer le
joug de la bureaucratie d'État sur le haut enseignement
français; on s'est essayé à rétablir les anciennes universités,
à leur rendre un souffle d'autonomie. On a multiplié les
maîtres de conférences, on a prodigué les bourses; à défaut
(l'élèves spontanés et payants, on a institué des quantités
d'élèves payés.
Tous ces efforts n'ont pas été inefficaces : certain de nos
maîtres sont de grands professeurs, dans toute l'acception
du terme. Mais le succès est encore bien incomplet, parce
que l'on a un mauvais point de départ.
On ne retrouve pas ici, comme en Allemagne, cette indé-
pendance et cette vitalité, en quelque sorte naturelles, parce
qu'elles sont traditionnelles et ininterrompues, des univer-
sités régionales; on n'y voit pas ces méthodes analogues à
celles de l'industrie privée : l'inégalité des traitements, la
concurrence sous ses formes diverses, la rémunération four-
nie directement au maître par l'élève même. En Allemagne,
il est vrai, devons-nous dire, la prépondérance nouvelle
que tend à gagner chaque jour davantage, l'université de
Berlin commence à modifier un peu l'organisation si souple
detessi e•shi\o, asieiste(1q)i.ii a fait des universités allemandes de si gram-
(I) On sait que les Anglais n'ont qu'une organisation assez rudimen-
taire de l'enseignement supérieur, leurs vieilles universités de Cam-
bridge et d'Oxford étant loin d'embrasser toute la vaste sphère des
connaissances qui sont enseignées en Allemagne et eu France. Cela
n'empêche pas l'Angleterre de n'être inférieure à aucun pays, soit pour
l'éclat et l'abondance de la littérature, soit pour l'ampleur et la nou-
v eauté des recherches philosophiques, soit pour les découvertes scien-
tifiques théoriques, soit pour les applications des nouvelles méthodes
aux arts industriels. La vie est dans le milieu social; elle peut s'y passer
268 L'ÉTAT MODERNE ET SES. FONCTIONS.
Un mérite incontestable que nous avons eu, (.;.'a été d'in-
troduire la liberté de l'enseignement supérieur. ll s'est. créé
chez nous des universités libres, ayant un caractère confes-
sionnel il est vrai ; certaine a recueilli des dotations d'ori-
gine privée montant à 14 ou l millions de francs.
Il serait exagéré de prétendre que l'initiative particulière
est impuissante pour le haut enseignement, quand elle n'est
pas poussée par le sentiment religieux. Nous ne sommes
qu'au début d'une période de liberté ; encore celle-ci est-elle
précaire, toujours menacée par les jacobins ou par les cen-
tralisateurs néanmoins déjà, des organes remarquables se
sont spontanément constitués : nous n'en voulons pour
preuve que l'École libre des sciences politiques avec ses
trois cents élèves, dont un bon tiers vient de toutes les con-
trées étrangères; c'est probablement l'établissement sco-
laire de France qui contient relativement le plus d'étran-
gers; son nom brille et attire vers nous d'au delà (les fron-
tières.
Cette institution, à ses origines, a eu un mérite que d'au-
tres fondationsprivées pourront reproduire : celui de confier
ses chaires à de jeunes hommes presque inconnus, dénués
de grades universitaires, que l'enseignement officiel n'aurait
sans doute jamais formés, et qui, au bout de quelques an-
nées, se gagnèrent une réputation très étendue. L'observa-
toire Bischoffsheim, les écoles supérieures de commerce,
beaucoup d'autres fondations plus ou moins analogues,
prouvent que l'argent privé ne manee pas aux choses
reconnues utiles.
Notre Institut plie sous le faix des dons nombreux que
lui font chaque année des émules de Monthyon. On finira
par se convaincre qu'il y a un meilleur usage à faire de
des quelques organes officiels auxquels d'autres nations confient le soin
de leur progrès.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 269
milliers de francs ou de centaines de mille francs que de les
employer à multiplier indéfiniment les prix de vertu ou
à susciter el couronner des quantités de livres souvent mé-
diocres (1). Mieux inspirés, les hommes bienfaisants em-
ploieront leurs générosités à créer quelque chaire, à former
un fonds pour quelque bibliothèque ou pour quelque mu-
sée, à constituer des ressources pour des voyages d'explo-
ration ou de découverte.
L'opinion généralement répandue que l'initiative privée
ne peut pourvoir aux oeuvres d'instruction qui ne sont pas
rémunératrices a ses origines dans un temps tout différent
du nôtre. On ne Lient pas compte du développement de la
richesse, de la multiplication des grandes fortunes laissant
un large superflu, de ce genre de sport dont j'ai parlé, qui
consiste, à attacher son nom à une œuvre originale et
utile.
11 s'est bien rencontré un groupe d'hommes pour fournir
à M. Maspero les frais nécessaires à la continuation de ses
fouilles égyptiennes ; l'Institut Pasteur a bien trouvé, par
des souscriptions particulières, 2 millions 1/2 de francs,
quoique la ville de Paris, ce dont nous nous félicitons, ait
refusé de céder même le terrain; l'inspiration pourra venir
aussi bien à quelque millionnaire de fonder une chaire
de sanscrit ou de science des nombres, ou de toute
autre connaissance réputée abstruse. Certains pourront
même aller plus loin et créer des universités de toutes
pièces.
LesAméricains le font chez eux: on regarde presque comme
anormal aux États-Unis qu'un homme, jouissant d'une
(I) A l'heure actuelle les Académies diverses de l'Institut de France
sont très suffisamment dotées, notamment pour les prix à décerner; les
hommes libéraux devraient subventionner d'autres Sociétés ayant plus
de liberté d'action.
1
210 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
grande fortune, meure sans avoir fait quelque donation
d'intérêt général. Quelque marchand de porcs, ou quelque
découvreur de sources de pétrole, ou quelque heureux
aventurier nanti d'un bon filon d'or ou d'argent, relève et
rachète la vulgarité de sa richesse par la création d'un col-
lège pour des sciences qu'il n'a jamais apprises et dont sou-
vent il ignore même le nom.
Laissez faire, par les voies légitimes, des fortunes consi-
dérables, laissez passer, sans entrave et sans formalité, les
inventions, les découvertes, les efforts individuels: la société
moderne, comme autrefois l'église, recevra, par des fonda-
tions intelligentes, le prix de la reconnaissance des plus
heureux de ses enfants, quelquefois aussi le rachat de leurs
fautes ou de leurs fraudes.
L'instruction moyenne, dénommée instruction secondaire,
que l'État, pendant si longtemps, a accaparée en France
avec une si jalouse obstina Lion, m ériterait bien des réflexions,
des critiques, si les cadres de cette étude se prêtaient à des
développements. Qu'il suffise ici de quelques remarques sur
les méthodes, sur les établissements, sur les secours el les
bourses.
On sait que la règle de toutes les institutions d'État, c'est
l'uniformité. L'État est essentiellement un organisme bureau-
cratique qui répugne, dans son action, à la variété et à la
souplesse. Tous les efforts pour lui donner ces qualités ont
partout échoué.
Les établissements d'État, pour l'instruction moyenne,
offrent donc, sur tous les points du territoire, dans les peti-
tes villes comme clans les plus grandes, exactement le même
type et le même régime. Les maîtres enseignent les mêmes
choses; seulement les maîtres sont, dans les petits endroits,
d'une qualité inférieure.
Les collèges communaux, quoique formant des institu -
L.ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 271
lions à caractère mixte, que se divisent, pour la direction
et la surveillance, les municipalités et l'État central, ont des
cadres nominalement aussi complets que ceux des premiers
lycées du pays. Mais un même maître fait deux ou trois de
ces classes, et parfois même, quoique ayant deux ou trois
élèves, l'une d'elles manque de maître titulaire.
IL faut avoir assisté à cette misère pédagogique, à ce déla-
brement des humanités dans les petites sous-préfectures,
pour comprendre l'étendue du mal qui en résulte. De mal-
heureux adolescents sont retenus dans un demi-jour d'ins-
truction, où des ombres confuses passent devant leurs yeux,
ne laissant aucune trace précise clans leur esprit.
On a bien essayé de créer officiellement un enseignement
plus approprié à ces localités de moyenne importance, dont
émigrent, pour leurs classes, tous les jeunes gens des famil-
les aisées, et où il ne reste plus que les enfants de la petite
bourgeoisie et, des familles ouvrières : on a inventé l'ensei-
gnement secondaire spécial, dépourvu de grec et. de latin,
fortifié de plus de français, de plus de sciences et de langues
vivantes. Mais l'État ne sait pas insuffler la vie à ses
créations.
Des milliers d'enfants continuent ainsi à recevoir, dans
des établissements d'une lamentable indigence intellec-
tuelle, une sorte de parodie de l'instruction secondaire ; les
produits de ces petits collèges sont, par rapport à ceux des
grands ce qu'est l'argenterie ruolz par rapport à l'argenterie
véritable, ayant, de métal précieux une couche superficielle
d'une extrême ténuité qui ne tient pas au fond et qui, au
- moindre usage, disparaît et met à nu la matière brute dans
sa grossièreté primitive.
Outre cette uniformité absolue, malgré l'inégalité des
moyens dont il dispose, l'enseignement d'État offre un
au tre défaut, c'est l'alternance entre la routine prolon-
272
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
gée des méthodes et leur soudain et radical changement.
L'État moderne, en proie à la lutte d'opinions ardentes,
ne connaît ni le juste milieu ni les transitions adoucies. Il
restera pendant un quart de siècle sans rien modifier à ses
programmes ; puis, tout à Coup, pris d'un beau zèle, il fau-
chera en quelque sorte tous les exercices en usage, et il
leur en substituera violemment de nouveaux ; comme un
malade qui va d'une prostration complète à une agitation
fiévreuse, l'ère des changements constants succédera à celle
de la stagnation. Tous les ans ou toutes les deux années,
on modifiera, soit l'ordre des diverses connaissances ensei-
gnées, soit les proportions de l'instruction orale ou des tra-
vaux écrits, soit les livres et les manuels, déclarant détesta-
ble tout ce qui se faisait la veille, sans se douter que l'ave-
nir portera peul-être le même jugement sur ce qui se fait
aujourd'hui.
L'enseignement privé, quand on lui laisse le champ abso-
lument libre, qu'on permet aux associations, quel que soit
l'esprit qui les anime, de se former et de vivre, a de tout
autres procédés. 11 offre à la fois des échantillons divers, qui
se corrigent les uns les autres, qui se partagent les faveurs
du public : on aura l'enseignement positif de l'École Monge
ou de l'École alsacienne, mais aussi celui des anciennes
méthodes des jésuites ; peu à peu il en naîtrait de mixtes qui
emprunteraient à l'un et à l'autre types. On aurait aussi
des écoles techniques comme celles de la Martinière, à
Lyon, et bien d'autres encore.
Mais, quand tant d'établissements existent, soutenus par
l'État, pourquoi les particuliers feraient-ils tant d'efforts et
de sacrifices pour doter des institutions scolairese
L'État envahissant ressemble à un grand chêne dont les
puissantes racines et les ombrageux rameaux ne permettent
à aucune plante de vivre au-dessous ou à côté de lui ; mais
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 273
si un jour arrive où le chêne vieilli, battu par la tempête,
perd ses branches et sa frondaison, le sol apparaît nu ou à
peine couvert de quelques maigres broussailles.
Quels que soient les défauts que je viens de décrire, c'est
surtout par les secours qu'il donne sous le nom de bourses
que l'enseignement de l'État a de fâcheux effets.
A l'époque mouvementée de la civilisation où nous som-
mes placés, la plupart des hommes n'ont que trop de ten-
dance à sortir de la situation où ils sont nés. L'envie démo-
cratique, l'exemple de nombreux et célèbres parvenus dans
la politique, dans les lettres, dans les sciences, rendent
l'ambition universelle.
Tout le monde fait l'éloge du travail manuel et personne
n'en veut plus. Cependant, il est dans la nature des choses
que le travail manuel doive occuper les neuf dixièmes de
l'humanité. Les travaux purement intellectuels, ceux du
savant, du lettré, de l'ingénieur, du médecin, de l'avocat,
de l'administrateur, les travaux mixtes, comme ceux du
contremaître et de diverses catégories de commerçants, ne
peuvent employer qu'une certaine élite des hommes.
Et il faut bien s'entendre sur ce mot d'élite : s'il est utile
que les hommes tout à fait supérieurs abandonnent les pro-
fessions manuelles, il est bon, néanmoins, qu'il se trouve
dans celles-ci un assez grand nombre de gens ayant.de l'in-
telligence naturelle. Ils communiquent de l'animation et de
la vie à la masse qui les entdure ; s'ils en étaient retirés,
cette masse deviendrait plus inerte. Qu'un grand médecin
ou qu 'un grand ingénieur soient perdus pour la société,
c'est un malheur véritable; mais qu'un homme qui aurait
Pu être un médecin ordinaire, ou un ordinaire avocat, ou
un architecte comme tant d'autres, demeure ouvrier ou
Paysan, je n'y vois, quant à moi, aucun mal.
Il est utile que beaucoup de ces intelligences un peu plus
18
274 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
fortes que celles du vulgaire restent parmi le vulgaire, si l'on
ne veut pas voir les couches inférieures de la population
devenir beaucoup plus rebelles encore à toute culture
qu'elles ne le sont aujourd'hui. Un ouvrier intelligent,
frayant avec ses camarades qui le sont moins, exerce
sur leur esprit une heureuse influence ; tirez-le de ce mi-
lieu, faites-le avocat, ou médecin, ou employé de bureau,
la société n'y gagnera rien, car elle foisonne de gens de cette
sorte, mais le petit groupe d'ouvriers où il vivait en devien-
dra moins éveillé, moins actif, plus somnolent.
Les démocrates se sont épris de ce qu'ils appellent « l'ins-
truction intégrale », c'est-à-dire d'un procédé qui puiserait
dans toutes les couches de la population tous les esprits
ayant quelque valeur, et qui les placerait sur des échelons
sociaux plus ou moins élevés suivant leurs facultés.
Trois députés, dont l'un jouit de la plus haute faveur
dans le monde radical, MM. Charonnat, Legludic et Anatole
de La Forge, ont déposé dans ce sens une proposition de loi
qui a reçu l'adhésion d'un grand nombre de membres de la
Chambre. Il s'agit de trier « tous les capitaux intellectuels
du pays ». Les instituteurs de France, « même ceux des
hameaux les plus reculés », seraient « obligés » de présenter.
à un concours annuel « toutes les intelligences qui som-
meillent ou qui s'ignorent ». Les lauréats primés devien-
draient « les enfants de la France ». En cette qualité, ils se-.
raient distribués gratuitement dans tous les lycées de France.
Mais comme c'est une dérision que «la gratuité de la science
offerte à un malheureux sans lui donner celle du lit et du
pain », l'État suivrait ses pupilles dans toutes les étapes de.
l'enseignement intégral et supérieur. Il ne se croirait lAroit
de les lâcher que lorsqu'ils seraient pourvus d'un diplôme'
d'ingénieur, d'avocat, de médecin ou d'architecte.
Ce que nous reprochons à ce plan, ce n'est pas seulement.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 275
d'être chimérique, c'est surtout que, si on pouvait le réali-
ser, il en résulterait, au rebours de ce que croient ses au-
un singulier affaiblissement mental du pays.
telsChimérique, certes, il l'est ; car, sauf pour quelques intel-
ligences tout ' fait exceptionnelles, en très petit nombre, il
est impossible de démêler avec exactitude, parmi les enfants
ou les adolescents doués d'un peu de facilité ou d'imagina-
tion, les indices certains d'une véritable force intellectuelle ;
en outre, l'intelligence n'arrive dans la vie à produire tous
ses effets que lorsqu'elle est soutenue par le caractère ; or,
le caractère échappe à tous les contrôles d'examen : que de
brillants lauréats des concours généraux n'ont su fournir
aucune carrière ! Enfin la faveur, le prix des services élec-
toraux, joueraient dans cette inextricable opération de
triage des intelligences leur rôle habituel.
Mais supposons les voeux de MM. Legludic, Charonnat et
• Anatole de La Forge pleinement accomplis. Quelle calamité
ce serait et pour les trois quarts de « ces capitaux intellec-
tuels » ramassés dans les villages les plus reculés et pour
tout l'ensemble du pays ! Combien Proudhon était-il mieux
inspiré lorsque, au début de cette ère d'engouement irréflé-
chi, il s'écriait, dans ses Contradictions économiques « Quand
chaque année scolaire vous apportera cent mille capacités,
qu'en ferez-vous ?.. Dans quels épouvantables combats de
l'orgueil et de la misère cette manie de l'enseignement uni-
versel va nous précipiter l » Au lieu de ces mots d'enseigne-
ment universel, mettez ceux d'instruction intégrale, et
l'exclamation de Proudhon sera le cri du bon sens.
Malgré sa perspicacité, toutefois. Proudhon ici ne pénètre
pas assez avant : ce qui me Louche, ce n'est pas seulement
le sort de ces « cent mille capacitaires » qui, pour la plupart,
resteront dépourvus de pain, obligés de le mendier au
gouvernement, sous la forme de fonctions publiques infi-
276 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
mes ; c'est surtout le sort de toute cette masse ouvrière et
paysanne à laquelle on aura enlevé tous ceux de ses mem-
bres qui avaient l'esprit un peu ouvert, l'intelligence un peu
aiguisée. Elle ne se composera plus, si le « triage des capi-
taux intellectuels » a été fait avec exactitude, que d'éléments
tout à fait grossiers, incapables et vils. Privée des éléments
de valeur qu'elle contient encore aujourd'hui, elle tombera
dans une absolue somnolence. Elle sera l'objet de tous les
dédains des autres classes, et elle les méritera par hypothèse,
puisque non seulement ce sera une classe inférieure par
situation, mais aussi par ses facultés naturelles.
Y a-t-il combinaison plus antidémocratique que celle
imaginée par ces grands démocrates ? Ce siècle, qui s'est
ouvert par l'apothéose du travail manuel, finit en France
par le discrédit, non seulement pratique, mais théorique,
du travail manuel.
Tolstoï, au milieu de ses rêveries souvent folles, est du
moins un vrai démocrate quand, au lieu de vouloir arracher
à la masse du peuple tous les éléments un peu intelligents,
il prétend que même les hommes les mieux doués rede-
viennent peuple et vivent de sa vie.
Une société triée et classée par le procédé de M. de La
Forge et ses amis serait la plus antisociale de toutes les
sociétés : d'une part, tous les gens ayant l'intelligence un
peu active ; de l'autre part, tous ceux qui ont une intelli-
gence incapable de se dégrossir, une masse d'ilotes ; aucun
mélange entre les deux : d'un côté toutes les parcelles de
métal précieux, toutes les scories de l'autre; ces scories,
ce serait le peuple.
C'est à cette organisation si antisociale que travaillent,
avec leurs bourses et leurs encouragements de toute sorte,
l'État moderne, les départements ou les provinces, les mu-
nicipalités.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 277
Les bourses, c'est-à-dire l'allocation par les pouvoirs pu-
blics des frais d'études secondaires ou supérieures, ne
devraien t être accordées qu'à deux catégories assez clair-
semées d'élèves : les enfants ou les adolescents qui ont
des dispositions, non pas exceptionnelles seulement, mais
presque merveilleuses : ceux qui, dans les sciences, clans
les lettres, dans les arts, peuvent devenir des premiers
sujets, car l'humanité aura toujours en surabondance les
seconds sujets et les simples utilités; ensuite les enfants
des familles de fonctionnaires d'un certain rang qui, par la
mort ou la retraite du chef, se trouvent sans aucune for-
tune. Il y a une sorte de bienséance de l'État envers les
familles de ses vieux serviteurs, quand le sort les a frappées,
à faire quelques sacrifices pour empêcher leurs enfants de
déchoir, pour peu que ces enfants aient quelque applica-
tion et quelque fonds intellectuel.
Réduites à ces deux catégories, les bourses ne représen-
teraient, pour l'État central et pour les localités, qu'une
dépense restreinte. Nous trouvons, au contraire, au budget
national, en 1888, trois ou quatre chapitres qui sont affectés
aux bourses : le chapitre 49, doté de 2,700,000 francs pour
les bourses de l'enseignement secondaire, parmi lesquels
620,000 francs affectés à de malheureux collèges commu-
naux dont les neuf dixièmes ne sont pas en état de donner
une instruction passable; le chapitre 51, portant 1 million
de francs de bourses pour les familles de sept enfants,
comme si nécessairement, parmi sept garçons et filles, il
devait y en avoir un merveilleusement bien doué au point
de vue intellectuel; le chapitre 54, qui, dans un crédit
de 2,680,000 francs, contient une somme importante affec-
tée aussi aux bourses. Les départements et les municipa-
lités renchérissent sur ce zèle de l'État central.
Ainsi, en attendant que le mécanisme de MM. de La Forge
I 11'1111111 I
MME,
278 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
et ses collègues travaille méthodiquement, par le prétendu
« triage des capitaux intellectuels », à créer des légions
innombrables de quarts de lettrés ou de quarts de savants,
les libéralités inhumaines (le l'État lancent chaque année
dans la société plusieurs milliers de pauvres hères, indi-
gents de cervelle et de connaissances, ai guisés d'appétits,
qu'attend la destinée la plus triste, la misère après des
rêves dorés.
L'État, sous ses trois formes de pouvoir national, pou-
voir provincial, et pouvoir municipal, joue un grand rôle dans
l'enseignement primaire. Il ne s'est emparé que tardive-
ment de ce domaine, que le clergé et les institutions chari-
tables avaient en partie seulement défriché.
Possédant ce double pouvoir de contrainte qui constitue
le fond de son organisme, la contrainte légale et la con-
trainte fiscale, l'État s'est épanoui avec bonheur dans ce
vaste champ.
Nous ne disons pas que tout rôle en cette matière dût
lui être interdit ; à l'heure actuelle, en tout cas, il serait
trop tard pour l'en expulser; mais peut-être pourrait-on
utilement le cantonner et le rappeler à la discrétion, à la
modestie, qui lui sont aussi nécessaires qu'aux individus,
et qu'il oublie sans cesse.
Certes, dans nos sociétés telles que les a faites l'impri-
merie, la plus grande conservatrice et propagatrice des
connaissances humaines, un homme qui ne conna. ît .ni
l'écriture, ni la lecture, ni le calcul élémentaire, se trouve
tellement dépourvu, qu'on peut affirmer que c'est un devoir
positif pour les parents de donner à leurs enfants ces no-
fions faciles, au même titre qu'ils sont obligés de les nour-
rir, de les vêtir, de leur apprendre un métier. Cette obliga-
tion, sans faire l'objet d'une loi spéciale, peut être considérée
comme découlant naturellement du code, et s'il y avait, sur
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
279
ce point, quelque ambiguïté, on pourrait l'y inscrire. Quand
des parents, par indifférence, par idée de lucre, se refusent
à donner aux enfants ces quelques notions, l'État peut
légitimement intervenir, comme il intervient quand des
parents maltraitent leurs enfants ou refusent d'en prendre
soin
Lorsque l'abstention de la famille vient, non pas de l'opi-
niâtreté ou de l'ignorance, mais de l'impuissance ou du
manque de ressources, les pouvoirs publics, soit locaux,
soit généraux, peuvent prendre à leur charge les frais ma-
tériels (l'école, c'est-à-dire le prix que l'écolier devrait
acquitter pour le loyer et l'entretien de l'établissement
scolaire, pour la rétribution du maître, parfois même, mais
avec beaucoup plus de réserve, pour les livres et les four-
nitures de classes. Ce n'est pas un droit que les familles
peuvent revendiquer, 'à ce sujet, contre l'État, car on cher-
cherait vainement d'où découlerait ce prétendu droit; ce
n'est même pas tin devoir positif pour l'État; mais c'est
de sa part, clans les limites qui précèdent, un acte de bien-
faisance.
Les êtres moraux, comme les êtres individuels, n'ont pas
seulement (les droits el des devoirs; il y a en outre, pour
eux, une sphère qui n'est pas soumise à l'impératif caté-
gorique, où ils ont la faculté, sans en avoir précisément la
mission, de faire des actes utiles et sympathiques. Quand
il s'agit, toutefois, des pouvoirs publics, qui peuvent diffici-
lement séparer leur action de la contrainte, de la contrainte
fiscale, sinon de la contrainte légale, beaucoup de circons-
pection et de modération s'impose dans cette sphère facul-
tative.
En tout cas, si l'État doit survenir ici pour compléter
une tâche qui n'est que partiellement accomplie par d'au-
tres, il ne doit négliger aucun concours volontaire, spon-
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Ihnluuü
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280 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
tané; à plus forte raison ne doit-il pas le repousser, ni sur-
tout prétendre le supprimer.
. L'enseignement de l'État devient le grand champ clos
des discussions des nations modernes ; c'est que l'ensei-
gnement d'État, tend de plus en plus à ressembler singuliè-
rement à la religion d'État. Il affecte la même arrogance,
le même monopole. Il supporte impatiemment une dissi-
dence quelconque; il est le rendez-vous d'autant de fana-
tisme.
L'État, dont nous avons montré l'absolue impuissance
d'inventer, semble vouloir se donner la mission de former
les jeunes générations suivant un certain type intellectuel
et moral; c'était aussi la prétention des antiques religions
d'État.
Le despotisme, dans les choses intellectuelles, aurait
donc changé simplement de scène: de l'église, il serait
transporté à l'école ; des adultes, il serait passé aux enfants.
Quand on sort de l'instruction purement rudimentaire et
des matières de fait, comme la lecture, l'écriture, le calcul,
la géométrie, la géographie, l'histoire naturelle, on tombe
dans les matières controversées, on les rencontre presque
à chaque pas : la neutralité de l'école ne peut guère être
qu'un mot ; car la philosophie, ce que l'on appelle les no-
tions premières, étant au fond de toutes les connaissances
humaines, de toutes celles du moins qui touchent l'homme
moral et ses relations avec la société, on se heurte cons-
tamment à des idées philosophiques et religieuses, qu'il
faut, même pour des enfants, commenter, détruire ou
fortifier.
L'État ne peut se tirer de cette difficulté que par deux
moyens simultanés: en laissant fonctionner librement les
écoles privées à côté des siennes; en pratiquant dans les
siennes propres, non pas un prétendu esprit de neutralité
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
281
qu'on ne peut jamais garder, mais un large esprit de bien-
veillance, d'une déférence sympathique pour les opinions
et les croyances qui sont traditionnelles dans le pays,
et qui, d'ailleurs, par leur enseignement, tendent à mora-
liser les hommes.
Malheureusement, l'État moderne est, par sa constitution
propre, tellement accapareur et monopoleur, qu'une sem-
blable sagesse lui est presque interdite. On en a eu derniè-
rement un frappant exemple dans une des plus curieuses
résolutions du conseil municipal de Paris.
On sait que ce conseil se considère comme un concile,
quelque chose comme l'anticoncile qui se tint naguère à
Naples, au moment où l'on proclamait à Rome l'infaillibilité
pontificale. Le conseil ou concile municipal de Paris a des
dogmes qu'il tient à rendre universels sur son territoire :
pour la propagande de vérités destinées à l'universalité,
rien ne vaut l'unité de livres. Les 120,000 ou 130,000 élèves
(il y avait 62,641 garçons et M,206 filles en 1883) qui fré-
quentent les écoles publiques de la ville de Paris seront donc
préservés des inconvénients de la diversité des livres de
classes. La vérité étant une, le livre doit être un.
Pour passer de la théorie à la pratique, le conseil ou con-
cile municipal de Paris a jeté son dévolu sur la rédaction
d'une grammaire ; mais personne ne peut douter qu'a-
près la grammaire ne vienne l'arithmétique unique, puis la
géographie unique, l'histoire unique, la morale unique. On a
convoqué les grammairiens à présenter leurs élucubrations
à une commission où l'on avait fait entrer, par décorum,
trois membres de l'Institut. Mais, par un oubli, ces trois
aca démiciens ne furent pas convoqués ou ne se rendirent
Pas aux convocations. Les conseillers municipaux jugèrent
l eurs propres lumières suffisantes et opérèrent tout seuls.
Le hasard, qui se mêle de toutes les choses humaines,
t
282 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
fit choisir, comme grammaire municipale unique dans les
écoles de la ville de Paris, un livre émanant d'un ancien
membre de la Commune. Il advint aussi qu'on négligea de
recourir à l'adjudication publique pour l'impression et la
fourniture de cette grammaire; que, par une autre coïnci-
dence fortuite, on traita de gré à gré avec un imprimeur
dont ledit membre de la Commune, auteur de la grammaire,
était le prote ou l'associé; qu'enfin les autres imprimeurs,
dont on n'avait pas sollicité la concurrence, prétendirent
que le prix alloué par feuille représentait deux fois le prix
habituel pour un ouvrage assuré d'un tirage énorme.
Voilà comment Paris est doté d'une grammaire unique,
chef-d'oeuvre inappréciable, comment aussi les membres du
conseil municipal ont eu la joie de faire plaisir à un écri-
vain et à un industriel qui partagent leurs opinions. voilà
pourquoi les conseillers municipaux n'ont pas hésité, en
hommes impeccables qu'ils sont, à s'exposer, pour un ré-
sultat si glorieux et si utile, aux bruits divers que suggèrent
toujours les traités de gré à gré.
Paris a commencé; mais Saint-Ouen, sans doute, suivra,
puis d'autres. L'enseignement d'État, par la force des
choses, aboutit toujours à l'uniformité.
On dira que le conseil municipal de Paris est aujourd'hui
mal composé ; peu importe. Il est dans la nature de l'État
moderne, qui sort d'élections fréquentes, d'être souvent
mal représenté; il y aura toujours dans nos assemblées,
soit nationales, soit locales, des officiers de santé gonflés
d'eux-mêmes, qui le prendront de haut avec Pasteur, qui
proclameront, sans s'émouvoir et sans émouvoir leurs collè-
gues, qu'ils ont plus de génie que lui, qu'ils concentrent
dans leur cerveau toute l'intelligence humaine et qui trai-
teront l'enfance comme une matière à expérience.
L'État central n'est pas lui-même toujours mieux inspiré.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 283
ne l'a pas été en France pour l'établissement de la gra-
tuité scolaire, qui fausse les idées de la nation, pour son
plan de constructions d'écoles qui va coûter I milliard, et
qui couvrira tous les hameaux de constructions qu'ils ne
pourront pas même entretenir.
Il ne l'a pas été davantage pour l'esprit d'incommensu-
rable orgueil qu'il a insufflé à ces pauvres maîtres d'écoles,
pour les certificats d'études dont on fait un si lamentable
abus, pour les dizaines de milliers d'aspirants instituteurs
et d'aspirantes institutrices qu'il a fait surgir sur tous les
points du territoire, sans places qu'ils ou elles puissent
occuper.
Dans beaucoup de pays, en France, en Angleterre aussi,
peut-être en Amérique, on est sur la pente de faire nourrir
par l'État, ou du moins par les municipalités, qui sont une
des formes de l'État, des catégories de plus en plus nom-
breuses (l'enfants.
11 est facile de noter les étapes de ce socialisme : on ins-
titue d'abord l'école gratuite, puis on fournit les livres,
ensuite des vêtements décents à ceux qui en sont dépourvus,
puis un repas que payent les enfants riches et que ne payent
pas ceux qui sont réputés indigents. L'absolue gratuité
pour tous ces accessoires de l'école finira par être la
règle.
Parmi les revendications de la Social democratic Federa-
lion, fondée en Angleterre en 1881, on trouve la free compul-
sai-y education for all classes together with Me provision of at
least one wholesome nzeal a dey in each school (1), ce qui
veut dire « éducation gratuite et obligatoire pour toutes les
classes, avec la fourniture d'au moins ua repas sain chaque
J o ur dans chaque école. n On est en train de remplir ce pro-
(1) Socialism of' the Streets in Engtand, pu&lished Gy the Liberty and
P•operly Defence League, 1888, p. 7.
1:ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
gramme à Paris avec la caisse des écoles, les cantines sco-
laires, les pupilles de la ville de Paris, etc.
Certes, il était utile que des âmes bienfaisantes se char-
geassent de vêtir les enfants qui, par la pauvreté de leurs
familles, auraient dû rougir de leurs loques devant leurs
camarades; la charité individuelle avait là devant elle un
champ qu'elle pouvait parcourir. L'État s'en empare, l'État
généralise tout, transforme tout secours en droit, c'est-dire
qu'il corrompt tout.
La ville de Paris nourrit déjà une grande quantité d'en-,
fants, mais l'on veut la pousser plus loin. Ces enfants, qu'on
retient à l'école jusqu'à treize ou quatorze ans, ils pourraient
gagner quelque chose pour la famille; on prive donc celle-
ci d'une ressource, il faut la lui rendre, l'indemniser. Non
seulement les enfants ne payeront plus rien pour leurs frais
d'école, leurs livres de classe, leur tenue scolaire, leurs
repas à l'école ; mais bientôt on payera les parents, tout.
comme, sous l'ancienne révolution, on payait les citoyens
qui assistaient aux débats des sections.
Comme il est dans la nature de l'État, plus particulière-
ment encore de l'État moderne, soumis à la force impulsive
des élections, d'exagérer l'application de tout principe, on
retrouve ce caractère dans les examens multipliés et-déso-
lants auxquels, sur tout l'ensemble de notre territoire, on
soumet les enfants qui finissent. leurs études primaires_
Cettepratique des certificats d'études nous est venue d'An-
gleterre. Elle séduisait.
On a voulu proportionner certaines récompenses des
maîtres aux succès obtenus par leurs élèves dans les exa-
mens. On n'avait pas réfléchi qu'on allait généraliser dans
toutes les couches du pays un mal dont on se plaignait que
les classes moyennes fussent affligées. Combien a-t-on écrit
et parlé contre le baccalauréat, la préparation artificielle et
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
illusoire qu'il suscite, les efforts stériles de mémoire dont
il est l'occasion, les prétentions qu'il donne aux jeunes gens
pour leurs carrières futures I
Le certificat d'études est la réduction du baccalauréat à
l'usage des classes populaires ; il en a tous les inconvénients.
Un homme qui ne saurait être suspect en ces matières,
M. Francisque Sarcey, l'un de ceux qui ont le plus contri-
bué, il y a quinze ans, à déterminer la direction que suit
l'État pour l'enseignement primaire, a fini par s'émouvoir
des maux qu'enfantent les excès de zèle bureaucratique.
Son robuste bon sens n'a pu résister à un aussi lamentable
spectacle.
Confident des gémissements de quelques instituteurs in-
telligents, il nous montre le pauvre maître d'école triant
ses élèves, portant tous ses soins sur celui qui semble avoir
quelque facilité d'esprit, sacrifiant les autres, obtenant de
la famille, à force de sollicitations, que l'adolescent supposé
bien doué s'abstienne, même en été, de tout travail des
champs, lui imposant des heures supplémentaires de labeur
intellectuel, le faisant peiner toutes ses soirées ; puis toutes
ces espérances, tous ces efforts aboutissant souvent à un
échec, l'enfant déçu, la famille indignée, l'instituteur « hué,
insulté, menacé, baissant la tête, n'ayant d'autre ressource
que de fuir devant le flot des invectives, perdu de réputa-
tion dans l'opinion publique ».
Si les traits sont un peu chargés, c'est M. Sarcey et ses
correspondants, instituteurs et villageois, qui mettent dans
ce tableau ces tons sombres.
Par son enseignement sans mesure, sans discrétion, sans
souplesse, l'État répand dans tous les hameaux la manie et
presque la folie des grandeurs (1).
(1) Les esprits éclairés commencent à revenir, en Angleterre, du niais
engouement qui portait à multiplier indéfiniment les écoles de toutes
280 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
La société civile, telle que l'État moderne nous la prépare,
finira par ressembler à ce qu'étaient autrefois (on dit
qu'elles se sont améliorées) les armées des républiques de
l'Amérique centrale : un nombre de généraux et de colonels
presque égal au nombre des sergents, un nombre de ser-
gents presque égal au nombre des soldats.
Une société ainsi charpentée, en violation de toutes les
lois des proportions et de l'équilibre, se trouvera, dans un
quart de siècle ou dans un demi-siècle, aussi incapable de
soutenir la lutte économique contre les nations asiatiques,
alors pourvues de machines, que les peuples efféminés et
désorganisés de l'empire romain de la décadence furent in-
capables de résister aux barbares.
Si l'espace ne nous faisait défaut, il nous serait aisé de
démontrer aussi Faction perturbatrice des institutions d'État
dans ce que l'on appelle l'enseignement professionnel. Rien
ne varie comme les professions, rien n'est aussi sujet à
modifications dans le temps et dans l'espace ; rien n'exige
tant d'applications et d'adaptations de détail.
natures, les examens de tous genres. Le numéro de novembre 1888 de
la Nineteenth Century, revue libérale à laquelle collabore assidûment
M. Gladstone, contient en tète deux articles des plus catégoriques coutre
la folie scolaire. Le premier est intitulé : The sacrifice of edueation
eaarninalion a signed protest (le sacrifice de l'éducation au système
d'examens, protestation signée), par MM. le professeur Max. Müller,
Freeman et Fréd. Harrison, trois des plus grands noms scientifiques de
l'Angleterre contemporaine. Le second porte pour titre : The cry for'
useless knowledge (l'engouement pour les connaissances inutiles), par
the right honorable Lord Armstrong. L'auteur y démontre, avec une
grande force d'arguments et une abondante expérience pratique, que la
plupart des écoles professionnelles que l'on multiplie sont sans aucun
avantage réel ou même jettent beaucoup plus de perturbation que de
lumières utiles dans la société.
Toutes ces protestations, venant se joindre à celle déjà ancienne
d'Herbert Spencer, sont décisives.
Elles témoignent de la justesse de l'observation que nous avons faite
dans une des premières parties de cet ouvrage (voir page 62) que l'État,
par son intervention, intensifie et prolonge tous les engouements mo-
mentanés auxquels cède une nation et dont elle pâtit.
L'ÉTAT ET L'INSTRUCTION PUBLIQUE. 287
L'État intervient avec ses procédés uniformes, rigides ; il
croit s'apercevoir que la peinture sur porcelaine et sur
émail réussit et donne des bénéfices aux jeunes filles ou
femmes; immédiatement il fait enseigner dans uneaux
foule d'établissements à peindre sur porcelaine, sur émail,
sur éventail : où il y avait place pour cent ouvrières, il en
prépare mille ; il déprécie le salaire des cent qu'on peut
employer et laisse les neuf cents autres sans pain (1).
Gomment en serait-il autrement? L'industrie, la vie, se
caractérisent par la variété, le changement, la liberté :
l'État c'est l'unité, la fixité, la contrainte.
(1) On peut consulter sur ce sujet l'étude de la Nineteenth Century,
dont nous avons part dans la note précédente : The cry for useless
knowledge, par lord Armstrong.
CUIAPITRE IV
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
L'assistance publique est un des domaines que l'État moderne cherche le
plus à accaparer, page 288. — Le remplacement de la conscience indi-
viduelle par la conscience sociale ou collective, page 289.
Fausse opinion que le paupérisme est un fléau nouveau, page 289. —
Impatience des âmes contemporaines, page 290. — Caractères géné-
raux du paupérisme, page 290. Erreur de ramener le paupérisme
à 'lue seule cause, page 291. — Les plans artificiels pour son extinc-
tion, page, 291.
Les différentes formes de fanatisme dont l'État moderne est menacé
nle devenir la proie, page '292.
Ancienneté du paupérisme, page 292. — Aucune organisation sociale
n'en a été el n'en peut être exempte, page 293. — Les quatre causes
principales de la pauvreté, page 295. — La première cause de pau-
vreté, celle qui tient à la nature seule, peut comporter une certaine
intervention des pouvoirs publics, sans qu'elle aille jusqu'a l'accapare-
ment, page 295. — La seconde cause de pauvreté, qui provient de
certaines circonstances sociales, a pour principaux remèdes les insti-
tutions de patronage et de prévoyance, page 296. — La troisième
cause de pauvreté, l'hérédité, constitue le vrai paupérisme, page 297.
— Rôle de la loi et de l'initiative privée en cette matière, page 298
La quatrième cause de pauvreté, celle qui tient aux vices humains, ne
peut qu'être accrue par l'assistance publique organisée légalement,
page 299. -- Une expérience philanthropique faite sur les mendiants
de Paris, page 300. — Inconvénients de la charité légale, page 301.
— Mauvais effets de la loi des pauvres en Angleterre, page 301. -
Dangers du projet de créer une assistance officielle dans les campagnes,
page 302. — Les grands abus des bureaux de bienfaisance en France,
page a03.
Difficultés inextricables qu'offre l'organisation du travail des indigents
officiellement secourus, page 305. — Les expédients dégradants aux-
quels on recourt dans les Workhouses anglais, page 306. — Les excès
de l'assistance privée sont limités par les ressources volontaires
qu'elle peut recueillir, page 306. — L'État, organe de généralisation
et de fixation, universalise et perpétue les abus, page 306.
Après l'instruction, l'assistance publique est un des do-
L'ETAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE. 289
maines que l'État moderne se sent le plus disposé à acca-
parer. Il y entre avec des illusions généreuses, croyant que
rien ne peut résister au double pouvoir dont il dispose : la
contrainte légale et la contrainte fiscale.
Dans tous les pays, en Angleterre, en Allemagne, en
Italie, en France, une partie de l'opinion publique considère
que l'existence d'une classe de pauvres est incompatible
avec un État bien gouverné. Il en résulte une tendance de
l'État à intervenir t outrance dans les institutions chari-
tables, à les généraliser sans mesure.
Il n'est pas difficile de remonter à l'origine de cette dis-
position d'esprit, qui part de bons motifs et conduit souvent
à de déplorables résultats.
Un homme public anglais, économiste à ses heures,
M. Goschen, a trouvé une formule ingénieuse, c'est « le
remplacemen t de la conscience individuelle par la conscience
sociale ou collective». Il resterait à voir si ce remplacement
est de nature à rehausser la dignité de l'homme et s'il peut
vraiment diminuer la somme de misères dont gémit l'hu-
manité.
A cette poussée que subit l'État moderne pour tenter, par
tous les expédients, de supprimer ce que l'on appelle le
paupérisme, l'observation peut découvrir des causes plus
précises.
La généralité des hommes croit que le paupérisme est
un fléau nouveau, qu'il a été enfanté par la civilisation
contemporaine, particulièrement par le développement in-
dustriel; cette conception esL erronée. Loin que le nombre
. des pauvres ait augmenté dans les sociétés civilisées, toutes
les recherches exactes démontrent qu'il a diminué (I); il
(I) On nous permettra de renvoyer pour la preuve à notre Essai sur
,la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité deconditions (3e édition).
19
no() L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
est vraisemblable, si l'État ne contribue pas à l'entretenir
par une intervention maladroite, qu'il se. réduira encore.
Mais l'adaptation d'une société à des conditions nouvelles
d'existence, le passage, par exemple, de la petite industrie
à la grande, demande du temps; c'est une évolution lente.
Au début, l'on n'en aperçoit que les effets perturbateurs;
les effets compensateurs sont moins visibles au regard inat-
tentif. Or l'impatience des âmes contemporaines, senti-
mentales, fiévreuses, nerveuses, aux impressions rapides et
superficielles, néglige les progrès accomplis, si considéra-
bles qu'ils soient, et s'imagine pouvoir d'un bond atteindre
tout le progrès possible.
On se sent pris alors d'une sorte de mépris pour l'initia-
tive privée, pour les oeuvres lentes et partielles; on compte
plus sur ces deux forces générales et soudaines : le pou-
voir réglementaire et le pouvoir fiscal de l'État.
Ce recours séduit les esprits légers. Les gouvernements
s'y sentent quelque inclination; comme tous les êtres, ils
n'ont aucun éloignement à accroître leur importance.
Les partis politiques qui se disputent l'État, quelle que
soit l'étiquette sous laquelle ils combattent, radicaux, con-
servateurs, progressifs, libéraux, ont tous besoin d'augmen-
ter leur prise sur le corps électoral ; la promesse qu'il n'y
aura plus de pauvres est une de celles qui, constamment
démenties, caressent toujours les intérêts et les sentiments
du grand nombre. Il est difficile de ne pas la prodiguer
dans cette surenchère d'illusions qu'on appelle une lutte
électorale.
Il faudrait, avant tout, étudier les données générales
problème. On entend spécialement par le paupérisme une
situation sociale où la pauvreté s'offre avec une grande ex-
tensivité, une grande intensité et une fréquente hérédité :
des indigents très nombreux, excessivement misérables,
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
201
beaucoup d'entre eux provenant, de parents pauvres et fai-
attribuent cette plaie à une cause
s a t s
Trop
u cdlei e pdeer spoanunver se s
unique, ou tout au moins à quelques circonstances qu'il
dépendrait de la société d'écarter. Stuart Mill, par exemple,
et toute une école avec lui, n'y voient que la conséquence
d'un excès de population ou de l'imprévoyance avec laquelle
des ouvriers, sans ressources assurées, fondent des familles
D'autres s'en prennent à l'indifférence sociale, au man-
que d'éducation, au poids des impôts, à ce que l'ouvrier ne
possède pas ses instruments de travail, ou bien encore à ce
qu'il est dépourvu des « quatre droits primitifs », dont la
perte, aux yeux de Considérant, devait avoir pour compen-
sation le droit positif au travail.
Ces prémisses admises, les remèdes devenaient aisés.
Stuart Mill fait une hypothèse qui concorde avec sa concep-
tion de la cause principale du paupérisme; on pourrait,
suppose-t-il, éteindre le paupérisme pour une génération et
l'empêcher de renaître, en procurant de l'ouvrage aux pau-
vres, en les y contraignant même, en les transportant dans
des contrées neuves où la terre abonde, le climat est sain
.et le sol de bonne qualité, en rachetant même en Angle-
terre les latifundia pour les dépecer en petits domaines.
Par la pratique de ce plan complexe, avec persévérance et
méthode, on détruirait le paupérisme pour une génération;
puis on l'empêcherait de renaître par la réglementation des
m ariages, l'interdiction des unions précoces ou sans l'es-
sources, la punition rigoureuse des excès de fécondité.
On sait qu'un des principaux hommes d'État anglais
.contemporains, M. Chamberlain, avec son projet « des
3 acres et de la vache », emboitait le pas au grand théori-
cien , pour la première partie du moins de son projet. Quant
' la seconde, on nous apprenait, ces jours-ci encore, qu'une
292 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Anglaise millionnaire, M''' Martin, zélatrice infatigable de
d iverses oeuvres de charité et d'éducation, s'est consacrée à
la tâche de « ramener un peu de bonheur sur notre pauvre
terre », par l'interdiction légale du mariage aux gens atteints
d'un vice physique ou d'un vice moral, d'une difformité
quelconque, aux gens trop paresseux ou sans ressources.
C'est la théorie du mariage-récompense, comme chez les
Zoulous; ou c'est la reprise du système de l'autorisation
administrative pour les unions légales, qui a tant contribué,
avant son abolition relativement récente, à démoraliser la
Bavière et quelques autres États allemands.
Si nous citons ces rêves, c'est que rien ne prouve qu'ils
doivent toujours rester à l'état de rêves.
L'État moderne, qui est comme un bien précaire et sans
maître permanent, est toujours menacé de devenir la proie,
au moins temporaire, de fanatiques : fanatiques de la dévd-
tion, fanatiques du progrès rapide et illimité, fanatiques des
sciences naturelles et de leur transposition dans l'ordre so-
cial, fanatiques de la tempérance, fanatiques de la moralité,
fanatiques de l'égalité, etc.
Tous ces fanatismes divers, les uns reposant sur l'exal-
tation de l'amour-propre, les autres sur l'exaltation de la
sentimentalité, ne conçoivent jamais qu'une face des pro-
blèmes.
En ce qui concerne le paupérisme, le tort de tous les
systèmes est de regarder cette plaie comme nouvelle. et
tenant uniquement ou principalement à des causes con-
temporaines.
La pauvreté, même avec un certain caractère d'hérédité,.
apparaît dans toutes les sociétés, dans toutes les races, dans
tous les siècles, dans tous les climats, avec tous les divers
régimes terriens et tous les modes d'organisation du travail;
d'autres maladies sociales également, la prostitution, par-
L'ETAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
293
exemple, se rencontrent dans toutes les civilisations, même
dans celles que nous considérons comme primitives et que
nous appelons patriarcales.
Il n'est pas un législateur religieux qui ne parle du devoir
de secourir les pauvres, ce qui est une preuve qu'il y en a
toujours eu. Or, les législateurs religieux ont tous, de long-
temps, précédé « l'ère du capitalisme». Job, sur son fumier,
appartient à une société primitive, antérieure non seulement
à l'âge de la grande industrie, mais même à celui de l'agri-
culture proprement dite, à une société encore aux trois
quarts engagée dans la période pastorale.
Allez en Afrique, au milieu de peuples à demi nomades,
qui ne sont pas encore contaminés par le contact fréquent
des aventuriers européens, vous y trouverez des pauvres
sordides, repoussants, couverts d'ulcères, les échantillons
les plus misérables de l'humanité. Même chez les peuples
chasseurs, où chaque individu jouit des fameux « quatre
droits primitifs » de chasse, de pêche, de cueillette et de
pâture, l'indigence sévit, comme chez les peuples civilisés.
Un individu peut y avoir perdu ses instruments de travail
rudimentaire. La vieillesse, en engourdissant les membres,
y amène l'indigence absolue; la mort du chef, la maladie,
la blessure, jettent souvent certaines familles des peuples
chasseurs clans une pauvreté irrémédiable.
L'indigence est effroyable chez les peuples primitifs ;
• dans mainte peuplade sauvage, c'est un acte de nécessité
et Presque rie piété de tuer les parents vieux; eux-mêmes
fixent souvent le jour de leur immolation.
La propriété collective du sol n'empêche pas la pauvreté :
i l y a des pauvres dans les tribus d'Arabes nomades. On en
trouve dans le mir russe, ces « familles faibles », celles qui
0111 perdu leurs instruments de travail, et, suivant le mot
én ergique ,
« vendu leur aine ».
I
294 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Dans les anciennes civilisations, la pauvreté est une des
causes de l'esclavage volontaire. Les maux des débiteurs
remplissent toutes les anciennes histoires.
L'organisation agricole appelée allmend, débris de l'an-
cienne communauté primitive, ne prévient pas la pauvreté;
pour faire paître son troupeau dans les Alpes communes, il
faut avoir conservé un troupeau, il faut avoir une étable
pour le garantir l'hiver ; pour prendre du bois dans la forêt,
il faut avoir son foyer.
Ainsi aucun état social, aucune organisation du travail,
n'ont été exempts de paupérisme; il en est de même des
vices, de certaines déchéances permanentes, comme la
prostitution, que les esprits superficiels s'imaginent être
l'un des effets de la civilisation moderne. Tous les législa-
teurs religieux en parlent, quoique la plupart, contempo-
rains de la période pastorale ou des débuts de la période
agricole.
Bien avant, notre arrivée en Algérie, la tribu saharienne
des Ouled-Naïl envoyait ses superbes filles gagner une dot
par leurs appâts dans les villes de la côte. Pierre Loti décri-
vait, il y a quelques années, le quartier des femmes Soma-
lis à Obock, qui ne le cède en rien pour l'impudicité cyni-
que aux faubourgs de nos capitales.
Certains de nos publicistes vivent encore dans la croyance
naïve à l'ancien âge d'or ; quand ils attribuent si légèrement
le paupérisme contemporain à l'instabilité de la grande in-
dustrie, à la division du travail, aux machines, à la dispa-
rition des corporations, à la séparation de l'ouvrier de ses
instruments de production, ils oublient les armées de gueux
que l'on vit si souvent au moyen âge, la cour des Miracles,
les Pâties d'indigents sous Richelieu ou sous Louis XIV, pour
fournir des habitants aux colonies; ils n'ont jamais entendu
parler de la misère au temps de la Fronde.
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
29'5
Pour lotit homme qui réfléchit et qui compare, l'extensi-
vité du paupérisme, c'est-à-dire la proportion des pauvres
au nombre d'habitants, ne devait guère, autrefois, être
moindre qu'au temps présent ; l'intensité de l'indigence était
certainement beaucoup plus grande qu'aujourd'hui, et son
hérédité au moins égale.
Le phénomène étant permanent, les causes ne peuvent
être que permanentes. D'où vient cette plaie dont l'huma-
nité, sous toutes ses formes, dans toutes les phases de son
développement, a toujours été affligée?
Un examen attentif conduit, à classer en quatre catégories
principales les causes de la pauvreté : celles qui provien-
nent de la nature seule; celles qui tiennent à certaines cir-
constances sociales; celles qui se rattachent aux parents ou
aux prédécesseurs du pauvre; celles enfin qui résident dans
le pauvre lui-même.
Toute pauvreté mérite commisération, et, dans une limite
variable, des secours; mais, suivant leur origine, aux divers
cas de pauvreté doivent correspondre des degrés divers de
sympathie et d'aide; telle nature de pitié et d'assistance qui
serait légitime et bienfaisante pour les malheureux dont
l'indigence est due à l'une des trois premières causes serait,
au contraire, imméritée et dangereuse pour les indigents
devant à la dernière cause leur situation.
La pauvreté qui tient à la nature seule est surtout celle
qui se manifeste par des infirmités de naissance ou d'acci-
dent : les sourds-muets, les aveugles, les aliénés même,
quoique l'aliénation mentale ait souvent été préparée par le
vice. On y peut joindre aussi pour les familles la mort pré-
maturée des parents. Dans tous ces cas, la pitié, si je puis
m
'exprimer ainsi, peut être totale et sans réserve, le se-
cours peut être intégral. Des arrangements sociaux divers,
les uns volontaires, d'autres reposant sur l'action directe
111R1
296
L'ETAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des pouvoirs publics, peuvent légitimement soulager ou
atténuer ces maux.
Des instituts de sourds-muets ou d'aveugles, surtout si
l'on s'efforce de donner à ces infirmes un gagne-pain, des
asiles d'aliénés, honorent une civilisation ; ils n'ont, en outre,
pour peu qu'on y apporte une gestion exempte de gaspillage
et de luxe intempestif, aucun grave inconvénient social.
Personne, en effet, ne se rendra aveugle, ni sourd-muet, ni
fou, simplement parce qu'il se trouvera des établissements
pour recueillit' ces malheureux. Tout au plus pourrait-on
dire que les familles, comptant sur ces secours extérieurs,
ne feront pas toujours pour leurs infirmes tous les sacrifices
que régulièrement elles auraient pu faire; c'est un mal,
mais toute charité entraîne des maux ; et celui-ci n'est que
secondaire.
Encore ne doit-on pas conférer aux seuls pouvoirs publics
le soin de secourir ce genre de détresse ; il faut y admettre
en participation l'initiative privée, qui apporte toujours avec
elle d'inappréciables éléments de souplesse, d'ingéniosité,
de variété et d'invention. Ce fut une institution purement
privée que celle de l'abbé de l'Épée, et il n'est pas prouvé
que, simple aumônier, je suppose, d'un établissement con-
duit suivant des règles bureaucratiques, ce saint homme
eût pu accomplir la belle œuvre qui a illustré son nom. De
même, c'est à des établissements privés en général (ie
sont dus les récents perfectionnements dans l'organisation
des asiles d'aliénés et dans leur traitement, la dissémina-
tion de ces malheureux dans des maisonnettes à la campa-
gne, y jouissant d'une liberté relative, au lieu deleur caser-
nement clans d'énormes édifices urbains ou faubouriens.
La seconde cause de pauvreté provient de certaines cir-
constances sociales, comme les déplacements qu'amènent
les machines, les changements de procédés industriels, tous.
L 'CTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE. 297
les aléas que comporte, suivant l'expression de Proudhon,
« lé travail divisé et engrené ». Il ne s'agit là, en général,
que d'une pauvreté passagère, qu'auraient pu prévenir, soit
-totalement, soit partiellement, la prévoyance et l'économie.
L'intervention des pouvoirs publics peut avoir ici des
inconvénients graves : elle tendrait à enlever toute énergie,
toute élasticité d'esprit à ceux qu'elle prétendrait soulager.
Il en résulterait une regrettable dépression de l'état mental
de la population ouvrière. Tout au plus peut-on admettre
que, dans des crises locales d'une exceptionnelle intensité,
comme celle qui, dans le courant de ce siècle, a frappé
une ou deux fois la ville de Lyon, et qui, lors de la guerre
de sécession, a affligé les districts cotonniers, l'État peut
ouvrir quelques chantiers de travaux publics utiles pour
aider à franchir la crise. filais la mesure est difficile à
garder, et l'excès a des inconvénients graves, aussi bien
immédiats que lointains.
C'est ici que les institutions libres de secours mutuels et
les œuvres diverses de patronage peuvent offrir de l'effica-
cité. Elles ont un grand mérite, qu'aucune entreprise d'État
ne pourra jamais posséder, celui de se prêter à des adapta-
tions très nombreuses, très variables, suivant tous les
besoins contingents auxquels elles doivent pourvoir. Les
organisations d'assurance ont ici un rôle tout indiqué.
La pire prétention de la démocratie moderne, ce qui
doit, si l'on n'y prend garde, la conduire à la servitude et à
l 'abaissement, c'est la prétention de supprimer le patronage
rliabnrte,estoli, : sien:-.‘lié,d viduel, soit collectif, le lien moral et méritoire
en tre les classes. Au patronage ingénieux, discret, persévé-
ibles et intéressainitae:p
.appartient d'adoucir ou de prévenir beau_
nui) de misères, celles qui sont particulièrement excusa-
Beaucoup de victimes sont faites par la troisième cause
91:18
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
de pauvreté, celle qui tient aux parents et aux antécédents
de la famille. L'indigence héréditaire constitue le vrai pau-
périsme. La société n'est pas dépourvue de tous les moyens
d'action contre cette catégorie de pauvres. Par la société,
j'entends toujours, non pas l'organisme coercitif qui s'ap-
pelle l'État et que tant d'esprits superficiels ont le tort de
confondre avec elle, mais ce milieu social, si varié, si élas-
tique, se prêtant aux concours librement associés des
hommes aussi bien qu'aux simples efforts individuels.
On trouve partout, mais spécialement clans les villes, do
ces familles dégradées, qui ont perdu tout ressort moral,
qui se complaisent clans la fainéantise et la mendicité, et
qui élèvent leurs enfants dans le goût et l'habitude de cette
vie somnolente, dépendante, étouffant en eux tout germe
d'énergie et d'aspiration à une vie meilleure. La loi peut ici
intervenir par des prescriptions générales pour empêcher
l'exploitation des enfants et pour substituer aux parents
m anifes tem en indignes des protecteurs recommandables (I).
C'est ici que l'instruction obligatoire pourrait avoir
quelque heureuse influence ; mais les politiciens modernes,
dont certains ne conçoivent la philanthropie que comme
un thème à déclamation, ne se sont jamais avisés en France,
ni dans beaucoup d'autres pays, que l'instruction obliga-
toire devrait surtout être appliquée à tous ces malheureux
enfants de huit à treize ou quatorze ans, accompagnateurs-
de prétendus culs-de-jatte ou de prétendus aveugles; ils ne
(I) On a voté eu France, dans ces derniers temps, quelques lois à ce
sujet; d'autre part, il s'est créé beaucoup d'entreprises privées pour
recueillir les enfants abandonnés ou coupables, ceux avant des parents
indignes ou ceux encore livrés à des exploiteurs, par exemple à des en-
trepreneurs de mendicité, de spectacles forains, etc. Le rôle de la loi
consiste ici surtout à punir les parents qui se débarrassent de leurs
enfants ou abusent d'eux manifestement; mais c'est à des sociétés pri-
vées, comme la charité en t'ail éclore partout, qu'il convient de remettre
les mineurs ainsi privés de leur famille.
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE. 299
se sont servis de cette loi que pour molester quelques
parents dont les opinions n'étaient pas les leurs et qui don-
naient à leurs enfants une instruction autre que celle des
Én vaste champ est ici ouvert à l'initiative privée : les
écoles publiques.
oeuvres pour l'enfance abandonnée ou coupable sont deve-
nues nombreuses. Il ne faut certes pas leur attribuer une
vertu souveraine ; mais si le paupérisme peut être diminué,
c'est par une action bienfaisante et intelligente exercée sur
les enfants des misérables. Avec son uniformité et sa
rigueur, ses fonctionnaires nommés par des considérations
politiques, l'action publique se trouve, pour une entreprise
si délicate, dans des conditions fort inférieures à celles de
la plupart des œuvres indépendantes.
De toutes les catégories de pauvres, chacun avouera que
la quatrième, celle qui doit la pauvreté à ses propres vices,
est de beaucoup la moins intéressante. L'assistance publique
a plus de chances de l'accroître que de la réduire.
Les vices humains peuvent se transformer, se modifier
dans leurs manifestations ; peut-être certains peuvent-ils
perdre de leur prise sur quelques catégories d'hommes : on
ne voit plus guère les classes élevées et moyennes s'adonner
à l'ivrognerie ; on peut rêver qu'à la longue, avec un cer-
tain régime, ce vice fera moins de victimes dans la classe
ouvrière. On peut se flatter également que l'instruction et
l'exemple développeront le sentiment de la prévoyance. Ce
sont
déceptions.
là des espérances permises, quoique sujettes à bien des
c
11 est d'autres vices qu'il serait chimérique d'espérer
vaincre : le principal, c'est la fainéantise.
11 y aura toujours sur cette terre des hommes sans
courage, préférant l'incertitude du pain quotidien à l'effort
régulier ; il y aura des Diogènes pratiques, aimant la vie
300 L'ETAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
animale, oisive, des sortes de philosophes cyniques qui, par
conviction aussi bien que par faiblesse, ne voudront jamais
acheter le confortable et la dignité au prix de la tension
prolongée de leurs muscles ou de leur esprit. Tout ce (pie
l'éducation peut faire pour combattre ces penchants, l'assis-
tance, avec la régularité ou la probabilité de ses secours ou
de ses aumônes, le détruit. L'assistance légale en Angle-
terre en 1887, secourait 110,000 pauvres capables de travail
(adults ablebodied).
En France, une expérience des plus intéressantes a été
faite dans ces temps récents. M. Monod, directeur au mi-
nistère de l'intérieur, la racontait l'été dernier à l'ouverture
du conseil supérieur de l'assistance publique. Un homme
de bien voulut se rendre compte de la part de vérité que
contiennent les plaintes des mendiants valides. Il s'entendit
avec quelques braves gens, négociants ou industriels, qui
s'engagèrent à donner du travail avec un salaire de 4 francs
par jour, pendant trois jours, à toute personne se présen-
tant munie d'une lettre de lui. En huit mois, il eut à s'oc-
cuper de 727 mendiants valides, qui tous se lamentaient de
n'avoir pas d'ouvrage. Chacun d'eux fut avisé de revenir le
lendemain prendre une lettre qui le ferait employer pour
4 francs par jour dans une usine ou dans un magasin. Plus
de la moitié (415) ne vinrent même pas prendre la lettre.
D'autres en grand nombre (138) la prirent, mais ne la pré-'
senterent pas au destinataire. D'autres vinrent, travaillèrent
une demi-journée, réclamèrent 2 francs, et on ne les revit
plus. Parmi le restant, la plupart disparurent, •la première
journée faite. En définitive, sur 727, on n'en trouvait que
18 au travail à la fin de la troisième journée. M. Monod en
concluait que sur i0 mendiants valides, il ne s'en rencon-
trait qu'un qui fût sérieusement disposé à travailler moyen-
nant un bon salaire.
L'ETAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE. 301
On ne saurait nier que cette expérience et beaucoup
d'autres analogues ne soient décisives. Elles devraient
détourner les esprits de la charité légale dont tant de phi-
lanthropes superficiels demandent l'établissement.
Cette charité légale, voilà près de trois siècles qu'on
l'applique en Angleterre. Établie sous Élisabeth, dans des
circonstances exceptionnelles, au lendemain de la suppres-
sion des couvents et au milieu d'une crise agricole, qui
résultai t de la substitution, dans de vastes districts, du
pâturage au labourage, la Pour Law a fonctionné assez long-
temps, sous des régimes assez divers, pour qu'on en puisse
apprécier les effets.
Elle n'a pas supprimé le paupérisme ; on peut, supposer
qu'elle l'a plutôt augmenté ; elle a éteint le sentiment
de la prévoyance, de la responsabilité personnelle, de la
dignité; elle a étouffé les vertus de famille dans toute une
partie de la classe ouvrière britannique. Les secours propor-
tionnels au nombre d'enfants y encouragaient la débauche,
au point que, dans certains districts, on ne rencontrait plus
de jeunes filles d'une conduite régulière. Le rapport des
commissaires é s des lois des pauvres en 4831 l'affirme avecI
Quand on modifia la loi des pauvres en 1834, elle avait
ruiné une partie des campagnes anglaises, et, par le poids
des taxes, fait abandonner la culture de quantités de.
fermes. Réformée à cette époque, devenue plus dure, infli-
geant aux pauvres des workhouses un traitement qui ne
diffère guère de celui des condamnés dans les prisons, l'as-
sistance légale, malgré quelques adoucissements dans cea
temps récents et le développement des secours à domicile,
n'exece pas plus d'effet sur l'extensivité et l'intensité du
P a upérisme en Angleterre que la plupart des spécifiques des
charlatans n'en ont sur les maladies physiques les plus graves. ,
302 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
On a beaucoup prôné un système d'alliance de l'assis-
tance publique et de la charité individuelle, qui est connu
sous le nom de système d'Elberfeld et qui est pratiqué
dans cette ville depuis 1853. 11 aurait réduit la proportion
des indigents dans cette ville de 1 sur 12 habitants à 1
sur 83. Les procédés suivis à Elberfeld n'ont rien de bien
original ; ils consistent seulement dans des visites fréquentes
aux pauvres et dans une sorte de direction morale exercée
sur chacun d'eux ; c'est l'opposé de l'organisation bureau-
cratique de l'assistance et de la charité légale dans le sens
strict du mot.
Tout régime qui reconnaît à l'indigent un droit strict
aux secours est essentiellement démoralisateur et multiplie
le fléau qu'il prétend extirper. Étant donné le penchant
de l'homme à l'indolence, sa tendance à sacrifier la sécurité
du lendemain aux jouissances du jour présent, si les pauvres
sont à peu près aussi assurés de vivre avec un minimum de
bien-être que les gens qui travaillent, que les hommes du
moins qui vivent des métiers inférieurs, le principal attrait
au travail, qui est la nécessité, s'évanouit.
On produit ainsi deux maux : d'une part, on diminue la
production, puisque des individus valides sont secourus
sans travailler ; d'une autre part, on fait un prélèvement sur
cette production diminuée pour nourrir des fainéants. On
accable le travailleur au profit du paresseux.
On menace la France, à l'heure actuelle, de l'établisse-
ment d'une assistance officielle dans les campagnes. L'esprit
des bureaucrates ou des parlementaires, également féconds
en niaiseries nuisibles, pourrait difficilement inventer une
mesure plus préjudiciable au pays. Autant vaut dire qu'on
se propose de multiplier dans les campagnes les vauriens.
Celte population rurale qui est si éprouvée par le poids
des impôts, ces terres dont le revenu tend à disparaître,
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE. 303
ces propriétés de toutes tailles, grandes, petites et moyennes,
également épuisées par l'activité désordonnée des admi-
nistrations scolaires et vicinales, auraient encore à sup-
porter de nouvelles taxes pour des pauvres qui aujourd'hui
sont peu nombreux, que les relations cordiales de bon
voisinage secourent à peu de frais, sans aucuns fonction-
naireess bureaux
parasites
Les de bienfaisance ruraux, qui fonctionnent
aujourd'hui, ont déjà bien des inconvénients. Il est des
villages, d'ailleurs aisés, où la moitié de la population s'y
fait inscrire comme à une sorte de fonds commun qui doit
être également réparti entre tous les salariés. Un des
hommes qui ont appartenu à la haute administration de
l'assistance, M. de Watteville, dans un Rapport sur la situa-
tion du paupérisme en France, avait le courage d'écrire :
« Depuis soixante ans que l'administration de l'assistance
publique à domicile exerce son initiative, on n'a jamais vu
un indigent retiré de la misère et pouvant subvenir à ses
besoins par les moyens et l'aide de ce mode de charité.
Au contraire, elle constitue souvent le paupérisme à l'état
héréditaire. Aussi voyons-nous aujourd'hui inscrits sur les
contrôles de cette administration les petits-fils des indigents
admis aux secours publics en 1802, alors que les fils avaient
été en 1830 également portés sur les tables fatales. » C'est
ce régime que des administrateurs, jaloux d'accroître leurs
attributions, proposent d'étendre aux campagnes (1).
(11; La Convention avait décrété la formation d'un « Grand livre de la
bie nfaisance publique » à opposer au « Grand livre de la delle publique ».
Ce tte idée ne fut heureusement pas appliquée. Ce grand livre etIt fait
foisonner les fainéants.
Les Bureaux de bienfaisance, institutions officielles qui existent dans
presque toutes les communes françaises de quelque importance, répar-
tissent la charité de la manière la plus fantaisiste. Dans les communes
peu populeuses et où le bureau a, par suite de fondations, des ressources
considérables, on inscrit comme pauvres presque tous les habitants,
30 .1 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Impuissan te à extirper le paupérisme, l'assistance publi-
que a une influence merveilleuse pour en développer les
germes épars et inertes.
tous ceux du moins qui ne sont pas fort aisés. On consultera sur ce point
avec profit les études publiées par M. Hubert Valleroux, sous le titre de
La Charité officidle : les bureaux de bienfaisance, dans l'Économiste fran-
çais du 15 décembre 1888 et du 12 janvier 1889. En voici quelques extraits :
« M. de Watteville ne donne de chiffres que par départements. linons
apprend que les secours distribués à chaque indigent avaient, en
l'année 1853, varié de 1 fr. 27 à, 406 fr. dans la Côte-d'Or; de 0 fr. 28
à 195 fr. 81 dans la Gironde; de 0 fr. 24 à 221 fr. dans la Marne; de 1 fr. 26
a 449 fr. 90 dans la Mayenne et enfin, dans le Doubs, de 1 fr. 40 à 8i0 fr. 5e,
« 11 nous donne aussi sur le nombre des indigents secourus des
chiffres bien faits pour surprendre : la commune de Plagny (Côte-d'Or)
avait inscrit à son bureau de bienfaisance 340 pauvres sur 675 habitants
et la Côte-d'Or n'est pas un département pauvre; la commune de Rollier
(Drôme) avait 140 inscrits sur 200 habitants; celle de Clermont (Meuse)
avait 1,142 pauvres sur 1,498 habitants, celle d'Astaing (Nord), 430 pau-
vres sur 489 habitants.
« Venons à l'enquête de 1874. Nous y allons voir les plus extrêmes.
différences et les contrastes les plus surprenants.
« Voici, par exemple, dans le département de l'Ain, deux communes
rurales dont l'une, Montracot, secourt 3 pauvres avec 66 francs, tandis
que l'autre, Domsure, en assiste 40 pour 77 francs. Le bureau de bien-
faisance d'une commune de l'Aisne, Verly, a 1,760 francs de revenu
venant tout du produit d'immeubles et de rentes sur l'État ; aussi s'est-il
donné le luxe d'inscrire 251 pauvres sur un total de 974 habitants, taudis:
qu'a côté le bureau de bienfaisance de Crépigny, commune de 514 habi-
tants, n'a secouru que deux pauvres, pour lesquels il a dépensé 10 francs.
Le bureau de bienfaisance de Robiou (Basses-Alpes) a 331 francs de
recette et secourt 36 pauvres, celui de Moutj nein, même région, qui a.
503 francs de revenu, n'en secourt que 5 (sur 178 habitants).
« 'Voici deux communes de l'Ariège pourvues de bureau de bienfai-
sance, dont l'une, Argen, a 150 pauvres inscrits sur 184 habitants, tandis-
que l'autre, lgnaux, n'en a pas un seul, bien que son bureau possède,
215 francs de revenu.
« A l'autre extrémité de la France, même diversité inexplicable. Avili-
court, dans les Ardennes, a 400 habitants et son bureau de bienfaisance
secourt 64 pauvres. La Neuville-les-Wasigny a 830 habitants et son
bureau de bienfaisance assiste 390 personnes réparties en 75 ménages,
presque la moitié de la population. Et puis, dans le même département,
Frisole a 228 habitants et seulement 2 pauvres secourus; Brignon, sur
528 habitants, n'a que 4 pauvres inscrits, llerpy n'en a que 2 sur
409 habitants.
« Le nombre des pauvres secourus dépasse parfois la moitié de la
population. Dans le Nord, Saint-Waast a 411 inscrits . sur 69C habitants
et 'fillov en a 200 sur 350 âmes. Dans le Pas-de-Calais, le bureau de
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
303
Elle est dépourvue, en effet, de tout moyen de combattre
la pauvreté volontaire et opiniâtre. Partout où les adminis-
trations publiques ont voulu faire travailler les pauvres, elles
ont échoué. Comment pourraient-elles réussir?
On connaît déjà les difficultés presque inextricables du
travail des prisons ; or il n'y a qu'une cinquantaine de mille
prisonniers. Les ouvriers libres se plaignent de la concur-
rence que leur font ces travailleurs d'ltat, de la déprécia-
tion qui en résulte pour leurs salaires. Comment ferait l'État
si. à ces 50,000 détenus pour crimes ou délits, il joignait
un nombre triple et quadruple de pauvres valides des
deux sexes?
bienfaisance. de Rocquigny secourt 610 personnes sur 960 qui font la
population de la commune; celui de Velez en secourt 260 sur 357 habi-
tants, celui de Lorgies 293 sur 416 habitants.
« Voici des communes toutes rurales où nous trduvons aussi de gros
chiffres d'inscrits. Coutivron, dans la Côte-d'or, département où l'ai-
sance est assez générale, a 68 pauvres inscrits sur 263 habitants; plus du
quart de sa population. Plahn bois-Vennes, dans le Doubs, offre mieux
encore : 70 pauvres secourus sur 24G habitants. Mais ici ce gros chiffre
s'explique; le bureau de bienfaisance est riche ; il a 1,891 francs de revenu
et il a fait comme celui de Verly, déjà cité, il s'est montré facile pour
les admissions.
« C'est le haut revenu de certains bureaux de bienfaisance qui expli-
que le nombre surprenant d'indigents secourus que l'on constate en
quelques communes rurales situées d'ailleurs dans des départements
aisés. Ainsi Allemagne, dans le Calvados, a 270 indigents secourus sur
993 habitants. C'est que son bureau de bienfaisance possède 1,203 francs
de revenu. Saint-Maurice-Saint-Germain (Eure-et-Loir) compte 178 pau-
vres sur 518 habitants, plus du tiers, et pourtant l'Eure-et-Loir n'est
pas un pays pauvre et encore ce gros chiffre est antérieur à la crise
agricole. Que l'on cesse de s'étonner :le bureau de bienfaisance de Saint-
Maurice a 9,21C francs de rentes. Avaray, dans le Loir-et-Cher, une
région
bienfaisance
d
or,ù. l'indigence est rare, a 250 pauvres inscrits sur 803 habitants.
Son bureau de bienfaisance a 2,189 francs de revenu. Dans tous cesdépartements, les communes voisines sont loin d'offrir une pareille pro-
portion d indigents. Saint-Germain-des-Angles, dans l'Eure, a un bureau
sance jouissant d'un revenu annuel de 5,610 francs, 55 habi-
tants, sur 83 que compte la commune, en profitent. Mais le plus beau
ré
sultat nous est donné par le bureau de bienfaisance de la communed'Oisy (Pas-de-Calais); il a 2,362 francs de revenu et les dépense, maisil en fait une sorte de distribution entre les habitants. car tous sauf
quatre (256 sur 260) sont inscrits comme indigents. »
20
306 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
On en est venu, en Angleterre, à imaginer des expédients
qui dégradent le travail et l'homme. On s'efforce de rendre
improductif le labeur des workhouses. On fait exécuter aux
pauvres des exercices physiques fatigants, on les met dans
des engrenages mécaniques, sortes de moulins à marcher,
oit ils doivent remuer leurs membres comme des écureuils,
sans produire aucun résultat utile. Pour ne pas déprécier
les salaires des ouvriers libres, pour ne pas laisser l'indigent
dans l'indolence, qui est pour lui la jouissance suprême, on
le transforme en une sorte de Sisyphe.
L'assistance privée a souvent bien des défauts, mais au
moins elle travaille avec des ressources volontaires ; elle
satisfait l'âme et le coeur de ceux qui s'y associent. On peut
créer trop d'ouvroirs, en vendre les produits à trop bas prix,.
on peut multiplier outre mesure les œuvres qui, isolées,
pourraient faire quelque bien, l'Asile de nuit, la Bouchée.
de pain; mais les excès (le l'assistance privée sont contenus
parla limite même des recettes libres qu'elle peut recueillir;
ses fautes sont restreintes, en ce sens qu'elles sont par-
tielles, qu'elles ne se rattachent pas à un système bureau-
cratique suivi automatiquement sur tout le territoire.
Les erreurs de l'assistance privée se corrigent plus vite,
parce qu'il n'est pas besoin de recourir à ce lent et pesant
appareil appelé le parlement, de passer par toute la filière.
de cette procédure compliquée qui constitue la confection
d'une loi, pour arrêter le développement d'institutions
reconnues nuisibles. Quand le public s'aperçoit que les
« Bouchées de pain » ou les « Asiles de nuit » se multiplient
outre mesure, et que, au lieu de secourir seulement quel-
ques infortunes intéressantes, leur pullulement fait pulluler
la fainéantise, les cotisations privées diminuent et les dona-
tions disparaissent.
L'État, au contraire, est un organisme de généralisat ion -
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
307
et de fixation, si l'on peut ainsi parler. Il répugne aux expé-
riences de détail et aux adaptations successives. Il donne à.
tout ce qu'il touche un caractère d'universalité et de relative
permanence.
Sa prétention de diriger et d'accaparer l'assistance est
l'une des plus nuisibles qu'il puisse avoir, l'une de celles
qui tendent le plus à dégrader la société et l'homme, en
enlevant au riche le mérite d'une générosité spontanée, en
donnant au pauvre l'idée fausse qu'il a un droit positif sur
l'avoir de la société.
CHAPITRE V
DEUX CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES QUI DOIVENT RESTREINDRE
L'INTERVENTION DE L'ÉTAT EN MATIÈRE D'ÉDUCATION ET
D'ASSISTANCE.
Le détail infini des tâches nouvelles auxquelles on convie l'État rend
impossible la régularité et le contrôle des dépenses Publiques,
page 308. — Multiplication (les caisses noires et des mandats fictifs,
page 309.— Le détail minuscule et le caractère contingent des dépenses
déconcertent les administrations de l'Étal faites pour des taches uni-
formes, page 310. — Le soupçon et la corruption s'étendent beau-
coup plus que proportionnellement à Faccoroissement des tâches de
l'État, page 310. — Quelques exemples américains, page 310. — Le
régime électif n'est nullement une garantie, page 311.
Par son immixtion croissante dans les services de l'éducation et de l'as-
sistance l'État tend à supprimer les liens spontanés entre les classes,
page 311. — En mettant l'impôt à la place du don, en substituant au
devoir du riche le prétendu droit du pauvre, l'État entreprend une
ouvre de lamentable désagrégation sociale, page 312.
Deux considérations devraient restreindre dans de très
étroites limites l'intervention de l'État en matière d'éduca-
tion " et d'assistance; l'une, d'ordre financier ; l'autre,
d'ordre moral.
Avec le développement que prennent les attributions de
l'État, le détail infini surtout des taches auxquelles il se
livre, -- et par État j'entends toute la collection des pou-
voirs publics, aussi bien les pouvoirs municipaux et provin-
ciaux que le pouvoir central, — la régularité et le contrôle
des finances deviennent impossibles.
La masse énorme de menues dépenses ayant, par leur
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE.
309
nature, un caractère contingent et variable, défie toute
surveillance. Les occasions de gaspillage, de dilapidation,
de connivence dans les marchés, se multiplient.
Les « caisses noires, » les comptabilités occultes, les
mandats fictifs se répandent partout, ou partout on les
soupçonne. Il est reconnu notamment que dans la gestion
départementale, et plus encore dans la gestion communale,
les mandats fictifs foisonnent (I). Les tribunaux et le gouver-
nement se montrent regrettablement tolérants envers des
abus qui prennent chaque jour un caractère plus marqué
de généralité.
La Cour des comptes plie sous le faix des milliers de tonnes
de paperasses qui sont soumises à ses investigations. Elle
proclame elle-même qu'il lui est. impossible de s'y recon-
nailre ; elle n'observe plus aucun des délais prescrits par
la législation pour ses déclarations de conformité et pour
ses vérifications. Récemment encore, elle affirmait qu'elle
ne peut exercer un contrôle efficace sur les dépenses de
l'enseignement primaire, tellement celles-ci sont deve-
nues, non seulement amples, mais variées, diverses, chan-
geantes (2).
(I) Un procureur général à la Cour des comptes, M. Petitjean, a con-
sacré un de ses discours officiels aux comptabilités occultes et aux
mandats fictifs, qui sont, pour les finances publiques, un chiendent in-
déracinable. On peut aussi consulter sur cette matière un ouvrage d'un
trésorier-payeur général, M. de Schwarte; enfin il sera bon de se reporter
aux Souvenirs de ma carrière, de M. le marquis d'Auditfret : on y voit
toutes les dilapidations dont sont susceptibles les finances publiques
quand on les complique.
(2) Daus l'audience solennelle tenue par la Cour des comptes au mois
d'avril 1839, M. le Procureur général Renaud s'exprimait ainsi :
« Vous avez prononcé le 28 février dernier (1889) votre déclaration
« générale de conformité sur les comptes de l'exercice 1886, compre-
« liant les comptes de la première partie de la gestion 1887. Cette décla-
« ration, qui réglementairement aurait dù être faite, au plus tard, le
e 1" septembre 1888, ne l'a donc été que six mois plus tard. Ce résultat
« vaut bien la peine d'être signale... » Ainsi la Cour des comptes, abso-
310 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Cette impuissance du contrôle financier s'accentuera en
proportion des envahissements de l'État dans des taches
compliquées et minutieuses.
Ce n'est pas tant l'énormité des sommes dépensées qui
cause l'embarras ; c'est le détail infime, c'est le caractère
conti'ngent de chaque dépense. Faits pour agir d'après quel-
ques grandes règles uniformes dans quelques services géné-
raux et simples, les rouages de l'État sont tout déconcertés
quand ils doivent s'appliquer aux infiniment petits. On dirait
un géant habitué aux rudes besognes extérieures, que sou-
dainement l'on veut charger, par surcroît, d'ouvrages tout
menus, tout délicats, demandant les doigts les plus agiles,
les yeux les plus fins, l'esprit le plus alerte. Les lois de l'ha-
bitude et celles (le la division du travail protestent contre
cette confusion.
Le contrôle financier devenant ainsi de plus en plus im-
puissant, la corruption se répand et, plus encore que la
corruption, le soupçon. Le public croit de moins en moins à
l'intégrité de ses mandataires ; chaque fourniture, chaque
marché, lui paraît suspect.
Il ne s'agit pas ici seulement de la France (1). La célèbre
association de malfaiteurs municipaux qui a ravagé New-
Riment débordée, ne peut plus observer les délais, et quand elle ne les
dépasse que de six mois, elle trouve que c'est un grand succès.
Quant au contrôle législatif, on aura l'idée de ce qu'il devient en
sachant que c'est seulement au printemps de 1889 que la Chambre a voté
la loi de règlement des comptes de l'exercice 1876, antérieur de treize ans.
(1) La récente publication américaine the Relation of modern Afunici-
palities Io Quasi Publie Works contient un exemple intéressant de ces
difficultés. Dans une monographie de l'industrie (le l'éclairage public
à Détroit, ville importante, on lit ce qui suit : « Le renouvellement
annuel du contrat d'éclairage provoquait toujours plus ou moins de
froissements entre les compagnies et les aldermen et n'allait jamais sans
des accusations (le corruption. Chaque année, quelque nouvel alderman
naïf s'apercevait qu'on ne lui présentait pas la facture mensuelle pour
la consommation du gaz de sa maison, et il n'avait garde de la récla-
mer. »
L'ÉTAT ET L'ASSISTANCE PUBLIQUE. 311
York pendant tant d'années sous le nom de Tammany-
Ring, la réapparition récente dans cette grande ville améri-
ricaine de nouvelles têtes de cette hydre que l'on croyait
avoir complètement tuée il y a dix ans, prouvent combien
est malaisée la gestion équitable des finances des États
modernes, des municipalités modernes, malgré le régime
électif.
Le régime électif n'est nullement une garantie : on com-
mence à avoir la preuve, en divers pays, que le corps élec-
toral, lui aussi, est parfois à vendre (1). La manie de tout
gouverner conduit au discrédit et à l'impuissance du gou-
vernement.
La considération d'ordre moral est peut-dire encore plus
grave. Par son immixtion de plus en plus prononcée dans
les services de l'instruction publique et de l'assistance,
l'État tend à supprimer tous les liens spontanés entre les
classes.
La richesse et l'aisance ont des fonctions naturelles: l'une
d'elles, c'est de consacrer une partie de leur superflu à des
oeuvres d'utilité générale, d'y employer aussi une partie de
leurs loisirs. Quoi qu'on en dise, en aucun temps, l'aisance
et la richesse ne se sont complètement dérobées à cette
noble tache. La multitude des fondations et des oeuvres
d'initiative privée sont là pour le démontrer.
Aujourd'hui, cette tendance de l'aisance et de la richesse
(1) Les élections de 1889, aux États-Unis, ont fait ressortir d'une
manière fort évidente le rôle croissant qu'y jouent l'argent et la cor-
ruption. Les deux grands partis existant aux États-Unis commencent
a ressembler à deux vastes syndicats, dont les membres ne diffèrent
que médiocrement d'opinions, et qui se disputent les avantages maté-
riels que procure la possession de l'organisme réglementaire et coer-
citif, connu sous le nom d'État. Plus on accroit les attributions de l'État,
plus on développe la convoitise ; plus on amoindrit, dans les luttes
Pol itiques, les motifs nobles, pour donner la prépondérance aux motifs
grossiers.
31? L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
se manifestent par des efforts très variés, souvent considé-
rables, parfois très ingénieux. Il en résulte une sorte d'en-
noblissement et de moralisation de la fortune; il en résulte
aussi, entre les hommes de situation inégale, des rapports
reposant sur autre chose que la contrainte. La richesse ne
présente plus un caractère absolument égoïste: l'homme
ovulent et l'homme aisé ne sont plus exclusivement de
stériles oisifs. Leur existence a une utilité sociale. Des mai-
sons d'éducation, des hôpitaux, des oeuvres de charité insti-
tués par l'initiative libre, témoignent d'une solidarité affec-
tueuse, non d'une solidarité forcée, entre les hommes.
L'État survient en accapareur et en brouillon ; il reven-
dique pour lui ces domaines ; il en chasse ceux qui, volon-
tairement et sans profit personnel, les cultivaient. Il met
l'impôt à la place du don; il supprime, chez celui qui fournit
les ressources, la satisfaction morale de les offrir et d'en
surveiller l'emploi ; chez celui qui les reçoit, il substitue le
sentiment farouche et impérieux du droit au sentiment
cordial et doux de l'obligation.
. 11 l'envoie la richesse aux jouissances, comme étant son
unique but; il jette la pauvreté dans l'envie et la convoi-
tise. L'État moderne ne se doute pas que ce qu'il entre-
prend, c'est au fond une œuvre de lamentable désagrégation
sociale.
Quand il l'aura poussée un peu plus loin, il sera vrai de
dire ce qu'écrivait prématurément et faussement le socia-
liste allemand Lassalle : Il n'y a plus aucuns rapports « hu-
mains » entre les classes.
LIVRE VI
L'ETAT, LE RÉGIME DU TRAVAIL ET LES ASSURANCES.
CHAPITRE PREMIER
TENDANCE DE L'ÉTAT A INTERVENIR DANS LE RÉGIME
DU TRAVAIL ET DANS LES ASSURANCES.
Impossibilité de suivre l'État dans tous les domaines où l'on veut Fat-
tirer, nécessité de choisir quelques exemples, page 313. — Ancienneté
de l'immixtion de l'État dans les questions d'industrie et de travail,
page 314. — Les deux causes qui tendent. à reconstituer les anciennes
entraves, page 314. — Idée fausse que le peuple n'a plus rien à crain-
dre de l'intervention de l'État, parce que lui-mème est devenu l'État,
page 315. — Sorte de panthéisme politique ayant les allures d'une
religion, page 315.
Si nous voulions suivre l'État dans l'infinité des domaines
où les politiciens contemporains et, surexcité par eux, le
corps électoral cherchent à l'entraîner, notre tàche serait
interminable. Il nous suffit ici d'établir d'abord, comme
nous croyons l'avoir fait, la nature concrète de l'État mo-
derne, si méconnue de la plupart des philanthropes qui le
c
onvient à des attributions chaque jour croissantes, puis,
comme illustration, de décrire son procédé d'action dans
quel ques-uns des champs principaux dont il s'est emparé
et , qu'il rêve d'accaparer.
Celui qui s'est donné la peine, non pas de noter vague-
4
314 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ment les contours flottants de l'État idéal, sorte d'ombre
sans réalité, produit indécis de l'esprit et du sentiment,
mais d'étudier l'État vivant, agissant, la qualité et la mobi-
lité des éléments qui le composent, les ressorts qui déter-
minent ses volontés et ceux qui les traduisent en actes,
celui-là seul commence à se rendre compte de ce que l'on
peut légitimement demander à. l'État et judicieusement
attendre de lui.
L'examen impartial de quelques-uns des grands services
dont il s'est chargé achève de fixer et de préciser la con-
ception de l'État moderne ; l'observateur qui a passé par ces
attentives recherches se trouve alors à l'aise, dans chaque
cas particulier, pour se prononcer entre l'action, si souvent
invoquée, de l'État, celle des individus agissant isolément,
ou celle de la société, qui, par une inépuisable force spon-
tanée et instinctive, en dehors de tout organisme de con-
trainte, crée tant de groupements libres, tant d'associations
de toute taille, tant d'agencements variés et de combinai-
sons diverses.
Il nous a paru qu'il convenait d'observer le rôle que l'État
a assumé dans la réglementation du régime du travail et
dans l'application du principe de l'assurance.
L'immixtion de l'État dans les questions d'industrie et de
travail a de profondes racines dans le passé. Sous l'ancien
régime, les corporations, les jurandes, les maîtrises, les rè-
glements professionnels reconnus et adoptés par l'État,
ayant à leur appui la police et les tribunaux, constituaient,
dans le monde industriel, une intervention d'État en quelque
sorte continue et normale. Puis toutes ces lisières ou
presque toutes avaient été déchirées : l'industrie et le tra-
vail s'étaient trouvés rendus au régime de la liberté.
Aujourd'hui l'on tend à reconstituer ces entraves; deux
causes y contribuent : cette inconstance propre à l'humanité
LE RÉGIME DU TRAVAIL ET LES ASSURANCES.
315
civilisée qui la rend singulièrement sensible aux déceptions
et fait qu'elle se lasse, après quelques générations, des idées
et du régime auxquels elle avait eu le plus de foi ; ensuite une
tendance, qui s'accentue de plus en plus, sous l'impulsion
démocratique, dans ce dernier quart de siècle, et qui con-
siste à mettre la conscience collective et la volonté collec-
tive, définies par un parlement élu, à la place de la con-
science et de la volonté individuelle.
L'idée de la liberté personnelle est remplacée par l'idée
d'une sorte de liberté commune et fictive consistant en ce
que le peuple détermine lui-même à chaque instant, direc-
tement ou par des représentants, le régime auquel tous
devront se plier. Ce n'est pas l'individu que l'on veut libre,
c'est en quelque sorte le corps social considéré comme une
unité vivante.
Un homme d'État anglais, dont le radicalisme est peut-
être aujourd'hui un peu assagi, M. Chamberlain, disait, il y
a quelques années, que le peuple n'a plus rien à craindre
de l'intervention de l'État, parce que lui-même est devenu
l'État (1). Cette sorte de panthéisme politique qui perd
de vue les citoyens isolés pour ne plus considérer que
l'agrégat qu'ils forment, qui oublie la vie réelle des premiers
pour la vie fictive du second, tend à devenir la religion
d émocratique. C'est bien d'une religion, en effet, qu'il
s'agit, c'est-à-dire d'une croyance comportant à la fois des
mystères, une exaltation sentimentale et des formules
qu'aucun adepte ne s'avise de vérifier.
(1) He told the people that there Kvas no longer anything to fear in
State interferenee, because they themselves had become the State
(LIterly and Socialism, hy the earl of Pembroke, page 20).
iii
CHAPITRE II
MOTIFS DONT SE COUVRE L'INTERVENTION DE L'ÉTAT
DANS LE RÉGIME DU TRAVAIL.
Les trois motifs qu'invoque l'État pour réglementer le travail, page 316.
— Manque (le précision de ces trois motifs et applications indéfinies
auxquelles ils peuvent se prêter, page 317. — Motif tiré du droit
général de « police », page 317. — Motif tirè du devoir de protéger
« les faibles », page, 317. — Qui est « faible »? page 317. — Co mot
peut étre pris dans le sens naturel et étroit ou dans le sens étendu
et figuré : inconvénients de cette seconde interprétation, page 317. —
La faiblesse, au lieu d'être l'exception dans la société humaine, devient
la règle, page 318. — L'État so trouve ainsi conduit à substituer des
contrats types, uniformes, officiels, à la variété des contrats libres,
page 318.
Argument tiré de la perpétuité de la nation, dont l'État est l'unique
représentant, page 318. — Réglementation infinie à laquelle il peut
aboutir, page 310.
Le sophisme consiste à prendre dans le sens figuré les mots de sécu-
rité, commodité, faibles, etc., page 319.
Instabilité législative qui résulte de cette conception variable, pa ge 310.
— Exemples curieux de cette instabilité, page 319. — Excessive
écondité et frivole inconstance des législatures modernes; page 320.
•
' L'intervention de l'État dans le régime du travail peut
se couvrir de différents motifs, d'abord le droit et le devoir
général de police dont l'État est investi et qui vont toujours
en s'étendant; ensuite la mission qui incombe à l'État de
protéger les faibles et les abandonnés contre l'oppession des
forts et des puissants ; enfin cette tache particulière que
l'État, en tant que représentant la perpétuité de la nation,
peut seul remplir, qui a pour objet de ménager les forces
nationales, d'empêcher les générations de s'abata .rdir, même
volontairement et consciemment.
INTERVENTION PANS LE RÉGIME DU TRAVAIL. 317
Ces trois motifs d'action sont, de leur nature, peu précis
et peuvent se prêter aux interprétations les plus étendues.
La police est ainsi définie : « ordre, règlement établi pour
tout ce qui regarde la sûreté et la commodité des citoyens. »
On pourrait accepter le premier terme, celui de sûreté,
quoiqu'il soit affligé de l'infirmité naturelle à tous les voca-
bles humains, de pouvoir être pris tantôt dans un sens étroit,
tantôt dans un sens large et figuré ; mais le mot de commo-
dité est autrement souple; il peut donner lieu à toutes sortes
d'envahissements; il n'a aucune portée nette et circonscrite;
les divers esprits l'entendent chacun à leur manière.
En recherchant d'une façon exagérée les commodités
matérielles, on peut multiplier les incommodités morales,
comme les formalités, les dérangements, les nécessités d'au-
torisation, la dépendance, les sollicitations, les pertes de
temps.
Le second motif dont se couvre l'immixtion de l'État dans
le régime clu travail, le devoir de protéger les faibles, ne
comporte pas moins d'incertitude. Ici également il s'agit de
savoir si l'on prend les termes clans leur sens naturel et
étroit ou dans le sens étendu et figuré.
Qui est faible ? l'enfant, sans doute, la jeune fille, l'idiot,
celui qui, n'étant pas adulte, n'ayant pas encore ou ayant
perdu la raison, est délaissé ou exploité par ceux auxquels
la nature a confié la mission de le soigner. Mais si l'on
Prend le mot faible au figuré et dans un sens étendu, où
s'arrêtera-t-on?
Tout homme adulte, bien portant, est faible relativement
à celui de ses voisins qui jouit d'une plus grande force
Physique : tout homme médiocrement intelligent est faible
Par rapport à celui que la nature a doué de facultés
supérieures ; tout homme moins riche l'est relativement
à Lt plus riche ; tout homme à caractère mou, asservi à ses
318 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
passions, est faible en face de l'homme dont l'âme est for.:
terrent trempée.
Ainsi la faiblesse, au lieu d'être l'exception dans la société
humaine, devient la règle. Car les neuf dixièmes des
hommes sont inférieurs soit en force physique, soit en
fortune, soit en énergie de caractère, à une élite qui, par
nature, par éducation, par tradition, par ses antécédents
personnels, se trouve posséder des avantages divers.
Cette conception des devoirs de l'État à l'endroit des
faibles tendrait à faire de l'État le tuteur à peu près uni-
versel. Presque aucun contrat ne devrait . être considéré
comme un contrat libre; car il est bien rare que, dans un
contrat quelconque, il n'y ait pas, parmi les parties interve-
nantes, l'une qui l'emporte en indépendance de situation, en
expérience, en acuité d'esprit sur les autres.
La conséquence de cette interprétation du devoir de l'État
à l'égard des faibles, ce devrait être que, clans une nation,
les neuf dixièmes des citoyens seraient privés du droit de
contracter ; c'est le régime auquel les Espagnols soumet
taient, sous l'impulsion des jésuites, les Indiens du Mexique
pour les préserver de l'exploitation des blancs, des « gens de
raison; no pueden tratar y contratar. C'est l'idéal que pour-
suivaient les jésuites au Paraguay ; c'est également aujour-
d'hui un peu celui des « antisémites ». L'État tend à
supprimer toute liberté de contrat individuel entre les
individus réfutés faibles, c'est-à-dire bientôt le plus grand
nombre, et ceux qui sont réputés forts. A la liberté des
arrangements privés on substitue des contrats types, offi-
ciels, uniformes, dont aucun des contractants n'a le droit
de s'écarter.
Il n'y a pas moins de risques d'extension démesurée clans
le troisième argument qui est souvent invoqué par l'État
pour justifier son immixtion dans le régime au travail:
INTERVENTION DANS LE RÉGIME DU TRAVAIL. 319
l'Etat est le représentant naturel et unique de la perpétuité
de la nation ; il doit veiller à ce que la race ne s'abâtar-
disse pas, même par ses imprudences volontaires ou par ses
excès réfléchis. L'Etat doit assurer la vigueur et la santé des
générations futures.
Ce raisonnement contient une parcelle de vérité; mais
quel abus on en peut faire ! Si l'on voulait l'appliquer dans
tous les domaines, il faudrait réglementer minutieusement
tous les actes de l'homme, même ceux qui intéressent le
plus la dignité et la liberté intime; on aboutirait à une
organisation à la Lycurgue.
Le sophisme consiste à interpréter tous ces termes de
sécurité, commodité, faibles, protection, dans le sens le plus
large, dans leur acception figurée, au lieu de les prendre
dans leur sens étroit et leur acception positive.
Comme en outre, pour chaque génération ou même pour
les divers partis qui se succèdent au pouvoir, ces différents
vocables dépourvus de toute signification précise, n'ont plus
qu'un sens flottant et variable, il en résulte que la machine
parlementaire est assujettie à un effroyable travail pour
faire et défaire les lois.
Le vice-président de la Société britannique de législation,
M. Janson, d'après Herbert Spencer, a constaté que depuis
le statut de Merton (20, Henri III), c'est-a-dire depuis l'an
1236, jusqu'en 1872, le parlement anglais avait voté 18,160
mesures législatives, dont les quatre cinquièmes avaient été
abrogées entièrement ou en partie.
\lais le mécanisme législatif de la Grande-Bretagne était
fort lent dans les siècles écoulés; il a participé, dans la
seconde moitié de ce siècle, de l'accroissement de
rapidité dont ont bénéficié toutes les machines quelles
qu'elles soient. Dans les trois années 1870, 1871 et 1872,
Ilerbert Spencer calcule que, sans compter les lois absolu-
Il
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ment nouvelles, le législateur britannique a amendé ou
abrogé complètement 3,532 lois antérieures.
D'un autre côté, le comte de Wemyss, président de la
Liberty and Properly Llefence League, donne dans un de ses
opuscules, la liste de 243 mesures législatives, acts ou bills,
ayant un caractère socialiste, qui ont été votées par le par-
lement anglais de 1870 à 1887 (1).
Grisé par ce mouvement législatif perpétuel, un homme
public anglais s'écrie que « la doctrine du laisser-faire est
aussi morte que le culte d'Osiris. »
Cette excessive fécondité et cette frivole inconstance des
législatures modernes font douter qu'elles soient en posses-
sion de la vérité. Ces centaines de lois, souvent assez
récentes, que l'on abroge chaque année, suggèrent à l'obser-
vateur la remarque que le législateur actuel ou futur n'est
ou ne sera pas plus exempt d'erreur.
On n'en continue pas moins, en tout pays, à vouloir
réglementer à outrance le régime du travail et, dans des
plans gigantesques, on se plaît à rêver que l'on pourra
mettre un jour toutes les nations d'accord pour l'établis-
sement d'un régime international de protection des tra-
vailleurs.
(1) Socialisai at SI-Stephen's, by tbe cari of Wemyss.
CHAPITRE III
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL CITEZ LES NATIONS MODERNES.
Euthousiasme, avoué ou latent, des représentants de la démocratie
contemporaine pour les institutions du moyen âge, page 322.
Les critiques contre l'organisation actuelle du travail systématisées par
un écrivain allemand, le D r Adler ; les regrets du moyen âge, au point
de vue économique industriel, y sont très apparents, page 322. —
Les prétendues neuf plaies du régime industriel actuel, page 324.
Développement du travail des enfants et des femmes dans l'industrie,
page 325. — Description des maux que ce régime peut engendrer,
page 325. — On est étonné que, depuis trois quarts de siècle, les sta-
tistiques vitales n'en portent pas la trace, page 326.
La longueur de la journée de travail et le travail de nuit, page 326. —
Arguments industriels fournis en faveur du travail de nuit, page 327.
Les dépositions et les exagérations des hommes spéciaux, médecins,
inspecteurs de fabriques, etc., page 327. — Le « machinisme » a plus
libéré d'êtres faibles des tâches grossières et malsaines qu'il ne leur
en a assujettis, page 328. — Il n'est pas vrai que la femme prenne
dans l'industrie la place de l'homme; le progrès de la science amine
seulement (les interversions dans le rôle industriel des deux sexes,
page 328.
Les enquêtes du deuxième quart de ce siècle représentent comme très
dures, pour la femme et l'enfant, la petite industrie et l'industrie it
d omicile, page 329. — Exemples nombreux, page 329. — Défiance que
doivent inspirer les hygiénistes et les spécialistes, page 33I.
Ou calomnie les usines modernes que la force des choses rend de plus
eu plus vastes, aérées et de moins en moins insalubres, page 332.—
Grande part de préju gé et de convention dans les attaques coutre le
régime manu facturier contemporain, page :33.
Le législateur a le droit et le devoir de réglementer le travail des
enfants dans les manufactures, page 333. — Origine des Factory Jets
en Angleterre, page 433. — La réglementation actuelle du travail des
enfants dans les différents pays d'Europe, page 335. — Les nations
Pauvres et celles à population dense vont bien moins loin dans cette
réglementation que les nations riches et celles â moindre densité
spécifique, page 335.— La législation allemande parait celle qui con-
cilie le mieux actuellement les devoirs de l'humanité et les exigences
'de la production, page 337.
2i
1
322
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
La loi française en projet viole les lois naturelles eu réglementant la
journée de travail pour les adultes de tout âge, page 339. — Il n'y e
d'intervention légitime de l'État qu'en faveur de l'enfant, de l'ado-
lescent des deux sexes et de la fille mineure, page 339. — Fatale ten-
dance du législateur moderne à remplacer partout l'influence des
moeurs par celle des lois, page 340.
Même pour le travail de l'enfant la tutelle officieuse de l'État doit être
limitée et discrète, page 360. — Fausseté de la théorie que le salaire
des enfants et des femmes déprécie les salaires des hommes, page 340.
Le phénomène le plus intéressant peut-être de ce temps,
au point de vue social et même politique, c'est l'enthou-
siasme nouveau des représentants de la démocratie pour
l'organisation du travail au moyen âge.
Quelques politiciens dissimulent encore leurs préférences
pour les vieilles institutions corporatives du temps de saint
Louis; ils prétendent innover quand purement et simple-
ment ils veulent restaurer le passé ; ils disent marcher en
avant quand ils reculent. 11 leur en cale de proclamer que
ce qui importe le plus à l'homme, le régime du travail,
fut mieux réglé il y a cinq ou six siècles ou même huit siècles
qu'aujourd'hui. Cet aveu cadrerait mal avec toutes leurs
déclamations contre u cet âge d'ignorance et d'oppression ».
Mais c'est là une pure hypocrisie de plagiaire . qui veut
paraltre auteur original. Ceux d'entre les démocrates con-
temporains qui ne sont pas retenus par les ménagements
politiques parlent un langage plus net et plus explicite.
Pour avoir la pensée exacte de la génération actuelle,
il faut s'adresser aux hommes jeunes. Voici un docteur
allemand qui,il y a six ans à peine, écrivait une thèse d'agré-
gation sur le célèbre Rodbertus-Jagetzow, précurseur de
Karl Marx, et fondateur de ce que nos voisins appellent pré-
tentieusement « le socialisme scientifique, », comme qui
dirait l'astrologie scientifique ; ce docteur M. Adler, publie
dans une revue germanique importante : einalen des
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 323
deutsch en Reiches für Getzgebang, un travail sure la protec-
tion internationale des travailleurs » ; il y énumère tous les
maux dont souffre l'ouvrier contemporain, et qui, paraît-
il, épargnaient l'ouvrier d'autrefois.
Les regrets du moyen âge y apparaissent dès l'abord. Les
barrières innombrables que le moyen âge avait opposées à
l'intérêt mercantile, nombre maximum d'ouvriers et d'ap-
prentis (il faudrait dire aussi nombre de maîtres), prescrip-
tion de l'espèce cle marchandise à fabriquer (il faudrait
ajouter et du mode de fabrication), achat collectif des
matières premières, interdiction du travail la nuit et le
dimanche, restrictions nombreuses à la concurrence par des
prix minima (on devrait ajouter aussi par des prix maxima),
par la prohibition de certains moyens de réclame, par les
prix du marché, etc., toutes ces barrières sont tombées. Il en
est résulté la concurrence sans frein de tous contre tous, ce
fameux Struggle for lift>, dont on nous rebat impitoyablement
les oreilles depuis un quart de siècle. On s'efforça, comme
au temps jadis (car c'est la loi de l'humanité sous tous les
régimes), de vendre au plus cher et (l'acheter au meilleur
compte, mais avec cette différence que tous les moyens
étaient permis. On ne recula devant aucun.
De toutes les marchandises engagées dans cette lutte sans
merci, la principale est la marchandise-travail, la force
humaine, la fameuse Arbeitskra ft qui revient à chaque ins-
tant sous la plume de Karl Marx. Le grand effort de ceux
qui ont besoin de cette marchandise si commune, si offerte,
c'est de l'acheter au plus bas prix. Or il se rencontre que
cette marchandise vile, que tous les acheteurs de travail
cherchent à avilir de plus en plus, est formée d'hommes,
« d'êtres semblables aux employeurs», de citoyens de l'État,
constituant une très grande part, on peut dire la plus grande
part, de la nation. Par égoïsme ou même simplement par
4
321 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
nécessité, sous le régime de la libre concurrence indus-
trielle, les acheteurs de travail tendraient à rendre de plus en
plus misérable la condition des travailleurs.
Ces misères qui, à en croire le docteur Adler, seraient ou
nouvelles ou singulièrement aggravées de notre temps,
sont au nombre de neuf : 1° le travail régulier des enfants
dans les fabriques ; 2° le travail régulier des femmes dans
les mêmes lieux ; 3° la durée parfois extraordinairement
longue de la journée de travail pour tous les ouvriers en
général ; le taux souvent excessivement bas du salaire
des ouvriers non qualifiés, c'est-à-dire dont la besogne
n'exige pas d'apprentissage ; 5° le chômage temporaire et,
par suite, la privation du salaire pour les ouvriers qui sont
capables de travailler et disposés à le faire ; 6" l'incapacité
de travail, et l'absence de moyens d'existence, par suite
d'accidents dont l'ouvrier peut diïficilement, parfois même
aucunement, se faire indemniser par le patron; 7° la même
incapacité provoquée par la maladie ; 8° la vieillesse pré-
maturée, besogneuse, que la bienfaisance publique, toujours»
dégradante, est impuissante à soulager ; 9° enfin, la misère
sordide des habitations ouvrières souvent malsaines, qu'une
honteuse exploitation force parfois les ouvriers à louer très
cher.
Nous ne nous attarderons pas à examiner si tous ces
maux sont bien aussi nouveaux que nombre de personnes -
semblent le croire, si, par exemple, on doit regretter les
infectes ruelles et les étroites maisons où s'entassaient, il y
a un siècle, les ouvriers et même les petits bourgeois, Notre
examen se portera seulement sur les premières des plaies
qu'on nous dénonce et sur les lénitifs que les médecins
sociaux emploient à les guérir.
Nous prenons toujours pour guide M. Adler, simplement
parce qu'il a systématisé les récriminations qui s'élèvent
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 325
aujourd'hui dans les deux mondes contre l'ordre industriel
le travail régulier des enfants et des femmes dans
libéral.
C 'es t
les fabriques ainsi que la durée réputée excessive de la
journée de labeur qui attirent surtout les plaintes. Le patron,
nous dit-on, trouve un bénéfice à remplacer les ouvriers
mâles par des femmes, puis même celles-ci par des enfants:
ces travailleurs ont moins de besoins, moins de frais d'exis-
tence, par conséquent ils se contentent de salaires moins
élevés. Mariée, la femme ne demande à la fabrique qu'un
supplément au salaire du mari, devenu insuffisant à l'entre-
tien de la famille; c'est aussi un appoint, dont on ne se
donne guère la peine de discuter le chiffre, qu'apportent
les enfants au ménage des parents.
La productivité du travail de ces ouvriers inférieurs,
les femmes et les enfants, n'est, sous le régime des machi-
nes, guère moindre que celle des hommes ; et elle est lar-
gement compensée par la différence de salaire.
Aussi l'industriel trouve-t-il son profit à cette substitution
croissante. L'emploi de plus en plus général des enfants et
des femmes dans les manufactures en fournit la preuve.
L'égoïsme du chef de famille contribue au développement
de cette organisation, parce qu'il commence par en profiter,
quoiqu'il doive bientôt en souffrir. Il y trouve d'abord une
augmentation des ressources du ménage ; mais ce n'est que
le fait initial; car, toujours d'après l'opinion que nous ex-
posons,,le chef de famille va bientôt se trouver évincé de la
fabrique ou y voir son salaire tomber par suite de l'intro-
qu'il a imprudemment favorisée, de ces travailleursau
ti
raba s.
Tout un cortège de conséquences désastreuses accompa-
gne cette situation : on prend soin de décrire pathétique-
ment l'affaiblissement des forces de l'enfant dont la crois-
326 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
sance s'arrête ou est entravée, les maladies chroniques con-
tractées dès le premier âge, tout au moins des prédisposi-
tions à toute espèce d'affections qui deviennent héréditaires,
les dommages moraux non moindres que les matériels,
l'atrophie de l'intelligence, la souillure de l'âme enfantine
au contact d'ouvriers plus âgés.
Puis on passe à la femme : on montre que sa constitution
fragile, sujette à de périodiques épreuves, n'est pas faite
pour l'implacable rigueur de l'atelier mécanique ; que la
génération qu'elle enfante est nécessairement faible et mal
constituée, que son ménage est délaissé, devient sordide et
misérable ; on va même parfois jusqu'à conclure que son
chétif salaire industriel ne compense pas le dommage causé
à l'économie de la maison par l'abandon du foyer ; on
s'étend sur les dangers de la promiscuité des sexes; puis,
on fait entrevoir les générations futures atteintes de dégé-
nérescence physique et de démoralisation précoce.
Comme ce régime a été inauguré il y a environ trois
quarts de siècle, et qu'il est devenu très général depuis
quarante années déjà, l'on est tout surpris, après ces émou-
vantes lectures, de voir, d'après les statistiques irrécusables,
qu'en tout pays européen la vie moyenne s'est prolongée.
La longueur de la journée de travail et le travail de nuit
n'auraient pas des effets moins terribles que ceux qu'on nous
décrivait tout à l'heure et qui, par une singulière anomalie,
ne laissaient cependant aucune trace sur les statistiques
vitales.
Chaque fabricant est entraîné, nous assure-t-on, par cette
implacable loi de la concurrence, la farouche et impitoyable
dominatrice du monde moderne, à accroître la durée de la
journée de travail jusqu'à la limite extrême. Parfois même
il fait deux équipes, l'une qui travaille le jour et la seconde
la nuit. Le mari es.
t souvent clans une de ces équipes et la
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
327
femme dans l'autre, de sorte que pendant les jours et les
D uits ouvrables ils ne se voient pas plus qu'autrefois Castor
et Pollux.
L'entraînement que subitrindustriel aux longues journées
et au travail nocturne est dû, prétend-on démontrer, à des
causes économiques évidentes : on épargne ainsi sur les
frais généraux, puisque, avec une même usine, les mêmes
machines, on fait beaucoup plus d'ouvrage : cela évite des
constructions nouvelles et un accroissement de matériel.
Même en augmentant le salaire pour le travail de nuit, le
patron trouve, par l'économie de ces frais généraux, un
bénéfice industriel notable.
Puis, comme on a l'esprit subtil, on fait remarquer que
l'industriel a un intérêt à user ses machines le plus vite
possible en les faisant travailler continuellement, parce que,
toujours menacé d'inventions nouvelles, l'outillage, si on le
mettait au régime des courtes journées, pourrait devenir
vieilli et démodé quoiqu'il n'eût encore que médiocrement
servi.
Pour achever toute cette démonstration, on fait appel aux
livres spéciaux, aux rapports surtout des inspecteurs de
fabrique, soit d'Angleterre, soit d'Allemagne, aux mémoires
des médecins et des philanthropes.
Tous ces personnages techniques, comme tous les hom-
mes professionnels du monde, affirment que leurs soins sont
indispensables, que leurs attributions sent trop limitées,
que le mal contre lequel luttent est terrible, qu'il faut
renforcer leur action, accroître leurs pouvoirs, augmenter
leur nombre, etc., que, si on ne le fait, la société, qui porte
dans son sein un germe de mort, dépérira et finira par
mourir.
Voilà le tableau que l'on présente sans cesse au pu-
bli c, au gouvernement, aux assemblées, pour les pousser
328 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
à intervenir de plus en plus dans le régime du travail.
Dieu nous garde de prétendre qu'il n'y ait rien de vrai
dans ces plaintes ! Mais les exagérations y sont évidentes,
les omissions regrettables ; l'examen est superficie], unila-
téral; il oublie le passé, il oublie même, dans le présent,
toutes les professions si diverses qui s'exercent dans l'atelier
domestique, parfois môme aux champs, et dont beaucoup
n'ont pas moins d'inconvénients soit matériels, soit moraux
que ceux qu'on énumère avec une si poignante complaisance.
Certainement « le machinisme » facilite l'entrée des
enfants et des femmes dans beaucoup d'industries qui leur
étaient autrefois fermées ; mais on néglige devoir ou de dire
qu'il les exclut de certaines autres où ces êtres frôles étaient
constamment employés autrefois.
La mouture ne se fait plus par des femmes, ni le halage
par des femmes et des enfants. Les femmes remplissent les
ateliers de tissage; mais les hommes leur ont succédé dans
la filature ; la machine a interverti ainsi beaucoup de tâches,
et non seulement la machine, mais la production et le com-
merce en grand. Dans les magasins de nouveautés, où ii faut
remuer de très gros paquets, les femmes sont devenues
moins nombreuses ; les hommes les y ont remplacées; un
changement de môme nature s'opère dans le blanchissage
en grand, où l'on commence d'introduire des machines exi-
geant de la force musculaire ; par contre, les femmes profi-
tent de beaucoup d'industries nouvelles, la photographie,
les téléphones ; dans l'imprimerie même elles tiennent une
place. •
Les hommes, évincés de diverses occupations, voient s'ou-
vrir devant eux d'autres carrières, sinon nouvelles, du moins
singulièrement agrandies, ainsi l'industrie des transports.
avec toutes ses annexes qui s'est si prodigieusement déve-
loppée.
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 329
Il n'est pas vrai que la femme prenne dans l'industrie la
place de l'homme. La science et ses applications amènent
seulement des interversions dans le rôle industriel des deux
sexes, certains travaux, autrefois pénibles, devenant soudain
aisés; d'autres, au contraire, faciles autrefois, exigeant, par
les procédés nouveaux, un plus grand déploiement de force.
Ces interversions, qu'amènent les incessantes découvertes
du génie moderne, profitent à l'ensemble de la civilisation,
à la production dont elles abaissent le prix, à la consomma-
tion qu'elles facilitent par le bon marché, aux ouvriers et
ouvrières dont les salaires tendent à se proportionner au
résultat produit par leur labeur.
Il faudrait des développements infinis pour répondre à
toutes les allégations de ceux qui soutiennent que les manu-
factures et les machines ont détérioré la situation maté-
rielle et morale de l'ouvrier. Nous oublions, disait Rossi, les
blessures profondes de nos ancêtres et nous sommes émus
de nos moindres piqûres.
Sans remonter aux temps anciens, tous ceux qui lisent
les enquêtes du deuxième quart de ce siècle, celles de Vil-
lermé ou de Blanqui sur les ouvriers de la petite industrie
et sur le travail dans l'atelier domestique, verront que les
descriptions de ces observateurs sont beaucoup plus navran-
tes et ont un caractère plus précis et plus probant que les
la mentations présentes.
Il en est de môme de la très précieuse collection des mo-
nographies des Ouvriers des deux mondes, publiées vers le
m ilieu de siècle sous la direction de M. Le Play. Le travail
do mestique d'autrefois y apparaît avec toute sa dureté.
La famille n'était pas toujours clémente, dans ces temps
de n'oindre sensibilité, ni pour la femme ni pour l'enfant.
On voyait dans le Lissage des châles en chambre les jeu-
nes !filles de six à douze ans lançant la navette pendant
.1)
330 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
douze ou treize heures par jour. lin médecin, le docteur
Haxo, nous émouvait sur le sort des brodeuses des Vosges,
silencieusement courbées sur leur ouvrage jusqu'à dix-neuf
heures sur vingt-quatre, mangeant assises à leur travail,
leur pain sur les genoux, sans quitter l'aiguille, de peur de
perdre un quart d'heure. Un autre nous décrivait les mala-
dies des dentellières, la faiblesse de la vue, résultat du tra-
vail assidu et minutieux à l'aiguille, l'irritation et la rougeur
des paupières, l'intoxication des voies respiratoires et diges-
tives par la poussière du blanc de plomb. On nous montrait
aussi des tailleuses de cristal, toujours penchées sur leur
roue, toujours les mains dans l'eau, aspirant des débris de
verre.
D'autres signalaient les travaux excessifs des couturières
en chambre, des modistes, des lingères, les nuits passées à
l'ouvrage, l'absence clq toute relâche et de tout repos. La
célèbre et émouvante chanson de la Chemise, cette naïve
et touchante complainte anglaise, ne fut pas inspirée par les
manufactures.
Les observateurs du commencement ou du milieu de ce
siècle, dans les contrées primitives, arrêtaient nos yeux sur
les femmes remplissant, en grand nombre, en Silésie par
exemple, le pénible état d'aide-maçon; sur les jeunes filles
travaillant comme les hommes aux terrassements de che-
mins dc fer dans les Landes, passant la nuit pêle-mêle avec
les ouvriers sous des baraques provisoires.
Les philanthropes qui se sont consacrés aux classes rura-
les ne sont pas, eux non plus, en peine de tableaux attris-
tants : l'abandon à la maison de l'enfant au maillot par la
mère qui vaque aux occupations du dehors, les tâches rudes
et parfois malsaines comme le teillage ou le rouissage du lin
et du chanvre, les occasions d'immoralité que fournit aux
adolescents des deux sexes la promiscuité du travail des
LÀ RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 33i
les images grossières qu'excitent dans de jeunes
celsIpa itIiltPs 5'les choses de la campagne. La collection des Ouvriers
des deux mondes foisonne de descriptions de ce genre.
[1 s'est fait, il y a vingt et quelques années, une grande
enquête en Angleterre sur ces bandes agricoles, agrieultural
gangs, composées de jeunes gens et de jeunes filles pour la
plupart, qui, sous la conduite d'un entrepreneur, parcourent
les districts agricoles pour rentrer les récoltes. A l'en croire,
ce serait là qu'on trouverait le maximum de l'immoralité et
de la dégradation humaine ',1).
D'autres, au contraire, nous mèneront dans les faubourgs
de Londres, nous feront entrer dans des maisons étroites et
sordides où quelques hommes, quelques femmes et quel-
ques enfants confectionnent sans discontinuer des vêtements
à bas prix, travaillant, allègue-t-on, quinze, seize et dix-
huit heures par jour : c'est ce que l'on nomme le sweating
system; la grande industrie et les machines sont innocentes
de tous ces abus.
Mais ces abus que l'on a trouvés partout, dans tous les
temps, au foyer domestique comme à l'atelier commun,
sont-ils vraiment aussi généraux, aussi persistants, aussi
cruels qu'on nous les dépeint ? II faudrait, pour le croire,
ignorer le tour d'esprit du philanthrope, de l'hygiéniste et
du spécialiste.
Celui qui, avec un coeur généreux, s'est consacré à l'étude
de ce qu'il considère comme une plaie sociale, qui y appli-
que indéfiniment le microscope, finit par perdre tout sens
des proportions. Il ne sait plus distinguer l'exceptionnel de
l 'ordinaire ; tous les maux qu'il voit, à travers son instru.
(1) L'un de nos premiers travaux de publiciste, le premier article du
moles que nous ayons écrit dans la Revue des Deux-Mondes, en 1869,
aiuératéi Geca'n:gaseloliàbaruadn esalyasegrdiceolle'esi:quête parlementaire sur ces Agricul-
332 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ment grossissant, deviennent énormes, les plus grands
maux de l'humanité.
A lire certains livres de médecine, à étudier tous les
symptômes qu'ils décrivent des maladies diverses, à suivre
le jugement qu'ils portent sur les différentes habitudes
humaines, l'homme le plus sain se croit atteint d'une foule
d'affections mortelles : on s'étonne de vivre encore. On
trouve à chaque profession tant d'inconvénients pour l'esto-
mac, le coeur, les reins, qu'on prendrait le parti de vivre
oisif, si d'autres ne survenaient pour dépeindre tous les pé-
rils de l'oisiveté.
II en est de même des philanthropes, des hygiénistes, des
spécialistes sentimentaux qui se livrent à des études et à des.
enquêtes sur le travail, soit de la ville, soit des champs, soit
de l'atelier, soit du foyer. L'un dénoncera tel travail. parce
qu'il exige la station debout, l'autre un travail différent,
parce qu'il contraint à être assis et courbé sur soi-même.
Chaque spécialiste, uniquement occupé de son objet qu'il
aura considéré sous toutes ses faces et perdant de vue les
objets environnants, invoquera l'intervention de la loi pour
interdire, réglementer, restreindre tel ou tel labeur qu'il
considérera comme exceptionnellement dangereux et qui ne
l'est pas plus que mille autres.
Les prétendus maux que l'on attribue aux machines et à.
la grande industrie; existaient bien avant celle-ci et celles-
là ; on les retrouve encore aujourd'hui dans les tâches où le
travail se t'ait à la main et isolément.
Il me semble que l'on calomnie un peu les usines, suytaut
les usines modernes, celles qu'on élève depuis un quart de
siècle. Elles n'ont, pour la plupart, ni l'insalubrité ni l'aspect
sordide dont on nous parle. Plus elles sont grandes et plus,
d'ordinaire, elles sont bien tenues. Plus les machines y ont
de valeur, et mieux elles sont soignées, comportant, en
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
333
dehors même de toute pensée de philanthropie et par la
nécessité des choses, des conditions de propreté pour le
personnel ouvrier qui est occupé à ce précieux outillage. Les
salles de ces établissements sont aujourd'hui ; par conve-
nance industrielle, vastes, hautes, bien aérées; les ouvriers
y sont distants les uns des autres. Les séances y sont en
général moins prolongées qu'au foyer domestique ; la néces-
sM des allées et venues deux fois au moins par jour et sou-
vent quatre fois, de la maison à l'usine ou de celle-ci à la
maison, fait jouir du grand air beaucoup de familles casa-
nières qui, autrefois, sortaient peu d'une sorte de bouge,
formant leur misérable logis.
Je ne vois pas ce que la civilisation a perdu aux grandes
usines. Elles ont contribué à attirer la population dans la
banlieue des villes ou à la campagne loin de ces étroites
ruelles qui constituaient nos villes d'autrefois et où elle
pourrissait sans soleil et sans air. Les grands établissements
ont besoin de cours spacieuses, de dégagements nombreux,
de larges voies d'accès; ce sont là des conditions de salu-
brité relative.
Dans toutes les attaques contre le régime manufacturier,
il y a beaucoup (le préjugé et de convention : on se l'appelle
vaguement les informes et étroites fabriques d'autrefois,
celles du début de l'industrie mécanique, quand les capi-
taux étaient rares et que des machines embryonnaires
exigeaient peu de place. Il y a autant de différence entre
ces chétives manufactures d'autrefois et les grands établis-
sements d'aujourd'hui qu'entre les anciens et mesquins
bateaux où s'entassait un personnel nombreux de marins, et
les énormes steamers, que nous voyons si habilement amé-
nagés et tenus avec une si méticuleuse propreté.
La manufacture, toutefois, pourrait léser l'enfant, quand
le patron est avide et imprévoyant et les parents durs. Ce
'Pr
334 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
n'est pas que l'enfant fut toujours ménagé par la petite
industrie : certains types qui tendent à disparaître, le petit
ramoneur par exemple, qu'un appareil très simple va bientôt
complètement évincer, émouvait, souillé de suie et d'appa-
rence malingre, toutes les âmes sensibles.
L'usine n'avait donc pas inventé, pour l'enfant, les tâches
sales ou pénibles. Mais elle pouvait les rendre plus régulières,
plus prolongées, plus assujettissantes. La législation y a
pourvu dans la plupart des pays (lu monde, et elle a eu
raison.
L'enfant rentre incontestablement dans la catégorie des
êtres faibles qui ne disposent pas librement d'eux-mêmes ;
il peut être exploité par des parents cupides. Le premier,
sir Robert Peel fut donc bien inspiré quand, par l'article 49.,
George III, chapitre Lxxm, c'est-à-dire en 1802, il réglementa
le travail des enfants dans les manufactures de coton et de
laine. Cette loi était, d'aileurs, bien timide ; elle se
contentait de restreindre, pour ces jeunes ouvriers, la jour-
née à douze heures de travail. Dix-sept ans plus tard, en
1819, quand on amenda cette première mesure, on se
montra encore singulièrement circonspect, en interdisant
seulement l'emploi d'enfants au-dessous de neuf ans dans les
mêmes établissements. Telle fut l'origine modeste et dis-
crète des Factor,' ilcts qui se sont succédé en Angleterre au
nombre de plusieurs dizaines et qui ont été imités par la
plupart des nations du continent.
Aujourd'hui, il n'y a guère en Europe qu'une contrée qui
n'ait pas réglementé d'une façon générale le travail des
enfants dans les manufactures, c'est la Belgique, qui s'est
bornée à interdire d'employer les enfants au-dessous de dix
ans au fond des mines; c'est bien insuffisant.
L'Italie s'est montrée aussi réservée que la Belgique. Elle
se contente de prohiber le travail des enfants an-dessous
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 135
de neuf ans pour l'ensemble des industries et, d'une façon
particulière, au-dessous de dix ans dans les mines «au
fond » ; elle permet d'employer jusqu'à huit heures par jour
les enfants qui sont au-dessus de cet âge encore si bas.
Ce sont là deux pays à population très dense et à salaires
très faibles. La pauvreté a ses exigences ; elle émousse le
sentiment ou, du moins, lui restreint sa part. Les autres
nations pauvres en fournissent aussi la preuve.
La Hongrie prohibe le travail des enfants dans les fabri-
ques au-dessous de dix ans; de dix à douze, elle fixe au
travail une durée maxima de huit heures, encore bien lon-
gue. De douze à quatorze, elle permet dix heures ; et au
delà elle ne réglemente plus rien, sauf l'interdiction du
travail du dimanche et de la nuit pour ces jeunes
ouvriers.
L'Espagne se rapproche dd la Hongrie : les enfants n'y
peuvent travailler dans les fabriques au-dessous de dix ans
ni plus de cinq heures par jour jusqu'à treize ans pour les
garçons et quatorze ans pour les filles; elle ajoute à ces
enfants une autre catégorie de jeunes ouvriers, pupilles de
la loi, les adolescents de quatorze à dix-huit ans pour les
hommes, de quatorze à dix-sept ans pour les filles, qui, les
uns et les autres, ne peuvent travailler plus de huit heures ;
elle interdit enfin le travail de nuit dans les établissements
à moteurs hydrauliques et à machines à. vapeur.
Le Danemark se rapproche de l'Espagne et des au ges pays
précités : c'est à dix ans aussi que l'enfant y peut devenir
ouvrier de fabrique.: jusqu'à seize ans, la durée du travail
n'y peut dépasser six heures ; puis viennent les adolescents
de seize à dix-huit ans qui ne peuvent être employés plus
de
aussi interdit.
heures ; le travail du dimanche et de la nuit leur est
Voilà pour les pays pauvres où la vie est dure, où chacun
336 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
sent le prix du travail; l'opinion publique y supporterait
mal que le gouvernement s'avisât de retarder trop l'époque
où un être humain peut coopérer à sa propre subsis-
tance.
Les pays, soit plus riches, soit plus vastes, et à gouver-
nement affectant de hautes visées, font à la réglementation
une part plus grande. Au lieu de placer à dix ans l'âge où
l'enfant peut travailler en fabrique, ils le mettent à douze
ou à treize ou à quatorze; ils étendent aussi parfois l'appli-
cation de leurs règlements non seulement à la grande indus-
trie concentrée, mais à la petite, toute disséminée qu'elle
soit. Quelques-uns ne se bornent pas à régler le travail
des enfants ou des adolescents; ils veulent encore imposer
soit la même prohibition, soit les mêmes restrictions aux
hommes faits.
Voici l'orientale Russie qui, parmi ce nouveau groupe de
nations, offre le minimum de réglementation : elle interdit
clans les fabriques le travail des enfants au-dessous de douze
ans, leur fixe, à partir de cet âge, une durée maxima de
huit heures, et en outre interdit, dans les principales branches
de l'industrie textile, le travail de nuit pour les jeunes gens
au-dessous de dix-sept ans et pour les femmes.
Les Pays-Bas fixent aussi à cet âge quasi-sacramentel de
douze ans l'entrée clans les fabriques, ruais on y discute en
ce moment un projet de loi plus étendu.
La Suède a une législation analogue, mais un peu plus
restrictive dans l'application ; douze ans pour l'entrée en fa-
brique; six heures de travail maximum jusqu'à quatorze ans;
de quatorze à dix-huit ans, journée maxima de dix heures
et interdiction du travail de nuit.
C'est encore cet âge de douze ans qu'adopte l'empire
d'Allemagne, avec un maximum de six heures de travail quo-
tidien jusqu'à quatorze ans, et de dix heures de quatorze
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 337
seize ans. Pour toutes ces catégories d'ouvriers, le travail
est prohibé le dimanche et la nuit. Cette législation nous
parait fort acceptable. Nous reculerions même volontiers
jusqu'à quinze ans et à dix-sept les âges où le travail ne doit
pas dépasser respectivement six et dix heures.
Plus exigeante clans un sens et moins dans un autre se
montre l'Autriche : elle interdit l'emploi dans les fabriques
d'enfants au-dessous de quatorze ans; elle fixe à partir de
cet, âge, invariablement pour tous les ouvriers, même les
majeurs, la durée maxima du travail à onze heures, mais
elle autorise parfois une heure de plus ; elle interdit le
travail de nuit pour les femmes. Elle s'occupe des simples
ateliers comme des fabriques, y défendant le travail des
enfants au-dessous de douze ans, y fixant, jusqu'à quatorze
ans, la durée maxima de la journée à huit heures et y
prohibant, au-dessous de seize ans, le travail de nuit.
Entrée tard dans la voie de la réglementation industrielle,
la démocratique Helvétie a devancé du premier coup la
plupart des pays de l'Europe continentale par la rigueur de
ses prescriptions : le travail des enfants dans les fabriques
n'y peut commencer avant quatorze ans, la journée maxima
pour eux est de onze heures, sur lesquelles on doit prélever,
jusqu'à seize ans, la part de l'instruction scolaire et religieuse;
puis, pour les adultes eux-mêmes de tout âge, le travail de
fabrique ne doit pas se prolonger au delà de onze heures
effectives : sauf des exceptions qui peuvent être assez
fréquentes, le travail des usines est interdit la nuit et le
dimanche.
L'Angleterre, qui subit dans sa législation l'influence de
plus en plus marquée des philanthropes, mais qui recule,
par tradition, devant l'absolue uniformité, a, dans le cours
de plus de quatre-vingts ans, depuis l'act de 1802, dû au
Premier sir Robert Peel, constitué une réglementation du
333 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
travail des enfants et des femmes, qui est à la fois la plus
minutieuse, la plus compliquée que l'on puisse imaginer.
Positive, cependant, jusque dans ses plus grands accès de
zèle humanitaire, elle n'a pas voulu reculer trop dans la vie
de l'homme l'époque du travail productif : elle la place à la
limite fort basse de dix ans; mais jusqu'à quatorze ans l'on
ne peut être employé dans les fabriques qu'au demi-temps,
c'est-à-dire trente heures par semaine ; les enfants du même
âge employés « industriellement » chez eux ne peuvent
travailler plus de cinq heures par jour. Puis, les jeunes gens
de quatorze à dix-huit ans, et toutes les ouvrières, quel que
soit leur âge, ne peuvent travailler plus de cinquante-six
heures et demie par semaine dans les industries textiles, ni
plus de soixante heures dans les autres fabriques et dans les
ateliers. Enfin, toutes ces catégories d'ouvriers protégés par
la loi ne peuvent être employés la nuit ni le dimanche, ni
même l'après-midi du samedi. Une série d'arts étendent ces
dispositions, avec quelques faibles tempéraments et beau-
coup de mesures de détail plus ou moins restrictives, aux
magasins et en partie au travail familial.
Il nous a semblé bon d'énumérer la législation des diffé-
rents pays de l'Europe en cette matière : nous avons pris
dans ces indications le docteur Adler pour guide.
Reste la France, que nous avons réservée. Elle interdit
dans les établissements industriels l'emploi des enfants
au-dessous de douze ans, sauf des exceptions pour cer-
taines industries où l'entre à dix ans est tolérée. De dix.
à douze ans, dans ces dernières , la journée maxima est
de dix heures; de douze à quatorze, l'on distingue si l'on
a reçu ou non l'instruction primaire : l'enfant ne l'a-t-il
pas reçue, il ne travaillera que six heures; l'a-t-il reçue, on
suppose, sans doute, que ses force physiques en sont accrues,
il pourra travailler douze heures; pour tous les jeunes gens
LA RÉGLEMENTATION Dti TRAVAIL.
339
au-dessous de seize ans et pour les jeunes filles de moins de
vingt et un ans, le travail est interdit la nuit et un jour par
semaine (l'absurde préjugé anticlérical auquel notre démo-
cratie est niaisement assujettie a empêché de désigner le
jour); enfin, pour tous les ouvriers, la journée maxima est
de douze heures.
Mais l'on est en train de changer tout cela : une loi votée
par la chambre des députés, et actuellement soumise au
sénat, va beaucoup plus loin : elle interdit pour les femmes
de tout âge le travail de nuit et elle limite pour tous les
ouvriers, quels qu'ils soient, la durée de travail à onze
heures. Ces mesures sont à la fois excessives en ce qu'elles
diminuent la liberté des ouvriers majeurs, et insuffisantes
en ce qu'elles permettent une journée trop longue aux
enfants de douze à. quatorze ou quinze ans occupés dans
les fabriques. On eût beaucoup mieux fait d'adopter pure-
ment et simplement la loi allemande, qui, parmi toute
cette législation industrielle si touffue et si vacillante, est la
plus raisonnable.
Pour un homme qui réfléchit, c'est-à-dire qui ne consulte
pas uniquement l'impulsion de son coeur, porté à l'idéal,
mais qui cherche à voir les choses dans leur ensemble, les
rapports des unes aux autres, qui tient compte des néces-
sités de la vie, de la dureté inévitable de la destinée
humaine, des droits de la liberté individuelle, il n'y a
d
'intervention légitime de l'État, pour déterminer la durée
du travail, qu'en ce qui concerne l'enfant, l'adolescent des
deux sexes, la fille mineure. Peut-être pourrait-on y joindre
la femme enceinte ou relevant de couches dans les quinze
Jours qui précèdent et suivent celles-ci, parce qua cette
femme a la charge d'un autre être humain ; mais cette déter-
mination est très délicate, et il vaut mieux laisser agir les
moeurs.
340 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Une des plus fatales tendances du législateur moderne,"
c'est sa prétention à remplacer partout l'influence des
moeurs par celle des lois.
Même en ce qui concerne l'enfant, la tutelle officieuse de
l'État doit être limitée. S'il reporte trop loin dans l'existence
l'âge où l'enfant peut commencer à travailler, soit à l'atelier,
soit en fabrique, il développe les habitudes de paresse, il
réduit outre mesure les ressources de la famille. Dans les
classes populaires, sauf pour quelques natures d'élite qui
émergent, l'instruction ne peut remplir absolument, avec
les seuls loisirs, toutes les heures de la journée jusqu'à.
-quatorze ans. Il est désirable qu'il y ait, à partir de douze
ans, quelque labeur manuel, et cinq ou six heures alors de.
travail de fabrique n'ont rien qui mette en péril soit l'intel-
ligenee, soit la santé.
Puis, si l'on rend le travail impossible ou difficile à l'ado-
lescence, on proscrit par là même les familles nombreuses.
Un ménage où se trouvent cinq ou six enfants, même seu-
lement trois ou quatre, ne peut régulièrement subsister sur.
le travail du père, du moins quand les enfants, ayant atteint
un certain âge, commencent à consommer davantage. Il
faut que, à douze ou treize ans, l'enfant d'une famille nom-
breuse puisse gagner une bonne partie de son entretien, et.
à.quinze ou seize ans la totalité.
On a bien inventé, il est vrai, une théorie en vertu de-
laquelle les salaires des hommes adultes seraient plus élevés.
si les enfants et les femmes ne travaillaient pas; mais cette
théorie est toute superficielle, sans aucun fondement. Un
examen attentif a démontré que le salaire tend à se régler
sur la productivité même du travail de l'ouvrier (1). Aussi
(1) On nous permettra de rappeler que nous avons été le premier,
croyons-nous. à formuler cette théorie que le salaire tend à,e‘e régler
sur la productivité du travail de l'ouvrier. » Nous l'avons exposée dans
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
34t
bien, le salaire n'est-il au fond qu'une part dans le produit,
et l'ensemble des salaires clans un pays ne saurait rester le
même si la production diminuait notablement, ce qui serait
le cas si les enfants et. les femmes cessaient de travailler
dans les fabriques et dans les ateliers.
L'interdiction du travail clans les usines avant l'âge de
douze ans, la limitation du travail de l'adolescent depuis
douze ans jusqu'à quinze ou seize ans, l'interdiction du tra-
vail de nuit pour les filles mineures, le repos obligatoire du
dimanche pour ces catégories d'ouvriers, voilà tout ce que
la loi peut édicter sans faire violence et à la nature des
choses et au droit individuel.
notre ouvrage Le Travail des femmes au dix-neubième siècle, paru
en 11U3. Nous l'avons reprise en 1881, dans notre Essai sur la réparti-
tion des richesses, où nous disions que toute la théorie du salaire
était à refaire ». Si nous faisons cette remarque, c'est que l'on a posté-
rieurement attribué à l'économiste américain Walker la découverte,
vers 1880, (l'une doctrine que nous avions émise sept ans auparavant
dans un de nos premiers travaux.
CHAPITRE IV
LES RÉSULTATS DE L'INTERVENTION GOUVERNEMENTALE DANS
LE RÉGIME DU TRAVAIL. LE PROJET DE TRAITÉS INTERNA-
TIONAUX A CE SUJET.
Ni le droit ni les faits ne comportent la réglementation du travail par
l'État, page 342. — La limitation des heures pour les adultes équivaut
à une expropriation partielle sans indemnité, page 343. — Inconvé-
nients des délits fictifs, page 343.
Inexactitude présente de L'argument tiré de la prétendue faiblesse de
l'ouvrier relativement au patron, page 344. — Contradiction entre la
tutelle industrielle où l'État place l'ouvrier et les droits politiques
qu'il lui reconnaît, page 314.
La réglementation du travail des adultes, limitée aux usines, est illu-
soire, étendue à tous les domaines, est inapplicable, page 345. •
Impossibilité de fixer une norme pour la longueur de la journée officielle,
page 345. — Les traînards de l'humanité régleraient la marche de
l'humanité tout entière, page 3i5. — Les loisirs exagérés sont plus
nuisibles qu'utiles, page 345.
Ironie de la nature des choses qui se joue du législateur, page 346. --
L'intensité du travail, importance de ce phénomène, page 347. — La
fixité de la journée de travail ne serait efficace que si l'ou fixait aussi
l'intensité du travail, ce qui est impossible, page 347.
Obstacle à la réglementation dans la concurrence internationale, page
343. — Crainte de la concurrence des nations asiatiques. Manchester
et Bombay, page 350. — Frivolité des projets de traités internationaux
à ce sujet, page 350. — La longueur de la journée de travail est la
ressource des nations pauvres, comme la Belgique, l'Italie, l'Allemagne,
les Indes, et le seul moyen pour elles de lutter contre les nations
riches, l'Angleterre et les États-Unis, page 351.-11 n'y e pas une me-
sure commune des travaux humains sur l'ensemble de la planète, la pré-
cocité, l'habileté, l'intensité du' travail variant a t'infini chez les divers
peuples, page 351. — La variété sur le globe est la condition du pro
grès, page 352. — Eu supposant, par impossible, une législation inter-
nationale du travail, le contrôle sérieux manquerait, page 353. —
Danger de l'amollissement graduel des populations ouvrières occi-
dentales en présence du réveil de l'extrême Orient, page 354.
On cherche en vain sur quels principes le législateur
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
343
peut appuyer de plus amples prétentions, et un esprit pers-
picace saisit aisément les inextricables difficultés qu'il ren-
contre s'il veut aller plus loin.
Pourquoi restreindrait-il, soit en général, soit dans cer-
taines industries, la durée du travail des hommes ou des
femmes ayant atteint la majorité? Ni le droit ni les faits ne
comportent une pareille intervention.
Le droit consiste dans la liberté dont doit jouir chaque
être adulte de disposer, comme il l'entend, de ses forces et
de son temps, sous la seule réserve qu'il ne lèse pas autrui.
S'il convient à un homme ou à une femme, ayant beaucoup
de charges ou de besoins, de travailler une ou deux heures
de plus que la généralité des autres femmes ou des autres
hommes, pourquoi la loi aurait-elle la barbarie de le lui
interdire? Quelle indemnité lui donnerait-elle pour cette
sorte d'expropriation ? Se chargerait-elle de pourvoir aux
besoins qui devaient être satisfaits par le produit de cette
heure ou de ces deux heures de travail supplémentaire?
L'indemnité est impossible, tellement elle serait vaste, et
l'expropriation sans indemnité serait un acte monstrueux.
Puis, pourquoi la loi irait-elle créer des délits fictifs ou
artificiels? Il n'existe déjà que trop de délits qu'il est im-
possible de prévenir et souvent de châtier. On démoralise
une nation, on lui enlève toute règle fixe de conscience et
de conduite, quand on multiplie les prohibitions qui sem-
blent découler de la fantaisie du législateur plutôt que de la
nature des choses et des hommes.
L'ancienne loi de 1814, qui prohibait le travail du di-
manche, outre qu'elle n'a jamais été appliquée à la lettre,
P araissait avec raison une intrusion injustifiée du législa-
teur dans la sphère des actes réservés à l'appréciation indi-
viduelle. Il en serait de même de toute loi limitant le travail
des hommes ou des femmes ayant atteint leur majorité.
344 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
L'argument que les ouvriers sont isolés, faibles, clans la
dépendance du patron, et qu'ils ne peuvent débattre libre-
ment avec lui les conditions de leur travail, outre qu'il
porterait infiniment loin et devrait entraîner jusqu'à la
fixation des salaires par l'autorité, est en contradiction avec
toute l'expérience récente.
Ln fait, les ouvriers contemporains, pourvus d'une ins-
truction assez développée, jouissant du droit d'association
et de coalition, possédant, soit individuellement, soit col-
lectivement, quelques épargnes, soutenus d'ailleurs par une
partie de la presse, encouragés moralement par nombre de
politiciens, peuvent discuter, sans aucune infériorité de
situation, leurs conditions de travail avec des patrons qui
ne peuvent laisser longtemps sans emploi un vaste matériel,
qui ont à exécuter des commandes, sous peine de dédits
onéreux, qui sont pressés de tous côtés par la concurrence,
soit intérieure, soit étrangère. L'argument de cette préten-
due faiblesse de l'ouvrier relativement au patron a le tort
de correspondre à une situation ancienne qui a depuis
longtemps disparu.
La contradiction n'est pas moindre entre la tutelle in-
dustrielle où l'État moderne placerait l'ouvrier et la souve-
raineté politique qu'il lui reconnaît : quand l'ouvrier doit
traiter avec un patron, il serait incapable de discerner son
intérêt ou de le dUendre; quand il s'agit de la direction
générale de la nation, l'ouvrier posséderait, au contraire, la
capacité la plus incontestable, la liberté la plus absolue.
Mineur pour se conduire lui-même, majeur pour conduire
les affaires publiques, voilà ce que la législation ferait de
l'ouvrier.
Les faits, non moins que le droit, protestent contre l'in-
tervention de l'État dans le travail des adultes majeurs,
quel que soit leur sexe. C'est l'universalité du couvre-feu que
LA RÉGLEMENTATION DU TRAUIL.
345
l'on demande : dormez, habitants de Paris, ou plutôt de la
France, à partir de huit ou de neuf heures du soir; reposez-
vous à telles heures. Comment faire appliquer de pareilles
injonctions non seulement dans les grandes usines, mais
dans tous les ateliers minuscules, dans toutes les campa-
gnes, à tous les foyers ?
Si l'on n'applique cette législation qu'aux fabriques, c'est-
à-dire en général aux travaux qui s'opèrent clans les meil-
leures conditions de salubrité, il y a là une inégalité
flagrante. Si l'on. veut, au contraire, généraliser l'interdic-
tion, à quelles impossibilités ne se heurte-t-on pas ?
Voici le petit propriétaire rural, qui aime à la folie sa
vigne ou son champ, irez-vous le détourner d'y travailler
en été depuis l'aube jusqu'au coucher du soleil ? l'empê-
cherez-vous de se faire aider soit par sa femme, soit par ses
enfants ? Jamais le petit propriétaire rural n'a demandé
qu'on fixât la journée de travail à onze heures, ou à dix, ou
à neuf, ou à huit.
De même pour l'ouvrier fabricant isolé, ce que l'on ap-
pelle le petit producteur industriel autonome, l'ouvrier à
façon; il en existe encore ; lui et sa famille ne lésinent pas
sur leurs heures de travail quand l'ouvrage donne. Com-
ment Concevoir que la loi vienne le condamner à une demi-
oisiveté et lui arracher parfois le pain de la bouche?
A quelle limite l'État arrêterait-il sa réduction des
heures de travail pour les adultes ou les majeurs? Dans un
'champ aussi divers, aussi varié que l'industrie moderne,
peut-il y avoir une commune mesure? Les uns voudraient
journée de onze heures ; d'autres réclament à grands cris
celle de dix; d'autres encore celle de neuf; un plus grand
nombre prétendent obtenir de la loi la journée de huit
heures.
Ainsi l'élément le plus flâneur de l'humanité irait imposer
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ses goûts de nonchalance à l'humanité tout entière! Les
traînards régleraient le pas de tous ceux qui sont plus
alertes, plus dispos, plus courageux ! C'est la nouvelle con-
ception du progrès.
Est-il bon, d'ailleurs, que l'homme ait des loisirs si éten-
dus? Est-il toujours préparé à en faire un sage emploi? Huit
heures de travail par jour ou même neuf, avec le chômage
régulier du dimanche , des jours de fêtes religieuses et
civiles, avec les interruptions occasionnelles inévitables dans
tous les métiers, cela ne crée-t-il pas entre les travaux et
les loisirs un rapport qui est tout à l'avantage de ceux-ci et
qui risque, dans bien des cas, de beaucoup plutôt détériorer
qu'améliorer la situation matérielle et morale de ]'ouvrier?
Comment un État, c'est-à-dire les hommes que le hasard
et l'inconstance des élections portent momentanément au
pouvoir, prendraient-ils cette responsabilité indéfinie de
régler dans toutes les industries le temps qu'il sera loisible
à l'homme majeur de consacrer, sans délit, à sa tache quo-
tidienne?
Il est un important facteur dont ne tiennent aucun compte
ceux qui veulent investir le législateur de ces droits nou-
veaux. J'ai démontré, dans un précédent chapitre, combien
est vraie la magistrale définition de Montesquieu, que « les
lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports
nécessaires qui dérivent de la nature des choses. »
Il y a dans la nature des choses une secrète 'ironie qui se
joue du législateur et contrarie ses mesures toutes les fois
fois que celui-ci a l'impertinence de la méconnaître ou de
prétendre la corriger.
En matière de taxes, quand le législateur veut mettre à
contribution les seuls riches, cette ironie de la nature des
choses s'appelle l'incidence de l'impôt, cette faculté singu-
lière qu'a souvent l'impôt de glisser seulement 'sur ceux
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
que le législateur veut frapper et d'atteindre furtivement,
mais sûrement, des couches qu'il croyait laisser indemnes.
En matière de réduction des heures de travail, cette
ironie de la nature des choses s'appelle l'intensité du tra-
vail.
Vous prétendez réglementer et restreindre la journée
dans les usines pour certaines catégories d'adultes, comme
les ouvrières : vous croyez avoir beaucoup fait. Mais voici
que, poussée par vos restrictions mêmes, l'industrie invente
des machines dont le mouvement est plus accéléré, qui,
dans une minute, font beaucoup plus de tours; elle per-
fectionne ses métiers de sorte qu'un ouvrier puisse en con-
duire trois ou quatre au lieu d'un ou deux ; alors la tension
de l'esprit et de l'attention doit être portée à l'extrême ; la
dépense de force nerveuse est énorme; on n'entend plus un
antre bruit dans l'atelier que celui des métiers battant de
plus en plus rapidement ; l'ouvrier est. absolument absorbé
par l'ouvrage (I). Voilà le résultat des huit ou des neuf
heures de travail qui forment le maximum légal ou usuel
de la journée clans les fabriques d'Angleterre ou d'Amé-
rique. Pour l'équilibre du délicat organisme humain, les
dix ou onze, parfois même les douze heures de labeur du
continent, sont peut-être préférables.
Ce phénomène de l'intensité croissante du travail, qui
s'accentue au fur et à mesure que la journée se réduit, c'est
un des mérites de Karl Marx de l'avoir signalé; c'est un
grain de vérité au milieu de l'inextricable fatras de déve-
loppements sophistiques et abstrus qui remplissent son
célèbre livre sur le Capital.
Or, va-t-on régler aussi cette intensité du travail, fixer
combien de tours par minute devra faire au maximum cha-
0) Pour employer une expression populaire, << l'ouvrier se dévore àl'ouvrage. »
4
348 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
que machine, combien de fois la navette devra être lancée
par chaque métier, combien de métiers même chaque ou-
vrier pourra conduire? Si le législateur recule devant ces
déterminations minutieuses, qui devront changer à chaque
instant, sa législation sera inefficace. S'il s'engage au con-
traire dans cette voie, c'en est fait pour toujours de tout le
progrès industriel.
Les plus avisés, parmi les partisans de la réglementation
du travail par l'État, quoiqu'ils n'aient pas aperçu la diffi-
culté qui précède, en ont deviné une autre qui n'est pas de
chétive importance. Toutes les nations aujourd'hui ont, en
dépit des barrières douanières, des relations d'échanges
entre elles.
Il faut bien que les contrées de l'Europe occidentale, par
exemple, se procurent ces denrées que leur sol est impuis-
sant à produire : le coton, le café, le cacao, le pétrole, le
cuivre, mille autres encore. Pour les avoir, il convient
qu'elles puissent écouler certains de leurs propres produits
à l'étranger : or, sur les marchés extérieurs, chaque nation
est à l'état de concurrence avec toutes les autres. N'est-il
pas à craindre que celle qui restreindra le plus les heures
de travail ne se mette dans des conditions d'infériorité avec.
ses rivales et que, par conséquent, elle ne voie un jour son,
commerce extérieur anéanti?
Autrefois l'on n'avait pas ces craintes. On répétait super-
bement que la brièveté de la journée de travail, .en rendant
la génération ouvrière plus forte, mieux constituée, plus
apte à la besogne, assurait la supériorité industrielle au
peuple qui adoptait ce régime.
On a bien des fois rappelé l'expérience de ce fabricant
alsacien, sous le règne de Louis-Philippe, qui, ayant réduit
d'une demi-heure la journée de travail dans ses ateliers, où
le salaire était à la tache, vit, au haut de peu de temps, la
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
340
productivité moyenne de chaque journée s'élever : on pro-
duisait plus, disait-on, en travaillant moins longtemps. Cela
n'est pas impossible, dans une certaine, mesure. Le point
délicat, c'est de fixer cette mesure.
Dans la discussion de l'une des nombreuses lois anglaises
connues sous le nom de Faclory acis. Macaulay intervint,
à l'appui du projet, avec cet éclat d'images qui lui était
habituel : « La durée du travail a été limitée, disait-il. Les
salaires sont-ils tombés? L'industrie cotonnière a-t-elle
abandonné Manchester pour la France ou l'Allemagne ?..
L'homme, la machine des machines, celle auprès de laquelle
toutes les inventions des Watt et des Arkwright, ne sont
rien, se répare et se remonte, si bien qu'il retourne à son
travail avec l'intelligence plus claire, plus de courage à
l'oeuvre et une vigueur renouvelée. Jamais je ne croirai que
ce qui rend une population plus forte, plus riche, plus sage,
puisse finir par l'appauvrir. Vous essayez de nous effrayer
en nous disant que, dans quelques manufactures alleman-
des, les enfants travaillent dix-sept heures sur vingt-quatre;
qu'ils s'épuisent tellement au travail que sur mille il n'en
est pas un qui atteigne la taille nécessaire pour entrer dans
l'armée, et vous me demandez si, après que nous aurons
volé la loi proposée, nous pourrons nous défendre contre
une pareille concurrence. Je ris à la pensée de cette con-
currence. Si jamais nous devons perdre la place que nous
occupons à la tête des nations industrielles, nous ne la cé-
derons pas à une nation de nains dégénérés, mais à quel-
que peuple qui l'emportera sur nous par la vigueur de son
intelligence et de ses bras. »
Q u arante-trois ans se sont écoulés depuis cette magnifique
harangue. Serait-il dans la destinée du déclin de notre
siècle d'infliger un démenti à toutes les promesses idéalistes,
à toutes les prophéties idylliques de cette ère de foi qui s'est
350 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
écoulée de 1830 à 1850? Aujourd'hui, personne n'aurait
plus la superbe confiance de Macaulay.
La chambre de commerce de Manchester, cette année
même, commence à déserter la cause du libre échange, le
free-trade, pour prôner le « loyal échange » ou la récipro-
cité, le fair trade. Elle s'inquiète de la concurrence des bas
salaires et des longues journées d'Allemagne et de Belgique,
plus encore de celle des Indes. Les filatures de coton de
Bombay font trembler les manufacturiers de Manchester. Il
y a quelque semaines, la chambre de commerce de cette
ville votait une résolution pour demander au gouvernement
l'application des Factory arts aux usines de Bombay et des
autres villes de l'Inde.
Généralisant et anticipant. sur des concurrences encore
inconnues, les partisans de la réglementation (lu travail par
l'État en sont venus à demander une législation internatio-
nale commune pour la protection des travailleurs.
C'est la thèse du docteur Adler, 'dont nous parlions plus
haut ; c'était avant lui celle d'un de ses éminents compa-
triotes, l'un des chefs du socialisme catholique, M. de
Ketteler, évêque de Mayence. Si l'on n'obtient pas une
législation industrielle identique chez tous les peuples
civilisés, les lois réglementant le travail à l'intérieur d'une
nation ou d'un groupe de nations pourraient donc être
inefficaces ou nuire à la prospérité du pays.
Cet, aveu est précieux, il détruit toutes les espérances de
ceux qui veulent restreindre par la loi le travail des adultes.
Comment peut-on, en effet, dans ce temps, compter sur
l'accord complet des nations, de toutes sans exception, pour
appliquer un régime minutieusement semblable à toutes
leurs industries?
Aujourd'hui que les peuples cherchent à se séparer le
plus possible les uns des autres par des barrières artifi-
LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL.
3$1
cielles, que la théorie protectionniste est en pleine floraison,
qu'on ne peut plus faire voter un traité de commerce précis
par deux nations importantes, que le sentiment de l'indé-
pendance nationale et législative est devenu chez tous les
peuples si étroit et si jaloux, le lendemain du jour où
échouent toutes les ten la.ti‘ . es pour une union monétaire, pour
la suppression des primes à. la production du sucre, com-
ment rêver que les nations vont tomber d'accord sur le code
le plus compliqué, le plus détaillé qui soit, celui du travail ?
Mais c'est la ressource des populations pauvres, la
Belgique, l'Italie, dans une certaine mesure l'Allemagne, à
plus forte raison les Indes, d'avoir des heures de travail
plus prolongées que les peuples riches, l'Angleterre et les
Etats-Unis.
Mettez les uns et les autres au même salaire et au même
labeur, les peuples pauvres ne pourront plus soutenir la
concurrence.
Puis, y a-t-il une mesure commune de tous les travaux
sur tout l'ensemble de la planète? On ne tient pas compte
de ces différences si capitales de l'intensité du travail, de la
diversité des machines, de l'inégalité de force, de précocité
et d'habileté dans les diverses races humaines. N'y a-t-il
qu'un seul échantillon humain sur le globe?
L'adolescent hindou occupé dans une filature de Bombay,
le jeune Persan qui, du matin au soir, tisse des tapis, la
jeune fille italienne qui est employée dans une filature de
soie ou de coton, le solide et un peu pesant garçon de
Rouen, l'ardent petit Yankee à l'attention concentrée, le
jeune Anglais âpre à la besogne, demain l'homme jaune, le
Chinois, le Japonais, l'un à la vie sobre et dure, l'autre à
Pesprit ingénieux et élégant, est-ce que vous pouvez sou-
qmueott irdeietnise?ces
êtres aux mémos règlements pour leur tâche
li
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
L'idée d'une législation internationale uniforme qui
s'appliquerait aux travailleurs dans tous les métiers et sur
toute la planète ressemble de fort près au fameux calen-
drier républicain qui supposait que les saisons se présen-
taient uniformément à la même date sur toute la surface de
la terre, et qui ne se doutait pas que le messidor ou le
fructidor de France correspondait aux frimas et aux ense-
mencements des antipodes.
Grâce au ciel, le monde terrestre, si petit et si étroit qu'il
soit, offre encore de la variété, et cette variété, c'est la con-
dition même de la vie et du progrès. On veut l'étouffer sous
le poids de règlements internationaux; la diversité heureu-
sement des moeurs, des traditions, des qualités physiques
et morales y répugne : nulle tyrannie n'est intolérable
comme celle de l'uniformité.
Toutes les analogies que certaines personnes prétendent
tirer de diverses conventions internationales accomplies
montrent la superficialité d'esprit de ceux qui les invoquent.
Dans le projet de législation internationale sur les travail-
leurs, il ne s'agit pas de régler en commun certains orga-
nismes généraux et simples, certains cadres extérieurs en
quelque sorte à la société, certaines fonctions limitées,
circonscrites, d'une nature en quelque sorte élémentaire,
comme les postes, les télégraphes, les poids et mesures, la
monnaie, les marques de fabrique, etc. ; il s'agit de pénétrer
profondément la vie quotidienne de chaque être humain, de
s'immiscer dans ses occupations les plus intimes, dans la
liberté à laquelle chacun a le droit de tenir le plus, celle
de l'acte principal de son existence, le travail.
Cette législation, si l'on parvenait jamais à l'édicter,
échouerait contre un obstacle insurmontable, la diversité
d'intensité du travail des différentes races pour une mêm .
durée de labeur.
LA. RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL. 333
En supposant l'accord conclu, où serait le contrôle? La
matière est compliquée, délicate, infinie, puisqu'il s'agit de
tous les sexes, de tous les âges, de tous les ateliers, de tous
les foyers. Qui répondrait que les engagements pris par
chaque pays seraient sérieusement tenus?
Nommerait-on des contrôleurs internationaux qui aut.
raient le droit de faire des inspections dans les fabriques et
les ateliers des diverses puissances? Quelle nation accepte7
rait, dans boute sa vie quotidienne et intime, l'inspection de
fonctionnaires étrangers? En admettant par impossible que
cette législation internationale fût adoptée, elle deviendrait
bientôt un leurre par l'inégalité de conscience des divers
pays dans l'application.
Elle serait, en outre, un singulier danger pour la civilisa=
-lion occidentale. Qu'on se garde de trop énerver notre
d'Istrie Manchester se plaint aujourd'hui de Bombay. Mais
les Indes ne sont pas le seul concurrent de l'Europe. Par la
force des choses, avant un demi-siècle, du moins avant un
siècle, la Chine, le Japon, attireront nos capitaux et nos arts,
recevront nos machines : ce qui se passe à Bombay finira
par se produire dans toute l'Asie.
Qu'on réfléchisse que les Occidentaux, gâtés par un. mo..
nopole industriel qui va bientôt leur échapper, sont en
train de beaucoup s'amollir et que, là-bas, dans l'extrêirie
Orient, de vieux peuples engourdis, à population dure et
sobre, se réveillent, qu'ils naissent à l'industrie et que,
beaucoup moins ménagers de leurs aises, ils pourraient,
sur le marché international élargi, préparer de poignantes
surprises à nos enfants et à nos petits-enfants (1).
(Il On se trompe beaucoup, en général, sur le genre de concurrence
dont, une fois armés de nos machines et pourvus de nos capitaux, les
H indous, les Chinois, les Japonais menacent l'Occident. Ou s'imagine
que pour nuire sérieusement aux peuples d'Europe ou d'Amérique, il
serait nécessaire que les Chinois vinssent se fixer comme travailleurs
23
35 lk L'ETAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
chez les peuples de notre civilisation ; cela est tout à fait superflu, et il
est vraisemblable que ce n'est pas ainsi que se feront sentir les effets de
la concurrence orientale.
Il suffira que les peuples de l'extrême Orient puissent fabriquer chez
eux et exporter leurs marchandises à meilleur marché que les peuples
chrétiens : alors les 7 à 8 milliards d'exportation de l'Angleterre, les
3 milliards et demi ou 4 milliards d'exportation de la France seront
singulièrement compromis. Ces pays verront se réduire de moitié ou
des trois quarts leurs débouchés extérieurs et ne retrouveront pas une
compensation à l'intérieur. Ils seront dans une grande difficulté pour
se procurer les matières premières ou les denrées étrangères que Ice
sol ne peut pas produire, du moins en quantités suffisantes, coton,
laine, cuivre, pétrole, café, thé, etc. Sans qu'il soit nécessaire qu'un
Chinois ou qu'un Hindou vienne se fixer en Europe, l'essor industriel
de l'Europe pourra être arrêté, le commerce de l'Europe pourra di-
minuer.
Or, les États asiatiques auront, quand ils le voudront, des capitaux;
l'Europe, qui en produit à foison et qui ne sait déjà plus qu'en faire,
sera toute prête à leur en envoyer. Déjà il se cote à Londres des em-
prunts chinois et japonais. Au moment présent (avril 1889) l'emprunt
chinois 6 0/0, remboursable en 1895, se cote à la Bourse de Londres
106 1/2, c'est-à-dire que, déduction faite de la réserve pour parer à la
perte du remboursement, il se capitalise à 5 1/4 0/0; l'emprunt japo-
nais, 7 0/0, se cote à la même Bourse 113.
J'écrivais, ces jours-ci, dans l'Économiste français (no du 13 avril 1883)
que si la Chine voulait emprunter 500 millions ou 1 milliard en Europe;
elle serait assurée d'un complet succès, à des conditions d'intérêt de
5 1/2 à 6 0/0 au maximum.
Il serait très aisé à la Chine (l'emprunter eu Europe et en Amérique
•25 -à 30 milliards de francs en moins d'un quart de siècle pour des che-
mins de fer ou des usines. Que les Européens, qui s'amollissent, prennent
donc garde aux hommes d'extrême Orient qui, en moins d'un demi-
-siècle, s'ils le veulent, pourront s'outiller de manière ;I réduire, dans
des proportions énormes, le commerce, l'industrie et, par voie de consé-
quence, la prospérité des Occidentaux.
CHAPITRE V
LÀ NATURE, L'ORIGINE ET LE DÉVELOPPEMENT
DE L'ASSURANCE
Idée d'étendre considérablement la tutelle de l'État au moyen des assu-
rances, page 355. — En quoi consiste l'assurance, page 358. — Les
six assurances différentes qui seraient utiles à l'ouvrier, page 357. —
La religion et la superstition de l'assurance, page 357. — Les condi-
tions, spéciales à notre temps, qui ont facilité le développement de
l'assurance, page 358. — Les deux formes d'assurance les plus an-
ciennes, les assurances maritimes et les assurances contre les mala-
dies, page 358. — Les théoriciens allemands de l'assurance par l'État,
page 359. — Baisons doctrinales données en ce sens, page 359. —
C'est, dans la plupart des cas, le crédit privé qui fraye la voie au
crédit public, page 360. — Critiques adressées aux assurances privées,
page 381. — Réponse à ces critiques, page 362. — Les assurances offi-
cielles n'ont jamais pu supporter avantageusement la concurrence
des assurances privées, page 362. — Exemple de la France et de l'An-
eleterre, page 363. — Les assurances officielles en Allemagne, en
Autriche, en Suisse et dans les pays scandinaves, page 363. — Tableau
du développement respectif des assurances officielles et des assurances
libres en Allemagne, page 364. — L'État revient, en matière d'assu-
rance, à. sa vraie nature, la contrainte, page 364. — Origine des pro-
jets d'assurances obligatoires de M. de Bismarck, page 364. — Les
lois ou projets de loi allemands, en cette matière, sont loin d'avoir la
portée sociale qu'on leur attribue, page 365.
La fixation par la loi des heures et parfois des modes de
travail paraît encore à beaucoup de personnes une insuffi-
sante intervention gouvernementale en faveur des ouvriers.
La tutelle de l'État doit aller, dit-on, beaucoup plus loin. Il
convient de protéger l'ouvrier contre tous les risques qui
Peuvent entraînerî er pour lui ou pour sa famille la gêne ou
l ' indigence; cela, d'ailleurs, serait fort aisé, par la généra-
356 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
lisation d'un procédé, qui est connu depuis un grand nom-
bre de siècles et où l'industrie privée a obtenu un succès
croissant, notamment dans la dernière centaine d'années ;
ce procédé, c'est l'assurance.
Il offrirait le moyen certain de mettre les individus à
l'abri des risques divers (le pertes, de ceux du moins de ces
risques qui sont précis, peuvent être déterminés d'avance,
ont un caractère en quelque sorte périodique, soumis
qu'ils sont, sinon pour chaque individu isolé, du moins
pour chaque groupe nombreux, à une loi de répétition et
de régularité.
Ce procédé consiste dans le calcul, à l'aide de l'observa-
tion et de l'expérience, de la fréquence des risques et dans
l'imposition à tous les partisans d'une cotisation, d'une-
prime; l'ensemble de ces primes représente le sinistre total
qui, selon les probabilités, frappera le groupe; il doit, en
outre, couvrir les frais d'administration et constituer une
réserve pour les cas imprévus et les chances d'erreurs.
L'humanité s'est avisée dès longtemps de l'excellence de..
cette méthode d'évaluer le total de certains risques précis
pour tout l'ensemble d'un groupe d'hommes associés, et de
répartir à l'avance entre eux la perte de façon qu'elle soit
aisée à supporter.
Inventé par un auteur inconnu, à une époque indétermi-
née, sorti peut-être de l'instinct même des masses humai-
nes, ce procédé a eu de lents et pénibles débuts; puis, en
vertu de la séduction qu'exercent sur la société les institu-
tions utiles au fur et à mesure. que le jour se fait sur elles
et que le mécanisme en est compris, il s'est graduellement
généralisé.
Ce sont d'abord les couches élevées et intelligentes de la
société qui l'ont mis en pratique; puis les couches moyen-
nes et peu à peu on y voit accéder spontanément les classes
L'ÉTAT ET LES ASSURANCES.
357
inférieures. Limité d'abord à quelques risques très simples,
très généraux, il tend maintenant à en embrasser beaucoup
(l'autres. On veut l'étendre parfois à des risques très com-
pliqués qui ne paraissent guère susceptibles de se plier à
tune organisation de ce genre, aux faillites par exemple ou
aux vols, ou à la dépréciation des titres de bourse.
En ce qui concerne l'ouvrier ou la famille ouvrière, un
économiste allemand, M. Brentano, professeur à l'univer-
sité de Strasbourg, n'indique pas moins de six assurances
.différentes qui seraient nécessaires pour lui donner la sécu-
rité et le bien-être : 1° une assurance ayant pour objet une
rente destinée à secourir et à élever ses enfants dans le cas
oit il mourrait prématurément (c'est la garantie du renou-
vellement de la classe ouvrière); 2° une assurance de rente
viagère pour ses vieux jours; 3° une assurance destinée à
lui procurer des funérailles décentes; 4° une assurance
pour le cas d'infirmités ; 5° une assurance pour le cas de
maladie ; 6° une assurance pour le cas de chômage par
suite de manque de travail.
Encore doit-on dire que l'écrivain allemand s'est borné
à l'examen des risques qui frappent la personne. Mais l'ou-
vrier aurait besoin, en outre, (le diverses assurances contre
les risques qui menacent les biens; car il ne laisse pas,
(l'ordinaire, de posséder quelques biens, un mobilier qui
peut être brûlé, parfois un champ qui peut être grêlé, une
vache qui peut être atteinte de contagion.
L'idée que l'on peut donner à l'homme la securité com-
pl ète, absolue, que sa situation pécuniaire ne sera jamais
changée, pourrait bien être une idée chimérique. De même
qu 'il y a la religion (le l'assurance, c'est-à-dire une appré-
ciation raisonnable des avantages que ce procédé comporte,
des extensions et des progrès dont il est susceptible, il y a
aussi une superstition ou un mysticisme de l'assurance qui
358 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
attend de cette ingénieuse méthode ce qu'elle ne peut pas
fournir.
Quelques vues rétrospectives sur les origines, le fonc-
tionnement et la propagation des assurances no seront pas
inutiles pour déterminer le rôle de l'Étai en cette matière.
Sous leur forme actuelle, constituant un réseau aux mailles
serrées qui embrasse tout un pays, les assurances peuvent
être considérées comme une institution de propagation
récente ; mais elle est d'ancienne invention.
L'énorme augmentation de l'épargne dans les diverses
classes des peuples civilisés, la facile circulation des capi-
taux, l'abondance des valeurs servant aux placements, la
connaissance plus exacte de la loi des grands nombres, des
statistiques plus détaillées et plus certaines, incessamment
corrigées et renouvelées par une observation attentive,
l'instruction plus répandue, le secours de la presse, toutes
ces circonstances ont singulièrement aidé à faire connaître
et à généraliser le procédé de l'assurance.
Les deux formes d'assurances les plus anciennes sem-
blent être l'assurance maritime et l'assurance contre les
maladies ; l'une, née de l'instinct du commerce; l'autre, de
l'instinct philanthropique.
On retrouve dans les discours de Démosthène des preuves
du fonctionnement de l'assurance maritime et de quelques
fraudes auxquelles elle donnait lieu. Au xiv e siècle exis-
taient des Compagnies flamandes, portugaises, italiennes,
pour cette branche de l'assurance. On en voit sous Charles-
Quint qui paraissaient déjà fort anciennes. Le marchand
de Venise, Antonio, de Shakspeare, s'il se vit réclamer sa
livre de chair par Shylock, aurait pu, avec quelque pré-
voyance, éviter cette extrémité.
Quant aux assurances contre la maladie, elles sont nées
fort anciennement, moins clu calcul rigoureux peut-être,
L'ÉTAT ET LES ASSURANCES. 359
que du sentiment de la sociabilité ou de la bienfaisance.
Une pensée chrétienne s'y est mêlée au moyen âge. Les
confrérie s de pénitents étaient de vraies sociétés de secours
mutuels, des assurances contre la maladie : ce fut l'un de
leurs principaux attraits.
Il ne faut pas oublier qu'il y a deux grandes catégories
d'associations, celles de capitaux et celles de personnes et,
que, si les premières, avec un certain développement du
moins, sont relativement nouvelles, les secondes ont foi-
sonné de tout temps, aussi bien dans l'antiquité qu'au
moyen âge. L'instinct humain, quand on ne le comprime
pas, produit spontanément un nombre infini d'associations
libres.
La société doit-elle se fier à cette fécondité de l'instinct
humain, s'en remettre à lui de créer successivement et de
répandre les organismes qui peuvent atténuer ou réparer
les divers maux dont l'homme est menacé ? Doit-elle, au
contraire, en appeler à cet appareil de coercition qui se
nomme l'État pour imposer à tous, ou du moins aux plus
menacés et aux plus intéressants, des combinaisons protec-
trices dont, sans lui, ils ne se soucieraient pas?
Ln certain nombre de théoriciens, la plupart allemands,
soutiennent cette seconde thèse. Pour eux l'État est l'assu-
reur naturel, l'assureur en quelque sorte nécessaire, non
seulement pour les risques qui menacent la personne de
l'ouvrier, mais même pour les risques d'incendie, de grêle,
de mortalité du bétail, etc. Le professeur Wagner, de Berlin,
confident du grand chancelier de l'empire, est celui qui
a le plus développé cette doctrine.
L'État est, dit-il, l'intermédiaire naturel entre les citoyens
et le lien des citoyens entre eux. Par la perception de l'im-
pôt et l'emploi des ressources budgétaires, l'État pénètre
dans la vie intime de la nation. Il est vrai que l'État est
il
360 L'ÉTAT MODE1INE ET SES FONCTIONS.
un lien ; mais c'est un lien que l'on subit, qui n'a aucune
souplesse et qui, si on le resserre et qu'on l'étende à tous
les membres, rend les individus passifs. Tout autres sont
les liens que les individus foraient entre eux en vertu de
leur activité spontanée ou de leur choix réfléchi; ces autres
liens peuvent être tout aussi efficaces, et ils respectent plus
la personnalité.
L'État est encore indiqué, dit-on, peur le monopole des
assurances, parce que seul il peut donner une sécurité ab-
solue. L'histoire ne confirme pas cette assertion : bien des
États n'ont pas tenu leurs engagements, même clans le cou-
rant de ce siècle, tandis que la plupart des sociétés parti-
culières bien conduites exécutaient régulièrement leurs
contrats (I.). On peut même affirmer qu'une extension nou-
velle et considérable des opérations financières de l'État,
en dehors de ce qui est nécessaire au fonctionnement de
ses services essentiels, rend plus précaire, plus fragile, plus
dangereuse sa situation financière.
Mais, quand même l'État, ce qui n'est vrai ni de tons ni
(1) Comme ayant fait des banqueroutes, soit partielles, soit lulales,
soit pour leur dette consolidée, soit pour leur papier-monnaie, on peut
citer la Franco à la fin du dernier siècle, les tuais-unis au même mo-
ment, l'Autriche-Hongrie, la Russie, l'Italie, l'Espagne, différents États
de la grande Confédération américaine, notamment la Virginie, presque
tous les Étais de l'Amérique du sud. Il n'y a guère que la Grande-
llretagne, la Hollande et quelques petits pays, qui aient complètement
échappé à ces défaillances de la solvabilité de l'État.
Au contraire, dans presque tous les pays que je viens de nommer, 11
y a eu des sociétés privées très florissantes au moment mème où l'État
se trouvait dans les plus graves embarras. C'est par l'exemple de la pros-
périté de diverses grandes institutions privées, chemins de fer, ban-
ques, assurances, etc., que peu à peu le crédit des États défaillants S'est
relevé : ce phénomène est tout à fait manifeste, pour qui étudie avec
soin les finances des diverses nations au dix-neuvième siècle. Les succès-
du crédit privé, les bonnes habitudes et la confiance qu'il répand dans
la nation, finissent par profiter au crédit de l'État. En finances, comme
en toute matière, bien loin que l'État soit l'éducateur clos particuliers,
ce sont les particuliers qui, peu à peu, avec beaucoup de peine, fout
l'éducation de l'État.
L'ÉTAT ET LES ASSURANCES. 361
d'un seul à tous les instants, offrirait cette absolue sécu-
rité que lui attribue si bénévolement M. Wagner, l'expé-
rience prouve qu'une réglementation prudente, par voie
législative, des contrats d'assurance, dans la branche vie
notamment, procure, sous le régime des sociétés libres,
une très haute sécurité relative, qui est suffisante. Il im-
porte de laisser l'homme faire quelques efforts pour attein-
dre à la sécurité absolue, sinon l'on engourdit son esprit,
et tous les actes de la vie civile finissent par se ressentir de
cet engourdissement.
Descendant des principes généraux aux détails, le pro-
fesseur Wagner invoque en faveur de l'assurance par l'État
les raisons de fait qui suivent : il y a dans l'assurance libre
un grand gaspillage de capital et de travail; les frais géné-
raux, le nombre des agents, leurs remises, tout cela est
excessif. L'État, au contraire, a ses bureaux de poste, ses
percepteurs, ses instituteurs, ses agents de police. Il peut
recouvrer l'assurance comme un impôt, presque sans aug-
mentation de frais. L'opinion publique, ajoute assez im-
prudemment le théoricien de Berlin, contrôlerait beaucoup
plus sévèrement la gestion de l'État et ses combinaisons. On
n'aurait plus besoin d'une législation particulière sur les
assurances.
Puis, le dernier argument, c'est que l'État gérerait les
assurances d'une façon plus philanthropique : il abolirait
la différence des primes; il ferait soutenir les faibles par les
forts; l'humble logis en torchis couvert de chaume, très
exposé au feu, ne payerait pas une prime proportionnelle
plus élevée que le solide immeuble en pierre de taille et en
fer. Les primes ne seraient plus conformes aux risques, ce
qui revient à dire que l'ordre naturel serait interverti, que
les propriétaires des meilleures maisons payeraient plus
que leur part.
362 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Le renversement des conditions naturelles, c'est à quoi
veut toujours aboutir l'État bienfaisant.
Taus ces prétendus avantages de l'assurance d'État sont
presque autant de défauts. Sans doute il peut y avoir quel-
que exagération de frais généraux et de personnel dans l'as-
surance privée ; mais le gaspillage y est plutôt apparent que
réel. Ces agents, dont on juge le nombre excessif parce
que, clans chaque chef-lieu (l'arrondissement, ils sont une
demi-douzaine ou une douzaine, ne vivent pas en général
uniquement de leur agence. Celle-ci n'est, pour la plupart
d'entre eux, qu'un accessoire : ce sont des commerçants,
des employés, des propriétaires, des rentiers qui joignent
cette ressource auxiliaire à celles qui leur viennent d'un
autre travail ou d'un autre fonds.
Les règlements sont plus faciles avec eux qu'avec des
agents de police ou des percepteurs. On peut compter sur
une justice plus impartiale quand on ne plaide pas contre
l'État, redoutable personnage qui jouit de tant de moyens
de pression.
Quant à l'abolition de la différence des primes, qui au-
jourd'hui sont graduées sur les diversités des risques, celte
mesure réputée humanitaire fausserait les idées du public
et aurait des inconvénients réels : cette différence des
primes est juste, puisqu'elle est conforme à la nature des
choses ; elle a un effet utile, celui de pousser au progrès,
aux arrangements, dans les constructions soit de maisons, .
soit de navires, qui comportent les primes les moins élevées,
c'est-à-dire les moindres risques. Si l'État veut faire la cha-
rité, qu'il la fasse ouvertement.
Si l'assurance d'État offrait en elle-même tant de causes
de supériorité, on ne comprendrait pas que des assurances
privées pussent résister dans beaucoup de pays à la concur-
rence d'assurances officielles. Or c'est le cas en . France et
L'ÉTAT ET LES ASSURANCES.
363
en Angleterre pour les caisses d'assurances sur la vie et sur
les accidents. Les caisses officielles fondées en France sous
le ,empireesecon quoique, par une pensée philantbropi-
que, elles consentissent des tarifs singulièrement avanta-
geux aux déposants; n'ont jamais pu se développer.
Il en a été de même en Angleterre. Devançant d'une
quinzaine d'années M. de Bismarck, M. Gladstone, en 186.4,
avait cru devoir créer un système de petites assurances
officielles, analogue à notre caisse des retraites. Cette ins-
titution n'a eu que d'infimes résultats. Én 1881, au bout de
dix-sept ans, elle n'avait créé que pour 4 millions et demi
de francs de rente viagère et elle n'avait fait d'assurances
sur la vie que pour 12 millions et demi de francs. Les en-
quêtes faites sur cet éehec, notamment en 1882, ont mis en
lumière que le but n'avait pas été atteint, par la raison sur-
tout que l'État, personnage peu attrayant de sa nature,
avait voulu faire le commerce sans avoir aucun des dons
qui permettent d'attirer librement la clientèle.
L'Allemagne elle-même a fourni la preuve que les assu-
rances officielles, en dépit de toute l'économie de rouages
qu'on leur attribue, ne peuvent triompher des assurances
libres. Dans les divers pays allemands et dans les contrées
scandinaves, il existe de nombreuses caisses officielles d'as-
surance contre l'incendie; leur existence remonte au moyen
âge, à cette époque où la commune allemande jouissait
d'une forte autonomie. En Allemagne, en Autriche, en
Suisse, en Danemark., ou trouve donc de ces caisses offi-
cielles soit communales, soit provinciales, soit même na-
tionales, qui fonctionnent concurremment avec les sociétés
mutuelles ou les sociétés par actions. Ces dernières sont,
d 'ordinaire, beaucoup plus récentes.
Jouissant de la priorité, ayant été parfois même, pendant
longtemps, obligatoires, il semble que ces assurances ofli-
364 L'ÉTAT IODERNE ET SES FONCTIONS.
cielles eussent dû former un obstacle à la création et au
fonctionnement d'assurances libres. Celles-ci cependant
ont surgi et n'ont pas cessé de gagner du terrain.
Le célèbre économiste allemand Roselier constate que,
en 1878, les caisses officielles contre l'incendie dans l'em-
pire allemand assuraient pour 25 milliards 641 millions
d'immeubles ou de meubles, les sociétés mutuelles libres
pour 6 milliards 480 millions, et les sociétés par actions
pour 38 milliards 162 millions, soit moitié plus que tout
l'ensemble des caisses officielles.
Les principaux protagonistes de l'assurance d'État recon-
naissent que, sous le régime de la concurrence, les sociétés
d'assurances par actions finiraient par évincer les caisses
officielles. Telle est, dans le domaine des affaires, la supé-
riorité naturelle de toute organisation libre, flexible, ouverte
aux changements, sur la bureaucratie nécessairement lente
et pédantesque de l'État.
Ne pouvant réussir par la persuasion, l'État est revenu,
dans quelques pays, à sa vraie nature, la contrainte. Sur ce
terrain, il ne craint pas de rival. II a le monopole de la force,
de l'injonction qui ne peut être ouvertement éludée.
L'exemple est venu de l'Allemagne. Sans entrer clans les
détails des lois et des projets de M. de Bismarck, il est in-
dispensable à notre sujet d'en exposer les idées générales
et d'en juger l'application.
• Le penchant du grand chancelier de l'empire à un cer-
tain socialisme date de loin ; ses relations et ses entretiens
avec Lassalle, le célèbre agitateur, sont connus. Sous la
séduction de ce dernier, partisan des sociétés ouvrières
soutenues par l'État, M. de Bismarck avait pensé d'abord à "
subventionner même largement, en y affectant jusqu'à
100 millions, des sociétés coopératives. Puis ce projet lui
parut à la fois trop restreint et d'un succès trop incertain.
L'ÉTAT ET LES ASSURANCES. 365
Le message du 17 novembre 1881, la création du Reichs-
and des binera, annoncèrent la nouvelle politique intérieure
dont l'incubation prit plusieurs années avant, de se for-
muler dans des plans précis.
C'est l'assurance obligatoire qui parut le régulateur de la
paix sociale. Mais jusqu'ici ce système d'assurance obliga-
toire a été très restreint. 11 ne s'applique ni à l'incendie,
pas même à. celui des petits mobiliers ou des chaumières
et, des petits immeubles, ni à la grêle, ni à la mortalité du
bétail, ni aux naufrages, pas môme à ceux des petites bar-
ques, ni aux pertes par les transports. Logiquement, l'État
allemand devrait finir par s'occuper de toutes ces branches,
à l'exception peut-être de la première.
Il ne s'est encore chargé que de l'assurance contre les
maladies, puis contre les accidents professionnels, enfin,
aujourd'hui, il vient de faire voter un projet de caisses de
retraites ouvrières obligatoires.
En fait, ces lois, ou votées ou en cours d'examen, sont
loin d'avoir la portée sociale qu'on leur a attribuée : elles ne
concernent qu'un petit nombre des risques ou des maux qui
attendent l'homme; contre le plus grave et le plus certain
de ces maux, celui de la vieillesse ou des infirmités, elles no
promettent qu'une indemnité dérisoire.
Ces mesures semblent avoir plutôt un objet politique
qu'un but vraiment social; on veut dérober aux socialistes
révolutionnaires leur clientèle. Comme toujours, le socia-
lisme d'État croit apaiser le dévorant appétit de Cerbère par
un simple gateau de miel ; après l'avoir englouti, le monstre
sent redoubler sa voracité trompée et inassouvie.
CHAPITRE VI
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE.
L'assurance obligatoire en Allemagne, page 307. - Les accidents pro-
fessionnels, page 367. - Proportion moyenne des accidents au nombre
d'ouvriers employés, page 367. - Indifférence, jusqu'à un temps ré-
cent, de la plupart des législations a ce sujet, page 368. - La question
de la preuve, page 3c8. - En fait, l'équité des tribunaux accorde une
indemnité pour la plupart des accidents, page 369. - Embarras des
petits patrons et des ouvriers autonomes, page 369. - Examen de la
loi allemande sur les accidents, page 369. -La théorie du risque pro-
fessionnel rentrant dans les frais généraux, page 370. - La loi alle-
mande est incomplète quant à sa sphère d'action, page 370. - Taux
des indemnités, page MO.
Énorme développement des frais généraux de l'organisation allemande,'
page 371. - Les vices principaux du système : l'intérêt à Prévenir
les accidents est diminué, page 372. - Bonne influence des sociétés
libres pour la réduction du nombre des accidents, page 372. - L'in-
demnité accordée dans les cas graves par l'assurance obligatoire
est
souvent moindre que celle qu'octroyaient les tribunaux, page :372. -
La loi allemande pour l'assurance obligatoire des ouvriers contre la
maladie, page 373. - Elle ne s'applique qu'aux ouvriers proprement
dits et laisse de côté une partie également intéressante de la popu-
lation, page 373. - Fonctionnement de cette assurance obligatoire,
page 374. - La loi ne tient pas ce qu'elle promet ; elle fait moins que
les sociétés particulières bien menées, page 375.
Impossibilité de maintenir côte à côte la philanthropie officielle et la
philanthropie libre et spontanée, page 377. - Les deux structures,
page 377.
Le projet allemand d'assurance obligatoire contre les infirmités et la
vieillesse, page 377. - Caractère illusoire de ce projet, page 378. -
Tardivité excessive de l'âge de la retraite, page 379. - Chiffre infini-
tésimal de cette retraite, page 379. - L'État moderne ne peut résis-
ter à la poussée universelle, quand il a provoqué l'universelle illusion,
page 380.
L'État engloutira, comme ressources de trésorerie, toutes les primes
d'assurances qu'il recevra, page 380. - Toutes les petites épargnes,
au lieu d'actives, deviendront passives, page 380. - Cet afflux de res-
sources poussera l'État au gaspillage, page 381.
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 361
Inconvénients généraux de cette dispersion de l'État dans une foule de
domaines, page 387. - Possibilité Je rétrogradation de la civilisa-
tion occidentale, page 383.
Après bien des études, des remaniments, des résistances
réelles ou simulées, le parlement allemand a adopté les
deux premières parties de la trilogie du grand chancelier;
il va faire sans doute de même pour la troisième (1).
La loi du 15 juin 1883 a organisé l'assurance obligatoire
des ouvriers contre la maladie ; celle du G juillet 1881 a
constitué l'assurance ouvrière obligatoire contre les acci-
dents.
Quoique arrivant la seconde seulement par le vote, celle-
ci venait la première par la conception. L'accident profes-
sionnel est un des risques graves qui menacent, dans cer-
taines industries, l'ouvrier et sa famille. 11 ne faut pas, ce-
pendant, s'en exagérer la fréquence. Sur 3,470,435 ouvriers,
qui ont été assurés suivant le, nouveau système légal et qui
représentent presque tous les gens occupés dans la grande
industrie et dans les métiers dangereux, on en a compté
2,716 morts par accident et 7,834 atteints de blessures
graves, soit 10,540 victimes ou une sur 399 ; quant aux
morts, on en trouve 1 sur 1,277: en évaluant 'à 33 ans ou
35 ans la période moyenne d'activité de l'ouvrier dela grande
industrie et des métiers périlleux, il y aurait pour chacun
d'eux une chance sur 36 ou 38 do rencontrer la mort, et une
• chance sur 9 à •0 d'éprouver une blessure de quelque
gravité.
Comme une bonne partie des accidents sont dus, non pas
à des cas fortuits, mais à des fautes et à des imprudences
(I) Au moment oh nous revoyons ces lignes (juillet 1889) la loi d'assu-
rance contre la vieillesse vient d'être votée ; mais elle a rencontré an
Reichstag plus do résistance qu'on ne le supposait, et il est vraisem-
blable que, sans la situation exceptionnelle de M. de Bismarck, elle
eut été repoussée.
368 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
de la personne frappée, on peut diminuer pour les ouvriers
prudents et attentifs ces mauvaises chances de moitié,
de sorte que le risque pour eux de blessures graves dans
toute leur carrière serait de 1 sur 20 et celui de mort ,
par
suite d'accident, de
• sur 70 ou 80.
Dans certaines industries, ces risques sont toutefois beau-
coup plus intenses et la prudence de chaque ouvrier consi-
déré isolément a moins le pouvoir de les écarter : tel est
le cas des mines. Sur 229,663 ouvriers employés dans les
mines et les carrières en France, en 1885 il y a eu 325 morts.
et 990 blessés, la plupart de ces blessures, il est vrai, ne-
comportant pas une absolue incapacité de travail. En mul-
tipliant par 35, durée moyenne supposée de la vie active
de l'ouvrier, on arriverait à 11,375 décès et à 34,650 bles- '
sures, de sorte qu'un ouvrier, employé dans les mines, au-
rait, pendant toute une carrière de trente-cinq années, une-
chance sur vingt-deux d'être tué et une sur sept environ
d'être blessé, au moins légèrement.
On comprend donc que la législation sur les accidents est.,
d'une importance considérable pour les ouvriers. Cette'
législation, dans la plupart des pays, était restée indiffé-
rente. Avant 1880 la loi anglaise, avant 1871 la loi alle-
mande, ne venaient pas au secours de l'ouvrier atteint d'ac-
cident professionnel. La loi française se montrait plus
humaine et plus généreuse, ou, du moins, notre jurispru-
dence, développant un principe général de notre Code,
admet que le patron est tenu de réparer les conséquences
du préjudice que subit l'ouvrier blessé ou sa famille, si l'ac-
cident provient d'un vice quelconque des installations, de
l'imprudence ou de la négligence même la plus légère d'un -
surveillant, d'un contremaître ou d'un autre ouvrier faisant
partie du même atelier.
La seule difficulté consiste en ce que, conformément aux
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 369
principes généraux de notre droit, la preuve de la faute
incombe aux plaignants, c'est-à-dire à l'ouvrier, qui n'est
pas toujours en état de la, faire. Mais, d'ordinaire, les dis-
positions sympathiques des tribunaux atténuent les incon-
vénients de cette situation. On peut, d'ailleurs, discuter la
question de savoir s'il ne faudrait pas, pour les indus-
tries exposées à des risques fréquents, renverser l'obli-
gation de la preuve et la transférer de l'ouvrier au pa-
tron.
En fait, on peut dire que la presque universalité des acci-
dents survenant dans les ateliers mécaniques est en France
largement indemnisée. Dans les industries qui sont le plus
assujetties à ces risques, dans la fabrication d'explosifs,
par exemple, dans beaucoup de mines et de carrières, les
sociétés ou les patrons individuels ont pour habitude de
constituer des réserves spéciales pour pourvoir aux acci-
dents qui se produisent sans périodicité régulière. mais
quelquefois avec une intensité terrible.
Bien autrement malheureux sont les simples ouvriers
isolés ou les petits entrepreneurs autonomes qui, sans pa-
tron, se livrent à des tâches souvent dangereuses : bûche-
rons, charretiers, maçons ou couvreurs à la campagne, pe-
tits propriétaires, etc. La plupart de ceux-là ne peuvent tirer
aucun secours d'une organisation légale quelle qu'elle soit.
Leur seule ressource est de s'affilier à quelque société
libre ou de faire eux-mêmes, par un prélèvement anticipé et
Continu sur leurs gains, la part des cas fortuits.
La loi allemande sur les accidents a eu la prétention d'in-
demniser tous les risques professionnels ; mais, en réalité,
et c'est dans la nature des choses, elle en laisse beaucoup
de côté. Au lieu d'abandonner dans chaque cas au juge l'é-
valuation du préjudice et l'examen de la cause, elle fait d'a-
vance une évaluation invariable. On substitue ainsi une
2t
il
370 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
règle abstraite, une formule rigide, à l'équité large et intel-
ligente d'une magistrature humaine.
L'accident professionnel est considéré par la loi germani-
que comme un risque propre à l'entreprise et devant entrer
dans les frais généraux. Cette conception, qui est' ingé-
nieuse, peut être exacte de certaines industries et de cer-
tains risques, ainsi pour le grisou dans les mines; elle ne
l'est pas pour la généralité des autres cas.
En vertu de la loi du 6 juillet 1884, tous les ouvriers et
patrons de l'industrie manufacturière, ne gagnant pas plus
de 2,000 mark (2,460 francs) par an, doivent faire partie
de corporations spéciales qui comprennent des professions
semblables ou analogues et, s'étendent soit à tout l'empire,
soit à certaines grandes régions.
Le chancelier de l'empire aurait désiré une organisa-
tion plus unitaire ; pour obtenir le vote de son projet,
il fut forcé de faire des concessions aux idées particula-
ristes d'une grande partie des membres du Reichstag.. la
fin de 1886, on comptait 62 de ces grandes corporations,
dont 26 s'étendaient à l'empire tout entier. Toutes en-
semble comprenaient environ 3 millions et demi d'ou-
vriers.
Il saute d'abord aux yeux que, dans un pays de 45 mil-
lions d'habitants, il y a bien plus de 3 millions et demi à
4 millions de travailleurs assujettis aux risques d'acci-
dents professionnels : les cultivateurs n'en sont nullement
exempts. La loi est donc incomplète quant à sa sphère
d'action.
En cas d'invalidité totale et permanente, l'ouvrier a droit
aux cieux tiers de son salaire ; pour une invalidité partielle ou,
temporaire, l'indemnité est moindre. En cas de mort, la
veuve reçoit 20 pour 100 du salaire; les descendants autant;
les enfants, chacun 15 pour 100 jusqu'à quinze ans, sans
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 371
que le total de ces allocations puisse dépasser 60 pour 100
du salaire.
Ces indemnités sont à la charge des patrons seuls, l'État,
ce qui est d'ailleurs de toute justice, n'y contribuant en rien.
Des tribunaux d'arbitres élus, moitié par les patrons,
moitié par les ouvriers, statuent, sous la présidence d'un
fonctionnaire public, sur les difficultés que peut rencontrer
l'application de la loi, sous la réserve d'appel à l'Office im-
périal des assurances, qui est composé presque exclusive-
ment de fonctionnaires.
Ce qui nous préoccupe ici, ce ne sont pas les détails de la
législation ou de la pratique, lesquels pourraient être mo-
difiés, mais le principe même et ses conséquences.
De toute cette organisation bureaucratique, il résulte
d'abord un développement énorme des frais généraux ;
c'est en dépenses accessoires que se perd la plus grande
partie des cotisations arrachées aux industriels. Ce qui se
réglait aisément autrefois en général, par la simple sympa-
thie ou par le jeu aisé d'une caisse privée et locale, devient
l'objet de toute une paperasserie administrative.
En 1886, l'application de la loi a entraîné 2,324,299 mark
de frais d'administration pour 1,711,699 mark payés en
indemnités : les quatre septièmes environ des primes sont
donc perdus pour les victimes.
Ce n'est encore là, pourtant, qu'un des vices accessoires
du système. Les vices principaux sont les suivants : d'abord
la réalité de la loi est en contradiction avec ses prétentions;
une grande partie, en effet, des travailleurs, soit artisans,
soit agriculteurs, soit petits propriétaires ruraux, soit petits
entrepreneurs, tous exposés à des risqués professionnels
divers, ne bénéficient pas de l'organisation qui semble faite
surtout (et c'est la nature des choses qui le veut) pour les
ouvriers de l'industrie manufacturière.
372 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Ensuite, l'intérêt de l'ouvrier et du patron à prévenir les
accidents se trouve sensiblement diminué : l'indemnité étant
déterminée d'avance, dans les principaux cas, par la loi
elle-même, sans considération des fautes ou des impru-
dences commises par l'une ou l'autre partie, l'ouvrier a n'il
moindre intérêt à prendre des précautions minutieuses. Le
patron, qui ne répond pas seulement de son propre établis-
sement, mais encore solidairement d'un grand nombre
d'autres établissements analogues, est beaucoup moins sol-
licité à adopter toutes les mesures, quelques-unes coû-
teuses, qui pourraient rendre les accidents plus rares. Cela
est de toute évidence. IL n'est plus poussé à le faire que par
la philanthropie presque désintéressée.
Certaines sociétés privées se sont constituées soit en
France, soit en Alsace, qui, par leurs efforts, avaient. beau-
coup réduit ces risques professionnels : la Société industrielle
de Mulhouse notamment, fondée en 1867, qui fit diminuer
dans la région, par certaines précautions et certains agen-
cements, les accidents de 60 pour 100; de même à Paris,
l'Association des industriels de France pour préserver les ou-
vriers des accidents du travail; un homme technique, phil-
anthrope aussi, M. Émile Muller, l'a constituée ; quoique
née en 1883 seulement, elle compte 500 grands industriels
adhérents et s'étend â. 60,000 ouvriers ; elle a établi beau-
coup de sociétés filiales.
Tout ce zèle va, sinon disparaître, du moins par la force
des choses, devant cette organisation bureaucratique d'État,
s'affaiblir. L'assurance obligatoire suivant le système alle-
mand augmentera probablement le nombre des accidents,
notamment des très petits qui entraînent le plus d'abris.
Il arrive, d'autre part, que dans la généralité des acci-
dents graves et où l'ouvrier n'est pas en faute, l'indemnité
allouée par la loi allemande ou par la loi française en cours
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 373
d'étude se trouve singulièrement moindre que celle qui était
accordée par nos tribunaux : pour 100 du salaire à la
veuve, c'est souvent là une allocation très insuffisante. Il est
à notre connaissance personnelle qu'une grande société
industrielle. fort exposée à des accidents par la nature du
produit qu'elle fabrique, ayant été condamnée en premiùre
instance à payer des indemnités très fortes aux familles
d'ouvriers tués, invoqua, en appel, les tarifs proposés dans
la loi française à l'étude et fit réduire, grâce à cet argument,
dans des proportions considérables les sommes qu'elle de-
vait verser aux familles des victimes. Voilà un cas, el nous
en connaissons quelques autres de ce genre, où la loi soi-di-
sant protectrice a tourné contre ceux qu'elle voulait protéger.
Une loi n'est qu'une abstraction, un texte mort, une
moyenne : elle favorise les uns, d'ordinaire ceux qui sont le
moins dignes d'intérêt ; elle réduit les autres, souvent ceux
qui mériteraient le plus la sympathie. Sans recourir à la
contrainte, on arriverait, d'une manière à peu près aussi
Sùre et aussi prompte, par une bonne justice, à réparer les
accidents professionnels ; et l'on aurait, sous le régime
souple et inventif de la liberté et de la responsabilité person-
nelle, beaucoup plus de chances de les prévenir.
La loi allemande pour l'assurance obligatoire des ouvriers
contre la maladie, quoique présentée plus lard, a été votée
avant celle contre les accidents.
Comme la précédente, elle a le défaut de n'embrasser
qu'une partie de la population laborieuse. Elle impose à
tous les ouvriers de l'industrie l'obligation de s'assurer
contre les risques de maladie en s'affiliant à une caisse de
secours; c'est à la judicieuse résistance des progressistes et
du groupe du Centre (1) qu'est dû le choix de la caisse laissé
à l'ouvrier.
(1) Ou sait que Pou appelle parti du Centre, dans Le Parlement
374 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Mais qu'est-ce que l'ouvrier et pourquoi s'en tenir à ?
Tout le monde n'est-il pas cligne d'une protection égale? Le
petit employé, le petit fonctionnaire, la partie inférieure des
professions libérales, le maître de langue, la maîtresse de
piano, la lingère à domicile, tous ceux-là sont laissés én
dehors.
Tel est le vice irrémédiable d'une législation de classe :
elle ne tient pas compte des gradations infinies et impercep-
tibles qui existent dans la société moderne ; elle fait une
cassure nette dans un milieu qui ne comporte rien de pareil.
La loi allemande ne s'applique, en général, qu'aux ouvriers,
non aux femmes et aux enfants, dont la maladie est pour la
famille ouvrière une cause de grande gêne.
Grâce à l'action (les groupes libéraux du Reichstag, la loi
sur l'assurance obligatoire contre les maladies s'est efforcée
de respecter l'esprit local et corporatif. C'est le type d'assu-
rance communale qui prévaut. Les communes peuvent se
grouper en associations ou en unions. Les établissements
qui occupent plus (l'un certain nombre d'ouvriers peuvent
avoir une caisse spéciale ; ils y sont même obligés dans cer-
tains cas. Les corporations d'artisans peuvent aussi avoir les
leurs. Les ouvriers peuvent former des caisses libres.
Chaque caisse a ses statuts et est gérée, d'après certaines
conditions générales, par un comité de membres ouvriers
el de patrons, les premiers dans la proportion des deux tiers
contre un tiers. Les statuts peuvent être modifiés avec
l'approbation du gouvernement. Un inspecteur spécial gou-
vernemental a le droit d'ingérence dans la comptabilité.
Les cotisations sont fournies jusqu'à concurrence des deux
tiers par les ouvriers aux jours de paie, et pour l'autre tiers
par le patron.
maud, le groupe des députés catholiques qui, en général, est opposé fi
la centralisation administrative.
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 375
L'ouvrier a droit aux médicaments, aux visites du méde-
cin et à une indemnité qui égale la moitié du salaire pendant
une durée maxima de treize semaines. L'assurance est donc
boiteuse ; car la moitié du salaire peut parfois ne pas suffire,
et les treize semaines sont souvent dépassées par la maladie
ou la convalescence. Les femmes en couches, assimi-
lées aux malades, ont droit aussi, mais pendant trois se-
maines seulement, à une indemnité de la moitié du sa-
lalr,e.La prime d'assurance à payer par l'ouvrier varie suivant
les localités et les caisses; elle va, d'ordinaire, de 1 1,2 à
pour 100 du salaire; dans les caisses de fabrique où l'on
s'occupe par surcroît des femmes et des enfants d'ouvriers,
la retenue monte souvent jusqu'à 3 p. 100 et la cotisation
du patron fournil moitié en plus.
Une loi complémentaire de 188G permet de prendre des
dispositions pour l'ouvrier rural ne travaillant pas habituel-
lement chez le même patron; mais ici les difficultés sont
assez grandes et on ne peut (lire qu'elles aient été sur-
montées.
Tels sont les traits généraux de cette organisation. Elle
séduit un certain nombre d'esprits ; elle n'en a pas moins
des inconvénients graves, et spéciaux et généraux.
D'abord, elle ne tient pas ce qu'elle promet, ce qui est un
grand vice pour une institution d'État ; elle n'embrasse pas,
en effet, toutes les personnes qui vivent d'un labeur profes-
sionnel ; et elle sert des indemnités, parfois ou trop réduites,
" pas assez prolongées. Elle fait beaucoup moins que ne
faisaient la plupart des grandes entreprises individuelles
bien menées. Celles-ci continuaient les secours même au-
delà de la période réglementaire et infranchissable de treize
semaines.
On n'a qu'a lire l'Enquête décennale des inslitutions d'initia-
375 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
live privée dans la Haute-Alsace (1) pour être étonné de tout
ce qu'avait rait le zèle individuel et du peu que réalise la
contrainte gouvernementale. Si l'on considère notre France
actuelle, les sociétés de secours mutuels, en 1881, comptaient
1,072,000 membres participants et en outre 173,603 membres
honoraires ; ces derniers, l'assurance obligatoire d'État les
supprime indirectement ou les fait graduellement dispa-
raître.
De même, les institutions de patronage, c'est-à-dire cette
intervention bienveillante, philanthropique ou chrétienne,
des chefs d'industrie, qui se manifeste par des modes variés
et, efficaces de secours, l'inflexible mécanisme gouverne-
mental tend à les éliminer.
Un rapport de M. Keller sur l'industrie de la houille en
France établit que clans 37 exploitations, comprenant
28.000 ouvriers, les dépenses de secours et aussi de pensions -
étaient supportées exclusivement par les compagnies. Dans
95 autres, comprenant Plus de 31,000 ouvriers, les compa-
gnies fournissaient 531,000 francs et les retenues des ou- '
vriers 969,000; la part du patron dépassait ainsi celle fixée
par la loi allemande. tien plus, dans 73 autres exploitations,
les retenues fournissaient 1,632,000 francs, et les subven-
tions 1,188,000.
En fait, sur 5,212,001) francs, formant les recettes des
caisses françaises dans l'industrie des mines, 2,622
, 000 seu-
lement provenaient des retenues, et 3,177,000 des verse-•
ments des compagnies. D'après le tarif allemand, celles-ci
n'auraient été astreintes à fournir que 1,311,060 francs.
D'autre part, la rigidité de la loi allemande, qui impose
aux patrons comme une dette civile une cotisation qu'ils
considéraient comme une simple dette morale, change à. la
(1) Publication de la Société industrielle de .3lulliou.;.e,•1875.
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 377
longue les dispositions des industriels. L'on a remarqué
qu'un certain nombre, depuis la loi, hésitent à engager des
ouvriers valétudinaires ou incurables, afin de ne pas charger
la caisse de leur établissement : même les autres ouvriers
s'opposent parfois à l'entrée des nouveaux venus d'une santé
débile, dont ils auraient à couvrir partiellement les frais de
maladie.
Quoi qu'on fasse, la philanthropie officielle, sous une
forme obligatoire et générale, et la philanthropie privée et
libre ne peuvent longtemps fonctionner de compagnie : l'une
doit ruiner l'autre.
Voici une belle observation d'Herbert Spencer : « pans
toute espèce de société, chaque espèce de structure tend à
se propager. De même que le système de coopération volon-
taire, établi soit par des compagnies, soit, par des associa-
tions formées dans un dessein industriel, commercial ou
autre, se répand dans toute une communauté; de même le
système contraire de la coopération forcée sous la direction
de l'État se propage ; et plus l'un ou l'autre s'étend, plus il
gagne en force d'expansion .La question capitale pour l'homme
politique devrait toujours être : Quel type de culture sociale
est-ce que je tends à produire? Mais c'est une question qu'il
ne se pose jamais. »
Peut-être le grand-chancelier de l'empire allemand se
l'est-il posée. On lui prêtait dernièrement ce mot prononcé
à un moment, vers la fin du second empire, où il était vague-
ment question de désarmement : « sous autres, Prussiens,
nous naissons tous avec une tunique. » Faire que la tunique
soit de plus en plus étroite et que les mouvements y soient
de plus en plus gênés, cela peut être un idéal; mais il tend à
supprimer la civilisation.
Le troisième projet allemand, celui de l'assurance obli-
gatoire contre les infirmités et la vieillesse, nous retiendra
318
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
peu. Les deux précédents auprès de celui-ci, qui est gran-
diose par l'intention et par la formule, sont de simples enfan-
tillages.
Il n'est encore qu'en cours de discussion. En voici les dis-
positions principales : l'ouvrier aurait droit, à partir de
soixante-dix ans, à une pension variant de 00 à 210 francs
par an, suivant le taux moyen des salaires de la commune
où il aurait travaillé, Pour la détermination de ce taux
moyen, les communes de l'empire seraient réparties en cinq
catégories. Quand l'ouvrier, ce qui est un cas fréquent, aurait
varié ses résidences, les difficultés ne seraient pas minces,
les calculs seraient fort compliqués.
Quant aux pensions pour infirmités, elles atteindraient,
selon la durée de la période pendant laquelle l'ouvrier aurait
versé ses cotisations, 24 à. 50 p. 100 du salaire moyen de
la commune. Les pensions pour infirmités et celles pour la
vieillesse ne pourraient être cumulées. Les femmes n'auraient
droit qu'aux deux tiers du montant des pensions affectées
aux hommes, c'est-à-dire que la retraite de .l'ouvrière âgée
de plus de soixante ans varierait de 70 à 140 francs.
Les sommes nécessaires au service de ces pensions, bien
infimes, certes, en elles-mêmes, mais formant par leur
nombre une masse considérable, seraient ainsi recueillies :
les patrons et les ouvriers supporteraient chacun le tiers de
la dépense et l'État le dernier tiers. Le taux probable de ces
cotisations reste entouré d'une grande obscurité.
La loi frappe d'abord par son caractère illusoire. Toute loi
doit être sérieuse, cohérente, c'est-à-dire qu'elle doit pou-
voir atteindre, au moins théoriquement., le but qu'elle se
propose. Ici, le but, c'est de mettre l'ouvrier dans ses vieux
jours à l'abri du besoin. Or est-ce que la vieillesse pour l'ou-
vrier ne commence qu'à soixante-dix ans? On croit rêver en
lisant ce chiffre
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 379
Voyez-vous un couvreur, ou un marin, ou même un tail-
leur de pierres et un manoeuvre de soixante-cinq ou soixau te-
huit ans? Le telumimbelle sine iotu, de Virgile, ne s'applique
pas seulement aux guerriers.
D'après le Bulletin de statistique, publié par notre minis-
tère des finances, l'âge moyen des fonctionnaires français
admis à la retraite, en 1886, était de cinquante-sept ans et
quatre mois. J'admets que le relâchement de l'administra-
tion et la méthode sauvage pratiquée sous le nom d'épura-
tion aient trop rabaissé l'âge de la retraite dans nos services
civils; on devrait revenir à la pratique suivie il y a vingt-cinq
ou trente ans, en 1860, par exemple, quand l'âge moyen de
la retraite, l'âge moyen le plus élevé que l'on ait vu depuis
1854, était de soixante-deux ans deux mois. Mais entre cet
âge et celui de soixante-dix, quel intervalle, surtout pour
des ouvriers qui travaillent avec leur force physique et non
avec leur force intellectuelle!
La plupart des ouvriers allemands auront traversé les
plus dures privations et seront couchés dans la tombe avant
de pouvoir jouir de la retraite que la loi en projet promet
aux septuagénaires.
Cette pension, si tardive, combien, en outre, elle est mo-
dique! 90 à 210 francs par an, qui peut vivre avec cela,
même avec le chiffre le plus élevé?
• En France, la retraite moyenne pour les fonctionnaires
de la partie active (opposée à la partie sédentaire) des postes
et des télégraphes, c'est-à-dire principalement pour les fac-
teurs, s'élève, en 1886, à 518 francs ; la retraite moyenne
pour les fonctionnaires de la partie active du ministère de
l 'agriculture (toujours opposée à la partie sédentaire ou aux
emplois de bureau) monte à 409 francs; c'est surtout des
gardes-forestiers, des éclusiers q'uil s'agit là. Or, dans les
chambres, il se rencontre toujours des députés qui préten-
380 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
dent qne ces retraites sont insignifiantes et qui proposent de
les élever. Que serait-ce des 90 à 210 francs que la loi alle-
mande offre comme idéal aux ouvriers de plus de soixante-
dix ans?
Néanmoins, même dans ces conditions si peu efficaces,
ces retraites coûteraient fort cher. Le projet allemand pré-
voit une charge annuelle de 195 millions pour le service des
retraites promises quand la loi sera en plein fonctionne-
ment. Mais, avec les mécomptes qui sont inévitables en pa-
reils cas, il est à craindre que cette somme ne soit fort in-
suffisante. Puis, il faudra incontestablement augmenter le
chiffre des retraites et abaisser l'âge où elles sont acquises.
L'État moderne, l'État parlementaire ou représentatif,
l'Étal qui a affaire au corps électoral (môme la puissante
monarchie prussienne est dans ce cas), ne peut résister à la
poussée universelle, quand il a soulevé les universelles es--
pérances et les universelles illusions. Le principe de l'abs-
tention absolue est ici de rigueur : l'État peut s'abstenir de
promettre des pensions de retraite à l'ensemble des ouvriers
du pays; mais une fois qu'il a renoncé à cette abstention,
il n'est plus maître de réduire à des chiffres infimes ni ,.es
pensions ni cette participation.
Au point de vue financier, ie projet de loi allemand repose
sur la capitalisation à intérêts composés, pendant une très
longue période, des cotisations diverses à verser par les
ouvriers, par les patrons et par l'État.
On tiendra donc des sommes énormes à la disposition de
l'État et des caisses officielles. Qu'en fera- t-on? On achè-
tera des Litres de la dette publique ou l'on mettra cet argent,
en compte-courant au trésor, c'est-à-dire qu'on donnera à
toutes ces sommes une destinalion'passive. On les tirera de
tous les hameaux, de tous les petits métiers, de toutes
les petites industries qu'elles eussent pu féconder, et Ou
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 381
les emploiera uniquement à grossir la dette de l'État.
Ces ressources extraordinaires pousseront l'État à accroî-
tre ses dépenses extraordinaires, il en a été ainsi en France
pour les 2 milliards 1/2 de fonds des caisses d'épargne. Si
l'État n'avait pas recueilli chaque année les 200 ou 300 mil-
lions de nouveaux dépôts, qu'il dépensait comme des em-
prunts occultes, s'il avait été obligé, pour rassembler ces
sommes, de faire directement appel au public, il est certain
que le gaspillage gouvernemental eût été beaucoup moin-
dre (1).
(1) La législation allemande sur les assurances a été plus ou moins
copiée, ou est eu train de l'être, par diverses nations : notamment
l'Autriche•longrie qui, depuis quinze ans, gravite dans l'orbite de l'Al-
lemagne, puis la Suisse.
.Nous avons sous les yeux, en cc qui concerne ce dernier pays et plus
spécialement le canton de Genève, divers documents qui prouvent une
activité philanthropique d'État, avec une certaine tendance soit à une
centralisation excessive, soit même au socialisme administratif, par
exemple : la loi constitutionnelle pour la création d'un hospice général.
adoptée en 1868 et réunissant, en une seule masse, sous le nom d'hos-
pice général, tous les fonds de charité jusque-là administrés par les
communes; la loi génevoise du l er juillet 1315 sur la responsabilité des
entreprises de chemins de fer et des bateaux à vapeur en cas d'acci-
dent; la loi génevoise du 2G juin 1818 concernant la responsabilité,
dans le même cas, des entrepreneurs de chantiers envers leurs em-
ployés; la loi fédérale du 23 mars 1877 sur le travail dans les fabri-
ques; la loi fédérale du 25 juin 1881 sur la responsabilité civile des
fabricants. Disons, cependant, que ces lois, tout en s'écartant sur cer-
tains points des sains principes économiques, sont fort éloignées de faire
au socialisme toutes les concessions que lui fait la loi allemande. On en
jugera par les extraits suivants :
ARTICLE t er . — Celui qui, selon la définition de la loi fédérale du
13 mars 1817, exploite une fabrique (fabricant) est responsable, dans
les limites fixées par la présente loi, du dommage causé à un employé
ou à un ouvrier tué ou blessé dans les locaux de la fabrique et par
son exploitation, lorsque l'accident qui a amené la mort ou les bles-
sures a pour cause une faute imputable soit à lui même, soit ii.un
mandataire, représentant, directeur ou surveillant dans l'exercice de
ses fonctions.
ART- 2. — Le fabricant, lors même qu'il n'y aurait pas faute de sa
Part, est responsable du dommage causé à un employé ou à un ouvrier
tué• .
ou blessé dans les locaux de la fabrique et par son exploitation, à
moins qu'il ne prouve que l'accident a pour cause ou la force majeure,
382 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Oubliant son origine, sa nature et son objet spécial, qui
est d'être un appareil militaire, diplomatique et judiciaire,
l'État moderne se disperse, s'épuise et s'affaiblit dans des
domaines variés d'ail il tend à expulser les associations
libres. 11 y perd en cohésion et en autorité; il devient une
proie de plus en plus tentante pour les intrigants et les fa-
natiques.
En diminuant les habitudes d'action collective libre, il
tend à jeter la société dans l'engourdissement et l'hébéte-
ou des actes criminels ou délictueux imputables à d'autres personnes
que celles mentionnées à l'article premier, ou la propre faute de celui-
là même qui a été tué ou blessé.
« Aar. 3. — Dans los industries que le conseil fédéral, en exécution
de l'article 5, lettre cl, de la loi sur le travail dans les fabriques, désigne
comme engendrant des maladies graves, le fabricant est en outre res-
ponsable du dommage causé à un employé ou à un ouvrier par une de
ces maladies, lorsqu'il est constaté qu'elle a exclusivement pour cause
l'exploitation de la fabrique.
<, ART. 4. — Le fabricant a.
droit de recours coutre les personnes'
dont la faute entraîne sa responsabilité.
ART. 5. — La responsabilité du fabricant sera équitablement réduite:
« a. Si la mort ou la blessure (non compris les cas prévus
-à l'article 3)
est le résultat d'un accident fortuit;
« 6. Si une partie de la faute qui a provoqué l'accident (ou la maladie
dans le sens de l'article 3) est imputable à la victime ; eu particulier, si
l'individu, victime de l'accident, a contrevenu aux prescriptions du
règlement de la fabrique, ou si, ayant, comme employé ou ouvrier,
découvert dans les installations des défectuosités qui ont amené l'acci-
dent (ou la maladie), il n'en a pas avisé l'un de ses supérieurs ou le
fabricant lui-même ; à moins, toutefois, que le plaignant ne puisse
prouver que le fabricant ou le surveillant compétent avait déjà con-
naissance de cet état de choses défectueux ou dangereux;
« c. Si des blessures antérieurement reçues par la victime ont exercé•
de l'influence sur la dernière lésion et ses conséquences, ou si la santé
du malade a été affaiblie par l'exercice antérieur de sa profession. »
On est, ou le voit, encore loin eu Suisse des témérités allemandes,
même des exagérations de la loi française aujourd'hui (1889) en cours
de discussion. Néanmoins il y a une tendance, chez nos voisins du
Sud-Est, à se rapprocher davantage de la législation germanique.
Ainsi, en 1885, les pouvoirs législatifs du canton de Genève ont discuté
et la commission spéciale a adopté différents projets sur l'assurance
obligatoire eu cas de maladie. Le virus socialiste gagne peu à peu divers
.États, les uns petits, les autres grands.
L'ÉTAT ET L'ASSURANCE OBLIGATOIRE. 383
ment. A la longue, il ferait singulièrement reculer la civi-
lisation.
C'est une erreur de croire que la rétrogradation pour les
sociétés n'est pas possible. L'histoire enregistre, au con-
traire, beaucoup de phénomènes de ce genre.
L'Europe occidentale et méridionale a prodigieusement
reculé sous le coup de l'invasion et de la domination des
barbares.
tin recul du même genre, sous l'action persistante et
prolongée de la tyrannie d'État, n'est pas en dehors des
éventualités possibles.
La civilisation, c'est-à-dire ce développement, presque
ininterrompu clans les sociétés humaines, du bien-âtre, des
connaissances scientifiques, de la liberté et de la justice,
ne peut être sauvegardée et accrue que par les moyens qui
l'ont fait naître : à savoir la liberté personnelle, l'initiative
individuelle, la fécondité des associations privées, civiles et
commerciales.
En face des ardentes et jeunes sociétés du monde nou-
veau et des vieux peuples de l'extrême Orient qui se ré-
veillent, prenons garde de perdre ces biens précieux. Toute
notre supériorité dans le passé et dans le présent leur
est due.
L'organisme bureaucratique et coercitif de l'État, qui n'a
plus même le mérite, sous le régime démocratique, d'avoir
de la cohésion el de l'esprit de suite, ne peut, en s'étendant
en dehors de sa sphère naturelle, que mettre partout l'u-
niformité à la place de la variété, l'engourdissement à la
place de la vie (1).
(1) La loi allemande d'assurance ouvrière obligatoire contre la vieil-
lesse vient d'être votée au moment où nous corrigeons ces pages. La
loi définitive ue s'écarte que par des détails insignifiants du projet que
nous avons analysé dans ce chapitre.
LIVRE VII
EXAMEN DE QUELQUES CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION
DE L'ÉTAT.
CIIÀPITRE PREMIER
DE QUELQUES APPLICATIONS ET DE QUELQUES EXTENSIONS
EXCESSIVES DU DROIT DE POLICE.
Nature du droit de police de l'État, page 386. — Les médecins poussen t
toujours au développement de la police hygiénique, page 387. —
L'un des périls de la société moderne est la domination des spécia-
listes, page 388.
Réglementation des industries insalubres et incommodes et des lieux
publics, page 388. — Surveillance des constructions dans les villes,
page 388. — Contrôle sur les garnis, page 388. — Difficultés adminis-
tratives pour les logements insalubres, page 389. —Inconvénients de
la destruction inconsidérée de quartiers malsains, page 389.
Projet de faire construire en commandite par les pouvoirs publics des
logements populaires, page 391. — inconvénients d'une intervention
de ce genre, page 391.
Réglementation de certaines industries : le bill Plimsoll pour la pro-
tection des marins eu Angleterre, page 393. —Mauvais effets de cette
• législation, page 394.
Intervention de l'État dans certaines institutions secourables ou philan-
thropiques : les monts-de-piété, page 395. — Les caisses d'épargne,
page 39e. — Les pays où les caisses d'épargne sont privées et auto-
nomes emploient mieux les capitaux populaires que les pays oh ces
établissements sont centralisés, page 397.
Les lois sur l'usure, page 397. — Les moratoires, page 398.
Les fabriques d'État; exemple des fautes de l'État fabricant : les cons-
tructions navales, page 399. — Les monopoles en vue d'impôts et les
fabriques modèles, page 400. — La tutelle du commerce de la bou-
cherie et de la boulangerie, page 401. — De l'intervention de l'État
dans les cas d'accauarement de marchandises ou de corners, page •02.
r
4
386 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
— L'expérience prouve que ces syndicats d'accaparement échouent,
sauf dans quelques cas où ils sont, pour la plupart, avantageux a
la société en général, page 403.
La liberté commerciale est le seul reméde efficace aux abus de la spé-
culation, page 403.
L'Etat ne doit pas intervenir pour favoriser dans une mime industrie
les concurrents réputés faibles, aux dépens de ceux réputés forts,
page 405. — 11 doit s'abstenir, sauf la garantie de l'ordre public et de
la SISCUlit(I des propriétés et des personnes, dans tous les différends
entre ouvriers et patrons, page 405. — Inconvénients des tarifica-
tions officieuses de salaires : la série des prix de la ville de Paris,
page 406.
Exagération des lois contre l'intempérance dans certains États,
page 40G. — Les lois sur les sociétés commerciales, page 407. — Les
lois de succession, page 408.
Nous nous disperserions dans une tache infinie si nous
avions l'intention d'étudier un à un tous les cas où l'État
juge à propos d'intervenir, sous l'une de ses trois formes
de pouvoir central, pouvoir provincial ou départemental, et
pouvoir communal.
L'objet principal de cet ouvrage a été (l'étudier le carac-
tère concret de l'État moderne, ses moyens el ses procédés
d'action, sa mission essentielle, ses prétentions décevantes,'
et d'établir, par deux ou trois illustrations, les limites
qu'impose à son action sa propre nature.
Ce livre n'est pas un dictionnaire où l'on puisse chercher
chaque espèce particulière et voir si elle peut justifier une
intervention de l'État. C'est d'après les grandes lignes gé-
nérales et par voie d'analogie que l'on peut prononcer sur
toutes les questions spéciales.
Néanmoins, l'opinion publique, préoccupée d'une foule
de points particuliers, jugerait que nous avons incomplète-
ment traité notre sujet si nous ne jetions, du moins, un coup
d'oeil rapide sur quelques-unes des matières que l'on solli-
cite chaque jour l'État d'accaparer ou de réglementer.
C'est surtout par le recours au droit *général de police
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 381
que l'on prétend supprimer beaucoup de maux de la vie
civile ou de la vie industrielle.
Nous avons donné de la police la définition habituelle :
« un ordre, un règlement établi pour tout ce qui regarde la
sûreté et la commodité des citoyens. » Il nous a été facile
de montrer combien ces deux termes, surtout le second,
sont vagues et élastiques (1).
La police étend de plus en plus ses exigences, en partie
légitimes, en partie dérivant de la conception d'un inacces-
sible idéal. Ses ambitions croissent à. mesure que les centres
de population se multiplient et grandissent, que l'éduca-
tion, l'instruction et le bien-être ont diversifié, raffiné les
besoins, rendu les hommes plus délicats et que les règles
de la salubrité et de l'hygiène sont mieux connues.
Les. sciences naturelles, notamment la science médicale,
poussent toujours au développement de la police hygiéni-
que, à des règles imposées aux individus, dans l'intérêt de
tous. Cette police est, en principe, parfaitement justifiée,
car un seul homme, par une déraisonnable obstination,
peut causer un tort général ; une pratique mauvaise, un.
local défectueux, peut être une source d'épidémie. Or, l'on
ne peut triompher des résistances individuelles que par la
contrainte, et l'État seul a le privilège de la contrainte.
Aussi les attributions de police vont sans cesse en aug-
mentant, sous la pression des médecins et des philan-
thropes d'un côté, et du sentiment populaire de l'autre.
Il est bon de rappeler, toutefois, qu'il peut y avoir,
même en matière de police sanitaire, de dangereuses exa-
gérations. Médecins et philanthropes sont une nature altière
d'âmes, qui de tout temps ont ressenti une inclination au
péché d'orgueil et à la tyrannie. Leurs lumières, parfois
(t) Voir plus haut, page 103.
388 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
vacillantes et incertaines, ne valent pas toujours leurs in-
tentions. Une nation qui serait livrée, comme une matière
d'expériences, à une académie médicale, souffrirait, à coup
sûr, dans sa liberté, et peut-être ne gagnerait-elle pas .
une
compensation suffisante en santé et en longévité
L'un des périls des sociétés modernes, c'est la domina-
tion des spécialistes. La spécialité et le fanatisme vont, d'or-
dinaire, de compagnie.
Il ne suffit pas qu'une mesure paraisse bonne et utile
pour que la police la rende obligatoire; il faudrait qu'elle
fût vraiment nécessaire et indispensable.
On comprend que les pouvoirs publics assujettissent à
certaines règles les industries dites insalubres et incom-
modes; une enquête de commodo et incommodo est, dans
ce cas, pourvu qu'elle soit précise et claire, absolument
justifiée. On peut considérer comme frivoles les scrupules
de Dunoyer, qui ne veut que des règlements répressifs et
qui prescrit toutes les précautions préventives.
De même, une réglementation des lieux publics de toute
nature, théâtres, cafés, marchés, se peut admettre. 11 y
là un intérêt public commun. On peut dire, en outre,
que ces établissements, étant fréquentés par un personnel
mobile et qui se renouvelle sans cesse, la personne qui
y entre n'a pu, avant de prendre sa place, se rendre
compte de l'état des lieux.
Pour les fabriques et les usines, même dans les industries
non insalubres, la police peut parfois revendiquer, mais
•
avec discrétion et prudence, un certain droit d'intervention :
ainsi, pour les chaudières et les appareils à vapeur qui, ma-
nifestement défectueux, assujettiraient à des risques d'ex-
plosion tout le voisinage.
Est-il admissible que l'État exige des fabriques qui ne
se rapprochent qu'imparfaitement des lieux publics une
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 389
certaine hauteur de plafond, un cube d'air déterminé,
diverses précautions, qu'il impose, par exemple, que les
transmissions des machines soient entourées de grillages?
Ce sont là des questions qui prêtent à controverse; là où
l'on emploie des jeunes filles et des enfants, l'État peut in-
voquer sa mission de protéger les êtres inconlestablemen
faibles pour revendiquer des attributions de cette nature.
Encore doit-il toujours user de ce droit avec une circons-
pection attentive, l'expérience prouvant que l'industrie est
surtout prospère dans les pays où l'État intervient le moins,
comme la Belgique et, jadis, la Suisse.
Le devoir de police peut s'étendre à une surveillance
générale, mais discrète, des constructions dans les villes (t),
notamment de celles qui, étant louées en garni, au jour ou
à la semaine, se rapprochent beaucoup des lieux publics.
Juste en soi est le principe de la réglementation des
logements insalubres, puisqu'il ne s'agit pas seulement de
protéger l'individu mal logé, mais encore et surtout d'em-
pêcher la propagation de maladies aux dépens de tout le
monde. L'exercice de cette réglementation est toutefois,
en pratique, singulièrement délicat.
L'insalubrité peut tenir soit au bâtiment, soit à l'usage
qu'on en fait. Dans le premier cas, quand le bâtiment est
trop petit, trop sale, sans cour, sans aération, sans égout,
sans eau, sans privés, il est aisé à l'État de prescrire le re-
mède; il est beaucoup plus difficile de faire que toutes les
classes de la population puissent payer la location de loge-
ments entièrement salubres.
La difficulté s'accroît quand l'insalubrité résulte de l'u
(1) A Paris, la municipalité tombe, à ce point de vue, dans de grands
excès et enlève au propriétaire le droit de varier les far,ades des mai-
sons, suivant son gré, par des pignons, balcons, etc., d'où il résulte
une désolante uniformité.
1300 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.sage qu'on fait du logement. Ainsi, huit ou dix personness'entassent dans une chambre qui, d'après le cube d'air
officiel, n'en devrait contenir que deux ou trois. L'État, dans
ce cas, n'a aucun moyen efficace d'action. 11 ne peut dé-
fendre à ces huit ou dix personnes de se mettre dans cette
chambre qu'à la condition de leur fournir deux ou trois au-
tres chambres dont la location dépasserait leurs ressources
totales.
La police peut donc veiller à ce que les maisons neuves
soient construites dans des conditions hygiéniques : largeur
de rue et (le cour, hauteur de plafond, égout, eau, privés.
A l'observateur superficiel, son rôle apparaît comme facile;
mais la raison de discrétion se montre immédiatement à
qui réfléchit : il ne faut pas, par des exigences outrées,
faire renchérir outre mesure le prix du logement et le
porter au-dessus des ressources du locataire.
Pour les logements anciennement aménagés, la police
peut faire effectuer graduellement des améliorations; niais
c'est déjà plus difficile. Quant aux constructions tout à fait
réfractaires, doit-elle les faire détruire? On a recouru à ce
moyen sommaire dans diverses villes, à Londres dans beau-
coup de quartiers, à Paris pour certaines agglomérations,
dont l'une a gardé un nom légendaire; la Cité des Erotunirs.
Tout cela est bien délicat. Les philanthropes sont trop
emportés et ne voient que l'un des côtés du sujet. Ce qui
nous apparaît comme un bouge, à nous autres gens aisés,
est quelquefois une sorte d'Eden pour la dernière couche
du peuple. Les expulsés de la Cité des Kroumirs ont fait
savoir aux journaux leur désespoir. Où allaient-ils trou-
ver asile? Pour se mieux loger, l'argent leur manquait.
Ces pauvres gens, victimes d'une philanthropie superfi-
cielle, allèrent en grand nombre demander un abri aux -
votittes des ponts, aux bateaux sur la Seine, aux maisons
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DF. L'ÉTAT. 391
en construction ou aux carrières des environs de Paris.
Graduellement, en n'autorisant aucune construction nou-
velle dans des conditions manifestement trop défectueuses,
en exécutant, sans une hôte excessive, (les percements dans
les vieilles parties des villes, on parviendra à les renouveler,
à les rajeunir; il y faudra peut-être un demi-siècle. Mais
aura-t-on ainsi résolu complètement le problème : il y aura
sur la lisière des grandes villes d'autres repaires im-
provisés qui ne vaudront pas mieux que les anciens ; on
aura reculé la souillure et l'on se félicitera de ne la plus
voir.
Puis toujours se représente cette éternelle question : il y
a, par ses propres vices, sinon parfois par d'autres causes,
telle couche si réfractaire ou si peu aisée (le la population
qu'elle ne veut ou ne peut mettre le prix d'un abri décent.
On lui donnera de meilleures habitudes, dit-on; par la di-
sette des logements malsains, on la forcera à dépenser plus
en logement et moins en boissons. Il est possible qu'on ob-
tienne ainsi, à la longue, quelques résultats. Mais il y aura
toujours une certaine écume d'hommes qui ne concevront
l'habitation que comme un simple et rudimentaire abri
contre les intempéries.
Aux prises avec son prétendu devoir (l'assurer à toutes les
classes des logements, sinon confortables, du moins salu-
bres el, décents, l'État, soit sous sa forme centrale, soit sous
sit forme municipale, est en train de se demander, dans
divers pays, s'il ne va pas se faire entrepreneur ou comman-
ditaire de maisons ouvrières.
Les objections sont nombreuses : d'abord les objections
d'ordre général , déjà énumérées dans les parties précé-
dentes de cet ouvrage : l'impossibilité d'étendre les entre-
Prises
rouages
de l'État
qui
sans rendre insuffisants et inefficaces tous
l président à la bonne gestion et au contrôle
302
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
des finances publiques; les tentations croissantes de cor-
ruption, de dilapidation, le favoritisme, la dépendance
électorale. L'État arriverait à donner des logements gra-
tuits ou demi-gratuits à la clientèle du parti au pouvoir :
qu'on n'oublie pas que l'État moderne est, en effet, essen-
tiellement un parti au pouvoir.
Supposons que, par un excès d'abnégation, auquel les
partis ne nous ont pas accoutumés, ou voulût faire profiter
des maisons ouvrières de l'État ou de la municipalité toute
la population laborieuse, la classe ouvrière, considérant le
loyer comme un impôt, finirait par ne plus vouloir le payer;
sous la pression du corps électoral, on en réduirait cons-
tamment le taux. La tendance à la gratuité de tous les ser-
vices d'État n'a été que trop démontrée
Il en résulterait pour l'État d'inextricables embarras
financiers et, pour les particuliers, une diminution de la
responsabilité personnelle.
Il faut tenir compte surtout de l'action éminemment per-
turbatrice de toute entreprise d'État survenant au milieu
des entreprises individuelles. Les particuliers, soit isolés,
soit réunis en association, ayant à lutter contre un concur-
rent aussi puissant, aussi fantasque, dont les décisions
peuvent être si malaisément prévues, suspendraient immé-
diatement toute construction de maisons à petits logements.
Le problème de l'amélioration du logement populaire, au
lieu d'avancer, reculerait.
On a parlé d'une intervention plus limitée : l'État, au
lieu de se faire constructeur de maisons Ouvrières, prêterait
simplement aux sociétés qui se chargeraient de ces entre-
prises, des fonds à 3 pour 100 d'intérêt, en Angleterre même
à 2 3/4, puisque le crédit public est à ce taux en ce pays.
il) Voir plus haut, spécialement page 163.
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 303
Cet expédient serait moins dangereux, mais il n'est nulle-
ment certain qu'il fût efficace et que l'État n'en éprouvilt
pas des pertes, sans bienfait , correspondant pour la popu-
lation ouvrière.
Sans aucune dépense directe, ni subvention, ni garantie
d'intérêt, simplement par une bonne économie des finances
publiques, en profitant de toutes les occasions de conver-
sion et d'amortissement des dettes nationales et munici-
pales, par la diminution des impôts sur les transports, sur
les matériaux, des droits de mutation et d'enregistrement,
en réduisant au minimum les frais d'égout, d'adduction
d'eau, d'éclairage, l'État, tant national que municipal, pour-
rait contribuer à l'amélioration du logement des ouvriers.
11 n'est pas besoin, pour cet objet, d'une législation de
classe. L'État presque partout peut plus par des règles
générales que par des règles particulières.
L'État est sollicité d'intervenir spécialement dans cer-
taines industries qu'on dépeint comme plus périlleuses que
les autres : celle des mines, par exemple, ou de la navi-
gation.
L'exemple de ce qui s'est passé, en Angleterre, pour la
seconde de ces industries témoigne du mal que peut faire
une action intrusive et inconsidérée des pouvoirs publics.
tin philanthrope, membre du Parlement, M. Plimsoll,
était frappa du nombre considérable des naufrages ; il l'at-
tribuait à ce que les armateurs, par goût de lucre, char-
geaient trop les navires ou maintenaient à la mer des
vaisseaux vermoulus. Il obtint du Parlement un bill qui
instituait une surveillance de l'État sur les navires. L'exé-
cution de la loi n'était guère aisée, car il sort, d'ordinaire,
20:1 navires du port de Londres chaque journée et parfois
même 300. En 1880, il y avait 22,815 navires enregistrés
dans le Royaume-Lui, représentant '7,361,818 tonnes; or,
30i L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
comme le tonnage total des entrées et des sorties des navires
nationaux dans tous les ports du Royaume atteignait dans
la même année 46 millions de tonnes, on peut en conclure
que les entrées et. les sorties ont représenté plus de
150,000 navires britanniques, non compris une trentaine de
mille navires étrangers (1).
Un homme d'État qui a versé dans le socialisme, quoique
aujourd'hui il s'y sente moins d'inclination, M. Chamber-
lain, s'écriait, lors de la discussion du bill Plimsoll : « Une
véritable armée de savants ne pourrait pas remplir complè-
tement des services aus3i étendus. Avec un nombre d'agents
limités comme celui dont dispose le Board 01 Trade, il n'est
possible d'intervenir que dans les cas les plus flagrants qui
s'imposent à l'attention des inspecteurs. »
Illusoire, cette intervention n'est pas inoffensive. Ce
certificat délivré, sans information suffisante, est plus nui-
sible que l'absence de certificat; il couvre les fautes des
armateurs et atténue leur responsabilité; il répand en
quelque sorte et généralise une moyenne de mauvaises
p ra tiq Lies.
Un homme d'État britannique judicieux, M. Goschen, af-
firme que le but de M. 1> limsoll n'a pas été atteint. « Tout
le monde dit-il, a travaillé de coeur au succès de la loi ;
mais si l'on en croit les rapports et les enquêtes, le résultat
est nul ou pire que nul; la responsabilité individuelle a été
brisée et l'État n'a pas pu mieux faire. Des mesures pré-
ventives impuissantes empêchent la répression (2). »
(1) Le Stalistical A inslracl for United Kingdom from 1872 le 1S86
donne seulement le chiffre du tonnage des entrées et des sorties dans
les ports britanniques et non celui des navires; mais, comme il fournit,
à la fois,Piudication du nombre de navires immatriculés dans le Royaume-
Uni et de leur tonnage de jauge, nous avons pu, par voie d'anak gie,
évaluer approximativement le nombre (11) navires qui entrent dans les
ports britanniques ou eu sortent chaque année.
(2) Voir Léou Say, Le socialisme cl'Elat, pages 18 et CG.
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 39'
fi est différentes catégories d'institutions ayant un objet
en quelque sorte social se rapprochant un peu de la cha-
rité ou de l'assistance qu'on a voulu soit confier à l'État, soit
soumettre de sa part à une réglementation minutieuse : les
monts-de-Piété, par exemple, les caisses d'épargne. On in-
voque le devoir de l'État de protéger les faibles et de pré-
venir les friponneries.
Il faut distinguer ici Faction directe de l'État, surtout
celle qui s'exerce par voie de monopole ; et la simple régle-
mentation, surtout quand elle comporte de la souplesse. Le
système de la liberté absolue et non réglementée des monts-
de-piété qui existe en Angleterre est aussi mauvais que le
monopole de fait, qui s'est constitué en France. On peut,
dans une certaine mesure, assimiler les maisons de prêts
sur gages à des lieux publics. Le besoin pressant y pousse
les hommes et les femmes auxquels manquent les moyens
d'information. Que l'État prenne certaines précautions pour
l'ouverture de ces entreprises et pour leur contrôle, rien de
mieux. Mais les. interdire absolument à ceux qui, par esprit
d'industrie ou par intention philanthropique, s'y sentent
enclins, c'est leur enlever beaucoup de leur efficacité.
Partout où les monts-de-piété sont constitués en une
sorte de monopole d'État ou de municipalité, ils fonction-
nent dans des conditions insuffisantes. On voit pulluler
autour d'eux le commerce louche des reconnaissances, et
l'exploitation du public pauvre s'y développe, par ces végé-
tations parasites, beaucoup plus que sous le régime d'une
liberté, judicieusement réglementée, des prêts sur gage.
L'organisation des monts-de-piété sous un régime simple
admettrait bien des combinaisons heureuses. Elle pourrait
se constituer ici sous le mode de la mutualité, là en se rat-
tachant aux sociétés coopératives, ailleurs par un lien avec
les caisses d'épargne. La variété, qui est la vie e t l e Pro-
390 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
grès, perfectionnerait singulièrement ces établissements.
De même par les caisses d'épargne. Une réglementation
discrète de l'État est admissible en celte matière. Mais ce
qui ne l'est pas, c'est que l'Etat, comme en France, ab-
sorbe en achats de rente ou en placements au Trésor en
comptes courants les 2 ou 3 milliards de francs, ultérieu-
rement les 5, 8 ou 10 milliards de francs, qui forment ou
qui formeront un jour l'actif de ces caisses. Le mal de cette
méthode est aussi grand pour le pays que pour l'État lui-
même. Pour ce dernier, c'est une tentation constante au
gaspillage; un afflux ininterrompu de ressources extra-
budgétaires qui trompe le contrôle des Chambres.
Pour le pays, c'est une perte de capitaux. J'ai expliqué
bien des fois (1.) que le capital et, l'épargne ne sont pas
des choses identiques : le capital, c'est l'épargne vivifiée,
sortant de la passivité et s'appliquant à la production soit
agricole, soit commerciale, soit industrielle. Les caisses
d'épargne sollicitent, sur tous les points du territoire, les
économies de la petite classe moyenne et de la classe labo-
rieuse; par un taux d'intérêt, en France notablement trop
élevé, elles enlèvent ces économies à tous les emplois sur
place. Elles pompent ainsi, sur toute la surface du territoire,
les infiniment petits d'épargne pour les transformer en
rentes sur l'État, c'est-à-dire en richesses passives. Par ce
procédé elles stérilisent en quelque sorte tous les hameaux,
tous les villages, tontes les petites villes, prenant tous les
embryons de capital qui s'y produisent et allant les en-
gloutir dans la capitale en atténuation de la dette flottante
et du passif général du Trésor. Supposez l'atmosphère pom-
pant toute l'humidité qui se produit dans toutes les loca-
lités et ne la leur restituant jamais sous la forme de pluies
(1) Voir notamment nos ouvrages Précis d'économie politique et Essai
sur la répartition des richesses.
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 397
fécondantes, vous aurez l'image du régime français des
caisses d'épargne.
Pour remédier à ce déplorable système, il faudrait, sous
une réglementation judicieuse et modeste, une liberté et
une autonomie tempérée des diverses caisses. Elles pour-
raient faire alors ce que font les caisses d'épargne d'Italie,
un peu moins celles de Belgique et d'Autriche; employant,
sinon la totalité, une partie de leurs recettes à l'escompte
du papier de commerce, en prêts hypothécaires, en prêts
agricoles, en avance aux sociétés populaires recommanda-
bles. Les caisses d'épargne et le crédit agricole pourraient
souvent aller de compagnie.
Dans ces conditions les caisses d'épargne, sous la réserve
de l'observation de certains règlements, devraient être in-
dépendantes des pouvoirs publics. Ceux-ci, en effet, entraî-
nent toujours la politique à leur suite avec son cortège de
maux : favoritisme, tentative de gagner le corps électoral
par séduction ou par intimidation. On ne peut confier à des
politiciens le soin de faire des escomptes ou des prêts avec les
dépôts populaires. Un régime efficace des caisses d'épargne
ne se rencontre que dans les pays où ces établissements
ne sont pas sous le joug asbolu de l'État.
Bien conduites par l'initiative privée, ces institutions
pourraient rétablir le crédit dans les campagnes et y atté-
nuer l'usure. L'usure y a toujours existé et s'en est montrée
le fléau; quant au crédit, depuis la dissémination des va-
leurs mobilières, il en a disparu. La valeur mobilière omni-
présente a tué le crédit personnel.
Rien ne sert à l'État de fixer un maximum du taux de
l'intérêt. Cette prétention est contraire à la nature des
choses, c'est-à-dire à la fois au droit et aux faits. Le monde
n'est pas intéressé à la protection des prodigues. La limite
du taux de l'intérêt nuit aux hommes entreprenants.
:303 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Si l'État ne peut restreindre le taux de l'intérêt que
toutes les circonstances actuelles tendent à notablement
abaisser, il d. ,AL réduire au niveau mo5en réel dans le pays
le taux légal, celui qui court par suite des condamnations
en justice et des faits de même nature. On aurait dû déjà
l'abaisser à 4 pour 100 (1).
L'absence de toute règle préventive sur le taux de l'in-
térêt clans les contrats n'exclut nullement la répression des
actes immoraux d'usure, c'est-h-dire des manoeuvres dolo-
sives qui peuvent avoir vicié le consentement de l'un des
• contractants. Elle transforme seulement en espèces parti-
culières, justiciables après coup des tribunaux, chacune de
ces affaires que l'ancienne législation prétendait trancher
d'une façon générale et sommaire, par une règle simple et
toute matérielle. Ce n'est pas le taux de l'intérêt (pli fait
l'usure ; un prêt peut être consenti à 50 pour 100 d'intérêt
sans aucune immoralité, par exemple à l'auteur d'une in.:
ventiun d'un mérite problématique : l'usure vient seulement
des manœuvres qui peuvent avoir précédé et entouré le
prêt.
L'État est mal venu également, sauf les cas de grande
guerre, quand, par des moratoires, il délie les débiteurs de
leurs engagements pour l'échéance de leurs dettes. C'est
aux tribunaux toujours qu'il appartient de voir, clans chaque
cas particulier, si l'on peut accorder des délais sans violer
l'esprit du contrat, sans nuire sérieusement au créancier
et sans provoquer un mal général, de nature diffuse, sin-
gulièrement dangereux, la diminution de la confiance en
(1) On nous permettra de renvoyer pour tout ce qui concerne le taux
de l'intérêt à notre ouvrage : Essai sur la répartition des richesses et sur
la tendance à une moindre inégalité des conditions où nous croyons que
se trouve exposée pour la première fois la vraie doctrine de l'intérêt
du capital, des influences qui en fout varier le taux et des conséquences
très diverses et longtemps inaperçues de sou abaissement.
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 399
l'observation exacte des engagements et, par conséquent, le
resserrement du crédit dans le pays.
Ce qui échappe, d'ordinaire, à l'État, dans tous les cas
où l'on sollicite son intervention, ce sont ces conséquences
indirectes, lointaines, cette répercussion indéfinie, cette
sorte de diffusion, dans tout le corps social, d'un malaise
bien pire que les maux présents et circonscrits auxquels
on veut obvier.
L'État doit-il exercer des industries? En général, pour les
raisons que nous avons indiquées dans les premiers livres
de cet ouvrage, il y est fort impropre. Llerbert Spencer s'est
donné le plaisir de relever les fautes grossières et évi-
dentes qu'a commises la marine britannique, que l'on peut
considérer comme étant l'objet, de la part du peuple le
plus industriel du monde, d'un soin tout particulier.
Sans le suivre dans cette voie, nous ne pouvons nous
empêcher de citer une très intéressante constatation qui
vient d'être faite au moment où nous écrivons ces lignes
(juin 1888). On a constaté que la construction de chacun de
nos navires d'État, croiseurs ou cuirassés, dure dix à douze
ans, c'est-à-dire juste le temps nécessaire pour qu'il se
produise clans l'intervalle des changements notables en l'art
nautique.
Le rapporteur du budget de la marine pour 1890 constate
que l'on met encore des navires en chantier dans tous les
Torts pour en occuper les ouvriers. « Avec toute autre orga-
nisation du travail, le département aurait pu songer à activer
les navires en cours. » Il demande que l'on fasse figurer, sur
les tabeaux-programmes des constructions neuves, les noms
des ingénieurs successivement chargés de la construction de
nos navires. Il fait remarquer qu'il est mauvais qu'un trop
grand nombre d'ingénieurs soient appelés à diriger les tra-
v:iux du même bàtiment. « On a vu, il y a peu d'années,
400 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
trois ingénieurs se succéder en moins de six mois à la direc-
tion de l'achèvement à flot d'un vaisseau; il en résulta,
entre autres inconvénients, deux réfections successives ae
la dunette et de la passerelle
»
L'État plie toujours sous les mêmes servitudes et souffre
de ses incurables infirmités : le joug électoral qui ne lui
perme, ni de concentrer ses atelierst ni de régler leur acti-
vité, d'après les seuls avantages techniques; le joug aussi
des recommandations, du favoritisme ; une infirmité pres-
que irrémédiable, la responsabilité restreinte de ses fonc-
tionnaires (2).
Ainsi, quoique l'on soit tenté d'admettre deux catégorie
d'entreprises où il serait permis à. l'État de se faire fabri-
cant, à savoir la fourniture de ses engins de guerre, pou-
dres, canons, vaisseaux, et, d'autre part, les industries que
l'État, en vue de l'impôt à en retirer, a soumises à un mo-
nopole lucratif, comme l'industrie du tabac, on doit néan-
moins faire, même sur ces deux points, beaucoup de réser-
ves. Il ne faut pas oublier que l'une des premières fabriques de
canons du monde, l'usine Krupp, est une entreprise privée
el que le monopole des poudres, en France, nuit singulière-
ment à la propagation de toutes les poudres perfectionnées
que découvre l'imagination inventive des chimistes.
Accordons à l'État, sinon comme des avantages sociaux
certains, du moins comme des vestiges respectables du
passé, certains établissements réputés modèles, tels que les
manufactures de Sèvres ou des Gobelins et l'Imprimerie
nationale. Mais combattons toutes les extensions auxquelles
on voudrait se livrer en ces matières, comme l'imprimerie
(I) Voir le Journal des Débats des 5 et 6 juin 1880.
(2) Voir plus haut, page 81, le développement de cette formule :
« l'Étal, pour le choix de ses fonctionnaires, ne se place presque jamais
au point de vue simplement technique, » Il en est de même pour tous
Ses travaux.
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 401
municipale de Paris, qui ne peut même se flatter d'un mé-
rite artistique quelconque, et les projets si souvent éclos de
brasseries ou de malteries nationales modèles.
Manquant de souplesse pour l'industrie, l'État n'en a pas
davantage pour le commerce. C'est pitié qu'il veuille parfois
réglementer celle des occupations humaines où le souffle
permanent de la liberté répand le plus de bienfaits. Mais
n'y a-t-il pas, dit-on, certains commerces particulièrement
intéressants, celui des grains, de la boulangerie, de la bou-
cherie, où la main soit de l'État central, soit du moins de
l'État local, devrait se faire sentir? On a plaidé, nous l'avons
vu, d'autre part, la même cause pour le logement. On irait
infiniment loin dans cette voie.
En France, les municipalités ont encore le droit d'établir
des taxes du pain et des taxes de la viande. Rien ne justifie
cette présomption administrative. Elle est plus inadmissible
aujourd'hui qu'autrefois. Alors l'intervention des pouvoirs
, publics semblait plus justifiée, parce que la zone d'appro-
visionnement était plus restreinte, les disettes plus fré-
quentes, les moyens de transport embryonnaires, les pro-
fessions moins libres et la concurrence moins effective.
La tutelle où l'on a maintenu le commerce de la bou-
cherie et de la boulangerie peut être pour quelque chose
dans le peu de progrès qu'elles ont accomplis.
• Les citoyens de Zurich ont eu le bon sens de repousser,
il y a quelques années, le projet de conférer au gouverne-
ment cantonal le monopole du commerce des grains. Pour-
quoi ne lui donnerait-on pas aussi le monopole du commerce
du vin, qui est l'une des denrées les plus sophistiquées, du
lait, qui est l'une des plus essentielles?
C'est seulement par une liberté absolue, sous la réserve
de la répression des fraudes, que le commerce de l'alimen-
tation pourra s'améliorer, à l'image de tous les autres : il a
26
402 L'ÉTAT MODERNE ET . ES FONCTIONS.
déjà fait quelques progrès par la constitution des Bouillons
populaires et de certaines sociétés coopératives de consom-
mation.
La liberté de ces commerces n'empêche pas l'État, soit
national, soit municipal, d'exercer une surveillance judi-
cieuse sur les halles et les marchés, de faire, dans la mesure
du possible, des lois ou des règlements contre les falsifica-
tions de denrée et la tromperie sur la nature de la marchan-
dise vendue, d'empêcher la margarine de se parer du nom
de beurre, et les mélanges les plus divers du nom de vins
naturels. Les laboratoires municipaux, si attaqués par le
charlatanisme et l'indiscipline démocratique, peuvent avoir
leur raison d'être.
Au contraire, il est impossible d'admeltre une interven-
tion de l'État et de la police en ce qui concerne la spécula-
tion sur les marchandises et les tentatives d'acca parement, .
ce que l'on appelle en Amérique des corners. Les syndicats'
ou coalitions de spéculateurs ou de producteurs ont été
fréquents dans ces dernières années. On en a vu, notamment, •
de gigantesques sur les huiles, sur les pétroles, sur le café,
sur le sucre, sur le suif, et plus particulièrement sur le
cuivre. Ce dernier syndicat, le plus fou de tous, avait été
jusqu'à vouloir accaparer pour dix ans tout le cuivre du
inonde et avait conclu des marchés pour 700 millions de
francs.
Quelques persOnnes réclament, en pareille matière, l'action.
de l'État, soit préventive, soit répressive. Les tentatives d'ac-
caparement, quoique, en stricte morale, elles soient souvent
condamnables, ne pourraient être l'objet de mesures légis-
latives ou administratives, sans que le principe même de la •
spéculation fût atteint. Or, en dépit de tous ses écarts et
de ses fautes, la spéculation est la merveilleuse ouvrière qui,
avec un instinct généralement sûr, pousse les capitaux et
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT.
403
les hommes vers les productions les plus utiles, propor-
tionne, sur chaque point de l'espace et de la durée, l'offre
àla demande, rationne imperceptiblement et doucement
quand le déficit des denrées doit en restreindre l'usage,
sollicite les inventions, les économies de toute nature ; la
spéculation est l'âme de la production contemporaine ; on
ne la pourrait gravement frapper sans revenir graduelle-
ment à la torpeur et à l'indigence des sociétés primitives.
L'expérience prouve, d'ailleurs, que les syndicats d'acca-
parement, quand ils dépassent une entente momentanée
pour relever, clans une mesure légitime, une industrie lan-
guissante, aboutissent à des échecs décisifs qui sont le châ-
timent naturel des accapareurs. L'histoire a été faite des
syndicats de cette nature ; le relevé détaillé de leurs agisse-
ments montre qu'ils ont abouti, pour la plupart, à une dé-
route. (l'a été l'issue notamment des derniers syndicats des
huiles, des cafés, des suifs et, de la façon la plus implacable,
dn syndicat du cuivre. Sous un régime de liberté, avec la
facilité des transports et la mobilité des capitaux, on ne
triomphe pas de la concurrence, et l'on ne peut imposer
longtemps la loi au consommateur. La seule précaution
utile en pareil cas, c'est d'avoir une législation douanière
internationale qui ne repose pas sur le principe prohibitif
ou sur des droits extravagants. Bans l'enceinte étroite d'un
pays de 40 ou même de 60 millions d'âmes, il est quelques
industries concentrées où un syndicat de producteurs
pourrait parfois réussir à faire la loi. Mais si les frontières ne
sont pas absolument fermées aux produits des autres pays
Pa!! des droits excessifs, ces tentatives d'accaparement ne
peivent obtenir aucun succès durable. Quant au trouble
momentané qu'elles peuvent jeter dans les transactions,
c'est un mal d'importance secondaire et qui est cent fois
pensé par les heureux effets habituels du commerce libre.
1111111il
,m
404 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
L'État ne doit pas davantage intervenir entre les per-
sonnes exerçant une môme profession, pour corriger l'es
inégalités naturelles ou acquises qui donnent à certaines
une supériorité et qui infligent à d'autres une infériorité.
J'ai prouvé ailleurs que le processus de la société économique
moderne tend, indirectement mais sûrement, à une moindre
inégalité des conditions (1). Il ne faut pas se dissimuler,
toutefois, que cette tendance, en partie heureuse, n'est pas
sans inconvénients graves. C'est par l'inégalité des forces et
des résultats, par la différence des prix de revient dans les
divers établissements similaires, que s'effectue le progrès
industriel, et que le genre humain s'élève en bien-être et.
en intelligence. Il y a là une des applications pratiques de•
la célèbre théorie de l'évolution qui, si elle n'explique pas
l'origine et la fin des choses, jette une merveilleuse clarté.
sur les lois de leur développement. •
L'État intervenant pour que, à l'inégalité des efforts
des aptitudes, des combinaisons, ne corresponde plus une
inégalité proportionnelle des résultats et des produits, les•
meilleurs échantillons humains se trouveraient découragés,
et les plus médiocres n'éprouveraient plus aucun stimulant.
L'humanité, privée de son aiguillon, reviendrait peu à peu
à une situation inférieure.
L'État ne doit donc user ni de l'impôt ni d'aucun autre
moyen pour corriger les inégalités existantes ; en le fai-
sant, il sortirait de sa mission. Son rôle, souvent difficile à
remplir, consiste simplement à ne pas accroître par des fa-
veurs voulues ou des mesures maladroites les causes natu-
relles d'inégalité, à ne pas leur en joindre d'artificielles.
Ainsi l'impôt progressif, la suppression ou la taxation ex-
cessive des successions, soit en ligne directe, soit en ligne
(1) Voir mon Essai sur la .répartition des richesses et sur la tendan ce-
une moindre inegalité des conditions.
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT.
i.tW;
collatérale, sont de déplorables expédients qui, à la longue,
tournent à l'appauvrissement général de la société et indi-
rectement à l'aggravation de la situation des hommes les
plus pauvres.
L'État, par l'impôt, se doit proposer un but simple : re-
cueillir équitablement et avec la moindre perturbation pos-
•sible pour la société, les ressources qui lui sont nécessaires.
Il doit chercher à respecter, autant que possible, toutes
les situations existantes et tous les rapports entre ces situa-
tions.
La même pensée doit guider l'État dans ses lois sur l'in-
dustrie, sur les sociétés, sur les successions et sur la police
qui applique ces lois.
Ainsi l'État ne doit jamais intervenir dans les différends
industriels entre employés et patrons, que pour maintenir
l'ordre matériel, sans aider directement ou indirectement
ni les uns ni les autres. Souvent tentés de s'entremettre,
en sortant de la circonspection qui se borne à des conseils
purement généraux et conciliants, les agents de l'État ris-
quent d'aggraver les querelles par les espérances et les
illusions qu'ils suscitent ou qu'ils entretiennent.
Moins les agents de l'État se mêleront des grèves, en se
prêtant à des délégations, des enquêtes, (les interpellations,
mieux cela vaudra. A plus forte raison des secours ou des
encouragements donnés ou promis à l'une ou à l'autre des
parties sont des mesures ineptes et pernicieuses. Certains
conseils municipaux, par pure ostentation, votent des fonds
pou f
assister les familles des grévistes; c'est un emploi in
•
du des sommes si péniblement payées par la généralité des
contribuables, et ces générosités, faites avec l'argent d'au-
trui, tournent généralement contre les intérêts que l'on
prétend protéger.
De même encore, l'État central ou l'État municipal doit
406 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
éviter de déterminer, par des publications, par des tarifs
même officieux, un changement quelconque dans les condi-
tions du marché du travail.
L'idée de bureaux de placement municipaux, qui séduit
quelques esprits en théorie, aboutit, comme on a pu le voir
par la Bourse du travail de Paris, à subventionner quelques
coteries d'électeurs agitésouviolents, d'aspirants politiciens,
à créer un nouveau parasitisme, et à troubler les cervelles.
C'est aux associations industrielles ou ouvrières ou mixtes
ou philanthropiques de constituer des agences pour tempé-
rer ce qu'il pourrait y avoir d'âpreté dans les entreprises
particulières de cette nature.
Quant aux tarifs officieux pour le: salaires dans le genre
de la célèbre Série des prix de la ville de Paris, les inconvé-
nients en sont très sensibles, à moins d'une souveraine pru-
dence, difficile à observer longtemps. On induit ainsi les
ouvriers en erreur; ils voient un jugement dans ce qui ne
devrait être qu'une constatation. lis considèrent, comme
des vols à leurs dépens, tous les rabais qu'ils doivent subir
sur ces tarifs officieux. Ils s'en aigrissent ; on pousse ainsi
au renchérissement général et à l'universel mécontentement.
C'est de cette façon qu'on a vu la Série des prix de la de
Paris inscrire, en 4883, pour certaines catégories d'ouvriers,
des salaires de 9 à 14 francs par jour au-dessous desquels,
dans la pratique, on était obligé de descendre de 15, 20 ou
2 p. 109, mais non sans une grande irritation de la part
de gens qui se croyaient frustrés.
S'il ne doit flatter aucune catégorie de citoyens, l'État n'a
pas davantage mission d'en gêner aucune dans la satisfac-
tion de ses goûts non délictueux. Tout le monde est d'accord
sur les inconvénients de l'ivrognerie ; on ne chicane pas
l'État de demander à l'alcool une riche contribution. On
admet, des peines légères contre l'ivresse manifeste, qui est
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 407
une cause de trouble et de danger public. On comprend que
l'État prenne des précautions contre le pullulement indéfini
des cabarets, où se produisent souvent des rixes, des scan-
dales. Mais il y a certains sectaires de la tempérance qui
prétendent entraînerl' É tatbien au delà des mesures raisonna-
bles de police et de précaution. Il est des pays, comme l'État
du Maine en Amérique, où l'on interdit presque absolument
la vente des liqueurs fortes, où l'on prive ainsi les hommes de
denrées qui, dans beaucoup de cas, sont inoffensives, ail l'on
s'arroge le droit de régler leurs actions et leurs goûts. C'est
une gêne générale pour un résultat des plus incertains; c'est
un empiètement manifeste de l'État sur la liberté indivi-
duelle : et dans cette voie l'on pourrait aller loin. Quelques
pays d'Europe, notamment. les États Scandinaves, et en ce
moment l'Angleterre, poussés par des fanatiques de tempé-
rance, sont sur le point de s'associer à ces exagérations. Si
l'État, cependant, devait prêter main forte à l'observation de
tous les préceptes moraux d'ordre privé, on reviendrait à
une société inerte et somnolente, comme celle des anciennes
Missions du Mexique et du Paraguay.
Le principe général du respect des contrats, des libertés
individuelles et des responsabilités personnelles, doit ins-
pirer l'État dans toute sa législation économique.
Ainsi, dans les lois sur les sociétés par actions, l'État doit
laisser aux intéressés toute la liberté possible, ne pas inter-
dire, par l'élévation des coupures des titres, l'accès de ces
associations aux petits capitalistes; il doit se contenter de
prendre les précautions indispensables pour que la sincérité
soit observée ; pour qu'une obligation, par exemple, soit bien
une obligation, pour qu'un capital dit, versé soit bien réelle-
ment versé, pour que la publicité ne manque pas aux actes
Principaux et que le contrôle soit possible à ceux qui veulent
contrôler. Le vieux mot : vigilantibus dormientibus jura
408 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
subveniunt, est un de ceux qui, en matière législative, com-
portent la plus forte dose de sagesse et d'expérience. La
société a tout à redouter de l'inertie ; elle ne doit donc pa s
s'ingénier à protéger, avec de grands efforts et en quelque
sorte malgré eux, les gens inertes.
De même encore, dans les lois de succession, l'État ne duit
pas se proposer de former une société à son choix où existe-
raient certains rapports de fortune. Le principe général en
matière de succession devrait être que qui a fait une for-
tune soit libre de la laisser à qui il veut, tout en conservant
cependant à ses enfants une certaine quote part, pour les
mettre à l'abri du besoin et même pour les faire vivre dans
une situation un peu analogue à celle où ils ont grandi; et
que qui, au contraire, a hérité de la fortune de ses ancêtres,
doive la transmettre à ses descendants.
C'est le principe moral. On ne peut entrer dans tous les
détails des cas particuliers; le législateur qui prononce pour
la généralité et non pour les espèces, est obligé de recourir
à des solutions moyennes : c'est ainsi qu'est sortie la règle
de la réserve héréditaire pour les successions en ligne di-
recte, que la fortune ait été créée ou héritée par le défunt.
Cette réserve héréditaire, qui se rattache à la constitution
même de la famille, est en soi raisonnable. Mais elle ne doit
pas absorber toute la fortune, ni même la plus grande
partie.
En tout cas, l'État doit se mettre en garde contre ses pro-
pres convoitises, contre la tendance, par des subterfuges
divers, à l'accaparement des héritages. Nous avons montré
les inconvénients des mesures de ce genre et le mal qui en
résulterait pour la société (1).
Ainsi le grand rôle du législateur, c'est de ne pas cbntra-
CAS ACCESSOIRES D'INTERVENTION DE L'ÉTAT. 409
rien et combattre la nature des choses, de ne mettre point
ses volontés capricieuses à la place de l'instinct humain,
d'agir toujours avec sobriété et modestie ; car cet être
collectif, qu'on appelle le législateur, partagé entre des
tendances diverses et oscillant de l'une à l'autre, souvent
au hasard, a tout aussi besoin de modestie et de sobriété
que chaque unité humaine.
(1) Voir plus haut, page 117.
CHA PITRE II
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÊTES.
L'État démocratique a une tendance à développer le luxe public et à
multiplier les fêtes, page 410.
Les idées des philosophes sur le luxe collectif, page 411. — En quoi
elles sont exagérées ou erronées, page 413. — L'épargne voluptuaire
des États : conditions pour qu'elle soit inoffensive, page 414. — Les
donations et les legs des philanthropes contribuent et contribueront
encore plus dans l'avenir à enrichir le patrimoine public de luxe ou
de récréation, page 415.
Les défauts de l'État moderne quand il veut protéger les beaux-arts,
page 415. — L'action de l'État en ces matières est toujours passionnée,
page 415. — Exclusivisme des écoles officielles, page 415. — L'État
ne sait jamais se placer au simple point de vue technique et impar-
tial, page 41G.
Le problème délicat des fêtes publiques, page 417. — Les fêtes reli-
gieuses traditionnelles : absurdité de les entraver, page 417. — Con-
ditions nécessaires pour des fêtes vraiment nationales, page 418. —
Les fêtes purement politiques , imposées par les législateurs ,
page 418. — Elles ont un caractère artificiel et tombent, en général,
dans le grotesque ; exemple des fêtes de la Révolution, page 419. —
Les fêles qui se rattachent à un fait. économique : les concours agri-
coles, les expositions, page 4'20. — Inconvénients des énormes expo-
sitions universelles, page 420. — Fàcheuse influence générale et du-
rable qu'exerce un trop soudain . développement du luxe public,
pare 421.
L'État moderne tend a multiplier les fêtes légales et les chômages..in-
directement obligatoires, page 423
410
Un sujet a pris de l'importance dans ces derniers temps,
c est la contribution de l'État au luxe, aux arts, aux fêtes.
L'État démocratique se sent plus d'inclination à envahir
ce domaine que l'ancien État autocratique.
Il n'y a plus de cour; mais il semble qu'on en veuille
ressusciter de temps à autre le spectacle pour l'agrément
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÊTES. 414
populaire : une cour qui se tiendrait quelques jours par an
ou même quelques jours par décade d'années et où tout
le monde aurait accès, où tout le monde ferait la fête.
L'État démocratique, renonçant à toute économie minu-
tieuse et maussade, éprouve de l'inclination aux grands
spectacles, au luxe public, à la joie officielle, descendant
d'en haut, par commande, sur toutes les couches de la po-
pulation.
Dans ces dernières années, dans ce jour même où j'écris,
cette disposition se manifeste avec éclat. Elle vaut qu'on
l'étudie et qu'on la juge.
On peut le faire au point de vue soit de l'économiste, soit
du politique, soit du philosophe.
Commençons par les aperçus de ce dernier.
11 y a des partisans convaincus du luxe public, lesquels
sont parfois les adversaires du luxe privé.
Dans une discussion qui a eu lieu il y a deux ans sur le
luxe et qui fut provoquée par nous, au sein de l'Académie
des sciences morales et politique (1), un philosophe, homme
de grand mérite, M. Ravaisson se prononçait très énergi-
quement en faveur du luxe public.
Il admettait que le luxe est indispensable à une société
et que, d'autre part, il développe la sensualité, la vanité in-
dividuelle. Les Grecs, pensait-il, avaient tout, concilié : on
trouvait chez eux la simplicité privée et le luxe public.
Laissons la parole à M. Ravaisson :
« Les anciens avaient sur ce point une doctrine qu'il est
« difficile de ne pas approuver. En faisant, une certaine part
« à un désir, naturel à chacun et légitime, d'orner en quel-
« quelque sorte sa vie, ils pensaient que la somptuosité
(1) L'occasion de cette discussion fut, en effet, la lecture que nous
finies à celte académie du chapitre consacré au luxe dans notre Précis
d'économie politique, alors en préparation.
•
11[1111i
!ŒIL
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
« devait en général avoir pour objet la chose publique et
« commune que devaient préférer à eux-mêmes les indi-
« vidas. C'est l'idée qu'on voit régner chez les peuples dè
« l'antiquité, aux plus belles époques do leur histoire. Les
« Athéniens, au temps qui suivit leur victoire sur les Perses,
« habitaient des demeures fort simples, au milieu desquelles
« s'élevait, sur l'Acropole, un temple de marbre, et dans
« ce temple un colosse tout en or et en ivoire, image de la
« divinité qui représentait le génie de la cité. Il en était. de
« même des Romains de la République, dans leurs habi-
« tations plus que modestes au pied du Capitole, couvert,
• disait-on, de tuiles d'or. Un de leurs principaux poètes
« résume ainsi les maximes qui dominaient lorsque Rome
« se rendit maîtresse du monde :
« Privatus illis census erat brevis,
« Commune magnum. »
Avant ces paroles, prononcées en 1887 au cours d'une
discussion académique, M. Ravaisson, au sujet de l'instruc-
tion esthétique, avait émis déjà des idées un peu analogues :
« L'homme du peuple, disait-il, sur lequel pèse d'un poids
« si lourd la fatalité matérielle, ne trouverait-il pas le meil-
« leur allègement à sa dure destinée, si ses yeux étaient
ouverts à ce que Léonard de 'Vinci appelle la belleza del
« mondo, s'il était préparé à jouir, lui aussi, de ces splen-
« deurs que l'on voit répandues sur tout le vaste -monde
« et qui, devenues sensibles au cœur, comme le dit Pascal,
« adoucissent ses tristesses et lui donnent le pressentiment
« et l'avant-goût de meilleures destinées. » Ces lignes tou-
tefois sont moins précises que le premier morceau : il
semble qu'il s'agisse là du simple développement dés dispo-
sitions esthétiques qui rendent l'homme ouvert au senti-
ment de la nature et de la beauté du monde. Il n'est pas
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÉTES. 413
besoin de grandes dépenses publiques pour faire apprécier
à chacun la splendeur et la diversité des spectacles que
l'univers offre gratuitement à tous. Ici se vérifie cette loi
que ce qui est indispensable à tous les hommes se trouve
gratuit ou peu coûteux (I).
Un économiste moraliste, historien du luxe, M. Bau-
drillart, s'est complu également à vanter le luxe publie :
« Tantôt, écrit-il, il invite la ruasse à jouir de certains agré-
« ments, comme les jardins publics, les fontaines ou le
théâtre; tantôt il ouvre les trésors du beau à ces multi-
tudes, sevrées de la possession (les oeuvres de la statuaire
(( et de la peinture. Pour l'art, il y a des musées, comme
« il y a des bibliothèques pour les sciences et les lettres,
« et des expositions pour l'industrie. Sous toutes les
formes, enfin, ce luxe collectif, s'il est bien dirigé, pro-
fite à tous. Il élève le niveau et féconde le génie de l'in-
dustrie. Ce luxe, en outre, a un mérite éminent : il ôte
au faste ce qu'il a, chez les particuliers, d'égoïste et de
solitaire. Il met à la portée de la foule des biens dont le
riche seul jouit habituellement., ou ne t'ait jouir momen-
« tanément qu'un petit nombre de personnes .»
Qu'il y ait quelque part de vérité dans ces observations,
nous n'aurions garde de le contester; mais elles contiennent
aussi une part d'exagération, et les applications pratiques
en peuvent être fort dangereuses.
Un certain luxe est, certes, permis à un État qui est riche,
qui se sent fort à l'aise dans ses revenus. Si les États-Unis
qui jouissent de 7 à 800 millions de , francs d'excédent des
recettes sur les dépenses , avec des impôts généralement
modérés, sauf les droits de douane, voulaient consacrer
en quinze ou vingt ans quelques centaines de millions à
(1) Voir le développement de cette pensée dans notre Pré_is déco-
, notnie politique.
w
414 L'ÉTAT DIODERNE ET SES FONCTIONS.
acheter des tableaux, des statues, quelques-unes de toutes
ces richesses dont regorge le vieux monde et dont, comme'
un parvenu, le nouveau monde restera toujours privé, ce
n'est, pas nous qui lui en ferions un reproche. Ayant satis-
fait au nécessaire, possédant un énorme superflu, se titan-
vant d'ailleurs, au point de vue des arts, dans une situation
de manifeste infériorité relativement aux vieilles contrées,
la grande fédération américaine du Nord pourrait, à l'avan-
tage général du peuple, employer ainsi un bon nombre de
dizaines de millions.
De même, si, dans les vieux pays dont le budget est
bien réglé, on crée une caisse de dotation des musées, des
anciens cabinets royaux, aujourd'hui devenus publics, pour
les enrichir de nouvelles acquisitions, aucun économiste
sensé, qui connaît l'utilité indirecte et lointaine des choses,
ne sera assez morose pour l'interdire. On approuvera que
l'État central, ou provincial, ou municipal, quand il est en
fonds pour faire construire un bâtiment destiné à un ser-
vice important, s'applique à lui donner un caractère d'am-
pleur ou d'élégance, qu'il cherche à en faire un monument
artistique. Il y a une sorte d'épargne voluptuaire qui est
tont aussi bien permise aux nations qu'aux individus (1).
Je me sers de ces mots d'épargne voluptuaire, qui lais-
sent préjuger qu'il y a vraiment épargne, c'est-à-dire que
les frais de ces constructions sont pourvus avec le produit
des impôts et d'impôts modérés. Si on les entreprend en
temps de déficit ou d'impôts excessifs, ce n'est plus une
épargne voluptuaire.
On comprend également qu'en province, dans les villes
de différents ordres, les musées, les jardins, soient dans
les mêmes conditions l'objet de sacrifices, qu'on y décore
(1) Nous avons parlé de ce genre d'épargne des pouvoirs publics dans
notre Traité de la science des finances, 4° édition, Ionie Iev , pages 2$ à 33.
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FI TES. 415
aussi les mairies et les autres bâtiments municipaux et pro-
vinciaux. lais tout cela doit être fait sans emportement,
en laissant au temps sa part, en n'imposant pas à quelques
années une couvre que les diverses générations doivent
continuer et compléter.
Rien de dangereux comme l'excès de ce luxe collectif.
L'expérience récente suggère à ce sujet deux importantes
observations. En premier lieu, avec le développement no-
table de la richesse privée et le goût qu'ont les millionnaires
d'illustrer ou de perpétuer leur nom, on peut compter sur
les dons el les fondations pour enrichir, en dehors des sa-
crifices publics, le patrimoine artistique ou ornemental des
villes. Que de particuliers en province ont légué leurs jar-
dins privés pour qu'ils devinssent des jardins publics! Ce
n'est pas assez; nous voudrions que chaque ville de quelque
importance possédât à une distance de 2 ou 3 kilomètres
un véritable parc de W à 30 ou 40 hectares. Mais une fois
avertie de ce besoin, l'initiative privée se mettra, par des
dons et legs, à le satisfaire (I). Ce n'est pas avec l'argent pé-
niblement versé par les contribuables qu'on peut pourvoir
à ces dépenses d'agrément collectif.
La seconde observation, c'est que le rôle esthétique des
pouvoirs publics, sous le régime électif, tend à être faussé
par les pr&jugés et les engouements. J'ai montré plus haut
que, par sa nature même, l'État moderne intensifie l'en-
gouement momentané dont la nation est la proie, et que
l'Étal moderne n'est jamais impartial, ni à l'égard des doc-
trines ni à l'égard des hommes.
L'action de l'État moderne est toujours passionnée. On
retrouve chez lui quatre vices, dont il ne parvient pas à se
débarrasser : f ° il n'exécute ni vite ni à bon marché ; 2° il cède
(1) Voir plus haut (page 37) ce que nous disons d'un mode tout nou-
veau de sport aristocratique.
416 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
toujours au népotisme et au favoritisme, ou, pour fuir ce
défaut, il tombe dans l'épreuve hèle et incertaine des exa-
mens et des concours; 3° son action est toujours compli-
quée; il ne sait rien faire avec simplicité, en recourant à
un seul artiste sans l'asservir par des jurys pédantesques ;
4" il est toujours passionné et unilatéral.
Les écoles officielles se montrent exclusives, générale-
ment en retard, procédant avec lenteur. Tantôt, pendant
la première moitié de ce siècle, elles n'admettent qu'un
maniérisme vicie et compassé, un idéalisme de convention,
sans originalité ni vie. Tantôt, comme depuis 1871, elles
s'éprennent de la brutalité et de la grossièreté; il leur con-
vient d'avoir des scènes d'une facture rude et vulgaire,
représentant des sujets communs ou des allégories natura-
listes. Qu'on regarde les achats faits par la ville de Paris il,
nos salons. Un demi-singe informe, représentant, d'après
l'étiquette, l'homme de l'àge de pierre, séduira les acheteurs
officiels parce qu'il semble une protestation contre les
idées spiritualistes.
En art, comme en industrie, l'État ne sait jamais se placer
au simple point de vue technique et impartial : il se préoc-
cupe toujours de défendre une thèse et de faire triompher
une politique. Cette disposition d'esprit de l'État moderne
est un grand obstacle à la bonne direction du luxe collectif.
Quoi que l'on ait pu penser ou écrire en sa faveur, le luxe
collectif est un luxe que l'on satisfait avec l'argent d'autrui.
11 entraîne souvent la corruption des pouvoirs publics. Il
assujettit les arts aux engouements, en partie artistiques,
en partie intéressés, des hommes qui gouvernent. Quand le
luxe collectif ne peut se soutenir que par de lourds .Impôts,
c'est-à-dire par la contrainte, il a souvent plus d'inconvé-
nients que le luxe privé.
Au luxe collectif se rattache une question souvent dé-
.
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÊTES. 417
battue, celle des fêtes publiques. Il y aurait à les entière-
ment proscrire un excès de rigorisme; mais on doit
reconnaître qu'elles foisonnent en inconvénients et qu'on
n'y saurait apporter trop de circonspection.
C'est un problème singulièrement délicat que celui d'im-
proviser une fête publique et de l'imposer à la conscience
nationale. Ces fêtes doivent naître en quelque sorte d'elles-
mêmes, se rattacher à la tradition ou, du moins, à un
événement national si éclatant, si incontestablement heu-
reux pour l'ensemble de la nation sans distinction de parti,
que, pour ainsi (lire, personne sur la totalité du territoire
n'en éprouve de froissements et de regrets.
Les fêtes publiques peuvent être de trois catégories: ou
religieuses, ou nationales, ou se reliant à un fait d'ordre
économique.
Les fêtes religieuses sont les plus anciennes et celles qui,
encore dans la généralité du pays, rencontrent le plus
d'adhérents et comportent le moins d'inconvénients. Elles
offrent un caractère plus familial; elles enveloppent davan-
tage tous les àges; elles entraînent moins avec elles, elles
excluent même par leur principe, une partie inévitable du
cortège des fêtes, les excès, la débauche et l'ivrognerie.
Si elles sont contraires aux opinions d'un certain nombre
d'hommes, comme la tolérance doit être la grande loi exté-
rieure de l'humanité, on ne voit pas que personne puisse
sérieusement se plaindre de cérémonies qui satisfont beau
coup d'êtres humains et qui ne peuvent offenser aucun
homme pacifique et tranquille. Aussi peut-on considérer
que l'interdiction , qui est devenue presque générale en
France, des fêtes religieuses extérieures, procède d'un vé-
ritable fanatisme et qu'elle prive, sans aucune raison sé-
rieuse d'ordre public, la majeure partie de la population
de jouissances inoffensives.
21
418 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Les sceptiques devraient être désarmés devant la joie
innocente de tant d'êtres humains.
Après les fêtes religieuses, selon le rang historique, vien-
nent les fêtes nationales. Celles-ci ne se peuvent créer par
une simple mesure législative : il leur faut l'adhésion spon-
tanée de toute la nation. Il n'y a guère de vraie fête natio-
nale que celle qui consacre soit l'affranchissement (le la
nation du joug étranger, soit une grande et décisive victoire
sur l'ennemi du dehors. L'anniversaire de 1716 pour les
Américains, celui de 1830 pour les Belges qui s'émancipè-
rent alors du joug hollandais, sont parmi ces événements
qu'aucun citoyen de l'Amérique du Nord et de la Belgique
ne refusera de considérer comme heureux et glorieux.
D'autres nations du continent européen sont, de date ré-
cente, dans une situation, sinon absolument identique, du
moins presque analogue.
La première condition pour une fête nationale, c'est de
réunir l'assentiment spontané de tous les citoyens quels
qu'ils soient, de tous les partis quels qu'ils soient.
A cette catégorie se rattachent encore les fêtes qui se
donnent à l'occasion des concours de tirs, -ou des luttes de
gymnastes, comme les tournois de jadis. C'est le même sen-
timent qui unit alors tous les hommes, celui qu'il faut être
fort et adroit non seulement pour soi, mais pour défendre
l'indépendance nationale. L'humanité revient, par un dé-
tour, aux anciennes fêtes d'autrefois (celles des archers,
des arbalétriers, etc.).
Tout autres sont les fêtes purement politiques qui consa-
crent ou rappellent la victoire de tel parti, ou de telle doc-
, trine, ou de telle classe, sur tel autre parti, telle autre doc-
trine ou telle autre classe. Ces fêtes-là ne sont jamais des
fêtes nationales dans le sens réel et étendu du mot ; ce sont
de simples fêtes officielles, qui répugnent aux uns, si elles
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÊTES.
410
plaisent aux autres ; elles aigrissent les divisions des ci-
toyens, au lieu de les apaiser pour un jour.
Voilà pourquoi à un peuple qui n'a pas dans son histoire
un événement décisif, consacrant la formation de la nation
et son affranchissement du joug étranger, il est toujours
très difficile d'improviser une fête nationale. Il décore de
ee nom une fête purement politique, qui est toujours
froide, compassée et artificielle.
La Révolution a donné sous ce rapport l'exemple des
essais les plus ridicules. Nous ne parlons pas ici en parti-
culier de la fête de la déesse Raison; c'était là une appli-
cation de fanatisme étroit. Afin de remplacer, non seulement
les fêtes religieuses, ruais celles encore des corporations sup-
primées, on avait fait appel aux plus grands génies ; ceux-ci
montrèrent que toutes les ressources de l'éloquence et de
la poésie restent stériles pour communiquer à toute une
nation le goût de se réjouir en commun à propos d'inci-
dents auxquels elle n'attache pas d'importance. Mirabeau,
Marie-Joseph Chénier, Talleyrand, trois esprits, certes,
bien doués, soit pour la force et l'autorité, soit pour l'in-
géniosité et l'invention, ont laborieusement rédigé ou ins-
piré des programmes divers de fêtes nationales. Des esprits
graves s'en sont aussi mêlés, comme Boissy d'Anglas.
Les uns et les autres n'ont abouti qu'à des combinaisons
grotesques ou fastidieuses. Il faut lire la liturgie ou le rituel
•de « la fête des époux», de « la fête de la vieillesse » et autres
-cérémonies que la philanthropie révolutionnaire proposa à
l'adoption de la France ( .1). Ni les poètes, ni les législateurs,
(1) Dans une de ces fêtes il est indiqué qu'à un instant marqué, toutes
les mères devront regarder leurs enfants « avec des yeux attendris ».
« Le peuple ne pourra plus contenir son enthousiasme; il poussera
-des cris d'allégresse qui rappelleront le bruit des vagues d'une mer
agitée, que les vents sonores du Midi soulèvent et prolongent en échos
dans les vallons et les forêts lointaines. »
420 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ni les orateurs ne purent insuffler un peu de vie et de-
gaieté à ces prétendues réjouissances où tous les détails,
étaient d'avance arrêtés et prévus. Ces tentatives infruc-
tueuses doivent détourner des fêtes purement politiques.
Restent les fêtes qui se rattachent à un fait économique:
ce sont les plus naturelles, celles auxquels notre temps
tsele plus propice. Dans tous les siècles les grands t'ails
agricoles ou industriels ont été l'objet de réjouissances
en commun : l'ouverture des vendanges, le retour de la
grande pêche, les foires. Aujourd'hui nous avons les con-
cours agricoles, les expositions de toute nature. Quand
un pays est prospère, qu'il jouit de bonnes finances, que
les citoyens ne sont pas trop taxés, il peut être légitima
que les pouvoirs publics s'associent, dans une mesure dis-
crète, sans en faire le gros des frais, à ces occasions de joie.
On peut dire, cependant, qu'ils ont une tendance exa-
gérée, depuis quelque temps, à prélever d'énormes sommes
pour amener le peuple à se réjouir. Sans parler des grands
bals que le conseil municipal de Paris a cru devoir offrir
pour « faire aller le commerce parisien » et qui n'ont été
qu'un gaspillage, nous pouvons nous arrêter un instant
aux Expositions, surtout aux Expositions intégrales, univer-
selles, dont l'étendue, la dépense s'accroissent sans cesse,.
en même temps que leur ordonnance devient de moins en
moins technique et de moins en moins instructive.
Au point de vue vraiment industriel et comparatif, la
dernière grande Exposition a été celle de 1867, d'un si mer-
veilleux classement. Les suivantes deviennent de plus .en,
plus des virtuosités intéressantes, où la part de l'ostentation,.
Le peuple tout entier doit chanter à la fois. A un certain moment, le
peuple s'écriera lui-même : « N'ive le peuple I » On célébrera les récentes
victoires et d'un orchestre â l'antre on se répétera ces mots : « Répé tez—
nous encore ces heureuses nouvelles. »
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÊTES.
421
du luxe d'étalage, des minuties amusantes, grandit, et où
le côté intellectuel diminue. On se préoccupe plus du spec-
tacle, de la fascination des yeux, de l'ébahissement de la
foule, que du résultat sérieux à obtenir, du progrès des
arts, de la vulgarisation des bons instruments et des bonnes
méthodes.
Ainsi comprise, une Exposition devient surtout une fête
publique prodigieusement coûteuse, qui risque de fausser
les idées des spectateurs et de donner à certaines parties
de la population de mauvaise shabitudes.
On commence par dépenser, dans une ville, une somme
colossale, une centaine de millions au moins si l'on joint
à tous les frais publics ceux des particuliers, des exposants.
Cette dépense purement voluptuaire donne une impulsion
soudaine à certains commerces, qui six mois après tombe-
ront dans la langueur. On fait monter brusquement les
salaires ou les gains des ouvriers ou des employés de di-
verses industries, les cochers, les garçons de café ; on attire
de la campagne, du fond même des provinces les plus éloi-
gnées, une quantité de gens pour remplir ces métiers qui,
l'année suivante, seront surchargés et devront rendre à
l'inquiétude, à l'oisiveté, parfois à la misère, tout ce per-
sonnel surabondant.
On fait renchérir, dans le lieu choisi, ordinairement la
capitale, tous les services humains, tous les vivres ; on
alloue des indemnités de 10 ou 15 p. 100 de leur traitement
à tous les employés de l'État ou de la ville; mais les ad-
fflinistrations privées ne peuvent, pour la plupart, en faire
autant; on n'accroît pas de 10 ou 13 p. 100 les rentes servies
aux porteurs de fonds publics, ni les pensions payées aux
anciens serviteurs de l'État. Comme c'est souvent son cas,
l'État agit ainsi sans règle fixe, sans esprit de suite, sans
justice réelle, par pur caprice.
422 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
On attire de tous les points du territoire des millions
d'hommes, adonnés d'ordinaire à un labeur pénible, et à.
une vie simple : on étale devant ces imaginations primitives
une capitale féerique, qui n'a rien de réel, une sorte de
réalisation passagère du conte d'Aladin et de la lampe mer-
veilleuse. Les impressions qu'en gardent tons ces esprits sont
fort diverses : bien des jeunes gens en auront retenu que
la vie de la capitale est une vie de délices; ils rêveront d'y
revenir, et ils y reviendront pour grossir la troupe nom-
breuse des meurt-de-faim; l'éblouissement des fontaines
lumineuses sera un jour remplacé pour eux par un gîte
immonde et fortuit, encombré de misérables. On aura perdu
beaucoup de ces gens par cette vision d'une ville trans-
formée pour quelques mois en Éden ; on en aura aigri d'au-
tres, illusionné un nombre énorme. L'attrait qui pousse
les jeunes générations à quitter le hameau ou la ferme
pour se précipiter dans la grande ville s'en trouvera re-
doublé. La saine appréciation des choses, pour beaucoup
de ces visiteurs, aura disparu.
Cet immense déploiement de faste, sous le prétexte de
comparer les produits, aura exercé une profonde action
perturbatrice. Pendant sept ou huit mois, sinon pendant un
an, les marchands de province verront une grande partie
de leur clientèle leur échapper, au profit du gigantesque
bazar central. Notez que ce n'est pas le cours naturel des
choses qui aura amené ce déplacement; c'est l'action seule,
soudaine, de l'État. Les affaires languiront en province,
pour une cause dont l'État seul est responsable.
line Exposition de cette taille, de cette nature, accompa-
gnée de ce luxe officiel, est un impôt mis sur les départe-
ments au profit de la capitale. Celle-ci même n'en éprouve
qu'une surexcitation passagère qui la laisse bientôt dans
un état de prostration.
L'ÉTAT, LE LUXE, LES ARTS, LES FÊTES. 423
Aussi un esprit sérieux, tant au point de vue des résultats
matériels que des résultats moraux, ne peut-il approuver
ces colossales exhibitions. L'État ne sait rien faire avec me-
sure.
Les nations vraiment pratiques bannissent tout ce faste
inutile ; elles ont des expositions partielles, qui ne se font
pas toutes dans une seule ville à laquelle on confère ainsi un
privilège injustifié. Elles laissent prendre l'initiative de ces
expositions aux corporations intéressées; si elles s'y asso-
cient, c'est dans une mesure modérée, à titre de contribu-
tion accessoire prouvant la bonne volonté des pouvoirs pu-
blics. Encore peut-être ceux-ci feraient-ils mieux de n'y
participer par aucune somme d'argent, de prêter seulement
des locaux, des emplacements. Le but utile, celui de l'instruc-
tion, de la comparaison et de la vulgarisation des instru-
ments, des méthodes, des modèles, est beaucoup plus sûre-
ment atteint, avec une bien moindre dépense et sans toute
celte perturbation (1).
Ainsi le luxe collectif a bien des dangers ; lui aussi peut
être corrupteur; il est plus malaisé de le refréner que le luxe
privé : ce dernier compte avec les ressources de celui qui
l'ordonne; le luxe public, au contraire, est ordonné, amé-
nagé par des gens qui n'en font pas les frais et qui en tirent
néanmoins, plaisir et vanité.
Ce n'est pas là la seule preuve de relâchement et de dés-
(1) Tout ce que nous disons ici se rapporte avec la plus précise exac-
titude à l'Exposition de 18S9. L'un des incidents les plus absurdes et les
plus funestes de ce coûteux carnaval, ç'a été le grand banquet du mois
d'août auquel la municipalité parisienne avait convié tous les maires
de France : une douzaine de mille de ces fonctionnaires, la plupart pe-
tits paysans, vinrent s'enivrer du spectacle magique qu'offrait alors
Paris et ne purent en retirer que des idées fausses.
n
424 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
organisation que donne l'État moderne. Il multiplie aussi
les fêtes légales. Il ne peut détruire les fêtes religieuses que
le sentiment général et la coutume consacrent; il y en
ajoute d'autres soit obligatoires, soit du moins tacitement
imposées. On s'est plaint que le calendrier de l'ancien ré-
gime fût encombré de fêtes de saints qui multipliaient
abusivement les chômages : le nouveau régime aussi! veut
avoir des fêles chômées, il en invente ou il en discute;
l'énergie au travail et la production s'en trouvent dimi-
nuées (1).
(1) Dans ces derniers temps on a institué le chômage du lundi de
Pâques et du lundi de la Pentecôte, du 14 juillet, et divers conseillers
municipaux ou députés demandent que l'on institue encore d'autres
fêtes civiques chômées.
LIVRE VIII
UNE DES TACHES DE L'ÉTAT CONTEMPORAIN.
CHAPITRE' "UNIQUE
LA COLONISATION.
Une tache qui s'impose incontestablement, dans notre période du monde,
aux grands et riches États modernes, est la colouisatiou, page 425.
Le inonde actuel et ses populations peuvent se diviser en quatre caté-
gories différentes, page 426. — Deux de ces catégories appellent la
tutelle ou l'initiation des nations civilisées, page 426. — Sans une in-
tervention de cette sorte, la moitié du globe serait restée et une bonne
partie resterait encore relativement improductive, page 427.
Pays et races où la civilisation ne peut naître spontanément et qui doi-
vent la recevoir par importation, page 427. — Il n'est pas certain,
dans plusieurs cas, que la civilisation, une fois importée, puisse être
ndéfiniment maintenue; sans la continuation d'une certaine direction
extérieure, page 425.
Les particuliers ne suffisent pas à cette initiation des contrées barbares
par les hommes déjà civilisés, page 430. — Les compagnies de colo-
nisation privilégiées, page 431. — La colonisation esl un fait beaucoup
plus complexe que la simple ouverture de débouchés commerciaux,
page 131. — La colonisation comporte l'action directe d'un État civi-
lisé sur un territoire étranger, page 432.
Il ne faut pas laisser accaparer toutes les terres vacantes ou barbares
par un ou deux peuples seulement, page 433. — L'absence de colo-
nies peut équivaloir un jour à une séquestration, page 433. — Mesure
qu'il convient d'apporter dans le développement de la colonisation,
page 433.
Frivolité de l'opinion démagogique contemporaine qui repousse un des
devoirs incontestables d'un grand État à l'heure présente, page 43'+.
Il est impossible, esquissant la mission de l'État, de ne
420 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
pas signaler, en peu de mots, l'une des tâches qui s'impo-
sent à lui depuis quatre siècles, et plus particulièrement à '
notre époque, la colonisation.
J'ai souvent traité cette question, particulièrement dans
deux livres auxquels je renvoie le lecteur (I). Ici quelques
lignes générales suffiront.
Le monde actuel, au point de vue des populations, se
compose de quatre parties bien distinctes : celle où règne
la civilisation occidentale, qui est la nôtre; une seconde
partie qui est habitée par des peuples d'une civilisation
différente, mais compacts, cohérents, stables, destinés,
par leur histoire et leur caractère présent, à se gouverner
et à se diriger eux-mêmes, la nation chinoise et la nation
japonaise par exemple. Une troisième partie appartient à
des populations assez avancées sous divers rapports, mais
qui ou bien restent stationnaires, ou ne sont pas arrivées à se
constituer en nations unies, pacifiques, progressives, suivant
un développement régulier; elles sont dans une situation
d'équilibre instable, se troublant fréquemment ou toujours
prêtes à se troubler. L'Inde anglaise avant la conquête bri-
tannique, Java, la presqu'île cochinchinoise,, représentent
particulièrement ce troisième type.
Enfin une grande partie du monde appartient à des tribus
barbares ou sauvages, les unes adonnées à des guerres
sans fin et à des coutumes meurtrières; les autres connais-
sant si peu les arts, ayant si peu l'habitude du travail et de
l'invention, qu'elles ne savent tirer aucun parti du sol et des
richesses naturelles, et qu'elles vivent misérables, par petits
groupes disséminés, sur des territoires énormes qui pour-
raient nourrir à l'aise des peuples nombreux.
_Cette situation du globe et de ses habitants implique pour
(t) Voir ces ouvrages, La Colonisation chez les peuples modernes,
B e édition, et l'Algérie et la Tunisie.
LA COLONISATION. 4:27
les peuples civilisés le droit à une intervention, dont le ca-
ractère et l'intensité peuvent varier, chez les populations
ou peuplades des deux dernières catégories.
Il n'est ni naturel ni juste que les civilisés occidentaux
s'entassent indéfiniment et étouffent dans les espaces res-
treints qui furent leur première demeure, qu'ils y accu-
mulent les merveilles des sciences, des arts , de la civilisa-
tion, et qu'ils laissent la moitié peut-être du monde à de
petits groupes d'hommes ignorants, impuissants, vrais en-
fants débiles, clairsemés sur des superficies incommensu-
rables, ou bien à des populations decrépites, sans énergie,
sans direction, vrais vieillards incapables de tout effort, de
toute action combinée et prévoyante.
L'intervention des peuples civilisés dans les affaires de
ces deux catégories de populations se justifie comme une
éducation ou comme une tutelle. Elle peut prendre des
formes diverses : celle d'une colonie véritable, celle d'un
protectorat ; très intense dans le premier cas, plus restreinte
et plus déguisée dans le second.
En ce qui concerne notamment les immenses territoires
occupés par de petites tribus sauvages ou barbares, clairse-
mées, presque sans développement intellectuel et sans orga-
nisation civile, il est certain que le rôle d'instructeurs et de
guides qui incombe aux peuples civilisés est tracé par la
nature même des choses.
Il est des pays où il semble que la civilisation, à savoir la
domination de l'homme sur lui-même et sur la matière,
l'esprit d'entreprise et la discipline, le sens de la capitalisa-
tion et l'aptitude aux inventions, ne peut se développer spon-
tanément. On peut croire que si l'on abandonnait pendant
plusieurs milliers d'années encore l'Afrique équatoriale ou
tropicale aux seules impulsions de ses habitants, on la re-
trouverait, au bout de ces milliers d'années, exactement
425 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ce qu'elle est aujourd'hui, sans une meilleure exploitation
des richesses naturelles, sans un supérieur développement
des arts.
Il est aussi des races qui semblent incapables d'un déve-
loppement intellectuel spontané. Si l'Amérique du Nord et
l'Australie n'avaient dû être découvertes qu'en l'an 3000
ou l'an 4000, au lieu de l'avoir été l'une à la fin du xve,
l'autre à la fin du xvm e
siècle, il est probable qu'on eût trouvé
les habitants de ces énormes terres exactement dans la si-
tuation où les virent les premiers Européens; ils auraient
eu 12, 15, 20 ou 25 siècles de plus pour perfectionner leur
société, leurs arts, leur esprit; mais ils ne semblent pas
porter en eux-mêmes le germe d'un développement person-
nel ou social au delà de la chétive situation où ils étaient
arrivés.
Il est des pays et il est des races où la civilisation ne peut
éclore spontanément, où elle doit être importée du dehors.
C'est même une question de savoir, mais que l'avenir seul
pourra trancher, si, après avoir inculqué, par exemple, par
la bienveillance, par une direction équitable, leur civilisa-
tion à ces peuples enfants ou à ces peuples décrépits,
les nations européennes pourraient retirer leur main
conductrice, sans que, an bout d'un certain nombre
de dizaines d'années, les peuples ainsi relevés, éduqués,
puis soudain abandonnés, revinssent à leur situation pre-
mière.
Supposez que pendant un siècle ou deux, mettez-en
même davantage, les peuples européens se fassent les direc-
teurs attentifs et humains des tribus diverses qui occupent
la zone du Congo et de ses affluents, du Zambèze, d u Nil supé-
rieur, de l'Ogoué, de la Bénoué et du Niger, il est incertain
si la cessation soudaine de la tutelle européenne ne laisse-
rait pas, au bout de quelques dizaines d'années, toutes ces
LA COLONISATION. 429
peuplades retomber dans la barbarie d'où, par hypothèse,
on les aurait tirées.
Il y a une certitude, c'est que dans ces pays la civilisa-
doit être importée de l'extérieur ; il y a un point incer-
tain, conjectural, c'est celui de savoir si, une fois importée
de l'extérieur et maintenue pendant un ou deux siècles, la
civilisation pourrait se conserver d'elle-même, après la rup-
ture de tout lien politique avec le peuple civilisateur.
L'exemple de ce qu'est devenue l'Afrique du Nord, quoi-
que beaucoup de sang romain s'y fût infiltré, quand s'est
rompu le lien politique avec Rome, est de nature à donner
des inquiétudes.
Si la civilisation peut ainsi se maintenir d'elle-même par
la force acquise, la colonisation n'est qu'une éducation pas-
sagère des peuples intérieurs par les peuples supérieurs;
elle doit, toutefois, avoir une durée qui s'étende à plusieurs
générations humaines, parce que l'éducation d'un peuple
nécessite toute une série de générations. Alors la coloni-
sation ne serait qu'une tâche temporaire; ce n'en serait pas
moins une grande tâche, dans l'état actuel du monde, qui
s'imposerait aux peuples riches en capitaux et en lumières.
Si, au contraire, la civilisation, quoique enseignée à cer-
taines races, infusée dans certains climats, n'y peut être in-
définiment conservée, sans une certaine permanence d'ac-
tion de la puissance extérieure civilisatrice, alors la coloni-
sation, sous la forme adoucie du protectorat, serait destinée
à avoir une durée indéfinie.
On s'est trop habitué à l'idée que les colonies se détachent
un jour, comme un fruit mûr, de la métropole, ou du moins
comme des êtres adultes, conscients de leur force, visant à
l'indépendance, doivent un jour vivre de leur vie propre, et
n'avoir plus que des rapports volontaires, reposant sur régi).-
!é, avec l'ancienne mère patrie. Il est un type de colonies, les
430
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
colonies de peuplement, auquel est réservée cette destinée.
Les groupes ethniques analogues à la population do la mère.
patrie, les sociétés absolument semblables qui se sont cons-
tituées dans des climats où la race européenne peut vivre
et se développer, sont, certes, appelés à cette émancipation
complète.
Mais l'exemple des États-Unis, du Canada, de l'Australie,
des républiques de race espagnole et du Brésil, ne prouve
que pour les colonies de peuplement ou les colonies mixtes,
non pour les colonies établies au centre de l'Afrique ou
même au sud de l'Asie (1).
Supposez que la direction britannique vienne un jour à
faire complètement défaut à l'Inde ou à la Birmanie, qu'elle
n'y soit remplacée par aucune direction européenne analo-
gue, il n'est pas impossible que, après quelques dizaines
d'années, ces contrées retombent dans l'état d'anarchie, de
médiocre productivité et de misère où elles languissaient
il y a quelques siècles.
Ce qui n'est qu'une conjecture pour l'Inde paraît à peu
près une certitude pour le Gabon, le Congo et d'autres ter-
ritoires de l'Afrique intérieure, après qu'on les aura un peu
civilisés, ce qui demandera bien cent ans, car jusqu'ici on
ne les a encore qu'explorés.
En tout cas, dans la situation actuelle du globe, il y a une
œuvre de colonisation à accomplir. Doit-on l'abandonner aux
simples particuliers? Cela est impossible. Les particuliers
jouent . un rôle important clans la colonisation, comme ex-
plorateurs, comme aventuriers, comme pionniers, comme
commerçants. Mais ils ne peuvent exercer une action mé-
thodique, prolongée, synthétique, sur tout un pays barbare
ou sauvage. Ils poussent parfois à l'extrême l'amour du lucre,
(1) Voir, pour les différentes sortes de colonies, mou ouvrage sur LeColonisation chez les peuples modernes.
LA COLONISATION. 431
l'esprit d'injustice et, d'oppression, Précurseurs utiles, auxi-
liaires indispensables, ils ont cependant besoin d'être con-
tenus et contrôlés par une puissance politique.
Un État peut créer des compagnies de colonisation aux-
quelles il confère certains privilèges et certains droits souve-
rains. L'Angleterre, la Hollande, la France l'ont souvent fait
dans le passé ; la première le fait encore dans le présent,
l'Allemagne aussi. Bornéo, la Nouvelle-Guinée, toute l'A-
frique comptent diverses sociétés de ce genre. C'est un arti-
fice auquel recourt une puissance pour s'infiltrer dans un
pays où son action directe et immédiate susciterait des
protestations.
Mais il De faut pas être la dupe des apparences. Ces socié-
tés de colonisation ont derrière elles toute l'action politique
de la puissance qui leur a accordé leur charte. Elles sont di-
plomatiquement soutenues par elle, parfois aussi militaire-
ment, et, au bout d'un certain temps, elles se voient presque
toujours remplacées par l'État même dont elles n'ont été
ainsi que les agents temporaires.
Il n'en peut être autrement : le simple droit des gens
n'admet pas qu'un territoire appartienne à des particuliers
sans qu'un État constitué et reconnu en ait la responsa-
bilité.
On confond souvent la colonisation avec le commerce ou
l'ouverture de débouchés commerciaux. J'ai montré ailleurs
que cette assimilation est fausse. La colonisation comporte
bien autre chose que la vente ou l'achat de marchandises ;
elle entraîne une action profonde sur un peuple et sur un
territoire, pour donner aux habitants une certaine éduca-
tion, une justice régulière, leur enseigner, quand ils l'igno-
rent, la division du travail, l'emploi des capitaux; elle
ouvre un champ non seulement aux marchandises de la
mère patrie, Mais à ses capitaux et à ses épargnes, à ses
432
L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ingénieurs, à ses contre-maîtres, à son émigration soit des
masses, soit de l'élite. Une transformation de ce genre d'un
pays barbare ne peut s'effectuer par de simples relations'
commerciales.
La colonisation est ainsi l'action méthodique d'un peuple
organisé sur un autre peuple dont l'organisation est défec-
tueuse et elle suppose que c'est l'État même, et non seule-
ment quelques particuliers, qui se charge de cette mission.
La transformation ou l'éducation dont il s'agit ne se peut
procurer, en effet, par de simples échanges de marchandi-
ses, échanges toujours fort bornés chez les peuples primitifs;
il y faut. joindre l'établissement de la paix intérieure, phéno-
mène rare chez ces tribus sauvages, des lois équitables et
respectées, une justice exacte et sûre, un régime terrien qui
permette l'accès à la propriété. Or, tout cela ne peut s'ob-
tenir que par l'action de l'État.
Ainsi la colonisation, qu'on la considère comme une en-
treprise permanente ou seulement comme une entreprise
transitoire, propre à la période de l'humanité que nous tra-
versons, est une oeuvre d'État. ft
Maintenant un grand État peut-il s'en désintéresser, sur.
tout quand son histoire et la possession même de vastes
surfaces terrestres l'invitent à y prendre part? Les écono-
mistes naguère, à l'exception de quelques-uns cependant,
parmi lesquels Adam Smith et Stuart Mill, ont détourné les
États de posséder des colonies. Pourquoi ne pas faire sim-
plement, le commerce sans prendre la charge de territoires
lointains?
Les grandes fautes, les crimes même, qu'une , colonisa-
tion mal conçue a suscités, les massacres d'indigènes, l'es-
clavage, les erreurs d'un système colonial contraire au sens
commun et à la science, ont pu encourager et excuser
cette manière de voir; elle est, toutefois, superficielle.
LA COLONISATION. 433
Il ne convient pas de laisser accaparer, peupler ou diriger
le monde par un seul peuple ou par deux peuples. Il im-
porte de se souvenir que les marchandises d'un pays ma-
nufacturier courent grand risque d'être arrêtées par des
tarifs prohibitifs aux frontières étrangères; que les capi-
taux qu'il produit en trop et qu'il veut exporter sont sou-
vent exposés dans un pays étranger à des tribunaux ou à
des législateurs malveillants qui les confisquent indirec-
tement ou les ruinent ; que les émigrants même ne sont
plus sûrs d'être bien accueillis dans les contrées sur les-
quelles leur pays d'origine n'a aucun droit.
L'absence de colonies, dans un temps déterminé, avec
l'esprit qui prévaut de nos jours, pourrait équivaloir à une
sorte de séquestration du peuple qui aurait été assez inerte
pour ne pas se créer des dépendances dans le monde, alors
que le monde n'était pas complètement occupé.
Puis, les influences morales valent bien quelque chose :
le prestige d'un peuple qui a imposé sa direction, sa langue,
ses habitudes, ses goûts à des territoires étendus, a sa ré-
percussion jusque dans les affaires.
Ainsi, clans la période de l'histoire que nous traversons,
un grand État prévoyant et riche ne peut absolument se
désintéresser de la colonisation.
C'est une oeuvre lente, coûteuse, qui ne peut être soute-
nue par les particuliers seuls.
II faut, toutefois, apporter à cette oeuvre d'État beaucoup
de réflexion, d'intelligence, de mesure, de sentiment de
justice et surtout d'esprit de suite. Il convient de lâcher
d'établir sa direction politique en froissant le moins possible
les populations indigènes, en les formant graduellement, en
respectant leurs droits, en évitant les guerres; la politique
coloniale d'ostentation est aussi nuisible que peut être utile
la politique coloniale sérieuse et bien conduite.
28
43t L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
Dans ces conditions, la colonisation, au moment de l'his-
toire du monde où j'écris, rentre clans la mission des grands
États occidentaux.
Il est intéressant de constater que les démagogues qui
veulent disséminer l'État clans tant d'entreprises diverses à
l'intérieur ne se soient pas encore avisés du devoir coloni-
sateur de l'État moderne. L'opinion publique vulgaire,
quand elle n'est pas dirigée par des esprits sérieux, a si peu
de prévoyance; son horizon est si restreint; elle est si
préoccupée des infiniment petits de l'heure présente; elle
voit si peu l'avenir lointain de la patrie. Elle prend sans
cesse le change, se passionnant pour de mesquins et transi-
toires intérêts, négligeant le développement lent des grandes
choses.
CONCLUSION
Il nous suffit de quelques lignes pour résumer tout cet
• ouvrage.
Nous avons étudié et les origines de l'État et sa nature
concrète.
Organisme pesant, uniforme, lent à concevoir et à se
mouvoir, il est propre à certaines taches générales. La fa-
culté inventive, le don . de l'adaptation rapide loi man-
quent.
Les progrès humains et sociaux, on l'a vu, c'est l'initia-
tive libre des individus, des associations ou du mili u social
plastique, qui les a effectués.
L'État n'est pas le cerveau de la société; il n'a aucun
titre, aucune aptitude, aucune mission, pour la diriger et
lui frayer les voies.
On a vu quel instrument délicat et imparfait, en dépit de
ses vastes ambitions, est l'État moderne. C'est la proie de
tous les engouements successifs.
Il est assujetti à des servitudes qui restreignent sa liberté
de jugement. Quand il sort de quelques grandes fonctions
conservatrices, il est exposé à n'agir qu'avec passion, avec
caprice, sans mesure.
Le développement de ses attributions rend le contrôle de
436 L'ÉTAT MODERNE ET SES FONCTIONS.
ses opérations chaque jour plus difficile. Nulle Cour des
comptes n'y pourra bientôt suffire.
Multipliant ses subventions, ses dons, ses fonctionnaires,
il arriverait à supprimer en fait toute liberté électorale et
oute liberté politique.
Comment un peuple serait-il libre à l'égard du pouvoir,
quand une grande partie de ce peuple se composerait de
fonctionnaires et que, à côté de ceux-ci, un nombre consi-
dérable de citoyens attendrait de l'État des dons, des encou-
ragements, des faveurs?
La liberté industrielle périrait bientôt avec la liberté poli-
tique. Ces énormes rouages de l'État, prenant dans leurs
engrenages tous les efforts privés, finiraient par les lasser
ou les briser.
C'est au pur collectivisme que graduellement certains
docteurs veulent conduire l'État moderne. Ils l'y achemi-
nent par des chemins détournés, par des étapes discrètes.
Or le collectivisme partiel ou le collectivisme total, c'est,
à des degrés divers, la déchéance de la civilisation euro-
péenne (1).
On se flatte de l'idée que les nations ne peuvent pas ré-
trograder, que, grâce à l'imprimerie et aux écoles, toute
connaissance acquise appartient définitivement à.l'humanité
qui ne pourrait la perdre.
Rien ne prouve que cette confiance ne repose pas sur
un préjugé.
La civilisation ne consiste pas seulement en connais-
sances. Elle se compose aussi d'habitudes morales : le go-nt
de l'initiative individuelle, l'esprit d'association libre, l'a-
mour de l'épargne, la responsabilité personnelle.
Que cet élément moral s'affaiblisse ou disparaisse, et les
(1) On peut consulter notre ouvrage Le collectivisme, examen critique
du nouveau socialisme, 2 e
édition, Guillaumin, éditeur.
CONCLUSION. 437
connaissances, conservées par l'imprimerie et transmises
par l'école, serviront de peu de chose. Elles ne sauveront
pas plus de la décadence nos arrière-neveux que tous les
trésors des arts et des lettres accumulés par l'antiquité
n'ont préservé de l'invasion de la barbarie les Romains et les
Grecs.
Pour une nation comme pour un homme, l'intelligence
vaut peu sans la volonté. C'est donc la volonté qu'il s'agit
de cultiver ; en l'émoussant par l'intervention fréquente de
l'État on énerve la nation entière.
Il n'est pas de progrès techniques qui puissent compen-
ser un relâchement du ressort individuel clans l'homme.
Que les nations civilisées y prennent garde ! En subordon-
nant à outrance la volonté personnelle à la volonté collec-
tive, l'action individuelle à l'action nationale, elles détrui-
raient le principal facteur de la civilisation !
FI N.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
L'ÉTAT, LA SOCIÉTÉ ET L'INDIVIDU. — LA GENÈSE
DES FONCTIONS DE L'ÉTAT.
CHAPITRE PREMIER
NÉCESSIli; D'UNE CONCEPTION EXACTE DE L'ÉTAT MODERNE
ET DE SES FONCTIONS, PAGE I.
CHAPITRE II
VICISSITUDES RÉCENTES DE LA CONCEPTION DE L'ÉTAT.
La conception de l'État chez les théoriciens du xviri c
siècle et de la Ré-
volution française, page 7. — Les exagérations, le nihilisme gouver-
nemental, page S.
Causes diverses qui ont contribué à. étendre le rôle de l'État : la
grande industrie, la vapeur, le régime parlementaire, la philosophie
panthéiste, page 0.
Deux partisans d'une extension modérée du rôle (le l'État : Michel
Chevalier et Stuart .Mill, page 10. — La théorie excessive des attri-
butions de l'État .:. une formule de Gambetta, page 12. — tin théori-
cien belge : Émile de Laveleye, page 13. — L'opinion doctrinale en
Allemagne : Lorenz von Stein, Wagner, Schmffle, Bluntschli, pa ge 15.
— L'État <, propulsif », page 17.
v6
CHAPITRE III
LA CONCEPTION NOUVELLE DE L'ÉTAT ET LES BUDGETS NATIONAUX
OU LOCAUX.
L'impulsion donnée à la machine politico-adm inistrative n'a été contenue
que par leslimites- financières, page 18. — La trinité de l'État : pouvoir
440 TABLE DES MATIÈRES.
central, pouvoir provincial et pouvoir municipal, pa ge 18. - La paix
armée n'est pas la seule cause des embarras financiers des États mo-
dernes, page 19. - Développement énorme des dépenses des services
non militaires, page 19. - Les dépenses des pouvoirs locaux se sont
tout aussi accrues que celles du pouvoir central, exemple de l'An-
gleterre, page 20. - Exemple de l'Italie, page 20. - Exemple de la
France, page 21. - Exemple- des États-Unis, page 22. - Les divers
points de vue auxquels peut être appréciée l'extension des attribu-
tions de l'État, page 24. - L'État reste le seul dieu du monde mo-
derne, page 25..
18
.CHAPITRE IV
DIFFÉRENCE FONDAMENTALE ENTRE L'ÉTAT ET LA SOCIÉTÉ.
Les erreurs principales sur la nature de l'Étal, page 2G. - La première
erreur repose sur de fausses comparaisons physiologiques : le livre
de Schteffle, page 27. - Absurdité de la thèse que l'État est au
corps social ce que le cerveau est au corps humain, page 28. - LÉtat
est un organisme mis clans la main de certains hommes, page 29.
Il ne faut pas confondre l'État et la société, ni opposer l'individu seul
à l'État, page 30. - La société est plus vaste et plus féconde que
l'État, page 31. - Nombre infini des groupements sociaux, page 31.
- L'homme est un être qui a, par nature, le goût de l'association va-
riée, page 32. - L'individu isolé n'existe pas, page 32. - Nombre
prodigieux d'associations auxquelles appartient l'individu civilisé,
page 32. - Le phénomène de « l'interdépendance », page 33.
Tons les besoins collectifs ne sont pas nécessairement du ressort de
l'État, page 34. - Erreur qui consiste à croire que, en dehors de
l'État, on ne peut rien créer qui ne soit inspiré par l'intérêt personnel,
page 34. - Méprise d'Adam Smith a ce sujet et de la plupart des
économistes, page 35. - Conception incomplète des motifs auxquels
obéit l'individu, page 35. - Il est faux que la personne humaine soit
uniquement conduite par l'intérêt personnel, page 3G. - Variété des
mobiles auxquels cède l'individu civilisé : genre raffiné de spoi'l qui
se répand en créations d'utilité générale, page 37. - Exemples de
ce sport philanthropique, page 33
26
CHAPITRE V
DÉFINITION DE L'ÉTAT. - LA GENÈSE DE SES FONCTIONS.
Les humbles commencements de l'État, page 38. - Les deux fonctions
primitives: organe directeur de la tribu contre l'étran -ger„ organe
d'un droit contunder élémentaire, page 39. - Troisième fonction,
postérieure : contribution au développement social, page 39.
L'organisme de l'État est essentiellement coercitif : la double con-
trainte des lois et des impôts; pouvoir législatif ou réglementaire et
pouvoir fiscal, page 40. - L'État se manifeste aux peuples civilisés
TABLE DES MATIÈRES. 441
sous la forme d'une trirfité : autorité nationale, autorité provinciale,
autorité municipale, page 41.
Genèse des fonctions de l'État, page 41. - Des attributions qui
semblent aujourd'hui inhérentes à l'État lui sont tardivement échues:
exemple du service de sécurité intérieure, page 41. - La plasticité
sociale fait naître spontanément les organes qui sont indispensables
à la société, page 42. - Un léger degré (l'insécurité vaut encore
mieux qu'un excès de réglementation, page 43.
C'est le principe de la division du travail qui a investi définitive-
ment l'État de diverses fonctions jusque-là remplies par les groupe-
ments spontanés et libres, page 44. - Parfois la plasticité de la so-
ciété réagit contre les fautes de l'État en abandonnant ses organes pour
retourner à d'autres qu'elle Crée spontanément, page 45. - La plupart
des lois n'ont été à l'origine que des consécrations de coutumes nées
instinctivement, page 45. - Le droit commercial a une origine toute
privée, page 45. - Nombre d'entreprises qui semblent répugner à.
l'initiative privée et qui ont été accomplies par elle avec éclat,
page 40. - Ilistoriquement les associations libres ont prêté leur con-
cours à l'État pour des services dévolus à ce dernier; les fermiers
d'impôts, page 48.
L'Étal est absolument dépourvu de l'esprit d'invention, page 49.
- Presque tous les progrès humains se rapportent à des n individua-
lités sans mandat », page 49. - Toute collectivité hiérarchique est
incapable d'esprit d'invention, page 49. - Exemples divers de la
stérilité d'invention de l'État, page 50. - L'État est un organe critique,
un organe de coordination, de généralisation, de vulgarisation ,
page 53. - L'État n'est pas la plus haute personnalité , page 54. -
L'État est surtout. un organe de conservation, page 54 33
LIVRE II
CARACTÈRES PARTICULIERS DE L'ÉTAT
MODERNE. - SES FAIBLESSES. - SON CHAMP
NATUREL D'ACTION.
CHAPITRE PREMIER
NATURE DE L'ÉTAT MODERNE. - L'ÉTAT ÉLECTIF ET A PERSONNEL
VARIABLE.
L'État moderne et occidental offre des caractères particuliers qui le dis-
tinguent de beaucoup d'États anciens et de tous les États orientaux,
page 50. - L'État moderne repose sur la délégation temporaire de
l'autorité par ceux qui la doivent subir, page 57. - Idée que la volonté
du grand nombre lait la loi, que les forces gouvernementales doivent
442 TABLE DES MATIÈRES.
être employées dans l'intérêt des classes laborieuses; dédain de la tra-
dition, confiance naive dans les changements législatifs, page 58.
- Le préjugé général est contre les moeurs anciennes et les anciennes
institutions, page 58. - Action décisive qu'ont sur la direction de
l'État moderne les générations les plus jeunes, page 59. - Soumis-
sion des pères aux enfants, page 59. - L'expérience historique est
loin de s'être prononcée en faveur de cette organisation, page 60. 55
CHAPITRE II
CONSÉQUENCES DE LA NATURE PADTICULikRE DE L'ÉTAT MODERNE.
L'État moderne est la proie successive de tous les engouements, page 62.
- L'État moderne. représente à sa plus haute puissance l'engouement
momentané de la majorité de la nation, page 62. - Les différentes
sortes d'engouement dont l'État moderne peut être la proie, page
63. - Les élections sont comme une photographie instantanée qui
saisit un cheval au galop et le représente éternellement galopant,
page 63. - La législation, dans les États modernes, est, de n
-
écessité,
presque toujours outrée dans le sens de l'action ou dans le sens de
la réaction, page 04.
Le surmenage parlementaire : heureux effets de l'obstruction et du
referendum, page 64.
L'État moderne a peu de suite dans les idées et dans le personnel,
page 65. - Le principe : victori/ncs spolia, page 65. - S'il évite ce
péril, l'État tombe dans la gérontocratie, page GO.
L'État moderne manque par définition même d'impartialité, puis-
qu'il est le gouvernement d'un parti, page 67. - Le parti au pou-
voir n'en a jamais que la possession précaire, page G8. - Le principe
de la division du travail crée la classe des politiciens avec tous leurs
vices, page 68. - La possession précaire du pouvoir par les déten-
teurs de l'État moderne leur donne une activité papillonne, page 69.
- Effets analogues produits par les despotismes orientaux et par la
démocratie contemporaine : pillage des ressources publiques, page 69.
L'État moderne ne conçoit presque jamais les intérêts sociaux sous
leur forme synthétique, page 70.
-11 est plus sensible aux intérêts
immédiats, même secondaires, qu'à un grand intérêt éloigné, page 71.
Les fonctionnaires de l'État n'ont ni le stimulant ni le frein de l'in-
térêt personnel, page 71. - L'État est soustrait aux conditions de la
concurrence, page 72. - Réponse à l'objection de la concurrence vi-
tale entre les partis et entre les États, page 72. - Du prétendu droit
de sécession, page 73. - L'émigration personnelle, page 74. -- Motifs
trop oubliés de modestie de l'État moderne, page
...
61
CHAUME III
COMPARAISON DE L'ÉTAT MODERNE ET DES SOCIÉTÉS ANONYMES.
Allégation que les vices de l'État moderne sont aussi ceux des sociétés
TABLE DES MATIÈRES. 443
anonymes qui aujourd'hui accaparent la production, page 77. -
Première réponse é cette proposition : les entreprises personnelles et
les sociétés en nom collectif ou en commandite tiennent une grande
place dans l'organisation contemporaine, page 78.
Les sociétés anony lues di ffèrent singulièrem ent, par leur co nstitu ti on,
de l'État moderne : ce ne sont pas des démocraties à personnel va-
riable; le suffrage y est censitaire. Les sociétés anonymes prospères
se transforment en aristocraties ou en monarchies tempérées, page
78. - La permanence des personnes et des traditions est la règle
habituelle des sociétés anonymes, page 19. - Droit et facilité de
sécession pour les mécontents, page 79.
La bureaucratie des sociétés anonymes est plus souple et plus effi-
cace que celle de l'État, page 80. - L'État moderne se place rarement,
pour le choix de ses fonctionnaires, au seul point de vue technique,
page 81. - L'État moderne a la prétention que le fonctionnaire lui
appartienne tout entier, aussi bien ses opinions politiques que son
intelligence, page 81. - Plénitude de liberté, en dehors de la sphère
professionnelle, laissée aux employés des sociétés anonymes, page
82. - A la longue, le personnel de fonctionnaires de l'État moderne
doit être inférieur à. celui des sociétés anonymes bien conduites,
page 82.Élasticité des sociétés anonymes prouvée par la pratique des temps
de crise; l'organisme de l'État ne se prête pas aux mêmes économies
soudaines, page 83. - Différence de situation d'une assemblée gé-
nérale d'actionnaires et d'un parlement électif relativement aux em-
ployés et aux frais généraux d'administration, page 83. - Le népo-
tisme des sociétés anonymes est moins dangereux que celui de l'État
moderne, parce que les hautes fonctions sont plus permanentes dans
les premières, page 84.
Toute entreprise privée qui se relâche est bientût compromise ou
éliminée : la réduction des dividendes ou la baisse des cours à la
bourse est un avertissement bien plus efficace pour les actionnaires
qu'un simple déficit budgétaire.pour le Parlement, page 85.
Les conséquences des erreurs des sociétés anonymes ne partent que
sur ceux qui, au moins par négligence, s'y sont associés; les consé-
quences des erreurs de l'État portent même sur ceux qui les ont dé-
noncées et combattues, page 85. - Les erreurs de l'État sont des
erreurs totales, celles des sociétés anonymes sont presque toujours
partielles, page 86.
Règles générales qui résultent de ces considérations, page 87.
La responsabilité (te l'État pour les fautes de ses agents est toujours
plus difficile à mettre en jeu que celle des sociétés anonymes : exemples,
page 87. - La nécessité de cultiver les habitudes d'action collective
libre, pour maintenir la souplesse du corps social, ne doit jamais être
perdue de vue, page 89.
Mode insidieux d'influence dont jouit l'État : l'exemple, page 89.
- Responsabilité énorme qu'endosse l'État de ce chef, page 90. -
Obligé d'agir toujours en grand, l'État multiplie les erreurs qui sont
si fréquentes dans les essais humains, page 91 76
444 TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE III
LES FONCTIONS ESSENTIELLES DE L'ÉTAT,
SA MISSION DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE,
DE LÉGISLATION ET DE CONSERVATION
GÉNÉRALE.
CHAPITRE PREMIER
COUP D'ŒIL GÉNÉRAL SUR LES FONCTIONS DE L'ÉTAT DANS SES RAPPORTS-
AVEC SA NATURE.
Les fonctions de l'État dérivent de sa nature même, page 93. - L'État
a mission de pourvoir aux besoins communs de la nation : différence
entre les besoins communs et les besoins généraux, page 94.
L'État est, par excellence, le définisseur des droits et des respon-
sabilités juridiques, page 95.
L'État, possédant seul la perpétuité, doit être le défenseur des inté-
rêts perpétuels contre l'imprévoyance des intérêts présents, page 95.
L'État est le protecteur naturel des êtres faibles : difficultés et
entrainements que comporte cette mission, page 95.
L'État peut, en outre, prêter un concours accessoire au développe-
ment des oeuvres individuelles constituant la civilisation progressive :
périls et tentations d'envahissements qui peuvent résulter de cette fa-
culté, page 96.
Impossibilité de fixer, par une règle théorique, les limites que doit
comporter ce concours aux oeuvres civilisatrices; nécessité de s'en
tenir à l'expérience ; un excès d'abstention de l'État en cette matière
est moins nuisible, à notre étape de civilisation, qu'un excès (l'in-
trusion, page 97....
93.
CHAPITRE II
LE SERVICE DE SÉCURITÉ.
La sécurité collective de la nation et la sécurité privée de l'individu. -
La première a toujours été considérée comme la fonction primordiale
de l'État, page 98. - Le gouvernement est toujours apparu d'abord
comme un -appareil militaire et diplomatique, page 99.
L'État moderne, c'est-à-dire l'État électif et Bottant, semble compro-
mettre à la longue la force de cet appareil militaire et diplomatique
qui reste essentiel aux nations, page 99.
L'État moderne offre (les garanties médiocres pour la défense même.
de la nation, page 110. - Espérances superficielles mi la paix perpé-
tuelle, soit au dehors, soit au dedans ; raisons de querelles qui sub-
sistent, 'page 101.
TABLE DES MATIÈRES. 445
La sécurité pour les particuliers ne vient qu'après la sécurité pour
la nation elle-même : développement. en intensité et en précision,
des services de sécurité intérieure, page 102.
Extensions récentes du service de sécurité, page 103. - Problèmes
très délicats qu'elles comportent : service des épidémies, service pé-
nitentiaire, page 103. - Le service de sécurité tend à revenir, par
certains points, à la barbarie primitive, page 105.
L'État moderne, courbé sous la servitude électorale, n'est pas tou-
jours dans d'excellentes conditions pour garantir complètement la
sécurité des biens, sinon des personnes, page 106 98
CHAPITRE III
L'ÉTAT ORGANE DU DROIT. - CARACTÈRE ET LIMITES DE CETTE FONCTION.
L'État est, par excellence, le définisseur des droits et des responsabilités
juridiques, page 108. - Erreurs de la plupart des hommes politiques
et des publicistes sur la nature de cette mission, page 108. - L'Etat
ne crée pas le droit, page 1°8.
L'ancienne conception des lois : une règle fixe durable, faisant oppo-
sition à l'arbitraire, page 108. - La théorie de Bossuet et de Fénelon
est moins fausse que celle de Bentham, page 109.
La loi ne crée aucun droit; elle reconnaît le droit, le définit et le
sanctionne, page 109. - Comme le langage, comme l'échange, le droit
naît spontanément, page 109. - La continue précède partout le droit
écrit, page 110. - Même écrit, le droit est toujours en mouvement,
par la jurisprudence qui s'inspire graduellement des usages nouveaux
et des nécessités nouvelles, page 110. - Le législateur ne vient qu'en
dernier lieu pour sanctionner et préciser, page 110.
Genèse (le quelques droits : le droit de propriété, page 111. -
Comment la propriété de la maison et de l'enclos a précédé celle des
terres arables, page 112. - Comment l'inégalité de la richesse mobi-
lière a été l'origine (le L'inégalité de la propriété foncière, page 112.
- La date obscure des transformations de la propriété collective en
propriétés privées prouve que ce n'est pas la loi qui a créé le droit de
propriété, page 112.
Partout le fait instinctif et inconscient a précédé la loi, page 113. -
Exemple de la propriété littéraire et artistique et de la propriété des
inventions, page 113. - Démonstration que ces droits existent avant
toute loi, l'exercice seulement en est entravé, page 114.
Beaucoup de droits naturels, comme celui de prêter à intérêt, ont
dû lutter contre le législateur pendant des séries de siècles et out
triomphé de sa résistance obstinée, page 115.
Nécessité de ramener le législateur à la modestie, page 115.
Admirable définition de la loi, de Montesquieu, page 115. - Réfu-
tation des objections à ce sujet, page 115. - Il y a dans la nature des
choses une ironie qui se rit du législateur; lois de succession, d'im-
pôts, des maxima d'intérêts ou de prix, etc., page 116.
Présomption de 1% tat moderne et des parlements permanents,
446 TABLE DES MATIÈRES.
page 110. - La plasticité sociale atténue les effets des fantaisies légis-
latives, page 119
107
CHAPITRE 1V
FONCTION DE CONSERVATION GÉNÉRALE.
Comme representant de la perpétuité sociale, l'État doit veiller à la
conservation des conditions générales d'existence de la nation, page
120. - Conservation du climat, du territoire cultivable, des richesses
naturelles qui ne se reproduisent pas, page 121. - Dans cette tâche
l'État peut être aidé par les particuliers ou'
les associations, niais il ne
doit pas s'abstenir, page 121.
Merveilles de la Hollande dans sa lutte contre les eaux, page 121.
Exemples en France de belles études théoriques et de beaux tra-
vaux pratiques pour cette oeuvre de conservation générale, page 122.
La politique hydraulique est chez les peuples de l'Europe à peine
à son début, page 122. - Le rôle de l'État peut être considérable
pour la conservation ou le repeuplement des forêts, page 123. - Son
intervention en cette matière est beaucoup plus nécessaire dans les
pays méridionaux que dans les septentrionaux, dans les pays démo-
cratiques que dans les pays aristocratiques, page 124.
De l'infériorité de la France, relativement aux États allemands,
pour l'entretien des forêts domaniales, page 125. - L'État doit faire
observer les lois sur la chasse et sur la pêche, et préserver d'une
exploitation destructive les richesses naturelles qui ne se reproduisent
pas, page 126. - Insuffisance de l'État moderne pour l'accomplisse-
ment de cette tâche importante, page 127
120
LIVRE IV
LES TRAVAUX PUBLICS, L'ÉTAT CENTRAL ET LES
MUNICIPALITÉS.
CHAPITRE PREMIER
COUP D'ŒIL RÉTROSPECTIF SUR LE DÉVELOPPEMENT DES TRAVAUX
PUBLICS.
Impossibilité d'une règle fixe et universelle pour l'intervention de l'État
en cette matière, page 130. - Les travaux publics pacifiques et les
travaux publics militaires, page 130.
Caractères très divers des travaux publics : ceux de conservation
générale. incombent incontestablement à l'État, page 130. - L'exécu
TABLE DES MATIÈRES. 447
tion peut en être déléguée à des particuliers ou à des associations,
page lai.
Le genres de travaux publics qui passionnent le plus les contem-
porains, les entreprises de viabilité, laissaient presque indifférents
les peuples anciens, page 131. - La construction de routes ou de
chemins est l'une des applications les plus tardives du principe de la
division du travail et de celui de la capitalisation, page 131. - L'usage
de la bêle de somme reste à introduire sur des immensités de terri-
toires, page 132.
Les diverses phases de l'art des communications se présentent en-
core successivement à l'observateur qui passe d'un continent à un
autre, page 132. - Les porteurs humains, les caravanes ou les convois
de mulets, le roulage accéléré, la locomotive, page 132. - Différence
de prix de revient de chacun de ces transports, page 133.
Proportions de la surface de la planète qui ne jouissent que de l'un
des modes inférieurs de communication, page 124.
C'est la guerre qui a fait ouvrir les premières routes, et qui en fait
encore construire dans les pays barbares soumis aux Européens,
page 134. - La voie romaine, les routes des Alpes, les chemins de fer
de l'Asie centrale, page 134. - L'esprit se familiarisa graduellement
avec l'idée que les routes sont un instrument de paix, page 135. -
Les travaux publics ont successivement, pour les peuples, été un
objet d'indifférence, puis d'intérêt, ensuite d'engouement, enfin de
passion, page 136 129
CHAPITRE II
DE LA. PART DE L'ÉTAT, DES PARTICULIEBS ET DES ASSOCIATIONS
DANS LES TRAVAUX PUBLICS.
Les trois formes sous lesquelles l'État peut intervenir dans les travaux
publics : eu usant de son pouvoir réglementaire, en accordant un
subside pécuniaire, en prenant l'entreprise même a sou compte et
sous sa direction, page 138.- Le premier mode est indispensable pour
presque tous les travaux publics importants : le droit d'expropriation,
page 139.- Presque toutes les entreprises considérables sont obligées
d'emprunter une partie du domaine public de l'État et d'avoir son
autorisation, page 139. - Influence de l'ouverture ou de l'étroitesse
d'esprit, de la bonne ou de la mauvaise humeur des hommes au
pouvoir, page 140.
Au poinVe vue de la réglementation des entreprises d'intérêt collectif,
l'Étal, peut pécher par abstention ou par excès, page 140. - Les États-
Unis ont souvent péché par abstention, dans le régime des chemins
de fer ; réaction actuelle contre cette indifférence, page 140. - En
France on a presque toujours péché par excès, page 141. - Obstacles
artiCciels qu'ajoute aux nombreux obstacles naturels le pédantisme
administratif, page 141.•
L'État doit s'abstenir de toute jalousie ou malveillance à l'endroit
des sociétés privées ou des capitalistes, pa ge 141. - Le succès des
448 TABLE DES MATIÈRES.
sociétés ou des capitalistes entreprenants profite à l'État, page 141,
- L'État moderne est trop porté à la jalousie : inconvénients de ce
penchant en France, page 142.
L'État doit se garder du goàt du monopole : les Français sont grands
Monopoleurs, page 142.
Pour la participation effective de l'État aux travaux publics ou
leur gestion absolue parl'État, il est deux systèmes opposés: lesystème
anglo-saxon elle système continental européen, ou plutôt le système
allemand, page 143. - Le premier s'en remet surtout aux particuliers,
aux associations ou aux corporations locales; le second fait jouer à
l'État le rôle prédominant, page 143.
Ce ne sont pas seulement le degré et la nature de la civilisation qui
déterminent le choix entre ces deux systèmes, page 144. - La soli-
darité universelle des capitaux et leur extrême mobilité modifient les
conditions propres à chaque peuple, page 144.
Les peuples, pourvus les premiers et le plus largement de travaux
publics, sont ceux qui ont eu le plus de confiance dans l'initiative libre
et se sont le mieux gardés de la réglementation à outrance, page 145.
En Angleterre l'Etat central a généralement suivi une politique
d'abstentionen matière de travaux publics; les pouvoirs locaux cèdent
davantage à la tendance intrusive, et l'État central doit parfois les'
modérer, page 145.
L'initiative privée en Angleterre a constitué un excellent réseau de
routes à péage un demi-siècle avant que la France ne possédat des
chemins convenables, page 146. - Exemples analogues pour les ca-,
naux créés par l'initiative privée en Angleterre, page 148. - Exemple
semblable pour les ports, les bassins, et pour les chemins de fer,
même en Irlande, page 148.
Utilité pour un pays de grandes fortunes bien assises, page 149. -
Néanmoins, même dans des pays égalitaires, les sociétés anonymes
peuvent remplacer les grandes fortunes, page 150.
Pratique des États-Unis pour les travaux publics, page 150.
Résultats généraux que l'ou obtient en laissant l'initiative privée au
premier rang : les divers travaux sont exécutés dans leur ordre natu-
rel, c'est-à-dire suivant leur degré d'importance pour la communauté,
page 151. - Le crédit public est beaucoup mieux ménagé et les fonds
publics se tiennent à des cours beaucoup plus élevés, page 132. -
L'initiative privée évite plus les séductions de L'esthétisme et propor-
tionne mieux l'instrument à l'usage auquel il est destiné, page 153.
- Ce système conserve les habitudes (l'action collective, page 153. -
En quoi il est plus conforme à l'équité, page 158. - Le système con-
traire