ART,,U LIJErMA
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ART,,U LIJErMA
SOUS LA RESTAURATION


LE




LE


L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduc-
tion et de reproduction à l'étranger.


Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur (section (le
la librairie) en juillet 1876.


PA Tl 1, TBERA
SOUS Li n'EST U.nA.TION


PA R


OUVRAGE DU MÊME AUTEUR :


Royalistes et Républicains, essais historiques sur des questions de
politique Contemporaine : I. La Question de monarchie ou de
république du 9 thermidor au 18 brumaire. II. L'Extrème
Droite et les Royalistes sous la Restauration. — III. Paris capitale
sous la Révolution française. Un beau volume in-80 cavalier.
Prix : (i fr.


TSTOGRAPEIE DE V.. MON ET ,C`, 8, RUE GARANCIEEE.


PAUL THUREAU-DANGIN


PARIS
E. MON ET Cid, IMPRIMEURS-ÉDITEURS


10, RUE GARANCIERE


1876
Tous droits réserves.




AVANT-PROPOS


Le public a bien voulu accueillir avec quelque
faveur notre étude sur l'extrême droite pendant la
Restauration '. Entre les causes complexes qui
ont fait échouer la monarchie au début du siècle,
le sujet nous avait amené à insister sur les fautes
commises par les royalistes eux-mémes. Mais,
dès lors, nous indiquions que d'autres responsa-
bilités étaient engagées, et nous nous réservions
de les examiner à leur tour. C'est ce qu'il convient
de faire aujourd'hui, en racontant quelle a été,
de 1814 à 1830, la conduite (le ces partis de
gauche qui se sont appelés eux-mémes l'Oppo-
sition de quinze ans ».


l Cette étude a été réunie à d'autres Essais historiques sur des
questions de politique contemporaine, sous ce titre : Royalistes et
Républicains. (Chez Pion, 1874.)


a




Vf AVANT-PROPOS.


11 s'agit encore , on le voit, d'une étude volon-
tairement partielle. Si nous avions la prétention
(l'écrire ainsi une histoire complète de la Restau-
ration , on pourrait justement nous reprocher de
ne montrer successivement qu'une face des évé-
nements et de ne pas donner la-vue d'ensemble
qui met hommes et choses à leur vraie place.
Mais cette histoire complète , il n'est pas ques-
tion de la tenter ici. Ce serait une tâche trop vaste,
et où l'on serait exposé à copier ou à résumer ce
que d'autres ont déjà fait avec compétence et
succès '. Notre seul dessein est de poursuivre,
l'un après l'autre, l'examen de conscience de
chaque parti, de l'isoler en quelque sorte, de-le
placer en saillie et en vue, pour mieux nous
rendre compte (le ce qu'il a fait et de ce qu'il
aurait dé faire. La méthode des monographies
a été souvent appliquée avec profit aux individus.
Pourquoi ne le serait-elle pas également aux
groupes politiques?


Le parti que nous voulons cette fois étudier a


Nous faisons allusion aux histoires très-complètes i;crites, à des
points de vue divers, par MM. Duvergier de Ilauranne, de Viol-Castel
et Nettement. Tout en puisant aussi , d'autres sources, nous nous
sommes souvent aidé des savantes et consciencieuses recherches faites
par ces historiens, et c'est un devoir d'indiquer dès le début le profit
que nous en avons tiré.


A V A NT -PROPOS.


reçu , suivant les temps et les points de vue,
diverses dénominations. Mais il en est une qu'il a
toujours tenu à se donner lui-même. Comme la
droite se nommait « royaliste », la gauche se pré-
tendait «libérale ». Il y aurait sans doute à dire sur
cette prétention; mais le plus simple, pour
l'historien, est d'employer les noms en usage, dans
le vocabulaire du temps dont il parle. Il est bien
entendu que ses jugements s'appliquent à la
conduite des hommes qui se sont attribué telle
épithète, et non aux idées que cette épithète
devrait naturellement exprimer. Ce qu'on sera
amené à reprocher à certains libéraux de la
Restauration ne devra donc pas être interprété
comme une condamnation générale des partis
qui auraient pu, à d'autres époques ou en d'autres
pays, mériter plus justement ce titre. Cette réserve
indiquée , le sujet de notre travail apparaît clai-
rement. Il s'agit de demander à ces libéraux « ce
qu'ils ont fait de la liberté », comme nous avons
demandé naguère aux « royalistes » ce qu'ils
avaient fait de la royauté.
- L'intérêt manifeste de la liberté était que la
vieille monarchie parvînt à se réconcilier avec la
nouvelle France. Dans leurs heures, malheureu-
serrent trop rares, de sincérité clairvoyante et


vn




AVANT-PROPOS.


courageuse, les chefs de l'opposition le reconnais-
saient eux-mêmes. Peu de temps avant 1830,
Benjamin Constant écrivait à Béranger : « Je
crois fermement que la France ne peut, d'ici à
longtemps, être libre, qu'en consolidant, sur les
bases actuelles, la dose (le liberté qu'elle possède
ou doit posséder. Je puis avoir tort ; mais j'ai la
conviction que nous devons nous en tenir à la
monarchie constitutionnelle. Je sais, ou je crois
savoir, que les vieux gouvernements sont plus favo-
rables à la liberté que les nouveaux. » « J'en ai
la conviction , disait de son côté le général Foy,
il ne peut y avoir de véritable gouvernement
représentatif, en France, qu'avec la maison de
Bourbon. »


C'est surtout après coup que cette vérité his-
torique est apparue à tous les esprits réfléchis et
sincères. Les événements récents, les espérances
et les déceptions par lesquelles nous avons passé,
la lumière plus vive que les malheurs de la
France ont jetée sur les lacunes et les vices de
son état politique et social , les efforts, souvent
impuissants, hélas! par lesquels nous nous épui-
sons à chercher, dans des expédients précaires ou
périlleux, cette double condition de progrès et de
sécurité que nous eussions pu trouver, il y a un


AVANT-PROPOS.


demi-siècle, dans l'union de la vieille hérédité
royale et de la liberté nouvelle , — tout nous fait
sentir ce qui nous manque , et le prix de ce que
nous avons perdu. Déjà, vers la fin du second
Empire , avant même les enseignements doulou-
reux et redoutables des dernières années, un publi-
ciste qui , par ses origines intellectuelles et ses
sympathies politiques, ne pouvait être suspect de
partialité pour les Bourbons, M. Prévost-Paradol,
écrivait : « ,La Restauration apportait, pour la se-
conde fois, à notre pays, une chance inestimable
pour concilier les principes et les intérêts de la
Révolution avec le maintien de cette antique et
glorieuse maison de France qui était encore
entourée d'assez grands souvenirs' pour déjouer
toute compétition, et placée assez haut pour
affronter sans peur le mouvement des institutions
libres. On eût dit qu'une dernière faveur du sort
offrait à la France une revanche du cf a d hu n CC ec
de 89, et la faculté inespérée de reprendre cet
admirable ouvrage au moment précis oit le
désordre intérieur et la guerre l'avaient malheu-
reusement interrompu. Qui empêchait de consi-
dérer tout ce qui était arrivé depuis les derniers
jours de la Constituante comme un mauvais rêve,
heureusement dissipé par le retour de la lumière?




AVANT-PROPOS:


Qui empêchait de. l'enlever des coeurs , sinon (le
l'histoire , et d'en garder seulement l'expérience,
fruit précieux et chèrement payé d'une si cruelle
leçon '? »


« Les conseils dela plus simple sagesse» , comnie.
l'a dit encore le même écrivain , engageaient
donc les libéraux du commencement du siècle à
seconder, à maintenir, dans l'intérêt de la liberté,.
ce gouvernement qui, suivant le mot très-profond
de M. Guizot , « n'était pas assez révolutionnaire
pour se dispenser d'être libéral ». Le but à
atteindre , M. de Tocqueville l'a défini : « Rap-
procher l'un de l'autre et retenir ensemble le
principe de la liberté moderne et celui de l'héré-
dité antique. » Ce but lui paraissait même si noble
qu'il regrettait de n'avoir pas vécu à une époque
où l'on pouvait se proposer une telle tâche, et
faisant un retour sur lui-même, il se plaignait
que, de son temps, « la vie publique manquât
d'objet ”.


Si le dessein était grand et digne en effet d'en-
flammer les esprits élevés, les difficultés étaient
immenses. On sait à quels obstacles se heurtaient
ceux qui cherchaient à réconcilier, à fondre


I La France nouvelle, p. 310-311.


AVANT-PROPOS.


ensemble les deux Frances violemment séparées
par la Révolution. Pendant vingt-cinq ans, elles
s'étaient combattues, et , ce qui peut-être empê-
chait plus encore le rapprochement, elles avaient
vécu dans deux mondes absolument étrangers l'un
à l'autre. Afin d'accomplir cette fusion si malaisée,
et cependant jugée si nécessaire pour la paix
sociale et pour l'avenir de la liberté , il eût fallu
renoncer à toute hostilité de mauvaise foi , à tout
parti pris (le renversement; niais aussi apporter
un grand esprit de mesure, de prudence et de
tempérament, éviter toute -exigence trop impa-
tiente, se garder d'envenimer des dissentiments
déjà si douloureux, s'employer au contraire à les
adoucir. Plus que jamais alors, il eût importé de
suivre ces règles de conduite que le feu duc de
Broglie proposait aux hommes de liberté comme
les derniers conseils de son expérience : « Gravir
péniblement la montagne au lieu de couper au
plus court à travers les précipices ;... tenir
compte.


sincèrement, sévèrement, de l'état des
hommes et des choses; faire largement la part
des droits acquis et des intérêts engagés; ménager
les habitudes, traiter discrètement avec les pré-
ventions et les préjugés; hors de là, rien qu'u-
topie. Qui ne sait pas aspirer au possible et s'en




xu AVANT-PROPOS.


contenter n'est, en politique, qu'un amateur ou
un songe-creux »


Pouvait-on, en 1814, attendre cette sagesse des
divers partis? Le passé ancien et récent, qui
avait accumulé tant de difficultés devant les
hommes de cette époque, les avait en même •
temps bien mal préparés à les résoudre. Inexpé-
rience absolue de la vie publique, habitudes mau-
vaises d'esprit et de conduite, intérêts et passions
presque inconciliables, illusions et sophismes (le
tous genres, telles étaient chez eux les consé-
quences de plusieurs siècles d'ancien régime, de
dix ans de révolution ou d'émigration, de quinze
ans de césarisme; et ne faudra-t-il pas bientôt y
ajouter les malentendus , les ressentiments, les
situations finisses dont l'épilogue néfaste des
Cent-Jours sera la cause immédiate?


Cette condition générale des esprits qui est
l'excuse, non la justification des hommes poli- .
tiques à cette époque, ne nous fait pas espérer
de rencontrer chez les libéraux cette intelligence
(le leurs intérêts et de leurs devoirs que nous
avons trouvée si souvent en défaut, chez les
royalistes. — Où donc, nous dira-t-on peut-être,


AVANT-PROPOS.


sont ceux qui , 'à votre avis, ont vu clair et ont
bien agi? Naguère, vous critiquiez la droite ;
aujourd'hui, vous vous apprêtez à faire le procès
de la gauche. La conclusion de nos annales
contemporaines se résume-t-elle donc en cette
loi fatale qui semble condamner tous les partis
à ruiner, par passion ou maladresse , leurs
propres causes : les républicains, la république ';
les royalistes, la royauté; les libéraux, la liberté;
tandis qu'à côté d'eux, les rares modérés, la petite
élite des sages et des clairvoyants, sont malmenés,
écrasés , impuissants, quand ils ne sont pas eux-
mêmes entraînés à la suite (les violents? L'his-
toire est-elle oeuvre saine, si elle ne doit produire
que cette impression de découragement et de
pessimisme? — C'est, en effet, à une autre con-
clusion que nous prétendons aboutir. La connais-
sance plus complète des malheurs de nos pères
doit inspirer la résolution virile de les réparer.
Si, dans le passé, on trouve à blâmer des deux
côtés, voyons-y seulement cette indication que ,
dans le présent, des deux côtés aussi, il faut
s'amender. Il ne s'agit pas de fournir, tantôt aux


'XIII


I Vues sur le gouvernement de la France. Conclusion.
I Voir dans Royalistes et Républicains l'Étude sur la question


de monarchie ou de république, du 9 thermidor au 18 brumaire.




XV,
AVANTPROPOS.


uns, tantôt aux autres, l'occasion de contempler,
avec une satisfaction maligne, les erreurs de leurs
adversaires. 11 serait même assez oiseux de com-
parer les démérites pour établir une sorte d'échelle
dans le blâme. Ce que nous voulons, c'est que
chaque parti considère surtout ce qu'il a eu autre-
fois à se reprocher ou à regretter dans sa propre
conduite, afin de trouver précisément, dans ce
spectacle devenu salutaire , l'expérience qui a
manqué . à ses devanciers. 'l'elle est la pensée
dominante de ces études. La critique d'hier nous
paraîtrait bien stérile et, le plus souvent, fort
désespérante, si elle n'était la leçon de demain.
Sans doute , ,i1 serait puéril. de rapetisser
l'histoire à n'être qu'une allusion aux événements
du jour; encore plus doit-on craindre de la
fausser dans un intérêt de controverse politique.
Néanmoins, c'est l'esprit préoccupé des crises
actuelles, et dans l'espérance d'aider à en sortir,
que nous avons entrepris de faire passer succes-
sivement sous les yeux des royalistes et des libé-
raux d'aujourd'hui leurs ancêtres de la Restau-
ration.


Lorsqu'il y a deux ans, nous rappelions ce
qu'avait été la .conduite de l'extrême droite de
1814 à 1830, nly avait-il pas alors intérêt pres-


AVANT-PROPOS..


sant à tâcher de prévenir, moins de cinquante
ans après, le retour dès mêmes témérités, des:
m'êmes entraînements, des mêmes passions?
Nous n'oserions certes nous vanter que la leçon


ait été entendue par ceux auxquels elle s'adressait
Toutefois, l'effort n'est pasplus particulièrement.


à regretter. Maintenant, n'y a-t-il pas une oppor-
tunité analogue à faire la même étude sur le parti
opposé? Quand la droite semblait maîtresse du
gouvernemen t , c'était elle qu'il fallait mettre en
face de son passé. Depuis lors, la gauche prétend
avoir conquis la prépondérance politique; c'est à
elle qu'il est urgent d'apporter, sans passion et
sans complaisance, à défaut de conseils qu'elle
serait peu disposée à accueillir, les enseigne-
ments irrécusables d'une expérience toute récente.
Si incurables que soient d'ordinaire la surdité et
l'aveuglement de l'esprit de parti, ne peut-on,
sans présomption ridicule et sans illusion trop
naïve, inviter les libéraux de bonne foi et de
bonne volonté , non à accepter telle thèse ou telle
doctrine, mais à réfléchir eux-mêmes sur les faits
qu'on se borne à replacer sous leurs yeux? En
tous cas, à cette heure difficile entre toutes,
c'était un devoir de faire entendre aux passions
politiques les avertissements de l'histoire, et




xvi AVANT-PROPOS.


devant le péril dont la France est menacée par la
répétition obstinée des mêmes fautes , ne fallait-il
pas au moins pouvoir se rendre ce témoignage,
qu'on n'avait pas été de « ces chiens muets qui
ne peuvent aboyer » , comme parle le prophète :
canes muai, non valentes latrare?


Juillet 1876.




LE


PARTI LIBÉRAL
SOUS LA RESTAURATION


CHAPITRE PREMIER
L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


§ Pr. — LES LIBÈRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION.


En 1814, les Bourbons n'ont pas dû leur retour
aux royalistes. La distribution de cocardes blanches
faite par quelques gentilshommes, le jour de l'en-
trée des alliés dans Paris, n'était qu'un enfantillage.
Si les démarches hardies de M. de Vitrolles n'ont pas
été aussi absolument inefficaces, il semble toutefois
que ce personnage agité n'ait joué le plus souvent
que le rôle de mouche du coche'. La Restauration


Après avoir rappelé qui a fait la Restauration, Chateaubriand
ajoute dans ses Mémoires : g Quant à nous, pauvres diables (le légi-
timistes, nous n'étions admis nulle part; on nous comptait pour rien.
Tantôt on nous faisait dire dans la rue d'aller nous coucher;' tantôt


1




2 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.
n'a pas été davantage l'oeuvre des puissances étran-
gères. En Angleterre seulement, elle avait été pré-
vue et désirée. Le chef le plus influent de la coali-
tion, Alexandre, semblait répugner au rétablissement
de la vieille monarchie, et son esprit un peu rêveur
cherchait quelque combinaison qui ne fût ni Napo-
léon I er , ni Louis XVIII. L'empereur d'Autriche,
fort indécis , n'avait pas renoncé à tout espoir de
constituer une régence sous le nom de son petit-fils
Napoléon II. C'est par la force des choses que les
Bourbons ont été rétablis. Seuls ils étaient possibles,
parce que seuls ils apportaient à la France la dignité
dans la défaite et la liberté à la place de la gloire,
parce que seuls ils garantissaient à l'Europe l'ordre
et la paix.


Aussi quels personnages ont été les instruments
de la Restauration? Ne cherchez pas parmi eux ces
hommes dont la foi puissante ou l'impérieux génie
s'imposent aux événements et contraignent la destinée
des peuples, C'étaient des esprits moins élevés, mais
doués de cette perspicacité qui devine où sont la
force et le succès, de ce flair qui découvre d'où
vient le vent , de cette souplesse qui sait en suivre


on nous recommandait de ne pas crier trop haut : Vive le Roi !
d'autres s'étant chargés de ce soin... Je n'ai point vu de châtelaine,
point de Jeanne d'Arc proclamer le souverain de droit , un faucon
sur le poing ou la lance à la main; mais madame de Talleyrand , que
Bonaparte avait attachée à son mari comme un écriteau, parcourait les
rues en calèche , chantant des hymnes sur la pieuse famille des Bour-
hOnS.


LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION. 3


la direction. Le type de ces politiques est Talleyrand
qui a été précisément l'acteur principal des événe-
ments de 1814. 11 n'eût pas songé à se risquer pour
une cause douteuse. Jamais il n'aurait engagé une
lutte pour forcer la nation à se diriger là où ne l'eût
pas poussée son instinct; mais il était merveilleuse-
ment apte à comprendre où elle désirait aller et à
l'y cònduire, pourvu du moins que lui aussi y
trouvât son intérêt. Son grand mérite était de pré-
voir la veille ce que tout le monde voudrait le len-
demain. Nonchalant et léger, il ignorait le courage
qui suppose le sacrifice; dans les moments de crise
cependant, il joignait à l'intelligence très-prompte
et très-nette de ce qui était possible une sagacité
hardie, un sang-froid résolu, un rare savoir-faire.
Aucune sympathie ne le portait vers l'ancienne
dynastie. Il avait vu la chute nécessaire de Napoléon,
avant de voir le rétablissement non moins néces-
saire des Bourbons. Par goût, il se serait volontiers
arrêté à mi-chemin, dans l'expédient d'une régence
(le Napoléon II, où il eût pu jouer un rôle prépon-
dérant. S'il se prononça résolûment pour la lies--
tauration , c'est qu'il saisit bientôt, comme il le
disait à Alexandre, que « tout ce qui n'était 'pas
Napoléon ou Louis XVIII était une intrigue n . Cette
conduite de Talleyrand est la preuve la plus incon-
testable que le rétablissement de la royauté était
imposé par les circonstances ,


et désiré par la
nation.




L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


Les Bourbons furent donc généralement bien ac-
cueillis. Les représentants de l'école libérale, ceux
mêmes qu'on verra plus tard à la tête de l'opposition,
ne furent pas les moins prompts à se féliciter. Ben-
jamin Constant prononçait le mot de « légitimité »
avant Chateaubriand, affirmait que « tous les partis
devaient être également satisfaits » de voir « le sceptre
rendu aux mains de la famille incontestée » , et dé-
clarait que « la révolution française de 1814 réunis-
sait les avantages de la révolution anglaise de 1660 et
de 1688 » . Il allait même jusqu'à adjurer les princes
de la maison de France « de ne pas faire l'immoral
abandon de l'oriflamme de leurs pères, pour prendre
un drapeau tout sanglant de crimes et dépouillé de
l'auréole du succès ». La Fayette, bien que plus
engagé par son passé contre les Bourbons, se sen-
tait tout ému en voyant le comte d'Artois dans les
rues de Paris; il écrivait aussitôt à ce prince pour
lui faire connaître « la part qu'il prenait à la satis-
faction nationale », et il se présentait à la première
-audience du roi en uniforme et en cocarde blanche.
M. Laffitte, écho de la bourgeoisie parisienne, s'était
prononcé publiquement en faveur • du retour des
Bourbons, avant même M. (le Talleyrand. M. Bignon
écrivait : « Un juste espoir nous est permis ; nous
avons pour nous l'expérience du passé, tontes les
données de l'avenir, un roi constitutionnel et un
Bourbon pour roi. » Madame de Staël avait vu
Louis XVIII en Angleterre, et elle se sentait du


LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION. 5


goût pour ce prince qu'elle vantait à ses amis.
Il n'était pas jusqu'aux vieux révolutionnaires et


aux récents dignitaires de l'Empire qui ne crussent
nécessaire de s'associer au mouvement général , em-
pressés à témoigner de leur dévouement au régime
qui s'établissait, et souvent aussi de leur exécration
pour celui qui s'écroulait. Carnot, dont on a voulu
faire le type de l'austérité républicaine, se hâtait,
en qualité de commandant de la place d'Anvers,
d'adhérer publiquement au nouveau gouvernement,
déclarant « qu'aucun doute ne pouvait s'élever sur
le voeu de la nation française en faveur de la dynastie
des Bourbons ». « Ce serait, ajoutait-il, nous mettre
en révolte contre l'autorité légitime que d'hésiter
plus longtemps à la reconnaître. Nous avons dû
procéder avec circonspection; nous avons dû nous
assurer que le peuple français ne recevait cette
grande loi que de lui-même. » Quelques mois plus
tard , quand ce personnage , brouillé avec la mo-
narchie , publiait son pamphlet sous forme de « Mé-
moire au Roi » , il était contraint de reconnaître que
le retour des Bourbons avait produit un « enthou-
siasme universel »; qu'ils avaient été « accueillis
avec une effusion de coeur inexprimable », et que
« les coeurs républicains avaient partagé sincèrement
les transports de la joie commune ». Toutes les
classes, ajoutait-il, avaient tellement souffert qu'il
ne se trouvait personne qui ne fût véritablement
dans l'ivresse. » Il signait : Chevalier de l'ordre ro aly




6 L'OPPOSIT'I'ON LIBÉRALE AVANT 1820.


et militaire de Saint-Louis. Quelques mois plus
tard , il était comte de l'Empire.


Si les hommes déjà mêlés depuis quelque temps
aux affaires publiques, et qui s'étaient par suite plus
ou moins compromis contre les Bourbons, se mon-
traient cependant si bien disposés, qu'était-ce de la
jeunesse libérale qu'aucun passé ne gênait? Elle fut
unanime à applaudir ce gouvernement qui lui ou-
vrait des horizons nouveaux en lui apportant la paix
et la liberté. Parmi les satisfaits du moment on re-
trouverait bien des opposants du lendemain, Cousin,
Jouffroy, Augustin 'Thierry, Villemain et tant d'au-
tres. L'un des jeunes hommes de cette génération
écrira plus tard en se reportant à ces heures d'espoir
et de confiance : « Vous tous qui n'avez guère plus
que l'âge du siècle, dites, ne vous rappelez-vous
pas bien vivement tout ce que vous avez senti,.
alors que soumis à la plus rude épreuve, livrés en
proie à des émotions bien diverses, combattus entre
l'humiliation et l'orgueil, vous entendîtes, au bruit
des clairons de l'ennemi, retentir quelques premiers
mots de liberté ? Ne vous sembla-t-il pas que la
France relevait un peu son front courbé par la for-
tune, en conservant quelque chose de meilleur que
la gloire' ? »


Cette sorte d'embrassement général ne pouvait
durer toujours. Le nouveau gouvernement, entouré


Préface de Passé et Présent, par M. de Rémusat.


LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION.


d'amis exaltés et compromettants, placé sans expé-
rience en face des plus difficiles problèmes, devait
fatalement commettre des fautes, provoquer des mé-
contentements, fournir prétexte à des reproches plus
ou moins fondés. Comment d'ailleurs le frère de
Louis XVI aurait-il pu désarmer les vieux révolu-
tionnaires, les mettre en paix avec la conscience
publique et avec leur propre conscience? Com-
ment également satisfaire ceux qui, par intérêt ou
par passion, désiraient le rétablissement de l'Em-
pire? 11 y avait là le double élément d'une oppo-
sition inévitable, en quelque sorte irréductible. Elle
pouvait être un moment intimidée par l'explosion du
sentiment public; mais elle devait reparaître à la
première occasion. Les régicides, manquant de clair-
voyance par défaut de sens moral, avaient cru que
leur empressement à se rallier au régime nouveau
ferait oublier leur passé; illusion promptement dis-
sipée quand ils se virent exclus de la Chambre des
pairs ou des fonctions qu'ils occupaient sous le
régime précédent. Ils commencèrent alors à se
plaindre. Fouché et Carnot furent leurs principaux
interprètes '. Quant aux impérialiees, s'ils n'osaient


Chateaubriand se chargeait de répondre : e Par quelle impru-
dence, écrivait-il, des hommes qui devraient surtout se faire oublier
sont-ils les premiers à attirer sur eux l'attention publique? Qui pen-
sait à eux? Qui les accusait? Qui les priait de se justifier?... Que veulent
au fond les auteurs de ces déplorables apologies? La République? Ils
sont guéris de cette chimère. Une monarchie limitée? Ils l'ont. Si
nous sondons leur blessure, nous trouverons au fond une conscience




L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.
pas encore arborer leur drapeau et prendre la dé-
fense de « l'usurpateur ils ne s'en remuaient pas
moins; ils répandaient dans les casernes et dans
les campagnes le bruit que le grand empereur avait
succombé par la trahison, et ils annonçaient son.
retour 1 . On ne saurait nier les embarras qui pou-
vaient résulter de celte agitation révolutionnaire et
bonapartiste. Mais le mal était prévu et nécessaire.
Composée d'ailleurs d'éléments vieux, n'ayant pour


malade qui ne peut se tranquilliser, une vanité en souffrance,— enfin
un désespoir secret né de l'insurmontable obstacle qui s'élève entre
Louis XVIII et les juges de Louis XVI. Qu'ils jouissent en paix de ce
qu'ils ont acquis; qu'ils élèvent tranquillement leur famille. Il n'est
pas cependant si dur, lorsqu'on approche de la vieillesse, qu'on a
passé l'âge de l'ambition, qu'on a connu les hommes et les choses,
qu'on a vécu au milieu du sang, des troubles et des tempêtes; il n'est
pas si dur d'avoir un moment pour se reconnaître avant d'aller où.
Louis XVI est allé. Louis XVI a fait le voyage, non pas dans la plé-
nitude de ses jours, non pas lentement, non pas environné de ses
amis, non pas avec tous les secours et toutes les consolations, mais
jeune encore, mais pressé, mais seul, mais , et cependant il l'a
fait en paix.: Chateaubriand rappelait ensuite qu'au moins les grands
régicides anglais s'étaient distingués par leur désintéressement et par
leur constance. « Mais, ajoutait-il, si des fortunes immenses ont été
faites; si après avoir égorgé l'agneau on a caressé le tigre; si Brutus
a reçu des pensions de César, il ferait mieux de garder le silence ;
l'accent de la fierté ne lui convient plus.


M. Cauchois-Lemaire rédigeait, sous l'inspiration directe du (hic
de Bassano et du poste Arnaud , un petit journal satirique, le Nain
Jaune. Cette feuille ne s'avouait pas impérialiste, mais elle était
ardente et habile à exciter le mépris et la haine contre les partisans
des Bourbons. Il n'était pas de sobriquet qu'elle n'inventât sur les
royalistes anciens ou nouveaux. Elle imaginait l'ordre de l'Éteignoir
ou de la Girouette, et en distribuait les décorations. Le vieil émigré
était livré à la risée sous le type de M. de la Jobardière ou du Volti-
geur de Louis XIV. On vantait au contraire les exploits et le patrio-
tisme des Braves a ; ainsi étaient appelés les soldats de Napoléon.


LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION. 9


mobile que l'intérêt de quelques personnages com-
promis, nullement l'intérêt général, cette double
opposition devait aller toujours en s'affaiblissant, si
une fois on résistait à ses premiers efforts. Elle
représentait beaucoup plus les regrets du passé que
les espérances de l'avenir.


Le jeune parti libéral persistait, au contraire , à
ne pas se montrer hostile au principe du gouverne-
ment. S'il cherchait à faire sortir de la Charte la plus
grande somme de liberté possible, s'il critiquait cer-
tains actes qu'il prétendait être en contradiction avec
l'esprit des institutions nouvelles, on ne devait en
être ni surpris ni alarmé. Mais rien dans ,sa conduite
qui fût antidynastique, et qui l'associât, fût-ce de
loin , aux entreprises des conventionnels ou des im-
périalistes. Benjamin Constant et la Fayette met-
taient mème une sorte d'affectation à affirmer leur
loyauté monarchique'. Les deux rédacteurs du Cen-


Benjamin Constant blâmait ceux quia nourrissaient des soupçons
injustes, employaient des formes âpres et blessantes a . c Reconnaissez,
disait-il, qu'à aucune époque, sous aucune forme de gouvernement,
la France n'a été aussi libre qu'aujourd'hui. a Puis il concluait ainsi :
a Une double vérité doit pénétrer tous les esprits et diriger toutes
les conduites..... Les amis de la royauté doivent se convaincre que
sans une liberté constitutionnelle, il n'y a point de monarchie stable,
et les amis de la liberté doivent reconnaître que sans une monarchie
constitutionnelle, il n'y aura point de liberté assurée. » — La Fayette
écrivait à Jefferson : a Nous convînmes, mes amis et moi, de nous
réunir au trône constitutionnel des Bourbons, en nous efforçant de le
rendre aussi national et aussi libéral que possible. s Il reprochait
certaines fautes au gouvernement : g Cependant, ajoutait-il aussitôt,
on doit reconnaître que nous avons plus de chances de liberté que




10
L'OMYSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


saur, MM. Comte et Dunoyer, esprits honnêtes,
bien qu'étroits et absolus, hostiles par beaucoup de
points aux idées de la Restauration, poussant jusqu'à
la manie la méfiance contre l'aristocratie et la crainte
de la domination ecclésiastique , conseillaient ce-
pendant aux partis, par horreur du bonapartisme
nifflre, de se rallier sans arrière- pensée à la
reuté. Béranger lui-même, chez lequel couvait
une haine si vive contre les Bourbons, se gardait
bien alors de la manifester; il eàt été en contradic-
tion avec le sentiment général, ce que craignait la
nature un peu subalterne de son esprit. Il devait
attendre la seconde Restauration ; sa chanson poli-
tique, avec son libéralisme napoléonien, sera fille
des Cent-Jours. Le fait a été remarqué plus tard, et
le poète a cru devoir l'expliquer en 1833, dans
une de ses préfaces : Il lui semblait qu'en 1814,
a-t il dit, « l'opinion du peuple n'était pas d'abord
décidément contraire aux maîtres qu'on venait d'ex-
humer pour lui ».


Aussi quand arrive l'heure du péril , quand le
monde stupéfait et anxieux apprend que Napoléon
s'est échappé de l'île d'Elbe et a débarqué au golfe
Juan, en même temps que les royalistes les plus
exaltés sentent le besoin de manifester pour la Charte
des sentiments (le tendresse qu'ils avaient -tenus jus-


jamais on n'eut pu en espérer sous l'habile despotisme et la main de
fer de Bonaparte.


LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION. 11


que-là dans l'ombre, les libéraux se serrent autour
de la royauté pour faire face 'a l'ennemi commun.
Presque toute la jeunesse intellielte, étudiants en
droit ou en médecine, élèves de l'École normale, se
jettent dans les rangs des volontaires royaux à la
suite d'un professeur de vingt-deux ans, mais déjà
illustre, M. Cousin'. La Fayette se distingue par
l'énergie 'de ses conseils, et dans une conférence
chez M. Lainé, il propose de défendre quand même la
capitale. Le Censeur tonne contre « l'usurpateur ».
Madame de Staël, en s'apprêtant à fuir de Paris,
s'écrie : « J'aime les Bm4bons; je les regrette parce
qu'eux seuls, ils peuvent me donner la liberté, et
qu'ils sont honnêtes gens. » Benjamin Constant fla-
gelle le terrible revenant ; puis, invitant tous les
vrais libéraux à s'unir au roi , il ajoute : « Et ceux-
là ne seront pas les derniers qui, dans leur franchise
et leur conscience, ont pu censurer quelques me-
sures ou quelques actes de Pauteeté. » Il redouble
de véhémence, le 19' mars , la ale même de l'en-
trée de Bonaparte à Paris. Dans un article fameux
publié par le Journal des Débats, il célèbre « l'asso-


I Le 13 mars, l'École de droit envoyait à la Chambre des députés
une adresse où on lisait : a Messig,or,;nous nous offrons au Roi et à la
patrie. L'École de droit tout entièruAemande à marcher. Nous n'aban-
donnerons ni notre souverain ,


• ni nôtre Constitution... Le sentiment
d'amour que nous portons à Louis leien vous répond de la constance
de notre dévouement. Nous ne voit de fers, nous voulons
la liberté. Nous l'avons, on vient nous l'arracher : nous la défen-
drons jusqu'à la mort. Vive le Roi! Vive la Constitution!




Mémoires d'Ode« Barrot , I , p. 26-27.


1


12 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


ciation salutaire qui réunit toutes les opinions, efface
les vestiges des partis opposés, et entoure le roi con-
stitutionnel de ses véritables appuis ». A l'empereur,
« plus odieux qu'Attila et Gengiskan , il oppose ce
roi « dont le règne d'une année n'a pas fait couler
autant de larmes qu'un seul jour du règne de Bona-
parte » . Puis il termine par ce serment solennel :
«Je le dis aujourd'hui, sans crainte d'être méconnu :


j'ai voulu la liberté sous diverses formes; j'ai vu
qu'elle était possible sous la monarchie. Je vois le
roi se rallier à la natiôn. Je n'irai pas, misérable
transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir
l'infamie par le sophisme, et balbutier des mots
profanés pour racheter une vie honteuse. » Oublions
que Benjamin Constant sera quelques jours après le
confident et le conseiller de l'empereur ; cette pali-
nodie, qui donne la mesure du caractère de l'homme,
n'empêche pas que l'écrivain n'exprimât alors les
sentiments de l'école libérale.


Ces sentiments se retrouvent au barreau, plus tard
l'un des foyers de l'opposition. Pendant que Napoléon
s'avance, le conseil de l'ordre vient offrir l'hommage
de son dévouement « au roi Louis le Désiré et à son
auguste famille ». M. Odilon Barrot était fort jeune
à cette époque; fils d'un conventionnel , ami, secré-
taire et successeur désigné, comme avocat au conseil
d'État, d'un régicide qui avait été rapporteur dans le
procès du roi, M. Mailhe, il ne vivait certes point
dans un milieu favorable aux Bourbons. Quel zèle


LES LIBÉRAUX SOUS LA PREMIÈRE RESTAURATION. 13


cependant ne déploie-t-il pas pour les défendre' ! Il
rédige lui-même une sorte d'adresse que son père
propose au Corps législatif pour repôusser Bonaparte
et défendre Louis XVIII au nom de la tradition libé-
rale; il y parle du « voeu général et spontané » qui
(c a rappelé sur le trône une famille flue la France
était accoutumée à vénérer », et invite tous les
citoyens à combattre pour le roi et la patrie. La
situation s'aggravant, le jeune Barrot se fait inscrire
avec ses amis sur les contrôles de la onzième légion
qui a la garde des Tuileries. Il y est de service dans
la soirée du 19 mars, et assiste désolé au départ
précipité du roi ; dans l'ardeur de son dévouement,
il offre même de l'accompagner avec ses amis.
Contraste singulier! Quinze ans plus tard, le même
homme escortera jusqu'à la frontière , non plus
comme un défenseur fidèle, mais comme un surveil-
lant désigné par la révolution victorieuse, le succes-
seur de Louis XVIII. Toutefois ne: i17:evançons pas les
événements : en 1814, M. Ogia "Barrot quittait
« triste » les Tuileries après y avoir vu rentrer
Napoléon dont il jugeait la conduite « crainelle »;
regrettant de n'avoir pu « comme ami de la liberté » ,
et « avec la partie de la garde nationale qui partageait
son avis » , s'opposer au retour de l'empereur. Cet
incident, cette conduite d'un jeune homme alors
obscur et que rien ne poussait à se mettre en




-41


1T L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


avant, n'est pas un symptôme moins significatif de
l'état de l'esprit public que les déclarations retentis-
santes des personnages plus en vue.


N'est-il pas dès lors manifeste, — tel est le point
important à établir, — qu'avant le retour de Napo-
léon, la fondation de la liberté, sous les auspices de
la royauté, était en bonne voie? Il y avait, de part et
d'autre, des tâtonnements, des hésitations trop lentes
d'un côté, des exigences trop impatientes de l'autre,
accident inévitable avec l'inexpérience de tous; mais
l'accord semblait possible, probable. Si la monarchie
rencontrait sur son chemin les irréconciliables de la
Convention ou de l'Empire, il n'y avait pas chez les
libéraux d'opposition antidynastique : nulle trace
dans leur langage et dans leur conduite de cette
hostilité de parti pris qui fera plus tard désespérer
de toute entente. C'est là ce que les Cent-Jours vont
complétement changer.


§ 2. LES LIBERAUX ET LES CENT-JOURS.


Le 15 juillet 1815, lorsqu'après un peu plus de
trois mois de règne, Napoléon vaincu, fugitif, venait,
selon ses propres paroles, « s'asseoir ainsi que Thé-
mistocle au foyer du peuple britannique » , et trou-
vait une prison en cherchant un asile, que laissait-il
derrière lui comme fruit de la formidable aventure
où son égoïsme et son ambition avaient entraîné le


LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS. 15


pays ? Il laissait la France plus épuisée encore
d'hommes et d'argent, envahie de nouveau par des
ennemis, celte fois exaspérés, qui dépouillaient ses
musées, lui imposaient une rançon écrasante, muti-
laient son territoire; et au coeur de la nation, cette
plaie de 1Vaterloo si longtemps saignante, et dont de
plus effroyables désastres, attirés par un autre Napo-
léon, pourront seuls affaiblir le sentiment. Tels sont
les résultats qui frappent au premier abord. Mais il
en est d'autres qui touchent à la politique intérieure
et qui n'ont pas été moins funestes. On a déjà mon-
tré comment les royalistes étaient sortis des Cent-
Jours, irrités contre ce qu'ils croyaient avoir été un
vaste et mystérieux complot, résolus à être désormais
méfiants, implacables contre tout ce qui semblerait
tenir de près ou de loin à la Révolution, et à substi-
tuer la politique de vengeance, ou tout au moins de
châtiment, à la politique de transaction qui avait été
celle de la Charte, en 1814. Du côté opposé, le mal
n'a pas été moindre. Les Cent-Jours, qui avaient été
l'origine et la cause des folies des Ultras, ont été
pour beaucoup dans l'attitude antidynastique que la
gauche devait prendre après la seconde Restauration.


N'est-ce pas tout d'abord à cette fatale époque
qu'il faut principalement faire remonter l'origine du
bonapartisme démagogique et pseudo-libéral qui
tiendra une si grande place dans l'Opposition (le
quinze ans? Dès le lendemain de son audacieux
débarquement, Napoléon, isolé au milieu des




16 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


quelques grenadiers qu'il avait amenés de l'île
d'Elbe, avait fait appel à la vieille passion révolu-
tionnaire. Il s'était présenté comme le champion du
peuple contre la noblesse. Sur la route des Alpes,
s'adressant aux campagnards attirés par la curiosité :
« Vous êtes menacés, s'était-il écrié, du retour des
dîmes, des priviléges, des droits féodaux! N'est-il
pas vrai, paysans? » A Grenoble : « Je viens vous
arracher à la glèbe, au servage, au régime féodal. »
Et le peuple avait répondu par les cris de : « Mort
aux nobles ! Mort aux prêtres! Vive l'Empereur! »
Même réinstallé aux Tuileries, Napoléon n'avait pas
osé redevenir lui-même ; il jugeait encore néces-
saire de se mettre en frais de coquetterie avec les
deux partis qu'au fond il détestait le plus, les jaco-
bins et les constitutionnels. Pour plaire à ceux-ci ,
il se résignait à inscrire dans l'Acte additionnel
quelques-unes de ces libertés qu'il avait si long-
temps méprisées et repoussées comme des utopies
d'idéologue. Aux jacobins, il permettait de rouvrir
les clubs et de renouer les vieilles fédérations
révolutionnaires, tâchant seulement d'y introduire
quelques éléments officiels par lesquels il espérait
dominer, ou tout au moins surveiller les autres.
M. Guizot raconte que traversant un de ces jours-là
le jardin des Tuileries, il vit une centaine de fédérés,
d'assez mauvaise apparence , qui, réunis sous les
fenêtres du palais, criaient : « Vive l'Empereur! »
et le provoquaient à se montrer. Celui-ci tarda


LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS .17


beaucoup à tenir compte de leur désir. Enfin une
fenêtre s'ouvrit; le. maître parut et salua de la
main; mais presque à l'instant la fenêtre se referma,
et M. Guizot aperçut distinctement Napoléon se
retirer en haussant les épaules. Ces scènes ne lais-
saient pas que d'éveiller quelques alarmes. Quand
les processions populaires descendaient des fau-
bourgs jusqu'aux Tuileries, les citoyens paisibles se
demandaient s'ils ne revoyaient pas le spectre de 93.
Une telle inquiétude ne déplaisait pas à l'empereur
qui comptait ainsi intimider les classes les Plus hos-
tiles à son gouvernement. « Que les nobles et les
prêtres y prennent garde , disait-il; si je leur lâche
le peuple, ils seront dévorés en un clin » Dans
les départements, cette effervescence démagogique
était plus menaçante encore; les. fédérations y domi-
naient par la terreur les majorités désarmées; elles
allaient même jusqu'à lever des emprunts forcés sur
les plus riches contribuables.


Il fallait beaucoup de bonne volonté pour être
dupe de cette comédie libérale et démocratique'.
Napoléon n'y voyait qu'un jeu momentanément pro-
fitable à sa politique. Mis au ban des monarchies
européennes, il cherchait un allié dans l'esprit révo-
lutionnaire et s'imaginait , en tous cas, réveiller
ainsi l'ardeur belliqueuse de la nation. Quant à


I Madame (le Staël a (lit dans ses Considérations : « Si c'était un
crime de rappeler Bonaparte, c'était une niaiserie de vouloir masquer
un tel homme en roi constitutionnel. ,




18 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


la liberté constitutionnelle, elle était, à ses Yeux,
un moyen d'amuser et de leurrer certaines oppo-
sitions qu'il était obligé de laisser derrière lui et
qui pouvaient le gêner, pendant qu'il se battrait à la
frontière. S'il était victorieux , il était bien résolu
à remettre tout en ordre, à .balaycr les ordures dé-
magogiques,' aussi bien que les toiles d'araignée
parlementaires. S'il était vaincu , tout serait perdu,
et dès lors, que lui importeraient les fédérations et
l'Acte additionnel?


11 n'attendait pas d'ailleurs la solution de cette
alternative, pour être tenté de reprendre ses conces-
sions. Ceux qu'il appelait des « citoyens » dans les
Basses - Alpes , au lendemain du débarquement,
étaient un peu plus loin des « Français » et redeve-
naient, aux portes de Paris, des « sujets M. Fou-
rier, nommé préfet de Lyon, avait reçu dans trois
décrets successifs les titres de « citoyen » , de
« monsieur » et de « comte ». Il affublait Carnot
d'un titre nobiliaire , comme pour diminuer un peu
le pas qu'il faisait vers la démocratie en confiant un
portefeuille à l'ancien collègue de Robespierre. Ceux
qui approchaient alors l'empereur voyaient parfois
éclater, avec une singulière vivacité , ses répu-
gnances et ses révoltes contre le rôle qu'il s'était con-
damné à jouer pour quelques mois. « On me pousse
dans une route qui n'est pas la mienne, s'écriait-il
pendant qu'on discutait devant lui les clauses de
l'Acte additionnel ; on m'affaiblit, on m'enchaîne. La


LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS. 19


France me cherche et ne me trouve pas...Eellese
demande ce qu'est devenu le vieux bras de l,mpe-
reur... Que me parle-t-on de bonté , de justice ab-
straite, de lois naturelles? La première loi, c'est la
nécessité ; la première justice, c'est le salut public. »
— « Je n'aurais jamais quitté l'île d'Elbe, disait-il à
M. Molé, si j'avais prévu à quel point, pour me
maintenir , j'aurais besoin de complaire au parti
démocratique. »


Volontairement aveuglés par leur haine contre les
Bourbons, les révolutionnaires se refusaient à pré-
voir ce que Napoléon ferait de la liberté et de la
démocratie, si une fois il se débarrassait de la coali-
tion étrangère, et presque tous se ralliaient à l'Em-
pire:Le comte Carnot, devenu ministre de l'intérieur,
célébrait dans ses rapports le « retour » des répu-
blicains et « leur attachement actuel à la cause de
l'empereur ». Il croyait avoir servi suffisamment ses
principes, quand il avait proposé un décret pour sup-
primer les mots de « sujets » et de « monseigneur».
Les plus compromis n'étaient pas les moins empres-
sés. Mehée de Latouche qui avait été mêlé aux mas-
sacres de Septembre, s'employait à échauffer les
esprits en publiant le Patriote de 1789. Barrère rede-
venait publiciste pour défendre les intérêts, confon-
dus à ses yeux, de l'Empire et de la Révolution. Félix
Lepelletier; un ancien complice de Babeuf, propo-
sait à la Chambre des représentants de décerner à
Napoléon le titre de « sauveur ), pour avoir délivré


2.




20 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


la France de « l'esclavage royal » . Au-dessus de ces
personnages secondaires, et leur servant d'intermé-
diaire avec le maître, s'agitait ce corrompu fameux,
ce roué de cour et de révolution, Fouché, trahissant
tout le monde, se décidant suivant la chance du mo-
ment, seul actif et à son aise dans la confusion et
l'embarras de tous, seul gai dans le deuil universel,
imposant à chacun par l'impudence insouciante de
son audace. La prépondérance même du rôle qu'il
jouait alors ne donne-t-elle pas la note morale de
cette triste comédie?


Les constitutionnels ont-ils mieux résisté que les
révolutionnaires aux avances de l'Empire? Plusieurs,
et des plus autorisés, entre autres M. Royer-Collard
et M. Guizot, demeurés fidèles à la royauté, faisaient
la seule démarche qui pût alors préparer une seconde
restauration, en poussant Louis XVIII à se dégager,
plus complétement encore, de l'ancien régime `.
Mais, était-ce ainsi que se conduisaient les libéraux
de gauche, dont il est plus spécialement question
dans cette étude? Combien parmi eux disaient avec
un député qui jouissait alors d'un renom d'éloquence
déclamatoire, M. Dumolard : « S'il fallait choisir
entre un homme et la nation, je n'hésiterais pas ;


Sur la conduite de madame de Staël, les témoignages sont contra-
dictoires. S'il faut en croire le duc de Rovigo et le roi Joseph, elle
eût applaudi à l'Acte additionnel. Mais le langage qu'elle a tenu elle-
même après coup, il est vrai , la montre en opposition avec ceux de
ses amis qui avaient cru la liberté possible sous Bonaparte.


LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS. 24


mais je crois que la nation doit se sauver avec et par
l'empereur. » Benjamin Constant, quelques jours
après les articles foudroyants qu'il avait publiés
contre « l'usurpateur », était conseiller d'Etat et
rédacteur principal de l'Acte additionnel '. Sismondi
avait empiétement donné dans le libéralisme im-
périal. La Fayette était plus défiant ; il ne le dissi-
mulait pas à ceux qui venaient, au nota du nouveau
gouvernement, solliciter son concours. Cependant il
se déclarait reconnaissant de la convocation d'une
Chambre des représentants, et il acceptait d'y jouer
un rôle. « Oui, je suis satisfait, écrivait-il à Constant,
et j'aime à vous le dire. » — « Je m'unirai cordiale-
ment à vos efforts, répondait-il à Joseph Bonaparte,
pour repousser les puissances étrangères et les Bour-
bons qui les ont appelées. Jusque-là, vous pouvez
compter sur moi. Mais ce sera, je dois le dire fran-
chement, avec le désir que si le gouvernement de


I L'illusion de Benjamin Constant, s'il y a eu illusion, semble
cependant sans excuse. Lui-même, en effet, n'a-t-il pas écrit dans
ses Lettres sur les Cent-Jours, à propos de ses conversations d'alors
avec Napoléon: r Il n'essaya point de me tromper sur ses vues... Il ne
se présenta pas comme corrigé par les leçons de l'adversité... Il était
clair que si l'expérience avait démontré à Napoléon que momentané-
ment la liberté lui était nécessaire, elle ne l'avait point convaincu
que cette liberté qu'il voulait bien employer comme moyen fût le but
principal... Dans tous ses discours, j'avais reconnu ce mépris pour les
discussions et pour les formes délibérantes, caractère inhérent aux
hommes qui ont l'instinct du pouvoir absolu... a Constant ajoutait,
après avoir raconté une de ces scènes violentes où l'Empereur sem-
blait se révolter contre la comédie libérale qu'on lui faisait jouer :


Cette disposition était menaçante et paraissait, pour se développer,
n'attendre que la victoire.




22 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


l'empereur continue d'être ce que je crains, il dure
le moins longtemps possible. » Ainsi , pour faire
échec aux princes . qu'ils avaient acceptés tout à
l'heure presque avec enthousiasme, les libéraux de
gauche s'unissaient à Bonaparte. Les réserves de
la Fayette ne dégageaient pas sa responsabilité, au
contraire. Ceux qui, comme Benjamin Constant,
avaient l'illusion plus ou moins sincère d'un Empire
libéral, n'étaient pas absolument illogiques en
repoussant les Bourbons; mais ceux qui , avec la
Fayette, repoussaient les Bourbons sans croire à
l'Empire, que voulaient-ils? Ne voyaient-ils donc
pas que rien n'était possible entre les deux?


Ils ne devaient pas tarder à en faire l'épreuve.
Après Waterloo , pendant ces heures tragiques où
l'empereur, ayant devancé . son armée en déroute,
s'était enfermé à l'Élysée, sombre, accablé, à la fois
brusque et indécis, inerte et agité , s'abandonnant
encore par moments à quelques rêves chimériques,
mais n'ayant plus aucune vigueur de résolution, la
Chambre des représentants fut un moment l'arbitre
de la situation intérieure. Des bonapartistes, des
anciens régicides qui sentaient n'avoir plus de merci
à espérer des Bourbons, il n'y avait rien à attendre.
Mais un autre élément pouvait exercer une action
décisive; c'étaient précisément les constitutionnels
de gauche, dont le plus en vue était la Fayette. Ils
eurent le courage peu héroïque d'achever l'empe-
reur blessé et de lui arracher son abdication. Mais


LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS.


était-ce tout? En face des armées étrangères qui


arrivaient à marche forcée sur Paris, il fallait con-
stituer un gouvernement capable de traiter, de sau-
vegarder la dignité et l'indépendance nationales. La
royauté seule le pouvait. Tout patriote clairvoyant
eût dû le reconnaître et agir en conséquence.


Louis XVIII rétabli aussitôt, en dehors de toute
action étrangère, se fût interposé entre la France
.vaincue et l'Europe victorieuse. C'était l'intérêt de
la paix. C'était aussi l'intérêt de la liberté; aimait-on
mieux que les Bourbons revinssent malgré les libé-
raux et contre eux?


La Fayette et ses amis ne parurent pas le com-
prendre. Ayant renversé l'empire sans vouloir réta-
blir la royauté, ils se débattaient en face d'un vide
qu'ils cherchaient vainement à combler. Nul ne pro-
posait la république. Les uns songeaient à Napo-
léon II, alors en Autriche. Les autres parcouraient
des yeux l'Europe pour voir s'ils ne trouveraient pas
un prince disponible; « ces gens-là, disait le Journal
des Débats, offraient la couronne de France à qui
voudrait l'accepter; ils l'auraient offerte au Grand
Mogol : peu leur importait, pourvu que ce ne fût pas
un Bourbon! » Plusieurs enfin, et la Fayette était
du nombre, imaginaient d'organiser, avec quelques
députés et quelques pairs, une sorte de gouvernement
innomé, provisoire, sans se demander quelle figure
il pourrait faire en tête-à-tête avec Wellington ou
Blücher. Au fond, ces meneurs parlementaires ne


23




et, L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 18 .̀40.


savaient que vouloir. Ils ne devaient avoir aucune
illusion sur leur impuissance ; mais engagés d'amour-
propre , de passion ou (l'intérêt personnel , ils s'ob-
stinaient à repousser les Bourbons, chaque jour plus
désirables et plus inévitables. Quand ils n'avaient
plus que quelques heures (levant eux , quand il leur
eût suffi de prêter l'oreille pour entendre les soldats
anglais et prussiens qui heurtaient aux portes de
Paris, dignes émules des théologiens de Byzance, ils
employaient leur temps à voter une déclaration des
droits proposée par Garat, et une constitution où rien
n'était oublié, pas même les conditions auxquelles
il serait permis d'élever des statues; puis, cette belle
oeuvre terminée, ils s'attendrissaient en la contem-
plant. Ce qu'ils y gagnaient de plus clair, c'était
d'être les dupes de Fouché, devenu tout-puissant par
leurs fautes, qui disait d'eux, en les jouant et en les
trahissant : « Ils sont si bêtes! » Spectacle pitoyable
qui a fait porter par tous les écrivains une condam-
nation sévère et méprisante contre la Chambre des
Cent-Jours! Déjà, du reste, les contemporains de-
vançaient le jugement de l'histoire. La niasse du
public, dédaigneuse et dégoùtée, n'écoutait pas ce
qui se disait à la Chambre ; elle tournait les yeux
vers la royauté, et à ce moment même le Journal
des Débats, après avoir montré la nécessité et l'évi-
dence d'une nouvelle restauration , ajoutait : « Paris
est tranquille, il n'y ajde trouble nulle part, excepté
à la Chambre des représentants. » Le 6 juillet, un


LES LIBÉRAUX ET LES CENT-JOURS. 25


député avait osé reproduire les paroles de Mirabeau,
:écriés'était'


« Nous ne céderons qu'à la puis-
et
sance des baïonnette s ! » Tous les membres s'étaient


protester qu'ils resteraiat inébranlableslevés pour
à leur poste. Le lendemain les portes du palais lé-
gislatif étaient fermées et gardées par quelques sol-
dats étrangers. Nul ne s'en émut, et n'y fit même
attention.


Le mal ne devait pas finir avec la dispersion de
cette assemblée, et les conséquences en étaient fa-
ciles à pressentir. Les libéraux se trouvaient désor-
mais engagés dans une opposition antidynastique
contre la Restauration. Non-seulement ils s'étaient
conduits de telle façon que la royauté devait les con-
sidérer comme des ennemis, mais surtout ils avaient
la conscience trop chargée vis-à-vis (les Bourbons
pour jamais leur pardonner. Chi offende non per-
dona, dit le proverbe italien. Ils avaient, en outre,
inauguré leur alliance avec les bonapartistes. Peu
importait qu'ils eussent forcé l'empereur à abdiquer,
et que tous ne se fussent pas expressément ralliés à
Napoléon II. La main dans la main des impérialistes,
ils avaient opposé à la royauté une résistance obstinée ;
avec eux, ils avaient voté leur constitution et leur
déclaration des droits ; avec eux, ils avaient signé
leur dernière protestation. Les Cent-Jours n'ont
donc pas eu une action moins funeste sur le parti
libéral que sur le parti royaliste. Ils ont donné une
sorte de vie à ce fantôme du napoléonisme libéral




26 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


et démocratique qui eût été impuissant comme gou-
vernement, mais qui sera redoutable comme moyen
d'opposition. Ils ont fait, des hommes de gauche,
naguère défenseurs de la monarchie, les ennemis
irréconciliables des Bourbons et les complices des
césariens. M. Guizot a dit justement : « Avec la Res-
tauration, la liberté était rentrée en France. Napo-
léon venait d'y réveiller la Révolution. »


§ 3. — LCs DECIUS DE L'OPPOSITION. (1816-181;.)


La politique suivie au début de la seconde Res-
tauration n'était pas faite pour rompre les alliances
funestes contractées par les partis de gauche , ni
pour redresser la direction fâcheuse dans laquelle
ils venaient de s'engager. On était — toujours par
le contre-coup des Cent-Jours— en pleine réaction
royaliste, bien loin des idées modérées et des trans-
actions de 1814. La majorité de la Chambre introu-
vable semblait vouloir fournir par ses exagérations
des prétextes aux préventions des libéraux, et con-
firmer l'union du parti révolutionnaire et du parti
bonapartiste, en inscrivant pèle-mêle, dans les « caté-
gories » de proscription, conventionnels et généraux,
régicides et sénateurs. Au premier moment, nulle
opposition ne s'éleva sur le terrain légal. C'est l'ha-
bitude en France ; les partis vaincus disparaissent,


LES DÉBUTS DE L'OPPOSITION.


on les croit morts, jusqu'au jour oh les circonstances
le plus souvent les fautes de leurs adversaire s —


leur permettent de reprendre place dans l'arène.


-
En 1815, ni les impérialistes, ni les révolutionnaires
n'étaient représentés dans la nouvelle Chambre. Les
libéraux de gauche n'y comptaient que M1. Voyer
d'Argenson et Flauguergues. Quant aux hommes im-
portants du parti , ceux qui n'étaient pas sous le
coup des proscriptions se tenaient cois. La Fayette
vivait retiré et silencieux dans son château de la
Grange. Benjamin Constant avait jugé prudent de
passer en Angleterre; un moment inscrit sur la liste
des proscrits, il avait été rayé par le roi auquel
il avait adressé une lettre justificative. Seuls, les.
enfants perdus s'agitaient; un ramassis de bona-
partistes et de révolutionnaires subalternes, réfugiés
à Bruxelles, nouaient des intrigues avec le prince
d'Orange qu'on prétendait, à défaut de Napoléon II,
pousser au trône de France. D'autres tentaient à
l'intérieur des coups de main ; mais l'insurrection de
Didier à Grenoble, le complot des patriotes de 1816
à Paris, étaient facilement déjoués et impitoyable-
ment réprimés.


Tout changea avec l'ordonnance du 5 septembre
1816 qui dissolvait la Chambre introuvable. Ce fut
désormais la politique du centre » qu'adopta le
roi, qu'appliquèrent les ministres, politique de trans-
action et de pacification qui avait pour programme:
« royaliser la nation , nationaliser la royauté. » Il


27




2S L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


semblait qu'on voulût, en revenant à l'esprit de
1814, effacer à droite et à gauche les tristes consé-
quences des Cent-Jours. La droite répondit, on le
sait, par une opposition méfiante et irritée. Après
tout, n'était-elle pas dans une certaine mesure excu-
sable? Cette politique se présentait avec une physio-
nomie agressive contre une fraction des royalistes.
Elle prétendait déposséder ceux qui avaient dominé
après les élections de 1815. Mais pourquoi les
mêmes préventions auraient-elles existé à gauche?
A ces libéraux naguère annihilés , persécutés , le
ministère tendait la main; il cherchait à faire triom-
pher les meilleurs de leurs principes; il allait jus-
qu'à donner certaines satisfactions à leurs antipathies
en faisant la guerre aux ultras ; et si ce gouverne-
ment du centre a mérité les reproches de quelques
historiens, c'est pour avoir poussé trop loin sa lutte
contre la droite et ses concessions à la gauche. Tous
ceux qui avaient un souci réel de fonder le régime
représentatif et qui comprenaient que l'avenir de la
liberté ne pouvait être séparé de celui de la vieille
dynastie, ne devaient-ils pas saisir cette occasion
unique, inespérée? Comment donc les libéraux ont-ils
répondu aux avances des modérés du centre? Histoire
curieuse à connaître , car elle intéresse tous les
gouvernements qui seraient tentés de désarmer les
partis de gauche en leur cédant et de gouverner en
s'appuyant sur eux.


Au premier moment, sans doute, la gauche ap-


LES DÉBUTS DE L'OPPOSITION. 29


plaudit et parut vouloir soutenir le ministère. « Tout


ce qui avait
l'habitude de crier : Vive le roi! re-


marque M. de \I lontlosier, garda le silence. Tout ce
qui avait l'habitude de garder le silence cria : Vive
le roil C'était le spectacle le plus singulier de voir
dans la rue d'effrénés jacobins poursuivant les roya-
listes de cris de : Vive le roi ! » Aux élections géné-
rales qui suivirent l'ordonnance de 1816, les libé-
raux votèrent pour les candidats ministériels. Mais,
l'année suivante, quand la politique nouvelle leur
eût rendu la sécurité en dominant les ardeurs révo-
lutionnaires, et livré des armes de combat en con-
cédant des libertés, ils se mirent à faire campagne
à part et pour leur compte; ils s'appelèrent les


indépendants D'après la loi électorale, la
Chambre se renouvelait par cinquième tous les ans.
On vit, aux scrutins partiels de 1817 et de 1818, les
indépendants se séparer ouvertement du ministère
et profiter même de ce que celui-ci s'était affaibli
en rompant avec la droite, pour faire passer contre
lui leurs candidats.


PPar Il'effet d'une loi fatale qui a pu être constatée
en toute circonstance analogue, les modérés de la
gauche étaient entraînés par les violents dont ils ne
voulaient, ou ne pouvaient se dégager. En 1817, les
élections de Paris eurenten une importance particu-
lière. Trois listes étaient en présence : les indépen-
dants portaient avec MM. Laffitte, Casimir Périer et
Delessert, candidats vraiment parisiens, des hommes




30 L'OPPOSITION LIBÉRILE AVANT 1820.
qui n'avaient d'autres titres auprès des électeurs de
la capitale que d'être les ennemis notoires de la Res-
tauration : la Fayette, Manuel, Benjamin Constant,
Gilbert de Voisin, premier président de la cour de
Paris pendant les Cent-Jours, et le général de Thiard,
ancien aide de camp de l'empereur, emprisonné,
en 181G, comme prévenu de menées factieuses.
Les principaux candidats du ministère étaient M. Pas-
quier, l'un des ministres , M. Roy et M. Bellart.
L'extrême droite avait aussi sa liste. Cette division
pouvant profiter aux révolutionnaires, le gouver-
nement fit proposer à M. Laffitte de s'entendre avec
lui et avec MM. Périer et Delessert s'ils voulaient
séparer leur cause des candidats antidynastiques. La
transaction fut rejetée. M. Laffitte tenait tant à faire
élire Manuel, l'adversaire le plus haineux des Bour-
bons, qu'il lui avait, assure-t-on, constitué lui-
même son cens d'éligibilité.


A chaque élection, les indépendants gagnaient du
terrain, presque toujours aux dépens du cabinet qui
se trouvait de plus en plus à l'étroit entre la droite
et la gauche. Au parlement, cette gauche n'était
sans doute pas, en 1817 et 1818, aussi violente
qu'elle le sera bientôt. Toutefois, elle laissait appa-
raître ses préjugés, ses ressentiments et ses exi-
gences. Plus nettement opposante à mesure qu'elle
grossissait en nombre, elle faisait déjà appel dans le
pays aux passions les plus dangereuses, aux plus
mauvais sentiments, exaltait les proscrits de 1815,


LES DÉBUTS DE L'OPPOSITION.


cherchait à envenimer et à tourner contre le gouver-
nement les douleurs et les humiliations de l'inva-
sion, et entrait même en pourparlers de coalition
avec cette extrême droite, aux vengeances de la-
quelle le ministère l'avait arrachée.


Quel était donc, dès ces premières années, le but
poursuivi par l'opposition? Était-ce seulement d'ob-
tenir plus vite une plus grande somme de liberté?
Même de la part de ceux qui n'avaient pas d'autre
préoccupation, la faute était grande. Ils ne tenaient
compte ni des hommes, ni des temps, et méconnais-
saient les transitions nécessaires. Au lendemain de
la Chambre introuvable, au surlendemain de l'Em-
pire, avec les souvenirs des Cent-Jours et de l'émi-
gration, n'était-ce pas déjà beaucoup d'avoir les
libertés dont on jouissait? Le gouvernement avait
fait un effort de confiance et de bonne volonté, dont
peu d'autres eussent été capables. Y répondre par
des exigences trop impatientes était une maladresse
et une injustice. Plusieurs, du reste, ne s'en tenaient
pas là, et l'on entrevoyait chez eux ce parti pris ou
tout au moins cette répugnance antidynastique ,
suites de l'attitude prise en face des Bourbons, après
le retour de l'île d'Elbe. Dès ces premières années,
l'opposition n'était pas « loyale ». Si elle n'entrait
pas encore aussi avant dans les voies révolutionnaires
qu'elle le fera plus tard, elle rebutait déjà cepen-
dant les esprits droits comme le duc de Broglie.
Celui-ci, par ses relations de famille, s'était d'abord


31




32 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.
trouvé mêlé au monde de la gauche; mais cette
société politique commençait à lui répugner. « Le
parti libéral, a-t-il écrit en rappelant ses souvenirs
de 1817, devenait plus arrogant et plus enclin aux
espérances révolutionnaires. J'hésitais à changer de
camp. Celui où le cours (les événements m'avait
placé me convenait chaque jour de moins en moins :
il y régnait un certain esprit court, étroit et routi-
nier. Sans mauvaises intentions, sans idées bien
arrêtées, on y rentrait dans l'ornière révolutionnaire.
C'était bien là vraiment qu'on n'avait rien appris,
ni rien oublié. » Le due de Broglie entrevoyait déjà
des velléités de conspiration; il avait « assisté,
en 1817 et en 1818, à des diners hebdomadaires
où, vers le dessert, entre la poire et le fromage, on
parlait, et même assez haut, à coeur ouvert
Aussi se détachait-il peu à peu de ses premiers amis
politiques.


L'éloignement d'un tel homme était un blâme
muet, plus éloquent que bien des réquisitoires. Mais
quels étaient ceux qui restaient et qui pouvaient
être considérés alors comme la personnification de
la gauche? Étudier de près ces personnages, péné-
trer même dans leur caractère et leur vie privée,
n'est peut-être pas inutile à qui veut se faire une
juste idée du parti et en apprécier la valeur poli-
tique- et morale.


BENJAMIN CONSTANT.
33


S 4 — BENJAMIN CONSTANT.


Parmi les hommes importants de la gauche, on
en rencontre tout d'abord deux dont la réputation
était de date relativement ancienne, et dont les noms
ont été déjà prononcés ici plusieurs fois : Benjamin
Constant et La Fayette. La situation politique de Ben-
jamin Constant était bien changée depuis ces jours
où, à la veille du 20 mars 1815, il était applaudi
dans le salon de madame Récamier par la société
royaliste. On lui avait pardonné alors, à raison de
l'ardeur momentanée de son monarchisme et de ses
pamphlets récents contre « l'esprit de conquête et
l'usurpation », ses fâcheux débuts sous le Directoire
et le zèle équivoque de son républicanisme fructido-
rien. Mais le scandale de sa brusque palinodie sous
les Cent-Jours lui aliéna, lors (le la seconde Restau-
ration , ceux qui l'avaient accueilli presque comme
un des leurs, une année auparavant. Les exaltés de-
mandèrent son châtiment, au même titre que celui
de Ney ou de Labédoyère. Embarrassé des colères
qu'il avait excitées, il se tint quelque temps à l'écart
et ne reparut sur la scène politique qu'après l'or-
donnance de 1816. Mal à l'aise comme un homme
qui attendait un reproche, il se montra d'autant plus
hostile contre la royauté, qu'il avait plus de torts
envers elle.


3




L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 18'20.


C'est à cette époque qu'il exposa dans une série
de brochures les doctrines qui devinrent bientôt le
symbole du parti libéral. Il se fit, suivant son expres-
sion, « le maître d'école de la liberté». Par suite de
sa vie errante à travers tous les pays, il avait, des
législations étrangères et des conditions de la vie
politique, une connaissance qui manquait à presque
tous les publicistes de ce temps. Monarchiste con-
stitutionnel, convaincu que « dans les moeurs de la
vieille Europe, la république serait une chimère et
un mal », il voulait deux Chambres, dont l'une
héréditaire. Le premier en France, il enseigna le jeu
de la responsabilité ministérielle. Seulement, se
trouvait-il en face de n'importe quel problème poli-
tique, administratif, économique, religieux, il s'ima-
ginait pouvoir le résoudre à toute époque, en toute
matière , par la maxime du laisser faire et du laisser
passer. Libéralisme absolu, faux en théorie, précisé-
ment parce qu'il est absolu , périlleux en pratique,
parce qu'il ne tient pas compte des faits. Depuis
lors, de douloureux mécomptes ont quelque peu
désabusé les esprits de cet optimisme trop confiant.
Du reste, si l'écrivain était un libéral imprévoyant
et excessif, il n'était pas un jacobin. Personne, en
théorie du moins, ne combattait plus vigoureuse-
ment les sophismes et les menaces qui se cachent
derrière les grandes phrases de la mauvaise école
démocratique.


Mais avec Benjamin Constant, on ne saurait s'at-


BENJAMIN CONSTANT. 35


tacher seulement aux doctrines abstraites. Il n'était
pas un professeur dissertant dans le calme de son
cabinet; il était un combattant mêlé aux luttes de la
presse et du . parlement. Ses brochures étaient des actes
politiques, avant d'être des exposés de principes. Or,
si les principes étaient parfois corrects, l'acte était
presque toujours mauvais, le plus souvent une ma-
noeuvre au service d'une opposition maladroite et
malveillante. Constant avait assez de clairvoyance
pour distinguer ses fautes, pas assez de caractère
pour refuser de les commettre. Lui-même semblait
l'avouer avec une sorte de scepticisme résigné, et
dans une lettre intime, il résumait ainsi la situation
des partis : « Des fous des deux côtés, et des gens
raisonnables qui se laissent quelquefois entraîner
par leurs fous, de peur de paraître en trop petit
nombre aux yeux des fous du parti opposé. » D'ail-
leurs, à voir l'ensemble de sa carrière, cet homme
avait eu tout au moins un singulier malheur : il
n'était sorti que deux fois de la politique critique et
négative pour donner son concours aux gouverne-
ments, et c'était aux heures où ceux-ci avaient
commis de criminels et funestes attentats contre la
liberté de la nation, au 18 Fructidor et aux Cent-
Jours '. Commentaire au moins singulier, apporté


Rn indiquant les époques auxquelles Benjamin Constant s'est ra
lproché du gouvernement, nous ne parlons pas de 1830. Si, en effet,il


demies,
reçu


, il n'est
alors pas300,000 pourfrancs


cela de
de Louis-Philippe


l'op
Pour ;payer ses


position; cepà M. Dupin :


s'est vendu, mais il ne s'est pas livré. faisait dire


3.




37
36 L'OPPOSITION LIBERALE AVANT :1820.


dans la pratique aux théories libérales du publiciste!
Le renom de l'écrivain le fit entrer en 1817 à la


Chambre des députés. Il y devint aussitôt l'un des
debaters les plus féconds du parti indépendant. A
première vue , on lui eût refusé les qualités ordi-
naires de l'orateur. Il n'improvisait guère que la
plume à la main ; mais sa plume avait la rapidité de
la parole, et il lui arrivait parfois (l'écrire sa réplique
en entier, tout en écoutant la harangue qu'il devait
réfuter. 11 lisait d'ordinaire ses discours sur de petits
papiers qu'il était obligé sans cesse de remettre en
ordre. Sa voix, d'un timbre féminin, souvent em-
barrassée , se traînait non sans quelque monotonie.
Rien en lui de ce souffle puissant, de cette véhé-
mence d'accent qui marquent la grande éloquence.
En dépit de ces désavantages, il était à la tribune un
adversaire toujours embarrassant, parfois redou-
table. Dans sa parole plus fine que colorée, plus
subtile que forte, relevée par une pointe d'ironie, il
montrait une grande habileté de discussion, une
rare présence d'esprit, un art de tout dire, Malgré
les restrictions de la loi, de tout faire entendre à
l'auditoire le plus intolérant, une souplesse qui lui
permettait de glisser entre les mains de son contra-
dicteur et de se redresser sous les plus vigou-
reuses étreintes.


Et cependant, si l'on y regardait d'un peu près,
cet écrivain et cet orateur de tant d'esprit et de sa-
voir, supérieur par l'intelligence à la plupart des


BENJAMIN CONSTANT.


personnages politiques qui l'environnaient, exerçait
peu d'action sur les événements et avait encore
moins d'autorité sur les hommes. Il était entouré
d'une certaine popularité, popularité décevante dont
le culte lui avait coùté bien des sacrifices, et dont le
nom reviendra encore sur ses lèvres dans le délire
de ; mais il lui manquait ce qui vaut mieux,
ce qui seul est une force réelle et durable : la con-
sidération. Aussi qui veut expliquer la vie publique
de Benjamin Constant doit toujours finir par étu-
dier l'homme lui-mème.


Le seul aspect de sa physionomie n'était pas fait
pour donner un présage favorable. De loin, il pou-
vait imposer par le prestige du talent et de la noto-
riété; de près, il glaçait tous ceux qui se rencon-
traient avec lui. Voyez-le tel qu'il était déjà à cette
époque, fané, avec sa tournure de jeune vieillard;
portant, sur ses traits ravagés, la marqué des passions
qui l'avaient épuisé; la figure encore fine, enca-
drée de longs cheveux négligés et flottants; la taille
mince et longue, autrefois flexible, maintenant dé-
bile et courbée par lassitude; la démarche traînante,
au point qu'il sera bientôt obligé de s'aider d'une
sorte de béquille; ayant dans tout son être je ne sais


J'ai acquis ce que je désirais, de la réputation, écrivait Constant
peu de temps avant sa mort. Mon seul voeu, la seule chose Ù laquelle,
à tort ou à raison, mon imagination s'attache, c'est de laisser après
moi quelque renommée, et je crois que j'en laisserai moins comme
ministre que comme écrivain et député•..
l'aime, je la recherche, f




Quant 'i la popularité, je
en fouis jusqu'ici avec délice. s




1


38 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


quoi de délabré; ruiné à tous les points de vue,
par les dettes et par les maladies que sa vie de
désordre lui avait fait contracter. Au sortir de la tri-
bune oit il venait d'invoquer les principes les plus
élevés , il allait passer la nuit dans une maison de
jeu, pour y chercher quelque émotion violente qui
pût le distraire de lui-même et ranimer ses passions
éteintes. « Constant était tellement usé, racontait
de lui Béranger, que je lui disais que vieux et ne
pouvant plus quitter le coin de son feu, il donnerait
de la tête contre le marbre de sa cheminée pour se
secouer; il m'a avoué qu'il ne jouait que pour cela. »
Un peu plus tard, il répondait à M. Molé, qui lui
demandait de ses nouvelles : « Je mange ma soupe
aux herbes et je vas au tripot. »


Né en 1767, mort en 1830, un pied dans le dix-
huitième siècle, l'autre dans le dix-neuvième, Ben-
jamin Constant paraissait avoir réuni en lui, par
une chance singulièrement malheureuse, les ma-
ladies intellectuelles et morales des deux époques.
Il avait le scepticisme railleur, impertinent et sensuel
d'un fils de Voltaire. A voir d'autre part ce rêveur
désolé qui se nourrissait de son ennui et de sa souf-
france, qui éprouvait parfois comme une impossibi-
lité d'agir et même une difficulté de vivre , ne
dirait-on pas un frère de René, de Werther et d'Ober-
mann? Il était encore presque enfant que son scepti-
cisme apparaissait. Un persiflage incessant desséchait
tous les sentiments eu lui et autour de lui. Il se ser-


BENJAMIN CONSTANT.
39


vait à lui-même besoin-même de sujet pour satisfaire son b
de railler, et une partie de son individu semblait
occupée à se moquer de l'autre '. Jamais il ne voulait
paraitre avoir ressenti une impression vraie et pro-
fonde. « Je suis furieux, j'enrage... mais ça m'est
bien égal ! » était son refrain habituel. A vingt ans,
cet écolier qui exagérait Voltaire en le balbutiant se
dépeignait lui-même «blasé sur tout, amer, égoïste » .
Jusque dans ses lettres d'amour, à côté de beaucoup
d'esprit, on ne trouvait pas le moindre soupir du
coeur, la moindre flamme d'enthousiasme et de
poésie. Aussi la mère de Sismondi, s'adressant à son
fils, disait-elle de Constant : « Il n'a de sensibilité
que celle des passions, il fait tout avec de l'esprit;
il en a infiniment; mais ce qu'on appelle de l'âme,
il n'en a point. » N'est-on même pas tenté de se
demander s'il apportait quelque conviction sérieuse
dans les luttes politiques, et si toutes ses contro-
verses n'étaient pas seulement une distraction que ce
blasé offrait à son ennui? Il paraissait le confesser
en écrivant à une de ses parentes : « Quand la vie
a perdu tout ce qui l'embellit et qu'on n'a plus
d'avenir, il faut s'occuper le plus qu'on




-peut. L'es
prit est un instrument dont on doit faire usage quand


t Dans une circonstance critique de sa vie, menacé de proscription
après les Cent-Jours , il écrivit une lettre au Roi. On lui en faisait
compliment le soir : a Eh bien ! votre lettre a réussi, elle a persuadé le.
Roi. — Je le crois bien, répondit-il; moi-même elle m'a presque-
persuadé. ,




40 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


tout est désenchanté. On juge au lieu de jouer, niais
on se distrait de soi, et c'est ce qu'on peut faire de
mieux. Nous parlions tout à l'heure de René; la
différence cependant est grande. Il y avait de la
flamme chez René ; tout était éteint chez l'auteur
d' Adolphe. Chateaubriand n'eût pas dit comme ce
dernier, tout jeune encore : « Je ne veux rien voir
fleurir près de moi ; je veux que tout ce qui m'en-
vironne soit triste, languissant, fané. » La vie (le
Constant n'a été qu'une suite de gémissements, inter-
rompus seulement par des sarcasmes, et peu de temps
avant sa mort il se plaindra de « n'avoir trouvé la paix
nulle part n. Sans doute, comme chez tous les grands
désolés de la littérature, il y avait un peu de pose ; il
était facile cependant de voir que sa souffrance et
surtout son ennui étaient réels. Une de ses cousines,
qui s'intéressait à lui et qui l'a bien connu, a pu
écrire : « Pauvre Benjamin ! je le crois un des
hommes les moins heureux qui existent. »


On connaît dès lors la cause secrète qui a fait la
stérilité de sa vie publique. Jamais épreuve. n'a plus
clairement établi que chez l'homme d'État, l'intel-
ligence n'est pas tout. Vainement Benjamin Constant
a-t-il été, comme le prétendait madame de Staël,
« le premier esprit du•monde . Son inconsistance
morale, son défaut de caractère, ses vices pour dire
le vrai mot, ne lui permettaient pas (le faire du bien
ni d'exercer de l'influence. Le châtiment se prolon-
gera et s'aggravera après sa mort. On lui fera sans


LA FAYETTE.


doute, en 1830, des obsèques solennelles : crêpe
noir attaché au drapeau de la Chambre des députés,
couronne civique placée sur le banc où il siégeait,
loi proposée pour le ranger parmi les grands
hommes du Panthéon , cortége nombreux derrière
son char funèbre, rien ne manquera; rien, sinon ce
qu'il n'avait lui-même jamais éprouvé et ce que, par
suite, il ne pouvait inspirer : un sentiment réel et
profond. Ces démonstrations pompeuses et artifi-
cielles seront vite oubliées, et le silence se fera
bientôt sur sa froide mémoire. Cet homme qui, de
sou vivant, n'avait obtenu que la popularité, non la
considération , ne méritait pas la gloire après sa
mort.


§ 5. — LA FAYETTE.


Comme Benjamin Constant, La Fayette avait ac-
cepté les Bourbons en 1814. Mais, comme lui ,
il avait dévié pendant les Cent-Jours. Comme lui
aussi , après une retraite prudente, il avait reparu ,
vers la fin de 1816, au premier rang de l'opposition.
Ce n'est pas, du reste, qu'on pût découvrir entre ces
deux hommes la moindre ressemblance. Malgré ses
défauts, La Fayette avait des qualités de coeur qu'on
n'eût pas trouvées chez l'égoïste et corrompu Con-
stant : sincérité généreuse et même un peu naïve dans
les convictions et les attitudes, dévouement facile,




L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 820.


quoique toujours fastueux, à sa cause, dignité exté-
rieure (le la vie, intégrité dans les questions d'ar-
gent, bienveillance aimable pour tous, particulière-
ment pour les siens. Ceux qui en font un grand
homme, a-t-on écrit, n'ont pas causé avec lui, et
ceux qui le croient un mauvais homme n'ont point
lu sa correspondance avec sa femme pendant sa cap-
tivité » Si Benjamin Constant réunissait le scepti-
cisme desséché de Voltaire à la désespérance stérile
de René, La Fayette, crédule et optimiste, se ratta-
chait à'ce type d'homme sensible, ami de l'humanité,
qui avait été fort à la mode dans la seconde moitié
du dix-huitième siècle 2.


On ne saurait refuses' à La Fayette un esprit poli,
une bonne grâce piquante, parfois un art de la ré-
plique et du mot historique qui était comme un don
de grand seigneur. Mais qu'il était loin de l'intelli-
gence déliée, de la science politique ou du talent litté-
raire de Constant! Maître du pouvoir, de 1 .789 à 1791,
il s'était montré au-dessous de sa tâche, incapable
d'une résolution ferme, d'une action suivie, «l'homme
aux indécisions » , comme l'appelait alors Mirabeau.
Sous la Restauration , il ne brillait pas davantage dans
Son rôle parlementaire. Il n'était pas orateur. Néan-
moins ses discours, toujours brefs, débités sur le ton
de la conversation, avaient l'aisance légèrement hau-


I Souvenirs, de M. d'Estourmel.
2 Dès 1786, La Fayette, dans une lettre adressée à Washington, e


vantait d'avoir étonné D le public par sa a sensibilité e .


LA FAYETTE. rra


laine d'un gentilhomme de race qui traite courtoise-
ment tout le monde en inférieur. Quand il s'attaquait
de front au • gouvernement, son insolence, parfois
singulièrement audacieuse, ne laissait pas que de
produire quelque effet. En somme, chez ce marquis
qui faisait tant d'efforts pour être démocrate, les qua-
lités intellectuelles ou morales dignes de remarque,
la politesse impertinente de l'esprit, comme la tenue
du caractère, étaient des restes d'aristocratie dont il
n'avait pu se défaire.


L'importance du personnage tenait d'ailleurs,
non à sa valeur réelle, mais au rôle que chacun s'ac-
cordait à lui attribuer. La Fayette n'était pas un chef
de parti; il n'avait jamais dirigé personne. Ce qui
lui arriva le matin du 5 octobre 1789, à l'un des
moments décisifs de sa carrière, est comme l'image
de toute sa vie. La tourbe parisienne ameutée devant
l'Hôtel de ville criait : « A Versailles t » La Fayette
aurait voulu ne pas y aller. A cheval devant le batail-
lon de la garde nationale rangé sur le quai de Grève,
il ne bougeait pas, et cherchait par quel moyen il
pourrait gagner du temps. A ce 'moment un jeune
homme sortit des rangs, et saisissant la bride du
cheval : « Mon général, lui dit-il , jusqu'ici vous
n ouss caovnedz u cho,


conduire.
m» a L


n ad éFayette
s ; n Ia i nite niaengt ca rd' eas,t o


regarda
anarusda de


la
foule impatiente, puis il laissa échapper l'ordre :
« En avant! Tel il devait être toujours. Mais
s'il ne dirigeait pas son parti, il en était l'ornement.




-V4. L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


11 apparaissait comme une sorte de figure historique
qui personnifiait pour la gauche le souvenir de 1789
et de 1791.11 était l'enseigne qu'on mettait en vue
dans toutes les parades du libéralisme révolution-
naire. Rien de curieux, du reste, comme la convic-
tion profonde, l'abnégation aveugle avec lesquelles
il se livrait à ceux qui se servaient ainsi de lui. Il
voyait là une sorte de mission démocratique à laquelle


n
il considérait de son honneur de ne jamais faillir.
Charles X disait un jour : «11 n'y a que deux hommes
qui n'aient pas changé depuis 1789, La Fayette et
moi. » C'était reconnaître, soit dit en passant, que
l'un et l'autre n'avaient rien appris. L'àme de La
Fayette, à la fois triste et fière, se roidissait contre
toutes les déceptions, et était obstinément insensible
aux leçons de l'expérience , si rudes qu'elles fussent
parfois pour son pays et même pour lui '. Le soin
de sa propre sécurité était d'ailleurs ce qui Parrè-
tait le moins. Il eût sacrifié volontiers sa vie, à la
condition que ce fût avec une certaine mise en scène.
On raconte que le soir de l'enterrement du général
Lamarque, en 1832, la pensée vint à des conspira-
teurs de tuer La Fayette dans la voiture où ils le
reconduisaient en triomphe, et d'exposer, à la ma-
nière de Marc-Antoine, son cadavre sanglant devant


M .
de La Fayette n'avait qu'une seule idée, a écrit Chateau-


briand dans ses Mémoires, et heureusement pour lui, elle était celle
du siècle. La fixité de cette idée a fait son empire. Elle lui servait
d'oeillère; elle Petnpèchait de regarder à droite et à gauche... L'aveu-
glement lui tenait lieu (le génie. e


4-LA FAYETTE. 5


le peuple pour le soulever. Le fait lui ayant été
raconté, il sourit comme s'il l'eût trouvé tout naturel
et approprié à la spécialité de son ro e .


Veut-on analyser les sentiments 'qui inspiraient la
constance et le dévouement de ce libéralisme? On y
trouverait avant tout le besoin de la louange. Tel
était le genre d'ambition de La Fayette. De la meil-
leure foi du monde, il se croyait désintéressé, parce
qu'il ne convoitait ni place, ni titre, ni argent, et
que du pouvoir il cherchait plus l'apparence . que
la réalité. Sa réputation était, disait-il lui-même,
‘i une portion de son bonheur, sans laquelle il ne
pourrait vivre ». Au fond, il était moins occupé de
sauver la chose publique que d'y maintenir l'unité et
la pureté de sa ligne. Ce souci du renom est une
garantie contre certains abaissements, contre certains
scandales, et l'on ne donnerait pas volontiers raison
à Mirabeau quand il raillait avec colère, et non sans
un retour jaloux sur lui-même, ce qu'il appelait la


pudibonderie » de La Fayette. Toutefois il était
facile de discerner dans ce sentiment une part
d'égoïsme, et de prévoir à quelles fautes il pouvait


I iLe
plus beau jour de ma vie, disait-il à M. (Milon Barrot, serait


celui où je monterais sur l'échafaud pour y confesser ma foi poli-
tique. — Nul n'était aussi facilement la dupe de tous les faiseurs
de complots. n En 1812, rapporte-t-il dans ses Mémoires, un de mes
amis m'ayant annoncé la visite de certains conspirateurs assez peu sûrs
que Carnot avait repoussés, je répondis qu'il ne m'était pas permis
de décourager, pour ma sûreté personnelle, un projet quelconque enfaveur de la liberté; tant ma conscience était timorée à cet égard. ,




46 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


conduire. Aussi Washington , avec son droit et sage
esprit, avait-il depuis longtemps reproché à son
ami « sa sensibilité peu commune pour tout ce qui
touchait à sa réputation » . Cette préoccupation exclu-
sive de la louange était d'autant plus dangereuse,
que le gentilhomme démocrate recherchait, non,
comme le chevalier d'autrefois, l'approbation de ses
pairs, mais l'applaudissement de la foule. Au vieil et
délicat idéal de l'honneur, était substituée la réalité
subalterne de la popularité. Dès son retour d'Amé-
rique, avant 89, le jeune marquis se réjouissait
d'avoir obtenu la « faveur populaire ». Plus tard il
parlait, en pleine Révolution, de « la délicieuse sen-.
sation du sourire de la multitude ». Jefferson lui-
même blâmait « cette faim canine de la popularité » .


La Fayette se laissait aller à son rôle avec d'autant:
'poins de scrupule, qu'il avait une facilité inouïe
d'illusion, une confiance béate dans les principes
auxquels il avait une fois attaché son nom, un de
ces partis pris d'espérance que ne connaissent p a s
les esprits à longue vue. Lui semblait-il qu'on avait
arboré le drapeau libéral, il allait aussitôt de l'avant,
sans rien prévoir, risquant, le sourire aux lèvres,
son sort et celui de son pays, s'imaginant toujours
avoir réussi ou devoir réussir. Il n'avait pas changé
depuis le jour où, en 1791, après la séparation de la
Constituante , et à la veille du 10 Août , persuadé
qu'il venait de fonder la liberté, il s'était retiré à la
campagne pour y jouir de ce qu'il appelait « la phi-


LA FAYETTE.


lanthropie de ses espérances' » . Cette candeur un
peu naïve et très-vaniteuse avait fait dire à Napoléon,
dans un de ses jours de brusquerie : « C'est un
niais. » Mirabeau l'avait traité de « Gilles Y » . Pour
n'être point sans fondement, le jugement de Napo-
léon et le sobriquet de Mirabeau n'étaient pas abso-
lument justes. Ni l'un ni l'autre, en effet, ne tenaient
compte d'une certaine finesse un peu sournoise et
égoïste qui venait se mêler à cette sorte de don qui-
chottisme libéral, si bien qu'on serait tenté parfois
de dire comme Sainte -Beuve : « Avec M. de La
Fayette, on est toujours dans l'alternative de le trou-
ver ou plus fin, ou moins intelligent qu'on ne vou-
drait. »


t Il suffirait, pour caractériser La Fayette, de se rappeler qu'il a
été de tout temps l'homme de la garde .nationale. Il est en quelque
sorte l'incarnation de cette grande illusion du libéralisme bourgeois.
Chateaubriand a écrit : t M. de La Fayette sera éternellement' la


• garde nationale. s Appelé à la tête de cette milice, en 1789, après le
14 juillet, il s'y est trouvé replacé en 1.830. Il la nommait sa « fille
aînée et signait tel de ses manifestes sous la Restauration : Un
garde nalional de 1789.


2 Avant 1789, La Fayette avait dans la tournure une certaine gau-
cherie qui le faisait peu goûter de la vieille cour. Le duc de Choi-
seul , agacé de voir qu'on exagérait le rôle du jeune volontaire de
la guerre d'.4mérique, avait dit un jour dans un salon : 4 Pour moi,
mesdames, je ne vois dans La Fayette que Gilles-César. a Mirabeau
s'amusa beaucoup de cette plaisanterie qui lui sembla bien s'appliquer
à la physionomie et au caractère du personnage. Il se servait du
sobriquet eu disant avec une variante : a Gilles le Grand. s Le duc
d'Ayett, beau-père de La Fayette, parlait souvent de la 2 niaiserie
de son gendre 2.


447




4S L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


6. — AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX.


Benjamin Constant et La Fayette, personnages ori-
ginaux chacun à leur manière, ayant eu tous deux
leur réputation faite avant 1814, l'un aventurier lit-
téraire et politique, d'origine et (l'éducation cosmo-
polites , l'autre descendant infidèle de la vieille aris-
tocratie, ne pouvaient être considérés comme les
représentants de la bourgeoisie libérale et révolu-
tionnaire de la Restauration. On serait plutôt tenté
de chercher la personnification de cette bourgeoisie
dans Manuel. Il en avait les intérêts , les préjugés,
les haines. Détesté et redouté de ses adversaires aux-
quels, sans jamais s'emporter, il cherchait posément
à faire le plus de mal possible ; peu goûté de ses
partisans, bien qu'il ait dù aux rancunes, excitées et
servies par lui, ses heures de popularité, il a joui
pendant quelques années d'une notoriété qu'il put
prendre pour du renom; puis il n'a rien laissé der-
rière lui. L'historien voulant noter son rôle, juger
son oeuvre, esquisser sa physionomie, retrouve seu-
lement la trace des passions mesquines qu'il avait
soulevées, des blessures qu'il avait faites et surtout
(les antipathies qu'il s'était attirées.


Pour trouver le point de départ de son opposition,
il faut encore remonter aux Cent-Jours. Jusqu'alors


AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX.


Manuel était demeuré étranger à la politique. Volon-
taire en 1792, bientôt officier démissionnaire, avo-
cat à Aix, nommé député après le 20 mars 1815,
arrivé à Paris inconnu , il avait été, dans la Chambre
des représentants , le confident et l'instrument de
Fouché dont il partageait la demeure. Que voulait-il
alors? La république? Il ne l'a jamais goûtée. Napo-
léon H? Peut-être. En tout cas, il repoussait les
Bourbons. « Je veux le bonheur des Français, disait-
il à la tribune , et je ne crois pas que ce bonheur
puisse exister si le règne de Louis XVIII recom-
mence. » Dès ce moment donc, il s'était posé en
adversaire irréconciliable de la vieille monarchie.


Il devait porter dans l'opposition toute l'âpreté de
sa nature. Nul n'a voulu ni fait plus de mal aux
Bourbons. Dès 1816, alors que les chefs de la gauche
ne conspiraient pas encore, il allait à Bruxelles com-
ploter pour le prince d'Orange; il cherchait ensuite à
nouer une intrigue avec le prince Eugène. Les roya-
listes avaient l'instinct de la haine qu'il leur portait;
une fois à la Chambre, il fut aussitôt l'orateur que
la droite craignait le plus et supportait le moins pa-
tiemment. Il bravait ces répugnances et ces colères
avec un sang-froid et une audace qui les exaspéraient
davantage encore. Habile et obstiné à introduire dans
le débat les souvenirs irritants (les guerres civiles
ou de l'invasion étrangère , il se plaisait à exciter
Pune contre l'autre la France de la Révolution et
celle de l'Émigration, et triomphait quand il avait




50 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 18U.
amené entre elles un de ces chocs violents et stériles
qui rendaient plus difficile ensuite la réconciliation
nécessaire . Il fallait le voir à la tribu ne , grand,
mince, avec sa physionomie régulière ruais un peu
triste , sa mise simple , opposant le sarcasme ou
l'adresse perfide de l'argumentation aux émotions de
ses adversaires, cherchant, d'une main maîtresse
d'elle-même, l'endroit par où il pourrait le phis sûre-
ment blesser le sentiment royaliste , et alors enfon-
çant froidement le trait. Le point culminant de sa
carrière parlementaire sera celui où , par ses provo-
cations, il aura enfin -mis la droite tellement hors
d'elle-même, que celle-ci, trop facile à imiter les tra-
ditions révolutionnaires, l'expulsera de la Chambre.


Son renom (l'orateur, qui datait d'un discours
heureux fait pendant les Cent-Jours, fut un moment
exagéré. Ce n'est pas qu'on puisse nier son réel ta-
lent. S'il ne faut point demander à Manuel la cha-
leur communica tive , la véhémence entraînante , les
vues élevées, l'instruction approfondie qu'il n'a pu
acquérir dans les camps ni au barreau , on doit lui
reconnaître une rare facilité, une abondance toujours
claire quoique parfois excessive, une aisance sin-


gulière pour traiter les sujets les plus différents, une
souplesse hardie pour venir frapper par quelque
point ses adversaires, beaucoup de présence d'es
prit pour calculer ses violences, tout en étant très-
audacieux dans ses calculs. Quelques-uns de ceux
qui l'ont connu ont prétendu que, clans d'autres cil.-


AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX. 5t
constances, il aurait pu être homme de gouverne-
ment. Il y avait chez lui , assuraient-ils, des quali-
tés de résolution calme et de clairvoyance judicieuse
qu'on eût cherchées en vain chez les autres chefs de
la gauchie. Manuel semblait , par moment, com-
prendre lui-même le néant de cette opposition révo-
lutionnaire à laquelle il s'était condamné. « J'étais
fait pour la liberté, disait-il un jour non sans mélan-
colie, et je ne paraîtrai probablement qu'un homme
de révolution. »


Le temps lui a manqué pour donner sa mesure
dans un autre rôle. Il devait mourir eu 1827, éloi-
gné du parlement, où il n'avait pu rentrer après son
expulsion,. délaissé de ses amis, usé par les fatigues
d'une vie de travail et, de plaisir, peut-être
aussi par l'amertume de ses déceptions politiques,
d'ailleurs dignement supportées. Ses_ funérailles se-
ront l'occasion d'une émeute contre la monarchie
qu'il avait tant haïe : épilogue approprié d'une vie
factieuse! Et maintenant que reste-t-il de lui? Une
figure dans le ridicule fronton que David d'Angers a
sculpté au portique du Panthéon, et les éloges en-
thousiastes de Béranger qui voyait en lui l'idéal de
l'homme d'État. Le chansonnier a raconté qu'il avait
recueilli, comme un précieux héritage, le matelas
de crin sur lequel Manuel était mort; par une sorte
de dévotion politique, il devait jusqu'à la fin cou-
cher lui-même sur cette relique.


M. Laffitte était moins ennemi des Bourbons que




I


52 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


Manuel. Il était plutôt mécontent que factieux. En-
core pouvait-on se demander d'où venait son mécon-
tentement. Tout lui avait réussi. Fils d'un charpen-
tier de Bayonne, arrivé à Paris les mains vides, il
était devenu rapidement le plus riche banquier de
France. A ne considérer que la bienveillance sou-
riante, un peu légère, mais facilement généreuse de
son caractère, on ne voyait rien en lui de ces convic-
tions ardentes , de ces partis pris de doctrine ou de
situation, de ces déceptions irritées, de ces amertu-
mes envieuses qui font ordinairement les révolution-
naires. Il avait reçu beaucoup d'avances du gouver-
nement royal ; mais il avait vite reconnu que dans
cette cour de haute noblesse il ne pourrait pas, même
avec son argent, avoir le premier rang. Son orgueil ,
qui ne savait se contenter à moins, se retourna alors
vers la popularité. Il chercha à se créer une clien-
tèle politique dans la petite bourgeoisie. Il se fit li-
béral comme les fermiers généraux du dix-huitième
siècle s'étaient faits beaux esprits ou petits-maitres.
Devenu le Mécène des opposants de tous bords, il
réunissait, dans son salon ou autour de sa table, à
Paris ou à la campagne, aussi bien les débris du per-
sonnel impérial que les nouveaux venus de la presse
de gauche, ayant d'ailleurs, aux yeux de tous, cet
incomparable mérite d'avoir la bourse constamment
ouverte. Cherchant l'importance plus que le pouvoir,
moins ambitieux que vain, il voulait être surtout en-
touré, flatté, et il semblait au comble de ses désirs,


AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX.
53


quand, dans son royal château (le Maisons, il pouvait
raconter à ses convives que M. de Talleyrand lui
avait dit : « On est bien important, monsieur, quand
on a comme vous à sa disposition un bourg pourri
tel que Paris. » Il aimait à la fois éblouir par son
faste et poser pour l'austérité civique. Dans cette
dernière partie du rôle , il apportait même un peu
de cette niaiserie vaniteuse dont certains railleurs
ont fait le ridicule distinctif du bourgeois de 1830;
c'est à croire parfois qu'il a une sorte de parenté
avec Jérôme Paturot ou M. Prudhomme. Quelqu'un
lui faisait un jour compliment de son château : « C'est
une demeure de grand seigneur, lui disait-on. —
Non , monsieur, répondait-il , c'est la demeure d'un
citoyen qui possède »


M. Laffitte était cependant loin d'être un sot.
Homme d'affaires hardi et habile , esprit vif, ouvert,
causeur affable, il avait en toutes choses une facilité
gracieuse qui lui avait valu plus d'un succès. Mais
ces qualités étaient gâtées par une légèreté présomp-
tueuse, qui venait toujours de sa vanité. Il croyait
facilement que son influence ou sa séduction étaient


j
'
Un autre jour, M. Laffitte, causant avec le duc de Lévis, s'oublia


usqu'à l'appeler deux ou trois fois par son titre : e Oit avais-je la tete?
reprit-il; sachez bien que si je vous ai donné du monsieur le duc,
c'est par pure courtoisie, car je n'y suis point obligé. — Oh! mon
Dieu, répondit malignement son noble interlocuteur, soyez tran-
quille; je n'ignore pas du tout qu'à vos yeux nous sommes, nous
autres, (le vicillesmédailles effacées ; et vous, messieurs, vous n'aimez
que les lingots. (Charles Ifitt•AuT, Passe-temps d'un reclus.)




54, L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 18420.


irrésistibles . Se flattant de tout surmonter ou de tout
concilier, il ne s'inquiétait pas des obstacles , ne
prévoyait jamais les revers, traitant du reste ses pro-
pres affaires comme celles de l'État. Les unes et les
autres devaient en souffrir Le duc de Richelieu qui,
dans sa fière et pauvre honnêteté, goûtait peu le
millionnaire courtisan du peuple , disait de lui : « Ce
banquier ambitieux se croit le roi des halles, et n'est
qu'un écervelé , ne sachant ni ce qu'il veut, ni ce
qu'il fait , capable de ruiner la France et de se rui-
ner lui-même par vanité. » Ce fut Une prédiction.
Après avoir fait une royauté nouvelle par une émeute,
et avoir failli la perdre par son ministère, M. Laffitte
devait mourir ruiné, aigri, n'ayant plus aucune con-
sidération politique, compromis dans une opposition
révolutionnaire contre le gouvernement qu'il avait
fondé, et « demandant pardon à Dieu et aux hommes
d'avoir concouru à la monarchie de Juillet ».


La gauche parlementaire comptait d'autres cham-
pions (le notoriété et de talent divers. De ce nombre
était, par exemple, M. Voyer d'Argenson, type assez
bizarre du gentilhomme devenu socialiste, coeur géné-
reux, esprit faux, quoique avec beaucoup de sincérité
et parfois quelque finesse, nature morose et taciturne,
plein d'illusion sur l'humanité et de mépris pour les
hommes, poursuivant, non sans fanatisme, le rêve
d'une réforme radicale de toutes les lois sociales et
politiques. — Le marquis de Chauvelin venait aussi
de l'aristocratie, mais son caractère était fort diffé-


AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX.
55


rent. Fils d'un favori de Louis XVI, pourvu luinième,
dès son enfance, (l'une importante charge de cour,
il s'était à ce point engagé dans la Révolution ,
qu'après le 21 janvier, il représentait encore à Lon-
dres la république régicide. Il n'avait cessé ses fonc-
tions qu'une fois expulsé par l'Angleterre. Après le
18 brumaire, il avait essayé un peu de l'opposition
dans le Tribunat ; mais il avait fait bientôt sa paix
avec le maître, et était devenu préfet et conseiller
d'État. Il voulut, en 1814, rentrer en grâce auprès
des Bourbons et osa même demander à reprendre
son ancienne charge de maître de la garde-robe.
Justement éconduit , il découvrit aussitôt que la li-
berté était en souffrance, et il se présenta comme
« indépendant » aux élections de 1817; il était alors
devenu démocrate, signait ses circulaires : M. Chau-
velin, et affectait même, dit-on, de se montrer aux
électeurs dans un costume dont l'extrême négligence
allait jusqu'à la grossièreté. Orateur caustique et
acerbe, tout imprégné de l'esprit du dix-huitième
siècle, il menait grand train la guerre d'épigrammes
contre la royauté et les royalistes. — M. Bignon, an-
cien secrétaire d'État aux affaires étrangères pendant
les Cent-Jours, était porté à se croire plus de valeur et
plus d'autorité qu'il n'en avait. Ses discours écrits,
oeuvre prétentieuse d'un esprit superficiel, ne se
remarquaient que par une volonté haineuse de nuire
aux Bourbons. — M. Dupont de l'Eure était le type
honnête et désintéressé de l'opposition démocratique




56 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


dans ce qu'elle avait de plus vulgaire et de plus
étroit. 11 a été chargé pendant plusieurs générations
de jouer dans la gauche le rôle rare d'homme ver-
tueux du parti. Ne pouvant lui trouver de l'esprit,
on tâchait de lui prêter du bon sens. Il prenait lui-
même son rôle au sérieux, et y apportait une sorte
d'orgueil rude et d'obstination peu clairvoyante.


A côté de ces personnages divers, qui tous appar-
tenaient à l'opposition antidynastique , nous aurions
répugnance à placer des hommes comme Casimir
Périer ou le général Foy. Aussi bien, en 1818, le
second n'avait pas encore mis le pied sur la scène
politique , et si le premier était déjà entré dans la
Chambre, il n'avait pas donné sa mesure et ne jouait
qu'un rôle secondaire. Il convient clone d'attendre
pour parler d'eux. L'un et l'antre y gagneront de ne
pas apparaître dans un voisinage dont eux-mêmes,
de leur vivant, n'ont peut-être pas toujours assez pris
soin de se dégager.


Si maintenant on jette un regard d'ensemble
'sur cette pléiade des chefs du parti libéral en 1817
et 1818, ne semble-t-il pas que leur caractère com-
mun ait été de faire beaucoup parler d'eux pendant
leur vie, et de laisser après leur mort une mémoire
vicie? N'est-ce pas un châtiment? Ils ont tout sacrifié
à la popularité. La confondant avec la gloire, ils s'en
sont rassasiés pendant quelques années. La plupart ne
l'ont même pas conservée jusqu'à leur dernière heure.
Et quels noms sont aujourd'hui les plus honorés, les


f


AUTRES FIGURES DE LIBÉRAUX.
57


leurs ou ceux de leurs adversaires, parfois impopu-
laires pendant qu'ils vivaient, le duc de Richelieu,
M. de Serre, ou même M. de Villèle? Aussi est-ce le
lieu de rappeler la sévère répartie de l'un des per-
sonnages politiques les plus respectés de la Restau-
ration : un jour, après 1830, M. Royer-Collard,
causant dans un groupe, avait parlé contre la popu-
larité; M. Mauguin lui dit de cet air riant et fat
qui lui était habituel : « Mais, vous-même, monsieur
Royer-Collard, vous avez eu votre moment de popu-
larité. — De la popularité, lui fut-il répliqué , j'es-
père que non, monsieur; mais peut-être un peu de
considération. Et chaque syllabe du mot était
accentuée avec une redoutable lenteur'.


1. — PAUL—LOUIS COURIER ET BERANCER.


Les députés de la gauche avaient des alliés en
dehors du parlement et jusque dans la littérature.
Volontaire irrégulier, faisant la guerre à sa fantaisie
et pour son compte, Paul-Louis Courier venait de
tirer son premier coup de feu à la fin de 1816. Il se
disait ancien canonnier et vigneron : « Je suis du
peuple, écrivait-il; je ne suis pas des hautes classes;


I Faudrait-il aller cependant jusqu'à accepter le jugement porté
par Laffitte lui-même quand il écrivait à Béranger en 1837:
c Quelle canaille, mon cher Béranger, quelle canaille que la plupart
de nos amis de quinze ans!




I
58 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1 2 O.


j 'ignore leur langage et n'ai pas pu l'apprendre : sol-
dat pendant longtemps, aujourd'hui paysan, n'ayant
vu que les camps et les champs.» Cet ancien « soldat »
qui se posait en dévot de la vieille gloire nationale
avait été, sous l'Empire, un officier mécontent de son
métier et médisant de ses chefs, se dérobant au ser-
vice et aux campagnes pour passer son temps dans
les bibliothèques, se moquant de la gloire, et pre-
nant la guerre par son côté le moins grandiose. Ce
« paysan » qui prétendait « être du peuple » était
un lettré de la famille de Montaigne ; un délicat qui
avait pour devise : « Peu de matière et beaucoup
d'art »; un écrivain façonnant à ce point sa prose
polie, courte et scandée, qu'il en débitait, de mé-
moire, des fragments à ses amis ; un railleur qui
aiguisait avec amour les traits de ses sarcasmes ; un
érudit fier d'être l'un des « cinq ou six hommes qui
savaient le grec » ; un critique exigeant, difficile-
ment content de lui, plus difficilement encore des
autres, trouvant volontiers tout banal ou médiocre ;
un raffiné qui méprisait les hommes et qui avait en
tout le goût de l'élite ; en un mot, un aristocrate de
l'intelligence s'il en fut jamais.


Il était trop sceptique pour qu'on lui supposât une
conviction ou même une grande passion politique.
Mais son humeur était quinteuse, chagrine, encore


I Xe se vantait-il pas de e. lire chaque jour Aristote, Plutarque,'
Montaigne et l'Evangile dans la langue male (le Jésus-Christ ,?


PAUL-LOUIS COURIER ET B1 RANGER.
59


aigrie par les souffrances d'un ménage mal assorti.
Peut-être lors de la première explosion de la réac-
tion religieuse et royaliste, avait-il été gêné ou agacé
par quelque petite vexation locale. Les choses pre-
naient naturellement dans son esprit une tournure
humoristique et burlesque ; l'ultra-royalisme lui ap-
parut sous ce jour. Il y vit de quoi tenter une verve
satirique jusqu'ici sans emploi, et le voilà devenu
pamphlétaire. N'attendez pas qu'il aborde les hautes
et graves questions de politique. Il s'engageait par
les petits côtés, tiraillant, embusqué derrière sa haie,
contre le capucin , le noble ou l'homme de cour;
guerre méchante et perfide, qui, sous d'humbles
apparences, s'attaquait à la Restauration par l'un
des points les plus sensibles. Bien que son talent
fût trop délicat pour la foule, Courier trouvait
moyen de se faire entendre d'elle, en s'adressant,
dans la forme la plus exquise, aux préjugés les plus
vulgaires et aux plus basses passions. Il se sentait
encouragé à poursuivre son œuvre par le plaisir d'ar-
tiste qu'il y trouvait et aussi par les applaudissements
des spectateurs. On surprend, en effet, ce dédaigneux,
mordant comme les autres à la popularité, sans cesser
pour cela de mépriser les hommes. « Je peux dire
que je suis bien avec le public », écrivait-il, non sans
une satisfaction presque naïve ; et il ajoutait : « Le
peuple m'aime ; savez-vous ce que vaut cette amitié?


n'y en a point de plus glorieuse; c'est de cela
qu'on flatte les rois.




60 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1520.


Quel était l'idéal politique de Courier? Il n'était
pas impérialiste, bien qu'il s'adressàt souvent à la
fibre militaire. Il n'était pas républicain, encore
moins démocrate. Ses préférences auraient été pour
une monarchie bien bourgeoise, aussi peu magni-
fique que possible. Il désirait un gouvernement qui
fût « comme le coche qu'on paye et qui doit nous
mener, non où il veut, mais où nous prétendons
aller )). Il taisait d'ailleurs souvent l'éloge du duc
d'Orléans, et exprimait en termes mystérieux le voeu
qu'il fût « maire de la commune ».


Les pamphlets (le Paul-Louis ne sont pas cepen-
dant ce que la littérature a produit de plus redoutable
contre la Restauration. Dès la fin (le 1815, circu-
laient des chansons satiriques, vives attaques contre
ce qui touchait de plus près à la royauté, notamment
contre la noblesse et le clergé. Un volume de ces
pièces légères avait paru à cette époque; d'autres
étaient publiées dans la Minerve. L'auteur, petit
employé des bureaux de l'Université, n'était connu
que pour avoir rimé sous l'Empire quelques gau-
drioles; son nom était Béranger. Homme d'apparence
simple, l'air fin et rustique, affectant d'être du popu-
laire, et cachant, par une sorte de vanité à rebours,
la particule qui précédait son nom ; nature espiègle
et taquine, esprit peu élevé, mais fort avisé; feignant
d'éviter le bruit, de dédaigner la mise en scène, eu
réalité la soignant plus adroitement que tout autre;
jouant le naïf, quoiqu'il n'eût rien de cette fraîcheur


PAUL-LOUIS COUBII;R ET BÉRANGER.
61


de coeur et d'imagination, de cette franchise de senti-
ment qui sont au fond de la vraie naïveté. Parmi les
défenseurs naturels du régime qu'il attaquait, quel-
ques-uns l'accueillaient au début avec cette curiosité
frivole et indulgente que la cour avait montrée,
avant 89, pour Beaumarchais et pour son Mariage
de Figaro. Parfois, dans les salons où Béranger disait
lui-même ses chansons inédites, il se trouvait à côté
de M. Angles, le préfet de police '. Lors de la publi-
cation de son premier volume, on avait parlé devant
le roi d'enlever au chansonnier la place qu'il occu-
pait dans l'administration. « Il faut pardonner bien
des choses à l'auteur du Roi d'Yvetot » , avait dit en
souriant Louis XVIII.


C'était se méprendre sur la force offensive de ces
chansons alertes, mordantes, et de ces refrains habile-
ment calculés pour enflammer les esprits avec la rapi-
dité d'une traînée de poudre. Le talent du poète a été
surfait par ses admirateurs, mais il était incontes-
table. Telle de ses bluettes était, au point de vue de


e Je ne me faisais pas trop prier pour chanter mes productions
inédites, soit avec mes amis de l'opposition, soit même quelquefois
avec les hommes attachés au gouvernement. C'était un bonheur
pour moi que de servir à ceux-ci du fruit défendu. MM. de Garante,
Guizot, Siméon père, Mounier et beaucoup d'autres pourraient le dire;
ils m'ont entendu à table à côté de M. Anglès , préfet de police ,
leur donner l'étrenne du Bon Dieu, des Missionnaires, etc., etc.


j'
Un jour, ce dernier reçut un rapport où on lui faisait savoir que


avais chanté chez M. Bérard , son ami et le mien, quelques-unes de
mes chansons anarchiques comme on disait alors. Le préfet en rit
beaucoup : il était du (liner. e (Ha biographie, par BhaxcErt:)




62 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


l'art, un rare modèle de sobriété gracieuse, de me-
sure et de finesse. Presque toutes étaient admirable-
ment conçues pour le dessein politique qu'elles
devaient servir. On était loin de la vieille chanson
gauloise avec son abandon , sa gaieté folâtre , sa
malice sans méchanceté. C'était une oeuvre plus
sèche , plus étudiée : singulier 'mélange d'épi-
grammes détournées et d'injures directes, souvent
grossières, où l'auteur paraissait froidement songer
moins à provoquer le rire qu'à faire du mal. Avec la
hardiesse effrontée du gamin (le Paris , ignorant
comme lui le respect, l'innocence, la pudeur,
il se plaisait à éclabousser les armoiries des équi-
pages , à jeter des pierres dans les vitres des palais
royaux , à narguer la croix des églises. En réalité,
il s'en prenait à tout. ce qui était le fondement
social de la monarchie, éveillant dans le peuple et
la bourgeoisie les préjugés les plus dangereux, les
haines les plus malfaisantes.


Béranger a toujours servi et flatté les instincts de
la foule beaucoup plus qu'il ne les a dirigés ; il met-
tait un soin particulier et une rare habileté à rester
toujours aussi bas que son public. De là le côté égril-
lard, « polisson » — le mot est de lui —de beaucoup
(le ses chansons. Ce n'était pas de sa part légèreté de
jeunesse, ardeur de plaisir, entraînement de passion;
c'était quelque chose de plus laid et de plus sale,
comme la corruption (l'un don Juan d'estaminet, ou


PAUL–LOUIS COURIEIt ET BÉRANGER.
63


le libertinage d'un sexagénaire blasé'. Un jour qu'il
voulait s'excuser, le chantre de Lisette a révélé cyni-
quement son calcul. Ces obscénités étaient, a-t-il dit,
des « compagnes fort utiles données aux graves re-
frains et aux couplets politiques. Sans leur assis-
tance, je suis tenté de croire que ceux-ci auraient
bien pu n'aller ni aussi loin , ni aussi bas, ni même
aussi haut, ce dernier mot scandaliser les
vertus de salon. » Honnête façon de solliciter l'at-
tention et de mériter la confiance du peuple !


Quelle cause servait-il par (le si tristes moyens?
Il détestait les Bourbons : on serait même tenté de
voir là tout son programme. Quoi que ces princes
eussent fait, il eôt travaillé à les renverser. On peut
dire de lui, comme de son ami Manuel, que nul ne
lès a haïs d'une haine plus implacable et plus meur-
trière. Mais qu'aimait-il? que voulait-il ? On l'a
appelé « le poëte libéral » . Singulier libéral qui,
à son aise sous le premier Empire, n'a senti la liberté
lui manquer que quand la Restauration eut relevé
la tribune et affranchi la presse! S'il a eu une passion,
ce serait plutôt celle de l'égalité, de 'cette égalité
envieuse qui s'accommode fort bien du césarisme.
Il a mis aussi parfois une sorte (le coquetterie à laisser
croire qu'il était républicain; mais tel n'était pas son


1 Un critique qui n'a rien de systématiquement hostile à l'homme
et à ses idées, M. Montégut, a dit à ce propos : & Le libertinage de
ces chansons se compose d'allusions , de calembours grivois et de
Sons


-entendus indécents, enfilés à la suite les uns des autres comme
les grains d'un chapelet composé de figures obscènes.




L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


vrai sentiment Au fond, Béranger était bonapar-
tiste. Quand il attaquait la royauté, c'était en évo-
quant et en exaltant les souvenirs militaires du règne
précédent. N'était-ce pas piquant de voir cet homme
qui, sous l'Empire, avait été un conscrit réfractaire,
un fidèle (lu Caveau , le chantre des joies pacifiques (lu
royaume d'Yvetot , se plaire désormais aux refrains
de « gloire » et de « victoire »? Quoi qu'il en soit,
nul n'a plus contribué, sous la Restauration, à créer
et à répandre la légende napoléonienne . Peu importe
qu'il ait glissé des réserves, par égard pour son renom
républicain, et qu'il ait donné à son bonapartisme une
teinte démocratique; peu importe qu'il ait chanté,
— non l'empereur enveloppé dans sa pourpre,
escorté par ses maréchaux, ou le héros perdu dans
les nuages de l'apothéose ,— mais le petit caporal
revêtu de sa redingote grise, coiffé de son chapeau tra-
ditionnel , aux allures familières, entouré du paysan,
du soldat, du petit peuple. Cette dernière légende
était plus dangereuse encore que l'autre, et elle devait
empoisonner l'esprit des foules. D'ailleurs, Napoléon
a toujours été grandissant dans l'imagination de Bé-
ranger, si bien qu'il devait finir par lui apparaître
comme le «Messie armé » envoyé par Dieu au
monde croulant ».


Plus tard, quand l'Empire est revenu, grâce en


I En 1848, Chateaubriand disait à Béranger : a Eh bien ! votre
république , vous l'avez. — Oui , je l'ai, répondait le chansonnier;
mais j'aimerais mieux la rêver que la voir.


PAUL-LOUIS COURIER ET BÉRANGER.
65


grande partie à l'oeuvre du chansonnier, celui-ci lui
a fait bonne figure, sans cependant trop se compro-
mettre 1 . Aussi, en 1857, Napoléon 111 reconnais-
sant a fait rendre un hommage solennel au « po'éte
national », lors de sa mort, et les critiques offi-
ciels l'ont justement revendiqué pour leur parti 2.
Seulement, par l'effet de cette merveilleuse habileté
avec laquelle Béranger avait, de tout temps, soigné
sa popularité auprès des hommes de gauche, les répu-
blicains l'ont pleuré aussi comme un des leurs. On
a même vu, ce qui est plus inexplicable, M. de
Rémusat le célébrer comme « I'Alcée de la France
libérale ; « type pur et vif de ce que l'on veut que


I M. Sainte-Beuve raconte que quelqu'un vit Béranger peu de mois
après le rétablissement du second Empire. Le polite était content, et
dit à son interlocuteur : Ne voyez-vous pas que nous sommes à
jamais délivrés du drapeau blanc? Vous n'avez pas compris le péril
de cette Fusion! Ne voyez-vous pas ici le triomphe de la Révolu-
tion et la portée des événements? — Mais la liberté ajournée 11,
lui objecta-t-on. il se mit à rire:: Bah! elle reviendra!


2 Aussitôt que la mort de Béranger fut connue, le préfet de police
fit afficher un placard qui débutait ainsi : «La France vient de perdre
Son poêle national ! Le gouvernement de l'empereur a voulu que des
honneurs publics fussent rendus à la mémoire de Béranger. Ce pieux
hommage était del au ponte dont les chants, consacrés au culte de
la patrie, ont aidé à perpétuer dans le coeur du peuple le souvenir
des gloires impériales... » — De son côté , Sainte-lienve pouvait
écrire : « Béranger est mort en communion parfaite avec le régime
impérial qu'il n'avait pas appelé, mais qu'il avait certainement pré-
paré »; il a Compris « qu'il lui serait ridicule, à lui qui avait tant
fait pour entretenir par ses refrains le culte de Napoléon, de n'en
pas accepter les conséquences. Il avait mis les autres en train; c'était
bien le moins qu'il les suivit.


5




66
L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1 8 20.


la France ne soit plus » , ajoutait-il, en faisant allu-
sion au gouvernement d'alors.


Cependant l'heure de la réaction est enfin venue.
Des mains honnêtes et hardies ont secoué et renversé.
l'idole, non sans faire crier les dévots de ce culte
au scandale et au sacrilége. La besogne n'a pas été
faite seulement par des adversaires politiques. D'au-
tres y ont contribué , venus de la démocratie ou de
la libre pensée '. Le renom usurpé de grand poële
a été ramené à une plus juste mesure. Le caractère
surtout a été dévoilé. Il n'a plus été question de ce
Béranger, cher à tous les Prudhommes bourgeois ou


MM. Pelletas, Renan, Proudhon, ont complété ce qu'avaient


déjà commencé M. de Pontmartin et , dans une oindre sure,MM. Sainte-neuve et Montégut. — D'ailleurs, mê
m


me att t
me
emps où


l'idole était debout, quelques-uns de ceux qui paraissaient s'associer
au culte général en parlaient librement dans l'intimité. Dans les


Cahiers
récemment publiés de M. Sainte-Beuve , on trouve le récit


suivant d'une conversation que cedernier eut, en
Isrii,avec M. Thiers :


z J'ai dîné hier chrz Thiers. Il y avait Cousin et Mignet. On a parlé
de Béranger. Thiers qui l'a bien connu, et qui a vécu avec lui durant
de longues années, dans les moments les plus décisifs de son exis-
tence, le juge comme moi : un homme calculé,


faux bonhomme, un


comédien qui ne fait rien que par rapport à son rôle,
dans les plus


petites choses comme dans les plus imposantes; d'une vanité qui n'a.
de comparable que celle de M. de La Fayette; ayant d'ailleurs du
patriotisme sincère. Comme bon sens, il lui en trouve beaucoup, male


gâté par un esprit de contradiction et
par le caprice. Cousin non plus,


que Mignet ne voient rien de tout cela, et sont dupes du dehors. Je
souriais en entendant Cousin défendre chaleureusement Béranger: je.
me rappelais que celui-ci ne l'appelait jamais dans un temu r ps que le


laquais de Platon, et qu'il disait de Mignet :


Oh! po Mignet,


il est comme les chats qui peuvent passer même
par les égouts sans


se salir... y Car tel est Béranger quand il parle, le dos tourné, de
ses amis : il a une manière de les touer qui les dénigre.


I


LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE. 67
démocrates , patriote ému , philanthrope au coeur
sensible et indulgent, trinquant avec le vieux soldat,
présidant aux plaisirs de guinguette avec « l'air d'un
Franklin attendri ». On a montré à nu le faux bon-
homme, malicieux, haineux, d'inspiration basse et
d'esprit étroit , plus corrupteur encore que cor-
rompu , d'une prudence égoïste , hardi dans l'atta-
que, lâche devant la responsabilité ; nullement libé-
ral et foncièrement bonapartiste, n'ayant eu qu'un
but, faire le plus de mal possible aux Bourbons qu'il
détestait, en s'arrangeant à lui-même la petite vie la
plus douce et la moins compromettante ; courtisan
habile, mais courtisan de la popularité, toujours oc-
cupé à soigner son rôle, et d'une adresse merveil-
leuse à mener la barque de sa réputation à travers
le flux et le reflux de la faveur des foules. Proudhon,
avec sa franchise d'irrégulier, est venu donner le
dernier mot en résumant ainsi l'oeuvre du person-
nage




: « Il a servi la Révolution , mais il a fait bais-
ser le sens moral et dérouté le sens politique. »


8. — I.E I.11.d.RALISME BONAPARTISTE.


Avec Béranger, on a touché du doigt l'une des
plaies de l'opposition prétendue libérale , le bona-
partisme. Le mal n'est pas toujours aussi patent, ni
aussi aigu. Néanmoins, on le retrouverait à des de-


5.




68 L'OPPOSITION LIBERALE AVANT 1820.


grés divers chez presque tous les hommes de gau-
che. Les plus ennemis du césarisme en apparence
n'avaient pas échappé à la contagion. Pourquoi par
exemple Benjamin Constant , réimprimant , vers
1817, un choix de ses principales œuvres, se gar-
dait-il d'y mettre la plus éloquente, son fameux pam-
phlet publié contre Napoléon en 1813: De l'esprit
de conquête et (le l'usurpation? M. Laboulaye, son
panégyriste , est obligé de confesser que c'était pour
ne pas déplaire à ses nouveaux alliés , les impéria-
listes. Avoir été fonctionnaire sous les Cent-Jours
était un titre pour être porté à la députation par les
indépendants, et un journal satirique du temps re-
présentait un candidat s'écriant avec une surprise
indignée : « On prétend que je ne suis pas libéral,
moi qui ai servi dans les mameluks ! » Nul ne sau-
rait s'étonner, du reste, que tant d'anciens bonapar-
tistes se soient transformés en libéraux après 1815,
quand on voit combien de libéraux de cette époque
deviendront plus tard bonapartistes. Pour ne s'en te-
nir qu'au barreau, ne retrouvera-t-on pas parmi les
hauts dignitaires et les instruments les plus dociles
de Napoléon III presque tous les jeunes avocats dé-
voilés aux idées (le la gauche sous la Restauration,
MM. Barthe , Dupin Delangle , Boinvilliers , Mec-
quart, Chaix d'Est-Ange, Boulay de la Meurthe?


C'est surtout dans la presse qu'apparaissait, avec
une sorte de cynisme, l'alliance, on pourrait dire la
fusion, des deux partis. Le plus important des jour-


LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE.
69


naux opposants était, sans contredit, le Constitution-
nel, fondé en 1815, sous le patronage de Fouché.
Cc que le Siècle devait être sous le second Empire
pour la démocratie du suffrage universel, le Consti-
tutionnel l'était pour la petite bourgeoisie censitaire;
il flattait ses prétentions, servait ses haines dans ce
qu'elles avaient de plus mesquin et de plus étroit; il
« mangeait du prêtre et du noble » chaque matin ,
niais avec une sorte de décence littéraire qui conve-
nait à ce public; il ne se piquait pas d'une chevalerie
qui eût été peu comprise de ses lecteurs, et se pro-
clamait, au contraire, le « journal des intérêts et (les
besoins » ; aussi la caricature lui avait-elle donné pour
blason un pain de sucre et un bonnet de coton : rail-
leries que son succès matériel l'aidait à dédaigner ;
ses actions sur lesquelles on n'avait versé qne 500 fr.
en valurent bientôt 100,000.


Les rédacteurs de cette feuille offraient un édifiant
mélange de bonapartistes et de révolutionnaires. Les
plus en vue étaient trois écrivains qui ont fait partie
de l'Académie française, MM. Jay, Tissot et Étienne.
Leur passé est curieux à observer. M. Jay avait été,
jusqu'en 1810, attaché comme précepteur à la mai-
son de Fouché, puis chargé par le duc de Rovigo de
faire, pour l'empereur, des rapports sur la presse
étrangère, enfin placé d'autorité par Napoléon à la
tête du Journal (le Paris. M. Tissot, membre du club
des Cordeliers en 92 et 93, avait été poursuivi comme
terroriste après le 9 thermidor, et repoussé par le




7e1


L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


Directoire pour opinions trop avancées ; sous l'Em-
pire, il était devenu le familier et l'obligé de Fou-
ché; en 1810 , lors de la reorganisation des jour-
naux, le ministre de la police lui avait confié la
surveillance de la Gazette de France. M. Étienne
avait été le protégé du duc de Bassano; nommé, par
la faveur particulière de l'empereur, censeur et ré-
dacteur en chef préposé au journal de l'Empire
( ainsi s'appelait alors le Journal dès Débats), il avait
fini par être élevé au poste important de chef de la
division de la presse au ministère de la police , et
était devenu du reste fort impopulaire dans l'exer-
cice de ses fonctions. A côté et au-dessous de ces
trois rédacteurs , on pourrait aussi nommer M. Gé-
mond , ancien juré révolutionnaire et juge de Marie-
Antoinette, et M. de Saint-Albin, qui avait été ami de
Danton et de Camille Desmoulins. Avec ce person-
nel , le journal se disait libéral et travaillait pour
l'Empire. Il célébrait chaque mort de vieux grognard,
avec la même piété que la Quotidienne pleurait les
anciens émigrés. Parfois, surtout dans les premières
années, il affectait hypocritement d'attaquer Napo-
léon ; mais ce n'était qu'une apparence. A voir les
passions auxquelles il faisait appel, la manière dont
il distribuait les éloges et le blâme , son dessein évi-
dent et très-arrêté était de servir la cause impériale.


Le Constitutionnel n'était pas une exception. Sur
une vingtaine de feuilles périodiques de gauche, à
peine en comptait-on deux ou trois qui fussent hos-


LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE.


tiles à l'Empire. De ce nombre était le Censeur. Indi-
gné, dans sa sincérité, de la palinodie des bonapar-
tistes, il conseillait à ses lecteurs « de se défier des
hommes qui semblaient embrasser la liberté parce
que le pouvoir d'opprimer leurs concitoyens leur était
enlevé » « Qu'on y prenne garde, ajoutait-il ; celui
qui n'aime la liberté que parce qu'il ne trouve pas à
vivre dans l'arbitraire ne saurait appartenir long-
temps à la nouvelle cause qu'il paraît avoir embras-
sée. » Le spectacle de ces anciens instruments de la
censure et de la police impériales, devenus dans la
presse les champions intolérants de la liberté , avait
en effet de quoi dégoûter les honnêtes gens. « Per-
sonnages impudents , a dit M. Prévost-Paradol, qui,
n'ayant rien eu à redire à la constitution de l'an VIII,
trouvaient leur grande âme à l'étroit dans la charte
constitutionnelle ; qui, ayant approuvé qu'on mît au
pilon les oeuvres de madame de Staël, s'indignaient
des moindres entraves opposées à la liberté d'écrire ;
qui, ayant envahi , sans forme de procès , dépouillé
et administré des journaux pour le compte de la po-
lice impériale, pouvaient à peine supporter, quelques
années plus tard, qu'un jury réprimât les excès de la
presse; que ne blessait pas sous l'Empire l'image des
prisons d'État et des détentions sans jugement, mais
que révoltaient, sous la Restauration , les moindres
précautions prises contre le fléau renaissant des
conspirations militaires. »


Si les impérialistes se prêtaient à jouer une corné-




lm!


1


72 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


die qui, hors du pouvoir, ne leur coûtait guère, les
indépendants de leur côté aidaient leurs alliés à ré-
veiller les souvenirs et les rancunes du militarisme
napoléonien. A ce jeu, l'Empire ne perdait pas. Au
début, les bonapartistes avaient dû feindre de désa-
vouer l'empereur pour se faire croire libéraux.
Bientôt ce fut au tour des libéraux d'être con-
traints de concourir à la glorification de Napoléon.
11 suffit de regarder les titres des publications
patronnées alors par l'opposition : Victoires, con-
quêtes et revers des Français; les Fastes de la
gloire; l'Almanach. des guerriers, ou De la gloire
pour tous les jours; Une victoire par jour, ou le Ca-
lendrier militaire, etc. On remuait le patriotisme du
vieux soldat, on caressait ses passions , on enveni-
mait ses regrets. Ce n'étaient que vaudevilles en l'hon-
neur des « braves ». Une invention nouvelle , la li-
thographie, contribuait puissamment, entre les mains
habiles de Charlet et plus tard de Raffet, à vulgariser
cette légende guerrière. Toutes les industries s'en
mêlaient , et il y avait jusqu'à des mouchoirs patrio-
tiques oir étaient représentés les hauts faits du grand
capitaine. On répandait à profusion les brochures de
Chatelain dont tout l'art consistait à placer systéma-
tiquement dans un cadre vulgaire, d'un côté un étui-
gré bête et poltron , un curé méchant et hypocrite,
un fonctionnaire intrigant et bas, de l'autre un paysan
acquéreur de biens nationaux , un philosophe de vil-
lage, pleins, tous deux, d'intelligence et de droiture,


LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE.
73


et surtout un ancien officier qui n'avait qu'à froncer
le sourcil pour faire trembler le gentilhomme.


Les libéraux clairvoyants ne devaient pas se dissi-
muler qu'une telle propagande profitait surtout au
bonapartisme. Mais leur • haine étouffait leur pru-
dence. Ils voyaient seulement, dans cette évocation
de la gloire impériale, le moyen de destruction le
plus puissant et le plus immédiat qui pût être employé
contre la Restauration. Les thèses de liberté n'eussent,
en effet, échauffé que quelques bourgeois ou jeunes
gens des écoles. La thèse du patriotisme irrité avait
écho clans des couches plus étendues et plus pro-
fondes. Le licenciement\ de l'armée, en 1815, avait.
jeté dans tout le pays une population militaire, regret-
tant le passé dont elle avait oublié les souffrances et
ne se rappelait que les glorieux enivrements, mécon-
tente du présent, attribuant la défaite de l'empereur
à la trahison, l'invasion aux Bourbons, et ne rêvant
que de prendre contre la royauté d'abord , contre
l'étranger ensuite, la revanche de Waterloo '1 C'est


' Si l'on veut avoir une idée de ce qu'avaient de profond et d'aigu ces
ressentiments militaires que l'esprit de parti exploitait et envenimait,
OP en peut recueillir l'expression dans les Mémoires de l'un des plus
éclairés parmi les soldats de N'apoldon, le général comte de Ségur. Il(lit en parlant de 15(!0: a Amer et douloureux souvenir, lorsqu'au
sein d'une patrie à reconquérir, devant un grand effort à venger, au
milieu de tant d'éclat et de gloire que nous défendions encore, nosbras t


ombèrent tout à coup désarmés, et quand, dans la force de l'âge,
il fallut que nos cœurs flétris s'efforçassent de recommencer une vie
n
ouvelle et de subir une autre existence! Mais nous n'étions plus les


hommes du jour. En nous comme autour de nous, tout nous repous-
sait en nous-mêmes! Ce fut alors que, l'âme remplie de longs et




7' L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 18'2 0.


le type connu du vieux soldat qui racontait avec
orgueil, aux paysans de son village, ses campagnes
sous le « grand homme », ou de l'officier à demi-
solde, souffrant de sa carrière brisée, oisif, souvent
exposé au dénûment, instrument prêt à. toutes les
agitations et à tous les coups (le main. Cette armée
licenciée constituait alors la seule démocratie mili-
tante sur laquelle pût s'appuyer utilement une oppo-
sition factieuse. Le reste du peuple qui n'était pas
électeur s'occupait peu des affaires de l'État, et la
gauche ne pratiquait pas encore la politique popu-
laire à laquelle devait la conduire plus tard la
poursuite ou la possession du suffrage universel '.


profonds regrets, que l'oreille encore toute retentissante des bruits
de guerre, me réfugiant dans le passé, je m'essayai à en retracer la
gloire. 1, — Plus loin, parlant de 1815, il s'exprime ainsi : J'em-
portai dans ma retraite une âme obsédée de regrets amers, des sens
tellement pleins de bruits de guerre qu'aux moindres sons il me sem-
blait encore entendre les petillements inégaux des feux de tirailleurs ,
précurseurs des combats et des batailles. J'y portai surtout une
inconsolable imagination, en désaccord avec le présent, renonçant à
l'avenir, tonte retournée dans le passé qu'elle s'épuisait à refaire, et
enfin, comme Prométhée sur son rocher, enchaînée a:1 sommet de
notre gloire perdue, où l'aigle de nos victoires que nous avions ren-
dues si vaincs, ainsi qu'un remords, la dévorait. »


A côté d'animosités passionnées, ces anciens soldats avaient des
fidélités de sentiment et des crédulités singulières. Ils s'attendaient
à un nouveau retour de l'ile d'Elbe. Le bruit courait dans les cam-
pagnes que Napoléon s'était évadé de Sainte-Hélène par un immense
souterrain, et qu'il arrivait avec trois cent mille nègres , ou qu'il
était soutenu par des armées de Persans, de 'Turcs et de Marocains.
D'autres racontaient qu'il avait débarqué en Amérique ou en Égypte
et qu'il y faisait des s progrès étonnants ». D'audacieux imposteurs se
faisaient passer pour l'empereur et trouvaient toujours des dupes
pour leur extorquer de l'argent.


LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE. 75


Parfois les opposants, même les plus haineux, se
montraient inquiets des sentiments auxquels il était
fait ainsi appel. Le général Lamarque leur répondait
alors : « Il n'est avec la masse du peuple qu'un point
de contact, c'est le souvenir de la gloire passée, à
laquelle le plus mauvais hameau, la plus petite ca-
bane ont pris une part active; car dans tous les
hameaux, sous le toit de toutes les cabanes sont les
guerriers de la vieille armée... Ils ignorent sans doute
cette disposition de la nation , les d'Argenson, les
Bignon , les Chauvelin qui ne cessent de répéter qu'on
parle trop de l'armée, qu'on s'occupe trop de nos vic-
toires passées. Qu'ils sachent que c'est la seule ma-
nière de parler à l'immense majorité de la nation,
que les théories les plus brillantes, l'argumentation
la plus pressée, les épigrammes les plus spirituelles,
sont entendues seulement dans les salons de Paris et
(le quelques notables (le nos petites villes. »


Que les vieux soldats ou les officiers licenciés fus-
sent émus et soulevés par cette propagande, nul ne
saurait en être surpris, et ne pourrait beaucoup Ioni-
en vouloir. A leurs passions se mêlait une part de
patriotisme ; le préjugé qui leur faisait associer les
Bourbons aux revers de la France venait souvent de
l'ignorance plutôt que de la mauvaise foi. L'attitude
de certains royalistes était faite d'ailleurs, presque
autant que les excitations des libéraux, pour entre-
tenir ce préjugé. Les coupables contre lesquels l'his-
toire doit réserver sa sévérité sont les meneurs de




0


76 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 18'20.


cette triste et funeste campagne. Ce sont les césariens,
hypocritement travestis en libéraux, qui ne voulaient
pas permettre à la France de se remettre par la paix
des désastres où ils l'avaient deux fois précipitée.
Ce sont les libéraux, imbéciles par passion, qui, pour
satisfaire leur haine contre les Bourbons, aidaient à
créer une légende impériale dont la liberté serait la
première à souffrir. Que de chemin ils avaient fait
depuis qu'en 1814, La Fayette avait repoussé l'idée
d'une opposition, par cela seul qu'il aurait fallu s'al-
lier aux bonapartistes ! « Une telle opposition, avait-il
écrit alors à Jefferson , illibérale dans son principe,
serait désastreuse dans ses résultats. »


Quelle est donc l'idée, quel est le mot, qui peut
servir de cri de combat à cette monstrueuse coali-
tion, et maintenir unis des partis si dissemblables?
Ce n'est pas la liberté : si les libéraux en avaient
souci , ils se garderaient d'ébranler la royauté ; quant
aux bonapartistes, on sait quel cas ils en faisaient. Ce
n'est pas la république : personne n'ose même en
prononcer le nom. Ce n'est pas la monarchie de
Napoléon du prince d'Orange, du prince Eugène
ou du duc d'Orléans : chacune d'elles peut avoir ses
partisans; aucune ne satisferait les partisans des
autres. Le drapeau commun, c'est la Révolution. 11
eût été (le l'intérêt de la France, et particulièrement
de la liberté, de mettre fin à la Révolution par une
politique d'apaisement qui , tout en maintenant
la partie utile et irrévocable de l'oeuvre de 89, eùt


LE LIBÉRALISME BONAPARTISTE.
77


effacé les divisions du passé, calmé les ressenti-
mnts et garanti l'avenir contre toute secousse vio-
lente. Au lieu de cela, on affecte de croire la Révo-


e


lution menacée par les Bourbons, et l'on prétend la
défendre, la continuer, la développer, non-seule-
ment dans ce qui est légitime et acquis, mais dans
son esprit mauvais, ses préjugés, ses haines. On
s'empresse d'exploiter dans ce dessein les sottes pro-
vocations de quelques ultras, alors combattus par le
gouvernement, et qui menacent, beaucoup plus en
parole qu'en action, les intérêts de la société nou-
velle. Sur ce terrain détestable de la défensive et de
l'offensive révolutionnaires, bonapartistes et libéraux
se trouvent réunis pêle-mêle, confondant, par crainte
vraie ou feinte de l'ancien régime et par haine des
Bourbons, 1789 et Napoléon. État d'esprit singulier
qu'il faut se représenter, si l'on veut avoir le secret
de ces alliances. Oserait-on affirmer que cette aber-
ration a pleinement disparu aujourd'hui? En tous
cas, elle a duré longtemps, car M. Quinet en était
encore possédé quand il écrivait en 1840: « La bles-
sure de la France, la voici : la bataille de la Révolu-
tion française a duré _trente ans; victorieux au com-
mencement et pendant presque toute la durée de
l'action, nous avons perdu la journée vers le dernier
moment. Cette bataille séculaire ressemble à celle de
Waterloo, heureuse, glorieuse jusqu'à la dernière
minute; mais c'est cette minute qui décide (le tout.
La Révolution a rendu son épée en 1815. »




78 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


§ 9. — LE CENTRE GAUCHE.


Cette opposition de gauche, chaque jour plus âpre,
plus menaçante, plus nettement antidynastique, ren-
dait difficile la continuation, impossible le succès
de la politique de transaction, de pacification et de
confiance libérale qui avait été inaugurée après l'or-
donnance de 1816. L'honnête duc de Richelieu était
stupéfait et indigné. On lui entendait souvent répéter :
« Est-ce qu'il n'y a pas moyen de rompre cette al-
liance monstrueuse des libéraux et des bonapar-
tistes? » Mais tous ses efforts échouaient. Voyant à
gauche, et non sans raison, 'une menace de révolu-
tion , il en venait à se demander si , pour l'écarter, il
ne fallait pas se rapprocher de la droite. Il sentait
d'ailleurs que ce péril croissant éveillerait chez le
roi et chez les amis les plus éclairés de la monarchie
des alarmes qu'il serait impuissant à maîtriser. Pen
dant l'attente anxieuse des élections partielles de 1818,
il écrivait à M. Decazes : « Si par malheur il vient à
sortir (le l'urne des noms révolutionnaires, j'aurai
beau me servir des arguments que vous me donnez,
personne ne voudra me croire. » Et après les élec-
tions qui avaient réalisé ses inquiétudes : « Nous
avons battu l'aile droite, disait-il, elle est à terre;
laissons-la en repos, et réunissons nos forces contre


LE CENTRE GAUCHE.
79


Fade gauche, bien autrement redoutable ; car elle a
ses réserves derrière elle. » Le résultat le plus clair
de ces deux premières années d'opposition avait donc
été de porter le trouble et le découragement chez
ceux qui s'étaient si loyalement dévoilés à fonder la
liberté et à assurer la paix sociale, en réconciliant la
France nouvelle et la vieille royauté.


Leur déception était d'autant plus douloureuse,
qu'ils ne voyaient même pas leur conduite approu-
vée et secondée par ceux qui auraient' dù , sem-
ble-t-il, être leurs plus fermes soutiens. En dehors
des hommes de gauche, qui se disaient sans droit «les
libéraux », étaient d'autres vrais libéraux, groupés
autour de MM. Royer-Collard, Camille Jordan, de
Serre, le duc de Broglie, et qui eux voulaient sin-
cèrement la monarchie et la liberté. On les appelait
souvent les «doctrinaires », et ils constituaient l'élé-
ment dirigeant du centre gauche '. Au début, ils
avaient soutenu le ministère du duc de Richelieu ,
mais en l'excitant contre la droite, où ils voyaient le
seul danger, et en l'attirant le plus possible vers la
gauche. A leur avis, il n'y avait et ne pouvait y avoir


' Leur petit nombre ne diminuait ni leur prestige, ni leur confiance
en eux-mêmes. Celte confiance, en partie justifiée d'ailleurs par leur
talent et leur autorité morale, donnait lien à quelques railleries.
& Ils sont quatre, disait malicieusement un journal de gauche, qui
tantôt se vantent de n'ètre que trois, parce qu'il leur paraît impossible
quil y ait au monde quatre tètes d'une telle force, et tantôt prétendent
qu'ils sont cinq, niais c'est quand ils veulent effrayer leurs ennemis
par leur nombre.




81 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


que deux grands partis : les libéraux et les réaction-
naires. Chaque jour ces auxiliaires étaient devenus
plus exigeants, plus incommodes. Méconnaissan t les
transactions et les temporisations nécessaires, ils
voulaient arriver tout de suite au plenum de liberté
qui formait leur idéal constitutionnel . Ils se plai-
gnaient notamment que les ministres n'eussent pas
écarté des fonctions publiques quiconque était soup-
çonné de sympathie pour les royalistes de 1815. Au
moindre dissentimen t , ils s'exprimaien t sur le cabinet
avec une sévérité parfois fort rude. La vivacité d'âme
de Camille Jordan lui faisait même apporter dans la
controverse une passion et un défaut de mesure qui
contrastaient avec sa bonne foi, la pureté (le ses inten-
tions, la modération réelle de ses principes, l'aimable
douceur et la tendresse candide de son caractère. Il
dénonçait , en 1817, comme cause du malaise, la
politique du centre droit, et la qualifiait « d'hérésie
doucereuse, de constitutionnalisme incertain , équi
vogue, bâtard » . La gauche applaudissait, s'emparait
de ces mots et en faisait aussitôt ses cris de combat
Les ministériels , par contre , étaient blessés , et
Louis XVIII , dans son irritation , appelait M. loyer-
Collard et son ami les « confrères en trahison ».


Du reste, il semblait que les doctrinaires, même
quand ils étaient satisfaits, craignissent de se com-
promettre en soutenant trop le ministère : ils consen-
taient à être ses protecteurs, non à se montrer ses
partisans. Dans cette attitude réservée et quelque peu


LE CENTRE GAUCHE. 81


orgueilleuse, apparaissait le caractère particulier de
l'homme le plus considérable (le ce groupe, M. loyer-
Collard. Originale et puissante figure que celle de ce
bourgeois de souche janséniste, à la. taille haute, à la
démarche majestueuse, au visage austère et un peu
abrupt, au regard tombant de haut, à la bouche
dédaigneuse, d'une constitution robuste qui ajoutait
à l'énergie de son âme, ardent et ferme, inaccessible
aux faiblesses mesquines, non aux passions tenaces, peu
porté à se défier de lui-même, ne sentant rien fhible-
ment et ne cherchant ni à maîtriser, ni à cacher ce
qu'il sentait, s'y livrant au contraire avec impétuosité,
disant tout haut ce qu'il pensait de tout le monde, et,
par fierté démocratique, ne se gênant nulle part, ni
pour personne. A quatre-vingts ans, il aimait à répé-
ter : «J'ai toujours été une mauvaise tête. » Les cour-
tisans se regardaient, étonnés et souriant, quand ils le
voyaient, en présence du roi, se moucher bruyamment
dans son grand foulard rouge qu'il déployait tranquil-
lement comme s'il eût été chez lui. M. Royer-Collard
avait l'esprit imposant. Sa parole était grave ainsi que
sa pensée, un peu dogmatique et altière, mais coulée
en bronze. A la tribune, et surtout dans la conversa-
tion, il se mêlait parfois, à la dignité habituelle de
son langage, une ironie sentencieuse et redoutable
qui, d'un seul trait, emportait la pièce. D'une absolue
d roiture d'intention , désintéressé de toute ambition
Vulgaire ,


niais non d'une sorte d'égoïsme élevé qui
lui faisait placer très-haut le soin de sa personnalité


6




LE CENTRE GAUCHE.
83


moment, dit-il , où l'on acceptait la Restauration,
« il fallait traiter avec elle sans humeur, sans dédain,
sans impatience, tenir compte de ses côtés faibles,
louvoyer pour ainsi dire entre ses écueils »; il ne
fallait « ni s'étonner, ni se plaindre des incertitudes
et des préjugés auxquels on se heurtait ».
ajoute-t-il , une « bonne fortune » inespérée d'avoir
trouvé un roi tel que Louis XVIII, un président du
conseil tel que le duc de Richelieu , des ministres
tels que ses collègues ; « il les fallait conserver
comme la prunelle de Uceil ; il fallait non-seulement
les maintenir, mais les maintenir dans leurs bonnes
dispositions, ou naturelles, ou de circonstance; et
pour cela, il fallait même leur passer beaucoup de
fautes; on n'est un parti politique qu'à ce prix ; on
ne garde qu'à ce prix le terrain gagné ». Le duc de
Broglie constate d'ailleurs que M. de Richelieu ne
s'effrayait pas sans motif », que « la loi électorale,
bonne en principe, était sur certains points impru-
dente et portait évidemment des fruits révolution-
naires ». Aussi, déclare-t-il en terminant une si
honorable et si rare confession , que ses amis et lui
avaient été « inexcusables de sacrifier le ministère
Richelieu au maintien de la loi sur les élections' ».


Combattu par la gauche, qui suivait sa criminelle'
tactique de renversement, abandonné par le centre


' Notes
biographiques citées par M. Guizot dans son étude sur le


duc de Broglie.


6.à


82
L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


politique et de son intégrité doctrinale, il marchait
de son pas, sans s'inquiéter s'il suivait les autres, ni
si les autres le suivaient. impitoyable pour ceux qui
se trouvaient ainsi séparés de lui, il ne laissait jamais
passer un acte en désaccord avec ses vues propres
sans le noter d'un blâme, le blâme dût-il atteindre
un cabinet pour lequel il avait estime et confiance,


et qu'il eût eu intérê t
à soutenir. Du reste, il redou-


tait pour son propre compte l'action et la responsa-
bilité; il ne voulait être ni ministre, ni même minis-
tériel, et trouvait plus commode le rôle de critique
indépendant et d'oracle irresponsable. Être écouté
lui suffisait. Là est le côté faible de cette noble el
forte nature. Aussi, après avoir eu un grand renom,
une rare puissance morale, il n'a laissé en mourant


et avec les vues les plus
aucun écrit, aucune oeuvre;
élevées et les plus pures, son action politique n'a
pas toujours été utile à cette double cause monar-
chique et libérale qui lui tenait tant au coeur.Les doctrinaires n'avaient donc apporté d'abord
qu'un concours précaire et disputé au ministère du
duc de Richelieu. Ils allèrent bientôt plus loin.
Quand le cabinet, justemen t effrayé de la gauche,
voulut, vers la fin de 1818, revenir un peu à droite


et modifier
la loi électorale dans un sens conserva


teur, ils s'en séparèrent ouvertement. Le duc de
Broglie, qui était l'un des amis de M. Royer-Collard
a reconnu plus tard, avec une haute loyauté, que
cette scission avait été « une faute capitale ». Du




On aurait pu s'attendre, après la retraite du due de
Richelieu, à une évolution du gouvernement vers la
droite ; mais, malgré des tentatives dans ce sens qui
alarmèrent vivement la gauche et durent lui faire com-
prendre la témérité coupable de sa conduite récente,
la crise aboutit , au contraire, à la constitution d'un
ministère plus libéral encore que le précédent. Des
hommes du centre gauche, M. de Serre, le général
Dessoles, le baron Louis, M. Portal, remplacèrent les
ministres sortants. Une occasion nouvelle, inespérée
était donc offerte à la gauche de revenir à résipiscence
et de réparer ses fautes. M. de Serre, le plus impor-
tant des nouveaux ministres, était alors dans l'ardeur


même, de son optimisme réformateur. II rêvait de
résoudre tous les problèmes par la liberté, de désar-
mer les partis hostiles par la confiance. S'il péchait,


singulièrement pure et généreuse, trop généreu se A


c'était par excès de condescendance envers la gauche.


S11 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


gauche, le ministère dut enfin renoncer à continuer
l'oeuvre (le conciliation libérale et monarchique, en-
treprise en 1816, avec quelques illusions peut-être,
mais avec un patriotisme clairvoyant ; et , en dé-
cembre 1818, le duc de Richelieu quittait le pouvoir,
suivi par MM. Lainé et Pasquier.


§ 10. - L'OPPOSITION ET M. DE SERRE. (1810.)


L'OPPOSITION ET M. DE SERRE.
85


Pour vaincre au Luxembourg toute résistance de la
droite, on fit une fournée de soixante pairs, parmi
lesquels vingt-deux étaient d'anciens pairs éliminés
après les Cent-Jours. De nombreux changements
parmi les préfets, les conseillers d'État, les com-
mandants de la garde nationale, mirent partout les
libéraux à la place des fonctionnaires suspects d'in-
dulgence pour les ultras. Une oeuvre plus utile et plus
durable fut la présentation de ces grandes lois sur la
presse qui, du premier coup, ont donné le dernier
mot de la liberté en cette matière ; si bien que les
gouvernements suivants y ont seulement ajouté, les
uns après les autres, des restrictions et des garanties
répressives. Des commissions composées d'hommes
indépendants et éclairés préparaient, dans le même
esprit, plusieurs lois sur les institutions municipales
et départementales, sur la composition du jury, sur
la liberté individuelle, sur la réforme du Code pénal.
Pour suivre cette politique si hardiment réformatrice,
le cabinet bravait l'hostilité violente de la droite, à
laquelle s'était joint le centre droit , du jour où
M. Lainé n'avait plus été ministre. Il ne craignait même
pas de s'exposer aux représentations de la diplomatie
étrangère qui, depuis 1815, prétendait avoir son avis
à donner dans nos affaires intérieures. Jamais gou-
vernement n'avait accordé tant de gages aux libéraux.
Ceux- ci devaient, semble-t-il , soutenir de pareils
ministres avec sollicitude : attentifs à leur éviter tout
embarras, et surtout à ne fournir, par aucune impru-




86 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


dente, des arguments à ceux qui répétaient au roi et
aux royalistes qu'on les menait grand train à la révo-
lution. Telle eût 'été en effet leur conduite, si leur
principal souci avait été celui de la liberté; mais,
par passion chez les uns, par faiblesse chez les
autres, ils obéissaient à un sentiment différent : plus
que jamais, leur conduite était inspirée par une
arrière-pensée antidynastique.


Dans les premières heures qui suivirent la for-
mation du ministère du 30 décembre 1818, comme
naguère après l'ordonnance de 1816 , la gauche
applaudit : elle promit presque son appui. Était-ce
sentiment du danger de réaction auquel elle venait
d'échapper? litait-ce habileté perfide pour exciter et
compromettre les nouveaux ministres? Il est inutil e
de le rechercher: Mais quelques jours s'étaient
peine écoulés, qu'elle redevenait exigeante et mécon
tente. 11 lui fallait des places pour tous les affamés
de son parti ; tellement que ses convoitises excitaient
l'indignation et le. dégoût de l'honnête Censeur
Aux quelques élections isolées qui eurent lieu en
mars 1819, elle porta et fit triompher contre le mi-
nistère des candidats d'une hostilité patente, entre
autres M. de Corcelle , récemment revenu d'exil,
ancien colonel de la garde nationale sous les Cent-
Jours, et bientôt l'un des plus ardents conspirateurs.
La Minerve commentait ces élections avec une ironie
impertinente. « Le ministère, disait-elle, a recueilli
le prix de ses efforts ; les dernières élections ont dû


L'OPPOSITION ET M. DE SERRE.
si


même surpasser son attente. » Vainement la Renom-
mée, fondée par Benjamin Constant, tâchait-elle de
modérer le ton de l'attaque, et faisait-elle des profes-
sions de loyauté monarchique et constitutionnelle;
vainement, tout en critiquant les ministres, les dé-
clarait-elle « préférables à ceux qui voudraient les
remplacer » : ce langage demeurait isolé. Les antres
journaux de gauche guerroyaient bien plus contre les
ministériels que contre les ultras, et ne profitaient
de la liberté garantie par les lois de 1819, que pour
rivaliser d'amertume, de perfidie et de violence.


Rien d'ailleurs ne montre mieux la mauvaise foi
de la gauche, que la manière dont elle accueillit ces
lois si hardiment libérales sur la presse. La Biblio-
thèque historique les présenta comme le « dernier
effort du despotisme aux abois, comme une insulte
faite au bon sens du public et à la dignité des
Chambres ». Les écrivains de la Minerve, anciens
censeurs de la police impériale, disaient : « On donne
à ces lois le nom de lois sur la liberté de la presse, à
la manière des Génois qui écrivaient le mot liberté
sur leurs prisons. » Benjamin Constant avait rendu
d'abord hommage aux projets; mais, quelques jours
plus lard, il les critiqua amèrement et énuméra les
dangers qu'il y découvrait. Que s'était-ii donc passé?
Les bonapartistes de la presse de gauche avaient
réprimandé Constant pour sa première et trop sincère
apiplororabbatleio. n ; celui-ci s'empressait de faire amende
honorable




88 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


La nature seule des polémiques de presse et des
conflits de tribune suffisait à révéler le parti pris
d'agitation qui était au fond de l'opposition de la
gauche. Si celle-ci se fût bornée à réclamer plus de
liberté, on eût pu , tout en lui reprochant un défaut
d'opportunité et de mesure, comprendre et excuser
sa conduite ; mais ce n'étaient pas des questions de
réforme qu'elle soulevait le plus volontiers; c'étaient
des questions de parti, à la fois irritantes et stériles,
et entre toutes, par une préférence aveugle on per-
fide, celles qui opposaient face à face la vieille société
et la nouvelle, la France de l'Émigration et la France
de la Révolution. L'une des plus graves alors était
celle du rappel des régicides, proscrits, après 1815,
avec quelques autres catégories de révolutionnaires
ou de fonctionnaires impériaux. Depuis deux années,
et surtout depuis le nouveau ministère, la clémence
royale avait rouvert les portes (le la patrie à beau-
coup de ces bannis. Mais la gauche ne se contentait
pas de ces grâces individuelles; elle voulait un
rappel en masse qui fût une sorte d'amende hono-
rable et de réparation faite à la Révolution par le frère
de Louis XVI. Elle provoquait, dans ce sens, tout un
mouvement de pétitions. Politique rétrograde , s'il
en fut jamais ! De toutes les campagnes que pouvait
poursuivre la gauche, il n'en était pas qui intéressât
moins le présent ou l'avenir de la liberté, ni qui fût
mieux calculée pour faire avorter tout rapproche-
ment de la monarchie avec le parti libéral, en met-


L'OPPOSITION. ET M. DE SERRE
89


tant entre eux deux , comme un abîme de sang, k
souvenir du 21 janvier. M. de Serre en ressentit une
légitime irritation. Quand vint le jour (le discuter ces
pétitions à la Chambre, on le vit se lever et se diriger
vers la tribune, en proie à une émotion inaceout mée.
Sa figure, déjà pâlie par l'approche de la maladie,
trahissait la violence des sentiments qui l'agitaient.
Il y eut un frémissement dans la salle. Chacun sentit
qu'il allait se passer quelque chose de grave. Alors,
au milieu du silence de la droite, à la fois satisfaite et
malveillante, des libéraux consternés , le ministre
prononça, au sujet du rappel des régicides, ce mot
redoutable : Jamais I


De ce jour, la rupture était définitive. La gauche
était d'autant plus animée contre M. de Serre, qu'elle
était au fond plus mécontente d'elle-même. Quant au
ministre , comment n'eût-il pas hésité et reculé en
voyant l'accueil fait à ses avances ? Quelques libé-
raux, sans doute, se (lisaient constitutionnels, et au-
raient voulu l'être; niais ils n'avaient ni la force ni
la volonté de résister aux violents. Comme toujours
dans ces partis , la queue conduisait la tête. Les bo-
napartistes prenaient dans l'opposition un rôle de
plus en plus important; une grande partie de la
presse était entre leurs mains; des généraux en
retraite s'introduisaient dans les comités directeurs.
Peut-être n'y avait-il pas encore à cette époque
de conspirations proprement dites, mais pour arriver
sur ce terrain ouvertement anticonstitutionnel , le




90 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 2520.


dernier pas seul était à faire. M. de Serre qui, sans
avoir en main de preuves juridiques, connaissait
ces dispositions, se sentait autorisé, en dépit des
réclamations à la fois hypocrites et violentes de la
gauche, à dénoncer à la tribune « une attaque con-
certée contre le gouvernement du roi » . M. Royer-
Collard lui-même, porté cependant alors à ne voir
que le danger venant de l'extrême droite, déclarait
aussi devant la Chambre que « le gouvernement légi-
time avait des ennemis » et que « ces ennemis s'agi-
taient ».


La déception devait être grande pour M. de Serre.
11 avait rêvé de faire de la liberté en s'appuyant sur
les libéraux. Ceux-ci lui répondaient par la révolu-
tion. On comprend l'accent plus poignant que pre-
nait. alors son éloquence. Toujours sur la brèche, se
dépensant sans mesure , bien que frappé à mort par
la maladie, il luttait vaillamment; mais, trompé dans
son libéralisme, effrayé dans son royalisme, indigné
dans sa droiture, s'il ignorait la défaillance, il ne
pouvait empêcher le découragement d'envahir son
âme. Quelle responsabilité pour ceux qui éveillaient
ainsi, chez un esprit généreux et confiant, les pre-
miers doutes, sinon sur les grandes idées qu'il avait
servies, du moins sur les hommes et les partis au
milieu desquels il était condamné à les appliquer' !


Il sera permis de renvoyer, pour tout ce qui touche à la personne
et au rôle de M. (le Serre, à l'étude plus approfondie qui a été faite


L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE. 91


§ 11. — L'imEcTioN DE GRÉGOIRE.


Chaque année, depuis 1817, les élections avaient
été, pour la gauche, une occasion de se fortifier et
d'accentuer davantage son opposition. i la fin de
1819, un cinquième de la Chambre était à renouve-
ler. Bien loin d'être désarmée par le libéralisme du
ministère , la gauche se montra plus hostile encore.
Ceux de ses membres qu'on pouvait croire modérés
firent cause commune avec les bonapartistes et les
républicains. Les noms les plus compromis furent
inscrits de préférence sur les listes de candidats. On
y voyait beaucoup de généraux, manifestation pre-
mière de ce militarisme révolutionnaire qui commen-
çait apparaître comme le caractère le plus dange-
reux et le plus détestable de l'opposition ; c'étaient,
à côté du général Foy qui, malgré son ardeur pas-
sionnée, était du moins constitutionnel, les généraux
Lamarque, Tarayre , Rey, Gérard, Sébastiani , Sé-
mélé, Demarsay, etc. On remarquait aussi sur les
listes d'anciens sénateurs à réputation serai-républi-
caine comme M. Lambrechts. Quelques esprits timi-
des manifestaient-ils des inquiétudes à ce sujet, les
journaux de la gauche répondaient que « la crainte


de cet homme d'État, dans la première partie de notre étude sur l'Ex-
trême droite et les Royalistes pendant la. Restauration. (VoirRoyalistes et Républicains, p. 157 et suiv.)




92 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


des bonapartistes et des républicains était une crainte
vaine » . Non-seulement les indépendants se sépa-
raient des ministériels, mais c'était à ceux-ci qu'ils
en voulaient le plus , ne craignant pas , pour leur
l'aire échec, de se coaliser ouvertement avec les
ultra-royalistes. Singulière façon de remercier les
modérés du centre de s'être brouillés avec la droite
pour l'arrêter, en 1816 , dans sa réaction contre la
gauche! La Société des Amis de la presse décida
qu'en cas de ballottage, les électeurs libéraux devaient
préférer l'ultra au candidat du cabinet. A peine Ben-


jamin Constant essaya-t-il timidement de combattre
la maxime : « Tout plutôt que les ministériels. » Le
Censeur lui-même sembla adhérer à la décision du
comité. Quant aux feuilles d'extrême droite, elles
acceptèrent avec empressement l'alliance qui leur
était offerte. La gauche obtint , à ces élections de
1819, un succès plus grand encore que dans les
années précédentes. Elle gagna vingt-cinq siéges ,
tandis que le centre en perdait douze. Parmi les élus
se trouvaient vingt et un fonctionnaires ou députés
des Cent-Jours. La Minerve raillait agréablement la
déconvenue des ministres.


Parmi ces élections, il en était une dont l'immense
retentissement fit bientôt oublier toutes les autres :
c'était celle d'un ancien membre de la Convention,
l'évêque constitutionnel Grégoire. Ce personnage
n'était pas, sans doute, de ceux qui avaient été le
plus loin dans la révolte religieuse et dans la dénia-


L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE.
93


gogie politique; prêtre, il n'avait pas reculé devant
le schisme, mais il avait refusé en pleine Terreur de
suivre Gobel jusqu'à l'apostasie ; représentant du
peuple, il s'était trouvé engagé dans les mesures les
plus violentes, mais il avait pu , à côté des mon-
tagnards, paraître presque modéré. Toutefois ses
antécédents étaient assez chargés pour faire de sa
nomination un sanglant outrage aux frères et à la
fille de Louis XVI , à la royauté elle-même. Absent
au moment du vote dans le procès du roi, Grégoire
n'était pas proprement régicide; seulement il avais
tenu à s'associer au crime de ses collègues par
des déclarations empreintes de la haine la plus sau-
vage '. Esprit sincère, disent ses apologistes, mais
en tous cas étroit, faible, à la fois inconséquent et
obstiné, ce chrétien qui se disait tolérant avait ac-
cepté les persécutions religieuses de la Convention ,
ce républicain avait consenti à être sénateur et comte
de l'Empire. Depuis la Restauration, retiré à Auteuil,
nullement molesté par le gouvernement royal qui In i


Du département où il était en mission pendant le procès de
Louis XVI, Grégoire avait écrit, de concert avec les autres commis -
saires, la lettre suivante : g Nous déclarons que notre voeu est pour
la condamnation à mort par la Convention nationale, sans appel au
P euple. D'ailleurs, dans un débat préalable, il avait combattu vive-
ment ceux qui ne voulaient pas que la Convention jugeait Louis XVI.
joui Les rois, disait-il, forment une classe d'êtres purulents qui fut tou-


rs la lèpre (les gouvernements et l'écume de l'espèce humaine. IOn po urrait multiplier ces citations. C'est Grégoire qui avait écrit :
La destruction d'une bête féroce, la cessation d'une peste, la mort


d'un roi, sont pour l'humanité des motifs d'allégresse..




94• L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


avait même laissé sou traitement sénatorial de vingt-
quatre mille francs, il n'avait pris aucune part aux
luttes politiques. Il paraissait même vivre un peu
dans les nuages; au moment de son élection, M. Laf-
fitte étant venu l'entretenir de l'émotion générale :
« J'ai reçu , lui avait-il répondu, des nouvelles d'un
brahmine qui m'apprend que l'esprit public fait
beaucoup de progrès dans l'Inde. »


Par quelle maladroite et sinistre fantaisie allait-on,
en 1819, chercher dans sa retraite le revenant affai-
bli et oublié d'un odieux passé ?.Les idées courantes
de la gauche à cette époque sembleraient plutôt en
contradiction avec cette conduite. Les plus avancés
d'alors pouvaient s'inspirer des souvenirs de 1791,
de cet esprit de démocratie méfiante et irrespec-
tueuse qui , s'il rend la monarchie impossible,
n'ose pas cependant s'attaquer directement à elle.
Mais ils répudiaient 1792 et 1793. Nul d'entre eux
ne se serait dit jacobin ou montagnard. Les Consi-
dérations de Madame de Staël donnaient alors la
note de l'opinion libérale sur la Révolution `. Plus


I M. Thiers et M. Mignet ne viendront que plus tard. Les Consi
dérations sur la Révolution française, de madame de Staël, publiées
après sa mort, en 181$ , curent un immense succès. En quelques
jours il s'en vendit 60,000 exemplaires. C'était l'esprit de 89. L'idéal
de madame de Staël n'allait pas au delà de la monarchie anglaise. On
pouvait seulement se demander si son amour pour l'Angleterre n
la poussait pas à souhaiter à la France une révolution de 1688. —
Notons cependant, dans une région inférieure , un écrit de Bail
lcul, l'ancien apologiste du 18 fructidor, qui contenait déjà à cette.


L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE.
95


tard seulement, on entreprendra ce travail de réhabi-
litation qui, de sophisme en sophisme , aboutira à
l'exaltation des hébertistes et à leur réapparition
pendant la Commune de 1871. Quand la lie est une
fois tombée au fond , elle ne remonte pas tout de
suite à la surface. Il faut un certain temps pour que ,
les factions enchérissant de violence les unes sur les
autres afin de se dépasser et de se supplanter, les
extrêmes aient leur tour. En 1819, on n'en était
encore qu'à La Fayette. Les souvenirs de la Terreur
étaient trop présents, et personne n'eût osé évoquer
ce sanglant fantôme , si ce n'est pour le maudire.
Beaucoup de libéraux auraient dit alors, comme
M. Royer-Collard : Il y a deux êtres que je n'ai
jamais pu voir sans un soulèvement intérieur : un
régicide et un prêtre marié. » Comment, en effet,
tenter la justification de ces régicides, quand on ren- .
contrait chaque jour dans les rues la duchesse d'An-
goulême, portant sur son visage le souvenir et
comme le témoignage vivant des agonies du Temple!


D'ailleurs, entre la gauche et les hommes de 1793,
sauf quelques cas accidentels, les relations person-
nelles étaient en fait presque nulles. Beaucoup des
régicides étaient morts ; les survivants étaient exilés
depuis 1815. Quelques-uns cherchaient la solitude
comme de vieux sangliers , et évitaient même leurs


époque le germe des sophismes qui infesteront plus tard les his-
toires révolutionnaires.




0G L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT
18:20.


complices. Pour les voir, il aurait fallu les chercher
dans les campagnes les plus isolées de la Suisse ,
dans les faubourgs écartés des villes , quelques-uns


j usque dans les déserts de l'Amérique ; la vue deshommes leur était à charge. Ceux qui sortaient de
leur retraite paraissaient obsédés d'une seule préoc-
cupation , justifier, expliquer le vote redoutable qui
pesait sur eux; ces juges devenus accusés se sen-
taient contraints de répondre à l'interrogatoire d'un
tribunal invisible qui n'était autre que la conscience -
publique. Plusieurs conservaient cependant la vieille
haine au fond de leur âme farouche; Genevois, sur
le point de mourir à Vevey, faisait approcher son
domestique : « Quand je serai mort, lui disait-il , et
que les Bourbons auront été détrônés , tu viendras
sur ma tombe, tu frapperas deux coups (le canne et
tu crieras : Monsieur ! nous les avons chassés! » Les
plus sociables s'étaient groupés en Belgique; un mo-
ment remarqués , ils furent vite oubliés. Ils vivaient
entre eux , mais pour s'entre-déchirer, fidèles en
cela, jusqu'au bout, au vieil esprit de la Convention '.


I La querelle était surtout fort vive entre les conventionnels ano-
blis par l'Empire et leurs compagnons demeurés démocrates, parfois
malgré eux. Ceux-ci appelaient les premiers des Magnats, et ne leur
épargnaient pas les plus sanglantes épigrammes. A la tète des Magnats
étaient le comte Sieyès et le prince Cambacérès. Ce dernier avait
pour chambellans deux anciens montagnards porte-bâton. Arrivé en
exil , il leur (lit : Nous voilà dans l'adversité : il faut nous y con-
former et nous faire des mœurs plus simples; quand nous serons en
public, vous m'appellerez prince; mais quand nous serons seuls, il
suffira de dire monseigneur. u (Mémoires inédits du conventionnel
Baudet, cités par M. Quinet , dans son livre sur la Révolution.)


L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE.
97


Plus tard, en 1830, quand ces hommes rentreront
en France, ils pourront juger par l'indifférence gé-
nérale à quel point ils étaient devenus étrangers
même à la fraction la plus avancée de l'opinion


La séparation que les événements avaient creusée
entre les hommes (le la Convention et ceux du nou-
veau libéralisme rend donc plus inintelligible et
plus injustifiable l'inspiration haineuse et insolente
qui avait fait choisir Grégoire, à la fin de 1819, pour
le présenter aux électeurs de Grenoble. Les habiles,
Benjamin Constant entre autres, avaient vu cette
candidature avec regret. S'ils n'en ressentaient point
par eux-mêmes la criminelle inconvenance, ils en
comprenaient le péril. Mais cette fois, comme tou-
jours, les modérés avaient été menés par les violents,
les chefs par leurs soldats. Après quelque résistance,
le comité central avait fini par mettre l'ancien con-
ventionnel sur sa liste, et les journaux de la gauche


« J'ai vu moi-même, en 1830, raconte M. Quinet, le retour des
conventionnels, exilés depuis 1815; cc souvenir me navre encore
au moment où j'écris. (Et me préserve le ciel de pareille avanie
dans mes vieux jours!) Personne ne leur tendit la main. Ils repa-
rurent étrangers dans leur propre maison; leur ombre toute seule eût
fait plus de bruit. Leurs enfants avaient prie d'autres opinions, le
plus souvent toutes contraires; ce reniement domestique journalier,
incessant, était un de leurs supplices. lls voulurent entrevoir leurs pro-
vinces natales où ils avaient été autrefois honorés, applaudis; pas un
seuil ne s'ouvrit à eux. Le séjour leur devint bien tait insupportable.
Après s'être convaincus qu'ils étaient incommodes aux vivants, ils se
r
etirèrent à l'écart, dans quelque abri obscur, regrettant, comme


l'un d'eux me l'a avoué, l'exil lointain d'oit ils étaient sortis, et
struoiturvel le retour pire cent fois que la mort qui ne pouvait tarder de


7




95
L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT I820.


avaient recommandé ce candidat « si connu, di-
saient-ils, par ses admirables .antécédents » .


Grégoire ne réussit pas dès le premier tour de
scrutin. Au second, il l'emporta sur le candidat mi-


nistériel, grâce aux voix des ultra-royalistes Le


scandale fut immense. Toute la politique parut un
moment se résumer dans cet incident électoral. Chez
ceux qui détestaient les souvenirs révolutionnaires,
et voulaient maintenir la monarchie, ce fut une im-
pression soudaine d'effroi et d'indignation. Les
feuilles d'extrême droite comprirent aussitôt le parti


qu'elles pouvaien t tirer de cette élection contre la
politique du ministère et contre les modérés ; elles
s'employèrent avec une singulière ardeur à entretenir
et à exciter encore davantage l'émotion générale ; elles
n'appelaient plus les libéraux que les « Grégoriens » .
Devant cette explosion , la gauche se montrait fort
embarrassée. Elle sentait trop tard qu'à son point de
vue même, elle avait fait une irréparable sottise. Ses
journaux ne défendaient que timidement Grégoire,
et la Minerve


affectait de voir seulement en lui un
« homme d'une piété douce qui allait défendre
l'Église gallicane . Du reste, dans l'intimité, cha-
cun rejetait sur son voisin, non sans d'amères récri-


t Était-ce à cette occasion que Chateaubriand disait chez la du
-chesse de Duras : II est indispensable de faire avaler au roi quel-


ques Jacobins, pour lui faire rendre les ministériels qu'il a dans le


ventre. D
Et on lui répondait : Savez-vous que vous ètes un le


reux apothicaire! Vous votes servez de poisons comme remède! n


L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE.
99


minations , la responsabilité de cette téméraire et
maladroite candidature. On tâcha de peser sur Gré-
goire pour lui faire donner spontanément sa démis-
sion ; l'entêté vieillard refusa. Quand vint à la
Chambre le débat sur la validation de son élection,
les députés opposants n'osèrent pas plaider ouver-
tement sa cause; ils se jetèrent dans des chicanes de
procédure qui n'empêchèrent pas la majorité de pro-
noncer l'exclusion pour indignité.


11 ne restait donc rien de cette campagne électorale,
ou plutôt il en restait un nouvel et décisif échec pour
l'oeuvre de conciliation libérale, inaugurée par le duc
de Richelieu après 1816, reprise avec plus de har-
diesse encore, à la fin de 1818, par M. de Serre. Déjà
les violences et les menaces de la gauche n'avaient que
trop réussi à entraver et à décourager cette politique;
l'élection de Grégoire y porta le dernier coup. Elle
ne révélait sans doute, sur les haines irréconciliables
et la déloyauté d'une partie de la gauche, sur la
faiblesse et la lâcheté de l'autre partie , rien qu'on
n'eût pu déjà discerner dans les actes antérieurs de
l
'opposition. Mais c'était un de ces faits simples,
compris de tous parce qu'ils se traduisent par un
nom propre, un de ces scandales qui saisissent vive-
ment la conscience publique, l'éclairent aussitôt sur
des dangers déjà existants, niais jusqu'alors impar-
faitement perçus, l'alarment d'autant plus que l'im-
pr


ession est plus soudaine et plus brutale, et déter-
minent dans l'opinion (les mouvements de réaction


7.




L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE.
101


100
L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


auxquels nul sang-froid in nulle sagess ne sauraient
résister. Des le lendema de cette élec


e
tion , le comte


d'Artois, qui s'était tenu éloigné du roi depuis quelque
temps, l'aborda, en lui disant: «Mon frère, vous voyez
out l'on vous mène. — Oui, mon frère, répondit
Louis XVIII , et j'y


pourvoirai. » Le ministère, déjà
ébranlé, reconnut la nécessité d'incliner décidément
vers la droite, notamment de changer la loi électorale,


et il se modifia en vue
d cette politique nouvelle.


Des pourparlers furent en e gagés avec M. de Villèle et


Sur ces entrefaites , dans la soirée du 13 fé-ses amis.


vrier 1820, le duc de Berry fut assassiné .
Cet évé-


nement précipita davantage encore la réaction déjà
provoquée par l'élection de Grégoire. Le crime était
l'oeuvre personnelle d'un misérable fanatique; mais
pour les écrivains royalistes, c'était une occas ion de
dire avec Charles Nodier : « On


demande si le


couteau qui a tué le duc de Berry s'appelait un poi-


gnard ,
tire-point, un tranchet. Je l'ai vu : cet


instrument s'appelle une idée » La gauche,
comme ahurie, essayai t à peine de résister. Le minis-
tère subit alors une nouvelle transformation : M. De-
cazes se retira ; le duc de Richelieu reprit la prési-
dente du conseil ; M. de Serre , par dévouement
monarchique, consenti t


à demeurer garde des sceaux.
C'étaient encore des hommes du centre qui allaient
détenir nominalement le pouvoir, mais , en réalité ,
la politique du centre était finie. Le nouveau cabinet


était à la merci de la droite, sur laquelle il lui faudrait
s'appuyer pour combattre une gauche ouvertement
révolutionnaire. L'avénement de M. de Villèle n'était
plus qu'une affaire de temps.


Quel est, en effet, le résultat le plus clair de
cette politique de gauche qui a eu pour dénoû-
ment l'élection de Grégoire, et pour épilogue le
crime de Louvel? C'est la dissolution du parti inter-
médiaire qui, au lendemain de la réaction de 1815,
au surlendemain des Cent-Jours, avait rêvé d'unir
l'amour des Bourbons et celui de la Charte, de
fondre les royalistes libéraux et les libéraux dynas-
tiques, après avoir Séparé les uns et les autres de
la fraction extrême et violente de leurs amis. Une si
noble espérance avait un moment donné à ce parti
un grand élan. Mais, en 1820, lassé de tant de décep-
tions successives, affaibli par ses échecs, il était sur
le point de disparaître complétement de la scène poli-
tique. Sort habituel des groupes modérés, quand une
fois ils ont échoué I Ils n'ont pas, dans la mauvaise
fortune, cette garantie de durée et de persistance que
donnent les passions ardentes, les symboles absolus,
les drapeaux aux couleurs simples et tranchées. En
leurs jours de succès, ils sont soutenus , ou plutôt
suivis, par la masse un peu flottante et molle des
hommes de bon sens et de bonne foi, sans opinions
préconçues, sans attachements obstinés, sans grand
goût pour les luttes publiques; mais ils n'ont pas de
ces partisans fanatiques qui, après la défaite, demeu-


n




102 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


rent fidèles à leur poste, toujours prêts au combat
même sans espoir. En réalité, il n'y aura plus dé-
sormais, l'une en face de l'autre, que deux armées
foncièrement ennemies, la droite et la gauche, cher-.
chant mutuellemen t à s'écraser, non à se convertir,
chacune à la merci des violents de son propre camp,
sans aucun médiateur qui puisse s'interposer entre
elles. Les amis clairvoyants de la liberté ont-ils lieu
de s'en féliciter?


C'est pourtant à de prétendus libéraux qu'on doit


en grande partie ce résultat. Depuis trois ans, que
d'avances leur avaient été faites ! Il n'avait pas tenu
aux ministres du roi que la France n'entrât alors en
possession de toutes les institutions que les plus exi-
geants devaient souhaiter. L'histoire pourrait même
reprocher à ces ministres une excessive confiance,
sinon dans la liberté, du moins dans les libéraux.
On a vu quelle réponse leur avait faite la gauche,
n'usant de chaque concession nouvelle .que pour en
faire un instrument d'agitation révolutionnaire, une
arme au service de ses haines contre les Bourbons.
M. de Serre sera autorisé à lui dire, quelques se-
maines plus tard , avec un mélange de fierté et de
tristesse : « Si le succès n'a pas couronné nos efforts,e


c'est que le gouvernement n'a pas toujours rencontré
la franchise qu'il apportait lui-même. Ce ministère.-
dont je faisais partie a fait tout ce qu'il était humai.
nement possible pour fonder les libertés publiques.
On sait de quel succès il a été payé! » Ne sembl


e-


L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE.
103


t-il pas que les opposants aient voulu apprendre eux-
mêmes aux habiles comme M. Decazes, aux généreux
comme M. de Serre, et, par eux, à tous les hommes
d'État de l'avenir, qu'un gouvernement, fùt-il le
plus justement irrité des extravagances, effrayé des
témérités de l'extrême droite, ne saurait prendre son
point d'appui sur la gauche, — sur la gauche révo-
lutionnaire, parce qu'elle poursuit toujours obstiné-
ment son oeuvre de renversement, — sur la gauche
moins avancée, parce qu'elle n'ose jamais se séparer
des révolutionnaires ?


Dans cet échec si malheureux de la politique du
centre, les fautes de la droite ont aussi leur part;
elles ont été déjà mises en lumière '. Mais après
ce que nous venons de voir de la gauche, n'est-
on pas tenté de dire, avec un juge peu suspect,
M. Prévost-Paradol , que la conduite de ce der-
nier parti « est plus blâmable encore, car l'extrême
maladresse est plus cligne d'indulgence que la mau-
vaise foi » ? La mauvaise foi ! le mot est sévère
sous une telle plume : il est mérité. Le même
jugement se rencontre d'ailleurs dans le témoi-
gnage — on pourrait dire dans la confession —
d'un homme qui avait pris une part active à l'oppo-
sition de 1814 à 1830. Voici, en effet, comment
M. Charles Dunoyer, l'un des rédacteurs du Censeur,
éclairé par l'expérience, appréciait, au terme de sa


I Voir Royalistes et républicains, p. 157 à 200.




L'ÉLECTION DE GRÉGOIRE. 105


si tant est que nous l'ayons jamais vouludevenir libres
, sans respecter la sécurité des gouvernements


de qui nous prétendions obtenir les libertés qui nous fai-
saient défaut. Nous n'avons fait servir la liberté, quand
nous l'avons eue, qu'à battre en brèche l'autorité, et il
semble que nous ne l'ayons désirée jamais que pour nous
en faire une arme irrésistible, un moyen d'une efficacité
singulière, non pour réformer des abus, niais pour détruire
tantôt tel régime politique, tantôt tel autre : montrant ainsi
que toutes nos entreprises politiques avaient pour unique
objet la conquête du pouvoir. Il était difficile, assurément,
d'être animé d'un esprit plus funeste à la liberté même, et
l'on comprendra sans peine que, s'il est un moyen de la
rendre odieuse aux gouvernements, c'est de l'employer,
comme nous l'avons fait si souvent, à les outrager, à les
diffamer, à les perdre de considération, et finalement à les
renverser. Il est de haute évidence que rien ne saurait être
plus propre que de tels procédés à détourner les hommes
qui sont en possession de la puissance publique, de rien
céder (le leurs attributions les plus abusives ; que rien ne
doit les pousser davantage à accroître leurs forces, à s'ar-
mer, pour ainsi dire, jusqu'aux dents...


Autant donc il a pu ètre logique de se conduire comme
on l'a fait envers l'ancienne monarchie, si l'on ne songeait
qu'à satisfaire les passions haineuses et cupides, sans s'in-
quiéter des conséquences qui (levaient nous conduire direc-
tement à livrer la France au despotisme, autant il l'a été
peu d'en user ainsi, si ce que le pays voulait réellement
était de s'affranchir. Pour réussir à devenir libres, c'est une
voie tout opposée que nous aurions dû suivre. C'est la
loyauté, en effet, qui est la vertu par excellence des peuples


104 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.


vie, la
conduite que ses amis et lui avaient tenue en


face de la royauté . Ce jugemen t fait le plus grand
honneur à la droiture, à l'élévation de son esprit, et
l'on ne saurait mieux résumer les leçons qui peuvent
servir de conclusion à l'histoire de ces premières


années' :


S'il est une vérité qui ressorte avec éclat des expé-
riences révolutionnaires que nous avons faites depuis
soixante-dix ans, c'est que, pour un peuple qui veut
devenir libre, la première et la plus impérieuse des néces-
sités est de savoir respecter son gouvernement; non pas,
bien entendu, qu'il doive renoncer à le modifier, à le cor-
riger, à l'approprier du mieux qu'il se peut faire à la tâche
qu'il a mission de remplir; mais en entreprenant de le
réformer, et pour y réussir sans trop (le peine, il faut qu'il
se montre fermement résolu à le 'protéger contre toute
entreprise subversive, qu'il lui ôte tout sujet d'inquiétude
par des témoignages non équivoques d'un respect inalté-
rable, qu'il s'efforce de lui inspirer une sécurité entière,
qu'il se conduise de manière à justifier par sa loyauté la
confiance qu'il aura réussi à faire naître en lui, et qu'il
s'abstienne, avec le plus grand soin, (le rien faire qui puisse
altérer cette confiance si nécessaire.


Je suppose qu'il n'est pas besoin de dire ce qu'il nous
en coûte, à l'heure qu'il est, pour n'avoir pas suffisamment
senti cette nécessité pourtant si réelle, et pour avoir voulu


1 Le Second Empire et une nouvelle Restauration ,
par M. Charles


Deoun, ouvrage publié, après la mort de l'auteur, en 186, par son
fils M. Anatole Dunoyer. — Voir t. 11, p. le et sq. de la 2e édition
(Londres, Taffery, éditeur).




106 L'OPPOSITION LIBÉRALE AVANT 1820.
qui aspirent à la liberté. Il n'en est pas dont la pratique
leur importe davantage. Non-seulement les demandes de
réformes qu'ils adressent aux gouvernements qui les régis-
sent ne doivent cacher aucun dessein, mais


le premier de


leurs soins doit être de faire tous leurs efforts pour les en
convaincre et pour acquérir des titres irrécusables à leur
confiance, en les faisant jouir d'une inviolable sécurité. »


11 convient de ne rien ajouter à cet examen de
conscience fait avec tant .de sincérité par l'un des
« libéraux » de la Restauration. Les reproches que


M
Dunoyer s'adresse et qu'il adresse à ses amis ne


vont-ils même pas paraître tout à l'heure plus méri-


tés encore ?


CHAPITRE II


LES CONSPIRATIONS (1820-1824).


§ - L'OPPOSITION FACTIEUSE.


La campagne malhabile et malhonnête suivie par
l'opposition sous les divers ministères du centre
avait eu pour résultat d'amener successivement le
duc de Richelieu et M. de Serre, effrayés pour la
monarchie du péril révolutionnaire, à s'éloigner des
prétendus libéraux. « Ce qui a déterminé l'union de
la droite et (lu ministère, disait alors M. Pasquier,
c'est la peur (le périr. » Sous cette impression, s'était
formé le, nouveau cabinet du 21 février 1820. Sa
politique vis-à-vis de la gauche n'était plus une poli-
tique de confiance, mais une politique de défense.
Ses premières lois tendaient à restreindre la liberté
individuelle, la liberté de la presse, l'une et l'autre
pour une année seulement, et à modifier la loi élec-
torale. Toutefois, s'il y avait réaction , celle-ci était
contenue dans des limites rassurantes. Les ministres,
M. de Richelieu, M. de Serre, M. Pasquier, M. Siméon,
M. Roy, étaient encore des hommes du centre. M. de
Villèle n'était pas au pouvoir, bien qu'on désirât s'en-
tendre avec lui. « S'appuyer sur la droite » , mais en




108 LES CONSPIRATIONS.


demeurant « raisonnable » , tel était le programme
de M. de Serre ; il se hâtait, à la vérité, d'ajouter
que « c'était difficile ».


Si la gauche avait eu le sentiment des fautes
qu'elle venait (le commettre, elle se fût montrée
désormais soucieuse de ne pas en aggraver les con-
séquences; elle eût ménagé ce qu'il y avait encore
de bonne volonté et de modération dans le cabinet;
elle eût tâché de faire renaître, par sa sagesse, une
confiance que ses excès et sa déloyauté avaient dé-
truite. Mais pouvait-on espérer d'elle cette justice et
cette prudence? Elle avait combattu M. de Serre
libéral ; comment eût-elle supporté M. de Serre allié
de la droite? La guerre (le presse et de tribune, si
acharnée qu'elle fût, ne lui suffisait même plus, et
de cette époque date une phase nouvelle dans l'his-
toire de ce parti. Son opposition, constitutionnelle
en apparence, va être, pendant plusieurs années, un
rideau derrière lequel se cacheront et s'agiteront les
conspirateurs.


Dès le début, comme pour imaginer un fonde-
Ment juridique aux menées insurrectionnelles, ora-
teurs et écrivains de la gauche affirment à l'envi,
avec une concordance qui révèle le mot d'ordre, que
les lois nouvelles sont une violation flagrante de la
Charte, une rupture du contrat constitutionnel , et
ils en concluent, plus ou moins ouvertement, nue
le recours est ouvert aux armes non légales. Est-il
besoin de réfuter ce sophisme? Des lois temporaires


L'OPPOSITION FACTIEUSE.
109


de résistance, et une loi électorale, présentées par
un ministère dont font partie M. de Richelieu et
M. (le Serre, votées régulièrement par une assem-
blée où l'opposition balance presque en nombre la
majorité conservatrice, constituent-elles, à un degré
quelconque, une de ces suppressions arbitraires de
liberté dans lesquelles les insurrections cherchent
leur excuse? Après ces lois, comme avant, toutes
les institutions du gouvernement représentatif étaient
encore debout. Même dans l'aveuglement de la lutte,
les opposants ne pouvaient croire aux terreurs qu'ils
jugeaient utile de feindre. Leur appel à la violence
n'était pas seulement sans raison , il était sans
prétexte.


L'atteinte à la liberté serait plutôt dans la conduite
(le la gauche. La condition de tout gouvernement
libre est le respect absolu, religieux de la loi. Ce
respect n'était que trop affaibli en France, au lende-
main d'une Révolution , où l'on s'était habitué à im-
poser les réformes par la force et l'illégalité. L'esprit
public en avait été faussé et corrompu. Le premier
soin (le tout homme d'État clairvoyant devait donc
Cire de guérir ce mal révolutionnaire, plus contraire
encore à la politique libérale qu'à la politique con-
servatrice. « Celle-ci, a écrit M. de Rémusat, a un
certain penchant pour la force; elle tend à préférer
la sûreté publique à la justice, et à trouver légitime
tout ce qui tranquillise la société. On peut en effet,
par un coup de vigueur, obtenir le silence et le repos.




110 LES CONSPIRATIONS.


Mais le régime de la liberté, ce régime bruyant,
agité, qui donne une voix à l'opinion , et un aliment
aux passions, devient intolérable et impossible, si la
violence y intervient. Là où l'opposition est permise
et nécessaire , ce ne peut être qu'à la condition
qu'elle ne soit jamais la révolte. Autrement la liberté
aurait pour effet de charger continuellement une
mine à laquelle, de temps en temps, la révolution
mettrait le feu... La passion (lu langage, l'exagé-
ration des griefs, l'injustice des accusations, sont
inévitables dans les débats d'un pays libre ; le mé-
contentement s'y montre tète levée ; le désir du
changement n'y est pas interdit ; on attaque ce qu'on
veut réformer, comme si l'on prétendait le renverser.
Les esprits faibles ou violents ne peuvent que trop s'y
méprendre, et l'on contracte bien aisément l'habi-
tude de recourir en tous cas à la force, si le respect
de la loi , la confiance dans la loi , n'ont pas en
quelque sorte passé dans le sang de la nation '. »
Ces réflexions ingénieuses et justes d'un écrivain
que sa vie publique ne doit pas rendre suspect à la
gauche, montrent combien, au point de vue même
libéral , l'opposition était rétrograde, quand elle 4'
s'engageait, en 1820, dans la voie des conspira-
tions.


Déjà, quelques années auparavant, le gouverne-


Le Gouvernement représentatif, par M. DE RgMCSAT (Revue (les
Deux liondeedu 1er sept. 1857).


L'OPPOSITION FACTIEUSE.


ment royal avait eu à réprimer l'insurrection de Di-
dier à Grenoble, le complot des « patriotes de 181.6 »,
et les émeutes de Lyon en 1817. Mais ces tentatives
de quelques aventuriers subalternes, auxquels le
succès des Cent-Jours avait fait croire que la mo-
narchie pouvait être facilement renversée par un
coup de main, ne se rattachaient pas à l'action des
grands partis politiques. A la fin de 1818, et surtout
en 1819, on commence à entrevoir, dans la partie
ardente de l'opposition, les premiers symptômes de
ce qui pourrait être appelé la maladie des sociétés
secrètes et des conspirations. Cette maladie n'était
pas spéciale à la France; elle sévissait avec plus de
force encore en Allemagne, où elle armait contre
Kotzebue le bras meurtrier de l'étudiant Sand, en
Italie, en Espagne, en Portugal , où se préparaient
des insurrections militaires. Il serait assez difficile
(l'établir avec précision la première genèse de ces
sociétés secrètes en France. Il est de leur nature
même que leur histoire soit imparfaitement con-
nue. Toutefois, plus d'un ancien affilié, croyant,
après 1830, pouvoir se trahir sans péril et même
avec profit, nous a apporté (le curieuses révélations.
On pourrait saisir, dès 1818, les menées de la société
de l'Union. En 1820, le mal s'était étendu ; les prin-
cipaux foyers de conspiration étaient alors l'associa-
lion des Amis de la presse et la loge maçonnique des
Amis de la vérité; l'action de cette dernière appa-
rut dans les émeutes qui troublèrent en juin la




vn


1h


112 LES CONSPIRATIONS.


discussion de la loi électorale I . Au-dessus de ces
diverses sociétés, s'était constitué peu à peu un comité
directeur dont faisaient partie plusieurs députés et
personnages politiques. En 1821, cette organisation
secrète devint plus redoutable et plus savante, par
l'introduction en France de la « Charbonnerie » ita-
lienne, aVec ses rites mystérieux et son habile hié-
rarchie d'affiliation. Parmi les premiers « Charbon.
niers », on remarque des noms auxquels étaient
réservées les destinées les plus diverses : Bazard ,
Trélat , Guinard Pierre Leroux , Boinvilliers , les
deux Scheffer, Théodore Jouffroy, Dubois, Cousin,
Augustin Thierry, Buchez , Flottard, Berville , Moc-
quart , l3oulay (de la Meurthe.), Plougoulm , Choix
d'Est-Ange, Delangle, etc. La Haute-Vente, qui
remplaça le comité directeur, était présidée par
La Fayette, et comprenait MM. Manuel , Dupont (de
l'Eure), Voyer d'Argenson, (le Corcelle, Beauséjour,
députés; M. Jacques Koechlin, manufacturier ; de
Schonen , magistrat , MM. Manguin , Barthe, Méril-
hou, avocats ; MM. Cauchois-Lemaire et Arnold
Scheffer, écrivains.


Tous ces affiliés appartenaient à la bourgeoisie.
Quelle que fût l'énergie de plusieurs d'entre eux, il
n'y avait là ni le nombre, ni la vigueur qui devenaient


M. Louis Blanc dit à ce propos que cette loue était a un véri-
table club, issu de la franc-maçonnerie, et dont les puérilités solen-
nelles du Grand-Orient ne servaient qu'à masquer l'action politique D.
(Histoire de Dix rias, introduction.)


LES SOCIÉTÉS SECRETES ET L'ARMÉE.
113


nécessaires, du moment où l'on prétendait descendre
dans la rue et recourir à la violence. Le peuple était
étranger à ce mouvement : peut-être n'osait-on pas,
ou ne pouvait-on pas arriver jusqu'à lui'. La force
d'action matérielle des sociétés secrètes eût donc été
insignifiante, sans le concours d'un élément dont la
prépondérance dans l'opposition d'alors a déjà été
signalée, l'élément militaire.


§ 2. — LES socd:TAs SECRÈTES ET L'ARMÉE.


La « Charbonnerie » s'étendit rapidement parmi
les mécontents de l'armée. Les officiers à demi-solde,
qui entretenaient des relations dans leurs anciens
régiments, y eurent bientôt organisé un grand nom-
bre de « Ventes », généralement composées de
sous-officiers, et pouvant apporter, en cas d'action ,
un concours efficace. L'influence


• des Ventes civiles
était en quelque sorte effacée par ce redoutable voi-
sinage. Derrière les rares députés ou étudiants qui
s'agitaient, péroraient et étaient censés donner la
direction, se préparait done une véritable insurrec-
tion militaire. Tel était du reste, à cette époque, le
caractère général des mouvements révolutionnaires


' La charbonnerie, dit M. Louis Blanc, n'était pas descendue
dans les profondeurs de la société; elle n'avait pas remué les classesinférieures. e


8




114.
LES CONSPIRATIONS.


en Europe. Il y avait comme une contagion qui ga-
gnait partout, en 1820, soldats et généraux. Elle
était partie de l'Espagne, terre classique des pro-


nunciamentes , où Riego et Quiroga avaient soulevé
l'armée de Cadix et contraint Ferdinand à accepter la
constitution de 1812. Cet exemple avait été suivi,
avec des succès plus ou moins éphémères, en Por-
tugal, à Naples, en Sicile et en Piémont. En Russie
même, un régiment de la garde avait donné le signal
d'une révolte, d'ailleurs promptemen t réprimée.


Les historiens et les orateurs de l'opposition sem-
blaient impatients de voir la France entrer dans cette
voie. lls parlaient sans cesse des révolutions mili-
taires d'Espagne ou (l'Italie, pour les exalter et les
offrir comme modèles. Ils ajoutaient mille caresses
et flatteries àl'endroit de Parmé se, affectaien t bruyam-
ment de prendre en main la cause de ses griefs pré-
tendus ou réels, et lui répétaient à satiété qu'elle était
« la représentation véritable de la nation ». Uri an-
cien censeur de la police impériale, M. Étienne,
écrivait dans la Minerve : « Les flatteurs disent aux
rois : Vous avez des baïonnettes. Mais ils oublient
que les soldats sont la représentation armée des na-
tions... Certes, il donne un grand exemple, le pays
où l'armée, appui ordinaire du pouvoir absolu , se
lève, combat et stipule pour la liberté. » La tribune
faisait écho à la presse : « Contemple z l'Espagne,
s'écriait La Fayette. Nous avons déjà vu, en 1789,
les soldats français s'identifier avec leurs conci-


LES SOCIÉTÉS SECRÈTES ET L'ARMÉE.
115


toyens... Ici ce sont les troupes elles-mêmes qui ,
sans désordre, sans chef ambitieux, ont les premières
redemandé la constitution, émanée de la volonté géné-
rale du peuple. » Vainement M. Casimir Périer ajou-
tait-il que si « l'opposition se réjouissait de ces évé-
nements », c'était « dans l'intérêt de la liberté, non
dans l'espoir d'une révolution en France »; il était
sincère, en ce qui le concernait du moins, mais il
était peu logique. Cet éloge du pronanciamento était,
par la force des choses, une excitation à l'imiter. Les
ardents l'entendaient bien ainsi, et, dans sa corres-
pondance intime, La Fayette ne dissimulait pas l'espoir
qu'il fondait sur l'exemple donné par l'armée espa-
gnole. Était-ce d'ailleurs sans dessein qu'à ce mo-
ment même on répandait à profusion dans tous les
régiments la chanson de Béranger sur le vieux
drapeau? Aussi le général d'Ambrugeac disait-il un
jour « Il est temps, dans l'intérêt de la patrie, de
mettre un terme aux débats scandaleux qui agitent
la Chambre. L'armée obéit et ne délibère pas. L'ar-
mée est fidèle; elle n'est pas tentée d'imiter les cri-
minels exemples qu'on vante sans cesse à la tri-
bune. » Et M. de Serre, rappelant certains discours
des orateurs de l'opposition, y dénonçait « une pro-
vocation manifeste à la révolte, provocation qui
s
'adressait bien moins à la nation qu'à l'armée ». La


Quotidienne signalait la même tactique : « Au lieu
d'élire des avocats, des professeurs, disait-elle, on
nom me des généraux. » Il est vrai que le parti de


s.




LES SOCIÉTÉS SECRÉTES ET L'ARMÉE. 117


116
LES CONSPIRATIONS.


la Quotidienne,
tout en se plaignant justement de


ces coupables manoeuvres, semblait parfois, quand
il traitait des intérêts ou touchait aux sentiments de
l'armée, avoir à tâche de seconder la gauche par ses
animosités imprudentes et ses maladroites provoca-
tions. Le gouvernement, inquiet, jugeait nécessaire
de prendre des précautions contre un pronuncia-


ment°
possible, et il veillait à ce que, sur aucun


point, il n'y eût plus de quatre régiments rassem-


blés.
Ce n'est pas ici le lieu de raconter les complots


qui se sont succédé presque sans interruption, à Paris
en 1820, à Saumur et à Béfort en 1821, à Saumur,
à Strasbourg, à la Rochelle en 1822, et qui, les uns
après les autres, ont échoué, découverts avant d'écla-
ter, ou promptemen t déjoués après un commence-
ment d'exécution. Cette triste histoire est connue.
Tous ces complots avaient le même caractère. Des
députés, des hommes de parti donnaient le signal,
commandaient du moins nominalemen t , et devaient
se montrer en cas de succès ; à chaque nouvelle
entreprise, les conspirateurs obscurs déclaraient ne
vouloir marcher que si des personnages politiques
en renom s'engageaient avec eux. Mais ceux qui agis-
saient, qui prenaient les armes, qui payaient de leur
tête, étaient des généraux en disponibilité, des offi-
ciers au service ou en deini-solde, des sous-officiers
engagés clans les sociétés secrètes. Le plan se résu-
mait toujours à entrainer telle ou telle garnison. Ou


n'avait en vue que le soldat : le bourgeois ou l'ouvrier,
on s'en occupait peu.


De déviation en déviation, la politique « libérale »
aboutissait clone à fonder tout son espoir et à concen-
trer tous ses efforts dans des insurrections de ca-
serne. « Singulière situation , a écrit plus tard un des
membres de la Haute-Vente. On courait aux leçons
de M. Cousin , on recueillait, avec une incroyable
ardeur, les paroles de liberté qui , du haut des tri-
hunes de France, d'Italie et d'Espagne, ébranlaient
l'Europe ; puis on allait s'entendre avec des sous-
officiers pour enlever des régiments » En rappe-
lant ces souvenirs, l'ancien carbonaro paraissait être
frappé surtout de ce que le contraste avait de piquant
et (l'étrange. L'histoire doit être plus sévère. Elle
dira que les prétendus libéraux de la gauche ont tenté
alors de commettre l'un des plus grands crimes dont
on pût se rendre coupable envers la liberté ! Par pas-
sion politique , ils ont travaillé à pervertir l'esprit
militaire, attentat analogue à celui du 2 décembre.
Le parti révolutionnaire n'en était pas d'ailleurs à ses
débuts en ce genre. Ne l'avait-on pas vu, au 13 ven-
démiaire, pousser le premier la troupe à intervenir
dans nos discordes intérieures, exciter les généraux
à devenir des hommes de parti, et introduire les
soldats, l'arme au poing, clans les luttes civiles ? Au


1 Documents pour servir à l'histoire des conspirations, par
M. DE CORCELLE.




LES CONSPIRATIONS.


18 fructidor, il avait été plus loin encore ; pour con-
server entre ses mains un pouvoir que le pays, indi-
gné et dégOûté, menaçait de lui enlever par ses votes,
il avait lancé nuitamment les soldats de Bonaparte et
d'Augereau contre la représentation nationale, mon-
trant ainsi , le premier encore, comment des régi-
ments, conduits par un général ambitieux et sans
scrupule, pouvaient disperser un parlement et dé-
chirer une constitution En 1820, c'était le même
mal sous une autre forme : il ne pouvait plus être
question de coup d'État ; mais on essayait de l'insur-
rection militaire et du pronnizeiamento._ L'échec de
cette tentative ne diminue pas la responsabilité mo-
rale de la gauche. Il n'a pas tenu à elle, en effet,
que le mal espagnol ne s'acclimatât parmi nous, et
n'infestât notre armée. Ce que fussent devenues alors
la liberté et la paix publique en France, il suffit,
pour s'en rendre compte, de jeter les yeux au delà
des Pyrénées; de même qu'il suffit, au contraire,
de regarder aujourd'hui autour de nous, pour voir
comment une armée, demeurée étrangère aux partis
et supérieure à toutes leurs divisions, ne servant que
la loi et la patrie, peut devenir, dans les crises les
plus redoutables, l'un des fondements principaux de


- t Nous ne pouvons que renvoyer, pour ces faits, à la première de
nos études, La question de Monarchie OU


de République du 9 ther-


midor a t8 br umaii .e. Voir notamment les chapitres sur le e ven-
démiaire


u
et le 18 fructidor (Royalistes et Républicains , p. 59


et 105).


L'INSURRECTION A LA TRIBUNE.
119


la liberté, de l'ordre social et de l'existence natio-
nale. Que des aventuriers et des Césars aient cher-
ché parfois, dans l'intérêt de leur ambition , à détour-
ner le soldat d'un si grand devoir, cela s'explique;
mais on comprendra plus difficilement que la même
oeuvre (le corruption ait été tentée un jour par de
prétendus libéraux.


§ 3. — L'INSURRECTION A LA TRIBUNE. (18204821.)
Pendant que les complots se tramaient dans les


sociétés secrètes, le palais Bourbon n'était plus le
théâtre des luttes fécondes de la liberté légale, et
les discussions parlementaires dégénéraient en agi-.
talions stériles et factieuses. La violence de tribune
devenait complice (lu trouble des rues et de la
conspiration de caserne.


Lors de la discussion de la loi électorale , en
juin 1820, la gauche avait voulu essayer de cette
intimidation du dehors, ressource habituelle des
minorités révolutionnaires, toutes les fois qu'on n'a
pas la sagesse d'éloigner de Paris les Assemblées.pa


populaire, persévéramment excitée par
ses orateurs, avait promptement tourné en émeute.
endant que le Paris oisif et badaud s'était installé


te
sur les terrasses de la place Louis XV, pour y goûter


spectacle, redevenu nouveau, des troubles popu-
Wes, les bandes formées dans les faubourgs étaient





L'INSURRECTION A LA TRIBUNE.
121


Ayant échoué dans ce premier effort pour dominer
l'Assemblée par la rue, les députés de la gauche
n'eurent plus qu'un dessein : susciter et entretenir4
une agitation qui pût seconder les conspirations.
Moins que jamais ils traitaient les questions sérieu-
sement et pour elles-mêmes; ils saisissaient tout
prétexte de faire naître quelque débat irritant qui
mit face à face le drapeau tricolore et le drapeau
blanc, 1789 et l'ancien régime, le vieux soldat et
l'émigré, le combattant de Waterloo et le royaliste
de 1815; qui inquiétàt le paysan sur la propriété-
des biens nationaux, le soldat sur son droit d'avan-
cement, la société entière sur tous les intérêts nou-
veaux issus de la Révolution. A force de remuer
chaque jour tant de matières inflammables, ils espé-
raient• que l'incendie finirait par éclater. L'extrême
droite, d'ailleurs, avec sa sagesse et sa clairvoyance
ordinaires, ne manquait pas de tomber dans le piégé
que lui tendait la gauche. Elle répondait avec une
violence égale à ces provocations; parfois même elle
prenait l'offensive. De là des dialogues tumultueux,
où les deux partis se heurtaient en agitant des dra-
peaux opposés qui étaient, en réalité, des dra-
peaux de guerre civile, on pourrait dire de guerre
sociale. C'était, en effet, le choc de deux sociétés :
celle de la révolution et celle de la contre-révolu-
tion; entre elles, plus de médiateur.


Tel jour, par exemple, une périlleuse digression
conduisait à discuter de quel côté, dans quel camp,


120 LES CONSPIRATIONS.


descendue s sur les Tuileries et avaient tâché de les
enlever. La fermeté dé l'armée seule avait arrêté et
dispersé les assaillants. Il est aujourd'hui prouvé, par
les aveux mêmes (les écrivains du parti, qu'un
comité composé des députés de la gauche encoura-
geait, dirigeait ces troubles et se préparait à en pro-
fiter; il avait même cru un moment tenir cette révo-
lution tant désirée. Au parlement, les orateurs n'en
affectaient pas moins de montrer dans la répres-
sion nécessaire de ces émeutes une sorte de
guet-apens des troupes et du gouvernement contre
la population et la Chambre. Chacun d'eux apportait
à la tribune (les récits où, avec les banalités d'usage,
les soldats étaient présentés comme des assassins et
les émeutiers comme d'innocentes victimes '. Le
ministre dénonçait-il la faction «,qui faisait appel à
la multitude, et voulait obtenir par la révolte ce
qu'elle désespérait d'obtenir de la libre délibération
du pouvoir législatif » , aussitôt les députés, chefs ou
complices de cette faction si justemen t accusée,
criaient à la calomnie. Ainsi commençait cc double


jeu, sans dignité et sans franchise, qui devait mar-quer, pendant plusieurs années, le rôle parlemen-
taire de l'opposition.


1 Plus tard, M. Louis Blanc ajoutera, après avoir rappelé, d'un
ton à demi railleur, les gémissements des orateurs d'alors sur les vic-
times de ces troubles : s Ces tumultes de la place publique, que la
bourgeoisie protégeait ouvertement en 1510, nous


publique,


depuis les flétrir avec passion. Ah! c'est qu'en 1810 elle n'était pas
encore à bout de conquêtes.




122 LES CONSPIRATIONS.


avaient été le droit et le devoir, pendant la Révolu-
tion ou les Cent-Jours. Était-ce à Paris et dans l'ar-
mée française, ou à Coblentz et à Gand? « Les mem-
bres de l'opposition ont été fidèles à leurs serments,
disait le général Foy. (Réclamations.) Oui, parce
que le premier serment, celui qui domine tous les
autres, était la fidélité envers la patrie. — Qu'en-
tendez-vous par la patrie? s'écriait d'une voix la
droite; c'est au roi qu'il fallait être fidèle. A l'ordre!
à l'ordre! » — « La nation et la patrie, reprenait le
général Foy, n'étaient ni à Coblentz ni à Gand, mais
sur le sol national. » — «A l'ordre! répétait la droite.
Vous justifiez la révolte, vous justifiez le 20 mars ! »
— « Qui donc, demandait l'orateur, a amené le
20 mars? » « Vous! » criait la droite en désignant
la gauche. — « Vous! » répliquait la gauche en
montrant la droite. Le président agitait vainement sa
sonnette, et le général, reprenant sa thèse, portait
au comble l'irritation de ses adversaires, en affirmant
que « le régime légal avait cessé, au moment où le
roi avait passé la frontière' ».


Par une sorte de fatalité, ou plutôt par l'habileté perfide de
quelques-uns , ce sujet, aussi passionnant que stérile, semblait être
constamment à l'ordre du jour. Les orateurs de la gauche ne man-
quaient pas une occasion d'évoquer Coblentz et l'émigration. a Vous
insultez le roi, s'écriait alors la droite; le roi était à Coblentz; où
est le roi, là est la France. s Un autre jour, c'était un membre de
l'extrême droite, M. de Courtavel, qui proposait (l'élever une sta-
tue au prince de Condé, le commandant de la petite armée des émi-
grés. t Les lauriers de ce prince, disait-il, furent les lauriers de
toute la France, car toute la France a désavoué la Révolution. s Les


L'INSURRECTION A LA TRIBUNE.
123


De telles altercations pouvaient durer indéfiniment
et se produire tous les jours, sans qu'aucun (les
adversaires arrivât à convaincre l'autre. On cher-
cherait longtemps ce que la liberté et la paix publique
pouvaient y gagner; on voit au contraire tout de
suite ce qu'elles y perdaient. Mais les habiles de
gauche avaient leur dessein. Manuel, contestant avec
une subtilité audacieuse « le droit antérieur » de la
famille royale, et osant parler de la « répugnance »
avec laquelle elle avait été accueillie, atteignait son
but, quand l'extrême droite exaspérée soutenait,
pour répondre à son irrévérence factieuse, que, de
1790 à 1814, il n'y avait eu en France que des
rebelles. En effet, le débat était amené sur un ter-
rain où la réconciliation paraissait impossible entre
la royauté et la révolution. Alors, avec un sang-
froid perfide, l'orateur « prenait acte de l'aveu » , et
se plaisait en quelque sorte à le souligner. « Ainsi,
disait-il, jusqu'au 31 mars 1814, tout a été en
France crime, révolte? (A l'extrême droite : Oui!)
Ainsi les acquéreurs des biens nationaux n'étaient
que des spoliateurs jusqu'au moment où la Charte
est. venue légitimer leur possession? (A l'extrême
droite : Oui!) Eh bien, messieurs, puisque telle est
applaudissements éclataient à droite; à gauche les interruptions et
les protestations. — a Parlez de votre France à vous! s disait M. de
Girardin. — a Oui, je le répète, reprenait M. de Courtavel, la France
entière a désavoué la Révolution! s — a La France entière, s'écriait
le général Foy de sa voix tonnante, adopte et bénit les bienfaits et la
gloire de la Révolution! s




12'1. LES CONSPIRATIONS.


votre opinion, il faut avoir le courage de le dire
franchement à la nation. Il reste à savoir si elle est
disposée à subir cette humiliation; il reste à savoir si
ceux qui ont eu le bonheur de rester sur le sol de la
patrie, qui ont versé leur sang pour la conquête de
ses libertés, pour la défense de ses lois et de son
indépendance, consentiront à recueillir cette honte
et cet, outrage. » Il terminait en rappelant les
Stuarts, et, à mots couverts, mais cependant claire-
ment intelligibles, il menaçait les Bourbons d'une
révolution analogue à celle de 1688. Ce jour-là,
Manuel, en descendant de la tribune, devait se féli-
citer d'avoir puissamment secondé l'oeuvre de conspi-
ration qui était sa préoccupation principale, et à
laquelle, en réalité, il subordonnait son action par-
lementaire.


Dans le même dessein , et avec une insistance qui
révélait une préméditation concertée, les orateurs
de la gauche répétaient que la Charte était violée et
que le droit était désormais du côté (le la résistance
extra légale. « Je dois faire une déclaration d'une
haute importance, disait le général Tarayre. Je me
crois consciencieusement obligé de déclarer à mes
commettants que leurs droits naturels ont été atta-
qués, que le gouvernement représentatif est faussé,
et qu'il ne nous reste plus aucun moyen de défense
paisible et régulière '. » Aussi l'un des membres les


1 Si nous ne devions nous borner, il nous serait facile de faire des


L'INSURRECTION A LA TRIBUNE.


plus respectés de la droite, M. de Kergorlay, dénon-
çait-il, indigné, les « provocations à la rébellion
armée qu'il entendait journellement ;




-
puis il ajou


tait : « 'fout ce que les députés provocateurs pou-
vaient faire, sans compromettre leur sùreté, ils l'ont
fait! Et comme la gauche murmurait : « Ils l'ont
fait, répétait-il, ils ont conspiré à la tribune! »


Ils conspiraient en effet, et ce n'était pas seule-
ment à la tribune. MM. de La Fayette, Mamie?,
Voyer d'Argenson, de Corcelle, Beauséjour, Dupont
(de l'Eure), Martin de Gray , général Tarayre,
étaient, on l'a vu, directement associés à ]'oeuvre
ténébreuse et violente des sociétés secrètes. D'autres
députés, comme MM. Benjamin Constant, Laffitte,
le général Foy, Casimir Périer, de Girardin, n'étaient
pas personnellement mêlés aux complots, mais ils
savaient que leurs amis y étaient engagés '. Leur
situation équivoque a été ainsi définie par un homme
qui avait été à même de la bien connaître : « La
séparation des libéraux révolutionnaires et des libé-
raux constitutionnels n'eut rien d'hostile. Les pro-
cédés parlementaires ne paraissaient pas tellement
assurés à ceux qui en faisaient un si bon usage,


citations analogues <le La Fayette, de Manuel, de MM. Bignon, Voyer
d'Argenson, de Kératry, etc.


Telle était aussi, en dehors de la Chambre, la situation de
M. Odilon Barrot , qui a écrit dans ses Mémoires : « Quoique étran-
ger à ces conspirations, je vivais dans l'intimité de ceux qui jouaient,
à ce terrible jeu, leur liberté et même leur vie. Ils se cachaient peu
de moi... ,




1.26 LES CONSPIRATIONS.


qu'ils ne fussent disposés à prendre une nouvelle
attitude, en cas de troubles civils. D'un autre côté,
les partisans d'une révolution n'avaient pas assez de
confiance dans les forces qu'ils essayaient, pour
négliger entièrement les moyens que le régime légal
offrait encore'. »


Peu s'en était fallu que La Fayette et quelques
autres ne fussent compris dans les poursuites diri-
Cées devant la haute Cour, à l'occasion du complot
d'août 1820. Ils n'y avaient échappé que grâce à la
bienveillance personnelle de certains pairs qui
s'étaient employés à détourner les menaces de la
procédure. Intimidés un moment par ce péril, ils
n'en furent que plus audacieux une fois assurés de
l'impunité. Tant de déloyauté et d'impudence pous-
sait parfois à bout les ministres. Alors M. de Serre,
revenu à la hâte du Midi pour soutenir presque seul
ces terribles luttes, pâle, le corps défaillant et
l'âme intrépide, soulevait d'une main irritée, dans
une de ces improvisations qui semblaient suffire à
faire reculer l'émeute, une partie du voile sous
lequel s'abritaient les coupables; mais aussitôt, de
ces bancs, où l'on savait bien que le garde des
sceaux était encore au-dessous de la vérité, partait
une explosion de feinte indignation et de récrimina-
tions injurieuses : « C'est trop fort!... C'est épon-


M. DE Concni.r: , Documents pour servir à l'histoire des
conspirations.


L'INSURRECTION A LA TRIBUNE.
127


vantable! » hurlait-on à gauche. « Lorsque le garde
des sceaux monte à la tribune, s'écriait Benjamin
Constant, c'est comme si l'on y voyait monter l'Injure
et la Calomnie ! » Casimir Périer se plaignait « des
rêves qu'enfantait l'imagination vindicative et déré-
glée du ministre » . C'étaient d'ordinaire les députés
non personnellement compromis qui se jetaient avec
le plus de véhémence dans ces protestations, cou-
vrant ainsi leurs alliés de leur demi-innocence.
Quant à Manuel, il se jouait, avec un sang-froid inso-
lent et subtil, au milieu des dénonciations qui le
visaient plus que tout autre; jamais mauvaise con-
science n'avait eu tant d'aisance pour se dérober
aux accusations, tant d'audace pour les braver. Il y
avait plus de franchise dans l'impertinence de La
Fayette, qui semblait défier le gouvernement, plutôt
que chercher à lui échapper par les habiletés d'un
double langage.


On ne saurait trop insister sur ce qu'avait de faux
et d'immoral cette situation d'un parti qui jouait à
l'Assemblée la comédie d'une opposition légale,
reprochait, avec une indignation bruyante, au gou-
vernement de porter atteinte à la Charte, et qui, .à ce
même moment, préparait des complots dans l'ombre,
et faisait éclater des insurrections. Si ces députés
pervertissaient l'armée par les desseins qu'ils pour-
suivaient dans les sociétés secrètes, ils corrompaient
les moeurs publiques par leur conduite à la Chambre.
Ils mettaient en effet à l'ordre du jour, dans les luttes




128 LES CONSPIRATIONS.


de la vie parlementaire, l'hypocrisie et le mensonge.
On n'est guère tenté de porter un jugement moins
sévère sur les hommes qui, sans conspirer person-
nellement, demeuraient les alliés de ceux qui conspi-
raient sous leurs yeux. Étaient-ils de meilleure foi
que les autres, donnaient-ils un plus sain exemple
de loyauté et de moralité politiques, quand, sachant
ce qu'ils savaient, ils s'associaient à toutes les cam-
pagnes entreprises à la tribune par les députés
carbonari, et servaient ainsi de secrets et cou-
pables projets; quand ils s'unissaient à eux pour
soulever à tout propos des débats irritants et sté-
riles, sans autre but que d'aigrir les mécontente-
ments, d'enflammer les passions; quand, avec eux,
ils accusaient le gouvernement de violer la Charte,
et tâchaient de légitimer par là leurs menaces de
révolution ; quand, avec eux, ils se portaient, contre
une répression nécessaire et légitime, les avocats et
les apologistes d'une jeunesse qu'ils n'ignoraient pas
être factieuse; quand, avec eux, ils louaient les
révolutions militaires d'Espagne et d'Italie, et sem-
blaient les proposer comme modèles; quand, en face
des ministres indiquant où étaient les conspirateurs,
ils criaient au scandale, s'offraient avec fracas aux
recherches (le la justice, notaient publiquement de
mauvaise foi, de calomnie préméditée, des imputa-
tions dont la sincérité et l'exactitude leur étaient
connues, et cherchaient, par leurs bruyantes protesta-
tions et leurs injurieux défis, à intimider la poursuite


CASIMIR PÉRIER ET LE, GÉNÉRAL FOY.
120


et à la détourner des vrais coupables? Que ces mêmes
personnages vinssent ensuite affirmer à la tribune,
avec Benjamin Constant, « qu'ils ne voulaient pas
une révolution nouvelle », ou revendiquer, avec
M. de Girardin, le titre de « royaliste constitution-
nel , — étaient-ils de bonne foi? et s'ils l'étaient,
comment justifier, comment expliquer leur conduite
et leurs alliances?


S. 4. — CASIMIR PÉRIER ET LE GÉNÉRAL FOY.


Il est des hommes que, à raison même de leurs qua-
lités, on souffre davantage de voir engagés dans une


• situation aussi fausse. Il semble qu'il y ait contra-
diction entre la fierté loyale qui apparaît dans leur
caractère et le double rôle joué par leur parti. Tels
sont Casimir Périer et le général Foy.


Qui eût entendu à cette époque Casimir Périer
attaquant impétueusement le cabinet ou les roya-
listes, allant droit à l'adversaire, renversant tout sur
son passage avec une sorte d'énergie tumultueuse,
eût été tenté de le prendre pour le plus violent et le
plus irréconciliable ennemi de la monarchie. Sa
démarche, ses gestes, l'accent de sa voix de stentor,
ses regards étincelants, la colère qui allait parfois
jusqu'à déformer ses traits naturellement beaux,
semblaient révéler une passion implacable. Le
moindre incident suffisait pour l'enflammer. Il en-


9




130 LES CONSPIRATIONS.


trait dans la Chambre, la tête hante, le visage sou-
riant, s'élançait vivement, dès son arrivée, au bureau
du président, secouait affectueusement la main de
l'aimable M. Rayez, et, à peine redescendu au bas
des marches, au premier geste, au premier mot du
même M. Rayez, il se levait avec fureur et l'apostro-
phait dans les termes les plus durs. La gauche, qui
se servait de ses colères, ne manquait pas de lui
faire les honneurs de toutes les grandes journées,
afin del'entretenir dans un état d'excitation si pro-
fitable aux desseins du parti '.


Cette véhémence était surtout chez lui affaire de
tempérament. Égaré dans la gauche, oh l'avait jeté,
dès le début, son antipathie de financier contre ce
qu'il appelait l'aristocratie>, 2 , incapable de se tenir


Dans un article publié en 1831, sous forme de lettre à M. Casi-
mir Périer, Carrel rappelait les débuts de cet homme politique.
» Vous surpassâtes nos espérances, lui dit-il, j'entends celle des élec-
teurs qui pensaient comme moi. D'abo•d, on vous distingua par ces
colériques exclamations dont vous n'avez pas perdu l'habitude depuis
que vous êtes président du conseil... Vous aviez des °collè«nes qui
interrompaient aussi fréquemment que vous les ministres, les ora-
teurs des centres et de la droite; mais nul ne le faisait avec plus de
passion... Bien des gens croyaient que vous étiez moins chargé ile
représenter votre arrondissement que d'amuser la France entière
aux dépens de la Restauration; et pour ma part , je vous suis encore
tout reconnaissant des quarts d'heure d'épanouissement que vous me
procuriez alors, comme l'interlocuteur infatigable (le la sonnette de
M. Raves. s


2 Carrel disait dans l'article déjà cité : Il n'est pas mal d'oppo-
ser à nos fiers marquis d'ancien régime des bourgeois enrichis par
la Révolution, et qui aient le ton aussi élevé , l'humeur aussi impé-
rieuse, les habitudes aussi despotiques, et la bourse mieux garnie que


CASIMIR PÉRIER ET LE GÉNÉRAL FOY.
131


clans les régions moyennes et de ne pas pousser tout
à l'extrême, l'opposition lui était funeste; elle
transformait en défauts ces qualités de volonté, de
vaillance impérieuse, de décision inflexible qui
feront de lui, au pouvoir, le plus puissant champion
de la politique de résistance '. D'ailleurs regardez
au fond et comparez avec les autres hommes de la
gauche. Derrière ces colères parfois si bouillonnantes
et si meurtrières, rien de cette duplicité, de cette
malice envieuse qui fermentent dans l'âme d'un
Manuel. On l'a dit avec raison : si son langage était
sans indulgence, son coeur était sans haine; il avait
la passion de vaincre et non de nuire; il était plus
querelleur qu'hostile. Tels étaient ses sentiments
envers les ministres, et surtout envers les Bourbons.
Sincèrement monarchique, il était étranger à tout
parti pris révolutionnaire. Avec plus de sang–froid,
sans doute, il eût dû comprendre que si l'opposition
violente pouvait, dans un gouvernement stable et
universellement respecté, en Angleterre par exemple,
se concilier avec la loyauté dynastique, il en était
autrement en France sous la Restauration. Ne lui
eût-il pas suffi, pour s'en convaincre, de regarder


ces messieurs. Les aristocrates de nom et d'armes n'ont pas d'adver-
saires plus déterminés et plus redoutables que les aristocrates du
comptoir. ,


1 Carrel a dit de lui : Il a pu montrer dans le gouvernement, et
à un assez haut degré , une espèce de volonté qui, dans l'opposition,
ne semblait que l'esprit de harcèlement. »


o.




132
LES CONSPIRATIONS.


les alliés dont il acceptait le voisinage et servait la
politique?


Mais convient-il (l'insister sur ces fautes du début?
Casimir Périer, après tout, n'est-il pas en droit de
demander à l'histoire de le juger, non sur cette
partie de sa carrière, mais sur la fin, alors qu'éclairé
par l'expérience, placé à un poste 'où ses qualités ne
courront plus risque (le dégénérer en défauts, il
dépensera courageusement sa vie pour combattre
ses alliés de la veille? Dans ce rôle nouveau, il
sera peut-être moins applaudi par la foule, mais il
conquerra un renom qui doit, à tous les yeux, effacer
la notoriété moins saine de ses premières années.
Carrel, qui cependant futTallié de Périer opposant et
l'ennemi implacable de Périer ministre, a dit de lui,
le lendemain de sa mort : « Le pouvoir, qui l'a dépo-
pularisé , l'a en même temps grandi. » L'histoire
tient peu de compte de la popularité, mais elle s'in-
cline devant la vraie gloire, et il lui suffit que celle-ci
ait été méritée par quelques mois de gouvernement,
Pour laisser dans l'ombre l'erreur de plusieurs
aimées d'opposition '.


Le général Foy mourra trop tôt pour avoir la
même fortune. Entré à la Chambre vers la fin de
1819, il n'avait pas jusqu'alors joué de rôle poli-
tique. Soldat de la Révolution , il s'était montré


L'attitude de Casimir Périer se modifiera déjà sous le ministère
Martignac. Nous aurons l'occasion alors de revenir sur cette intéres-
sante ligure.


CASIMIR PÉRIER ET LE GÉNÉRAL FOY.
133


dévoué aux idées de 89, niais avait réprouvé les
excès de 92 et (le 93; il l'avait même fait si haute-
ment, qu'il avait été arrêté, et, sans le 9 thermidor,
il eût terminé alors sur l'échafaud une existence
dont l'histoire ne se fût pas occupée. Brillant et
intrépide officier, plus instruit que ne l'étaient d'or-
dinaire les généraux de ce temps, ses opinions libé-
rales le tinrent, sous l'Empire, clans une sorte de.
demi-disgrâce. En 1815, il ne conspira ni d'acte,
ni de désir, pour amener le retour de l'empereur;
il demeura fidèle jusqu'à la dernière heure à
Louis XVIII; mais, par patriotisme, il offrit son épée
pour combattre l'invasion, et reçut à Waterloo sa
quinzième blessure.


Rien dans ce passé qui fit de lui un ennemi systé-
matique des Bourbons; rien non plus dans son carac-
tère. Loyal , ouvert, ardent, passionné, il était facile
à irriter, niais incapable de haine comme de dissi-
mulation, étranger aux basses envies, aux arrière-
pensées égoïstes. Sa vie privée avait, assure-t-on,
une pureté et une dignité austères, trop rares chez
les hommes de son parti. Absolument désintéressé,
il est mort pauvre, et une souscription publique a
pu seule arracher sa famille au dénûment. S'il s'était
trouvé poussé dans l'opposition, ce n'était pas par
rancune ou par convoitise, mais par l'effet d'une
indépendance de nature , d'une ardeur plus géné-
reuse que réfléchie, et d'un libéralisme d'opinion
qui avait toujours été le fond de son esprit. 11 parais-


I




134 LES CONSPIRATIONS.


sait, du reste, avoir compris à quel point l'avenir
de la liberté était étroitement lié au maintien de la
dynastie. A peine élu, il s'était empressé de faire
savoir aux ministres qu'ils ne devaient pas le consi-
dérer comme un ennemi; et il s'écriait à la tribune :
« Je le dis parce que j'en ai la conviction , il ne peut
y avoir de véritable gouvernement représentatif en
France qu'avec la maison de Bourbon. » Aucun ora-
teur de l'opposition ne faisait plus de professions
dynastiques et ne les faisait plus sincèrement '. Il eût
été, avec Casimir Périer, le ministre possible de la
gauche, si celle-ci avait été un parti constitutionnel.
Béranger, qui le savait, ne dissimulait pas toujours
l'antipathie et la méfiance que le général lui inspi-
rait. Par contre, la droite, bien que souvent meur-
trie par lui, et même aux points les plus sensibles,
lui savait gré de cette loyauté monarchique, et les
émigrés les moins tolérants ne se défendaient pas
d'éprouver une certaine sympathie pour cet ancien
soldat de Jemmapes et de Waterloo.


Peut-être faut-il attribuer en partie ce résultat à la
séduction réelle 'que le talent du général Foy paraît
avoir exercée sur tous ses contemporains. Non qu'il
fût cependant un de ces orateurs de haut vol et d'in-
spiration soudaine, comme l'était en ce temps-là


« Il accablait la famille aînée des Bourbons, a dit M. de Corme-
nin , de tant de compliments, de protestations si expressives, de si
chaudes tendresses, qu'aucuns ont douté s'il rùt passé, en 1830, dans
les rangs du peuple.


CASIMIR PÉRIER ET LE GÉNÉRAI. FOY.
135


M. de Serre, comme l'avait été Mirabeau, comme le
seront Berryer ou Montalembert. Il improvisait peu
et se fiait beaucoup à sa mémoire qui était prodi-
gieuse. Son art consistait à bien encadrer, à placer
à propos des morceaux à effet longuement préparés
dans le cabinet, et à retrouver, en récitant, la pas-
sion qui l'avait animé en écrivant. Ne lui demandez
pas non plus l'originalité profonde de Royer-Collard,
ni l'érudition ingénieuse de Benjamin Constant. En
somme, c'est plutôt de la rhétorique que de l'élo-
quence, et la rhétorique d'un homme presque exclu-
sivement nourri de littérature grecque et romaine.
Le goût du temps empêchait qu'on ne fût choqué
alors de ce qui paraîtrait aujourd'hui un peu vide et
déclamatoire. Le général Foy avait ses enthousiastes,
auprès desquels on eût été mal revu à le mettre
au-dessous de Cicéron ou (le Démosthènes. Ses dis-
cours — qui les lirait aujourd'hui? — étaient publiés
par souscriptions, imprimés sur vélin, dorés sur
tranche et tirés à dix mille exemplaires. Les esprits
les plus délicats et les plus capables de bien juger
par eux-mêmes ne songeaient pas à se soustraire
à l'impression universelle, et M. Villemain, racon-
tant une visite que le général avait faite à son
cours, a laissé voir combien il avait été ému, fasciné,
presque déconcerté, en sentant devant lui, dans la
.vieille salle (le Sorbonne, un orateur de si haut
renom.


Du reste, de telles réputations ne sauraient s'ex-




136 LES CONSPIRATIOXS.


pliquer uniquement par la mode et le goût du temps.
A côté de cette rhétorique un peu redondante, il y
avait dans la parole du général Foy une allure che-
valeresque et héroïque, je ne sais quoi de noble-
ment passionné. Sa voix remuait et entraînait comme
le son d'un clairon de bataille. Cela reposait des avo-
cats et des professeurs. Ainsi parvenait-il à exercer
un peu de cette action , privilége ordinaire des
grands improvisateurs, de ceux qui entrent soudai-
nement dans le sujet, en s'inspirant (lu débat lui-
même et des émotions de l'auditoire. Lorsque
montant pour la première fois à la tribune, il laissa
tomber ces paroles : Il y a de l'écho en France,
quand on prononce ici les mots d'honneur et de
patrie », un frisson d'émotion parcourut tous les
bancs. Cette éloquence guerrière et patriotique ré-
pondait alors au sentiment militaire et national, tout
saignant encore de la blessure de Waterloo. Si
d'ailleurs le général Foy n'avait pas toujours le
fond du grand orateur, il en avait les dehors; une
façon particulièrement noble et fière de porter la
tête, le front large et chauve où retombaient quel-
ques mèches de cheveux blanchis, le regard ardent
et mobile, la bouche expressive, la voix éclatante.
Tout, dans ses traits, comme dans sa tournure, res-
pirait la franchise et l'élan. Il escaladait la tribune
avec la fougue qu'il eût mise à monter à l'assaut, et
lançait aussitôt ses paroles d'un air vaillant et impé-
rieux, à la façon, a-t-on pu dire heureusement, de


CASIMIR PÉRIER ET LE GEXERAL FOY.


137


-Condé jetant son bâton de commandement par-dessus
les redoutes de l'ennemi.


Mais cet homme, presque le seul de la gauche
dont on s'arrête à étudier la physionomie avec
quelque complaisance, pourquoi le rencontre- t-on
presque toujours en si fâcheuse compagnie politique,
mêlé à des entreprises parlementaires d'un caractère
violent et équivoque? La passion l'entraînait facile-
ment plus loin qu'il n'eût voulu aller. Il s'exaltait
au bruit de la lutte, s'enivrait des applaudissements,
et alors ne mesurait pas plus la portée de ses coups
que le soldat dans la fumée du champ de bataille.
Aussi dépassait-il parfois en véhémence les députés
conspirateurs, évoquant les passions les plus dange-
reuses pour la monarchie constitutionnelle qu'il dési-
rait servir, blessant douloureusement les royalistes
et la royauté elle-même, et secondant par là les
desseins criminels qu'il connaissait sans les par-
tager.


Peu (le temps après son entrée à la Chambre, un
débat ardent s'était élevé au sujet des mesures de
résistance que le meurtre du duc de Berry avait sug-
gérées au gouvernement. Le général Foy les avait
combattues, mais en parlant noblement de la famille
royale. La gauche nt fut pas satisfaite d'un langage
qui ne lui paraissait point assez agressif, et qui ne
répondait pas à ses arrière-pensées haineuses; Ben-
jamin Constant apporta même à la tribune l'expres-
sion de ce mécontentement. Pour rentrer en grâce




13S LES CONSPIRATIONS.


auprès de son parti, le général se montra alors aussi
violent contre les royalistes qu'il avait été , au début
de la discussion, convenable vis-à-vis de la royauté.
Il en vint, sans prétexte, à parler de « cette minorité
si faible, qu'elle ne peut exister qu'avec les étrangers
et par les étrangers »; puis, s'échauffant plus encore,
il s'écria, en rappelant la « terreur » de 1815 :
« Croyez-vous que, sans la- crainte de voir notre
pays livré à la dévastation par les étrangers, nous
aurions supporté les outrages, les atrocités d'une
poignée de misérables que nous avons méprisés,
que nous avons vus depuis trente ans dans l'humi-
liation et l'ignominie? » La violence inouïe de cette
invective souleva naturellement à droite des protes-
tations indignées qui firent surtout explosion au mot
de misérables. L'un des députés royalistes, M. de
Corday, descendant de son banc et se plaçant, les
bras croisés, en face de la tribune, jeta à l'orateur
cette apostrophe : « Vous êtes un insolent! » Un
duel s'ensuivit. Le général Foy, favorisé par le sort,
tira le premier eu l'air. Son adversaire fit de même.
Le lendemain, revenu à la générosité naturelle de
son caractère, le général déclara n'avoir pas entendu
désigner les émigrés, « ces Français qu'il avait appris
à estimer, en les combattant éorps à corps ». Il ne
voulait pas , ajoutait-il, « encourir le reproche
d'ajouter de nouveaux motifs de discorde à ceux qui
divisaient le pays », et il croyait que « le sang fran-
çais ne devait être versé que pour la liberté, le roi


CASIMIR PÉItIER ET LE GÉNÉRAL FOY.
139


et la conservation des institutions constitutionnelles » .
M. de Corday répondit sur le même ton. Ce fut, cette
fois, au tour de la gauche de redevenir mécontente,
et sa mauvaise humeur se traduisit par la manière
dont le Constitutionnel rendit compte de l'incident.
Après avoir cité la déclaration du général, il constata
qu'elle « avait été accueillie à gauche avec un silen-
cieux étonnement »; puis il termina ainsi : « En
quittant la tribune, M. de Corday va prendre la
main du comte Foy; le côté gauche garde un morne
silence. »


Cet incident montre bien, sous ses divers aspects,
le caractère (lu général, ses intentions droites et ses
passions, ses emportements et ses retours. Il révèle
également sa faiblesse en face de l'opposition. Les
violences apparaissent être chez lui non-seulement
une ardeur de tempérament, mais, ce qui est moins
excusable, une obéissance aux sommations de l'es-
prit de parti. C'est que, lui aussi, était atteint de
ce mal qui a été celui de tous les hommes de la
gauche : l'amour de la popularité. Il ne résistait pas
toujours à la tentation d'y sacrifier ce qui devait tenir
le plus au coeur d'un monarchiste convaincu et d'un
combattant généreux, la modération constitution-
nelle de son attitude, la justice envers ses adver-
saires. Cette popularité, il a pu s'en rassasier pen-
dant les courtes années de sa carrière politique. Il en
a joui plus qu'aucun autre. Partout où il allait, il
recevait des ovations enthousiastes, et un jour, à




140
LES CONSPIRATIONS.


Bordeaux, un paralytique se fit porter sur son pas-
sage, « pour avoir, disait-il, la joie de contempler le
défenseur de nos libertés ». Quand le général Foy
mourut, en 1825, on lui éleva par souscription un
cénotaphe de marbre, avec des couronnes murales et
des renommées aux ailes déployées. Puis, après
cette faveur retentissante, le silence s'est fait. Il
n'est bientôt resté de lui que l'écho éloigné, et
chaque jour plus affaibli, des applaudissements con-
temporains. Cet homme qui avait si bien parlé de la
gloire n'a pu l'atteindre, parce qu'il n'a pas eu le
courage ou le temps de se dégager de l'opposition
systématique. Moins heureux que son , ami Casimir
Périer, il a trop peu vécu , pour avoir occasion
d'attacher son nom à une oeuvre plus féconde et
plus haute.


§ 5. — Id:PUBLICAINS ET BONAPARTISTES.


Le but poursuivi par l'opposition de gauche
peut-il au moins faire excuser ce que les moyens
employés avaient de détestable? Pour qui travail-
laient ces sociétés secrètes? A quelle (in tendaient
ces conspirations? On voulait renverser les Bour-
bons. Mais que prétendait-on mettre à la place?
Question à laquelle il est malaisé de répondre.


L'élément civil des Loges et des Ventes, les avo-


RÉPUBLICAINS ET BONAPARTISTES. 141


cats, les étudiants, les jeunes gens du commerce, se
croyaient en général très-libéraux, très-ennemis du
despotisme. Ils se plaisaient à mal parler de toute
espèce de monarchie, ne faisant pas grâce à l'Em-
pire, bien que, par une singulière contradiction, ils
fussent les alliés des bonapartistes; à chacune des
séances de la loge des Amis de la vérité, « le sou-
venir du despote était maudit » . Doit-on en conclure
qu'ils étaient républicains? Ce serait peut-être em-
ployer mal à propos un mot qui n'était alors guère
en faveur, comme on avait pu le voir en 181• et
en 1815.


Devant le vide produit par l'écroulement de l'Em-
pire, nul, parmi les libéraux, ni même parmi les
conventionnels, n'avait prononcé le nom de la répu-
blique. Fait surprenant, quand on songe que celle-
ci avait été, avant le régime tombé, pendant huit
ans le gouvernement de la France. Mais précisé-
ment le souvenir laissé par cette république empê-
chait que personne osât en demander la résurrection.
On était encore trop près des crimes de la Convention
et des hontes du Directoire. La Fayette écrivait alors
à Jefferson : « Bonaparte et les Bourbons, telle a été
et telle est encore la seule alternative possible, dans
un pays où l'idée d'un pouvoir exécutif républicain
est regardée comme le synonyme des excès commis
sous ce nom. »


Il en t'ut de même à la fin des Cent-Jours. Les
révolutionnaires étaient cependant en nombre dans




142 LES CONSPIRATIONS. RÉPUBLICAINS ET BONAPARTISTES.


la Chambre des représentants. Lorsque celle-ci dut,
après Waterloo, nommer une commission exécutive,
sur cinq membres, elle choisit trois régicides. On
pouvait donc s'attendre à ce que cette Assemblée,
qui répudiait Napoléon vaincu et voulait exclure les
Bourbons, en reviendrait à la république, fût-ce seu-
lement pour sortir des embarras où elle se débattait
impuissante et tumultueuse. Nul, cependant, n'osa la
proposer.. Si quelques-uns des meneurs y firent allu-
sion, ce fut pour en constater le discrédit. « Rien ne
donne lieu , de penser, disait Manuel à la tribune,
que le parti républicain existe encore, soit dans des
têtes dépourvues d'expérience, soit dans celles que
l'expérience a mûries. » Comme M. Dupin dévelop-
pait une motion relative à l'organisation d'un régime
anonyme : « Que ne proposez-vous la république? »
lui cria-t-on sous forme d'interpellation ironique, et
l'orateur se contenta de répondre par un geste de
dédain.


On ne découvre guère plus de républicains dans
les premières années de la Restauration. Madame de
Staël, écrivant en 1817, se croyait, par piété filiale,
obligée de dissimuler que son père avait tracé en
1802 le plan d'une république. Ce fut un peu plus
tard, dans une autre génération, sans liens directs
avec les vieux révolutionnaires, chez les jeunes gens
des sociétés secrètes, .MM. Guinard, Buchez, Trélat,
Pierre Leroux, Scheffer, Boinvilliers, etc., que se
forma," par une sorte d'éclosion spontanée, l'em-


bryon d'un nouveau parti républicain '. Ces jeunes
gens eussent protesté, si l'on avait prétendu les ratta-
cher à Robespierre, et ils désavouaient la tradition
jacobine. Plusieurs pensaient d'ailleurs comme Vic-
tor Jacquemont, le spirituel et sceptique voyageur,
qui,.tout en voyant dans la république la forme de
l'avenir, se montrait peu impatient d'y arriver; il
n'admettait pas qu'on la traitât de « chimère »; mais,
ajoutait-il, « je suis de ceux qui ne veulent pas de
la république, jusqu'à ce que tout le monde sache lire
en France et soit un peu décrassé, besogne d'un
demi-siècle au moins ». D'autres avaient des vues
moins précises encore : l'un des plus éminents,
M. Augustin Thierry, recueillant ses souvenirs, a
dépeint quel avait été alors son état d'esprit : « J'as-
pirai avec enthousiasme vers une liberté dont la for-
mule, si je lui en donnais une, était celle-ci : gou-
vernement quelconque, avec la plus grande somme
possible de liberté individuelle et le moins possible


ll paraît que, dans certaines Ventes, on prêtait serinent à la
république. L'un des anciens conspirateurs de la Restauration ,
demeuré tel sous la monarchie de Juillet, et accusé dans le fameux
procès d'avril, Trélat, disait devant la Cour des Pairs, le .1. n,r juin
1835 : e Il y a ici tel juge qui a passé dix ans de sa vie à develop-
per les sentiments républicains dans le coeur des jeunes gens. Ne
sent-il donc pas qu'il a une part de responsabilité de nos actes? Qui
lui dit que nous serions ici sans son éloquence républicaine?... J'ai ici
d'anciens complices de la charbonnerie : je tiens à la main le serinent
de l'un d'eux, serment à la république. Et moi je serais tout à l'heure
condamné par eux pour être resté fidèle au mien! (National du
2 juin 1835.)




144, LES CONSPIRATIONS. RÉPUBLICAINS ET BONAPARTISTES.
145


d'action administrative. Je me passionnai pour
un certain idéal de gouvernement patriotique, de
pureté incorruptible, de stoïcisme sans morgue et
sans rudesse, que je, voyais représenté clans le passé
par Algernon Sydney, et dans le présent par M. de
La Fayette. » En somme, dans leurs rêves, la plu-
part de ces jeunes conspirateurs n'allaient guère au
delà d'un régime démocratique avec un roi, quelque
chose comme notre Constitution de 1791, ou comme
cette Constitution des Cortès de 1812, dont tous les
insurgés d'Espagne ou d'Italie inscrivaient le nom sur
leurs drapeaux. « Le parti républicain n'est pas exclu-
sif', disait La Fayette en 1821 ; il prévoit même que
la nation voudra encore prolonger l'expérience des
institutions populaires aboutissant à l'hérédité du
trône. » Aussi quand, en 1822, deux .obscurs con-
damnés du complot de Saumur crièrent sur l'écha-
faud : Vive la République I « les journaux de tous
les partis, écrit M. de Vaulabelle, rapportèrent cette
invocation solitaire avec un sentiment de profonde
surprise. »


Mais on n'ignore pas de quelle médiocre impor-
tance était l'élément civil dans les sociétés secrètes.
L'élément militaire avait le nombre, l'énergie, la puis-
sance d'action. De ce -côté, on ne retrouvait pas le
même vague ni les mêmes incertitudes. Généraux et
soldats savaient ce qu'ils voulaient : l'Empire. C'était
pour le rétablir qu'ils conspiraient, risquaient leur
vie, versaient leur sang. Quelques- uns mêlaient


peut-être à leur visée dynastique des rêveries de dé-
mocratie malsaine, mais sans les séparer du nom de
Napoléon. Ils n'avaient que mépris pour les chimères
et les répugnances libérales de leurs faibles alliés,
et les officiers à demi-solde ne se gênaient pas pour
traiter de « blancs-becs » ces petits jeunes gens qui
osaient appeler le grand empereur un tyran.


Les contradictions qui divisaient si radicalement,
quoique dans des proportions fort inégales, les
conspirateurs , n'étaient pas faites pour donner
beaucoup d'unité à la direction supérieure , et
les divergences n'apparaissaient pas moins pro-
fondes dans le comité central. La Fayette y représen-
tait les idées de l'élément civil, notamment des
jeunes gens des écoles. On eût pu le dire républi-
cain, s'il avait suffi pour l'être de n'avoir pas le sen-
timent monarchique. Dès avant 1789, il s'imaginait
être libéral en attaquant les rois. Néanmoins, en
1791 , après la fuite de Varennes, il s'était ouverte-
ment prononcé contre la république, demandée
alors par Brissot et Robespierre. Plus tard, sous le
Directoire, ses idées semblaient modifiées; écrivant
à Hamilton en 1798: « Jusqu'à ce que l'expérience
ait été tentée, disait-il , je trouverai qu'il vaut mieux
suivre les principes américains que de nous mettre
à la mode anglaise. » Cette « expérience » l'avait-
elle éclairé ? Toujours est-il qu'en 1814 il se montra
nettement monarchiste. En 1821, dans une note des-
tinée aux sociétés secrètes, il se déclarait « républi-





146 LES CONSPIRATIONS.


cain d'inclination etd'éducation» , mais il ajoutait qu'il
« tenait trop aux premiers principes, pour n'être pas
très-facile sur les combinaisons secondaires . De ces
manifestations un peu bigarrées, il serait difficile de
tirer une conclusion précise. La vérité est que La
Fayette était assez indifférent entre une monarchie
démocratique à la façon de 1791 et une république
américaine. Le point sur lequel il paraissait plus
ferme, et par où il se distinguait de quelques autres
membres du comité, était son opposition contre le
napoléonisme. Encore, s'il fallait en croire M. Louis
Blanc, cette opposition n'aurait-elle pas été égale-
ment absolue contre tous les princes de la famille
Bonaparte '.


On le voit, La Fayette eût été le maitre, que la
direction n'en aurait pas moins été fort incertaine;
mais il n'était pas seul, et, parmi les autres me-
neurs, plusieurs ne pensaient pas comme lui. Manuel
avait un grand dédain pour les illusions républicaines.
« Cette forme de gouvernement, disait-il, a pu sé-
duire des àmes élevées; seulement, elle ne convient
pas à un grand peuple, clans l'état actuel de nos socié-


1 Louis Blanc prétend qu'après la mort de Napoléon I er , on
vint offrir à La Fayette , de la part du prince Eugène, une somme
de cinq millions, pour couvrir les premiers frais d'une révolution en
faveur du frère de la reine Hortense. Cette proposition, qui ue fut
ni acceptée ni repoussée par La Fayette, donna lieu plus tard à
son voyage en Amérique, et lui suggéra l'idée des étranges démarches
qu'il fit auprès de Joseph. s (Introduction à l'Histoire de Dix Ans,
p. 96.)


RÉPUBLICAINS ET BONAPARTISTES.
147


tés. » Et il ajoutait : « La liberté est inséparable du
trône. » Qui mettre sur ce trône ? I1 ne lui importait
guère, pourvu que les Bourbons en fussent exclus.
Déjà, après 1815 , de concert avec les réfugiés de
Bruxelles, il avait conspiré pour le prince d'Orange.
Ces intrigues, avortées alors, furent reprises en
1819. Un aide de camp du prince fut même intro-
duit par M. d'Argenson dans le sein du comité direc-
teur. Quelques membres ayant objecté que ce pré-
tendant avait combattu contre la France : « Oui, sans
doute, avaient répondu les autres; mais nous n'en-
tendrons plus parler de saint Louis, de Henri IV
et de droit divin; il régnera par la volonté de la
nation, et ne nous abandonnera pas aux prêtres'. »
La Fayette fut chargé de suivre les pourparlers; ils
furent ébruités, et le roi des Pays-Bas dut, par pu-
deur diplomatique, mettre le holà aux visées ambi-
tieuses de son fils. Privé du prince d'Orange, Manuel,
qui éprouvait peu de sympathie pour le duc d'Or-


C'est un témoin peu suspect, M. de Vaulabelle , qui rapporte
cette réponsè. Le même historien ajoute que ce qui plaisait surtout
aux amis de Manuel, c'était que le prince d'Orange appartenait au
culte protestant. Plus tard , en 1827, ce même prince dut venir com-
plimenter Charles X, lors de son voyage à Lille. Le roi, qui se sou-
venait du passé, le reçut froidement. M. Duvergier de Hauranne a lu
dans les Mémoires inédits « d'un homme considérable et générale-
ment très-bien informé « (probablement M. Pasquier), que ce prince,pour se faire pardonner, eut la bassesse de dire à Charles X le nom
de tous ceux avec qui il avait correspondu à l'époque de ses intrigues,
entre autres celui du général Sébastiani. M. Teste, qui devait plus
tard acquérir une si triste célébrité , était un de ceux qui avaient
été le plus mêlés aux menées du prince d'Orange.




148 LES CONSPIRATIONS.


léans, ne recula pas devant le bonapartisme, afin de
satisfaire sa haine contre les Bourbons. « Les prin-
cipes et les idées, disait-il, ont leur puissance, mais
on n'arrive à les faire passer de la théorie dans la
réalité qu'à l'aide de la force. Or, où trouver la force
matérielle nécessaire pour renverser le gouvernement
royal, ailleurs que dans les rangs de la troupe et
parmi ces milliers d'officiers et d'anciens soldats que
les armées de la République et de l'Empire nous ont
légués, et , répandus sur tous les points de la
France, maudissent dans Louis XVIII et dans les
siens les complices du triomphe de l'étranger?... Ils
font bon marché de la liberté, dites-vous, et se lève-
ront en invoquant le drapeau de l'Empire et le nom
de Napoléon II. Ni ce nom, ni ce drapeau n'ont mes
sympathies; niais que m'importe, si ce sont des
armes qui puissent nous faire triompher '? » Manuel
faisait, avec peu de succès du reste, des ouvertures
dans le même sens à M. Guizot, et, après lui avoir ex-
posé comment il tenait la maison de Bourbon pour in-
compatible avec la France de la Révolution, il mon-
trait « le nom de Napoléon II, comme une solution
possible, probablement la meilleure, des problèmes
de l'avenir' ». Voilà où était arrivé l'esprit le plus
politique et le plus net du comité directeur! D'au-


C'est encore M. de Vaulabelle qui rapporte ces paroles, jetant un
jour si vif sur les véritables sentiments de la fraction avancée du
parti libéral.


'2 Mémoires de M. GUIZOT, t. ler , p. 310.


RÉPUBLICAINS ET BONAPARTISTES.
1?9


ires membres, notamment les généraux qui repré-
sentaient l'élément militaire, concluaient plus nette-
ment encore à l'Empire. Le général Tarayre ne
manquait pas une occasion d'insister sur ce qu'il
appelait les droits de Napoléon II.


Enfin, pour avoir une idée complète de la confu-
sion qui régnait dans ce comité , on devrait parler du
petit groupe socialiste, plus préoccupé de renouve-
ler la société que de changer la forme du gouverne-
ment, et principalement représenté par MM. Voyer
d'Argenson et Beauséjour. Aux yeux de ce dernier,
la nation n'était divisée qu'en deux classes : les
payeurs et les payés, les mangeurs et les mangés.


C'était une vraie tour de Babel. Aussi quand,
à la veille de l'action, il fallut arrêter un proL
gramme et choisir le cri de combat avec lequel les
conspirateurs allaient tenter de soulever la France,
ils ne purent parvenir à s'entendre. L'accord se fai-
sait bien sur le drapeau tricolore, mais ne pouvait
s'étendre au delà. Le comité dut renoncer à préciser
le gouvernement qu'il prétendait substituer à la vieille
monarchie, et se borner à convenir de la convoca-
tion d'une assemblée constituante. Singuliers insur-
gés qui , au moment où ils allaient détruire, ne
pouvaient même annoncer ce qu'ils tentaient d'édi-
fier, et qui croyaient qu'un peuple les suivrait, sans
avoir devant lui un but déterminé et connu d'avance,
sans avoir surtout, ce qui a seul pour lui une significa-
tion nette, un nom à acclamer ! Pour sortir de cet




150 LES CONSPIRATIONS.


embarras, Manuel avait fait une proposition plus
étrange encore. Dans une proclamation préparée par
lui, il rappelait que la Constitution de 1791 ayant
indiqué la possibilité de sa propre révision après Uri
délai de trente ans, on était arrivé, en 1821 , à
l'époque fixée pour cette révision; c'était afin d'y
procéder qu'on convoquait une constituante. Voilà
les hommes qui raillaient Louis XVIII d'avoir parlé,
dans le préambule de la Charte, de ses dis-neuf
ans de règne I Fiction pour fiction , celle de la per-
manence du droit royal était plus raisonnable et
moins ridicule que celle de la perpétuité d'une Con-
stitution mort-née.


Les libéraux non bonapartistes avaient d'ailleurs
l'esprit bien léger et la vue singulièrement courte,
si, en s'engageant dans une conspiration, sans mieux
préciser ce qu'ils feraient au cas de succès, ils ne
discernaient pas à qui profiterait le vague de leurs
desseins. Il ne pouvait profiter qu'aux impérialistes,
déjà les plus forts , les plus nombreux, les plus
actifs, et qui avaient, en face des incertitudes et des
divisions de leurs alliés, l'immense supériorité de
dire où ils voulaient aller. Aussi ne doit-on pas être
surpris de voir, à chaque mouvement insurrection-
nel, un cri dominer aussitôt tous les autres : ce
n'était pas le cri de «Vive la Constitution de 1791! »
Personne n'y songeait. C'était celui de « Vive Napo-
léon II ! »


LA LÉGENDE DE SAINTE-HÉLÈNE. 151


§ 6. — LA LEGEXDE DE SAINTE-HÉLÈNE.


Dans le cours du mois de juillet 1821, une grande
nouvelle se répandit tout il coup en France. Napo-
léon -était mort le 5 mai, à Sainte-Hélène. Il semble
tout d'abord que ce dut être un coup décisif porté
au bonapartisme; l'effet contraire se produisit. D'une
part, les libéraux peu clairvoyants s'imaginèrent
pouvoir désormais , avec moins de danger, exploiter
contre la monarchie les souvenirs d'un Empire qui
leur paraissait relégué dans l'histoire; d'autre part,
l'impression tragique de cette mort lointaine donna
un nouveau retentissement à un nom qui s'était déjà
trop emparé de l'imagination des foules.


Après Waterloo, les plaies étaient encore si dou-
loureuses, la joie et le besoin de la paix si vifs, que
le souvenir de Napoléon ne pouvait être populaire.
Les écrivains étaient portés, pour satisfaire le senti-
ment public, à refuser même la justice à l'empereur
et souvent à l'outrager. Mais bientôt un revirement se
fit, d'autant plus rapide que la Restauration avait
plus vite cicatrisé les plaies, et effacé, par la prospé-
rité présente, la mémoire des souffrances passées.
Les yeux se tournèrent alors vers cette île lointaine,
battue des flots, brûlée par le soleil des tropiques,
où était relégué, sous la garde inquiète de l'Europe
coalisée, cet homme d'une si menaçante grandeur,




152 LES CONSPIRATIONS.


que sa captivité semblait nécessaire à la sécurité du
monde. La rigueur de l'expiation désarmait les âmes
généreuses. Les esprits curieux étaient intéressés et
saisis en voyant succéder à un drame qui avait déjà
tellement étonné les hommes, un épilogue plus ex-
traordinaire encore. Un si grand silence, après un si
grand bruit 1 tant d'immobilité, après tant de mou-
vement! L'éloignement même ajoutait ce prestige
et ces ombres nébuleuses qui prêtent à l'apothéose.
Quand enfin la mort vint abattre l'illustre captif sur
son rocher, elle ne fit que couronner et consacrer
cette légende de Sainte-Hélène, créée par le calcul
des uns et par l'instinct irréfléchi des autres; « elle
remontra soudainement Napoléon à toute la terre, a
dit M. Quinet, et lui rendit en un moment, pour
toujours, son royaume du bruit. »


Le nom de l'empereur fut aussitôt dans toutes les
bouches : son spectre se dressa devant tous les yeux.
On ne parlait que de lui. Les étalages des libraires
et des marchands d'estampes étaient remplis d'in-
nombrables brochures ou lithographies sur « le
grand homme ». Lamartine, Victor Hugo, Casimir
Delavigne, Béranger, et, avec eux, une foule
d'obscurs rapsodes, célébraient par leurs chants
ces retentissantes funérailles. Les journaux « libé-
raux » n'étaient pas les moins ardents à s'associer
à ce culte posthume. « Si nous avions dit il y a
quinze jours, à nos constitutionnels, s'écriait dou-
loureusement la Quotidienne, qu'ils étaient bonapar-


LA LÉGENDE DE SAINTE-I/ÉLÈNE. 153


Listes, ils auraient répondu par (les cris de fureur.
Mais voilà Bonaparte mort : à cette nouvelle, toutes
les pensées se trahissent. Les brochures pleuvent
comme des fleurs sur sa tombe... Toutes les vieilles
livrées impériales reparaissent. Chacun fouille dans
sa poche pour en retirer quelques anecdotes bona-
partistes, et l'on montre de loin l'image de son
fils. »


Derrière cette émotion quelquefois sincère, bien
qu'imprévoyante, se cachait le dessein d'une im-
mense supercherie, pour le succès de laquelle on
profita de l'éloignement et l'on exploita la tombe,
Que vint-on présenter à la foule? Était-ce l'image
du véritable Napoléon, tel que nous le voyons
revivre dans la terrible sincérité de sa Correspon-
dance, homme de génie et de proie, aussi étonnant
par la puissance de l'intelligence que par les lacunes
du sens moral ; trop souvent étranger à la notion de
justice, et presque incapable de discerner le bien du
mal; despote emporté et intraitable, qui méprisait et
haïssait la liberté , ne tenant nul compte ni du droit
des nations, ni de celui des consciences, quand il
les rencontrait en travers de ses desseins; passionné
au jeu sanglant de la guerre et de la conquête, y
jouant, sans scrupule, l'existence de la France qui
semblait parfois être pour lui moins une patrie qu'un
instrument; égoïste gigantesque qui sacrifiait à ses
passions le genre humain comme son pays? Non. On
'entreprit (l'y substituer le type artificiel d'un Napo-




154, LES CONSPIRATIONS.


léon pacifique qui faisait la guerre pour arriver plus
tôt à l'ère de la paix universelle, d'un libéral incom-
pris qui s'armait du pouvoir absolu à contre-coeur
pour préparer les voies à la liberté, et qui « cherchait
le règne de la raison et la fondation du régime con-
stitutionnel »; souverain débonnaire, ayant pour
« rêve favori de s'entourer, dans ses vieux jours, de
philanthropes éclairés dont il aurait fait des espions
de vertu, et de parcourir la France à petites journées
en compagnie de l'impératrice, recevant toutes les
plaintes, redressant tous les torts, semant partout
les monuments et les bienfaits ». L'empereur, jusqu'à
la dernière heure soigneux de la mise en scène, avait
fourni lui-même le plan et le thème de l'audacieuse
fiction , dans ces conversations de l'exil , rapportées
avec plus ou moins de sincérité et d'exactitude par le
Mémorial de Sainte-Hélène et les autres publications
de ce genre.


Le nouveau mythe napoléonien était fait pour favo-
riser, et en quelque sorte excuser, la fusion des bo-
napartistes et des libéraux. Ou conçoit que les bona-
partistes aient applaudi et contribué à cette altération
de l'histoire : leur intérêt était trop évident. Que les
libéraux en aient été les dupes et les complices, voilà
ce dont on devrait être surpris, si l'on n'en était pas,
sous ce rapport, à ne plus s'étonner. Bien loin de
s'opposer à ce réveil dangereux de l'idolâtrie impé-
riale, les journaux de la gauche le considéraient avec
satisfaction, ou même apportaient ouvertement leur


LA LÉGENDE DE SAINTE-HÉLÈNE.
155


concours. Ils trouvaient là un moyen efficace de faire
échec aux Bourbons, et leur passion ne voyait pas
au delà. Ils s'employaient même à neutraliser tout ce
qui pouvait contrarier cette dévotion nouvelle. L'une
des feuilles qui affichaient le libéralsime le plus exi-
geant blâmait comme inopportune la publication du
livre posthume de madame de Staël, Dix années
d'exil, par crainte que l'opinion n'y vît les côtés
mesquins, tracassiers et misérablement vindicatifs
du despotisme impérial. Chez certains hommes de la
gauche, la complicité


icité bonapartiste allait jusqu'à l'en-
thousiasme. Un homme que le 24 février 1848 de-
vait porter au pouvoir, M. Flocon, traduisant, en
1821 , les idées qui avaient alors cours dans une
partie de la nouvelle génération révolutionnaire, dé-
diait au roi de Rome une brochure dithyrambique sur
le mort de Sainte-Hélène'. Un rédacteur du Consti-


1 On sera peut-être curieux de lire quelques extraits de cette bro-
chure peu connue. M. Flocon débutait ainsi : Fils de Napoléon, né
sur le premier frêne du monde, et maintenant proscrit, écoute la
voix d'un jeune Français qui a déjà versé bien des larmes sur les mal-
heurs de sa patrie , sur les tiens , sur ceux de ton père_ L'âme
des héros revit dans leurs fils; inaltérable, elle conserve à jamais
l'impression des grands événements. La corde parait muette, mais il
suffit (le la toucher pour qu'elle redise le même son. Le nom de
Napoléon est gravé dans tous les coeurs français... n L'auteur, après
avoir invité le jeune prince à venir, simple voyageur, contempler
en silence le ciel qui l'avait vu naître , ajoutait : Alors, entre
dans la cabane du laboureur, tu y trouveras le vieux soldat de Napo-
léon. Quant à ceux que ton père a comblés d'honneurs, de gloire et
de richesse , ceux qu'il a tirés du néant, qu'il a élevés au faite du
pouvoir, détourne les yeux et passe. Mais non , regarde-les plutôt,




156 LES CONSPIRATIONS.


tutionnel, M. de Jouy, faisait représenter, à cette
époque, une médiocre tragédie, Sylla, où il avait
cherché à reproduire, dans le personnage du dicta-
teur romain, quelques-uns des traits de Napoléon.
Talma s'était prêté à cette allusion, en copiant, avec
son art habituel, la figure et les attitudes de l'empe-
reur. Il y eut alors cabale, dans la jeunesse libérale,
pour applaudir Sylla. Il suffisait d'ailleurs de péné-
trer dans les salons de Cambacérès, du due de
Vicence ou de M. de Talleyrand, devenu mécontent
parce qu'il n'avait plus de ministère, pour y rencon-
trer, pêle-mêle avec les anciens fonctionnaires de
l'Empire, les hommes politiques de l'opposition.


S'imaginait-on que ce bonapartisme, dangereux
pour la royauté, ne l'était pas pour la liberté, parce
que, grâce à une sorte de déguisement posthume, on
avait plus ou moins adroitement appliqué un masque
libéral sur le profil de César? C'eût été un singulier
aveuglement. Dans la légende qui se répandait par
la tolérance ou avec l'aide de la gauche, la foule ne
voyait que le souvenir grandi et purifié de Napoléon
dont elle consentait à faire parfois un démocrate,
jamais un libéral. M. Quinet a confessé plus tard la
déception que le sentiment populaire ménageait à ceux


car alors tu ne regretteras plus ce trône et tu béniras ton infortune
qui te dérobe aux soins de pareils hommes. Fils de Napoléon, adieu!
Le jeune Français ne peut t'en dire davantage; mais, quel que soit
le sort que la fortune te réserve, songe à profiter des fautes et sur-
tout des vertus de ton père. Napoléon , adieu! ,


LA LÉGENDE DE SAINTE-HÉLÈNE.
157


qui, comme lui, s'étaient imaginé pouvoir ressusciter
le culte de Napoléon, en y mêlant l'amour de la
liberté :


Lorsque, en 1821, éclata aux quatre vents la formidable
nouvelle de la mort de Napoléon, il fit de nouveau irruption
dans mon esprit... Il revint hanter mon intelligence, non
plus comme mon empereur et mon maitre absolu, mais
comme un spectre que la mort a presque entièrement
changé... Ses compagnons revenaient l'un après l'autre et
témoignaient de sa conversion aux idées qu'il avait foulées
aux pieds, tant qu'il avait été le maître... Nous revendi-
quions la gloire comme l'ornement de la liberté... Par
malheur, je ne tardai pas à m'apercevoir que je ne suivais
plus ici la voie du peuple. Je revins auprès des premiers
compagnons de mon enfance, les ouvriers, les paysans de
Certines. Il me sembla alors avoir fait un long voyage
d'idées, dans le pays des chimères auxquelles ils étaient
restés étrangers. Sitôt que je voulus, comme autrefois,
ouvrir la bouche sur notre commune religion bonapar-
tiste, je vis que nous étions séparés par des abimes...
Jamais la liberté n'avait fait obstacle dans leur esprit à
Napoléon; ils ne s'étaient pas ingéniés à les concilier '. »


Voilà donc à quoi aboutissaient les efforts de cette
gauche conspiratrice ! Si elle eût réussi alors dans
quelqu'une de ses entreprises, l'Empire eût été aus-
sitôt rétabli. Qu'elle ne croie pas sa responsabilité
diminuée par son échec. En effet, les idées et les


I QUINET, Histoire de mes idées.




i5S
LÉS CONSPIRATIONS.


sentiments qu'elle a contribué à former ou à lais-
ser former clans les masses n'ont-ils pas à la longue
porté leurs fruits ? Le second Empire, pour avoir
attendu trente ans, n'en a pas moins été, pour une
grande part, l'oeuVre des prétendus libéraux de
1821.


§ 7. — LES SUITES DES CONSPIRATIONS.


Veut-on maintenant considérer la politique fac-
tieuse de moins haut et dans ses résultats plus im-
médiats? Tous les complots ont misérablement
échoué. Au seul point de vue pratique, c'étaient des
entreprises absurdes. Carrel qui y avait pris part,
mais dont l'esprit était net, vigoureux et souvent sin-
cère, l'a reconnitaprès coup. Chaque tentative insur-
rectionnelle, en surprenant brusquement et en alar-
mant les intérêts, éloignait des libéraux la partie
flottante de l'opinion; celle-ci aime parfois à se pas-
ser le luxe de l'opposition, tant qu'elle y voit une
taquinerie inoffensive; mais elle redevient conserva-
trice et même réactionnaire, quand l'ordre maté-
riel qui fait la sécurité de chaque individu lui
semble menacé. Ces avortements successifs n'étaient
pas faits d'ailleurs pour attirer à la gauche la faveur
des esprits, toujours fort nombreux, qui jugent par le
succès, et ne goûtent pas la compagnie des vaincus.


LES SUITES DES CONSPIRATIONS.
159


En 1820, au moment où allaient commencer les
premières conspirations ,. la gauche avait fait depuis
trois ans de si grands progrès dans la Chambre,
grâce aux élections partielles, qu'elle balançait
presque en nombre les groupes de droite. Encore un
léger effort, et elle se serait trouvée en majorité. Mais
après les troubles de juin et le complot de 1820, une
réaction électorale qui dépassa du premier coup
toutes les prévisions se produisit en faveur de la
droite. Même résultat en 1821. A mesure qu'une
nouvelle conspiration éclatait et échouait, la gauche
perdait clans l'opinion un terrain dont ses adversaires
s'emparaient aussitôt. Il semblait d'ailleurs que la
partie la plus ardente des opposants, ayant mis tout
son enjeu dans les sociétés secrètes, fût devenue
presque indifférente aux vicissitudes de la fortune
électorale et parlementaire. Quelques-uns se leur-
raient même de l'espoir que plus les élections leur
seraient défavorables, plus l'esprit public, inquiet du
triomphe de la droite, serait disposé à écouter leurs
excitations insurrectionnelles.


Cette réaction profitait aux royalistes purs. Les
modérés du centre, découragés, impuissants à faire
entendre leur voix dans une lutte aussi bruyamment
passionnée, étaient écrasés entre les deux partis
contraires. MM. de Richelieu et de Serre voyaient
avec tristesse et inquiétude diminuer chaque jour le
nombre des ministériels. En dépit de leurs efforts
pour demeurer clans une ligne moyenne, obligés de




160 LES CONSPIRATIONS.


lutter contre une faction révolutionnaire, ils étaient
de plus en plus à la merci de la droite, et il leur
fallait subir ses exigences croissantes. Le triomphe
complet et exclusif de ce dernier parti apparaissait
inévitable et prochain. Les écrivains libéraux se-
raient mal fondés à reprocher aux ministres d'alors
une sorte de palinodie. Aujourd'hui que les projets
de la gauche sont connus, qui nierait que le premier
devoir du cabinet ne fût de la combattre pour sauver
le trône? et le pouvait-il sans les royalistes? Comme
l'a dit très-justement un des rédacteurs du Cen-
seur, M. Dunoyer, dans un passage déjà cité , « l'op-
position n'a pas le droit de demander au gouverne-
ment d'être confiant, quand elle n'est pas loyale ».


Les ministres avaient d'autant moins de force
propre , ils étaient d'autant plus livrés au patronage
impérieux de la droite , qu'ils n'avaient point ren-
contré, dans le centre gauche, le concours, ou seu-
lement la justice, qu'ils étaient en droit d'espérer.
Bien que sincèrement royalistes, les doctrinaires
n'avaient pas compris, ou n'avaient pas voulu recon-
naître, la nécessité où était le gouvernement, après
l'élection de Grégoire, de revenir un peu sur ses pas.
Erreur grave que leurs admirateurs mêmes ont dit
plus tard confesser '. M. Royer-Collard et ses amis


1 Un écrivain distingué, qui ne paraît pas aujourd'hui • opposé de
parti pris à toute alliance avec les gauches, M. etc Lavergne, s'est
étonné que M. Royer-Collard, a un des plus engagés dans la foi monar-
chique, n'ait pas reconnu un des premiers cette nécessité 1. (Revue
des Deux Arondes du ter octobre 1861, p. 580.)




LES SUITES DES CONSPIRATIOXS.
161


étaient-ils d'ailleurs bien convaincus qu'une poli-
tique plus conservatrice n'était pas imposée par le
péril de la situation? N'étaient-ils pas surtout préoc-
cupés de ne point compromettre personnellement
clans cette politique leur renom libéral? Après les
élections de 1819, M. Decazes, cherchant à recon-
stituer un ministère, avait fait des ouvertures à
M. Royer-Collard. Celui-ci, rapporte son biographe,
M. de Barante, « voulait surtout ne s'engager dans
aucune responsabilité;... tout affligé qu'il était de
l'élection de Grégoire et du progrès des opinions
révolutionnaires, il blâmait bien haut chaque projet
proposé pour arrêter le mal et mettre en sûreté la
monarchie; il semblait se complaire à montrer l'inef-
ficacité de tout expédient indiqué, et quand on lui
disait que du moins il ne pouvait nier le danger,
il répondait : Eh bien; nous périrons, c'est aussi
une solution. » En tout cas, n'ayant pas d'autre
« solution » à offrir, M. Royer-Collard eût ce
semble, être indulgent pour ceux de ses anciens
amis qui, par devoir et sans grande illusion, cher-
chaient, suivant la parole de M. de Serre, « à gouver-
ner raisonnablement, en s'appuyant sur la droite ».
Il choisit au contraire ce moment pour rompre pu-
bliquement avec le cabinet, en donnant sa démis-
sion de président de la commission d'instruction
publique'.


M. Royer-Collard faisait un jour, après 1830, un grand éloge
de M. de Serre; se reportant vers l'époque dont nous parlons en ce


11




462 LES CONSPIRATIONS.


Aussi à peine , quelques semaines plus tard,
le 21 février 1820, le duc de Richelieu eut-il formé
son second ministère, que les doctrinaires prirent
une attitude nettement opposante. Ils se joignirent à
la gauche et parlèrent presque son . langage, pour
attaquer les lois proposées. M. Camille Jordan, avec
cette impétuosité facilement émue que l'âge ni la
souffrance n'avaient pu abattre, et à laquelle s'ajou-
tait alors un peu d'aigreur et d'irritabilité, suites
de la maladie, allait, dans la discussion de la loi
électorale, jusqu'à reprocher au ministère de pré--
parer « un nouveau fructidor » , et il imputait aux
provocations des royalistes les troubles dont on
n'ignore pas aujourd'hui l'origine absolument op-
posée. Autant il était sévère et même injuste pour
le cabinet et la droite, autant il ménageait la gauche,
et, faisant allusion à l'élection de Grégoire, il se
bornait à convenir qu'il y avait eu des choix « indis-
crets » . L'opposition accueillait avec joie ces alliés
inespérés. Il ne lui arrivait pas souvent de retrouver
ses arguments dans des bouches si pures, et de voir
sa cause soutenue par des orateurs de telle autorité.


La Chambre, disait Benjamin Constant , ne peut
accorder sa confiance à des ministres dont les meil-
leurs amis se séparent la douleur dans le coeur, en


moment : a M. de Serre s'étonna, racontait-il, que je ne le suivisse
pas. — Moi, lui ai-je dit, je ne suis pas, je reste. , M. 'loyer-
Cobra ajoutait : n Je ne lui en ai jamais voulu. Il y avait entre nous
de l'ineffaçable.


LES SUITES DES C ONSPIRATIONS.
16:3


les accusant de violer la Charte et de compromettre
la dynastie. »


Nulle opposition ne devait être plus pénible au
duc de Richelieu et surtout à M. de Serre. M. Ca-
mille Jordan ayant reproché au cabinet d'être « iné-
vitablement entraîné à des ménagements déplorables
envers la droite dont l'appui lui était nécessaire », le
garde des sceaux ripostait avec animation : « Vous
cherchez à déconsidérer le ministère, en disant qu'il
est courbé sous le joug d'un parti. Nous avons le
droit de vous dire à notre tour : C'est vous qui êtes
sous le joug d'une faction, et c'est la faction qui
vous fait parler. » Pour ceux qui savaient qu'entre
ces deux hommes, derrière ce choc d'opinions, il y
avait le déchirement d'une étroite et tendre amitié,
ce drame intime, s'ajoutant et se mêlant au drame
politique, lui donnait quelque chose de plus poi-
gnant : émotion analogue à celle qu'avaient dû
éprouver les membres des Communes d'Angleterre,
quand Burke avait rompu solennellement à la tribune
l'amitié de vingt-deux ans qui l'unissait à Fox !
Connue pour augmenter le pathétique de la scène
dans la Chambre française, les cieux acteurs, épuisés
par la maladie, ne trouvant de forces que dans leur
passion généreuse, portaient l'un et l'autre, sur leurs
fronts pâlis, le signe, visible à tous, de la mort pro-
chaine. Toutefois, ce qu'il y avait de plus doulou-
reux encore, n'était-ce pas de voir des âmes si
belles, si droites, si lumineuses, ayant même amour,


11.




464 LES CONSPIRATIONS.


mêmes convictions, tout à l'heure si unies, et main-
tenant séparées, en quelque sorte rejetées aux deux
extrémités contraires, par la malice des partis et par
les obscurités politiques de nos époques troublées?
Que, des bancs de la gauche ou de l'extrême droite,
on applaudisse ces deux orateurs, quand ils emploient
le dernier souffle d'une éloquence qui n'a jamais été
si grande, à se combattre l'un l'autre! Pour nous,
c'est une raison nouvelle de gémir sur la détes-
table classification des opinions qui , séparant la
Chambre par le milieu, avait creusé un abîme entre
des esprits en réalité si proches; et plus que jamais
nous déplorons que les passions des uns et la per-
fidie des autres n'aient pas permis de constituer ce
parti intermédiaire, où les de Serre et les Camille
Jordan se fussent naturellement rencontrés et eussent
ensemble servi la cause de la liberté et de la mo-
narchie. Regret ressenti d'autant plus profondément,
que les modérés de la Restauration ne devaient pas
être les derniers dans notre siècle à souffrir de ce
mal!


A la différence des députés de la gauche, les doc-
trinaires n'étaient pas au courant des menées conspi
ratrices de leurs collègues. Longtemps après ,
M. Royer-Collard disait à La Fayette : « On vous
calomniait en vous accusant de conspiration, géné-
ral? — Non, on ne me calomniait pas, on m'ou-
trageait. » M. Royer-Collard reprit sévèrement :
« Je vous croyais innocent : je vois que vous n'étiez


LES SUITES DES CONSPIRATIONS.
165


qu'impuni. » Toutefois, quelque illusion que les
doctrinaires eussent, en 1821, sur la loyauté de
certains députés, ne devait-on pas espérer que les
conspirations militaires, en éclatant, les éclaire-
raient sur le vrai danger du moment? Ne seraient-ils
pas ainsi conduits à s'éloigner de la gauche et à se
rapprocher du ministère? M. Decazes y travaillait de
loin. M. Pasquier, avec qui il était en correspod-
dance, lui écrivait à propos de la récente découverte
d'un vaste complot : « Il y a là, pour les libéraux
sincères et pour les doctrinaires, une occasion admi-
rable de se rallier au gouvernement; mais, ajou-
tait-il aussitôt, l'orgueil les empêchera d'en profiter;
tout en redoutant la puissance du sabre, ils conti-
nueront selon toute apparence à lui venir en aide. »
M. Camille .Jordan, en effet, repoussait absolument
les ouvertures de M. Decazes. « Vous ne me semblez
préoccupé, lui écrivait-il, que des complots et du
danger du bonapartisme. Eh! sans doute, il y a des
bonapartistes qui s'agitent, et il faudra longtemps y
veiller. Qui le nie? Mais est-ce donc le siége véritable
de notre mal? » Le plus grand danger était, à son
avis, dans la politique du cabinet; il déclarait tout
rapprochement impossible, si cette politique n'était
complétement changée, et si l'on ne formait « un
ministère constitutionnel, vraiment national ».
ajoutait « qu'il faudrait à M. de Serre, avant de
remonter à son ancien rang dans l'estime générale,
au moins trois ans de pénitence publique et de bonne




166 LES CONSPIRATIONS.


conduite populaire, sur les bancs de la Chambre,
comme simple député ».


M. Royer-Collard n'était pas mieux disposé. Affligé
de l'état où il voyait la Restauration, mécontent de
tous, en désaccord avec tous, blâmant tout et ne
conseillant rien, il se montrait moins empressé à
remédier au péril qu'à disserter sur ses causes :
« Qu'il y ait parmi nous des factions, disait-il, on
n'en saurait clouter; elles marchent assez à décou-
vert, elles avertissent assez de leur présence. Il y
a une faction née de la Révolution, qui cherche
vaguement, mais qui cherche toujours l'usurpa-
tion, parce qu'elle en a le goût plus encore que
le besoin. Il y a une autre faction née des privi-
léges, que l'égalité indigne et qui a besoin de la
détruire. Je ne sais ce que font les factions; mais
je sais ce qu'elles veulent, et surtout, j'entends
ce qu'elles disent... Elles sont faibles en nombre;
mais elles sont ardentes, et, pendant que nous
nous divisons , elles marchent à leur but. »
— Voilà le mal : quel remède indique M. Royer-
Collard? — « Si notre malheureuse patrie doit
encore être déchirée, ensanglantée par ces factions,
je prends mes sûretés; je déclare à la faction victo-
rieuse, quelle qu'elle soit, que je détesterai sa vic-
toire; je lui demande dès aujourd'hui de m'inscrire
sur les tables de ses proscriptions. » Noble et fier
langage! Mais le moindre conseil, et surtout le
moindre acte de politique pratique, tendant préci-


LES SUITES DES CONSPIRATIONS. 167


sément à empêcher le triomphe de ces factions,
aurait fait bien mieux les affaires du pays.


L'intention des doctrinaires eût été de rester dans
une région en quelque sorte supérieure, entre la
droite et la gauche, sans s'inféoder à l'une plus qu'à
l'autre. Ils tenaient surtout à ne pas être confondus
avec les libéraux révolutionnaires dont la conduite
répugnait à leur loyauté monarchique. Mais une fois
engagé sur certaines pentes , on est facilement
entraîné plus loin qu'on n'aurait voulu. M. loyer-
Collard et ses amis devaient le prouver par leur
conduite, lors du renversement du ministère du duc
de Richelieu.


La gauche, estimant sans doute que la réaction
provoquée par ses fautes n'allait pas encore assez
vite, se décida, vers la fin de 1821, à accepter la
proposition que lui faisait l'extrême droite d'une
coalition ayant pour but de renverser coûte que
coûte le cabinet. Avoir au pouvoir des modérés
comme M. de Richelieu, M. de Serre, M. Pasquier,
M. Siméon, M. Roy, c'était un vieux reste de la poli-
tique du centre; La Fayette et Benjamin Constant
étaient aussi impatients que M. de la Bourdonnaye et
M. Delalot de s'en débarrasser, dût la succession
passer, ainsi qu'il était prévu, à un ministère de
pure droite. On sait comment les coalisés convinrent
de voter ensemble un amendement à l'Adresse,
insinuant que la politique du gouvernement avait
acheté la paix au prix « de sacrifices incompatibles




165 LES CONSPIRATIONS.


avec l'honneur de la nation »; phrase entendue par
la gauche en ce sens que cette politique avait été
trop hostile aux révolutions étrangères; par la
droite, qu'elle leur avait été trop favorable. Il dé-
pendait du centre gauche d'assurer le succès ou
l'échec de cette coalition, en se portant d'un côté ou
de l'autre. M. de la Bourdonnaye, le plus passionné
des hommes d'extrême droite, entra en pourparlers
avec M. Royer-Collard; celui-ci, après quelques
hésitations, promit son concours; les dOctrinaires
furent ainsi du complot, et eurent leur rôle dans ce
guet-apens parlementaire.


Une coalition si malhonnête a-t-elle cependant,
par quelque côté, profité aux causes diverses et con-
traires que prétendait servir chacun des groupes
coalisés? Nullement. Par là, les libéraux n'ont pas
moins nui à la liberté que les royalistes ultras à
la monarchie'. Les députés conspirateurs avaient
été déterminés par cette illusion qui, depuis quelque
temps, leur faisait désirer l'excès du mal e ; ils
comptaient sur une explosion générale des sociétés
secrètes pour le mois de décembre, et s'imaginaient
qu'un triomphe de la droite exagérée irriterait l'opi-
nion; celle-ci, pensaient-ils, se laisserait alors plus


1 Sur le rôle des royalistes dans cette coalition, voir nos études
sur l'extrême droite (Royalistes el Républicains, p. 216).


2 Quelques mois plus tard, quand M. de Villèle était au pouvoir, le
8én6ral Lamarque 'écrivait : Je désire que M. de la Bourdonnaye
remplace M. de Villèle. C'est vouloir l'excès du mal.


LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE VILLELE. 169


facilement persuader qu'il n'y avait plus de milieu
entre le retour de l'ancien régime ou le renverse-
ment des Bourbons. L'avenir prochain se chargera
de démontrer ce que valait cette tactique. Quant
aux opposants dynastiques, en dehors de l'entrai-
nement de la lutte et de la loi fatale qui , dans
les alliances de ce genre, subordonne toujours
les modérés aux violents, on chercherait vainement
les raisons de leur conduite. Ils donnaient ainsi
le dernier coup à ce parti médiateur qui s'était
efforcé, depuis l'Ordonnance de 1816, d'unir la
liberté et le trône, et de fondre la France nouvelle
avec l'ancienne; ils chassaient définitivement du
pouvoir et presque de la vie publique ceux qui
avaient voulu empêcher que la politique, détournée
des réformes pacifiques et fécondes, ne se résumât
tout entière en une lutte violente et périlleuse entre
les fils de l'Émigration et ceux de la Révolution.
Peut-être satisfaisaient-ils leurs passions, leurs ran-
cunes du moulent; mais l'histoire est là pour dire
qu'en tous cas ces libéraux ne servaient pas les inté-
rêts de la liberté.


§ 8. — LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE (f822.)


M. de Villèle est ministre. Étranger à la récente
coalition, il est arrivé au pouvoir, comme l'a dit




4


170 LES CONSPIRATIONS.


M . Guizot, « par le grand et naturel chemin » . Il y
est pour appliquer le programme de la droite. Bien
que la modération et le bon sens personnels du pré-
sident du conseil soient une garantie contre une
réaction excessive, il faut s'attendre à trouver, sur
plusieurs points, cette politique moins libérale ,
moins conciliante que celle des administrations pré-
cédentes. La gauche semble peu fondée à s'en
plaindre, puisque le changement ministériel est son
oeuvre. Néanmoins son opposition est plus acharnée,
plus perfide, plus emportée encore que dans les
sessions, déjà si tumultueuses, de 1820 et de 1821.
Ce sont mêmes procédés : évocation systématique
des souvenirs irritants; déclarations répétées que la
Charte a été violée et que le régime constitutionnel
est fini; appels plus ou moins directs à la révolte.
« Nous protestons, s'écrie un jour en pleine Chambre
La Fayette; nous en appelons à l'énergie du peuple
français! » Les débats prennent d'autant plus faci-
lement un tour passionné, que gauche et droite sont
désormais face à face, sans aucun groupe qui s'in-
terpose entre elles. Ceux mêmes des royalistes qui
seraient enclins à la modération, blessés dans leurs
sentiments par les insolences perfidement provoca-
trices de Manuel ou de quelque autre, irrités et
effrayés des complots qui éclatent chaque jour sous
leurs pas, indignés de la déloyauté de certains de
leurs collègues, sont portés à traiter tout contradic-
teur en conspirateur. Quant aux ultras, exaltés par


LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE VILLÈLE. 171


le succès, ils égalent les révolutionnaires en véhé-
mence et parfois en grossièreté. Avec ces dispositions
des deux partis en présence, les séances de la
Chambre sont une suite, presque non interrompue,
de scènes de tumultes qui aboutissent, en 1823, à
l'expulsion de Manuel et à la retraite en masse de la
gauche.


Du reste,
pour la partie la


plus agissante de l'op-
.position , pour celle qui donne le ton et marche
en tête, les débats parlementaires ne sont qu'un
accessoire. Le principal est Pceuvre des sociétés
secrètes, alors en pleine activité; on se croit, dans un
certain monde, à la veille du renversement des
Bourbons; on en parle comme d'un événement
assuré et prochain. Jamais les conspirations n'ont.
été phis nombreuses. A ce moment, vers la fin
de 1821 et en 1822, éclatent les insurrections
de Béfort et de Saumur, est découvert le complot
de la Rochelle. Ces tentatives échouent les unes
après les autres, et n'ont d'autres résultats que de
dramatiques procès terminés par des condamnations
sévères. Sous le ministère précédent, la cour des
pairs, saisie de la conspiration d'août 1820, s'est
montrée extrêmement indulgente; les peines avaient
varié de cinq ans à un an de prison. Mais devant le
retour des mêmes entreprises, on juge que la clé-
mence n'est plus de saison. En moins de deux
années, dix-neuf condamnations à mort sont pronon-
cées, onze sont exécutées. Malheureusement la jus-




4


172 LES CONSPIRATIONS.


tice n'atteignait que les instruments; les véritables
meneurs lui échappaient. Il s'est formé autour de
ces victimes une sorte de légende (le pitié dont on a
voulu faire une arme contre la Restauration. On s'est
ému sur la jeunesse des quatre sergents de la
Rochelle ; on a loué la fermeté généreuse avec
laquelle ils avaient refusé de racheter leur vie, au
prix de révélations pouvant compromettre ceux qui
les avaient si cruellement lancés dans. cette aven-.
ture; on a raconté la fierté de leur mort et leur der-
nier embrassement sur l'échafaud, au cri de : Vive
la liberté! Soit, mais si cette compassion se fait accu-
satrice, doit-ce être contre le gouvernement qui, si
rigoureux qu'il Rit, usait de son droit de légitime
défense '? Que ce soit plutôt contre ces chefs poli-
tiques qui, assez éclairés pour connaître la gravité
du crime et pour préjuger l'échec inévitable, s'ar-
rangeant d'ailleurs pour demeurer personnellement
à l'abri dans l'enceinte du Parlement, poussaient ces
égarés à un supplice certain et inutile! Souvent
même n'escomptaient-ils pas d'avance, au profit de
leurs haines de parti, l'héroïsme prévu de ces morts?


t Toutefois, il convient (le réprouver l'abus des moyens de police
et des agents provocateurs qui se manifesta surtout dans l'affaire du
lieutenant-colonel Caron à Colmar. Ce n'est pas l'une des consé-
quences les moins déplorables des sociétés secrètes que d'amener le
gouvernement, pour se défendre contre ces attaques ténébreuses , à
recourir lui aussi aux procédés secrets : triste guerre des délateurs
contre les conspirateurs, où souvent la moralité publique est atteinte !


LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE VILLÈLE. 173


Ils voyaient là cc cadavre que tout meneur d'émeute
tâche de se procurer pour soulever la foule en le
promenant par les rues. C'est le mot froidement
cruel, prononcé par Manuel à propos des sergents de
la Rochelle : « Ils mourront bien l » Aussi M. de
Bonald répondait-il à un sentiment vrai quand, fai-
sant allusion à ces meneurs, parmi lesquels étaient
plusieurs de ses collègues, il disait à la tribune, dans
le style du temps : « Peut-être (lu sein de l'opulence
et des plaisirs, ils assistent, derrière le rideau, à
ces jeux sanglants, comme les Romains à leurs com-
bats de gladiateurs; et, sans pitié, sans remords,
ils applaudissent aux désespoirs de ces morts volon-
taires, comme les Romains applaudissaient à la fer-
meté des malheureuses victimes qui tombaient et
mouraient avec grâce. »


L'issue tragique des procès rendait en effet plus
fausse et plus odieuse encore la situation des hommes
politiques qui, tout en dirigeant l'ceuvre sanglante
des conspirations, continuaient à la Chambre leur
comédie constitutionnelle. Pendant que leurs infor-
tunés complices, on peut dire leurs victimes, mou-
raient sur l'échafaud, ces députés jouaient l'inno-
cence indignée, mettaient en doute l'intégrité de la
magistrature, et traitaient de « conspirations fac-
tices », de « contes des Mille et une nuits » inventés
par le gouvernement avec le concours de délateurs,
les complots dont ils savaient, mieux que tous les
autres, la criminelle réalité; ils cherchaient à échap-




174 LES CONSPIRATIONS.


per, par l'équivoque ou l'injure, aux accusations qui
les menaçaient, et criaient à la « calomnie » , à P «in-
famie », à la « lâcheté », à P « assassinat politique n,
quand quelque ministre faisait entrevoir la respon-
sabilité qui pourrait bien remonter jusqu'à eux


Quelques avocats, orateurs attitrés des procès po-
litiques, où ils cherchaient un renom de parti, pen-
dant que leurs clients y trouvaient souvent la mort,
n'étaient pas dans une situation moins fausse. Mem-
bres, parfois dignitaires des sociétés secrètes, ils
venaient, comme défenseurs des conspirateurs, plai-
der que ces sociétés n'existaient pas. Tel était alors


l• Un jour, pour détruire la valeur d'un témoignage qui tendait à
établir la complicité de La Fayette et de quelques autres députés, les
orateurs de la gauche allèrent jusqu'à insinuer que Grandménil,
auteur de ce témoignage et accusé contumace dans le complot de
Saumur, était un agent provocateur que le ministère s'arrangerait
bien pour ne jamais faire reparaître. Par une coïncidence singulière,
Grandménil , révolutionnaire fort sincère, qui avait risqué sa vie dans
le complot, était cc jour-là, avec le fils du général La Fayette, dans
une tribune publique de la Chambre. Il était venu au Palais-Bourbon
pour voir le général, qui devait l'aider à se procurer un passe-port
pour l'étranger. En s'entendant ainsi accuser, son agitation fut grande.
Au moment où un député de la gauche pariait ironiquement que le
contumace ne reparaîtrait pas, Grandménil n'y tint plus, il se leva et
enjamba à demi le rebord de la tribune, pour s'élancer dans la salle
et crier à ceux qui le calomniaient afin de se sauver eux-mêmes:
s Non, je ne suis pas un infilme! Me voilà! Deux amis n'eurent
que le temps de le saisir et de l'entraîner hors de la salle , et l'on
obtint de son dévouement au parti qu'il se tût. Grandrnénil continua
à passer, auprès de plusieurs de ses coreligionnaires politiques, pour
un a mouchard mais, cette fois encore, les députés conspirateurs
avaient échappé à la responsabilité judiciaire <le leurs actes. Le dés-
honneur comme la mort de quelques agents secondaires n'était pas un
prix trop élevé, pour payer la sécurité de ces personnages.


LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE VILLUE. 175


M. Mérilhou, talent surfait par l'esprit de parti, sans
originalité, sans chaleur, quoique non sans passion,
imbu des préjugés révolutionnaires et sympathique
aux souvenirs impériaux. Irrité d'avoir perdu les
fonctions qu'il exerçait sous les Cent-Jours, il devait,
au grand scandale de ses amis, se retrouver satisfait
.et conservateur, quand on lui aurait rendu une place
après 1830. M. Manguin avait plus de talent; orateur
mélodieux, souple, d'un art si raffiné, que sa parole
en était comme énervée, éloignant les amitiés par
sa fatuité et sa présomption , il avait ce qu'il fallait
pour réussir dans la profession d'avocat qu'il dédai-
gnait, et s'apprêtait à échouer piteusement dans le
rôle d'homme politique qu'il avait de tout temps
ambitionné. M. Barthe, l'un des phis ardents, inégal,
manquait parfois de sang-froid, niais il était plein
de séve et de vigueur; la cour le frappa un jour de
suspension à cause de sa violence, en attendant que,
plus tard, garde des sceaux du roi Louis-Philippe,
il fit poursuivre, à raison de nouvelles conspirations,
une partie de ses anciens complices


Enfin, à un


En 1834, M. Barthe étant alors ministre de la justice, le gou-
vernement proposa une loi sur les associations. « Remontez à une
date antérieure à 1830, s'écria M. Berryer; quelles sociétés secrètes
étaient alors organisées? qui y a siégé? qui s'y est entouré de la jeu-
nesse? qui a endoctriné ce peuple toujours jeune dans sa passion? Et
que serait-ce, grand Dieu! s'il se trouvait qu'un des accusés, cher-
chant dans vos conseils, à la tête de votre justice, au milieu de vous
Peut-être, au milieu de ses juges, reconnût un homme et lui (lit :
Sur le même poignard , nous avons juré baisse l'un et l'autre à la




176 LES CONSPIRATIONS.


rang inférieur, quoique souvent aussi engagés dans
les complots, on pourrait nommer MM. Mocquart,
Boinvilliers, Berville, et tant d'autres. Relisez, par
exemple, le plaidoyer de M. Mérilhou, dans le procès
des sergents de la Rochelle; voyez-le accabler des
traits de sa rhétorique railleuse ou indignée le gou-
vernement et le ministère public qui ont, à l'en-
tendre,' imaginé méchamment la direction d'un
prétendu comité central. Constatez ensuite, par des
aveux et (les révélations postérieures, que ce même
M. Mérilhou était membre du comité dont il déniait
l'existence, et qu'il avait, en cette qualité, provoqué
les menées pour lesquelles ses malheureux clients
allaient porter leurs têtes sur l'échafaud I


Cependant les fautes persistantes et aggravées de
la gauche accéléraient, dans l'opinion, la réaction
conservatrice qui, déjà provoquée par les mêmes
causes, avait amené M. de Villèle au pouvoir. Le
ministère, dont l'avenir paraissait incertain au
début, et qui, au dire de M. (le Serre, « n'en avait
pas pour trois mois » , sortait fortifié des violences
parlementaires et des complots avortés. On put
mesurer ses progrès , lors du renouvellement par-
tiel de la Chambre. Les élections de 1822 furent un
désastre pour la gauche. Sur quatre-vingt-six nomi-
nations, le parti libéral n'en obtint que huit. Trente-


royauté? e— M. Nettement affirme, du reste, avoir entendu dans le
procès des insurgés de Lyon, en avril 1834 . , un accusé adresser ces
paroles à M. Barth.


LES CONSPIRATIONS SOUS M. DE VILLELE. 177


six de ses membres ne purent se faire réélire.
Ce n'était pas seulement le terrain parlementaire


qui échappait aux opposants; l'arme des conspira-
tions se brisait entre leurs mains. Sous l'impression
des échecs successifs, sous le coup des condamna-
tions subies, le découragement et la division péné-
trèrent dans ]es sociétés secrètes. Les divergences,
déjà signalées, entre les membres (le la Haute-
Vente, s'aggravèrent et s'aigrirent. Manuel blâ-
mait La Fayette (l'accueillir légèrement des projets
sans consistance, et de montrer trop de réserve vis-
à-vis de l'élément bonapartiste. La Fayette repro-
chait, à son tour, à Manuel de temporiser sans cesse,
et d'avoir un secret penchant pour l'Empire. Chacun
d'eux avait ses partisans, et la même contradiction
se reproduisait à tous les degrés de l'association.
Vainement essaya-t-on de divers congrès pour réta-
blir l'union. La division et l'impuissance y apparu-
rent si clairement, qu'on mit en délibération s'il ne
fallait. pas dissoudre la Charbonnerie. Quand on pose
une telle question, c'est qu'elle est résolue. D'ail-
leurs l'armée, sans laquelle l'oeuvre des sociétés
secrètes n'était que bavardage d'enfants et vaine
agitation, en avait assez. Après le supplice des ser-
gents de la Rochelle, toutes les Ventes militaires
s'étaient dissoutes. Les soldats, rapporte M. de Vau-
labelle, répondaient aux initiés qui tâchaient de
maintenir l'association dans les régiments : « On ne
frappe que nous seuls; tous les accusés civils ont


12




178 LES CONSPIRATIONS.


été acquittés; la chance n'est plus égale. » Carrel a
écrit plus tard : « Avec le dernier soupir de Bories
et de Raoul (deux des sergents de la Rochelle), s'était
éteint dans l'armée l'esprit des dévouements insen-
sés... Après de telles morts, indifférentes à ceux qui
les avaient vues, le rêve était jugé. »


En 1823, la Charbonnerie était définitivement
vaincue. Elle se dissolvait elle-même, par la con-
science de son impuissance, ayant eu pour tout
résultat un tort réel fait à la liberté, une atteinte
portée à la morale publique, et la mort de quelques


jeunes gens auxquels leur courage et leur énergie
eussent pu réserver de plus dignes et de plus fécondes
destinées. On en aurait fini avec cette phase insur-
rectionnelle de l'opposition, si la guerre d'Espagne,
en réveillant un moment les illusions de la gauche anti-
dynastique, ne lui avait été un prétexte pour ajouter
un digne épilogue à ses détestables entreprises (le
perversion militaire.


§ 9. — UNE TENTATIVE DE PRONUNCIAMENTO. (1823 )


A peine commence-t-on à parler d'une expédition
en Espagne pour rétablir l'autorité du roi Ferdi-
nand, que les meneurs de gauche y voient une occa-
sion de tenter, avec des chances plus favorables,


UNE TENTATIVE DE P RONUNCIAMENTO. 179


cette révolution qu'ils avaient vainement cherchée
dans les conspirations. Il s'agit de soulever, non plus
quelques régiments, maintenus soigneusement isolés
par un gouvernement défiant, mais une armée en-
tière, concentrée au pied des Pyrénées, en vue d'une
expédition peu populaire. Le modèle qu'on se pro-


« pose, c'est le véritable pronunciamento espagnol, tel
que Riego et Quiroga l'ont accompli, quelques an-
nées auparavant, avec l'armée réunie à Cadix et des-
tinée à combattre les insurgés d'Amérique. On s'y
met aussitôt avec ardeur. A Paris, se tiennent des
réunions auxquelles prennent part des députés, jus-
qu'alors étrangers à la Charbonnerie. Il est même
question, un moment, d'envoyer Benjamin Constant
en Espagne, afin de guider l'inexpérience du gouver-
nement des Cortès., contre lequel l'armée française
va entrer en lutte; mais Constant, pour s'expatrier,
exige qu'on lui assure des moyens d'existence,
et l'on ne parvient pas à réunir les fonds nécessaires.
Des discours dans lesquels les chefs de la gauche
ont présenté la guerre d'Espagne comme un attentat
inique et liberticide, des journaux libéraux, notam-
ment le Constitutionnel, des proclamations ouverte-
ment factieuses où la troupe est conviée à déserter
le drapeau blanc, sont répandus à profusion dans les
casernes et les bivouacs. Les agents des anciennes
sociétés secrètes se mêlent aux soldats, leur deman-
dent s'il leur convient d'aller faire la guerre pour
des moines, contre la liberté », et présentent leur


12.




180 LES CONSPIRATIONS.


commandant, le duc d'Angoulême, comme « un
général d'Église, plus propre à suivre les proces-
sions, un cierge à la main, qu'à conduire une ar-
mée ». On colporte une chanson de Béranger dont
le refrain est : Brav' soldats... demi-tour! » Paul-
Louis Courier, de son côté, fait imprimer secrète-
ment à Bruxelles, et distribuer une proclamation où
il s'efforce de provoquer la désertion et la révolte,
par les mensonges les plus grossiers et les plus per-
fides '. Comme la résolution est prise, cette fois, de
ue plus agir seulement par les sous-officiers et les
soldats, des ouvertures sont faites aux généraux et
aux colonels. Les meneurs se sont procuré de faux
ordres, tracés sur des feuilles portant le timbre de
l'administration de la guerre, et signés en blanc
par le ministre. Quand approche le moment de
l'entrée en campagne, des voitures publiques, rete-
nues d'avance, transportent auprès des cantonne-
ments de l'armée un grand nombre d'officiers à
demi-solde et de jeunes carbonari, dont plusieurs


Courier annonce aux soldats qu'ils vont rétablir en Espagne
d'abord, en France ensuite, l'ancien régime. c. Pour les soldats, dit-
il, l'ancien régime, c'est du pain noir, des coups de bâton et pas
d'avancement. 9 — a Les souverains, ajoute-t-il, ont donc résolu
de rétablir partout le régime du bâton , niais pour les soldats seule-
ment. C'est vous qu'ils chargent de cela. Soldats, volez à la victoire!
et, quand la bataille sera gagnée, vous savez ce qui vous attend :
les nobles auront de l'avancement, et vous aurez des coups de bâton...
Au retour (le l'expédition, trous recevrez tout l'arriéré des coups de
bàton qui vous sont dus depuis 1789. Ensuite on aura soin de vous
tenir au courant. D Le général Lamarque approuvait fort cette pro-
clamation. u C'est, disait-il, un modèle qu'on devrait suivre. ,


UNE TENTATIVE DE P RONUNCIAMENTO. 181


parviennent à s'installer au milieu même des régi-
ments. Le bruit s'y répand que le roi de Ronie est
dans les rangs espagnols, et que l'armée française,
une fois la frontière franchie, se rangera sous les
drapeaux du fils de l'empereur. Ce dernier trait est à


.noter : il montre que la secrète pensée de ce mouve-
ment, au su ou à l'insu des meneurs, est, comme
naguère clans les conspirations, une pensée bonapar-
tiste. Parmi les proclamations distribuées à l'armée,
plusieurs, datées du « grand quartier général des
hommes libres », revendiquent contre les Bourbons
les droits de la dynastie impériale, et annoncent
l'existence d'un conseil de régence, institué au nom
de Napoléon H.


Ces manoeuvres à l'intérieur ne suffisaient pas à
l'activité des fauteurs de pronunciamenlo. Ils orga-
nisaient sur le territoire espagnol, de l'autre côté de
la Bidassoa, de petits corps armés, composés d'émi-
grés bonapartistes ou républicains qui, du reste, à
la veille de se battre contre les troupes françaises,
se querellaient entre eux,, tenant les uns pour, les
autres contre l'Empire; parmi eux était Carrel. Le
sens patriotique de ces hommes était obscurci par
l'esprit de parti; ni eux, ni leurs complices demeurés
en France, ne semblaient avoir conscience du crime
qu'ils commettaient, en refaisant, sans les mêmes
excuses, ce qu'ils avaient tant de fois et si amère-
ment reproché aux émigrés de la Révolution'.


I Cet obscurcissement du sens patriotique a du reste persisté. Un




182 LES CONSPIRATIONS.


Quel succès fallait-il attendre de cette nouvelle
conspiration? Il y avait un redoutable inconnu. La
gauche espérait beaucoup. Elle croyait tenir enfin
cette révolution qui lui avait si souvent échappé.
Elle se prétendait sùre de plusieurs colonels et même
de généraux. Elle disait le soldat ébranlé et commen-
çant déjà à déserter. On ne se gênait pas pour an-
noncer cette défection dans les lieux publics. Un
personnage renommé pour sa perspicacité, M. de
Talleyrand, prédisait hautement que cette expédition
serait un désastre. Tant de confiance à gauche pro-
duisait par contre-coup des inquiétudes à droite. Les
rapports de la police et des chefs militaires étaient
alarmants. M. Pasquier, tout en déplorant la crise,
la jugeait inévitable. La rente baissait. A mesure
donc qu'approchait le moment indiqué pour l'ou-
verture des hostilités, on était amené à se demander,
avec plus d'angoisses, ce qu'il allait advenir de la
monarchie, on eût pu ajouter, de l'honneur natio-
nal, de la liberté et de la paix sociale. — Un coup
de canon suffit pour anéantir ces espérances et cal-
mer ces alarmes.


écrivain républicain qui a été d'autres fois mieux inspiré, M. Lan-
frey, a écrit que pour blâmer la conduite de Carrel dans cette cir-
constance, il fallait être un étroit adepte de la nationalité à ou-
trance t. Carrel, selon lui, n'était coupable que d'une généreuse
illusion. M. Laufrey, rappelant ensuite le proverbe chinois: a Avant
d'être Chinois, on est homme D , ajoutait : Si l'on veut que le
patriotisme devienne une religion, qu'on l'empêche d'abord d'être
un fétichisme. p (Revue nationale du 10 novembre 1862.)


UNE TENTATIVE DE PRONUNCIAMENTO. 183


Le 6 avril 1822 , comme l'armée française se dis-
pose à passer la Bidassoa, elle voit apparaître, sur le
territoire espagnol, la petite troupe d'émigrés com-
mandée par le colonel Fabvier. Tous portent la
cocarde aux trois couleurs; la plupart ont revêtu
l'uniforme des grenadiers et des chasseurs de Pan-


. cienne garde impériale. Devant eux, est un drapeau
tricolore surmonté de l'aigle. Ils s'approchent de la
rive, et, agitant leur drapeau, ils entonnent la Mar-
seillaise. C'est le moment décisif. Le général Valin,
soldat des guerres impériales, sur lequel les conju-
rés croyaient pouvoir compter, accourt; une pièce
chargée à mitraille est là, braquée sur le fleuve. Il
ordonne de faire feu; nulle hésitation chez les sol-
dats. Le premier coup ne décourage pas encore les
émigrés, qui crient : Vive l'artillerie! et reprennent
leur chant. Mais une seconde, puis une troisième
décharge abattent le drapeau et tuent une vingtaine
d'hommes. Cette fois les émigrés se dispersent.
L'armée est engagée; elle a tiré sur le drapeau tri-
colore. Le lendemain elle entre en Espagne'.


Ce grand et heureux résultat était dû à l'esprit de
discipline et de devoir dont—sauf quelques éclipses
momentanées, au 18 fructidor, au 18 brumaire, au
retour de l'île d'Elbe ou au 2 décembre , — l'armée
française a toujours été pénétrée. Ceux, du reste,


' Le canon de la Bidassoa, a écrit l'un des plus ardents conspi
-rateurs, acheva de briser les associations... Le parti révolutionnaire


avait besoin (le l'armée, il ne l'avait plus. ‘,




18 re LES CONSPIRATIONS.


qui voyaient déjà les régiments faisant demi-tour».,
sur le commandement d'un chansonnier, se ren-
daient un compte inexact de ce qu'était devenu le
personnel militaire. Sa composition et son état mo-
ral ont été analysés après coup par Carrel, dans un
article qui a été justement remarqué ', et où, comme
l'a bien dit M. le duc de Broglie, « il a jugé en his-
torien les événements où il s'était lancé en étourdi>, .
Très-peu de soldats de cette armée, beaucoup plus
nouvelle qu'on ne le croyait, avaient servi sous
l'Empire. Les trois quarts des sous-officiers devaient
leurs grades aux dispositions libérales de la loi de
1818. Parmi les officiers, de qui en réalité dépendait
la fidélité du soldat, les vieux capitaines ou coin-
mandants étaient peut-être au fond mécontents, mais
ils avaient plié « sous la nécessité de conserver le
morceau de pain attaché à l'épaulette n . Le plus
grand nombre des lieutenants et des sous-lieutenants
étaient entrés au service depuis la Restauration; ils
désiraient à leur tour faire une guerre, quelle qu'elle
fût, pour avancer, et pour avoir, eux aussi, à racon-
ter leurs nuits de bivouacs et leurs bonnes fortunes
d'avant-garde. C'était d'ailleurs un caractère nouveau
de notre armée, et bien saisi par Carrel, que la pré-
sence sous les drapeaux de nombreux officiers, fils (le
leurs oeuvres, étrangers aux partis, n'ayant d'autre
opinion que leur consigne, d'autre préoccupation


Revue française de 18:28.


UNE TENTATIVE DE PRONUNCIAMENTO. 185
que leur avancement, modestes, dévoués, ayant fait
une fois pour toutes le sacrifice de leur pensée
personnelle sur les affaires de leur pays. Quant aux
anciens généraux de la République et de l'Empire,
ils faisaient assaut de zèle, et s'essayaient à parler
avec émotion de Henri IV et du panache blanc. Aussi,
conclut Carrel, après avoir fortement et finement
dessiné ces diverses figures du monde militaire en
1823, « quels que fussent les sentiments (le l'ar-
mée, l'ordre de passer les Pyrénées trouva tous les
esprits disposés à l'obéissance, les uns comme à un
devoir; les autres comme à une nécessité ». Ajou-
tons que l'écrivain républicain fait aussi honneur de
ce succès à la sagesse et à la modération du duc
d'Angoulême. La guerre fut bien conduite; c'est
encore Carrel qui le reconnaît, et qui vante la tenue
admirable des troupes. « Il est probable, dit-il,
qu'il n'y a jamais eu, sous l'Empire, une armée de
cent mille hommes mieux disciplinée et aussi in-
struite. »


Sans doute, si l'on ne considère que l'objet direct
de cette guerre, les résultats en ont été médio-
cres; la malheureuse Espagne ne pouvait être tirée
de l'anarchie que pour retomber dans le plus répu-
gnant et le plus inepte des despotismes ; aussi le
due d'Angoulême a-t-il été vite découragé et dégoûté
de cette partie de sa tâche. Hors d'Espagne, les
effets ont été plus considérables. N6n-seulement la
France a retrouvé en Europe, par cette démonstra-




186 LES CONSPIRATIONS.


tion de sa force militaire, un prestige et une indé-
pendance diplomatique qu'elle n'avait plus depuis
1815; mais, au point de vue qui nous occupe en ce
moment, cette guerre, en mettant à une épreuve
solennelle la fidélité, si criminellement tentée et si
souvent contestée, du soldat, a fait cesser toutes les
entreprises de perversion militaire , et a dissipé le
malaise dont l'armée se sentait par suite atteinte.
Désormais, tout complot devenait impossible ; les
conspirateurs eux-mêmes le reconnaissaient'. M. de
Chateaubriand, dont l'imagination aventureuse a,
dans cette circonstance, vu plus clair que la sagesse
un peu terre à terre de M. de Villèle, avait pressenti
ce grand résultat. Il avait donc le droit de le célébrer,
la guerre terminée: «Il y allait de notre existence,
s'écriait-il... Que de tentatives faites sur nos troupes !
Que de complots sans cesse renaissants!...


De là cette
fatale opinion, qu'il nous serait impossible de réunir
dix mille hommes, sans nous exposer à une révolu-
tion. Eh bien, l'expérience a été faite. Le coup de
canon tiré à la Bidassoa a fait évanouir bien des pres-
tiges, a dissipé bien des fantômes, a renversé bien des


« Les complots, a écrit un député conspirateur que nous avons
souvent cité, n'auraient pas eu la moindre consistance sans l'appui
d'une classe formidable de. mécontents : nous voulons parler de l'ar-
mée qui, pleine de brillants souvenirs, se tourmentait dans son oisi-
veté. Cela est si vrai qu'a partir de la guerre d'Espagne, l'irritation
des troupes ayant fait place aux sentiments que devaient produire de
nouvelles chances d'activité , les sociétés secrètes n'eurent plus qu'a
mourir de faiblesse et d'ennui.


UNE TENTATIVE DE PRONUNCIAMENTO. 187


espérances. » Gardons-nous d'ailleurs de ne voir là,
comme semble le faire M. Guizot, « qu'un heureux
coup de main de dynastie et de parti ».. Le dan-
ger auquel on échappait était pire qu'une crise
dynastique, si fâcheuse fût-elle. En écartant définiti-
vement de la France le mal des insurrections mili-
taires, on ne faisait pas seulement les affaires d'une
maison royale, on sauvait la liberté et la paix sociale
du plus effroyable des périls.


La gauche doit maintenant payer le prix des nou-
velles fautes qu'elle vient de commettre. Ce que les
conspirations avaient commencé, les tentatives de
pronunciamento l'ont achevé. L'opinion s'est déta-
chée plus encore de l'opposition. Celle-ci n'a plus
confiance en elle-même. Elle a dépensé tant de forces
pour manquer une révolution, qu'elle n'en a plus
pour soutenir les luttes de la liberté. Le Censeur se
plaint, avec une sévérité mélancolique, que les
moeurs de ses amis politiques soient « à la fois sédi-
tieuses et serviles »; les mêmes hommes, dit-il,
« qui déclament à huis clos et roulent toujours dans
leur tête quelque pensée de conspiration , reculent
ensuite devant le moindre acte légal de courage ».
Le ministère se montre habile et prompt à profiter
de son succès. Il dissout la Chambre, avec le des-
sein, une fois en possession d'une Assemblée favo-
rable, de substituer le renouvellement intégral tous
les sept ans au renouvellement par cinquième
chaque année. Les élections générales de 1824 sont




18S LES COXSPIRATIONS.


pour la gauche plus qu'une défaite, elles sont une
déroute. Malgré les pertes subies depuis 1820, les
libéraux de diverses nuances comptaient encore dans
la Chambre dissoute cent dix députés. Quatre-vingt-
onze restent sur le carreau; dix-neuf seuls sont réélus,
dont treize membres de la gauche et quatre du centre
gauche. MM. de La Fayette, Laffitte, Dupont (de
l'Eure), de Chauvelin, Voyer d'Argenson, Étienne,
Beauséjour, de Kératry, les généraux Tarayre et
Demarsay sont battus. Un homme personnifiait l'op-
position, telle qu'elle s'était manifestée, depuis 1816,
dans le Parlement et dans les sociétés secrètes :
c'était Manuel ; sa récente expulsion semblait avoir
encore accru son importance et sa popularité. Eh
bien ! signe de l'état nouveau des esprits , non-
seulement il n'est pas renommé ; mais, malgré
les instances et les plaintes de M. Thiers dans le
Constitutionnel, le comité central renonce à poser à
Paris cette candidature qui lui semble trop compro-
mettante. Les ennemis des Bourbons, qui s'atten-
daient, raconte M. Odilon Barrot dans ses Mémoires,
à voir le nom de Manuel sortir de l'urne de vingt
colléges, comme une protestation éclatante> ' , sont
atterrés ; ils « en sont à se demander, continue
M. Barrot, si le pays, même légal, comprend les
institutions , et s'il ne vaudrait pas mieux faire crier
dans la rue : Vive le pain à deux sous! que : Vive la
Charte! » Pendant ce temps, le général Lamarque,
traduisant l'impression de ses amis, écrit : « Ces


UNE TENTATIVE DE PRONUNCIAMENTO. 189


élections sont un nouveau Waterloo. » En face de ce
désastre sans précédent, on serait tenté de juger les
libéraux pour longtemps hors de combat, et de répé-
ter ce qu'on leur disait alors : Résignez-vous , vous
en avez pour vingt-cinq ans ! » si, en jetant ensuite
les yeux sur les royalistes, on ne voyait à quel point
ceux-ci sont exaltés par leur victoire, et quel usage
les plus bruyants d'entre eux se préparent à en faire.
Toutes les chances que la gauche a eues de servir
elle-même ses idées et ses intérêts, elle les a perdues
par ses fautes; mais il lui reste encore celles que lui
fourniront les fautes de la droite.


Si la conduite de l'opposition, depuis sept ans,
n'avait eu pour résultat que son propre suicide, on
pourrait s'en consoler, et sa responsabilité serait
allégée devant l'histoire. Mais il y a plus : ses en-
treprises, pour n'avoir pas été profitables à sa
cause, n'en ont pas moins été nuisibles au pays.
Par ses impatiences injustes, par ses exigences
excessives, par sa mauvaise foi, par son parti pris
révolutionnaire, la gauche a découragé la bonne
volonté généreuse et confiante des hommes du cen-
tre; elle a fait échouer leur oeuvre patriotique de
conciliation entre la vieille monarchie et la jeune
liberté, leur tentative médiatrice entre la France
de l'Émigration et celle de la Révolution; elle n'a
même pas eu de cesse qu'elle n'eût chassé du pou-
voir, et en quelque sorte anéanti, ce parti intermé-
diaire et modéré, fût-ce avec l'alliance et au béné-




" - L'AVENEMENT DES JEUNES EN 1824.


Les élections générales qui, au printemps de 1824,
en plein succès de la guerre d'Espagne, avaient
porté à son apogée la fortune de la droite, mar-
quèrent comme un point de séparation dans l'histoire
de la gauche. De nouvelles recrues, qui apportaient
une tactique nouvelle, allaient prendre rang dans


obel'armée opposante. Elles devaient trouver la place àpeu près libre. L'ancien personnel qui avait mené
jusqu'alors la campagne dans le parlement avait
été presque tout entier éliminé aux élections de
1824, et, sous la première impression de ce dé-
sastre, il semblait découragé. La Fayette, en dépit
de sa nature obstinément espérante, était à ce
point dégoûté de la lutte, qu'il partait pour l'Amé-
rique, comptant y retrouver, grâce aux purs et gé-
néreux souvenirs de sa fraternité d'armes avec Was-
hington, le prestige que les fautes et les ambiguïtés
de sa vie politique venaient de lui faire perdre en


190 LES CONSPIRATIONS.


face des royalistes réactionnaires. Elle a inoculé dans
les moeurs publiques un virus mortel à tout régime
libre; au respect de la loi, elle a substitué la conspi-
ration des sociétés secrètes; à la franchise des luttes
à ciel ouvert, l'hypocrisie et les mensonges de tri-
bune. Crime plus grave encore contre la paix sociale
et la liberté, elle a tenté de pervertir l'esprit mili-
taire, en poussant les soldats dans les complots de
casernes, en excitant les généraux à imiter, sur la
terre de France, les pronunciamenlos d'Espagne. Et
au profit de quelle idée, de quel parti, a-t-elle fait
ou tenté de faire tout ce mal? Au profit du bonapar-
tisme, dont il ne suffirait pas de dire qu'elle a été la
dupe; elle en a été le plus souvent la complice; à ce
point que, s'il fallait chercher, dans les années sui-
vantes, le résultat pratique et effectif de cette poli-
tique de la gauche, on le trouverait dans la facilité
avec laquelle, un quart de siècle plus tard, le second
Empire a pu être rétabli. Tel était, en 1824, à la
veille de l'avénement de Charles X, le bilan de ce
qu'avaient fait pour la liberté ceux qui s'appelaient
alors les « libéraux ».


CHAPITRE III


UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.




192 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


France. Manuel, plus vaincu encore, puisqu'il n'a-
vait pu même se porter candidat, n'était pas assez
riche pour chercher dans de lointains et retentis-
sants voyages une diversion à ses déboires; isolé,
presque oublié dans sa retraite, il supportait cette
disgrâce populaire avec une sorte de froideur silen-
cieuse qui, pour n'être pas sans amertume, n'était
pas non plus sans dignité. La foule ne devait se res-
souvenir (le lui que trois ans plus tard , autour de
son cercueil.


A peine quelques rares députés libéraux sur-
nageaient-ils dans ce naufrage électoral'. Encore
n'étaient-ce pas ceux qui personnifiaient réellement
la vieille tactique antibourbonienne. Les plus en vue
de ces élus, Casimir Périer et le général Foy, étaient
demeurés étrangers aux conspirations , et c'était
malgré eux qu'ils avaient été jusqu'ici les alliés,
jamais les complices, des La Fayette et des Manuel.
Quant à M. Royer-Collard, il se montrait peu disposé
à jouer un rôle actif, en face d'événements qui, dans
le passé, avaient trompé son espérance, et ne lui en
laissaient plus pour l'avenir. Le découragement tour-
nait chez lui en pessimisme hautain, et il était pour


I Les candidats de gauche avaient obtenu treize nominations : le
général Foy élu dans trois colléges, MM. Casimir Périer, Benjamin
Constant, àléchin, Tardif, Basterèche , Couderc, le général Thiard,
Girardin, Descarnaux, Koechlin. L'option du général Foy permit de
faire élire encore MM. Labbey de Pompières et Dupont de l'Eure.
Ajoutez à ces élus quatre députés du centre gauche: MM. noyer-
Collard , Devaux , Humain et de Turcheim.


L'AVIVEMENT DES JEUNES EN 1824.
193


le moment moins un combattant qui rentrait dans
l'arène, qu'un spectateur considérant avec une ironie
grave et désenchantée l'instabilité et la ruine de sa
propre cause '.


Sortons-nous maintenant de la Chambre, si brus-
quement et si complétement vidée d'opposants, pour
chercher ce que sont devenus au dehors les meneurs
des conspirations? Les sociétés secrètes, tout à l'heure
mennan tes, étaient terrifiées, dissoutes, anéanties, et
les deux factions bonapartiste et républicaine, qui s'en
étaient partagé la direction, avaient en quelque sorte dis-
paru. On n'a pas oublié quel avait été jusqu'en 1824
le rôle prépondérant des bonapartistes dans le parti
libéral. La mort de Napoléon, en 1821, avait même
semblé leur donner un nouvel élan. Mais toute leur
force étant fondée sur l'armée, le succès de la
guerre d'Espagne fut leur coup de mort. D'ailleurs,
près de dix années s'étaient écoulées depuis 1814
et 1815. Le fait accompli et le temps, deux juges


I M. Royer-Collard écrivait peu de temps après les élections de
1824 : I Pour moi , jamais l'avenir ne m'a paru plus vague et plus
insaisissable , et jamais aussi il ne me fut plus étranger. Ce n'est pas
de quoi je m'occupe. Si , comme je n'en doute pas , il reste encore
quelques âmes supérieures qui, dégoùtées du présent, se replient
sur elles-mêmes et nourrissent silencieusement leurs forces dans cette
retraite, quels sont les événements qui les eu feront sortir? ' Quel-
ques mois auparavant, il avait dit dans une lettre à M. Guizot : Il
n'y a pas ici trace d'homme, et je ne sais ce qu'on peut apprendre
des journaux; mais je ne crois pas qu'il y ait rien de plus h savoir.
En tout cas, je ne m'en soucie pas. Je n'ai plus de curiosité, et je
sais bien pourquoi. J'ai perdu ma cause... Dans ces tristes pensées,
k coeur se serre, mais ne se résigne pas.


13


4




19.


UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


Sort écoutés de la foule, semblaient avoir définitive-
-nient prononcé contre l'Empire. Des générations
s'étaient élevées qui n'avaient plus ni les mêmes
souvenirs, ni les mêmes rancunes. Dans l'honneur,
le bien-être et la sécurité d'un gouvernement libre,
elles trouvaient de quoi ne pas regretter la gloire
éphémère et chèrement payée du despotisme mili-
taire. D'anciens dignitaires du gouvernement impé-
rial le reconnaissaient eux-mêmes, et l'un d'eux, le
comte Réal , écrivait un peu plus tard à Joseph , le
frère aîné de l'empereur : On jouit ici d'une très-
grande liberté; et cette liberté... nuit parfois aux
souvenirs qu'a laissés une époque bien autrement
brillante, mais où le gouvernement très-fort se fai-
sait trop sentir'. » Aussi ceux des généraux qui jus-
qu'alors avaient boudé, peut-être même conspiré,
dans une retraite volontaire ou dans un exil imposé,
se rapprochaient-ils des Bourbons, en gens las d'at-
tendre et qui sentaient n'avoir plus rien à espérer de
l'autre côté -: d'autant plus empressés dans leurs
offres de service, qu'ils avaient été plus compromis.
Bientôt même on verra l'ancien compagnon de
Sainte-Hélène, le général de Montholon, solliciter
du roi audience sur audience, tâcher de prouver son
zèle en dénonçant de prétendus complots, et deman-
der pour prix un emploi dans l'armée, avec des
fonds pour continuer sa police. Sans doute, le nom


' Mémoires et correspondance du roi Joseph, t. X. Lettre du
octobre 1828.


L'AVENEMENT DES JEUNES EN 1824.
195


du grand capitaine n'était pas aussi vite oublié dans
les régions moins hautes. La légende hantait toujours
l'imagination des vieux soldats, et, par eux, se
transmettait sans bruit dans les chaumières et les
cabarets de village. Mais ces dévots populaires du
culte impérial, dispersés, sans organes, sans chefs,
sans part à l'exercice des droits électoraux, ne consti-
tuaient pas dans les luttes d'alors une force poli-
tique. Comme parti d'action, le bonapartisme, na-
guère si puissant, s'était évanoui.


On en pourrait dire autant de cet embryon de
parti républicain que quelques jeunes gens avaient
tenté de reformer dans l'ombre des Loges ou des
Ventes. Les uns, éclairés par leur déception, renon-
cèrent à ce qui n'avait été que le rêve ardent et pas-
sager de leur jeunesse. Les autres gardèrent leurs
passions; découragés, bien que non convertis, ils
attendaient des circonstances plus favorables pour
essayer de les assouvir : on les retrouvera derrière
les barricades de 1830; pour le moment ils rentraient
clans l'ombre, et échappaient à la vue de l'historien.
Plusieurs cherchèrent dans les rêveries sociales ce
qu'ils n'avaient pu trouver dans les complots des
sociétés secrètes; ils s'enrôlèrent sous la bannière
de Saint-Simon qui publiait alors l'Organisateur
avec cette épigraphe : « L'âge d'or, qu'une aveugle
tradition a placé jusqu'ici dans le passé, est devant
nous », ou d'Auguste Comte qui développait dans le
Producteur son positivisme à la fois mystique et


13.




196 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


socialiste. Ainsi firent MM. Bazard, Buchez, Roux,
Laurent, Dugied, qui avaient compté parmi les plus
ardents et les plus énergiques des carbonari. C'était
sortir de la politique pratique; car, à cette époque,
les nouvelles religions industrielles ou matérialistes
n'étaient pas encore descendues sur la place pu-
blique.


Les combattants de l'ancienne phalange libérale
étaient donc partout dispersés et désarmés , et
M. Royer-Collard écrivait à un de ses amis : « Vous
trouverez toutes les physionomies changées; la vieille
opposition a abdiqué. » Puis il ajoutait : « La nou-
velle s'ignore encore elle-même. »


Quelle était cette opposition « nouvelle » qui
« s'ignorait encore elle-même », et qui cependant
s'annonçait déjà aux observateurs clairvoyants, comme
devant prendre la place de « l'ancienne »? Une géné-
ration commençait alors à se montrer : née tout à la
fin du dernier siècle, incapable sous l'Empire de
penser et d'agir par elle-même, elle avait en quelque
sorte pris la robe virile au milieu des grands événe-
ments de 1814 et de 1815. Dès 1817, M. Royer-
Collard signalait aux vieux partis l'avénement de
cette « nation nouvelle » , et l'année suivante M. Gui-
zot, rendant compte d'un écrit de M. de Rémusat,
parlait de « cette jeune génération, l'espoir de la
France, qui naissait à la vie politique, que la Révo-
lution et Bonaparte n'avaient ni brisée, ni pervertie ».
Toutefois avant 1824, sauf quelques efforts indivi-


L'AVÉNEMENT DES JEUNES EN 1.89.4. 197


duels, on ne l'avait pas encore vue vraiment à
Po3uvre ; nous ne voulons pas la juger en effet d'après
les étudiants momentanément égarés dans les sociétés




secrètes.
Par une faveur singulière, son intelligence s'était


ouverte aux questions générales et aux affaires publi-
ques à cette heure où , comme l'a dit M. Mignet, la
Restauration avait fait « passer soudainement la
France de la soumission silencieuse à la liberté élo-
quente ». Aussi a-t-on pu la proclamer justement
une « génération heureuse » . Même refroidis par


Quel contraste en effet entre les années qui suivirent la Restaura-
tion et celles qui l'avaient immédiatement précédée! Un autre écri-
vain (le cette génération nouvelle, M. de Rémusat , voulant faire
ressortir ce contraste, a dépeint ainsi l'état des esprits à la fin de
l'Empire : Que pensait-on alors? Et qui s'avisait de penser? Et
que pouvait-on croire? Quelle grande idée ne passait pas pour une
chimère? On était revenu de tontes choses , de la gloire comme de
la liberté. La politique ne connaissait plus de principes. La Révolu-
lion avait cessé d'étre en honneur; mais, ses résultats matériels n'étant
pas contestés, elle ne se plaignait pas. La morale se réduisait gra-
duellement à la pratique des vertus utiles; on l'appréciait comme
une condition d'ordre, non comme une source de dignité. La reli-
gion, admise à titre de nécessité politique, se voyait interdire la
controverse, l'enthousiasme, le prosélytisme. Il paraissait aussi inu-
tile de la discuter qu'inconvenant de la défendre. Une littérature sans
inspiration attestait la froideur des esprits, et, par-dessus tout, un
besoin de repos, trop motivé par les événements, mais aveugle et
pusillanime, subjuguait, énervait les plus nobles coeurs. Déçue dans
toutes ses espérances, lasse de ses aventureuses tentatives, la raison
était comme humiliée. C'est encore M. de Rémusat qui écrivait sur
la même époque: g Quelqu'un disait vers ce temps-là à M. Sieyès :
Que pensez-vous? —Je ne pense pas, répondait le vieux métaphysi-
cien, dégoùté et intimidé, et il disait le mot de tout le monde. L'es-
prit humain a rarement été moins qu'alors lier de lui-mime. C'est un
temps où il fallait être soldat ou géomètre.




198 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


l'âge, tous ceux qui avaient vécu de cette vie n'en
ont rappelé les souvenirs qu'avec une émotion tou-
jours jeune et un accent ignoré des sceptiques et des
matérialistes de l'heure actuelle. Ils redevenaient
enthousiastes pour raconter des espoirs qui cepen-
dant avaient été depuis lors plus d'une fois déçus;
et nous écoutions avec étonnement, mais non sans
envie , ces échos du printemps d'un siècle que nous
étions condamnés à connaître dans son automne
désenchanté et stérile. Rien en effet ne peut aujour-
d'hui donner l'idée du mouvement qui avait été im-
primé aux esprits après 1814, et qui était arrivé à
son plein effet de 1820 à 1830. Il faudrait remonter
jusqu'en 1789 pour trouver un pareil élan, une
égale confiance, non-seulement dans l'élite qui mar-
chait en avant, mais dans le public qui la suivait,
ardent à toutes les nobles curiosités, passionné à
toutes les controverses, sympathique aux réputations
nouvelles, crédule jusqu'à l'illusion. Cette nation qui
quelques années auparavant avait semblé flétrie,
épuisée par les désordres révolutionnaires et le des-
potisme impérial, voyait sortir de son sein redevenu
fécond une jeunesse éclose au souffle de la liberté,
qui se précipitait dans toutes les directions du tra-
vail intellectuel, avec une chaleur parfois présomp-
tueuse et téméraire, presque toujours sincère et
généreuse. Elle prétendait renouveler la philosophie,
créer l'histoire, ouvrir des horizons jusque-là fermés
à la littérature et à l'art, ressusciter la poésie; en


L'AVÉNEMENT DES JEUNES EN 1824. 199'


tout elle s'imaginait redresser, rajeunir, agrandir,
apporter le mot dernier et décisif. C'était comme
une immense espérance de la raison humaine, et à.
juger par les promesses et les intentions, on eût cru.
assister aux débuts d'un grand siècle.


Ces travaux littéraires, historiques, philosophi-
ques aboutissaient, ou du moins touchaient toujours
par quelque côté à la politique, et généralement à
une politique d'opposition libérale. Dans les pre-
mières années qui suivirent 1814, avant l'entrée en
scène de la génération que la Restauration avait for-
mée elle-même, la prépondérance littéraire semblait
appartenir aux royalistes. De Maistre, de Bonald ,
Lamennais, tous ces grands noms de la littérature
du temps étaient de leur côté, et entre tous celui
qui avait le plus d'éclat et de retentissement,.
Chateaubriand. En était-il encore ainsi quelques
années plus tard, vers l'époque à laquelle nous.
sommes arrivés? M. de Maistre était mort; M. de
Bonald, vieilli, se répétait; Lamennais se perdait
dans des exagérations qui l'isolaient, et faisaient
prévoir sa chute dernière; Chateaubriand, tout en,
se prétendant et en se croyant fidèle à la royauté,.
combattait avec ses adversaires et pour eux. Par
Contre, presque tous les jeunes gens qui commen-
çaient alors à se vouer aux oeuvres de l'intelligence.
étaient plus ou moins engagés dans l'opposition '.


serait assez curieux de parcourir la liste des hommes qui,.'




200 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


Ce mouvement dela pensée, dont la Restauration
avait donné le signal, semblait donc se retourner
contre elle. Était-ce maladresse imprévoyante du
gouvernement, ou entraînement quelque peu ingrat
de la jeunesse? Peut-être les deux. C'était aussi la
faute d'une législation trop étroite qui reculait jus-
qu'à quarante ans l'âge de l'éligibilité politique. Ces
jeunes gens pleins d'ardeur, de confiance en eux-
mêmes et dans leurs idées, croyaient apporter (les
solutions nouvelles à tous les problèmes, et ils se
voyaient éloignés, pour des années qui paraissaient à
l'impatience de leur âge mortellement longues, de
toute participation effective au maniement et à la
délibération des affaires publiques. Une seule porte
restait ouverte à leur ambition politique : la presse.
Or cette porte, on le sait, conduit le plus souvent à
l'opposition. Pour les journalistes, la critique est
plus facile, plus flatteuse, plus productive d'applau-
dissements et de popularité. N'ayant qu'à parler, non
à agir, la nécessité d'appliquer leurs idées ne les


ayant moins de vingt-cinq ans an moment de la Restauration, ont
marqué depuis lors dans les travaux intellectuels et ont, à des degrés
divers, pris part, de 1824 à 1830, à l'opposition libérale : M. Ville-
main, né en 1790; M. Cousin, en 1792; MM. Patin et Magnin,
en 1793; MM. Augustin Thierry, Damiron, Dubois, de Salvandy,
en 1792; MM. Jouffroy, Mignet, en 1796; MM. Thiers et de Rémusat,
en 1797; MM. Duvergier de Hauranne et Michelet, en 1798;
MM. Carrel et Farcy, en 1800; MM. Saint-Marc Girardin et Jacque-
mont, en 1801; M. Vitet, en 1802; MM. Duchatcl, Mérimée, Quine
et Lerminier, en 1803; M. Sainte-Beuve, en 1804. M. Guizot était
un peu plus âgé; il était né en 1787.


L'AVÉNEMENT DES JEUNES EN 182'x.
201


oblige pas, comme l'homme d'État, à les contrôler,
à les mûrir, à y apporter des tempéraments; bien
au contraire, l'entraînement de la polémique les
pousse à devenir absolus, excessifs, violents, ne
fût-ce que pour se faire entendre '.


Quoi qu'il en soit , c'est un spectacle étrange, et
qui laisserait volontiers une impression de découra-
gement, que celui de ce gouvernement puni, non
par oit il a péché, mais par oit il a bien agi, et ren-
contrant parmi ses adversaires une jeunesse qui lui
devait son émancipation. Sorte de contradiction, qui
a fait dire un jour à l'un des hommes (le cette géné-
ration, M. de Rémusat, avec un mélange de sérieux
et de raillerie : « Je n'ai jamais eu un grand fonds
d'aigreur contre la Restauration; je lui savais gré,
en quelque sorte, de m'avoir donné les idées que
j'employais contre elle. »


I Carrel a reconnu, dans une lettre écrite le 17 avril 1832, cette
tendance presque fatale du journaliste à être violent et excessif, et
il en a donné l'une des raisons : Si j'étais député, disait-il, je ne
parlerais pas à la tribune comme j'écris dans un journal; mais il
faut écrire dans un journal autrement que lorsqu'on parle en public.
Quand on fait de la politique luis un journal, c'est connue si l'on
criait au milieu d'une foule; l'individualité est absorbée, et les ména-
gements qui donnent un certain relief d'habileté à l'individu qui se
présente et parle en son nom éteindraient sa voix quand il parle au
nom de tous et parmi tous. ,




202 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


§ 2. — LA JEUNESSE DE M. THIERS.


Si presque fous les jeunes gens étaient ainsi pous-
sés vers l'opposition, tous n'y apportaient pas les
mêmes doctrines et ne se disposaient pas à y suivre
la même conduite. Quelques-uns s'enrôlaient tout
simplement sous la bannière du vieux libéralisme
antibourbonien , sauf à rajeunir quelques-uns de ses
procédés. Ils ne cherchaient ni à renouveler ses
principes qu'ils acceptaient comme des instruments
tout faits d'attaque, ni à le dégager de passions qu'ils
partageaient ou dont ils jugeaient du moins utile de
se servir : esprits plus positifs que théoriques, plus
terre à terre que rêveurs, médiocrement soucieux
des questions de doctrine et moins préoccupés de
transformer le monde politique ou intellectuel que
résolus à arriver; si bien que tout en appartenant à.
la jeune génération par leur âge, par la verdeur et
l'entrain de leur talent, ils ne la représentaient pas
dans ce qu'elle avait de plus profond et de plus nou-
veau.


Qui eût assisté, vers 1824, à l'une des réceptions
de. M. Laffitte, eût aperçu dans la foule un jeune
homme que sa petite taille suffisait à faire remarquer.
Ses yeux singulièrement vifs semblaient illuminer
les larges lunettes qui les recouvraient; ses lèvres


LA JEUNESSE DE M. THIERS.
203


fines, spirituelles, étaient presque toujours plissées
par un sourire plein de malice. Sa voix, qu'il ne
ménageait pas, était grêle, aiguë, avec le timbre et
la cadence d'un accent marseillais dont rien n'était
encore venu altérer la pureté et l'éclat. Sa démarche,
ses manières, son sautillement continuel, le balan-
cement étrange de ses épaules, un certain manque
d'usage, sensible, dit un témoin, même dans la
cohue mélangée qui encombrait les salons du Mé-
cène de la gauche, dénotaient plus d'originalité que
de distinction. Du reste, nullement embarrassé de sa
personne, il allait , venait , abordait chacun sans
façon, s'emparait des conversations, parlait à tous
et de tout, racontait, discutait, tranchait, professait
avec une volubilité pétulante. Se rapprochait-on,
l'écoutait-on causer politique avec Manuel, finances
avec le baron Louis, stratégie avec le général Foy,
administration ou économie politique avec celui-ci,
art ou histoire avec celui-là, avec cet autre mathé-
matiques ou astronomie, — au premier- abord , tant
d'aplomb pouvait surprendre chez un jeune homme ;
mais bientôt on était séduit et captivé par tant d'es-
prit. C'était plaisir de l'entendre, d'admirer cette
abondance variée et lucide, cette verve souple et
déliée, parfois mutine et mordante, cette intelli-
gence si rapide, si agile et si universelle. A côté de
lui, on était presque toujours assuré de rencontrer un
autre Provençal , aussi discret et réservé que son
compagnon était en dehors, plus préoccupé de pa-




204 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


mitre profond que de se montrer abondant, ayant.
moins de promptitude et plus d'apprêt, affectant
dans sa parole rare, et jusque dans sa prononciation,
une sorte d'austérité grave et réfléchie qui contras-
tait avec sa figure charmante et jeune, encadrée
d'une élégante chevelure; homme d'étude, non d'ac-
tion, il s'effaçait volontiers derrière son ami, et, par
désintéressement d'affection , peut-être aussi par un
certain dédain. des succès vulgaires, il ne semblait
pas chercher à lui disputer l'attention de la foule.
Ces deux jeunes gens, chacun les a déjà nommés,
c'étaient M. Thiers et M. Miguel'.


Pour les hommes de notre génération qui n'ont
vu M. Thiers qu'en pleine possession de sa célé-
brité, il n'est peut-être pas sans intérêt de chercher
à se le représenter tel qu'il apparaissait alors à son
entrée dans la vie. Les moindres détails ne prennent-
ils pas de l'importance, s'ils aident à discerner,
derrière ce masque de vieillard connu de la France
et du monde, le profil du jeune homme à demi voilé
encore par l'obscurité de son origine ? — Ou racon-
tait que les deux amis, venant d'Aix oh ils avaient
fait leur droit, étaient débarqués à Paris, en 1821,
sans autres bagages que leurs lauriers académiques,
une lettre de recommandation pour Manuel, leur
compatriote, et une ambition fondée sur le juste


I M. Thiers était né à Marseille en 1797, M. Mignet à Aix en
1796.


LA JEUNESSE DE M. THIERS.
205


sentiment qu'ils avaient de leur valeur, et sur la vo-
lonté où ils étaient de parvenir '. Ils étaient pauvres,
et avaient dû au début se contenter d'une mauvaise
petite chambre au quatrième, dans un hôtel garni du
dassage Montesquieu. Bientôt, avec le succès, la for-
tune , ou tout au moins l'aisance, était venue, sur-
tout pour M. Thiers'. L'ardeur curieuse de sa vive
nature, qui lui faisait essayer de toutes les activités
intellectuelles, le poussait aussi à goûter des jouis-
sances du luxe sous ses formes diverses. On le vit
alors descendre de sa mansarde , se faire dandy, se


M. Mignet était venu à Paris en juillet 1821 , M. Thiers deux
mois plus tard. Les lauriers académiques n dont il est ici question
avaient été l'occasion d'un petit incident, où s'était montré l'espiègle-
rie qui a toujours été l'un des caractères de l'esprit de M. Thiers.
L'Académie d'Aix avait proposé un prix pour l'éloge de Vauvenargues.
M. Thiers concourut : il avait pour protecteur un des membres de
l'Académie, M. d'Arlatan. A la chaleur avec laquelle celui-ci défen-
dit le mémoire de M. Thiers, on en devina l'auteur, et les adver-
saires des c libéraux o tirent alors remettre le concours à l'année
suivante. M. Thiers ne se tint pas pour battu. Aux approches du
nouveau terme fixé , il fabriqua, en toute hàte et dans le plus grand
secret, un second discours qu'il fit cette fois arriver de Paris par la
poste. La cabale qui lui était hostile , heureuse (l'avoir un concur-
rent si brillant à opposer au premier mémoire, s'empressa de faire
succès au second, et lui décerna le prix, ne réservant à l'autre que
l'accessit. Mais en décachetant les enveloppes qui contenaient les
noms, on s'aperçut que les deux étaient de M. Thiers. Les rieurs ne
furent pas du côté des juges.


2 Plusieurs biographes racontent (pie, vers 1822, gràcc au concours
financier d'un riche Allemand, propriétaire de la Gazette d'Augsbourg,
le baron Cotte, M. Thiers avait acheté une action du Constitutionnel.
Il était le prèle-nom du baron , et avait part aux bénéfices très-con-
sidérables que rapportait cette action. Ce fut, dit-on, le début de la
fortuite pécuniaire du jeune écrivain.




206 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


montrer sur les marches de Tortoni , conduire son
cabriolet, monter à cheval, faire des armes et tirer
le pistolet. Sa petite taille ne lui permettait pas d'ob-
tenir en ce genre de vie des succès aussi incontes-
tables que dans les choses de l'esprit. Les méchantes
langues du temps semblent même s'être égayées par-
fois de ses aventures de sportsman; mais en dépit
des rieurs, il se reprenait à ces exercices avec une
persistance que rien ne décourageait.


Ce n'était là, du reste, que le côté extérieur et
secondaire d'une vie déjà fort occupée des travaux de
l'intelligence et des luttes de la politique. Le jeune
Thiers faisait de tout à la fois, avec une facilité
surprenante : polémiques de presse, critique d'art,
impressions de voyage, collaboration à des encyclopé-
dies, publication de mémoires d'actrice, etc.; et sur-
tout il commen çait son Histoire de la Révolution. Tant
d'occupations diverses ne suffisaient pas à son activité;
il projetait une histoire universelle, se croyait une
vocation scientifique, s'éprenait des hauts calculs, tra-
çait des méridiens à sa fenêtre, arrivait le soir chez
ses amis en récitant, d'un accent pénétré, telle phrase
de Laplace, et s'apprêtait à entreprendre un voyage
de circumnavigation. Dès cinq heures du matin, il
était sur pied , lisait ou écrivait six heures de suite
chez lui, passait le reste de la journée dehors : l'après-
midi dans les bureaux du Constitutionnel, la soirée
dans le monde. Jours d'ardeur sans pareille, d'en-
train merveilleux pour cette intelligence curieuse,


LA JEUNESSE DE M. TIIIERS. 207


vive et prompte. livide de tout comprendre, (le tout
savoir, encore plus empressé d'enseigner que d'ap-
prendre, M. Thiers croyait vite être arrivé à ce terme
où , n'ayant plus besoin d'approfondir pour lui-
même, il ne lui restait qu'à expliquer aux autres;
l'étudiant de la veille aimait alors à raconter ce qu'il
venait de s'assimiler, avec la complaisance et la fierté
d'un inventeur qui expose sa découverte, ne redoutant
ni le détail, ni la spécialité, sachant rendre l'un amu-
sant et l'autre intelligible. A cette époque cependant
il questionnait encore , s'instruisait même plus avec
les hommes que dans les livres; mais il n'écoutait
bien que ce qui rentrait dans la direction de ses pro-
pres idées, passait outre sur ce qui les contredisait,
et n'en recevait même pas l'impression De belle
humeur, du reste, dans cette confiance en lui-même,
amoureux de ses études, il vivait heureux, au milieu


Dès lors M. Thiers avait, en des matières où l'inspiration n'a
aucune part et où tout repose sur la lente étude des faits, des partis
pris qu'il conservera sa vie entière. Il racontait un jour à M. Sainte-
louve : Je fus présenté au baron Louis; tout d'abord il me parla
de la liberté du commerce; j'arrivais tellement avec ces idées que
j'ai eues depuis, que je bataillai à l'instant; je bataillai bravement et
tant que je pus. Tel j'étais dès mon arrivée, et ces idées que la
nature m'avait données toutes faites, l'âge n'a fait que me les confir-
mer chaque jour.. On remarquera cette expression : ces idées que
la nature m'avait données toutes faites. s Aussi, M. Sainte-Beuve
ajoute-t-il plus loin : Ces natures si rapides de Thiers et de quelques
autres sont comme des torrents qui bruissent et n'écoutent pas, qui
rejettent tout ce qui se présente de biais et ne reçoivent que cc qui
tombe dans le fil du courant, qui ne montrent que l'écume de leur
propre flot et ne réfléchissent pas le rivage. 0 toi, lac immense,
vaste et calme miroir de Goethe, où es-tu?


141




208 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


de l'abondance de ses idées, et dans l'attente de suc-
cès dont il ne doutait pas'. Rien en lui de cette am-
bition sombre et irritée, souvent le propre des
hommes qui se frayent à eux seuls leur chemin. Il
n'était pas de la famille de ces esprits malheureux
toujours en colère contre une société qui ne leur fait
pas assez vite leur place il savait bien qu'il ne
serait pas long à prendre la sienne — et il ne consi-
dérait pas que ce fût entre lui et cette société un
duel où l'un des deux dût périr.


Les opinions que M. Thiers avait apportées de
province, et au service desquelles il s'était trouvé
aussitôt lutter, étaient celles que pouvait lui avoir
données une éducation tout imprégnée des idées du
dix-huitième siècle et des préjugés du mauvais libé-
ralisme. On disait de lui dans la bonne ville d'Aix
qu'il « écrivait bien, mais pensait mal ». Les Bour-
bons lui paraissaient absolument incompatibles avec
son idéal de régime politique, et il comptait bien
que cette incompatibilité éclaterait à leurs dépens
le jour qu'il cherchait à rapprocher, où ce régime
serait appliqué. Mais c'était alors pour lui la seule
manière de poursuivre leur renversement. On ne
l'avait pas vu se mêler aux conspirations et aux
sociétés secrètes; il avait trop d'esprit et de pru-
dence pour se jeter dans d'aussi sottes et dange-


On raconte qu'à Aix, M. Thiers, simple étudiant, sans fortune
et sans protecteur, disait couramment devant ses camarades : a Quand
nous serons ministres


,


LA JEUNESSE DE M. THIERS. 209


relises aventures; capable d'oser beaucoup dans les
manoeuvres de presse ou de tribune, il était de tem-
pérament circonspect du moment qu'il devait bra-
ver d'autres périls et encourir des responsabilités
d'un autre genre. Sa nature le portait à l'opposi-
tion. Fort autoritaire dans ses idées ou ses actes, il
était néanmoins incapable de subir et surtout de
respecter l'autorité des autres. Une sorte d'espiè-
glerie mutine avait toujours été le fond de son
caractère. Vers 1845, étant retourné à Marseille, sa
ville natale, on lui fit grand accueil et l'on rechercha
au collége ses anciennes notes; on y trouva : « intel-
ligent et insubordonné. » L'homme d'État racontait
lui-même cette anecdote avec complaisance; ces
deux mots étaient comme une vieille devise qu'il
était loin de répudier.


A peine arrivé à Paris, M. Thiers s'était mis avec
M. Mignet sous le patronage de Manuel, dont il sera
jusqu'à la dernière heure le fidèle client..Par lui, il
était devenu le commensal assidu de l'hôtel Laffitte
et l'ami enthousiaste de Béranger. «Béranger, devait-
il dire plus tard, a été un père pour nous'. » Tou-
jours sur la recommandation de Manuel, il était
entré au Constitutionnel, qui représentait l'esprit de
l'ancienne opposition clans ce qu'elle avait de plus
routinier, de plus suspect et de plus perfidement


I Dans l'intimité, cependant, en 1847, M. Thiers paraissait, être
revenu de cet enthousiasme pour Béranger. (Voir sa conversation avec
Sainte-Beuve, citée par nous, p. Gli.)


14




210 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


antidynastique. 11 s'y était trouvé mêlé aux écrivains
survivants de l'école révolutionnaire et bonapartiste,
MM. Étienne, Tissot, Jay, Évariste Dumoulin , Cau-
chois-Lemaire, abbé de Pradt. Ce voisinage ne pa-
raissait pas offusquer un homme qui tenait à orgueil
de se dire le fils de la Révolution et ne se défendait
pas d'un certain faible pour l'empereur. Sans pré-
tendre réagir contre ce que les doctrines politiques,
philosophiques, littéraires du Constitutionnel avaient
souvent de vulgaire, de mesquin et de fané, M. Thiers
se bornait à apporter à la vieillesse un peu lasse et
épuisée des rédacteurs le concours d'une verve plus
fraîche et plus abondante. Les thèses toutes faites,
celles qui ont traîné dans tous les esprits, ne lui dé-
plaisaient pas; au contraire, il aimait tant Ce qui était
simple, on pourrait presque dire, ce qui était banal,
qu'il ne reculait pas devant le lieu commun, se con-
tentant de le relever par la vivacité et l'à-propos de
la forme'. Du reste, sa nature pratique dédaignait les


t On plaisantait dès cette époque M. Thiers à cause de son faible
pour le lien commun, et un écrivain jouissant alors d'une certaine
notoriété, M. Mati tourne , lançait contre lui cette épigramme qui a
la part de vérité et d'exagération de toute caricature : a M. Thiers,
c'est M. de la Palisse ayant le courage de ses opinions. Beaucoup
plus tard, en 1867, M. John Lemoinne écrivait dans le Journal des
Débats : a Comme M. Thiers est un habile vulgarisateur, il plaît
surtout au vulgaire; il donne des airs de sentence aux plus incontes-
tables banalités, et il excelle à mettre l'histoire à la portée du com-
mun des martyrs. Pour rendre toute notre pensée, qui naturellement
ne saurait avoir rien de blessant , M. Thiers est le dictionnaire Bouil-
let des assemblées... Les auditeurs de M. Thiers , après chacun de
ses grands discours, emportent une provision d'histoire toute faite, et
la trouvent commode et portative. a


LA JEUNESSE DE M. TIIIERS.
211


scrupules de doctrine. Trouvant l'opposition enga-
gée sur un terrain , il n'imaginait pas qu'il y eût
autre chose à faire que de l'y suivre. Les circon-
stances, en lui donnant accès au Constitutionnel,
mettaient entre ses mains l'une -des plus puissantes
machines de guerre qui eussent été employées jus-
qu'alors par l'opposition; il lui eût semblé quelque


• peu niais de perdre son temps à contrôler la valeur,
la sincérité et la fraîcheur du libéralisme de ce jour-
nal : il ne songeait qu'à se servir aussitôt d'un tel
instrument le plus utilement pour sa cause et pour
lui-même. Toutefois, si dès ce moment il menait
vivement la bataille contre la Restauration, s'il disait'
à M. de Rémusat : « Nous sommes la jeune garde »,
il ne paraissait cependant pas encore bien fixé, non.
sur le but, mais sur les moyens. Il hésitait, tàton-
nait, se dispersait un peu, brûlant sa poudre à toutes,
les cibles. C'est seulement plus tard, lors de la fon--
dation du National, qu'il trouvera le point précis
d'attaque, celui oit il concentrera tous ses coups.
pour faire brèche.


En attendant, l'oeuvre la plus importante do
M. Thiers était son Histoire de la Révolution, dont
les dix volumes parurent successivement de 1823
à 1827 1


. Sous l'Empire, la Révolution n'avait pas.
I L'éditeur défiant avait exigé, pour les deux premiers volumes,.


que l'ouvrage portât, avant le nom de M. Thiers, celui d'un assez
médiocre rédacteur de résumés historiques, aujourd'hui compléte-
ment oublié, M. Bodin. C'est aussi en 1823 que M. Mignet publia
son Précis de la Révolution française, qui obtint un vif succès,




212 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


été en honneur; les souvenirs de sang qu'elle avait
laissés n'étaient pas encore effacés, et ils pesaient
sur elle. Néanmoins ses résultats matériels ne parais-
sant pas menacés, ceux qui en avaient profité ne
s'inquiétaient pas de cette sorte de condamnation
morale. Il en fut autrement sous la Restauration,
quand une partie de la droite arbora ouvertement le
drapeau de la contre-révolution. Il devint possible
alors, en s'appuyant sur les intérêts alarmés, de
tenter une réhabilitation, et l'appréciation des évé-
nements de la fin du dernier siècle devint un des
points, et non le moins important, sur lesquels s'en-
gageait une lutte passionnée entre royalistes et libé-
raux. Chez ces derniers, la note avait été donnée,
jusqu'en 1823, par les Considérations de madame
de Staël. Tout imprégné qu'il fût de l'esprit de 89,
ce livre n'allait pas au delà, et la répudiation très-
nette de 92 et de 93 en ressortait à chaque page.
C'est au contraire la Révolution en général que
M. Thiers prétendit défendre, glorifier, faire aimer.
Tout a été dit sur cet art d'exposition lucide et de
facile récit qui, à force d'expliquer clairement les
attentats et les crimes révolutionnaires, de les mon-
trer naturels, logiques, nécessaires , les faisait
presque paraître légitimes; sur cette admiration
« complice de la fortune » qui, dans la succession


plus vif même que les deux premiers volumes alors parus de
M. Thiers.


LA JEUNESSE DE M. l'HILES.
213


rapide des partis au pouvoir, ne s'attachait pas à
regretter ou à défendre les vaincus, était toute aux
vainqueurs, et racontait de telle sorte leurs succès,
que ceux-ci fascinaient l'imagination au lieu d'indi-
gner la conscience; sur cette thèse littéraire qui
mettait au premier rang des qualités de l'historien
« l'intelligence » et « la faculté de comprendre »,
comme si au-dessus ne devaient pas être la justice et
le sens moral. Robespierre lui-même, à force de
triompher de ses ennemis, ne s'était-il pas imposé à
M. Thiers, et à certains moments ne dirait-on pas
que l'historien a éprouvé pour le dictateur du comité
de salut public quelques-uns des sentiments que lui
inspirera plus tard Napoléon?


Une telle histoire devait révolter ceux qui avaient
été les spectateurs, et plus ou moins les victimes du
drame révolutionnaire. Mais ne risquait-elle pas de
fausser le jugement des nouvelles générations, d'éner-
ver chez elles le sentiment de la pitié, de la vertu et
du droit? Il est précisément un témoignage qui per-
met de saisir sur le vif l'impression ressentie par les
contemporains. En 182G, M. Sainte-Beuve, âgé de
vingt-deux ans, jugeait ainsi l'Histoire de la Révo-
lution, alors en cours de publication :
• (‘ Jusqu'à présent aucun historien n'avait aussi Hien que
M. Thiers analysé cette masse confuse de faits, si effrayante
a tous égards; il y pénètre sans être arrêté par l'horreur;
car son esprit est libre de préocupation et pur de souvenirs.
Pour la première fois , nous nous voyons transportés avec




214 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


lui .sur cette terrible Montagne qui ne nous avait jamais
.apparu qu'à distance, environnée de tonnerres et d'éclairs;
nous en montons tous les degrés, nous l'explorons comme
un volcan éteint, et il faut en convenir, bien qu'effra • és nous-
mêmes de cette hauteur inaccoutumée, nous comprenons
enfin qu'on a pu voir de là les choses sous un aspect parti-
•culier et les juger autrement que d'en bas. Sans absoudre les
coupables, nous en venons à les expliquer. En le lisant, il
est bien vrai qu'on sent naître en soi une idée de nécessité
,qui subjugue ; clans l'entraînement du récit, on a peine à
concevoir que les événements aient pu tourner d'une autre
façon et à leur imaginer un cours plus vraisemblable, ou
même des catastrophes mieux motivées. Quant aux hommes,
il est vrai, l'historien ne s'occupe guère de les gourmander
ou de les louanger à propos de chaque action ; il les prend
pour ce qu'ils sont, les laisse devenir ce qu'ils peuvent, les
quitte, les retrouve, suivant qu'ils s'offrent ou non sur sa
route, et se garde surtout de faire d'aucun son héros ou sa
victime... Toujours fidèle à la destinée de la patrie qui n'est
.que la destinée dela République, il se range parmi ceux qui
défendent et sauvent cette grande cause ; en sont-ils indi-
gnes eux-mêmes , il les suit encore par devoir, à travers
les maux qu'ils infligent et dont il gémit, sans que sa con-
.stance s'ébranle '. »


Voilà donc ce que les jeunes gens trouvaient dans
Dans un autre article écrit quelques années plus tard, en 1830,


M. Sainte-Meuve ajoutait : a MU. Thiers et Mignct, dans leurs admi-
rables histoires, ont fort bien montré, et avec une intrépide fermeté


•de coup d'oeil, dans la Montagne, malgré ses horreurs, dans le Direc-
toire, malgré ses faiblesses, dans Napoléon, malgré sa tyrannie, les
continuateurs plus ou moins glorieux, les héritiers suffisamment légi-
times (le la Révolution de 89. e


LA JEUNESSE DE M. THIERS. 215


l'histoire de M. Thiers et ce qu'ils en concluaient.
Encore avons-nous affaire, avec M. Sainte-Beuve, à
un raffiné qui se plaît dans les nuances et sait d'or-
dinaire y demeurer. Les esprits plus absolus et plus
violents devaient recevoir une impulsion qui les
mènerait beaucoup plus loin. N'est-ce pas toujours
M. Sainte-Beuve qui a écrit que ce livre « produisait
un peu l'effet d'une Marseillaise, et faisait aimer
passionnément la Révolution » ? Cette explication
de 89, de 92 et de 93 a ouvert la voie aux glori-
fications. de la Terreur; c'est la première apparition
de « cette branche de notre moderne littérature
qu'on pourrait, a dit l'ancien duc de Broglie,
nommer l'Apologétique du régime révolutionnaire
et M. Thiers ne laisse pas que d'être responsable,
dans une certaine mesure, de tout ce que nous
avons dû subir en ce genre, depuis les Girondins
de Lamartine jusqu'aux histoires de MM. Louis
Blanc et Michelet. Conséquence, soit (lit en passant,
à laquelle le jeune auteur n'avait sans doute pas
songé. Très-perspicace quand il s'agissait de choisir
les tactiques du moment, il n'était point, par ses
habitudes d'esprit, apte à regarder de loin et de
haut. En écrivant son récit, il ne voyait probable-
ment pas au delà des luttes d'alors. Adversaire d'une
droite qu'on disait, et qui se disait souvent elle-
même, contre-révolutionnaire, il lui semblait utile
et naturel de répondre en exaltant quand même la
Révolution entière. C'était avant tout, dans sa




216 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


pensée, une machine de guerre contre la Restau-
ration, et comme un article de polémique en dix
volumes.


Quoi qu'il en soit, l'oeuvre a eu sur l'esprit public
une influence considérable et funeste. Tout homme
ayant la vue élevée des conditions de notre société
aurait reconnu que les habitudes d'esprit et de con-
duite, les sophismes et les passions constituant les
traditions révolutionnaires, étaient un obstacle
peut-être plus redoutable encore à la fondation de
la liberté que les regrets des émigrés et. les vio-
lences du bonapartisme. Le premier effort d'un
libéral devait donc tendre autant à dégager l'esprit
public de ces traditions qu'à repousser l'ancien
régime ou l'Empire. M. Thiers faisait précisément
le contraire, quand, dans cette sorte.de Marseillaise
historique, il entreprenait en bloc, sans distinction,
sans réserve, l'exaltation du tout complexe et gran-
diose qu'il appelait la Révolution.


11 n'eut malheureusement que trop de succès. La
génération nouvelle entra dans ses idées. Désormais,
chaque petit bourgeois se serait cru un réactionnaire
s'il n'avait parlé avec . componction et avec orgueil
de a l'immortelle Révolution », s'il n'avait placé là
ses admirations, cherché là ses inspirations et ses
exemples. Cette altération du sens politique n'a pas
peu contribué à nous empêcher de comprendre les
conditions de stabilité, de concorde sociale, de
respect des principes et des lois, de mesure et de


LE GLOBE. 217


tempérament dans les réformes, de souci des tradi-
tions et des hiérarchies naturelles, qui seules pou-
vaient assurer le fonctionnement des institutions
libres. Ce mal devait sévir longtemps en France.
C'est seulement dans ces dernières années, sous les




coups redoublés de tant (le rudes déceptions, qu'on
s'est pris à considérer quels étaient, au point de
vue libéral, le sophisme et le péril de ce préjugé
révolutionnaire, et que, dans le camp même où la
thèse de M. Thiers avait été si longtemps acceptée,
quelques esprits indépendants sont arrivés à recon-
naître, non sans un cri de douloureux étonnement,
ce qu'ils ont osé nommer « la banqueroute de la
Révolution française ”.


§ 3. — LE GLOBE.


L'opposition de M. Thiers, c'était, on l'a vu, le
vieux jeu continué par un homme de talent jeune et
brillant. Mais une partie de la génération nouvelle
avait des visées plus hautes et plus originales. En
1823, un personnage remuant, M. Coste, avait créé
les Tablettes, recueil hebdomadaire oà il prétendait
fondre toutes les nuances de l'opposition libérale.
Les chefs avaient consenti à patronner et à inspirer
J'ceuvre; la besogne quotidienne était faite par les




218 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


jeunes. On avait vu là côte à côte, d'une part,
MM. Thiers, Mignet et Rabbe, désignés par Manuel
et représentant ses idées; d'autre part, MM. de Ré-
musat, de Guizard, Dumon, indiqués par M. Guizot,
auxquels s'étaient joints bientôt de jeunes profes-
seurs en disgrâce, MM. Jouffroy, Dubois, Damiron.
Le succès fut assez vif. Mais au bout (le quelques
mois, M. Coste, à court d'argent, se laissa séduire
par les offres brillantes de la caisse d'amortissement
des journaux que dirigeait le vicomte de la Roche-
foucauld; les Tablettes furent vendues, et la jeune
armée qui s'y était momentanément groupée, se dis-
persa. Si cet accident n'était survenu , la dissolution
de cette coalition artificielle se ftit faite d'elle-même.
Entre les amis (le Manuel et ceux de M. Guizot, il y
avait des divergences profondes qui eussent prompte-
ment éclaté. Aussi les uns et les autres, après la
suppression des Tablettes, suivirent-ils (les chemins
différents. Pendant que M. Thiers retournait au
Constitutionnel, MM. Jouffroy, Dubois, de Rémusat
prirent part à la fondation d'un journal qui devait
être un événement dans l'histoire intellectuelle du
siècle : c'était le Globe, dont le premier numéro
parut le 15 septembre 1824.


L'idée en était venue à un jeune ouvrier typo-
graphe, dont rien alors ne faisait prévoir la future
et fâcheuse célébrité, M. Pierre Leroux. Celui-ci
n'avait songé d'abord qu'à créer une petite feuille
d'informations scientifiques, particulièrement des-


LE GLOBE. 210


tinée, comme l'indiquait son titre, à (les renseigne-
ments de voyage et de géographie. Il en parla à un
jeune et ardent professeur, alors sans emploi, M. Du-
bois, avec lequel il avait été lié depuis l'enfance.
M. Dubois entra dans l'idée, l'élargit et transforma
ce bulletin scientifique à peine éclos en un recueil
philosophique et littéraire. Il fit appel à un autre pro-
fesseur, M. Jouffroy, qui, avec son propre concours,
apporta celui de jeunes gens, à la fois ses disciples
et ses amis, MM. de Rémusat, Vitet, Duchâtel,
Damiron, Duvergier de Hauranne, etc. '. Le nou-
veau journal n'avait pas de cautionnement et ne
pouvait par suite aborder la politique proprement
dite; il ne relatait ni ne discutait les événements de
chaque jour; mais les questions philosophiques,
sociales, religieuses, historiques et même littéraires
qu'il traitait aboutissaient en réalité presque tou-
jours à la politique. L'administration d'alors paraît
avoir été sur ce sujet au moins fort tolérante.


Après avoir lu le Globe, Goethe avait fait à ses
rédacteurs l'honneur de les prendre pour des barbes
grises. Tous étaient cependant des jeunes gens; eu
1824, plusieurs avaient à peine dépassé leurs vingt
ans; les plus vieux n'atteignaient pas la trentaine.
Aucun d'eux n'avait, à vraiment parler, d'antécé-


Pour avoir une liste à peu près complète des rédacteurs du
Globe, il faudrait ajouter à ces noms ceux de MM. Patin, Trognon,
Sainte-fleure, learcy, Guizard, àlagnin, Ampère, Lerminier, Cavé,
Dittmer, Bertrand.




220 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


dents; ce fut moins une faiblesse qu'une condition
d'indépendance et (l'originalité. Ceux de leurs amis
plus âgés, et déjà en vue par le rôle qu'ils avaient
joué, M. Guizot ou M. Cousin par exemple, consi-
déraient avec bienveillance l'oeuvre tentée, l'encou-
rageaient, ne dédaignaient point de passer pour ses
protecteurs, sans toutefois y prendre aucune part
directe et personnelle. M. Guizot avait à peine dix
ans de plus que les écrivains du Globe, et privé à
cette époque des fonctions qu'il avait occupées sous
le gouvernement du centre, tout entier à ses bro-
chures politiques et à ses travaux historiques, rien
ne l'eùt empêché de se mêler aux polémiques de
presse; mais son caractère, son attitude, l'aspect
même de sa belle et grave figure, son teint pâle,
son regard imposant et sévère, sa physionomie un
peu hautaine et solennelle, empreinte d'une sorte de
rigidité calviniste, tenaient à distance les jeunes
gens; il avait parmi eux des admirateurs, peu de dis-
ciples proprement dits et aucun camarade. M. Cou-
sin était plus jeune, plus familier. Il ne lui déplaisait
pas de paraître à la tète de la génération nouvelle,
agitant quelque drapeau, dans la pose d'un Bonaparte
s'élançant sur le pont d'Arcole; mais son impétueuse
mobilité ne lui permettait pas de se laisser enrégi-
menter, frit-ce en qualité de capitaine. Il aimait avoir
des élèves, des clients, leur donner l'élan , à la con-
dition de ne pas être responsable de leurs actes, et
en se réservant le droit de les blâmer ou de les


LE GLOBE. 221


railler, dans la verve parfois peu ménagée de ses
éloquentes conversations. Le duc de Broglie , M. de
Barante, sympathiques au journal, ne concouraient
pas non plus à la rédaction. C'était donc l'un des
caractères du Globe d'être l'oeuvre exclusive d'une
jeunesse livrée à ses seules forces, et même en réalité
à ses propres inspirations. A ce premier point de
vue déjà, ces écrivains se distinguaient de MM. Thiers
et Mignet qui, à peine arrivés à Paris, s'étaient,
sans hésitation et sans scrupule, mêlés aux rangs
des vieux combattants du Constitutionnel ou du
Courrier .•anrais.


Cette différence n'était pas la seule ni la plus im-
portante. Pendant que M. Thiers acceptait en bloc
les vieilles doctrines philosophiques , littéraires ,
politiques du Constitutionnel, l'école du Globe, au
lieu de continuer à piétiner dans les ornières du pré-
jugé et de la passion, cherchait des voies nouvelles,
croyait marcher à la découverte et à la conquête de
mondes inconnus que ses pères n'avaient pu atteindre.
Elle prétendait se refaire des principes sur chaque
chose, goûtait en tout la pensée qui lui apparaissait
profonde, neuve, originale, frit-elle eu contradiction
avec les données vulgaires, réservant son dédain et
son horreur pour ce qu'elle estimait routine de
gauche ou de droite. C'est ainsi qu'en philosophie
elle réagissait contre le sensualisme étroit et stérile
du dix-huitième siècle, et trouvait mesquines et
superficielles les traditions de Voltaire et de l'Ency-




UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


clopédie qui, jusque-lé, régnaient souverainement
chez les libéraux. Sans s'élever jusqu'au christia-
nisme, elle s'arrêtait à mi-chemin dans un spiritua-
lisme rationnel, et témoignait de son respect pour la
religion, bien que parfois ce parfit être un peu de ce
respect qu'on accorde aux ruines. Quand, à la suite
de Royer-Collard et de M. Cousin, les jeunes philo-
sophes du Globe prononcèrent les mots presque
oubliés, en dehors du petit groupe des croyants,
d'âme et de libre arbitre, de mérite et (le démérite,
de devoir et de responsabilité, ce fut comme un
réveil plein de charme et de fraîcheur pour les con-
sciences jusqu'alors engourdies par un sommeil
malsain, une délivrance victorieuse des intelligences
enchaînées! Chacun dressa la tête en reprenant pos-
session de ces titres de noblesse que l'humanité sem-
blait avoir perdus. Sans doute, dans cette doctrine
qui prétendait tout faire aboutir à la seule souverai-
neté de la raison, il y avait bien_ des lacunes, et il
serait facile d'indiquer par où elle devait échouer.
Mais alors on était tout à la joie de l'émancipation
et à l'espoir du premier élan. Ne faut-il pas, après
tout, savoir gré à cette école de nous avoir débar-
rassés de l'esprit du dix-huitième siècle? Cela seul
n'était-il point un grand progrès? Ne comprend-on pas
comment des âmes généreuses l'avaient salué avec
une joyeuse confiance, et comment celles mêmes qui
ont plus tard reconnu ce qui les séparait de la vérité
complète n'ont pu cependant reporter leur pensée


LE GLOBE. 223


vers ce grand effort de leur jeunesse sans une émo-
tion (le fierté et de reconnaissance?


C'était, en tout cas, une atmosphère bien différente
de celle que trouvait M. Thiers dans les bureaux du
Constitutionnel, et il en résultait une divergence
marquée dans la conduite quotidienne des deux jour-
naux. La vieille feuille libérale, ne connaissant d'au-
tres commentaires de l'Évangile que les chansons de
Béranger, poursuivait contre la religion, et surtout
contre le prêtre, une guerre mesquine, terre à terre,
odieuse, quoique malheureusement fort efficace; et
ce qui paraissait lui être encore le plus étranger
était le respect, ou même seulement la notion élé-
mentaire de la liberté religieuse. Le Globe, au con-
traire, au nom de la jeune génération, répudiait
cette intolérance philosophique, et s'apprêtait, au
grand scandale du Constitutionnel, à demander la
liberté pour tous, même pour les jésuites. Des
réserves seraient à faire sur l'espèce d'impartialité
hautaine, de neutralité indifférente, que le nouveau
journal affectait, même dans l'ordre doctrinal, entre
les adversaires et les défenseurs de la vérité dogma-
tique. Mais en fait, ses dispositions étaient autrement
équitables et libérales que celles de l'ancienne oppo-
sition, et il lui fallait du courage pour rompre ainsi,
à un pareil moment, avec les préjugés les plus invé-
térés et les plus violentes passions.


Ce contraste entre l'esprit novateur du Globe et la
routine du Constitutionnel se manifestait jusque dans




224 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


la littérature : tandis que le second défendait avec .
une ténacité étroite, souvent même ridicule, les
théories de convention qu'on confondait alors avec
la tradition classique , le premier, sympathique à la
jeune école , ouvert aux littératures étrangères ,
encourageait le mouvement romantique, tout en
tâchant d'y apporter le frein de la méthode, de la
mesure et du goût. Dé même en économie poli-
tique , pendant que M. Thiers soutenait d'ores et
déjà, contre la liberté du commerce, « les idées que,
disait-il , la nature lui avait données toutes faites » ,


Duchâtel vulgarisait, dans le Globe, la science,
neuve en France, d'Adam Smith, de Malthus et de
Ricardo.


En politique, le nouveau journal n'était pas plus
favorable aux idées de la droite que M. Thiers et
les autres écrivains du Constitutionnel; mais à la
différence de ceux-ci, il prétendait réagir en même
temps contre les souvenirs bonapartistes et, dans
une certaine mesure, contre le vieux parti révo-
lutionnaire. Dès 1819, dans un article remarqué,
M. Jouffroy s'était hardiment séparé de tous ces
libéraux qui comptaient alors les conquêtes de l'Em-
pire parmi les fastes de la liberté, et il avait exprimé
ainsi sur ce sujet la pensée de la jeune génération :


L'amour de la liberté commença la Révolution française.
L'Europe, désavouant la politique de ses rois, nous accordait
son estime et son admiration. Mais bientôt les applaudisse-


LE GLOBE.


ments cessèrent : la justice avait été foulée aux pieds par
les factions. La liberté devait périr avec elle : aussi ne la
revit-on plus Le nom seul subsista quelques années, pour
accréditer auprès du peuple des chefs ambitieux, et servir
d'instrument à l'établissement du despotisme. Le mal passa
dans les camps. La tin de la guerre fut corrompue, et l'hé-
roïsme de nos soldats prostitué: L'épée française devait
être plantée sur la frontière délivrée, pour avertir l'Europe
de notre justice. On la promena en Allemagne, en Hollande,
en Suisse , en Italie. Elle fit partout de funestes miracles.
On vit bien qu'elle pouvait tout, mais on ne vit pas ce qu'elle
pourrait respecter. ».


Les jeunes gens du Globe étaient de ceux qui
avaient accueilli avec enthousiasme les Considéra-
tions sur la Révolution française de Madame de
Staël, et leur jugement sur cette redoutable époque
s'était formé d'après ce livre, plutôt que d'après les
histoires de leurs contemporains, M. Manet et
M. Thiers'. Pendant que ceux-ci glorifiaient en bloc


M. Guizot, présentant, en 1818, aux lecteurs des Archives his-
toriques, un travail de M. de Rémusat, alors âgé de vingt et un ans,
sur le livre de madame de Staël, constatait l'influence qu'avait exercée
cet ouvrage surtout dans cette jeune génération, l'espoir de la
France, qui naît aujourd'hui it la vie politique, que la Révolution et
Bonaparte n'ont ni brisée, ni pervertie, qui aune et qui veut la
liberté, sans que les intérêts on les souvenirs du désordre corrompent
ou obscurcissent ses sentiments et son jugement, à qui, enfin, les
grands événementsdont fut entouré son berceau ont déjà donné, sans
lui en demander le prix, cette expérience qu'ils ont fait payer si
cher à leurs devanciers n . Il apportait comme exemple “ le petit écrit
qu'a inspiré à un jouie homme la lecture d'un ouvrage de madame.
de Staël et il ajoutait : c Ces sentiments et ces idées forment déjà
notre atmosphère morale, et il faut que les gouvernements s'y pla-
cent aussi, car, hors de là, il n'y a point d'air vital.


15




226 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


la Révolution dont ils se disaient les fils et accep-
taient l'héritage sans bénéfice d'inventaire, les ré-
dacteurs du nouveau journal prétendaient faire un
choix dans les hommes, et surtout dans les idées
dont, par système et par nature, ils s'occupaient
davantage. Ne faisaient-ils pas partie de cette «nation
nouvelle » dont M. Royer-Collard avait déjà salué
l'avènement? « Innocente, avait dit le grand ora-
teur, de la Révolution dont elle est née, mais qui
n'est pas son ouvrage, elle ne se condamne point à
l'admettre ou à la rejeter tout entière; ses résultats
seuls lui appartiennent, dégagés de tout ce qui les
a rendus irrévocables. »


Envers le gouvernement existant, l'attitude des
écrivains du Globe était complexe. Ils n'étaient pas ses
ennemis, bien que quelques-uns d'entre eux, comme
Dubois ou Jouffroy, eussent traversé les sociétés
secrètes. Rien chez eux du parti pris de renverse-
ment qu'on a noté chez M. Thiers ou chez ses alliés
(lu Constitutionnel, survivants de l'Empire ou de la
Révolution. Loin d'être, comme ces derniers, poussés
à l'hostilité par leurs antécédents, ces jeunes gens
avaient applaudi, en 1814, à la Restauration. Nul-
lement républicains de doctrine , monarchistes
constitutionnels, quand ils voulaient préciser leur
théorie de gouvernement, ils essayaient, ainsi qu'en
philosophie, de s'arrêter à mi-chemin; ils repous-
saient à la fois la souveraineté du peuple et le droit
permanent (le la légitimité royale, cherchant , entre


LE GLOBE.
227


les deux, quelque principe moyen qu'ils appelaient
assez vaguement la souveraineté de la raison. Ils
n'avaient pour les Bourbons eux-mêmes ni l'animo-
sité de certains vieux libéraux, ni le dévouement
tendre et pieux des royalistes d'origine et de senti-
ment. Indifférents aux personnes, ils ne se disaient
attachés qu'aux institutions, et ne demandaient pas
mieux que de conserver les premières, pourvu que
les secondes leur fussent garanties. Parmi eux, on
eût pu du reste distinguer des nuances diverses : les
plus ardents prévoyaient et acceptaient d'avance une
rupture avec la dynastie, mais sans la souhaiter et
sans y pousser volontairement; les plus modérés
désiraient et espéraient éviter une révolution , mais
sans avoir pour la famille royale cet attachement de
coeur, pour ses droits cette sorte d'adhésion de la
conscience et de l'intelligence, qui marquaient,
jusque dans l'opposition la plus vive, la conduite et
le langage de Royer-Collard. On pouvait pressentir
qu'en cas de révolution, les écrivains du Globe ne
porteraient pas, comme le grand doctrinaire, le deuil
perpétuel de la monarchie tombée.


S'il leur eût fallu choisir parmi les députés des
chefs et des porte-drapeaux, que leur jeune con-
fiance en eux-mêmes n'aurait pas d'ailleurs subis
sans répugnance, t'eût été probablement Casimir
Périer ou le général Foy. Ils laissaient Manuel et
Béranger aux admirations de M. Thiers et de M. Mi-
gnet; ils estimaient peu Benjamin Constant, tout en


15.





228 UNE GENERAT1ON NOUVELLE.


prisant quelques-unes de ses doctrines; dans la
liberté de leurs conversations intimes, quelques-uns
ne se gênaient pas pour qualifier La Fayette de
« vieille ganache » et M. Thiers de « petit jacobin »
De leur côté, les anciens libéraux avaient peu de goût
pour ces jeunes novateurs ; ils les traitaient volon-
tiers de naïfs, de maladroits et de pédants. M. Thiers,
malgré ses relations personnelles avec M. de Rému-
sat et avec quelques autres rédacteurs du Globe' , ne
pensait guère autrement, et plus tard il écrivait à
M. Ampère : « Faites-nous de ces savants articles
qui sont savants, sans être insupportables comme
ceux de nos amis du Globe, si aimables, si clairs,
si modestes. » Que d'amertume dans ces quel-
ques lignes ! Vers la même époque un ami de
M. Thiers, M. Stapfer, disait à propos. d'un procès du
Globe : « Thiers s'est borné à écrire à Dubois quatre
lignes sèches et nettes. Ces messieurs avaient pris
une habitude de régenter leurs confrères qu'ils ont
de la peine à quitter. Bon gré, mal gré, ils en pren-
dront d'autres, ou malheur à eux 2 . »


. 1 Les fondateurs du Globe avaient pensé d'abord s s'attacher
M. Thiers, qui écrivit pour ce journal huit articles sur le salon de
824. Mais ce fut tout; on s'aperçut blet:bit qu'on ne marchait pas


dans la même voie.
?' Correspondance d'ampère. — Ce reproche de pédanterie était


du reste assez fréquent ; le même M. Ampère écrivait le 31 janvier
1823 à madame Récamier : J'ai Biné aujourd'hui avec l'élite de la
jeunesse française, qui me paraît terriblement pédante !Quels contrô-
leurs de toutes choses que mes jeunes compatriotes!... Avec cela, ils
out beaucoup d'esprit. Il est bon de les entendre de temps en temps
pour savoir oit en sont les idées.


LE GLOBE. ';.U9


Les libéraux de l'ancienne école se vantaient, du
reste, que le Constitutionnel, avec sa routine et ses
lieux communs, en faisant appel aux préjugés étroits
et aux passions vulgaires, avait plus d'action sur la
masse du public que le Globe, avec sa prétention de
s'adresser aux intelligences et d'apporter sur tout
des solutions neuves. N'était-ce pas l'important pour
des hommes aussi pratiques? Béranger, type de ces
esprits fins et subalternes qui cherchent , non à diri-
ger la foule, mais à la suivre, pour être toujours
bien vus d'elle, écrivait dédaigneusement du nouveau
recueil : « Il ne parle qu'à,un cercle très-circonscrit
qui manque (l'écho , et n'a point de retentissement
politique. » C'était vrai dans une certaine mesure.
Sans doute, le Globe éveillait vivement les curiosités
intellectuelles, dans cette élite des écoles où l'on
travaille, des cabinets où l'on réfléchit et des salons
oit l'on cause. Sous ce rapport, il avait toutes les
apparences d'un grand succès. Mais il n'était pas
populaire. C'était oeuvre de raffinés, et, même en ce
temps de suffrage très-restreint , les raffinés ne diri-
geaient pas l'opinion. Ces écrivains formaient moins
un parti qu'une école, leurs adversaires disaient une
coterie. Encore une différence avec M. Thiers qui
n'a jamais fondé d'école, mais qui a souvent et fort
habilement donné le branle à bien des partis, et par-
fois aux plus divers.


Néanmoins, avec quelle singulière confiance dans
sa mission et dans ses forces cette jeunesse entrait




230 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


en lice ! Elle avait même par moments des accents
de lyrisme et de prophétie qu'on ne croirait pas
contemporains de Paul-Louis, de Béranger ou de
M. Thiers. Écoutez comment, dans une page écrite
en 1823, et publiée par le Globe en 1825, M. Jouf-
froy chantait l'avénement de sa génération :


Une génération nouvelle s'élève, qui a pris naissance au
sein du scepticisme,... et déjà ces enfants ont dépassé leurs
pères et senti le vide (le leurs doctrines. Une foi nouvelle
s'est fait pressentir en eux; ils s'attachent à cette perspec7
tive ravissante, avec enthousiasme, avec conviction, avec
résolution... Supérieurs à tout ce qui les entoure, ils ne
sauraient être dominés, ni par le fanatisme renaissant , ni
par l'égoïsme sans croyance qui couvre la société... Ils ont
le sentiment de leur mission et l'intelligence de leur épo-
que; ils comprennent ce que leurs pères n'ont pas compris,
ce que leurs tyrans corrompus n'entendent pas ; ils savent ce
que c'est qu'une révolution, et ils le savent parce qu'ils sont
Venus à propos. »


On ne peut sans doute se défendre aujourd'hui
d'un sourire douloureux, en relisant ces ligues. La


. campagne célébrée par ce cri de triomphe anticipé
ne devait qu'ajouter une page nouvelle à l'histoire
déjà si longue (les déceptions qui ont trompé et puni
l'orgueil de la raison humaine. Et cependant, quand
on compare les présomptueux chimériques du Globe
aux esprits plus habiles et plus pratiques du Consti-
tutionnel, comment ne lias reconnaître la supériorité


LES NORMALIENS DU GLOBE. 231


morale des premiers, en dépit de leurs lacunes et de
leurs échecs ? Leur inspiration n'était-elle pas plus
haute, plus large, plus pure? Ils formaient une élite
qui tranchait sur le fond terne et faisait saillie sur
le niveau abaissé du vieux libéralisme voltairien,
bonapartiste et révolutionnaire. Le mouvement d'in-
telligence provoqué par eux, si impuissant qu'il ait pu
être en fin de compte, offre plus d'intérêt que le flux
et le reflux de la masse ignorante, n'obéissant qu'à
(les préjugés inférieurs et à d'aveugles passions.
Aussi comprendra-t-on que nous soyons tentés de
pénétrer davantage encore dans les bureaux du
Globe, et d'y observer de plus près les jeunes
hommes qui avaient l'habitude de s'y rencontrer.


§ 4. — LES NORMALIENS DU GLOBE.


La rédaction du nouveau recueil se composait de
deux groupes principaux, unis sans doute, niais non
mêlés, et d'origine fort différente : d'une part, les
« Normaliens » , professeurs proscrits ou émigrés
de l'Université, MM. Dubois, Jouffroy, Damiron ,
Patin, Farcy ; d'autre part, les jeunes gens venus de
la haute société politique , MM. de Rémusat , Vitet ,
Duchàtel, Duvergier de Hauranne; entre les deux ,




232 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


nais ayant moins d'action, quelques hommes (le
lettres, M. Magnin , Lerminier et M. Sainte-
Beuve.


Les mesures prises contre l'Université par le mi-
nistère de droite avaient contribué à jeter les
Normaliens dans l'opposition militante. En 1822,
l'École normale avait été supprimée '. En même
temps qu'il était interdit à M. Guizot et à M. Cousin
de monter dans leurs chaires de Sorbonne, plusieurs
professeurs de collége, parmi lesquels MM. Jouffroy
et Dubois, alors carbonari, avaient vu leurs cours
suspendus. Ces mesures n'étaient pas seulement in-
spirées par une préoccupation politique. Mgr Frays-
sinous , alors à la tête de l'instruction publique, ne
pouvait considérer sans émotion l'esprit d'impiété
qui régnait dans les écoles de l'État et , dont on se
ferait aujourd'hui difficilement une idée. Combien
n'avons-nous pas connu de vieillards qui ne pou-
vaient se reporter à leurs souvenirs de collége sans
en parler avec dégoût et indignation ! C'était une at-
mosphère desséchée, corruptrice, où, sous la double
action de l'exemple des maîtres, tout-puissant surtout
quand il est mauvais, et de la tyrannie du respect
humain entre écoliers, l'enfant était à peu près as-
suré de perdre sa foi et souvent aussi sa pureté.
Tant de jeunes âmes dépouillées et ruinées ainsi dans


Elle sera rétablie, en 1.826, sous le nom d'École préparatoire, et
ne reprendra son ancien titre qu'après 1830.


LES NORMALIENS DU GLOBE. 233


leur premier essor, en quelque sorte par la main de
l'État , était-ce tolérable? Mais qu'y pouvaient les
chrétiens placés à la direction supérieure de l'ensei-
gnement? Il aurait fallu transformer d'un coup de
baguette, non-seulement tous les professeurs, mais
aussi la plupart des familles d'où venaient les élèves.
Le vice était celui de la société elle-même qui n'avait
pas impunément traversé le dix-huitième siècle et
la Révolution. Un seul remède eût été partiellement
efficace : la liberté d'enseignement; mais presque
personne n'y songeait alors. C'était par voie d'auto-
rité que les ministres essayaient de guérir le mal.
Ils recouraient aux épurations, pas toujours avec le
tact et la mesure nécessaires, irritant souvent plus
qu'ils ne. corrigeaient. Au point de vue particulier
qui nous occupe, en jetant sur le pavé, mécontents
et sans ressources, des jeunes hommes de talent,
ils préparaient à la presse libérale de faciles et pré-
cieuses recrues. Le Globe surtout en profita.


Les Normaliens du Globe s'étaient formés presque
tous sous la direction, on du moins sous l'impulsion
de M. Cousin. Celui-ci cependant était presque leur
contemporain '. A peine sorti comme élève de l'École
normale, où il était arrivé le premier de la première
promotion, il y rentrait à vingt ans comme profes-


M. Cousin était né en 1792. MM. Dubois, Jouffroy et Damiron,
ses diciples, étaient de 1795 et de 1799. M. Cousin était plus jeune
que M. Guizot, né en 1787, et que M. Villemain, né en 1790.




23 1i, UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


seur. A vingt-trois ans, en 1815, il montait dans une
chaire plus retentissante, et suppléait M. Royer-
Collard à la Faculté des lettres. Ce cours a laissé.
un souvenir légendaire. Nul de ceux qui y ont
assisté n'a oublié ce professeur aussi jeune que ses
élèves, toujours debout dans sa chaire, le torse en
arrière , sa belle - tête illuminée par l'inspiration,
l'oeil en feu, dominant d'un regard assuré ceux qui
l'entouraient. Merveilleusement éloquent, il portait
la chaleur et la passion dans le domaine des idées
abstraites. Il soulevait ou domptait ses auditeurs par
des effets minutieusement préparés, des coups de
théalre combinés à l'avance, mais qui semblaient
les mouvements d'une improvisation sublime;
si entré dans son rôle d'ailleurs, si transporté
par les applaudissements, si grisé de popularité.
et de gloire, qu'il finissait par être lui-même dupe
de son propre jeu. Il poussait plus loin qu'aucun
acteur la science de la physionomie, du geste, de.
la pantomime et des inflexions de voix, incompa-
rable artiste avant tout, mais apparaissant à ses au-
diteurs fascinés avec la taille et le souffle d'un pro-
phète '. A cette époque, on n'était pas encore blasé


1 M. Sainte-Beuve (levait plus tard le juger ainsi : M. Cousin a
du mime, du comédien en lui. Lamartine, un jour, après avoir été
témoin de la mimique de Cousin, dit : Il y a du Bergamasque dans cet
homme-là. r-- M. Cousin, e écrit M. Taine, était le plus admirable
tragédien du temps. Il préparait sa leçon huit jours à l'avance,
l'écrivait, la récrivait, l'apprenait par cœur, la répétait devant ses
amis , devant les indifférents, devant tout le inonde. •


LES NORMALIENS DU GLOBE. 235,


sur ce côté un peu comédien. On n'avait pas eu le.
temps de discerner ce que ces thèses avaient par-
fois d'un peu vague, de mobile et d'insuffisant. On
était tout entier au spectacle émouvant de cet élan
généreux, de cette réaction triomphante contre le
sensualisme du dix-huitième siècle. M. Cousin était
le grand agitateur dans l'ordre des idées philosophi-
ques, vraiment le prince de la jeunesse pensante.


L'impulsion qu'il donnait ainsi (le loin et du haut
de sa chaire ne lui suffisait pas. Il vivait avec quelques-
uns de ses disciples dans une sorte de camaraderie
studieuse. Presque aussi éloquent dans ses conver-•
sations intimes que dans ses discours publics, ora-
teur partout, même devant son secrétaire, il sédui-
sait vite et entraînait ses interlocuteurs par sa verve
surabondante, par la richesse et la soudaineté de ses
vues, par l'ardeur communicative de tant de jeunes
espérances. S'il faisait de la philosophie son quar-•
Lier général, il ne s'y cantonnait pas, hasardait des
poussées dans toutes les directions, lançait ses amis
à la fois vers les grands travaux de l'intelligence et
vers les luttes de la politique, voire dans les sociétés
secrètes et les conspirations. Lui-même leur donnait
l'exemple : en même temps qu'il poursuivait ses
travaux de cabinet, il s'affiliait au carbonarisme,
voyait son cours suspendu en 1822, et se faisait.
arrèter à Berlin, en 1824, pour cause de propa-
gande révolutionnaire.


Plusieurs de ces jeunes professeurs que M. Cousin.




231 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


avait à demi détournés de leurs études pour les jeter
dans la politique se retrouvèrent parmi les fonda-
teurs (lu Globe, et, en tète, le plus célèbre d'entre
eux, qui lui aussi fut un maître. Physionomie atta-
chante entre toutes, M. Jouffroy a exercé une ac-
tion moins retentissante et moins étendue sur la
foule , mais plus intime et plus pénétrante sur ceux
qui l'approchaient, notamment sur l'élite des ré-
dacteurs du nouveau journal. « Il primait parmi
nous, a dit l'un de ces derniers; il y avait en lui
quelque chose (le doux et (l'imposant qui nous cap-
tivait. » La flamme de M. Cousin donnait toujours
un peu l'idée d'un feu d'artifice. Chez M. Jouffroy
on sentait, sous des dehors un peu froids, un foyer
plus intense, plus vrai. Son ardeur opposante l'avait
d'abord entraîné assez loin. Quand parcourant avec
M. Dubois, vers 1820, ses montagnes du Jura, il
leur arrivait de passer la frontière, les deux amis
s'imaginaient être délivrés du poids étouffant d'on
ne sait quelle tyrannie, et ils entonnaient la Marseil-
laise , comme un défi et une espérance. Naturelle-
ment suspect au gouvernement qui lui avait bientôt
retiré ses cours au collége Bourbon et à l'École
Normale, M. Jouffroy fut, vers 1822, amené à
réunir chez lui quelques élèves d'élite auxquels il
continua ses leçons. Ce fut ainsi que son modeste
appartement de la rue du Four se trouva être le ber-
ceau de l'école du Globe.


Là M. Vitet et M. Duchâtel se rencontrèrent en


LES NORMALIENS DU GLOBE. 5.37


effet pour la première fois avec MM. Dubois et
Damiron, représentant, les uns et les autres, ces
deux groupes d'origines si diverses, dont le rap-
prochement et l'action commune devaient faire le
caractère propre et le succès du nouveau recueil.
Avec quel charme ému, avec quelle piété de sou-
venirs, les rares auditeurs de ce cours intime en
ont parlé plus tard! Dans leurs récits, cette petite
chambre qui s'ouvrait mystérieusement chaque se-
maine et qui se refermait, la clef en dedans, quand.
tous les invités étaient présents, semble se transfor-
mer en une chapelle à huis clos, où l'on va écouter,
avec une ferveur discrète et attendrie, non un dis-
cours, ni même un enseignement, mais la prédi-
cation et comme la première révélation d'une reli-
gion nouvelle. Rien ne manquait pour exalter ces
imaginations de vingt ans, pas même la saveur d'une
sorte de persécution. On a fait revivre à nos yeux
le jeune professeur, dont la belle et mélancolique.
figure avait une expression si douce et si fière, si


_ profonde et si rêveuse, si sereine et si triste, si loyale
el si réservée. On nous a dépeint ces yeux d'un bleu
pâle qui étaient en quelque sorte tournés au dedans
de lui-même, comme s'il était tout occupé à lire et
à comprendre un livre intérieur, et ce « regard
d'exilé » qui laissait entrevoir dans le fond de cette
âme le mystère (le ses souffrances et de ses regrets.
Ses joues amaigries étaient creusées, sa grande taille
voûtée par le mal qui déjà consumait sa vie. Debout




UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


contre la cheminée, dominant l'auditoire assis , la
tête un peu inclinée, après un long silence qu'il sem-
blait avoir peine à rompre, il commençait d'un ton
très-bas. Rien du rhéteur ni même de l'orateur. Sa
voix était faible, mais « timbrée par l'âme » . C'était
une éloquence de demi-jour et d'intimité, dont
l'impression était singulièrement pénétrante. Il par-
lait du beau, du bien moral, de l'immortalité de
Pâme ou de quelque autre de ces vérités, alors pres-
que nouvelles, du spiritualisme. Peu à peu sa parole,
au début monotone, embarrassée de répétitions et
--d'incidences, se dégageait, s'élevait; un souffle plus
rapide, plus oratoire, mais qui ne venait jamais que
de la pensée intérieure, en animait et en variait les
inflexions; l'oeil s'illuminait, les lèvres tremblaient;
et alors, nous rapportent ces témoins, dans un petit
auditoire de douze à quinze jeunes gens, couraient
des frissons, comme il en descend, aux heures so-
lennelles, de la tribune ou de la chaire. Puis au jour
baissant, les disciples se dispersaient , silencieux et
-émus.


De cet enseignement tout intime, M. Jouffroy
passa au Globe, entraînant avec lui les plus distin-
gués de ses élèves. Les luttes ouvertes de la politique
ne convenaient guère cependant à sa nature : il y trou-
vait beaucoup de causes de souffrances, des occasions
d'erreurs, et ne devait, à aucune époque, y obtenir
des succès dignes de lui. Aussi n'est-ce point par ce
côté qu'il est surtout intéressant de le considérer.


LES NORàIALIENS DU GLOBE. 239


Nous aimons mieux voir et analyser en lui l'état
d'âme de cette jeune génération dont il était en
quelque sorte le directeur spirituel, le maître de vie
intérieure le plus écouté, et dont il résumait, avec
une sensibilité et une distinction particulières, les
beautés et les misères, les espérances et les décep-
tions, les aspirations et les chutes.


M. Jouffroy continuait la réaction spiritualiste et
rationaliste, si brillamment entreprise par M. Cou-
sin. Mais le caractère distinctif de sa philosophie est ce
qu'on a pu appeler sa piété. Il était arrivé chrétien à
l'École normale; clans ce milieu d'incrédulité, en-
touré d'objections « semées, a-t-il dit, comme la
poussière dans l'atmosphère qu'il respirait » , subis-
sant aussi peut-être l'action perverse de cet orgueil
de l'intelligence qui est parfois le vice caché des
natures les plus droites, il perdit bientôt la foi. Il a
raconté lui-même ce drame de son âme dans une
page connue, qui a été publiée après sa mort, et qui
demeure comme l'un des gémissements les plus poi-
gnants et les plus désolés, l'un des sanglots les plus
vrais et les plus éloquents de la littérature contem-
poraine I . M. Jouffroy s'avoua alors incrédule; seu-


« Je n'oublierai jamais la soirée de décembre, où le voile qui
me dérobait à moi-mémo ma propre incrédulité fut déchiré. J'entends
encore mes pas dans cette chambre étroite et nue où, longtemps
après l'heure du sommeil, j'avais l'habitude de me promener ; je vois
encore cette lune, à demi voilée par les nuages, qui en éclairait par
intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s'écoulaient, et je
ne m'en apercevais pas; je suivais avec anxiété ma pensée qui ,




24.9 UNE GÉNÉRATION NOUVEI. LE.


lement, il ajoutait aussitôt qu'il détestait son incré-
dulité. Désormais l'effort obstiné, désespéré de sa
philosophie tendit à trouver une croyance qui rem-
plaçât sa foi perdue, et lui donnât « la lumière et la
paix ». Il travaillait, non pour contenter une curiosité,
mais pour calmer une inquiétude. La vie serait trop
dure à vivre , disait-il , si l'énigme devait toujours
peser sur elle! Et plus tard, quand sa santé le con-
damnait à la retraite, il écrivait dans un langage
presque chrétien : « Je ressens tous les bons effets
de la solitude. La maladie est certainement une
grâce que Dieu nous fait, une sorte de retraite spiri-
tuelle qu'il nous ménage, pour nous reconnaître,
nous retrouver et rendre à nos yeux la véritable vue
des choses A cette hauteur et avec cette profon-


couche en couche, descendait vers le fond de ma conscience., et, dis-
sipant l'une après l'autre toutes les illusions qui m'en avaient jusque-
là dérobé k vue, m'en rendait, de moment en moment, les détours
plus visibles. En vain, je m'attachais à ces croyances dernières, comm e
un naufragé aux débris de son navire; en vain, épouvante du vide
inconnu dans lequel j'allais flotter, je nie rejetais pour la dernière
fois avec cites vers mon enfance, ma litmille, mon pays, tout cc qui
m'était cher et sacré; l'inflexible courant de ma pensée était plus
fort : parents, famille, souvenirs, croyances, il m'obligeait à tout lais-
ser : l'examen se poursuivait, plus obstiné et plus sévère, à mesure
qu'il approchait du terme , et il ne s'arrêta que quand il l'eut atteint.
Je sus alors qu'au fond de moi-même, il n'y avait plus rien qui fi:nt
debout. — Ce moment fut affreux, et quand , vers le matin, je me
jetai épuisé sur mon lit, il nie sembla sentir ma première vie, si
riante et si pleine, s'éteindre , et derrière moi s'en ouvrir une autre,
sombre et dépeuplée, où désormais j'allais vivre seul , seul avec ma
pensée qui venait de m'y exiler et que j'étais tenté de maudire. »
(Jourrnov. — Nouveaux Mélanges, p. 3'».)


1 Le côté pieux et religieux de la philosophie de M. Jouffroy a été


LES NORMALIENS DU GLOBE. SU.
deur, nous . voici bien loin des polémistes superficiels
et vulgaires de la vieille école libérale. Quelle diffé-
rence avec cet esprit du dix-huitième siècle, frivole
dans ses négations, ricanant dans


• son incrédulité!
C'est l'accent autrement grave du dix- neuvième
siècle, religieux alors même qu'il s'égare hors du
christianisme '.


Au début, M. Jouffroy s'était élancé, avec une
confiance qui n'était pas sans orgueil, à la recherche
de la croyance dont il sentait le besoin et qu'il pré-
tendait atteindre par sa seule raison. Mais les années
se succédaient, et l'oeuvre n'avançait pas. Il était trop
sincère pour ne pas reconnaître qu'il était toujours
dans le même néant. Le dénûment de son âme le
faisait cruellement souffrir. « Par intervalles, a-t-il
écrit, quand j'étais à rêver la nuit à ma.fenêtre, ou
le jour sous les ombrages des Tuileries, des élans
intérieurs, des attendrissements subits, me rappe-
laient à mes croyances passées, à l'obscurité, au
vide de mon âme., et au projet toujours ajourné de
le combler 2 . » Ce devait être la douleur de toute sa


très-bien mis en lumière dans lin remarquable article de M. Caro,
publié par la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1865.


1 Dans quelques écrits de polémique, par exemple dans l'article
trop fameux que le Globe a publié sous ce titre : Comment les
dogmes finissent, la gravité respectueuse de M. Jouffroy fait place
parfois à une inspiration plus amère et plus dédaigneuse, à une sorte
de fanatisme antichretien. :g ais c'était l'entraînement momentané de
la lutte : ce n'était pas l'expression réfléchie et durable de la rsnsée
du philosophe.


2 Obligé par la maladie (le passer quelque temps dans son pays
16


ld




242 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


vie. Là est le secret de cette tristesse inconsolable,
qui, chaque année, était plus profondément gravée
sur les traits de son visage et qui se trahissait dans
ses écrits. On a remarqué que le mot de « mélan-
colie " revenait sans cesse sous sa plume et sur ses
lèvres. Partout il laissait apparaitre un chagrin
intime, même dans les cérémonies où règnent d'or-
dinaire des inspirations plus sereines, et il disait un
jour, en s'adressant à des enfants dans une distribu-
tion de prix : « Le sommet de la vie vous en dérobe
le déclin. De ses deux pentes, vous n'en connaissez
qu'une, celle que vous montez. Elle est riante, elle
est belle, elle est parfumée, comme le printemps. Il
ne vous est pas donné, comme à nous, de contem-
pler l'autre, avec ses aspects mélancoliques, le pâle
soleil qui l'éclaire et le rivage glacé qui la termine.
Si nous avons le front triste, c'est que nous la
voyons.


natal, la vue des lieux témoins de son enfance chrétienne aviva
encore la douleur de ses regrets du passé et de son impuissance dans
le présent. a Tout était comme autrefois, disait-il, excepté moi.
Cette église, on y célébrait encore les saints mystères, avec le même
recueillement; ces champs, ces bois, ces fontaines, on allait encore
au printemps les bénir; cette maison, on y élevait encore, au jour
marqué , un autel de fleurs et de feuillage; ce curé, qui m'avait
enseigné la foi , avait vieilli , mais il était toujours là, croyant tou-
jours, et tout ce que j'aimais , tout ce qui m'entourait, avait le
même coeur, la même âme, le même espoir dans la foi. Moi seul
l'avais perdue, moi seul étais dans la vie sans savoir ni comment, ni
pourquoi; moi seul, si savant, ne savais rien; moi seul étais vide,
agité, aveugle, inquiet. Devais-je, pouvais-je demeurer plus long-
temps dans cette situation? D


LES NORMALIENS DU GLOBE. 243


S'il sembla, vers ses derniers jours, entrevoir
plus de lumière, c'est qu'il se rapprocha un peu de
ce foyer de vérité chrétienne dont, jeune homme, il
s'était éloigné '. Il n'eut pas le temps d'accomplir,
si ce n'est peut-être dans le mystère de son âme, le
pas dernier et décisif. Il est mort à quarante-six ans,
laissant à tous ceux qui l'ont approché un souvenir
profond et voilé de tristesse, sans avoir trouvé la
solution qu'il s'était obstiné à chercher hors du chris-
tianisme, sans avoir pu édifier un corps de doctrine,
ni même rédiger un livre complet. Les résultats de
vingt ans d'étude et de méditation n'avaient abouti
en effet qu'à quelques fragments épars, et, fait jus-
tement remarqué, dans ces matériaux non coordon-
nés qui constituaient la philosophie du plus religieux
des spiritualistes, une place était entièrement vide,
celle de la théodicée. La leçon mérite d'être recueil-
lie, car elle a une portée générale. Nous trouvons
en M. Jouffroy les aspirations élevées qui honoraient
l'école du Globe et la distinguaient des survivants ou


I Peu de temps avant sa mort , il disait à un évêque, son compa-
triote et son ami : a Monseigneur, je ne suis pas de ceux qui pensent
que les sociétés modernes peuvent se passer du christianisme. Je ne
l'écrirais plus aujourd'hui. » — Au curé qui préparait sa fille à la
première communion, il disait à propos de Lamennais devenu du
même coup schismatique , rationaliste et panthéiste : a Hélas, E11011—
sieur le curé, tous ces systèmes ne mènent à rien. Mieux vaut mille
et mille fois un bon acte de foi chrétienne. » Et ce prêtre put
écrire à son tour : a Je crois. que la foi s'était rallumée dans le coeur
de ce pauvre Jouffroy. a Ces faits sont rapportés par %I. Amédée de
Margerie, dans un excellent article qu'a publié le Correspondant du
25 juillet 1837.


16.




2VpUNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


des imitateurs du dix-huitième siècle; mais sa vie
morale nous apporte aussi le spectacle de cet avor-
tement douloureux auquel aboutit toujours la pré-
somption rationaliste. De l'histoire de celte âme, —
qui est l'histoire de toute une génération ,— ressort
l'impuissance de la raison la plus pure et la plus
éclairée à se créer, à elle seule, une croyance qui
remplace la foi chrétienne, qui puisse donner la


lumière » et la « paix », si vainement cherchées
par l'infortuné Jouffroy.


Avec M. Dubois; on descend de ces hautes ré-
gions; on sort (les crises de la vie intérieure, pour se
mêler davantage aux luttes plus banales des partis.
Principal fondateur du Globe, M. Dubois y exerçait à
peu près les fonctions de rédacteur en chef. C'était
lui d'ordinaire qui traitait les questions se rattachant
à la politique quotidienne. Moins philosophe que
M. Jouffroy, il était plus militant, plus homme de
presse. Quoique jeune (il avait vingt-neuf ans en
1824), sa carrière de professeur avait été déjà fort
agitée. Révoqué une première Ibis en 1815, puis
replacé, il s'était vu de nouveau suspendu en 1821.
11 avait été engagé plus avant qu'aucun de ses colla-
borateurs clans les sociétés secrètes, et c'était lui qui
donnait contre le gouvernement la note la plus aiguë
et la plus batailleuse. Une verve bretonne, parfois un
peu rude, mais (le jet franc et vigoureux, un style
ardent et âpre, faisaient de ce professeur devenu
journaliste un polémiste redoutable. Seulement ,


LES NORMALIENS DU GLOBE. 2re.5


malgré des saillies parfois supérieures, il y avait
chez lui quelque chose d'incomplet et d'inégal qui
explique comment, en fin de compte, il se trouvera
dépassé de beaucoup par ceux auxquels il paraissait
alors servir de chef. Sainte-Beuve a dit de lui dans
une de ses notes : M. Dubois serait plus qu'un
homme de talent, s'il y avait persistance en lui, s'il
mettait bout à bout tous les fragments et les éclats
successifs de son talent. Mais il a toutes les nuits des
espèces d'attaques nerveuses et de somnambulisme
qui font tout manquer... Son esprit est comme un
acier trempé, mais ,


d'une trempe un peu aigre; à
tout coup, l'épée perce , mais casse; il faut la re-
faire. » Toutefois il avait une qualité précieuse pour
un directeur de journal : le don de sus-
citer et d'employer l'activité de ses collaborateurs,
d'éveiller autour de soi des idées que les autres
mettaient en oeuvre. Ses amis ont écrit des articles
dans le Globe, mais c'est lui vraiment qui a fait le
Globe.


Les autres Normaliens avaient un rôle plus effacé.
Parmi eux , M. Damiron , quoique l'aîné de M. Jouf-
froy, n'était que son disciple et son reflet un peu
pâle. La plupart traitaient surtout les questions litté-
raires. M. Sainte-Beuve, qui venait d'atteindre ses
vingt-deux ans , commençait ses excursions de cu-
rieux et de dilettante à travers les églises, les écoles
et les opinions, trop . mobile et trop personnel pour
qu'on puisse le classer dans aucune.




26 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE. LES MONDAINS DU GLOBE.
247


§ 5. — LES MONDAINS DU GLOBE.


s Les Normaliens, nous l'avons dit, n'étaient qu'un
des éléments de la petite armée du Globe. •A côté
d'eux, étaient les jeunes gens venus du monde poli-
tique : M. de Rémusat et M. Duchâtel, tous deux
titrés et fils de hauts fonctionnaires de l'Empire;


Vitet, appartenant à une famille respectée de la
bourgeoisie lyonnaise, dont le grand-père avait été
parmi les modérés de la Convention et dont le père,
par scrupule libéral, était demeuré volontairement à
l'écart sous l'Empire ' ; M. Duvergier de Hauranne,
fils d'un député notable du centre gauche. Plus
jeunes en général que leurs alliés du professorat',
ils apportaient à l'oeuvre commune des qualités que
ceux-ci ne pouvaient avoir : la connaissance plus
directe de la scène et des acteurs, l'expérience que
donne la fréquentation de la haute société et que ne
supplée pas le travail de cabinet, cette aisance et ce
bon Ion de l'esprit qui viennent de l'usage du monde.


C'est par erreur que presque tous les biographes, même les
plus autorisés, indiquent M. Vitet comme ayant été à l'École nor-
male. Il n'en avait jamais fait partie et n'avait rien de l'esprits nor-
malien n.


2 Lors de la fondation du Globe, en 1824, M. de Rémusat avait
vingt-sept ans, M. Duvergier de Ilauranne vingf-six, M. Vitet vingt-
deux, et M. Duchiltel vingt et un.


C'était parfois pour eux une occasion de légère diver-
gence avec les Normaliens auxquels ils auraient
désiré plus de mesure, plus d'esprit politique,
quelque chose de moins absolu dans le fond, et de
moins pédant dans la forme.. Ils apportaient cepen-
dant un vaillant concours à leurs compagnons d'ar-
mes, bravant, sans souci du respect humain, l'éton-
nement avec lequel une partie de leurs amis les
regardait devenir journalistes assidus, en compagnie
de professeurs et d'hommes de lettres.


Le plus âgé, et alors le plus en vue, était Charles
de Rémusat; on se trouve ainsi conduit à l'étudier
comme le type de la partie mondaine et en quelque
sorte aristocratique de la rédaction du Globe. Son
éducation s'était faite autant dans le salon (le sa mère
qu'au collége. Chez la comtesse de Rémusat, atta-
chée à la cour de Napoléon, se réunissait la fraction
la plus polie de la haute société impériale. Dans cette
atmosphère d'élégance lettrée, un peu légère et arti-
ficielle, de goùt raffiné, mais froid, d'idées tempé-
rées, tolérantes par indifférence, mêlées d'ancien
régime et de révolution, ne passait aucun de ces
souffles puissants qui fécondent ou renversent. C'é-
tait quintessence gracieuse d'une époque où,
comme l'a dit M. de Rémusat lui-même , « on avait
de l'esprit, mais où l'on ne pensait pas ». Que le fils
de l'aimable comtesse soit sorti de là homme du
monde accompli, en ayant le ton, la causerie facile
sur tout sujet, le sentiment du ridicule, artiste déli-




248 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


cat, expert en littérature légère, tournant agréable-
ment et vivement la devise ou la chanson, — rien
de plus naturel. Qu'il en soit sorti sceptique souriant
et railleur poli, malicieux sans amertume et sans
colère, sinon sans passion, accoutumé à ne pas dire
toute sa pensée et surtout à ne pas la publier, plus
amateur qu'auteur ', se prenant à tout et ne s'atta-
chant nulle part, très-curieux d'esprit et d'une volonté
nonchalante, ayant l'intelligence (les tempéraments,
le goût des transactions et l'habitude de l'indécision ,
prêt à remettre toujours en question son propre sen-
timent, fuyant sous un examen un peu serré , sans
qu'on puisse jamais trouver en lui le fond solide et
définitif; esprit critique, plus désireux de balancer
des objections que de résoudre un problème, évitant
de prendre parti par crainte d'être dupe, d'ailleurs
presque disposé à croire qu'une affirmation trop nette
est chose brutale et de mauvais ton, donnant comme
le dernier mot du travail intellectuel, non la foi, mais
une « philosophie d'impartialité qui parviendrait à
tout comprendre, sans rien conclure, —c'est encore
fort naturel. On est davantage surpris que ce même
jeune homme soit un des ouvriers les plus laborieux
dans les choses de l'esprit, adonné à toutes les éludes
sérieuses, historien, philosophe, homme politique,
ne croyant pas déroger en devenant l'ami et le colla-


t M. Royer-Collard disait de M. de Rémusat: e, C'est le premier
des amateurs clans tous les genres.


LES MONDAINS DU GLOBE.


borateur de professeurs de collége, attendant à peine
ses vingt ans pour se faire imprimer, traduisant le
De legibus de Cicéron pour son maitre, M. Leclerc,
et faisant connaître au public français le théâtre de
Goethe; en un mot, tout entier aux efforts, aux
espoirs, aux ambitions de cette génération qui, par-
tie à la conquête d'un nouveau monde moral, pré-
tendait réagir précisément contre l'esprit politique,
philosophique, littéraire, si longtemps florissant dans
le salon de madame de Rémusat. C'est qu'au moment
où l'adolescent sortait du collége, la Restauration
succédait à l'Empire ; il avait reçu en plein visage le
vent de liberté qui avait alors parcouru la France,
et lui-même a souvent raconté quelle sorte d'éman-
cipation, quel puissant éveil s'étaient aussitôt pro-
duits dans son intelligence.


Ainsi était-il devenu, bien que son origine ne sem-
blât pas l'y destiner, l'un des représentants les plus
brillants et les plus actifs de la jeunesse libérale dont
l'esprit s'était ouvert aux jours heureux de 1814.
Il se sentait qualité pour parler en son nom. Dès
1818, — il n'avait alors que vingt et un ans, — six
années avant la fondation du Globe, quatre ans avant
l'arrivée de M. Thiers à Paris, il avait écrit en quel-
que sorte le manifeste de cette jeunesse, et signifié
son congé à la vieille génération qui seule cepen-
dant paraissait occuper alors l'arène politique, dans
les Chambres et même dans la presse. « Qui pos-
sède l'esprit du siècle? demandait-il. Le cherchera-




250 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


t-on dans ceux qui, ayant participé aux événements
et joué un rôle, ont un personnage à soutenir? Non,
ils ont pris, pour ainsi dire, des engagements avec
les faits; ils ont un passé'. » Cet esprit du siècle, on
le trouvera dans la jeunesse, dans ce que M. de
Rémusat appelait « cette société naissante, la moins
apparente, mais la plus réelle et la plus forte ». Puis
il ajoutait : « Que ceux donc qui veulent traiter avec
nous apprennent à 'nous connaître. Ils verront que
cette roideur han laine, ce ton présomptueux qu'ils
nous reprochent , n'est que la confiance dans notre
cause, le sentiment d'un droit que nous défendons. »
Cet écrit avait fait quelque bruit. M. de l3arante en
ayant parlé à M. Guizot, celui-ci l'avait publié dans
les Archives philosophiques, avec une introduction fort
élogieuse, et avait attiré chez lui le jeune publiciste,-
pour l'associer à ses travaux..Madame de Broglie lui


f Plus loin , avec une fermeté de style et une vigueur d'observa-
tion remarquables chez un écrivain de vingt et un ans, le jeune de
Rémusat revenait sur les raisons qui lui faisaient condamner la géné-
ration précédente : 0. Le malheur, en développant quelques émotions
honorables et généreuses, avait brisé les âmes. Les excès de nos
années sinistres avaient pu ranimer les sentiments de la justice et de
l'humanité; mais ils avaient intimidé la volonté, humilié la raison.
Ou avait cessé de se croire fait pour se gouverner soi-même. On
s'était habitué à redouter le besoin aventureux de penser et d'agir
qui avait poussé tant d'hommes obscurs sur la scène éclatante de la
politique. On s'était repris d'un goêt légitime pour la vie paisible et
régulière, pour les affections de famille, pour les vertus privées
qui paraissaient les seules solides, depuis que les vertus publiques
avaient mal tenu leurs promesses. C'est de ce temps que date l'exis-
tence d'une classe d'hommes fort nombreuse, les honnêtes gens mau-
vais citoyens. e


LES MONDAINS DU GLOBE. 251


avait écrit; et un jour, comme M. Royer-Collard
disait d'un ouvrage, avec son accent terrible : « Je
ne le relirai pas », il s'était retourné aussitôt
vers le jeune de Rémusat et avait ajouté : « Je vous
ai relu, monsieur. »


On le voit, c'était aux doctrinaires que M. de
Rémusat paraissait alors se rattacher. Il n'avait pas
personnellement à se plaindre de la Restauration.
Son père n'avait perdu les dignités de cour dont il .
jouissait sous l'Empire que pour devenir préfet de
la monarchie. Lui-même, pendant les ministères du
centre, avait commencé à prendre pied dans les
fonctions publiques, et son jeune talent avait été uti-
lement employé dans la presse ministérielle. En
1820, la réaction à droite le jeta dans une opposition
qui devait s'accentuer de jour en jour. Rendu plus
libre encore par la révocation de son père, en 1822,
il put alors montrer son véritable fond. Il était en
réalité plus à gauche que n'avaient dû le faire croire
sa liaison avec les doctrinaires et une modération de
langage qui tenait à la fois de son scepticisme et de
ses habitudes (le société. Une autre influence était
venue d'ailleurs contre-balancer celle que M. Guizot
avait jusque-là exercée sur lui. En 1823, dans une
fête donnée au château de Saint-Ouen par M. Ter-
naux , il avait rencontré M. Thiers et contracté avec
lui une liaison plus étroite qu'aucun des autres jeunes
gens qui devaient collaborer au Globe. Les deux
nouveaux amis furent ensemble les rédacteurs les




25?. UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


plus actifs des' Tablettes. Quand ce journal disparu!,
M. Thiers songea à fonder avec M. Mignet un autre
recueil; il vint d'abord trouver M. de Rémusat :
« Sachez, lui dit-il, que je ne ferai jamais rien
sans vous demander d'en être. » Il a, dit-on, tenu
parole.


Le jeune disciple de M. Guizot n'aurait pas été
homme cependant à suivre M. Thiers au Constitu-
tionnel, parmi les survivants de l'Empire et du jaco-
binisme. Son genre d'esprit, ses origines d'éducation,
lui inspiraient trop de répugnance pour les violences
et surtout pour la vulgarité (le la politique et de la
philosophie révolutionnaires. D'une part, il avait hor-
reur de la routine ; (le l'autre, hardi dans les idées
abstraites, il évitait les jugements trop tranchés sur
les faits, les attaques trop agressives contre les
personnes. C'était, Sur tous les points, le contraire
de M. Thiers. Aussi M. de Rémusat préféra-t-il se
joindre aux fondateurs du Globe. D'ailleurs, s'il
n'avait aucune attache de sentiment pour la dynas-
tie, il n'apportait aucun parti pris de révolution.
Ce n'est pas qu'il n'allàt peut-être, en cet ordre
d'idées, plus loin que certains de ses collaborateurs.
Il ne se proposait pas le renversement pour but ;
mais il l'acceptait, comme une éventualité, une
chance, qui, de jour en jour, lui parut plus pro-
bable et, à la fin même, presque souhaitable '.


/ Plus tard M. de Rémusat révélait en partie ce qu'ataient été
ses propres sentiments, quand il disait de la France : e: Elle eut tou-


LES 'MONDAINS DU GLOBE. 153


En face de la monarchie, l'attitude de M. de
Rémusat n'était donc celle ni d'un ennemi déclaré,
ni d'un ami sûr; vis-à-vis de la droite, elle était celle
d'un adversaire absolu. Déjà en 1818, dans l'écrit
auquel on a fait allusion, il avait déclaré très-nette-
ment la guerre à tous ceux qui rêvaient la contre-
révolution :


Sachez bien que vos souvenirs sont de la fable pour nous.
Ce sont les restaurateurs du passé qui nous semblent d'im-
prudents novateurs et, peu s'en faut, des rebelles. Vos
idées conservatrices sont à nos yeux de dangereux desseins.
Ce que vous appelez concession, nous l'appelons droit. Ce
qui vous paraît exception, nous le tenons pour un principe.
En tout genre le terrain qu'on nous reproche d'avoir envahi,
nous le regardons comme un patrimoine. Nous héritons
d'une conquête, voilà tout.


Ainsi, au nom de la jeune génération, il invoquait
la Révolution et s'y rattachait étroitement. Sans
doute, il n'en acceptait pas toutes les traditions sans
réserve, et il lui semblait « faux et dangereux » de
prétendre que la Terreur avait été nécessaire. Mais,
parlant de 89 : « La nation , disait-il, ne fut pas
aussi imprudente qu'on l'a répété... Elle fit ce


jours plus de colère contre la Restauration que de haine; sans se sou-
cier de la voir durer, elle ne travailla jamais à l'abattre, et lors
même qu'elle s'emporta jusqu'à souhaiter sa chute, clic voulut tou-
jours n'en pas répondre et laisser à la monarchie le triste honneur
de se précipiter dans l'abîme.




25 1k UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


qu'elle avait à faire... L'hésitation n'eût rien valu. »
Et il donnait comme mot d'ordre à la jeunesse : « La
Révolution à continuer. » Ce n'était pas dans sa pen-
sée une Révolution en carmagnole; c'était une Ré-
volution qui ne choquât point la bonne société, qui
fit peut-être de grosses choses, mais ne dit pas de
gros mots. D'ailleurs, non sans quelque subtilité , il
établissait une grande différence entre « l'esprit ré-
volutionnaire » dont il ne voulait pas, et « l'esprit né
de la Révolution » qu'il exaltait; il disait à ce
propos, dans ce même écrit de 1818 :


Nos pères avaient la mission de détruire; la nôtre est de
conserver. Agressifs clans leurs bouches, les mêmes prin-
cipes nous restent, modifiés et convertis en instruments
d'ordre et de protection. L'esprit de révolte n'est pas en
nous. Si quelques-uns semblent en garder, les formes et le
langage, ce sont des traînards de l'ancienne armée, des
imitateurs maladroits qui se trompent d'époque. Que nos
adversaires ne s'y méprennent point ; qu'ils ne confondent
pas l'esprit révolutionnaire et l'esprit né de la révolution ;
l'un entreprend, l'autre termine. Si quelques-uns clans nos
rangs ont de contraires apparences , tenez pour certain
qu'ils manquent d'étude et de méditation, et que leur intel-
ligence étroite et inconséquente les égare hors de la grande
voie où nous marchons... Disons-le pour rassurer les plus
prudents, la tendance est .au repos; la France veut la paix.»


Nous ne prétendons pas être arrivés à préciser
d'une façon bien nette le point où s'arrêtait à gauche
l'esprit du jeune de Rémusat. Sa nature incertaine


LES MONDAINS DU GLOBE.


et ondoyante ne le permet pas, et s'interrogeant lui-
même sur celte question, il n'eût répondu sans
doute que par des distinctions et des sous-distinc-
tions. Toutefois n'est-il pas certain que la lutte
contre les chimères d'ancien régime l'entraînait
bien loin, quand il offrait pour programme « La
Révolution à continuer » ? Cette formule risquait au
moins d'être comprise et interprétée d'une façon
fort dangereuse par une foule habituée à donner aux
mots un sens moins raffiné et plus brutal. Un libéral
prévoyant eût au contraire écrit sur son drapeau :
« La Révolution à clore. »


Par ses écrits de ce temps ou d'une époque pos-
térieure, M. .de Rémusat a clone fourni, quoique
toujours dans une forme un peu abstraite et en évi-
tant systématiquement les faits et les noms propres,
quelques traits fort utiles à qui veut étudier l'his-
toire intellectuelle de la jeunesse libérale de 1824;
il ne faudrait pas cependant juger•trop exclusive-
ment d'après ce type tous ceux des rédacteurs du
Globe qui étaient venus de la haute société politique.
Sur M. Duvergier de Hauranne, le seul aujourd'hui
survivant, on a peu de renseignements. Par l'ou-
vrage vraiment considérable qu'il a publié, il est un
de ceux qui ont le plus contribué à nous l'aire con-
naitre la Restauration. Dans ses dix volumes, on
trouve tout sur les faits grands et petits de l'histoire
parlementaire, mais —notre regret est un hommage
à la discrétion de l'écrivain — on ne trouve rien sur




256 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


le rôle que celui-ci, jeune homme, avait pu jouer
dans ces événements, ni même sur les sentiments
avec lesquels il y avait assisté. 11 paraît, du reste,
d'après d'autres témoignages, s'être surtout occupé
au Globe de littérature , et avoir employé la vigueur
militante et facilement critique de son esprit à faire
une campagne romantique contre les règles du vieux
théâtre.


M. Vitet et M. Duchâtel étaient notablement plus
jeunes. Agés à peine l'un de vingt-deux ans, l'autre
de vingt et un, lors de la fondation du Globe, ils
n'avaient pu encore acquérir de notoriété politique
ou littéraire. Ils étaient unis par une amitié tou-
chante, née sous les auspices de Jouffroy, dans ce
petit salon de la rue du Four, où tous deux avaient
suivi assidûment les leçons du maître. M. Vitet a
raconté ces débuts d'une intimité qui devait durer
jusqu'à la mort, dans des pages charmantes et émues
qu'il a consacrées à la mémoire de son ami. Et
pourtant pouvait-on imaginer natures plus dissem-
blables? L'un, dilettante d'un goût exquis, se mon-
trait plus spectateur qu'homme d'action; c'était une
âme pleine de tendresse et (le passion, sous un aspect
un peu froid et réservé qui tenait à distance l'indis-
crétion et la médiocrité ; il ne faisait que se prêter à
la politique, où il devait trouver la considération et
l'influence, tout en se dérobant aux honneurs et au
pouvoir ; il se donnait à l'art, à l'esthétique, à l'his-
toire pittoresque, y cherchant loin de la foule et des


LES MONDAINS DU GLOBE.
257


passions vulgaires, dans une sorte de solitude aus-
tère et jalouse, ses plus vives jouissances. L'autre,
caractère d'homme d'État anglais, :esprit net , pra-
tique, volonté ferme, avait, tout jeune, et bien qu'il
fût alors dans l'opposition , le goût et les aptitudes
des choses de gouvernement ; il blâmait déjà dans
l'intimité « l'esprit critique de M. de Rémusat;
préférant aux spéculations abstraites et aux rêveries
d'imagination l'étude des faits sociaux, des lois
économiques, du droit politique ou administratif, il
trouvait dans les statistiques officielles ou dans un
traité d'Adam Smith les jouissances que son ami
goûtait dans la contemplation d'une belle cathédrale
ou la lecture d'une vieille chronique.


Libéraux très-décidés, plus ardents et plus exi-
geants même qu'ils ne le seront quand leur esprit
aura mûri, M. Vitet et M. Duchâtel étaient cepen-
dant la droite dans la petite école du Globe. Ils y
représentaient les idées de M. Guizot avec lequel ils
étaient en relations suivies et sous la direction duquel
ils avaient travaillé à rédiger ses cours. En face des
vivacités passionnées de M. Dubois et (les hardiesses
spéculativement révolutionnaires (le M. de Rémusat,
ils remplissaient l'office de modérateur. M. Vitet,
notamment, eut, à ce point de vue, un rôle plus im-
portant que ne le laisserait supposer ce qui a été vu
du public et raconté par quelques-uns de ses colla-
borateurs. Cette nature, délicate par élévation et
discrète par fierté, ne cherchait jamais d'elle-même


17




258 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


à sortir (hi demi-jour ; elle agissait par devoir et sou-
vent très-efficacement, mais sans se mettre en avant.


Les deux jeunes amis n'étaient pas seulement,
comme les autres rédacteurs du Globe, étrangers à
tout parti pris de renverser les Bourbons. Leur
-loyauté dynastique allait au delà. Ils avaient ac-
cepté, en 1814, la monarchie, avec un grand espoir
(le liberté, et ils ne se résignaient pas à voir cet es-
poir trompé. Ils ne voulaient pas sans doute renon-
cer à ce qu'ils croyaient être les justes prétentions de
la France nouvelle, mais ils désiraient sincèrement
que l'accord pût se faire entre elle et les Bourbons.
Dans son étude sur M. Duchâtel, M. Vitet a lui-même
précisé en ces termes les sentiments des libéraux
non révolutionnaires auxquels il se rattachait :
« Même en dehors de toute question de sentiment et
.de fidélité chevaleresque, sans affection pour les per-
-sonnes, sans lien d'aucune sorte avec la maison de
Bourbon, par pur amour de la vraie liberté, ils
pensaient que la meilleure chance, le moyen le
,plus sûr d'en fonder parmi nous le règne, étaient de
ne pas rompre avec le droit séculaire de l'ancienne
monarchie, qu'il y avait dans ce droit consacré par le


• temps une base d'autorité que rien ne pouvait sup-
pléer, et sans laquelle tout établissement libéral
serait précaire et contesté; qu'il fallait tout au moins
user d'égards et de patience, résister sans détruire,
atténuer plutôt qu'envenimer la guerre , et surtout
,ne pas la provoquer. » Vitet opposait ces senti-


LES MONDAINS DU GLOBE.
259


ments à ceux d'autres libéraux, « convaincus que
jamais on n'obtiendrait , non - seulement du roi
Charles X, mais de tout prince régnant par droit
héréditaire, la franche reconnaissance et la fidèle
observation du pacte constitutionnel , et qui soute-
naient que c'était perdre son temps d'en poursuivre .
la chimère, qu'il fallait prendre son parti et saisir
la première occasion de fabriquer du même coup le
pacte tel qu'on l'entendait et le monarque tel qu'on


.le souhaitait ». En octobre 1824, quand Charles X
prit possession de trône, M. Vitet et M. Duchâtel
étaient à Lausanne. A la nouvelle des manifestations
qui semblaient annoncer le rapprochement de la
dynastie et de la nation, leur joie fut grande, et
M. Duchâtel écrivit à un de ses amis : « Voici donc
un moment où la réconciliation va devenir possible.
Je ne saurais dire combien en théorie je serais heu-
reux que la question de dynastie fût définitivement
résolue, et que la lutte n'eût plus à s'établir que sur
la marche de




l'administration, comme en Angle-
terre, sans hostilité de la nation contre la famille
régnante, ni (le la famille régnante contre la nation...
La question de la dynastie vidée, un point de départ
commun devient possible, condition nécessaire de
toute fondation stable. » Ce n'est certainement pas
M. Thiers qui se fùt ainsi exprimé, et nous aimons
à croire que ces sentiments étaient au contraire par-
tagés par la plupart des collaborateurs de M. Du-
châtel.




260 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


Nous nous sommes arrêtés, avec quelque complai-
sance, à étudier l'école du Globe. Cet avénement d'une
nouvelle génération , prétendant apporter en tout des
idées nouvelles et des procédés nouveaux, marquait,
à notre avis, l'une des phases les plus intéressantes
de l'histoire des idées libérales sous la Restauration.
D'ailleurs, les jeunes gens qui se réunissaient alors
autour de ce journal ont joué plus tard un rôle assez
considérable pour qu'il importe de les observer à
leurs débuts, dans la première éclosion de leur
talent et comme à l'aurore de leur renommée. Nous
avons mis largement en lumière ce qui faisait la
supériorité de cette école sur la vieille opposition
que la monarchie avait jusque-là rencontrée devant
elle. Nous lui avons su gré d'avoir relevé le drapeau
du spiritualisme, en face du sensualisme du dix-hui-
tième siècle, d'avoir tenté de remplacer le vieil
esprit révolutionnaire et bonapartiste par un libéra-
lisme plus large, plus sincère. Toutefois il a fallu
indiquer des réserves, signaler des lacunes et des
périls. Eu effet, si, devançant les événements, on
juge cette école d'après ses résultats, et non plus
d'après ses espérances, qui pourrait ne pas confes-
ser son impuissance et son échec? L'élan avait
été magnifique; et l'on a vu avec quel cri (le con-
fiance présomptueuse ces jeunes gens étaient en-
trés en campagne. Eh bien ! quelques années plus
tard, après la révolution de Juillet, quand, dans la
force de l'âge et avec tous les avantages de Pexpé-


LES MONDAINS DU GLOBE. 261


rience, ils se sont trouvés maîtres du terrain, qu'ont-
ils pu faire de leur succès? Il en est qui ont continué
à chanter victoire. M. (le Rémusat, par exemple, rap-
pelant après 1830, avec une sorte d'orgueil, quelles
avaient été,les prétentions de ce qu'il nommait le
nouvel esprit : « Jamais, disait-il , il n'avait ambi-
tionné à ce point de réunir tous les caractères d'un
pouvoir ensemble spirituel et temporel. A lui désor-
mais les deux glaives. A lni les deux couronnes. Il
rend la pareille à l'esprit du moyen âge, il aspire
aussi à la domination universelle. » Puis , l'ancien
rédacteur du Globe ajoutait : Ce nouvel esprit a-t-il
réussi? Est-il vrai qu'il ait obtenu un double suc-
cès? A-t-il su en même temps démontrer et fonder
des institutions, donner le mot d'une époque et
d'une société?... Pour moi, je le crois... Il me semble
qu'à prendre les choses en masse, ce grand effort
de l'intelligence n'a pas échoué. » Ailleurs, il pré-
cisait encore plus sa pensée : « Si un sceptique cha-
grin me demandait ce qu'a produit ce mouvement
si complaisamment décrit, je n'hésiterais pas, et
je répondrais : Il nous a rendus capables de la révo-
lution de 1830, et je croirais assez dire... Voilà
le résultat de quinze années : une révolution irrépro-
chable ! »


M. de Rémusat avait-il donc raison de se féliciter?
Un autre écrivain de la même génération, M. Sainte-
Beuve, n'était-il pas plus dans le vrai quand, vers
la même époque, en 1833, après avoir rappelé, lui





262 UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


aussi, ses grandes espérances, il confessait sa décep-
tion avec une franchise d'irrégulier?


Vers la fin de la Restauration, et grâce aux travaux et aux
luttes enhardies de cette jeunesse déjà én pleine virilité , le
spectacle de la société française était mouvant et beau...
Crn allait à une révolution, on se le disait, on gravissait
une colline , sans voir au juste où était le sommet,
mais il ne pouvait être loin. Du haut de ce sommet, et tout
obstacle franchi, que découvrirait-on? C'était là l'inquiétude
et aussi l'encouragement de la plupart; car, à coup sûr, ce
qu'on verrait alors , même au prix des périls, serait grand
et consolant. On accomplirait la dernière moitié de la tâche,
on appliquerait la vérité et la justice, on rajeunirait le monde.
Les pères avaient dû mourir dans le désert ; on serait la géné-
ration qui touche au but et qui arrive... Tandis qu'on se flattait
de la sorte en cheminant, le dernier sommet, qu'on n'attendait
pourtant pas de sitôt, a surgi au détour du sentier; l'ennemi
l'occupait en armes, il fallut l'escalader, ce qu'on fit au pas de
course et avant toute réflexion. Or ce rideau (le terrain
n'étant plus là pour borner la vue, lorsque l'étonnement et
le tumulte de la victoire furent calmés , quand la poussière
tomba peu à peu et que le soleil, qu'on avait d'abord devant'
soi, eut cessé de remplir les regards, qu'aperçut-on enfle
Une espèce de plaine, une plaine qui recommençait plus
longue qu'avant la dernière colline, et déjà fangeuse. La
masse libérale s'y rua pesamment comme dans une Lom-
bardie féconde ; l'élite fut débordée, déconcertée, éparse.
Plusieurs, qu'on réputait des meilleurs , firent comme la
masse et prétendirent qu'elle faisait bien. Il devint clair
à ceux qui avaient espéré mieux que ce ne serait pas cette


LES MONDAINS DU GLOBE. 261>


génération si pleine de promesses et si flattée par elle-
même qui arriverait.


Si dès 1833, et quand on croyait n'être arrivé que
dans une plaine indéfinie et stérile, un esprit clair-
voyant faisait entendre ce cri de découragement,
qu'eût-ce été après 1848, après 1851, après 1870
et 1871, à la vue des précipices qui attendaient, au,
bout de cette plaine, les assaillants si enthousiastes-
de 1824? Cette école qui avait prétendu trouver, par
la seule raison, la vérité sociale et politique, pour-
rait-elle encore aujourd'hui, comme M. de Rémusat
au lendemain de 1830, se vanter d'avoir réussi?
Pourrait-elle nous donner l'éclectisme rationnel et
la révolution de Juillet, comme le port définitif, le'
salut dernier de la société et de la France? Ces bril-
lants esprits avaient prétendu, entre la foi religieuse
et l'impiété vulgaire, édifier leur « philosophie d'im-
partialité », indifférente et hautaine. Qu'en reste-t-il
aujourd'hui? Le matérialisme et le positivisme les
ont débordés. Entre la politique conservatrice et la
politique révolutionnaire, entre l'hérédité royale et
la démocratie, ils avaient cru pouvoir se fixer à mi-
chemin dans une sorte de révolution bourgeoise et
libérale. Qu'ont-ils pesé en 1848, devant la démago-
gie; en 1851, devant le césarisme? Grandes leçons,
bien faites pour éclairer tous les esprits sincères et
réfléchis ! Ne leur prouvent-elles pas comment en
philosophie, contre les incarnations diverses du ma-




26' UNE GÉNÉRATION NOUVELLE.


térialisme, la raison ne peut sauvegarder, à elle seule
et sans la révélation chrétienne, les vérités spiritua-
listes? Ne leur prouvent-elles pas aussi comment
dans l'ordre politique, pour défendre la liberté contre
le péril révolutionnaire, qu'il s'appelle empire ou
démagogie, les libéraux ont besoin de l'appui de
toutes les forces conservatrices et traditionnelles, et
quelle faute ils ont commise, ou, si l'on veut, de quel
malheur ils ont été les victimes, quand, au début de
ce siècle , ils se sont laissé séparer d'une de ces
forces, la monarchie héréditaire ?


CHAPITRE IV
L'OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE SOUS M. DE VILLÈLE


(I824-1827).


§ "P r . — VIVE LA CHARTE!


Si les élections de 1824 marquent le point de
départ d'une phase nouvelle dans l'histoire du parti
libéral, ce n'est pas seulement par l'entrée en ligne
de cette jeune génération dont nous avons indiqué
les aspirations et esquissé les figures les plus sail-
lantes. A cette époque se manifeste aussi un chan-
gement notable dans la conduite et le langage de
l'opposition. On n'a pas oublié quels avaient été jus-
qu'alors, et surtout depuis 1820, cette conduite et
ce langage : discussions violentes dans les Chambres,
évocations révolutionnaires ou bonapartistes, con-
spirations dans les sociétés secrètes. Députés et écri-
vains avaient donné l'assaut à la royauté, sans prendre
le plus souvent la peine de dissimuler leurs desseins
de renversement. Désormais le spectacle est tout
autre; chacun rivalise d'orthodoxie constitution-
nelle. Bien loin d'attaquer le régime existant, la
gauche ne parle que de le défendre. Au lieu de
dénoncer la Charte comme un contrat rompu par les




266 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLE LE.


entreprises du gouvernement, elle l'invoque, s'y rat-
tache et paraît seulement en réclamer la stricte appli-
cation. « Vive la Charte ! » tel est son cri de rallie-
ment. Un cri bien choisi, c'est beaucoup, en France,
pour le succès d'une campagne politique. Celui-ci,
inventé, dit-on, par M. Thiers, avait l'avantage de
passionner la bourgeoisie sans l'effrayer, de donner
une leçon au gouvernement sans éveiller aucune
idée de guerre ni de révolution, et de réunir tous les,
mécontents sans sortir (le la légalité.


La jeune génération , étrangère aux souvenirs de.
la Convention ou de l'Empire, n'était pas seule à
prendre cette attitude nouvelle. La vieille opposition.
elle-même semblait convertie. Ses journaux, le Con-
stitutionnel ou le Courrier franrais sous l'impulsion
que leur donnaient M. Thiers et M. Mignet, deve-
naient presque.irréprochables au point de vue dynas-
tique. Dans la Chambre, la petite phalange de gauche
s'était vue débarrassée, par les élections, des dépu-
tés qui, comme Manuel ou La Fayette, se fussent
difficilement prêtés à ce changement de rôle. Un tel
langage, au contraire, ne pouvait coûter au général
Foy et à Casimir Périer; il répondait à leurs vrais,
sentiments. La sagesse n'était-elle pas d'ailleurs corn-,
mandée à cette gauche parlementaire ? Le chiffre si
réduit de ses membres la contraignait à renoncer
aux offensives hardies, aux charges à fond, aux ba-
tailles rangées, pour se contenter d'escarmouches et
s'en tenir à la défensive constitutionnelle. Benjamin


VIVE LA CHARTE!
.267


Constant lui-même saisissait la première occasion
pour faire une sorte de profession de foi dynastique.
« Si les uns, disait-il, ont jadis rêvé la république,
d'autres n'ont-ils pas pensé que le gouvernement
représentatif ne nous convenait pas? Et cependant
qui ne sent aujourd'hui que, dans notre état de civili-
sation, le système représentatif est le plus désirable?
Et qui ne sent de même que, dans les mœurs de la
vieille Europe, la république serait une chimère et
un mal? Ainsi les uns ont appris que la liberté était
nécessaire au trône, les autres que le trône n'était pas
moins nécessaire à la liberté. » Dans les journaux,
à la tribune, on ne présentait plus, ainsi qu'on
l'avait fait naguère, la royauté des Bourbons comme
un pouvoir haï, miné, sur le point de s'écrouler; on
répétait partout qu'aucune menace n'était dirigée
contre elle, qu'il n'y avait plus de révolutionnaires,
que tous les esprits étaient désormais d'accord pour
accepter le régime existant, et que la politique du
ministère seule empêchait l'universel embrassement
des Français, dans le double amour de la Charte et
du roi.


Un changement si complet était fait pour éveiller
la surprise et aussi, dans une certaine mesure, la
méfiance de la droite. Dès le lendemain des élec-
tions, l'un de ses membres, M. de Saint-Chamans,
dénonçait à la tribune la nouvelle tactique de la
gauche : « Celle-ci, disait-il , plus habile dans ses
revers qu'elle ne le fut dans ses succès en 1819,




26S . L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÉLE.


veut s'avancer dans les voies constitutionnelles. »
N'était-ce clone en effet qu'un déguisement adroit et
perfide? Ce reproche, adressé indistinctement à tous
les opposants, n'eût pas été juste.. Chez les nouveaux
venus du Globe, par exemple, le langage dynas-
tique était sincère. Mais on eût été plus fondé à sus-
pecter la bonne foi de M. Thiers et de ses amis. Les
soupçons d'ailleurs les plus. sévères ne seraient-ils
pas en quelque sorte justifiés par le langage que les
libéraux révolutionnaires ont tenu au lendemain de
1830? N'ont-ils pas avoué alors leur déloyauté, et
même ne s'en sont-ils pas enorgueillis? N'a-t-on pas
entendu leurs journaux déclarer que cette opposi-
tion constitutionnelle avait été une « comédie de
quinze ans »? Si l'on avait renoncé aux complots, ce
n'avait été, d'après eux, qu'une manoeuvre mieux
entendue. « 11 a fallu, ont-ils dit, qu'il n'y ait plus
de conspirations clans le pays, pour que le gouverne-
ment cessât d'être appuyé par les intérêts et le besoin
d'ordre de l'immense majorité nationale. » Ces écri-
vains ont fait parade (le « l'habileté avec laquelle ils
avaient rendu la légalité impraticable au gouverne-
ment ». Ils se sont vantés de n'avoir jamais eu pour
les Bourbons qu'un sentiment : « l'hostilité » , et de
n'avoir poursuivi qu'un but : « leur rendre le gou-
vernement impossible , afin qu'ils tombassent ».
« On ne le déclarait pas hautement, ont-ils ajouté,
mais c'était chose tacitement convenue'. »


Passim dans le A'ational de septembre 1830.


VIVE LA CHARTE!
269


Et cependant faut-il prendre absolument à la lettre
ces aveux cyniques? A côté d'une part malheureuse-
ment trop grande de vérité, n'y pourrait-on pas trou-
ver aussi quelque fanfaronnade? Ceux qui tenaient
ce langage au lendemain de la révolution de 1830
n'ont-ils pas été surtout tentés de s'attribuer ainsi
des chevrons de vétérans parmi les vainqueurs du
jour ? Nous ne prétendons pas sans cloute qu'en
1824 la gauche proprement dite fît adhésion de
coeur ou de conscience aux personnes et aux prin-
cipes de la monarchie restaurée. Mais n'y, avait-il pas,
chez les hommes de ce parti, un peu de cette rési-
gnation par fatigue ou par découragement, qui con-
duit à accepter un fait définitivement accompli?
Après la chute si rapide des Bourbons en 1815,
l'idée courante, chez leurs adversaires, avait été que
la royauté était sans racines et qu'une politique
révolutionnaire en aurait facilement raison. Plus
tard, l'avortement de tous les complots, le succès
de la guerre d'Espagne, la prospérité générale,
l'écrasement de la gauche aux élections de 1824,
avaient apporté un rude démenti à ces illusions. On
s'est demandé alors si l'onn'avait pas fait fausse route,
si ce gouvernement n'était pas malgré tout irrévo-
cablement fondé, et si, au lieu de s'épuiser vaine-
ment à le jeter bas, il n'était pas d'un intérêt mieux
compris de chercher à y prendre place '. Il est ainsi,


La trace de cette résignation forcie se retrouve même dans les




270 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


dans l'histoire de tous les régimes, des heures oit
l'opposition se lasse d'être irréconciliable; et ,
comme si la Providence voulait se jouer de la saga-
cité humaine, c'est parfois à la veille même de leur
chute. Cette heure, par exemple, ne devait-elle pas
sonner, pour le second Empire, au 2 janvier 1870?


D'ailleurs, quand on veut apprécier quelle était,
en 1824, la sincérité constitutionnelle des adver-
saires du ministère, il ne faut pas perdre de vue que
la gauche, même en y comprenant les libéraux du
Globe, était loin de constituer alors toute l'oppo-
sition; bien au contraire , elle n'en était qu'un
élément restreint et affaibli. Pour jouer un rôle quel-
conque, elle avait besoin du concours des doctri-


articles des journaux de gauche , après 1830, quoique mêlée parfois
à bien des bravades rétrospectives, et alors peu périlleuses. Voici par
exemple ce que disait le Globe, passé, il est vrai, en des mains autres
que celles qui le rédigeaient sous la Restauration : a Nous nous
étions résignés e la Charte, ce qui est loin de l'avoir adoptée
avec enthousiasme. Et encore nous ne nous étions résignés qu'en
désespoir de cause, après d'inutiles et malheureux efforts pour la
renverser. Voilà la vérité tout entière. Vous pouvez l'attester, dépu-
tés courageux qui nous avez conduits dans les Ventes de la Charbon-
nerie, qui, comme nous, conspiriez il y a dix ans contre les Bour-
bons. Plus tard nous avons invoqué nous-mêmes la Charte et promis
de la défendre. Nous étions de bonne foi, mais jamais nous n'avons
applaudi à cette œuvre bâtarde, comme à la constitution que nous
avions rêvée. a Malheur à vous, hommes du passé, disions-nous alors,
a si vous trangressez vos serments ! Nous défendons la Charte parce
tqu'elle est le palladium du repos public ; mais si, en la violant, vous
déchirez le livre des lois, ce ne serait pas pour la rétablir que nous


« prendrions les armes : nous combattrions alors pour la liberté' tout
t entière! » Nous n'étions pas seuls à tenir ce langage. Le côté gauche,
marchant prudemment à notre suite , applaudissait à nos efforts.
(Globe du 9.5 octobre 1830.)


VIVE LA 'CHARTE! 271


haires, groupe peu nombreux , mais considérable
par le talent et l'autorité. Or qui eût mis en doute
la loyauté dynastique de M. Royer-Collard, de M. le
duc de Broglie ou de M. Guizot? Ce dernier rapporte
dans ses Mémoires que, déjà à l'époque des conspi-
rations, un des chefs du parti révolutionnaire , cau-
sant un jour librement avec lui et le prenant vive-
ment par le bras, l'avait conjuré de se joindre à
ceux qui cherchaient à renverser « un gouverne-
ment oppresseur et humiliant ». — « Vous vous
trompez sur mon compte, avait „ répondu M. Guizot,
je ne me sens ni humilié , ni opprimé, ni moi,
ni mon pays. » — « Que pouvez-vous donc espérer
de ces gens-là ? — « Il ne s'agit pas d'es-
pérance; je veux garder ce que nous possédons.
Nous avons tout ce qu'il nous faut pour nous faire
nous-mêmes un gouvernement libre. Le pouvoir
actuel méritera peut-être souvent, et, à mon avis, il
mérite en ce moment d'être combattu , niais pas du
tout d'être renversé. Il n'a rien fait, bien s'en faut,
qui nous en donne ni le droit ni la force, et nous
avons assez d'armes légales et publiques pour le
redresser en le combattant. Je ne veux ni de votre
but ni de vos moyens. Vous nous ferez à tous,
comme à vous-mêmes, beaucoup de mal, sans réussir,
et si vous réussissiez, ce serait encore pis. » — Un
peu plus tard , M. Guizot, causant avec Manuel du
même sujet, lui disait : « Loin de croire qu'un chan-
gement de dynastie soit nécessaire à la France, je le




272 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLELE. LE ROI EST MORT! VIVE LE ROI!


273


regarderais comme un grand mal et un grand péril.
Je tiens la révolution de 1789 pour satisfaite aussi
bien que pour faite... Ce qui importe aujourd'hui à
la France , c'est (l'expulser l'esprit révolutionnaire
qui la tourmente encore et de pratiquer k régime
libre dont elle est en possession. La maison de
Bourbon convient très-bien à ce double besoin du
pays. Son gouvernement est antirévolutionnaire par
nature et libéral par nécessité. Je redouterais beau-
coup un pouvoir qui, tout en maintenant l'ordre,
serait d'origine, de nom, d'apparence assez révo-
lutionnaire pour se dispenser d'être libéral. » Ces
sentiments sincèrement monarchiques n'empêchaient
pas M. Guizot de faire par ses brochures une guerre
parfois redoutable au cabinet; mais jusque dans ses
censures les plus sévères, e sort ardente préoccupa-
tion était, disait-il, d'élever la politique hors de
l'ornière révolutionnaire », et l'on discernait déjà,
dans le futur ministre, les premiers symptômes de cet
esprit de gouvernement qui tempère trop rarement,
chez les écrivains de parti, les faciles entraînements
de la critique sans responsabilité et de l'opposition à
outrance '. Un tel exemple donnait le ton aux contro-


M. Guizot a dit à ce propos dans ses Mémoires : 4 Une antre
vérité commençait aussi dès lors à m'apparaître. Dans nos sociétés
modernes, quand la liberté s'y déploie, la lutte cst trop inégale entre
ceux qui gouvernent et ceux qui critiquent le gouvernement. Aux
uns, tout le fardeau et une responsabilité sans limites; on ne leur
passe rien. Aux autres, une entière liberté sans responsabilité; de
leur part, on accepte ou l'on tolère tout. Telle est, du moins chez


verses d'une portion de la presse libérale, et contri-
buait à leur enlever, au moins dans la forme, ce
qu'elles avaient eu naguère de désordonné et d'insur-
rectionnel.


L'alliance des doctrinaires n'était pas la seule
que la gauche fut réduite à rechercher. Elle avait
besoin, dans la Chambre des pairs, du concours
des anciens amis de M. de Serre, de M. Decazes et
du duc de Richelieu. Aurait-elle pu l'obtenir si elle
avait inquiété ou froissé leur royalisme? De plus, du
moment où il lui fallait tant d'alliés, n'avait-elle pas
intérêt à se distinguer d'eux le moins possible, afin
de ne point faire mesurer sa propre faiblesse et
compter son petit nombre? Son jeu était que tous les
opposants parussent se confondre sous un même
drapeau, et ce ne fut pas l'une des moindres raisons
qui déterminèrent alors les plus hostiles à répudier
toute apparence de desseins antidynastiques.


S 9
— LE ROI EST MORT ! VIVE LE ROI !


La mort de Louis XVIII, survenue à la fin de
1824, quelques mois après les élections générales,


nous, dès que nous sommes libres, la disposition publique. Plus tard
et dans les affaires, j'en ai senti moi-même le poids; mais c'est dans
l 'opposition, je puis le dire, et sans aucun retour personnel, que
j'en ai d'abord entrevu l'inique et nuisible rigueur.


13




274 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


fournit une occasion de constater le changement qui,
par retour sincère , tactique habile , ou lassitude
découragée , s'était produit dans l'attitude de Pop-
position. Le rôle joué de tout temps par le comte
d'Artois, ses liens avec la fraction la plus exaltée
des royalistes, les méfiances qu'il avait éveillées,
étaient tels que, dans les masses populaires et
dans le monde politique , on s'était toujours attendu
à une grande crise, peut-être à une révolution,
pour le jour où il serait appelé à succéder à son
frère. Des prédictions sinistres avaient circulé. Les
diplomates étrangers avaient entretenu leurs cours
de cette éventualité menaçante , et les cabinets de
Saint-Pétersbourg, de Berlin, de Vienne et de
Londres en avaient plus d'une fois délibéré. En
dépit de ces prévisions, la transmission de la cou-
ronne se fit sans obstacle. Bien plus, elle fut l'occa-
sion d'une explosion de royalisme, comme on n'en
avait pas vu depuis 1814. Une parole de Charles X
impliquant adhésion à la Charte , quelques reparties
heureuses, une ou deux mesures libérales, suffirent
pour que l'opposition rivalisât de zèle dynastique
avec les anciens émigrés. La nation entière se trouva
unanime à pousser le vieux cri : « Le Roi est mort!
vive le Roi! » Les chefs de la gauche , Benjamin
Constant en tête , vinrent aux Tuileries faire leur
cour. Des généraux boudeurs ou hostiles, qui avaient
représenté ce libéralisme bonapartiste le plus dan-
gereux ennemi des Bourbons, se pressèrent dans le


LE ROI EST MORT! VIVE LE ROI!
275


cortège du roi, lors de son entrée solennelle à Paris,
et donnèrent le signal des acclamations. On y
remarquait jusqu'à d'anciens proscrits comme La-
marque ou Excelmans. Soult , le seul des maréchaux
qui n'eût pas encore été nommé pair, sollicitait cette
dignité , promettant de mourir, s'il le fallait, pour la
monarchie légitime. Chateaubriand célébrait « l'ac-
quiescement universel au nouveau règne ». Le Con-
stitutionnel déclarait que « tous les coeurs s'ouvraient
à l'espérance » , et que « tous les partis voulaient se
réconcilier sous le drapeau de la Charte ». Il adres-
sait au roi des appels pathétiques, empreints d'une
confiance affectueuse. « La France, s'écriait M. de Sal-
vandy, reprend sous ses crêpes funèbres une nouvelle
vie. L'ivresse de l'espérance brille à travers le senti-
ment d'une grande calamité nationale. Quarante ans
de discorde sont effacés de nos souvenirs. » Le jeune
écrivain libéral ne craignait pas de rappeler « les
prophéties sinistres qui présageaient au nouveau
règne des violences et des bouleversements... La
Restauration, ajoutait-il, semblait viagère , tant
que le nom des Stuart ne pouvait pas être pro-
noncé tout haut; il l'est maintenant. » Les voûtes de
la Sorbonne, naguère habituées à entendre applaudir
des maîtres chers à la jeunesse libérale, retentis-
saient de l'éloge du nouveau roi


Charles X, tout


' M. Villemain disait, en ouvrant son cours d'éloquence : s Rendons
grâces au souverain qui a inauguré son avénement par le retour de
la plus vitale des libertés publiques, ci réconcilié toutes les opinions


18.




L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.
ému , ouvrait son coeur à l'espoir d'un règne popu-
laire, et il répétait, ainsi qu'aux beaux jours de 1814:
« Ils m'ont reçu comme l'enfant de la maison ! »


Ce n'est pas d'ailleurs seulement dans les manifes-
tations publiques et officielles qu'on trouve trace de
cette détente, de ce rapprochement et, pour ainsi
dire, de cet attendrissement. Dans une lettre intime,
madame Swetchine écrivait de Rome, le 5 octobre
1824 :


L'enthousiasme qu'excite le roi est sans exemple; il fau-
drait remonter à Henri IV pour se faire une idée de sa
popularité. Tous les partis n'ont plus que des fanfares;
toutes les inquiétudes soit de prévoyance, soit de souvenir,
sont abjurées. On jouit d'une impression si générale, sans
pouvoir s'empêcher pourtant de se demander pourquoi ces
soudaines illuminations ont tant tardé; et comment il se
fait que la mobilité d'une forte portion d'un peuple le fasse
passer si brusquement de la crainte injurieuse à la joie la
plus confiante... ! pauvres gens que nous sommes! si
une bonne fois nous pouvions nous établir dans la justice
et dans l'impartialité ! »


Elle écrivait également, le 7 septembre , à la
comtesse de Sainte-Aulaire :


par l'enthousiasme qu'il leur inspire. En affermissant le pacte social,
il partage la gloire de son fondateur. Monarque aimable et vénéré, il
a la loyauté des moeurs antiques et les lumières modernes. La religion
est le sceau de sa parole. Il tient de Henri IV ces grâces da coeur
auxquelles on n'échappe pas. Il a reçu de Louis XIV l'amour éclairé
des arts, la noblesce du langage, cette dignité qui frappe de respect
et qui pourtant séduit. D


LE ROI EST MORT! VIVE LE ROI! 277


J'ai bien joui de cette espèce de trêve consentie sponta-
nément par tous les partis en France. Les actes du nouveau
règne ont dû étonner et satisfaire à la fois; mais ce n'est
pas par des faits, quelque honorables qu'ils soient pour le
pouvoir, que l'on peut expliquer- un si vif et si général
enthousiasme; le charme de la nouveauté y a bien sa part.
N'avez-vous pas été contente de l'article de M. de Salvandy
sur Saint-Denis ? Il m'a paru admirable. Dans le moment.
où il écrivait, la fusion était faite dans son esprit. »


N'était-ce pas aussi .à cette même date que, dans
une lettre déjà citée, le jeune Duchâtel saluait
avec joie ce qui lui semblait le signe d'une réconci-
liation « entre la nation et la famille régnante » ?
N'exprimait-il pas les sentiments de la génération
nouvelle, quand il se félicitait, dans l'intérêt de la
liberté, que la question de dynastie fût « définitive-
ment résolue» et que « la lutte n'eût plus à s'établir,
comme en Angleterre , que sur la marche de l'admi-
nistration ' »?


Ces témoignages d'une sincérité incontestable, à
raison même de leur caractère intime, sont une
réponse à certains écrivains royalistes qui , par une
méfiance trop souvent justifiée, mais cette fois
excessive , n'avaient voulu voir dans l'accueil fait à
Charles X qu'une manoeuvre perfide de l'opposition.
Sans doute il était dans la gauche des habiles qui,


Lettre du 5 octobre 182'i, citée plus haut par nous. (Voyez
page 259.)




278 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLELE.


sachant le goût du nouveau roi pour les applaudisse-
ments, espéraient l'amener par des caresses à se sépa-
rer de ses ministres. Toutefois un-mouvement aussi
général ne saurait s'expliquer par la comédie hypo-
crite de quelques meneurs. Ceux-ci cherchaient à
détourner, dans le sens de leurs desseins, une opi-
nion qu'ils n'avaient pas faite. Il y avait, en dehors
d'eux et malgré eux, un entraînement de l'esprit public
qui, après tant de déceptions, avait soif d'espoir et de
confiance, qui , après tant d'agitations, croyait avoir
enfin trouvé la paix et la stabilité. Les plus hostiles
en subissaient le contre-coup : quelques-uns, non
sans une irritation mal contenue. L'un de ces der-
niers , adversaire acharné des Bourbons, M. Cau-
chois-Lemaire, a dépeint avec amertume , dans une
page intéressante à citer, cet état de la nation lors
de l'avénement du nouveau roi :


Charles X trouvait une France jalouse de son honneur,
mais rassassiée de gloire, résolue à conserver les bienfaits
d'une civilisation laborieuse, mais fatiguée de convulsions,
éclairée par ses revers et résignée aux lenteurs du progrès
qu'elle attendait du développement d'une sage liberté ! Un
élément nouveau et favorable avait surgi; une génération
nouvelle avait grandi sous le régime de la monarchie repré-
sentative; toute son ardeur s'était tournée vers les lettres,
les arts, les sciences, vers les travaux et les idées qui se
conciliaient avec l'ordre établi. La jeunesse appelée à l'ac-
tivité des affaires ou des discussions politiques comptait,
parmi ses capacités les plus notables, un groupe déjà rai-


LES FAUTES DES VAINQUEURS.
279


lié aux doctrines de la légitimité et employant les res-
sources de son esprit et de son savoir à là rendre compatible
avec (le libres institutions. L'ardeur des systèmes et des
innovations s'était repliée de la politique sur la littérature,
l'histoire, la philosophie... Le pays se résignait. Ce n'était
pas du génie qu'il fallait pour régner sur cette France,
c'était du bon sens '.


§ 3. — LES FAUTES DES VAINQUEURS.


M. Cauchois Lemaire faisait la part trop belle à la
monarchie. L'oeuvre était moins simple et plus dif-
ficile qu'il ne lui convenait de le supposer. Toute-
fois le prestige du succès militaire et politique
remporté par la droite, l'écrasement de l'ancienne


I Un autre écrivain de la même école, M. de Vaulabelle, a fait un
tableau analogue de la situation : ‘. Peu de souverains, dit-il, ont pris
possession du trône dans des circonstances plus favorables que celles
dont l'avénement de Charles X se trouvait entouré. Les difficultés,
créées au gouvernement de son frère par les deux invasions et par
l'occupation étrangère, avaient disparu; les conspirations et les ten-
tatives de soulèvement organisées par les adversaires de sa race, em-
piétement dissoutes ou comprimées, ne lui laissaient plus pie le
bénéfice de la clémence; l'armée, ralliée au drapeau blanc par la
campagne d'Espagne, était fidèle et dévouée; les partis, renonçant à
la lutte active, avaient pour ainsi (lire désarmé; l'opposition parle-
mentaire elle—même n'existait plus... La situation du royaume, à l'in-
térieur comme au dehors, annonçait au nouveau monarque un règne
calme et prospère , et la cause de la Restauration semblait définitive-
ment gagnée.




2so L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE,.


opposition, l'avénement d'une jeune génération
étrangère aux partis pris de ses devanciers, la tac-
tique de loyauté constitutionnelle acceptée ou subie
par toutes les nuances de la gauche, la lassitude des
uns et le bon vouloir des autres, le besoin général
de repos et de stabilité, créaient une situation non-
\Telle - dont, avec une nouvelle politique , le gouver-
nement pouvait tirer un heureux parti. L'heure avait-
elle donc enfin sonné, oit l'on allait sortir de l'état
révolutionnaire, pour entrer dans ce qui devrait être
le régime normal d'un pays libre, c'est-à-dire des
partis se disputant la direction des affaires, sans con-
tester le principe , ni mettre en péril l'existence du
gouvernement? Il n'eût été alors nullement indiffé-
rent que tel ou tel de ces partis rivaux l'emportât;
mais, au risque de voir ses préférences plus ou moins
longtemps contrariées, on n'en aurait pas moins
dû saluer cette condition nouvelle des luttes poli-
tiques, comme la réalisation du plus beau des rêves.
C'eût été la liberté fondée!


Pour y arriver, il aurait fallu tout d'abord que les
libéraux se séparassent définitivement de la partie ré-
volutionnaire ou bonapartiste de l'opposition. Compter
qu'ils prendraient d'eux-mêmes l'initiative de cette
rupture, surtout à l'heure oit la droite victorieuse
leur apparaissait comme l'adversaire immédiat, et
volontiers comme l'ennemi unique, eût été peut-être
leur supposer un sentiment de leur devoir, une intel-
ligence de leurs intérêts, une clairvoyance du vrai


LES FAUTES DES VAINQUEURS.
2St


péril, que leurs antécédents n'autorisaient pas à es-
pérer. Il était donc à désirer que le gouvernement allât
en quelque sorte au-devant d'eux, attirât à lui leur
bonne volonté un peu incertaine, affermît leur loyauté
naissante, que surtout il leur enlevât tout prétexte de
maintenir cette alliance, et leur fournît au contraire
des motifs et des occasions de la rompre. Le parti en
possession du pouvoir avait ainsi, à raison même de
son succès, une, grande tâche à remplir envers l'op-
position. Il eût été bien imprudent de sa part de ne
voir, dans les élections de 1824, qu'un triomphe dont
il aurait seulement à se réjouir avec orgueil et à
user sans ménagement. Pour des hommes d'État
prévoyants, l'étendue même d'une pareille victoire
devait être une cause de préoccupation. Une réaction
si subite et en quelque sorte si violente est rarement
définitive : résultat d'un coup de vent, elle peut être
détruite par une bourrasque contraire '. D'ailleurs,
toute la politique ne se résumait pas à réunir une
majorité plus ou moins forte clans la Chambre des
députés. Un gouvernement sage avait à regarder en
dehors du parlement et du pays légal , et à s'in-
quiéter de la direction que prenait l'esprit de la


Des royalistes comprenaient ainsi la situation , et au lendemain
des élections, M. de Lamartine écrivait de province à M. de Ge-
notle : (i Les conversions politiques ont été ici belles et nombreuses.
Dans tout mon petit canton , de dix-huit électeurs que nous sommes,
seize votèrent mal en 1820, et deux seulement ont mal voté celte
fois-ci. Mais tout cela n'est qu'un vent inconstant qu'une mesure plus
ou moins sage peut J'aire soeler d'un autre até. D




282 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLE LE.


jeunesse libérale. S'il n'y avait dans les rangs de cette
jeunesse aucun éligible et même si elle comptait
très-peu d'électeurs, elle n'en représentait pas moins
un mouvement intellectuel, une impulsion d'avenir,
dont la Restauration avait donné le signal , et que,
pour son honneur et sa sécurité, elle ne devait pas
laisser se retourner contre elle.


Certains royalistes, qui devaient peut-être à leur
éloignement de la politique militante une vue plus
claire et plus sereine de la situation , compre-
naient mieux que d'autres la conduite imposée par sa
victoire même au gouvernement de droite. Madame
Swetchine écrivait, vers cette époque, à la marquise
de Montcalm, soeur du duc de Richelieu : « Voilà
le roi de France remonté pour la troisième fois sur
son trône, et j'espère que cette fois-ci, c'est tout de
bon. Ce succès doit donner tant de force au gouver-
nement que, s'il le veut, il est sûr d'avoir réduit
également amis et ennemis , et (le pouvoir les
faire marcher dans cette voie de modération et de
sagesse qui jusqu'ici n'a paru convenir ni aux
uns ni aux autres » En ces quelques lignes, ma-
dame Swetchine donnait un excellent programme :
profiter de ce qu'on était très-fort, pour se montrer


I Les sentiments royalistes de madame Swetchine n'étaient cepen-
dant pas suspects. Elle écrivait clans une autre lettre : u Je suis Fran-
çaise depuis que je me connais. Dans cette France, je n'ai jamais
admis d'autre pouvoir que celui des Bourbons, et je sens la gloire de
leurs triomphes comme leurs meilleurs serviteurs. ,


LES FAUTES DES VAINQUEURS.
283


très-sage et très-modéré, et pour imposer des deux
côtés cette sagesse et cette modération. Qui ne voit
tout de suite quel aurait été l'un des premiers ré-
sultats de cette conduite ? D'une part, la gauche
révolutionnaire eût été démasquée; car elle n'eût pu
continuer à battre en brèche la Restauration, en
feignant de ne résister qu'aux exagérations et aux
menaces de la droite. D'autre part, on eût séparé de
cette gauche les éléments plus loyaux ou moins
haineux, et l'on eût acquis définitivement, sinon à tel
ministère, du moins à la royauté , tous ceux qui
étaient alors disposés à l'accepter. Mais tout en re-
commandant cette politique, madame Swetchine
laissait percer son peu de confiance : « Je vois tant
de gens, disait-elle, qui gâtent leurs propres af-
faires I » Et dans le même temps, M. de Lamartine
écrivait à M. de Genoude : « Nous vous avons, j'es-
père, envoyé d'assez bons députés; maintenant,
c'est à vous d'en tirer parti. » Mais, ajoutait-il aus-
sitôt, « c'est ce qui nous inquiète k plus . Ces inquié-
tudes n'étaient malheureusement que trop fondées.
Une fois de plus les événements vont nous apporter
cette leçon, instructive dans sa monotonie, que nous
avons dû déjà si souvent mettre en lumière et qui est
comme le résumé de l'histoire politique depuis un
siècle. Les partis en France doivent presque toujours
leur fortune, non à leurs propres mérites , mais aux
fautes de leurs adversaires. Quand l'un d'eux est
arrivé au pouvoir, il semble aussitôt n'avoir d'autre




L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


souci que de préparer par ses maladresses la re-
vanche de l'autre : revanche d'autant plus rapide
et violente que l'étendue de la victoire avait plus
enivré le vainqueur.


On se rappelle quels rêves traversèrent certains
cerveaux d'extrême droite, dans l'exaltation d'un
succès militaire et électoral qui, selon le mot de
Chateaubriand, « n'avait fait qu'aveugler la légiti-
mité On n'a pas oublié les manifestes fastueuse-
ment provocants de ces écrivains et de ces ora-
teurs qui annonçaient vouloir refondre la société,
effacer l'oeuvre des trente-cinq dernières années, et
revenir autant que possible à l'état antérieur. On les
a vus, se plaisant à accumuler dans leurs pro-
grammes, à côté des réformes inoffensives ou utiles
qui auraient pu être tentées , les changements im-
praticables ou périlleux, dont la seule menace cau-
sait tant de scandale, alarmait tant d'intérêts, éveil-
lait tant de colères : les préfectures remplacées par
les trente-trois anciennes généralités, les conseils
généraux par les assemblées provinciales, les cours
et tribunaux par les vieux parlements; le clergé
remis en possession des actes de l'état civil et rede-
venant un pouvoir prépondérant; l'Université sup-
primée, et tout l'enseignement attribué aux congré-
gations religieuses; la liberté de la presse condamnée,
et l'autorité ecclésiastique chargée de la censure
préalable; les privilèges des grades militaires ren-
dus à la noblesse ; l'aristocratie territoriale constituée


LES FAUTES DES VAIXQUEURS.


avec monopole de l'administration locale; le Code
civil abrogé, notamment dans les articles réglant la
propriété, les successions et le mariage; le souve-
rain présenté comme une sorte de propriétaire
omnipotent qui ne pouvait être lié par aucune
charte, etc., etc. Au fond , sans cloute, ces mani-
festes n'étaient souvent que les extravagances isolées
de quelques exaltés; mais le parti ne les désavouait
pas ouvertement, et plusieurs de ceux mêmes qui ne
songeaient nullement à appliquer ces idées se plai-
saient à les entendre jeter comme une menace à la
société moderne. Leur misanthropie politique était
flattée par ce dénigrement hautain du temps pré-
sent. Leur amour-propre et leur passion se conso-
laient de l'impuissance et de la sagesse auxquelles
ils étaient condamnés, en poussant à outrance la
contre-révolution spéculative. M. de Villèle, esprit
naturellement sagace et prudent, mûri d'ailleurs par
le maniement des affaires, ne partageait pas ces
passions et comprenait le danger de ces témérités;
mais il n'avait pas le courage ou la force de résister
complétement à la pression de son parti. Il espaçait
autant que possible les concessions : il n'osait les re-
fuser toutes. Ainsi fut-il amené à présenter, malgré
lui, ces propositions dont les deux plus retentissantes
furent les lois sur le sacrilége et sur le droit d'ai-
nesse, lois maladroites, compromettantes et en outre
absolument inapplicables.




286 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE,


4. — LE FANTÔME DE L'ANCIEN RECINIE.


Les violences de langage des ultras, les fautes de
conduite du ministère eurent sur l'opinion un effet
immense et désastreux. Le public était froissé par
cette prétention de quelques hommes de changer
ainsi d'autorité et radicalement ses lois et ses Mœurs.
« Les ministres, disait-on, croient-ils qu'ils ont le
pouvoir de transformer la France à leur gré? » D'ail-
leurs, si certains écrivains d'extrême droite met-
taient leur point d'honneur à revendiquer, au moins
pour la forme, la restitution du passé, la nation met-
tait au contraire le sien à défendre le présent. De là
un choc violent, et singulièrement périlleux pour les
plus faibles. Rien, par exemple, ne saurait donner
l'idée de l'émotion produite par la présentation de la
loi sur le droit d'aînesse. L'alarme était universelle,
presque comme à la veille d'une révolution. Il sem-
blait que la paix et l'union des familles fussent en
jeu. Sans compter les journaux, d'innombrables,
écrits, des pétitions , des lettres, des manifestations
de tout genre, témoignaient de l'irritation publique,
en même temps qu'ils l'avivaient. Partout, aux
théâtres, aux promenades, dans les cafés , les cer-
cles, les salons, les écoles, on ne parlait que de
« l'entreprise funeste et téméraire du parti de la.
contre-révolution ». — « Tout ce qui a une langue


LE FANTOME DE L'ANCIEN RÉGIME.
2S Ÿ


parle, disait M. de Kératry, tout ce qui a une plume
écrit » Quand au contraire on apprit que la loi
avait été repoussée par la Chambre des pairs, ce
furent illuminations , transparents , feux de joie,
pétards, banquets, bruyantes manifestations. Le
Constitutionnel, dans son attendrissement un peu ri-
dicule, montrait « les pères de famille entourés de
tous leurs enfants, sur les balcons de leurs mai-
sons, et levant les mains au ciel pour le remercier
d'avoir conservé la paix sous le toit domestique ».
Vainement eût-on fait observer aux esprits émus
qu'après tout les mesures fâcheuses proposées par
le gouvernement étaient rares, restreintes et ineffi-
caces : ces projets isolés apparaissaient comme le
premier pas dans une voie dont le terme avait été
révélé par les théoriciens d'extrême droite. D'ail-
leurs, pour être impuissantes, les provocations
n'irritent pas moins : elles irritent même davantage,
parce qu'elles n'intimident pas ceux qu'elles
blessent.


Les habiles de l'opposition s'empressaient d'en-
tretenir, d'exciter et d'envenimer le trouble de l'es -
prit public. Leur plan fut tout de suite tracé. Il ne


Le .Journal des Débats disait : a Le cri de la France s'est fait
entendre. Tout s'est ému, les chéteaux comme les cités, les familles
illustres comme les familles plébéiennes. Le pays tout entier a reçu
l'alarme la plus vire qu'il ait ressentie depuis de longues années,
et nous ne craignons pas de le dire, nul coup plus rude, à moins
d'être décisif, ne pouvait être porté à l'édifice tutélaire de notre
Restauration. D




288 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


s'agissait plus de faire reprendre l'offensive à leurs
troupes vaincues ou découragées. Grâce aux folies
de quelques écrivains et aux imprudentes faiblesses
du gouvernement, ils avaient un excellent terrain de
défensive. La droite avait manoeuvré si inhabilement
que ses plus mortels ennemis pouvaient faire une
guerre dangereuse à la Restauration, sans parler un
langage révolutionnaire, sans opposer la république
ou l'empire à la monarchie, sans conspirer contre
les institutions établies; bien au contraire, ils n'a-
vaient qu'à affecter de défendre ces institutions
contre le parti en possession du pouvoir qui, disait-
on, voulait ramener la France à. l'ancien régime.


L'ancien régime! mot d'un effet terrible. Parmi
les passions qui avaient animé le peuple pendant la
Révolution, et dont plusieurs s'étaient refroidies avec
le temps, une seule, la haine de l'ancien régime,
avait persisté aussi vive qu'au premier jour; plus
vive même, car les années avaient encore fortifié et
étendu les intérêts étroitement liés au maintien du
nouvel état social. M. de Tocqueville a noté quelque
part la force de ce sentiment. « Je vois, dit-il, dans
tout le cours de cette Révolution si oppressive et si
cruelle, la haine de l'ancien régime surpasser tou-
jours dans le coeur des Français toutes les autres
haines, et s'y enraciner tellement qu'elle survit à son
objet même, et, de passion momentanée, devient une
sorte d'instinct permanent. Je remarque que durant
les plus périlleuses vicissitudes des soixante der-


LE FANTOME DE L'ANCIEN RÉGIME.
289


Mères années, la crainte du retour de l'ancien
régime a toujours étouffé, dans ces esprits mobiles et
inquiets, toutes les autres craintes. » Les royalistes
clairvoyants l'ont reconnu, et Mallet du Pan , par
exemple, n'avait cessé, sous la Convention et sous
le Directoire, de prévenir ses amis contre des illu-
sions qui eussent été périlleuses. « Il est aussi impos-
sible, leur disait-il, de refaire l'ancien régime, que
de bâtir Saint-Pierre de Rome avec la poussière des
chemins. » La Restauration, en ramenant au pou-
voir, ou tout au moins autour du pouvoir, les anciens
émigrés, avait mis encore davantage en éveil cette
susceptibilité de l'opinion. Le moindre mot, la
moindre apparence, devaient dès lors suffire à pro-
voquer des alarmes universelles, de redoutables
colères. Jugez donc de l'effet produit lorsque tous
les orateurs et tous les écrivains de la gauche purent
répéter, avec plus ou moins de sincérité, mais non
sans quelque prétexte, que le parti devenu maître du
gouvernement voulait revenir à l'état social et poli-
tique d'avant 1789.


Dès 1824, au lendemain des élections, M. Mignet
avait donné le signal dans le Courrier français :
« Aujourd'hui, disait-il , le parti royaliste n'a plus
de révolution à empêcher, mais une révolution à
faire; après s'être emparé du pouvoir, il veut chan-
ger la societé; c'est une phase toute nouvelle qui
commence. » Dans le cours de la même année, lors
de la discussion du budget, Benjamin Constant décla-


19




1




1


290 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÉLE.


rait que les desseins'et les principes de la droite
« tendaient à nous ramener à cet état d'inégalité qui
avait causé la Révolution dont nous déplorons tous
les malheurs , mais dont pourtant nous ne voulons
pas perdre les fruits ». L'année suivante, M. (le
Girardin , prétendant récapituler les voeux du parti
royaliste, indiquait : le rétablissement du clergé dans
ses anciennes immunités, la dîme, la reconstitution
des ordres monastiques, la division de la France en
terres nobles et terres roturières, les droits féodaux,
les privilèges de la naissance, le droit d'aînesse, etc.;
puis, sans s'arrêter aux réclamations de ses audi-
teurs, il ajoutait : « Des huit nécessités que les ora-
teurs de la droite avaient énumérées en 1814, trois :
la loi du sacrilége, la loi de l'indemnité et les
secours aux armées de l'Ouest,» n'ont-elles pas eu
pleine satisfaction? Les autres viendront à leur tour. »


La gauche, du reste , apportait peu de scrupule
dans cette campagne. Le reproche de vouloir rétablir
l'ancien régime mis en avant, elle l'appliqua indis-
tinctement, et aux mesures fâcheuses du ministère, et
aux lois excellentes que M. de Villèle présentait pour
pacifier les esprits par la conciliation des intérêts.
Nous avons (lit ailleurs ce qu'avait d'habile et de
bienfaisant la loi qui extirpait le germe de guerre.
sociale laissé par les confiscations révolutionnaires,
en accordant une indemnité d'un milliard aux émi-
grés '. Les écrivains de tous les partis y rendent


1 Voir Royalistes et Républicains, p. 232 et suiv.


LE FANTOME DE L'ANCIEN RÉGIME.
29t




hommage aujourd'hui. La gauche, aidée d'ailleurs
par les imprudences de l'extrême droite, n'en mon-
tra pas moins cette mesure comme une menace, un
outrage et une représaille de la vieille société contre
la nouvelle. « Nous y voilà! s'écriait Casimir Périer,
s'emparant d'une parole téméraire de M.\de la Bour-
donnaye ; c'est jusqu'à l'ancien régime qu'on veut
nous faire reculer' I » Ainsi, par une injustice étrange,
cette loi qui devait, une fois appliquée, contribuer si
efficacement à consolider l'état social et économique
sorti de la Révolution, fut une de celles dont la dis-
cussion excita le plus contre la Restauration les pré-
jugés, les méfiances et les colères de la France nou-
velle.


Ce n'était là que l'une des manifestations de ce
parti pris d'attaque qui est le vice trop commun (le
toutes les oppositions, et qui a été, à un haut degré,
celui de la gauche, sous le ministère


1 Le général Foy disait de la loi : a C'est une déclaration de
guerre , un instrument de haine et de vengeance ! M. Lahhey dePompières : a La question est de savoir si l'émigration vaincue fera
subir à la Révolution la loi du vainqueur.


M. Dupont de l'Eure :c On veut remettre eu question tout le passé, faire le procès à laRévolution, mettre en jugement la nation pour l'avoir voulue, et con-
damner trente millions d'hommes à faire amende honorable à l'émi-gration.


2 L'habileté et la convenance de la politique étrangère el finan-
cière de M. de Villèle sont aujourd'hui


reconnues. Est-il cependant un
acte, une mesure de cette politique qui n'ait pas été aussi violemment
attaqué que la loi du droit d'aînesse ou la loi sur le sacrilége? Ce
serait par exemple one curieuse et triste histoire que celle de la con-
version des rentes, proposée et enfin opérée par le ministre de la
droite. Tous les écrivains compétents, les faits eux-inemes, ont pro-


19.




41


92 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.
•Triste spectacle, pour l'historien qui considère


ensuite les choses de haut et de loin! Du reste,
le sens de la morale politique était à ce point altéré
chez les hommes de ce parti, que, plus tard, au
lieu de se repentir ou de chercher à se justifier de
cette animosité systématique et de mauvaise foi,
quelques-uns s'en sont vantés. En septembre 1830,
dans ce trop fameux article auquel il a déjà été fait
allusion, le National s'exprimait ainsi : « Contre le
gouvernement des • Bourbons il n'y avait pour les
coeurs indépendants qu'une attitude, l'hostilité.
Toute la politique, pour les journaux comme pour
l'opposition dans la Chambre, consistait toujours à
vouloir ce qu'il ne voulait pas, à combattre ce qu'il
demandait, à repousser tout bienfait offert par lui,
comme cachant une trahison secrète; enfin à lui
rendre tout gouvernement impossible, afin qu'il
tombât;et en effet c'est par là qu'il est tombé. »


clamé depuis lors qu'il avait en raison; on ne pouvait lui reprocher
que d'avoir devancé les idées de sou temps, et M. Duvergicr de ibn-
ranne a déclaré que cette mesure comptait parmi les titres d'hon-
neur de II. de Villèle n . Néanmoins que d'attaques (le la part de tous
les orateurs de gauche, même de ceux qui , comme Casimir Périer,
eussent dû être le plus éclairés en ces matières! Que d'inquiétudes on
chercha et l'on parvint à éveiller chez les rentiers! Que d'intrigues, de
coalitions, on noua autour de cette question d'affaires, comme pour
mieux indiquer qu'on y voyait seulement une occasion de manoeuvres
de parti ! On entrava ainsi l'opération pendant plusieurs années. M. de
Villèle réussit enfin, à force de persévérance, à l'accomplir. La fortune
publique y trouva, grâce au ministre, de grands avantages; mais,
grâce à l'opposition, ce fut une des principales causes de l'impo-
pularité du ministre.


LES ALLIÉS DE LA GAUCHE.


5. — LES ALLIES DE LA GAUCHE.


Lorsqu'elle se donnait pour rôle, en apparence
unique, de défendre la société moderne contre les
tentatives réelles ou imaginaires de retour à l'ancien
régime, la gauche n'y trouvait pas seulement cet
avantage de garder l'attitude constitutionnelle la plus
correcte , tout en faisant une opposition ardente et
en réalité fort meurtrière; elle voyait aussi avec joie
les libéraux plus modérés et volontiers dynastiques
conduits, par la manière dont la bataille était enga-
gée, à combattre à côté d'elle et à confondre leurs
rangs avec les siens. Ceux qui eussent été disposés à
être les amis, ou résignés à ne pas être les ennemis
de la Restauration, n'étaient pas en effet les moins
vifs à repousser tout dessein de contre-révolution.
Pendant que M. Mignet, ami de Manuel, donnait le
mot d'ordre dans le Courrier, en évoquant le
spectre de l'ancien régime, un procureur général,
homme du centre , jusqu'alors étranger à l'opposi-
tion, et qui fera partie plus tard du ministère Marti-
gnac, M. Bourdeau , mêlant à ses alarmes politiques
ses méfiances de vieux parlementaire, s'écriait à la
tribune : « Ce qu'on veut nous imposer, c'est
l
'ancien régime, avec les jésuites en plus et les liber-


tés de l'Église gallicane en moins I » Quand




294 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


M. Royer-Collard lui-même sortait à de rares inter-
valles de son silence hautain et découragé, et pro-
nonçait quelqu'un (le ces discours qui étaient des
événements, c'était presque toujours pour combattre
la contre-révolution. Dès 1824, il en montrait la
folie et le péril :


La démocratie est pilou!. Elle n'a plus (le conquêtes à
faire; elle touche les colonnes d'Alcide. L'esprit de la Révo-
lution a donc passé tout entier dans la ferme et unanime
volonté de les conserver à l'abri de la violence, à l'abri de
l'insulte. La prudence conseille-t-elle d'inquiéter, de tour-
menter, (l'irriter ce redoutable esprit, et de rendre à nos
sanglantes discordes leurs champs de bataille? Les situa-
tions relatives sont-elles changées? La démocratie est-elle
plus faible qu'il y a quarante ans, ou bien ses adversaires
sont-ils plus forts? Les masses sont-elles moins riches,
moins éclairées, moins nombreuses, moins jalouses de
leurs droits? L'égalité a-t-elle cessé d'être un besoin invin-
cible, inexorable? En un mot, les instincts de la Révolution
sont-ils émoussés ou sont-ils moins redoutables? Nous
sommes, messieurs, dans une situation critique, elle dan-
ger s'accroît d'année en année. n


Bientôt, en 1827, la parole du grand doctrinaire
devint plus amère, plus agressive ; il n'apportait
plus seulement un avertissement, mais une dénon-
ciation et une protestation :


La loi que je combats annonce la présence d'une faction
dans le gouvernement, aussi certainement que si cette fac-


LES ALLIÉS DE LA GAUCHE. 295


Lion se proclamait elle-même, et si elle marchait devant
nous, enseignes déployées. Je ne lui demanderai pas qui
elle est, d'où elle vient, où elle va : elle mentirait. Je la
juge par ses oeuvres. Voilà qu'elle vous propose la destruc-
tion de la liberté de la presse; l'année dernière, elle avait
exhumé du moyen âge le droit d'aînesse; l'année précé-
dente, le sacrilége. Ainsi, dans la religion, dans la société,
dans le gouvernement, elle retourne en arrière. Qu'on l'ap-
pelle la contre-révolution ou autrement, peu importe , elle
retourne en arrière; elle tend, par le fanatisme, le privilége
et l'ignorance, à la barbarie et aux dominations absurdes
que la barbarie favorise. La société ne succombera pas, je
le.sais; elle est assez forte, assez éclairée, assez glorieuse,
dans l'opinion du monde entier, pour braver ses ennemis, et
elle les brave; si le pouvoir aussi se fait son ennemi, elle ne
se sentira pas encore vaincue , et ce n'est pas pour elle que
je craindrai. Mais je déplorerai cette inexplicable fatalité
qui repousse la confiance par la menace, l'affection par
l'injure; qui, d'une main infatigable, va ranimant sous
toutes les formes des combats éteints, et sollicite, avec une
aveugle ardeur, de nouvelles victoires et de nouvelles dé-
faites. N'est-ce donc pas assez qu'une fois déjà la monarchie
ait péri sous nos yeux, pour une cause qui n'était pas la
sienne? Qu'a-t-elle besoin, pour sa sécurité ou sa splen-
deur, des périls de la contre-révolution? n


La gauche était appuyée par des hommes plus
rapprochés encore de la droite, par les survivants (lu
centre droit, anciens amis ou collègues du duc de Ri-
chelieu. Ceux-ci, en nombre infime à la Chambre
des députés, étaient influents à la Chambre des




296 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLE LE. LES ALLIES DE LA GAUCHE. 297


pairs. MM. Decazes, Molé, Pasquier, Roy, Siméon,
Dessoles, unis aux libéraux du centre gauche
comme le duc de Broglie, M. de Barante et M. Lan-
juinais, aux pairs d'origine impériale tels que
MM. Daru et Mollien, et aux amis de M. de Cha-
teaubriand, étaient de force à tenir en échec le
cabinet. M. Lainé lui-même se joignait à eux, tant
l'opposition provoquée par la politique de droite
gagnait loin, montait haut, dans les régions monar-
chiques '. Ce sont les pairs qui, faisant contre-poids
à la majorité élue, en 1824, à la Chambre des dépu-
tés, infligèrent à M. de Villèle les grandes défaites
parlementaires des trois dernières sessions de son
ministère. Ce sont eux notamment qui repoussèrent
la loi sur le droit d'aînesse, et firent retirer la loi
sur la presse. Spectacle rare dans l'histoire politique
que celui d'une opposition libérale trouvant son
point d'appui dans la Chambre haute, tournant vers
celle-ci ses regards, fondant sur elle toutes ses espé-
rances! Dès 1824, M. Mignet écrivait dans le Cour-
rier : L'opinion ne doit plus compter que sur les
pairs »; et après chaque vote, c'était, dans les
feuilles démocratiques, une explosion de reconnais-
sance attendrie et d'éloges enthousiastes à l'adresse
de la noble Assemblée.


M. Lainé cependant ne pouvait être suspect. N'avait-il pas, en
1818 , quitté le ministère, parce qu'il trouvait que M. Decazes et
M. de Serre penchaient trop à gauche?


Comment la nation n'aurait-elle pas cru son
nouvel état social réellement menacé par l'ancien
régime, quand elle voyait les représentants de
l'aristocratie émus eux-mêmes de ce péril? Dans
la discussion de la loi sur le droit d'aînesse, par
exemple, des hommes aussi graves que M. Molé ou
M. Pasquier dénonçaient, chez le parti au pouvoir,
un dessein (le refonte sociale, et le duc de Broglie,
reprenant avec plus de force encore leur argumenta-
tion, disait :


« Au fond et à vrai dire, cette loi n'est pas une loi, mais
une déclaration de principes. Cette loi n'est pas une loi,
mais un manifeste contre l'état actuel de la société. Cette
loi n'est pas une loi, mais une pierre d'attente, mais l'in-
troduction, mais le préliminaire de vingt autres lois qui, si
votre sagesse n'y met ordre , vont fondre sur nous tout à
coup, et ne laisseront ni paix ni trêve à la nation française,
telle que les quarante dernières années nous l'ont faite...
Cette fois, comme l'année dernière, lors de la loi du sacri-
lege, ce n'est pas encore la chose qui importe, c'est le
mot; ce n'est pas encore la conséquence, c'est le principe...
L'administration actuelle n'a point pour agréables les
moeurs du peuple confié à ses soins. La France, telle
qu'elle se poursuit et comporte, n'est pas selon le cœur de
ceux qui disposent de ses destinées. L'état de nos idées et
de nos habitudes, l'état intérieur et domestique du pays,
cité au tribunal des croyances qui se disent exclusivement
monarchiques, y a été trouvé démocratique, et partant
ignoble, bourgeois, de mauvais exemple. Le temps est




298 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


venu de refondre à priori la société; nous sommes à notre
insu (les républicains ; il faut nous faire royalistes.


Combien on était loin des espérances qu'on aurait
pu concevoir, ou tout au moins des désirs qu'on
aurait dû former en 1824 ! Où était cette séparation
si nécessaire entre les révolutionnaires obstinés et
les libéraux disposés à devenir constitutionnels?
C'étaient au contraire des royalistes qui se trouvaient
amenés à suivre le même drapeau, à combattre le
même combat que les hommes de la gauche; et
ceux-ci n'avaient pas besoin d'invoquer d'autres ar-
guments, de parler un autre langage que M. Royer-
Collard, M. le duc de Broglie ou M. Molé !


La fortune de la gauche devait, du reste, lui pro-
curer des alliés plus inattendus encore. La. droite,
enivrée de sa victoire, ne succomba pas à la seule
tentation des entreprises téméraires. Les divisions
éclatèrent dans ses rangs. Pendant que, par leurs
exagérations provocantes, certains royalistes fournis-
saient aux libéraux un excellent thème d'attaque,
d'autres leur apportaient un concours plus direct en-
core. Nous avons dit ailleurs d'où vint et ce que fut la
contre-opposition d'extrême droite. Composée à l'ori-
gine d'extravagants passionnés et d'ambitieux déçus,
elle s'était successivement accrue des mécontents
que faisait le ministère dans son propre parti , et
parmi lesquels il fallut bientôt compter un homme
valant à lui seul une armée, Chateaubriand. Entre


LES ALLIÉS DE LA GAUCHE.
299


ces ultras et les libéraux, il n'y avait pas une idéé
commune, particulièrement sur toutes les questions
qui séparaient l'ancien régime de la société nouvelle.
Mais il y avait même haine contre M. de Villèle ; cela
suffisait à la gauche. Ne s'était-elle pas déjà coalisée
avec l'extrême droite pour renverser M. de Serre et
le duc de Richelieu? Elle détournait l'attention du
caractère monstrueux d'une telle alliance , en la pro-
clamant, avec fracas , l'union (le la franchise contre
l'équivoque, de la loyauté contre l'intrigue : belles
phrases qui ont, à toute époque , servi à couvrir les
mêmes manoeuvres!


« Nous prenions un malin plaisir, a écrit plus tard
le duc de Broglie, à voir le ministère déchiré à belles
dents par les siens, sa majorité se démembrer peu
à peu et grossir à ses dépens le parti que nous nom-
mions la Défection, et qui, dans l'occasion , se rap-
prochait de nous en rechignant. » Aussi quel accueil
empressé les libéraux faisaient-ils à tous ces défec-
tionnaires ! Avec quel art notamment ils flattaient et
excitaient la vanité blessée de M. de Chateaubriand!
M. Étienne, l'ancien censeur de la police impériale,
remerciait, dans le Constitulionnel,le collègue évincé
de M. de Villèle, et l'invitait « à dresser les autels
d'une grande réconciliation » . Le général Sébastiani
lui écrivait qu'il était « fier de trouver en lui son plus
noble interprète ». Benjamin Constant lui disait :
« Si je mérite un jour qu'on place mon nom bien
après le vôtre, clans la lutte qu'il faut soutenir,... je




300 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


m'estimerai largement récompensé. n Il n'était pas
jusqu'à La Fayette lui-même qui ne lui envoyàt une
feuille de laurier


La gauche avait compris du premier jour tout
l'avantage qu'elle retirerait de cette division de la
droite. Livrée à ses seules forces dans la Chambre
des députés , elle n'eût été qu'une minorité infime,
embarrassée de son discrédit, intimidée par son
petit nombre, suspecte à la masse impatiente des
royalistes qui ne lui eussent pas sans doute accordé
grande licence de tribune. La contre-opposition lui
ouvrit la voie. Pour reprendre leurs attaques sur
l'ancien ton , il suffisait aux libéraux de se mêler à la
bataille si violemment engagée par les royalistes eux-
mêmes. Quel besoin avaient-ils désormais de se con-
tenir?. M. Casimir Périer ou le général Foy, mal-
gré la fougue de leur tempérament, paraissaient


I Toutes ces flatteries n'agissaient que trop sur l'orgueilleuse ima-
gination du grand écrivain. Il en est encore tout gonflé, quand il rédige
ses Mémoires après plusieurs années et à la suite d'événements qui
eussent dù l'éclairer. a Ainsi, raconte-t-il, tombaient à mes pieds
amis, ennemis , adversaires, au moment de la victoire... C'était ma
seconde guerre d'Espagne ; je triomphais de tous les partis intérieurs,
comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France... C'est
au moment dont je parle que j'arrivai au plus haut point de mon
importance politique. Par la guerre d'Espagne, j'avais dominé l'Eu-
rope; mais une opposition violente me combattait en France. Après ma
chute, je devins à l'intérieur le dominateur avoué de l'opinion... La
jeune France était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas
quitté depuis. Dans plusieurs classes industrielles, les ouvriers étaient
à mes ordres, et je ne pouvais plus hure un pas dans les rues sans
ètre entouré. n


LA RÉACTION LIBÉRALE. 301


presque modérés, venant après M. de la Bourdon-
naye. Aussi , surtout dans les premiers temps , les
survivants de l'ancienne opposition laissaient-ils
presque toujours l'extrême droite commencer le feu.
Dans la presse, c'était le Journal des Débats, organe
.de M. de Chateaubriand, qui menait la campagne. Il
importait peu à la gauche de ne paraître qu'en
seconde ligne. Elle savait bien qu'elle seule, à la fin,
recueillerait tous les profits


6. — RfACTIOIV LIÉRALE.


Par l'avantage du champ de bataille et des alliances
que lui avait procurées la politique de la droite, la
gauche se relevait de son désastre de 1824. Elle était
condamnée, il est vrai, pour plusieurs années, à ne
compter qu'une vingtaine de représentants dans la
Chambre des députés 2 . Mais il suffisait des quelques
scrutins isolés, ouverts chaque année par suite de


/ C'est ce qui faisait dire à M. de Villèle ces paroles, déjà citées
par nous : & Les royalistes opposants ressemblent à un corps d'armée
qui s'emparerait d'une position qu'il lui serait impossible de garder,
et dans laquelle d'autres viendraient le relever. lis se battent au
profit des libéraux qui occupent et conservent les positions qu'ils ont
enlevées. n


2 Après les élections de 1824, le régime du renouvellement par
cinquième tous les ans avait été remplacé par le renouvellement inté-
gral et septennal.




•111
302 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLE LE.


décès ou de démissions, pour faire entrevoir à un
observateur attentif la réaction qui se produisait
dans le corps électoral. En 1824, les électeurs s'é-
taient éloignés des .


opposants, par dégoût et par
crainte (le leurs agitations révolutionnaires. Ils
avaient accepté, sinon avec plaisir, du moins avec
résignation , avec espoir d'y trouver repos et sécu-
rité, la domination du parti royaliste. Mais voici
que ce parti les inquiétait par ses exagérations pro-
vocantes, en même temps que par ses divisions il
montrait son impuissance. Le pays ne voulait pas
plus du bouleversement dont semblait le menacer
la contre-révolution, que des conspirations de la
gauche. Il commença alors à se retourner vers les
libéraux, devenus au contraire plus sages , au moins
en apparence, et posés, à leur tour, en défenseurs
du statu quo.


Cette réaction se manifestait partout. L'inquiétude
et la colère agitaient chaque jour plus vivement les
salons, les boutiques, les ateliers,. les écoles, et
gagnaient jusqu'à l'Académie et la magistrature '. Au
théâtre, toute allusion qui pouvait être tournée contre
M. de Villèle était aussitôt saisie et bruyamment sou-
lignée. Cette phrase des Aubergistes de qualité, jus-
qu' alors inaperçue : « Je ne vois guère que la retraite


L'opposition de la magistrature a été certainement l'un des faits
politiques les plus graves qui se soient produits sous le ministère de
11. de Villèle. Nous y reviendrons, en étudiant les luttes religieuses
de ce temps.


LA RÉACTION LIBÉRALE. :303


du ministre qui puisse mettre un terme... », était
interrompue à ce mot par des bravos frénétiques, et
la représentation d'un autre opéra , les Deux Jour-
nées, était suspendue parce que ces paroles : «Quand
cessera-t-il de faire le malheur de la France? »
étaient couvertes d'applaudissements. Aussi, n'était-
ce pas pure exagération oratoire , quand le général
Foy s'écriait à la tribune : « Nous sommes vingt, mais
nous avons la France derrière nous. » A la fin (le
chaque session, après tant de discussions malheu-
reuses , de votes contraires , de soulèvements
d'opinions, le ministère paraissait plus affaibli, plus
découragé. On pourrait suivre, dans les notes intimes
de M. de Villèle, la tristesse, la lassitude et l'impa-
tience croissantes de cet esprit trop perspicace pour
se faire illusion. Pendant que les députés ministé-
riels, rentrant chez eux aux vacances parlementaires,
étaient accueillis avec un froid silence, les opposants
étaient bruyamment acclamés. On envoyait au-de-
vant d'eux des députations, on leur offrait des ban-
quets. De ce côté seulement était l'entrain , la con-
fiance.


On put en juger en 1.825, aux obsèques du gé-
néral Foy. Parmi les libéraux restés debout après
la bourrasque électorale de 1824, le général Foy
était le plus en vue. Toujours sur la brèche, son
rôle avait grandi par son isolement même. Le petit
nombre de ses compagnons d'armes faisait res-
sortir sa chevaleresque audace. Les conditions de la




30 7e L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


nouvelle lutte lui convenaient. En même temps qu'une
opposition strictement constitutionnelle plaisait à sa
loyauté, ce fils de la Révolution trouvait des accents
singulièrement passionnés pour combattre l'ancien
régime dont il avait horreur. De tels débats n'étaient
pas faits sans doute pour l'élever au-dessus de cette
opposition systématique et violente, où la fougue de
son tempérament l'entraînait souvent plus loin
qu'il n'aurait voulu ; ils ne lui permettaient pas de
déployer les qualités plus hautes dont, assure-t-on,
il eût fait preuve dans une antre situation; ils aggra-
vaient même les défauts que nous avons déjà si-
gnalés chez lui, l'emportement contre ses adver-
saires et la faiblesse envers son parti. Jais l'orateur
était en correspondance intime avec les sentiments
de toute une partie du public, et sa popularité en
devenait chaque jour plus éclatante.


Une telle vie use vite. Atteint d'une maladie du-
coeur, le général Foy, dans l'été de 1825, était allé
vainement chercher la santé aux Pyrénées; il n'en
avait rapporté que les nouveaux témoignages,
cueillis sur sa route, de la faveur des foules. Il lan-
guit plusieurs semaines. Enfin , dans la soirée du
28 novembre , la nouvelle de sa mort se répandit
clans Paris. L'émotion fut vive. « La consternation ,
disaient les feuilles libérales , est peinte sur tous les
visages, et la France se couvre de deuil, veuve d'un


. de ses plus grands citoyens. » Le 30 novembre,
jour marqué pour les funérailles, le temps était froid


LA RÉACTION LIBÉRALE.
303


et brumeux. Néanmoins on vit un immense et im-
posant cortège se dérouler tout le long des boule-
vards. La plupart des boutiques étaient fermées et
tendues de draperies de deuil. Cent mille personnes,
assure-t-on , étaient là. Au-dessus de cet océan de
têtes dont l'oeil ne pouvait embrasser l'étendue, on
apercevait un objet qui semblait s'élever et s'abaisser
suivant les ondulations de ce flot humain : c'était le
cercueil que portaient à tour de rôle des jeunes gens
vêtus de noir. La foule avançait lentement dans un
morne silence. Des commissaires circulaient dans
les rangs, faisant découvrir tout le monde, malgré
la pluie glaciale qui ne cessa de tomber, et main-.
tenant un ordre et une régularité qui révélaient
une organisation menaçante. Il était nuit close quand
le convoi arriva au cimetière : on n'avait pas mis
moins de sept heures pour aller du faubourg


.
Mont-


martre au Père-Lachaise. Ce fut à la lueur des tor-
ches qu'on descendit le corps dans le caveau, et que
Casimir Périer prononça un discours, tout animé de
sa véhémente éloquence. Dès le lendemain, une sous-
cription fut ouverte pour les enfants sans fortune du
général, et en quelques semaines elle s'élevait à un
million. On n'avait encore rien vu de pareil à ces
fu nérailles triomphales. Les journaux royalistes, stu-
péfaits et alarmés, constataient ce réveil si menaçant
de l'opinion libérale, et le Journal des Débats écrivait :
« Si les ministres savaient voir quelque chose , ils
trouveraient dans ce qui vient de se passer matière à


20




306 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLI..:LE.


de sérieuses réflexions... Cent mille personnes de
tout rang , de toute opinion , ne se donnent pas le
mot pour étaler une vaine parade; des boutiques
ne se ferment pas , toute une capitale n'est pas émue
sans qu'un intérêt puissant ne soit la cause de pareils
effets... On peut considérer cette grande assemblée
populaire, convoquée par la mort, comme une
réunion des comices à Rome. On a voté pour la
Charte sur le cercueil d'un général , de même que
les Romains votaient pour la liberté au Champ de
Mars. s'


7 . — SYMPTÔMES RÉVOLUTIONNAIRES.


Un écrivain royaliste, M. Nettement, qui assistait
en curieux aux obsèques du général Foy, raconte
avoir distingué parmi les plus affairés des commis-
saires un jeune homme maigre, pâle, en proie à
une irritation nerveuse : c'était Garnier Pagès l'aîné,
l'un des futurs chefs du parti républicain après 1830.
La manifestation dépassait donc, au moins dans la
pensée d'une partie de ses organisateurs, les opinions
ardentes sans doute, mais loyalement dynastiques,
qui avaient été personnifiées par le général Foy. Ce
symptôme n'est pas d'ailleurs le seul qui dénote à
cette époque l'empressement et l'habileté des révo-
lutionnaires à exploiter le mouvemen t des esprits


SYMPTOMES RÉVOLUTIONNAIRES.
307


vers la gauche et à s'en approprier le bénéfice..
Quelques jours avant la mort du général Foy, en,
octobre 1825, La Fayette, le représentant le plus,
fameux de la vieille opposition antibourbonienne,
débarquait au Havre, de retour des États-Unis '.
Rien qu'à l'accueil du public, il pouvait tout de
suite entrevoir quel changement commençait à se
faire dans l'opinion. Il n'avait pas oublié en effet
comment, dix-huit mois auparavant, répudié par
ses électeurs; il avait dû chercher jusque dans le
nouveau monde, la popularité qui l'abandonnait en
France. Cette fois, le Havre l'accueillit avec faveur;-,
à Rouen surtout, on organisa en son honneur une.


É La Fayette avait été reçu avec enthousiasme par le peuple de
Washington. Proclamé solennellement e l'hôte de la nation améri-
caine z, harangué par le Congrès qu'il avait harangué à son tour, il
avait 'parcouru le territoire de la jeune République au milieu d'ova-
tions continuelles. A son départ, une frégate de l'État fut mise à sa
disposition pour le ramener en France. Si l'on veut se faire une idée•
du ton auquel était montée la rhétorique américaine, qu'on lise ce
passage du discours d'adieu adressé à La Fayette par M. Adams, le
président des États-Unis : s Allez, ami que nous chérissons ; retour-
nez vers cette terre du brillant génie, des sentiments généreux et de
la valeur héroïque; vers cette belle France, on sont nés Louis XII et
Henri IV; vers ce sol fécond qui produisit Bayard et Coligny, Turenne
et Catinat, Fénelon et d'Aguesseau! Déjà, depuis plusieurs siècles, le
nom de La Fayette était inscrit sur le catalogue de ces illustres noms
que la France s'enorgueillit d'offrir à l'admiration des peuples.. .
A l'avenir, il brillera d'un éclat plus grand encore. Et si, dans la suite
des temps, un Français est appelé à indiquer le caractère de sa
nation par celui d'un individu de l'époque où nous vivons , le sang-
d'un noble patriotisme colorera ses joues, le feu d'une inébran-
lable vertu brillera dans ses yeux, et il prononcera le nom de
La Fayette !




308 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


ovation bruyante à laquelle les autorités locales
tentèrent vainement de mettre obstacle; quelques
jours après, il rentrait dans son château, ou, comme
parlait le marquis démocrate, dans sa maison de
La Grange, au milieu d'un grand concours, et aux
cris de « Vive l'ami du peuple! » Aussi écrivait-il
au président Adams une lettre où, tout en recon-
naissant « la France encore moins disposée à de
prochaines commotions qu'elle ne l'était, à l'époque
de son départ », il constatait que « l'opinion libé-
rale gagnait du terrain » . Bientôt il eut un salon où
se réunissaient les libéraux qui désiraient une révo-
lution; ceux qui voulaient au contraire demeurer
dans la légalité se rencontraient chez le (lue de
Broglie. Dix-huit mois ne s'étaient pas écoulés,
depuis son retour d'Amérique , 'qu'une vacance
s'étant produite dans le collége électoral de Meaux,
La Fayette était élu contre un candidat du centre
gauche, M. '!'ronchon; le ministère n'avait osé
porter personne.


Il était donc évident que, par certains côtés, le
mouvement d'opinion menaçait d'atteindre plus haut
que M. de Villèle. Peu de temps avait suffi pour que
les effusions royalistes de 1824 fissent place à une
froideur peu dissimulée. Les journaux n'osaient pas
sans doute attaquer directement Charles X : t'eût été
troubler le jeu de la tactique constitutionnelle. Mais
l'affectation avec laquelle on se déclarait résolu à
combattre et à briser tout fauteur de contre-révolu-


SYMPTOMES RÉVOLUTIONNAIRES.
309


lion, quel qu'il fût, laissait trop voir contre qui l'on
se mettait ainsi dans une attitude de défensive com-
minatoire. Quelle différence entre la rentrée du roi
à Paris, au retour du sacre, en juin 1825, et son
entrée lors (le son avénement, huit mois aupara-
vant! Les fêtes officielles furent les mêmes. Mais
vainement le Journal des Débats avait-il promis que
« l'enthousiasme de la seconde entrée dépasserait
encore celui de la première », le peuple fit au
prince un accueil glacial. Les magnifiques strophes
de Victor Hugo et de Lamartine restèrent sans écho,
pendant que partout on fredonnait les allusions inju-
rieuses de la nouvelle chanson de Béranger, le Sacre
de Charles le Simple. Les écrivains royalistes eux-
mêmes, si aveugles qu'ils fussent parfois, en étaient
frappés et poussaient un cri d'alarme.


Chaque année les symptômes devenaient plus
inquiétants. Depuis son échec électoral, Manuel
avait mené une vie retirée, à Maisons, où M. Laf-
fitte lui avait offert un asile. Triste, amer, il était
demeuré sans action sur les affaires publiques;
tout au plus avait-il donné à quelques rares écri-
vains, comme MM. Thiers et Mignet, des conseils
inspirés par sa haine contre les Bourbons. La foule
semblait l'avoir oublié, quand on apprit., en août 1827,
qu'il venait de mourir. Aussitôt, il fut résolu qu'on
recommencerait pour lui les funérailles du général
Foy. Cent mille hommes se retrouvèrent debou


.


autour de son cercueil. Malgré quelques signes




9r


310 L'OPPOSITION SOUS AI. DE VILLIME.


menaçants, on avait pu prêter à la manifestation
de 1825 une physionomie plutôt libérale qu'anti-
dynastique. Mais l'opinion, depuis lors, avait marché.
Manuel d'ailleurs personnifiait une tout autre poli-
tique que le général Foy. Ses funérailles furent
pleinement révolutionnaires. Tout y révélait ce ca-
ractère : les noms des organisateurs qui étaient les
•représentants de la vieille opposition antibourbo-
mienne, La Fayette, Schonen, Labbey de Pompières,
tante, Béranger, et leurs jeunes clients, MM. Thiers
•et Mignet; les discours qui furent prononcés sur la
tombe par La Fayette et M. de Schonen, et qui
:semblaient un écho ou un réveil des provocations
factieuses de 1820 et de 1821 ; les figures trop
significatives des meneurs qu'on voyait s'agiter dans
la foule, commandant, dirigeant la manifestation,
la plupart anciens chefs des Ventes qui passaient
en revue l'armée, naguère dispersée, des sociétés
secrètes. On put même se demander un moment si
cette revue ne finirait pas par une bataille. La police
s'étant opposée à ce que le cercueil fùt porté à bras
par des jeunes gens, les manifestants voulurent
;résister. Une collision était imminente. M. Laffitte
intervint et parlementa avec l'officier qui comman-
dait la troupe. Tous deux convinrent d'une sorte de
transaction; mais il l'allait la faire accepter à la
partie la plus ardente du cortége qui semblait cher-
cher la lutte. Quand le négociateur populaire rap-
porta les conditions qu'il avait consenties, il fut


SYMPTOtJES RÉVOLUTIONNAIRES.
311


accueilli par les cris les plus discordants. Le char
funèbre fut transformé en tribune. A l'une des extré-
mités, un orateur de la jeune démocratie s'efforçait
d'enflammer la foule, tandis qu'à l'autre M. Laffitte
cherchait à se faire entendre. Le tumulte était au
comble. « Écoutons Laffitte, notre grand citoyen,
criaient les uns; ceux qui n'écoutent pas Laffitte
sont des agents provocateurs! » Mais de l'autre côté,
on répondait : « A bas les endormeurs! Aux Tuile-
ries, aux Tuileries! » Çe n'était pas la première fois
de la journée que ce dernier cri se faisait entendre;
il répondait sans doute au mot d'ordre secrètement
donné par ceux qui poussaient à l'émeute. Au prix
d'efforts désespérés, et grâce au secours que lui don-
nait l'attitude résolue de la troupe, M. Laffitte par-
vint enfin à persuader ses auditeurs. La journée avait
été menaçante; pour cette fois, l'orage était passé
sur les tètes sans éclater.


« A bas les endormeurs! » avait-on crié à M. Laf-
fitte : expression populaire et brutale du méconten-
tement que causait, dans la fraction la plus avancée
de la gauche, la tactique constitutionnelle imposée
par les habiles. Béranger était de ces mécontents, et
il comparait, non sans amertume, ce que la haute
banque avait fait pour le général Foy à ce qu'elle
refusait de faire pour Manuel '. Vers ce temps ,


I « On parla, dit Béranger, d'élever un tombeau; mais en cela
on put voir combien Manuel et Foy avaient différé. Tout ce que




312 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


comme plusieurs des chefs du parti libéral remer-
ciaient le chansonnier du secours qu'il leur prêtait,
celui-ci leur répondit avec méchante humeur : « Ne
me remerciez pas des chansons faites contre nos
adversaires; remerciez-moi de celles que je ne fais
pas contre vous. »


En 1827, les révolutionnaires se pliaient en mur-
murant, mais enfin ils étaient encore obligés de se
plier à la consigne de l'opposition légale. Les pas-
sions qui fermentaient en eux, et le but qu'ils cher-
chaient toujours à atteindre, n'étaient-ils pas cepen-
dant apparus d'une façon assez claire, pour provoquer
citez les libéraux dynastiques de sérieuses réflexions?
Des scènes comme celle que nous venons de raconter
étaient faites pour les dégoûter et les effrayer. « Le
tapage manqué des obsèques de Manuel me paraît
bien misérable », écrivait M. Royer-Collard. Mais
était-ce tout? Ces libéraux, entre autres les monar-
chistes dévoués ou résignés du centre, ne devaient-
ils pas se demander si leur action commune avec la
gauche était sans péril; si, dans leur préoccupation
exclusive de faire échec à M. (le Villèle, ils ne ser-
vaient pas les intérêts d'un parti poursuivant, sous le
drapeau constitutionnel, des desseins qui ne l'étaient


depuis nous avons appelé juste milieu, la banque surtout, s'empressa
de souscrire pour élever un mausolée au général et assurer une for-
tune à ses enfants (un million, je crois); pour Manuel, presque toutes
les grosses bourses refusèrent de s'ouvrir, et l'on eut bien (le la peine
à recueillir neuf ou dix mille francs par souscription. ,


SYMPTOMES RÉVOLUTIONNAIRES. 313


pas; si, avec le genre de guerre qu'ils faisaient au
ministère, et surtout avec les soldats qu'ils laissaient
se confondre dans leurs rangs, leurs coups ne ris-
quaient pas de porter plus haut que le cabinet?


Mais ce sont pensées auxquelles on s'arrête rare-
ment dans l'entraînement de l'opposition. D'ail -•
leurs, ne l'a-t-on pas vu en analysant l'état d'esprit
des rédacteurs du Globe? Parmi ces libéraux, plu-
sieurs, sans vouloir préparer une révolution, n'en
avaient pas assez la crainte et l'horreur. Ils ne par-
taient pas de cette idée, qui aurait dû être la leur,
que tous leurs intérêts, tous leurs principes étaient
étroitement liés au maintien de la vieille monarchie.
Ils croyaient leur conscience sauve, quand ils n'avaient
pas enfreint la légalité, et alors ils envisageaient une
rupture avec la dynastie, dont ils n'auraient pas pris
personnellement l'initiative, comme une éventualité
possible, probable, acceptable, peut- être même
par quelques côtés avantageuse. D'autres, comme
M. Royer-Collard, comprenaient mieux le droit et la
nécessité de l'hérédité royale. Celui-ci n'avait pas
dû changer d'avis, depuis qu'il avait écrit de la mo-
narchie restaurée « qu'elle était la vérité dans le
gouvernement ». Mais son pessimisme, chaque jour
plus désolé, plus dédaigneux et plus irrité , lui in-
spirait un langage et une conduite qui paraissaient
parfois en singulière contradiction avec ses vrais
sentiments. Il s'épanchait de temps à autre, à la tri-
bune, en attaques d'une éloquente et redoutable




314 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLE LE.


amertume, et semblait, dans ses lettres intimes, avoir
désespéré de la monarchie. Il y parlait de « la fa-
ligue de sa longue vie, toute consumée en voeux im-
puissants et en espérances trompées». —«J'ai perdu
ma cause, disait-il à M. Guizot; j'ai bien peur que
vous ne perdiez aussi la vôtre. » — « Il n'y a rien à
faire, écrivait-il encore , rien à prévoir, rien à dire.
Il faut que cet ordre ou ce désordre ait son cours. »
Il allait même, dans une autre lettre, jusqu'à écrire
ces lignes qu'on croirait plutôt émanées de quelque
adversaire systématique (le la Restauration : « Je
pense comme vous sur ce qui se passe. Nous y
sommes tout à fait désintéressés, jusqu'à ce que le
système tombe. Il menace ruine ; mais il peut encore
se soutenir quelque temps. Tout n'en est pas encore
usé ; par exemple, le clergé, à qui il reste de gran-
des fautes à faire , et qui les fera, s'il peut. Je
préfère M. de Villèle, parce qu'il est tout décrié,
assez pour décrier (l'avance ses successeurs. » Ce
mélange de passion et de découragement trahissait
un singulier malaise chez ce grand esprit. N'y avait-
il pas mieux à faire qu'à pousser l'attaque à outrance
contre le cabinet, en laissant, d'autre part, tout aller
sur la pente révolutionnaire?


Peut-être en était-il, parmi les libéraux dynasti-
ques, qui croyaient, ou du moins tâchaient de croire
pour étouffer leurs scrupules, que la gauche était
réellement et sincèrement convertie à la politique
constitutionnelle_ En effet, les habiles de ce dernier


SYMPTOMES RÉVOLUTIONNAIRES. 315


parti, persistant dans la tactique qui a été déjà si-
gnalée, évitaient tout ce qui aurait pu effaroucher
leurs alliés. Ce n'était pas seulement M. Royer-
Collard, c'étaient Casimir Périer et même Benjamin
Constant qui continuaient à se montrer aux réceptions
des Tuileries. Au plus fort de la lutte, ce dernier
parlait du « peuple éclairé sur toutes ses libertés, et
aspirant seulement à se rallier à la monarchie que la
Charte avait créée » . Aussi un ancien député de la
droite passé à l'opposition, M. Gautier, rendait, au
'cours de la session de 1827, cet hommage solennel
à ce qu'il croyait être une transformation (le la
,gauche:


Depuis que d'éclatants succès militaires, un nouveau
règne, le temps, l'usage de nos libertés ont consolidé le
trône, le parti démocratique a perdu de sa force réelle ou
.de sa violence. Il a reconnu que la France voulait la mo-
narchie et la légitimité, et il a cessé aussitôt, soit par con-
viction, soit par impuissance , de se montrer hostile contre
elles. De leur côté, les hommes que leurs sentiments et
leur conscience attachent invariablement au système mo-
narchique se sont, pour la plupart, familiarisés avec des
:institutions pour lesquelles ils avaient d'abord peu de pen-
chant, et dont l'expérience seule pouvait leur faire connaître
les avantages.


Dans ces paroles, à une part de vérité se trou-
vaient mêlées beaucoup : illusions quel-
que peu naïves et singulièrement complaisantes, au




318 L'OPPOSITION SOUS M. DE VILLÈLE.


lendemain des ovations de La Fayette et en face
de l'enterrement de Manuel! Comment ne point
voir qu'une partie de la gauche n'avait pas cessé
d'être au fond révolutionnaire? Que des libéraux,
tout en repoussant avec sincérité l'idée d'un renver-
sement de la royauté, combattissent la politique de
M. de Villèle, cela se conçoit. Seulement, en se
laissant allier et mêler à cet élément antidynastique,
ils commettaient une inconséquence, une faiblesse
et une imprudence. Ce sont, hélas ! les entraînements
habituels de toutes les oppositions. Passionnées par
la campagne qu'elles poursuivent contre tel minis-
tère, elles croient pouvoir accepter, sans faute et sans
péril, le concours de tous ceux qui se montrent dis-
posés à faire avec elles la première étape; elles ou-
blient de se demander si elles ne donnent pas ainsi à
leurs compagnons du moment des forces et un
élan dont ceux-ci useront ensuite pour pousser beau-
coup plus loin ; si elles ne leur fournissent pas, au-
près du public , une recommandation , une sorte de
caution qui permettra à ces violents de faire un jour
accepter leur propre programme; si elles ne nouent
pas avec eux des liens qu'elles ne pourront plus
rompre après les succès du début, et qui les entraîne-
ront là où elles n'auraient jamais voulu aller; si, en
un mot, elles ne servent pas ces dangereux alliés, au
lieu de s'en servir. Qu'il est donc difficile aux partis
modérés de faire face des deux cotés, et de lutter à
la fois contre le péril de gauche et contre les impru-


SYMPTOMES RÉVOLUTIONNAIRES. 317


dences de droite! A cette seule condition cependant, on
est dans la vérité et la justice politique. M. de Villèle
a manqué de clairvoyance et de fermeté, nous l'avons
dit ailleurs, quand, à force de regarder les menaces
des révolutionnaires, il a perdu de vue les folies des
ultras, quand, occupé à se défendre contre les pre-
miers, il n'a plus eu la force de résister aux se-
conds. M. Royer-Collard et M. Casimir Périer, les
écrivains du Journal (les Débats et ceux du Globe, ont
encouru le même reproche, lorsque, tout entiers à
leur attaque contre le ministère de droite, ils ne se
sont pas dégagés de la gauche antidynastique, bien
plus, lorsqu'ils ont accepté son concours, et même
l'ont presque autorisée à se confondre avec eux.




CHAPITRE V


LA QUESTION CLÉRICALE , SOUS M. DE VILLÈLE.


§ t er . - 1.1 B 1:11 LIS= ET 1M P 1 .


« L'époque actuelle, disait en 1.826 une feuille
libérale, sera difficile à expliquer pour nos arrière-
neveux. Il n'est plus question que d'évêques, de
curés, de moines, de jésuites, de couvents, de sé-
minaires; on n'entend plus retentir que les mots de
bulles, de mandements, de confession, de co ► mu-
nion, d'indulgences et d'excommunication ; la contro-
verse théologique est à l'ordre du jour. » Veniez-vous
assister, en effet, entre 1824 et 1827, à quelque séance
de la Chambre des députés ou (le la Chambre des
pairs, vous trouviez à la tribune M. Casimir Périer
ou M. Agier, M. Pasquier ou M. Portalis, qui combat-
taient la politique religieuse du gouvernement, dé-
nonçaient les empiétements du clergé et les menaces
de théocratie. Suiviez-vous la foule au Palais de
justice, un jour de grand procès, M. Dupin y citait
Pitliou sur les libertés gallicanes, appelait Rome à la
barre (le la cour de Paris, et les juges visaient dans
leurs sentences la Déclaration du clergé de 1682 ou




320 LA QUESTION d CLÉRICALE , SOUS M. DE VILLÈLE.


les arrêts d'expulsion de la Compagnie de Jésus.
Pénétriez-vous dans un salon ou dans un atelier, on
n'y parlait, en des langages et à des points de vue
divers, que du « parti prêtre » ou des « hommes
noirs », de la « Congrégation » ou de « Loyola » .
Ouvriez-vous un journal ou une brochure, ce n'é-
taient qu'histoires de prêtres intolérants ou ineptes,
dissertations ou polémiques sur le « jésuitisme »
Regardiez-vous les caricatures à la vitrine d'un
marchand d'estampes, vous y voyiez des curés et
des moines, gras de bien-être ou desséchés par le
fanatisme, déguisés en éteignoirs, brûlant des Voltaire,
s'escrimant contre la Charte, ou faisant commerce de
dévotions. Rencontriez-vous sur votre chemin quel-
que rassemblement tumultueux, quelque agitation po-
pulaire, c'est qu'il s'agissait de faire tapage à une mis-
sion , ou d'introduire de vive force dans une église le
cadavre d'un acteur mort sans confession. Finissiez-
vous votre journée au théâtre, le parterre y exigeait
à grand bruit le Tartufe , et saluait de ses bravos
passionnés tous les traits (le Molière contre les faux
dévots. « A bas les jésuites ! » ce cri lancé de la
tribune , répété par la presse, commenté dans de
gros volumes , fredonné par la chanson , hurlé par
l'émeute, renvoyé d'écho en écho aux quatre coins
de la France, éclatait chaque jour plus retentissant
et plus formidable. Il semblait parfois couvrir cet
autre cri : « Vive la Charte ! » dans lequel s'était
résumée la tactique nouvelle, inaugurée par la gau-


L113ÈRALISME ET IMPIÉ'I'E.
32(


che en 1824. C'était à croire qu'une seule question
subsistait, celle qu'on appellerait aujourd'hui la
q uestion « cléricale ». On aurait donc une idée im-
parfaite du rôle du parti libéral, pendant les dernières
années du ministère Villèle, si, après l'avoir observé
dans son opposition politique et constitutionnelle, on
ne l'étudiait dans cette campagne où, provoqué et
secondé encore une fois par les fautes de la droite,
il va mélanger, d'une si étrange façon, l'impiété ré-
volutionnaire et le gallicanisme d'ancien régime.
Mais pour bien comprendre sa conduite, il convient
(le faire un court retour en arrière.


Sous l'Empire, il n'y avait guère eu de polé-
mique religieuse : non que le christianisme régnât
sans conteste sur les esprits; c'était plutôt qu'on ne
s'en occupait pas. Les incrédules dédaignaient faci-
lement ceux qui ne les gênaient par aucune propa-
gande. La part laissée au christianisme dans la vie
sociale était si petite, que t'eût été peine perdue de la
lui disputer. « La religion, — a écrit M. de Rémusat
eu parlant de cette société qu'il avait entrevue, en-
fant, dans le salon de sa mère, — admise à titre de
nécessité politique , se voyait interdire la contro-
verse, l'enthousiasme, le prosélytisme. Il semblait
aussi inutile de la discuter qu'inconvenant de la dé-
fendre. » La Restauration, au contraire, en apparais-
sant fondée sur l'union du trône et de l'autel, éveilla
des espérances d'un côté, des méfiances de l'autre,
une grande émotion de toutes parts. On put alors dis-


21




;322 LA QUESTION a CLÉRICALE SOUS M. VILLÉLE.
' cerner cette impiété haineuse, legs du dix-huitième
siècle et de 1793, qui était au fond des idées et des
passions de la gauche. Dès 1814, les vieux révolu-
lionnaires donnèrent le signal des attaques. Un eer-
lain Dubroca , moine défroqué et marié , dénonça
« le nuage noir qui se formait à l'horizon » . Méhée,
l'ancien secrétaire de la Commune de Paris, écri-
.vait : « Tous les actes de l'autorité semblent émaner
,d'un concile ou d'un conclave; on ne nous parle plus
que de solennités religieuses et de processions. »
Carnot disait dans son Mémoire à Louis XVIII :
.« Les prêtres ont toujours cherché à profiter de la
crédulité des peuples pour opprimer les rois. Ne
sont-ce pas eux qui ont mis frère Jacques Clément
au nombre des saints? Ne trouve-t-on pas des noms
de moines et de jésuites dans tous. les complots for-
més contre les souverains?» Considérations, soit dit
en passant, assez inattendues sous la plume d'un ré-
gicide! La plupart des libéraux suivaient sur ce ter-
rain les révolutionnaires. Il allait de soi qu'un libéral
en politique était voltairien en religion '. Le plus
-souvent, néanmoins, on n'osait pas se heurter de
front au christianisme, pas plus qu'on n'attaquait
ouvertement la royauté; par prudence et par habi-
leté, on prenait un détour, connu d'ailleurs de tous


t On ne saurait s'imaginer le sens qu'on était amené ainsi it . don-
ier au mot libéral. Le général Lamarque, ayant vu une danse man-


. ger des gâteaux dans une soirée de carême, en conclut, dans ses
Mémoires, que cette dame était plus » libérale » qu'il ne le croyait.


LIBÉRALISME ET IMPIÉTÉ.
323


les ennemis de la religion , et c'était contre le clergé
qu'on s'efforçait d'exciter l'animosité et le mépris.


Le Constitutionnel était l'une des principales ma-
chines de guerre employées dans cette campagne.
Il excellait dans la besogne subalterne. Deux ou trois
fois par semaine , il publiait, sous le titre de Gazette
ecclésiastique, de petits articles où chaque méfait
prétendu (lu clergé était relevé, commenté, enve-
nimé. Beaucoup de ces récits étaient des calomnies,
d'autres dénaturaient des faits irréprochables on
inoffensifs. L'écrivain chargé de raconter, souvent
même d'inventer ces anecdotes, était désigné dans
l'intimité sous le nom de rédacteur des articles
bêtes, et lorsque le niveau des abonnements bais-
sait ,


on disait : Le rédacteur des articles bêtes se
néglige, il faut le faire donner plus souvent '. » Guerre


t M. Nettement dit tenir ce renseignement d'un des principaux
actionnaires du Constitutionnel à cette époque. Le procédé le plus
souvent employé était l'anecdote sans indication de nom , de lieu , ni
de date, et qu'il était par suite impossible de contrôler et de démen-
tir. Les extraits suivants d'une prétendue lettre de commis voya-
geur, publiée par le Constitutionnel, donneront une idée de cette
polémique : a Dans la commune de X..., un homme pieux, arrivé à
ses derniers moments, appela un prêtre autre que le curé de la
paroisse. Le pasteur en chef fut blessé de ce choix; le pasteur subal-
terne refusa son ministère; le malade mourut sans confession. Dans
une autre commune, un jeune homme, appelé à Paris par une affaire
de famille, voulant, avant de s'éloigner de son village, s'approcher
de la sainte table, le curé le repoussa en disant : a Paris est une
Babylone; qui y va ne saurait communier dignement. » Dans un
village voisin , un prêtre a refusé un drap mortuaire pour le cercueil
d'un pauvre maçon. Un prêtre a fait une remontrance publique à
une femme, etc., etc. » Voilà bien l'article bétel


21.




*lm


32', LA QUESTION c CLÉRICALE , SOLS M. DE vil.t.i.a,E.


mesquine et répugnante , mais parfois efficace!
Cette littérature, du reste, avait alors ses modèles


qui n'étaient pas sans quelque éclat. Paul-Louis Cou-
rier, par exemple , n'était-il pas de ceux qui met-
taient à la mode ces historiettes de curés, ces pam-
phlets contre les sacristies, cette faon d'attaquer la
religion par les petits côtés? Il y apportait plus d'art
que le Constitutionnel, non plus de justice, de largeur,
ni d'élévation. Il était possédé (le la même animosité
étroite contre la soutane. Là étaient pour lui l'en-
nemi, le péril. « Serons-nous capucins? écrivait-il, ne
le serons-nous pas ? voilà aujourd'hui la question.
Nous disions hier : Serons-nous les maîtres du
monde? »


Un homme personnifiait mieux encore, et avec un
renom plus étendu, cette irréligion vulgaire qui sem-
blait faire partie du libéralisme : chacun a nommé
Béranger. Proudhon l'a dit : « La plaisanterie et les
gaudrioles de Béranger sont en général puisées à
deux sources suspectes, l'impiété et l'obscénité »
On dirait quelque esprit fort d'estaminet qui insulte
le prêtre dans la rue , et ricane au passage (l'une
procession. Rien ne l'arrête; il jette son petit vin de
cabaret à la face de tous : du curé, de la religieuse,


I C'est pour outrage à la morale publique et religieuse qu'en 1822
la Cour d'assises a condamné Béranger à trois mois d'emprisonne-
ment. Les chansons clans lesquelles le jury trouva ce délit avaient
pour titres : Deo gratias d'un Épicurien; la Descente aux Enfers;
Mon Curé; les Capucins; les Chantres de paroisse; les Mission-
naires; le Bon Dieu.


LIBÉRALISME ET IMPIÉTÉ.
325


de Loyola, du pape et même du bon Dieu ; il abaisse la
soeur de charité au niveau (le la courtisane; il parodie
les sacrements et les paroles de la prière, y mêlant
le libertinage avec une impudeur sacrilége ; il raille et
salit les dévotions les plus pures et les croyances les
plus populaires, l' Ange gardien et le Jour des morts.
Ce n'est pas chez lui entraînement de buveur aviné,
s'oubliant dans la gaieté audacieuse de l'orgie. Non,
c'est un faux ribaud, un blasphémateur à froid. Tout
est calculé, moins encore dans un dessein de néga-
tion philosophique et doctrinale que pour flatter et
exciter certaines passions qui lui paraissent devoir
servir sa haine contre les Bourbons. Du reste, ce qui


'frappe et rebute le plus dans cette impiété , ce n'est
pas sa grossièreté impudente, c'est sa niaiserie vul-
gaire. Cette théologie ne dépasse pas celle du commis
voyageur. Des écrivains, fort hostiles pourtant au
catholicisme, en ont été dégoûtés. Béranger, a dit
M. Renan , attaque la religion « par tous les côtés
étroits, courts, plats et communs' ». Quelle con-
ception plus basse en effet que celle de ce « Dieu
des bonnes gens » dont le chansonnier s'est lait le


I c D'un coté, a dit encore M. Renan , nous sommes blessés de
son rire; quand il raille l'huile sainte,... il nous offense; car songez,
disons-nous, à ceux que cette onction a consolés... De l'autre, son
dieu de grisettes et de buveurs, ce dieu auquel ou peut croire sans
pureté de moeurs ni élévation (l'esprit, nous semble le mythe du béo-
tisme d'esprit, substitué à celui de l'antique sentiment. Nous sommes
tentés de nous faire athées pour échapper à son déisme, et dévots
pour n'être pas complices de sa platitude. ,




326 L-1. QUESTION CLÉRICALE , SOUS M. DE VILLÈLE.


psalmiste ! Dieu commode , à l'usage des buveurs
et des grisettes, qui préside aux débauches de
cabaret et de mauvais lieu, qui nous a donné le vin
pour l'ivresse et les filles pour le libertinage, qui
accueille sur le même rang, dans son paradis, la soeur
de charité et la danseuse d'opéra, l'une apportée
« sur les ailes des anges », l'autre « dans les bras des
amours »; dont la morale substitue partout le plaisir
au devoir, et dont le culte transformerait le monde
en une vaste abbaye de Thélème. Quel apostolat de
la part de celui qui se dit un poëte populaire!
Quelle façon d'élever le coeur du bourgeois et de
l'ouvrier ! Quelle noble et efficace solution apportée
à tous ces redoutables problèmes que la souffrance
inégalement répartie et la convoitise impatiente sou-
lèvent dans l'âme de la démocratie.' !


Malheureusement la plupart des libéraux de la
vieille école n'avaient guère d'autre évangile que les
chansons de Béranger. Parmi eux, cependant, il en


' Béranger cependant se défendait du reproche d'impiété : il se
proclamait déiste (on a vu quel était son dieu); il se disait it croyant
et même, à certains jours, se prétendait presque chrétien. La vérité
est qu'il n'osait pas aller trop loin, dans ia crainte de n'être pas suivi
par la foule d'alors. Il ne supprimait pas le culte divin; il se bornait
à en transporter les cérémonies de l'église dans Je cabaret. Parmi les
impies plus radicaux de la seconde moitié du siècle, quelques-uns
ont compris une réserve qui leur a paru de la prudence et de l'ha-
bileté; ils ont su gré au chansonnier d'avoir accompli la partie de la
besogne qui était appropriée à son temps; ils l'ont remercié d'avoir
fait passer le peuple du Dieu du catéchisme au Dieu des bonnes
gens. C'était une première étape, après laquelle tous les autres clevé-
Baient faciles.


LIBÉRALISME ET implÉTÉ. 327
est un qu'il ne conviendrait pas de confondre avec
les insulteurs de prêtres et les fanfarons d'impiété.
Celui qui faisait ainsi exception, — on peut s'en.
étonner, — était Benjamin Constant. De famille pro-
testante, il s'était posé, presque enfant encore, en.
railleur sceptique et en athée épicurien. Mais vers la:
fin de l'Empire, — il avait alors dépassé la quaran-
taine, — on l'avait vu traiter les questions religieuses'
avec plus de gravité, avec un respect presque chré-
tien. A chacune des transformations de Constant , il
faut toujours demander où est la femme. C'était sous
l'influence de madame de Charrière que, au début de
sa vie , il avait été en quelque sorte imprégné de
l'esprit du dix-huitième siècle. S'il s'était ensuite
montré préoccupé des choses de l'âme, il l'avait'
dû à madame de Staël. Plus tard, en 1814 et en-
1815 , il devenait presque mystique dans le rayon-
nement de madame de Kriidner et de madame
Récamier.


Les modifications successives de cette intelligence
mobile entre toutes se lient, d'une façon assez
piquante , à la composition d'un livre sur la Religion,.
auquel Constant a travaillé pendant près de qua
rante ans, et dont le premier volume ne parut qu'en•
1824. Préparé dans un esprit d'incrédulité absolue.
et d'athéisme, le plan avait dû en être remanié
mesure que changeait le point de vue de l'auteur '.


1 L'utilité des faits est vraiment merveilleuse, disait Constant de
son ton sarcastique. Voyez, j'ai rassemblé d'abord mes dix mille


.1




328 LA QUESTION « CLÉRICALE « SOUS M. DE vu,m:t.E.


Singulier cadre du reste pour cette longue méditation
religieuse, que la vie de ce joueur dissolu qui écri-
vait le brouillon de son livre au revers de cartes à
jouer. On raconte qu'une nuit , peu de temps avant
la publication de l'ouvrage, quelqu'un, rencontrant
Constant dans une maison de jeu, l u i demanda ce
qu'il faisait : «Je ne m'occupe plus que de religion » ,
répondit-il.


Ce livre , a-t-on pu dire justement, laisse lire
à chaque page ces mots : « Je voudrais croire ,
comme le roman d'Adolphe se résume en cette
phrase : « Je voudrais aimer. » Mais Constant ne
pouvait plus ni l'un ni l'autre. L'esprit était assez
perspicace pour entrevoir lavraie lumière; l'âme était
trop usée pour y atteindre. Serrez d'un peu près ces
dissertations, parfois éloquentes, sur la nécessité
sociale de la religion pour le peuple qui trouve là
seulement la consolation de ses souffrances et le fon-
dement de sa morale, vous n'en pouvez faire sortir
qu'une religiosité assez vague, Dans l'ordre des
applications politiques , l'auteur se prononce pour la
liberté la plus étendue des croyances; il condamne


faits : eh bien, dans toutes les vicissitudes de mon ouvrage, ces
mêmes faits m'ont suffi à tout; je n'ai cu qu'à m'en servir comme on
se sert de soldats, en changeant de temps en temps l'ordre de ba-
taille. 1, II disait aussi, en faisant jouer entre ses doigts les feuillets
de son livre : z J'ai 30,000 faits qui se retournent à mon commande-
ment. « Ces légèretés de propos sont choquantes, bien qu'il faille y
faire la part d'une sorte de mauvaise fanfaronnade et d'un parti pris
de se railler soi-même.


LIBÉRALISME ET IMPIÉTÉ. 320


toute intolérance, même masquée de libéralisme.
L'un des premiers patrons de la thèse chimérique et
fausse de la séparation absolue de l'Église et de l'État,
il ne croit pas cependant que la suppression des
cultes doive en résulter '. Quoi qu'il en soit, du
reste, des lacunes ou des périls qui seraient à
signaler dans ses doctrines, on doit reconnaître à
Constant une réelle supériorité sur Courier ou
Béranger, ne serait-ce que par l'accent sérieux du
langage et l'équité des intentions. En cette circon-
stance, il était moins le successeur des philosophes
du dix - huitième siècle ou des oppresseurs de la
Révolution , que le devancier de la jeune école du
Globe. Mais le livre de la Religion n'eut que peu de
succès et n'exerça guère d'action sur les vieux libé-
raux. D'une part, il sortait des idées courantes ;
d'autre part, on n'y trouvait pas cette chaleur de foi,
cette puissance d'élan, cette netteté de conclusions
qui s'imposent aux contradicteurs et entraînent les
hésitants.


1 c 1)e ce que l'autorité, (lit Constant, ne doit ni commander ni
proscrire aucun culte, il n'en résulte point qu'elle ne doive pas les
salarier; et ici notre constitution est encore restée fidèle aux vrais
principes... On a cru dire une chose philosoplure, en affirmant qu'il
valait mieux défricher un champ que de payer un prêtre ou bâtir un
temple. Mais qu'est-ce que bâtir un temple, payer un prêtre, sinon
reconnaître qu'il existe un être bon, juste et puissant , avec lequel
on est bien aise d'être en communication? J'aime que l'Etat déclare,
en salariant, je ne dis pas un clergé, mais les prêtres de toutes les
communions qui sont un peu nombreuses, j'aime, dis-je, que l'Etat
déclare ainsi que cette comninnication n'est pas interrompue et que
la terre n'a pas renié le ciel. 7




330 LA QUESTION CLÉRICALE. SOUS M. DE VILLÈLE.


La note générale _des écrivains de gauche n'en
demeurait donc pas moins celle d'une impiété mes-
quine et haineuse. Nous n'en voudrions pour preuve
que l'espèce de passion avec laquelle on exhu-
mait tous les classiques de l'incrédulité, en particu-
lier ceux du siècle précédent. Il n'y avait pas eu
sous l'Empire une seule réédition de Voltaire ou de
Rousseau. De 1817 à 1824, il en parut douze du
premier et treize du second. On publia trois cent
seize mille exemplaires des oeuvres complètes de
Voltaire, deux cent quarante mille de celles de
Rousseau soit un total de plus (le deux millions de
volumes. Ilelvétius, Diderot, d'Holbach, Dupuis,
Volney furent évoqués de leurs tombeaux pour
prendre part à la grande bataille. L'obscénité mar-
chant de pair avec l'impiété, on réimprima à trente-
deux mille exemplaires les romans (le Pigault-
Lebrun. Un officier en demi-solde, le colonel
Touquet, se fit une sorte de célébrité dans cette oeuvre
de propagande. Improvisé libraire en 1820, il com-
mença par une édition des oeuvres choisies de Vol-
taire, dans laquelle il eut soin de comprendre ses
écrits les plus immoraux; en 1821, ce fut le tour
de Rousseau. Ce premier essai ne fit que le mettre
en goût, et bientôt on le vit annoncer, clans des
prospectus lancés à grand fracas, quatre nouveaux
Voltaire : 1° le Voltaire de la grande Propriété ;
2° le Voltaire du Commerce; 3° le Voltaire de la
petite Propriété; 4° le Voltaire des Chaumières.


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 331


Ces spéculations sur l'impiété ne furent pas, du
reste, toutes heureuses : elles finirent par une cata-
strophe, et après avoir été l'une des notoriétés du
libéralisme commercial , l'infortuné colonel dut
s'enfuir en Belgique'.


§ 2 — POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE.


On avait donc pu discerner, dès les premières
années de la Restauration, ce qu'il y avait d'impiété
dans les idées de la gauche. Toutefois, tant que le
pouvoir avait été aux mains des hommes du centre,


I On fit circuler à ce propos ce détestable quatrain :


S'il tombe dans le ruisseau,
C'est la faute de Rousseau;
Et si le voilà par terre.
C'est la faute de voltaire.


Ce Touquet avait d'ailleurs beaucoup d'imagination pour spéculer
sur les passions politiques du moment. C'est lui qui avait inventé les
Tabatières à la. Charte ou Tabatières constitutionnelles. Un pro-
spectus, distribué en 1820, annonçait la mise en vente de 200,000de
ces tabatières qui contenaient, disait-on , quatre tableaux différents :
10 la Charte élevée sur un autel; 2° la colonne Vendôme; 3° la
Charte ;travée dans un cercle; •1.0 un calendrier. Le colonel avait de
singuliers imitateurs. Un ex-officier de la garde impériale, le capi-
taine Dulac , qui tenait rue des Jeûneurs un commerce de liqueurs,
imagina, au moment oit faisaient rage toutes ces rééditions desauteurs
du dix-huitième siècle, de mettre en vente des bouteilles-livres
qu'il appelait : Esprit de Voltaire ou Esprit de Rousseau.




532 LA QUESTION CLÉRICALE a SOUS M. DE VILLÈLE.


la question religieuse était demeurée au second
plan. C'est à l'ar rivée du ministère de droite, plus
encore après les élections de 1824 et l'avénement de
Charles X, qu'elle devient la question principale,
on dirait presque la question unique , tant elle oc-
cupe la presse, la tribune et l'opinion. D'où viennent
cette émotion si vive, si universelle, cette exaspé-
ration du préjugé antichrétien? Qu'est-ce clone qui
leur fournit des aliments nouveaux ou des prétextes
si avidement saisis? Qu'est-ce qui permet à ces pas-
sions , anciennes sans doute , mais jusqu'alors con-
finées en des régions spéciales, d'envahir et d'in-
fester en quelque sorte tous les champs de bataille
du parlement ou de la presse ?


La droite était par conviction et par politique un
parti religieux. Par conviction : les royalistes étaient
d'ordinairecathol igues, et presque tous les catholiques
étaient royalistes. Par politique : les amis des Bour-
bons voyaient dans le catholicisme une grande force
sociale, sur laquelle ces princes devaient s'appuyer,
et avec laquelle ils avaient intérêt à confondre leur
cause. Cette confusion n'avait-elle pas été faite par
les événements eux-mêmes? Prêtres et roi n'étaient-
ils pas montés ensemble sur l'échafaud révolution-
naire? N'avaient-ils pas encore les mêmes ennemis ?
La droite estimait donc que la Restauration politique
devait avoir, comme conséquence logique et comme
accompagnement fructueux, une rénovation reli-
gieuse. Pour l'accomplir, elle comptait avant tout


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 333


sur l'action commune et presque mêlée du gouver-
nement et de l'Église, sur ce qu'elle appelait, dans
une formule souvent répétée : « l'union du trône et
de l'autel ». Elle voulait, disaient ses publicistes,
« une monarchie religieuse, ayant pour fondement
une étroite alliance de la politique et de la religion ».


Sur la nécessité sociale du réveil chrétien, sur le
devoir et l'intérêt qui poussaient la royauté à s'en
préoccuper, sur le profit immense que celle-ci en
dit recueilli, les écrivains de la droite n'en pouvaient
trop dire. L'erreur commençait dans leur apprécia-
tion des moyens pratiques de provoquer ou de se-
conder ce réveil, et surtout clans leur façon de
mêler les deux causes de l'Église et du parti roya-
liste. Pour comble de malheur, intervenaient les
théoriciens d'extrême droite qui prenaient plaisir à
présenter, sous leur aspect le plus provoquant , des
idées déjà difficilement acceptées, même dans leurs
parties raisonnables, par une société issue du dix-
huitième siècle et de la Révolution. Tel était, on ne
l'ignore pas, leur procédé habituel en toute matière;
mais, dans l'ordre religieux, ils semblaient encore
se surpasser. Nous avons indiqué, en de précédentes
études, quelques traits de leur programme. Ils de-
mandaient pour l'Église non-seulement la liberté , la
protection, mais la prépondérance politique. Le
clergé constitué comme premier ordre de l'État,
avec un pouvoir dominant, une dotation territoriale,
un droit de censure suprême sur la presse, leur pa-




33i, LA QUESTION r CLÉRICALE ie SOUS :11. DE viu...à.E.


raissait un élément de cet ancien régime dont ils
poursuivaient le rétablissement, ou dont plutôt ils
rêvaient la glorification et se plaisaient à agiter la
vaine et compromettante menace. Les projets les
plus bizarres traversaient parfois leurs cerveaux
exaltés, et malheureusement ils ne les gardaient pas
pour eux `. Or, s'il était quelque chose de plus
insensé et de plus périlleux encore que de chercher
à réaliser ces chimères, c'était de les imprimer.
Par une maladresse et une sorte de contradiction
étranges, les ultras, si ardents à demander contre la
publicité une censure draconienne , usaient et abu-
saient de cette publicité. Dans nul autre parti on
n'était aussi empressé à raconter ses projets, à pro-
clamer ses théories, à prêcher ses divagations.
Toutes leurs imprécations contre. la presse, ils les
étalaient dans la presse elle-même ; tous les procé-
dés qu'ils imaginaient pour imposer le silence, ils
éprouvaient le besoin de les célébrer bruyamment
dans quelqu'une de leurs innombrables brochures.
Au fond, il y aurait eu là de quoi rassurer les esprits


C'est ainsi qu'en 1825, au plus vif de ces polémiques, une bro-
chure qui fit quelque bruit proposait de créer une espèce de con-
seil des Dis chargé de défendre la religion, notamment contre les
attaques de la presse; conseil supérieur aux ministres, jugeant à
huis clos, sans avocat, requérant l'action du pouvoir politique qui se-
rait obligé en conscience de prêter main-forte an pouvoir religieux,
et pouvant appliquer toutes les peines, mèmc la mort. Les journaux
d'extrême droite applaudissaient à cette conception, et reprochaient à
l'auteur inconnu a d'avoir, en gardant l'anonyme , privé son livre
de l'autorité d'un nom célèbre,.


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 335


perspicaces et de sang- froid ; ces réactionnaires
étaient assez bavards pour être inoffensifs ; ils n'ap-
partenaient pas à la race des oppresseurs, vrai-
ment redoutables, qui se gardent bien d'annoncer
leurs coups, ou qui même parlent de liberté au
moment où ils préparent l'arbitraire. Mais le public
superficiel ou passionné ne faisait pas de telles
réflexions, et toute celte campagne semblait imagi-
née pour irriter l'opinion sans l'intimider.


L'Église de France aurait dû désavouer ce zèle
compromettant des royalistes d'extrême droite. Sa
cause n'était-elle pas phis large, plus haute, plus
durable que celle d'un parti, même le plus respec-
table?On ne peut avoir la prétention d'envisager ici
sous toutes ses faces la situation et la conduite du
clergé pendant la Restauration. Ce serait un sujet
d'étude vaste et difficile, où il y aurait à la . fois plus
d'une critique à indiquer et d'une excuse à faire
valoir. Moins encore par la faute des hommes que
par le malheur des temps, dans le monde ecclésias-
tique de cette époque, très-peu ont bien compris
leur rôle et leurs devoirs. Une notable partie de l'é-
piscopat, sans aller jusqu'au gallicanisme parlemen-
taire de M. de Montlosier, tendait à ressusciter une
sorte de gallicanisme mitigé ; erroné au point de vue
théologique, sorte de contre-sens et d'anachronisme
dans nos sociétés nouvelles, ce gallicanisme se tra-
duisait surtout au dehors en une confusion de la re-
ligion et de la politique, et en une sorte de subordi-




336 LA QUESTION CLÉRICALE SOUS M. DE VILLÈLE.


nation des évêques au pouvoir royal. Par réaction
contre ces idées, beaucoup de jeunes prêtres s'éga-
raient, à la suite de Lamennais, dans les voies d'un
ultramontanisme violent qui aboutissait à la pure
théocratie, c'est-à-dire à un autre genre de confu-
sion de la religion et de la politique. La cour ro-
maine se tenait sagement au-dessus de ces exagéra-
tions ; procédant avec un grand esprit de mesure et
de tempérament, elle ne frappait pas le gallica-
nisme des évêques, bien qu'elle y vît une atteinte à
ses droits; elle refusait de s'associer à l'ultramon-
tanisme de Lamennais, bien que celui-ci lui offrît
l'empire du inonde, et elle attendait patiemment que
l'expérience et le temps vinssent dégager la vérité
entre ces erreurs contraires. Il serait intéressant
d'étudier ces attitudes diverses du vieil épiscopat,
du jeune clergé et de la papauté; mais pour le mo-
ment il convient de ne toucher ce sujet, que par un
côté, et d'y chercher seulement ce qui peut aider à
expliquer comment les préjugés anticléricaux et les
passions irréligieuses ont été alors si vivement
surexcités.


Parmi les prêtres et les évêques, beaucoup, sans
raisonner peut-être leur conduite et par le seul in-
stinct des vertus apostoliques, se renfermaient dans
les devoirs de leur ministère et demeuraient abso-
lument étrangers aux luttes des partis. Malheureu-
sement il suffisait des imprudences de quelques
personnages plus en vue , ou qui se mettaient eux-


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. :337


mêmes en avant, pour que l'opinion jugeât par eux
de ceux qui se taisaient et s'abstenaient. Et tout
d'abord , quel effet déplorable ne devaient pas pro-
duire les violences théocratiques de Lamennais et de
son école! Vainement n'était-ce l'erreur que d'un
petit nombre, ces exagérations servaient trop bien
les desseins des adversaires de la religion pour que
ceux-ci n'affectassent pas de voir, dans le plus élo-
quent écrivain de l'Église de France, son docteur le
plus sûr et le plus autorisé Les rêveurs de théocratie
n'étaient pas d'ailleurs les seuls à heurter les pré-
jugés et à soulever les préventions de la société nou-
velle. Les mêmes circonstances qui avaient poussé
les royalistes à s'appuyer sur le catholicisme incli-
naient les catholiques à considérer leur cause cômme
liée à celle de la royauté. Violemment persécuté par
la Révolution, plus exploité que soutenu et quelque-
fois opprimé par l'Empire, le clergé avait salué la
Restauration comme une délivrance, et une promesse
de réparation 2 . Pour la première fois depuis 89, il


Sur Lamennais nous ne pouvons que nous en référer à cc qui a
été dit dans notre étude sur l'extrême droite. (Voir Royalistes et
Républicains, p. 255.)


2 L'abbé Carron, qui était demeuré en Angleterre depuis 1792 jus-
qu'à la Restauration, écrivait, en 1814., au moment où il venait de
mettre le pied sur le sol français : Dans nia patrie, je cherche en
vain la France. An ;mut de vingt-quatre heures, que n'ai-je pas
déjà ! Le saint jour dit dimanche confondu avec les jours ouvrables;
pas une boutique qui n'étale, pas un vendeur qui ne crie dans les
nms. I Quelques jours plus tard : a La route de Calais jusqu'ici ne
m'a présenté que des tableaux de douleur : la cathédrale de Boulogne


c),G2




338 LA QUESTION « CLÉRICALE SOUS M. DE vtufm.


voyait sur le trône des princes , dans les hautes fonc-
tions des administrateurs, dévoués à sa cause, par-
tageant sa foi , obéissant à ses enseignements. Rien
ne lui paraissait plus simple et plus légitime que de
témoigner lui-même, et de demander au pouvoir de
témoigner, par ses actes et par son langage, des
liens qui unissaient le trône et l'autel. C'était ainsi,
de très-bonne foi et dans des intentions parfaitement
pures, qu'il réclamait pour lui-même le plus pos-
sible d'honneurs publics, de marques officielles de
faveur et de déférence. Les souvenirs de l'ancien
régime lui rendaient naturelle la confusion des deux
causes monarchique et catholique. Fondant toutes ses
espérances de rénovation chrétienne sur la protection
des Pourbons, il voyait, dans chaque limitation de la
prérogative royale, une atteinte portée aux intérêts
de l'Église. Aussi certains prêtres ou prélats , en
même temps qu'ils réclamaient du gouvernement,
dans l'ordre religieux, les interventions les plus com-
promettantes, se jetaient dans les luttes politiques,


démolie, les statues des saints demeurées 'décapitées à la porte des
églises, des temples rustiques en ruine, des presbytères changés en
auberges, des cimetières catholiques changés en champs qu'on mois-
sonne, la cloche d'une église paroissiale laissée appendue dans iule
pièce de terre depuis dix-huit ans !... J'ai vu encore debout la magni-
gnilique cathédrale de Beauvais. Mais cette ville de 1/e . 000 habitants
avait quatorze églises : douze ont été détruites! — Est-il étonnant
que ces prêtres n'eussent pas une grande sympathie pour une société
nouvelle qui se manifestait à eux sous cet aspect? (Vie <le l'abbé
Larron, par un bénédictin de la Congrégation de France, II, p.191
et suiv.)


POLITIQUE RELIGIEUSE GE LA DROITE. 33g'


y prenaient, par leurs sermons ou lettres pastorales,.
parti pour l'extrême droite contre les libéraux, pour-
l'ancien pouvoir royal contre les nouveautés consti.-
tutionnelles : prétexte avidement saisi par tous
les journaux de gauche, d'attaquer le clergé et de.
montrer en lui l'ennemi de la société moderne, f•
fauteur de la contre-révolution. Ce sont les mêmes.
prélats qui plus tard, dans leurs mandements, se:
feront les avocats et les patrons de M. de Polignac.


Plusieurs personnages ecclésiastiques, et des plus
considérables, appartenaient d'ailleurs, par leur lige,
par leur origine de famille, ou tout au moins par la
direction de leurs idées, au vieux monde aristocra-
tique. Ce n'était pas en effet dans la partie de la-
nation plus ou moins mêlée à la Révolution que le


On ne saurait s'imaginer quelles étaient les fantaisies de certains,
ecclésiastiques, quand ils se mêlaient de politique. En 1826, l'abbé
Liantard faisait remettre à Charles X un Mémoire intitulé : le Trône
ell'Autel, où il indiquait, comme moyen de gouvernement, de ne pas
laisser se former de nouveaux garçons imprimeurs ni s'établir de
nouvelles fabriques de papier. — L'hostilité contre la Charte, tou-
jours assez contenue citez les évêques, se traduisait parfois, chez cles
prêtres peu éclairés, par des attaques au moins singulières. En 1825,
le curé d'une petite paroisse du diocèse de Blois, après avoir lu en
chaire un mandement de son évêque qui ordonnait des prières pour
le roi, s'exprima ainsi : Mes très-chers frères, comme Charles X
n'est pas chrétien, qu'il veut maintenir la Charte qui est un acte
contre la religion, nous ne devons pas prier pour lui, pas plus que.
pour Louis XVIII qui a été le fondateur de cette Charte. Ils sont:
damnés tous les deux. Que ceux qui sont de mou avis se lèvent. t
Ce curé, qui du reste était seul de son espèce, fut aussitôt suspendu.
Par l'évêque et condamné par le tribunal correctionnel. Mais les:
feuilles de gauche, on le comprend, s'efforcèrent de donner ungrand retentissement à cette extravagance isolée.


22.




3• LA QUESTION t CLÉRICALE SOUS .1. DE VII,Li‘ILE.


clergé avait pu se recruter, de 1789 à' 1801. Le
remaniement des diocèses, au début de la Restau-
ration, avait fait nommer d'un coup trente évêques
nouveaux. On y avait vu une occasion, suivant le
langage du temps, de « décrasser » l'épiscopat, en
y introduisant tous les survivants de l'ancienne no-
blesse cléricale : personnages de bonne tenue et de
grand ton, mais (l'inspiration un peu routinière,
dont les regards étaient tournés vers le passé qu'ils
regrettaient, non vers le présent qu'ils ne compre-
naient guère. Il en résultait, entre eux et les hommes
de la société nouvelle, une sorte de malentendu
d'idées, de confusion des langues, qui les laissaient
toujours étrangers les uns aux autres, quelquefois
ennemis.


L'un des types les plus respectables et les plus
attrayants de cette aristocratie ecclésiastique était
certainement le duc de Rohan. Chambellan sous
l'Empire , mousquetaire rouge après 1814, marié à
une femme charmante, beau , riche, séduisant, sa
vie mondaine avait. été subitement brisée par un tra-
gique événement. Sa jeune femme, un soir qu'elle
s'apprêtait à se rendre au bal de l'ambassade d'Au-
triche, avait été brûlée vive dans ses appartements.
Quelques années après, le brillant officier, l'opulent
gentilhomme venait frapper à la porte du séminaire
de Saint-Sulpice. Devenu bientôt prêtre, très-pieux,
très-charitable, il était demeuré, par toutes ses opi-
nions et ses habitudes de vie, un seigneur d'ancien


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 3't1


régime, à grandes manières, assez recherché dans
sa tenue , goûtant les vers, peignant l'aquarelle,
plein des traditions de la vieille cour, obstinément
opposé aux innovations constitutionnelles. Il se plaisait
à recevoir haute compagnie en son château de la
Roche-Guyon, et à lui offrir chaque jour, dans sa
merveilleuse chapelle souterraine, le spectacle à la
fois édifiant et enchanteur d'offices célébrés avec
une pompe sans pareille. L'atmosphère d'idées an-
ciennes qu'on respirait autour du duc-abbé l'em-
pêchait d'avoir prise sur les jeunes hommes des gé-
nérations nouvelles que, par penchant et par zèle, il
attirait auprès de lui. Ceux-ci l'aimaient pour sa bonté
gracieuse, pour cette courtoisie charmante et délicate
dont le secret semble avoir disparu avec les derniers
survivants du siècle précédent ; ils l'estimaient pour
sa tendre vertu ; mais ils étaient rebutés par cette
réapparition, pour eux inintelligible et souvent cho-
quante, d'un monde oublié. Telle n'était pas seule-
ment l'impression de Victor Hugo, alors à ses débuts,
et devenu , pendant quelques jours, l'hôte de la
Roche-Guyon; c'était aussi celle d'un adolescent de
grande race et de foi vive, Charles de Montalembert,
qui écrivait, en 1827, à « son ami de collége » :


Mes rapports avec le duc de Rohan m'ont plus d'une fois
embarrassé. Ma mère m'a écrit lettres sur lettres pour
m'exhorter à me lier avec lui. Il a toujours en pour
moi toutes sortes de bontés; il m'a même témoigné une




342 LA QUESTION R CLÉRICALE SOUS M. DM VILLE LE.


véritable affection et un tendre intérêt, et cependant j'é-
prouve un je ne sais quoi qui m'éloigne de lui. Jamais il ne
pourra exister de confiance entre lui et moi; jamais mon


,coeur ne pourra se livrer à un prêtre, à un Français, qui
déclare hautement que la liberté et l'égalité constitution-
nelles sont des chimères.


Ce « je ne sais quoi » qui éloignait le comte de
Montalembert de l'abbé de Rohan, et qui soulevait,
chez des esprits moins bien disposés et contre des
personnages moins sympathiques, des préventions
-autrement irritées , qu'était-ce, sinon la répulsion
.profonde, invincible , inspirée à la France nouvelle
par les hommes et les idées d'avant 1789? Il n'était
.pas surprenant, — mais n'était-ce pas un grand
malheur? — qu'une portion du clergé se trouvât
ainsi séparée de la nation qu'il devait évangéliser.


Il dépendait du gouvernement d'atténuer au moins
les inconvénients politiques de cet état des esprits.
S'il eût refusé nettement de se prêter au rôle qu'on
voulait lui faire jouer, ce péril (l'ancien régime
religieux, dont l'opinion était si vivement effarou-
chée, n'eût pas pris corps et fût demeuré à l'état
de menace spéculative. M. de Villèle, nous l'avons
dit ailleurs , peu curieux de théorie, mais clair-
voyant dans les choses pratiques, aimait à répéter
qu'il ne fallait pas « mettre la cérémonie avant
l'idée », c'est-à-dire introduire plus de piété clans
les manifestations officielles ou dans les lois, qu'il


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 343


n'y en avait dans les moeurs et clans les coeurs. « Un
défaut du clergé, écrivait-il dans ses notes intimes,
est de ne voir que la partie religieuse de la popu-
lation et de juger de l'ensemble de la génération
actuelle par une exception. » Mgr Frayssinous,
devenu ministre des affaires ecclésiastiques , n'eût
pas été disposé à moins (le sagesse et de prudence;
il désapprouvait visiblement toutes les exagérations,
et à plus d'une .reprise il s'était exprimé à la tri-
bune en d'excellents termes '. Mais le cabinet ne se
croyait pas de force à résister absolument aux exi-
gences de ses amis. Il en repoussait ou en ajournait
beaucoup, il cédait sur quelques-unes. De là, plu-
sieurs mesures, soit fâcheuses en elles-mêmes, soit
maladroites dans l'état des esprits. La plus fameuse
a été cette loi sur le sacrilége, qui a soulevé tant de


C'est ainsi que, lors du budget de 1827, il avait défendu , avec
une grande modération, le clergé français, contre le reproche d'aspi-
rer à l'envahissement et à la domination, Ini donnant des conseils et
une sorte de leçon, tout en le vengeant d'insidieuses calomnies. Si
quelquefois, disait-il, a un zèle immodéré laissait échapper des
paroles déplacées », la sagesse des premiers pasteurs avait bientôt
réprimé ces écarts. a liais, ajoutait-il, voyez l'inconséquence de
tant d'écrits dirigés contre le sacerdoce. On veut que le clergé soit
calme et mesuré dans sa conduite et dans ses discours; rien (le
mieux; c'est son devoir. D'un autre côté, que fait-on? Précisément ce
qu'il faut pour l'indisposer et l'aigrir. La satire et la calomnie le
livrent tous les jours à la haine et à la dérision publiques... On veut
qu'il s'attache à nos institutions politiques; rien de mieux encore; et
en même temps, on cherche à faire de nous une classe de suspects,
en attendant qu'on puisse en faire une classe d'ilotes. Si c'est ainsi
qu'on entend nous prêcher l'amour des institutions, je demanderai
ce qu'on ferait si l'on voulait les rendre odieuses. /




34% LA QUESTION a CLÉRICALE » SOUS M. DE VILLÈLE.


colères et n'a jamais pu être appliquée. Le mi-
nistère croyait-il faire compensation, quand il défé-
rait les adversaires de la Déclaration de 1682 à la
police correctionnelle , ou tâchait, par une sorte
d'anachronisme, de provoquer chez les évêques une
manifestation gallicane? il n'y gagnait que d'être
attaqué des deux côtés. Son embarras faisait pitié;
qu'il se tût ou parlât, s'abstint ou agît, frappât
M. de Montlosier ou Lamennais, ultras et libéraux


trouvaient qu'une occasion de se retourner plus
violemment contre lui, et, avec le désir sincère de
pacifier les esprits, il n'aboutissait qu'à enflammer
davantage les deux partis.


En face de tant d'entraînements et de faiblesses,
n'est-on pas tenté de chercher, -fût-ce dans les
parties moins en vue de la scène politique , s'il n'y
avait pas parmi les catholiques de ce temps quelque-
esprit plus clairvoyant , parmi les hommes d'État de
la droite quelque âme plus ferme? On rencontre
alors, dans un coin de la presse royaliste et reli-
gieuse , un personnage de physionomie un peu
excentrique, sympathique en dépit de ses lacunes et
de ses exubérances, et que nous avons le droit de
revendiquer et le devoir d'honorer comme un de nos
ancêtres intellectuels : nous voulons parler du baron
d'Eckstein '. Né en Danemark, de parents israélites,


I M. d'Eckstein a été l'initiateur, le conseiller, et, dans une cer-
taine mesure, le collaborateur des jeunes gens qui fonderont bientôt, en


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA D110 ITE.


élevé dans le protestantisme, un séjour à Rome lui
avait ouvert les yeux , et il s'y était converti au
catholicisme. Venu en France, sa bouté, une sorte
de naïveté tendre et loyale, lui avaient attiré l'affec-
tion (le tous ceux qui l'approchaient. Sa prodigieuse
érudition lui faisait remuer beaucoup de faits et
d'idées, et il lui arrivait d'écrire seul, en une se-
maine, la valeur d'un volume sur les questions les
plus diverses; mais le manque de méthode, des
défauts de forme, quelque chose d'un peu touffu et
confus qu'il tenait de son origine germanique, l'em-
pêchaient d'avoir grande prise sur un public français,
et il perdait ainsi le fruit de précieuses et riches qua-
lités. L'originalité et la droiture de son esprit lui
rendaient plus facile qu'à d'autres cette indépen-
dance rare de la modération et du bon sens, au
milieu des exagérations et des passions de parti. Il
avait discerné le péril de la voie où s'engageaient
catholiques et royalistes, et il avait osé le dénoncer,
dans les feuilles diverses où il écoulait sa prose
abondante. Séparer l'Église non de l'État, mais des
partis, la dégager de toute solidarité dans nos agi-
tations passagères, telle était la thèse sur laquelle
il revenait sans cesse, sans s'inquiéter d'être à peu
près seul à la soutenir. Ce n'était pas chez lui
théorie absolue , mais appréciation des circonstances


MO, le premier Correspondant : MM. (le Carné , de Cazalès , Fois-
set, etc., etc.




34.6 LA QUESTION a CLÉRICALE , SOUS M. DE vit.Lf.A.E.


et prévision de catastrophes qu'il devinait pro-
chaines et redoutables. Il regardait « comme un
malheur des temps, qu'en France un parti eût cher-
ché à s'emparer du clergé , pour le faire servir à la
reconstruction de la monarchie ». Quelque ultra
rêvait-il tout haut, pour l'Église, le périlleux et com-
promettant pouvoir d'une sorte de censure politique,
seul parmi les journalistes catholiques, M. d'Eckstein
protestait; il ne niait pas les dangers de la liberté
de la presse; mais c'était, disait-il, « la maladie du
siècle qui, plus forte que la médecine, veut avoir
son cours »; le remède était d'opposer les saines doc-
trines aux mauvaises. Pour cela, ajoutait-il , le
clergé devait se transformer et se fortifier; par des
circonstances indépendantes (le sa volonté, ce clergé
était au-dessous de sa tâche; il sommeillait, il
ignorait ce qui se passait autour de , et pendant
ce temps le mouvement scientifique et intellectuel
emportait le monde; ce n'était pas ainsi qu'on pou-
vait recouvrer (le l'ascendant et sauver la société. « Il
vous suffit, disait l'intrépide publiciste à certains
royalistes, d'avoir des hôtels et des loges à l'Opéra si
vous êtes mondains, ou les jouissances des dévotions
privées si vous avez de la piété... Sachez-le bien :
des Sybarites sans énergie, des intrigants sans capa-
cité, ont beau affirmer qu'ils aiment la religion et
la monarchie , s'agiter et former pour elles mille
petits complots, ils ne sauveront rien , s'il ne sort
pas de tout ce mouvement une action morale digne


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 3'p7


Mais un langage si viril et parfois sise
trop en désaccord avec les idées régnantes,


d
sensé


ce


était
notit tr»0


pour être écouté de la foule. Cette modération était
étouffée entre les exagérations et les violences con-
traires , et M. d'Eckstein , encore en cela véritable
précurseur de ceux qui devaient tenter plus tard des
efforts analogues, y gagnait seulement d'être attaqué
des deux côtés à la fois.


Les idées de sagesse se faisaient jour cependant
chez quelques autres âmes d'élite qui , dans l'inti-
mité , laissaient apparaître leurs inquiétudes et leur
désapprobation. Une catholique fervente, une amie
de M. de Maistre , madame Swetchine, écrivait le
5 octobre 1824 :


Je ne crains qu'une seule chose, c'est qu'on ne favorise
trop tout cc que j'aime; certes on ne se plaint guère de
cela ; cependant il est impossible de nier que ce ne soit tou-
jours sans danger. Quand le mal est dans l'opinion , il ne
se déracine que lentement, et si le pouvoir lui oppose des
remèdes violents, l'obéissance du moment ne rachète pas
les dangers de l'avenir. Je voudrais pour la religion ce que
les économistes demandent pour le commerce, qu'on lais-
sât faire sans trop s'en mêler; niais de nos jours, on ne veut
pas se donner le temps pour auxiliaire.


Madame Swetchine était encouragée dans ses idées
de modération par des hommes qu'on eût pu croire
Partisans de thèses plus extrêmes. Un.vieux jésuite,
dont toutes les idées avaient été formées avant la




348 LA QUESTION , CLÉRICALE , SOUS Al. DE VILLÈLE.


Révolution française, le Père Rozaven , assistant du
Père général et résidant à Rome, lui écrivait en
182.5, à propos des exigences et des exagérations
de certains écrivains catholiques de son temps, no-
tamment de Lamennais :


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 349
-


Jade ne comporte pas. Vous en jugerez; je n'aime pas à
parler politique, ni même à y penser; je voudrais faire un
peu (le bien dans la petite sphère (le mon activité, et je
crois que si ceux à qui Dieu a donné plus de moyens s'ap-
pliquaient plus à bien faire qu'à bien dire, le monde en
irait mieux.


Ce ton tranchant, ces déclamations perpétuelles, ces
prédictions sinistres, au lieu de conviction, ne laissent que
du noir dans l'âme. Le gouvernement peut répondre : « Don-
« nez -moi un peuple chrétien, et je lui donnerai des lois con-


formes à la perfection de l'Évangile. » Au lieu de crier
contre les gouvernements, les apôtres ont travaillé à conver-
tir les peuples, et c'est là aussi la marche qu'il convient, je
crois, de prendre en France... Le zèle amer ne fera jamais
qu'empirer le mal et rendre le bien plus difficile... Ce n'est
point le gouvernement qui peut rendre le peuple chrétien ;
c'est l'affaire des ouvriers évangéliques et tout ce qu'on
peut attendre du gouvernement , c'est qu'il favorise cette
entreprise... Quand on m'a convaincu que la législation en
France est athée, qu'en résulte-t-il dans mon esprit? Un
sentiment de tristesse et de découragement. Que j'aimerais
bien mieux que l'auteur éloquent qui nie donne cette triste
conviction employât cette même éloquence à diminuer le
nombre des alliées en France. Lorsque le peuple sera reli-
gieux, le gouvernement, fût-il athée, sera bien obligé de
lui donner des lois religieuses, et tandis qu'il sera impie,
les lois les plus religieuses ne remédieront pas au mal. En
lisant la brochure de M. de Lamennais, je n'ai pu m'empêcher,
en rendant toute justice à ses intentions, de le comparer à
quelqu'un qui querellerait un médecin de ce qu'il n'emploie
pas un traitement bon en lui-même, mais que l'état du ma-


On ne saurait trouver, sur la conduite des ultras de
la Restauration en matière religieuse, un jugement
plus sage, plus autorisé, et peut-être ne serait-il pas
déplacé d'y montrer des enseignements utiles à mé-
diter en tout temps. Mais que peuvent ces blâmes
intimes, ces gémissements discrets, pour arrêter le
mouvement qui entraîne certains catholiques? Les
uns , âmes pieuses, ignorant le monde du dehors,
n'imaginent pas qu'on puisse jamais demander au
pouvoir trop de témoignages de sa faveur et de sa
déférence pour la religion et le clergé, aux catho-
liques des manifestations trop publiques, trop écla-
tantes de leur dévotion. Cette sorte de profession
sociale et politique de la foi chrétienne leur apparaît
comme une consolation bien légitime et une com-
pensation, insuffisante encore, de tant de défail-
lances, d'apostasies et d'outrages. Ils ne voient là
que le bon exemple, l'impulsion salutaire, sans
comprendre , dans leur droiture, qu'en certains
états de l'opinion et des moeurs , il peut en résulter
un effet diamétralement contraire. Chez les autres,
esprits ardents, violents, la conviction religieuse




350 LA QUESTION g CLÉRICALE , SOUS M. DE VILLELE.


devient, dans l'échauffement de la bataille, une
sorte de passion de parti ; ils apportent les mêmes
procédés, les mêmes emportements , les mêmes
âpretés que dans les luttes politiques, parfois les
mêmes préoccupations personnelles, le même besoin
de s'agiter et de se mettre en avant. Pi qui, rem-
plissant une tâche pénible et ingrate , leur vient
parler prudence, tempéraments nécessaires , obliga-
tion de tenir compte de l'état des esprits, ils répon-
dent par des reproches de tiédeur, des accusations
de lâcheté , des soupçons de trahison ; ils intimident
et découragent la sagesse. Contre les importuns con-
seillers de modération, les Lamennais de la Restau-
ration et leurs imitateurs dirigent leurs coups les
plus rudes, leurs plus méprisantes invectives. Jus-
qu'où conduit parfois celte alliance. de la piété et
de la passion, à quelles fautes ces dévôts insuffisam-
ment' éclairés peuvent être poussés par les hommes
de parti, l'histoire est là pour nous l'apprendre.
L'histoire dit aussi la suite ordinaire de ces entre-
prises, et elle l'a dit, pour l'époque que nous étudions,
avec une redoutable netteté. Quiconque eût considéré,
dans la France de 1814, ce mouvement intellectuel
qui partait du Génie du Christianisme, ce mouve-
ment politique qui relevait le trône de saint Louis,
y eût certes reconnu les éléments d'un grand réveil
religieux. Le gouvernement et le parti royaliste ont
cru employer les meilleurs moyens de le favoriser.
Regardez maintenant cette même France en 1830.


POLITIQUE RELIGIEUSE DE LA DROITE. 351


Qu'est-il advenu de ces espérances ? Quel a été le
fruit de ces efforts ? Un esprit sage entre tous , un
catholique de grande foi et de grand sens, M. Foisset,
a pu écrire en parlant de la politique religieuse de la
Restauration : « Il faut le dire puisque cela est vrai :
l'insuccès de tout cela fut énorme. On n'aboutit qu'à
rendre la religion odieuse et impuissante à un point
à peine croyable. » Et précisant la raison de cet
insuccès : « Quand, ajoutait-il, au sein d'un peuple,
des doctrines religieuses contraires sont en présence,
comme deux armées ennemies sur un même champ
de bataille , quand , je ne dis pas la foi catholique ,
mais la foi chrétienne , est en minorité numérique
dans les classes qui dominent et entraînent les autres,
c'est là un immense malheur, c'est pour la nation
un immense amoindrissement moral; mais toute
pression même indirecte , exercée par l'autorité
séculière, pour déterminer des manifestations reli-
gieuses d'où la foi est absente, ne fera que rendre le
mal plus intense et plus profond,


Introduction à l'Histoire du P. Lacordaire. —M. de Tocque-
ville, dans une lettre à M. de Corcelle, en date du 13 septembre 1831,
développait également ces idées, qui ne sont pas vraies seulement
pour la Restauration.. Je vous prie instamment, disait-il, de ne pas
Oublier que je mets, à désirer le raffermissement des croyances dans
notre pays, l'ardeur que vous ressentez vons-mème. Mais il s'in-
quiétait de voir la plupart des hommes religieux chercher dans
G l'action du gouvernement , le moyen de propager leur foi. g Non
pas, ajoutait-il, que je nie que dans certains temps et dans certaines
sociétés, l'action du pouvoir sur l'état religieux du pays n'ait pu
exercer nue grande influence, sinon une durable; niais le pouvoir




352 LA QUESTION CLÉRICALE SOUS M. DE VILLÈLE.


3. — LA GUERRE AU PARTI PRETRE.


Les fautes commises par les royalistes et les
catholiques, dans les questions religieuses, aident à
expliquer le succès de la gauche; elles ne justifient ni
ses procédés, ni sa passion haineuse et perfide.
Les habiles de l'opposition comprirent tout de
suite que le spectre de la théocratie ne serait pas
moins utilement évoqué que celui de l'ancien régime.
Ils mettaient par là en éveil des préjugés aussi
susceptibles et également redoutables. Avec quel
empressement, avec quelle ardeur concertée, ora-


marchait alors dans le sens des masses; il ne faisait que les aider.
Chez nous , le retour sérieux et durable ne sortira que de l'effort
intérieur de la société sur elle-même. 1, Et le grand publiciste conti-
nuait ainsi , avec un accent de haute raison et de chaude conviction :
a Engagez donc sans cesse ceux que préoccupe particulièrement ce
grand objet à ne jamais perdre de vue l'état moral et intellectuel de
la nation. Rappelez-vous qu'elle est pressée, en cette matière, entre
d'anciens préjugés et un esprit nouveau; qu'elle n'entre dans la voie
que vous souhaitez lui voir parcourir qu'avec hésitation, marchant
toujours entre deux peurs, celle des socialistes et celle des prêtres;
toujours prête à faire un pas en arrière , après en avoir fait un en
avant; et cependant, je le répète , la nation ici est tout; on ne
saurait rien faire d'efficace et de durable que par l'action libre de sa
volonté. Il faut clone n'opérer qu'avec une prudence infinie, des mé-
nagements, une circonspection incessante, et se dire tons les jours
que le point capital n'est pas d'aller vite, niais de ne couvrir que le
terrain qu'on est sûr de garder, et que ce qu'on gagne en apparence
est en réalité une perte, et une perte immense, s'il s'ensuit un
effarouchement de l'esprit public et un rat ivement des anciens pré-
jugés.




LA GUERRE AU PARTI PRÊTRE.
353


leurs et écrivains s'emparaient-ils de toutes les exagé-
rations des ultras, de toutes les exigences du clergé,
de toutes les maladresses du gouvernement, pour
faire croire à la société civile qu'elle était menacée
de la domination du parti prêtre », et enveloppée
par une vaste conspiration d'hypocrisie et de fana-
tisme ! Une loi comme celle du saerilége était pour
eux une rare bonne fortune , et M. de ,
perspicace jusque dans les fautes qu'il n'avait pas
eu la force ou le courage de ne point commettre, pou-
vait écrire sur sou carnet, en sortant de l'une des
séances où cette loi avait été débattue : « La discus-
sion générale a été close, après avoir produit un
bien mauvais effet, dans le public et à la Chambre. »
La gauche exploitait jusqu'à la dévotion du prince.
Celui-ci, dans l'ardeur sincère (le sa foi, croyait
rendre service à la religion, en multipliant les témoi-
gnages publics de sa piété, sans se demander si, dans
l'état des esprits, ils n'étaient pas plus nuisibles
qu'utiles. On eût pardonné à Charles X d'avoir des
maîtresses et de les promener dans Paris. On était
choqué de le voir marcher à la suite du clergé, dans
les processions du Jubilé 1 . Le roi ayant, à cause


I Cette émotion, entretenue avec habileté et perfidie, n'échappait
pas à M. de Villèle, qui écrivait dans ses notes, à la suite d'une de ces
processions : d Je rendis compte au roi avec sincérité de l'effet pro-
duit par cette cérémonie. Le mal fut plus dans les coeurs et dans les
esprits que dans la tenue et les démonstrations qui furent conve-
nables-. Au fond, l'effet fut nuisible, et l'aspect du peuple laissait
pénétrer les pensées qui agitaient son esprit. Nous suivions à peu de


23




t


35'. LA QUESTIOX a CLÉRICALE , SOUS M. DE vli.t.à.E.


d'un deuil, porté dans une de ces cérémonies un
costume violet , k bruit se répandit parmi le peuple
que, engagé secrètement dans les ordres sacrés et
promu évêque , il remplissait les conditions imposées


cette faveur singulière et accomplissait la pénitence
• 'infligée aux erreurs de sa jeunesse. La rumeur pré-
sentait le prince comme un affilié secret des jésuites
.auxquels, pour prix du ciel , il avait livré son
royaume 1.


Y avait-il , en quelque endroit, une apparence de
dévotion intéressée ; racontait-on, par exemple,
comment le maréchal Soult, jusqu'ici peu connu
pour sa ferveur chrétienne, avait suivi la procession
du Voeu de Louis XIII, et était allé à sa paroisse, en
grande pompe, escorté de ses laquais, pour recevoir
la communion pascale; ou comment tel médecin,
plus renommé pour sa science que pour son ortho-


'distance le roi, et pouvions bien en juger. On aurait lu dans tous les
Teux que la population souffrait (le voir son roi suivant humblement
les prêtres. ll y avait moins d'irréligion que de jalousie et d'animosité
contre le rôle que jouait le clergé. 9 M. de 'Villèle écrivait encore à
propos d'une autre procession : » Le roi se livre trop à ces démon-
strations religieuses, au milieu d'une population travaillée contre
lui, sous ce rapport, par les agitateurs. On l'a encore vu avec peine
à la suite du clergé, à la procession du 15 aoùt. Il s'en est aperçu,
et e bien senti le froid des dispositions du peuple de Paris. Cela l'a
affecté. »


La caricature se plaisait à costumer le roi en jésuite. Sous ces
'deux titres : Aujourd' lad et Jadis, on montrait d'abord Charles X
vieux, revêtu d'habits sacerdotaux et disant la uteSse dans ses appar-
tements, au milieu de ses courtisans agenouillés; ensuite le même•
prince jeune, se livrant aux orgies d'un souper fin, en compagnie
'le jolies femmes.


LA GUERRE AU PARTI PRÊTRE.
355


doxie, avait eu soin d'oublier u n livre d'heures au
château des Tuileries , — aussitôt on prétendait
que partout régnaient la cafardise et l'hypocrisie , et
que, notamment dans l'armée, toutes les récompenses
et tous les avancements étaient accordés aux dehors
d'une fausse piété. Accusation terrible en France!
Par l'effet d'un mot d'ordre, chaque représentation
de Tartufe devenait l'occasion de manifestations ta-
pageuses que la police aggravait, en tâchant de les
réprimer, et l'on publiait, dans une édition à bon
marché et tirée à cent mille exemplaires, le chef-
d'oeUvre de Molière, devenu une sorte de pamphlet
approprié aux querelles du jour.


Il était un nom, nous l'avons dit, sur lequel se
concentraient toutes les terreurs et toutes les haines :
celui de jésuite. Les fils de Saint-Ignace apparais-
saient comme les mystérieux et redoutables insti-
gateurs de la contre-révolution religieuse. II n'était
question que d'eux dans les journaux. On dépei-
gnait le pays « attendant, dans le silence et l'effroi,
l'issue des effrayantes intrigues du jésuitisme


Oui, sans doute, s'écriait le Journal des Débats,
le nom des jésuites, ce nom sinistre , est dans toutes
les bouches , mais c'est pour être maudit; il est
répété dans les feuilles publiques, mais avec l'ex-
pression de l'épouvante; il parcourt la France en-


Ce qui fit dire : e Il y e des gens qui, en perdant leurs heures,
ne perdent pas leur temps. »


23.




35G LA QUESTION s CLÉRICALE , SOUS M. DE


[fière, mais sur l'aile de la terreur qu'ils inspi-
rent » Le Constitutionnel n'était pas journal à se
laisser dépasser dans une telle besogne. A l'enten-
dre, les jésuites étaient la cause de tout le mal. Une
loi lui déplaisait-elle, il la montrait « sortant des
catacombes de Montrouge ». Y avait-il quelque
conflit entre la police et la foule, « c'étaient, affirmait-


, les jésuites qui avaient donné le mot d'ordre ».
Le sang avait-il coulé, « les jésuites devaient être
satisfaits ». Non content de fouiller les régions
intérieures et suspectes de l'histoire et d'en exhumer
les vieux pamphlets, il y ajoutait pour le temps pré-
sent les calomnies les plus odieuses et souvent les
plus bêtes. Ses lecteurs devaient se figurer le novi-
ciat de Montrouge comme une sorte de château
fort, dont les souterrains communiquaient avec les
Tuileries et dans les caves duquel on faisait l'exer-
cice à feu. L'or y était entassé à pleins coffres. Les
ministres et les députés y comparaissaient pour être
censurés ou récompensés, et les nouveaux cheva-
liers des ordres du roi y venaient attacher à leur cor-
don bleu le scapulaire imposé par la Compagnie 2.


I taus un autre article, le même journal dénonçait cet ordre
dont l'orageuse carrière était renfermée entre la pyramide de Jean


Chûtel et l'échafaud de Damiens, dont le nom avait retenti parmi les
clameurs factieuses des Seize, les gémissements des Dragonnades et
les orgies de madame du Barry s .


1.e Constitutionnel ne craignait pas de prendre sous sa protec-
tion et de recommander, comme une révélation cligne de produire la
lus grande sensation, un ignoble pamphlet écrit par un jésuite


LA GUERRE AU PARTI PRÈTRE. 357


Cette polémique à outrance avait fini par produire
une véritable panique dans l'opinion : état d'esprit
étrange et maladif dont on se. ferait aujourd'hui diffi-
cilement une idée. Les plus sensés et plus courageux
sur d'autres sujets ne pouvaient prononcer de sang-
froid le nom (le jésuite.


N'était-ce pas vraiment jouer de malheur? En
d'autres temps ou en d'autres pays, les jésuites
avaient pu se mêler aux événements politiques, et y
exercer une influence diversement jugée. En France,


défroqué, Marcct de la Roche-Arnaud, sous ce titre : les Jésuites
modernes. Voici par exemple comment on y dépeignait le supérieur
de Montrouge, le Père Gury : «Sa volonté, un seul regard même, peu-
vent mouvoir mille bras armés de poignards pour assassiner les princes
et détruire les empires. Dans un appartement obscur de Montrouge,
tous les huit jours, à l'entrée de la nuit, les novices se rendent, à la
suite du Père Gury, au pied des statues d'Ignace et de François
Xavier, pour entendre les mystères de la Société. Ils jurent tous
d'abattre aux pieds de leur Père Ignare toutes les couronnes de l'uni-
vers... On dit méme, et je ne l'écris- qu'avec effroi, que le vendredi
saint, après la cérémonie de la Passion de Jésus-Christ, tous les
novices vont frapper d'un coup de lioignard la statue de Ganganelli,
qu'ils croient enchaîné par des liens de feu dans les enfers, celles
d'ua roi de France et de son ministre Choiseul , et encore celles de
de Pombal et de son roi faible qui laissa opprimer la Société. Von-
lez-vous une idée de la puissance du Père Gury sur ses pauvres
novices? Lisez l'histoire du Vieux de la Montagne; encore trouverez-
vous peut-ètre que ce Vieux de la Montagne avait de la modération. I
— L'auteur s'est repenti plus tard , et, en 18'&5, il a désavoué cet
écrit « comme étant le fruit honteux d'une vengeance pleine d'im-
posture Il a déclaré .• que l'esprit de parti l'avait mêlé clans le
déchaînement dont les jésuites furent les victimes, et que c'était à
la condition de multiplier les plus incroyables faussetés qu'il avait dûe
le succès populaire d'un jour dont avaient joui ces déplorables pro-
ductions d Un tel fait peut donner une idée de ce qu'était et de ce
pie valait la polémique contre les jésuites.




358 LA QUESTION « CLÉRICALE o SOUS M. DE VILLÈLE,


sous la Restauration, n'ayant encore qu'une situation
légale mal définie, ils s'étaient tenus volontairement
en dehors des luttes de parti , tout entiers à leurs
oeuvres d'enseignement , d'apostolat et de prière,
cherchant à affine le moins possible, l'attention,
évitant le bruit, poussant la prudence jusqu'à la
timidité. Sans doute la plupart des membres de la
Compagnie , surtout les plus êgés dont l'esprit
s'était formé sous l'ancien régime, avaient peu de
goût pour les institutions nouvelles qu'ils confon-
daient volontiers avec la Révolution , leur mortelle
ennemie. Qui pourrait en être surpris ou offusqué?
Travaillait-on d'ailleurs à leur faire aimer ces insti-
tutions? Mais ces sentiments ne se traduisaient pas
en action publique. Nulle part, dans les luttes politi-
ques de ce temps, l'histoire ne peut saisir la main
des jésuites ; aucune des exagérations ou des mala-
dresses que nous avons signalées ne leur était impu-
table. Si les meneurs avaient jeté ce nom dans la
bataille, n'est-ce pas que, réveillant de vieux préju-
gés, il leur paraissait bien choisi pour ameuter les
passions? Ils pouvaient faire marcher contre les
jésuites ceux qui n'eussent pas voulu toucher à leurs
Curés, soulever contre le jésuitisme ceux qui se
fussent effarouchés d'entendre attaquer directement
le catholicisme. En réalité c'était au clergé entier, à
la religion elle-même qu'on faisait la guerre. Par
une sorte (le timidité hypocrite qui est un hommage
rendu au prestige du christianisme, quand on l'alla-


LA GUERRE AU PARTI PRÊTRE. 35Œ


que, on ose rarement lui donner son vrai nom ; au-
jourd'hui, les catholiques sont pour leurs adversaires
des « cléricaux »; sous la Restauration, ils étaient
des « jésuites ».


La « Congrégation » ne tenait pas une moindre.
place dans la polémique du temps. D'après les
feuilles libérales, c'était une association formidable
et ténébreuse, une « puissance invisible qui sem-
blait ne siéger nulle part et dominait partout », s'im-
posait au gouvernement par la terreur ou la ruse,
disposait des places, enveloppait dans son réseau
toute une partie des fonctionnaires, était « en con-
spiration perpétuelle contre les trônes », entrepre-
nait « une croisade souterraine contre la civilisa-
tion » , et déclarait une «guerre à mort à la société » .
L'historien trouve-t-il donc dans la réalité des faits
quelque chose qui ressemble, même de loin, à cet
effrayant tableau? La Congrégation proprement dite
était une association que dirigeait un jésuite, le
P. Ronsin, en vue de conserver, par la prière, par.
la pratique de la charité, par les camaraderies hon-
nêtes, la religion et les moeurs des jeunes gens qui
en faisaient partie. Rien, on le voit, de plus simple.
et de plus correct. En fait, sans doute, ces jeunes
gens appartenaient tous au monde de la droite ; leurs
directeurs et patrons étaient disposés à considérer
comme une seule et même oeuvre de les maintenir
dans la foi chrétienne et dans la foi monarchique;
pie là cette association, d'intention toute religieuse,




:360 LA QUESTION g CLÉRICALE g SOUS M. I»: vitJAE,
risquait de prendre parfois un peu l'apparence d'une
pépinière de fonctionnaires royalistes. La mesure
était difficile à garder. Qu'elle ne l'ait pas toujours
été; qu'il y ait eu quelques imprudences; que cer-
tains brouillons aient prétendu étendre l'action de
la Congrégation hors de son cercle naturel, et trans-
former l'emploi très-légitime des recommandations
eu une ingérence indiscrète et compromettante dans
le personnel administratif; que des intrigants se
soient glissés dans cette société, attirés par .son
renom d'influence et avec le dessein d'exploiter, au
profil de leur ambition, les hautes relations qu'ils s'y
créaient par de faux dehors de piété : c'est possible,
c'est vraisemblable, bien que l'étendue et la gravité
de ces petits abus soient assez difficiles à déterminer
exactement. Mais il n'y avait pas là, en tout cas, motif
à ces reproches violents, à cet effroi mêlé d'indi-
gnation '.


A gauche, d'ailleurs, on confondait le plus souvent
cette Congrégation, après tout fort innocente, avec
une autre association à laquelle les jésuites et le
clergé demeurèrent étrangers. Celle-ci, vraiment
politique, avait son origine dans certaines sociétés
secrètes, formées sous l'Empire, tantôt pour déli-
vrer le pape, tantôt pour rétablir les Bourbons. Les
personnages les plus remuants du parti ultra-royaliste


1 On avait voulu fonder une Congrégation dans l'armée; mais
quand le Dauphin en entendit parler, il déclara qu'il ne recevrait jamaisde congréganistes chez lui, et l'association dut se dissoudre.


LA GUERRE AU PARTI PRÊTRE. :361


appartenaient à cette association qui avait ses affiliés
dans les Chambres; dans la presse, dans les fonc-
tions publiques, à la cour. Son action a dû être fâ-
cheuse en plus d'une circonstance, et ses membres
semblent parfois avoir voulu exercer, sur le monde
politique, une sorte de police religieuse, pour le moins
compromettante. Des hommes très-dévoués à l'Église
et aux Bourbons s'en montraient dès lors préoccu-
pés'. Mais là mème, il serait difficile de reconnaître


1 L'un d'eux , le baron Laurencin, dans une lettre intime à M. de
Villèle, lui annonçait comme un des dangers de la situation a l'orga-


nisation mystique, oit, à côté d'hommes respectables à tous égards et
sincèrement pieux, s'étaient glissés des ambitieux Le baron d'Eck-
stein s'indignait publiquement coutre a certains hommes qui tendaient


à tout transformer en système de police, et qui voulaient les associa-
tions comme un moyen de surveillance du troupeau , comme des
instruments subalternes du pouvoir , - Dans ses Souvenirs da jeu-
nesse , M. de Carné raconte le fait suivant qui se rapporte proba-
blement à l'une de ces associations à la lois religieuses et politiques:
a Lorsque je fus admis à la lin de 1825 au ministère des affaires
étrangères, je fus introduit dans le cabinet d'un haut employé de ce
département auquel je remis une lettre d'un personnage considérable
de la droite. Ce fonctionnaire, aussi ardent dans ses opinions qu'il
était tiède clans ses croyances, avait peu profité du précepte classique
(le M. de Talleyrand , et s'obstinait à déployer du zèle. Il me fit un
accueil très-bienveillant, entama une conversation politique à laquelle


je me mêlai avec une réserve qui dut lui donner une piètre idée de
mon esprit; et me tendant enfin la main avec beaucoup de cordialité,
il enlaça ses doigts aux miens d'une façon qui m'embarrassa, sans que


j
j 'y t'attachasse aucune :lignification précise. L'entretien fut de sa partplutôt encourageant qu'abandonné, ce monsieur paraissant attendre
usqu'à la fin un mot ou un geste qui correspondit au mouvement


dont le sens m'échappait. Lorsque, quelques jours après, il m'arriva
de parler de cette entrevne à un homme pourvu de plus d'expé-
rience que je n'en possédais moi-même, et quand j'eus incidemment
mentionné le geste qui m'avait étonné: a Ah! maladroit! s'écria-t-il,




302 LA QUESTION 4 CLÉRICALE » SOUS M. DE nt,t,tkie
la puissance formidable, le gouvernement occulte,
dénoncés par certains libéraux avec une feinte épou.
vante. Dans ces abus, il y avait beaucoup plus de ma•
ladresse et d'imprudences que de desseins coupables
et d'actions mauvaises. Les royalistes faisaient ainsi
plus de tort à eux-mêmes qu'à leurs adversaires. Ce
n'était en somme qu'une des formes de cette idée
fausse , déjà signalée comme le mal de l'époque, et
qui tenait à la confusion des deux causes religieuse
et monarchique. ajoutez-y le goût de certains catho-
liques, plus agités que clairvoyants , pour des orga-
nisations secrètes qui n'aboutissent le plus souvent
qu'à des puérilités compromettantes. Quoi qu'il en
soit d'ailleurs, n'est-il pas piquant de voir ces
hommes de gauche qui tout à l'heure étaient, en qua-
lité de carbonari, membres d'une société secrète vrai-
ment redoutable, complices de conspirations trop
réelles et trop sanglantes, s'indigner si bruyamment
à la seule pensée qu'il existait , du côté de leurs ad-
versaires, des associations essayant une propagande
plus ou moins heureuse et exerçant une action plus
ou moins efficace ?


a c'était la chaîne; il fallait passer le pouce dans l'anneau. vous avez
manqué votre fortune. » II me fut révélé ce jour-là que lorsque les


sociétés secrètes ne sont pas dangereuses, elles sont ridicules I D


Tout était fait pour surprendre dans la polémique
de la gauche. Ces libéraux n'avaient pas la notion la
plus élémentaire de la liberté religieuse, et ils abou-
tissaient toujours, comme ullima ratio de leur argu-
mentation, à l'intervention de l'État dans le domaine
de la conscience; ces défenseurs si bruyants de la
société moderne ne savaient employer contre leurs
adversaires que les armes les plus rouillées de l'an-
cien régime. Contre les jésuites, par exemple, ils
exhumaient les vieux arrêts du dix-huitième siècle;
comme si ce monument de proscription eût seul
mérité de demeurer debout, dans la ruine générale
du vieil édifice '. Opposait-on à cette évocation du
passé les principes nouveaux, les droits garantis par
la Charte à tous les citoyens, ils répondaient que la
liberté reconnue à toutes les opinions, depuis le
matérialisme de l'athée jusqu'au mysticisme du qua-
ker, ne s'appliquait pas aux jésuites, « parce que la
liberté ne devait pas s'étendre à ceux qui voulaient
la détruire ». Ils ajoutaient d'ailleurs que « tous les


I M. de Saint-Chamans ne faisait-il pas ressortir avec raison l'ana-
chronisme de ces querelles, quand il montrait à la tribune a ces
restes des jésuites poursuivis encore, après soixante ans, par les restes
des jansénistes, aux cris de joie des restes des soi-disant philo-
sophes »?


LA GAUCHE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 363


§ 4. — LA GAUCHE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE.




394 LA QUESTION ‘i CLÉRICALE n SOUS M. DE


moyens étaient bons pour défendre la société et la
civilisation ».


Troubler l'exercice du culte par des manifesta-
tions inconvenantes et tapageuses , ou même par de
véritables émeutes , c'était aussi faire acte de libéra-
lisme. Les missions à l'intérieur avaient pris alors
un grand développement : oeuvre d'intention excel-
lente , bien appropriée à la situation d'un pays que
la Révolution, en supprimant pendant plusieurs.
années toute vie chrétienne, avait presque ramené à
l'état païen. Quelques-uns de ces missionnaires, il
est vrai, n'avaient peut-être pas toujours autant de
tact et de mesure que de zèle et de dévouement;
leur mode de prédication , leur mise en scène pou-
vaient être habilement appropriés à un auditoire
populaire; mais ils oubliaient qu'un public moins
simple et fort mal disposé écoutait aux portes , prêt
à tout railler, à tout dénaturer ; partageant l'idée
fausse qui était alors celle de tous les hommes
religieux , ils cherchaient trop souvent à donner à
leurs démarches une sorte d'appareil officiel et gou-
vernemental , pl us provoquant qu'utile, et surtout
ils avaient laissé parfois se mêler à leur apostolat
quelque propagande politique'. Toutefois ces erreurs


Dans plusieurs des cantiques en usage dans les missions, il était
question des Bourbons. Le refrain de l'un des plus connus était :


Vive la France
Vive le roi!
Toujours en Fiance


Les Bourbons et la foi!


LA GAUCUE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 363


de conduite ne justifiaient ni n'excusaient les cabales
violentes et préméditées par lesquelles les libéraux
cherchaient partout à déconsidérer les missionnaires,
à entraver les missions. Journalistes, pamphlétaires,
chansonniers s'acharnaient contre ce qu'ils appe-
laient une « mascarade du treizième siècle » . Les ca-
lomnies les plus grossières, les insinuations les plus
outrageantes suivaient partout les prêtres ardents,
mais fort pieux et de vie irréprochable, qui s'étaient
donnés à cette oeuvre. On était ainsi parvenu à per-
suader au public que cet apostolat était en lui-même
une entreprise d'ancien régime, intolérable au dix-
neuvième Siècle'.


Une mission s'ouvrait-elle en quelque ville, aussi-


' On se ferait difficilement une idée du préjugé qui existait dans
tout le monde libéral contre les personnes et Pauvre des mission-
naires. M. Charles Lenormant, devenu catholique, écrivait, en 18•t-5,
dans son livre sur les Associations religieuses : a En prononçant le
nom de missionnaire, ma pensée se reporte à l'époque encore
récente où leur apparition était pour la politique un sujet d'émo-
tion et de scandale. J'ai quelque droit de parler de ces étranges
inquiétudes, car je les ai docilement partagées. Notre ignorance des
choses religieuses était telle, sous la Restauration, que nous n'hésitions
pas à considérer les congrégations de missionnaires comme une inven-
tion d'ancien régime. On nous aurait fort étonnés alors, en nous rap-
pelant l'origine de ces congrégations. La philanthropie nous permet-
tait de vénérer dans Vincent de Paul le père des enfants trouvés;
nous aurions lapidé celui des missionnaires. Dans les variétés de la
réprobation presque universelle dont ils étaient l'objet, il y avait
place pour tics sentiments presque catholiques; ceux d'entre nous
chez lesquels ne s'était pas effacée tonte trace d'éducation chré-
tienne, étaient disposés à plaindre les pauvres curés que de fou-
gueux apôtres venaient ainsi troubler dans l'accomplissement de leur
tâche. 1,




30G LA QUESTION a CLÉRICALE ; SOUS M. DE VILLÈLE.
tôt les libéraux étaient en émoi. On faisait venir
Talma ou mademoiselle Mars pour opposer le
théâtre à l'église '. D'ordinaire le parterre exigeait à
grands cris le TartqA, et la représentation tournait
en démonstration bruyante contre les dévots. Un
jour, le Père Rauzan arrivait à Strasbourg pour
donner une mission. « On doit ce soir demander
Tarte » , lui annonce le préfet. — « Eh bien , ré-
pond le missionnaire , dites qu'on le joue tout le
temps de la mission; de la sorte, ils en auront assez. »
Les libéraux ne se contentaient pas de « manifester »
au théâtre; ils entouraient l'église, où avaient lieu les
cérémonies , en hurlant quelque refrain grivois ou
impie de Béranger; fidèles et missionnaires étaient
injuriés, sifflés, parfois maltraités. L'uniformité (les
scènes suffisait à révéler un mot d'ordre commun.
Parmi les agents de désordre arrêtés en ces occasions,
on était à peu près assuré de trouver des individus
étrangers à la ville, sortes de commis voyageurs en


I Cette lutte du théâtre et de l'église ne tournait pas toujours à
l'avantage du théâtre. A Nantes, on avait fait venir Talma pendant
une mission. Néanmoins la foule continuait à sc porter au temple.
Le directeur du théâtre, atterré, courut exposer à l'un des magistrats
de la ville qu'il avait contracté des engagements onéreux avec le
célèbre tragédien, et que, si l'on ne venait à son secours, il était
ruiné. — s Qu'y faire? répondit le magistrat, chacun est libre d'aller
où bon lui semble. — Mais, monsieur, répliqua ingénument le
directeur, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de s'arranger? :MI. les
missionnaires font leurs instructions à la même heure que le spec-
tacle. Qu'ils aient la complaisance de les avancer de quelques heures.
De cette manière tout le inonde sera content.: (Vie du P. Rauzun,
par le P. DELAPORTE.)


LA GAUCHE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 367


agitation libérale. On ne s'en tenait pas toujours à
ces démonstrations comminatoires. Dans plusieurs
villes, la cabale dégénérait en émeute violente et la
troupe devait intervenir. A Paris, par exemple, des
jeunes gens envahissaient l'église Saint-Jacques du
Haut-Pas, armés de bâtons, et jetaient l'effroi parmi
les assistants ; on faisait éclater, dans Saint-Étienne
du Mont, une boite à poudre, et l'on y introduisait une
vessie remplie de gaz méphitique '. A Notre-Dame
des Victoires, des cris aigus, des chansons grossières
étouffaient la • voix des prédicateurs ; on essayait
d'escalader la chaire ; les clameurs redoublaient au
moment de la bénédiction du Saint-Sacrement; l'un
des missionnaires , l'abbé du Mcsnildot, recevait en
pleine poitrine un coup violent qui inspirait pendant
quelques jours des craintes pour sa vie ; deux autres
prêtres, cernés par l'émeute, étaient contraints de
passer la nuit dans l'église ; et l'on arrêtait, au milieu
des agitateurs, deux députés de la gauche. A Rouen,
l'émeute pénétrait aussi dans l'intérieur du temple :
une explosion soudaine de cris, de pétards et de
boules fulminantes couvrait les chants et interrom-
pait la cérémonie; des chaises brisées étaient jetées


1 Les explosions de poudre fulminante dans l'intérieur des églises
étaient devenues l'un des procédés habituels des agitateurs. Il m'a
été rapporté que l'abbé Bossu, curé de Saint-Eustache, prêtre fort
âgé et très-vénérable, avait pris le parti de se faire tirer des pétards
dans son appartement, afin de s'accoutumer à ce bruit, et de ne pas
tressaillir, quand il serait surpris, au banc d'oeuvre ou à l'autel, par
quelque détonation de ce genre.




368 LA QUESTION « CLÉRICALE SOUS M. DE VILLÈLE.


au milieu des fidèles aux cris de : « A bas les jé-
suites ! A bas les missionnaires! » Dans cette der-
nière ville, les excès furent si odieux que les jour-
naux de gauche eux-mêmes en furent embarrassés,
et que le Constitutionnel osa seul excuser cette vio-
lation brutale et sans prétexte de la liberté de la
prière. D'ordinaire la seule morale tirée des désor-
dres par les feuilles de gauche était qu'il fallait
proscrire les missions; elles se plaignaient de « l'a-
charnement des pieux démagogues » , et s'écriaient
qu'on devait « interdire le feu et l'eau aux mission-
naires, parce qu'il était évident que la France n'en
voulait pas » .


Les libéraux n'eussent pas admis qu'on les con-
traignît à entrer dans une église; mais ils préten-
daient y introduire de force la dépouille de ceux qui
s'en étaient tenus éloignés pendant leur vie. Chaque
année éclataient des conflits de ce genre, tantôt pour
quelque acteur mort sans confession , tantôt pour un
officier tué en duel. C'était devenu l'une des ques-
tions brûlantes du moment et l'un des principaux
griefs articulés contre l'intolérance cléricale. On
avait vu, aux obsèques de l'acteur Philippe, la foule
s'emparer du cadavre et le porter tumultueusement
aux Tuileries, demandant au roi d'intervenir pour
contraindre le clergé à accorder au mort l'honneur
de ses prières et de ses cérémonies. Le lendemain,
le Constitutionnel était tout indigné qu'on n'eùt pas
accueilli cette étrange requête, et il soutenait, aux


LA GALCIIE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 369


applaudissements de ses amis, « que dans un pays où
les cultes étaient payés par l'État, ils devaient être
sous sa dépendance » . C'était sans doute toujours
par aversion pour l'ancien régime que ces pré-
tendus novateurs tendaient à revenir à l'époque où
les parlements ordonnaient par arrêt aux curés de
conférer les sacrements '.


Un jour les libéraux de tous bords, depuis le Con-
stitutionnel jusqu'au Journal des Débats, sonnaient à
grande.volée la cloche d'alarme. Ils venaient de dé-
couvrir une association formidable qui enveloppait le
royaume dans un vaste réseau , imposait aux Fran-
cais une contribution illégale, transmettait ses ordres
d'un bout à l'autre du pays, avec plus de rapidité que
les télégraphes du gouvernement, et dont la seule
existence était « une violation flagrante de la Charte,
un mépris scandaleux de la puissance royale, un
complot mystérieux contre la sûreté de l'État »,
« Une telle autorité , ajoutaient- ils , instituée en
dehors de la souveraineté, aurait attiré même aux


I Bien des années devaient s'écouler avant que les hommes de la
gauche eussent, sur une question aussi simple, la notion de la liberté
religieuse. Longtemps après, en racontant ces incidents, M. de Vau-
labelle était encore tout animé des passions du Constitutionnel.


—Un fait de ce genre s'étant produit en 1831, l'abbé Lacordaire s'é-
criait dans r Avenir, avec l'éloquence fougueuse qui était en usage
chez les jeunes collaborateurs de Lamennais : Sommes-nous les
fossoyeurs du genre humain? Avons-nous fait un pacte pour flatter
ses dépouilles, plus malheureux que les courtisans t qui la mort du
prince rend le droit de le traiter comme le méritait sa vie?... Qu'est-
ce qu'un culte libre, si son temple ne l'est pas, si son autel ne l'est
pas, si l'on peut y apporter de la boue les armes à la main?




370 LA QUESTION & CLÉRICALE e SOUS M. DE VILLÈLE.


jours de Philippe le Long les foudres de la ven-
geance royale. » Le Journal des Débats en était si
ému qu'il ne parlait guère d'autre chose pendant
toute une semaine; et, disait-il, « ce qu'il y a de
plus effrayant, c'est que le chef de cette armée
formidable vit aux côtés du roi ! Il campe aux
Tuileries! C'est Mgr le cardinal-prince, grand aumô-
nier de France! Non, la Ligue ne fut jamais une
Sainte Union aussi illégitime, aussi redoutable,
aussi funeste, et l'unique espoir de la France est
dans la sagesse royale. » Quel était donc ce péril
nouveau qui troublait à ce point les sens des écri-
vains libéraux ? C'était la très-belle et , en tous cas,
très-simple et très-innocente association de la Pro-
pagation de la Foi, qu'un mandement de l'arche-
vêque de Besançon venait de recommander aux
fidèles de son diocèse.


Disons cependant, pour l'honneur du parti libéral,
que ces vieilleries oppressives soulevaient dans ses
rangs, dès 1824 et 1825, quelques protestations.
Celles-ci venaient de la jeune école du Globe. « Ré-
clamer l'exécution des arrêts parlementaires contre
les jésuites, déclarait ce journal, c'est ne pas com-
prendre la liberté, disons mieux, c'est se rendre
coupable de jésuitisme » ; et il ajoutait :


Je ne dis pas que si l'on laissait faire certains vieux phi-
losophes, les prêtres fussent traités plus doucement que ne
le seraient les impies par les écrivains du Mémorial catho-


LA GAUCHE ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE. 37i
ligue. Voyez comment les patriarches du parti libéral ré-
solvent les questions religieuses à l'égard du clergé. S'élève--
t-il une contestation entre un curé et quelqu'un de ses.
paroissiens à qui il a refusé son ministère., ce n'est jamais:
le paroissien qui a tort. Si l'on en croit ces vieux philo-
sophes, un curé est un fonctionnaire qui a mission d'in-
struire ses ouailles comme l'entend M. le procureur du
roi, qui est tenu de leur délivrer, sur le mandat de M. le-
maire, tous les sacrements qu'ils requerront, et auquel il
est interdit sévèrement d'avoir sa croyance d'homme ou sa
croyance de prêtre. Les missionnaires sont des vagabonds
dangereux qui entreprennent sur le monopole de la prédi-
cation exercé légalement par les curés, sous la surveillance
du commissaire de police, et les frères de la Doctrine
chrétienne, des professeurs marrons qui usurpent sur le-
domaine de la bienheureuse Université. Les jésuites sur-
tout, les jésuites qui passent pour les plus redoutables
ennemis de la philosophie, sont traités avec moins de céré-
monie encore. Tous moyens sont bons contre ces ecclésias-
tiques, et il paraît légitime de leur interdire le feu et
l'eau... Les dévots, dit-on , travaillent à mettre l'État dans
l'Église; les incrédules veulent que l'Église soit dans l'État.
II ne tombe sous le sens de personne que l'Église, qui est
une croyance, n'a rien à démêler avec l'État, qui est une-
force matérielle.


Mais les rédacteurs du Constitutionnel haussaient
les épaules, avec un sourire de pitié, et ils tançaient
dédaigneusement ces « quelques libéraux qui, ren-
fermés dans le cercle de certaines théories abstraites,
voulaient protéger, au nom de la tolérance, des.


24.




372 LA QUESTION a CLERP:ALE SOUS M. DE VILLÈLE.


étrangers qui ne toléraient personne ». Si le Globe
insistait , ou murmurait le reproche de trahison,
ou, chose plus grave, on le dénonçait comme « l'allié
déguisé des jésuites » . Dès lors, il n'avait plus
qu'à baisser la tète, et sa tentative d'impartialité
libérale demeurait sans action sur les chefs de
l'opposition, sans écho dans la foule '.


§ 5. — LA GAUCHE ET LE GALLICANISME.


Dans les deux batailles, religieuse et politique,
qu'elle livrait à la fois contre la droite, la gauche
semblait suivre des tactiques semblables. Dans l'une,
le spectre de la théocratie jouait le même rôle
que, dans l'autre, le fantôme de l'ancien régime.
Cette analogie n'était pas la seule. Comme les révo-
lutionnaires s'étaient, après 1824, posés en consti-
tutionnels et embusqués derrière la Charte pour
faire, plus sûrement et avec moins de risque, échec


L'un des représentants de la vieille opposition de gauche, un
ancien conspirateur, M. de Côrcelle , s'était cependant rallié aux
idées du Globe. c Je n'invoque point, disait-il plus lard , en 1828, à
la Chambre des députés, la rigueur des lois contre les jésuites. Je
préférerai toujours à ce moyen extrême la liberté de la presse, celle
de l'éducation, c'est-à-dire le droit commun, et la liberté de la pen-
sée sous toutes les formes; car il est plus équitable et plus sage d'af-
franchir la raison humaine pic d'écraser ses ennemis, avec des armes
qu'en d'autres occasions ils tourneront contre elle. I Mais cette
déclaration était l'acte isolé d'un irrégulier.


LA GAUCHE ET LE GALLICANISME.
373


à la royauté, ainsi des voltairiens, pour mieux
al taquer le catholicisme, se proclamaient gallicans
et se mettaient à invoquer les arrêts du Parlement
et la Déclaration du clergé de 1682. Après avoir
revêtu ce déguisement et exhumé ces antiques
parchemins, ils se sentaient sans doute des titres
nouveaux pour flétrir l'hypocrisie des dévots et
railler les royalistes de leurs évocations d'ancien
régime. N'était-ce pas vraiment pitié d'entendre
les écrivains du Constitutionnel jurer qu'ils en vou-
laient seulement aux jésuites et à la doctrine ultra-
montaine, qu'ils étaient pleins de sollicitude pour
le clergé et le christianisme, faire montre de zèle
pour « l'Église de France », se porter défenseurs
de « la religion de saint Louis et de Bossuet », et
fonder « une association évangélique pour la défense
des libertés gallicanes' »? On conçoit que M. de"
Villèle, si froid qu'il fût, laissât échapper, dans
l'intimité, l'impatience et le dégoût que lui inspi-
rait ce « machiavélisme incrédule, masqué de
gallicanisme et de zèle pour la loi » .


En dissimulant ainsi leur impiété, les meneurs
n'avaient pas seulement l'avantage de ne pas trop
.effaroucher l'opinion encore timide. De même qu'en


C'était probablement par gallicanisme que le Constitutionnel
applaudissait à la manifestation organisée à propos de l'enterrement
civil de Talma. Le malheureux et grand comédien, nourri de préju-
gés matérialistes et athées, avait refusé, sur son lit (le mort, de rece-
voir l'archevêque de Paris.




374. LA QUESTION « CLÉRICALE » SOUS M. DE VILLÈLE.


paraissant se renfermer dans la Charte, ils avaient
amené les royalistes du centre gauche et du
centre droit à s'unir à eux sur le terrain politique,
de même, en se faisant gallicans, ils s'attiraient,
dans la lutte religieuse, le concours d'un certain
nombre de chrétiens imbus de vieilles méfiances
parlementaires et jansénistes. Les fautes de la droite,
les imprudentes exagérations de Lamennais et d'au-
tres, avaient d'ailleurs, en éveillant et en irritant ces
méfiances , secondé une fois de plus les desseins de
.la gauche et facilité une alliance qui, sans cela, n'eût
jamais pu se faire. La race de ces gallicans a dis-
paru aujourd'hui , ou du moins ses idées ont changé
de direction ; mais elle avait encore d'assez nom-
breux représentants sous la Restauration, surtout
dans la génération dont les idées s'étaient formées
:avant 89.


Entrez au Parlement un jour où l'on discute sur
la Congrégation ou sur les jésuites. A la Chambre des
pairs, ce sont MM. Molé , Pasquier, de Marante, et'
même M. Lainé, qui réclament l'application des vieux
arrêts de proscription. A la Chambre basse, les plus
véhémentes attaques contre le parti prêtre viennent
de députés qui n'appartiennent pas à la gauche,
M. Bourdeau, M. Gautier, M. Agier'. Les lois mala-


t Agier, membre de la contre-opposition de droite, déclarait
:que la « France pouvait à peine maîtriser son émotion à la vue du
spirituel menaçant d'envahir le temporel. Et d'où partait cette me-
nace? d'une puissance occulte qu'il était temps de signaler à la tri-


LA GAUCHE ET LE GALLICANISME. 375


droites présentées par le gouvernement amènent
M. Royer-Collard à soutenir, de sa grave parole, ceux
qui dénonçaient les menaces de théocratie, et le
puissant orateur terminait ainsi son discours contre
la loi du sacrilége :


Je dépose ici, en finissant, le fardeau de cette terrible
discussion. J'ai voulu marquer, en rompant un long silence,
ma vive opposition au principe théocratique qui menace à
la fois la religion et la société, d'autant plus odieux que ce
ne sont pas, comme aux jours de la barbarie et de l'igno-
rance , les fureurs sincères d'un zèle trop ardent qui ral-
lument cette torche. Il n'y a plus de Dominique, et nous
ne sommes pas non plus des Albigeois. La théocratie de
notre temps est moins religieuse que politique ; elle fait
partie de ce système de réaction universelle qui nous em-
porte; ce qui la recommande, c'est qu'elle a un aspect
contre-révolutionnaire. Sans doute, la Révolution a été
impie jusqu'au fanatisme, jusqu'à la cruauté; mais qu'on y
prenne garde, c'est ce crime-là surtout qui l'a perdue; et
l'on peut prédire à la contre révolution que dés représailles
(le cruauté, ne fussent-elles qu'écrites, porteront témoi-
gnage contre elle et la flétriront à son tour.


butte. » Il dénonçait les jésuites, non pas « ceux de ses membres qui
se livrent à la prédication et à l'enseignement, niais les jésuites qui,
dans le monde, portent les mèmes habits que nous . Faisant allu-
sion à la Congrégation, il se demandait d'où venait son pouvoir.
« De celui qu'elle a (le faire donner ou ôter les emplois dans le
civil, dans l'armée. ,, C'est, dit-il, la « corruption de l'hypocrisie,
devenue moyen d'avancement ». Puis il ajoutait : « N'en doutons
point, messieurs, la France, qui, éblouie par l'éclat des armes, a pu
supportereti I




le despotisme militaire, ne pourrait tolérer celui de l'hypo-




376 LA QUESTIONI « CLÉRICALE ; SOUS M. DE vn.t.i.m.
Comment, en entendant d'une telle bouche un


tel langage, la société civile ne se serait-elle pas crue
réellement menacée? Et ne conçoit-on pas le prix
que la gauche attachait à faire soutenir la bataille
par de pareils alliés, dût-elle pour cela dissimuler
son impiété derrière un masque de gallicanisme?


§ 6. — MACISTRATIME ET LE CLElla.


La gauche , d'ailleurs, obtenait ainsi un autre
concours qui parait rait aujourd'hui fort surprenant :
(celui du corps judiciaire. La résistance de la magis-
trature a été , avec l'opposition de la Chambre des
pairs, le coup le plus sensible porté à la politique
de M. de Villèle. Cette résistance venait, non d'un
entraînement vers un esprit nouveau de libéralisme,
niais au contraire d'un retour aux préventions et aux
animosités des vieux Parlements contre Rome et les
jésuites. S'il n'y avait sur les fleurs de lis de la cour
de Paris qu'un seul Schonen , ami de La Fayette
et de Manuel , carbonaro et conspirateur, on y
pouvait trouver plusieurs Cottu! Type singulier que
le conseiller Cotin! Loin d'être un « libéral »,
ses opinions en politique étaient celles de la plus
extrême droite, et , dans les nombreuses brochures
qu'il avait la manie de publier, il exposait les rêves


LA MAGISTRATURE ET LE CLERGÉ. 377


de réaction aristocratique les plus extravagants '.
Esprit honnête, mais étroit , obstiné, infatué des
souvenirs de la féodalité ou de la grand'chambre,
il avait, quoique chrétien convaincu , une terreur
folle de tout ce qui lui apparaissait comme la domi-
nation ecclésiastique, et perdait la tête au seul nom
de jésuite. Dès 1824, il annonça que « la magistra-
ture veillerait sur les entreprises du clergé », et
depuis lors nul ne reprocha plus violemment au mi-
nistère de livrer la France au parti prêtre. C'en était
assez pour que les libéraux élevassent aux nues ce
tenant d'ancien régime, et même l'inscrivissent parmi
leurs candidats aux élections de 1827. Les Cottu de
la cour étaient secondés par les Dupin du barreau.
Nous retrouverons M. Dupin , en 1828, sur la scène
politique, et nous aurons alors l'occasion de consi-
dérer de plus près cette singulière figure. Il en vou-
lait au clergé, non d'une haine d'impie, mais d'une
rancune de légiste du Tiers. Sa nature batailleuse,
terre à terre, sans autre originalité que celle de la
forme, se délectait dans cette politique de vieux
textes, se passionnait à ces querelles de gallicans
et de jésuites. Il devait demeurer jusqu'à sa der-
nière heure , malgré bien des transformations,
l'incarnation bizarre de cette antique théologie de
basoche et comme le survivant unique d'une race


C'est lui qui, en IS?.9 et 1830, poussera le plus ouvertement
M. de Polignac à son coup d'État et surtout à la suppression du droit
d'élection.




t


378 LA QUESTION « CLÉRICALE , SOUS M. DE VILLELE.


disparue dans le grand déluge révolutionnaire '.
Les opposants avaient entrevu de bonne heure


l'appui qu'ils pourraient trouver dans le corps judi-
ciaire , et en 1.824 M. de Salvandy avait indiqué.
que, pour abattre la nouvelle Ligue, on devait
compter « sur cette généreuse magistrature, faite
pour rendre des arrêts , non pas des services . Avec


Si grand adversaire que M. Dupin frit des jésuites, il était en
bons rapports personnels avec quelques-uns (l'entre eux. En 1825, il
était allé visiter le célèbre collége tenu par ces religieux à Saint-
Acheul près d'Amiens, et dirigé par le P. Loriquel , homme
de science et d'esprit, malgré le renom ridicule qu'on a voulu fort
injustement lui attribuer. Les Pères avaient mis une sorte (le coquet-
terie à faire le plus gracieux accueil à leur hôte. En 1826,
M. Dupin retourna à Saint-Acheul. Arrivé le jour d'une grande céré-
monie religieuse, les jésuites lui offrirent, non sans quelque malice,
l'honneur de porter à la procession l'uni des cordons du dais. Le fait
fut ébruité, l'opinion libérale s'en émut comme d'une sorte de trahi-
son et d'apostasie. L'avocat, si populaire la veille, se vit vilipendé,
raillé par tous les journaux. C'était devenu l'événement du jour.
M. Dupin ne sut avoir ni assez d'esprit, ni assez de courage pour
résister à la tourmente, et il s'abaissa à écrire une lettre d'excuses et
de justification, oh, renouvelant sa profession de foi gallicane, il se
prononçait pour l'application <les lois de proscription contre les
jésuites, ses hôtes de la veille. — Ce n'est pas, du reste, la seule
mésaventure arrivée à M. Dupin, dans sa campagne coutre la Compa-
gnie de Jésus. Un peu plus tard, c'était en 1828, et M. Dupin était
député , il arrivait à la Chambre tout ému , et, la voix altérée par
l'effroi, il demandait à signaler à ses collègues un fait des plus graves.
Il venait de voir, disait-il, avec une juste horreur, le monogramme
(les jésuites exposé et arboré dans l'enceinte môme du Palais. A ces
mots, la séance fut interrompue; M. Dupin sortit de la salle avec un
des questeurs et une foule de députés qui bientôt rentrèrent en
séance, parfaitement rassurés. Le fameux monogramme était tout sim-
plement celui du Christ, I. H. S. (Jésus Hominwn Salvator), sur-
monté d'une croix, et placé au haut d'un reposoir. Ou conçoit que
les journaux de la droite ne se firent pas faute de rire aux dépens de
M. Dupin.


LA MAGISTRATURE ET LE CLERGÉ. 379


la mauvaise chance qui marquait alors beaucoup
de ses actes, le gouvernement avait contribué à
donner aux tribunaux une partie de cette puissance
dont ils allaient se servir contre lui. Il avait cru faire
merveille, dans la loi de 1822, lorsqu'il avait rem-
placé , par les juges correctionnels , la juridiction
du jury, établie par la loi de 1819, en matière de
presse, et avait créé les délits de tendance déférés
directement aux cours royales. Une poursuite in-
tentée en vertu de cette dernière disposition avait
abouti, en 1824, à un acquittement. Mais c'est sur-
tout à partir de 1825 que les incidents judiciaires
devinrent des événements politiques considérables.
Sous l'Empire, les murs du Palais avaient été en
quelque sorte sans écho. L'arbitraire régnait, non le
droit. Dans la bouche de Napoléon I", le nom
d'avocat était une qualification méprisante. La Res-
tauration fut, au contraire, l'ère des procès écla-
tants, depuis les accusations tragiques portées
contre les complices des Cent-Jours, ou contre les
conspirateurs de 1820, 1821 et 1822 , jusqu'aux
poursuites de presse du ministère Villèle. Il semblait
d'ailleurs que tous les lieux où se faisait entendre
une parole publique eussent alors une sonorité
particulière. A la barre des tribunaux, on discutait
les plus graves questions politiques ou religieuses ;
le public y apportait une jeunesse d'attention qu'on
ne devait pas retrouver plus tard , et à certains jours
les arrêts passionnaient la rue, comme sous la




383 LA QUESTION a CLÉRICALE I SOUS M. DE


Fronde on à la veille de la Révolution, aux temps de
Broussel et d'Éprémesnil.


Aussi quelle foule curieuse et agitée se pressait,
en décembre 182G, aux abords du Palais de justice.
afin d'assister aux débats. du procès de tendance
intenté au Constitutionnel et an Courrier, pour « at-
taques systématiques à la religion de l'État »! Du
moment que le délit était prévu et puni par la loi,
l'imputation était absolument justifiée, et le minis-
tère public n'avait pas de peine à relever dans
les colonnes des deux journaux une longue série
d'agressions hypocrites ou ouvertes, de calomnies
odieuses, d'outrages grossiers. Toutefois, l'esprit
connu des juges, l'indépendance hostile dont ils
avaient déjà commencé à faire preuve , ne laissaient
pas le gouvernement sans inquiétudes, les accusés
sans espoir sur le résultat de la poursuite. M. Dupin
plaidait pour le Constitutionnel; il prit aussitôt l'of-
fensive. Les jésuites, l'ultramontanisme, la politique
religieuse du gouvernement devinrent les accusés.
Tirant habilement parti des exagérations de quel-
ques écrivains, notamment de Lamennais, il dé-
nonça l'invasion qui menaçait la société temporelle
et l'Église de France. La vraie question , disait-il ,
est de savoir qui l'emportera du pouvoir civil ou
du pouvoir sacerdotal , des doctrines ultramontaines
ou des libertés gallicanes. « Reconnaissez l'effort
des pharisiens du jour; sentez les coups de cette
épée dont la poignée est à Rome et la pointe par-


LA MAGISTRATURE ET LE CLERGÉ.
381


tout... » Puis, après avoir exprimé l'espoir que
rplicour sa tâche , il ajoutait, enla r saurait rem


s'adressant aux magistrats : « Vous pourrez dire
alors, ou du moins nous dirons de vous : si les
libertés publiques n'ont pas péri en France; si
l'ultramontanisme a été contenu; si l'on a pu con-
tinuer d'opposer à ses entreprises l'antique barrière
des libertés de l'Église gallicane; si le pouvoir
royal se trouve ainsi préservé pour l'avenir des
attaques et des empiétements qui l'ont jadis mis en
péril ; si l'ordre public est maintenu et l'opinion
publique rassurée,— on le doit à la cour de Paris. »
M. Mérilhou, qui défendait le Courrier français,
développa le même thème, et ce ne fut pas l'un des
spectacles les moins piquants de cet étrange procès,
de voir un ancien carbonaro, qui n'était catho-
lique d'aucune façon, et dont les clients étaient des
voltairiens notoires, se poser en apologiste de la
religion de Bossuet et de saint Louis, « ce prince qui
fut grand parmi les grands rois ».


Cependant, à mesure que les débats se prolon-
geaient, l'émotion du public allait croissant ; tous
les yeux étaient fixés sur la cour. Que serait l'arrêt?
Il n'y avait pas d'autre question. Au jour fixé pour
les répliques, l'assistance était plus nombreuse
encore. Les débats terminés, la cour se retira pour
délibérer. Trois quarts d'heure après, elle rentrait
en séance, et, au milieu d'un silence solennel, le
premier président Séguier donnait, d'une voix




382 LA QUESTION c CLÉRICALE r SOUS M. DE VILLÈLE.


ferme, lecture de l'arrêt. Dès les premiers mots, on
entrevit l'acquittement; un murmure d'approbation
parcourut l'assemblée, puis vint le considérant
suivant :


... Considérant que ce n'est ni manquer à ce respect,
ni abuser (le la liberté de la presse, que de discuter ou
combattre l'introduction et l'établissement dans le royaume
de toutes associations non autorisées par les lois, que de
signaler, soit des actes notoirement constants qui offensent.
la religion et mémo les moeurs , soit les dangers et les.
excès non moins certains d'une doctrine qui menace tout à
la fois l'indépendance de la monarchie, la souveraineté du
roi et les libertés publiques garanties par la Charte consti-
tutionnelle et par la Déclaration du clergé de France
en 1682, Déclaration toujours recourue et proclamée loi
de l'État '...


Alors les applaudissements éclatèrent et les cris
de « Vive la Charte ! Vive la cour royale ! Vivent nos
magistrats ! » retentirent pendant plus de dix
minutes, répétés par la foule assemblée aux portes
du Palais. Tous les journaux de gauche étaient dans
la joie. Le gouvernement, au contraire, se sentait
battu. Charles X était triste et irrité. Quelques jours
après, à l'occasion du 1°' janvier, M. Séguier, à la
tête de la cour, présentait ses hommages au roi.


Vingt—sept conseillers avaient pris part à la délibération, et parmi
les plus résolus en faveur de l'arrét , on en citait plusieurs connus
pour leurs sentiments religieux.


LA MAGISTRATURE. ET LE CLERGÉ.
383


« Le sentiment pur qui nous anime, disait-il dans
sa harangue, remonte de lui-même à l'auguste
auteur de nos devoirs, et, sans ambition de plaire,
si nous lui plaisons, nous obtenons notre plus digne
récompense. » Le prince répondit avec un accent
bref : « Passez, messieurs. »


Il y avait là pour la magistrature un danger et une
tentation. Elle était mise en goût d'applaudissements,
et le premier président, naguère encore poursuivi
par les refrains railleurs de Béranger, savourait le
plaisir, nouveau pour lui, de la popularité. L'indé-
pendance des juges ne sut peut-être pas toujours
résister à cette séduction, non moins périlleuse que
celle des faveurs royales. En 1826 et 1827, presque
toutes les poursuites pour délits de presse intentées
par le gouvernement aboutirent à des acquittements
que M. de Villèle, dans ses notes intimes, qualifiait
de « scandaleux », et que la presse (le gauche louait
chaque jour plus bruyamment. Ces échecs renou-
velés contribuèrent , au moins autant que les défaites
parlementaires, à affaiblir le cabinet. Les hommes
politiques (le la droite reconnaissaient, avec M. de
Bonald, qu'en supprimant la juridiction du jury, on
avait rendu la magistrature trop forte. «'fous les
corps inamovibles, disait tristement M. de Villèle,
pairs et juges, manquent au gouvernement »; et il
en venait à écrire sur son carnet : « Les hérédités, et
les inamovibilités déplacent le pouvoir et amènent la
destruction de la force morale et de la considération




We LA QUESTION CLÉRICALE n SOUS M. DE VILLÈLE.


du gouvernement, quand elles sont appelées à
prononcer sur des questions politiques. Deux puis-
sances en ce genre sont toujours rivales; la plus
faible cherche à accroître sa force et à diminuer
celle (le l'autre par les voies, si dangereuses en ces
matières, de la popularité et de l'opposition. »


Pendant ce temps , les relations s'aigrissaient
chaque jour davantage entre la magistrature et le
clergé. Des lettres pastorales protestaient en termes
véhéments contre les décisions de la justice. Par
représailles, plusieurs cours royales refusaient de
prendre rang, suivant leur coutume, dans les
processions solennelles. La cour de Nancy censurait
le mandement de l'évêque de cette ville, Mgr de
Forbin-Janson. A l'audience de rentrée, en 1826,
le procureur général d'Amiens dénonçait, aux
applaudissements des feuilles libérales , « les
hypocrites qui se couvraient du masque de la
religion pour conquérir le pouvoir' ». Fait curieux


Rous n'ignorons pas, disait ce procureur général, qu'il est des
aspirants à la magistrature qui trompent effrontément Dieu et les
hommes, par une hypocrisie sacritége dont les exemples se sont mul-
tipliés sous nos yeux d'une manière révoltante. Quel est cet individu
qui entre dans le temple, aux grands jours de tète, vêtu d'un cos-
tume remarquable, et qui, s'avançant lentement pour être mieux
aperçu, psalmodie des lèvres les louanges de la Divinité? C'est un
hypocrite par calcul, dont quelques personnages pieux et confiants
vanteront la conversion , et qu'ils recommanderont avec chaleur à
l'autorité. Mais ses démarches affectées ne vous séduiront point ; nous
le ferons suivre dans l'obscurité dont il va bientét se couvrir ; on lui
arrachera son masque, sur le seuil même du vice auquel il doit sacri-
fier.


LA MAGISTIL
ET LE CLERGÉ.
355


et qui montre combien cette méfiance à l'égard du
parti religieux était générale alors dans le inonde
judiciaire, ce magistrat, loin d'être lui-même un
libéral, s'était attiré une destitution, sous le ministère
Decazes, pour avoir été trop engagé dans la politique
de droite.


Poussant jusqu'à ses conséquences les plus
absurdes , mais les plus logiques, la doctrine de
l'arrêt de 1825 , le tribunal correctionnel de la Seine
en arrivait, en 1826, à condamner à l'amende l'abbé
de Lamennais, pour avoir attaqué la Déclaration de
1682, reconnue loi de l'État, et avoir ainsi contrevenu
à des édits de 1762 et de 1768. Vainement le
Globe, plus clairvoyant, montrait-il que ces tristes
jugements tendaient à concéder à la magistrature le
pouvoir spirituel que les peuples et les 1-ois ne
veulent Hus reconnaître au pape ; vainement
ajoutait-il que, si l'on continuait, « il faudrait en
venir à une jurisprudence de cassation qui rempla-
cerait les conciles »; cette protestation était couverte
par les acclamations du Constitutionnel et du Journal
des Débats. Les écrivains de gauchie continuaient à
célébrer, comme un échec infligé au parti de
l'ancien régime, cette évocation d'une législation
qui remontait à Louis XIV et à Louis XV, et comme
un grand triomphe pour le parti libéral , cette
i ntervention du pouvoir civil et des tribunaux correc-
tionnels dans les définitions de dogme et les questions
de conscience


25




38G LA QUESTION CLÈRICALE n SOUS M. DE VILLÈLE.


7. — m. DE MONTLOSIER.


L'un des incidents les plus curieux de cette lutte
:à la fois politique, religieuse et judiciaire fut, sans
contredit, la campagne entreprise par le comte de
Montlosier, ce vieillard septuagénaire, ce gentil-
homme royaliste et catholique , qu'on vit tout à coup
se placer à l'avant-garde des adversaires de M. de
Villèle et de Mgr Frayssinous , se faire le dénon-
ciateur le plus àpre et le plus implacable des jésuites
et du parti prêtre. Nature originale et bizarre entre
toutes , ayant dans les manières et dans l'esprit la
sauvagerie forte, rude et abrupte du coin de
l'Auvergne où il était né et où il aimait à s'enfermer;
batailleur, l'épée ou la plume à la main , ergoteur,
brise-raison , soutenant les thèses qu'il s'était
formées dans la solitude avec l'énergie obstinée du
montagnard qui défend son sol; non sans générosité,
mais trop souvent possédé par l'orgueil ou la haine;
:ayant à certains moments, on dirait par poussées,
.des idées belles, surtout fortes, des vues perspicaces,
mais écrivain presque toujours confus , embrouillé,
disparate, tumultueux par excès de passion ' ; tenant


I Il a dit de lui-même, en racontant son rôle à la Constituante:
Ce n'étaient pas les impressions ou les idées qui me manquaient;


M. DE MONTLOSIEll.
387


à la fois du fou et de l'homme supérieur, et , après
une longue vie très-laborieuse et très-agitée, n'abou-
tissant qu'à des oeuvres manquées et ne laissant
qu'une mémoire trouble.


Né en 1755, ayant terminé à quatorze ans ses
études classiques, le jeune Montlosier s'était alors
dispersé de tous côtés, avec une fougue désordonnée,
essayant un jour du droit, l'autre jour de la médecine
ou de la chimie, croyant à Mesmer et au magnétisme,
tantôt affamé de solitude et faisant de la théologie
comme s'il voulait se faire prêtre, tantôt se livrant
aux plaisirs mondains, se battant en duel, applau-
dissant Voltaire et Diderot. A vingt-cinq ans, pour
rentrer en jouissance d'un petit domaine , autrefois
propriété de sa famille, il épousait une veuve de
quarante ans, rustique , sans attraits d'esprit, de
beauté ni de fortune. Envoyé à la Constituante en 89,
il avait d'abord partagé les idées et les passions du
parti de la noblesse. L'influence de Malouet l'avait
amené peu à peu à une politique plus modérée,
mais en le laissant très-royaliste et surtout très-
aristocrate. Le sang-froid et la netteté lui faisaient trop
complétement défaut pour qu'il fùt orateur habile; il
avait cependant parfois des éclairs ; ainsi prononça-


, au moment de la Constitution civile du clergé,
cette phrase fameuse que l'histoire a recueillie et


tout cela était en moi avec abondance, mais dans une telle confusion,
.ddalts


mon


tmte aaue.tumulte, que, si je voulais improviser, je m'embarrassais


25.




388 LA QUESTION a CLÉRICALE , SOCS M. DE VILLÈLE.


qui a été gravée sur son tom'Jean : « Si on leur ôte
leur croix d'or, ils prendront une croix de bois;
c'est une croix de bois qui a sauvé le monde '! »
émigra en 92; mais il ne put supporter les imperti,
tinences des ultras de Cobleniz et se réfugia à
Londres auprès de Malouet, se livrant aux rêve-
ries les plus bizarres 3 , ou écrivant avec empor-
tement des lettres sur la modération. Rentré en
France après le 18 brumaire, il s'était attaché,
quoique avec indépendance, à la fortune de l'em-
pereur. En 1814, il se retira dans son désert
d'Auvergne, occupé à « semer l'orge dans son petit
champ de caillou ». Ennemi obstiné du libéralisme
et de la démocratie , contempteur de la Charte tant
qu'elle n'aurait pas rétabli une noblesse légale, il
confondait, dans son indignation, LaFayetteetRoyer-


t a MonCosier, a dit Chateaubriand, était resté à cheval sur la
renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu
ratissée par moi quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond. ,
2 Mal reçu des princes, il eut une querelle, se battit la nuit


an bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n'y voyant
nonne, il demanda aux témoins si la pointe de l'épée passait par
derrière : De trois poncesa, lui dirent ceux-ci qui [aèrent. a Alors
a cc n'est rie:,, répondit Montlosicr. Monsieur, retirez votre botte.


(CuarzAuentAxn, Illémoires éroutre-Mmbe.)
3 Il réunissait ses amis et leur faisait part des moyens qu'il avait


imaginés pour triompher des Jacobins : c'était de réanir tous les
elpucins de l'Europe et de les faire entrer en France, processionnel-
lement , portant la croix pour étendard. — En même temps, il
publiait un ouvrage physico-politico-philosophir e, pour prouver
que le bleu était la couleur de la vie, par la raison que les veines
bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour
s'évaporer et retourner au ciel bleu.


M. DE MONTLOSIER. 38)


Collard ', et esquissait, dans son livre (le la Monarchie
française, du gouvernement aristocratique.
Les journaux ne ménageaient pas celui qu'ils avaient
surnommé le « publiciste féodal ».


Tel était le personnage, tel était son passé, et
certes rien ne pouvait faire prévoir qu'il allait
devenir l'allié et le porte-parole de la gauche, dans
une de ses campagnes les plus redoutables et les
plus retentissantes. Mais chez cet homme qui était
cependant chrétien, il y avait, dans les choses
religieuses, une indépendance indisciplinée qui le
disposait à la révolte, contre le prêtre plus encore
que contre le dogme. Cet état d'esprit tenait en
partie à un fond de jansénisme , — il était du pays
d'Arnaud et de Pascal, — et aussi à cette vieille
méfiance, à cette rivalité jalouse qui, depuis le
moyen âge, avaient si souvent armé le noble contre
le prêtre, le donjon contre le clocher. Le clergé lui
apparaissait comme nue démocratie élective don t la
prépondérance possible inquiétait et irritait son
orgueil de gentilhomme. Aussi quand , en 1824,
M. de Montlosier s'imagine voir poindre la menace
d'une sorte de domination ecclésiastique , il perd la
tète et se jette à corps perdu dans la lutte. Pendant


1. Après je ne sais quel discours de Royer-Collard, il écrivait à un
de ses amis : J'ai un portrait de l'abbé de Saint-Pierre, avec ces
mots écrits au bas : Paix perpétuelle. Je veux avoir un portrait de
Royer-Collard , et j'écrirai ces mots au-dessous : Révolution perpé-
tuelle. a




:390 LA QUESTION CLÉRICALE SOUS M. DE VILLÈLE.


quatre ans, il s'agite sur la brèche , frappant à tort
et à travers , s'exposant lui-même 'à tous les coups.
Ses amis de droite, scandalisés , le désavouaient ;
mais exalté par ses anciens adversaires de gauche,
il se grisait de cette popularité nouvelle et étrange.
qui faisait d'un féodal le héros favori de l'opposition
démocratique.


Quelle activité passionnée! M. de Montlosier ne
laisse pas un moment de répit à ceux qu'il pour-
chasse. En 1824 et 1825 , il commence à signaler
dans la presse le triple péril du moment, la
Congrégation, les jésuites, la non-observation de la
Déclaration du clergé de 1682. En 1826, il reprend
les mêmes idées dans son Mémoire à consulter, et y
joint force déclamations et révélations prétendues sur
la conspiration redoutable du parti prêtre et de la
faction dévote , montrant « la France gouvernée,
non par son roi et ses hommes d'État, mais, comme
l'Angleterre des Stuarts, par des jésuites et des
congrégations ». La presse de gauche fait un accueil
bruyant à cette publication. Seul le Globe, peu
séduit par ces thèses et ces passions d'ancien
régime, se hasarde à demander si le vieil aristocrate
« ne poursuit pas le prêtre avec tant de rigueur
surtout parce qu'il voit en lui un clerc rebelle au
château ». Le Mémoire à consulter se transforme
ensuite en une Dénonciation adressée à la cour
royale. M. de Montlosier y signale à la répression
des tribunaux la Congrégation , les jésuites, la


M. DE MONTLOSIER.


doctrine ultramontaine, l'omission clans les sémi-
naires de l'enseignement de la Déclaration de 1682,
et enfin une multitude « d'envahissements ecclé-
siastiques » dont il prétend avoir la preuve. La
Dénonciation, publiée à grand fracas et bientôt.
arrivée à sa dixième édition , est appuyée par
une consultation signée de MM. Persil , Parquin
Mérilhou , Dupin , Delangle , Portalis, etc. , etc. La
cour se réunit pour en délibérer, et dans un arrêt,
tout en se déclarant incompétente, donne au fond
raison à M. de Montlosier. Celui-ci se retourne alors
d'un autre côté, et , en 1827, il adresse, toujours
sur le même sujet , une pétition à la Chambre
des pairs. Soutenue dans un débat solennel par
MM. Portalis, Pasquier, , Lainé , de Barante ,
pétition est renvoyée au président du conseil. Ces-
succès ne font qu'exciter l'irascible vieillard..
Toujours escorté des applaudissements de plus en.
plus enthousiastes du Constitutionnel et du Journal
des Débats, il publie un nouveau Mémoire sur cette
éternelle question des jésuites, de la Congrégation,
du parti prêtre, et parvenu au dernier paroxysme
de la folie rageuse, il s'écrie, en s'adressant à M. de
Villèle : « Je vous le déclare dans toute la sincérité
de mon âme : au moment où il me faudrait prononcer
sur votre accusation , je ne pourrais faire autrement
que de vous condamner à mort. » Qu'aurait pu
imaginer encore M. de Montlosier, si la chute du
ministère n'était venue interrompre cette étrange




392 LA QUESTION « CLÉRICALE SOUS M. DE


campagne, bien faite pour mettre en lumière ce
qu'il y avait de vieilleries d'ancien régime et de
préjugés antilibéraux au fond de la politique
religieuse de la gauche ?


<5 — UNE VICTOIRE SUR LE PARTI PRÊTRE.


Tous les partis avaient, à des degrés divers,
commis des fautes. L'impiété haineuse et la perfidie
révolutionnaire de la gauche avaient imaginé et
envenimé cette guerre aux jésuites. Les provoca-
tions des ultras, les maladresses du clergé, les
imprudentes faiblesses du gouvernement y avaient
fourni des prétextes. Des chrétiens, imbus de pré-
jugés démodés et étroits, s'y étaient associés avec
une imprévoyance passionnée. Mais, sans nous arrêter
davantage sur ces responsabilités, constatons l'effet
immense produit sur l'opinion. Cette émotion nou-
velle venait s'ajouter et se mêler à celle de la lutte
politique. La double menace d'ancien régime et de
théocratie, à laquelle l'habileté des uns et l'aveu-
glement des autres prêtaient une sorte de réalité,
avait éveillé dans le pays un sentiment, grossissant
chaque jour, de terreur et de colère. Le reproche
de jésuitisme était l'injure populaire adressée aux
ministres, à la droite , souvent même à la monarchie
des Bourbons. L'imagination (les masses était comme
obsédée et assombrie par le fantôme mystérieux de


UNE VICTOIRE SUR LE PARTI p RÈTRE. 393
cette domination d'hypocrisie et de fanatisme, auquel
on avait fini par les faire croire. Ce n'étaient pas
seulement quelques journaux, quelques hommes
politiques, c'étaient les institutions sociales les plus
élevées , par nature les plus conservatrices , la
Chambre des pairs, la magistrature, l'Université,
l'Académie, qui se trouvaient en conflit avec le
gouvernement. Vraiment, il semblait qu'en 1827
la France nouvelle entière se levât contre le parti
depuis cinq ans, en possession du pouvoir! M. (le
Villèle, comme il arrive aux heures de déroute
suprême, voyait tout tourner contre lui. Abandonné
par une partie de ses amis, sentant les autres énervés
par la prévision d'une prochaine défaite, accablé
sous le poids de son impopularité croissante, il
avait perdu , sinon courage, du moins confiance.
Quel contraste avec les joies triomphantes, avec les
orgueilleux enivrements de 18241


Il serait inutile de nous arrêter aux dernières
convulsions qui marquent l'agonie du ministère :
loi sur la presse, maladroite et provocante, que le
gouvernement est obligé de retirer devant l'explo-
sion du mécontentement public; — censure décrétée,
mais devenue impuissante contre des adversaires
exaspérés qui , avec l'élan d'une victoire pressentie,
tournent toutes les barrières, renversent tous les
obstacles; — recours désespéré à des élections nou-
velles; — lutte inégale entre des oppositions coali-
sées qui redoublent d'entrain, de violence, et un




I l
394 LA QUESTION a CLÉRICALE I SOUS M. DE VILLELE.


ministère aux abois qui voit toutes ses armes se
briser dans ses mains, comme par l'action d'une
fatalité mystérieuse; — enfin défaite électorale et
démission du cabinet. Et clans cette bataille déci-
sive, le cri qui parait dominer tous les autres bruits.
de combat, celui que poussent les gardes nationaux.
manifestant en armes sous les fenêtres du ministre,
ou les électeurs marchant au scrutin , c'est toujours
« A bas les jésuites! »


M. de Villèle une fois à terre, la Congrégation
détrônée, les jésuites proscrits, croit-on que les
passions vont désarmer? L'illusion serait grande. Ce
ne pouvait être impunément qu'on avait éveillé tant
de préventions, ameuté tant de colères. Les coups.
devaient atteindre plus haut; ils devaient frapper la
religion elle-même. Là, d'ailleurs, avait visé toute
une partie des assaillants. On le verra en 1830. Le.
catholicisme paraîtra alors l'un des vaincus de juillet,
presque au même titre que la royauté. Les prêtres
insultés, menacés, attendront trois ans avant de
pouvoir se montrer dans les rues, revêtus de leur
.costume. Les calvaires des missions, sur le mont
Valérien ou ailleurs, seront détruits. Des séminaires
seront pillés et incendiés, des sanctuaires saccagés.
En même temps qu'on grattera des fleurs de lis sur
les murs des monuments, les croix , arrachées du
fronton des temples, seront traînées dans la boue et
précipitées clans le fleuve, aux applaudissements
sacriléges de la foule. Et les nouveaux pouvoirs


UNE VICTOIRE SUR LE PARTI PRÊTRE. 393


publics, spectateurs satisfaits ou impassibles de cette
revanche d'impiété, .sembleront parfois presque heu-
reux de voir les haines sauvages de l'émeute détour-
nées des palais ou des boutiques sur les évêchés et
les églises.


Parmi ces gallicans qui applaudissaient tout à
l'heure à la Dénonciation de M. de Montlosier et à
l'acquittement du Constitutionnel, ou qui criaient :
« A bas les jésuites! r en revenant, le 29 avril 1827,
de la revue de la garde nationale, peut-être en est-il
qui assisteront, le 14 février 1831, au sac de Saint-
Germain l'Auxerrois, ou, le lendemain , au pillage
et à la destruction de l'Archevêché. Ils considére-
ront cette émeute, mêlée de populace en blouse et
de bourgeoisie en habit noir, d'ouvriers sombres et
d'étudiants railleurs; ces autels brisés en un clin
d'œil, ces statues de saints renversés, ces crucifix
foulés aux pieds; ces sinistres pantins, dansant,
revêtus d'ornements sacerdotaux, dans le sanctuaire
profané; cette confusion de rires insensés, de hurle-
ments cruels et de cyniques blasphèmes; cet enivre-
ment du pillage, de la destruction et de l'impiété;
cette férocité qui pousse la foule, sur le simple cri:
« C'est un jésuite! » à saisir le premier venu pour
le jeter à l'eau. Ils pourront voir, pendant toute la
soirée, la Seine charriant les manuscrits précieux,
les étoles brodées, les linges sacrés; les mariniers
penchés sur leurs bateaux pour recueillir les épaves
souillées du catholicisme, et la foule curieuse se




396 LA QUESTION CLÉRICALE a SOUS M. DE viLLÉLE.
pressant sur les ponts pour contempler ce spectacle.
Quelles seront alors leurs réflexions ? Auront-ils
conscience de n'avoir, en s'associant à la campagne
religieuse de la gauche, fait échec qu'à l'ultramon-
tanisme de Lamennais, et frappé que les jésuites?
Salueront-ils dans ces scènes une glorification de la
Déclaration de 682? Mais, comme pour joindre
l'ironie à la leçon qu'ils recevront, il se trouvera
que la Révolution de 1830 marquera précisément
le triomphe définitif des doctrines ultramontaines
dans le clergé de France, et ce seront les vainqueurs
du jour qui, sans s'en douter, jetteront la der-
nière pelletée de terre sur le gallicanisme. Aussi à
la même époque, sous ce titre : Un' tombeau de
juillet, le jeune abbé Lacordaire écrira d'un ton
sarcastique , dans le journal l'Avenu•, l'oraison
funèbre de cette religion gallicane, « née à Paris, le
19 mars 1682, dans les bras de Louis XIV et de
madame de Maintenon », et « décédée en la cent
quarante-huitième année de son âge, le 28 juillet
1830 ». La gauche s'inquiétera peu de cette consé-
quence de sa victoire. Elle aura rejeté alors le
masque dont elle s'était un moment couverte, pour
tromper et entraîner ses alliés; l'impiété sauvage,
haineuse, brutale, apparaîtra comme le terme der-
nier d'une campagne dont elle avait été le premier
et réel mobile!


Sans doute, ces émeutes de carrefour, symptômes
aigus d'une crise violente, ne seront et ne pourront


UNE VICTOIRE SUR LE PARTI PRÉTBE. 397


être que passagères. L'ordre extérieur se rétablira
dans la rue. Mais le mal demeurera dans les esprits.
Ce sera cette solidarité entre l'impiété oppressive et
le libéralisme de gauche, sorte de virus malsain qui
pénètre et corrompt le sang de la démocratie. Pen-
dant qu'après 1830, le clergé, qui lui aussi aura eu
de graves enseignements à recueillir dans ces pil-
lages d'églises et ces brisements de croix, se déga-
gera pour toujours, — nous avons le droit (le l'es-
pérer, — de la confusion précédemment établie
entre la religion et un parti politique, la gauche,
plus rebelle au progrès, plus obstinée dans ses
vieilles passions, continuera, sauf une interruption
de quelques jours en 1848, à mêler sa cause à celle
de tous les ennemis du christianisme, et à donner le
spectacle d'une sorte de « cléricalisme » à rebours.
Ses procédés mêmes ne changeront pas. On verra
toujours fleurir dans ses rangs cc type du libéral ,
implorant l'intervention de l'État pour opprimer la
conscience du catholique, et ne retrouvera-t-on pas
les descendants fidèles des écrivains du Constitu-
tionnel de 1826, dans ces républicains du Siècle,
sollicitant Napoléon III de prendre la franc-maçon-
nerie sous son impérial patronage et. de supprimer
la société de Saint-Vincent de Paul? Qui oserait
affirmer que cette race soit aujourd'hui éteinte,
et que tel ne soit pas encore le fond des idées
crle'llliigleie upsaer?tie de la gauche, en matière de liberté




CHAPITRE VI


LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC, 1828-1829.


§ 1". - L'HEURE LO POUR LE PARTI LIÉRAL.


Dans chaque acte du drame parlementaire, il
est d'ordinaire un parti auquel les événements
donnent le rôle prépondérant et imposent par suite
la principale responsabilité. Au lendemain (les élec-
tions de 1824, c'était la droite; c'est le parti libéral
après celles de 1827. On a dû blâmer certains
procédés de la gauche, pendant les quatre der-
nières années du ministère Villèle : néanmoins
l'histoire s'en prend surtout aux royalistes eux-
mêmes, de l'usage malhabile qu'ils avaient fait d'une
victoire si complète et d'une si grande puissance.
Maintenant le parti libéral a vu la fortune lui revenir.
Va-t-il à son tour se montrer plus sage et plus
clairvoyant? C'est un des instants décisifs de son
histoire; il peut beaucoup pour le bien ou pour
le mal, réparer ou consommer ses fautes passées,




400 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTICXAC.


suivant qu'il aura ou non l'intelligence et le courage
de faire ce qu'il doit à son pays et à lui-même.


Si battu qu'ait été M. de Villèle dans les élec-
tions, le parti libéral n'était pas cependant assez
victorieux , pour être en droit d'exiger la remise
immédiate du ministère à ses représentants. La
nouvelle Chambre était partagée en trois minorités
inégales : l'ancienne droite ministérielle composée
d'environ cent soixante députés, la défection de
droite qui en comprenait quatre-vingts, et les groupes
de gauche cent quatre-vingts. En fait d'ailleurs, et
même en droit parlementaire , ne fallait-il pas
compter avec les sentiments personnels du roi? Dans
ces conditions, comment les opposants d'hier ne se
seraient-ils pas estimés heureux de voir en quelles
mains était remise la succession de M. de Villèle?
d'autant plus heureux que Charles X n'avait certes
pas eu conscience de ce qu'il faisait. Il avait cru
accepter seulement pour un temps les suppléants,
un peu effacés et nullement gênants, du cabinet
précédent. Le nouveau ministère ne devait point,
on le sait , répondre à l'attente du roi. Il inau-
gurait aussitôt une politique de larges réformes,
de conciliation généreuse, qui cherchait à obtenir
l'appui des libéraux, en se montrant confiant envers
eux, « système de fusion, d'oubli et (le liberté , par
lequel on espérait « ramener toutes les opinions à la
royauté » C'était reprendre, après huit ans, l'ceuvre
si malheureusement interrompue du duc de Riche-


L'HEURE DÉCISIVE POUR LE PARTI LIBÉRAL. 401


lieu et de M. de Serre De plus, le principal
membre du cabinet, M. de Martignac, se trouvait
être un des grands charmeurs de la tribune, homme
d'État souple, aimable, qui semblait choisi pour
désarmer les vieilles rancunes, pour rendre plus
faciles aux amours-propres les retours et les ré-
conciliations nécessaires a.


Dès la première heure, le ministère donnait des
gages éclatants de sa bonne foi et (le sa bonne
volonté. C'étaient., dans l'ordre spécialement poli-
tique, l'élévation de M. Royer-Collard à la prési-
dence de la Chambre; les réformes très-libérales


/ D'après un observateur fort avisé, lord Palmerston, alors de pas-
sage à Paris, cette politique était précisément celle qui convenait à
la situation. a La chose la plus heureuse pour la France, écrivait-il à
un de ses amis d'Angleterre, serait un gouvernement qui suivrait le
système du feu duc de Richelieu. T Seulement, il marquait aussitôt
les raisons qui lui faisaient douter du succès : & Les difficultés sont
grandes, à cause de la disette d'hommes éminents. Buonaparte à écrasé
tout autre; dans la politique et dans la guerre, il n'a permis à per-
sonne qu'à lui-mème de penser et d'a.ir, et n'a laissé, en conséquence,
que des généraux de division et des préfets de département, aucun
homme capable de commander une armée ou de gouverner un pays s
Et cependant, ajoutait-il, a la France est prospère, elle n'a besoin
que de la paix pour devenir puissante. L'intérèt de sa dette est seu-
lement de sept millions sterling, et son fonds d'amortissement est de
trois millions sterling; les taxes sont légères et le peuple heureux.
(Lettre du 10 janvier 1829. — The Life of Viscount Palmerston, par
sir Henry Lytton BCIAVER t. I.)


2 Sur cette séduisante figure de M. de Martignac , nous ne pouvons
que renvoyer à ce que nous en avons dit dans notre Étude sur l'ex-
trème droite. Voir Royalistes et &publicains , p. 201 et
Ou consultera aussi avec fruit l'intéressant volume publié par
M. Ernest Daudet, sur le Ministère de M. de illarlignae. (Dentn,
i .


26




402 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTHIXAC.


proposées à la législation sur la presse et les élec-
tions; les nominations de fonctionnaires; la con-
duite suivie à l'extérieur, notamment clans les
affaires de la Grèce. Dans l'ordre religieux, il pous-
sait son désir de complaire à la gauche jusqu'à faire
signer au roi les ordonnances de juin 1828 sur les
petits séminaires et les jésuites, satisfaction fâcheuse
donnée aux passions ameutées contre le clergé,
triste contre-partie des imprudentes complaisances
du ministère précédent pour l'extrême droite. Enfin,
lajeune génération, engagée dans le mouvement intel-
lectuel, ne devait-elle pas avoir l'impression qu'on lui
faisait réparation pour le passé et qu'on lui rouvrait
l'avenir, quand elle voyait ses maitres les plus aimés
et les plus illustres remonter dans les chaires de la
Sorbonne, d'où quelques-uns avaient été exclus depuis
tant d'années? « Tout est changé et bien changé,
disait "M. Guizot, à sa première leçon. Il y a sept
ans, nous n'entrions ici qu'avec inquiétude , préoc-
cupés (l'un sentiment triste et pesant... Aujour-
d'hui, nous arrivons tous, vous comme moi, avec
confiance et espérance, le coeur en paix et la pensée
libre '. » Aussi La Fayette lui-même était-il obligé


Ce n'était sans doute pas l'idéal irréprochable d'un enseignement
supérieur. Le contre-coup et comme la chaleur des luttes politiques
et religieuses du dehors s'y faisaient trop sentir. Mais quel éclat!
quelle vie, quel mouvement chez les élèves! Que d'espérances, que
d'élans précipités vers l'avenir ! Chez les professeurs quelle hardiesse,
parfois téméraire, mais répondant aux aspirations de l'esprit public!
— soit que M. Guizot, avec son autorité sobre et sévère, avec sa


L'HEURE DÉCISIVE POUR LE PARTI LIBÉRAL. 403


de confesser que « les ministres se montraient
de bonne grâce », et « qu'il existait un air de
mieux » auquel on « ne pouvait être insensible ».
Faire un accueil cordial au nouveau ministère, le
seconder loyalement, tels étaient donc le devoir
et l'intérêt évidents des amis clairvoyants de la
liberté.


Rien de moins homogène que la coalition victo-
rieuse aux élections de 1827. En dehors même
de l'extrême droite, la gauche comprenait des élé-
ments fort disparates : d'un côté, les survivants ou
les successeurs de l'ancienne opposition antidynas-
tique qui, en dépit des feintes de tactique auxquelles
ils se • prêtaient momentanément, cherchaient tou-
jours, ou désiraient une révolution '; d'autre part,


parole déjà si haute et si tranchée, remontât aux origines de la liberté
politique, en racontant à grands traits le développement de la civili-
sation en Europe ; — soit que M. Cousin, avec sa flamme éblouis-
sante, fit la théorie du progrès, sous prétexte d'une introduction
générale à l'Histoire de la philosophie, et, exposant comment la
victoire de la Charte avait compensé la défaite de nos armées, s'écriât,
devant ses auditeurs transportés : n Non, nous n'avons pas été vain-
cus à IVaterloo! — soit que M. Villemain , avec les grâces ingé-
nieuses et la séduction insinuante de son éloquente critique, terminât
son tableau du dix-huitième siècle en faisant revivre devant une
jeunesse passionnée de libertés parlementaires les grands débats des
communes d'Angleterre!


Presque tous les personnages connus de cette opposition avaient été
élus, quelques-uns plusieurs fois : La Fayette, de Schonen, Dupont
de l'Eure, Manguin, Bignon, Labbey de Pompières, de Chauvelin,
de Pradt , etc... On pourrait rapprocher d'eux Betijamin Constant et
M. Laffitte, bien qu'ils fussent d'opinions un peu moins avancées. On
calculait que les cent quatre-vingts libéraux de la nouvelle Chambre


26.




404 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


les libéraux les plus modérés, ralliés ou résignés
aux Bourbons, souhaitant leur maintien, ou, en tous
cas, résolus à ne rien faire pour les renverser :
nuances diverses qui allaient de M. Casimir Périer à
M. Royer-Collard '. Le ministère ne songeait pas à
satisfaire ni à conquérir les premiers : il devait
même s'attendre à provoquer chez eux d'autant
plus d'hostilité et de colère qu'il réussirait mieux
dans son oeuvre de conciliation et d'apaisement.
Le concours des seconds, au contraire, lui était
indispensable. Il fallait donc une séparation entre
les deux. Alors pourrait se former, avec les libéraux
dynastiques et les royalistes libéraux, cette majorité
modérée , dont les éléments , malheureusement
dispersés et divisés , existaient pourtant dans l'As-
semblée nouvelle.


après l'expérience des huit dernières années,
quel homme eût pu regretter de modifier une clas-
sification de partis dont les vices étaient apparus si
évidents? N'avait-on pas vu ce qu'avaient souffert
la droite ou la gauche, dans ce face à face sans
intermédiaire : les violents devenus les maîtres de




se divisaient à peu près par la moitié entre la gauche et le centre
gauche.


I Ne pouvait-on pas supposer que cette opinion tempérée n'était
pas celle qui répondait le moins bien au sentiment général, quand
on voyait M. Royer-Collard élu à la fois dans sept colléges? C'est à
cette occasion que le maréchal Soult (lisait au roi cc mot, depuis lors
si souvent répété : t Sire, il ne faut pas vous abuser, la France est
centre gauche. »


L'HEURE DÉCISIVE POUR LE PARTI LIBÉRAL. 405


chaque côté, poussant d'abord les opposants aux
conspirations, de 1820 à 1823, ensuite les royalistes
aux exagérations provocantes qui avaient suivi la
victoire de 1824; entre les deux, les modérés du
centre, annihilés, portés vers la droite d'abord ,
rejetés vers la gauche ensuite, mais toujours à la
remorque d'une politique qui n'était pas la leur;
et enfin , comme conclusion , les dissensions intes-
tines des vainqueurs, la coalition monstrueuse des
libéraux et des ultras? Oit trouver une plus éclatante
démonstration par les faits de la nécessité de
reformer entre les extrêmes, avec les esprits tem-
pérés des deux camps, le grand parti moyen,
médiateur, royaliste et libéral, dont l'échec et la
dissolution avaient été, en 1820, le malheur de la
monarchie et de la liberté?


Pour arriver à cette combinaison nouvelle des
forces parlementaires , il fallait sans doute l'habileté
du ministère et la bonne volonté des modérés de la
droite. Mais, par l'effet des circonstances, le noeud
de l'opération était à gauche. Ce qu'il fallait avant
tout, c'était que les dynastiques du centre gauche
se prêtassent à rompre avec leurs alliés révolution-
naires. En cela nous avons pu dire que la respon-
sabilité principale pesait sur le parti libéral. L'oeuvre
n'était pas sans difficulté. Les années avaient fortifié
les liens qu'il s'agissait de rompre, aigri les animo-
sités qu'il convenait d'apaiser. Mais aussi la pratique
du gouvernement représentatif n'avait-elle pas en-




40G
LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


soigné aux hommes politiques de 1828 çe que leurs
prédécesseurs n'avaient pu apprendre dans l'aven-
ture démoralisante des Cent-Jours, la nécessité de se
modérer, ne fit-ce que par intérêt, d'accepter, par
loyauté ou par résignation, le gouvernement exis-
tant, de mettre leur ambition à y trouver légalement
leur part d'influence et de pouvoir, au lieu de
poursuivre vainement la chimère périlleuse d'une
révolution? Une telle leçon ne devait-elle pas être
comprise surtout par les jeunes générations, étran-
gères aux ressentiments du passé, plus disposées
à regarder en avant qu'à ressasser de vieilles que-
relles, pour elles reléguées dans l'histoire ? Tout
à l'heure les libéraux pouvaient invoquer comme
excuse de leur action commune avec la gauche
l'obligation de trouver à tout prix des .alliés, clans
leur bataille contre M. de Villèle; la droite, d'ail-
leurs, il faut l'avouer, les avait en quelque sorte
poussés elle-même à cette alliance, par ses provo-
cations et ses maladresses; les torts avaient été au
moins partagés. Aujourd'hui, voici M. de Villèle à
terre ; les menaces de théocratie et d'ancien régime
sont évanouies; on n'en est plus à compter les
avances faites , les gages fournis par le nouveau
ministère au parti libéral. Celui-ci va-t-il donc
donner une preuve, la seule réelle, de cette loyauté
dynastique, de cette modération constitutionnelle,
si souvent proclamées par lui clans ces dernières
années, en se dégageant des éléments suspects


L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES. 407


auxquels il s'était laissé associer par entraînement
d'opposition? Va-t-il montrer que ses attaques
contre M. de Villèle n'avaient ni visé, ni atteint la
royauté? Sa victoire sur la droite aura-t- elle
pour résultat de fonder la liberté et d'écarter la
révolution? Son devoir, s'il veut le remplir, est
bien clair. L'un des esprits les plus éminents parmi
les libéraux d'alors, le duc de Broglie, l'a dit en
rappelant ses souvenirs de cette époque : « La
conduite à tenir était pour nous écrite en grosses
lettres. Rien n'était plus aisé pour le centre gauche
que de se mettre en accord avec le centre droit,
et de réduire la droite et la gauche, même unies,
ce qui ne pouvait arriver que par accident, à l'état
de minorité habituelle. Rien n'était plus aisé dès
lors que de prendre à notre compte le ministère
Martignac qui ne demandait pas mieux. Il ne
fallait pour cela que mettre de côté nos petites
animosités et nos petites lubies. » _


§ 2. — L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES. (1828.)


Aux appels que leur adresse le ministère, aux
ouvertures que leur fait le centre droit, pour former
une majorité nouvelle, les libéraux répondent aussitôt
en posant comme règle de leur conduite politique




403
LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


_ l'union perpétuelle, indissoluble des divers groupes
de la gauche. Afin d'en donner un signe matériel, ils
forment de tous ces groupes une seule réunion par-
lementaire qui se tient d'abord rue Grange-Batelière,
ensuite rue Richelieu et rue de Rivoli, et où l'on
délibère en commun sur l'altitude à prendre par le
parti entier. S'il s'y manifeste des velléités de scission,
elles viennent des impatients, non des modérés,
et ceux-ci se félicitent quand, à force de diplomatie
et parfois de concessions, ils ont prévenu la rupture.
La thèse habituelle de leurs journaux ou de leurs
orateurs est qu'il y a seulement deux partis, la
gauche et la droite, et que le ministère doit être mis
en demeure de choisir entre les deux. Le Journal
des Débats établit que « le cabinet doit marcher avec
la gauche tout entière, et que cc serait une folie de
vouloir, par la réunion du centre droit et du centre
gauche, constituer un parti assez fort pour résister
aux attaques des deux extrémités » . Benjamin Con-
stant dit dans le Courrier : On veut détacher le
centre droit de ce qu'on nomme l'extrême gauche;
mais cette utopie ne peut se réaliser. La gauche res-
tera unie, bien qu'il y ait dans ses rangs. des impa-
tients et des résignés. Le gouvernement des centres,
vainement tenté, en 1820, par un homme dont le
nom commandait le respect, ne saurait être repris. »
Le jeune.


libéralisme ne s'exprime pas autrement
dans le Globe : ‘c Ces distinctions de centre gauche
et de gauche sont des souvenirs de 1819. Depuis


L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES. 149


lors, dix ans nous ont passé sur la tète. Si la victoire
nous est venue en 1827, 'et si elle promet de nous
demeurer, c'est à la condition que rien (les vieilles
distinctions, des vanités de coterie ne reste entre
les membres qui composent aujourd'hui la majo-
rité... Les véritables éléments de la majorité sont à
gauche, sans distinction de centre ni d'extrémité. »


Telle était la conséquence fâcheuse de plusieurs
années d'opposition commune, où le centre gauche
s'était chaque jour laissé davantage confondre avec
la gauche. Les liens noués pendant ce temps se trou-
vaient plus forts que ses affinités naturelles, ses
inspirations honnêtes, ses appréhensions patrioti-
ques. Il lui semblait maintenant que cette alliance
révolutionnaire à laquelle il s'était prêté le premier
jour, évidemment avec répugnance et comme à un
expédient passager, était sa condition normale et
permanente; ou du moins, s'il pensait autrement,
il n'osait le dire. Peut-être aussi, certains ambitieux
de ce parti, qui se croyaient à la veille d'arriver au
pouvoir, estimaient-ils avantageux à leurs intérêts
particuliers de ne pas se confondre dans les rangs
ministériels, et de rester au contraire à la tête des
gauches réunies. Ils s'imaginaient représenter ainsi
une force distincte, imposante, secourable ou me-
naçante suivant les circonstances, et avec laquelle
le gouvernement serait obligé de traiter et de com-
poser '. Il eût été sans doute plus politique de déSitl-


A cette époque, en effet, il fut question à diverses reprises de




410 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


téressc.r ces convoitises en les satisfaisant. C'était
trop compter sur le détachement des libéraux, de
croire qu'ils se contenteraient du triomphe de leurs
idées, sans se préoccuper de celui de leurs per-
sonnes. Faute de'conduite, â laquelle les répugnances
du roi avaient condamné le ministère. Et cependant,
même à ce point de vue des intérêts individuels, les
chefs du centre gauche se trompaient : ils eussent
mieux servi leur ambition, en paraissant pour le
moment n'avoir souci que de leurs principes; il ne
leur eût fallu qu'un peu de patience.


A cette union, obstinément maintenue, du centre
gauche et de la gauche, doivent être attribués le
défaut de cordialité, les taquineries impérieuses,
souvent l'injustice, toujours l'incohérence, qui mar-
ministères pour M. Casimir Périer, M. 'l'ernaux, le général Sébas-
liani ou le général Gérard, d'une direction générale pour Benjamin
Constant, d'un poste à la Cour de cassation pour M. Dupont de
l'Eure, etc., etc... Ces perspectives paraissent avoir vivement occupé
quelques-uns de ces personnages, las de leur longue et stérile oppo-
sition. M. Dupont de l'Eure écrivait à Béranger, en décembre 1828,
une lettre embarrassée, où se trahissait, d'une façon assez amusante,
le combat qui se livrait en lui entre le désir (l'avoir la place et les
obligations de son rôle d'incorruptible. Je sens vivement, disait-il,
tout le prix, pour le pays, d'une bonne administration de la justice,
et la nécessité pour tout bon Français d'y concourir autant qu'il est
en lui ; mais, mon digne ami, n'y a-t-il pas en vous quelque chose
qui vous crie de ne rien avoir de commun, même de loin, avec des
hommes aussi corrompus que le sont ceux qui nous gouvernent?...
Au surplus, nous n'en sommes pas là


.... Mais si, par impossible, cela
arrivait, je réprimerais mon premier mouvement qui me porterait à
refuser, et je ne prendrais un parti définitif qu'après avoir consulté
quelques amis, en tète desquels mon coeur a pris l'habitude de vous
placer.


L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES. kit


ci llèrent, pendant la session de 1828, l'attitude des
libéraux en face du ministère. Parfois tel acte ou
telle parole de M. de Martignac leur arrachait une
approbation; mais ils la donnaient de mauvaise
grâce, s'en tenaient au strict nécessaire, reprenaient
aussitôt leur défensive méfiante, et saisissaient avec
empressement, dès le lendemain, l'occasion de ma-
nifester une exigence ou d'infliger un blâme. Ils
affectaient une manière hautaine de ne pas con-
fondre leur cause avec celle du cabinet, même lors-
qu'ils étaient obligés de le soutenir; ils se plaçaient
à côté et en dehors de lui, quand ils n'étaient pas
-contre lui.


Un journal de gauche, le Courrier, rédigé par
11M. Chatelain, Mignet, Rabbe, de Kératry, sem-
blait avoir pris à tâche d'empêcher tout rapproche-
ment entre le parti libéral et le ministère. Chaque
jour il donnait le mot d'ordre de la défiance et du
mécontentement implacable, ou tançait, en un lan-
gage singulièrement âpre, les velléités de concilia-
tion. Pour lui, M. de Martignac était l'humble con-
tinuateur de M. de Villèle, et ne devait pas être
mieux traité. Que tels fussent le langage et la con-
duite d'hommes qui étaient au fond les ennemis
mortels de la Restauration, on n'en saurait être
surpris. Le fait grave, c'est que, grâce à l'union des
gauches, ces violents étaient mêlés aux rangs des
libéraux plus modérés, et finissaient presque tou-
jours par leur donner le ton. Le Constitutionnel




4


412
LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


devenu vieux, riche, satisfait de sa position acquise,
dit été volontiers moins batailleur; mais pour ne
pas s'exposer aux semonces du Courrier, il le sui-
vait, quoique d'un pas un peu alourdi. Les anciens
royalistes du Journal des Débats, les jeunes libéraux
du Globe, dans leurs moments de justice et de clair-
voyance, comprenaient la faute commise par leurs
amis de la Chambre qui, pouvant être majorité,
continuaient à se conduire comme s'ils étaient encore
minorité opposante, et parfois ils ne taisaient pas
leur lame. Trop souvent cependant l'exemple du
Courrier les entraînait ou les effarouchait; s'ils
étaient alors moins haineux, ils étaient peut-être plus
méprisants '. La pression s'exerçait même sur des
députés qu'on aurait crus étrangers aux passions
violentes. M. Terreaux allait un jour jusqu'à déclarer
qu'il avait seulement dans le ministère « une con-
fiance conditionnelle », et il menaçait de lui refuser
le budget, « tant qu'on ne serait pas rentré dans la
Charte ».


Considérez les vicissitudes de la loi sur la presse :
c'est comme un résumé de toute la conduite de la
gauche à cette époque. Le projet du gouvernement
apportait des réformes importantes : il supprimait la


I Le Journal (les Débats écrivait par exemple un jour : Fonte-
nelle alité, dans son extrême vieillesse, disait à son médecin qui l'in-
terrogeait Sil r le mal qu'il sentait : Je ne sens qu'une difficulté.
d'être. C'est aussi la maladie du ministère. Seulement, il éprouve
après six semailles ce que Fontenelle éprouvait à qualre-vingt-dix-
neuf ans. e


L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES. 413


nécessité de l'autorisation préalable, la censure
facultative et les procès de tendance. Aussi, dans la
première heure de sincérité, les libéraux y font-ils
très-bon accueil. Le Constitutionnel approuve. La
satisfaction du Journal des Débats s'exprime sur un
ton presque lyrique. « Les voeux de la France ont
été entendus, s'écrie-t-il; la loi néuvelle est le gage
le plus tranquillisant de l'heureuse union du roi et
de la Charte. Digne frère de Louis XVIII, permettez
à notre amour de vous faire hommage de votre justice
et de vos bienfaits! » Mais le Courrier vient, de sa
voix sévère, troubler ces expansions, et il signifie
tout net qu'on ne doit pas trouver cette loi meilleure
que celle de M. de Peyronnet. Vainement Benjamin
Constant se hasarde-t-il à protester et à déclarer que
« cette comparaison lui parait d'une injustice ex-
trême , le journal maintient son dire. On voit alors
peu à peu le Constitutionnel d'abord, le Journal
des Débats ensuite, reconnaître que la loi, louée par
eux naguère, est « une autre Bastille, sur laquelle
on a écrit le mot liberté » ; et le Courrier, con-
templant avec fierté les effets (le son pouvoir, se
félicite que « l'unanimité du parti constitutionnel »
se soit reformée contre une « loi inique, mon-
strueuse , odieusement destinée à ressusciter les
mesures du Comité de salut public » . Même chan-
gement d'attitude se produit parmi les députés de la
gauche. Quand vient la discussion , presque tous
ceux qui, au premier moment, s'étaient inscrits pour




4!' LES LIBÉRAUX ET M. DE hiARTIGNAC.


la loi, intimidés par le Courrier, parlent contre.
L'un d'eux surtout se fait remarquer par son animo-
sité, annonce qu'il repoussera le projet entier, et,
traitant les ministres de « constitutionnels honteux » ,
leur déclare une guerre ouverte; cet orateur est
celui-là même qui tout à l'heure faisait l'apologie de
la loi : c'est Benjamin Constant Sans doute un
admirable discours où M. de Martignac laisse appa-
raître, avec une dignité fière, la tristesse et le dégoût
que lui inspire cette palinodie, rétablit un peu la
fortune du projet, et regagne, sinon l'approbation
cordiale et reconnaissante, du moins les votes d'une
partie de la gauche. Encore le Courrier réprimande-
t-il vivement les députés qui faiblissent; le Constitu-
tionnel, toujours docile, déclare que désormais « la
méfiance est à l'ordre du jour », et tous deux s'en-
tendent pour railler le Journal des Débats qui, par
une troisième variation, en est revenu à défendre la
loi. Le projet est enfin voté tant bien que mal; mais
le résultat politique cherché par le cabinet, et qui
devait être, dans sa pensée, le prix des concessions
faites aux libéraux, ce résultat n'était pas atteint.


La gauche faisait preuve d'autant plus d'impré-
voyance qu'elle ne pouvait ignorer les sentiments
secrets du roi. Celui-ci ne voyait dans le ministère


t Benjamin Constant était coutumier de ces faiblesses. Il avait
donné le même spectacle en 1810 , à propos de la loi sur la presse
présentée par M. de Serre. Il y avait d'abord applaudi, mais, répri-
mande à ce sujet par le Constitutionnel, il s'était hâté de l'attaquer.


L'UNION DE TOUTES LES GAUCHES.
1d5


qu'un essai déplaisant, périlleux, qu'il tentait sans
confiance, avec le désir même d'un insuccès, et
qu'il comptait bien pouvoir prochainement inter-
rompre. En attendant, ses vrais conseillers étaient
hors du cabinet; il correspondait avec M. de Villèle,
et était résolu à saisir la première occasion d'appeler
M. de Polignac aux affaires '. Un seul fait eût rendu
quelque autorité à M. de Martignac : le succès de sa
politique, et surtout la formation d'une majorité. Ne
conçoit-on pas ce qui devait se passer dans l'esprit
du roi? Son ministre, toutes les fois qu'il sollicitait
de lui quelque concession nouvelle, lui disait, pour
triompher de ses répugnances, que ce serait un
moyen de séparer les libéraux des révolutionnaires
et de les gagner à la royauté. La concession faite, la
gauche en prenait possession, mais en maugréant,


I Le danger (le voir arriver un ministère Polignac était d'autant
plus sérieux, que Charles X n'y était pas seulement poussé par son
propre penchant. Une lettre récemment publiée de lord Palmerston
qui , comme nous l'avons déjà dit, était alors à Paris, contient à ce
propos une révélation assez surprenante. On lit en effet dans cette
correspondance, à la date du 30 mars 1829 : . Le duc (le Welling-
ton écrivit une lettre au roi de France, en décembre, quand Polignac
prit un congé de quinzaine, marquant qu'il profitait, pour présenter
ses hommages à Sa :Majesté, au commencement d'une nouvelle année,
du retour à Paris d'un de ses plus fidèles et dévoués serviteurs, et
qu'il pensait ne pouvoir pas donner une plus forte preuve (lu grand
intérêt qu'il prenait au bien de Sa Majesté, qu'en la suppliant de
permettre à Polignac d'exposer devant elle la véritable nature de la
situation (le Sa Majesté et des dangers qui l'entouraient. Là-dessus
Polignac parla et prêcha sur la révolution , et débita toutes les absur-
dités que pouvait suggérer l'esprit tory et ultra.. (Life of Palmer-
ston, par BrIAVElt t.


• d




416 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


et demeurait le lendemain aussi boudeuse, aussi
hostile qu'elle l'était la veille. N'était-ce pas à ceux
qui n'avaient pas, comme Charles X, à sacrifier leurs
préférences, (le montrer tes premiers cette bonne
grâce et cette confiance que le roi avait le tort de ne
pas témoigner à ses conseillers?


Le ministère arriva cependant à la fin de la session
de 1828, ayant fait voter, par (les majorités incer-
taines et composées d'éléments variables et incohé-
rents, les lois présentées par lui; mais c'était en
quelque sorte un résultat négatif. L'oeuvre poli-
tique qu'il avait en vue n'était pas accomplie. Les
libéraux refusaient de répondre à son appel; ils pré-
féraient demeurer liés à la gauche. Si les choses
n'avaient même pas tourné plus mal, si le cabinet
demeurait debout , s'il était encore temps pour les
partis mieux éclairés de réparer leurs fautes, si une
place restait à l'espérance, on ne le devait qu'à
M. (le Martignac. Le duc <le Broglie, qu'on ne se
lasse pas de citer sur cette époque, le reconnaît
dans ses notes : « La session fut close le 18 août,
dit-il. Le nouveau ministère s'y était fait grand hon-
neur, aux yeux du moins des gens sensés, des vrais
connaisseurs. Élevé dans une position très-délicate,
entre le roi qui ne guettait qu'une bonne occasion
de s'en défaire, et la Chambre qui n'avait de parti
pris sur rien, peu soutenu par le centre droit qui le
trouvait trop enclin (le notre côté, plus médiocre-
ment encore par nous qui n'y prenions pas con-


DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX.
417


fiance, sa conduite, en toute occasion, avait été
prudente et ferme, hardie et mesurée; il ne s'était
impatienté, ni (lu décousu de nos allures, ni de la
multiplicité de nos exigences; nous avions avec lui
gagné du terrain, et nous en aurions gagné plus
encore si nous avions agi de concert.. Ce pouvait
être, à notre grand profit, un ministère Richelieu,
un ministère libéral par position et modéré par
caractère, un ministère soutenu par nous et supporté
par le »


§ 3. — DIVERSES FIGURES DE LIBERAUX EN 1828.


Ces vérités que le duc de Broglie devait apercevoir
si claires après coup, n'y avait-il donc personne,
en 1828, dans les rangs du parti libéral, qui en eût
l'intelligence et entreprît de les faire prévaloir? Il
suffit quelquefois d'un homme sachant vouloir et
osant agir, pour arrêter un parti sur la pente où
l'entraînent ses passions et ses faiblesses. C'est en
tout cas un mérite d'essayer. Cet homme, où le cher-
cher? Dans la gauche? Ce qu'aurait été le général
Foy s'il avait vécu, nul ne peut le dire. Benjamin
Constant paraît avoir eu l'intuition de ce qu'il aurait


' Fragment inédit cité par M. Daudet, dans son étude sur
le mi-


nistère de M. de Martignac.
27




4.18 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


fallu faire; mais son coeur n'était pas aussi ferme
que son esprit était perspicace. A la moindre som-
mation des puissances populaires, il rentrait dans le
rang et emboîtait le pas derrière les violents `.


Ne pouvait-on pas attendre mieux des libéraux
dynastiques? M. Royer-Collard, élu par six colléges,
devenu président de la Chambre, ayant donné des
gages de son libéralisme par son opposition à M. de
Villèle, et toujours fort dévoué à la légitimité, sem-
blait indiqué pour servir d'intermédiaire entre le
cabinet et les modérés de la gauche. Satisfait de sa
nouvelle position, il était alors moins chagrin, sinon
plus espérant. Il désirait le maintien du cabinet, et


I Vers cette époque, en janvier 1829, répondant à Béranger, qni
lui reprochait d'être engagé dans la fusion, c'est-à-dire dans le
rapprochement qui se négociait, disait-on , entre le gouvernement
et quelques chefs libéraux, Benjamin Constant, alors dans une (le ses
heures de clairvoyance et de droiture, écrivait cette lettre déjà
citée en partie : Je crois fermement que la France ne peut, d'ici à
quelque temps, être libre qu'en consolidant, sur les bases actuelles,
la dose de liberté qu'elle possède ou doit posséder. Je puis avoir
tort ; mais j'ai la conviction que nous devons nous en tenir à la mo-
narchie constitutionnelle. Je sais ou crois savoir que les vieux gou-
vernements sont plus favorables à la liberté que les nouveaux. Si la
dynastie se déclare hostile, advienne que pourra. Ma mission n'est
pas de sauver ceux qui voudraient se perdre... Mais tout désir de
renversement, sans autres motifs que des souvenirs ou des haines,
n'entrera jamais dans ma pensée. ' 11 ajoutait à la vérité : a Ceci
nie ramène à la fusion. Je répète que je n'y travaille point; que pas
un de ceux qui y travaillent ne m'en ont parlé; que si elle a lieu de
manière que la portion hésitante et égoïste se fonde dans la portion
libérale, j'en serai charmé; mais que je m'opposerai toujours à ce
que cette dernière se laisse affaiblir par l'autre. , On le voit, derrière
ces déclarations, il y avait toujours la thèse de l'union de tbutes les
gauches.


DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX.
!en


s'employait volontiers à prévenir les cabales qui
pouvaient se former contre lui. Mais, par nature, il
était plus imposant qu'influent. D'ailleurs, il avait
grand souci, on l'a vu de tout temps, de ne pas lais-
ser confondre sa propre cause même avec celle des
gouvernements auxquels il voulait du bien. Il n'en-
gageait donc pas résolùment sa responsabilité au
service du ministère, et son concours ne dépassait
pas une bienveillance un peu hautaine et lointaine.
Encore était-il, de tous les doctrinaires , celui qui
avait le plus de sympathie pour le cabinet.


Parmi les chefs du centre gauche d'alors étaient
d'autres personnages, nouveaux venus dans la
Chambre, qui n'avaient jamais pris place sur le


canapé » des doctrinaires, mais qui n'en jouaient
pas moins un rôle actif, soit à la tribune, soit dans
les conseils du parti. Tels étaient notamment le
général Sébastiani et M. Dupin. Avec son affectation
d'élégance , ses poses recherchées , ses éternels
gants blancs, sa coiffure artistement combinée, le
général Sébastiani ne répondait pas au type du vieux
soldat de l'Empire. Plus diplomate qu'homme de
guerre, il passait pour habile clans les manoeuvres
de la politique. Il n'était pas sans esprit de conver-
sation, bien que parfois il fatiguât ses interlocuteurs
par une importance qui allait jusqu'à la fatuité '.


I Lord Palmerston écrivait de Paris, à la date du 13 janvier 1829 :
J'ai dîné hier chez Flahaut, et j'ai rencontré Sébastiani et Talley-


rand. Cc dernier parait abattu et a peu parlé. Le premier est un fat
27.





420 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


A la tribune, il avait peu de succès : nul enthou-
siasme, nulle flamme , dans sa parole froide et
flasque. C'était l'opposé du général Foy qu'il avait,
disait-on, le désir de remplacer. Fort ambitieux,
assez remuant, ses goùls de grand seigneur se trou-
vaient un peu à la gêne dans la cohue démocratique.
Aussi pouvait-on le compter parmi ceux qui, au
fond, étaient le moins disposés à s'enfermer dans
l'impasse d'une opposition irréconciliable, et que le
gouvernement eût le plus facilement rapprochés de
soi, à condition (le satisfaire leurs prétentions per-


important et plein de lui-même. 11 soutenait, d'une voix haute et
dans un style déclamatoire, qu'il est de premier intérêt pour le pays
d'avoir nue grande ville capitale, parce que cela tend à créer une
opinion publique et à augmenter la liberté politique de l'État; que
Paris n'est pas assez grand et doit être poussé; que le meilleur
moyen d'y arriver serait d'exempter de taxes, 'pendant quinze à
vingt ans, toutes les maisons qu'on bàtirait d'ici à une certaine
période... Après le dîner, il (ne fit l'honneur de me dire avec f•an-
chise que c'était grand • dounnage que tous les partis Ca Angleterre
et le gouvernement eussent une idée si fausse du principe d'après
lequel on devrait traiter avec la France. Il est essentiel et indispen-
sable à la France de reculer sa frontière jusqu'au Rhin; Landau et
Sarrelouis lui sont particulièrement nécessaires. Tant que la politique
de l'Angleterre s'opposera à ces (Inflexions, une alliance cordiale ne
pourra exister entre l'Angleterre et la France; et la France, dont
l'intérêt réel est dans ses relations avec l'Angleterre, sera conduite
à s'unir plutôt avec la Russie et la Prusse, ou avec toute autre puis-
sance qui l'aiderait à atteindre son but. La Prusse, quoiqu'au première
vue intéressée à empêcher ces agrandissements de la France, pour-
rait être gagnée par des morceaux de l'Autriche ou de la Saxe, ou
par le Hanovre. J'exprimai de grands doutes qu'on putt trouver en
Angleterre aucun parti assez éclairé pour envisager cette affaire à
ce point de vue, et j'ajoutai qu'il serait très-difficile de persuader
à la nation (l'accepter un tel arrangement. :( (Life of Palmerston,


DIVERSES FIGURES 1)E LIBÉRAUX. 421


sonnelles. En attendant, il gardait une attitude d'ob-
servation, attentif à se rendre possible, en se mon-
trant par moments plus sage, plus modéré, plus
politique que les autres hommes de la gauche,
niais aussi demeurant à distance, sans s'engager,
sans se livrer, tant qu'il n'aurait pas reçu le prix
de son concours.


Si le général Sébastiani était le politique du
nouveau centre gauche, M. Dupin en était l'orateur
le plus dispos et le plus abondant. Qu'il s'agît
d'un petit incident ou d'une grave question , on
était à peu. près assuré de le voir monter à la tri-
bune. Il avait acquis au barreau une aptitude qui
lui faisait une place à part dans des assemblées oit,
à celte époque, presque tous les discours étaient
écrits : il était improvisateur, prêt à entrer avec
promptitude et vigueur dans n'importe quel débat.
Il arrivait d'ailleurs à la Chambre précédé de son
renom d'avocat « libéral » et « gallican ». Depuis
le maréchal Ney jusqu'au Constitutionnel, en pas-
sant par Béranger et tant d'autres, que de procès
retentissants il avait plaidés ! La petite bourgeoisie
l'avait alors en grande faveur; il était vraiment
son homme par ses qualités et par ses défauts. Elle
goûtait ce mélange de hardiesse et de prudence,
cette sagesse subalterne et égoïste qui tenait grand
compte de l'intérêt, ignorait l'enthousiasme, et
résumait la morale de la vie, comme la politique
du pays, dans la formule : chacun chez soi et pour




min


42-2 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGVAC.


soi. Elle aimait cette parole un peu vulgaire , sans
délicatesse, sans grâce , sans émotion profonde,
niais rapide, vive , lucide , dans sa vigoureuse fa-
miliarité; un peu brusque, tout en demeurant fort
adroite ; aussi prète à l'offensive qu'à la riposte;
pleine de verve, sinon d'esprit, avec des saillies de
bon sens ou d'humour; donnant aux idées de tout
le monde un tour de proverbe; d'ailleurs, nulle-
ment clarifiée ni affinée, roulant confusément les
anecdotes , les bons et les méchants mots , les
dissertations érudites et les lazzis au gros sel, les
dictons populaires et les centons latins ; ayant,
comme on l'a dit justement, de l'intimé aux mau-
vais endroits et du Paysan (lu Danube aux meil-
leurs '. Qui ne connaissait cette figure commune et
forte, sans noblesse, non sans originalité, bien en
harmonie avec le talent de l'homme; ce masque
abrupt et raboteux qui portait comme la marque
de cette race du Morvan, sauvage et laborieuse,
âpre et sobre; ce front bosselé et saillant ; ces yeux
vifs et mobiles à demi cachés sons des sourcils
touffus et disgracieux; ce bas de visage qui semblait
taillé pour donner des coups de boutoir; cette
démarche inégale et puissante; et jusqu'à cette
tenue dont la simplicité, frisant la négligence, sem-
blait provoquer la caricature?


M. de Pontmartin a très-spirituellement défini le talent de
M. Dupin : une G étoffe ferme , solide, tenace, compacte, bonne au
soleil et à la pluie, à la fois rude et souple, et surtout remarquable
par ses couleurs variées , .


DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX. 4'23


Par sa popularité comme par son talent, M. Dupin
était appelé à tenir une place considérable dans la
Chambre. Est-ce donc lui qui va entreprendre de
redresser la direction mauvaise suivie par la gau-
che? S'il s'était posé en libéral, il n'avait jamais
pris parti contre la Restauration. II partageait les
susceptibilités des classes moyennes, non les haines
de la démocratie. Rien n'indiquait que, par tem-
pérament ou conviction, il dùt préférer toujours
la popularité de 'l'opposition aux avantages d'un
rapprochement avec le pouvoir. Mais il ne fal-
lait pas attendre de lui une vue un peu haute des
choses politiques. avec cette modestie orgueilleuse
du roturier dédaignant la noblesse qu'il ne peut
avoir, il disait n'être qu'un légiste, non un homme
d'État. Il avait raison , et dans sa vie publique il
restera toujours avocat '. De plus, une prudence
avisée, terre à terre, l'empêchait de jamais cour-


t La politique, a dit encore M. de Pontmartin, G n'a jamais été
pour M. Dupin qu'une cause, un procès , un plaidoyer, oit il s'agis-
sait, non pas d'approfondir et de comprendre les périls de la société,
les difficultés du pouvoir, les éléments de stabilité qu'il perdait,—
mais de contenter juges et plaideurs, accusés et partie civile , sans
trop se brouiller avec le réquisitoire, de combiner adroitement de
beaux restes de popularité avec de beaux chiffres d'honoraires, et
des privautés de Paysan du Danube avec des privilèges de courti-
san... Il n'a jamais eu de parti , il a eu des clients. Il n'a ni pensé,
ni agi , ni déserté , ni trahi : il a plaidé. Tout , chez lui , a ce carac-
tère de plaidoirie continuelle, jouée en des variations innombra-
bles. , — Aussi M. Dupin a-t-il dit lui-même dans ses Mémoires :
G La vie politique m'a toujours moins convenu que la vie judi-
ciaire. C'est à demi et comme à regret que je m'y suis laissé
engager.




4.24 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


promettre sa responsabilité dans les initiatives d'in-
térêt général qui coùtaient quelques peines et
faisaient courir certains risques. Son égoïsme limi-
tait et rapetissait son ambition. Il avait ainsi quel-
ques points de ressemblance avec un de ses clients,
Béranger. De là une sorte d'isolement méfiant et
rétif. Pissez sûr de sa force pour n'avoir pas besoin
(le s'appuyer sur les autres, il était trop craintif
pour s'attacher à personne, parti ou gouvernement.
Cette indocilité, cette indépendance peu maniable
qui devaient marquer la conduite parlementaire de
M. Dupin, tenaient donc en réalité, non à une
fierté ombrageuse, mais à un manque de courage
et de caractère. Ce n'était pas un tel homme qui
pouvait tenter un effort généreux, pour se mettre
en travers des entraînements d'un parti, et pour ser-
vir une autre cause que son intérêt propre, étroi-
tement entendu.


Il était, parmi les vétérans da la vieille opposi-
tion, un député qui faisait sous ce rapport contraste
absolu avec l'avocat du centre gauche : caractère
impétueux, véhément, passionné, mais énergique,
intrépide jusqu'à l'héroïsme, se révoltant et rejetant
aussitôt toute indécision au seul soupçon de lâcheté;
un de ces hommes de combat et de commandement
pour lesquels la parole est action, et qui, loin de
reculer devant la responsabilité, sont attirés par elle,
s'y jettent tout entiers, la tête haute, la poitrine
découverte, y jouent sans compter leur vie et leur


DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX. 423


honneur; — c'était Casimir Périer. Nous ne l'avons
guère connu jusqu'ici que comme un des plus
implacables adversaires de la droite ' ; sa fougue,
qui tenait moins à ses opinions qu'à son tempéra-
ment, a pu le faire prendre parfois, à tort du reste,
pour un ennemi des Bourbons. Depuis la mort du
général Foy, dans les sessions si ardentes de 182G
et de 1827 , il avait été le leader de la gauche. Il
fallait le voir, dans quelqu'une de ses terribles
colères, étreindre l'infortuné M. de Villèle de ses
mains violentes, le frapper à coups redoublés, sans
lui laisser un instant de répit, puis rentrer chez


• lui, encore ivre de joie et d'orgueil, prendre sur
son bureau les cahiers du budget, les mettre en
pièces, et faire voler les feuillets au feu, en s'écriant


qu'il venait de traiter ainsi, aux yeux (le la France
entière, le ministre et sa loi de finances !


Mais après la chute (le M. de Villèle, parait
s'accomplir en Casimir Périer un travail mystérieux
dont il n'a jamais fait confidence au public, et
qu'on devine seulement par quelques signes exté-
rieurs. La fumée de la bataille, qui naguère obscur-
cissait tout, s'étant un peu dissipée, le combattant,
calmé par la victoire, se sera pris à regarder autour
de lui. Il aura découvert alors Fceuvre de renverse-
ment qui avait été poursuivie à ses côtés, et à la-


/ Nous avons déjà eu à nous occuper de M. Périer, dans cette
première partie de soit rôle politique. (Voir p. 129.)




426 LES LIBÉRAUX ET M. DE llIARTIGNAC.


quelle il s'était associé, sans s'en bien rendre
compte. Il aura reconnu les pronostics menaçants
d'une crise prochaine. Considérant quelques-uns de
ses compagnons d'armes, son âme fière aura
éprouvé les premiers dégoûts des camaraderies
révolutionnaires ». En même temps, à la vue des
périls à conjurer, cet homme de gouvernement,
jusqu'alors déclassé dans l'opposition, aura senti se
dégager en lui, des violences souvent désordonnées,
auxquelles il s'était livré, quelque chose, non pas de
moins passionné, mais de plus sérieux et de plus
puissant, instinct supérieur, don rare qu'il ne se
connaissait pas, que ses amis non plus ne discer-•
naient pas en lui et qui n'était autre que le génie
du pouvoir.


Dès lors, un changement notable se produit dans
l'attitude de M. Périer. Cet orateur tout à l'heure si
prompt, si peu ménager de lui-même et (le ses,
adversaires, prend prétexte du mauvais état de sa
santé pour garder un silence bientôt remarqué'.


t Casimir Périer, exprimant trois ans plus tard a:1 général de
Ségur les raisons qui le faisaient hésiter à accepter le ministère, lui
disait : ' Renoncera-t-on à ces prostitutions de la royauté devant les.
républicains et les anarchistes, à l'avilissement des camaraderies
révolutionnaires? »


2 M. Royer-Collard parlait, sur la tombe Re Casimir Périer, de-
i ces instincts merveilleux qui étaient comme la partie divine de l'art


de gouverner , , et qui constituaient « la vocation 2 de ce grand mi-.
nistre, et il ajoutait : a Jusqu'à ces derniers temps, nous l'ignorions,.
il l'ignorait lui-même. n •


3 gg Je demandais hier à Casimir Périer, écrivait La Fayette dans


DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX. 427


On le voit assidu au jeu du roi. Lors du voyage de
Charles X dans l'Est, il se rend à Troyes dont il était
député, pour rendre ses hommages au Prince,
reçoit une décoration de sa main, et danse même,
dit-on, un quadrille avec la duchesse d'Angoulême.
Ces relations avec la cour faisaient jaser ses anciens
amis de gauche. Quelques-uns murmuraient même
tout bas les mots de défection et de convoitise mi-
nistérielle '. La vérité est que l'opposant d'hier voyait


une lettre intime, s'il ne parlerait pas à l'occasion du budget ; il m'a
bien compris, et j'espère le revoir au moins une fois à la tribune.
Son silence est remarqué et blâmé.


1 Un article publié par Carrel, dans le National du 25 mai 1831,
sous forme de lettre au vice-président du conseil, article auquel
nous avons déjà fait allusion, révèle d'une façon assez saisissante les
soupçons el le mécontentement mêlé de surprise qu'avait éveillés,
chez les adversaires des Bourbons, l'attitude nouvelle prise par Casi-
mir Périer sous le ministère Martignac. Carrel rappelle d'abord Ion-


i iicinent l'opposition de M. Périer, si violente, si passionnée, si impla-
cable, si bien faite pour satisfaire pleinement, dit-il, les hommes
qui détestaient la Restauration. Il se couplait dans ce tableau afin
de faire mieux ressortir le contraste, puis il arrive à 1828 :
vous en souvient, monsieur le ministre : à peine eut-on voté l'adresse
qui qualifia de « déplorable n le ministère renversé en grande partie
par votre opposition, que vous vous enfermâtes dans le silence, non
pas mystérieux, niais au contraire facile à deviner, d'un homme qui
n'est pas sans espoir d'arriver aux affaires, et qui sent le besoin de
se purger de la réputation de tracasserie, do violence et d'esprit
révolutionnaire, qu'on ne manque jamais de s'attirer en faisant de
l'opposition... Vous tètes souffrant , accablé, mourant, tant que
M. de Martignac travailla à réaliser sa fameuse conception politique,
le juste milieu de ce temps-là. Il entrait dans ce plan (le choisir un
certain nombre de pairs dans les centres et même dans le côté gauche
de la Chambre. Vous étiez de ceux qui n'avaient à désirer au monde
que de la naissance ou les titres qui en tiennent lieu. La cour pen-
sant à vous, vous fêtes visité par l'auguste prince, qui depuis... Vous




4.28 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


les défenseurs effrayés de la monarchie tourner de
plus en plus les yeux de son côté; il lui suffisait
de prêter l'oreille, pour entendre son nom fréquem-
ment prononcé aux alentours du-trône. Pourquoi
eût-il été disposé à repousser l'appel que pourrait
lui adresser la royauté? Le patriotisme comme le
souci de sa légitime ambition lui eussent au con-
traire conseillé d'y répondre. Jusqu'à quel point des
pourparlers furent-ils entamés pour le faire entrer
au ministère? On serait embarrassé (le préciser. il
est certain que plusieurs des amis les plus dévoués
et les plus éclairés de la royauté désiraient une
combinaison de ce genre. Si M. de la Ferronnays
donna sa démission de ministre des affaires étran-
gères, l'état de sa santé ne fut qu'un prétexte ou du


plûtes an roi gentilhomme, par la magnificence et le bon goût que
vous déploytites, en lui Faisant les honneurs de votre usine; et vous
eu fûtes récompensé par l'exclamation bien connue qu'il laissa échap-
per, en se séparant de vous : a Mais il est né, cet homme-là! ,
Vous portez encore à la boutonnière la preuve du plaisir avec lequel
vous fûtes vu, dans ce temps, par nos princes légitimes. Or il est
écrit : Nul ne peut servir deux maîtres; et plus vous croissiez en
grâce et en faveur devant le vieux châtelain des Tuileries, plus se
refroidissait cette confiance que dix années de l'opposition la plus
vive vous avaient obtenue de vos concitoyens. Les électeurs de
Troyes, voyant en vous un homme destiné à la pairie, se disposaient à
vous quitter, avant d'être quittés par vous, si la brutale rupture du
S août ne vous eût rendu, bien malgré vous, à -l'opposition , votre
vocation première, et n'eût fait évanouir les espérances de pairie
pour vous et les vôtres, qui vous avaient humanisé un moment jus-
qu'à vous faire danser dans un quadrille de cour, vous qui, dans
ce tetnts-là , marchiez à peine, et ne trouviez plus la force d'articu-
ler un mot c l ui rappelét à vos commettants le député de gauche... ,


DIVERSES FIGURES DE LIBÉRAUX. 429


moins une occasion : la vraie raison fut le regret de
n'avoir pu décider le roi à faire appeler M. Périer '.
Qui peut dire ce qu'il fût advenu si Charles X, mieux
éclairé, avait consenti à surmonter ses répugnances,
et si le grand homme d'État avait employé à pré-
venir la révolution l'énergie indomptable qu'il
devait dépenser à la limiter? L'ceuvre eût été moins
difficile; elle eût été plus féconde pour son pays,
plus glorieuse encore pour lui.


Cette grande lâche lui échappant, ne lui en res-
tait-il pas une plus humble et encore fort utile?
C'eût été de seconder efficacement le ministère, en
usant de son autorité sur le parti libéral pour le
déterminer, le contraindre, à être plus bienveillant
et plus juste. Malheureusement, Casimir Périer était
de ces natures entières et impérieuses, prêtes à se
dévouer corps et âme, mais à la condition qu'en
retour on leur liure le plein commandement. Il ne
croyait pouvoir utilement concourir au sauvetage
du navire en .détresse, que si on le faisait capitaine,
avec liberté de régler la manoeuvre et de disposer
l'équipage comme il l'entendrait. D'ailleurs, il
différait trop de M. de Martignac, pour comprendre
et ne pas dédaigner un peu cette action toute de
souplesse, de conciliation et de séduction ; il conce-
vait la politique autrement. Atissi , tout en rendant
justice aux intentions du cabinet, et ne voulant rien


Cc fait ressort d'une conversation de M. de la Ferronnays avec le
comte d'Estourmel, que ce dernier a rapportée dans ses Souvenirs.


4'




4-30 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


faire qui l'entravât, il ne croyait pas à sa force et à
sa durée; il ne s'associait pas directement à son
oeuvre, et demeurait à l'écart, en quelque sorte à la
disposition de la monarchie en péril, à la fois ému
du rôle qui pourrait d'une heure à l'autre lui être
imposé, et impatient de le jouer. Silencieux à la
tribune , il s'épanchait dans l'intimité sur l'aveugle-
ment d'un pouvoir qui ne savait pas reconnaître où
serait son sauveur, et il considérait d'un oeil anxieux,
avec un sentiment mêlé de colère et peut-être de
remords, la révolution qui s'approchait.


è 4. — LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE.


Casimir Périer n'avait pas tort d'être inquiet, et
en cela il montrait qu'il avait la vue d'un homme
d'État–Les événements n'ont que trop donné raison
à ses alarmes. Cependant, pour un observateur
superficiel, il eût semblé que jamais la dynastie
n'avait eu moins d'ennemis. La gauche persistait
en effet dans la tactique constitutionnelle qui lui avait
si bien réussi. Elle faisait même volontiers apparat
de son royalisme, et affectait, quand Charles X
venait lire le discours du trône, de crier : Vive le
roi I aussi haut que la droite. Ses orateurs, ses
journaux répétaient tous les jours que la monarchie


LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE.


était désormais unanimement acceptée, aimée, et
que, sauf les rêves d'une poignée infime d'exaltés, il
n'y avait nulle part de desseins révolutionnaires '.
Quelque député de la droite disait-il que le roi
avait des adversaires à gauche, de ce côté s'élevait
aussitôt une protestation indignée. M. de Schonen
ou M. de Chauvelin n'étaient pas les moins ardents
à réclamer, et M. Dupin s'écriait, aux applaudisse-
ments de toute l'ancienne opposition : « Rien n'est
plus blessant pour nous que de nous entendre
sans cesse accuser d'être les ennemis de ce qui est


Le général Sébastiani protestait de « l'alliance indissoluble qui
existait et qui existerait toujours entre le roi et la France n .


—M. Etienne raillait la « peur hypocrite , de ceux qui affectaient de
redouter les passions (le la multitude : Celle-ci, disait-il, n'aspi-
rait, comme les députés, qu'à la conservation, à la gloire de la mo-
narchie constitutionnelle , à l'alliance indestructible du trône et des
libertés publiques. » — M. Viennes : a Aucune révolution n'est immi-
nente ni possible; pour l'observateur sans passion et sans intérêt, il
est surtout une vérité rassurante, c'est que le trône et la famille qui
l'occupe sont depuis longtemps en dehors cies questions qui nous
divisent; la Restauration est à cet égard un fait accompli. — Ben-
jamin Constant s'exprimait de même. — Le Journal des Débats
affirmait « qu'il n'y avait plus à craindre ni révolution ni conspira-
tion:. — Le Globe : c La Restauration n'a plus à lutter contre des
préventions passionnées; il s'agit de gouvernement, non de dynastie. »
— Le Constitutionnel publiait une série d'articles pour établir « qu'il
n'y avait plus à redouter de révolution , et que tout le monde, à
l'exception d'un petit noyau de fanatiques, voulait le roi et la
Charte .. — Aussi un ancien député de l'opposition de droite, XI. de
Leyval , s'écriait un jour, dans une effusion d'espérance : c La voix
de, la Chambre va monter jusqu'au trône. Qu'elle dise au prince que,
s'il fut deux peuples dans un peuple, ils se sont donné le signe de
paix... Le royalisme est devenu libéral, et le libéralisme est devenu
monarchique !




432 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


chéri, adoré, béni! » En août 1828, les provinces
de l'Est, naguère les plus travaillées par le carbo-
narisme , accueillaient Charles X avec sympathie,
souvent même avec enthousiasme. Les populations
entières se pressaient sur son passage, en habits de
fète ; de longues processions de jeunes filles cou-
ronnées de fleurs, des cortéges de cavaliers portant
des lances ornées de flammes blanches, venaient à
sa rencontre, et dans les villes où il s'arrêtait, les
députés libéraux, MIL Benjamin Constant, Saglio ,
Kcechlin, Casimir Périer, Salverte, Cunin-Gridaine ,
tenaient à être les premiers à lui présenter leurs
hommages. Quand M. Cauchois-Lemaire lançait,
dans une Lettre au duc d'Orléans, l'idée à peine
dissimulée que ce prince devrait s'emparer de la
couronne, les libéraux de toute nuance ne cachaient
pas la contrariété que leur causait une témérité si
peu en harmonie avec leur tactique ; ils désavouaient
cette brochure, et La Fayette lui-même, dans une
lettre intiine, regrettait que l'auteur eût fait cette
plaisanterie qui ne menait à rien ». Dirons-nous que
toutes ces manifestations constitutionnelles n'étaient
qu'une feinte habile , une manoeuvre perfide ?
Non. On a déjà vu ce qu'il fallait penser des
démonstrations analogues qui s'étaient produites
en 1824. Chez les uns, c'était sincère ; chez les
autres, c'était une résignation de plus ou moins
bonne grâce à ce qui leur paraissait désormais iné-
vitable. C'était en tout cas un état de l'esprit public,


LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE.
4,33


dont, avec quelque adresse et quelque intelligence
de la situation , la monarchie eût pu tirer profit '.
Mais l'illusion eût été grande d'en conclure , comme
le faisaient tant d'orateurs et de journaux , que toute
menace de renversement avait disparu, qu'on pou-
vait concentrer ses efforts contre la droite, sans
avoir rien à redouter à gauche, et que, par suite, il n'y
avait nulle raison, pour le parti libéral, de rompre
avec les opposants suspects d'arrière-pensée antidy-
nastique.


Au contraire, pour qui voulait regarder avec
quelque attention, les symptômes étaient nom-
breux qui révélaient la permanence du péril révolu-
tionnaire. L'association Aide-loi, le ciel l'aidera,
avait été fondée, à la veille des élections de 1827,
par les jeunes gens du Globe, dans un dessein d'op-
position, vive sans doute, mais strictement légale et


I Comment douter de l'étendue de ce mouvement de résignation et
de ralliement monarchiques, quand on le voit gagner jusqu'à des
hommes comme M. Étienne, l'un des coryphées de l'ancien libéralisme
bonapartiste et le rédacteur du Constitutionnel? !I en croire les Mé-
moires de Fauche Borel, M. Etienne se serait exprimé ainsi, en 1828,
dans une conversation avec cet ancien agent royaliste : « Lorsque le
roi arriva et qu'il s'assit sur son trône , au regard qu'il jeta sur la
Chambre des députés, nous vîmes qu'évidemment Sa Majesté avait
été prévenue contre la Chambre; mais'au moment où le roi prononça,
avec un élan solennel, ces mots : « La Charte que mon frère a oc-
troyée,... la Charte que j'ai jurée à Reims,... la Charte que je jure de
faire observer.... , les acclamations partirent avec enthousiasme. Le
visage du roi rayonnant alors de sincérité, nous nous dîmes, comme
par inspiration : Le roi est à nous, et nous sommes à lui. — On
pourrait rapprocher de. celte conversation la lettre de Benjamin
Constant à Béranger que nous avons citée plus haut.


28





434 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC


constitutionnelle. Aussitôt d'anciens carbonari, répu-
blicains d'aspiration et (le doctrine, et membres d'une
société secrète, dite des Francs-Parleurs, MM. Bas-
tide, Boinvilliers, Cavaignac, Joubert, Thomas,
Carnot, Desloges, Marchais, Sautelet, etc., avaient
demandé à se fondre avec la nouvelle association.
On n'avait pas osé les repousser. Les derniers
venus étaient d'abord restés au second plan; ils
avaient laissé nommer M. Guizot: président; il leur
suffisait, pour commencer, (le s'être introduits dans
la place. Après les élections et la constitution du
cabinet, les libéraux dynastiques, estimant que leur
but était atteint, voulurent dissoudre la société; les
ardents s'y opposèrent et firent prévaloir leur avis :
il ne leur convenait pas de détruire des cadres dont
ils comptaient se servir un jour pour une autre cam-
pagne. « Tout n'est pas fini, disaient-ils ; le mal
d'ailleurs n'est pas au ministère; il est à la cour, et
c'est jusque-là qu'il faut aller '. » Quelques modérés
plus prévoyants que les autres, M. Vitet et M. Ducha-
tel par exemple, se retirèrent; le plus grand nombre
demeura. M. Guizot continua à être président, dans
l'espoir, disait-il, de conserver quelque influence
sur ses associés révolutionnaires. En réalité, ceux-
ci, sans vouloir encore arborer ouvertement leur
drapeau, étaient les maîtres ; ils avaient fait plus
que de déposséder les modérés ; ils les avaient


t C'est un témoin peu suspect, M. de Vaulabelle , qui leur.prète
ce langage.


LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE. 435
joués et enlacés. C'est l'image de ce qui se passait
alors dans l'opposition. Les hommes de renversement
se pliaient pour la forme à la tactique constitution-
nelle, parce qu'ils y voyaient leur intérêt momen-
tané; mais ils s'emparaient de plus en plus de tous les
moyens d'action; et, fait plus grave, les dynastiques
consentaient à demeurer à côté d'eux et à couvrir
de leur bonne réputation les desseins pervers de
leurs alliés.


D'ailleurs, parmi les adversaires de la monarchie,
quelques-uns ne se contenaient qu'avec une visible
répugnance. La Fayette sentait bien que le pays
voulait le repos; mais il ne dissimulait pas le peu de
confiance que lui inspirait ce centre gauche, qui
« tremblait, disait-il, de compromettre l'autorité
royale, la dynastie légitime et la tranquillité publique,
tremblement qui le conduirait à ne compromettre
que la cause de la liberté ». Il expliquait comment


.lui et ses amis « se réservaient, si la Charte était
continuellement violée, de rester, autant qu'ils le
pourraient, dans la plénitude de leurs imprescrip-
tibles droits » . Aussi le vieux chef des conspirateurs
se tenait-il à l'écart, gardant une sorte d'attitude
expectante. D'autres personnages, plus indisciplinés
et plus impatients de se mettre en avant, se posaient
d'ores et déjà en intransigeants, se refusaient à tout
ménagement de tactique et prêchaient la guerre
ouverte, implacable au ministère. Telle était à peu
près, nous l'avons vu, la politique que le Courrier


28.




436 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


défendait, avec trop de succès, dans la presse. Elle
était professée à la Chambre, d'une façon plus tapa-
geuse du reste qu'influente , par un personnage
récemment nommé député , l'abbé de Pradt.


Ancien membre de la droite à l'Assemblée consti-
tuante, vivant dans l'émigration des secours des
princes, rentré en France en 1802, attaché dès lors
à la personne et à la fortune de Napoléon dont il
avait été l'aumônier, — sinécure d'un genre parti-
culier ', par lui nommé archevêque, grand offi-
cier de la Légion d'honneur, chargé de missions
diplomatiques, M. de Pradt n'en avait pas moins fait
du zèle royaliste en 1814, et il aimait à se vanter
d'avoir « remis les Bourbons sur le trône ». Il était
passé ensuite au camp libéral, et y avait publié force
brochures et pamphlets. Ce rôle nouveau l'avait fait
élire député, en 1827. Personnage vaniteux, léger,
brouillon, parleur et écrivassier infatigable, besoi-
gneux d'argent et d'applaudissements, sans consis-
tance ni considération, «saltimbanque mitré» , comme
l'appelait Chateaubriand, il avait rèvé de jouer un
rôle éclatant à la Chambre. Déçu dans son amour-
propre, il donna au bout de peu de temps sa démis-
sion, par une lettre où il se plaignait amèrement
des défaillances d'une opposition sans énergie, qui
ne comprenait pas comment « la session de 1828
devait être, au régime importé en 1814, ce que l'As-




M. de Pradt s'appelait lui-même, sous la Restauration, l'ex-
aumônier du dieu Mars o.


LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE. 437


semblée constituante avait été pour l'ancien régime » .
Puis il engageait avec Benjamin Constant, sur la con-
duite de la gauche, une polémique d'abord aigre-
douce et bientôt injurieuse. Un peu plus tard,
M. Voyer d'Argenson et M. Chauvelin devaient
donner leur démission pour un motif analogue.
« C'est à périr d'ennui, disait ce dernier à M. de
Barante ; nous vivons sous une discipline de modé-
ration et de prudence qui peut être fort sage, fort
estimable, fort nécessaire, mais qui m'est insuppor-
table. On ne peut pas monter à la tribune sans être
sermonné par ses amis; ils sont inquiets de ce que
nous allons dire. Nous en sommes venus à être
régentés par M. Royer-Collard !


Si M. de Pradt avait contre lui les chefs parlemen-
taires, il avait pour lui Béranger, qui écrivait, en
avril 1828, à un de ses amis :


Pour en venir à votre abbé, je vous dirai que tout le
monde de la conciliation le désapprouve, mais que ceux
qui sont restés fidèles aux principes et qui gémissent de
voir la marche que des meneurs intrigants ont fait prendre
à la Chambre, sans approuver complètement sa retraite,
lui savent gré de sa lettre d'adieu... J'avais déjà l'assurance
de l'influence que les petits intérêts avaient prise sur tout le
côté gauche. Comme je suis habitué à lutter souvent seul
contre le ramas des politiques de salon, j'eus à défendre
cette lettre, et je crois ne l'avoir pas toujours fait sans effi-
cacité. D'ailleurs, les vrais patriotes y ont vu un commen-
cement de lumière répandue sur la marche mystérieuse




438 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


suivie par les meneurs. Elle a donc en définitive produit
un heureux effet.


Depuis longtemps , Béranger désapprouvait la
tactique de modération suivie par les députés de la
gauche. Il s'en exprimait avec amertume dans sa
correspondance. Quand, en 1828, son intention de
faire paraître un nouveau volume de chansons, dont
plusieurs étaient ouvertement factieuses, fut connue
des chefs du parti libéral, ceux-ci tâchèrent de le
détourner de cette publication. Le chansonnier tint
bon, et il a écrit lui-méme à ce propos :


Plus on me prêcha le silence, plus je sentis la nécessité
de le rompre, en protestant ainsi, à ma manière, contre
une fusion (c'était le mot du moment) qui égarait l'opinion
publique et pouvait servir à l'affermissement du principe
légitimiste. - -J'avais acquis alors assez d'influence pour
espérer que ma tentative ne serait pas sans quelque succès.
Le volume fit scandale, surtout dans les rangs de la haute
opposition, dont plusieurs chefs, qui se croyaient près de
devenir ministres, me maudissaient de loin , sans jamais
oser cesser de me tendre la main, quand ils me rencon-
traient.


Le dernier trait est caractéristique. A peine, en
effet, Béranger était-il poursuivi , comme il s'y
attendait, que les journaux de gauche criaient à la
persécution ; MM. Laffitte, Bérard, Sébastiani accom-
pagnaient le chansonnier à l'audience; et tous les


LE PÉRIL RÉVOLUTIONNAIRE. 439


chefs du parti libéral se croyaient obligés d'aller
faire visite au condamné clans sa prison. Celui-ci
pouvait rire, à part lui, de l'embarras où il avait
mis ses amis les modérés, et de l'hommage qu'il les
contraignait de rendre en sa personne à la politique
an tidynastique.


Sans doute une grande partie de la gauche parle-
mentaire désapprouvait, sinon toujours pour le fond
des idées, du moins au point de vue de la tactique,
l'opposition irréconciliable. Mais cette témérité trop
franche et peu habile de quelques irréguliers tra-
hissait la persistance des passions révolutionnaires,
et aussi parfois la façon dont ces passions s'impo-
saient aux libéraux qui auraient voulu être plus
sages. On pouvait noter, d'ailleurs, des symptômes
plus alarmants encore. Presque toutes les élections
partielles auxquelles donnaient lieu les doubles
nominations amenaient, malgré la résistance timide
et le déplaisir secret des modérés de la gauche, le
succès des candidats de la nuance la plus avancée
et la plus hostile aux Bourbons. On remarquait
parmi les élus les généraux Lamarque, Clausel
Qt Demarcay, MM. de Salverte, de Corcelle, Ba-
voux, etc. Béranger triomphait, et il écrivait à un
de ses amis :


En apprenant l'élection du général Clausel , qui avait été con-
damné , mort par contumace après les Cent-Jours, le roi s'écria :


C'est un coup de canon tiré contre les Tuileries.




440 LES 1.113ERAUX ET M. DE MARTIGNAC.


Toutes les recommandations de M. Royer-Collard ont
échoué. Aucun des candidats qu'il soutenait n'a pu réussir,
même dans les colléges où il avait été nommé, et presque
partout, dans ces arrondissements, les choix ont été le pro-
duit d'opinions vigoureuses; ce qui prouve, en dépit de ses
partisans, qu'il est loin d'être l'expression (le l'opinion pu-
blique en France , comme on voulait nous le faire croire.
A Paris, lui, Casimir Périer et le Constitutionnel ont vu
repousser leur livrée et porter les hommes contre qui l'on
s'était permis les plus coupables manoeuvres. Sauf Dupont
de l'Eure, aucun député de Paris n'a eu d'influence dans
nos élections.


C'était recommencer l'élection de Grégoire en
1819. Quoi de plus propre à montrer aux libéraux
où les conduisait leur alliance obstinée avec la
gauche, et qui en devait recueillir le ,


profit dans le
pays? Mais, quoique très-mortifiés au fond des élec-
tions, ces libéraux se refusaient à convenir du péril
qu'elles révélaient; et si un député de la droite le
dénonçait, ils protestaient avec véhémence et pre-
naient la défense des nouveaux élus. Cette faiblesse
des modérés, nous Je répétons, était peut-être plus
alarmante encore que les passions des violents.
Aussi conçoit-on qu'en dépit de toutes les manifesta-
tions dynastiques de l'ancienne opposition parle-
mentaire, les amis éclairés de la monarchie fussent
inquiets. Lamartine, alors secrétaire d'ambassade à
Florence, écrivait, en octobre 1828, de Paris où il
était venu passer quelques jours : « La politique


LE RENVERSEMENT 1)U MINISTÈRE. 441


générale me paraît, entre nous, moins rassurante de
près que de loin. Il n'y a pas fanatisme révolution-
naire, mais il y a détachement complet du royalisme
et des Bourbons. »


5. — t.c RENVERSEMENT DU MINISTÈRE. (1S29.)


Telle était la situation, quand s'ouvrit la session
de 1829. Pouvait-on espérer que le parti libéral,
éclairé par tant d'avertissements, comprendrait enfin
son devoir et son intérêt? Par le discours du trône,
le cabinet lui faisait encore une nouvelle avance.
D'autre part, il eût fallu être aveugle pour ne pas
voir que le roi, excité par la droite, s'apprêtait à
congédier son ministère, afin de remettre le gouver-
nement à ses hommes de confiance; seulement, ne
pouvant de lui-même en prendre l'initiative, il atten-
dait l'occasion que lui fournirait la gauche. Tout se
réunissait donc pour engager les esprits sages de ce
dernier parti à donner à M. de Martignac l'appui cor-
dial, le concours résolu qu'ils lui avaient refusé en
1828. Le contraire se produisit, et l'on n'ignore pas
à quelle occasion.


Le ministère avait présenté deux lois importantes
sur l'organisation départementale et municipale, lois
vraiment libérales, qui substituaient les conseils élus


à




b •


Va LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


aux conseils nommés, et les investissaient d'attribu-
tions encore limitées, mais sérieuses. C'était un pas
décisif dans la voie du self government local. Il sem-
blait que le sentiment dominant chez les libéraux
dût être la satisfaction et la reconnaissance. Telle
fut, en effet, l'impression première. Mais bientôt les
vieilles habitudes d'opposition, l'intimidation exercée
par les violents, firent reprendre le dessus à l'esprit
critique, taquin et batailleur. On éplucha les pro-
jets : il ne fut plus question que de leurs lacunes, à
cette époque inévitables, nullement du progrès qu'ils
faisaient faire. Enfin , pour mieux montrer à quelle
inspiration de mesquine chicane on obéissait, on
résolut de faire échec au ministère sur l'ordre dans
lequel devaient être discutées les deux lois. Le con-
flit allait chaque jour s'aigrissant, au grand plaisir
des feuilles de la droite. « Il n'est bruit dans tout
Paris, disait l'une d'elles, que de la rupture qui se
prépare entre le ministère et le parti libéral. » Le
roi, (le son côté, suivant son plan, et voyant appro-
cher l'occasion qu'il cherchait , ne permettait à
M. de Martignac de faire aucune concession, ni de
rien changer aux projets primitifs. Fait étrange, les
députés du centre gauche paraissaient les meneurs
de cette opposition '. L'un des rapporteurs était


1 M. Dupin rapporte dans ses Mémoires que certains députés du
centre gauche avaient l'habitude de se réunir chez M. Royer-Col-
lard , pour conférer sur la conduite à tenir : c'étaient MM. Bertin de
Vaux, Le Pelletier d'Aunay, Gautier, Humblot-Conté, Sébastiani et


LE RENVERSEMENT DU MINISTÈRE. 443


M. Dupin; l'autre était le général Sébastiani, et son
l'apport qui, sous des formes courtoises, contenait
une contradiction formelle des vues du gouverne-
ment, avait été, dit-on, écrit par M. Guizot. Quel
pouvait être le dessein de ces hommes politiques?
Comment des esprits modérés, pour des contesta-
tions secondaires, même pour une querelle (le pro-
cédure, risquaient-ils de jeter la monarchie, la liberté,
le pays, dans les aventures qui devaient être la con-
séquence d'une crise ministérielle? Était-ce dépit de
n'avoir pas encore les portefeuilles qu'ils s'étaient
cru sur le point d'obtenir? Espéraient-ils qu'en cas
d'échec de M. de Martignac, le roi serait obligé de
recourir à eux , et s'imaginaient-ils forcer ainsi les
portes du ministère qu'ils s'impatientaient de voir
seulement à demi ouvertes devant eux?


Dupin. e Vers le milieu de mars , ajoute M. Dupin, une conférence,
demandée par le général Sébastiani, fut convoquée extraordinaire-
ment. Il s'agissait d'intervertir l'ordre dans lequel les deux projets de
loi avaient été présentés par le ministère, et de faire passer la loi
départementale avant la loi communale. Les auteurs de ce manége,
dont quelques-uns étaient doctrinaires, avaient imaginé en théorie
cette formule que la liberté vient d'en haut, et ils en concluaient
logiquement, disaient-ils, qu'il fallait commencer par organiser le
département, avant d'organiser la commune. Je répondais en prati-
cien que la liberté vient d'où elle peut, et que, dans notre histoire,
l'ère de la liberté française avait au contraire commencé par rétablis-
sement des communes... Mais ce motif n'était pas de nature à toucher
Sébastiani et ses adhérents. Ces messieurs se souciaient peu d'être
maires de village, mais beaucoup désiraient faire invasion dans les
conseils généraux, afin d'influer sur la haute administration. Pour
satisfaire leur impatience, il fallait donc, à tont prix, commencer
par la loi départementale. D'ailleurs, ce que l'on. voulait surtout,
c'était de contrecarrer le cabinet. 7




444 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


Quoi qu'il en soit , l'accord n'ayant pu se faire
dans les commissions, le débat vint à la tribune
sur la question de priorité entre les deux lois. Au
vole, on vit, par une manoeuvre inattendue , une
partie de la droite se joindre à la gauche et infliger
ainsi un premier échec au ministère. « Je me rap-
pelle, dit M. Dupin dans ses Mémoires , la sensa-
tion étouffée que produisit sur nous cette coïnci-
dence des deux ailes de l'Assemblée se levant à la
fois, pour obtenir un vote qui contrariait le ministère
et qui malheureusement allait compromettre son
existence. Il y eut dans les centres un bruit sourd ,
quelque chose (le semb"able à un navire qui
sombre. »


Si fâcheux que fia ce vote, le fond de la question
n'était pas atteint. Il était encore temps pour !es
libéraux de s'arrêter. La conduite de l'extrême
droite, les cris de joie de la presse ultra-royaliste
étaient bien laits pour leur montrer quels desseins
ils avaient servis. Personne ne pouvait se faire désor-
mais illusion sur la portée et les conséquences du
conflit. Les délais qui séparaient les diverses phases
de la discussion donnaient d'ailleurs tout le loisir
de la réflexion et le temps du repentir. M. loyer-
Collard conseillait de transiger. Il voyait avec tristesse
et regret la voie où s'engageait l'opposition. M.Dupin,
rendant compte dans ses Mémoires d'une conférence
tenue chez M. noyer, où le général Sébastiani avait
développé son plan de campagne, dépeint ainsi Pat-


LE RENVERSEMENT DU MINISTÈRE.
445


titude du président : « Pendant tout ce temps,
M. Royer-Collard gardait le silence. Il observait at-
tentivement et se contentait de froncer de temps en
temps le sourcil à sa manière, en faisant marcher sa
perruque d'avant en arrière, et d'arrière en avant,
mouvement qui était regardé dans la Chambre comme
un indice de l'agitation de sa pensée : cuncta super-
dito moventis. » Et cependant, sous l'empire d'on
ne sait quel aveuglement, les libéraux persistaient
dans leur opposition. Nul ne pouvait être surpris
(l'entendre le Courrier s'écrier : « Que le ministère
tombe ! Il vaut mieux avoir en face des adversaires
prononcés que des hommes équivoques! » Mais
le Globe lui aussi poussait au conflit : « Entre le
ministère et le parti national , disait-il, c'est une
guerre à mort! »


Dans ces conditions s'ouvrit le débat sur le fond.
Vainement M. de Martignac, placé entre les exi-
gences de la gauche, les piéges de la droite et les
résistances du roi, faisait-il d'admirables efforts
d'éloquence et de patriotisme : les libéraux , bien
loin de désarmer, s'obstinaient et se passionnaient
à la lutte, parfois presque aussi amers et vio-
lents qu'au temps de M. de Villèle. Enfin, après
quelques détours, la question se trouva posée sur
un article d'une importance médiocre, qui trai-
tait des conseils d'arrondissement. On revit au
vote la manoeuvre du premier jour, et ce fut une
fois de plus, grâce au concours, sinon des voix de




i,46 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


la droite, du moins de son abstention, que la gauche
mit le cabinet en minorité. A peine le résultat pro-
clamé, les ministres quittèrent la salle, déclarant
qu'ils allaient prendre les ordres du roi.


Commença-t-on alors, dans le parti libéral, à
être troublé. de la besogne qu'on venait de faire?'
On l'aurait cru , à voir l'agitation qui se produisit
aussitôt dans ses rangs. Tandis que la droite, qui
avait su ce qu'elle voulait et était arrivée à ses
fins, demeurait sur ses bancs , immobile, silen-
cieuse, ruais triomphante, les députés de la gauche
et du centre gauche se levèrent , quittèrent leurs
places et se groupèrent confusément dans l'hémicycle.
Ce n'étaient que colloques ardents, récriminations
qu'on se renvoyait de l'un à l'autre, interrogations
anxieuses. « Que va-t-il se passer ? demandait-on.
Est-ce clone une retraite ? » On percevait les mots
de « faux calcul » , de « fausse manoeuvre »,
adressés aux meneurs de gauche. Pendant ce temps,
M. de Martignac et M. Portalis se rendaient aux
Tuileries et y annonçaient leur défaite. « Je vous le
disais, répondit le roi, en leur serrant fortement la
main ; il n'y aucun moyen de traiter avec ces gens-là.
Il est temps de nous arrêter. » Les ministres ren-
trèrent à la Chambre , apportant une ordonnance
qui retirait les deux projets de loi. La politique de
conciliation et de confiance libérale se déclarait
impuissante et vaincue.


De ce jour, en effet, le ministère est virtuellement


LE RENVERSEMENT DU MINISTÈRE.
4'7


renversé ; s'il survit nominalement, quelques se-
maines encore, c'est qu'on a besoin de lui pour faire
voter le budget; mais le roi a son parti bien arrêté
de le congédier aussitôt la session terminée.
L'épreuve incommode , déplaisante, qu'il avait con-
senti à subir, a échoué, comme il le prévoyait,
comme il le désirait. Aussi n'a-t-on plus grand
coeur à suivre les incidents qui précèdent cette
conclusion désormais inévitable. La gauche, au fond
peu fière de sa victoire ', croit s'étourdir, en conti-
nuant l'opposition mesquine et querelleuse qui vient
d'aboutir à un si heureux résultat. Le Globe tâche de
se persuader qu'on a fait œuvre salutaire, en sor-
tant, à tout risque, de la « voie honteuse des com-
promis » , et que « toute la cause du mal était dans
le ministère, dans cette administration maladroite ,
colérique, qui ne savait que diviser et aigrir ». La
droite triomphe et menace, avec un aveuglement
qui n'a d'égal que celui de la gauche. Pour avoir
un spectacle, non pas moins douloureux , mais
moins rebutant, il faut, dans ces luttes des derniers
jours, considérer M. de Martignac : il souffrait pour
lui, sans cloute, de tant d'injustices de ses inten-
tions méconnues, de ses projets avortés; il souffrait
plus encore pour son pays `des catastrophes où il le


I Béranger écrivait à cette époque : , Nos députés paraissentavoir
peur d'étre obligés de se brouiller avec le ministère; ils sont embar-
rassés de la victoire qu'ils ont obtenue à propos de la loi départe-
mentale.




448 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


voyait précipité par les passions contraires, mais en
quelque sorte alliées pour le mal , des deux partis
opposés ; apportant jusqu'au bout a la tribune, sans
découragement bien que sans espoir, l'apologie
mélancolique et fière de sa politique, moins en vue
du présent, alors irrémédiablement compromis, que
pour défendre devant l'histoire son honneur, et avec
le sien, celui de tous les modérés, victimes des
passions extrêmes, il trouvait, pour cette suprême
protestation et pour cet avertissement prophétique,
des accents dont, encore aujourd'hui, on n'entend
l'écho qu'avec émotion.


Dans cet épilogue d'opposition sans intérêt et
sans dignité, il est toutefois un symptôme qu'il
importe de noter ; car il annonce une situation nou-
velle. C'est la réapparition au parlement et dans la
presse (le la polémique ouvertement antidynastique
qui en avait été écartée depuis 1824. Signe que
bientôt la parole ne sera plus aux constitutionnels,
et que les révolutionnaires s'apprêtent à reprendre
aux libéraux le premier rôle. Ceux-ci ont-ils prévu
cette conséquence de leur victoire ? En tous cas, ils
peuvent en avoir dès lors un avant-goût. Le Consti-
tutionnel prélude à la campagne que va entreprendre
tout à l'heure le National, en commençant à jeter
comme une menace, dans les discussions quoti-
diennes, le souvenir de la révolution de 1688. Et à
la veille même de la clôture de la session, le général
Lamarque s'écrie à la tribune :


LE RENVERSEMENT DU MINISTÈRE.
449


Deux cents ans se sont écoulés depuis que, de l'autre
côté de la Manche, on parlait aussi de violer la grande
Charte, de renvoyer les Chambres, de fixer l'impôt par
ordonnance. On l'essaya. Vous savez quels furent les résul-
tats. ( Violents murmures à droite. Silence à gauche.)
Débris échappés à tant de naufrages, nous ne voudrons pas
encore tenter une funeste expérience; elle ne nous a que
trop appris que les peuples ont aussi leurs coups d'État.
( Violente interruption à droite. A l'ordre ! Vous prêchez la
révolte! A l'ordre!) Je dis que les peuples ont aussi leurs
coups d'État ( A l'ordre !) , et que, bouleversant la terre
jusque dans ses entrailles, ils ne laissent sur le sol que de
sanglantes ruines! ( Violente agitation.)


Aussitôt la session finie, le roi répond à ces me-
naces en congédiant M. de Martignac et ses collè-
gues, sans y mettre ni façon , ni presque politesse,
et il appelle M. (le Polignac au ministère. Dès lors
le champ est ouvert, des deux côtés, aux violents,
aux rêveurs de coups d'État et aux faiseurs de révo-
lutions. Le dernier effort tenté par les modérés a
échoué, et, comme du temps du duc de Richelieu
et de M. de Serre, il a échoué en grande partie par
le fait des libéraux.


Ceux-ci reconnaîtront après coup la faute qu'ils
ont commise, en renversant le ministère Martignac.
Presque tous ceux qui ont pris part à cette opposi-
tion, et qui plus tard ont été amenés à écrire sur
cette époque, ont fait — avec plus ou moins de
franchise et d'humilité, suivant le caractère de





15O


LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


chacun, — leur mea culpa. La confession la plus
digne, la plus sincère, est certainement celle du duc
de Broglie; nous en avons déjà cité plusieurs frag-
ments. Après avoir rappelé le devoir si simple et si
évident qui s'imposait aux libéraux et qu'ils ne surent
pas remplir, le noble duc conclut ainsi : « 11 fallait
être aussi étourdis que nous le fûmes, pour faire ce
que nous fîmes. » M. Dupin dit dans ses Mémoires
que « la retraite de M. de Martignac lui fit une vive
peine » , et il cite la lettre qu'il lui adressa à cette
occasion. II exprimait le « regret de voir que le Roi
se privait de ses services, au moment peut-être où ils
allaient lui devenir plus que jamais nécessaires ».
Puis il ajoutait : « Malgré la contradiction, quelque-
fois peut-être trop vive (le ma part, que la différence
de nos positions a fait naître entre. nous, j'avoue
qu'un attrait invincible me rapprochait toujours de
votre personne, lors même que je croyais devoir
m'éloigner de vos opinions. Peut-être n'étions-nous
pas très-loin de nous accorder. » Guizot qui, en
dehors de la Chambre, avait pris une part active à
l'opposition contre la loi départementale, reconnaît,
dans ses Mémoires, que le parti libéral avait obéi, en
cette circonstance , à « deux esprits très-peu poli-
tiques, l'esprit d'impatience et l'esprit de système,
la recherche de la popularité et la rigueur de la lo-
gique ». Ailleurs il déclare « que les libéraux n'a-
vaient qu'à prendre possession du progrès libéral
qu'on leur offrait et à soutenir décidément le ministère


LE RE NVERSEMENT DU MINISTERE.
451


qui le leur offrait »; mais, ajoute-t-il, « l'esprit cri-
tique étouffa l'esprit politique ». M. Duvergier de
llauranne, qui avait été rédacteur du Globe, dit dans
son Histoire parlementaire, tout en insistant sur les
fautes du roi : « Aujourd'hui l'opinion la plus accré-
ditée, c'est que les principaux torts sont du côté de
la gauche, et qu'elle est inhabilement tombée dans
le piége qu'on lui tendait. » M. Milon Barrot,
fort engagé, en 1829, dans la partie la plus ardente
de l'opposition, a écrit dans ses Mémoires : a Peut-
être le parti libéral et constitutionnel eût-il pu dé-
tourner l'orage, si, plus politique et moins impatient,
il eût soutenu résolûment le ministère Martignac...
Au lieu de cela, l'opposition engagea une lutte avec
ce ministère, sur l'organisation municipale et dépar-
tementale dont le gouvernement avait pris l'initiative
dans un sens vraiment libéral. La droite ne manqua
pas de profiter de cette faute... » Saint-Marc
Girardin, qui avait fait, vers la fin de la Restauration,
ses débuts dans la presse libérale, a dit en 1869:
« Le ministère Martignac a beaucoup grandi dans sa
chute... Nous ne l'avons connu qu'après l'avoir
perdu, et nous l'avons regretté plus que nous ne
l'avons aimé. »


Il n'est pas, du reste, d'événements sur lesquels
l'histoire se soit prononcée avec aussi peu d'hésita-
tion. 11 y a eu comme une intuition universelle que
là eût été le salut, et qu'alors avait été commise la
faute irréparable. Chaque pas nouveau , descendu


29.




452 LES LIBÉRAUX ET M. DE MARTIGNAC.


dans notre voie d'instabilité révolutionnaire, nous en
a convaincus davantage, et l'on s'est reporté, avec
une sorte d'attrait plein de charme, mais aussi avec
un regret amer, vers cette chance qu'on avait pour
toujours laissé échapper. En même temps, la re-
nommée gracieuse du vaincu de 1829 a pris, dans
l'esprit des générations nouvelles, une sorte de gran-
deur mélancolique. Repentir inefficace des cou-
pables! Réparation tardive de la postérité! La grande
partie commencée en 1814, et qui avait pour enjeu
la liberté, la paix et la grandeur de la France, n'en
avait pas moins été irrévocablement perdue, le jour
où M. de Martignac avait été renversé. Encore si
cette expérience cruellement achetée devait servir à
notre éducation politique ! Si les libéraux appre-
naient, une fois pour toutes, le péril. et le crime des
oppositions trop exigeantes, des impatiences ambi-
tieuses et surtout des alliances avec les partis de
révolu lion !


CHAPITRE VII


LE DERNIER CONFLIT.


§ 1". — LE NOUVEAU PROGRAMME DE LA GAUCHE.


M. Royer-Collard a dit un jour de M. de Polignac
et de ses collègues « qu'ils avaient les ordonnances
écrites sur le visage ». Le ministère du 8 août 1829
n'avait, en effet, pour raison d'être que la volonté de
faire un coup d'État, et il ne pouvait avoir d'autre
moyen d'action. Amis, ennemis, spectateurs, tous
le comprirent ainsi dès le premier jour; tous eurent
le sentiment de la crise prochaine, inévitable I . On
était même convaincu qu'elle allait éclater immé-
diatement. Comment imaginer que la royauté eût
lancé un tel défi sans être prête à agir? Aussi
ouvrait- on chaque matin les journaux avec une


M. de Lamartine, alors dévoué aux Bourbons, écrivait le 16 adit
1820, quelques jours après la constitution (lu ministère Polignac, à
sors ami M. de Virieu : Je te le dis entre nous, je crois main-
tenant à la possibilité d'une révolution qui emporte la dynastie;
je n'y croyais pas hier... Cette déclaration de guerre eu pleine paix
détache du roi l'opinion nationale, dans le sens libéral du mot,
comme la hache détache l'écorce de l'arbre, sans qu'on puisse jamais
l'y recoller. ,)




4574. LE DERNIER CONFLIT.


LE NOUVEAU PROGRAMME DE LA GAUCHE. 455


impatience fiévreuse, pensant y trouver les ordon-
nances attendues. L'étonnement était de ne rien voir
venir. « C'est singulier , disait une femme d'esprit,
la princesse de la Trémouille, il me semble que
je suis au théâtre pour un grand drame , que le
rideau est levé et que les acteurs ne paraissent
pas'.»


Le désappointement aurait été bien autre si l'on
dit pénétré dans les coulisses, et regardé d'un peu
près ces pauvres acteurs, tout embarrassés du
costume de combat qu'ils ont revêtu , ne sachant
comment tenir le personnage dont ils ont pris la
charge, immobiles et muets après le formidable


l'éclat de leur entrée en scène, permettant à leurs
confidents de rêver tout haut de coup d'État, mais ne
le préparant pas. Il semblait qu'ils fussent satisfaits
d'avoir ainsi prévenu par leur provocation ceux
qu'ils devaient surprendre, et, en même temps,
rassuré par leur inaction ceux qu'ils devaient inti-
mider; ils attendaient alors, dans une sérénité
béate, les événements que leur rôle était (le diriger
et de brusquer. Sur cette incapacité prodigieuse qui
épouvantait les amis et faisait rire les ennemis,
nous avons tout dit, en étudiant l'extrême droite 2.
Aujourd'hui c'est de l'autre côté qu'il faut tourner
les regards. Mais il convenait de rappeler que si,


Lettres inédites de madame Swackine, publiées par M. De
FALLOUX , p. 160.


2 Voir Royalistes et Républicains, p. 321 et sq.


par la nature même de notre sujet, nous sommes
amené à ne parler, encore cette fois, que des fautes
de la gauche, ce n'est pas que nous oubliions la
part considérable de responsabilité qui, dans la der-
nière phase du drame, pèse sur le gouvernement
lui-même.


Tout d'abord la constitution du ministère fait
passer au premier rang des opposants les violents,
demeurés au second depuis 1824, et ceux-ci en
profitent avec autant de résolution prompte et habile
qu'il y avait d'indécision dans le ministère qui
venait de les provoquer. Les libéraux inquiets, mais
irrités , sont moins disposés que jamais à se séparer
de la gauche; ils seraient d'ailleurs embarrassés
et impuissants à conseiller une modération que le
gouvernement semble lui-même exclure. Tous sont
décidés à résister, quoi qu'il en puisse advenir.
Aussi est-ce un cri de joie haineuse chez ceux qui
voyaient naguère, avec tant de mauvaise humeur,
la gauche devenir, au moins en apparence, de plus
en plus constitutionnelle et dynastique. Ils sentent
que, grâce à M. de Polignac , leur jour est enfin
venu. Béranger, tout à l'heure si maussade, ne peut
se contenir, et il écrit à un de ses amis, peu de
temps après la formation du cabinet :


Je crois que ce ministère durera plus qu'on ne paraît le
penser généralement. C'est peut-être parce que j'en ai le
désir, que j'ai cette idée... Dieu soit béni ! la nation ne




456 LE DERNIER CONFLIT.


pourra plus fermer les yeux; les niais ne pourront plus
égarer l'opinion; les ambitieux de notre bord n'en tireront
plus parti à leur profit, et tous les mécomptes, tontes les
lutines nous serviront, ou du moins serviront au triomphe
de la cause populaire. Telle est mon espérance. Ma crainte,
c'est que la peur ne prenne ceux qui nous épouvantent.
Car il n'y a guère d'hommes forts dans aucun parti. Quant
au nôtre , il me parait bien ridicule depuis plusieurs
années. Je ne répondrais pas qu'à la première occasion, si
elle se présentait bientôt, les mèmes sottises ne recommen-
çassent.


Quoi (le plus significatif, par exemple, que le
changement à vue qui se produit autour de La
Fayette? Malgré les manifestations qui avaient
signalé son retour d'Amérique , il était toujours
demeuré un peu à l'écart, sous le coup des mésa-
venlures de sa politique conspiratrice. A la fin de la
session, il avait quitté Paris pour se rendre en
Auvergne, et n'avait rencontré, sur son passage, qu'un
accueil assez froid. Mais il est rejoint sur sa route
par la nouvelle de la nomination de M. de Polignac.
Aussitôt dans chaque ville, au Puy, à Grenoble, à
Lyon , il reçoit des ovations de plus en plus reten-
tissantes. Il reprend son vieux rôle, et se remet à
parler en chef d'opposition. Il promet que « la
Chambre des députés, à laquelle on a reproché
quelques lenteurs dans les améliorations libérales,
recouvrera, ainsi que la nation, toute l'énergie
nécessaire pour réprimer les complots contre les


LE NOUVEAU PROGRAMME DE LA GAUCHE. 4.57


libertés publiques ”. Il donne le mot d'ordre de la
nouvelle campagne : « Plus de concessions! ont (lit
récemment les journaux officiels du parti contre-
révolutionnaire. Plus de concessions! dit à son tour,
et à plus juste titre, le peuple français '.


M. Thiers représentait dans la jeune génération,
comme La Fayette dans l'ancienne, l'hostilité impla-
cable contre les Bourbons. Tout à l'heure, sous le
ministère de M. de Martignac, désespérant de voir
tomber le gouvernement qui lui paraissait incom-
patible avec son idéal politique, et sous lequel son
ambition ne trouvait pas d'issue, dégoûté d'un rôle
effacé et d'une opposition sans espoir, il avait pris le
parti de s'éloigner de France et d'Europe, pour
plusieurs années; il avait obtenu (l'accompagner le
capitaine Laplace, dans un long voyage de circum-
navigation. Sur ces entrefaites, apparaît le ministère
du S août. M. Thiers contremande son départ; il
comprend que le moment est venu pour lui d'agir
selon ses vues et ses passions. Jusqu'alors, il avait
un peu tâtonné; il avait éparpillé son activité ;
désormais, il voit clairement le point d'attaque sur
lequel il va concentrer tous ses efforts. Et pendant


Il y a quelque temps, écrivait à ce propos le Journal des
Débats, M. de La Fayette voyageait dans les départements du centre,
et on l'y avait bien accueilli , mais sans enthousiasme populaire. Que
s'est-il passé dans l'intervalle? Vous proclamez 1815, on vous répond
par 1789; rien de plus naturel. Sans doute il est affligeant de voir
de telles scènes succéder aux hommages que le roi recevait naguère
en Alsace. Mais à qui la faute?




M I


458 LE DERNIER CONFLIT.


que le vieux La Fayette, fidèle au seul rôle qu'il sût
jouer, s'amuse aux parades tapageuses des ovations
populaires et des banquets démocratiques, le jeune
Thiers s'apprête à exercer une action autrement
efficace. L'éloignement des Chambres facilitait son.
dessein. Charles X, en attendant la dispersion des
députés pour constituer son nouveau cabinet, n'avait
songé qu'à lui épargner, pour plusieurs mois , les
embarras d'un tête-à-tête avec une assemblée peu
favorable '. Mais ainsi il permettait aux journaux,
c'est-à-dire à la force le plus facilement acquise aux
violents, de prendre la direction du mouvement
d'opinion , et de choisir eux-mêmes le terrain de
résistance et d'attaque. M. Thiers, dont l'influence-
eût été nulle sur les députés, était au contraire l'un
des plus habiles, et déjà des plus renommés, parmi
les journalistes du temps. II s'empare avec décision
et promptitude du rôle de leader de la presse, et,
sous son inspiration , le programme de l'opposition
se trouve aussitôt arrêté avec une rare précision.


Révolutionnaire dans son but, mais légal dans ses
moyens d'action, ce programme porte bien la marque
de celui qui l'a imaginé. Point de retour aux vio-
lences factieuses de 1820, à ces conspirations péril-
leuses , à ces insurrections toujours avortées,
véritable enfance de l'art, oit l'on risquait sa tête
sans arriver à rien. C'est la tactique constitution-


t Le ministère fut constitué le 8 août 1829; la session ne s'ouvrit
que le 2 mars 1830.


LE NOUVEAU PROGRAMME DE LA GAUCHE. 459


nelle suivie depuis 18-24, que, par une manoeuvre
autrement savante, on prétend faire aboutir au
renversement de la dynastie, de telle sorte que le
cri de : « Vive la Charte ! » signifie : « fi bas les
Bourbons ! » Pour cela, il fallait tout d'abord
persuader à l'opinion que le gouvernement était
résolu à sortir de cette Charte. Mais était-ce difficile?
Le langage des royalistes d'extrême droite, les extra-
vagances de leurs journaux et de leurs brochures,
ne semblaient-ils pas faits exprès en vue de justifier
ces prémisses .de l'argumentation des opposants '?
Ceux-ci n'ont qu'à citer leurs adversaires, pour exé-
cuter la première partie de leur plan de campagne
qui était de mettre constamment cette prévision de
coup d'État devant les yeux du public. Il leur est .
facile ensuite de présenter la lutte avec la royauté,
qu'ils préparent ouvertement, sous la forme, non
plus d'une offensive insurrectionnelle , mais d'une
défensive légale. Même pour cette défensive, on se


1 Lord Palmerston, alors à Paris, écrivait à un de ses amis d'An-
gleterre : a Quelques-uns des royalistes qu'on rencontre dans la
société parlent comme des extravagants etdes fous : Il nous fautt de


force, d'abord de la force, et puis on pourra être raisonnable
loisir. z Quand vous leur demandez comment leur force peut


être appliquée, et contre qui, ils ne peuvent vous le dire; mais ils
déclarent qu'une presse libre n'est pas applicable en France, et
qu'on doit la détruire; que l'opinion publique n'existe pas, si ce n'est
en tant qu'elle a été créée par les journaux, et que si l'on pouvait se
débarrasser de ceux-ci , le gouvernement seraitassuré des tribunaux,
de l'armée, des électeurs et de la Chambre des pairs. — Ce sont
autant de sottises. » (Life of Palmerston, par BULIVER ; Lettre du
15 décembre 1829.)




4060 LE DERNIER COM:1.1'1'.


garde bien de faire entrevoir un appel aux armes, ou
rien qui ressemble à une émeute. On se borne à
donner pour mot d'ordre le refus (le tout impôt qui
serait inconstitutionnellement établi. Seulement — et
là est l'habileté redoutable — on agit comme si cette
perspective était prochaine et certaine. On forme
publiquement les associations bretonne, parisienne,
lorraine, bourguignonne, normande, en vue d'or-
ganiser ce mode de résistance. Consultations, mani-
festes, manuels de tons genres sont publiés sur ce
sujet, habituant ainsi peu à peu l'opinion , sans
paraître sortir de la stricte légalité, à l'idée d'un
conflit qui, en France et dans l'état des esprits,
deviendra nécessairement une révolution.


Les meneurs ne l'ignoraient pas, et ils devaient se
demander au profit de qui il conviendrait de faire
tourner cette révolution. Là encore se retrouve la
main habile de M. Thiers. On se rappelle les em-
barras et les divisions de la Haute-Vente en 1821,
et ces singuliers conspirateurs. qui invitaient la
France à se soulever, sans pouvoir lui dire d'a-
vance si elle se battrait pour l'Empire ou la Répu-
blique. En 1829, au contraire, on offre aussitôt aux
mécontents une idée nette et facile à formuler, celle
d'une imitation française de la révolution anglaise
de 1688. Il y avait eu jusqu'alors entre l'histoire
des Bourbons et celle des Stuarts une analogie si
extraordinaire que plusieurs en avaient été frappés :
Louis XVI était monté sur 'l'échafaud comme


LE NOUVEAU PROGRAMME DE LA GAUCHE. !61


Charles P`; la République avait abouti (l'un côté à
Napoléon comme de l'autre à Cromwell; Louis XVIII
avait été restauré comme Charles II; Charles X avait
succédé à son frère comme Jacques H. La tentation
était grande d'ajouter que le nouveau Jacques II fini-
rait comme l'ancien : d'autant plus qu'auprès du
trône, il semblait y avoir un Guillatune III tout indi-
qué. Dès 1814, la ressemblance s'était présentée à
certains esprits ; seulement, on était tout à l'es-
pérance, et Benjamin Constant écrivait : « La révo-
lution française de 1814 réunit les avantages de la
révolution anglaise de 1660 et de 1688. »M. de
Salvandy disait aussi en 1824: « La Restauration
semblait viagère, tant que le nom des Stuarts ne pou-
vait pas être prononcé tout haut ; il l'est maintenant. »
D'ordinaire, c'était dans un dessein d'hostilité et de
menace qu'on rappelait ce souvenir. Ainsi l'avait
fait plusieurs fois Manuel, à la tribune. A peine ar-
rivé à Paris, vers 1822, M. Mignet était chargé par
les libéraux de faire uu cours à l'Athénée sur la ré-
volution et la restauration d'outre-Manche, et il in-
sistait, dans une intention fort claire, sur leur paral-
lélisme avec les événements accomplis en France
depuis 89. En 1827, Carrel, encore peu connu,
publiait une Histoire de la contre-révolution en
Angleterre, où, de l'analogie entre les Stuarts et les
Bourbons, l'auteur cherchait à faire conclure à la
nécessité d'un nouveau 1688 '. Quelquefois, c'étaient


I Dans l'introduction primitive de l'ouvrage, Carrel exposait com-




LE DERNIER CONFLIT.


des royalistes mécontents qui jetaient cette date dans
la polémique, comme un avertissement. M. Agier,
après avoir rappelé en plein Parlement «la chute de
l'infortuné Jacques lI », ajoutait : « Que les exem-
ples de l'histoire ne soient pas perdus! » Et M. de
Montlosier disait dans son Mémoire à consulter :
« Des millions de Français n'ont pas pu préserver
Louis XVI de la mort (le Charles l e`; des millions de
Français parviendront-ils à sauver notre pays des
événements qui terminèrent le règne de Jacques Il? »
Enfin, dans une lettre intime, Lamennais écrivait à
Berryer, le 30 novembre 1827 : « Je vois beaucoup
de gens s'inquiéter pour les Bourbons; on n'a pas
tort ; je crois qu'ils auront la destinée des Stuarts. »


Il semble donc que la pensée de cette ressem-
blance entre le sort des deux familles royales ait
obsédé .


certains esprits, pendant toute la Restaura-
tion. Toutefois, sous M. de Villèle et sous M. de
Martignac, il entrait plutôt dans les calculs de la
gauche de présenter la monarchie comme définitive-
ment fondée et comme n'ayant plus à craindre au-
cune révolution. C'est seulement après la formation
du ministère Polignac que la tactique conduit, au
contraire, à rappeler la fin des Stuarts. Dès lors, il y


nient l'Angleterre, en détrônant Jacques II et en mettant à sa place
Guillaume d'Orange, avait fini par comprendre a que, pour conserver
la royauté avec avantage, il fallait la régénérer, c'est-à-dire la sépa-
rer du principe de la léeiinné D , Mais après réflexion, l'auteur
trouva probablement que cette phrase mettait trop sa pensée à décou-
vert : il la supprima.


LE NOUVEAU PROGRAMME 1)E LA GAUCHE. 463


a dans l'opposition antidynastique le parti de 1688;
phis actif que tous les autres, il a vite pris la tête et
laissé derrière lui les vieux restes du bonapartisme
et les jeunes adeptes d'une république encore loin-
taine. Par l'effet d'un mot d'ordre, il n'est plus ques-
tion, dans les journaux, que de cette page des annales
d'Angleterre. Avec quel art on transforme ce rappro-
chement historique en une menace politique, sans
cependant s'exposer à une répression pénale! Avec
quelle persévérance on y revient sans cesse, afin
de bien faire entrer cette idée dans le cerveau
populaire et de familiariser avec elle ceux mêmes
qu'au premier abord elle rebutait le plus ! N'était-
ce pas (lu reste ingénieusement imaginé pour séduire
l'esprit à la fois vif et superficiel d'un public fran-
çais? N'était-il pas jusqu'à cette apparence d'érudi-
tion qui ne flattât son amour-propre? Et, surtout,
comme c'était habilement calculé pour effaroucher
aussi peu que possible ceux qui avaient souci de sé-
curité et de repos! L'inconnu d'une révolution les
eût effrayés et fait reculer. Mais on lenr répétait
tous les jours qu'en 1688, l'Angleterre n'avait pas
fait une révolution comme en 1640, qu'elle avait
seulement procédé à un changement de personnes.
« Elle avait été si peu révolutionnaire, disait-on,


1 C'était devenu une sorte de manie de tout comparer à l'époque
de Jacques Il. Lors du procès de presse intenté, en 1829, à M. Ber-
tin, le directeur du Journal des Debais, quelqu'un disait devant M. de
Chateaubriand : a En vérité, sauf la différence des personnes, c'es
ici le procès (les évêques sous Jacques II. 7




464 LE DERNIER CONFLIT.


qu'elle avait autant que possible respecté le vieux
droit et choisi la famille (le ceux qui étaient les plus
proches parents du prince destitué. » Puis on ajou-
tait : II n'y a plus de révolution possible en France,
la révolution est finie ; il n'y a plus qu'un accident ;
qu'est-ce qu'un accident? changer les personnes
sans les choses '. » D'ailleurs n'avait-on pas l'exem-
ple encourageant du régime de liberté stable, du-
rable et prospère que 1688 avait inauguré chez nos
voisins? On ne se demandait pas si cette analogie,
sur la foi de laquelle on allait se lancer, n'était point
un trompe-l'ail, s'il n'y avait pas au dix-septième
siècle, dans la société chrétienne et aristocratique
d'Angleterre, des forces de gouvernement et des
points d'arrêt sur la pente (les révolutions qu'on ne
saurait retrouver dans la France démocratique et


I Les meneurs de cette campagne montraient ainsi qu'ils se ren-
daient bien compte de l'état de l'opinion. Lord Palmerston constatait
à cette époque que le pays ne voulait pas de bouleversement, et


que pas un Français sur mille ne désirait autre chose de plus qu'un
gouvernement raisonnablement libéral ». Seulement, s'il y avai t un
coup d'État — et {: Polignac, ajoutait-il, était homme à en essayer
un : un homme qui a passé dix ans en prison en sort brisé ou obstiné
(Miter broken or hardened): c'est le dernier qu'il est »; — si donc
il y avait coup d'État, z dans ce cas, le résultat serait probablement un
changement dans le nom de l'habitant des Tuileries, et le duc d'Or-
léans pourrait être invité à franchir la distance qui sépare le Palais-
Royal de ce château. (gant à tout autre changement, c'est hors de
question. Il y a un trop grand nombre de millions de propriétaires
de terres et de fonds eu Fiance, pour qu'il soit possible que rien
arrive qui mette en danger la sécurité de l'une ou l'autre de ces
deux propriétés. » (Lettre du 4 décembre 1829. Lfe of viscount
Palmerslon, par 13cmEa.)


LE NATIONAL.
465


voltairienne du dix-neuvième siècle. Pour le mo-
ment, on était tout à l'illusion de cette ressemblance.
L'influence en a été des plus considérables et des
plus fâcheuses. Elle a donné l'autorité et le prestige
d'un précédent historique à un expédient qui, sans
cela, n'eût probablement attiré et satisfait personne.
Elle a permis à des esprits fort soucieux de stabilité
d'aller à la révolution, ou de s'y laisser conduire
avec une sorte (le sécurité.


2. — LE N,1170.VAL.


M. Thiers avait compris, dès le premier jour, l'ac-
tion prépondérante et décisive que les circonstances
donnaient aux journaux. Mais par quel instrument
l'exercer? Le Constitutionnel ne pouvait , suffire, il
était trop vieux, trop riche, pour courir volontiers
les risques d'une guerre nouvelle; trop d'intérêts y
étaient engagés, trop (l'influences diverses s'en dis-
putaient la direction. Il fallait un organe nouveau,
jeune, alerte, moins obligé à la circonspection, d'une
manoeuvre plus libre et plus facile. Tel fut le Natio-
nal dont le premier numéro parut le 3 janvier
1830.


Pour cette oeuvre, M. Thiers s'assura d'abord le
concours (le son fidèle ami M. Mignet. Tous deux


30




46fi
LE DERNIER CONFLIT.


nous sont connus'. A défaut de M. de Rémusat, qui
refusa de quitter le Globe, ils s'associèrent un écri-
vain dont la notoriété ne faisait que commencer,
M. Armand Carrel. C'était alors un homme de trente
ans, grand, la taille bien prise, maigre d'une mai-
greur osseuse et nerveuse, qui dénotait la vigueur et
n'était pas sans distinction, les traits heurtés avec je
ne sais quoi de dur et de net comme l'acier; l'allure
et le costume rappelaient l'officier en tenue civile;
les mains, d'ordinaire rapprochées du corps, n'ac-
compagnaient des paroles brèves que d'un geste
court et sévère; la physionomie était franche, hardie,
énergique, mais souvent triste et pensive, avec
quelque chose, à cette époque, d'un peu farouche,
provoquant et inquiet : on sentait l'homme qui vou-
lait le premier rang et exigeait la déférence, mais
n'était pas encore sûr qu'on consentît à les lui ac-
corder : aussi tenait-il les autres à distance, avec
une politesse froide, hautaine, non exempte de ru-
desse et d'amertume; plus tard seulement le succès
le détendra, et laissera apparaître, par moments, une
sorte de grâce sobre et d'élégance virile qui n'étaient
pas sans charme.


Dès le début de sa vie, Carrel avait été fort engagé
contre les Bourbons. Militaire par vocation, il ne leur
pardonnait pas d'avoir remplacé la gloire par la paix.


I Voir, sur l'origine et les débuts de ces deux jeunes écrivains,
p. 202 et suiv.


LE NATIO NAL. 567


Ce fils de petit marchand, qui par plus d'un côté
tenait du gentilhomme, fier, loyal, intrépide, volon-
tiers chevaleresque et héroïque , très-chatouilleux
sur le point d'honneur, dédaigneux (le la vulgarité,
d'une libéralité insouciante au milieu même de sa
pauvreté, ayant le goût des choses d'art et des exer-
cices du sport, en voulait d'autant plus à cette no-
blesse dont il avait certains instincts, mais dont il
n'était pas. Nul ne se sentait plus froissé de ce qui
subsistait alors des hiérarchies et des idées du vieux
régime; nul ne personnifiait mieux l'orgueil de la
nouvelle société heurté par les prétentions de l'an-
cienne. Ses chefs, malgré des intentions générale-
ment bienveillantes, avaient dû parfois blesser cette
susceptibilité si irritable'. On put bientôt juger à
.quel point la plaie était profonde : à peine officier,
ce jeune homme qui avait pourtant le sens du devoir
militaire, de la discipline et du patriotisme, se jetait


I A Saint-Cyr, bien qu'assez aimé de ses chefs , il fut vite noté-
comme mal pensant. Un jour, le général d'Albignae , commandant
de l'École, fit sortir des rangs le jeune Carrel et lui dit : uu Monsieur
Carrel, ou connaît votre conduite et vos sentiments; c'est dommage
que vous ne soyez pas né vingt-cinq ans plus tût, vous auriez pu
jouer un grand rôle dans la Révolution. Mais souvenez-vous que la
Révolution est finie. Si vous ne tenez aucun compte de mon avertis-
sement, nous vous renverrons à Rouen pour auner (le la toile dans la
boutique de monsieur votre père.: A quoi Carrel répondit : c Mon
général , si je reprends jamais l'aune de mon père, ce ne sera pas
pour auner de la toile. * Il fut mis aux arrêts pour cette riposte. —
Le mot du général avait du vrai. Nulle époque n'était plus défavo-
rable que la Restauration au caractère de Carrel. Trente ans plus tût,
il eût lm devenir d'emblée général, et probablement général très-fier,
très-aristocrate, nullement porté à composer avec la canaille.


30.




LE NATIONAL. 46946S
LE DERNIER CONFLIT.


dans les conspirations, puis donnait à vingt-trois ans
sa démission, allait en Espagne se mêler aux rangs
des réfugiés républicains ou bonapartistes, et était
pris les armes à la main contre les soldats français.
Sous cette monarchie plus débonnaire envers les émi-
grés que ne l'avait été la république, il n'eut à
subir qu'un procès assez long, suivi d'un acquitte-
ment. Il sortit de là déclassé, probablement mécon-
tent de lui-même, mais trop orgueilleux pour ne pas
s'en prendre aux autres, sa carrière brisée, sans res-
sources, et obligé de se frayer une voie nouvelle. Il
se fit homme de lettres et s'essaya pendant trois ans
clans des travaux divers, sans pouvoir attirer l'atten-
tion publique, souffrant de la position secondaire et
gênée au-dessus de laquelle il semblait ne devoir pas
s'élever. Enfin, en 1828, un article remarqué sur la
guerre d'Espagne et publié dans la Revue française,
que dirigeait M. Guizot, le mit un peu plus en lu-
mière. A force de volonté et de travail, cet homme
d'épée était, en effet, devenu un écrivain. Il man-
quait de souplesse et de couleur : rien en lui de
cette aisance variée, de cette belle humeur qui sont
les grâces du style. Il y avait au contraire dans sa ma-
nière quelque chose de contraint et de tendu, avec
une amertume souvent fatigante par sa monotonie.
Mais sa langue était exacte, forte, mâle, vaillante, se
plaisant à aller droit au but, d'inspiration vigoureuse
et fière, quoiqu'un peu sombre et violente, sans ja-
mais rien qui sentit l'avocat ni le rhéteur.


Ce sont probablement ces qualités déjà visibles,
bien que non encore complétement développées,
qui le firent accueillir par M. Thiers, lors de la créa-
tion du National. Carrel , du reste, avait eu, dit-on,
la première idée du nouveau journal, et en avait
proposé le titre. Il fut convenu que la direction ap-
partiendrait à tour de rôle, pendant une année , à
chacun des trois fondateurs. Mais cette égalité
n'était qu'apparente. M. Thiers, alors bien plus en
vue, s'était réservé de commencer; le tour de Carrel
ne devait venir que le dernier, c'est-à-dire la troi-
sième année. L'activité déjà absorbante de M. Thiers
ne laissait guère de place à personne auprès de lui.
Toutes les fois qu'il s'agissait de quelque article
important, de quelque polémique décisive, il s'en
chargeait, comme si cette tâche et cet honneur lui
appartenaient naturellement. L'amitié de M. Mignet
était accoutumée à cette subordination désintéressée.
La susceptibilité ombrageuse de Carrel en souffrait
davantage. Mais trop fier pour se proposer quand
on ne paraissait pas faire cas de son concours, il se
tenait à l'écart, à la fois gêné et gênant, cherchant
à rétablir, par cette réserve un peu sauvage, l'éga-
lité que ses collaborateurs ne semblaient pas disposés
à lui reconnaître. A cette époque, le National était
donc surtout l'oeuvre de M. Thiers. Plus tard seu-
lement, après 1830, quand ce dernier aura quitté
l'échelle qui venait de lui servir à s'élever rapide-
ment aux grandes fonctions politiques, Carrel de-




viendra maitre du journal , et en quelques années
bien courtes il se fera, par son caractère plus en-
core que par son talent, une place à part au milieu
des champions de l'idée démocratique. Tué en duel
à trente-cinq ans, il laissera à ses adversaires le
souvenir (l'un homme inachevé , mais ayant des
côtés supérieurs, valant mieux que ses idées et son
parti, et capable d'être autre chose que ce qu'il
avait été. Fait étrange, l'impression dominante sera
que ce personnage qui a dû toute sa notoriété au
journalisme, et au journalisme d'opposition, qui n'a
jamais agi, si ce n'est dans la déplorable aventure (le
la guerre d'Espagne, avait surtout les aptitudes de
l'homme d'action,. et aurait pu par- !à marquer un
jour, — tant ces qualités sans emploi perçaient à
travers le rôle d'écrivain et de critique auquel ses
passions et les circonstances l'avaient malheureuse-
ment condamné!


Les petits froissements (le caractère n'empêchaient
pas l'accord entre les trois rédacteurs du National,
sur la ligne à suivre. Ils n'entendaient pas faire un
journal de doctrine comme le Globe, mais un jour-
nal de stratégie et de manoeuvre politiques, en vue
de provoquer à bref délai un changement de dy-
nastie. Aussi, nulle part le souvenir et la menace
de 1688 n'étaient évoqués avec autant de persistance
et d'audace '. Tout ce qui pouvait être dit pour habi-


t On n'a pas oublié que deux des rédacteurs du National,
MM. Mignet et Carrel, avaient, le premier comme professeur, le


tuer la France à celte idée, pour aviver les passions
et rassurer les intérêts, pour exciter la haine contre
les modernes Stuarts , et pour présenter l'hypothèse
d'un 1688 français comme une simple appropriation
de la dynastie au régime existant, le National le
répétait chaque jour'. Puisqu'il ne manque au
régime constitutionnel, disait M. Thiers, qu'un roi
qui s'y résigne, gardons le régime et changeons le
roi. » Du reste, rien de républicain. Un roi, des
ministres responsables, deux Chambres dont une
héréditaire : tel est l'idéal constitutionnel du non-


second comme historien, fait une étude spéciale de la révolution
anglaise.


c il faut s'entendre, écrivait M. Thiers, sur ce que c'est qu'une
révolution. 1640 est une révolution, l'accident de 1688 n'en est pas
une. Tout alors s'opéra dans le plus grand calme. Il y eut une famille
de moins remplacée par une autre famille. Une dynastie ne savait pas
régner sur une société nouvellement constituée, et l'on choisit une
antre famille qui le sût mieux. a Le National disait dans un autre
article : a On rappelle tous les jours l'échafaud de Charles ier et de
Louis XVI. Dans ces deux révolutions qu'on cite, une seule est en-
tièrement accomplie, c'est la révolution anglaise. La nôtre l'est
peut-être, mais nous l'ignorons encore. Or, dans cette révolution
anglaise que nous connaissons tout entière , y eut-il deux soulève-
ments populaires? Non sans doute. La nation anglaise se souleva
une première fois, et la seconde, elle se soumit à la plus avilissante
oppression : elle laissa mourir Sidney et Russell, elle laissa attaquer
ses institutions, ses libertés , ses croyances, mais elle se détacha (le
ceux qui lui faisaient tous ces maux. Et, quand Jacques Il , après
avoir éloigné ses amis de toutes les opinions et de toutes les époques,
se trouva isolé au milieu (le la nation morne et silencieuse, quand,
éperdu , effrayé de solitude, ce prince, qui était bon soldat, bon
officier, prit la fuite, personne ne l'attaqua, ne le poursuivit, ne lui
fit une offense. On le laissa fuir en le plaignant. Les peuples ne se
révoltent pas deux fois.


LE NA TIONAL. 471
470 LE DERNIER CONFLIT.




fc72 LE DERNIER CONFLIT. LE NATIONAL.


473


veau journal. Il veut renverser la dynastie, mais ne
frapper qu'à la tête et respecter autant que possible
le corps (le l'État '.


Le caractère propre et original du National, c'est
que, tout en poursuivant très-hardiment, et sans
prendre aucune peine de se dissimuler, son dessein
factieux, il affecte cependant de n'employer que des
moyens légaux''-. Il prétend arriver à son but sans
sortir, ou du moins sans paraître sortir de la défen-
sive constitutionnelle. Telle était en effet, nous
l'avons vu, la tactique imaginée par M. Thiers, et


I Carry', répondant au Times , niait que le peuple eut une ten-
dauce républicaine, qu'on allât au système américain ou même à une
révolution ua peu plus radicale que celle de 1688. Le National pré-
tendait cependant se rattacher aux grandes traditions révolution-
naires : on ne pouvait attendre moins de l'auteur de l'Histoire de la
Révolution, et M. Thiers écrivait, en réplique à quelque attaque.d'un
journal de droite : « Nous sommes des gens du peuple et des Jaco-
bins, avec Mirabeau, avec Barnave, avec Vergniaud, Sieyès, Hoche,
Desaix et Napoléon... Les Jacobins et le parti révolutionnaire sont,
pour vous, tous les hommes qui, depuis 1789 jusqu'à 1830. ont
émis un voeu de liberté. Eh bien! nous sommes glorieux d'être
du parti de cette Révolution, nous lui devons tout ce que nous
sommes. e


2 Carrel lui-mème semblait prendre plaisir à être hors des ténè-
bres des conspirations et à combattre au grand jour de la légalité.
Il rappelait que la première habitude à prendre dans un pays libre
était celle qui consiste à s'attacher à la loi quand elle est bonne,
à s'y résigner quand elle est mauvaise e . Puis il ajoutait en faisant
un retour sur le passé de son parti et sur ses propres débuts :
e Cette habitude, ce n'est pas sans peine, sans répugnance que nous
sommes parvenus à la prendre. Mais nous y sommes arrivés enfin ,
et nous ne la perdrons plus; elle est le gage de nos succès à venir.
Il y a bientiit dix ans qu'il n'est plus question en France de folles
résistances à la loi, même de la part de la jeunesse la plus ardente. e


fondée sur la folie prévue du gouvernement de l'ex-
trême droite. Le nouveau journal la met en pratique,
avec une habileté fort alerte et une singulière ri-
gueur. Suivant la comparaison ingénieuse du duc
Albert de Broglie, la Charte était la place forte à
laquelle Louis XVIII avait confié la garde de sa dy-
nastie. Charles X commençant à l'évacuer sans
même enclouer ses canons, les assaillants du Natio-
nal se hâtent d'occuper les postes abandonnés,
prompts à retourner contre la royauté toutes les
armes, tous les retranchements établis pour sa dé-
fense. « Tenons bon, (lit M. Thiers à ses amis plus
impatients et plus portés aux moyens violents; sou-
tenons que la monarchie représentative est le plus
beau système possible, usons de tous les moyens
légaux; vous n'aurez pas un seul procès, et eux, ils
n'auront plus qu'à faire leurs folies pour leur
compte; gardez-vous d'en douter, ils les feront.
Un autre jour, il définit ainsi l'oeuvre du National:


Enfermer les Bourbons clans la Charte, fermer
exactement les portes; ils sauteront immanquable-
ment pat' la fenêtre '.


En même temps, M. Thiers et ses collaborateurs


l Il disait encore : 7 Nous les enfermerons dans la Charte comme
dans la tour d'Ugolin. e On lisait aussi dans un des premiers numéros
du National : a Aujourd'hui la position de nos adversaires est deve-
nue désolante. Enlacés dans cette Charte et s'y agitant, ils s'y enla-
ceront tous les jours davantage, jusqu'à ce qu'ils étouffent ou qu'ils
en sortent. Comment? Nous l'ignorons : c'est un secret inconnu de
nous et d'eux•mêmes, quoique caché dans leur âme. 7


1




474 LE DERNIER CONFLIT.


s'efforcent à donner (le cette Charte un commen-
taire qui la rende absolument incompatible avec les
idées connues de Charles X; ils y font la place du
roi si petite, si étroite, si subordonnée, qu'il soit
encore plus tenté d'en sortir. De là toutes ces théo-
ries intentionnellement développées sur la souve-
raineté parlementaire, sur le droit de refuser le
budget, et la fameuse thèse : le roi règne et ne
gouverne pas. On n'ose pas aller jusqu'à la doctrine
démocratique de la souveraineté du peuple, on la
répudie même au besoin; mais ces subtils argu-
mentateurs respectent-ils sinon la lettre, du moins
l'esprit des institutions représentatives, quand ils
abaissent systématiquement l'autorité du prince de-
vant celle des Chambres, au lieu de chercher à les
accorder; quand ils transforment le vote de l'impôt,
moyen de gouvernement, en un instrument d'oppo-
sition à outrance, pour forcer une dynastie déplais
sante « à sauter par la fenètre »? Du reste, ce n'était
pas seulement par les dissertations doctrinales sur
les prérogatives monarchiques et parlementaires
qu'on cherchait à irriter, à provoquer, à exaspérer le
pouvoir. Tons les actes du cabinet, même ceux qui
étaient louables, par exemple l'alliance anglaise, la
politique dans les affaires de Grèce, l'expédition
d'Alger, étaient amèrement critiqués. Le ministère
ahuri ne faisait-il rien, ne disait-il rien, le National
raillait sa faiblesse, le défiait, l'accusait de reculer
lâchement devant sa tâche et le sommait presque


LE NATIONAL.
475


d'accomplir son coup d'État. L'accent de cette po-
lémique avait quelque chose de particulièrement
implacable. Ces monarchistes traitaient plus dure-
ment la royauté que les républicains, et ceux-ci
hésitaient à les suivre. M. Thiers le remarquait lui-
même' .


1.n:tait-ce une opposition légale? En tout cas, ce
n'était pas une opposition loyale. Plus tard, en 1835,
Carrel poursuivi pour attaque à cette nouvelle mo-
narchie dont son collaborateur, M. Thiers, était
devenu alors le ministre, disait, en rappelant le
rôle du National avant 1830 :


Qu'on ne s'y trompe pas : lorsque le National formulait
ainsi nettement sa doctrine : Le roi règne et ne gouverne
pas, c'était l'arrêt de l'ancienne dynastie, qu'il ne craignait
pas de prononcer, dès les premiers jours de l'année 1830.
Il ne s'en tenait pas à la démonstration simple de cette doc-
trine; il ne s'abstenait pas, comme l'a dit M. l'avocat général,
(l'attaques envers la couronne; il faisait comme aujour-
d'hui : il trouvait moyen de se faire comprendre sans pro-
voquer les poursuites, qui, cependant, ne lui manquèrent
pas. Ainsi, quand il appelait l'animadversion de la France
sur les émigrés de Coblentz , sur les transfuges de Quibe-
ron, sur les hommes qui voulaient nous imposer l'empire
du bigotisme,- n'était-ce pas Charles X qu'il attaquait lui-
même, Charles X émigré de Coblentz, transfuge de Quibe-
ron, chef de la congrégation religieuse, et dont les antécé-


I Lettre de M. Thiers à M. Ampère, du 29 janvier 18:30. (Cor-'
respondance de M. Ampère.)




!76 LE DERNIER CONFLIT.


dents étaient tels qu'il était. impossible de rappeler une
tentative de la contre-révolution qui n'eût l'apparence
d'une personnalité à son adresse? Le Kational n'a pas été
fait dans une autre pensée que celle d'apprendre au pays
comment on pouvait se passer d'une dynastie, et d'empê-
cher qu'il ne se trouvàt, à l'imprévu, jeté dans les inno-
vations que le temps n'aurait pas mûries.


Il est certain que de toutes les machines de guerre
qui furent dirigées contre la monarchie et (l ui pré-
parèrent la révolution de 1830, nulle ne fut mieux
dressée, ni mieux servie. Jamais batterie de brèche
n'a été établie et pointée avec plus de précision, n'a
canonné avec plus d'acharnement. On a pu dire de
M. Thiers que c'était son siége de Toulon.


Le Arational n'agissait pas seulement par lui-
même ; il donnait le ton à toute la presse de gauche.
Trois journaux nouvellement fondés ou ressuscités :
le Temps, le Courrier de Paris, la Tribune, gravi-
taient plus ou moins dans son orbite. Benjamin
Constant essayait-il de faire entendre dans le Cour-
rier une note moins agressive, il était vivement
rappelé à l'ordre. L'influence d'entraînement ou
d'intimidation se faisait sentir mème sur les feuilles
qu'on se serait attendu à trouver plus modérées. En
février 1830, le Globe se transforma en grand jour-
nal politique et quotidien. Il perdait ainsi, au vif
regret des amateurs délicats, son caractère vrai-


, ment original, pour se confondre dans la foule. Ses
rédacteurs eussent désiré, sans doute, conserver


LE NATIONAL. !77


leur nuance distincte moins antidynastique que
celle de M. Thiers. Pour cette raison mème, ils
avaient repoussé une proposition de fusion des deux
journaux. « Ils ne regardaient pas, a dit à ce propos
l'un d'eux , la catastrophe comme aussi inévitable
que les écrivains du National, ne la désiraient pas,
et se montraient moins favorables à l'idée d'un nou-
veau 1688. » Mais bientôt ces différences n'étaient-
elles pas à peu près effacées? Que le Globe fit une
opposition très-vive, très-âpre au nouveau cabinet,
nul ne saurait en être surpris, ni l'en blâmer. Seule-
ment, peu à peu, ses attaques portèrent plus haut
que les ministres. Il se plaisait à prédire que, « dans
sa désaffection, le peuple viendrait un jour, en cu-
rieux, assister au départ d'un roi qu'il aurait voulu
aimer, et se livrerait sans regret à celui qui le rem-
placerait ». A la suite du National, il portait le
débat sur la question dynastique, parlait à son tour
de 1688, et montrait les Bourbons « menacés d'aller
dormir, à côté des Stuarts, dans la poussière des
races oubliées ». Vainement prétendait -il avoir
voulu, non pas provoquer une révolution, mais au
contraire la prévenir par un avertissement sincère;
poursuivi en même temps que le National, il était
condamné plus sévèrement que ce dernier '.


C'étaient M. Dubois et M. de Rémusat qui prenaient alors la part
la plus active à la rédaction du Globe. M. Vitet et M. Dachatel
s'étaient éloignés.




11.78


LE DERNIER CONFLIT.


Le Journal des Débats n'était pas moins vif
contre le ministère. Il était même traduit en justice,
et du reste acquitté, pour un article commençant
par ces mots : « Ainsi, le voilà encore brisé, ce lien
d'amour et de confiance qui unissait le peuple att
monarque! » et se terminant par cette exclamation
célèbre : « Avec des taxes illégales, naîtrait un
Hampden pour les briser. Hampden ! faut-il que
nous rappelions ce nom de trouble et de guerre!
Malheureuse France, malheureux roi ! » Du moins,
s'il faisait, lui aussi, entrevoir une révolution,
l'accent n'était pas le même que dans la feuille de
M. Thiers. Au lieu de provoquer la crise par ses
menaces, il conjurait le roi de l'éviter. Parfois
même il s'enhardissait à glisser quelque timide re-
montrance à l'adresse de ceux qui soulevaient la
question dynastique, et exprimait le regret que ses
« jeunes amis fussent tombés dans le piége que les
scribes du ministère tendaient, depuis six mois, aux
hommes de liberté ». Mais le National repoussait
rudement la remontrance, et le Journal des Débats
se taisait, mélancolique et embarrassé. Le temps
n'était plus où il menait fièrement la bataillé" con-
stitutionnelle contre M. de Villèle. Il était débordé ;
la direction de la presse militante était passée en
d'autres mains.


LE VOTE DES 221. A,70


§ 3. — LE VOTE DES 221 (mails 1830).


Pendant que les journaux livrés aux violents me-
naient vivement cette campagne contre la dynastie,
que devenaient les opposants plus modérés du Par-
lement et leurs ami s ? Leur tristesse était grande. Les
témoignages contemporains permettent d'entrevoir
chez d'anciens serviteurs de la monarchie constitu-
tionnelle, comme le comte Roy, ou chez de jeunes
libéraux, comme MM. Duchâtel et Vitet , des déchi-
rements cruels, de douloureux pressentiments. Les
plus sages se tenaient à l'écart, réduits au rôle de
spectateurs impuissants et compromis. Quelques-
uns suivaient à demi les violents, prenant, par
exemple, part aux associations pour le refus de l'im-
pôt; seulement ils se laissaient conduire à regret et
avec anxiété là où les rédacteurs du National
allaient avec passion et confiance. Pour ceux-ci,
c'était une espérance réalisée; pour ceux-là, une
déception subie. Les plus engagés dans la politique
libérale avaient des doutes sur cette contrefaçon
de 1688 qu'on prétendait introduire en France.
« Je ne me livrais pas aussi volontiers que bien
d'autres, a écrit le duc de Broglie, à la perspective
qui semblait s'ouvrir. La nécessité de traverser un
état de transition révolutionnaire et l'incertitude du
résultat définitif m'inspiraient plus de répugnance et




480
LE DERNIER CONFLIT.


d'anxiété, que n'avait pour moi d'attrait l'espé-
rance d'un état meilleur. Seulement (pie faire?
« Je ne sais où cela nous mènera, disait un des
doctrinaires à La Fayette; niais de toutes les solutions,
je n'en vois pas une bonne. Aussi ces libéraux
parlementaires laissaient-ils aller les événements,
avec une sorte de fatalisme découragé, se lavant les
mains des conséquences, et croyant avoir rempli
tout leur devoir, pourvu qu'ils n'eussent à se repro-
cher personnellement aucune démarche illégale ou
factieuse.


Un jour cependant devait venir où un rôle plus
actif leur incomberait. La lutte ne pouvait être indé-
finiment concentrée dans la presse, et il fallait bien
que le ministère finit par convoquer les Chambres.
L'ouverture de la session se trouva indiquée pour le
2 mars 1830. Les violents étaient loin d'être les
maîtres au Parlement. Ils n'y pouvaient rien faire
qu'avec et par les modérés. Ceux-ci eussent donc
été à même d'enlever au National la direction de
l'opinion et d'inaugurer une tactique moins péril-
leuse. Sans doute si jamais opposition a été légi-
time, c'est celle qui était faite à M. de Polignac;
mais elle devait être mesurée aux intérêts de la
France, non aux démérites de ceux qui tenaient le
pouvoir; il s'agissait moins de punir certains
hommes que de sauver le pays. Or, ce qui importait
le plus, — on ne devait pas le perdre un moment
de vue, — était de ne pas s'engager de nouveau


LE VOTE DES 221.


481


dans les aventures révolutionnaires. Il ne suffisait
pas de ne point y aller volontairement ; il convenait
de tout faire pour que le gouvernement ne s'y jetât
pas lui-même. De là l'obligation , non de capi-
tuler sur les points essentiels, mais de ménager
autant que possible les préventions de Charles X, son
amour-propre , ce qu'il croyait être son honneur et
sa conscience. Il fallait employer toute son adresse
et toute son énergie à détourner l'épée sur laquelle
un prince aveuglé menaçait de se précipiter, au lieu
de la lui tendre, en l'excitant encore davantage, ainsi
que le faisaient les rédacteurs du National; il fallait
concentrer tous ses efforts, non à humilier des préten-
tions même mal fondées, mais à amener une conci-
liation, fût-elle un peu boiteuse, entre deux puissances
dont l'accord était nécessaire à la liberté et à la paix pu-
blique ; bien se convaincre, en un mot, qu'il valait
mieux, comme on l'a (lit avec raison, obtenir sur les
préjugés du roi seulement une demi-victoire que de
remporter sur l'institution royale une victoire trop
complète.


Ces devoirs qui apparaissent si clairsaprès coup, à la
lueur des événements, il était sans doute plus difficile
aux libéraux de 1830, de les voir et de les pratiquer
an moment même, dans le trouble et la chaleur de la
lutte , à côté d'alliés qui s'efforçaient de les en-
traîner, en face surtout d'adversaires qui semblaient
avoir pris à tâche de les exaspérer par leurs extra-
vagances, de se perdre eux-mêmes par toutes les


31




LE DERNIER CONFLIT.


maladresses, et qui parfois n'étaient pas moins
révolutionnaires dans leurs procédés que Carrel et
ses amis. On ne doit donc pas condamner aussi
sévèrement qu'on a pu le faire à d'autres époques
de leur histoire, les libéraux qui n'ont pas su alors
garder la mesure nécessaire. Toutefois, même au
milieu de ces difficultés, de véritables hommes
d'État eussent compris combien il était de leur
intérêt et de leur devoir de ne pas miner et ébranler
la royauté que, quelques mois plus tard , ils travail-
leront à relever dans des conditions plus imparfaites.
Hélas ! celte génération, élevée, comme la nôtre,
dans la Révolution, n'a jamais eu, malgré de rares
qualités d'intelligence, l'esprit assez haut ni le
coeur assez ferme, pour suppléer à ce que son
éducation politique avait eu de défectueux.


Tout devait aller très-vite : quinze jours de ses-
sion , et, pendant ces quinze jours, le fameux vote
(les 221! Le gouvernement, s'imaginant faire preuve
de force et intimider l'opposition, engagea la lutte,
contrairement à l'avis de M. de Villèle, par un dis-
cours du trône agressif et provocant. L'effet en fut
encore aggravé par les commentaires dont l'accom-
pagnèrent les organes ministériels. Les journaux li-
béraux s'en montrèrent irrités et tristes. Au con-
traire , la colère des feuilles révolutionnaires était
tempérée par la satisfaction non dissimulée de voir
ainsi le conflit s'envenimer. Un tel début n'était pas
fait pour disposer la majorité à la modération.


LE VOTE DES 221. 4S3


Les membres de la commission chargée de pré-
parer l'Adresse en réponse au discours du trône
étaient tous de l'opposition; mais, sauf M. Dupont
de l'Eure, aucun d'eux ne désirait le renversement
des Bourbons; plusieurs, au contraire , souhaitaient
vivement leur maintien. A ce moment mème, pour
témoigner de leurs sentiments, ils tenaient à se mon-
trer au Jeu du roi. Le plus « légitimiste » des libé-
raux, M. Royer-Collard, exerçait d'ailleurs une in-
fluence prépondérante dans cette commission. Il
avait bien le sentiment de sa lourde responsabilité.
« Ce fut pour lui un travail douloureux, rapporte
son ami et son biographe, M. de Barante. Je me sou-
viens des angoisses, des scrupules, des agitations
qui le troublaient. Rien peut-être ne sauvera la
royauté, disait-il; mais, si elle doit être sauvée, c'est
en la retirant de la voie qui la conduit à l'abîme. »
Nul ne saurait mettre en doute la droiture d'inten-


- fions de M. Royer-Collard. Mais appréciait-il bien le
caractère de Charles X, quand il s'imaginait, en lui
opposant, dès le début, une contradiction très-nette,
très-carrée, quoique très-respectueuse dans la forme,
dessiller ses yeux, intimider sa témérité et conjurer
le conflit? « Il faut frapper vite et fort, répétait-il;
ne laissons pas à la folie et à l'incapacité de quel-
ques hommes le temps (le détruire la liberté dans ce
pays. ), Oubliait-il donc ce qu'il disait un an aupa-
ravant, pendant le ministère Martignac, à ses amis
du centre gauche : « Ne poussez pas trop vivement


3L




484 LE DERNIER CONFLIT.


le roi; personne ne sait à quelles folies il pourrait se
porter. » Cette illusion , que pour tout arrêter
il tallait se montrer énergique , était partagée
par les libéraux les moins favorables à une révolu-
tion : tel était le sentiment du duc de Broglie et
de M. Guizot '. Ajoutez-y chez M. Royer-Collard
cette disposition, déjà plusieurs fois signalée, d'un
esprit absolu et roide, qui aimait mieux aller à l'a-
bîme que se détourner de son chemin. « Nous
sommes perdus, disait-il à cette époque; périr est
aussi une solution 2 . »


Ce fut sous ces inspirations que la commission
rédigea le projet d'adresse, où se trouvait encadré,
au milieu de protestations de fidélité monarchique,
ce paragraphe célèbre :


Sire, la Charte que nous devons à votre auguste prédé-
c sseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de conso-
lider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du
pays dans la délibération des intérêts publics. Cette inter-


I Le National n'était pas seul à dire que a les hommes du centre
droit ne pouvaient plus arriver qu'en montrant de l'énergie, au but
qu'ils pouvaient atteindre naguère par une modération prudente a .
Le Journal des Débats lui-même craignait que l'Adresse ne fût
a insignifiante ou timide e ; il demandait qu'elle fût a franche et cou-
rageuse a .


2 M. Royer-Collard avait dit déjà, en 1820, après l'é!cction de
Grégoire : a Eh hien ! nous périrons, c'est aussi une solution.
Telle avait donc été, de tout temps, la tendance naturelle de son
esprit. (Voir p. 161.)


LE VOTE DES 221. 4S5


vention devait être, elle est en effet, indirecte, sagement
mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées
et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de
franchir; mais elle est positive dans.son résultat, car elle
fait, du concours permanent des vues politiques de votre
gouvernement avec les voeux de votre peuple, la condition
indispensable (le la marche régulière des affaires publiques.
Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à
vous dire que ce concours n'existe pas... Que la haute
sagesse de Votre Majesté prononce ! Ses royales préroga-
tives ont placé dans ses mains les moyens d'assurer, entre
les pouvoirs de l'État, cette harmonie constitutionnelle, pre-
mière et nécessaire condition de la force du trône et de la
grandeur de la France.


Ce langage était grave. Sous des formes déférentes,
le fond en était rude et impérieux. S'il ne dépassait
pas le droit de la Chambre, il allait jusqu'au bout.
La commission ne se contentait pas de viser en fait
au renversement du cabinet, ce qui était légitime et
nécessaire ; obéissant à l'une des manies de l'esprit
français, et aussi suivant la tendance professorale de
M. Royer-Collard, elle saisissait cette occasion pour
établir, sur les prérogatives du pouvoir royal et du pou-
voir parlementaire, une théorie, peut-être correcte,
mais qui heurtait toutes les idées, tous les préjugés
de Charles X. Proclamer en effet que la couronne
devait seulement appeler dans ses conseils les
hommes agréés par la majorité et que la direction
définitive appartenait au Parlement, n'était-ce pas,




486
LE DERNIER CONFLIT.


comme l'a dit justement M. de Carné, « faire passer
la France du régime de la Charte octroyée à celui du
bill des droits, en proclamant, contre un autre
.Jacques II, la doctrine politique d'un autre 1688 »?
Était-ce indispensable? Était-ce prudent? Ne pro-
voquait-on pas chez le roi une résistance où il
croirait son honneur et sa conscience engagés? Au
lieu de prétendre imposer immédiatement, dans une
heure de passion et de crise, et par une formule
dogmatique, cette conséquence extrême des institu-
tions parlementaires , n'eût-il pas été plus sage (le
s'en remettre au temps , à la pratique continuée du
régime représentatif, et d'attendre qu'elle triomphât
ainsi peu à peu par les faits? Cette transaction per-
pétuelle entre le vieux droit royal , qui se transfor-
mait lentement , tout en conservant quelque chose
des anciennes apparences, et la liberté moderne qui
chaque jour gagnait davantage, n'était-ce pas toute
la Restauration ? Et puis ne fallait-il pas tenir compte
de l'état (l'instabilité révolutionnaire où se trouvait
encore la France? « Le langage de l'Adresse, — a dit
après coup un écrivain alors sympathique à la
politique libérale , Villemain, — n'atteignait pas
à la sévérité du blâme dont plusieurs fois les com-
munes d'Angleterre ont hâlé la chute d'un ministère
malhabile ou suspect. Mais les temps , la disposition
des esprits étaient autres , et la menace d'une révo-
lution semblait toujours attachée à la remontrance,
même la plus empreinte de respect. » La monarchie,


LE VOTE DES 487


récemment restaurée et encore contestée, n'était
pas assez solide, pour qu'on pût sans péril y tendre
à ce point tous les ressorts de la machine parle-
mentaire.


Les adversaires des Bourbons ne se sont pas fait
illusion sur la gravité et la portée de cette Adresse.
« C'était, dit M. Odilon Barrot dans ses Mémoires,
à l'abus le plus extrême du gouvernement personnel,
répondre par la plus extrême conséquence de la
monarchie constitutionnelle. La conciliation était
difficile. » M. Barrot insiste sur la hardiesse de cette
assemblée qui « prétendait forcer le roi à renvoyer
ses ministres, avant même qu'ils eussent fait aucun
acte , et qui attaquait ainsi la prérogative royale clans
son essence même ». Puis il ajoute : « C'était trop
.attendre d'un homme tel que Charles X; c'était
mettre son intelligence du gouvernement représen-
tatif à une trop forte épreuve. » Carrel, dans un
article publié par le National en 1831, a déclaré
« que jamais couronne souveraine ne reçut pareil
cartel d'une Assemblée, pas même la pâle royauté
de Louis XVI, dans le temps de sa triste lutte contre
les constitutionnels de 89; qu'en un mot, pour se
montrer si intraitables, si fiers, si impérieux à l'égard
d'une dynastie à qui l'on ne contestait pas son titre
de fondatrice de la Charte, il fallait n'avoir pas grand'-
peur des révolutions et se sentir un furieux pen-
chant aux idées républicaines ».


La discussion fut courte, contenue , un peu terne




leSS LE DERNIER CONFLIT.


et triste. La gravité de la situation pesait sur tOns les
esprits. Les défenseurs de la commission, Benjamin
Constant et M. Dupin, en maintenant le texte intégral
du projet, semblèrent principalement préoccupés
de lui enlever tout caractère agressif contre la
dynastie. « L'Adresse , disait M. Dupin, exprime au
plus haut degré la vénération pour cette race antique
des Bourbons; elle présente la légitimité, non-seule-
ment comme une vérité légale , mais comme une
nécessité sociale, qui est aujourd'hui, clans tous les
bons esprits , le résultat de l'expérience et de la
conviction. » Si , par le malheur des situations, ces
libéraux du Parlement tendaient au même résultat
que les écrivains du National, on voit que leurs
sentiments, ou tout au moins leur langage, étaient
bien différents.


Mais dans cette crise que les partis contraires tra-
vaillaient à l'envi à précipiter, ce qui nous intéresse
le plus, ce que nous recherchons avec une sorte de
pieuse sollicitude, ce sont les tentatives de transac-
tion, les efforts de conciliation. Peu importe qu'au
milieu des passions surexcitées, l'échec en fût à peu
près certain ou qu'ils aient passé presque inaperçus;
on ne doit pas moins les noter avec feconnaissance
et l'on ne peut s'empêcher de dire, avec un soupir (le
regret : Là eût été le salut I Le second jour du débat,
un député du centre droit proposa un amendement
rédigé par quelques amis de M. (le Martignac et,
dit-on, sous l'inspiration de ce dernier. Il s'agissait de


LE VOTE DES 221. 489


remplacer le passage de l'Adresse sur le refus de con-
cours, par le paragraphe suivant :


Cependant notre honneur, notre conscience, et la fidélité
que nous avons jurée et que nous vous garderons toujours,
nous obligent à faire connaître à Votre Majesté qu'au milieu
des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre
peuple vous entoure, de vives inquiétudes se sont manifes-
tées, à la suite des changements survenus depuis la dernière
session. C'est à la haute sagesse de Votre Majesté qu'il
appartient de les apprécier, et d'y appliquer le remède
qu'elle croira convenable... Les prérogatives de la couronne
placent dans ses augustes mains les moyens d'assurer cette
harmonie constitutionnelle, aussi nécessaire à la force du
trime qu'au bonheur de la France.


Cette rédaction tendait aussi nettement que l'autre
au renversement du ministère; mais elle ménageait
davantage la susceptibilité royale, et surtout ne
tranchait pas d'une façon aussi dogmatique les
controverses sur les prérogatives de la couronne et
du Parlement. Le duc de Broglie, qui, comme tous
ses amis, était alors opposé à cet amendement, a
reconnu plus tard que c'eùt été « un acte heureux
et habile » de l'adopter. « Le roi, a-t-il dit, n'eût pas
été mis au pied du mur »; il y aurait eu place « à
des rapprochements, à des transactions, à des com-
promis »; le gouvernement et les libéraux eussent
eu le temps et l'occasion (le « revenir sur leurs sot-
tises réciproques » , et « nul doute que cela n'eût




490 LE DERNIER CONFLIT.


mieux valu qu'une révolution' ». Mais, hélas! ces
vérités si loyalement reconnues après la catastrophe,
qui pouvait les voir dans la fumée de la bataille ?
Fait significatif qui indique bien l'état des esprits de
part et d'autre, deux orateurs, nouveaux venus à la
Chambre et rivaux d'éloquence, le plus conservateur
des libéraux et le plus libéral des royalistes, M. Gui-
zot et M. Berryer, firent leurs débuts à la tribune
pour repousser, le premier au nom du centre gau-
che, le second au nom de la droite, la médiation
des amis de M. de Martignac g . L'amendement fut
d'ailleurs faiblement défendu par ses auteurs qui
l'avaient présenté par acquit de conscience et sans
espoir de succès. Au vote, rejeté à la fois par les
deux partis, il réunit à peine les suffrages d'une
trentaine de modérés, et le projet de la commission
fut adopté par deux cent vingt et une voix contre.
cent quatre-vingt-une. « L'Adresse, dit M. Guizot,
fut votée comme elle avait été préparée, avec une
tristesse inquiète. »


Le surlendemain, 18 mars, M. Royer-Collard, à
la tête de la députation de la Chambre, donnait lec-
ture de l'Adresse devant le roi; sa voix et ses traits


M. Villemain, dans son étude sur M. de Chateaubriand, exprime
un regret analogue.


2 M. Guizot, développant cette idée fausse qui avait inspiré la con-
duite de M. Royer-Collard et de ses amis, disait, pour repousser
cet amendement : La vérité e assez de peine à pénétrer jusqu'au
cabinet des rois; ne l'y envoyons pas faible et pille.


LES ÉLECTIONS ET LES ORDONNANCES. 491


trahissaient son émotion ; il semblait, par son accent
respectueux, vouloir atténuer la rudesse de la re-
montrance. La réponse de Charles X fut digne, mais,
comme on pouvait malheureusement le prévoir, elle
ne laissait (le chance à aucun rapprochement. Dès
le lendemain, le ministre apportait une ordonnance
prorogeant les Chambres : c'était le prélude d'une
dissolution. Le conflit s'aggravait encore, et la
royauté, de plus en plus découverte, se mettait elle-
même en lutte directe avec la nation.


§ 4. — LES ÉLECTIONS ET LES ORDONNANCES.


Les événements se précipitent. Aux acclamations
menaçantes de la presse royaliste, chaque jour plus
exaltée, une ordonnance dissout la Chambre et con-
voque les électeurs. Charles X, qui veut, dit-il, «plan-
ter son drapeau » avec « audace », appelle au minis-
tère de l'intérieur M. (le Peyronnet, et, comme pour
mieux se couper toute retraite en cas de défaite, il
se jette lui-même au plus fort de la mêlée, par une
proclamation au pays. M. de Villèle contemple avec
désespoir la politique de violence et d'incapacité que
les ministres d'extrême droite conseillent à la monar-
chie en péril. Vainement les gouvernements étran-
gers essayent d'avertir le roi : il ne veut rien en-




LE DERNIER CONFLIT.


tendre '. Quant aux sceptiques, ils disent avec M. (le
Sémonville, le grand référendaire de la Chambre
des pairs : « Le moment est venu , où les gens
avisés font passer des fonds à l'étranger'. »


L'« énergie » du gouvernement , bien loin d'inti-
mider l'opposition, l'enflamme encore davantage.
Le National se réjouit de voir la personne du roi
engagée dans la lutte, et il répond par cette attaque
moins voilée encore que les précédentes :


Ne confondons pas : nous ne poussons pas la fiction
jusqu'à la duperie, et nous n'entendons nullement dire que
ce n'est pas le roi qui a fait tel ou tel acte. Nous disons
seulement qu'en signant l'acte, le ministre s'en est fait le
garant et qu'il s'en est rendu responsable. Et si l'on (lit
qu'alors le roi reçoit sa part de nos attaques, nous ne le
nions pas. Mais à qui la faute? A nous qui, pour concilier
la liberté de discussion avec la majesté royale, protes-
tons que ce n'est pas le roi , ou à vous qui affirmez que


Sur cette conduite du ;ottvernement, voir Royalistes et Répu-
blicains, p. 327 et suiv.


2 En témoin dépeint ainsi l'état d'esprit singulier de Paris, à cette
époque: a Personne ne doutait de l'imminence d'une crise ni de la
victoire de l'opposition , quoiqu'on ignorât sous quelle l'orme et dans
quelles conditions s'engagerait la lutte définitive—On évoquait, avec
une vraisemblance égale, les souvenirs (le Camille Desmoulins poussant
le peuple sur la Bastille, et ceux de Hampden organisant la résis-
tance de l'Angleterre contre la perception d'une taxe illégale. Le
pays avait une telle confiance dans l'avenir et en lui-même, qu'à la
veille d'une révolution réputée certaine, le crédit public suivait un
mouvement ascensionnel... La fièvre de l'impatience s'associait à la
plus singulière sécurité, chacun prévoyant une révolution, sans la
souhaiter, mais aussi sans beaucoup la craindre. a (M. nt:
Souvenirs de jeunesse.)


LES ÉLECTIONS ET LES ORDONNANCES. 1593


c'est lui et non un autre? Vous dites que notre théorie tend
à dessécher les âmes, et qu'il est bon que les peuples
voient la royauté partout, afin de l'aimer. Soit ; mais si les
peuples aiment, il leur arrive aussi de haïr.


Les libéraux dynastiques, poussés par les néces-
sités d'une opposition à outrance, sont plus que
jamais entraînés à faire cause commune avec les vio-
lents. Des modérés qui n'avaient pas pris part jusqu'ici
aux luttes parlementaires, rapporte M. de Barante,
viennent d'eux -mêmes inscrire leurs noms sur les
listes de l'association Aide-toi, le ciel t'aidera. Tous
mènent ensemble la campagne du scrutin, avec la
réélection des 221 pour mot d'ordre. M. Guizot se
fait appuyer, dans le collége de Lisieux, à la fois
par La Fayette et Chateaubriand. « Nous sommes
emportés! » s'écrie celui-ci, en lisant la liste des can-
didats que le Journal des Débats est amené à patron-
ner. A Paris et en province, des banquets sont offerts
aux opposants; on a de la peine à y faire accepter, par
une partie des organisateurs, l'idée d'un toast porté
à la monarchie constitutionnelle; et dans celui de
Paris, M. Odilon Barrot termine son discours par ces
paroles menaçantes : « Désormais, il n'est au pouvoir
de personne d'entraver cette loi immuable du progrès
et de la liberté, et, si on l'essayait, la force répon-
drait. » Les clairvoyants se rendent compte du péril,
mais ils se sentent impuissants. «Et quoi après ?écrit
M. Royer-Collard. Je ne le sais pas ; nous sommes




494
LE DERNIER CONFLIT.


pressés entre des impossibilités contraires. J'en ap-
pelle à l'imprévu et à la Providence. »


Parmi les libéraux, il en est auxquels leurs inquié-
tudes inspirent des démarches plus pratiques. Vers
la fin de mars, M. de Villèle reçut la visite de
M. Humann, membre important du centre gauche,
et de M. du Mar-Hallac, député du centre droit.
Au nom d'un grand nombre de leurs collègues, dont
ils se disaient prêts à apporter les signatures, ils
venaient promettre leur concours à M. de Villèle,
pour le cas où le roi le chargerait de former un
ministère. Ils mettaient cette seule condition que ce
ministère se contenterait de présenter le budget,
afin de donner le temps aux esprits de se calmer et
au roi de rétablir l'harmonie entre lui et la Cham-
bre. Quand ils avaient voté l'Adresse, ajoutaient-ils,
ils croyaient que le roi reculerait; ils étaient main-
tenant affligés et effrayés pour le pays, pour eux-
mêmes qui étaient las de bouleversements. La
témérité et l'incapacité de M. de Polignac les
épouvantaient; il allait tenter un coup d'État; en-
core s'il réussissait ! mais il manquera tout et jet-
tera la France en révolution. « Nous croyons,
disaient, en terminant, ces ambassadeurs, faire acte
de bons Français, en vous apportant cette proposi-
tion, et nous espérons que le roi en jugera de
même'. » M. de Villèle ne pensa pas pouvoir se char-


LES ÉLECTIONS ET LES ORDONNANCES. 495


ger de transmettre ces ouvertures, par crainte de


bhiL


paraître poursuivre une intrigue d'ambition person-
nelle. MM. Humann et du Mar-Ilallac s'adressèrent
alors à M. de Chabrol, qui consentit à en entretenir
Charles X. Celui-ci n'y voulut faire aucune atten-
tion : « C'est un tour de Villèle, répondit-il; mais
je l'attraperai bien : je ne lui parlerai que (le son
Midi. » Aveuglement inouï qui aggrave encore la
responsabilité déjà si lourde de ce prince infortuné !
L'histoire n'en doit pas moins mentionner, à l'hon-
neur de ceux des libéraux qui en avaient pris l'ini-
tiative, cette tentative de conciliation.


Les élections des divers collèges eurent lieu le
23 juin et le 19 juillet. L'opposition y remporta une
victoire éclatante. Sur quatre cent vingt-huit élus, on
en comptait deux cent soixante-quatorze ayant voté
l'Adresse ou partisans notoires de l'opinion qu'elle
exprimait. Cette majorité n'était cependant pas révo-
lutionnaire. Dans beaucoup de collèges, la victoire
des adversaires du cabinet avait été saluée aux cris
de « Vive le roi! » M. Guizot a affirmé après coup
« qu'il n'y avait pas cinquante députés qui désiras-
sent la chute de la maison régnante' » . Sans doute,
le même homme politique constatait, dans une lettre
écrite alors à un de ses amis, « qu'il y avait beau-
coup d'éléments d'agitation, même de crise » ;
mais, ajoutait-il, « dès qu'on croit voir l'explosion


Ces faits sont rapportés avec détails dans les papiers de M. de
Villôle.


Cinquante ! n'est-ce pas encore beaucoup? Il n'y en avait pas
autant dans la Chambre des députés, à la veille du 24 février 1848.




496 LE DERNIER CONFLIT.


prochaine, ou seulement possible, tous se replient;
tous la redoutent. Au fond , c'est à l'ordre et à la
paix que chacun demande aujourd'hui sa fortune;
on n'a confiance que dans les moyens réguliers. »
La vue du péril imminent rendait les libéraux plus
prudents. Plusieurs, et de ceux qui avaient pris une
part active à l'Adresse, manifestaient l'intention
d'user désormais des ménagements qu'ils avaient
repoussés dans la session précédente. Un des amis
de M. Guizot lui écrivait de Paris : « Vous aurez à
vous défendre de ceux qui voudraient purement et
simplement reproduire la dernière Adresse et s'y
tenir comme au dernier mot du pays. La victoire
électorale nous étant acquise, et l'alternative de la
dissolution ne pouvant plus être présentée au roi, il
y aura évidemment une nouvelle conduite à tenir.
D'ailleurs quel intérêt avons-nous à faire que le roi
se butte ? La France ne peut que gagner à des années
de gouvernement régulier. Gardons-nous de préci-
piter les événements. » Dans une réunion tenue
chez le duc de Broglie, les chefs parlementaires
décidèrent qu'ils ne procéderaient plus par refus
préalable de concours; ils laisseraient le ministère
présenter ses lois, se réservant de les modifier ou de
les rejeter, et seulement, si ces moyens ne suffisaient
pas, ils repousseraient le budget à la fin de la ses-
sion. Des hommes qui avaient autrefois conspiré ve-
naient, après le scrutin, trouver les députés élus,
en leur demandant d'accepter, provisoirement au


LES ÉLECTIONS ET LES ORDONNANCES. 497


moins, tout nouveau ministère que le roi nommerait,
afin (l'éviter une révolution '. Aussi le bruit ayant
couru un moment que le roi se séparait de M. de
Polignac et formait un cabinet avec M. Pasquier ou
M. de Villèle, tout le inonde était disposé à se mon-
trer satisfait.


Une conspiration, une émeute, nul n'y songeait,
sauf peut-être quelques jeunes cerveaux brûlés (les
anciennes Ventes, ou quelques personnages sans au-
torité 2 . D'ailleurs les moyens d'action leur faisaient
définit. Les sociétés secrètes, sans avoir compléte-
ment disparu, étaient désorganisées et n'avaient plus
de direction centrale. Si l'association Aide-toi, le ciel
t'aidera était passée aux mains du parti avancé, elle
manquait d'argent et n'était pas constituée pour un
coup de force. Aussi ceux-là mêmes qui désiraient le
pl us le renversement (le la dynastie ne croyaient pas
aux moyens violents et en détournaient leurs amis :
« Vous avez foi dans une insurrection de place pu-
blique? disait, le 22 juillet, M. Odilon Barrot aux
plus ardents de la société Aide-toi; eh ! mon Dieu!
si un coup d'État venait à éclater, vaincus, vous se-


I Cc fait est affirmé par M. Uncergier de Ifauranne, qui avait été
fort mêlé au mouvement électoral.


M. Louis Blanc indique comme pensant seuls alors à une émeute,
MM. Barthe et Mérilhou par habitude de conspiration , M. de ',a-


borde par chaleur dème et légèreté d'esprit, M. Manguin pour
déployer son activité, M. de Schonen par exaltation de tète,
MM. Audry de Puyraveau et Labbey de Pompières par prin-
cipes ».


32




498 LE DERNIER CONFLIT.


riez traînés à l'échafaud, elle peuple vous regarderait
passer. » Carrel n'était pas moins persuadé que l'ar-
mée aurait. aisément raison de toute émeute; il ne
supposait pas du reste que le peuple voulût se battre
pour une telle cause. Quiconque eût pensé autre-
ment, a-t-il écrit plus tard, eût été pris pour un
fou 1 » . Aussi les chefs du parti libéral, réunis chez le
duc de Broglie pour délibérer sur l'éventualité désor-
mais certaine d'un coup d'État, ne prévoyaient pas
d'autre moyen de résistance que le refus individuel
de « Si cela devenait insuffisant et qu'on
eût recours à la force, demanda l'un des assistants,
que faudrait-il faire? » La question excita quelques
murmures, et l'on se sépara sans vouloir l'exa-
miner.


Mais la folie du gouvernement allait provoquer
cette lutte armée, à laquelle aucun homme sérieux


t L'opposition, même la plus avancée, n'avait rien alors de démo-
cratique, et l'un des reproches adressés par Carrel au gouvernement
d'extrême droite était de cherchera dans la nation une autre nation
que celle qui lit les journaux, qui s'anime aux débats des Chambres,
qui dispose des capitaux, commande l'industrie et possède le sol ; de
descendre dans ces couches inférieures de la population, oit l'on ne
rencontre plus d'opinions, où se trouve à peine quelque discerne-
ment politique, et où tOurmillent par milliers des êtres bons, droits,
simples, mais faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le
jour, et, luDant à. toutes les heures de leur vie contre le besoin, n'ont
ni le temps, ni le repos du corps et d'esprit nécessaires pour pouvoir
songer quelquefois à la nuni.'re dont se gouvernent les affaires du
pays D . D Et en effet, ajoutait Carrel, c'est dans les bras de la popu-
lace qu'il faut se jeter, quand ou ne veut plus de lois. D Que diront
de ces déclarations les modernes flatteurs du suffrage universel?


LA RÉVOLUTION. 499
ne songeait, et son imprévoyante incapacité allait
rendre possible ce succès de l'insurrection auquel les
plus ennemis ne croyaient pas. Dès le lendemain des
élections, Charles X, persuadé qu'il était en présence
d'une rébellion, convaincu du droit qu'il puisait dans
l'héritage de ses pères et qui lui paraissait réservé
par l'article 14 de la Charte, s'était résolu à accom-
pli• enfin le coup d'État auquel il rêvait depuis long-
temps. Le dimanche 25 juillet, le conseil fut réuni
à Saint-Cloud pour arrêter la dernière forme des
trop célèbres ordonnances. L'histoire raconte qu'au
moment de signer, le roi s'arrêta, et, mettant sa tête
dans ses mains, garda quelque temps le silence.


Plus j'y réfléchis, dit-il enfin, plus je reste con-
vaincu que je suis dans mon droit, et que c'est le
seul moyen de salut. » Puis il reprit la plume et
traça son nom. Après lui, les ministres signèrent,
sans rien dire. Le lendemain l'émeute commençait,
et quelques heures suffisaient pour qu'elle devînt
une révolution.


§ 5. — LA RÉVOLUTION.


Convient-il de faire le récit de ces jours d'émeute,
drame bien connu, hélas! pour s'être plusieurs fois
reproduit sous nos yeux : la population qui regarde,




500 LE DERNIER CONFLIT.


étonnée et curieuse, les premières barricades, qui
écoute, inquiète, les premiers coups de feu et le toc-
sin ébranlé par les mains populaires; les rues, qui
se vident de leurs passants ordinaires, et se remplis-
sent de figures inconnues et sinistres; la ville deve-
nue muette, sauf quand retentit par intervalles le
fracas de la mousqueterie et de la canonnade;
quelques chefs parlementaires qui se glissent dans
l'ombre, pâles et tristes, ahuris et impuissants; les
troupes harassées, sans vivres, sans commande-
ment, mornes et indécises, environnées d'un ennemi
insaisissable, souvent invisible, qui se reforme der-
rière elles à mesure qu'elles avancent; un gouver-
nement tantôt confiant jusqu'à l'illusion, tantôt
éperdu, n'ayant rien prévu, rien préparé, bien qu'il
ait paru vouloir provoquer le conflit suprême, ne sa-
chant que faire, ne donnant aucun ordre, obstiné
quand la transaction serait encore possible, lâchant
tout quand il est trop tard; un roi aveuglé par une
sorte de confiance mystique, partant pour la chasse
au moment où commence l'émeute, jouant aux
échecs, avec toutes les observances de l'étiquette,
pendant que le bruit du canon fait vibrer les fenêtres
du palais, refusant d'écouter aucun conseil ou même
d'entendre aucune nouvelle, et ne sachant sauver,
dans cet universel écroulement, que sa dignité, le
seul bien qu'il conserve de cet héritage de plusieurs
siècles de royauté!


On n'est plus d'ailleurs en face de ce jeu des par-


LA RÉVOLUTION.
501


lis réguliers qui était l'objet de notre étude. Au con-
traire, ce qui ressort tout (l'abord est la rapidité avec
laquelle ces partis sont débordés, annihilés, dès que
commence la lutte armée. Dans un pays où règnent
malheureusement les habitudes et les passions révo-
lutionnaires, la résistance légale au pouvoir dégénère
aussitôt en insurrection. Et dans l'insurrection, qui
commande, qui dirige? Sont-ce les hommes politi-
ques, les chefs parlementaires qu'on a vus pen-
dant quinze années à la tète de l'opposition? Non,
ils ne voulaient pas du recours à la force. Quand ils
commencent à entrevoir l'émeute et la révolution, les
plus importants d'entre eux, MM. Dupin, Guizot,
Sébastiani, M. Casimir Périer surtout , reculent ef-
frayés '; ils voudraient qu'on restât dans la stricte lé-


Dans une réunion, quelqu'un proposant d'adhérer au drapeau
tricolore arboré par le peuple, le général Sébastiani s'écriait avec
violence a ne pouvoir prendre la moindre part à de semblables dis-
cussions s, et ajoutait que a le seul drapeau national était jtouours
pour lui le drapeau blanc . Casimir Périer déclarait dans la matinée
du : s Ce qui convient le mieux à la France, ce sont les Bourbons
sans les ultras. / Il disait à ceux qui étaient disposés à se rappro-
cher de l'émeute : a Vous vous perdez en sortant de la légalité; vous
nous faites perdre une position superbe. s Aussi les écrivains révo-
lutionnaires ne tarissent-ils pas en reproches sur l'attitude de ces dé-
putés: it Casimir Périer, dit M. Louis Blanc, aurait certainement étouffé
la révolution à son berceau, sil n avait eu besoin pour cela que de
l'appui de ses collègues.: M. Aérant, fort engagé dans le mouvement,
écrit de son côté, dans ses Souvenirs.. a J'ignore quel était le fond
de la pensée de Casimir Périer et de Sébastiani ; niais ce que je sais
bien , c'est que tous leurs efforts ont été employés à entraver le
mouvement révolutionnaire, et qu'ils l'eussent tout à fait arrêté, si
cela avait été en leur pouvoir. /




502 LE DERNIER CONFLIT.


galité et qu'on se bornât à adresser au roi une
supplique respectueuse pour le conjurer de changer
ses ministres. Les hommes de presse, plus vifs, plus
disposés par situation à se risquer, et qui ont donné,
par leur fameuse protestation, le signal du refus
d'obéissance, MM. Thiers, Carrel, de Rémusat, n'en-
tendent pas qu'on sorte de la résistance constitution-
nelle. L'émeute leur paraît une folie dangereuse, et
ils essayent de s'y opposer '.


Ceux qui prennent l'initiative de l'appel aux
armes, et qui engagent le pays dans une révolution,
contre la volonté de tous ses chefs politiques, sont
quelques membres obscurs des sociétés secrètes, des
jeunes gens à la tète chaude, des élèves de l'École
polytechnique flattés de la popularité de leur uni-


t c Non, s'écriait M. de Rémusat, ée n'est pas une révolution que
nous avons prétendu faire. Il s'agissait uniquement d'une résistance
légale! n — Carrel disait en 1831 à M. Véron : a Non-seulement je
ne me suis pas battu en , mais j'ai tout fait pour empêcher les
autres de se battre. Je n'ai pas le droit de me dire un des auteurs de
la révolution de juillet.... II écrivait aussi dans le National, en parlant
des trois journées : c Nous y étions, nous l'avons vu , nous tous
qui en parlons, qui en discutons aujourd'hui; mais soyons de bonne
foi , nous n'y avons rien compris. On avait rencontré en effet Car-
rel, pendant l'insurrection, e errant dans les rues, une baguette à la
main, l'air pensif et distrait au milieu des balles, l'esprit assiégé des
plus tristes prévisions, épiant,d'un oeil inquiet, les péripéties du com-
bat Quant à M. Thiers, il n'avait pas mieux compris que Car-
rel; sa surprise, son déplaisir et son effroi avaient nui me été tels, en
voyant la résistance légale dont il avait formé le plan et donné le
signal, devenir aussitôt une insurrection populaire, qu'il avait jugé
nécessaire de se cacher dans quelque campagne des environs. Il ne
devait se remontrer que deux jours après, une fois la victoire bien
dessinée du côté de la révolution.


L. RÉVOLUTION. 503


forme, des journalistes de second ordre, des ouvriers
sans travail '. Parmi eux, pas un homme ayant auto-
rité par son nom, sa situation, son talent. En style
démocratique , cela s'appelle « le peuple ! Quels
sont, par exemple, les émeutiers qui ont eu tout à
coup l'idée, sans que personne la leur ait suggérée,
de faire flotter les trois couleurs au sommet de Notre-
Dame, et ont ainsi donné à l'insurrection, jusqu'alors
incertaine et sans programme, ce qui fait le mieux
marcher une foule et combattre une armée — un
drapeau? Ils sont si obscurs, si ignorés, que l'his-
toire n'a recueilli aucun de leurs noms. Les hommes
politiques n'ont connu cet acte, peut-être le plus
décisif de ces journées, et qui était comme le signe
matériel d'une séparation irrévocable avec la vieille
dynastie, qu'en voyant les passants lever la tête et se
montrer du doigt les tours de l'église métropolitaine.
La Fayette lui-même, grand maître (le toutes les cé-
rémonies révolutionnaires, et qui va tout à l'heure
être à l'Hôtel de ville, sinon le chef, du moins le
représentant de l'insurrection victorieuse, n'a fait
que suivre le mouvement à l'origine duquel il était
absolument étranger. Rentré à Paris quand la lutte
était déjà engagée, il avait hésité à donner son nom,
tant le résultat était encore incertain. Incident cu-


Peut-ètre aussi, dans ces passions anonymes, faut-il faire une
part, sinon aux ambitions, du moins aux rancunes bonapartistes.
.( Voir sur ce point M. CAuctims-LEmanut, histoire de la.révolution
de 1830.)




504 LE DERNIER CONFLIT.


rieux qui montre bien la situation faite, dans cette
aventure, aux personnages en vue : le général popu-
laire avait pu, en arrivant dans la ville, lire son nom
sur des placards qu'avaient fait afficher, sans le con-
sulter, des faussaires subalternes; on y annonçait un
gouvernement provisoire, composé de La Fayette,
du général Gérard et du duc de Choiseul.


Pendant ce temps, les chefs parlementaires er-
raient de réunion en réunion, délibérant sur les som-
mations de cette émeute anonyme, n'osant lui résis-
ter de front, mais lâchant de ralentir sa marche et
bornant leur rôle à enregistrer avec tremblement des
victoires gagnées sans eux, malgré eux, et qu'à leur
physionomie on pouvait croire gagnées sur eux `. On
avait déjà vu la direction de l'opposition libérale
passer peu à peu des modérés aux violents, du par-
lement à la presse. Il restait donc à la regarder des-
cendre clans la ruel


Après tout, n'est-ce pas la conséquence ordinaire
d'une révolution? Et s'il ne fallait considérer que
cette phase du drame, les libéraux ne seraient-ils
pas admis à se dire, en cette circonstance, aussi
viclmes que coupables, puisque c'était la royauté
qui avait Inllement provoqué la lutte armée? Peut-on
néanmoins les absoudre? Par une suite de fausses
démarches, parfois d'actions mauvaises que nous


l C'est en entrant dans une de' ces réunions qu'à la vue de la pâ-
leur de ses coUgues, M. Villemain laissa échapper ces mots : Je ne
m'an enduis pas à voir tant de poltrons réunis.


LA REVOLUTION. 505


avons dû relever au cours de cette longue opposition
de quinze ans, n'avaient-ils pas contribué à acculer
le pays et la couronne dans la situation vraiment
désespérée des derniers mois et des derniers jours?
N'avaient-ils pas poussé et enfermé la royauté clans une
impasse dont un prince aveuglé n'a cru pouvoir sortir
que par le coup d'État? Et si, embrassant d'un regard
toutes ces fautes, il fallait noter d'une marque plus
sévère celles qui out été, entre toutes, funestes et
inexcusables, celles qui ont eu la plus grande part
clans le désastre final, nous indiquerions l'échec fait,
en 1819 et 1829, aux tentatives de conciliation en-
treprises par M. de Serre et par M. de Martignac.


D'ailleurs, dans les événements mêmes de la révo-
lution, tout en tenant compte des circonstances qui
atténuent la responsabilité des libéraux, ceux -ci
n'ont-ils aucun reproche à se faire, ou du moins
aucun regret à éprouver? Si difficile qu'il soit, en
de pareils moments, de remplir, et même de con-
naître son devoir, n'est-il pas évident qu'il fallait
alors se prêter à toutes les transactions pouvant
épargner au pays la périlleuse extrémité des solu-
tions illégales et des expédients bâtards? Ces libé-
raux ont-ils conscience de n'avoir laissé échap-
per, par leur faute, aucune occasion? C'est rester
fidèle à l'esprit de cette étude, d'examiner jusqu'à
la dernière minute si quelque chance de conci-
liation ne s'offrait pas aux partis : aussi bien
est-ce la seule recherche qui nous attire , dans




1


06 LE DERNIER CONFIAI'.


l'histoire trouble et violente de ces jours d'émeute.
Il faut tout d'abord le reconnaître : au début,


non-seulement les chefs de l'opposition eussent ac-
cepté, mais ils proposaient eus-mêmes un rappro-
chement, au prix d'un changement de ministère; le
gouvernement refusa tout. C'est seulement dans l'a-
près-midi du 29, quand l'insurrection, commencée
depuis trois jours, était victorieuse, quand déjà on se
trouvait en face de bien des faits accomplis, que le
roi consentit enfin, et encore de fort mauvaise grâce,
à essayer une transaction; il rapporta les ordon-
nances et chargea le duc de Mortemart de former un
nouveau cabinet, en l'autorisant à offrir des porte-
feuilles à M. Casimir Périer et au général Gérard.
Les chefs parlementaires qui eurent connaissance
de ces actes dans la soirée, chez M.. Laffitte, s'en
montrèrent d'abord satisfaits: « La généralité des
députés, rapporte M. de Vaulabelle, n'hésitèrent pas
à trouver les concessions suffisantes; quelques-uns
même déclaraient qu'elles dépassaient toute attente.
—« Mais ces propositions sont superbes, s'écriait à
plusieurs reprises le général Sébastiani; il faut ac-
cepter cela! » Tout ce que put faire M. Laffitte, qui
songeait dès lors, par vanité plus que par passion, à
mettre lui-même la couronne sur la tête d'un nou-
veau Guillaume fut de gagner du temps par des
objections de procédure , et , appuyé par Béranger,
il obtint qu'on ajournât de quelques heures la réso-
lution définitive. Toutefois, l'acceptation lui semblait


LA RÉVOLUTION. 507


Si probable, qu'il disait à M. de Laborde : « Les
choses sont arrangées; le duc de Mortemart est pré-
sident du conseil, Gérard et Périer sont ministres. »
Puis , voyant la surprise de son interlocuteur :
«J'aurais désiré autre chose, ajoutait-il ; que voulez-
vous! tout paraît décidé. »


Ce n'était pas l'affaire de M. Thiers, sorti depuis
quelques heures de la retraite où il s'était caché
après la signature de la protestation des journalistes.
Il passe la nuit à rédiger et à faire afficher à profu-
sion de vives, courtes et habiles proclamations sans
signature. « Charles X, y est-il dit, ayant fait couler
le sang du peuple, ne peut plus rentrer dans Paris »;
et de là, on part pour poser ouvertement la candi-
dature au trône du duc d'Orléans qui n'avait même
pas été consulté. Par cette manoeuvre hardie, le nom
de ce prince que, le 29 au soir, presque personne
ne prononçait, est, le 30 au matin, dans toutes les
bouches. L'initiative d'un jeune journaliste mettait
une fois de plus les meneurs parlementaires en pré-
sence d'un fait accompli. Et alors ces mêmesdéputés,
qui semblaient avoir pour rôle de faire le contraire de
ce qu'ils voulaient, faiblissent; ils n'osent plus accep-
ter les propositions du roi que, la veille, ils trouvaient
« superbes »; ils ajournent, traînent en longueur et
finissent par décliner les ouvertures de M. de Morte-
mart. Bientôt même on les voit occupés à seconder
M. Laffitte et M. Thiers; la journée du 30 est em-
ployée par eux à brusquer et à engager irrévocable-




508 LE DERNIER CONFLIT. La RÉVOLUTION. 509


ment les choses du côté du duc d'Orléans '. Consta-
tons du reste, pour la juste répartition des respon-
sabilités, que le dite de Mortemart, malade, sans foi
dans sa mission, faiblement soutenu par Charles X,
n'a pas mis dans ses démarches la promptitude et la
décision qui seules forcent le succès et arrêtent la
débandade, en temps de révolution. Quoi qu'il en
soit , en vingt-quatre heures , malgré les intentions
premières des chefs du parti libéral, cette chance de
conciliation s'était piteusement évanouie.


Il devait s'en présenter une autre, plus tardive
encore, cependant plus importante, plus solennelle,
dont l'échec sera le dernier et irréparable malheur
de ces jours d'émeute. Le 2 août, Charles X,
retiré à Rambouillet, abdiquait en faveur de son
petit-fils, le duc de Bordeaux, et désignait le duc
d'Orléans comme lieutenant général du royaume.
C'est le sort ordinaire de ces sacrifices suprêmes,
d'être consentis quand l'insurrection , clans l'élan de
sa victoire, dans l'effervescence de ses passions, est
peu disposée à s'arrêter. Toutefois, que pouvaient
désirer au delà les opposants les plus exigeants? Ils
obtenaient ainsi tout ce qu'ils espéraient de la
révolution, avec cette révolution en moins, et la
légalité en plus. Cette transaction satisfaisait ,
dépassait même les voeux secrets de presque tous les


I Le Globe, dès ta première heure, poussa au changement de dynas-
tie. II proclamait « ta vacance du taire et déclarait a toute transac-
tion impraticable .1


libéraux. Ceux qui arrivaient de province ou qui,
pour toute autre cause, étaient demeurés étrangers
aux réunions de l'hôtel Laffitte , n'admettaient pas
qu'on pût hésiter à accepter et à soutenir le duc de
Bordeaux. Le général de Ségur, malgré ses préven-
tions contre les Bourbons, allait trouver Casitnir
Périer pour lui recommander cette combinaison.
M. de Sainte-Aulaire, ancien député du centre
gauche, et son gendre, M. Decazes, absents au début
de la crise, revenaient à Paris avec le sentiment
qu'il fallait éviter avant tout « cette extrémité d'une
nouvelle dynastie », et ils faisaient des démarches
dans ce sens auprès de leurs amis '. Cependant,
parmi les hommes politiques qui avaient pris la
direction des événements, aucun n'essaya de faire
valoir les droits du petit-fils de Charles X. L'abdi-
cation ne parut avoir d'autre résultat que de les
pousser à précipiter d'autant plus la proclamation
et l'installation du nouveau gouvernement.


A ceux qui insistaient en faveur du duc de
Bordeaux on répondait alors qu'il était trop tard.
« Cela n'est plus possible , s'écriait avec colère
Casimir Périer, pressé par le général de Ségur. Je
me suis vainement épuisé pour la conservation de ce
principe dont je reconnais toute l'importance; niais
aujourd'hui , nous en sommes si loin, qu'il suffirait
de répéter cette proposition pour nous faire mas-


I Mémoires du général utt SÙGUR , et Notice sur M. de Sainte-
Aulaire , par M. »E BARANTE.




•,u


510 LE DERNIER CONFLIT.


sacrer. » Et Chateaubriand lui-même disait .à M. de
Sainte-Aulaire et à M. Decazes : « D'où venez-vous
donc? Promenez-vous dans les rues de Paris , et
vous verrez si j'ai tort de ne conserver aucun espoir. »
C'était, ajoute M. de Barante, « la réponse qu'on
faisait à tous les arrivants ' ». Ceux des acteurs qui
ont eu plus tard à écrire sur le drame auquel ils
avaient pris part ont essayé de se justifier devant
l'histoire, comme ils l'avaient fait devant leurs con-
temporains, par l'impossibilité de faire agréer le petit-
fils de Charles X à la population soulevée, et par la
nécessité de hâter Pavénement du duc d'Orléans,
pour fermer la porte à la république. La légitime
autorité dont jouissaient plusieurs d'entre eux, les
services qu'ils ont rendus depuis lors aux intérêts
conservateurs , ont derme une valeur singulière à
leur témoignage, bien qu'il fût apporté dans leur
propre cause, et une grande partie du public l'a
accepté sans discuter. Cependant, à y regarder d'un
peu près, ne trouve-t-on point parfois derrière ces
affirmations comme l'hésitation d'une conscience
qui n'est pas pleinement assurée de ne s'être pas
trompée? M. Guizot, par exemple, tout en alléguant
la « nécessité », n'en vient-il pas à se demander si
lui et ses amis n'ont pas été «bien prompts à croire à


I Comment ne pas noter eu passant que cette impossibilité, réelle
ou prétendue, était en tout cas une impossibilité mute parisienne
qu'on opposait à ceux qui apportaient le sentiment contraire du reste
de la France? Encore une conséquence de Paris capitaie!


LA RÉVOLUTION.


511


cette nécessité » ? N'est-ce pas nous autoriser et, en
quelque sorte, nous inviter à contrôler ces témoi-
gnages, non pour le triste plaisir de constater des
fautes, peu surprenantes en un pareil moment, mais
pour chercher s'il n'est pas là, pour nous-mêmes,
un enseignement profitable?


Sans doute , il est plus aisé de disposer aujour-
d'hui des événements, qu'il ne l'était alors, dans la
mobilité rapide, dans la violence confuse de l'émeute.
On n'a pas grand'peine à regagner après coup, dans
le cabinet, les batailles perdues. Toutefois, n'est-il
pas des réflexions qui se présentent à l'esprit? On
allègue « l'impossibilité ». Pourquoi n'avoir pas
même essayé ? D'où serait venue cette impossibilité?
Il n'y avait pas alors, contre la branche aînée, de ces
préjugés profonds qu'on hésite à brusquer, par
crainte de tout briser. Le duc (le Bordeaux était un
enfant trop jeune pour être personnellement impo-
pulaire. Son âge permettait (l'opérer, sous son nom
et avec la régence du duc d'Orléans, des change-
ments qu'un prince majeur et ayant la responsabilité
de ses décisions se fût peut-être cru obligé de
repousser par point d'honneur. La , transaction sur
le drapeau même eût été facile. Il n'était pas
question (lu reste de restaurer un régime depuis
longtemps détruit , oeuvre toujours difficile et péril-
leuse, pour laquelle il faut l'appui d'un grand mou-
vement d'opinion : il s'agissait seulement de ne .pas
détruire ce qui existait légalement.




Jajoadsaa ap (ailloos xnidu 'aill!qujs ei 1 ‘maacur
1;1 uliemodul! 1! uonlanoa ‘sinaulauana sap oaartuni


u 'par] snid oa!nj af nd 1110 su,nb 1 uulnu sud l'ami
-oadtuoa au xnuaacm sol ‘ftgif uo,nb ;sa MI911 131


ioold et u sun zanu snoil anb aa
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‘xneopaou op 0111) Ol DOAU rssnaa sud 111`0,111.10,11b moi
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asad luo !ni) saanapaixo salinomp sa;) onb aa-l!eaas
OU'linu$.ieda,s 110 sailnoupp soainu,p ont) `sanaipu,a
è, aug4.ro nos e genop ouloauuout allonnou ei anb assaig
-!uJ op sasuua sof aanuards!p oam op aailael la L'op
-nionaa el op saliaanjuu soauanbasuoa sof .10011.14i
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0013 snid niirj y-ma na •aouuisrsaa a.r?!woad an oa
anod aa!essaaau 4aoua onbionb aala-inad
isaisquiçoa sol snoi op uo!und 10 ja13111I od!au!ad un,p
aaaoj el !os anod j!eau uo luaulainas no `olfouuop
-ninsuoa amdal ap upid-oaaal of aan!nb ap luqop
of sap aasnjoa ‘aa!ealuoa nu <xnaun sud f!-flujun aN
suc{ snid aaumalua sol 11.10F0apnon !nb xnao aois!s


-aa anod 'ap!ios anolssu aun ‘jaaau un aannoal manu
-nus au xnuamf sof 'no caluuss!12 'op!dea amod anaa
ans aoxu as ap arodsod pattu '0190-!ui e oapuaasop op
ao-uula iailapaed uopnionaa ana ‘sanoauoa uos aonu
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514 LE DERNIER CONFLIT.


l'hérédité monarchique. Ceux-là mêmes qui avaient
le désir de ne pas rompre avec cette famille que
Benjamin Constant proclamait, en 1814, « la famille
incontestée » ne l'avaient pas assez vif, assez profond,
assez résolu. lls ne se défendaient pas avec assez
d'obstination contre les tentations de colère qu'é-
veillaient chez eux les provocations du gouverne-
ment. Et alors, sans prendre directement eux-mêmes
l'initiative, ils se résignaient trop facilement à croire
qu'on ne pouvait résister aux meneurs peu nombreux
et hardis qui poursuivaient le changement de dynas-
tie. N'étaient-ils pas aussi plus ou moins trompés par
ce mirage de 1688 qu'on avait, depuis quelque
temps, mis constamment sous leurs yeux ? « Nous
avions, dit M. Guizot, l'esprit plein de la révolution
de 1688, de son succès, du beau et libre gouverne-
ment qu'elle a fondé. » Depuis lors, la lumière s'est
faite, et le même M. Guizot a été le premier à recon-
naître que l'avénement du duc de Bordeaux eût été
la solution, non-seulement « constitutionnelle »
mais la plus « politique », et que c'eût été un grand
« bien pour la France, » de ne pas se laisser entraî-
ner au delà'.


I Quelques-uns ne se sont pas contentés d'exprimer un regret, ils
ont confessé un repentir. Tel est, par exemple, M. Dunoyer, l'ancien
rédacteur du Censeur, dont nous avons déjà cité plusieurs fois les
aveux. Dans son livre sur le Second Empire et une nouvelle Restau-
ration, il s'exprime ainsi : • Lorsqu'elle a brisé l'ancienne royauté
que de graves raisons pouvaient bien lui prescrire de modifier, de
limiter, de contenir, mais que , très-assurémen t , il n'y avait pas lieu
de détruire, et qui n'a été détruite que sous l'empire de passions


LA RÉVOLUTION.
515


Pour regretter la scission de 1830, il n'est pas
nécessaire de faire appel à cette piété royaliste, à
cette fidélité par honneur, à ce dévouement par ten-
dresse, qui faisaient battre le coeur et armaient le
bras d'un cavalier d'Angleterre et d'un Vendéen de
93. Sans doute, nul ne saurait méconnaître la beauté
morale, la poésie touchante et même l'utilité pratique
(le ces attachements chevaleresques. A d'autres épo-
ques de notre histoire ou dans d'autres nations, ils
ont pu être d'un puissant secours aux sociétés trou-
blées ou aux nationalités menacées. C'est un mal-
heur quand, dans un pays, ils s'affaiblissent ou dis-
paraissent, sous l'action des vicissitudes et des
bouleversements politiques. Mais c'est un malheur
qu'on ne répare pas par des phrases et des affirma-


détestables, parfaitement étrangères aux fins avouables et avouées de
la révolution, notre nation a commis une faute énorme, qui ne pou-
vait manquer d'avoir et qui a eu les suites les plus désastreuses.
L'auteur se reproche ti un tort qui a été, dit-il, commun à beaucoup,
d'hommes de son temps s : c'est (le n'avoir pas suffisamment examiné
si la transmutation de pouvoir, opérée en août 1830, offrait le même
caractère d'incontestable légitimité que la résistance opposée par la
nation aux ordonnances de juillet. Déjà, dans un écrit antérieur
publié en 1849, sur la Révolution da Vk février, M. Dunoyer avait
dit : s Cc qui fut parfaitement irréprochable en juillet, ce fut la ré-
sistancé aux ordonnances. Mais cette nécessaire et légitime résistance'
pouvait-elle, surtout après l'abdication du roi et du duc d'Angoulême,
et après la transmission régulière du pouvoir royal au duc de Bor-
deaux, sous la régence du duc d'Orléans, cette résistance , dis-je,
pouvait-elle , sans dépasser le but , aller jusqu'à appeler par une révo-
lution le duc d'Orléans au trône? Il me paraît impossible, aujourd'hui
que nous jugeons ces événements de sang-froid, de ne pas répondre
négativement... Rigoureusement donc, la révolution n'était pas plus
nécessaire qu'elle n'était légale.


33.




516 LE DERNIER CONFLIT.


tions. Déjà, sous la Restauration, la vigueur et la
pureté natives de ces sentiments n'étaient-elles pas
singulièrement entamées? On n'en voudrait pour
preuve que l'altitude même de l'extrême droite,
constamment opposante de 1815 à 1830, et, sous
Louis XVIII, opposante contre le roi lui-même. Ce
qui commençait déjà à être vrai alors, l'est plus en-
core aujourd'hui. Le souffle des révolutions qui a
passé sur tous, même sur ceux qui les combattent,
n'a guère laissé subsister, dans les âmes de notre
génération , cette chevalerie d'un antre âge. Et
quant aux principes absolus sur le droit supérieur et
antérieur d'une famille antique, sur l'inamissibilité
du pouvoir royal, ils ont, dans leur forme abstraite,
peu de prise sur des esprits las de théories pour en
avoir vu faire tant d'abus par tous lés partis, depuis
un siècle. Devenus ainsi, par le malheur des événe-
ments, plus indifférents sur les personnes, plus


• sceptiques à l'égard des doctrines, les hommes de
notre temps se placent volontiers, dans les choses de
la politique, à un point de vue plus humble, plus
empirique, plus égoïste. Ce point de vue d'ailleurs
suffit pour leur faire déplorer les événements de
1830. Dans la perte de l'hérédité monarchique, ils
doivent regretter la disparition d'un élément de sta-
bilité, particulièrement approprié à l'état social et
politique de la France. Ils doivent gémir de voir la
sécurité, la paix, la prospérité, la moralité publique
du pays compromises par cette rentrée dans l'insta-


LA RÉVOLUTION.
517


Mité révolutionnaire. Ils doivent se plaindre de voir
enlever à la liberté les conditions de fait et de droit
qui lui permettaient le mieux (le se fonder et de se
développer. Si, sous une autre étiquette et avec
d'autres personnes, ils s'étaient assuré les mêmes
avantages, on eût pu passer condamnation sur ce qui
n'aurait. été alors vraiment qu'un nouveau 1688. Mais
n'en est-on pas encore à chercher, et qui oserait se
vanter d'avoir trouvé? Quand on considère ce qu'est
devenue la France depuis trente ans, et qu'on évoque
au contraire ce qui aurait pu être sa destinée, si le
duc de Bordeaux eût été reconnu roi, avec le drapeau
tricolore pour ombrager son trône et le duc d'Or-
léans pour l'initier aux nécessités du gouvernement
moderne, quand on supprime alors par la pensée
tant de dates néfastes et funèbres de l'histoire inté-.
rieure et extérieure de notre patrie, 1848, 1851,
1870, comment, en dehors de toute théorie, de toute
question de sentiment, se défendre d'un regret amer
et poignant ?


Dès le lendemain même des événements, il était,
parmi les libéraux, des âmes plus droites que les
autres, (les esprits plus éclairés qui, sans posséder
cette pleine lumière que les événements seuls de-
vaient leur apporter, avaient l'instinct du malheur
dont ils venaient d'être les victimes et un peu les
instruments. Pendant que M. Thiers se réjouissait de
voir la France conduite au but que le National lui
avait assigné, M. Royer-Collard, arrivé à Paris, le




518 LE DERNIER CONFLIT.


9 août, quand tout était consommé, disait, à la vue
du champ de bataille : « Moi aussi, je suis dans les
vainqueurs, mais la victoire est bien triste ! » N'est-
ce pas le vrai mot de la situation et comme la con-
clusion de cette histoire?


Quarante ans plus tard, à la suite de nos dé-
sastres, les descendants ou survivants des libéraux de
1830 ont eu à se prononcer sur le gouvernement
qu'il convenait de donner à leur pays. Ont-ils tenté
alors de recommencer ce qui avait été fait, de re-
prendre, où elle avait été interrompue, l'expérience
d'une monarchie nouvelle, pour laquelle ils n'avaient
plus cependant besoin, cette fois, ,de rien renverser,
ni de faire aucune révolution? Non, nul n'y a songé,
tant il ne restait plus rien- de cette illusion de 1688,
déçue pour les clairvoyants dès les premiers embar-
ras de la royauté de Juillet, rudement démentie pour
tous dans les journées de février 1848. Les meilleurs
et les plus éminents d'entre ces libéraux, leurs princes
en tête, dominant les anciennes préventions, ou-
bliant les vieux ressentiments, ont au contraire
employé tous leurs efforts à renouer la tradition bri-
sée en 1830. Ils ont offert la couronne à ce même
fils de rois dont on avait eu le tort autrefois de ne pas
défendre et de ne pas respecter les droits; ils ont
tenté de réunir, dans un pacte solennel conclu avec


LA RÉvoLuTiox. 519
le prince grandi en exil , cette liberté constitution-
nelle et cette hérédité monarchique dont la sépara-
tion avait été reconnue après coup un si grand mal-
heur. Il n'a pas tenu à eux que cette heureuse
restitution ne fût faite , et que les suites de
l'opposition de quinze ans ne cessassent (le peser sur
les destinées de la France. On sait comment leur
bonne volonté et leur loyauté se sont trouvées im-
puissantes. Il devait apparaitre , une fois encore,
qu'il était plus facile aux pères (le ne pas commettre
une faute, qu'aux fils de la réparer!




TABLE DES MATIÈRES


Pages
AVANT-PROPOS V
CHAPITRE PREBIER. — L'O pposprfox LIBÉRALE AVANT 1820.


1
§ 1. Les libéraux sous la première Restauration


1
§ Lcs libéraux et les Cent-Jours


14
§ 3. Les débuts de l'opposition (1816-1817)


26
§ 4. Benjamin Constant


33
§ 5. La Fayette
41


§ 6. Autres figures de libéraux. 48
§ 7. Paul-Louis Courier et Béranger


57
§ 8. Le libéralisme bonapartiste


67
§ 9. Le centre gauche 78
§ 10. L'opposition et M. de Serre


84
§ 11. L'élection de Grégoire 91


CHAPITRE — LES CONSPIRATIONS (1820-1824) 107
§ 1. L'opposition factieuse. 107
§ 2. Les sociétés secrètes et l'armée 113
§ 3. L'insurrection à la tribune (18201821)


119
§ 4. Casimir Périer et le général Foy 129
§ 5. Républicains et bonapartistes 140
§ 6. La légende de Sainte-Hélène 151
§ 7. Les suites des conspirations 158
§ 8. Les conspirations sous M. de Villèle (1822) 169
§ 9. line tentative de Pronunciamento (1823) 178


CHAPITRE 111. — Las GÉNÉRAT(ON NOUVELLE. 191
§ 1. L'avénement des jeunes en 1824 • 191
§ 2. La jeunesse de M. Thiers. 202




522 TABLE DES MATIÈRES.
§ 3. Le Globe
§ 4. Les normaliens du Globe
§ 5. Les mondains du Globe.


CHAPITRE IV. - L'OPPOSITION CONSTITUTIONNELLE
SOUS


217
231
2re6


tu. DE Vit.tAkt,E (18n-1827) 265
§ 1. Vive la Charte! 265
§ 2. Le roi est mort! vive le roi' 273
§ 3. Les fautes des vainqueurs 279
j 4. Le fantôme de l'ancien régime


286
§ 5. Les alliés de la gauche 293
§ 6. La réaction libérale. 301
§ 7. Symptômes révolutionnaires. 306


CHAPITRE V. - LA QUESTION a CLÉRICALE. D SOUS M. DE VILLRLE. 319
§ 1. Libéralisme et impiété 319
§ 2. Politique religieuse de la droite 331
§ 3. La guerre au parti prêtre 352
§ 4. La gauche et la liberté religieuse


363
§ 5. La gauche et le gallicanisme 372
§ 6. La magistrature et le clergé 376
§ 7. M. de Montlosier 386
§ 8. Une victoire sur le parti prêtre 392


CHAPITRE VI. - LES LIBÉRAUX -. ET M. DE MARTIGNAC
(1828-1829) 399


§ 1. L'heure décisive pour le parti libéral. .. 399
§ 2. L'union (le toutes les gauches (1828). 407
§ 3. Diverses figures de libéraux en 1828 417
§ 4. Le péril révolutionnaire 430
§ 5. Le renversement du ministère (1829). lest


CHAPITRE VII. - LE DERNIER CONFLIT (1829-1830)
§ 1. Le nouveau programme de la gauche.
§ 2. Le National 1:4eee596531:
§ 3. Le vote des 221 (mars 1830) 479
§ 4. Les élections et les ordonnances
§ 5. La révolution 499


mets. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie , RUE CARANCIÉRE , 8.