L'ESPAGNE
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LES RÉVOLUTIONS


DE L'ESPAGNE
C O N T E M P O R A I N E




Iti* — I M P R I M E R I E !.. F O U F A B T - D A V Y L , 30, » Ü E В С ВАС.




LES RÉVOLUTIONS
D E L'ESPAGNE


C O N T E M P O R A I N E


Q U I N Z E A N S B'H155»TOI.RE


(1854-1868)


CH. DE MAZADE


P A R I S * -•.V-.-' . .• . -
l i b r a i r i e A c a d ^ m i ^ u e ; V, Vi ;


DIDIER ET C«, LIBRAÎB^-^pg^uJ
35, QUAI D E S A T j è ç S T l i ^ ^ f e * '


1869 ^ Risenre de tou» droit».






PRÉFACE
Le plus court chemin pour aller d'une réVO-' i g f


lution pacifiée à une révolution nouvelle, e'est
la réaction. S'il est une vérité lumineuse, écla-
tante, incontestable, c'est celle-là; elle devient
presque banale; les annales contemporaines en
sont à chaque page la vivante et tragique dé-
monstration. Et s'il est un pays fait pour donner
à cette vérité une force particulière, c'est l'Es-
pagne. L'Espagne semble créée et mise au
monde pour être le résumé de tous les carac-
tères aussi bien que des résultats invariables
de cette décourageante expérience qui se renou-
velle perpétuellement sans éclairer personne.
Là, en effet, on-peut voir comment les situations




11 PREFACE
les plus favorables se décomposent, comment
les gouvernements, en apparence les mieux


.faits pour vivre, se perdent par leur faute, uni-
quement par leur faute, se créant à eux-mêmes
des impossibilités, appelant la tempête. Natu-
rellement la tempête arrivé' et fait son œuvre.
La révolution qui s'accomplit aujourd'hui en
est une preuve nouvelle et non pas la pre-
mière.


Ces*études, qui ont paru successivement
dans la Revue des Deux Mondes, et que je re-
cueille en ce moment, ou j'ai suivi pas à pas,
jour par jour en quelque sorte, les crises poli-
tiques de l'Espagne depuis quinze ans, ces
études montrent à nu ce travail de décomposi-
tion dont elles marquent les étapes, dont elles
décrivent les origines, les caractères et les pro-
grès; elles forment, j'ose le dire, une introduc-
tion naturelle aux événements qui se pressent
aujourd'hui, et qui seraient inexplicables si on
ne les reprenait à leur source ; elles commen-
cent par l'histoire d'une révolution que tous les




PREFACE W


caprices et tous les excès de pouvoir avaient
amenée; elles s'arrêtent au seuil d'une révolu-
tion nouvelle due aux mêmes causes, devenue
inévitable et maintenant accomplie. On trou-
vera dans ces pages, si je ne me trompe, l'im-
pression directe et sincère des événements, des
données utiles sur les choses comme sur les,
hommes de l'Espagne, et surtout, je l'espère,
un sentiment libéral incessamment ravivé par
le spectacle d'une réaction croissante dont il
était si facile de prévoir les suites.


Ce qui arrive au-delà des Pyrénées, en effet,
n'est ni nouveau, ni imprévu. 11 ne fallait certes
pas le don de divination pour voir venir la ca-
tastrophe; tout le monde s'en doutait, même
sans connaître bien exactement les faits. Selon
l'habitude, il n'y a que ceux qui auraient pu
l'empêcher qui ont fermé les yeux, qui n'ont
voulu rien voir, ouvriers obstinés et frivoles de
leur propre ruine. Les difficultés qui naissenl
des derniers événements accomplis en Espagne
ne sont pas non plus nouvelles ; elles se sont




IV PRÉKACË
produites d'autres fois, et voilà pourquoi je
trouve de l'intérêt à rassembler ces pages qui
racontent le lendemain d'une révolution, où, à
part la crise dynastique qui est certes une com-
plication de plus, s'agitaient déjà toutes les
questions qui s'élèvent aujourd'hui. Je les livre
au public telles qu'elles ont été écrites, sans y
rien changer ou du moins sans modifier les ju-
gements, sans altérer les impressions.


Nous racontons tous un peu l'histoire con-
temporaine à mesure qu'elle se déroule, au pas
de charge; nous pouvons nous tromper quel-
quefois sans le vouloir. L'essentiel est de suivre
les événements avec un zèle attentif, avec une
connaissance précise des choses et des hommes,
et de les exposer avec une bonne volonté sincère,
avec la passion de la vérité* et de la justice.
C'est à quoi je me suis appliqué dans ces pages
qui embrassent quinze années de l'histoire de
l'Espagne, comme je l'avais fait déjà dans
d'autres études sur ce pays (1).


(1) Voir mon livre : L'Espagne moderne, 1 vol. in-18.




PREFACE y
L'Espagne est malheureusement une de ces


nations qu'on oublie quand elles sont tran*
•quilles, vers lesquelles on ne songe à tourner
les regards que lorsqu'elles s'agitent. Si on l'é-
tudiait un peu plus, on découvrirait bien vite
en elle un pays qui ne mérite pas seulement
l'intérêt dans ses heures d'agitation, à qui il
ne manque qu'un bon gouvernement. C'est
l'affaire aujourd'hui de ceux qui ont entrepris
de le lui donner par une révolution qui a mis
sur son programme toutes les libertés. Quand ils
he lui donneraient, avec ce bon gouvernement»
que. la moitié des libertés qu'ils lui promettent;
ce serait encore beaucoup et la révolution ac-
tuelle ne serait point une crise inutile. Seule-
ment, et c'est ici que la difficulté commence,
l'essentiel est que ces libertés, même modérées,
même ramenées à ce qu'elles ont de possible,
soient vraies, sérieuses et durables. Le seul
point bien clair aujourd'hui c'est que la der-
nière révolution, devenue certainement inévi-
table, légitimée par tous les abus de pouvoir, a




VI PRÉFACE
pu s'accomplir avec une facilité sans exemple,
sans rencontrer d'autre résistance qu'un choc
avec une petite armée combattant par devoir et.
par point d'honneur encore plus que par con-
viction.


Maintenant commence l'œuvre épineuse de la
reconstruction, et puisque les Espagnols en
sont à se donner encore une fois des Cortès
constituantes, ils n'ont qu'à lire dans l'histoire
de toutes celles qu'ils ont eues déjà. Voilà la
quatrième Assemblée constituante que l'Es-
pagne aura eue depuis moins de soixante ans :
après quoi, il ne restera qu'à respecter la
septième ou huitième constitution un peu mieux
que les précédentes. Cela veut dire que rien
n'est fini, que tout recommence, et à la vérité,
pour l'Espagne comme pour tous les pays,
comme pour toutes les sociétés, l'histoire,
qu'est-ce autre chose qu'un recommencement
perpétuel dans un cercle toujours agrandi?


Novembre 1868.




L E S '
w RÉVOLUTIONS.DE L'ESPAGNE CONTEMPORAINE


I


LA RÉVOLUTION DE 1 8 5 4


P R E M I È R E P A R T I E


L ' I N S U R R E C T I O N ' D E 1 8 5 4 E T L A V I C T O I R E D E L A R É V O L U T I O N ' (1H55)
I


L'Espagne" depuis un fin est livrée au caprice ironique
d'une révolution qui a été l'œuvre involontaire ou im-
prévue de tout le monde, qui a commencé par tout
ébranler pour en venir à s'agiter sur elfe-même, et
éprouve autant de peine à se fixer qu'à se développer.
Ce n'est point la première fois que la Péninsule appa-
raît, sous la figure d'un astre quelque peu irrégulier de
la politique décrivant des ellipses singulières. Quand un
souffle de violence se répandait en Europe en 1848, elle
se réfugiait dans le calme et y trouvait une sorte de réha-
bilitation; quand la tempête s'est apaisée, elle s'est
trouvée mûre pour des perturbations nouvelles, comme
si elle voulait montrer ce qu'il y a toujours de distinct
dans ses commotions. Lorsqu'enfm les plus grandes
questions s'élèvent dans le monde, elle se lie les mains




2 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
par ses convulsions intérieures, comme pour se désinté-
resser du mouvement général des choses. Née de la dé-
composition Jente et irrésistible d'une situation qui parut
un moment réunir toutes les conditions de la durée, celle
révolution a cela de particulier que, si elle a été l'ex-
pression de l'impuissance des vieilles combinaisons, elle
n'a rien fait triompher : elle n'a été qu'une grande crise
qui est venue raviver les plaies invétérées de la pénin-
sule, rallumer tous les antagonismes, réveiller tous les
problèmes et renouer, en un mot, le cours des fiévreuses
agitations. La veille encore, l'Espagne, bien que sour-
dement travaillée et vaguement inquiète, conservait l'ap-
parence de la paix, comme la dernière chance d'une
meilleure fortune; le lendemain, pouvoirs réguliers, lois,
institutions, tout s'était effondré et avait disparu.


Dans cet intervalle que s'était-il passé? Quelques gé-
néraux, entraînant leurs soldats dans le Champ des
Gardes h Madrid, le matin du 28 juin 1854 , avaient
relevé le drapeau des guerres intérieures. La scission de
l'armée avait appelé la sédition du peuple. Sous le flot
montant de l'insurrection, le gouvernement s'était dérobé
pour ainsi dire, et.la péninsule restait en peu de jours
avec une monarchie nominale, des forces incohérentes
et des passions déchaînées. Or comment ces événements
s'étaient-ils accomplis, et par quelle succession de cir-
constances étaient-ils devenus possibles? De quel mélange
de mobiles personnels et de causes politiques étaient-ils
le fruit? quelles conditions nouvelles créaient-ils? C'est
là une histoire qui embrasse la situation tout entière de
l'Espagne dans ses origines, dans ses éléments confus, avec
tout son mouvement d'hommes, d'ambitions et d'intérêts.


Il y a tout d'abord un petit nombre de traits essen-




L A ViCTOUlË D É LA U K V O L U T I O N 3
ticls et élémentaires en quelque sorte qui se retrouvent
invariablement dans le drame des révolutions politiques
^ l 'E spagne . A travers toutes les péripéties de ces luttes
de modérés à progressistes, de progressistes à modérés,
qui forment l'histoire contemporaine de la péninsule, à
l'issue de tous les conflits, on peut apercevoir un fait
caractéristique : c'est la présence unique et exclusive du
parti qui triomphe. Soit par une logique singulière de ce
fatalisme propre à la nature espagnole, soit par suite de
cette facilité que rencontrent les causes viclorieuses'dans
un pays résigné et accoutumé à changer de maîtres, la
scène publique appartient exclusivement aux domina-
teurs du jour. Le parti opposé existe-t-il? On ne le sait
plus; il disparait subitement ; il émigré ou se retire tout
au moins, et il attend. 11 y a eu des moments, sous la
régence du duc de la Victoire, où il n'y avait qu'un con-
servateur au congrès, c'était M. Paclieco. Il y a eu des
époques, pendant le règne du parti modéré, où il n'y
avait qu'un progressiste dans les cortès, c'était M. Orènse.


On dirait que la péninsule est alternativement tout
entière progressiste ou tout entière modérée. Il n'en est
rien. Cela prouve simplement que la vie politique au delà
des Pyrénées est une fiction dans sa représentation exté-
rieure, et qu'au fond elle n'a point cessé d'être une
guerre où chaque situation se dénoue par la force, dont
les décisions sont acceptées momentanément parles vain*
eus jusqu'à une occasion plus favorable. On croyait le
drame fini, il n'était qu'interrompu. En réalité, l'insur-
rection reste jusqu'ici le grand instrument des évolutions
politiques de l'Espagne. C'est le grand ministre au dépar-
tement de l'imprévu. Et, comme pour rendre plus pal-
pable cette assimilation de la vie publique espagnole à




4 L U S B É V D L U T I O X S D E 1 , ' E S P A C S E
une guerre, quels sonl les chefs que choisissent les partis?
Ce sont des foldats, — Narvaez, Espartero, O'Donnell,
— personnifications successives de toutes les situations,
de toutes les tendances, des opinions anciennes ou des
opinions qui cherchent à se former.


Il y a un autre trait qui n'est pas moins saillant, et
auquel la dernière révolution donne un degré de Vérité
terrible : c'est que les partis dominants, une fois qu'ils
sont placés au pouvoir par les circonstances, ne succom-
bent point sous l'effort agressif de leurs adversaires na-
turels. Ils commencent par se détruire eux-mêmes. Ils
mettent un cruel et bizarre acharnement à se démembrer,
transportant la guerre civile dans, leur propre sein, se
décomposant avec une inexorable logique et laissant la
société sans direction. Alors l'insurrection se lève, comme
pour achever de trancher ce fil usé et à demi rompu au-
quel tient l'existence du pays, et la face des choses est
changée, moins par la force réelle des oppositions extrê-
mes que par l'impuissance du gouvernement. Mouvement
factice de la vie politique, prépondérance des éléments
militaires, dissolution de toutes les forces dirigeantes de
la société, — de ces traits divers, quel est celui qui a
manqué à la révolution espagnole de 1854, à cette révo-
lution nouée par la main des généraux, consommée par
l'insurrection, préparée par le suicide du parti modéré?


Ce suicide est à la fois le triste dénoûment d'une
période digne d'une meilleure fin et le prologue des
événements actuels. Qu'on remarque cependant, comme
un dernier témoignage de la vitalité et de la puissance
des idées conservatrices, qu'il a fallu trois ans et quatre
ministères pour mener à bout ce suicide, dont la mora-
lité est une révolution.




Il


Lq parti modère, dans ses nuances diverses, a gou-
verné pendant dix ans l 'Espagne; il ne l'a pas gou-
vernée seulement, il l'a constituée, organisée et trans-
formée. Les conditions d'un régime régulier et sensé, il
les a réalisées, affermissant la monarchie sans affaiblir
le principe des garanties libérales dans la constitution
de 18-15, couronnant la hiérarchie administrative par un
conseil d'État, disciplinant l'anarchie locale par les lois
sur les députations provinciales et les municipalités, chas-
sant l'esprit de sédition de l'armée, assurant la paix
des consciences parla négociation du concordat, promul-
guant les codes du droit civil et du droit criminel, r e -
nouvelant enfin les conditions économiques du pays par
les réformes de M. Mon et de M. Bravo Murillo, qui ont
donné à l'Espagne un système plus simple de contribu-
tions, une législation commerciale moins restrictive, une
comptabilité publique claire et rationnelle. Il ne faut
point oublier ce qu'était la péninsule en 1843, au mo-
ment où la régence du duc de la Victoire disparaissait
dans un immense mouvement national. Tout était à faire :
en peu d'années, tout se coordonnait sous l'empire d'une
pensée pratique de gouvernement.




6 L E S R E V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
Puissant par les lumières et par les intérêts qu'il re-présente, mais lent à se mouvoir et prompt à se diviser,


le parti conservateur espagnol avait eu la singulière
fortune de trouver un chef d'un instinct supérieur et
d'une vigueur indomptable, le général Narvaez. La
présence du duc de Valence au pouvoir n'offrait pas'
seulement la garantie d'une volonté difficile à décon-
certer; elle était le signe visible de l'union du parti
modéré, son point de ralliement dans des crises qui
n'étaient pas toujours d'une nature absolument politique.
C'est cet ensemble de forces qui faisait la consistance de
l'Espagne au milieu des révolutions de 1848. La pénin-
sule avait fait face en même temps aux contagions
révolutionnaires, J U I X entreprises du parti carliste, qui
saisissait l'occasion de rallumer la guerre civile dans la
Catalogne, et aux querelles violentes de l'Angleterre.
Elle sortait de ces complications libre, pacifiée, diplo-
matiquement victorieHse de l'Angleterre, et reconnue
dans son existence nouvelle par l'Europe entière, si ce
n'est par la Russie, qui a attendu la guerre de Crimée
et la révolution de 1854 pour faire à'la reine Isabelle la
politesse de l'inscrire parmi les souverains.


Le triomphe de cette politique est d'avoir fait croire
à sa durée, h un état définitif, supérieur dans son prin-cipe et dans son ensemble aux évolutions et aux varia-
tions des partis. Si les chefs de l'opinion progressiste,
M. Olozaga ou M. Cortina, eussent été appelés au pou-
voir en ce moment, ils n'eussent demandé à coup sûr ni
la reforme de la constitution de 1845, ni la convocation
de la milice nationale, qui n'avait pas tout leur enthou-
siasme. Quant à une opposition d'une nature plus pro-
noncée, démocratique ou républicaine, si l'on veut.l'em-




L A V I C T O I R E [>E L A R É V O L U T I O N 7
barras eût été de trouver assez d'hommes pour former
un gouvernement. Comment donc une telle situation a-
t-elle pu si étrangement dégénérer? Elle a.élâ compro-
mise le jour où les passions ont été plus fortes que les
doctrines et l'esprit politique qui l'avaient créée, le jour
où la dissolution est entrée dans toutes les sphères du
gouvernement.


On a recherché, avec une ardeur d'animosité qui ne
pouvait qu'ajouter au mal, quels sont les auteurs, les
causes, les prétextes de cette crise universelle? Le vrai
coupable, dont tous les autres sont les instruments, c'est
cet esprit de division qui se met dans les partis depuis
longtemps en possession du pouvoir, et qui n'a fait que
grandir de jour en jour en accumulant les haines et les
impossibilités. L'Espagne est malheureusement le pays
où la vie publique est le plus soumise à l'actioir dissol-
vante des passions et des ambilions personnelles. Chacun
songo h passer général, c'est-à-dire président du con-
seil, et chacun est intéressé dès lors à se faire un centre
distinct, une politique. De là une multitude de combi-
naisons en germe, ministères des économies ou minis-
tères de conciliation, ministères militaires ou ministères
civils, — si bien que, dans cette succession de ministères
et de nuances, c'est la pensée politique elle-même qui
s'en'va, c'est le gouvernement qui n'existe plus. Sup-
posez un nombre d'abus toujours suffisant pour donner
une couleur légitime aux oppositions, les entraînements
du pouvoir venant provoquer les entraînements de la
résistance; des questions plus délicates encore tombant
comme une arme envenimée aux mains des partis et com-
pliquant cette confusion : vous aurez la veridique his-
toire de l'Espagne dans ces dernières années.




L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
La retraite du général Narvaez aux premiers jours de


1851 ne créait point cette crise, elle en était le symp-
tôme. Chef du gouvernement depuis plus de trois ans,
le général Narvaez conservait en apparence une position
incontestée. Il n'est pas moins vrai qu'il voyait se nouer
autour de lui la conjuration de toutes ces dissidences que
la paix réveille. On lui reprochait d'abuser de l à force,
de corrompre le pays, de subordonner, à sa prépondé-
rance personnelle les intérêts économiques et. l'ordre
financier. Des élections avaient eu lieu, et on accusait le
ministre de l'intérieur, le comte de San-Luis, d'avoir
manœuvré de façon à exclure toutes les oppositions, les
hommes les plus considérables, pour ne laisser arriver au
congrès qu'une phalange obscure et docile, désignée
déjà sous le nom de polacos, qui est devenu le sobri-
quet de toutes les majorités modérées; c'étaient les ma-
meloucks du ministère. Le nom même de la reine Chris-
tine commençait a être prononcé, et par lefait il y avait
entre la reine-mère et le duc de Valence une rupture
presque complète, qui éclatait.dans des incidents futiles
de bals et de réceptions. ,


C'est devant ces difficultés latentes que le général
Narvaez quittait subitement le ministère et Madrid, impa-
tient et froissé, persuadé que la reine Christine lui ren-
dait le pouvoir impossible, plus convaincu encore que
M. Bravo Murillo, qui venait de sortir du cabinet et qui
allait le remplacer, ne s'était retiré qu'avec la prémédi-
tation de recueillir son héritage. C'était le commence-
ment de cette étrange dissolution, à laquelle il ne man-
quait que des aliments et des incidents.


Quelle est, en effet, la première conséquence de celte
crise? Immédiatement le chef du nouveau cabinet,




L A V I C T O I R E D E L A R É V O L U T I O N 9
M. Bravo Murillo, se trouve en présence d'une oppo-
sition moins puissante encore par le nombre à la vérité
que par la valeur et le caractère de ses membres :
c'étaient des ministres de la veille, les plus éminents
conservateurs, M. Pidal, M. Mon, le comte de San-
Luis.


Le champ de bataille était une question matérielle,
le règlement de la dette qui résumait presque le pro-
gramme du nouveau ministère. M. Bravo Murillo restait
victorieux, et dans cette première période de sa car-
rière de président du conseil, il se montrait ce qu'il
était réellement, un esprit laborieux et exact, un admi-
nistrateur intelligent, préoccupé de l'ordre financier, du
développement des intérêts du pays; mais il était visible
dès lors que la vie politique de l'Espagne était profondé-
ment troublée, que les partis entraient dans une crise
qui les conduirait à une désorganisation complète ou à
une transformation. M. Pacheco le disait, dans le con-
grès : « Je cherche les partis, et je ne les rencontre
ni ici ni hors d'ici. Les principes et les doctrines les for-
mèrent, les intérêts les ont dissous. Je ne vois que des
groupes divers sans aucun principe commun qui les di-
rige. Où est le parti modéré? Est-il avec la majorité ou
avec l'opposition conservatrice? Où est le parti progres-
siste ? Est-il aux côtés de M. Olozaga ou de M. Orense ?
ou bien encore avec M. Cortina, retiré sous sa tente
comme un autre Achille?... » De celte décomposition des
partis, s'accomplissant au milieu de l'indifférence du
pays, naissait une de ces tentations auxquelles les gou-
vernements résistent rarement, celle de se croire forts
de la faiblesse de tous, et de chercher à faire sortir la
prépondérance du pouvoir de la division ou de l'impuis-




10 L E S R E V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A C N E
sance de lous les autres éléments politiques. L'idée de
consacrer cette prépondérance par la réforme delà cons-
titution était déjà là en germe.


Cette pensée de réforme constitutionnelle, qui a" joué
un si grand rôle dans les crises contemporaines de l'Es-
pagne, ne procédait pas d'un seul fait au surplus : elle
naissait de la décomposition des partis, de l'immense
mouvement conservateur accompli au-delà des Pyrénées
depuis 1848, de l'influence du 2 décembre survenant en
ce moment. En la dégageant de ce qu'elle avait d'acci-
dentel et de secondaire, elle pouvait avoir un-sens plus
profond ; elle était le fruit d'une préoccupation de bien
des esprits, celle de réaliser dans la politique ce que la
convention de Bergara avait fait entre les armées de la
reine et du prétendant, c'est-à-dire de rapprocher les '
fractions monarchiques divisées par la guerre civile, et
de rallier autour du trône d'Isabelle II ce faisceau d'ins*
tinctset de sentiments conservateurs où don Carlos avait
trouvé sa force. C'était une sorte de torysme espagnol ;
mais le danger dans ces transformations était d'enlever
à la royauté d'Isabelle ce caractère nouveau et libéral
que les événements lui avaient donné, que la constitution
de 1845 avait maintenu. Qu'avait-elle fait d'ailleurs,
cette constitution? Elle avait le mérite de vieillir et d'être
déjà presque l'une des plus anciennes de l'Europe. Elle
n'avait point empêché le général Narvaez dè conduire
l'Espagne à travers les conflagrations de 1848. Un des
chefs du parti progressiste, M. Mendizabal, le disait
avec assez d'esprit : « Avons-nous eu un 24 février pour
avoir comme erratum un 2 décembre? » Si l'homme
d'État chez M. Bravo Murillo eût égalé l'administrateur,


11 aurait vu que le péril dépassait l'avantage, qu'en vou-




LA VICTOIRE DE LA REVOLUTION i l
lanl achever la déroute des oppositions, il leur donnait
une raison d'être, un drapeau.


Pour que cette réforme put avoir quelque chance
sérieuse, elle aurait dû être l'œuvre du parti conser-
vateur uni et compacte, et le travail des animosités per-
sonnelles, en se poursuivant, rendait chaque jour les
scissions plus implacables. 11 aurait fallu tout au moins
que M. Bravo Murillo pût compter sur "tes chefs de
l'armée, et il n'y pouvait compter, par cetto raison assez
naïve, mais vraie, qu'il était un président du conseil en
habit noir. Enfin, si une telle entreprise valait d'être
tentée, il fallait la mûrir, la préparer et l'exécuter sans
laisser place à aucune tergiversation." Pendant tout un été
au contraire l'opinion flottait dans toutes les incertitudes
La réforme était partout comme une ombre provoquant
Chacun se plaisait à imaginer un coup d'état et h en fixe
la date, de telle sorte que, quand M. Bravo Murillo se
présentait aux cortès à la fin de 1852 avec ses projets
de réforme constitutionnelle, il y arrivait sous le poids
de ce soupçon d'un coup d'État manqué. La réponse fut
immédiate; le congrès élevait à la présidence M. Mar-
linez de la Rosa, dont le premier acte était de marquer
son élection du sceau d'une protestation constitution-
nelle, et d'envoyer sa démission de vice-président du
conseil d'État.


La lutte entre les diverses fractions du parti conser-
vateur, partout visible depuis quelque temps, mais dis-
simulée dans le silence de la tribune et de la presse,
devenait donc un fait palpable et éclatant aux. yeux du
pays. La dissolution du congrès ne faisait que l'aggraver
en rejetant toutes les nuances de l'opposition modérée
dans un comité d'élection formé sous l'inspiration mili-




12 L E S - R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
taire des généraux du parlement, organise pour la dé-
fense des institutions libérales,-et rapprochesur.ee ter-
rain d'un comité progressiste. L'éloignement du général
fiarvaez, placé en quelque sorte à la tête de ce mouve-
ment et brusquement envoyé à Vienne pour y aller
étudier l'organisation militaire de l'Autriche, ne servait
pas peu à augmenter la confusion. Le président du con-
seil espagnol avait voulu gagner du temps par des élec-
tions ; la force des circonstances le ramenait à une série
d'actes qui constituaient un coup d'État eii détail, auquel
il ne manquait que son véritable nom et une dernière
résolution.


C'est l'honneur de M. BravD Murillo de s'être arrêté
dans cette voie-, de n'avoir point môme cherché à isoler
la reine de ses conseils les plus naturels pour enlever à
sa confiance une décision irréparable. Par elle-même, la
reine Isabelle n'avait point l'idée d'agir sans le concours
des cortés; mais, chose étrange, après l'explosion de
toutes les haines des partis, sait-on qui prêtait en ce
moment le plus d'autorité aux scrupules constitutionnels?
C'est la reine Christine. Le sentiment connu de la reine-
mère faisait la faiblesse de M. Bravo Murillo, la force
indirecte et secrète des oppositions qui devaient la pros-
crire, et l'encduragement de fous ceux qui cherchaient
une issue dans ces extrémités, une transaction entre la
dignité du pouvoir et le principe des institutions libé-
rales. Celte issue, cette transaction, on pensa l'avoir
trouvée par la retraite de" M. Bravo Murillo et l'avéne-
ment d'un ministère moins engagé; on n'avait trouvé
qu'un expédient momentané, précaire cl impuissant.




III


A considérer cette crise sous un certain aspect, il
semble que les incidents qui se succèdent résument en
eux-mêmes toutes les djflîcultés de la situation de l'Es-
pagne; ils n'en sont que l'apparence, ils ne sont que
l'expression d'un fait plus profond qu'on voit poindre
sous le général Narvaez, qui se développe après lui, et
que la chute de M. Bravo Murillo vint montrer sous un
jour saisissant : c'est la dissolution acharnée de toutes
les forces politiques de la péninsule et l'impossibilité
croissante de trouver des éléments suffisants pour recom-
poser un pouvoir. La réforme constitutionnelle jetée
entre les partis, les actes discrétionnaires accumulés
depuis quelque temps, l'exil du général Narvaez, les con-
cessions de chemins de fer dont on commençait à mur-
murer, étaient sans doute des questions épineuses pour
un cabinet nouveau. S'il n'y avait eu que ces questions
cependant, un gouvernement loyal et ferme pouvait les
trancher; elles étaient insolubles parce qu'il n'y avait
de place que pour un pouvoir sans point d'appui au mi-
lieu de l'exaspération des esprits et des ressentiments
personnels. De là le caractère des deux ministères qui se
succédaient à peu d'intervalle, — l'un ayant pour chef




44 L E S R E V O L U T I O N S H E L ' E S P A G N E
le général don Federico Roncali, l'autre le' général don
Francisco Lersundi, — et qui n'avaient que quelques
mois de vie. La politique modérée ne vivait plus que
d'une ancienne impulsion, à vrai dire, et à mesure que
cette impulsion s'épuisait, les ministères duraient moins.


Ce n'était plus un gouvernement, c'çtait une réunion
d'hommes de bonne volonté, choisis un peu dans toutes
les nuances, rapprachés par des considérations de cir-
constance, et mettant en commun leurs efforts pour
exercer une sorte de médiation entre toutes les animo-
sités. La réforme constitutionnelle était un-élément de
trouble; — on s'appliquait h en adoucir les termes, et
on la déférait entièrement aux .cortes. La presse avait
été rigoureusement traitée, — on se relâchait de ces
rigueurs. Le comité libéral avait été dissous d'autorité et
avait vu ses manifestes supprimés ; — on négociait avec
lui et on laissait circuler ses manifestes. L'élément mili-
taire était vivement froissé d'être subordonné depuis
deux ans à l'élément civil dans les conseils du gouver-
nement; — le premier cabinet qui succédait à*M. Bravo
Murillo, celui du général Roncali, était un cabinet pres-
que militaire : il contenait trois généraux qui se rencon-
traient avec deux des hommes les plus remarquables du
parlement, MM. Alejandro Llórente et Antonio Bena-
vidès. Le ministère Roncali parvenait à détacher quel-
ques membres du comité modéré, il faisait des élections
favorables, il réunissait les cortés, et en peu de temps
cependant les difficultés étaient les mêmes, les hosti-
lités renaissaient plus vives dans le sénat, où elles se fai-
saient jour par la voix des chefs militaires. Si quelques
voiles pouvaient couvrir les visées de l'opposition, le
général Manuel de U Gowtítva, m ^ v ú s Aç\ l i w m , les




LA V I C T O I R E D E LA R E V O L U T I O N 15
déchirait dans une discussion sur les chemins de fer, en
mettant directement en cause « un homme puissant,
disait-il, qui exerce une influence fatale et démesurée sur
le ministère actuel, comme il l'a exercée sur le ministère
antérieur, — un homme à qui est due la chute du duc de
Valence, parce que celui-ci avait dit : .le veux être le
gouvernement. » Il s'agissait du duc de Rianzarès, mari
de la reine Christine. Une suspension nouvelle des cortès
après ces discussions, voilà où aboutissait le ministère,
et il périssait du même eoupi


v Le cabinet du général Lersundi était-il plus heureux?
Formé des éléments les plus différents, il se remettait
avec une entière bonne foi à celte œuvre ingrate et chaque
jour plus difficile de la conciliation. Il prodiguait la tolé-
rance, cherchait à détourner les esprits des émotions
politiques, laissait tout le monde convaincu de la droi-
ture de ses vues, et ne réussissait à vivre lui-même que
d'une vie éprouvée par une série ininterrompue de crises
intérieures. Ces tentatives, plus dignes d'estime qu'effi-
caces, on les honorait; mais les hommes les plus consi-
dérables refusaient de s'y associer : on en sentait l ' im-
puissance. L'opposition pouvait être partiellement dé -
membrée ou neutralisée momentanément, elle n'était
point vaincue ; elle gardait son altitude et sa vivacité.
L'opposition avait déjà un mol d'ordre : la liberté, la
constitution ! Toutes les opérations de finances, d'industrie
et de chemins de fer lui en donnaient une autre : la
moralité !


11 y a eu un moment où on eût dit que l'Espagne se
' composait de malfaiteurs passant successivement au pou-
voir et de Catons s'enveloppant dans leur rigidité r o -
maine. Il y avait certainement une. exagération extrême




16 L I : S R É V O L U T I O N S ' oie L ' E S P A G X E
(¡es deux côtés. Il n'est pas moins vrai qu'il s'était élevé
à cette époque, dans l'atmosphère morale de la Pénin-
sule, un nuage épais de préventions et de soupçons,—
que le principal concessionnaire des chemins de fer,
M. Salamanca, était peu en faveur auprès des opposi-
tions, — que de M. Salamanca on remontait aux minis-
tres, des ministres à toutes les influences du palais, des
affaires de gouvernement aux questions les plus person-
nelles, les plus intimes, et que dans cet amas d'accusa-
tions de tout genre tous les éléments politiques de l 'Es-
pagne étaient mis en cause, livrés et discrédités. A ce
travail persistant, le ministère Lersundi ne pouvait
opposer que ses efforts modestes et ses bonnes intentions.
Il fallait en venir à une solulion, et le cabinet du 18 sep-
tembre 1853 se forma sous la présidence de M. Luis-
José Sartorius^ comte de San-Luis, pour donner enfin un
gouvernement à la Péninsule. .


Ce n'était point une solution, et ce n'était point un
gouvernement; c'était une énigme dans les conditions
politiques de l'Espagne. 11 faut faire la part des circons-
tances, l e ministère du 18 septembre avait le malheur
d'être le dernier venu, sur lequel se résolvaient tous les
orages d'une situation pleine d'incohérences accumulées^
il arrivait à un moment où il n'y avait guère de choix
qu'entre les chemins qui conduisent à une catastrophe.
Cela dit, de tous les ministères qui pouvaient se former,
c'était celui qui était le inoins fait pour échapper à cette
terrible alternative. Ce n'est pas que le nouveau prési-
dent du conseil n'eût une politique, il en avait même
deux, et c'est ce qui le perdit. La première de ces poli-
tiques consistait à épuiser la voie des concessions, à
prendre littéralement le programme des oppositions; la




L A V I C T O I R E D E L A R É V O L U T I O N ' 17
seconde consistait à tout réduire et à tout dompter là où
la conciliation aurait échoué; seulement le succès de
celte double politique ne pouvait être le prix que d'une
grande, d'une réelle et incontestable autorité, et cette
autorité manquait au cabinet autant qu'à son chef.


Jeune, entreprenant, très-décidé à relever sa fortune
par quelque tentative propre à mettre fin à la situation '
critique de l'Espagne, le nouveau président du conseil
trouvait dans son passé plus d'un obstacle. Qu'on songe
que membre de l'administration du duc de Valence de
1848 à 1851, il en avait été ce qu'on pourrait appeler la
partie faible et attaquée. Lorsqu'on accusait le cabinet de
Narvaez de remplir le congrès de ses créatures, c'est sur
le comte de San-Luis qu'on en faisait peser la principale'
responsabilité; c'est contre M. Sartorius que s'était éle-
vée pour la première fois, justement ou injustement, cette
terrible question de moralité avec laquelle on battait en
brèche tous les ministères. Jeté dans l'opposition sous
M. Bravo Murillo, membre' du comité libéral, M. Sarto-
rius avait semblé faire en quelque sorte une guerre à
part, pour son propre compte, et s'était habilement déta-
ché de la coalition comme pour offrir au pouvoir royal,
par sa neutralité, la ressource d'une combinaison nou-
velle. Les oppositions avaient pressenti le sens de cette
évolution et s'étaient armées déjà contre cette candida-
ture de leurs vieux et de leurs nouveaux griefs. En un
mot, on faisait un crime au comte de San-Luis de la ra-
pidité de sa fortune, de ses connivences présumées, de ce
que l'on considérait comme une défection et comme le
mouvement d'un,e ambition ardente. Dans le cabinet
même, à côté du ministre de la guerre, soldat estimé,
à côté du marquis de Molins et du marquis de Gerona, le




18 ' LES REVOLUTIONS RE L'ESPAGNE
nom du minisire dés travaux publics, de M. Esteban
Collantes, soulevait de vives préventions. La présence
d'un progressiste, M. Domencch, au ministère des
finances, semblait un fait étrange, et, comme la politique
ne l'expliquait pas, on y voyait le résultat d'engagements
personnels du président du conseil, qui n'aurait même
connu le nom de son futur collègue, suivant certaines ver-
sions, que peu d'heures avant de le présenter à la reine.


Dans ces conditions, on peut le dire, la conciliation
était moins une politique qu'un système de ralliement in-
dividuel pratiqué à l'égard des hommes, et d'un succès
très-incertain. Le comte de San-Luis donnait les grands
emplois de la guerre aux principaux chefs militaires de
l'opposition, aux généraux José de la Coneha, Cordova,
Ros de Olano, et, chose singulière, il n'arrivait qu'à
s'aliéner les généraux qu'il éloignait, sans gagner ceux
ceux dont il recherchait l'appui. Il ne lui servait do rien
de rappeler définitivement le général Narvaez en Es-
pagne, de convoquer les cortès, de soumettre aux cham-
bres toutes les concessions de chemins de fer, de retirer
les réformes constitutionnelles, de prendre, en un mot,
aux oppositions tout leur programme. Dès que le parle-
ment s'ouvrait, le comte de San-Luis trouvait réunis
contre lui, dans une formidable coalition, les hommes qui
l'avaient combattu autrefois et ceux dont il avait été le
collègue, les libéraux et les partisans des réformes cons-
titutionnelles, l'opposition militaire et l'opposition civile,,
les amis des ministères tombés et les amis des ministères
en expectative. L'orage amassé dans le sénat éclatait par
un vote qui ralliait 105 voix systématiquement hostiles
contre 69 restées fidèles au cabinet.


Ce fut un tort du sénat indubitablement. Il jouait la




LA VICTOIRE DE LA REVOLUTION 19
paix et le sort de l'Espagne pour une question vulgaire,
pour ce qu'on nommait une affaire d'étiquette parlemen-
taire. Il s'agissait de savoir s'il fallait discuter une pro-
position partielle sur les chemins de fer, produite dans
le sénat, lorsque le gouvernement avait présenté une loi
générale au congrès. C'était puéril; mais cela ne faisait
que mieux ressortir le caractère de cette signification
hautaine d'indignité infligée à la personne morale du
ministère encore plus qu'à sa politique. Ce n'était plus
une discussion, c'était un duel, i Si nous avons la vic-
toire, disait le général Ros de Olano, c'est le ministère
qui est tué; si nous succombons, c'est le sénat qui est
mort! s Le général Ros de Olano se trompait : sénat et
gouvernement, gouvernement et sénat étaient morts du
même coup. Ce jour-là, le 8 décembre 1853, une révolu-
tion fut fomentée au sein du sénat espagnol. Ce fut sans
doute aussi le tort du gouvernement de répondre à une
impatience d'opposition par une impatience de pouvoir, à
un vote hostile par une suspension indéfinie des corlès.
Strictement, il ne dépassait peut-être pas son droit. Po-
litiquement et moralement, c'était un conflit à outrance
accepté par tous, après une trêve inutilement offerte et
injurieusement repoussée,


Au fonfl, l'alternative même que semblait s'être posée
le comte de San-Luis, entre la politique de conciliation
et la politique de compression, avec le dessein de les
épuiser toutes deux, dénotait que l'une et l'autre de ces
politiques étaient pour lui des expédions, et un* expédient
ne tranche point de telles crises. La lutte n'était plus
dans le parlement, il est vrai; elle était partout sous la
forme d'une agitation clandestine et menaçante. L'esprit
de parti, exaspéré d'une déception nouvelle, tendait de




26 L E S R É V O L U T I O N S D E - L ' E S P A G N E
plus en plus à envelopper dans une sorte de solidarité
fatale le ministère et la royauté elle-même, réduite à
l'isolement au milieu d'une déconsidération,croissante.


Dans cette opposition confuse, cela est certain, il y avait
des groupes où, faute d'un changement de ministère, on
ne reculait plus devant l'extrémité d'un changement dy-
nastique. L'éviction de la maison de Bourbon prenait le
déguisement de cette chimère presque grandiose de la
réunion de l'Espagne et du Portugal sous le sceptre de la
dynastie de Bragance, et cette pensée eut même un mo-
ment assez (Te consistance pour qu'on voulût savoir le
degré d'appui qu'elle trouverait dans les conseils de
l'Angleterre. Lord Clarendon en lut informé; il déclina
absolument ces ouvertures, mais il put mesurer le che-
min qu'avaient fait les idées d'opposition au-delà des
Pyrénées. Le gouvernement, de son côté, se rejetait dans
l'excès des mesures dictatoriales. Une fois dans cette
voie, il n'y avait plus d'issue. Les généraux Manuel et
José de la Coucha, O'Donuell, Infante, Armero, Serrano,
Zabala, des hommes politiques, des rédacteurs de jour-
naux, étaient successivement internés, exilés ou déportés.


Quel était le but dernier du comte de San-Luis? Il
avait sans doute, lui aussi, son acte d'autorité souveraine
en réserve, son projet de réforme constitutionnelle. 11
voulait, à ce qu'il semble, frapper le sénat, qui était un
foyer d'opposition depuis deux ans, achever la désorga-
nisation des anciens partis et aller chercher un appui
dans les masses. L'Espagne se trouvait entre une révo-
lution et un coup d'État, — et ici se pose naturellement
une question grave : combien de temps un pays peut-il
assister à ce spectacle de tous les désordres dans les ré-
gions politiques sans se sentir lui-même atteint? La Pé-




L A V I G T O I R E D E L A R E V O L U T I O N 21
ninsule voyait depuis deux ans les conflits et les crises du
pouvoir se succéder, et elle restait calme. Une première
insurrection militaire qui éclatait à Saragosse dans l'hiver
de 4854 ne trouvait encore aucun écho dans la popula-
tion; mais en réalité il se poursuivait partout un travail
profond de désaffection. Le gouvernement, avec sa dic-
tature, voyait le pays lui échapper. Il n'avait ni l'armée,
dont il proscrivait les chefs, ni la noblesse', dont il frois-
sait la fierté, ni les dusses politiques acharnées contre
lui, ni le peuple, sur lequel il prélevait un emprunt forcé
sous la forme d'une anticipation d'impôts. Il vivait dans
une telle atmosphère d'hostilité, que pendant cinq mois
ie général O'Donnell, qui avait reçu l'ordre de se rendre
aux Canaries, et qui avait résisté à cette injonction, put
rester caché à Madrid sans être découvert. O'Donnell
changeait souvent d'asile ; il fut malade au point de re-
cevoir les sacrements; on ne le trouva pas. Qu'il y eût
une conspiration permanente dans cet intervalle, tout le
monde le savait ; le petit nombre s'y associait activement, '
le reste laissait conspirer. Voilà où en était l'Espagne au
mois de juin 1854.


Maintenant, à ce point extrême, qu'on observe deux
faits : le parti progressiste paraît à peine jusqu'ici daiis
cette mêlée. Sans doute il est l'allié des dissidents con-
servateurs dans leur opposition, et en définitive c'est à
son profit que se joue cette triste partie ; mais il ne se
montre point avec sa politique et son drapeau à la tête
d'un mouvement d'opinion. Cela est si vrai qu'en ce mo-
ment même M. Olozaga, qui était à Bayonne, faisait of-
frir son appui et celui de ses amis au général Cordova,
s'il formait un ministère en rouvrant les cortès et en
donnant place dans le conseil à deux progressistes des




2â LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
plus connus par leur modération, MM. Cantero el Coniez
de la Serna. Ce n'est point- visiblement en outre par un
vice de doctrines et de principes que le gouvernement
des idées modérées succombait en Espagne; la paix ex-
térieure du pays a travers foutes les crises restait comme
un dernier témoignage de l'efficacité de ces idées. Le
gouvernement modéré périssait par les passions et les
ambitions des hommes^ par les témérités des uns et les
impatiences des autres, par une émulation universelle à
s'entre-détruire, en se servant de toutes les armes, même
des plus terribles, même de celles qui réduisent en pous-
sière les institutions.


Cette œuvre de destruction accomplie, il n'y avait
plus que la force pour faire sortir une situation nouvelle
de la poussière des pouvoirs et des part is , en trans-
portant le drame sur un autre terrain, — et, par une
ironie singulière, c'est la puissance de la discipline
militaire qui venait en aide à une révolution.




IV


Le mouvement du 28 juin 185-4, indépendamment de
ses causes politiques, a cela de curieux, en effet, qu'il
est l'œuvre de la discipline. C'est le directeur de la cava-
lerie de l'armée, le général Dulce, investi du droit ré-
gulier de commander à ses soldats, qui les réunit un ma-
tin au Champ des Gardes, près de Madrid, les met aux
ordres de l'insurrection, et les soldats obéissent. Le
gouvernement "était prévenu de la défection du général
Dulce; il crut à ses protestations de fidélité. Dans la nuit
même du 27 au. 28 juin, le ministre de la guerre, le gé-
néral Blaser, fut averti de l'agitation de la garnison; il
répondit qu'il savait ce que c'était, qu'il s'agissait tout
simplement d'une revue. Quelques heures après, la revue
était an •pronunciamiento de plus dans l'histoire de l 'Es-
pagne, — pronunciamiento auquel le général Dulce
donnait sa force en lui amenant presque toute la cavale-
rie de Madrid, et dont le principal chef était le général
don Leopoido O'Donnell, comte de Lucena.


O'Donnell n'était nullement connu jusque-là pour la
vivacité de ses opinions libérales. Homme de passions
ardentes sous un extérieur froid, mélange singulier de
l'irlandais et de l'espagnol, il était plutôt soupçonné de




L E S R É V O L U T I O N S N E L ' E S I ' A I I N E
nourrir de vagues penchants absolutistes, ou .du moins
des sentiments conservateurs très-prononcés. Parvenu
jeune aux premiers grades de l'armée, — il était né en
1809, —lieutenant-général à trente ans, illustré dans
la dernière guerre par des actions d'éclat, dont l'une lui
avait valu son titre de comte, O'Donnell, à la tête de
l'armée du centre, avait été en 1840 l'appui de la reine
Marie-Christine dans sa lutte avec le duc de la Victoire.
Il avait à cette époque partagé la fortune de la régente et
du parti modéré dans l'émigration, avait pris les armes
contre Espartcro au mois d'octobre 1841 , eu plantant le
drapeau de l'insurrection sur la citadelle de Pampelune,
tandis que l'infortuné Diego Léon et Concha. tentaient
d'enlever la reine Isabelle à Madrid, — et il n'était ren-
tré en Espagne en 1843 que pour aller comme capitaine-
général à Cuba, où il passait cinq ans loin des agitations
parlementaires. Nommé directeur général de l'infanterie
en 1848 par Narvaez, il était éloigné de ce poste en 1851
dans les premiers temps du ministère de M. Bravo Mu-
rillo, et alors commençait cette opposition, chaque jour
plus implacable, qui venait se dénouer au Champ des
Gardes, 'où à côté d'O'Donnell et de Dnlce se trouvaient
réunis les généraux Ros de Olano, Messina et Echague.


La première pensée du général O'Donnell et de ses
compagnons n'allait point au-delà du renversement du
ministère San-Luis et du maintien de la constitution de
1845'. C'est le sens d'une lettre collective qu'ils faisaient
parvenir d'Akah de Heaarès à h reine le 28 juin. Ils de-
mandaient à Isabelle, comme sujets fidèles et dévoués à
son trône, de renvoyer son cabinet, de rouvrir les cortès
et de suspendre l'emprunt forcé qui avait été décrété dic-
tatorialement. Le général O'Donnell croyait même encore




l .\ VICTOIIΠllli I.A HKVOLIJIION
atteindre son 1ml par le simple effel de. celle maniîesVa-
lion, sans lutte, sans combat, en réduisant le gouverne-
ment à mourir d'impuissance en présence de l'armée
ébranlée et de la population civile excitée à se prononcer.
' C'esl dans ces conditions que la reine Isabelle, qui
était à la Granja, rentrait h Madrid le soir du 28 juin, el
que le ministère se irouvait subitement placé entre une
retraite immédiate qui ressemblait à une capitulation du
pouvoir et la nécessité d'une répression qui pouvait avoir
des conséquences incalculables. La nécessité de la r é -
pression l'emporta après une journée passée en prépara-
tifs et eu négociations secrètes. La reine répugnait pro-
fondément à un conflit qui déchirait en deux l'armée
espagnole. Elle voulait monter à cheval et aller elle-
même à la tête des troupes fidèles au-devant des insur-
gés. Si ce mouvement a la Marie-Thérèse eût été suivi,
que serait-il arrivé? Le ministère serait resté sans doute
sur le champ de bataille ; mais dans un pays sensible à
toutes les scènes émouvantes et chevaleresques, peut-être
les esprits eussent-ils reçu une commotion salutaire qui
aurait changé la situation politique de l'Espagne. On ar-
rêta l'élan spontané de la reine, et la lutte acceptée par
tous s'engageait le 30 juin près de Madrid, cà Vicalvaro.


Première étincelle de guerre civile ! signal nouveau de
révolution jeté à un pays lassé de révolutions! c'était une
question décisive de savoir si ces «oldats, confondus la
veille sous le même drapeau et partagés le lendemain en
deux camps ennemis, se serviraient de leurs armes les
uns contre les autres. L'insurrection disposait d'une ca-
valerie assez nombreuse qui était sa seule force. Le gou-
vernement marchait au combat avec des moyens d'action
diminués, ne sachant point au juste le degré de fidélité


i




26 L E S R E V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
dos troupes qui lui restaient en infanterie et en artillerie.
Par le fait, les généraux soulevés se flattaient encore
d'entraîner au dernier moment un brigadier de la gar-
nison sur lequel ils comptaient, et dont la défection sur
le terrain pouvait changer la face des choses. La loi
du devoir fut plus forte que les connivences secrètes, et
les soldats des deux côtés se battirent avec une intré-
pidité égale. Dès qu'il n'y avait défection de part ni
d'autre, la cavalerie de l'insurrection eût tardé à pren-
dre l'infanterie et les canons do* gouvernement, tout
comme l'artillerie et les fantassins du gouvernement
étaient hors d'état de poursuivre les cavaliers rebelles.


Chacun se retira en s'adjugeant la victoire. O'Donnell
publia le bulletin des opérations de la division monar-
chique-consliiulionneUe, le gouvernement distribua des
grades plus qu'il ne fallait en semblable circonstance.
En réalité, il n'y avait ni vainqueurs ni vaincus; mais
par son incertitude même le combat de Vicalvaro forçait
l'insurrection de modifier son plan de. campagne, de
chercher de nouveaux appuis, de nouveaux alliés, et c'est
là, on va le voir, ce qu'il avait de grave au point de vue
militaire aussi bien qu'au point de vue politique.


Qu'avait voulu le général O'Donnell? Avec son noyau
de troupes, il avait essayé d'ébranler la fidélité du reste
de la garnison; il n'avait point réussi. 11 avait offert à Ma-
drid l'occasion de se prononcer, Madrid n'en avait rien
fait. De là pour l'insurrection la nécessité de chercher
fortune ailleurs. Il restait à choisir une direction : on prit
celle de l'Andalousie, qui offrait plus de ressources, des
étapes plus sûres, des moyens d'action plus nombreux.
O'Donnell, avec ses cavaliers, croyait pouvoir renouveler
l'expédition du célèbre partisan carliste Gomez, et battre




L A V I C T O I I Ï E D E L A R É V O L U T I O N 27
pendant quelques mois les routes de l'Espagne, attirant
à sa suite les troupes du gouvernement ou tentant quelque


coup décisif suivant l'occasioa. Politiquement, le combat
de Viealvaro avait un résultat plus grave encore : il con-
duisait au programme de Manzanares du 7 juillet, et le
programme de Manzanares, œuvre d'un jeune publiciste,
M, Canovas del Castillo, depuis député aux corlès et
ministre, était un appel aux progressistes, dont il prenait
quelques-unes des idées. 11 adoptait pour symbole la
réforme du régime administratif, des lois d'élections et
de la presse; il invoquait une régénération libérale placée
sous la garantie du rétablissement des milices nationales.
En un mot, il était calculé pour rallier à la bannière levée
au Champ des Gardes des nuances plus avancées d'oppo-
sition.


Ainsi, militairement et politiquement ce triste et fatal
combat de Viealvaro avait pour effet de donner à l'in-
surrection un caractère plus sérieux, de l'étendre, de
l'éloigner du centre, par conséquent de la rendre plus
difficile à atteindre. C'était là le danger pour le gouver-
nement, et ce danger se révélait déjà dans la difficulté
de former une colonne expéditionnaire pour la lancera
la poursuite des insurgés. Ce n'est que le S juillet que la
colonne, aux ordres du ministre de la guerre lui-même,
pouvait quitter Madrid. Encore le général Blaser était-il
obligé de marcher avec une extrême circonspection, te-
nant ses corps rapprochés et serrés pour ainsi dire dans
les liens d'une vigilance incessante.


Le seul côté favorable du combat de Viealvaro, c'est
qu'il avait été une épreuve en apparence victorieuse
pour la discipline de l'armée et pour l'esprit de la popu-
lation civile. Parmi les troupes du gouvernement, il n'y




2 8 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G . N E
avait pas eu une désertion; Madrid était resté un jour
sans garnison, et rieri n'avait remué. Cela veut-il dire
que le général O'Donnell n'eût point de partisans dans
Madrid, que le parti progressiste et le parti révolution-
naire plus extrême n'existassent point? Les uns et les
autres existaient ; mais les amis d'O'Donnell étaient des
banquiers, des négociants, des hommes politiques qui ne
font point en général de barricades. Quant aux révolu-
tionnaires de toutes nuances, ils raisonnaient avec la
perspicacité de gens qui sentent que leur force ne vient
point d'eux-mêmes. Ils se disaient que, s'ils tentaient un
soulèvement pendant que leur général O'Donnell était
aux portes de Madrid, il leur arriverait de deux choses
l'une : ou ils seraient battus, et alors ils porteraient les
premiers le poids d'une répression probablement ter-
rible; ou ils seraient victorieux, et alors ils auraient
vaincu pour O'Donnell, qui resterait le maître de la situa-
tion à la tête de ses soldats et du resté des troupes. Ils
gagnaient tout à attendre, au contraire. O'Donnell s'éloi-
gnait, le gouvernement était réduit à s'affaiblir pour
aller chercher l'insurrection en Andalousie, le pays avait
le temps de s'émouvoir, et les esprits s'animaient.


Le gouvernement se méprit complètement sur la réa-
lité de cette situation. Ce calme auquel le pays avait de
la peine à s'arracher le trompa en redoublant sa sécurité
et sa hardiesse. Il se faisait illusion à lui-même et cher-
chait à inspirer la confiance aux autres. Un instant
même il laissait croire que le/général Narvaez venait de
lui offrir son épée. La vérité est que le général Narvaez,
retiré à Loja, n'avait rien offert au gouvernement pas
plus qu'il ne voulait répondre à l'appel pressant que le
général O'Donnell lui adressait à deux reprises. Le duc




L A V I C T O I R E D E L A R E V O L U T I O N 2 9
de Valence était de ce petit nombre d'hommes tels que
MM. Pidal, Mon, Martinez de la Hosa, que les circons-
tances avaient jetés dans l'opposition depuis deux ans,
mais que leurs instincts politiques, autant que leur
situation, éloignaient de tout mouvement violent, et qui
gémissaient attristés en voyant les événements prendre
un cours invincible. Le ministère s'enivrait de sa propre
confiance et de ses bulletins. Il ne se réveilla qu'en ap-
prenant coup sur coup que le régiment de cavalerie de
Montesa, envoyé contre les rebelles, s'était débandé,
que la garnison de Valladolid s'était prononcée, et que
celle de Barcelone, le capitaine-général en tête, adhérait
au soulèvement d'O'Donnell : alors il disparut littérale-
ment, entraînant, avec lui le gouvernement tout entier.
Le comte de San-Luis prit à peine le temps de prévenir
le général Cordova qu'il allait être appelé par la reine
pour former un nouveau cabinet.




V


C'était le 47 juillet, peu après midi. Quelques heures
plus tard, à la sortie d'une course de taureaux, l'insur-
rection prenait feu dans Madrid, comme une traînée de
poudre allumée par une main invisible. Et ici on peut
voir une fois de plus ce que deviennent les paroles des
partis quand elles sont livrées à l'interprétation des mul-
titudes. Les hôtels des principaux membres du dernier
cabinet, du comte de San-Luis, de M. Domenech, de
M. Esteban Collantes, étaient d'abord incendiés et pillés.
Depuis deux ans, l'agiotage, les concessions de chemins
de fer, étaient les thèmes habituels de toutes les opposi-
tions; — on courait mettre le feu à la maison de M. Sa-
lamanca. La reine Christine était signalée comme fomen-
tant toutes les intrigues et tous les coups d'État de son
palais de la rue de Las Rejas; — on se précipitait vers
le palais de la reine-mère. Pendant ce temps où était le
gouvernement? où étaient les ministres? II n'y en avait
point. Le comte, de San-Luis avait disparu, le général
Cordova n'avait pu encore former un cabinet. A neuf
heures et demie du soir, le 17, le général Cordova était
obligé de prêter serment à la hâte entre les mains de la




L A V I C T O I R E D E LA R É V O L U T I O N 31
reine pour tenir tête à une bande qui s'approchait du
palais, et même il fallut attendre, parce qu'on ne trouvait
pas le formulaire du serment. Nul ordre, nul -préparalif.
L'insurrection surprenait le gouvernement en déshérence,
la monarchie seule, sans conseils, sans ministres et sans
défense organisée.


L'homme le plus embarrassé de l'Espagne en ce mo-
ment était a coup sûr celui qui avait reçu la mission de
ramasser ce pouvoir tombé à terre, en présence d'une
insurrection dont on ne connaissait au juste ni les propor-
tions ni le but. Le général Cordova raconte assez naïve-
ment, il nous parait, dans un mémoire, qu'il s'était
préparé à ce rôle de médiateur entre les partis. Il s'était
toujours montré opposé aux projets de coups d'État. 11
avait refusé d'entrer dans les derniers cabinets, nourris-
sant à son tour l'ambition ouTillusion d'une combinaison
politique à laquelle il présiderait, et il pouvait être for^
tifié dans cette pensée par les promesses de concours
que lui faisait parvenir M. Olozaga. Le général Cordova
n'avait oublié dans ses calculs qu'un élément considé-
rable, — l'imprévu, qui venait le mettre en demeure de
réaliser sa tentative dansle feu d'une crise révolutionnaire.


A minuit, le général Cordova n'avait encore trouvé
qu'un collègue. Au point du jour, le 18 , l'heure de sa
présidence du conseil était passée; il ne restait plus que
comme ministre de la guerre dans un cabinet dont le
chef était un homme d'un génie inoffensif et aimable, le
duc de Rivas, et qui réunissait deux autres membres de
l'opposition conservatrice, MM. Rios-Rosas et Luis
Mayans, à côté de trois progressistes modérés, MM. Go-
mez de la Serna, Cantero et Miguel de Roda. C'est ce
qu'on a nommé le ministère des quarante heures : —




'à'2 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A C N E
pouvoir de transaction ou de transition, si on n'aime
mieux l'appeler un pouvoir de miséricorde.


Que pouvait-il ce ministère, sur lequel on rejetait au
dernier moment toute la responsabilité? Formé dans une
heure de détresse pour couvrir le trône et la société,
composé d'hommes qui avaient des origines et des enga-
gements différents, il était à la fois trop régulier pour
souscrire à une révolution et trop faible pour la dominer :
par sa résistance impuissante comme par ses demi-con-
cessions, il ne faisait que lui donner une impulsion plus
vive. Il avait beau donner, l'ordre de cesser le feu au
risque de se désafmer lui-même, annoncer l'ouverture
des cortès, aller chercher dans sa prison, pour l'envoyer
en pacificateur auprès de l'émeute, un des officiers insur-
gés de Vicalvaro, le colonel Garrigo, qui avait été fait
prisonnier, condamné par un conseil de guerre, puis
gracié par la reine : n'importe, la lutte renaissait sur
tous les points; des juntes commençaient h se former, et
des hommes accrédités, tels que le général San-Miguel,
acceptaient le patronage de l'insurrection. La solitude où
se trouvait ce ministère était immense. Enfermé dans le
palais, il n'avait ni communications extérieures, ni amis,
ni agents, ni serviteurs : tout le monde fuyait cette
ombre de gouvernement. Les moyens militaires étaient
au même niveau. Pour, faire face à une révolution, le
général Cordova disposait de deux mille hommes, dont
une portion considérable était employée à préserver de
toute attaque le palais de la reine. Les anciennes auto-
rités militaires de la reine s'étaient retirées, et on ne sa-
vait par qui les remplacer. En moins de deux jours, il
y eut successivement h Madrid quatre capitaines gé-
néraux.




1.A V I C T O I R E D E L A R É V O L U T I O N 33
Cependant l'insurrection grandissait, par cela même


qu'elle n'était point vaincue et que l'impuissance du
gouvernement semblait plus avérée. Dans les extrémités
de ces journées terribles^ on eut un instant l'idée d'en-
traîner la reine hors de Madrid avec les forces militaires
restées intactes. Pensée périlleuse qui fut heureusement
combattue! Le vieux duc de Castroterrenosejeta, dit-on,
aux genoux d'Isabelle pour la détourner de ce conseil.
Les amis les plus dévoués et les plus clairvoyants de la
reine sentaient que si elle quittait Madrid, c'en était fait
de sa couronne.


C'est de cet ensemble de conjonctures que naissait, le
19 juillet, la résolution de remettre le gouvernement au
duc de la Victoire; mais le duc de la Victoire était loin,
et il fallait vivre jusqu'à son arrivée. Or, les troupes
étaient désarmées par ce changement d'autorité qui les
laissait sans direction. Ce faible ministère, qui se débat-
tait depuis deux jours et dont les instants étaient mar-
qués, devenait plus impuissant encore pour préserver
jusqu'au bout la majesté du trône. Il ne restait plus
d'autre issue à la reine que de se faire défendre par l'in-
surrection elle-même, en appelant le plus modéré des ré-
volutionnaires, le général San-Miguel, qui s'était laissé
placer à la tête d'une junte. Puis Madrid fut en liesse :
les barricadés, en réalité peu nombreuses pendant la
lutte, se multiplièrent à l'infini-. Le peuple en fit son amu-
sement, ornant ces citadelles de l'émeute des portraits
de la reine, d'Espartero, des généraux de Vicalvaro,
mêlant, en un mot, dans ses entraînements passionnés,
tous les mots d'ordre et tous les drapeaux.


Passer en deux jours du ministère du comte de San-
Luis à une véritable dictature déférée au duc de la Vie-




34 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
toire dans la dissolution de tous les pouvoirs réguliers,
quel rapide chemin ! Et sur ce chemin, quelles fou-
droyantes étapes ! Les événements une fois accomplis, il
est aisé sans doute d'imaginer toute sorte de combinai-
sons qui auraient pu les conjurer. Il est plus difficile de
savoir quelle est celle de ces combinaisons qui aurait eu
une efficacité quelconque, surtout quand on songe que
l'orage se formait sur l'Espagne depuis deux ans. Si le
ministèro était tombé au 28 juin, dit-on, si le général
O'Donnell eût été appelé, tout était fini. Rien n'était fini
au contraire; c'était évidemment une crise nouvelle qui
s'ouvrait par une capitulation sans combat devant la pire
des séditions, — une sédition militaire consommée par
un abus de la discipline. Si", du moins, au 48 et au
19 juillet, on eût confié la direction des opérations mili-
taires dans Madrid au général San-Miguel, au lieu de la
laisser aux mains du général Cordova, dont le nom était
impopulaire* toutes les extrémités de la lutte pouvaient
encore être évitées, ajoute-t-on. — Mais le général San-
Miguel, tout honorable qu'il fût, n'était qu'un insurgé
de plus placé bientôt à la tête d'une junte révolution-
naire, et les ministres progressistes du cabinet de qua-
rante heures ne crurent pas eux-mêmes qu'il pût exercer
un commandement.


Lorsque enfin tout fut accompli et qu'il fallut se
rendre, n'eût-il pas mieux valu consentir à appeler le
général O'Donnell, dont les antécédents étaient tout con-
servateurs, que se livrer au duc de la Victoire, dont le
nom était le symbole d'une victoire progressiste? D'a-
bord O'Donnell était à cent lieues de Madrid, et l'insur-
rection était là, menaçante. Cette raison n'était point
cependant suffisante, puisque le duc de la Victoire se




L A V I C T O I R E D E L A ' R E V O L U T I O N 35
trouvait également éloigné. Il y en avait une autre plus
intime. O'Doimell, après tout, n'avait point cessé, aux
yeux de la cour, d'être le rebelle du 28 juin. On pouvait
lui imputer la responsabilité des événements qui se suc-
cédaient, et il n'est point surprenant qu'il y,eût contre
lui un ressentiment plus vif, plus personnel. .Espartero,
au contraire, avait vécu retiré jusque-là, étranger aux
luttes récentes des partis et à leurs manifestations vio-
lentes, paisible dans l'effervescence universelle. On le
croyait du moins. Seulement, — et c'est un point à p ré -
ciser, — quand la reine pensait s'adresser au sujet
fidèle, le duc de la Victoire avait déjà quitté sa retraite
de Logrono, pour aller porter l'autorité de son nom et
de sa présence au pronunciamienlo de Saragosse, ac-
compli dès le 17. De quelque côté qu'elle se tournât, la
reine Isabelle rencontrait donc la révolution partout. La
royauté se trouvait décidément prisonnière au milieu de
ce réseau d'insurrections qui allaient en se multipliant.


En définitive, il y avait trois foyers principaux où s'agi-
tait le sort de l'Espagne : la junte de Madrid, restée la
seule autorité survivante au centre de la monarchie à
dater du 19 juillet; la junte de Saragosse, où Espartero
allait recevoir la délégation de sa souveraine à la tête
d'une révolution, et le camp des généraux de Vicalvaro,
qui, pour être un moment éclipsés, ne demeuraient pas
moins les premiers promoteurs du mouvement.


La junte de Madrid avait un caractère particulier
parmi toutes les juntes sorties de terre au même instant
sur tous les points de- l'Espagne, selon l'usage inva-
riable. Elle exprimait assez exactement le sens complexe
de cette révolution, qui avait été d'abord l'œuvre d'une
fraction dissidente du parti conservateur, et à laquelle




36 L E S R É V O L U Ï I O X S ME L ' E S P A G N E
l'intervention du parti progressiste venait, au dernier
moment, donner une couleur plus tranchée.


C'était un assemblage incohérent de deux juntes :
— l'une organisée chez un banquier, M. Sevillano,
et groupant les hommes relativement modérés ; l'autre
créée dans les faubourgs de Madrid et composée
d'hommes isolés, peu nombreux, mais ardents et appar-
tenant à la démocratie la plus avancée, comme MM. Ri-
vero, Salmerón y Alonso* Ordax y Avecilla. Les deux
juntes s'étaient réunies après le combat pour n'en for-,
mer qu'une seule sous la présidence du général San-
Miguel. En somme, les modérés dominaient dans cet
amalgame, et s'ils étaient réduits à d'étranges conces-
sions telles que le ridicule rétablissement de la municipa-
lité de 1843 , ou la suppression du conseil d'État par un
simple décret, ils réussissaient, après une longue lutte,
à empêcher que le concordat ne fût aboli par le même
procédé expéditif ; ils se seraient encore moins prêtés à
une entreprise directe contre la monarchie. En un mot,
ils se retranchaient dans quelques positions principales,
en abandonnant le reste comme une rançon de guerre
civile. Nul ne personnifiait mieux cette junte que le gé-
néral San-Miguel, devenu dans ces circonstances une
sorte de dictateur temporaire.


Le général don Evaristo San-Miguel est un de ces
hommes qui ont dans leur vie une heure où ils,servent
leur pays, où ils le sauvent peut-être, sans être faits
pour le premier rôle. Esprit chimérique et cœur loyal,
imbu de toutes les illusions de 1812, ancien ministre
constitutionnel de 1823, auteur d'une Histoire de Phi-
lippe / / , San-Miguel nourrissait les opinions progres-
sistes les plus prononcées,, et en même temps il aimait la




I.A YICT0H1K Uli I.A UEVOI.UTTO.N
reine, il se faisait son chevalier et était prêt à la dé-
fendre. Ses cheveux blancs autant que ses antécédents
libéraux servaient à sa popularité. Pendant quelques
jours, il fut tout à Madrid, président de la'junte, mi-
nistre universel, capitaine général, chef du peuple et de
l'armée, plénipotentiaire de la royauté et de l'insurrec-
tion. Il passait la nuit'au palais, la journée à la junte et
aux barricades, prodiguant sa vieillesse et ses bonnes pa-
roles. Il était tout, disons-nous, — bien entendu à la con-
dition de ne pouvoir empêcher dans les premiers instants
les plus violents excès. C'est ainsi qu'une espèce de
commission révolutionnaire présidée par le torero Pu-
cheta faisait fusilier sans autres façons l'ancien chef de la
police, Chico, et deux de ses domestiques. En vérité, Pu-
eheta et le général San-Miguel, étaient les deux puis-
sances de Madrid, — l'un se faisant l'exécuteur des pas-
sions révolutionnaires, l'autre exerçant son influence
modératrice, faisant reculer le drapeau rouge dès qu'A
se montrait, imposant silence aux cris républicains pro-
férés par quelques fanatiques. Tout l'effort de San-Mi-
guel et des modérés tendait à maintenir un certain ordre
dans la désordre, à défendre la reine, à réserver le plus
possible les questions de gouvernement et à gagner le
moment où un pouvoir renaîtrait de cette gigantesque
anarchie. Il restait à savoir quel serait ce pouvoir, quel
allait être le cours, et quelles seraient les limites de cette
révolution. Or, c'est ici que se noue le drame de la si-
tuation de la Péninsule et des événements qui ont suivi.




VI


La force des circonstances plaçait évidemment le
nœud de cette situation entre les mains du général Es-
partero, qui se trouvait à la fois président de la junte de
Saragosse et chef désigné du pouvoir impatiemment at-
tendu h Madrid. Ainsi reparaissait sur la scène un per-
sonnage qui n'avait rien de nouveau pour l'Espagne,
qu'un mouvement immense avait-rejeté hors de la poli-
tique en 1843. Depuis sa chute, le duc de la Victoire
avait passé quatre ans d'émigration à Londres, sans éclat
et étranger à toute intrigue. Rentré en Espagne en 1817,
nomme sénateur par un ministère qui espérait l'opposer
à Narvaez, il était resté à Logroño, dans la Rioja, ho-
noré pour son passé militaire, à demi oublié, et c'est là
que les événements venaient le chercher tout à coup.
Pendant sa régence, Espartero avait.été loin de paraître
à la hauteur de sa position et surtout des prétentions
qu'on lui supposait. Il s'était montré révolutionnaire
sans décision et sans idée arrêtée, ambitieux et irrésolu,
chef de parti inactif, capable de bien et de mal par cir-
constance ou par inertie plutôt que par choix. Ce qu'il
avait été dans la première partie de sa carrière, allait-il
l'être encore? La décision et l'activité qu'il n'avait point




Í LA VICTOIRE DE LA REVOLUTION ¿Sí)
eues autrefois,, les retrouverait-il après dix années pas- *
sées dans le repos, loin des affaires?


i. Le premier mouvement d'Espartero, en rentrant dans
la vie politique, était de recourir à son moyen habituel, I la temporisation, — une temporisation menaçante.
Qu'on remarque, en effet, qu'il recevait, le 2 1 juillet, au
matin, l'invitation de la reine, et qu'il laissait s'écouler
huit jours avant de se rendre à cet appel. Pendant ce'
temps, toute sorte d'espérances et d'ambitions s'agi-
taient à Saragosse autour d'Espartero. La junte arago-


: naise avait un caractère plus révolutionnaire que celle de
[Madrid. Elle s'instituait junte de gouvernement et affee-
s tait une véritable, suprématie sur tous les mouvements


Î
insurrectionnels du pays. Elle nommait Espartero géné-
ralissime des armées nationales de toutes les Espagnes,
Kvec pouvoir de distribuer des grades et des emplois. 11
Se préparait même un ministère aragonais. Les projets
les plus indéfinis se cachaient sous un de ces mots qui
sont le commode passe-port de toutes" les tentatives :
« Que la volonté nationale s'accomplisse ! » Ce mot avait
en outre l'avantage d'exprimer le vague des idées du
duc de la 'Victoire. A Madrid, on crut et on dit que ces
lenteurs et ces mystères n'avaient d'autre but que d'a-
bandonner la révolution à elle-même, afin qu'elle con-
traignît la reine à l'abdication ou à la fuite, et que la
situation se trouvât simplifiée par la suppression de cet
embarras, — c'était l'expression dont on se servait. Si
Espartero ne pensait point ainsi, il laissa,' du moins,


- croire le contraire, en se posant comme une énigme et
en tergiversant quand chaque minute était décisive.


Une mission dont le duc de la Victoire chargeait un de | ses aides de camp, le général Allende Salaz , auprès




40 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
la reine, n'élait point de nature à dissiper ces obscurités.
C'est le 24 juillet que le général Salazar arrivait à 31a-
diïd, et il fut reçu immédiatement au palais. Il était por-
teur d'une lettre d'Espartero où celui-ci disait que « les
événements survenus étaient prévus par lui depuis long-
temps, que son cœur patriotique en gémissait, et que son
envoyé, qui avait toute sa confiance, dirait à la reine
Isabelle à quelles conditions il accepterait le pouvoir. »


Quelles étaient ces conditions? Le général Aliende Sa-
lazar, qui a nié depuis avoir voulu manquer de respect à
la reine, commença sur ce point un discours tout au
moins des plus véhéments; il dit qu'Espartero n'aurait
confiance en son pouvoir que s'il lui était remis par des
cortès constituantes. Cependant il ne formulait rien de
précis. Le fait est que ni la reine ni le général San-Mi-
guel, qui était présent, ne purent comprendre. 11 fallut
s'ajourner à une seconde audience où l'envoyé d'Espar-
tero présenterait ses conditions écrites. On ne comprit
pas plus l'exposé écrit que l'exposé verbal, et la reine
finit par accepter, sans trop savoir ce qu'elle acceptait.
L'attitude de l'envoyé d'Espartero auprès de la junte de
Madrid ne fut pas moins singulière; elle était pleine
d'ambiguilé et d'impatience; elle semblait laisser en-
tendre ce que les paroles n'exprimaient pas, c'est-à-dire
que la junte ne faisait point assez sans doute pour l'ac-
complissement de la volonté nationale. Toute celte di-
plomatie irrita fort les hommes modérés de la junte,
d'autant plus qu'elle était l'espoir et l'encouragement
des passions révolutionnaires qu'ils s'efforçaient de con-
tenir. Le général San-Miguel ne fut pas le dernier à
s'expliquer avec vivacité;, il écrivait lettre sur lettre à
O'Donnell pour le presser d'accourir, et il n'eût point




I.A- VICTOIitB DE L A [ 1 K V 0 L L T I 0 X 41
même reculé devant la Incite de faire un ministère, sans
Espartero, au besoin contre lui.


Le duc de la Victoire avait évidemment fait un faux
calcul. 11 trouvait une résistance à laquelle il ne s'atten-
dait point; il ne voyait pas que bien des souvenirs s'é-
levaient comme une barrière entre lui et une foule
d'hommes politiques de tous les partis. D'un nuire côté,
son influence était singulièrement restreinte dans l'armée.
En ce moment même, il pouvait s'en assurer : il faisait
inviter un général qui s'était prononcé dans le nord de
l'Espagne à venir avec ses soldats se placer sous ses
ordres; le général répondit très-respectueusement par un
refus, de façon que, quand le duc de la Victoire se déci-
dait enfin à se rendre à Madrid dans les derniers jours
de juillet, il y arrivait avec l'apparence d'un immense
pouvoir, d'une dictature véritable, et il avait effective-
ment cette dictature, mais sous la condition de la parta-
ger avec des hommes qui étaient loin de vouloir se dé-
vouer a ses ambitions. Il était surtout obligé de compter
avec l'élément politique et militaire qui avait fait le mou-
vement du 28 juin.


Au fond, il n'y avait eu certainement aucune intelli-
gence préalable entre le duc de la Victoire et les géné-
raux de Vicalvaro. S'ils se trouvaient subitement rappro-
chés et contraints de s'entendre, c'était par le hasard des
circonstances. Cela est si vrai, que, peu de jours avant
le 28 juin, un ami d'Espartero ayant abordé le général
Dulce pour Je pressentir sur ce qui se tramait, et lui
ayant demandé si le duc de la Victoire pouvait compter
sur son dévouement, Dulce se montra fort blessé, et ré-
pondit qu'il n'appartenait qu'à son pays, qu'il n'était
l'homme de qui que ce soit. Le questionneur insista pour




42 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
savoir sur quels éléments on comptait, exprimant le
désir d'être informé d'avance. Duke finit par ne rien
répondre. Dans l'intervalle du 18 juillet au 1 e r août, la
même personne écrivait encore au général Dulce, ce qui
ressemblait fort à une tentative pour le détacher
d'O'Donnell. Dulce ne fit aucune réponse,"et comme on
lui demandait peu après à Madrid s'il n'avait point reçu
ces lettres, il répliqua que, si le duc de la Victoire avait
cru devoir s'adresser à lui directement, il lui aurait dé-
claré ce qu'il avait déjà dit, que son épée appartenait à
l'Espagne, à la reine constitutionnelle, non'à un chef de
parti. Cette réponse faillit coûter à Dulce la capitainerie
générale de la Catalogne, à laquelle il venait d'être
nommé.


Ceci est l'indice des conditions réelles dans lesquelles
Espartero prenait le gouvernement. Maître absolu de ses
résolutions, il n'aurait point partagé le pouvoir. Il fit ce
qu'il put, sinon pour évincer entièrement O'Donnell, du
moins pour l'éloigner de ce qui était sa force, de l 'ar-
mée. Il lui offrit successivement la capitainerie générale
de Cuba, le ministère des affaires étrangères, le minis-
tère de la marine. O'Donnell sourit, dit-on, et ne voulut
accepter que le ministère de la guerre. Espartero, sous
peine de se précipiter dans une crise formidable, était
contraint de traiter. De là le ministère formé le 31 juil-
let, aussitôt après l'arrivée des chefs de l'insurrection à
Madrid. Le duc de la Victoire avait la présidence du
conseil sans portefeuille, et il plaçait son aide de camp,
M. Allende Salazar, au ministère de la marine. M. Alo.nso
représentait au ministère de la justice les souvenirs de
1843. A l'intérieur, c'était aussi un ancien progressiste,
M. Santa-Cruz. Le ministre des finances, M. Manuel




I.A V I C T O I R E D E L A R E V O L U T I O N 43
Collado, était un banquier, sénateur et ami du général
O'Donnell, qui prenait lui-même le portefeuille de la'
guerre, lin homme éminer.t, également ancien conser-
vateur, sincèrement dévoué à la monarchie constitution-
nelle et à la reine, et qui était allé fortifier le parti sage
de la junte, M. Pacheco, entrait aux affaires étrangères.
Le ministre des travaux publics, M. Lujan, passait pour
un progressiste modéré, opposé à toute violence.


L'Espagne retrouvait ainsi un gouvernement après un
interrègne de quinze jours. Et dans cet interrègne que
de choses avaient eu le temps de s'accomplir! que de
complications avaient grandi ! Dans les provinces, les
juntes mettaient partout l'anarchie; c'était à qui suppri-
merait une loi, un impôt, ou bien à qui distribuerait des
places et des grades. Il se trouva que les juntes avaient
nommé trente-huit généraux! On ne ratifia plus tard
qu'un petit nombre de ces nominations. A Madrid même,
la population étonnée voyait surgir une presse nouvelle,
écho des barricades, — des clubs, organes de toutes les
excitations contre la royauté, contre Marie-Christine sur-
tout. C'est sous ces auspices que naissait le ministère.


Il ne faut point l'oublier, dans ce ministère, deux par-
tis faisaient alliance. Espartero et O'Donnell,' « le vain-
queur de Luchana et le vainqueur de Lucena, » parais-
saient au balcon pour proclamer l'union libérale ; mais
c'était un mariage forcé où chacun apportait des humeurs,
des vues et des tendances différentes. Le parti modéré
du cabinet eût voulu circonscrire le mouvement. A côté
était Espartero, facilement dominé par un entourage r e -
muant, accessible à toutes les flatteries et à toutes les
séductions, caressé par les révolutionnaires les plus ex-
trêmes, et couvrant ses indécisions ou les projets fomen-




44 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
tés en son nom sous ce mot si heureusement inventé :
« Que la volonté nationale s'accomplisse ! » 11 devait s'en-
suivre des luttes permanentes, toujours près de dégéné-
rer en conflits ou terminées par des concessions mu-
tuelles.


La question la plus sérieuse, à un certain point de
vue, était celle de la constitution, du régime politique de
l'Espagne. Elle fut résolue par une de ces transactions
qui compromettent tout, en ayant l'air de sauver quelque
chose. On décida la convocation de cortès constituantes,
avec cette restriction que le gouvernement n'admettait,
disait-il, ni doute ni discussion sur le trône et la dynas-
tie. M. Collado a avoué depuis naïvement que la présen-
tation de cette mesure au conseil avait été pour lui un
coup de foudre, tant il croyait jusque-là que la révolution
se faisait sous le drapeau de la constitution existante. Au
lieu de cette constitution, c'était l'interdit lancé sur toute
l'organisation publique de l'Espagne et une issue ouverte
à toutes les tentatives. Cependant il restait bien d'autres
questions plus vives, plus délicates, — épreuves inces-
santes de cette fragile union du ministère. La première
de toutes était la position si étrangement aggravée de la
reine Christine, enfermée au palais depuis le 17 juillet,
et devenue le point de mire des haines triomphantes.




VII


Une fatalité singulière livrait la mère d'Isabelle en
otage à la révolution. Elle avait dû quitter l'Espagne au
mois de mai; une maladie avait prolongé son séjour, et
c'est ainsi que les événements la surprenaient,;! Madrid.
En réalité, dê quoi la reine Christine était-elle donc cou-
pable? Est-ce d'avoir perfidement poussé à la suppres-
sion violente des institutions libérales? 11 est certain au
contraire que nul n'avait été plus opposé à un coup
d'État au moment où ce coup d'État était peut-être moins
impossible qu'on ne le pensait plus tard. Ce n'était
pas seulement une affaire politique pour la reine-mère,
c'était une question de dignité personnelle, l'honneur de
son nom historique.


C'est elle qui avait rouvert par l'amnistie de 1833 les
portes de l'Espagne aux libéraux émigrés; c'est elle qui
avait fait entrer l'Espagne dans la voie constitutionnelle.
Voilà ce que les partis oublient et ce que la justice ne
peut oublier. La reine Christine était-elle coupable de
ces déprédations, de ces prélèvements onéreux sur la
fortune publique dont on l'accusait? Une commission des
cortès fut occupée pendant six,mois'à instruire ce grand
procès; elle n'y épargnait ni le temps ni la bonne vo-3 .




46 L E S R É V O L U T I O N S DE L ' E S P A G N E
lonté de découvrir des monstruosités. Il n'y a point à
entrer dans cette enquête. La reine Christine a été au-
trefois très-populaire au-delà des Pyrénées, et depuis
quelques années elle ne l'était plus, cela est certain. Elle
n'était pas impopulaire seulement parmi les libéraux ex-
trêmes, ce qui n'aurait eu rien d'étonnant; elle l'était
parmi ceux qui l'avaient toujours soutenue, défendue, et
pour lesquels sou nom avait été un drapeau. Le change-
ment." de condition de Marie-Christine par son second ma-
riage avait pu contribuer au changement dans les dispo-
sitions des partis à son égard, en créant autour d'elle des
influences ou des intérêts parfois de nature à la compro-
mettre. Il y a eu un jour où elle s'est trouvée entre des
amis désaffectionnés et des haines désormais libres de se
produire. Pour l'ancien régent, c'était une vieille que-
relle : il avait vaincu la reine Christine en 1840, il avait
été vaincu en 1843 par elle ou par ses amis; les événe-
ments mettaient de nouveau Marie-Christine à sa merci.


Le premier mouvement du ministère, à son entrée au
pouvoir, dès le 3 août, avait été de faire partir la reine-
mère; mais les révolutionnaires, encore en armes, gar-
daient toutes les avenues du palais. Le général San-Mi-
guel dans une reconnaissance eut à se débattre au milieu
d'une tourbe menaçante, et il fallut même que le gou-
vernement prît un engagement singulier, celui de-ne
laisser partir la reine Christine « furtivement ni de jour
ni de nuit ». La difficulté ne subsistait pas moins tout
entière. Il s'agissait de savoir si on laisserait ce gage
d'un conflit inévitable entre des cortés qui pouvaient suc-
comber à quelque tentation désastreuse et la reine Isa-
belle, qui ne sanctionnerai^ certainement aucune violence
contre sa mère, Le premier moment passé, Espartero




L A V I C T O I R E D E L A R E V O L U T I O N 47
était moins frappé de ces inconvénients. Il hésitait, et il
était fortifié dans ses hésitations par un entourage qui ne
voyait après tout dans une crise nouvelle qu'un moyen
de précipiter la révolution. Le duc de la Victoire eût in-
diné à garder Marie-Christine en lieu sûr, pour la tenir à la disposition des cortés. Le parti modéré du ministère
l'emporta, et on résolut de faire partir la reine-mère, au
risque d'avoir à livrer bataille à cette démagogie sortie
des barricades, qui tenait le gouvernement en échec.


S'il n'y avait eu que cette poignée de factieux, l'issue
n'était nullement douteuse ; mais le duc de la Victoire
persisterait-il jusqu'au bout? ne se laisserait-il pas en-
core arrêter par quelque manifestation populaire habile-
ment préparée? Le fait est qu'à ce même instant Espar-
tero se laissait1 décerner la présidence du club de l'Union,
d'où sortaient les plus odieuses déclamations contre Ma-
rie-Christine. Le 28 août arriva, jour fixé pour le départ
de la reine-raère. L'ancienne régente sut dans la nuit
seulement qu'elle allait partir, et le matin elle quittait le
palais, en présence des ministres, avec une escorte de
cavalerie commandée par le colonel Garrigo, devenu gé-
rai. Ce n'était point l'affaire des passions révolution-
naires, qui se disposèrent aussitôt à tenter un effort dé-
sespéré pour ressaisir leur proie ou pour relever les
barricades. Le parti démocratique commit heureusement
une double faute en cet instant. Comme il se sentait im-
puissant, il accepta un auxiliaire qui devait froisser pro-
fondément l'instinct national. La participation de M. Soulé
à la journée du 28 août ne fut point un mystère, et le
motif de l'intervention du ministre des États-Unis est
encore moins un secret. M. Soulé remplissait ou croyait
remplir sa mission relative à Cuba en favorisant le




48 L E S D É V O L U T I O N S DE 1 , ' E S P A C N E
triomphe du parti démocratique, et on dit même qu'il
s'était assuré du prix de son concours.


Les agitateurs révolutionnaires commirent une méprise
plus décisive encore, et achevèrent eux-mêmes leur
propre déroute en assaillant la maison du président du
conseil aux cris de meure Espartero ! S'ils eussent crié
vive Espartero ! tout pouvait changer. Les cris de mort
proférés contre le duc de la Victoire le lièrent à ses col-
lègues par la solidarité du péril, et il se montra aussitôt
l'un des plus résolus contre l'émeute. 11 ne le céda en
rien au général O'Donnell, qui se préparait du reste à
combattre avec ou sans Espartero. Dès que le gouverne-
ment restait uni, cette agitation du 28 août n'était plus
qu'une impuissante échauffourée, et les barricades, com-
mencées sur quelques points de Madrid, devaient dispa-
raître au premier choc. Cette victoire, car c'en était une,
raffermit le ministère en'rapprochant ses éléments di-
vers, et lui donna même la force de fermer les clubs. Es-
partero signa la dissolution du cercle de l'Union, tout
comme il s'en était laissé attribuer la présidence peu de
jours auparavant.


Telle est cependant la logique des situations, que cette
union nouvelle du ministère était nécessairement plus
apparente que réelle, plus momentanée que durable. A
mesure que les questions se succédaient, les occasions
de dissidence ou de conflit renaissaient d'elles-mêmes.
Des cortés étaient convoquées : quel système suivrait le
gouvernement devant la représentation du pays? Pren-
drait-il l'initiative de toutes les grandes mesures de
réorganisation publique? proposerait-il un projet de
constitution? La reine devait-elle ouvrir en personne les
cortés? Autre question : l'armée était tombée dans une




L A V I C T O I R E DE L A R É V O L U T I O N 49
désorganisation complète par une circonstance d'une ori-
ginalité toute locale. Les chefs de l'insurrection et tontes
les juntes avaient promis une réduction de deux années
de service aux soldats qui prendraient part au soulève-
ment. Il y aurait eu certainement du danger à -éluder
une telle promesse; mais restreindre cette faveur aux
soldats qui avaient pris les armes pour l'insurrection,
c'était scinder l'armée en deux, exciter le méconten-
tement de ceux qui avaient obéi h la discipline et au
devoir, et laisser debout une force ennemie de la révo-
lution. Il en résulta qu'on étendit la réduction de deux
années de service à toute l'armée, de même qu'on accor-
dait la faveur d'un grade supérieur à tous les officiers
indistinctement.


C'était merveilleux, tout le monde y trouvait son profit.
Seulement l'Espagne n'avait plus d'armée au moment où
elle en aurait eu un besoin immense pour se défendre
contre une dissolution universelle. La partie modérée du
ministère n'hésitait pas sur ce point, non plus que sur
tous les autres. Le cabinet, à ses yeux, devait prendre
la responsabilité d'une levée nouvelle de troupes; il de-
vait proposer un projet de constitution ; la reine devait
paraître à l'ouverture des cortès. En un mot, c'était une
obligation impérieuse du gouvernement de ne laisser
place à aucun doute et de rallier tous les esprits incer-
tains sous une direction vigoureuse et assurée.


Le duc de la Victoire opposait à ces solutions une
force invincible d'inertie. Il reculait devant l'impopu-
larité de la conscription; quant à un projet de consti-
tution, quanta l'intervention de la royauté dans l'inau-
guration des cortès, quant à tout ce qui pouvait engager
le gouvernement, il se retranchait dans une sorte d'in-




50 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
terprétation mystérieuse de la volonté nationale, arbitre
suprême des grandes questions du moment. Cela voulait
dire que toutes les espérances vivaient encore autour
d'Espartero, qu'il se poursuivait un travail sourd tendant
à prolonger une incertitude d'où pouvaient naître des
crises et des combinaisons nouvelles. Le duc de la Vic-
toire ne parlait pas, il laissait parler pour lui. Et que
disait un de ses amis dévoués, le général Allende Sa-
lazar, dans un manifeste adressé à ses électeurs de la
Biscaye? Ministre de la reine, il recommandait à ses
commettants de rester indifférents, quelque dynastie,
quelque forme de gouvernement que se donnât l'Espagne.


Cette lactique irritait profondément les modérés de
la' révolution, notamment les généraux, lorsqu'un de
leurs-journaux, le Diario Espanol, vint brusquement
piquer au vif ce qu'il appelait les rêveurs de républiques
ou de régences. «Non, mille fois non, disait-il, la na-
tion espagnole n'appartiendra jamais à des individualités
déterminées. Elle sera la proie de la révolution, de la
démagogie, de.l'anarchie, delà tyrannie, du chaos, mais
d'un nom, quelque illustre qu'il soit, jamais. Les rêveurs
de républiques pourront gagner la partie pour un temps
plus ou moins long; quant aux rêveurs d'empires,-de
dictatures et de régences, qu'ils se réveillent et qu'ils
méditent sur Iturbide et Rosas. Qu'ils se réveillent et
qu'ils achèvent de compléter leurs études sur l'histoire
de 1843. Qu'ils se réveillent et qu'ils regardent leur


futur portrait dans le Punch et le Charivari »
Cette sortie directe et calculée devint l'objet des plus
vives explications dans le conseil, et en fin de compte il
en résulta un rapprochement nouveau. La politique du
ministère n'en fut pas plus nette; il fut décidé.seulement




L A VICTOIRE DE L A REVOLUTION 51
que la reine ouvrirait en personne la session législative
des corles.


Ce n'est pas tout : cette crise intime s'apaisait à peine
que la lutte se réveillait et se dessinait dans un assez cu-
rieux incident d'une autre nature. Le général San-Miguel
saisissait l'occasion naturelle de l'organisation définitive
de la milice nationale de Madrid, dont il était inspecteur
général, pour présenter les officiers à la reine. Mais pré-
senter les officiers de la milice nationale à Isabelle II
n'était-ce pas préjuger la question monarchique? Un
instant, ce pauvre général San-Miguel, qui n'eut certes
jamais semblable vocation, fut transformé en un chef de
prétoriens, en un véritable Brennus prêt à jeter son épée
dans la balance des destinées de l'Espagne. Les officiers
de la milice allèrent au palais et furent présentés à la
reine; seulement, en sortant de là, comme pour neutra-
liser l'effet de cette démonstration, quelques-uns vou-
lurent se rendre chez le président du conseil, et tout le
monde suivit. Le duc.de la Victoire répondit à cette dé-
marche comme il répondait toujours : « Que la volonté
nationale s'accomplisse ! » La polémique s'en mêla et fit
du discours d'Espartero une leçon adressée au général
Sau-Miguel.vA son tour, San-Mignel répliqua vivement,
en disant, par une allusion transparente, que la volonté
nationale s'accomplirait, et qu'il faudrait qu'elle fût res-
pectée par tous. La lutte n'alla pas plus loin pour le
moment; on en avait dit assez pour se comprendre.


Ainsi s'offrait la situation de l'Espagne aux approches
de la réunion des cortés, après trois mois de révolution.
L'incertitude et l'anarchie envahissaient le pays à l'abri


.d'une dictature impuissante ou complice. Au centre de
ce désordre immense se tenait Espartero, grave comme




52 LES RÉVOLUTIONS DE L'fiSPAGNE
un sphinx, affectant de se faire l'exécuteur de quelque
volonté populaire inconnue, hésitant à prendre un parti
et laissant tout soupçonner. La royauté restait livrée sans
défense à la diffamation des journaux ou des plus violents
pamphlets, tels que le Peuple et le Trône,— Espar-
tero et la Révolution. Aussi attendait-on avec une sin-
gulière anxiété la fin de cet interrègne et le moment de
l'ouverture des cortès. Le 8 novembre, le congrès cons-
tituant se réunissait à Madrid.


C'était la première fois depuis la révolution que la
reine allait reparaître véritablement dans la vie publique
de la Péninsule en présence de cette nouvelle représen-
tation nationale. Quand elle entra, il se fit un silence qui
était certes de nature à inspirer quelque émotion. Isa-
belle prononça un discours simple, mesuré, où l'auteur,
— c'était M. Pacheco, — avait cherché à concilier la
dignité de la souveraine et les, exigences de la situation.
Aussitôt retentirent les cris de vive la reine! sponta-
nément répétés par le peuple. Ce jour-là, Isabelle II fut
un moment ce qu'elle n'avait point été depuis trois mois,
ce qu'elle n'a point toujours été réellement depuis cette
heure du 8 novembre, — la reine véritable de l'Espagne.




\ il!


La réunion dos cortès marque une phase nouvelle
dans la révolution espagnole, non pas qu'elle en change
les conditions et la nature; mais elle vient, pour ainsi
dire, mettre tous ces éléments en demeure de s'orga-
niser et de se constituer, elfe vient sommer cette révo-
lution de préciser son caractère et son but. Et ici, dès
le premier instant, nous nous trouvons en présence d'une
de ces rapides péripéties où se dévoilent les plus secrets
replis d'une situation.


Qu'on se représente une assemblée sortie d'un pays
bouleversé. Les anciens modérés d'abord avaient dis-
paru selon l'habitude ; il restait à peine quelques
hommes jeunes et d'un talent remarquable, MM. Can-
didoNocedal, Alejandro Castro. La portion la plus con-
sidérable du congrès appartenait à l'Union libérale, dont
l'image vivante était la présence simultanée au pouvoir
d'Esparte'ro et d'O'Donncll; là figuraient les généraux
Concha, Serrano, Sari-Miguel, Ros de Olano, Dulce,-
MM. Cortina, Madoz, Rios-Rosas, Cornez de la Serna,
Pacheco. A côté, il y avait environ cinquante progres-
sistes purs, parmi lesquels allait se placer-M. Olozaga,
et dont la politique eût été de séparer le duc de la Vie-




54 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
toire des modérés pour créer ce qu'ils appelaient une
situation complètement esparlerisle. Puis venait, un petit
groupe démocratique qui se rapprochait des progres-
sistes purs, et n'avait d'autre pensée que de transformer
le congrès en convention, sous la présidence d'Espartero.
Comment allaient se combiner ces éléments? dans quelles
conditions le gouvernement allait-il pouvoir-se recons-
tituer? A son premier pas, l'assemblée faillit allumer le
conflit de tous les antagonismes et de toutes les préten-
tions. Elle choisit pour président provisoire le général
San-Miguel, malgré l'opposition décidée du duc de la
Victoire, qui favorisait la candidature d'un de ses amis,
M. Martin de los Héros, et voyait dans San-Miguel pres-
que un ennemi personnel. Espartero en conçut contre
l'Union libérale une irritation profonde qui le rejeta un
moment vers les. progressistes purs et le parti démo-
cratique : il voulut quitter immédiatement le pouvoir.


Cependant on parvint à s'entendre. Il fut résolu par
le ministère qu'il attendrait pour se retirer la constitution
définitive des cqrtès. Mû par un sentiment patriotique,
le général San-Miguel se désistait de toute prétention à
la présidence permanente du congrès, et le cabinet tout
entier s'engageait à appuyer un candidat moins antipa-
thique à Espartero, le général Infante. Il en était ainsi
le 2 0 novembre, lorsque le 2 1 le duc de la Victoire
rassemblait le conseil en déclarant que décidément il ne
voulait pas dicter un choix à l'assemblée, et qu'il était
résolu à se retirer immédiatement du pouvoir. Le calcul
du duc de la Victoire était tout simple : il voulait tenter
un grand coup, mettre le congrès à l'épreuve en se pré-
sentant lui-même comme candidat à la présidence, dou-
bler son pouvoir par une sorte de délégation populaire




LA VICTOIRE DE LA RÉVOLUTION 55
et rester maître des événements. Ce calcul fut en partie
déjoué par la prudence de la reine, qui refusa d'accepter
la démission du cabinet et de nommer de nouveaux mi-
nistres avant que le congrès eût manifesté ses tendances
politiques. M. Olozaga eut, dit-on, un rôle assez actif
dans cet imbroglio, et s'il n'influa pas d'une manière
décisive sur la retraite du duc de la Victoire, il se trouva
du moins d'accord avec la pensée secrète du chef du


,cabinet.
Homme plus habile que sûr, doué de plus de dextérité


et de souplesse que d'élévation et de fixité, M. Olozaga.
arrivait de Paris, où il était ministre plénipotentiaire,
avec l'ambition d'être à Madrid président du conseil ou
président des cortés. Le moyen d'atteindre son but était
à ses yeux de lier sa fortune à celle du duc de la Vic-
toire et de travailler à la formation d'un pouvoir exclusi-
vement progressiste. Dans ces conditions, si Espartero
passait à la présidence des cortés, M. Olozaga était p ré -
sident du conseil ; si le duc de la Victoire reprenait le
gouvernement, le ministre d'Espagne à Paris devenait
président du congrès. Ce n'était point une partie mal
engagée, seulement elle fut perdue, malgré l'appui que
M. Olozaga trouva, assure-t-on, chez le ministre d'An-
gleterre, lord Howden. Le duc de la Victoire se présenta
en'effet comme candidat à la présidence de l'assemblée,
et il se trouva que devant son nom tous les noms s'effa-
cèrent; il fut élu par toutes les nuances d'opinion. Ce
succès guérit un peu la blessure de son amour-propre,
et il retomba dans son inertie. Espartero finit par pro-
poser à O'Donnell de rester avec lui au ministère comme
ils étaient avant, en appuyant désormais la candidature
du général Infante à la présidence des cortes.




56 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
Or, celte mêlée de prétentions personnelles une fois,


éclaircie, le congrès une fois constitué et le gouver-
nement recomposé, quel était le dernier mot de cette
révolution? quel sens avait-elle dans la situation de
l'Espagne? Et mieux encore, qu'est-ce qu'une révo-
lution au-delà des Pyrénées?




I X


Il y a un fait qui est pour l'Espagne une source de
malheurs et pour ceux qui la jugent une source d'erreurs
et de déceptions : c'est une disproportion permanente
entre les mots et la réalité. Les mots sont révolution-
naires souvent, la réalité ne l'est pas. Creusez un instant
ce sol agité et dévasté à la surface, vous trouverez dans
l'organisme moral de ce peuple une force de résistance
invincible jusqu'ici à toutes les idées politiques, sociales,
religieuses, que représente ce mot de révolution. Est-ce
une idée républicaine que contenait ce mouvement de
1854, comme l'ont laissé croire après juillet quelques
journaux sortis des pavés de Madrid ? La république, on
le sait bien, n'est .point une chose sérieuse au-delà des
Pyrénées. C'est le rêve de quelques imaginations trou-
blées par les influences européennes. Tous les républi-
cains de la Péninsule étaient peut-être dans le congrès ; ils
étaient moins de vingt, qui avaient pris à la dernière révo-
lution française ce qu'elle avait de plus parfait, le suffrage
universel, la liberté illimitée des clubs et de la presse,
l'abolition du recrutement, etc. Si la république était
possible un instant au-delà des Pyrénées, ce serait l'ané-
antissement de tout progrès, la dissolution même de




58 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
l'Espagne. Tous les membres de ce corps malade se dis-
joindraient aussitôt; toutes les passions, toutes les jalou-
sies, tous les antagonismes se réveilleraient et seraient
aux prises. C'est.la monarchie qui reste encore l'image
vivante de l'unité espagnole, qni apaise sous son autorité
tutélaire l'esprit d'indépendance individuelle, les rivalités
des provinces, les vieilles rébellions locales, et qui reste
la seule garantie de progrès au sein d'une nation attar-
dée. La république n'a de valeur que comme un appoint
d'agitation, si l'on nous passe ce terme.


Le projet le plus caractéristique, à coup sûr, qui ait
surgi comme un des éléments de la crise de 1854, c'est
celui d'une révolution dynastique amenant la maison de
Bragance à Madrid par la réunion de l'Espagne et du
Portugal, idée séduisante en apparence, mais au fond
aussi chimérique véritablement que la république elle-
même, — tant «lie est peu fondée sur une notion exacte
des rapports p^ÉSents des deux pays! L'Espagne et le
Portugal se touchent par le territoire, par les intérêts,
par les mœurs, par plus d'une tradition commune, et
cependant il n'y a peut-être pas deux peuples entre-les-
quels il y ait moins de relations. Les Portugais vont à
Londres, à Paris, en Allemagne, ils ne vont guère en Es-
pagne; les Espagnols ne vont guère en Portugal. Les
familles des deux pays ne s'unissent point entre elles.
Les rapports de commerce les plus considérables sur la
frontière sont en vérité ceux qu'entretient la contrebande.


L'intimité morale et intellectuelle n'est pas moins ab-
sente. L'an dernier, on cherchait à Lisbonne les œuvres
d'un des premiers poètes de l'Espagne ; on ne les trouva
jamais, et le plus court fut encore de les demander à
Paris. Les dispositions mutuelles des deux royaumes




LA VICTOIRE 1)E LA RÉVOLUTION 59
peuvent assez bien se traduire dans celte anecdote du
Portugais qui s'était laissé tomber dans un puits, et
qui, voyant passer un Castillan, lui dit : « Castillan,
Castillan, si tu me retirés de là, je te fais grâce de la
vie! » Il n'est point certain que le jour où dom Pedro eût
été proclamé à Madrid, les Portugais à leur tour n'eussent
proclamé son frère, le duc de Porto, pour leur souverain.
Le gouvernement de Lisbonne lui-même était loin de se
prêter à des plans qu'il n'ignorait pas, et c'est en partie
pour ce motif que le roi, lors du voyage qu'il faisait au
printemps de 1854, évitait de passer par l'Espagne.
Quelque brillante que fût la chimère, les conseillers de
dom Pedro voyaient avec sagesse que, roi légitime et
aimé du Portugal, leur jeune souverain ne serait à Madrid
qu'un usurpateur et un étranger. Quant à la. France et à
l'Augleterre, leur politique était toute tracée à l'égard de
ces plans qui changeaient les. conditions des deux pays,
et le cabinet britannique, je l'ai dit, avait nettement
Tepoussë les tentatives faites auprès de lui avant la révo-
lution espagnole.


Depuis, la même idée de l'éviction dynastique de la
reine Isabelle a pris à un certain moment une autre forme
sans obtenir plus de succès. Il s'agissait cette fois, non.
plus de réunir les deux royaumes de la Péninsule, mais
d'appeler au trône de l'Espagne le père du roi de Por-
tugal, le régent dom Fernando, comme le fondateur
d'une .dynastie nouvelle. Que restâit-il encore contre la
royauté d'Isabelle? Il restait la régence, — une régence
exercée par le duc de la Victoire, c'est-à-dire le renou-
vellement d'une minorité orageuse et livrée à toutes les
dissensions.




X


Remarquez bien le côlé faible de toutes ces combi-
naisons, — république, empire ibérique ou régence :
c'étaient des projets conçus dans un emportement d 'op-
position ou d'ambition, reposant sur les données les plus
chimériques, propagés et proposés clandestinement.
Quand la révolution éclate, comme pour leur donner un
corps, toutes ces ombres s'évanouissent. La question de
l'existence de la monarchie et de la dynastie est tranchée
souverainement par le. sentiment populaire, ou plutôt
elle n'existe pas pour lui. On put le voir en juillet dans
un détail frivole en apparence. Aux premiers jours de
l'insurrection, sur ces barricades dont Madrid se hérissait,
le portrait de la reine était assez éclipsé par.ceux d'Es-
partero et des autres généraux;, insensiblement il repre-
nait sa place, et la main du peuple le remettait au premier
rang. Le parti révolutionnaire mettait une espèce de
fatuité, pendant quelques mois, à paraître tenir la mo-
narchie dans ses mains : matériellement il pouvait tout
en effet, cela est certain ; moralement il ne pouvait rien,
et quand les cortès votaient h une quasi unanimité, le
28 novembre, le maintien de la monarchie, elles ne fai-
saient qu'enregistrer un fait politique qui n'avait cessé




L A V I C T O I R E D E L A R É V O L U T I O N 61
d'exister aux yeux du pays, qui aurait pu, à la rigueur,
se passer du luxe d'une sanction-inutile. Est-ce que dans
ce temps-là, pendant qu'on discutait sur l'existence de
la royauté, les plus fiers tribuns eux-mêmes, devenus
de? personnages, ne se pressaient pas aux baise-mains
de la cour?


Poursuivons : si la révolutionne peut rien essentielle-
ment contre la monarchie, a-t-elle pour objet de faire
prévaloir dans la vie sociale quelque principe nouveau
d'égalité démocratique? Mais il n'v a point de pays où
il y ait entre les" classes moins d'hostilité, où la démocra-
tie réelle, celle qui résulte d'un sentiment profond d'éga-
lité morale, règne plus qu'en Espagne. L'aristocratie n'a
point d'avantages politiques, elle n'a point une existence
à part, elle n'a d'autre privilège que de porter, faible-
ment quelquefois, des noms illustres qui rappellent des
traditions chères au peuple lui-même. Ce serait certaine-
ment la plus vaine et la plus impossible des entreprises
de prétendre déraciner de l'âme de cette race l'orgueil de
son passé et de ses souvenirs. 11 ne faut point s'y trom-
per, dans les projets de réformes constitutionnelles qui
ont vu le jour il y a quelques années, ce qui choquait le
moins, c'était le rétablissement des majorats dans une
certaine mesure et l'introduction de l'élément aristocra-
tique dans l'organisation du sénat. L'aristocratie, telle
qu'elle' existe aujourd'hui en Espagne, est accessible à
tous, et tout le monde y aspire.


Pensez-vous qu'il y ait au-delà des Pyrénées une
grande haine contre les distinctions et les titres? Chaque
révolution en distribue à son tour, et la révolution
de 1854 n'a point fait exception. Le vice-président de la
junte formé.e à Madrid en juillet a été créé duc; c'était




6-2 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
M. Sevillano, banquier et déjà marquis. La femme du
généra] Mina, le célèbre partisan du temps de l'indépen-
dance, a été nommée duchesse de la Charité. On a
voulu faire le dernier ministre des finances, M. Madoz,
comte de Tremp, du nom de ce qu'on pourrait appeler
son bourg pourri de la Catalogue, s'il ne s'agissait pas
d'un libéral si consommé. Il faut ajouter que M. Madoz a
refusé ce titre. Et d'un autre côté, quels sont les chefs
du prétendu parti démocratique? C'était le vieux comte
de Las Navas, ce chevaleresque et platonique amant de
la république, qui vient de mourir; c'est aujourd'hui
M. Orense, marquis d'Albaida. Il y a quelques années,
peu après 1848, un journal socialiste parut à Madrid:
qui faisait vivre par ses subventions ce journal d'un mo-
ment? c'était un grand d'Espagne.


La seule démocratie qui existe au-delà- des Pyrénées,
ausens profondément moderne et révolutionnaire du mot,
c'est cette masse besoigneuse et affairée que les événe-
ments ont fait surgir, qui est à la suite de tous les partis,
et qui se jette sur les emplois à chaque révolution; c'est
la démocratie des capacités. Il y a du reste les capacités
modérées, comme les capacités progressistes. Chaque
parti a son personnel d'employés passant alternativement
du cadre de l'activité au cadre des cesantes, suivant les
variations de la fortune politique. Cette démocratie est
un élément de trouble, sans nul doute : elle peut contri-
buer à des révolutions pour conquérir ou retrouver des
emplois; mais il ne s'agit point ici évidemment d'une
lutte de classes, d'un principe de nivellement social.
Contre la Corruption des idées démocratiques, l'Espagne
a un préservatif assuré dans ses mœurs, dans ses goûts,
dans ses instincts, de même que dans sa constitution




LA VICTOIRE DE LA REVOLUTION 63
agricole elle trouve une sauvegarde contre le socialisme
industriel. Gomment le principe démocratique devien-
drait-ilun levier de bouleversement là où les hommes se
sentent naturellement égaux, là où ne fermente point la
haine des supériorités et des hiérarchies? Comment le
socialisme économique prendrait-il une extension sérieuse
IÀ v>v\ te vwà\s. vMîfc«ft4«ft\, \^ \a-pmwe\e!
indolente et fière, mais non le paupérisme, cette maladie
affreuse des contrées où l'excès de la population s e c o m -
bine avec l'excès du développement industriel?


Voilà donc encore un point où la révolution manque de
raison d'être au-delà des Pyrénées. Invôquera-t-elle enfin
un principe de réforme religieuse, la liberté de cons-
cience? C'est là en effet, après la monarchie, un des
points sur lesquels se s'ont élevées les discussions les plus
vives, les plus délicates. La valeur du principe de la
liberté des cultes, il faut le dire tout d'abord, est ici
hors de cause. Il s'agit des sentiments d'un peuple, de
l'état moral d'une société. L'Espagne est restée profon-
dément catholique malgré toutes les révolutions. Le ca-
tholicisme n'est pas seulement dans un article de loi, il
est dans les moeurs, dans les idées, dans les traditions;
il se mêle, pour ainsi parler, au sentiment national.
L'Espagnol ne passe point k un culte dissident; il est
catholique ou il n'est rien, et dans ce dernier cas la liberté
des cultes n'est guère propre à le passionner. Au sein
même des classes cultivées, où la fidélité aux pratiqués
de la religion s'en va, la croyance reste dans l'esprit,
dans les habitudes, et dans le peuple le sentiment de
l'unité religieuse est demeuré encore plus intact. Toutes
les constitutions ont respecté jusqu'ici cet état de choses.
Celle de 1812 déclarait (art. 12) que la religion catholique




6 Í L E S R É V O L U T I O N S DE L ' E S P A C N E
serait à perpétuité la religion de l'Espagne, et elle pro-
hibait l'exercice de tout autre culte. Celle de 1837 disait
(art. 11) que la nation s'obligeait à maintenir le culte et
les ministres de la religion catholique, que les Espagnols
professent, et ne stipulait rien pour les autres cultes, qui
par cela même restaient soumis à la législation ordinaire.
La Constitution de 181o reproduisait à peu près la
même pensée en lui donnant un caractère plus explicite.
C'est donc en présence de ce fait de la permanence de
l'unité religieuse et d'un sentiment populaire d'ailleurs
très-prononcé qu'on s'est trouvé tout d'abord.


L'assemblée de Madrid a été .visiblement dans une
grande perplexité. Au fond, elle aurait voulu écarter
toute innovation sur ce point, et dans tous les cas, elle
aurait voulu innover le moins possible. Aussi tous les
amendements tendant, sous une forme plus ou moins ex-
plicite, à consacrer la liberté des cultes ont-ils été suc-
cessivement rejetés par le congrès. L'un de ces amende-
ments, proposé par un membre du parti démocratique,
M. Ruiz Pons, demandait un peu ironiquement pour
l'Espagne la liberté des cultes telle qu'elle existe à Rome.
Un autre proposait d'accorder aux étrangers, par voie
de réciprocité, le degré de liberté dont h>3 Espagnols
jouiraient dans leur pays respectif. Selon un troisième,
l'exercice des cultes dissidents serait permis dans les
villes de plus de 30,000 âmes. Il y en avait un autre
qui restreignait l'exercice de ces cultes aux chefs-lieux
de province de première classe et aux ports de la Pénin-
sule. Sous ces diverses formes, la liberté des cultes a été
repoussée invariablement, et elle n'a pas été combattue
seulement, comme on pourrait le croire, par d'anciens
conservateurs; elle a,eu aussi pour adversaires les plus




L A V I C T O I R E D E L A R E V O L U T I O N 65
marquants des progrcsM.stes. L'assemblée cependant ne
s'est point rendue absolument à l'opinion de ceux qui
demandaient le maintien pur et simple de l'unité reli-
gieuse de l'Espagne. La proposition qui a prévalu émane
de la commission de constitution, et elle est formulée
ainsi : « La-nation s'oblige à maintenir et à protéger le
culte elles ministres de la religion catholique que pro-
fessent les Espagnols; mais aucun Espagnol ni étranger
ne pourra être poursuivi pour ses opinions et ses
croyances tant qu'il ne les manifestera pas dans des actes
publies contraires à la religion. » C'est le 28 février 1855
que cette base était adoptée, après plus de quinze jours
de débats passionnés.


Si timide que soit l'innovation pourtant, — c'est là in
fait à noter pour qui veut connaître l'étal moral du pays,
— elle excitait une vive émotion. Les évêqucs interve-
naient au nom de l'intégrité de la loi religieuse. Des
pétitions nombreuses étaient adressées à l'assemblée
contre la base constitutionnelle proposée. En un mot, le
pays s'eàt inquiété de ces discussions, et une question
religieuse a été soulevée pour un résultat équivoque qui
ne satisfait ni les partisans de la liberté des cultes ni les
défenseurs de l'unité catholique d'Espagne. Si on y re-
garde de près, c'est pour la Péninsule une question
d'ordre public. Les cortés auraient beau permettre
l'exercice du culte protestant ou juif, il n'est point cer-
tain que cela ne suscitât de périlleux conflits. Qu'est-il
arrivé immédiatement après le vote de l'article constitu-
tionnel ? Quelques Anglais habitant Séville ont voulu se
réunir chez l'un d'entre eux pour célébrer leur culte,; le
gouverneur civil s'est cru obligé d'interdire ces réunions,
dans l'intérêt de la tranquillité publique. Le ministre




66 LES RÉVOLUTIONS DE L'ES,PAGNE
d'Angleterre à Madrid, lord Howden, a réclamé auprès
du gouvernement; celui-ci n'a nullement désavoué son
agent de Séville ; il s'est plaint à son tour à Londres que
le ministre britannique eût confié ses griefs à la presse*
et en fin de compte, lord Howden a été conduit à prendre
un congé pour quelque temps.




XI


On peut déduire de ces faits le caractère réel de la
révolution au-delà des Pyrénées : elle ne touche point
aux conditions intimes et profondes de la société.espa-
gnole; dans ses dogmes principaux, elle n'a rien de
vrai, de spontané et de réellement populaire. Il en résulte
que,, si la révolution cherche à se développer dans le
sens de son principe, elle heurte aussitôt un instinct
universel; si elle s'arrête, elle a l'air de se désavouer
elle-même et de se rétrécir aux proportions d'un boule-
versement vulgaire. De là cette politique étrange du
parti révolutionnaire toutes les fois qu'il arrive au pou-
voir. Conservateur par impuissance et violent sans au-
dace, il est forcé de maintenir des principes qu'il détruit
ensuite dans la pratique. C'est ce qui est arrivé dans la
question des cultes. Les progressistes du congrès ont
bien senti l'impossibilité de porter une atteinte ouverte à
l'unité religieuse du pays ; mais en même temps ils ont
introduit une petite liberté bâtarde et sans aveu, qui ne
satisfait ni à la vérité de la situation de l'Espagne ni à
l'honneur du principe de l'indépendance de la conscience,
et qui, après beaucoup de bruit, soyez-en sûr, redeviens




68 L E S R É V O L U T I O N S U E L ' E S I M C X E
(Ira tout simplement cette tolérance de fait que les gou-
vernements ont souvent pratiquée depuis vingt ans, sans
qu'elle fût inscrite dans les constitutions. Il en a été de
même pour la monarchie. Le parti révolutionnaire espa-
gnol n'a pas pu songer un instant à abolir l'institution *
monarchique. l i e n a consacré l'existence par le vole du
28 novembre; mais en même temps il garrotte l'aulorilé
royale dans des liens qu'elle sera obligée de rompre : il
la réduit à l'ilotisme dans le pays le plus monarchique
du monde. La royauté sanctionne les lois ordinaires, elle
ne sanctionnera pas la constitution et les lois organiques.
Le roi aura le droit de convoquer et de dissoudre les
cortès; mais à côté sera une dèputation permanente
chargée de veiller à l'exécution des lois et investie en
certains cas-du pouvoir de réunir les chambres.


De tous les partis révolutionnaires qui se sont pro-
duits en. Europe, le parti révolutionnaire espagnol est
certainement celui qui a le mieux résolu le problème de
s'agiter pour s'agiter, sans but, sans profit pour aucun
principe, sans autre résultat que de maintenir le pays
dans un état perpétuel de crise. Les progressistes de l'Es-
pagne ont eu une occasion merveilleuse en 1854. Us
recevaient une situation faite, ils se trouvaient subite-
ment portés au gouvernement d'un pays constitué, orga-
nisé, avide de sécurité et d'améliorations positives. Deux
chemins s'offraient à eux : ils pouvaient accepter ce legs
qui leur survenait à Fimproviste, gouverner avec un
esprit plus libéral, réformer même les lois imparfaites :
c'était l'œuvre d'un parti sérieux et légal. On leur aurait
su gré du mal qu'ils n'auraient point fait, de leurs efforts
pour épargner à la Péninsule de. nouvelles épreuves.
L'autre alternative était de tout détruire. C'est l'esprit de




LA VICTOIRE DE LA UEVOLL"! IOS
destruction qui l'a emporté, et qu'on l'observe bien, c'est
une destruction systématique, aveugle.


Il s'agit d'effacer la trace de tout ce qui s'est fait
dans ces dernières années, et de remonter aux grandes
dates progressistes. On'y a mis la plus singulière puéri-
lité, au point de rétablir des employés aux places qu'ils
occupaient en 1843. Il y avait un corps qui méritait bien
quelque reconnaissance des vainqueurs de juillet, puis-
qu'il avait poussé le premier cri de révolution, c'est l 'an-
cien sénat; il avait certes prouvé qu'il n'était pas néces-
sairement la créature du pouvoir. Le sénat a disparu
uniquement parce qu'il portail la date de 1845, et on le
remplace par un sénat électif dont M. Olozaga a eu
l'idée. Il y avait une institution qui avait pris rang dans
l'organisation administrative de l'Espagne, et qui avait
attesté son indépendance, sa fermeté dans l'examen des
concessions de chemins de fer, c'est le conseil d'État. Le
conseil d'État a été supprimé révolutionnairement, et
pendant près d'un an la Péninsule a vécu avec un tribunal
administratif provisoire, en attendant que les corlès eus-
sent fait une constitution. Les lois sur les municipalités
ont eu le même sort. On n'a point osé toucher à l'en-
semble du système de contributions, mais l'on a sup-
primé l'un des principaux impôls, la taxe sur les objets
de consommation. Le profit tout entier a été pour les
marchands, non pour le peuple, et le gouvernement s'est
trouvé avec un déficit qu'il n'a su comment combler.
C'est ainsi qu'ont procédé les hommes auxquels est
échue cette victoire inespérée du mois de juillet 1854.


La première faute commise par le parti triomphant en
juillet, celle qui a engendré tontes les autres, c'est d'avoir
évoquéee fantôme de cortès constituantes. Où donc se faisait




70 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sentir ce besoin d'une constitution nouvelle? Le mal ne
venait point en Espagne du vice de«la constitution ; il est
toujours venu de ce que le régime représentatif, depuis
qu'il est établi, n'a.été plus ou moins qu'une grande fic-
tion pour tous les gouvernements'et pour toutes les opi-
nions. Je n'en citerai qu'un exemple. Voila vingt ans
déjà que le régime constitutionnel existe au delà des
Pyrénées, tous les partis ont été au pouvoir et ont régné
tour à tour : eh bien, pas une fois encore le budget n'a
été voté par les chambres, et c'est même depuis quel-
ques années seulement qu'il y a un budget véritable. Il y
a mieux : depuis plus de six mois, des cortès sont réunies
à Madrid; on a fait des discours sur tout, on a passé plu-
sieurs jours à discuter l'étrange question' de savoir si la
milice nationale avait le droit de délibérer sur les affaires
politiques : on n'a point trouvé le temps d'aborder sé-
rieusement l'étude d'une loi de finances! Ce n'est point
cependant la faute de la constitution de 1845 et des mo-
dérés. Le parti progressiste n'a point vu qu'en faisant
surgir du sein du pays ces cortès constituantes, il créait
un pouvoir irrégulier et anormal, qui serait à la fois
infatué et, embarrassé de ses prérogatives, qui serait
conduit à mettre la main sur toute autorité sans savoir
agir.


C'est ce qui s'est réalisé en effet. Jamais i l 'n 'a été
offert un plus triste spectacle que celui de cette assem-
blée, s'égarant dans des discussions sans limites, sou-
mettant à des controverses oiseuses les principes les plus
essentiels de gouvernement, perdant son temps en inter-
pellations et en motions inutiles, livrée à la merci des
incidents et des surprises. Un des traits caractéristiques
de cette assemblée considérée dans son ensemble, c'est




LA V I C T 0 1 I I E DE LA RÉVOLUTION 71
l'absence de tout esprit politique, de toute direction, et
par malheur le gouvernement n'a pas eu plus d'initiative
que le congrès.


Ministère et congrès," quel élément d'ordre ont-ils
créé? De quelle amélioration féconde ont-ils doté le
pays? L'œuvre, la»grande œuvre.du gouvernement et du
congrès jusqu'ici, c'est la loi de désamortissement, qui
met en vente les propriétés de l'Église, des communes,
des établissements de bienfaisance et de l'État. Le jour
où cette loi a été adoptée, le ministre des finances,
M. Madoz, a dit que la révolution' avait fait un pas gigan-
tesque. Or ce pas gigantesque a conduit l'Espagne à un
commencement de guerre civile; une insurrection car-
liste est née dans l'Àragon. Dans les provinces basques et
en Navarre, les autorités locales ont déclaré qu'elles ne
répondaient plus de la tranquillité publique, si la loi de
désamortissement était exécutée. Le gouvernement se
trouve donc placé entre un désaveu de sa politique et un
acte de témérité qui peut mettre la Péninsule en feu. Les
opinions progressistes ne régnent pas depuis longtemps à
Madrid, et elles aboutissent déjà à de singuliers résul-
tats.


La révolution de 1854 s'est faite contre un gouverne-
ment qui avait décrété un emprunt forcé. Aujourd'hui la
dernière ressource du ministère et des cortès consti-
tuantes, c'est un emprunt forcé. Il y a un an, on se sou-
levait contre un système politique qui violait les lois, qui
suspendait la constitution, qui soumettait l'Espagne au
régime militaire. En ce moment, la moitié de la Pénin-
sule est en état de siège ; le gouvernement a réclamé des
pouvoirs extraordinaires; le parti progressiste a même
imaginé quelque chose de mieux, c'est de suspendre des




L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S I ' A G X E
garanties constitutionnelles qui n'ont pas encore nue
exislence légale.


Étrange destinée que celle d'une constitution mise en
interdit avant sa naissance! Les mouvements carlistes
qui ont rendu ces mesures nécessaires s'apaiseront sans
doute; mais l'Espagne n'en serait point venue là, si le
gouvernement et les cortès eussent travaillé à raffermir
les institutions au lieu de les ébranler, s'ils eussent
offert à tous les esprits le drapeau d'une politique
rassurante et protectrice.




XII


Faut-il jmputer cette situation à la force des choses, à
la logique des opinions? En Espagne plus qu'ailleurs, les
opinions ne sont rien sans les hommes, et les hommes
qui personnifient la révolution actuelle, aujourd'hui
comme depuis un au, sont évidemment Espartero et
O'Donnell. Le duc de la Victoire n'a point fait le mou-
vement de 1854, mais il lui a communiqué pour ainsi
dire son caractère, et il a contribué à lui donner plus de
gravité, lorsqu'il aurait pu le régler et le dominer. A
chaque pas dans cette révolution éclate sa responsabilité.


A Saragosse, à Madrid, dans l'intervalle du 1 e r août au
8 novembre, depuis l'ouverture des cortès, il eut fallu
simplement un mot pour tracer à cette cfcise la limite
qu'elle ne franchirait pas; c'est ce mot que le duc de la
Victoire n'a point prononcé, ou qu'il n'a prononcé que
tardivement et de façon à laisser une issue ouverte à
toutes les tentatives. Au fond, il n'est point douteuj^'que
dans son indolence impénétrable Espartero a voulu être
plus que président du conseil, c'est-à-dire qu'il a voulu
comme il sait vouloir, en attendant les événements, en
laissant la fortune agir pour lui, prêt à accepter, s*lon
l'occasion; une présidence de république, une régence


5




74 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
ou mieux encore peut-être. Nonchalant par nature, am-
bitieux par circonstance, honnête au fond, mais capable
de se laisser entraîner à toutes les extrélnités, comme
aussi de s'arrêter au premier obstacle, il n'a point su
être simplement un chef de ministère. Faute d'un rôle
plus éclatant, quelques-uns de ses partisans avaient ima-
giné un moment de créer pour lui une position qui eût
rappelé celle de l'ancien justicier d'Aragon; l'idée n'a
point trouvé faveur, mais elle indique ce vague besoin
d'une influence irrégulière et exceptionnelle. La révolu-
tion plait à Espartero, parce qu'elle lui donne cette
influence; il se flatte ainsi d'être le protecteur des droits
du peuple, et c'est à peine s'il se croit tenu aux plus
simples déférences envers la royauté, qu'il traite en vain-
queur et en maître. Plus d'une fois, assure-t-on, il a fait
sentir à la reine le prix de ses services, en lui rappelant
durement qu'il avait ramassé sa couronne dans la rue.
Seulement Espartero se méprend sur le succès possible
de ce rôle de dominateur hautain de la royauté. Sa force
est moins réelle qu'il ne le pense lui-même, et s'il vou-
lait en. faire l'épreuve, il risquerait de recommencer
l'histoire - de 1843 , comme on le lui dit un jour assez
cruellement; Il n'a point l'armée pour lui, il n'a point
les classes éclairées de la nation, il n'a point les popula-
tions des campagnes; il n'aurait eii sa faveur que les
bullangeras des villes, le personnel de toutes les émeutes
et. de tQutes les factions. Cela suffit pour bouleverser le
pays a un moment donné, cela ne suffît pas pour le con-
quérir. Rien n'était plus simple que la situation du duc
de la Victoire, s'il l'avait bien comprise, s'il avait su
vouloir; il n'a point voulu, et c'est un des caractères de
cette révolution de s'être tout d'abord donné pour guide




LA VICTOIRE DE LA RÉVOLUTION 75
un homme qui ne sait pas se conduire lui-môme , qui a
par instants toutes les velléités de L'ambition sans en
a^oir l'énergie, de même qu'il peut parfois avoir de bons
mouvements sans profit. .


Quelle a été et quelle est.encore la pensée du général
O'Donnell ? Le chef de l'insurrection du 28 juin a sans
nul doute plus de décision dans le caractère que le duc
de la Victoire. Sa politique à l'origine était bien simple :
il a voulu arrêter au passage les pensées secrètes d'usur-
pation; il a cherché à être le modérateur de cette révo-
lution qu'il avait inaugurée, et qui du premier coup
dépassait ses prévisions. C'est ainsi que s'explique sa
conduite dans la première partie de cette crise jusqu'à
la réunion des cortès. 11 y avait cependant au fond de
cette situation d'O'Donnell une fatalité invincible. Par
la .sédition militaire dont il s'était fait le chef, le comte
de Lucena avait profondément blessé les modérés dans
leurs doctrines, dans leurs instincts, et il ne pouvait
compter que sur leurs antipathies et leurs méfiances;
par ses antécédents conservateurs, il était l'objet de
toutes les suspicions des progressistes. Resse
des uns et suspicions des autres devaient
nature-passionnée et irritable. 11 a fallu
O'Donnell donnât des gages aux opinions flfei
il entrait en alliance. Sans abdiquer toi|§i ^


ment ; il a multiplié tous les efforts pour lisfjfl
C'était sa politique dans son propre intérêt, dar^f î î té fê t
de la révolution à laquelle il avait attaché son nom,
comme dans l'intérêt de la monarchie, qu'il n'a' jamais
cessé de défendre. On s'explique ainsi comment il a livré
successivement les autres ministres modérés qui étaient




76 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
entrés avec lui au pouvoir, M. Pacheco d'abord, M. Col-
lado ensuite. O'Donnell est allé de concession en con-
cession pour ne point laisser échapper les rênes de cette
révolution. 11 a réussi dans une certaine mesure : il a
désarmé l'opposition, et il est resté au pouvoir; mais ici
il a fait visiblement un faux calcul. S'il avait une force
véritable, telle que le duc de la Victoire et le parti révo-
lutionnaire dussent compter avec lui, ce n'est point parce
qu'il partageait leurs vues et leur politique, c'est parce
qu'aux yeux de tous il représentait au pouvoir une idée
modératrice, une influence distincte, rivale, sinon enne-
mie, de l'influence révolutionnaire. Dès qu'il n'y avait en
lui qu'un progressiste de plus, il perdait sa raison d'être :
il risquait sa position, et la difficulté était bientôt
pour lui de reculer ou d'avancer dans cette voie aussi
périlleuse pour sa fortune que pour la. destinée de l 'Es-
pagne.


Jamais, à coup sûr, la monarchie n'a eu à traverser
une aussi rude épreuve que celle qui lui a été infligée par
la révolution de 1854, et cette crise même ne fait que j£$n4Ker une fois de plus la force du principe monar-
'cliique^e^vEspagne. Voici en effet une royauté prison-
u w r ^ j ^ p è à d a n t e , sans action, réduite à voir toutes ses
prérôg^tTves4«)nlestées : elle ne subsiste pas moins, et
peut-Jêtre-p^uïVait-on dire que la reine Isabelle est plus
p'opulaire ,/ujxiiJrd'hui qu'il y a un an. Aux yeux du pays,


'çlle^ésPenMfe la personnification de toutes les espé-
rafoétiMutivelles conçues en 1834. Espagnole et très-
Espagnole, elle aime à flatter les goûts et les instincts
nationaux. Elle a reçu le nom d'Isabelle la Contrariée, et
il n'est point peut-être jusqu'à ce surnom, si bien placé,
qui-ne réveille l 'intérêt en sa faveur. La reine Isabelle




l.A VICTOliiE DE LA RÉVOLUTION 77


n'a pu songer à soutenir une lutte impossible; la révolu-
tion une fois accomplie, elle s'est prêtée à tout, bien
qu'elle ait, dit-on, constaté à plusieurs reprises qu'elle
n'agissait plus librement. Comme f e m m e , elle a pu
plier sans, déshonneur; elle n 'a opposé aucun obstacle
aux combinaisons-politiques qu'on lui proposait. Gouver-
nement et congrès, elle les a laissés entièrement libres
de disposer du pouvoir, et plus d'une fois sa f i n e s s e et
sa prudence ont atténué des crises intérieures. La reine
Isabelle, n'a eu la pensée d'une résistance que sur un
point : c'est l'affaire de la loi de désamoriissement, qui
est venue révéler soudainement les impossibilités et les
périls de la situation de l'Espagne, en mettant en pré-
sence le ministère, la royauté et les cortés dans une de'ces
scènes qui peuvent décider de la destinée d'un pays. On
s'est étonné que la reine Isabelle n 'eût point exprimé ses
scrupules lors de la présentation de la loi, au lieu d'at-
tendre l'heure tardivfrde la sanction pour résister. Il n'y
a qu'une chose à dire, c'est que lors de la présentation
de la loi aux cortés, il y avait eu déjà au palais de Madrid
une scène des plus graves, qui a seulement moins retenti
au dehors.


C'est le 5 février que le duc de la Victoire se présen-
tait air palais avec les autres ministres pour tenir un
conseil extraordinaire. Les ministres furent.introduifs,
et Espartero dit à la reine qu'il venait réclamer'sa signa-
ture pour présenter la loi de désamoriissement au con-
grès. Isabelle demanda si les biens de l'Église étaient
compris dans le projet, demeurant résolue pour sa part
à respecter le concordat. On lui répondit que ces biens
étaient compris effectivement dans la loi, mais qu'il fal-
lait qu'elle signât, ou que le cabinet donnerait sa démis-




7 8 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
sion et l'abandonnerait. Le duc de la Victoire se servit
même des termes les plus vifs. La scène s'aggrava par
degrés, la reine finit par s'écrier toute en larmes qu'elle -
ne signerait pas, qu'elle ne voulait pas manquer à ses
engagements. « J'aime mieux abdiquer, dit-elle : je
prouverai ainsi au besoin qu'une reine sait faire des sa-
crifices pour sa foi, et j 'espère de cette manière réparer
les fautes que j 'ai pu commettre. » La reine signa cepen-
dant. On lui dit qu'elle serait toujours libre de ne pas
sanctionner la loi, et que d'ici là d'ailleurs les négocia-
tions engagées avec Rome auraient sans doute un résultat
favorable. C'est donc ainsi que se représentait la ques-
tion, lorsque le ministère allaita Àranjuez soumettre la
loi ;de désamortissement à la sanction royale.


Qu'on ait exagéré ce qui a eu lieu entre le duc de
la Victoire,,0'Donnell et la reine, le fond ne reste pas
moins exact. Il n'est pas moins vrai que les deux mi-
nistres ont fait pressentir à Isabelle ^toutes les consé-
quences d'un refus, et qu'au même instant, à Madrid,
quelques députés se réunissaient dans un bureau du con-
grès pour proposer la déchéance de la reine si la loi n'était
pas sanctionnée. Il y a plus : avant de prendre une r é -
solution, la reine a voulu savoir où en étaient les négo-
ciations avec Rome; on ne le lui a point dit. Elle a de-
mandé s'il n'y avait pas une protestation du saint-siége.
Cette protestation venait, à ce qu'on assure, d'être
déposée entre les mains du ministre d'État : on lui en a
laisse ignorer l'existence, ou du moins on paraît avoir
éludé de répondre catégoriquement à ce sujet..Depuis..
cependant de meilleurs rapports semblent s'être établis
entre la reine et le général O'Donnell. Ce serait trop sans
doute d'expliquer la situation de l'Espagne uniquement.




LA VICTOIRE DE LA REVOLUTION 79
par cet épisode, qui a pu un moment devenir tragique :
il l'éclairé, il la met à nu ; il marque le point où la ré-
volution a conduit la Péninsule.


Maintenant, sans doute, une réaction se produira en
Espagne: elle naîtra des incohérences et des excès d'une
situation impossible, à laquelle ni gouvernement ni cortés
n'ont su donner des chances de durée; mais quel en sera
le caractère, et comment s'accomplira-t-elle? De tout ce
mouvement qui se poursuit depuis un an, U n'est point
sorti une force modératrice ; il ne s'est produit ni une
idée nouvelle ni un homme nouveau. Si la réaction est
difficile dans les conditions du régime actuel, viendra-
t-elle d'une sorte de renaissance du parti conservateur?
Le parti modéré espagnol se trouve aujourd'hui, il faut
bien le dire, étrangement décomposé; il compte à peine
quelques membres dans le congrès de Madrid, et ces
membres se querellent périodiquement. Le reste du
parti est dispersé soit en Espagne,'sait hors de l 'Espa-
gne; les divisions des dernières années vivent encore
entre ces hommes; les ressentiments ne se sont point
éteints. Les passions personnelles ont tué le parti mo-
déré ; c'est par ses idées qu'il peut renaître et retrouver
son ascendant. Ces idées n'ont point cessé d'être le vé-
ritable symbole de l'Espagne constitutionnelle. Elles ont
manifesté leur puissance par l'ordre et la sécurité qu'elles
ont donné à la Péninsule pendant dix ans, et aujour-
d'hui la révolution même qui règne à Madrid est la con-
sécration la plus éclatante de leur efficacité et de leur
valeur. Les hommes ont été en défaut, l'idée même du
régime constitutionnel, d'un régime à la fois libéral et
conservateur, survit et doit survivre. Si la réaction ne
se fait point sous ce drapeau, qu'on ne s'y trompe point,




80 L E S R É V O L U T I O N S B E L ' E S P A G N E
ce n'est pas la révolution qui restera victorieuse en Es-
pagne, c'est l'absolutisme. Les bandes carlistes qui se
sont levées dans l'Aragon pourront être dispersées, elles
renaîtront jusqu'à ce qu'elles aient triomphé, ou que
l'Espagne ait à leur opposer la force d'un gouvernement
qui rassure tous les intérêts et raffermisse toutes les
institutions. Ce gouvernement, il ne peut se trouver que
dans la monarchie nouvelle rendue à sa véritable nature
et à ses vraies conditions. Tout le reste n'est qu'une
intrigue de factions sans prévoyance ou un expédient
imposé à la lassitude d'un peuple.




Il


LA RÉVOLUTION DE 1854


SECONDE PARTIE


LES CORTES CONSTITUANTES ET LA FIN DE LA RÉVOLUTION
I


S'il est vrai qu'il y ait un moment décisif dans les révo-
lutions où il ne reste plus qu'à savoir comment elles
doivent finir, ce moment était arrivé pour l'Espagne dès
les premiers mois de 1856. Après une durée de deux an-
nées la révolutiou qui avait précipité le pays dans une
lutte nouvelle et plus redoutable peut-être que toutes
celles qu'il avait traversées jusque-là, cette révolution
était visiblement eu décadence : elle se personnifiait par-
ticulièrement dans une assemblée constituante qui com-
mençait à devenir l'embarras de la situation, qui le sen-
tait et qui, en sentant l'impossibilité de prolonger
longtemps son existence, se raidissait contre la nécessité
d'une dissolution chaque jour plus imminente.


Il y a dans l'histoire de l'Espagne, au lendemain de
la révolution de 1854, deux périodes assez marquées :
l'une va de la réunion des cortes constituantes, inaugurée
à Madrid le 8 novembre 1854, jusqu'à la première inter-
ruption des séances législatives au mois de juillet 1855 ;


5.




82 L E S R E ' V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
Fautre va du jour où le congrès reprend ses travaux au *
mois d'octobre 1855 jusqu'au mois de juillet 1856, c'est-
à-dire jusqu'à une seconde suspension législative immé-
diatement suivie d'une crise décisive qui faisait entrer
l'Espagne dans une voie nouvelle.


Le moment où les cortés se séparaient temporairement
au mois de juillet 1855, ce moment, qui est comme le point
d'intersection des deux périodes, était des plus critiques.
On voyait bien ce que la révolution avait ébranlé, on ne
voyait pas ce qu'elle avait créé ou raffermi. Presque si-
multanément les faits les plus graves s'étaient accomplis
et laissaient le pays profondément troublé. La loi de dé-
samortissement civil et ecclésiastique, votée par les cor-
tés avec plus d'entraînement que de maturité politique,
avait eu un triple résultat, qui servait à éclairer d'un jour
singulier la situation de l'Espagne : elle avait amené les
scènes, d'Aranjuez, où les scrupules de la royauté étaient
révolutionnairement domptés; elle provoquait un com-
mencement de rupture avec le saint-siége, et elle avait
été le prétexte d'une explosion nouvelle de la guerre
civile dans certaines parties de l'Aragon et de la Castille,.


Une agitation d'une autre nature s'élevait en Cata-
logne et avait pris tout à coup le caractère le plus dan-
gereux. Ici, c'était une fermentation violente dans les
classes populaires et industrielles. Puissamment organi-
sés, les ouvriers intimidaient tout le monde, tenaient en
échec les autorités publiques et menaçaient les fabri-
cants dans leur vie. L'un de ceux-ci, industriel consi-
dérable et dépHté, M: Sol y Padris, était brutalement as-
sassiné dans sa maison, et ce n'était point le seul excès
du même genre. En présence d'une telle situation, le
gouvernement avait senti la nécessité de se faire armer




LA FIN DE LA RÉVOLUTION 83
de facultés extraordinaires, dont il usait énergiquement:
Le ministère lui-même, d'ailleurs, bien qu'il restât tou-
jours personnifié dans ses deux chefs, le duc de la Vic-
toire et le général O'Donnell, venait de subir une modi-
fication partielle qui avait écarté particulièrement le mi-
nistre des finances, M. Pascual Madoz, et qui avait fait
entrer au pouvoir des hommes peu connus, MM. Bruil,
Huelves, Fuente-Andrés, Alonzo Martínez (juin 1855).
Cette crise ministérielle s'était produite justement à l'oc-
casion d'une sorte de sédition qui avait eu lieu dans la
milice nationale de Madrid. De ces divers faits, qui ve-
naient de se passer en quelques mois, les uns conser-
vaient-leur gravité, les autres tendaient à s'atténuer ou
commençaient à être oubliés. C'est à ce moment que
l'assemblée constituante espagnole, fatiguée d'une session
qui durait depuis huit mois déjà, interrompait ses t ra-
vaux avec la conscience de laisser beaucoup plus a faire
qu'elle n'avait fait jusqu'alors.




II


Ce n'est pas que dans cette longue session l'assemblée
constituante de Madrid fût resiée inactive : elle avait agi-
té toutes les questions, depuis les plus grandes, celles de
la religion et de la monarchie, jusqu'aux plus humbles
affaires d'intérêt local ou personnel. Seulement elle avait
touché à tout avec cet esprit incertain et violent qui ac-
cumule les désordres et la confusion dans la vie d'un
pays. Quatre-vingt-onze lois formaient le contingent
législatif de l'assemblée dans cette première partie de son
existence. Dans ce nombre, quels étaient les actes sé-
rieux? Le plus important peut-être était la loi de désa-
mornsftement, qui porte la date du 1 e r mai 1855, et on
a vu à quelle épreuve cette loi avait mis la tranquillité
publique. Au premier rang de ces travaux législatifs était
aussi la préparation d'une loi fondamentale nouvelle;
mais le congrès n'avait point achevé son œuvre au mo-
ment où if se séparait, le 15 juillet; il s'était borné à
discuter, non sans peine et sans péril, les bases d'une
constitution qui n'était votée que plus tard, et qui ne fut
même jamais promulguée. Dans l'ordre administratif, les
lois d'organisation provinciale et municipale avaient été
à peu près abolies, et les coriès n'avaient trouvé rien de.




LA FIN Dû LA RÉVOLUTION 85
mieux que de remplacer cette organisation, tout au plus
susceptible de quelques réformes, par une législation
anarchique exhumée provisoirement de l'époque constitu-
tionnelle de 1821 ; de telle sorte que l'Espagne, qui
n'avait point de constitution, était aussi sans pouvoirs lo-
caux régulièrement établis. Dans l'ordre financier, les
cortés avaient commencé par faire un vide dans les re-
cettes publiques en supprimant la taxe sur les objets de
consommation. Ce vide, elles avaient essayé de le com-
bler par des emprunts, par des émissions de rente, qui
n'étaient que des expédients. Mises en demeure au der-
nier instant de créer des ressources, elles avaient, par
un vote extrême, imposé au pays un emprunt par sous-
cription volontaire ou forcée; emprunt qui n'était, à vrai
dire, qu'un expédient de plus.


Enfin, dans l'ensemble des travaux de cette session
qui finissait, on pouvait compter près de trente lois uni-
quement destinées à satisfaire des passions de coterie ou
des intérêts personnels. Le parti progressiste se vengeait
visiblement du passé en se payant à lui-même le prix de
sa victoire. Non-seulement le congrès avait accordé un
assez grand nombre dépensions individuelles pour le~ seul
fait de la participation à une tentative quelconque de sou-
lèvement contre le régime renversé en juillet, mais en-
core il avait voté des récompenses générales pour des ca-
tégories entières d'insurgés. Une loi attribuait une in-
demnité à tous ceux qui avaient été déportés ou exilés à
l'occasion des mouvements révolutionnaires de 1848.
Une autre loi, non inoins bizarre au point de vue adminis-
tratif, comptait, comme temps de service actif, aux em-
ployés progressistes révoqués à la suite de 1843, les
onze années passées par eux dans l'inactivité. Desdispo-




86 TES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sitions semblables étaient votées en faveur des militaires'
progressistes qui étaient censés avoir souffert dans leur
avancement (1).


Ainsi, après huit mois d'une session laborieuse, cette
révolution, vue dans le parlement, était une révolution
nouée, pour ainsi dire, une révolution qui semblait
n'avoir plus de but, et qui s'égarait dans toutes sortes
d'œuvres confuses et contradictoires. Sous ce rapport,
les cortès de 1854 étaient bien loin d'égaler les cortès
de 1837, qui avaient fait preuve de plus d'activité, de
plus de prudence et d'une activité plus féconde. Au lieu
de laisser l'Espagne réorganisée, le congrès de 4854
laissait le pays troublé, incertain, sans constitution et
sans lois organiques. Par une singularité assez curieuse,
au moment où cette assemblée se séparait, tous les jour-
naux espagnols mettaient en discussion la nécessité et la
possibilité d'une dictature. C'est le dernier mot des peu-
ples placés en présence d'une révolution impuissante ou
trop menaçante.


On ne voyait point, du reste, que si les cortès consti-
tuantes n'avaient point été à la hauteur de leur rôle, le
gouvernement lui-même était bien loin de pouvoir s'em-
parer de cette dictature, que les uns appelaient comme
un changment salutaire, que les autres considéraient


(1) Si l'on veut savoir ce que produisirent ces mesures, au moins fort
singulières, on peut en juger par une révélation que le général O'Pon-
nell était obligé de faire pour se disculper de n'avoir point appliqué
la loi.d'indemnité militaire. Le ministre de la guerre déclarait,
dans une séance des cortès, que par application de cette loi il
avait nommé 58 brigadiers, 12 colonels, 17 lieutenants-colonels,
142 commandants, 238 capitaines, 212 lieutenants, etc. Cela forme un
total de 795 récompenses militaires accordées au titre public 11 faut
se souvenir, en outre, qu'immédiatement après la révolution un grand
aombre dénominations avaient été faites, et que, par mesure généralê
tons les officiers de l'année avaient obtenu le grade supérieur.




LA FIN DE LA RÉSOLUTION 87
cérame une menace perturbatrice. L'existence du cabinet
reposait tout entière sur un équilibre de forces et d'in-
fluences; c'est dire qu'il manquait de la première des
conditions, de l'unité d'action et de volonté pour prendre
l'initiative de quelque grande mesure. Le seul avantage
de la suppression des cortés, c'était de laisser pendant
quelque temps le pays et le pouvoir à l'abri des scissions,
des ruptures et des crises provoquées par les discussions
irritantes du parlement.


C'était une trêve de deux mois. Sans produire aucun
changement extérieur notable dans les rapports des partis
et dans les conditions d'existence du gouvernement, cette
interruption des travaux législatifs avait cependant, on
peut le dire, une influence réelle. Le silence des débats
politiques couvrait un travail profond, dont le résultat
était de dégager la situation de l'Espagne (Je certains
périls, ou du moins de transporter la lutte sur un autre
terrain. Il n'est pas douteux que l'esprit révolutionnaire
perdait de plus en plus toute force offensive, et que
la réaction avait commencé au-delà des Pyrénées. Quoi-
que rien ne fût modifié en apparence,.on était déjà très-
loin des premières effervescences de la révolution.




111


Celte réaction se manifestait surtout par un fait : c'est
l'importance particulière que le général O'Donnell, comte
de Lucena, prenait de jour en jour dans le gouvernement.
Le ministre de la guerre avait été obligé de faire bien
des concessions, et de dépasser de beaucoup sans doute
les limites qu'il s'était tracées à lui-même quand il avait
commencé le mouvement de 1884 au Champ des Gardes;
mais il avait le mérite d'être très-décidé sur certains
points, et le premier de ces points était l'existence de
la monarchie, le maintien de l'ordre public. La netteté
de sa parole dans ses rencontres oratoires avec les dé-
mocrates du congrès, la résolution et l'activité qu'il avait
montrées dans la répression des mouvements de l'Ara-
gon et de la Castille, ce prestige naturel d'un chef ca-
pable et vigoureux, lui avaient rallié bien des partisans
qui le mettaient au moins au même rang qu'Espartero
dans le ministère, et qui, dans tous les cas, ne sépa-
raient pas les deux généraux dans leurs combinaisons
politiques. Le duc de la Victoire lui-même, quand il
n'était pas trop pressé par ses conseillers secrets, appré-
ciait sincèrement le concours d'un homme qui lui laissait
l'éclat du premier rang en agissant de son côté et-en




LA FIN DE LA «ÉVOLUTION 89
gardant les charges du pouvoir. Il en résulte que si le
gouvernement de l'Espagne ne se pouvait comprendre
encore sans le prestige moral du président du conseil, il
était encore plus impossible sans la coopération réelle et
efficace du ministre de la guerre. Plus la position gran-
dissante du comte de Lucena se dessinait, plus cette
influence devenait le point de mire des partis extrêmes,
qui voyaient là le véritable ennemi. On ne mettait plus
en cause la monarchie, on se tournait eontre O'Donnell;
on combattait ce qu'on nommait la révolution vicalva-
riste. Deux partis, les démocrates et les progressistes
purs, quoique ne marchant pas ostensiblement au même
but, agissaient à peu près en alliés dans cette guerre. La
grande question était de savoir si le duc de la Victoire,
qui lui-même.avait fait du chemin dans le sens d'une
politique modératrice et monarchique, se laisserait en-
core détourner par [es flatteries et les suggestions des
partis.


C'est sur ce terrain el dans ces conditions que la
guerre allait s'engager de nouveau au sein des. cortès,
prêtes à reprendre leurs séances. Le premier et le der-
nier mot de. cette session nouvelle, c'était, en effet, la
lutte entre les éléments conservateurs et les éléments
révolutionnaires, — lutte où l'esprit révolutionnaire,
toujours actif et toujours prompt à saisir les occasions,
subissait néanmoins des défaites successives qui le
jetaient dans une véritable déroute morale jusqu'à
l'heure où venait la déroute matérielle. Chaque jour
était marqué par un épisode de ce drame singulier
dans l'assemblée ou hors de l'assemblée.




IV


Quand la session d'octobre 1855 commençait, le minis-
tère n'avait point changé depuis le mois de juin. Quatre
ministres particulièrement représentaient les différentes
tendances de-ce cabinet. Espartero, et O'Donnell, —les
deux consuls, comme on les nommait, — ces deux
personnages devenus historiques, étaient d'accord pour
maintenir le gouvernement de l'Espagne dans la voie
d'une politique libérale et monarchique. Le ministre.
d'Etat, le général Zabala, bien qu'étranger par ses habi-
tudes aux affaires diplomatiques, s'efforçait de préparer
une solution régulière et honorable des difficultés reli-
gieuses survenues avec le saint-siége. Le ministre des
finances, M. Bruil, sans être un homme d'État supérieur,
faisait face aux embarras financiers, et ne reculait pas
devant la pensée de proposer aux cortés le rétablisse-
ment de la (axe de consommation. Dans son ensemble,
le cabinet visait à rentrer dans un ordre régulier.


A peine le congrès était-il réuni de nouveau, que
l'opposition, formée des démocrates et des progressistes
purs, essayait de proposer un vote de censure contre le
ministère tout entier d'abord, puis elle mettait le duc
de la Victoire hors de cause en le séparant de ses col-




LA FIN DE LA REVOLUTION 91
lègues. Ce vote n'eut point de suite, mais il était le
prélude de la campagne qui allait se dérouler, et où on
retrouve dès les premiers instants le nom d'un homme
fort mêlé aux luttes politiques de l'Espagne, le nom de
M. Olozaga.


M. Olozaga,- on ne l'ignore pas, est un des hommes
considérables de la Péninsule par ses talents et par le
rôle qu'il a joué. Il a représenté la reine Isabelle à Paris
plusieurs fois, et il la représentait encore après la révo^
lution de 1854. Ces fonctions étaiant-elles au-dessus de
ses prétentions ou de son activité? Visait-il au ministère
comme à une revanche de ses aventures de président du
conseil.en 1843? Toujours est-il que, dans diverses cir-
constances, le ministre d'Espagne à Paris essayait de
provoquer la dissolution du cabinet, ou se prêtait tout au
moins aux attaques dirigées contre lui. Ses amis l'encou-
rageaient, dit-on, dans une tentative nouvelle au mois
d'octobre 18S5, et Vivaient engagé à se rendre a Madrid.


Dès son arrivée, M. Olozaga, reconnaissant peut-
être que l'entreprise était moins facile qul l ne, l'avait
présumé, portait toute son activité dans deux commis-
sions législatives dont il était membre, la commission
nommée pour la rédaction de la nouvelle constitution et
la commission des finances, qui avait à s'occuper d'un
projet de M. Bruil tenjjant au rétablissement de l'impôt
de consumos. Bien que cela parût assez étrange de la
part du représentant de la reine Isabelle à Paris, M. Olo-
zaga était un des premiers, dans la commission de cons-
titution, à faire bon marché des prérogatives de la cou-
ronne, à accueillir les clauses qui pouvaient porter atteinte
à la dignité de la monarchie. Dans la commission des
finances, il combattait les projets de M. Bruil, et sou-




92 LRS REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
tenait la résolution par laquelle l'assemblée constituante
avait supprimé l'impôt de consommation. L'influence de
M. Olozaga eût probablement été décisive, si elle n'eût
été balancée par la parole sérieuse et éloquente d'un
homme de beaucoup de talent et environné d'une grairle
considération morale, de M.-Rios Rosas, qui soutenait la
lutte pied à pied et faisait, valoir des idées plus conser-
vatrices. Battu dans les commissions, M. Olozaga modi-
fiait sa tactique on cherchant à regagner l'avantage dans
les cortès elles-mêmes, et un incident plus ou moins inat-
tendu, plus ou moins préparé, venait tout à la fois mettre
à nu les plans du ministre d'Espagne à Paris et les faire
disparaître.


On était au commencement de novembre; le congrès
avait repris la discussion des articles de la constitution
et était arrivé à l'article sur l'égalité civile et l'admissi-
bilité des Espagnols à tous les emplois. Un député assez
obscur, et qui avait voté eu 18S-4 contre la monarchie,
M. Figueras, proposait d'ajouter à cet article que désor-
mais les titres de noblesse ne seraient point nécessaires
pour remplir les charges du palais. Le gouvernement,
par l'organe du général O'Donnell, repoussait cet amen-
dement comme contenant l'expression d'un sentiment
inconvenant et hostile. M. Olozaga, au contraire, le pre-
nait sous sa protection et demandait qu'il fût l'objet d'un
nouvel examen. Cela n'avait rien de surprenant, puisque
la motion de M. Figueras n'était que'la reproduction
d'uno clause semblable proposée sans succès dans le sein
de la commission par M. Olozaga. Eri.elle-même, celte
proposition était parfaitement inutile, puisque l'article
primitif proclamait l'égalité civile et l'admissibilité des
Espagnols à tous les emplois. Quaml il serait vrai que




I.A F I N MK I.A ( ( É V O L U T I O N 93
les charges du palais fussent dévolues à des hommes pos-
sédant des titres de noblesse, qu'importe encore, puisque
tous les Espagnols peuvent acquérir ces litres et les
acquièrent, comme cela est arrivé au duc de la Victoire,
au général San-Miguel, qui venait d'être fait grand d'Es-
pagne, duc de San-Miguel, et qui était de plus comman-
dant des hallebardiers de la reine? L'égalité n'est point
une question au delà des Pyrénées. Toute la difficulté
naissait de la pensée qui avait dicté l'amendement de
M. Figueras, pensée d'hostilité contre la monarchie, —
et de l'appui que cet amendement avait trouvé en
M. Olozaga. Le ministre d'Espagne à Paris avait cru
saisir le point par où il pourrait ébranler le cabinet en le
divisant. Il n'avait pas considéré deux choses : d'abord,
que sa tactique ne pourrait trouver d'appui dans une
assemblée restée, après tout, assez monarchique, et en
outre, que le ministère ne se diviserait pas sur une telle
question. Le duc de la'Victoire lui-même effectivement
prenait la parole pour combattre ce qu'il appelait le
mauvaisfsprit de l'amendement de M. Figueras, et il
déclarairqu'il n'avait donné à personne le droit de douter
de ses sentiments de fidélité à la monarchie d'Isabelle II.


Ceci se passait dans les séances du 8, du 14 et du
21 novembre. M. Olozaga avait évidemment mal calculé,
et même en faisant admettre une prescription générale
et superflue dans l'article de la constitution, il était obligé
de battre en retraite. Bien mieux, dans le moment où il
s'était mis en opposition avec le gouvernement, le mi-
nistre d'Etat, le général Zabala, l'avait traité presque
publiquement avec une certaine sévérité, de parole. La
démission de M. Olozaga fut la suite de ces observalions ;
des négociations amenaient un rapprochement et le




9.4 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
retrait de cette démission. Mais le ministre de la reine à-
Paris se retirait assez meurtri dé la lutte, sans avoir
réussi à ébranler le ministère : l'incident provoqué par
M. Figueras, aggravé par l'intervention de M. Olozaga,
ne faisait que dévoiler la situation respective du gouver-
nement et des partis.




V


Cette situation se dessinait plus nettement encore dans
une affaire qui survenait immédiatement. Le 11 no-
vembre, une insurrection avait éclaté à Saragosse, à l'oc-
casion ou sous prétexte de la cherté des denrées alimen-
taires et d'un débarquement de grains sur l 'Èbre. Les
plus déplorables excès avaient été commis ; une partie de
la milice nationale s'était rangée,du côté de l'émeute;
les autorités de la ville s'étaient montrées, sinon com-
plices, du moins singulièrement faibles. Le capitaine
général lui-même, le "général Ignacio Gurrea, était soup-
çonné d'avoir trempé dans le mouvement, combiné pour
se développer et prendre un caractère politique. Cepen-
dant le désordre cédait devant les mesures énergiques
commandées par le gouvernement. Les événements de
Saragosse devenaient le prétexte d'une nouvelle tenta-
tive parlementaire, et comme l'opposition n'avait point
réussi à dissoudre le ministère en divisant les deux géné-
raux par des attaques indirectes, on se décidait à s'en
prendre directement au général O'Donnell.


Un des chefs du parti démocratique, M. Orense, mar-
qviis d'Mbaïda, dans ia séance du 1 e ' décembre, rejetait
la responsabilité des événements, de Saragosse sur le




90 L E S R É V O L U T I O N S D C L ' E S I ' A G N K
général O'Donnell, dont la présence au pouvoir était,
selon lui, une cause permanente de méfiance et d'irrita-
tion.


Ainsi provoqué, O'Donnell acceptait le défi et mettait
M. Orense en demeure de déposer une proposition de
censure. M. Orense ayant annoncé qu'il ne ferait sa
motion que deux jours'après, un député de la majorité,
M. Ulloa, proposait à l'assemblée de trancher la question
sur-le-champ par un vote de confiance en faveur du géné-
ral O'Donnell, ce qui avait lieu en effet à une immense
majorité. Deux jours après, dans la séance du 3 dé-
cembre, la motion de censure déposée par M, Orense
était repoussée presque unanimement. Le duc de la Vic-
toire, absent de cette séance et informé qu'on interpré-
tait son absence dans un sens défavorable à son collègue,
se rendait au congrès et se déclarait publiquement pour
le ministre de la guerre; les progressistes purs dissimu-
laient leur impuissance en s'abstenant de voter, et dans
le nombre des abstentions se faisait remarquer celle de
M. Olozaga.


Enfin le général Gurrea, dont la conduite avait paru
équivoque dans les événements de Saragosse, était con-
traint, peu de jours après, de donner sa démission de
capitaine général de l'Aragon, bien qu'il fût l'ami intime


'd'Espartero. Le résultat de cette nouvelle manœuvre,
dirigée contré le ministère ou plutôt contre le général
O'Donnell, tournait donc encore à l'avantage du ministre
de la guerre; mais ce n'était point la dernière tentative
des partis, et l'Espagne entrait dans l'année 1856 sans
avoir vu cesser un état, politique exceptionnel, incertain
et précaire, toujours livré à la merci d'une surprise.


Dès ce moment, en effet, l'opposition se remettait à




LA FIN DE LA REVOLUTION 97
l'œuvce et recommençait son travail. Sentant l'impossi-
bilité ou l'inutilité d'une attaque directe contre l'influence
croissante du comte de Lucena, elle se rejetait dans
toutes les pratiques d'une hostilité sourde, remuante et
toujours prête à saisir les occasions de faire naître des
dissidences entre les principaux membres du gouverne-
ment. L'opposition était d'autant mieux placée pour agir
ainsi qu'elle n'était point sans avoir des intelligences dans
le cabinet lui-même. Ce travail se manifestait bientôt
par un incident assez inattendu et qui conduisait à une
crise ministérielle.


Dès le commencement de janvier 1856, il n'était bruit
à Madrid que d'une décision adoptée, disait-on, par le
ministère au sujet de l'établissement du.mariage civil en
Espagne. On ajoutait que la reine, pressée par le con-
seil, avait consenti à signer un projet de loi qui résolvait
cette délicate question. Les choses n'étaient point aussi
avancées; mais il était vrai que le ministre de la justice,
M. Fuente-Andres,inspiréparM.01ozaga et eomptantaussi
se ménager la faveur de certaines fractions exaltées du
congrès, avait soumis au conseil un projet de loi qui dé-
clarait libre de frais touta dispense pour le mariage,
l'État s'engageant à donner au saint-siége une somme
convenue en échange des droits perçus actuellement par
la cour de Rome. Il n'était point question encore de ma-
riage civil, seulement on sondait le terrain. Cette propo-
sition tirait sa gravité politique d'une circonstance par t i -
culière. Le général O'Donnel était depuis quelques jours
gravement malade et hors d'état de prendre part aux
affaires; il n'assistait point au conseil. Dans ces condi-
tions, la présentation de ce projet, suggéré, selon le
bruit public, par M. Olozaga, avait le caractère d'une


s




98 L E S R E V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
petite conspiration contre le ministre de la guerre. On
espérait compromettre le duc de la Victoire en faveur de
la mesure, si elle était adoptée dans le conseil, et mettre
le général O'Doiinell dans le cas de donner sa démission,
s'il ne partageait pas l'avis de ses collègues, ce qu'on
présumait bien. Le projet de M. Fuente-Andres était
appuyé par le ministre de l'intérieur, M. Huelves, et par
quelques autres membres du cabinet. Le ministre d'État,
le général Zabala, le combattait, au contraire, de toute
son énergie, en représentant ce qu'il avait d'impolitique,
d'inopportun au point de vue des sentiments religieux du
pays, et en ajoutant du reste qu'une telle détermination
ne pouvait être prise en l'absence d'un des principaux
membres du gouvernement. La reine même, au lieu
d'opposer un refus formel, s'abritait.derrière l'état de
maladie du ministre de la guerre, dont elle désirait con-
naître l'opinion.


Le projet de M. Fuente-Andrés n'eut point de suite;
niais cette tentative avait un résultat facile à prévoir,
celui de froisser vivement la susceptibilité du général
O'Donnell, qui n'était point homme à supporter tran-
quillement ce qu'il considérait comme une manœuvre
dirigée contre lui.




VI


Il en était ainsi lorsqu'un incident d'un autre genre
vint ajouter aux complications accumulées dans l'état
politique de l'Espagne, ou du moins témoigner de la con-
fusion des esprits. A la suite des événements qui avaient
eu lieu à Saragosse, au mois de novembre 1855, ht mu-
nicipalité de cette ville avait adressé au congrès, à la date
du 10 décembre, une pétition assez impérieuse, où elle
se constituait l'organe des vœux ou des prétendus vœux
du pays, traçant à l'assemblée sa ligne de conduite, r e -
vendiquant pour les corps populaires des provinces un
droit de conseil et de direction politique. Cette pétition,
présentée aux cortes et défendue par le parti révolution-
naire, était écartée dans la séance du A janvier 1855.
Un .député, M. Carderò, gouverneur civil de Madrid, la
qualifiait même de factieuse. Deux jours plus tard, le
7 janvier, les démocrates essayaient de réveiller cette
affaire en proposant aux cortes de déclarer qu'elles
avaient entendu avec déplaisir cette qualification de fac-
tieuse, appliquée à la pétition de Saragosse. M. Figueras
faisait un discours violent où il déclarait qu'au lieu de
prévenir la guerre civile, on la rendait inévitable. Quel-
ques"instants n'étaient point passés en effet qu'une com-




100 L E S R E ' V O L I T I O N S D E L ' E S P A C N E
pagnie de la milice nationale, de service au palais des
cortës, se mettait en pleine insurrection en proférant des
cris contre ,1e gouvernement, contre la majorité de l'as-
semblée et en faveur de la république. L'accueil fait à la
pétition de Saragosse était le prétexte apparent de cette
étrange éehaûflourée, qui dans le fond était plus sérieuse
qu'elle ne le paraissait au premier abord, en ce sens
qu'elle avait, dit-on, des ramifications, et qu'elle était
préparée de longue main. L'émeute du 7 janvier était
promptemeflt comprimée ; seulement il restait à détermi-
ner comment les auteurs de cette violence seraient punis,
et sur ce point il y avait deux avis dans le conseil. Les
uns pensaient que les insurgés devaient être traduits
devant la juridiction militaire, les autres se prononçaient
pour la compétence des tribunaux civils ordinaires.


Cette dissidence nouvelle vint-elle précipiter une crise
ministérielle qui était latente depuis quelques jours déjà
et qui n'attendait'pour éclater que Le rétablissement de la
santé du ministre de la guerre? Toujours est-il que le
14 janvier le général O'Donnell reprenait la direction de
son département, et le 13, le cabinet se modifiait.
MM. Huelves,Fuente-Andres, Alonzo Martinez quittaient
le pouvoir : ils étaient remplaces par MM. Patricio de la
Escosura, Arias Uria et Francisco Lujan, qui prenaient
le ministère de. l'intérieur, le ministère de la justice et le
ministère de fomenlo ou travaux publics. Sans être très-
caractéristique, cette modification avait cependant un
sens conservateur dans la circonstance. Parmi les nou-
veaux membres du gouvernement, M. Lujan était un
homme sage, qui avait fait partie du premier cabinet sorti
de la révolution, et avait toujours incliné vers une poli-
tique modérée. M. Arias Uria était un député de peu de




LA FIN DE LA RÉVOLUTION lêl
signification et de peu d'importance; mais il portait au
ministère des vues très-marquées de conciliation avec
l'Église. Le principal personnage était M. Patricio de la
Escosura, aussi ardent progressiste qu'il avait été autre-
fois ardent modéré, mais homme d'esprit, orateur habile
et résolu. M. Escosura avait été dans les premiers temps
des cortès constituantes, en 1854, l'un des députés
signataires de la proposition qui mettait la monarchie
hors de cause. Peu de jours après, cette reconstitution
du cabinet se complétait par la retraite du ministre des
finances, M: Juan Bruil, qui était remplacé le 7 février
par M. Francisco Santa-Cruz.




VII


Voilà donc le ministère espagnol une fois de plus
recomposé. Ces crises permanentes témoignaient assez
de l'incertitude du pouvoir, et n'étaient propres qu'à en-
gendrer l'impuissance. Elles tenaient en partie sans
doute aux divergences intérieures du gouvernement et
en même temps à l'incohérence d'une assemblée telle-
ment morcelée et fractionnée, qu'elle ne pouvait offrit
un point d'appui à une politique sérieusement résolue.


Lorsque le cabinet était trop pressé par les partis ex-
trêmes, il se défendait avec succès; les efforts tentés
contre lui le raffermissaient un instant, le danger l'éclai-
rait et ralliait autour de lui diverses fractions du congrès.
Dès qu'il voulait agir, il se trouvait en face du désordre,
des passions et des opinions contradictoires. En ce mo-
ment même, après les remaniements ministériels du mois
de janvier et du mois de février 1856, les finances
étaient un des objets de la préoccupation publique.
M. Bruil s'était retiré sans arriver à faire adopter les
plans financiers qu'il avait proposés. M. Santa-Cruz, son
successeur, avait également son projet pour équilibrer
les recettes et les dépenses et pour combler le déficit.
Parmi les nioyens proposés figuraient Je rétablissement




LA FIN DE LA RÉVOLUTION 103
partiel de l'impôt de consumos et quelques autres com-
binaisons. La commission du budget était saisie du plan
de M. Santa-Cruz, et dans cette commission le fraction-
nement était tel, qu'on ne pouvait parvenir à s'entendre :
il y avait cinq opinions différentes, cinq groupes qui
présentaient des votes particuliers opposés au projet
ministériel. Eu un mot, un gouvernement sans unité et
une assemblée sans majorité, telle était la situation poli-
tique de l'Espagne dans les premiers mois de 1856.


Du sentiment même de cette situation naissait une
tentative pour créer une .majorité dans les cortès. Il se
formait à Madrid un cercle politique sous le nom de
Centre parlementaire. Ce cercle, destiné à rallier des
éléments de diverse nature et à faire revivre l'idée de ce
qu'on avait nommé précédemment l'union libérale,
comprenaitles hommes les plus considérables des diffé-
rents partis : le général Manuel de la Concba, MM. Rios-
Rosas,Gotnez de la Sema, Cortina, Cantero, Collado, etc.
Le Centre parlementaire n'avait d'autre but que d'orga-
niser dans le congrès une force compacte qui pût servir
de point d'appui invariable au cabinet. Son programmé
politique était l'alliance des deux généraux Espartero et
(^Donnell; dans les affaires de finances, il promettait
son adhésion au plan présenté par M. Sânta-Cruz, et
dont le cabinet tout entier faisait une question d'exis-
tence. Les. chefs de ce cercle avaient une entrevue avec
le président du conseil pour lui offrir un concours perma-
nent et décidé, et le duc de la Victoire accueillait cette
démarche avec un empressement d'où on pouvait con-
clure qu'il sentait lui-même le besoin d'adopter un sys--
tème plus net d'accord avec une majorité compacte,


L'organisatiQn du Ce»<feparîWW<W«ayaiJ un grand,




10-i LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sens politique et pouvait avoir de la portée ; mais qu'ar-
rivait-il? Aussitôt les progressistes purs prenaient l'a-
larme en voyant cette création d'une force parlementaire
qui les réduisait à l'impuissance, et ils formaient une
réunion distincte. Sentant bien que le Centre parlemen-
taire, tout en proclamant l'union des deux généraux,
serait peut-être plus favorable à O'Donnell, et que, dans
ce cercle, l'élément modéré dominait toujours, les pro-
gressistes purs se déclaraient prêts à appuyer le gouver-
nement présidé par le duc de la Victoire, qu'ils recon-
naissaient pour unique chef. En un mot, ainsi qu'ils le
laissaient suffisamment comprendre,-ils consentaient bien
à subir O'Donnel et ses amis, mais à la condition que les
uns et les autres se laisseraient absorber par le duc de
la Victoire et les progressistes.


Le Centre progressiste pur, d'abord assez mal ac-
cueilli par Espartero, espérait peser dans la balance et
peut-être ramener encore à lui le président du conseil ; il
comptait parmi ses membres les amis les plus intimes du
duc de la Victoire, le-générai Gurrea, le général Alende
Salazar. Ls question -financière était la première qui pût
mettre en présence les partis réorganisés. Les progres-
sistes purs présentaient un plan tout autre que celui de
M. Santa-Cruz : ils maintenaient les décisions précédem-
ment adoptées par l'assemblée au sujet de l'impôt de
consumos, et cherchaient à combler le déficit au moyen
de diverses combinaisons qui n'étaient que des expé-
dients, comme on verra. Le gouvernement tenait néan-
moins encore avec force pour son projet, appuyé par le
Centre parlementaire, et paraissant décidé à élever une
question de confiance; mais bientôt, la crise s'aggravant,
le cabinet opérait une sorte de mouvement de conver-




LA FIN DE LA RÉVOLUTION 105
sion. Après avoir pris un instant une altitude assez ferme, il finissait par accepter une partie des propositions finan-
cières des progressistes purs, de telle sorte que les ten-
tatives faites pour réorganiser les partis n'aboutissaient
en définitive qu'à montrer encore l'incohérence des opi-
nions'et l'indécision des Douvoirs.




VIII


On vient de voir quelques-unes des circonstances les
plus propres à mettre en relief cette situation si compli-
quée, toujours agitée par quelque crise nouvelle-, par
l'effort incessant des partis hostiles. Deux points sont
particulièrement à noter : le ministère restait livré à
deux influences opposées, également puissantes, égale-
ment nécessaires, et tous les hommes clairvoyants se
réunissaient pour conjurer une rupture. Leur politique
tout entière se résumait dans l'union des'deux généraux,
parce que dans cet accord ils voyaient provisoirement le
gage d'une certaine sécurité, d'un certain ordre relatif.
Les progressistes purs, au contraire, s'efforçaient de
faire naître la division entre les deux généraux pour
contraindre O'Donnell à la retraite et pour entrer eux-
mêmes au pouvoir sous la présidence du duc de la Victoire.


Leur rêve était la formation d'un cabinet purement
et exclusivement progressiste.- Cette situation ne faisait
que se reproduire sans cesse. Toutes les fois qu'on es-
sayait de faire un pas dans un sens ou dans l'autre,
quelque dissentiment intérieur venait ébranler l'existence
du ministère, ou les partis extrêmes renouvelaient leurs
tentatives. Les"progressistes ne réussissaient pas, ils




LA FIN . DE LA REVOLUTION 107
étaient même désavoués en quelques circonstances par le
duc de la Victoire, qui se montrait notamment très-éner-
gique dans un voyage qu'il faisait à Valladolid, à Burgos
et à Saragosse, à la fin d'avril^, pour inaugurer les tra-
vaux du chemin de fer du Nord; mais l'opposition entre-
tenait l'agitation, et .d'ailleurs elle savait trop combien
était fragile l'union entre Espartero et O'Donnell, pour
ne point conserver l'espoir d'une crise qui pouvait lui
être favorable. Veut-on suivre les péripéties de cette
lutte dans quelques incidents qui se succédaient à dater
dé ce moment ?


Le 7 avril 1856, une émeute éclatait à Valence; elle
était préparée depuis quelque temps déjà par le parti ré-
volutionnaire, et elle prenait pour prétexte le recrute-
ment, comme elle eût pris le rétablissement de l'impôt
de consumas, si le gouvernement eût persisté à soutenir
cette mesure. Le commandant militaire de la province, le
général Villalonga, n'ayant point de forces suffisantes, ne
pouvait dompter sur-le-champ l'émeute et était obligé
de suspendre les opérations de recrutement. A peine était-
il informé de cet état de choses, que le cabinet envoyait
un de ses membres, le général Zabala, ministre d'Êlat,
avec des pleins pouvoirs et des"renforts militaires pour
rétablir'l'ordre à Valence. Le général Zabala réussissait


-en effet à étouffer cette insurrection à l'aide de quelques
dispositions énergiques, dont l'une était le désarmement
de la milice nationale; mais dès qu'il rentrait à Madrid,
le parti démocratique du congrès se hâtait de dresser
contre lui un acte d'accusation. Le 23 mai, septmembres
déposaient une motion de censure, qui, en incriminant
les mesures de répression adoptées par le général Za-
bala, enveloppait le gouvernement tout entier; Le minis-




J 08 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
tère faisait face à l'ennemi, le duc de la Victoire en tète,
et il obtenait un plein succès.


Malheureusement, dans ces conditions troublées, quand
le danger ne venait pas du travail des oppositions, il re-
naissait de quelque dissentiment soudain, quoique toujours


' prévu, entre les principaux membres du gouvernement.
Peu de temps après, en effet, on apprenait qu'une crise
nouvelle venait de se produire au sein du ministère. Le
sujet de la discorde était la présence .d'un des amis
d'O'Donnell, le général Ros de Olano, dans l'un des plus
hauts postes de l'armée, à la direction de l'infanterie.
Le général Ros de Olano excitait les ombrages du duc de
la Victoire, qui réclamait son éloignement; le ministre de
la guerre refusait, d'y consentir. Cette crise d'un ordre
tout militaire eût été indubitablement finie par la disso-
lution du cabinet, si on n'eût trouvé encore une fois une
transaction. Le général Serrano, directeur de l'artillerie,


. cédait la place au général Ros de Olano, qui avait lui-
même pour successeur à la direction de l'infanterie le
général Hoyos. Serrano devenait à son tour capitaine-
général de Madrid.


Quel était le vainqueur ou le vaincu dans ces com-
binaisons? On ne ' saurait.le dire. O'Donnell gardait
autour de lui ses amis'les plus fidèles; mais selon le
vœu du duc de la Victoire, le général Ros de Olano
n'était plus à la direction de l'infanterie. Dans tous les
cas, de semblables incidents étaient singulièrement pro-
pres à entretenir la confiance des partis avancés. Dans le
mois de juin, deux ou trois propositions de censure contre
le ministre de la guerre étaient encore présentées au-
congrès, qui les repoussait comme les précédentes. Ainsi,
jusqu'au moment où les corlès allaient de-nouveau inter-




rompre leurs travaux, l'Espagne cheminait entre des dis*
eussions passionnées et des crises intimes également
énervantes pour le pouvoir, même quand le ministère
restait intact.




IX


Telle est, pour ainsi dire, la trame de cette session
parlementaire au point de vue des rapports du gouverne-
ment et des partis. Ce n'était là cependant qu'un côté
des travaux du congrès espagnol. À travers ces inter-
pellations et ces conflits ministériels, il y avait ce qu'on
peut appeler l'œuvre constitutionnelle, c'est-à-dire l'éla-
boration des lois principales destinées à réorganiser le
pays. De quoi se composait cette œuvre ? La constitution
était d'abord au premier rang. La loi fondamentale avait
été l'objet de débats qui duraient depuis plus d'une
année. Dans la première session de 1855, l'assemblée
n'avait discuté que les bases constitutionnelles ; dans la
seconde session, qui commençait au mois d'octobre, la
discussion se rouvrait sur la rédaction définitive des ar-
ticles, et elle arrivait à son terme au mois de janvier 1856.


De ce long travail sortait-il du moins un c œuv re sérieuse
et durable? Malheureusement il n'en était rien. Plus que
jamais la constitution nouvelle restait sans avenir, et,
même sans tenir compte des événements qui allaient
bientôt éclater, elle eût toujours été probablement un
ensemble incohérent de stipulations périlleuses ou im-
praticables. Dans certaines matières, comme l'adminis-




LA FIN DE LA RÉVOLUTION 1 1 1
tration de la justice, l'organisation du conseil d'État, la
constitution n'avait rien de révolutionnaire. Dans d'autres
parties, les législateurs de Madrid s'étaient plu à accu-
muler les impossibilités. Je ne citerai que les points les
plus essentiels, la création d'un sénat électif, due parti-
culièrement aux efforts de M. Olozaga, l'élection directe
par province, système éprouvé en France et reconnu
comme le moyen le moins propre à favoriser une ma-
nifestation vraie de l'opinion du pays. L'institution d'une
députation permanente dans l'intervalle des sessions
législatives ne pouvait être qu'un rouage inutile ou une
source de conflits entre les pouvoirs.


Chose curieuse ! cette loi fondamentale une fois votée,
il s'élevait une question assez inattendue. La constitution
serait-elle immédiatement promulguée? Le gouverne-
ment et l'un des membres les plus éminenis de la com-
mission constitutionnelle, M. Rios Rosas, appuyaient la
promulgation immédiate, afin que le pays arrivât sans
plus de retard à un régime régulier. Les progressistes
avancés de la commission, et M. Olozaga était de ce
nombre, demandaient que la constitution fût soumise à
l'acceptation de la reine et que la promulgation fût ré-
servée. Cette tactique avait un but, c'était de lier la
royauté, tandis que l'assemblée conserverait la plénitude
de ses prérogatives, la faculté de prolonger indéfiniment
son existence. Par le fait, la constitution n'était ni soumise,
à l'acceptation de la reine ni promulguée, de sorte
qu'elle restait dépourvue de fout caractère de légalité.
Quant aux lois organiques, successivement adoptées ou
discutées, elles étaient nombreuses : elles embrassaient
tout, les députations provinciales et les municipalités, la
milice nationale, les tribunaux, la presse. Quelques-unes




112 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
de ces lois seulement avaient été votées; la plupart res-
taient en suspens, ei de ce nombre était la loi électorale,
la plus importante cependant en de telles circonstances.
Par malheur, dans tous ces actes législatifs, c'était tou-
jours le même esprit, prétendant tout renouveler et ré-
formant tout aves légèreté, introduisant partout l 'inco-
hérence. Aussi peut-on dire qu'après deux années dévie
politique, l'Assemblée constituante de Madrid arrivait au
dernier degré de l'affaiblissement moral et du discrédit.




X


On atteignait ainsi la tin de juin 1856, c'est-à-dire au
moment où les cortes, condamnées par l'opinion et per-
sistant à vivre encore, allaient de nouveau s'ajourner,
lorsque des événements imprévus éclataient tout à coup
et venaient mettre à nu tous les éléments de l'état poli-
tique de l'Espagne. Sur plusieurs points de la Vieille-
Castille, à Valladolid, à Rio-Seco, à Plasencia, mais sur-
tout dans la première de ces villes, des bandes d'incen-
diaires se ruaient sur les propriétés privées et mettaient
le feu à des usines, à des manufactures de farine. L'au-
torité militaire avait un moment quelque peine à compri-
mer les passions d'une multitude aveugle. Le gouverne-
ment adoptait aussitôt les mesures les plus terribles; les
incendiaires qui étaient pris passaient immédiatement de-
vant les commissions militaires et étaient fusillés. Maté-
riellement l'ordre renaissait bientôt ; mais les scènes de
Valladolid excitaient une émotion profonde et jetaient
comme une lueur sinistre sur le pays, ce qui u'empê-
chait pas du reste les cortes de prendre leur congé en
laissant le gouvernement aux prises avec ces difficultés
nouvelles.


Si les événements de la Vieille-Castille n'eussent




l l 4 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
été qu'une de ces commotions populaires instanta-
nées et passagères, provoquées quelquefois par une di-
sette , — c'était le prétexte de l'insurrection, — leur
importance eût été moins grande. Rapprochés delà situa-
tion générale de l'Espagne, ils prenaient une gravité
singulière. Venant après les émeutes de tout genre qui
s'étaient succédé depuis un an à Barcelone, à Saragosse,
à Valence, dans beaucoup d'autres villes, ils montraient
que le pays tombait dans une dissolution véritable, dans
un état d'anarchie où la loi n'avait plus aucun empire, où
les passions les plus criminelles tendaient à se faire jour
et à dominer. Or quelle était la cause de cette situation
dont la gravité ne faisait que s'accroître ? Cela n'est point
douteux, on ne pouvait l'attribuer qu'à la politique
agitatrice que les partis tenaient incessamment suspen-
due sur l'Espagne, au travail de la démagogie, aux excita-
tions factieuses parties de la tribune, à la complicité des
autorités locales et de la milice nationale surtout, enfin à
l'impuissance du gouvernement, impuissance produite
elle-même par cet antagonisme dont on a vu partout les
traces et qui, depuis deux ans, était la clef de toutes les
oscillations de la politique espagnole.


C'est en vain qu'on avait voulu faire un système, un
programme politique de l'union des deux généraux
placés ensemble au pouvoir par les événements de 1854.*
En réalité, l'Espagne flottait entre deux influences op-
posées et rivales représentées par ces deux hommes,
Espartero et O'Donnell. Ce n'est pas que le duc de la
Victoire fût précisément en connivence avec tous les
émeutiers de la Péninsule qui usurpaient quelquefois
son nom; il désavouait toute solidarité de ce genre, il
rompait ostensiblement avec ceux de ses amis qui vou-




L A FIN BE L A REVOLUTION 145
laient le pousser en avant. En plusieurs circonstances,
il faisait des professions de foi très-explicitement monar-
chiques. Mais si le duc de la Victoire ne pactisait pas avec
les insurgés, il pactisait avec les idées qui mènent aux
insurrections. Il donnait des armes à tous les agitateurs
par ses indécisions, par ses faiblesses, par une abdication
complète de toute volonté. Sa présence au pouvoir était
un gage pour les factieux. On savait bien qu'il serait un
obstacle à toute initiative résolue, même dans les limites
d'un libéralisme raisonnable. Ainsi que le disait un dé-
puté démocrate peu avant les derniers événements, le
duc de la Victoire était l'espoir de la révolution, et le
comte de Lucena l'espoir de la réaction. Rien ne pou-
vait changer cet état de choses.


Quand O'Donncll avait donné le signal du mouvement
militaire du 28 juin 1854, ce n'était pas pour déchaîner
la révolution, qu'il n'aimait pas, qui répugnait à tous ses
goûts. Dépassé par les événements, entraîné au delà de '
ses prévisions par les insurrections qui éclataient à Madrid,
à Saragossc le 18 juillet, obligé dès lors d'entrer au
pouvoir en subissant Espartero et les progressistes qui le
subissaient à leur tour, il se voyait réduit à faire des
concessions pour ne point se laisser évincer, pour ne
point quitter la partie, comme on dit vulgairement. Rien
n'indique qu'il manquât de sincérité dans les transactions
périodiques auxquelles il devait consentir; mais tout in-
dique qu'il ne cessait de croire à la probabilité d'une
lutte suprême. Il s'y préparait en réorganisant l'armée,
en tenant groupés autour de lui les généraux qui l'avaient
secondé en 1854. O'Donnell ne se disait point progres-
siste, il se disait libéral. Il se soutenait pendant deux ans
dans cette situation presque impossible par un mélange




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146 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
peu commun d'énergie et d'habileté, déconcertant fort
souvent toutes les conjectures, laissant ses collègues dé-
clamer contre la réaction, et faisant face, quant h lui,
aux révolutionnaires. Non-seulement O'Donnell se main-
tenait dans cette lutte de tous les instants, mais encore
sa position ne pouvait que s'assurer et se fortifier, à me-
sure que la lassitude se répandait dans le pays et que
l'excès des désordres faisait plus manifestement sentir
la nécessité de revenir à une politique plus conservatrice.
C'est donc dans ces conditions que les scènes de la Vieille-
Castille venaient mettre le gouvernement en demeure de
prendre un parti. Or c'était là justement le nœud de la
situation.




Qu'allait faire le gouvernement?
Dès les premiers instants, aucun dissentiment sérieux


ne semblait exister entre les deux généraux; ce fut le
ministre de l'intérieur, M. Patricio de la Escosura, qui
vint allumer le conflit par son impétuosité et peut-être
aussi dans la pensée de faire sortir de cette crise le
triomphe exclusif du parti progressiste. M. Escosura se
rendait, au commencement de juillet, dans la Vieille-Cas-
tille pour faire une sorte d'enquête. Il ne voyait pas
très-clair dans ces événements. Dès son retour a Madrid,
il préparait cependant un projet de décret sur la presse
qu'il soumettait au conseil des ministres, lequel ne l'avait
nullement chargé, d'ailleurs, de cette mission. Par une
contradiction singulière, le ministre de l'intérieur cons-
tatait le mal, puisqu'il proposait un remède partiel et in-
suffisant, et en même temps, dans le préambule de son
décret, il se rattachait plus que jamais à la politique r é -
volutionnaire qui avait conduit l'Espagne là où elle était;
il se faisait l'accusateur des opinions modérées, ce qui
était attaquer le ministre de la guerre lui-même.


Si M. Escosura s'était proposé de provoquer un éclat,
il ne pouvait mieux réussir. Le général O'Donnell se pro-


•7.




118 LRS RÉVOLUTIONS D E L'ESPAGNE
nonçait immédiatement contre le projet du ministre de
l'intérieur et pour un changement radical de politique.
Plusieurs conseils-étaient tenus successivement; ils n 'a-
vaient d'autre effet que d'envenimer la querelle et de
mettre directement en lutte Espartero et O'Donnell, qui
échangeaient les paroles les plus vives. Le ministre de
la guerre finissait par déclarer qu'il ne resterait pas un
instant de plus au pouvoir avec M. Escosura, tandis que
le président du conseil déclarait, au contraire, qu'il ne se
séparerait pas du ministre de l'intérieur. Espartero
craignait de perdre son prestige aux yeux du parti pro-
gressiste en abandonnant 31. Escosura, et d'un autre
côté, si O'Donnell se prononçait aussi énergiquernent,
c'est que, sentant le moment venu pour un suprême ef-
fort, il ne doutait pas, en fin de compte, de l'appui de la
reine.
- C'est devant la reine, en effet, que la question devait
se dénouer. Un dernier conseil était tenu le 1 3 juillet au
palais, et là la querelle se ranimait tout entière. Le chef
du cabinet persistait à exiger que M. Escosura restât au
ministère, ou que le ministre de l'intérieur et le ministre
delà guerre se retirassent ensemble. C'était tenter l'im-
possible ou établir une assimilation qui n'avait rien de
fondé. Les autres membres du cabinet, étrangers à ce
qu'il y avait de personnel dans cette lutte, faisaient en-
core une dernière tentative de conciliation; ils propo-
saient la retraite collective de tous les ministres, moins
les deux généraux, qui resteraient seuls pour former une
combinaison nouvelle. Cette proposition ne fut point ac-
ceptée par le duc de la Victoire. La reine insista vaine-
ment; elle rappela au président du conseil qu'elle s'était
livrée à lui; elle finit par lui demander si, décidément,




LA FIN DE LA «ÉVOLUTION 119
il l'abandonnait. Bien que visiblement ému et troublé,
Espartero ne voulut ou ne sut point se mettre au-dessus
d'un engagement d'amour-propre, et il demeura inébran-
lable. Alors la reine congédiait tous les ministres, et
quelques minutes n'étaient point écoulées qu'elle char-
geait le général O'Donnell de former un nouveau minis-
tère, tandis que le duc de la Victoire quittait le palais
un peu surpris et mécontent des autres autant que de
lui-même peut-être.


C'était le 14. juillet, à quatre heures du matin.
O'Donnell, qui s'attendait sans nul doute à ce dénou-
aient, ne pouvait être pris au dépourvu. Quelques ins-
tants lui suffirent pour composer un cabinet dont les prin-
cipaux membres étaient M. Antonio de los Riosy Rosas,
M. Nicomedes Pastor Diaz, M. Manuel Cantero, M. Col-
lado, les uns conservateurs, les autres progressistes mo-
dérés. Ce ministère se mettait immédiatement à l'œuvre,
et son premier acte, fondé sur la situation critique du
pays, était la proposition d'un décret mettant l'Espagne
entière en état de. s iège. Le nouveau président du con-
seil faisait mieux dans la circonstance. Il s'était assuré
d'avance des moyens d'action; sans perdre de temps, il
donnait à tous les chefs de Vannée l'ordre de se tenir
prêts à tout événement, de sorte que Madrid trouvait à
sou réveil une révolution accomplie par un simple chan-
gement de ministère et un gouvernement constitué prêt
à se défendre, si on était tenté de lui offrir la bataille.




XII


Cette bataille était dans l'air. Dès le matin du 14, à la
première nouvelle de la formation du ministère, l'émo-
tion gagnait le camp des progressistes et des révolution-
naires, qui, dans l'éviction d'Espartero, voyaient le der-
nier coup porté h leurs espérances. La milice nationale
de Madrid se rassemblait aussitôt en armes et allait
prendre position, avec son artillerie, sur les principaux
points de la ville. Quelques heures plus tard, bien que
les cortès fussent suspendues, les députés présents à
Madrid se réunissaient, et M. Madoz proposait une mo-
tion tendant à déclarer que l'Assemblée n'avait point
confiance dans le nouveau ministère. Cette motion, une
fois adoptée, devait être communiquée à la reine par un
message. Le général O'Donnell, à qui la reine renvoya
ce message, se borna à répondre que le gouvernement ne
reconnaissait pas le caractère d'une réunion à laquelle
manquaient la plupart des députés, notoirement absents
de Madrid, et qui avait délibéré sous la pression d'une
insurrection déjà flagrante.


Les progressistes ne voyaient pas qu'ils ne pouvaient
mieux servir le général O'Donnell qu'en lui offrant un
combat auquel il s'était préparé; ils l'auraient bien plus




LA FIN DE LA RÉVOLUTION 124
embarrassé s'ils avaient formé une opposition régulière
sous les auspices du duc de la Victoire, retenant le mi-
nistère nouveau sur le terrain légal créé par la révolution,
ou le mettant dans l'obligation d'agir par la force, — et,
dans ce cas, ils le prenaient en flagrant délit de coup
d'État. Le parti progressiste ne vit rien de cela, ou si
quelques-uns le virent, les plus ardents l'emportèrent;
et pendant qu'une fraction de l'assemblée rédigeait des
messages inutiles, la milice nationale, sans être provo-
quée par l'armée, ouvrait elle-même le feu sur quelques
points voisins du palais.


Dès lors, il n'y avait plus à s'y tromper, le combat
commençait. La milice, à peu près tout entière engagée
dans la lutte, comptait 16,000 hommes d'infanterie,
200 chevaux, 16 pièces d'artillerie; elle était fortement
établie au centre de Madrid et occupait les principales
rues de la ville. Le ministère n'avait guère plus de 9 ou •
10,000 hommes, divisés en deux rassemblements, dont
l'un était au palais sous les ordres du général Manuel de
la Concha, tandis que l'autre était distribué à l'extrémité
opposée de Madrid, au Prado et au Retiro, sous les or-
dres du général Francisco Serrano, capitaine général de
la Nouvelle-Castille. La cavalerie, confiée au général Ur- ,
bistondo, fut chargée de faire un service de ronde à l'ex-
térieur, de maintenir les rapports entre les deux parties
de l'armée du gouvernement et d'empêcher les communi-
cations des insurgés avec le dehors.




XIII


Ainsi se présentait la journée du 15, qui fut remplie
tout entière par une lutte des plus acharnées entre l'ar-
mée et la milice. Le combat ne s'interrompit qu'un ins-
tant à la suite d'une démarche tentée par le président des
cortès, démarche à laquelle O'Donnell répondit simple-
ment en donnant une demi-heure aux miliciens pour dé-
poser les armes et se retirer chacun chez soi. Du reste, An ne peut imaginer un plus triste rôle que celui de
cette petite réunion de l'assemblée qui se tenait en per-
manence pendant que le canon se faisait entendre à ses
portes. Elle n'était pas assez résolument factieuse pour
se mêler au mouvement, elle n'avait pas assez de sens
pour répudier toute connivence avec les insurgés, à qui
elle avait donné une espèce de drapeau par son pré-
tendu vote de défiance de la veille. Elle ne faisait rien,
elle ne pouvait rien; elle attendit, puis elle disparut
sans que le gouvernement au surplus eût rien fait pour la
contrarier, assez occupé qu'il était de vider la question
autrement que par des discours.


Le soir du 15 , l'issue de la lutte commençait à n'être
plus douteuse, et le lendemain matin, par un dernier et
vigoureux effort, les généraux Coucha et Serrano combi-




LA FIN DR LA RÉVOLUTION 123
naient leurs mouvements pour précipiter l'insurrection
dans les quartiers populaires de Madrid, où elle était
définitivement étouffée en quelques heures. Le 16, la
ville resta occupée militairement, le gouvernement était
victorieux. On vient de voir le rôle de la milice natio-
nale, le rôle d'une fraction de l'assemblée constituante
pendant ces journées.


Une grande question dans ce moment était de savoir
ce qu'était devenu le duc de la Victoire depuis l'heure où
il était sorti du palais, le matin du 14 juillet. Espartero,
quittant sa maison pour ne point être exposé a des sur-
prises, s'était réfugié chez un de ses amis et s'était tenu
enfermé. Ceux des progressistes exaltés qui lui ont fait
un crime de son attitude p'assive dans ces circonstances,
qui ont même cessé depuis ce moment de le considérer
comme le chef de leur parti, ont commis l'étrange erreur
de lui demander des qualités de décision et d'action qu'il
n'eut jamais. Espartero a toujours suivi les mouvements
populaires, il ne les a jamais conduits ou dominés. En
aucun cas, il n'était homme h prendre l'initiative d'une
lutte dans des conditions aussi désavantageuses et en
face d'un adversaire aussi résolu que le général O'Don-
nell. Le duc de la Arictoire avait, pour s'abstenir, d'au-
tres motifs qui tenaient à son caractère et à sa situation.
S'il se rangeait auprès du gouvernement, il craignait
d'avoir l'air de combattre la liberté et le parti progres-
siste. En se mêlant a l'insurrection, il craignait de pa-
raître obéir à un sentiment personnel et de se laisser en-
gager, plus qu'il n'y était porté, contre la reine, qu'il
venait à peine de quitter, qui, peu d'instants auparavant
encore, le priait de rester à ses côtés.


Espartero s'était trop prononcé en faveur de la mo-




124 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
narchie depuis quelque temps pour se tourner immédia-
tement contre la royauté. Il avait trop le goût de la
popularité pour rompre avec elle par le désaveu public
d'une prise d'armes dont il sentait lui-même tout le
danger. Là était le secret d'une abstention qui perdait
momentanément Espartero aux yeux de tous les partis,
et qui complétait la victoire du gouvernement, en ce sens
que ce nom, subitement dépouillé de tout prestige,
cessait de peser sur toutes les combinaisons comme il
avait fait depuis deux ans.


Ce n'était pas tout, cependant, de vaincre à Madrid; à
peine la nouvelle du changement de ministère se répan-
dait-elle dans le pays, que l'agitation se manifestait dans
les provinces. A Jaen, à Murcie, à Grenade, à Teruel, à
Alicante, en bien d'autres villes, la milice nationale
prenait les armes, et l'hostilité contre le nouveau cabinet
se montrait sous une forme plus ou moins vive. De tous
ces mouvements provinciaux, deux seulement étaient
graves, ceux de Barcelone et de Saragosse. À Barce-
lone, notamment, il s'engageait une lutte terrible qui
durait quatre jours, du 18 au 2 2 juillet. Un chef éner-
gique, resté fidèle au nouveau gouvernement, le général
Zapatero, finissait par faire plier l'émeute, et la défaite
de l'émeute à Barcelone entraînait la soumission de la
Catalogne tout entière. Le mouvement de Saragosse,
plus pacifique dans son allure, pouvait peut-être devenir
plus sérieux, en ce sens qu'ici c'était, le commandant mili-
taire lui-même, le général Antonio Falcon, qui s'était mis
à la tête de la junte révolutionnaire instituée au nom du
duc de l'a Victoire. Ce mouvement, toutefois, n'aurait
pu avoir de chance de succès que s'il eût été appuyé et
secondé.




LA FIN DE LA RESOLUTION 128
Or, l'insurrection, étant battue à Madrid et à Barce-


lone, Espartero disparaissant de la scène, toutes les villes
se soumettant l'une après l'autre, il devenait difficile pour
la ville de Saragosse de prolonger la résistance et de
tenir longtemps coutre un petit corps d'armée que le
gouvernement faisait partir pour Saragosse, sous les
ordres du général Domingo Dulce. Par le fait, il n'y eut
pas même de lutte, et après quelques négociations de
forme, la junte révolutionnaire abdiquait, le général
Dulce entrait avec ses troupes à Saragosse et prenait
possession de la ville au nom du gouvernement, sans user
de rigueur contre les rebelles de la veille. On était au
derniers jours de juillet. La pacification matérielle de
l'Espagne était désormais complète.




XIV


Maintenant, en observant les événements dans leur
ensemble, on peut se demander quel en était le sens et
où ils tendaient. On a vu quelle en fut l'origine; le mi-
nistère, après tout, n'avait fait que se défendre. Jusque-
là, il n'y avait, de son côté, aucune trace de coup d'État;
mais, par cela même que le parti révolutionnaire renon-
çant aux moyens légaux, posait la question sur le terrain
de la force et livrait aux chances d'un combat les desti-
nées politiques du pays, il est très-vrai aussi que la situa-
tion changeait complètement, et qu'une révolution se
trouvait nécessairement accomplie après la lutte. A vrai
dire, et c'était le sens le plus clair des événements, l 'Es-
pagne se trouvait tout à coup ramenée de la révolution du
18 juillet 1854 et de ses idées au mouvement du 28 juin,
à ce mouvement connu sous le nom de soulèvement
Vicaharisle, accompli par quelques généraux et bientôt
si terriblement dépassé. Ce que le nouveau ministère eût
fait dans le cas où on ne lui aurait pas livré bataille, on
ne peut guère le savoir. Ce qu'il faisait réellement était
l'œuvre de trois mois d'existence à peine, à dater du
14 juillet 1856.




LA FIN DE LA REVOLUTION 127
Ce n'était pas une réaction violente, outrée et systé-


matique que le gouvernement voulait inaugurer. Celte
réaction n'était ni dans ses opinions ni dans ses intérêts.
Aussi, le combat fini, le ministère s'abstenait-il de toute
poursuite, de toute mesure de rigueur ; il affichait une
politique de conciliation entre les partis; il allégeait
bientôt le régime*de l'état de siège. Si les autorités des
provinces, emportées par l'esprit de réaction, mettaient
trop de zèle à dissoudre les municipalités pour les re -
composer dans un sens trop exclusif, le gouvernement,
les rappelait à l'ordre. Il ne voulait être confondu, disait-
il, ni avec le pouvoir qu'il avait remplacé, ni avec les
ministères qui avaient précédé la révolution. Sorti vain-
queur d'une lutte décisive, le cabinet du 14 juillet pré-
tendait bien, sans doute, profiter de la liberté que les
événements lui avaient faite dans l'intérêt de la réorga-
nisation du pays ; mais il prétendait aussi marcher à ce
but en restant sur son terrain, en choisissant ses moyens;
et par l'application d'un système qui concilierait les né-
cessités de l'ordre, la dignité du trône et les prérogatives
de la liberté constitutionnelle. Ce n'était pas une petite
affaire. Dans cette situation nouvelle, il y avait des diffi-
cultés capitales que la lutte avait considérablement dimi-
nuées, il est vrai, qui étaient même tranchées en prin-
cipe et en fait aux yeux de tout le monde, mais dont il
restait encore pour ainsi dire à rédiger politiquement la
solution : le gouvernement ne pouvait tarder à lés
aborder.


Dans le ministère, on l'a vu suffisamment, le général
O'Donnell était l'homme d'action; le. théoricien, le poli-
tique, le conseiller dirigeant était le ministre de l'inté-
rieur, M. Rios Rosas, homme d'un caractère un peu




128 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
difficile peut-être, mais d'un esprit élevé, d'un libéra-
lisme sincère et d'une intégrité reconnue. Ce fut M. Rios
Rosas qui se chargea de préparer les mesures principales
dans lesquelles allait se résumer la politique du ministère,
et il ne se borna pas à les préparer; il les motiva dans
des rapports étendus, éloquents, qui ressemblaient par-
fois ou à des exposés historiques ou à des traités de poli-
tique.


La première de ces mesures était un décret proposé
à la sanction de la reine, daté du 15 août et relatif à
la milice nationale. La milice de Madrid s'était faite
l'armée volontaire de l'insurrection. Dans la plupart des
provinces, les miliciens avaient pris la même attitude
d'hostilité et de révolte. Du reste, les derniers événe-
ments n'avaient fait que démontrer une fois de plus
l'incompatibilité qui a toujours existé en Espagne entre
une institution de cette nature et tout ordre régulier. De
tout temps, on a vu au-delà des Pyrénées la milice se
soulever alternativement pour les causes les plus diverses
et encourager toutes les agitations par une sorte de con-
nivence passive quand elle n'était pas directe et éclatante.
Les progressistes sensés eux-mêmes avaient renoncé à la
milice nationale avant la commotion qui leur avait rendu
le pouvoir, et la fatalité des événements avait pu seule
leur imposer ce dangereux auxiliaire. Pour un ministère
animé d'un esprit conservateur, il n'y avait plus d'hési-
tation possible. Le décret du 15 août, fortement motivé,
consacrait la dissolution définitive de la milice nationale,
premier résultat politique de la crise nouvelle par la-
quelle passait l'Espagne.


Il y avait un autre pouvoir dont l'existence n'était
pas moins impossible désormais : c'était celui des cortés




LA FIN DE LA «ÉVOLUTION 129
constituantes. Après les efforts presque factieux d'une
minorité impuissante durant les journées de Madrid,
lorsque bon nombre de députés répandus dans les p ro-
vinces avaient pris part à des actes déclarés d'hostilité
et de révolte, comment le gouvernement et les cortès
pouvaient-ils se retrouver face à face? Dans un rapport
à la reine, signé par tous les membres du cabinet,
M. Rios Rosas réduisait à sa plus simple expression
le principe de cette omnipotence que l'assemblée consti-
tuante avait cru pouvoir s'arroger; il jugeait surtout
sévèrement l'usage étrange qu'elle avait fait de son
autorité illimitée. Il résumait enfin l'épitaphe des cortès
dans cette courte phrase : « Le ciel ne leur a pas accordé
le don de la sagesse et de la modération. » Le cabinet,
d'ailleurs, n'hésitait nullement à reconnaître à la reine le
droit de dissoudre l'assemblée. Ce droit du pouvoir royal
s'était précédemment exercé sans aucune contestation et
dans une circonstance semblable, en 1837. Un décret du
2 septembre 1856 déclarait définitivement closes les
séances des cortès constituantes. Convoquées par un
décret royal du 11 août 1854 et réunies effectivement au
mois de novembre suivant, les cortès avaient duré un peu
moins de deux ans, et elles ne laissaient pas même après
elles une constitution, ou, du moins, celle qu'elles lais-
saient n'avait pas eu le temps de naître et de vivre ; elle
était destituée de toute force légale, puisqu'elle n'avait
pas été promulguée, et c'était ici une autre question à
résoudre.


Dès que la constitution votée par le congrès n'existait
pas encore et ne pouvait plus exister, quelle était la loi
politique de l'Espagne? A vrai dire, il ne pouvait y e n
avoir qu'une : la constitution de 1845, pour laquelle on




130 L E S R E V O L U T I O N S I ) E L ' E S I ' A G N E
s'était soulevé, à l'origine, et qui avait été violemment
supprimée, quoiqu'elle fût le produit d'une délibération
régulière des pouvoirs publics. Rétablir cette constitu-
tion, c'était faire simplement œuvre de légalité et ramener
la révolution de 1854 à son objet primitif, qui était d'as-
surer l'exécution de cette loi fondamentale, non de la
détruire. Entre tous les modes d'organisation politique
successivement essayés en Espagne depuis un demi-siècle,
il n'y avait point à hésiter. Le ministre soumettait donc
à la reine un décret remettant en vigueur la constitution
de 1845. « Cette loi fondamentale, disait-il, mérite une
incontestable préférence ; mais le rétablissement de la
constitution de 1845 ne s'oppose en aucune manière à
ce que Votre Majesté, d'accord avec les cortés, soumette
ce code, en ce qui serait absolument indispensable, à
une élaboration complémentaire qui corrigerait les dé-
fauts, comblerait quelques lacunes que l'expérience a
fait remarquer, fermerait la porte à de dangereuses et
abusives interprétations, fortifierait le principe parlemen-
taire, et tarirait, autant que cela est humainement pos-
sible, la source de lamentables conflits. »


Le cabinet, en effet, — et ici se décelait une velléité
dictatoriale, — proposait en même temps un acte addi-
tionnel qui, en attendant la décision des cortés, était immé-
diatement mis en vigueur comme partie intégrante de la
constitution. L'acte additionnel avait pour objet de déférer
au jury la qualification des délits de presse, de limiter la
première création de sénateurs et de régler le droit de
nommer par la suite de nouveaux membres du sénat, de
soumettre à la réélection les députés promus dans les
fonctions publiques, de fixer une durée de quatre mois
pour chaque session. Il était également stipulé que le




LA FIN DE LA RÉVOLUTION 131
souverain ne pourrait contracter mariage sans une auto-
risation législative, qu'une loi organique des tribunaux
serait proposée, que le budget devait être, présenté dans
les huit jours qui suivraient l'ouverture de la session. Le
décret rétablissant la constitution de 1845, complétée
ou modifiée par cet acte additionnel, était du 15 sep-
ti'inhiv




XV


On voit par ces principaux actes quelle était la poli-
tique du nouveau gouvernement. Le cabinet du 14 juillet
entendait réorganiser l'Espagne sans pousser trop loin la
réaction. 11 était indubitablement fort de sa récente vic-
toire; son autorité n'était nullement contestée. Il y avait
pourtant dans sa situation un vice qui ne tarda pas à se
révéler, et qui commença bientôt à laisser augurer que
cet état ne pourrait être que provisoire, que le ministère
lui-même serait inévitablement de peu de durée. Eu
donnant satisfaction au parti conservateur, qui s'était
rallié à lui dans la lutte, qui le pressait d'agir, le cabinet
ne faisait point évidemment tout ce que ce parti eût dé-
siré. Les anciens modérés d'ailleurs, en rentrant dans la
vie publique, n'oubliaient pas que le général O'Donnell
avait donné le premier signal du mouvement militaire
qui avait conduit à la révolution de 1854 ; c'était à leurs
yeux une tache indélébile. S'ils reconnaissaient sans hé-
siter les services rendus en dernier lieu par le comte de
Lucena, s'ils lui prêtaient un appui de circonstance, il
n'était pas moins évident qu'ils réservaient leurs préfé-
rences politiques à un autre chef, au général Narvaez,
qui n'attendait lui-même que l'instant favorable pour




LA FIN DE LA RESOLUTION 133
reparaître sur la scène. O'Donnell le voyait bien, et il
sentait le besoin de ne pas rompre trop absolument avec
un certain noyau de progressistes, mais ici la situation se
révélait sous un autre aspect.


Entre le président du conseil et les progressistes, il y
avait les luttes de Madrid et de Barcelone, la crise du
14 juillet. Ceux des progressistes qui, après cela, se ral-
liaient au général O'Donnell ne lui donnaient pas une
grande force, et les exaltés ne pouvaient lui pardonner
leur défaite éclatante et sanglante, de sorte que, s'il se
tournait vers les conservateurs, le général avait à ré-
pondre de la prise d'armes du 28 juin 1854; sUlse tour-
nait vers les progressistes, ceux-ci lui rappelaient sa
conduite pendant les deux dernières années, son alliance
brisée avec Espartero, ses engagements oubliés, et r e -
mettaient même sous ses yeux des discours qui deve-
naient gênants dans les conjonctures nouvelles. O'Don-
nell ne trouvait de toutes parts que des difficultés, des
hostilités ou des appuis précaires.


Au sein même du ministère, les tiraillements ne ces-
saient de se manifester. Il y avait dans le cabinet, comme
on l'a vu, plusieurs progressistes modérés, tels que
MM. Cantero et Bayarri. Ceux-ci s'étaient résignés à la
situation nouvelle et avaient accepté une place dans le
gouvernement. Ce premier pas fait, ils prenaient leur
parti des grandes réformes politiques devenues inévi-
tables, de la dissolution de la milice nationale et des
cortés constituantes. Ils résistaient néanmoins dans les
détails, ils disputaient leur adhésion; le général CTDon-
nell, par calcul, les appuyait même quelquefois, et ce
n'était point sans combat que M. Bios Rosas parvenait à
emporter l'adoption des principales mesures qu'il pro-8




134 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
posait. De là des difficultés incessantes qui se produi-
sirent un jour par un incident public.


Outre les grandes questions politiques qui avaient été
résolues jusque-là, il en restait une d'une nature sin-
gulièrement délicate : c'était celle du désamortissement
civil et ecclésiastique. La loi de désamortissement, votée
par les cortès constituantes, continuerait-elle à rece-
voir son exécution ou serait-elle suspendue? Peu après
son entrée au pouvoir, le ministre des finances, M. Can-
tero, se hâtait d'envoyer des circulaires pour presser la
vente des biens de main-morte; ces circulaires, qui
n'étaient, après tout, que l'expression de l'opinion per-
sonnelle d'un membre du cabinet, ne décidaient rien en
principe. Au mois de septembre, M. Cantero proposait un
décret tendant à ouvrir un crédit de 30 millions de réaux
qui seraient affectés à la réparation dos églises. Cette
somme devait être prise sur les produits de la vente suc-
cessive des biens du clergé. Le calcul était clair : au
moyen d'une destination pieuse, il s'agissait de faire con-
sacrer indirectement le principe du désamortissement et
de donner une sanction nouvelle à la loi votée par l'as-
semblée constituante. Dans un premier conseil tenu en
l'absence du ministre de l'intérieur, le projet de M. Can-
tero ne souleva pas d'oppositfon. Au conseil suivant,
M. Rios Rosas combattit ouvertement cette mesure, et il
était d'autant plus fort qu'il avait l'appui de la reine,
qui non^seulement se refusait à sanctionner le décret
projeté, mais encore demandait la suspension de la vente
des biens du clergé.


Dès lors la question était nettement posée sans qu'on
pût reculer. Engagé par ses circulaires antérieures et par
sa proposition, M. Cantero ne crut pas pouvoir sacrifier




LA FIN DE LA RE'vOLUTIOJi 135
à ce point son opinion, il donna sa démission, et il fut
remplacé par un administrateur, jeune encore, estimé
pour son habileté et jusque-là étranger à la politique,
M. Pedro Salaverria. Cette petite crise se dénouait le
20 septembre, et trois jours après, le 23, un décret
royal suspendait la vente des biens ecclésiastiques. Les
mêmes difficultés se reproduisaient au sujet de la levée
du séquestre mis en 1854 sur les biens de la reine Marie-
Christine, et ici l'embarras était d'autant plus grand que
le général O'Donnell lui-même s'était associé à celte me-
sure, que le ministre de la marine, M. Bayarri, avait
signé, comme membre d'une commission des cortès, un
véritable acte d'accusation contre la reine-mère. Qu'on
remarque, néanmoins, que chacune de ces questions
était résolue dans un sens conservateur, — et en dehors
du cabinet la réaction marchait plus vite encore, par cette
sorte de logique secrète qui gouverne les situations.




XVI


On arrivait ainsi aux premiers jours d'octobre. Malgré
tout, le cabinet pouvait se croire assez fort. On ne croyait
pas à sa durée, mais il ne paraissait pas au bout de sa
carrière. Les principaux ministres, le général O'Donnell,
M. Rios Rosas, étaient bien vus de la reine dont ils sem-
blaient avoir toute la confiance. Rien n'indiquait une
crise immédiate, lorsque la scène changea tout, à coup,
et l'arrivée du général Narvaez à Madrid ne put être
étrangère à ce brusque changement. La présence du
général Narvaez à Madrid, c'était le symptôme d'un péril
imminent pour le comte de Lucena, parce que le duc de
Valence était l'homme actif, le chef éminent et reconnu
du parti conservateur, dont les opinions triomphaient
après tout. Si le cabinet se fit un moment illusion sur la
possibilité de prolonger son existence, il fut bientôt dé-
trompé, et il faut bien aborder quelques-uns de ces dé-
tails particuliers qui tiennent une si grande place dans la
politique en Espagne, qui se mêlent à toutes les crises.


Le cabinet, dis-je, se trouvait politiquement dans des
conditions telles, que les progressistes modérés, même
en se ralliant à lui, ne pouvaient plus lui être d'aucun
secours, et que les conservateurs, après l'avoir appuyé




LA FIN DE LA REVOLUTION 137
au premier instant,, ne pouvaient le considérer comme le
représentant définitif de la situation nouvelle. Par suite
de l'arrivée à Madrid du général Narvaez, les conser-
vateurs purs se sentaient en mesure de faire face à toutes
les circonstances. Que fallait-il désormais? Un prétexte,
une occasion.


Le 10 octobre, jour anniversaire de la naissance de
la reine, un bal était donné au palais. Le matin encore,
un conseil avait été tenu, et aucun nuage ne s'était élevé;
le cabinet restait plus que jamais plein de confiance. Le
soir, la reine comblait tout d'abord de ses prévenances
les principaux ministres; mais bientôt, dans le bal, les
attentions d'Isabelle allaient chercher le personnage le
mieux fait pour exciter les ombrages du cabinet, le duc
de Valence lui-même. Ces attentions prirent un tel carac-
tère que le président du conseil s'en émut. Entré au
palais plein de confiance, le comte de Lucena le quitta
ii demi-éclairé sur la situation, un peu froissé et résolu,
dans tous les cas, à provoquer une explication.


Une crise nouvelle était ouverte. Évidemment il y avait
depuis quelques jours autour de la reine tout un travail
persistant pour l'amener à faire un pas de plus dans la
réaction et à rappeler au pouvoir le parti conservateur
pur : ce travail se manifestait par toutes sortes de symp-
tômes. La reine hésitait néanmoins à se séparer du gé-
néral'O'Donnell, dont elle reconnaissait les services, de
M. Rios-Rosas, dont elle appréciait la valeur et le dé-
vouement. Aussi, lorsque le lendemain le président du
conseil parlait d'offrir sa démission et celle de ses col-
lègues, la reine ne répondit-elle pas tout de. suite. D'un
autre côté, quelques hommes actifs du parti conserva-
teur, sentant l'heure venue, ne négligeaient rien pour




138 L E S R E V O L U T I O N S D E L ' E S P A C N E
presser le dénoûment et ne laissaient point ignorer à la
reine qu'elle n'avait qu'un mot à dire pour avoir un nou-
veau ministère. Une décision ne fut prise que dans la
nuit du 1 1 . au 12 oclobre. A ce moment la reine envoya
prévenir le général O'Donnell qu'il pouvait présenter sa
démission, et en même temps elle appelait au pouvoir le


Le ministère du 14 juillet se retirait en effet le 12 oc-
tobre, en dissimulant sa chute sous le prétexte d'un dis-
sentiment sur la question de la vente des biens de main-
morte, et le général Narvaez composait un cabinet où il
avait la présidence du conseil sans portefeuille. Les
autres personnages appelés à former cette combinaison
étaient M. le marquis de Pidal, ministre des affaires
étrangères; M. Candido Nocedal, ministre de l'intérieur;
M. Manuel Seijas Lozano, ministre de grâce et de jus-
tice ; M. Claudio Moyano y Samaniego, ministre de fo-
mcnto ou de travaux publics; M. Manuel Garcia Barza-
nallana, ministre des finances; le général Urbistondo,
ministre de la guerre; le général Lersundi, ministre de
la marine.


On peut voir tout de suite un des caractères de ce
cabinet; il ne naissait pas bien. Au lieu d'avoir une.
grande et sérieuse origine, il venait au monde par ln
grâce d'une petite révolution de palais, et sous ce rap-
port du moins cette crise mettait en lumière un fait sin-
gulièrement éloquent, c'est que dans ces premiers évé-
nements, le seul, le vrai vainqueur avait été le pouvoir
royal, désormais affranchi et mis en position de choisir
librement ses conseillers, de ne plus compter même avec
ceux qui avaient livré bataille pour lui. Quant à la signi-
fication particulière du nouveau cabinet, elle était assez




LA FIN DE LA RÉVjffLOTÏON 139
claire. Le ministère du 14 juillet avait ramené la révolu-
tion à son point de départ, au mouvement du 28 juin
1854 et aux idées de ce qu'on nommait ¥ union libé-
rale; le ministère du 12 octobre 1856 allait plus loin en
remontant le cours des choses : il se formait pour effacer
la trace de tout ce qui pouvait rappeler les mouvements
insurrectionnels de 1 8 5 4 , pour ramener purement et
simplement l'Espagne à l'ordre existant avant la révolu-
tion. C'était une politique avouée de restauration qui
triomphait.




XVII


Cette politique se dessinait immédiatement. Une série
de décrets royaux, publiés le 13 et le 14 octobre 1856,
établissait nettement la situation nouvelle. Toutes ¡es
dispositions adoptées depuis deux ans par les ministères
successifs et tendant à affaiblir l'autorité du concordat
de 1851 étaient annulées. La loi de désamortissement
était définitivement et absolument suspendue dans toutes
ses parties. La constitution de 1845, déjà rétablie, était
confirmée comme loi fondamentale de l'État votée par
les chambres et revêtue de la sanction de la couronne;
seulement elle était désormais débarrassée de l'acte addi-
tionnel, œuvre du précédent cabinet, et en ceci il n'est
point douteux que le ministère du 12 octobre était logi-
que. Dès qu'on revenait au régime légalement établi
avant 1854, c'était faire un acte inconséquent de dicta-
ture que de le modifier de son autorité propre. Les mi-
nistres du 12 octobre le disaient dans leur rapport à la
reine : « La loi constitutionnelle de la monarchie, en tant
que décrétée et sanctionnée par Votre Majesté, d'accord
avec les cortés du royaume, ne peut être modifiée ou al-
térée qu'avec le même consentement et le même accord.
Agir autrement serait manquer aux prescriptions essen-




LA FIN DE LA RÉSOLUTION 141
tielles de cette même constitution : ce serait introduire
l'instabilité et l'incertitude dans les conditions de notre
organisation politique... »


Agir ainsi, c'était à la vérité supprimer deux années
de révolution, mais c'était aussi attester la puissance
toujours vivante de la légalité. Le cabinet, du reste, r é -
servait aux cortès la décision définitive sur l'acte addi-
tionnel ; quant à lui, au fond il se promettait de soumettre
aux chambres quelques modifications constitutionnelles
dans un tout autre sens. En même temps, un décret du
15 octobre remettait en vigueur les anciennes lois sur le
conseil royal, sur l'administration provinciale et munici-
pale, comme étant le complément naturel et nécessaire
delà constitution de 1845. D'autres actes successifs ve-
naient montrer sous ses faces diverses la politique du
nouveau cabinet. C'est ainsi qu'un décret reconnaissait
et confirmait les grades et distinctions accordées par le
général Blaser, alors ministre de la guerre, aux militaires
qui avaient combattu la révolution de 1854 (1). Peu
après, le 2 novembre, la législation de 1845 sur la presse
était également rétablie, et une circulaire ministérielle,
commentant celte législation, assignait d'assez étroites
limites à la discussion des journaux. Bientôt le conseil
royal ou conseil d'État était reconstitué, et il se rouvrait
naturellement à beaucoup d'hommes qui en avaient déjà
fait partie. Les contributions supprimées par la révolu-
tion étaient rétablies; en un mot, l'Espagne se retrou-


(1) Le cabinet modéré, on le voit, faisait à son tour et au profit des
aions ce que le cabinet de la révolution avait fait au profit des pro-
gressistes. De là cette immense quantité d'employés en activité ou en
disponibilité. Le trésor espagnol a pu savoir ce que coûtent les révo-
lutions.




142 L E S R E S O L U T I O N S D E L ' E S P A C N E
vaitpeu à peu telle qu'elle avait été pendant dix années,
avec tout son régime politique et administratif.


Il faut ajouter que cette sorte de restauration, com-
mencée par le ministère précédent et continuée par le
nouveau cabinet dans de plus larges proportions, s'ac-
complissait au milieu d'un calme général. Le gouverne-
ment, dans les mains du duc de Valence, ne rencontrait
aucune résistance matérielle; c'est à peine si, au mois
de novembre, il y avait à Malaga une petite échauflburée
qui était immédiatement comprimée.




x v m


On. le voit, tout avait marché rapidement au-delà des
Pyrénées. Au commencement de 18Ô6, l'Espagne est
encore avec sa révolution embarrassée d'elle-même, avec
ses cortès constituantes et son ministère affaibli par les
divisions. L'horizon est éclairé d'une façon sinistre par
les incendies de Valladolid. Le 14 juillet, la lutte s'engage
entre la révolution et l'esprit conservateur, qui fait un
effort pour reprendre la direction du pays ; elle se dé-


"noue par la défaite des partis révolutionnaires. Le minis-
tère formé dans le plein et légitime exercice de la préro-
gative royale l'emporte, et s'efforce de faire prévaloir une
politique de réparation, de réorganisation.


Trois mois sont à peine écoulés, l'étape du cabinet
O'Donnell-Rios-Rosas est achevée, et un nouveau minis-
tère monte au pouvoir comme pour attester plus complè-
tement la victoire des principes monarchiques. De deux
années de révolution, il ne reste plus que le souvenir et
des actes éphémères qui disparaissent l'un après l'autre.
Aucun trouble matériel n'agite le pays. Rien n'embarrasse
l'action du gouvernement. Malgré tout, cependant, le
cabinet du 12 octobre n'était pas dans une situation des
plus faciles ; il n'était pas longtemps au pouvoir sans ren-
contrer des difficultés de diverse nature, les unes publi-




144 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
ques, ostensibles et transitoires, les autres plus délicates et
d'un ordre plus intime. La principale difficulté était d'une
nature essentiellement politique; elle résidait dans le
mouvement de réaction qui emportait les esprits, dans le
jeu des passions, dans l'incohérence des partis.


D'abord le ministère avait à triompher du vice de son
origine, si l'on peut ainsi parler. Sans doute il était né
régulièrement d'un acte libre et spontané de la reine.
C'était sa force, si l'on veut, et c'était aussi sa faiblesse,
car il se trouvait par là placé sur un terrain assez mou-
vant, exposé à tous les souffles de la fortune des palais,
sans appui réel contre toutes ces influences, souvent in-
saisissables, quis'agitent autour des souverains. Le géné-
ral O'DonHell avait dû céder la place, parce qu'il tenait
trop encore à la révolution, parce qu'il ne paraissait point
assez décidé dans le sens de la réaction monarchique;
le général Narvaez à son tour pouvait-il donner tout ce
qu'on lui demanderait? Et s'il résistait, ne risquait-il pas
de disparaître dans une autre révolution de palais?
C'était une question.


Il n'est pas douteux qu'il y eut un moment à Madrid,
vers la fin de 1856, où, sous le nom de la reine et sous
le voile d'une restauration nécessaire, s'abritaient les
plus compromettantes aspirations. Il y avait en effet
au-delà des Pyrénées, et surtout depuis la dernière ré-
volution, bien des hommes, des esprits singuliers qui,
fatigués ou dégoûtés du régime représentatif, caressaient
le vœu de revenir tout doucement à un absolutisme mi-
tigé, et rêvaient toute une reconstitution politique avec
des cortès aux pouvoirs très-limités, consultatives en
quelque sorte. Si la masse du parti modéré n'allait pas
jusque-là, elle ne semblait pas inaccessible à la pensée




LA FIN DE LA RÉVOLUTION" 145
de contenir fortement, de restreindre l'action parlemen-
taire. C'était à tout prendre l'idée de la réforme consti-
tutionnelle que M. Bravo Murillo avait proposée quelques
années auparavant, qui avait conduit à la crise de 4854,
et qui reparaissait après la défaite de la révolution. Le
gouvernement se trouvait eu présence de ces velléités de
réaction auxquelles les événements communiquaient une
force nouvelle. Par lui même d'ailleurs, tel qu'il était
composé, le ministère n'était guère propre à les dominer.
S'il y avait dans son sein des hommes, le général Nar-
vaez en tête, qui tenaient toujours aux conditions essen-
tielles du régime constitutionnel, d'autres en faisaient
bon marché. Le ministre de l'intérieur, M. Candido No-
cedad, jeune encore, ambitieux et récemment converti au
néo-catholicisme, faisait de la réaction à grand fracas.
Le ministre de la guerre, le général Urbistondo, qui était
un soldat loyal, mais qui avait servi dans l'armée carliste,
était soupçonné de pousser fort loin les idées de réaction.
En un mot, le ministère se trouvait livré à deux influences
contraires, et par le fait, dans les chambres nouvelles,
bientôt convoquées pour mettre le sceau à cette restaura-
tion de toutes choses, c'est l'influence réactionnaire qui
allait l'emporter par la réforme du sénat, par des règle-
ments restrictifs imposés aux chambres, surtout par une
loi sur la presse, dure, impitoyable, à laquelle le nom de
M. Nocedad est resté attaché.


Là résidait le danger; l'ennemi secret, dans cette situa-
tion nouvelle, c'était cette pensée d'absolutisme, impuis-
sante, il est vrai, dès qu'elle se manifestait trop crûment,
mais toujours prête à faire irruption, et aussi compro-
mettante pour le parti modéré que pour le ministère
lui-même. A"y regarder de près, les grands changements


9




146 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
accomplis depuis quelques mois n'avaient eu qu'un ré -
sultat : la lutte n'était plus entre les principes constitu-
tionnels modérés et les principes progressistes ou révo-
lutionnaires , elle était désormais entre les opinions
conservatrices relativement libérales et des opinions dont
on ne pouvait méconnaître le caractère absolutiste, qui
poursuivaient depuis longtemps, qui n'ont cessé de pour-
suivre une véritable campagne contre toutes les idées et
toutes les habitudes du régime parlementaire. C'était là
le vrai péril et c'était ce qui plaçait l'Espagne sur le
chemin de révolutions nouvelles, au moment même où
elle sortait à peine d'une révolution.




III


L'UNION LIBERALE ET LES PARTIS POLITIQUES
I


Un de ces souffles qui courent aujourd'hui en Europe
jette l'Espagne dans une guerre contre les barbares
d'Afrique. Pour la première fois depuis longtemps, les
soldats espagnols vont porter le drapeau de Castille hors
des frontières, sur d'autres champs de bataille que ceux
de la guerre civile ; ils vont faire ce que leurs ancêtres
du seizième siècle appelaient une jornada, quand ils
allaient dans cette même Afrique ou en Amérique. Un
des plus curieux phénomènes est la commotion électrique
qui a soulevé la Péninsule à cette perspective d'une cam-
pagne dans le Maroc. Qu'on ne s'y trompe pas, c'est en-
core la guerre contre les Maures, et c'est ce qui a fait la
popularité de l'expédition du Maroc, comme si sous ce
vernis moderne l'âme de ce peuple n'était vraiment vi-
vante que par le sentiment de son passé, de ses souve-
nirs et de ses traditions. Le jour où le président du con-


LE RÈGNE DE L'UNION LIBÉRALE


ET LE MINISTÈRE DE C INQ ANS


(1860)




148 L E S R E ' V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
seil, le général O'Donnell, a porté aux cortes de Madrid
le message de guerre, toutes les opinions ont oublié leurs
griefs et leurs ressentiments pour se confondre dans une
pensée de patriotisme. La presse elle-même a promis de
servir en volontaire. Une trêve s'est faite entre le gou-
vernement et.les partis.


C'est la fortune du général O'Donnell, dans une car-
rière politique qui n'a point jaté sans agitations et sans
incertitudes, de trouver l'affermissement momentané de
son pouvoir, ministériel dans deux actes qui répondent
au même instant à des intérêts ou à des sentiments d'une
nature diverse, et qui ne sont pas entièrement le fruit du
hasard. L'un de ces actes est la guerre du Maroc; l'autre
est le règlement obtenu du saint-siége pour toutes les
questions de désamortissement ecclésiastique. Par l'ar-
rangement avec Rome, le cabinet du général O'Donnell
met fin sans violence à l'une des plus délicates et des
plus épineuses complications nées des révolutions mo-
dernes de l'Espagne ; par l'expédition d'Afrique, il fait
vibrer ce sentiment patriotique plus fort et plus éclatant
que toutes les passions des partis; il crée l'unanimité des
opinions. Est-ce à dire pourtant que par cette unanimité
tous les problèmes soient résolus, que tous les éléments de
la situation intérieure de la Péninsule soient subitement
transformés, et que ce ministère même, qui existe depuis
plus d'un an à Madrid, sous la présidence du général
O'Donnell, puisse se promettre un avenir sans luttes, as-
sis sur un ébranlement de l'opinion ? Toute la vie récente
de l'Espagne est la plus claire révélation de cet ordre de
problèmes intérieurs, qu'une nécessité heureuse de pa-
triotisme peut momentanément éclipser sans en suppri-
mer le caractère permanent et essentiel.




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 149
Tout ce qui arrive en politique depuis quelque temps


au-delà des Pyrénées découle d'un fait dominant qui
éclaire tous les autres, et qui n'est même plus aujour-,
d'hui particulier à l'Espagne : c'est la dissolution des
anciens partis. Depuis que le régime constitutionnel
existe à Madrid, deux grandes opinions, on- le sait, se
sont disputés la prééminence : chacune a eu son jour;
l'une et l'autre ont péri, on du moins ont vu diminuer no-
tablement leur force et leur prestige. Le parti modéré,
qu'on pourrait appeler le vrai créateur de la monarchie
nouvelle au-delà des Pyrénées, a été puissant tant qu'il
est resté animé de l'esprit par lequel il s'était élevé au
pouvoir; la décadence a commencé pour lui le jour où il
a été livré à des dissensions intérieures qui laissaient sans
garantie le principe même des institutions, lorsqu'il n'a
plus eu strictement une politique, partagé qu'il était en
fractions ennemies qui avaient cessé de s'entendre sur la
direction essentielle du gouvernement. Il a succombé par
l'excès des passions personnelles et des divisions, et une
fatale série de déviations, de démembrements, l'a con-
duit un jour en face de la crise de 1854, dans laquelle il
a disparu. Le parti progressiste, à son tour, a eu ses pé-
riodes de règne au-delà des Pyrénées, en 1836, en 1840,
en 1855. Ses victoires, irrégulières et violentes, dues le
plus souvent aux défaillances de ses adversaires encore
plus qu'à ses propres forces, ont toujours été précaires.


La durée de ses dominations a eu pour limites l'im-
puissance de ses idées et son incurable inaptitude à
concilier les institutions libres avec la paix intérieure,
avec le sentiment monarchique du pays. Et lui aussi,
dans cette carrière pleine de victoires éphémères et de
défaites prolongées, il a eu ses divisions. Les uns ont




150 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
voulu marcher toujours en'avant dans la voie d'un libé-
ralisme indéfini qui allait rejoindre la démocratie pure;
d'autres ont senti la nécessité de se modérer, de devenir
plus pratiques, de telle sorte qu'en présence du parti
modéré qui périssait de ses incohérences, le parti pro-
gressiste est arrivé, lui-même divisé, à la révolution
de 1854, héritant à l'improviste d'un pouvoir qu'il n'était
pas préparé à recueillir et dont il n'a plus su que faire,
placé entre la logique perturbatrice de ses idées et les
velléités à demi conservatrices d'une certaine fraction des
anciens exaltés. C'est ce qui a fait de celte révolution le
modèle des convulsions inutiles, un mouvement sans
avenir qui est allé se perdre un jour dans une émeute,
au mois de juillet 1856, expirant au bout de l'épée du
général O'Donnell.




II


Je ne suis pas si loin qu'on le dirait de la situation de
l'Espagne en 1859; elle est là au contraire en germe,
cette situation, — dans cette impuissance tour à tour
constatée des deux opinions à vivre de leur ancienne vie,
dans ce fractionnement qui a été l'inévitable origine de
combinaisons nouvelles. L'Espagne a offert un nouveau
spectacle. Tandis qu'une partie des anciens modérés se
laissait entraîner par ses instincts monarchiques jusqu'aux
limites de l'absolutisme, que les progressistes les plus
ardents, de leur côté, allaient jusqu'au radicalisme dé-
mocratique, il se formait entre les deux camps extrêmes
pour ainsi dire un terrain vague où se rencontraient les
plus libéraux parmi les conservateurs et les plus conser-
vateurs parmi les progressistes.


C'està travers cette série de métamorphoses qu'on voit
poindre une idée qui a eu ses orateurs et ses publicistes,
M. Pacheco, M. Rios-Rosas, M. Pastor Diaz, qui a rap-
proché quelquefois dans des alliances passagères des
hommes venus de bords opposés, mais qui n'était apparue
au premier moment que comme une aspiration, inquiète
ou comme un thème de polémique. Elle a existé et elle
est devenue une réalité politique le jour où elle a eu,




152 LES RÉSOLUTIONS DE L'ESPAGNE
elle aussi, ce qui fait vivre tous les partis en Espagne,
une personnification militaire. Le général Narvaez a
conduit longtemps l'ancien parti modéré, qui lui a dû
un règne prolongé et dont il est resté le chef jusqu'au
bout. Le parti progressiste s'est personnifié dans le duc
de la Victoire, qui l'a aidé à vivre et à mourir. O'Donnell
s'est fait à son tour le représentant et le chef du parti
nouveau ou de cette fusion de tous les partis qu'on a
appelée l'union libérale. La variété même de sa vie, en
lui suscitant plus d'un obstacle, l'appelait peut-être aussi
à ce rôle. Par ses traditions premières et par son instinct
monarchique, il tient malgré tout 3u parti conservateur;
par le mouvement d'insurrection dont il prit l'initiative
en 1854 et par une certaine solidarité avec l'esprit pri-
mitif de cette révolution, il reste lié au libéralisme; par
son caractère et, si l'on veut, par son ambition person-
nelle, il n'était pas homme à laisser fuir l'occasion de se
créer une position distincte et supérieure en politique.
C'est ainsi que, profitant des circonstances, le général
O'Donnell a pu devenir l'homme d'une situation, le porte-
drapeau d'une politique qui n'était ni la politique du
parti modéré, ni celle des progressistes, et dont le
moindre mérite à ses yeux n'était pas sans doute d'avoir
un premier poste à offrir, de n'exister pour ainsi dire
que par lui.


Le dernier règne du parti conservateur est peut-être
ce qui a le plus servi cette combinaison nouvelle ; il en a
du moins aidé l'avènement. A dater du 12 octobre 1856,
jour où les modérés retrouvent presque miraculeusement
le pouvoir, quelle est en effet la situation de l'Espagne?
Pendant deux ans, on voit les ministères conservateurs
se succéder, cherchant partout un point d'appui et ne le




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 153
trouvant jamais : le ministère Narvaez cédant à un souffle
de réaction et disparaissant devant l'opinion, dans une
bourrasque d'impopularité (15 octobre 1857); le minis-
tère Armero-Mon essayant de donner une couleur plus
libérale à sa politique et tombant devant le congrès
(14 janvier 1858) ; le ministère Isturiz s'efforçant de con-
cilier toutes les divergences, d'éviter les cliocs et les
luttes, et toujours prêt à périr de faiblesse, On en était
là justement en 1858. La politique était à bout de voie
en Espagne.


Le dernier de ces pouvoirs modérés, le ministère
Isturiz, vacillait entre toutes les influences contraires,
héritier impuissant d'une situation compromise. S'il se
laissait aller à l'excès des entraînements conservateurs,
il perdait le prestige et la force morale de la pensée
de conciliation qui avait été sa raison d'être à l'ori-
gine, et d'ailleurs M. Isturiz n'était point l'homme d'une
politique décidément réactionnaire; s'il faisait un pas
vers le libéralisme, il était menacé par le congrès, dont
il recevait un appui à demi protecteur, tempéré par la
méfiance et nullement sympathique. Il pouvait peut-être
ajourner encore les difficultés en se mettant pour le mo-
ment à l'abri des querelles parlementaires par la clôture
de la session, et il l'essayait en effet le 14 mai 1858 ;
mais c'était là un expédient qui pouvait tout au plus ai-
der à gagner quelques mois, ce n'était pas une solution.
Il y a mieux : par le fait même de cette clôture précipi-
tée des chambres, le ministère avait fait un pas plus dé-
cisif qu'il ne le pensait; il s'était créé d'avance à lui-
même l'impossibilité de se retrouver en présence d'une
majorité froissée et irritée.


C'est alors que s'ouvrait l'inévitable crise. Cette crise




154 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
était dans la situation sans doute; elle était précipitée en
ce moment par l'avènement aux affaires d'un nouveau
ministre de l'intérieur, M. Posada Herrera, qui entrait au
pouvoir avec l'idée arrêtée de prendre entre les partis
une attitude plus hardie. M. José Posada Herrera avait
été progressiste autrefois; comme bien d'autres, l'expé-
rience venant, il n'avait pas tardé à se rallier au parti
conservateur. Sans être un homme brillant et fécond en
ressources, il avait professé avec talent le droit adminis-
tratif; il était en ce moment même fiscal ou procureur
général au conseil d'État, et depuis quelque temps il ten-
dait visiblement à prendre un rôle plus actif dans la po-
litique.


C'était un Galicien qui, faute de qualités brillantes,
avait la ténacité et l'esprit pratique de son pays natal.
M. Posada Herrera avait fait de la suspension des
chambres la condition de son entrée au ministère, et il
était logique, à dire vrai, lorsque peu de jours après il
proposait d'ans le conseil deux mesures tendant à créer
une situation entièrement nouvelle, — la dissolution du
congrès et la rectification des listes électorales pour ar-
river à la formation d'un nouveau parlement. Il pensait,
non sans quelque raison, que la clôture précipitée de la
session n'était qu'une inconséquence mortelle si elle ne
conduisait à la dissolution du congrès, et à ses yeux la
première condition d'un appel au pays était la révision
des listes électorales, composées de façon à ne donner
qu'une représentation inexacte ou incomplète de l'opi-
nion publique. M. Posada Herrera soutenait ces idées
avec la hardiesse d'un homme qui voulait marcher en
avant sans se laisser asservir aux prétentions ou aux
combinaisons routinières des partis, sans dissimuler que




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 155
désormais il ne voyait pour la reine que deux sortes
d'ennemis, les radicaux avec leur chimère de république
et les absolutistes avec leur rêve de restauration du
passé, — tous les autres, modérés ou progressistes, étant
des constitutionnels de nuances différentes qu'on devait
s'efforcer de grouper autour du trône par un système de
juste et tolérant libéralisme.


C'était assez pour ébranler le cabinet en mettant la
division entre les ministres. Les uns, — et le président
du conseil, M. Isturiz, était du nombre, — eussent peut-
être volontiers suivi le ministre de l'intérieur; les autres
se refusaient à sanctionner des actes dans lesquels ils
voyaient le désaveu de tout ce qu'avait fait le parti con-
servateur depuis deux ans. On ne put s'entendre, et le
cabinet Isturiz disparaissait après moins de six mois
d'existence. Au milieu de ces incertitudes, la reine, pre-
nant un parti décisif, donnait gain de cause à la politique
soutenue par M. Posada Herrera, appuyée par le ministre
de la marine, le général Quesada, et elle appelait au
pouvoir l'homme le plus propre, par son autorité comme
par sa position, à personnifier cette politique, — l e gé-
néral don Leopoldo O'Donnell. Ainsi naissait à travers
toute sorte d'intimes péripéties le cabinet du 30 juin 1858,
dont le comte de Lucena devenait le chef, où entraient
MM. Saturnino Calderon Collantes, Pedro Salaverria,
Santiago Fernandez Negrete, le marquis de Corvera, et
où M. Posada Herrera et le général Quesâda restaient
comme le trait d'union entre le ministère Isturiz et la
combinaison nouvelle. Toutes les conditions politiques
de l'Espagne se trouvaient subitement déplacées, et
par un jeu bizarre des choses, O'Donnell remontait
au pouvoir l'anniversaire du jour où il avait livré le




156 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
combat de Vicalvaro en 1854, à la tête d'une sédition
militaire.


A n'observer que l'apparente situation de l'Espagne,
c'était une péripétie fort inattendue. Depuis qu'il avait
quitté le ministère, trois mois après avoir dompté la
révolution en 1856, le général O'Donnell semblait plutôt
réduit à une attitude défensive. On l'avait vu, dans la
session de 1857, obligé un jour de faire face à une
agression directe et vive d'un membre du sénat, le
général Eusebio Calonge, qui le mettait en cause pour
avoir porté la main sur la discipline militaire, en faisant
de l'armée un instrument de sédition. Çe défi, le comte
de Lucena l'avait relevé avec hardiesse et avec hauteur,
rappelant l'histoire de tous les partis et de tous les
hommes qui s'étaient alternativement insurgés depuis
vingt ans, ravivant le souvenir des extrémités où était
arrivée l'Espagne en 1854, se justifiant par l'adhésion
secrète ou avouée de beaucoup de modérés, et se faisant
une arme de la complicité du général Narvaez lui-même
dans toute cette opposition dont l'insurrection de Vical-
varo n'avait été que le couronnement. Puis, il finissait en
disant : « Ma reine et mon pays m'ont jugé, l'histoire me
jugera. »


Depuis ce moment il s'était tu, restant toujours moins
un chef de parti qu'une personnalité considérable, en-
touré de quelques amis dévoués, mais assez antipathique
à la majorité des chambres. Cette antipathie était d'ail-
leurs si réelle, si peu dissimulée, qu'au commencement
de la session de 1 8 5 8 , le général Calonge, le même qui
s'était fait l'accusateur d'O'Donnell, avait été élu, par
une sorte de distinction, secrétaire du sénat, et il avait
suffi au ministère du général Armero de paraître incliner




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 157
vers l'union libérale et les amis du comte de Lucena
pour être renversé par un vote du congrès. Dans cet
ensemble de faits et de symptômes extérieurs, rien donc
ne semblait conduire à un ministère O'Donnell, comme à
la solution naturelle des difficultés du moment. A consi-
dérer de plus près les événements, cette évolution de la
politique espagnole avait cependant pour elle une cer-
taine logique des choses; elle était le corollaire de tout
ce qui arrivait depuis deux ans , de l'impuissance du
parti conservateur à se reconstituer dans sa force et dans
son unité, de l'incohérence du parlement, de cette
impossibilité de vivre dont tous les ministères sem-
blaient atteints. Toutes les combinaisons avaient échoué;
les modérés laissaient échapper le pouvoir, les progres-
sistes ne pouvaient y «aspirer. L'avénement de l'union
libérale dans ces conditions n'était qu'une expérience
de plus dans l'histoire des expériences contemporaines
de l'Espagne.




Offrir à toutes les nuances constitutionnelles une juste
représentation dans la vie publique, rallier modérés et pro-
gressistes, sans distinction d'origine, à un système de
libéralisme monarchique indépendant des combinaisons
des anciens partis ; créer, s'il était possible, un parti nou-
veau pour une situation nouvelle, en faisant appel au
pays et en renouvelant le congrès par des élections, telle
était la politique ou, si l'on veut, l'ambition du général
O'Donnell.


Le plus difficile pour le moment était d'assurer
celle position, un peu en l'air entre toutes les opinions,
et dans ce système de fusion universelle, la première, la
plus importante affaire, on le comprend, était la distri-
bution des emplois. Aussi, dès son entrée au pouvoir, le
cabinet du 30 juin procédait-il à un large remaniement
de l'administration, en appelant à toutes les fonctions des
hommes de tous les partis. Les principales positions dans
l'armée étaient naturellement dévolues aux chefs mili-
taires qui avaient toujours suivi O'Donnell depuis 1854,
— aux généraux Ros de Olano, Duke, Echague. Le
conseil d'État était reconstitué, et comptait parmi ses
nouveaux membres des progressistes comme MM. Pidal,
Bertrán de Lis, des modérés libéraux comme M. Bermu-




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 159
dez de Castro et M. Pacheco. Un ami du due de la Vic-
toire, M. Santa-Cruz, devenait président de la cour des
comptes; un autre progressiste, écrivain distingué d'ail-
leurs, M. Modesto Lafuente, avait la direction des biblio-
thèques, et M. Miguel Roda passait à une des principales
administrations financières. Dans une promotion de nou-
veaux sénateurs figuraient M. Cortina, M. Gomez de la
Serna, M. Cantero et le général Prim, à côté de M. Pa-
checo et de M. Pastor Diaz. La fusion était vraiment
complète dans les hautes sphères comme dans les plus
obscures régions de l'administration, à Madrid comme
dans le reste du pays, et elle était même poussée si loin
qu'il y eut un moment une province ayant tout à la fois
un gouverneur civil progressiste, un secrétaire du gou-
vernement modéré et un commandant militaire vicalva-
riste. C'était l'idéal du système, et la fusion ici touchait
presque à la confusion.


Distribuer des emplois et trouver des hommes de tous
les partis empressés à les recevoir, ce n'était point ce-
pendant la plus granile difficulté. La politique de l'union
libérale avait évidemment à se révéler par des actes plus
sérieux et plus significatifs, si elle voulait être un sys-
tème de gouvernement. Elle se manifestait tout d'abord
par l'adoption de cette mesure dont M. Posada Herrera
s'était fait le promoteur, qui avait hâté la dissolution du
ministère Isturiz, par la rectification des listes électorales
(décret du 6 juillet 1858). C'était une question assez
simple en elle-même, quoiqu'elle ait fait bien du bruit et
qu'elle ait suscité les plus vives polémiques. La révision
des listes électorales en Espagne doit se faire tous les
deux ans. Lorsque la législation de 1845 reparaissait
tout entière à l'issue de la dernière révolution, le minis-




160 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
tère Narvaez, ayant à convoquer un congrès, se trouvait
dans un singulier embarras : les dernières listes dataient
de 1853, elles n'avaient pu subir la révision légale en
1855. Telles qu'elles étaient, elles servaient aux élec-
tions nouvelles d'où sortait le congrès existant encore en
1858, et ce n'est qu'après ces élections que la révision
prescrite par la loi pouvait être opérée par les municipa-
lités, recomposées elle-mcmes. Cette révision datait de
1857. Décréter une rectification nouvelle en 1858 ,
comme le faisait le cabinet O'Donnell à son avènement,
c'était, disait-on, une illégalité flagrante. C'était illégal
sans doute, mais pas beaucoup plus illégal que le procédé
même du maréchal Narvaez, et pas beaucoup plus irré-
gulier que la composition des listes soumises à la révision,
ainsi qu'on l'a vu depuis.


Ce qui donnait un caractère tout particulier de gravité
à cette mesure, c'est le sens que le cabinet nouveau y
attachait, lorsqu'il disait dans son rapport à la reine :
« Par malheur, et par suite des causes dont l'énuméra-
tion et l'examen seraient inopportuns, c'est l'opinion
générale que, depuis l'introduction du système représen-
tatif parmi nous, et quelles que soient les doctrines poli-
tiques des partis qui se sont succédé au pouvoir, la vo-
lonté du corps électoral a subi fréquemment de funestes
restrictions, et les éléments qui, d'après la loi , devaient
le composer ont été constamment dénaturés. Les con-
seillers de Votre Majesté croient que le jour est venu où
doit disparaître un abus qui mine l'existence des institu-
tions , qui tend à favoriser l'usurpation d'un des droits
les plus précieux consacrés par la constitution, et à faus-
ser dans son origine l'expression de la véritable opinion
publique... » Pour parler ainsi, le cabinet s'appuyait sur




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 161
des faits qui ont pu être expliqués ou atténués sans être
entièrement contestés. Ces listes soumises à une rectifi-
cation étaient composées de telle sorte que, dans cer-
taines provinces, à Caceres notamment, sur 2,733 élec-
teurs, 941 l'étaient sans droit; à la Corogne, sur 796
inscrits, 300 ne payaient pas le cens fixé par la loi. Que
le ministère, après cela, fût mû par la pensée de déga-
ger d'un corps électoral remanié un congrès mieux porté
à goûter sa politique, c'est ce qui n'est point douteux. Il
est bien clair que là devait être la véritable expression
de l'opinion publique.


Cette rectification des listes électorales, accueillie avec
joie par les progressistes, vue avec une méfiance hostile
par les modérés, résolvait évidemment d'une façon im-
plicite la question de l'existence du congrès. Le minis-
tère dans son langage faisait trop ouvertement le procès
dupasse pour que tout ne dût pas être nouveau dans une
situation nouvelle. C'était même une condition de vie ou
de mort. La dissolution du congrès toutefois se trouvait
un peu ajournée. D'abord la reine Isabelle parcourait en
ce moment les provinces des Asturies et de la Galice
avec toute sa cour et quelques-uns de ses ministres. Elle
prenait plaisir à conduire par la main le jeune prince des
Asturies aux rochers de Cavadonga, berceau de la mo-
narchie espagnole. Pendant plus d'un mois, tout était
aux ovations populaires, aux fêtes et aux pèlerinages. La
reine d'ailleurs n'était point peut-être sans quelque per-
plexité. Après avoir consenti à la rectification des listes
électorales, elle en était à craindre que le général O'Don-
nel, dans son système d'équilibre, n'inclinât trop vers
les progressistes, et que des élections accomplies
dans ces conditions n'achevassent la déroute du parti




162 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
modéré, dont elle ne pouvait oublier la fidélité, les ser-
vices et l'intelligent appui. Cen'est-que le II septembre
que la reine, cédant aux conseils du général O'Donnell,
signait à la Corogne le décret qui dissolvait le congrès,
ordonnait des élections nouvelles et fixait au 1 e r dé-
cembre la réunion des prochaines corlès.


Ce n'étaient là toutefois que des révélations assez peu
claires encore, assez peu significatives, de la pensée que
le cabinet du 30 juin portait au pouvoir. Une multitude
d'employés étaient déplacés, les listes électorales subis-
saient un complet remaniement, le congrès était dissous;
mais d'un autre côté la loi sur la presse, une loi rigou-
reuse due à l'initiative de M, Nocedal, et qui avait eu à
essuyer les plus ardentes et les plus justes censures, de-
meurait intacte. La politique du ministère commençait à
se dessiner en traits un peu plus distincts dans deux
actes presque simultanés, et où s'effaçait du moins le
caractère tout personnel de certaines mesures adoptées
depuis deux mois. L'un de ces actes était un décret qui
faisait revivre la loi de 1855 sur le' désamortissement
civil en réservant les questions de désamortissement
ecclésiastique, qui devaient être l'objet d'une négociation
nouvelle avec le saint-siége. Un autre acte tout politique
et d'une signification plus générale était la circulaire
adressée le 21 novembre par M. Posada Herrera aux
gouverneurs des provinces pour guider leur marche dans
les élections et pour exposer les principes du gouverne-
ment. Si quelquefois on avait pu craindre une évolution
trop décidément progressiste du cabinet, le langage de
M. Posada Herrera était de nature à rassurer sur ce
point. Le cabinet, par l'organe du ministre de l'intérieur,
se prononçait nettement et péremptoirement pour la con-




LUNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 163
stitution telle qu'elle existait avec les réformes récem-
ment accomplies, en se réservant tout bas, il est vrai, de
ne point présenter la loi sur les majorais, qui serait une
conséquence de ces réformes. L'idée de la fusion des
partis ou de la création d'un parti nouveau affranchi de
toute solidarité compromettante avec le passé, cette idée
était du reste complaisamment développée de façon à
frapper l'esprit des électeurs.


« ... Les ministres actuels, disait M. Posada Herrera, ne
cesseront de seconder les bienfaisantes intentions de Sa Ma-


_ jesté en contribuant pour leur part à rétablir l'ancienne gran-
deur de. la monarcliie sur les solides fondements de la prospé-
rité publique, d'une moralité incontestable dans la gestion des
affaires et de l'exercice loyal du système représentatif, bien
inestimable que l'Espagne devra à la dynastie actuelle. Le
gouvernement ne méconnaît pas les difficultés qu'il pourra
rencontrer dans la pratiqne; mais Ces difficultés ne sont pas de
telle sorte qu'elles ne puissent être vaincues... Aux préjugés
enracinés, aux dissensions locales et personnelles qui se dégui-
sent sous des noms politiques, vous pouvez opposer avec avan-
tage les principes du gouvernement. Celui-ci ne se croit pas
obligé de favoriser des partis qui prétendent fonder la monar-
chie, chacun sur une constitution différente, qui aspirent à
établir un système administratif, chacun suivant ses vues pro-
pres, et qui voudraient livrer les fonctions de l'État à un per-
sonnel exclusif. Il n'admet pas que des partis de cette nature
puissent s'appeler constitutionnels, et il ne croit pas que la
nation puisse en attendre d'autres fruits que le despotisme ou
l'anarchie. D'un autre côté, vous ne ferez que vous conformer
aux désirs du gouvernement en acceptant l'appui de tous ceux
qui veulent s'associer de bonne foi à une politique qui, en
prenant pour point de départ les institutions actuelles, a pour
premier objet d'en consolider l'exercice. Vous pouvez faire
abstraction des dénominations, quand ceux qui les portent
n'ont point sur la dynastie, sur la constitution et sur les prin-
cipales questions politiques, des opinions contraires à celles du
gouvernement. Il y a de toutes parts des hommes honorables
qui conservent par tradition certaines dénominations qui ne
signifient plus rien de réel dans la plupart des cas ; il y a




164 LES RESOLUTIONS DE L'ESPAGNE
aussi une jeunesse pleine de nobles aspirations, obligée jus-
qu'ici de s'éloigner des affaires publiques ou de se fondre, en
abdiquant toute liberté, dans les anciens partis. Quand vous
aurez obtenu l'appui de cette classe de personnes, vous pour-
rez défier les colères intempestives des factions extrêmes... »


La politique de l'union libérale ou du cabinet O'Don-
nel, on la pressentait sans doute ; elle trouvait ici son
expression adaptée aux circonstances. On remarquera
que, dépouillé de l'artifice du langage, ce système n'avait
rien d'absolument nouveau; c'était un jeu d'équilibre.
Par la rectification des listes électorales et par la dissolu-
tion du congrès comme par l'appât des emplois publics,
le cabinet s'efforçait d'attirer les progressistes; par ses
déclarations décisives en faveur du maintien de là con-
stitution réformée, il voulait calmer les inquiétudes et les
défiances des modérés.


Le ministère en était-il plus fort? Dans ces premiers
moments, il avait à subir plus d'une crise intime, que
ses ennemis grossissaient en mettant habilement en
lumière les contradictions de cette politique, en suppo-
sant des antagonistes dans le cabinet, en montrant ee
faisceau de volontés, de tendances, d'intérêts divers tou-
jours prêt à se dissoudre. Une de ces crises se dénouait
par la retraite du général Quesada, ministre de la ma-
rine, qui, à l'insu du président du conseil, avait obtenu
de la reine la nomination d'un amiral. Ce n'était rien en
apparence, et au fond l'existence^du cabinet ne tint peut-
être qu'à un fil. 11 n'y a qu'un amiral de la flotte en
Espagne, et justement parce qu'il est seul, il a une
grande influence dans toutes les affaires de la marine. Ce
haut personnage était alors et est encore aujourd'hui le
général Armero, que ses opinions rattachent à l 'union




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 165
libérale. La nomination d'un second amiral, qui avait
peut-être moins de goût pour la politique nouvelle, était
comme une diminution indirecte dé la position du géné-
ral Armero et une atteinte aux prérogatives du président
du conseil. Le général O'Donnell prit fort mal cette ten-
tative d'indépendance d'un de ses collègues. Le ministre
de la marine dut se retirer, et fut remplacé par un ami
dévoué du chef du cabinet, par le général Macrobon (no-
vembre 1858). Quant au nouvel amiral, il garda son
grade, puisque la signature de la reine était engagée ;
mais il ne fut plus qu'un amiral honoraire. Le ministère


. naviguait à travers des écueils invisibles, en même temps
qu'il avait à faire face aux partis prêts à se retrouver
autour du scrutin.


Tout résidait en effet dans le degré de vitalité et de
résistance de ces partis, que le général O'Donnell p ré -
tendait supprimer ou absorber. Quelles étaient les dis-
positions et -l 'attitude réelle des diverses fractions des
anciennes opinions? Parmi les modérés, il en était évi-
demment qui inclinaient depuis longtemps vers quelque
transaction semblable à celle de l'union libérale, et qui
n'éprouvaient nulle répugnance d'opinion à s'associer à
la tentative du comte de Lucena. M. Martinez de la Rosa
acceptait la présidence du conseil d'État ; M. Mon se
laissait volontiers nommer ambassadeur à Paris; le chef
du dernier cabinet, M. Isturiz lui-même, allait reprendre
à Londres le poste de ministre de la reine, qu'il avait
longtemps occupé. D'autres, et quelques-uns des chefs
les plus éminents du parti, tels que Bravo Murillo, sem-
blaient se retirer pour le moment de la lutte, non sans
quelque découragement, et étaient décidés à ne point
livrer leur nom aux chances du scrutin. Certains groupes




166 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
modérés cependant n'avaient pu dissimuler leur surprise,
leur mécompte et leur irritation à l'avènement du cabinet
du 30 juin. S'il y eut une trêve au premier instant, celte
trêve fut de courte durée.


Une vigoureuse et ardente opposition conservatrice
s'était organisée aussitôt, et c'est dans la presse, — à
demi-libre de fait, sinon légalement, puisque la loi de
M. Nocedal subsistait toujours, — que cette opposition
allait faire la guerre, tantôt par une ironie spirituelle et
acérée, comme dans le journal YEstado, tantôt par une
dialectique implacable et animée, comme dans VEspana.
Ces opposants marchaient avec un singulier ensemble :
ils accusaient le ministère de contribuer plus que tout
autre à la décomposition du parti modéré, d'avoir fait un
vrai coup d'État par la dissolution du congrès et la recti-
fication illégale des listes électorales, laissant dans l'his-
toire un précédent que toutes les factions pourraient in-
voquer à leur tour. Le général O'Donnell devenait surtout
le point de mire de ces hostilités. Ce n'était plus le sau-
veur de 1856, c'était le chef révolté de 1854, le factieux
de Vicalvaro, à qui on rappelait toutes les contradictions
de sa vie, un ambitieux arrivé au pouvoir en déguisant les
intérêts d'une coterie semi-politique, semi-militaire, sous
le nom d'wm'on libérale. Après le président du conseil,
M. Posada Herrera était le ministre le plus attaqué
comme principal auteur de la crise qui avait amené le
cabinet du 30 juin, et M. Mon lui-même n'était point
épargné par son alliance avec le général O'Donnell.
Somme toute, il restait dans le parti modéré un groupe
peu nombreux, mais ardent d'opposition.


Le parti progressiste était visiblement celui qui avait
le plus gagné à un certain point de vue dans cette évo-




l/UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 167
lution de la politique espagnole. Il retrouvait une cer-
taine importance, il rentrait dans les emplois publics, il
était admis à participer aux affaires. Aussi les hommes
les plus sensés du parti ou les plus pressés d'arriver
s'étaient-ils liâtes de.répondre aux avances du ministère,
recevant les demi-satisfactions qui leur étaient données
en attendant mieux, et se flattant d'exercer quelque in-
fluence sur le gouvernement en lui prêtant leur appui.
Ce n'était point l'affaire des progressistes d'opinions
plus exaltées, qui considéraient cette politique comme
une défection et n'avaient que d'ironiques sévérités pour
MM. Santa-Cruz, Modesto Lafuente, Lujan, Infante, bien
d'autres encore, qui avaient accepté des fonctions publi-
ques. Si pour les modérés le général Léopold O'Donnell
était redevenu le factieux de 1854, pour les fauteurs
exaltés du progrès c'était l'homme de 1856, qui avait
étouffé la révolution, dissous par les armes l'assem-
blée constituante et la milice nationale, — et l'un des
chefs progressistes, M. Escosura, n'avait pas moins d'in-
vectives contre le comte de Lucena que l'opposition con-
servatrice la plus vive. « Sans discuter longuement ce
document officiel, disait-il en parlant de la circulaire de
M. Posada Herrera, il est facile de voir que c'est une
déclaration de guerre non-seulement au parti progres-
siste, mais encore aux modérés, aux démocrates, aux
absolutistes, à tout ce qui n'est pas le général O'Donnell.
Voilà la vérité, telle est la situation. Nous autres Espa-
gnols, nous sommes arrivés à ce point qu'on nous dise :
Choisissez ; entre 0'Donnelliste et factieux, il n'y a
point de milieu. »


Dans ce camp du progrès avancé se trouvaient, outre
M. Escosura, MM. Olozaga, Madoz, Corradi, Calvo Asen*




168 LER RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sio, Salmerón, Aguirre, Sagasta, tous plus ou moins
mêlés à la révolution de 1854. Aux approches de l'ou-
verture du scrutin, une junte progressiste se réunissait,
et elle rédigeait, elle aussi, sa circulaire, qu'elle adressait
aux électeurs pour leur rappeler les principes du parti.
Les progressistes, à vrai dire, relevaient le drapeau de la
constitution votée en 1855 et déchirée par Tépée (lu gé-
néral O'Donnell, de telle sorte que le ministère se trou-
vait entre deux foyers extrêmes d'opposition.


El même parmi les hommes des deux partis, modérés
ou progressistes, dont il avait fait ses alliés, était-il sûr
de trouver toujours un appui bien solide ? Tout indiquait
au contraire que progressistes et modérés ministériels
n'avaient qu'une foi médiocre en l'union libérale, et se
tenaient également prêts à recueillir l'héritage d'une
situation qu'ils soutenaient dans des vues différentes;
seulement lés uns et les autres ne remarquaient pas que
cette situation avait pour garantie la volonté d'un homme
d'un caractère difficile à déconcerter, qui avait dit un
jour qu'il ne mourrait pas d'une apoplexie de légalité, et
qui, en remontant au pouvoir, était assurément décidé
à ne rien négliger pour s'y maintenir.




V


On n'a jamais vu en Espagne des élections tournant
contre les ministères qui les faisaient. Le résultat de ce
mouvement électoral, arrivé à son terme aux derniers
jours d'octobre, reflétait d'ailleurs fidèlement les com-
plexités de la situation nouvelle de la péninsule. L'op-
position conservatrice était assez clair-semée. M. Nocedal,
qui sous le cabinet Narvaez avait triomphalement conduit
le scrutin d'où était sorti le dernier congrès, avait le
sort réservé à tous les ministres de l'intérieur espa-
gnols dans les élections qu'ils ne dirigent plus : il ne
parvenait pas même à se faire élire à Tolède. L'opposi-
tion modérée ne comptait pas plus de trente membres,
parmi lesquels étaient le comte de San-Luis, le marquis
de Pidal, MM. Gonzalez Bravo, Egana, Moyano. Les
progressistes purs , plus heureux que dans les précé-
dentes élections, formaient dans le nouveau congrès une
petite phalange de vingt membres dont les principaux
étaient MM. Olozaga, Madoz, Calvo Asensio, Sanchez
Silva, Sagasta, Aguirre. Le reste appartenait au minis-
tère ou était revendiqué par lui. Il était aisé de voir
toutefois que cette majorité, si grande en apparence, se
composait des éléments les plus hétérogènes. Il y avait


10




170 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
des amis particuliers du général O'Donnell, le groupé
distinct de l 'union libérale, des progressistes et des
conservateurs ralliés, surtout beaucoup d'inconnus et de
jeunes gens entrant pour la première fois dans la vie
publique.


Le ministère ne triomphait pas moins. La difficulté
pour lui, après avoir franchi le défilé des élections, était
de maintenir un certain ordre dans cette majorité bario-
lée, passablement incohérente, dont il était censé re -
présenter les aspirations encore plus que les opinions, et
qu'un accident parlementaire pouvait dissoudre à tout
instant, si l'on ne mettait un grand art à la conduire.
C'est ainsi que partis et ministère arrivaient à l'ouverture
du congrès, fixée au 1 e r décembre 1858. Le cabinet du
30 juin n ?avait point assurément accompli de grandes
œuvres en politique depuis son avènement. Il avait vécu,
il avait mis tous ses efforts à transformer,une situation
qu'il voulait marquer de son empreinte; il avait levé l'état
de siège dans les dernières provinces soumises au régime
militaire ; il annonçait l'exécution définitive du désamor-
tissement civil, des négociations nouvelles avec Rome
pour le désamortissement des propriétés religieuses, une
loi sur la presse destinée à régler la libre discussion des
intérêts publics « sous la garantie du jugement par le
jury, » des mesures financières, un grand projet d'amé-
liorations matérielles; c'était la le résumé du discours
par lequel la reine ouvrait la session et où revenait la
pensée favorite du ministère. « Une politique prévoyante,
disait la harangue royale, qui améliore le présent sans
détruire, qui réalise un progrès sûr, quoique lent, dans
toutes les parties du gouvernement de l'État conciliera
enfin les esprits de tous les Espagnols, et leur permettra




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 171
de travailler ensemble à l'affermissement de la prospérité
de la nation et de la pratique sincère du régime constitu-
tionnel. »


Une parole de conciliation inaugurait heureusement
sans nul doute un parlement nouveau plein de disson-
nances, où le gouvernement devait être obligé de rallier
sans cesse une majorité vivant de perpétuels compromis.
Au fond, cette session, qui commençait le 1 e r décembre,
était une épreuve sérieuse pour l'union libérale; elle ne
pouvait que dessiner d'une façon plus nette la situation
en mettant en lumière l'attitude du ministère, le mouve-
ment des partis, le caractère des différentes politiques
qui s'agitaient, et en devenant l'occasion naturelle de
toutes les explications. On s'expliqua, on s'irrita, et le
cabinet restait victorieux à l'issue de cette première
mêlée du débat de l'adresse. Le résultat d'ailleurs était
moins curieux que la discussion elle-même, où se dévoi-
laient les vrais rapports, les tendances et les forces res-
pectives des opinions.


L'opposition modérée s'armait la première de tous ses
griefs contre le ministère. Par l'organe du marquis de
Molins et du duc de Rivas dans le sénat, de M. Gonzalez
Bravo et de M. Moyano dans le congrès, elle lui reprochait
ses versatilités, ses inconséquences, les innombrables
destitutions par lesquelles il s'était signalé, le trouble
qu'il avait jeté dans toutes les situations, l'incohérence
qu'il avait érigée en système; elle lui faisait un crime
d'avoir rectifié sans droit les listes d'élections et arbitrai-
rement recomposé le corps électoral ; d'être irrespectueux
pour le concordat, qu'il semblait éviter systématiquement
de mentionner en parlant de ses négociations avec Rome ;
d'acheminer sans le vouloir ou sans le savoir la politique




172 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
de l'Espagne vers les progressistes. Les modérés de
l'opposition tenaient surtout à faire acte de vie, à protes-
ter contre l'arrêt de déchéance si souvent lancé par le
généralO'Donnell contre l'ancien parti conservateur. Les
progressistes purs, de leur côté, n'étaient point éloignés
de tenir un langage analogue dans un sens entièrement
différent. Eux aussi, ils refusaient de se considérer
comme morts, et à leur tour ils accusaient le cabinet de
faire tout ce qu'avaient fait les autres ministres modérés,
d'être aussi arbitraire, aussi violent, aussi restrictif, en
ajoutant aux actes quelques promesses illusoires. « L'u-
nion libérale, disait M. Calvo Àsensio le 23 décembre
1858, a la mission de détruire; elle n'a rien créé, et
elle ne peut rien créer; elle ne sert qu'à alimenter des
espérances chez les plus candides, à offrir un refuge aux
fatigués et la pâture aux plus avides. L'union libérale
n'a ni traditions, ni histoire, ni principes, et elle ne peut
avoir d'avenir. »


Il n'en arrivait pas moins que ces accusations, venant
d'oppositious contraires, antipathiques, se détruisaient
elles-mêmes, et tournaient au profit du ministère. Lors-
que M. Moyano,aunom des modérés, présentait un amen-
dement pour rappeler le concordat de 1851 , passé sous
silence dans le discours royal, l'opposition progressiste
votait avec les amis du cabinet. Lorsque M. Calvo Asen-
sio, au nom des progressistes, présentait de son côté un
amendement pour réclamer l'extension du droit électoral,
et mettait ainsi en cause toute la législation constitution-
nelle, l'opposition modérée se retrouvait auprès du mi-
nistère; M. Pidal votait avec la majorité. C'était une
sorte d'équilibre ; l'opposition modérée préférait encore
le ministère aux progressistes, et les progressistes pré-




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 173
feraient le général O'Donnell' et l'union libérale aux
modérés.


Le général O'Donnell avait-il donc absolument tort
lorsqu'il proclamait incessamment la dissolution des an-
ciens partis? Était-il dénué de perspicacité lorsqu'il
comptait justement sur l'impuissance inhérente à cette
dissolution des opinions d'autrefois? Sans doute, il pou-
vait s'exagérer à lui-même ce qu'il désirait, ce qui entrait
dans ses vues; il se montrait surtout plus homme d'ex-
pédients qu'homme d'État, en pensant qu'avec des débris
de partis il pourrait faire un parti nouveau. La décom-
position n'était pas moins réelle ; elle se découvrait naïve-
ment dans ces discussions parlementaires, et le général
O'Donnell déployait toutes les'ressources d'une stratégie
assez monotone, bien que le plus souvent heureuse, pour
prendre sur le fait, pour provoquer même ces explosions
d'incohérence, en mettant aux prises ceux qui accusaient
l'ambiguïté de sa politique et ceux qui lui reprochaient sa
témérité. Un jour, vivement attaqué dans le sénat par le
duc de Rivas, le général O'Donnell se tournait vers son
adversaire, mettait l'opposition en demeure de dévoiler à
son tour ses idées, et il s'écriait : « Le duc de Rivas
approuve-t-il le programme de gouvernement que nous
exposa il y a un an M. Bravo Murillo? Sa seigneurie me
dit que non, je n'ai plus rien à ajouter. A côté de cette
dénégation, mes paroles sembleraient pâles. Entre le duc
de Bivas modéré et M. Bravo Murillo également modéré,
il n'y a donc point conformité de vues. » Un autre jour,
pressé dans le congrès par M. Olozaga, le comte deLucena,
sortant brusquement de la politique, s'adressait à son
antagoniste et lui rappelait qu'il n'aurait pas refusé de
servir comme ambassadeur à Londres, tandis que lui




174 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
O'Donnell devenait président du conseil à Madrid le
14 juillet 1856 ; puis, se tournant vers un autre progres-
siste de l'opposition, le chef du cabinet disait: «M. Calvo
Asensio accepterait-il des fonctions que je lui offrirais?
— Non, répondait le député interpellé. — Et voilà juste-
tement la contradiction entre M. Olozaga et M. Calvo
Asensio, » ajoutait O'Donnell.


Ainsi le duc de Rivas était un modéré, et il différait
d'opinion avec M. Bravo Murillo, dont la politique n'était
point assurément celle du comte de San-Luis ou de
M. Pidal. Entre M. Calvo Asensio et M. Olozaga, tous
deux progressistes opposants, il y avait les mêmes diver-
gences, sans compter que les opinions de l'un et de
l'autre étaient incompatibles avec l'ordre constitutionnel
existant. Ces dissidences ou ces incompatibilités, le gé-
néral O'Donnell les constatait, il les exagérait même
pour en tirer la justification delà politique du ministère.
C'était naturellement pour lui la moralité de la situation.
« Ces débats, disait-il, n'ont-ils pas mis pleinement en
lumière le fractionnement des partis? N'en résulte-t-il
pas cette vérité, qu'aucun d'eux n'est à lui seul dans les
conditions nécessaires pour former un gouvernement ca-
pable de maintenir l'ordre, la légalité, le trône de la
reine et le régime constitutionnel? »


Quelquefois aussi ces vivacités parlementaires, qui dé-
génèrent si souvent en personnalités violentes et en con-
fusion, servaient merveilleusement le général O'Donnell.
Dans une circonstance, un de ces souvenirs irritants qui
mettent lespartis.aux prises en ravivant toutes les anti-
pathies du passé traversait subitement la discussion. Il
s'agissait de la statue de M. Mendizabal, et M. Mendiza-
bal ramenait aux vieilles luttes entre modérés et progres-




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 175
sistes. Le tumulte envahissait le congrès, et le président
du conseil, saisissant l'à-propos, se hâtait d'intervenir en
pacificateur un peu sévère. « Qu'on rappelle à l'ordre
tous les députés, disait-il, nous discréditons le gouver-
nement représentatif. Une telle scène est un triomphe
pour les ennemis du régime constitutionnel. Je prie M. le
président et le congrès de mettre un terme à cette dis-
cussion, afin que nous ne donnions pas aux ennemis du
gouvernement représentatif le droit de dire que ce régime
est impossible en Espagne. » Et ce tumulte avait de plus
pour le ministère l'avantage de faire disparaître cette
question de la statue de Mendizabal, qui était un véri-
table embarras. C'est ainsi que le général O'Donnell ma-
nœuvrait sur le champ de bataille parlementaire, portant
le plus souvent la guerre chez ses adversaires, profitant
habilement des circonstances, s'armant à tout instant de
cette dissolution des partis, à laquelle il n'était point
étranger, et finissant par représenter sa politique comme
la dernière et unique garantie du régime constitutionnel
en Espagne. Ce n'était pas, quoi qu'on en dise, d'un
médiocre tacticien, à ne considérer que la situation per-
sonnelle du premier ministre.




VI


Une autre difficulté, à vrai dire, était à vaincre pour le
général O'Donnell: c'était d'éviter les divisions dans son
propre camp. Les amis du ministère, modérés ou pro-
gressistes ralliés à l'union libérale, avaient tenu, eux
aussi, à s'expliquer, à préciser leur position et la mesure
de l'appui qu'ils prêtaient au gouvernement. Les pro-
gressistes surtout, dont l'évolution un peu subite n'avait
point échappé à la raillerie, se sentaient un peu pressés
de ne plus rester dans le rôle de ministériels silencieux.
Deux hommes notamment, M. Luzurriaga dans le sénat,
M. Modesto Lafuente dans le congrès, se chargeaient de
ces explications délicates, et leur langage pouvait se résu-
mer à peu près en ces termes : « Nous croyons que la
société n'est pas dans ses conditions normales, et quand
nous voyons un gouvernement disposé à soutenir l'ordre,
le système parlementaire, les droits des chambres, nous
nous plaçons à ses côtés pour empêcher de plus grands
désastres, afin de l'aider à établir un régime libéral;
mais nous ne renonçons pas pour cela à nos idées, qui
auront leur jour par le progrès régulier de la raison pu-
blique, non par la force matérielle des révolutions. Nous
soutenons aujourd'hui le cabinet parce que dans notre




L ' U N F O N L I B É R A L E E T L E S P A R T I S P O L I T I Q U E S 177
pensée c'est l'unique moyen d'assurer l'avenir des idées
libérales elles-mêmes et d'échapper à l'anarchie d'un
côté, au despotisme de l'autre. » Cette juxtaposition
d'éléments si divers imposait d'ailleurs au gouvernement
une singulière réserve.


Le ministère sentait bien que, s'il élevait de squestions
de principe touchant à l'ordre politique, cette majorité
complexe et fragile pouvait à tout instant voler en éclats,
modérés et progressistes retournant à leurs affinités na-
turelles. Aussi mettait-il tout son art à éviter les péril-
leuses questions où on ne pouvait s'entendre; et par le
fait, cette session, qui commençait par toutes les viva-
cités des débats de l'adresse, continuait par la discussion
de projets d'un ordre tout spécial ou économique, tels
que le budget, une loi affectant un crédit extraordinaire
de deux milliards de réaux à de grands travaux publics,
d'autres lois sur la compétence du conseil d'État ou sur
le recrutement. Une loi sur la presse était présentée, et
on se hâtait prudemment de l'ensevelir dans le mystère
d'une commission d'où elle n'est même plus sortie.
Ainsi ménagements infinis pour une majorité artificielle
et équivoque, attitude passionnée, militante, agressive
vis-à-vis des oppositions, telle était sous sa double face
la politique du gouvernement.


L'antipathie entre le ministère et l'opposition conser-
vatrice était surtout très-vive et arrivait à un degré d'ir-
ritation extrême; c'était, au fond, une vieille et impla^
cable querelle. Les modérés poursuivaient toujours dans
le général O'Donnell le chef de la révolte militaire du
28 juin_ 1854, et le comte de Lucena à son tour, sans
vouloir rentrer dans la discussion du passé, ne résistait
pas à la tentation de réveiller des souvenirs irritants,




178 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
comme pour créer à sa prise d'armes une sorte de légiti-
mité rétrospective par l'indignité des administrations mo-
dérées qui avaient précédé la révolution. De là un épi-
sode qui surgissait tout à coup, et où, sous l'apparence
d'une question de moralité, se déguisaient assez peu les
haines personnelles. Le mot de moralité joue un grand
rôle dans les affaires de l'Espagne depuis vingt ans ; il a été
un programme de gouvernement, il est devenu le prétexte
d'une révolution. Les corlès constituantes, issues de cette
révolution, allaient fouiller tous les actes des cabinets
conservateurs depuis 1843 pour y découvrir des traces
d'improbité et de vénalité. Cet orage d'accusations avait
semblé s'apaiser, lorsque le général O'Donnell, cédant à
un dangereux désir de représailles, le laissait éclater de
nouveau par deux procès engagés coup sur coup contre
un membre du sénat et contre un ancien ministre; puis,
par une coïncidence au moins malheureuse, le ministère
prenait l'initiative de la première de ces poursuites trois
jours après une discussion où le sénateur mis en .cause,
M. Manuel Lopez Santaella, avait fait acte d'hostilité par
son vote.


Deux fois ainsi en peu de temps le sénat se trouvait
transformé en cour de justice. M. Lopez Santaella était
accusé comme ancien commissaire de la cruzada, et le
sénat se déclarait incompétent (1). M. Esteban Collantes
était poursuivi comme ancien ministre des travaux pu-
blics, au sujet d'une somme de près de neuf Cent mille


(1) La commission de la cruzada, supprimée en 1851, était une
institution d'origine pontificale chargée d'administrer les fonds pro-
venant du placement des bulles du pape en Espagne et des droits
payés par les fidèles pour la dispense du maigre. Le commissaire,
par la nature de ses fonctions, ne relevait que de Rome; le sénat le
jugeait du moins ainsi par son arrêt d'incompétence.




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 179
réaux payée par l'État pour des fournitures qui n'avaient
point été faites, et il fut absous, parce qu'il n'y eut pas
une majorité légale suffisante pour le condamner. Tristes
affaires où perçait trop l'irritation politique ! On avait évi-
demment voulu, par le procès fait à M. Esteban Collan-
tes, atteindre un parti ou une opposition, et c'est peut-
être la tendance donnée à une accusation de ce genre qui
avait le mieux servi à préserver l'ancien ministre. Au
fond, le verdict du sénat qui absolvait M. Collantes avait
un peu l'air d'un avertissement, et en fin de compte ces
procès répétés, qui ressemblaient à des emportements
d'humeur ou à des représailles, qui faisaient revivre tous
les souvenirs des divisions passées, n'étaient propres
qu'à rendre plus irréconciliables le ministère de l'union
libérale et ses adversaires de l'ancien parti modéré. Il
en résultait qu'à la fin de la session, après six mois de
luttes parlementaires, le général O'Donnell se retrouvait
dans la même position de combat et d'incertitude, ayant
vécu sans avoir moralement gagné, rencontrant en face
de lui des oppositions plus vives et plus ardentes, sou-
tenu par une majorité qui ne l'avait point abandonné;
mais qui n'était point devenue un parti nouveau, et dont
Vmcohévence restait toujours le premier caractère.




VII


Un certain accord ne s'était manifesté entre les partis
durant cette longue session que dans les questions qui
intéressaient et mettaient en jeu le sentiment national,
dans quelques affaires extérieures. Lorsqu'au commence-
ment de 1859 on connut h Madrid le message présiden-
tiel des États-Unis, où M. Buclianan, avec la tranquille
hardiesse d'un spéculateur accoutumé aux opérations
heureuses, proposait de tenter de nouveau des négocia-
tions pour acheter l'île de Cuba, et laissait entrevoir dans
le lointain la possibilité d'un appel à la loi omnipotente
de la force, l'instinct espagnol se soulevait d'un élan
spontané et unanime dans le sénat et dans le congrès;
toutes les opinions, toutes les fractions d'opinions se
serraient autour du gouvernement pour opposer le fais-
ceau de tous les patriotismes aux audacieux calculs de la
république américaine. C'était aux premiers jours de
janvier 1859. Lorsque la guerre d'Italie commençait et
obligeait les peuples les plus désintéressés dans la lutte
à augmenter leurs forces, à prendre une attitude d'ob-
servation et d'attente, tous les partis se rallièrent aussi à
la politique du cabinet, qui consistait dans une neutra-




L'UNION LIBÉRALE ÉT LES PARTIS POLITIQUES 181
lîLé appuyée sur un accroissement du matériel de guerre
et de l'armée jusqu'au chiffre de cent mille hommes.


Ici cependant, sous cette neutralité admise comme un
principe de politique, on aurait pu distinguer une singu-
lière diversité d'impressions tenant aux affinités natu-
relles des opinions. Tous les partis étaient d'accord avec
le gouvernement sur la nécessité do s'armer et de prendre
une position de prévoyance; mais ifs ne pensaient pas
tous de même sur la cause essentielle de la guerre. Le
parti progressiste était le plus favorable à l'émancipation
de l'Italie. A ses yeux, c'était la révolution se réveillant
tout à coup et retrouvant des forces pour se répandre
dans tous les pays. Ce n'était pas de quoi faire .aimer
l'indépendance italienne en Espagne. Les progressistes
cependant ne confondaient pas dans leurs sympathies la
cause de l'Italie et la politique impériale française. Les
modérés avaient d'extrêmes méfiances à l'égard de la
cause italienne, dans laquelle ils ne voyaient qu'une ma-
chine de guerre préparée et dirigée dans des desseins
inconnus... Le sens libéral des affaires d'Italie leur échap-
pait entièrement. Pour tout dire, ils se plaçaient, sans le
vouloir peut-être, au point de vue absolutiste et autri-
chien dans leur manière d'envisager la marche des événe-
ments ; et pendant quelques mois, on a eu l'étrange'
spectacle de tout un groupe" de journaux conservateurs
espagnols mettant le zèle le plus curieux à débrouiller
les énigmes du télégraphe au profit des anciens maîtres
du nord de l'Italie, exagérant les forces de l'Autriche,
déguisant ses revers, diminuant lessuccôs des armées al-
liées, donnant une couleur purement révolutionnaire aux
plus légitimes revendications des Italiens, poursuivant
dans leurs polémiques le Piémont et son roi. n




182 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
Entre ces deux camps opposés, le ministère et ses dé-


fenseurs tenaient en quelque sorte la balance. Morale-
ment, ils n'avaient que des sympathies pour l'émancipa-
tion de l'Italie ; mais en même temps, ils s'inquiétaient
de l'extension possible d'une guerre qui pouvait si grave-
ment altérer l'ordre européen, en affaiblissant trop l'Au-
triche au centre de l'Europe et en créant indirectement
un péril pour l'Espagne elle-même. Cette double pensée,
M. Pacheco la résumait dans la discussion du sénat en
disant : « Je ne cherche pas à le cacher, mon désir est
que l'Italie soit indépendante, qu'il y ait une puissance
italienne, et je ne conçois pas qu'il y ait un Espagnol qui
n'ait le même désir. Je souhaite qu'un pays qui nous est
uni par tant de souvenirs historiques, par la ressemblance
des institutions, — je parle ici de la Sardaigne, — et
par tant d'autres raisons; je souhaite, dis-je, que ce pays
sorte victorieux de la lutte; mais je souhaite aussi que
l'Autriche reste grande et forte, parce qu'il est néces-
saire qu'il y ait au centre de l'Europe une grande puis-
sance réunissant des conditions de stabilité et de force
( H mai 1859). »


Le gouvernement espagnol avait lui-même des devoirs
particuliers. Comme représentant d'une monarchie ca-
tholique, il ne pouvait voir avec indifférence des événe-
ments où allaient s'agiter peut-être les destinées tempo-
relles du saint-siége. D'un autre côté, on ne pouvait
oublier au-delà des Pyrénées que les souverains espa-
gnols sont les chefs de la maison de Bourbon d'Italie,
que les ambassadeurs de la reine Isabelle étaient récem-
ment encore les ambassadeurs des ducs de Parme. De là
une protestation du cabinet de Madrid pour sauvegarder
diplomatiquement les droits du duc de Parme.




L ' U K I O N L I B É R A L E E T L E S P A R T I S P O L I T I Q U E S 183
Au fond, si on cherchait à analyser toutes les impressions


diverses qui s'agitaient en Espagne au spectacle de la crise
italienne, on y saisirait peut-être bien des nuances, —
une certaine sympathie naturelle pour ralfranchissement
de l'Italie, une crainte instinctive de l'esprit catholique,
un sentiment vague de ce que fut la puissance espagnole
autrefois au delà des Alpes et de ce qu'elle n'est plus,
une confiance très-limitée dans la politique de la France
impériale, et par instants une sorte d'inquiétude née des
souvenirs de 1808 ou de quelques autres petits faits plus
récents. En tous les cas, la guerre d'Italie avait, pour le
général O'Donnell, le suprême avantage de créer une
grande préoccupation au moment de la clôture des cortes,
et de le laisser armé d'une force nouvelle au milieu de
partis qui se voyaient obligés de lui accorder une cer-
taine liberté d'action dans la crise européenne, sans re-
noncer, il est vrai, à leur opposition dans les affaires in-
térieures.




v i n


Six mois se sont passés. Une autre session s'est ou-
verte au mois d'octobre, et elle a trouvé encore debout
le cabinet du 30 juin 1858, dont l'existence s'est pro-
longée assurément au-delà des prévisions ou des espé-
rances de ceux qui n'ont voulu chercher la mesure de
sa durée que dans la valeur propre de sa politique.
Deux choses ont fait vivre le ministère, personnifié dans
le général O'Donnell, durant cette période nouvelle :
c'est d'abord l'état des partis, et surtout cette crise pro-
fonde que traverse depuis longtemps le parti conserva-
teur, le seul qui, dans les conditions actuelles, puisse
aspirer à recueillir l'héritage du pouvoir. Entre le minis-
tère et toute une fraction conservatrice, la guerre a
commencé depuis le premier jour, et elle n'a pas cessé.
Les modérés ont fait au comte de Lucena un crime
de son avènement à la présidence du conseil, sans re-
marquer qu'ils l'avaient préparé en ne parvenant pas
même à soutenir trois ministères sortis de leurs rangs,
en les laissant tomber l'un sur l'autre, et ils n'ont pas
vu depuis que toutes les fois qu'ils livraient bataille au
chef du cabinet sans avoir à lui opposer un parti homo-
gène, compacte, uni-par des doctrines précises, ils lui




L ' U N I O N L I B É R A L E E T L E S P A R T I S P O L I T I Q U E S 185
préparaient une facile victoire. C'est l'éparpillement de
toutes les forces de l'ancien parti conservateur qui a été
jusqu'ici la plus efficace garantie du ministère, comme
elle a été sa raison d'être à l'origine, outre que les mo-
dérés, cédant, eux aussi, à ce souffle de réaction qui a
emporté l'Europe, ont mis trop peu de soins depuis long-
temps à rassurer les instincts libéraux de l'Espagne,
laissant de la sorte le drapeau du libéralisme monar-
chique aux mains de qui voudrait le prendre.


Les modérés eux-mêmes n'ignorent pas que là est
leur faiblesse ; aussi depuis quelque temps cherchent-ils
à se rallier, à recomposer l'ancien parti. Il y avait notam-
ment pendant quelques mois des réunions à Madrid et
même à Paris, sous l'influence conciliatrice de la reine
Christine, pour arriver à une fusion des principaux élé-
ments conservateurs d'autrefois. Ce n'est point malheu-
rement une petite difficulté d'avoir à rapprocher des
personnalités discordantes, à concilier des rivalités, des
ambitions, des antipathies, qui sont nées au sein du pou-
voir, que les défaites ont irritées plus qu'elles ne les ont
adoucies, et qui survivent aux fautes mêmes dont elles
ont été la cause essentielle, toujours prêtes à se réveiller
au moindre prétexte. Entre ces fractions diverses qui se
groupent sous les noms du général Narvaez, de M. Bravo
Murillo ou du comte de San-Luis, les froissements nais-
sent à chaque pas. Tous les ministères conservateurs ont
laissé des germes de désunion. Or, tant que la trace de
ces divisions subsistera, et même tant qu'on n'aura pour
remédier à ce mal profond que des réconciliations artifi-
cielles et précaires, l'ancien parti modéré manquera d'une
force propre pour reprendre le pouvoir : il restera ce
qu'il a été depuis un an pour le ministère du comte de




186 LES RÉVOLCTIONS DE L'ESPAGNE
Lucena, une opposition sérieuse, mais inefficace. Il aura
raison souvent contre le gouvernement qu'il combat;
mais son passé, ses fautes, ses incohérences se relève-
ront contre lui.


Une autre circonstance a fait vivre le cabinet du
30 juin 1858, c'est la présence à la tête du conseil d'un
homme de volonté énergique et résolue. L'union libé-
rale est une idée, cela est possible ; mais jusqu'à ce mo-
ment elle a été surtout un homme, rien n'est plus certain.
Otez le général O'Donnell, tous ces fragments de partis si
laborieusement assemblés et retenus en faisceau par une
main ferme se disjoignent aussitôt. C'est O'Donnell qui a
créé la situation actuelle et qui la soutient par ses combi-
naisons, par ses interventions incessantes, par son auto-
rité. Il s'ensuit seulement que tout dans la politique tend
à prendre un caractère personnel.


Ce n'est pas que les individualités vigoureuses, avec
leur caractère ou leurs passions, n'aient une place légi-
time et même quelquefois une place nécessaire dans le
mouvement des institutions libres. II est des moments où
ces individualités, avec leurs emportements et leur manie
de prépondérance jalouse, ne laissent pas d'être la ga-
rantie des institutions et de devenir utiles à la liberté
elle-même. L'erreur du général O'Donnell n'est point
d'avoir élevé un drapeau nouveau dans la politique espa-
gnole, fût-ce avec une arrière-pensée d'ambition. Rien
n'est plus simple, au contraire, dans la condition de la
Péninsule, telle que les bouleversements contemporains
l'ont faite. Depuis vingt ans, l'Espagne flotte entre .tous
les excès, tantôt ramenée au libéralisme par la peur des
réactions outrées, tantôt rejetée vers les principes con-
servateurs par la crainte de la révolution, et ne cessant de




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 187
nourrir à travers tout un certain idéal de gouvernement
constitutionnel conciliant et sensé.


C'est justement à cet idéal, à cet instinct que répond
l'union libérale. Le comte de Lucena n'a donc été que
simplement habile en s'emparant à propos d'une idée née
de la situation même du pays. Son erreur est de songer
moins à la réalisation politique de celte idée qu'à tout ce
qui peut fortifier son ascendant personnel à l'abri de ce
drapeau nouveau arboré au milieu des partis décompo-
sés, le ne citerai qu'un exemple : le cabinet du 30 juin
1858 arrivait au pouvoir avec de merveilleuses pro-
messes de.libéralisme; le régime de la presse notam-
ment devait être amélioré. La loi si dure faite il y a
deux ans par M. Nocedal subsiste encore cependant ; elle
est incessamment appliquée dans toute sa rigueur. Les
journaux de Madrid sont soumis à un système de saisies
régulières et de condamnations périodiques dont ils r e -
produisent le triste bulletin. La loi sur la presse est à
faire, et d'un autre côté la politique ministérielle a sem-
blé par instants se résumer dans un remaniement d'em-
plois publics où se laissent trop apercevoir les combinaisons
personnelles et les intérêts de coterie. O'Donnell, dit-on
ironiquement, a sa brigade irlandaise, comme il y avait
autrefois les polacos du comte de San-Luis. L'Espagne
est-elle divisée en cinq districts militaires, comme cela a
été fait récemment un peu à l'exemple de la France : ce
sont les généraux les plus dévoués à la fortune du prési-
dent du conseil, ceux de Vicalvaro, qui ont le privilège de
ces grands commandements. C'est le comte de Lucena
qui est aujourd'hui général en chef de l'armée d'Afrique
sans cesser d'être chef du cabinet, et ce sont ses amis
qui sont à la tête des divisions espagnoles. Le mouve-




188 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
ment naturel des institutions s'efface un peu, et la per-
sonnalité d'un liomme domine trop sous le voile d'une
combinaison décorée d'un nom brillant.


En un mot, à ne considérer que certains actes, le
général O'Donnell semble se préoccuper bien moins de
renouveler sérieusement le cadre et les conditions de la
politique espagnole que de créer une situation où seul il
puisse gouverner, une de ces situations toujours risquées
dont lui-même il révélait tout à la fois la force et la fai-
blesse, en disant un jour devant le parlement : « Le fait
est qu'après nous je ne sais qui viendra. »




IX


La condition première d'une telle politique, c'est de
réussir, de frapper l'attention, d'agir sans cesse sur ses
amis et sur ses ennemis par ce qu'elle fait ou ce qu'elle
promet, quelquefois par des diversions heureuses. C'est
ainsi que le général O'Donnell, qui n'ignore pas les né-
cessités de sa situation, arrivait à la dernière session du
mois d'octobre en ayant à soumettre au parlement le ré-
sultat favorable d'une négociation nouvelle avec Rome,
comme il était conduit par les circonstances à faire un
appel au sentiment national espagnol pour une guerre
contre le Maroc : deux faits qui sont jusqu'à ce moment
le dernier mot de la politique du cabinet de Madrid.


Ce n'est pas la première fois, on le sait, que les minis-
tères de l'Espagne ont eu à négocier avec le saint-siége
au sujet des propriétés du clergé. Cette question, qu'on
croyait résolue par le concordat de 1851 , et qui était
remise en doute par les lois de 1855, a été la source de
mille difficultés. Le cabinet O'Donnell, dès son avène-
ment, faisait de la vente des biens du clergé et de l'exé-
cution définitive du désamortissement civil et ecclésias-
tique un des points de sa politique. Quant aux propriétés
religieuses, il subordonnait seulement la réalisation de




190 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sa pensée à une entente avec Rome ; mais là était la dif-
ficulté. On se trouvait en présence d'un arrangement
tout récent qui validait les ventes opérées en vertu de la
loi de désamortissement de 1 8 5 5 , et qui assurait au
clergé, en compensation, d'autres biens qui ne lui
avaient pas appartenu jusque-là. Cet arrangement, pré-
paré par le ministère du général Narvaez, datait à peine
des premiers jours de 1858.


Demander à la cour de Rome de défaire le lendemain
ce qu'elle avait fait la veille était délicat. Le nonce du
pape à Madrid, Mgr Barilli, refusait nettementd'entrer
dans cette négociation. C'est alors que l'un des hommes
les plus éminenls de l'union libérale, M. Rios Rosas,
était choisi pour aller à Rome comme ambassadeur. Par
le caractère, par le talent, par son dévouement au catho-
licisme en même temps que par le libéralisme éclairé et
intelligent de ses opinions, M. Çios Rosas offrait toute
garantie à la cour romaine aussi bien qu'au ministère
qui l'envoyait. Il a été plus heureux qu'on ne le lui pré-
disait avant son départ de Madrid, et à travers bien des
difficultés, il est vrai, il est arrivé à préparer une tran-
saction nouvelle, que le gouvernement s'est fait autoriser
à sanctionner définitivement. Par suite du traité nouveau,
l'Eglise transmet à l'Etat toutes les propriétés, et reçoit
en échange des inscriptions de rente qui ne pourront
être transférées. L'État, devenu propriétaire, vend tous
•les biens ecclésiastiques, et s'engage à porter de 170 mil-
lions à 200 millions de réaux le chiffre inscrit au budget
pour le clergé. La forme, on le voit, est une cession
consentie par l'Église. L'Église cède ses biens à l'État,
qui en fera ce qu'il voudra, à peu près comme l'empereur
d'Autriche cède la Lombardie à la France, disait-on




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 191


assez spirituellement à Madrid. De cette façon, le saint-
siège évite de livrer ostensiblement le principe du droit
de propriété pour l'Église, et l'Espagne obtient en fait ce
qu'on demande depuis si longtemps, ce qui a fini par
être accepté de tous les partis, la vente d'une masse de
biens dont la valeur ne s'élève pas à moins de 4 milliards
de réaux. La guerre d'Italie n'a peut-être point été inu-
tile à cet arrangement, en faisant sentir au saint-siége la
nécessité de se ménager l'appui d'un État catholique.
Quoi qu'il en soit, c'était un succès pour M. Rios Rosas,
l'habile négociateur, et c'était aussi un succès pour le
gouvernement, qui résolvait le problème de désarmer
tout à la fois les progressistes par le désamorlissement
réel et les modérés par un accord avec Rome.


C'est au moment où le gouvernement espagnol venait
à bout de cette épineuse affaire qu'il se trouvait engagé
dans une guerre avec l'empire du Maroc, une vraie
guerre, qui touche à tout ce que le sentiment national a
de plus intime et de plus ardent, aussi bien qu'aux inté-
rêts diplomatiques les plus divers, et qui a été un mo-
ment sur le point de prendre dès le début une impor-
tance européenne. Si le général O'Donnell n'est point
allé au-devant de cette guerre, on pourrait dire du moins
qu'il l'a vue naître sans peine, comme une grande diver-
sion d'opinion qui lui assurait à lui-même la possibilité
d'aller chercher le prestige d'un nouvel éclat militaire.
Il n'a pas laissé fuir l'occasion de parler à l'imagination
d'un peuple qui a été grand, qui s'en souvient, et à qui, de
ses possessions d'autrefois, de ses tentatives de conquête
en Afrique notamment, il ne reste que quelques points
du littoral méditerranéen, Melilla, Alhucemas, Penon de
la Gomera et Ceuta, poste avancé en terre maure. Cette




.192 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
occasion a été une attaque nouvelle dirigée contre le
territoire espagnol qui environne Ceuta par les tribus
Kabyles de l'Anghera. L'Espagne venait justement de
signer avec le Maroc un traité assurant autant que pos-
sible la défense de la place de Melilla et la répression de
la piraterie des Maures du Riff, lorsque les Kabyles de
l'Anghera violaient le territoire de Ceuta, détruisaient
un petit ouvrage avancé et abattaient les armes espa-
gnoles placées à la frontière. Les armes de l'Espagne
furent aussitôt relevées et désormais défendues par la
garnison.


Ceci se passait au mois d'août 1859. A partir de
ce incment commençait toute une série d'escarmou-
ches, d'hostilités entre les tribus marocaines et la gar-
nison espagnole. C'est alors qu'on voit poindre l'idée de
la guerre. Les préparatifs militaires faits à l'occasion des
affaires d'Italie allaient trouver une destination. Le gou-
vernement de la reine Isabelle formait un corps d'obser-
vation à Algésiras, et en même temps le représentant de
l'Espagne à Tanger, M. Blanco del Yalle, recevait la
mission de réclamer du Maroc des satisfactions et des
garanties nouvelles de sécurité. On négociait donc appuyé
sur les forces déjà peu à peu concentrées à Algésiras.


Négociation singulière, pleine de subterfuges évasifs
et de réticences, où les prétentions de l'Espagne sem-
blent grandir, se dévoiler pour ainsi dire, à mesure que
les dépêches se succèdent, et où les concessions, en ap-
parence décisives, faites à l'origine par le Maroc, dimi-
nuent d'importance à mesure qu'on les serre de plus
près. M. Blanco del Valle demandait d'abord que les
armes d'Espagne fussent solennellement replacées là où
elles avaient été abattues, et saluées par les soldats du




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 193
sultan marocain, que les coupables de l'insulte commise
fussent exemplairement punis ; que le droit de l'Espagne
a élever des fortifications pour la défense du territoire de
Ceuta fût reconnu, et que des mesures fussent adoptées
en commun pour prévenir le renouvellement de ces actes
d'agression. Le plénipotentiaire de l'empereur du Maroc
à Tanger accédait à ces quatre demandes. Tout semblait
terminé par le fait même de cette acceptation des condi-
tions de l'Espagne -, rien n'était fini au contraire. D'abord
l'empereur du Maroc mourait sur ces entrefaites, et une
solution définitive était nécessairement ajournée; puis
lorsque la négociation se renouait, M. -Blanco del Valle,
en venait à préciser la nature des garanties réclamées
par l'Espagne ; ces garanties consistaient dans la posses-
sion des hauteurs avancées qui assurent la défense de la
ligne de Ceuta. Le plénipotentàire marocain souscrivait
encore à cette proposition, bien qu'il feignît de n'en pas
saisir la portée. Quelles étaient, en effet, ces hauteurs
avancées dont on parlait? La diplomatie espagnole, fai-
sant alors un pas de plus, désignait comme point extrême
de la frontière nouvelle à tracer la ligne de la sierra de
Bullones, qui est à quelques lieues en avant de Ceuta,
et alors aussi le représentant de l'empereur du Maroc,
malgré les pleins pouvoirs qu'il avait reçus, se déclarait
sans instructions suffisantes pour cette cession de terri-
toire. De là, après des délais successivement prorogés
jusqu'au 15 octobre, la rupture diplomatique, suivie
immédiatement de la déclaration de guerre, qui est allée
retentir en Espagne.


On le remarquera, le cabinet de Madrid aurait pu,
sans nul doute, s'arrêter dès le premier moment, après
les concessions qui lui étaient faites, à la condition toute-




194 LES RÉVOLUTIONS D E 1 , ' E S P A G N E
fois de n'être point difficile sur l'exécution de qu'on lui
accordait. Il se trouvait placé entre des promesses pro-
bablement fort illusoires, peu efficaces, et la nécessité
d'aller chercher lui-même par les armes les réparations
et les garanties qu'il réclamait : il a choisi ce dernier
parti; mais quelle était sa pensée et quel est le but qu'il
a poursuivi? Ici la question apparaît sous un double as-
pect, dans ses rapports avec l'intérêt ou plutôt le senti-


• ment espagnol et avec les intérêts étrangers, prompts
à s'émouvoir de tout conflit naissant aux portes de la
Méditerranée, dans le détroit de Gibraltar.




Cette guerre du Maroc a produit évidemment au-delà
des Pyrénées une vive commotion d'opinion; elle est
apparue entourée du prestige des vieux souvenirs,
comme la réalisation lointaine de la pensée d'Isabelle la
Catholique. Dès qu'on ne se contentait plusde concessions
modestes qui auraient peut-être pu maintenir la paix
sans compromettre la dignité du nom espagnol, l'esprit
public a dû s'attacher à cette idée qu'il allait chercher
des compensations plus larges comme prix de la lutte,
qu'il allait à son tour servir un intérêt de civilisation en
plaçant la sécurité de ces côtes africaines sous la pro-
tection de la puissance espagnole, et il s'est ému à la
pensée qu'il allait servir ces intérêts sous la forme popu-
laire d'une guerre contre les Arabes.


Ce n'est point d'aujourd'hui que l'Espagne voit dans
ces contrées du nord de l'Afrique un des champs naturels
ouverts à son ambition et à son activité. Elle n'a pas
seulement pour guide son vieil instinct d'antipathie
contre le Maure, elle se retrouve en présence de ses plus
sérieuses traditions. Une instruction secrète, rédigée par
le ministre Florida Blanca, sous l'inspiration du roi
Charles III, pour la junte à'estado ou des affaires étran-




196 L E S R É V 0 L U T I 9 N S D E L ' E S P A G K E
gères, révèle l'incessante préoccupation de la politique
espagnole, et il est curieux de retrouver ces souvenirs
d'un autre temps. « Si l'empire turc périt dans la grande
révolution qui menace tout le Levant, — disait-on il y
a près d'un siècle à Madrid, — nous devons penser a
acquérir la côte d'Afrique qui fait face à l'Espagne dans
la Méditerranée, avant que d'autres ne le fassent au pré-
judice de notre repos, de notre navigation et de notre
commerce. Ceci est un point inséparable de nos intérêts
et sur lequel il faut toujours avoir l'œil fixé... Les pro-
cédés utiles et généreux du roi de Maroc pendant la
guerre avec l'Angleterre exigent de notre part de la gra-
titude et de la réciprocité. Nous devons tâcher de vivre
en bonne amitié avec le prince maure et son successeur,
s'il veut s'y prêter. Si, par malheur, cela ne se peut,
nous devons aussi nous rendre maîtres de cette côte en
prenant et fortifiant Tanger. Faute de cela, nous n'au-
rons jamais de sécurité dans le détroit; notre commerce
et notre navigation ne pourront fleurir dans la Méditer-
ranée.. . » C'était encore le temps des longues pensées
en politique. L'Espagne s'est laissé devancer dans cette
œuvre de prise de possession du nord de l'Afrique; elle
n'a jamais renoncé entièrement à d'anciennes traditions.
Il y a bien des années déjà, dans une de ces discussions
sérieuses et élevées comme il y en a eu quelquefois au
sein du parlement espagnol, un esprit aussi brillant que
hardi, Donoso Cortès, traçait le programme de ce qu'il
appelait la politique des intérêts permanents pour l 'Es-
pagne.


Aux yeux de Donoso Cortès, il y avait deux intérêts
essentiels, permanents pour la Péninsule, puisque sa
position entre les Pyrénées et la mer ne lui permettait




L ' U N I O N L I B É R A L E E T L E S P A R T I S P O L I T I Q U E S 197
pas d'autres espoirs : il ne devait y avoir à Lisbonne, à
l'entrée du Tage, d'autre majesté que la majesté portu-
gaise; « la domination exclusive de l'Angleterre en Por-
tugal était un opprobre » pour tout gouvernement vivant
à Madrid. Et d'un autre côté l'Espagne devait avoir sa
part dans la civilisation du nord de l'Afrique; c'était une
question d'honneur, de sécurité, d'avenir. Il y a mieux :
la France elle-même ne pouvait, sans la coopération'
active de l'Espagne, s'assimiler sérieusement l'Afrique,
et Donoso Cortès en donnait les plus curieuses raisons,
dont la première était l'incompatibilité des génies et des
caractères.


« Entre la civilisation française et la civilisation afri-
caine, disait-il, il n'y a aucun point de contact, et il
y a toutes les solutions de continuité possibles : solu-
tion de continuité géographique, puisque entre la France
et l'Afrique est l'Espagne ; solution de continuité phy-
sique, car le soleil espagnol brille entre le soleil fran-
çais et le soleil africain ; solution de continuité morale,
car entre les mœurs raffinées, cultivées de la France et
les mœurs barbares, primitives de l'Africain, il y a les
mœurs espagnoles, à la fois primitives et cultivées ; solu-
tion de continuité militaire, parce qu'entre le général
français et le chef africain il y a cette espèce qui sert de
trait d'union, h guérillero d'Espagne; enfin solution de
continuité religieuse, car entre le catholicisme philoso-
phique français et le mahométisme fataliste de l'Africain,
il y a le catholicisme espagnol avec ses tendances fata-
listes et ses reflets orientaux... s Et l'orateur espagnol
ajoutait : « L'Espagne croira-t-elle que c'est beaucoup
exiger de demander une influence sur des côtes barbares
que nous touchons de la main et dans un pays qui fait en




198 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
quelque sorte partie de notre territoire?... Il est temps
enfin d'appliquer cette politique aux affaires de l'État.
De grands événements se préparent; le monde marche à
la réunion 'd'un congrès ou à la guerre. . . Il faut que
nous soyons prêts. » Ainsi parlait Donoso Cortès en 1847.


L'opiniou publique en Espagne a donné instinctive-
ment à la guerre actuelle ce caractère d'une revendication
d'influence. Aussi lorsque le général O'DonneH se pré-
sentait devant les chambres portant cette déclaration
d'hostilité contre le Maroc, tous les partis se sont associés
dans un même sentiment pour offrir leur concours au gou-
vernement. Les actes d'adhésion se sont succédé sous
toutes les formes. Les provinces basques, qui ont tou-
jours le privilège d'un régime spécial pour la conscrip-
tion et les contributions, et qui n'en sont que plus floris-
santes sans être moins patriotiques, ont voté des fonds,
pris l'initiative de la formation d'une légion. En un mot,
la guerre contre le Maure, selon l'ordre du jour d'un des
généraux de l'armée expéditionnaire, la guerre dans une
pensée de civilisation, d'action indépendante et de gran-
deur, sans autres limites que l'intérêt et l'honneur de
l'Espagne, c'est là ce que l'opinion publique a saisi d'abord
et ce qui l'a entraînée. Est-ce là cependant la guerre telle
que le gouvernement a pu l'entendre, telle qu'il la fait?
Il faut reconnaître que le ministère, en s'appuyant sur le
sentiment national, où il puisait une force pour marcher
en avant, se trouvait en même temps limité par d'autres
conditions, d'autres intérêts et d'autres politiques qui ne
sont pas à Madrid.


La France, quant à elle, ne pouvait voir d'un œil
jaloux ni la résurrection militaire de l'Espagne, ni ses
tentatives pour s'asseoir dans cette partie nord de l'Afri-




L'UNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 199
que où ses soldats campent aujourd'hui. La plupart des
autres puissances de l'Europe ont un égal intérêt à voir
le littoral africain gardé, délivré de la piraterie barba-
resque, qui menace encore leurs navires et leur com-
merce. Il n'en est pas absolument de même de l'Angle-
terre, maîtresse de Gibraltar, intéressée ou se croyant
intéressée à préférer sur la côte du Maroc une domi-
nation barbare à une domination civilisée, et toujours
portée à s'inquiéter des établissements qui pourraient se
fonder en face de ses positions. L'Angleterre s'est émue
dès le premier instant, et elle a multiplié ses efforts pour
retenir l'épée de l'Espagne d'abord, puis pour circons-
crire son cercle d'action, enfin pour placer sous sa propre
sauvegarde l'indépendance du littoral africain. Pour tout
dire, l'Angleterre a pris un peu envers l'Espagne en
cette affaire l'attitude d'un créancier dur et inflexible qui
lie son débiteur et lui impose des conditions.


Que dit l'Angleterre par l'organe de lord John Russell
parlant au représentant britannique à Madrid ? « Vous êtes
chargé de demander une déclaration écrite portant que, si
dans le cours des hostilités les troupes espagnoles occupent
Tanger, cette occupation sera temporaire et ne se pro-
longera pas au delà de la ratification d'un traité de paix
entre l'Espagne et le Maroc, parce que, si l'occupation
devait durer jusqu'au paiement d'une indemnité, elle
pourrait arriver à être permanente, et aux yeux du gou-
vernement de Sa Majesté une occupation permanente
serait incompatible avec la sécurité de Gibraltar (22 sep-
tembre 1859). » Et quelques jours plus tard, le. 15 octo-
bre : « Vous direz au ministre des affaires étrangères
que le gouvernement de Sa Majesté désire ardemment
qu'il n'y ait aucun changement de possession territoriale




200 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sur la côte mauresque du détroit. L'importance qu'il
donne à cet objet n'est nullement douteuse, et il lui serait
impossible, de même qu'à toute autre puissance mari-
time, de voir avec indifférence l'occupation permanente
par l'Espagne d'une semblable position sur cette côte,
position qui permettrait de troubler dans le détroit le
passage des navires qui fréquentent la Méditerranée pour
les opérations commerciales. »


Et que répond le cabinet de Madrid à ces significa-
tions assez impérieuses? Le ministre des affaires étran-
gères, M. Calderon Collantes, écrit, en effet, que si Tan-
ger est occupé, il ne le sera que temporairement, jusqu'à
la ratification de la paix. En réservant une certaine in-
dépendance générale d'action et le choix des garanties
qui seront réclamées, il déclare néanmoins que « l 'Es-
pagne ne prendra dans le détroit aucun point dont la
position pourrait lui assurer une supériorité périlleuse
pour la navigation. » L'Angleterre ne pouvait exiger
mieux et plus. On a pu croire, on a supposé que l'Es-
pagne n'avait contracté ces obligations qu'après avoir
pris le conseil de. la France, après avoir acquis la certi-
tude qu'elle ne serait point.appuyée. Sans prétendre
scruter ces mystères, on pourrait peut-être dire tout le
contraire, et de là est née l'importance presque euro-
péenne qu'a paru prendre un moment la guerre du
Maroc.


Le cabinet de Madrid, si nous ne nous trompons, s'est'
donc lié en pleine connaissance de cause, lorsqu'il n'eût
tenu qu'à lui de présumer qu'il pourrait marcher en
avant, et s'il a pris ce parti, c'est vraisemblablement
après avoir consulté la situation générale de l'Europe, en
songeant que l'intérêt espagnol pourrait bien, à un jour




LUNION LIBÉRALE ET LES PARTIS POLITIQUES 201
donné, ne pas prévaloir sur d'autres nécessités. Or, ces
engagements, ces limitations imposées à l'action de l 'Es-
pagne, toute cette partie officielle et intime de la ques-
tion africaine, c'est là ce que ne savait pas l'opinion pu-
plique, et lorsque le jour s'est fait sur ces négociations,
l'opinion et le gouvernement ont paru suivre des voies
différentes. Le mécompte de l'esprit public a éclaté; il a
redoublé lorsque le cabinet est allé demander aux cortés
l'aggravation de toutes les contributions, car l'impor-
tance des appareils militaires et des sacrifices financiers
semblait dès lors disproportionnée avec le but qu'on
poursuivait.


On l'a dit avec raison à Madrid dans une brochure qui
a paru sous le titre de Aspecto diplomático de la cues-
tión de Marruecos, et dont la circulation a été interdite.
Le principe même de la guerre admis, il y avait deux
politiques possibles pour le gouvernement de la reine
Isabelle; l'Espagne pouvait agir rapidement, vigoureu-
sement, sans laisser au Maroc le temps de se réfugier
dans les subterfuges, en n'allant point au delà d'un acte
de justice sommaire, d'une vengeance exemplaire tirée
de l'outrage fait à son pavillon. Par ce système, de grands
sacrifices étaient épargnés au pays, la diplomatie étran-
gère n'avait pas le temps d'intervenir, et l'Espagne mon-
trait par un coup de vigueur et d'éclat qu'elle savait, au
besoin, sauvegarder son honneur. Il y avait une autre
politique, celle d'une guerre acceptée avec toutes ses
chances et ses sacrifices dans une vue de civilisation et
d'agrandissement moral et territorial; mais alors il ne
fallait pas se laisser lier par des engagements dont la
dignité même du pays avait à souffrir. Chose étrange, le
cabinet de Madrid n'a adopté aucune de ces politiques ;
mais il les a mêlées, et en élevant ses forces et ses pré-




202 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE ,
paratifs au niveau des plus grands desseins, il s'est laissé
imposer d'avance un résultat diplomatiquement restreint,
ramené à une simple réparation d'injure : de telle façon
que le général O'Donnell s'est trouvé subitement dans
l'alternative de perdre pour sa position personnelle le
prix de la diversion patriotique qu'il avait recherchée,
ou de suivre l'impulsion du sentiment national en con-
fiant l'interprétation de ses engagements à l'imprévu de
la guerre et de la victoire, au risque de renouveler une
crise européenne dont le cabinet de Madrid avait refusé
de prendre la responsabilité à l'origine.


Lorsque la France, en 1830, allait à Alger, elle mar-
chait aussi vers l'inconnu, elle ne savait pas en partant
ce qu'elle ferait; mais elle avait refusé de se lier, et en
suivant sa fortune, elle a pu quelquefois mécontenter
l'Angleterre sans manquer à des engagements comme
ceux qui ont fixé récemment une limite à l'épée de l'Es-
pagne.




X I


Voilà donc où l'Espagne se trouve conduite à travers
une série de luttes ou d'évolutions plus intimes qu'écla-
tantes, et dont le dernier mot n'est pas dit encore. La
guerre du Maroc est venue tout effacer : elle a été une
émouvante diversion dans un pays depuis si longtemps
replié en lui-même; elle n'a pas changé l'essence de la
politique espagnole, elle n'a fait que jeter momentané-
ment un voile sur une situation intérieure dont le prin-
cipal caractère est l'indécision et la confusion.


Le système du général O'Donnell, ce système dont
les circonstances expliquent l'avènement et le succès
jusqu'ici, avait l'avantage d'apparaître comme un re-
mède à ce mal profond et chronique, comme un moyen ,
de constituer une situation nouvelle. En elle-même,
l'idée du comte de Lucena est évidemment une idée heu-
reuse qui a fait la force de celui qui l'a adoptée comme
un drapeau. Par le fait, elle s'est trop souvent égarée
dans des considérations d'intérêt personnel qui ont paru
quelquefois en atléauer les résultats, et si elle devait res-
ter avec ce caractère dominant d'une personnalité trop
absorbante, elle finirait à la longue par déguiser sous un
air libéral une idée assez absolutiste, celle de l'arbitrage




204 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
d'un pouvoir supérieur à tous les partis, indépendant
des opinions organisées, se fortifiant ou croyant se for-
tifier des divisions et des faiblesses de tous.


Ceux qui prétendent gouverner sans les partis et ceux
qui prétendent les amalgamer tous méconnaissent égale-
ment les conditions de la liberté et du système constitu-
tionnel. Les partis sont un organisme essentiel de ce ré-
gime; ils sont la représentation vivante et légitime des
traditions, des vœux, des instincts divers d'un pays; ce
sont des forces collectives qui, par leur contradiction
même, empêchent toutes les usurpations. C'est le jour où
les partis ont commencé de se décomposer au-delà des
Pyrénées, que le système constitutionnel a été menacé
par ceux qui voulaient le ramener vers l'absolutisme et
par ceux qui voulaient le pousser vers l'anarchie, C'est
dans une sérieuse et libérale réorganisation des partis
sincèrement constitutionnels que l'Espagne trouverait le
gage • d'une sécurité moins précaire, et alors une
guerre comme celle du Maroc ne serait plus seulement
un épisode accidentel et heureux : elle serait l'acte de
vie d'une nation qui n'a besoin que d'avoir des institu-
tions stables et d'être conduite pour retrouver des des-
tinées nouvelles.




IV


EPISODE DE L'HISTOIRE MILITAIRE DE L'ESPAGNE (1)
(1860)


I


Un des plus surprenants phénomènes réservés à la cu-
riosité d'un siècle blasé et sceptique, c'est assurément
cet accès de fanatime musulman que nous avons vu écla-
ter à peu d'intervalle depuis quelques années dans l'Inde,
dans les possessions orientales de la Hollande, en Turquie,
partout où vivent les fils du prophète, et qui donne à cer-
tains événements contemporains l'apparence d'une guerre
renaissante de religion, un air de croisade. On fait, il est
vrai, ce qu'on peut pour s'en défendre. Nous ne sommes
plus poussés par la passion de la croix, je veux dire que,
dans nos interventions, nous n'allons pas imposer une
croyance ; nous sommes du inoins conduits quelquefois
par un sentiment plus simple, plus universel, le senti-
ment de l'humanité violentée et outragée. Au fond, c'est


(1) I. Romancero de la Guerra de África. — I I . Diario de un Testigo
de ¡a Guerra de África, por don Pedro Antonio de Alarcon. — I I I . Ile-
cuerdos de la Campana de África, por don Gaspar Jíuñez de Arce. —
Rapports, correspondances, etc.


12


LA GUERRE DU MAROC




206 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
toujours le choc de deux civilisations, le conflit de deux
mondes, dont l'un, se sentant envahi, pressé de toutes
parts, tente un suprême effort pour vivre ou mourir dans
son immobilité ennemie. A tout prendre, en pays musul-
man, il ne dépend pas de l'Europe d'effacer de la politique
le caractère religieux, car pour ces peuples tout tient à
la religion, leur organisation, leur vie civile, leurs mœurs,
même leur barbarie.


La guerre que l'Espagne est allée soutenir dans le
Maroc n'a été qu'un épisode de cet étrange mouve-
ment, un incident tout local si l'on veut, se déta-
chant à quelque degré de l'ensemble des choses, ne se
liant que de loin aux affaires contemporaines de l'islam,
mais montrant sous un jour distinct et dans des condi-
tions précises ce conflit inévitable de deux esprits irré-
conciliablement hostiles entre lesquels la politique s'épuise
à signer des trêves. Rien n'y a manqué, ni la farouche
exaltation des peuplades arabes, ni l'entraînante résolution
de l'Espagne, ni ces sombres couleurs que l'inclémence
du ciel, la maladie, les épreuves de l'air et du feu jettent
sur une expédition, ni enfin toutes ces émotions d'une
lutte excitante et périlleuse qui a déjà ses histoires, ses
légendes, son romancero, — oui, un romancero écrit
sur le mode des vieux chants populaires par les plus
beaux esprits de Madrid.


Lorsque la France, il y a déjà plus de trente années,
allait, par humeur chevaleresque, châtier les pirates
d'Afrique et planter son drapeau au sommet de la casbah
algérienne, elle ne se rendait pas absolument compte de
ce qu'elle faisait et de ce qui sortirait de son entreprise,
comme il arrive souvent à l'origine des plus grandes
choses. En réalité, elle coupait en deux le monde musul-




LA GUERRE DU MAROC 207
man, qui jusqu'alors, partant des côtes de l'Océan, s ' é -
tendait sans interruption le long de la Méditerranée pour
aller, des États turcs, gagner la Perse et l'extrême
Orient. À mesure que l'œuvre de la France s'accomplis-
sait, le Maroc s'est trouvé isolé, livré à lui-même, redou-
blant d'efforts pour sauver l'inviolabilité de sa solitude.


Chose curieuse, en effet, dans un temps où l'univers est
livré à toutes les explorations! aux portes de l'Europe,
voici une contrée moins lointaine et aussi fermée, aussi
peu connue que la Chine, dont on cherche en ce moment
à forcer l'entrée : c'est cet empire marocain, resté l'un
des foyers les plus vivaces et les plus intacts de l'isla-
misme. Nos ambassadeurs pourraient à la rigueur se con-
soler de n'aller pas à Pékin, puisqu'ils ne vont pas à
Fez et à Mequinez. De ce pays, que du haut des falaises
"européennes on peut voir se dessiner vaguement dans le
bleu de l'horizon, on ne sait rien, sinon qu'il est sous le
sceptre d'un prince, —• roi, empereur ou sultan, — vi-
vant dans son harem, entouré de sa garde noire, éten-
dant une souveraineté nominale sur des tribus indiscipli-
nées, qu'il ne s'inquiète guère de soumettre tant qu'elles
ne troublent que les étrangers, et qui ne se rallient par
instants qu'à l'appel du chef de la religion, du descen-
dant du prophète. Le Maroc a mieux réussi que la Tur-
quie à se préserver de tout contact extérieur. Il se
hérisse à ses extrémités de frontières et de côtes inhospi-
talières. Vers la France, c'est notre épée qui est obligée
-sans cesse de retracer une limite toujours violée, ren-
dant guerre pour guerre et repoussant l'irruption des
peuplades en armes. Sur la Méditerranée, ce que fai-
saient autrefois les pirates d'Alger, les pirates du Riff le
font ou le faisaient il y a peu de temps encore, rançon-




208 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
riant te commerce, courant à l'abordage des navires rete-
nus par les calmes," ou se jetant sur les naufragés. A
l'intérieur, nul souffle de l'esprit occidental n'a jamais
pénétré jusqu'ici. La seule population étrangère qu'il y
ait se compose de quelques renégats; le reste est un mé-
lange .d'Arabes, de Kabyles, de noirs et d'un petit
nombre de Juifs, les uns et les autres vivant dans l ' im-
mobilité de leurs coutumes.


C'est moins un État régulier qu'un vaste camp retran-
ché de l'islamisme assis dans cet angle du continent afri-
cain, défendu par la mer et par un épais rempart de
sierras. Nulle puissance européenne ne s'est laissé attirer
dans cette région si bizarrement interdite à la civilisa-
tion. L'Espagne seule a gardé quelques points sur la
côte : Ceuta, Melilla, Alhucemas, Penon de Vêlez; —
des possessions, non : des prisons, des présides, des
postes hasardeux; et dans ces postes, elle a été jusqu'ici
réellement assiégée, toujours exposée à des insultes
comme celles d'où est née la dernière guerre.


Seul, livré à lui-même, le Maroc, à vrai dire, ne serait
rien ; serré entre la France et l'Espagne, il s'ouvrirait
inévitablement, et, malgré tout, il s'ouvrira bien quelque
jour sans doute. Sa plus sûre défense, depuis assez long-
temps, est dans la jalousie altière de la puissance qui, du
haut de Gibraltar, surveille tout ce qui se fait dans cette
partie de l'Afrique. Des deux clefs du détroit, l'Angle-
terre consent bien à n'en avoir qu'une, mais elle frémit à
la pensée que la seconde puisse.passer entre les mains
d'une autre puissance de l'Europe. Si c'est la France qui
paraît devant Tanger, elle se montre inquiète et gron-
deuse, comme on le vit il y a quinze ans; si c'est l'Es-
pagne, elle la rudoie de ses impérieuses intimations,




LA GUERRE DU MAROC 209
comme on l'a vu il y a quelque temps, exigeant des ga-
ranties écrites, ne laissant pas même à une nation indé-
pendante et fière la liberté d'un désintéressement spon-
tané. L'Angleterre a des sollicitudes pour la barbarie
marocaine; elle mesure le châtiment qu'il est permis de
lui infliger, et c'est ainsi que dans toute entreprise où le
Maroc est en jeu intervient la menace d'une querelle avec
la superbe maîtresse de Gibraltar, c'est-à-dire d'un
trouble pour la paix publique.


De là particulièrement le caractère complexe de cette
dernière campagne, mélange de hardiesse et de timidité,
offrant au sentiment populaire un but éblouissant que les
obligations diplomatiques dérobent ou obscurcissent aus-
sitôt, et qui apparaît en fin de compte comme une page
aux reflets héroïques encadrée entre les notes anglaises
du mois d'octobre 1859 et une paix suffisante, avanta-
geuse peut-être, mais trop suspecte d'être une œuvre de
nécessité politique autant que de prévoyante modération.




II


On sait comment cette lutte a pris naissance et com-
ment ce qui n'était qu'un démêlé diplomatique devenait
bientôt une guerre ouverte à travers une série de négo-
ciations compliquées de la mort de l'empereur Abder-
rhaman et de l'intervention incommode de l'Angleterre,
accourant au secours du Maroc pour le sauver, sinon d'un
châtiment mérité, du moins de quelques-unes des consé-
quences de la défaite. Des insultes incessantes poussées
jusque sous les murs de Ceula, le pavillon espagnol
abattu par les Maures de l'Anghera, c'était là le pré-
texte, la cause ostensible et accidentelle du conflit; la
vraie et profonde raison, c'est que là où chrétiens et mu-
sulmans sont en contact, malgré tous les efforts de la
politique, il n'y a point de paix, il n'y a que des trêves,
car aux yeux du fils de l'islam le chrétien est toujours
l'ennemi. On ne peut dire que l'Espagne cherchât la
guerre : elle venait de faire la paix avec le Maroc au sujet
de Melilla, lorsqu'une plus sérieuse attaque la rappelait
aux armes sur un autre point; mais, la lice se rouvrant
devant elle à l'improviste, elle s'y précipitait avec l'ardeur
d'un peuple touché dans sa vieille passion contre le
Maure, exalté à la pensée d'ètie, lui aussi, le soldat de




LA GUERRE DU MAROC 211
la civilisation dans un combat singulier contre la barba-
rie, et mettant une sorte d'humeur fière à tenter une en-
treprise virile en face de l'Europe, sous les yeux de l'An-
gleterre et un peu malgré elle. Le conflit diplomatique
naissait au mois d'août 1859 sous le coup des insultes
dirigées contre les premières défenses de Ceuta; le
22 octobre, la guerre était déclarée.


Dès lors tout prenait une animation extraordinaire
des Pyrénées au détroit. L'Espagne semblait secouer
l'air épais des guerres civiles pour respirer l'air plus gé-
néreux d'une guerre d'honneur national. Les régiments
pressés vers le Midi allaient se concentrer au camp de
San-Roque, près de Gibraltar, à Algésiras, et successi-
vement dans tous les ports de l'Océan et de la Méditer-
ranée, à Cadix, à Puerto-Real, jusqu'à Malaga. Au total,
les troupes ainsi mises en mouvement montaient à qua-
rante mille hommes, elles se divisaient en trois corps,
commandés par les généraux don Rafaël Ecbague, don
Juan Zabala, don Antonio Ros de Olano, plus une divi-
sion de réserve mise aux ordres du général don Juan
Prim, comte de Reuss, et cette armée, munie de soixante
pièces d'artillerie, dont quelques unes rayées, avait pour .
chef supérieur le président du conseil lui-même, le géné-
ral don Léopold O'Donnell, comte de Lucena, qui t e -
nait, je pense bien, à ne laisser à nul autre l'avantage
d'aller chercher un certain prestige militaire en Afrique
pour revenir bientôt à Madrid lui disputer la prééminence
au pouvoir. L'armée une fois organisée, équipée et ras-
semblée au Midi, il fallait la jeter au delà du détroit ; la
marine s'y employa de son mieux, mais avec la lenteur et
l'embarras d'une force navale insuffisante ou prise au
dépourvu, peu accoutumée surtout aux grandes et rapides




212 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
opérations. Le 19 novembre, le premier corps d'E-
chague débarquait à Ceuta ; le 26, le deuxième corps de
Zabala et la réserve de Prim touchaient à leur tour la
terre d'Afrique, avec le général en chef; le troisième
corps, celui de Ros de Olano, n'arriva que le 12 dé-
cembre.


La campagne était déjà commencée; les soldats de
l'Espagne, dès leur débarquement, avaient eu à se me-
surer avec l'ennemi, embusqué derrière ses rochers, et
avec toutes les difficultés matérielles d'une entreprise
qui, à partir de cette première heure, pourrait réellement
se diviser comme un drame en trois actes : l'un, plein de
tâtonnements, de mouvements laborieux, de luttes dé-
fensives, d'alertes, d'épreuves obscures, et préparant
l'offensive hardie prise le 1 e r janvier 1860 à Castillejos;
— l'autre portant L'armée de Castillejos à Tetuan à tra-
vers des péripéties nouvelles de toute sorte ; — le troi-
sième enfin commençant à Tetuan pour se dénouer par la
paix au lendemain d'une dernière victoire qui ouvrait la
route de Tanger.


Une chose curieuse d'abord, c'est que les chefs de
l'armée espagnole n'avaient qu'une idée très-incomplète
du terrain où les appelait la fortune de la guerre. L'Es-
pagne avait une clef de l'Afrique par Ceuta, elle avait
un abri, un poste sur le rivage; mais c'était tout. Aux
portes mêmes de la ville, la lutte commençait dans des
conditions où tout était mystère, — la force de l'ennemi,
ses moyens d'actions, ses habitudes de combat, jusqu'à
la nature du pays au delà de ce qu'on entrevoyait à l'ho-
rizon.


C'était une contrée singulièrement difficile à abor-
der pour une armée, On a parlé beaucoup de quadrila-




LA GUERRE DU MAROC 213
tèrcs depuis la guerre d'Italie, et peut-être en parlera-
t-on longtemps encore. Cette partie du nord de l'Afrique
n'est pas sans avoir une sorte de quadrilatère irrégulier
et naturel dont Ceuta serait un des angles, et dont les
trois autres points saillants seraient : d'un côté Tanger,
du côté opposé Tetuan et les hautes positions duFondack,
où les Espagnols, contournant par l'extérieur une moitié
du carré, devaient livrer leur dernière bataille. L'inté-
rieur de ce carré est plein de massifs escarpés et gigan-
tesques, coupés de gorges profondes, et dont la chaîne
épaisse, courant du sud-est au nord-ouest, part de la
Sierra-Bermeja et de Tetuan, s'étend par ses dérivations
et ses contre-forts jusqu'à la Méditerranée, et va former
le point extrême du détroit de Gibraltar, où l'Afrique et
l'Europe se touchent presque de la main. Cette chaîne
étrange et formidable a dans son ensemble un nom que
les Espagnols ont consacré désormais, bien qu'ils n'aient
pas forcé l'entrée de ces massifs; elle s'appelle la Sierra-
Bullones. C'est dans une anfractuosité de ces montagnes,
sur le penchant des dernières hauteurs, entre le point
extrême du détroit et les contre-forts plongeant dans la
Méditerranée du côté de Tetuan, que Ceuta est placée,
toujours sous la menace d'une irruption barbaresque.


Quand on vient de l'Europe, Ceuta apparaît au fond
d'une baie qui se déroule en croissant, et dont les deux
bras s'avancent dans la mer. A droite, sur le plus haut
sommet, se dresse la tour d'El-IIacho, citadelle qui a
servi souvent de prison politique, sorte de vigie placée
pour surveiller le pays et avertir de l'approche de l'en-
nemi; à gauche, on rencontre une plage pierreuse et le
vieux Ceuta, qui n'est plus aujourd'hui qu'un amas de
ruines: Au centre s'élève pittoresquement en amphithéâtre




214 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
la ville à demi arabe, à demi espagnole, aux rues
étroites et silencieuses, que la guerre est venue un ins-
tant animer de ses agitations et de ses bruits, et qui a
été pendant cinq mois un camp, une étape, un hôpital.
Sur les hauteurs voisines, au milieu de la verdure d'une
végétation libre et inculte, se détachent deux points
blancs, deux restes d'édifices. L'un est ce qu'on a
nommé la maison du Renégat : c'est un marabout
construit au temps passé, dil-on, par un renégat d'Es-
pagne qui était devenu un saint musulman à la suite
d'une déception d'amour, et qui s'était fait cette demeure
d'où il pouvait contempler-encore de loin la patrie. Au-
dessus de la mezquita ou du marabout, apparaît le
Serrallo. Ce n'est qu'une ruine aujourd'hui; c'était au-
trefois un vaste et magnifique palais maure, un Alham-
bra que l'imagination a de la peine à reconstruire avec
des débris de colonnades, de paitos intérieurs et des
fragments d'inscriptions effacées par la pluie et le vent.


Au delà du Serrallo enfin, à une certaine distance, se
déroulent parallèlement deux lignes de montagnes :
l'une verdoyante et couverte de bois épais, l'autre blan'che
et nue. On a sous les yeux la Sierra-Bullones, couronnant
de ses crêtes altières ce paysage tranquille, sauvage et
oriental. La dernière chaîne s'ouvre à l'horizon par une
gigantesque et violente déchirure qui coupe verticale-
ment les rochers. C'est par cette gorge étroite et pro-
fonde qu'on pénètre dans l'intérieur de ces massifs dont
je parlais, dans cette Kabylie marocaine de l'Anghera,
rivale de cette autre Kabylie du Riff et des Kabylies algé-
riennes. C'est pour ainsi dire la porte mystérieuse de
l'Afrique, difficile à franchir pour des chrétiens, ouverte
seulement aux tribus guerrières et sauvages de l'intérieur.




LA GUERRE DU MAROC
Ce fut au Serrallo que le premier corps, conduit par


le général Echague, alla camper à son arrivée, plantan
le drapeau jaune et rouge sur une tour mauresque dé-
mantelée, et couronnant aussitôt de redoutes les hau-
teurs voisines, poussant ses retranchements jusqu'aux
sommets qui font face au défilé de l'Anghera, assurant
en un mot contre tout retour offensif des positions con-
quises sans coup férir. Ainsi défendue et protégée par
une ligne de positions avancées habilement choisies et
vigoureusement maintenues, toujours éclairée sur les
mouvements de l'ennemi par la tour d'El-Hacho, l'ar-
mée tout entière pouvait se former, s'organiser à mesure
qu'elle débarquait, et être prête à tout. Le deuxième
corps, celui de Zabala, et la réserve de Piïm pouvaient
aller se ranger avec O'Donnell lui-même au-dessous du
Serrallo. Les bivouacs espagnols couvraient les coteaux,
tandis que sur les hauteurs opposées, dans quelque pli de
terrain, on voyait poindre les tentes arabes. On était
camp contre camp.




m


Où allait maintenant cette expédition engagée en plein
monde africain? Une marche directe sur Tanger était im-
possible, peut-être par des raisons politiques autant que
par des raisons militaires. Tetuan restait dès lors pour le
moment l'unique point d'attaque; il n'y avait à choisir
que la direction de la marche. Le chemin le plus court
eût été, à ce qu'il semble, par la gorge de l'Anghera et
par les massifs de la Sierra-Bullones, où se trouvent,
dit-on, des sentiers plutôt que des routes conduisant à la
fois vers Tanger, vers Tetuan et vers le Fondack; mais
il fallait s'engager dans l'inconnu, dans des régions pé-
rilleuses, où l'on risquait /l'être enveloppé à chaque pas,
de mourir obscurément sous le feu des Arabes embus-
qués dans leurs rochers ; il fallait, si l'on me passe ce
terme, aller se jeter dans les griffes du lion. Les tribus
marocaines, assemblées pour la guerre sainte, attendaient
là l'armée espagnole.


Le général O'Donnell choisit une autre voie, qui, en
offrant, elle aussi, de redoutables obstacles à vaincre,
avait l'avantage de le tenir rapproché de la mer. Il se
décida à marcher sur Tetuan en longeant la Méditerra-
née. Par là, je l'ai dit, la côte se compose de pentes dé-




LA GUERRE 'DU MAROC
cunantes, de contre-forts coupas par intervalles de
gorges profondes, et qui, en s'évasant, forment des es-
pèces de golfes terrestres, plusieurs vallées, dont la pre-
mière est celle de Castillejos, et la dernière la vallée de
Tetuan. Entre les deux, le plus dangereux passage est le
Cap Negro. Sur cette côte, où il n'y a souvent qu'une
plage étroite, on trouve de temps à autre quelques tours
blanches où des sentinelles arabes sont placées pour don-
ner l'alarme. La tour du Cap-Negro est surtout d'un as-
pect sauvage et pittoresque sur son abrupt rocher, au
pied duqueWient se briser une mer ordinairement irri-
tée. L'objectif était ainsi indiqué, la direction était trou-
vée; il y avait seulement à marcher, et pour marcher il
y avait à s'ouvrir un chemin à travers une région tour-
mentée et déserte, encombrée de bois d'oliviers, de
chênes verts et de buissons épais.


Qu'on se représente à ce moment la disposition de
l'armée espagnole. Le premier corps, celui d'Echague,
devait rester au Serrallo pour défendre les hautes posi-
trons de Ceuta, déjà violetnment attaquées. Prim, devenu
bien vite maître dans l'art de faire des chemins, et que
le général O'Donnell appelait le premier routier d'Es
pagne, était lancé en avant, suivi du corps du général
Zabala. Le troisième corps, celui de P»os de Olauo, arri-
vant bientôt, allait s'établir dans la petite vallée de Ta-
rajar, au camp de la Concepción. Ce ne fut pas sans
difficulté que le mouvement de cette armée se dessina et
prit l'allure d'une marche en avant. Il n'y a que neuf
lieues de Ceuta à Tetuan ; on mit deux mois pour fran-
chir cet espace.


Ouvrir un chemin pas à pas à une artillerie régulière^
à des approvisionnements nombreux, n'était point d'à-




218 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' K S P A G N K
bord sans doute une facile entreprise; mais de plus, dans
celte première période de la campagne, l'armée espa-
gnole se trouvait assaillie de toutes les épreuves à la fois,
de ces embarras qui ralentissent l'élan des troupes les
plus énergiques : elle avait à lutter tout ensemble contre
le climat, contre les maladies. En novembre et en dé-
cembre, les tempêtes se succédaient; les vents furieux,
les pluies diluviennes et froides, abattaient les tentes,
transformaient les camps en fangeux marécages. Et ce
n'était pas tout. L'armée espagnole portait avec elle un
redoutable fléau : le choléra s'était abattu sur elle eu
Espagne, il l'avait suivie en Afrique, et il sévissait avec
une violence accrue par les rigueurs de la saison. « Nous
vivons ici, si c'est vivre, comme des condamnés à l'enfer,
écrivait, dès le commencement de la campagne, un offi-
cier qui mourait trois jours après de l'épidémie. L'ennemi
ne nous laisse pas un moment de repos, ni le choléra non
plus. La pluie et le vent nous suivent partout, comme si
les génies tutélaires de l'Afrique avaient excité contre
nous non-seulement les hommes, mais les éléments eux-
mêmes. Nous dormons dans la boue, toujours troublés,
sans savoir si ce sommeil inquiet va devenir éternel par
une balle ennemie ou par une attaque de choléra, cette
fatalité invisible et sinistre qui nous décime et nous anéan-
tit. Hier, nous avons eu près de trois cents malades. Si
vous ne venez vite à notre secours, au lieu d'une divi-
sion, vous trouverez un cimetière. Nous ne nous rendrons
pas au Maure, mais à la mort. »


Le fait est que, durant la campagne, l'épidémie jeta
plus de dix mille malades dans les hôpitaux de Ceuta, et
que, dès les premiers jours, les bataillons d'infanterie se
trouvaient réduits à cinq cents hommes, si bien que, dé-




I.A GUERRE DU MAROC 219
duction faite du corps qui restait au Serrallo, l'armée en
marche sur Tetuan ne comptait réellement pas plus de
quinze mille hommes. Au moment où l'on s'engageait
ainsi, l'administration militaire était loin d'ailleurs d'être
d'un secours aussi actif et aussi efficace qu'elle aurait pu
l'être avec plus d'expérience de la guerre; elle ajoutait
grandement aux difficultés par son insuffisance, sa len-
teur et la confusion de ses services.


Enfin, et par-dessus tout, depuis le premier moment,
il y avait à se mesurer sans cesse avec un ennemi nou-
veau et infatigable, qu'on repoussait un jour et qui re-
venait le lendemain. Cet ennemi, quel était-il? quelle
était l'importance de ses forces? L'armée marocaine, on
le sait, se compose d'éléments divers. Le noyau essen-
tiel et permanent est dans la partie régulière, dans les
Maures du roi, et surtout dans cette fameuse garde
noire, qui est comme un corps de janissaires toujours
placé autour du sultan. Le reste se compose de milices
provinciales, de contingents qui se lèvent en armes aus-
sitôt que la guerre sainte éclate. Ces divers éléments se
mêlaient dans les rassemblements qui faisaient face aux
Espagnols dès le premier jour, qui les suivaient en les
harcelant sans cesse dans leurs mouvements, et qui, en
se repliant, allaient les attendre devant Tetuan, puis au
Fondack. Dans son ensemble, l'armée marocaine, bien
que souvent renouvelée et accrue des contingents en-
voyés de l'intérieur, n'a dû jamais dépasser quarante
mille hommes; elle avait pour chef principal Muley-Ab-
•bas, un des frères de l'empereur. L'issue de chaque com-
bat ne pouvait être douteuse; c'était la lutte de la force
régulière, disciplinée, intelligente, et de la force désor-
donnée. L'armée marocaine n'avait ni organisation, ni




220 LES RÉVOLUTIONS i)E L'ESPAGNE
tactique, ni artillerie; elle n'avait que son fusil primitif,
Yespingarde. Sa cavalerie elle-même, si renommée,
montrait dans ses charges aventureuses plus d'éclat et
d'originalité que d'art.


Ces étranges soldats ne se battaient pas moins avec
un courage allumé par le fanatisme religieux, saisissant
toutes les occasions, multipliant les surprises, tenant
leurs adversaires dans de perpétuelles alertes, et quand
ils se précipitaient, poussant des cris sauvages, le haïk
flottant, ils étonnaient un peu les Espagnols. Ils allaient
se faire tuer jusque sur les retranchements sans se
rendre jamais. Aussi y avait-il peu de prisonniers. On
en vit quatre ou cinq à Ceuta, et ce fut presque un évé-
nement. L'un de ces prisonniers blessés était un Arabe
à la physionomie belle et pâle, au regard brillant et doux,
à la barbe noire et soyeuse. Quand on lui parlait de son
pays, de Mequinez, il fermait les yeux comme pour le
voir de l'œil intérieur; son visage s'animait, et il répon-
dait avec cet accent indéfinissable de l'Arabe marqué du
sceau étrange d'une conviction profonde et inaltérable.
On lui parla aussi de Grenade, et il sembla rêver mélan-
coliquement. « Oh ! Garnala, dit-il, nous venons de là! »
C'était un caïd qui avait du malheur; il avait été autre-
fois fait prisonnier par les Français trois jours avant la
bataille d'Isly, et il était arrivé la veille d'une action pour
se faire prendre par les Espagnols. Les autres prison-
niers étaient des types repoussants et sauvages.


Le caractère de ces combats apparaît assez dans ce
que dit un écrivain, M. Alarcon, qui a servi en volon-
taire aux chasseurs de Ciudad-Rodrigo, et qui a ra-
conté ce qu'il a vu. « Dans les autres guerres, dit-il, on
sait le nombre, la qualité de l'ennemi... on a une idée




LA GUERRE DU MAROC 221
de son nom, de son caractère, de son histoire, du che-
min qu'il a suivi, du lieu où il campe. En voyant paraître
les Maures, on ne sait rien, sinon qu'ils sont là, qu'ils
peuvent être un million d'hommes ou une simple guer-
rilla, que la terre foulée par nous les vit naître, et que
notre présence les arrache à leurs terriers, qu'ils viennent
contre nous comme ils sont venus hier, comme ils vien-
dront demain, sans que des déroutes consécutives les dé-
couragent, sans que leurs pertes les amoindrissent ou
que notre supériorité les intimide... » Ce que cela veut
dire, c'est que les Marocains, mal armés, mal organisés,
avaient pour eux la fureur aveugle du courage et le pres-
tige du mystère. Ainsi sur cette cote hasardeuse et diffi-
cile, peu favorable par elle-même aux combinaisons stra-
tégiques, l'armée espagnole marchait ou campait, aux
prises avec les rudesses exceptionnelles de la saison et
avec les maladies, travaillant d'une main et combattant
de l'autre, ouvrant un chemin à travers les'fourrés épais,
et ayant sans cesse à faire face à une nuée d'ennemis qui
s'abattait sur ses flancs.


Un mois et demi s'était passé, elle n'était encore qu'à
deux lieues de Ceuta, et elle avait livré plus de quinze
combats. Le 23, le 24 et le 25 novembre, au lendemain
même du débarquement, les retranchements des hauteurs
de Ceuta sont violemment assaillis, et le général Échague
est blessé dans l'une des actions. Le 30, nouveau com-
bat, où une habile manœuvre du général Gasset coupe la
retraite aux assaillants. Le 8 décembre, c'est Prim qui,
prenant la tête du mouvement sur Tetuan, se heurte
contre les bandes arabes, et le 12 il les rencontre en-
core. Le 15, au moment où l'armée assiste à une messe
célébrée pour les premiers morts delà campagne, quinze




2 2 2 L E S R É S O L U T I O N S C E L ' E S P A G N E
mille Maures se jettent audacieusement sur les camps es-
pagnols, et c'est le tour du corps du général Ros de
Olano de faire face à l'ennemi. Le 25 décembre, le jour
de Noël, les Arabes célèbrent la fête chrétienne par un
nouvel effort tenté contre le troisième corps, et le 30, la
lutte recommence. Je ne rappelle que les principales
actions. Chaque jour jusqu'ici pourrait se résumer dans
ce court et éloquent bulletin : « Il pleut, le choléra re-
double, on travaille au chemin de Tetuan, et les Maures
paraissent. »


Il y avait pourtant les jours de soleil et de paix, et
alors le soldat reprenait vite sa gaieté; il s'amusait de
ses souffrances de la veille et attendait les combats du
lendemain. Les camps s'animaient en certains moments
et prenaient l'aspect de petites villes jetées par hasard
dans un désert. C'était, d'ailleurs, un spectacle saisis-
sant et étrange que celui du mouvement d'une armée
au milieu de cette nature sauvage, mystérieuse et hos-
tile. « Imagine, dit M. Alarcon, un terrain descendant
en pentes rapides de la gorge d'Anghera ; figure-toi une
mer apaisée et transparente sur laquelle s'étend un ciel
dont l'azur fait paraître plus.obscures au levant les pre-
mières teintes de la nuit, tandis que les derniers rayons
du jour l'illuminent au couchant; suppose des montagnes
recouvertes d'une épaisse végétation comme d'un man-
teau d'ombre, et regarde, échelonnées sur leurs flancs,
ces. blanches tentes qui ressemblent à un troupeau de
moutons ou à un vol de palombes. Ajoute la lueur de
quelque feu de bivouac, la fumée qui s'élève à l'horizon,
le cordon de soldats descendant pour aller chercher de
l'eau et dessinant de leur silhouette les contours d'un
coteau. Ajoute encore l'animation et les cris de tous, les




LA GUERRE DU MAROC 223
cornettes qui appellent à l'ordre, les chevaux qui hen-
nissent courant en liberté, les mules qui gravissent lour-
dement les pentes abruptes, les coups retentissants du
maillet et du battoir, le canon lointain de Ceuta annon-
çant la prière, les vaisseaux du port répondant au signal,
l'heure, le site, l'éloignement de la patrie, tant et de si
extraordinaires sensations, et tu comprendras l'impres-
sion profonde que laisse un spectacle si nouveau, si ori-
ginal et si imprévu ? » Au demeurant, l'impression n 'é-
tait pas toujours aussi poétique.




IV


Un sentiment d'impatience finissait par naître de cette
situation prolongée où l'armée espagnole se trouvait re-
tenue, ayant devant elle les crêtes qui lui dérobaient
Tetuan, derrière elle Ceuta, à droite la sierra aux pics
échelonnés et superbes, à gauche la mer quelquefois
tranquille et clémente, plus souvent fouettée par les
vents furieux. L'heure était venue de sortir d'une défen-
sive opiniâtre, mais stérile, d'autant plus que la route
militaire était finie jusqu'à Castillejos. Ce fut Prim qui
eut la mission de marcher en avant, prenant la tète d'un
mouvement général ; il devait être suivi du deuxième
corps, conduit par le général Zabala, puis du troisième
corps, de Ros de Olano, qui passait à l'arrière-garde.
C'était l'armée-entière qui levait ses camps. On touchait
à la fin de décembre, la première heure de l'année 1860
devait sonner comme une fanfare.


Cette offensive entrait dans les calculs du général
O'Donnell; elle était aussi dans l'instinct et dans les al-
lures de celui qui devait marcher le premier et qui n'at-
tendait qu'un ordre pour s'élancer. D'autres chefs de
l'armée espagnole ont montré dans cette campagne du
coup d'œil, de l'habileté militaire, ou une mâle vigueur




LA (i L" EURE DU M Al! OC 225
au combat, témoin le général Zabala, qu'on allait être
obligé, ce jour même, de descendre à demi paralysé de
son cheval. Priin personnifie en quelque sorte l'élan, la
résolution, la témérité, si l'on veut, dans cette chasse
stratégique aux Arabes. Jeune encore, fils des révolu-
tions, meurtri quelquefois par la politique et très-prompt :i se relever, le comte de Reus, aujourd'hui marquis de
Castillejos, a surtout l'âme du soldat, l'impétuosité du
Catalan; il avait particulièrement l'avantage d'avoir fait
la guerre ailleurs qu'en Afrique ou en Espagne : on se
souvient qu'il fit en volontaire, il y a quelques années,
la campagne du Danube avec les Turcs. Prim se mil donc
en marche le 1 e r janvier 1 8 6 0 , au point du jour, avec sa
division de huit bataillons et deux escadrons des hus-
sards de la Princesse qui lui avaient été donnés. Il avait
devant lui la vallée de Castillejos, une petite plaine qui
s'élargit vers la mer et qui se resserre en se repliant
vers les montagnes, où elle se perd par une gorge pro-
fonde. Dans cette solitude toute verdoyante, on n'aper-
çoit que deux accidents de terrains, deux ondulations,
que dominent les débris d'une petite tour autrefois forti-
fiée et un marabout en ruine placé sur l'éminence la plus
saillante. La vallée est entourée de hauteurs et de pla-
teaux qui s'élèvent par degrés.


11 s'agissait de prendre possession de cette vallée, de
nettoyer ces hauteurs, en un mot de conquérir des posi-
tions nouvelles, qu'on mettrait à l'abri de toute irruption.
Prim n'avait pas été si matinal, que les Arabes ne l'eus-
sent devancé. Il se vit bientôt entouré, dans sa marche
sur Castillejos, d'une nuée d'ennemis tourbillonnant sur
ses flancs. Les Arabes se disposaient évidemment à dis-
puter le passage. L'arméj marocaine, en effet, suivant , 13.




22(5 L E S «ÉVOLUTIONS D E L ' E S l'Ali N E
tous les mouvements des Espagnols, grossie de contin-
gents, se pressait, nombreuse et ardente, sur les hau-
teurs ou dans les défilés de Castillejos. 11 y avait ces ca-
valiers fameux de la garde noire, à l'uniforme et au
turban rouges, au burnous blanc, armés de l'espingarde
et d'une espèce de poignard. Muley-Abbas lui-même était
là. Prim n'avançait pas moins, soutenant de vifs com-
bats, poussant tout devant lui et allant s'emparer de la
position du Marabout. On était maître de toute la val-
lée et de ce léger plateau du Marabout, rapidement
enlevé.


Ce n'était là cependant, en réalité, que le prologue de
l'action. Les Arabes couronnaient les hauteurs environ-
nantes et dominaient la vallée de leurs feux. Pour être
en sûreté dans les positions que l'on venait de conquérir,
il fallait emporter les hauteurs supérieures et rejeter au
loin l'ennemi. C'est ce que fit aussitôt le comte de Reus,


. lançant ses bataillons à l'assaut des pentes qu'il avait
devant lui, tandis que les deux escadrons des hussards
de la Princesse, amenés dans la plaine, se jetaient im-
pétueusement contre l'infanterie et la cavalerie maures,
qui débouchaient déjà par la gorge du vallon. Les hus-
sards firent tout ce qu'ils pouvaient, n'étant point ap-
puyés : ils refoulèrent l'ennemi et ils prirent même un
drapeau de la garde noire; mais c'est surtout à l'assaut
des hauteurs que la lutte devenait terrible. Espagnols et
Maures se mêlaient dans une sanglante étreinte. Les
Arabes se défendaient avec un acharnement furieux, se
multipliant de tous côtés, et ne se repliant un instant
que pour revenir au combat.


On restait néanmoins maître de ces premières hau-
teurs. Une fois là, Prim, poussé par la nécessité ou en-




LA (JUEÜUE DU MAROC 227
traîné par son ardeur, lance de nouveau un bataillon du
Prince à l'assaut d'un autre plateau voisin, couronné
d'ennemis, et on réussit encore. Les principaux points
culminants étaient dès lors au pouvoir des Espagnols,
qui s'occupaient immédiatement de s'y retrancher. Les
Arabes pourtant n'étaient point abattus; ils revenaient,
au contraire, avec plus de fureur que jamais, grossis en
nombre, se précipitant du haut des rochers comme des
tourbillons vivants. Livré à lui-même et enveloppé de
toutes parts, le bataillon du Prince fléchissait un moment
et perdait déjà du terrain, lorsque Prim, heureusement
secouru par l'arrivée de deux autres bataillons de Cor-
dova, fait mettre le sac à teiTe, jette les survenants à
l'appui des soldats du Prince, et le terrain est prompte-
înent regagné. Nouvel assaut des Arabes, exaspérés pai-
la défaite, obstinés à disputer à tout prix des positions
dont ils sentent l'importance. Encore une fois, les ba-
taillons du Prince et de Cordova se voient obligés de cé-
der; ils commencent déjà de plier, débordés par l 'en-
nemi qui les presse.


Moment suprême et indescriptible dans un combat!
Prim était là, sur le premier plateau, l'épéc à la main,
le visage pâle, l'œil et le geste enflammés, se voyant près
de perdre le prix du sang versé. Un instant encore, la
position qu'il gardait lui-même était en péril, les sacs du
régiment de Cordova allaient rester entre les mains des
Arabes. Il fut alors saisi d'une de ces inspirations subites
qui jaillissent de l'âme d'un soldat. Il s'empare du dra-
peau du régiment de Cordova, qu'il fait flotter à tous.les
yeux, électrise les siens d'une parole vibrante, et, en-
fonçant i'e'peron dans le tlanc de son cheval, se jette en
avant sans regarder derrière lui. Ainsi enlevés, les sol-




228 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
dats s'élancent à sa suite, et en peu d'instants on est de
nouveau sur celte hauteur, une dernière fois reconquise
après avoir été deux, fois perdue. Un nuage de fumée et
de feu enveloppait ce petit homme, qui, de sa vaillante
main, allait planter sur ces sommets le drapean de Cas-
tille; il avait eu son cheval tué; ses aides de camp tom-
baient autour de lui, et il n'avait point de blessures. De
loin cependant on voyait les rudes affaires du comte de
Reus, et le général en chef, accouru aux premières po--
sitions enlevées, n'avait point perdu de temps pour lui
envoyer du secours. Les deux bataillons de Cordova, on
l'a vu, étaient survenus fort à propos. Rientôt une partie
du deuxième corps, pressant sa marche sous l'impulsion
du général Zabala, arrivait à son tour, s'engageant sous
un feu. violent, étendant le combat et délogeant les
Arabes de toutes leurs positions. Le général Henri
O'Donnell attaquait d'un autre côté avec quelques ba-
taillons. Dès lors Prim, qui continuait toujours à se
battre, put respirer. Il a dit depuis que, lorsqu'il s'était
retrouvé sain et sauf après avoir l'établi le combat par sa
charge audacieuse, il avait cru sortir d'un rêve.


Quand le soir vint, les Arabes levaient leurs camps et
se mettaient de toutes parts en retraite dans leurs mon-
tagnes. Ils avaient perdu près de deux mille hommes.
Quant à l'armée espagnole, elle restait définitivement
maîtresse des hautes positions de Castillejos où elle se
retranchait fortement. Elle n'avait pas épuisé toutes les
épreuves, mais elle avait fait un pas décisif; elle sentait
sa force, et cette victoire lui permettait de défiler tran-
quillement, d'aller camper sur les hauteurs de la Com-
tesse, au sud de Castillejos, ayant encore devant elle une
autre petite vallée à franchir, laSierra-Negron à dé-




[.A GUERRE DU MAROC 2 2 9
passer et le Cap-Negro à doubler, avant de se trouver en
vue de Tetuan. Dans ces marches nouvelles, le comte
de Reus prenait le commandement du deuxième corps à
la place du général Zabala, que de cruelles souffrances
avaient atteint pendant la journée de Castillejos sans
l'empêcher de rester au feu jusqu'au bout.




Y


L'année espagnole n'avait pas épuisé toutes les
épreuves, ai-je dit, et, en eifet, après avoir campé le
4 janvier sur les hauteurs de la Comtesse sans être in-
quiétée, après avoir trompé les Arabes par une habile
manœuvre qui masquait son mouvement, tandis qu'elle
défilait par une chaussée étroite entre la mer et les la-
gunes de la petite vallée de Manuel pour aller gagner les
premières hauteurs du mont Negron, elle était assaillie
tout à coup le 7 janvier par une effroyable tempête qui la
mettait dans une extrémité imprévue. L'armée espagnole
avait déjà essuyé les ouragans du 18 et du 25 décembre ;
la trombe de pluie diluvienne, de veut, de tonnerre et
d'éclairs qui s'abattait sur le camp le 7 janvier dépassait
tout ce qu'on avait vu, et elle durait trois jours.


Qu'on se représente cette armée exaltée par une ré -
cente victoire, mais toujours accompagnée du choléra,
adossée à la Sierra-Negron, ayant sous les pieds un sol
fangeux, au-dessus de sa tête un ciel sombre et impla-
cable, devant elle une nier furieuse et derrière elle des
montagnes sauvages peuplées d'ennemis prêts à s'élancer
sur leur proie ! Par un dernier malheur, elle n'avait plus
de communications avec Ceiita, car la route, à peu près




I.A CUKMIIK M J M A R O C 231
abandonnée après le passage de l'artillerie, était désor-
mais interceptée par les Arabes, et en même temps les
navires qui longeaient la côte, suivant les mouvements du
corps expéditionnaire, étaient obliges de gagner la haute
mer. L'armée était donc seule, livrée à elle-même, cam-
pant dans la boue, sous une tempête qui enlevait les
tentes. Elle était partie avec quelques jours de vivres, et
ces vivres étaient épuisés ou avariés.


Tout commençait à manquer. Les soldats étaient me-
nacés de périr dans un lieu désert, sans pouvoir être
secourus, ayant sous les yeux la patrie à l'extrémité de
l'horizon. Ce camp reçut le nom lugubre de camp de la
faim. C'était une situation singulièrement tragique, où
les éléments déchaînés semblaient se charger d'une œuvre
vengeresse. Un moment Prim eut l'ordre de revenir en
arrière et de se frayer à tout prix un passage jusqu'à
Ceuta ; mais il fallait repasser dans ce sillon arrosé de
tant de sang et'où bien du sang devait être versé encore.
A Ceuta même, l'anxiété n'était pas moins grande. Du
haut de la tour d'El-Hacho, on pouvait assister à ce
drame muet et sombre de la détresse lointaine du camp.
Le général Zabala, cloué sur son lit parla douleur, s'agi-
tait, voulait partir cl ne le pouvait; il avait le noble souci
de ses pauvres soldats en péril. Le général Echague,
laissé à la défense du Serrallo, eut également la pensée
de prendre quelques bataillons, sans trop dégarnir les
hauteurs de Ceuta, et de se porter au secours du camp
avec les vivres qu'il pourrait ramasser, et qui étaient
courts depuis que l'approvisionnement de l'armée en
marche était confié aux navires, à ces magasins flottants
jetés en ce moment loin de la côte; mais il aurait, lui
aussi, à disputer son chemin, à livrer des combats, à




232 L U S R É V O L U T I O N S D E L ' E S I ' A G N H
employer plusieurs jours, et en attendant l'armée de la
reine n'était-elle pas exposée, sinon à se perdre entiè-
rement, du moins à essuyer un grand désastre? Ces vio-
lentes bourrasques ont quelquefois duré quinze jours
dans le détroit.


Toutes ces craintes, toutes ces perspectives serraient
les âmes d'une étrange angoisse, lorsque commença à
tomber le.terrible levante; la tempête s'apaisa, et il y
eut comme un sentiment de délivrance quand on vit
poindre le matin du quatrième jour un bateau à vapeur,
puis d'autres navires qui purent jeter à la côte quelques
barils de vivres. L'armée n'avait été heureusement que
peu inquiétée par l'ennemi durant ces tristes journées.
Le 10 janvier, elle reprenait sa marche, elle campait
dans la petite vallée de l'Azinir le 1 2 ; le 14 enfin elle
forçait par un vif combat les formidables positions du
Cap-Negro, et en tournant ces hauteurs, dominées d'une
petite tour carrée, elle voyait désormais s'ouvrir devant
elle la vallée de Tetuan où d'un autre côté débarquait le
général don Diego de los Rios avec une division nouvelle
arrivée d'Espagne. On en était là après soixante jours de
marches, de haltes, de combats et d'épreuves.


A la vue de cette armée débouchant dans la vallée de
Tetuan, à travers des défilés redoutables conquis pas à
pas, tandis que la division du général Rios débarquait
facilement sur une plage que le léger bombardement
d'un fort mal défendu avait rendu abordable, une ques-
tion s'élève peut être. Pourquoi l'armée tout entière
n'avait-elle pas fait le premier jour ce que faisait en
ce moment la division Rios? pourquoi n'avait-elle pas
abordé directement la plage de Tetuan, au lieu de s'en-
gager dans les escarpements d'une côte hospitalière'




LA GUERRE DU MAROC , 233
Le général O'Donnell avait-il eu la pensée de garder à
Ceula une base d'opération et un point de ravitaillement?
Mais cette ligne de communication, il l'avait abandonnée
à partir de Castillejos, se confiant à la mer pour ses ra-
vitaillements, et dans un moment de péril il s'était vu
presque obligé de reconquérir le chemin qu'il s'était
ouvert une première fois. — Il en était ainsi, il est vrai,
et cependant la marche du général O'Donnell était l'œu-
vre de là nécessité et d'une prévoyance habile autant que
sage. Sans parler des moyens dont on ne disposait pas
pour le transport rapide d'une armée de trente-cinq mille
hommes, aller droit à la plage de Tetuan, c'était mettre
une grande et difficile opération, telle qu'un débarque-
ment, à la merci d'une saison mauvaise, d'une mer dan-
gereuse et des brusques rafales du détroit; c'était risquer
de descendre à terre de vive force avec des corps frac-
tionnés, incohérents et isolés; c'était enfin exposer une
armée peu accoutumée à la guerre à se heurter dès son
premier pas sur le rivage contre un ennemi qui, à défaut
de discipline, aurait du moins pour lui le nombre, le
fanatisme belliqueux et l'avantage des positions.


En allant à Ceuta, on débarquait en sûreté, sans
danger de surprises, dans un port espagnol. L'armée
pouvait se former, se constituer et s'aguerrir en s'accou-
tumant aux fatigues, aux obscures difficultés d'une cam-
pagne aussi bien qu'à la manière de combattre les Arabes
et à leurs cris sauvages. C'est ce qui arrivait réellement.
Lorsqu'ils arrivèrent à Ceuta au mois de novembre, ces
soldats n'étaient encore que des conscrits inexpérimentés.
Bataillons, régiments, divisions n'étaient, à vrai dire,
que des agglomérations sans lien et sans unité. Cette cam-
pagne de deux mois avait développé l'esprit de corps,




2 3 4 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N K
suscité l'émulation guerrière, créé cette intimité virile
qui naît de la vie commune dans les mêmes épreuves, et
formé cette vigoureuse trempe morale que donne l'inces-
sante familiarité avec tous les périls. On badinait désor-
mais avec les misères "de la guerre, et sous la tente on
faisait de prodigieux menus avec du riz à la Muley-
Ahbas, du saucisson à la Bullones, des sardines à la
baïonnette et des raisins secs de Castillejos. Cette cam-
pagne, en un mot, avait fait des soldats et une armée,
unité vivante sous le drapeau, connaissant sa force et
sentant quel chemin elle pouvait parcourir encore quand
elle tournait son regard en arrière, vers ce sillon de
misère et de sang qui l'avait conduite au détour du Cap-
Negro.




VI


Enfin Tetuan était là, et l'armée espagnole pouvait se
déployer dans cette pittoresque vallée tout encadrée de
montagnes, commençant à la mer par une plage sablon-
neuse, se terminant par un amphithéâtre de collines où
la ville apparaît avec sa haute Alcazaba, ses maisons
blanches et éclatantes au milieu de l'opulente verdure de
ses huertas, — à demi-perdue dans ses merveilleux jar-
dins de citronniers, de grenadiers et d'amandiers. C'est
là, en effet, le caractère de cet étrange pays, tout à
l'heure abrupt et inhospitalier, maintenant gracieux et
charmant, sous un ciel d'une transparence lumineuse.


Au milieu de la vallée coule le Guad-el-Gelu, qui des-
cend des montagnes et qui, à travers de sinueux détours,
s'en va à la mer. Il est gardé à l'entrée par le fort Martin
que quelques coups de canon suffirent à désarmer. Un
peu plus haut sur cette plage s'élève la Douane, maison
carrée, avec une grande cour de style arabe; puis la
plaine se déroule à travers une campagne cultivée, coupée
de marécages, et remonte jusqu'à la région des huer-
tas, où Tetuan est assise comme une princesse mau-
resque, ayant au-dessus de la tête la Sierra-Bermeja, qui
rejoint la Sierra-Bullones venant de Ceuta. Au delà du




236 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
Guad-el-G-elu, sur la rive droite, s'échelonnent les pre-
miers gradins du Riff, parsemés de douars et pittores-
quement tapissés de verdure. Nulle majesté peut-être
dans ce paysage de Tetuan, si ce n'est la majesté des
montagnes environnantes ; mais de la grâce, du mystère
et du rêve, surtout le soir aux rayons de la lune tombant
sur la cité sainte des Arabes, et la faisant ressembler à
une ville d'argent endormie au milieu des orangers et des
fleurs.


L'armée marocaine, se repliant sans cesse à la suite
des Espagnols, qu'elle harcelait sur leur flanc jusqu'au
Cap-Negro, était allée camper aux abords de Teluau, à
d'inégales hauteurs, en avant de la ville, et plus haut,
vers la droite, sous la Tour-Geleli, où s'établissait le
quartier-général de Muley-Abbas. Elle s'était mise à
l'abri derrière une ligne de redoutes qui faisait de cette
double position une sorte de grand camp retranché.
L'armée espagnole, en descendant dans la plaine, allait
s'établir sur la plage, au fort Martin, à la Douane; elle
se couvrait, elle aussi, de retranchements, qu'elle
poussait jusqu'à un petit affluent du Guad-eNGelu, où
elle élevait un ouvrage de défense, le fort de l'Étoile.
La pensée du général O'Bonnell était de s'asseoir forte-
ment, de s'approvisionner en liberté et de laisser débar-
quer tout ce qu'il fallait pour un siège, si la ville oppo-
sait une résistance sérieuse.


Rien de plus animé d'ailleurs à ce moment de la cam-
pagne que cette vega de Tetuan, dont le silence oriental
était soudainement troublé par tous les bruits de la
guerre. En face de la ville mauresque, à deux lieues à
peine, s'élevait comme une nouvelle ville adossée à la
mer et se déployant dans la plaine avec ses maisons mo-




LA GUERRE DU MAROC 237
biles. Des ports de Ceuta, d'Algésiras, de Gibraltar accou-
raient une multitude de petites embarcations chargées
de provisions et remontant le Guad-el-Gelu. La plage
devenait une sorte de marché où arrivaient tous ces petits
industriels qui sont à la suite de toutes les armées. C'était
comme le Balaklava ou le Kamiesch de l'armée espa-
gnole. Pour plus de ressemblance, il y eut un' commen-
cement de chemin de fer destiné à relier la plage à Te-
tuan, quand la ville serait prise, et à servir en attendant
aux besoins de l'armée. C'était le colonel Alcalá de
Olmo qui en avait eu l ' idée, et qui dirigeait les pre-
miers travaux; en même temps, on faisait appel à la
compagnie du chemin de fer de Séville à Cordouc, qui
envoyait un ingénieur et du matériel. Le mouvement
était partout, sous toutes les formes; les vivres ne man-
quaient plus.


Il y avait pourtant l'ombre au tableau. En mettant la
tête hors de la tente, on était exposé quelquefois à voir
les civières portant les morts foudroyés par le choléra, et
il ne fallait pas se hasarder trop loin vers le fleuve, si on
ne voulait être surpris par l'ennemi et laisser sa tête en
trophée. Ce n'était, à vrai dire, qu'une halte. Le 23 jan-
vier, on recommançait à se battre. Les Arabes se jetaient
sur les travaux de défense des Espagnols, et ils furent
naturellement repoussés par le général Kios. Le 31 j an -
vier, ils renouvelaient leur attaque dans de plus grandes
proportions pour célébrer l'arrivée d'un autre frère de
l'empereur qui venait partager avec Muley-Abbas le com-
mandement des forces marocaines. Les Arabes espé-
raient surprendre l'armée espagnole, la précipiter dans
la mer ou la tourner et l'envelopper en se jetant sur le
fort Martin et sur la Douane. L'action fut sanglante, et




2 3 8 U 5 S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
les positions espagnoles restèrent intactes. Malheureu-
sement, le 3 1 comme le 2 3 , la cavalerie espagnole en
chargeant allait se jeter dans des marécages où elle avait
cruellement à souffrir. Jusque-là, O'Donnell n'avait fait
que se défendre, laissant à l'armée le temps de respirer
avant de reprendre son élan. Tout rendait désormais iné-
vitable un choc décisif dont Tetuan était le prix.


Qu'on se représente à peu près la position de l'armée
marocaine massée à deux lieues de la mer, derrière de
puissants retranchements, — partagée en deux camps,
dont l'un, en avant de Tetuan et des huertas, sur une
pente douce, devait être défendue par Muley-Ahmet,
tandis que l'autre, celui de Muley-Abbas, était placé à
la Tour-Geleli, et étendait sur les hauteurs de droite des
forces nombreuses d'infanterie et de cavalerie prêtes à se
jeter sur le flanc des Espagnols. 11 fallait aller à l'assaut
de ces positions. Le plan du général O'Donnell était
simple et clair, et le 3 février il rassemblait les chefs de
l'armée à la tour de la Douane pour leur montrer ce
qu'ils avaient à faire. Prim, avec le deuxième corps, dé-
ployant ses bataillons en échelons, devait marcher par la
droite à l'assaut du camp le plus avancé; Ros de Olano,
avec le troisième corps, était chargé de marcher à gau-
che dans la même forme de bataille. Entre les deux, l'ar-
tillerie devait se mouvoir, s'appuyant sur la cavalerie,
placée en, arrière. Le général Rios, avec les réserves,
resterait au fort de l'Étoile, faisant face aux forces maro-
caines qui pouvaient descendre des hauteurs et menacer
le flanc des Espagnols. Ce fut là réellement la bataille
du 4 février, nettement conçue, habilement combinée et
vigoureusement conduite.


Ce jour cependant était d'abord pluvieux et froid




LA C L'ERRE DU MAROC 239
comme l'avaient été tant d'autres jours. On voyait les
montagnes voisines blanches de neige. Bientôt le ciel
s'éclaircit, le soleil parut, et la marche en avant com-
mença. L'armée espagnole apparut tout entière déployée
dans la plaine, s'avançant en ordre et à découvert contre
un ennemi caché, au nombre de trente-cinq mille hom-
mes, derrière d'épais retranchements défendus par du
canon. Ce fut l'artillerie qui eut le premier rôle, et qui
fut chargée tout d'abord de battre en brèche les camps
marocains, se rapprochant sans cesse, et redoublant l'in-
tensité de ses feux à mesure que les corps d'attaque ga-
gnaient du terrain. A deux heures, l'œuvre était à peu
près accomplie; on était face à face; il y eut un instant
de silence émouvant sur toute la ligne, et des deux côtés
les bataillons s'élancèrent. Prim avait avec lui les volon-
taires catalans, arrivés de la veille et tout fiers de com-
battre avec leur brillant compatriote; il ne les ménagea
point; il les mit au premier rang, et tous, résolument,
impétueusement, abordèrent les défenses ennemies sous
un feu violent de mitraille. Prim, marchant à la tête
l'épée haute, se précipitait le premier dans les retran-
chements par une embrasure étroite, entraînant tout à
sa suite. Au même instant, à l'autre extrémité de la ligne
de bataille, les soldats du corps de Ros de Olano s'élan-
çaient avec la même vigueur, et pénétraient aussi dans
les positions ennemies.


La mêlée devint alors terrible. Les Arabes, un peu
surpris peut-être de cette foudroyante invasion, se défen-
daient avec une violence et un acharnement désespérés.
On combattait dans un tourbillon et sur un volcan. Cette
lutte corps à corps dura trente-cinq minutes. Le camp
de Muley-Ahmet était enlevé et forcé de toutes parts. 11




240 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
restait le camp de Muley-Abbas et la Tour-Geleli : ce
fut le général Henri O'Donnell qui, à la tête d'une divi-
sion du deuxième corps, se lança à l'assaut de ces posi-
tions, et les emporta avec autant de rapidité que d'éner-
gie, de telle sorte que l'armée espagnole se trouvait dès
ce moment maîtresse de tout ce champ de bataille, qui,
défendu avec plus de science, sinon avec plus de cou-
rage, pouvait exiger un véritable siège. Les Arabes
vaincus fuyaient de tous côtés, se dispersant précipi-
tamment, se jetant dans les pentes escarpées de la Sierra-
Bermeja. Ils laissaient derrière eux un nombre considé-
rable de morts, et entre les mains des Espagnols deux
drapeaux, huit canons, des chameaux, des munitions,
des effets de guerre de toute espèee et huit cents tentes
dont celles des deux frères de l'empereur. C'était là le
butin de la journée.




VII


Un bien autre butin désormais assuré, c'était ïetuan
même, qu'on n'avait entrevue jusque-là qu'à travers la
poétique et mystérieuse verdure de ses bois d'orangers,
et dont l'affaire du 4 février ouvrait les portes. Le général
O'Donnell ne perdait pas de temps en effet pour pousser à
bout sa victoire. Dès le 5 au matin, il faisait sommer la
ville de se rendre. « Vous avez vu, disait-il dans une
nette et impérieuse intimation aux habitants de Tetuan,
vous avez vu votre armée battue, bien qu'elle eût à sa
tête les frères de l'empereur ; vous avez vu ses camps oc-
cupés par l'armée espagnole, qui est à vos portes avec
tous les moyens nécessaires pour détruire votre ville en
quelques heures.. . Livrez la place, et vous obtiendrez
des conditions raisonnables, le respect des personnes,
des propriétés, de vos femmes, de vos lois et de vos cou-
tumes. Vous connaissez les horreurs d'une place bom-
bardée et prise d'assaut; épargnez-les à Tetuan, sinon
vous aurez la responsabilité de la voir-convertie en ruines.
Je vous donne vingt-quatre heures pour vous décider ;
après cela, n'attendez point d'autres conditions que celles
qu'imposent la force et la victoire. »


Les habitants de Tetuan, surtout les Juifs, ne sont pas 14




-242 L E S « É V O L U T I O N S H E L ' E S P A G N E
guerriers comme les tribus du Riff ou de l'Anghera. Ils
étaient placés entre les Espagnols menaçant d'un assaut
et les soldats débandés de l'armée de Muley-Abbas, qui
ne pouvaient défendre la ville, mais qui la pillaient, la
ravageaient, l'ensanglantaient, avant de l'abandonner.
Ils préféraient encore subir la loi d'un vainqueur disci-
pliné et humain. Aussi quatre parlementaires se présen-
taient-ils immédiatement au camp d'O'Donnell avec la
bannière blanche. L'un de ces parlementaires était un
vieillard monté sur une mule, richement vêtu et parlant
correctement l'espagnol; il était, dit-on, vice-consul au-
trichien à Tetuan. Il n'y avait pas à discuter, mais à se
rendre à discrétion. On demanda même à O'Donnell de
presser l'entrée de l'armée pour épargner à la ville les
derniers excès de la soldatesque maure, et c'est ainsi que
le 6 février au malin, ces soldats, qui tenaient la cam-
pagne depuis plus de deux mois, entraient à Tetuan ; le
drapeau jaune et rouge allait flotter sur l'Alcazaba; la
ville sainte du Maroc avait une garnison espagnole. L'ar-
mée entière d'ailleurs ne s'enfermait pas dans Tetuan.
Prim, avec le deuxième corps, allait s'établir en avant,
sur la route de Tanger. Ros de Olano avec le troisième
corps, O'Donnell lui-même avec son quartier-général,
dans les huertas. Rios seul avec sa division restait dans
la ville pour l'occuper et la contenir. Il en était le chef
militaire et le chef civil ; il en a été l'architecte et l'édile
singulièrement actif; il y a régné, même après la paix,
jusqu'à sa mort toute récente à la suite d'une attaque de
choléra.


Tetuan, à vrai dire, était plus séduisante de loin que
de près : par son aspect extérieur, par ses jardins, par
ses couleurs légères et éclatantes, par l'architecture ori-




LA GUERRE DU MAROC 243
ginale de ses maisons, elle apparaissait comme une vision
poétique; intérieurement-c'était toujours la vieille ville
mauresque. Ces minarets au faite gracieux étaient enva-
his à leurs pieds par des amas de débris infects; ces mai-
sons si délicatement groupées formaient des rues étroites
et sales, bizarrement enchevêtrées et fermées à la lumière
du jour. Comme beaucoup de villes arabes, Tetuan a
deux quartiers distincts, le quartier maure et le quartier
juif. Le premier est le plus propre et le plus beau; il a
des palais qui ont la richesse orientale : ceux des gou-
verneurs de Tanger, de Mogador, le palais d'Arsini,
l'opulent administrateur des douanes. Le quartier juif-
est livré au commerce et se compose de petites boutiques.


Au moment où les Espagnols entraient à Tetuan, la
ville portait partout la marque des excès de la soldatesque
et du départ précipité de beaucoup de familles arabes.
Quand on pénétrait dans ces maisons aux gracieuses
entrées mauresques protégées par des vignes, à l'archi-
tecture intérieure dentelée, au pavé de mosaïques de
couleur, on retrouvait les traces d'une fuite récente, les
éventails de sandal, la petite mandoline, les babouches
des femmes; on respirait dans une atmosphère de par-
fums. Les Juifs étaient restés; ils avaient été les pre-
miers à se précipiter au-devant des Espagnols en se
plaignant du pillage, des violences des Maures, qui étaient
réelles, affectant une misère qui n'était que fictive. Ils
avaient quelque peur d'abord et ils criaient". Vive la
reine ! vivent les Espagnols ! Bientôt ils reprirent courage •
et se livrèrent de nouveau à leur humeur commerçante.
Ils aimaient l'armée et ils avaient raison, car ils faisaient
avec elle de bonnes affaires. C'était une population crain
tive et obséquieuse.




244 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
Quand le général Rios prit le gouvernement de Tetuan,


il voulut aussitôt mettre de l'ordre dans la ville et nomma
une municipalité composée de Juifs et d'Arabes. L'al-
cade était un Maure de cinquante ans, à la barbe grison-
nante, au regard pénétrant, rusé et déliant. Il avait
quelque usage de la langue espagnole, ne détestait pas
les Européens, et parlait avec une certaine liberté des
abus du gouvernement marocain. Rios ne s'arrêta pas là;
il s'employa énergiquement à faire rentrer les Arabes
émigrés, à assurer les approvisionnements des marchés,
et bientôt, mettant la main à une œuvre plus vaste et
plus singulière, il entreprit la transformation totale de la
ville. Il abattait les quartiers et les maisons, ouvrait des
rues larges et droites qui se reliaient à une.immense
place, et substituait partout des noms espagnols aux
noms arabes. Tetuan était en voie de devenir une ville
nouvelle, assainie, éclairée; elle eut même son journal,
VEcho de Tetuan, œuvre de quelques écrivains qui sui-
vaient l'armée; elle allait avoir.son chemin de fer; l'élec-
tricité la rattachait au continent européen. On ne faisait
pas violence aux Arabes dans le fond de leurs mœurs et
dans leur religion, on faisait de leur ville une ville espa-
gnole, et ce mouvement étrange s'accomplissait pendant
que quelques santons accroupis murmuraient leurs
prières, pendant que, du haut des mosquées, le muezzin
jetait mélancoliquement les heures, aujourd'hui comme
hier, comme toujours, depuis des siècles.
• Au demeurant, l'œuvre de la guerre n'était point sus-
pendue. L'armée, au contraire, se préparait à une entre-
prise plus difficile peut-être, mais sans doute décisive :
c'était une marche sur Tanger. Groupée autour de Tetuan,
promptement reposée, grossie de quelques forées non-




LA GUERRE DU MAROC 245
vcllcs, telles que les bataillons de volontaires basques qui
ve.iaient d'arriver, la division Echaguc qui était restée
jusque-là au Serrallo et qu'O'Donnell avait appelée à lui,
l'armée n'attendait qu'un signal. Tandis que Rios tenait
Tetuan, que Ros de Olano, avec le troisième corps,
campait dans les hucrtas, et qu'une division de réserve,
sous le général Rubin de Celis, restait à la Douane, Prim,
je l'ai dit, était en avant sur la route de Tanger, domi-
nant la vallée du Guad-al-Gelu, qui, en contournant
Tetuan, va s'enfoncer dans l'intérieur, laissant entrevoir
de pittoresques et verdoyantes perspectives coupées au
loin par les hauteurs du Fondack. C'est là aussi que le
général Echaguc, arrivant de Ceuta, allait se placer. Ces
forces d'avant-garde poussaient déjà des reconnaissances
dans le pays. Tout se disposait donc pour une marche
nouvelle, qui cette fois tendait vers Tanger, lorsque tout
à coup éclatait un bruit inattendu de paix et de négocia-
tion au milieu de tous les préparatifs de la guerre.




VIII


D'où venait-il, ce mot nouveau et inespéré de paix? Il
venait évidemment des Arabes, qui, désorganisés par la
balaille de Tetuan, avaient de la peine à se reconstituer
pour disputer la route de Tanger, et qui espéraient tout
au moins gagner du temps par des négociations; il sor-
tait aussi, le dirai—je ? de la situation, qui était plus com-
pliquée qu'elle ne le paraissait, que la victoire elle-même
ne simplifiait pas pour les Espagnols, et, chose curieuse
— plus curieuse que nouvelle toutefois, — ce mot de
paix, livré comme une énigme à toutes les curiosités
attentives, éveillait des impressions très-différentes en
Espagne et en Afrique. Il trouvait dans le camp une
armée vigoureuse, toujours prête à se battre, mais faci-
lement accessible à l'idée de voir finir une guerre qui,
poussée plus loin, n'allait plus avoir d'issue, — et en
Espagne une opinion publique ardente, belliqueuse,
exaltée dans ses espérances, ambitieuse de conquêtes,
prompte surtout à s'effaroucher d'une paix prématurée
qui suspendrait l'élan de ses aspirations.


De là le singulier malentendu qui s'élevait avec les
bruits de paix entre cette partie du pays que représentent
surtout les cercles politiques, les partis, la presse, et




LA U U E l t l t E DU MAUOC 247
l'esprit de l'armée, plus pénétrée de la réalité des
choses, — entre le camp et Madrid, enfin-entre le prési-
dent du conseil chef de l'expédition et quelques-uns des
autres ministres plus directement placés sous la pression
de l'opinion. Pour tout dire, dans cette sérieuse aventure
où était engagée l'Espagne, c'était l'année qui semblait
pacifique, c'étaient les politiques de Madrid qui avaient
l'humeur belliqueuse. 11 y avait aussi deux partis dans le
camp marocain : l'un fanatique, fougueux, acharné à la
guerre, se refusant à plier devant le chrétien vainqueur;
l'autre, plus prudent, sentant le danger d'une lutte qui
n'était qu'une succession de défaites, et porté à négocier
pour éviter de plus grands désastres. Le parti de la
guerre avait, dit-on, son foyer dans l'intérieur de l 'em-
pire, à Fez ; il était représenté au camp par quelques
généraux, chefs des tribus les plus belliqueuses. Le frère
de l'empereur, commandant de l'armée marocaine, Muley-
Abbas, était considéré comme le principal partisan de la
paix; il en avait le goût, il en sentait la nécessité et n'at-
tendait qu'une occasion favorable.


C'est dans ces conditions que sept jours après la ba-
taille de Tetuan, le 4 1 février, des parlementaires se
présentaient aux avant-postes de Prim, chargés par
Muley-Abbas de parler « de ce qu'il avait plu à Dieu de
mettre entre les Espagnols et les Marocains ». Ils avaient
réellement pour mission de sonder le chef de l'armée
espagnole et de savoir à quel prix on pourrait faire la
paix. O'Donnell se déclara d'abord sans pouvoirs et
ajourna les parlementaires à une semaine pour leur faire
connaître les conditions de l'Espagne. Les envoyés de
Muley-Abbas furent d'ailleurs fêtés à Tetuan. Le géné-
ral Rios leur fit les honneurs de la ville ; il leur montra




248 L E S R K v o L L i i o s s in; L ' K S P A G N Ë
notamment le télégraphe électrique, qu'ils regardèrent
avec indifférence, comme des hommes qui n'éprouvent
nul besoin de dévorer le temps, de vivre des années en
quelques minutes et de savoir des nouvelles qui ne ré-
pondent ni à leurs intérêts, ni à leur âme. Ces envoyés
étaient le gouverneur du Riff, grave et sévère person-
nage, — son frère, général de la cavalerie marocaine,
homme d'une physionomie franche et ouverte, — u n
lieutenant du Muley-Àbbas, nerveux, vif, impression-
nable et renommé pour sa brillante valeur, — un chef
de Fez au visage rude, au regard terrible, taciturne et
sombre. Ils étaient préoccupés et tristes. Rios les reçut
le soir dans sa maison, et il ne manqua pas de leur dire
qu'ils pouvaient influer puissamment sur la fin de la
guerre. « Ah ! dit le lieutenant de Muley-Abbas, qu'il en-
soit ainsi! Mais comme vous obéissez à la reine, nous
obéissons au sultan. Que Dieu illumine ceux qui tiennent
dans leurs mains la paix et la guerre ! »


Six jours après, un de ces mêmes parlementaires se
présentait de nouveau au camp, et O'Donnell lui remit
cette fois les conditions de paix que l'Espagne était dis-
posée à ratifier, en laissant un délai de huit jours pour
l'acceptation. La négociation jusque-là n'allait pas très-
vite. On. crut sans doute la hâter et lui donner un carac-
tère plus sérieux par une entrevue de Muley-Abbas lui-
même et de celui que le prince maure appelait i le grand
chrétien, » du chef de l'armée espagnole, qui venait de
recevoir de la reine le litre de duc de Tetuan. Cette
entrevue devait avoir lieu le 23 février, à une lieue et
demie, sur la route'de Tanger, dans une vallée gracieuse
et fertile.


Ça f u t ]h uii'nn c a r o n p i w i t r o P I I niYpt U n f l l o n t f l H A i ' ! im_




LA GUERRE DU MAROC 249
pagne aux couleurs éclatantes avait été dressée au pied
d'une pittoresque colline, et pour la première fois le chef
de l'armée espagnole, arrivant avec ses généraux, Prîm,
Garcia, Quesada, Ustariz, se trouva face à face avec
Muley-Abbas. Ce prince du Maroc n'était pas une figure
vulgaire. Je voudrais le peindre tel que l'a vu un écrivain
espagnol. Muley-Abbas était vêtu ce jour-là d'un cos-
tume plein de richessse et de simplicité à la fois. Il por-
tait une tunique bleue et un magnifique kaïkbhuc, de la
plus fine laine, enveloppant tout son corps de ses plis
flottants. Il avait à la main un rosaire d'ambre dont il
respirait parfois le parfum. Tous ses mouvements avaient
une grâce sévère et une élégante dignité. « Le visage de
l'émir, dit M. Alarcon, a tous les caractères de la véri-
table beauté méridionale; il rappelle l'Éliézcr des peintres
de Valence. Il est très-brun, et il le paraît encore plus
sous son turban d'une blancheur éblouissante. Sa barbe
noire, longue et soyeuse, laisse voir quelques fils d'ar-
gent, quoique le prince n'ait pas plus de trente-cinq ans.
Son profil a une pureté et une majesté merveilleuses de
lignes. Sa bouche un peu africaine est dessinée avec
énergie. Ses yeux noirs et tristes regardent avec une
calme lenteur. On devine le feu qui peut les animer par-
fois sous cet air pensif avec lequel ils se ferment ou cette
rigidité qui les tient ouverts... Muley-Abbas était abattu,
mais circonspect; triste, mais digne; vaincu, mais non
dompté ; humilié sans avoir perdu l'estime de soi-même.
On voyait qu'il se sentait satisfait de sa conduite, bien
que dégoûté des autres et surtout de son sort. Son
humilité était de la résignation, sa douceur du patrio-
tisme... »


Muley-Abbas était accompagné d'un autre personnage




2o0 1 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
important de l'empire, du ministre des affaires étrangères,
Mohamed-el-Jetib, vieillard intelligent et fin, rompu à
toutes les subtilités de la diplomatie, et qui .passait
pour être peu favorable à la paix. Que se passa rt-il dans
cette entrevue? Quelles étaient les conditions imposées
par l'Espagne? Ces conditions découlaient naturellement
de là situation ; elles se résumaient dans une indemnité
de guerre, une cession du territoire autour'de Ceuta, des
garanties pour l'avenir et surtout dans l'abandon de
Tetuan à l'Espagne. Tout aurait été accepté sans doute,
s'il n'y avait eu la cession de Tetuan, la ville sainte.
Moliamed-el-Jetib déclara que la paix était impossible à
ce prix, et O'Donnell se leva aussitôt pour mettre fin
à l'entrevue. Muley-Abbas insistait encore cependant
pour prolonger l'entretien, ne voulant pas laisser rompre
le fil de la négociation. On sentait qu'il tenait à la paix
plus que le ministre qui l'accompagnait. Tout fut inutile.
On se sépara pour reprendre les armes et continuer la
guerre.


La négociation était rompue, dis-je; elle avait mis'à
nu pourtant la vérité de la situation. Il y avait désormais
deux courants en quelque sorte, un courant belliqueux et
un courant pacifique, se mêlant, se heurtant, se com-
pliquant de pressions d'opinion, d'excitations passion-
nées. On cherchait toujours la paix, même dans le com-
bat. Cette lutte singulière de tendances guerrières et
pacifiques se laissait voir encore et se résumait bientôt
dans un double fait. — Le H mars, les Arabes allaient
assaillir violemment les camps espagnols en avant de
Tetuan, sur la route de Tanger, et pendant six heures les
deux corps de Prim et d'Echague avaient à chasser de
position en position un ennemi qui arrivait par la vallée




LA GUERRE DU MAROC 251
du Guad-e-l-Oelu, par les hauteurs de Samsa, et semblait
plus résolu, plus acharné que jamais. C'était un chef
d'humeur belliqueuse, arrivé depuis peu de Fez, qui
avait pris l'initiative de ce coup audacieux et qui y périt.
Le lendemain paraissait un nouveau parlementaire de
Muley-Abbas désavouant l'attaque de la veille et offrant
de renouer les négociations.


On négociait donc, on cherchait encore une fois à s'en-
tendre. La grande, l'invincible difficulté était toujours
dans la cession de Tetuan, à laquelle on essayait dès lors
de substituer la cession de quelque autre point qui désar-
merait l'Espagne en laissant au 3Iaroc sa ville sainte, et
pendant ce temps les Kabyles ne poursuivaient pas moins
leur guerre implacable de tous côtés. A vrai dire, sur
toute la ligne, de la Douane près de la mer aux hauteurs
de Tetuan, l'armée espagnole était environnée de feux
ennemis. Les soldats avaient fini par s'amuser de ce m o u -
vement de parlementaires au milieu d'un feu incessant,
et en entendant les coups de fusils des Arabes, ils disaient
avec bonne humeur : « Les voici qui signent la paix! »
Cette situation qu'on essayait vainement de dénouer, et où
tout était péril, ne pouvait être tranchée que par un effort
nouveau, par uu coup hardi, et O'Donnell, ayant tout
épuisé pour la paix, se décidait dès lors à marcher st.r
Tanger. Le 23 mars, l'armée espagnole s'ébranlait encore
une fois.




La m a relie sur Tanger n'élaif pas moins hasardeuse
que la marche sur Tetnan. Une des premières difficultés
était de s'ouvrir un chemin où l'artillerie pût passer, et
Prim avait repris son rôle de hardi pionnier de l'armée.
Un autre problème était dans le degré de résistance qu'on
rencontrerait. L'armée marocaine, singulièrement affai-
blie, il est vrai, par ses défaites successives, n'était pas
moins parvenue à se réorganiser et à réunir des forces
nouvelles dans le mois qui vient de s'écouler. Le combat
du 11 ne la représentait pas comme abattue; elle était
allée camper sur les hauteurs du Fondack qui coupent la
route de Tanger, élevant une barrière difficile à fran-
chir. Il y avait inévitablement à conquérir ce passage de
vive force. Le 2 3 , au lever du jour, l'armée se mettait
donc en route au signal d'un coup de canon parti de la
Alcazaba de Tetuau, ayant tout d'abord à se mouvoir à
travers un épais brouillard qui embarrassait ses premiers
pas. Le général Rios, avec sa division, s'avançait à
droite par une série de hauteurs courant vers le Fondack,
cette petite auberge où s'arrêtent les voyageurs allant de
Tetnan à Tanger, et qui donne son nom à ce passage
formidable. Le reste de l'armée, — Echague, puis le




L A G U E R R E D U M A R O C 253
deuxième corps sous Prim, puis, en dernière ligne, Ros
de Olano et le troisième corps, — marchant dans la même
direction, remontait la vallée du Guad-el-Gelu, toute bordée
de collines et de massifs où se cachent les douars arabes.


On n'apercevait rien au départ. Bientôt le soleil, dis-
sipant le brouillard, laissa voir un pays d'une couleur
agreste et singulièrement pittoresque. C'était une série
de vallées charmantes, cultivées, couvertes de moissons
et d'arbres, et arrosées par les eaux qui descendent des
montagnes. Il y a un point où une de ces vallées se res-
serre : c'est l'entrée de la petite plaine verdoyante de
Gualdras, dominée par quelques mamelons, et au delà de
laquelle on voit les hauteurs du Fondack. C'est à peine
à deux lieues de Tetuan. L'armée espagnole s'avançait,
prête à tout, sans s'attendre néanmoins à une affaire sé-
rieuse ce jour-là, lorsque, vers neuf heures, un feu crois-
sant s'engageait de toutes parts, sur les hauteurs et dans
la vallée. Ce qu'on avait réellement devant soi, c'était
l'armée marocaine, forte de près de cinquante mille
hommes, campée, il est vrai, au Fondack, où on comp-
tait la trouver, mais venant, par un mouvement offensif
audacieux, se heurter contre l'armée espagnole pour lui
disputer la plaine de Gualdras, et faisant face à Rios sur
les hauteurs, comme à Echague dans la vallée. Les
Arabes paraissaient sur toutes les cimes. Des forces nom-
breuses de cavalerie s'agitaient dans la plaine. Au loin,
on apercevait les camps marocains.


Ce n'était plus une escarmouche de guerrillas, c'é-
tait une bataille où s'engageaient successivement Rios,
Echague avec le premier corps, Prim, puis enfin une di-
vision du troisième corps, appelée bientôt au combat. En
peu d'instants, la mêlée devint terrible sur toute la ligne. 15




254 LES RÉVOLUTIONS DE L* ESPAGNE
Une chose à remarquer, c'est que les Marocains, si sou-
vent éprouvés dans cette campagne, semblaient à la fin
profiter de leurs défaites; ils n'étaient pas plus auda-
cieux, mais ils manœuvraient plus habilement, ils étaient
mieux armés, et les positions qu'ils avaient choisies, il
les défendaient avec un certain ensemble de mouvements
à la.fois réguliers et pleins d'impétuosité.


Après six heures de combat, la situation commençait
à s'éclaircir. Rios, qui arrivait par les hauteurs, s'était
assez avancé pour dominer la vallée et se lier au reste de
l'armée. Echague, se déployant à gauche, avait successi-
vement enlevé les positions les plus importantes; au
centre, Prim, chassant tout vigoureusement devant lui,
s'avançait dans la plaine ; il avait eu face des mamelons
qui étaient comme la clé de la plaine et qui restaient à
emporter. Ce fut le dernier épisode de la bataille. Deux
fois les Espagnols se lançaient à l'assaut, et deux fois ils
étaient obligés de céder le terrain un instant conquis,
lorsque Prim, toujours le premier au feu, se précipitait
encore à la tête des bataillons de Navarre et de Tolède,
et finissait par rester maître des hauteurs. Les Arabes
étaient définivement forcés dans toutes leurs positions
après une lutte désespérée où ils laissaient, dit-on, trois
mille des leurs, et encore une fois l'armée espagnole
campait là où on voyait le matin les tentes marocaines ;
elle était maîtresse de la plaine de Gualdras, voyant s'é-
lever devant elle les redoutables massifs du Fondaèk
qu'elle avait à franchir, et où s'était repliée l'armée vain-
cue de Muley-Abbas.


C'était une victoire nouvelle, il est vrai, assez sérieu-
sement disputée toutefois pour donner à réfléchir aux
Espagnols, et qui coûtait assez cher aux Marocains pour




LA G (JE H RE DU MAROC 255
tempérer un peu le belliqueux fanatisme des chefs ka-
byles les plus acharnés à la guerre. Le tout était de sa-
voir si cette bataille de Gualdras conduisait à une guerre
indéfinie dont la prise de Tanger elle-même ne serait
qu'une étape, ou à la seule paix possible, une paix de
concessions et de transactions, propre à satisfaire la
fierté de l'Espagne sans pousser les Arabes à la résis-
tance du désespoir. Abattue, l'armée marocaine l'était
assurément, et dès le lendemain même un envoyé de
Muley-Abbas se présentait encore au camp d'O'Donnell
pour demander la paix, pour traiter; mais à quelles con-
ditions? La cession de Tetuan obstinément maintenue
eût été toujours un obstacle insurmontable. La bataille
de Gualdras elle-même ne faisait point disparaître une
impossibilité qui tenait à tous les instincts de religion,
de race et de nationalité. Céder Tetuan, c'était livrer le
sanctuaire de la race arabe.


Je me figure qu'en ce moment, aventuré avec son ar-
mée dans ces gorges solitaires entre Tetuan et Tanger,
maître d'une résolution décisive laissée à la fermeté de
son bon sens en présence des événements, O'Donnell dut
avoir une certaine émotion intérieure sous l'impassibilité
de son visage. Il dut repasser dans son esprit tout ce qui
le poussait en avant et tout ce qui lui disait de s'arrêter,
se souvenant de l'Espagne et observant tout autour de
lui, ballotté entre les excitations de l'opinion, qui lui
arrivaient de loin, et le sentiment de la réalité, qui le
pressait. C'était le résumé de cette lutte singulière qui,
depuis un mois, se poursuivait partout, au camp et à Ma-
drid, autour de la paix et de la guerre.


L'opinion publique en Espagne était belliqueuse et
passionnée, ai-je dit : elle poussait à la guerre, elle ne




256 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
voyait de paix possible et avantageuse que celle qu'on
irait chercher à Tanger ou dans toute autre ville de l'em-
pire et qui laisserait Tetuan à l'Espagne. S'il fallait se
contenter de quelques hauteurs autour de Ceuta, d'une
indemnité d'argent ou de quelques garanties chimériques,
le prix n'était-il pas disproportionné avec les sacrifices?
Était-ce la peine d'avoir risqué une grande guerre pour
faire une petite paix? L'expédition du Maroc n'était pas
seulement un acte militaire, elle devait replacer l'Espa-
gne au rang des nations civilisatrices et lui ouvrir un
avenir nouveau en Afrique. — Ainsi parlait l'opinion, et
la réalité, — cette réalité qui était sous les yeuxd'O'Don-
nell, — lui répondait que prolonger la guerre, c'était se
jeter dans une entreprise sans issue. Il ne suffisait pas
de garder Tetuan, il fallait la fortifier, l'armer, la dispu-
ter sans cesse aux hordes ennemies du Riff. Ce ne serait
pas une ville qu'on posséderait, ce serait un' camp rui-
neux et inutile, impuissant à protéger une colonisation
sérieuse, une industrie réelle. Télégraphe, chemin de
fer, mouvement éphémère de commerce, c'étaient là des
apparences; le fond était rebelle et inhospitalier.


Cette dangereuse conquête valait-elle dès lors d'être
disputée au prix de nouveaux sacrifices, si l'on pouvait
faire, sans s'aventurer plus loin, une paix plus modeste et
plus sûre? — Et puis. . . et puis, il y avait peut-être une
considération qu'on ne disait pas, qui ne manquait pas
d'une valeur inavouée : c'était la pensée de rencontrer en
avançant une Angleterre ennemie, qui ajouterait àtoutes les
difficultés d'une entreprise hasardeuse. L'Angleterre, il
faut le dire, n'a nullement dissimulé sa malveillante hu-
meur envers l'Espagne durant cette guerre. Avant la
campagne, elle lui demandait impérieusement des garan-




LA GUERRE DU MAROC 257
ties ; pendant l'expédition même, elle fournissait au Ma-
roc des armes et des munitions, tout en réclamant à Ma-
drid une vieille dette que le gouvernement espagnol se
hâtait de rembourser sans discuter, avec une loyauté fière
et silencience. L'Espagne sans doute ne s'était pas laissée
arrêter par les objurgations venues de Londres quand elle
avait commencé son expédition ; en allant plus loin mainte-
nant, ne risquerait-on pas de voir l'Angleterre s'armer des
engagements qu'elle avait obtenus au sujet de Tanger?


Aller à Tanger pour ne pas y rester, garder Tetuan
pour être perpétuellement en guerre avecle Maroc, voilà ce
qui s'offrait à l'esprit du général O'Donnell, ce que toute
l'armée entrevoyait. Et c'est ainsi qu'0'Donnell,au risque
d'infliger à l'opinion publique une déception d'un mo-
ment, se décidait à signer une paix qui donnait à l 'Es-
pagne une indemnité de guerre de 100 millions, un petit
port sur l'Océan, un agrandissement autour de Ceuta,
des avantages et des garanties de commerce, des privi-
lèges pour le culte religieux, mais qui laissait Tetuan au
Maroc. C'était là le résumé des préliminaires signés le
25 mars dans une entrevue nouvelle d'O'Donnell et de
Muley-Abbas. L'entrevue eut lieu dans la vallée même de
Gualdras, où l'on avait combattu la veille. O'Donnell
avait annoncé que, si l'acceptation de ses conditions n 'é-
tait pas arrivée à six heures et demie du matin, il se
mettrait immédiatement en marche sur le Fondack. Mu-
ley-Abbas arriva, quoiqu'un peu retardé par ses prières,
car on était dans le mois du ramadan; il s'était fait pré-
céder par un parlementaire, et quand il arriva lui-même,
tout fut bientôt convenu. La guerre était finie, et bientôt
l'armée espagnole rentrait fière et glorieuse dans la Pé-
ninsule, puis à Madrid.




X


C'est le général Ros de Olano qui, en faisant ses
adieux à ses soldats avant de quitter l'Afrique, disait :
« Nous avons fait une guerre nouvelle pour nous, unique,
où, à mon jugement, l'on peut perdre une campagne en
restant victorieux dans toutes les actions. » C'était là, à
tout prendre, l'expression transparente de cette décep-
tion de l'opinion tombant tout d'un coup du haut de son
rêve à la nouvelle d'une paix qui ne comblait pas toutes
ses espérances. Il est vrai, on avait dit en entrant : « Te-
tuan à l'Espagne! » et on disait en sortant avec les trai-
tés : « Tetuan à l'Espagne comme garantie temporaire ! »
Matériellement le résultat est peu sensible peut-être.
L'Espagne n'a ni territoires nouveaux, ni villes nouvelles,
ni domination directe sur des pays conquis. La guerre
du Maroc a été néanmoins pour elle la source de plus
d'un avantage moral ou politique. L'Espagne a gagi:é
d'abord de se sentir revivre dans une armée sobre, pa-
tiente, énergique, au niveau de toutes les épreuves et de


•tous les périls. Il y a des esprits, je ne l'ignore pas, qui
ne voient dans l'héroïsme militaire que ce qu'il y a de
dangereux ou d'inutile. Une armée en campagne allant
se faire tuer, c'est une déperdition de capital pour l'agri-




LA GUERRE T)U MAROC 2o9
culture, pour l'industrie. Une armée peut être autre
chose encore : elle peut offrir, en certains moments, la
mesure de ce qui reste de vigueur intérieure, de virilité
et de force d'action à un peuple éprouvé; elle peut être,
en un mot, une nation défendant son rang dans le monde
ou renaissant à l'importance politique. C'est ce que l 'ar-
mée d'Afrique a été pour la nation espagnole.


Un autre avantage que l'Espagne a trouvé dans cette
campagne du Maroc, c'est de voir où sont, pour sa po-
litique, les amitiés, les sympathies naturelles, les affini-
tés d'intérêts. Une fois de plus, on a vu que l'Angleterre
est souvent un obstacle.pour la Péninsule, que la France
est toujours une alliée sympathique, car c'est notre for-
tune de ne nous trouver sur le chemin d'aucun des grands
intérêts ou même des légitimes ambitions de l'Espagne,
pas plus qu'elle ne se trouve sur le chemin de nos pro-
pres intérêts ou de nos ambitions. La France n'a point
de Gibraltar à défendre, elle n'a point à voir d'un œil
jaloux l'expansion du peuple espagnol en Afrique ; elle
est la première intéressée à tout ce qui élève la Péninsule
en puissance, en dignité et en liberté. Et c'est ainsi que
cette campagne du Maroc, qui donnait une armée à l 'Es-
pagne, lui laissait encore une lumière de plus pour sa po-
litique.






V


LES CRISES DU L I B É R A L I S M E


E N E S P A G N E


SIMPLE HISTOIRE D'UNE SITUATION POLITIQUE
(1865)


I


Depuis que les révolutions ont transformé ou tendent
à transformer la plupart des contrées de l'Europe, la vie
publique est de plus en plus un combat, urre série de
crises, de contradictions et d'oscillations. Ce n'est point
en un jour, en effet, ce n'est point sans de violents con-
flits intérieurs qu'une société se détache en quelque sorte
de son passé et arrive à se créer des mœurs, des insti-
tutions, des traditions nouvelles. Passions, idées, inté-
rêts se livrent bataille, se défendent, résistent ou"se
précipitent en avant, et prédominent tour h tour, se
disputant incessamment la politique d'un pays, se per-
sonnifiant dans des pouvoirs qui se succèdent. Cet état
de lutte est le phénomène universel, immédiatement sai-
sissable et mille fois observé des sociétés européennes
de notre temps. Ce qui est plus nouveau, ce qui est aussi
plus caractéristique et plus instructif, c'est cette néces-
sité de libéralisme qui semble s'échapper aujourd'hui de


1 6 .




2 6 2 LES RÉVOLUTIONS DE L ' E S r A G X F .
tout un ensemble de choses comme le dernier mot de
toutes les tentatives; c'est une conviction croissante,
précisée et fortifiée par les événements, que le libéra-
lisme n'est pas seulement une vague et séduisante théorie,
qu'il est la loi pratique du inonde moderne, une condi-
tion définitive d'ordre et de sécurité; qu'il est la vraie et
unique solution des problèmes contemporains; qu'on peut
tout avec lui, et que tout ce qu'on fait sans lui ou contre
lui n'est qu'un expédient précaire ou périlleux.


Quels sont les peuples qui sont le plus à l'abri des révo-
lutions? Ce sont assurément ceux qui jouissent régulière-
ment et grandement de la liberté? Quels sont ceux qui sont
le plus menacés, qui vivent entre la crise de la veille et la
crise du lendemain? Ce sont, à n'en pas douter, les peu-
ples qui passent leur temps à se débattre sous l'étreinte
intermittente des réactions absolutistes. Quand les diffi-
cultés s'amassent et que les gouvernements assiégés
d'impossibilités ne savent plus que faire,, quel est leur
procédé invariable pour se tirer d'embarras et se rouvrir
une issue? Ils font, entendre ce mot de libéralisme, qui
est, à ce qu'il paraît, un cri de miséricorde dans la dé-
tresse. Quand de nouveaux ministères se forment, com-
ment cherchent-ils à légitimer leur avènement, à se po-
pulariser? l isse présentent tout simplement comme plus
libéraux que ceux qui les ont précédés. Et comment tom-
bent-ils? Parce qu'ils n'ont pas tenu leurs promesses.
Les idées libérales font ainsi leur chemin par l'impuis-
sance des réactions autant que par leur propre vertu.
C'est l'expérience qui se poursuit confusément en Espa-
gne à travers les malaises politiques, les perturbations
financières, les luttes intimes, les grandes intrigues et
les petites tempêtes. .




IF.S CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 263
Ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier au surplus que se


prolonge au delà des Pyrénées cette situation où des re-
crudescences de réaction absolutiste alternent avec les
incohérentes velléités d'un libéralisme qui s'essaie sans
pouvoir se préciser, surtout sans réussir à pénétrer au
cœur même de la politique ; ce n'est pas d'aujourd'hui
que l'Espagne voit passer des ministères qui périssent
périodiquement d'impuissance et tourbillonner des partis
qui ne sont plus des partis. A vrai dire, la première des
faiblesses de la politique espagnole, celle qui laisse appa-
raître toutes les autres, c'est justement cette absence de
direction, cette décadence confuse des partis qui sont les
forces morales coordonnées d'un pays. C'est un fait évi-
dent que les deux grandes opinions politiques dont les
luttes ont rempli les premières périodes du régime cons-
titutionnel au delà des Pyrénées, et qui avaient leur
organisation, leur programme, leurs représentants, n'exis-
tent plus désormais. La révolution de 1854, cette révo-
lution préparée parles modérés, perdue par les progres-
sistes, a achevé la déroute des uns et des autres en
précipitant une décomposition qui est restée en définitive
le résultat le plus clair de ce violent ébranlement.


Où en est aujourd'hui le parti progressiste, le vain-
queur improvisé, embarrassé et momentané de 1854? Il
s'est réfugié depuis deux ans dans une abstention à peu
près complète d'où il ne sait comment" sortir. Il est tra-
vaillé de profondes divisions, envenimées par les animo-
sités personnelles. Entre le duc de la Victoire, resté le
chef passablement inactif de la masse de l'opinion pro-
gressiste, et M. Olozaga, qui ambitionne d'être chef à
son tour, ou le général Prim, qui ne demanderait pas
mieux que de les remplacer l'un et l 'autre, il y a d'amers




264 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
ressentiments que rien n'a pu apaiser. Et, de plus, ces
vieilles fractions progressistes sont déjà dépassées par un
jeune parti démocratique dont la raison d'être au delà
des Pyrénées n'est pas très-saisissable, mais qui se remue,
s'étend, fait sentir son action, quoiqu'on lui refuse le
droit de vivre légalement et même de s'appeler de son
nom. Le parti progressiste n'a point compris que se re-
tirer systématiquement de la scène pour un prétexte
léger et dans tous les cas accidentel, pour une circulaire
plus ou moins restrictive d'un ministre qui était au pou-
voir il y a deux ans, et persister dans sa retraite après
que le prétexte a disparu, c'était ou livrer sa fortune à
l'éventualité d'une révolution, ou avouer son impuis-
sance en dissimulant ses divisions sous le voile d'une
abstention calculée.


Le parti modéré aurait pu sans doute profiter de cette
éclipse des progressistes, mais où en est de son côté le
parti modéré lui-même? Vaincu en 1854, il a retouvé
une apparence d'ascendant, il n'a pas retrouvé la cohé-
sion. Il va de démembrements en démembrements, il ne
peut se mouvoir sans se pulvériser. Les uns se sont
repliés vers la réaction pure et ont formé un parti néo-
catholique qui n'a vraiment rien de nouveau, qui n'est
tout simplement que l'ancien carlisme, un absolutisme
religieux et politique avec M. Nocedal pour pontife et
M. Aparici pour acolyte dans le congrès. D'autres, moins
absolus, mais aussi peu éclairés par les événements, ne
trouvent rien de mieux que de renouer les traditions d'il
y a quinze ans, de recommencer le passé, de s'en tenir
strictement aux programmes d'autrefois : ils s'appellent
le parti modéré historique. Un petit nombre d'hommes
plus eunes et d'esprit plus ouvert ont levé hardiment le




LES CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 265
drapeau d'un parti conservateur retrempé aux sources
libérales, et, chose curieuse aujourd'hui, c'est M. Gon-
zalez Bravo, le ministre de l'intérieur du dernier cabinet,
qui a été pendant cinq ans le promoteur le plus pas-
sionné, le plus éloquent de ce parti nouveau, de cette
nécessité du rajeunissement de l'opinion conservatrice
par le libéralisme.


De cette poussière des anciens partis enfin est née
Y union libérale, qui a trouvé son chef dans le général
O'Donnell, et qui vient de reconquérir le pouvoir (1865)
après l'avoir perdu il y a deux ans; mais quelle est la
politique de Y union libérale elle-même? C'était sans
doute une idée heureuse de créer dans le désordre crois-
sant des opinions une sorte de camp nouveau où pussent
se rencontrer les hommes sincères de tous les anciens
partis, modérés et progressistes. Malheureusement ce qui
était une idée à l'origine est devenu un expédient fondé
sur une large satisfaction d'intérêts personnels bien plus
que sur une raison politique. C'est par là que l'union
libérale a péri une fois, c'est par là qu'elle est encore
menacée aujourd'hui.


Ainsi s'explique cette succession de ministères nais-
sant et mourant un peu'au hasard, faibles devant la
couronne, faibles devant le pays, forts uniquement du
prestige d'un chef militaire ou de cette force factice
que donnent des chambres créées à l'image de chaque
cabinet. De là encore cette situation troublée tout à la
fois par l'abstention des uns, par les efforts confus des
autres, par la fantaisie de tous, atteinte de celte débi-
lité intime et profonde qui fait de la politique comme
un terrain miné et aminci, toujours près de s'effondrer
dans une' révolution. El à mesure que cette crise des




2 6 6 L E S R É V O L U T I O N S OK L ' E S P A G N E
partis se déroule, ce n'est plus seulement la difficulté
de composer un ministère qui grandit, c'est la monar-
chie elle-même qui se découvre, qui s'engage corps et
biens, et devient peut-être l'enjeu de ces agitations
stériles.




Je viens aux faits, qui ne sont que la traduction sen-
sible et palpable de cette incohérence morale au boutde
laquelle est peut-être une révolution nouvelle. Au com-
mencement de 1863, une administration de l'union libé-
rale, présidée par le général O'Donnell, duc de Tetuan,
vit encore; mais elle est déjà mortellement atteinte :
elle s'en va par morceaux dans une série de crises par-
tielles ; elle périt pour n'avoir rien fait pendant cinq ans,
pour s'être bornée à vivre, harcelée par ses adversaires
naturels, progressistes et modérés, abandonnée par quel-
ques-uns de ses amis qui l'accusent d'avoir compromis
l'idée même qu'elle personnifie, et laissant en définitive
un amas de difficultés politiques et financières. A ce mo-
ment, l'union libérale semble bien ruinée. Pour qu'elle
redevienne possible, il faut évidemment ou qu'elle se re-
trempe dans la retraite ou que d'autres viennent lui rou-
vrir le chemin du pouvoir par leurs fautes.


C'est là justement ce qui arrive. A dater de la chute
de l'union libérale, en moins de deux ans, trois minis-
tères se succèdent, le ministère Miraflorès, le ministère
Arrazola, le ministère Mon, tous plus ou moins modérés
d'origine et de tendances, tous inscrivant plus ou moins




268 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sur leur drapeau ces mots de conciliation et de légalité
constitutionnelle, tous aussi aspirant à se faire une vie
propre et distincte, mais ne réussissant en fin de compte
qu'à multiplier les nuances, à créer des fractions nou-
velles. Le ministère du marquis de Miraflorès, qui fait
des élections et qui, par une circulaire maladroite, pro-
voque l'abstention des progressistes, dure dix mois; le
ministère de M. Àrrazola, qui prend le nom pompeux de
cabinet du parti modéré historique, dure quelques jours;
le ministère de M. Mon, qui se compose d'éléments semi-
libéraux, semi-conservateurs, qui revient au système de
fusion représenté par le général O'Donnell, ce ministère
a une existence de six mois. Au fond, ce sont moins des
cabinets aux couleurs tranchées, à la politique caracté-
risée, que des pouvoirs de transition, des relais minis-
tériels entre l'ancienne union libérale, ce qu'on appelle
déjà l'union libérale historique, et un retour du duc
de Tetuan ou une combinaison modérée plus forte et
plus efficace. Voilà le mot de là situation de l'Espagne
durant ces deux années.


Et, par le fait les choses se trouvent lancées sur une
telle pente que les difficultés anciennes s'aggravent, que
des difficultés nouvelles s'élèvent, que partout se mani-
feste une tension croissante. — Un jour, c'est l'absten-
tion des progressistes qui est maladroitement provoquée
et qui laisse un vide inquiétant dans le mouvement ré -
gulier des partis; un autre jour, c'est un symptôme de
sédition militaire qu'on croit saisir, et on exile des géné-
raux, on met en jugement des sous-officiers qui sont
acquittés. Une nouvelle, loi sur la presse, censée plus
libérale, est à peine promulguée que, par une interpré-
tation des plus étranges, on en vient à traduire les jour-




LES CUISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 269
naux devant des conseils de guerre. L'adoucissement
pour les journaux consiste à passer sous la loi martiale !
La question de la rentrée de la reine Christine en Espa-
gue se réveille tout à coup, et ce qui était tout simple, ce
qui ne pouvait avoir nulle importance avec un gouver-
nement, sérieux, devient une grosse affaire d'État qui
ravive les divisions. Avec des intentions assurément libé-
rales, tous ces ministères, qui commencent par des pro-
testations de légalité et de conciliation, finissent par
pousser tout à l'extrême et par se voir assaillis de pro-
blèmes qui traînent sans solution.


Est-ce le pays cependant qui se montre agité et diffi-
cile? Nullement ; le pays est plus fatigué et plus décon-
certé qu'ému : c'est la faiblesse des ministères qui a ses
conséquences naturelles, qui produit l'incertitude et le
malaise. En août 1864, après six mois d'existence du
cabinet présidé par M. Mon, nul ne doute à Madrid qu'un
changement ne soit devenu nécessaire, qu'il n'y ait un
effort décisif à tenter pour relever la direction des affaires,
pour raffermir les conditions.de la vie publique au delà
des Pyrénées, et, par je ne sais quel lien mystérieux, le
voyage du roi en France à ce moment même, la visite
qu'il fait à la reine Christine, semblent le prélude de
cette évolution attendue de la politique espagnole. Une
brochure publiée à Paris avec un certain apparat et faite
évidemment pour retentir à Madrid, le Voyage du roi
d'Espagne, rattache à cet incident le programme de
toute une situation.


Ainsi au lendemain du retour du roi, aux premiers
jours de septembre 1864, la pensée d'un changement est
dans l'esprit de tout le monde en Espagne, jusque dans .
l'esprit de quelques-uns des ministres qui prennent eux-




270 LES RÉVOLUTIONS T)E L'ESPAGNE
mêmes l'initiative de la crise d'où doit sortir une combi-
naison nouvelle; mais quelle sera cette combinaison ? Les


' membres du ministère Mon, qui abandonnaient ainsi en
chemin leur président du conseil et qui provoquaient la
crise, M. Antonio Ulloa, M. Canovas del Castillo, avaient
bien clairement la pensée secrète de favoriser la résur-
rection d'un cabinet de l'union libérale ; seulement c'é-
tait trop tôt : l'union libérale, malgré l'autorité toujours
survivante de son chef, n'avait ni la popularité, ni la
majorité des chambres, ni un prestige moral suffisant
après sa chute désastreuse de 1863. Si, d'un autre côté,
à défaut de l'union libérale et du général O'Donnell, il
ne s'agissait que de rassembler encore une fois quelques
hommes de bonne volonté dans un cabinet promis d'a-
vance à une vie incertaine et précaire, ce n'était point la
peine d'ajouter un essai de plus à tant d'autres essais.
Il fallait reconstituer ou tout au moins tenter de recons-
tituer un gouvernement. C'est là l'origine et la raison
d'être du cabinet Narvaez, formé le 16 septembre 1864,
de ce cabinet préparé par l'impossibilité ou l'inefficacité
de toute autre combinaison, et appelé à résoudre les
problèmes qui faisaient des affaires de l'Espagne l'éche-
veau le plus embrouillé et le plus confus.


Au premier moment de cette crise nouvelle et inévi-
table du mois de septembre, la reine avait appelé le dm;
de Tetuan ; mais le général O'Donnell, qui était tombé
pour n'avoir rien fait, pour avoir laissé s'embourber sa
politique dans toute sorte d'embarras extérieurs, inté-
rieurs ou financiers, le général O'Donnell présentait un
programme qu'il n'était pas encore en mesure de faire


. accepter, et puis ce n'était là en réalité qu'un chemin
détourné pour arriver à la seule combinaison prévue,




LES CRISES DU LIBÉRALISME ES ESPAGNE 271
peut-être possible ou au moins sérieuse. Le général Nar-
vaez, qui était la personnification désignée de cette com-
binaison, se trouvait en Andalousie, à Loja, lorsqu'il sut
qu'il était rappelé au pouvoir, et la promptitude avec
laquelle il réussit, dès son arrivée à Madrid, à rassem-
bler autour de lui quelques-uns des hommes les plus
considérables, M. Gonzalez Bravo, M. Líbrente, M. Arra-
zola, M. Alcalá Galiano, le général Armero, le général
Cordova, M. Barzanallana, cette promptitude attestait
assez qu'il n'avait point été pris à l'improviste, qu'il s'était
préparé à ce rôle de reconstructeur d'un gouvernement.


Le nom même des hommes d'ailleurs, leurs antécédents,
leurs opinions, le talent de quelques-uns, tout était de
nature à rehausser la signification de cette tentative.
Dans ce ministère, il y avait cinq anciens présidents du
conseil, ce qui dénotait tout au moins l'intention patrio-
tique de subordonner toute considération vulgaire d'a-
mour-propre à un intérêt public supérieur. Si par
quelques-uns de ses membres, tels que M. Arrazola,
M. Alcalá Galiano. M. Seijas Lozano, le général Narvaez
lui-même, le cabinet de septembre se rattachait au vieux
parti modéré pur , il tendait aussi la main d'un autre
côté aux fractions libérales par M. Gonzalez Bravo qui
depuis plusieurs années, notamment sous l'adminis-
tration O'Donnell, s'était fait l'orateur véhément du libé-
ralisme conservateur, par le ministre des affaires étran-
gères, M. Alejandro Llórente, esprit éclairé et habile,
qui n'entrait point assurément au pouvoir pour rétro-
grader et retomber dans les vieilles routines semi-abso-
lutistes.


C'était, il faut le dire, un coup de fojtune pour le
parti modéré de se voir ainsi ramené au gouvernement




272. LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
sans violence par le cours naturel des choses, dans des
conditions qui étaient difficiles, il est vrai, mais où il
pouvait aussi faire acte d'initiative, retrouver sa cohésion
et son ascendant, s'il avait un instinct juste et ferme des
circonstances, s'il était réellement à la hauteur du rôle
qui s'offrait à lui. Personnellement, le générai Narvaez
était un homme d'État favorisé : il trouvait l'occasion de
se relever de l'échec de son médiocre ministère de 1857 ;
il avait ce bonheur rare et singulier, après avoir pré-
servé l'Espagne des contagions révolutionnaires en 1848,
de revenir au pouvoir en 18*64 pour la remettre dans le
vrai chemin par un libéralisme intelligent, pour exercer
une action réparatrice, conciliante et pacificatrice. Ce
que Y union libérale, en un mot, avait promis de faire
et n'avait point fait, le parti modéré et le général Nar-
vaez avaient à le réaliser dans des conditions différentes,
sans esprit de coterie, sans l'embarras des souvenirs
compromettants de sédition militaire. C'était là pour le
moment la vraie, l'unique politique. L'instinct public la
pressentait et la demandait; la force des choses l'impo-
sait; elle se dégageait comme une nécessité impérieuse
de la situation tout entière de la Péninsule.


Ce n'était point, je le sais bien, une de ces situations
criantes où les éléments de combustion sont déjà en
flammes et où il ne reste plus qu'à couper le feu en toute
hâte; c'était une de ces situations où les difficultés de
toute sorte se sont accumulées, où le désordre et la con-
fusion ont pénétré partout, dans la politique extérieure,
dans la politique intérieure, même dans les affaires éco-
nomiques et financières. Il faut se rendre compte de ces
difficultés progressivement amassées et en face desquelles
se trouvait le ministère de septembre 1864.




I


Au premier coup el'œil, une question dominait tout et
pesait sur la politique de l'Espagne, sur ses finances, sur
l'esprit public : c'était la question de Saint-Domingue.
Lorsqu'il y a quelques années le ministère O'Donnell,
poussé tout à coup, lui aussi, par l'humeur des an-
nexions, — qui n'a pas dans ces derniers temps médité
sa petite annexion? — réincorporait à la monarchie es-
pagnole cette partie de l'île de Saint-Domingue qui s'est
appelée la république dominicaine, il ne songeait qu'à la
satisfaction d'orgueil national qu'il procurait au pays et
peut-être aussi au prestige qu'il se donnait à lui-même ;
malheureusement il introduisait du même coup dans la
politique espagnole le germe d'une complication doulou-
reuse. Il s'est trouvé en réalité que cette annexion spon-
tanée et acclamée s'était accomplie avec une légèreté
singulière. On n'a rien fait pour adoucir le poids de la
domination nouvelle; on l'a, au contraire, aggravé par
une nuée d'employés qui se sont abattus sur le pays, et
une insurrection formidable a éclaté. Le gouvernement
de Madrid a envoyé généraux sur généraux, régiments
sur régiments, toute une armée, et cette armée est allée
mourir en détail de la fièvre, perdant chaque jour du




274 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S I ' A G N E
terrain, réduite à se replier sur quelques points princi-
paux, dégoûtée de cette guerre ingrate, impuissante
enfin devant un petit peuple tout entier en armes et em-
busqué dans ses forêts ou dans ses montagnes, si bien
que le moment est venu où l'Espagne s'est trouvée en
face de cette cuisante et amcre alternative : ou il fallait
envoyer toute une armée nouvelle, procéder par la con-
quête, par le fer et le feu, au risque de voir cette nou-
velle armée périr dans sa victoire avec les insurgés eux-
mêmes, ou il n'y avait plus qu'à s'avouer virilement qu'on
s'était trompé et à se retirer franchement, courageuse-
ment d'une entreprise lointaine qui dévorait des milliers
de vies humaines sans profit et sans gloire, en faisant de
cruelles saignées aux finances déjà fort malades de l'Es-
pagne. C'était ou une erreur de politique à soutenir
jusqu'au bout sans espoir d'une compensation, ou une
déception à subir avec un bon sens résigné. C'était d'a-
bord justement le choix que le ministère nouveau avait à
faire, auquel il avait à rallier l'opinion du pays.


Il rencontrait bien d'autres questions difficiles dans
l'ensemble de la politique. L'attitude extérieure de l'Es-
pagne en ce moment n'était certes rien moins que bril-
lante, rien moins que simple et aisée. Au fond, l'Espagne
est peu portée à se mêler aux affaires du monde ; par
goût, par habitude, peut-être par nécessité de situation,
elle incline volontiers vers un système de neutralité qui
est l'idéal de beaucoup de ses hommes d'État; mais en
même temps, par son légitime instinct d'orgueil national,
elle aime à être comptée; elle voudrait avoir un rôle,
une opinion dans les mêlées contemporaines, et de là
des mouvements contradictoires qui finissent souvent par
de la confusion, quelquefois aussi par des déboires, à




LES CUISES DU LIBÉRALISME ES ESPAGNE 273
travers lesquels perce trop un sentiment dominant de
méfiance et de mauvaise humeur vis-à-vis de la France.
Je ne veux plus parler de cette affaire du Mexique où l'Es-
pagne, on le sait, se jetait la première tête baissée, pour
s'en évader en quelque sorte la première, et qui a été le
plus clair témoignage de cette politique qui veut et ne
veut pas. Cette difficulté, je l'avoue, avait disparu dans
les rapports de la France et de la Péninsule, non ce-
pendant sans laisser quelques traces.


Deux questions tout au moins pesaient sur la politique
extérieure espagnole au mois de septembre 1864. L'Es-
pagne en était encore à reconnaître l'Italie. Elle avait
sans doute plus que tout autre Étal des intérêts de dy-
nastie qui étaient blessés, des intérêts religieux à sauve-
garder; mais ce qu'il y avait d'étrange, c'est que, rele-
vée par une guerre d'indépendance en 1808, rajeunie
par une révolution en 1834, elle restait obstinément
dans une attitude d'hostilité vis à vis d'une révolution
de nationalité et de liberté. Puissance constitutionnelle,
elle s'asservissait à un système qui aurait pu être celui
d'un Ferdinand VU ou d'un duc de Modène se vantant
de n'avoir jamais reconnu le gouvernement français de
1830 ou l'empire, et par le fait elle était moins avancée
que les puissances absolutistes de l'Europe. Pendant que
la Russie elle-même reconnaissait l'Italie, elle en était
toujours à entretenir un ambassadeur auprès du roi
Francois II à Rome, et elle confondait sa politique avec
celle de l'Autriche, sans s'apercevoir que ce qui était na-
turel à Vienne ne l'était plus à Madrid, que cette ré -
serve, d'ailleurs parfaitement impuissante, n'était que
l'expression d'une mauvaise humeur dont elle avait à
souffrir plus que l'Italie! C'était assurément une si-




276 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
tuation aussi bizarre, aussi embarrassée que stérile.


D'un autre côté, l'Espagne se voyait engagée depuis peu
dans un puéril et désastreux imbroglio sur les côtes de
l'océan Pacifique. Pour obtenir la réparation de quelques
méfaits dont avaient eu à souffrir quelques Basques fixés
sur le territoire péruvien, elle avait commencé par com-
mettre la faute d'envoyer, au lieu d'un plénipotentiaire or-
dinaire, un agent revêtu du titre vague et énigmatique de
commissaire royal, qui sentait l'ancienne suprématie
métropolitaine, et, par cet agent exalté de l'importance
de sa mission, elle se trouvait sans le savoir, sommaire-
ment et sans déclaration de guerre, mise en possession
des îles Chincbas, qui sont la richesse du Pérou. On
avait donné à cet acte le nom de revendication, comme
l'annexion de Saint-Domingue s'était appelée une réin-
corporation.


Qu'était-il arrivé? Le procédé des agents' espagnols,
de M. Salazar y Mazarredo et de l'amiral Pinzon,
avait soulevé le sentiment national au Pérou et prépa-
rait déjà au gouvernement de Madrid une autre que-
relle du même genre avec le Chili. La question s'était
rapidement envenimée par suite d'une tentative de
meurtre dont M. Salazar y Mazarredo croyait avoir été
l'objet, et voilà un conflit allumé ou tout près de s'allu-
mer. Au premier moment, le ministre des affaires étran-
gères du cabinet Mon, M. Pacheco, s'était hâté sage-
ment de désavouer ce mot de revendication appliqué à la
prise de possession imprévue des îles Cbinchas; mais
l'occupation de ces îles ne subsistait pas moins, et cet
incident restait dans toute sa gravité, plaçant le gouver-
nement de Madrid dans l'alternative de faire la guerre au
Pérou ou de frapper ses agents d'un désaveu plus corn-




LES CUISES OU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 277
plet. Ici encore une politique sans précision et sans di-
rection mettait l'Espagne entre une folie ruineuse et un
acte de bon sens nécessaire, quoique toujours pénible à
l'orgueil national.


La politique intérieure enfin était ce que j ' a i dit déjà,
un mélange de réaction impatiente, presque involontaire,
et de mouvements incohérents. Il était cependant libéral,
constitutionnel, ou il voulait l 'être, ce ministère de
M. Mon qui vivait encore au mois d'août 1864, et il
finissait par tomber dans* le piège des politiques à ou-
trance. Tout comme un autre, il exilait les généraux, et,
chose qui n'était arrivée qu'exceptionnellement aux
heures des luttes les plus ardentes, il livrait les jour-
naux, comme en plein état de siège, à la juridiction mili-
taire, au risque de les voir acquitter pour avoir voulu
trop les frapper. Par la violence de ses procédés, il
éveillait l'idée d'une crise imminente qu'il ne contribuait
pas peu à provoquer. Au fond, il était très-embarrassé,
et il se débattait dans le vide, condamné même par les
conseils de guerre qu'il érigeait en juges de la presse,
errant entre les partis et considéré par tous, par quel-
ques-uns de ses membres eux-mêmes, comme un minis-
tère transitoire, sentant sa fin prochaine, et créant sans
préméditation, uniquement pour se défendre, une tension
dangereuse. Le mal intérieur de l'Espagne n'était pas là
seulement, il était plus encore peut-être dans les finances,
dans une situation économique arrivée au dernier degré
du désordre.


Que la crise économique de l'Espagne ne soit dans une
certaine mesure qu'un épisode d'une crise plus étendue
qui embrasse tous les pays, qu'elle tienne par quelques
côtés à des causes générales, aux embarras monétaires


16




278 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
universels, à la guerre d'Amérique, aux complications
imprévues de la politique européenne, à tout ce qu'on
voit et qu'on touche, cela se peut : elle a aussi certaine-
ment ses causes propres et son caractère particulier ; elle
tient à des accumulations de déficits, à des excès de dé-
penses, à des opérations mal calculées et ruineuses de
trésorerie, aux sacrifices imposés par des erreurs de poli-
tique qui se payent toujours.


Je ne voudrais pas entrer ici dans de trop minutieux
détails : qu'il me suffise de résumer cette situation
financière de 1864 dans deux chiffres. Les déficits
accumulés du budget ordinaire s'élevaient à plus d'un
milliard de réaux; le déficit du budget extraordinaire
constitué particulièrement depuis 1859 montait à près
d'un milliard. Ce dernier provenait de ce qu'un ensem-
ble de crédits de 2 milliards 800 millions de réaux
votés'par des lois successives de 1859, 1861 et 1863,
et destinés à s'échelonner sur un espace de huit années,
avaient été en réalité dépensés beaucoup plus vite.
Sans doute ce budget extraordinaire avait et a toujours
pour garantie le produit d'une certaine quantité de biens
nationaux affectés à cet ordre de dépenses; il ne res-
tait pas moins pour le moment un découvert considérable
qui, en se joignant aux découverts du budget ordinaire,
formait un beau déficit de plus de 2 milliards de réaux,
— chiffre équivalant au budget d'une année.


Jusque-là et pendant plusieurs années, le gouverne-
ment avait pourvu à tout de deux façons principales : il
avait combiné toute sorte d'opérations avec la banque
d'Espagne pour en avoir de l'argent, et il s'était servi
au delà de toute mesure des sommes confiées à là caisse
des dépôts et consignations; au mois d'août 1864, l'État




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 279
devait à cette caisse quelque chose comme 1 milliard
600 millions et plus. Malheureusement, en transformant
ces deux institutions en agences, en succursales ou pour-
voyeuses du trésor, il les avait mises à une dangereuse
épreuve, il avait exposé la banque à suspendre ses paye-
ments en espèces par un refus plus ou moins déguisé de
l'échange de ses billets, et la caisse des dépôts à ne pou-
voir rembourser aux déposants les sommes qu'elle avait
reçues : c'était ce qui avait eu lieu déjà et ce qui causait
une véritable perturbation.


Comment se tirer de IàTProcédcrparune augmentation
d'impôts! Usera certainement possible d'obtenir beaucoup
plus des forces contributives de la Péninsulele jour où il se
trouvera un ministre assez hardi pour mettre la main à de
larges et intelligentes réformes économiques; jusqu'ici ce
ministre ne s'est pas trouvé. Il ne restait donc qu'un
moyen, le crédit; mais les sources du crédit intérieur
étaient épuisées. Si, d'un autre côté, le gouvernement
portait ses regards au delà des frontières de l'Espagne, il
trouvait tous les marchés étrangers fermés, impitoyable-
ment fermés à toutes ses valeurs nouvelles depuis 1861 ,
depuis qu'il a refusé d'en venir à un arrangement avec
cette classe de créanciers connus sous le nom de porteurs
de la dette amortissable et des certificats de coupons an-
glais, et c'est là même un des épisodes les plus curieux
de l'histoire financière de l'Espagne.


Je n'irai pas certainement me perdre dans ces débals
épineux. Entre les créanciers de l'Espagne réclamant
comme une conséquence légitime de la loi de 1851 l'af-
fectation des produits d'une certaine catégorie de pro-
priétés à l'extinction de leurs créances et le gouverne-
ment de Madrid se retranchant dans une résistance




280 I . K S R É V O L U T I O N S OK L ' Ë S I ' A C N E
presque irritée, écartant sommairement toutes les récla-
mations, qui a raison et qui a tort? M. Bravo Murillo,
l'auteur de la loi du 1 e r août 1 851 , qui règle la dette es-
pagnole, et M. Salaverria, l'homme qui a le plus long-
temps administré les finances depuis dix ans, ont écrit
des brochures et n'ont pas beaucoup éclairci la question ;
ils n'ont montré qu'une chose : c'est que si M. Bravo
Murillo, l'adversaire le plus implacable des réclamations
anglaises et françaises, a raison, il a été bien subtil dans
la rédaction de sa loi, et les créanciers de l'Espagne ont
été quelque peu pris au piège.


Toute la question est dans une interprétation de
textes, presque dans des distinctions qu'on croyait dis-
créditées depuis Figaro. Ce qui est certain, c'est que par
suite de ce refus obstiné des gouvernements, qui ont
mis un zèle étrange à se faire une arme de l'amour-
propre national, l'Espagne a beaucoup plus perdu assu-
rément qu'elle n'aurait perdu par un arrangement équi-
table à l'origine, et qu'elle a eu l'ennui de voir son nom
inscrit dans les bourses étrangères parmi les noms des
débiteurs insolvables. Et voilà comment on ne pouvait
faire appel au crédit étranger pour alléger le fardeau
d'une situation financière des plus compromises. Faute
d'autres moyens, le ministre des finances du cabinet
Mon, M. Salaverria, venait de se faire autoriser par les
chambres à ouvrir une négociation nouvelle avec la
banque pour une somme de 1,300 millions garantie par
des billets hypothécaires et à émettre directement par
souscription publique 600 millions de titres; mais c'était
tourner encore une fois dans un cercle vicieux, s'é-
puiser en expédients qui retombaient de tout leur
poids sur le trésor, sans compter même qu'autre chose




F.ES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 281
était de faire une loi, autre chose d'avoir de l'argent.


On en était là au mois d'août 186-4, et cette paralysie
financière ne laissait pas d'être une partie intime de la
politique, car on accusait M. Salaverria, qui avait été le
ministre des finances du cabinet O'Donnell comme il
l'était dans le cabinet Mon, d'avoir accumulé ces em-
barras, d'avoir aggravé cette plaie des déficits et des
opérations ruineuses pour faire vivre l'union libérale,
pour soutenir une situation.


Ainsi des finances poussées à bout et exténuées, une
politique extérieure nouée pour ainsi dire en Europe, ou
engagée dans des aventures en Amérique, une tension
intérieure allant jusqu'à se traduire en un malaise public
chaque jour plus sensible, en anomalies confuses, c'était
là, au vrai, la situation de l'Espagne à ce moment d'une
crise peut-être décisive, et si ' je rassemble ces traits,
c'est pour en dégager, comme une nécessité souveraine,
ce qui était évidemment à faire, la politique qui s'impo-
sait naturellement à un ministère nouveau.


Des difficultés, on en trouverait assurément, et des
plus graves, dans les choses et dans les hommes. L'u-
nion libérale, qui venait de se voir près de rentrer aux
affaires, se reconstituerait sans doute sous l'autorité du
général O'Donnell, et se formerait en opposition ; les se-
mi-absolutistes ou néo-catholiques deviendraient peut-
être des ennemis, surtout si on reconnaissait l'Italie ; les
modérés, qui se sont appelés historiques et qui aiment
la stabilité, s'inquiéteraient s'ils voyaient du mouvement,
et resteraient froids en attendant de devenir dissidents
sous quelque chef nouveau; les progressistes attendraient
peut-être avant de se décider à rentrer dans la vie pu-
blique, affaiblie par leur absence. Voilà les difficultés;




282 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A C X E
voici où étaient la force et la possibilité du succès. Elles
étaient dans l'autorité d'une conception nette et résolue,
d'une volonté sérieuse et ferme chez les nouveaux mi-
nistres, elles étaient dans le pays lui-même, à qui on
allait s'adresser par des élections pour inaugurer une
situation nouvelle, — dans le pays, qui était fatigué, qui
sentait le besoin de trouver la sécurité dans l'équité, et
dont on pouvait se faire un auxiliaire par l'ascendant
d'une pensée conciliante et réparatrice*, mais pour en ar-
river là, pour gagner le pays autrement que par des
tours de scrutin, pour lui faire accepter des choses tou-
jours pénibles à l'orgueil national, comme l'abandon de
Saint-Domingue, des nécessités dures, comme une liqui-
dation financière^ il fallait évidemment le rassurer, lui
inspirer confiance, le débarrasser des fantômes de réac-
tion, lui rouvrir une voie régulière et sûre; il fallait, en
un mot, une politique à laquelle je donnerai son véritable
nom en l'appelant une politique de libérale initiative,
pratiquée par des conservateurs intelligents, pénétrés
des nécessités de leur temps.




IV


Est-ce là ce que faisait le cabinet né le 16 septembre
1864 sur les ruines de trois ministères? Est-ce pour l'a-
voir tenté qu'il tombait, et que, ruine à son tour, il n'é-
tait plus bientôt que le piédestal d'une résurrection de
l'union libérale, qu'on croyait pour longtemps impos-
sible? La vérité est que, dans son existence de neuf
mois, le ministère du 16 septembre a eu deux périodes
distinctes, tranchées, parce qu'il portait en lui deux ten-
dances, voilées à l'origine sous l'entrain d'une récente
victoire, et confondues ou paraissant confondues dans un
même sentiment des nécessités publiques. Au premier
moment, en effet, ce pouvoir nouveau semblait très-dé-
cidé à entrer dans la voie que les circonstances ouvraient
si naturellement devant lui. Il était et se montrait libé-
ral d'intentions, de desseins, et avouait tout haut la pen-
sée d'aborder, de résoudre successivement toutes les ques-
tions qui pesaient sur la situation de l'Espagne, avec le
concours de l'opinion et des chambres.


Le général Narvaez lui-même, l'heureux vainqueur du
moment, n'était pas insensible à l'éclat de ce rôle de
conciliante réparation; il semblait comprendre tout à
fait qu'il n'y avait point d'autre issue possible, et, à côté




284 L E S R E V O L U T I O N S D E L ' E S I ' A C N E
de lui, cette politique était particulièrement représentée
par deux hommes d'une singulière valeur, — l e ministre
à'Êlat, M. Àlejandro Llorente, intelligence juste, sagace
et éclairée par l'expérience, qui ne cachait nullement
son ferme dessein de ne se prêter à aucune réaction, et
le ministre de l'intérieur, M. Gonzalez Bravo, l'homme
qui avait le plus marqué par son opposition contre le mi-
nistère O'Donnell, qui avait assez de mouvement d'esprit
pour ne pas craindre de gouverner par les idées libé-
rales, comme aussi, par malheur, il avait assez de flexi-
bilité pour essayer au besoin de gouverner sans elles.
Gâté par une précoce élévation, — il fut président du
conseil en 4844, à l'âge où l'ont peut à peine être mi-
nistre, — et tourmenté depuis du désir de retrouver son
ancienne fortune, nature impétueuse et prodigue, tem-
pérament d'orateur et même de journaliste assoupli par
le goût du pouvoir, homme de lutte et d'éloquence, d'i-
magination et de hardiesse, sinon de forte consistante,
M. Gonzalez Bravo avait tout ce qu'il faut pour cette at-
titude qu'il acceptait, qu'il prenait, de porte-parole un
peu retentissant du ministère devant le public. 11 recom-
mandait aux gouverneurs des provinces l'impartialité
dans les élections qui allaient se faire; il développait
tout un programme de légalité, d'équité-, de conciliation,
ouvrant la porte aux progressistes, s'ils voulaient rentrer
dans la vie publique; il faisait ces circulaires qui eurent
un jour la fortune imprévue d'inspirer à M. Thiers la
pensé»! de nous proposer le trop modeste idéal de la li-
berté comme en Espagne.


C'était certes un début plein de promesses. On n'am-
nistiait pas seulement les journaux, on ne les délivrait
pas seulement de la maussade perspective des conseils de




L E S C R I S E S D U L I B E R A L I S M E E N E S P A G N E 285
guerre, on allait jusqu'à leur restituer toutes les amendes
dont ils avaient été frappés depuis 1858. c'est-à-dire de-
puis cette fameuse loi Nocedal que le général Narvaez,
dans son dernier ministère, avait eu la faiblesse de cou-
vrir de son autorité. On ne pouvait mieux avouer une
erreur. Dans un autre ordre d'idées, la question de la
reconnaissance de l'Italie, sans avoir été précisément po-
sée, avait été du moins abordée. Le ministre d'État,
M. Llórenle, était pleinement favorable à la reconnais-
sance, le président du conseil n'y était pas absolument
opposé, et la question n'était ajournée que parce qu'on
voulait connaître la signification réelle qu'allait recevoir
des explications des gouvernements ou des discussions
des chambres à Turin et à Paris la convention du 15 sep-
tembre, signée en ce moment même entre la France et
l'Italie. Le principe de l'abandon de Saint-Domingue
était accepté, d'autant plus aisément que c'était une mau-
vaise affaire de Vunion libérale. La nécessité d'en finir
pacifiquement avec le Pérou, sans prolonger cette ab-
surde et ruineuse aventure, était entièrement admise.
Enfin le ministre des finances, le plus embarrassé de
tous, M. Barzanallana, était bien obligé pour vivre de
recourir encore à des expédients, à des emprunts, à des
négociations avec la Banque, avec la caisse des dépôts,
avec les capitalistes; mais il mettait déjà la main à
l'œuvre, et il rassemblait tous les éléments d'une liqui-
dation sincère qu'il était décidé à soumettre aux chambres
en leur demandant les moyens de rétablir la situation
financière de l'Espagne.


Un souffle de bonne volonté libérable semblait donc
animer ce commencement de ministère. Et le premier ré-
sultat, c'est qu'immédiatement la dangereuse tension de




286 L E S R E V O L U T I O N ' S D E I . ' E S P A C N E
la veille cessait. 11 y avait une sorte d'apaisement dans
les esprits. Les journaux retrouvaient le droit de respi-
rer et de parler, et il ne s'ensuivait vraiment aucune ré-
volution. Ce qui semblait peu de jours auparavant une
grosse difficulté, — p a r exemple la rentrée de la reine
Christine, — devenait tout simple. Les élections se fai-
saient assez librement, peut-être plus librement qu'elles
ne s'étaient jamais faites. Il y avait du calme dans le
pays et un certain désarroi dans les partis réduits à mur-
murer sans oser éclater encore, comme les néo-catlio-
liques et les conservateurs timorés, ou à battre des
mains, comme tous les esprits libéraux, sincères et indé-
pendants des coteries. Les progressistes seuls, un mo-
ment déconcertés, mais clairvoyants comme des adver-
saires, affectaient de se tenir en dehors et se réfugiaient
dans un doute ironique en répétant sans cesse dans leurs
polémiques ou dans leurs discours : Attendez! attendez!
Ce n'est que le commencement, ce n'est pas encore le
vrai Narvaez ; laissez passer quelques jours, vous verrez
reparaître le Narvaez véritable, tel que nous le connais-
sons, celui dont la présence au pouvoir se manifeste tou-
jours par ces signes infaillibles, les rigueurs contre la
presse, les lois répressives et l'état de siège, les coups de
fusil, les baisses de fonds publics.


C'était là en définitive la vraie question du moment que
le ministère avait à résoudre, cette question délicate et
décisive de savoir s'il avait la volonté et le pouvoir d'en
finir avec tous ces expédients de la force, avec tous ces
fantômes de réaction, pour réaliser en toute sincérité les
conditions d'un gouvernement libéral, — si ce ne serait
qu'une lune de miel éphémère, ou si c'était le commence-
ment d'une ère nouvelle. Tout le monde y était intéressé,




LES CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 287
la reine, le parti modéré, le général Narvaez, les ad-
versaires eux-mêmes du gouvernement, qui ne résiste-
raient certes pas longtemps à la tentation d'accepter des
mains d'anciens antagonistes une liberté qu'ils n'avaient
pas su se donner, ou qu'ils avaient compromise quand ils
étaient aux affaires.




V


Si le ministère avait eu la clairvoyance virile d'un pou-
voir maître de lui et embrassant fortement une situation,
il aurait vu que ces doutes ironiques de ses adversaires,
qui n'étaient que des craintes déguisées, lui signalaient
justement la voie qu'il devait suivre; que, puisque de
simples promesses avaient suffi pour produire un véritable
allégement, sa persistance dans une politique libérale lui
assurerait vraisemblablement un ascendant devant lequel
toutes les dissidences seraient bien obligées de plier. 11
aurait vu qu'à tenter l'entreprise il ne mourrait jamais
plus misérablement que ses prédécesseurs, qui n'avaient
rien fait, et que dans tous les cas, dût-il succomber pour
le moment, il élevait le drapeau de la seule politique
possible, il laissait son parti animé d'un esprit nouveau,
il se ménageait à lui-même, il ménageait à l'opinion mo-
dérée un rôle décisif dans un avenir prochain.


Le ministère du 10 septembre ne vit ni cela ni bien d'au-
tres choses, et par une inconséquence étrange, au moment
où on le croyait sur le chemin du libéralisme, il s'arrêtait
brusquement, sur place pour ainsi dire, comme un corps
d'année en marche qui entend le feu de l'ennemi. Où
était donc l'ennemi? Il n'était sérieusement nulle part.




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPACNE 289
Or, rien n'est, plus dangereux pour un gouvernement que
de chercher partout l'ennemi quand l'ennemi n'existe
pas. En se défiant, on fait croire qu'il existe, et en affec-
tant de croire à son existence, on le crée quelque-
fois.


Le premier symptôme de cette évolution fut une cir-
culaire du 28 octobre sur l'instruction publique. S'il ne
s'était agi que de réprimer les écarts de quelques pro-
fesseurs, de maintenir une limite entre la politique et
l'enseignement, c'était assez simple et sans grave consé-
quence ; mais la circulaire du 28 octobre avait évidem-
ment une portée plus générale, plus menaçante, qui eût
été bien plus sensible encore, si elle fût restée telle
qu'elle était primitivement rédigée, si elle n'eût été mo-
difiée dans un esprit de concession mutuelle. Elle tendait
à limiter la liberté du haut enseignement, et on y voyait
particulièrement une menace contre certains professeurs
de l'Université de Madrid connus pour leurs opinions dé-
mocratiques. N'eût-elle pas eu la portée que les partis se
hâtaient de lui attribuer, — les néo-catholiques pour en
triompher, les libéraux pour s'en alarmer, — elle deve-
nait, par suite de toutes les interprétations dont elle était
l'objet, le signe visible de ce qu'on appelait le dualisme
du ministère. Après les manifestations libérales des pre-
miers jours, les idées conservatrices pures prenaient leur
revanche. Un autre symptôme, bien plus significatif en-
core, c'était une circulaire nouvelle que M. Gonzalez
Bravo adressait aux gouverneurs des provinces, le 25
novembre, au lendemain des élections. Celte fois le lan-
gage commençait à prendre une couleur assez singulière,
et ici je voudrais laisser parler M. Gonzalez Bravo lui-
mine eu l'abrégeant un peu : n




290 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
« La période électorale est terminée, disait-il, et avec elle ces-


sent les circonstances spéciales qui ont porté le gouvernement
à laisser complètement libre et livrée à elle-même l'action de
ia presse. Le gouvernement a voulu que, tant que durerait la
lutte, toutes les opinions, même les plus extrêmes, pussent se
manifester... La nation a tout entendu dans une attitude sereine
et impartiale, et elle a répondu à l'exagération révolution-
naire de certaines attaques en élisant à une immense majorité
les candtdats ministériels. Le dédain avec lequel te pays a re-
poussé les débordements de certains journaux ne pouvait être
plus éloquent. Maintenant l'époque de transition est passée...
l'heure est par conséquent venue où le pouvoir exécutif doit
recouvrer la plénitude-de la force que lui assurent la confiance
de Sa Majesté, l'appui probable de la nation légitimement repré-
sentée et la protection tutélaire des lois... Le momentest arrivé
de contenir et de réprimer ceux qui, dirait-on, manquent de la
volonté et du pouvoir de se soumettre et de se corriger eux-
mêmes.


Dorénavant le gouvernement, qui n'hésite pas à livrer sans
crainte ses actes aux plus acerbes récriminations, parce qu'il
est sûr de les réfuter victorieusement soit dans les cortès,
soit dans la presse elle-même, soit devant les tribunaux, le
gouvernement est résolu à défendre énergiquement, par tous
les moyens que la loi met à sa disposition, les fondements de
l'ordre social et politique que la législation constitutionnelle en
Espagne et le sens commun dans tous les pays meltent à l'abri
de toute espèce de controverse... Je recommande à Votre Sei-
gneurie de se bien pénétrer de l'esprit de ces dispositions pour
appliquer les articles les plus essentiels de la loi de la presse...
La loi actuelle sur la presse a été appliquée en peu d'occa-
sions; on peut dire qne ce n'est qu'aujourd'hui qu'elle va être
mise à l'épreuve avec une certaine résolution ( 1 ) . . . Le gouver-
nement est déterminé à savoir ce qu'il peut attendre d'une
œuvre législative qu'il n'a point faite; il veut arrivera une
complète connaissance du pouvoir répressif qui est à sa dispo-
sition et vérifier jusqu'à quel point répondent à l'intention et à


(1) La loi dont il est ici question datait à peine du 29 juin 1864.
Comparée à la loi de 1857, qui a reçu de son principal auteur le nom
de loi Nocedal, et qui était toujours en vigueur, quoiqu'il fut toujours
question de la changer, la loi de 1864 était certainement un progrès;
c'est néanmoins avec elle qu'on avait trouvé le moyen de traduire des
journaux devant des conseils de guerre.




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 291
l'efficacité de la loi les tribunaux qui doivent l'interpréter et
l'appliquer... »


Dépouillez ce langage : en d'autres ternies, à travers
tous ces subterfuges et toutes ces amplifications, M. Gon-
zalez Bravo avouait que la politique libérale des premiers
jours n'avait produit que de bons effets, que l'Espagne
venait de traverser une crise d'élections sans s'émouvoir,
sans qu'une certaine liberté eût enfanté un désordre, que
les journaux avaient pu tout dire sans danger, sans trou-
bler le pays, — d'où il lirait cette conclusion hardie, que
le moment était venu de revenir à la politique répressive,
de mettre un frein à la presse! Ce n'était peut-être pas
d'une logique bien serrée, sans compter que M. Gonzalez
Bravo laissait entrevoir la possibilité d'une loi nouvelle.
Je n'ajoute pas qu'il y avait assurément quelque chose
d'étrange dans cet aveu presque naïf qu'on avait donné
une représentation de libéralisme sur laquelle il était
temps de baisser le rideau. La force que croyait se don-
ner le ministère par des actes faits peut-être pour ré-
pondre aux puériles alarmes de quelques modérés retar-
dataires, cette force était au moins problématique ; le
couj) qu'il se portait était certain et immédiat. Le mi-r
nistre à'État, M. Llorente, se retirait presque aussitôt,
refusant nettement de suivre le cabinet dans cette voie;
il se retirait en homme qui avait ses opinions, qui ne les
avait pas cachées, qui les gardait, et qui s'en allait sans
attendre la fin de la comédie.


Ainsi le cabinet Narvaez n'avait pas encore deux mois
d'existence qu'il était entamé. 11 l'eût été également
d'un autre côté, dira-t-on, s'il n'avait pas donné des
gages aux conservateurs effarés qui l'assiégeaient de leurs
défiances et l'embarrassaient dans sa marche. C'est bien




292 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
possible; cela prouve seulement que le général Nar-
vaez manquait, dans ces circonstances, de l'ascendant
que donne une idée nette servie par une volonté ré-
solue ; il flottait, et le cabinet flottait avec lui, n'étant
plus déjà libéral et n'étant pas encore précipité dans la
réaction. La retraite de M. Llorente, arrivant sur ces en-
trefaites, rendait plus sensible cette situation, découvrait
le ministère et mettait à nu sa faiblesse, si bien qu'en peu
de jours, presque en quelques heures, il tombait d'une
crise partielle dans une crise plus générale ; mais cette fois
c'était une crise prodigieuse, fantasque, étourdissante,
comme on n'en voit qu'à Madrid, un véritable imbroglio
à l'espagnole, né tout simplement de ce fait que le minis-
tère avait choisi le moment où il se sentait le plus atteint
pour se donner une attestation de puissance. On était
à la mi-décembre, à la veille de l'ouverture des cham-
bres.




V I


Le prétexte ostensible était la difficulté de s'entendre
sur la rédaction du passage du discours de la couronne
qui devait annoncer l'abandon de Saint-Domingue; au
fond, il s'agissait de tout autre chose. Le général Narvaez
avait voulu essayer sa force en abordant des questions
très-intimes et très-délicates, en demandant l'exclusion
de certaines influences qui s'agitent toujours au palais et
par lesquelles il se croyait menacé. Seulement il se trom-
pait : d'abord il voulait toucher à une influence qui ne lui
était point hostile sans mettre en cause d'autres influences
qui étaient bien plus dangereuses pour lui, qui ont une
action bien plus marquée sur la politique, — et de plus,
pour tenter ce grand coup, il avait trop attendu.


Au premierinstant néanmoins la reine n'avait fait aucune
objection, quoiqu'elle ressentît peut-être quelque sur-
prise ; mais comme à la question intime se mêlait toujours
la question politique, qui n'était rien moins que claire,
comme elle n'avait point de peine à démêler la situation
affaiblie que le ministère s'était faite, la reine ne se hâta
pas, et au moment où le général Narvaez se croyait déjà
maître du terrain, il s'aperçut qu'il n'avait rien gagné,
que rien n'était fait e! que rien ne serait fait. Alors éclate




294 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
la crise par la démission du cabinet et commence cet im-
broglio bizarre où pendant quatre jours toutes les ambi T
tionssont en éveil, où tous les bruits se croisent, où tout
est confusion dans le monde politique de Madrid. A qui
s'adresser? Au général O'Donnell, au marquis de Mira-
florès, à M. Isturiz, à d'autres personnages du parti mo-
déré? L'embarras, il est vrai, n'était pas de trouver quel-
qu'un. Il y a malheureusement en Espagne, sans sortir
du parti modéré, un luxe démesuré de présidents du
conseil en disponibilité ou en expectative, les uns mili-
taires, les autres civils, tous pénétrés de leur impor-
tance, tous également prêts à se dévouer; la seule diffi-
culté, c'est de ne pas prendre l'ombre pour la réalité.


La reine, dans l'embarras, s'adressa d'abord au géné-
ral Pavia, marquis de Novaliches. C'était un général
comme un autre, ayant plus qu'un autre, à ce qu'il
paraît, la vocation d'être président du conseil, car son
nom avait été mêlé depuis quelque temps à diverses
combinaisons; la brochure publiée à Paris en 1864 avait
révélé ses visées à la direction des affaires, et il avait
refusé une place de simple ministre dans le cabinet de
Narvaez. Il avait révélé son programme au sénat sous la
forme d'un discours, et c'était assez. Le général Pavia
se mit donc à l'œuvre en homme peu étonné de sa for-
tune, ne doutant de rien, et il rassembla facilement
quelques noms; mais on s'aperçut bien vite que ce n'était
là qu'un ministère modéré, moins les personnages qui
sont l'autorité de ce parti, et lorsque le général Pavia
tenait déjà ses collègues sous les armes, c'est-à-dire en
uniforme, pour aller prêter serment, la reine, informée
peut-être du médiocre effet de cette combinaison déjà
ébruitée, ajourna poliment, — puis elle finit par laisser




LES CUISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 295
entendre que les nouveaux ministres ne répondaient
peut-être pas à tout ce qu'exigeaient les circonstances.
Il fallait se tourner ailleurs : cette fois ce fut vers M. Is-
turiz, vieillard fort respectable, utilité des plus souples
et des moins gênantes, qui se laissa aisément persuader,
et fit partager sa bonne volonté par MM. Bermudez de
Castro, Salaverria, Arrieta, Ibarra, Àrdanaz ; mais on
s'aperçut aussitôt que c'était l'union libérale moins ses
représentants les plus désignés, moins O'Donnell, et il en
fut de la combinaison Isturiz comme il en avait été de la
combinaison Pavia. La reine fit appeler bien d'autres
personnages, notamment le général don Francisco Ler-
sundi, dont elje aimait l'indépendante loyauté, mais qui
déclina, quant à lui, toute mission officielle, et se con-
tenta de faire entendre la parole d'un soldat fidèle, at-
tristé et sans, illusions.


Enfin, durant ces quatre jours d'hiver où la neige
tourbillonnait sur la ville et où l'effervescence gagnait les
esprits, il y avait à Madrid des collections de ministres
en permanence, occupés à revêtir ou à dépouiller l'uni-
forme; ils se succédaient d'heure en heure, et comme
en Espagne une crise ministérielle devient aisément l'af-
faire de tout le monde, c'était un vrai bourdonnement de
rumeurs étranges, de bruits contradictoires qui grossis-
saient et prenaient des proportions fantastiques en se ré-
pandant. On s'abordait dans les rues, dans les réunions
en se demandant : « Que se passe-t-il au palais? Qui a
été appelé? Quel est. le cabinet d'aujourd'hui? — Est-ce
Pavia? — Non, c'est Isturiz. — C'est peut-être Espar-
tero. » Si ce n'eût été que cette excitation de curiosité
dans un monde de fonctionnaires attendant ou redoutant
tous les changements d'administration, passe encore.




296 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
Par malheur, pendant ce temps rien ne marchait et les
intérêts prenaient l'alarme. Le change sur Paris montait
d'une façon inquiétante. La foule se pressait à la banque
pour échanger les billets qui n'étaient pas remboursés et
que le commerce ne recevait plus. Le trésor était vide,
et on était bientôt obligé, pour attirer l'argent, d'élever
a 9 pour 100 l'intérêt des sommes remises à la caisse,
des dépôts. En un mot, la situation finissait par devenir
tout à la fois ridicule et désastreuse.


C'était une comédie qui pouvait d'un instant à l'autre
se changer en drame, si les passions publiques, déjà
vivement excitées, entraient en scène, lorsque, de guerre
lasse, et le sentiment de la gravité des circonstances se
réveillant, une vue plus nette des choses ramenait à une
solution des plus inattendues, quoique pourtant assez
naturelle : la démission de l'ancien cabinet ne fut point
acceptée. Et en effet quel autre ministère d'un caractère
un peu sérieux pouvait se former en présence d'un par-
lement inconnu, élu sous d'autres auspices, avec la pers-
pective d'une dissolution nouvelle? C'était au contraire
le ministère Narvaez qui avait présidé aux élections, qui
avait travaillé à s'assurer une majorité dont il ne doutait
pas ; il était donc tout simple qu'il attendît au moins la
réunion des chambres pour paraître devant elles, pour
leur soumettre son programme et leur déférer les ques-
tions qui, une fois posées, ne pouvaient plus être ajour-
nées.


La reine sentit la force de ces considérations aussi
bien que le général Narvaez et ses collègues, qui après
tout ne demandaient pas mieux que d'être convaincus, et
après quatre jours d'étourdisscment, de fièvre et de
bruit, Madrid se réveilla avec un ministère tout ensemble




LES CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 297
vieux et nouveau. Quant aux conditions, elles se résu-
mèrent naturellementdansdes concessions mutuelles. Le
ministère n'était pas en état de gagner beaucoup sur la
question intime ; sur ce qui avait été le prétexte transpa-
rent, il fut entendu que, dans son discours aux chambres,
la reine, — sans prononcer le mot cruel d'abandon de
Saint-Domingue, après s'être glorifiée de l'annexion, — se
bornerait à annoncer la proposition prochaine de me-
sures « d'une importance et d'une gravité considérables ».




Vil


Je m'arrête ici un instant, et je me tourne vers un des
éléments essentiels de cette crise, une des plus singu-
lières qui aient étonné et passionné Madrid depuis long-
temps. La politique de l'Espagne, — et n'est-ce pas
l'histoire de la politique de tous les pays? — n'est pas
assurément une simple abstraction. A Madrid comme
partout, plus que partout, la politique ne se compose pas
seulement de principes; elle se compose bien plus encore
des passions, des faiblesses, des caprices de ceux qui la
font. Que les influences contre lesquelles se démenait Je
général Narvaez et dont il demandait l'exclusion existent
réellement, c'est bien certain, et elles sont même de
diverse nature. Il y a des influences auprès de la reine,
il y a des influences auprès du roi; elles ont un nom et
se mêlent à tout, jouant quelquefois un rôle des plus
actifs. A la veille même de la crise de décembre, un
écrivain hardi, progressiste il est vrai, 31. José Maria
Diaz publiait dans le journal la Iberia une lettre qu'on
se hâta de poursuivre et qui n'était au fond qu'un résumé
de tout ce qui se dit à Madrid, une sorte de photographie
de personnages dont tout ie monde parle, qui ont plus
ou moins un rôle. « Le frère Cirilo dé La Alameda, gé-




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 299
neral des franciscains, disait-il, jouissait d'une grande
influence à la cour de Ferdinand VII. Conseiller du pré-
tendant durant la guerre civile, il prêta plus tard serment
à la reine. Il ne prit aucune part à la conjuration de San
Carlos de La Rapita, à en juger du moins par un écrit
dans lequel il qualifie les fils infortunés de celui qui fut
son bienfaiteur et son roi de bande de gens perdus. » Le
frère Cirilo est aujourd'hui cardinal-archevêque de To-
lède, et il est fort écouté à la cour. — « Le père Claret"
de soldat devint ecclésiastique, puis missionnaire, puis
évêque. IL a acquis une certaine célébrité par ses sermons
et par la publication d'un livre, la Clé d'or, — la Llave
de oro, — opuscule peu digne de l'homme et du prêtre
par l'impudeur de la pensée et la grossièreté du lan-
gage. . . . » Le père Claret est aujourd'hui confesseur de
la reine.


La plus curieuse de ces influences assurément, celle
qui fait le plus parler d'elle et autour de laquelle peut-
être toutes les autres se groupent, c'est une religieuse,
sœur Maria-Dolorès Patrocinio, abbesse du couvent de
San-Pascual d'Àranjuez. Comment une religieuse qui a
été condamnée autrefois par les tribunaux pour impos-
ture, parce qu'elle se donnait comme l'objet d'un miracle
permanent et montrait les plaies du Christ sur ses mains,
comment cette religieuse a-t-elle pu devenir un person-
nage ? Elle a passé pour avoir été un moment autrefois
la dépositaire d'un document d'une certaine importance
que les ministres d'alors auraient été obligés de racheter
à prix d'argent. On paya le document et on exila la reli-
gieuse. Elle a été exilée plus d'une fois, et ce qui est
curieux, c'est qu'elle l'a été le plus souvent par les mo-
dérés; mais elle est toujours revenue. On dit à Madrid,




300 L E S R E ' V O L U T I O N S B E L ' E S P A G N E
— que ne dit-on pas? — qu'un jour, il y a bien des
années, le roi, par qui cette influence s'exerce principa-
lement, avait pressé la reine d'aller à un sermon, au
couvent de sœur Patrocinio. Il y avait là un prédicateur
qui se livra à de tels excès d'éloquence, que la jeune
souveraine en fut toute saisie et se retira malade. La
reine Christine, qui était à cette époque à Madrid, sut la
cause de cette indisposition, et elle intervint pour qu'une
scène de ce genre ne se renouvelât point. Depuis il y a
eu une certaine antipathie entre la religieuse et la reine-
mère. Malgré tout, sœur Patrocinio n'a pas moins pros-
péré,- assez forte pour survivre aux ministères et même
pour ne pas obéir au pape, qui s'est prêté quelquefois
sans succès à l'appeler à Rome. Aujourd'hui, outre le
couvent de San-Pascual d'Aranjuez, elle a plusieurs mai-
sons de son ordre élevées avec l'argent qu'elle tient de
la cour, et il est arrivé parfois au général O'Donnell,
pendant son premier ministère de cinq ans, de s'enten-
dre reprocher en pleines cortés ses ménagements pour la
nonne.


Ces influences, sans parler de quelques autres, peu-
vent certainement être gênantes autant qu'elles sont ir-
régulières; elles sont peu prévues, par le mécanisme
constitutionnel, quoiqu'elles soient toujours prévues pour
celui qui sait bien qu'il y a inévitablement à compter avec
cette grande capricieuse, cette grande improvisatrice de
l'inattendu qui s'appelle la nature humaine. Il ne faut
cependant rien exagérer. Ces influences existent, elles
ne devraient point exister; mais elles ne suppriment pas
l'essence politique d'une situation; elles ne sont fortes
qu'avec ceux qui sont faibles. Elles avaient été la cause
première, elles restaient peut-être l'embarras de celte




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 301
crise de décembre. Ce n'est point par elles toutefois que
le ministère se trouvait dans une condition ébranlée et
moralement diminuée. Elles n'eussent point existé que le
ministère n'eût pas moins ressenti dans sa marche, dans


• son action, l'effet du travail de conversion qui se faisait
en lui. Et puis, s'il ne se rencontrait pas des hommes
toujours disposés à accepter toutes les situations, se
piquant d'émulation dans la complaisance, déguisant sou-
vent leur impatience du pouvoir sous la forme d'un dé-
vouement sans conditions, si la reine n'avait, pas été ac-
coutumée à trouver toujours des combinaisons toutes
prêtes, des présidents du conseil plus qu'elle n'en désire,
ces crises produites par des influences irrégulières n'ar-
riveraient pas, ou du moins elles seraient circonscrites et
neutralisées. Sœur Patrocinio ou d'autres auraient peu
d'importance.


11 faut dire en toute franchise un mot dont se plain-
dront peut-être les hommes publics de l'Espagne. Pres-
que tous, plus ou moins, beaucoup si l'on veut, se servent
de ces influences ou s'accommodent avec elles; ce n'est
que lorsqu'ils sentent le terrain se dérober sous leurs
pieds qu'ils songent à protester, à se plaindre, ce qui
équivaut de leur part à dégager leur responsabilité au
dernier moment, à se faire un titre de leur retraite en
laissant la reine à découvert, —lorsqu 'un peu de fer-
meté et d'indépendance chez les hommes de tous les
partis à l'heure voulue suffirait pour arrêter la politique
espagnole sur cette pente périlleuse. La reine Isabelle
d'ailleurs n'est rien moins qu'opiniâtre dans ses volontés.
Avec de la finesse naturelle d'esprit, de la pénétration,
un sentiment très-espagnol, elle n'est nullement insensible
à ce qui peut la servir en servant le pays. Elle peut se




302 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
laisser aller à des influences, céder à des obsessions;
mais quand on lui parle sérieusement, — plus d'un mi-
nistre l'a éprouvé, — elle écoute, et même elle s'arrête.
Il y a des hommes à qui elle se fie et dont elle recherche
volontiers les conseils.


Plus que tout autre, par son passé, le général Narvaez
est certainement fait pour avoir de l'ascendant auprès de
la reine. Il n'y a qu'un malheur : toutes les fois que le gé-
néral Narvaez revient au pouvoir, il lui semble qu'il doit
procéder d'autorité, que tout doit plier devant lui, et avec
des qualités reconnues il finit par avoir moins d'in-
fluence qu'on ne le croirait dans les choses les plus dé-
licates. Là est peut-être la clé de cette facilité avec la-
quelle la reine avait accepté la retraite d'un cabinet qui,
à tout prendre, était seul en mesure pour le moment de
rester au pouvoir. Là est peut-être l'explication de cette
crise mêlée de politique et de questions intimes.




V i l i


Quoi qu'il en soit, c'est à travers ces insaisissables
péripéties que le ministère reconstitué pouvait arriver à
l'ouverture des chambres. L'embarras n'était point dans
un vote : il y avait dans le congrès une majorité minis-
térielle décidée, plus que suffisante. Les progressistes
étaient absents. L'wmon libérale était représentée sans
former un faisceau bien redoutable. Les autres groupes,
sur lesquels on ne pouvait compter que eonditionnelle-
ment, si on se rapprochait d'eux, les néo-catholiques
avec M. Nocedal, la fraction dirigée par le comte deSan-
Luis, ces groupes, dangereux, il est vrai, par leurs affi-
nités, étaient peu nombreux. En un mot, l'opposition
existait sans être inquiétante. Le péril n'était pas là; il
était dans le ministère lui-même, qui s'était relevé de la
crise de décembre avec une apparence d'ascendant, mais
qui n'avait pas moins reçu une sérieuse atteinte, qui res-
tait incertain dans des conditions p l u s q u e j a m a i s i n c e r -
taines. Il fallait s'affirmer, se mouvoir entre les-partis,
dérouler toute une politique, et c'est là que commençait
l'épreuve décisive. Ne rien faire n'était pas même une
ressource : il y a des moments où la force des choses con-




304 LES REVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
traint invinciblement les situations à se dessiner, à pren-
dre leur vraie couleur.


C'est ce qui arrivait par degrés, à mesure que les cir-
constances se développaient et qu'on s'avançait sur ce
terrain mal affermi, travaillé par toutes les passions. Une
question s'est élevée et a enflammé toutes les polémiques
dans ce que j'appellerai cette seconde période du cabinet
Narvaez, une question dans laquelle viennent se confondre
toutes les autres. En restant, tel qu'il avait été primitive-
ment constitué, moins M. Llórente, le ministère était-il
le même qu'aux premiers jours? N'avait-il pas sensible-
ment changé au contraire ? Sa politique, après avoir pris
tous les dehors du libéralisme, ne tendait-elle pas inces-
samment à revenir, comme par une aimantation secrète,
vers la réaction? N'était-ce pas tout simplement la résur-
rection graduelle d'un ministère modéré quelconque d'au-
trefois, dépaysé dans des circonstancesnouvelles?M. Gon-
zalez Bravo, qui est de force à soutenir toutes les luttes
de parole et à y briller, mettait toute son éloquence à
prouver que rien n'était changé, que le ministère, libéral
à son origine, n'avait pas cessé de l'être, que tout était
pour le mieux. 11 ne voyait pas qu'un gouvernement n'a
pas précisément le caractère qu'il prétend lui-même s'at-
tribuer; il a le caractère que lui donnent les faits, les
choses, même les mouvements des partis, qui, dans leur
travail incessant, se rallient à lui ou s'en détachent.


Un fait bien simple éclairait cette situation singulière :
c'était justement cette évolution universelle des partis et
des opinions à mesure que la politique ministérielle se
déroulait ou se dégageait. La transformation était com-
plète. Au commencement, le ministère trouvait son appui
le plus chaud et le plus efficace parmi les esprits libéraux,




LES CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 305
surtout dans ce jeune groupe du parti modéré où comp-
tent M. Albareda, M. Valera, et dont M. Gonzalez Bravo
avait été longtemps un des guides tant qu'il ne s'agissait
que de tenir la campagne contre Yunion libérale et
O'Donnell. Dès le début de la session, le général Nar-
vaez, pressé par les modérés purs, désavouait nettement
les jeunes libéraux et les rejetait dans une réserve qui
allait se changer en opposition. Au contraire, le général
Pezuela, dont les opinions monarchiques touchent à l 'ab-
solutisme, et qui avait refusé dans les premiers temps
une des grandes directions de l'armée, finissait par ac-
cepter, tout comme son frère, le marquis de Viluma, qui
a les mêmes opinions, avait été appelé à remplacer le
duc de Rivas à la présidence du conseil d'État. M. Noce-
dal et les néo-catholiques avaient commencé par une
grande méfiance, si ce n'est par de l'hostilité, à l'égard
du cabinet, et peu après ils lui prêtaient leur compro-
mettant appui. Pour eux, ils n'avaient sûrement pas
changé. Il en était de môme du comte de San-Luis, qui
d'une attitude expectante était passé à une alliance pres-
que intime, et qui à la fin avait reçu comme gage de son
appui sa nomination à l'ambassade de Londres, tenue
provisoirement secrète.


Comment s'était donc opéré ce déplacement singulier?
Que s'était-il passé? Bien des choses sans doute. Je n'en
veux citer qu'une seule, parce qu'elle louche à une ques-
tion qui depuis longtemps est le grand champ de bataille
des partis. Le ministère avait fini par se décider au mois
de février 1865, à présenter une nouvelle loi sur la
presse, qui, bien avant d'être connue, avait été la cause
de la retraite de M. Llórente, une loi qui, sous le prétexte
libéral de soumettre les journaux au droit commun, réta-




306 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
blissait en fait la censure avec une complication de plus.
Le projet créait un délit d'une espèce nouvelle, —- com-
ment dirai-je? — le délit déjoué, empêché, delito frus-
Irado, en d'autres termes le délit non commis, non
connu du public, constaté et arrêté au passage par l'au-
torité chargée de recevoir le dépôt, comme si en affaires


„ de presse la publicité n'était pas l'élément constitutif du
délit. On n'avait pas imaginé jusqu'ici, je crois, de cher-
cher un délit dans un article qui n'a pas vu le jour, connu
seulement de celui qui l'a écrit. Ce n'est pas tout : à
côté des délits multipliés et énumérés avec un luxe in-
quiétant, ily avait uu autre genre d'infractions, les fautes,
qui, elles aussi, passaient sous le droit commun, c'est-à-
dire sous l'arbitraire commun d'un gouverneur ou d'un
simple alcade pouvant infliger sommairement, adminis-
Irativemeut, des amendes de 400 à 2,000 réaux. On était
décidément en progrès, et il y avait bien de quoi rassurer
M. Nocedal et les modérés purs en simplifiant, en éclai-
rant la situation.


Ce n'était pas, je.le crois bien, de la part du général
Narvaez un système prémédité; c'était plutôt le réveil
d'une nature qui s'embarrasse aisément au milieu des
difficultés, qui a pris l'habitude de les trancher par la ré-
pression ou par la force, et qui ne peut arriver à se trans-
former. Placé entre deux politiques, l'une de libéralisme,
l'autre de réaction, le général Narvaez avait bien vu tout
d'abord avec les lumières de son esprit que la première
seule était possible, qu'elle répondait à une nécessité, et
c'est là l'explication des actes qui avaient signalé le com-
mencement de son ministère ; par instinct inavoué, par
passion, il cédait à la seconde. L'excitation du pouvoir le
ramenait à la lutte, à la résistance. Au fond, l'année




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGKE 307
1848, avec ses souvenirs d'émeutes domptées, de fac-
tions dispersées, d'ordre vigoureusement maintenu, est
restée pour lui l'idéal du gouvernement, un idéal que le
moindre obstacle ravive, et c'est là d'un autre côté l'ex-
plication de ses entraînements aussi bien que de ses em-
barras dans des circonstances qui n'étaient plus les
mêmes.


Une fois sur ce terrain, ce n'était plus de la poli- -
tique, c'était la guerre ; mais, la guerre une fois accep-
tée ou provoquée, c'était inévitablement la réaction à
outrance dans le régime intérieur, la continuation des
expédients dans les finances; en d'autres termes, c'était
se hasarder, sans possibilité de retour, dans une voie où
le ministère allait attester son impatience et son impuis-
sance par ces deux faits, qui révèlent sa politique sous
un double aspect : — les événements d'avril 1865 et
l'emprunt du mois de mai.




t


IX


Voyons un instant. Il est vrai qu'à la veille des événe-
ments du 10 avril, qui allaient à l'improviste ensanglan-
ter Madrid, un prétexte venait de lui-même s'offrir au
ministère; mais justement les gouvernements sensés sont
faits pour ne pas saisir les prétextes qu'on leur donne
de commettre des fautes. Il y a en Espagne, je le disais,
un parti démocratique ;' il y en a même deux, qui se font
aujourd'hui la guerre : l'un créé, dirigé par un homme
d'un talent énergique, orateur parlementaire des plus
brillants, avocat et directeur du journal la Discussion,
M. Nicolas Rivero, — l'autre formé et conduit par un
jeune écrivain de savoir et d'imagination, M. EmilioCas-
telar, qui n'a jamais été député, mais qui est professeur
à l'université de Madrid, et qui a, lui aussi, son journal,
la Democracia. M. Emilio Gastelar avait écrit, sous le
litre à'El Rasgo, un article d'une véhémence singulière
sur le don que la reine venait de faire de son patrimoine
pour aider le trésor dans ses détresses.


C'est là le prétexte. Aussitôt le ministère, s'armant de
sa circulaire du 28 octobre, voulant à tout prix atteindre
le professeur dans le journaliste, se hâte, non-seulement




LES CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 309
de déférer l'article aux tribunaux, ce qui était tout
simple, mais encore de provoquer une procédure acadé-
mique conduisant à la suspension d'abord, puis à l'exclu-
sion définitive de M. Castelar. Le recteur de l'université
de Madrid, homme de sens et de rectitude, qui a long-
temps enseigné le droit, M. Montalvan, se dit que les cas
pour l'exclusion des professeurs sont prévus, légalement
précisés, que M. Castelar n'est point visiblement dans un
de ces cas, et il élude. De là emportement du ministère,
brusque révocation du recteur lui-même, et remplace-
ment de M. Montalvan par un autre recteur, le marquis
de Zafra, appelé de Grenade.


C'est ici que tout se complique et se précipite. Au
premier moment, les étudiants de Madrid, prenant parti
pour leur recteur destitué, veulent donner une séré-
nade à M. Montalvan, et cette jeunesse n'agit pas vrai-
ment trop en étourdie : elle se met en règle avec l'au-
torité publique, elle demande une autorisation, et ce
qu'il y a de plus curieux, c'est que l'autorisation est
accordée, — pour être bientôt retirée, il est vrai. Voilà
justement où le ministère aggravait un danger qu'il avait
d'ailleurs créé lui-même. Avait-il agi simplement avec
légèreté en permettant une démonstration publique ?
Ne s'était-il arrêté et ne se mettait-il en défense que
parce qu'il avait vu que sous cette ovation d'étudiants
se cachait une manifestation politique, que c'était une
occasion attendue par les passions extrêmes? Toujours
est-il qu'offrir le spectacle de ces fluctuations, de cette
action saccadée, donner une autorisation pour la retirer
au dernier moment, c'était aller au-devant de la né-
cessité de réprimer, assigner un rendez-vous à tous
ceux qui ont le goût de l'agitation, laisser s'allumer le




310 LES RÉVOLUTIONS DE LESPAGNE
feu pour l'éteindre; c'était, pour tout dire, renouveler
quelque chose des incidents du 24 février 1848 à Paris
avec la confiance d'être plus heureux.


Et ce qui devait arriver arriva en effet. Le 7 avril, le
jour fixé pour la sérénade, la foule se pressait dans les rues
de Madrid. Ce soir-là cependant il n'y eut rien de grave,
rien, si ce n'est des cris, des huées et des attroupements
bientôt dissipés ; mais les esprits se montaient et s'échauf- '
faient visiblement. Deux jours après, le 10 avril, à l'occa-
sion de l'installation du nouveau recteur, la démonstration
recommençait plus nombreuse, plus animée, plus hostile,
quoique la multitude fût sans armes. Cette fois les choses
se passèrent moins pacifiquement. Ce n'était pas un
conflit sans doute, c'était ce que les Espagnols appellent
une asonada, une série de rassemblements tumultueux
coupés et disséminés par la force militaire lancée contre
eux. Sur ce triste champ de bataille, on releva une dou-
zaine de morts et plus de cents blessés. Parmi les victimes,
la plus notable, le jeune Alfonso de Nava, était un ami
du gouvernement lui-même, et il y avait eu jusqu'à des
sénateurs qui, assaillis dans les rues par la garde vété-
rane, avaient été obligés de se réfugier dans des bouges.
Le duc de Veragua, peu connu pour ses fantaisies sédi-
tieuses, était du nombre. Comme il n'y avait d'ailleurs ni
plan, ni chefs, ni armes, ni la moindre trace d'une insur-
rection organisée, c'était fini presque aussitôt que. com-
mencé, en quelques heures : il n'y avait plus qu'à laver
en toute hâte le pavé rougi de ce sang inutilement versé;
mais, en disparaissant de la rue, la question restait
comme un poids sur l'opinion. Elle allait se réveiller dans
les chambres, où elle était portée en quelque sorte par
l'émotion publique, où elle suscitait les débats les plus




L E S C R I S E S D U L I B É R A L I S M E E N E S P A G N E 311
passionnés, et où, malgré les efforts, malgré l'habileté de
M. Gonzalez Bravo, l'opposition finissait par réunir dans
un vote 105 voix, — 4 0 voix de plus qu'elle n'avait pu
en réunir au commencement de la session.


Tout ce que peut une souple et ardente fécondité de
parole, M. Gonzalez Bravo l'avait prodigué; il avait pro-
noncé dix discours au moins. Après avoir conduit lui-
môme sur le terrain la répression du 10 avril, il avait fait
face à toutes les attaques dans le parlement en homme
qui aurait pu, certes, jouer un autre rôle dans un minis-
tère mieux inspiré, mais qui cédait visiblement à la fas-
cination du pouvoir, et qui, une fois engagé dans cette
voie, soutenait une défense désespérée. Un vote, M. Gon-
zalez Bravo pouvait sans doute l'obtenir encore d'une
majorité diminuée. Ce qu'il ne pouvait changer, c'est ce
fait, que dans toute cette crise la politique du gouverne-
ment n'avait été qu'un enchaînement de fautes depuis la
brutale destitution du recteur, accomplie par une im-
patience d'autorité, jusqu'à cette espèce de chasse à t ra-
vers les rues contre une population désarmée. Ce qu'il
ne pouvait changer surtout, c'est qu'en fin de compte,
morts et blessés étaient du côté de la foule, tandis que les
soldats n'avaient reçu que quelques blessures légères.
Je voudrais ajouter, comme épilogue, qu'au lendemain
de ces tristes scènes, le ministre de l'instruction publique,
M. Alcala Galiano, mourait avec cette obsession du sang
versé, en répétant, dit-on, cette date du 10 avril, qui
lui rappelait une autre journée semblable de sa jeunesse
libérale, et que peu après le ministère avait le désagré-
ment de trouver devant lui au congrès le recteur destitué,
M. MonlaYvan, que les électeurs venaient de relever de sa
disgrâce pour en faire un député. Après cela, le ministère




312 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
aurait eu beau se débattre, il était sous le poids d'une
logique invincible, il ne pouvait plus quitter l'attitude de
résistance et de combat. Il en était là politiquement après
une durée de six mois.




X


La réaction d'un système de force et de tension sur les
finances était inévitable. Sur quoi reposait la confiance
de M. Barzanallana quand il était entré au pouvoir avec
le général Narvaez au mois de septembre? Elle s 'ap-
puyait évidemment sur cette pensée d'un système de
libérale conciliation faisant marcher ensemble l'apaise-
ment politique et la réorganisation financière. En fait
d'expédients, on était, on semblait être au bout; de
l'excès du mal naissait la nécessité d'un remède radical
et décisif. Dès l'origine, en faisant face de son mieux
aux plus pressants besoins du trésor, en rassemblant pé-
niblement les moyens de vivre, M. Barzanallana s'était
préoccupé avant tout de reconnaître cette situation, dont
il recevait le lourd héritage, et il avait trouvé le crédit
intérieur épuisé, le crédit extérieur détruit par les diffi-
cultés survenues avec les créanciers anglais et français,
le déficit enraciné dans les budgets. Sa première pensée
était donc de faire d'une large et sincère liquidation le
préliminaire d'un rétablissement des finances et du cré-
dit; il en réunissait les éléments pour les soumettre aux
chambres. II portait, du reste, dans ce rude travail une
sincérité d'aveux poussée presque jusqu'à la crudité-, 18




314 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
mais voyez comme tout se tient entre la politique et les
finances !
' Quelque temps se passe, la politique se trouble, et les


embarras de celui qui est chargé de l'administration
financière augmentent. Les difficultés sont les mêmes,
elles s'aggravent, et les moyens diminuent, le cercle de
l'action se resserre. Chercher.un secours dans le réta-
blissement du crédit extérieur par quelque transaction
avec les créanciers de France et d'Angleterre, M. Barza-
nallana y eût songé peut-être, il ne le pouvait plus : il
eût rencontré autour de lui, même dans le parti modéré,
surtout dans ce parti, une opposition acharnée prête à
exploiter cet acte de hardie prévoyance comme une tra-
hison. Je ne parle pas du don fait par la reine Isabelle du
patrimoine royal, parce que ce don, qui offre sans doute
une ressource réelle et considérable pour l'avenir, était
pour le moment plutôt une charge en grossissant la masse
des propriétés nationales à vendre et en imposant d'abord
à l'État l'obligation de payer à la reine le quart de la
valeur de ses biens; c'était plutôt un acte retentissant
destiné à exercer une influence politique. Il ne restait
donc qu'à recourir encore une fois à tous ces moyens
de négociations, d'émissions de titres. Émettre de la
dette! M. Barzanallana s'expliquait sur ce point avec une
rare franchise. « Une émission de titres, disait-il devant
les chambres, quel gouvernement peut la faire dans les
conditions actuelles? Je ne ferai cette émission que dans
des circonstances économiques qui la rendront accep-
table et honorable, et qui n'en feront pas, comme cela
serait aujourd'hui, une immense perte de capital natio-
nal, perte pour le trésor, perte pour le commerce, perte
pour les classes productives, perte qui ne serait pas au-




L E S C R I S E S DU L I B É R A L I S M E E N E S P A G N E 315
dessous de 2 milliards!... » C'est alors que M. Barzanal-
lana proposait avec plus de hardiesse que de succès une
anticipation d'impôts de 600 millions de réaux repré-
sentée par des obligations hypothécaires remises aux
contribuables. Contre cette proposition tous les partis se
soulevaient, et M. Barzanallana, d'ailleurs peu soutenu
par le ministère, se retirait plutôt que de se laisser en-
fermer dans un cercle d'impossibilités.


Autre étape dans l'administration économique du ca-
binet Narvaez. Cette fois c'est M. Alejandro Castro, la
veille encore président du congrès, compagnon de
M. Gonzalez Bravo dans son opposition contre le géné-
ral O'Donnell, qui est ministre des finances. Les circons-
tances politiques sont déjà fort aggravées; que va faire
M. Alejandro Castro? Celui-là est un modéré assez em-
porté, c'est un ministre des finances un peu fier et glo-
rieux, qui ne veut pas se laisser mettre en état de siège
par les créanciers étrangers. L'administration de
M. Castro, sans parler de quelques économies de détail
par lesquelles il a pensé rétablir l'équilibre dans le bud-
get, cette administration se résume dans deux faits qui
se passaient au mois de mai, — un placement de billets
hypothécaires et une émission de titres de la dette,
M. Castro ne reprenait pas le projet de M. Barzanallana,
il le transformait ou il le gâtait en réduisant la somme de
600 millions à 300 millions, en présentant l'opération
sous la forme d'un emprunt volontaire pour la moitié ou
pour le tout, avec la volonté, si la souscription volontaire
était insuffisante, d'imposer le surplus aux contribuables
les plus haut taxés; mais, hélas! voici où est la décep-
tion cruelle. Le jour où l'opération s'ouvrait, quoique le
gouvernement eût réduit le prix de négociation de ses




316 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
billets à 88 au lieu de 100, il ne se trouvait de souscrip-
teurs volontaires que pour 55 millions; le reste allait pe-
ser sur les contribuables, de telle sorte que cette opé-
ration était, a tout prendre, l'idée de M. Barzanallana
forcément reprise, appliquée seulement dans des condi-
tions plus mauvaises, incomplètes et inefficaces.


Notez qu'avec une confiance un peu précipitée dans
l'affluence inévitable des capitaux, M. Castro avait an-
noncé fièrement qu'il n'aurait sûrement pas besoin de
recourir à l'imposition forcée. Quant à l'émission des
titres de la dette qui se faisait peu après et devant la-
quelle M. Barzanallana avait reculé comme devant un
expédient ruineux, elle était l'application d'une loi du
25 juin 1864 autorisant le gouvernement à se procurer
par cette voie 600 millions, et elle avait tout juste au-
tant de succès que le placement des billets hypothé-
caires, qui devait, disait-on, dispenser de cette mesure
extrême. En réalité, l'État se trouve avoir émis ses
titres à un prix tel que, pour avoir 600 millions effec-
tifs, il a dû assumer la charge d'une dette perpétuelle
de 1 milliard 400 millions. — Un milliard 400 millions
ajoutés à la dette, sans compter 300 millions de billets
hypothécaires qui ne trouvent pas de souscripteurs et
qui vont s'abattre sur les contribuables, ainsi marchaient
les finances sous l'heureuse administration de M. Cas-
tro! Et ce que j 'en dis, du reste, n'est que pour montrer
comment les finances, à leur tour, payaient la rançon
d'une politique de lutte et de répressions à outrance.




X I


Ainsi engagée et devenue en quelque sorte la proie
d'une fatalité qu'elle se créait de ses propres mains, cette
politique n'était plus assurément la même qu'aux pre-
miers jours; elle changeait à vue d'œil, elle subissait
cette espèce de métamorphose que décrit si merveilleu-
sement Jocrisse lorsqu'il trouve dans une cage un chat
qui vient de dévorer un serin, et qu'il explique à son
maître que l'oiseau est devenu un chat. En un mol, elle
se transformait absolument.


Et voyez comme les conséquences de deux poli-
tiques se dégagent invinciblement dans l'ensemble de
la situation d'un pays! Au premier moment, le mi-
nistère a l'air de se rallier à un système de libéralisme
sincère et pratique; il commence par des actes qui
sont plus que des promesses, qui paraissent inaugurer
une ère nouvelle. Il semble vraiment porter au pouvoir
un esprit d'équité et de tolérance, une bonne volonté
sérieuse, et. tout aussitôt l'apaisement se fait sentir,
la situation se détend, une certaine confiance renaît. Le
pays ne demande pas mieux que de suivre un pouvoir
décidé à relever la direction des affaires sans violenter
l'opinion, en marchant au contraire d'intelligence avec 1 8 .




318 LES RÉVOLUTIONS DE LESPAGNE
elle. Les partis, sans désarmer entièrement, sont décon-
certés et impuissants; les plus hostiles se bornent à une
incrédulité ironique : ils craignent que cela ne dure.
Toutes les difficultés n'ont point disparu, il s'en faut ;
mais la première condition pour les résoudre est à demi
réalisée, — la paix, — et c'est M. Gonzalez Bravo lui-
même qui le constate, comme le signe de l'influence heu-
reuse d'une administration conciliante.


Changez la politique, laissez entrevoir le réveil de l'es-
prit de réaction, et tout change aussitôt. Le malaise re-
paraît, les animosités se ravivent, les partis reprennent
leurs armes envenimées en retrouvant des griefs. Les
inquiétudes et les méfiances se traduisent par des acci-
dents lugubres, comme ceux du mois d'avril. Le trouble
pénètre dans le parlement lui-même et conduit aux
scènes les plus violentes entre M. Rios Rosas et le gou-
vernement, entre M. Alejandro Castro et un membre de
Yunion libérale, M. Ardanaz. Les assemblées locales se
mettent de la partie, et la députation provinciale, le con-
seil municipal de Madrid, parleurs protestations après le
10 avril, vont au-devant d'une dissolution qui ne manque
pas de les frapper. En un mot, le trouble et le doute
sont partout, absorbant et irritant les esprits, embarras-
sant plus que jamais la solution des questions sérieuses.
Pendant qu'on s'excite ou qu'on se querelle, on met
quatre mois à décider comment s'accomplira l'abandon
de Saint-Domingue; on se traîne en discussions sur les
finances, pour en revenir à des expédients qui ne font
qu'aggraver la situation du trésor, èn lui donnant le
moyen de ne pas mourir pour le moment d'inanition.


Voilà le bilan net et clair des deux systèmes, de la po-
litique libérale et de la politique de réaction : d'un côté




LES CRISES DU LIBÉRALISME ES ESPAGNE 319
un commencement de paix, de l'autre plus que jamais
l'incertitude. Et comme la logique gouverne plus qu'on
ne croit les affaires des hommes, même en Espagne, il y
a une sorte d'intime et profond enchaînement dans le dé-
veloppement de cette situation qui s'aggrave de jour en
jour durant quelques mois.


Chaque pas qu'on l'ail dans la réaction ajoute au
malaise du pays, et chaque progrès du malaise public
pousse le gouvernement à s'avancer encore, à s'armer
de quelque mesure nouvelle de défense. Les scènes
du 10 avril conduisent à une tentative d'échaulïburée
militaire à Valence dès le mois de juin, et cette échauf-
fourée à son tour devient un stimulant de répression.
Le ministère n'a plus le temps d'attendre que les cham-
bres discutent le projet de loi sur la presse présenté
au mois de février : il demande l'autorisation sommaire
de rétablir en fait et immédiatement la censure. Il n'a
plus assez des mesures ordinaires de vigilance aux-
quelles est soumis le droit de réunion : il fait eu toute
hâte une circulaire (12 juin) par laquelle il donne l'ordre
aux gouverneurs des provinces de dissoudre immédiate-
ment « tous les casinos, tertulias, réunions ou sociétés,
quelle que soit leur dénomination, où l'on s'entretien-
drait d'affaires politiques... » La censure pour les jour-
naux et l'interdiction de dire un mot de politique dans
un casino, dans une lerlulia, qu'y avait-il au delà? Je
n'en sais, ma foi, rien. Seulement le ministère ne s'a-
percevait pas que dans cette voie d'aventures déjà il tou-
chait à cette alternative en face de laquelle M. Rios Rosas
venait de le placer d'une façon saisissante, — l'impos-
sibilité de gouverner, ou la dictature, c'est-à-dire des
deux côtés infailliblement une révolution à court terme.




320 LES «ÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
C'était bien la peine d'avoir commencé par la politique


du désarmement et de la conciliation 1 Cette politique,
suivie jusqu'au bout avec résolution, ne pouvait assuré-
ment en aucun cas conduire le cabinet Narvaez à un dé-
noûment plus triste, et j'ajouterai que, si M. Gonzalez
Bravo, soutenu par le général Narvaez, eût mis à la pra-
tiquer, à l'imposer au besoin, la moitié de l'énergie et
de l'habileté de parole qu'il mettait dans la défense
d'une politique opposée, il eût vraisemblablement réussi.


Ce qu'il y avait de réellement dangereux pour le mi-
nistère à cette extrémité vers les premiers jours de juin,
c'est qu'il ne pouvait en vérité aller plus loin dans au-
cun sens, et c'était là sa faiblesse, qui s'était accrue tout
juste dans la même proportion où il avait amassé les dif-
ficultés autour de lui. Il était à ce moment où un prétexte
est à peine nécessaire. Le prétexte, ce fut le choix du
comte Ezpeleta pour une des grandes charges du palais :
encore un conflit sur les choses intimes de cour! — Le
choix d'un majordome, la question était grave et de puis-
sante considération ! Après tout, ce n'est pas encore celte
épreuve qui eût tué le ministère, si depuis quelque temps
il n'avait pris le soin d'accomplir sur lui-même le plus
étrange suicide. I! ne mourait pas pour le choix du
comte Ezpeleta, il ne mourait pas non plus pour l'échauf-
fourée de Valence, qui l'eût peut-être servi, si elle eût
été un peu plus sérieuse; il mourait le 21 juin parce qu'il
était à bout, parce qu'il ne pouvait plus rien, parce que
des deux politiques entre lesquelles il s'était débattu
l'une avait été abandonnée après avoir été il peine es-
sayée, l'autre était impossible ou conduisait au seuil
d'une révolution. Voilà de quoi il mourait réellement, et
jamais ministère en Espagne, il faut le dire, n'avait laissé




L E S C R I S E S D U L I B É R A L I S M E E N E S P A G N E 321
fuir une occasion plus belle d'identifier sa fortune, la
fortune de son parti, avec une œuvre de pacification
morale.


Le ministère Narvaez avait trouvé à son avènement
une situation tendue, il laissait à sa chute une situation
plus tendue encore, plus violente, plus menacée surtout :
dernier résultat de ce travail de neuf mois d'où allait
sortir, — quoi donc? — tout simplement une résurrec-
tion de l'union libérale, qui un an auparavant eût sou-
levé l'opposition la plus vive, et qui cette fois s'accom-
plissait presque spontanément, sans effort, accueillie par
d'anciens adversaires, considérée par tous comme une
garantie. Au 16 septembre 1864, c'est le général Nar-
vaez qui était l'homme du moment, le grand pacifica-
teur; au 21 juin 1865, c'est le général O'Doiiuell qui
devient l'homme nécessaire, le seul qui réunisse à la fois
•une force d'ascendant sur le pays, sur l'armée, et une
force d'intimidation vis-à-vis des partis révolutionnaires,
le seul enfin qui puisse rallier tous les éléments d'un
libéralisme modéré.




XII


Chose curieuse que cette reproduction périodique d'une
même situation ! Depuis quelques années en Espagne,
chaque ministère arrive pour tout apaiser et se retire
après avoir tout troublé, laissant au ministère qui lui
succède ce rôle de réparateur, de conciliateur, qu'il n'a
pas su remplir. C'est ainsi que le général O'Donnell s'est
trouvé ramené au pouvoir pour reprendre à son tour
cette œuvre de pacification sans cesse interrompue. Ce
n'était pas, à vrai dire, un ministère très-nouveau, qui
eût le prestige de l'inconnu. Si on n'eût pas vécu si vite
depuis un an, si les crises ne s'étaient pas multipliées de
façon-à faire disparaître les griefs anciens sous les griefs
nouveaux, on se serait souvenu sans doute que ce cabinet
du 21 juin, principalement représenté par le général
O'Donnell et par M. Posada Herrera, avait déjà existé
pendant cinq ans, de 1858 à 1863, qu'il avait éludé les
questions les plus pressantes pour se livrer à des entre-
prises comme celles de Saint-Domingue, que c'était lui
qui avait le plus engagé les finances espagnoles, et qu'en
fin de compte il était mort pour n'avoir rien fait, surtout
dans le sens libéral.


La vérité est que, malgré tout, après le ministère
du 16 septembre, le général O'Donnell semblait encore




LES CUISES UU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 323
le mieux fait pour la situation. A qui aurait-on pu
s'adresser? Aux modérés de la résistance outrée et ab-
solutiste? C'était aller droit à une explosion inévitable
le lendemain. — Aux progressistes ? On en a parlé, je le
sais bien, et on parle encore d'une combinaison de ce
genre comme d'une ressource héroïque. Malheureuse-
ment le parti progressiste, beaucoup moins redoutable
par ses idées que par ses procédés, se met toujours dans
des situations d'où il ne peut sortir qu'avec effraction :
tant qu'il ne s'est pas fait un programme légal, fût-il le
plus large, et qu'il ne s'est pas rallié avec un peu d'en-
train h ce programme, son avènement risque de devenir
une révolution qu'il ne serait même pas très-apte à gou-
verner. Le général O'Donnell restait donc le seul qui pût
faire face aux complications du moment, à cette nécessité
souveraine d'un gouvernement doué de bonne volonté
libérale et de force conservatrice.


Un cabinet de l 'union libérale, il est vrai, a contre
lui ce passé d'il y a trois ans qui se relève comme une
ombre peu rassurante; il a justement aussi pour lui,
connue préservatif, le souvenir de ses propres fautes, de
ses propres déceptions, le souvenir plus récent encore et
plus vif de l'expérience du général Narvaez. Il sait pour
l'avoir éprouvé, et pour avoir vu d'autres l'éprouver
cruellement, ce qu'il en coûte de lever un drapeau de
libéralisme sans être libéral, pour tomber dans l'impuis- *
sance ou les réactions, et de plus le général O'Donnell a
eu, cette fois, la clairvoyance de fortifier un peu les élé-
ments de son parti, de prendre dans diverses nuances des
bommes dont quelques-uns ont même été ses adver-
saires : M. Manuel Bermudez de Castro, qui est ministr'e
d'État; M. Canovas delCastillo, qui s'est fait depuis




324 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
quelque temps une certaine importance dans le parle-
ment; M. Alonso Marliriez, qui passe pour porter au mi-
nistère des finances un esprit sensé, ayant le goût de
l'ordre et des réformes.


La politique du cabinet du 21 juin était d'ailleurs toute
simple. Ce que le ministère Narvaez avait fait au 16 sep-
sembre 1864 en recevant une situation compromise, le
cabinet O'Donnell, à bien plus forte raison, avait à le
faire après le ministère dn 16 septembre : réparer, pa-
cifier. De là ce programme des premiers jours, tout tracé
par les circonstances, puisé en quelque sorte dans les
fautes de la veille : amnistier encore une fois les jour-
naux poursuivis, retirer immédiatement les lois répres-
sives sur la presse et proposer l'établissement du jury,
faire cesser l'exil de quelques généraux, rétablir la mu-
nicipalité de Madrid dissoute après le 10 avril, rendre à
ses fonctions le recteur destitué, M. Montalvan, désa-
vouer les doctrines d'État dans le haut enseignement. Et
tout comme après le 16 septembre 1864 il y avait eu un
apaisement, après le 21 juin 1865 il s'est produit une
trêve, — non, certes, une paix sans orages et sans luttes
intimes, mais un acheminement à un régime moins me-
nacé à travers des difficultés toujours renaissantes.


Deux faits ont servi jusqu'ici à caractériser plus par-
ticulièrement cette phase nouvelle de la politique à Ma-


' drid : la reconnaissance du royaume d'Italie, qui dégage
l'action extérieure de l'Espagne, et une réforme électo-
rale qui est, si l'on me passe le mot, un coup de fouet
donné à la situation actuelle, qui tend à dissoudre, à re-
nouveler en même temps les cadres d'une représentation
étroite et dépendante par l'extension du droit de suffrage
et par un système de circonscriptions plus larges. Si la




LES CRISES DU LIBÉRALISME EN ESPAGNE 325
reconnaissance de l'Italie n'avait eu qu'un caractère in-
ternational, sans doute elle aurait gardé toujours encore
l'importance d'un acte faisant disparaître une anomalie
bizarre, remettant la diplomatie espagnole au pas des
événements européens, rapprochant deux nations liées
par les souvenirs du passé aussi bien que par les in-
térêts contemporains. La vérité est que dans les con-
ditions actuelles, telle qu'elle se présentait, cette ques-
tion des rapports avec l'Italie n'avait plus seulement
une importance extérieure, elle avait encore et par-
dessus tout un caractère intérieur; elle était devenue
la pierre de touche des partis. Ni le général O'Donnell
pendant son premier ministère, ni le général Narvaez à
son passage plus récent au pouvoir, n'avaient osé, il est
vrai, aborder résolument la difficulté ; ils s'étaient arrê-
tés parce qu'ils se trouvaient en face d'une multitude de
scrupules, de susceptibilités, d'inquiétudes religieuses,
de craintes dynastiques, de préjugés habilement excités.
L'un et l'autre cependant avaient senti que la reconnais-
sance de la révolution italienne se liait intimement à tout
essai de gouvernement libéral. Aussi le général Narvaez
ne s'était-il point montré dès l'origine opposé en prin-
cipe à cette reconnaissance, et le général O'Donnell,
se hâtait-il, dès sa rentrée au pouvoir, de l'inscrire dans
son programme.


Pour une politique libérale en effet, c'était une néces-
sité d'en finir, aujourd'hui plutôt que demain, avec celte
attitude d'une puissance constitutionnelle cherchant des
exemples dans l'histoire de Louis XIV pour entretenir
des ambassadeurs auprès d'un roi fugitif, et renouvelant
à l'égard de l'Italie les procédés de l'Europe du nord à
l'égard de l'Espagne elle-même pendant la guerre ci-




3 2 6 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
\ \ \ e . POVIÏ les çassiofts, et les velléités absolutistes de
toute nuance au contraire, cette abstention hostile où
l'Espagne restait enfermée était une attestation perma-
nente d'influence, un dernier moyen de reconquérir l'as-
cendant à l'intérieur : on l'a bien vu à leur déchaîne-
ment le jour où la question a été tranchée. Tant qu'elles
ont gardé une espérance, elles se sont bornées à répé-
ter : On n'osera! Le jour où il n'y a plus eû de doute, elles
ont fait explosion, elles ont proféré des menaces, elles
ont juré, elles aussi, qu'elles n'obéiraient pas; jusqu'au
dernier moment, elles ont assiégé la reine, et peut-être
ont-elles réussi un instant à l'ébranler. Si elles avaient
triomphé et que le général O'Donnell se fût retiré, je ne
sais trop ce qui serait advenu ; les idées absolutistes au-
raient peut-être vu le lendemain leur victoire écrite dans
des ruines : de telle sorte que, par elle-même et par les
circonstances au milieu desquelles elle s'accomplit, cette
reconnaissance de l'Italie est certainement le pas le plus
décisif que le libéralisme ait fait depuis quelques années
en Espagne, — d'autant plus décisif qu'il a été le plus
disputé. Elle tranche du moins la situation et scelle de
ce côté la rupture du ministère avec Ja politique de réac-
tion.


Quant à la réforme électorale, ce n'est pas d'aujour-
d'hui que la question s'est élevée entre les partis, que
s'est révélée la nécessité de chercher un milieu entre le
système modéré, qui, en rétrécissant les districts, livre
les élections au gouvernement, et le système progressiste
du scrutin de liste, qui les livre aux hasards d'une direc-
tion arbitraire en annulant toutes les influences locales.
La loi nouvelle que le gouvernement a été autorisé à éta-
blir a précisément la prétention de concilier les deux




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 327
systèmes en les transformant, — en augmentant d'abord
le corps électoral par une réduction du cens et en combi-
nant ensuite quelque chose comme les bourgs d'Angle-
terre avec des circonscriptions d'un caractère moins lo-
cal. Que vaudra cette loi à l'épreuve? On le verra. Pour
le moment, elle rompt avec un système visiblement usé;
elle change assez sensiblement les conditions de l'élec-
tion pour qu'il puisse sortir du scrutin un parlement
moins prévu d'avance, composé d'éléments nouveaux,
plus favorable peut-être à de nouvelles agrégations des
partis.


Au demeurant, le ministère du 21 juin 1865 a donc
fait acte de vie en reconnaissant l'Italie, en réalisant
une réforme électorale souvent réclamée et toujours
ajournée, en accélérant d'un autre côté le désamorlisse-
ment des biens ecclésiastiques, et ce sont ces premiers
actes qui ont fait sa force ; mais d'un autre côté, il ne
faut pas s'y tromper, il a aussi sa faiblesse secrète, la
faiblesse de toutes les combinaisons qui ne reposent pas
sur un ensemble coordonné de principes, qui vivent par
une large satisfaction d'intérêts personnels, par un rallie-
ment perpétuel d'adhésions éparses, et finissent par se
réduire aux proportions d'une coterie. L'union libérale,
qui a trouvé là son écueil une première fois, qui a péri
par là, n'est pas sans être menacée encore d'être envahie
par cet esprit de coterie. Elle a, elle aussi, ses histori-
ques ou sa cohue de prétendants qui revendiquent les
emplois, qui crient lorsqu'on ouvre les rangs aux travail-
leurs de la onzième heure.


Les choix de l'union libérale témoignent manifeste-
ment quelquefois d'excellents sentiments de famille. Les
ministres, comme ce bon maire de France qui trouvait




328 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
que M. le préfet ne pouvait être mieux représenté que
par son gendre, les ministres se disent qu'ils ne peuvent
être mieux représentés que par leurs frères. Il reste à
savoir si on va loin par ce chemin. Si le général O'Don-
nell se laissait aller à cet esprit, il rencontrerait bientôt
devant lui une opposition dont on peut déjà distinguer les
éléments, à laquelle il s'occupe lui-même de donner des
chefs, — sans compter l'opposition de ses adversaires
naturels et toute cette agitation de partis, de fractions
de partis, acharnés à se disputer la prépondérance, au
risque de sentir à tout instant le sol s'effondrer sous leurs
pieds.




X l i l


Qu'est-ce donc que le ministère actuel? C'est évidem-
ment une halte entre des crises qui se succèdent ; mais
ce n'est évidemment que cela au m i l i e u d ' u n e situation
qui, sous une apparence de calme matériel, reste livrée à
d'incessantes perturbations. Au fond, il n'y a point à s'y
méprendre, l'Espagne est dans un de ces états presque
indéfinissables où la veille encore on dit qu'une révolu-
tion est impossible, parce qu'on n'aperçoit pas un but
précis, et où le lendemain, lorsqu'elle a éclaté, on se de-
mande comment elle n'est pas arrivée plus tôt, parce
que tout le monde y travaillait. Je ne veux point dire as-
surément que cet état, si grave qu'il paraisse lorsque les
crises deviennent plus aiguës, que cet état soit sans r e -
mède. L'Espagne possède sans doute en elle-même tous
les éléments d'un développement moral et politique ré-
gulier, comme elle a tous les éléments de fortune maté-
rielle, comme elle a enfin tous les éléments d'une puis-
sance extérieure proportionnée a sa situation, à ses
intérêts et à ses ambitions légitimes; mais ce qui est
vrai aussi, c'est que les hommes, les partis, ont à secouer
bien des préjugés, bien des illusions, bien des passions,
dont la trace est visible dans la politique contemporaine,




330 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
et qui ne sont point étrangères aux crises actuelles. Ils
ont à se pénétrer tout d'abord de cette vérité d'où décou-
lent toutes les autres, qui éclate dans l'histoire la plus
récente, — que tout ce qui favorise l'absolutisme accélère
la décomposition et le péri l , qu'une politique libérale
n'est pas même seulement une condition de progrès,
qu'elle est plus encore peut-être aujourd'hui, une stricte
garantie d'ordre et de préservation.


S'ils veulent en même temps faire de leurs finances les
auxiliaires de leur politique, ils ont aussi à comprendre
que le premier moyen est de répudier tous ces expé-
dients sans efficacité, d'en venir à réaliser hardiment de
larges réformes. Sans doute, comme on dit quelquefois
pour se rassurer, l'Espagne n'est point autant en danger
qu'elle le paraît. Elle a entre les mains pour plus de
trois milliards de réaux de propriétés nationales, c'est-
à-dire une fortune excédant ses charges. Qu'arrivera-t-il
cependant si on continue? On se trouvera un jour au
bout sans que le crédit et les finances de l'Espagne
soient reconstitués, sans que la ressource extraordinaire
des biens nationaux ait servi à créer un ordre régulier
et durable, et c'est bien réellement cette fois qu'on aura
jeté les fondements de ce « grand édifice » que M. Bravo
Murillo appelait « une banqueroute nouvelle ».


Et si les hommes, les partis en Espagne veulent enfin
assurer à leur pays le rôle naturel que lui assignent son
passé, ses intérêts et ses instincts, ils ont à se guérir
de cette passion d'isolement qui les jette quelquefois
dans une abstention hostile, de cette méfiance qui se
tourne principalement contre la France. Il y a des par-
tis en Espagne qui se nourrissent de ce sentiment sté-
rile et suranné. Ils voient déjà, — ils le voient de-




LES CRISES DU LIBERALISME EN ESPAGNE 331
puis quinze ans sans que cela vienne! — la serre de
l'aigle sur leurs provinces du nord. Qu'il soit ques-
tion d'un chemin de fer à travers les Pyrénées, c'est
une porte qu'on veut ouvrir pour aller surprendre l 'in-
dépendance espagnole. Qu'on reconnaisse l'Italie, c'est
la France évidemment qui l'impose. Les partis vaincus
se déguisent à eux-mêmes leurs fautes en représentant
leurs échecs comme l'œuvre des influences étrangères.
Le moins que puisse méditer ce terrible étranger, c'est à
coup sûr de mettre la main sur la couronne de la reine
Isabelle! Croirait-on^ qu'il y a peu de jours à peine, au
moment de la dernière échauffourée de Valence, au mois
de juin, on s'est amusé à dire à Madrid, — quoi donc?
je vous le donne à deviner, — que le prince Napoléon
pouvait bien n'être pas étranger à l'échauffourée, qu'il
attendait peut-être l'issue en croisant quelque part! Et
c'est ainsi qu'on finit je ne dis point par ébranler, — les
intérêts communs sont trop puissants, — mais par fati-
tiguer, par énerver l'alliance la plus simple, la plus na-
turelle, celle qui plaît le mieux à la France, et qui est
aussi la moins incompatible avec la grandeur de la na-
tion espagnole, avec toute cette régénération libérale
dont la bonne volonté des hommes pourrait si aisément
faire plus qu'un rêve en Espagne.






LA RÉACTION & LA RÉVOLUTION


E N E S P A G N E


(1867-1868)


I


Notre temps abonde vraiment en dramatiques spec-
tacles. Tantôt ce sont les luttes d'ambition nationale ou de
prépondérance qui éclatent et mettent soudainement à


. nu une Europe travaillée d'un mal profond ; tantôt ce
sont les déchirements intérieurs qui laissent entrevoir
tout à coup les contradictions morales ou politiques, l'a-
narchie intime d'un pays. Et dans ce tumulte d'événe-
ments une chose singulièrement frappante, c'est que plus
on va, plus les problèmes s'aggravent et se compliquent,
plus les situations se tendent et s'enveminent. Toutes les
questions qui s'élèvent, guerres ou insurrections, pren-
nent aussitôt un caractère extrême; pour les gouverne-
ments et pour les peuples, ce sont des questions d'exis-
tence. D'où vient l'anxiété cruelle qui se fait jour à la
plus légère menace, à la moindre étincelle qui jaillit, au
moindre point noir qui paraît à l'horizon? C'est que
partout et sous toutes les formes la lutte est engagée à


19.




334 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
outrance. En diplomatie comme dans l'ordre intérieur, le
temps des fantaisies est passé. Une guerre, on le sent,
doit être une crise décisive pour les destinées europé-
ennes. Une insurrection dans certains pays n'est plus


. une ébullition passagère, c'est une épreuve suprême pour
tout un régime politique. Qu'était-ce que l'insurrection
espagnole de 1867, si ce n'est une lumière de plus, une
nouvelle et criante révélation d'un état violent qui sem-
blait ne plus laisser de place à aucune transaction entre
les forces qui se heurtent? Ce qui en faisait la moralité et
la signification, ce n'est pas un échec ou un succès du
moment, c'est que, victorieuse ou vaincue, elle montrait
que! chemin on avait fait au-delà des Pyrénées, puisque
l 'Espagne se trouvait conduite à ce point où tout ce qui
est la vie, liberté, ordre, sécurité, crédit, est livré à la
fatalité des passions agitatrices et des passions de réac-
tion qui se disputent avec un acharnement croissant un
pouvoir sans lendemain.


C'est là justement ce qu'il y a de dramatique dans
cette histoire, gouvernée par une triste et violente logi-
que. Jusqu'ici assurément, depuis trente ans, les insur-
rections n'ont pas manqué au-delà des Pyrénées; il y en
a eu de toutes les couleurs, et on peut se souvenir, pour
l'appliquer à l'Espagne, d'un mot cruellement ironique
d'un Américain du Sud qui prétendait qu'en fait d'insur-
rection ils pourraient en envoyer à une exposition univer-
selle des modèles à charger le plus gigantesque nav i re
Du moins jusqu'ici en Espagne ces insurrections, dé-
chaînées le plus souvent par des passions personnelles,
ne dépassaient pas une certaine sphère; elles étaient
l 'œuvre de partis impatients, vivaces, coordonnés, qui
en se se culbutant alternativement abaissaient leurs coups




- LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 335
devant la monarchie autour de laquelle ils se groupaient.


Il y a mieux, de toutes les royautés européennes, cette
royauté espagnole, telle qu'elle était sortie de la confu-
sion des événements contemporains semblait assurément
la mieux faite pour vivre. Elle avait tout à la fois le pres-
tige du droit traditionnel et la popularité d'une institution
rajeunie dans une commotion nationale ; c'était la royauté
légitime d'une jeune femme personnifiant une Espagne
nouvelle, devenue l'image vivante et couronnée de la
souveraineté populaire. Les révolutions se faisaient à ce
mot d'ordre prononcé par un progressiste : « Que Dieu
sauve le pays et la reine ! » Même en 1854, lorsque tout
cependant commençait à changer déjà, la royauté, seule,
abandonnée au milieu des barricades de Madrid, n'était
pas encore sérieusement menacée et voyait aussitôt se
grouper autour d'elle des hommes blanchis au service
des idées libérales, des révolutionnaires de la veille. Au-
jourd'hui, qu'on ne s'y trompe pas, c'est la monarchie
elle-même ou du moins la monarchie actuelle qui est en
question. Ce sentiment de loyalisme qui existait autrefois
est étrangement affaibli. Manifestement une insurrection
victorieuse aujourd'hui au-delà des Pyrénées, c'est peut-
être la guerre civile demain; mais c'est à coup sûr d'a-
bord la défaite prévue, annoncée, d'une dynastie.


Que s'est-il donc passé pour ruiner, en moins de vingt
ans, une situation qui semblait si belle et que rien ne
prédestinait nécessairement à ces fatalités? C'est la suite
d'une série ininterrompue de déviations et d'erreurs, de
l'acharnement de toutes les forces politiques à s'entre-
délruire, d'une véritable dissolution de tous les éléments
qui ont fait la sécurité et le prestige de la monarchie
constitutionnelle à sa naissance. C'est l'œuvre de tout le




336 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
monde, — à commencer par la royauté elle-même, qui
n'a pas assurément peu contribué à ses propres mésaven-
tures, — et le signe le plus sensible de cette phase
nouvelle dans ces dernières années a été la retraite sys-
tématique, absolue, du parti progressiste et du parti dé-
mocratique. Le jour où, saisissant le prétexte d'une cir-
culaire qui interdisait les réunions électorales, le parti
progressiste s'est exilé volontairement de la vie politi-
que, ce jour-là il a renoncé à toute action légale, il a
commencé cette évolution qui devait le conduire rapide-
ment à une émigration nouvelle, aux conspirations, à
toutes les tentatives révolutionnaires. L'abstention a été
une déclaration de guerre faite en commun par les pro-
gressistes et les démocrates.


Ce n'est pas que les deux partis aient les mêmes idées
et le même but. La vieille fraction progressiste qui cons-
pire aujourd'hui, qui a M. Olozaga pour conseil et dont
le général Prim a l'ambition d'être le chef militaire,
cette fraction n'a pas rompu absolument avec toute idée
monarchique, elle met seulement son espoir dans une
monarchie nouvelle qu'on fabriquera on ne sait comment,
en allant chercher on ne sait quel prince. E l l e a peu de
goût pour le suffrage universel, même pour la liberté re-
ligieuse. Le, parti démocratique, jeuue, ardent, peu nom-
breux, est au fond républicain, et avec tous les principes
du libéralisme européen il se fait un programme qui n'a
qu'un malheur, celui d'avoir probablement fort peu de
chances en Espagne. — Les progressistes croient encore
aux insurrections militaires, et ils ne croient peut-être
sérieusement qu'à celles-là; les démocrates, et c'est du
moins leur mérite, se fient peu aux révoltes militaires,
aux généraux affamés de dictature : ils croient théorique-




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 337
ment au peuple, qui ne les connaît pas, qui ne les sui-
vrait pas, et n'ont aucun enthousiasme pour le pouvoir
d'un soldat; mais entre les deux partis le lien est la
guerre à la monarchie actuelle. C'est le point de jonction
entre les vieilles rancunes de M. Olozaga, la turbulence
ambitieuse du général Prim et les aspirations démocra-
tiques. De là ce qu'il y a tout à la fois de menaçant et
d'incohérent dans tous ces mouvements qui se succèdent
depuis quelques années, et dont l'abstention des progres-
sistes a été le signal.


Ce ne serait rien si en face de ce camp de l'action
révolutionnaire il y avait au moins deux choses : une
monarchie intacte, gardant son prestige aux yeux du
pays, et une force d'action régulière, organisée, unie
dans la défense de la légalité constitutionnelle. Malheu-
reusement dans ces vingt ans la royauté s'est mille fois
compromise; elle a usé ce qu'elle avait de popularité, et
d'un autre côté cette force d'action qui a existé autrefois,
qui a eu un rôle éclatant par l'intelligence et par le sens
politique, qui a été l'organisatrice de l'Espagne constitu-
tionnelle et qui s'est appelée le parti modéré, cette force
n'existe plus. Le parti modéré espagnol a péri de ses
propres mains, c'est-à-dire par toutes les passions et les
ambitions des hommes. Une moitié s'en est allée vers
Y union libérale, ce parti nouveau né des débris de tous
les autres et qui s'est personnifié dans le général O'Don-
nell; une autre portion a passé à une sorte d'absolutisme
équivoque et inavoué qui depuis longtemps s'essaye à
gouverner l'Espagne; le reste ne forme qu'un amas flot-
tant et incohérent sans lien et sans drapeau.


Le parti modéré espagnol n'a pas vu ce qui a fait au-
trefois son autorité et sa prépondérance, c'est qu'il re-




338 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
présentait avec une réelle supériorité d'esprit le libéra-
lisme sensé, intelligent et pratique, et que le jour où il
cessait de représenter ces idées, le jour où il trahissait
lui-même par ses tentatives de prétendues réformes cette
constitution de 1845 qui était-son œuvre, il n'était plus
rien ; il n'était, lui aussi, qu'un amalgame.


C'est là justement la faiblesse actuelle du parti modéré
espagnol. En reniant son passé, ses doctrines, il a perdu
son crédit, et ceux qui l'ont conduit dans cette aventure
ont mérité un jour celte leçon que leur infligeait un jeune
député conservateur dans un des discours les plus élo-
quents qui aient retenti au congrès : « Quoi donc! disait
il y a quelques années M. Lopez de Ayala, lorsque, pen-
dant trente ans, on a prêché à une génération qu'elle a
le droit d'émettre librement sa pensée, lorsque sous l'in-
fluence de tant de protestations, de manifestes et de dis-
cours, cette génération a acquis la conscience de son
droit et commence à le pratiquer, suffit-il de lui dire :
« Taisez-vous, l'expression de votre pensée trouble mon
« calme ministériel? » Non, elle ne se taira pas; vos
antécédents revivent en nous pour vous servir de re-
mords. Si les doctrines propagées par vous étaient bonnes
et profitables, ce reproche sera votre châtiment pour les
avoir abandonnées ; si elles étaient fausses et pernicieuses,
ce sera encore votre châtiment pour avoir semé l'erreur.


, Dans tous les cas, votre vie se tourne contre vous, le
souvenir de vos œuvres vous poursuit... »


Et c'est ainsi, par ce déplacement de toute chose, par
cette dissolution ou par cette exaspération croissante de
toutes les forces politiques, que l'Espagne s'est trouvée
conduite à cette extrémité où tout le monde est à peu
près hors la loi, où la violence seule règne sous la forme




LA REACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 339
des insurrections ou sous la forme des fantaisies de pou-
voir. C'est là le drame de cette histoire espagnole : d'un
coté les progressistes conspirant sans cesse avec leurs
alliés de la démocratie, de l'autre les modérés tombant
fatalement dans un absolutisme violent, — au milieu une
royauté menacée, ébranlée, décriée et devenue un der-
nier enjeu entre les partis. Dans ce qu'elle a de plus ré-
cent et de plus précis, cette histoire peut se résumer en
un mot : c'est une tentative désespérée de réaction née
d'une insurrection au mois de juin 1866 et allant aboutir
à une insurrection nouvelle au mois d'août 1867, en
présence d'un pays fatigué et inerte attendant la destinée
qu'on lui fait ou qu'on lui prépare.




Il


Les événements vont vite au-delà des Pyrénées. Nous
ne.savons si on se rappelle où en était l'Espagne au com-
mencement de 1866. O'Donnell rentrait à peine au pou-
voir, où le général Narvaez, aidé de M. Gonzalez Bravo,
venait de passer neuf mois sans gloire et sans succès,
n'osant être ni libéral ni absolutiste, mêlant les velléités
de conciliation aux coups d'autorité. O'Donnell, à vrai
dire, n'était pas dans une position aisée, rencontrant à
chaque pas devant lui les modérés, qui le harcelaient
d'une inimitié vindicative, et les progressistes, qui cons-
piraient, — ayant de plus sur les bras toutes ces compli-
cations de guerres lointaines et ruineuses avec les répu-
bliques américaines et les difficultés financières contre,
lesquelles tout ministère espagnol a depuis longtemps à
se débattre. Certes le général O'Donnell, comme un
autre, est un chef de parti à cheval et a le goût de la
dictature; il a aussi contre lui des antécédents d'insurgé
comme presque tous les généraux espagnols; mais il a
du moins ce mérite de sentir que dans l'Espagne nou-
velle, dans un pays qui durant sept années a versé des
torrents de sang pour avoir une monarchie constitution-
nelle, un certain degré de libéralisme est nécessaire. Les




L A R É A C T I O N E T L A R É V O L U T I O N E N E S P A G N E 341
difficultés qui l'entouraient au moment où il remontait
au pouvoir, il espérait, les vaincre par un programme
libéral, en reconnaissant l'Italie, en adoucissant le r é -
gime de la presse, en étendant le droit électoral, en
s'appuyant enfin sur des chambres renouvelées.


Deux choses faisaient la force du général O'Donnell :
l'énergique et froide résolution de son caractère, et jus -
tement ce libéralisme qui dans sa mesure répond aux ins-
tincts d'une grande partie de la bourgeoisie espagnole.
Deux choses faisaient aussi sa faiblesse : d'abord il ne
pouvait guère se dissimuler qu'il n'était pas un ministre
agréable à la cour. Il se croyait nécessaire, il l'était sans
doute, puisqu'on lui remettait le pouvoir; il ne savait s'il
le serait encore le lendemain, et s'il ne serait pas em-
porté par un de ces souffles de faveur qui ne se règlent
pas précisément sur les votes d'une majorité parlemen-
taire. Ce qui n'était pas moins sérieux peut-être, c'était
cette situation à demi-révolutionnaire créée par l'absten-
tion des progressistes, aggravée dès ce moment par un
travail évident de conspiration. C'est alors, le 3 jan-
vier 1866, qu'éclatait la première insurrection militaire
dont le général Prim donnait le signal en enlevant quel-
ques escadrons à Aranjuez.


Cette levée de boucliers n'avait encore rien de décisif,
et le héros de l'aventure, Prim, battait triomphalement
en retraite vers la frontière de Portugal, sans avoir même
cherché une rencontre avec les généraux du gouverne-
ment; mais c'était le signe d'un commencement de dé-
sorganisation, d'une possibilité de défection dans l'ar-
mée, et de l'irréconciliable hostilité des progressistes,
qui n'attendaient évidemment qu'un succès de Prim. Le
danger de cette échauffourée, c'est précisément qu'elle




342 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
De tranchait rien ; elle laissait à la conspiration ses espé-
rances, au gouvernement ses embarras en face d'une si-
tuation énigmatique, irritante, dont les modérés se fai-
saient une arme pour combattre le ministère de Vunion
libérale, pour lui reprocher ses ménagements, peut-être
même ses connivences. Ce n'était en réalité qu'un pro-
logue ou un premier acte ; le drame venait bientôt, et il
fut terrible : ce fut l'insurrection du 22 juin 1866 à Ma-
drid, l'une des journées les plus sanglantes dans l'his-
toire de la révolution espagnole.


Le moment était d'ailleurs bien choisi. Depuis six se-
maines, le ministère était à se débattre dans les cham-
bres pour obtenir une sorte de dictature semi-politique,
semi-financière. Il demandait d'un seul coup l'autorisa-
tion de percevoir les impôts, d'introduire dans le budget
toutes les économies qu'il pourrait réaliser, d'entrer en
arrangement avec les créanciers étrangers, de faire un
emprunt, d'augmenter au besoin les forces de mer et de
terre en présence des événements qui menaçaient de jeter
l'Europe dans la confusion. C'était vraiment beaucoup
pour une seule fois et pour un ministère qui avait com-
mencé par les déclarations les plus libérales. Seulement
les circonstances devenaient pressantes, la situation in-
térieure et extérieure s'aggravait chaque jour. Les dis-
cussions se prolongeaient ardentes, passionnées, trou-
blées par une vague anxiété, par le pressentiment d'une
explosion dont les symptômes se multipliaient, lorsque le
22 juin au matin cette insurrection si souvent annoncée,
attendue par le gouvernement lui-même, éclatait comme
un coup de foudre. Un régiment tout entier d'artillerie et
quelques escadrons d'un autre régiment venaient de se
soulever, tuant leurs officiers, se retranchant dans une




L A R É A C T I O N E T L A R É V O L U T I O N E N E S P A G N E 343
des principales casernes, la caserne de San-Gil, et met-
tant la main sur un immense dépôt d'armes. En même
temps des barricades s'élevaient de toutes parts dans les
quartiers populaires de Madrid.


Le général O'Donnell, qui depuis quelques nuits ne se
couchait plus, attendant le matin pour prendre quelques
instants de repos et se tenant prêt à un combat qu'il sen-
tait dans l'air sans pouvoir l'empêcher, O'Donnell avait à
peine le temps de monter à cheval pour aller reconnaître
une situation qui du premier coup paraissait singulière-
ment alarmante. Il parcourut la rue d'Alcalá, où il fut
rejoint bientôt par le général Serrano et par quelques
autres officiers. Ce qui l'inquiétait à cette première
heure, c'était la sûreté du palais. Le moment était donc
venu pour lui de saisir corps à corps ce fantôme de révo-
lution qui le poursuivait depuis quelque temps; plus
d'une fois il avait promis de livrer bataille à l'émeute, si
elle osait descendre dans la rue, et il n'était pas homme,
il faut le dire, à se laisser ébranler par le péril.


A quoi tint ce jour-là que l'insurrection ne devint pas
une révolution? On en fut certainement très-près. Tout
semblait en vérité favoriser une catastrophe, tout était
assez habilement calculé, au moins quant aux prélimi-
naires. Le mouvement devait éclater sur plusieurs points
de l'Espagne à la fois, mais particulièrement à Madrid,
où un succès qu'on croyait possible pouvait tout décider.
La plus grande partie de la garnison était gagnée, et dès
le matin effectivement des symptômes de mutinerie se
manifestaient dans divers régiments, notamment dans le
régiment d'infanterie du Prince. Les premiers corps in-
surgés de la caserne de San-Gil disposaient de plus de
trente pièces d'artillerie, et ils n'auraient eu qu'un mou-




344 L E S R É V O L U T I O N S DE L ' E S P A G N E
vement à faire pour tenir le palais de la reine sous le feu
de leurs canons, de même qu'un acte d'audace les eût
mis sans difficulté en possession du ministère de l'inté-
rieur et du télégraphe au centre de la ville. Les progres-
sistes et les démocrates, — les démocrates encore plus
que les progressistes, — se jetaient dans la lutte, appe-
lant aux armes tout ce qu'il y avait à Madrid de soldats
de la révolution, et quelques-uns des chefs de partis al-
laient eux-mêmes aux barricades.


Aux yeux de bien des personnes, dès le matin, la
partie semblait totalement perdue pour le gouvernement,
et sans doute pour la reine elle-même, tant l'insurrection
paraissait avoir l'avantage, tant on était convaincu de la
défection inévitable de l'armée. A quoi tint donc, encore
une fois, que ce commencement de victoire se changeât
bientôt en une défaite sanglante pour l'insurrection? D'a-
bord à la vigueur foudroyante de la défense conduite par
O'Donnell, à la courageuse activité du général Serrano,
qui, entre tous, se prodigua ce jour-là, et aussi à l 'é-
nergie avec laquelle le colonel Chacon, commandant du
régiment du Prince, réussissait à raffermir ses troupes et
même à les mener au combat. Un instant d'hésitation
pouvait tout perdre et livrer les soldats au mouvement;
la promptitude irrésistible de l'action les retint sans
doute dans la fidélité.




II


Au premier bruit d'ailleurs, tous les généraux présents
à Madrid, modérés, libéraux, même progressistes, al-
laient offrir leur épée au gouvernement et se mêlaient aux
troupes en les encourageant de leur présence. O'Donnell,
aidé de lieutenants dévoués, s'emparant de l'armée
fidèle, combinant tout avec autant de résolution que d'é-
nergique sang-froid, O'Donnell put ainsi organiser ses
mouvements, commençant par porter tous ses efforts
contre l'insurrection militaire concentrée à San-Gil, •—
puis, celle-ci une fois vaincue, coupant en deux l'insur-
rection populaire dispersée au nord et au sud de la ville,
et la livrant au général Serrano et au général Concha.
En quelques heures, tout était fini.


Avant que le soleil fût couché, comme l'avait annoncé
dès le matin le général O'Donnell, la révolution était
domptée ; mais la lutte avait été rude et sanglante, sur-
tout à la caserne de San-Gil, où la défense des insurgés
avait été désespérée, et dans ce combat de quelques
heures plus de six cents hommes étaient tombés. Une
multitude d'officiers étaient morts ou avaient été atteints
par le feu. Le général Narvaez lui-même avait reçu une
blessure, légère à la vérité. Les autres, Serrano, les




346 . L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
deux Coucha, Echagùe, Ros de Olano, Hoyos, avaient
été plus heureux, quoiqu'ils eussent paru partout au pre-
mier rang. Ce n'est qu'après la lutte, lorsque tout était
terminé, que, pour la première l'ois de la journée, le gé-
néral O'Donnell parut au palais, où il fut reçu alors, il
faut le dire, un peu comme un sauveur à qui on doit
beaucoup, — et il est certain qu'on lui devait beaucoup
pour celte indomptable fermeté contre laquelle venait de
sé briser la plus formidable insurrection qui eût encore
éclaté à Madrid.


D'autres raisons plus intimes, plus caractéristiques
avaient contribué sans doute à la défaite des insurgés du
22 juin. La vérité est que ce mouvement manquait à peu
près complètement de direction. Qu'il eût été préparé et
organisé de loin par le général Prim, ce n'était pas dou-


„ teux; mais le général Prim pouvait être partout ce jour-
là, à la frontière de France par exemple : il n'était pas
à Madrid, où on combattait sans lui. Le général Prim a
besoin de paraître à la tête d'un état-major et d'une
armée pour faire une révolution, et voilà pourquoi sans
doute il attendait, pour arriver à Madrid, que tout fût ac-
compli. Le seul chef de marque dans l'insurrection était
le général Pierrad, ancien officier modéré, homme de
plus de bravoure que de tête, peu fait par une surdité
complète pour se mêler à de telles agitations, et qui le
22 juin ne dirigeait rien, ne conduisait rien, mais af-
frontait intrépidement le feu au point de recevoir dix ou
douze blessures. Pierrad ne parvint à s'échapper qu'a-
près être resté caché pendant quelques jours dans un
puits, protégé par la discrétion du duc d'Albe. Livrée à
elle-même, l'insurrection du 22 juin fut ce qu'elle pou-
vait être, un combat décousu et incohérent.




L A R E A C T I O N E T L A R É V O L U T I O N E N E S P A G N E 347
Autre cause d'insuccès : les progressistes du mouve-


ment comprenaient sans doute dès lors qu'ils ne pou-
vaient rien faire sans le parti démocratique, et ils L'ac-
ceptaient comme auxiliaire ; mais en même temps ils se
défiaient de ce jeune et impatient allié : ils craignaient
d'être supplantés par lui, et ils ne lui livraient pas même
les armes dont on disposait. 11 en résultait que dans le
combat comme avant le combat on ne s'entendait déjà
plus. Enfin, dernière considération d'un caractère tout
politique, cette révolution qu'on tentait si audacieuse-
ment en plein Madrid gardait on ne sait quoi de vague et
de mystérieux qui était bien peu fait pour entraîner l'ima-
gination publique. Ces insurgés de San-Gil et de la
place Santo-Domingo, où allaient-ils et que voulaient-ils?
Ils ne le savaient pas bien eux-mêmes, et on ne le disai t .
pas pour eux. C'était l'inconnu, et la bourgeoisie, même la
bourgeoisie libérale de Madrid, bien loin de prendre part
au mouvement, s'en effrayait et s'en éloignait. Elle res-
tait spectatrice. Dès lors, les insurgés se trouvaient dans
le plus sombre isolement. S'ils tinrent jusqu'au bout, non
sans intrépidité, ce fut par orgueil, ce ne fut pas par en-
thousiasme. Et voilà comment l'insurrection du 22 juin,
malgré ce qu'elle avait évidemment de redoutable, trou-
vait en elle-même, aussi bien que dans la vigueur du
général O'Donnell, la cause multiple de sa défaite.


Elle n'était pas moins dangereuse comme symptôme,
par les conséquences qu'elle pouvait avoir, par toutes les
passions qu'elle soulevait et qu'elle mettait aux prises,
par les tentations qu'elle pouvait faire renaître. Maté-
riellement elle était vaincue, mais elle laissait dans les
esprits un ébranlement maladif, une sorte d'émotion si-
nistre accrue au spectacle du nombre des victimes; elle




348 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
faisait entrevoir toute une situation évidemment pleine
de menaces, et dès le premier moment, sous le coup de
l'émotion du combat, le gouvernement lui-même songeait
à rester armé à tout événement.


Je ne parle pas seulement des répressions sommaires
qui commençaient contre cette masse de sous-officiers
pris dans la lutte et contre ceux qu'on supposait être les
chefs de l'insurrection. Dès le lendemain, le ministère
reparaissait devant les chambres, et il ne se bornait plus
à presser le vote des autorisations qu'on discutait depuis
six semaines : il y ajoutait la demande d'une autorisation
bien plus grave encore, celle de pouvoir suspendre au
besoin l'article de la constitution qui garantit la liberté
individuelle. « Le gouvernement, disait le général O'Do-
nnell, croit nécessaire de suspendre les garanties cons-
titutionnelles, et vient en demander l'autorisation aux
représentants du pays. Dans la conscience de tous est
cette idée, qu'après ce qui vient d'arriver il est impos-
sible de laisser la société sans défense. Je veux la liberté,
je la veux aujourd'hui comme je la voulais hier, comme
je l'ai toujours voulue depuis que je l'ai défendue sur
les champs de bataille ; mais pour qu'il y ait la liberté,
il faut qu'il y ait une société, et pour cela il faut mettre
un terme à l'anarchie produite par les passions destruc-
tives qui malheureusement se sont emparées de nous... »
Or ici justement s'élevait une question qui est toujours
l'épreuve des gouvernements tenant à leurs pieds une
révolution vaincue : c'était cette terrible question du
lendemain de la victoire, de la mesure de réaction que
pouvait expliquer une crise violente, de la politique qu'il 5 avait à suivre, — et cette question, elle agitait aussitôt
les esprits, elle renaissait dans les chambres, elle rallu-




L A R É A C T I O N E T L A R É V O L U T I O N E N E S P A G N E 349
niait contre le général O'Donnell des hostilités à peine
assoupies ou voilées pendant quelques heures de combat.


Le général O'Donnell avait certes ou paraissait avoir
un grand ascendant, une position affermie par sa victoire
de la veille. L'opposition qu'il rencontrait dans les
chambres était plus fatigante que dangereuse. Il était
considéré comme l'homme nécessaire. On le lui disait plus
que jamais, il le croyait volontiers lui-même, et en fai-
sant sentir cet ascendant pour obtenir les pouvoirs extra-
ordinaires qu'il demandait, il ne nourrissait au fond, on
le savait bien, aucune pensée d'absolutisme. Il n'avait
aucune préméditation de coup d'État; il ne voulait pas
certainement étendre cette dictature au-delà de l'objet
précis pour lequel il la réclamait, et il ne songeait nulle-
ment par exemple à s'en servir pour changer des lois,
pour modifier le régime politique du pays sans le concours
des chambres, de même qu'en déployant une implacable
rigueur contre tous les malheureux sous-officiers pris les
armes à la main il ne voulait pas assurément ériger en
système ce qui n'était à ses yeux qu'une nécessité impé-
rieuse et momentanée pour raffermir la discipline ébran-
lée de l 'armée; mais dans tout cela le duc de Tetuan se
trompait encore et sur sa propre situation et sur les con-
séquences de tout ce qu'il faisait. Il ne voyait pas que
des rigueurs, qui au premier moment commencent par
sembler nécessaires, finissent bientôt par émouvoir L'opi-
nion, par la troubler, et se tournent contre celui qui pro-
longe ces douloureux spectacles d'exécutions en masse,
comme il y en eut à Madrid pendant quelques jours.


Chose plus grave pour lui, O'Donnell ne voyait pas que
la victoire du 22 juin, qui semblait le consolider au
pouvoir, avait en réalité tout changé. Jusque-là, tant que




35© L E S R É V O L U T I O N S D E L ' Ë S P A G N E
la révolution n'avait pas levé le masque et restait mena-
çante, il était l'homme nécessaire ; après la bataille, il
pouvait être considéré comme moins nécessaire et lors-
qu'il répétait avec une affectation de désintéressement
qu'il était prêt à offrir son épée à tout ministère chargé
de tenir tête à la révolution, il s'exposait à être pris au
mot. Enfin il ne voyait pas que cette dictature qu'il de-
mandait et qu'il obtenait de la majorité des chambres,
elle pouvait passer dans d'autres mainsquis'en serviraient
sans les chambres et dans l'intérêt d'une politique assez
différente, qui d'une victoire sur l'insurrection voudraient
tirer une victoire sur les idées libérales.


Ce que le général O'Donnell ne voyait pas dans la
sécurité d'une position en apparence inébranlable, dans
sa confiance un peu hautaine en lui-même, était cepen-
dant ce qui allait bientôt arriver brusquement, à l'impro-
viste, comme tout arrive en Espagne, où la logique prend
si souvent la forme de l'imprévu. Quelques jours s'écou-
laient à, peine en effet que la situation du ministère était
déjà minée sourdement par un travail difficile à saisir,
quoique facile à soupçonner, et répondant à l'attitude
impatiente des vieux modérés dans les chambres. Plus
on s'expliquait, plus on se donnait l'air de multiplier les
efforts de conciliation en face d'un danger commun, plus
l'antagonisme se ravivait et se faisait jour. Le mot d'or-
dre de cette opposition conservatrice, la seule qui eût
pour le moment la parole dans les chambres c'était que
l'union libérale perdait tout par ses concessions et ses
ménagements, qu'elle compromettait la monarchie par ses
affinités révolutionnaires, que l'heure était venue d'inau-
gurer une politique plus énergiquement préservatrice,
et pour tout dire, dans le sénat, le général Calonge,




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 351
poussé par l'ardeur de ses passions réactionnaires, met-
tait la journée même du 22 juin au compte du général
O'Donnell.


On ne le disait pas encore publiquement, mais on
disait déjà tout bas que le chef de l'union libérale avait
laissé le palais de la reine sans défense pendant les p re -
mières heures de l'insurrection. O'Donnell ne se croyait
pas moins en sûreté, et il est certain que les témoignages
de confiance ne lui manquaient pas à la cour. Malheureu-
sement en Espagne il se trouve toujours au moment voulu
un grain de sable pour faire verser le char ministériel le
plus triomphant, et les majorités parlementaires n'y font
rien. Le grain de sable fut cette fois la proposition faite
par le chef du cabinet à la reine de nommer un certain
nombre de sénateurs. Ce fut peut-être aussi autre chose;
peut-être la reine, pressée à l'improviste de faire un
choix, céda-t-elle à un de ces conseils que les constitu-
tions ne prévoient jamais. Toujours est-il que lorsque le
généra! O'Donnell en vint à insister sur sa" promotion de
sénateurs, la reine lui répondit de façon à lui faire com-
prendre que c'était assez, qu'on pouvait au besoin se
passer de lui, et il ne se le fit pas dire deux fois.




IV


On était au 10 juillet, la roue de la fortune ministé-
rielle avait déjà tourné. Le nouveau cabinet du reste se
trouvait indiqué d'avance. C'était le général Narvaez avec
ses amis, M. Gonzalez Bravo au premier rang, M. Ale-
jandro Castro, le triomphantministredes finances de 1865,
M. Garcia Barzanallana, M. Orovio, en attendant M. Car-
los Marfori, qui n'avait pas été, dit-on, étranger à cette
crise et à qui on donnait le poste de confiance de gou-
verneur de Madrid jusqu'à ce qu'il prît place lui-même
dans le ministère, où il est entré plus tard, avant d'être
appelé au poste plus intime d'intendant de la reine.


La situation n'eût pas laissé d'être curieuse, si elle n'eût
été aussi grave. C'était O'Donnell qui avait livré bataille à
la révolution, et c'est Narvaez qui recueillait les fruits de
la victoire. C'était le chef de l 'union libérale qui avait
obtenu des cortès une sorte de dictature momentanée,
c'est le chef du parti conservateur qui en héritait, sauf à
l'interpréter à sa guise, sans en demander même la confir-
mation au parlement. Et c'est ainsi que de l'insurrection
du 22 juin naissait une réaction qui ne s'arrêtait qu'un
instant au général O'Donnell pour passer aussitôt au duc
de Valence. Le premier acte du nouveau ministère était




L A R É A C T I O N E T L A R E V O L U T I O N E N E S P A G N E 333
de renvoyer les chambres en se bornant, pour tout pro-
gramme, à leur dire que les hommes qui entraient au
pouvoir étaient assez connus. Ils n'étaient pas inconnus
effectivement pour la plupart. Ce n'était pas un cabinet
nouveau, c'était toujours le ministère Narvaez de 1858.
de 1865, revu, corrigé, perfectionné, et malheureuse-
ment, on pouvait le craindre, peu converti au libéralisme.
Maintenant qu'allait-il faire?


Assurément c'était une pensée aussi dangereuse qu'é-
trange de choisir un tel moment pour une crise de pou-
voir, de congédier sans raison apparente, sans trop de
façons, au lendemain même d'une victoire, un chef de
parti qui venait de couvrir la monarchie de sa froide et
énergique résolution. On ne joue pas impunément avec
les hommes, et le moins qui pût arriver, c'était de laisser
dans l'âme d'O'Donnell et de ses amis une certaine amer-
tume, c'est-à-dire de rétrécir le cercle des défenseurs
dévoués d'une situation devenue périlleuse, Certainement
aussi l'origine du cabinet nouveau restait enveloppée de
je ne sais quel mystère équivoque ; elle n'avait précisé-
ment rien de parlementaire, rien surtout d'impérieux dans
des circonstances où le pouvoir était assez vigoureusement
exercé. Et cependant, en dehors de ces particularités
intimes, les conditions dans lesquelles naissait le minis-
tère n'avaient rien d'absolument défavorable au point de
vue politique. D'abord c'était le général O'Donnell qui
avait assumé la responsabilité et l'impopularité des pre-
mières mesures répressives qui avaient suivi l'insurrec-
tion, et tel était l'effet produit à Madrid par les exécutions
qui attristaient ces premiers jours, que la chute du vain-
queur du 22 juin excitait fort peu l'intérêt de la popula-
tion, qu'un pouvoir nouveau avait tout l'avantage de 80.




354 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
n'avoir rien fait, qu'il pouvait être presque populaire au
premier moment. Le nom du général Narvaez en effet
n'excitait aucun ombrage, même dans les faubourgs de
Madrid où le combat avait été le plus sanglant. En outre,
à observer les choses de près, la situation, sans cesser
d'être périlleuse, était bien moins désespérée qu'on ne
le pensait.


L'insurrection du 22 juin avait été redoutable, il est
vrai, et avait provoqué à sa naissance une impression
telle que tout le monde avait cru un moment à son suc-
cès. Après la bataille, tout était singulièrement changé.
La victoire n'avait pas été seulement matérielle, elle avait
complètement découragé les instigateurs et les acteurs de
cette entreprise violente. Les esprits éclairés du parti
progressiste et du parti démocratique étaient à peu près
tous d'accord sur l'impossibilité de se relever de long-
temps d'une telle défaite, sur la nécessité de rentrer
désormais dans une voie de discussion régulière et de
propagande pacifique. Ils auraieut même plié devant une
dictature qui se serait bornée au rétablissement de
l'ordre; c'était leur disposition. De là à se dégager de
cette abstention systématique dont ils venaient de recon-
naître la stérilité et à reprendre leur place dans le mou-
vement légal du pays, il n'y avait qu'un p a s — qu'une
politique mesurée et prévoyante pouvait faciliter, comme
aussi une politique à outrance pouvait ranimer tous les
ressentiments, tous les instincts de révolution, en reje-
tant une multitude d'hommes dans des conspirations nou-
velles : de telle sorte qu'à ce moment, s'il l'eût voulu, le
ministère du général Narvaez pouvait très-bien, sans
rien trahir, sans livrer la monarchie, en restant simple-
ment constitutionnel, conduire l'Espagne vers un apaise-




LA RÉACTION1 ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 353
ment graduel des esprits. Il l'aurait pu, si, dominant les
passions de parti et se mettant en face d'une situation
compromise par vingt ans d'erreurs, il eût hardiment,
équitablement, fait la part des turbulences révolution-
naires ou ambitieuses, qu'il devait combattre, et des
instincts libéraux, sans le concours desquels la royauté
nouvelle flotte au hasard; mais il était emporté par une
secrète logique de combat, il se croyait appelé à je ne
sais quel rôle de restauration universelle. Né pour la
résistance c'est par la résistance qu'il a vécu, inaugurant
une politique qui jusqu'ici ne s'est signalée que par des
tendances et des procédés absolutistes, et qui n'a eu en
somme d'autre résultat que de placer plus que jamais la
monarchie d'Isabelle II dans cette alternative de vaincre,
vaincre toujours par les armes, ou de périr dans une in-
surrection heureuse.


Qu'est-ce en effet que ce ministère qui dure depuis
deux ans déjà, et qu'a-t-il fait? Je voudrais le montrer
sans nulle prévention contre des hommes que j 'ai quel-
quefois défendus, tant qn'ils étaient les serviteurs d'un
régime de liberté régulière, et dont quelques-uns ont au
moins l'énergie et le talent. Je voudrais le peindre dans
ceux qui le personnifient et dans ses œuvres, dans la
situation qu'il crée à l'Espagne. C'est en définitive une
tentative immense, préméditée, coordonnée, de réaction,
embrassant tout, combinant tout de façon à ne laisser
place à aucune contradiction, — e t ce n'était même plus
peut-être le général Narvaez qui représentait le mieux
cette politique dont il redevenait le porte-drapeau au
mois de juillet 1866.
' Le général Narvaez n'était point assurément un homme
nouveau. Il avait eu depuis vingt ans, comme chef du




356 LES RÉVOLUTIONS DE L'ESPAGNE
parti modéré, des moments brillants, des interventions
heureuses qui ont fait sa renommée et son autorité. Mal-
heureusement chez lui les passions dominent trop souvent
l'intelligence et l'entraînent dans les aventures. Il y a
dans le dernier volume des Mémoires de M. Guizot, qui
rappelle des événements de l'autre monde, l'époque des
mariages espagnols, — il y a une page curieuse où
Narvaez revit tout entier avec ce mélange éternel de qua-
lités énergiques et d'emportements passionnés, ne souf-
frant aucune contradiction et toujours prêt à provoquer
des crises. Président du conseil à cette époque, il n'était
pas encore content et trouvait partout des obstacles.
«Hie r , au baise-main pour l'anniversaire de l'infante,
écrivait M. Bresson, alors ambassadeur à Madrid, il est
venu m'annoncer qu'il était décidé à donner sa démis-
sion. — « Je suis découragé, dégoûté, fatigué, me disait-
il; un de ces jours, je me brûlerai la cervelle. Je vois le
danger et ne peux y remédier. Ne pensez pas que je me
trompe, j 'ai un esprit qui y voit aussi clair que celui de
Dieu. » Si vous avez eu le loisir d'entendre aux Italiens
le bel opéra de Nabuchodonosor, c'est la scène du second
acte ; il n'y manque que le feu du ciel, et peut-être ne
l'attendrons-nous pas longtemps. »


Déjà dès cette époque Narvaez se croyait appelé à ce
iôle de grand sauveur, et c'est M. Bresson qui le montre
encore s'irritant « sous le vain prétexte que le trône est
en péril et qu'on lui refuse les moyens de le sauver, »
expliquant tout à sa manière et à son avantage, « dé-
veloppant ses plans,.. . décidé à rendre au pays, après
l'avoir organisé et discipliné, sa liberté et sa constitu-
tion, ne demandant que six mois pour faire élire et
convoquer des cortès,... uniquement préoccuppé d'ac-




L A R É A C T I O N E T L A R E V O L U T I O N E N E S P A G N E 357
complir une œuvre salutaire qui lui mérite l'approba-
tion de la reine et la reconnaissance de l'Espagne. »
M. Bresson, avec toute sa clairvoyance, s'y trompait
un moment; quelques jours plus tard, il retrouvait son
homme : « Quand ses passions sont excitées, il ne se
connaît plus et ne se gouverne plus. »


Qu'on remarque seulement cette pensée invariable, —
six mois de dictature pour « organiser et discipliner l 'Es-
pagne » avant de lui permettre l'air de la liberté et de
la constitution : c'est la pensée en face de laquelle le
général Narvaez se retrouvait en 1866, mais après avoir
vécu vingt ans de plus, c'est-à-dire après bien des évé-
nements faits pour user les forces d'un homme, et s'il
prêtait encore son nom à cette politique dans un nouvel
essai, s'il la couvrait de son ascendant reconnu comme
chef de parti, ce n'était plus lui en réalité, je le disais,
qui la représentait le plus nettement. Ceux qui la person-
nifiaient dans la situation nouvelle, c'était le ministre de
l'intérieur, M. Gonzalez Bravo, esprit audacieux et vio-
lent, ambitieux de pouvoir, prêt à tout entreprendre par
tempérament bien plus que par dévouement à une idée,
et c'était encore plus peut-être, à côté du ministère, celui
qui devenait capitaine-général de Madrid, le général
Pezuela, comte de Cheste, —homme de caractère hono-
rable, de volonté forte, mais connu pour ses convictions
absolutistes qu'il ne cachait nullement, et qu'il ne déser-
tait certainement pas en acceptant le poste qu'on lui
confiait. Plus que tout autre peut-être, et justement par
la netteté de ses idées autant que par l'indépendance de
son caractère, le général Pezuela marquait de son effigie
la situation nouvelle. Le comte de Cheste, c'était la dic-
tature en Catalogne comme on l'a vu plus tard; le mi-




358 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
nistère du 10 juillet, c'était la dictature dans toute l'Es-
pagne, et c'est là en effet le caractère de tout ce qui se
passe et se déroule au-delà des Pyrénées depuis deux
ans.




V


Une pensée évidente éclatait dès le premier jour :
c'était la pensée fixe, sous prétexte de combattre la révo-
lution, de refaire dictatorialement en quelque sorte une
Espagne nouvelle, pacifiée, disciplinée, subordonnée,
organisée de façon à ne plus gêner un pouvoir appuyé
tout à la fois sur le clergé et sur l'armée. M. Gonzalez
Bravo, lui aussi, est un terrible restaurateur du principe
d'autorité ! De là cette double série d'actes par lesquels
s'est attestée depuis deux ans la politique du gouverne-
ment de Madrid. — les uns dirigés contre les hommes,
exilant, déportant ou internant à la faveur de la loi qui
suspend les garanties de la liberté individuelle, les autres
tendant tout simplement à refondre discrétionnairement
la législation espagnole.


Que dans cette voie, lorsque par exemple il serrerait
de trop près la constitution, le ministère dût rencontrer
quelques obstacles, qu'il dût trouver en face de lui non
plus seulement des révolutionnaires, mais des hommes
sensés, libéraux en toute sincérité, dévoués à la reine,
c'était facile à présumer. Malheureusement le ministère
était fort décidé à ne s'arrêter devant rien, à suivre son
chemin jusqu'au bout, et à traiter comme de simples ré -




360 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
volutionnaires tous ceux qui se croiraient encore en droit
d'avoir une opinion autre que la sienne. Il avait engagé
une lutte à outrance, et c'est là justement ce qui pro-
duisait au mois de décembre une crise pénible qui aurait
pu aisément devenir le plus dangereux conflit.


Depuis quelques mois, le ministère, armé des pouvoirs
qui lui avaient été légués par le général O'Donnell, dé-
déployait certes* une hardiesse singulière. D'un trait de
plume il avait abrogé les lois d'organisation provinciale
et communale pour renouveler les députations des pro-
vinces et les municipalités, uniquement dans la pensée
assez puérile de défaire ce que Y union libérale avait fait
et de chasser les quelques progressistes qui s'étaient ré-
fugiés dans ces modestes conseils. Il avait réformé par
décret l'organisation de l'instruction publique, pour faire
rentrer, disait-il, la moralité et la religion dans l'ensei-
gnement, parce qu'on avait trouvé un portrait de Gari-
baldi chez quelque instituteur trop au courant des choses
du temps. Il avait fait tout cela et bien d'autres choses ;
mais enfin, au point où on se trouvait, ce n'était que
d'une importance secondaire. Il restait une question plus
grave. La constitution fait une loi de réunir les cortès
tous les ans. Or, la session qui avait été interrompue au
mois de juillet était celle de 1865. Les chambres n 'a-
vaient point été convoquées encore pour 1866, quelques
jours restaient à peine avant la fin de l'année, et la ques-
tion devenait d'autant plus pressante que les pouvoirs
extraordinaires confiés au gouvernement n'avaient de va-
leur que jusqu'à la session la plus prochaine.-


Qu'allait donc faire le cabinet? Il ne disait rien, il ne
se décidait ni à réunir les chambres ni même, pour sau-
ver au moins les apparences, à les dissoudre. Un certain




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 3(51
nombre de membres des assemblées qui se trouvaient à
Madrid n'avait point tardé pourtant à s'émouvoir, et sous
l'inspiration du président du congrès, M. Rios Rosas, on
avait même parlé d'adresser une pétition à la reine pour
lui demander que la légalité constitutionnelle fût respec-
tée. Cette pièce avait été effectivement déposée au con-
grès, lorsque tout à coup, le 28 décembre, le gouverne-
ment faisait envahir le congrès, dont il fermait les portes,
en menaçant des peines les plus sévères ceux qui feraient
circuler la pétition. Ce fut Pezuela qui, comme capitaine-
général de Madrid, fut chargé de cette expédition, et il
donnait ses ordres cavalièrement, en vrai général du bon
temps : « Il est venu à ma connaissance que quelques
individus ennemis de l'ordre publie et de leur sécurité
privée préparaient et signaient une adresse.. . protestant,
par suite d'une interprétation fausse et malicieuse des
préceptes constitutionnels, contre la non-réunion des
corlès dans la présente année, etc. »


Le lendemain matin, on apprenait, non sans une
certaine stupéfaction, que M. Rios Rosas, président,
du congrès, M. Fernando de la Hoz, vice-président
et ancien ministre de la justice, M. Pedro Salaverria,
ancien ministre des finances, M. Herrera, M. Mauricio
Lopez Roberts, venaient d'être arrêtés et allaient être
envoyés aux Baléares ou aux Canaries, si ce n'est à
Fernando-Pô, on ne savait encore. D'un autre côté,
les sénateurs eux-mêmes n'étaient pas restés inactifs.
Jusque-là, il est vrai, le général Serrano, président du
sénat, s'était efforcé de maintenir les démarches de
ses collègues dans les plus strictes limites de la légalité
et même de les dissuader de signer une pétition. L'ar-
restation du président du congrès ne permettait plus 31




3 G 2 L E S R É V O L U T I O N S DE L ' E S I ' A G N E
do se [aire. Le général Serrano, qui comme un des
premiers chefs de l'armée, comme grand d'Espagne,
a toujours le droit de voir la reine, se rendit au palais.
Le général Serrano n'était pas un inconnu pour Isabelle 11
et il pouvait parler librement sans être soupçonné d'hos-
tilité. — Il n'obtint rien. Je me trompe, au sortir
du palais et à peine rentré chez lui, il reçut la visite du
capitaine-général de Madrid, qui venait l'arrêter cour-
toisement, en ami, le mettre dans sa voiture et le con-
duire à la prison militaire en attendant qu'il fût envoyé
ailleurs;


Et ces mesures violentes en elles-mêmes, comment
s'exécutaient-elles? M. Rios Rosas fut expédié à Cartha-
gône et là embarqué sur un petit navire avec vingt-huit
galériens. Le gouvernement en eut quelques remords
quand il n'était plus temps, et le fit exprimer à M. Rios
Rosas, qui répondit. -. «Dites au gouvernement que je
lui suis très-reconnaissant de ce regret tardif; mais qu'il
soit tranquille, des vingt-huit galériens il n'est rien resté
après moi. » M. Rios Rosas est resté longtemps depuis
émigré en Portugal. Quant au général Serrano, il fut
mieux traité ; on l'expédia tout simplement sous la garde
d'un commissaire de police au château d'Alicante et de
là à Mahon. Ainsi un homme qui, six mois auparavant
avait peut-être sauvé la couronne de la reine en prodi-
guant sa vie pendant toute une journée, qui était après
tout capitaine-général de l'armée et président du sénat,
se voyait traité comme un caporal ! C'est ce qu'un des
ministres appelait, par tin ingénieux euphémisme, prati-
quer l'égalité. Sous le règne constitutionnel d'Isabelle II,
un président du congrès connu pour son intégrité et sa
loyauté monarchique se trouvait, ne fût-ce qu'un instant,




L A R É A C T I O N E T L A R É V O L U T I O N E N E S P A G N E S(>3
confondu avec des galériens, ni plus ni moins que l'il-
lustre Martinez de la Rosa au temps de Ferdinand VII !


Cela fait, le 30 décembre, le gouvernement se décidait
à publier un décret qui, en prononçant la dissolution du
parlement, fixait les élections au mois de mars et la con-
vocation des chambres nouvelles au mois d'avril. Déci-
dément le ministère du 10 juillet entendait et pratiquait
la constitution aussi bien que l'égalité. Et c'est ainsi",
sans doute, qu'il prétendait enseigner aux fauteurs d'in-
surrections comment on doit respecter l'autorité et trai-
ter les pouvoirs établis dès qu'ils vous.gênent ! C'est ainsi
probablement qu'il pensait travailler à raviver en Es-
pagne le sentiment de la loi, perverti par la révolu-
tion !




V I


Je ne saurais suivre dans ses mille détails une politi-
que qui ne peut évidemment avoir tous les matins des
présidents du sénat et du congrès ou même de simples
députés à interner ou à déporter. Il faudrait seulement
la ramener à quelques points sommaires et caractéristi-
ques qui la résument tout entière, qui la laissent voir
dans son vrai jour, qui montrent surtout ce 'que c'est que
sauver Tordre et la société en Espagne. Écartons les
finances, qui, bien que liées intimement à cette œuvre,
n'ont qu'un rôle épisodique, puisque le gouvernement
s'est borné à se servir des autorisations qu'il avait reçues
pour remanier quelques services, à entrer récemment en
composition avec ses créanciers étrangers pour relever
son crédit, ou à tirer de quelques négociations l'argent
nécessaire pour vivre. Quant à un équilibre financier
quelconque, il est aussi problématique que jamais, parce
qu'il tient à toute une situation générale, et c'est ce que
montrait supérieurement un des hommes les plus éclai-
rés de l'Espagne, M. Llorente, dans un discours au sénat
vers le mois de juillet 1867. Au point de vue politique
donc, puisqueVest là que tout revient, que faisait le
gouvernement? Quelles mesures souveraines adoptait-il




L A R I C A C H O S E T L A R E V O L U T I O N E N E S P A G N E 365
pour raffermir, comme il le disait, la société ébranlée? Et
d'abord une des premières préoccupations du général
Narvaez, chef de cabinet et ministre de la guerre, c'était
naturellement l'armée, cette armée dont il lui est échap-
pé un jour de dire qu'elle était le seul soutien du trône
de la reine Isabelle.


Il s'inquiétait, si je ne me (rompe, d'une situation
qui donnait aux sous-officiers une influence trop ex-
clusive sur les soldats en les livraiît eux-mêmes à l'in-
fluence de tous ceux qui les flattaient pour les gagner, et
il cherchait à y remédier par des mesures de détail;
mais par-dessus tout, peu après son avènement, il faisait
un acte d'éclat en publiant une circulaire, restée célèbre
en Espagne, par laquelle il rappelait à l'armée qu'elle
devait rester étrangère à la politique. Jusque-là, rien de
mieux; seulement c'élait un de ces actes d'autorité qui
sont un commandement et ne demandent pas de réponse.
Cependant cette circulaire avait à peine paru que, par
un mouvement trop unanime et trop bien concerté pour
n'être pas l'exécution d'un mot d'ordre, tous les corps de
l'armée se mettaient à envoyer des adhésions au mi-
nistre de la guerre. Pendant quelques jours, la Gazette
de Madrid se remplissait de manifestations militaires.
C'était quelque chose comme il y a bientôt dix ans les
adresses des colonels en France, un vrai pronuncia-
miento, c'est-à-dire que, dans le moment même où il
détournait l'armée de se mêler à la politique, le général
Narvaez la provoquait à une intervention éclatante en sa
faveur. Si l'armée avait le droit de délibérer et de se
prononcer dans le sens que lui indiquait le général Nar-
vaez, quelle raison y avait-il pour qu'elle ne prît pas le
droit de se prononcer dans un autre sens?




366 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
Étrange fatalité d'une politique qui donnait elle-même


le signal de ce qu'elle voulait empêcher, et qui légitimait
une fois de plus cette perpétuelle intervention de l'armée
dans les affaires publiques en lui donnant la couleur
d'une protestation monarchique ! Mais en dehors de cet
appel, peut-être dangereux, à la fidélité de l'armée,
deux mesures entre toutes restent l'expression caracté-
ristique de la pensée de ce ministère restaurateur de l'au-
torité: je veux parler de la loi de l'ordre public et
de la loi sur la presse, deux actes purement dictatoriaux
d'ailleurs, que rien n'autorisait le ministère à promul-
guer, qui précédaient de quelques jours à peine les élec-
tions et la réunion des chambres nouvelles.


Si le gouvernement, par la loi de l'ordre public, n'a-
vait songé qu'à entourer de quelques garanties de plus
la sécurité privée, ce n'eût été vraiment rien de trop. Il
y a eu des moments, depuis 1866, où les journaux se
remplissaient de récits de toutes sortes de crimes qui se
multipliaient un peu partout, notamment en Andalousie
et en Catalogne, et on a vu des capitaines-généraux de
provinces, au risque de se substituer à toutes les juridic-
tions ordinaires, se croire obligés de publier des bandos
terribles contre les incendiaires, les faussaires et les as-
sassins, qu'ils représentaient comme des révolutionnaires
déguisés. Malheureusement ce n'est pas pour cela que le
gouvernement se mettait en frais de dictature. 11 y a
dans cette loi de l'ordre public deux ou trois articles qui
en révèlent toute la pensée, qui constituent la plus for-
midable hiérarchie d'arbitraire, qui dépassent même les
sévérités du temps de Ferdinand VII et du trop fameux
Calomarde. Un de ces articles notamment donne à l'au-
torité civile, gouverneur ou alcade, le droit d'expulser du




LA REACTION ET LA REVOLUTION EN ESPAGNE 3(57
lieu de leur habitation les personnes jugées dangereuses.
L'expulsion peut durer quarante jours, après lesquels un
lieu de résidence est définitivement assigné « a l'individu
ou aux individus suspects ». Il y a en Espagne quelque
chose comme neuf mille alcades, dont trois mille au
moins ne savent pas ou savent à peine lire, et voilà ces
autorités disposant discrétionnairement de leurs conci-
toyens !


Voilà l'arme mise au seryice des passions politiques
et même des passions locales. Et si on veut savoir
comment et dans quel esprit cette mesure peut être en-
tendue, il y a un fait qui a pu être cité au sénat sans
être- démenti. Dans une province vivait paisiblement un
individu d'une certaïrre importance, qui était le candidat
naturel de son pays aux élections. On fait observer à ce
brave homme qu'il doit,renoncer à la candidature sous
peine d'éprouver des désagréments, et, comme il sait ce
que cela signifie, il se désiste en effet. On revient bientôt
vers lui et on ajoute que cela ne suffit pas, qu'il faut en-
core qu'il écrive à ses amis pour recommander un autre
candidat. Pour cela, il résiste et déclare qu'il ne peut
recommander des personnes qu'il ne connaît pas. « Fort
bien, lui dit-on, alors vous allez vous rendre en exil à
Oviedo. »


Le gouvernement n'avait pas attendu sans doute d'a-
voir fait sa loi pour la pratiquer. Depuis un an, il a mul-
tiplié obscurément les mesures de déportation, d'exil
ou d'internement, et on peut ajouter qu'il a tourné ses
rigueurs avec une prédilection particulière contre tous
ceux qu'il soupçonnait d'être affiliés à l'union libérale;
mais enfin jusque-là c'était la sévérité d'une dictature
temporaire. La loi nouvelle en fait une condition nor-




308 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
maie Or. cette faculté discrétionnaire étant donnée, il
est clair que l'article de la constitution garantissant la li-
berté individuelle peut être rétabli ; ce n'est plus qu'un
vain mot, la liberté des citoyens est livrée au bon plaisir
administratif, et ce n'est pas sans raison qu'on a pu dire
en plein sénat que sous ce-régime un honnête homme n'a
plus qu'à s'en aller, à émigrer.


Et la loi sur la pressel Voilà bien, croyons-nous, la
dixième loi par laquelle on a la précaution, au-delà des
Pyrénées, d'enchaînerla presse sous prétexte de réprimer
ses excès. On a essayé de tous les moyens, on a épuisé
toutes les combinaisons. L'auteur de la loi nouvelle,
M. Gonzalez Bravo, a du moins imaginé quelque chose
d'original et d'inattendu. Il a créé ce qu'on peut appeler
la censure dérobée et même l'avertissement clandestin,
ayant, quant à l'effet pénal, la même valeur qu'un aver-
tissement public.


Expliquons ceci : Un journal ne peut rien faire pa-
raître qui n'ait été communiqué deux heures avant la
publication à une autorité spéciale chargée de surveiller
la presse. Si cette autorité ne dit rien, tout va le mieux
du monde. Si elle signale un article comme dangereux,
comme ne pouvant pas passer, le journaliste se trouve
placé dans cette alternative d'accepter la sentence qui
lui est signifiée ou de demander à être jugé par un tri-
bunal. S'il est jugé, il risque d'être supprimé; s'il se ré-
signe à l'arrêt discrétionnaire du fiscal, après trois aver-
tissements de ce genre il peut être suspendu, c'est-à-
dire qu'un délit qui n'a pas été commis, puisque l'article
n'a pas été publié, n'est pas moins puni. C'est une com-
binaison aussi ingénieuse que nouvelle du système pré-
ventif et du système répressif. Et ici d'ailleurs, comme




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 369
en ce qui touche l'ordre public, le ministère n'a fait que
consacrer parla loi ce qu'il n'a cessé de pratiquer.


La vérité est que depuis un an les journaux espagnols
peuvent parler de tout, du Mexique, de la Crète, de
l'Italie, de la France ou de la Chine, de tout, excepté de
l'Espagne. Il y a quelque temps, un journal a voulu publier
simplement, sans nul commentaire, deux ou trois articles
de la constitution, il ne l'a pas pu. Un sénateur a voulu
rectifier la date de sa nomination, il n'a pu faire insérer
une note parce que cela contrariait une assertion d'un
membre du gouvernement. Un journal peut parler, même
avec enthousiasme, de la harangue d'un ministre, il ne
peut rien dire d'un discours d'un membre de l'opposi-
tion. Et sait-on quel est le résultat de cet étrange r é -
gime? C'est de créer, à défaut d'une presse publique,
libre et responsable, une presse clandestine qui s'en-
flamme de toutes les passions révolutionnaires et qui
échappe à toutes les inquisitions, qui brave l'état de
siège lui-même et se répand partout sous le nom de
l'Éclair, Y Alerte, etc.


C'est.l'éternelle chimère des dictateurs et des sauveurs
de se figurer qu'ils sauvent quoi que ce soit, qu'ils vont
fonder une sécurité durable en brisant toutes les contra-
dictions, en créant par un artifice de pouvoir l'unanimité
des adhésions, en faisant le silence autour d'eux. l isse
trompent toujours. Ce qui ne se dit pas publiquement se
dit tout bas et passe à travers les mailles de toutes les po-
lices ; ce qui ne peut se publier dans le pays même se pu-
blie au dehors, et revient, on le sait de reste, altéré,
grossi, exagéré. Alors ils s'irritent; ils fulminent la peine
de mort contre les auteurs de journaux clandestins, ils
déblatèrent contre les journaux étrangers, qu'ils ne peu-


si .




3*0 L E S HliVOUJTIONS |)K L ' K S P A C N E
vent atteindre. Le gouvernement actuel de l'Espagne a
fait ainsi. Il a expédié des circulaires à l'extérieur et à
l'intérieur contre la presse européenne; il a provoqué,
pour s'en faire un appiii contre elle, des manifestations
de tous les corps de l'État, grands et petits, de tous les
conseils possibles, un vrai pronunciamiento adminis-
tratif faisant suite au pronunciamiento militaire, et au
demeurant il n'a fait autre chose que donner une repré-
sentation vaine, parce que c'est le châtiment des pou-
voirs qui prétendent vivre sans la liberté de créer des
situations sans vérité et sans sécurité.




Le dernier mot de ce système, c'est évidemment l'ab-
solutisme, un absolutisme plus ou moins déguisé. Le mi-
nistère espagnol, il est vrai, désavoue cette pensée
comme inspiration permanente. Il en est toujours à cette
idée de six mois ou un an de dictature nécessaire pour
réorganiser et discipliner l'Espagne avant de lui rendre
la liberté et la constitution, et il est très-vrai qu'il a
rendu au moins un apparent hommage à cette constitu-
tion en faisant des élections, en réunissant des chambres
nouvelles; il est très-vrai qu'il ne va pas jusqu'au bout,
que d'autres à ses côtés vont plus loin que lui, et que par
une fortune singulière il est traité quelquefois ainsi qu'il
traite lui-même l'union libérale, comme un pouvoir qui
n'a pas rompu entièrement avec la révolution. En réalité
cependant cette pensée d'absolutisme se déploie ostensi-
blement dans tout ce que fait le ministère espagnol, dans
sa manière d'interpréter théoriquement ce qui reste du
régime représentatif, et surtout de le pratiquer. Je ne
veux prendre que deux faits qui sont le complément
du système.


La constitution de 1845 existe, on le dit; elle n'a pas
été du moins supprimée, et c'est encore le mérite du mi-




372 LES R É V O L U T I O N S DE L'ESPAGNE
nistèreNarvaez d'avoir reculé jusqu'ici devant la penséede
la réformer par un acte sommaire de dictature. Malheureu-
sement, dans le rapport qui précède le décret de disso-
lution des cortes du 30 décembre 1866 et qui est l'œuvre
de M. Gonzalez Bravo, il y a quelques phrases savam-
ment obscures ou trop claires qui ne promettent pas
peut-être des jours sereins à celte malheureuse constitu-
tion, sur laquelle, sans parler des révolutions, toutes les
menaces de réforme sont suspendues depuis quinze ans.
« L'expérience d'essais répétés pendaut trente-trois ans
de cruelles vicissitudes et de révoltes stériles, dit M. Gon-
zalez Bravo, nous découvre au milieu des catastrophes
les plus étranges et les plus imprévues un fait primordial
qu'il n'est donné à personne de méconnaître. — La cons-
titution interne et réelle de celte antique nation n'est
point du tout d'accord avec l'interprétation qu'ont don-
née souvent aux lois politiques faites durant leurs dir
verses dominations les partis qui nous divisent et nous
déchirent. Les conseillers responsables de Votre Majesté
jugent que ceci est une des occasions les plus favorables
pour établir l'indispensable relation, la'nécessaire har-
monie entre les éléments véritablement constitutifs de la
nation et le correct développement de la loi fondamen-
tale que nous nous proposons de conserver... L'heure
est venue pour les Espagnols d'être gouvernés selon l'es-
prit de leur histoire et la nature des sentiments qui cons-
tituent leur caractère essentiel, e t c . . » Que veut dire
tout cela sans phrases, en rude et franc langage, si ce
n'est que cette infortunée constitution de 4845 est fort
malade théoriquement, puisque ses médecins attitrés la
jugent ainsi ?


Ce qui est certain, c'est qu'elle est plus malade encore




LA RÉACTION ET LA REVOLUTION EN ESPAGNE 373
peut-être dans la pratique, et qu'elle est considérée à
peu près comme si elle n'existait pas, même quand le
gouvernement se croit tenu encore de faire des élec-
tions, d'ouvrir des chambres, ne fût-ce que pour leur
demander la sanction sommaire de tout ce qu'il a fait.
Qu'on renarque d'abord dans quelles circonstances se
faisaient les élections de 1867 : elles avaient lieu au
mois de mars, et l'état de siège était à peine levé la veille
du jour où 13 scrutin devait s'ouvrir. Le gouvernement
avait eu le s tin d'ailleurs, avant de lever l'état de siège,
de s'armer de ses lois sur l'ordre public, sur la presse,
c'est-à-dire que rien n'était changé. Depuis six mois, les
hommes principaux des divers partis qui auraient pu en-
trer en luit ; étaient en fuite, ou déportés et internés, et
ceux qui restaient n'auraient osé se jeter dans ce combat
inégal, témoin ce candidat dont je racontais la triste mésa-
venture.


D'un scrutin ainsi ouvert sous le coup d'un état de
siège levé de la veille, sous le poids d'une dictature qui
restait armée et qui était décidée à tout, au milieu de la
dispersion des partis, que pouvait-il sortir? Un congrès
unanime, cela est clair, — sauf deux ou trois députés de
l'opposition qui ont percé à travers tout, on ne sait com-
ment, sans avoir à coup sûr beaucoup fait pour cela. Les
congrès unanimes en Espagne et même ailleurs sont le
signe essentiel des situations violentes, et ils n'ont jamais
rien sauvé, au contraire. Le sénat, où depuis longtemps
sont entrés des hommes de tous les partis, le sénat ne
pouvait être aussi unanime, et dans cette assemblée assez
mêlée il y avait les discussions les plus sérieuses, les plus
vives, où la politique ministérielle avait à essuyer le feu
d'une opposition indépendante. Qu'on ne s'y trompe pas




374 L E S R É V O L U T I O N S D E I . ' E S P A G N E
pourtant, ces discussions, si animées qu'elles fussent,
avaient je ne sais quoi de stérile et d'inefficace; l'oppo-
sition combattait en quelque sorte pour l'honneur des
armes bien plus que dans l'espoir d'une victoire impos-
sible ; l'issue du combat était fixée d'avance, non-seule-
ment parce que le gouvernement s'était assuré le vote
par des promotions de sénateurs, mais encore parce que
dans ces débats il laissait entrevoir comme la pointe de
l'épée de sa dictature. En un mot, ces scènes parlemen-
taires se ressentaient manifestement d'une situation où
l'omnipotence ministérielle se déguisait à peine, elles
étaient brillantes et inutiles.


Les chambres semblaient n'avoir d'autre mission que
de sanctionner en bloc tout ce qu'avait fait le gouverne-
ment, de se conformer à sa pensée et de lui renouveler
les témoignages de leur confiance. La liberté individuelle
existait-elle ou restait-elle suspendue, et les sénateurs
eux-mêmes, en exprimant leurs opinions avec indépen-
dance, ne pouvaient-ils pas être exposés à quelque
mésaventure? On avait de la peine à obtenir du ministère
des assurances un-peu nettes, et encore M. Gonzalez
Bravo mettait-il une sorte d'ironie hautaine à spécifier
que l'inviolabilité des membres des assemblées n'existait
que pendant la durée de la session. On aurait volontiers
assuré qu'on n'avait emprisonné le général Serrano que
pour son bien, pour lui éviter les désagréments d'une si-
tuation où il aurait pu se compromettre. Des sénateurs
appartenant au tribunal suprême de justice se permet-
taient-ils de voter en toute liberté dans un sens qui n'était
pas celui du gouvernement, ils étaient aussitôt destitués.
11 n'est pas jusqu'au président du sénat, le vieux et inof-
feusif marquis de Miraflores, qui, bien que nommé par le




LA REACTION ET I.A REVOLUTION EN ESPAGNE 375
ministère, n'ait été bientôt conduit à donner sa démission.
Il était trop indépendant, il s'est cru suspeet, et un beau
jour il est parti pour Aranjuez sans vouloir entendre
parler de reprendre la présidence.


Cette incompatibilité entre un conservateur tel que le
marquis de Miraflores et le ministère est certes un des
signes les plus curieux d'un ordre de choses où l'indé-
pendance et la contradiction deviennent une anomalie,
presque un acte de révolte. Le sénat au reste a fini par
voter tout ce qu'on lui demandait, même une réforme de
son règlement inspirée par l'esprit de réaction qui règne
aujourd'hui. Je ne parle pas du congrès, qui ne pou-
vait être embarrassant que par son unanimité exemplaire,
unanimité égale à celle de tous les congrès modérés,
quand les modérés ont triomphé, aussi bien que celle de
tous les congrès progressistes, quand c'étaient les pro-
gressistes qui avaient le pouvoir. Ce que je voudrais
montrer surtout, c'est ce qu'il y a de factice, d'entière-
ment subordonné dans la pratique des institutions parle-
mentaires rudoyées par un gouvernement que M. Gon-
zalez Bravo ne veut pas laisser appeler un gouvernement
d'absolutisme, mais qu'il appelle, par un heureux euphé-
misme, une concentration des forces conservatrices.




VIII


C'était l'apparence, ce n'était pas évidemment la réa-
lité du régime constitutionnel, pas plus que les lois faites
par le ministère n'étaient la réalité d'un régime civil
régulier. M. Llórente, dans ce récent discours dont je
parlais, discours aussi juste que prévoyant et que mo-
déré, mettait à nu cette situation dans son rapport avec*
le degré de crédit que l'Espagne peut obtenir au dehors;
il caractérisait d'un mot la politique du gouvernement en
l'appelant un triomphe complet, décisif, sur les opposi-
tions légales, totalement découragées et désarmées au-
jourd'hui, tandis que les oppositions révolutionnaires ne
l'étaient nullement. Et, s'élevant plus haut, il montrait
que la plupart des pays de l'Europe, même les plus
éprouvés, s'ils n'avaient pas toutes les libertés, en avaient
au moins quelques-unes, — que la France, à défaut de
la liberté politique et parlementaire, avait la liberté civile
et économique, que la Prusse avait la liberté philoso-
phique, intellectuelle, que le Portugal, l'Italie, la Hol-
lande, la Belgique, avaient beaucoup de ces libertés, (pie
les peuples anglo-saxons les avaient toutes, — « de
façon, ajoutait-il, que chez toutes les nations de l'Europe,
pour les manifestations de leur vie-, on a cherché un




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 377
champ où pût se déployer l'activité qui leur est propre,
car le pays h qui on enlève la liberté dans tous les sens
est un pays mort, un pays qui a cessé d'appartenir a la
grande famille de l'Europe occidentale... Eh bien! en
Espagne, la liberté intellectuelle, la liberté de l'ensei-
gnement, nous ne les avons jamais eues. Quant à la liberté
administrative, après avoir copié fidèlement la législation
française, — j e ne dirai pas si nous avons bien ou mal
fait, — il est certain que les communes et les provinces
en manquent complètement. De la liberté commerciale il
suffit de dire que, lorsque les étrangers parlent du sys-
tème prohibitif, ils ont coutume de l'appeler le système
espagnol : celle-là non plus, nous ne l'avons jamais eue.
Il nous restait une certaine dose de liberté civile; il nous
restait un régime électoral qui, bien que défectueux, as-
surait le degré de liberté parlementaire qui existait.
Qu'a-t-on fait de la liberté civile? Les discours qui ont
été prononcés ici le disent suffisamment. La liberté par-
lementaire, va disparaissant, ou est sur le point de dis-
paraître. Quereste-t-il donc?... »


C'est là en effet le dernier mot de la situation, c'est là
la question. Les libertés de toute sorte pratiquement en-
tendues ne sont que les manifestations de l'activité d'un
pays, et quand toutes les issues sont successivement
fermées à cette activité, que reste-t-il? La conséquence
est fatale : le inalaise, l'agitation sourde, l'inquiétude
facile à enflammer, la conspiration, la révolution. C'est
ce qui s'est produit bientôt en Espagne. Il est arrivé que
lés passions révolutionnaires se sont ravivées, ont retrouvé
leur activité et leurs espérances dans la mesure où la
politique de compression s'accentuait. En 1866, le
général Prim avait singulièrement perdu de son crédit;




378 L E S R É V O L U T I O N S D E 1 , ' E S P A C N E
le système du gouvernement n'en a pas fait un grand
homme, mais il lui rendait des complices. Au lendemain
de la bataille de juin, les partis ennemis étaient complè-
tement abattus et démoralisés; ils ne tardaient pas à re-
prendre courage et à renouer les fils de leurs complots.
Les rigueurs répressives, en grossissant démesurément
les émigrations, créaient encore une fois autour.de l'Es-
pagne des camps d'agitation et d'hostilité, des foyers où
s'allumaient, où s'entretenaient la vengeance et la haine,
et de là, par une sorte d'irrésistible logique, naissait la
possibilité d'insurrections nouvelles comme celle qui
éclatait au .mois d'août 1867, qui faisait une irruption
violente en Aragon et en Catalogne, et semblait un mo-
ment devoir être la continuation ou la revanche de la
bataille de juin.


Cette insurrection du mois d'août 1867, elle a une
médiocre histoire; elle a commencé et fini en quelques
jours. Les chefs étaient encore ceux qui se battaient en
1866 à Madrid, Pierrad, Contreras, sans parler de Prim,
l'invisible et l'insaisissable. Des bandes poussées à tra-
vers la frontière ou ramassées un peu partout et courant
la campagne sans enlever une ville, sans livrer un combat
sérieux, voilà tout ce qu'elle a été. Elle s'était fait an-
noncer avec fracas depuis plus d'un mois et avait presque
donné rendez-vous à l'heure fixe au gouvernement, qui
ne pouvait faire moins que de l'attendre l'épée tendue,
et qui eût été bien aveugle ou bien abandonné s'il n'avait
su jour par jour tout ce qui se préparait. Elle finissait
rapidement, autant que les choses finissent au-delà des
Pyrénées. Sa vraie et unique force était la situation faite
à l'Espagne. C'est toujours le cercle fatal : la réaction
est la raison d'être de la révolution, comme la révolution




.LA RÉACTION ET LA REVOLUTION EN ESPAGNE 379
est la raison d'être de la réaction. Quant à cette insur-
rection nouvelle, en dehors des causes générales qui
pouvaient allumer un incendie à une étincelle, en susci-
tant un soulèvement plus étendu à un signal parti de la
Catalogne, elle avait en elle-même, il faut le dire, tout
ce qu'il faut pour préparer une victoire au ministère de
Madrid.


Les partis révolutionnaires et ceux qui les favorisent
se font toujours illusion parce qu'ils se livrent à une sorte
de fatalité qui obscurcit leur jugement et les empêche de
voir la réalité des choses. Ce dont l'Espagne a grand be-
soin, ce qu'elle désire au fond et ce qu'elle ne trouve pas,
ce que tous les partis lui refusent, ce n'est pas une révo-
lution, c'est un régime régulier, c'est une liberté suffi-
sante s'abritant sous une loi équitable, protégeant le
développement naturel de tous les intérêts et laissant la
porte ouverte à tous les progrès. Si le dernier mouve-
ment s'était produit sous ce drapeau de la liberté et de
la loi, s'il avait eu pour chefs des hommes dont l'inter-
vention eût été une garantie, il est toujours douteux qu'il
eût réussi du premier coup ; mais il aurait du moins
trouvé dans le pays une force morale devant laquelle le
gouvernement serait demeuré paralysé, et il serait resté
dans tous les cas une de ces causes qui se préparent au
succès par une première défaite. Tel qu'il apparaissait, il
n'était que le produit d'une coalition incohérente et d'une
ambition impatiente. La première cause de faiblesse était
son chef.


Cette insurrection en effet, comme celle du mois de jan-
vier 1866, comme celle du 22 juin,n'était que le résultat
d'un effort nouveau et violent du général Prim pour se
substituer dans la direction, dans le commandement du




aso L E S i t i í v o M m o x s n E L ' F S P A G N E
parti progressiste, à Espartero, qui, tout vieux qu'il soit
et tout inactif qu'il ait toujours été, avait du moins l'as-
cendant d'une position exceptionnelle et d'un caractère
qui n'a jamais pu se plier à certaines inconsistances.


^Malheureusement ou heureusement le général Prim n'a
de ce rôle de chef de parti que la turbulence et l'ambi-
tion. Vaincu à deux reprises, en 1866, il ne s'était pas
découragé; il s'était remis à l'œuvre, il avait transporté
son camp h Bruxelles. Son rêve a toujours été une insur-
rection militaire ; mais il est bien clair que ce n'est pas
sur l'état-major de l'armée espagnole qu'il peut compter ;
là il ne rencontrerait que des adversaires prêts à le com-
battre ou à lui disputer un succès; les seuls généraux qui
se soient montrés disposés à le suivre jusqu'ici sont des
hommes dévoyés par quelque déception et qui n'ont jamais
eu d'ailleurs une bien grande notoriété. Quant au degré
d'appui qu'il pouvait trouver parmi lessous-officiers avec
lesquels il s'était efforcé de nouer des intelligences, on a
vu plus d'une fois ce qu'il faut en croire.


Quelle confiance, d'un autre côté, le général Prim
pouvait-il inspirer aux partis? Sa carrière offre le spec-
tacle singulier d'un homme qui a été, il est vrai, pro-
gressiste autrefois et qui revient aujourd'hui demander
aux progressistes la satisfaction de sa dernière ambition,
mais qui se rattache aux modérés par toutes les faveurs
qu'il en a reçues, qui l'ont fait ce qu'il est. C'est la révo-
lution de 184'3 contre Espartero qui le faisait colonel,
c'est le rude traitement infligé par lui à sa ville natale
insurgée qui le faisait brigadier et comte de Reus. Au
lendemain d'un attentat dirigé, il y a vingt ans, contre
Narvaez et où il était impliqué, à la suite duquel il était
même condamné, c'est Narvaez qui le relevait pour l'en-




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 381
voyer comme capitaine-général à Puerto-RJco. Au mo-
ment de la révolution de 1854, il avait accepté du minis-
tère Sartorius une mission en Orient. C'est O'Donnell qui
lui faisait une place dans la guerre du Maroc, et lui four-
nissait l'occasion de devenir marquis et grand d'Espagne.
Il est inutile de rappeler cette triste expédition du Mexi-
que au début de laquelle les journalistes de son quartier-
général le présentaient comme un Achille, comme un dieu
Mars, comme un fondateur de dynastie. Personnage
étrange qui travaille pour la liberté en ne voulant paraître
qu'avec des états-majors, — qui se dit démocrate en énu-
mérant ses titres! Voilà le Washington ou le Lafayette
de l'Espagne dans les moments difficiles où elle se
trouvait.


Une autre cause de l'insuccès de l'insurrection de
1867,-c'est visiblement la nature de cette coalition qui
s'est ralliée autour de Prim. Les progressistes se ressen-
tent aujourd'hui de la situation qu'ils se sont faite et
qu'ils ont faite à l'Espagne. En restant au-delà des Pyré-
nées, en continuant à se mêler au mouvement légal du
pays, ils auraient pu assurément exercer une action utile
et concourir à créer ce jeu régulier des partis qui est la
condition naturelle et la force de la vie constitutionnelle.
En rompant au contraire avec toute action légale, ils se
sont placés dans le vide, ils se sont mis dans l'obligation
de faire une révolution ; mais quelle révolution ? C'est
justement leur faiblesse d'être par leurs idées assez peu
révolutionnaires, et parmi toutes ces libertés que M. LIo-
rente énuinérait dans le sénat, il y en a beaucoup
que les progressistes n'admettent pas. Que reste-4-11
donc? Une simple'guerre à la dynastie par rancune,
par passion, pour faire quelque chose. Le parti dé-




382 LES «ÉVOLUTIONS HE L'ESPAGNE
uiocratique lui-même n'était pas dans une situation
moins fausse.


Quel avenir peut avoir ce parti en Espagne? Je ne sais.
11 ne recule pas, lui, devant de plus vastes programmes
libéraux; il admet tout, et, s'il a plus d'audace d'imagi-
nation que d'esprit pratique, il du moins l'avantage des
partis spéculatifs, celui de mettre les principes au-dessus
des hommes. Que faisait-il cependant? Il abaissait ces
principes devant l'épée d'un homme dans lequel il n'a
aucune confiance, qu'il considère comme un futur dicta-
teur, de telle sorte que ce mouvement était le résultat
d'un compromis obscur et incohérent entre toutes ces
velléités agitatrices. Prim, après avoir refusé longtemps
de supprimer le nom de la reine sur son drapeau, sous
prétexte que l'armée ne le suivrait pas, a fini par l'effa-
cer pour avoir le concours des démocrates. Les progres-
sistes, qui ne voulaient pas du suffrage universel, s'y
sont résignés pour une fois. Le parti démocratique a ac-
cepté Priin pour sortir de l'inaction, pour tenter l'aven-
ture. Voilà tout ce qu'on avait à offrir à l'Espagne !




L'insurrection devait être vaincue. Ce qu'elle aurait
pu produire, si elle avait réussi, n'est pas facile à pré-
voir; sa défaite avait cet avantage de créer encore une
fois un de ces moments où les gouvernements retrouvent
la liberté de leur action. Que ressort-il de tous ces événe-
ments, de toutes ces complications intimes et énervantes,
de la situation tout entière de l'Espagne? Un fait simple
et lumineux bien propre à faire réfléchir des hommes
après tout d'une claire et vive intelligence comme le gé-
néral Narvaez : c'est que la vraie politique de~ l'Es-
pagne a son point central entre ces deux choses qui s'en-
gendrent éternellement, la révolution et la réaction. La
luite a sans doute ses entraînements et ses fascinations.
L'ordre une fois rétabli cependant, la vérité reparaissait,
et cette vérité c'est qu'une politique à outrance ne pour-
rait que dénaturer entièrement la monarchie espagnole
telle qu'elle est sortie de toute l'histoire contemporaine.
Si l'absolutisme devait renaître en Espagne, ce ne serait
pas lu royauté d'Isabelle II qui en serait la personnifica-
tion naturelle. Le sang versé pendant sept ans de guerre
civile .aurait été inutile. Par son origine, par toutes les
circonstances dans lesquelles elle s'est affermie, par la




381 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
force des choses, la monarchie actuelle n'est et ne peut
être que constitutionnelle. Ce n'est pas la liberté qui l'a
mise en péril, c'est le tourbillon des passions et des am-
bitions, c'est cet acharnement à remettre sans cesse
toutes les lois en doute. Le Portugal, auquel bien des
Espagnols envient de s'unir, le Portugal a eu, lui aussi,
ses agitations, et la dynastie de Bragance a eu ses mo-
ments d'impopularité. Depuis quand le Portugal est-il
pacifié, et la dynastie a-t-elle retrouvé ce bon air de la
popularité? Depuis que la liberté la plus complète règne
à Lisbonne. Et le général Narvaez lui-même, le parti
modéré qui marchait sous sa direction n'étaierîl-ils pas
intéressés à abréger le plus possible le règne de cette
politique dictatoriale? A rester dans cette situation à la
fois ambiguë et violente, ne s'exposaient-ils pas à être
bientôt dépassés par un absolutisme plus tranché qui
avait ses représentants jusque dans le gouvernement ou
autour de lui et lui offrait un appui compromettant?


Quoi qu'il en soit, l'insurrection de 1867 était vaincue
et le gouvernement ne changeait pas de politique. 11
restait dans cette attitude de guerre vis-à-vis d'un en-
nemi invisible; il ne voyait pas que c'était lui-même qui,
par ses procédés, par son système, faisait la force de cet
ennemi, s'il existait, en lui offrant de trop légitimes pré-
textes; et sous ce rapport la situation pouvait un jour ou
l'autre redevenir singulièrement grave. L'insurrection
dont le général Prim avait pris l'initiative était vaincue à
la vérité, et elle avait échoué surtout parce qu'elle était
restée isolée, parce que d'autres éléments libéraux ne s'y
étaient point mêlés ; mais il n'était point impossible cer-
tainement, si une situation violente se prolongeait, que
ces éléments eux-mêmes ne vinssent à s'agiter, que




LA RÉACTION ET LA REVOLUTION EN ESPAGNE 385
toutes les forces libérales ne finissent par se réunir sous
un chef plus' autorisé, tel que le général O'Donnell par
exemple. Le danger existait à coup sûr, il pouvait de-
venir menaçant lorsque le gouvernement se voyait tout
d'un coup garanti de ce côté par un événement imprévu.
Le général O'Donnell mourait subitement le 5 novembre,
à Biarritz. C'était un chef de parti de moins dans les
luttes où l'Espagne se trouvait engagée.


Quelques contradictions qu'il y eût d.ans la vie du gé-
néral O'Donnell, duc de Tetuan, quoiqu'il eût donné le
signal d'une insurrection militaire dans le sens le plus
libéral en 1854 après avoir pris part autrefois à d'autres
insurrections dans le sens conservateur le plus prononcé,
c'était à travers tout un homme fait pour le commande-
ment, d'un caractère énergique et froid-, d'un esprit
ferme et modéré, un des chefs les plus brillants formés
dans la guerre civile qui avait donné le trône à la reine
Isabelle. Il n'avait pris sérieusement un rôle politique
qu'à partir de la révolution de 1854, et depuis ce mo-
ment il avait occupé le pouvoir à plusieurs reprises, une
fois même pendant cinq ans, de 1858 à 1863. Ce n'était
pas lui qui avait donné son nom au parti qui s'est appelé
et qui s'appelle encore l'union libérale; mais il lui avait
donné un chef, il avait porté ses idées et sa politique au
pouvoir. Je ne veux pas assurer qu'avec le général
O'Donnell l'Espagne jouit d'un régime constitutionnel
parfait; le duc de Tetuan avait du moins le mérite de
sentir qu'un certain degré de libéralisme était nécessaire;
il avait étendu le système électoral, il avait placé la presse
dans des conditions moins dures, et c'est lui qui avait
fini par reconnaître le royaume d'Italie en 1865. Après
la chute de son dernier ministère en 1866 à la suite de




386 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A C X E
l'insurrection du 22 juin, il.avait senti que le mieux
pour lui était de s'éloigner momentanément de la poli-
tique, et il n'avait cessé de résider en France, peut-être
avec la pensée secrète d'enlever au ministère qui avait
pris sa place l'occasion de tenter quelque chose contre
lui dans des circonstances données.


Quoique la disgrâce qui l'avait frappé dans un moment
critique, au lendemain d'une insurrection vigoureusement
réprimée eût laissé sans doute dans son esprit quelque
amertume, il ne s'était cependant mêlé à aucune agitation
contre le cabinet Narvaez ; il était surtout resté étranger à
l'insurrection d'août 1867. Du sein de cette apparente
retraite toutefois il ne cessait d'avoir une grande autorité
sur ses amis, de diriger le parti qui le reconnaissait pour
chef, et s'il avait détourné jusque-là ses partisans de
toute tentative, ce n'était un mystère pour personne
qu'entre l'insurrection d'août et le jour de sa mort il avait
commencé à prendre une attitude plus accentuée; il sem-
blait rentrer dans une période d'opposition plus active
qui, vu l'état de l'Espagne et le caractère des hommes,
pouvait conduire fort loin. Bref, on commençait à consi-
dérer comme possible un mouvement de résistance libérale
dont il aurait pu être le chef, et par son intervention ce
mouvement serait devenu sans contredit des plus sérieux.
Sa mort soudaine coupait court à toute combinaison de ce
genre et à ce point de vue c'était un événement d'une
certaine portée politique, fait pour délivrer le ministère
d'un grand souci, pour lui permettre même d'adoucir ses
procédés.


Un autre fait d'un ordre différent aurait pu concourir
au même résultat dans les derniers mois de 1867. L'in-
succès de l'insurrection de Prim avait profondément dé-




LA REACTION ET LA REVOLUTION EN ESPAGNE 387
courage les progressistes de toute tentative à main armée
et avait jeté parmi eux un grand désordre. Un certain
nombre croyaient que désormais le mieux était de ne
plus recourir à la guerre civile, de rentrer dans les voies
légales pour soutenir la lutte par tous les moyens paci-
fiques dont on pourrait" disposer. Une telle résolution
était de nature à changer favorablement la situation des
partis en Espagne; elle eût mérité d'être encouragée par
un gouvernement prévoyant, puisqu'une des causes fes
plus sérieuses des troubles intimes de la péninsule, depuis
quelques années, était l'abstention des progressistes.
Malheureusement le ministère, emporté en quelque sorte
par une fatalité de réaction, se montrait moins disposé à
tenir compte de ces faits qu'à poursuivre la guerre contre
ce qu'il appelait la révolution, ne supportant ni résistance
ni contradiction et toujours prêt à frapper au moindre
signe de dissidence ; il ne faisait qu'entretenir un malaise
vague par la dictature, en maintenant une situation où
l'absolutisme seul régnait sous une apparence de respect
pour les formes constitutionnelles.




X


C'était donc la politique de réaction qui triomphait,
consacrée en apparence par l'unanime assentiment des
chambres. Tel était cependant l'excès de cette situation
que quelques esprits plus clairvoyants, associés au gou-
vernement, commençaient à s'inquiéter. Bref, il se mani-
festait jusque dans l'intérieur du conseil un certain con-
flit de tendances. C'est ce qui motivait une crise intime
à la suite de laquelle le ministre des finances, M. Manuel
Garcia Barzanallana, cessait de faire partie du cabinet et
était suivi dans sa retraite par le ministre de la marine,
M. Martin Belda. On était au mois de février 1868. Le
ministère, appuyé en cela par M. Nocedal, laissait voir
le respect qu'il avait pour le congrès en lui refusant
toute explication sur ce changement; mais M\ Garcia
Barzanallana était membre du sénat; il était difficile de
lui imposer silence, et l'ancien ministre des finances
expliquait sa retraite justement par la dissidence dont
je parlais. Jusque-là le ministère pouvait éprouver
de l'ennui d'un changement qui laissait entrevoir un
certain conflit de tendances, qui était de nature à inspi-
rer des doutes sur la fixité et l'homogénéité de sa poli-
tique; il n'était pas profondément atteint dans sa com-




LA RÉACTION ET LA REVOLUTION EN ESPAGNE 389
position, dans sa consistance; mais il était menacé
d'un coup bien autrement rude, aussi imprévu que dou-
ldureux, et ce coup n'était rien moins que la mort du
président du conseil lui-même, du général Narvaez, qui
succombait après une courtemaladie, le 23 avril, à Madrid.


Cinq mois auparavant c'était O'Donnell, le capitaine
de l'union libérale, qui disparaissait; maintenant c'était
le tour du chef du ministère de la réaction, de celui qui
passait, non sans raison, pour le représentant le plus
énergique du parti conservateur. Le général D. Ramon
Maria Narvaez, duc de Valence, avait près de soixante-
huit ans; il était né le 4 août 1800, à Loja, en Anda-
lousie. Comme O'Donnell, dont il était l'aîné par l'âge,
il s'était formé dans la guerre civile. Ils avaient tous deux
marché longtemps ensemble, suivant le même drapeau
des opinions modérées. La politique et encore plus l'am-
bition sans doute les avaient divisés en les jetant dans
des camps différents, et ils se retrouvaient à un rendez-
vous un peu inattendu. Depuis son entrée dans la poli-
tique, à la suite de l'insurrection qui renversa le régime
d'Espartero en 1843, le général Narvaez avait été minis-
tre, c'est-à-dire président du conseil, à bien des repri-
ses, en 1845 et 1846, de 1848 à 1851, en 1857, eu
1864. Quelques-uns de ces ministères avaient eu une
certaine durée et n'avaient pas été sans éclat. Il faut dire
qu'au milieu des vicissitudes des choses et des hommes
au-delà des Pyrénées, Narvaez n'avait jamais déserté le
drapeau modéré, quoiqu'il l'ait parfois conduit à d'étran-
ges aventures. Dans toutes les situations il avait montré
une vive intelligence obscurcie de bien des passions et
une résolution capable d'aller jusqu'aux plus dangereux
emportements.


i s .




390 L E S R É V O L U T I O N S D E 1 , ' E S P A G N E
Au fond, en se laissant aller à un violent courant de


réaction, il tenait par des fibres intimes à cette Espagne
libérale pour laquelle il avait combattu, et en exerçant
une véritable dictature il se faisait l'illusion qu'il répon-
dait à une nécessité temporaire d'ordre public ; il avait la
prétention de rester constitutionnel et volontiers il laissait
croire que tout ce qu'il faisait n'était que pour arriver à la
fondation d'un véritable régime représentatif. TJn de ses
frères d'armes, le général Concba, marquis del Duero,
en parlant de lui dans le sénat, rapportait que peu de
jours encore avant sa mort il avait dit : « L'ordre a jeté
de telles racines en Espagne et ses ennemis ont reçu de
tels coups que nous pourrons bientôt laisser de côté la
politique qu'il a fallu suivre jusqu'ici... Tout le monde sait
que j 'ai été toujours libéral et personne ne doit le nier. »
Le général Narvaez avait coutume de parler ainsi dans
les chambres comme dans l'intimité. Malheureusement la
conciliation était plus dans les paroles que dans les actes,
et en attendant cette ère d'apaisement et de libéralisme
que le général Narvaez promettait toujours de rouvrir,
la réaction était poussée à outrance. C'est en pleine vic-
toire de cette politique réactionnaire que mourait le duc
de Valence.


Ciélail évidemment un grand vide dans la situation
faite à l'Espagne, dans le ministère chargé de poursuivre
cette hasardeuse politique. Après la mort du duc de
Valence il n'y avait que deux choses possibles : ou bien
il fallait profiter de cet événement pour ap'peler d'autres
hommes au pouvoir, pour tempérer l'excès de cette
œuvre de réaction, ou bien il n'y avait dans le cabinet
qu'un homme, le ministre de l'intérieur, M. Gonzalez
Bravo, appelé naturellement à remplacer le président du




LA RÉACTION ET LA RÉVOLUTION EN ESPAGNE 391
conseil qui venait de disparaître. C'est dans ce dernier
sens que le ministère se reconstituait. Mais M. Gonzalez
Bravo, si audacieux qu'il fût, n'était pas homme à tenir
longtemps devant l'animadversion qu'il soulevait, devant
la lassitude universelle. En suivant le même système avec
moins d'autorité et avec un redoublement de violence, il
ne pouvait qu'aller droit à quelque conflagration nouvelle.
L'Espagne en est venue là. Le 18 septembre 1868, un
cri d'insurrection a été poussé dans la baie de Cadix;
en quelques jours, il a retenti dans toute la Péninsule,
ralliant cette fois toutes les forces libérales et la royauté
dTsabelIe a disparu, emportée par une révolution devant
laquelle la défense elle-même s'est sentie glacée, déses-
pérant la première d'une cause perdue d'avance.






VI


C O N C L U S I O N


S'il y eut jamais une révolution sortant invinciblement
des désordres el des vices d'une situation, c'est celle qui
s'accomplit aujourd'hui et qui semble éclater comme la
moralité saisissante de cette histoire de quinze ans dont
elle est le dénoùment.


Ce qu'il y a de frappant, de triste et aussi de profon-
dément instructif, c'est que la politique qui a conduit à
cette catastrophe est absolument sans excuse, et qu'elle
ne se justifie pas même par une de ces apparences de
nécessité qui sont toujours le facile prétexte des faiseurs
de dictatures; c'est qu'il a fallu véritablement avoir la
bonne volonté de se perdre. S'il y avait en Europe un
gouvernement qui réunit toutes les conditions de la
durée, c'était cette monarchie d'Isabelle II qui vient de
disparaître en un instant. Il y a de bonnes gens qui en
sont encore à chercher la raison de la chute de la reine
dans la violation de la loi salique et dans l'usurpation. Il
faudrait avoir du temps à perdre pour discuter aujour-
d'hui sur la loi salique. La royauté d'Isabelle avait la
légitimité du droit historique et national ; mais elle




394 L E S R É V O L U T I O N S O E L ' E S P A C N E
tenait surtout des circonstances, de l'adoption populaire
en face de l'absolutisme carliste, le caractère d'un pou-
voir rajeuni et consacré par un grand mouvement d'opi-
nion. Cette princesse détrônée a été un jour, par un
concours d'événements qui ne se reproduisent pas deux
fois, la reine de la tradition et la reine d'une révolution
nécessaire. Appuyée à l'histoire, elle était en même
temps une royauté moderne portant dans la lutte le
drapeau des idées nouvelles, ayant pour elle la jeunesse,
la popularité, la sympathie universelle. C'était sa double
force. Il lui était si facile de vivre!


Qu'avait-elle à craindre? L'absolutisme carliste, elle
l'avait vaincu ou on l'avait vaincu en son nom. Les partis
de toutes les nuances libérales lui étaient attachés par le
sang qu'ils avaient versé pour elle; ils ne l'atteignaient
pas de leurs coups, ils ne pouvaient l'atteindre sans se
désavouer eux-mêmes et sans compromettre leur cause.
Rien ne la menaçait. Elle n'avait qu'à rester l'image
tranquille et facilement respectée du pouvoir héréditaire
au sein des luttes régulières de la liberté organisée, au
milieu des partis également intéressés à la soutenir. C'est
cette fortune des premiers jours qu'elle a dissipée, gas-
pillée avec la plus folle imprévoyance. Elle a livré son
prestige, sa dignité à toutes les passions qui ont com-
mencé par le murmure avant de finir par le déchaîne-
ment tumultueux. Elle a suscité des partis anti-
dynastiques qui n'existaient pas, en leur donnant contre
elle toute sorte d'armes. Bref, elle s'est découronnée
elle-même avant d'être découronnée. Je n'en dirai pas
plus.


Ce n'est pas malheureusement la royauté seule qui a
manqué à ce premier essai de régime constitutionnel en




CONCLUSION 395
Espagne. Si parmi les partis qui se sont formés à l'ori-
gine du règne qui s'achève il y avait un parti réunissant,
lui aussi, les conditions les plus sérieuses et les plus
brillantes, c'était le parti libéral modéré. 11 avait tout
pour lui, le talent, le sens politique, le crédit, l'influence
dans le pays. Je ne prétends pas assurément qu'il eût le
monopole de l'intelligence et des lumières à l'exclusion
de toutes les autres fractions de l'opinion. Ce qui est
certain, ce qui n'est même pas contesté par tous les
observateurs sincères, c'est que pendant trente ans le
parti libéral modéré,en Espagne est celui qui a produit
le plus d'hommes supérieurs, le plus d'écrivains de mé-
rite et même le plus de généraux distingués, si bien
que parmi les chefs de la révolution actuelle il n'en est
peut-être pas un, fût-ce le général Prim, qui n'ait ap-
partenu à l'opinion modérée dans ses beaux temps. Ce
parti a péri le jour où il s'est abandonné, divisé, et où il
a déserté le terrain constitutionnel qu'il avait créé lui-
même pour courir après je ne sais quelle réforme née
sous la malfaisante influence des réactions européennes.
Ce jour-là la force du parti a été atteinte. Les uns ont
résisté, sans doute, et sont restés libéraux; ils ont fini
par se rapprocher des progressistes les plus modérés;
les autres ont glissé dans je ne sais quel absolutisme
équivoque et inavoué qui est devenu la faiblesse du
parti en même temps qu'une tentation offerte à une
royauté qui commençait à avoir besoin de complices plus
que de sérieux serviteurs.publics.


De ce double travail de dissolution de la royauté et du
parti modéré, qu'est-il résulté une première fois? La
révolution de 1854, cette ébauche anticipée de la révolu-
tion actuelle. Celte grande crise, survenue à une époque




39G L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S I ' A C N E
où tout n'était pas encore perdu, cette crise avait du
moins le double avantage de montrer tout à la fois que
le chemin qu'on suivait conduisait à d'inévitables dé-
sastres et que la révolution était encore impuissante
par elle-même. C'était comme un dernier et terrible
avertissement.


A quoi cela a-t-il servi? Le lendemain, quand le pre-
mier effroi a été passé, quand la révolution a été vaincue,
on a recommencé. Si pendant ces quatorze ans qui se sont
écoulés il y a eu des trêves, elles ont été sans durée et
sans efficacité. Après chaque tentative, on se rejetait
dans la voie fatale avec la passion du joueur qui s'acharne
à mesure que ses chances diminuent. Alors il n'y a plus
eu ni royauté inviolable, ni constitution respectée, ni
parti sérieux de gouvernement; la situation s'est étran-
gement simplifiée. Il n'y a plus eu en Espagne que deux
choses en présence : d'un côté la révolution grandissant
de nouveau, grossissant de jour en jour par le progrès
de la désaffection, sous le stimulant des vexations sans
mesure; de l'autre une résistance effarée, capricieuse,
violente, organisée non plus même par un parti, mais
par de petits dictateurs sans autorité et de petits auda-
cieux sans génie achevant la ruine d'une royauté de plus
en plus compromise. La révolution n'a eu qu'à paraître
avec ses forces nouvelles, tout a été accompli.


Oui, la révolution a triomphé; elle est restée maîtresse
de l'Espagne presque sans combat. On peut dire que du
premier coup la royauté d'Isabelle II a été balayée sans
retour; mais on fermerait bien légèrement les yeux à la
lumière si on ne voyait aussitôt uu des caractères parti-
culiers de ces événements. Cette révolution, plus grave
dans son résultat essentiel que celles qui l'ont précédée,




C O N C L U S I O N 397
ressemble cependant à toutes les autres sur un point :
par la manière dont elle s'est réalisée, par la nature des
forces qui se sont coalisées pour l'accomplir, par la diver-
gence des volontés momentanément réunies dans la
lutte, elle est en quelque sorte négative, en ce sens
que si elle sait ce qu'elle a voulu détruire, elle ne sait pas
ce qu'elle va créer. Elle est l'expression d'un sentiment
commun de lassitude et d'aversion, non d'un mouvement
populaire spontané et universel portant en lui-même son
programme. Elle veut tout, — tout ce qu'on veut dans une
révolution contre un régime d'excès politiques et reli-
gieux; mais elle n'est pas fixée sur les limites de ce
qu'elle veut, ni même sur la manière de faire ce qu'elle
pourrait vouloir. Déchaînée par la main des généraux,
elle reste naturellement sous la main des généraux, sus-
pendue entre tous les plans. C'est le chapitre de l'imprévu
qui se rouvre dans la confusion ; c'est une nouvelle
révolution de 1854 agrandie et compliquée.


Ce n'est pas que la situation de l'Espagne soit restée
absolument ce qu'elle était au lendemain de la révolution
de 1854. Les questions ont marché, les idées ont mûri.
Ce qui semblait prématuré autrefois est bien près de
devenir possible. Je ne citerai que la liberté des cultes,
toujours fort peu populaire en Espagne, même parmi les
progressistes, et qui semble avoir aujourd'hui de meil-
leures chances. Il y a eu au-delà des Pyrénées un profond
travail moral et politique auquel on n'a su opposer que
la force et des excès de réaction qui n'ont fait que l'ai-
guillonner. Le parti démocratique existait à peine il y a
quinze ans; sans être encore un parti très-puissant, il
s'est développé, il a grandi assez pour avoir un rôle
marqué dans la dernière révolution . il y a dans cette




398 L E S R É V O L U T I O N S D E L ' E S P A G N E
révolution des idées qui viennent de lui, que ses polé-
miques ont contribué à répandre. Il a produit des ora-
teurs , des publicistes, des talents brillants, et chose
curieuse, les théories les plus avancées de la philosophie
allemande ont fait leur apparition dans les universités
espagnoles; mais, sans nier un mouvement très-sensible,
sans méconnaître le progrès de certaines idées, on peut
assurer, je pense, que l'Espagne n'a pas fait autant de
chemin que sembleraient l'indiquer les programmes ré-
volutionnaires tracés après coup, et qu'il y aura, sans
doute, singulièrement à rabattre de tout ce progrès dans
la réalité. D'un autre côté, s'il y a des questions qui se
sont simplifiées, qui sont aujourd'hui plus faciles à ré -
soudre, il y en a aussi qui se sont aggravées. A mesure
que les révolutions se succèdent, elles compliquent les
problèmes qui existaient; elles en font naître de
nouveaux.


Je n'ai pas la prétention de résoudre toutes ces ques-
tions de régime politique, social, économique, religieux,
qui touchent à tous les instincts, à tous les intérêts, a
toutes les traditions d'un pays, et que les déclamations
vain£s ne font qu'aggraver. S'il suffisait, pour en finir,
de jeter dans une urne ces deux mots de république et
de monarchie en chargeant le peuple de tirer le bon nu-
méro à cette loterie, ce serait trop simple. Les difficultés
ne se tranchent, pas ainsi. Les mauvais gouvernement
"tombent vite quand ils sont arrivés à un certain point.
Ils ont péché par l'imprévoyance et par l'abus de tout,
ils sont punis par la défaillance; ils finissent par se man-
quer à eux-mêmes; un souffle suffit pour les abattre. Les
bons gouvernements ne se recomposent ni aussi vite ni
aussi aisément. Ce qui est certain, c'est que, l'Espagne




CONCLUSION 399


est en ce moment engagée dans une expérience étrange-
ment grave, où elle a tout à faire, tout à organiser, tout
à raffermir; c'est que pour elle l'heure est venue plus que
jamais, si elle ne veut périr, d'échapper à cette absurde
et criante alternative de réaction et de révolution où elle
se débat depuis longtemps. Elle ne le peut que par un
eifort énergique pour fonder enfin un régime régulier,
sensé, libéral, le seul qui puisse contenir les passions de
révolte et les rivalités ambitieuses des hommes, en
garantissant à la fois la sécurité et la liberté d'un peuple.


Novembre 1868.


FIN






T A B L E D E S M A T I È R E S


P R É F A C E , 1


I. — La Révolution de 1854 1


P R E M I È R E F A B T I B . — L'Insurrection de 1854 et la victoire
de la Révolution 1


S E C O N D E P A R T I E . — Les Cortès constituantes et la fin de la
révolution 8


II. — Le Régne de l'union libérale et le Ministère de cimq
ans 147


III. — La guerre du Maroc. — Épisode de l'histoire mili-
taire de l'Espagne 205


IV. — Les Crises du libéralisme en Espagne. — Simple his-
toire d'une situation politique.. . . 261


V. — La Réaction et la Révolution en Espagne 333


VI. — Conclusion » 393


PARIS. ~- IMP. L. P O U l ' A K l - D A V Ï L , 30, RUE DU BAC.