PRINCIPES DE LA SCIENCE POLITIQUE ------"'-- ,-~.~,.-....,.( ; r :...
}

PRINCIPES


DE LA


SCIENCE POLITIQUE


------"'-- ,-~.~,.-....,.( ; r : '~K:~.:'" i
! lj 1\" k ! ' 1\ :~ T"I \ .. ' . ~.
____.r.........




OUVRAGES DU MEME AUTEUR:


TRATTÉ DES IMOPTS CONSmÉRÉS SOUS LE RAPPORT HISTORIQUE, Eco-
NOMIQUE ET POLITIQUE EN FRANCE BT A L'ETRANGER, 2° éuition,
4 volumes in-s (1867)........................... Prix: 30 fr.


HISTOTRE DE:3 IMPoTs GÉNÉRAUX Sl.:R 1.\ PROPRIÉTÉ ET LE REVENU,
1 vol. in-S (t856)...................... Prix : 6 fr.


ETUDES HrSTORIQuES ET CRITIQUES sun LES ACTIONS POSSESSOrHES,
1 vol. in-S (t850)...... Prix : 4 Ir ,


ESSAI SUR LA. STATISTTQUE AGRICOLE DU DÉPARTEIlfENT DU CANTAL,
.2" édltion, 1 vol. grand in-tu (1804)...... .... Prix: 1 fr. [,0.


La Librairie A. SAUTON est á, ))uJme de [ournir tO'/1S les
ouxraqcs ciiés dans les Pl\I;';'CIPES DE ~A SCTENCE POLITIQt.:E.




A ...~~ .. , .'-..''~:; :-"


PRINCIPES
DE LA


SCIENCE POLITIQUE
PAR


M. E. DE PARIEU


Vice - Présidcut du Conseíl d'Etat
Membre de l'Institut. .


PARIS


A. SAUTON, LIBRAIRE - ÉDITEUR
8, liLE DES !oAIriTS-PERES, AL" PREMIER


1870






INTRODUCTION


"


--~. - -


Tout le monde admet que la politique est un art.
Tout le monde n'est pas aussi convaincu qu'elle est
une sorence.


La cause de cette disposition d'esprit resulte de
ce que la politique a été, en eífet, un art longlemps
avant d'étre une seience.


La méme GU tonto la politique résulte des déci-
sionsarbitraires d'un souverain, assisté de serviteurs
distribuésadivers degrés hiérarehiques, el oü I'idée
d'une loi indépendante de cette volonté n'existe
pour ainsi dire pas, c'est un art pour le courtisan
que de gagner les faveurs de ce maitre unique, en
étudiant son caraotere, ses qualités el de préférence
peut-étre ses Iaiblessos: c'cst un art pour lui de
supplanter les rivaux qui luí dispulent l'influence,




YI II\THODCCTlOK


dassujeüir sr~s iuférieurs a la souuiissiuu (') el d(~
conduire sa fortune personnelle.


Tout cela u'est qu'un art; cal' c'esí une prutique
habile, plus ou moins honnéte, suivant les carne-
teres par lesquels elle est appliquée: qui a ses secrets
dans la conception el l'exécution, et ses résulíats a
la fois brillants et personnellement utilcs, 3!ais on
pourrait écrire tous ces secrets, el démontrer la IJOS"
sibilité de ces résultats qu'on hésiterait a appeler
cela une science.


Au contraire, des que I'esprií s'est porté moins
sur les moyens d'exploiter une forme politique que
sur le j ugement de cette forme ellc-mñme, sur les
conditions de son existence, sur sa comparaison
avec d'autres formes différen tes, sur les rapports


(i) « Aínsí.comme tout arbre ne recoit pas, a dit Plutarque, ou
ne peut pas porter la vigne entortillée a l'entour de son tronc, et
y en a quelques-uns qui la suífoquent, et ernpéchent de croitre et
de proílter, ainsi es gouverncment des villes, ceux qui ne sont pas
vraiment gens de bien et amateurs de la vertu seulement, ains
ambitieux et convolteux de l'honneur et des grandeurs, ils ne
laissent point aux j eunes gens des moyens et occasions de faire de
belles choses, ains par envie et jalousie, les reculent, et tiennent
loin le plus qu'ils peuvent. »


Au goút d'étouffer leurs jeunes rivaux possibles, certains hom-
mes d'Etat joignent parfois l'immoralité de combattre systématí-
quement les projets dont ils ne sont pas les auteurs. C'est de
cette circonstance qUA s'est inspiré Mably dans un passage des
Eniretiens de Phocion (troisieme entreticn) : « Si Aristide el Ci-
mon eussent eu alors les mreurs basses et corrompues de notre
temps, ils se seraient soulevés contre un projet dont ils n'étaient
pus les auteurs : ils auraient préféré la perte de la Républiquo
et de la Gréce entiére, au chagrin jaloux de les voir sauver par
un autre. Ce Iut l'honnéteté des mreurs publiques qui permit a
'I'hémistocle d'étre un grand homme et de vainero les Penes. ,;
(Edition de 1783, t. JI, p. 49.)




INTRODUCTION VII


de lo politique générale et de la moralc, 011 est passé
du domaine de l'arí á celui de la science, L'étude des
connaissances forrnées daus cette voie, leur carac-
tere supérieur ala description des procédés de l'am-
bition out fait naitre l'idée d'une véritable science,
qui juge les gouvernoments existants, et décide ce
qu'ils doivent étre dans un pays donné.


Est-il nécessaire d'établir l' existence et les droits
de la science politique ? Platon les a depuis long-
temps proclnmés, en disant que la science est pré-
férable al'esprit et al'éloquence dans le gouverne-
ment des hornmes (1). Est-ce que les besoins des
sociétés civiles n'appcllent pas le concours des pro-
r:édés les plus sérieux, les plus élevés de l'osprit ?


Dans l'ordre de la ViA physique, si une organisa-
tion humaine cst menarée de ruine par un mal se-
cret, personne ne dédaigne les secours d'une science
médicale, ruéme pleine de conjectures. S'il faut
construire un navire nouveau, ou élever un édifice
commode et utile, nuI n'éoarte non plus les con-
seils de la science arehitecturale. Dans la destinée
des peuples, iI y a aussi quelque chose de plus que


(') Voyez la citation de la Jlrlzmbliqlle de Ptaton; dialogue 8,
dounée dans les termes snivants par Romagnosi, p. 88: Della
scicnca dclle ccstitucicni: Nisi pliilosoplii cicitaiibus tlomineniur,
1'1'1 hi qui nune l'i'rJr'S potentcsou« sunl legitime sufficienterque
j)/¡ilo.'wjJll1'ntlll" in iisdcniquc ciciiis polrniia el philosopliia C011-
C/lI'NI})1, tuqu«, qllod nunc IU, a diccrsi: tluobus iractcnlur in-
qcniis, non erii ciciuüi, ni })/I'(( fe)'{ opinio, tunninitmquc qeneri
requirs 1Il1a ,ma!ol'um. Voir nussi dans les OEm'1'rs morales de
Pliüarque le discours iutitulé : Ou'i[ [tui! qu'un philosonhr ('on-
'rase avee les 1)]'il1 l ' I'S 1'/ qrn tul» ,<;('i[/I1/'1I I'S.




VIII INTRODUCTION


les expédients du savoir-faire, les triomphes de
l'habileté et les menées de l'intrigue : quelque
chose de plus élevé que l'éclat des distinctions exté-
rieures ou la conquéte accumulée des récompen-
ses malériel1es : c'est le droit de la science éclnirée
et patriotique, conservatrice paree qu'elle paralyse
les passions destructives, indépendante paree que sa
lumierevient d'en haut, durable pareequ'ellerepose
sur la vérité immuahle. Un maitre de l'art des cours
distinguait déja l'homme heureux de I'hornme
sage, et il disait de ce dernier : « Si son siecle lui
est ingrat, les siccles suivants luí font j ustice (1). »


« La science intermédiaire entre la philosophie et
l'histoire du droit et qui releve de toutes les deux,
a dit un écrivain beige il ya quelques aunées, o'est
la science poiitiquc qui, en s'instruisant d'un cóté
ala philosophie du droit, du but et des principes
généraux d'organisation de la société civile, et en
consultant d'un autre coté, dans l'histoire, les pré-
cédents d'un peuple, le caractere el les mreurs qu'il
a manifestés dans ses institutions, et en examinant
l'état actuel de sa culture el ses rapports extérieurs
avec d'autres peuples, indique les réformes aUl-
quelles il est preparé par son état précédent, et qu'il
peut réaliser d'apres les données de son état pré-
sent C);»


(f) Liliomme de cour, Maxíme 20': « Si este no es su siglo, mu-
chos otros lo seran. ..


(2) Ahrens, OO1(rs de droit naturel. Bruxelles, 1838, p. 30.




lN'l'HODUCTWN IX


Acolé de l'art, en un mot, qui peut aider acnp-
tiver el a conduire les hommes, il y a les regles
d'une science qui classe les faits, montre par la 10-
gique el l'histoire les Iiens entre les principes et les
conséquences, oblige la routine a reconnaitre les
lois du progres, comme la lémérité a constater les
exigences de la tradition, et conduit enfin au bien
par la considération du vrai. Il y a eu des jardi-
niers avant qu'il y eút des botanistes; mais la
science des plantes constituée, il est difficile de la
dédaigner. Il Ya eu des pilotes avant que les géo-
graphes aient pu dresser des cartes marines; mais,
ces cartcs élablies, il est impossible aux navigaleurs
de les négliger.


La science n'a pas seulernent pour résultat d'é-
lever les esprits politiques dans une sphere plus
haute et plus clairvoyante que celle de l'art: elle a
encere pour effet de moraliser la politique.


L'antagonisme des intéréts engagés dans le gou-
vernernent des nations a pour conséquence, de
méme que toute aulre Iutte, de placer les rivaux sur
la perite de la violence el de la ruse, comme moyens
extremes de succes,


tes limites entre l'emploi légitime et l'emploi
brutal de la prépondéranco, entre la finesse et la
perfidie, s'obscurcissent aisément dans les combats
livrés pour la conquéte du pouvoir ou des divers
résultats qui font l'ambition de l'art politiqueo


Ajoutez aux tentations de l'immoralité directe
celles de la complicité par faiblesse ou flatterie, les


**




x INTRODUCTlON


abus de l'autorité comme ceux du talent, les men-
songes de certaine diplomatie comme les sophismes
el les surprises de la parole, je dirai presque de l'é-
loquence elle-mémc : et vous apercevrez ce vaste
domaine d'un art, qui n'exclut pas absolument la
prohité desconcours auxquels il preside, rnais qui est
trop souvent deshonoré par les imperfections et les
passions humaines.


La science politique tend par la gravíté de ses
maximes a purifier le domaine des passions, sans
supprimer l'importance, et méme, sous certainsrap-
ports, les progres de l'art, ennohli par le contact de
l'idée, et par le respeet des regles.


Appliquer, en eflet, les -príncipes aux circons-
tances, pourvoir quotidiennement aux besoins de
l'ordre public, assurer le succes des combinaisons
el des entreprises gouvernementales, soit par l'ac-
tion, soit par la plumo, soit par la parole , el ortli-
nairement avec l'aide d'auxiliaires inteJIigemment
choisis el dirigés avec soin, sera toujours la base
d'un art politique honoré par toutes les sociétés,
sous toutes les fortnes de gouvernement, quoique
abaissé peut-étre progressivement parmi celles que
domine l'esprit de la démocratie : art exigeant d'ail-
leurs des facultés ou clu moins des préparations
parfois distinctes de celles qui font et les savants et
les grands publicistes (').


(1) « J'ai entendu quelquefois regretter, 11 dit M. de Tocque-
ville, que Montesquieu ait vécu dans un ternps oü il n'ait pu expé-




1~Tn()DUCTION XI


Comme l'art de la politique en a devaneé la
science, la Iittérature de l'un est de beaucoup an-
térieure il celle de l'autre. Quand les nations du
nord de I'Europe s'éveillaicnt encoreapeine, quand
elles chercheient leur vie pour ainsi dire, el atten-
daient la puherté de leur génie, l'Espagne et l' Ita-
Iie, l'une dominante el Iorte , l'aulre morcelée et
souffraníe, obéissaient ú des inspiratious politiques
imparfaites, mais brillantes par leur précocité.


L'Espagne , régnant sur une partie de l'ancien
univers el onuquérant le Nouvcau-Jlonde, avait un
gouvernemenl ahsolu et puissant, souillé de plus
d'un préjugé superstitieux ou barbare, mais dans
lequel toute l'cxpérience de l'art des cours avait pu
se développer el grandir, en raison mórne des con-
ditions d'un pouvoir, obligé de concentrer sur un
point unique la direction de nalions diverses .


..


Cette expérience de la conduite au milieu des
cours, cornhinée, quand il le fallait, dans la mesure
du possible, avec le respectdes reglesmorales, trouva
ses écrivaius, et lelivrc de Gracian, Oruculo manual
?J arte de Prudencia, si souvent édité chez nos peres


rimenter la politique, dont il a tmt avancé] la scicnce , J'ai tou-
jours trouvé bCl111GOUp d'indiscrútion duns ces rcgt'ets. Peut-étra
la Iinesse un pon subtile de son esprit lui eút-el!o falt souvent
manquer dans la pratique ce point précís oú se decide le succés
des aífaires : il eút bien pu arriver qu'au lieu de devenir le plus
rare des' publicistes, il n'ait étó qu'un ¡,SS8Z mauvais ministre,
chose tres commune. » (I)iscours á l'/l ctuléniie ttes sciences morales,
1852.)




xn INTHUDUCTION


sous un nom qui le rapetisse ('), n'a pas été, dans
son genre, dépassé.


En Halie, Machiavel avait déja, aune époque
anlérieure, embrassé un ordre d'idées heaucoup
plus étendu el plus profond, et avait opéré la transi-
tion de l'art a la science. Quoiq u'il fút beaueoup
plus préoccupé de l'utilité des actions politiques
que de leur j uslice, le secrétaire de Florence fut
amené par l' étude de l'histoire : par cette lecture
des grands écrivains alaquelle il se livrait chaqué
soir dans sa petile maison des champs, apres avoir
secoué, comme iI l'écrivait avettori, la moisissure
de sa téte : enfin par le speetacle varié qu'avait of-
fert avant lui l'Italie moderne, a comparar les di-
verses formes des gouvernemenls. On a cité de lui
des observations dont le caractere général est tout a
fait scientifique e), et, ainsi qu'on l'a observé, il




s'éleva parfois aun certain idéal, dans des écrits gé-
néralement empreints d'un réalisme quelquefois
odieux e).


Apres les travaux inspires al'Angleterre par les
grandes luttes intérieures du XVUe siccle, qui out
plus ou moins instruit Hobbes, Harrington, Sidney


---------._-------- - --- -- ---- -----


(t) L'liomme de cour, de Balthazur Gracian, traduit et commenté
par A. de la lIoussaye.


(2) Par exemple, lorsqu'il a dénoncé cornme mauvaís 1 tf~ go·
verni ni di tiranni di pochi e di molii, citation tirée du t. Il l
des ceuvres de Romagnosi, p. 687. (SOlTwwrio delta teoria consti-
tusionale di Romttqnosi [atto da lui stesso.)


(3) Geschichte des Allqemeinen Staatsrcclus untl del' ]Jolitik, par
Bluntschli, p. 15.




Il\THUIlUCTIO;\, XIII


el Locke, cest en Franco que la science politique
devait grandir et se développer. A Montesquieu,
plus qu'a aucun nutro écrivain moderne, revient
1'honueur d'avoir fondé la science politique val' des
eludes d'ensemble sur les lois générales des na-
tions.


Apres lui, SOtiS l'influence complexe de réflexions
lnborieuses el de révolutions marquées d'un carae-
tere nouveau, cette science, que d'Argenson consi-
dérait de son temps comme étant dans l'enfance (1),
a fait encoré eles progres sensibles.


Ilousseau et Tocqueville se sont surtout inspirés
Ju spectac1e el de l'intelligence des institutions dé-
mocra tiques. Bonald et de Maistre out recherché
dans les ruines des révolutions les élérnenís de l'au-
torité monarchique, dont l'Europe deleur temps dé-
sirait l'influence el appelait le retour.


llomagnosi a senti la grandeur d'un plan qu'il
n'a pas eu la force d'exécuter, Iorsqu'il s'est propasé
de, construiré un monument qui ne scrait pas la
néeropole des généra tions passées, rnais la cité ele
tou les les générations vivant sons des lois lllOdé--
rées (2).


(1) Considértüions sur le gotl1'ernemenl ancien el présen; de la
France. Amsterdam, 18[IG, p. 1i,


Un contemporain peut-étre trop sévére a méme dit de nos jours :
H Dans l'état présent dos connaissances , la politique, loin d'étre
une science, est un des arts les plus tardifs , )) (Buckle, cité par la
Rccue des Dell,v-Mondcs, p. 40\, t. LXXIV.


(:!) Opere di G. Iumuumosi riordiruite al iliustrato, di' A. de
Gcorgi, t, VUI, p. ú81.




XIV lNTHUJ) UC'1'H)1'\


Malgré ces íravaux utilcs, la sC¡¡~l1CU poliíiquc me
parait avoir encore de nombreux progres á faire.
« 11 y a dans plusieurs Etats, disait iI y a quelques
années Frédéric AncilJon, de íausscs monnaies
d'idées que le peuple léger ou passionné reeoit
comme argent compfant avec une présornplion
ridicule (1). »


Est-il possible de rectificr ces crreurs, de résu-
mer el de contróler ce qu'il y a de suhstantiel dans
les apercus des meilleurs écrivains, d'y rechercher
ce qui est c1égagé de I'esprit de sysleme, el d'arri-
ver ainsi acertains éléments de In scicncc politique,
indépendants des passions de Iel rnomení et de telle


I ' ")con ree.
Voilá ce que j'ai esssayé do faire, dans les loisirs


qu'ont pu me laisser mes occupalions poliliques el
administrativos, en cherchnnt a profiler avec soin
de tout ce qui a été écrit avaní moi, el a éviter le
reproche de vouloir présornptueusernen ( commen-
cer la science, que j'aurais pluíó], acertains égnrds,
Ja simple ambition de résumer.


Un écrivain politique studicux , M. Cornwall
Lewis, dans son l'raité des métlioúce d'observal'ion
el de raisonncment en politiquc, a censuré SOtiS ce
r apporí nvcc raison plus d'un de nos devnnciers :


« Nous ferons remarqucr, dit-il en Ienuiuant un
aperen rapide des progres de !a liuérature politi-
que, qU'Ul1 défaut capital des hommes qui écriveut
.-----_.~--




lNTRODUCTIO'N xv


sur la science politique consiste dans l'habitude
qu'a chacun d'eux de commencer de novo, en se
reportant POU ou point a ses prédécesseurs. Ainsi
Hobbes fonde sa doctrine sur les príncipes généraux
de la naturo hurnaine, sans faire aucune allusion
aux travaux do ceux qui out éerit avant lui; et
Lncke, quelques années plus tard, publie un traité
sur 10 memo sujet, sans faire mention du travail de
I-Iobbes. Quelquefois le silence gardé sur ceux qui
ont écrit antérieurement est considéré comme un
mérite et commc uno preuve d'originalité de juge-
mcnt. Ainsi, M. Slewar! rnpporte avec satisfaction
ce fait que Montesquieu no cito jamáis Grotius, et
Grotius lui-méme, interrogé, dit-on , sur les meil-
leurs écrivains, répondit a son interlocuteur de
prendre un volume de papier blanc, et d'y inscrire
ce qu'il avait vu et ce qu'il avait enlendu. En réa-
lité, cependant, l'étude des écrivains qui nous ont
précédés ne gene pas l'esprit, et ne fait nul obstacle
al'originalité réelle et al'indépendance de la pen-
sée, Ces recherches, au contraire, conduisent a la
vérité et empéchenl qU8 l'auteur, ayant une pensée
qu'il croit originale, soil accusé de reproduire
comme une nouveauté ee qui était connu avant luí.
Si, au lieu d'étre arrivés au vrai, ces travaux précé-
dents sout crronés, on peut y puiser des enseigne-
monts etapprendre en touscasquelles sont leserreurs
qui ont besoin d'étre réfutées. Chaque auteur qui
traite de la science politique devrait s'efforcer autant
quepossiblo de s'approprier ou de combattre les
oeuvres de ses prédécesseurs Cette fa <,;0n de penser a




XVI INTHOlJUCTIUN


été si peu communs jusqu'ici, que les ouvrages po-
litiquessérieuxgardent, comme les ceuvres d'art, un
caraotere individuel. Leur valeur n'est pas dirni-
~


nuée par les travaux subséquents, dans lesquels. on
ne tient aucun compte de ce qu'il y avait de bon a
y prendre. Cette habitude de remonter continuel-
lementaux premiers príncipes, sans clonner aucune
raison pour laisser de coté la voie suivie par les
écrivains antérieurs, amene la dissemblanee des
pensées el empéche les divers autcurs de se ren-
control' sur un terrain commun, méme dans la me-
suro de leur véritahle accord ('). »


Paríageant sur ce point les idées du savant écri-
vain qui fut aussi un admi nistrateur éminent, je se-
rai par cela méme excusé des citations assez nom-
breuses auxquelles je me suis livré. l.ors méme en
effet qu'une idée aurait spontanément frappé rnon
esprit, lorsque je l'ai trouvée déja formulée par un
devancier, j 'ai habituellement préféré le citer que
de paraitre renouveler sa découverte, en bravaní
au besoin a ce sujet 'les critiques piquaníes de La
Bruyere (~).


En écrivant mes réflexions sur la science politi-


(1) T. 1", p. H.
(~) 11 Hérile, soit qu'i1 parle, soit qu'il harangue ou qu'il écrive,


veut citer : il fait dire au prince des philosophcs que le vin enivre,
el il. l'orateur romain que l'eau le tempere. S'il se jette dans la
morale, ce n'est pas lui , c'est le divin Platon qui assure que la
vertu est aimable, le vice odieux, OH que l'un ou I'autre se tourne
en habitudes. Les choses les plus communes, les plus triviales, et
qu'il est méme capable de penser, il veut les devoir aux anciens,
aux Latins, aux Grecs. » (Caracteres, vol. l í , c1H1p. XII.)




I
l:\THUDUCTlUN XVII


que, je n'ai pas du reste la prétention d'avoir échap-
pé absolument ;1 ce qui a été le sort cornmun de
ceux qui rn'ont précédé, el savoir d'écrire avec les
idées de leur temps, de leur pays et de leur situation.


Nul ne peut rnéconnaltrc le Francais du XVI'~
siecle dans Bodin, le magistrat parlementaire du
XVllIp. dans Montesquieu, l'aristocrate bernoisdans
Haller, le démocrate génevois dans J .-J. Rous-
seau C), le pasteur écossais dans Ferguson e), }'é-
migré savoisien dans J. de Maistre (3).


On trouvera peut-étre aussi quelques reflets de
ma vie dans mes écrits. .A.pres avoir connu l'acti-
vité polilique el n'avoir jarnais connu l'oisivcté, jo
me suis souvent trouvé daus cette position de spec-
taieur bien placé, que certains philosophes out elé-
claré préíérable a eelle de l'action. Je ohercherai,
si je ne puis éviter certainecorrélation involonlaire,
ti faire de chncune de ces deux parties de mou exis-
lence la justification ele l'autre, cette justilication ne


(1) Sans la culture politique de Genéve, le Conirai social n'eút
pas été fait, a dit avec raison Heeren dans son Fraqmcni sur la
[orvntüion. el l'infJ.uence praiique des ihéories pcliiiques,


(::) Voyez surtout ses Principes de science morale el polili-
que, oü il professe le respect des inégalités sociales et des gou-
vernements existants, ala date de 1792, avec tout le calme d'un
philosophe vivant au second rang dans une société fortement
assise sur le sentiment de la stabilité ot du progres régulier, Con-
sultez sur la biographie de Ferguson l' Etiinbur fl: Review, de
janvier 18G: .


(3) Bonald regreltait la connétablie, le service de la cavalerie
féodale, l'inféoclation des terres , (Voir Leqislation primiiioe, t. l,r,
p. i88, .327, ;H6.) C'était plus rétrospeclif encere que l'atmosphére .
dans luquelle le publiciste avait vécu : c'était le dornaine de la
réverie personnelle.




XVIII INTRunUGTIOl\


dút-elle résulter que de la logique de l'imperfection.
N'est-il pas d'ailleurs plus aisé de prétendre dans le
monde politique au role d'observateur et de narra-
teur qu'á celui dejuge?


Ce role de témoin sincere, jo l'ai toujours rem-
pli dans toutes les branches de mon aotivité, el [e
me plais a penser qu'il ne faut pas appliquer a
tous les temps l'antithese chagrino attribuée au
baron de Stein : « Ainsi est le monde qu'on ne peut
aller Ioin en suivant le droit chemin, et que c'est un
devoir de ne pas prendre lescherninsdétournés (1). »


Si j'avais réussi a tracer avec justesse quo1que
chose comme les éléments de la science politique,
je croirais avoir rendu service a un pays dans le-
quel j'ai vu si souvent, d'une part la solidité des
principes méconnue pour les brillantes qualiíós de
l'esprit, et d'autre part la diversité infinie des
idées, suite de l'absence de regles et de maxi-
mes fixes, se traduire en révolutions el en cornrno
tions de tout genre, dont la source pourrait bien
n'étre pas tarie ajamais.


La science unit les hommes : les passions elles ca-
prices les diviscnt En politique, la science peut dirui-
nuer le désaccord, el contribuer ace rapprochemcnt
des espriís, qui fait le bonheur d'un peuple au de-
dans el sa puissance au dehors . Elle donne ala fois le
motif des suhordinatious íransitoires mais néces-
saires, et la raison des espérances de l'avenir. Elle
---------------~----- ----- --------~_.__.. _--


(') Cité par Besobrasof', p. 47, de son Némoire sU?' llinflHe7lc,:
de la science économique sur la »ie de tliuropc modcrne.




IYrH01)UCTIU~ XIX


cnseiaue le vrai, d'ou ressort la mesure du possihle.
Sa propagation dans le pays de Montesquieu se-


rait une force nationale de plus, en méme temps
qu'un honneur pour l'hnrnanité.


N'y a-t- il pas des erreurs politiques qui se sol-
dent avec des ruines el du sang ? N'y a-t-il pas des
cratercs revolutionnaires aux éruptions desquels
I'ignornuce a fourni la metiere comme la passion
la chaleur? La meillcure préparation de la liberté
n'est-elle pas dans la sagesse des idées du grand
nombre? Enfin n'est-ce pos en s'écrivant, si je puis
m'exprimor ainsi, en se snumcttant ala publicilé. que
la politique trouve la véritable voie des ambitions les
plus légitimcs (1), el suivant I'exprossion de Kant, le
critérium prntique de son union avec la morale,
ceue unían qui, suivant lui, doit la fairebrillerd'un
éclat incomparable e).


iUon livre n'ost pas écrit pour servir de manuel
aux hornmes d' Etat. pour lesquels les applicalions
sont quelquefois plus délicates que les príncipes. Si


(1) La valcur dos hauts ernplois politiques appréciéo pax lo vul-
gaire en ruison directo do la puissance des hommes qui les occu-
pcnt, tonel a so rarncner pour le moraliste au merite des desseins,
des moyens, et des résultats appartenant ala politique dont iI s'agit
(le juger et d'apprócier la collaborution. C'est la un des points de
contact nécessnircs il étnhlir entre la morale et la politique, celle-ci
toujours voisine de la morule, s'il s'agit de la science, souvent
ouncrnie, s'il s'agit d'3 l'art. A ce point de VIlO les droits de l'in-
tolligcnce 610VI"I) s'agraudisseut dans une politique soustraite a
l'arbitruire, ct on trouvo quelquo cliose de prophétique dans la
pcnséo <le Houssenu qu'il fuut reuoncer a « ce vieux préjugé
inventó par l'orgueil des granrls (IU(~ l'art de conduire les peuples
cst plus diflícile (lUG cclui de les ócluirer . J) tl'ensées, p. ~)l,)


C;I) Voir le Proict de nal« lJCrpélw:[lc, tn\u., p. lJ5 et suiv,




xx l~THUl)UCTlU.l'i


j'avais la prétention d'éclairer les prerniers d'entre
eux, je craindrais avec Descartes de ne pas paraitre
« moins imperlinent que ce philosophe qui voulait
enseigner le devoir d'un capitnine en la présencc
d'Annibal. » Quant aceux qui tiennent avec moins
d'hahileté le timon des afíaires, plusieurs livrés ala
recherche des expédients, ne trouveront pas le Ioisir
de me lire, el la mission de quelques nutres n'est-
elle pas d'assurer aux célebres critiques d'Oxenstiern
une jeunesse immortelle?


Je n'éleve pas 111es vues plus hautquc la sphere
élémentaire de la science, et jo voudrais écrire
pour íous, et surtout pour ces générations nouvelles
qui cornmencenl la vie avec la siucérité et la bonne
foi de la jeunesse.


Ccpendant je n'entends pas borner la porlée
accidentelle des vérités que j'aurais pu résumer.
Si Napoléon 1cr avait été inslruit par Montes-
quieu, comme Alexaudre le fut par Aristotc, s'il
y eút eu en luico respect de la philosophie qui fit
dire une fois au moins au fils de Philippe : « Si je
u'étais Alexaudre, je voudrais éíro Diogene, » ce
grand génie n'eút-il pas évité peut-étre quelques-
uns des écueils de sa sagesse el de sa fortuna (1)?
N'est-ce pas avec raison que le marquis d'Argenson,
parlant de Louis Xl V, a dit de lui: « Son idée de la
gloire n'était pas assez reotifiée par la philosophieCJ»


(1) Voir le chap . x de l'Esprit (les lois l( D'une monarchie qui
couquiert tout autour d'elle. ))


(::) Oonsidáraiions sur le qouocrnemeni, p. 145.




1NTIWDUCTlON XXI


Si un seul homme d'Etat pouvait done trouver par
hasard dans mesréflexions quelques lurnieres, ou UU
1110ins quelque ehose d'analogue aux lueurs d'uu
phare sur certains récifs, j'en serais fiel' pour la
science, don! j'aimerais a voir les enseignemenls
mieux compris, mieux pratiqués, el en possession
d'un crédit qui sera, quoi qu' on fasse, difficile ar8S-
treindre, toules les fois que ces enseignements seront
puisés a ceue souree ardue et entourée d'épines,
qu'on appelle la vérité.


Peu importe que la science soit parfois considérée
par les puissants de la torre comme l'ouvriere dont
le travail doit fournir un ravon a leur auréole. A


..,


une époque ou l'on disait que la philosophie était
la suivante de la théologie, Kant ajoutait qu'il y
avait Iieu d'examiner si cette noblesuivante precede
sa dame le flambeau a la main, Oll si elle lui porte
la queue C).


Jene parlerai pas de I'équitable impartialité de
mes jugemenls, je chercherai a faire qu'on la re-
connaisse sponLanément.


Voilá les pensées et les sentiments qui ont inspiré
ce livre.


Quant a son titre , apeu pres produit déjá en
tete d'un ouvrage marqué un peu d'un cnracterc
de circonstancc et publié il y a un demi-siecle (2),


(1) Projei de pai« pe1'l}étuell~, trad.. Paris, an VIII, p. 68.
(:l) Principcs de potitique, publiés par Benjamin Constant, en


1815.




XXII INTHODUCTlOK


j'espere qu'il ne paraitra pas trap ambitieux.
)Ies recherches sont consacrées a la science po-
litique. Considérant cene science dans ce qu'elle
a de plus general, et cette science elle- móme
ne pouvant se séparer de la sagesse, j'avais d'a-
bord voulu adopter le mot de philosoptiie politi-
que, renouvelé il est vrai des Grecs (1), mais
autorisé par des intermédiaires respcctables, dans
des recherches analogues aux miennes quoique
notablement différenles Cl Il yaurait a coup súr
autant de motifs pour justifier l'expression de phi-
losophie polÜique que pour légiiimer celle de plt1:-
losophie de la querre, employée par des écrivains
de nos jours. Je rne suis arrét« toutefois ú un titre
plns modesto dans un sens, et peut-étro plus exigean t
dans un autre.


Je serais heureux si je pouvais avoir seulement
fait entrevoir aux hommes nouveaux, avides de s'in-
struire, comme a ceux qui se reposent apres les
orages de ID vie publique, les principes de la science
lelle que j'ai pu la comprendre et que la définissait
Jlacaulay avec un peu d'optimisme, mais avec un
fonds de vérité sereine qui doit dominer les décep-
tions et les décourugemeuts :


« Cette noble science, qui est aussi éloignée des


(1) Cicéron, de l'Üraieur, Jiv. IlI, ~ 28, nous apprend que les
philosophes péripatéüciens avaient été autrefois nornmós par les
Grecs philosophes politiques. (Polilici pliilosophi appeüau univer-
sarum. rerUln publicaru ni nomine.y
(~) Voir le titre de l'ouvrage de Paley, classique a l'Universíté de


Cambridge.




lNTRODUCTION XXIII


seches théories des sophistes utilitaires que des pe-
tites regles, si souvent prises pour l'habileté de
l'hornme ú'Etat par des esprits rétrécis dans les ha-
bitudes de l'intrigue, de I'agiotage ou de l'étiquette
oflicielle: qui de toutes les sciences est la plus im-
portante pour le bonheur des nations : qui de tou-
tes les sciences teud aussi le plus adévelopper el a
fortifier l'honune : qui tire sa nourriture el son or-
nement de toutes les parties de la philosophie el de
la littérature, et qui rend en retour la nourriture et
l'orncment atoutes C). »


(l) Miscellaneous Writings, t. r-, p. 321.




I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I
I




PRINCIPES


DE Ij.A~ SCIENCE POLITIQUE.


OHAPITRE PREMIER.


pmNCIPES FONDAl\fENTAUX DE LA CONSTITUTION DES


SOCIÚT{;S ET CLASSIFICATION DES GOUVERNEMENTS.


La société humaine est fondée a la fois sur le besoin
le plus impérieux et sur l'intérét le plus évident de
tous ses mernbres.


A ne considérer que la condition physique de
l'hornme, sa faiblesse et sa misere lors de sa naissance,
la lenteur de son développement, les conc1itions al'aide
desquelles il peut procréer et élever sa postérité, la
briéveté c1e son ttge de force, les tristesses de sa déeré-
pitude, il nous upparait comme dépendant de ses sem-
blables. L'individu a besoin de la famille, la famille a
11QSoin de la socíété, non-seulement ponr résíster 11,
l'action destructivo des éléments et POUl' améliorer son
existcnce physiquc, mais encoré ponr marcher au per-
fectiouncrnent et HU progreso




PRINCIPES FONDAMENTAUX


Aussí le pacte social, pour repro.luire uno expres-
sion souvent employée, est-il génél'alement un pacte
tacite, imposé par des circonstances si .impérieuses
qu'íl n 'a été jamáis débattu sur une grande échelle ni ~
méme réfléchi.


L'enfant qui vient de naitre n'est pas libre de dis-
cuter le pacte qui l'unit a sa famille, l'artisan ou le
laboureur n'est pas libre, surtout dans les conditions
de l'existence sociale ancienne , de discuter le pacte
qui l'unit aux concitoyens de sa ville ou de son ha-
meau; le cítoyen plus fortuné méme est raremeut
libre de quitter une patrie dont les institutions lui
déplaiseut, et s'il le fait, il est obligé le plus souvent
d'adhérer d'une facon muette et absolue aux regle-
ments de celle qu'il adopte.


Le pacte social est l'expression d'un réve, si on veut
lui donner une signification historique tant soit peu
large : il est surtout l'indication d'un idéal pour lequel
des philosophes ont imagé une société qui, discutant
toutes les conelitions de son existence, ouvrirait en
méme temps a tous ses membres le droit d'adhérer a
ses institutions ou ele choisir une autre patrie. Concu
dans ces termes, le pacte soeial n'existe nulle part dans
la parfaite expression de sa liberté.


J'ignore si dans les institutíons les plus démocratí-
ques le droit permanent poür toute indívidualité et
toute famille, pour toute commune, pour toute pro-
vince, de s'isoler de la société générale elont elles font
partie, a été jamais consacré ou pratiqué. Quelques can-
tons snisses se sont fractionnés. Je doute que les nou-
velles organisations détachées du groupe persistant




DE LA CON8TITlJTION DES SOCIÉTÉS 3
eussent pn librernent sortir de la Confédération, et je
sais d'un autre cóté que les Etats méridionaux de la
fédération arnéricaine du Nord ont été retenus par la
force des armes dans l'union dont ils avaient cherché
, ,


a se separer.
Le pacte social est donc un idéal plus qu'une réalité.
Si l'association est un besoin pour l'homme , elle


existe sous di verses formes et a di vers degrés.
Il y a l'association de famille qu'on peut trouver h


peu prés isolée sur les limites de la vie sauvage ; il Y a
l'association de la tribu; il ya!'association civile et
poli tique qui prend naíssance, quand une nation stahle
est formée.


La société politique est la conséquence de la COUl-
munauté des intéréts et des besoins de certaines popn-
Iations fixées sur un sol déterminé et s'aidant mutuel-
lement soit pour combattre les dangers qui les mena-
cent, an dedans Otl au dehors, soit pourdévelopper et
satisfaire les instincts d'amélioration qui se produisent
parmi elles.


Cette soci-té politiqne peut étre plus ou moins
étroite, plus ou moins intime, suivant la gravité des
circonstunccs, et suivant la situation et le rapproche-
ment des populations.


De plus g'l'ands dangers nécessitent par exemple de
plus grands sacrifices pour la défense commune. La
liberté individuelle, la propriété, subisseut done des
atteintes proportior.nées aux situations des peuples,
et aussi a l'inclination de leur caractére qui se montre
plus ou 1110ins Jisposé a imposer et a subir le joug des
volontés reciproques et des besoinscornmuns.




PRINCIPES FONDAMBNTAUX


L'idóe ele l'Etat qui resume la socíétó politique vario
done d'intensité et cl'importance, suivant que la com-
munautó eles intéréts et eles volontés est en quelquo
sortc plus active, et comprend des objets plus étenclus
d'apres les mrr-urs et les lois de cliaque pays.


Quant aux éléments domínants de leur orgunísa-
tion, les sociétés politiquee S011t régies par deux prin-
cipes opposés qui ne sont jamais complétement isolós,
mais qui se completent et se moderent l'un par l'autre.


L'étude eles causes qui arnenent la préclominancc
de l'un sur l'autre est une des principales bases ele
toute science politiqueo Trop souvent, faute rl'avoir
recherché les causes nécessaires de la forme des gou-
vernements, on a vu les hornmes politiquea tomber
dans des abstraetions chimériques, et presque toujours
en méme temps dangereuses. Que d'agitations pertur-
batrices, que d'efforts violents et coupables seraient
peut-étre arrétés, si la connaissance exacte eles lois
politíques, de ces lois qui ont nussi dans une eertaine
mesure leur inflexibilité , éclairai t les passions elles-
memos sur l'exaete portée de leurs entreprises et sur
le máximum du résultat ~t espérer de leurs efforts!


Les deux príncipes opposés dont derive I'organisa-
tion politique sont ceux de la subordination et de
I'association, de l'autoríté et ele la libertó : « Le gou-
vernernent civil, a dit Harrington, est l'art par lequel
le peuple se dirige par lui-méme ou est dirigé par
autrui e). »


J'appelle subcrdiruituni tout ce qui est adhésion des


(1) Apliorismes politiquee, eh le'.





DE LA CONSTITUTION DES SOCIÉTÉS n
volontés du granel nombre tt celles el'un seul homme
GU d'un petit nombre d'bommes. Il est facile de voir
que cette suborclination suppose nécessairement la
notion de l'inégalité politique appliquée au bénéfice
d'un ou de plusieurs.


J'appelle association libre tout ce qui est adhésion
aux volontés délibérées des intéressés, simple pré-
pondérance ele la majorité sur la minorité des gou-
vernés. Ce régime supPQse l'égalité, puisque les volon-
tés n'y pésent que suivant le nombre.


En attribuant plus spécialement a l'un des systémes
le caractére de l'autorité, et a l'autre celui ele la liberté,
je n'entends pas dire qu'il n'y a aueune liberté sous
les gouvernements d'autorité, ni aucune autorité sous
les gouvernements libres.


Il y a entre eux cette différence que dans les uns
l'autorité sort ele la délibération de tous, et que dans
les autres la liberté reste subordonnée ~t l'autorité d'un
petit nombre.


Une autre elifférence non moins saillante les dis-
tingue: dans les uns, l'élection domine l'hérédité; duns
les autres, l'hérédité domine l'élection. Dans les U118,
l'ielée du droit et de l'intérét individue1 l'emporte;
dans les autres, la tradition a plus el'empire : l'intérét
et la raison eles individus sont sollicités tt plus ele con-
fiance dans la direction eles chefs,


Il est impossible de u'étre pas frappé, quand on par-
court l'histoire, de l'énorme infiuence du principe de
smbordinutiou duns les sociétés de toute naturc.


Le pouvoir prépondérant ct préexistant du pero




6 PRINCIPES FONDAMENTAUX


asseoit la subordination comme nn fait nécessaire an
foyer de la famille.


L'histoire des peuples , surtout a leur bercean,
montre l'influence presqne constante d'élérnents pré-
pondérants qui soumettent tout autour d'eux, et qni
méme, par une sorte d'imitation de la société domes-
tique, contribuent it développer pour un temps dans la
société politique la grandeur, la sécurité et le bien-
étre, Il n'y a pas longtemps que l'Europe a vu la
Prusse et la Russie sortir d'une situation voisine de la
barbarie par l'infiueuce de volontés puissantes qui
s'imposaient ades sociétés dans l'enfance.


Cependant, a cóté des Etats oú le príncipe de su-
bordination a en quelque sorte tout créé, tout gou-
verné, on a vu aussi le principe de l'association libre
exercer sa prépondérance sur quelques sociétés, jus-
<IU'a présent assez peu nombreuses en Europe, sans
tontefois que l'action da principe de snbordinatíon y
soit jamais absolument effacés.


YOYP;i'; ces quelques mílliers de citoyens des Répu ;
bliqur-s antiques. La les lois, les jugements méme, la
dócision des affaíres communes, ne sont que le ré ...
sultat du vo-u de la majorité. Et cependant des qu'il
s'agit d'exécuter ces décisions, le principe de subor-
dination reparait sous la forme d'une délégation, pour
un ternps plus on moins long, dont J.-J. Roussean ,
dans son Contra! social, a tres-bien compris qu'elle
MlIit nne atteinte déjá considérable , mnis nécessaíre ,
au régime de la libre convcntion. Cette délég'ution
apparatt, avcc une importance beaucoup plus grande,




DE LA CONSTITUTION DES SOCIÉTÉS 7
dans les gouvernements constitutíonnels et mixtes
inventés dans les temps modernes.


Les apótres des diverses théories politiquea ont sou-
vent discuté le mérite respectif des principes d'or-
ganisation dont nous venons de montrer en quelque
sorte les types extremes. Ils n' ont pas assez YU, suivant
nOUE;, que ces principes correspondaient a d0S nécessités
de situation, qui appelaient fatalement la prépondé-
ra~ce de I'un mi de 1'autre príncipe dans une société
donnée. Que dire de mécaniciens qui, appelés aorgani-
ser sur le terrain un mouvement quelconque, s'abandon-
neraient ades díscussions de fan taisie sur le mérite et la
beauté de tel ou tel mécanisme, au lieu de rechercher
avant tout la nature de la force premiére que la na-
ture leur fournit, le sens dans lequel elle s'exerce, les
obstacles que le solleur présente, les résistances et les
points d'appui avec lesquels ils doivent compter? A
nos yeux l'étude des circonstances et de l'assiette des
constitutions politiques est encoré trop nouvelle. Elle
est toutefois indispensable, et il est temps que, dans cet
ordre si important des pensées humaines, l'expérience
et la logique acquiérent les droits .que partout ailleurs
1'esprit humain leur concede.


Sans donte 11$ passions jouent id leur role spécial;
mais les passions aussi peuvent avoir as'irriter devant
les lois de l'ordre physíque , et a s'incliner en définitive
devant elles. Sans assimiler des lois qui n' ont ni la
méme nature ni la rnéme rigueur, íl Y a, suivant
nous, certaines lois politiques non moins irnpérieuses
que cenes de l'ordre matériel, et qui sont méme liées
avec elles et participent a leur inflexible empíreo




8 PRINCIPES FONDAMENTAUX


Quelques personnes peuvent s' étonner qu'on établisse
un rapprochement entre la politique et les sciences
d'observation e).


Sans doute le sentiment de la justice et de la sym-
pathie humaine, qui éIeve le but des gouvernements
et fait da bonheur social le terme des efforts de
l'homme politique, appartient a l'intuition morale de
l'homme d'Etat. Mais l'appréciation du mécanisme
gouvernemental, qui convient aune condition morale
et physique donnée, est une question presque aussí
subordonnée aux lois de l'expérience qu'un probléme
d'architecture ou de.dynamíque.


La seule chose qui puisse obscurcír en cette matiére
les droits de l'observation, est la complication des élé-
ments que doit suivre l'observateur,


On a souvent comparé la politique a la navigation.
Comme celle-ci, en effet, la politique a sa force motrice
propre dans la volonté de l'homme d'Etat; sa force
empruntée, et quelquefoís obligue OH contraire, dans
l'opinion du moment; le point de résistaace de ton
gouvernail dans lC8 íntéréts du pa'ys.


Mais si la complication des éléments que le naviga-
teur doit dominer ne le dispense pas de précision dans
l'observation, et de déférence ponr l'expérience, il en
est de mérne des devoirs ele I'observateur politique,
suivant la juste pensée d'un écrivain ele nos jours,
« Ce n'est pas seulement paree que Machiavel a consi-
déré la politique sous le point de vue expérimental


(1) V. au conlraire l'ouvrage de M. Duíau sur la Mélhode d'ob·
serratioti dans son application aux sciences morales et politiquea,




DE LA CONSTITUTION DES SOClÉTÉS 9


qu'il cst tombé dans bien des excés ; e'est encoré paree
qu'il n'a pas fait un emploi large et intelligent de eette
méthode, si féconde c1ans l'Esprit des Lois, et qui
méme, sans le respect des lois de la consciencc, eút
pu le sauver de eet excés e). »


Les trois principales circonstances qui, surtout quand
elles sont réunies, déterminent nécessairement la pré-
pondérance de tel ou tel principe dans l'organisation
politique d'une société donnée, sont :


1° Les cireonstanees géographiqucs :
2° Les eirconstances économiques ;
3° Les círconstances intellectuelles et morales.
Sous le rapport géographique, u'est-il pas évident


que l'étendue du sol d'un Etat y rend l'association
libre difficile et parfais impossible? La délégation est
intervenue, souvent a plusieurs degrés, pour combler
les interval1es de la distance, lorsque le gouvernt'ment
par libre association a été essayé dans de vastes terri-
toires. Maís la délégation est souvent l'usurpation en
germe des droits du mandant, et en tout eas sa sus-
pensión momentanée, De Ht une inégaIité consic1érable
entre le mandant et le manc1ataire, inégalité qui tenrl
ü se perpétuer, tt, se reproduire, et a procurer au prin-
cipe de subordination une certaine occasion de s'im-
poser.


Au reste, c'est une opinión souvent formuléc que
l'affirmation ele la difficulté d'établir la République
dans les grands Etats.


(1) Moniieur de 1863, p. 851, articlc de M. Franck sur Ma-
chíavel.




10 PRINCIPES FONDAMENTAUX


Montesquieu a dit: ce La propriété naturelle des
petits Etats est d'étre gouvernée en Républiqne, ce1le
des mediocres d'étrc soumis a un monarque; celle des
grands Empires d'étre dominés par un despote. » Un
peu plus tard, Ferguson écrivait: « Les petits Etats
sont inclinés a la démocratie paree qu'une grande
proportion des peuples est aisément et fréquemment
assemblée e). » M. de Maistre, dans ses Considera-
tions sur le¿ Frunce, a comparé une vaste république
a un cercle carré, Romagnosi dit de son cóté que
la démocratie absolue ne peut exister que dans les
sociétés tres-petites e)


L'Amérique du Nord déroge a cette loi; mais c'est
grttce ala forme fédérative et al'état économique qui,
par l'élévation des salaires et le bon marché des terres,
supprime les ferments de discorde dérnocratique.


Aussi l'ingénieux écrivain qui, dans ce siécle, a
fait le tableau poli.tique des Etats-Unís d'Améríque, ne
differe-t-il prAsque en rien de I'avis de Montesquieu,
de Ferguson, de J. de Maistre , de Romagnosi.


« L'histoire du monde, a dit M. de Tocqueville, ne
fonrnit pas d'exemple d'une grande nation qui .soit
restée longtemps en république, ce qui a fait dire que
la chose était impraticable. Pour 1l10i, je pense qu'il
est bien imprudent a l'homme de vouloir borner le
possíble et juger I'avenir , lui auquel le réel et le pré-
sent échappent tous les jours, et qui se trouve sans


(1) Principie of moral and political science (publiés en 1792),
part , 1, ch. I1I, section X. Voyez dans le mérne sens aussi, part.
ch. 6, scction X.


(2) La scienza delle Ccnstiiiüioni, etc., p. 190.




DE LA CONSTlTUTION DES SOCIÉTÉS. 11


cesse surpris a l' improviste clans les choses qu'il con-
nait le mieux; ce qu'on peut díre avee certitude, c'est
que l'existence d'une grande république est toujours
plus exposée que celle d'une petite (t). »


L'étendue du sol n'est pas au reste ici le seul fait a
considérer. Les difficultés de eommunication produi-
sent le méme résultat, et nécessitent une plus forte
intervention du príncipe d'autorité, sí elles n'aménent
pas, comme en Suisse, une sorte d'isolement de canton
it cantan.


An contraire, prenez un Etat compasé d'une ville,
par exemple; vous trouvez les républiques de l'anti-
quité, les villles libres de l'Allemagne, de l'Italie et de
la Hollande; et vous comprenez que la démocratie sort
essentiellement des institutions municipales (2).


Vous voyez méme que, la OU les deux príncipes out
été en lutte, comme clans les Provinces-U nies des
Pays-Bas, le républicanisme a eu son :::iége habituel
dans les villes cornme le príncipe monarchique dans
les campagnes (3).


La forme insulaíre ri'est pas sans quelque influence
sur le développement de la force publique, et par
suite sur celui du principe d'autorité. Suivant la re-
marque de Destutt de Tracy, il u'existe jamáis dans
une 11e de raison pour avoir sur pied une arrnée de
terre tl'es-forte.


(t) De la Démocratie en Amérique, chopo VIII, édition de 1850,
p. 191-


(2) Esprit des Lois : livre VII 1, eh. XVI. Lord Brougham dit:
Democrucu is much more natural lo ioums or ciiies than to COWt-
t"1/ districts (Political Sketclies, Paris, 18H, p. 233).


(3) V. les JIémoires de Jeaii de \Viti.




12 PRINCIPES FONDAMElSTAUX


Le seconde raison qui pese sur l' organisation poli-
tique d'un pays est le mode économique de la répar-
tition des l'ichesses.


Harríngton C) a tres-bien dit que l'empire suivait
la balance de la propriété. (l And such (except it be in
» a city that has little 01' no land, and whose revenue
» is in trade) as is the proportion 01' balance of domí-
» nion 01' property in land, such is the nature of the
» Empire. »


Cette vérité est confirmée par l'histoire h un double
point de vue,


D'abord l'inégalité de la répartition des richesses
arnéne directement une certaine intervention snpé-
rieure de la part des privilégiés de la fortune a l'égard
de ceux qui dépendent d'eux.


L'histoire d' Angleterre , qui nous découvre l'in-
fluence que l' enrichissement des bourgeois anglais a
exercé sur la révolution de 1640 e), nons fait voir
aussi en définitive le gouvernement ramené dans ce
pays a une aristocratie savamment constituée qui de-
puis a dominé également la propriété du sol et les
conseils de l'Etat.


La Révolution francaise a compris profondément ce
principe et en a tenu compte dans les lois successo-
ralos auxqnelles elle a soumis notre société cívíle.


An contraire, l'égale répartition des richesses cous-


(1) P. 37 de l'Oceana.
(2) M. Guizot, llistoire de la Révol1ltion d'A n!Jl(;!cl~r{', .éd.ilion


de 18i7, p. 1) 3.11. « La ohambre des communes, dit-il, était en
1IJ28, trois Iois plus riche que cello des Lords. II




DB LA CONSTITUTION DES SOCIltTÉS 13


titue un équilibre de forces qui ernpéche la domina-
tion de quelques-uns e).


D'un nutre coté, les grandes richesses réservées a
quelques-uns provoquent chez les classes inférieures
des pussions qui rendent difficile le gouvernement par
libre association. Les idées de justíce et de conserva-
tion qui constituent le fond de toute société polítique
peuvent étre aisément troublées par des pensées de
spoliation jetées dans le cceur des masses. Une réae-
tion nécessaire se produit alors, et le socialismo a par-
fois creusé la tombe des républiques (2).


Une questíon plus complexe , quant aux rap-
ports de l'état économique avec l'état politique d'un
pnys, resulte de I'appréciation de I'influence qu'íl faut
accorder aux tendances professionnelles des popula-
tions.


Nous ne croyons pas qu'il y ait ici une cause aussi
énergique et aussi constante que celle qui précéde,
L'industríe et le commerce out, íl est vrai, quelquefois
paru disposer les populations a I'association libre plu-
tót qu'a l'acceptation passive du príncipe de I'autorité ;
tandis que l'agriculture semblait encourager des rap-
ports calmes et réguliers, favorables ala stabilité du
POUVOlI'.


« Si 11011S considérons, a dit Romagnosi, la pro-
» priétó fonciere entre les citoyens, elle est certaine-
._._--~-------~~_._----------------_.-~-


(1) Voir M. CherbuJiez, touchant l'influence des inégalités de foro
tune epi luttent centre la dómocrutie suisse, t. ler, p. 81 et 140.


('2) Voyez sur l'Amériquc, sous ce rapport, les prévisions alar-
mmtes de Macaulay , p. 41 ele l'Introduction au Gouxernenietü
rrprcsiniati] (le .i1. Siuurt .1litL, traduit par 11. Dupont White ,




PfiINCIPES FONDAMENTAUX


» ment le premier moyen de la. domination privée
» et de la dépendance respective, parceque le besoin
» de subsister est le premier besoin de l'homme, et la
» terre est l'unique source des moyens de subsistance.
» La propriété industrielle au contraire (dans laquelle
» je comprenda aussi la propriété commerciale), ap-
» partient essentiellement a la liberté, et ne vit que
» par elle (1). )1


La fusion de l'esprit mercantile avec ,1'esprit et les
intéréts des municipalités, la liberté dont le commerce
a· besoin, les rapprochements qu'il produit, I'influcnce
qu'il exerce sur l'accroissement rapi.ledes fortunes. la
mobilité qui en resulte dans la répartition des richesscs
expliquent le dernier résultat que nous venons cl'indi-
quer, et que De contredit pas d'ailleurs l'instinct d'or-
dre et de sécurité inspiré aussi par les besoins de
I'industrie et du commerce e).


Mais d'un autre coté, si l'on en croit Aristote « la
classe la plus propre a la démocratie est celle des la-
boureurs : aussi la démocratie s'établit sans peine par-
tout oú la majorité vit de l'agriculture e). »


Il est vrai qu'Aristote ajoute: « Comme elle ri'est


(1) La Scienza delle Conuüutioni, p. 264.
(2) D'uprés Plutarque, les trente tyrans d'Athénes tournerent


vers la terre la tribune du Pnyx, auparavant placée du coté de la
mer , " Ils pensaient que la puissance maritime engendro la Mmo-
)) el' itie, P,t que I'agricuhure était mo ins inquiétant e pour l'oligar-
)) chic. » Vie de Thémistocle, XIX. - Buruouf'. Archives des
missions scientíflques, 1'" cahier de 1850.


D'aprés Bodin, les habitants des montagnes sont plus indépen-
dants que ceux des plaines. Bluntschli, Geschichle des ullqetneinen
Slaals-Reclüs, p. 41.


(3) Barthélerny S iint-Hilair e: D: la »raie Démocratie, p. 91.




DE LA r,ONSTlTUTION DES SOCIItTI~S rs
pas fort riche, elle travaille sans cesse et ne peut s'as-
sernbler que rarement pour les réunions politiques. )


Uomment douter que cette derniére raison ne soit
plus favorable a un état d'obéissance passive qu'a un
état de liberté ~ Toutefois il me semble que la différence
des professions n'exerce sur le développement exc1usif
de la démocratie aucune influence décisive, si ce n'est
par le rapport que ces professions peuvent avoir avec
le faitde l'agglomération urbaine dont nous avons
énoncé l'importance.


Le développement intellectuel des nations, isolé de
toute autre circonstance favorable, n'a pas une in-
fluence absolue sur la prépondérance plus ou ruoins
considérable de la liberté politique dans un pays. On
a vu en effet des sociétés avancées en civilisation subir
longternps le pouvoir absolu d'un homme, de méme
que l'hístoire nOUR montre des démocraties grossiéres,
des les premiers temps connus,


Cependant on ne saurait nier que la propagation des
lumiéres dans un pays n'y facilite considérabloment la
substitution du principe de l'association libre a celui de
l'autorité . Plus les hommes sont éclaírés, et mieux ils
connaissent leurs intéréts ; des lors ils apportent plus
d'ardeur a les défendre et il devient difficile qu'ils ne
soíent pas associés aux travaux ele leur propre gon-
vernement. Enfin la méme cause facilite ces rappro-
chcments, ces concerts d'opinions, ces délibérations,
qui sont l'indispensable condition de la liberté politique
et de la formation méme d'une conscience publique (1).


(t) Nous ne faisons point, malgré l'autorité de Montesquieu (Es-




lO PRTNCIPE3 FONDAMENTAUX
Ce qni a aussi une ínfluence assez marquée sur les


tendances politiques d'un pays, c'est la nature des qua-
lités intellectuellcs et des opinions philosopliiques oui
gouvernent les classes éclairées. N ul ne pent mécon-
naitre combien le despotisme de l'Asie d été favorisé
par le fatalisme oriental. On peut regarder la pliilo-
sophie cartésienne comme ayant eu une assez grande
influence sur la formation de ce qu'on appelle le libé-
ralisme moderne. Et ron a dit avec raison qu'un malen-
tendu avait fait accepter le sensualisme au XVIllC siecle
comme la philosophie naturelle de la liberté ('). Qui
refuserait au bon sens du peuple anglais une part con-
sidérable dans la durée de son gouvernement libre?
Qui ne comprendrait I'impossibilité , dans l'ancienne
société russe, de tout nutre gouvernement que le des-
potisme, al'époque oú , suivant Euler, le mot dejas/ice
n'existait pas dans la langue moscovite (~)?


Peut-étre faut-il jo.ndre h ces diverses causes l'éner-
gie native du caractére, sans laquel1e il n'y a pas de
peuple libre. La race anglo-saxonne qui a donné au
monde les plus grands exemples de liberté politique
est celle aussi qui a exceHé dans les conquétes péniblcs


4


prit eles Lois, liv. XXIV, ch. IV), entre!' au nombre des causes
qui déterrninent puissamment le dével oppernent des formes poli-
ques des gcuvernements, le; diverses tendances religicuses. Bien
que le protestantisrne paraisse par sa nature devoir développer le
principe de l'indépenrlance poli tique, il n'a pus attcint ce résultat
d'une maniere générale et considérahle, d'apres le seul examen do
la constitution de plusieurs Etats protestants de l'Europe moderno,


(1) Revue de l'l nslructio n publique, du·S juin 1851, articlo de
M. Caro, sur l'histoire de la philosophic cartésiennc, par M. Bouil-
líer,


(2) Dupont wuue, Le Posil;'L'is¡¡¡c, p. 2G.




DE LA CONSTITUTION DES SOCll~TI~S 17
de la navlgation et du cornmerce lointain. Le mot
d'Horace « Illi robur et ces triplex » peut s'applíquer
indistinctement a ceux qui réussissent dans ces deux
genres d'entreprísea, plus diverses dans leurs résultats
qu'essentiellement différentes dans les condi tions de
leur succés, en ce sens qu'elles nécessitent toutes le dó-
velappement de la putience et de la volonté (1).


En s'occupant du sort des sociétés po1itiques qui ont
été organisées sur le principe fondamental de l'autorité
et dans Iesquelles l'amour de la liberté a été paralysé
on contenn fortemeut, on doit se demander quelles
sont les causes 'I ui ont fait qne le ponvoir, 1'e8-
treint a un petit nombre de mains, a plutót in-
cliné vers la forme monarchique ou vers la forme
aristocratique.


Les faits originaires jouent ici un róle trés-impor-
tanto C'eet une observation certaine que les sociétés
politiques changent difficilement les formes primitives
de leurs gonvernements.


Si nn chef militaire a assis sa dominat.on sur une
contrée, la monarchie y est fondee.


La oú de riches citoyens se sont élevés, par la fa-
veur publique et les progrós de leurs richesses, a la
domination de leur cité, une répuhlique aristocratique
sera constituée.


(') L'influence des aptitudes de race parait avoir été admise par
les écrivains les plus radicaux : « 11 est possible, a écrit M. Va-
cherot, que tous les pouples ne soient point d'un ternpérarnent a
supporter .le régimo politique et municipal des peuples anglo-
saxons , La vivucité des UIlS, la passion des nutres, pourront étro
des obstades sérieux sinon ahsolus i:t un tel NaL de chosos. n La
Démocratic, p. 3f1G.




18 PRINCIPES FONDAMENTAUX


Indépendamment de ces faits historiques quí déter-
minent souvent la forme définitive du gcuvernement
d'un pays, il faut reconnaitre, comme le complément
meme de ces faits, la diflérence fondamentale de la no-
tion de l'autorité exercée au profit d'un seul ou BU
profit d'un petit nombre.


L'autorité d'un seul homme est, pour la plupart de
ceux qui lui obéissent, entourée du prestige de l'éloi-
gnement. Elle s'associe en outre presque toujours a
l'esprit militaire qui a servi souvent a la fonder, et
dout les institutions lui servent fréquemment de pié-
destal et de modele. Le prestige de l'inconnu, l'ascen-
dant de la force matérielle et du commandement
caractérisent l'influence que l'autorité monarchique
exerce sur les masses.


L'autorité aristocratique a de tout autres fonde-
ments. Bien qu'elle ne PUiSSA se soutenir la OU les
distinctions auxquelles elle s'attache ne jouissent d'au-
cun prestige, ccpendant c'est moins le respect mysté-
rieux de l'inconnu que la considération, le respect et la
reconnaíssance qui la peuvent souten ir.


Dans les pays OU l'aristocratie conserve son aseen-
dant, c'est moins a un chef militaire reconnu par des
vassaux qu'a un pérc de famille inf1uent par son fLge
et ses services qu'on peut comparer le dépositaire de
cette influence. Son pouvoir est plus simple, plus per-
suasif, plus patriarcal, mais aussi plus souvent senti ;
on se rappelle des 101's ici ce qu'a dit Moutesquieu de
la modération nécessaire aux aristocraties.


Si l'esprit militaire accompagne souver.t la fondation
des monarchies, c'est un esprit différent et presque




DI~ LA CONSTITUTION DES SOCIÉTÉS 19
contraire, c'est-a-dirc celui de la propriétó et mérne
d II commerce, qni a vécu souven t au scin des aristo-
craties les plus puissantes. Souvenez-vous sinon de Car-
thage dans l'antiquité (1), ou au moins de Venise dans
le moyen-ügc. Mais si l'histoire de ces Etats montre
l'aristocratie appuyée sur la ríchesse, elle semble
prouver aussi que la propriété fonciere seule lui sert
de piédestal durable: piédestal encore résistant d8DS
cette He voisine de nos cotes, dont l' organisation poli-
tique presente ala fois au continent européen l'exemple
de ce qu'il ambitionne et de ce qu'il craint le plus, a
savoir la liberté politique et l'aristocratie.


Dans les nations continentales de l'Europe mo.lerne,
l'aristocratie a été en effet plus abattue que la menar-
chie, paree que l'esprit de liberté semhle avoir dil'igé
d'abord ses coups contre son adversaire le pl118 rap-
proché, contre le pouvoir place le plus prés en quel-
qne sorte du foyer.


La bourgeoisie dan s l'Europe moderne a été d'ail-
leurs jusqu'a présent la principale instigatrice des
révolutions. 01' si elle a surtout été liostile aux privi-
l{~.~es nobiliaires élevés a. cóté d'elle, c'est á la, manar-
chie qu'elle a demandé dans cette lutte son appni, et
c'est d'elle qu'elle a obtenu et le concours qu'elle désí-
rait pou!' abattre I'aristocratie, et la faveur des emplois
et eles distinctions 'Iui lui étaient nécr ssaires ponr
(~galer', éclipser ou faíre oublier sa rivale.


Aux deux príncipes dominante dJ l'autorité on de la


(1) Contrairement aux anciennes asser tions courantos 1 lord
Brougham ponse que la Constitutíon carthaglnoise ótait au fu n d
dómocratique, Political philosophy, 1, 92.




20 PRINCIPES FONDAMENTAUX


liberté se rattache la célebre et ancienne división des
trois formes de gouvernement: monarchique , aristo-
cratique et démocratique,


Les deux premiéres de ces formes supposent la pré-
dorninance du principe .l'autorité ; la troisieme Buppose
la prédomiuance dn príncipe de l'association libre.


Quand jp rattache l'aristocratie et la monarchie nu
príncipe de l'autorité, et la démocratic il ce1ui de la
liberté, il est bien entendu que j(~ compte parler de
cette liberté politique qui consiste ponr chaqué citoyen
~l n'obéir qu'aux décisions de la majorité sociale , et a
prendre part El l' exercice de I'nutoritó. J e n'iguore pas
que cette liberté politique peut se concilier avec une
mesure un peu différente de la liberté civile , de méme
que la prédominance de l'autorité dans l'ordre politique
peut coexister avec un assez grand développement de
la liberté civile (1).


La división des gonvernements en numarchie, arieto-
craiie et democratie, n'a point perdu son mérito depuis
que les gouvernements mixtos ont pris dans l'Europe
rnoderne un développernent qu'ils n'avaient point
encoré obtenu dans le passé de I'Iiistoire. Cal' ces gou-
vernements mérne différent entre eux par la prédomi-
nance plus OH moins marquée de l'un eles ólóments qui
caractérisent le systeme ele ces trois formes politiquea
róduites fl l' ótat puro


(1) J''appelle Liberte cioile la libertó du citoyen dans sa situatlon
de ramillo, dans l'accession a la propriétó duns le rl'girne du sol,
dans l'exercice du travail, dans la protsction centre les détontíons
arbitrnires , Il y a la commc des rumiflcations variócs d'un mérne
pr inclpe, dont chacuno a ccrtains liens nussi avec l'organisation
politique du pays.




DE LA CONSTITUTlON DES SOClI~Tl~S 21
Sous les príncipes généraux qui animent alternati-


vement les sociétés, se cachent des ressorts divers et
nombreux qui caractérisent la politique des peuples.


8uivant que l'autorité agit par la crainte, le respect,
l'honneur, la confiance ou la corruption, la nature du
gouverncment se rnodific, La liberté elle-rnémc, qui
devrait tonjours s'adresser tl, la raison ct it l'intérét,
saisit quclquefoie le levier de l'intrigue ct de la passion.


Ce sont Ht des ressorts, des moyens différents plu-
t6t 'Iue des principes méme de gouvernement. Je dirai
plus: il ost ü rcmarquer que la plupart ele ces 1'83801't8
se réuuissent souvent sous un niérne gouverncment, ct
il serait difficile par cxcmple de citer une monarchie OH
une aristocrutie dans laqucllc l'autorité u'agirait poiut
par la craiute de sa force sur quelques sujets, par l'in-
fluence de son prestige sur d'autres, par t'honneur et
par la confiance sur plusieurs, et malheureusement
aussi par la corrnption sur un petit nombre. C'est la
prédorninance de I'un on I'autre de ces rcssorts qui
pellt sculc camctériscr 1111 gouvernement. .


Quaud Montesquicu a dit que le príncipe du uC'spo-
tisme était la crainte, celui de la monarchie I'honneur,
et le principe de la république la vertu , il a cherché Ü
mettre en relief le ressort principal des divers gouvel'-
nements, et pcut-étre ne l'a-t-il pas fait avec une
exactitude suffisante.


S'il est vrai en effct que la crainte est le ressort
principal du despotismo, il faut constater que la mo-
uarchio ahsoluc 11e (1('(lnigne pas toujours Ir prestíge
ou la eOll'lllltioll, et qu'rn nutre il lui est souvent donné




22 PRINCIPES FONDAMENTAUX


d'inspirer un certain degré de confiance aux púpula-
tions qui subissent son joug.


Quant al'honneur, dont Montesquicu fuisait le prin-
cipe de la monarchie, on pouvait certes ruttacher a ce
sentiment de fidélité chevaleresque I'attachcmcnt de
l'ancienne noblesse francaise a son souverain ; mais iI
eút été inexact de ne pas constater aussi l'influcnco de
la eraiilte et du prestige exereée sur les masses qni
constituaient sous ce gouvernement la majorité des
sujets, L'honneur d'ailleurs, eeUe nohle arubition qui
demande des préfórences et des distinctions (1), n' est
pas ótrauger aux gouvel'nements aristocratiques et
démocratiques.


Si la vertu est néeessaire dans les rópubliques,
l'amour de l'égalité ne les caractérise pas moins (2).


Quelques éerivains ont été d'avis de rarnener [1 deux
formes la división des gouvernements, et de reconnaitre


..


seulement la monarchie et la polyarchie C), cette der-


\ i) Espri! des Lois, livre 1, ch. VIl.
(2) « Une républiqne n'est point fondée sur la vertu , ell{~ l'est


» sur l'ambition de chaqué citoyen qui contient I'ambition des
)) nutres, sur l'orgueil qui réprime I'orgueil, sur le désir de dorni-
" ner qui ne souffre pas qu'un autre domine. De lit se forment des
>J lois qui conservent l'égalité autant qu'Il est possiblo : c'est une
» société ou des convives d'un appétit égal mangent i.t la méme
)) table. jusqu'a ce qu'il vienne un homme voraee et vigoureux qui
)) prenne tout pour lui et leur laisse les miettes. )) Voltaire, Pen-
sécs sur lculsninislratiori publique (XXX VJlI).


el) V.lJox1wrn el Toporctli : SU!Jgio tI uricu (/¡ iJnllo nulurul.
t. le" p. 1{i3 et In, sesta edizione.


C'cst aussi la tendance de M. l Iippolyte Pas::-y cluns ses dtUX
mémoires sur la forme des gOltVernelll'cflb, insérés .Iuns les recueils
de l'Académie des sciences morales pour 11155.




DE LA CONSTITUTION DES SOCIÉTltS 23
niére comprenant a la fois les gouvernements aristo-
cratiques el les gouvernements démocratiques,


Nous ne croyons pas devoir nous arréter a cette for-
mule non plus qu'a celle qui , conforrnément aux
réflexions que nous avons émises ei-dessus, réunirait
la monarehie et l'aristoeratie sous une mérne division,
en les eonsidérant comme des gouvernements plutót
fondéssur l'autorité et la subordination que sur la
liberté,


Nous avons eu déja, etnous aurons encore l'occasion
de montrer les différences assez nombreuses qui sépa-
rent l'aristocratie de la monarchie d'une part, et de la
démocratie de l'autre, et c'est aces trois termes: unas,
pauci, plurimi, que nous raménerons la c1assification des
divers types de gouvernement, en y joignant les gou-
nements mixtes qui rapprochent leséléments divers de
ces types isolés , Toutefois en nous rapprochant ainsi de
la division des g'ouvernem~lltsadoptée par Montesquieu,
nuu- a\'OIl~3 dú faire n08 reserves a l'égard de ses idees
sur ce qu 'il a aplJelé le princípe pl'opl'e de chaque gou-
vernement, mot sous loquel il est facile de confondre
lidée q 11 'un gOIlvernemen t represente avec le sen ti-
ment quil excite et eucourage le plus.




CHAPITRE DEUXIEME


DE LA MONARCH!E


La monarclúe, ohjet de notre premiére étude, est, a
nos yeux, le gouvernement dans lequel la volonté d'un
souverain, investí d'un pouvoir, au moins viager, est
prépondérante.


Définir ainsi la monarchie , c'est exclure ces monar-
chies fortement mólangées d'nristocratie ou de démo-
eratie duns lesquelles les volontés des représentants du
paY8 exercent une grande part de l'empire. C'est
annoneer que nous voulons traiter d'abord du príncipe
monarchique fonctionnant isolément et en quelque
sorte a l'état pUl', avant de nous occnper de Ce prin-
cipe mitigé par des combinaisous dont nous aUl'OJlS
a apprécier les conditions et les résultats.


En fait, la monarchie a génél'alement abouti ti la
forme de l'hérédité. C'esj I'hérédité qui constitue tout
~t la fois et son rayonnement complet et la plus puis-
sante cornpensation de ses inconvénients (1).


(1) Raisons pour laquelle le gouverncment monarchique ost le
rneilleur d'aprés Bossuet : « La premiére, c'est qu'il est le J¡ILIS
naturel et qu'i! fe perpétue Iui-méme. Bien n'cst plus durable
qu'un Etat qui dure el ~e perpétue par les mernes causes qui forit




!JE LA MONAHCllIE 2lJ
Une condition nécessaire de la prépondérunc.i du


monarque, e' est un certain degré d'irresponsabilité
pratique, pour luí et pou1' ses agents. Le chef de l'Etat
et ses ministres sont naturellement placés dans une
sphére supérieure aux attaques, 11s no subissent de res-
ponsahilité que dans l'ordre moral, et encere il. des de-
g'l'és inégaux, d'aprés I'antíque recommanc1ation faite
aux souverains d'avoír aupres d'eux des agents suppor-
tant l'odieux de certaines mesures, détournant rl'eux-


. mémes certaines responsabílités, et lenr servant enfin
de boucliers contre la haine, suivant le langage dn la
science des cours ('). .'


La défínition que nous avons donnée de la monarchio
met irnmédiatoment sur la voie ele bien comprcndre
les avantages et les dangers dune forme de gouYE'l'ne-
ment, dans laquelle le sort de la nation est lié aux
divers mobiles quí déterminent une volonté índivi-
duelle ,


Lorsquc le naturel et l'éducatiou UU 80U veraiu sor.t
heurcux, 10rS(1110 son t'sprit est juste <\t sa vertn ferme ,
lor-qu'il {'c1wppE aux pit"g'(\S dout Sil g'l'alHl eur ('f;t


durer l'univers et qui perpétuent le genre humuin . La ~el;(lrllle
ruison qui fuvorise ce gouvernement, c'cst que c'est celui qu i
int/resse le plus a la conservation de l'Etat les puissances qui le
conduisent, Le prince qui travaille pour son Etat travaille pour ses
enfants, et l'arnour qu'il a pour son royaume, confonJu avec celui
qu'il a pour sa famille, lui devient naturel . La troisiéme raison
est tírée de la dignité des maísons, oú les royaurnes sont hérédi-
taircs .. _Al! reste, le peuple dé Dieu n'admettait pas a la succes-
sion le sexo qui est né pour obéir. .. Oü les ñlles succedent , les
royaumes ne sortcnt pus seulcment des mais ons régnantcs , mnis
de tonto la nu íion. ., Politiquc lit; Bossuci, IJar Nourrisson , p. 117.


(l., V. Cr acian, JJtI:nmtS, liD et 152,




26 DE LA MÜNAnCnm
entourée, et qu'il est de cette premiére classe d'hommes
dont parle Machiavel, comprenant par eux-rnémes, on
mérne quelquefois de cette seconde classe qui, suivant
les expressions du politique italien, comprennent ce
qui leur est mantré (í), il a de grandes chanees de
conduire abien les affaires de son pays, et d'entourer
son pouvair de considération et de confiance,


Le sou verain paurra alors réaliser l'idéal de La
Bruyére , lorsqu'il a dit: ({ Nommer un roi pére du
peupleest moins faire son éloge qne l'appeler par
son nom ou faire sa définition. » Le souverain s'ap-.
pollera, sui vaut les temps, Trajan, Marc Auréle, Saint
Louis ; et si de pareils gouvernemcnts ne peuvent
toujours gr'andir súremeut l'humauitó qui leur obéit,
ils honorent l'homme qui les personnifíe, et qui a pu
transporter un instant sur le tróne un. refiet de la bonté
ou de la sagesse divino,


Si an contraire l'intelligence du souverain est défec-
tueuse, s'il succombe aux piéges tendus par la flatterie,
le chnrlatanismc, le faux merite, s'il cede ti. l'esprit de
fuste ou de conquéte, ou méme h ces sentiments douvie
qu'un des ócrivains rle I'antiquitó prétaít au despotismo
oriental, et qu'on a quelquefois signalée dans les cours
rnodernes (2) l l'utilité de son pouvoir décroitra en


(1) Ch, XXI[ du Liore (lit Princc,
(2) Sudre, p. 221, De la Scuccrcint«. Rappelons le mot de


Tacita sur Tihere : e( Neque eminentes ciriutcs ,~l'ctab((tllJ'.,", ex
optimis periculuni sibi. »


Saint-Simon ne nous a-t-Il pas signalé sous l'ancieun« royuutó
le guút d'abuis ser tout el les gráces spéciales de l'obscuritó el du
néant aux yeux du maitre ? » Montalembert, Ccrresporuiant du
~S mai 186&.




DE LA MONARCIlIE 27
raison de la difficultó des questions qu'il aura ü l'é-
soudre, et du degré dintelligence des sujets qui seront
appelés a subir 30n gouvernement et a le juger.


Je ne veux pas parler des cas oú la perversitó du
sonverain serait déclarée, et 011 son caractére moral
ne lui permettrait pas des lors d'avoir de bons mi-
nistres, suivant la remarque de Sydney, dout le livre,
pour le dire eh passant, n'a pas valu le martyre. Dans
ces cas la monarchie mettant le P~lYS en péril, )erait
aussi elle-méme en danger et appellerait de violents
remelles.


En un mot, l'cxpression suprérne da gouvernement
monarchique pUl' étant la porsonnifícation du peuple
daus le souvernin, tontes les qualités et les faiblesses c1e
ce dorniel' ont leur contre-coup c1ans la destinée de la
nation C) et souvent aussi dans ceHe de la forme poli-
tique a laquelle ses destinées. sont confiées. Montes-
q uieu a dit : « Le prince imprime le caractére de son
esprit a la cour, la cour a la ville, la ville aux pro-
vincos. L'árne du souverain est un moule qui donno la
forme a toutes les autres (2). l)


11 :i a d'ailleurs dans le seul fait de la marche Je la
civilisatíon, de ses progrés, ele la complication crois-
sante des questions gouvernementales, un élérnent
difficile a concilier avec le maintien de la monarcliie
---~----------


l. Pour d-wenir grand en Pers», :1 faut élre un homrne tres
mé.liocre, 011 s'uvi lir jusqu'a cachet' ses talens. )J Entretiens de
Phocion, 1. 2, p. H.


(li .(Jllnnd Augusto avait bu, la Pologne était ivre, a dit spiri-
tucl!ement le pocte.


e~J Cité par l'ahbé de Pradt, congrós de Vienne, p. 53.




28 DE LA l\íONAHCIIIE


absolue, comme personnification complete, et comme
résumé des affaires et de la civilisation cl'un grand
pays.


En présence du gouvernement de Philippo IV, en
Espagne, un de ses sujets écrivaít : ce Il faut aujour-
d'liui plus de savoir pour faíre un sage qu'autrefois
pour en faire sept, et il est plus diffícile de traiter avec
un seul hornme qu'autrefoís avec une nation entiére C).»


Que dirait aujourd'liui cet écrivain, en face de nos
intéréts gouvernementaux si variés et si développés,
alors que les problémes du droit, de l'écouomie politi-
que, et d'une science lógislative et administrativc
étendue sont venus se méler dans le gonverllement Ü
ceux de la diplornatie, de la guerl'e, ct de toutcs les
autres oranches ancíenues de l'art de l'ógner ?


Quand on considere les gouvernementssimples de
certains Etats des xvr', XVIle et XVIlIC siecles, on peut
comprendre qu'un pays grandisse, ponr ainsi aire,
suivant la taille d'un souveraín qui s'appelle LouisXIV,
Pierre-le-Grand, Frédério II, 011 rl'un ministro coinme
Richelien. On a remarqué encare au couunencoment
de notro siécle l'impulsion merveilleuse dounée par
Napoléon I" a l'ac1ministration francaise. Aujourd'huí
un seul homme ne peut plus dominer au méme degré
l'ensemble des affaires, et tout pays romprait par ceut
cótés ce lit de Procuste, sí l'on essayait de l'y enfer-
mero Il n'appartieudrait q u'au génie de prolonger
l'illusion quelques instants, Ríchelieu parlaít cléja en
son ternps avec une sorte cl'effroi de tout ('e qui était


1,',; Oraculo Manual y Ai te de Prudencia, Max, ¡I'.




nB LA MüNARCIIlE 29


renferrné dans qu-lques pieds c1u cabinet d'un souvc-
rain. Comment établir aujourd'hui, plus évidemment
encere, quelque proportion intelligible et cornplétement
rassurante, entre le vaste monde des affaires politiques
et quelques décimetres cubes du cerveau d'un mortel
couronné '? Pour se rassurer un peu, il faut cornpter
tout ce que la hauteur de la situntion et le talent des
auxiliaires attirés par les plus brillantes récompensos
peuvent ajouter au domaine naturel de l'intelligence
des monarques. Et cependant, je n'oserais pas fonder
autant d'espérances qu'on l'a fait en qnelques occa-
sions, sur la hauteur du poiut de vue qu'íls occupent (1).


La responsabilitó morale extreme qui dórive de la
concentration du pouvoir dans les monarchies rend en
quelque sorte sacrées les avenues de la conscíence c1u
souverain, Ce devrait étre une obligation stricte de n'y
laisser pénétrer que la vérité, La flatterie en cst cepen-
dant l'inévitable satellite , avec des formes diverscs,
suivant le caractere des peuples. Il y a des observa-
teurs qui out prétendu que certaines nations étaient
plus que cl'autres préclisposées tt cet art redoutable des
cours e).


Une fois cette atmosphére corrompue de la vérité de


(1) « Infortunós slstliles, les rois sont condamnós par la Providence
apasser leur vio sur lo haut d'uno colonne sans pouvoir jamais en
desccndre , Ils nc peuvent done voir aussi bien que nous ce qui so
passe en bus, mais en revancha i1s voicnt plus loin , Ils ont un
certain tact intórieur, un certain instinct qui les conduit souvent
micux que le raisonnemcnt de ceux qui los entourcnt , » Du
Pape, livre In, eh v.


(2) D'apres Chateanhriand , le Francais esl né courtisan et
suivant P. L. Courrler, I'AlI{]lais ruioiquc, ['A rabc pille, le Orce
se bat pour la liberté, le Francais [ait ia récérence .




30 DE LA MüN ARCIllE


convention ou ele l'erreur cornplaisante forrnée antour
d'un tróne, la vérité pure u'a d'autres chances de SUCC(\s
que celles qui lui sont réservées par la nature intellec-
tuelle du souverain , aux prises avec des passions de
tout genre auxquelles son pouvoir sert de provocation
et d'aliment C).


Pour peu qu'il soit présomptuenx, il est assuré de
ne plus trouver un seul flambeau autour de lui , mais
plutót, dans tous les hommes qui l'approchent, des
miroirs de ses propres idées. Ce serait un danger
relatif de penser autrement que lui, mais surtout d'ex-
primer sa pensée avec quelque liberté, quelque force,
quelque suecos.


Escusar las victorias delpadron, éviter de vainere son
maitre , telle était une eles principales rnaximes de la
sagesse de cour espagnole e), et Fontenelle s'y rap-
portait sans doute lorsqu'il disait : c( Si j'avais la main


(1) Plus un roi est absolu moins il est son propre maitre et plus
ses snjets sont malh-ureux . )) Spinosa cité par Bluntschli, p. 107
de son Hisioire du Droit public uniuersel.


(2) Il faut préférer a cette formule espagnole l'autre maximo
dormée aussi dans le li vre de Gracian et ainsi coneue, sans que je
cherche a améliorer, ce qui serait possíble, la traduction d'Ame-
lot de la Houssaye .


• Savoir jouer de la vér ité. Elle est dangereuse, mais pourtant
l'homrue de bien ne peut pas laisser de la dire, et c'est la qu'il est
besoin d'artiíice. Les habiles médecins de l'áme ont essayé tous les
moyens de l'adoucir , cal' lorsqu'elle touche au vif, c'est la quin-
tescence de l'amertume , La discrétion développe la toute son
adres se ; avec une mérne vérité elle ílatte l'un et assornme I'uutre ,
11 faut parler a ceux qui sont présents sous les revues des abscnts
et des morts . .A un h n entendeur il ne lui faut qu'un signe, et
quand cela ne sufflt pus, le meilleur expédient est de se tuire ,
Quanrlo nada bastare, entra il caso de enuuuiecer, Les princes no
se guérissent pas nvec des remedes amers , il est de la prudenc«
de leur dorer la pilule. »




DE LA MONARCHIE 31


pleine de vérités, ce que je croirais avoir de rnieux lJ.
faire serait de la tenir fermée. » Les souverains les
plus résolus ont tremblé devant les difficultés pon!'
pour eux d'arriver ala connaissance de la vérité.


Si vous constatez dans un régne une faute caracté-
risée, cherchez bien et vous trouverez souvent qu'elle
a eu l'adhésion d'adulations éc1atantes et 'pent-étre
profitables a leurs auteurs ,


Dioclétien disait : « Il n'y a rien de plus difficile
que de bien gouverner': quatre ou cinq hornmes s'u- -
nissent et se concertent pour tromper l'Empereur. Lui
qui est enfermé dans ses cabinets ne sait pas la vérité.
Il ne peut savoir que ce que lui disent ces quatre ou
cinq hommes qui l'approchent. Il met dans les charges
des hommes incapables. Il en éloigne les gens de mé-
rite. C'est ainsi, disait ce prince, qu'un bon empereur,
un empereur vigilant et qni prend garde a lui, est
venc1u. Bonus, cautus, optimus, vendiius impertüor C). »


Mais je n'ai garde de trop appuyer sur les dangers
de l'entourage le plus habituel des souverains, et je
renvoie le lecteur aux nobles doléances de cet empe-
reur qui a donné au monde la consolation de voir la
vraie philosophie assise quelque temps sur le tróne des
Césars (2).


(i) V. la Polilique de Itossuet, par Nourrisson, p. 205. Thomas,
dans l'Elogc de Marc-Attrele n'est pas moins expressif. 00 lit ~ 33
du Héglernent de vie .lu roi Stanislas : (( Je ne me eontenterai pas
de Iaisser aux gens de bien la liberté de me découvrir toute sorte
de vérités útiles, je les y engagerai, je le leur enjoindrai ; eh! que
verrions-nous sans l'aide des gens de bien. "


(2) Je rappelle ici quelques-unes des pensées de Maro Auréle ;
eh. VII, on lit :




32 DE LA MONAHCllIE


Des cours aux ministres dans le systéme des monar-
chies absolues il n'y a qu'un paso Quelquefois le véri-
table criterium, de cette forme de gouvernempnt, est
moins la per~onne du souverain que celle de l'homme
qui gouverne en son nom, avec des circonstances peut-
étre redoutables ,


Le souverain est élevé dans une sphére qui le détache
de certaines passions. Le ministre peut subir toutes
celles de l'hornme privé.


Soit qu'il s'agisse d'un vizir harbare ou d'un premier
ministre civilisé , rien n'est plus commode pour le
souverain absolu que l'intermédiaire d'un agent prin-
cipal de ses commandcmcnts. Il y a cependant it cette
regle habituelle des exceptions fréquentes.


Philippe Ir aírnait , dit-on, a conserver dans son
conseil comme des partís diverso Louis XIV, Napo-
léon I'", Fródéric II tenaient leurs premiers agents
sous nne dépendance sévere. Le premier de ces mo-
narques se laissait díre par Boileau qu'il n'avait point
de ministres (1), et it un personnage appeló a I'admi-
nistration de la justice qui s'excusait sur l'írnperfec-


« Si tu avais en mómn temps uno marütre et une mero, tu te
contenterais d'honorer runo et tu te tieudrais toujours uuprés do
l'autre , Ta marátre c'ost la cour, et ta mere c'est la philosophie ,
Tiens-toi done toujours auprós de celle-ci, reposo dans son sein ,
Elle te rendra supportable a la cour, et te fera trouver la cour
supportable. »


Et ch. XXVII. Prends garde de to croire supórieur ala loi commo
les mauvais empereurs.


(l) Jeune el vaillant héros dont la haute sagesse
N'est point le fruit tardif d'une lente vieillesse,
El qui seul sans ministre, uI'exernplo des dicu r ,
Soutiens tout par toí-mérne et vois par tes yenx ...


Discours alt Itoi,




DE LA MüNARCHIE 33


tion de ses eonnaissaner s, Frédéric répondit, ace qu'on
assure : « Sais-tu ob iir, cela suffit, »


Mais les souverains qu'anime la défiance laborieuse
et inquiete, ou la eonfianee impérieuse des prinees que
je viens de nommer, sont assez rares , Il y a eu des
monarques absolus, réduits aux risques de leurs sujets
et aux leurs propres, a étre les instruments de mi-
nistres ceux qu'ils eonsidéraient probablement cornme
les eommis de leur toute puissanee.


Sous Louis XIV lui-rnéme, i1 n'est pas sur que le
dévouement direct a ce maitre ímpérieux ait été aussi
ntile aux ambítieux que la déférence envers ses prínci-
paux agents. On sait Ir. mot du eomte de Coligny, mot
souvent rép6tó dans les Mérnoires rédigés pOllr sa fa-
mille (1): « Je commeneerai, mes parents et enfants,
a vous donner pour prerniére máxime de ne jamáis
servir que le roi, et pourtant de ne vous attaeher jamais
au roi, .. mais a ses ministres. »


Lorsque les fonctionnaires sont ainsi placés entre
leur iutérét et l'obligation de renoneer aune eertaine
partie de lenr dignité, en servant les serviteurs, peut-
étre parfois en fiattant les fiatteurs de leurs souverains,
il est difficile que l'élévation des mceurs politiques n'en
ressente pas quelque atteinte.


Cependant, malgré ces inconvénients sérieux et fré-
quents de la forme monarehique, qui résultent des
diverses circonstances que nous venons d'índiquer, ce
gouvcrnement, image du commandement militaire


(1) V. l'édition qu'a donnée de ces Mémoires la Société de l'Hís-
toire (10 France .


3




34: DE LA MÜN ARCHIE
primitif, ou, aux yeux de certains publieistes, de la
paternité, a des raeines tres-puíssantes et difficiles a
arracher des pays dans lesq uels il a été implanté sur-
tout dans l'origine (1). « Tout le monde, a dit Bossuet,
commence par des monarchies, et presque tout le
monde s'y est conservé comme dans l'état le plus na-
turel. Aussi cet état a-t-il son fondement et son modele
dans l'empire paternel, c'est-a-dire dans la nature
méme , Les hommes naissent tous sujets, et 1'empire
paternel, qui les accoutume a obóir , les accoutume en
méme temps an'avoír qu'un chef (2). »


La monarchie crée autour d'elle un ensemble de
faits brillants auxquels les peuples s'habituent, et qui
deviennent les cadres presque inséparables du pouvoir
dans les pays qui y sont accoutumés.


Des cháteaux somptueux, des domaines vastes et
opulents, les représentations d'une cour élégante de-
viennent comme les ornements naturels d'une consti-
tution monarchique. Les peuples qui en ont accepté le
prestige y renoncent difficilement, et concoivcnt avec
peine le pouvoir souverain sous une nutre forme. « Au
prince seul appartient le commandement légitime;
a lui seul appartient la force coercitive. Au prince seul
appartient le soin général du peuple; c'est la le pre-
miel' artícle et le fondement de tous les autres ; a luí
seul les ouvrages publics, a lui les places et les armes,
a lui les décrets et les ordonnances, a lui les marques


(1) « Il n'est pas douteux , a dit M. Baudrillart, que la royauté
ne plong» ses racines dans le passé du genre humain plus avant
que nulle autre forme de gouvernement. » Diclionnaire de la po-
lilique, au mot Monarchie.


(2) Politique de Bossuet, par Nourrisson, p. 177.




DE LA MONAUCHIE 3lS


de distinction; nulle puissance que dépendante de la
sienne, nulle assemblée que par son autorité. C'est
ainsi que ponr le bien d'un Etat, on en réunlt en un
toute la force. Mettre la force hors de la, c'est diviser
l'Etat, c'est ruiner la paix publique, e'est faire deux
. .


maitres e). n
Les hommes s'habituent a se laisser g'ouverner,


et ~i cet abandon ne doit pas leur étre conseillé , il est
probable que la douceur de la v.e et le eulte des arts ont
parfois profité, surtoutchez des populations peu actives,
de la coucentration de la vie politique dans une sphére
spéciale et restreinte ? Si d'ailleurs les peuples habitués
a ce systerne ressentent trop vivement a un mornent
donné certains ínconvénients de la monarchie, s'ils se
dégoütent du caractére ou de l'esprit de leur souverain,
ils s'abandonnent plutót a des révolutions sans but
déterminé, tendant au changement de la personne
du monarque, ou apposant a son pouvoir certains
freins, qu'a la recherche netternent décídée et réfléchie
d'une forme de gouverllempnt différente.


La monarchie a été dans sa splendeur tellement dis-
proportionnée a toutes les existences dont elle est en-
vironnée qu'il parait difficile, surtout dans le voisinage
de pays encore soumis a son majestueux prestige, de
mettre a sa place l'influence d'un simple citoyen e).


Mais des causes encore plus profondes peut -étre
s'opposent a un pareil changement, et ont constitué le
point de départ des habitudes dont nous venons de
retracer la puissance.


------------ -~-------


(1) Politique de Bossuet, par Nourrisson, p. 193.
(2) Desfuitsextérieurs, des palais disproportionnés aux besoins d'un




36 DE LA MüNARCIIlE


11 faut tl. chaque Etat un représentant ele son unité,
surtout dans les actes de cette vie de luttes qui a 1'0111-
pli presque tout le passé de l'existence des peuples. La
monarchie, nous l'avons dit, est le connnandement
militaire, e' est-a-diré le commandement le plus éner-
gique, pour ainsí díre en permanence.


Mettre en díscussion la constitution du príncipe
d'unité sociale, ne serait-ce pas souvent mettre la 80-
ciété elle-méme en péril ? Une nation renferme parfoie
des populations de races différentes, de croyances di-
verses, et dont les intéréts matériels ou moraux peu-
vent étre opposés, Il arrive, surtout dans les temps
modernes, que des classes sociales diffórentes représcn-
teut des doctrines et eles intéréts politiques tres-dístincts.
leí, la conservation, la propriété, le respect du passé ;
la, l'esprit d'innovation, l'existence purement pcrsoll-
nelle, l'avide recherche du progreso


Quel est entre ces intéréts divers celui qui prédomi-
nera dans les chances incertaines et mystérieuses de
l'élection? Devant une si redoutable questíon, les na-
tions habítuées ala stabilité monarchique tremblent, et
elles raffermissent avec un empressement craintif


gouvernement plus simple, des insignes royaux vénérés sont cornme
des témoins protecteurs pour les souvenirs monarchiques dans
quelques Etats. Le díctateur Kossuth, n'osant ni ceindre sur sa téte
ni détruire la couronne de saint Etienne, la fll enterrer au moment
de sa fuite dans un !ieu caché sur les confins de la IIongrie, pros
d'Orsowa. Le gouvernement autrichien n'esl parvenu qu'au bout de
plusieurs années a la retrouver , Cette couronne a été exhibéo au
couronnemant de l'empereur Francois Joseph comme étant tou-
jours en Hongrie l'objet d'une vénération particuliére. Elle y est
qnalifiée de sacra, anqclic«, apostotica. eV. Moniteur du 13 juin
18G7.)




DE LA MüNAHCHIE 37


l'édifice politique, surtout s'il se trouve ébranlé par des
révolutions récentes et redoublées.


« Plus les éléments entrés dans la formation d'un
Etat tendent a se désunir, a dit M. H. Passy (1), plus
l'autorité centrale a besoin de force et d'action pour
en maintenir l'assemblage, et plus s'accroit la mesure
de puissance souveraine qui devient son partage. !y


Mais plus aussi, ajouterons-nous, cette puissance est
grande, plus sa transmission par voie d'élection sou-
leve d'inquiétudes et dans certains cas d'irnpossibilitós.
C'cst ce que le marquis cl'Argenson a exprimé en di-
sant : « Le droit successif des couronnes u'est qu'une
méthode adoptée universelletnent pour éviter les hor-
ribles inconvénients du droit d'élection (2). »


Dans le passé, ces inconvénients, ainsi qualifiés hor-
ribles, étaient méme des impossibilités matérielles pour
des populations mal assemblées, cornmuniquant peu
entre elles, et au milieu desquelles la r~ivision du pou-
voir et de la propriétó n'était pas intervcnue p0111'
créer ~t la longnc eles concurrences possibles h la di-
rection des affaires publiques. De la cet apliorisme
grave, sur lequel tant de publicistes, depuis l'anti-
quité jusqu'a nos jours, se sont trouvés rl'accord, et
dont nous avons déja plus haut montré I'uutorité
sous certaines restrictions, c'est-a-dire ~ue la pro·-
priété naturelle (les gTands Etats est d'étre soumís


(') SiU/lUS rt Iral'!I/lJ: di' L(uuIrIJli:' (hs scunces morales,
1. XIII, p. 17.


"-,, Considérations sur lp, qoucernemcni, p. 108.




38 DE LA MüNARCHIE


au pouvoir d'un seul. (1 Il a suffi, dit M. Passy (1),
de la réunion des couronnes de la Castille et d' Aragon
sur la méme tete pour conduire l'Espagne au régime
de la monarchie absolue. »


Appuyée sur l'influence des idees et sur les cír-
constances extérieures que nous venons d'indiquer, la
monarchie disparatt difficilement des pays dans les-
quels elle a été implantée, Mais il est vrai d'ajoutcr
que si elle est íntroduite sur un sol ímprégné de ves-
tiges républicains, dans un peuple aux mreurs en-
vieuses ou fieres, et roidies contre le prestige d'une
souveraineté indivíduelle, elle ne s'y enracine pas
moins péniblement.


Examinez l'histoíre de l'empire romain. La consti-
tution de cet empire trouva dans les souvenirs de la
République des éléments de contradiction, qui l'empé-
chérent d'acquérir jamáis UI:e forme monarchique
réguliére.


Le pouvoir impérial des Césars ne fut que le cumul
des diverses charges républicaines.


L'ünperafvl' des soldats recevait les charges de Cén-
seur et de tribun du peuple (2) qu'il conservait d'une
maniere permanente, et il ne dédalgnait pas d'y joindre
ele temps en temps celle de consul; celle-ci restait en
théorie, quoique parfois avilie e), la premiére charge


(j) Séances el traoau» de fA cadémie des scicnces morales el
politiques, t. XIII, p. 368.


(2) Ueber die für die Menschlieit qliicklichsu: Epoclie, lIambourg,
1800, par Hegewisch.


(3) Caligula déclarait vouloir élever son cheval Inciiaius a la
dignité de consul.




DE LA MONARCHIE 39
de l'Etat, tandis que celle d'Impel'ator n'était en droit
que la seconde.


Ajoutons, il est vrai, que l'empereur romain était
aussi pontife et j uge supremo.


Dans les commencements de l'empire, il connaissait
en appel des décisions du Sénat Iuí-méme, et s'en-
tourait en pareil cas d'assesseurs pris parmi les juris-
consultes les plus distingués, au nombre desquels
certains empereurs te1s que Adrien, Antonin, Marc-
Auréle, avaient du reste le droit d'étre comptés (1).


Au milieu toutefois de ce cumul étendu des charges
de la République, le souvenir de l'ancienne forme de
l'Etat, souvenir attesté par l'esprit des historiens et
des satiriques du temps, restait assez vivace pour para-
lyser l'établissement d'une dynastie véritable. Si quel-
ques écrivains considérent la dignité d'imperator
comme ayant été héréditaire, ils ne l'admettent point
pareillement des charges importantes qui complétaient
les pouvoirs des Césars (2).


De pareilles circonstances imposaient naturellement
aux empereurs l'obligation de compter avec les mreurs
républicaines, avec l'armée, et aussi avec le Sénat, qui
restait investí, en droit, de la puissance législative.


Les bons empereurs se montraient en général les
plus respectueux de ces freins naturels de leur pou-
voir; ils conservaíent a leur autorité sa physionomie
légale de magistrature républicaine, et ils accordérent
-------- -- ._----------_._~------


(1) P. 54. Hegewisch ,
(2) lbid., -ef. p. 10 et 142.




souvent des garanties au Sénat (1) que tout au con-
traire les empereurs pervers décimaient et asservis-
saient par des proscriptions (2).


Trajan, succédant a Nerva, ne se rendit a Rome
qu'une année aprés la mort de son prédécesseur, Il Y
fit son entrée sans pompe et presque inapercu, Son
palais était ouvert a toute heure a quiconque voulait
l'entretenir. Souvent l'hóte des citoyens, il assistait au
Séuat POUI' l'élection au eonsulat et embrassait comme
un collégue l' élu de l'assemblée.


Antonin et Marc-Auréle se rendaient aussi fréquem-
ment aux réunions du Sénat EOUS la présidence d'un
eonsul. Ils n'en sortaient que lorsque la séance était
levée, quand le eonsul avait prononeé a cet effet la
formule du temps : « Nihil vos moramur, piures con-
scripti (3). »


Un érudit allemand, auquel nous avons emprunté
plusieurs des traits que nous venons de rappeler, a
comparé eette eonstitution demi-républicaine de l'em--
pire romain a ce qu'était en Hollande, avant 1793, la
constitutíon stathoudérale (1). L'origine des situations
n'était pas un reste exeinpte d'analogie. Dan:') les deux
cas c'était une monarchie preuunt lenteiueut racine
sur un sol républícaíu .


(1) Hegewisch, p. 25 el DG, el pnssini. - Filon, Ilistoire d«
Sénat, p. 79.


(2) V. cependant sur les éqards de Tibere poiu: le Sénat, FilolJ,
dans I'opuscule df'jit cilé, et Léo Joubert dans la Reoue Uonlem-
poraiue du 31 octobre 1862, p. 6i3.


(:lj tu«, p. 122.
(') tu«; p. 142.




DE LA MüNARCHIE !.tI


Aux limitations légales résultant du pouvoir du
Sénat, a l'infiuence des mceurs imprégnées de souve-
nirs de la constitution ancienne, s'ajoutaient dans
l'empire romain le~ tristes infiuences de ce qu'on pour-
rait appeler la démagogie militaire ,


Les premiers temps de l' empire romaín en avaíent
déja subi la pression. Claude, Néron, Othon, Vitel-
lius, furent proclamés par les prétoriens. Le sage
Nerva no dut son élévation qu'au meurtre de Domi-
tien, et ne put empécher la réaction violente centre les
auteurs d'un acte dont il avait approuvé Texócution et
rocueilli le profit.


A partir de Septime Sévére, le despotisme prétorien
hit fondé et eut l'anarcliie militaire pour corollaire.
Dans les 120 années qui out separé le régne de Maro-
Aurele de celui de Constantin, 30 Césars monterent
sur le tróne, et sur ce nombre 20 y parvinrent par des
róvclutions violentes et des séditions prétoriennes,
16 périrent assassinós. La dictature renaissait sans
ccsse de ses propros cendres pour conserver l'unité
.l'un gouvernemellt appliqué il 120 millions d'hommes
différents de races et de traditions C). Le Sénat, aprés
avoir ressaisi par instants une ombre de consídération
et de pouvoir, ne fut plus enfin qu'un conseil muni-
cipal sans infiuence politique (2).


De méme que les nécessités de la défense natiouale,


(1) « Le mondo rornain u supporté la tyrannie des Césars, paree
» IIU'íl souílrait moins de leurs crimes qu'il Le profitait de l'unité
» et lliJ la síuliiliíó du pouvoir, » a dit M. Léo Joubert dans la
J) llt;I'/I'J COlllclJlliUJ'uillt du 31 octobre 186J, p. ü6?
(~) Filan, p. 9t et U7.




DE LA MONARCHIE


le commandement des grandes armées, et l'ascendant
exceptionnel des services qu'elles rendent dans certains
moments, ont pu faciliter, méme a l'encontre des
mceurs nationales, 1'établissement des pouvoirs mo-
narchiques, elles ont été quelquefois aussi les causes
de leur restauration. L'histoire en offre de nombreuses
preuves ('), et il est remarquable que le prestige du
commandement militaire a servi méme a la fondation
de la grande république de l'Amérique du Nord, en
désignant aux suffrages publics un chef dont le désin-
téressement fut nécessaire pour déjouer les tentatives
de monarchie qui cherchaient as'appuyer sur sa noble
renommée. Cette infiuence militaire est encore plus mar-
quée, si la force armée sert a1'accroissement du terri-
toire nationa1. « En fait de conquéte, dit Ferguson, on
dit que ceux qui sont subjugués ont perdu leur liberté;
mais si on consulte l'histoire, on trouve qu'en effet,
conquérir ou étre conquis sont une méme chose (2). »


(1) Parlant des tribus juíves. M. Passy s'exprime ainsi : « Vain-
)) cus sous la direction des enfants de Samuel, dominés par la
» cr ainte de retomber sous le joug de leurs voisins, se rappelant
» les victoires rernportées sous la conduite de Gédéon, elles de-
l) mandérent un chef aux mains duque! se concentrüt le gouver-
» nement, et au faible gouvernement des Juges succéda celui des
)) Rois. ),)


Et au sujet de l'étah'issement du stathoudérat en Hollande et
de so. constitution héréditaire, il ajoute : « Ni le patriotisme éclairé
)) des de Witt, ni la sagosse éprouvée du grand pensionnaire
)) Heinsius, ne suffirent pour vaincre la défíance qu'inspirait aux
» soldats et matelots la direction impriméo aux affuires par des
» magistrats civils.




(2) Essai sur thistoire de la Sociéié civile, traduit par Bergier,
p. 391. .


M. Troplong, dans un fragment intéressant sur les causes des




DE LA ~1ÜNARCHIE 43


Sous ce rapport, il est permis de dire que, s'il a été
I'expressión primitive des grandes unités politiquea
agglomérées, le pouvoir monarchique a été aussi l'a-
gent historique le plus ordinaire de leur dévcloppe-
mento


L'affínité entre l'autorité monarchique et l'esprit
militaire est si naturelle que les souverains les plus
pacifiques revétent de temps en temps l'uniforme des
armées. L'habit bourqeois, imposé exclusivement au
chef d'un Etat, lui imprimeruit un caractére républi-
cain plus tranché peut-étre que n'a pn le faire l'outra-
gellx bonnet rouge placé sur la téte d'un de nos anciens
rois, dans un jour de désordre C).
réformes proposées par les Gracques (Revue Contemporaine du
15 mai 1863, p. b), a écrit ce qui suit:


« Cicéron a tres-bien dit que, pendant la guerre, le peuple obéit,
)) tandis qu'il cornmande pendant la paix; c'est ce qui fit la fortune
)) et la force des patriciens, D'un autre cóté, cependant, il est rare
)) que les conquétes n'altérent pas les conditions d'exístence d'un
» Etat: elles mettent dans la cité des idées étrangéres ; elles font
» naitre des nouveautés; elles précipitent les intéréts matériels et
» moraux. dans des courants jadis inconnus; puis viennent les
II élévations des plus chers favoris de la victoire. Un Etat qui
)' s'agrandit est un Etat qui se métamorphose. »


(1) L'élérnent du prestige inhérent a la monarchie ya fait établir
a cóté, et pour ainsi dire a l'exemple de la hiérarchie brilla nte des
grades militaires, celles des ordres honoriliques ou décorations
qui sont en général d'autant plus variés daos une monarchie que
le gouvernement y est absolu , Leí) décorations sont en général
abolies dans les républiques, et le maintien de la Légion-d'Hcnneur
par la République de 1848 était un symptórne du manque de foi en
son existence. Cependant certaines républiques de l'Amérique du
Sud ont des décorations, tandis que la Constitution donnée ,en
1848. au Schlewlg- Holstein n'en admettait point.


En vertu des mórnes principes, les commandements miJitaires
sont des sujets d'ombrage pour les répuhliques , Les Vénitiens
mettaient Jeurs armées de torre sous les ordres de capitaines étran-




44. DE LA MüNAnCHLE


On apercoít par ces considérations le véritable carac-
tére des ressorts sur lesquels repose la monarchie. Mon-
tesquíeu, nous l'avons déja observé, a eu le tort, dans
ce qu'il a dit du principe ou du ressort des divers gou-
vernements, de ne pas assez rapprocher, et de spécia-
liser pour ainsi dire un peu trop ce qu'il a appelé le
ressort ou le principe fondamental dans chaque espéce
de gouvernement : a savoir, la vertu dans les démo-
craties, la modération dans les aristoeraties, 1'honneur
dans les monarchies, la crainte dans les Etats despo-
tiqnes. Il a bien reconnn qu'il faut aussi de In vertu
dans les aristocraties par exemple, mais ne faut-il pas
pareillement de l'honneur dans les républiques, et de la
moderation dans les Etats mouarchíqucs ct dcspo-
tiques? Plusieurs de ces ressorts, comparós par Montes-
quien, sont constatés d'ailleurs par lui sous des aspects
différents ; les uns sont tirés de l'áme des gouvernants,
les autres des dispositions des gouvernés; et sans doute
aussi le granel publicistc a un pon trap tenu, sous l'in-


.fluonce de son ternps et de son pa'ys, h considórer uno
vertu essentiellement francaisc, I'honncur ou 1'atta-
chement aux distinctions (1), comme 1'CS50rt principal
du gouve1'nement sous lequel il vivaít. Il ti été, on le
sait, déja critiqué a cet égard.


gers, no r éservant a leurs nobles que lo commandement des flottes.
Le prestigo de la guerre marití mo s'affaihlit rapidement, puisque le
chef no pout ramencr dans sa patrio des troupes nornbreuses ayant
serví sous ses ordres . Los intéréts cngagés dans ces lurtes lo in-
taines sont d'ailleurs souveut inoius populaircs CIlIO ceux U0S guer-
res continentales.
~I) Liv. IlI, ch. YIT. Cet honneur est souvent en réalit« l'espé-


rnnce des récompenses l.onoriflques ,




Dg LA MONARCHIE


« Montesquieu, a dit un publiciste étranger, s'est
laissó trop dominer par l'expérience de son pays, 101's-
qu'il a fait de l'honneur perverti et faussé le principe
de la monarchie et donné a celle-ci un rapport aUS:3i
indéfini et aussi oblique avec la vertu politique et
morale. » Et plus loin il ajoute : « Si l'on admet que
clans la monarchie principalement l'honneur est un
principe clominant, ce principe de l'honneur devrait,
avant toute chose, étre saisi dans son sens moral et
clans sa signification sociale (1). »


Je crois qu'il faut considérer en généralla crainte
et le prestige, souvent accompagnés de I'affectíon pour
le souverain, comme les ressorts principaux de tout
gouvernement monarchique.


Au sujet de cet élément de prestige, sur lequel j'in-
siste un peu paree que Montesquieu n'en a pas parlé,
son influence me semble incontestable: et il a pris
quelquefois la forme d'une sorte de consécration reli-
gieuse cornme celle de l'éc1at rnilitaire.


Tliomas Buckle a cité des exemples de la premiére
forme dans l'Espagne moderne. On y tendait, malgré
le christianisme, a mettre au-c1essus de tout la majesté
du souverain, et la vie humaine n'était rien devant ses
désirs et ses volontés (2).


(1) Vorlánder, Ilistoire de la doctrine philosophique morale,
juridique ct pclitique des Anglais et des Francais, Marhourg, 1855,
p. 43.


(2) Mas pesa el rey que la sangre: « Le roí pese plus que le
sang, disait un vieux proverbe espagnol , » - « Le cheval et la muí-
tresse du roi, dit Buckle, ne pouvaient servir a en autre mortel , »
Au dernier siécle encore on s'agenouillait a Madrid de.vant le sou-
verain et 1'0n mettait chapean has devant l'écuyer conduísant son




46 DE LA MüNARCHIE


C'est bien autre ehose quand on lit l'hístoíre de
I'antiquité. La mouarchie romaine primitive, celle des
grands états de l'Orient et l'empire des Césars ont fait
usage des relations supposées du souverain avee .la
divinité C), ou du merveilleux des apothéoses.


On ne saurait méeonnaitre un reste de ce prestige
partieulier dans les monarchies modernes, surtout
lorsque, comme en Angleterre et en Russie, l'Eglise
et l'Etat sont entiérernent unis, et que le souverain
parait aux yeux de ses sujets, animés particulierernent
du sentiment religieux orthodoxe, un représentant
de hi divinité, associé en quelque sorte a la hiérarchie
ecclésiastíque, si bien qu'on a pu díre dans la Grande-
Bretagne : « Point d' évéque, point de roi (2). »


Les peuples, surtout dans un état de civilisation
peu avancée, aiment le grand et le merveilleux, et 115
le concoivent surtout sous des formes personnelles.
Interrogez nos anciennes traditíons populaires. Qui a
eonstruit ces voütes souterraines, ces víeilles murailles,
ces restes de constructions ou de camps t'11 ruines, sUF
plusieurs points de notro territoire? La traditíon popu-
laire répond presque toujonrs: César, et par de pareilles
réponses, elle vous montre que peu de noms nouveaux
parviennent ase graver dans la mémoire des popula-


cheval (Mémoires de Malouet, 1. Je., p. 21). Voltaire a déflni l'aveu-
glement que peut entrainer le prestige :


Eblouí d'un éclat qu'il respecte et qu'll aíme
Le vulgaíre applaudít [uequ'a nos fautes méme,


Bruius, acte H, scéne JI.
11) Brougham, Political philosophy, 1. J, p. 41-
(2) Brougbam, Rolitical philosophy. lbid, p.61, NoBishop,no King.




DE LA MüNARCHIE 47
tions attachées aux rudeslabeurs du sol, et M,UX travaux
absorbants, nécessaires pour le soutien de l'existence
physique. Peu d'effigies nouvelles se gravent sur la
monnaie des légendes et des conversations populaires,


Il en est de mérne du pouvoir que les peuples ai-
ment apersonnifier sous un prénom, que l'instinct des
familles monarchiques continue et reproduit méme
souvent d'une maniere identique, sans [ouir complé-
tement a ce; égard de la liberté des familles privées :
les Césars, les .Antonin«, les Louis, les Frédérics, les
lrapoléons C). Les esprits en apparence les plus hardis
subissent a cet égard l'empire d'un préjugé dont le
príncipe a quelque chose d'honorable. Ils obéissent a
un homme paree qu'il lui attribuent volontiers quel-
que chose de supérieur a l'humanité, et ils lui attri-
buent cette supériorité paree qu'elle justifie a leurs
yeux leur déférenc«. Il y avait quelque chose de ce
sentiment dans le mot de Voltaire lui-méme, disant :
« J'aime mieux étre gouverné par un lion de bonne
maison que par deux cents rats de mon espeee. »


(1) Un des grands exemples de la persistance des idées monar-
chiques, comme point de départ des constitutions actuelles de
l'Europe, résulte de ce qul s'est passé a la fin du síécle dernier, A
cette époque, la Révolutíon fraucaise a posé des príncipes poli-
tiques qui ne le cédaient pas en radicalisme a ceux de la révolu-
tion américaine contemporaine. Mais les mreurs ont réagi contre
la législation révolutionnaire . Le premier consul ne parait pas
avoir eu l'idée d'étr e un Washington; s'il l'eút 8U, Un'est pas cer-
tain qu'il n'en eút point été dupe, et qu'il eút suffi de quelques
années d'un pouvoir désintéressé pour créer en France des mreurs
républicaines durables.


Au lieu de cela, l'Amérique du Nord, qui n'avait subi le pres-
tige monarchíque qu'en peinture, si je puis m'exprimer ainsi, a dé-
roulé paisibleruent dans rorare de la démocratie pura ses desti-
nées politiques.




48 DE LA MONARCnm


On reprochera peut-étre a ces observations de con-
fondre ou du moíns de rapprocher beaucoup le despo-
tísme oriental de la monarchie absolue, et cependant
tempérée par les mceurs, dont on pourrait troav~J' le
type dans l'établissement des Bourbons en France
avant 1789, ou dans ce qu'on appelle la monarchie
administrative en divers Etats.


J'admets la valeur de l'objection, et j e reconnais que
si l'on voulait retracer toutes les nuances du POUVOfl'
monarchique, il y aurait lieu d' en marquer avec soin
les degrés successifs, en prcnant pour point de départ
de cette minutíeuse recherche le despotismo pUl', et en
rnarchant de eette extrémíté et par degrés vers la mo-
narchie entourée de quelques ga1'anties d'une impor-
tance variable. Les nuances sont nombreuses dans les
dénominations comme dans les réalités.


Bossuet distinguait déja le gouvememcnt arbitraire
et le gouve1'nement absolu. Suivant lui :


« Quatre conditions accompagnent le gouverne-
ment que l'on nomme arbitraire. Premíerement, les
peuples sujets sont nés esclaves, c'est-a-dire vraiment
serfs ; et parmi eux il n'y a pas de personnes libres.
8econdement, on n'y posséde rien en propriété; tout
le fonds appartient au prince; et il n'y a point de
succession, pas méme de BIs apere. Troisiémement,
le prince a droit de disposer a son gré non- seule-
ment eles biens, mais encore de la vie des sujets,


.comme on ferait eles esclavos. Et en quatrieme lieu,
il n'y a de loi que sa volonté. Voila ce qu'on appelle
puissance arbitraire. Je ne veux pas examiner, con-
tinue Bossuet, si elle est licite ou illicite. Il y a des




DE LA MONARCIUE 49


penples et de grands empires qui s'en eontentent; et
nous n'avons point a les ínquiéter sur la forme de lenr
gouvernement. Il nous suffit de dire que eelle-ei est
barbare et odieuse. Ces quatre eonditions sont bien
éloignées de nos mreurs, et ainsi le gouvernement ar-
bitraire n'y a point de lien. C'est autre chose que le
gouvernement soit absolu, autre ehose qu'il soit arbi-
traire. Il est ubsolu par rapport a la contrainte ; n'y
ayant aucune puissance capable de forcer le souverain
qui, en ce sens, est inc1épendant de toute autorité hu-
maine. Mais il ne s'en suít pas de la que le gouvcrnc-
mcnt soit arbitraire, parce que outre que tout est sou-
mis au jugcmcnt de Dieu, ce qui convient anssi au
gouvernement arbitraire, c'est qu'il y a des lois dans
les empires centro lesquelles tout ce qui se faít est nul
de droit; et il y a toujours ouverture a revenir contre,
ou dans d'autres oeeasions ou dans d'autrestsmps... (f))


Sans faire un résumé historique, et sans préciser en
détail toutes les nuances qui sont réunies sous la
forme générale de la monarchie pure; relevons au
ruoins les principales, telles que l'histoíre les manifeste.


Il n'y o. peut-étre nulle part de despotisme sans
frein e). Toutefois, oú trouvcr des barrieres réguliéres


(1) Polit'iq'Lte ele Bossuet, par Nourrisson, p. 181.
(~) Voici ce quí a étó dit sous ce rnpport avec raison du gouver-


nement despotique (Passy, loco citato, p. 9) :
.. Ni les grands, ni les ministres de la religion, ni les soldats no


sont d'humeur u tout ondurer de su part. JI ya des croyances, des
intóréts, des usagos dont ils ne souffrent pas le mépris, et pour
peu qu'il l'oublic, dos rébellions viennent lui apprendre que su
souverainotó u des bornes, et qu'au-dessus d'ello il en est une
nutre qui a ses heures do róveil et no saurait étre réduite au
néant. »


4




00 DE LA MONARCHIE
lorsque la vie, la propriété et la conscience des sujets
sont en quelque sorte possédés par le souverain?


L'esprit des lois qui caractérisent la monarchie pure,
elest l'irresponsabilité dans le pouvoir et dans :ses
moindres agents, et la concentration dans sa main
souveraine du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif,
méme du pouvoir judiciaire, alteré soít par le défaut de
reconnaissance des droits prives, soit par l'institution
de commissions arbitrairement constituées. L'Orient
a subi toutes ces exagérations quoique rarement réu-
nies. Encoré de nos jours le Schah de Perse a un bour-
reau parmi les officiers qui l'accompagnent (1).


Je ne parle pas de l'esprit qui préside a l'adminis-
tration du revenu publico La splendeur de l' existence
souveraine y domine et absorbe tout autre intérét e).


C'est déja un commencement de g-arantie que I'índé-
pendance des ministres de la religion. Le faisceau du
pouvoir absolu subit par la un premier affaiblissernent.
En Turquie, les ulémas ont une certaine infiuence sur
~'opinion populaire. Les descendants du prophéte ont
des immuuités financiéres et juridíques. Le mufti, ou
chef des ulémas, est exempt de la peine capitale, et
ses biens ne peuvent étre confisques ca).


C'est la certes une trés-faible garantie; c'est cepen-
dant autre chose que la force du sabre; c'est quelque


(1) Depping, Revue qermanique da ler juillet 1867.
(2) No suís-je pas bien informé si je dis que le sultan accroit le


nombre des vingt ou vingt-cinq palaís qu'il posséde a Constanti-
nople, tandis que la solde de ses troupes est arriérée et qu'il n'y
a pas de service postal régulier dan s son empire?


(a) Brougham, Potitical Philosophy, t. t-, p. 104.




DE LA MüNARCHIE


chose qui ne dépcnd pas de la force brutale , D'ail-
leurs, l'indépendance respective de la religion et de
l'Etat renferme ordínairement le germe ultérieur de
la liberté de conscience, pour les sujets qui se séparent
du culte dominant.


Apres l'indépendance du pouvoir religieux, le prin-
cipe dont le développement est le plus naturel dans
l'ordre des limitations du pouvoir absolu est l'in-
dépendance du pouvoir jndiciaire. C'est la, comme on
l'a fait observer, une garantie importante, consacrant
cette monarchie lrgitime dont parlait Bodin (demeu-
rant, dit-il, la liberté naturelle el la propriété des biens
aua: sujets}, Tontefois cette garantie, qni exclura si
l'on veut le gouvernement arbitraire dont parlait
Bossuet, est a nos yeux insuffisante pour constituer
un gouvernement vraiment mixto.


« Si le souverain , a dit lord Brougham (1), fait tout
ce qui lui plait sous cette exception que les jnges
constitués par lui sont nommés ti vie , en d'autres ter-
mes, si la seule chose qui lui soit interdite est la fa-
culté de juger en personne, s'il est indépendant de
tout autre controle dans ses fonctions ]pgir.lativf's et
exécutives, et seulement astreint a juger Far des ma-
gistrats de son choix, quoique a vie , nous nommons
cela une monarchie absolue et non une monarchic
mixte. »


Telle était au foncl la prínci pale limita tíon de la
monarchie francaise sous I'ancien régime (2). La


----- --------_. _._--- ------- ._-


(1) Poliiical philoscphsj, t. r-, no7fJ.
(2. D'aprés l\f. de Mnistre, parlar.¡ de la Turquie : c, Ce despo-




\)2 DE LA MONAnCIlIB


Constitution de I'époque en était vcnue a reíuser au
souverain le droit de juger; les souvenirs do Saint
Louis anx pieds du Chéne de Vincennes n'avaient pu
protéger ce droit patriarcal, consiuviumnellemeni dé-
testable, comme Benjamin Constant l'a fait observer ;
mais, outre le droit de suspendre la liberté par des let-
tres de cachet et par des emprisonnements arbitraires,
le souverain avait celui de disposer par les taxes d'unc
partie de la fortune de ses sujets, sans compter cette
faculté de donner ason gré, non-seulement les emplois,
mais encore des pensions h la charge du trésor publie,
sans compter non plus de ces distínctions de toute na-
ture que la monarchie regarde trop souvent comrnc
des faveurs sans controle.


Je ne disconviens pas que Montesquieu, s'efforcant
de séparer complétement la monarchie francaiso de
son temps d'avec le pouvoir absolu, ne se soit livré a
des considérations trés-curieuses et trés-spécicuses
dans un des chapitres de l'Esprit des Lois (')


Etudiant les lois politiques clans lenr rapport avec
la nature du gonvernement monarchiquc, il isole ce
gouvernement du despotisme, par la considération des
pouroir« intermédiaires et du dépót des lois dans un
corps politiqu«, Les juridictions seigneuriales et ecclé-
síastiques et le Parlement étaient a ses yeux des bar-
rieres importantes dont il eút regretté la destruction.


tisme se réduit au pouvoir de punir directernent, c'cst-ú-dire au
pouvoir d'ussassmer, le seul dont l'opinion univcrselle privo le roi
chrétíen, " Ihi Pape, livre 111, ch. IV.


(t) Livre u, ch. IV-




DE LA MüNARCHIE ti3


J'applaudis rétrospectivement ~t cet effort ingénieux
de l'ancien président au Parlement de Bordeaux pour
mettre en relief les distinctions qu'il établissait entre
notre ancienne constitution et le despotisme. Mais en
réalité, les juridictions seigneuriales et ecclésiastiques
de rancien régime n'étaient pas des obstacles au pou-
voir royal; le Parlement n'était pas un véritable corps
politique ; et un dépót des lois qui pouvait étre aisé-
ment forcé ne représentait pas la plus petite immixtion
du pays dans la confection de la loi elle-méme.


Aussi, plus sóvére que Montesquieu, d'Argenson
disait-il, apres avoir constaté la désuétude de la con-
vocation des Etats Généraux: « A cette assemblée
tumultueuse a succédó l' aigrcur importune des Parle-
ments sédentaires, qui montrent seulement aux peuples
qu'ils sont esclaves, sans diminuer en rien le poids de
leurs chaines. »


La puissance des mreurs, celle de l'honneur fran-
Qais, enfin la vivacíté d'une opinion publique intelli-
gente prétaíent, il est vrai, certaine force aux g-a-
ranties imparfaites de notre constitution politique
antérieure a 1789. Mais au fond ces pouvoirs inter-
médiaíres et ce Parlement, investi d'un droit équivoque,
n'étaient que les vaines images de l'ancien pouvoir des
Etats Généraux représentant le pays. Au retour de
cette derniére puissance, les ombres s'évanouissant ne
devaient laisser que le regret du vide qu'elles avaient
paru remplir, et de l'immensíté des aspiresíons qu'elles
laissaient a satisfaíre.


Je u'entends pas dire, en résumé, que Montesquieu
u'ait étl~ i:t un certaiu degré fundé, cornme Bossuet, a




DE LA MüNAHCHIE


dístinguer le despotisme de la monarchie de son temps .
Je crois seulernent qu'il a mis un peu de diplomatie,
cl'amour-propre OH, si l'on veut, de patriotisme a
accentuer la différenee. Dans un pays et dans un siécle
de monarehie représentative, je demande done a étre
absous d'avoír compris et étudié sous le méme titre
toutes les monarchies qui n'ont pas de contre-pouis
légaux efficaces,


La limitation sérieuse de la monarchie commence,
en effet, seulement avec I'isolement du pouvoir légis-
latif, et avec sa constitution dans un corps índépendant
des conseils du souverain, C'est ce que 11on8 nomrnous
la llIonarchie represenuüioe, gouvcrnement dont nous
étudiorons plus 10in les eonditions et les formes esscn-
tielles,


Le domaine de la monarchie proprement dite ainsi
délimité, il me reste peu de chose a dire des causes de
destruction qui la menaeent.


La monarchie absolue a deux sortes d'ennemis. Il
en est qui troublent son existence ; ce sont les conspi-
rations diutérieur , les róvoltes de prótoriens, les cm-
pietcments des maires clu palais et des ministres (1)
qui surprennent ou exploitent la confiance de leurs
maitres. Comme la forcé établie est le principal reSS01't
ele la monarchie absolue, les déplacements accídentels
de la force peuvent l'ébranler ou la faire changer de
mnms.
----~-------_._---~_._._-----


(1) Le ministre (peiswah) du roí des Malwattes, autrefois nation
'}\Ii~s¡llIle dans l'Inde , s'est rendu, <lit lord Brougham, souvcrain
h'"!',":oIitaire en tenant le rui daus un état civil d'esclavage. Poli-
iical Philosoplui, J, p. 78.




DE LA MüNARCHIE


:Mais le pouvoir monarchique absolu, dans les temps
modernes, a un autre ennemi plus persévérant, plus
constant dans sa marche, et plus assuré de son suecos
définitif', c'est la civilisation qui tend sans cesse no~­
seulement a le tempérer et al'adoucir dans son exer-
cice, mais encore a constituer autour de luí des garan-
ties qui deviennent des contrepoíds, et qui font enfin
remplacer tót ou tard la monarchie pure par la mo-
narchie représentative, formule la plus commune des
gouvernements mistes, au moins dans le monde mo-
derne.




CHAPITRE TRüISIEME.


DE L'ARISTOCRATIE.


Si l'étymologie d'un nom politique pouvait faire
la fortunc de l'élément auquel ce nom s'attache, l'nris-
tocratie eút étó íncoutestablcmcnt le gouvernement le
plus parfuit et uussí le plus répandu d ti monde. 1nter-
prétée dans le sens de la dorniuation des meilleurs,
elle eút semblé le g'ouvernement par excellencc.


Mais l'aristocratie a toujours, en fait, designó le
gouvernement des plus puissants plutót que celui des
plus vertueux; et elle n'a de rapport avec la vertu
qu'autant que celle-ci, par nn lien certain dans son
principe, mais fort élastique, fort indircct et fort varia-
ble dans ses applications, cornpliquées d'autres élé-
ments, peut conduire a la ríchesso ct lt la puis-
sanee (1).


L'aristocratie se présente assez naturel1ement it l'es-
prit comme le gouvernement des supóriorités sociales;


(1) Le gouvernement des plus puissants ne peut guére subsister
longtemps s'ils no sont aussí les meilleurs , La vertu seule peut
inscrire solidement sur les portiques d'uno aristocrutie la ílére
maxime ruppelée par Burke :


Stat [oriuno. domus el avi nunieraniur auorum t





DE 1/AlUSTOCHATrE 07


ce scrait sa définition tl l'état pUl'. Mais comme une
des principales propriétés de l'aristocratie a été de se
combiner tL diverses époques avec le gouvernement
monarchique , elle n'a habituellement constitué a
l'égard de celui - ci qu'une puissance inférieure: de
telle sorte que la situation de l'arístocratie doit tres-
souvent étre consídérée sons un double aspect diffé-
rent, suivant qu'on cnvisage ce qui la domine ou ce
qui est placé au-dessous d' elle.


Comme ressort d'un gouvernement monarchique,
l'arlstocratie a une attitude en quelque sorte doublc.
Elle agit iL l'égard des classes inférieures commc une
réuníon de perites souverainetés, et elle en a souveut
cmpruntó le prestigo, les airs et les vnnités (1). Dans
ses rapports avec le pouvoir monarchique supérieur,
l'aristocratic agit au contraire comrne une petite dé-
mocratie (2) et en reflete souvent les passions (3). Elle


(1) L'aristocratie 11 souvent imité le faste relatif des titres de la
royauté, et si elle n'a pu jamais prétendre aux expressions de Sirc
et de Mojesté, elle a cherchó a s'on rapprocher. Les lords d'Angle-
torro sont cousins du RoL Récemment le 14° comie de Ilerln) s'est
couché dans la tombe. ,


Karl Morell, dans son volume intéressant sur Bonstetten (p. t Hl),
parlant do la souveraineté de l'aristocratie bernoise dans le canton
de Vaud, dit que « l'on se tournait avec humilité vers les qracieu«,
lunüs, pttissants et élevés seigneurs, on se courbait profondément
devant leurs tránes, on élevait leur gloire beaucoup plus que les
Ilomains ne le ílrent j amais de celle de César. »


Sur I'organisation de l'aristocratie bernoise on peut consultor
Pllistoire du peuple Bernois, par Herzog, t. n.


L'aristocratie vise iJ. étre une rnonarchie a plusieurs tétes, Si en
Angleterre elle a peu développé les distinctions honorifiques des
décorations, c'est probablement paree qu'elle préfóre les distinc-
tions liéréditairos aux honneurs nécessairernent viagers.


(:.l) Rcouc contemporainc du 15 dóccrnbro 1861, p. Itl8.
Cl) L'ostracisme á l'égunl des liommes supérieurs ti ét.j souven t




DE L' AIUSTGCRATIE


peut, d'aprés Bluntschli, étre considérée comme un
degré mi/oyen entre la démocratie et la monarcnie C).


On peut signaler le mérne double caractére dans
l'ori-gine de l' aristocratie; une partie de sa puissance
dans les Etats monarchiques provient des dons, des
titres, des emplois octroyés par la faveur et la con-
fiance des souverains : une autre nait de la série des
générations que l'esprit de conduite, le travail, la
prospérité héréditaires élévent au-dessus des autres
farnilles prises dans un méme corps populaire.


Double est encore l'avantage éventuel du ressort
aristocratique , ressemblant sous quelques rapports a
la monarchie, s'il s'agit de rechercher le secret et la
vigueur dans l'action : et sous d'autres a la démocra-
tie, s'il faut tempérer par la délibération les passions
d'une personnalité isolée, et constituer des controles
et des organes multiples, acóté et au-dessus des inspi-
rations individuelles d'un seul chef.


reproché aux démocraties, et il est possible qu'il y soit plus Iré-
quent que dans les autres formes de gouvernement; on la reproche
pareíllement nux monarchies absolues et aux cours, comme nous
l'avons rappelé dans le chapitre précédent ; il Y en a des exernples
aussi dans les gouvernements aristocratiques. On l'a signalé a Ve-
nise.Albert de Haller ne put [amáis étre membre du petit conseil de
Berne. Bonstetten rapporte dans ses Souvenirs (petit volume
publié en 1831 en langue francaise) qu'un membre de la famille
du grand naturaliste, membre avec qui on se sentait plus ason
aise, y fut appelé aprés su mort. Le fait est que l'envie produite par
les supériorités n'est contrebalcncée que dans les cas OU leur in-
tervention les rend nécessaires ou les fait juger tulles, Zschokke
écrivait lui-mérne a Bonstetten: •. L'aristocratie ne peut suhs is tr-r
que par la médiocrité des tetes: ce qui s'éléve la meuace de d-.s
truction. )) Karl von Bonstetten, par Morell, }J. 363.


(1) Allgemeines Staatsrecht, 1'-1 vol. p. 289.




DE L'ARI~TOCRATIE


Doubles sont eufln, qu'on nous permette de l'ajou-
ter, les pressions qne l'aristocratie doit supporter, les
luttes qu'elle doit souteuir, les dangers auxquels elle
doit faire face et habituellement succomber. Au-des-
sus d'elle on l'attire souvent vers une servilíté bril-
lante et inerte. Elle peut trouver dans les luttes, sou-
tenues pour la patrie, le principe de son accroissement,
il est vrai, si elle est seule dominante C), mais aussi
celui de son abaissement complet si elle est sujette :
cal' les guerres par exemple augmentent fréquemment
le pouvoir des monarques qui les dirigente Au-dessous
d'elle, d'un nutre coté, l'aristocratie rencontre naturel-
lemcnt l'cnvie qui gene son développement, releve et
exploite ses fautes, constate I'appauvrisscment ou les
dócliéances qui l'avilissent et la font. rentrer dans le
milieu dont elle a paru sortir. Entre les séductions,
les pressions, les antagonismes qu'elle rencontre au-
dessus et au-dessous d' elle, il ne faut pas s'étonner que
le role del'aristocratie ait été plus brillant que vraiment
NelHl11, surtout dans les temps modernes, partout enfin
oú une civilisation condensée a fait dispuraitre les
cxistences patriarcales des temps primitifs, et la vie
simple et ademi-sauvage des clans isolés dans des pu,Ys
ferrnés aux communications extérieures. On com-
prend aussi la pensée des écrlvains politiques qui out
---~-~----- ~ ~--~---~---~-------~


(f) Dans les aristoeraties comme dans les monarehies, le déve-
loppement du principe d'autorité a été souvent puissamment aídé
par les conquétes el les extensions de territoire, Ainsi c'est aprés
la conquóte du pays de Vaud sur los ducs de Savoie, en 1536, que
la Itópubliquc de Berne vil le pouvoir aristocratique se dégnger
daos son sein de l'élément démocratique qui l'avait jusqu'alors
comprirné ,




60 DE L' ARl8TOCRArn:


considéré les dangers de tout genre, contre lesquels
un gouvernement aristocratique doit lutter, comme lúi
conseillant quelquefois naturellement la prévoyance la
plus arbitraire et la plus jalouse (1). On s'explique
enfin le role restreint que l'aristocratie joue dans les
gouvernements de notre siecle; et l'écrivaín qui en
décrit les conditions doit s'attendre aparaitre aux re-
gards de l'avenir, s'il les atteint, avoir conservé le
souvenir d'existences qui seront probablement, pour
nos descendants, nnalogues lt ce que sont pour les
naturalistes de nos jours les vestiges d' organisations
étrangéres aux formes et aux conditions el 'existence de
la vie aotuelle.


Les gouvernemente mixtos dans lesquels comme
dans la République romaine et duns la monarchie brí-
tannique, l'aristocratie a eu une grande part d'in-
fluence sont peu nombreux, et ceux dans lesquels elle
a été vraiment prédominante sont excessivement rares.
On cite seulem.ent sous ce dernier rapport Sparte dans
l'antiquitó, Venise, malgré son apparence de souve-
rain viager et irresponsable, maís sans pouvoir (2),


(i) Polilical pMlosophy, partíe n, p. 278.
(2) A certaines égards on pourrait consídérer lo dogat comme


ayant été une monarchie élective. Ce qui faísalt la dífférence étaít
non-seulement un nom et des honneurs plus restreínts : le doge
(duc) n'avaít pas gardé le títre de Monseiqneur quí avait été rem-
placé sous le dogat de Renier pur celui de IIJessire : mais c'était
surtout la nature de son pouvoir assujetti a toutes sortes d'en-
traveso Une loi défendait aux doges d'ouvrír hors de la présence de
leurs conseillers les lettres des princos étrangers el des umbassa-
rleurs. Il yen cut de déposés par l'uristooratie vénitierme. V. Daru ,
¡listoirc dc Vcnisc, t. Ir, }l. 210 et p. ¡,35. Lo dogo était cncore
as~ujettl aux 1estr ictions ííuancicres les Idus étroites soit qu'il s'agit




DE VAnISTOCnATIE lH
Berne 01 qnelques nutres rnoindres cités, ísolées, dans
l'histoire moderno. Ces aristocratice pures n'ontjamais
pll trouver d'assiette logique et durable entre I'exten-
sion démocratique et la restriction oligarchique, et
elles ont en général exprimé moins les gouvernements
d'Etats homogénea que la domination de certaínes
villes sur des dépendunces ou des colonies plus ou
moins importantes.


('( Exceptó le gouvernement de Sparte (1), u dit lord
Brougham, dans l'antiquité, et celui de Venise dans
les temps modernes, il pas n'y a d'exemple d'une aris-
tocratie qui ne se soit tót ou tard transforrnée soit en
démocratíe comme dans Rome ancienne, soit en petite
monarchie comme celle des Etats italiens (2). ),)


Avant que le mécanisme ele la forme reprósentntive
fút inventó, les formes polysynodiques ou délibéra-
tives des gouvernements étaient rigoureusement ren-.


des réparutions du palals ducal ou de la réception des étrangers
de marque. Daru, 2° édition, t. Il , p. 42. Son revenu n'était pas,
d'aprós lord Brougharn, supérieur a 3,500 liv. st., et sa situation
avait ótó définio par la formule latine suivante : « Rex in 1JU1'-
pura, in 'Urbe captivus, extra urbem prioatus. 1) - Political
philosophy, partio lI, p. 275. Enfin il y avait une responsabilité
pécuniairo centre les héritiers du doge.


(1) Le mema écrivain a résumé ailleurs toutes les conclusions
diverses auxquclles avait donnó lieu dans l'antlquité l'étude du gou-
vernement de cetto sínguliere République. - Pclitical philosopluj,
partie n, p. 197.


(2) Politicalphilosophy, partie 1'·, p. 18. « Dans toutes les répu-
hllques de l'Italie moderne, a l'exception de Venise, I'aristocratie
qui usurpa le gouvernement fut graduellcment obligée il restrcin-
dre son, propre pouvoir, mais hientót olle mit fin il tout conflit avec
le peuplo en placant des souverains de son ordro a la téte des
afluires, el en changeant I'arlstocrutie en monarchíe constitution- .
nelle , » - lbitl., 20.




62 DE L'ARISTOCUATIE


fermées dans les cités , oú , soit une municipalité
entíére, soit une caste dominante au milieu d'une
population urbaine, pouvaient mettre leurs membres
en présence, a méme de s'entendre et de regir d'ac-
cord les affaires publiques.


On a VU, avec le temps, absorber ces gouverne-
ments locaux dans le territoire d'Etats monarchiques
plus vastes; et lorsque l'esprit de discussion a pénétré
ces monarchies elles-mémes, il s'est plutót produit sous
des inspirations démocratiques qu'avec I'esprit aI'isto-
cratique de certains gouvernements municipaux du
moyen-áge,


n était, en effet, arrivé que la marche de la civili-
sation et les tendances politiquee des rnonarchies
avaient, en général, fait grandir les classes inférieures
dans l'époque intermédiaire. Enfin le systéme électo-
ral, qui est le rouage nécessaire ponr l'organisation
des représentations et pour le rapproehement des di-
verses parties d'un vaste territoire, offre des partieu ..
larités et dE:.S circonstances plus favorables en beaucoup
de cas aux développements de la démocratie qu'aux
progrés ou méme au maintien de l'aristocratie.


..


Il est done permis de le dire, les aristocraties sont des
créations artifieielles et exceptiormelles, prouvant acer-
tains égards l'instinet politique des sociétés qui les
produisent ; cal' elles no peuvent exister sans lutter
centre de nombreux périls et sans la díffusion dans un
certain nombre de farnilles de ces qualités de prudcncc,
de modérution, de persévérance, de prévoyance, d'es-


·prit politique enfin dont les nations exclusivement




DE L'ARISTOCRATIE 63


monarchíques laissent a leurs seuls chefs l'ambition et
le devoír.


Quand on pese les périls dont les véritables aristo-
craties (celles qui influent sur les affaires de leurs pays
et que je ne confonds pas avec des noblesses de cour
ou de simple apparat) sont de toutes parts entourées,
les obstacles qu'elles ont a surmonter ponr se déve-
lopper et méme pOllr se maintenir, on éprouve une
801'te de respect pour ces plantes vigoureuses que cer-
tains sols légers semblent impuissants anourrir, et dout
le rétablissement, quand elles out été déracinées,
semble complétement impossible C).


Essayons, malgré la difficulté particuliére que pré-
sente a l'observation le champ si restreint des consti-
tutions vraiment aristocratiques, de résumer les moyens
par lesquels ces constitutions luttent centre les chances
de destruction qui les environncnt, moyens dont le
faisceau complet constitue en quelque sorte les bases
normales de leur organisation.


La condition fondamentale de l'existence d'une arís-
tocratie est de réunir dans son sein la richesse maté-
rielle, lepouvoir politique et la considération publique.


Ce que l'on a quelquefois nommé une ploutocrtüie
n' est pas une aristocratie : elle peut reunir autour


(1) Dans la Démocraiie en Amérique, ch. XVIII, on lit ce qui suit :
Cl On a vu des sociétés qui, par suite d'événernents antérieurs a


leur existence, sont pour ainsi dire nées aristocratiques et que
chaque siecle ramenait ensuite vers la démocratie. Te! fut le sort
des Homains et celui des barbares qui s'étahlirent aprés eux. Mais
un penple qui, partí de la civilisation et de la démocratie, se rap-
procherait par degré de l'inégallté des condilions, et flnirait par
établir dans son sein des priviléges inviolables et des catégories
exclusives, voila ce qui serait nouveau dans le mondo. "




64 DB L' ARIS'l'OCRA'l'IE


d' elle beaucoup d' éclat et de jouissanccs: elle peut
arriver bientót par l'esprit de conduite a l'acqnisition
de certain prestige : rnais si a ces cleux choses réunies
manque, soit le pou voir personnel et dírect résultant
de certains priviléges, soit celui dont la source
provient de la faveur des souverains ou de la confíance
publique, on a une classe éminente et distinguée, non
une aristocratie, un patriciat véritable. Aristotc, dans
la définition de l'Eugeneía ou noblesse, l'asseoit sur
une base plus large que eelle de la richesse , en l'ap-
pelant : l'AnciclIllelé de la rictiesse el de la »ertu
« Ap)::;"¡{) ,,>"OlJTOO ,,'" "PET)l (1)."


Je n'ai pas parlé encore des litres lumorifiques et
d' origine féodale qni sont en générul admis dans les
monarchies, et repoussés dans les républiques e), que
Venise ignorait aussi bien que l'ancienne Rome (3), mais


(t) V. Ouorterl» Iteoieu: de janvler 1858, p. 2!J. Adam Smith ap-
pelait l'aristooratie de naissance : I'anciennelé de ricliesse, d'apres
Dupont White : La Ccntralisation, p. :l34.


(:!) Il Y avait des titres a Genes, au moins dans les derniers
ternps de la Ilépublique. Il n'y en a point en Urece ,


(3) 11 en était de mérne en Pologne au moins duns le XVI· siécle,
On lit dans la Descripüon de PUkraine, par le sieur de Beauplan
(Rouen HiGO) ~ « La noblesse polonuise est tout ézale, n'y ayant
entre cux aucuno supériorité cornme en Frunce, Allemagno, Italie,
Espagne, etc., ou il y a des ducs, m arquis, cerotes, harons, car ils
n'ont d'autre titre que de Tarosta, qui sont gouverncments et torres
du domaine que le roi donne a la nohlesse, p. D5. »


Si Ilome uncienne n'avait pas de titres, les patriciens s'y distin-
guaient cependant des pléhéiens par un plus grand nombre do
noms , 'I'andis quo les pléhéiens avaient seulernent lo prenomen
et le nomen, los patriciens y joignaient le coqnomen, Par excmple
lo coqtunneti Scipio s'ajoutait aux norn et prénorns de Publius
Cornclius, pour une bruncho de la Gens Cornelia, Ducnngo 11 dit
a cct égard : " Cognomen Ilornanis erat unius cujusque nomen
I'roprillm quod nominibus gentilitiis suljungebatur.•,




DE L' ARI8TOCRATIE


qui se sont développés et multípliés dans presque toutes
les aristocraties modernes. Ils ne sont pas essentíels tl
l'aristocratie proprement dite ; quoiqu'ils soient en
quelque 801'te de la nature des aristocratíes suborden-
nées a un protectorat monarchique, et qu 'ils consti-
tuent un des éléments extérieurs de prestigc, un de
ces ressorts de distinction et de considération que j'ai
définis comme l'un des troís appuis nécessaires de
l'aristocratie (1), sans qu'ils puissent donner cependant
toujours par eux-mémes l'estime véritable.


Hors eette eombinaison de richesses, de consídéra-
tion et de pouvoir, rarernent effectuée dans une symé-
métrie convenablo au sein de la plupart des soeiétés de
l'Europe moderne, les titres nobiliaires regardés par
quelques observateurs vulgaires comme une pierre de
touche de l'aristocratie, n'en sont que des débris com-
plétement impuissants, malgré l'hérédité qui lenr ap-
partient, et qui est d'autant plus mal réglée et définíe,
en général, dans les pays divers, d'autant plus exposée
aussi aux irritations de l'envie, qu'aucun véritable pou-
voir ne s'y attache (2). « On se trompe beaucoup,


(1) L'aristocratie, vivant en partle de prestige, cherche natu-
re1Jement a se distinguer par des litres qui la séparent du reste
des citoyens. Ce n'estopas seulement par les titres de duc, mar-
quis, comte, baron, passés dans les usages de l'Eurcpe, que -les
uristocraties aiment a se relever extérieurement. Elles se décorent
souvent de noms différents de CCU1. des plébéiens. En Angleterre,
le litre donné a un nouveau lord forme un nom nouveau, souvent
tiré d'une terre ou d'une localité, quelquefois décoré de l'illustra-
tion d'une famille éteinte, A Borne, toutes les familles patriciennes
prenaient le particulo 1'úll (Herzog, 1. Il).


(2) 11 est diflicile, par exemple, d'imaginer un plus grand chaos
Iégislatlf que celui qui existe dans le continent européen rcl_ative-


'\




66 DE L' ARI8TOCRATIE


ócrivait Fiévée, en pensant que la noblesse doit cesser
d'inspirer de la jalousie des qu'elle n' est plus qu'une
distinction personnelle ; c'est positivement quand elle
n'est plus que cela qu'une société avancée , oú les avan-
tages de fortnne et (l'~ducation appartiennent a tout
e monde, ne peut plus la supporter C). »


Si l'aristocratie véritable, considérée dans sa s'yn-
thése vivante et féconde, a naturellernent des condi-
tions rl'existence délicates et artificielles, cornbien est
plus fragile encoré l'existence d'une simple n011es88,
fragrnent d 'une aristocratie décomposée, et dépositairc
rnoins d'un pouvoir quelconque que d'un certain éclat


ment a la succcssion des titres. 11 y a des personnes qui admettent
en quelque sorte, sous ce rapport, dans notre pays plusieurs genres


.oe nohlesse dont la transmissicn est pour cliacune d'elles réglée
par une .loi par tículiére résultant de l'usage,


La noblesse, príncipe d'inégalué, doit-elle se transmettre confor-
mórnent .aux regles de I'égahté. Uu baron doté de six enfunts a-t-il
pu en France comme en certaines parties de l'Allemagné et en
Autriche creer six nouveuux b arons ? Oui, d'apres les regles de
l'égahté successorale, dit-on, en l'invoquant pour la multiplica-
tion ou peut-étre en réalité pour la division des titres. Oui encore,
ú'apres une prétendue distinction mystiq ue du sang et J'alJrés les
regles hautaines et exclusives de l'esprit de caste. Non, si l'aristo-
cratie dislinguée avec soin de la possession de hochets liéraldiques
n'est autre chose qu'une vocation spéciale acertaine iufluence poli-
tique et il certain service public , Le Tintes du ¡OI Iúvrier 1858 rap-
portait que le roi de Prusse avait anobli et creé baron M. de Bunsen,
en limitant la succession du titre a son fils aiué et ainsi par orrlre
de primogénilure. Il ajoutait que c'était le premier pas d'une
révolution tres-désirée dans la constitution de la noblesse prus-
sienne,oil jusqu'a présent les treize fils d'un haron avaient étó,
suivant la foui lls anglaise, égaleUlcnt barons, ce qui réduit entie-
rement Jo prestigo du titre, si ce n'est dans les fumilles oü existent
des substitutions. J e n'ai pas entendu d ire que ce He révolution
ainsi désirée par le [ournal anglais se soit accomplie.


(1) Hisloire de la Session de lS15~ p. 19.




-------- ---


(t) « Les transmissibilités liéréditaires, a Jit M. Baudrillart, ne
sont-elles pas un fuit a la fois physiologique , moral f't social '?
Toutes les religions en ont cherché et en donnent l'explication. La
solidarité dnns la chute et dans la rédernption, la réversihilité des


commémoratif d'une pnissance perdue. Il suffit sans
doute de certaine ténacité chez ses repré-entants pour
conserver leur existence et leur esprit, séparés du
reste de la nation. Mais des distinctions qui provoquent
l' envie sans l'inñuence qui la balance, creusent sou-
vent de jour en jour plus profondément l'abíme qui
sépare ces organisations débiles du patriciat des vieux
temps.


Lorsque des aristocraties sérieuses, reposant sur la
triple et indispensable base que j'ai rappelée, se sont
cependant constituées, par quels mécanismes favora-
bles a leur conservation out-elles combattu les causes
dé destruction qui les entouraient de toutes pnrts? Il
importe de l'examiner.


On ne peut considérer comme une institution de re
genre l'hórédité des dons qui ont pn élever les fonda-
tenrs des familles :


Sic juxta posita, recens filii oeterem pauis renocaoi!
memoruuu,


Ces paroles par Iesquelles Oornelius Nepos rappelle
la statue de Timothée rapprochée de celle de son pero,
indiquent bien un élément de durée pour les familles
aristocratiques; mais la gloire, suite des dons de l'ep,-
prit et du cceur, n'est pas une institution, malgré
l'incontestable valeur de la solidarité de famille, et de
certaines transmissíons parfois constatées des qualités
morales par le sang (1). L'inégalité fréquente qui


67DE L'AnrSTOCRATIE




68 DE L'ARlSTOCRATIE
sépare les génératíons diverses dans l'aristoeratie a tou-
jours donné lieu a des comparaisons redoutables entre
les héritiers des noms anciens et les porteurs de noms
nouveaux (1).


J'énumérerai done seulement quatre princípaux
moyens conservateurs des forees de l'hérédité e11e-
méme :


lo L'exploitation exclusive de eertains services pu-
blics ou de eertaines situations, soit dans le pays OU
le gouvernement aristocratique est installé, soit dans
ses dépendances. Tout le monde eonnait les profits dn
eommerce dirigé par les patriciens de Venise, ceux
qu'ils paraissent avoir tiré du gouvernement des pos-
sessions extérieures de la république (2), et les mémes


mérites et des priéres sont des dogmas enseignés par le christia-
nisme, quí ne reneontreraient point une adhésion si facile, en dépit
de toutes les objections, s'íls ne reposaíent sur quelque réalité, 11
Diciionnaire général de la politiqueo " Au mot Aristocratie,


(1) V. en ce sens Etienne Pasquier, Recherclies de la France
ch. XII; Reclierches sur l'csprit des Lois, par Sclopis. Turin, 1857,
p. 37; Le Courtisan. désabusé, París, 1688. Chapilre sur la no-
blesse, p. 115 et suivantes,


(2) Dans Yllisioire de J'enise de M. Daru, les renseignements ne
manquent pas absolument sur ce point : « Malgré une loi primitive
qui interdlsait le eommerce aux patriciens, la noblesse vénitienne,
dít le savant auteur, ne eessa pus de partager les bénéfíces du
négoce (1. n,,2" édition, p. ID). )) Ailleurs, il compte la facilité
d'acquérir des ríchesses comme l'une des causes quí attirerent les
nobles vénitiens a Chypre (1. n, p. 628). ft Beaueoup de ses vais-
seaux, est-il dit ailleurs (p. 10fl, 1. Ill), appartenaient aux patri-
ciens. Les jeunes nobles étaient obligés de faíre quelques voyages
sur les vaisseaux de eommeree oü, quand ils étaient pauvres, ils
étaient recus gratuitement: on leur fournlssait mérne, s'ils en
avaient besoin, les moyens de faire une pacotille, tant il était
dans les vues de l'adminístration de les porter vers cette profes-
síon..» Suívant une derniére observaüon de l'historien (t. V, p.M/i)




DE L' ARISTOCIlATIE 69
circonstances caractérisent depuis longtemps l'orga-
nisation intérieure et extérieure de l'empire britanni-
que. Berne elle-méme soutenait son petit patriciat
par les émoluments des bailliages dans les pays soumis,
et des grades privilégiés dans les troupes capitulées.


2° Les priviléges honorlfiques qui ont été rappelés
tont a l'heure comme l'apanage ordinaire des classes
aristocratiques, quoique ne leur étant pas essentiels,
comptent cependant au nombre des moyells dont l'em-
ploi discret appuie l'aristocratie, au moins la OÚ elle a
pour soutien un noyan monarchique. L'aristocratie
vénitienne n'avait pas de titres, Dans la Grande-Bre-
tagne les ti tres sont rares, mais d'antant plus précíeux ;
car, il n'y a en dehors de la Chambre des lords
que des titres de courtoisie, Plus au contraire en
certains pays l'aristocratie véritable s'cfface, plus
les titres houorifiques se propagent et se vulgarisent


les patriciens ne conlribuaient aux impóts qu'en temps de guerre :
les nobles qui s'étaient réservés les magistratures « retiraient en
appointements le monopole de ce qu'ils payaient a l'Etat, » Malgré
ces diverses occasions de proflt, il arriva qu'un grand nombre de
nobles vénitiens, amesure qu'ils se mulüpliérent, ne purent sou-
tenir leur rang par une fortune sufflsante. «Aiusi, d'aprés lord Brou-
gham (Political philosophy, partie Il, p. 290) le nombre des nobles
s'étant élevé a environ treize cents, plusieurs d'entre eux, investís
des priviléges complets de leur ordre, furent réduits a la plus
infime pauvreté, et menérent une vie miserable et dépendante,
pensionnés par la charité de l'Etat on servant presque a litre de
domestique leurs fréres plus riches. Il fut constaté que cinq cents
au moins recevaient des secours publics et plusieurs autres cen-
taines ne jouissaient pas véritablement d'une fortune indépen-
dante ... II n'y avait pas plus de soixanle familles enviran possé-
dant réellement une iníluence sufflsanle pour élre toujours choieíes
comme rnernbres du gouvernement, d'aprés leur richesse et leur
tilDU. ')
,~




70 DE L' AIUSTOCHATlE


entre tous les héritiers richcs ou non, infiuents ou non,
des titulaires primitifs, mais au milieu d'usurpations
qui dénotent l'abaíssement ele valeur politique pour
des distinctions dépourvues de sanction.


3° Un recrutement large et intelligent, d{'gagé des
faiblesses vaniteuses de l'esprit de caste, faísaut monter
et accueillant avec empressement dans le sein de la
classe privilégiée les éléments les plus considerables
des classes placées au-dessous d'elJe, tandis que les
branches avilies sont éliminées , est encore une eles
conditions les plus nécessaires ele la elurée d'une classe
dominante (1).


4° Un levier tout particulier de I'aristocratíe subor-
donné a la monarchie, levier inconnu aux patriciats
de l'antiquité, a été inventé clans les temps modcrues :
je veux parler des pnviléges dans la succession des
biens, priviléges qni retranchent, pour ainsi dire, a
chaque "génération les éléments accessoires de la mai-
-------------------- -----


(1) On a dit de l'aristooratie britannique, dans la Reoue Oonteni-
poroine du 15110ut 1863, p. 423 :


" Si l'aristocratie anglaise n'est pas un corps fermé, si elle' se
recrute de fils et de petit-fils de barbiers, tels que lord 'I'intenden,
de rnarchands tailleurs, comme le comte de Cravon, de merciers,
comme les comtes de Coventry, le mouvement de rotation se com-
plete par la ruine et la décadence de plus d'une ancierme et
puissante famille, Il


V. ibid., p. 410, les exemples de plusieurs titulaires de
l'aristocratie dégradés a cause de leur pauvreté. V. encere
M. Chevalier, Reoue des Deux-Mondes du ler décembre l~Gi,
p. 547.


En Allemagne l'esprit de caste parait avoir été aussi développé
qu'il a été comprimé en Angleterre , Le code civil prussien ren-
forme ou du moins renfermait naguére des dispositions contrairos
iJ. la liberté du muringe des nobles avec des femmes d'une clas. e
inférieure . V le JJonitcu)' vnivrrsei du 2 décernbre 18&8.




DE L' ARISTOCRATIE 71


son, et qui constituent dans chaqué famille une sorte
de loi dynastique appelant un seul des enfants aporter
l'hérituge de la grandeur commencée par ses péres, et
arésumer en lui les éléments du pouvoir des siens (i).
Ces pri viléges légaux et coutumiers donnent au prin-
cipe aristocratique une base plus que politique et pour
ainsi dirc sociale, d'une valeur considérable , quoique
son influence ait été contestée par quelques écrivains (2).


Peut-átre y aurait-il lieu de remarquer q<le r édu-
cation a dü ou aurait dil el re aussi un ressort puissant


(1) La loi écossaise qui, en constituant le droit de primogéniture
ab intestat sur la succession irnmobilióre, écarte le fils privilégíé
de la succession mobilióre est peut-étre encore politiquemenl
plus expressive en réalité que la loi anglaise qui donne au fils
ainó une part des meubles. L'immeuble est en effet la base de
l'inf1uence politique .


(2) « Toutes les aristocraties, dit 8ismondi (Nouveaux principes
tl'Econoniie politique, liv. IlI, ch. 1', qui se sont maintenues dans
l'uuivers, en Gréce, a Rume, aFlorence, a Venise, dans toutes les
républiques du moyen-áge en Italie, en Suisse et en AlIemagne,
out été régies par la 10i du partage égal entre les enfants. Des
fortunes colossales s'y sont maintenues pendant plusieurs síécles,
n.érne Iorsqu'elles étaient engngées dans le commerce, comme
celles des Strozzi et des Médicis' a Elo mee, ou des Fugger a
Augsbourg. L'on a rarement vu dans C0S fumilles un grand nombre
de freres, et elles ne s'en sont pas óteintes plus rapidement. II Ce
que nous rappelons plus haut de Venise, d'apres lord Broughnrn,
ne confirme pas l'assertion de Sismondi s'occupar.t surtout d'a-is-
tocraties vivant dans des Etats commerciaux et dépourvus d'une
hase territoriale considérable. Mais Montesquieu parait avoir élé
plus loin el avoir pensé que si les priviléges de succession sont
utiles a J'aristocratie subordonnée a une monarchie, ils ne peuvent
convenir aux aristocruties pures , M. Baudrillart, qui cite l'opinion
du grand publiciste il. cet égard, pense que cette diJI'ól'ellce de
priviléges, réalisée dans certains Etats, n'a pas été une incensé-
quence, mais une précaution contre les accroissemeuts excessifs
de l'arist crntie.•Je trouve, quant a moi, la distiuction de Mon-
tesquieu d'une logique . ontestable.




72 DE L'AIUSTOCRATIE


de la conservation des- aristccraties, surtout dans les
siécles oú elle étaít plus dispendieuse et plus suscepti-
ble d'inégalités que dans le nótre,


S'il est aísé de constater que les solns a cetégard
n'ont pas été étrangers a la conservatíon de l'aristo-
cratie anglaise, soumise avec profít aune certaine édu-
cation politique précoce, on constate cependant en gé..
néral assez peu d'efforts en ce sens (1); et on assure
que le patriciat bernois ne songea a se soutenir par ce
moyen que lorsque la ruine de son institution était
imminente (2).


Si elles ne développent pas une éducation toujours
tournée vers le progrés, les lois de succession favora-
bles a I'aristocratie ont pour résultat de constítuer
l'autorité paternelle sous une forme qu'on a appelée
quelquefois patriarcale, et dont le propre cst de survi-
vre acertain degré a la maj orité des descendants. La
langue, anglaise qui applique au pére le nom de Sil'e ca),
manifesté la profondeur du sentiment possíble de I'au-


(1) Lord Brougham, Potiticai philosophy (t. II p. 5~), pense que
I'éducation de l'arlstocratie est en general aussi mauvaise que
celle des monarq ues.
C~) Karl Morell sur Bonstetten, p. 31, zo, oH, etc. - V. ausst


notre Rapport sur le Concours rciati]' ce l'enseiqnemeni adminis-
trali] el politique dans les séances et travaux de I'Acadérnie des
sciences morales et politiques pour l'année 18GL Il est question de
ectte institution pédagogique hernoise, dans l'écrit de Itousseau,
sur le gouvernement de la Pologne.


(3) A ce sujet je ne puís oublier ce passage d'un de nos víeux
livres de droit : « II n'y a presque gemilhornme de la Frunce qui
ne pensoit av oir fait tort iJ. su noblesse s'il u'estoit appelé par ses
eufants Monsieur au lieu de ce doux norn de pere . )) Bibliothcque
OH Trésor du droit [rancais . París, Hi:'W, 1. JI, p. 8i6.




DE L'AIUSTOCRATlE 73


torité appliqué a la fatnille. Sénéque a méme dit (1)
qu'a l'égard des enfants le devoir de la reconnaissance
due aux parents n'a pas ce caractére de liberté qui
accompagne en général la vertu de la reconnais-
sanee.


Ce devoir spécial et impérieux de reconnais-
sanee, ce respect permanent, que certaines exagéra-
tions ont pu quelquefois touruer en servage, sont
particuliérement étayés dans la terre classique de l'aris-
tocratie moderne, l'Angleterre, par l'omnipotence
testamentaire des ascendants, qui en constitue la sane-
tion matérielle ,


Cette ínfluence, a la fois douce et pesante, du prin-
cipe patriarcal, est I'une des bases principales de
toute ínfluence aristocratique dans un pays. Sans elle,
il ne saurait exister de classe conservant ses tradi-
tions propres, dépositaire tenace d'une autorité de
résistance . et exécutrice systématique d'une mission
politiqueo


Il y a une lutte implícite entre les traditions du
passé et les érnotions du présent. Un entrainement
naturel sacrifie pre::::que constamment chez les jeunes
générations le premier élément au second. C'est a
l'ascendant seul des générations plus agées qu'il peut
appartenir de modérer cette tendance; et si le ponvoir
des vieillards est destiné adécroitre avec leur force et
avec la maturité de ceux qui les suivent, la durée de


(') Cité par André Nougaréde, Traite de la puissance poter-
nelle .




74 DE L' ARISTOCHATIE


son exercice semble cependant indispensable, dans
certainemesure, a l'unité d'une classe aristocratique (1).


Le méme principe est nócessaire jnsqu'a un certain
point a l'acceptation par la société entiére de l'in-
fluenee de la classc patricienne dont nous supposons
l'existence.


C'est un effet inévitable du príncipe patriarcal de
nourrir chez les peuples qui en ressentent l'action un
certain souvenir vivace du passé, un respect des choses
anciennes, toujours représentées sous un jour pieux par
leur relation avec la vie, les gouts, les affections des
générations passées , dont ces choses étaicnt contem-
porames.


Hors de cette iufluence, toute idee d'hérédité s'atté-
nue et s'affaiblit ; l'individllalilé el l'actualüe, deux
choses que nos péres ne nommaient pas, deviennent
les pivots des affaires humaines, etsi l'humanité trouve
des ressources particuliéres, une vie active et ardente
dans ces conditions nouvelles, il est permís, cepen-
dant, de considérer avec respect la grancleur et l'élé-
vation morale des combinaisons plus stables des flg('S


.passps.
L'influence des éléments anciens dans une rociété ,


s'associe ordinairement a un grand déploiement de la
prévoyancc dans les institutions,


(t) Ainsi que l'a fait observer M. Buudrillart (Dictionnail'e gén'-
ral de la politique, V. Arieiocratiey; le mot de S~nat (Seniorrs pI
celui de Gérotucs attesteut la part de respect accor.lce ¡¡nI' les
peuples aux hommes qui out parcouru une longu« can iere. Et ll~
nom de Sénat est en géuér al attaché aux élérnents aristocratiques
eles constitutions modernes.




DE L' AHISTOCRATIE


Le role de la prévoyance dans une constitution aris-
tocratique est évident. Cette constitution repose HU'
l'hypothése, la réalité ou le VCPll d'une continuation
héréditaire dans les emplois supérieurs comme cela a
lieu dans les monarchies pour la dignité fondamen-
tale et souveraine de l'État.


Quelle prévoyance dans la dírection des carriéres et
dans la dispositiou des biens de famille n'ex:ige pas
une pareille ambition? Aussi, voyez dans les mceurs
anglaises le caractére politique de l' éducation, les sub-
stitutionsf"), les assurances sur la vie , les emphytéoses
((ees) qui reportent HUI' des générations ébignées le
profit des accroissements de capital et qui g'enellt les
aliénations, Voyez méme ces legs d'accumulation qu'a
la suite du preces Thélusson la loi anglaise a borné a
une durée de vingt et un ans apres le décés du testa-
teur (2). Ce sont la autant de prellves de la prévoyance
souvent outrée, qui porte le citoyen de l'Angleterre ti
assurer a l'un ele ses descendants, et par Ia, jusqu'a
nn certain point, a su famille, une posítion égale ou
méme supérieure a la síenne (3).


(1) On assure que ces suhstilutions embrassent souvent des
ohjets mohilicrs , et a ce sujet on peut rernarquer qne la science
(les métaux précíeux a constaté des accumulations spéciales rj'ob-
jets en or et en argent dans la Grande-Bretagne, Le chiffre de
(n millions de francs ou valeur employés annuellement par nos
voisins dans ces ohjets de luxe n'est représenté en France que par
un cldlre correspondant de 25 millions , V. p. 39, Die (rage da
inlcrnalionnlen Münzeinigung, par Xeller. Stuttgardt, 1868.


(2) Times du mois de juin 18M).
(3) L'ent iere liberté dont jouit le pére de famille anglais 50US


ce rapport j'affranchit méme des eutraves du droit de prirnogéni-
tur«, et íl n'est pus au monis légalernent assujetti devant un pllin~....,._


,. \lIi""~.~ ..,,(.\.~ tltL I~-,,'::~
.. ;«-\J " -, ''''''- ',;


.1.' () ~''-~~. 5.. 'f<- "-<~.-4<' •.


'\, (, . i .:; ~,.~. t.... ¡ r- ~-. \. j ,.4
'" ~ l·'··'.,'




'16 DE L'ARISTOCRATIE


Si la prévoyance along terme est une disposition in-
tellectuelle des peuples aristocratiques, la patience cst
leur vertu morale. On s'habitue a voir chez ces peu-
pIes les grands roles .de l'État occupés par les repré-
sentants de plusieurs générations formées progrcssive-
ment a ces hautes situations, L'opinion y accepte des
lors cette idée souvent confirmée par l'expérience, que
la vie d'un seul individu est, dans beaucoup de cas,
insuffisante pour former de toutes piéces des hommes
politiques. Par la, les ambitions sont réglées sans étre
éteintes, et l'hérédité, dont le poids arrete quelque
temps le parvenu, devient aussi pour lui et pour ses
descendants la cause de son esperance. De la, ces ha-
bitudes de respect et de calme qui font préférer, dans
l'intérieur du pays, des progrés obtenus avec le temps
et l'effort, aux révolutions, fruit des passions et de la
violence.


Si la démocratie dicte ases citoyens des ambitions
plus immédiates et plus ardentes, comme il s'agit d'un
but plus rapproché, des qU'Ul1 obstacle s'interpose, le
découragement est plus facile, et les rcvircments de
I'opinion plus brusques et plus rapides.


Les qualités de patience et de prévoyance du gou-
vernement aristocratique éc1atent surtout dans les rela-
tions extérieures de l'État, et elles développent souvent
--------------------------~---


espoir de sa famille aux regrels du pére de Sully, lui disant :
ti Maximilien, puisque la coutume ne me perrnet pus de vous faire
lo principal hérilier de mes hiens, je veux en récompense essayer
de vous enrichir de vertus ' )) Némoires de Sully, édition de Lon-
dres, 1767, t. I,p. 4.




DE L' ARI8TOCRATIE 77


dans la diplomatie des qualités qui balancent les im-
pulsions les plus vives, parties d'autres sociétés.


A la prévoyance patiente le gouv8rnement arísto-
cratíquc peut joindre souvent la fermeté des résolu-
tions (1), la prudence a l'égard des innovations, le
culte de l'honneur personuel, I'influence de respect et
de subordination répandue dans le eorps social, le
gotit de la paix extérieure : je erois qu'on a ajouté avee
moins de raison a cette énumération le culte ainsi que
l'eneouragement des arts e), a moins qu'on ne tienne
eompte de quelques faits partieuliers al'honneur de tel
ou tel grand, dans les pays OU l'aristocratie a accu-
mulé de puissantes richesses.


Il est une particularité de gouvernement aristocra-
tique que je tiens anoter, parce qu'on y a souvent fait
allnsion depuis que les idées de liberté politique ont
été importées d' Angleterre sur le eontinent européeu.


Les personnages officieJs sont dans les gouverne-
ments aristocratiques apeu prés ídentifiés avec le pou-
voír dont ils sont les mandataires. Ils appartiennent
généralement ala classe dominante, et ils administrent
a la fois dans son intérét et dans le leur.


Le ministre d'un pouvoir absolu ou d'une démocra-
tie peut avoir parfois des ínstincts et des íntéréts per-
sonnels contraires anx actes du gouvernement auquel
il est associé, Illui arrive d'étre placé par sa position


(1) On a remarqué, dit Daru, en parlant du patriotisme vénitien
dans la guerre de Chiozza, que eette eonstanee inéhranlable dans
l'adversité appartient plus particulierement a l'aristocratie qu'á
toute nutre espéce de gouvernement. t. lI, p. 15.


(2) Lord Brougham, Politicat philosophy, t. lI, p. 48 et 'l?




78 DE L'ARISTOCRATIE


officielle en contradiction avec ses íntéréts de classe et
ses affections de naissance.


Dans les gouvernements aristocratiques, l'intérét de
la caste gouvernante et celui du fonctionnaire sont au
contraire intimernent unis.


I1 en résulte chez les principaux agents du pouvoir
une grande dignité, et cette situation índépendante,
dont les ministres anglais en particulier out aimó sou-
vent ase targner, et que complete presqne touj ours une
fortune au niveau des plus riches récompenses du POll-
voir.


Les ministres d'une aristocratie n'ont pas a subir,
autant que ceux des pouvoirs absolus et des démocra-
ties, la concurrence de tons ceux a qui leur ernploi


.peut plaire. Ils sont désignés en partie par leur naís-
sanee et leurs relations. Ils n'ont a se plier ni devant
un maitre, ni devant une masse d'hommes, la plupart
individuéUement inférieurs a eux sous certains rap-
ports. Ils comptent presque exc1usivement avec leurs
parents, leurs amis, leurs pairs ; et ce sentiment e-t
souvent fiérement exprime par les écrivains des pays
aristocratiques C).


(i) Apres avoir rappelé les conditions de caractere el de capacité
qui doivent constituer des hommes d'Etut indépen.Iants, fermes el
désintéressés de toute maniere, l'écrivain d'une Revue anglaise a
rendu ces idées avec force il ya quelques années :


(( Peutótre, disait-il, la plus belle distinctiun el la circonstnncs
la plus heureuse dans l'administration de ce pays est-elle que Pt'Il-
dant longtemps ses ministres et hommes ofliciels ont appartenu a
une cJasse qui dans l'ensernble remplít ces conditions.


" Ce résultat n'est pas ohtenu dans les monarchies absolues
paree que le service de l'Etat entraine un tel sacrifice d'indopeu-
dance et quelquefois de careciere que les plus purs et les plus fiers
reculent devant le joug •.• 11 n\ st pas obten u dans les déruocra-




DE L'ARISTOCRATIE 79


La situatiou méme dont nous venons de parler , et
par laquelle nous avons terminó le tableau des beaux
aspects da gouvernement aristocratique, nous met
cependant sur la voie de comprendre les inconvénients
d'un gouvernement dans lequel la chose publique se
distingue peu des intéréts naturels des personnages
influents.


Les défauts du gouvernement aristocratique dérivent
surtout de I'ógoísrne .I'une classe gouvernante, sépa-
rant trop aisément ses intéréts de ceux de la masse du
peuple. C'est la destruction ou la limitation de Ce dé-
faut que Montesquieu me parait avoir eu surtout en
vne, lorsqu'il a parlé de la moder.uion si nécessaire aux
aristocraties (I)? (e Un corps pareil, dit-il avec quel-
que affectation, ne peut se réprirner qne de deux ma-
niéres : ou par une grande vertu quí fait que les nobles
se trouveut en quelque facon éguux a lenr penple, ce
qui peut former une grande rópublique ; ou par une
vertu moindre, qui est une certaine modération qui
rend les nobles au moins {'gaux 8. eux- rnérnes, ce qni
fuit lenr conservatiou , "


Montesquíeu ajoute : « La modération est done
l'üme de ces gouvernements, ) ce que nous traduísons
en ce sens qu'elle doit l'étre.


« Une certaine inógalité, dit La Bruyére, entretient


tieso Les hommes les meilleurs et les plus capables dans l'Uujon
amérioaine se tiennent au large de la poli tique, et les plus nobles
devoirs de la vie sociale sout ahandonnés a des aventuriers de
passions basses et d'opinions étroites, » tBeoue d'EditnboU1>g de
1S~8, n- :2 L9).


(1) Esprit des Lois, liv, lIT, ch. IV.




80 DE L'ARISTOCRATIE


l' ordre et la subordination : elle est l' ouvrage de Dieu
et suppose une loi divine; une trop grande dispropor-
tion peut naltre de l'abus de la force, et elle est l'ou-
vrage des hommes, » Comment toutefois les hommes
se modéreront-ils s'ils sont tout-puissants? 118 ne le
pourront guére que si des contre-poids considerables
réduisent en réalíté leur puissanee, et obligent eomme
en Anzleterre la classe aristoeratique a se eonfondre
et s'identifier avee le reste de la nation par la largeur
de sa base et le libéralisme de ses idées et de ses
mceurs (1).


Le príncipe d' égoísme, si dangereux aux aristoera-
ties, étend ses conséquences sous plusieurs rapports
chez les peuples dont l'organisation est dominée par
cet élément politiqueo


Certaine dureté a été remarquée ehez les nations
qui, eomme les Spartiates et les Anglais, ont été eon-
sidérés comme présentant le type des gouvernements
nristocratiques. La rigídité du pouvoir de famille est
l'une des bases habituelles de 1'aristocratie et s'étend
de la sur I'ensernble des meeurs.


Il y a une branche de la législation dans laquelle ee


(t) (1 Une véritable aristocratie naturelle, a dit acet égard avec
{'I1crrique originalité un écrivain anglais, n'est point dans l'Etat
un intér ét séparé ni séparable , Quand de grandes multitudes
ngissent ensemble sous cette discipline de la nature, je reconnais
le peuple; mais si vous séparez l'espéce vulgaire des hommes de
leurs chefs naturels, pour les ranger en batuille contre leurs chefs
naturels, je ne reconnais plus le corps vénérable qUB vous appelez
le peuple dans ce troupeau débandé de déserteurs et de vaga-
honds. >l (Burke, cité par M. Taine dans la Revúe des Dwx-Mondes
du l'r décembre 1804, p. Mi.)
~




DE L'ARI8TOCRATIE 81


6


caractére semble se manifester d'une maniere partí-
culióre.


Les aristocraties, prévoyant peu pour leurs ~embres
l'application des lois criminelles, sont disposées a la
dureté sous ce rapport. C'est ainsi que s'explique la
sévérité souvent remarquée de la législation pénale
anglaise (1).


L'irresponsabilité est fréquemment l'écueil des pou·
voirs sans contre-poids. Ce défaut est porté au maxí-
mnm pour l'aristocratie. Un corps, en effet, peutéviter,
par le secret de ses délibérations méme, la responsabilité
morale ou la crainte de la vengeance qui atteint un
souverain isolé. Il se soustrait par la permanence aux
controles qui pésent sur les magístratures électives
dans les dómocraties.


Lord llrougham met au passif de I'arístocratie l'a-
varice et la rapacité que la nécessité d'un rang excep-
tionnel explique. Il est certain que le principe aristo-
cratique faisant rechercher la richesse non-seulement
ponr elle-méme, mais encore pour le pouvoir dont elle
est une condition fondamentale, tend a faire du désir
de s'enrichir 1'esprit général de la société, Aussi, bien


(1) V. dans la Didaskalia, journal allemand, du ·21 septembre
1866, la statistique des individus au nombre de 500 [oueiiés ou
marqués daos l'armée anglaise (aux lettres D, déserteur, et B C,
mauvais caractóre). Cette sévérité de la loi aoglaise a inspiré a
M. Augusto Bnrbier un de ses l ambes,


Le génin de la race n'est-il non plus pour rien dans ces énormes
conliscations qu i ont énervé et irrité l'Irlande a deux reprises
sous Crornwel l et sous Guillaume lII, el daos eette attitude de la
propriété agraire constatée IJar dívers renseignements dans le
Hoyaume Uni '?




82 DE L'AHIS'fOCHATIE


que l'aristocratie anglaise ait fait accompagner par
six de ses liauts dignitaires C) le cercueil de Newton,
quoique les travaux historiques de Macaulay lui aient
valu dans notre époque le titre de lord, le pays
que le patrieiat britanuique a gOllverné depuis plu-
sieurs siécles nous semble avoir dévelcppé , de 110S [ours
dans son sein, les arts utiles et I'industrie un peu plus
que les spéculations de la seienee et les hautes ambi-
tions de l'érudition et de la pensée.


Suivant l'écrivain que nous veuons de citer, l'im-
popularité habituelle des uristocraties n'a trouvé
d'exeeption qu'a Venise .


C'est toutefois un des hístoriens de cette derniére
République elle-méme qui a le plus insiste sur le carac-
tére intolerable aux masses du gouvernement aristo-
cratíque.


cc De toutes les eonditions réservées a la nature hu-
maine, a dit M. Daru, le pire, aprés l'esclavage, c'est
d'étre obligé de courber la tete sous la domination ele
plusieurs. » Suivant la pensée du mérne éerivain dont
je ne veux rien retrancher : « L'orgueil des hommes
ne se console qu'en táchant d' agranelir ce qni les do-
mine. 01', l'irnagination ri'a pas bcaucoup a fair« pour
placer hors de la nature un étre unique, invisible,
tout-puissant, impartíal, qui ne communique point
irnmédiatement avee nOUR, dont tout rappelle le nom,
l'autorité, tandis que son origine, ses passions, ses
infirmités échappent a la vue et qui , en mérne temps


( 1) Bluntsclui , Geschichte eles aüqemeinen Staatsreclus urui del'
Politik, p. 142.




DE L'ARI8TOCRATm 83


'Iu'il est notre maitre, est aussi notro providence. Maís
comment se faire la méme illusion quand on a une
multitude de maitres dont quelques-uns nécessaire-
ment choqnent nos yeux et blessent nos íntéréts ?
Leurs passions, leur orgueil, leur jalousie, leurs fai-
blesses, leur partialité, nous révelent achaque instant
qu'ils ne sont que des hommes comme nous. Dans
l'impossibilité de les agrandir, il faut que n011S travail-
Iions a nO\1S rapetisser nous-mérnes, et cet effort est
trop fatiguant pour que nous puissions nous obstiner
a vouloir expliquer notre servitude aux dépens de
notre amour-propre. Les Romains divinisaient leurs
ernpereurs ; ce mot divin rend raison de tout; mais
les titres de nuupiuiquc« seiqneurs, illustrissiines ~ei­
qneurs ne suffisent point; on ne peut légitimer la ty-
rannie a si peu de frais C). »


On sent la nócessité de faire quelques réserves sur
les considérations qui viennent d'étre citées textuel1e-
ment, et qui rl'ailleurs, ing-{mieuses et fines, renferrnent
certaine vérité, Elles paraisseut exagérer un peu
la différcnce entre la monarchie et l'aristocratie. Au
fond, un ernpereur OH roi divinisé u'est pas plus facile
a accréditer que eles seigneurs transformés en anges ;
et le mot divin est une explication moins elaire pour
moi qne POUl' le savant ministre de Napoléon r-,
du prestige monarchique , méme sous les Césars.
Je remarque mérne que toutes les faiblesses <1: I'aris-
tocratie se retrouvent dans la hiérarchie des serviteurs
de l'étre divin supposé, et, en admettant l'iuviolabí-


, .


(1 l1istoire de Vmise, t. Il , p. 353. (Voyez aussi t. IV I p. 16(\.)




8i DE L' ARI8TOCnATIE


lité de son prestige personnel, évidemment les mortels
qui l'entourent pourraient le cornpromettre. Aussi
faut-il faire a cet ég'ard la part eles traditions de
chaque peuple et de l'influenee des niceurs et eles pré-
pondérances politiques différentes. La nation francaise
a été spécialemeut amenée par la marche ele son his-
toire a préférer le prestige monarchique au prestige
aristocratique. Il suffit, ou du moins il suffisait na-
guére de passel' la Manche pour trouver dans les
masses une maniere de sentir trés-différente.


Aprés avoir étudié analytiquement les mérites ct
les défauts du principe aristocratique, je voudrais pré-
ciser et résumer dans leur ensemble les résultats qne
ce principe semble comporter avec luí par rapport
aux progrés ele la civilisatíon et de la destinée eles
peuples,. résultats qui sont le criterium de son avenir.
Je traiterai en peu de mots cette question souveut ré-
solue en des sens opposés par la partialité complai-
sante ou par un sentiment tout contraire (').


Le propre de l'humanité est de subir diverses iné-
galités dans les dons naturels de ses membres. Est-il
clans la destinée de notre espéce de elévelopper, de main-
tenir ou el'atténuer ces différences? La question, ainsi
posée, est tellement abstraite et théorique que j'aime
mieux demander a l' observation morale directe le ju-


(1) M. Passy, dans son écrit publié en 1826, sur I'aristocratie
considérée dans ses rapports avec les prcgres do la civilisatiou,
a dit avec raison : « Parmi les questions donlla solution importe
le plus au bien-ótre des sociétés européennes, il n'en est pas de
plus féconde en animosités el en contradictions que celle do l'exis-
lence el du maintien de 1aristccra tie. )) lniroduction, p. l.




DE L'AIU8TOCRATIE 815


gement UU principe aristocratique al'état dominant,
étudié dans les apparitions historiques qui 1'ont ma-
nifesté, apparitions assez rares, méme en ajoutant aux
exemples passés de gouvernements aristocratiques purs
l'exemple plus considérable et méme encore vivant
d'une aristocratie combinée avec le principe monarchi-
que, encore puissante dans un Etat qui nous avoisine.


Il [lOUS parait nécessaire de distinguer avant tout
dans nos conclusions I'ordre politique et I'ordre social
dans un sens plus étendu,


La continuation de certaines traditions, parfois de
certaines facultes héréditaires (1) et l'influence de
certaine éducation supérieure semblent devoir étre
dans I'ordre politique des moyens ele constituer quel-
ques personnalités plus distinguées que celles qui se
dégagent par le jet viager d'organisations tirant tout
de leur propre fonds, et de l'expérience directe des luttes
ue la vie.


Lorsgu'on pese eles exemples comme celni ele Wil-
liam Pitt, formé jeune par son pére aux idées poli ti-
ques, jeté de bonne heure dans eles relations pouvant
guider, appuyel' et provcquer ses succés, iI est malaisé
de ne pas voir dans une éducation ainsi dirigée une
force considerable s'ajoutant aux fruits éventuels de
l' organisation de eelui qui en profitait.


Pascal a dit: « C'est un granel avantage que la
qualitó qui, des dix-Imit ou vingt ans, ruet un homme


(1) Dnns lo discours préliminaire du livre sur le Pape, M. de
Maistre ('mot cependnnt l'opinion que « la scienco fi'oppose en
g"'llPral it 1,1 propagation des Iamilles et des norns. )) Editiorr de
1::;:11, p. ;.lU.




86 DE L'ARISTOCHATlE
en passp, connu et respecté comme un autre pourrait
avoir merité a cinquante : c'est trente ans gagnés sans
peine C). »


Non-sculemont il y a ici le profit intellectuel de
certaínes lecons, rnais encore l'action rnorale des solí-
darités et des ambitions , quelquefois des leOgs passion-


.nés qui grandissent les jeunes ames; il Y a enfin les
lecons du malheur comme les bénéfiees direets de la
prospérité. Les échecs d'un pére peuvent étre le payé
solide des succés d'un fils; et ces expériences intimes
des fl}milles adonnées a la carriére poli tique ont sur
leurs rejetons une influence plus précoce et plus vivaee
que ceUes qui sont révélées pdr le spectacle du monde
vu a distance, ou par l'étude froide de l'histoire.


Le príncipe exprime dans la formule: Noblesse oblige,
n'est pas absolument stérile, SUT·tOut si I'éducation le
cultive; et les corps d'élite dans la politique semblent
a la rigueur pouvoir participer aux grandes impul-
sions qu'on leur attnbne dans les arrnées. Il est permis
avec quelque effort de voir méme, dans une société
active comme la nationanglaise, la réserve de la fonc-
tion politique pour l'aristocratie représenter quelques
uns des résultats de la spécialisation du travail dans
I'industrie.


Mais a ces avantages éventuels et parfois réalisés du
princípe aristocratique sagement cultivé, il faut tOll-
jOUl'S opposer les déviations dangereuses qui l'accom-


---------- -- - -- - ---------


(1) Pensées , Fragments el Lellres de Pascal, publiées par
M. Faugere, t. 1, p. 184.




DE L'ARISTOCRATIE 87
pagnent trop aisémeut et par une loi de probabilité
puissante.


Un orgueil précoce détourne envers ce qui l'entoure
cette obligation que le principe : Noblesse oblige, doit faire
entendre dans le sens réfléchi, et comme un stimulant
de l'opinion et de la conscience.


S'il n'est pas excité par la lutte et par des concur-
rences démocratiques, l'héritier d'une situation privi-
légiée se contente des miettes frivoles d'un honneur
paternel rejetées naturellement a ses lévres. Les dís-
tinctions personnclles d'un ancétre deviendront, s'il
le faut, pour son ingénieuse paresse, le motif de dé-
serter une carriere dans laquelle il assure ne pouvoir
égaler ceux dont le nom lui semble un poids qui
l'écrase. Dans la société anglaise elle-me-ne les puinés,
assujettis au travail par le besoin, ont été souvent les
véritables fondateurs de la grandeur de la famille ,


En présence de la vanité frivole et énervante de des-
cendants enivrés de leur origine, les moralistes regar-
deront aisément les avantages éventuels du principe
aristocratique comme largement compensés par ses
inconvénients. Il y a longtemps que notre illustre sa-
tirique a dit :


Mais je ne puis souffrir qu'un fat dont la mollesse
N'a rien pour s'appuyer qu'une vaina nohlesse,
Se pare insolemment du mérite d'autrui,
Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui ,


Franklin a été plus loin et a combattu avec force le
príncipe de la noblesse transmissible, dans sa lettre sur
l'ordre de Ciucinuatns ct le projct dc' le reudre hén',-




88 DE L' ARl8TOCHATlE


ditaire ('). Dans cette lettre Franklin raille l'lunmeur
descendant auquel il préfére l'lumneur ascetulunt des
Chinois. On nous a demiérement appris qu'il y a, -en
réalité, dans I'Empire soi-disant Céleste, un, autre
principe plus rationnel et plus stimulant ponr les
hommes distingués que celui de l'honneur ascendant
pour leurs péres ; e'est celui de la noblesse décroissante
pour leurs descendants (2).


Le balancement des effets utiles et des effets nuisi-
bIes du principe aristocratique dépend de circonstances
tres-variables, puisqne la direction de l'éducation chez
les classes influentes peut en changer le résultat. Il
fant constater en fait, et devant l'histoire, que presque
partout les causes ele destruction de l'aristocratie fonc-


-------


(') 111élangcs de morale el d'économie polítique, traduits par
Ch. Renouard.


Franklin, termine son écri t en regrettant que le dindon n'ait
pas été préféré a l'aigle pour l'effigie de Yordre de Oincinnatus.
Il a dépassé peut-étre un peu ainsi la réaction légitime contra
l'ascendant des souvenirs classiques de I'lustoire, et en abdiquant
d'autre part toute idée d'extension pour son pays, il a méconnu en
tout cas le tempérament futur de ses concitoyens et l'élan qui
les a portés a occuper México et a menacer Cuba.


(2) (( Outre la famille royale, il y a en Chine une classe de
nobles héréditaires, dont les Litres sont trunsrnissibles, mais qui,
baissant de degré achaque génération, finissent par s'éteindre a
la 2·, 3e , 4" ou 5" génération, suivant le degré de noblesse. Au
surplus, la noblesse en Chine n'est qu'un litre qui ne constitue en
faveur de eelui qui s'en est rendu digne aucun privilége, aucun
douaire. Toutes les plus hautes charges de l'Etat sont rernplies
par das personnages qui sortent de la derniére elasse du peuple,
et 'qui ne sont urrivés du derníer rang au premíer que par le travail
et l'intelligence. Je ne veux pas dire que le favoritisme n'exerce
pas son pouvoir en Chine comme partout ailleurs , je constate
seulement I'élément populaire dans les rouages du gouvernement
chinois , 1) Noniteur du 9 décernbre 18úO.




DE L' AlUSTOCHATlE 8!)
tionnent dans l'ordre moral et politique avec beaucoup
plus d'efficacité que les ressorts de sa formation ou de
sa résistance. Die JVeltgeschichte ist das Weltgericht :
l'histoire du monde en est le jugement, a dit Schiller.


L'opinion et l'état des mrenrs ont aussí une action
distincte, f30US ce rapport, de celle du mérite et des
fautes des représentants de l'aristocratie. La oú reg'ne
le prestige du passé et le goüt des institutions an-
ciennes, le lustre d'une jeune aristocratie brillante at-
ténuera les défauts de son orgueil bien plus que dans
une société Iaborieuse et active, comme celle au milieu
de laquelle Franklin frayait sa pénible et noble car-
riere.


Combien était plus aisée qu'aujourd'hui l'acceptation
des défauts habituels de l'aristocratie dans un temps
oú La Bruyere pouvait écrire : « La prévention du
penple en faveur des grands est si aveugle et l'entéte-
ment pour leur geste, lenr visage, leur ton de voíx et
leurs manieres, si général, que s'ils s'avisaient d' étre
bons, cela irait ü l'idolátríe C)? »


Bacon (2) disnit aussi dans le siécle précédent: « La
nouvelle noblesse est le fait clu pouvoir, l'ancienne est
le fait du ternps, ))


Vauban , plus moclerne et plus antique a la fois,
Vauban , que Fontenelle a comparé a un Romain des
meilleurs temps de la République, paraissait vouloir
remédier a cette disposítion d' esprit trop favorable au


(1) Ch IX.
(2) Cité par Brougham. Polilical philosoplo}, t. JI, p. 2G: « Les


rois de France, a dit Diderot, guérissent la roture comme les
écroueiles. Il en reste toujours quelque chose. ))




90 DE L'ARISTOCRATIE


lustre de l'antiquité; mais iI conservait un respect
considerable pou1' le prestige aristocratique lorsqu'il
réc1amait pour le maréchalat et pour les hautes cligni-
tés l'équivalent d'un certaín uombre de degrós de no-
blesse C).


Un abime profond HOUS sépare de cr,s iclées. Une
opinion démocratique, próparée chez nous -par les
décliéances de l'aristocratie, ne eomprencl plus de pa-
reilles distinctions, et, ne voyant dans le pouvoir
qu'une fonction sociale, redoute presque pour ses dé-
positaires le príncipe d'une clignité méme viagére,


A certains égards, ce qu'il y a d'uccidentel dans le
mérite de l'ari-tocratíe la rapproche, dans l' ordre poli-
tique, de la monarchie dans laquelle nous aVOl1S vu le
sort tres-oppcsé d'établissements dirigés avec une dose
de sagesse différente.


Seulement, il y a, dans les aristocraties fortement
et sagement constituées, une loterie moins effrayante
par la rapidité et l'Influence de ses chancea que clans
les monarchies OÚ une téte faible et un cceur avili pelJ-
vent presque subiternent tout compromettre et tout
gater ponr longtemps ; tandis que daos les aristocra-
ties la pIuralité des éléments associés dans une in-
fluence cornmune remédie a ces brusques accidente,
dans certaine mesure.


Tocqueville a comparé l'aristocratie a un hornme
qui ne meurt ja:mais. C'est aussi un homme moins S1l8-
ceptible d'uliénatíon mentale et d'imbécillité , et a l' l'-


(1) Mémoire lu par M. Baudrillart, le 27 juillet 1867, a l'Acudú-
míe des sciences morales et politiques.




DE L'ARI8TOCRATIE 91


gard duquel les causes morales de succés et d'abaisse-
ment fonctionnent suivant des lois plus graduelles et
plus lentes qu'a l'égard d'une individualité véritable.


D'nn autre coté, l'aristocratíe contient des principes
de division qui ne lui ont permis, suivant la remarque
de Brougham, le gouvernement de territoires tres-
étendus, qu'avec l'aide de la dictature accidentelle
d'un magistrat unique comme a Rorne, ou d'un Con-
seil des Dix comme a Venise.


En résumé :
Le príncipe aristocratique al'état dominant a produit


le plus souvent, et en fait dans l' ordre politique, des ré-
sultats stationnaires ou rétrogrades, et il a été renversé
cornme tel par le progrés des nations. Il a les censé-
quences que nous venons d'indiquer, surtout Iorsque
l'aristocratie s'est crue a la fois dispensée de tout effort,
fondee a exclure les talents des hommes sortis d'une
position inférieure, et est ainsi devenue nrgligente des
intéréts et de la liberté du pa;ys.


Dans des conditions opposées, assujettie a certaines
lois d'émulation et d'extension, l'aristocratie peut ex-
ceptionnellement renfermer un vrai principe de pro.
gres, surtout lorsqu'elle s'associe a d'autres principes
politiques préexistants, Elle n'existe plus alors a l'état
prépondórant et elle forme une corporation d'hommes
habitués a regarder avec soin et a utiliser cette succes-
sion des générations qui est l'un des plus' puissants
éléments du vrai perfectionnement de l'humanité. La
grandeur de la famille est en effet considérable si elle
additionne religieusement les couches des reuvres suc-
cessives de ses enfauts, et si chaqué génération profite




92 DEl L' ARIS'fOCHATIE
des succés comme des échecs de la précédente (') ;
elle est trés-restrcinte si chaque génération ne croit
qu'a ses propres forces, et borne a elle-méme la jouis-
sanee de ses efforts et de ses perfectionnements.


Si les résultats de l'action du gouvernement aristo-
cratique sont dans l'ordre politique trés-subordonnés
aux circonstances, quoique dans la plupart des cas
défectueux, j'avoue que dans l'ordre sociall'influence
aristocratique me parait aussi comporter des dangers
assez sérieux, lors mérne qu'un esprit de conduite ha-
bile aurait guidé la direction politique d'une classe pré-
pondérante.


Les priviléges de l'aristocratíe , principalement dans
l'ordre successoral , ne peuvent exister sur une grande
échelle sans un degré de malaise et de froissemcnt
assez considérable, ressenti tót ou t.ard par une grande
partie de ceux qui les subissent. Le prolétariat (2) et
l'émigration quelquefois forcée, suivie unjour ele réac-
tious vengeresses e), peuvent en devenir á la Iongue
les conséquences nécessaires, Préoccupés de combler par


(1) On a dit de l'envie qu'amante des morts elle luiissait les
»ioants. Dans les pays arlstocratiques, le second de ces senti-
ments peut étre balancé par le premiar, au profit de génératíons
solidarisées devant le public par le nom et l'hérédité des situations.


(2) « Comparé au rehut de la population britannique, le rebut
des autres nations est relativement ínflrne sous le rapport du
nombre, et honnéte sous le rapport des meeurs; nulle part, en
effet, il ne forme des légions innornbrubles et Ionciórement mal-
fuisantes comme en Angleterre. )) Constiuuionnct du G septem-
bre 18G7.


(3) Ne faut-il pas considérer ainsi le [énianisme de nos jours,
hostilité combinée d'élérnents irlandais et amúricaius, dont uno.
sorte de prélude s'était manifesté au siócle dorniel' des la guerre
dAmérique ? (V, Hegewisch, llictoíre d'Irlande, ch. v .)




DE L' ARISTOCRATIE 93


un travail fiévreux l'abime qui les sépare des classes
supérieures, les déshérités des pays aristocratiqnes con-
naissent difficilement ces sentiments de felicité tran-
quille qui favorisent la méditation ou le culte du
beau. Une sombre activité les domine et les absorbe.
La natíon ainsi gouvernée pent étendre an loin son
pouvoir; elle pourra rejeter sur des plages loin-
taines des essaims colonisateurs puissants; elle écrira
sur ses monuments le cachet d'une austere grandeur.
Malgré la libéralité de te1 ou tel de ses granda, je
crainclrai toujours ponr elle qu'elle ne cueille point
aisément les palmes de l'art et, chose plus grave,
n'assnre pas a un nombre suffisant de ses enfants les
conditions permanentes du bonheur.


Les i~ées qui soutienuent l'aristocratie dans un pays
y favorisent aussi les infiuences ecclésiastiques, qui
ont leur racine naturelle dans le respect des traditions
du passé. Cette affinité est peut-étre plus caractérisée
que celle qui peut relier la puissance religieuse au
prestíge monarchique. Il y a certains faits politiques
qui donnent a ce lien un relief particulier C). Mais


(t) On lit dans l'ouvrage de M. de Beaumont sur ¡'Irlande so-
ciale, politique et relicieuse, t. 1, p. 320: « Voici une aristocratie
eherchant son appui dans une église qui ne sert qu'á elle et dont
le fardeau pese sur le peuple. Telle est cependant l'institution a
Jaquelle est lié le sort de l'aristocratie irlandaise ! Et le nreud qui
les attache l'une a l'autre n'est pas seulernent moral, religieux et
polítique; les ministres protestants n'ont pas seulement le me me
culte, les me mes intéréts, les mémes passions que les graods pro-
priétaires du pays ; mais ils remplissent encore les memos fonc-
lions administratives et judiciaires. Un grand nombre de mi-
nistres anglicana d'Irlande sont juges de paix, c'est-a dire, en
d'autres termes, que les catholiques sont placés 80US la juridiction




94 DE L' ARISTOCHATIE
l'aristocratie ecclésiastique, si je puis parler ainsi, ne
peut compter au nombre des forees politiquea dura-
bles. La force qui dégage le pouvoir politique du pou-
voir religieux, avee lequel il était uni au moyen-aHe,
n'est pas moins intense que celle qui a émancípé les
sciences et les lettres de leur intimité ancienne et pres-
que exclusive avec le sacerdoce (1).


Dans la généralité du point de vne, sous lequel je
considere les formes du gouvernement et la valeur des
principes politiques, il n'entre pas dans mon plan de
décrire les nuances tres - diverses de l'organisation
aristocratique. Si l'histoire des constitutíons ernprein-
tes de ce caractére est moins étendue que celle des


civile des hommes d'église , dont ils repoussent la juridiction
religieuse. »


Lord Brougham, dans sa Philosophie politique, t. l", p. 76, a
considéré le pouvoir clerical cornme étant en lui-rnéme une sorte
d'artstocratie : « L'existence d'un sacerrloce apporte, dit-il, des
limites au pouvoir souverain, et en réalité fait du despotisme le
plus pur une sorte de gouvernement un peu melé, participant de
la nature aristocratique el oligarchique, quoique non appelé ainsi
usuellement. »


(t) Le genre de vie des persormes engagées dans le sacerdoce, la
spécialité de Teurs occupations et de leurs études, l'üge auquel
elles quittent souvent le monde civil, ne leur permellent guérc
d'en apprécier les affaires avec une complete súreté, surtout a me-
sure que ce gouvernement se complique. Aussi, malgré quelques
brillantes exceptions produites dans le passé au milieu de so-
ciétés différentes de la nótre, telles qu'un Richelieu ou un Ma-
zarin , peut-on adrnettre avec Clarendon qu'il manque habituelle-
ment beaucoup aux ecclésiastiques du coté de la connaissance
des choses temporelles. Dans notre siecle, le gouvernement de
I'évéque Monrad a Copenhugne pendant l'année 1865 ne parait pas
devoir protester centre la désuétude actuelle en Europe du role
actif des gens d'église dans la direction de lu politique générale el
sauf leur intervenuon dans certaines fonctions isolées, comme
celles de l'enseignement.




DE L' ARISTOCRATIE 95


constitutions monarchiques, elle comporte cependant
une variété extreme, suivant les degrés d'intensité dif-
férents elu privilége dans ses diverses organisations C).
Mnis ce qne j'ai dit de la décroíssance du prin-
cipe aristocratique, considéré sous son aspect le
plus général, ne me permet d'indiquer que pour
mémoire les formes diverses de l'aristocratie dans l'his-
toire. Je rappelle d'ailleurs que le monde moderne ne
counait que deux grandes manifestations de ce prin-
cipe : pour l'aristocratie monarchique la Grande-
Bretagne, et pour l'aristocratie pure cette mysté-
rieuse Venise, dont la constitution a séduit jadis
tant el'esprits puissants, et n'était ni moins originale
ni moins étonnante que les monuments de la cité ma-
térielle, dont l'aspect grandiose et inanimé nous frappe
encore sur les rivages de l'Adriatíque son ancienne
snjette, par un mélange de charme et de stupeur.


J'ui tour a tour examiné les éléments constituants
da pouvoir arístocratique, ses moyens de conservation ,
ses qualités et ses défauts, son action générale S11r le
corps social. Ce n'est pas la froide pondératíon de ces
avantages qui a déterminé l'interdiction ou le rejet ele
ce principe politique par les divers peuples.


el) Horn, commentateur de Boxhorn, a énuméré trois espéces
d'aristocraües. d'apres leun caractere plus ou moins tranché ,
i», p. 332.)


Il Y a, suivant lui : l° J'aristocratie qui n'est subordonnée a au-
cune condition d'origine ni de famille. Telle est disai t-il, la forme
du gouvernement batave qui différe cependant de la démocratie
en ce qu'on ne peut appeler au peuple de la décision des magis-
trats, 4° celle qui est hérédítaire comme a Nuremberg et a Franc-
fort; 3° celle qui reconnait un chef unique comme a Veníse, a
Lucques, aRaguse, en Hollande, sous les princes d'Orange.




9G DE L' ARI8TOCnATIE
C'est un instinct particulier, c'est un esprit de con-


duite différent, ce sont des circonstances géuérales op-
posées qui ont amené ces destinées diverses: et ríen n'est
plus remarquable que de voir (c'est par ces considéra-
tions que nous allons terminer ce chapitre) comment,
par exemple, en s'éloignant de points de départ pl'es-
que identíques, l'élément aristocratique a trouvé en
Angleterre et en France un sort profondément díf-
férent.


Aprés un aperQu des faits, nous résumerons les
causes de la différence.


La féodalité exercaít au moyen-üge son empirc par
un réseau d'influences héréditaires et organísées, enfin
par une aristocratie constituée solidement autour d'nn
centre monarchique. Il n'y avait point en elle de pou-
voir sans distinction ni de distiction sans pouvoir. Le
Duc et le llfarquis étaient comme l'étymologie de ces
mots l'indique, des chefs militaires, Les Comtes ou
eompagnons des souverains étaient dans I'origiue des
fonctionnaires militaires ou civils; le pouvoir j udi-
ciaire n'était pas isolé des autres,


En Angleterre, lorsque la féodalité s'est affaissée,
les dépositaires de son pouvoir ont changé ele role. Ils
se sont faits les guides du pouvoír délibératif introduit
dans l'ordre nouveau ; et cette nouvelle uctivité leur a
permis de conserver la haute main sur le gouvernempnt.
D'un autre coté, ils n'ont pas dédaigné d'exploiter les
intéréts commerciaux du pays, de se solidariser avec
eux, d'appeler au secours de leurs familles les com-
binaisons d'une loi de succession privilégiaire et la
pratique eles substitutions dégagée des vices économi-




DE L' ARI8TOCRATIE 97


ques qu'elles ont entrainés c1ans d'autres climats et an
milien d'autres mceurs; d'alimenter et de sontenir
enfin par la richesse les sources de leur influence.


Ce méme esprit qui leur a fait sentir la nécessité de
soutenir le l'ang par la fortune, leur a fait compren-
dre aussi qu'ils devaient attirer dans leur sein toutes
les forces vives du pays; et ils ont organisé l'aristocratie
sous la tutelle de la Royauté, sur la double base d'une
représentation distincte et héréditaire, et d'un renou-
vellement perpétuel des éléments traditionnels, par
l'adjonction des représentants les plus distingués de
l'intelligence, de la fortune et du talento Ce recrute-
ment, qui n'est pas une nécessité pour une noblesse
sans caractere et sanction politiques, et dont la
caste pent se conserver plus on moins par la seule fé-
condité matériel1e des familles qui la composent, est
indispensable ponr une arístocratie. Cal' I'arístocratie
suppose un COTpS el'élite, chargé ace titre d'influer sur
les destinées du pays. 01', si la transmission naturel1e
de certaines aptitudes dans les familles politiques, si
les priviléges de l'éducation qui se rattachent a la nais-
sanee peuvent faire admettre dans certains états sociaux
une présomption de merite pour les descendants des
serviteurs illustres de la patrie, il est impossible de ne
point placer a cóté de ces ]JTésom]Jtíons bienveillantes
le titre encore plus puissant du mérite reel lorsqu'il a
été manifesté avec évidence.


L'histoire montre, en effet, que la méme oú les
avantages ele I'hérédité sont le mieux sentis et exploi-
tés, la nature on l'éducation produisent en dehors de
la classe privilégióe des hornmes qui franchissent toutcs


7




v8 DE L' ARISTOCRAru:


les barrieres, placées autour de leur bereeau, et qui
'sont nés avee ee que Fontenelle n'a pas craíut d'appeler
des qualités uisurmoniobles,


Toute aristocratie qui n'attirerait pas dans son sein
ees natures d'Mite dé.:nentirait done son principe et sa
raíson d'étre, Sous ee rapport, toutes les aristocraties
intelligentes se eontinuent, ainsi que nous l'avons dit
plus haut, autant par I'adoption que par l'hérédité
naturelle. Et ehacune d'elles doit reconnaitre, suívaut
la remarque d'un éerivain peu démocratique, M. de
Maistre.


Des enfants qu'en son sein elle n'a point portés.


Aussi a- t-on observé souvent que l'aristocratie po-
litique de la Grande-Bretagne, celle qui est réunie
dans la Chambre des Lords, estprineipalement composée
de familles récentes sorties de la démocratie, pour venir
se grouper autour dun noyau aneien représenté par
des éléments tres-peu nombreux. La liste du peeraqe
présente en majorité des familles qui ne remontent pas
au dela du XVIUe siecle (1).


Mais l'esprit de l'aristocratie est d'autant plus vivaee
ehez nos voisins qu'il semble s'y rajeunir sans cesse. Il


(1) Outre les détails que j'ai donnés sur l'organisation de l'aris·-
tocratie britannique, je renvoie le lecteur adeux articles l'un de la
Reouetkmiemporaine du 31 mars HJ60, par M. HerbertHore, et l'autre
de la Revue des Deue-Mondes du 1er décembre 1867, par M Michol
Chevalier . On rappelle oans le premier de ces articles cette phraso
expressive de Macaulay : « L'aristocratie anglaise est un eorps
hércdit aire puissant, mais de tous, le moins insolcut et le moins
exclusif, n'ayant nullernent cet esprit jaloux et envieux des classes
privilégiées, et se recrutant sans cesse dans le peuple oü il Iuit co-
descend re des mernhres sor tis de son sein . II p. 311).




nB L'ARrSTOCRATIE


y est enraciné dans l'organisation sociale tout autant
que dans la constitution politiqueo La possession du sol
aliéné le plus souvent a titre d'emphytéose seulement,
avec droit de réversion aux uuullords, les primogéni-
tures, les substitutions, qui lient les possesseurs du sol
successivement: tout cela constitue une sorte de digue
plus puissante contre les infiuences démocratiques que
la plus haute énergie du pouvoir d'un seul. En retour
de l'accession a la propriété et al'influence qu'elle dis-
pute aux classe inférieures, l'aristocratie anglaise leur
donne des libcrtés individuelles, le service militaire
purement volontaire, enfin certains droits politiquea
clébattus avec mesure; c'est par ces concessions hábiles
r¡ne l'aristocratie britanníque a fait accepter par une
admirable modération son empire, qui jusqu'ici a fléchi
sans s'affaisser et qui aurait probablement plus ele
chances de durée, si la distance qui sépare la grande
tle britannique de la France et de l'Allernagne était plus
étendue. Cal' il y a des situations tj'éographiques qni
sont plus favorables qne dautres au maintien des for-
mes poli ti ques preexistan tes e).


En Frunce, lorsque la féodulité a été terrassée , di-
verses causes ront ern péchée de se transformer ,
comme chez nos voisins, en aristocratie intelligente
et progressive, et d« conserver ainsi sa place politique
dans le pays.


Le pouvoir royal a successiverncnt attiré a lui toute
les forces gouvel'rlt'melJtale~et il s'est laissó cntrainer a


11 i Te lles sont les contrées mcntagneuses et surtout insulaires,
soumises il un ra yonmment faihle ¡]PS idpff~ rlH~ peuples voisins ,




100 DE L'ARI8TOCHATIE


rnettre sa principale confiance dans les serviteurs qui
lui devaient exclusívement leur élévation. Les repré-
sentants de l'ancienne aristocratie ont souvent été dé-
goutés ainsi du service public, réduits a l'oisivetó,
appelés a la cour, enve7'saillés enfin, cornme clisait le
rnarquis de Mirabeau .




D'un autre coté, les préjugés d'un faux honneur se
sont glissés, a l'aide de I'oisíveté méme, dans l'esprit
de l'ancienne noblesse. Attachant tonte supériorité au
privilége de la naissance, elle a souvent perdu de 'lile
les conditions de service public qui sont la base de
l'aristocratie, et elle a négligé de se retremper dans
son príncipe, en s'appauvríssant cl'un nutre coté par
l'abstention des professions dérogeantes, ou par les
dépenses' de la vanité. Si nos souverains tenaient
peu, en effet, a choisir leurs serviteurs dans les rangs
de la noblesse, ils ne clédaignaient pas de l'attirer et de
l'annuler dans les cours,


Henri IV avait déclaré aux nobles, apres étre monté
sur le tróne, suivant Pérófixe : « qu'il voulaít qu'ils
s'accoutumassent it vivre chacun dans son bien, et pour
cet effet qu'il serait bien aise, puisqu'on était en paix,
qu'ils allassent voir leurs maisons et donner ordre a
faire valoir leurs terres. »


Maís Louis XIV suívit une marche toute clifférente.
« La poli tique du despotismo, dit 11. de Barante C),
avait conseillé la destruction de la noblesse; le pen-
chant et l'habitucle entrainérent a flatter sa vanité et
--------~---- --~------~~~------


(1) Des Connuunes ct de l'ATis[oc)'{llic, p. 1¡00




DE L'ARl8TOCRATIE 101


Ü lui donner sans cesse le présent le plus funeste : la
faveur sans ]e pouvoir.


(1 C'est la ce que la noblesse se mit aconvoiter avec
ardeur. Les grands seigneurs devinrent les domesti-
ques du palais, et toute la noblesse de France fut con-
damnée aservir de pépiniére pour recruter des cour-
tisans (1). »


Richelieu lui-méme, malgré son idée superbe de la
distinction des rangs, ne voulait qu'une noblesse
d' éclat, subordonnée dans l'ordre politique et conser-
vant seulement dans l'ordre militaire une prééminence,
dont le prix devait baisser avec les progrés mérne du
gouvernement civil (2).


La pairie sernblait devoir conserver quelque vitalité
polstique par suite de son droit de siéger au Parle-
mento Mais elle était tellement étrangére aux préoccu-


.pations de la vie publique qu'elle dédaigna ou laissa
souvent périmer ce droit (3).


Il sernble que l'ancienne langue de la Frunce se soit
empreinte de ce caractére exclusivement brillant, de
cette garantie de simple origine pour notre classe su-
périeure; son prestige résiJant moins, dans la puissance
ou la vertu des seigneurs, que dans les manieres
agréables et les parchemins des gentilshornrnes.


Séparée a la fois: du peuplc, par la vanité et par
le gout des priviléges físcaux nécessaires ü sa pau-


(1) Vil,s ñatteurs 1\ la cour, h éros au Champ-da-Mars ,
a dit l'auteur de la llcnrituic.


(2) Des t'onununcs el (le L1 rislovriüie, p. a:) il 'íd,
~:;) Iievue Ntuionalc du ;¿;; dóce mbre ltiÚI, 1'. S1tL




102 DE L' ARISTOCRATIE


vreté : du pouvoir par la jalousie des rois et par sa
pl'opre impuissance, la noblesse francaise s' était trou-
vée réduite au privilége de certains hauts grades mili-
taíres et de quelques charges de cour, lorsqu'on vit
approcher de Ioin l'aurore cl'unc politique nouvelle (1).


La noblesse se trouva alors , malgré qnelques efforts
individuels disrnes d'estime aussi impropre á o·arderb' b
le pouvoír par le. sommet qu'a le conquérír par la
b '11 'A fai , , .ase, ce qu e e n eut pu aire qu en s associant aux re-
présentants du pays, surgissant des professions intel-
lectuelles et libérales.


L'absence d'éducation politique avait laissé la classe
nobiliaire en proie an préjug ó du faux honneur et
l'avait découragée de tonte ambition élevée; ce fut
bien pis encore lorsqu'au milieu des vices du XVIlIC sié-
ele on eut vu ses plus illustres représentants cua: pieds


(t) DUlJS un article intitulé: De la Noblesse SOltS Tancienne
monarchie [rancaise, par Ch. Louandre . Reinie Nationale du
10 février J862, p. 383, on lit ce qui suit : '


« Ce délaissement de la terre par la noblesse, cette arnhition qui
la poussait a Versailles pour y trouver i.t. la fois, cornme le dit
la Bruyére, protection et servitude, ont exercé sur la prospérité
du pays la plus fácheuse influence , 11 en a été de méme des pré-
jugés relatifs a l'industrie et au négoce. La Pologne et l'Espagne,
peuple de gentilshomrnes, sont tornbées par la misére, disait l'abbé
Coyer en 17 i>9, au dernier degré de I'abaissernent, tandis que les
nations Cú l'activité humaine n'a point á lutter contra de pareils
lJré.iugr"·s ont pris un essor extraordinaire. II Et ailleurs, p. 387,
la Reouc ajoute :


u Par la sotte ambition qu'avait la bourgeo'sie de viser al'unoblis-
seruent et aux ti tres, et de singer ceux qu'elle regardait cornme
au-dessus d'elle, les défauts que nous venons de signaler avaient
fluí par déleindre sur une grande partie de la nation j et c'est
sans aucun doute pour nous avoir exclusivernentj ugés d'apres nos
vieilles mmurs aristocratiques que l'on nous a reproché tout ala fuis
d'ctre le pcuple le plus légur et le plus vuuiteux de l'Europe, )




DE L'ARISTOCRATIE 103


du banquier Law (1), et lorsque, suivant des précé-
dents auxquels la morale publique ne pouvait se plier,
Louis XV, en créant ~lme d'Etioles marquise de Pom-
padour, eut fait de l'anoblissement, ainsi qu'on l'a dit
avec énergie, le brevet d' lunmeur de l'adultére e).


Alors on entendit, chose singuliére, quelques-uns
des représentants de la noblesse francaise sonner con-
sciencieusement l'heure de sa déchéance méritée e).


« Le pouvoir qu'on recoit avec la naissance, écrit un
auteur de cette époque, ne se peut supporter que dans
la personne du souverain. »


« La démocratie, dít-il ailleurs, est autant amie de
la monarchie que l'aristocratie en est ennemie. »


. « La noblesse est minée jusqu'a ne pouvoir plus sub-
sister que par des mésalliances et autres démarches
qui l'avilissent. J)


« On dira que les prineipes du présent traité favo-
rables a la démocratie vont a la destruetion de la no-
blesse, et on ne se trompera paso »


Quel est l'auteur de ces lignes? Est-ce l'envie qui
empoisonne sa plume? Qu'on ne s' embarrasse pas de
~----~-~~-----~~~---~-----~~~~~~~~~~-


(1) Baudrillart, Dictionnaire de la Politique au mot Aristo-
cratie,


(2) Revue Nationale citée, p. 521.
(3) « Súrement, a dit l'abbé de Pradt, il n'existait pas de démo-


cratie en France avant la paix de 17G3. Elle sortit du regne impur
des oourtisanes et de la rage que fit concevoir ¡¡ une classe de
politiques l'abaissement dans lequel la France tornh-i alors. Ces
mobiles conduisirent aprovoquer le nom de /'I:¡nt[¡l!qllo, qui f'ut
répété en 17~J2. C'est Burke qui a dévoilé cette g~,1~.llu6i,·, et\~ ~ 1I
Cungl'''3s de Curlstuul, 11, us




10~ DE L'ARI8TOCRATIE


cela? « Il a (c'est l'auteur lui-méme qui parle) l'hon-
neur d'étre gentilhomme (1). »


Lorsque la tempéte de 1789 se déchalua, la noblesse
francaise se trouva done sans richesses absolument pré-
pondérantes, mais surtout sans expérience politique,
sans connaissance ni affection des masses, sans tradi-
tion d'éducation séríeuse et progressive, aveuglée par
des préventions de supériorité exclusivement mili-
taire (2), sous le coup des réactions suscitées par les
priviléges fiscaux dont elle était restée investie, enfin
affaiblie par sa participation considerable anx vices du


e ., 1XVITl sieo e.
Lors du réveil de l'esprit national, la noblesse fut


ainsi impuissante a guider et modérer les íntéréts et
les passions des temps nouveaux, Plusíeurs de ses
membres imitérent la direction des idées de d'Argeu-
son; Mirabeau notamment, dont le génie jeta de si
Lrillantes lueurs dans l'Assemblée constituante, fut
cornme une grande personnification d'une classe puis-
sante lancée, sans aucune róserve de son orig íne et de
son intérét, dans les emportements ct les passíons de
son époque. Des doutes entourérent peut-etre les der-
niers jours du patricien, qui avait ébranlé la constitu-
tion de son pays en cherchant sa rég{lnération. Maís il
sentit s'éteindre dans les douleurs de l'impuissance et


( 1) v. d' Argenson dans ses eonsidérations sur le qoucernement
ancien el préseni de la France,


(2) u La noblesse vient du fer j jamais on ne Iera jaillir de la tri-
bune avec le glaive de la parole une hérédité bourgeoise a l'usage
de tous les caudataires des ministres présents et futurs ... Ce pas-
sage de Chateaubriand est singuliérement dérnenti par I'existence
du patricia! politique de l'Anglcrer-re.




DE L' ARISTOCRA TIE 10l)
dans de tristes prévisions une vie que plus tard l'écha-
faud révolutionnaire n'eút probablement pas épar-
gnée C).


Si la France eút trouvé a sa tete, en 1789, une no-
blesse supérieure, éclairée, instruite, poli tique, la
méme époque eüt pu voir la conquéte de certaines
libertes opérée sans péríl pour le treme; mais tout fut
alors détruit comme ordre politique, quand tout était
sauvé comme vie nationale par l'énergie militaire de
la démocratie francaise, conduite ala victoire soit par
des hornrnes tout a fait nouveaux, soit aussi par quel-
ques enfants du patriciat abolí.


Le génie de Napoléon I" était a la hautenr de la
réorganisation politique conseillée a la France par la
solidaríté européenne, moins encore que par la réac-
tion de ses anciennes idees et de ses mreurs séculaires.
L'empereur redouta cette révolution, qu'un philosophe
contemporain, atteint de ses coups et froissé de son
succésv M, de Maistre , eléclarait plus grande que la
téte d'un hommc, et qni n'a toutefois rien ele mysté-
rieux aux yeux mieux éclairés par des enseignements
historiques étendus. Que présente en effet l'histoire ele
notre époque depuis 1789, si ce n'est le mélange eles
idées de démocratie républicaine qui se sont produites
alors avec des débris variés de traditions monarchiques
que la Révolution n'a pu détruíre, et qui sont venus a
desópoques diverses, depuís soixante ans, constituer des
transactions diverses, toujours entourées des espérances


(t) La Convention décréta le rcmplacernent des cendres de
Mirabeau au Panthéon par celles de Marat.




iOfl DE L'ARI8TOCRATIE


d'avenir , dans les esprits d'une uation plus vive que ju-
dícieuse, et souvent détournée des entreprises solides
par les ressources d'improvisation qne son g'énie recele
et développe sans cesse?


L'empereur Napoléon Ier a été souvent beaucoup
trop rapproché du célebre Protecteur de l'Angleterre.
Il différait considérablement du sombre puritain, qui..
ayant suivi d'un reil avide et haineux le supplice du
roi déchu, n'osa pas et ne pouvait pas relever le titre de
Monarque, destiné qu'il était a laísser son hypocrite
domination périr de consomption 8011S un imbécile
successeur. Dans un sentiment mílitaire, et peut-étre
dans un esprit auquel l'origine de sa famille n'ótait
pas étranger, le futur souverain avait frémi en voyant
tomber san~ lutte sérieuse un pouvoir affaibli par l'é-
pI'euve des siécles et le malheur des temps.


Quand Napoléon I" eut relevé en France l'ordre
monarchique, il s'inquiéta de son isolement. Il parut
penser que la monarchie se consolide quand elle est
I'axe d'une pyramide, mais qu'elle est faible quand
elle ressemble plutót a un obélisque elevé sur le sable
de la démocratie.


Il exprimait a cet égard ses convictíons en 1815, en
disant a Benjamin Constant : ({ Il faut une aristocratie
et illafaut surtout dans un état libre OU la dómocratie
a toujours une ínfluence prépondérante. Un gouver-
nement qui essaie de se mouvoir dans un seul élórnent
est comme un ballon dans les airs, inévitablerncnt
emporté dans la direction OÚ soufflent les vents. Au
contraire , celui qui est place entre deux élémeuts et
peut se servir de l'un ou de l'autre a son gl'f', n'est




DE L'ARISTOCRATIE 107


point asservi. Il est cornme un vaisseau qui est portó
sur les flots et qui :F'use des vents que pOllr marcher ,
Le vent le pousse mais ne le domine paso »


Le regard puissant du génie de Napoléon discer-
nait ainsi l'écueil qui devait produire plus d'une agi-
tation encore parmi nous, écueil que tant de naviga-
teurs politiques ont méconnu; tandis que rl'autres, en
le discernant bien, l' ont regardé eornme inévitable.


Il entreprit done la fondation d'une sorte d'aristo-
eratie, et employa a eet effet les dignitaires et serviteurs
de son ordre nouveau, et aussi quelques débris de l'an-
cienne noblesse brisée et appauvrie par la révolution
et l'émigration. Ce furent ees di verses illustrations
qu'il goroupa sous des ti tres imités de eeux de l'ancien
rógime.


Peut-étre chercha-t-il plus par sa création a im-
martaliser de grands services et a donner a son tróne
des ornements nouveanx, éc1atants et durables, qu'a
assurer a la société francaise des patriciens vóritables.
Pour emprunter une imug,j a Rivarol, iI ajouta quel-
ques fleurons a la couronne impériale dont il avait
armorie la démocratie francaise.


Peut-étre, tout en laissant les lois du Consulat sur les
successions intactes dans leur ensemble, exagéra-t-il,
d'un autre cóté, par la Iégislation absolue des maiorats
les garanties d'hérédité dont il voulait entourer les
distinctions nouvelles. D'une part, on crée difficilement
dans un grand pays des exccptions trop tranchées, et
de' l'autre des genes légales remplacent difficilement.
les aspirations d-s péres de famille, Elles peuvent
rnéme uffaiblir leur autoritó salutaire si le législateur




108 DE L'ARISTOCRATIE


affranchit leurs descendants de l'influence de leur
prévoyance et de leurs conseils. Aussi les majorats
perpétuels ont-ils jeté dans le sol francais d'assez fai-
bles racines; ils n'ont jamáis établi rien de semblable
a ces coutumes générales qui soutiennent en Ang]e-
terre un droit de primogéniture et de masculinité dans
la succession ab intestal des immeubles et qui ont
résisté encore en 1859 a une discussion législativ_e; et
ils ont compté parmi leurs adversaires quelques-uns de
ceux qui en avaient personnellement ressenti le pesant
honneur.


8'il pút manquer quelque chose a la sagesse ou ~t la
solidité pratique des bases législati ves posees dans
l'organisation de 1808, il en fut de mérne du personuel
improvisé de l'étab1issement nouveau.


Une aristocratie destinée a résumer les élérnents tra-
ditionnels d'un pays doit s' appuyer, a certains égards,
sur la religion des ancétres, sur l'ancienneté des pa-
tronages locaux et, s'il se peut, sur les traditions d'une
éducation privilégiée.


011 était en 1808, trop prés encere de cette révolu-
tion qui avait tout renversé et qui s'était visiblement,
sous quelques rapports, égarée dans la recherche de
nouvelles formes religieuses et politiques. L'esprit
conservateur de l'aristocratie véritable ne pouvait cir-
culer partout également dans les rangs du patriciat
nominalement rétabli. A peine y a-t-il lieu de remar-
quer aussi que si p1usieurs des membres de l'ancienne
nob1esse avaient recu des ti tres du souverain nouveau,
'Iuelques rares rcprésentants de ce memo eorps, fideles
j n.sq u'Ü 1(1 téuacité ala vieille 10i de 1el sujétion ú l'//I¡I¡WW




DE L'ARI8TOCRATIE 109


étaient restés, soit dans l'isolement de la vie rurale,
soit dans les rangs de l'émigration étrangére, et sem-
blaient apporter quelque obstacle ala complete fusión
des éléments de la noblesse nouvelle.


Benjamin Constant a pensé, et il est difficile de ne
pas penser plus ou moins comme lui, que l'entreprise
de Napoléon I" était nécessairement et radicalement
impuissante.


« L'hérédité, dit-il, s'introduit dans des siécles de
simplicité ou de conquéte ; mais on ne l'institue pas
au milieu de siécles de civilisation. Elle peut alors se
conserver mais non s'établir (1).))


En présence de la nécessité OU s'était cru placé
Napoléon I" d'anoblir en masse des catégories nom-
breases de servíteurs, il y aurait peut-étre lieu de rap-
peler, a l' encontré des ano blissements trop étendus,
les observations d'un publiciste toujours utile a con-
sulter, 101'8 méme qu'il est aveuglé par le respect
exageré du passé. « Il ya des familles nouvelles, dit
M. de Maistre, qui s'élancent pour ainsi dire dans
l'administration de l'Etat, qui se tirent de l'égalité
d'une maniere frappante et s'élévent entre les autres
comme des baliveaux vigoureux au milieu d'un taillis.
Les souverains peuvent sanctionner ces ennoblisse-
ments naturels; c'est aquoi se bornent leur puíssance.
S'ils contrarient un trop grand nombre de ces enno-


..


blissements ou s'ils se permettent d'en faire trop de


(1) De l'Espr1'l de conquétc el de l'Usurpalion, parto n, ch. n .




110 DE L'ARISTOCRATIE


leur pleine puissance, ils travaillent ala destruction de
leurs Etats (1). »


Quelques défauts de détail qu'on puisse signaler
dans l'entreprise de Napoléon I'", appuyée d'ailleurs
en partie sur des dotations fragiles comme ses con-
quétes, sa pensée était grande; et de respectables fon-
dements, encore debout de nos jours, attestent la
puissance de l'architecte. Il y avait un caractére gT'an-
diose dans cette pratique déduite par généralitation
des précédents de l'Angleterre, de la Russie et de
l'ancienne Monarchie francaíse, et qui faisait du nou-
veau Livre d'or comme un lexique des victoíres de la
France (2).


Nul n'hésita a recounaitre les blasons nouveaux, et
si q .ielques-uns des descendants de la noblesse an-
cienne eussent hésité a le faire, on leur eút demandé,
non avec la fiévre de l'esprit novateur, mais avec
I'esprit d'un respectable magistrat du siecle précé-
dent e): « Si le sang qui coule dans une liéredite
d'hommes decenue oisÍ'l:e est plus précieua: a l'Etal ljue
celui qui est sans cesse hasarde el repandu 1)0111' Iui? en
ajoutant au besoin avec le méme écrivaín que: l'illus-


(1) Considérations sur la France. Londres, 1797, p. t53.
(2) L'amiral Russell avait été fait »icomie de Barfleur aprés la


victoire de la Hogue, M. de Crillon avait recu l~ titre de duc (le
Mahon au XVIII" siécle, Souwaroff avait été surnornrné lialiski,


Quand Napoléon renrit ce systeme, il qenéralisa une pratiquc
dont le prototype était dr'ja dans les traditions de l'aristocraüe
romaine.


Le maréchal Bugeaud a gugné le titre de duc d'lsly la oü les
Scipions gagnérent te titre d'A{ricains.


(3) Montclur : Reclierches sur l'Esprit des Lois.




DE L'AIUSTOBRATIE 111


trtuion moderne n'a au-tlessus (l/elle que l'illuslration
antique et soulenue, »


Louis X VIII reprit et continua quelques-unes des
traditíons impériales sous le rapport qui nous occupe,
Mais I'aristocratie de son régne, conceutrée dans la
Chambre des pairs, sous la garantie puissante de l'hé-
réditó, ne se trouva bientót qu'au second rang des
pouvoirs publícs, par le balancement définitif des in-
fluences entre les deux parties de la représentation
nationale. Ce qui manqua surtout a l'aristocratie de
cette époque fut la possibilité de l'barmoniser avec
la haute bourgeoisie, et de s'assimiler certains de ses
éléments. Cet accord, qui eút été si utile au point de
vue de la durée du gouvernement d'alors, fut-il im-
possible par le fait des deux classes, ou de l'une d'elles
seulement? Je penche pour la premiére hypothése, sans
vouloir décider ce point d'histoire rétrospectif.


Ce fut alors que le déclin de l'aristocratie en France
fut caractérisé en termes énergiques, qui expriment
surtout l'orgueil de la bourgeoisie a son égard, par
la bouche de Royer-Collard , dans la discussion de la loi
sur la presse en 1819.


« La démocratie coule a pleins bords dans la
France, dít-il, telle que les siécles et les événements
l' ont faite. L'industrie et la propriété ne cessant de
féconder, ti 'accrcitre , d'élever les classes moyennes,
elles se sont si fort rapprochées des classes supérieures,
que pour apercevoir encore celles-ci au-dessus de leurs
tetes, il leur faudrait beaucoup descendre.


» Sans doute, et j'aime a le díre en ce moment, le
monde doit beaucoup a l'aristocratie, elle a défendu le




112 DE L'ARI8TOCRATIE


berceau de presque tous les peuples, elle a été féconde
en granda hommes, elle a honoré par de grandes
vertus la nature humaine; mais de méme qu'elle n'est
pas de tous les lieux, elle n'est pas de tous les temps,
et je ne l'insulte pas en lui demandant si elle est du
nótre. J'entends le mot, je ne vois pas la chose. La
voix du commandement aristocratique ne se fait plus
entendre au mili en de nous. »


Je ne sais si le commandement n' est pas ici de trop,
et je crois que les lords d'Angleterre persuadent OH
modérent un peu plus qu'íls ne commandent.


Quoi qu'il en soit de la justesse de tel ou tel mot,
dans le discours que nous venons de rappeler, l'aristo-
cratie de la Restauration tomba avec le-tróne de Char-
les X, ayant plutót laissé certaines traces de son in-
elépendance que les souvenirs d'une véritable infiuencc
politique conforme a sa situation officielle, et prou-
vant la confiance dans son príncipe.


11 ya peu aelire des rarcs continuations dé l'insti-
tution nobiliaire dans quelques actes isolés de la royautó
ele 1830 et du secoud empire.


Quoique, suivant Machiavel et Montesquieu, la mo-
narchie et l'aristocratie soient solidaíres, on ne saurait
nier que le courant des ielées démocratiques semble
rejeter trés-loin de nous l'étude des fáits ou des insti-
tutions empreintes d'aristocratie. '


On répéte en effet sans cesse que la France est une
démocratie e). Il est vrai de dire que la France est


(t) Un auteur de nos jours a pensé que la forme po1itique seule
manquait au couronnement de la dérnocratie francaise,


« En donnant indifféremment le nom de deuiocratic aux Etats-




DE L'ARISTOCRATIE 113


dans les grands pays de l'Europe celui OU la démo-
cratie est la plus puissante et le plus souvent agitée.
Mais ce n'est point tout a fait cependant une démocra-
tie achevée qu'un Etat OU les titres nobiliaires sont
portés et recherchés dans certaine mesure, OU la ma-
gistrature est inamovible, OU I'une des chambres est
depuis longtemps composée de membres nommés avie,
oú une armée permanente compte des états-majors con-
sidérables; un pays OU il existe quelque chose comme
des priviléges de juridiction pour certains dignitaires (1)
et OU, sauf le Corps législatif et les Conseils locaux,
aucune position judiciaire et administrative n'est dé-
férée par l' élection populaíre (2). TIne loi réprime, iI


Unis, a. la France constitulionnelle républicaine ou impériale, on
veut dire simplement que la société de ces divers pays et de ces
diverses époques est une société démocratique, ce qui est vrai.
Ce n'en est pas moins faire un abus du nom de démocratie que
de le prodiguer a. tous 113s Etats dans lesquels la société est incon-
testablement dérnocratique. 11 faut de plus pour que l'expression
soit juste que cette société démocratique soit politiquement cons-
tituée en démocratie, qu'eIle soit en possession d'un gouverne-
ment démocratique, en d'autres termes que le peuple s'y gouverne
lui-méme, selon la volonté du plus grand nombre et en observant
la loi des rnajorités, »


Cette appréciation de la société francaise du XIX" siécle faite par
l'auteur de la Frunce nouvelle (p. 4 et 15 ) ne nous parait pas
complétementjuste. De méme qu'il ya dans la législat~on politique
de la France un mélange de démocratie et de débris des régimes
anciens, la société et les mrcurs renferment le méme mélange,
L'ingénieux auteur le constate luí-mérne a pro pos de la Légion-
d'Honneur, du rnaréchalat: et c'est avec plus de j ustesse, suivant
IlOUS, qu'il parle (p. 19) d'une société en marche vers la démocratie,


(1) Les Sénateurs, les Conseillers d'Etat, les Evéques, les Pré·
fets, etc ..


(2) Burke (Réflexiol1s sur la Réoolutioti de France (V. la traduc-
tion Irancaise, 3" édition. Paris, Laurent ñls) disait (p . .24): (1 La
société de la Révolution, qui, soit qu'on la prenne individuellement


8




114 DE L'ARI8TOCRATIE


estvrai , l'usurpation de monosyllabes honorifiquesdans
les noms de famille; mais le goút de ces certificats
d'une origine antérieure a la grande création de 1789
proteste, a certains égards, contre l'Idée républicaine
de supprimer tous les souvenirs des siécles précédents.


Il y a done, dans l'emphase du preces-verbal de
l'existenee démocratique de la nation francaíse, quel-
que chose de tant soit peu exagéré, et qu'on remplace-
rait peut-étre avec avantage, en disant que la Franee
recele encore d'assez nombreux éléments aristocratiques
renouvelant chaqué jour leur abdication par le défaut
d'esprit politique, par la légéreté des oceupations et
des goúts, par l'inhabileté et les faiblesses de l'éduea-
tion, par l'influence des lois de succession, enfin par
I'entraínement du milieu général ('),


Autour de ces éléments supérieurs politiquement
brisés et abatardis, la démocratie s'agite elle-rnéme
avec une organisation fort incompléte.


Il est probable que la ténacité des vestiges d'aristo-
cratie qui subsistent en France, reste en rapport se-
------------ ------------------


ou collectivement, n'a certainernent pas dans son sein un seu1
droit de suffrage pour l'é1ection d'un roi. )) -On peut encore répétsr
cela en 1869; et malgré mon respect pour le suffrage universel,
je ne vois pas que personne ait régulierement droit de suffrage
pour l'élection d'un empereur.


(i) « Ce n'est pas que la matiére aristocratique nous fasse défaut
en chair et en noms, mais il y manque ce qui pourrait faire un
élément politique, je veux dire cette force d'opinion et de res-
pect, née de l'histoire, lentement élaborée pendant le cours des
áges, au service de ces grands intéréts humains : ordre, liberté,
progreso 11 n'en faut pas moins pour élever une caste au sommet
d'une société, pour l'ériger en arbitre suprérne, en pouvoir univer-
sel et modérateur. » (Revue des Deu« - Mondes du 15mars 1862 ar-
ticle de M. Dupont-White. ) ,




DE L' ARI8TOCRATIE 110
cret avec celle du príncipe monarchique lui-méme :
cal' la monarchie et l'aristocratie sont des formes pa-
ralléles du principe d'autorité (1).


Nos voisins prétendent que sans un corps intermé-
diaire entre le souverain et le peuple, une force se-
crete emporte tour a tour des sociétés mal assises vers
l'autorité absolue et capricieuse d'un seul, ou vers
l'anarchie résultant des prétentions du grand nombre.
« Aucune autre institution, a dit un publiciste anglais,
ne peut protéger une nation contre la légereté des
cours, et la légereté encore plus grande de la multi-
tude. Parler de monarchie héréditaire sans quelque
autre élément de respect héréditaire dans la républi-
que, est l'absurdité d'un petit esprit (2). »


Il faut reconnaltre que ceux qui pensent ainsí ont
pu tirer souvent argument de l'instabilité des établis-
sements monarchiques en France. Qu'on songe aux
causes morales qui favorisent les révolutions dans
notre pays, qu' on étudie cette magie des circonstances
a~l milieu desquelles se forrneut les idées primitives de
notre jeunesse francaise !


Voici un citoyen qui grandit dans sa ville ou son
village; apercoit-il autour de lui quelque chose de du-
rable dans l'ordre politique! Ne voit-il pas sans cesse,


(1) Voir notro cliapitre premier. L'histoire de la IIongrie mo-
derno montre, cornrne colle do l'Angleterre, combien les révolutions
dans les pays aristocratiques se réconcilicnt avec le principe mo-
narclilque plus aisérnent que dans les pays démocratiques ,


(2) Burko, parlant do l'amiral Keppel,' disait : « He felt that to
talk 01' hereditary monarchy without any thing else of hereditary
revorence in tlio Commonwealtb, was a low-minded absurdity, J)
(Ollar/al.'! RI'/,i('lU, janvier 185D, p. 65.)




116 DE L'ARI8TOCRATIE


au contraire, les influences changer et passer de fa-
mille en famille, les habitations principales oú Eiége
le luxeou l'aisance tour a tour vendues et divisées :
souvent enfin l'ancien chateau, s'il en reste qnelque
chose dans le voisinage, en partie démoli ou peuplé
de ménages rustiques qui s'en divisent les compartí-
ments ? Comment veut-on que ce citoyen, portant plus
tard ses regards sur le gouvernement de son pays, ré-
pugne a en voir changer les hauts dépositaires, et
recherche, méme dans la position la plus enviée de
l'Etat, cette stabilité dont il n'a entrevu l'ombre dans
aucune position secondairc de la société?


Ainsi, les mceurs ne sont pas dans notre pays com-
plétement démocratiques : mais les idees et une partie
des lois le sont et le deviennent chaqué jour davantage;
tellement que pour écrire sur l'aristocratie, il faut
s'abstraire du spectacle qu'on a sous les yeux, et se
reporter surtout aux exemples de peuples ótrangers ou
aux souvenirs des institutions du passé. Pour chercher
a peindre cette forme politique avec quelque vérité ,
nous avons dú notamment prendre sous plus d'un rap-
port le rebours du spectacle et des idées de notre pays.


Comment résumer cependant les causes qui ont
donné a l' aristocratie de si belles destinées en Angle-
terre, et en Franco un sort aussi différent?


Delolme a pensé que le grand pouvoir des rois nor-
mands avait amené dans la Grande- Bretagne l'union
de la noblesse et du peuple, et que, par lit, I'aristo-
cratie britannique avait acquis un caractére plus libé-
ral et plus populaire.


On ne saurait nier l'influence d'une cause de ce genrc,




DE L'ARISTOCRATIE 117


non plus que celle des conduites différentes dans le
gouvernement politique central des Etats que je com-
pare; et cependant je crois ces causes, en quelque sorte
contingentes, sans rapport suffisant avec la grandeur
des différences, entre le sort des deux aristocraties
comparées, dans des Etats géographiquement si p€u
éloignés.


Il est probable que dans les temps modernes, comme
dans l'antiquité, les qualités de l'esprit aristocratique
ont été plus ou moins l'apanage de certaines races.


Si les Doriens et les Ioniens ont différé sous ce rap-
port, pourquoi les Anglais et les Francaís n'auraient-
ils pas eu rlans leur physiologie morale des directions
analogues et divergentes, a cette époque du passé sur-
tout oú les peuples ne communiquaient presque point
entre eux, et étaient profondément isolés sous l'action
particuliere de leur génie national ?


La, on a pu voir plus de grave résignation a l'ascen-
dant héréditaire de certaines familles.


Ici, plus cl'indépendance et d'affranchissement dans
les caracteres personnels.


La, un droit barbareprimitif se modifiant et s'adou-
cissant lentement lui-méme.


lci, les traditions d'un droit romaín tres-cultivé, et
généralement favorable aux pratiques de l'égalité cí-
vile et politiqueo


La, un esprit de conduite plus habile dans les chefs
d'uue aristocratie, dont les services ont été décisífs ponr
grandir la destinée de la classe régnante.


lci, des qualités et par suite des círconstances contrai-
res.




118 D.E L'AlU8TOCllATlE


La, des habitudes de colonisation ont fourni, au prix
de dures séparations, une issue réguliere aux éléments
en excés dans la famille et dans.la société. Le calme
intérieur de l'Etat et l'union de ses membres out paru
s'entretenir par la force des ramifications d11 dehors.


Id, au contraíre, la concurrence, enfermée ponr ainsi
dire dans le champ clos fatal d'un territoire chéri , a
perpétué les rivalités de familles, de classes, de partis.
L'esprit de division a déchiré les patrimoines, dis-
persé les foyers, scindéet armé réciproquement les
opinions, brisé la hiérarchie et imprimé au sentiment
national la c1irectíon démocrtique,


Voila l'esquísse des causes qui, suivant moi, daivent
ajouter ü celles qu'a relevées Delolme, ponr expliquer
ce que 'j'appellerai 'le cours et le volume différent de
deux fleuves, descendus tt pen pres du méme sommet.




CHAPITRE QUATRIEME.


,


DE LA DEMOCRATIE.


Dans tout Etat, il existe au-dessous du chef ou des
principaux citoyens une masse d'hommes, ayant pour
elle l'avantage sous le rapport du nombre, et le désa-
vantage sous celui de la fortune et de l'instruction.
Cette mm-se peut vivre absolument passive et soumise,
ou exercer une certaine influence sur les affaire s pu-
bliques, ou méme les gouverner d'une maniere pré-
pondérante.


L'expression de democratie ne trouve son occasion
et sa place que dans les deux derniéres hypothéses.
Dans l'une d' entre elles, il y a un élément démocra-
tique inhérent a la Constitution; dans l'autre, la
dimocratie indique la nature du gouvernement lui-
méme.


Il semble que la démocratie se rencontre sous deux
formes dans l'histoire. 11 y a celle des socíétés pauvres


.et dans I'enfance, OU cette forme politique resulte de
l'absence de tout élément supérieur dans la société.
C'est la démocratie qui parait exister dans les cantons
primitifs de la Suisse : c'est elle qui a été remplacée




l20 DE LA DÉMOCRATIE
par l'aristocratie, a Venise, par exemple, et qui n'a
d'autre fondement que la faiblesse et la dissémination
de l'autorité. On peut dire de cette forme rudimen-
taire de la démocratie qu' elle a moins besoin d' expli-
cation que la monarchie ou l'aristocratie: cal' elle
repose jusqu'a un certain point sur l'absence ele toute
organisation politique, dans une situation de faiblesse
qui notamment, suivant un historien occupé ala cons-
tater, dans Ia république italienne que nous venons de
citer, « maintenait la liberté, mais compromettait l'in-
dépendance nationale C). »


Outre cette démocratie rarement observée dans cer-
taines sociétés rudirnentaíres, nons avons sous les Jeux
le typ~ plus répandu de la démocratie naissaut des
sociétés mures et avancées (2), dans lesquelles des
masses longtemps gouvernées s' émancipent de leurs
liens, et s'élévent al'activité politique et a l'influence.


C'est principa1ement de celles- ci que nous pensons
avoir a nous occuper.


Les causes qui font passer les masses de l'inertie au
pouvoir sont l'intelligence, l'accord de leurs membres,
I'ambition,


Sans une certaine intelligence, la mnltitude est
ineapable de eomprendre les affaires publiques, et
d'en disputer la direction aux individnalités supé-
rieures ca).


------------


(1) Daru, Histoire de Vent"se, t. I, p. 47.
(2) Lord Brougham n'admet la démocratie que sous eette forme


dérivée , Ch. n, des Principies o] democr aiic aiui o{mixed (JoVe1'1k
ment, p. na du volume intitulé Ilistorical Skeiches. París, 18H.


(3) L'histoire des Gracques montre la démocralie romuine privée




DE LA DÉMOGRATIE 121
Sans accord, il est impossible au nombre de consta-


ter sa force et le but de son intervention politiqueo
Sans ambition, la conscience de la force matérielle


est inutile, et les masses subissent I'ascendant des
classes élevées.


Quand l'Etat est moindre, quand il est renfermé dans
une cité, l'émancipation de la démocratie est d'autant
plus facile dans les divers éléments que nous venons
de distinguer e).


Les affaires publiques étant plus simples, la masse
des citoyens est plus aportée de les pénétrer. Tel est le
cas des intéréts municipaux que les habitants les moins
intelligents peuvent apprécier souvent d'une maniere
presque aussi complete que les hommes les plus instruits,
peut-étre méme d'une facón plus complete, s'il s'agi t
d'intéréts minimes aboutissant aux faits dont l'ouvrier
ou le petit agriculteur ont dans les localités rurales une
connaissance plus intime que l'homme adonné aux
professions liberales.


L'accord des citoyens rapprochés dans l'enceinte
d'un territoire restreint s'opére d'un autre coté sans
obstacle, et l'ambition du gouvernement devient chez
les masses le corollaire naturel des faits qui précédent,
Aussi le berceau de la démocratie civilisée a-t-il ét é


de ses chefs par la ruse et les rnanceuvres habiles des patriciens ,
Sur les détails de cette histoire, voyez l'ouvrage d'Hegewisch, Gc-
schiclite der Gracchischeti Unrulien: Hambourg, 1801. Les vertus,
les malheurs, les Iautes des deux tribuns, les regrets du peuple de
les avoir abandonnés y sont retracés avec une grande impartía-
lité, p. 106 el 178 notamrnent, .


(1) Lord Brougham développe cette considérution dans le ch. III
de ses Principies o] democratic and o] mixcd [)overnment.




122 DE LA DÉMOGRATIE
dans ces Hes, ces golfes, ces montagnes de la Phé-
nicie C), de la Gréce et de l'Italie, qui ne compor-
taient pas, comme les plaines du continent asiatique,
l'établissement de vastes empires (2). Les villes ·sur-
tout s'éveillent plutót a, la démocratie que les campa-
gnes e).


Parvenues a la prépondérance, ce qui constitue la
démocratie, les masses populaires impriment au gou-
vernement qu' elles dirigent des caracteres particuliers,
dont l'étude a pour le monde moderne, influencé par
I'ídée chrétienne de l'égalité des hommes C), l'ímpor..
tance la plus caractérisée.


(1) « Vraisemblablement les Grecs ont eux-rnémes tiré de la
Phénicie leurs institutions municipales qui ont toujours quelque
chose de républicain. » Hegewisch, Sur les colonies qrecques de-
puis Alexandre. Altona, 1811, p. 185. (V. ce que dit le méme au-
teur sur la Bépublique de Palmyre, p. 169 et suiv.)


(2) Sudre, Histoire de la souceraineté, p. 521.
(3) On prétend, dit Ferguson, dans son Histoire de la Société


cicile, que Thésée, roi d'Attique, rassembla dans une seule ville
les habitants de ses douze cantons; c'était le moyen le plus effl-
cace pour accélérer la chute de la puissance souveraine et former
en démocratie ce qui faisait auparavant des membres séparés de
sa monarchie (p. 355). Lord Brougham, dans l'un des chapitres
<ch. III) de ses Principes du gouvernement démocraiique et du qou-
cernemeni miste, a tres-bien montré que le principe démocratique
ne peut étre appliqué dans toute so. pureté que dans un petit
Etat , Dans le chapitre précédent, il a donné quatre raisons de la
plus grande propensión des villes que des campagnes pour les ins-
titutions démocralíques : 10 la classe des négocíants et marchands
est indépendante, hostile au pouvoir absolu, et désireuse de pos-
séder l'influence prépondérante; 2° l'agglomération des citoyens
dans les villes appelle l'attention de tous sur les affaires publiques
et permet plus diflicilement d'exclure du gouvernement une partie
d'entre eux , 3° la proximité des habitations et les relatíons jour-
naliéres facilitent l'entente des citoyens et leur résistance a. l'ar-
bitraire ; 4° les assemblées populaires sont plus radies a réunir ,


( .) Sur les rapports de l'idée chrétienne avec l'idée démocratique,




UB LA lJl~:MOGHATm 123
On no saurait mettre en doute que les mobiles tirés


de l'intérér particulier ou de I'intérét d'un petit nombre
ne disparaissent naturellement dans la constitution dé-
mocratique, nour faire place a la considération de l'in-
térét da grand nombre. Il y a done quelque chose de
salutaire dans la direction imprimée sous ce rapport au
gouvernement par l' élément démocratique; et de
rnéme que I'intérét de la majorité est un excellent
ressort pour les institutions d'un pays, l'intervention
du nombre aussi dans la délibération des affaires pu-
bliques est préférable, quanclle résultat peut en étre
bon, h I'exócution et iL l'accomplissement de l'ceuvre
gOllvel'nementale par un chef susceptible d' étre rem-
placé par un successeur d'un esprit différent. Il fau t se
féliciter, en effet, de tout ce qui peut étre fait d'utile
par le ressort da nombre) paree qu'il est plus durable
et plus prolongó dans son action que celui d'une vo-
lonté personnelle, accidentclle. Sous ce rapport, il est
difficile c1e voir une véritó complete dans la máxime
du poétc qui a fait du résultat ac1ministratif le crite-
rium absolu des gOllvernements (1). -,


« Les formes da gouvernement, a dit au reste Fer-
guson, penvent étre appréciées non-seulement d'aprés
la sagesse actuelle OH la honté c1e leur adnrinistration,


jo renvoie al'article Démocratie, par M. Baudrillart, dans le Die-
/ilJ/IIUll¡'C de la poliliquc,


O) For forms of government let íools contest
Whate'er ís bcst admlnlstr'd is best ,


(POPE, Essai sur l'1wrnrne, Epitre 111.)
ce qu'on a traduit ainsi :


La forme de l'Etat préoccupe les fous :
Le mleux administré, c'est le meilleur de tous .




124 DE LA DBMOCRATIE


mais encore d'aprés le nombre de ceux qui.eont appe-
lés a partíciper au serviee ou au gouvernement de
leur pays, et d'aprés la diffusion''de la délibération et
de la fonetion politique suivant la plus grande éten-
due compatible avee la sagesse de son adminis-
tration (1). »


C'est dans le méme sens que je eomprends l'apho-
risme suivant de Harrington : « Ce n'est pas seule-
ment la perfeetion d'un homme en partieulier ou de
quelques-uns qui fait eelle d'un bon gouvernement;
mais la meilleure forme de gouvernement est eelle qui
nait de la perfeetion méme de l'esprit d'une nation
toute entíére e).»


C'est toutefois dans 1'appréeiation des moyens adap-
tés par l'esprit démoeratique au but de I'intérét du
grand nombre que eertains abus sont a eraindre, et
que les diffieultés et les ombres tendent a se produire.


Si les masses populaires peuvent prendre part direc-
tement ala décision de certaines affaires, eomme e'est
le cas dans quelques petits eantons de la Suisse, on
pourra redouter l'entrainement et la mobilité C) de
réuníons d'hommes íntéressés, par l'amour-propre de
l'égalité, ane pas reeonnaitre d'influenees permanentes,


(1) Principlcs otmora! and politic sciences, t. JI, p. 500.
(2) Ch. IV.
(3) La mobilité aux Etats-Unis ne se rencontre pas seulement


dans les résultats généraux de I'opiníon . Elle se trouve dans la
composition, le programme et lo nom des partis eux-rnómes .Voyez
a ce sujet un article de M. de Chahrol dans le Gorrcsporulant de
novembre 1867. Sur la mobilité de l'élérnent démocratique , voyez
aussi le ch. xv de l'uuvrage do lord Brougham deja cité.




DE LA DI~MOCRATIE 120
et subissant directement l'action d' orateurs conduits
par des passions diverses.


Si le peuple nomme des représentants, il est acrain-
dre que dans un Etat démocratique pUl', toute consi-
dération de respect pour les services supéríeurs s'éloi-
gnant de la masse électorale, les choix ne soient
dirigés par l'idée naturelle qui porte les mandants á '
adopter pour mandataire celui qui represente le plus
exactement leurs idées, leurs caprices, leurs mceurs,
leurs passions,


L'élu devenant le représentant de la moyenne des
électeurs sera peut-étre rarement un esprit tres cultivé
par l'étude, ou trós-élevé par la méditation. Les can-
didats, dans cette derniére situation, seront aisément
exclus par un sentiment d' envie ou de méfiance res-
sentí instinctivement des masses, ou suggéré a leurs
oreilles par des démagogues intéressés a le propager.


Plusieurs observateurs assurent que le fait, ici posé
comme hypothese, est réalísé dans les républiques de '
l'Amérique du Nord.


Tocqueville l'a déja indiqué il y a longtemps.
« A mon arrivée en Amériqne, dit-il , je fus frappé


de surprise en découvrant aquel point le mérito était
commun parmi les gouvernés et combien ill'était peu
chez les gouvernants. e'est un fait constant que de nos
jours, aux Etats-Unis, les hommes les plus remarqua-
bles sont rarement appelés aux fonctions publiques, et
l'on est obligé de reconuaitre qu'il en a été ainsi ame-
sureque la dérnocratie a dépassé toutes ses anciennes
limites. Il est évident que la race des hommes d'Etat
américains s'est singuliérement rapetissée depuis un




126 DE LA DÉMOCRATIE


demi-siécle (1).» Voila le résultat d' observations qui
remontent a pres de quarante ans,


M. Stuart Mill, un contemporain plus récent, s'ex-
prime apeu prés de méme a cet égard, sur le dernier
terme d'une marche vers laquelle il ponsse un pen lui-
méme son pays, en espérant, a tort ou il raison , l'ar-
réter a temps.


o: C'est un fait reconnu, dit-il e), que dans la clé-
mocratie américaine qui est constituée sur le mauvais
modele, les membres tres-cultives de la communauté,
excepté ceux d' entre eux qui sont disposés it sacrifier
leurs opinions et 'leur maniere de penser, et ~l devenir
les organes serviles de leurs inférieurs en savoir, ne se
présentent méme pas au Congres OH aux législntnres
d'Etats, tant il est certain qu'ils n'ont aucune chance
d'étre nommés, »


Ce que M. Stuart Mill attribue a une démocratie
constituée sur un mauvais modele n'est-il pas la consé-


(1) De la Déniocratie en Amériquc, ch. XIII, p. 231), édition de
1850. L'auteur cite un peu plus loin lo passage suivant des Corn-
mentaires du chaucelier Kcnt au sujct des jugcs nommés par le
pouvoir exécutif: « Il est probable en effet que los hornmes les
plus propres a remplir ces placee. auraient trop do réserve dans
les manieres el. trap de sévérité dans les príncipes pour pouvoir
jamais réunir la majorité des suífrages a une élection qui ropo-
serait sur le vote universel . »


Le Quaricrlu Recieu: de janvier 18Gi contient (p. 245 11 252) do
curieux détails sur lAS abus do la dérnocrntie américaiuc. Il décrit
Cp. 248) d'apres la Nortl: American Rn'i('UJ le conseil municipal
de New-York cornme composó de garcons bouchers introduits dnns
la politique, de gens do comptoir signnlés dans les mcetings do
lcur quartier et de jeunes compagnons Irúquentant les réunions do
pompiers, eiujine 110 uses , et les billards ,


(2) Goucerncnicnl l'clJl'ésenlali{ (p. 173 de la traduction do
M. Dupont-White).




DE LA DÉMOCRATIE 127
quence inévitable de la démocratie pure logiquement
organisée, -et dég-agée de l'aristocratie du savoir par
laquelle :M. Stuart Mill veut tempérer la démocratie?
En acceptant la conséquence que ses tendances le por-
tent a ajourner et a combattre, je n'en tirerai point
cependant une conclusion outrée.


De ce que la politique rejette de son sein certaines
intelligences supérieures, il n'en résulte pas au méme
degré la déchéance de l'humanité. La politiquo perd
un peu de son ascendant et de son prestige, paree que
sa fonction se divise pour ainsi dire a 1'infini, quand
les peuples se dirigent eux-mémes ; l'art de les con-
duire devient un peu alors 1'art de leur obéir. L'artiste
politique, si l'on veut me passer cette expression, n'est
plus aussi libre ni aussi ínfluent dans ses conceptions
qu'aux époques d'inégalité sociale. La peinture d'his-
toire est en quelque sorte remplacée par la photogra-
phie, et l'on peut des lors contester ce qu'a dit quelque
part Macaulay de la politique, qu'elle est l'emploi le
plus noble des [acultcs hunuiuies C); cal' on pourrait


(1) En rappelant cette assertion de Macaulay, j'avoue ma crainte
qu'elle ne soit dans ious les Eiats suspecte d'exagération et sujette a
contestation. Les qualités d'esprit qu'exige la fonction poli tique
sont suivant moi, dans heaucoup de cas, l'activité et l'adresse plus
que la dtstinction et la profondeur de l'intelligence. J ene suís pas
éloigné d'admettre en partie l'assertion d'un écrivain anglais de
nos jours, trop tót enlevé a la science, et suivant lequelles hommes
livrés al'action poli tique sont en général hors d'état de rien in-
venter, et que méme ils ne se rendent pas toujours compte du
point vers lequel ils marchent, Je renvoie le lecteur aux dévelop-
pements piquants donnés a cette idée par Thomas Buckle dans
un morceau consacré a I'examen de l'ouvrage de M. Stuart Mill
sur la Liberté, in-18 publié a Leipzig sous le titre d'Essays, fJy
Henru Tlunnas Bucku: (p.48 et 51). Le jeune écrivain, enlevé en 1862




128 DE LA DÉMOCRATIE


dire que la politique, dans un état démocratique tres-
avancé, cesse presque d'exister comme profession. Le
bonheur et l'essor de l'humanité n' en sont peut-étre
pas du reste amoindris dans la méme mesure.


Mais si l'on peut atténuer acertains égards les in-
convénients de l'abaissement intellectuel des gouver-
nements, il ne saurait en étre de méme de I'abaisse-
ment moral qu'on aurait remarqué aussi, disent
quelques écrivains , dans certains des rares Etats
oú le príncipe démocratíque est absolument pré-
domínant (1).


S'il était vrai que les talents et les vertus supérieures
souffrissent de l' ostracísme dans certaines démocraties
modernes comme dans celles de l'antiquité, il ne reste-


au monde savant, compare d'une facón piquante les rapports
qui existent entre l'homme d'action et le penseur politique aceux
qui existent entre la profession du jardinier et celle du botaniste ,


(1) La 1Vestminster Reoicio de janvier 18G8 (p. 30 a 33) fait
ressortir dans la colonie de Victoria, plus encere qu'en Amérique,
un protectionisme rétrograde, la haine de l'immigration et de la
grande propriété fonciére, mais surtout la démoralisation des
hommes publics : « Il y a, dit-elIe, des représentants qui recoivent
de leurs districts des bonifications proporüonnelles a la part qu'ils
obtiennent sur le trésor public pour les travaux et les services de
leurs circonscriptions. »


Je supprime des détails encore plus tristes dans la méme Review
d'avril lHGS (p. 495 a. 499). Une correspondance du Daily News,
correspondance insérée dans la QUaI'terly Review du mois de juil-
let 1869 (p. 59), dépeint l'administration de lavilIe de New-York
80US les couleurs les plus déplorables: le shérif aurait passé nutre-
fois six mois au pénitentiaire et serait en relation avec le per-
sonnel qui recrute les prisons. Tous les emplois de la ville a peu
pres seraient entre les mains d'Indigénes irlandais de la classe la
plus inflme. Plusieurs magistrats de la cour suprérne appartien-
draient au plus offrant, et plusieurs Compagnies de chernins de fer
auraient transféré leurs bureaux a Boston pour sortir du res-
sort de cette juridiction.




DE LA D1~MOCnATIE 129
rait aux esprits élevés, chez les peuples démocratiques,
que les sciences, les lettres et les arts. Rousseau a
comparé la gloire de conduire les hommes et celIe de
les éclairer. La prerniére déchoit avec la possibilíté
méme de conduire l'humanité arrivée al'indépendance.
L'occasion d'instruire l'humanité u'est point tarie pour
cela; cal' le domaine de l'intelligence abstraite est
sans bornes, quoique les problémes du gouvernement
social n'aient qu'une élévation limitée. La démocratie
athénienne n' étouffa ni le génie de Socrate ni celui de
Plato n ; si l' on supposait qu'elle les a détournés de la po-
litique, et qu'elle a amoindri le róle qu'ils y auraient
pu jouer, on pourrait la cousidérer comme la pierre
qui aiguisa dans une autre direction leur génie.


On assure encore que la direction des rapports exté-
rieurs de I'Etat souffre surtout dans les gouvernements
démocratiques peu aptes a garder des secrets et a for-
mer des diplomates brillants (1). Mais n y aurait ici


(1) « La poli tique extérieure, a dit sous ce rapport Tocqueville,
avec quelque exagération, n'exige l'usage de presqu'aucune des
qualités qui sont propres a la démocratie, et commande au con-
traire le développement de presque toutes celles qui lui manquent.
La dérnocratie favorise l'accroissement des ressources intérieures
de l'Etat j elle répand I'aisance, développe l'esprit public, fortifle
le respect a la loi dans les diíférentes classes de la société ; toutes
choses qui n'ont qu'une influence indirecte sur la position d'un
peuple vis-a vis d'un autro , Mais la démocratie ne saurait que
dlfflcilement coordonner les détails d'une grande entreprise, s'ar-
réter a un dessein, et le suivre ensuite obstinément a travers les
obstacles. II (Dlillwcratie en Amérioue, T, p , 275.)


Le memo auteur reproche a la diplornatie dérnocratique le dan-
ger des ernportements syrnpathiques , J e ne trouve pas que I'his-
toire comparée de la diplomatie anglaise et de la diplomatie amé-
ricaine, depuis l'époque de Tocquevil1e, justifle cornplétement les
conclusions du contraste qu'il semble avoir voulu tracer.


9




130 DE LA Dl~MOCnATm


péril a méconnaltre que l'esprit d'entreprise romanes-
que a été souvent, dans d'autres constitutions que la
démocratie, la triste compensation des visées que l'am-
bition et le goüt du brillant ont poussées jusqu'au dé.
dain de la modestie du bon sens,


Lord Brougham termine le chapitre qu'il a consacré
a l'exposé des défauts du gouvernement démocratique,
en constatant dans les démocraties avancées le man-
que d'unité et de secret dans les Conseils, de viguem·
ainsi que de promptitnde dans les affaires diplomati-
queso Mais suivant lui il est possible de remédier si
facilement a ce défaut qu'on pent se dispenser de l'énu-
mérer parmi les vices inhéreuts au systeme dérnocra-
tique lui-rnéme,


La démocratie, lorsqu'elle est enracinée dans la
constitution, affecte toutes les partíes de l'organisation
des pouvoirs, Ce n'est pas seulcment le pouvoir légis-
latif qui est nécessairement fixé soit directement dans
les masses, soit dans des assemhlées issnes du snffrnge
universel,


Le pouvoir exécutif comporte trop d'autorité, trop
d'influence sur les affaires importantes qui ne sont pas
absolument législatives, comme sur la compositicn et
les résolutions de l'Assernblée lt'gislative elle-métne,
ponr que la démocratie privée de contre-poids ne ~on­
vertisse aussi le pouvoir exécutif en une magistratnre
responsable, et trouvant dans sa conrte durée la seule
sanction sérieuse de sa responsabilité, En Arnérique,
la forme unipersonnelle a été imprimée au pouvoir
exécutif; en Suisse, c'est la forme collégiale qni l'a




DE LA Dl~MOCnATm 13t
emporté, et qui rópond peut-étre plus complétement a
l'esprit de la dórnocratie C).


L'affaiblissemcut du pouvoir exécutif n'est pas sen-
lement dans les déu.ocraties un corollaíre du senti-
ment défiant et un pea envieux qui les inspire; elle
est encoré HU remede aux passions qu'inspirerait l'am-
hition de ce pouvoir méme temporaire dans un Etat
trop fortement centralisé.


Tocqueville a mis ce point en relief avec/ heaucoup
de talent en montrant tous les dangers que l'expé-
rience a sigrialés dans les royautés électives de la
vieille EU1'0pe, et qne l'Amérique a évités dans la
constitution ele son pouvoir exécutif: « Il ne s'est en-
con" dit-il , rencontré personne qui se sonciát d'expo.....
ser son honneur et sa vie pour devenir président des
Etats-Unis, paree que le président n'a qU'Ul1 pouvoir
ternporaire borne et dépendaut . Il faut que la fortune
mette un prix immense au jeu ponr qu'il se présente
des joueurs .lésespérés dans la liceo Nul candidat jus-
qu'a préscnt u'a pu soulever en sa faveur d'ardentes
sympathie- et ele dangereuses passions populaires. La
raison en est simple: parvenu a la tete du Gouverne-
ment, il ne peut distribuer a ses amis ni beaucoup de
puíssance , ni beaucoup ele ríchesses, ni beaucoup de
g'loire; et son iufluence dans l'Etat est trop faible pour
q IH' les factions voient leur succés ou leur ruine dans
son Móvation au pouvoir (-!). »


(1) Elle"a (,t(~ vautée sous divers rapports par Destutt de Tracy
d.ms le Xl" livre de son Comrnentaire sur l'Esprit des Lois.


(2) Déniocrtüie m A mérique, J, p. 353. Ce que dit le méme écri-
vain (p. 314) de l'énergie des gouvernements particuliers de l'Amé-




132 DE LA DÉMOCnATIE
J'ajoute que depuis le bill tenure o( o({tce le libre choix
par le président américain de ses ministres est assez
considérablement restreint C).


Quoique pIacé a part, et parfois entouré de quelques
garanties contre l'influence démocratique, le pouvoir
judiciaire, dans les Etats oú cette influence est pré-
pondérante, cede aussi tt l' empire des príncipes gui ré-
gissent la constitution des démocraties. La magistra-
ture professionnelle, avec l'organisation viagére que
lui ont donnée les vieilles monarchies européennes,
surtout avec son petit nombre d'emplois fortement ré-
tribués, s'effacerait au souffle de la démocratie pureo
Tout ce qui comporte une stabilité trop grande, tout
ce qui represente une' corporation et une profession, en
quelque sorte durable dans l'ordre public, est contraire
al'esprit de la démocratie absolue. Il y avait dans la
Gréce antique des tribunaux populaires extrémement
nombreux. Chez les peupIes modernes on a compris
I'ínutilité de déranger des rnilliers de citoyens pour
des jugements. Le systéme du jury permet de
choisir par le sort un petit nombre de juges et de
conserver ainsi sans dérangement l'exercice du pou-
voir judiciaire a la masse des citoyens. Parfois aussi,
comme en Suisse, des magistratures électives a
conrte tiurée, "nommées queIquefois par les Grands


---------


rique du Nord ne me parait pas en contradiction avee ce qui
précéde, paree qu'il suppose cette énergie en rapport avec une
impulsion de la majorité plutót que résultant de l'organisation d u
personnel administratif.


(l) V. la correspondance datée de W ushington dans le Noniteur
du 26 mars 186R.




OB LA Oí~MOCHATIE 133
Conseils, donnent iL la démocratie dans l'ordre judi-
ciaire une forme compatible avec son esprit et ses
tendances générales (1). Malgré le role considérable
joué par le jury dans l' organisation judiciaire des
Etats-Unís d' Amérique, clans son Message de 1868,
le présídent Johnson a demandé une modification de la
Constiíution américaine substituant l'élection des ju-
ges ponr un temps limité al'inamovibilité existante.


La monarchie peut reposer sur des répartitions diffé-
rentes de l'égalité et de la liberté entre les citoyens
qui reconnaissent son autorité. L'aristocratie peut
comporter une certaine liberté sans égalité générale.


On s'accorde généralement a faire de l'égalité le
corollaire naturel de la démocratie. Je vais plus loin ,
et j'ajoute qne, suivant moi, I'effct particulier de la
démocratie pure peut et doit étre dans les Etats civili-
sés le plus grand développement simultané de la li-


(1) « Relativement a la judicature, lorsque les personnes les
plus intéressées a ce que le droit ne soit pas violé, a ce que l'in-
nocent ne souffre pas, iL ce que le coupable n'échappe point, sont
aussi celles quí interprótent et appliquent la loi, la sureté des ci-
toyens, soit au civil, soit au criminel, parait étre complete. ))
Ferguson , Principes of moral and political sciences , t. II,
p. 491.


Lord Brougham, dans ses Principes du qouiernemeni deniocra-
tique el du gom1e1'nement miete, regarde la magistrature inamo-
vible comme compatible avec la démocratle; mais iI s'agit pour lui
d'une magistrature restreinte, assocíée aun grand développemen t
du jury ot contonue par le droit d'appel a la législature, telle
enfin que la lui ont montrée les traditions de sa patrie britan-
nique ,


M. Vacherot, p. 290, veut surtout la multiplicntion de ce
qu'il appelle les tribunaux officieux (de commerce, de prud'hom-
mes, etc.)


V. Bluntsclili, Atiqemeines Suuusreclit, p. 325, t. ler.




134 j) E L\ lll~:.\lOCllo\ T 11:


berté et de l'ég'cllité á la fois, La dl'lll{)~rutie vraie fa-
vorise ces deux príncipes d'une maniere simultanée , et
réciproquemcnt , en les dóveloppunt , OH fortifie la
d émocrutie.•Ic sais cepeudant qU8 cette opinion .n'c-t
point pai-tagée par tous , et qu'elle peut trouver
des contradictíons : éventuelles dnns l'eutrninement
des mujorités oppressives ou envicuses, (luí peuvent
méconnaitre dans les démocraties le droít des mi-
norités. C'est, suivant moi , un danger, ce n'est pas
une conséquence nécessaire du príncipe d:"mocl'ati-
que C).


Quand je considérc la démoenltie eomme pouvant
allier un jour la libertó al'égalité>, c'est nssez dire que
je ne regarde pas ces deu x príncipes cornrne essentiel-
leme.. opposés , mais p; utót comme naturellement
connexes. Si 1'on peut voir l'apparence du contraire,
c'est dans certaines situntions plutót accidcntelles et
transitoires OH indécises que normales, défiuitives et
tranchées. Les écr.vains qui Re sout inspires exclusi-
verncnt de ces circonstunccs ont cru apercevoir entre


(1) i..'esprit d'égalité n'exerce pas seulcment ron inñuence dans
les démocraties par les dispositions qui favorisent Jo. parité de si-
tuatiou cutre le,; iudividus membres de l'Etnt ou de la fumlle , i l
iufluence aussi la situution respective des circcnscripticns dans les-
qu-Ites le pays est distribué ,


Les tondsconnnuns entre départements, qui ont exis té el PX i-;·
tent encore duns 11lW ccrtaine mesure entre les dépa1't':'lI1c\,!b
fraucais, entre le" ressonrces des paroisses de Pur is pour les pomo
!Jes funebres, etc .. ditlérencicnt sous ce rupport beaucoup l'adilJi-
uistrution Irancaise de celle de )]OS voisins, qui Iaísseut subsistcr
par exernple des dillórences énorrnes entre les ehnrges dt,g
di vers dis tricts de Londres. l1'ra ilc des Lnipois, :¿. édi ticn, t. IV;
p 1:35).




DE LA DltMOCIlATIE 13iJ


la liberté et I'égnlitó des distinctions plus profondes
(]lle celles qui existent, suivant moi , en réalitó,


J'ai été souvent conduit acette réflexion en lisant un
écrivain fréquemment cité dans ces pages, écrivain qui
a laissé parmi nOL1S de profonds souvenirs, et qui a fait
faire des progrés réels a la science politiqueo Tocque-
ville s'attachait a distinguer la liberté de l'égalité (").
Comprenait-il suffisamment que ces deux sentiments
ont une racine commune, qu'ils reposent 1'un et l'autre
sur la lutte contre la supériorité! Si toute servitude
repose sur I'inégalité entre le maitre et l'esclave, toute
inégalité d'autre part entraine un certain assujettisse-
ment de l'inférieur en vers le supérieur.


On peut voir, il est vrai, une sorte de clémoeratie
sous le despotismo d'un chef; mais qu'on ne s'y trompe
pas, c'est une démocratie en voie de formation, et clont
le chef sert OH est obligé de tolérer le cléveloppement:
ce n'est pas une démoeratie achevée. Si elle l'était, elle
supprimerait dans ce chef I'ascendant sérieux, l'éclat,
le droit a l'hérédité. L'Amérique en est la preuve, et
sur son sol placé dans des circonstances exceptionnel-
les, l'égalité et la liberté se servent et s'appuient ré-
ciproquement comme deux rreurs naturellement amies,
et que des accidents superficiels divisent en apparence
partout ailleurs, (2).


(') Voyez, dans la Reoue Ntüionale de uiai lSG5, l'article de
M Poitou sur Tocquevil le ,


(2) Outre la contradiction de príncipe entre la monarchie et la
dórnocrntie puro, il est facile de constater des coutradictions sur
des questions prnüqucs. Tulle est la dissideuce des rleux ter.dances
au sujet de la force armée. Les souverains aiment des troupes




136 DE LA J)J:~MUCHATII~
Quant a la liberté aristocratique, la seule qu'ad-


mettent certains esprits C), elle est un pouvoir divisé,
et la encore elle s'allie a certain degré avec l'égalité
entre les chefs qui la possédent et l'exercent e)..


Je saís cependant que cette liberté aristocratique avec
ses discussions paisibles, réguliéres, parfois savantes, a
été regardée par quelques-uns comme I'unique forme
de la liberté politique, et les entrainements accidentels
du pouvoir des masses paraissent a ces penseurs la
négation de cette liberté.


Tout en reconnaissant a chacun une grande liberté
dans le choix de son vocabulaire, comrnent méconnai-
tre la liberté politique d'un pays dans lequel chacun
contribue non-seulement au choix des législateurs,
maís encore a celui des magistrats exécutifs ou
j udiciaires ?


Que tous les peuples ne soient pas préparés a cette


permanentes considérables, qui soient placées sous leur cornman-
demento Les démocraties ont exprirné un sentiment contraire par
l'organe de James Madison lorsqu'il a dit : « Une milice armée et
exercée est le plus ferme boulevard de la République. Sans armée
permanente, leur liberté ne peut étre en péril, et avec de grandes
armées elle na peut étre en süreté. )'


(1) Un poéte allemand a solennísé la doctrine de la servlt ude in-
hérente au pouvoir populaire dans les vers suivants :


Die wahre Peebelherrschaft.,
NiclJt wo Sophokles einst trug Krrenze regíerte del' Pcebel,
Doeh wo Siümper Krrenze eruten regíert er gewíss,
Pcebel und Zwangherrsehaft sind innig verschwlstert : die FrelRelt
Hebt ein gelreuter tes Volk über den Pcebel empor ,


(Comte Augusta de Pf,ATE:-l )
1,2) C'est de la liberté aristocratique seule que Milton a pu dire :


And if not equal, yet free
Equal1y free, for orders and degrecs
Jal' not with liberty, but w ell constst ,


Paradis perdu, livr c IH.




DE LA llÉMOCHATlE 137
forme de constitution, qu'elle ait des inconvénients
dans telle OH telle de ses applications prématurées:
je ne le nie point, et cela peut prouver que la liberté
politique doit avoir des bornes dans plusieurs sociétés
données, qu'elle ne cloit pas étre l'objet d'un culte
indiscret et insensé; mais il me parait arbitraire, pour
éviter une pareille conclusion, de faire violence au sens
logique des mots, et de ne pas voir la liberté politique
dans 1'intervention la plus grande de tous les citoyens
dans le Gouvernement I réservant le nom de libeTtés
civiles ou de libertés individuelles ponr d'autres droits
que nous avons indiqués ailleurs.


Sons la préoccupation dont j'ai parlé et que .le crois
avoir été un peu excessive, Tocqueville s'est posé cette
question ': si jamáis le despotismo venait a s'établir
chez les nations démocratiques, quels seraient ses ca-
racteres?


« Il serait, suivant la réponse de l'écrivain, plus
étendu et plus doux ; il dégraderait les hommes sans
les tourmenter... Il ressemblerait a la puissance pater-
nelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer
les hommes a l'age viril; mais il ne cherche au con-
traire qu'a les fixer irrévocablement dans l'enfance...
L' égalité a préparé les hommes a toutes ces choses ;
elle les a préparés a les souffrir, et souvent méme a les
regarder eomme un bienfait.. . J'ai toujours cru,
ajoute-t-il, que cette sorte de servitude réglée, douce
et paisible, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'i-
magine avec quelques-unes des formes extérieures de
la liberté, et qu'il ne luí serait pas impossible de s'éta-
blir méme a l'ornbre de la souveraineté du peuple. »




138 DE LA J)l~~MOCIL\TIg


Cette vue est ingéniense; elle est plein« d'ullusions
~L un état politíque connu; mais elle exprime suívant
nous une appréhension mal fondée et chimérique.


La méme flamme qui entretient la jalousie de réga-
lité produit aussi 1'amour de la liberté, et en conserve
le fen au milieu des concessions que peuvent ímposer
la forme d'un gouvernement donné, ou les traditions
d'un grano pays, attaché aux précédents de son his-
toire, et s'efforcant de les concilier avee les aspirations
de sa vie et de sa pensée nouvelles e).


L'idéal de la démoeratie, e'est l'humanité se gou-
vernant elle-méme dans l'égalité et la liberté (2); e'est
le pouvoir se confondant en quelque sorte dans la vie
sociale et se morcelant a l'infini entre tous les mem-
bres de la société,


Le jury a jugé ; vous le voyez rentrer dans la foule.
Un spectacle analogue se reproduit dans les pays


de démocratie pure p~:mr des fonctions tres-différentes.
Le solclat a combattu: a peine la gllerre finie , il


redevient citoyen.
----~------------ -----


(1, « Il n'est point de république oú l'égalité, la liberté, en u u
mot une parfaite dérnocratie se trouvent avec moins de mélange
que dans celle des Acthéens. » (Polybe, Histoire de la Républi!]lIe
romaine, liv. II_ ch. 7.)


(2) M. Vacherot a fait observer avec raison que la [usiice et la
[raiernité ne pourraient servir de base a une définition de la dé-
mocrutie : il a bien senti les rapports de l'égalité et de la liberté ;
mais quand il a dit « le vrai principe de la démocratie est la li-
berté' II il a pu rencontrer un idéal vers lequel ello tend, mais nulo
lement une définition de la démocratie elle-rnóme qui, comme forme
politlque, nous parutt se rósurner drms la soucerainetc de tous, el
11 fuut bien le dire, la souvernineté du nombre par conséqueut .
(V. I'ouvrage de M. Vacherol sur la Democraiie, eh. J"'.)




DB LA DÉMUCIL\TlE 13U


Le chef du pouvoír exécutif a gouvel'né: il descend
du pouvoir, et la volontó du peuple dominant la loi
ne luí permettr.iit pus de solliciter le reuouvclloment
indófini de son mandat , Le présideut des Etats-U nis,
rarement reélu méme une seule fois, retourne duns la
vie pri vée suis antro mal'que d'Iicnneur que la fran-
chise postale ('),


Le fonctionnaire inférieur a administré plus ou
moins longtemps pendant la durée de l'influence ele
son parti : il rentre dans la foule, et rien, ni une dé-
coration, ni une pension de retraite ne pourra le dis-
tinguer des nutres citoyens e),


11 Y a, ce me semble, quelque chose d'analogue
(1<1118 la répulsion que lord Brougham attribue aux
démocruties contre le systeme eles religions d'Etat,
suivant les considérations qu'il développe dans ses
Pruicipe« tlu qoucernemen; demoertuique el tlu gouver-
nement muxte ca).


D'uprés lui, il est ti peu prés impossible d'avoir une
religión nationale reconnue dans une dérnocratie. Un
ulergé exercant ses functions a vie, indépendant de


(1) De lIock : Les Finalices ell'lfisluil'l:' finanriérc des DaIs-Cm\'
(cm allernnndj, p. 3l¡.


('.:) Voyez De Iíock, p. ;}D, el \h~ plus le chnpitre su!' l'administrn-
tion et la [nstice rlans l'ouvragu de M. Kolb sur la Suisse, 3° édition,
en allernand. Au contrairc duns les pays aristocrutlques, los pen-
sions sont tres-élevées. Dans un docurnent renfermant la liste di-
plouuuiquc, en Angleterre, au connuencernent de 1868, j'en vais
mscri tes plusieurs de 1,70J 1. st , et aud-ssus. Il est naturel que
Jil ou regne le prinripc de la róversihilíté du merite par voie
tl'héré'ditr'l, il soit uussi udrnis entre la virilité et la vieillcsse de
l'ho.iune puhlic ,


\3) eh XVI.




140 DE LA DÉMOCHATIE
tout le In.onCle, et nommé BanB a\1.~\1.ne int(',\'vel\\\.O\\ \\.\l
peuple) ne saurait exister dans une iJémocratie, oii
les juges eux-rnémes, quoique nornmés par le peuple,
ne peuvent demeurer inamovibles qu'a la condition
qu'il y ait droit d'appel a la législature, et que le jury
limite leur pouvoír. En Amérique chacun paie sa re-
ligion, et il n'y a pas de religion nationale ni méme
de religion officiellement reconnue.


Ce sentiment de l'égalíté qui supprime les barrieres
entre les classes, comme celles qui arrétent le mouve-
ment de la liberté humaine, parait aller dans la dé-
mocratie jusqu'a vouloír modifier la supériorité tradi-
tionnelle et physíologique ele l'un des sexes de I'hu-
manité. C'est dans la dérnocratie américaine que l'idée
de l'émancipation de la femme et de son admission tt
certains grades professionnels, dans la médecine, par
exemple, s' est fait jour avec le plus de force dans
notre siécle, et un de nos journaux (1) avait cité ré-
cemment la pétition d'une dame américaine pour
I'admíssion ala fonction consulaire, lorsque nous avons
aussi appris que le droit ele suffrage venait détre re-
connu aux femmes elans l'un des Etats-Unis d' Amé-
rique (2).
_.~-"--._---"'-' ---


(1) Monitew' du 31 mars 18G7.
(2) Moniteur du !) mai 1867 : il s'agit du Wisconsin. M, Vacherot,


qui a été si radical dans l'appréciatíon des conditions sociales de
la démocratie, avec lesquelles il regarde les positions de domes-
tique, fermier et commis comme incompatibles, paraít moins cher-
cher 11 réagir contre les conséquences de l'organisation fémininc .
« Toutes les femmes, dit-il, quelle que soit leur condition , depuis
la chaumiere [usqu'au palais, ont la mérne fonction et la mérne
destinée. Bonne institutrice de l'enfance, digne eompagne de




DB LA Dl~MOCnATIE 141
L'idée ele la liberté égalitaire est tellement inhé-


rente a la dérnocratie que ses conséquences déhordent
de la sphere politique, et se répandent dans toutes les
institutions des pays placés sous son influence.


Cette idée modifie dans le sens des codifications la
forme de la législation générale (1), penetre la sphere
du droit civil, et entre mitres conséquences restreint
ou supprime l'emprisonnement pour dettes. Elle adou-
cit les lois criminelles, soit dans les formes de la pour-
suite, soit dans la nature et le mode d'application des
pemes.


:M. de Tocquevil1e (2) a vu méme dans le maintien
de la mise en liberté sous caution, dans la législation
américaine, unlegs des anciennes institutions aristo-


l'homme, habile ménagere, il est peu de femmes qui ne trouvent
leur vie bien remplie par ces reuvr es modestes, etc. 1> p. 136.


(1) Le sentiment de l'intérét du grand nombre se traduit dans
l'ordre juridique par diverses conséquences.


Les aristocraties paraissent avoir souvent accepté volonLiers Fin-
f1uence exclusive de la tradition et rlu savoir des jurisconsultes,
i lans l'ordre des déhats touchant I'applícation des lois aux litiges
particuliers.


L'esprit de la démocratie est de mettre le droit a la portée de
tous, dans des codiñc« tions qui ne laissent aux professions judi-
ciaires que l'influence dont il est impossíble de les priver. Corn-
ment la \oi ne serait-elle pas écrite et claire pour tous, quand il
appartient a tous de concourir a sa modilication '!


Mais si l'esprit de la démocratie est favorable aux débiteurs, ce
n'est pas seulernent par la nature des poursuites qu'elle autorise
contre eux ; c'est encare par des priviléges qui rendent insaisis-
sable une certnine partie de l'avoir des debiteurs, et qui par con-
séquent la mottent a l'abri des poursuites des créanciers. Il existe
un privilége de ce gcnre jusqu'a concurrcnce de 2&0 dollars a New-
York el dans lo Texas. (V. notre Histoire des impols qénérau», etc.,
p.135.)


(2) De la Déniocratic en Auiériquc, ch. rr ,




nB LA Dl~;.MOCnATIE


eratiques de la Grande-Bretagne . Je erois qu'il exa-
g'cre un pen la faveur possihle pon!' le riche dans ce
systéme, dont l'application peut évidcmrnent se pro-
portionner aux couditíons et aux fortunes díverses des
prévenus.


Le libéralisme ele la démocratie en matiére judi-
ciaire semble avoir affaibli quelquefois la repression,
et Xénophon allait jusqu'a prétendre que les amis de
la vie déréglée choisissaient volontiers la résidence dans
les pays soumis au régime populaire C). On sait qUA
les Etats-Unis de l' Amérique du N01'<1 sont fort indul-
g'Pl}ts penr certains délit.:.; commerciaux sévéremr-nt
punís dans notre Europe . Je ne loue pRS ('('t ex('(';.;
ele reláchernent ; je le constate et l' explique,


Du príncipe de l'égalité dans la dérnocratie déconlc
I'introductiou de l'éleetion, nou-seulement pour r-rn-


1 1'1 ' ,dité t 1 . '" ( , l'p acer iere le e a t'wgente quon me passe ex-
pression), dans la constitution du pouvoir exéeutif,
mais encoré ponr remplace!' les uMégations ordínai-
rcment conférées par le pouvoir exócutif sous d'antres
constitutious, soit qu 'il s'agisse de la nominatiou des
juges, de ee1le des officiers de l'arrnée, on de celle des
mernbres ele la chambre sénatoriale , dans le cas oú


(1) Voir la citation curiense de louvrage de Xénophon sur la
r¡'~pl1hlique d'Athe..es au ch. JI, iuséróe duns la Philosonuie }Jo/i-
tique de lord Brougham, partí e a, p . .217.


Xéncphon a pu dire que dans sa patrie le sorl des uiech ánís éiait
pré!r!mulp(lCeluidps lunmeics qcns. (V. p. au.: Bluntschli, AlIge-
meines Staatsreclit . « La furme démocratique supporte plus fuci-
lernent la méchanceté de la foule que la supéríorité de quelques
citoyens. )} (lb" p. 3/fl.)




DE LA m~~MOCRATIE 143
on en admet l'existence, ce qui n'est pas le V(BU le
plus naturel des c1émocraties pUi'es (1).


Je ne dois pas oublier de mcntionner non plus les
tirages au SOI't qu'aimaient les dérnocraties antiques et
qni ont exercé la sagacité des historiens politiquea. Ou
il faut ac1mettre un nivellement extreme des aptitudes
dans ces sociétés peu nornbreuses, ou il faut imaginer,
pour admettre la vérité des assertions traditionnelles ü
cet égard, qu'une partie des citoyeus admissibles s'é-
cartait volontairement des chancee un sort. C'est. la
supposition que fait lord Brougham (2) it propos de la
forrnation da Sónat de I'antique Atlienes.


Reconnaissons du reste tout ce que le sort a dégali-
taire. La lutte de l'ólectíon peut toujours laisser des
chances au nom, aux avantages de fumille, á l'adresse
et Ü l'iutrigue comme au merite. Le sort est a l'abri


(') A Atlienes l'Ecclcsia avait absorbé presque cornplétement le
pouvoir du Sénat, si nous nous reportons aux dét ails donnés par
lord Brcugh arn dans sa Philosopliic polit iquc , partie JI, P 213. On
peut trouver une idée de I'uctivité électorale aux Etats-Unis, dans
une correspondance du Xloniicur insérée au num éro du 2 t novern-
bro ISG";, ou on lit ce qui suit. « Les élecí eurs incrits ont a choi-
sir pour l'Etat (ele New- York) un secrótaire, un trésorier, un
ingénieur en chef', un controieur des dépenses, un commissaíre des
revenus, un avocat général, un inspecteur des prisons, cnq séna-
teurs et vinzt et un mernbres de la légisiature. )} Pour le district
judicínire elle comté, suit une catégorie d'emplois non moins variés
auxquels le suílruge universel doit pourvoir.


(2) Philosopliie jJlJli{ir¡llc, partí e JI, p. 217.
Sur d'autres applicauons caractéristiques du tirage au sort dans


certaines républiques. (V. ibitl., p. ,35ll et 3i6.)
:M. Dupont-White pense, d'apres lIeeren, qu'un examen se com-


hinait avec l'iudicaticn du sort (La Ceniralisaíion, p. 2i1). Voyez
aussi a ce sujet l'Esprit des Lois, édit, de 1828, t. Iv, p. 46, liv. JI,
ch. JI.




144 DE LA Dl~;MOCHATIE


de tous ces reproches, et il n'y a pas de rouage plus
démocratique, aprés l'application collective et directe
du droit de la souveraineté populaire.


Le propre de la démocratie pure est de réserver au
peuple tout ce qui peut lui étre abandonné, et de main-
tenir les délégués de l'autoríté sous l'influence de l'opí-
nion et de la volonté des citoyens, par l'organisation
de mandats électifs d'une courte durée.


La mobilité naturelle de la démocratie entraine en
effet ]'exercice direct de la souveraineté par les masses
la oú leur développement et leurs proportions numé-
riques le comportent, comme dans certains cantons de
la Suisse et dans l'intérieur des communes de l'Amé-
ríque du Nord C).


Lorsqu'une délégation personnelle est cependant
inévitabIe, la démocratie préfére la multiplicité et la
concurrence des délégués a la concentration de leur
pouvoir , On peut comprendre sous ce rapport les dix-
neuf fonctions principales comptées par 'I'ocqueville
dans l'organisation communale de la Nouvelle-Angle-
terreo


Quant ala durée des mandats, la démocratie a des
instincts depuis longtemps constates. « Excepté l'a-
réopage, il n'y avait point a Athénes de places viagé-
res, toutes étaient armuelles (Z).)) A Florence et ü


(t) Démocratie en Amérique, eh. IV.
(2) Déniocraiie en Atnérique, ch. IX. - Lord Brougham, Potitical


philosoplu], partie II, p . .210. « L8S Athéniens nommaient dix gé-
néraux pour commander a tour de role chacun pendant un jour la
méme armée , II (Proudhon, sur la Gucrrc, t. I,r, p . .215.)




10


DE LA Dl~MOCRATIE
Sienne au moyen-áge, on a vu des magistratures con-
férées seulement pour deux mois (1).


Suivant l'observateur des institutions américaines
déja cité par nous :


« Le peuple nomme directement ses représentants, et
les choisit en général tous les ans, afin de les tenir
plus complétement dans sa dépendance (2).)~ Ce sont
presque, au milieu de l'Améríque du Nord, les tenan-
ciers at will de l'aristocratie britannique.


Non-seulement ce systéme constitue pour les fonc-
tionnaires une plus grande sujétion relativement aux
masses, maís en outre il multiplie le nombre de ceux
qui peuvent traverser l'emploi; et il universalise la
fonction jusqu'a un certain point.


Ainsi rapetissés par la division du domaine de l'au-
torité et par sa courte durée, les fonctionnaires des
démocraties le sont aussi par les traitements: ceux
du moins qui sous d'autres aspects pourraient conce-
voir quelque orgueil de la nature de leur mandat,
sont réduits ades émoluments minimes.


11 Dans les démocraties; dit Tocqueville, ceux qui
instituent les traitements étant en trés-grand nombre


(1) Brougham, ibid., p. 3i6 et 358.
(2) Brougham, Principies o{ deuiocratic and 01' mixed Govern-


meni,
,Te crois voir quelque effet de ce principe dans la disposition de


certains Etats monarchiques aconférer les emplois pour des durées
Iimitées; Ainsi, si 'je suis bien informé, dans lo. monarchie des
Pays Bas, qui retient plus d'un veslige des mceurs républicaines,
divers fonctionnaires dont le mandat est ailleurs illiruité, tels que
les juges de paix cantonaux, sont nornmés pour un terme flxe
de sept ans,




146 DE LA DÉMOCRATIB
ont tres-peu de chances d'arriver jamais a les toucher.»
C'est la raison de fait qui restreint le chiffre des trai-
tements supérieurs. Mais la raison de droit est tirée
des ressources dangereuses, qu'un salaire tres-elevó
donnerait a la brigue de ceux qui veulent acquérir le
pouvoir, ou qui chercheraient a en prolonger l'exer-
cice au dela de sa durée légale (1).


En Amérique, les fonctionnaires d'un ordre secón-
daire sont plus payés qu'ailleurs, maís les hauts fonc-
tionnaires le sont beaucoup moins (2). Quelques
publicistes ont vu dans les petits émoluments des fonc-
tionnaires démocratiques, une garantie de choix meil-
leurs (3).


8'il convient que dans les clémocraties les' salaires
publics soient minimes, il convient aussi que les places,
quoique nombreuses, ne soient pas gratuites. Tout cela
se retrouvait dans l'organisation athénienne de l'Anti-
quité. Les citoyens qui venaient al'Ecclesia recevaient


------- -------------------------


(1) V. le Discours de Franklin sur ce sujct ,
(2) Ch. XIII. Tocqueville.-Y aurait-il une certaine réaction acot


égard dans le Iait annoncé au Nonitcur [rancais du 20 mars 18Gj :
d'un commissaire de l'éducation, sorte de ministre de l'instruction
publique fédéral au traitement de 4,000 livres storling. Toujours
est-il que dans un ouvrage tout récent on lit ce qui suit . u Parmi
les employés civils autres que le président, le vice-président, les
ministres, les envoyés diplomatiques et consuls, aucun n'a un trai-
tement supérieur a 8,000 dollars ; les places les plus importantes
de l'administration centrale sont appointées a li,OOO, 3,000, 2,500
dollars et méme moins.» (Les Financcs américaines de M. de Iíock,
p.39.)


(3) (( Toutes les précautions sont d'accord si les magistra tures no
tentent pus l'avidité. Les pauvres préfereront des occupati ons
lucratives ades fonctions difficiles et gratuites . Les riches occu-
peront les magistratures paree qu'ils n'auront pas besoin d'in-
demnités. » (Benjamín Constant, Princines de politiquc, p. 101.)




DE LA DÉMOCRATIE 147
40 centimes par jour, mais les orateurs publics, les
sénateurs et les .membres de l'aréopage formés en cour
de justice n'avaient pas plus du double (1).


Si aprés avoir étudié les corollaires du príncipe dé-
mocratique dans les détails de l'organisation intérieure
d'un Etat, on s'occupe de son ínfluence sur les idées
générales, et sur les dispositions morales des peuples,
il J' a lieu de constater certains faits dont la perma-
nence est incontestable. "


Le premier est, suivant nous, le goüt qu'ont les dé-
mocratíes pour le gouvernement de la parole. Il y en
a, a ce qu'il semble, deux raisons.


La parole est justiciable des masses qui l'entendent
et la jugent. D'autre part, l'éloquence n'est pas tou-
jours le produit d'une instruction spéciale ni d'une ex-
périence longtenps attendue; elle est souvent le don
de la nature; elle esto accessible a tous.
Peut-etr~ sous ces divers rapports les peuples qui


aiment la parole, surtout sous sa forme la plus théá-
trale, vont-ils naturellement plus vite que d'autres
dans les voies de la démocratie : « Chez les Athéniens,
a dit quelque part Fénelon, tout dépendait du peuple,
et le peuple dépendait de la parole (2). »


(') Brougham, p. 215 et 224.
(2) Quand le gouvernement demeure concentré dans les chan-


celleries et les cabinets, l'habitude du silence y pousse au mépris
de l'art de la parolo, et il n'est pas sans intérét de constater 50US ce
rapport que le XVIII" síécle francais comprenait presque aussi peu
l'éloquence de Démosthene que le mérite de l'architecture gothi-
que. (Voyez sur les jugements du rnarquis d'Argenson, á l'égard du
grand orateur, l'artícle de M. de Vallée, dans le Moniteur du 19 dé-
cemhre 18G7.)




148 DE LA DÉMOCRATIE


Puisque j'ai parlé du gout des démocraties pou!' la
parole, j'ai indiqué tout a la fois un de leurs avantages,
une de leurs splendeurs et un de leurs dangers. La rhé-
torique versatile et sophistique est l'un des plus grands
fléaux des dérnocraties, et il faut dire avec Fénelon :
« L'hornrne digne d'étre écouté est celui qui ne se sert
de la parole que pour la pensée, et de la pensée que
pour la vérité et la vertu. Rien n' est plus rnéprisable
qu'un parleur de métier qui fait de ses paroles ce
qu'un charlatan fait de ses remedes C). »


(1) Fénelon, Lettre sur tEtoquence,
Quand je parle des qualítés a désírer cliez les orateurs, [e n'en-


tends pas en outre nier l'utilité de la patience chez ceux qui les
écoutent, et je pense que la démocratie francaise en particulíer ne
méritera jamáis qu'on lul rappelle l'épigramme de Byron,


ce Qur British Commons sometimes deign to bear:
A Gaüie senate hath more tongue than ear , »


The Age 01 Bronze ,
Bossuet a été plus véhément contre les rhéteurs politiques que


Fénelon :
u Tout Ilatteur, quel qu'il soit, est un animal odíeux , mais s'il


falluit comparer les flatteurs des rois avec ceux qui vont flatter dans
le cceur des peuples ce secret principe d'indocilité, et cette liberté
farouche qui est la cause des désordres, je ne sais lequel serait le
plus honteux: .... Sous prétexte de flatter les peuples, ce sont en
effet des flatteurs, des usurpateurs et des tyrans, cal' en parcou-
rant toutes les histoires des usurpateurs, on les verra presque tou-
jours flatteurs des peuples. C'est toujours ou leur liberté qu'on
leur veut remire, ou leurs biens qu'on leur veut assurer, OH leur
religion qu'on veut rétablir, Le peuple se laísse flatter et recoít le
joug. C'est a quoi aboutit la souveruine puissance dont on le Ilatte j
et il se trouve que ceux qui ñattaisnt les peuples sout en effet les
suppsts de la tyrannie. C'est ainsi que les Etats libres se font des
monarques absolus ... C'est ainsi que les Etats monarchiques se
font des maitres plus absolus que ceux qu'on leur Iait quitter,
sous prétexte de les affranchlr. Les lois qui servaient de rempart
a la liberté publique s'abolissent, et le prétexte d'affermir une do-
mination naissante rend tout plausible. )J tPoliiique de Bossuet,
p. 285-.287.)




DE LA Dl~MOCRATIE 149
Une autre particularité de I'esprit démocratique, a


savoir le dégagement de toute idée étroite de catégorie
et de caste, produit la largeur des idées, des senti-
ments, des sympathies, et semble limiter dans les dé-
mocraties l'égolsme national: ce qui a fait éerire que
les « démoeraties ne travail1ent pas, comme les monar-
chies ou les aristoeraties, pour elles seules; elles
travaillent en quelque sorte pou!" I'humanité tout
entiere (1). »


C'est peut-étre, suivant moi,a l'infusion plus large
du principe démocratique dans la constitution des so-
cíétés de notre siécle que sont dus, en effet, eette admis-
sion faeile des naturalisations et aussi ce sentiment de
solidarité mutuelle qui distingue plusieurs des institu-
tions et des lois de notre temps (2). Et cependant il sem-
ble que e'est moins encore a l'esprit démocratiquecom-
plétement isolé, qu'a l'alliance de l'esprit démocratique
avee la scienee, que ce résultat se rapporte ; car, dans
certaines démocraties pures de notre époque, on a si-
gnalé des tendances protectionnistes trés-marquées ,


Peut-étre ce qui précéde explique-t-il en partíe le
Feu de disposition que témoignent les démocraties pour
la guerre, au moins dans l'époque moderne (3): ce La
démoeratie, a dit Tocquevil1e, me parait bien plus


(1) De la »raie Démocraiie, par M. Barthélerny Saint- Hilaire,
p.46.


M. Vacherot arisqué l'expression : Etats-Unis de la demacra-
tie européenne, (La Uémocratie, Introduction, p. 1.2.)


(2) Démocraiie en Amérique, t. t-, p. 263 et 296.
(3) En sens contraire pour l'histoire ancienne. Voir Hegewisch


sur les colonies grecques, Altona, 1808, ch. xv.




DB LA DÉMOCHATlB
propre a diriger une société paisible , ou a faire au
besoin un subit et vigoureux effort, qu'a braver pen-
dant longtemps les grands orages de la vie politique
des peuples (1). »


Est-ce que des peuples éclairés peuvent d'ailleurs
céder aces sentiments de vanité (2), de rivalités person-
nelles, d'ambitions brillantes, qui ont si souvent armé


(1) Je ne puis m'empécher de transcrire ici la citation curieuse
que fait Romagnosi d'un passage de Thomas Campanella, qui, dans
son ouvrage sur la Nonarchie du Mcssic, combattait cos idées do
nationalité étroite et d'exclusivisme qui ont conservé do l'influence
dans des temps plus modernes : « Un homme d'esprit du xvn- sié-
ele, dit Romagnosi, Science des Constitutions, p. 421, énumére
d'abord les bienfaits de la communication pacifique entre les peu-
ples, et il observe enfin que, moyennant elle, « on »oit se inultiplier
la science ei les découoertes uiilcs, qui assureni la sécurilc des voya-
ges de ierre et de mer, les progres du conunerce et des af[aires. De
sorie que les lumieres et les objets aqréablcs se transportent d'1In
peuple a Tautre, et les choses sues ci possédées par une naiion, et
naquer» iqnorées et non possédées par les auircs, sont éciunutées
acec un bénéfice reciproque, Mais, ajoute t-il, le diablo, enoiani un
tel bien, »oudraii que ious les lionunes [usscnt rcnfermcs tlans les
limites de leur proprc pays, pour les rendre iqnorants ct crédules,
II coudrait aussi que nous ne n01lS conununiquassions pas par toie
d'échange les clioses que nous sacons ei obscrcons, el que nc 1'oya-
geant pas pour étudier les ameres de Dieudans les ]Jayslltrangers,
nous ne [ussions pas nous-mémcs connus ei vus par les auires peu-
ples. All coniraire, il sxnuirait que la dicersité de la lanque el
de la reliqion, el le manque d'intéJ'cl el de comniunications nous
iint separes el réciproquenient enneniis, el que 1/OUS n'eussions de
conimcrce que par la querrc el liar la mort, »icant niutucllcmeu!
dans une haine ci un soupcon coniinuels . »


• Dans les longues anuales ele la folie humaine, dit Cornewal I
Lewis, il n'est point de chapitre plus long et plus honteux que celui
qui contient les jugements des pcuples les uns sur les autres. ))
(V, p. 190 du Dialogue sur la meiilcurc forme de Gouccrncineut i¡
Par la facilité des communications et les progrés ele l'instruction,
ce chapitre trouvera sa fin.


(2) Voyez, sur des causes ou prétextes ele guerre futiles, lo Traite
de diplcmaiie, par un ancien ministre, t . Il, p. 239, 247, etc.




DE LA DI~MOCRATIE tI)!
les dynasties et fait verser le sang des nations pour des
luttes d'amour-propre? J'aime a penser que non,
malgré certains exemples de passions guerrieres, et
alors que l'expérience manque encore pour apprécier
sous toutes leurs faces les mceurs politiques des démo-
craties modernes, je me plais a espérer que le domaine
de la guerre peut étre restreint par elles ainsi que par
les autres constitutions libres, comme un legs barbare'
du passé C).


Tel est le sentiment de Kant, qui a regardé la forme
républicaine des divers Etats comme la premiére con-
dition de son plan de paíx perpétuelle (2).


Cherrhez d'autre part 011 vous pourrez trouver l'es-
prit d'isolement national le plus marqué; et les Hes
aristocratiquement gouvornées de la Grande.Bretagne
et du Japon se présentent a votre esprit.


(1) « La guerre a pour elle l'antiqnité, a dit La Bruyére ; elle a
été dans tous Jes siécles, on I'a toujours vue remplir le monde de
veuves et d'orphelins, épuiser les familles d'héritiers, et faire périr
les fréres a une mórne bataille"- (Les Caracteres, ch. du Souverain.)


(2) « Suivant le mode de cette constitution, il faut que chaque
citoyen concourt par son assentiment a décicler la question si
l'on {era la qucrre 01l non. 01', décréter la guerre n'est-ce pas pour
les citoyens décréter contre eux-mémes toutes les calamites de la
guerre, savoir : de combattre en porsonne, de fournir de leurs
propres moyens aux frais de la guerre, de réparer péniblement les
dévastations qu'elle cause, et, pour comble de maux, de se charger
enfin de tout le poids d'une dette nationale qui rendra la paix méme
et ne pourra jamais ótre acquittée puisqu'il y aura toujours de
nouvelles guerres. Cortes, l'on se gardera bien de précipiter une
cntreprise aussi hasardeuse. Au liou que dans une constitution oú
les sujets ne sont pas citoyens de l'Etat, c'est-a-dire qui n'est pas
républicaino, une déclaratíon de guerro est la chose du monde la
plus aiséo a décider, otc., etc. )1 (Projet de pai» perpétuelle, traduc-
tion franeaise, p. 26.)




1t>2 DE LA Dl~MOGHATIE
Il est a remarquer que le développement logique du


principe démocratique est trés-récent dans les sociétés
modernes, Au dernier siécle, Turgot disait encere :
l( Je n'ai [amai« connu de constitution vraiment républi-
caine; » et son célebre biographe, qui rapporte ces


. expressions, doutait en 1784 du sort de la liberté amé-
ricaine, attaché, disait-il, a l'existence de l'aristocratie
héréditaire et militaire que les of[iciers de l'armée ont
essayé el'établir sous le nom el'ordre de Cincinnatus (1).


Telle était l'influence du milieu européen sur des
penseurs instruits, Te11e est en généralla répugnance
des écrivains politiques a concevoir quelque chose
d'absolument différent du monde au milieu duquel ils
vivent. C'est sous cette .influence aussi qu'ont pu se
former ces idées d'a11iance durable et exclusive entre
la démocratie et la monarchie, qui occupent tant d' es-
prits, plus habitués a considérer des combinaisons ac-
cidentelles, des rapprochements temporaires d'íntéréts,
des coalitions passagércs, qu'a mesurar la nature
exacte et la portée logique eles principes. Une monar-
chie héréditaire, une cour, sont des institutions raeli-
calement incompatibles avec une démocratie avancée
et parvenue asa virilité.


Une monarchie peut favoriser dans la répartition
des forces gouvernementales l'expansión de tel ou tel
élément démocratique. Elle peut 1'appeler ason aide
contre te11e ou telle compétition. On a pu voir dans cer-
tains pays comme la France, le Danemark, un pouvoír
central trés-fort précéder GU interrompre I'expansion


(f) Vie de JI. Turqot, Londres, 1786, p. 289.




DE LA DI~MOCBATIE 1153
de l'esprit démocratique. Suivant la remarque assez
fine d'un écrivain, l'égalité rapprochant le peuple des
classes qui dominent peut faire de lui « une sorte de
rival jaloux qui applaudit a la destruction de libertés
dont il ne jouit point (1). Comme principes de souve-
raineté, la monarchie et la démocratie se limitent
toutefois nécessairement, et doivent a des moments
donnés se trouver réciproquement opposées. Les com-
hinaisons contradictoires, par iesquelles certains esprits
ont pu désírer de voir des Césars modernes entourés
de pompe et de ressources pécuniaires considérables,
Re faisant les promoteurs sans réserve de démocraties
en permanente tutelle, ne sont que des conceptions de
fantaisíe, peu faite s pour résister a un travail soutenu
de l'intelligence publique. N'oublions pas d'ailleurs,
que si le nom des Césars rappelle un grand dévelop-
pement de pouvoir sans stabilité, il rappelle aussi la
corruption réciproque des gonvernants et des gon-
vernés, une décadence enfin dont le christianisme doit
préserver le monde.


Montesquieu a dit : « Le principe du g-ouvernement
démocratique, c'est la vertu, » J'ai déja fait plus
haut (2) quelques réserves sur le caractére trop absolu
de cette proposition, en ce sens que la vertu seule ne
suffit pas ponr faire naítre les démocraties, et que
d'autre part la vertu trouve sa place dans d'antres
gouvernements.


Voici cependant sous quels rapports la ~ertu peut


(1) Vacherot, p. 16.
(2) Voyez le ch. Ier de ce livre, p. 21 et suiv.




1M DE LA DBMOCHATIE


avoir certaine affinité avec le príncipe du gouverne-
ment démocratíque. On ne saurait nier, qu'au milieu
des vices méme et des périls moraux dont le pouvoír
est entouré, son exercice ne provoque aussi certaines
vertus, et notamment certaine habitude de reehercher
et d'appliquer la justice. Ce lot qui appartient it un
seul dans la monarchie, aplusieurs dans l'aristocratie,
cst dans la démocratie l'apanage de tout le monde.
(( Dans la démocratie, a dit M. Barthélemy Saint-
Hilaire (1), l'Etat est placé faee a face et sans aucun
intermédiaire, puísqu'il n'en existe pas, devant la loi
morale elle-rnéme avec toutes ses difficultés, sa gran-
denr et ses bienfaits quand on l'observe, ses chátiments
implacables quand on la viole ou méme quand on la
néglige. Dans la vie, c'est aussi le jnge équitable et
sévére devant lequell'homme est placé, La démocratie
a done eet inappréciable avantage d'avoir ponr regle
unique la regle méme que Dieu a voulu donner a
l'humanité, regle sainte et périlleuse, qui explique a
la fois et la juste gloire et les désordres des démo-
craties. » La OU la démocratie a son assiette réguliére,
eette recherche de la [ustice peut en effet inspirer des
préoccupations sérieuses et une clisposition d'esprit qui
ne sera jamáis celle des peuples amollis par la servi-
tude C}


(1) De la vra7'e Démocraiie, p. 13.
(2) « C'est une politique súre et ancienne dans les républiques


que d'y laisser le peuple s'endormir dans les íétes, dans les spec-
tacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité
et la mollesse; le laisser se remplir du vide et savourer la baga-
telle : quelles grandes démarches au despotique ne Iait-on pas par
eette induJgence! "




DE LA DI~MOCBATlE ioo
Si dans cet état po1itique le citoyen recherche lajus-


tice et la poursuit avec une noble indépendance qui
résulte de son association a l'exercice du pouvoir so-
cial, il est aussi, jusqu'a certain point, plus a l'abri de
la séduction et de la corruption du pouvoir que ne le
sont les représentants de l'autorité dans les autres
formes de g'ouvernement. Sans doute le citoyen de la
démocratie peut abuser de son vote et se laisser cor-
rompre par la cupiclité ou la passion; mais le
magistrat démocratique a deux freins, qui man-
quent aux fonctionnaires de la monarchie pure et
d8 l'aristocratíe.


Le premier est la responsabilité qui est imposée a
tous les agents des dérnocraties, tandis qu'on pourrait
dire qu'un certain degré cl'irresponsabilité s'associe
tres-bien ~t l'idée de la monarchie et de l'aristocratie (1).


« Il est évidont, a dit avec raison M:. Baudrillart,
qu'un Etat qui appclle l'homme á un énergique et
complot d6veloppement de son étre, et qui l'invite a
se gOllverneJ' lui-inéme, en l'affranchissant des tutelles
aux mains desquclles il s'en reposait, un soin de sa
destinée , ne peut se soutenir que par le continuel sen-
timent de la responsabilité ct du devoir (2). ))


Cependant il est j uste cl'ajouter que la responsabilité
1 e . . 1 1 l' ." 1 "e es fonctionnaires (e a e érnocratie n a ele vaieur qu a


J o pensé que La Bruyóre, dans cette máxime, a parlé des répu-
Lliqucs aristocratiques telles que celle de Venise.


(1) Le scatulaluni mtutnaiun: a été le crime de lese-nuijesie áen»
certaiues aristocratios. Chez nous il pourrait y avoir quelque chose
de pareil dans uno mauvaise appllcation de l'art. 75 de la consti-
tution de l'an VIII.


('2) Uiciionnaire de la Politiouc, (V. Démocratie.)




106 DE LA Dl~MOCn.ATIE


raison de la moralité générale du pays tont entier , et
qu'elle s'annule sous l'abri des passions populaires.
Cal' SI les fonctionnaires de la démocratie sont res-
ponsables individuellement envers la masse du peuple,
celle-ci est irresponsable. « A moins qu'il soit divisé en
partis et qu'une faction puisse, dit lord Brougham, se
venger des actes récents de la faction contraire, le
peuple en tant que corps est a l'abrí de toute peine.
Ses exces peuvent tourner ason détriment, mais aucun
acte de trahison, de légéreté, ne peut étre vengé par
ceux qni en ont souffert C). l)


On peut admettre a quelque degré que si les démo-
craties trouvent un frein pratique ponr les passíons dans
le ressort de certaine responsabilité, elles offrent encore
certaines garantiesmorales relatives, provenant de la
diminution des causes de corruption du pouvoir, a
cause de la courte durée et de la modestie des récorn-
penses que ces formes politiques admettent .
.


Ne nous y trompons pas cependant : ce sont la des
garanties faibles et dont il ne faut pas tenir un compte
trop étendu, d'autant plus que le manque d'éducation
élevée, si fréquent dans le personnel des Etats démo-
cratiques, agit en sens inverse des causes morales que
HOUS avons révélées,


Si l' on peut, sous les divers aspects que j'ai rappelés,
[ustifier a quelques égards la proposition de Montes-
quieu sur les rapports entre la vertu et le principe du


(3) Principies o( democraiic and o] mixed Gocernmerü, ch. xv,
p. 317 du volume intitulé: Historical skctclies, cte. París, Baudry,
1844. V. aussi ibid., p. 3l8.




DE LA DÉMOCRATIE Hi7


gouvernement démocratique, on voit en méme temps
quel est l'attrait et le péril de cette forme de gouverne-
ment; cal' la corruption peut détruire son existence
d'autant plus aisément qu'une certaine supériorité mo-
rale des citovens est nécessaire asa durée.


<-


C'est sous ces deux aspects particuliers que les dan-
gers moraux des démocraties doivent étre considérés.
La corruption peut détruire leur indépendance en les
asservissant. L'excés de liberté peut les dissoudre en
les divisant.


Un éclatant exemple de la dissolution des républi-
ques par la corruption nous est donné dans l'histoire
romaine. Beaucoup des sentiments et des droits du
républicanisme romain subsístaient encare sous les
Césars ; mais la multitude était trop avilie pour
exercer de libres choix; elle préférait la grossiére
séduction du pouvoir méme le plus corrompu.


(( Le peuple de Rome, dit Montesquieu, ce que Pon
appelle plebs, ne haissait pas les plus mauvais empe-
reurs, Depuis qu'il avaít perdu l'empire, et qu'íl n'était
plus occupé a la guerre, il était devenu le plus vil de
tous les peuples ; il regardait le commerce et les arts
comme des ehoses propres aux seuls esclaves; et les
distributions de blé qu'il recevait luí faisaient négliger
les terres ; on l'avait accoutumé aux jeux et aux spec-
tacles ,


» Quanc1 il n' eut plus de tribuns aécouter ni de ma-
. gistrats aélire, ces choses vaines lui devinrent néces-


saires, et son oisiveté lui en augmenta le gout. 01'
Caligula, Néron, Commode, Caracalla étaient regrettés
du peuple iL cause de lenr folie méme; cal' ils aimaient




H,8 DE LA DÉMOCRATIE


avec fureur ce que le peuple aimait, et contribuaient
de tout leur pouvoir et mérne de leur personne ü
ses plaisirs; ils prodiguaient pou!' lui toutes les
ríchesses de l'empire, et quand elles étaient épui-
sées, le peuple voyait sans peine dépouiller les grandes
familles; il jouissait des fruits de la tyranníe, et il en
jouissait súrement, cal' il trouvait sa súreté dans sa
bassesse (1). »


Le second danger semble toutefois le plus fréquent:
e'est l'anarchie qui résume les périls habituels de la
démocratie. La eorruption étrangére aboutit elle-
mérne a la division du dedans.


Nous avons vu que l'accord des citoyens est une des
conditions de la formation des démocraties. Mais il no
suffit pas que la dimension de l'Etat et l'instruction
facilitent l'intelligence mutuelle et. le concert des ci-
toyens. S'ils se divisent en fractions trop nombreuses
et trop hostiles, résultat auquel la corruption peut
aussi conc1uire (2), s'ils ne se font pas par modé-
ration autant que par intelligence des concessions
réeiproques, la répu blique est déchirée. Il ne faut pas
oublier que e'est la loi de la majorité qui remplace
dans les démocraties la loi de la supériorité que recon-


(1) Grandeur el décadence des Romains, ch. xv.
(2) L'influence délétóre de la corruption et de la división des


partís a été peinte vigoureusement par Corneille, et tout Francals
instruít connait ces vers, par lcsquels le poéte se résume, apreso
avoir décrit I'anarchie des factions de la République romaine expí-
rante :


Aíns! la llbarté ne peut plus étre utíle
Qu'a former les fureurs de la gnerre cívlle,
Lorsquc par un désordre aI'univcrs fatal
L'un ne veut point de maitrc et I'uutre point d'(:gal.




DE LA DÉMOCRATIE Hi9
naissent les nutres formes de gouvernements. Devant
des majorités considerables l'obéissance est naturelle et
facile. Si les minorités s'accroissent et en viennent ~t
balancer presque les majorités , l'Etat est menacé
de ruine. Cal' le príncipe méme de sa cohésion est
atteint et la force est souvent insuffisante a le réta-
blir C). « Voila, dit M. Barthélemy Saint-Hilaire (e)
plus de deux mille ans que cet écueil a été signalé
par les philosophes a la démocratie. Socrate et Platon
n'ont cessé d'en avertir la république d'Athénes, qui
n'a point écouté leurs conseils, tout sages qu'ils étaient :
« Ce qui fait la ruine de l'Etat démocratique, disait
Platon, n'est-co pas le désir insatiable de ce qu'il
regurde comme son bien supréme, la liberté? 01' l'a-
mour de la liberté, porté a l'excés et accompagné d'une
indifférence extreme pour tout le reste, ne bouleverse..
t-il pas ce gouvernement et ne rend-il pas enfin la
tyrannie nécessaire? » Ces dangers de l'esprit de fac-
tion et de turbnlence sont écrits en caracteres íneffa-
~:ables dans I'histoire des démocraties anciennes et de
plusieurs démocraties modernas e), et ils ne peuvent
étre corrigés dans l'avenir que par la lente et sérieuse
éducation eles masses.


Au nombre des principes de división et d'anarchie
--------~--_._------~------------------------


(1) On a pu lire dans le message du président Johnson en 1867
le triste aV8U suivant : l{ A l'heure actuelle il n'existe pas d'union
telle que nos póres l'entendaient et telle qu'ils voulaient que nous
l'cntendissions. l)


(2) De lacraic Déinocraiie, p. G1,
(3) Voyez lord Brougham , Poliiical philosophy, vol. n, au


sujet des diverses Républiques itallennes, p. 3D-}.




1GO DE LA DÉMOGHATIE
que les démocraties récélent, et qui peuvent se déve-
lopper sous la compression moindre des passions indi-
viduelles que la constitution du pouvoir y comporte, il
faut considérer au premier rang l'inégalité des condí-
tions et des fortunes.


I1 est aisé, dans les démocraties, d'anner 1'envie du
prolótaire contre l'opulence; et si on enflamme ses
passions spoliatrices, si l'expérience et l'instruction
n'ont pas limité les espérances des masses laborieuses,
si elles dirigent contre la propríété d'autres attaques
que celles qui peuvent tendre a une répartition plus
équitable de I'impót (1) et ades interventions légitimes
de 1'autorité publique dans les mesures d'assistance
favorables aux souffrances du prolétariat, si elles lais-
sent déchainer des passions violentes, perturbatrices de
l' ordre moral et menacantes pour la sécurité des droits


(1) Les mesures fiscales qu'on peut signaler comme favorables a
la démocratie sont dans une certaine mesure les taxes sur le luxe,
le dégrevement des impóts de consommation sur les objets da pre-
miére nécessité, et les dispenses de certains impóts concédées a la
pauvreté ; telles sont sous ce dernier aspect l'immunité généralc
des petits revenus sous les principaux systémes de Ylncome tate,
celle des petits loyers dans plusieurs applications de l'impót mobi-
lier en Frunce, celle des petites propriélés foncieres constituant
pour un contrihuable une valeur au-dessous d'un certain chiffre
(au-dessous de 500 dollars dans la loi américaine de 1861 sur l'im-
pót foncier, d'aprés l'ouvrage de M. de Hock sur les finances des
Etats- Unis de l'Amérique du Nord, publié a Stuttgard en 1868,
p. 3(2). Sur les mesures sociales qui peuvent étre prises par rap-
port a la propriété individuelle pour modiíler el adoucir les effets
qu'elle entraine dans ses conséquences, voyez Ahrens, COUl'S de
Droit naiurcl, p. 221 el suiv. L'auteur va jusqu'á accepter le droit
progressif dans les successions.


Quant au goftt de M. Vacherot pour les monopoles des mines,
des seis, des poudres , des tabacs, des banques et des assurances ,
c'est, anos yeux, un contre-sens, cal' les monopoles sont la néga-
tion de la liberté. (V. p. 310 De la Démocratie.¡




DE LA DÉMOCRATIE 161


11


acquis, elles creusent en quelque sorte le tombr au
dans lequella dictature doit les précipiter C).


L'existence des sociétés républicaines de I'antiquité
a été beaucoup plus artifieielle, plus conventionnelle,
si je puis m'exprimer ainsi, que celle des sociétés
chrétiennes modernes.


Comme la liberté de certaines eastes y était saerifiée
au bien-étre des citoyens, la propriété y était en quel-
que sorte a la diserétion du législateur. Elle était sou-
mise a des dispositions eombinées en vue d'un résultat
préconeu, et n'avait pour ainsi dire aueun caractére sa-


(1) M. Vacherot a bien cornpris la nécessité, pour la réalisation
de son idéal démocratique, de certaines conditions économiques
appropriées a cet idéal. « Jusqu'ici, dit-il, p. 170 du livre De la
Déinocraiie, l'état économique des sociétés modernes a été la grande
futalité contre laquelle va se heurter la nature humaine avec ses
meilleurs instincts et ses résolutions les plus fortes. » Mais quels
moyens apercoit-il pour amener ces conditions économiques prépa-
ratoires de la dérnocratie, en dehors du progrés, de l'instruction et
de l'esprit de laheur et d'épargne, principaux mais lents moyens
de l'élévation des masses.


Le savant académicien manifeste certaine conflance dans les déve-
loppements de l'esprit d'association, mérne appliquée al'agriculture
ainsi que dans l'extension du crédito On sent toutefois, chez lui, la
cooscience de la lenteur nécessaire do ce moyen d'aclion ; et lorsqu'i1
essaie d'en trouver de plus rapides, iI n'aboutit qu'á l'hypothese de
111 réduction ou de la suppr ession de l'iniérc; de l'argent (p. 195 et
19(1), a l'espérance non moins vague d'une institution de crédic
fondéa par la société et qui, sans porta aiteinie a aucnne liberté,
prcndrait, aun nunneni donné, le caraciere dune mesure de salut
public (p. 205); enfln a la prévision quelque peu inquiétante de la
nécessité pour la politique de trancher ce nreud, si la science ne
peui lc dénoucr (p ..207). En présence de tels moyens de succes, et
j'abrege, les aspirations des vrais philosophes semblent devoir se
méler aux conseils d'une sage patience. II y a des situations qu'on
peut toucher avec la lime, mais les sociétés civilisées n'y laissent
pas porter la hache.




162 DE LA DÉMOCRATIE


eré. L'histoire de ces petits Etats est remplie de mesures
attentatoires ala libre expansion du droit de propriété


-et de créance (1). Ces expériences socialistes ne faisaient
point éclater les petits creusets dans lesquels elles
étaient accomplies. Mais les vastes sociétés modernes
paraissent repousser absolument de pareilles épreuves.


« Un peuple qui a éprouvé les maux, les confu-
sions, les horreurs de l'anarchie, donne tout pour les
éviter (2). »


C'est ce qui donne, dans les chances d'établissement
de succés du gouvernement démocratique, une in-
fluence partículiere a des ressorts que nos démocraties
européennes ne comprennent peut-étre pas suffisam-
mento


Le caractere religieux et moral des populations est
une puissante garantie contre la séduction des idées
spoliatrices ca); la probité et I'amour du travail sont


(1) V. la Politique d'Aristote; et Sudre, de La Souocraincié :
Passim.


(:l) Politique de Bossuet, p. 121.
(3) Je rencontre ici a. regret encore M. Vacherot avec son paral-


lélisme systématique entre les religions, les monarchies et les
aristocraties. Mais si l'écrivain rcdoute les religions pour l'indépen-
dance de l'esprit, il parait comprendre leur nécessité pour aider la
morale dont, suivant son aveu, nulle société ne pcut se passer (p. 6:3)
Il veut, il est vrai, remplacer la religion par la science. Sans nier
l'efiicacité de celle ci, je crois qu'elle ne suffit pas seule a. fonder
la moralité pratique de l'homme séparé du sentiment de la respon-
sabilité devant la justice éternelle. Quel est le sentiment moral si
affermi, que l'attente religieuse des punitions et des réeompenses
divinas lui soit inutile '? Mably á dit dans les Entretiens de Phocion:
ti Paree que les lois, les magistrats, et les chútimens que la poli-
tique emploie pour mettre une barriere entre les hommes et le
crime ne produísent aucun effet sur quelques ames atroces, fau-




DE LA DltMOCRATIE 163
des vertus nécessaires ~t certain degré pour retenir les
populations maitresses de leurs destinées sur la pente
des mauvaises passions.


L'établíssement de vastes débouchés pour l'activité
nationale, la possibilité d'apaíser l'envie par les satis-
factions du gain et de la fortune, ont été aussi sous ce
rapport des círconstances non moins favorables a la
démocratie américaine que le puritanisme religieux de
plusieurs de ses fondateurs.


ce Le bien-étre général, a dit avec raison Tocque-
ville, favorise la stabilité de tous les gouvernements,
mais particuliérement du gouvernement démocratique
quí repose sur les dispositions du plus grand nombre,
et principalement sur les dispositions de ceux qui sont
le plus exposés aux besoins. Lorsque le peuple gou-
verne, il est nécessaire qn'il soit heureux pour qu'il
ne bouleverse pas I'Etat, La misére produit chez lui ce
que l'ambition fait chez les rois. 01' les causes maté-
riel1es et índépendantes des lois qui peuvent amener
le bien-étre, sont plus nombreuses en Amérique qu'elles
ne l'ont été dans aucun pays du monde a aucune
époque de l'histoire. Aux Etats-Unis ce n'est pas seu-
lement la législation qui est démocratique, la nature
elle-méme travaille pour le peuple (1). l'


dra· t-il no regurder la législatíon que comme une ressource vaine
pour nous conduiro au bien? » T. 2, p. 65.


(1) Dénuicratic en Jiniérique, p. 337. (Voir aussi p. 340 et suiv.)
« 11 n'y a pas de parité, ll, dit avee raison M. Batbie, entre un


pays oü se dressent les problérnes effrayants remués par Malthus,
et un nutre pays ou l'espace offre un débouché a ceux qui n'ont
pas de place au banquet social. )) (Voyez l'arücle Déceniraiisation
dans le Dictionnaire de la poliligur.)




164 DE LA DÉMOCRATIE
A la ressource des déserts a conquérir, la démo-


cratie américaine joint la foi religieuse, l'énergie du
caractére, les habitudes d'émigration courageuse quí
permettent a l'indigent d'aller sans plainte ni 'mur-
mure chercher loin du foyer natal le succés et la
fortune.


Aussi, aprés avoir constaté le précédent quí resulte
de l'exercice du pouvoir politique par les classes ou-
vriéres dans I'Amérique du Nord et dans l'Australie,
un écrivain anglais ajoute-t-íl cette réfiexion sé-
rieuse :


({ Ce ne sont pas de vieux pays couverts de grandes
vil1es pleines de corps organisés d'artisans et cl'on-
vriers. La masse de la population est agricole, et le
propriétaire lui-méme cultive Oil fait cultiver par ses
esclaves. C' est la une condition toute différente de celle
de l'Angleterre OH de la Franco, et par suite un gou-
vernement démocratique dans le Nord de l'Amérique
ou en Australie fonctionne autrement que dans ces


,


vieux pays.
» L'homme politique le plus démocrate de l'antiquité


n'a jamais songé a une communanté entiére dhommes
libres, ou les travailleurs, comme formant la majorité
numérique, posséderaient et exerceraient la puissance
gouvernementale, Un État formé d'esclaves émancipés
était ponr les anciens une monstruosité. Une démo-
cratie en Angleterre ou en France serait en pratique
le gouvernement par une classe qu'un ancien démo-
crate eút considérée comme esclave (1). »
---------_._-_ ..~--- ..._. -~~-------


(1) Dialogue sur la meilieure forme du qouierncment, par Cor-
newall Lewis, traduction írnncaisc, p, 1~9.




DB LA DÉMOCRATIE l6\)
D'autres conditions économiques que celles des États-


Unís de l'Amérique du Nord péseronr, en effet, proba-
blement longtemps sur l'avenir des démocraties euro-
péennes. Au lieu de robustes émigrants se répandant
dans le désert, il faut étudier avec soin les populations
stationnaires ou condensées de certains États de notre
continent; au lieu de tribus puritaines, il faut con-
sidérer les masses trop souvent sceptiques de la dé-
mocratie européenne, Aussi I'avenir de ces popula-
tions si diverses différera-t-il autant peut-étre que
leur situation presente. Et avant de supprimer les élé-
ments sociaux et politiques qui circonscrivent et limi-
tent les forees populaires dans notre continent, avant
de s'abandonner aux formules imprudentes de la juvé-
nilité politique, il est bon de connaitre la portée des
conséqucnces que certains príncipes représentent et
tendent a réaliser, lorsque leur force agit pour ainsi
dire dans sa pureté.


Je ne veux pas sortir des généralités de mon sujet,
et je m'arréte satisfait si j'ai donnéune idée assez
juste, quoique vague encere sous certains aspects,
de cette puissance nouvelle qui s'étend peu a peu sur
le monde politique moderne (1), et de laquelle seule,
dans l'horizon si vaste du passé, l'histoire ne donne pa
la révélation complete. N'est-il pas désirable de rame-
ner en tout a la juste mesure les craintes et les espé-


(1) M. Vacherot, dans le ch. II de son ouvrage sur la Démo-
craiie, rnontre asscz forternent le caractere imparfaiternent démo-
cratique de la plupart des sociétés ouropócnnes ,




166 DE LA m~MOCHATIE


rances, les aversious comme Les complaísances dont un
aussi grand príncipe politique est naturellement l'objet?


La démoeratie, en se propageant de peuple apeuple,
et se combinant avee des États socíaux différents, ré-
serve au monde plus d'un phénoméne imprévu. C'est
en parlant d'elle que plus d'une hésitation envahit
le penseur, et surtout e'est devant sa puissance mysté-
rieuse, mais incontestable, qu'avec notre víeux tragique
il lúi appartient de dire timidement :


Et l'ordre du destin qui gene nos pensées
N'est pas toujours écrit dans les ehoses passées (1).


Cependant, quels que soient á l'égard de eette
force politique nouvelle les mystéres de I'avenir comme
l'insuffisance des renseignements du passé, on peut
résumer les sentiments qu' elle inspire a I'obscrvateur
dans les deux considérations suivantes, qu'il n' est pas
sans difficulté de eoncilier, quoiqu'il soit nécessaire de
le faire.


D'abord l'appréciation sincere eles avantages incon-
testables que l'accroissement de I'émulation générale,
la grande somme de d.ignité moralc et de bien-étre


(1) « Les profondes ressemblances, a dit M. Baudrillart, qu'offro
le développernent social et politique des divcrses nations euro-
péennes depuis des siécles, le caractere de plus en plus uniforme
que revét chez elles chaque jour la civillsution, la chute des iné-
galités qui établissaient, entre los diíférentes classes, do véritahles
abimes ; le mouvement d'idées qui fait graviter le mondo ontier
autour de quelques principes partout los memos, tout annonco
1'avénement de la démocratie dans le monde chrétien , Traiter de
ses destinées, c'est sortir de la sphere d'une nation, e'est embrasser
l'avenir de l'humanité. (Voir Ilémocraiie, dans le Dictionnaire de
la poiitique.;




DE LA DI~MOCRATIE 167
matériel C) résultant du príncipe démocratique pour
le plus grand nombre des citoyens, permettent de ran-
gel' parmi les motifs qui le recommandent.


Ensuite la reconnaissance des dangers que]'ostra-
cisme politiqne al' égard des individualités supérieures,
et surtuut dans nos sociétés modernes économiquement
resserrées et moralement peu préparées a l' émanci-
pation absolue, le prolétariat envieux et avide de sa-
tisfactionsimmodérées, peuvent, sous I'influence d'idées
populaires impatientes, faire peser sur les constitu-
tions qui n' entoureraient pas le développement démo-
cratique de barrieres, de garanties et d'épreuves
suffisantes.


La conclusion derniér« est que la démocratie absolue
sera peut-ótre aussi clifficilement réalisable dans un
assez long' avenir que la monarchie et l'oristocratie
aosoiue« l'ont été dans le nassé.


..


(1) On se rappelle ici lo mot d'Aristote, dans sa Politique .
« C'est comme un repas a frais communs, qui est toujours plus
splendide que le repas donné par un seul convive. »




CHAPITRE CINQUIEME.


DES GOUVERNEMENTS l\IIXTES (1).


Si ron reeherehait des gouvernements dans lesqnels
les forces politiques fussent exaetement pondérées, de
maniere qu'aucune d'elles ne fút dominante, il faudraít
probablement renoneer al'expression qui fait le titre
de ce ehapitre, regarder le gouvernement rnixte comme
une chimére, et s'écrier avee Toequeville : « Il n'y a
pas, a vrai dire, de gouvernement mixte (dans le sens
qu'on donne a ce mot), paree que dans chaqué société
on finit par découvrir un principe d'action qui domine
tous les autres (2). »


D'un autre coté, cependant et a l'inverse, trés-rigou-
rensement parlant, presque tous les gouvernements


(1) Je n'ai point intitulé ce chapitre : Des Goucerncmcnts repré-
senuuifs, par díverses raisons, et notamment paree que, pour cer-
tains auteurs, cette expressíon ne désigne pas la monarchie repré-
sentative.mais plutót une république dans laquelle le gouvernement
n'est pas exercé par les masses, Tel me parait étre le gouverne-
ment représentatíf, objet de l'ingéníeux ouvrage de M. StuartMíll.
Qu'on lise acet effet le ch. XIV consaeré aYEaécuii]; il me semble
qu'il s'agit d'un Exécuti] républicain,
(~) De la Démocraiie en Amérique, ch. xv, p. 304 (édition de


1850).




nes GOUVEHNEMENTS MIXTBti 16!J


tempérés, dans les siécles de civilisation, peuvent étre
regardés comme mixtos.


La monarchie du temps de Montesquieu, ainsi que
nous l'avons reconnu, n'était pas, bien qu'absolue, une
monarchie complétement despotique, en ce sens que
dans les Parlements certaínes grandes exístences,
aristocratiques, nobiliaires, ecclésiastiques, bourgeoi-
ses, pouvaient apporter au pouvoir royal quelques
faibles contre-poids.


L'opinion publique, guidée par une littérature bril-
lante, opposait aussi, comme on l'a.fait observer, le tem-
pérament de l'épigramme ou de la protestation aux
actos trop arbítraires ou trop vexatoires du pouvoir
central.


Les démoeraties des petits cantons de la Suisse sont,
dans la forme, des démocraties pures; mais certaines
influences aristocratiques et clericales en modifient,
ou du moins en modífiaient, il y a peu d'années,
le caractere, et ne permettaient pas a des idées
ou ades ínfluences purement démocratiques d'y régner
sans mélange.


Quels sont done les gouvernements dont nous avons
tt nous oecuper surtout dans ee chapitrc, sous le titre
de Gouvcrncments mixtes ?


Ce sont ceux dans lesquels la pluralité des forees
polítiques est organisée, et qui, malgré l'inégalité
possíble de puissance entre les éléments qui y sont
cornbinés, sont en quelque sorte muxtes de droit comme
de fait,


De pareils gouvernements se rencontrent rarement
au berceau des socíétés : ils sont plutot le résultur da




170 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


travail des siecles et la conséq:ue:n..c.e, <1\1. dé-ve1oppe;ment
d'intéréts sueeessifs. Les plus grands types que nous
connaissions en ee genre, sont la République romaine
dans I'antíquité, et ile nos jours les monarchies repré-
sentatives.


Parmi les circonstances qui séparent eependant le
plus les gouvernements mixtes de I'antiquíté de eeux
des temps modernes, figure le caractére fondamental
de ces derniers Etats, qui est de combiner avec la plura-
lité des forees politiques, et notarnment avee le principe
de la monarehie héréditaíre, le mécanisme de la division
des pouvoirs signalée par Montesquien, eomrne la hase
de la liberté publique (1). Cette división est, en effet, au
--------~------------------------------~


(1) Voici en quels termes il s'exprime dans l'Esprit des Lnis,
liv. XI, ch. VI : « Tout serait perdu si le méme homme ou le méme
corps des principaux, soit des nobles, soit du peuple, exercaient
ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les
résol utions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends
des particuliers. l)


La division des pouvoirs peut exister sous des constitutions aris-
tocratiques et démocratiques. Cependant elle nous paraít moins
so concilier avec toute constitution d'un caractére tres-prnnoncé
qu'avec les constitutions mixtos. Ainsi la républiquo de Venise
n'offrait pas une image véritable de la division des pouvoirs. « A
Veníse, disait Montesquieu, le Grand-Conseil a la législation, le
Pregadi l'exécution , les Quaranties le pouvoir de juger. Mais le
mal est que ces tribunaux différents sont formés par des magis-
trats du mémo corps, ce qui ne fait guére qu'une mérne puissance. "
(Liv. XI, ch. VI.)


On sait qu'en Angleterre la Chambre des Lords a des pouvoirs
judiciaires, et les juges de paix de la Grande-Bretagne cumulent
des attributions judiciaires, administratives et presque represen-
tatives dans la sphere des aífaires locales. Sous ce rapport, quoi-
que Montesquieu se soit inspiré de la constitution d'Angleterre
dans ce qu'il a écrit sur la dívision des pouvoirs, instruite par un




DES UOUVERNEMENTS MIXTES 171


milieu des nuances tres-diverses de son application (1),
une garantie contre le despotisme du pouvoir exécutif,
puisque ce pouvoir est contenu par des lois émanées
d'un autre pouvoir, ordinairement sorti de l'élection
da pays, et par les décisions d'une justice indépen-


----- ._-------------


tel maitre, la Frunce a égalé, aV8C des différences qui paraissent
se compenser, le modele qu'il indiquait a son imitation.


Le príncipe de la conoentratiou des pouvoirs, que Montesquieu
reprochait aux républiques d'Italie, s'est perpétué de nos jours
dans les démocraties représentatives do la Suisse, et je renvoie les
lecteurs, désireux d'approfondir ees détails, au eh. v du liv. In
de la Déniccraiie en Suisse, par M. Cherbuliez, chapitre eonsacré
a l'omnipotence du Grand-Conseil : « Ce corps, écrivait l'auteur en
18í3, est le véritahle souverain de faít , c'est de lui qu'émanent ou
sont censés émanor tous les pouvoirs dont la constitution ne lui .
attribue pus expressérnent l'exercicc. » Constitués ainsi par les
assemblées Iégislntives de la Suisse, les Conseils exéeutifs n'ont
qu'un vote suspensif', et encore dans certains eantons seulernent
(Chcl'bulicz, 1. lI, p. 37).


Tocqueville rapporte qu'aux Etats-Unis aussi le Sénat donne son
avis sur la nomination des membres de la Cour supréme (ch. VIII).


Enfin, dans ce méme pays, la loi du .2 mars 1867 contient la dis-
position suivantc: « Lorsqu'un des fonctionnairos désignés el-des-
sus (il s'agit des membres du Cabinet) sera reeonnu coupable par
lo président, par dos preuves jugées par lui suíflsantes, de crime
ou de Jauto dans I'accornplissernent de ses fonctions, ou bien
Iorsque, par une raison quelconque, il sera dovenu incapable de
remplir ses fonctions, rlans ce cas, et dans nul autre, le président
pourra suspendre ce Ionctionnaire et désigner une autre personne
pour remplir provisoirement les devoirs de sa charge, jusqu'á la
prochaine réuniou du Sénat et jusqu'a ce que le Sénat ait prononcé. 11
(V. Monilcurúa : septembro 1807.)


(1) La séparation dos pouvoirs est admise dans la eonstitution
anglaise comme dans la nutre; maís elle est entendue d'une ma-
niére tout ü fuit différente.


Le pouvoir judiciuiro, véritable représentant de la légalité, y
eet plus puissant qu'en Franco.


Los précautions les plus grandes ont été prisos pour que ses re.
présentants fusscnt ü l'abri des tentatíons mérne de l'avan-
cement.


L'administration est justiciable des trihunaux aussi bien que le




172 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


dante, donnant a ces lois la sanction de ses arréts
souverams.


Il y a eu dans l'antiquité des essais variés de gou-
vernements mixtes, et la royauté de Sparte a été
notamment considérée sous cet aspect par plusieurs
écrivains.


Le seul grand gouvernement auquel on puisse tou-
tefois donner dans l'antiquíté le norn de gouvernement
mixte est a nos ye~x, comme nous venons de le dire,
celui de la République romaine, considérée non comme
ayant appliqué le príncipe de la division des pouvoirs
législatif', exécutif et judicíaíre, qu'elle méconnaissait
a plusieurs égards, mais comme ayant réalisé, tl
divers moments, une véritable pondération d'aristo-
cratie et de démocratie. Quelques écrivaíns ont méme
cru trouver dans le consulat romain la représentation
d'un élément monarchique melé a cette constitution
fameuse (1). Telle parait avoir été apeu prés l'opinion
de Machiavel sur le gouvernement romaín (2).


plus modesto des particuliers. Rien de pareil a notre article 75
de la constitution de Pan VIII.


Une autre branche de la force exécutive, l'armée, est a la foís
peu nornbreuse, commandée par des oñiciers représentant en
quelque sorte des classes indépendantes et parlementaires, ce a
quoi la vénalité des grades méme contribue; mais encere chaque
membre de l'arrnée est responsable devant les tribunaux de tous
ses actes, méme commandés, envers les citoyens. (V. acet égard
Michel Chevalier, Revue des Deuai-Mondes du le. décembre 1867,
p.540 a 544.)


(f) Troplong, Beoue Contemporaine du 15 maí 1863, p. 7.
(2) V. Bluntschli, Geschicluc des allqemeinen Staaisrechics,


p. 13.




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 1i3


Le Sénat, qui exercait souvent le pouvoir législatif
en commun avec le peuple, sortait en grande partie de
ce méme peuple, puisqu'il était recru téparmi les per-
sonnes qui avaient été investies des charges populai-
res C). Il était en méme temps un véritable corps
aristocratique a cause de la fortune, qui était la eon-
dition ordinaire de ses membres e), de l'influenee
aeeordée aux censeurs sur sa formation, et du pouvoir
presque exclusif qui lui appartenait sur eertaines
branehes du gouvernement, telles que les relations
étrangeres et les finances. La politique persévérante
du Sénat romain corrigeait les imperfections de l'in-
eonstance démocratique, et, eomme on l'a justement
dit, « a travers la mobilité des hommes, conservait la
permanence des principes (3). )


Ainsi une aristocratie populaire, de plus en plus
soumise a la eoneurrence des plébéiens successive-
ment admis aux charges dont ils avaient été origi-


(1) Troplong, Rcinu: Conlemporaine, p. 24 et suiv., sur les diversos
formes des suffrages a Rome. D'aprós lord Brougham: « Quoique
I'autorité exclusive du Sénat en matiere de Iégislation eút cessé, ce
corps gardait un pouvoir concurrent sur certaines matiéres législati-
ves, étant devenu apres la désuétude des comices par curies et l'éta-
blissement des comices par tribus, non-seulement un conseil adrni-
nistratif grand et puissant, mais encare un corps associé d'une ma-
niere importante a la législation, tout a la fois par son assentiment
aux mesures qui devaient étre portees devant les comices et par les
sénatus-consultes et décrets qui ohtenaient force de loi sous la
sanction des dispositions ordinaires du pouvoir législatif général 1)
(Political Philosophy, vol. JI, p. 137.)


(2) ~( Sous l'Empire, dit lord Brougham, la fortune requise des
sénateurs était de 3,500 liv st., plus tard de 7,000 liv., et enfin de
10,000" p. 126, vol. II, Political Pliilosoplui,


(3) Troplong, Rcoue conleniporaine du 15juin 1862, p. ~38.




174 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


nairement exclus, telle a été l'üme du gouvernement
romain, jusqu'au jour oú cette aristocratie, divisée
d'avec la démocratie sur laquelle ce gouvernement
s' était longtemps appuyé, et qui s' était dans la suite
agrandie a ses dépens (1), fút devenue, ainsi que la
d~m()~~ati~~ll~-m~m~,lnh.abil~ a r~gir un ~mpil'e qUl
comprenait les populations les plus éloignées et les plus
diverses, et qui dans son centre était altéré profondé-
ment par l'immixtion d' éléments étrangers h la race
romaine primitive.


Alors le principat césarien put seul fonrnir au prin-
cipe d'autorité, ciment nécessaire des vastes empires,
et au maintien de I'ordre public (Z) sur un granel
territoire, une forme nouveIle et plus énergi(lUe,
forme qui cependant ne peut jamáis acquérir, cornme
nous l'avons vu ailleurs, les garanties réguliéres d'une
monarchie héréditaire, a la fois stable et limiiée (3).


Toutes nutres sont les monarchies représentatives
modernes.


La démocratie et méme I'arístocratie u'étaient pas
connues de Montesquieu, comme elles le sont aujour-


(1) {( Les pouvoirs de l'offíce tribunitien et l'au torité générale
des comices par tribus diminuérent si rapidement la puissance
patricienne, que le gouvernement, d'abord presque absolument
aristocratique, devint démocratique avec un méJange d'influenco
aristocratique. II (Lord Brougham, ul supra, p. 141.)


(2) Aprés avoir décrit la décomposition du principe d'autorilé
et les difIicultés qu'avait rencontrées par exemple la répression
réguliere de Catilina et de ses cómplices, lord Brougham termine
en disant : el Le bienfalt d'écha pper ala chance d'un état de clioses
si terrible valait bien un large sacrifico de pouvoir pour tous les
ordres de la communauté. » (Loco citaio, p. 173.)


(3) V. le chapitro de la Monnrchie, SlIj)]'Ú, p. 41 et suiv,




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 170


d'hui; et la premiere surtout de ces forees politiques a,
sans aucun doute, développé dans notre siecle des
aspeets qu'il était impossible d'apereevoir dans le siécle
précédent.


Mais au fond, e'est la monarehie qui a peut-étre le
plus ehangé depuis Montesquíeu. C'est elle qui, gar-
dant en Europe presque toutes les positions qu'elle y
occupait, a modiíié néanmoins partout son caractére
et son organisatíon. Les garanties qui étaient exeep-
tionnelles a l'époque de Montesquieu sont devenu~s
générales. Il ne s'agit pour ainsi dire plus en Europe
de monarchie absolue, mais seulement de monarchies
représentatives ou parlementaircs, dans lesquelles l'é-
lément monarchique s'associe avec des pouvoirs aris-
tocratiques..ou démocratiques suivant les caso


La majorité des publicistes modernes est conduite a
relever ainsi particulierement dans la science politique
le príncipe de Polybe : « Toute forme simple qui
s'appuie sur un seul príncipe ne saurait durer paree
qu'elle_ tombe bient6t dans le cléfaut qui lui est
propre C). »


Nou-seulement l'autorité monarchique est considé-
rablement altérée dans l' ordre législatifpar l'attribu-
tion d'une branche de ce pouvoir aux représentants
du pays; mais quand le gouvernement prend le carac-
tere usuellement nommé parlementuire, l'autorité lé-
----_.~_._-~--~-_._--


(f) Polybe, liv. VJ, ~ t 0, au fragment II; l'historien grec dit aussi .
(1 Non-seulement la rais on, mais encore l'expérience nous ap-


prennent que la forme de gouvernement la plus parfaite est
celle qui est composée des trois qu'ils citent. » Il s'agit de la
monarchic, de I'aristocratie et de la démocratie.




176 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


gislative du souverain n'est pas seule partagée; son
autorité .exécutive, et pour ainsi di re gouvernementale,
est modifiée par l'origine des ministres qui, sortis ou
relevaut au moins de la confiance des représentants
d u pays, constituent en quelque sorte une magis-
trature républicaíne amovible et responsable, organisée
comme le cortége nécessaíre, le moyen d'action exclu-
sif, et par la méme le correctif de l'autorité monar-
chiqueo L'irresponsabilíté de celle-ci est, dans ce sys-
teme, la conséquence d'une sorte d'inertie nécessaire et
tout au moins relative, pendant que, d'autre part, elle
fortifie le respect naturel pour le principe de l'autorité
centrale et héréditaire,


En me me temps que les modíficatíons, dans le
sens contraire au príncipe absolument monarchique,
devíennent générales de nos jours, on ne saurait
méconnaitre que cette forme de gouvernement repré-
sentatif et mixte, tout en prenant une grande exten-
sion, souléve des problemas 1aissés sur plusieurs points
irrésolus, et qui dans cette situation aménent toutes
sortes d'hésitations et de eonflits, parfoís méme de ré-
volutions a leurs suites. lei done, il est impossib1e a
I'écrivain européen, et surtout francais, de ne pas
serrer en quelque sorte de plus pres le probléme de la
science politiqueo Que1que confianee qu'il puisse avoir
dans l'impartialité de ses intentions et dans la matu-
rité de ses réflexions, il peut prendre des 101's ponr
épigraphe de ses recherehes : Incedo per ujneso


Les deux principales questions pOllr la solution
desquelles une sérieuse attention est nécessaíre sont
celles-ei :




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 177
10 Comment régler la balance entre le pouvoir roo-


narchique et la représentation nationale?
20 Quelle part serait désirable pour l'aristocratie et


la démocratie dans cette représentation?
n y a au sujet du cléveloppernent de la monarchie


représentative un fait particulier, peut-étre unique
dans l'histoire des .gouvernements modernes, et que
l'observation doit avant tout constater.


On peut citer des gouvernements aristocratiques
qui out en quelque grandenr. Venise a été puissante, et
son régne a été long. Les deux siócles et demi du pou-
voir de la petite aristocratie bernoise n'ont pas été,
relativernent parlant, saus honneur, Ces deux gouver-
nernents, constitués dans des conditions géographiques
et mérne politiques si différentes, malgré certaines
affinités, ont péri a la méme époque, ponr ainsi dire
SOllS les mémes coups; et leur structure, étudiée dans
des livres d'une date pea ancienne poul' la plupart,
s'éloiguc cependant autant des typea de gouverne-
ments existants que certaines organisations de la zoo-
logis fossile s'éloignent des types de la faune vivante.


La c1émocratie, dirigée par .des conseils, a été orgn-
nisée dans notro siécle en Suisse, et la démocratie ~t
chef unique compte seulernent trois quarts de siécle
d' existence dans l' Amérique du Nord,


Quand on parle d'aristocratie dominante, il faut done
se tourner vera le passé et demander en quelque sorte
presquo tout au souvenir.


Quaut il s'agit de la démocratie dominante, il sem-
ble au contraire qu'il faut attendre ou pressentir 1'0-
racle des temps futurs,


12




178 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


La monarchie représentative a pour les observateurs
politiquee une assiette plus compréhensíve, et en quel-
que sorte plus actuelle; son berceau n' est entouré
d'aucun nuage. Elle a déja un passé assez reculé sur
certains points, en méme temps qu'elle semble remplir
l'Enrope moderne,


Sansnier l'infiuence qu'a ene sur son développement
ce que Montesquieu a appelé les [oréte de la Gernuiuie,
observation incomplétement détruite par la questiou
maligne de Voltaire sur les libertés de la diete de Ra-
tisboune, la monarchie représentative, c'est la le fait
que nous tenons abien constater, est en réalité partout,
sous sa forme moderno, provcllue de l'imitation des
iustitutions britanniques. C'est en quelque sorte une
infiuence insulaire implantée sur le contineut européeu
rt I'aide de transactions diverses,


Le type le plus ancien, et déja plusieurs fois séculaire,
de la monarchie représentative est la constitution an-
glaise avec ses deux Chambres, dont I'existence rnp-
pelle et continue les États elu moyen-üge qui existaient
dans diverses parties de l'Europe. Cette g'i'ancle consti-
tution a été violemment trcublée au xvn" siecle, a la
suite de commotions en grande partie religieuses quant
~. leur príncipe, par une apparition éphémere ele la
forme républícaine, et par un changement ele dynastie ;
mais elle peut en définitive revendiquer une longue
existence, et spécialement depuis 1688, deux siécles
presque achevés de grandeur, sans aucune agitation
périlleuse pour son existenee, deux siécles de stabilité
féeonde, pendant lesquels elle a livré ses formes sédui-




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 179


santes, sinon tous ses secrets, a l'étude et a l'imitation
ele l'Europe.


Chose rernarquable, cette constitution depuis long-
temps objet des jugements les plus opposés, suivant le!
faces sous lesquelles 011 l'envisage, considérée par les
uns cornme républicaine, par d'autres comme dégui-
sant mal le pouvoír absolu (1), présente un spectacle
presque constant sous certains rapports.


La monarchie et la représentation nationale y sont
en equilibre, sans qu'aucun de ces éléments y absorbe
complétement l'autre. De plus, c1ans l'intérieur de la
représentation nationale, l'aristocratie et la c1émocratie
coexisteut, celle-ci semblant toujours gral1dir et gran-
dissant en réalító, maís sans absorber la rivale qui la
dominait jadis (2), ubsolument comme il existe en
géométrie des lignes qui se rapprochent continuelle-
ment sans se joindre,


Qui depuis longtemps n'a entendu prédire l'absorp-
tion prochaine de l'aristocratie anglaise par la démo-
cratic des communes, la destruction des priviléges fon-
ciers par les progres de la richesse mobiliére, enfin
l'accomplissement en Angleterre de ces révolutions quí,
dans certains Etats contineutaux, sortent des formes


(1) V. dans lo premiar sens Ileercn, et dans le dermer Ronuujnosi
ot Dcsllll1 de TJ'a(,,Ij.


(:!) Parlant de l'époque nntérieure au premiar hill de réforme,
.M. Gueist a dit : « On culculait que 87 paírs nornmaient '218 mem-
hres de la Chambre des communes, el qu'en dehors de ce nombre
171 députés étaient nommés sous l'influence d'autres mernbres de
la noblesse. )) (V. p. 138 de l'ócrit sur le Sl/str)me représciuaii] en
Anqíetcrrc, Iaisant partie des quatre traites publiés par le baron
Auguste de Ilaxthuusen. Lelpzlg, 18G5.)




180 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


représentatives, pour se réaliser en quelque sorte tt point
fixe, apres une gestation plus on rnoins longue, comme
en vertn d'une loi naturelle.


Voltaire disait déja en parlant de la constitution an-
gla1.se ~) '.


« La Charnbre des communes devient de jour en
jour plus puissante ... Tous les impóts sont réglés par
la Charnbre des communes, qui, n'étant que laseconde
par le rang, est la premiere par son crédito »


Je ne sais si, dans l'intervalle écoulé depuis 1'obse1'-
vation de Voltaire, l'aristocratie est pal'venue a 8US-
pendre ou a faire rétrograder (2) le mouvement
d'émancipation bourgeoise; toujonrs est-ilque nouspou-
vons aujourdhui du moins, sinon demain, a un siécle
de distance, transcrire sans y rien changer l'observa-
tion que nous venons de citer. Mais cette constitution,
ainsi sournise tt un travail intérieur de rnodifications
incessantes dans un sens iclentique, n'en reste pus moins
relativement plus solide que celles qu'on pcut lui corn-
parer ; et on la dirait presque immuable dans ses élé-
rnents, sinon dans l' exacte répartition ele leur in-
fluence.


(1) Du Gouccrncmcni,
(2) On serait tenté de l'admetíre si 1'on considérait comme dé.


montrée l'assertion de M. Hipp. Passy dans son ouvrage : De l'A-
risiocratie considéréc da ns ses rapports arce les prof!resde la cioi-
lisation,oil il énonce que vers la fin du xvrn- siecle le nombro
des propriétaires en Angleterre auruit été réduit des D/IO,(V.p..212.)


M. Rodolphe Gneist, dans son écrit sur le SysUme rrprcsentcu]
en Anglctc/Tc, p. 1.29 et 13G, parult aussi indiquer un mouvement
de concentration de la force aristocratiquo dans la constilution
anglaise au XVIII" siócle .




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 181


Ce qui est plus remarquable peut-étre, e' est que,
dcpuís Voltaire, cette Constitution a été l' objet d'imi-
tations fréquentes sur le continent européen , mais que
tontes ces imitations sont restées sous certains rapports
a une grande distance des succés pratíques du modele.


Dans les plus grands Etats un observateur désinté-
ressé peut affirmer qUA les institutions ne sont pas en-
core tout a fait fixécs.


On me dispensara de commenter l'état des choses en
Prusse et en Autriche, oú il y a en tant de conps
c1'Etat récents, et OÚ manquent, ou du moins, man-
quaient en quelque sorte hiel' tant de garanties, ne
fut-cc, pou!' l'un de ces deux Etats, que I'irresponsabilité
des discours prononcés dans le Parlement C).


En France, on sait que la Constitution de 1852 est
sous certains rapportsIa négation formelle des types
de 1815 et de 1830, plus conformes sous certains rap-
ports a l'imitation du type britannique. Mais qui
pourrait méconnaitre les changements notables apportés
a:-;011 mécanisme depuis 1860 ?


En Italie et en Espagne , il semble y avoir plus de
fixité dans les formes des pouvoirs. Mais le premie!' de
~es Etats n'est granel qne par une transformation exté-
rieurc toute récente; il n'a pas encore subí l' épreuvc
de l'existence virile et achevée. Le second vit dans des
ag-itations intérieures incessantes, pour lesquelles il
semble qu'il a fallu presque pendant longtemps recher-


(1) On peut consulter a cet égurd un article réccnl de 11. Bam-
berger, dans lo 4áe volume do la Rccue niotlerne. 11 n'a pas craint
d'écrire, p. 38: II Lo régime constitutionnel n'a été jusqu'ici qu'un
vain mot en Allernugne ...




182 DES GOUVEHNEMENTS MIXTES


cher, dans sa langue qui aime tant les diminutifs, un
diminutif du mot de recolutum,


Les Pays-Bas et la Belgique ont des gouvernemcnts
représentatifs plus régulíers : mais ces Etats n' excedent
guére la dimensión des pays pour lesquels la forme
démocratiqne la plus tranchée parait étre sans difficul-
tés. Dans l'un de ces petits royaume:::, les formes et
les meeurs républícaines cornposent pour ainsi dire le
sous-sol politique , tanelis que dans I'autre certains ob-
servateurs chagrins s'effraient de l'animation crois-
santo des partís, malgré la bonne fortune de deux
générations royales marquées par une habilcté et une
modération incontestables.


En présence de ces résultats, on est amené h se rap-
peler une observation de Voltaire, qui semble encere ü
certains ég'ards aussi exacte que la précédente, si l' on se
préoccupe soit de I'cxistence d'un élément aristocra-
tique sérieux dans la monarchie représentative, soit de
la stabilité prolongée des bases d'une Constitution :


( La nation Dnglaise est la seule de la lene, rlit-il ,
qui soit parvenue a r{'gler le pouvoir des rois en leur
résistant, et <}111, d'cfforts en efforts, ait cnfin ótnbli re
gOllvernement Fage, OÚ le prince , tout-puissant pOl1l'
faire le bien, a los mnins lit'e~, ponl' fair« 1(' mal; ou le~:
seigneurs sont granel;:, sans insolenco et sans vassaux,
et 01'1. le peuplo partagc lo gOUY(,l'llemrnt sans confu-
sion (1).


Quelles sont done les bases de cctte constitution ~l




DES GOUVEHNKMENTS MIXTES 183


remarquable a la fois par sa stabilité progressive, par
sa durée et, eu égurd acette durée, par son majestueux
isolement?


Te11e doit étre d'abord la matiére de notre étude
avant d'arriver a l'examen des variantes et des types
paralléles sur lesquels notre attention doit ensuite se
porter, et spécialement sur ceux que des circonstances
d'intérét national nous recommandent partículiére-
mento


La constitution anglaise repose sur le concours de
trois éléments: un pouvoir monarchique héréditaire,
nn pouvoir aristocratíque investi un méme avantage de
durée et concentré clans la Chambre des lords , un
ponvoir résultant cl'une élection démocratique, ne résu-
mant pas ccpendant les votes de tous , mais seulernent
ceux ele masses considerables formées, par g-rollpes ir-
réguliers, ele citoyeus qui offrent certaines garanties de
propriété, successívement réduites quant al'importance
matérielle, élargies quant au nombre de ceux qui les
possedent.


Le concours et l'assortiment de ces trois pouvoírs,
::::i l'on peut s' exprirner ainsi, a présenté depuis long-
temps dans cette constitution les avantages suivants:


La monarchie est fortement limitée par la réunion
de deux Chambres qui puisent une grande indépen-
dance, l'une dans son héréditó et ses richesses, l'autre
dans la masse assez considérable des éleoteurs qui la
nommcnt, en dehors de toute action officielle,


L 'aristocratie doit compter nou-seulcmcnt avec la
royauté qui ll'galise ses tití-es et peut en altérer le
privilóge par ele;:.: promotions 110U, elles, mais encore




18i DES GOUVEHNEMENTS l\HXTES


avec un corps électoral sur lequel son infiuence, qu'elle
cherche avec prudence a maintenir, ne peut étre con-
servée que par des concessions sérieuses au grand
nombre.


Enfin la représentation démocratique est limitée
tout a la fois par les deux autres pouvoirs, par le nom-
bre restreint, quoique considerable de ses commettants,
ou constituants, comme disent nos voisins, et par un
systéme de vote public quí est favorable aux influcn-


, .


ces superieures,
Il est facile de se rendre compte <10 l'action partí-


culiére qu'exerce sur tout ce mécauisme l'élément arís-
tocratique , introduit á une [STande profondcnr dans
les mceurs, dans I'assiette des pouvoirs, ct dans la lé-
gis1ation civile sur le partage des successions.


On a vu quelquefois le pouvoir monarchique et l'é-
Iérnent démocratique alliés dans les 1uttes poli tiques
d'un pa.)Ts. Mais il est incontestable que ces deux forces
mises en présence l'une de l'autre rencontrent de nom-
breux germes de conflits,


Les monarchies aiment l'éclat des cours, les états
militaires importants, les traitements considérables
ponr les hauts fonctionnaires qui les entourent; elles
peuvent souvent rechercher l'éclat des guerres exté-
rieures,


Les démocraties, par économie et aussí par envie
naturel1e, sont portées a restreindre ou a repousser
ces diverses tendances de la monarchie.


01', les aristocraties sont placees de maniere tL étre
les médiatrices naturelles, comme llOUS l'avons expli-
qué plns liaut, des contlit- qui Pt'UH'lJt 1 t>;-:.:ultt'1' <It- ce~




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 180
tendances opposées. Elles ne sont pas insensibles aux
cótés brillants de l'organisation politique, et elles sym-
pathisent avec plusieurs des tendances de la monar-
chie sous ce rapport, tendances dont elles tirent méme
profit C). Mais d'un autre c6té, a moins qu'un sys..
teme d'imp6ts injustes ne les isole du grand nombre,
elles ressentent toutes les souffrances, tous les contre-
coups des entrainements du pouvoir monarchique. Elles
contribuent de leur bourse et de leur sang aux sacri-
fices que pourrait imposer la passion d'un seul gou-


(1) M. Destutt de Tracy, dans son commentairc sur l'Esprit des
Luis, a Ia i t ressortir avee bcaucoup de force les liens de la Cham-
bra des Iords avcc la. couronne . Parlant de Monlesquieu : « II ne
s'apercoit pas, dit-i l, ce dont pourtant touto l'histoire d'Angleterre
fuit Io i, que la Chamhre des pairs n'est ríen moins qu'une puis-
sanee índépendan le el rtglante, mais qu'elle est seulement un ap-
pcndice el une avant-gurde du pouvoír cxécutif dont elle a toujours
suivi le sort. )) (Ch. ler,)


M. Baudrillart, dans un ordre d'idées plus philosophiques, a mis
aussi en relief les liens intimes du príncipe monarchique et du
príncipe aristocratique.


(1 JI n'y a pas de royauté, dit-il, il. moins qu'elle ne soit un pur
et simple despotisme, soumeltant tout au niveau écrasant d'une
tyrunnie uniforme, qui ne se pluise as'entourer de grandes Iamilles.
11 y a deux raisons pour qu'elle agisse ainsi . La premiére, c'est
qu'i l est naturel que la royauté aille dernander des conseils et des
uppuis a ceux que Ieur rang rapproche le plus du treme. Laseconde
comiste dans une certaine analogie d'origine et de nature, Qu'est-
ce d'ordinaire qu'une dynastie, sinon une famille aristocratique
parvenue au rang suprórne soit par le succés de ses armes, soit
par de riches el puissants rnaringes qui ont étendu ses domaines et
étahli son autorité sur ses anciens pairs? Qui ne voit aussi que le
principe de la royauté et de l'aristocratie est le méme ? Toutes
deux reposeut sur l'idée de I'héréditó.» (liictionnaire qénéra! de
la pcliiiquc, V O Aristocratic.)


S'íl rn'ctait permis d'ujouter a ces considérations une remarque
tirée en quelque sorte du vocabulaire et de I'étiquette des cours,
jn ruppelleruis que le souveruin d'Angletcrre donne á tout membre
de 1Ll Chamhre des lords le titre de cousin : 'lUZ! bclocctl cousin,




186 DES GOUVERNEMENTS MIXTE8


vernant. Elles peuvent done traduire auprés des mas-
ses, en l'adoucissant, le prestige monarchique, et 1'e-
présenter auprés des souverains les besoins populaíres
auxquels elles sont associées. Elles préservent la Cour
de l'agression envieuse des masses qu'elles dirigent;
elles protegent les masses contre ces sortes de trahi-
sons accidentel1es, quelquefois reprochées a leurs 1'e-
présentants, devant les séductions d'un pouvoir díspro-
portionné aux exístences plébéiennes isolées, quoique
faible en face d'un peuple soulevé collectivement dans
une journée de colére.


Il est difficile, sous ce rapport, de ne pas reconnaitre
un sens profond dans l'observation d'un des hommes
d'Etat les plus considerables de la Grande-Bretagne
au XVIUe siecle :


« L'intérét de la démocratie, opposé dans son essence
a celui de la monarchie, a dit Walpole, ne pcut done'
étre amené aune espéce de conciliation qui ne tient
méme qu'au moment, que par un íntérét mitoyen, cc-
lui de l'aristocratie (1). »
- -----------~---------------------------


(1) Testameni 1JOlitiqlle du clieoaliet: Walpole. - Amsterdam,
1767, p. 216.


La pensée de Walpole est au fond celle dont J. -J. Rousseau a
placé le développement éloquent dans la bouehe d'un lord anglais,
l'un des personnages de sa Nouccllc Iléloísc : « Nous ne sommes
point, il est vrai, les esclaves du prince, mais ses amis; ni les
tyrans du peuple, mais ses chefs, Garants de la patrie, soutiens de
la liberté et appuis du treme, nous formons un invincible équilibre
entre le peuple et le roi. Notre premier devoir est envers la nation,
le second envers celui qui la gouverne. Ce n'est pas sa volonté,
mais son droit que nous consultons . Ministres supérieurs des lois
dans la Chambre des pairs, quelquefois mérne légíslateurs, nous
rendons égalernent justice an peuple et au roi , et Hans ne sout-




DES GOUVEHN EMENTS MIXTES 187


Voila, il Ya lieu de le répéter, aprés plusieurs ob-
servateurs, le secret du mouvement régulier de la
constitution britannique, ainsi que de sa longévité
remarquable. Partout ailleurs, OÚ le pouvoir média-
teur et modérateur a été affaibli ou a dísparu, le pro-
blérne de la stabilité constítutionnelle dans la mo-
narchie représentative semble rester írrésolu. Entre
la démocratie changeante et la monarchie qui a besoin
de fixité, l'arbitrage a fait défaut, et l'équilibre est
suspect de manquer de solidité.


Je sais qu'il y a eu des hommes, a l'opinion des-
quels j'ai déjh fait allusion, qui, surtout avant l'expé-
rience des róvolutíons, ont proclamé, eomme le marquis
<l'.\.rgenson C), l'affinité naturelle de la monarchie et
de la dérnocratie. Ils semblent avoir pris des accidents
pom' des rógles, et des tactiques pour des príncipes,
si nous nous en rapportons et aux lois du creur hu-
main et a quelques- unes des expérienees les phis rap-
prochées de nous,


Sans proclamar done I'impossibilité de la marche
réguliere <1'un gouycrnemcnt équilibré avec les deux
forees de la mounrcliie et de la démocratie, je la erais
infiníment plus difficile et plus sujette [t des secousses
violentes que la marche d'un gouvernement óquilibré
avee trois pouvoirs, dont deux peuvent toujours se
réunir centre les empietements du troisiéme.


Irons point que personno dise : {( Dieu et mon épée, » mais seule-
ment : « Dicu oí mon droit. »


(1) « La dérnocratie est autant am ie de la monarchie que l'aris-
tocrutie en est cuncmic.» U:UJ/.\idr:¡'({/ioIlS Sil]' le qouocrnernent de la
Frauce, JI. 11L Edition dAmsterdam.)




188 DES GOUVEH.NEMENTS MIXTES


Placez-vous seulement en présence des grandes
questions de la presse et du droit de réunion, et voyez
s'il est facile a une monarchíe, tete a tete avec une dé-
mocratie, de refuser ces libertés sans incliner a l'auto-
cratie et de les accorder sans accroltre les forces de la
démocratie par un ferment analogue a ses penchants,
et sans craindre des 101's de détruire en favenr de celle-
ci la balance recherchée entre les pouvoirs.


Ce qui résulte de l'histoire de la Grande-Bretagne
comparée a celle des pays dans Iesquels la monarchie
n'a de eontre-poids que dans la démocratie, eomme chez
tous les Etats représentatifs du continent européen,
ressort aussi de la comparaison avec le passé eles mo-
narchies qui, comme la Suéde, out subi une l:onstitu-
tion presque exclusivement composée d'éléments mo-
narchiques et aristocratiques. L'équilibre n'y a paf:
été de longue durée.


Ne négligeons cependant aucune des conditions
de stabilíté qu'on a pu constituer dans certains Etats,
h défaut d'aristocratie, autour de la monarchie repré-
sentative , et táchons, en appréciant ces conditions, de
donner, quand nous le pourrons, anos observations la
sanction des faits de l'histoire. C'est ici qu'il nous fau-
drait cette rigueur de jugement qu'un vieil écrivuin
espagnol semble considérer eomme la qualité fonda-
mentale de l'esprit politique, cette s?Jndérese qui est
suivant lni la premierepiéce ilu luirtuús de l'lunnme 1)0-
litigue C).


(1) Gracian, Oraculo Manua! Uarte de Prudencia, (Max. ve.)
Il dit aussi ailleurs en parlant des hommes de 1I0n conseil ;




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 189


Des uélégués du pouvoir central peuvent représen-
ter au chef-lieu de chaqué circonscription les pouvoirs
qui occupent le palais des souverains , Il Y a loin
néanmoins, p011r la stahilité politique, de cette repré-
sentation du pouvoir exécutif a celle qui réside en
d'autres pays dans l'influence de familles héréditaire-
ment puissantes, et se transmettant de génération en
genération le patronage des intéréts locaux , Une hié-
rarchie de fonctionnaires risque de manquer, en cer-
taines circonstances, de l'indépendance nécessaire ponr
constituer un controle. Elle ne peut jamais étre inves-
tie d'une mission de médiation et d'arbitrage. Cepen-
dant sa forte organisation, destinée á établir un lien
entre le pouvoir central et la masse du pays, est
d'une importance consídérable pour soutenir I'exis-
tence d'un principe monarchique au milieu d'un
pays livré a un grand développement démocratique.
Il est plus pruc1ent de la tempérer par une décen-
tralisation administrative que par une décentralisa-
tion politiqueo


Ce qui fait l'excellence relativo de l'aristocratie hé-
réelitaire comme lest de la constitution monarchique,
c'est qu'elle assure un certain esprit de constance
et ele tradition dans les vues, les sentiments et les affec-
tions, et aussí plus de cohésiou entre les classes intó-
ressées puissamment au príncipe de la propriété.


Le dégagement naturel des supériorités dans une


• t< Abominare de tolo capricho como de tentación de la cordura, y
mas en materias de Estado, donde por la suma importancia, se
requiere la total seguridad. l) (Maxime GO.)




190 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


bourgeoisie, malgré sa puissance et son utilité, laisse,
par la rotation continuelle qu'il améne dans les in-
fluences, une plus grande place a l'inconstance et a la
fantaisie individuelle dans les sentiments politiques.
Jefferson vantait l'influence de l'aristocratie naturelle
fondee sur les qualités personnelles (1); mais J efferson
n'était pas le théoricien d'un gouvernement menar-
chique mixte, et le fondement de son aristocratie n'était
pas isolé du favoritisme des masses. .


L'esprit aristocratique exerce plus sérieusement son
influence en Angleterre sur les conditions d'acquisition
du pouvoir qu'un examen superficiel ne le revele. Le
caractére et la situation y ont été quelquefois pl'esque
aussi prisés que la simple puissance de la parole. II ya
eu parfois des hommes politiquee exclus de la direction
des affaires malgré la supériorité du talent oratoire.
L'effet des séances parlementaires se combine souvent
dans la formation des cabinets avec la prépondérance
des situations sociales; l'opinion publique, clirigée par
des instincts différents des nutres, est plus scrutatrice et
plus difficile au sujet des caracteres. De lü un tempé-
rament apporté a la mobilité des influences purement
personnelles et oratoires.


Ailleurs,l'organisation sociale limite beaucoup plus
la transmission de cette expérience guuvernementale


(1) D'apres J efferson, « il y a une aristocratie naturelle fondée
sur 19talent el sur la vertu , qui sernble destinée au gouverncmcnt
de toutes les soeiétés et de toutes les formes poli tiques . La mcil-
leure est celle qui pourvcit le plus efficacemcnt ala purctó du tirage
de ces aristocrates naturels, et ti leur introduction dans le gouver-
nement. )) (Cornelis de Witt , Bevuc des Deux-Nonües, 1& juil-
Jet 1859.)




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 191


dont les résultats sont rarement écrits, et dont l'hérédité
des fonctions assure seule la continuatíon. La consídé-
ration acquise aux familles, abstraction faite des indi-
vidualités, y est tout afait exceptionnelle. Des 101'8 les
succes du talent personnel et les triomphes de l'oeca-
sion éphémére l'emportent habituellement sur les in-
fluenees eonstituées par des voies plus lentes. Les im-
pressions sont plus changeantes et plus actuelles.


8011S I'influence dinitiatives mal préparées comme
de réactions sans frein, on peut voir dominer successi-
vement dans la forme du pouvoir central l'autorité
militaire poussée jusqu'a I'autocratíe prétorienne, puis
nue monarchie appl1yée sur des ínfluences de propriété,
sur des affections aristoeratiques et religieuses ; ensuite
un gouvernement penchant vers la République par la
prédominanee des classes moyennes et la división des
intéréts, II y a eu dans toutes ces formes quelque
chose comme des infiuenees de mode et de coterie. On
peut dire qu'ailleurs l'élément aristocrutique réalise
naturellement la cornbinaison et la fusion hiérarehique
et intelligente <les divers éléments qu'on a vu dans
certains pays dominer suceessivement d'une maniere
séparée, et dont la répulsion mutuelle a été toujours le
précurseur infaillible de dislocations dans lesquelles
l'élément démocratique a été jusqu'a présent plutót un
dissolvant énergique qu'un régénérateur effieace.


Il est un autre aspect des questions relatives a l'iil-
fluence de l'aristocratie, aspeet souvent indiqué, et
qu'ilest impossible de ne pas releyere On a vu parfois
des gouvernements rechercher eux-mémes une sorte
de controle, redouter ce qui aurait pu ressembler a




192 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


l'isolement, et provoquer antour d' eux l'organisation
des discussions. C'est encere un probleme que de savoir
comment une démocratie sans modérateur donnera ces
résultats efficaces aux monarchies qui les recherche-
ront,


Si elle devenait trop puissante, elle attaquerait le
principe des gouvernements monarchiques. En tout
cas, on ne pourraít probablement pas dire d'une repré-
sentation démocratique dominante ce qu'écrivait na-
guére un publiciste britannique : « La discipline des
partis et l'indépendance de leurs chefs empéchent le
pouvoir exécutif de passer dans la Chambre (1). » Au
contraire, la démocratie admettant la discussion sans
limite et sans mesure, le principe du gouvernement
lui-méme serait aisément jeté dans l'arene des débats
parlementaires; tandis que sous les infiuences aristocra-
tiques, habituées a subir des príncipes ele convention
comme ceux qui soutiennent l'aristocratie elle-méme,
la base constitutionnelle du gouvernement peut étre
retirée de la discussion p~)Ur y ceder la place aux sim-
ples aflaires.


D'un autre coté si, dans les Constitutions sans prin-
cipe modérateur, la représeniation nationale restait fai-
ble, je craindrais de la voir représenter fidélement cette
disposition plus instinctive que raisonnée eles masses,
pour lesquelles, al'égard da prestige attachó aux chefs
d'Etats, il y a peu de milieu durable entre l'applauc1is-
sement enthousiaste et l'abaissement,


(1) Qual'tcrl,lj Reoieio, octobro 1861. (Voir le curieux article intl-
tulé : tkmsercaücc surrender.)




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 193


Dans les moments OU l' opinion extérieure sera sus-
ceptible d'égarement, faudra-t-il attendre le remede
ou la temporisation utile, de ceux qui seront les 1'e-
présentants exclusifs de la passion dominante?


Une certaine influence de nature intermédiaire est
done salutairement placée dans le conseil national
des grands corps de 1'Etat monarchique. A cóté de
l'élément mobile et populaire, l'élément traditionnel
et supérieur fait utilement entendre sa voíx.


L' organisation du personnel gouvernant a des points
de eontact importants avec la nature des influences qui
guident les assemblées délibérantes, Si la fortune d'un
homme public ne luí permet pas, en dehors du pouvoir
comme au dedans, de vivre avec un eertain éclat, cet
homme ne sera-t-il jamais aux prises avec sa conscience
en présence des volontés du souverain? Il Ya sans doute
des cceurs dont l'indépendance est au-dessus de toutes
les situations, et qui préférent au profit de la mollesse
et de la servilité la simplicité de leur laboríeuse 1'e-
traite. Mais pour la moyenne des hommes, l'índépen-
dance de la fortune est la meilleure garantie de celle
des pensées et de la conduite. L'homme d'Etat s'éléve
souvent par son caractére au-dessus de toute faiblesse,
lors méme qu'il ne trouverait en dehors du pouvoir que
géne relative pour son existence. Celuí dont la maniere
de vivre extéríeure est peu modifiée par la possession
d'un haut emploi n'aura méme pas, pour garder l'in-
dépendance de ses convictions, la moindre victoire a
remporter.


Ainsi dans les rapprochements directs du príncipe
populaire et du principe monarchique , pourra-t-il


13




1~ DES GOUVERNEMENTt; MIXTES


arriver quelquefois que les organes fournis au pouvoir
lientral par la démocratie, séparés par leur éducation
d. toute sympathie intelligente pour le principe héré-
clitaire, réunissent ala fois en eux l'instabilité inquiete
die ídées et la déférence accomplie du caractére.


Le probléme de l'infiuence intermédiaire, a accepter
cornme modératrice utile, probléme indiqué par la
théorie pure des constitutions mixtes, peut Fans doute
étre écarté par beaucoup d'écrivains avec une [rtujeu»
religieuse analogue a celle dont parlait Tocqueville.


Il s'impose cependant quelquefois comme ínvolontaí-
rement a leurs répugnances. Un écrivain spirituel (1)
a repris, il y a quelques années, dans un article sur
Royer-Collard et Tocqueville, la gTande question po~
litique du siécle, cene de la démocratie francaise.
QueI est le résuItat de ses considérations?


Il repousse l'idée d'abandonner la démocratie a elle-
méme, cene de l'assoupir par le despotisme, et celle de
la limiter par des éléments contraires. Il propase,
comme on l'a fait ?t peu pres aussi dans certains dis-
cours officiels (2), de tout guérir en la constituant.


OI) est contraint de voir tout ce que ce prétendu re-
mede laisse a désirer. Si la démocratie pure se con-
fondait avec les infiuences qui ont agi en France, aux
dates successives du 18 brumaire, de 1814, de 1830
et da 2 décembre 1851, ce serait un simple arrange-


(4) M. de Rémusat.
(2) « Le souverain a voulu donner ason pouvoir pour assise sé-


rísuse et sincere la démocratie. » Il a ce consacré le droit de chacun
afin d'arriver a fonder la démocratie sur tous ces intóróts essen-
tiels et sacrés, " iSéance d1t Corps léqislaii] dl(. 2 jumet 18G7.)




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 19~


ment variable des éléments démocratiques, qu'on au-
rait vu se plier a ces diverses époques aux besoins
ressentis par la société francaise. En réalité, la démo-
cratie a subi des limites diverses, aces dates si distinctes
On doit préférer sans doute la démocratie de l'an III
acelle de 1793; mais ne faut-il pas regarder comme
un peu optimiste quiconque pense qu'on maitríse ou
corrige une force sociale en l' organisant, amoins de
quelque application mystérieuse du principe: Similia
similibus curantur?


D'autres écrivains ont un peu plus reculé la diffi-
culté en professant l' opinion que la démocratie devait
se limiter elle-rnéme par une sorte d'aristocratie :
« L'inégalité politique, a-t-on dit en commentant la
pensée de Royer-Collard, n'est blessante, dangereuse
GU stérile que quand elle vient des individua; elle
prend un tout autre caractére, et elle peut devenir un
merveílleux agent de liberté et de gouvernement, si
c'est la démocratie souveraine qui la crée et la consti-
tue (1). »


Je crois qu'il y a la-dessous encore quelque confu-
sion. Des individus austeres ont pu s'imposer des
freins; les partís et les masses politiques surtout ne
s'arrétent guére que devant une résistance étrangére.
Une aristocratie constituée par une monarchie souve-
raine ne sera jamais qu'un insigne extérieur, une
apparence de pouvoír modérateur, mais au fond un
jouet de la premiere passion du souverain qui s'en
.~-----~_.~-------~._--~-----------


(1) ñouer-Uollan! ci la Démocraiie [rancaise, par Osear de
Vallée, Rcvue Contemporaine du 15 mal 1862, p. 27.




196 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


sera paré. Il y a encere moins de chanee qu'une dé-
mocratie engendre un rouage qui, s'il était puissant,
lui serait contraire. Le role de cet organe superflu
serait méme peu estimé, et les titres qui s'y pourraient
référer seraient exposés aux mépris des tlléoriciens du
systeme (1). Les pouvoirs politiquee n'apprennent pas
l'art de se {aire gouverner (:l) plus que les enfants ne
se (ont eleoer : et ceux qui n'imaginent que des pou-
voirs modérateurs de ce genre, en les gratifiant méme
de l'hérédité, et en qualifiant de citadelle impénétrable
ces remparts bénins élevés par la force qu'ils doivent
arréter, ne cessent pas, on a pu le díre (3), d'étre dé-
mocrates,


Il est évident que le probléme est de la plus haute
gravité, et quelque chose d'intermédiaire est recherché
sous les formes les plus diverses, et au besoin les plus
vagnes, entre la monarchie et la démoeratie. Des qu'on
parle de conciliation, il ne serait pas plus impossible,
abstraitement parlant, ele concilier la démoeratie avec
une aristocratie amie du progrés qu'avee une monar-
chie animée du méme esprit.


Si eette conciliation a été moins étudiée que l'autre
dans certains pays, e'est que les circonstances, la
constitution des forees politíques enraeinées dans le
sol, ainsi que les faits de l'histoire nationale, l'ontrendue
moins pratique et d'une probabilité moins sérieuse (4).


(ll Royer-Collard etlaDémocratie [rtincaise, par Osear do Vallée,
Heoue Contemporaine, 15 mai 136.2, p. 21-. .


(2) Id., p. 28.
(3) Id., p. 23 et 2t •


. (4) M. Dupont-White a écrit dans la Revue des Deue-Moiuies du




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 197
Mais aux yeux de la science abstraite comme de


I'hístoire générale, il est aussi aisé de constituer des
rapprochements de la monarchie avec l'aristocratie, ou
de l'aristocratie avec la démocratie, que cesrapproche-
ments superficiels de la démocratie et de la monarchie,
auxquels notre histoire nous initie plus que d'autres
peuples (4).


Au fond, le problema politique, ponr la monarchie
ellc-rnéme, a toujours été de chercher-, autant qu'íl a
pu dépendre d'elle, quelques éléments stables en har-
monie avec son propre principe par I'acceptation des
conditions du progrés moderne, et la conciliatiou avec
les forces démocratiques clupays.


Malgré la défaveur constante que le sol francais a
manifesté pour les implantatiuns aristocratiques , il
s'est trouvé encore plus de débris de cette force politi-
que en France en 18l0, en 1820, et méme en 1840 et
en 1860, qu'il n'en restait en 1794.


C'est qu'il y a le plus souvent, maIgré tout, comme
HOUS I'avons dit, une certaine solidarité inévitable entre
la monarchie -etces élétnents conservateurs dont l' aristo-
cratie a résumé la forme la plus expressive. L'hérédité
ne peut planer sur le treme sans jeter quelque reflet sur
ce qui l'entoure, et on a été en Angleterre jusqu'a


15 mars 1862, p. 324, ce qui suit: ce Il paraít que peuple et roí
avaient chacun leurs ralsons pour faire peu d'état de l'aristocra-
tie. Ils eussent bien fait chacun d'en user tout autrement, de la
ménagcr, de I'inventer méme au besoin, ne fút-ce que pour l'in-
terposer entre eux. Mais il ya des ruines qu'on ne releve paso »
(~) Voir sur certains rupprochements de ce gemo le Dialogue


de Cornwall Lewis sur la Meilleure (arme de qouoernemeni, p. 77
et suiv . de la traduction írancuise .




198 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


considérer l'opinion contraire comme absurde, dans
un passage que nous avons déia cité, et que nous ne
craignons point de répéter: « Parler de monarchie
héréditaíre sans quelque autre élément ele respect hé-
réditaire dans la chose publique, est l'absurdité d'un
petit esprit ('). ))


La monarchie, sans grandes existences qui l'entou-
rent, ressemble plus aun obélisque dans les sables qu'a
une pyramide bien assise, Un esprit chagrin la compa-
reraít peut-étre aune He fiottante ballottée sur les flots
de l'océan démocratique,


Je m'arréte sur la pente qui concluit aux réflexions
d'actualité que j'ai le plus souvent évitées ; mais je ne
puis fermer les yeux sur un elilemme probable, sinon
inevitable avec une rigueur rarement applicable au
gouvernement des incidents de l'histoire. Ou les se-
cousses se multipHant, les idées se modifíant, le déve-
loppement démocratique s'opérera au détriment irré-
vocable de l' élément de stabilité monarchique: ou la
fatigue des révolutions, les ínspirations habilcs des gou-
vernants, l'instinct prononcé ele la nation consolide-
ront un pouvoir central hérédituire, et alors certains
éléments intermédiaires, non aristocratiques dans le
~t'llS que plusieurs donnent ü ce mot, mais cependaut
1:\ i raugers elux ressorts p111'eme11t démocratiques, et une
(' hrnuhto haute t'11 particulier rcvétue d'uutorité (!), se


( 1) Burke, cité par le Quarterly Reoieio de janvier 1859, p. GS.
(2) Il Y a des recherches tenaces a cet égard dans l'essai de M. le


comte Auguste Cieskowski sur l'importance de la Chambre haute
pour les monarchies. (Ve la Pairie et de t'Ariuocratie moderne,
Paris, lSíL)




DES GOUVERNEMENTS MIXTEt; 199


grouperont autour de ce l10yau central, au milieu
d'institutions populaires larges et puissantes.


On rencontre en certains pays des montagnes en par-
tie crééea.en partie remaniées par les feux souterrains
du globe. Achaque ouverture de leurs flanes on voit
les coulées de laves, les amas de scories et de cendres
qui démontrent cette antique origine. Cependant les
pampres et les arbres fruitiers de tout genre recou-
vrent cette surface autrefois brillante. 11s poussent leurs
racines dans les dépóts de cendres, que les éruptions du
volean maintenant éteint avaient lancées dans les airs.


Qui pourrait aisément espérer de voir, dans notre
Franco, le sol formé par les révolutions politiques, aussi
heureusement consolidé, ne conservant a sa surface
qne les cicatrices de se:' ancíens déchirements ?


A nos yeux, la théorie du gouvernement represen-
tatif mélé de monarchie, d'aristocratie et de démocra-
tie, telle que l'Angleterre l'a appliquée et comprise,
telle que l'ont recherchée parmi nous divers publicís-
tes C), est toujours en définitive la plus satisfaisante
pour l'esprit, la plus recommandóe par l' expérience
historique ; mais la confiance qu'elle peut inspirar a
la penséene doit avoir POUl' conséquence nil'entreprise
d'innovations contraires al' esprit public, ni le désespoir
systématique au sujet de tout établissement dépourvu


(1) « La sociétó politiquo d'un grand Etat, disait Fiévée, n'est
complete que lorsqu'il y a uno royauté, pouvoir supréme et régu-
lateur, une dérnocrutie qui défend les intéréts dont personne n'est
privé, el UIlO uristocrutio qui a des intéréts purticuliers a défendre
dans I'intérét génl~l'al, varee qu'elle represente pour la famille,


. tandis que la démocraüe ne represente quepour les intéréts indi-
viduels, )) (Histoire de la session. de 1815, p. 39,)




200 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


d'un címentrnodérateur identique. Les lois politiques,
utiles a rechercher, sont cependant plus élastiques que
celles de la nature physique.


La sagesse des générations gouvernantes comme
l'éducatíon progressive des gouvernés, ne peut-elle
constituer un esprit de conciliation producteur d'équi-
libre durable malgré les desiderata de la doctrine,
eomme la légéreté emportée des hommes a fait écrouler
souvent des próvisions pleines d'encouragement et
d'espérances?


Aucune combinaison politique n'est, du reste, sou-
mise a un criterium absolu, si ses applications n'ont
pas été entourées de toutes les chances possibles de
réussite.


Dans les monarchies rnixtes comme dans les gou-
vernements fondés sur la volonté prépondérante d'un
seul, la prudence des souverains assure souvent la durée
de leur empire et le succés de leurs entreprises. Le pro-
bléme est seulement différent suivant les cas, et 1'esprit
de transaction entre les éléments divers assocíés au
gouvernement est une condition nécessaire dans les
monarchies représentatives au bon accord et a l'har-
monie de l'ensemble.


Il parait constant, par exemple, que la forme <.111
gonvemement parlementaire, sans intervention mé-
diatrice d'influences aristocratiques, ne peut étre rendue
uníquemeut responsable des révolutions qui ont inter-
rompu dans certains pays, a plusieurs reprises, le ré-
gime constitutionnel parlementaire.


La conduite des SOH verains, celle des principaux
partís, les rivalités des prétentions dynastiqnes avec




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 201
leurs chances mystérieuses aux yeux de plusieurs (1),
la división entre les classes, di vision si marquée dans
certaines sociétés, et dont une politique superficielle
et soi-disosü machiavélique peut seule méconnaitre les
dangers (2), sont a nos yeux pour beaueoup dans ces
révolutíons. N'éeartons done aucune esperance de sta-
bilité, quelles que soient les ruines, dans lesquelles nous
apercevons la trace de l'emportement et de l'ignorance
politiques de nos péres et de nous-mémes.


Tandis que l'Europe constitutionnelle et la France
elle-méme ont copié généralement les formes extérieu-
res de la constitution anglaise, en remplacant seule -
rnent le rouage de la Chambre vraiment aristocrati-
que par une sorte d'élite ele la démocratie, la France a
eu en outre deux fois une constitution assez divergente
de ces imitutions du type britannique, je veux parler de
la constitution de l'an VIII et de celle de 1852; cette
demiére, trés-différente au fond de ceHe de l'an VIII,
malgré la similitude des noms et l'analogie des régimes
dynastiques, Il est impossiblo a l'écrivaiu politique de
ne pas s'arréter avec un intérét attentif devant ces


\ 1) On lit dans Camines, liv, In, chapo IlI, édit. de Bruxelles 1706 :
« Alors usurpérent ceux de la maison d'York ce royaumo. S'ils


l'eurent a bon titre : je ne ~gay Iequel : cal' de telles choses le
partage s'en fait au ciel. »


(2) Machiavel, dans ses discours sur Tite-Live, s'explique nette-
ment a cet égard. Il répond dans le troisiéme discours, ch. XXVIf,
U cette question:


« Quelle est la conduite qu'on doit ten ir poar rétahlir l'union
dans une ville ou régne la discorde, et combien est fausse l'opinion
que pour se rnaintenir dans une ville il faut y établir la désunion. )t
« Luche industrie, dit-il, qui peut étre quelquefois utile dans les
jours de (;111111e, mais qui , lorsqu'arriveut ladversité et les temps
diíficiles, découvre souduin tonto sa \ anité . ))




202 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


combinaisons, que dans l'intervalle de 1814 a 1848,
de bons esprits avaient sans doute cru rayées ajamais
des chances de l'avenir,


La Constitution de l'an VIII n'offrait véritablement
qu'une imitation apparesüe du pouvoir monarchique.
Non-seulement le minístere était irresponsable, le Sé-
nat sans action législative et politique; mais le mode
de formation et de délibération du Corps législatif
qui restait muet, ne permettait de voir dans ce ré-
gime qu'une sorte de mécanisme ingénieux, dont les
piéces xlevaient servir de controle apparent, mais
étaient, en réalité, les auxiliaires nécessairemeut passifs
d'une volonté investic <le la souverainetó de la force
et du génie, volonté seule armée des moyens de s'af-
firmer et d'agir sur le pays.


Il en est tout autrement de la Constitution de 1852.
Sans contredit, elle ressemble a son ainée par le ca-
ractóre ihéorique et primitif de l'organisation du mi-
nistére, et acertains égarJs de l' organisation du Sénat.
Mais elle en différe profondément dans les réalitós,
surtout par l' origine élective et le droit de discussion
L1u Corps législatif, ainsi que par Ir caractere donné
en fait a la représentation du gouvernement devant
les corps de l'Etat.


Il y a des questions de responsabilité dont on a sou-
vent exagéré l'importance. La responsabilité est loin
d' étre indivisible et uniforme; elle est ou peut étre
pénale, politique , morale. Depuis celle qui met en
jugement jusqu'a celle qui fruppe d'Ull vote de deíiance,
et jusqu'a celle qui nécessite le remplacement d'un 01'-




DES GOUVEHNEMENTS MIXTES 203


gane discrédité, il n'y a que des degrés dívers d'une
garantie identique dans le príncipe. Les déclarations
constitutionnelles relatives aux responsabilités ont peut-
étre moins d'importance que la nature des forces qui
peuvent en déduire la sanction.


Comme toute assemblée qui discute avec indépen-
dance est un parlement , tout ministre qui discute les
actes de ses collégues ou les siens propres subit ipso
{acto une sorte de responsabilité.]


Entre toutes les différences qui ont séparé longtemps
la constitution actuelle des chartes précédentes, et qui
étaient d'ailIeurs compensées a certains égards par
l'accroíssement du nombre des citoyens appelés a la vie
politíque, la plus efficace, a nos yeux, rósultait ele ce
que sous les derniéres chartes les membres elu gouver-
nement étaient éligibles a la Chambre eles eléputés (1).
Si ron me passait un mauvais jeu de mots, je dirais
que les institutions parlementaires proprement dites
sont celles qui présentent aux assemblées des ministres
plutót rcmplacables qne rcsponsaliles (2). Et il est facile
de dérnontrcr que l'incornpatibilité eles fonctions de


(1) « 11 me somble, dít l'un des interlocuteurs du dialogue de
Cornwall Lewis, souvent cité par nous, Sur la meilleure {orille de
qouiernemcni, que les principaux membres du pouvoir exécutít
doivent étre membres de la législature supréme, sinon en vertu
d'une loi, du moins par une nécessité constitutionnelle, Il en résul-
tera que ce seront des hommes virtuel1emont élus par la majorité
de la Chambre siégeant alors. 11 (P. 135 de la traduction francaise.)


(2) B. Constant a repoussé énergiquement, dans ses Principes
de poliiiquc, la responsabilité pcnalc des ministres: « Une nation,
dit-il, qui oruindrait la vie OH la liberté d'un ministre dépouillé
de sa puissance, serait une nation misérable, » (P. 169.)




204 DES GOUVEHNEMENTS MIXTES


ministre et de député rend cxtrémement difficile la
formation de cabinets constitués pour ainsi dire au
feu des discussions parlementaires,


Si l'on compare, quant aux résultats pratiques, le. sys-
teme de défense du gouvernement par des ministres,
avocats du pouvoir, a celui du gouvernement par-
lemeniaire proprement dit, on yerra que le premier
systéme respecte comme le second les droits de l'in-
telligence nationale, en soumettant les affaires du pays
a une discussion publique, mais qu'il est beaucoup
moins satisfaisant pour la dignité des caracteres. Les
ministres, simples avocats du pouvoir, ne relévent
presque en rien du pays, et sont placés, par leur situa-
tion empruntée, sur la pente inévitable du scepticisme
et des palinodies, que l'opinion elle-memo accepte avec
quelque indulgence, des personnagoes qui parlent pour
autrui (1).


On a pu apprécier les inconvénients possibles d'un
ministre orateur et pen responsable, représentant
pr8sque seul le monarque devant les assemblées dé-
libérantes. Sans doute, ce ministre ferait de nombreuses
concessions aux volontés du Souverain et fiatterait le
sentiment de son omnipotence. 11 peserait sur les assem-
blées du poids de toute l'autorité monarchique, mais a


(1) Lord Brougham, dans sa Philosophie poliiique, t. II, p. 23i
et 235, a traité ce point avec une grande connaissanco de cause.
C'est beaucoup plus brievernent que 1e comte Mollien s'est exprimé
dans ses Mémoires sur le méme sujet, Ior squ'il a critiqué, la trop
grande influence a ses yeux des avocats dans la politique ;


« Chaque question publique, dit-il, n'sst pour la plupart qu'un
preces qui prend son importance dans celle du client et sa décision
dans lujurisprudence du jour. )) (T. 1"', p. t:l'2.)




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 20B


la longue aussi il paraitrait s'imposer a la couronne
du poids de toute l'autorité conquise sur les assem-
blées par leur confiance continue et par la facilité qu'il
aurait de supprimer autour de lui toute rivalité. In-
fiuent a la fois sur les assemblées électives et snr la
hiérarchie adminístrative, qui n'arriverait au Souverain
que par lui, pouvant attirer a soi l'honneur des mesures
heureuses et se couvrir de l'autorité du monarque pour
celles qui le seraient moins, il avancerait SBS amis,
comprimerait les hommes qu'il ne pourrait asservir,
remplirait d' éléments assujettis ason infiuence les ave-
nues diverses du pouvoír ; et s'il était jeune et robuste,
on se demanderait s'il doit laisser a la dynastie
servie par lui autre chose que la supériorité des chan-
ces d'un titre héréditaire, dont iI pourrait méme étre
suspect de miner les fondements en déposant dans
l'esprit public le germe d'aspirations nouvelles.


Encliainée devant un pouvoir pareil dans sa majesté
fictive, étreinte, si je 1'ose dire, par un lierre minis-
tériel qui fortifierait toujours sa tige en renouvelant
ses branches et ses extrémités, l'autorité souveraine ne
paraitrait-elle pas impuissante amodifier sérieusernent
sa marche et a dégager su situation d'un ensemble de
précédents qui lui paraitraient regrettables ?


Voila des appréhensions qui ont traversé naguére
quelques esprits, mais dont le sujet a été effacé par
un ehangement opportun dans l'orgauisation des dé-
partements ministériels.


uri pas important a la suite de plusieurs autres C)
- -----------_._----~-- ~--~----


(1) V. vIlistoire de la Constitution 'de 1852, par M. Cucheval-
Clarigny, publiée en 18G9, chez A. Sautan, éditeur.




206 DES GOUVERNEMENTS MIXTES ..


a été fait en 1869, et la Constitution du second Empire
a été rapprochée de celle du gouvernement antérieur a
1848, sauf les diversités qui résultent du milieu po-
litique général et de l'infiuence d'une loi électorale
trés-dífférente.


Dans toute prévision sur les transformations possi-
bles des constitutions et sur les développements de la
liberté politique, il y a une grande inconnue qui résulte
du jeu des caracteres et de l' énergie des hornmes. Il faut
toujours distinguer dans les gouvernements représenta-
tifs le pouvoir absolu et rigoureux et la pratique méme
de ce pouvoir, en un mot, le droit et son exercice.


8'i1 est possible de dire que le droit de voter l'impót
et de désapprouver ou d'approuver les orateurs du
gouvernement constitue pour une assemblée le príncipe
virtuel du pouvoir parlementaire, il est vrai aussi d'a-
jouter que la transition de l'existence abstraite de ces
droits aleurs completes conséquences peut étre souvent
trés-longue et retardée par de nombreux obstacles.


L'une des circonstances qui ont, acet égarcl, le plus
d'efficacité, c'est la valeur intel1ectuelle et morale, et,
pour tout dire, le caractérc des assemblées , selon
qu'elles renferment un noyau plus ou moins fort
d'hommes politiques expérimentés, animés du désir
de l'infiuence, incorruptibles aux séductions du pou-
voir, intelligents des affaíres, reconnaissant certains
éhefs choisis dans leurs propres rangs, des hommes,
enfin, ayant acquis la confiance du pays et l'ascendant
sur l'opinion publique. Des corps de cette nature pour-
raient parcourir en dix ans la voie que des assemblées
moins qualifiées sous ces divers rapports mettraient




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 207
beaucoup plus longtemps a parcourir ; et aprés avoir
accepté quelque temps, comme organes du pouvoir
exécutif devant elles, des orateurs sans responsabilité
complete ou assujettis a une responsabilité seulement
théorique, de telles assemblées réc1ameraient des re-
présentants plus sérieux d'une pensée politique définie
et conséquente.


Un écrivain fort intelligent a fait remarquer na-
guere que l'absence d'une c1asse sérieuse d'hommes
politiques a permis longtemps en Prusse l'existence
de libertés assez étendues sans véritable self qocern-
ment C).


Aprés ce coup d'o-il jeté sur les gouvernements
mixtes, ayant tous au fond beaucoup de traits com-
muns dans l'Europe moderne, et tous actuellement
fondos sur la forme représentative, jusqu'a un certain
point mérne porlemenuure ; il me reste a présenter une
observation qui s'applique a tous , et qui est caracté-
ristique de leur avenir. Il n'est aucun de ces gouver-
-~-~-----~--~~~----------------


(1) V. sur ce point Hillebrand : La Prusse Contemporaine, p. 4
et 131. Cet ouvrage est concu dans un esprit tresbienveillant pour
la Prusse. Quoiqu'il semble supposer la liberté de la presse dans
ce pays, je me souviens, a l'époque oü je le lisaís (septembre 1867),
d'avoir remarqué dans la Gazette de Cologne un vide que les autres
journaux allemands appelaient un vide de censure.


Quand on apprécie sous d'autres rapports la Constitution prus-
sienne, il est diíflcile de la trouver fort libérale. Le nombre HU·
mité des fonctionnnires dans la Chambre des députés coincide
assez bien avec les pouvoirs limités de cette Chambre elle-rnéme.


« En Prusse , la Chambre n'a qu'un droit incomplet de voter
l'impót : a proprement parler, elle ne vote que le budget des
députés, la Constitution renfermant un article 109. qui déclare
que tous les im póts une fois consentis contínuenta étre percus
indéliniment, » (V. Cherbuliez, Reoue des Deuz-Mondes, de 1869,
p.292.)




208 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


nements dans lequel l'élément démocratique ne soit
represente, on doit méme ajouter, n'ait subi dans sa
represenuuum un certain développernent.


En Angleterre, le mode de délibération est en quel-
que sorte immuable depuis longtemps ; mais le mode
d' élection est devenu , et parait destiné a devenir plus
démocratique, par suite de ce qu'on appelle des reformes
pa1'lementaires successioes,


En France, la portée des délibérations a été , acer-
tains égards, longtemps restreinte par l'irresponsabilité
des ministres et par les dispositions réglementaires re-
latives au droit d'amendement; mais, par une sorte
de compensation que la théorie politique (1) avait de
tous temps repoussée, le principe démocratique a con-
quis une extensión considérable de suffrage.


Mise en présence, la, de deux autres éléments poli-
tiques, et ici de la monarchie presque seule, la démo-
cratie semble donc étre, dans l'un etl'autre cas, l'élément
spécialement progressíf des constitutions mixtes mo-
dernes.


En observant tout ce que renferme de principes
tendant a la république l' organisatiou de la monarchie
représentative, lorsque les ministres sont de plus en
plus soumiaa la direction des assemblées électives et
celles -ci au suffrage national, on se demande méme si


(1) P. 108 des Principes de politique, par Benjamin Constant, on
lit: « Lorsque les non-propriétaires ont des droits politiques, de
trois choses il en arrive une: ou ils ne recoivent d'impulsion que
d'eux-mémes, et alors ils détruisent la société; ou ils recoívent
celle de l'homme ou des hommes au pouvoir, et ils sont des
instruments de tyrannie; ou ils recoivent celle des aspirants au
pouvoir, et ils sont des instruments de faction. »




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 209


14


la forme républicai ne pure n'est pas le dernier terme
de la marche des choses sous ces gouvernements; et
l'on est presque tenté de confondre quelquefois les
expressions qui s'appliquent a des types ainsi rappro-
chés, a l'exemple de r,e publíciste italien qui a recom-
mandé spécialement la république monarchique C).


Cependant les aperc;us sont, a cet égard, assez
trompeurs, et le fossé, quí sépare les monarchies repré-
sentatives et parlementaires des républiques, demeure
profond, lors méme qu'il semble traversé par beaucoup
de ponts qui rapprochent les deux rives.


La situation hors de pair du souverain héréditaire,
l'influence de la Cour qui l'environne, marquent entre
les deux types gouvernementaux une différence qui
se fortifie de l'opposition entre les diverses classes
sociales.


Les éléments aristocratiques ou simplement non dé-


(1) Romagnosi: IJelle sciense delle Oonstitutioni, Tout l'ouvrage
de cet écrivain porte le caractére du dualisme de príncipe, que les
mots de république monarcliique renferment. Ainsi le chef de l'Etat
doit, dans la constitution révée par le jurisconsulte italien, ne
porter que le nom de régent, afin que la souveraineté nationale soit
complétement réservée; il doit étre sujet aaccusatiou et déposahle,
Tous les ministres ne doivent pas étre soumis a son autorité, et
l'armée permanente, caiamité permanente, doit étre soustraite ason
intluence par diverses combinaisons. Cependant le régent doit étre
héréditaire j les grands propriétaires doivent de préférence siéger
dans l' Assemblée nationale. Pour les affaires extérieures, l'auteur,
ennemi de la Constitution anglaise, se défíe du controle des dé-
putés du pays ignorant et passionné. TI organise des Conseils et
Comités. chargés de contenir ou remplacer l'action du régent. (Voir
notamment p. 671, 685, 5i9, 519. 615 pour les bases ci-dessus ; et
en ce qui concerne les délibérations de la guerre et des affaires
extérieures, p. 427, 435, 440, 481.)




210 DES GOUV¡;JRNEMENTS MIXTES


mocratiques (1) qui peuvent subsister dans le pays,
s' étayent de l' appui du noyau monarchique contre le
flot de la démocratie. Celle-ci, elle-méme, pourra
caresser souvent un pouvoir qui la sert dans ses pro-
gres: cal' la transformation des sociétés est lente, et
puissance de résístance des idées et des faits du paseé
est trés-considérable.


La monarchie, habilement conduite, profite done de
l'opposition qui, subsiste entre les éléments aneiens et
nouveaux de la société. Elle reste comme la clef de
voúte qui soutient les idées générales de conservatíon
et de modération, a l'eneontre des passions populaires.


C'est ce qui explique pourquoi la république, si na-
turelle dans les pays entiérernent nívelés, et composés
d'éléments associés par l'émigration sur des terres nou-
velles, ne s'établit pas aisément S'Ur les sols qu'a re-
couverts la société du moyeri-üge, et comment aussi la




monarchie semble parfois y renaitre méme de ses
cenares.


Quant a la stabilité plus complete de la monarchie
représentative, comme obstac1e aux révolutions qui
l'ont interrompue quelquefois, sans la déraciner, cette
stabilité, ainsi que nous l'avons indiqué déja brieve-
ment, a ses meilleures chances, en dehors des avan-
tages de la pondération des pouvoirs, daus l'esprit de
conduite et dans ectte modération que Montesquieu
exigeait particulierement de l'aristocratie, mais qui,


(~) Nous avons vu que des administrations fortement hiérarchi-
ques, des magistratures inamovibles, par exemple, sont des élé-
ments provenant d'un esprit différent de celui de la démocratie,
quoique non aristocratiques dans le sens usuel et rigoureux.




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 211
dans les États représentatífs, est nécessaire aux
diverses forces politiques susceptibles d'étre égarées
par leur prépondérance accidentelle.


La condition fondamentale de la durée des gouver-
nements mixtes est l'équilibre relatif des divers prin-
cipes politiques qui y sont réunis, équilibre qu'il faut
maintenir soit dans la théorie, soit dans la pratique
de leur constitution.


Je ne parle pas d'un équilibre absolu, qui exigerait
entre les principes politiques inhérents a l'État une
sorte de compensation de force souvent contraire a la
réalité des choses, mais de cette balance relative qui fait
que chaque élément concede a l'autre une part d'ac-
tion correspondant a sa force véritable dans le pré-
sent ou dans un prochain avenir.


Cet équilibre est rompu par les aspirations habituel-
lement excessives, présomptueuses et relativement en-
vahissantes de tel ou tel élément. Si en France, sous
divers régimes, quelques infiuences n'avaient pas été
exagérées, certains gouvernements auraient eu des
chanees sérieuses de consolidation, mul rró les diffi-
cultés inséparables de l'existence de plusieurs partis,
et malgré la situation délicate OU la race régnante se
trouve placée vis-a-vis du pays, lorsqu'elle n'a pas le
prestige d'une suffisante popularité.


La solidarité avec l'opinion générale convenable-
ment avertie, provoquée, éclairée, est par suite l'une
des regles de conduite les plus essentiel1es pour les
gouvernements représentatifs. Ils doivent autant que
possible, dans les questions graves, retarder leurs dé-
cisions jusqu'a ce que la nation soit devenue presque




212 DES GOUVERNEMENTS MIXTES


unanime, comme le juge anglais attend que le jury se
soit mis d'accord sur son verdict. Toute disposition
trop poriiculariste, si 1'on veut me passer cette expres-
sion, tout esprit de caste ou de parti exclusíf, toute
faveur systématique pour une c1asse, soit élevée, soit
moyenne, soit inférieure, renferme pour la prospérité,
et méme pour l'existence des gouvernements repré-
sentatifs, une cause de dangers sérieux.


On peut admirer la constance avec laquclle le gou-
vernement de la Grande-Bretagne pratique ce sage
principe, aussi aisément qu'on peut constater la díspo-
sition assez fréquente qui porte d'autres gouverne-
ments a s'en écarter, sans que ces gouvernements
échappent toujours aux inconvénients d'une pareille
attitude. .


L'équilibre et la modération qu'exige le gouverne-
ment représentatif dans la conduite des affaires doit
se retrouver aussi dans 1'acceptation et l'élaboration
ogique des idées. Il y a pour ce gouvernement, dont


la structure a quelque chose d'artificiel et de savant,
des formules dangereuses, pour peu que 1'application
en soit forcée ou inintelligente, en ce sens que ces
formules lui sont communes avec un type de gouver-
nement trés-différent,


Est-il besoin de dire que l'idée de représentation na-
tionale, par exemple, s'applique a la fois aune monar-
chie parlementaire et aune démocratie pure? Ne peut-
on pas en dire autant de la souverainelé tlu peuple i
Elle s'applique sans doute aun gouvernement mixte,
contenant une forte représentation de la démocratie,
satisfaisant aux aspirations populaíres, ambitionnant




DES GOUVERNEMENTS MIXTES 213


et conservant, autant que possible, un assentiment
public général pour ses actes; mais, évidemment,
cette rnéme idée ne s'applique pas moins a un régime
absolument populaire, supposant la nécessité d'un
appel fréquent et répété a des plébiscites (i). De telle
sorte que par le choix d'interprétations également sou-
tenables, et suivant que 1'on considere la souverai-
neté du peuple comme destinée a agir directement, ou
cornme chargée seu1ement de surveiller la marche du
gouvernement, on risque d'incliner, peut-étre a son
insu, le gouvernernent vers la monarchie représen-
tatíve, ou vers les réalités, et a la longue, vers les
formes de la République.


Telle est done la condition des gouverncments mixtes
qu'ils exigent, chez les hommes livrés aux affaires
d'État, ou seu1ement chargés d'une influence sur l'opi-
nion, plus de circonspection, de sagesse et de maturité
peut-étre qu'aucune autre profession de la vie intel-
leetuelle et libérale. Partout OU ne s'est pas formé le
sens exact et ferme d'une nation sérieuse et múrie par
des expérienees bien comprises, l'imagination, l'erreur
et la passion peuvent mettre en jeu des forces politiques
perturbatrices, incapables de prendre d'une maniere
durable les renes de la société, mais destinées a la
troubler et ala précipiter dans des crises violentes.


(1) Il esl a remarquer que Bossuet ne séparait pas absolument
la monarehie de la délégation populaire, au moins quant a son·
origine ..


« Le peuple donne la souveraineté; done il la posséde. Ce serait
plutót le eontraire qu'il faudrait eonclure; puisque le peuplo l'a
cédée, il ne l'a plus, ou en tout cas il ne l'a que dans le souverain
qu'il a créé. » (Poliiique de Bossuet, par Nourrisson, p. 152 )


~_ ~,




~14 DES GOUVERNEMENTS l\UXTES


Telle a été, [e erois pouvoir le dire malgré la reserve
qui me retient habituellement dans les applica1ions
directes des príncipes que je cherehe a poser, telle
a été cette époque memorable de la premiére révolution-
francaise, JU un peuple a l'imagination vive, pas-
sionné, et inexpérimenté dans la vie politique, se
trouva tout a coup appelé a résoudre des problémes
socíaux, qui avaient plutót fermenté que múri dans les
esprits, alors que les conditions de durée des formes
gouvernementales étaient d'ailleurs absolument in-
connues al'opinion publique des masses, que la révolu-
tion avait improvisées souveraínes.


Eclairées par des principes généraux justes et logi-
ques dans l'ordre de la dérnocratie pure, mais égarées
en méme temps par l'inexpérience et l'ignorance la
plus absolue, tant a l'égard de la nécessité des pl'épa-
rations hístoriques pour les grands changements dans
la constitution d'un État qu'a l'égard des garanties
désirables pour le jeu combiné des forces politiques en
présence ou plutót en lutte dans la natíou : aban-
données en méme temps par une aristocratie spirituelle
et brave, mais dépourvue d'instruction politique et
ne sachant que se partager entre l'inertie enervante
des cours et le séjour modeste eles champs: que pou-
vaient devenir, qU,e pouvaient faire les masses popu-
laires? Elles ne pouvaient que se perdre dans leurs
propres voies, en portant dans les institutions qu'elles
essayerent de renouveler, et dans le personnel de la 80-
cíété qu'elles prétenclaient épurer, une puissance terri-
ble de destruction, ínspirée autant par le désordre des
idées qne par le vertige des passíons : destruction




DES GOUVERNEMENTS MIXTEt' 210


dont les traces ne sont pas encore aujourd'hui, et ne
seront peut-étre pas de longtemps effacées,


Non-seulement la révolution de 1789 ne put aboutir
directement a une monarchie représentative, édifice
essentiellement historique, qui exige la lente cristal-
lisation des temps calmes; mais on peut dire que
depuis trois quarts de siéele la France est occupée a
combiner péniblement, sous des formes et avec des
ciments nouveaux, les ruines dont la fin du xvnr' siécle
a jonché son sol.


Plusieurs souverains ont pris en moins d'un siecle le
chemin de l'exil: I'arriére-petit-fils de Louis XIV a
signé du nom de Capet, le fils ele Napoléon Ier de celui
de Reichstadt (1).


N'y a-t-il pas quelque chose de défectueux dans les
idéesd'un pays qui éprouve, dans une période de quatre ..
vingts ans, tant de révolutions contraires, tout en cher-
chant a réaliser un idéal permanent ou apeu prés tel ?


Nous avons essayé par quelques lignes, trop indé-
císes et trop vagues sans doute, d'indiquer ce qui nous
manque. Peut-étre les considératíons, auxquelles nous
nous sommes laissé entrainer, ne paraitront-elles point
renfermer une conclusion pratique aSSeZ nette, Il y a
lieu cependant de les résumer en disant que l'intel-
ligence exacte de la force et des effets de chaque prin-
cipe renfermé dans un gouvernement mixte, l'atten-
tion des représentants de chacun de ces principes 'a le
soutenir sans l'exagérer, et a se modérer sans se mé-
connaitre, sont les moyens les plus súrs el'éviter les
-~ --~.~--- ~_.~ ~-~ - ~--~~---~~-------------


(1)V.les Autographes du Musée des Archives impériales aParís,




216 DES GOUVERNEMENTS MIX'l'ES
ruptures de l'équilibre par la prépondérance d'un seul
élément, et de constituer cette ceuvre transactionnel1e
qui, suivant le poéte, fait ressortir l'harmonie de la
différence méme des intéréts (1).


Si ces observations générales sont justes, si elles
font penser et parfois méme douter, si elles provoquent
la réfiexion de nos lecteurs, elles ajouteront déja par
cela méme quelque chose aux chances de durée du
gnuvemement représentatif mixte ; car je regarde ce
gouvernement comme une expression de sagesse et de
science pratique nationale. L'ignorance et la passion
sont ses plus grands ennemis.


Offrant un terrain de conciliation aux traditions de
notre passé et aux aspirations de notre avenir, le gou-
vernement mixte, sous la forme qui nous a le plus
occupé, se recornmande d'ailleurs a l'attention des
publicistes de ce pays sous un double aspecto


Les circonstances sociales actuelles et l'élasticité
considérable de ce type politique, semblent en faire,
pour un temps plus ou moins long, la forme nécessaíre
de notre organisation nationale. Enfin la difficulté sé-
rieuse de le constítuer, sous une forme durable dans
ses bases, peut paraitre acertains esprits persévérants,
jaloux de contribuer a de meilleurs résultats sociaux,
un motif d'attention scrupuleuse, ou si 1'on veut
méme, quelque chose comme un attrait plus vif qui
porte a étudier les príncipes élevés et les conditions
délicates de ce mode de gouvernement.


(f) Till jarring interests of themselves create
The according music of well mixed state,


¡POPE, Essay on the Man, 3" Ep.




CHAPITRE SIXIEME


DES RAPPORTS ENTRE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
ET CELLE DE LA FAl\IILLE.


La famille est en quelque sorte la molécule sociale.
Les lois qui réglent son organisation ont une importance
considérable pour la constitution de l'Etat Iui-méme,


Quelque indépendance que les idées modernes assu-
rent a la conscience, la législation de la famille cons-
titue un lien incontestable entre le gouvernement de
l'Etat et les idées fondamentales de la morale reli-
.greuse.
L'unité et, dans certaine mesure, l'indissolubilité du


mariage constituent le trait d'union entre les croyan-
ces d'un pays et sa législation civile.


La plupart des Etats civilisés modernes out cessé
d'avoir une base religieuse exclusive. Sur la question
du mariage, ils ont tous cependant une législation
déduite de la tradítion mosaíque et chrétienne, comme
par leurs regles sur le serment politique et sur le ser-
ment judiciaire, ils conservent une législation véri-
tablement théiste.


Chose remarquable, la famille , qui marque ainsi
dans son organisation le caractére religieux de




218 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
1'Etat (f), est, sous d'autres rapports, un foyer d'indé-
pendance morale et intellectuelle.


e'est l'organisation de la famille moderne qui a
surtout contribué a limiter l'omnipotence de 1'Etat,
telle que I'antiquité ínclinait a la comprendre et a
I'applíquer.


Sr l'organísation de la famille a quelque chose qui
découle du principe chrétien dans nos sociétés euro-
péennes, 1'existence de la fami11e est cependant d'autre
part une garantie pour la liberté des conscicnces. C'est
elle qui ne permet pas d'exagérer les droits du gou-
vernement sur 1'instruction de l'enfance ; e'est elle qui,
génératrice de diverses Iíbertés civiles, assure la trans-
mission des croyances dans 1'ordre héréditaírc, et qui,
en fortifiant le príncipe de la propriété individue11e, a
détruít tout a la fois les idées anciennes d'appropria-
tion despotique et de communauté démocratique,


La oú le despotisme domestique a trouvé dans la
polygamie son expression supréme, le despotisme po-
litique semble immuable, et la socíété est aussi inca-
pable de limiter le pouvoir d'un seul par l'aristocratie
que par la démocratie.


Mais ces grandes déductions tiré es du principe de la
famille moderne comportent dans le détail des appli-
cations trés-différentes , et entrainent dans d'au-
-~--------_.------- -- - ---------- ------


(t) Un écrivain, qui a poussé trés-loin le désir de limiter les
droits de l'Etat, voulait que la législation du mariage comme les
intéréts de l'instruction publique el du culte lui restassent étrangers.
Guillaume de Humboldt a peut-étre été le meilleur juge de l'écrit
de sa [eunesse, qui renferme ces ídées, en ne consentant jamais a
le livrer a l'itnpression.




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 219


tres parties de la législation civile des conséquences
d'une grande portée pour le gouvernement de la
société générale.


La vie du foyer domestique est en quelque sorte
l'école primaire du reste de l'existence. Comment l'or..
g-anisation du reste de la famille n'aurait-elle pas de
l' affinité avec celIe de la société politique ? Comment
sa constitution et son gouvernement seraient-ils sans
rapport avec le gouvernement de l'Etat ? Oomment
son esprit n'inñuencerait-il pas l'esprit de l'Etat luí-
méme? N'est-ce pas dans la famille, plus encore que
dans la commune, qu'on apprend a la fois I'autorité
et la liberté?


Le pouvoir paterneI, pris a tort sans doute par cer-
tains auteurs comme modele absolu d'un pouvoir po-
litique, ne présente-t-il pas cependant, et avec excés
pour ainsi dire, les caracteres de tout pouvoir: la su-
péríorité originaire, l'influence de l'habitude et du
passé, la faculté d'agir fortement sur les étres qui lui
sont soumis, la possibilité de la punition et de la ré-
compense, disons-Ie méme aussi pour que le paralléle
soit complet, les occasions d'abus, d'opprcssíon ou din-
fluence intéressée ? Dans les familles nombreuses, ne
constate-t-on pas souvent I'iufluence de la tradition
conservatrice et de l'intelligence novatrice, mutuelle-
ment aux prises, et l'une et l'autre en rapport avec les
conditions de l'origine et ele l'áge ~ N'y voit-on pas se
développer les chances d'accord ou de lutte respective
entre divers membres, conformément ala plupart des
ressorts de la politique ?


Il semble que, par un lien plus ou moins clair a dé-




220 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
finír, les défauts dans l'organisation de la famille ont
toujours réagi sur la destinée des nations.


La famille était mal eonstituée dans la primitive
Irlande, La sueeession des biens y était au profit du
clan ou de la famille eolleetive plus que des deseen-
dants (1). Une Revue anglaise a donné réeemment
sur ee sujet les renseignements les plus eurieux (2).


En Pologne, le lien du mariage était affaibli,
méme aune époque récente, par l'extréme facilité des
divorees (3).


Ne dirait-on pas que ees exemples, pris presque au
hasard, rapprochent les deux nations de l'Europe,
politiquement les plus malheureuses ?


La vie de lafamille est l'apprentissage de la vie po-
litique. On s'y forme amesurer le respect et la limite
de l'autorité relativement au pére, l'inégalité ou l'éga-
lité dans la fraternité, Sans adopter la formule géné-
rale : roi, ministre, sujet, que M. de Bonald appliquait
au pére, a la mere et a l'enfant, eomme a d'autres
existences sociales, on ne peut nier que ce philosophe


(1) V. le livre d'Hegewisch, sur tIrlande (en allemand), p. 94.
(2) 1( Le systéme territorial du pays était fort préjudiciable a


son expansion sociale et a son développement : il n'y avait ni
constitution, ni propríété, ni de loi d'héritage. qui permít a un
pére de laisser ses possessions individuelles a ses enfants. Les
terres étaient la propriété de la tribu eL le chef était un président
élu; asa mort ou mieux a calle d'un membre de la race, il y avait
un nouveau partage de toutes les terres, de sorte que le cultiva-
teur celtique pouvait devenir le tenancier d'une douzaine de
maitres, successivement. .... Le tanist était l'héritier du chef choisi
pendant sa vie, souvent son assassin par l'effet de la légitime dé-
fense. La tanistry exc1uait l'héritier du sango " (Edimburgh Re-
view, avril1869, p. 423, article sur le Seulemcnt de iUlster.¡


(:3) Diciionnaire d/Economie potitique, Vo Mariaq!'.




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 221


n'ait, au milieu de diverses exagérations, mis avee-
raison en relief la corrélation étroite entre l' organisa-
tion de la famille et celle de l'Etat.


Laeonnexitéunpeu méconnuepareertainsauteurs C)
des idées sur l'autorité de famille et sur l'autorité poli-
tique ne permet plus a notre siecle , méme sur le ter-
rain du pouvoir paternel, des exagérations qui nous
ont été léguées par la littérature du passé (2). Il n'est
plus permis de considérer ce pouvoir eomme sans
limites dans l'intensité ni dans la durée,


On ne saurait rattacherdes superstitions de ce genre
a l'hypothése d'une sorte de droit résultant de la
création du fíls par le pére, puisque le pére procree
seulement, transmet la vie qu'il a lui-méme recue, et


( 1) M. J ules Simon, dans son ouvrage sur la Liberté, me parait
avoir été dans ce cas : « Nos grandes assemblées républicaines,
dit-il, t. le., p. 272, se sont trompées en diminuant la puissance
maritale et la puissance paternelle. Elles n'ont pas suivi en cela
l'exemple des Romains qu'elles aimaient tant a invoquer j car l'exa-
gération de la puissance paternelIe a été jusqu'á la fln un des plus
énergiques ressorts de la société romaine, »


L'exernple invoqué par M. Jules Simon n'est-il pas celui d'une lé-
gislation aristocratique, dont le caractére absolu et certaines consé-
quences tranchées, comme l'omnipotence testamentaire des Douze-
Tables, ont recu les tempéraments du temps ?


(2) On a cité un penseur qui aurait dit : « L'enfant est toujours
mineur devant la nature, méme quand il est majeur devant l'Etat,
et l'autorité paternelIe est essentielIement perpétuelle. » Citation
d'une con.férence du pére Hyacinthe. (La Frunce, 29 décembre 1866.)


II ya des comparaisons tres-curieuses aétablir entre lAS diverses
législations de l'Europe relativement a l'exigeace du consente-
ment des ascendants pour le mariage de leurs descendants, Plu-
sieurs législations sont plus libérales a cet égard que ne l'est
notre loi francaise avec ses actes respectueux imposés aux des-
cendants, quel que soit leur áge, a défaut du consentement des
ascendants, . \.,.1' . " .


...,,,.t°l
> ~ f,..


..;O
s. ~
f'I ~
c> ..
o -o'fJ


, ..yl?¡.l\'!\-\




222 DE LA CONSTITUTION DE VI~TAT
est souvent l'agent inconscient de la transmission ases
descendants des qualités de ses ancétres, suivant le
phénoméne bien constaté de l'atavisme.


Les traditions religieuses les plus séveres recom-
mandent seulement le respect et l'honneur envers les
parents, choses trés-distínctes de l'obéissance passive
et absolue (1).


L'autorité du pére a pour base la supériorité de l'ex-
périence et des lumiéres, en méme temps qu'une cer-
taine créance légitime et sacrée de reconnaissance,
pour les soins d'éducation donnés au jeune ttge.


Cette supériorité effacée par l'áge et la raison des
fils, cette dette acquittée par des services reciproques
ou des marques prolongées de respect, les droits de I'in-
dépendance et de la raison reprennent leur empire, et
l'autorité paternelle, en tant qu'autorité, subit les di-
minutions qui résultent tout a la fois de l'accroisse-
ment d'intel1igence et de force chez les descendants, et
de I'affaiblíssernent moral et physique chez les peres
eux-mémes.


Penser le contraire serait mettre souvent la virilité
aux ordres de la décrépitude, offrir aux tentatives de
la domination (quelquefois traduite, on le sait, en
actes capricieux pour ne pas dire accidentellement
criminels) une proie dangereuse, avilír enfin le sen-
timent de la dignité humaine, qui se réalise dans la
famil1e comme dans l'Etat par la liberté conquise gra-


(t) Si Schiller a pu dire avec I'énergie d'un poéte que le criminel
conduit au supplice a droit encore au respect de son fils, cette
image hardie ne fait que mettre en relíef la différence entre le
respeet et une servile obéissance.




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 223


duellement et assurée a l'aide du sage exercíce des
droits qu'elle consacre.


Rome antique avait elle-méme admis cette interpré-
tation élevéedes droits de la paternité. On parle dans
ses anuales d'un consul qui obligea son pére alui ren-
dre les honneurs dus asa dignité , et la doctrine de la
perpétuité de l'autorité paternelle serait dans une so-
ciété un gage de servitude; car celui qui n'a pas la
notion de la, liberté juste dans la famille n'aura jamais
la notion de la liberté nécessaire dans la vie publique.


Paley pose, au sujet des droits des parents comme
bases de coercition, un principe qui les limite non-
sealement dans la durée, mais meme dans leur origine
et leur source : a savoir que les droits desparents
résu1tent exclusivement de leurs devoirs d'élever leurs
enfants et de les préparer pour la vie virile ('),


En réservant, ainsi que nous croyons devoir le faire,
l'interprétation des droits domestiques, suivant les
termes de la raison et du progrés, on peut rechercher
les causes qui, dans l'origine, ont caractérisé dans les
mreurs de chaque pays l'organisation de la famille
elle-méme, organisation qui semble presque [umelle
de celle de l'Etat, tant sont grandes les affinités qui
les rapprochent en plus d'un caso .


La constitution de la famille émane surtout, ce
nous semble, de la constitution morale de la race.


Chez les races énergiques et dures, I'autorité pater-
nelle est pregque sans bornes. Vous avez, sous des


_._-._ .. ---_._.--_._---


(f) Lív. III, parto IlI, chapo IX.




224: DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
nuances tres-diverses, la loi des Douze-Tables, et,
relativement a la faculté de tester, le droit anglais
moderne. La propriété est comprise cornme le droit le
plus exclusif et le moins susceptible de limites C).


Chez les races plus douces, plus sociables, le senti-
ment paternel recherche plus l'affection que l'obéis-
sance: vous trouvez les légitirnes et les reserves en fa-
veur des descendants, l'égalité des partages dans les
lois successorales.


Rien n'est plus national et plus intime que les
rneeurs de famil1e; il semble que, certaines appel-
lations qui s'y rapportent ont les nuances les plus
tranchées (2).


Comment douter dn rapport intime qui existe entre
la constitutiou de la famille et celle de l'Etat, quand
on se rend compte de tout ce qu'a fait la révolution
francaise pour démocratiser la famille, particuliere-
ment dans la limitation du pouvoir du pére ?


Un écrivain ingénieux et persévérant, M. Le Play 1


(1) On assure que le droit d'expropriation pour cause d'utilité
publique n'est pas connu en Angleterre, avec toute l'étendue qu'il
a en France. Il ne résulte que de la loi spéciale a l'exécution
de chaque travail publico Dans les Etats-Unis d'Amérique, si nous
nous en rapportons a un écrivain qui a enveloppé plus d'un ren-
seignement sérieux sous une forme légére, ce droit n'exisle que
dans des cas trés-Iimités. (V. Laboulaye, Paris en Amérique,
chapo XVI, p. 329.)


(2) Qu'on me permette un rapprochement qui paraitra puéril
peut-étre, mais quí suivant moi peint bien l'esprit de trois peuples
différents, Une bello-mere de France devient en anglais une mere
suivant la loi tmotlier in law), et en espagnol une mere politi-
que (madre poUtica). La oü un peuple voit l'agrément des rela-
tions, l'autre semble voir le lien légal et le dernier l'intérét d'une
allianee nouvelle.




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 22lS


15


a voulu réhabiliter de nos jours, en France, ce qu'il a
appelé la liberté de tester, a l'imitation des traditions
anglo-saxonnes.


La liberté absolue de tester pou!' le pére de famille
est anos yeux un principe essentiellement aristocra-
tique. On dit sans doute avec raison qu'elle est tres-
distincte da droit d'ainesse et de masculinité, relati-
vement a la succession immobiliére (1), droit qui
coexiste avec elle dans la législation de la Grande-
Bretagne; on ajoute qu'elle a pu, dans l'Amérique du
Nord, se détacher du tronc commun du systéme légis-
latif apporté de la mere-patrie (2).


C'est vrai a la rigueur, et cependant on ne peut
méconnaitre que le droit de primogéniture se rattache
a la notion de l'autorité énergique et presque majes-
tueuse du pérc de famille (3), et que d'un autre cóté
l'omnipotence testamentaire est pour ainsi dire le
moyen de garantir et d' assurer en certains cas le


(1) Par le statut de la dixiérne année de Charles II (Républi-
que), la propriété mobiliére, qui renferme beaucoup de baux, se
divise entre les enfants ab intestat.


(:l) Beaucoup de particularités qui semblent dériver des mreurs
anglaises subsístent de nos jours en Amérique, par exemple la
peine du fouet usitée dans les écoles du Massachussets (La France
du 23 juin 1868.)


(3) Dans un drarne célebre, un frére cadet dit ason frére aíné :
« La courtoisie des nations vous traite mieux, paree que vous étes
I'ainé ; mais la mérne tradition ne m'óte pas le droit du sang, y
eút-il vingt íréres entre nous deux. J'ai autant de mon pére en
moi que vous, quoique, je l'avoue, le fait que vous m'avez précédé
vous rapproche davantage de so. révérence. » (Shakespeare, As
uo« lik» it, acte Itr, scéne L)




·226 DE LA CONSTITUTION DE L'Í~TAT
résultat de transmission intégrale des bicns fonds, que le
droit de primogéniture a pour objet de favoríser (').


La g'randeur d'une famille pourrait étre perdue par
l'application du elroit de primogéniture, si l'ainé était
incapable ou prodigue. Le droit de primogéniture ab
intestat, établi, il Y a lieu de l' observer, seulement sur
les immeubles, c'est-a-dire sur les biens qui contri-
buent le plus a l'influenee éleetorale et politique dans
le systéme de la vie anglaise, s'est clone complété par
la liberté absolue ele disposer quant au choix elu bé-
néficiaire, et sous plus d'un rapport quant tt la portée
des dispositions,


Le droit absolu de tester a été en effet pour le pére de
famille dans la Grande-Bretague un pnissant moyen
subsidiaire pour assurer, i1 I'aide d'un choix fait avcc
intelligence, la continuation de sa maison dans son
intégrité jalousement préservée, Il est a remarquer
que ce droit est récent C:) et s'est introduit sur uno


(1) D'autres interprétations historiques des regles sur los suc-
cessíons ont été cependant données. 11 est qucstion par exernple
de la libre faculté de tester, considérée commo moyon de róaction
centre I'aristocratie, chez un auteur qni a dit a propos du siecle
des Tudors, et du désir de ces prínces de favoriser l'úlévation ele
familles nouvelles : (( Tel est aussi le but de ces mesures par les-
quelles on défend la cession (los pcí itcs cxploitations agricoles, et
de la faveur avec laquelle la loi voit lo morcollcmcnt des propriétés
et la libre faculté de tester , » (Rodolpho Gneíst, le S!Jslt~lI"Ie rcpré-
scniatif en AngletelTG, Leipzig, 18G5, p. l1G, - l'un des quatre
traités sur le príncipe constitutionnel, publiés par le baron A. de
Haxthausen. )


(2) Le droit féodal de masculinité et de primogéniture sur les
immeubles, conservé partout, sauf dans le Kent, memo pour les
tsrres en socage depuis le XIIe siócle, et le droit de libre disposi-
tion testamentaire, établi d'ahord seulemont sur les terres UIl so-
cage (tandis que la quotitó disponilile n'étuit que des deux tiers sur




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 227


succession privilégiée, en quelque sorte nécessaire et
essentiellement féodale C). Quant aux écarts possibles
de la liberté de disposer, les substitutions ordinaire-
ment établies dans les settlements, analogues a nos


l8S torres possédécs en chevalories), puis généralisé par la modifi-
catión des modos do tonure du sol, suivant un statut de Charles IIt
composent los bases du systóme successoral anglais. lV. Stephen,
Neio Conunenlaries on ilie laws o{England, t. i-, p. 372 et 549.)


« Dans uno période roculée de notre histoire, a dit lord Brou-
gham, on ne pouvait disposer par testament de la propnété fon-
ciere, si ce n'est en vertu de la coutume de certains lieux partí-
culiers, et [usqu'au régne de Charles n on no pouvait léguer l'en-
semble de sos torres. En Écosse aujourd'hui ce n'est pas par un
testament, mais seulernent par un acte de transmission réalisé de
certaine maniere et d'aprós le memo principe qu'une vente, qu'un
propríétaire peut disposer do sos torros aprés sa mort, et il ne peut
user de cette faculté pondant un certain temps avant sa mort, a
moins qu'il ne soit bien portant et capable de paruitre en publico
Originairoment, en Angloterre, une personne ne pouvait disposer
par tostament que d'una partie de sa propriété mobiliére, et cetto
loi prévaut toujours en Écosse. » (Tome 1er, p. 50, Politicat phi-
losophll.)


(1) Un premier principe de la loi ile sueeession anglaise, c'est
que toutos les torres en Anglotorre appartiennent médiatement ou
lmrnédinternont au roi, qui seul en a lo dornain» directo Les sujets
les tiennent soulemont do lui en flef, Ceux qui sont censés les
tenir immédiatement du roi commo soigneur suzerain se nomment
[reclieulers : ceux qui sont consés les tenir d'un seigneur particu-
lier so nomment COPlIho/ders, et dans ce cas, e' est le seigneur qui
est consideré comme le frane tenancier immédiat , Aueun pro-
priétaire n'est eonsidéré comme possédant la terre anglaise en
frane aleu,


Ce principe tout íéodal domine la loi des successions mobilieres
al: intcstai. Les hicns personnels ou meubles sont seuls partagés
suivnnt la loi d'équité, c'est-á-dire égaloment entre tous les héri-
tiers au memo clegré. Quant a la succession immobiliere , elle
óchoit a I'ainé dos doscendants müles , sinon par égalité entre les
íllles , adéfaut do descendants, la succession passe au pére a l'ex-
clusion de la mere , u rléfuut du pere, la mere peut prendre une
portion calculée d'apres le nombre des freres et sreurs ; a défaut
de pere et mere, le frére ainé ; en l'absence de frére, les sceurs par
égale portian. Subsidiairernent, les immeubles passent aux aseen-




228 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
anciennes institutions amiractuelles, y ont pourvu, en
convergeant habituellement vers le méme but que la
loi de snccession ab intestat, et ele maniere a dominer
de beaucoup en pratique tous les effets eles autres lois
successorales.


On peut dire, en effet, en termes généraux, qu'en
Angleterre l' on voit rarement une propriété patri-
moniale, soit immobiliére, soit mobiliere, qui u'eút pas
fait l'objet de contrats prénuptiaux de trusts ou séttie-
ments. Pour la propriété acquise, le cas est différent.
Ce qu'un Anglais gagne est, absolument en son pou-
voírv Mais la propriété dont un Anglaís hérite soit par
disposition testamentaire, soít par établissements de
mariage, ne lui confére habitúellement que des droits


1
limités de propriété.


La loi francaise détermine les conditions successo-
rales d'une facon si étendue que, dans plusieurs cas,
la distribution de la propriétó patrimoniale est en par-
tie róglée par la loi elle-méme. En Angleterre, au
contraire, on peut dire de la loi qu'elle laisse chacun
libre, si aucunes dispositions n'ont été prises pour nn
cas donné. C'est par les moyens privés, appelés set-
tlements, que l' Ang1ais s'efforce de pourvoir a toutes
les éventualités imaginables de sa descendance et de
celle de ses enfants.


dants et ensuite aux collatéraux paternels, avee cette partícula-
rité que les ascendants et collatéraux paternels, quel que soit leur
degré, passent avant les ascendants et collatéraux maternels.


Jamais, dans le vieux droit eoutumier Irancais, les droits de mas-
culinitó et d'ainesse n'ont approché de ce qu'ils sont aujourd'huí
dans la législation anglaise. Ils ne s'appliquaient qu'aux flefs, et
dans l'ordre des descendants, non dans tous les ordres d'héritiers ,




ET DE UELLE DE LA FAMILLE 229
Ainsi, un mariage est projeté entre cleux personnes,


ct l'une des deux a des propriétés soit en possession,
soit en expectative; la premiére chose est de choísir
deux ou quatre amis du futur couple marié, qui con-
sentent ase charger des fonctinos de trustees.


Comme une femme mariée en Angleterre n'a aucun
droit de propriété durant le. mariage, sa part de pro-
priété est placée au nom de tierces personnes pour son
bénéfice joint ou séparé. De la méme maniere, la
propriété du mari, ou la quotité qu'il juge convenable,
est transférée a ces trustees ; ,et e'est sur eeux-ci
que repose la propriété légale, sujette aux obliga-
tions de payer ce Ciqe dans le jargon de la loi
anglaise on appelle ceriius que trust, c'est-a-díre ee qui
doit revenir au mari Iui-méme pour sa vie, a sa veuve
éventuellement ponr savie entiére ou une partie,
troisiemement a l'enfant ou aux enfants du futur ma-
riage, dans des termes tels qu'on peut les déterminer
d'avance. .


La loi anglaise concede le pouvoir de créer ces éta-
blissements ou substitutions en faveur d'un nombre
quelconque de personnes existant au moment du settle-
ment, et pour vingt et un ans par-delala vie de la der-
niere d'entre elles. Par exemple, un pére ou un grand-
pére peut substituer sa propriété sur la tete d'un en-
fant pour le cours entier de sa vie, plus vingt et un
ans ensuite. Ainsi le pouvoir d'un settlement s'étend
trés-cornmunément a cinquante ou soixante ans, et
quelquefoís it un siécle. Quand un settlemeut arrive Ü, sa
fin, la premiere chose 'Iu'un liornmc fait a son propre
mariage ou au mariage de ses enfants, ou a sa mort,




230 DE LA CONSTITUTION DB L'ÉTAT


est de ¡'étabUr la propriété, c'est-a-díre de déterminer
par un contrat ou par un testament les conditions
auxquelles elle est astreinte pour un autre terme de
deux ou trois générations. .


Les trustees sont aussi facilement nommés par tes-
tament que par contrat ele mariage. Une fois nommés,
ils peuvent agir seulement d'aprés les termes c1u set-
tlernent. Rien ne peut étre fait sans leur consentement,
et ils ne peuvent consentir a ríen qu'avec la sanctíon
ele la Cour de chancelleríe. Leur office est générale-
ment gratuit, mais responsable; cal' ils sont assujettis
ü toutes les conséquences de I'infraction de leur man-
dat, OH d'une erreur de leur j ngement.


L'effet de cette i nstitution particulióre est (1u' un
granel nombre de personnes en Angleterre (on pellt dire
la majorité ele ceux qui possedent une proprietépatrimo-
niale) sont prives eux-mérnes d'une partio de leurs droíts
sur ce qui leur appartient, et sont investis de droits sur
la proprióté des autres. La conséquence est que tous ces
droits sont strictcment limites par leur enchevétrement
méme, Leur jouissance est partielle et nsufrnctnaire. Le
rustee represente non-sculcmcnt I'intórét du possf'ssenr
niais encare colui de ses héritiers et succosseurs, ct
IIuelquefois de gl'nLTations non encoré nécs. Les droits
~1.¡'·:olll:" de la propriétó en Angletorre 8011t I'cxceptiou ,
¡lO]) la généralitó; et la plupart du temps quand ils
- xisteut, ce u'cst qne pou!' un bref délui, attendu que
le propriétaire se liáte de pourvoír par un settleinent
a la perrnaucnco ele sa famille et de sa propriétó patri-
moniale,


T . . " . j 1 «Ór " 1,n rruson qlU!";; ([¡¡; ,(l J)]'0I'I'1(11(1 tilJTdOl'IUP en




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 231
Augleterre est en des mains au moins comparative-
ment peu nombreuses, provient de ce qu'une masse
considórablc de terres mises ainsi en settlement est assu-
jettie a ele telles précautions d'avenir que l'on ne sau-
rait ni la vendre ni la partager. Les revenus peuvent
étre divisés ou distribués par le testateur comme il
l'entend : maís aussi longtemps que subsiste le mandat
des trustees, il est tout a fait improbable que les trustees
transforment la propriété immobíliere en propriété
mobiliére.


Si la loi de primogéniture était abolie demain au
deb de la Mane1w, et si ce que nos voisíus appellent le
statut de distribution aait ótendu il la propriété terri-
torinle , il u'en ré..sulterait point d'effet marqué uussi
lougtemps (Iue ll~ pouvoir de créer de", ectüenieius
pÜI' contrat ou tcstament subsisterait. Le seul résultat
serait que les settlenients seraient faits avec le plus
g'l'aIHl soin poue préserver l'unité et la transrníssion ele
la propríótó.


Enfin, quoique la 10i de succession ne soit pas la
méme en Angleterre pour les immeubles et les meubles
(les biens récls et personnels), cependant en ce qui
concerne le pouvoir de seltlement, les conditions sont
les mémes. Un homme peut laisser il son fils ainé un
million d'argent , comrne il peut directement par
settlement faire que ses immeubles seront divisés entre
les enfants de ses fils et filles,


Une trós-graude portien ele la dette nationale britan-
niquc, enviren 700 inillions sterlillg', repose sur des
,')ul};-;tittltiulls lil' ce !2'enl'e; cal' la Cour de chancellerie


c .




232 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
il n'y a pas de doute que la propriété tenue en man-
dat (trust) ne s'augmente tous les jours.


Dans l'opinion de beaucoup d'Anglais éclaírés, cette
pratique des settlements et trusts est la base de la so-
ciété de la Grande-Bretagne. Elle limite le droit de
propriété, elle prévient .la dissipatiou, elle protége les
droits des générations futures, elle préserve la pro-
priété elle-méme, cal' un créancier ne peut toucher a
une propriété en mandat, quoíqu'il puisse en saisir les
revenus dans une certaine limite. Elle embrasse et pro-
tége l'avenir : ainsi un homme marié qui n'a point de
propriété, mais seulement un revenu, assure sa vie
pour 4,000 livres. Cette somme payable asa propre
mort, il l' établit, la substitue cornrne illui plait au pro-
fit de sa femme pour le temps de sa vie et de la desceL;
dance du rnariage qu'il est sur le point de conclure ,
Soixante-dix ans aprés, cette propriété peut étre in-
tacte et le settlement en vigueur.


Enfin cette irnrnense sornrne de propriété etoblie,
qu'aucun homrne ne peut dissiper ou aliéner, est aux
yeux de nos voisíns comme le ballast dans la cale du
navire. Quoiqu'il puisse arriver a la propríété acquise
du pays, aussi longtemps que la pratique des settle-
ments prévaudra dans les hautes eomme dans les
mayeunes c1asses (ear elle n'existe pas seulement dans
les hautes), il est a peu prés sür qu'aucune modifica-
tion sérieuse ne peut affecter matériellement la dís-
tribution de la propríété dans la Grande-Bretagne (1).


(i) Ces renseignements et appréciations sur la forme et les ré-
sultats des seulementsen Angleterre mont été Iournis par une note




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 233


Quelle pression est ainsi exercée sur les habitudes in-
dividuelles, quelle chaine de fer relie ainsi l'Anglais ala
terre et aux usages de ses ancétres ! Il est difficile pour
nous de le calculer; mais on comprend que ce systéme
cst la base d'une autorité aristocratique qui sert de
frein puissant aux libertés politiques de nos voisins. La
voilure est en rapport avec le volume du tirant d'eau.


Laissons cette législation évidemment inspirée
dans toutes ces parties par un esprit identique. Si 1'on
veut se convaincre de l'opposition qui existe entre les
principes démocratiques et une trop grande extension
de la faculté de tester, qu'on étudie al'autre extrémité
de l'échelIe des formes politiques, et tout prés de nous,
les 10i8 de ces petits cantons suisses, dans lesquels la
démocratie européenne a son principal asile.


A Fribourg la réserve indisponible, qui n'est des
3/4 de la succession en France que s'il y a plus de
trois enfants, est toujours de cette quotité.


Il en est de méme h Soleure, OÚ existe de plus une
réserve de rnoitié pour les ascendants, fréres et sceurs,
011 descendants d'eux.


Dans le cantan de Lucerne , la reserve est des 4/5
s'il Y a des descendants, du tiers s'il y a des pére et
mere ou des freres et sreurs, du quart en usufruit pour
le conjoint.


Chez les Grisons, la réserve est des 9/10 des biens
héréditaires, et de 2/3 des biens acquis, s'il y a des


fort instructivo dont je dois la cornrnunication a M. Henry Reeves,
correspondant de l'Institut ,




234 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
enfants; elle descend aux 4/5 et a la moitié pour les
autres héritiers nécessaires.


Dans le canton de Glaris, le consentement des eles-
cenelants est nécessaire pour faire un legs; a défaut
d'enfant,on peut légner 5 p. % de ses biens a des
étrangers, et 20 p. O/0 ael pias causas.


Enfin elans le canten de EMe, lorsqu'on u des des-
cendants ou des ascenelants, il est permis de faire des
donations entre vifs avec modération, mais on ne pent
tester; la succession est répartie d'aprés les rt'gles
légales (1).


Cette tenclance a limiter étroitement le pouvoir de
tester du pére de farnille ne nons paratt pas seule-
ment clans les démocraties avoir ponr but do réaliser l..
liberté dans la famille, et de détruire toute possibilitó
de ce que Mirabeau appelait le despoiisnie tesuunen-
taire. On peut supposer que leslégislateurs eles démo-
craties pures ne cléelaignent pas ce résultat ; uiais il est
également naturel que l'influeuoe des peros de fumille
ait été redoutée par 'eux, it cause de son contre-coup
sur la vil' politiqueo Il u'est pas douteux que les
péres ne soient en général, par leur tlge et lenr
situation, plus respectueux des traditious (la pa~d),
moins novateurs et moins portes un changement des
contumes établies, que les cnfants qui les snivent dans
la vil'. Fortifier le pouvoir du pero ele fumille, e' est done
augmenter les gages ele l' espri t de consorvation dans
une société. Le diminuer, c'est fuciliter l'influence des


(1) A. do Saillt-JoSOl'lJ, Concordancc entre {II' ("I/fl j (¡¡ir, 1'/1 <In
g~ij tI, !:' Code Napotcon, l¡j;'¡¡j.lIlLlu.Judlujj, JI, ~u el {,'.




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 230


idées nouvelles et la mobilité des institutions politiques
et sociales. Il est irnpossible de ne pas admettre sous
ce rapport que la loi de succession, et la grande in-
fluence qu'elle donne parfois aux ascendants, sans etre
contrariée au moins acet égard par la pratique des subs-
titutions, ne soient les principales causes de cet esprit
traditionnel qui domine la société britannique, et qui y
conserve plus durables qu'ailleurs un grand nombre
de vestiges des meeurs et des usages du passé. Je ne
sais méme si tous les autres traits fondamentaux du
caractére anglais, la grande considération sociale de la
fortune, certain méIange de soumission et d'orgueil,
un patriotisme jaloux et parfoís exclusif, ne sont pas
tous les conséquences logiques d'une éc1ucation do-
mestique qui appelle successivement l'homme, en
l'attachant au sol par des liens invincibles, d'abord a
tant de dépendance comme fils, et éventuellement a
tant d'autorité comrne pere ,


Au reste, sur le sujet qui nous occupe, il semble
téméraire d'éerife de son chef, quand il est perrnis de
citer les aperC:l1s des maitres de la science.


Harrington a exprimé avec force cornment les lois
de succession forment la famille sur le patron des ins-
tita tions poIitiq ues :


« Lorsque l'alnó de plusieurs freres, dit-il, a tout,
ou qne les nutres sont dans sa dépendance pour exíster,
l'e frere ainé cst ce qUA serait un chef OH prince dans
cette famille. Lorsque parmi plusieurs freres, l'ainé
u'a qu'une portion égale Ü, celle des autres, ou tout
HU rnoins si pon inógale que cette différence n'oblige


1 ,.," lc Iui b.sistp(l~; (',; ;Hltr(':< ¡l t~\ull' i¡C,'I_liH tl l _' U1 pUlir su ):~lSel', une




236 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
te11e famille existe comme si elle formait une répu-
blique (1). »


Mais qui exprimerait mieux que ne l'a fait Tocque-
ville e) certaines observations saisissantes a l'égard
des lois de succession?


« Ces loís, dit-il, appartiennent, il est vrai, al'ordre
civil; maís elles devraient étre placées en tete de
toutes les institutions politiques, car elles infiuent in-
croyablement sur l'état social des peuples dont leelois
politiques ne sont CJ.ue l'expression. Elles ont de plus
une maniere süre et uniforme d'opérer sur la société ;
elles saisissent en quelques sorte les gétlérations avant
leur naissance. Par elles l'homme est armé d'un pouvoir
presque divin sur l'avenir de ses semblables. Le légis-
lateur regle une fois la succession des citoyens, et i1 se
repose pendant des siécles ; le mouvement donné ti
son ceuvre, il peut en retirer la main ; la machine agit
par ses propres forces, et se dirige comme d'clle-méme
vers un but indiqué d'avance. »


L'ingénieux publiciste n'est pas mOIDs dans le vrai
lorsqu'il décrit les effets indirects des lois de succession
sur les mceurs, outre leurs effets directs sur la situa-
tion des biens.


« Chez les peuples oü la loi de succession est fondée


(1) Aphorismes poliiiques, ch. rr. Certaines aristooraties ont mis
le pouvoir en flet et en succession, a l'exemple aussi des petites
dynasties. De méme que certaines princesses ont transíéré leurs
provinces avec leur main, les hérrtíeres des aristocrates de Berne,
qu'on appelait au XVlIIe siécle Barettlitoichiern, apporlaient en
dot a leurs époux certaínes charges de la république. (Voir l'opus-
cule curieux de Karl Morell sur Bonstetten.)
C~) De la Démocraiie en Amérique.




ET DE CELLE DE LA FAMILLE


sur le droit de primogéniture, les domaines territoriaux
passent le plus souvent de générations en générations
sans se diviser. Il résulte de la que l'esprit des fa-
milles se matérialise encore dans la terreo La famille
représente la terre ; la terre represente la famille; elle
perpétue son nom, son origine, sa gloire, sa puis-
sanee, ses vertus. C'est un témoiu impérissable du
passé, et un gage précieux de l'existence a venir. »


« Lorsque la loi des successions établit le partage
égal, elle détruit la liaison intime qui existait entre
l'esprit de famille et la conservation de la terre ; la terre
cesse de représenter la famille, cal' ne pouvant man-
quer d'étre partagée au bout d'une ou deux généra-


. tions, il est évident qu'elle doit sans cesse s'amoindrir
et finir par disparaitre entiérement. )


Le lien de la famillo a la terre est gravé, on le
sait, chez nos voisins comme dans l'ancienne société
francaise, dans beaucoup de noms patronyrniques, au-
tant que daus les lois du foyer domestique. C'est
l'assiette réelle et durable de la famille qui dispa-
rait, la OU ce lien est détruit dans les faits et oblitéré
dans les noms,


Tanclis que la famille anglaise, attachée au manoir,
semble un Etat réduit et forme une sorte cle petite dy-
nastie (1) qui entasse dans son durable asile les por-
traits et les souvenirs des ancétres, soustraits eux-


(1) L'autoríté de famille domine chez nos voisins la femme mariée
comme les enfants. 11 En Angleterre, dit M. Jules Simon, oü les
filles n'héritent de la propriété immobiliére qu'á défaut de deseen-
dance mále directa, la femme mariée ne posséde rien, et ne possé-
xlant rien, ne peut testero )) (Torne 1"r, p. 333.)




238 DE LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
mémes, sous le nom d' lieirloonis, ti, la division de la
fortune mobiliére, tandis que cette molécule de granit
fournit dans les rangs supérieurs des éléments poli-
tiques, intermédiaires entre ce que nos voisins .ont
appelé la légereté des cours et celle des multitudes: ail-
leurs, la mort du chef le plus glorieux et le plus
opulent dissout souvent presque immédiatement la
base de sa famille,


On dirait un 110t que les flots entrainent, et dont les
parcelles ne conservent plus qu'une homogénéité et
des analogies éphéméres.


Mais aussi quelle liberté supérieure ponr la vie des
individus, le choix de leur résidence, l'assiettc de leurs
affections et de leurs esperances !


. On voit combien notre législation relatíve a la fa-
mille, moins autoritaire que ceUe de la Grande-Bre-
tagne, plus conservatrice que ceUe de divers can-
tons suisses, est en rapport avec nos idées politiques
générales.


Le parallélisme du développerneut de I'autoritó dans
la famille et dans l' Etat n'est pas seulemcnt jnstifió
par l'observation, il l'est par I'annlyse dos ressorts in-
times qui déterminent l'importance de cette autorité
ellc-méme.


La soumission dans la famille provient du respect
des précédents, du prestige de l'autorité des ancétres,
du développernent de la reconnaissance.


Les mémes causes agissent dans les Etats, et le répu-
blicain Harrington a spécialement signalé au xvn"
siéclc I'exces de la gratitude des Provinces-Unies envers




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 239


leur Stathoueler comme le principe ele l'exagération elu
pouvoir de ces dcrniers e).


En esquissant ces rapports caractéristiques de la
législation sur les testaments avec la constitution poli-
tique de l'état social, en montrant par cela méme le
rapport ele nos lois de succession avec l'introduction
des príncipes dérnocratiques dans notre constitution, je
n'entends pas soutenír au reste que la législation civile
de la France soit absolument parfaite dans la partie qui
m'occupe. N'est-elle pas attaquée, sous ce rapport, Hl
oú on n'aurait peut-étre pas lieu de le penser (2)?


Lorsqu'uu artícle du Code Napoléon prescrít d'évi-
ter antant que possible le morcellement des héritages
et la división eles exploítations dans le partage des
successions, il indique un principe économique juste;
mais lorsqu'il ajoute par forme d'addition, ce et il con-
vient de faire entrer elans chaque lot, s'il se peut, la


...


(1) Puuislictl [or tlieir qcncrous atui indiscrcic reuiardinq o]
cirtuc, Il cst a r cmurqucr que Montesquieu n'a adrnis aucune
limite au principe de la reconnuissance (Esprit eles Lois, au ch. ter
du Iiv, {el); mais il parait parler des rapports de l'homme avec la
divinité.
(~) Dans l'ouvrage de M. Acollas intitulé: Nécessiié de reforulre


Penscmble de nos Cedes, el notanimeni le Cade Napoléon; au point
de vuc de l'idéc tlérnocratiquc, I'écrivain qui croit le temps venu
pour la démocrutie de répudior sans équivoque le joug des révéla-
tions et l'idéal ele christianismo (p. Iü), s'exprime dans les termes
suivants sur la réservc successorale (p. 50) : ce Si la réserve est
maintenue, íl Iuut an moins qu'elle soit remaniée, que la lurniére
el, la libertó y pénetrent ; il faut que la loi reconnaisse 1lU pere de
fumille le droit de la composer et de la distribuer selon les besoins
et les aptitudes ele sos descendants. » Sans aller aussi loin,
M. J ules Simon pense que le temps semble venu de relácher la
sévérité des lois successorales. (La Liberté, t.l'r, p. 450.)




2iO nn LA CONSTITUTION DE L'ÉTAT
me me quantité de meubles, d'immeubles, de droits on
de créances de mérne nature et valeur, » on peut trou-
ver qu'il détruit, et a amené la jurisprudence a dé-
truire, trés-souvent sans motif sérieux, la portée du
principe antérieurement posé.


La jurisprudence a méme étendu la restriction de
cette derniére condition aux partages d'ascendants
dans lesquels il semble que plus de liberté était néces-
saire ('); et on peut soutenir que la disposition qui
interdit ainsi a un pére de famille, dans beaucoup de
cas, d'assurer a l'un des enfants une exploitation agri-
cole ou une usine a la direction de laquelle il a pu
l'appeler d'avance, renferme quelque chose de con-
traire aux droits d'une autorité paternel1e modérée, et
peut-étre aux intéréts du travai1.


Si la tentative faite par le gouvernement de la Res-
tauration ponr le rétablissement du droit d'ainesse s'est
trouvée, sous ce rapport, en dehors des mreurs et de
l' opinion de notre pays, méme dans une période tres-
monarchique, si HOUS ne regardons pas comme possible
de toucher gravement aux bases de notro législation
sur la famille en rapport avec nos meeurs el notre
constitution poli tique , nous ne croyons pas devoír
exclure de la discussion les mesures qui seraient cal-
culées pour écarter tout ce qu'il pourrait y avoir d'un
peu trop jaloux dans une pensée d'égalité, susceptible
d'étre plus largement comprise et appliquée, suivant
nous , qu'on ne l'a fait quelquefois.
------------------------ --------.-


(f) Voir la Revue pratique tli: droit [rancais, numéros du 15 avril
au l er mai 1866, articles de M. J. Requier, président de chambre
a. la Cour impériale d'Agen .




ET DE CELLE DE LA FAMILLE 241


16


Les idées des familles qui s'inspirent d'une douceur,
peut-étre d'une faiblesse exagérée, ne sont pas sans
influence sur une question considérable pour les nations
européennes modernes, celle de la population.


Si un pére ne peut imprimer aucune direction effi-
cace a la continuation de ses entrepríses, si tous ses
héritages doivent étre morcelés aprós lui, le nombre
de ses enfants, prématurément affranchis de son in-
fluence, est puur lui une gene qu'il s'efforce d'éviter
dans le présent, en méme temps qu'un sujet de préoc-
cupation chagrine pour l'époque future. Cette pensée
el'amour -propre relativo a l'avenir, combinée avec le
goút du luxe personnel et avec certaine modification
eles idées religieuses, semble étre au moins l'une des
causes de la restriction du progrés de la population,
qu'on a signalée de nos jours dans divers pays, et
notamment en France (i).


A nos yeux, ce désir de n'avoir que des familles peu
nombreuses est un affaiblissement considerable pour les
peuples qui s'y abandonnent. Non-seulement lenr puis-
sance militaire en est réduite, mais encore on voit dis-
paraitre chez eux l' esprit de fondations lointaines et
de colonisation, qui fait la gloire de certaines natíons.


Nous ne voulons pas pousser plus loin ces aperQus,
qui nous conduiraient a la question des colonies, sur
laquelle nous nous étendrons un peu plus ailleurs. Nous
terminerons ce chapitre en faisant observer que l'ana-
logie ressortant de l'histoire, entre les idées qui régissent
la famille et celles qui régissent l'Etat, ne semble


(1) V. la discussion sur ce point a I'Académie des sciences mo-
rales et poli tiques en 1869.




242 CONSTITUTION DE L'ÉTAT ET DE LA FAMILLE
comporter dans le développement successif de ces deux
ordres d'idées aucun c1assement successif marqué.


Il est, dans la plupart des cas, impossible de dire si
c'est rorganisation politique qui réagit sur celle de la
famille, ou vice cersá, Le parallélisme est le plus sou-
vent absolu, et il serait par exemple singulierement
difficile a l'observateur le plus sagace de décider si,
dans le dernier siécle de notre histoire, la pensée <1<'
réformer le pouvoir absolu du prince avait le pas sur
celle d'atténuer le despotisme paternel, OH s'il était
permis d'assigner a ces deux idées un ordre inverse.
Les liens de cette reforme ont été intimes, et il serait
possible de montrer, méme dans la pléiade des ré-
formateurs de cette époque, tel personnage célebre
allumant dans les souffrances et les oppressions
domestiques le flambeau dévorant qu'il a porté dans
la charpente vermoulue de la constitution de son pays.


Les lois de la famille et ce1les de l'Etut ne sont pas
filles les unes des autres: e1les nous semblent plutót
pour ainsi dire collatérales et SCEUrS.


Montesquieu a vu dans l'antiquitó une sorte de con-
tre-poids apporté a la faíblesse de l'autorité politique
par la force de l'autorité domestique (1) dans les cons-
titutions républicaines. Je ne sais si l'opposition était
aussi grande qu'il a cru la trouver dans des républi-
ques aristocratiques dont il parle. Il est difficile, en
tout cas, de retrouver ce balancemeut dans l'Enropc
moderne, et on y est plutót frappé de l'harmonie vp-
ritable des pouvoirs dans la famille et dans l'Etat.


(t) V.l'Esprü des Lois, édit, de 1828, t. 1°1', p. 113, liv, V, ch. VII.




CHAPITRE SEPTIEME.


DES RAPPORTS ENTRE LE PRINCIPE DU GOUVERNE'MENT


CENTRAL ET I,E8 INSTITUTIONS PROVINCIALES ET


LOCALES.


te ~njet que j'essaie ele traiter dans ce chapitre
n' est pas exernpt de oertaines diffícultés. Les détails
de l'organisation locale des divers Etats sont compli-
qués et souvent pen connus. Leur rapport avec le
gouvernement général n'est pas toujours aisé adéfinir.
De plus, la langue qui caractérise les diverses faces de
l'organisation des pouvoírs locaux n'est pas elle-méme
complétement fixée.


Le rapport principal qui existe entre les pouvoirs
locaux d'un Etat et le pouvoir central se résume dans
les expressions opposées de centralisation et de décen-
trnñuuion, qui en marquent deux tendances extremes.


01', le mot de centralisation recouvre, suivant l'ad-
jectif qu' on peut y ajouter, des sens extrémement diffé..
rents.


Un partisan assez décidé de la centralisation, M. Du-
pont-White, a dit (1) :


(1) La Ccn! ratisa [ion, p. 4.




244 DU GOUVERNEMENT CENTRAL


« Le gouvernement a plus d'une maniere d'étre au
centre. Il peut se contenter de faire la loi, presque
toute l'exécution en étant déléguée aux autorités
locales, ce qui est -le cas de la centralisation politique;
ou bien ir peut, ayant fait la loi, en retenir par de-
vers lui l'exécution, telle est la centralisation ac1minis-
trative. »


J'admets comme suffisamment exacte cette défini-
tion; mais ce qui est indiqué ici sous le nom de centrali-
sation administrative ne comporte-t-il pas plusieurs de-
grés différents ?


Il convient sans doute a la centralisation de l'exécu-
tion des loís- qu'un réseau de fonctionnaires couvre
tous les points de quelque ímportance dans le terri-
toil'e.


Mais importe-t-il a l'exécution des lois qu'une
commune ne puisse se taxer plus on moins libre-
ment, et soit considérée par exemple comme muieure
dans la plupart des délibérations relatíves a ses inté-
réts économiques, que peuvent prendre ses représen-
tants ?


Il Y a ici plus que l'idée de la loi aexécuter; il Y a
l'idée de la subordination passive de toutes les partíes
de I'Etat au gouvernement central, méme ponl' leurs
affaires locales.


Sans doute toutes les centralisations, polüunic, tulmi-
nistrative, economique, si j'indique par cette expression
le dernier terme de la centralísation adminístrative,
se tiennent a certains égal'ds.


Les pays qui out peu de centralisation dans l' ordre




ET DES INSTITUTIONS PHOVINCIALES 24:3


de la tutelle économique (1) ont une centralisation
ac1ministrative assez faible, et parfois une homogénéité
législative imparfaite, comme la Grande-Bretagne,
par exemple, ce pays d' Union incorporée suivant une
expression du droit des gens moderne, oú l'on ren-
centre, dans le comté de Kent, une loi de succession
différente de celle ele I'ensernble du pays (2), et oú l'on
retrouve encere beaucoup d'autres díversités dans la
législation C), malgré 1'unité des corps délibérants en
matiére législative.


Cependant on doit admettre, je crois, dans 1'ordre
historique cornme dans l'ordre logique, que la centrali-
sation politique est la premíere, et que les autres en
sont jusqu'a un certain point les développements. La
centralisation politique, qui entrame certaine unité lé-
gislative centrale, malgré l'empire possible de diverses
lois locales, est nécessaire pour constituer la nationalité,


(1) Tel parait étre le cas de l'Angleterre. D'aprés le rapport de
MM. Fisco et Vander Straten, cité dans notre Traite des Impéts,
t.IV, p.132, la faculté de taxation par les pouvoirs locaux est sans
controle. Mais d'aprés M. Dupont-White, il en serait différemment,
au moins pour certains bourgs, de la faculté d'aliéner des immeubles
et d'emprunter (De la Centralisation, p. 91-92). L'auteur ajoute,
p. 33 : « Centralisation au dela du détroit comme en decá, 11 est
vrai que la elle réside dans le Parlement et qu'ici elle appartient
au pouvoir eocécutif. »


(2) Cet isolement parait étre du reste plus théorique que pratique.
La comme ailleurs, « il est excessivement rare que le pére de fa-
mille ne transmette pas la majeure partie de ses biens ou méme
le tout a son fils aíné , » (Article de M. Herbert F. Hore sur l'Aris·
tocraiic en Anqteterre, Bevue Contemporaine du 31 mars 1860,
p. 347).


(3) La procédure et l'organisation judiciaire pour le criminel
sont différentes en Angleterre, en Écosse et en Irlande. (Voir
la Reoue du Droit [rancais et étranoer, septembre et octobre 1867.)




246 DU GOUVEnNEMEN'l' GENTBAL


méme la fédération ; cal' il n'y a pas de confédération
sana une communauté de législation politique a cer-
tains égards, pour ce qui concerne les contributions
communes par exemple.


Si ron examine a quel ressort politique général se
rapporte le mieux la centralisation dans I'ordre admi-
nistratif, on est autorisé a penser que ce re3801't est la
montirchie C), surtout celle des grands Etats, qui a,
comme nous l'avons vu ailleurs, des raisons particu-
líéres d'existence et pour ainsi dire d'intensité.


Le lien des constitutions aristocratiques est l' esprit
de classe ; celui des démocraties est la souveraineté de
l'opinion des masses. Ces ressorts, dont le premíer peut
étre étudié en Angleterre et en Hongrie (2), compor-
tent des díversités et des latitudes d'action que I'auto-
rité monarchique admet moins aisément (3), elle qui


(1) Je n'examine pas si, comme 1\1. Dupont-White le suppose,
(ch. x, sect. 1), il n'y a pas dans le génle' de certains peuples un
goút d'unité qui se rcfléte dans leur organisatíon politiqueo J'en
doute au moins pour la Frunce, oü, au sornmet des pouvoirs la
désunion a été si souvent signalée. ce En France iI y a un roí qui
dirig'3 chuque branche ti part. C'est le ministre qui preside soit aux
finances, soit a la guerre, soit aux affaires étrangéres. Mais le point
de ralliement manque, et ces branches n'étant pas réunies díver-
gent, et les ministres ne sont chacun occupés que des détails de
113m département sans que personne réunisse aun but fixe l'objet
de leurs travaux. » (OEuvres de Frédéric n, t. IX, p. 190.)


(2) Les cornitats hongrois ont été et sont encore un grand
excmple de décentralisation. Ces assemblées locales sont chargées
de tonte l'administration de leur circonscription. On peut voir, dans
une correspondance de Pestb, au Moniieur du 9 décembre 1867,
l'analyse des déhats occasionnés par le simple fait d'une répri-
mande du gouvernement central a un comitat, a la suite d'une
adresse de ce comitat a Kossuth, ev. aussi le Moniteur du 3 aoút
1868 sur un autre point de l'administration dos comitats.)


(3) M. Baudrillart, dans I'ar!icle sur la Démocraiie qu'il u donné




El' DES INSTITUTIONS PROVINCIALES 247


ruttache et meut par ses organes les diverses parties du
pays qu'elle régit.


Il est c1ans la nature de la monarchie sous ce rap-
port de couvrír les territoires qu'elle gouverne d'un
réseau de fonctionnaires nommés par elle, et placés
absolument sous son influence. Telle est la tradition
de notro gouvernemf\nt monarchique par exemple,
tradition moins énergique en d'autres pays, 011, comme
en Angleterre, par exemple, et en Allemagne, la dé-
pendance des agents du pouvoir central est moins
absolne (JlW ('h~7, nous (1).


au ltictionnairc de la poliliquc, considere la démooratie comme
poussant a l'extréme centralisation administrativo. 11 me semble
que cetto proposition doit étre restreinte, en raison du respect que
la dérnocrutie a montré en Amérique pour les organisations locales,
et de l'avcrsion qu'elle a manifestée pour l'organisation trop hié-
rarchiquo des fonctions publiques .


.le suis touché, au contraire, de ce qu'il y a de logique dans l'ob-
servation suiv ante de Tocqueville, relevée par un Anglaís visitant
I'Amériquo :


« Le príncipe de la souveraineté du peuple plane sur tout le sys-
fl'Il1e politique eles Anglo-Américains. Chaque individu forme une
portion égale du souveraín, el participe également au gouverne-
ment de l'Etat. De la cetto maxime que l'individu est le meilleur
cornme lo seul juge de son intérót particulier, et que la société n'a
le droit de diriger ses actions que quund elle se sent lésée par son
Iuit ou lorsqu'elle a besoin ele réclarner son concours. La comrnune,
priso en masse et par rapport au gouvernement central, n'est
qu'un individu comme un autrc, auquel s'applique la théorie que
je viens d'indiquer. » (Voir le rapport du révérend J. Fraser sur
I'instructicn publique en Amérique , Londres, 1867.)


(1) En Angleterre, par exemple, le shérif est choisi par le souve-
rain, mais sur une liste généralement composée de grands pro-
priétuires et dressée par los j uges de paix.


Quaut un lord-Iieutenant, dout les fonctions sont- gratuites
commo celles du shérif, et qui est souvent choisi parrni les lords,
il reste généralement en fonclions pendant toute sa vi e, et il n'est
I'ohjet ni des mutatíons ni des révocations dont nos préíets ressen-




248 DU GOUVERNEMENT CENTRAL


La logique du pouvoir monarchique va quelquefois
plus loin encore, et outre I'espece d'ubiquité de sa re-
présentation, elle dépasse les nécessités de la transrnis-
sion de ses ordres sur le territoire.


Cornment se justifie par exernple la tutelle adminis-
trative francaíse, dont nos voisins d'Angleterre ne con-
naissent pas méme le nom, sinon par la réserve pré-
tendue nécessaire au pouvoir central de toutes les for-
ees eontributives du pays, et par la. défiance alléguée
contre I'oppression des minorités par lesmajorités dans
les affaires locales?


La premiére idée est l'application d'un príncipe
d'autorité poussé singuliérementjloin, et la seconde est
fondée sur l'hypothése d'un pouvoir modérateur des
tendances aristocratiques ou démocratiques des loca-
lités, ee qui suppose un arbitrage monarchique.


Outre cette donnée générale, d'autres causes, telles
que les développements énergiques et combattus du
principe de nationalité, favorisent l'expansión de la
centralisation, et surtout de la centralisation politiqueo
Mais je pense que e'est sous la forme monarchique
qu'une nationalité une fois manifestée arrive naturel-
lement a son plus haut degré de centralisation.


tent toutes les vicissitudes. (V. Ch. de Franqueville, les lnsiiiuiions
de tAnqteterre, p. 439 etHO.)


En Allemagne, il y a un systéme d'inamovibilité ou du moins
de garanties de stabilité pour la situation des fonctionnaires que
Dahlman atteste, tout en y voyant un contre-poids de l'ancien abso-
lutisme destiné a disparaitre, suivant lui, avec la responsabilité
ministérielJe et la constitution représentative. (Voir Die Politik
~ ~55, p. 277 .-Voyez en sens contraire le Staaislexiccn, article
Staatsdienst, p. 7&3,)




BT DES INSTITUTIONS PROVINCIALEt; 249


Tout le monde sent du reste que la puissance de
centralisation ne peut descendre dans un Etat au-
dessous d'un certain minimum, sans compromettre
l'existence méme de cet Etat. Quoiq11e les confédéra-
tions aient besoin de moins de force centrale, on s'a-
percoit qu'elles sont sans action et sans défense, si
elles laissent isolées les forces qui les constitueut.
Telle était la Confédération germanique de 1815, qui
représentait a peine une ligue permanente, et n'avait
guére de commun qu'une caisse, une armée et quel-
ques villes fortifiées, qu'elle n'a jamáis en l'occasion
de défendre, tant sa chute a été rapide.


On voit de nos jours les hommes se rapprocher de
plus en plus, malgré les obstacles par lesquels ils
étaient jadis séparés. Sous l'influence du besoin de con-
centration, de l'exemple des Etats voisins, comme de
la nécessité de certains progrés a réaliser dans la
législation intérieure, nous constatons une évidente
ten dance au resserrement du líen central en certains
pays, et notamment dans l'organisation d'une perite
confédération républicaine placée sur notre frontíére
orientale; par une sorte d' effet convergent quoique
différent quant au point de départ, 1'on observe d'un
antre cóté que le principe aristocratique, avec son res-
pect pour la diversité locale, s'affaíblissant dans la
Grande-Bretagne depuis quelques années, la centrali-
sation y fait aussi quelques progrés (1).


-- --~~------


(1) On dit que les malheurs du cattle plague (peste bovine) ont
fait surtout regrelter récernrnent en Angleterre le défaut de Ionc-
tionnaíres Iocaux, en nombre et en autorité sufflsants ,




2;)0 DU GOUVEHNBMENT CBNTRAL
D'autre part, il est aussi des Etats, il en cst un au


moins dans lequelle mot de décentralisotion estpro-
noncé avec une sorte d' enthousiasme par les nos, et
avec faveur par un assez grand nombre.


Il n'y a rien d'inconciliable dans ces tendances oppo-
sées, inverses en apparence, se rattachant ades points
de départ excessifs,


En Angleterre on centralise en vertn du principe
monarchique, profitant de l'uffaiblissement du prin...
cipe aristocratique, et peut-étre est-on aussi aide dans
ce travail par le ferment démocratique en réaction
centre l'indépendancc eles représcntants non salariós
de l'aristocratie.


En Frunce, le principe inonurchíq UI~ a óté podé a
un point aprés lequel il ne peut plus guére que dé-
croitre ,


Ainsí , sous le rapport qui nous occupe, ces denx
Etats voisins semblent se rapproeher par cela méme
qu'ils marchent tOU3 deux suivant des sens différents.


"En ce qui touche la Franco, par exernple, Iaponsée
de la centralisation a comporté el'evidentes exagéru-
tions dont nous avons en a souffrir, et centre lesquclles
nous avons pu réagir légitimement.


La centralisation excessive peut étre l'oppressiou de
la liberté individ nene. Nous avons va l'industrie ge-
née dans ses créations par une pensée administrative
qui revendíquait pour ainsi dire la l'églementation de
la production et de la concurrence .


N'avons-nous pas connn un régime sous Jeque! Ull
particulier ne pou vait défricher ses foréts sans autori-
sation préa1able, régime a l'appui duquel on invoquait




ET DES INSTITUTIONS 1'1{uVINCIALES 2;)1
l'intérét pour l'Etat de vciller al'approvisionnemont du
combustible national ? Ailleurs la mine de houil1e était
tributaire du fourneau voisin.


Dans l'ordre fiscal, au moyen-áge surtout, la néces-
sité des taxes s'aggravait souvent par des monopoles
non justifiés, au granel mépris de la liberté du com-
merce et ele l'industrie.


Le temps est encore pen éloigné OU le droit cl'en-
seigner a lire aux enfants était soumis chez nous a
une antorisation préa1able, et considéré comme une
sorte ele dómemhrcment d'un monopole g'énéral qua-
lifié dJuniveJ'sita'iJ'e.


Les jurisconsultos quí dans l'anciennc Frunce for-
merent les COl{rs j udiciaíres ct admínistratives du POU-
voir, et y préludérent quelquefois a ces services dóciles
qui constitnent le caractere eles COllJ'S d'apparat et
d'ornement formées autour des existences souveraines,
semblent avoir appliqué aux organisations secondaires
de la Frunce UlH' notion jurídique qui était susceptible
de toutes les exagérations. Il s'agit, suivant une ex-
pression que nous avons déja citée, de la supposition
de minorUé appliquée d'abord aux communes, et plus
tard aux elépartements.


Cette idée de minorité et d'incapacitó pouvait cou=
vrir une absorption absolne (le ces existences locales.
Et cependant le fonc1ement n'en est-il pas eliscutable?
N'est-elle pas étrangére aux traditions de tous les
Etats voisins de la France (1) ?


\ 1) Homagnosi, publié IJar De Giorgi, supplément au vol. 3
dans le vol. 8, s'exprirne en ces termes (p. 43) ; « In tutti i princi-


----....1>\blio¡'
# 4




2~2 DU GOUVERNEMENT CEN'fHAL
Il est certain que le pouvoir central a raison de re ft


tenir dans l'obéissance une localité qui tcndrait ü dé-
sagréger l'unité nationale; mais en dehors de eette
idée naturel1e de eoordination et de subordinatíon, con-
venablement préeisée a l' eneontre .de eertains abus,
quel est le fondement de l'incapacité prétendue des
communes et des départements?


Est-ce la natured'espritde leursadministrateurs qui
est la base de cette théorie? Sans doute on ne peut.trou-
ver dans les villages les lumieres qui attirent auprés
du pouvoir central les grandes agglomérations de popu-
lation, lesgrands barreaux, lesgrands conseils politiques
et judiciaires d'un pays. Mais il y a aussi une incontes-
table proportion entre la capacité des hommes et la na-
ture des intéréts. Une église de village n'a pas besoin
d'un Michel-Ange pour architecte; un chemin vicinal
n'exigepasleslumiéresd'un ingénieur depremier ordre,


Si done il y a dans la nature d'esprit des adminis-
trateurs locaux une certaine cause de défiance, si sur-
tout il a pu en étre ainsi aux époques d'ignorance, et
dans ces temps OU les lumíéres d'un grand pays se
groupaient presque exclusivement autour de l'exis-
tence souveraine C), d'autre part, aux époques oú
l'instruction se propage et se généralíse, supposer


pati di Germanía, dell'Italia stessa, sino al regime introdotto in
Lombardia dal francese Luigi XII, i comuni amministravano le cose
loro senza la pretesa regia tutela. l) 11 cite en ce sens Henri Bur-
nig: De »ariis unioersitatuni spcciebus (pour l'Allemagne).


(t) J e ne connais rien de plus frappant, cornrne démonstration
de la concentration possible des lumiéres autour d'une cour sou-
veraine, que cette circonstance, facile a vérifier dans un diction-
naire hiographique, que la plupart des écrivains dont s'honore la




El' DES INSTITUTIONS PROVINCIALES 2:53


l'incapacité nécessaire des représentants des villes et
surtout de ceux des départements est un anachronisme.


Ici, en particulier, la constitution politique générale
fait sentir son incontestable influence. Dans le régime
du suffrage censitaire, on pouvait se demander si une
commune dont aucun habitant ne faisait partie du pays
légal pouvait avoir des administrateurs capables. Peut-
on la juger mineure lorsque tous ses habitants con-
courent pour leur part virile a la formation de la re-
présentation nationale?


On a justifié la théorie de l'incapacité des communes
et des départements par I'idée que les ressources finan-
ciéres de ces existences administratives étaient puisées
au mérne fonds que les ressources de l'État, et sem-
blaient presque une distraction de celles-ci.


Il est bien vrai que les cornmunes et les départe-


Iittérature espagnolo se sont non-seulement produits, mais sont
nés autour de la capitale récente de ce pays. Cervantes, Lope de
Vega, Calderon, Quevedo sant tous nés a Madrid ou aux envírons,
Presqne tous les écrivains espagnols ont été Castillans, L'Andalousie
a donné a l'Espagne seulement des peintres et de grands capitaines,


Il y a sur l'ernplacement des capitales diverses observations cu-
rienses, sur lesqnelles je no veux pas m'étendre. M. de Maistre na
croyait pas que la politique pút les établir arbitrairement. Madrid
et Washington sont les preuves de son errenr. Cependant on ne
saurait ni el' qu'il n'y ait certaines lois dans les faits quí régissent
l'emplacement des capitales. Par exemple, presque tontes les capi-
tales des iles, presqu'iles ou pays mari times, sant voisines de la
mer; témoin : Londres, Copenhague, Lisbonne, Naples, Palerme,
Cagliari, Dublin, Edimbaurg, Athénes, etc. Aristote s'est livré a
eles considérutions trés-ingénieuses sur le meilleur emplacement
d'unecapitale, qu'il voulait rapprochée de la mero Cette vue est
surtout en rapport avec la géographie des Etats péninsulaires de la
Greco de son ternps. (V. Pclilique, liv. IV, ch. v, 2" édit. de la tra,
duction de M. Barthélerny Saint-Hilaire.)




2M DU GOUVERNEMEN'l' CENTRAL


ments, ayant rarement des domaines particuliers assez
productifs pour leurs besoins, lévent pour leurs dé-
penses des centimes additionnels aux impóts directs
établis au profit de l'État.


11 est encore vrai que les communes percoivent aussi
des impóts particuliers qui, comme les droits d'octroi,
les droits de place, les taxes sur les chiens, tombent
en définitive sur le revenu des citoyens, bien qu'elles
l'atteignent habituellement (a l'exception de certaines
taxes d'octroi sur des matieres déja grévées par le Tré-
sor public), par des voies tout afait différentes de celles
que 1'État a choisies pour la formation de son revenn ,


Mais oú ne conduirait pas cette théorie que 1'1;; tat
doit régir absolumentl'emploi des ressorts qui agissent
sur un domaine dans lequel il a apuiser lui-rnéme ?


L'emploi du revenu des particuliers serait-il soumis
aeles entraves ? F!t si l'on faisait observer, pOllr écarter
l'objection, que les particuliers ne se rninent guere
qu'au profit les uns des 'autrer:;, croit-on par hasard
qu'une commune pourrait faíre des dépenses en che-
mins superflus et en constructions ruineuses, sans qnc
personne profitát de ses prodigalités?


J'admets certainement une différence entre l'impor-
tance des situations, et je ne prétends pus que I'admi-
nistration d'une cité puisse étre aussi indifférente ü
l'État que cene d'une famille.


Maís le principal motif de l'intervention de l'Etat,
dans la gestion des affaires cornmunales et départe-
mentales, me parait résíder surtout dans une raison
éventuelle cl'ordre général, et l'on peut seulement con-
sidérer comme d'int?rpt, national que lps finances c1'1l11f'




ET DES INSTITUTIONS PROVINCIALES 2tm


grandeville ou d'un département ne soient l'objet d'au-
cun clésordre, d'aucunemploi désastreuxpourlapersonne
morale, portie intégl'ante et notable de l'État lui-méme.


Encore le péril est-il d'antant moins probable qu'il
serait plus granel, et sans refuser absolument a un État
prodigue on obéré le droit de restriction envers une
commune ou une province qui suivrait ses exem-
ples, ou qui l'imiterait trop, ce droit doit étre li-
mité dans son usage, et consicléré plutót comme une
garantie contre des abus éventuels marqués d'avance,
nne intervention motivée clans une hypothése donnée
par les plaintes des citoyens et par l'exagération de
I'ahus cornrne par l'importance de la sphére OU il
s'exerce, qne comme l'application d'une tutelle cons-
tante et habituelle,


QU'Ul1 souverain, organisateur et thésaurisenr
comme Napoléon I'", ait tenu a paralyser les adminis-
trations communales et départementales ponr tout ré-
server aux ressources el' entreprises guerrieres qui
étaient la pensée fondamentale de son regne, on peut
s'en rendre cornpte , et la position continentale de la
France a dú favoríser sous ce rapport, a cause des
luttes qui -s'y sont attachées, un développement de
centralisation, dont l'indépendance insulaire de la
Grande-Bretagne lui a permis de se passer.


:Mais que la France, immédiatement aprés la chute
du premier empire, S~ soit trouvée mal ~l l'aise dans
ce régime administratif étroit et compresseur, eléja
contesté en partie autour du souverain (i), il est aussi


(1) Les dissentiments de Napoléon le' et du cornte Mollien sur


...~ ~ ~J ~\.\!'i
.......---~..".,.. .... ...




2:56 DU GOUVERNEMENT CENTRAL


naturel de le comprenare et de s'assocíer au désir de
voir une sphére plus large ouverte ades Conseils élec-
tifsintelligents eomme ceux qui dirigent les affaires
de nos départements et de nos communes.


Il est sans doute possible de redouter l'oppression
éventuelle des minorités par les majorités dans une


ce sujet sont rapportés dans les termes suivants par M. Besobrasof
dans son écrit: « De I'iníluence de la science économique sur la vie
de l'Europe moderne », p. 37 :


« De graves díssenüments surgissaient entre le discíple d'Adam
Smith et Napoléon sur les questions relatives a la décentralisa-
tion, dont le principe répugnait, on se le figure bien, ala politique
de l'empereur, comme elle a répugné a tous les gouvernements qui
se sont succédé depuis en France. Mollien reconnaissait qu'il n'est
guére admissible d'autoriser les localités a s'imposer elles-mérnes
sans l'assentiment du pouvoir législatif; mais, la faculté d'imposí-
tion exceptée, il voulait que pour tout le reste, et par conséquent
dans l'exécution de leurs dépenses budgétaires, les communes
fussent affranchies de l'intervention et du controle administratifs.
Cette facon de voir ne pouvait certes point plaire a Napoléon, qui
ne se contentait plus, comme l'assure son ministre, de la formule
de Louis XIV: « L'Etat, c'est moi, )) et qui, aspirant en quelque
sorte a jouer le róle de la providence pour la nation qu'il gouver-
nait, semblait dire : « Non-seulement le gouvernement, c'est moi,
mais l'administration de chaque ville, de chaque cornmune, c'est
encoré moí , .. » En disciple fldéle aux doctrines du maitre, Mollien
opposa a ces tendances un principe complétement différent :
« Dans un vaste édifice, dít-il, c'est par la variété méme de leur
forme que les matériaux qui le composent concourent a sa stabi-
litó. » On comprend combien ce principe que Mollien cherchait a
appliquer it l'adrninistration francaise était contraire aux idées de
l'empereur; « Quand Napoléon tomba, dit Mollien, tout ce qui
n'était pas entrainé dans sa chute, et si je puis le dire. déraciné
avec lui, tout ce qu'il avait courbé de vive force devait tendre ase
relever contre luí. • La France se serait épargné bien des épreu-
ves sous Napoléon, cornme sous ses successeurs, si les vues de
Mollien avaient pu prévaloir dans l'organisation poli tique de
cet Etat. Mollien ne s'est [amáis lassé de protester contre cette
poli tique traditionnelle de la France, devenue dominante, sur-
tout a l'époque de la Révolution, et qui consiste a regarder le
pouvoir central comme « le grand tuteur des communes. »




ET DES INSTITUTIONS PROVINCIALES 2n7


localité donnée (1), et d'en tirer un motif d'interven-
tion pour le pouvoir supérieur.


Mais en définitive c'est la un des péríls éventuels de
toute liberté politique; et pourquoi craindre trop dans
la localité ce qui est accepté comme éventualité dans
l'Etat, avec les remedes qui accompagnent la possibilité
de tous les abus ?


L'expérience montre partout que si une majorité
abuse de sa force, elle provoque úne réaction qui finit
par grossir et relever la minorité.


Il a donc pu se former en France une pensée de
décentralisation administrative sage, et qui n'affaiblit
pas sérieusement l'organisation politiqueo La distinc-
tion de l'exécution des lois et de ce qui n'est qu'un
íntérét de tutelle administrative est nécessaire ici, et
renferme le germe de la solution a rechercher entre
des raísons contraires. La tutelle administrative peut
étre en partie supprimée, en partie décentralisée
eomme elle l'est en Belgique par le pouvoír des depu.-
taiione permanentes e). Maís il en est autrement ponr
ee qui concerne la süreté d'application uniforme des
lois générales.


Ce qui fait la centralisation politique, e'est l'exécu-
tion rapide et irrésistible des décisions du pouvoir cen-
tral, e'est la représentation de 1'autorité souveraine


(1) M. Dupont-White a insisté sur ce motif de la tutelle adrni-
nistrative, dans son livre sur la Centralisation, p. 31.


(2) Les députations permanentes émanent des conseils provino
ciaux, (Voir sur quelques parties de leurs attributions, Batbie,
article Déccntratisation, dans le Dictionnaire de la politiqueo


17




2tlS DU GOUVERNEMENT CENTRAL


par des préfets, des sous-préfets, des maires de son
choix sur toute l'étendue du territoire.


Au fond, cette sorte de quasí-ubiquité du pouvoir
central, avec des attributions limitées, n' est pas un fait
spécial et exelusif de la eonstitution francaise.


Pour qui interprete avee quelque attention l' organi-
sation si complexe, si variée, et en apparence si anor-
male de la Grande-Bretagne, la différenee est un pell
moindre dans la réalité que dans l'apparence.


Il y a une ehose qui se manifeste pl'esgue par-
tout dans la Grande-Bretagne, e'est l'influenee de la
propriété et de l'antorító, sous la forme mélangée d(-~
monarehie et d'aristocratie.


Comme la grande propriété est fortement assise
dans la Chambre des lords, et méme dans la Chambre
des eommunes, de mérne elle regle par ses juges ele
paix les affaires eles eomtés; elle a le suffrage plu-
ral (1) dans les affaires do paroisse , et e'est seulernent
dans les grands centres de population que les influen-
ces bourgeoises, eonciliées daus l' ensemble ele la eO!1&-
titution avee l'élément aristocratique , regnent avec
quelque indépendanee.


Il y a done en Angleterre 110n la centralisation ad-
ministrative et bureaucratiquc ele la Frunce, mais une
sorte de eentralisation qui convient tl la nature <le I'a-
ristoeratie unie par l'esprit ele eol'ps, par la génél'ali tt'
des priviléges de la fortune, et par une sorte d'orgneil


(f) Nombre de voix proportionné a la fortune jusqu'au máximum
de six voix, Le suffrage pl ural existe aussi en Suéde. (V. le Journal
Of(iciel du 17 septembre 18tH).)




ET DES INS'rITUTIONS PROVINCIALES 2~9


commun remplacant le mécanisme hiérarchique de
notre bureaucratie (1). Ce pouvoir local de l'aristo-
tratie anglaise résultant de la propriété territoriale,
unie aux fonctions publiques gratuites, a ses irrégu-
larités et ses défauts, dus a l'esprit de caste et a l'in-
dépendance qui dérive de la gratuité des fonctions.
Mais il subit en compensation le controle des tribunaux.


Ce pouvoir impose des genes a ses dépositaires, at-
tachés au sol qu'ils administrent: mais ces genes dA-
viennent comme des crempons de {el' (ainsi que
m'écrivait un homme versé dans I'étude de cette
situation) par lesq uels les tendances opposées des
classes sociales ont été neutralisées et conciliées.


Onpeutajouter que la Grande-Bretagne présente en·
core l'un des signes principaux de la centralisation elans
_'existence de sa vaste capitale. Mais l'histoire de
Londres ne represente pas ce cóté accidentel de la
fonction des capitales, dans lesquelles un écrivain ele
nos jours voit, par l'esprit d'opposition et parfoís d'in-
surrection qu'elles recélent, le correctif de I'autorité
centralisatrice (2).


La reproduction harmonique du caractére fonda-
mental des gouvernements, dans l' organisation des cir·
conscriptions particuliéres a leur territoire, est un fait


(f) x La Grande-Bretagne, a dit M. Dupont-White, est possédée
d'une nristocratie qui fait son unité ; tel est le fonds qui la supporte
et la constitue; tel est le souffle qu'elle respire ... La moindre oh-
servation vous révele l'aristocratie comme le cirnen: de cette na-
tionalité, comme le foyer d'oú rayonnent les lois et les meeurs brí-
tanniques.» (La Oensralisaiion., p. 91.)


('2) Voir sur ce point les consldératíons ingénieuses de M. Dupont-
\Vhite. (La Ccnlralisation, p. 248 il278.) -'x_




260 DU GOUVERNEMENT CENTRAL


qui se démontre de plus en plus par l'analyse des
constitutions européennes.


Si la France marche a la téte des nations qui ont
cherché l'organisation du gouvernement représentatif
dans la voie des droits personnels, en modifiant les pri-
viléges dont la propriété est investie dans la Grande-
Bretagne, si elle a des conseils locaux symétrique-
ment organisés sur le méme principe (1), on trouve
dans d'autres parties de l'Europe, notamment en AI-
lemagne, des représentations provinciales et locales,
qui reflétent la puissance des éléments nobiliaíres, sub-
sistant encore dans ces pays.


Voyez aussi comme le respect des institutions locales
se gradue suivant les proportions de 1'autorité poli-
tique.


Dans les pays despotiques, les pachas sont les re-
présentants diminués du souverain qui régit I'empire
des sultans.


La destruction du régime municipal semble avoir
été de tout temps la suite de l'établissement de la do-
mination musulmane et une des principales causes de
la décadence des pays qui y ont été soumis (2) ; au-


(1) Parlant de nos Parlements locaux, un auteur anglais ajoute :
(t Ces Parlements existent en Angleterre, mais tres incompléte-


ment et avec beaucoup d'irrégularités et de défauts de comhínaí-
son; dans d'autres nations gouvernées d'une facon moins popu-
laire, leur constitution est beaucoup plus rationnelle.» (Stuart
Mill, du Gouoernemeni représentati], traduction de M. Dupont-
White, p. 3.25.)


Le méme auteur (p. 328) cite l'organisation des Boards ol'guar-
dians dans Iesquels les juges de paix siégent ex oflicio a coté des
membres élus,


(2) Romagnosi rappelle ace sujet que lorsque le roi Alphonse de




BT DES lNSl'ITUTIONS PROVINCIALES 261


jourd'hui encare, Constantinople n'a qu'une organisa-
tion municipale rudimentaire.


Ailleurs, comme en Russie, on a pu voir, au com-
mencement de ce síécle, I'empereur Paul s'occuper
gravement du soin d'óter aux centres de population
quí lui déplaisaient le titre de villes poul' leur ínfliger
celui de bourgs (1).


Dans une situation intermédiaire, nous avons connu
SalIR le premier Empire et la Restauration, par exemple,
des Conseils départementaux et municipaux choisis
par le souveraín, et tempérant faiblement l'action
préfectorale par l'intérét de la propriété qu'ils repré-
sentaient, plutót que par un mandat ele la population.


Il est naturel, dans cette coordination logique et né-
cessaire, que les libertés locales accompagnent les
libertés générales.


Des conseils municipaux, d'arrondissement et de
département ont été institués en France sur la base de
l'élection, par le gOllvernement de 1830, en mérne temps
que le gouvernement parlementaire dominait au centre
de l'Etat.


Un peu contenus par l'intervention 'du pouvoir cen-
tral dans certaines de leurs attributions, pendant les
premiares années du second Empire, ils ont repris des
pouvoirs plus larges par la loi de 1866. La liberté po-
litigue générale favorise en effet l'action indépendante
des circonseriptions locales.
~~-~~~~----~----- ~~- ---~--- -~~-------


Naples enleva la Sicile aux Musulmans , il y rétablit les municipa-
lités anciennes, (Edit. de Giorgi, t. VIII, p. 43.)


(1) Die Potitik, von Dahlman Leipzig, 1847, p. 245.




2G2 DU GOUVEHNEMEl\T CENTHAL


Avec les libertés politiques générales, on a vu par-
tout surgir autour de HOUS des organísations commu-
nales et provinciales, s'inspirant ~t divers degrés du
méme esprit, et l'histoire des institutions communales
en Allemagne, par exemple, est dans un parallélisme
assez frappant avec celui des institutions analogues
dans notre pays. Des 1808 en Prusse (1), 1818 en 13a-
viere, 1822 en Bade et Wurtemberg, 18:32 en Saxe,
1834 dans la Hesse-Electorale, le n"gime de l'admi-
nistration municipale a été libéralisé. Si les fonctions
municipales en Allemagne sont conférées pour une
plus longue durée qu'en Frunce, et quelquefois ~t vie,
leur iníluenee est di visee par une forme d'adminístra-
tion collégiale, et leur origine les rattaclie au vreu ele
la population par une élection a un ou deux degrés,
confirmée seulement par le pouvoir central (2).


En Belgique, pays moins centralisé, les communes,
comme aux Etats-Unis ele l'Amérique du Nord, s'im-
posent rl leur gré. Les séances des conseils municipaux
sont publiques. La tutelle administrativo est déccntra-
1; 0;', 0 (3,l-~'L\__ \ /~


Ce dernier trait de l' organisation des comrnunes


(1) Ordonnance municipale du lB novémbre 1808 faisant sortír
le moqistrat ou collége administratif municipal de l'élection des
suultcerordncie OH délégués municipaux, élus eux-mémes par des
cuovcns censitnires. Ordonnance de révision du 17 mai 1831, ré-
duisant lo nombre des stadtcerordnete, prolongeant le mandat des
mr mhres da collége administratif et introduisant des précautions
dtl tutelle supérieure.


(2) Je renvoie le Iecteur, désireux do connaitre ce systérne d'ad-
ministration si diílérent du nótre, aux détails curieux donnés par
Dahlman dans sa Politique, p. 247 a261.


1) 1'1'0110 des impáls, t. IV, p. 3.:J3 et su iv ., 2" édit.on




ET DES INSTITUTIONS PROVINCIALES 263
belges se retrouve dans lesPays-Bas, oú d'ailleurs les
bourgrnestres sont nommés par le roi, mais oú les
lfTetlwwlel's qui leur sont adjoints sont choisis par le
conseil municipal, parmi ses membres (1).


En Angleterre , il parait y avoir une grande liberté
quant ~t la, quotité, sinon quant a la nature des taxes
ü perccvoír.


Il me semhle que ces émancipations locales sont le
contre-poids légitime de l'influence inséparable du mé-
canisme gouvernemental, dans les Etats vastes et popu-
leux.


Cependant I'autorité des conseils généraux, 011 ne
~¡¡lll'ait se 1(' dissimuler, el été ti certains moments con-
;~j(ll\rée comme renfermant chez nous, aux yeux de
certains esprits, des dangers cl'influence arístocratique.


Ces questions sont en effet jugées ordinairement
.l'apres les résultats immécliats que telle ou telle solu-
tion doit produire.


A une certaino époque, on mettait en relief l'opposi-
tion npparente entre les teudances de la démocratie
suisse demandant la centralisatiou, contre les aristo-
craties des cantons primitifs, et celles des démocrates
nméricains luttant contre un parci qui voulait fortifier
le lien fédéral au profit d'une autorité supréme (2).


(1) Trait« des impáts, t. IV, p. 308 a 310, 2" édition.
(2) Reoue des Ucux-Moruies du 15 septembre 1846, p. 1128. On y


lit ce qui suit dans un article sur la situation des partis aux Etats-
Unis: (1 Habítués it de grandes positions, désireux de grandes in-
íluences, comprenant mieux aussi la nature et l'étendue des rela-
tions .qu'on aurait avec le dehors, les arístocrates voulaient fortifier
le lien fédéral au profit d'une autorité supréme , les démocrates
au contraire, plus jaloux de leur índépendance particuliére, plus
eñrayés de tout ce qui était l'éclat et l'autorité, renfermés d'ail-{fó,,\"II~-!
~.


~


~"¡l~\l




264 DU GOUVERNEMENT GENTHAL
La politique d'action recherche toujours le résultat


du momento La politique de science recherche davan-
tage la justice et les résultats a longue portee, Je ne
pense pas que les infiuences rurales pussent, tout en
étant un peu différentes de cenes qui conduisent les
populations urbaines, peser sur les conseils généraux
en France, de maniere it embarrasser la marche gou-
vernementale, quelles que soient les attributions de
ces conseils, et pourvu quelles restent assujetties aux
nécessités du maintien de l'unité nationale.


En sens inverse, il faut bien le reconnaitre, lorsque
la monarchie de 1830 admettait l'obligation absolue
p'0ur le pouvoir exécutif de choísir les maires dans les
conseíls municipaux électifs, elle réalísait sur ce point
particulier un mélange d'institutions un pen opposées,
auquel elle s'était résignée des l'origine, mais dont
la consolidation avait ses difficultés, vu en particulier
le point de départ du gouvernement de 1830.


Il n'y a eu rien d'inconséquent sous ce rapport ace que
la constitution du second Empire ait voulu rétablir la
représentation indépendante du pouvoir central a la
tete de l'administration municipale, comme l'avait fait


leurs dans un cercle plus étroit, réclamaient pour chaque État le
plus grand isolement possible et le plus absolu sel{govermnent.
On voit que c'est en Amérique t011t le contraire de la Suisse, oü
les démocrates préchent l'unité helvétique, tandis que les patriciens
de Schwytz et d'Uri défendent par tous les moyens la sonveraineté
cantonale. »


L'opposition de tendances signalée entre les démocraties suisse
et américaine étaít naturelle, L'aristocratie était assise dans les
vieilles constitutions cantonales suisses, elle s'y défendait; au con-
traire, elle voulait s'introduire en Amérique par le somrnet de la
confédératíon .




El' DES INSTITUTIONS PROVIN eIALES 26lJ


le gouvernement de la Restauration. Il y a eu une
pensée conséquente, a ce point de vue, en rapport avec
la grande force d'autorité qui avait été concue comme
base de cette constitution, pensée qui subira pro-
bablement des modifications en rapport avec celles qui
affectent déja le surplus de la constitution. Il importe
ele le remarquer, et id nous nous séparons de longs
précédents dans notre pays, la plus forte représentation
du pouvoir central dans chaque commune n'a rien d'ín-
compatible avec la libre gestion des affaires locales par
les représentants de la localité, particuliérement quant
aux dépenses d'íntérét local.


L'esprit de l'administration dans les ciroonscriptions
particuliéres doit étre dans un certain rapport avec la
constitntion générale da pays. S'il y a désaccord, la
constitution peche par une de ses bases. C'est dans la
bourgade ou dansla cité natale elle-méme, aprés le
foyer domestique, que se forment les premiers senti-
ments politiquee <In citoyen, Comme nons avons V11
dans la fami11e l'école primaire de l'esprit public, la
cornmune est pour ainsi dire le degré supérieur de cet
enseignement. C'est la que les rapports de l'autorité
et de la liberté s'apprennent, et c'est dans l'organisa-
tion des localités que s'implante et se nourrit la racine
de I'arbre politique qui doit couvrir le pays (') .


.


(') (( Les affaires du peuple, a dit M. Erskine May, cité par le duc
d'Ayen dans le Uorrespondant d'avril 1864, au sujet de l'Angle-
terre, ont été faites non point seulement au Parlement, mals en-
core. dans le vestry, le conseil municipal, dans les réunions pour
l'application de la loi des pauvres et dans les cours des sessions tri-
ro estrielles , Chaque paroisse anglaise est le portrait et l'image de
I'Etat ; dans chacune se trouvent heureusement combinés les élé-




261) DU GOUVERNBMENT GBNTRAL
Toutefois la direction des círconscriptions locales ne


peut étre considérée comme toujours complétement
subordonnée au caractére politique du gouve1'nell1ent
central. Elle peut étre cnnstituée nussi en force distincte
comme organe plus ou moins spécial d'un des éléments
disperses dans la sociétó g'l'llél'ale, et représontés h tel
ou tel degré clans le gouyernement central. Sous ce
rapport, I'esprit des institutions locales n'est pas tou-
jours un auxiliaire ; il est sur quelques points aussi
une 801'te d'excitant, ailleurs aussi un frein da pouvoir
placó au sommet,


L'aristocratic en possession (les justices de paix na-
t-elle pas dans les affaires des comtés, en Augleterre,
une part d'action un pea plus cousidórable que dans le
pouvoir central 1


N'en est-il pas de méme en Prusse, oú la propnóté
domine dans les représentations provinciales plus qne
rlans la représentation central> (1) ?


Plusieurs commuues de ce dernier pays sont aussi
-oumises a des patronagcs seigneuriaux, constituant
pon1' les éléments privilégiés de la sociótó des points
d'appui d'une force incontestable (2).


Les positious influeutes des administrutions locales
•doivent d'aillenrs eÜe considérées, uon-seulemcnt quant


h, leur valeur propre, mais Cl1COl'l) quant <.UlX mOJ{'ns


meuts ari stocratiques et démocrutiques du pays. » Tite Constitu-
tional h'istoriJ o!' Eiujland. London, 1861, t. Il, p. 4lJ2.


(1) V. Hillebrand, la Prusse Coniemporaine, p. 11U ct 118 corn-
parees.


(2)Ibid., p. 157 et 160.




ET DES INSTlTUTIONS PllOVINCIALES 267


qu' elles fournissent ele pénétrer dans les candidatures
et les positions dominantes du gouvernement.


En róservant ces nuauces, qui tiennent souvent aux
tlegl'és successifs par lesquels les changements dans les
institutions d'un peuple doivent nécessairement s'opé-
rer, la marcho des ternps réalise une sorte ele solidarité
entre l'orgunisation centrale et l' organisation locale;
les idées de liberté duns l'institution du pouvoir central
réagissent sur le líen meme des localités avec le pou-
voir, et il est naturel aussi des lors qu'a cóté de la
représentation centrale s' établisse une liberté loeale
sérieusc fondee sur le droit des citoyens de r::;8 taxer
POUl' les besoins et les améliorations de la circonscription
~L laq uello ils appartienueut. Il HOUS parait bon, pou!'
la France en particulier, comme la législation de 1866
cornmence a le faire, qu'acoté de la centralisation gou-
vernementale réalisant la subordination légitime au
pouvoir souverain de 1'Etat, on repudie cette tutelle
exag{'l't'e qui paralyse sous pretexte de minorité l' esprit
dentreprise 8t la rosponsabilitó des représentants de
l'intéret .provincíal ou cornmunal , et qui n'a en long-
temps sa raisou d'étre que dans un despotisme g'énéral,
inhérent aux raeines memos d'aneiennes institutions
politiquee.


Ainsi il cst nécessaire que les príncipes établis dans
le centre elu pays se reproduisent harrnoniquemeut dans
les cercles secondaires de la vie nationale, et qu'ou
retrouve, daus les rapports de la constitutiou ele l'Etat
asee colle des administrations locales, une analogie
sensible, sinon peut .. étre aussi rignureuse, aussi évÍ-
dente , aussi complete, que celle dont nous avons montré




268 DU GOUVERNEMBNT CENTRAL, nro.


l'influence entre les lois générales de l'Etat et celle de
la famille.


La décentralisatiou, dans sa mesure compatible avec
la constitution générale d'un pays, n'y présente pas
seulement une école d'apprentissage pour les hommes
publics, elle peut encore contribuer aux développe-
ments du patriotisme qu'un excés de centralisation
atrophie et paralyse :


« Dans les Etats OU l'on détruit ainsi toute vie par-
tielIe, a dit Benjamín Constant (1), un petit Etat se
forme au centre: dans la capitale s'agglomérent tous
les intéréts ; la vont s'agiter toutes les ambitions. Le
reste est immobile. Les individus perdus dans cet Í80-
lement contre nature, étrangers au lieu de leur nais-
sanee, sans contact avec le passé, ne vivent que dans
un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une
plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie
qu'ils n'apercoivent nulle part et dont l'ensemble leur
devient indifférent, paree que leur affection ne peut se
reposer sur aucune de ses parties. »


(1) Príncipes de politique, p. 203.




CHAPITRE HUITIEME.


DES RAPPORTS ENTRE LES INSTITUTIONS RELIGIEUSES ET LES
INSTITUTIONS POLITIQUES.


Les institutions religieuses peuvent étre, avec les ins-
titutions politiquea, dans trois espéces de relations diffé-
rentes: caractérisées, soit par l'union intime, soit par
une assistance réciproque déterminée, soit par la sépa-
ration et 1'indépendance absolue.


Il y a eu plusieurs exemples du premier mode de
rapport entre les Religions et les Etats. On peut dire
que telle a été la loi de l'histoire dans l'antiquité.


Dans les ancíenues monarchies de l'Orient, de méme
qu'aujounl'hui dans les pays mahométans et en Russie,
le pouvoir religieux était presque inséparable dans son
action du pouvoir politiqueo


L'aristocratie romaine sous la République, et plus
tard les Césars, associaient les droits du pontificat a
ceux de la puissance politiqueo


Dans l'Angleterre et la Prusse modernes, on ne sau-
rait nier la connexité apeu pres complete de l' élément
ecclésiastique et de l'élément poli tique, sauf les garanties
qui résultent de l'esprit général de la société, et qui
ne permettent pas une immixtíon trop active et trop
dominante de l'Etat dan.') le dornaíne de la conscience.




270 DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES


Dans les divers modes d'union plus ou moins intime
entre la religion et la politique, il est incontestable que
les deux pouvoirs se prétent une assez 'grande force,
soit de coaction, soit de respect, et méme qu'il ne sau-
rait y avoir de despotismo véritable avec son caractére
surhumuui, sans cette fusión du pouvoir religieux et dn
pouvoir politique, fusion dont le dernier résultat,
lorsque les mreurs n'y apportent pas d'obstacle, serait
la négation de la liberté de conscience. Habituellement,
dans ces situations, il arrive que la religion est ('11
quelque sorte la création du pouvoir, et qu' elle n
pour ainsi dire des commanc1ernents a son usage.


En sens ínverse, íl y u cependant quelques points du
glob8 sur lesquels, cette union intime existant, le pou-
voir civil est subordonné au pouvoir reIigieux, dans le
régime assez fréquent clansl'antiquité C), qu'on nornmc


(i) La théocratie est, d'aprés lo Dictionnairc générallle la Poli-
tique, la forme sociale qui se presente la premiere dans l'histoire
eles sociétés humaines, comrne présidant a la oivilisation des
peuples nomades , La théocratie juive a été runo des plus remar-
quablcs, tantót s'exercant absolument cornme sous Moise, puis
fonctionnant comme controle de la royauté et inspirant ce qu'on
pourrait appeler le trihunat des prcphctes, sur les Iluctuations
de la tbéocratie alternant avec l'uristocratie et la monarchie en
J udée. (V, Pastoret, llistoire de la Uf¡ islaiion, t. lII.)


el Absolu SOUS Moise, dit- il, le gouvernement sembla prcnclre une
forme aristocratique sous Josué, et plus encere sous les jugos; il
la conserva jusqu'a Saúl. Le trón« devint lJéd'rlitairo SOl1S les suc-
cesseurs de David, mais la monarchie qui s'affermissait par le pou-
voir, d'ahord divisé par une insurrection , vacilla ensuite dans sn
marche el dans ses cílets, suivant que les eíícrts des prótres p0111'
en rivaliser la puissance étaient plus OH moins heureux ; et les
Juifs, tour a tour protégés el vaincus par Babylone el par I'Egypte,
et tour a tour inñdéles aux rois de ces dcux ernpircs , íinirent par
étrA esclaves d'un peuple étrangcr, eux qui avaient toujours rerlouté
u'eLro vassaux el tributaires. » (TlJid., t. lIT, JI. 170.)




ET DES INSTITUTIONS POLITIQUES 271


ttieocnuiquc, et qu'on pourrait appeler rl'un 110m plus
exact, puisqu'íl s'agit au maine. habituellement ele gau-
vernements sacerdotaux, empruntant guelque force
au prestige religieux, mais 11e pouvant prétendre 1'e-
présenter ubsolnment la diviníté dans tous leurs
actes ('). .


,\lalg1'6 le caractere fortement autocratique eles sau-
verainetés musulmanes, il parait y avoir quelque in-
flnence théocratique dans leur organisation, au rnoius
considéróe dans le droit abstrait, sinon dans la pl'a-
tique habituelle du gonvernement (2).


A CUt{l de ces formes diversos et presque opposées
d'uníon intime entre les deux pouvoirs, il y a aussi
entre eux eles modes de vivre, eles accords, et pon1'


(t) Bluntschli, dans son Allqemeines Staaisreclii, t. 1, p. 291 et
su iv ., appelle la théocratíe idéocratie,


Il en signalo l'existence sous la forme absolue, chez les Éthio-
piens de Méroc, et SI)US la forme mélangée en h!'ypte et dan s
l'Inde.


Voltaire a (lit de In thóocratio rornaine :
Le trúnc cst sur l'autel , ct I'absolu pouvoir
Met dans les méiues ll1111118 le trónc et l'encensoir.


(2) (( Le sultan.jdit M. de Maistre, pcut étre déposé légalement
et mis tt mort par un décret do!'. mollas et des ulémas réunis , il ne
peut se dispenscr d'aller a la mosquee le vendredi; on a vu des
sultans malades fuire un dorniel' effort pour monter a cheval, et
tomber morts en s'y rendant , » (DIl Pape, livre lII, ch. IV.) Il est
conséquont á ce point de vue que le grand chérif de la Mecque
soit revétu d'une certaine autorité ternporclle sur tout le pa!!s
sacre qui compose son domaine. « Dans le Ka lifat, forme la plus
idóale du systórne de gouvernement musulman, les pouvoirs du
grand prétro et du roi sont réunis. Le Kalife est pape et empereur
en mérne tomps. La rcligion et le droit, la théologie et la jurispru-
dence ne sont pas suflisamment distingués. Les docteurs de la re-
ligion sont aussi 103 docteurs de la loi. L'islam se rupproche heau-
coup plus do la théooratie que le christianisme. » (Bluntschli,
p. 30·1.)




DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES
,


employer un mot spécial européen et moderne, des con-
cordais trés-divers (1).


Diverses combinaisons font intervenir le pouvoír
politique dans le choix d'une partie du personnel ecclé-
siastique ; d'autres bornent l'assistance politique envers
les cultes a certains secours budgétaires, le tout sauf
des devoirs réciproques également gradués, et dans
certains cas presque annulés, pour ce qui concerne les
obligations des ministres du culte, comme en Belgique
par exemple.


Enfin dans certains Etats, comme en Irlande, pon!'
ce qui regarde la majorité de la population qui est ca-
tholique, et dans les Etats-Unís de l'Amérique du Nord
pour tous les cultes, le pouvoir politique et le pouvoir
religieux s'ignorent pour ainsi dire, et vivent récipro-
quement dans l'indépendance la plus absolue.


Entre ces trois modes divers derelations, le choix ne
s'opére pas au hasard. Il est la conséquence de la
double nature de la Religion et de l'Etat en présence.


Dans l'antiquité, le principe religieux dépourvu de
généralité, et manquant d'une élévation suffisante dans
sa doctrine et sa morale, avait été presque constamment
attiré et subordonné par le principe politiqueo Il ne
pouvait en étre de méme en face de dogmes épurés et
de croyances imposées par la prédication courageuse et
méme par le martyre, aux résistances prolongées de
la société officielle.


(1) le premier concordat a été celui de Worrns, qui en 1122
termina la querelle des investitures, (André, Cours de draft canon.,
vol. TI, p. 327.)




ET DES lNSTITUTlONS POLITIQUES 273
Une grande religión moclerne a done cela de partí-


culier que, sauf le territoire restreint oú son chef
exerce une sorte de pouvoir a la fois religieux et poli.
tique, elle excluí le systéme de l'union intime, sous la
forme qui constituerait ses ministres les subordonnés
absolus du pouvoir civil (").


En présence du christianisme et surtout du catholi-
cisme, la seconde et la troisiéme base des rapports
entre la Religion et l'Etat, que nous avons définis, se
trouvent seules possibles.


En méme temps que la Religion a pris un esprit
nouveau et des formes nouvelles, l'esprit de la société
politique a eu des exigences variées et logiques dans
leurs divers príncipes.


Aucune monarchie fortement organisée par exemple
n'aadmis, anotre connaissance, l'isolement a son égard
du pouvoir religieux. La situation de la Belgique sous
ce rapport correspond a une sorte de muiunum dans
l'intensíté du pouvoir monarchique, dont d'autres par-
tíes de la constitution de ce petit Etat montrent aussi
la réalisation : de méme qu'en Angleterre, les liens de
l'Eglise et de l'Etat out pour ainsi dire acquís a cer-
taine époque le matxunum d'intensité compatible avec
les exigences de la liberté civile.


De méme que les monarchies fortes n'acceptent pas
I'isolement absolu des organisations religieuses, elles
ne peuvent se dispenser de les protéger et de les soute-
---~_ ..._--_. __._- .. - .-_ ....-.-- ------~------


(1) na~ke a dit : « Dans cette séparation de l'Église avec l'État
consiste peut-étre le caractére le plus élevé, la grandeur el la plus
éncrgique iníluence des siécles chrétiens. )) (llistoire de la Papauié,
traduite par M. IIailJcr, 1. Ier, p. 28.)


18




274 DES INSTITUTIO~S RELIGIEUSES


nir, dans une certaine mesure , en associant les prin-
cipes de la tolérance civile aux devoírs 'de l'assistance
exercée pour le maintien des croyances. Les dotatíons
budgétaíres, les dispenses du service milítaire pou1' les
ministres des cultes sont des manifestations de eette
protection.


La délégation considérable de pouvoir qui nppartíeut
aux monarques Iait que les peuples attendeut d'eux.
non-seulement la satisfaction de leurs besoins maté-
riels, mais encare celle de certains instincts de leur
conscience; et c'est dans l'accomplissement quelquefois
délicat C) de ce dernier devoir que les gouvel'ncments
puisent memo une partie ele leur force morale. Ils en
retirent d'ailleurs le double avantage ele voír coute-
nues les exagérations du zele clerical et ;du mysti-
cisme, tout en préservant la société civile des réactions
outrées de l' esprit laique GU de la tenc1ance a un maté-
rialisme économique exclusif (}


En sens ínverse, les démocratíes avaucées répugncnt


(1) « 11 est inadmissible qu'un pareil traité (le concordat) et de
tels rapports subsislent entre l'I~tat d'une part et un pape de l'au-
tre, si ce pape devient soit le sujet d'un prince étranger, soit une
sorte d'apótre enseignant de territolre en territoire, 11 seruit téiué-
raire de rien préjuger sur la durée indóíinio ou sur la fin plus 011
moins prochaine du pou voir temporel établi á Home , mais ce qui
est évident, c'est que le concordat suppose la perpétuité de c«
pouvoir et n'est nullement fuit pour une situation différentc. »
(Prévost-Paradol, La Franco nOHVI't!c¡ p. .2:39.)


(:!) L'état actuel de notre législation est considéré comme ayant
prorluit des effets favorables au cntholicisnio, par M. Charles
Dupin, qui, dans son discours au Sénat du .2D novembre ISG?, a
cm trouver un aceroissement relatif considérable de la population
cntholique ele la Franco par rapport u la population protestante,
en prenant les anuóes 1800 et 180S comme points de' compnraison ,




ET DES INSTITUTIONS POLITIQUES 27:5
souvent a contracter des liens trop étroits avec les in-
téréts religieux, soit par souci jaloux de la liberté et
de l'égalité qui souffriraient ele toute ombre de préfé-
rence pour une eonfession particuliére ; soit paree que
l'inamovibilité des fonctions religieuses est dans une
sorte de contradiction avec la mobilité des éléments qui
régissent la soeiété politiqueo


D'autre part, dans ces sociétés, le principe d'asso-
ciation a des ressources qui remplaeent dans l'intérét
des cultes les interventions officielles qui s'exercent
ailleurs. Aussi plusieurs publicistes ele nos jours ten-
dent-ils ademander clans notre pays comme dans l' Amé-
ríque du Norcl, la séparation de l'Eglise et deJ l'Etat.
D'aprés l'un d'eux: « l'Eglise catholiqne accepte cetts
situation en Angleterre et aux Etats-Unis, et elle a pu
se convaincre par expérience qu'elle pouvait l'endurer
sans dommage ... Cette recherche de I'alliance du pou-
voir temporel avec 1'espoir de la domination n'est done
chez l'Eglise catholique qu'une mauvaise habítude en':'
racinée par les síécles ; mais on ne trouve rien dans ses
doctrines qui 1'oblige Ü ee r61e C).» Toutefois la suite des
développements, auxquels se livre l'écrivain que nous
venons de citer, démontre les difficultés extraordinaires
du changement qu'il parait appeler de ses voeux. On
a dit quelquefois au snjet des rapports de la Religion
et de l'Etat en France que la loi devait y étre athée.
Sous le rapport ele l' organisation des cultes, il est plus
vrai de c1ire que la loi est théiste avec éclectisme, en sa-
lariant les ministres des divers cultes reconnus.


(1) Prévost-Parnrlol , La Franca noucelle, p. 240 et244.




276 DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES


Nous ne trouvons pas sans valeur eleux pensées ele
Benjamin Constant sur ce grave sujet :


« n n'est pas bon, a-t-il écrit, de mettre la religión
. aux prises avec l'íntérét pécuniaire, »


« Il en est de la religion comme des grandes rou-
tes; j'aime que l'Etat les entretienne, et encere qu'il
aisse a. chacun le droit de préférer les sentiers (1). »


y a-t-il entre les institutions religieuses et les insti-
tutions politiques d'autres rapports d'influence que ceux
dont nous venons de tracer I'analyse, et qui se ratta-
chent surtout aux relations en quelque sorte cxtérieures
des pouvoirs religieux et des pouvoirs politiqnes?


y a-t-il des religions qni repoussent ou engendrent
dans la société des formes politíques déterrninées , et
des états poJitiques qui éloignent ou íavorisent telle ou
te11e forme religieuse ?


Hors cette sisuation d'union intime entre l'Eglise et
l'Etat qui, créée habituellement par le despotisme, tend
de plus en plus Ü, s'affaiblir dans ses conséquences, et OÚ
la Religion et l'Etat sont en quelque sorte appropriés
l'un a l'autre, comme dans le mahométisme, quelque-
fois méme bornes dans leur empire et leur territoire
en quelque sorte l'un par l'autre, I'histoire montre en
générall'indépclldance reciproque eles religions et des
forees politiq nes.


Il peut se manifester accidcntellement des tendances
au rapprochement entre telle ou telle croyanee, et tello
ou telle organisation politiqueo Mais le spirituel et le
temporel eonservent toujours en dófinitive leurs droits,


(1) Pl'iJ)('i¡Jf's de potitiqu» ch. 17.




ET DES li'.bTlTUT1UNS POLlTHJUES 277


I 1" 'ad , l'A t ' 1'· . 1 1'1,tt re IglO11 ~ a', rcsse a ame e a avenir ( e romme ;
la politiquc a ses intéréts terrestres et présents.


Cellc-ci scnt 'Iuo son intórót est ele ne pas soutenir
ele luttcs avcc les consciences. Les religions compren-
uent qu'elles u'ont ríen ü, g'agner en risquant des con-
flits avec le fond des intéréts politiques d'une nation,


On se querelle sur les rapports extérieurs dans 1'01'-
dre social; avec le temps on se résigne ¡t se respecter ,


. ponr tout ce qui touche au fond me me des choses. Les
hommes sages reconnaissent une incompétence récí-
proqne des ministres de l'ordre spiritnel pour appré-
cíer pratiquement les besoins mobiles des sociétés, et
du pouvoír politique pour s'immiscer dans les ques-
tíons religieuses.


Il y a bien certaines tendances a rapprocher l' orga-
nisation ecclésiastique de l'organisation civile, et par
excmple l' esprit conservateur de I' Angleterre parait
avoir aussi fortement agi sur la forme de son organi-


. sation religieuse qne sur sa constitution politique.
L'{lglise anglicane sernble par rapport au catholicism«
quelquo chose d'analog ue ü ce qu'est la farnille ré-
guante dans la Grande- Bretagne depuis 1688, 1111e
véritable branche cadette de la dynastie précédente (1).
"~\Iais divers faits manifestent cependant d'une maniere
éclatnnte l'ind6pendance fondamentale, si je puis m'ex-


(') ..... As the misírcss of ti monarch's bed,
Hcr Iront erect with majesty sho bore ,
'[he crosier wielde.I and the mitre wore :


. Shew'd aífectatiou al' ¡ll~ uncient Iine,
And Iurhers' councils and churches' head
Were 00 her rev'rend Phylacteries rend ,


DRYDEN.




278 DES, INSTIl'UTIONS RELIGlEUSE~


primer ainsi, dans le monde chrétien, des constitutions
religieuses et des organisations politiquee.


Il y a no n loin de nous une Eglise qui ne reconnait
dans son clergé aucune híérarchie, et qui semble
faite tt l'image d'une république démocratique. Les
presbytériens d'Ecosse, aprés avoir, par quelques-unes
de leurs sectes, favorisé dabord le rópnblicanisme, ne
sont-ils pas cependant depuis longtcmps aussi soumís
aux sou verains du Royaurne-Uni que les épiscopaux
anglaís ?


Il Y a d'autre part une grande Eglise, qui a pour
ainsi dire un monarque électif et viager, nornmó par
une sorte d'aristocratie également viagerc, maís re-
crutée dans les masses sacerdotales.


Les sectateurs de cette Eglise vivent dispersés en
groupes plus 011 moins compactes sous presqne toutes
les constituiíons du monde civilisé, et on peut le dire,
si l'on fait abstraction de faits accidentcls et de mani-
festations 1'31'28, en paix avee les représentants de cp~·
formes politiques et diversos.


La flexibilité nécessaire et juste, qu'on peut constater
HU fond, en dépit de certains incidents et de certaíus
malcntendns, dans les rapports des religions, et de la
grar¡de Egli~~e oatholique en purticulier, avec les di-
Yel"p:3 formes qne revétcnt les iutéréts politiques, u'est
vas le l'Ósllltatd'un abunden de príncipes, et ne s'exerce
nullement aux dépeus des dogrnes religieux.


Il ne faut pas y l'egal'clel' beaucoup pour coustater
que les di verses ('glise::\ chréticnncs traceut des devoirs
a toute- les situations , a tous les rangs, a tontee. les


-




-


ET DI';S IN 8'lTL'UTION8 POLITIQUES 279


fonctions ('). « Dans notre pays méme, a-t-on dit avec
justesse, tout dóchiré qu'il est par le funeste antago-
nisme de l'Eglise catholique et de la révolution fran-
(Jaise, combien la religion ne procluit-elle pas ancore de
fruits oxccllcnts et ne simplifie-t-elle pas par son action
constante l'o-uvre si épineuse da gouvernement eles
hornmes ? Combien de mauvais instincts réprimés, de


. t' , d dé 1 Al'inauvuises ucnons prevenues, e· 8S0rc res empec les,
de soumissions obtenues au profit des lois et de I'ordre
génél'al par le moyen <1e la religion ? Et ce bienfait de
tous les jOUl'S s'opére sans faire g'rand bruit, sans atti-
rer méme notre attention, émoussée par l'habitude,
cur les sociétés finissent par profiter de ce miracle con-
tiuuel de la civilisation comme c1'un phénoméne régu-
lier de la nature (} »


e'est cette couicidence habituelle avec la saine mo-
rule, c'est cette généralité des conseils utiles, qui éma-
nent de la source rcligieuse, dont resulte l'influcnce
hnbitu-llemcut bienfaisante de la relirrion dans les so-


'-'


(1) Si, daus plusieurs pussages de livres religieux et dans saint
h11l1 par cxernple, on voit le príncipe d'autorité spécialement ap-
rnryé sur I'idúo religieuse, c'est d'une part, suivant moi, qu'il Iaut
pcut-ótr-o plus do violence mornle pour la soumission que pour la
revcndlonticn de l'indcpcndanoo, et ensuite que les livres en ques-
tion ont l~l/~ ócrits sous des constitutions trós-Iavoruhles au principe
11'autoriV'. Les puroles de suint I'uul dans le chapítrc XIII de I'Epi-
tro aux l lornains, duns lo chap. III de l'Epitro a Tite, et celui de
i.aiut Picrre .luus le chup , 11 110 la PI euiiero {~pitn;,peuvent étre
uppréciés jusqu'a ceríu iu point, cornme le sernient a cette époque
des textos do jurisconsultos Jo lErupire roiuain .


(2) Prévost-Paradul, La Frunce nouvelle, p. 3&3. (Voyez aussl
l'Esprit des Loís, liv , XXIY, eh. VI )




280 DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES


Le catholicisme et le christianisme reconnaissent les
droits de l'autorité dans la famille de l'Etat, mais en
suivant les formes constituées dans chaqué pays C).
I1s reconnaissent d'autre part les droits de la liberté et
de la fraternité humaines.


ce Les nations chrétiennes, a dit un contemporain (2),
n'ont pas recu I'esprii de sercitude (3). L'égalité
oú elles sont parvenues a aboli l'esclavage, et ne se
soumet qu'a certaines conditions écrites ou non écrites.
L'Evangile, en proclamant la fraternité humaine, a
établi que tous les hommes ont droit a la justice. La
véritable justice , dit saint Augustin, n'existe que dans
la République dont le Christ est le fonc1ateur . .Te puis
en effet lui donner le nom de République, puisqu'elle
est incontestablement la chose du peuple C). »


Un des effets les plus incontestables des maximes re-
ligieuses est d'accroitre chez les hommes le sentiment
de leur responsabilité, et de modérer leurs désirs par
la perspectiva d'un avenir plus éloigné, dont l"attente
opere dans leur esprit une diversion utile aux entral-
nements qui compromettent la moralité Inunaine.


------------------------


(1) L'esprit de la société politiquc rejaillit sur les formes du
culte . Le Turc soumis au dcspotisme multiplie ses génuflexions et
ses prosternations sur la natte de 80S mosquees, et les catholiques
méme des contrées orientales ont aussi dans les églíses une tenue
plus inclinée que celle des peuples occidentaux.


(2) De Bacante, Étudcs liuéraircs, p. 3S0.
(3) Saint Paul . Je pense que c'est le verset ler du chapo v de


l'Epitre aux Galates que M. de Barante a en en vue : « Siete el
nolite iteruni jugo seroituiis contineri, )) ou le verset 13 du méme
chapitre : \( Vos el1 fm in li bertatem rocati estis [ratres. »


(-') Cit,: de Dieu,




ET DES INSTITUTIONS POLITIQUES 281


Les religions contribuent a l'Iiygiéne morale de no-
tre espécc. Elles fortifient et protégent SeS développe-
ments ; mais elles ne l'cnchainent pas ~t un état partí-
culier d'organisation politique C). Elles excluent ou
circonscrivent certains ressorts violents, maís ~ans sa-
crifíer aucun des droits de I'humanité,


Si les religions et les formes politiques sont en gé-
néral susceptibles de coexister dans des combinaisons
trés-diverses, il y a cependant des lurtes assez fréquen-
tes oü les représentants de I'esprit religieux se trou-
vent engagés, non pour le fond des doctrines, mais a
raison surtout des rapports extérieurs et en quelque
sorte officiels, qui unissent les pouvoirs spirituel et
temporel.


L'attraction puissante que les constitutions monar-
chiques concentrées exercent sur l'organisation reli-
gieuse, qu'elles tendent a plier, et en quelque sorte ~t
disciplinar S0118 leur infinence, s'est manifestée haute-
ment dans l'Europe moderne, a l'époque OU des pou-
voirs politiques forts .y ont remplacé l'organisation
moins concentrée du moyen-úgr.


A10r8, a l'indépendance souvent dominatrice da Pon-
tife rcmain, on a vu succéder une tendance des Etats
catholiques h se détacher de Rome, tantót en poussant
jusqu'au schísme, tantót en organisant un systóme nou-
vean de relations entre l'Eg1ise et l'Etat. De la est né en


e') Sí 10 Saint-Siége rornain avait jamais, par exemple, aucune
velléité de rédiger un Code politique général, comment pourrait-
il trouver des formules qui convinssent également aux Etats-
Romuins, á l'Italie, a Id France, a l'Irlande, a la Pologne, a
I'Amérique ? .




282 DEt:! INs'nTUTlO1'\t:! ltELlGmLJ8B~


France ce qu'on a appelé le gallicanisme, quiconsti-
tuait ala fois al'égard du siég'e romain certaine índé-
pendance duclergé, cornme par une sorte de sentiment
aristocratique ou méme démocratiquc ('), mais qui
entrainait aussi, a raison de la forme du ponvoir poli-
tique régnant, une grande sujétion de ce méme clergé
tt l' égarcl du pouvoir civil (2).


Sous l'influence ele cet ordre d'idées, certains droits
d'élection aux elignités ecclésiastiquos out fait place tt
une organisation qui n soumis plus étroitemcnt ll~ clcrg{>
a 1'action de l'Etat, et les fractions (le la grande Egli:::;('
catholique ont sernblé prentlre un caractere plus na-
tional dans certains pays. C'est ce qui s'cst produit
tout au moins en France, ponr cetro célebre Eglise gal-
licane, placee, suivant l'expression de Gibbon, entre tes
uitromonuune el les protestante,


Dans cet état ele rapprocherneut avec 11::' ponvoir
civil, on a vu l'affuiblisscmcnt du ponvoir central
catholique se comhiner a'lec des immixtions parfoís
choquantes du pouvoir 1cúq!le dans los affaires ccclé-
siastiques e). L'intolóranco a 111(>1110 pn sortir <1(> Cí';:';


,1) En employant avec une extreme réserve l'expression de l1L'-
mocratie, par rapport a l'espéco de subordinution prononcée el!
1G82 du pouvoir du Pape a celui des Conciles universels et des
Canons et au consentement do l'Egliso, jo tiens a indiquer que
M. de Maistre a vu la déniocraiie rl'!iyil'lIsc dans l'csprit qui con-
duisait Port- Royal atraduire les OJliCI)S tlivins el l'Ecriture t\iJilltl'.
(De l'lfj{isc fja[l¡'canc, p. 52.)


(2) Fénelon a dit : « Les lihertés de J'l'~c;ljsu gullicuno ~Oí¡j dc
veritables servitudes ... Le roi , dans la 1'lnliljuI', hl plus chef de
lEglise que le pape el! France . Nos JILertés it U'¡:'üld du lJal~I(~
sont des servitudes a I'égard du roi.» (P. zru, lettre du 3 mili JiI\'.)


(3) Voyez ce que dit 1", sptrituel ultramontain dI' Maistr« des




ET DES lNSTlTU'l'IO~D POLITIQUED 283


rapprochements; et il n'est pas sans intérét pou!' un
historien de mesurer la conrte c1istance qui sépare par
exemple la déclaration du clergé de France en 1682 de
la révocation de l'ódit de N antes en 1685.


De la, entre l'org'anisation politique de l'ancienne
sociótó et la hiérarchie catholique, des solidarités dont
les canses et les effots ne sont pas, en divers pays, corn-
plétemcnt effacés,


Aussi, lorsque les idées démocratiques ont surgi en
Frunce il la fin du siecle demier, elles se sont trouvées
morncntanément en opposition asee les intéróts tempo-
rels, l'éducation, les affections, et la maniere de voir
du clel'gó catholique, non par suitc d'une incompatibi-
lité radicale de la doctrine religieuse avec telle ou telle
forme politiqu«, mais a raison de ces liens nombreux
de tradition, d'assistance mntuelle et de syrnpathie,
qui sont tonjonrs si puissants dans les affaires con-
duites par des hornmes.


Cenx (luí ne croieut pns ü la po-sibilité d'antago-
llí;-:,lllL'S pcrmnueuts, entre les religions et les formes
politiques, pourraíent faíre remarquer I'influenco que
l('S changemcnts politiquea de l'Europe out ene tI CC'l'-
tuin deg'l'é sur la constitntion de l'Í~glise catholiquo
clle-rnéme.


L'ül'ganisation un ponvoir central de la hiérarchie
catholique sernble 8'6tr8 fortifiée ~L l'époque oú le prin-


Parlemonts qui « Iinircnt pUl' violer les taheruacles el en urracher
» lEuchuristio pour I'envoyer uu milieu de quatre baionnettes chez
)) le malade obstiné qui, ne pouvant la recevoir, avait la coupable
)' audace de se la faire adjug-r. Il IDe l't'gliSf qallicane, p. 16.)




284 lJES lNSTITUTlONS HELIGlEUSES


cipe monarchique héréditaire comrncncait a s'ctablir
en Europe. C'est au xi'' sicclc que I'ólcction des papes
a pris un caractére plus exclusivernent rcligieux, et
que l'organisation du clergé catholíquc, agrandie par
(les pensées d'influence européenne, s'est considérahle-
ment concentrée et hiérarchisée.


Avant cette époque, le Sonveraín Pontife était choisi
surtout comme évéque local de Rome (1).


JI a été depuis lors élu dans un collégc dans lequel
ont été appelées plusieurs sommités ecclésiastiques de
l'Église enticrc.


Un effet inverse s'est proc1uit aprós quelques siecles,
et l'époque des monarchíes absolues opera une soríe
de décentralisation passagcre dans l'organisation poli-
tique du catholicisrue. La centralisation ya repris plus
tard son cours sous le nom J'ullrarnontanisme,. mais ce


(') Un auteur récent rapporte que Serge II (841) fut élu par
l'assemhléo des ¡J¡'oC('J'{'s, des optimates et de tout .le pouple 1'0-
main. (1'11(' hisiors¡ o!' ihe Papal Slalcs, par Miley, 1. Ir, p. (lO.)


En 10-18, suivant le mérne écrivain, on voit Bruno élu pape dans
un synode allernand, et accepté par le sacré collége el le
peuple romain assemblés a Saint-Pietre (Miley, p. H4). Le con-
cile de Latran, en 1059, pour éviter les influences sirnoniaques,
aurait décidé que les cardinaux dcvaicnt avoir la principale auto-
rité dans l'élection des papes, co qui aurait été confirmé en 11(JO
par Alexandre In. Le concile n'aurait pas supprimé eníierement
le droit de confirmation de l'Empereur el certain droit accessoirc-
dapprobatíon par les Jaiques (Miley, p. 451 et !¡(jl, pt l'Encyclo-
pédic du XIX" siécle, tome G.) -En 11 H, dans le concile .le Lutrun,
Alexandre III aurait ordorn.é que IG sullruge des deux t iers des
cardinaux seruit suffísant pour l'élection des papos.


Ce serait une histoíre curieuse c¡u~Glie des divers ruodes d'l'lec-
tion des papes et du développement successif de l'institution el
des attríbutions du sacre collége.




BT DES LNSTITUTIONS POLITIQUES 28¡)
changement, dont l'cxagératíon aurait ses dangers,
s'est opéré en entraluaut une moindre intirnité dans
les liens entre 1'Eglise et l'Etat, ce dcrnier en génél'al
étant constitué d'une maniere plus libérale ; de sorte
que la ceutralisation catholique a eu pour point de dé-
part au moyen-áge une sorte d'empire, et semble devoir
aboutir comme rósultat final au reláchemeut successif
des liens de l'Eglise avec les pouvoirs temporels. Le
sort de ce dorniel' mouvemeut est lié probablement,
dans certaine proportion, a la destinée da príncipe
monarchique en Europe.


A mesure que les liens de 1'Eg1ise et de l'Etat se
distendront, sans se rompl'e encore de longtemps, est-il
impossíble de supposer que le caractere représentatif',
attribué an Sacré ColJége par rapport aux di verses
parties du monde catholique pourra étre mieux affirmé
par une répartition du nombre des cardinaux, propor-
tionnelle al'importance des populations des divers pa'ys
spirituellement soumis au Saint-Siége, et désormais plus
rapprochés de luí par les mo,Yen;;; de communication et
par l'assimilation des relations communes? Est-Il chi-
méríque <le supposer que I'ultramontanisme lui-méme,
avec une papauté moins exclusivement italienne et
plus llnivcJ'selle el Iiumoine (1), pourrait ainsi avoir en
quelque sorte sD: transforrnation lihérale? Ce serait
d'autunt plus rationnel que les grandes assemblées clé-
Iibérantcs de l'Eglise catholíque, interrompues avec les
assemblées politiquee du moyen-ág e, semblent Re ré-
veiller dans une époque caractérisóc clepuis 1789


(') Carrcspondant ilu 10 octobrc 1SGD, pagn 25.




~(j DES INS1'ITUTIONS nELIGmUSES


comme une époque ele discussion publique, et qu'aínsi,
par une dix-neuviéme convocation, les conciles cecumé-
niques semblent prendre Ü peu prés le pas eles siecles (1).


Il n' est clone pas absurde d'imaginer que la consti-
tution de l'Eglise catholique poul'ra recevoír quelques
modifications dans l'avenir, comme elle en asubies dans
le passé, et que certaines des causes qui ont favorísé a
la fois la centralisation administrative, et aussi les dé-
libérations générales dans la société politique, se feront
sentir avec quelques i-ésultats particuliers dans l'orga-
nisation de cette grande ég~ise (2).


En présence de ces réactions éloignées mais percep-
tibles, entre les phases de la vie politique des nations
chrétiennes et celles ele leur vie religíeuse, nous cro'yuns
nécessaire de distinguer en ces matiéres délícates les
luttes accidentelles et transitoires, et les malentendus
dictés par les situations locales, d'avec l'esprit pro-
fond et vivace des institutioris religieuses, qui est, sui-
vant nous, d'accompagner res nations dans toutes les


(1) L!) prochain concile n'est le dix-neuvióme général qu'autant
qu'on nc conrpte point comme tels les conciles de Büle et de Cons-
tanee, que quelqnes auteurs considérent cependant comme
devant étre compris au nombre des conciles tecuméniques géné-
raux , auquel cas le prochain concite général serait le vingt et
unieme .


(2) On peut se demandar si plusieurs des passages du Syllahus
du 8 octobre 18(JIt, quí ont choqué un granel nombre d'oreilles írnn-
~aises et dont l'ensemble n'a pas été recu en Frunce, ne sont pus
dictés par les traditions de la papauté temporelle. Telles sont les
propositions n- 24, revenrlíquant pour l'Eglise le droit d'employer
la force, et n- 78, condamnant l'excrcice des cultes dissidents duns
les pays catholiques. Un tres-grand nombre d'autres propositions
du Syllabus se rapportent a la société civile consldérée dans ses
rapports avec l'Eglise, et sont la revendicatíon des droits les plus
(·tenllus pour l'Eglise.




El' DR8 TNRTTTlJTTONS POLITIQUES 287


pliases de leur existence, et d'assurer aux constitutions
politiques les plus diversos l'assistance inc1irecte, dont
les g011vcl'nements qui s'adresscnt le plus exclnsive-
ment tl, la liberté et tt la responsabilité de l'homme
doivent, moins que tOLlS les nutres, clédaigner l'utile et
salutnire concours (1).


Lorsquc le fe' 11c1atem' el u cliristianisme a posé, dans
la hiérarchic ele ses sectateurs, le príncipe du sercice
suhstitué h l'antiqne et égo"iste principe de la domina-o
lion e), il a presque fondé, sinon une politique nou-
vellc, dn moins un esprit politique nouveau, a cótó
l1'nn8 rcligion nouvelle aussi ; et il a institué une regle
rlont dórivent le pcrfectionnernent de toutes les formes
(le pouvoír, I'exclusion de tous les absolutismes mal-
faisauts, et ponr ainsi dire certaine moralisation assi-
milatrice des divers types ele g·ouvernement.


(1) Ces ligues étaicnt écrites lorsqu o j'ai rencontré dans la Leurc
dnn prélat, parlunt de l'Eglise catholique, les observations suivan-
tl'S: « 'I'cllo cst la profondcur et la Iéconditó de ses dogrnes et tel
aussi le cnracterc expansif ele sa coristitution , qu'elle ne sera jarnais
t11'~l'ilS~('U par aucun progres (le la sociétó hurnaine, et qu'elle peut
vivre SOl.lS tous les n"gimes politiques sans rien altérer ele son sym-
holc , <;\10 tire L1e son trésor , commc dit Notre-Beigueur, de siecle
en siécle et selon les besoins des temps, des choses anciennes et
.los choses nouvelles, De ilicsaur« S{IO ln'o(l'I't nova et velera; et
vous la trouvercz toujours préte a s'adapter ü toutes les grandes
translormations sociales, ct a suivre I'humanité dans toutes los
phascs (le son cxistcnce. )) (Lcilre Sil!' le [utur concite ecuniéniquc,
j mr Mgr l'évéque d'Orléans. París, 1868, p.38.)


1\1. de Pradt avait moins ele foi dans la vitalité et aussi dans la
souplessc de l'orguuisation catholique, quand il écrivai t elans l'avant-
propos eles (Jllall'c Goncordais : « Si Horno se met en harmonie
uvcc son temps, elle durera autant que le temps ; si elle se place
en dehors, elle y restera. 11


(.!) Voyez l'Evangile ele saín t Mntthieu, ch. xx, versets 25, 26 et 27.




CHAPITRE NEUVIEME.


DE LA POLITIQUE INTERNATIOKALE C).


L'art de la politique internatiouale, c'est-ü-dire l'on-
semble des moyens par lesquels les négociations
peuvent devenir plus fructueuses, les secrets diploma-
tiques peuvent étre surpris, ou certaines cornbinaísons
de forces peuvent étre réalisées par des expédients heu-
reux, cet art ne peut, quel que soit son prix, rentrer
dans les vues générales de la scicnce politique ínter-
nationale.


Il s'agit plutót, pour HOUS, d'étudier sous ce chef les
grands mobiles des relations extérieures des peuples,
et aussi les principales manifestations de l'action réci-
proque que les nations peuvent exercer les unes sur les


(1) En parlant de la politique internatlonale, nous ne eomptons
point emhrasser tout ce qui est eompris dans la science du droii
international, et spécialernent dans ce qu'on appelle le droit in-
tcrnational privé, peut-étre mieux déflni par l'un des auteurs qui
s'en sont occupés: le réglement des Conüiis cnirc les lois de di]:
('él'enlesnations en inaiierc de tlroit privé, (V. le Traite de
droit intcrnaiicnal publié par M. Fmlix, revu et augmenté, par
M. Demengent, París, 1Súú, 4e édition.)




DB LA PULITl\JUB lN'1'BHNATlONALE 289


autres : (( La diplomatie, a-t-on dit avec assez de jus-
tesse, est la science de l'harmonie entre les Etats; son
but légitime est de conduire le genre humain a la di-
vision en nations, la plus réguliére et la plus favorable
au libre développement des individus, et d'établir entre
ces corps divers, les rapports les plus pacifiques et- les
plus propres aleur perfectionnement mutuel C). »


Les intéréts fondamentaux de la politique interna-
tionale se rapportent au territoire des Etats, quelquefois
aussi, a la prépondérance des idées, au commerce, je
pourrais ajouter aux sympathies de races, si ces
sympathies n'aboutissaient en général a des intéréts
territoriaux.


Les íntéréts territoriaux des nations se réferent"~
g'énéral a la possession de certains" espaces, habituel-
lement compacts, qui assurent aux divers membres de
la nation leurs relations mutuelles et leur indépen-
dance. Pour les Etats ínsulaires, certaines questions
territoriales importantes ailleurs ne sauraient exister,
Ces Etats ont des circonscriptions limitées par les mers
et sur le contour desquelles aucune difficulté n'est pos-
sible. n en est tout autrement pour les Etats conti-
nentaux entre lesquels certains territoires sont parti-
culiérernent disputes. Il s'agit tantót d'une meilleure
ligne de défense a acquérir ou a conserver, tantót
d'une íssue sur telle ou te11e mer, tantót d'une source
de richesse agricole ou índustrielle as'assurer.


A ces causes de litige, en quelque sorte isolées, se
sont réunies quelquefois des causes plus générales. Le


(1) Encyclo¡>tdie nouoelle, etc. París, 1833, VO Diplomatie.
19




290 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


développement inégal des peuples, le talent de leurs
chefs, les forces différentes de leurs armées ont rendu
certains d' entre eux menacants pour l'ensemble de
leurs voisins.


Ces rivalités qu'ont accrues longtemps l'ignorance
reciproque des institutions, et le sentiment de l'hosti-
lité al'égard de 1'inconnu, sont écrites su)' plusíeurs
pages de l'histoireen caracteres de sango


Sont-elles susceptibles d'étre gouvernées par l'em-
pire d'un droit? Il est difficile a l'esprit humain de se
refuser a cette esperance, et cependant sous des con-
ditions qu'il est sínguliérement malaisé, et peut-étre
impossible, de definir d'une maniere parfaite.


Le droit politique est en effet infiniment plus mo-
bile que le droit privé.


Sans doute, il y a dans le droit privé des principes
que le cours des temps infiuence, ou modifie dans leur
application : comme le principe de la puissance pater-
nelle par exemple. Maís on y trouve aussi des princi-
pes qui, cornme celui de la propríété fonciére, sont
revétus d'une espéce d'immutabilité. Le Dieu Termo
est aussi solidement assis sur son autel rustique, de nos
jours que dans l'antiquité.


Mais le droit politique semble formé sur d'autres
fondements : « Il n'y a, pour ainsi dire, pas d'injustice,
a-t-on dit (2), qui n'ait été un droit pendant une du-
rée de siécles, » et sur l'échelle la plus étendue , il y a
un auteur qui a énuméré, non sans motifs, acette occa-


(1) Preussisctie l ahrbúcher . Juin, 1866, p. 643 et suiv. Article
de M. Zeller sur la poli tique dans ses rapports avec le droit,




DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE 291
sion, diversas institutions aujourd'hui périmées : telles
que l'esclavage, la traite, la polygamie, la piraterie,
les sacrifices humains, le supplice des hérétiques et des
sorciers, la torture, la censure, le régime des corpora-
tions industrielles. L'écrivain pense méme que certaínes
de ces institutions, la derniére, par exemple, ont eu
leur utilité temporaire, comme en avait une elle-méme,
dit-il, la représentation par Etats, au moyen-áge,


Cette mobilité progressive de plusieurs branches du
droit public parait plus marquée encore dans les regles
relatives aux relations internationales.


Gil fixer ici le droit véritable, entre une stabilité
des limites internationales analogue a celle qui régit
les possesseurs d'héritages voisins, et le caprice indé-
fini des conquétes et des envahissements au gré du
plus fort.


On peut cependant ici entrevoir quelques príncipes
obscurs aplacer entre ces deux extremes.


Il pent arriver qu'il y ait un intérét réciproque
pou!' certaines populations séparées a étre réunies, et
pour certaines populations réunies a étre séparées C).


On reconnait que certains agranclissements peuvent,
suivant les temps, motiver des compensations pour des
Etats placés dans le voisinage de ceux qui ont subi de
granc1s accroissements.


Le difficile est ici de trouver des príncipes ayant
l'élasticité suffisante pour faire apprécier, au milieu
de la complication infinie des faits, la nécessité et la
mesure des changements devenus utiles.


(1) Preussisrhr Jalsrlnicher . Juin, 1866, Id., p. 664.




292 DE LA POLITIQUE lNTERNATlONALE


Dans la constitution intérieure d'un Etat, la force
révolutionnaire intervient souvent, parfois il est vrai
quand la patience eút pu obtenir les résultats que
l'action violente anticipe.


Dans les relations extérieures des Etats, il semble
que pour effectuer certains changements profitables,
l'intervention de la force a étó encore plus inevitable.


Quel sera le juge des tendances des peuples ase
réunir ou ase séparcr, du besoin allégué par une na-
tion de compléter sa force, pour conserver sa considé-
ration extérieure et accomplír sa mission sociale dans
l'humanité?


Buts prestigieux qui peuvent á la fois étre allégués
par la sincérité et le mensonge, et qui n'ont pas de
juge possible : étant nécessairement repoussés par le
droit positif, expression légale de la stabilité que ces
aspirations tendent adétruire.


Dans ces collisions du droit positif et d'un droit su-
périeur aussi c1ifficile a. nier qu'a definir, il est malaísé
de c1ire formellement, qu'il y a c1'un coté le c1roit et de
l'autre l'injustice : « La solution violente, a-t-on dit,
intervient cl'autant plus c1irectement qu'il y a collision
entre les droits et les íntéréts, et quelle que soit la
décísion, on peut étre sur en toutes circonstances qu'il
y a des sacrifices sensibles á faire, des souliaits légi··
times a abandonner : le bien qu'on pourraít attenc1re
s'acheto par beaucoup de maux et d'inconvénients C).


Comme le prétencl méme l'écrivain que nous citons,
les intentions ne sont pas toujours dnns ces conflits en


Ci) Prcussisctie Jahrbicchcr, ta., p. GMI.




DE LA POLlTIQUB INTERNATlüNALE 293


rapports avec les droits, et des pensées blárnables peu-
vent donner naíssance a une politique juste et salu-
taire (1).


« Oui, ajoute encore l'auteur de ces réflexions, il y a
une responsabi1ité effrayante pour l'homme d'Etat qui
entreprend d'enfreindre les loís et les traités par des
moyens violents ; mais une politique mure pour sa
táche ne doit pas recule!' d'effroi devant cette respon-
sabilité, s'il n'y a pas d'autre moyen pour donner ou
conserver aun peuple les conditions indispensables de
sa vie politique, et si ses droits naturels ne peuvent se
réaliser qu'aux dépens du droit positif e). »


Pour pallier cette obscurité redoutable da droit in-
ternationaI, on a imaginé une théorie qui est loin
d'étre une regle applicable a tous les différends, celle
de l'équilibre général de la force des Etats.


Ce qu' on appelle de ce nom n'est pas susceptible de
définition exacte. Si les Etats en relation mutuelle
dans une partie da monde pouvaient étre ramenés a
deux, le probleme de I'équilibre international consiste-
rait a pondérer d'une facon égale le territoire et la
population de ces deux groupes.


Maís les nations sont nombreuses; elles peuveut
réunir 1e111's forces d'une maniere arbitraire, et il n'y
a pas d'équilibre que certaines coalitions ne puíssent
rompre.


Le résultat des combinaisons fondées sur I'équilibre
mutuel eles forces entre les diverses nations est elonc


(1) Preussische Jahrbticner. Id., p. 800.
(:!) lU1:cl., p. Gi8.




294 DE LA POLITIQUE INTEltNATlUNALE


nécessairement fautif, s'il n'est aidé par la modération
et le sentiment du droit chez le plus grand nombre des
Etats .


Je doute qu'il soit possible de donner aucune base
aux théories d'équilibre international dans d'autres
termes que ceux-cí :


Aucun Etat ne doit étre plus puissant que tous ses
voisins réunis. On peut avoir recours a la force, non-
seulement ponr repousser une agressíon présente, mais
encore pour garantir la sécurité de I'avenir.


Dans ces termes, il est aisé de voir que l'idée vague
de l'équilibre entre les forces des Etats ne suffit pas
pour combler les lacunes et dissiper les obscurités, qui
arrétent dans la recherche cl'un véritable droit inter-
nationa1. Cet équilibre n'est qu'une partie des aspira-
tions de la diplomatie.


« L'équilibre politique, dit Eugéne Ortolan, con-
siste a organiser entre les nations faisant partie d'un
méme systéme une telle distribution et une telle op-
position de forces, qu'aucun Etat ne s'y trouve en me-
sure, seul ou réuni a d'autres, J'y ímposer sa volonté,
ni d'y opprimer l'indépendance d'aucnn nutre Etat;
et s'il est exact de dire que l' équilibre de forces di-
verses s'obtient par la combinaison de ces deux don-
nées, l'intensité et la direction, on reeonnaitra qu'entre
natious l'intensitó se ('0111p08e ele tous les élérnents
quelconques, matériels 011 immatériels, qui sont de
nature ü constituer la puissance, le moyen efficace
d'action ; quaut a la direction, elle se determine par
I'intérét. Il fant done combiner la distribution des
divere éléments de puissance et les rapprochernents OH




DE LA POLITIQUE INTERNATIÜNALE 29!J
les oppositions d'intéréts pour créer dans un groupe
ele nations, tt un moment donné, un état d'équilibre,
en ne perdaut pas de vue l' extreme mobilité des élé-
ments de puissance, et surtout des íntéréts, Chaque
jour ils peuvent se modifier, et l'équilibre courra le
risque de s'altérer par ce qui augmentera ou dimi-
nuera les uns, et viendra unir ou diviser les au-
tres C). »


Malgré eette explieation savante de l'équilibre in-
temational, n'est-on pas obligé de reconnaitre tout ce
qu'il y a de défectueux dans le caleul de la direetion
des torces, appréeié souverainement d'apres I'intérét,
si mobile ele sa nature ? Q


Essayons done de lever un coin du voile qui recouvre
-la légitimité intime de certaines aspirations ótrangéres
au systeme de eet équilíbre un peu artifieie1.


Nous l'avons déja dit, les relations reciproques des
nations ne peuvent étre absolument circonscrites dans
les regles it la fois timides et strietes du droit de la
propriété pri vée.


Le progrés des príncipes civilisateurs, la formation
de gronpes favorables aux développements de la so··
ciabilité humaine, ne s'enferment pas dans les lignes
rigides qui réunissent des bornes convenablement pla-
cées entre deux héritages.


L'honneur J'epousse le déplacement de ces signes
protecteurs du droit privé; l'honneur a couronné les
chefs de quelques Etats qui ont ag-randi dans certaines
circoustances le territoire de leur puissance.


(1) E. Ortolan, lJes mouens d'acq/(el'il' le domaine iniernationiü.




296 DE LA POLlTIQUE INTERNATlüNALE
Non, la mobilité constante des répartítions de la


géographie politique n'est pas le résultat d'une série
d'accidents tous dépourvus de légítimité, et il est tout
ala fois contradíctoire dhonorer certaines ceuvres du
passé, et de poser des príncipes qui ferment toute am-
bition al'avenir.


Dans l'intérieur des Etats, les constitutions sont jus-
tement assujetties a ~ne loi de perfectibilité dont le
méprís pourrait se heurter contre des sanctions re-
doutables,


Dans les limites et les relations extéríeures des Etats,
iI est impossible que le progrés de la société humaine
ne soit le fondement d'aucune aspiration a des change-
ments légitimes.


A nos yeux I'humaníté a droit de désirer, sous cer-
taines conditions et réserves, le perfectionnement des
forrnations ethnographiques et géographiqnes connues
sous le nom de nations.


e'est la l'une des principales questions qui doivent
préoccuper la politique appliquée aux relations exté-
rieures des Etats. L'intervention ele la liberté elans le
réglement de la destinée des peuples perrnet de placer
cette ambition sous un autre patronage que celui de
l'esprit de violence et de conquéte. Nous essayerons de
jeter, surtout d'aprés l'histoire, quelques lumiéres sur
la formation des natíonalités.


Les colonies , trait d'union entre des civilisations
différentes, et qui ont souvent transplanté au loin les
institutions d'un monde plus ancien, sont un second
objet que nous aurons a observer et a approfondir.


Il faut ajouter a ces grands sujets l'étude des fédé-




DE LA POLlTIQUE INTEHNATIONALE 297


rations politiquea, éconoruiques et commerciales qui
rapprochent les nations différentes, et qui sont tantót
la préparation, tantót le remplacement d'agrégations
plus completes.


Quelqnes recherches sur la guerre, supréme et rare
moyen d'accornplissement de certains progrés, qui se
rattachent á I'achevement rl'une nation ou d'une fédé-
ration, ou tL l'obtention de traites, ou á la fondation
de colonies útiles, enfin Ü, divers résultats civilisateurs,
seront le dernier objet traité dans ce chapitre.


SECTION r».


DE LA FüRMATION DES NATIONS.


Nous abordons, par rapport au groupement des
associations humaines, un principe qui joue un grand
role dans les considérations du droit des gens de notre
siecle (1).


Les popnlations formées en corps permanents liés
par des circonstauces, des syrnpathies et des nécessités
cornrnunes, ont un nom qui caractérise en quelque
sorte leur virilité ; elles s'appellent suitums,


(1) M. Heverony Salnt-Cyr, auteur de I'E.ramen critique de N-
quilibre social européeti (Paris, 1820), expose et commento,
p. 208, le plan de républiques générales qui so fonderalent
principalement sur les origines des peuples, leurs idiornes, Ieurs
tempéraments analogues et leurs formes géographiques actuelles.
Il y englobe l'Autriche el la Prusse entiere dans la Ilépublique
teuionienne .


L'abbé de Pradt, dan s son ouvrage sur le Congrés de Vienne, a
dit aussi, p. 48 ;


« Nationalité, vérué, publioité , voila les tr ois drapeaux sur les-
quels désorrnais le monde prétend marcher. ))




298 DE LA POLlTIQUE lNTEHNATIONALE


Leur formation sous ce nom est l'ceuvre du temps,(, n y a, comme on l'a dit avec raison, un nombre
ímmense de nations qui sont encore comme des nuages
et dont les premiers noyaux ne sont pas mérne for-.
més (1). J) Lorsque les cadres d'une nation sont nette-
ment dessinés, il faut souvent de longs labeurs pour
achever sa constitution et son affranchissemcnt, SOIlS
la forme d'un Etat séparé. Quelquefois un Etat róunit
des nations distinctes; quelquefois une méme nation se
divise en plusieurs Etats. Les Etats sont soumis ~l heau-
coup plus de variations que les nations ellcs-mémes.


Un écrivain italien a consideré I'iudépcndance 11(1-
tionale, qu'il a appelóc etrucarcliui, comme le fonde-
ment de tout Etat régulier, en dehors duquel íln'y a de
possible qu'un régime militaire.


« Tant gu'un Etat, dit-il, n' est pas réintégré dans
son unité matérielle, d'oú nait un équílibre naturel
entre les nations, la monarchie tcmpérée, dont nous
avons tracé le plan, ne peut convenir (2). »


11 y a quelque chose dans cette observation qui se
ressent des anciennes aspirations d'un peuple, trés-isoló
~t la fois par sa Iangue et par la forme de son territoire
du reste de l'Europe, et que les vicissitudes de l'his-
toire et nn ensemble de circonstances particuliéres (1)


( 1) Encyclopédie noucellc, VO Diptomaiie,
(2) Romagnosi : Delta Scienza delle Cosiituzicni, Firenze, 11;[¡O,


p. 227.
<.3) En lisant ecuo appréoiation du caractóro Jogi(IUO et nuturcl,


suívant moi, de l'unité italicnnc, plus d'uu lccteur l'cw~eru [1 la
question romaine ..• Jo me borne a dire Sur cettc quesuon d'ac-
tualité que la situation de Homs fait jusqu'a un I'Prtain poiut




FORMATlüN DES NATIONb 299
ont tenu pendant des siecles dans un état de division
un peu en contradiction avec les conséquences de sa
constitution etlmographique et góographique (1).


Le principe que posait Rornagnosi, et dont il aurait
vu pour l'Italie l'accomplissement en 1860, si sa vie se
fút prolongée jusqu'a cette date, représentejusqu'a un
certain point-la formule savante de ces aspirations de


exception a celle des enclaves ordinaires rl'une circonscription
géographique. Le caractére exceptionnellement délícat de la dií-
Iiculté romaine vient de ce que le principe favorable de l'agré-
gation nationale gi~ographique est contre-balancé par le princlpe
d'uno plus vaste agrégatíon religieuse, qui possedo aRome son ceno
tre et son assíctto gouvernementale, appuyée par des souvenirs his-
toriquos, des organisations administratives considérables, et dont
l'existence, Iondée sur une souveraineté extérieure, se trouve jus-
qn'á un certain point liée par des concordats avec la constitution
de divers grands Etats européens.


Une pareille situation, quoique probablement susceptible de
modifications, n'a pas dü étre laissée en proie a l'arbitraire exclusif
de la puíssance qui a le gouvernement du reste de la pénínsule
italienne.


(1) Dans ses Mémoires, Napoléon ler écrivait : Q L'Italie, ísolée
dans ses limites naturelIes, séparée par la mer et par de tres-
hautes montagnes du reste de l'Europe, semble etre appelée a
forrner une grande et puissante nation ; mais elle a dans sa con-
Iiguration géographiquc un vice capital que ron peut consldérer
comme la canse des malheurs qu'elle a essuyés, et du morcellement
de ce beau pays en plusieurs monarchies ou républiques indé-
pendantes : sa longueur est sans proportion avec sa largeur ,
L'Italie toutefois est une seule nation ; et l'unité de mreurs, de
langage, de littéruture doit, dans un avenir plus ou moins éloigné,
réunír eníln ses liahitants sous un seul gouvernement, »


Les événements ultérieurs ont confirmé cette vue, et si la forme
.le la péninsule est un pOli moins favoruble a son uuité gouverue-
mcntale que celIe de la péninsule ibérique par exernple, l'Italie
n'en est pas moins enfermée dans les limites les mieux adaptées u
une cii-conscription séparée dureste des autres nations. L'obstucle
que la chainc des Apennins apporte ala facilité de certaines corn-
muuications entre los populations ituliennes est d'ailleurs un de
C'é'UX que le" voies íerrées abaissent partículíerement.




300 DE LA POLITIQUE INTEUNATIONALE


nationalité, qui sont aneiennes dans notre partie clu
monde,mais qui sont devenues,surtout dans la deuxíéme
moitié du XIXC siécle, un des prineipaux ressorts cl'agi-
tation et de cliffieultés internationales en Europe.


Il parait impossible de ne pas constater cléjü l'aetion
de ce príncipe dans l'énergie des efforts qui ont ex-
pulsé les Anglais du sol francais, les Maures de l'Es-
pagne, les Suédois du nord de l'Allemagne, et qui ont
réduit la monarchie de Charles-Quint en Europe a la
domination du sol espagnol proprement dit. « Toute
la force, la pompe et la gloire des deux mondes que la
grande monarehie espagnoie du XVIC siécle réunissait
en elle, dit un écrivain allemand, n 'ont pu retenir sous
la dornínation espagnole un pied du sol alIemand, ita-
lien et~ franeais (1). » Ainsi qu'on l'a clone éerit asee
raison, « la tendanee générale de l'Europe depuis le
comrnencernent de la décadenee de la féodalité a été de
constituer les nations au détriment des Etats C} »


L'action plus visible de 110S jours de ce principe de
nationalíté est aísée a expliquer. Ce qui distingue la
clémocratie de l'aristocratie et de la monarchíe, c'est
que ehaque hornme y a sa valenr et son poids , c'est
cl4le ehaque citoyen s'y représente a eertains égards


(1) Preussische Lahrbúclier, 19" volume (muí 1867), p. fiCi!l 562,
5C3. - Le mérne écrivain constate ailleurs que la Frunce est la
nation qui peut le plus ouvertement vanter le principe de natío-
nalíté, varee que c'est elle qui dans la réalité l'a le moins violé. Il
constate que pour 2 millions au plus de Francais parlant los Ian-
gues allemande OH italienne, il y a en dehors du sol Irancais, par-
ticulierernent en Belgique el en Suisse , trois millions d'árnes
parlant francais (p. 514).


(:!) Encyclopédie noucetlc, \0 Itiplonuiiic,




FUlUIATlON DE8 NA'l'IÜN8 SOl
lui-méme , et n'cst absorbe par le pouvoír d'aucun
autre. Les índívidus y sont agrégés en partie libre-
ment, non par la volonté prépondérante d'un ou de
plusieurs chefs. Une conséquence directe de ce carac-
tére libre de l'agrégation sociale est la prépondérance
des nffinités naturelles qui agissent sur les individua,
a I'exclusíon des combinaisons diplomatiques dont~e
principe est conventionnel ou coercitif.


Ces affinités naturelles se sont formulées dans notre
siécle sous le nom de lJrincipe des nationalités, et se
sont dessinées surtout, comme formant contraste avec
les arrangements arbitraires tracés par l'épée des ca-
pitaines victorieux ou par la plume des diplomates.


A l'époque des gouvernements absolus, la díversíté
des races soumises a un méme souverain était plutót
une facilité qu'un obstacle pour la sécurité et la force
ele l'administration.


On a cité cette phrase du testament de Saint-Etienne
de Hongrie : « Unius luiquos uniusque moris reqnum
unbecilleel [rtujile est (1): Le gouvernement des peuples
parlant la mérne langue et soumís uux mémes usages
est faible et fragile. » Máxime qui, suivant l'auteur OU
je la trouve rapportée, a été adoptée avec trop de
succés par les premiers successeurs du roi Etienne,
comme une raison de conserver avec soin les diversités
des peuples soumís a leur direction, et qui fait peser


(1) Die Nationalit(iten{rage, van Joseph Freiherr von Eótvos,
Pestli, !FGS, p. 24.


Un gouverneur de la Itomagne écrivait aussi a Grégoire XII :
" Ricn n'est difflcile a gouvcrncr comme un peuple étroitement
uní. )) (Ranke, Ilisioire de la Papauté (traduction), t. n, p. 200.)




302 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


sur les derniers d' entre eux la táche d'une sorte de
métallurgie politique, difficile dans notre époque.


On comprend, en effet, que pour un gouvernement
absolu la diversité des races est une garantie centre
les ententes de résistance; et quelques traducteurs
dans les chancelleries, quelques officiers polyglottes
clans les rangs de l'armée, résolvent aisément le pro-
bléme de faireparvenir, atoutes les parties du l'oyaume
le plus divisé, les expressions ordinairement assez sim-
ples clu commandement central et souverain.


Des que les institutions représentatives se sont au
contraire introcluites en Europe, il y a eu de la part
des populations parlant la rnérne langue une dísposi-
tion naturelle a se groupel' ensemble, comme entre
celles qui parlent des langues différentes, il a surgi
des difficultés poul' les reunir dans des délibérations
communes.


De la ce mouvement placé sous l'égide pl'esgne
néologique du prineipe de naiionalüe, mouvement ~J, In
fois démoeratique et un peu archéologique parfois,
qui s'est fait ressentir, a divers moments et á dívers
degrés, de la 'Grece ala Flandre, et des bords de l'Es-
caut jusqu'a la Finlande (1), tantót tendant a désa-
gréger, tantót tendant a réunir diverses populations.
----------- -~--~-~--- -------- --- -._-_._--


(1) D'aprés le Moniteur du 18 février 1867, la diete flnlandaise est
remarquable par cette particularité qu'on y emploie simultané-
ment quatre langues diiférentes : le rUSS8, le francais, le suédoís
et le ílnlandais. Ainsi, dan s la séance d'ouverture, le gouverneur
général a donné lecture du discours du tróne en langue russe. Un
sénateur a lu ensuite la traduction de ce document en langue
suédoise et en langue íinlandaise. Le maréchal de la noblesse et
l'urchevéque se sont exprimés en francais, le doyen de la honro
geoisie en suédois, le doyen des pavsans en flnlandais. »




FORl\IATION DES NATIONS 303
C'est un mouvement d'opposition locale qui s'est


manifesté, par exemple, lorsqu'un esprit de domina-
tion, manifesté il y a quelques années (en ~848) dans
la Diete hongroise, a voulu faire régner exclusívement
en Hongrie l'ieliome ele la nationalité préponclérante,
celle des Magyares. On a vu alors réagír dans diverses
parties du royanme transleithanien l'indépendance
des races slavo-roumaiues, chacune représentée par la
distinction ele l'idiome C).


Et ee qui a été observé dans la Hongrie eomme
assemblage de races mal agrégées sur un vaste terri-
toire n'a pas été moins frappant dans l'empire d'Au-
triche lui-méme, plus vaste mosaíque encore de natio-
nalítés diverses, mais mosaíque troublée et agitée des
que ses molécules prennent une vie que l'ancien pou-
voir absolu lenr refusait (2).


(1) « Tant que les Magyares se contén térent de fortifier leur pro-
pre uationalité et do la défendre centre les empiétements du germa-
nisme, ils n'exciterent que les sympathies des autres races, aussi
hostiles qu'cux a la centralisation du gouvernement autrichien ,
Cornrne le remarque 1\'1, Eotvos, dans toute l'histoire de Honzrie il
n'y a pas trace ele rivalités nationales, Toutes les races défendaient
la patrio comrnune j les Hunyadi étaient Roumains, les Zrinyi
Croates. Les dilflcultós surgirent quand on cornmenca de íaire
usage du hongrois au sein de la diete. Au moyen-áge, la langue
oflicielle ótait le latín, et elle l'était restée, paree que, en sa qualité
de langue morte, elle avait cet avantage de n'humilier aucun des
ídiomcs vivants, Les affalres se traitant en latin, mórne dans les
cornitats, le hongrois, le croate, le roumain restaíent u l'état de
patois, sur le pied d'une parfaite égalité; mais si ron se servait
désormais du magyar, ce dialecte devenait langue dominante, et
tout le monde était tenu tIe l'apprendre, ou n'avait plus qu'á se
taire. Les Slaves, les Roumains ne connnissant que leur langue
matcmelle, étaient frappés d'incapacité politiqueo » (P. 524, Revue
des lJeuJ;-ilJondes, 15 aoút 18G8: L'Allemagne depuis la guerre de
1868. Em. de Laveleye.)


(2) On prétend que M. de Metternich repoussait toute constitution




304 lJg LA POLlTI(JUE lNTBHNATlUNALE
C'est seulement sous la protection d'un patriotisme


ancien et protégé par les siecles que nous voyons en
Suisse deux et presque trois races, en réalité distinctes,
débattre familiérement et avec unité parfaite de natio-
nalité, malgré la diversité des langues, les affaires
communes tl une confédération, depuis longtemps isolée
par ses institutions politiquee et par la forme de son
sol de toute aetion dissolvante provenant de la pré-
sence rapprochée des populations allemandes et latines
sur son territoire. S'il peut étre réservé a l'avenir de
voir instituer d'autres parlements polyglottes, le pré ..
sent en a vu déja disparaitre. Tel était en effet, il y a
peu d'années, celui de Turin, OÚ l'usage de la laugue
francaise avait été admis dans I'íntérét des députés
savoisiens, a cóté de la langue italienne, qui régne
aujourd'hui exclusivement dans les assemblées siégeant
a Florence.


Les nécessités et les convenances de la vie délibéra-
tive ne sont pas les seules causes du réveil de ce qu'on


pour l'Autriche, plus encore par crainte du réveil des nationalités
qUI3 par horreur de la liberté : « Mes peuples, disait l'empereur
» Franeoís II a l'ambassadeur francais, sont étrangers les uns aux
II nutres, et c'est tant mieux. Ils ne prennent pas les mémes mala-
\1 dies en méme temps. En France, quand la íievre vient, elle
)) vous prend tous le méme jour. Je mets des IIongroís en Italie
» et des Italiens en Hongrie. Chacun garde son voisin, ils ne se
11 comprennent pas et se détestent. De leurs antiputhies nait l'or-
» dre, et de Jeur haine réciproque la paix générale.» Le systéme
était ingénieux, mais il ne pouvait so pratiquer que dans les téné-
bres. La lumiére s'est faite a la suite des révolutions et des dé-
faites ; la liberté et le régime parJementaire se sont imposés; im-
médiatement la lutte des nationalités a commencé.» (P. 5lG, Recue
des Deue-Mtnuies, 15 avril 18G8 : L'Allemagne depuis la querre de
18GG. Em. de Laveleye.)




'10


FUHMATlON DE~ NATIUN S BOH
a nommé de notre temps l'esprit de natíonalité. Ln
presse, et particullérement la presse périodique, dans
notre époque d'instruetion répandue et d'excítatíon
générale des intelligences, peut donner la vie a des
langues quí semblaient sans importance comme appar-
tenant a des minorités, ou qui avaient pu paraitre
longtemps relégnées au rang des idiomes. Dans le mi-
roir d'une langne plus cultivée, l'originalité nationale
se reconnait, s'affirme, et attire l'affeetion ele ceux qui
parlent et lisent cette langue. L'Université de Kiel
a été par exemple, de 1834 a 1864, le foyer du ger-
manisme dans les duchés de SIeswig et de Holsteín.


C'est ainsi que, d'un autre cóté, dans la Flandre
heIge, quelques essais de littérature nationale ont été
tentés (1); e'est ainsi eneore que, depuis la proclama-
tion de l'indép.endance du royaume de Gréce, l'al1-
tique langue d'Homére , conservée dans le ronuüque
ou grec moderne, s'est dégagée, dit-on, de plusieurs
mots orientaux ou vénitiens introduits dans son sein
par la servitude étrangere.


C'est ainsi encore que, dans la littérature magyare,


(1) Je n'affirmerai pas que ces essais ont une influence politique
supérieure a celle qui est résorvée aux efforts de quelques gens
d'esprit pour régénérer notre poésie provencale. (V. le IIJonitetlr
du 20 mai 1867, au sujet des Félibre.)


Je trouve ace sujet la réflexion suivante que je me plais a citer:
ce En BeJgique, une société de littérature flamande, qui a rendu


de grands services a sa cause, avait pris pour devise: De taal is
gansch h~l va/k, la langue est toute la nation. Cette máxime si
énergique n'est vraie qu'au début d'un mouvement national : elle
cesse de l'étre a mesure qu'un peuple avance." (P. 5:n, Beoue des
Deue-Moruies, 13 aoút 1868: L'Allemagne depuis la guerre de 1866.
Em. de Laveleye.)




306 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


des compositions dignes d'attention, en prose et en
vers, ont joint leur ínfluence tL celle qu'exercaíent
divers journaux (au nombre de cinquante a soixante
en 1865) publiés dans cette langue, pour entretenir
le culte d'une nationalité jadis voilée sous la pratique
officielle d'une langue morte (le latin) dans laquelle,
on le sait, les nobles hongrois du XVIIlf) siecle se dé-
claraient préts amourir pour leur J'oi Marie-Thérése :
Moriamur pro reqe nostro ~[aria Ttieresa,


C'est ainsí enfin que, probablement, la question
d'Orient se résoudra un jour par les VCBUX des popula-
tions ele la Péninsule au sud du Danube, interprétés
par une presse ou plutót par des presses libres dont il
n'existe eneore que de faibles germes.


L'instruction publique et la littérature concourent
avec l'imprimerie et les institutions représentatives a
arrétcr la décadence et la fusion des races suborden-
nées.


L'instruction est en effet tutélaire des faibles ; elle
fortifie leur infírmité plus qu'elle n'ajoute al'ascendant
des supériorités acquises , Des idiomes de minorité qui
seraient devenus a la longue des ptüou peuvent aínsi
devenir les langues de populations indépendantes. La
littérature magyare , elont je viens de parler, n' est pas
considerable encore ; mais ene pourra le devenir dans
la proportion des populations qui I'écriront et du mé-
rite des talents qui lui apporteront leur élaboration et
en feront l'instrument ele leurs pensées. Áussi une
Académie constituée a Pesth, et dont l'architecture
extérieure n' est point a dédaigner , a-t-elle été une
des premieres manifestations, a la fois intellectuelle et




FORMATION DES NATIONS 307
lapidaire, par laquelle les Hongrois de nos jours ont
affirmé la continuité de lenr autonomie nationale (').
C'est sous le méme point de vue jusqu'a certain point
qu'on peut eonsidérer la eondnite de ce peuple de l'an-
tiq uité qui, revendiquant l'honneur d'avoir donné naís-
sanee tt Homére , avait placé sur ses monnaies l'effigie
du poéte immortel (D.


En résumé, on peut supprimer administrativement
a la longue une langue parlée, On ne réussit pas
ainsi avec une langue écrite : et sous l'influence de
l'instruction publique généralisée, toutes les langues
s'écrivent et peuvent méme avec le temps s'illustrer
littérairement.


La langue est done l'une des bases principales de
la nationalité, et de méme que nous avons tiré de
l'idiorne les bases anciennes de notre langue d'oyl et
de notre langue d'oc, Dante a pu nommer l'Halie il bel
paese doce il si suono. Chez les peuples jeunes, ce sont
les bardes qui sont dépositaires eles souvenirs les plus
précieux de la vie natíonale (3) : plus tard ce sont des
livres qui en deviennent les monuments durables.


(1) « Pour donner un centre a l'évolution littéraire, une Acadé-
míe fut fondee en 18'27 par l'initiative privée, et les magnats y
apporterent leur souscription avec cette générosité toute anglo-
saxonne qui ne connait point de bornes quand il s'agit de l'intérét
publico Esterhazy donna 80,000 fr., Karolyi, 125,000, Batthiany,
150,000, Széchenyi, 160.000. )) (P. 5'14, Reoue des Deuo-Horuics,
15 aoút 1866: L'Allemagne depuis la querre de 1866. Em. de La
veleye .)


(2) Smyrne, d'aprés M. de Choiseul, cité par Cháteaubriand dans
vltcnéraire de Paris (l Jérusalem; (Voyage de l'Archipel de tAcco-
folie, etc.)


(3) Hegewisch, Uebrrsiclü tler trtáruiisctien Gescliichie, p. 47.




SOS DE LA POLITlQUr.: lNTEUNATlONALE
Mais la langue, et méme la langue littéraire, ne


suffit pas pour constituer une nationalité, ni surtout
ponr assurer sa vitalité.


Si le .nombre de ses représentants est trop miníme,
si elle n' est pas protégée par une frontiére ou par des
ohstacles respectables, une nationalité est exposée il
périr. Il faut que la géographie protége et circons-
crive en quelque sorte la spécialité de la langue. Pour
la bonne formation d'un territoire national, il faut
qu'il existe entre les diverses parties de ce territoire
les rapports convenables pour que ses habitants puissent
vivre en commnn, sous les mémes lois, avec garantie
suffísante d'indépendance , et former une société plus
avantageuse a leur propre bíen-étre et á celui de leurs
voisins qu'elle ne le serait si le cercle de leurs frou-
tieres était plus étroit ou plus étendu (1).


Un écrivain italien de nos jours, M. Luígi-Palma, a
cité des vers de Manzoní dans lesquels ces deux con-
ditions sont heureusernent rapprochées (2), et il a fait
observer que malgré l'identité de la race et du lau-
gage, les colonies disjointes de la mere- patrie par les


(1) Enc]/clopédie nouvelle, VD Diplomatie. - Aprés avoir exclu
des convenances d'une formation nationale les territoires qui ren-
fermeraient des diversités de climats engendrant trop de diversité
dans les mreurs, les auteurs de l'Encyclop¿die ajoutent : (( Qui
voudrait regarder comme normal e l'existence d'une nation scindée
en deux parties par le Caucase ou par les Alpes? Autant vaudrait
mettre 113 climat de I'équateur sur une moitié du territoire et le
c1imat des pules sur l'autre : ou couper le territoire en deux pour
en placer une moitié au delá de l'Atlantique, et I'autre en decá, »


(2) Di una tcrra son tutti, un Jinguagg-io
Parlan tutti, fratellt Ji dice
Lo straniero, il commnne linguug-giu
A ognnn (1j essi sul volto trnspar.i..; (('.\RlJAG~nJ.l'.)




l'ORMATION DEl-; N ATIOI\S 309


obstacles du sol sont rarement réunies aux métropoles
par des liens de nationalité proprement dite (1).


Ces eonditions ethnographiques et géographiques
réuníes produisent au eontraire ordinairement un troi-
siéme élément moral qui, sortant des traditions et
résultant de l'union des sentiments des hommes réunis
par eertains éléments communs , est en quelque sorte le
sceau de la natíonalité , et en a été appelé la eon-


.


science.
La solidari té des générations et I' attachement que


met entre les fils la mémoire des choses exécutées en
eommun par les péres, eonstituent, eomme on l'a dit,
un élément de premier ordre pou!' le elassement des
populations. « La gloire des temps éeoulés est une base
sur laquelle les nations demeurent aussi solidement
aequises que sur le plus inexpugnable territoire, et ce
serait assurément une vaine et téméraire entreprise de
la part de la politique que de ehercher a divíser á
jamáis des hommes dont I'enthousíasme s'allume an
récit des mémes événements, dont la fierté s'indigue
au souvenir des mémes injures, dans l'esprit desquels
la religion de l'histoire est la méme , Des populations
qui ont soutenu les mémes luttes , enduré les mémes


(t) Del principio di nazionaliia, per Luigi Palma (p. 16,23, 2-i).
Sur ce qui constitue la meilleure limite des nationalités, on a écrit
de nosjours des choses intéressantes et ingénieuses, eion a sur-
tout fail ressortir combien les montagnes constituent de barrieres
internationales plus efficaces que les fleuves. Jeren· oie a des
développements curieux sur ce sujet, renferrnés dans un brochure
pnbliée chez Amyot, en 186t, sous es titre : le Rhin. ei la T'ú·tu~c'.
Plusieurs psssages en ont été cités dans la Rexue Cont'emptTI1í7t.'
du 31 octohre 1867. .


..




310 DE LA POLITIQUE INTBRNATlONALE


souffrances , partagé les mémes destinées, sont liées
ensemble par des liens indissolubles (1). »


Ces trois causes en partie réunies séparent profon-
dément la nationalité du Danemark ou de la Holl~nele,
de celle des Basques , des Bas-Bretons, des Flamands,
parlant encore eux aussi des ídiomes propres, mais
moins ísolés géographiquement, moins protégés par ee
sentiment moral qui est souvent un legs des souvenirs
de l'histoire. Elles destituent ele tout fondement cer-
taines prétentions relatives aux provinces qui partagent
depuis le regne de Louis XIV nos elestinées.


Ces conditions des nationalités sont jusqu'a un cer-
tain point constituées en Pologne par une popnlation
considérable, mais placée dans des conclitions géogra-
phiques médioerement tutélaires pour son indépen-.
dance, et eomprimée par une souveraineté voisine
gigantesquC'. La religión aide d'ailleurs la langue et
les souvenirs historiques ~t maintenir en Pologne l'ori-
ginalité nationale, comme elle a contribué a affran-
chir la Belgique en 1830 du gouvernernent de la
maison de Nassau.


Il est vrai d'ajouter, tant certaines préoccupations
sont spécíales a tel ou tel peuple, que l'idée religieuse,
aprés avoir contribué a l'isolement indépendant de la
Belg-ique, est devenue la principale occasion de ses divi-
sions intérieures.


el) EiU;yc!opMie noucclle, VO Diptoniatie. -- Del principio di
uazionotita, per Luigi Palma, p. ~(j. - M. Dupont-White, dans la
Iiccuc Ccnteniporaine du 31 janvier 18G7, a dit aussi avec raison :
(1 La grundeur du passé est l'áme des nations. »




FOHMATION DES NATIÜNS 311
En résumé, deux bases physiques des nationalités, la


géographie et la langue, et une troisiéme base spé-
cialement morale, eomposée de sentiments divers: relí-
gieux, hístoriques, traditionnels, consolants ou forti-
fiants POUl' les citoyens, liant en quelque sorte leurs
ames comrne les autres bases lient leurs habitations et
la manifestation extérieure de leurs pensées.


Cette base morale alaquelle se rattachent les tradi-
tions de l'histoire et la communauté d'idées religieuses
a donné un ressort particulier a la nationalité espa-
g'nole dans su lutte contre Napoléon Ter. De mérne
qu'une pression considérable de force matérielle fut
déployée dans cette lutte mémorable par les armées
de notro premíer empire , on peut dire que les forces
exaltées du sentiment national atteignirent en quelque
sorte leur apogée dans la résistance. Il était difficile au
reste de trouver sur le continent de l'Europe un autre
POi11t sur lequel les conditions et les barrieres natu-
relles d'une nationalité fussent plus étroitement unies
et cimentées. C'est au regard du Portugal seul que
l'Espagne u pour ainsi dire certaines breches C) dans
les murailles géographiques de sa vieille circonscrip-
tion territoriale, dont la langue assez riche en monu-
ments peut s'enorgueillir aussi de l'influence qu'elle a
exercée sur d'autres qui l'ont dépassée depuis, comme


(t) Cependant, d'apres l'ohservation d'un écrivain allemand, « la
limite des deux Etaís n'a point été altér ée depuis plus de 600 ans,
a l'exception du petit district d'Olivenza, sur la rive gauche du
Ouadiana (8 milles canés), que l'Espagne acquit par la paix de
Badajoz en 1801, et qu'elle a conservé contre la décision du pre-
miel' traité ele París de 1814. » (Preuss. Jahrb., t. XIX, p. 561.)




312 DE LA POLITIQUE Il\TEnNATlONALE


des territoires transatlantiques qu'elle a conquis , et
oú elle régne encore a coté de formes po1itiques in-
dépendantes et nouvelles.


Dans l'intérieur de la Péninsule íbérique, ce· sont
les souvenirs nationaux plus que la différence légére
de l'idiome qui maintiennent de nos jours l'isolernent
du Portugal au regard de l'Espagne elle-rnéme, alors
qu'il n'y a entre ees deux peuples ni l'obstacle tres-
sérieux des montagnes, ni. eelui des cours d'eau, .
limites plus contestables que les montagnes, comme
on l'a fait observer CD des circonscriptions natio-
nales.


La vitalité considérable qu'une nation retire de sa
langue, et surtout de la littérature qui en est le signe,
plus encore que de tout autre élément (~) a été bien
comprise des Anglais lorsqu'ils ont extirpé la langue
-----------_._---_.... _ ... --- ..- - ..__ ...__.._--


(1) V. Luigi Palma, p. 12 a 15.
(~) « Le lien de la mee el de la religion est done médlocre pour


créer des nations. Tout autre esl l'unité de langage j pas absolu-
ment nécessaire, mals fort utile, par exemple, pour fonder un
gouvernement représentatif', pour donner aux hornmes un 11en
tel que la liberté, dont la jouissance commune est le plus grand
princípe d'union et de fusion qu'on puisse réver parmi eux, Des
gens, auxquels il plalt de se gouverner eux-mérnes, ne relévent que
d'eux-rnémes, et n'appartiennent pas plus i:L un pouvoir étranger
qu'á un pouvoir domestique et despotique. Ils sont índépendants du
méme fonds qu'lls sont libres: ils ont au plus haut point la sub-
stance et l'organe d'une vie nationale. Maís pour cela il faut s'en-
tendre, ce qui donne un véritable prix a. l'unité de langage. Si
j'étais philologue, j'aimerais a reehercher tout ce que l'unité de
langage signific d'unité intellectuelle et pensante; car il n'y a pus
de nation sans cette unité des esprits . celle des langues, celle
mérne des mécanismes poJitiques et administratiís n'en est que le
signe et le tres-humble instrumento » (Dupont- White, Recue Con-
tempo1'ainedu 3!janvier1861,p. 282.)




FüRMATlüN DES NATlONS 313


irlandaise de l'enseignement de l'ile celtique, placée ~t
l'ouest de leur paJes. Aujourd'hui, ainsi que le raconte
un voyageur récent (1), la langue irlandaíse n'existe
guére que comme langne orale. Sous la forme écrite,
des hymnes, des livres ele príéres, et tout au plus
quelques traductions composent tout son patrimoine.
La langue irlandaise a été soigneusement proscrite de
l'enseignement primaire, et l'aristocratie orangiste
parait y avoir veillé avec autant cl'insistance qu'aurait
pu le faire le monarque le plus despotique, On m'a
assuré (lorsque je visitais l'Irlande en 1866), qu'un
dixiérnc tout au plus de la population de I'lle se ser-
vait de l'idiome irlandaís. Un statisticien al1emand
~


évalue it 4,88 p. O/O lapopulation irlandaise quiparle
sa langue primitivo exclusivement, et a 18,38 p. O/0
celle qui la parle en méme temps que la langue an-
glaise (2). Cette nationalité est done beaucoup plus
absorbée, malgré le ferment religieux qui la soutient,
que les nationalités slaves, roumaines et magyares,
comprises sous l'ernpire sub-allemand a quelques
{'gards de la maison de Hapsbourg·.


Il est faeile de voir par ces courtes observations com-
bien les qnestions ele nationalités sont complexes. Il
faut y rattacher l'étnde de la langue, des tradítíons,
de la religion, de l'influenee politique plus OH moins
grande c1'une race dominante, et il est aisé de voir
:30118 ce dernier aspect cambien la ténacité de l'aristo-


(1) Jules Rodenberg: L'lle des Sninis, Voyage en Irlande,
traduit de l'alIemand. Londres, 1861, p. i el lD6.


(2) Voir l'ar ticle de M. Budolphe Wagner dans es Preussiscne
Jahrbiichrr, 19· vol., p. 56?




314 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


cratie anglaise, l'influence centralisatrice du g'ouver-
nement francaís, l'exclusivisme absolutiste et religieux
de l'Espagne, ont contribué a fondre sur de vastes
espaces des races différentes, dans une nation unique
et compacte.


Balbo, que cite iL ce sujet un écrivain récent, a clit
que la civilisation non-seulement conserve, mais encore
tend a compléter la nationalité: « Cela explique,
ajoute l'écrivain de nos jours, la fusion des Italiens
sous la domination de Rome, et aussi ce1le des Espa-
gnols, des peuples britanniques, des Daces, enfin la
formation des nationalités italienne, francaise, espa-
gnole, anglaise, roumaine; la germanisation de la
partie de l' A1lemagne occupée par les Slaves, la faci-
lité plus grande dans la germanisation de la Prusse
proprement dite que dans les provinees de Prusse et
de Gal1icie, l'impossibilité de russifier la Pologne et la
Finlande, la coexistenee en Hongrie des Magyars, des
Slaves, des Saxons et des Roumains. Ces invasions
ont été plus modernes, plus destituées ele prépondé-
ranee en nombre et en civilisation (1). »


C'est qu'en effet la langue et tous les éléments in-
tellectuels qui s'y rattachent donnent, ainsi que HOUS
l'avons déjá indiqué, aux populations modeTnes une
conscience de leur existence séparée, que l'ancien état
social leur refusait, et tendent a convertir en élément
sympathique vivace le fait de la communauté de lan-
gage. L'imprimerie est la tutrice des nationalitós, qni
cloivent cependant se procurer un nutre appui quand


(1) Del Principio di Nasionclita, per Luigi Palma, p. 22.




FORMATION DES NATIONS


elles le peuvent, pour lutter contre un courant d'ag-
glomération, dont la force semble parfois grandir avec
celle de la résistance (').


(1) « La diffusion des lumiéres et de l'aisance, la culture des
lettres ont fortifié, généralisé le sentiment que la proclamation
des droits naturels et les recherches scientiflques avaient fait naí-
treo Tant que les hommes vivent dans l'ignorance et dans la mi-
sero, attachés au sillon qu'ils fécondent pour autrui, nul ne s'in-
quiete du patois qu'ils parlent. Eux-mémes ne portent pas les
yeux au dela de leur canten, et ignorent si d'autres populations
ont méme langue, móme origine, mémes mreurs et mémes griefs.
De sentiment national, il n'y a nulle trace j ils paraissent méme
incapables de I'épcouver jamáis. Que le bceut qui páture dans
mes prairies soit né dans le Durham, dans le Cotentin ou dans la
Frise, a coup súr il n'en sait rien, et je ne m'en inquiete que pour
savoir s'il engraisse vite et se vendra bien. Mais voilá que des
écoles se fondent, les gens des campagnes et des ateliers appren-
nent a lire, acornpter, aconnaitre méme les limites des Etats et la
répartition des populations. A cóté d'eux, quelque enthousiaste
s'éprend de leur patois dédaigné, en recherche les origines, le
polit, le cultive, et s'en sert pour écrire des vers ou publier un
journal. Le journal se lit, la chanson ailée penetre partout, le
peuple ravi l'écoute avec transport, cal' elle sort de ses entrailles,
et ce n'est plus I'idiorne detesté de ces maitres ; elle lui parle de
ses souffrances, de son passé, do la gloire des aíeux , de sa puis-
sanee d'autrefois, des grandeurs que l'avenir lui réserve , II ap-
prend qu'il appartient a une raee qui compte 10, 20, 30 millions
d'ames. Unis, ils seraienl forts, libres, riches, redoutables ; pour-
quoi eux aussi n'auraient- ils pas leur place au soleil et leur terri-
toire indépendant? Le littérateur, le prétre, sortis de la foule, en-
tretiennent, attisent ces aspirations, et voíla une nationalité
debout, qu'il faut satisfaire ou exterminer, il n'y a point de milieu.
Dans une province habitée par des brutes, fondez dos écoles, éta-
blissez un chernin de fer et tolérez une imprimerie, vingt ans aprés
le sentiment national cst né; au bout de deux générations, il fait
exploslon, si on tente de le comprimer. C'est en s'éclairant que
l'hornme prend conscience éle lui-méme et arrive a vouloir se diri-
ger. librement, II en est de méme pour les peuples. Sont-ils plon-
gés dans l'ignorance, ils se Iaíssent conduire méme par des étran-
gers , Acquierent-ils des lumiéres, ils ne supportent plus ces
maitres et prétendent marcher uffranchis de toute tuteUe ver s
I'accornplissernent de leurs destinées . C'est ainsi que la question




316 DE LA POLITIQUE INTEHNATlONALE


De nos jours, si 1'indépendance de la Belgique et cel1e
de la Gréce ont montré le ressort d'anciennes nationa-
lités, dans le cas OU l'on croirait pouvoir pour la Bel-
gique donner ce nom a une distinction de provínces
séparées depuis peu et encore sreurs au xv" siécle ; si
en Turquie d'autre part la Servie, le Montenegro et la
Roumanie marchent a l'affranchíssement (1), les évé-
nements d'Italie aprés la guerre de 1859, comparés a
ceux du Sleswig-Holstein en 1865 et ~t la nouvelle
constitution de l'Allemagne du nord, ont en effet plutót
manifesté en définitive la puissance d'agrégation du
principe des nationalités étendues que la puissance
de vitalité est le ressort des nationalités humbles et
restreintes, Ce sens prépondérant du príncipe des
nationalités, qui est a remarquer surtout dans l'histoire
de l'AUemagne et de l'Italie (2), est au point de vne


des nationalités nait du progres méme de la civilisation . » (P. 517,
Recue des Deux-Mondes, 1t r aoút 1868: UAllemagne dr'¡Juis la
qucrrc de 1868. Em. de Laveleye.)


(1) Je ne saurais parler qu'avec grande reserve de la nature d
de l'inf1uence du príncipe de nationalité, la oü des ilots de popu-
lations diverses sont entrecroisés et pour ainsi dire entrelacés,
comme 011 en a signalé le cas fréquent dans la zone euro-
péenne qui s'étend de la Baltique a la Méditerranée, autour du
20e degré de Iongiturle , Lit le príncipe de nationalité aboutirait
souvent II un morcellement irrationnel qui rendrait ]0. vie poli-
tique impossible a ces peuplades ísolées , Il est probable que rabo
sorption par les races plus énergiques du voisinage ou la fédéra-
tion donneront la solution de ces situations anormales. (Voir dans
les Preussische Jahrbúcher dejuillet 18(H, p. 19, le tableau ct les
proportions numériques des 22 races groupéas autour duiOc mé-
ridien de l'ile de Fer.)


(2) 11 Y avait en Allemagne, en 1792, trois cent quatre petits
Etats, troís grands et onze moyens (total trois cer.t dix-huit). Ce
nombre, réduit a trente-neuf en 18lfi, l'est aujourd'hui a vingt




FüHMATlUN DES NATlONS 317


social et dans les cas douteux digne de quelque faveur,
puisque l'aplanissement graduel des barrieres qui sé-
parent les peuples semble plus désirable que l'érection
de barrieres nouvelles.


L'agrandissement des cercles dans lesquels l'hurna-
nité s'éléve estfavorable a ses progreso Les nationalités
trop petites écrasent le citoyen sous l'oblígation d'em-
prunts contiuuels aux nationalités voisines, elles rétré-
cissent l'esprit dans une atmosphére que ces emprunts
n'élargissent que péniblement (1); elles augmentent
pour les populations les frais géné1'aux du gouverne-
ment et de la représentation extérieure. Elles privent,
Iorsqu'elles correspondent al'indépendance de l'idiome,
cornme en Hollande et en Danernark, le reste <le l'hu-
manité de l'influence bienfaisante des hommes de
génif~ que la Providence pourrait leur departir.


Qni pourrait ne pas estimer hautement le passé de
cette nation hollandaise qui a tenu tete a Louis XIV
comme aux Anglais dans le dix-septiéme siécle ? J'ai


huit. En Italie, de 1818 a nos jours, la réduction a été de dix a
quatre, tandis qne dans le sud-est de l'Europe on peut tout au plus
constater un accroissement d'un a cinq, si Pon considere comme
Etats nouveaux la Roumanie, la Servie, le Monténégro. (V. a cet
égard l'article de M. Wagner dans les Preussische Jahrbiicher,
t. X[X, p. 551.)


(1) Sans OSU formuler avec M. Vacherot (La Démocratie, p. 86),
comme une loi de la nature humaine , la merceilleusc ccrtu dtt
nombre, je n'aí pu m'empécher souvent de constater parfois 1'es-
prit d'isolement rétrograde des petites nationalités , C'est comme
éléments séparatifs des grands Etats que les petites souverainetés
ont le plus .souvent été regardées comme utiles a la paix générale.


Cependant Mirabeau (Monarcliie prussienne, 1. V t p. 377) a mis
nussi en lumiere quelques avantages des petits Etats, réunis il est
v rai dans une fédération.




318 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


consulté pour ma part dans leur langue originale plu-
sieurs documents de son héroíque histoire; mais nos
descendants peut-étre se diront cependant: « Est-il
sür que si Corneille ou Grethe étaíent nés a la Haye,
ils n'eussent pas été perdus pour l'univers, comme
Vondel ou Bilderdyk, qui pourraient étre leurs égaux
sans que l'Europe en süt rien jamais ? On se demande
si le sort fatal des talents nés dans 'les pays trop petits
ne sera pas de chercher ailleurs un auditoire plus
étendu.


On s'est déja demandé si les deux grands poétes de
l' Allemagne moderne, ces deux hommes illustres dont
les statues rapprochées a Francfort semblent figurer les
deux véritables chefs de la nationalité allemande, n'ont
pas été bornés dans certaines conceptions de leur génie
par la malfaisante influence d'une Allemagne divisée
sous le rapport administratif et politique (1), et qui,
malgré le ciment d'un idiorne que Frédéric II avait
parll répudier, était loin de la force rl'unité qu' elle
a acquise depuis.


Le siécle prochain répondra peut-étre : que les cercles
nationaux trop étroits, les langues parlées par trop peu
d'habitants constituent des conditions défavorables it
l'intelligence parquée dans leurs limites; et si cette in-
fiuence a été signalée dans les Pays-Bas , si l'esprit
d'ironie reprochant aux Hollandais quelqucs routines,
a poussé ses exagérations jusqu'a les nommer les


(i) « Pourquoi Gcethe aurait-il révé la réforme de si peu de chose
que Weimar ? Et comment aurait-il révé celle de l'Allemagne
quand elle n'existait pas encore comme cité, comme patrie? (Du-
pont-White, loco ciiaio, p. 2G9.)




FORMATIQN DES NA'l'IONS 319


Chinois de l'Enrope (i), que serait-ce si, dans les
Pays-Bas le passé était moins grand, la position géo-
graphique moins favorable ala vie maritime, 1'instruc-
tion a tous ses degrés moins répandue?


Que si l'on considere l'histoire générale du monde,
le spectacle de l'absorption des nationalités inférieures
par les natioualité~ supérieures y est du reste deja bien
plus habituel que celui ele l' émancipation des nationa-
lités opprimées.


Rares sont les points sur lesquels les nationalités
voisines sont restées mutuel1ement en équilibre comme
entre la Gaule et la Germanie, OU depuis vingt siécles
les limites out peu changé en définitive e). Les grandes


.
. --- ------ - ----_.-- -- _.----


( 1) C'est a une publication hollandaise que j'emprunte ce sar-
casme forcé. (V. Le ikmscroaieur, 1'eVlW de droi: international.
Utrecbt, mars et avril 1868, p. 183.)


(2) Le maintien de l'indépendance des Germains contre l'inva-
sion romaine est un sujet d'orgueil pour les Allernands qui ont eu
en présence de Napoléon la mérne destinée. Klopstock, aprés
avoir ranpelé les fers donnés par Rornc au Rhóne et a l'Ebre, et
par les Normands a la Grande-I3relagne, s'écrie dans une de ses
poésies hérciqucs : « La race de Rornulus ri'a pu étendre ainsi sa
tiomination sur 18 Rhin ; nous répon:lirnes aux décrets et aux re-
présailles par un cri de vengeance appuyé par la parole et par
l'épée des Allemands : la chaine de l'oppression cessa de résonoer
dans le sang de Varus , )) Les lieux de la défaite de Varus ne sont
pas loin de ceux oü en 1813 s'affaissa l'empire de Napoléon.» - Je
trouve une réílexion du mérne genre sur la persistance de certaines
circonscriptions dans l'observation suivante dun écrivain allemand
de n03 jours. Aprés avoir constaté que certaines parties des popu-
Iations wallonnes sont restées étrangéres a la France de nos jours
pour un chiflro de population un peu supérieur a celui des Alle-
mands de la Lorraine et de l' Alsace, il termine en disant : « Tous
les eílorts qui ont été Iaits pour violer le principe de nationalité
en faveur de la France au détriment d'autres peuples ont conduit
seulement a ajouter quelques centaines de milles carrés du sol
étranger au territoíre írancais des premiers Capétiens, environ




320 ng LA POLITlQUE lNTEHNATlONAU:
nations européennes doivent méme leur origine a des
fusione de races qui semblent avoir fortifié et enrichi
lenr génie, comme dans la métallurgie certains alliages
ont des qualités étrangéres aux métaux pnrs qui les
composent.


En constatant a diverses époques les succés de la
conquéte et de l'absorption des races, je n'entends pas
tout justifier dans les faits qui réalisent ces révolutions .
Je crois seulement que l'intelligence et le besoin du
progrés y ont souvent leur part trés-distincte de celle
de la force purement matérielle (1).


Ces questions ne doivent pas étre envisagées au jour
d'amours-propres nationaux surexcités. 11 est impos-


2 1/2 a 3 p. 100 de la Frunce actuelle, " tPreussische Johrbúclier
de mai 1867, p. 575, article de M. Wagner.)


(1) Un écrivain préoccupé des agrégations projetées plutót qu'ef-
fectuées sous le nom de panslavisme voit avec inquiétude dans le
mouvement moderno des nationalités un principe analogue a celui
de la force brutale. (M. Julian Klaczko, Becue des Deux-Mondes du
1e r septembre 1867.)


Je ne voudrais pas dédaigner les inquiétudes du spirituel écri-
vain , Cependant j e crois devoir remarquer que la civilisation seule
constitue des organismes intelligents et solides, et qu'en second
lieu la puissance extérieure des nationalités devra toujours étre
une raison composée non-seulement du nombre de leurs représen-
tants, mais encere de l'lntelligence , de l'instruction, de la civili
sation enfin de ces mémes masses. tSur le Camelete pcu compact
de la Naiionatité slave en Russie, V. M. Deloche: Uu Principe des
Nationalitcs, p. 76.)


Ce qui me porte a crolre que le pansluvísme est moins redoutable
qu'il ne le parait au premier abord, e'est que les populations qu'il
prétend relier parlent des idiomes au fond réciproquement peu
intelligibles, malgré une parenté primitive; c'est en second lieu
que presque toutes les populations de cette origine sont séparées
par d'autres éléments doués d'une puissanee civilisatrice générale-
ment égale ou supérieure, comme les Allernands, les Magyares,
les Roumains et en fin les Turcs.




FORMATION DES NA1'IONS 821
sible ele ne pas voir entre les grandes nations de l' EUl10pe
des compensations d'avantages, au milíeu desquelles la
part de la France, peu susceptible d' extension par de
pures raisons ethnologiques, mais grande sous le rap-
port de la situation géographique, de la fécondité du
sol et des dépóts accumulés de richesse et de civilisation,
peut étre encoré accrue par les perfectionnements mo-
raux, intellectuels ét matériels qui sont laissés eomme
une juste récompense a l'émulation des peuples.


Ce serait un tort d'ailleurs que de ne tenir aucun
compte des changementsassimilateurs, qui ont transféré
eertaines parcelles d'une nation a la domination d'une
autre. Il Y a sous ce rapport des annexions qui ont pu
contribuer a des fusions ou alliances ultérieures,


Ainsi l'annexion de la Corse ala France acontríbué
a rapprocher sous le sceptre de Napoléon 1er la France
et l'Italie , unies sous un chef appartenant pour ainsi
dire aux deux nations, et qui avait réalisé l'étonnant
pressentiment de Jean-Jacqnes Rousseau sur ce que
pouvaít produire cette petite neo Ainsi «ncore, au jour
01\ la France et l'Allemagne trouveraient bon de rap-
procher leurs affections et leurs tendances pour le
profit de la civilisation, il u'est pas douteux que I'Alsace
ajamáis francaise ne pút fournir des instruments utiles
a cette féconde et pacifique alliance.


En résumé, I'achévement et la constitution índépen-
daute des nations dans les circonscríptions dessinées a
la- fois par les langues, les données géographiques et
le sentiment des populations, est la premiére des préoc-
cupations imposées aux hommes qui sont appelés a la
direction des affaires extérieures des Etats. I1s ne doi-
~ .... ,


2 t ./ ~iÚ~;;.:.,
""'/. :4~ ..~;) 1'. \


,,," " \


f:' ¿J"~... l.'
, ;, .1)


..,_'.'q~$'" ..
"""'--.. ~ .." "'. .




322 DE LA POLITIQUE INTERNATlüNALE


vent ni. forcer les conséquenees des faits qu'ils ont Ü
juger, ni devaneer la OU elle est nécessaire l'action des
temps, Ils doivent cependant savoir discerner les pro-
babilités de l'avenir comme les besoins du présent, et
réserver avec sollieitude tout ce qui intéresse la eonser-
vation ou l'aeoomplissement de la formatíon nationale,
dont leur pays est, suivant les cas, le territoire ou le
centre d'agrégation salutaire. C'est la une mission ca-
pitale ponr la politique de certains Etats (1) ..


Mais cette mission n'est pas exclusive, et nous nous
efforcerons de montrer qu'il y a diantres combinaisons
utiles aux nations achevées, nécessaires particuliére-
ment a celles d'entre elles que leur petitesse tend ü
isoler, et aaffaiblir de plus en plus dans lt' nombre des
sociétéamodernes.


SECTION n.


DES COLONIE8.


Les nations ne se bornent pas a arrondir leur terri-
toire, et acompléter le développement que les cireons-
tances géographiques et les affinités de race leur per-
mettent d'ambitionner. Elles fondent aussi souvent des
établissements extérieurs, qui constituent comme des


(1) Cháteaubriand a fait remarquer avec raison que Lacédémone
y avait manqué dans la Gréce ancienne, et n'avait pas su user de
son ascendant pour réunir les Grecs sous une méme politiqueo 11
remarque qn'Alexandre eút été alors le César d'une république.
Peut-étre en effet la Grece eút-elle évité ainsi d'étre plus tard
asservie , et eút pu partager avec Rome l'empire du monde. (Voyez
VItinéraire deParis a Jérusaleni, Voyage de la Gréce.)




DED CüLüNlES 323
ramifications du tronc national, et qui portent le nom
de colonies.


La colonisation, par suite du nom qui lui sert d'éty-
mologie, a pu étre définie « l'occupation, le peuple-
ment et la culture des parties du globe qui sont inoccu-
pées, non peuplées ou incultes (1). »


Il est apeu prés impossible d' énumérer compléte
ment les différentes causes morales, reIigieuses, écono-
miques et politiquea, qui ont donné lieu aux migra-
tions humaines et aux colonisations dans tous les-~ges
de l'histoire. La recherche détaillée de ces particulari-
tés appartient a!'érudition qui s'en est déja occupée (:1).
Il Y a lieu seulement de constater des I'abord TI11
.résultat général de ces entreprises : la colonisation est
habituellement le fait d'une race, supérieure en force
matérielle et surtout en civilisation, qui va rechercher
laborieusement dans un milieu inférieur des ressources
inutilisées par les indigénes (3). C'est dans ce sens
qu' on peut dire en partie avec Bacon: « Colonice emi-
nent inter antiguaet herotca opera ("1). »


La confirmation de cet aperen ressort avec évidence
de l'histoire de ces races phénicienne et hellénique, qui
sont arrivées les premiéres dans le monde ancien aux


(t) Dictionnaire géndl'al de la poliiiqu« de M. Block. Artícle de
M. Duval,


(2) V. notarnment la monographie intitulée : « Delia disiribu-
zione delta populaziono su la icrra, » da Pietro Longo SignoreIIi.
Catania, 18G1.


ca) Vissering, lJandbook von praktische Siouishuislunuikunde,
~ 203.


(4) Cité par M. Jules Duval : Les eoumies pt la politique coloniale
de la Frunce, préíace, p. 8.




324 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


lumieres de la civilisation, et dont l'éclat a fait de l'une
d'entre elles, nous vonlons parler de la Gréce, ponr em-
ployer I'expression d'un poéte anglais, une sorte de
voie lactée dans le ciel de l'antiquité.


Les colonies phéniciennes furent lointaines e1. impor-
tantes: Carthage en Afrique, Lisbonne, Panorma et Li-
libée dans le midi de notre Europe, se rapportent avec
plus ou moins de certitude acette origine.


La race hellénique couvrit de ses colonies, a l'époque
de sa liberté, presque toutes les rives de la Méditerra-
née et des mers adjacentes. Le nombre de ces fonda-
tions éparses dans I'Asie-Mineure, sur les bords de la
Propontide, du Pont-Euxín, des Palus, Méotides, le
long' de l'Adriatique, en Italie, en Sicile, en Afrique,
en Gaule, a été évalué de 300 a 400 C), et quelques-
unes d' entre elles, comme Tarente et Syracuse, eu-
rent les destinées les plus brillantes.


Mais quand la Grece, assujettie aux rois de Macé-
doine, ne fut plus guére qu'un instrument docile de leurs
entreprises, ce genre d'expansion fut en quelque sorte
régularisé et discipliné par Alexandre. Son entreprise en
Asie commenca comme une conquéte et fe termina
comme une colonisation démesurée, dans l'etendue de
laquelle la puissance d'indépendance et d'assimilation
finit par manquer a la race conquérante. Cependant
te11e était la vitalité et l'influence du génie grec, que
les traces de l'expédition d'Alexandre furent dune
durée considérable, eu égard au petit nombre d'hom-


(1) Hegewisch, Geoqraptiisclu: urul historisclu: NaC/IT ick!«¡ I, die
Colonieti da (}n"CC!tCII bPlTl'//i'lId, p, 2.




DES COLON lES 32G


mes qu'il avait pu implanter dans l'est de la vaste
Asie,


On connait peu l'histoire du royaume Bactrien
fondé par 13~000 soldats d' Alexandre. Mais on sait que
les síx premiers souverains de cet Etat, placé si loin de
la mere-patrie, et qui a eu 200 ans de durée, ont porté
des noms grecs (1).


Les nombreuses villes báties par Séleucus en Perse,
et dont le nombre a été porté a60 par Appien, paraís-
sent avoir pour la plupart conservé leur originalité et
la langue de leurs fondateurs, sous la domination des
Parthes. Le plus durable témoin de l'histoire, la nu-
mismatíque, a retrouvé des médailles frappées pa:.' ces
villes, en I'honneur des rois parthes décorés par lcur
reconnaissance du nom de Phiíhellénes (").


Dans la Mésopotamie, la colonie de Séleucie, fondée
sur les bords du Tigre, ville macédonienne ]Jrésávée de
la corruptum des Barbares, suivant Tacite , gouyernép
par une assemblée de ~jOO sénateurs, et peuplée ele 600
mille úmes suivant les assertions de Pline, parvint ü
maintenir son existence , sur les confins ele la do-
mination des Parthes et de cene des Romains, et ne
succomba sous les coups de ces derniers qu'apres qua-
tre siecles d'existence (3).


On a pu dire enfin, en parlant des suites de l'inva-
sion d' Alexandre, en énumérant les écrivains et SUI'-
----_.~_._--~---"_.._-_._-----


---_.__._~----~----_._---------_.~-~-_.-


(1) Hegewisch, u., p. 35.
C:!) Hegewisch, Ueber die qricctuschcn Colonien scit Aleaiaruler


dcm. Groszen, p. 4[,.
(3) Id., J!. 48 iJ. 52. « Libera iiodie ac sui [uris, Macedonumque


morís, » dit encare Pline.




326 DE LA PULlTlQUE l1\TEHNATIONALE


tout les mathématiciens produits a cette époque par
l'Asie-Míneure, que ce l'Asie rendue grecque était de-
venue plus féconde dans la littérature et dans les arts
que la Gréce européenne elle-mérne C). »


Telle a été dans l'antiquité la force d'expansion du
príncipe civilisateur, représenté par ce peuple helléni-
que quí, au dire de Strabon, l'emportait tant sur les
Barbares (et certains Grecs ont eompris méme les Ro-
mains sous ce nom), par ses vues sur les institutions de
la vie civile, par son gout dans les arts, et par son
habileté a rendre la víe commocle et agréable (2).


Les Romains préférerent en général la conquéte a
la colonisation, qui fut comprise par eux d'une facon
moins indépendante a l'égard de la métropole qu'elle
ne l'avait été par les Grees (3) ; mais il est impossible
de méconnaitre qu'une certaine influence civilisatrice
supérieure accompagna généralement leur domina-
tion sur les peuples qu'ils s'assujettirent, et qu'ils
procédérent avec des moypl1s plus doux, la OÚ ils trou-
vérent des institutions plus parfaites préexistant alenr
conquéte (4).


(1) Hegewisch, ta., p . 158.
e) Hegewisch, Ueber die qriectiischeti Colonten seii Ale::cande¡'


deni Groszen, p. 165 et 196.
(3) Dictionnaire iiéconoruie politique, v- Colonies . - Diction-


naire qénéral de la poliiique, V O Colonisaiion,
Cl) Hegewisch a examiné cinq modes de relations entre les p811~


ples conquérants et les peuples conquis : l'extermination des per-
sonnes , l'expropriation, avec la réduction des vaincus a l'état d'es-
claves; l'imposition des lois, des m reurs, de la religion et de la
langue, avec le respect des personnes et des biens, ce qui Iut la
méthode générale des Romains; l'ex igeuco <le tribu ts el de sen ices
avec le respect des instltutions et des lois cornme des per sonnes ét




DES C()LONIE~ 327


Les colonies ou établissements extérieurs ont tou-
jours eu un grand attrait pour les États européens,
elepuis que le nouveau monde leur a offert sous ce rap-
port, par l'étendue, la richesse et l'oríginalité eles pro-
duits de ses diverses régions, des séductions tres-
supéríeures h celles qui avaient été offertes aux grands
peuples de l'antiquité, et les a conviés a l'exercice
d'une domination plus absolue que ceUe des métro-
poles du monde ancien sur leurs dépendances colo-
niales (1). Ces États, traitant leurs colonies comme des
fermes, suivant l'expression de M. de Pradt, ont re-
gardé comme un échec de les perdre par la conquéte
des États rivaux, et quelqucfoís aussi de les voir s'af-
francliir ele leur dépenelance.


D'aprés un écrivain de nos jours, il n'y a guere de
plus lamentable récit dans toute l'histoire que celui ele
la fondatiou eles colonies modernes : ce 01\ l'homme se
montre puissant par le génie, héroíque par le courage,
admirable méme par le travaíl, mais avide sans honte
f~t cruel sans remords, au dela de tout ce que l'anti-
quité paíenne avait jamáis vu (2) » Probablement cette
différence doit étre attribuée en partie a la dureté de
certaines traditions léguées a l'Europe par l'esprit de
caste et d'intolérance du moyeu-áge, en partie aussi a


des biens, ce qui fut la méthode des Romaíns en présence des
Grees; l'adoption pur le vainqueur des mreurs du vaincu. - Sui-
vant lui (p. 148), Alexandre inaugura une sixiéme méthode dont la
principe était l'union et la fusión du peuple eonquérant avec le
peuple vaincu .


(1) Encuctopédie moderne, VO Oolonies.
(:J) Díctionnaíre géiléral de la politíque; VO Colonisation.




328 VE LA POLlTIQUE INTEIU,ATlOKALE


l'extréme inégalité de cívilisation entre les colonisateurs
et les habitants des pays colonisés.


Les colonies ont en général pour but l'émigration,
l'agriculture, l'exploitation des mines, l'établissement
des cornptoirs cornmerciaux, l'intérét politique ou celui
de la pénali té.


Les États co.1onisateurs se proposent ordinairement
d'acquérir par ces établissements divers avantages, tels
que l'angrnentation de leur force, celle de leurs re-
venus, l'accroissement de l'industrie et du bien-étre de
leurs sujets. On a vu , par un résultat singuliéremcnt
étranger a la fondation de eette colonie, le Brésil ofírir
cornrne un tróne de refugc a la dynastie de la metro-
pole portugaise.


La pensée d'une exploitation exclusive des colonies
par les métropoles avait inspiré ce qu'on nommait le
pacte colonial, et qu'on a résurné dans les cinq regles
suivantes : lo Monopole de la navigation reservé au
pavillon de la métropole; 2° Dóbouclié de la colonie
réservé aux manufactures métropolitaines ; 30 Appro-
visionnement de la métropole en matiércs premiéres et
denrées coloniales imposé aux colonies ; 4° InterJiction
aux colonies de se livrer ades productions ayant leurs
similaires dans la métropole; 5° Taxes sur les produits
tant a leur sortie des pórts coloniaux qu'a leur entrée
dans les ports métropolitains.


Le profit pour les revenus de la mere-patrie, ex-
ploité avec tant d'intelligence par l'Espagne dans les
derniers siécles, se réalise quelquefois encore malgré
l'émancipation graduelle des colonies modernes ; par
exemple, Cuba est encore productif pour l'Espagne,




DES COLUNLES 329
et la Hollande tire des corvées imposées aux Javanais
un produit qui équilibre son budget, le soutient contre
le danger du déficit, et qui a fait sous ce rapport ap-
peler quelquefois cette belle colonie le liége de la Hol-
lande. Cependantil y aaussi, dans une situation inverse ,
des colonies tres-coüteuses, comme l'AIgérie pour la
France. Certains Anglais ont méme pensé que la.
perte de l'Inde eüt été sans préjudice pour l'Angle-
terre (1).


Il est difficile de nier que le cornmerce et la naviga..
tion des États modernes aient tiré d'assez larges pro-
fits de certains établisserncnts coloniaux.


Cependant I'expéríence enseigne que les possessíons
lointaines ne constituent pas un moyen indispensable
pour la puissance du commerce extérieur des nations:
la richesse du commerce transatlantique de Hambourg
et de Brérne en est la pl'euve (2).


On a méme constaté souvent dans les colonies des
canses d'affaiblissemcnt pour les métropoles, soit par
les dépenses de fondation et d'extension, soit par la
dispersion des forces, soit par les guerres et les compli
cations politíques, soit par les manvaises institutions éco-
nomiques, auxquelles elles ont donné lieu e), et ces der-
nieres attestent la fécondité d'invention qui caractérise
l'esprit de domination et de réglementation arbítraire.


Il est aisé de comprendre la puissance en quelque


(1) Quartel'l,lj Reoieui. July 1866.
(2) Vissering, Handbook, ~ 222.
(1) M. Visscring, qui insiste sur ces divcrs points, ~ 224, rappelle


l'ohservation de Say « que les pays d'Europe qui achetent le suere
á plus bas prix sont ceux qui n'ont pas d'iles asucre , ,)




330 DE LA POLlTIQUB INTERNATIONALE
sorte centl'ifuge, qui sépare des métropoles les colonies
placées sous des c1imats lointains, avec des íntéréts
économiques nouveaux, des mceurs souvent trés-diffé-
rentes, et qui a couvert l'Amérique moderne de Répu-
bliques affranchies du joug européen (1).


L'émancipation successive des colonies a l'égard de
leurs meres-patries est presque une loi de l'histoire,
qu'il est imposé a l'homme d'Etat de prévoir, suivant
une marche de temps tres-variable suivant les circon-
stances e), mais qui ne comporte pas moins dans
beaucoup de cas une sujétion temporaire, d'une durée
quelquefois fort longue, ayant pour hut une sorte
d'assimilatíon, préparatoire rl'une émancipation pro-
gressive.


Aussi, bien que les colonies n'aient jamais pu étre,
cornme l'a indiqué I'imaginatiou d'un écrivain C),' les


(1) « Les colonies formées de personnes qui ne se trouvent pas
a l'aíso dans leur pays natal et qui cherchent plus de liberté
qu'elles n'en ont ehez elles sont toujours plus pros de la Républi-
que que la mere-patrio, Iiée par ses vieilles habitudes et ses
víeux préjugés.» (E. Renan, Iicrue des Deux-Mcaules, le,· novemhre
1869, ~ 84.)


(2) La marche des colonies vers l'indépendance est déterminée
par des circonstances diverses, parrni lesquelles le mobile de l'émi-
gratlon primitive et le caractére de la race formée au moyen de
cette émigrationjouent un granel role. Un poéte unglais a fait res-
sortír l'índépendance des sentiments qui ont présidé it la fondation
do certaines colonies britanniques :


Lo swarming southward on rejolning 5U1l5,
Gay coloníes cxtend ; the calm rctrcat
Oí undeserved distre ss, the bettcr honre
Cf those whom bigots chase from forelgn luuds ,
1'101' built on raplne, servitnde uud \\'OC
And in thcír ÍLl1'D sorne petty tyran t's prvy;
But lJound by eocíal freedam ñrm they rise, etc.


Thompson , Liberty ; par t. Y.
(3) M. de Pradt : Lf3 trois dgfS des colonies, t. 1I, p. 8.




¡19S CüLüNlES 331


rég'Ulalem's de la puissance des métropoles, le sentiment
qui attache dans une juste mesure l'amour-propre des
peuples civilisés a ce genre d' établissements lointains,
est suivant nous trés-légítime. Il n'est pas autre que la
conscience d'une míssion civilisatrice. Tocqueville l'a
dit avec raison a propas <le la situatian de l'Angleterre
au regard de l'Inde : « Le grand but apoursuivre dans
l'Inde est bien de répandre dans ce pays les bienfaits
de la civilisation chrétienne. »


« Il est utile, a dit un autre écrivain (f), que les
nations qui se trouvent it I'étroit dans les limites de
leurs territoires s' épandent au de1101's: il est utile
aussi qu'elles aillent occuper et cultiver des terres fer-
tiles, que des races encere barbares laissent en friche. »


Nous pouvons sans crainte généraliser ces idées.
En regardant la carte de 1'univers, nous y voyons la
plus grande partie des terres habítées encore a demi
barbares. Avec l' Enrope une partie de l'Améríque par-
tage les bienfaits do la civílisation. Quelques parties de


(j) M. de Molinari : Diciionnaire d'économie politique, v- Colo-
nies, - 'On peut ajouter la remarque d'un nutre écrivaín .


" L'Angleterre, le pays qui posséde au plus haut degré l'íntelli-
gence commerciale, loin de renoneer aux colonies, ainsí que le
préchent certains économistes, en accroit tous les jours le nombre,
et en cela elle est guidée par son admirable instinct des besoins du
cornmerce. Elle s'attache surtout aux grandes colonies, et c'est ainsí
qu'clle s'applíque h coloniser I'Indostan, lo Pendjab, l'Afrique aus-
tralo et l'Australie. Les pcssessions de peu d'étendue n'offrent pas
en eííet, ainsi que le fui t rcmarqucr M. Hossi, une perspectivo
aussi avantageuse u l'industrie nationale que les grandes, a moins
toutefois que par une lieureuse eombinaison l'exiguité du territoire
ne se trouve compensóe par une raro fertilité ou par d'autres fl-
chesses naturelles. (Encuclopcdie niodcrne, V O Colonies, par Alfred
Maury.)




332 DE LA POLlTIQUE INTERNATlONALE


l'Asie et de l'Afrique reeoivent de sources européennes
le méme bienfait, Le reste languit dans l'inertie , 1'obs-
curité et l'ignorance. Les cinq sixiémes du globe
n'ont pas un habitant pour deux hectares (1).


La est une grande part d' accroissement et de per-
fectionnement, réservée a l'avenir de I'espéce humaine.
Les compétitions des ambitions européennes sont peut-
étre mesquines en présence ele ces vastes espaces éloi-
gnés, qui attendent les effluvesde lacivilisation, et qui
semblent provoquer tant6t l'influence commerciale et
le contact civilisateur, tantót méme l'émigration des
races européennes. Cal' la multiplication et I' expansión
eles familles humaines, relevées par la culture morale,
parait étre il l'égard de certains peuples un mOJen de
progrés supérieur a celui qui résulte du perfectionne-
ment direct des races moins bien douées, moyen qu'il
est ímpossible du reste de dédaigrier.


Il y a la une granele et noble mission ele la véritable
politique extérieure des peuples avances ; El réside la
possibilité el'un granel rayonnement des civilísations
européennes. La vaste étendue des cotes francaiscs sem-
ble nous y assurer une vaste part, que notre génie po-
litique et commercial pourrait toujours accroltre. Il
ne faudrait pas qu'une constitution trop égo·iste ele la
famil1e, une population trop restreinte, un esprit trop
mesquinement casanier et stationnaire isolat la
premiere eles nations latines de I'accomplissemcnt de
cette grande ceuvre, ponr la part qui peut lui appar-
tenir encore.


(j) Dictionnaire général d:8 la, fJolitique, VOColonisa tion.




DES COLONIES 333
Si le mot biblique « Crcisses et multipliez )) n'est pas


entendu de certaines populations, parmi elles qui
prennent part a l'hégémonie du monde, les races aux-
quelles elles appartiennent risquent d'étre éclipsées par
d'autres. Les événements qui se développent dans la
seconde moitié du díx-neuviéme siécle, et qui maní-
festent l'accroissement de l'action extérieure des an-
ciennes colonies britanniques de l'Amérique du Nord,
montrent bien la puissance des essairns colonisateurs,
qui successivement s'affranchissent de l'influence poli-
tique de la métropole, revendiquent pour un vaste con-
tinent l'indépendance qu'elles ont conquise pour elles-
mérnes, et grandissant avec le temps, dónnent a la
race dont ils sortent, comparée a cel1e dont ils ren-
contrent les descendants, dans un monde nouveau, un
ascendant fort supérieur et un éclat beaucoup plus
grand que tout ce qui a pu honorer dans le vieux
monde, acertains moments, la politique habile de leur
mere-patrie (1).


Parlant des épreuves successives auxquelles diverses
races ont été en quelque sorte soumises, dans les efforts
faits pour coloniser le monde barbare, un écrivain con-
temporain a dit :


". « On aurait pu croire au seiziéme siecle que la civi-
1isation espagnole se répandrait sur toute la terre;


(1) Un théor icien fort original, M. Reverony 8aint-Cyr, a dit
qu'il fuut en général que la force morale ou l'énergie de la métro-
pole soit en raison directe de la force physique et morale réunies
de la colonie, pour la maintenir dans sa dépendance; et il a étahlí
que d'apres ce calcul l'Angleterre parait la puissance la plus sus·
ceptible de garder les siennes longternps,




33ft DE LA POLITIQUE INTEHNATIONALE


mais des vices irrémédíables dissíperent bien rapide-
ment cette puissance coloniale, dont les débris couvrant
un grand espace attestent encore la grandeur óphé-
mere. Nous avons été essayés a notre tour, et la Loui-
siane et le Canada en ont gardé le magnifique témoi-
gnage. Enfin est venue l'Angleterre, par laquelle ce
grand ouvrage s'est défínitivement accompli, et qui
peut désormais succomber elle-méme sans que son
ceuvre disparaisse, et sans que l'avenir anglo-saxon c1n
monde ancien ne soit sensiblement changé C). »


Ces paroles sont malheureusement vraies, et elles
accusent en partie l'inanité c1es ri valités continentales
entre les puissances européennes, en regard d'une mis-
sion plnsgrande, en partie aussi les fantes írrémédiables
de notre politique passée, en partie enfin la faiblesse
relative dans certains pays de la constitution c1e fa-
mine, qui a assuré a l'énergie des mceurs patriarcales
de la Grande-Bretagne un suecos aujourd'hui incon-
testable, mais quí laisse a d'antres nations sur le ter-
rain méme de la colonisation des taches encore nobles
a accomplir.


On peut a certains égards regretter dans la coloni-
sation l'absorption définitive de certaines races primi-
tives , Mais il ne s'agit pas de distinguer et de fixer les
grandes familles humaines dans lenr dornaine respectif
pour régler l'avenir du monde; il faut surtout les
pesero L'inégalité des familles ethnologiqnes est ü nos


(') Prévost-Paradol : La Prance noucelle, p. 404. (Voyez sur les
espérances et les chances de la domination universelle par- l'Es-
pagne le curieux ouvrage de Campanella : De Monarchia hispanica,
avec l'appendice.) ,




nus GOLONIE:::;


yeux un fait supérieur a toute contestation, bien que
sa portée ait pu, en tel Oil tel cas, étre exagérée. Le
respect des nationalités ne sauraít étre invoqué en fa-
veur de races barbares, étrangeres a ces sentiments
moraux qui sont nécessaires pon!' la constitution com-
plete d'une nation.


e'est du reste la supériorité de certaines races par rap-
port ü. certaines autres, qui, sans expliquer ou justifier
toutes les violences dont elle a pu étre le prétexte, légi-
time cependant dans certaine mesure, lorsqu'elle est
tres-considérable, l'exteusion du territoire au profit des
peuples plus avancés en moralité, en économie, en
amour du travail, en civilisatíon, et qui oppose la
puissance de véritables nations a l'existence de peu-
plades sans droit national. Reporté a quelques siécles
en arriere, et proclamé méme aujourd'hui, l'état re5-
pectivement stationnaire des races serait un gage
d'immobilité et de torpeur dans la marche ele l'huma-
nité.


On peut regretter sous certains points de vue la
man~~i,ge dont sont tombés les empires du Mexique et
du péi~6u. Il n'est pas certain que ces civilisations
aient renfermé des príncipes assez élevés pour subsis-
ter et se perfectionner aux 1'ayons de la civilisation
européenne; et il est difficile de ne pas résumer les
movens d'action des familles humaines civilísées sur


,;


celles qui sont en arriére, dans les deux procédés sui-
vants :


La civilisatíon par le centact et l'infusion des idées
supérieures lorsqu'elle est possible ;


..~.- ~ t:,.l' ~-._ ~' .
.r'A
~
1:'




336 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE
L'assujettissement et 1'absorption, quand l'élément


barbare se montre absolument réfractaire al'impulsion
amicale du progres.


SECTION lII.


, , , ,


DE8TRATTES ETDES LIENS FEDERAUX ENTRE LES l!:TATS.


La formation réguliére des nationalités les plus
appropriées aux progrés de la civilisation, et leur ex-
tension, si 1'on peut s'exprimer ainsi, par les colonies,
constitue une partie fondamentale, mais exception-
nelle aussi a certains égards, des préoceupations de la
politique étrangére d'un pays.


Le líen des nations entre elles doit étre au contraire
un sujet incessant de I'activité de l'homme d'Etat livré
aces études et a ce service. Cette carriére n'est pour
lui jamais épuisée .


Les nations en effet ne se sont pas rapprochées seu-
lernent par des traites de paix terminant des gllerres
ou en préparant quelquefois. Elles se sont aussi asso-
eiées par des liens perrnanents, eonstituant par leur
réunion eornrne une nationalité agrandie, ou tout au
rnoins une organisation toute nouvelle par le eoneert
des forees et des intéréts.


« Les grands traités des xvn" et XVIlJC siécles et du
eomrnencernent du XIXc, a dit un écrivain, sont plutót
produits par l'épuisement des forees naturelles des eon-
tractants qu'inspirés par leur mutuellc syrnpathie ; de
nos jours, au contraire, l'estirne, I'arnitié, un vif sentí-




TIlA1'l'1:;S El' UENS Fl~Dl~nAUX 337
ment ele solidarité rapprochent les peuples et les g'oll-
vernements ('). »


Le droit de conclure les traités internationaux, et
tout ce qui concerne leur ratification, est un sujet de
droit public, plein d'intérét, quand on le met en rap-
port avec l'attribution ele la puissance législatíve, telle
qu'elle est réglée par les diverses constitutions. Les
gcuvernements absolus usent du droit de consentir les
conventions diplomatiques avee une latitude proportion-
nelle a leur pouvoir sur la législation. Louis XIV et
Louis XV ont pu, sans le Parlement et sans les Etats-
Généraux, conclure des traités qui ont aliéné des colo-
nies importantes ou modifié les frontiéres de la France.


Depuís l'introc1uction des garanties eonstitution-
nelles, le droit du pouvoir exécutif relativement aux
traites a subi des restrietions diversas, particuliére-
ment en ce quí eoneerne les clauses d'oú résulteraient
des modífications territoriales ou des eharges finan-
" (2)CIeres .
Les confédérations poli tiques, les traités économiques


et commerciaux, les uns, eons~ituantun fait trés-an-
cien, les autres, un fait plus moderne au moins dans sa
généralité, méritent l'attention du philosophe politique,
peut-étre plus que ces liens accideniels établis entre
les nations pour un but transitoire.


Ordinairement, c'est la similitude de la race ou
I'unité des conditíons géographiques qui ont donné lieu


(') eh. Vergé, Dictionnaire general de la poliiique, VO Traites,
Col) V. le Réperioire méthodiquc ei alphabéiique de tégislatiotl,


par Dalloz, VO 1'raité internauonai, arto 1", § 3.




338 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


aux confédérations, dont le berceau parait a voir été
surtout dans l'ancienne Greco. Mais leur histoire dans
l'antiquité semble avoir préludé par le malheur aux
destinées meilleures qu'elles ont obtenues dans les
temps modernes. La ligue panbéotique tornba sous les
coups des Lacédémoniens ; la ligue achéenne, honorée
par le dévouement d' Aratus et de Philopremen, fut sub-
juguée par la conquéte romaine. Dans les deruiers sié-
eles, la forme fédérale a au contraire garanti l'indé-
pendance durable de quelques pays, malgré la íaiblesse
naturelle de certains d'entre eux.


Les anciennes Provinccs-Unies , l' Allemagne et la
Suisse, ont été dans l'Europe moderne les plus remar-
quables exemples d' organisations de ce gelll'e. Dans
ces trois confédérations, la similitudo de race , dont
nous venons de parler, existait, et la Suisse est de ces
trois agglomérations la seulo méme dans laquelle
l'unité de langage ne se rencontre point.


Il est frappant de voir ces associations, sous l'in-
fluence de l'avantage incontestable (llle présente le
resserrement des liens politiquee, passer par clegl'és de
la forme fédérale ~t la forme unitaire. On peut rappro-
cher d'elles l'Italie, qui a été longtemps UIle sorte de
matiére fédérale sans liens, une réunion de petits Etats
souverains réunís par la langue et la gc'og rapllie, mais
entre lesquels le ciment manquait toujours.


Les confédérations les plus solides out du 1'\'818 sou-
vent commencé (et l'observation pcut aussi étre éten-
due a l'Amérique du Nord) , par eles liens singuliere-
ment faibles, qui constituaient de simples ligues dófen-
sives, plutót que des orgunisations vraiment duralJles.




TRAITl~S ET LIENS Fl~Dl~;nAUX 339
Les auteurs allemands qui ont été particuliérement


appelés aanalyser les institutions fédérales, distinguent
sous ce rapport trois degrés : la ligue d'Etats (Biuul-
niss), la confédération d'Etats (Staatenbund) et l'Etat
federal (Bundcssttuü) C).


Il faut encoré distinguer , dans les agrégations
d'Etats, ce qu'on appelle l'union personnelle et I'union
l'éelle, dérivant du fait de la communauté Je souverai-
neté monarchique pou!' plusieurs Etats.


On a cité, comme exemples d'unions personnelies,
celles qui ont existó entre la Grande-Bretagne et le
Hanovre , entre la Prusse et Neuchátel, Dans ce sys-
teme, la famille régnante venant a s'éteinc1re, le pou-
voír souverain retourne a chacun eles peuples réunis
auparavant sous un mérne chef. De plus, tout en ap-
partenant au méme souverain, les Etats réunis peuvent
avoir des lois ele succession politíque différentes, et tel pa-
rait avoir été le cas de 1'union entre le Danemark c1'une
part et les duchés de Sleswig et de Holstein de l'autre.


Au contraire, entre le Suéde et la Norwége, il a été
pourvu, par le pacte constitutionnel des deux royaumes,
au choix d'un nouveau roi , le cas échéant, et a la per-
pétuité de l'union, qui a ainsi le caractére réel. De plus,
I'union de la péninsule scandinave a une sorte de ca-
ractére fódóratif par la clause qui, en certains cas,
rapproche les conseillers des deux royaumes.


Telle est aussi l'union de l'Autriche et de la Hon-
grie, dans laquelle les droíts ele succession au tróne ont
été assimilés depuís la pragrnatiquc sanction de 1722,


(') V. dans le Staatslexicon. l'article Hund, de C.-Th. "VVe]cker.




340 DE LA POLITIQUE INTEIlNATIONALE


et dans laquelle le príncipe fédératif a été dévcloppó
aussi par les arrangements qui ont succédé ala guerre
de 1866, et qui se résument elans la dénomination offi-
cielle recente ele l'empire Austro-Hongrois C) ..


Il est a noter que) dans plusieurs cas, la transition
de l'union p01'80nne11e a l'union réclle n'a pu s'accom-
plir a cause ele la clivcrsité eles lois de succession et de
l'antipathie des raccs, Dans le cas d'union réelle au
contraire, malgré la profonde diversité des races, la
transition a l'unité par la fédération parait en vcie ele
s' effectuer ,


Le cléveloppement progressif des liens fédéranx
semble s' opérer suivant certaines lois naturclles.


Des armées se rapprocheut pour une Iutte extérieure.
Bientót on en vient ü r{~gnlariser les déliliérutions des
Etats ligués entre eux, et afonder des subsides mutucls.
Une caisse cornmune est organisée, une juridiction ar-
bitrale se dévelopio C).


La communau s'étenét souvent a certaines res-
sources financieres, comme les douanes, qui doivent
assurer a la fédération, d'une maniere durable, ses
moyens d'existence.


L'association organise aussi sa diplomatie et sa repré-
sentation au regurd des Etats étrangcrs,


Bientót apres, certaines institutíons portant sur les


(1) V. le Oonunentaire SUJ' les clemcnis du droi: intcrnaiional,
de Whcaton, par \V. Beach-Lawronco.


(2) L'ancien Em pire germaniquc n'avait guére d'organisation
fédérale extérieuro que dans les dietes et dans sa chambre irnpé-
riale siégeant, suivant les temps, a Worrns, a Spire, a Wotzlar.
(V. i:t ce sujel la Poliiical Philosoplo] <lo lord Brougham, t. Iv,
p. 487 et suiv.) .




TIL\lTl~;s E'I' r.n.xs Fl~DÜtAüX 34.1
objets qui mettent les liommes le plus en commnnlca-
tion, comme la poste, la rnonnaie, divers rnoycns de
viabilité, se développent aussi natnrellement.


Un centre stable ou mobile 'de gouverncment se rat-
tache tt ces progrés de l'orgnnisation cornrnuno. Muís
les cornbinaisons les plus variécs se présentent dans cet
o1'd1'8 de faits.


Il y a quelquefois pour les réuníons fédérales un
centre de réunion prépondérant, comme l'était c1evenue
la province de Hollande dans l'ancienne confédération
batave. La Hollande supportaít en eiTet 58 p. 0/O des
charges communes des P rovinces-Unies, Elle fournissai t
aux Etats le fonctionnaire qni, ü cóté de la présiclence
alternative de cliaquo province, avait sous le titre de
grancl-pensionnaire la qualitó de députó nécessaire aux
Etats, et qui était le controlen!' perpétuel:Jes stathou-
(lel'f" l'im,tl'uctmw et le 1'ü)?1)ol'teul' des üft'ail'es en Jóli-
bération, le compteur eles voix , enfin lo ródactcur,
I'expéditeur et l'exécuteur des décisions des Etats-Gé-


, ('neraux ).
Il ya en trcs-souvent des centres de réunion féclérale


mobiles 011 assujettis ti une rotatíon. Les dietes de
l'Empire germanique avec sa constitution si etrange C-")


(1) V. t. p., p. 302 do l'Ilistoire qénérale des Provinces-Unies,
Paris, tíG7, in-t-.


(2) Voltaire a dit avee son piquant ordinaire que le Saint Empire
roniain n'avait óté ni saini, ni empire, ni romain. Puffendorf,
moins caustiquc, a étudié plus profondémont l'organísation de
l'Empirc germanique, S011S le pseuLlonyme de Scceriiius de Non-
zambano, dans l'écrit intitulé: De statu lmperii qeruianici, écrit
et analysé pur Bluntschli, dans son Ilistoire di: droii public
lGtscliiclile des 0111/' uiciucn Sfl1a{s)'cc!¡{j), p. 11 et suiv.


Mouz.nnliauo C:-'l>lilll\!: 'lue l'EllJ¡,ll'u ll\'~t ni UJl~ ari<S\(J(;ratlt' ni




31.2 DE LA POLITIQUB lI\TEHNATlONALE


n'ont été fixées a Ratisbonne qu'a partir de 1662 C).
Les Etats-Généraux des Provinces-Unies méme ,


tenus d'ahord a Middelhourg, en Zélande, a Utrecht,
dans la province de ce nom, h Delft, tt Gorkum , en
Hollanele, furent ótablis tt La Haye, dans cette méme
province, seulement en 1530.


En Suísse, au deruicr siecle, la diete n'avait pas de
siége fixe, et ~l certaine époque plus récente elle devait
alternativement se réunir, dans les trois cantons direc-
teurs (VOl'OTte) de Berne, de Zurich et de Lucerne.
e'est vers le milieu de notre siecle seulcment que le
siege de la fédération a été assis elans la premiere ele
ces villes (2).


En Amérique, par une combinaison plus satisfaisante
et plus Iogique, il y a un district fédéral et une capitale
en quelque 801'te indépendante, OÚ depuis la premiere
année elu síecle le gouvernement des Etats-Unis est in-
stallé. Par I'étcndue ct In populntion non moins lJ.ue
pnI' les traditions po]¡ti(ln(\~, des Etnis Q11'<,]1<, róunit,
pm- rr"pu(lne lh~ ] t 1111 í¡\¡'¡ ;,'~ d;111:: ln1jl1 t"n f\ (. JJ I \ a {,( ¡'. f()w1t"l\


UlW. monarchie, mais U11f' espece ele monsirc ótrunger aux catégo-
ri(\~ 11' Arislo tn, 11- folle lihéralitó du souvernin, l'ambition des
princes, l'égolsn10 .lcs prt\tl'os y out placó l'nncicnno nutocratle
¡laus un état Ilottant entre l'appareuco Jo mouarchie ct la Iédóra-
iion d'Etats ín.lépendants, mnis qui s'npprochc de plus en plus de
ce dernier typo. - Lord Brougham a d it de l'anclen Eiuplro ger-
inanique qu'il étaít une république de rois, dont la strucíure dé-
montrait Iortcrnent la vérité de la maxirne que los princes sont dt~
véritaliles níveleurs, do vrais répuhlicains, les uns ü I'égard des
autres, (PoliUcal Philosophy, I, p. 48L)


(l) Political Philosoplui, J, p. 487 .
(2) Zurich a mémo CU, par uno sorte de compensaüou, l'Ecole


polytechnique fédérale ,




TnAITl~S ET JJIEN~ Fl~Dl~RAUX 343
la conféclération des Etats-Unis de l'Amériquedu Nord
est celle qui a le plus tót présenté une organisation
rationnelle et logique.


Deux chambres, dans 1'une elesquelles le principe de
I'inégalité ele population eles Etats fédérés a sa part
el'inflnence, tundís que dans I'autre leur souveraineté
s'affirrne par une représentation égale; un systéme
monétaire eles le principe uniforme et centralisé (1); le
droit ele lbgifórer sur le commerce, les naturalísations,
les banqueroutcs, reservé au Congréa; une Cour su-
pl'l\mr avec <les attributs dcterminós (2); certains prin-
, 1 l' '1 ti "1 1 tif ' 1" 1" ti('IP(I:-) e e t'gIS a IOn genera e re a 118 a eg'a ité es
c¡toYt'n;~, il la libertó de conscience et t! liberté ill<li-
vi.luo]!«, ~'t la compótcnce du jury pour le jugement
d(,s crímcs, uinsi quo pour celui des procés civils el 'un
iutóret supérieur h 20 clollars, h la modération des cau-
timnernents h exiger et des peines h infliger en matíére
criminelle ; tel est le type remarquable que la tolérance
parti ('11 (' c1e l'('~elaY;¡g'en copendant longtemps c1étlguré,
ot qui a nu lWU serví de modele aux réformateurs de
la Confódératicn suisse dans notre siécle,


La constitution fédérale de 1848 dans ce dernier pays
11'est pas en effct sans quelque rapport, sauf la gra .ide
dífférence dans l'organisation du pouvoir exécut if avec
cclle eles Etats-Unis de l'Amérique du Nord. Si elle a
moins de principes comrnuns a tous les membres de la
ft"d{'l'atioll duus l' Ol'dI'P judiciaíre, si elle se borne a
~ --~~-~~-- -~-------------


(~) Su stau: stiau coin neones], Sectíon 10 de l'art, tu de la Cons-
tuuuon.


(l) Section '2 de i'art. \ I iúe,»,




¡j44 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE
prohiber l'application de la peine de mort en matiére
politique, et la création des tribunaux extraordinaires,
elle a en compensatíon des éléments ele centralisation
particuliers, comme le droit de créer une Ecole poly-
technique et une Université SUiSSl'.


Il est aremarquer que dans cette sorte d'embryogénie
ele la centralité poli tique , se formant au milieu des
Etats confédérés, l'élément le plus résistant est souvent
celui de la législation civile, criminelle, juridictionnelle;
e'est celui qui présente souvent les caracteres les plus
réfractaires au travail de l'unité. En Suísse , par
exemple, les lois sur ces diversos matiéres ont conservé
encore la plus grande diversité, et dans certains can-
tons 1e caractére le plus arriéré et pour ainsi dire le
plus barbare C); le projet d'y uníformiser les lois com-
merciales n'est méme pas encore réalisé, quoiqu'il ait
été entrepris récemment (2) .


Dans la Confédération germanique de 1815, qui
n'avait que des ressources financiéres et une organi-
sation ccntrale politique trés-faibles, I'assímilation Ié-
gislative avait fait eles progrés plus rapides qu'en
Suisse. Une partie des lois commereiales y avait été
uniformisé, et un cocle cle procédure civile commun
était en préparatiou, lorsque les événements de 1866
ont substitué a la Confédération de 181 t> nne nouvelle
---- ------------------------ -- --------- - ------------------.


(1) 11 11 Y a encore, dit M. Barni (La Norato dans la Démocratic,
p. 187. Paris 1868), tel canton de la Suisse oü la hastonnado peut
étre infligée a un prévenu comm e moyen d'instruction, »


(2) Sur le travail d'unifícation des lois civiles, méme dans l'in-
téricur d'un seul canlon (celui de Berne), voir le Journal de
Geneve du 11 mai 1869.




TRAIT.ÉS ET LIENS FÉDÉHAUX 3~:S
organisation, qui marchera sans doute plus rapidement
dans la voie des assimilations, facilité es par l'identité
de la langue, l'homogénéité des íntéréts, la rapiditó
des communications réciproques.


Lord Brougham a rapporté avec raíson ~t trois points
de vue les bienfaits des fédérations: comme préparant
la défense des Etats associés contre des voisins puis-
sants; cornme maintenant l'indépendance de chaque
Etat confédéré contre un autre membre plus fort de la
Confédération; enfin comme favorisant le progrés dans
l'intérieur de chaqué Etat, grtlce a l'échange conti-
nuel de lumiéres et de secours opéré dans les assem-
Llées g¿nérales (1).


C'est avec raison qu'il fait aussi ressortir l'influence
des grandes Confédérations sur le droit des gens. « La
reconnaissance, etjusqu'a certain point, dit-il, l'origine
du code international se trouve dans les príncipes de
la constitution germanique. Le droit général des na-
tions n'est réellement qu'une extensión de ces prin-
cipes a tous les Etats non réunís dans une alliance
formelle (2). JJ


A cóté de ces organisations fédérales qui constituent
un líen permanent, habituel1ement progressif et géné-
rateur cl'unité politique entre divers Etats, clans les
temps modernes, il est une autre nature ele liens entre
les peuples de notre ternps, qui exerce une influcnce
croissante sur la nature de leurs relatíons : nous vou-
lons parler de ces conventions relutives il la facilité


( 1) PoIi Iicat jlhi1O;)o]Jhy, t. r- r, p.i 79.
(2) Politlcal PhilosojJhy, t. le', l'. 4Dl.




34.6 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE
de la navigation et du commcree qui, eonstituant d'a-
borel seulement des elauses accessoires ele traites de
paix ou d'allianees politiques (1), ont pris une impor-
tunee de plus en plus considerable ele nos [ours, et sont
devenues tout a la fois un moyen ele progrés et ele rap-
prochement entre les nations les plus óloignócs.


Ces traites doivent occuper quelques instants notre
attention. Il cst a remarquer que dcpuis trois siccles
leur cercle a été en s'agrandissant. De la facultó clu
commerce réciproque, do certaines facilitós ele naviga-
tion maritime, de quelques G:al'antíes pom' le com-
rnerce des mers en cas de gncl're, leur matiórc s't'st
éteudue au reglement réciproq 11(' (les droits de doun-
nes, soit par des limitations de tarifs, soit par des com-
munautés véritables, comme celle du Zollvcl'dn alle-
mando D'autres conventions relativcs ~L la navigution
des flcuves internationaux (2), aux garanties de


(!) Ce no fut, rl'aprós certains auteurs, qu'á la paix de Nimógu«
qllu les n('gocülteurs commonceront a sépuror los conventions do
('0111111orco ot de navigation des traités politiqucs. tllccucil. dl's lrai-
tés de coninierce, par .MM:. d'Hauterive ot de Cussy, Introduction,
p. xv .)


Flassan parait démentir cette allégntion, lorsqu'il mentionne
un traité du :2!t février lGOG, entre la Frunce et l'Angletorre, tr aité
qui, d'aprés ce qu'il rapporto, sernble avoir été exclusivement
oommercial. tIlistoire qcnérale el raisonnéc de la lliplrnnaiic [ran-
caisc, t. Iv, p. 2iO.)


(2) Bluntschli éta]Jlit vietnriouserncnt (1'.28) que lo rlroit sur la
navigation dos Ileuvos internntionnux duíl s'ótcndrc aussi [lUX
fleuves nationaux qui sont do nature ti f.te¡liLol' lo COlllllJUI'CO gé-
néral: « Lo PO, dit-il, dovait-il {:Lt'o ouvrrt it la uuvigutiuu, tunt
qu'il coulait 11 traVOI'S plusicurs ELnt:::" t'l {'tri; Ll'lllé des <¡ll'Ji u'ur
rosait plus le I'0YUllllIO d'\t,tlil"!" -- l .« [llI"IU(: u ulcur 1'<1[11":1 lo que
la déclaration des Etuts-t;!Ji~, d, ;[1' ¡'" . \ ¡'id, i r J "·1"'- j, ¡ 1" J'I:'lI b!:;
du Su nrl a déterminé ir Dunr uxu k ;1 . onsentir JII rac Iiat vulon-




TnAITl~S ET LIENS Fl~DÉRAUX 347
la propriété littéraire, artistique et industrielle, a
l'exécution des jugements rendus par les tribunaux
étrangers, a l'extradition des accusés, au reglement des
taxes postales et télégraphiques, a la communauté des
monnaies, ont formé derriére les conventions vérita-
blement commerciales une sorte de réseau , facilitant
les communications ele tout genre entre les membres


. des diverses nations. La multiplication de ces traités
produirait a la longue une sorte de fédération générale
des peuples qui les consentiraient.


C'est un lien trcs-faible sans doute que celui qui
resulte des conventions relatives au commerce et a
d'autres institutions internationales; et cependant il
est précieux pour l'avenír du monde, et il est plus élas-
tique de sa nature que ceux dont la religion et la po-
litique ont tenté la forrnation.


Kant a parlé ele la constítution cosmopolite de I'hu-
manité, qu'il rcgnrdait comme surtout réalisable par
la forme répnblicaiuo C). Fénelon l'avait cornprise
p:1I' 1(' ~:('lltill1('llt, lorsqu'íl a peint un souverain pré-
1'('1'ant sa fumille ~I Iui-méme, sa patrie a sa famille, et
l'humauité entiere il sa patrie (2). Mably a exprime les
momos nspirntions, en les prétant al'antiquité C).
tnire de ce droit. (P. 27 de l'ouvrage intitulé: Das modcrne J'a?l-
Icl'J'I'l'chl,)


(t) Projct de pai» pcrpciucile, traduction francaise. París, un IV.
(2) M. Bluntschli, qui analyse ce passage du Télémaque, fait


remarquer que cette penséo d'un sage ne pouvait convenir a la
Ilerté de Louis XIV. Ajoutons qu'elle était aussi en dehors des
idées de son temps. (V. Bluntschli, Geschichie des alujemeinen
Suuüsrcchis, }l. t 58.)


el) Socrutc, ll'upn\s lui, « Se crut citoyen de tous les lieux OÜ
i l ya des hornmes. )) Entretien de Phocion, t. JI, p. 219.




348 DE LA POLlTIQUE INTERNATlONALE


Si HOUS jetons un regard en arriere , l'idée de l'u-
nion générale des penples nous apparaitra comme es-
sentiellement moderne, et l'état antérieur de I'huma-
nité ne permettait pas de l'entrevoir ni de I'ambitionuer,


« Dans le moyen-áge, l'Eglise catholique romaine
dit M. Bluntschli (í), était appelée tl représcnter les
idées chrétiennes, et elle avait entreprís l'éducation
des peuples non civilisés. Cependant elle n'a pas produit
un droit des gens chrétien de ce genre. En vain fait-on
des recherches a cet égard dans le Code canonique, en
passage du vieux droit de Gratien seulement est con-
sacré au droit de la guerre (H, 23).»


La prétention des papes al'exorcice d'une j uridiction
souveraine sur les Etats occidentaux de la chrétienté
fut limitée tout a la fois par leur faiblesse matérielle et
par la restriction de cette juridiction aux populations
rigoureusement orthodoxes.


« La prétendue Sainte-Alliance de 1815 voulait en-
core clle-méme fonder et proteger un droít des g'ens
exclusivemcnt chrétíen (} Sans doute ce droit n'était
plus aussi restreint que le droit croyant du moyen-ügc,
On ne distinguait plus entre les eonfessions chré-
tiennes orthodoxes et non orthodoxes, et on repoussait
la séparation hostile des diversos confessions. Le
catholique empereur d' Autriche était rapproché du roí
protestant de Prusse et du czar schismatique de Russie.


(1) Das modcrne vatkcrrcchí. NorJlingen, 18G8, p. 12. Cet GU-
vra ge vient -l'étre trud ni t par 1\1. Lardy .


(2) Iras moderna Val/ll'l'r/cM, p. li'.




TRArr{~s ET LmNS Fl~DÉRAUX 3i9
Les diverses confessions ne devaient composer qu'une
mérne famille religieuse de peuples. Mais l'on ne vou-
lait pas dépasser les bornes de la chrétienté, et 1'on
pensait trouver le fondement du nouveau droit des
gens dans la religion du Christ. La Turquíe restait
encore exclue de la communauté européenne des Etats.
Sans doute on u'avait pas évité, depuis plusieurs
siécles, de conclure avec la Sublime-Porte des traités
du droit des gens. Mais c'est pour la prerniére fois, au
Congres de Paris, en 1856, que la Turquie a été ad-
mise comme un membre autorisé de la communauté
eles Etats europécns, et que le caractere universelle-
ment humanitaire du droit des gens a été reconnu. »


En mérne temps que la notion du droit international
se développait et se généralisait, elle établissait cer-
taines pressions civilisatrices sur la souveraineté des
Etats isolés. On peut au moins considérer sous cet
aspect les mesures prises dans notre siecle contre la
traite des noirs.


L'Angleterre, qui ne rougissait pas, dans son traité
avec l'Espagne a Utrecht, en 1713, de se réserver le
droit d'introduire quelques milliers d'esclaves négres
dans les colonies espagnoles, a pris plus tard l'initía-
tive <le l'abolition de la traite, condamnée par le
traité de Vienne en 1815, comme dépeuplant I'Afri-
que, souillant l'Europe et blessant I'humanité. Et
si les mesures adoptées en 1841 par le traité euro-
péen du 20 c1écembre pour la répression de la traite
n' ont pu étre maintenucs, des croisiéres entreteuues
pour empécher la traite, et des invitatíons pressantes




330 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


aux États qui tolerent des marchés <1'esclaves out été
utilement employées au profit de l'humanité (1).


« L'exclusion. complete des relations avec l'étranger
et l'isolement absolu d'un Etat, dit encore l'écrivain
que nous citons, considérés autrefois comme le droit
indépendant d'uu Etat souverain, apparaissent au
sentiment juridíque de nos jours comme une of-
fense contre le droit naturel, qui réclame des rela-
tions réguliéres et assurées entre toutes les nations,
pour le développement complet et fécond de l'espece
humaine, et pour l'accomplissement de sa destinée.
Dans les derniers siecles, le monde asiatique oriental
s' était ainsi isolé de l'Europe et de l'Amérique. Les
villes commcrcantes et les ports de la Chine et un Japon
ont été longtemps fermés aux vaisseaux et aux mar-
chands des nations chrétiennes. Mais de nos jours aussí,
ces limites séparatives sont tombées devant la puissance
coercitíve du droit des gens fortífié dans le sens le plus
humain; et les empires de l'extréme Orient sont entrés
dans une communauté de relations et de commerce avec
les Européens et les Américains. En 1842, I'Angleterre a
forcé d'abordl'empire chinois, par la paix de Nankin , a
rouvrir ses ports; et en 18581es Etats-Unis d'Amérique
ont rattaché le Japon au commerce du monde (l). JJ
Ajoutons que les traités de 1858 et de 1860, entre la
France et la Chine, ont assuré c1ans ce vaste paY5
l'exercice du commerce et la liberté de la religión
chrétienne, en méme temps qu'ils ont assuré aux Chi-


(1) Das moderne Wa:17lerrccht) 11. 20.
(:l) Idcm, de Bluntschli, p . .25.




TRAITÉS ET LIENS FÉDI~RAUX 3tH
nois la faculté d'émigratíon, utile á nos colonies, et
qu'ils ont procuré d'autres garanties a notre négoce.
Depuis 101'8, la civilisation chrétienne moderno et la
vieille civilisatíon de l' Asie orieutale se touchent, et le
droit des gens a fait un pas nouveau et puissant vers
sa constitution en un droit cosmopolite général.


Les barrieres séculaircs entre les nations étant ren-
versees, divers ciments se présenteront aux recherches
de ceux qui voudront les unir. La monnaie notamment
apparait comme l'une des institutions les plus propres
au rapprocliement des peuples, puisque déja elle cons -
titue l'élóment le plus irradia!eur de chaque nationa-
lité, étant l'galement rattachée aux personnes et aux
affaires, au voyageur ct au commerce C).


Aussi est-il naturel et logíque que la question de la
monnaie universelle ait été posée dans la Conférence
internationale de París en 1867. Si beaucoup d'obsta-
eles se sont mnnifestés, la marche vers ce progrés n'a
;amais été arretée,


Pourquoi diverses parties de la législation moderno
ne suhiraient-elles pas le méme efiort de rapproche-
ment que les moyens de circulation métallique ?


La monnaie n' a pas naturellement de frontieres ; le


(1) M.Engelenburg, dans uno brochure récente, a clitavecjustesse :
ex Le prsmier lien qui réunit les peuples est cel ui des moyens
d'échange, ce licn devanee memo la langue et le culte divino Le
voyageur qui va visiter des peuples barbares fait provision de grains
de verrc pour se procurcr un uon accueil, el. ce qui est vrai de
l'Affique et de l'Indc Post aussi de nos sociétés européennes, dont
les frontióres no s'ouvrent pas devant des grains de verre , mais
devant des disques d'or d'un modele fíxe, qui sont le passeport le
plus aisé pour l'industrie et le comm erce . (Procven van Wctsont-
uierpcti ter invuerin(J 1)((11- liei [rankensielscl, p. 13.)




302 DE LA POLlTIQUE INTEUNATIONALE
commerce en a-t-il davantage, et serait-il impossible
d'uniformiser les lois commerciales (1)?


Si tous les peuples comparaient a cet égard les ré-
su1tats dé leur expérience, n'y a-t-il ras quelqu chance


---------


(1) Déjá développée en 1852, dans la préface de la savante com-
pilation de M. Léone Lévi sur les lois commerciales comparécs,
eette pensée a été exprimée avec force par M. Louvet, président du
Tribunal de commerce de Paris, dans un discours d'inauguration
du 24 aoút 1867, oü Pon lit ce qui suit :


« Les faits et les événernents qui se passent autour de nous
démontrent que les lois spéciales doivent subir des ehangements
et des modifications, a mesure que les hesoins de la société se
trnnsforrnent, et il ne saurait échapper aux esprits attentifs que
partout a la fois se manifeste notamment une tendance aune assi-
milation de plus en plus complete entre les di verses législations
commerciales.


» C'est ce but que doivent poursuivre les hommes pratiques de
tous les pays j c'est a eette condition seule que les doctrines du
libre échange ne seront point une vaine théorie, et que la conflance
s'établira en faisant disparaitre une hésitation fort légitime quand
il s'agit de graves intéréts, duns des contrées dont les lois diffe-
rent profondément des nótres ,


» La France, sous ce rapport, et nous pouvons le dire avec
orgueil, est une puissance initiatrice, Ses Codes ont été adoptés
ou copiés, dans leurs dispositions principales, chez heaucoup de
peuples qui ont cherché a les adapter a Ieur caractére et a leurs
institutions nationales j mais quand il s'agit de lois commerciales,
c'est-á-dire de la mise en pratique des regles de la loyauté, de la
simplicité et du bon sens , c'est a l'unité qu'il íaut tendre.


» Deja notre systéme monétaire s'est propagé chez nos voisins,
des esprits sérieux et convaincus travaillent a faire adoptar égale-
ment notre systéme de poids et mesures; encore quelques efforts,
et l'unité de la législation commerciale, hasée sur le Code de com-
meree írancais, ne sera plus un probleme . » (V. la France du 25
aoút 18G7.)


Peu de temps aprés, a la séance de l'Académie francaise du
29 aoút, un orateur semblait appeler le eoncours international des
prix de vertu, et dépeignait les avantages de l'union des peuples, .
M. de Falloux disait :


« Si ce vceu n'était point une utopie, l'Orient cimenterait alors
avec I'Occident une allianee qui changerait la face du globe j le




TUAITBS sr LIEN8 F.l!JOÉRAUX
que le résultat de cette fusión serait préférable a la
valeur de chaque élément séparé ?


Au profit éventuel intrinséque de la législation ainsi
posée en commun, ne faut-il pas joindre l'immense
avantage, ponr les intéressés, d'apprendre en méme
temps et dans le méme code leur loi propre et celle des
peuples voisins ?


Quel élément de concorde et d'affection mutuel1e ne
surgirait pas de ce rapprochement? Pour que les
nations se combattent, il est nécessaire qu'elles se
croient plus différentes qu'elles le sont en réalité de
nos jours. La similitude des institutions aiderait les
hommes a reconnaltre l'identité de leur nature el la
fraternité de leur race, comme l'identité de la coiffure
et du vétement fait ressortir souvent la ressemblance
eles individualités.


Sans doute on ne peut compter présomptueusement
sur la disparition soudaine de ces amours-propres de
nationalité puérils, qui privent les compatriotes de
Fahrenheít et de Réaumur de s'entendre, méme sur le
moyen de comparer la température qui leur est dis-
pensée par le législateur commun de la nature 't


Céleste-Empire raserait sa vieille enceinte de murailles pour ou-
vrir un vaste horizon a la science vraie et a la civilisation sincere;
l'islamisme, qui [usqu'á ce jour ne nous a emprunté qu'un habit,
emporterait des bords de la Seine, de la Tamise et du Danuhe, le
salut de la Grece et l'émancipation des chrétiens , en Europa, les
oppresseurs tendraient affectueusement la main aux opprimés, et
ne souffriruient plus ni murmures étouffés, ni larmes secretes; la
race la plus forte nommerait la plus faible ma sreur, et les ctn-
quérants ne se borneraient pas arespecter les moullns ; l'Amérique
ne se contenterait pas d'abolir l'esclavage, elle en effacerait les
derniers vestiges dans les meeurs aussi bien que dans les lois. JI


23




304 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE
1);!aJs i1 est permis de dénoncer ces obsracles qui ar-


rétent le progrés géné1'aI; et dans l'ordre de I'avenir
espéré, on m'excusera de rappeler ce que j'ai déja dit
ailleurs (1), a savoir que la partie de la législation
cornrnerciale au sujet de laquelle l'assimilation pour-
rait étre tentée avec le plus de succés serait la légis-
lation de la lettre de change.


A peine l'Allemagne confédérée avait-elle, en 1857,
coordonné ses divers systemes monétaires qu'elle a
pensé aharmoniser certaines parties de sa .législation
cornrnerciale.


La Wechselordnung ou ordonnance sur le change a
été, suivant l'expression de nos voisins, l'erstling ou les
prérnices de l'unité de législation germanique. Yotée
par le parlernent allemand de Francfort en 1848, tl la
suite des travaux d'une conférence siégeant a Leipzig,
elle a frayé la voie al'unité de législation cornmerciale
sur divers points. Cette derniére a été fondée plus tard
a la suite des travaux importants de la conférence de
Nurernberg.


Qu'y a-t-il de plus cosmopolite, de plus libre
du joug des frontiéres que la lettre de change? Qu'y
a-t-il de plus propre a enconrager le commerce inter-
national que l'émission d'un titre de circulation, par-
tout identique par les conditions de sa valídité, la na-
ture de ses effets, la durée et les conditions de déchéance
des droits qui e'y rattachent ?


(i) Jcurnal des Économ.. isles du 15 avril 18G8. (V. aussi Lettre
de M. Le Touzé el réponse de M. de Parieu, dans le mérne[ourual
dn 15 aoút 1868.)




TI\AITJ~S ET LIENS Fl:;DÉRAUX 3;)l)
Je m'arréte ici, craignant d'empiéter trop sur le ter-


rain de l'action pratique, et je renvoie les lecteurs aux
divers renseignements qui pourraient leur permettre
d'approfondír ces idées, accueillies récemment 'dans le
Congrés des Chambres de commerce d'Italie C).


On me permettra seulement de terminer par un vceu :
Pourquoi, en vue de réaliser les rapprochements


désirables entre les institutions des peuples, ne pas ins-
stituer une cornmission européenne réunie ades termes
périodiques, nommée d'abord par les gouvernements,
peut-étro plus tard par les représentants des peuples
de l'Europe, commission qui emprunterait son autorité
a la science, a la justice de ses c1écisions comme a la
publicité de ses délibératíons, et qui mettrait a profit
les exemples d'esprit conciliant et éclectique, dont le
génie fédéral et harmonique de l'Allemagne nous a
fourni les précédents !


C'est jusqu'ici comme une ressource contre les hor-
reurs de la guerre vivement évoquées qu'on a fait
appel a un parlement européen, en demandant le pro-
gres de ce (édéralisrne uuiomme qtti est la vraie consti-
uuion de l'Europe et qui depuis Henri Ir va se déce-
loppanl el s'accusanl toujour« plus visible it choque
convention générale CiJ.


(1) V. dans le Moniieu): l'interpellation de M. Garnier-Pagés
dans la séance du 10 juillet 1868 et dans le Journal off/cicl du 27
novembre 1869 le vote du Congrés de Genes.


(2) l/Europe sauoéeei la Fédérasion, par Strada, p. tOV. Le gerrne
précieux d'un conseil de conciliation européenne semble avoir été
posé dans le protocole du 14 avril 1856 oü on lit: « MM. les plénipo-
tenüaires n'hósitent pas il exprimer, au nom de leurs gouverne-
ments, le vceu que les Etats entre lesquels s'éléverait un dissen-




3116 DE LA POLlTIQUE INTEHNATIONALE


Eh bien! c'est pour les ceuvres de la paix, c'est pour
tisser le réseau des institutions du eommeree et de la
vie civíle commune des nations qu'il faut, suivant
nous, ériger eette représentation commune et perma-
nente, assemblóe de concorde OU pourraient, avec les
perfectionnements successifs de son organisation, se
porter un jour les pensées fécondes du désarmement
général et de la création d'un tribunal arbitral pour les
nations réunies en une nouvelle et solide Sainte-Alliance.


« Que les Grecs étaient sages, a dit un anteur con-
temporain, d'honorer les sages! Soyons sages comme
les Grecs et créons l'assemblée des Sages.


» Il appartiendrait ala haute initiative du chef de
l'Etat en France de proposer la création du Parlement
européen. La primauté de notre patrie serait assurée,
Elle serait naturel1ement a la téte de la fédération
qu'elle aurait propósée..... ('). ))


Mais j'ai tort de ne citer que des pensées ccntempu-
raines, tt l'appui d'une espérance prétée il y a trois
quarts de siecle au Génie de l' Avenir, par l'auteur d'un
livre quelque temps célebre:


« O nations! bannissons toute tyrannie et toute dis-
corde, ne formons plus qu'une méme société, qu'une
grande famille, et, puisque le genre humain n'a qn'une
méme constitution, qu'il n'existe plus pour lui qu'une


timent séríeux, avant d'en appeler aux armes, eussent recours, tant
que les eireonstanees l'udmettraient, aux hons offiees d'une puis-
sanee amicale , ))


(1) l'Europc sauvéc el la Fédéraíion, par Strada, p. 242.




DE LA GUERRE 307
memo loi, celle de la nature; qu'un rnérne code, celui
de la raison; qu'un méme treme, celui de la justice ;
qu'un mérne autel, celui de l'uníon C). »


8ECTION IV.


DE LA tWERRE.


Soit dans lCUl'S efforts pour compléter leurs territoires,
soit dans leurs expansione colonisatrices, les nations
ont engagé des conflits armés, qui constituent I'un des
cótés les plus dramatiquos de I'Iiistoir-e ,


Le passé a été un peu indulgent pour la guerre, et
il est faeile de s'en rendre compte.


Montaigne él attribué aux Romains la pratique de la
guerre, pour tenir leurs hommes en haleine (2), et les
débarrasser de l'oisíveté, et aussi pour servir de sai-
gnée aleur république.


( Il Y en a plusieurs en ce temps, poursuít-il, qui
discourent de pareille facon, souhaitant que cette émo-


•tion ehaleureuse qui est parmi nous se peut dériver a
quelque guerre voisine ..... Et de vrai une guerre
étrangére est un mal bien plus doux que la civile : mais
je ne erois pas que Dieu favorisát une si injuste entre-


(t) Les Ruines, par Volney, ch. XIX.
(2) Essais, ch. XXI, livre n. Les nuiueais mouens euiploué« ti


bonne fin. Montaigne y rappelle le passage de Juvénal :
Et palimur langa pacís mala: Srevie>r arrr ís
Luxuría incumbit, (Sat. VI. \




3:)8 DE LA POLITIQUE INTEHNATHJNALE


prise d'offenser et quereller autrui pour notre commo-
dité C). »


Le sentirnent aristocratique des sociétés primitíves
qui avait dicté la maxime : hunuinum paucisvivitgenus,
maxime que notre siecle a maintenant peine a com-
prendre, endurcissait le philosophe et l'historien au
spectacle des hécatombes humaines sacrifiées a l'idole
de la guerre.


D'un autre cóté, l'esprit qu'on a appelé théocratique
a souvent pris aísément son partí des souffrances de
l'humanité, considérées sous un aspect régénérateur.
Bossuet a dit que la querre est souvent un boume néces-
saire Olt se retrempent et se régénerent les nations (2).


M. de Maístre a ¡ pu aussi appliquer au phénoméne
de la guerre la méme poésie résignée qui lui a serví a
relever la figure du bourreau, Cependant, il a fait
aussi ressortir son coté anormal. « L'homme, dit-il,
étant donné avec sa raíson , ses sentiments et ses affec-
tions , il n'y a pas moyen d'expliquer comment la
guerre est possible humainement C)? »


(t) Ce que Moníaigne n'approuve pas semble s'étre réalisé sou-
vent dans l'histoire. Aussi un savant historien allemand a-t-il pa-
rallélement fait observer que les Etats démocratiques de l'antiquítá
ont été plus agités i ntérieurement et plus helliqueux au dehors
que les Etats aristocratiques. Nous no trouvons, dit Hegewisch
dnns "es Eiudes glJo,fJl'aphiqufs el liistoriqucs SU)' les colonies des
Grccs (p. ~U)), aucune trace dans les ancíens documents que Cro-
tone, Mútapcnte et Loores aient [umais pris les armes pour s'u
grundir. Au contraire, les colonies démooratiques, commo Tarente
e,t Syracuse, étaient toujours ambitieuses d'agrandir leur teni·
toire ot d'étendre leur souveraineté, soit sur les peuples ítaliens
voisins, soit sur d'autres colonies grecques.


(2) Recue Conieutporainc, 1. LXIII, juin 1868,
; C'J) St'IJtieme entreríen . Soirées de Saint-Péiersbourq.




DE LA GUERHE 3lJ9
M. Cousin a eu sur les racines indestructibles de la


querre et sur la morclü« de ses suceé« des paroles qui
lui out été reprochées C), peut-étre paree qu'elles ont
été mal eomprises.


Hegel a eonsidéré le terrible phénoméne qui nous
oeeupe eomme eontribuant par une agitation utile ala
santé morale des nations (2).


D'oú vient done que la guerre, malgré tous les
maux qu'elle déchaine, a pu paraitre, soit aux yeux
des foules, soit aux regards de eertains pensenrs,
non-seulement marquée du seeau de la néeessité,
mais encoré empreinte d'une mystérieuse g-ran-
denr, et revétue en quelque sorte d'un caractére
sacré ?


L'humanité a commencé par la dureté. Sa eonstitu-
tion originaire lui rendait plus naturel le respeet de
la foree brutale qu'il ne lui est possible de le garder
aujourd'hui. n est diffieile aussi de ne pas voir dans les
luttes armées des oeeasions d'hóroísme et une eause de
prestige exeeptionnel ponr le développement de cer-
taines faeultés humaines.


Mais ees considérations ne suffisent pas pour expli-
---------------------------- ---------------


(t) V. Barni, la Aforalité dans la tlcmocraiie, 14" lecon.
(( J'ai absous la victoire, a dit, en effet, V. Cousin, comme néces-


saire et utile. J'entreprends maintcnant de l'absoudre comme
juste dans le sens le plus étroit du mot; j'sntreprends de dérnon
trer la moralité du succés ... Il faut prouver que le vainqueur
non-seulement est le civilísateur, mais qu'il est meilleur, plus
moral, et que e'est pour cela qu'il est vainqueur, )) tReoue desDeus-
Mondes, t. XXXII, p. 212.)


(2) V. l'analyse de son opinion dans iHistoire dn droit des gens
en E1t1'Ope, par Henry Wheaton. Leipzig, 1841, p. 432.




360 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALB


. quer la place immense de la guerre dans l'histoire. On
doit se demander si elle n'a pas été une vaste et
progressive expiation jadis nécessaire aux progrés de
la cívílisation.


Qu'on étudie, en effet, l'état des sociétés anciennes,
leur isolement, leur ignorance, leur dédain, leur aver-
sion récíproque , sítuation telle que la piraterie fut
longtemps dans l'antiquité une profession licite (1), et
qu'a une époque plus récente, aprés de longs rappro-
chements, les Grecs anciens te piquaient encore de ne
pas parler le latin (2), et les Romains de ne pas parler
le grec (3).


Dans cet état de c1austration et d'isolement mutuel


(1) « Pendant les temps héroíques de la Gréce, la piraterie était
généralement exercée, dit Wheaton, et au temps méme de Solon
les Phocéens étaient obligés, acause de la stérilité de leur sol natal,
d'errer sur les mers en qualité de pirates, ce qui, suivant un histo-
ríen anclen, était consideré alors comme une profession honorable.
Solon toléra, tout en leur imposant certains réglements, les asso-
ciations de pirates qu'un antique usage avaít déjá établies. Les
Etrusques, auxquels les Romains empruntérent Ieurs arts et leurs
institutions, étaientdes pirates reconnus et commettaient dans la
Méditerranée toutes sortes de déprédations, » tDictionnaire qénéral
de la Politique, VO Guerre,


(2) Sur le mépris des Orees pour les Romains, tel qu'il est
exprimé par Libanius, V. p. 196 de l'ouvrage sur les Coloníes
grecques aprés Alexandre, par Hegewisch.


(3) Suétone rapporte J'aversion de 'I'ibére pour les mots d'origine
grecque, Les Romains donnérent a des princes africains les bibllo-
théques de Carlhage, dédaignant d'en garder autre chose que les
Jivres de Magon sur I'agrioutture. (V. Bonstetten, Voyage dans le
Latiuni, p. 298 et 333.


De Maistre a dit dans sel:> ;')arrt'C<f:
« La France ne se doutait pas il y a trente ans qu'il y eút plus


d'une langue vivante en Europe. )} (De Maistre, Soirées , t. le"
p. 151.)




DE LA GUERHE 361
permanent chez les nations de l'antiquité, au milieu
d'idées particuliéres étroites, sans controle réciproque,
sans horizon de progrés, la guerre était tristement
utile pour faire tomber les barrieres qui empéchaient
le progrés social, et plus d'un conquérant a été un
missionnaire de civilisatíon. Ainsi la guerre a été son-
vent fondatri ce : elle a élevé les empires, fusionné les
peuples, formé la grandeur de certaines races, hié-
rarchisé les familles humaines, constitué des protec-
torats qui ont abrité des générations nombreuses.


Mais ses arréts ont-ils été justes ? .. Unique cri-
terium autrefois possible entre des civilisations di-
verses, a-t-elle servi la cause du progrés? Aristote a
dit : (~ La victoire suppose toujours une supériorité
louable aeertains égards (1).» Il est permis de trou-
ver en effet certaine justíce aux décisions de la vic-
toire, soit qu'on considere ses causes Oll Res résultats.


Le principe de civilisation supérieure a eu a son
service habituel eette force morale, dont un grand ca-
pitaine a dit qu'a la g'llerre elle est a la force physique
ce que trois est -it un, et aussi cette force intellectuelle
qui s'exprime si souvent dans le perfectionnement des
procédés militaires.


La guerre a été souvent, sous ce rapport, une ordalie
intelligente, unjugement de Dieu, auquel Dieu n'était
pas en réalité absolument étranger.


Supposez Rome détruite parCarthage; n'avez-vous
pas changé le cours de la civilisation ?


L'empire rornain n'a-t-il pas eu pour la propaga·
---~---------------


(') Potitiquc , traduction de Barthelemy St-Hilaire, liv. 1, ch. 2.




362 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


tion des notions juridiques dans l'univers, et pour la
préparation du régne des idéeg chrétiennes en parti-
culier, une incontestable utilité ? Oui; et tout n'a pas
été exagération patriotique dans ce vers- du poéte,
résumant par une prophétie supposée la grandeur de
Rome:


Imperuun terris, unimos wquabU Olympo.


Je passe quelques siécles ; et je crois voir encoré,
dans le centre de notre France, Charles Marte] faire
triompher par les armes la cause de la civilisation,


Le monde cependant a changé de face: les races se
sont fixées: les types civilisateurs se sont confondus ou
rapprochés.


Avec le commerce et les communicatíons établies
de nos jours, les familles diverses de l'humanité peu-
vent le plus souvent s'élever par un enseignement
mutuel, sans le douloureux ressort des combats. La
guerre a ainsi perdu une grande partie de ses excuses.
Elle risquerait souvent, si elle était entreprise dans un
but civilisateur, d'étre un barbarisme dans la langue
du progrés, aussi bien qu'une barbarie dans la pratique
de la vie.


Sans doute, il y a des observations qui tendraient a
faire désespérer ele la régénération de certaines races
abruties par eles siécles de vie sauvage. Néanmoins la
prolongation de l'influence bienveillante des peuples
avancés sur les peuples arriérés est encore un fait nou-
veau, dont il est difficile de mesurer exactement la
puissance, mais dont le bon résnltat est incontestable
a l'égard des Etats un pea avances. Cambien de pré-




DE I~A GUEHHE 363
jugés nationaux ne sont pas tombés déja ? Combien
de progres n'a pas faits l'idée de ce que M. de Maistre
appelait la civil'isation des nations?


Ce n'est pas seulement l'isolement presque sauvags
des populations anciennes dans l'ordre moral qui était
une cause de guerre, et quí empéchaít entre elles toute
conciliation amiable. Certaines causes de lutte ont
disparu par le progrés des temps, lorsque les intérets
matériels des nations et leur indépendance ont été
compris d'une maniere plus intelligente et moins ex-
clusive.


Qui admettrait aujourd'hui comme des causes de
conflit armé, par exemple, ces rivalités commerciales
qui ont mis en guerre les Anglais et les Hollandais au
xvn" siécle, les Anglais et les Espagnols en 1739, les
Anglais et les Francais en 1756?


Les ambitions de monarchie universel1e, pour avoir
tenté plusieurs grands Etats, n'en semhlent pas moins
aujourd'hui supprímées du programme des cabinets
modernes (í).


(1) Campanella lui-méme commencaít a douter de la possibilité
d'une monarchie universelle. comme on le voit par le passage
suívant de son écrit sur la monarchie espagnole : « Quoiqu'il ne soit
pas absolument nécessaire que tous les royaumes du monde
soient soumis aun seul sceptre, il serait cependant utile, a mon
avis, que par la seule force du droit et non des armes une menar-
chie de cette sorte régit les nations, non par des vice-rois ou des
préfets, mais par des princes tels qu'ils ne fussent pas moins sou-
mis au pape que les évéques. Mais comme une pareille monarchie
ne pourrait s'établir sans beaucoup de violence et de sang répandu,
il faut s'en tenir aux paroles de saint Augustin (Cité de Dieu,
Iiv. IV, eh. xv) : « Les choses humaines seraient en meilleur état,
si tous les royaumcs ótaicn L potits et vivaient en bon voisinage. ))
(Campanella, 1" 521. Edition d'Amsterdam, Louis Elzevir, 1640.)




364 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALB


La propagande et la résistance religieuses sont re8-
tées longtemps au nombre des causes de conñits entre
les nations. e'était ala fois dans un sentiment religieux
et dans un sentiment d'hostilité de race que leschré-
tiens croisés et les musulmans soutinrent pendant le
moyen-áge, depuis la bataille de Tours jusqu'a celle
de Lépante, une lutte si importante pour la marche de
la eivilisation (1). nn'est pas nécessaire d'ajouter tt ces
grands souvenirs le tableau des guerres entre les par-
tisans des diverses sectes ehrétiennes.


Les symboles politiquea ont remplacé dans la suite
les signes religieux, pour g-uider les nations au eombat,
et nul. ne peut méconnaitre lenr influence dans les
luttes de la Révolution francaise, dont Pitt a pu díre :
e'était la querre des opinions armees (2).


« tJ,nand l' Angleterre prit les armes eontre la
Franee en 1793, a dit un éerivain, quelle raison donna-
t-elle de sa détermination? Elle déclara qu'elle ne
pouvait plus étre en paix avee un pays OU la propriété
était violée, OU les citoyens étaient bannis, OÚ les
prétres étaient proserits, OÚ toutes les lois qui pro"
tégent l'humanité et la justiee étaient abolies e). 1)


En résumé, la longue lutte de l'Angleterre centre la


(1) ce Sans ces guerres saintes, toute la race humaine serait peut-
Nre encore de nos jours dégradéejusqu'aux plus profonds ablmes de
laservitude etde la barbarie. 11 (Quarlerly Revino, septembre 1819.)


(2) Séonces et traoaux de l'Académic des Scicnces morales el
politiques, t. XXXYIII, Mémoire de Portalis su]' la querrc consi-
dérée dans ses rcpporís avec les tlestinées du genl'c humain, p. 37
et suivan tes .


C{) Chateaubriand . Préface de Yltinéraire de París aJcrusalem,
édition de 1827.




DB LA UUBRHE 36G
Révolution francaise et l'Empire a commencé par n'étre
que la conséquence d'une violente aversion politiqueo


Aujourd'hui, les mémes causes qui résolvent pacifi-
'l uement les conflits politiques dans l'intérieur des Etats
suppriment par cela méme certains motífs de luttes
internationales.


On a done vu disparaitre la plupart des motifs de
lutte armée entre les Gouvernements, sans que cette
amélioration puisse étre compensée par quelques autres
causes de guerre, surgissant, par exemple, de l'affinité
ou de la répulsion des races, jetóes sans facon par le
passé dans des creusets gouvernementaux qui semblent
aujonrd'hui perdus C).


Les motifs les plus évidents, les plus déterminants
de certains conflits anciens n'ont plus de nos jours été
suffisants a eux seuls pour justifier la guerre, si au-
cune violation du droit établi, auenne injure ne leur
mettait, pour ainsi díre, les armes a la main (2).


Il semble des 101'5 que la guerre, si on envisage les
motifs 'l ui en sont l'occasion, n'est un droit pour une


(1) Voir pour les développernents acet égard, outre la premiere
.section de ce travail sur la Poliiique internationale, l'Ecrit de
M. Paul de IJourgoing, ancien ministre de France en Russie et en
Allemagne. Paris, Dentu, 1859, p. 8 et suiv. « Pour hien conce-
voir, disait l'érudit diplomate, ce qui se passe en ce moment d'un
bout de l'Europe al'autre, il faut étre versé non-seulement dans la
géographíe et I'histoire , mais encare daos l'étude des langues
vivantes dont trés-peu de persormes en France surtout se sont
occupées. )) (Les querrcs d'idiomes el de nationalités.)


(2) Pour constater le caractére, progressivement amélioré jusqu'á
un certain point, de la définition des causesjustiflcatives de la guerre,
il suffit de comparer l'autorité de Grotius et celle de Martens:


D'apres Grotius, liv. Il, ch. ler : • Il est certaín qu'il ne peut y
avoir d'autre cause légitime de guerre que quelque injure ou




366 DE LA POLITIQUE IN'l'ERNATlüNALE


nation que lorsqu'elle est une injustice criminel1e pour
la nation opposée,


Et certes on pourrait dire, d'autre part, qu'il n'y a
pas de guerre légitime, si aucun de ces grands intéréts
qui touchent a l'intégrité et a la formation des na-
tions, a leurs liens cívilisateurs, aux droits du com-
rnerce, ne se trouve blessé ; cal' les violations des traites
qui toucheraient ade vains points d'honneur ne sont
plus considérées cornrne des raisons suffisantes pour
déverser sur l'humanité le ñéau de la guerreo Il n'y a
de lutte internationale légitime que cene qui est jus-
tifiée non-seulement par la défense d'un droit, mais
encore par la comparaison de ses avantages pro-


---------_ .. _. __._.. ~-----


quelque injustice de la part de celuicontre qui on prend les armes.
Iniquitas partis adoerse justa bella inqerii, (Saint Augustin, Cité
de Dieu,liv. IV.) l) -- Et plus loin : « La plupart des auteurs dís-
tinguent trois causes légitimes de guerre, savoir: la défense, le
recouvrement de ce qui nous appartient et la punition. Mais cette
division ne renferme pas la poursuite de ce qui nous est duo Saint
Augustin remarque que l'on entend d'ordinaire par guerres justes
celles qui vengent les injures, l) (V. p. 246 et 248, t. le'. Amsterdam,
1729.)


D'aprés Martens, liv. VIII, ch , IlI, p. 203 : « Aucune violation
d'un simple devoir de morale, de politiqueoude bienséance ne peut,
considérée en elle-méme, étre une raison justiílcative pour faire
la guerreo Mais tout acte portant atteinte a l'indépendance d'une
autre nation et a la libre jouissance de ses droits acquis, soit par
occupation, soit par traité, que cet acte soit passé, présent, ou
probablement acraindre pour l'avenir, peut étre une raison justi-
ílcative de la guerre entre les nations, lorsque aprés avoir vaine-
ment tenté des voies plus douces, on en vient a cette extrémité et
qu'on n'y a pas renoncé. ») (V. aussi l'article Guerre dans le Die-
iionnaire qénérai de la Pclitique,


Fénelon, dans ses directions pour la conscience d'un roí, recen-
nait un seul cas oü la guerre devient nécessaire, « c'est le cas oü
ron ne pourrait l'éviter qu'en donnant trap de prise et d'avantage
a un ennemi injuste, artiflcieux et trop puissant, ))




DE LA GUERRE 367
bables avec l'étendue des maux qu'elle est susceptible
d'entrainer ('). « Un prince, a dit Montesquieu dans
sa 56e Lettre Persane, ne peut faire la guerre paree
qu'on luiaura refusé un honneur qui lui est dú, ou
paree qu'on aura eu quelque proeédé peu convenable
a l'égard de ses ambassadeurs, et autres ehoses pa-
reilles ; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui
qui lui refuse le paso La raison est que comme la dé-
claration de guerre doit étre un aete de justiee, dans
lequel il faut toujours que 1apeine soit proportionnéc


(' I On peut, acet égard, appliquer ala guerre, en la généralisant,
l'observation présentée par Paley sur le droit de résistance au
gouvernement intérieur d'un pays :


« Aussi longtemps que l'intérét de la société entiére le requiert,
c'est-á-dire aussi longtemps que le gouvernement établi ne peut
pas étre contrecarré ou changé sans inconvénient public, mais non
davantage, la volonté de Dieu (cette volonté qui détermine uni-
versellement notre devoir) est que l'on obéisse au gouvernement
établi. Ce principe étant admis, la j ustice de chaque cas particu-
lier de résistance est ramenée a la comparaison de la quantité
de danger et de dommage d'un coté, avec la probabilité et les
fraís de redressernent de I'autre . Mais qui sera juge de cela? Nous
répondrons : Chaqué homme pour lui-mérne , Dans les conñits
entre le souverain et le sujet, les partís ne connaissent aucun
arbitre, et il serait absurde d'en référer la décision a ceux dont
la conduite a provoqué la question, et dont l'intérét personnel,
l'autorilé et le destin sont immédiatement en cause. Le danger
de l'erreur et de l'abus n'est point une objection a la méthode de
convenance, paree que toute autre méthode est également sujette
a ce danger ou a de plus grands, et toute regle qui peut étre pro-
posée SUl' ce sujet (comme toutes les regles qui en appellent a la
conscience ou qui l'enchainent) doit dans I'application dépendre
du jugement privé. L'on doit observer cependant qu'íl faut égale-
ment cornpter l'exercice du jugement privé de l'homme, qu'il soit
déterminé par des raisonnements et des conclusions personnels ou
dirigé par l'avis des autres, pourvu qu'il soit libre de choisir son
guide. )) (Paloy, Principies on 11'1,Ol'a1 ancl políUcal Philosophy,
Iiv, VI, eh. III.)




36S DE LA POLl'l'lQUE lNTEHNATlüNALB
a la faute, il fautvoir si celui aqui on déclare la guerre
merite la mort; cal' faire la guerre a quelqu'un, c'est
vouloir le punir de mort (1). »


Les divers intéréts matériels et moraux, dont la con-
servation est le principal but de la politique étrangére
des nations, sont rarement, par eux-mémes, considérés
comme des motifs de bouleversement ou de modifica-
tion dans les limites des Etats. Mais lorsque les rivalités
que ces intéréts déterminent ont été changées par tel
ou tel ibcident en cause de conflits, l'issue des luttes
engagées devient souvent, par le droit de conquéte et
par les adhésions et fusions d'intérét qui s'emmi-
vent (2)., un principe de modification dans l'assiette et
la circonscription des Etats, principe dont il faut dire
avec Montesquieu parlant du droit de conquéte : (,( U11
droit nécessaire, légitime et malheureux qui laisse tou-
jours apayer une dette immense pourl'acquitterenvers
la nature humaine ca). »
------------------ ----'.. - ---- -- -----


(1) « La guerre, dit Grotius, ne doit pas étre comptée au nombre
des métiers; au contraire, c'est une chose si horrible qu'il n'ya
qu'une extreme nécessité ou la vraie charité qui puisse la rendre
honnéte , » (Grotius, liv, 1I, ch. xxv, 1 9, Du droit de la querre et
de la paix.)


(2) Bossuet, dans sa Politique de l'Ecriture Sainie, veut que le
droit de conquéte se confirme par l'acquiescement des peuples :
(( Ainsí, dit-il, on voit que ca droit de conquéte, qui commence par
la force, se réduit pour ainsi dire au droit commun et naturel du
conseotement des peuples et par la possession paisible , Et Pon pré-
suppose que la conquéte a été suivie d'un acquiescement tacite
des peuples soumis qu'on avait accoutumés al'ohéissance par un
traitement honnéte, ou qu'il était intervenu quelque accord, sem-
blahle a celui qu'on a rapporté entre Simon Macchabée et les reís
d'Asie. ,,(OEuvres de Bossuet, t. XXXVI, p. 8.2.)


(3) Esprit des Lois, liv. X, ch. IV.




Dg LA liUgHHl~ 369
Malheureusement, les intóréts cachés derríére les


théories, le défaut d'arbitrage régulier cutre les na-
tions, obscurcíssent beaucoup la pratique du droit des
gens, dans le reglement et la détermination des causes
légitimes de guerre; ils lui imposent souvent comme
un systéme d'hypocrisie a peine déguisée, que la
science a de l'embarras a définir, mais qu'elle excuse
ou du moins comprend, en ce sens qu'il est un hommage
rendu aautre chose que la force brutale. L'impartiale
histoire doit presque toujours constater des causes
réelles de gnerre, cachées sous les causes purement ap-
parentes, Le plus souvent, les grandes luttes armées
ont été la suite de rivalités faisant explosion a telle ou
telle occasíon, en vertu de tel ou tel prétexte.


Les statisticíensqui ont observé dans desfaits, touchan
en partie h, l'ordre moral, le retour de certaines lois,
ont appliqué parfois aussi leurs observations ala guerre.


L'lln d'eux, écrivant en 1825 (1), calculait que c1e-
puis 1G59 jusqu'a la révolution, la Franco avait sup-
porté le fardeau de huit périodes de guerre alternativo-
ment précédées ou suivies de huit périodes de paix; la
durée moyenne des péri odes de guerre était de cinq a
six années, et celle des périocles de paix de dix a onze
années. Il ajoutait que les rnémes calculs se reprodui-
saient avec peu de différence dans les alternatives de
la ~ituation des autres puissances, et il en induisait, a
la suite des temps de guerre écoulés c1epuis 1793, une


(1) 1\1. d'IIauteriv8, Notions éténieníaircs d'économie politiqueo
Introduction, p. I,XIV.




370 DE LA POLITIQUE IN1'ERNATIONALE
probabilité de 42 ans de durée pour la période de paix
qui recommencait lorsqu'il écrivait.


Ainsi que l' écrivain le prévoyait en partie lui-méme,
ces espérances n'ont pas été réalisóes. Mais il est vrai
que les guerres intervenues c1epuis 1825 ont été cour-
tes pour notre pa~ys: et sous ce rapport la statistique
n'est pas contraire au progres des périodes pacifiques,
étuc1iées par l'auteur que nous citons.


En constatant la diminution incontestable des causes
de conflit armé entre les nations, nous n'osons certes
marquer comme déjü venu le terme de ces tragédies
affligeantes pour l'humanité.


La gnerre sort le plus souvent des passions. Leur
empire peut se restreindre ; les alirnents quí les nour-
rissent peuvent souvent disparaitre, Mais elles sont tel-
lement inherentes ~t l'humanité qu'il est <1ifficilc de, .
marquer le dernier terme de leurs plus violents effets,
tout en souhaitant qué CA terme soit procliain.


Outre l'empire des passions et celui eles réactíons qn' el-
les entrainent, il y a, nous devons en convenir, dans k
réglement des intóréts internationaux que nous avons
étudiés dans les sections précédentes, des canses de con-
flit difficiles a éviter, parce qu' elles placent les dignit{·;s
nationales en présence. ,


La oú, par exemple , des nations n'ont pas une ex-
pansion légitime et proportionnée it leurs racines dans
l'ensemble des faits matériels et moraux d'nne époque,
une excuse pour la lutte subsiste en permanencc; et
l'un eles écrivains ele nos jours qui a le plus loué la
tendance de l'abbé de Saint-Pierre u'a pas fait difficulté
d'avoucr que ce noble philanthrope, en preuant pour




DE LA GUERRE 371
base de son projet de paix perpétuelle la constitution
de l'Europe, formée par le traité d'Utrecht, avait né-
g'ligé non-seulement de scruter l'esprit des institutions
alors existantes, mais encore de se demander si l'Europe
était bien ou mal organisée, si son état était conforme
ou contraire aux droits des peuples, s'il était juste et
bon qu'elle restát éternellement comme elle était (i).


Non, ces questions n'avñient pas été approfondies au
siécle dernier, et il faudrait encore les posel' de nos
jours a celui qui reprendrait le beau et respectable
réve de l'abbé philosophe du XVIUe siécle,


Et cependant il nous parait incontestable que les
éléments pacifiques s'accroissent notablement dans 1'01'-
ganisation et dans la situation des nations modernes,
De la, des changements dans la circonscription des na-
tions, qui ont parfois été préparés par les vreux de
l'opinion (2). Ce qui permet de dire avec Kant que si
la paix perpétuelle est impraticable, elle est, qu'on
nous passe l'expression, indéfiniment approximable C).


L'un des résultats ele la civilisation est ele dimínuer
les causes de guerreo Un autre de ses effets est ele
rendre la guerre plus humaine.


Dans l'antiquité, bien que déja certaines regles tuté-
laires, comme la nécessité ele la déclaration de guerl'e
et l'inviolabilité eles ambassadeurs, fussent admises, les


(1) La Morale el la Democrtüie, par J ules Barni, p. 2.n.
(2) Il est impossible de méconnaitre certaine action de ce genre


dans les circonstances qui ont précédé l'abandon de la Vénétie par
l'Autriche, abandon qu'un historien contemporain a affírmé avoir
été antérieur aux hostilités entre l'Autriche et la Prusse. (Klaczko,
Reoue des Deux-Mondcs, du 1" octobre 18i18, p. 532.)


(3) CWJ par Prondhon, La Guerre el la Paioi, t. I", p. 159. .




372 DE LA PULITIQUE INTEHNATlüNALE


luttes armées faisaient peser leur influence sur tous les
individus de la nation belligcrante. Les personnrs
sans defense, comme les femmes et les enfants, étaient
en danger perpétuel el' étre maltraitées par l'ennemi,
réduites en esclavage, vendues ou..mises ü mort,


Les temples des dieux offraient seuls quelque protec-
tion centre la férocité des soldats triomphant dans un
assaut. « Que d'un coté, a dit l'auteur de l'Esprit des
Lois, ron se mette devant les ;yeux les massacres con-
tinuels des rois et des chefs grecs et romains, et de
l'autre la destruction des peuples et des villes par ces
mémes chefs, Timur et Gengís-Khan, qui ont devastó
l' Asie , et nous verrons que nous devons au christia-
nisme et dans le gouvernement un certain droit poli-
tique, et dans la guerre un certain droit des gens que
la natnre humaine ne saurait assez reconnaitre.


« C'est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la
victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes clioses:
la vie, la liberté, les lois, les biens, et toujours la reli-
gion, lorsqu'on ne s'avengle pas soi-méme C). »


Malgré l' observation de Montesquieu, les progrós ont
été Ients, móme au sein de la chrétieuté. Le moyen-
t\.ge et la g'llerre de Trente-Ans ont offert encere de
tristes cxeinples de barbarie, témoin le sac de Magde-
bourg par les soldats de l'armée de TilIy (}


Grotius se bomait h interdire d'abuser <les femmes,
Vattel a mieux fait ressortir les droits des individus
qui restent étrangers tt la lutte , ou quí déposent les


(1) Livre XXIV, chapo m.
e) Bluntschli, Das uicdernc Vetkerrcclu, p. 32.




DE L\ GUEHHE 373
arme". Lu science étrangére rend hommage au mérite
des propositions de ce publicista dans cette interpreta-
tion humaino et progressive du droit c1e la guerre (1).


Du respcct dos pe1'sonnes découle celui des p1'o-
priétés privées.


L'antiquité et le moyen-üge regardaícnt comme de
bonne prise les biens de tous ceux que l'on considérait
eomme ennerms.


Le droit moderno distingue entre la propriété publi-
que et la propriété privée de l'ennemi, et il exclut memo
de la propríété publique, consídérée comme de bonne
príse, les biens des églises, des hópitaux, des écoles,
ainsi que les bibliotheques, les laboratoires et les collec-
tions d'art (!), ct mérne la propriété prívóe du prince (3).


Si les droits de la guerre maritime sont plus étenc1us
que ceux de la guerre terrestre, s'ils ont admis la
capture des bátimcnts de commerce a cause peut-étre
ele la facilité qu'il y avait autrefois ~t convertir les vais-
seaux marchanc1sen bütiments de g'uerre, cependant


(') Bluntschli, Dns nuulcrne VrrlkcTrccht, p. 33.
De nouveaux eiforts sont tentés chaque j our, al'honnsur de la ci-


vilisation du xrx- siecle , pour adoucir les maux causés par la guerreo
Citons notamment la convention internationale pour l'améliora-


tion du sort des militaires blessés dans les armées en campagne,
qu'ont signée ou a laquelle ont adhéré tous les souverains de
l'Europe; la constitution dans les divers pays de sociétés de se-
cours aux blessés militaires , enfln, la récente convention par ¡a-
quelle les principales puissances européennes se sont interdit rn-
sage de certains projectiles cxplosibles en temps de guerreo (Voir
sur ces diiférents progrés le livre intitulé: La Gucrre et l/Hunui-
nit« au XlX C sicclc, par M. Léon de Cazenove, lR69.)


(2) V. l'article 3'. des instructions pour le gouvernement des
armées des Etats-Unis en campazne, annexées a l'ouvrage de
Bluntschli sur le Uroii des gens nioderne,


(:J) Bluntschli , JI. ;n.




374 DE LA POLITIQUE INTERNATIONALE


le droit de course, fiétri par Franklin, répudié par le
traité de 1785 entre la Prusse et les Etats-Unis de
l'Amérique du Nord, u été enfin condamné par la
déclaration du Congrés de París en 1856.


Les autres principes adoptés dans le méme Congrés
et d'aprés lesquels le pavillon neutre couvre la mar-
chaudise ennemie a l' exception de la contrebande de
guerre, comme d'un autre cóté la marchandíse neutre
est protégée sur le vaisseau ennemi, et enfin la néces-
sité du blocus effectif, sont des restrictions considera-
bles du droit de prise maritime, droit qn'il est dési-
rable de voir supprimer luí-méme, et qu'en attendant
ilfaut améliorer par l'impartialité de sonapplication (1).


Si l'on résumait ces adoucissements progressifs dans
la pratique de la guerre, on pourrait adopter la
formule suivante d'un auteur contemporain: « Si
l'homme d'Etat le plus habile est celui qui réduit a son
muiimum l'emploi de la guerre dans la politique, le
meilleur général est celuí qui réduit a son minimum
I' emploi de la force dans la guel'l'e, etc. e). »


Ces perfectionnements dans les regles des luttes
nationales armées, ce désintéressement croissant im-
posé aux belligérants, peuvent contribuer ti, la sup-
pression de la guerre clle-rnéme. Ce qui est retranché


(') 11 Iaut applaudir au précédent posé dans la. guerre de 1854
d de 1li55 avec la Russie, et par lcquel la Frunce et l'Angleterre
.ont accordé un délai aux bütiments russes pour sortir des ports
oü ils eussent pu étre arrétés. Nous croyons devoir signaler aussi
une décision du conseil d'Etat du 23 novembrc 1867,qui a adoplé
le principe d'une indernnité pcur prise maritime reconnue mal
fondée dans l'aflaire du Milo.


(2) Prévost-Paradcl, la Fl'OllC0 noucelle, p 270.,




1m LA GUEHH.E 371)
de ses brutalités rend ce qni en est conservé plus odieux
et plus incompréhensible. En s'abstenant du pillage et
des contrilmtions forcées, elle devient si coúteuse pour
les gouvernements belligérants, qu'on dírait une arme
blessant la main mérne victorieuse qui s' en sert (t).


Un grand progres serait fait ponr la suppression de
la guerro le jour oú , par une création snpérieure
a celle de l'ancienne Grece et dont nous avons déja
parlé plus haut, un conseil amphictyonique euro-
péon (2) pourrait étre reconnu, sínon comme le
juge, an moins comme le conciliatcur nécessaire des
nations sur le point el'en venir aux mains. Ce conseil
prépareruit aux lieurcs sereines les perfectionnements
á tírcr do la paix, et, dans les moments périlleux pour
I'hurrnonie générale, il s' occuperait de conjurer les
horreurs et les desastres de la guerre.


«( L'expérience des siécles nous apprend, a dit le
g'l"néral Foy, qu'il n'y a de recours contre les exces de
la force mutóriellc que dans l'cmpire exercé sur les
passions des 11om111e8 par la plus puissanto des forces
morales, la justice... »


Constituer un organe public acette force morale su-
A t tt' . . fl Apreme e met re a son service une m uence, peut-etre


(l) « La guerre, n dit Proudhon, t. II, p. 281, ne peut mentir a
sa causo. Fille de Iamine, apres avoir cherché páture a I'étranger,
mais forcée par le progres de la civilisation de renoncer a l'étran-
ger, elle va se rejeter sur les propres nationaux: commo Saturno,
elle .lévorera sos enfants, et c'est afin d'augrnenter le nombre de
ses victimes, et d'éloigner son suicide, qu'ello continue de cher-
chef' des conquétos. »


F) LB conseil des Aruphictvons paruit n'uvoir eu pour ohjet que
l'lldow.;isscmullL des ruaux lIu la guurru eL 1ct dé'1'uns" dll temple de
Del phes UJisfüii'c L{U [i/ogrh du «roi! t("S qm" par Henry
Wneaton, p. 5.)




376 DE LA POLITIQlJB INTEBNATlONALE
un jour une force matériel1e capable de faire respecte!'
ses verdicts (1) : voila le but claircment marqué aux pro-
gres du droit international et aux efforts des esprits géné-
reux appliqués ala suppression du fléau de la guerreo


J'ac1mire les tableaux sublimes ou prétendus tels
qu'elle a pu présenter a nos péres et qui ont inspiré,
méme de nos jours, plus cl'un écrivain (}


Les bienfaits de la civilisation, dérivant des luttes les
plus horribles, sont sans doute un des contrastes les plus
grandioses de l'histoire de l'hurnanitó, Mais le criterinm
de l'antagonisme des nations doit se transformer. Le
régne de la Parole et de la Pressc doit succéder ü celui
de la Force et de la Guerre ; et les vertus méme du
Testament ancien 1 s'il m' est perrnis d'emplo'yel' ce mot,
doivent pálir devant ce11es du Testament nouveau ,
----~---- ---~~~-


(t) A tous les symptómes de réduction du domaine de la guerre
dans l'avenir, on peut ajouter la neutralité imposée par les traites
modernes a certains Etats, cornrne la Suisse et la Belgique, non-
seulement pour la protection de leur faiblesse organiquc, mais en-
core pour l'avantage réciproque de leurs voisins, préservés par cet
expédient d'invasions soudaines ou de dangers stratégiques partí-
culiers , Il Y a lieu de croire que cette neutralité el priori pourra
recevoir d'aut res applícations , (V. la brochure de M. Huber Sala-
din sur les Peiits Etats et la Neuiralité coniineniate dans la siiua-
tion actuelle de l'Europe. París, 1866.)


(2) « La guerre, a dit Proudhon, est lo phénomene le plus pro-
fond, le plus sublime de notro vio morale. Aucun autre ne peut
lui étre comparé: ni les célóbrations irnposantes du culte, ni les
créations gigantesques de l'industrie. C'est la guerre qui, dans les
harmonies de la nature et de l'humanité, donne la note la plus
puissante : elle agit sur l'áme comme l'éclat du tonnerre, cornme
la voix de l'ouragan. Mélange de génie et d'accents de poésie et
de passion, de suprérne justice et de trngique héroisme, méme
apres l'analyse que nous en nvons faite et la censure dont nous
l'avons Irappée, sa majesté nous étorme, et , plus la réflexion la
contemple, plus le CCBur s'éprend pour elle d'enthousiasme. »
T.IJ,p. 3S1,LaGlIerrertlaPaü~,l




CHAPITRE DIXII~ME.


CONCLUSION.


DU nUT ET DE LA MEILLEURE FORME DES GOUVERNEl\IENTS.


Plus d'un lectenr se demandera 'Iuelle est notre opi-
nion sur le meilleur gouvernement, et ne la trou-
vant pas exprimée clans les termes précis OU il peut
la rccliercher , il eomparera, je l'espere, I'auteur au
physicien qui, écrivant un ouvrage sur les climats,
serait admis ~l donner des conseils de prudence aux
habitants des diverses zones, en jugeant oiseux <le
recherchcr quelle est théoriqnement la meilleure et la
plus digne ele recommandation pour les gens sans pa-
trie, qui ne cornposent pas la plus grande partic ele
I'espece humaine.


Avant ele se demander quel est le meilleur gou-
vernement, il faut rechercher en effet quel est l'objet
du gouvernement en génél'al, et ici déja régne plus
d'un désaccord.


Il y a des publicistes, parmi lesquels G. de Humboldt
dans un écrít ele sa jeunesse, il y a des économistes
surtout, qui ont réduit la fonction c1u gouvernement
a une mission ele políce. Réc1uite a cette tache, la
fonction du gouvernement serait si simple que les
formes politiquee seraient toutes presqu'indifférentes.




378 DU BUl' El' DB LA MEILLEUllE FOllME


Mais ni au dedans ni au dehors des Etats le role du
g'ouvernement ne se réduit ~l, ces termes rétrécis. Le
gouvernement ne doit pas seulement faire vivre les
citoyens en sécurité, il doit se proposer de contribuer
dans certaine mesure a leur perfcctionnement et ~l, leur
bonheur.


Aprés s'étre demandé a quoi se réduit la polítique,
Romagnosi s'est répondu (1): « A une grande tutelle
associée a une g'rancle éducation ; la premiere ap-
partient a la force du gouvernement, la seconde ü
l'action des intéressés et ~t la vio commune. » Lo mot de
tutclle dépasse déja la fonction presquo negativo que
l'on a quelquefois attribuée aux gouvernements. La
distinction entre la tutelle et l'éducation est, en effet,
bien délicate; rnais n' est-il pas d'une nutre part tres
naturel a un g'ouvernernent, synclic en quelque S01'te
des instincts de la vil' commune, de chercher ü dóve-
lopper ou amodifier ces instincts par une sorte el'action
éducatrice, action que d'ailleurs les nations ont au
moins elans le passé souvent désírée ?


En fait, tous les gouvernements se sont occupós
directernent de l'éducation non-seulement de la jeu-
nesse, mais eles masses. Tous ont mécounu la distinc-
tion subtile de Romagnosi.


La pratique des gouvernements 80US ce rapport a e u
l'appui de théoriciens nombreux qni ont pensé que los
institutions politiques devaient avoir pour but le bon-
heur et le perfectionnement de l'hurnanité (2).


(1) Diritto publieo uniccrsaic, t. i-, cIJ. 11, ~ ~n.iG.
(2) V. l'ouvrage de Bluut-ch li, Gcscliich!« des allqemcinen


Staaisrechts, dans le passage suivant .




DES GOUVERNEMENTS 379
Comment nier cette haute mission des gouverne-


ments, dans les granc!s Etats surtout, qui concentrent
sur quelques points donnés les foyers d'éducatíon et
de science, la vie intellectuelle enfin d'un vaste pays,
et cornrnent leurs chefs laisseraient-ils inutiles pour le
bien généralles progrés qui penvent s'aecornplir avee
le eoneours de la nation entiére dans ses lieux d'études
privilégiés ?


Quand on soutient, eornme je erois devoir le faire,
l'opinion que l'Etat a le droit d'enseígnervon ne fait
pour cela objeetion ni a la théorie ni a la pratique de


« Thomasius, dit-il, avait indiqué le bonheur de l'humanité comme
le hut supréme de toute institution du droit humain , En. prenant
cette idée, Wolff lui donna un nou vol essor. Il mit la perfection
a la place du honheur, et considéra l'efforl vers la perfection
ou le perfectionnement cornme le but moral de l'espece humaine,
Déja Leibnitz avait énoncé la proposition que ce qui pertection-
nait la société était juste. Mais Wolff fut le premiar a ériger la
pensée du perfectionnement en principe dirigeant de son droit
naturel , l) (Bluntschli, p . .217.)


Ahrens, Oours du. droit naiurcl , p. 352 et suiv ., analyse les
doctrines relativos au but de l'Etat; les unes lui assignent un but
trop large, les nutres un but trop rcstreint.


II classe dans les premieres la théorie qui confond l'Etat avec
la sociétó entiere et qui en fait le corps social vivant, pourvoyant
ti tous les besoins intellectuels, moraux et physiques de l'homme,
méme la théorie moins vaste qui place le but de l'Etat dans l'édu-
cation de la nation, objet trop intime pour que l'Etat l'embrasse.


Une théorie qui assigne ti l'Etat un but trop restreint est celle
qui lui donne seulement mission de veiller au maintien de la
súreté intérieure et extérieure de la natíon,


La. vraie doctrine fait, suivant l'auteur, consister le but de FEtal
« dans la réalisation sociale du principe de justice d'aprés lequel
l'activité de l'Etat s'étend ti tous les domaines de l'ordre social,
mais de maniere a former seulernent les conditions extérieures
de développemcnt, en venaut ti lour secours sans intervenir co-
pendant daus leur mouveuient iutérieur, et sans abandonner les
princípes de leur organisation au príncipe politique. » (P. 361.)




380 DU BUT ET DE LA l\lEILLEUHE FüHl\lE


la liberté d'enseignement non plus que de toutes les
autres libertés civiles.


Seulement, on reconnait aisóment que l'Ecole qui
attachc le plus de prix a ces demiéres libertes, a la
suite de Benjamin Constant C) et de M. Laboulaye,
perd quelquefois de vue le rapport que certaines de ces
libertés (comme la liberté de la presse, par exemple)
ont avec les libertés politiques, en méme temps qu'elle
se laisse trop facilement séc1uire par l' exemple un peu
trompeur de l'Angleterre.


L'aristocratie, dans ce dernier pays, mitige les li-
bertés poli tiques par le petit nombre et les mceurs
relevées ele ceux qu'elle appelle tl en faire usage ; et
tout a la fois elle féconde les libertes civiles par la
pníssance des individualités qui s'en servent, et qui
peuvent se livrer aeles libéralités dans I'intérét publíc,
avec une munificence qui semble s'allier aux aspira-
tions mémes de la souveraineté.


Ailleurs la liberté civile ne se développe avec puis-
sanee qu'a défaut, pour ainsi díre, de l'organisation
de 1'Etat. N'est-ce pas le cas de l'Amérique du Nord,
oú d'ailleurs les majorités ne sont pas exemptes ele
tyrannie, puisque la vindicte publique tend parfois a
y supprimer les formes les plus élémentaires de la
justice?


(1) Benjamin Constant a consideré comme droits individuels,
indépendants de toute autorité politique :


1° La liberté personnelle ; 2° le jugsment par jurés; 3° la li-
berté religieuse ; 4° la liberté d'industrie : 5° l'inviolabilité de la
propriété; 6° la liberté de la presse (Cours de poliiique consiitu-
iionnelle, édiíion de 1861, t. T, p. 26L (Voir ce que nous avons dit
a ce snjet, supra, page .'20.)




DES GOUVEHNEMBNTS 381


Ce u' est pas seulement au reste du perfectionnement
des conditions morales et matérielles d' existence de
leurs citoyens que les gouvernements ont as'occuper.
N'est-il pas évident que certains d'entre eux ont de plus
une sorte de fonction extérieure et en quelque sorte


. humaíne ~L rernplir? Peut-on nier sous ce rapport la
destinée spéciale des nations?


La mission de la Suisse et celle de la Grande-Bre-
tagne sont-elles les mémes dans le monde? Le territoire
de la France et celui du Danemark ont-ils été destines
h servir d'assiette a des nations douées de la mérne fa-
culté d'expansion et d'intiuence générale?


Non, la politique extérieure des nations dessine des
devoírs et des ambitions légitimes, différentes, suivant
les lieux et les ternps. Les gouvernements ne peuvent
rnéconnaitre cette mission.


A ce point de vue, qu'il est difficile de répondre d'une
maniere générale aux questions sur le meilleur gou-
vernernent !


Nous avons remarqué d'ubord que la science politi-
que u'est pas cornplétement achevée, et que certains de
ses principes n'ont pas encore donné toute leur me-
sure, soit a l'état isolé, soit ~1 l'état de combinaison
avec d'autres príncipes. Maís au milieu mérne d'expé-
riences peut-étre encoré incomplétes, on peut dire que
pour l'action extreme 011 urgente aune époque donnée,
pour certaínes transitions ou transformations rapides, la
mouarchie a des avantages.


·Ponr une politíque lente et suivie avec profondeur,
l'aristocratie est singulieremen t recommandable ,


POIl!' la vie générale du corps social, pour la prospé-




382 DU BUT ET DE LA MEILLEURE FORME


rité du plus grand nombre, la démocratie bien ordonnée,
sufflsamment préparée et múrie par l' éducation du
temps et meme par celle des obstacles, a une grande
prééminence, cutre cette force secrete d'avenir qu'elle
semble posséder a l'époque actuelle, mais qui aurait
peut-étre ses périls, si elle déterminait l'abdication pré-
maturée des autres influences légitimes.


Une conséquence naturelle de l'existence de ces qua-
lítés diverses est al'avantage du gouvernement mixte,
susceptible d'étre établi dans la plupart des Etats, et
qui, sans avoir, il est vrai, aucune des qualités de
chaque forme a un degré absolu, évite du moins les
effets pernicieux de chacune, et permet de penser (1)
que l'élément le plus nécessaire 'pourra prédominer it
son heure, parmi ceux que la constitution mixte peut
combiner.


. Cette crainte a l'égard des gouvernements d'une
forme trap absolue est l'une des conclusions les plus
appuyées par un grand nombre d'esprits sages (2),


(1) Cicéron a dit avec une grande elévation de pensée dans su
République, 1-29 : « Quantum quoddam genus republicm maxime
probandum esse censeo, quod ex his, qum prima dixi, moderatum
et permixtum tribus; - et 1-45, il ajoute : « Placet enim esse
quiddam in rspublicá prosstans et regale, esse aliud auctoritati
principum partitum ac tributum, esse quasdam res servatas judi-
cio voluntatique multitudinis . l) - Mais Tacite dans ses Annales
IV-33 n'a pas cru a la durée possible du gouvernement mélangé
de monarchie, d'aristocratie et de démocratie: « Delecta ex his et
consociata reipublicm forma Iandari facilius quam evenire, vel
si evenit hand diuturna esse potest , »


(2) Nous citerons, parmi les modernes, Machiavel, qui a parlé
des trois mauvais gouvernements: du tyran, du petit nombre et du
grand nombre, et Romagnosi, qui a repoussé tout type de gouver-
nement absolu. « Si puo stabilire, » a-t-il dit, « come sicuro esse




DES GOUVERNEMENTS 383
parmi ceux qui-se sont consacrés a l'étude de la science
politiqueo


La préference du gouvel'nement mixte sur les
nutres ne vient pas seulement du désir d'emprunter
quelque chose aux qualités de chacun, elle dérive aussi
du but supérieur des gouvernements, qui est de faire
triompher dans la société les conseils de la raison sur les
entrainements de la passion. Un écrivain du dernier sié-
ele a exposé cette vérité avec l'emphase de son temps :


« Pour moi, a dit Mahly, je fais de la politique le
ministre de notre raison , et j'en vois résulter le bon-
heur des sociétés (1). »


C'est l'imperfection de la nature humaine qui re-
commande sous ce rapport les gouvel'nements mixtos ;
c'est elle aussi qui oblígc ti concilier l'autorité néces-
saire centre les mauvais instincts avec la liberté utile
poul' les bons (2). La politique a deux bases d'observa-
_._--------~_.._-~~--~~~


ogni governo assoluto governo dissoluto, meutre rende gl'i in-
rlividiu e i popoli :13boli balordi e eattivi. » (V.üEuvres de Roma
gnosi publiécs VIl' Giorgi, t. VIII, p. 687 et 688.)


(1) Entreticns de Phocion, t. u, p. 102.
C.!) (,( S'il y avait un peuple de dicux, a dit J.-J. Rousseau, il se


gouvernerait démoeratiquement. )O
L'auteur des Enireiiens ele Pliocion a dit aussi (t. re', p. 73)


« J'ai souvcnt entendu Platon raisonner sur eette matiére. Il
blárnait la monnrchio, la pure uristocrutie et le gouvernement po-
pulairo. Jarnnis, disait-il, les lois ne sont en súreté sous ees adrni-
nistrations, qui laissent uno carriere trop libre aux passions. Il
craignait le pouvoir d'un prince qui, seul législateur, juge seul de
la justice de ses lois. Il était effrnyé dans I'aristocratie de l'orgneil
et l'avarice des grands, qui , croyant que tout leur est dú, sacrifle-
ront sans serupule 18s intéréts de la société a leurs avantages par-
ticuliers.


)) TI rerloutait, dans la puro démocratie. les capriees d'une mul-
titude toujours avcuglc, toujours extreme dans ses désirs, et qui




384 DU BUT nr DE LA MEILLEURE FOHME


tion ímpérissables : la psychologie et l'histoire (').
Quant au caractere dominant qui distingue, sauf


certains contre-poids, les diverses formes poli tiques,
il est évident que ces formes caractérisées avec Ieurs
avantages propres conviennent mieux a certains pays,
~l certains territoires, a certaines missions nationales,
les unes que les autres ? On peut appliquer ~l la science
politique elle-méme sous ce rapport ce que Portalis
a dit de l'art ele gotlverner, a savoir qu'elle n'est point
une théorie lnétaphysique el absolue e). Et il Y a un
grand fond de vérité dans l'opinion de Macaulay : qu'il
est impossible de déduire une théorie complete de
gouvernement de la nature de l'homme en général (3).


Il .Y a donc ici des mérites divers, et partant des
convenances locales différentes, Ajoutons, au reste,
qu'il y a des convenances de temps également diverses,
mais qui pourraient h la longue agir d'une maniere
assimilatrice et convergente sur la variété des convc-
nances locales.


011 ne saurait nier que I'avantage pour un peuple
consiste h étre gouverné par les éléments les plus ill-


eonrlamnera dernain avec emportement ce qu'elle approuve aujour-
d'hui avec enthousiasme.


lO Ce grand homrne, poursuivit Phocion, voulait que, par un
mélange ha hile de tous ces gouvernements, la puissance publique
fút partagée en différentes parties propres a s'imposer, se balan-
cer et se tem pérer réciproquement. »


(1) Bartliélemy Saint-Hilaire, Préf'acc de la Polilú/ue d'Al'istote,
2" édit., p. 1Sa.


C.!.) Lettre du 23 septembre 179D, a Mallet du Pan, citée par
M. Lavollée dans son volume sur Portalis, m vie et ses ceuvres.
París, 1869, p. 12ft.


(3) Miscellaneo1ls lVtitings, t. I, p. 321.




DES GOUVERNEMENTS 38!)
telligents qui se trouvent dans son sein, par ceux qui
possédent la plus grande somme de sagesse et de jus-
tice. Et ron a pu próner justement, sous ce rapport,
de meme qu'en pensant au contróle réciproque des di-
verses forees politiques, la souveraineté de la raison I").


01', le centre oú résident ces éléments n'est pas le
méme dans tous les temps et dans tous les pays.


J'imagine qu'aucune assemblée populaire ni aucun
Sénat dominant n' aurait eu pour le développement ra-
pide de la Russie et de la Prusse la valeur de Pierre I"
et de Frédérie II.


La,oú il Y a peu d'individualités douées, si je
puis m'exprímer ainsi, de pesanteur politique, mais
plutót un tres-granel nombre de grains de poussiére
intel1eetuelle, qu'on me passe _ cette comparaison,
le centre de gravité n'est pas le centre réel du corps
formé d' éléments trop inégaux et trop disparates.


Cette vérité a frappé les esprits, méme ceux qui cé-
daient le plusfaeilement al'influenee el'une formule, 101'8-
que eertaine philosophie a éelairé leurs recherches (2).


N'hésitons pas a le dire, la oú les masses sont sans
instruction et sans intelligence politique, elles ne pour-
raient étre investies du pouvoir que pour en user folle-
----------- --------


(1) M. Sudre pense que la. souveraineté de la. raison est la base
des théories politiques des philosophes grecs. (De la Souoeraineté,
t. I, p. 150.)


(2) « Un gouvernernent vaut surtout dans la. pratique, dit
M. Vacherot (La Démocraiic, p. 3(9), par la socíété il laquelle il
est adapté. La OÜ cette société est fonoiérernent aristocratlque ou
monarchique , le gouvernernent dérnocratique, si beau qu'il soi t
en théorie, peut devenir le pire des gouvernements; car on en
voit sortir plus vite que de tout autre l'anarchie ou le despotlsme .»


25




,


386 DU BUT El' DE LA MEILLEURE FOfiME


ment, pour l'employer aabattre envieusement la tete de
la société, enfin pour le déposer plus tard avec la honte
et le découragement de l'impuissance .


• L'anabaptisme politique, a dit un écrivain, est la
plus grande calamité qui puisse affliger les nations C).»


Le respect des priucípes est le fondement de la phi-
losophie politiqueo Mais le respect des príncipes ne se
sépare pas souvent du respect des faits, sinon dans les
esprits courts et trop ardents, qui prennent leurs passions
pour des Iumieres et leurs vceux pour des príncipes.


La loi des légítimités relatives et des développe-
ments historiques néccssaíres est l'une des bases de la
philosophíe politiqueo


Le prétendu vrai qui u'est pas múr u'est pl18 le vrai,
Cal' la vérité politique ne se separe pus du possible, du
praticable et de l'utile. 11 faut done, suivant les cas,
discerner si c'est un monarque entouré el'administra-
teurs, ou une aristocratie, ou les masses clles-rnémes,
qui possédent rnicux l'intel1igence des besoins de la
nation et le mOJen de les satisfairc. leí encoré l'expé-
rience vient apportcr sa sanction aux résultats du raí-
sonnement; et la fortune des principes politiquea dé-
pend, dans une certaine mesure, des hommes qui les
représentent.


Sans le cóté prestigíeux et brillant du génie de Na-
poléon Ier, la vague ele l'hístoire se serait refermée sur
sa race, comme elle 1'<1 fait en Angleterre sur les des-
cendants de Cromwell. Peut-étre rnéme le rétablisse-
ment de la forme monarchique en France opéré par


(i) Romagaosi, p. 2B.




DES GOUVERNE~ENTS 387


le premier consul eüt-il été considérablement ajourné.
Sans le caractére élevé, moral et ferme de W ash-


ington, la fondation du régime démocratique dans
l'Amérique du Nord eút pu subir des difficultés -.


Voyez, d'autre part, les initiateurs anticipes de la
démocratie pUl'e en Frauce, a la fin du XVIIle siécle,
Armés de principes qui étaient prématurés dans l' état
moral de la nation, dépourvus eux-mérnes de valeur
intellectuelle et de considération suffisante pour domi-
ner paisiblement et d'une maniere durable la société
de leur temps, ils ont été entrainés a l'emploi de la
violence pour soutenir une ceuvre éphémére. Tont n'a
pas été inefficace sans doute dans leurs eiforts; maís
il n'est pas sür qu'ils aíent hüté le succes de lenr canse,
et ils ont laissé dans l'histoire une page ensanglantée,
par la condamnation des vieillards et des femmes,
page néfaste dont l'horreur a été bientót la génél'a-
trice naturelle de réactions aisées a comprendre.


Les mots outrés, les formules trompeuses sont de
granJs obstacles au bon ordre politiqueo Si la passion
et la rhétoriqne les produisent, e'est a la science po-
litique de les chütier et de les réduire. C'est a ello de
déchirer ces voiles brillante, derriérc lesquels sont pour
les peuples les déceptions et les larrnes.


Quand des i.lées mal faítes, quand des conceptions
hybrides et inconséquentes encombrent l'esprit d'une
nation, elle n'y remédie que par la réflexíon et l'expé-
rience .. Des malentendus en politique suffisent pour
allumer des incendies et faire couler le sang ; et quand
le sang ne coule pas, il est des circonstances OU l'insta-
1'1' , 1'" 1 l' bl'JI ite Út'~ V(PIl X , inconsistauce (t'S VlWS, on 1




388 DU BUT ET DE LA MEILLEURE FüRMB


des respects comme des craintes de la veille, les pali-
nodies de I'opinion publique enfin laissent couler des
veines d'un peuple, suivant I'expression d'un orateur
anglais, quelque chose comme l'honneur.


J'ai pensé, dans cet Essai sur les Principes de la
Science politique, que quelques déductions logiques,
quelques formules rigoureuses pourraient servir tIdímí-
nuer un mal trap souvent regretté. Les sophistes et les
rhéteurs politiques ont été comparés aux faux mon-
nayeurs. Mais ce ne sont pas quelques individus qu'ils
trompent: il peut dépendre d'eux d'atténuer en quelque
sorte la circulation entiére c1u capital intellectuel de la
nation. .


L'esprit systématiquc et impatient est l'un des
grands périls de cette politique superficielle et pas-
sionnée qui, surtont chez les peuples donés d'une
imagination vive, peut paralyser les dons les plus
heureux de l'intelligence nationale, en retardant les
progrés de l'esprit publico


« La morale, a dit un écri vain de nos jours, consi-
dérée comme une science, comme la science de nos
devoirs, non comme un recueil d' observations sur les
mreurs, ne peut admettre que des príncipes absolus...
La politique, au contraire , ne cherche et ne peut
rencontrer que des vérités relatives ; c'est une science
d' expérience, de composition et de transaction; cal' le
systeme de gouvernement et de législation qu'elle
propose aux hommes, il fant que les hornmes puissent
le supporter (1). ».


(1) Franck. Rapport a I'Acadérnie des scicnces morales el poli-
tiques, Moniteiu: du 5 aoút 1864.




DES GOUVEHNEMENTS 389


11 me parait utile de poser la loi de la diversité,
comme utile dans la recherche du meilleur gou-
vernement, non des peuples, mais quelquefois de
chaque peuple, si l'on tient compte de la suite des
temps. Et je crois que l'écrivain politique le plus
en garde contre les exagérations de la poésíe peut
s'approprier en partie a cet égard certaines maximes
classiques de littérature (1) . Cette diversité tend toutefois,
suivant moi, a s'affaiblir par les communications des
peuples, et par le perfectionnement rationnel et concor-
dant de leurs instítutions politiques.


L'homme est un SOU8 toutes les varíétés nationales.
Quand il counait mieux ceux qu'il croyait différer
beaucoup de lui, il est fiel' de sa ressernblance avec
eux, et le scntiment de la prétendue supériorité de sa .
raee particuliere est remplacé avantageusement par le
sentiment de la fraternité et de la grandeur immenses
de la famille humaine.


Il y a done un rapprochement constant quoíque
lent des institutions des divers pcuples.iet les transitions
capricieuses qu'on a pu signaler dans les révolutions
du passé sont probablement rayées de notre avenir (2).


(1) Corneille, parlant des aptitudes des peuples pour les diversas
formes de gouvernement, a dit :


Telle est la loí du ciel don t la sage équité
Seme dans l'unívers cette diversité;
Les Macédoniens aímcnt le monarchíque,
Et le reste des Grecs la Iíberté publique;
Les Par thes, les Pcrsans veulent des souveraíns,
Et le seul consulat est bon pour les Romalns ,


(:!) En Greco, 11. Sudre a signaló la succession historique sui-
vante : Monarchic, aristocratle de naissance, tyrannie, république
timocratique OH démocratique.




390 De BUT ET DI,; LA MBILLlWUE FOHME


Outre une science politique natiouale, il peut ou il
pourra y en avoir jusqu'a un certain point une géné-
raleo Le développement de la démocratie me semble
pouvoir étre indiqué comme le signe de cette politique
de conciliatíon future, mais en y mettant pour con-
dition un sage équilibre dont la marche du progrés
doit respecter la loi C).


Il me semble que mes vues sous ce rapport se
trouvent déja au moins en germe, chez un écrivain
enlevé depuis quelques années ~t la science politiqueo


Est-il un gouvernement par excellence plus propre
que tous les autres ~l. assurer le bonheur des gouvernés?
Telle est la questiou sur les développements de laquelle
Cornewall Lewis a institué le dialogue íntéressaut qu'il
a publié quelque temps avant sa mort C}


Le personnage qui représente dans ce dialogue les
opiníons de I'auteur, Crito , n'admet point (t qu'il


Rome ancienne a passé de la monarchie a la répubJique et est
retournée de la république a la monarchie.


Venise et Berne ont passé de la démocratie al'aristocratie.
La Hollande républicaine est devenue monarchique.
La monarchie élective, tentée dans quelques Etats de l'Europs


orientale et septentrionale, sous des influences arlstocratiques qui
in sont I'accompagnernent naturel (Esprit des Lois, livre XI,
ch. XIII), semble depuis longtemps ahandonnée comme n'ayant ni
la stabilité de la monarchie héréditaire, ni la mobilité régulíére
et prévue de la république.


(1) La mission de l'homme d'Etat consiste a prévoir les révolu-
tions menacantes, a les prévenir antant que possible par de sages
mesures, ou si la chose est impossible, a les modérer et a faciliter
la transition. (Bodin, IV.2, cité par Bluntschli, p. 36, Geschichie
des aüqemeineii Staatsreclus¡


(2) Quellc est la meilleure forme du {/ouvemement? traduit de
l'anglais par Mervoyer. París, 1867.




DES GOUVER?\EMENTS 391
existe une forme de gouvernement qui soit la meilleure
pour toutes les sociétés, ponr toutes les situations (1). »


a: y a-t-il, ajoute I'auteur, un vaisseau, un fusil, un
couteau, une beche qu'on puisse appeler les meilleurs
-indépendammcllt des usages auxquels on les appli-
que? De quel droit supposez-vous qU'Ul1 certain régime
vaut mieux qu'aucun nutre pou!' toute communauté
polítique, quel que soit son état íntellectuel et moral i »


Et a la fin mérne de ce petit livre, le msme interlo-
cuteur, résumant pour ainsi dire le débat, declare qu'il
« regarde le problema abstrait de la meilleure forme
du gouvernemellt comme pnrement idéal, et comme
n'ayant aucun rapport avec la pratique e). 1).


Tout en adrnettant le fonds de cette observation, le
savant autcur a rcconnu peu auparavant (3) «que la
science législative a fait de grands progrés, et que les
travaux des juristes et eles économistes ont fourni aux
hommes d'Etat un grand nombre de principes géné-
raux d'une vérité incontestable, lesquels , convertís en
maximes ou en l'l\gles ele conduite ponr étre appliqués
aux faits, cond uiront aeles conclusions pratiques sures
et bien fondees. »)


Si l'on adrnet cette vérité, si 1'on constate en méme
temps que les changcments les plus rócents de la légis-
lation ont abouti pr(~sque tous dans lo XIXe siécle adé-
velopper lo principe démocratique, alui faire une part


(1) P. 3, dans su préfacc, l'auteur rappelle le sentiment do Pla-
ton ~ 41 Que les républiques idéalos resscmhlcnt aux étoiles qui sont
trop élevées pour donner de la lumiere. II


(2) P. 210.
(3) P. 204.




392 DU BUT BT DE LA MEILLEUHE FOHJ\1E


de plus en plus large, dans les constitutions, il est
naturel de penser que les formes diverses, et longtemps
permanentes dans leur diversité, des Etats qui existent
de nos jours, doivent se rapprocher, et peut-étre, dans
un avenir éloigné, presque se confondre sous des types
constitutionnels généralement empreints du caractere
de la démocratie.


Les conclusions d'Ahrens sur la valeur relatíve des


formes politiques méritent d'étre citées :
« La combinaison, dit-il , pour étre juste, doit étre


telle qu'elle permette un agrandíssement successif de
I'élément démocratique , a mesure que la cívilisation
s'étend sur une plus grande partie de la nation.


» La valeur des différentes formes de gouvemement
et de leurs combinaisons est avant tout historique, et
proportionnée aux différents degrés de culture d'un
peuple. La meilleure forme est toujours celle qui, a une
époque donnée, satisfait le mieux les intéréts généraux,
en placant le ponvoir dans les mains de ceux qui peu-
vent faire triompher avec le plus d 'indépendance et
d'intelligence le principe de justice, sur l'ignorance et
I'íntérét particulier. L'état de culture d'un peuple
peut done pleinement justifier la forme monarchique
ou aristocratique pure ou mélangéc, lorsque la grande
masse du peuple ne posséde pas l'instruction, les con-
naissances nécessaires pour participer avec intelligence
a l'exercice effectif du pouvoir souverain .. lntroduire
dans un tel état de culture la démocratie pure, ce se-
rait entraver le progrés politique et social par des 01-
stacles peut-étre plus difficiles a lever que ceux qui se
pr-sentent dans les nutres fOI mes, Cal' l'Iiistoirc poli-




UES GOUVEHNEMENTS 393
tiqlle nous p1'ollV8 par plusieurs exemples que les Etats
organisés le plus démocratiquement sont souvent les
plus stationnaires (1). »


Ces observations sont justes, et ne permettent pas de
séparer jamais le gout pour telle ou telle forme gou-
vernementale de l'appréciatiou du merite des hommes
qui peuvent, dans une socíété donnée, réaliser ce
gouvernement et le diriger.


Au milieu clonc du cléveloppement des institutions
populaires, il fant peut-étre qu'un conseil de notre part
s'ajoute anos róflexions spéculatives.


Quand j'entrevois les progrés de la démocratie, quand
i'émets le veeu que la marche des nations dans le
sens ele cet íntérét s' opere avec elignité et équilibre,
j'exclus les violences révolutionnaires, mais aussi les
inconséquentes légéretés qui entenclent associer les
contraires, et arriver au gouvernernent populaire avec
les habitudes de la servilité, et spécialement avec le goút
du luxe et des mreurs monarchiques. Je ne erois pas
que eette marche soit honne et possible. Les serviteurs
transatlantiques ele la monarchie Trés-Catholique, avec
leurs tradítions peu tolérantes, u'ont pas été, suivant
moi, suffisamment transformes par le seul défaut de
dynastie en parfaíts républicains, et l'état social des
populations de l' Amérique espagnole, pour étre démo-
cratique, ne parait pas digne d'envie. Ce ne sont ni des
oourtisans défroqués ni des esclaves révoltés qui ont
fondé la seule grande démocratie qui soit debout dans


(1) COUI'S de tlroi! nalurel, p. 886. L'auteur cite en note les can-
tons les plus démocratiques Jo la Suisse.




394 IJU BUT ET DE LA METLLEUHE FORME


le monde; ce sont de graves purítains, pieux et ins-
truits, planteurs laborieux, plus résignés qu'irrités, et
ayant établi d' avance un état égalitaire dans la modestíe
pure de leur vie autant que dans les allures pratiques
et simples de leurs tendances sociales.


La connaissance complete dee príncipes politiques et
des conséquences qu'ils entrainent dans les idées, les
habitudes et les mceurs, peut clonc seule assurer aux
transformations des gouvernements la solidité et la
forme virile. I1 faut que les diverses parties de chuque
nation sachent s'atteudre clans certaine mesure; il faut
que les idées gagnent les moeurs, que les scntiments
entrainent les intéréts ou vice versa, pour que l' enfun-
tement eles institutions nouvelles s'accomplisse avec la
force majestueuse de la nature, san s les perturbations
cruelles de l'infirmité et de la mort.


Les idées de politique sont dans beaucoup d'esprits
tellement liées a cellcs d'actualité et de localité que
plusieurs Francais, s'ils lísent celivre, se demanderont
avec insistance quelles sont les conséquences a tirer
des idées et des observations qu'il renferme, qnant a la
maniere de penser, de voir et d'agir relativement a la
constitution et aux affaires de notre pays.


Il n' est pas dans l'obligation absolue de celui qni
pose des principes d' embrasser les applications, et il
doit beaucoup laisser a l'intelligence de ceux qui se
préoccupent surtout de cette derniere partie de la
politiqueo


Je ne puis ni ne veux sous ce rapport me reconnaitre
et accepter un trop rigoureux devoir, Il est permis
d'écrire dea traités de géométrie, sansqueleurs auteurs




lJEt5 U<JUYERNEMEN'1'S 395
puissent étre pour cela mis en elemeure d'arpenter les
terres de leurs voisins, et celles surtout qui ont beaucoup
d'aspérités, de rochers et de broussailles épineuses.


Je ne me tairai pas cependant sur certaines obser-
vations et sur certaines regles ele conduite, que j'ose-
rai proposer aux hommes quí veulent penser, vouloir,
et ag'ir sagement dans l' orelre politique de la France,
avec les aspíratíons contradictoires qui me semblent
la caractérisero


Les ielées politiques courantes dans notre pays sont
tellement diverses, et empruntées ~t des ordres si diffé-
rents, qu'elles permettent les confusions de langage
les plus frappantes et le rapprochement en quelque
501'te littéraire des idées les plus contraíres, 11 n'y a pas
díucouséquence que certaine rhétorique ne puisse faire
triompher momentanément elans un pays dont mil1e
incielents ont troublé l'éducation politiqueo


Regle de sagesse dont devraient bien se pénétrer et
ne jamáis se departir tous ceux qUÍ, en France, se
livrent spécialement aux spéculations politiques: ne
pas isoler leur maniere de voir de celle de la société
tout entiére.


Jean-Jacques ROUSEeau l'a dit avec raíson :
« L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire


qui tient au dénorninateur, et dont la valeur est dans
son rapport avec l'entier qui est le corps social. »


J'ajouterai que les liommes adonnés a la politique
doivent analyser soigneusement ct leurs propres idées et
celles de leurs concitoycns; qu'ils doivent surtout com-
battre et dóraciuer dans leur propre esprit, et s'il yalieu
dans l'esprit de ceux avec lesquels ils sont en rapport,




396 DU BUl' El' DE LA MEILLEURE FORME


vceux inconséquents et réciproquement incompatibles.
Ceux d'entre eux qui, g'llidés par la tradition,


ou rebutés par des expériences mal réussies, ont
pour la forme républicaine une aversion prononcée,
doivent savoir accepter certaines limitations nécessaires
des principes de liberté et d'égalité: ces principes, sous
l'empire desquels, lorsqu'il est absolu et radical, une
monarchie, avec ses conditions logiques et avec les
accessoires qui en paraissent inséparables, n'est guere
possible a établir sur des bases solides.· Ils doivent se
rappeler que Platon Iui-méme redoutait l' exagération
dans la démocratie ele son pays, de cette liberté,
de cette égalité : versées toutes pures par de nuuuxiis
ccluuisons, Ils peuvent sans doute estimer les príncipes
de 1789 et leur donner une part consídórable d'ap-
plication dans la politique; mais ils doivent hésiter
~i y voir toute la politique, et toutes les garanties que
le principe d'autorité monarchique reclame (1).


(1) Les dix-sept articles de la Déolaration des droits de l'homme
el du citoyen, votés en 1780 et résumés dans lo préambulo de la
Constitution de 1701, ont cela de remarquuhle qu'ils s'occupent
beaucoup plus des droits de l'individu en société que de sos de-
voirs. Ils supposent d'ailleurs l'indifférence absolue au sujet de toute
forme spéciale de gouvernement, indifférence qui incline cepen-
dant vers la forme républicaine plus que vers toute autre, puisque
sans réserve du droit monarchique supérieur, tout agent public
est déclaré comptable de son administrution a la Scciété (art. 15"
et que le principe de la distinction social e n'obtient qu'uno falhle
et vague réserve dans l'artic!e r_r. - Il est curieux de voir sur-
tout cornme la question de responsabllité du souverain, question
vital e pour une monarchie si elle est mise dans les choses, fut ('1 udée
en 1780. Ecoutons le témoignage offlciel : « M. de Larncth observe
qu'il pourrait se Iuire que sous le nom d'OD"nt l'on comprit la per-
sonne du roí et que ron pré lend il exercer la responsuhilité con tre lui. 1)
Cctte réílexion, dit le Monitcur (n- ·17,J, n'arrcto pus la discussion.




DES GOUVEHNEMENTS 397
Ce serait une présouiption de leur part de trop


compter d'ailleurs sur la durée d'une construction po-
Iitique dont le centre serait destitué d'appuis latéraux,
et cntouré d'institutions trop diamétralement con-
traíres au principe monarchique ,


Il ne leur est pas permis non plus de trop dédaigner
le passé dont le prestige a été le plus souvent un des
appuis de la forme monarchique (1), et dont les enga-
gements transmis de générations en générations ser-
vent de bases a la stabilité recherchée pour l'avenir,


Il faut leur conseiller d'un autre coté d'éviter toute
idée qui les obligerait ane concevoir qu'un souverain
parfait, toujours jeune, toujours également actif et ca-
pable, h la fois bon comme Louis XII et Henri IV,
magnifique comme Louis XIV, capitaine habile et
fascinateur comme Napoléon.


En subissant les intermittences et les chances néces-
saíres de l'hérítage monarchique, et en les atténuant
le plus possible par un systérne rcprésentatif qui res-
trcigne la puissance de séduction du pouvoir central,
systéme ala formation cluquel le labeur courageux de
l'indópcndance n'est pas superflu, ils doivent chercher


Lo meillour commentaire des principes de l789 me semble ótre
au reste dans la Constitution de 1791, qui met le délégué hérédí-
taire du pouvoír monarchique en face d'une seule Chambre avec
un veto suspensif', M. Bluntschli parait avoir bien jugé l'reuvre
de la Constituante, lorsqu'il a dit (p. 281 de son AllqcmeinesStaats-
rcchlsi: « La Constituante francaise de 1789 voulut, avec Rousseau,
partager l' au tori té su périeure entre deux parts égales pour le peuple
el pour le roi, Mais la contradiction intime et le manque de solí-
dité de cette constitution apparut des qu'on voulut I'appliquer , »


(1) « Das Jahr übt eine heiJigende Kraft,» a ditSchiller dans son
J,l'allemtcill.




398 DU BUT ET DE LA MEILLEURE FORME


dans le gouvernement quelque chose d'intermédiaire
entre cette incidence inévitable des infirmités de la
lignée monarchique, et la rotation périoclique du J:ler-
sonnel supérieur du gouvernement, telle qu'elle est
organisée dans les républiques.


Un ministére comptant sérieusement avec les Cham-
bres, intelligent des besoins de la conservatíon, maís
aussi de ceux du progrés, surmonté d'un pouvoir exé-
cutif plus responsable dans les apparences OH dans les
hauteurs de l'ordre moral que dans les réalités habi-
tuelles, pouvoir cl'ailleurs représenté par un souverain
qui préside plutót avec fermeté ala lutte des partís qu'il
n'est immiscé dans tout le gouvernement comme un
administrateur universel, dont les ministres risqneraíeut
de devenir indifférents a tout ce qui ne l'intéresse pas
personnellement: tel me parait devoir étre ce correctif,
nécessaire aux temps moclernes, du principe monar-
chique , Il devient désirable, dans cet ordre d'idées,
d'entretenir avec soin dans l'opinion publique des
sentiments de respect pour l'autorité sonveraine, con-
ciliés avec une liberté réelle ü l'égard des agents du
pouvoir. Tout en reconnaissant qu'une cour avec son
éclat se rattache naturellement a cette organisation
politique, il faut se précantionner contre l'excés pé-
rilleux de son infiuence, la légereté éventuelle de ses
préférences, ses aversions possíbles POUl' le vrai
mérite C).


(l) « Il ne suífít pas 8. un roi d'avoir une cour I car ce sont les
cours qui perdent les rois. » (Portalis, cité par llené Lavollée: Por-
talis, sa vie et ses ceuv1"es, p. 122.)


Montesquieu, dans In liv. III, ch. v, de Y'Espri! des Lois, a ét'"




DES GOUVERNEMENTS 399


Quant aux Francais qui se sentent attirés par la
forme républicaine, soit en elle-méme, soit dans son
rapport avec les idées de liberté et d'égalité qu'ils
recherchent dans ce sens le plus absolu, qu'il n'est
a certains égards jamais possible d'atteindre, leurs
devoirs sont plus délicats et plus épineux encore.


Il s'agit en effet pour eux de mettre leurs senti-
ments, leurs mceurs et ceUes de leurs concitoyens en
rapport avec les idées, au succés desquelles ils veulent
travailler. De nornbreuses expériences leur apprennent
que des minorités hardies et entreprenantes ne peu-
vent, d'une maniere durable, conquérir la direction
d'nn pays qui n'accepte pas sérieusement leurs idées.


Mais ce n'est pas sculement de leurs compatríotes
et du granu empire du passé qu'ils doivent se défier,
ils doivent encore sonder leurs propres pensées.


Leur devoir logique est de renoncer aux aspirations
un prestíge monarchique. Des magísn-ats destinés
a rentrer dans l'ornbre aprés avoir donné alen!' pays la


•flenr de leur activitó et de lene initiative, a l'époque
oú le sutfrage national Ies y a appelés, ne peuvent pas
étre entourés d'un éclat et d'un pouvoir, aprés lesquels
la retraite modeste leur serait impossible, et coüterait
aussi aux c1ients de leur ponvoir une abnégation im-
possíble tl la natura humaine.


Il faut done, ~t ce point de vue, qu'ils acceptent un
pouvoir affaibli et divisé, dernandant ses élans a 1'0-


plus sévére encere centre les cours, dont les iníluences ont été, il
Y a lieu de le croirc, en raison directe parfois de la concentration
memo du pouvoir monarchique.




400 DU BUT ET DE LA MEILLEUHE FORME


pinion générale plus qu'a l'autorité d'un souverain
et d'un cabinet. Il est impossible de méconna1tre qu'en
faisant h un plus grand nombre d'hommes certaine part
dans la puissance politique, la démocratie tend a
restreindre la part de chacun. Les ambitions viagéres
et héréditaíres doivent subir sous sa domination une
réduction inévitable.


Le granel pouvoir des chambres et des masses, la
destruction des moyens arbitraires par lesquels les gou-
vernants se créent des partis et des clientéles person-
nelles, la revendication des droits préférée a la recher-
che des faveurs arbitraires d'un maitre, le mépris des
récompenees de la servilité, la.décentralisation aun de-
g'ré consídérnble, deviennent des nécessités de cet 01'-
dre d'idées, dans lequel il faut affaíblir l'enjeu des
grandes luttes de parti (1). Une constitution privée de
l'élément moc1érateur et calmant de la monarchie hé-
réditaire, retire d'ailleurs éventuellement aux chances
de la tranquillité sociale une partie de ce qu'elle peut
attribuer de trop ala liberté. Il est nécessaire de s'en
renclre compte, ponr éviter la déception et l'insuffisance
eles précautions exigées par le changement supposé de
l'assiette gouvernementale.·


Une autre condition de cette tendance est la néces-
sité pour les citoyens de se former par l'étucle de la
politique pratique et des affaires publiques a la con-
naissance directe des intéréts généraux, et en outre a
l'étude sévere des antécédents , de la moralité, de la


( 1) Prévost- Paradol , La France nouceüe, p. 140 et 141.




DES GOUVERNE~IENTS 401
capacité exacte eles hommes placés sur la scéne politi-
que (1).


e'est H1 une condition préalable pour que les ci-
toyens participent eux-mémes, par l'intelligence de
leurs votes, ala direction de leur gouvernement et au
choix de leurs principaux magistrats, avec le scrupule
éclairé d'hommes consciencieu:x qui, sacrifiant au bien
public quelques-unes des henres consacrées aux affaíres
OH aux loisirs de la vie privée, savent ala fois censurer
et respecter les mandataires choisis par eux, et ne
comptent pas sur les miracles de la Providence, mais
sur l'effet des causes secondes, ponr la bonne conduite
des affaires de leur pays.


D'au tre part il faut, dans cet ordre d'idées, re-
cherclier non-seulement certaine simplícité dans les
mreurs des gouvernants, mais encore le triomphe gé-
néral de ces idées de religion et de moralité qui, tont
en admettant les ressorts pnissants de l'intérét, cir-
conscrivent les luttes réciproques des hommes dans les
barrieres que marquent le respect des droits d'autrni,
le maintien des príncipes de la propriété, de I'hérédité
et de la famille, l'aversión de la violence et de la gnerre
dans l'intérieur, et autant que possible méme dans les


(1) Memo pour la forme monarchique représentative, cette con-
naissnnce des hommes publics par le pays est une condition
essen tielle , et la responsubilité ministérielle n'est guére possible, la
ou In prcstige du chef unique est en quelque sorte la seule étoíle
poli tique de la nation. (( Il se passera longtemps, disait naguére un
journal anglaís, avant que le! millions d'électeurs francais soient
capables de faire les distinctions que les électeurs anglais sont de
lengua date habitués aétablir entre les leaders tories et les leaders
fibémux. )) (Economist du 13 février 1869.)


26




402 DU BUT ET DE LA MEILLEURE FORME


relations extérieures des uations. La crainte des uto-
pies réformatrices inopportunes C), la détiunce ü l' éganl
des exagérations de la presse et de la tribune sont des
précautions salutaíres a recornmander h tous ceux qui
désirent une éducation politique solide ponr les masses.
Il faut peut-étre a la vie républicaine plus de bon sens
que de chaleur , plus de jugement que d'imagination,
plus de maturite que de promptitude.


Voila ce que j'exposerais, a l'occasion, aux esprits
de la deuxiéme catégorie que j'ai marquée, parmi
mes compatriotes.


Il en est une troisiéme, assez nombreuse: celle c1e~
hornrnes qui sont, 011 qui se diseut indifférents tl, tout«
forme politiqueo Cette troisieme eatég-orie est considé-
rable. Je l'étends mémo aux littóratcurs, aux 110mm(':~
d'irnagination, aux esprits capricieux qui n'aiment pas
les príncipes, abien d'autres encore que 5e ne pourrais
nommer. Quant aux vrais pclitiques, je 11e puis y en
compter aucun, au moins dans le sens de la science
vérítable. Faire abstraction de la forme gouverne-
mentale dans les questíons politiques est la mérne
chose que supprimer la considération du climat dans
une recherche dhygiene, ou prétendre répondre aux
problemes législatifs par les donnóes d'U1l8 métaphy-
sique pureo


(i) Parlant des efforts inutiles pour opérer une révolution sociale,
M. Thiers disait en 1848 :


« Suffit-il de le vouloir pour l'accomplir? En eút-on la force qu'on
peut quelquefois acquérir en agitant un peuple souílrnnt, il Iaut
en trouver la matiere ? 11 faut uvoir une sociétó a réformer. Mais
si elle ost réformée depuis longtemps, comment s'v prendre t ; Itc
la Propriété, livre Iv, ch. 1"r. •




DES GOUVERNEMENTS 403


Je l'avoue clone, pou1' les pel·~onnep. placées dans
ccttc troisicmo catégorie, jo r.'ai pas de conseils a ha-
sarder, OH si j'en avais, ce sorait celui de eomprendre


'la nécessité d'en sortir, si elles veulent s'occuper sé-
ricusernent de la science politiqueo Libre a elles el'y
rester, si elles ne venlent faire que ele l'art et quelque-
fois ele 1'art profitable. Libre aelles enfin de concilier,
si elles le peuvent, les aspirations contradictoires du
personnage tragique abandonné a la douce espérance:


... Que, dans le cours d'un régne florissant,
Rome soit toujours libre et César tout-puissant!


Qu'on ne me reproche pas cependant d'offrÍr des
conseíls ü tous, sans marquer en rien quels sont les hom-
mes dontje suis le moins éloigné, et auxquels je crain-
drais le plus d'avoir oublié de tracer l'avis nécessaire.


Je respecte et je pratique la constitution actuelle de
mon pays. Cette constitution, rédigée en eles jours dif-
ficiles, avec des vues conciliantes et élevées, me parait
utile il l'éducation des masses, pourvu qu'elle ne soit pas
trop rapidement transformée, et il ya lieu de c1ésirer sa
dnrée et son perfectionnement sans brusques secousses.
Nul n'ignoretoutefois que les gouvernements changent
qnelquefois par la force presque mystérieuse eles cir-
constances, on plutót parla faute des hommes, combinée
avee l'antagonisrne latent des príncipes. Ce que je dé-
siro et ce que j'espére, en tous cas, de mon pays un
jour, c'est cette aptitude il s'entendre avec lui-méme,
qui .assnre les changemcnts et les progrés l'éguliers, et
(1 ni óloigue les révolutions violentes. Si les partís dont
; 'ai dú plus haut distingue}' les tendances doivent se




404 DU BUT ET DE LA MEILLEURE FORME


trouver parfois opposés, il me semble qu'il doit y avoir
entre eux comme un vaste domaine commun de
patience, de bonne foi, de travaux appliqués a des
questions neutres, domaine dans Iequel leurs efforts
pour le bien public doivent souvent se confondre.


L'éducation des masses dans le sens le plus social et
le plus étendu ; l'instruction économique et politique en
particulier, au degré élémentaíre comme au degré
élevé; lesidées religieuses et morales considérées comme
sources de patience, de calme et de persuasion, préférées
toujours a la violence; le progrés des sentiments de
justice dans toutes les branches de la législation, pro-
gres qui ne peut s'accomplir que par la solution d'une
série de problémes législatifs secondaires: tels sont les
premiers besoins de notre situation.


S'il fallait dire toute ma pensée sur l'éloignement qui
nous sépare, soit d'une monarchie vraiment libre et
stable a la fois, soit d'uue république, je trouverais
peut-étre que nous sommes aune certaine distance et
de l'une et de l'autre.


Mais dans les agitations de la mer, le navigateur
battu par les flots ne demande pas a la fortune de lui
donner des ri vages fleuris, réalisant tous les réves de son
imagination. Il dirige le gouvernail vers la plage la plus
voisine, et cherche avant tout un port, OU il puisse
regarder sans crainte les menaces de l'élément dont il
veut éviter les fureurs.


L'homme politique est souvent dans le méme cas,
et le meilleur conseil qu'il puisse habituellement
adresser a ses concitoyens est ele conserver, en l'amé-
liorant sans reluche, le gouvernement que les antécé-




DES ,GOUVERNEMENTS 400
dents de sa nation lui ont preparé et merité (1). Le
présent, établi dans des conditions acceptées par les
esprits modérés et justes, est done la base nécessaire
des progrés et méme des transformations pacifiques
de l'avenir; et je crois sous ce'rapport pouvoir terminer
cet Essai, en citant aux esprits les plus impatients de
changements les réílexíons impartíales qu'écrivait, il y
a vingt-cinq ans, un homme politique éc1airé par une
longue étude des sociétés européennes, réfiexions aux-
quelles un guart de siécle écoulé n'a pas Oté tout 1eur
poids.


« La questíon de savoir: si la nécessité d'un pouvoir
exécutif ayant une existence entiércment indépen-
r1ante du peuple peut cesser d'étre évidente, dans l'état
de ehoses vers lequelsont tournés nos regards, constitue
un probléme trés-délicat, Les dépenses que ce pouvoir
entraine sont énormes, ses inconvénients nombreux;
i1 expose a de graves hasards; tous désavantages
beaucoup plus c1airs que sa nécessité, Si les peup1es
sont, en effet, a tous égards capables de choisir 1eurs
représentants, pourquoí ne le seraient-ils pas également
de choisir leurs magistrats suprémes, dans l' ordre de


(i) La Bruyére et Ferguson ont été plus loin en consídérant d'une
maniere absolue le gouvernement existant comme le meilleur pour
un peuple .• Quand l'on parcourt, a dit La Bruyére, sans la preven-
tion de son pays, toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait
a laquelle se tenir j il Y a dans tou tes le moins bon et le moins
mauvais, Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sur, c'est
d'estimer celle oü ron est né, la meilleure de toutes et de s'y
soumettre.» (Caracteres. Ch. X, du Souceraiti ou de la République.)


L'autcur de l'article sur Spinosa, dans la Biographie universelle,
attribue la méme doctrine a ce philosophe solitaire, ami cependant
des fréres de Witt. Etait-ce le corol1aire du panthéisme de l'écri-
vain hollandais ?




406 DU BUT DES GOUVERNEMENTS


choses , républicain démocratique, ou au moins dé-
mocratique-mixte, oú ce pouvoir leur sera confié, et
vers lequel paraissent tendre les sociétés modernes ?
Si tous les essais de gouvernement républicain tentés jus-
qu'ici dans les vieilles sociétés ont mal tourné, c'est que
les peuples avaient été appelós a rernplir les difficiles
devoirs du self government sans avoir 1'8\11 l'appren-
tissage préalable de la science politique et ele la sagessc
pratique. L'insucces de pareilles tentatives était done
inevitable, et il a été complet ; mais il ne prouve nul-
lement qu'une vieille société ne puisse étre gouvernée,
démocratiquement. La possibilité d'un tel résultat dé-
pend absolument eles progres faits par les peuples,
progrés qui ont commencé sans c1oute, mais qui de-
manderont bien du temps pour s'achever. Dans l'état
actuel de la société, un pouvoir exécutif héréditaire,
quelque coüteux qu'il puisse étre, aquelques éventualités
qu'il puisse exposer, est done absolument nécessaire. Il
est notre seule sauvegarde contre des charges autrement
éerasantes, contre des périls autremeI1't redoutables
que ceux auxquels il soumet notre systéme politi-
que C). »


------_._----


(f) Lord Brougham , Sketehes: Principlcs o] dcniocraiic and o]
mixcd qovernmcnt, eh. xx ,


----/ "' . ,.,"- _.; \ 1" ': ,.. "-


r-- .......


'<," :,'. :"',- \) )'
......:....:~/.'




TA BL E DES )IA T lERES


Pages


INTRODUCTI01'l.. . . . . . • . . . . . . • . .. • . . •• • . • . . • . . . . . . . • • . . . . . • • • V
CHAPITRE PREMIER. -Principes fondamentaux de la Constitu-


tion des Sociétós, et Classiflcation des Gouvernements .• 1
CHAPITRE DEUXÜ:ME. - De la Monarchie . . . . . . . . . . . . • . . . . . .. . 24
CHAPITRE TROISlinlE.-De l'Aristocratie..................... 56
CUAPITRE QUATHIiDIE.-De la Démocrarie •..•.••.......•.•.. 119
CIIAPITRn; cINQFlbJE.-Des Gouvernornenís mixtes........... 1GB
CIIAPITHE srxli:'lE.-Des Rapports entre la Constitution de


rEtat et celle de la Famille . . . . • • . . .. • • • . . • . . . . • • .•• • • 217
CHAPITltE SEPTIIhlE. - Des Rapports entre le Principe du


Gouvernement central el les Institutions provinciales et
local es ............••..........•....... , . . • •• . . . • • . . . • .243


CHAPITRl> aurrnons . - Des Rapports entre les Insti tu tions reli-
gieuses et les Institutions politiques . . . . • . . . . . . . . . . . . .. .. .2Gl)


CHWITHE NEUVII~'IE. -De la Politique internatíonale :
Préliminaires . . . .. ...• . . . • . . . . . . . . . .• .• • . . . . . . • . . •. . . • . 288
De la Formation des Nations.. .•.......... ••. .. .•..•••. 297
Des Colonies •••.•..•...................... '" . . . . . • • . . . 322
Des 'I'raitós et des liens fédéraux entre les Etats....... 336
De la Guerre...•..•...........•••......•.... ,. .• . .• .•.• 357


CIIAPITRE DlXTEME. -Conclusion.-Du but et de la meilleure
Forme des Gouvernements.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . .. 377


Pal'i~.-TYll(}gralJhi(' de E. Briere , '2:';, rue Saint-Honoré.