PARIS
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PROFESSÉ A LA FACULTÉ DE DROIT DE PARIS
IlECVEILLI


PAR M. A. l'ORÉE •
rinÉcÉled: D • ENE INTRODUCTION


PAR M. C. BON—COMPAGM


111/..arlit PI INIPOTEX: n •111£. htrUT g
LE PÀULEILLNI"


TOME PREMIER


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DEUXIEME EDITION


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PARIS
LIBRAIRIE GUILLAUMIN ET C'e


Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection <1,2 ;pale; Êeonottailles,
du Dictionnaire de l'Econotale polilique, du Metio . COMJIltrix


et de la ,Yar gut ion, etc.


RUE RICIIELIEU, 14


ŒUVRES COMPLÈTES
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P. Boss!
PUBLIÉ:ES SOUS I,ES At.7:PIt •ES Dl: G . d'VERNEMENT ITALIEN


COURS


DROIT CONSTITUTIONNEL


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ŒUVRES COMPLÈTES


DE P. ROSSI


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL




ŒUVRES COMPLÈTES
DE


P. ROSSI
punLÉEs LENT ITALIENSOUS LES AUSPICES DU GOUVERNe


COURS
DE


14 DROIT CONSTITUTIONNEL
PROFESSÉ A LA FACULTÉ DE DROIT 1)L. PARIS


REL;UEILL 1


SAINT
•DENIS. —
IIIMERIE ru. LARDF.RT, 17, RUE. DE PARIS.


PAR M. A. l'ORÉE
FIRÉCÉDÈ D'UNE INTHODECT""


PAR M. C. BON-COMPAGNI
nit:15'111E PLÉNIPOTENTIAIRE, DÉPUTÉ AU P.tilLOXENT ITALIE


t TOME PREMIER


DEUX1E 1%1 F. EDITION
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PARIS
LIBRAIRIE GUILLAUMIN ET (:"


Éditeurs du Journal des Économistes, de la Collection des p
du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionna ire du Commerce


roicipauzt Économistes,


et de la Navigation, etc.


RUE RICHELIEU, 14


1877




AVIS DE L'ÉDITEUR


Le disciple intelligent et le coopérateur dévoué de Pelle-
grino Rossi, M. Armand Porée, dont nous avons à déplorer
la perte récente, nous apprend, dans la Préface de la pre-
mière édition, que les Leçons de Droit constitutionnel qu'il a
recueillies sont les premières que l'illustre professeur a faites
à la Faculté de Paris, où le cours n'a duré qu'un petit nombre
d'années.


Bien que ces Leçons n'aient été publiées que récemment,
par suite des circonstances que M. Joseph Garnier a rappelées
dans une note bibliographique sur les oeuvres de Rossi, in-
sérée en tète de la quatrième édition du Cours d'économie
politique, elles n'ont rien perdu de leur intérêt. Elles forment
un excellent cours d'études constitutionnelles sous toutes les
t'ormes de gouvernement.


Cette seconde édition a été relue avec soin.
Elle contient, de plus que la première, une Table raisonnée


des matières par leçons, dans laquelle on a eu soin d'analyser
l'Introduction et la première leçon, qui n'ont pas de,som-
maire, et qui portent sur divers sujets.


Avril 1877.


a




DÉDICACE
A


SA MAJESTÉ VICTOR-EMMANUEL
ROI D'ITALIE.


SIRE,


Le nom de PELLEGRINO ROSSI a sa place marquée
parmi ceux des grands publicistes qui ont cons-
tamment défendu les libertés constitutionnelles.


Cet illustre fils de l'Italie n'a jamais cessé de faire
des voeux pour la grandeur et l'unité de son pays,
dont les réactions politiques l'avaient éloigné.


Il était réservé à 'Votre Majesté de réaliser ses
voeux patriotiques.


L'ouvrage dont vous avez daigné accepter la
dédicace exprime la pensée politique du grand
citoyen et de l'éminent publiciste dont s'honorent
à la fois l'Italie et la France.




V1 PRÉFACE.


C: LÀ
-


ei4
at


INTRODUCTION


Le 22 août 1834, M. Guizot soumettait à la sanction
royale un décret qui instituait une chaire de Droit consti-
tutionnel français près la Faculté de Paris.


L'objet et la forme de cet enseignement, disait l'étui-
» nent publiciste dans le Rapport qui précédait ce décret,
» sont déterminés par son titre même : c'est l'exposition
» de la Charte et des garanties individuelles comme des
» institutions politiques qu'elle consacre. Ce n'est plus là
» pour nous un simple système philosophique livré aux
» disputes des hommes ; c'est une loi écrite, reconnue,
» qui peut et doit être expliquée, commentée aussi bien
» que la loi civile ou toute autre partie de notre législa-
» tion. Un tel enseignement, à la fois vaste et précis,
» fondé sur le droit public national et sur les leçons de
» l'histoire, susceptible de s'étendre par les comparai-
» sons et les analogies étrangères, doit substituer aux er-
» reurs de l'ignorance et à la témérité des notions superfi-
» cielles des connaissances fortes et positives ».


Dans ce môme Rapport, M. Guizot disait encore : « Un tel
» enseignement ne peut s'improviser dans toutes les écoles


toute inexactitude, nous avons, avec le plus grand soin,
contrôlé notre texte sténographié, au moyeu des notes que
d'anciens et dévoués disciples de M. Rossi ont bien voulu
nous communiquer.


Nous devons, à cet égard, de sincères remerciements à
MM. Iloulatignier et Alfred Blanche, conseillers d'État, et
à M. Reverchon, ancien maître des requêtes, pour leurs
notes sur le cours de 1835, et nous en devons particuliè-
rement à M. le comte Daru, ancien pair de France,
membre de l'Institut, pour ses notes sur le cours de 1836,
qui ne nous ont pas seulement fourni des moyens de
contrôle, mais nous ont mis à môme de remplir quelques
lacunes assez importantes.


A. POIlÉE.




I


VIII INTRODUCTION.


» à la fois ; médiocre, il serait inutile ou même nuisible.
» Il veut des hommes supérieurs, qui puissent le donner
» avec l'autorité de la conviction et du talent. Qu'une
» seule chaire de ce genre soit créée et dignement remplie:
» elle exercera bientôt une grande influence ».


Par la création de cette chaire de droit constitutionnel,
M. Guizot croyait avec raison avoir réalisé un progrès
considérable dans l'enseignement du droit ; mais, on le
voit par les dernières paroles de son Rapport, l'importance
de la nouvelle chaire qui s'élevait dans l'Université de
Paris dépendait surtout du choix du professeur qui de-
vait donner l'explication et le commentaire de la loi écrite
qui contenait alors la constitution de la France. Sous ce
rapport, il paraîtra peut-être à quelques personnes que les
changements politiques survenus en France ont diminué
l'intérêt d'un enseignement commencé il y a plus de trente
ans. Peut-être aurait-il mieux valu que, libre des exigences
d'un programme officiel, Rossi eût suivi, dans son cours de
droit constitutionnel, le plan qu'il s'était tracé dans le
Traité de droit pénal ; qu'il eût cherché la raison première
des garanties constitutionnelles dans la science du droit,
dans la nature des sociétés humaines, et dans les exigences
de la civilisation moderne plutôt que dans les prescriptions
d'une loi écrite. Si ces desiderata. sont rationnels, le cours
que nous publions aujourd'hui n'en a pas moins une haute
valeur. Chargé d'expliquer le droit contitutionnel fran-
çais, Rossi était appelé à traiter des libertés politiques
qu'il consacrait alors. Ces libertés tiennent une trop grande
place dans l'histoire de notre siècle et dans les préoccu-
pations de l'époque actuelle pour qu'il soit aujourd'hui
sans intérêt de savoir comment elles ont été entendues
par ce puissant esprit.


C'est là ce qui conserve au cours de Rossi une valeur


INTRODUCTION. I\


dont il ne serait rien resté, si, appelé à l'enseignement du
droit public intérieur de la France vingt et un ans plus
tôt, il avait pris pour texte les constitutions du premier
empire au lieu de la Charte constitutionnelle de 1814,
amendée dans un esprit libéral en 1830. Quoi qu'il ad-
vienne, les institutions libérales seront toujours le sujet le
plus digne des méditations de l'historien et du publiciste.
Les alternatives des révolutions et des réactions peuvent
faire ajourner la liberté, mais elles ne sauraient ni amoin-
drir son importance, ni détruire les espérances qu'elle
inspire à toutes les &mes généreuses.


Le langage de notre époque exprime la suprême impor-
tance qu'elle attribue avec raison aux questions de liberté
politique. « A proprement parler », disait Rossi, dans la
première leçon du cours que nous publions aujour-
d'hui, « la constitution, c'est un ensemble de lois qui


forme l'organisation de l'État, et en règle l'action et la
vie, de même qu'on appelle constitution du corps physi-
que l'ensemble des lois qui président à son organisation
et en règlent lé mouvement et la vie. Voilà le sens géné-
ral de ce mot. D'où il résulterait qu'en prenant le mot
constitution dans ce sens, il n'y a pas d'État qui n'ait
une constitution, car tout ce qui existe a une manière
d'exister, bonne ou mauvaise, conforme ou non à la rai-
son, mais une manière quelconque d'exister, de même
que le corps hnmain, que tout ce qui vit a une consti-
tution plus ou moins parfaite, et produisant des effets
plus ou moins durables. Il est vrai maintenant que ce




INTRODUCTION.


mot constitution est pris aujourd'hui dans un sens plus
restreint, et nous-mêmes nous l'employons souvent
dans ce sens moins général. Dans un sens plus étroit, la
constitution est la loi des pays libres, des pays qui ont
échappé au règne du privilège, et qui sont arrivés à
l'organisation d'un peuple jouissant de ses libertés ».


Cette nouvelle signification donnée à un mot nous révèle
qu'il s'est fait, dans les idées des hommes, une grande
révolution, qui tend à changer tout ce qui reste encore des
institutions politiques anciennes. L'idée nouvelle dont la
conscience humaine est pénétrée, c'est que les constitu-
tions des États doivent garantir les libertés des nations et
des individus : que désormais l'autorité des gouvernements
ne saurait être acceptée que comme un moyen d'atteindre
ce but, le seul qui réponde à la dignité de notre nature.


Cette aspiration, déjà manifestée dans la philosophie
du xvni siècle, a puissamment contribué à transformer
la constitution des États modernes. Comme Condillac pré-
tendait expliquer la nature humaine par l'hypothèse d'une
statue, chez qui toutes les facultés de l'âme naîtraient
d'une seule sensation, J.-J. Rousseau faisait naître tous
les droits publics et privés d'un contrat social, qui n'a pas
plus de réalité que la statue dont le Traité des sensations a
prétendu raconter l'histoire, quoique les publicistes mo-
dernes l'aient invoqué souvent.


Montesquieu et Delolme ont donné un enseignement
plus sain. Là se trouvent les origines des théories consti-
tutionnelles du xix' siècle. L'Esprit des lois est incontes-
tablement le plus grand ouvrage que la philosophie fran-
çaise du xvm e


siècle ait légué à la postérité. Mais, sans les
quelques pages que Montesquieu a consacrées à la cons-
titution anglaise, il lui manquerait beaucoup de ce qui
fait son importance. Le grand publiciste avait trouvé, en ,


INTRODUCTION. XI


Angleterre, une nation qui avait pour objet direct de sa
constitution la liberté politique. Pour découvrir la liberté
politique dans la constitution de l'État, on n'a pas à la
chercher, dit-il ; il suffit de la voir où elle est '. En par-
lant de la constitution anglaise, Montesquieu expose la
nature des garanties que l'opinion générale du monde
civilisé regarde aujourd'hui comme les conditions essen-
tielles d'un gouvernement libre. Les Anglais, peu habi-
tués à chercher les raisons des institutions politiques dans
des principes a priori, virent leur constitution s'éclairer
d'un jour nouveau. Blackstone, qui en est encore aujour-
d'hui l'interprète le plus autorisé, s'inspira souvent de
l'Esprit des lois, et les idées de Montesquieu pénétrèrent
ainsi à Oxford, dans cette université où se sont formés les
plus grands hommes politiques de l'Angleterre.


Delolme suit de loin Montesquieu. Il a eu en Angle-
terre une grande autorité, qu'il n'a pas perdue même
après les ouvrages de llallarn, de lord Macaulay, de lord
John Russell, d'Erskin e May. Comme Montesquieu, Delolme
cherche dans la constitution politique de l'Angleterre un
modèle de liberté politique qui est réalisé depuis longtemps
dans les institutions de l'un des plus grands peuples du
monde. Cette intention résulte du titre même de son
ouvrage : De la constitution de l'Angleterre ou l'état du gou-
vernement anglais, comparé à la fois avec la forme républi-
caine du gouvernement et avec les autres monarchies de
l'Europe. Elle résulte encore des comparaisons qu'il éta-
blit entre les institutions anglaises et celles des autres
peuples.


On tomberait dans une grande erreur si l'on oubliait que
la constitution de l'Angleterre est avant tout le dévelop-


4 Esprit des lois, livre XI, chap. y.




XII INTRODUCTION.


peinent historique des anciennes institutions du pays.
Mais, d'un autre côté, on négligerait ce qui rend surtout
utile l'étude des institutions anglaises, si l'on refusait d'in-
terroger les traditions de ce grand peuple, pour apprendre
comment les institutions politiques modernes peu-
vent garantir les libertés publiques. L'année 1789 vit
éclore cette Déclaration (les droits qui reste comme le noble
programme des nouveaux principes que le progrès des
idées avait fait pénétrer dans les esprits, et des grands
changements que la révolution française allait apporter
dans la société moderne ; cependant il faut bien avouer que,
parmi les essais aussi nombreux qu'éphémères de consti-
tutions nouvelles auxquels presque tous les États de l'Eu-
rope, mais la France surtout, donnèrent le jour dans le
quart de siècle qui s'écoula jusqu'à 1814, il n'en est aucun
dans lequel des esprits sérieux puissent trouver les bases
solides du droit constitutionnel des sociétés modernes.


Sous ce rapport, on ne saurait comparer la Charte cons-
titutionnelle de 1814 à aucune de celles qui l'ont pré-
cédée. La révolution française avait surexcité, sans le
satisfaire, le besoin de liberté, qui était le résultat néces-
saire du progrès de la civilisation chrétienne. Les excès de
la licence populaire et de la Terreur avaient disposé la
France à accepter le pouvoir absolu de Napoléon Pr , qui
lui donnait la gloire et la puissance en compensation de la
liberté.


Une autorité illimitée, qui s'exerçait rarement avec mo-
dération, prétendait assurer aux Français la jouissance de
tous les bienfaits de la civilisation. Mais ce pouvoir et
l'état de guerre, qui avait duré presque sans interruption
depuis le commencement de la Révolution, tendaient à
faire disparaître ces bienfaits. Louis XVIII avait apporté la
paix, qui était déjà à elle seule une immense améliora-


INTRODUCTION. XIII


tion dans l'état social et politique; mais le représentant
de l'ancienne monarchie dut se convaincre qu'elle ne pou-
vait se faire accepter sans s'appuyer sur la liberté.


Soixante-six ans s'étaient écoulés depuis que l'étude
des institutions anglaises avait amené Montesquieu à dé-
finir les conditions de la liberté politique ; mais, en 1814,
le problème se posait d'une manière toute différente : il ne
s'agissait plus de chercher la liberté politique où elle
était, mais de l'introduire là où elle n'était pas. L'an-
cienne royauté reprenait avec plus ou moins de sincérité
la tâche que la Révolution n'avait pas accomplie. La
constittition anglaise présentait le seul exemple, non-seu-
lement d'une grande monarchie, mais d'un grand État uni-
taire assis sur la liberté politique. A ce point de vue, l'éta-
blissement monarchique, tel qu'il a existé en France, de
1814 à 1848, se présente naturellement comme une
imitation de la constitution anglaise, vue à travers les
théories de Montesquieu, qui avaient de plus en plus
pénétré dans le public éclairé. Les idées libérales qui
avaient inspiré la Charte constitutionnelle de Louis XVIII
sont restées le fond du droit public constitutionnel de
l'Europe contemporaine. L'abolition de quelques res-
trictions dont ce roi avait entouré les libertés qu'il
octroyait et le progrès démocratique ont fait le reste.
Depuis 1814, il y a eu encore dans quelques États des ten-
tatives pour organiser les libertés nouvelles sur le modèle
des constitutions françaises antérieures, et surtout de la
constitution de 1791, qui avait déjà servi de type à la
constitution des cortes espagnoles de 1812 ; mais, pour
quiconque étudie les faits et les idées dont se compose
l'histoire contemporaine, il est évident que ce n'est pas
lnàloqduèele.le droit constitutionnel moderne doit chercher son




xrv INTRODUCTION.


Il faut cependant avouer que si, sur le continent euro-
péen, on a pu imiter plus ou moins heureusement les
formes constitionnelles anglaises, il a manqué ce qui en
fait la force dans leur pays natal : une grande tradition
nationale et des habitudes de liberté entrées depuis long-
temps dans la vie publique et privée.


Depuis 1789, à défaut de traditions nationales, ce sont
les théories philosophiques et politiques qui ont introduit
les institutions libérales sur le continent européen. A au-
cune époque de l'histoire, l'influence de la théorie sur les
institutions et sur la vie politique n'a été aussi grande que
depuis la fin du xviii' siècle. A d'autres époques, le monde
a pu être encore plus agité par les révolutions ; mais ces
révolutions se faisaient au nom d'un droit consacré par
l'usage et par la loi. La ligue lombarde, la révolution qui
a fondé l'indépendance des cantons suisses, celle des Pays-
Bas et de l'Angleterre, même celle des États-Unis d'Amé-
rique, ont toutes commencé en invoquant un droit positif.
Les révolutions de l'époque contemporaine sont les pre-
mières qui se soient inspirées d'une théorie philosophi-
que. Faut-il se hâter de conclure avec des esprits chagrins
que ces théories ne représentent que l'utopie de quelques
rêveurs trop empressés de façonner le monde sur leurs
idées, sans tenir aucun compte de la réalité ? Dans les
changements que les théories nouvelles ont amenés, il faut
distinguer deux choses : ces théories considérées en elles-
mêmes et l'état social qui a rendu possible leur applica-
tion. De ces deux coefficients est résulté ce qu'on appelle
la révolution, devenue partout le fait saillant de notre
époque. La révolution, ce n'est pas la chute d'une dynas-
tie ; ce ne serait pas même le changement des monarchies
en républiques, si jamais ce changement se réalisait d'une
manière durable, parce que la république, telle qu'elle


INTRODUCTION. XV


pourrait s'établir aujourd'hui, ne ressemblerait pas plus
aux républiques qu'aux monarchies de l'ancien régime.
La révolution est encore moins l'émeute dans la rue ou
l'agitation dans les esprits, ou bien un bouleversement
qui compromet la sécurité de l'État et celle des citoyens.
Il n'y a là qu'un désordre fait pour exciter de grandes répu-
gnances de tout temps, surtout à une époque telle que la
nôtre, préoccupée et trop préoccupée des bienfaits matériels
que la civilisation procure.


Il y a donc eu dans ce siècle un grand changement,
continuons d'employer le mot propre, une grande révo-
lution. Mais si cette révolution tend à s'accomplir d'une
manière plus étendue qu'elle ne l'a fait jusqu'ici, elle se
manifeste dans l'ordre intellectuel et moral encore plus
que dans les innovations politiques. Elle a son point de
départ dans l'esprit de discussion et de libre examen ap-
pliqué à toutes les institutions et à toutes les traditions
humaines qui gouvernent la société ; après avoir renou-
velé les doctrines de la science et de la philosophie, cet
.esprit a demandé leur raison d'être aux institutions so-
ciales et aux gouvernements. Dès lors, l'esprit d'examen
et de discussion est devenu cet esprit libéral qui a été la
plus grande puissance de ce siècle, et qui l'est encore. Il
n'est ni une théorie ni une constitution nouvelle , il est
l'âme qui leur donne la vie.


Tant qu'il subsistera quelque chose des entraves que les
vieilles traditions des gouvernements absolus lui ont oppo-
sées, l'esprit libéral risquera de devenir un principe de
perturbation sociale ; vainqueurs et puissants, les défen-
seurs de la liberté ont souvent exercé en son nom un des-
potisme plus oppressif que celui qu'ils avaient renversé,
et les conquêtes de l'esprit libéral ont disparu. Ces maux
pourront peut-être se renouveler encore. L'apaisement des




XVI INTRODUCTION.


passions politiques que la révolution a excitées ne se trouve
que dans l'influence incontestée d'une liberté qui repousse
les violences des révolutions aussi bien que celles du despo-
tisme, parce que ni les unes unes ni les autres ne laissent
de liberté ni à l'examen ni à la discussion.


L'exemple, l'habitude, la tradition, les usages enracinés
dans un pays peuvent prolonger l'âge de l'obéissance pas-
sive et de la crédulité aveugle. Si l'esprit libéral qui com-
mence à s'y introduire peut devenir l'occasion de grandes
erreurs, lui seul peut les détruire avec les armes puissantes
de la libre discussion. Essaye-t-on de détruire ou d'entra-
ver cette liberté dans un pays qui l'a déjà accueillie :
bien loin de rappeler les esprits aux habitudes de l'an-
cienne docilité, on aboutit à un scepticisme qui mènera
nécessairement à l'abaissement des intelligences et des
caractères.


L'école historique allemande, qui reconnaît pour son
chef l'illustre Savigny, a enseigné une vérité importante,
lorsqu'elle a dit que les constitutions et les lois des États
ne sauraient s'improviser ni par les monarques absolus,
ni par les suffrages des assemblées ; qu'elles procèdent de
la conscience populaire, qu'elles se développent par un
procédé organique semblable à celui des corps vivants.
C'est là une vérité qu'on ne saurait assez méditer, pour
l'opposer à quelques-unes des plus mauvaises doctrines du
xvni e siècle, qui exercent encore aujourd'hui une influence
funeste. Mais quand elle a voulu étudier les conditions
normales de la vie constitutionnelle et législative des peu-
ples, cette grande école a eu le tort de se renfermer de pré-
férence dans les époques primitives, où la constitution et le
droit de l'État vivaient tout entiers dans la conscience irré-
fléchie des masses ; elle a négligé l'étude de ce progrès
législatif et politique trop souvent troublé, mais pourtant


INTRODUCTION. XVII
irrésistible chez les peuples chrétiens, qui a commencé
avec les libertés communales du moyen âge, et qui aboutit
aux libertés constitutionnelles de notre époque. Elle a trop
négligé d'observer combien la réflexion, l'étude, la théorie
ont servi à épurer toutes les notions du droit public et
privé. Les constitutions et les lois des États doivent être
l'inspiration de la conscience populaire, c'est là une vérité
incontestable ; mais, au milieu d'une civilisation avancée,
cette inspiration n'aboutirait à aucun résultat pratique, si
la conscience populaire cessait d'être éclairée par la ré-
flexion et la science, condamnées à se renfermer dans l'étude
des monuments du passé, sans tenir compte des innova-
tions que le temps a apportées. Ce que l'école historique a
trop oublié aussi, c'est ce qu'il y a de commun, de géné-
ral, d'humain dans le progrès des peuples modernes, ce
qui forme surtout le fond sur lequel s'élève le majestueux
édifice de la civilisation chrétienne. De là le superbe dédain
avec lequel elle a condamné les codes modernes comme
un obstacle opposé au progrès du droit, et les constitutions
libérales de notre époque comme un morceau de papier
qui s'interpose entre le roi et son peuple. Laissons de côté
ces aberrations d'un esprit de système qui est devenu
quelquefois esprit de parti. Reportons-nous au point de
départ de l'école historique ; c'est dans la conscience popu-
laire que nous chercherons le principe des constitutions
et des lois, et ce que nous trouverons dans la conscience
éclairée de nos contemporains, c'est l'esprit libéral. Sa
puissante influence a pénétré dans le droit privé, et il à
réformé la constitution de la famille et de la propriété; il
a inspiré les doctrines de l'économie politique, et il a con-
sacré la liberté de l'industrie et des échanges; poursuivant
l'oeuvre commencée par le christianisme, il a fait dispa-
raître l'esclavage de l'empire le plus absolu de la chré-


1.




XVIII
INTRODUCTION.


fienté ' ; il le fait disparaître aujourd'hui des plus libres de
ses républiques ; il a pénétré dans le droit pénal, et il
a réclamé pour la personnalité humaine un respect in-
connu aux anciennes législations. Partout, sauf à Rome,
il a fait disparaître les gouvernements d'ancien régime
pour consacrer ce principe d'égalité qui devrait toujours
préparer une liberté malheureusement plus difficile à
établir.


Voulez-vous vous convaincre que l'esprit libéral est la
plus grande puissance de notre époque? Étudiez l'histoire
diplomatique depuis {789. Si vous ne tenez nul compte des
idées, des sentiments, des intérôts nouveaux qu'il a in-
troduits, les événements se dérouleront devant vous
comme une énigme inexplicable. Ceux qui sont disposés
à exiger beaucoup eu fait. de liberté, doivent trouver que
ce qu'on a obtenu jusqu'ici est insuffisant. Je crois qu'ils
ont raison ; mais je crois aussi que le moude a assez
progressé en liberté pour voir que c'est l'absolutisme qui
recule et l'esprit libéral qui avance ; c'est donc à celui-ci
que la victoire est promise.


Entre les révolutions politiques et celles qui s'accom-
plissent dans les idées et dans les opinions, il existe un
rapport toujours réel, quoiqu'il soit souvent inaperçu du
vulgaire. Ce rapport a dû étre plus- intime à une époque
où de nouvelles théories philosophiques et politiques sont
devenues le point de départ des révolutions qui ont changé


4 Dans tout le monde civilisé, il n'est pas un libéral qui n'ait applaudi
à l'empereur Alexandre II, quand il u décrété l'abolition du servage
en Russie; il n'en est pas un que n'indigne aujourd'hui le système de
persécution religieuse et de spoliation qui se poursuit en Pologne.
L'esprit de radicalisme qui s'est introduit dans l'administration russe
est encore un signe du temps ; il donne lieu à un curieux rapproche-
ment entre le despotisme des monarchies absolues et celui qui s'est
exercé plus d'une fois au nom de la démocralie.


INTRODUCTION. X1 X


la politique et la constitution des États. L'esprit d'examen
et la libre discussion sont des faits déjà anciens ; ce qui
est nouveau, c'est qu'ils aient assez de puissance pour
faire tomber presque toutes les barrières qui leur étaient
opposées. Ce grand changement s'est fait ressentir dans
tout le domaine de la pensée humaine. Théories philo-
sophiques, religieuses et politiques ; érudition historique,
critique littéraire, tout s'est transformé en présence des
progrès de l'esprit libéral ; une révolution intellectuelle
commencée eu Italie avec l'école de Galilée, devenue plus
puissante en France avec la philosophie moderne, con-
tinuée en Allemagne avec les nouvelles écoles philoso-
phiques et littéraires, s'est reproduite partout, quoique
partout elle ait ressenti l'influence des différentes natio-
nalités.


N'y a-t-il donc plus rien d'immuable dans les croyances
humaines, pas même la morale et la religion ? Les idées,
les traditions, les grands travaux de l'intelligence, qui
sont le glorieux héritage du passé, ont-ils perdu leur va-
leur? Bien loin de là. Les lois de la religion et de la morale
n'ont subi aucune variation ; elles imposent de plus grands
devoirs aux individus et aux nations qui font le laborieux
apprentissage de la liberté ; mais, devant les perspectives
que l'esprit libéral a ouvertes aux générations nouvelles,
les sujets qui avaient jusqu'alors été soumis aux médita-
tions de l'intelligence se sont éclairés d'un jour nouveau.
On s'est habitué à examiner et à apprécier les productions
de l'esprit humain, non-seulement en raison de leur mé-
rite intrinsèque, mais en raison de l'influence qu'elles
peuvent exercer sur le progrès de l'esprit libéral. Il parait,
sans doute, difficile de trouver aucun rapport entre une
théorie politique quelconque et les notions positives qui .
sont le seul objet des sciences naturelles; mais quand oyé;:--




XX INTRODUCTION.


pense combien les nouvelles méthodes qu'elles ont répan-
dues ont contribué à émanciper l'intelligence humaine,
on ne saurait nier qu'elles aient exercé une puissante in-
fluence sur les progrès de l'esprit libéral.


II


A moins qu'on ne veuille se renfermer dans de vagues
généralités, il est impossible de ne pas fixer son attention
sur la France, quand on s'occupe de la révolution qui se
poursuit, depuis 1.789, dans les idées et dans les institu-
tions des États chrétiens.


La révolution de 4189 n'a pas seulement changé le gou-
vernement de la France ; elle a été le point de départ d'une
rénovation européenne. Aussi partout les amis de la liberté
l'ont accueillie comme une grande victoire remportée sur
le despotisme ; partout ses ennemis l'ont attaquée comme
une atteinte portée aux principes qui assuraient des droits
consacrés par le temps.


En 4814, la Charte constitutionnelle française promet-
tait de nouveau cette liberté que la révolution avait pro-
clamée, sans la réaliser.


Dans les autres monarchies de l'Europe, tous ceux qui
n'étaient pas disposés à renouveler les douloureuses
épreuves que la France avait traversées, acceptaient les
principes de la Charte comme les fondements d'une liberté
pacifique et légale. On était disposé à dire, avec Montes-
quieu, que pour découvrir la liberté politique dans la cons-
titution de l'État, on n'a pas à la chercher, et qu'il suffit de
la voir où elle est ; et on croyait la voir en France. Quel


INTRODUCTION.
XXI


que puisse être le jugement de l'avenir sur les deux mo-
narchies constitutionnelles qui s'y sont succédé de 1814
à 1848, là durée des institutions sur lesquelles elles se
sont fondées a été, pendant toute cette époque, le fait
le plus important dans l'histoire des libertés de l'Europe.
Alors tout n'a pas été pour le mieux en France, au point
de vue libéral, il s'en faut; mais la Restauration, et plus en-
core le gouvernement de Juillet., avaient inauguré un pro-
grès incontestable; et. si le développement des principes
libéraux était insuffisant, il y avait assez de libertés publi-
ques pour qu'on pût obtenir, par les moyens pacifiques,
tout ce que l'opinion du pays pouvait sérieusement exiger.


Cet état de choses a donné pendant bien longtemps une
grande autorité aux écrivains de l'école libérale fran-
çaise. Déjà au siècle de Louis XIV, les grands écrivains qui
ont jeté tant d'éclat sur son règne avaient contribué à
mettre la France à la tête de la civilisation européenne
plus que les victoires du grand roi et que toutes les splen-
deurs de sa cour. Quelques reproches qu'on puisse faire
à la philosophie du xvine siècle, ce sont les doctrines li-
bérales qu'elle a répandues qui ont conservé et augmenté
l'influence de la France sur l'opinion européennne. Dans
notre siècle, si la France a conservé toute son influence
morale, elle le doit à l'esprit libéral de cette grande école
de publicistes qui s'honore, à juste titre, des noms de
Mme de Staël, de Chateaubriand, de Benjamin Constant,
de Daunou, de Royer-Collard, du duc de Broglie, de
M. Guizot, de M. de Barante, de M. Duvergier de Hau-
ranne, de M. Thiers, de M. (le Rémusat, de M. de Tocque-
ville, etc.


Pendant toute la durée du gouvernement constitution-
nel français, aucune autre école n'a représenté avec autant
d'éclat le progrès des idées libérales en Europe. Ainsi que





XXII INTRODUCTION.


Jouffroy l'a dit avec raison, un petit nombre de nations
paraissent entraîner dans leur mouvement la civilisa-
tion chrétienne. Ce sont elles qui sont à la tête de cette
civilisation, c'est-à-dire la France, l'Angleterre et l'Alle-
magne '.


C'est donc en France qu'il faut chercher la source di-
recte des idées politiques qui ont été le plus généralement
acceptées dans notre siècle, et qui ont le plus contribué à
lui donner sa physionomie. Si, plus que toute autre contrée
de l'Europe, l'Allemagne est la patrie de la science, de la
théorie, de l'abstraction ; si la pensée humaine s'y est
développée dans sa plus grande puissance ; si, comme au
xvi° siècle, elle s'y est dégagée des liens de la tradition
encore plus qu'il ne l'aurait fallu dans l'intérêt de la vé-
rité, les progrès de la liberté y ont été lents et incertains.
Les écoles philosophiques allemandes ont fait plus d'une
fois du droit l'objet de leurs profondes méditations ; l'école
historique a souvent jeté les vives lumières de son érudi-
tion sur les institutions des peuples libres de l'antiquité
et des temps modernes, mais il est cependant difficile de
tirer de la science et de l'érudition allemande une théorie
de la liberté constitutionnelle qui soit claire et bien dé-
finie. Au reste, est-il possible que cette doctrine jette
un vif éclat là où il ne lui est pas donné de se tradnire en
pratique?


Comme au temps de Montesquieu, l'Angleterre pré-
sente aujourd'hui au monde civilisé le plus grand exemple
de la liberté politique. Mais aujourd'hui, comme alors, ce
n'est pas en Angleterre qu'il faut chercher les théories qui
conduisent à généraliser l'idée des maximes qu'elle appli-
que avec tant d'éclat et à eu découvrir la raison philoso-


Jouffroy, Mélanges. — De l'état actuel de l'humanité.


INTRODUCTION. XXIII


phique. C'est surtout à la pratique et à l'expérience que
l'esprit libéral anglais doit ses plus grands progrès ; il a
peu reçu de la théorie, et il lui a peu demandé. L'un des
caractères de l'esprit anglais est mème de se méfier de tous
les grands efforts de l'intelligence, quand ils ne sont pas
appelés par les exigences de l'application pratique. De là
la défiance excessive ou l'indifférence profonde qui accueille
souvent eu Angleterre les théories les plus élevées de l'his-
toire et de la politique '.


Ainsi, lorsqu'on compare entre elles les trois nations qui
marchent en tête de la civilisation actuelle, on comprend
sans peine comment, de 181-4 à 1818, la France était de-
venue le centre du mouvement libéral qui se communi-
quait à toutes les nations civilisées de l'Europe; c'était là
ce qui devait faire l'importance de l'enseignement du
droit constitutionnel que M. Guizot avait fondé et que Rossi
avait inauguré en 1835.


L'Italie doit être fière qu'un de ses publicistes, forcé
par les vicissitudes des révolutions de s'éloigner de sou
pays natal, ait été appelé à ouvrir cet enseignement qui
(levait illustrer ces libertés constitutionnelles, qui étaient
alors la gloire de la France et l'aspiration des peuples
les plus éclairés du continent européen.


Ill


Il est une considération qu'on ne saurait omettre dans
The characleristfic distrust of oui countrymen for all ambitous


efforts of intellect, of which the success dues not admit of being ins-
tontly testcd by a decisive application to practice, causes all widely
exiended views on the explanation of history, to be tooked with n
suspicion surpassing the boumas of the reasonnable caution, and or
which the natural result is the iudifference. Stuart Mil. Dissertations
and discussions. T. Il, pag. 220.




XXIV INTRODUCTION.




l'appréciation de l'ouvrage que nous publions aujourd'hui.
Entre le cours que Rossi inaugurait en 1835 et la publica-
tion de ses leçons, est venue se placer la révolution de
1818. Les doctrines que l'illustre publiciste enseignait, il y
a plus de trente ans, out-elles perdu leur valeur, depuis
que le droit public français s'inspire d'autres principes ?


Oui, les doctrines libérales d'avant 1818, celles qu'on re-
trouvera énoncées et expliquées dans cette publication, ont
perdu leur valeur officielle, mais ont-elles perdu leur auto-
rité auprès de ceux qui veulent sincèrement le progrès po-
litique? Avant de répondre à cette question, nous devons
protester que nous n'entendons juger ni les actes qui se
sont accomplis en France depuis 1848, ni encore moins
les hommes qui y ont pris part. En ne nous occupant que
de doctrines, nous serons autorisés à user d'une liberté
d'appréciation qu'il nous siérait mal d'invoquer, s'il s'agis-
sait de discuter des faits politiques entièrement étrangers à
notre pays. En France, une monarchie constitutionnelle a
été remplacée par la république, le suffrage universel est
devenu la base du droit public français, et appuyé sur le
vote populaire, encore une fois, l'Empire a supplanté la
République.


Explicitement ou implicitement, la grande majorité des
Français admet la légitimité des changements qui ont
eu lieu dans le gouvernement de l'État depuis la chute de
la monarchie constitutionnelle. Tous ces changements se
sont accomplis au nom de la souveraineté populaire ; ja-
mais, depuis la première république, ce principe n'avait
reçu, en France, une sanction aussi solennelle que celle
qui lui a été de nouveau donnée en 1848, et qu'il reçoit
encore aujourd'hui du gouvernement qui régit les desti-
nées de la France. Ce principe est la consécration d'une
grande vérité. Il n'est dans l'État aucun droit supérieur


INTRODUCTION. XXV


à celui qui appartient solidairement à tous les citoyens,
et aucun pouvoir politique ne saurait être. regardé comme
légitime, s'il n'est librement accepté par les popula-
tions. Riais, comme tous les autres principes que la
politique libérale a empruntés à la science, celui-ci a
donné lieu à de déplorables équivoques. On rend souvent
à la souveraineté populaire un hommage empressé, à
condition que, de tous les droits souverains, le peuple
n'en exerce qu'un seul : celui d'abdiquer. Pour d'autres,
la souveraineté du Furie est comme un Deus ex aube,
qui reste invisible dans les circonstances ordinaires, et
qui se montre à certains moments, pour renverser tous les
pouvoirs établis. Les nations n'ont rien à gagner ni d'une
souveraineté du peuple qui abdique toujours, ni de l'exer-
cice intermittent d'une souveraineté qui rend instables et
incertaines tontes les institutions qui pourraient garantir
sérieusement sa liberté.


La souveraineté populaire n'est prise au sérieux que
lorsqu'elle consacre le droit d'une nation qui se gouverne
elle-même; elle est alors le synonyme de la liberté poli-
tique. Pas plus que l'individu, cet être collectif qui s'ap-
pelle tantôt le Peuple, tantôt la Nation, tantôt l'État, ne
saurait être ni libre ni souverain si on lui conteste le
droit de se gouverner. Dans le langage politique, gouver-
ner veut dire pourvoir au bien de l'État par la pensée et
par l'action '.


La pensée qui pourvoit au bien de l'État émane de la na-
tion ; l'action appartient au pouvoir exécutif, qu'on appelle
souvent le gouvernement, parce que l'attention de la multi-
tude se porte bien moins sur la pensée qui délibère que sur
l'action qui exécute. Dans un pays libre, la pensée nationale


Vocabolario della Crusca : Gorernare.




XXVI INTRODUCTION.


s'exprime par la libre discussion et par les élections ; elle
est proclamée par le parlement, qui vote des lois dont l'au-
torité est également obligatoire pour les simples citoyens
et pour les agents du pouvoir exécutif. Cette volonté est
déclarée officiellement par le parlement, qui fait les lois
et qui exprime, par ses débats et par ses votes, quelle
est la politique intérieure et extérieure qui doit régler
toutes les grandes affaires de l'État. Ce droit a pour
conséquence naturelle celui de demander compte à ceux
qui sont à la tête de l'administration publique de la ma-
nière dont ils ont pratiqué la politique nationale, et à tous
les agents du pouvoir de la manière dont les lois ont été
appliquées.


De là une solidarité qui s'établit naturellement entre le
parlement et le pouvoir exécutif. Les délibérations du
parlement n'exprimeraient que de vaines aspirations, si le
pouvoir exécutif était autorisé à suivre une politique
autre que celle qu'il a acceptée ; de son côté, le pouvoir
exécutif n'aurait aucune autorité morale, s'il suivait un
système désavoué par ceux qui représentent légalement la
nation. Où la liberté est prise au sérieux, il n'est pas dans la
nature des choses qu'une assemblée nombreuse soit souvent
unanime. Ainsi, tout parlement se divise nécessairement en
majorité et en minorité. Il est naturel que la majorité donne
l'impulsion au gouvernement de l'État. Les dangers d'oli-
garchie qu'on pourrait craindre de l'influence prépondé,-
vante des majorités disparaissent en présence de l'élection
populaire accompagnée de la libre discussion ; c'est ainsi
que les majorités deviennent naturellement des minorités
quand leur action cesse de répondre au voeu de la nation.
Une majorité bien organisée doit avoir un programme bien
défini ; je n'entends pas par programme ces généralités
que tout ministère lit au parlement quand il arrive au


INTRODUCTION. XXVII


pouvoir, mais une réponse pratique et précise à toutes les
questions de politique intérieure et extérieure, de légis-
lation, d'administration et de finances: ce programme
doit être commun au parlement et au pouvoir exécutif.
Les chefs de la majorité parlementaire sont naturellement
appelés à diriger le gouvernement, parce qu'il leur est plus
facile qu'à d'autres d'exécuter le programme qu'elle a
accepté ; ils reflètent l'opinion qui prévaut dans le parle-
ment, comme le parlement doit refléter l'opinion na-
tionale. Dans les monarchies constitutionnelles, tout cela
se fait sous le protectorat du monarque. Chef de l'État,
c'est à lui de veiller à ce que le parlement représente
véritablement l'opinion nationale ; c'est à lui de veiller à ce
que ses ministres marchent d'accord avec le parlement.


Nous avons tâché de donner un sens précis et une si-
gnification pratique à ce mot souvent trop vague de sou-
veraineté nationale, que la république de 1848 et le second
empire ont remis en honneur plus qu'il ne l'avait été
depuis longtemps. Cette recherche nous a ramené aux
principes fondamentaux •du gouvernement représentatif.
Son origine est bien ancienne, puisqu'elle remonte au
mue siècle ; on peut même la chercher dans les assemblées
des peuples germains que Tacite a décrites, et qui se re-
trouvent au commencement de toutes les monarchies que
les barbares ont fondées dans les provinces de l'empire
romain. Cependant, pour peu qu'on parcoure l'histoire des
monarchies européennes, et pour peu qu'on tienne compte
de leurs vicissitudes, il faut reconnaître que les assem-
blées délibérantes, dont elles se sont entourées à diffé-
rentes époques, sont bien loin d'avoir toujours exercé les
mêmes pouvoirs, d'avoir toujours présenté le même carac-
tère. Il nous suffira de rappeler trois faits qui ont donné
un caractère spécial au gouvernement représentatif, tel




XXVIII
INTRODUCTION.


que l'a entendu l'école libérale dont Rossi enseignait les
doctrines.


Le premier de ces faits consiste dans la prépondérance
que les assemblées électives ont acquise clans les parle-
ments ; aussi les désigne-t-on sous le nom de représenta-
tion nationale, quoique tous les pouvoirs constitutionnels
concourent à représenter la pensée et la volonté de la
nation. C'est cette prépondérance, acceptée par l'opinion
générale, qui a fait tenir pour gouvernement vraiment
libéral celui-là seul où, en cas de conflit entre les diffé-
rents pouvoire de l'État, la représentation nationale a le
dernier mot. C'est là le principe de l'école constitutionnelle
qui a représenté l'esprit libéral français jusqu'en 1848 ;
c'est le principe qui est admis en Angleterre. Si cette
noble aristocratie, qui a jeté les bases du gouvernement
représentatif, a longtemps été le pouvoir prépondérant,
c'est aujourd'hui la Chambre des communes qui est la
force motrice .de tout le système politique, tandis que la
royauté et la chambre des pairs fonctionnent comme pou-
voirs modérateurs.


La participation directe que le peuple prend aux délibé-
rations politiques en dehors des assemblées parlemen-
taires, est un fait de notre époque qui a donné une
physionomie nouvelle au gouvernement représentatif ;
cette participation a lieu au moyen de la presse et surtout
du journalisme. Les gouvernements 'absolus ou qui pen-
chent vers l'absolutisme ne voient pas d'ennemi plus dan-
gereux que la presse politique, et surtout les journaux.


Depuis la seconde moitié du xvIne
siècle, la presse .a


acquis une puissance qu'elle n'avait jamais eue à aucune
autre époque de l'histoire. Au xvin e


siècle, c'étaient les
livres qui influaient principalement sur l'opinion ; aujour-
d'hui ce sont les journaux. On a dit souvent que la presse


INTRODUCTION. XXIX


était un quatrième pouvoir dans l'État. Nous ne saurions
accepter l'idée que cette dénomination exprime. La presse
n'a d'importance qu'autant qu'elle sert d'organe à l' opi-
nione, regina del nzondo : pouvoir souvent capricieux,
tyrannique quelquefois, mais dont il ne faut pas dire trop
de 'mal, parce qu'il rend impossibles d'autres caprices et
d'autres tyrannies bien plus funestes. A son tour, le pou-
voir de l'opinion n'est autre que celui du peuple, qui ne
doit influer sur le gouvernement de l'État que par les
opinions qu'il exprime.


Comme la presse, les réunions publiques et les asso-
ciations sont un moyen d'exprimer l'opinion populaire.
Qui ne voit que, partout où il a pénétré, l'esprit libéral a
disposé les citoyens à se réunir et à s'associer beaucoup
plus qu'ils ne le faisaient sous les gouvernements absolus?
Mais ce qu'on ne doit pas oublier, c'est que ces réunions
et ces associations ne Sont réellement utiles qu'à un peuple
formé à cette discipline, qui écarte tous les dangers que
pourraient entraîner des assemblées politiques très-nom-
breuses. C'est ce qui arrive en Angleterre; aussi c'est à
peu près le seul État de l'Europe où -les réunions et les
associations aient eu une influence sérieuse sur le progrès
politique.


La prépondérance des assemblées électives dans les
parlements, la participation directe du peuple à la dis-
cussion politique par la presse et les réunions, sont
un résultat de ce progrès démocratique qui est le fait
le plus général de notre époque. On ne saurait attribuer
à une autre influence l'extension du droit électoral. Par-
tout on tend à élargir la base de l'élection politique, et je
crois qu'une proposition qui tendrait à la restreindre ne ,
serait nulle part bien accueillie, quel que fût le motif qu'on


k


pùt donner pour l'appuyer. p-- ;
-


It s„




XXX INTRODUCTION.


La réforme électorale anglaise de 1832 présente le pro-
grès le plus important que la première moitié de notre
siècle ait vu s'accomplir dans cet ordre de faits. Par cet
acte mémorable, l'Angleterre a commencé à accepter les
meilleures inspirations de l'esprit démocratique et libéral,
qui tendait dès lors à transformer les institutions politi-
ques du continent. L'Angleterre discute maintenant une
réforme plus ample, non pas peut-être plus importante,
mais qui doit réaliser un nouveau progrès dans la même
voie.


En proclamant le suffrage universel, la France a intro-
duit un changement radical dans son système électoral.
Tant que le suffrage universel n'est pas accompagné d'une
grande liberté de discussion , et tant que l'action de la
représentation nationale est subordonnée au pouvoir exé-
cutif, il est difficile de juger de ses effets ; dans ces condi-
tions, il devient facilement l'écho des voix qui l'interro-
gent bien plus que l'organe de l'opinion publique.


On peut prévoir dès à présent que la France ne renon-
cera pas au suffrage universel ; il répond trop bien à cette
idée d'égalité qu'elle veut réaliser avant tout, et que ses
législateurs sont, obligés d'accepter, sous peine de se
heurter à l'opinion publique. Si je devais examiner la
question à un point de vue plus général, rien ne me por-
terait à suivre cet exemple. Le sui/hge universel augmente
nécessairement l'influence politique de ceux qui s'inspi-
rent de la crédulité ou de l'entrainement des passions popu-
laires, et leur influence s'oppose à l'action de l'opinion
éclairée qui devrait toujours inspirer le gouvernement d'un
peuple libre +.


Bien des gens en europe croient sans le dire, ou disent sans h•
croire, qu'un des zrands avantages du vote universel est d'appeler à la


direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique


INTRODUCTION. XXXI


Quelle que soit la valeur dl ces considérations, il ne serait
pas extraordinaire que la prépondérance de la démocratie
finit par introduire le suffrage universel dans le droit
commun de l'Europe. Si cela arrivait, il ne faudrait jamais
oublier que le suffrage universel n'est pas la liberté, et
qu'il ne saurait la remplacer.


IV


Nous croyons qu'on doit accepter, surtout dans ce
qu'elles ont de plus général, les doctrines dont Rossi a
été l'interprète officiel, comme point de départ du droit
constitutionnel de notre époque. Nous ne saurions cepen-


Pour moi, je dois le dire, ce que j'ai vu en Amérique ne m'autorise pas
à penser qu'il en soit ainsi II est évident que la race des hommes
d'Etat américains s'est singulièrement rapetissée depuis un demi-siècle.


On peut indiquer plusieurs causes de ce phénomène.
11 est impossible, quoi qu'on fasse, d'élever les lumières du peuple


au-dessus d'un certain niveau. On aura beau faciliter les abords des
connaissances humaines, améliorer les méthodes d'enseignement et
mettre la science à bon marché, on ne fera jamais que les hommes
s'instruisent et développent leur intelligence sans y consacrer du
temps. Le plus ou moins de facilité que rencontre le peuple à vivre sans •
travailler, forme doue la limite nécessaire de ses progrès intellectuels.
Cette limite est placée plus loin dans certains pays, moins loin dans
certains autres; mais, pour qu'elle n'existât point, il faudrait que le
peuple n'eût point à s'occuper des soins matériels de la vie, c'est-à-
dire qu'il ne fût plus peuple Ce qui lui manque toujours plus ou
moins, c'est l'art de juger des moyens tout en voulant la fin. Quelle
longue étude, que de notions diverses sont nécessaires pour se faire
une idée exacte du caractère d'un seul homme! Les plus grands génies
s'y égarent, et la multitude y réussirait ! Le peuple ne trouve jamais le
temps et les moyens de se livrer à ce travail. Il lui faut toujours juger
à la hâte et s'attacher au plus saillant des objets. De là vient que les
charlatans de tout genre savent si bien trouver le secret de lui plaire,
tandis que, le plus souvent, ses véritables amis y échouent. Tocqueville,
De la, démocratie en Amérique, vol. II, chap. v.




XXXII INTRODUCTION.


dant le faire sans quelque réserve. Quand le roi Louis XVIII
eut octroyé la Charte de 4814, il annonça qu'elle ferme-
rait l'abîme des révolutions. Les fautes de la Restauration
et la révolution de 4830 vinrent démentir ses espérances.
Les amis de la monarchie de Juillet se flattèrent que cette
révolution serait pour la France ce que la révolution de
4688 avait été pour l'Angleterre, et que l'action régulière
des libertés légales remplacerait pour toujours les agita-
tions révolutionnaires. La révolution de février vint à son
tour donner un démenti à leurs illusions. Cette révolu-
tion inspirait à M. de Tocqueville des paroles empreintes
d'une juste et profonde tristesse : « Ce qui est clair pour


moi, disait-il, c'est qu'on s'est trompé depuis soixante ans
en croyant voir le bout de la révolution. On a cru la ré-
volution finie au 18 brumaire ; on l'a crue finie en 1814;
j'ai pensé moi-même, en 1830, qu'elle pouvait bien
être finie


Erreur ! Il est évident aujourd'hui que le
flot continue à marcher, que la mer monte ; que non-
seulement nous n'avons pas vu la fin de l'immense ré-
volution qui a commencé avant nous, mais que l'enfant
qui naît aujourd'hui ne la verra vraisemblablement
pas ». Quand une révolution a détruit un ordre de


choses que les siècles avaient consacré, la société ne sau-
rait reprendre sa marche régulière avant que l'ordre nou-
veau soit solidement assis. L'esprit de liberté a fait la
révolution qui agite toute l'Europe depuis 1789, qui a
renversé les anciennes oligarchies et qui a sapé les mo-
narchies absolues. Cet ordre nouveau, auquel, même sans
en avoir conscience, tout le monde aspire aujourd'hui, ne
sera assis que là où il existera un gouvernement régulier,
fort et libéral à la fois ; jusqu'alors il y aura lieu de res-


Correspondance, t. II, page 460.


INTRODUCTION. XXXII'


sentir, comme M. de Tocqueville l'a dit en 1848, la crainte
de se trouver sur une mer orageuse et sans rivage '.


Dans la destinée de la révolution française, qui n'a pas
encore réussi à toucher le rivage, il y a l'expiation d'un
péché originel qu'elle a transmis à tous ses descendants :
l'école libérale française, aux gouvernements qu'elle a ins-
pirés, aux révolutions étrangères qui ont plus ou moins
suivi ses traces. Ce péché originel, c'est celui qu'elle a
commis lorsque, tout en opposant à l'ancien despotisme
les nouveaux principes de la liberté, elle semait les germes
d'un despotisme nouveau qui a pris tour à tour les formes
de tous les gouvernements, et qui a souvent contribué à
rendre plus despotiques les monarchies qui se sont relevées
de leurs ruines. Si la révolution française a combattu pour
les libertés populaires, la révolution des Pays-Bas, celle
d'Angleterre, celle des États-Unis, lui avaient donné
l'exemple. Mais, quand elle eut vaincu, la révolution fran-
çaise ne trouva plus devant elle ni libertés, ni traditions,
ni droits consacrés par le temps.


Ailleurs, ces libertés, ces traditions, ces droits anciens
avaient été la base des nouvelles institutions libérales que
les Pays-Bas, l'Angleterre, les États-Unis avaient procla-
mées lorsqu'ils accomplirent leurs glorieuses révolutions.
La révolution française a bâti l'édifice de ses libertés sur
la base fragile des théories philosophiques, trop faibles
pour opposer une digue à des partis qui s'emparaient du
pouvoir pour protéger la liberté, tuais qui l'exerçaient sou-
vent avec moins de modération que ceux qu'ils avaient
renversés. Les anciennes révolutions avaient défendu des
libertés déjà existantes; la révolution française, qui WU-
lait créer une liberté nouvelle, n'a pas encore atteint ce


Tocqueville, Correspondance, t. II, page 462.




XXXIV INTRODUCTION.


but. Toute révolution est un état de guerre qui comporte
difficilement l'exercice régulier des libertés constitution-
nelles. Pour la politique révolutionnaire, la liberté n'a été
le plus souvent que la victoire de ceux qui avaient inscrit
sur leur drapeau ce nom sacré. Comme il arrive trop sou-
vent, les vainqueurs ont abusé de la victoire, et, à leur
tour, ils ont commandé avec un pouvoir absolu. C'est ainsi
qu'en France la liberté a éclaté en révolutions violentes;
ces révolutions ont dégénéré en dictatures, et les dictatures
ont abouti à un despotisme plus absolu que celui des an-
ciens gouvernements.


Après la France, d'autres peuples du continent euro-
péen ont cherché le modèle de la liberté dans une théol.
rie abstraite ; chez eux aussi, les vieux gouvernements, les
vieilles constitutions, les vieilles libertés, sont tombés :
comment ont-ils réussi à consolider les libertés nouvelles?


Les anciennes monarchies absolues et les anciennes
oligarchies avaient exagéré le pouvoir de l'État; les gou-
vernements nés de la révolution sont allés encore plus loin
dans cette -voie funeste. Cela s'explique parfaitement quand
on pense aux ennemis qui les entouraient de tous côtés.
Les rois absolus avaient dit : l'État, c'est moi; les pouvoirs
nouveaux ont dit avec non moins d'arrogance : le peuple,
c'est nous; c'était une illusion encore plus dangereuse. Sous
un monarque absolu, le peuple peut toujours infliger à
ceux qui le gouvernent la censure d'un silence improba-
teur, même quand tout blâme est impossible. Là où le
pouvoir se croit sérieusement une incarnation da peuple,
dispensateur suprême et infaillible de tout blâme et de
toute louange , il dédaigne nécessairement les improbations
et les censures qui lui sont adressées; il leur oppose ce
souverain mépris qui condamne a priori tout ce qui s'op-
pose aux idées de la multitude.


INTRODUCTION.
xxxv


En se séparant de ceux qui confondent le pouvoir du
peuple avec la liberté du peuple, Montesquieu a rendu
hommage à une grande vérité politique '.Cette vérité a été
complétement oubliée pendant la révolution française.
Souvent le peuple est opprimé par ceux qui le gou-
vernent; comment pourrait-il l'être là où il se gouverne ui-
même ? On a été amené par ce raisonnement à confondre
la toute-puissance de la démocratie avec la liberté du peu-
ple. Et comme, dans les conditions de la société moderne,
il n'y a d'autre démocratie possible que celle où le peuple
est représenté, on a été amené à exagérer le pouvoir de
ses représentants. Il y avait dans tout cela une double fic-
tion. D'un côté, on identifiait la volonté du peuple avec celle
des hommes que la constitution de l'État chargeait de le
représenter ; de l'autre, on oubliait que le gouvernement du
peuple et do ses représentants peut être aussi tyrannique
que celui du souverain le plus absolu. Mais le règne de la
démocratie a renouvelé cette expérience éternelle, qui en-
seigne que tous ceux qui exercent le pouvoir sont portés à
eu abuser, et on dut apprendre, que., comme tout autre pou-
voir, celui qui s'exerce au nom de la démocratie dégénère
en despotisme 2.


1 Esprit des lois, livre IX, chapitre n.
2 One of the great errors into which philosophical politicians have


frequently fallen, in consequence of see king for a government abso-
lutely and abstractedly good, is the idea that the people, being them-
selves the object of all government as well as the real source of power,
the best government will lie there, where the people have absolute
power. Let us investigate Ulis subject with the attention and sincerity
which its magnitude requires.


It is aperted, that if the people for whom alone the government exista
have the sole power, it is clear, that they will not act to their non
injury. This is erroneous; Ist, it would apply to sua people only as
are sufûciently enlightened to know wath is their truc interest. The
Caf/1'es, and, indeed, I believe all savage tribes, have essentially what
are called popular governments. let they do not rise out of their state of




XXXVI
INTRODUCTION.


Sous les deux monarchies qui se sont succédé en
France de 1814 à 4848, ces garanties ont été plus sérieuses
qu'elles ne l'avaient été sous les gouvernements précé-
dents; mais, durant cette période de son histoire, la légis-
lation politique de la France, telle qu'elle était écrite,
tulle surtout qu'elle a été pratiquée, n'a jamais été ce
qu'elle doit être chez un peuple qui se gouverne lui-même.
Rien, en effet, ne répond moins à cette idée qu'une consti-
tution qui refuse au parlement toute initiative dans la
législation ; c'est ce qu'avait fait la Charte de 1814.11
est vrai que cette erreur a été réparée en 4830 ; mais il
faut bien l'avouer, cette initiative n'a provoqué aucune des


barbarity; no one would consider this government preferable to one
which might be less popular, but should force thcm to keep peace.
Adly this proposition rests as so many others, on a deception, owing
to the personification of an idea, which means an aggregate, not an
abstract. Who are the people? Is it an individual or a number of indi-
viduals, called, for convenience sake, by me narre, or because we
imagine it as a body of individuals, who, regarding many and most
essential points but not ail, are impelled by a comnion interest? Are
the people an aggregate of a number of individuals with one minci,
one will, one impulse, or de the people consist of a majority and a
minority? Giving unbounded power to the people means, then nothing
less filait giving unbounded power to a majority ; for, as matter of
course, the majority must posscss it, if Lite people have it at all. We
are repeatedly told, that the people can do what they like; but have
they the right to deprive the minority of their property as they have
done on varions occasions, or to enslave them, to kill them, as the
majority of Corcyra did during the Peloponesian war (Thucidid. III,
70, 85); or the French duriug the first revolution for though the execu-
tions during the reign of terror, first took place after shamtrials, toward
ils end it was decided, that being suspected should suffise to mark the,
victim, which, in plain English meant, being in the minority as a capital
crime. Have the majority the right so deprive the minority of speech?
in short, to deprive them of any essential attributs of man, or to deny
them any of the main rights of the citizen and chier objects of the state?
Have they the right, however frequently it may have been done, to
arrogate to themselves the narre of the people, and to treat every one
of the minority as if not belonging tu the people? Lieber's Natutal of
political ethics Book, t. II, chap. x, n




111.


INTRODUCTION. XXXYll


grandes réformes législatives qui se sont opérées pendant
les dix-huit années de la monarchie de Juillet ; c'est ce qui
prouve que ce principe n'était pas encore entré profondé-
ment ni dans les idées, ni encore moins dans les moeurs de
la nation. Aussi ce défaut d'initiative a-t-il été invoqué plus
tard comme un argument, quand on a amoindri l'action
de la représentation nationale. L'initiative parlementaire
ne saurait exercer toute sa puissance, lorsque, en dehors
de toute intervention officielle, les simples citoyens ne
prennent pas une initiative assez puissante pour provoquer
l'action des pouvoirs constitués. C'est à cette initiative que
l'Angleterre a dû l'émancipation des catholiques, la ré-
forme parlementaire, les lois sur les céréales ; c'est ainsi
que l'influence des grands citoyens s'établit; c'est ainsi
que se sont formés les grands partis dont le programme
contenait une réponse à toutes les questions politiques.


11 n'est pas nécessaire de démontrer que ni l'initiative
des citoyens, ni l'organisation des grands partis ne sont
possibles sans l'association, qui devient naturellement
l'école d'un peuple qui aspire à se gouverner. Ainsi qu'un
écrivain politique distingué vient de le remarquer avec
beaucoup de sens, l'union est une garantie de modération
et de loyauté. « C'est parce que l'esprit d'union est néces-


saire au bon gouvernement d'un peuple libre que, parmi
les institutions et les libertés plus efficaces, sont celles
qui, rapprochant les citoyens les uns des autres, les in-
vitent à traiter en commun les affaires publiques, et les
conduisent naturellement aux transactions nécessai-
res ».


Cette vérité pourrait-elle ètre connue et pratiquée là où


I Eugène Forcade, &suc des P^u.r•Mndes, chronique du 15 février
1866.




XXXVIII
INTRODUCTION.


on a voulu faire l'éducation constitutionnelle des citoyens
en conservant et même en aggravant la sanction d'un Code
pénal qui range parmi les crimes contre la sûreté de l'État
toute réunion de plus de vingt citoyens?


Dans l'ancien régime il existait des corps constitués dont
les droits étaient presque toujours définis par leurs propres
statuts, et fondés sur un usage qu'avaient consacré le temps
et le consentement universel. Ces droits élevaient une bar-
rière que le pouvoir absolu franchissait difficilement. Les
corps constitués avaient représenté un privilège et une tra-
dition, deux choses qui excitaient toutes les colères de la
révolution. On comprend facilement que, devant cette re-
doutable puissance, ces corps aient disparu aux applaudis-
sements unanimes de tous les amis de la liberté. Plus on
brisait tout ce qui résistait aux pouvoirs nouveaux, mieux
on croyait servir cette noble cause ; on ne s'apercevait pas
qu'on fondait un pouvoir plus absolu que ceux qui avaient
existé jusqu'alors, et ce pouvoir, attribué d'abord aux assem-
blées électives, leur échappa bientôt pour passer à un dicta-
teur tont-puissant. Pendant longtemps les rares partisans
de l'ancien régime ont seuls regretté l'existence des corps
constitués que la révolution avait fait disparaître. Depuis
1848, l'opinion s'est modifiée. Des hommes dont personne
n'oserait mettre en doute le dévouement à la cause libé-
rale ont compris que cette tendance n'avait pas été favora-
ble à la liberté. Dans son ouvrage sur la centralisation,
publié en 1862, M. Odilon Barrot a écrit ces paroles remar-
quables: « Les effets funestes de la centralisation ont
» commencé par la destruction de tous les corps consti-
» tués, dont les droits arrêtaient quelquefois l'action illi-
» mitée du pouvoir. La monarchie avait laissé subsister
» quelques débris du moyen âge. Ainsi, il existait un clergé
» propriétaire et se suffisant à lui-même. La noblesse,


INTRODUCTION. XXXIX


» privée de toute influence politique et de toute participa-
» tion aux affaires publiques, avait du moins conservé
» son point d'honneur et ses traditions de famille. Le
» tiers état trouvait encore dans les corps de ville et dans
» les offices municipaux une ombre de ses vieilles fran-
» chines. La classe ouvrière avait, par ses syndicats, une
» espèce de gouvernement de famille qui avait ses abus,
» qu'on pouvait corriger, mais qui avait aussi ses avanta-
» ges.La royauté avait bien mis la main sur tous ces
» offices, mais plutôt dans un esprit de fiscalité que dans
» une vue de centralisation... Eh bien, l'Assemblée cons-
» tituante fit table rase de tous ces derniers obstacles : in-
» dépendance du clergé, tradition de noblesse, corps de


ville, syndicat des corporations, États provinciaux, par-
» lements, offices héréditaires, tout disparut en un jour,
» non pour être réformé dans un sens de liberté, mais
» pour enrichir de leurs dépouilles et accroître encore le
» pouvoir central... Si tant d'envies et de haines se sont
» déchaînées dans une certaine classe d'écrivains et d'ou-
» vriers contre la propriété, et ont pu l'inquiéter un ins -
» tant, c'est parce que cette vieille organisation de notre
» société, qui avait du moins ses liens, sa hiérarchie, ses
» influences traditionnelles, ses rapports de vassalité, de
» patronage, de cité, de province, n'a pas encore été rem-
» placée par une autre organisation plus en harmonie


avec ses moeurs égalitaires ; c'est parce que, aux in-
» fluences du privilège, n'ont pas encore succédé les in-
» fluentes qui naissent naturellement d'une longue et sé-
» rieuse pratique des institutions libres ; c'est parce que
» toute notre société est individualisée et que l'État y est
» seul fort et puissant ' ». Cette opinion de M. Odilon


1 Odilon Barrot, De la centralisation, pages 47, 48, 49, 93, 94.




INTRODUCTION.


Barrot ne doit pas être considérée comme un fait isolé,
elle exprime une tendance partagée aujourd'hui par beau-
coup de bons esprits qui voudraient modérer le droit de la
souveraineté, voire même de la souveraineté démocratique,
au profit de la liberté du citoyen, de l'initiative indivi-
duelle, de l'action collective, de l'association. S'ils se plai-
gnent d'une société où l'État seul est fort et puissant, ce
n'est pas pour revenir ni à des idées surannées, ni à des
priviléges que repousserait l'esprit libéral et démocratique
de notre époque ; c'est pour raviver d'un esprit plus libé-
ral, pour rendre plus indépendantes de l'action gouverne-
mentale des associations qui se perpétuent naturellement,
parce qu'elles ont leur raison d'être dans des idées et dans
des sentiments qui sont une partie essentielle de la nature
humaine et qui ne sauraient cesser d'exister. Telles sont
la commune et la province, qui représentent les intérêts
locaux; l'église, qui répond à l'intérêt religieux; l'école et
l'université, qui répondent à l'intérêt scientifique ; la ban-
que etles autres associations industrielles, qui répondent à
des intérêts d'un ordre moins élevé, mais sur lesquels cha-
que nation doit cependant veiller avec sollicitude, si elle ne
veut reculer dans les voies de la civilisation.


De toutes ces considérations, nous sommes en droit de
conclure que, si l'école libérale française, que Rossi a illus-
trée par sa science et par son admirable talent, a légué un
héritage de doctrines auxquelles la civilisation actuelle ne
saurait renoncer, il en est cependant qu'on ne saurait
accepter sans les amender et sans les compléter dans le
sens d'une liberté plus étendue, d'une plus puissante ini-
tiative assurée à l'individu, àl'association, aux institutions
permanentes I.


According to the highest meaning whieh the terni has gradua]ly


INTIIODUCTION.


Les réflexions que nous avons exposées jusqu'ici concer-
nent plus directement la France; mais, sauf très-peu d'ex-
ceptions, elles s'appliquent à tous les peuples qui sont
entrés plus ou moins résolûment dans les voies de la li-
berté constitutionnelle, parce que partout la liberté du
peuple a été confondue avec la puissance du peuple, parce
que partout des révolutions, accomplies au nom de la li-
berté, ont porté quelques germes de despotisme, parce
que partout la protection des intérêts nouveaux a servi de
raison ou de prétexte pour exagérer outre mesure les
droits et les attributions de ceux qui gouvernent. Au
reste, il faut bien l'avouer, de nouvelles constitutions et
de nouvelles lois qui assureraient à un peuple le droit de
se gouverner, n'auraient aucune influence salutaire sur
son sort, s'il lui manquait cette activité intelligente qui
sait et qui veut se gouverner. Promulguez la loi électo-
rale la plus sage et la plus libérale, quel bien fera-t-elle,
tant que personne ne se souciera d'exercer son droit
ou que les honnêtes citoyens laisseront le champ libre
aux factieux? L'activité de quelques milliers d'électeurs
intelligents et honnêtes sert mieux la liberté que la loi
qui ferait inscrire sur les listes électorales des millions de


acquired, an institution is a system or a body of usages and laws, or
regulations of extensive and recurring operation, containing within
itself an organism by winch it effects its own father development. Its
object is to generate, effect. regulate, or sanction a succession of arts,
transactions or productions of a particular kind or class. The idea of
an institution implies a degree of self-gouvernrnent. laws act through
human agents and these are in the case of their officers or members.


We are likewise in the habit of calling single laws or usages (wich
are laws of spontaneous growth) institutions, if their operation is of
vital importance, and vast scope, and if their continuante is in high
degree independant of any interfering power. These two characteristics
estabilish a close affinity betwen such laws and institutions proper
as they have hem just defined Lieber's on Civil Liberty and Self-govern-
ment (chap. xxv, p. 304).




n


XIA!
INTRODUCTION.


citoyens qui ne se soucient pas d'exercer leur droit. Il
en est de même de la presse, il en est de même de l'as-
sociation, il en est de même de toutes les libertés consti-
tutionnelles.


Lorsque le xviu' siècle commençait la révolution, ja-
mais plus belles espérances n'avaient souri à l'humanité ;
de nos jours, la révolution a répandu partout des incerti-
tudes qui ont mis l'anxiété dans les plus fermes esprits.
Dans les pages que j'ai déjà citées, Tocqueville écrivait :


On sent que l'ancien monde finit, mais quel sera le
nouveau? Les plus grands esprits de ce temps ne sont
pas plus en état de le dire que ne l'ont été ceux de
l'antiquité de prévoir l'abolition de l'esclavage, la
société chrétienne, l'invasion des barbares, toutes ces
grandes choses qui ont renouvelé la face de la terre. Ils
sentaient que la société de leur temps se dissolvait,
voilà tout ». Oui : la société que le passé nous a laissée


se dissout ; mais nous sentons comme nos pères que la
liberté seule peut fonder la société nouvelle, garantir les
droits qu'elle réclame, mais surtout consacrer les devoirs
qu'elle impose et inspirer la noble activité qui doit l'ac-
compagner. C'est là la destinée des générations nouvelles,
parce que c'est là leur devoir. On a assez cherché dans la
liberté un moyen d'opposition et quelquefois de boulever-
sement; il faut y voir une condition de gouvernement.
Dès l'année 1822, M. de Barante remarquait, en parlant
de l'époque qui a commencé avec 1789, que « le principe


d'autorité dénué de toute sanction préalable, dépouillé
de tout préjugé, soumis à un examen de tous les jours,
contrôlé par chaque intérêt privé, n'imposait plus
par aucun prestige ' ».


I Préface à la troisième édition du Tableau de la littérature française
au xvin


• siècle.


INTRODUCTION. X1.111


Depuis lors, des expériences trop souvent répétées sont
venues confirmer cette observation : il a été bien prouvé
que la compression ne sert pas les intérêts de l'ordre et
de la conservation ; que le silence forcé et les entraves
opposées au progrès de l'esprit libéral n'apaisent pas les
passions politiques ; qu'elles ne rendent pas au principe
d'autorité le prestige qu'il a perdu. Ce prestige ne re-
viendra que pour le pouvoir qui se fera accepter comme le
gardien de toutes les libertés.


Au commencement de la révolution, on a beaucoup
déclamé contre les douleurs que le pouvoir absolu inflige
aux nations, et dans ces accusations il y a eu souvent de
l'exagération. Cependant le pouvoir absolu produit des
maux plus grands qu'on ne le disait alors. Il est des
pouvoirs absolus qui ont accompli des faits glorieux. De
cette gloire il résulte un esprit de liberté qui peut faire de
grandes choses '. Mais là n'est pas la destinée de l'homme ;
et ces gouvernements n'en ont pas moins contribué a
l'abaissement de l'homme, qui ne vit pas comme une créa-
ture intelligente ét libre tant qu'il n'a pas appris à se gou-
verner lui-même.


Il en est des nations comme des individus, et leur liberté
politique n'est que le rayonnement de cette liberté morale
qui est notre héritage à tous. C'est un effet de la détestable
éducation que le pouvoir absolu a donnée aux populations,
qu'on trouve tout simple de ne pas traiter comme des
hommes libres ceux qu'il a rabaissés. Honneur donc à
cette école à laquelle Rossi a appartenu, d'avoir combattu
le pouvoir absolu et défendu la liberté ! Continuons son
oeuvre avec une énergique persévérance , mais conti-
nuons-la en tenant compte des conditions nouvelles de


Esprit des Lois, livre XI, chapitre vu.




4


V


Si la constitution que Rossi expliquait en 1835 a cessé
de régir la France, son pays natal est ressuscité à la vie
politique, au contact de ces libertés constitutionnelles qui
formaient alors la partie essentielle du droit public inté-
rieur de la France.


Ce qu'il importe de faire remarquer aux lecteurs ita-
liens, c'est qu'on trouve dans Rossi le programme de la
révolution qui se poursuit aujourd'hui dans leur patrie.
Cette révolution est le plus grand fait libéral des années
qui se sont écoulées depuis 1848. Si elle s'accomplit en
continuant de mériter par sa sagesse les éloges qu'elle a
obtenus jusqu'ici, si toute trace de domination étrangère
disparaît du sol de l'Italie, cette révolution comptera
parmi les plus grands progrès de la civilisation moderne.
Pourquoi l'Italie ne serait-elle pas appelée à prendre en-
core une fois sa place parmi les nations qui entraînent
dans leur mouvement la civilisation chrétienne? Pourquoi
ne serait-elle pas destinée à exercer une influence salutaire
qui empêchera les égarements auxquels les peuples se sont
quelquefois laissé entraîner à la poursuite du progrès so-
cial? Pour aider nos concitoyens à suivre cette glorieuse


INTRODUCTION. xts
destinée, nous n'hésitons pas à leur recommander l'ou-
vrage qui se publie aujourd'hui ; ils y apprendront à con-
naître et à apprécier les institutions libérales auxquelles
l'avenir de notre pays est essentiellement lié. Ils y trou-
veront que, dans ses parties les plus essentielles, le pro-
gramme libéral italien se trouvait déjà tracé par l'homme
illustre que l'Italie s'honore de compter parmi ses enfants,
et que deux des nations les plus éclairées de l'Europe ont
déj à placé parmi leurs publicistes les plus autorisés.


Parmi les questions . que la révolution italienne a sou-
levées, celle du pouvoir temporel du pape est sans doute
une des plus graves et des plus difficiles. La solution ac-
ceptée aujourd'hui par les hommes les plus éclairés de
l'Italie est celle qui se présentait déjà à Rossi lors de la ré-
volution qui avait éclaté dans l'État romain en 4831. « Le


pouvoir temporel, écrivait-il alors, tombera demain des
faibles mains du pape, si demain l'étranger lui retire
son appui. Livrée à elle-même, à ses propres forces,
aux chances des choses humaines comme royauté,
honorée, respectée, vénérée, comme suprême ponti-
ficat, Rome comprendra enfin que, si la religion, le ca-


» tholicisme, la papauté, sont choses saintes, nécessaires,
indestructibles, les conquêtes progressives de l'huma-


» lifté ne le sont pas moins ; que le christianisme, loin de
les repousser, en a été le principe, le moyen, la sanc-
tification ' ». Mais le fait essentiel de la révolution ac-


tuelle de l'Italie, c'est l'unification de son territoire. L'abo-
lition du pouvoir temporel du pape est voulue par les
Italiens, eu tant qu'ils la regardent comme la consé-
quence naturelle de l'unification ; s'ils regardent la con-


' Voir en tête du Traité de Droit pénal les documents publiés pour
l'inauguration du monument élevé à Pellegrino Rossi dans l'Université
de Bologne.


XLIV iN.rnOnt7CTION.
notre époque; continuons-la sans oublier jamais les sé-
vères leçons que, depuis 1848, l'expérience a données
aux amis de la liberté politique. Il est dans les destinées
de la civilisation chrétienne de faire triompher cette
noble cause ; mais c'est une destinée que les milles vertus
de la persévérance et de l'abnégation pourront seules
accomplir.




XLVI INTRODUCTION.


servation du pouvoir comme une impossibilité, c'est
qu'elle est incompatible avec cette unification qui a
déjà fait disparaître du sol italien toutes les autres
souverainetés provinciales. Parmi les écrivains italiens
qui ont parlé de l'unité nationale avant les derniers
événements, aucun n'a envisagé la question à un point
de vue plus libéral que Rossi. Au xv e


et au xvi siècle,
les grands États de l'Europe avaient déjà accompli, en
faisant triompher le pouvoir absolu, la révolution unitaire
que l'Italie poursuit aujourd'hui. De là l'opinion que l'abso-
lutisme pouvait seul constituer un gouvernement unitaire
et fort. Parce que leur patrie avait toujours été divisée
en plusieurs États, il y a eu en Italie d'excellents esprits,
des libéraux dont personne ne saurait révoquer en doute
le patriotisme, à qui l'unité fédérative avait paru la 'seule
organisation qui pût donner à leur pays l'indépendance
et la liberté. Rossi avait su s'élever au-dessus de tous
ces préjugés. « On a fait trop d'honneur aux monar-


. » chies absolues et aux oligarchies, dit-il, lorsqu'on a
» prétendu qu'elles étaient, en quelque sorte, le seul
» moyen efficace de constituer un gouvernement un et
» fort


L'Italie a été et, malheureusement pour elle,
» est encore singulièrement divisée




Eh bien, un
» bras puissant prit un jour un certain nombre de ces
» parties et en fit un tout. Il n'y avait pas là de liberté,
» il n'y en avait que la forme apparente




ce rappro-
» chement commençait à développer des affinités poli-
» tiques entre ces parties diverses




Il n'est pas moins
» vrai que ces affinités morales et politiques entre les di-
» verses parties de l'État concourent plus à l'exercice de
» la puissance publique, lorsque le pays intervient dans
» la gestion de ses affaires, que lorsqu'il est soumis au
» gouvernement dont je viens de parler. Dans ce concours


INTRODUCTION. XLVII




au maniement de la chose publique, il y a un puissant
moyen d'incorporation, d'assimilation, d'unité natio-
nale... Ce grand travail se trouvera plus ou moins pa-


» ralysé, quand même le gouvernement serait un gou-
» vernement national, si ce gouvernement n'était pas un
» gouvernement unique, un gouvernement central, mais


un gouvernement fédératif. Je ne veux pas ici décrier
» les gouvernements fédéraux ; mais, quand nous parlons
» d'unité nationale, ferme, compacte, il est évident que
» ce n'est pas avec le gouvernement fédéral qu'on peut


arriver à cette unité ».
Ainsi, dès 1831 et 1834, sur le pouvoir temporel du


pape, sur la nécessité de faire marcher de front la liberté
et l'indépendance nationale, sur l'organisation unitaire,
ce grand esprit avait devancé le programme que trente-
cinq ans plus tard la marche des événements devait faire
accepter à ses concitoyens ; ce programme auquel le comte
de Cavour a eu la gloire de donner son nom, parce qu'il a
su le réaliser par un heureux mélange d'audace et de pru-
dence. C'est pourquoi nous avons revendiqué à. l'Italie la
gloire de Rossi, qui n'a jamais cessé d'être profondément
dévoué à la patrie que le ciel lui avait donnée, qui a tou-
jours fait des voeux pour sa délivrance, qui avait depuis
longtemps tracé la politique qui lui promet d'atteindre le
noble but, de ses efforts.


On a publié récemment à New-York un volume qui con-
tient tous les discours et les écrits d'Abraham Lincoln, de ce
grand citoyen mort victime d'un assassinat au moment
où il venait de rendre à sa patrie le plus grand des
services. Ce volume porte le titre : The Martyr's monu-
ment. En lisant ce titre, ma pensée s'est reportée sur


I Voir la sixième leçon, page 88.




LECON D'OUVERTURE '


Doué de raison et de volonté, l'homme ne saurait
confondre sa destinée avec celle des objets maté-
riels et périssables.


Elle s'en sépare comme l'esprit se sépare de la
matière, la science de l'ignorance, la nécessité de la
liberté.


Aussi ce n'est pas comme simple spectateur, ni
comme pur instrument, ni comme partie intégrante
de l'organisation matérielle que l'homme a été placé
sur la scène du monde.


Son activité propre et sa vie intellectuelle, ces
principes constitutifs de son être moral, ces fonde-


Rossi. Depuis sa jeunesse, il avait souffert l'exil pour
l'Italie ; moins heureux qu'Abraham Lincoln, il n'a pu
voir s'accomplir les voeux qu'il avait toujours faits pour la
liberté et la grandeur de son pays. Mais, lui aussi, est mort
sous le poignard d'un assassin, martyr de son devoir ! Pour
lui aussi, le plus beau monument sera dans les pages où ses
concitoyens retrouveront l'expression de sa pensée poli-
tique.


En remplissant notre pieux devoir, nous ne devons pas
oublier de remercier les disciples de Rossi qui ont rendu
possible la publication du Cours de droit constitutionnel,
surtout M. A. Porée, qui a bien voulu s'assujettir à un long
et pénible travail pour traduire de la sténographie les le-
çons de son maître vénéré. La reconnaissance que nous leur
exprimons sera partagée par toute la nation italienne, fière
de la gloire que ces pages ajouteront au nom d'un des
hommes qui ont le plus illustré notre patrie.


C. BON-COMPAGNI.


Florence, 22 Février 18.6.


Nous n'avons pu mettre en tête des leçons qui composent notre
Premier volume, et qui appartiennent presque entièrement au cours
te 1836-3i, la leçon d'ouverture du cours de i835-36 *. Mais on aurait


regretté de ne pas la trouver dans notre publication, et nous croyons
devoir la donner ici, quoique, dans quelques parties, elle puisse être
considérée comme faisant double emploi avec la première leçon du
cours que nous publions.


' Cette lecon a été insérée dans la Revue de législation de M. Wolowski.


t. d




L. COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ments irrécusables de la moralité de ses actions, de
ses obligations, de ses droits, lui donnent des facul-
tés, lui imposent des devoirs particuliers à sa na-
ture.


• Sensible et intelligent, il aspire au bien-être, et
peut, par ses choix, éviter la douleur, rechercher le
plaisir.


Capable de discerner le bien du mal et de com-
prendre sa destinée, le devoir lui commande avant
tout de travailler incessamment à l'accomplir, en
développant sa nature par la connaissance et la pra-
tique du bien.


L'homme, a dit un poète vivant, est un Dieu tombé
qui se souvient des cieux. Travailler constamment à
se rapprocher de ces hauteurs morales que la con-
science lui fait pressentir et que la raison lui signale,
c'est là sa mission, le but élevé qu'il ne doit jamais
perdre de .vue.


Pour s'efforcer de l'atteindre, l'homme a des obli-
gations à remplir, des droits à exercer. Le but sup-
pose les moyens.


C'est dire qu'il est des règles de conduite, des lois
que l'homme doit connaître et observer pour que,
dans tous les rapports qu'il est appelé à souteni?,
son activité se développe conformément aux prin-
cipes du bien et de l'utile, que ses actes se trouvent
en harmonie avec sa destinée.


Si chaque individu de notre espèce n'était qu'un
être absolument isolé, il n'aurait de rapports qu'avec
Dieu. Le code positif de l'homme ne renferme-


LEÇON D' OUVERTURE. 1.1


rait que deux chapitres, sa religion et ses mœurs.
Il n'en est point ainsi. Environné d'objets maté-


riels, sa raison, même dans l'emploi de ces objets,
doit distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, ce
qui est conforme ou contraire au développement ré-
gulier de sa nature.


Enfin l'homme ne saurait méconnaître dans les in-
dividus de son espèce dont il est entouré son propre
type, ses semblables, ses frères. Une analogie irré-
sistible lui dit que sa destinée est leur destinée, que
le même devoir leur commande à tous de l'accom-
plir, que tous ont le même droit au libre développe-
ment (le leurs facultés.


De là les rapports d'homme à homme et la loi qui
les gouverne.


Tandis que sa relation avec Dieu est pour l'homme
un rapport d'infériorité et de soumission et que ses
rapports avec le monde matériel et les êtres irration-
nels constituent pour l'homme un rapport de supé-
riorité, il n'y a qu'un rapport de fraternité et d'éga-
lité de droit dans la relation d'homme à homme.


La force ou la faiblesse de l'individu augmente ou
diminue ses moyens d'activité personnelle, de déve-
loppement individuel; mais elles n'ôtent et n'ajoutent
rien au devoir qui commande également à chacun de
se développer dans les limites de sa puissance, rien
au droit que tous ont également d'exercer, sous
l'empire de la raison; leur activité relative.


Bref, l'homme n'a pas le droit d'exploiter l'homme.
Au contraire, comme tout accomplissement d'un




LII coulis DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
devoir est un bien en soi, l'homme, pour se confor-
mer aux lois de l'ordre universel, doit, dans la me-
sure de ses moyens, aider ses semblables clans leurs
efforts pour atteindre le but de leur existence.


La force n'a donc qu'un privilége légitime, celui
de pouvoir être secourable et bienfaisante et de venir
en aide au droit.


Ces grandes et éternelles vérités, si longtemps igno-
rées, n'ont été jamais enseignées avec plus de force
et de simplicité que dans le code des chrétiens.


C'est par elles qu'il a tiré une ligne profonde, inef-
façable de démarcation entre la civilisation du monde
ancien et celle du monde moderne, entre la loi du
paganisme et celle du Christ.


Tel est le droit naturel de l'humanité. La formule
générale en est simple. Les applications en sont va-
riées, nombreuses, compliquées.


Les rapports des hommes entre eux ne se bornent
pas au fait de leur coexistence ici-bas ni à des rap-
prochements plus ou moins fortuits.


La famille, avec les relations fondamentales qui en
résultent, est un fait général auquel on ne connaît
pas d'exception.


L'association civile, la société qui embrasse les fa-
milles et les rattacheles unes aux autres, est égale-
ment un fait général, surtout si l'on consent à voir
dans la tribu l'embryon de l'union sociale.


Enfin il est également vrai que la tendance sociale
n'a point réuni tous les hommes clans un seul et
même corps moral. Cela dépasse les possibilités


LEÇON D'OUVERTURE. LUE


humaines. Au delà de certaines bornes, il n'y a pour
l'homme, en toutes choses, qu'impuissance et con-
fusion. La tendance sociale de l'humanité a créé les
nations.


Ces grands corps moraux composés de familles et
d'individus, de fragments, si je puis parler ainsi, de
la grand famille humaine, ne sauraient être compté-
tement étrangers l'un à l'autre. Une loi commune
les domine et les lie entre eux : la loi générale de
l'humanité. Ces grandes familles dérivent toutes de
la même souche; elles aspirent au même héritage.


Ainsi l'humanité, les nations, la famille, l'indi-
vidu, tel est, pour parler comme parlent les astro-
nomes, le système humain.


L'humanité, vaste cercle qui renferme toutes les
sociétés civiles ; la société civile, la nation, cercle
moins étendu qui renferme les familles et leur im-
prime un caractère particulier, le caractère national ;
enfin la famille, qui renferme les individus et leur
garantit leur individualité, leur avenir, leur his-
toire.


Sans doute on a pu concevoir une nation complé-
tement isolée, des familles sans aucun lien social,
des individus sans société ni famille; mais ce sont là
des abstractions, des hypothèses au service de la
méthode analytique plutôt que des réalités. L'ana-
lyse n'est qu'un instrument; la vérité est dans le
complet, clans la synthèse.


Dès lors la loi (je prends ce mot dans un sens
général) qui règle les rapports des hommes entre


a,




I


n


I.I V COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


eux, se partage naturellement en autant de bran-
ches qu'il y a de positions diverses pour l'homme
vis-à-vis de ses semblables.


Il y a un droit international et un droit national.
Le droit national se subdivise selon la nature des


rapports qu'il doit régler.
Nous avons des individus, des familles, une société


civile.
Il y a plus : point de société possible sans pouvoir


social.
Le pouvoir social est légitime comme la société ;


c'est dire comme la conservation, le développement
et le bien-être de l'humanité.


Car entre ces idées il y a le rapport des moyens
au but. Les hommes en ont la conscience. De là ce
sentiment profond et instinctif de l'ordre social et de
la nécessité d'un pouvoir protecteur, sentiment sans
lequel les associations civiles n'auraient été que de
vaines tentatives, et la civilisation n'aurait point ré-
pandu ses bienfaits sur la face de la terre.


La société et le pouvoir social, je ne parle pas ici
de leurs formes, mais de leur essence, ne sont pas
choses faites à la main. Ils ont leurs racines dans les
profondeurs de notre nature. Ce sont des révélations
nécessaires de l'humanité que l'action libre de
l'homme façonne et modifie, mais ne crée pas. Aussi,
quelque grande que soit la variété de leurs formes,
leur principe se retrouve en tout temps et en tout
lieu. La société et le pouvoir social sont des faits
généraux.


LEÇON D'OUVERTURE.


C'est par le pouvoir social, par les secours qu'il
prête aux faibles, par la force qu'il met au service
du droit, que l'égalité civile parvient à passer de la
spéculation dans les conditions de la vie réelle et
que le progrès devient possible non-seulement à
quelques individus, mais à l'espèce, à l'association
tout entière.


Placé comme médiateur suprême entre les inté-
rêts privés et l'intérêt .général, entre les exigences
des passions et celles de la raison publique, entre la
liberté de l'individu et celle du corps social consi-
déré dans son ensemble, chercher la conciliation la
plus rationnelle de ces éléments divers, c'est là la
mission du pouvoir social. Dans cette mission se
trouvent le principe et la mesure de ses devoirs et de
ses droits.


Ainsi les individus et la famille, l'État et le pou-
voir social, telle est l'expression compendieuse des
matières du droit national.


Il se divise donc en droit privé et en droit public.
Le premier règle les relations individuelles et de


famille.
Le second fixe l'organisation du corps social et du


pouvoir politique, et détermine les rapports qui en
résultent.


Il n'y a, au fond, rien d'arbitraire aux yeux de la
raison dans les bases fondamentales du droit, pas
plus dans celles du droit privé que dans celles de
l 'organisation sociale politique.


La liberté de l'individu est légitime jusqu'au point




1


LVI COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


où, par ses actes, elle mettrait obstacle au dévelop-
pement et au bien-être de l'espèce.


L'action du corps social est légitime tant qu'elle
ne prétend pas, ainsi que cela arrivait dans les États
de l'antiquité, annihiler l'activité individuelle et à
faire de l'homme un pur instrument de la cité.


Enfin le pouvoir social cesserait d'être légitime,
le jour où, méconnaissant son origine et sa mission,
il se poserait comme but, et n'envisagerait la société
et les individus que comme des moyens, tandis qu'il
n'est lui-même pour la société qu'un moyen d'ordre
et une garantie de liberté.


Eu conséquence, si les conditions de la vie réelle
étaient absolument les mêmes pour toute société
civile, le droit aurait pu se développer d'une ma-
nière à peu près uniforme chez tous les peuples de
la terre.


On ne sait que trop qu'il n'en est point ainsi.
Cependant on conçoit que la recherche d'un droit


spéculatif, général, est chose à la fois possible et
rationnelle.


Les faits généraux de notre nature sont des don-
nées constantes, invariables, de tous les peuples et
de toutes les époques, Les diverses conditions de la
vie réelle, les erreurs humaines, les circonstances
particulières, peuvent en modifier profondément les
résultats; elles ne peuvent en détruire le principe.


Aussi, loin de nous toute pensée de mépris pour
ces recherches spéculatives qui constituent une par-
tie si essentielle de la haute philosophie !


LEÇON D'OUVERTURE. LVII


Qui a jamais contesté l'importance des vérités
mathématiques? Qui oserait les révoquer en cloute
par cela seul qu'elles supposent dans les corps une
homogénéité et une continuité qui n'existent pas?
Le mensonge ne commencerait que lorsqu'on essaye-
rait de nous persuader qu'il faut appliquer les for-
mules abstraites sans tenir compte des frottements
et des résistances de la matière.


Le droit spéculatif, en d'autres termes, le dévelop-
pement hypothétique de l'humanité, représente, en
quelque sorte, une ligne droite et constante, dont
l'espèce humaine, mise à l'oeuvre sous l'empire des
diverses conditions 'de la vie réelle, s'est toujours
plus ou moins écartée.


A côté du développement spéculatif s'est placé le
fait, le fait que nous pouvons nous représenter, non
par une ligne parallèle à la première, mais par une
ligne ondoyante, se rapprochant ou s'éloignant de
la ligne droite, selon le degré de civilisation et les
circonstances de chaque peuple, aux diverses épo-
ques de son histoire.


C'est par la religion, par les moeurs, par les insti-
tutions civiles et par le droit proprement dit, soit
coutumier, soit écrit, que se révèle la vie pratique
des nations, ce qu'on peut appeler la loi de leur
développement positif, par opposition à celle du
développement hypothétique.


Ainsi s'offrent, à celui qui veut connaître la loi
du développement social deux grandes branches
d'étude : l'étude de la loi spéculative, de ce qui pou-




LVIII COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


vait ou pourrait éfre, en d'autres termes, du résul-
tat logique des données invariables de notre nature;
l'étude de la loi positive ou pratique, de ce qui a été
et de ce qui est, du résultat historique des éléments
de la nature humaine.


Et comme, pour le service de la méthode, l'étude
de la loi naturelle a été divisée en plusieurs bran-
ches, telles que la théologie naturelle, la morale
personnelle, le droit international, le droit social
public ou privé, de même l'étude rationnelle des faits
se subdivise en plusieurs branches que se parta-
gent entre eux l'archéologue, l'historien, le théolo-
gien, le jurisconsulte.


Il y a plus. En se concentrant dans l'étude des
faits sociaux, on voit que cette étude peut être diri-
gée vers plus d'un but, envisagée sous des points
de vue fort distincts. Selon le point de vue où l'on se
place, les apparences changent, l'horizon s'agrandit
ou se rétrécit. Le pays qu'on explore est toujours le
même, la perspective est différente.


Au point de vue le plus élevé, on peut suivre dans
toutes ses phases la marche des nations et s'élever,
à l'aide d'un grand nombre d'observations, aux
généralisations historiques. On prépare ainsi à
l'homme d'État les moyens de conclure du passé à
l'avenir, et au philosophe les moyens de pénétrer
dans les recoins les plus cachés de notre nature, par
la méthode de l'observation, ce contrôle si néces-
saire des hardiesses de la synthèse. Ces grands tra-
vaux à la fois historiques et philosophiques forment


LEÇON D'OUVERTURE. f.tx


l'anneau de communication entre la connaissance
des faits et la science des principes, entre la phi-
losophi e et l'histoire, entre la théorie et la pra-
tique.


Hautes et nobles études, lorsqu'on y apporte avec
la patience, la sagacité et l'intelligence du véritable
érudit, la hardiesse d'un penseur et l'esprit libre du
philosophe ; lorsqu'on n'en tire pas la prétention de
renfermer l'esprit humain dans le cercle des faits
consommés, et .qu'on ne veut pas trouver dans le
passé la loi fatale de l'avenir. Il ne faut pas imiter
l'enfant qui, placé devant un miroir fidèle, croit
avancer en s'élançant vers la représentation des
objets qui sont derrière lui.


Envisagée de moins haut, l'étude des faits so-
ciaux, en particulier celle du droit, se présente sous un
autre aspect. Alors ce ne sont plus les grandes
lignes, les sommités et les masses qui s'offrent prin-
cipalement au regard de l'observateur; il aperçoit
les détails, les sinuosités, les routes, les écueils. Il
étudie le pays dans le but d'en jouir et d'en _faire
jouir les autres, sans crainte de chute ni d'erreur.
Le connaître, ce n'est pas assez; on veut l'occuper,_
le posséder, en sentir les avantages, en corriger
les défauts, en retirer à la fois protection et puis-
sance.


En d'autres termes, c'est l'étude des faits sociaux,
de la religion, des institutions, du droit public et
privé de son pays, faite dans le but de connaître les
règles de la vie pratique, les principes sociaux qui




LX COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


nous régissent, les applications qui nous distinguent
de toute autre société civile.


Pour ne parler ici que du droit, c'est essentielle-
ment dans ce but que les diverses branches du droit
positif sont enseignées dans nos écoles.


Gardons-nous cependant d'emprisonner notre
esprit dans un cercle trop étroit, dans une étude
trop spéciale ! L'intelligence humaine, comme l'oeil
physique, ne se développe et ne se perfectionne que
par l'exercice. L'esprit de celui qui n'a jamais essayé
de planer sur le domaine de la science universelle
et d'en saisir l'ensemble, finit par se rapetis ser et
s'engourdir. Ce qu'il y a eu d'incomplet dans une
éducation intellectuelle reparaît toujours. L'homme
fait regrette souvent, mais ne retrouve jamais ce
qui a manqué à l'instruction de sa jeunesse.


Il est aussi vrai que, de toutes les études spéciales,
celle du droit positif, par la multiplicité de ses dé-
tails et la variété des matières, serait une des plus
dangereuses pour l'éducation de notre esprit, si, en
pénétrant dans ce dédale de faits particuliers, on
brisait le fil de l'histoire et si l'on perdait de vue les
points culminants par lesquels la philosophie nous
apprend à nous guider et à éclairer notre marche.


La jeunesse française n'est pas condamnée à des
études imparfaites.


Toutes les sources lui sont ouvertes dans les di-
verses enceintes consacrées dans la capitale à la
propagation des connaissances humaines.


Les études philosophiques et spéculatives, les


LEÇON D ' OUVERTURE. LXI


études historiques, l'histoire du droit, le droit an-
cien, en particulier celui de Rome, le droit interna-
tional et les diverses branches du droit positif natio-
nal, offrent à l'esprit de la jeunesse une nourriture
aussi variée que substantielle. Lors même qu'on
pourrait dans cet ensemble apercevoir encore quel-
que lacune, ou qu'il resterait quelque chose à dési-
rer sous le rapport de l'étendue, de la proportion,
de la distribution des parties, toujours est-il que,
par un choix intelligent, il est possible d'allier
avec profit les études positives aux études philoso-
phiques.


C'est une branche particulière du droit positif, le
droit public interne, aujourd'hui en vigueur, que
nous devons expliquer.


Le but des observations qui précèdent est de faire
immédiatement reconnaître la place que cette étude
occupe dans la carte générale des sciences morales
et politiques.


On voit, en effet, qu'en tant que révélation vivante
(lu développement d'un grand peuple, dans une pé-
riode donnée de son existence, le droit constitution-
nel se rattache aux études philosophiques et à la
haute histoire. Quand on songe à la place que le
peuple français occupe depuis des siècles dans l'his-
toire de l'humanité ; quand on songe que c'est le tra-
vail lent et successif de plusieurs générations de
cette grande famille qui est venue en 1789 se résu-
mer dans les irrésistibles efforts de la nation fran-
çaise vers une meilleure organisation sociale et poli-




LM'
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tique; enfin, quand on songe que c'est principalement
clans le code constitutionnel que se trouvent consa-
crés les résultats de ces combats immortels, certes
on n'imaginera pas que le droit public français soit
un fait que le philosophe puisse méconnaître et l'his-
torien négliger.


L'étude du droit constitutionnel se rattache, ainsi
que toutes les branches du droit positif, à l'étude
du droit ancien. 11 n'est point d'événement qui brise
d'une manière absolue la chaîne des temps et des
faits. La création et la destruction de ce qui existe
ont également leur cause dans les faits préexistants,
et ce n'est point soumettre l'humanité au sceptre
inexorable du fatalisme que de reconnaître que l'ac-
tivité spontanée de l'homme est sollicitée par les
avantages qu'il désire et par les inconvénients qu'il
éprouve.


Le droit des gens, le droit constitutionnel et le
droit administratif sont trois grandes parties du
même tout, le droit public.


Si le droit constitutionnel nous montre la struc-
ture et les formes particulières de ce corps politique
indépendant, autonome, la nation française, le droit
des gens nous explique les rapports de ce corps
souverain avec les autres nations, avec les autres
membres indépendants et souverains de la famille
humaine.


Si le droit constitutionnel nous fait connaître à
grands traits l'organisation sociale et politique du
pays, le droit administratif nous expose la machine


LEÇON D'OUVERTURE.


politique dans ses moindres détails et dans ses nom-
breuses applications. Il nous apprend à la faire
fonctionner, à en suivre la marche, à en recueillir
les résultats. Le droit constitutionnel et le droit
administratif se tiennent par un rapport assez ana-
logue à celui qui existe entre le droit proprement dit
et la loi de procédure.


Il est presque superflu de faire remarquer que le
droit privé, ce droit si important pour la sûreté et le
bonheur des citoyens, ce droit qui saisit l'homme au
sein de sa mère, le suit clans tous les actes de sa vie
privée et l'accompagne, pour ainsi dire, jusqu'au
delà du tombeau ; que ce droit, dis-je, se rattache
par de nombreux liens au droit public. C'est dans le
droit public que se trouvent les titres de chapitre
du droit privé. L'état des personnes, la division des
biens, les successions, dépendent essentiellement de
l'organisation sociale et politique du pays.


Enfin, qui ne sait pas que le droit pénal n'est que
la sanction légale, le complément de toutes les au-
tres parties du droit? Qui ne sait pas en même temps
que c'est dans le droit constitutionnel, dans les li-
bertés du pays, qu'il faut chercher les principales
garanties contre l'abus, toujours si facile, du pou-
voir coercitif de l'homme sur l'homme ?


Après ces considérations, insisterons-nous sur
la haute importance de l'étude du droit constitu-
tionnel?


En signaler l'objet, c'est eu faire ressortir l'ug,
lité, disons plus, la nécessité.




LXIV COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Nul ne saurait la contester pour le publiciste et le
.jurisconsulte, pour tous ceux qui aspirent à servir
leur pays dans la législature, dans l'ordre judiciaire,
dans l'administration, dans , l'enseignement du droit.


Mais il n'y aurait point d'exagération à soutenir
que tout citoyen jouissant de quelques loisirs doit
s'empresser de connaître, si ce n'est tous les détails
et toutes les questions secondaires qui peuvent en
sortir, du moins les principes fondamentaux, les dis-
positions essentielles des lois constitutives du pays.


C'est la loi fondamentale qui nous retrace l'éten-
due de nos obligations civiques et de nos droits :
c'est en elle que se résument à grands traits les ré-
sultats du travail social et politique de la France.
Elle est à la fois le patrimoine et l'histoire de la
nation, le bien de tous, le droit de tous.


La connaissance exacte, sincère, de ce qui existe
est également indispensable et à Ceux qui désirent
travailler consciencieusement à la consolidation de
ce qui est et à ceux qui, plus ardents dans la cause
du progrès, estiment de bonne foi que le présent ne
doit jamais être envisagé que comme un point de
départ vers l'avenir. Les uns et les autres ont be-
soin d'étude, d'examen, de travail. Car l'admiration
et le dédain seraient également irrationnels, s'ils


• n'étaient pas fondés sur un examen consciencieux et,
désintéressé de la chose qu'on dédaigne ou qu'on
admire.


Les mouvements passionnés, irréfléchis de haine
ou d'amour, on les conçoit, on les éprouve pour


LEÇON D'OUVERTURE. Lxv
tout ce qui est essentiellement du ressort du sen-
timent et de l'imagination, lorsque la sensation nous
domine, lorsque la passion nous enlève. Égare-
ments funestes ou sublimes qui charment notre
vie ou l'empoisonnent, et que la froide raison se
contente d'analyser après coup, les choses consom-
mées, comme l'anatomiste borne ses études au
cadavre.


Mais, en matière de droit, de droit positif, d'ap-
plication des règles du juste et de l'utile aux affaires
sociales, se passionner pour ou contre avant d'avoir
acquis une connaissance sincère et approfondie du
sujet, ce serait commettre un bizarre anachronisme.
On cesserait d'appartenir à notre siècle, tout d'exa-
men et de critique, pour se reporter à ces époques
d'ignorance et de foi implicite où les peuples por-
taient aux nues ou maudissaient non une institution
réellement bonne ou mauvaise en soi, mais un mot,
un nom propre, une couleur, un emblème.


En toutes choses, ce n'est que par l'étude, par
l'examen, qu'on acquiert le droit de juger. Jusque-là,
tout jugement ne serait qu'une prétention orgueil-
leuse, repoussée par le bon sens.


Notre rôle à nous, c'est l'étude, la connaissance
de ce qui est et de la raison, surtout historique, de ce
qui est. L'appréciation spéculative, le jugement vous
appartiendra, il sera votre oeuvre, le résultat spon-
tané de vos réflexions, le jour oit, par votre labeur,
par vos efforts, vous aurez acquis le droit d'avoir un
avis sur les institutions de votre patrie.




LX VI
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Il y a plus : l'étude approfondie des institutions
nationales et des garanties politiques contribue à ré-
veiller et à entretenir le sentiment de leur impor-
tance. Il se forme ainsi entre les institutions et les
hommes ce lien moral sans lequel rien n'est solide
ni régulier, sans lequel il n'y a ni zèle dans la dé-
fense de ce qui existe, ni esprit de suite dans les ré-
formes.


C'est par l'étude des institutions, de leur enchaî-
nement, de leurs rapports, qu'on se pénètre de cette
grande vérité, qu'il en est de l'ensemble des garan-
ties politiques comme d'une digue oh tout perce-
ment peut devenir la cause d'un désastre.


C'est aussi par l'étude des institutions qu'on re-
connaît tout ee que la patrie attend de nous, tout ce
que nous lui devons de zèle, de dévouement, de
sacrifice de nos volontés individuelles et de nos
intérêts particuliers.


Car ce serait une grande et funeste erreur que
d'imaginer que le mécanisme constitutionnel peut
se suffire à lui-même, que la machine, après avoir
reçu la première impulsion, peut fonctionner toute
seule, qu'on peut ne pas tenir compte des penchants
et des passions de l'homme, ne pas demander le
concours des volontés.


Le salut et la prospérité des nations ne s'obtien-
nent pas à si peu de frais.


Que serait la meilleure des constitutions possibles
sans le sentiment du devoir, sans le dévouement des
citoyens à la chose publique?


LEÇON D'OUVERTURE. LXN I I


Que serait la garantie du serment sans religion?
Et la garantie de l'élection, si les électeurs, trop


préoccupés d'intérêts particuliers, négligeaient leurs
devoirs politiques?


Et l'institution des assemblées délibérantes, si,
comme cela est arrivé, plus d'une fois, récemment,
dans un pays voisin, les députés rendaient par leur
absence toute réunion, toute délibération impossi-
ble ?


Disons-le : ce n'est jamais impunément que
l'homme oublie sa double nature.


Il se rend sans doute inutile à l'humanité, à sa
patrie, à lui-même, lorsque, oubliant trop les choses
de ce monde, il s'égare dans les rêveries d'un mysti-
cisme quelconque ; mais il se jette dans une erreur
non moins funeste lorsque, oubliant sa nature morale
et la loi toujours vivante, toujours impérieuse, du
devoir et du dévouement, il imagine avoir tout fait,
s'être déchargé de tout souci, en donnant aux forces
morales de la société une sorte d'arrangement mé-
canique, ce qu'on appelle une pondération analogue
à celle des forces matérielles. Singulier expédient
que de se réfugier dans une métaphore pour échap•
per au devoir!


N'exagérons rien toutefois, et empressons-nous de
reconnaître que l'étude seule des institutions natio-
nales, le travail isolé de l'intelligence, ne suffit pas
pour alimenter dans nos âmes ce feu devin qui fait
de l'amour de la patrie, du dévouement du citoyen,
un véritable réligion, une tradition sacrée, un héri-




LXVIII
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


taxe inviolable que les générations se transmettent
l'une à l'autre.


Non, ce n'est pas dans la science que le chance-
lier de l'IIôpital puisait son courage civil et Mathieu
Molé son intrépide résistance contre les factieux, et
IIampden ce dévouement aux libertés de son pays
qui lui faisait préférer la prison au payement d'un
impôt illégal de 20 shcllings, et la femme du juge
Croke, magistrat timide et servile, ces nobles paroles
qu'elle lui adressait le jour du jugement d'Hampden :
« Rappelle-toi la loi anglaise; sois juste avant tout;
» fais ce que tu dois, qu'il advienne de nous ce
» qu'il pourra ».


Et le magistrat rougit de sa propre faiblesse, et il
se rendit au tribunal, et il eut le courage d'être juste.


L'instruction n'est qu'un moyen de connaissance :
en elle-même, elle n'est pas un principe d'action.


C'est ailleurs que le sentiment du devoir prend
sa source; il descend de plus haut. Mais ce senti-
ment, la science l'entretient; elle l'éclaire, elle le
dirige.


Ce n'est pas toujours par mépris du bien que nous
manquons à ce que le devoir nous commande. Sou-
vent on n'oserait point ne pas s'y conformer, si l'on en
connaissait toute l'étendue, toute l'importance, tou te
la sainteté.


Mais je n'insisterai pas davantagé sur des vérités
pour lesquelles votre pensée, comme vos sentiments,
m'ont à coup sûr devancé.


Profondément persuadés de l'importance de


LEÇON D'OUVERTURE. LXIX


l'étude que nous allons entreprendre, nous y appor-
terons tous, j'en ai l'intime conviction, un amour
sincère de la vérité, un esprit libre, une investi-
gation patiente et laborieuse, conditions essentiel-
les de toute étude grave et sérieuse.


Placés en dehors de luttes politiques, specta-
teurs , nullement acteurs, nous demanderons aux
lois, non des théories et des thèses spéculatives,
niais les principes positifs du droit existant; nous
demanderons à l'histoire des éclaircissements pour le
jurisconsulte, non des armes pour la polémique,
qui nous est et doit nous rester complétement étran-
gère; nous chercherons dans l'histoire l'explication
de ce qui est; nous n'y chercherons ni des regrets,
ni des prédications. Notre rôle est plus modeste.


Il me reste à vous faire connaître le plan que je
nie propose de suivre, à vous indiquer les raisons
qui ont déterminé mon choix.


En parlant devant des personnes habituées au
travail et à l'étude, il est inutile d'insister sur la né-
cessité d'une bonne méthode et d'une division ration-
nelle des matières. Les idées ont leur ordre natu-
rel, l'ordre suivant lequel elles se développent clans
l'esprit ; les faits aussi ont leur ordre naturel, leur
succession, leur enchaînement historique. Si la mé-
thode brise les liaisons naturelles des idées et des
faits, pour y substituer des liens artificiels et former
un tout qui n'est plus que le produit d'une concep-
tion tout individuelle, l'homme qui étudie ne peut
plus envisager les choses sous leur véritable point


à.




LXX COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de vue. Il s'établit une lutte continuelle entre le bon
sens de celui qui étudie et l'esprit de celui qui pro-
fesse, et. l'on perd à étudier la méthode un temps
qui serait mieux employé à apprendre le fond des
choses.


Essayons donc avant tout de saisir la division na-
turelle des matières en remontant pour cela au point
de départ. Nous avons reconnu des individus, des
familles, un corps social, une puissance publique;
L'ensemble du droit doit régler les rapports qui ré-
sultent de ces quatre positions. Aussi avons-nous
dit que le droit national se divisait, par la nature
même des choses, en droit privé et en droit public;
droit privé qui règle les rapports individuels et de
famille, droit public qui règle l'organisation de la
société et celle des pouvoirs politiques. Cela étant,
la division ordinaire des droits en droits civils et po-
litiques a besoin de quelques explications. Il faut
la bien comprendre pour ne pas s'exposer, soit à
omettre une classe de droits très-importante, soit à
envisager des idées fondamentales, essentielles,
comme. des notions tout à fait secondaires et subor-
données. Je m'explique :
• En partant de la division que nous avons posée,
quels sont les droits bien distincts qui doivent être
reconnus et garantis clans toute société civile qui
n'est pas livrée au caprice et au privilége ? Nous
trouvons avant tout les droits résultant des rapports
individuels et de famille; les droits civils ou privés
proprement dits, les droits qui résultent du mariage,


LEÇON D'OUVERTURE. LXXI


de la paternité, de la filiation, des conventions, etc.,
tous les droits, en un mot, que la loi civile garantit
dans tout pays qui n'est pas absolument barbare ou
livré au plus capricieux despotisme. Voilà la pre-
mière classe.


11 s'en présente une seconde : ce sont les droits
relatifs à l'exercice de la puissance publique, les
droits attachés à la capacité politique, c'est-à-dire
à la possession des conditions requises pour être
admis à participer au maniement des affaires pu-
bliques : l'électorat, l'éligibilité, la qualité de juré,
de garde national, etc., droits que la loi , politique
garantit et détermine. Ces droits sont très-diverse-
ment distribués, selon la nature du gouvernement
du pays. Cependant, quelle que soit leur distribu-
tion, ces droits, en aucun temps, en aucun lieu, n'ont
appartenu à tout le monde,, car jamais et nulle part
ils n'ont été accordés aux femmes, aux enfants, aux


, •
'êtres prives cle raison,


Voilà donc cieux classes de droits bien distinctes,
bien séparées l'une de l'autre. Mais a-t-on épuisé la
série des droits lorsqu'on a réglé soit les droits civils
proprement dits, soit les droits politiques? Il est
sans doute très-important, très-utile que les droits
privés soient bien définis et garantis ; il est très-
important, très-utile que les droits politiques aussi
soient nettement définis et libéralement distribués
selon l'état du pays. Mais il est encore plus néces-
saire peut-être, si ce n'est pour le bonheur matériel,
du moins pour la dignité de l'homme, pour la mora-


7.1




LXXII
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


lité humaine, pour le développement de la civilisa-
tion, que d'autres droits soient assurés et. garantis
par la loi positive. Sans doute, il est de la plus haute
importance que les mariages soient bien réglés, que
l'état des enfants soit assuré, que la cupidité des
vivants ne fasse pas de la tombe des morts un
champ (le bataille ; il est bien que les citoyens pren-
nent part aux affaires du pays, en nommant leurs
représentants, en rendant la justice, en défendant
les lois. Mais en attachant à ces droits toute l'impor-
tance qu'ils méritent, n'oublions pas la liberté indi-
viduelle, la liberté de conscience, celle de publier
ses opinions, l'égalité devant la loi, etc. Dans le sys-
tème d'une double division des droits du pays en
droits civils et politiques, où placerons-nous ce
troisième ordre de droi ts? Parmi les droits civils, en
prenant cette expression dans le sens de droits des
Français ? Mais à cette classification s'oppose l'ori-
gine diverse de ces droits. On ne peut pas dire que
les droits dont je parle résultent des rapports d'in-
dividu à individu, ni des rapports de famille. Ce sont
des droits dont la naissance n'a pas besoin de faits
particuliers entre homme et homme. Ils sont donc
séparés des droits civils proprement dits, au point
qu'ils pourraient tous être supprimés sans tou-
cher en rien aux droits privés. Enfin ce n'est pas la
loi civile qui règle et garantit ces droits, mais la loi
politique.


Les placerons-nous dans la catégorie des droits
politiques? Mais il est entre ces droits des dissem-


LEÇON D'OUVERTURE.


blances notables. Les droits politiques proprement
dits supposent une capacité spéciale; les droits dont
je parle n'en supposent aucune. Savant ou ignorant,
riche ou pauvre, on a également droit à l'égalité de-
vant la loi, à la liberté individuelle, à celle de publier
ses opinions. Les droits politiques proprement dits
n'appartiennent pas à tout le monde; les droits dont
je parle appartiennent à tous : la femme, incapable
de tout droit politique, a droit à la liberté de con-
science, à la liberté de la presse. La femme, l'enfant,
l'homme frappé d'aliénation mentale, ont le droit de
n'être pas imposés dans une mesure hors de pro-
portion avec leur fortune. Tous ont droit à l'égalité
devant la loi. Modifiez les droits politiques, appor-
tez des changements même notables dans les lois
civiles, vous aurez des lois plus ou moins bonnes,
plus ou moins conformes à l'état du. pays. Mais
supprimez les droits dont je parle, l'organisation
sociale est profondément viciée; supprimez l'éga-
lité civile, vous enlevez à l'homme le plus beau ré-
sultat de son développement et de ses progrès.


Voilà en quoi ces droits me paraissent se séparer
(les droits civils et politiques proprement dits. Mais,
à côté de ces dissemblances, n'y pas aussi des
ressemblances ? Avec les droits politiques propre-
ment dits, ils ont cela de commun, qu'ils sont tous
réglés par la même loi, la loi politique. Nous pou-
vons signaler un second rapport plus intime encore.
En effet, plus la distribution des droits politiques
est bonne, plus la garantie des droits dont je parle




LXXIV
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


est assurée ; c'est dire que plus le moyen est
efficace, plus on est certain que le but sera atteint.


Avec les droits civils, ils ont cela de commun, que
les uns et les autres sont le but immédiat de l'asso-
ciation humaine. Sans doute, le but définitif, c'est le
progrès de l'humanité, mais la garantie des droits
civils et des droits dont je parle est le moyen. On
n'est pas réuni en société pour avoir le plaisir d'être
gouverné, mais on a un gouvernement, parce qu'il est
essentiel au développement de l'espèce humaine que
la société subsiste régulièrement, que les droits pri-
vés et publics soient reconnus et garantis d'une ma-
nière permanente.


De ces nombreuses ressemblances et dissem-
blances résulte évidemment la convenance de divi-
ser les droits en trois classes : les droits civils ou
privés, les droits publics, les droits politiques. Cette
division parait être la plus conforme à l'ordre natu-
rel des idées.


Laissons de côté les droits civils dont nous n'avons
pas à nous occuper; restent les droits publics et les
droits politiques. La matière du droit constitution-
nel se partage donc naturellement en deux grandes
sections : l'organisation sociale et l'organisation po-
litique, la nation et le pouvoir, le but et le moyen, la
chose et la garantie.


Il n'est pas moins évident que, d'après l'ordre na-
turel des idées, c'est des droits publics, de l'orga-
nisation sociale qu'il faut traiter d'abord. Cette dis-
tribution des matières est encore un hommage rendu


LEÇON D'OUVERTURE. LXXV


aux principes. Aussi vaut-il la peine de jeter un
coup d'oeil sur les vicissitudes historiques de cette
méthode.


Veuillez vous rappeler les causes de la révolution
de 1789 et les habitudes d'esprit de tous ceux qui
ont pris une part active à ce grand mouvement so-
cial. Les causes se résumaient toutes dans l'absence
de ces droits publics dont je viens de parler. On
voulait l'égalité civile et la liberté.


Les habitudes d'esprit des principaux àcteurs de
ce grand drame étaient philosophiques. Peu importe
ici la valeur intrinsèque de la philosophie du xvm°
siècle. L'histoire la prend comme un fait, la con-
sidère comme un moyen. On peut révoquer en cloute
sa capacité de réédification, on ne saurait mécon-
naître sa terrible puissance de destruction. Elle pa-
raissait avoir trouvé le point d'appui que cherchait
Archimède; elle avait le droit de s'écrier : Cœlenz ter-
ramque movebo. Cette même philosophie, en s'appli-
quant aux affaires, y apporta son esprit dogmatique
et didactique. Il est impossible d'étudier les docu-
ments du temps sans voir que ces hommes profes-
saient et décrétaient en même temps. L'esprit philo-
sophique, après avoir puissamment contribué au
grand mouvement social, exerça son influence dans
les actes qui essayaient de le régler. Dès lors, il était
tout à fait naturel que, dans la loi constitutive, on
suivît un ordre de matières qui était à la fois l'ordre
logique des faits et celui des idées. D'un côté, la
France voulait avant tout les droits publics dont elle


"st




LXXVI
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


se trouvait .
dépouillée. La garantie de ces droits


devait se placer tout naturellement en tête dti nou-
veau pacte politique. D'un autre côté, on avait dit
mille fois que l'égalité et la liberté de la société
étaient le but, l'organisation de la puissance publi-
que, le moyen ; ces idées avaient été reproduites par
la philosophie sous mille formes diverses. L'ordre
logique des faits se trouvait parfaitemènt.


d'accord
avec l'ordre logique des idées. Aussi retrouvons-
nous ce même ordre dans la constitution de •791.


Suivons maintenant la série des faits. En 1793, on
plaça en tête de la constitution la Déclaration des
droits ; la garantie fut placée à la fin de l'acte con-
stitutionnel. La constitution de 1795 fut également
précédée d'une Déclaration des droits et des devoirs,
mais la sanction du droit public des Français se
trouve rejetée à la fin (titre XIV), pêle-mêle avec
des matières très-diverses et très-étrangères au
su j et.


Nous arrivons à l'an VIII (1799), à la constitution
consulaire.


Dans celle-là, on ne songea guère qu'à l'organisa-
tion de la puissance politique; les droits publics
des Français furent presque complétement oubliés.
On n'en trouve quelque mention qu'au dernier titre,
parmi les dispositions générales. A peine est-il né-
cessaire de faire remarquer que, dans les sénatus-
consultes organiques de l'au X (Consulat à


. vie) et
de l'an XII (Empire), il n'est question que de l'orga-
nisation politique.


LEÇON D'OUVERTURE. LXXVII


En 1815, le gouvernement impérial essaya de
combler la lacune, sans se rapprocher cependant de
la forme où se réfléchissaient le mieux les principes
dirigeants de 89. Les droits des citoyens forment
le sujet du titre VI et dernier de l'article addi-
tionnel.


La chaîne des traditions de la France nouvelle,
.sous ce rapport, a été renouée par la Charte. Con-
formément aux idées de 89, la Charte constitution-
nelle, dans une première section, reconnait et garan-
tit le droit public des Français. Elle traite ensuite de
l'organisation politique. C'est la même distribution
des matières que dans la constitution de 1791. Cette
division étant à la fois en harmonie avec le droit
positif et avec l'ordre logique des idées, tout nous
commande de la suivre. Seulement, nous n'oublie-
rons pas que le législateur n'est pas tenu de se sou-
mettre à la classification rigoureuse, à la symétrie
esthétique d'un livre. Il est dans la Charte des dis-
positions de détail que nous devons déplacer pour
les rapprocher davantage des dispositions princi-
pales auxquelles elles se rattachent.


Notre travail se divisera donc en deux grandes sec-
tions.


Mais, avant d'entrer dans l'examen détaillé de
chaque partie, n'y a-t-il pas des recherches prélimi-
naires à faire, un fil à saisir qui nous guide clans nos
longues investigations? En d'autres termes, n'y a-t-il
pas, parmi les principes positifs de notre droit
constitutionnel, quelques principes dirigeants qui




LXXVIII COURS. DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dominent la matière tout entière, qui impriment au
système français un cachet propre, un caractère dis-
tinctif? Ces principes existent, nous pouvons les
puiser directement dans l'histoire, dans les lois. Il y
en a deux en particulier qui, par leur réunion, int
priment au système français un caractère propre,
un véritable cachet d'originalité nationale. Ces prin-
cipes sont : I l'égalité devant la loi, en d'autres
termes, la liberté pour tous ; 2° l'unité nationale, la
réunion dans un seul et même tout (les diverses par-
ties de l'État, d'un grand nombre d'éléments maté-
riels et moraux conspirant tous au même but.


Le premier principe domine essentiellement l'or-
ganisation sociale, le second, l'organisation poli-
tique. Ces principes, en les prenant isolément, sépa-
rément l'un de l'autre, vous pouvez les retrouver
ailleurs; mais, par leur réunion, ils constituent un
fait social qui jusqu'à présent est un fait exclusive-
ment français, un fait unique dans l'histoire des na-
tions. Jetez un coup d'oeil rapide sur les annales du.
monde, et vous serez frappés de cette grande vérité.
Dans le monde ancien, l'égalité n'a jamais existé; LI
réunion des deux principes était donc impossible.
Dans le monde moderne... Mais qui ne sait pas
que l'égalité civile est d'hier ? Je ne compte pas quel-
ques peuplades sans histoire. L'égalité civile est,
née en France de nos jours. D'ailleurs, traverserez-
vous l'Océan? En tirant un voile sur l'esclavage, vous
pourrez, il est vrai, y trouver l'égalité civile, inai.-
point d'unité. Allez-vous au pied des Alpes, vous


LEÇON D'OUVERTURE. LXXIX


rencontrerez également le premier principe récem-
ment établi, mais point d'unité nationale. Traversez
la Manche, vous admirerez sans doute de grands
et nobles efforts vers l'égalité civile et vers l'unité
nationale ; cependant ni l'une ni l'autre n'ont obtenu
la pleine et paisible possession du pays. Ainsi la
réunion complète de ces deux grands principes est
un problème que la France seule a résolu jusqu'ici.
C'est une nouvelle ère sociale qu'elle a ouverte, une
nouvelle religion politique qu'elle a proclamée dans
le monde.


En présence de ces faits, notre travail serait en
quelque sorte acéphale, si nous ne le faisions pas
précéder d'une première partie qui sera destinée à
rechercher la nature, l'étendue et les origines histo-
riques de ces bases fondamentales, de ces principes
dirigeants de notre droit constitutionnel. La
deuxième partie du cours sera consacrée à l'étude
des droits publics des Français ; l'organisation de
la puissance publique formera le sujet de la troi-
sième et dernière partie de nos études.




COURS
DE


DROIT CONSTITUTIONNEL


PREMIÈRE LEÇON


SOMMAIRE


Notion de — L'association est une loi naturelle de l'humanité;
elle a sa base non dans un simple fait matériel, mais dans un devoir,
parce qu'elle est le seul moyen de développement pour l'individu et
pour l'espèce tout entière. — L'État est la réalisation d'une indivi-
dualité morale qui a ses obligations et ses droits propres, et que
l'individu ne peut détruire sans commettre un crime de lèse-humanité.
— La constitution d'un État, dans le sens général, est l'ensemble des
lois qui président à son organisation; dans un sens plus restreint,
c'est la loi des peuples libres, le pacte qui garantit les droits et les
libertés de chacun. — L'organisation sociale est le but, l'organisation
politique, le moyen. — Le droit constitutionnel se partage donc en
deux grandes sections : les droits publics et les droits politiques.


MESSIEURS,


Nous vivons au milieu d'États européens divers
par leurs formes, par leur organisation sociale et
politique, par leur étendue, par la langue, par les
moeurs, par les traditions. Eh bien, vous est-il ja-
mais arrivé de vous demander ce que c'est qu'un
État, ce que c'est que cette association dont nous




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sommes membres, quel est son but, quels sont les
éléments qui la composent?


Certes, nul de vous n'imagine que l'État, l'associa-
tion politique, soit. uniquement le résultat du rappro-
chement fortuit d'un nombre plus ou moins grand
d'individus dans un espace donné. Les besoins phy-
siques et matériels à satisfaire ne peuvent être la
seule cause de la tendance instinctive et générale de
l'espèce humaine à vivre en société. Ce rapproche-
ment, cette agglomération, ce n'est là qu'un fait. La
notion de l'État implique autre chose; elle implique
une idée morale, une idée de devoir et de droit.
Car, vous le savez, les associations humaines dû-
ment organisées sont pour l'individu et pour l'espèce
tout entière un moyen de développement, un mode
de perfectionnement que rien ne saurait remplacer.


L'état social est donc un devoir pour l'homme;
l'État a sa base non dans un simple fait matériel,
niais clans un devoir, dans une obligation. Et c'est.
ainsi qu'on peut dire que l'association, que l'État, est
une loi naturelle de l'humanité, c'est-à-dire un
moyen, encore une fois, que la raison approuve et
que rien ne saurait remplacer, de développement et
de perfectionnement pour l'espèce humaine.


Cela étant, il est manifeste que l'État doit trouver
dans son principe constitutif à la fois le devoir et le
droit, comme il doit trouver dans son organisation
les moyens d'assurer à l'homme l'exercice légitime
de ses facultés, et de seconder à la fois le dévelop-
pement non-seulement de l'individu, mais de l'espèce
tout entière.


Ainsi, l'idée mère, le principe fondamental de


PREMIÈRE LEÇON.
3


l'État, n'est pas l'agglomération matérielle des indi-
vidus, c'est l'organisation de l'État. Ce n'est pas le
fait, c'est le droit. En d'autres termes, il y a un en-
semble de lois, je prends ici ce mot clans sa signifi-
cation générale et philosophique, il y a un ensemble




de lois qui régissent cette union, cette association
qu'on appelle l'État, qui forme de cette union un
véritable tout, un tout doué de sa vie propre, d'une
volonté, d'une activité, d'une force qui doivent être
proportionnées au but que cette union est destinée
à atteindre.


Telle est la notion fondamentale, et il importe de
ne pas la perdre de vue ; car si, comme nous le ver-
rons plus tard, clans le monde ancien, il y avait ten-
dance à exagérer cette notion et à annuler en quel-
que sorte les individus au profit de l'État, peut-être
y a-t-il une tendance trop opposée de nos jours,
tendance à affaiblir la notion de l'État au profit des
individus, tandis que le vrai comme le droit (ce sont
deux expressions d'une même chose) consiste dans
l'accord de ces deux éléments.


L'État, disons-le, l'État est une personne morale,
une personne complexe, il est vrai, mais réelle, car il
y a un ensemble d'obligations et de droits qui n'ap-
partient qu'à la société en tant que société civile, et
qui cesserait d'exister, non comme notion, mais
comme fait, le jour où la société serait dissoute; il y
a un ensemble d'obligations et de droits qu'aucun
individu ne pourrait réclamer pour lui-même dès
que la société aurait cessé d'être.


L'État a non-seulement ses obligations et ses
droits, niais ses principes, ses idées, comme ses




4 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


propriétés, ses créances, ses dettes. L'État est la
réalisation effective d'une idée fondamentale, d'une
idée essentielle de l'humanité; c'est la création d'une
individualité morale, sui generis, qui est elle et n'est
pas autre chose; la réalisation d'une individualité
morale pour laquelle, sans doute, l'individu est né-
cessaire, mais qui est autre chose que l'individu,
qui a sa base dans le devoir, et que l'individu ne
peut détruire sans commettre un crime de lèse-
humanité, parce qu'il détruirait les moyens essen-
tiels de son développement et de son perfectionne-
ment.


Ce que la logique nous indique, ce que l'observa-
tion nous enseigne, nos propres sentiments à tous
nous le disent d'une manière peut-être plus impé-
rieuse encore. Nous voyons tous les jours cette dis-
tinction dont nous venons de jeter les premières
idées. Reportez-vous de quelques années en arrière.
Lorsque la Grèce était sous la domination des Turcs,
où était l'État grec ? Nulle part. Il y avait cependant,
des Grecs, il y avait des individus grecs ; il y avait
plus, il y avait une langue grecque, une religion
grecque. Mais l'État grec n'existait pas, mais le dra-
peau grec ne brillait pas aux yeux du monde civilisé,
mais l'État grec n'avait pas une force à lui, il était
mort, et vous le pleuriez précisément parce qu'il était
mort. Et quand vous avez tout à coup tressailli,
quand vous avez applaudi aux premiers efforts des
Grecs, dans la lutte de ce pays contre l'oppression
étrangère, à quoi, j e vous le demande, applaudissiez-
vous ? Songiez-vous à des individus qui vous étaient
inconnus, qui étaient peut-être profondément diffé-


PREMIÈRE LEÇON.
5


rents de ceux que votre imagination vous représen-
tait? Non, Messieurs, c'était l'État grec qui faisait
battre votre coeur, c'était la résurrection de ce mot
qui vous animait d'une véritable ardeur. C'était son
souvenir comme État grec qui parlait à vos senti-
ments et à votre sainte ardeur.


Et de là le dissentiment qui s'est élevé plus d'une
fois entre ceux qui, de loin, applaudissaient à cette
résurrection, et ceux qui accouraient sur les lieux
mêmes où elle devait s'opérer. Ce dissentiment déri-
vait de ce que nous songions à la résurrection de
l'État grec, et qu'ils arrêtaient davantage leurs re-
gards sur les individus ; ils voyaient des Maniotes et
des Rouméliotes et se disaient que, dans l'état actuel
de la civilisation, tel ou tel arrangement leur eût été
plus utile ; mais nous, nous repoussions cette idée,
parce que nous voulions la résurrection de cette ac-
tivité propre, de ce grand nom : l'État grec.


Et lorsque, avec un juste orgueil, vous vous ap-
pelez Français, à quoi songez-vous? Est-ce peut-
être à un nombre plus ou moins grand d'individus
qui portent le même nom ? Est-ce peut-être à un
surnom dû à ceux qui habitent entre le 43° et le
53° degré de latitude? Non, Messieurs, vous le sen-
tez tous, c'est à l'État français que vous pensez. Vous
vous proclamez membres d'une unité politique qui
était avant vous et sera après vous, dont vous voulez
partager la destinée dans la bonne et dans la man-




vaise fortune. Et dût-il en coûter la vie à des milliers
d'individus, vous voulez que la France existe, que
son drapeau soit debout. Vous songez à un passé où
vous n'étiez pas, vous songez à un avenir où vous




e COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ne serez pas. Mais la France a été, la France sera, et
c'est à la France que vous songez.


Cela est donc dans les sentiments comme clans les
idées, c'est le langage de la logique comtne du sen-
timent. Il y a, je le répète, cette unité, cette indivi-
dualité propre, cette existence réelle de l'État séparé
des individus. Et n'avons-nous pas tous les jours un
exemple devant les yeux? Pouvez-vous nier l'exis-
tence de la famille indépendamment des individus
qui la composent? On peut faire la même observa-
tion sur la famille. Relativement aux peuples anciens,
l'unité de famille est plus relachée ; cependant il
existe encore des traces de cette unité propre, de
ces droits qui sont autre chose que les droits des
individus, et je n'ai pas besoin d'entrer dans plus de
détails devant vous.


Or, cela étant, qu'est-ce donc que la constitution
d'un État? A proprement parler, la constitution c'est
un ensemble de lois qui forme l'organisation d'un
État et en règle l'action et la vie, de même qu'on ap-
pelle constitution du corps physique l'ensemble des
lois qui président à son organisation et en règlent le
mouvement et la vie. Voilà le sens générafde ce mot.
D'où il résulterait qu'en prenant le mot 'constitution
dans ce sens, il n'y a pas d'État qui n'ait une consti-
tution, car tout ce qui existe a une manière d'exister,
bonne ou mauvaise, conforme ou non à la raison,
mais une manière quelconque d'exister, de même
que le corps humain ; que tout ce qui vit a une cons-
titution plus ou moins parfaite et produisant des
effets plus ou moins durables.


Il est vrai maintenant que ce mot constitution est


PREMIÈRE LEÇON. 7


pris aujourd'hui clans un sens plus restreint, et nous-
mêmes nous l'employons souvent dans ce sens moins
général .


Les libertés humaines avaient disparu ou à peu
près de la surface de l'Europe. Comme nous le ver-
rons plus tard, c'était le pouvoir absolu qui était
devenu la règle générale dans la plus grande partie
de l'Europe, ou du moins, là où il n'y avait pas la
forme du gouvernement absolu, il y avait la forme
d'une aristocratie fermée. Bref, c'était le privilége
qui dominait dans l'organisation des États. Quand
le moment d'une réaction contre cet ordre de choses
est arrivé, on a demandé Ou formé ce qu'on a appelé
des constitutions, c'est-à-dire qu'on a rétabli les
lois d'organisation sociale et politique qui ont paru
les plus propres à garantir les droits de chacun, les
libertés naturelles de l'homme. Et comme il s'agis-
sait d'abolir des priviléges qui étaient devenus des
lois et des coutumes, comme il s'agissait de ressus-
citer des droits qu'on regardait comme éteints, c'est
ordinairement par la loi écrite qu'on a voulu at-
teindre ce résultat. De là ces pactes entre le pouvoir
et le pays : de là ces chartes, de là ce sens spécial
du mot constitution.. C'est dans ce sens qu'on dit
aujourd'hui que tel pays a ou n'a pas une constitu-
tion. Cela veut dire : Dans ce pays on a fait des con-
quêtes en fait de gouvernement libre, le règne du
privilége a cessé. Dans ce sens plus étroit, la consti-
tution est la loi des pays libres, des pays qui ont
échappé au règne du privilége, et qui sont arrivés
à l'organisation d'un peuple jouissant de ses libertés.


Quels sont les éléments d'une constitution ? Que




8 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
doit renfermer la constitution, la loi fondamentale
du pays? Il est évident que, si elle est complète,
écrite ou non, loi proprement dite ou coutume, je
n'entre pas ici dans ces distinctions, il est évi-
dent qu'elle doit renfermer les bases : 1° de l'organi-
sation sociale ; 2° de l'organisation politique. Ce
sont là les deux éléments nécessaires de l'organisa-
tion de l'État.


L'organisation sociale se résout en droits et en
obligations, droits et obligations de l'État vis-à-vis
des membres de l'État, droits et obligations de
l'État vis-à-vis des autres États, droits et obliga-
tions des membres vis-à-vis de l'État, droits et
obligations des membres entre eux, mais en tant
que membres de l'État et non comme simples indi-
vidus ou membres de la famille.


Quand les lois qui règlent ces quatre rapports
sont connues, on connaît l'organisation sociale d'un
pays, on a une idée nette de l'état moral du pays, on
sait sur quelle bases est assise l'association dont il.
s'agit. Mais ce n'est pas tout cependant. L'organisa-
tion sociale, c'est le but, non le but primitif, qui est le
développement de l'humanité, mais le but immédiat.
Quel est le moyen? C'est l'organisation politique ; en
d'autres termes, l'organisation sociale étant donnée,
comment peut-elle exister, comment peut-elle être
garantie contre les excès de l'individualité, contre
l'abus de la force individuelle, contre les intérêts
complétement divergents? Évidemment elle ne peut
être garantie que par la volonté et la force générales :
il faut donc une puissance publique. La garantie se
p rouve dans l'organisation


cette puissance pnbli-


PREMIÈRE LEÇON. 9


que, en d'antres termes, dans l'organisation politi-
que. Voilà donc deux membres nécessaires, indis-
pensables, de la constitution d'un pays.


Il y a donc un droit public qui se divise en
plusieurs branches . Ainsi , droit international ou
droit publie externe, comme on l'a appelé quelquefois,
ou droit des gens, comme on l'appelle communément,
— droit public interne, droit constitutionnel proprement
dit. Et le droit public interne règle à la fois l'organi-
sation sociale et l'organisation politique de l'État.


Cela étant, vous pouvez maintenant vous faire une
idée exacte des diverses classes d'obligations et de
droits dont est investi l'homme vivant en société et
surtout l'homme vivant dans un pays libre. Ordinai-
rement on distingue les droits en droits privés ou
civils, comme on les appelle, et en droits politiques.
Mais cette distinction, ou ne serait pas complète,
ou pourrait exposer, du moins, à quelque équivoque.
La véritable division, et je vois avec plaisir qu'elle
commence à être généralement adoptée, me paraît
être la division des droits en droits privés, publics et
politiques.


Il y a des rapports d'individus à individus et des
rapports de famille qui sans doute n'obtiendraient
pas de garantie sans la société, mais dont on peut
cependant concevoir l'existence sans la société.
C'est véritablement le droit privé, celui qui règle
les transactions privées entre les hommes et les
droits de famille, c'est le droit civil proprement
dit.


Il y a une autre classe de droits appartenant éga-
lement aux individus, mais qu'on ne pourrait guère




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


concevoir hors de la société, car ils sont l'expression
du développement des facultés humaines dans
l'État social, l'expression du développement de
l'homme, l'exercice de ses plus nobles facultés ou la
jouissance de ses droits les plus essentiels. C'est ce
qu'on appelle les droits publics ou sociaux. Ainsi :
la liberté individuelle, le droit de propriété pris
d'une manière générale, la liberté de publier ses
opinions, la liberté de conscience, etc.... Peut-on
réellement les confondre avec la liberté d'acheter ou
de vendre? Évidemment il y a une différence clans la
nature de ces droits. Les uns peuvent être conçus
même hors de l'état social, si l'on pouvait imagi-
ner une garantie. Les autres ne peuvent être conçus
hors de l'état social, non-seulement faute de
garantie, mais parce que, dans l'isolement, le déve-
loppement des facultés qu'ils supposent ne pourrait
pas avoir lieu. Ce sont des droits dont le germe est
dans la nature humaine, mais dont le développe-
ment demande une société plus ou moins avancée,
et c'est pour cela qu'on pourrait les appeler des
droits sociaux. Non que je partage l'opinion de ceux
qui croient que ce sont des droits que la société
confère d'une manière arbitraire et qui n'ont pas
leur source dans la justice et la vérité éternelle ;
mais on pourrait les appeler droits sociaux en ce
sens que, pour qu'ils existent, il faut un état
social.


Enfin, il y a des droits politiques proprement
dits. Ils consistent dans la participation à la puis-
sance publique. Or, on ne peut confondre les droits
politiques avec les droits publics, parce que les


PREMIÈRE LEÇON. 11


droits politiques, quoi qu'on fasse, qu'on les suppose
aussi généraux qu'on voudra, impliquent toujours
une condition de capacité. Vous ne verrez jamais les
droits politiques accordés aux enfants, aux femmes
même, quoi qu'on dise, ni aux fous. Eh bien ! les
droits publics ne leur appartiennent-ils pas? Un
enfant n'a-t-il pas droit à la liberté individuelle
comme l'homme? Une femme n'a-t-elle pas le droit
de publier ses opinions comme un homme? Et le fou


n'a-t-il pas droit à la liberté individuelle?
Car les garanties qu'on prend contre les écarts ou
les fureurs d'un fou ne sont pas proprement des
atteintes à la liberté individuelle; le fou n'a-t-il pas
droit à la liberté individuelle, au respect de sa pro-
priété? Les droits politiques supposent donc tou-
jours une condition de capacité, tandis que les
autres n'en supposent pas. En fait, ils peuvent être
exercés ou ne pas l'être, mais par leur nature ils
appartiennent à tout homme qui peut développer
ses facultés. En d'autres termes, les droits publics
sont la chose, les droits politiques sont la garantie.
Supposez que demain on découvrît un moyen certain
de garantir les droits de l'État et des citoyens sans
gouvernement, il n'y aurait pas de droits politiques,
mais des droits publics. Ce qui ne veut pas dire
qu'il n'y ait des rapports très-étroits entre l'orga-
nisation sociale et l'organisation politique, entre
les droits publics et les droits politiques; mais ces
rapports sont précisément les rapports qui existent
entre cieux choses diverses, ce ne sont pas des rap-
ports d'identité.


Ainsi donc, appelé à étudier avec vous le droit




12 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


constitutionnel du pays, nous avons deux grandes
sections devant nous : — l'organisation sociale de
la France ; — l'organisation politique de la France.


Je croirais vous faire injure en m'arrêtant à vous
signaler l'importance, la nécessité de cette étude, et
je ne m'adresse pas seulement ici à ceux qui se
vouent à l'honorable carrière des lois, je m'adresse
à tout Français qui prétend avoir une éducation
libérale. Ignorer la constitution de son pays, c'est
vivre dans son pays en étranger, c'est s'exposer à
chaque instant à ne pas remplir des obligations qu'on
ne connaît pas et à donner à l'individualité un essor
dangereux et contraire à ses propres sentiments.


Nous avons essayé de vous dire en quelques mots
ce que c'est que l'État ; étudions-en les, lois afin
d'apprendre à l'aimer davantage.


DEUXIÈME LEÇON


SOMMAIIIE


Organisation de l'État; éléments nécessaires et éléments variables.
Sans autonomie et sans puissance publique, il n'y a pas d'État, mais
l'État peut exister sous des formes diverses et avec une somme plus
ou moins grande de droits publics. — 11 y a dans l'organisation d'un
État, quelle qu'elle soit, une pensée dominante à laquelle tout se
rattache comme des corollaires. — Coup d'oeil historique sur la for-
mation des États : Tribus nomades, États fédératifs, États unitaires.
— Peuple juif, Phéniciens, empire assyrien, mède et babylonien.


MESSIEURS,.


L'État, nous l'avons dit, est un corps éminemment
complexe. C'est un ensemble qui résulte d'éléments
divers, plus ou moins complétement coordonnés,
conspirant d'une manière plus ou moins complète
vers le même but. Mais, par la nature même de
l'homme, par cela seul que l'État est une agrégation
organisée d'hommes, d'êtres libres, moraux, intelli-
gents, par cela seul il est évident qu'il y a dans l'or-
ganisation de tout État quelconque des éléments
nécessaires et des éléments qui ne le sont pas, des
éléments immuables et communs à tout État quel-




14 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


conque, et des éléments variables. En d'autres
termes, il est évident que la nécessité et la sponta-
néité humaine jouent un grand rôle l'une et l'autre
dans l'organisation de l'État. De là, encore une fois,
ces bases fixes, certaines, qui sont communes à tout
État quelconque, ces bases sans lesquelles un État
n'existerait pas, et en même temps cette grande va-
riété que l'histoire et l'observation nous révèlent
Clans les diverses organisations des États.


Et, si l'on veut expliquer cette pensée par un
exemple, n'est-il pas évident que là où il n'existerait
aucun lien entre les membres d'un prétendu État,
que là où l'individualité dominerait seule et exclusi-
vement, que là où il n'y aurait aucune puissance pu-
blique, aucun gouvernement d'aucune forme, enfin
et plus encore, s'il est possible, que là où il n'y au-
rait pas autonomie, c'est-à-dire indépendance, il n'y
aurait pas d'État ? Il pourrait y avoir une réunion,
une agglomération d'hommes, mais l'État n'existe-
rait pas.


Voilà, dis-je, des éléments essentiels, que vous
retrouverez dans tout État quelconque, parce qu'ils
en constituent la nature et l'essence même. Et ce-
pendant, que de diversités, que de variétés d'État à
État, dans les détails de leur organisation !


Ainsi, par exemple, qu'importe, à ce point de vue,
qu'ici règne la forme unitaire, là la forme fédéra-
tive, qu'ici la somme des droits publics soit au-
dessus ou bien au-dessous de ce qu'elle est ailleurs?
Sans doute, on pourra préférer une de ces organisa-
tions à une autre, on pourra trouver chez l'une des
avantages et des inconvénients qu'on ne trouvera


DEUXIÈME LEÇON. 15


pas chez l'autre ; mais, dans l'un et l'autre cas, il y
aura un État, un État organisé d'une manière quel-


colgÉi tuse.i l'on se propose d'étudier l'organisation gé-
nérale des États, toujours par les mêmes considé-
rations, il est évident que plus on descendra clans
les détails, plus sera grand le nombre des variétés,
des diversités réelles ou possibles.


Cependant, quelles que soient les variétés, quelles
que soient les complications d'un État social donné,
quelles que soient les formes qu'un État ait pu revê-
tir, toujours est-il que, pour l'observateur attentif,
sous cette enveloppe quelquefois épaisse et confuse,
il y a une pensée dominante dans chaque État, une
idée mère, une base fondamentale sur laquelle re-
pose l'édifice tout entier.


Qu'est-ce qu'un État, en effet, dans les rapports
historiques, qu'est-ce que la formation de cette indi-
vidualité, de cette grande unité politique? 11 en est
de l'État, comme de tout autre fait historique remar-
quable; qu'on s'en doute ou non, que l'organisation
de l'État ait été purement instinctive, ou qu'elle aiL
été une oeuvre réfléchie et rationnelle, l'État est la
réalisation plus ou moins complète, plus ou moins
pure d'une pensée, d'une idée qui était dans le do-
'naine de l'intelligence. Comme tous les autres faits
historiques, la formation de l'État est un des phéno-
mènes qui révèlent cette pensée; ce n'est autre chose


région,
la pensée humaine qui se développe dans une


qui serait demeurée parfaitement inconnue
si les hommes n'avaient pas été doués de sociabilité,
et si, en conséquence, ils n'avaient pas forme ces


.es*




16 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


grandes associations politiques que nous appelons
des États. •


J'explique ma pensée.
Jetez un coup d'oeil général sur l'histoire du


monde„ et dites-moi où commence l'histoire politi-
que proprement dite. Tant que vous ne trouvez que
des familles, tant que vous ne trouvez que des peu-
ples absolument nomades, pouvez-Tous dire réelle-
ment qu'il y ait commencement de l'histoire politique
du monde? Non, Messieurs ; il y a alors une histoire
de l'homme, une histoire générale de l'homme, son
histoire naturelle, si je puis parler ainsi, mais l'his-
toire politique du monde n'existe pas. Et si l'huma-
nité ne s'était jamais distribuée sur la surface de la
terre que sous cette forme complétement décousue,
il n'y aurait pas d'histoire des nations, et tout ce que
ce mot renferme d'idées serait un fait du domaine
de l'intelligence qui n'aurait pas reçu de dévelop-
pement.


Mais précisons encore davantage notre pensée.
Avez-vous jamais jeté les yeux sur les monuments
législatifs et de jurisprudence qui nous restent de
tels ou tels peuples du moyen âge, lorsque la civili-
sation ancienne, par le débordement des peuples du
Nord, se trouvait pour ainsi dire brisée, et qu'il y


• avait comme une image renouvelée du monde pri-
mitif en Europe ? Eh bien, dans ces monuments,
trouvez-vous certaines idées, trouvez-vous certaines
notions ? Y trouvez-vous, par exemple, la notion
bien nette, bien précise, bien caractérisée, comme
vous la trouvez clans le droit romain, du délit public,
du crime public, de l'action publique, c'est-à-dire


DEUXIÈME LEÇON.
17


de l'ordre social? Non, Messieurs, tout y est indivi-
duel ; le plus grand des crimes est regardé simple-
nient sous ses rapports individuels. Et de là la
coutume des rançons, et de là la coutume de l'ex-
tinction des crimes par le payement. Quand vous
abordez, au contraire, la législation d'un pays où
l'idée de l'État dominait, par exemple la législation
de Rome, vous y trouvez toutes ces idées. Pourquoi ?
Parce que les Romains ont pu les concevoir, et ils
ont pu les concevoir grâce à leur organisation en
État proprement dit. Mais cherchez-les dans les
tribus nomades, vous ne les y trouverez point. Il en
est de ces idées comme de l'histoire politique. Elles
ne se réalisent que par la formation d'un État, et si
les États n'eussent jamais été formés, elles seraient
demeurées en germe seulement, confuses, indis-
tinctes, dans le domaine de l'intelligence humaine.


Il est donc vrai que dans chaque État, quelles
qu'en soient d'ailleurs l'organisation et la forme, que
cette organisation ait été instinctive ou rationnelle,
qu'on s'en rende ou non un compte exact, il y a une
pensée dominante, une pensée fondamentale qui a
présidé à cette organisation, et à laquelle tout le
reste vient se rattacher à peu près comme des corol-
laires. Je dis à peu près comme des corollaires, car
l'homme est beaucoup plus logicien qu'il ne le pense ;
il l'est même quelquefois trop, et même dans le dé-
veloppement et l'action de sa spontanéité et de sa
l iberté, il ne fait souvent autre chose que tirer des
conséquences d'un principe qu'il a accepté ou qui le
domine.


Si cela est, quelle route devons-nous suivre pour
2




18 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


procéder d'une manière rationnelle, et pour nous
rendre un compte bien fidèle et bien exact des faits et
des vérités que nous découvrirons de jour en jour en
étudiant avec soin l'organisation sociale de notre
pays? Évidemment il nous faut remonter à la pensée
qui les domine, il nous faut rechercher ces bases
fondamentales sur lesquelles repose l'ensemble de
ce vaste édifice.


Mais, désirant rechercher, à l'aide de l'observa-
tion et de l'examen consciencieux des faits, quelles
sont les idées dominantes et les principes qui ont
présidé à l'organisation sociale de la France, ces
pensées dominantes dont tout le reste n'est en quel-
que sorte que des corollaires, pourrons-nous envi-
sager notre sujet d'assez haut, pourrons-nous en
embrasser l'importance, et pourrons-nous surtout
calculer la portée de la nouvelle religion politique
que la France a introduite au sein de la civilisation
en Europe, si nous ne remontons pas aux origines
historiques, même les plus éloignées, si nous ne._
jetons pas un coup d'œil rapide sur la marche de
l'esprit humain dans cette partie du domaine de
l'intelligence, — la formation, l'organisation, le
développement de l'État ?


C'est ainsi, je crois, que nous devons procéder ;
c'est en descendant ainsi le fleuve de l'histoire hu-
maine, et tenant nos yeux toujours fixés sur cette idée,
— l'État, — que nous rencontrerons en son temps
et en son lieu la France, le berceau de l'État français.
C'est en procédant de la sorte que nous pourrons
en suivre nettement les progrès et le dévelop-
pement, que nous pourrons reconnaître, sans crainte


DEUXIÈME LEÇON.
19


d'erreur, parce que la carte sera tout entière dé-
plo yée devant nous, quels sont les principes qu'il a
successivement adoptés, modifiés, propagés. En
assistant ainsi à ce travail continu, à cette élabora-
tion séculaire, nous verrons se former devant nos
yeux l'État français tel qu'il est aujourd'hui, nous en
apercevrons distinctement les bases telles qu'elles
ont été préparées par l'action lente des siècles, et
déblayées plus tard par l'action brusque . des révolu-
tions. En un mot, il nous sera facile alors de con-
naître les principes et les conséquences, l'ensemble
et les détails, la base et l'édifice qu'elle soutient. Je
fais donc un appel à votre attention pour cette excur-
sion historique.


Et d'abord, je ne me dissimule pas qu'on s'arrê-
terait inutilement à étudier la formation des États
aux époques les plus reculées de l'histoire du monde.
La formation première des États, ainsi que l'origine
de toutes choses à peu près, ici-bas, se perd dans la
nuit des temps. La formation primitive des États
offre à l'observateur et à l'historien (les problèmes
assez analogues à ceux que les philosophes ont
rencontrés en étudiant la formation primitive des
langues, des problèmes qui, historiquement, sont à
peu près impossibles à résoudre. Il est également
difficile d'assigner la date, de déterminer Je siége,
d'indiquer les causes déterminantes et immédiates
de la première formation des États.


Je dis les causes déterminantes et immédiates, car
nous admettons tous que la cause première de la
formation des États est clans les instincts de l'homme,
dans ses instincts de sociabilité. L'homme est à la




90 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


fois un être libre, intelligent et sociable, c'est ainsi
qu'il est sorti des mains de la Providence, Mais, de
même que l'intelligence humaine a besoin de cir-
constances favorables pour se développer, pour
s'élancer au delà des limites les plus étroites, pour
s'élever au-dessus de l'intelligence de l'Esquimau,
de même la sociabilité humaine ne se développe que
sous l'action civilisatrice de certaines causes déter-
minantes et immédiates. Sans le concours de ces
circonstances, l'intelligence humaine ne dépasse pas
les notions de première nécessité, ainsi que vous le
voyez dans un grand nombre de peuplades. Sans le
concours de ces mêmes circonstances favorables,
l'instinct de la sociabilité ne s'élève guère au-dessus
de la famille, il atteint tout au plus la tribu.


Ainsi, quoiqu'il soit vrai de dire que l'homme n'a
jamais existé à l'état de parfait isolement, quoiqu'il
soit vrai de dire que cet état est décidément con-
traire aux instincts et à la nature de l'homme, que la
société est pour lui un devoir et un besoin, qu'elle
est sa loi naturelle, il n'est pas moins vrai que
l'homme qui se trouve placé en dehors de toutes cir-
constances favorables au développement de sa so-
ciabilité, ne dépasse guère la notion de la famille et
arrive tout au plus à la notion de la tribu.


Comment pourrait-on le nier lorsqu'aujourd'hui
même, aujourd'hui que le monde n'est plus dans-*
son jeune âge, vous voyez sur la face du globe une
si grande quantité de peuples nomades, de peuples
pour qui la notion de l'Étal, telle que nous la conce-
vons, nous peuples civilisés, est une notion qui
non-seulement n'a jamais abordé leur esprit, mais à


DEUXIÈME LEÇON.
21


laquelle les efforts qu'on a faits n'ont pu les amener?
Tout le monde connaît les tentatives de civilisation
qui ont été faites par les voisins de ces peuples no-
mades, et tout le monde sait que ces tentatives ont
été vaincs.


Je ne m'empresse pas d'en tirer une conséquence
absolue; je ne m'empresse pas d'en conclure avec
quelques personnes que ces races qui résistent
ainsi aux efforts de notre civilisation ne possèdent
pas les éléments d'un peuple civilisable et sont des-
tinées à disparaître de la face du globe, à mesure
que la civilisation, comme un flot envahissant,
s'étend sur leurs terres. Je ne m'empresse pas d'ar-
river à cette conclusion, car il est loin de m'être
prouvé, non qu'on ait fait des efforts, mais qu'on ait
fait les efforts les plus appropriés aux besoins. C'est
une forme donnée de civilisation qu'on a voulu leur
imposer, et ce n'était peut-être pas la forme homo-
gène à leur nature. Et d'aillenrs, nous le savons,
l'intérêt matériel dirigeait souvent ces efforts, et
l'intérêt matériel ne se pique pas d'une grande per-
sévérance dans l'accomplissement du bien.


Quoi qu'il en soit des nomades (le nos jours, il
n'est pas moins vrai que les traditions les plus an-
ciennes et les plus respectables, parfaitement d'ac-
cord avec le bon sens et le raisonnement, nous
montrent dans la haute antiquité la partie habitée
du monde primitif couverte exclusivement de peuples
nomades. La tribu, voilà le premier produit de l'ins-
tinct de sociabilité chez l'homme, la tribu avec ses
variétés, la tribu de chasseurs, la tribu de pasteurs ;
la tribu tout à fait barbare, et la tribu ouvrant la


-2! .




22 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


voie de la civilisation; la tribu où la notion du droit
commence à se développer, la tribu où les affections
de famille exercent un empire, la tribu patriarcale.


La fondation des États n'a donc pas été le -début
de l'homme. Rappelez-vous le chapitre n de la Ge-
nèse, qui commence à peu près en ces termes :
arriva qu'étant partis de l'Orient, ils trouvèrent une cam-
pagne au pays de Sennaar où ils habitèrent. C'est-à-
dire qu'ils trouvèrent une vaste plaine fertile comme
le sont les belles plaines asiatiques et qu'ils vou-.
lurent y fixer leur demeure. Et ils se dirent l'un
l'autre : Or çà, faisons des briques et les cuisons très-
bien au feu. Puis ils se dirent encore : Or çà, bâtissons-
nous une ville et une tour. Alors l'Éternel descendit...
les dispersa de là par toute la terre, et ils cessèrent de
bdtir la ville.


Dans ce récit naïf, ne retrouvez-vous pas l'histoire
d'une tentative précoce d'association permanente et
à demeure fixe, ne retrouvez-vous pas l'essai précoce
de la fondation d'un État? C'est un premier tâtonne-
ment de l'homme dans cette carrière ; mais les temps
n'étaient pas mûrs pour la formation des États, les
tribus nomades ne s'étaient pas encore étendues
assez loin, le besoin des demeures fixes n'était pas
assez profondément senti. « L'Éternel les dispersa et
les répandit sur toute la terre


Il n'est pas moins vrai que les premières grandes.
associations politiques à demeures fixes, les pre-
miers États proprement dits, devaient être fondés
et ont été fondés en effet dans les vastes et fertiles
plaines de l'Asie. Et quand je dis dans les vastes et
fertiles plaines de l'Asie, en me reportant aux tradi-


DEUXIÈME LEÇON. 23


tions de la période historique antérieure à Cyrus, il
est évident que je ne puis parler que de l'Asie méri-
dionale, car l'Asie septentrionale de ce temps-là qui
correspond à la Russie asiatique et à la Sibérie ne
nous est guère connue, et l'Asie moyenne, le pays des
Scythes et des Sarmates, aujourd'hui la grande Tar-
tarie et le Mogol, n'était couverte que de pâturages
et, en conséquence, de tribus nomades. Mais c'est
dans la partie méridionale de l'Asie, dans le pays situé
au sud de la chaîne du Taurus, qu'il faut reconnaître
le berceau des premiers États proprement dits, des
premières associations politiques qui se sont élevées
au-dessus de la tribu.


Ce pays offrait les circonstances les plus favora-
bles : un sol fertile, un climat délicieux, des pro-
ductions riches et variées, les abords de la mer
faciles, de grandes rivières, des îles voisines égale-
ment riches et fertiles, tout paraissait conspirer
pour inviter l'homme à s'y fixer, à y établir des
demeures permanentes.


Aussi j'ose à peine dire l'histoire, mais les tradi-
tions historiques nous apprennent .que là se formè-
rent les premiers vastes empires qui sont désignés
dans l'histoire du monde sous le nom d'empires des
Assyriens, des Mèdes et des Babyloniens. Mais tou-
jours est-il que, dans cette première période histo-
rique, vous trouvez l'humanité dans les trois états
divers qui renferment toute la période de la socia-
bilité humaine : vous trouvez les peuples nomades,
vous trouvez les tribus qui ne sont plus nomades,
les tribus qui ont des demeures fixes et qui ont
formé une sorte d'union, des unions ressemblant à




24 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ce que nous appelons des États fédératifs, et enfin,
vous trouverez des États unitaires. Déjà, dans cette
période, les trois formes coexistent; nous trouvons
d'abord les tribus momades, les tribus errantes, qui
sont très-nombreuses; puis le Phénicien adonné au
commerce, remuant comme un peuple commerçant,
ne supportant pas le joug comme les peuples agri-
coles; le Phénicien n'est pas englobé dans un de ces
grands empires asiatiques ; ses villes commerçantes
ont des rapports entre elles, sont formées en confé-
dération. Enfin, le vaste empire assyrien, mède et
babylonien, offre déjà l'idée (l'un État essentielle-
ment unitaire.


Et vous voyez un peuple vous offrir successive-
ment les trois États, je veux parler des Hébreux. Ils
ont commencé par l'État nomade, et quand vous
lisez l'histoire du peuple d'Aaron, vous avez exacte-
ment l'historique des peuples arabes d'aujourd'hui ;
il y a là une coïncidence frappante. Et puis ce même
peuple juif qui a été sous la domination égyp-
tienne, sous la domination de cette nation qui avait
horreur des nomades, de cette nation qui voulait
ou civiliser ou détruire les nomades, le peuple juif
quitte enfin l'Égypte et se constitue en État fédératif,
en véritable république fédérative, jusqu'à ce qu'il
arrive à la troisième forme, la forme monarchique ou
unitaire ; le brisement du royaume en deux parties
est étranger à ces considérations.


Vous voyez donc le même peuple passer par les
trois États, et ce fait est digne de remarque, parce
que c'est le fait le mieux constaté du passage du
même peuple par les trois États. Il y a donc possi-


DEUXIÈME LEÇON. 23


bilité à ce que la même race passe d'une forme à
une autre. D'où l'on a été amené à conclure que
l'impossibilité n'existait, par exemple, que pour la
race cuivrée et la race jaune. Encore une fois, je
laisse de côté cette question, mais, vous le voyez,
l'instinct, de la sociabilité s'est déjà montré avec ses
principales variétés dans la première période histo-
rique qui nous est connue; déjà, dans la période an-
térieure à Cyrus, vous arrivez de l'État nomade le
plus barbare à la tribu patriarcale, à la république
fédérative, à l'État unitaire.


C'est ainsi que l'instinct de sociabilité se déve-
loppait; mais je dis toujours l'instinct, car il n'y
avait encore là rien de réfléchi, de rationnel ; un État
se formait, il s'établissait sous la forme unitaire au
sein de l'Asie par les séductions du sol, par toutes
les circonstances qui pouvaient développer les facul-
tés de l'homme ; mais ce même sol, ce même climat
ne tardait pas à énerver les hommes qui avaient fait
ce premier effort de civilisation, et les peuples noma-
des au milieu desquels ils se trouvaient., car n'oubliez
pas que la Babylonie faisait partie de la Mésopota-
mie, les peuples nomades, alléchés par leurs riches-
ses ou poussés par le débordement de la popula-
tion, par le manque d'équilibre entre la population et
les subsistances, se jetaient sur ces États, dont l'or-
ganisation n'était pas assez forte, et jamais l'histoire
ne vous montre que l'invasion ait été repoussée. Les
peuples nomades arrivaient, la conquête les rendait
maîtres de l'État; le conquérant ne touchait pas à la
forme du gouvernement, il se contentait d'exploiter
le pays à son profit, et il s'énervait à son tour jusqu'à




2r) COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ce qu'un nouveau mouvement de peuples nomades
vînt l'asservir.


C'est ainsi que les choses se sont longtemps pas-
sées dans les États asiatiques, c'est ainsi qu'elles se
sont passées en partie même en Égypte; mais il n'est
pas moins démontré que l'instinct de sociabilité a
commencé de bonne heure à produire des effets re-
marquables dans les pays qui favorisaient ses déve-
loppements et que déjà, avant Cyrus, le monde se
partageait en ces trois États : — peuples nomades,
— tribus fédératives, — et peuples unitaires. TROISIÈME LEÇON


SOMMAIRE


État Égyptien. — Monarchie perse; son organisation. — Grèce; le génie
grec contraire a toute autre idée d'unité politique. — Alexandre. —
État romain. L'esprit romain essentiellement politique, vraiment
original eu ce qui touche aux idées d'État et de droit, imitateur
seulement en ce qui touche à la science et à l'art.


MESSIEURS, '


En parcourant rapidement l'histoire de la forma-
tion première des États sous le rapport de leur forme
extérieure, nous avons reconnu que les hommes,
guidés par l'instinct de la sociabilité, déjà dans la
première période historique, déjà avant Cyrus, s'é-
taient constitués sous la forme de la tribu, de l'État
fédératif et même de l'État unitaire proprement (lit,
surtout dans les grandes plaines de l'Asie, et même
en Afrique, en Égypte. La formation de l'État égyp-
tien est d'autant plus remarquable qu'elle paraît
remonter à la plus haute antiquité, et il n'y a que
l'Inde qui puisse peut-être revendiquer une antiquité
plus reculée encore dans la formation d'un État uni-




28 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


taire. Songez, en effet, à ce qu'était déjà la force
constitutive de l'État égyptien, à ce qu'était son or-
ganisation du temps de Moïse. Certes, une organisa-
tion aussi forte, aussi compacte, n'est pas l'oeuvre
d'un jour; elle devait nécessairement remonter pour
ses commencements à une époque beaucoup plus
reculée.


L'organisation de l'État en Égypte est aussi re-
marquable pour l'observateur, par une autre cir-
constance. C'est le pays où, à l'aide des traditions
historiques, on peut reconnaître un premier travail
de réunion et d'incorporation. Qu'observe-t-on par-
tout ailleurs, dans la période dont nous -parlons?
Des États se forment, ils sont ensuite ou démem-
brés, ou désunis, ou conquis par des peuples no-
mades.


En Égypte, sur les bords du Nil, il s'était formé
dans les temps les plus anciens de petits États sé-
parés ayant chacun son centre, son temple, son culte,
formant chacun une petite unité politique. Et plus
tard, quelques-uns de ces États prirent une plus
grande importance et s'incorporèrent les États moins.
considérables pour former ces grands États dont la
capitale a été dans un temps Thèbes, clans un autre
temps Memphis. Et il parait bien que déjà du temps
de Joseph, l'État comprenait la haute et la moyenne
Égypte. Voilà donc peut-être le premier exemple clans
l'histoire d'un État qui se forme et s'agrandit par la
réunion et l'incorporation d'États secondaires et de
moindre importance.


Enfin, nul n'ignore comment l'État égyptien par-
vint à sa grande unité et à 'sa grande splendeur dans


TitoISIÈME LEÇON.
la période qu'on a appelée la période de Sésostris.


est probable qu'on a fait du fils d'Aménophis ce
que la mythologie a fait ailleurs d'Hercule; il est pro-
bable qu'on a attribué à ce guerrier la plus grande
partie des exploits de l'Égypte, et qu'on a accumulé
sur sa tète toutes les gloires nationales. Cependant,
il est remarquable que des documents tout récem-
ment découverts et expliqués sont venus confirmer
en partie ce que les traditions avaient raconté des
exploits de Sésostris et de ses grandes entre-
prises.


Et un autre témoignage de la puissance à laquelle
le pouvoir politique était arrivé alors en Égypte,
ce sont les restes des monuments égyptiens, qui
prouvent d'un côté un travail séculaire, et de l'autre
l'exercice d'une grande puissance matérielle. Car,
vous le savez, les machines des anciens étaient sur-
tout et essentiellement les hommes, c'étaient des
machines sensibles: c'étaient des esclaves, des serfs,
des prisonniers. Le mépris de la vie humaine était


quité.
un sentiment général chez les peuples de l'anti-


Je ne veux pas m'arrêter à la monarchie qui a suc-
cédé eu Asie à celle du Mède et du Babylonien, je ne
m'arrêterai pas sur la monarchie perse. Mais il est
cependant un fait qui mérite d'être signalé, parce
qu'il est peut-être le premier fait historique qui nous
montre comment l'idée de l'orga. nisation unitaire
d'un État passa, si je puis parler ainsi, de l'état
instinctif à l'état rationnel. Vous le savez, Cyrus, qu'on
peut appeler avec raison le Gengis-Kan de l'antiquité,
placé à la tête des tribus encore nomades pour la




30 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


plupart des Parsis, se jette sur l'Asie, profite de l'êta
d'affaissement où était tombée la monarchie mède.
fait de Babylone sa capitale et étend son empire d
la Méditerranée jusqu'à l'Oxus et l'Indus. Or, cet
grande monarchie, après des vicissitudes que j
passe sous silence, a pour chef Darius ier , et nou
trouvons sous son règne la division de l'empire en
vingt gouvernements nommés satrapies. Dans chaque
satrapie est placé un gouverneur, un satrape primi,\
tivement chargé d'en être l'administrateur civil ; il
n'avait pas primitivement le pouvoir militaire, le
commandement des troupes, mais l'administration
civile de la satrapie ; il était chargé de percevoir les
contributions, de surveiller les travaux agricoles et
(l'exécuter les prescriptions du chef de l'État dans
l'ordre administratif. Il s'était même établi une idée
de contrôle, car à côté du satrape étaient des secré-
taires royaux qui veillaient sur la conduite du satrape
et recevaient directement les ordres de la cour. De
plus, il y avait les inspections des provinces par les
commissaires royaux, comme on dirait aujourd'hui.
Enfin, on avait établi des courriers, non pour le ser-
vice du public, mais pour porter les ordres du gou-
vernement avec rapidité dans les provinces.


Certes, dans cet ensemble de mesures, il y a plus
que (les procédés purement instinctifs : il y a une
conception rationnelle, une organisation ayant pour
principe l'unité politique, et ces mesures rappellent
jusqu'à un certain point, et en tenant compte des
temps, les règlements établis plus tard par Char-
lemagne.


Tels ont été le commencement et les progrès de


TROISIÈME LEÇON.
31


l 'Asie, et même d'une partie de l'Afrique ancienne,
dans la première période historique, relativement à
la formation des États, sous le rapport de la forme
extérieure.


Si nous passons en Europe, nous retrouvons égale-
ment les trois systèmes : — la tribu, — les États
fédératifs, — et les États unitaires proprement.
dits.


La tribu, et même la tribu nomade, je n'ai pas
besoin de le dire, existait encore dans les parties de
l'Europe qu'aucune idée de civilisation n'avait jusque-
là abordées.


Les fédérations... mais ce nom vous rappelle de
grands souvenirs historiques. Sans parler ici du
Latium et de l'Étrurie, il n'est pas un de vous à qui
le nom d'État confédéré ne rappelle la Grèce. Il faut
le dire, l'idée d'une unité politique ferme et compacte
n'entrait pas dans le génie grec. L'unité politique,
dans le monde ancien, supposait un calme, une per-
sévérance, une sorte d'immobilité qui se trouvaient
dans l'Inde, en Égypte, qui caractérisaient particu-
lièrement le génie oriental, mais qui, fort heureuse-
ment pour l'intelligence humaine, ont toujours été
repoussés par le génie grec. Le prêtre égyptien, le
satrape de l'Asie, ne pouvaient pas se naturaliser au
milieu d'un peuple aussi varié que l'étaient son sol et
son climat, au milieu d'un peuple dominé avant tout
par son imagination, au milieu d'un peuple qui a
Constamment sacrifié son repos à l'honneur et même,
disons-le, à la vanité, les intérêts matériels à la pas-
sion, l'avenir au présent.


Tels étaient les caractères dominants du peuple




32 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


grec. Il était éminemment le peuple des arts. Or, ces
institutions qui pouvaient, en Asie et en Afrique,
fonder une sorte d'unité politique, ne pouvaient se
naturaliser au milieu du peuple grec. On dirait qu'il
y a eu une sorte de divorce, dans l'antiquité, entre le
développement du génie individuel, de l'intelligence
humaine, surtout dans le domaine de l'art et le génie
politique proprement dit. D'un côté, vous trouvez
des États qui, en tenant compte de toute la différence
des temps et des difficultés dont ils étaient envi-
ronnés, offrent cependant des exemples d'unité poli-
tique assez ferme et compacte et d'une pensée
politique assez élevée ; mais là vous ne voyez pas ces
grands éclats de l'intelligence, ces immenses con-
quêtes dans le domaine de la pensée et de l'art, qui
ont à jamais honoré le peuple grec. Au contraire, ces
grands prodiges de la pensée et de l'art, vous les
trouvez chez ce peuple grec, pour qui la haute pensée
politique n'a jamais été en première ligne, qui cédait
à ses passions plutôt qu'à cette pensée politique
dont les Romains ont donné plus tard un exemple si
mémorable.


Déjà, du temps du siége de Troie, qu'était-ce
qu'Agamemnon, si ce n'est un chef de tribu élu entre
ses égaux? La voix même du prêtre est impuissante
à contenir ces individualités toujours en révolte les
unes contre les autres. Reconnaissez-vous là le prêtre
égyptien avec sa puissance et. son autorité? Et, s'il y
a du vrai dans le récit du siége de Troie, est-ce véri-
tablement un lien religieux ou politique qui a retenu
ces hommes sur les plages de l'Asie? Non, Messieurs,
c'est l'honneur national, c'est un sentiment, c'est la


TROISIÈME LEÇON.
33


passion, c'est le désir de la vengeance; c'est aussi la
cupidité, le désir de la proie, mais ce n'est pas un
lien religieux et politique tel qu'on le trouve clans
les États de l'Asie ou en Égypte.


Ainsi, point d'unité en Grèce, mais des États unis
par un lien fédéral, même assez lâche. Je dis même
assez lâche, car plus tard, lorsque la forme républi-
caine a remplacé la royauté, le passage à la forme
républicaine n'a pas diminué le morcellement de
l'État grec. Qu'avaient de commun entre eux ces
États sous le rapport politique? Sans doute ils
avaient un génie commun, une langue commune,
mais sous le rapport politique, qu'y avait-il? Il y
avait le conseil des Amphictyons; mais ce n'était pas
là une assemblée politique, comparable au congrès•
américain, au grand conseil suisse, traitant les
affaires du pays. C'était un conseil spécialement
chargé de la surveillance du temple et de l'oracle de
Delphes. C'était ce lien religieux, plutôt que poli-
tique, qu'il était appelé à maintenir chez le peuple
grec, et ce n'est qu'indirectement qu'il pouvait exer-
cer de l'influence sur l'État.


Que serait-il arrivé chez un peuple prédisposé à
l'unité politique? Peu à peu le conseil des Amphic-
tyons se serait emparé du gouvernement des affaires.
Mais comme le caractère et le génie grecs n'étaient
nullement prédisposés à cette fusion, à cette unité,
comme le principe de la variété dominait dans le
Pays, le conseil des Amphictyons, au lieu de devenir
une assemblée politique, est devenu une assemblée
dont l'importance a diminué de jour en jour.


Le lien national en Grèce, le lien matériel, ne
3




34 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


trouvait donc, au fond, que dans les fêtes périodiques
et dans les jeux nationaux, dont le rôle a été plus
grand encore peut-être que celui des fêtes elles-
mêmes. Le sentiment de l'art était en Grèce aussi
puissant pour entretenir la nationalité que le senti-
ment religieux. On était Grec, concitoyen , frère,
parce que, dans ces grandes fêtes, dans ces jeux so-
lennels, il n'y avait que les Grecs qui fussent en état
d'apprécier, de sentir les beautés des récits d'Ho-
mère, des tragédies de Sophocle, des odes de Pin-
dare, tandis que ces prodiges de l'art étaient pour
ainsi dire lettres closes pour le barbare. Et c'était là
un lien, un lien puissant à la vérité, mais un lien
cependant qui n'était pas de nature à former des
États grecs un tout, une unité vraiment politique.


La pensée de l'unité politique a été un jour ap-
portée en Grèce, mais par qui? Par l'élève d'Aristote,
par Alexandre. La civilisation grecque parut en
quelque sorte se personnifier dans ce conquérant, et
destinée à faire ainsi le tour du monde. Aujourd'hui
on est d'accord pour ne pas voir clans Alexandre
uniquement un guerrier, un homme violent, s'aban-
donnant à ses caprices et livrant des batailles,
uniquement pour le plaisir de faire la guerre. Au-
jourd'hui l'étude de ces grands faits historiques a
conduit à des conclusions plus rationnelles. On s'ac-
corde en général, aujourd'hui, à reconnaître que,
soit qu'il l'ait eue d'abord, soit qu'elle ait été déve-
loppée en lui à mesure de ses succès, Alexandre
avait conçu une grande pensée politique. 11 voulait
que l'Europe, l'Asie et l'Afrique, dans les parties qui
lui étaient connues, qui étaient abordables à ses


TROISIÈME LEÇON. 35


armes, se tendissent en quelque sorte la main à tra-
vers la Méditerranée. Il voulait ainsi constituer une
brande imité dont Alexandrie aurait relié les diverses
parties sous le rapport commercial, sous le rapport
maritime, tandis que la capitale réelle aurait été Ba-
bylone. C'était là, certes, une grande conception ;
l'histoire d'Alexandre prouve qu'il n'y avait chez lui
aucun préjugé national, qu'il regardait de très-haut
le résultat de ses conquêtes. Le soin qu'il apportait
à ne pas blesser les Asiatiques dans leurs moeurs, à
concilier la force et la rudesse des Macédoniens avec
le talent des Grecs, tout cela prouve qu'il avait
conçu une pensée grande, gigantesque peut-être,
précoce surtout, quand on se reporte à son siècle et
aux obstacles qu'il devait rencontrer.


Quoi qu'il en soit, la mort d'Alexandre ne tarda
pas à dissiper tous ces projets. La pensée d'unité
politique qu'il avait conçue n'a été réalisée qu'un
moment et n'a pu laisser de traces dans l'histoire de
l'humanité. Elle a seulement servi de prétexte à des
déchirements et à des bouleversements sans nombre.
Le monde ancien n'était pas préparé pour un pareil
projet, l'unité politique n'y était pas même possible
au delà d'une certaine mesure.


Nous en trouvons cependant un autre exemple
dont la grandeur peut saisir l'imagination : je veux
parler de Horne. Certes, dans l'histoire du monde
ancien, Rome nous offre le modèle d'une grande
unité nationale. L'aristocratie romaine avait tous les
vices et toutes les qualités que donnent les institu-
tions aristocratiques. Elle était dure, orgueilleuse,
tenace dans ses priviléges, et ses priviléges étaient




36 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


oppressifs. Mais il y avait de l'autre côté cet esprit
de suite, de prévoyance, de persévérance qu'ont or-
dinairement les aristocraties. L'aristocratie romaine
ne faisait que trop souvent diversion par la guerre
extérieure, par la conquête, à la lutte intestine,
qu'elle ne cessait de soutenir contre l'élément popu,
laire. Et ainsi s'est formé peu à peu ce vaste État.,
cet État de proportions gigantesques, l'État romain,
État dont toutes les parties n'ont jamais été rendues
parfaitement homogènes entre elles, mais dont
toutes les parties, cependant, étaient réunies par des
liens plus étroits que ceux qui réunissaient les par-
ties des autres États de l'antiquité. Et la preuve eu
est que le colosse romain a résisté au choc des inva-
sions étrangères plus que les grands États asiati-
ques. Il était plus fortement constitué ; nous en
dirons en temps et lieu la raison. De là la solidité de
cet édifice commencé, il est vrai, par l'aristocratie,
mais achevé pendant que l'aristocratie perdait sa
bataille à Rome contre l'élément populaire.


Quoi qu'il en soit, il est vrai que l'État romain
nous offre, dans l'antiquité, l'exemple d'un grand
État qui a la prétention d'être un grand État unitaire.
Rome en a eu une autre, elle a précisément essayé
de réunir à la grandeur politique la grandeur intel-
lectuelle. Et sans doute, les monuments qu'elle a
laissés sont admirables pour nous. Mais cependant
qu'y a-t-il d'original à Rome, qu'y a-t-il de vérita-
blement romain? Les idées de l'État et du droit. Mais
dans le domaine de l'intelligence proprement dit,
dans le domaine de l'art, dans le domaine de la
science générale, Rome, au fond, n'a fait qu'imiter


TROISIÈME LEÇON.


la Grèce, elle n'a pas d'originalité propre; l'esprit
propre des Romains était un esprit essentiellement
politique, et ce que Rome nous a transmis comme
fonds propre, ce sont des idées qui se rapportent à
la politique et au droit. Dans les autres parties, elle
nous a transmis, sans doute, d'admirables richesses,
mais le principe n'était pas romain. On peut dire, je
le répète, que, dans l'antiquité, la réunion de ces
deux grandes originalités n'était pas possible pour
un même peuple.


Tels sont les essais les plus remarquables de l'an-
tiquité relativement aux États, dans le rapport de
leur forme extérieure. Mais cependant, et j'appelle ici
votre attention, quand nous considérons ces États,
même ceux qui en apparence sont les plus com-
pactes et les plus fermes, ne sommes-nous pas frap-
pés des maladies internes qui ne cessent de les
travailler? Ne sommes-nous pas frappés d'une cer-
taine faiblesse qui se révèle tout à coup, aussitôt
qu'un grand événement paraît les ébranler? Portez
vos regards en Asie, voyez ces grands États céder
tout à coup devant l'invasion des peuples nomades.
Ces peuples qui paraissaient si fortement constitués
se courbent et passent avec la plus grande facilité
sous le joug de la plus odieuse des servitudes, sous
la domination étrangère. L'étranger s'établit dans le
pays, le vainqueur au milieu des vaincus; il les sou-
met, les gouverne, en dispose à son gré. Ailleurs on
voit un État déchiré, démembré, jeté pour ainsi dire
en lambeaux, sans que ce déchirement soit du moins
honoré par d'illustres efforts. L'histoire grecque
n'est pas celle d'un État unitaire ; elle devait avoir




38 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


toute la faiblesse d'un État dont les liens étaient si
faibles. Mais, cependant, ces mêmes inconvénients
n'y sont-ils pas portés à un degré excessif?


Dépouillons un instant ces sentiments d'admira-
tion qu'on nous a inspirés clans notre enfance pour
l'histoire grecque ; résumons-la dans une ligne. A-t-
elle été autre chose qu'une longue guerre civile, une
longue guerre civile acharnée, suspendue, il est vrai,
par le plus magnifique des épisodes, la guerre contre
les Perses? Et cette guerre une fois terminée, lorsque
la guerre civile est devenue de plus en plus épou-
vantable en Grèce, ne doit-on pas s'affliger de voir
ces mêmes hommes, ces Grecs qui professaient un
si grand mépris pour les peuples qu'ils appelaient
barbares, qui avaient sous le rapport de l'intelli-
gence une si grande raison de les mépriser, ne doit-
on pas s'affliger de voir ces mêmes hommes cons-
tamment exposés aux séductions de l'étranger, se
vendre à l'étranger, traiter avec l'étranger contre
leurs frères? N'est-ce pas là le résumé de l'histoire
grecque?


Rome est sans doute l'État qui offra le plus de so-
lidité, qui a résisté le plus longtemps au choc des
attaques extérieures et intérieures. Et cependant, à
Rome aussi, cette lutte intestine n'a-t-elle pas existé
pendant six siècles? Qu'est-ce que l'histoire romaine,
si ce n'est la lutte entre les deux éléments dont se
composait l'État, en d'autres termes, une sorte de
guerre civile ?


Il y avait donc des vices cachés, inhérents à tous
les États du monde ancien. Que leur manquait.-il,
quelles sont les causes qui ont rendu ces premiers


TROISIÈME LEÇON. 39


essais si informes, si faibles, si exposés à succom-
ber sous les attaques intérieures ou extérieures ?
pourquoi, dans les monarchies asiatiques comme
dans tant d'autres États de l'antiquité, pourquoi
cette espèce de résignation passive, cette résistance
si molle à la domination étrangère? Eh ! Messieurs,
c'est qu'il manquait là, à la fois, et le sentiment et la
force, le sentiment de la nationalité pour résister, et
une organisation des forces nationales suffisante
pour réaliser la résistance. Ce sera le sujet d'une
autre séance; nous rechercherons ces causes, et nous
les trouverons dans les défauts de l'organisation
intime de ces mêmes États. Nous verrons que, même
là où l'on voit l'apparence, l'image d'un État uni-
taire, il n'y avait pas réellement unité. Nous verrons
comment l'unité ici manquait même extérieurement,
et comment ailleurs, si elle existait dans les formes
extérieures, elle n'existait pas dans l'organisation
interne de l'État. Nous verrons que, si certains
États ont si facilement disparu au premier choc,
c'est qu'il n'y avait pas d'intérêt vivace pour la dé-
fense; c'est que la lutte ne sé passait pas entre nation
et nation, entre peuple et peuple, mais qu'il n'y
avait qu'une partie du pays qui fût intéressée à la
résistance. Il n'y avait pas égalité d'intérêts, il n'y
avait pas égalité de droits, il n'y avait pas égalité
civile, même là où il Y avait unité extérieure et ma-
térielle. C'est dire qu'ici manquait l'unité matérielle,
et qu'ailleurs, si l'unité matérielle existait jusqu'à
un certain point, l'unité intime n'existait point et
que, par conséquent, les forces nationales se trou-
vaient paralysées. C'étaient des corps sans âme et




QUATRIÈME LEÇON


SOMMAIRE.


Vice capital inhérent à tous les États de l'antiquité et destructif de
toute unité intime, même là où semblait exister l'unité matérielle la
plus compacte ; absence (le toute idée de justice, de droit, d'égalité
civile. — Asservissement de la famille non-seulement chez les peuples
sauvages et chez les peuples barbares, mais même chez les peuples
civilisés. — Le fait de l'esclavage, si général qu'il était érigé en prin-
cipe par le philosophe et le jurisconsulte. — Système des castes. —
Classes privilégiées. — Patriciens et plébéiens.


MESSIEURS,


Les États anciens, même ceux qui paraissaient les
plus fermes et les plus compactes, l'histoire nous
les montre cependant travaillés d'un vice interne qui
ne cessait de les agiter, ou atteints d'une faiblesse
difficile à concilier avec leur force apparente, je veux
dire avec leur étendue, leurs revenus, leur popula-
tion. Quel est donc ce vice, quelle est cette cause
qui minait sourdement ou agitait sans cesse et sou-
vent brisait avec éclat ces vastes édifices?


On a beaucoup écrit sur la grandeur et la déca-
dence des États, et en se livrant à ces hautes re-
cherches, il est facile de se heurter contre deux


40 COUDS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sans vie. Et lorsque les peuples nomades se préci-
pitaient sur ces États, ils ne trouvaient qu'une sorte
de cadavre dont ils pouvaient facilement occuper la
place et qu'ils pouvaient facilement fouler aux pieds,
parce qu'il n'y avait pas là de véritable nation ; et
là où il n'y a pas de véritable nation, il ne peut y
avoir de véritable force.




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


écueils; il est facile de céder trop tôt à l'attrait
d'une idée systématique, au désir de faire plier tous
les faits de l'histoire sous une seule idée, au désir
d'expliquer toutes choses par une cause unique. Il
est facile aussi, et il est plus contraire encore à la
bonne observation et à la saine critique, de vouloir
tout expliquer par les faits secondaires, par les
influences personnelles et accidentelles. C'est là,
évidemment, s'arrêter à la surface des choses.


Interrogeons d'abord la nature même des choses,
et cherchons à saisir un fil conducteur.


Sans doute, il est parfaitement vrai qu'un État,
lors même qu'il serait bien constitué. qu'il aurait
une organisation saine et vigoureuse, pourrait périr
par un accident, comme un individu que frappe une
calamité imprévue, ou par la violence d'un voisin
devenu tout à coup trop puissant pour lui. Sans
doute encore, il est possible, et on l'a vu, qu'un État
ayant une bonne organisation morale, un État où les
rapports entre les parties qui le constituent étaient
assez rationnellement déterminés, succombe cepen-
dant par cela seul qu'il ne réunit pas à cette bonne
organisation des conditions extérieures d'existence,
de force, de puissance suffisantes, les moyens maté-
riels nécessaires à la vie des nations au milieu des
événements politiques du monde. Enfin, il est en-
core vrai, et l'histoire l'a prouvé, qu'un État, lors
même que les principes de l'organisation sociale
chez lui seraient rationnels, pourrait succomber aux
vices, à la faiblesse de son organisation politique, si
le lien politique qui réunit les diverses parties de
l'État se trouvait trop lâche pour qu'il y eût dévelop-


QUATRIÈME LEÇON. 43


peinent suffisant de force et d'activité dans l'État
lui-même. Ainsi, on l'a souvent dit, c'est une ques-
tion que nous retrouverons en temps et lieu, c'est là
le danger auquel sont exposés les États fédératifs.


Il faut tenir compte de ces causes de désordre, de
dépérissement, de chute ; elles peuvent expliquer
tel ou tel événement ; elles agissaient même avec
plus de force dans le monde ancien, par cela seul
qu'il était nouveau, par cela seul qu'il se trouvait en
présence de difficultés et d'obstacles qui, fort heu-
reusement, ont disparu aujourd'hui, du moins dans
la partie civilisée du monde. Ainsi nous ne sommes
pas flanqués, pour ainsi dire, de peuples nomades
pouvant à chaque instant menacer l'existence des
États régulièrement constitués. Les arts ne sont pas
à l'état d'imperfection où ils se trouvaient encore
dans l'antiquité et, en conséquence, les moyens de
subsistance et l'équilibre nécessaire entre ces moyens
selon la localité et le pays, sont chose plus facile à
réaliser chez nous que chez les peuples anciens,
exposés sous le rapport économique aux plus
grandes calamités, qui déterminèrent plus d'une fois
le déplacement de populations entières. Il faut donc
tenir compte de ces causes, lorsqu'on étudie le
monde ancien. Rome aurait pu périr par les Gaulois
ou par les Cimbres.


Mais là où ces accidents n'ont pas eu lieu, là où
d'ailleurs se vérifiaient toutes les conditions exté-
rieures de vie, de force, de puissance ; enfin, pour
rendre la question encore plus simple, pour la déga-
ger de plus en plus de tout élément qui puisse en
troubler l'examen, là où le lien fédératif ne venait




44 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pas affaiblir les forces naturelles du pays, c'est
ailleurs que dans les faits que nous venons de rappe-
ler qu'il faut chercher les causes intimes de cette
faiblesse, de ces agitations, de ces déchirements,
de ces luttes intestines que l'histoire nous montre
constamment dans les États dont je parle. C'est à
d'autres faits qu'il faut demander pourquoi ces
grands États asiatiques, par exemple, pliaient si
facilement et, disons-le, si honteusement sous le
joug de la conquête étrangère. C'est à d'autres faits
qu'il faut demander pourquoi tant d'autres États,
Rome elle-même, étaient si souvent déchirés par
des luttes intestines, si constamment travaillés par
un malaise social. Que leur manquait-il ? Évidem-
ment, il y avait là un état de choses anomal, il man-
quait quelque chose à leur organisation sociale.


Je n'hésite pas à le dire : interrogez l'histoire, elle
vous répondra qu'il leur manquait la justice. Il leur
manquait la justice, le droit ; il leur manquait le res-
pect du droit de tous, il leur manquait l'égalité
devant la loi. Ils avaient à la place ce qui est l'opposé
de toute justice, le privilége d'un côté, l'asservis-
sement de l'autre. Il suffit d'un coup d'oeil très-ra-
pide sur les faits généraux de l'histoire du monde
ancien pour arriver à reconnaître cette vérité; et
cette vérité une fois reconnue, les conclusions sont
faciles, faciles en tant qu'explication des événements
du monde ancien, faciles en tant que point de départ
pour une théorie fondée sur l'observation des faits.
Nous arriverons ainsi à reconnaître par l'observa-
tion et. l'expérience historique quelles sont les vraies ia
conditions de la bonne organisation d'un État, et


QUATRIÈME LEÇON. 45


nous pourrons alors, par le simple procédé du rap-
prochement et de la comparaison, reconnaître com-
ment et jusqu'à quel point ces conditions se trou-
vent réalisées dans l'État que nous devons étudier,
dans l'État dont nous avons le bonheur de faire par-
tie, dans l'État français.


Il serait inutile de vous parler longuement du
monde ancien, à l'état sauvage et à l'état barbare ;
ces mots seuls ont résolu la question dans votre
esprit. L'état sauvage et l'état barbare sont des états
d'ignorance, d'égoïsme, de force brutale, et il y aurait.
une étrange contradiction à chercher là aucune no-
tion de justice, d'équité, de droit. L'époque des
romans sur les rares vertus des sauvages est heureu-
sement passée ; on sait aujourd'hui à quoi s'en tenir
là-dessus, et aujourd'hui même il existe encore assez
de peuples ayant le malheur de vivre à l'état sauvage
pour que les relations anciennes puissent être con-
trôlées par l'observation de nos jours.


Chez les sauvages, il n'y a qu'une source de puis-
sance et de gloire, comme ils l'entendent, c'est la
force matérielle ; c'est encore l'adresse, qui n'est
qu'une forme de la force personnelle. C'est là le
principe, et les conséquences ont toutes été les
mêmes : l'asservissement de la famille, l'asservisse-
ment de la fémme, l'asservissement des enfants en
bas âge, l'asservissement des serviteurs, là où il y
en a. lin publiciste l'a dit avec raison : « Chez les
peuples sauvages, la femme est une bête de somme,
un instrument de travail » . Et il ne faut pas s'imaginer
que l'humanité, que la pitié naturelle, supplée chez
eux au développement du sentiment de la justice et


z."





46 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à la notion du droit. Le sauvage est essentiellement
égoïste, et il est égoïste parce qu'il se trouve sous
l'empire des besoins matériels, parce qu'il est sou-
vent en rapport avec ce que les besoins matériels ont
de plus cruel, avec la famine. Heureux aujourd'hui
dans la chasse, il se gorge de nourriture, et dans son
imprévoyance il s'expose à périr d'inanition plus
tard. Cette lutte avec les besoins matériels les plus
pressants rend naturellement le sauvage dur et
égoïste.


Mais jetez un regard même sur les peuples pas-
teurs, dont les moeurs sont plus douces, jetez un
regard même sur ces peuples qui menaient la vie
patriarcale. Sans doute, l'égalité était là moins ou-
tragée qu'ailleurs, mais elle était loin d'être res-
pectée. La puissance du père à l'égard des enfants
mâles était tempérée par les liens de famille. Ainsi,
les aînés d'anciens serviteurs acquéraient une cer-
taine.


prépondérance ; de là le droit d'aînesse et ses
priviléges. Ce n'étaient là nullement des idées nobi-
liaires, ce n'étaient point de ces idées auxquelles on
a dû les primogénitures, les majorats, c'était le droit
de la force. L'aîné avait un droit, parce que, né le
premier, il était le plus fort des enfants. Aussi,
ouvrez l'histoire la plus ancienne, lisez le Deutéro-
nome, vous y trouvez ces expressions au sujet de
l'aîné : « Il est le commencement de sa force, le
droit d'aînesse lui appartient ». Mais les filles, dans
ces mêmes familles, n'étaient pour ce père, pour ce
frère aîné, qu'un objet de spéculation. On les donnait,
ou, pour parler plus juste, on les vendait à celui des
prétendants qui pouvait en offrir le meilleur prix.


QUITRIEME LEÇON. 47
VOUS trouvez encore la preuve de ce fait dans le
livre que je viens de citer.


Les peuples barbares qui ont fait encore un pas
dans la carrière de la civilisation, vous offrent égale-
ment le spectacle constant d'une famille organisée
dans l'intérêt égoïste d'un chef: sa toute-puissance
est la même.


Lorsqu'on y réfléchit, on comprend que l'organi-
sation équitable de la famille, que l'organisation de
la famille dans l'intérêt de tous ses membres, est
peut-être le plus grand effort de la civilisation. C'est
peut-être un effort impossible partout où le christia-
nisme n'est pas établi. Et la raison en est facile à
concevoir. La famille vous présente, d'un côté, force
et habitude du commandement, et de l'autre, fai-
blese et habitude de l'obéissance, et tout cela sans
contre-poids, sans contrôle. Voilà le fait, qu'on peut
appeler matériel, de la famille. Or ôtez le sentiment
moral, ôtez le sentiment du devoir et de la justice,
peut-il rester autre chose qu'une véritable tyrannie,
une véritable oppression au profit du chef? De nos
jours encore, ce qui est le plus difficile à réprimer,
ce sont les faits de tyrannie domestique. Ils sont peu
communs. il est vrai, mais s'il s'en présente, la puis-
sance publique est en quelque sorte embarrassée
lorsqu'il faut pénétrer dans le foyer domestique. Et
pourtant, quelle différence ! Que de lumières, que
de ressources sociales, politiques, morales, reli-
gieuses n'offre pas notre société en comparaison
de la société dont nous parlons; société non orga-
nisée, ou organisée de manière à chercher non des
remèdes, mais des excuses àu npareil état de choses!




48 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Cet état de la famille existait encore à plus forte
raison là où le despotisme politique justifiait, en
quelque sorte, le despotisme domestique. La tyrannie
de la famille existait à plus forte raison là où régnait
la polygamie, dans les pays où le mépris de l'espèce
humaine est absolument dépouillé de toute dignité,
car c'est là le premier effet de la polygamie. Aussi, le
publiciste dont je viens de parler poursuit ainsi sa
pensée : « Chez les peuples sauvages, la femme est
une bête de somme, un instrument de travail ; chez
les peuples barbares, elle est un animal de ména-
gerie, un instrument de plaisir pour les hommes, et
rien de plus ». Or, je vous le demande, comment
parler de justice, de droit, d'égalité devant la loi, là
où la femme est asservie, est dégradée, là où la
famille est soumise à l'empire de la force, là où la
famille est organisée exclusivement dans l'intérêt du
chef?


Prenez dans le monde ancien telle époque, tel
État que vous voudrez; prenez l'état sauvage, l'état
barbare, ou l'état civilisé ; prenez même les États les
plus civilisés du monde ancien, vous arriverez cons-
tamment à la vérification du même fait : privilége
d'un côté, asservissement de l'autre, absence de jus-
tice et de droit.


Qu'était la femme en Afrique et en Asie, si ce n'est
une esclave mise souvent au-dessous de certains
animaux? En Europe la situation était moins défa-
vorable. Les Grecs n'avaient pas le harem de
l'Orient, mais ils avaient le gynécée, et tandis que la
mère de famille était ainsi recluse, les honneurs do
la société étaient faits par des courtisanes. Les Ro-


QUATRIÈME LEÇON.
49


mains, dans les temps les plus anciens, plaçaient la
paissance maritale sur la même ligne que la puis-
sance paternelle (et vous savez tout ce que la puis-
sance paternelle avait d'exorbitant); la femme deve-
nait la soeur de ses enfants, la fille de son mari, et
la tutelle perpétuelle pour les femmes était établie
à Rome.


nlsd ode cette femme romaine qui a commencé
par être sous la puissance absolue de son mari, a fini
par briser tous ses liens ; sans cloute le jour est ar-
rivé où le descendant des Calons, où le vainqueur du
monde, courbait son dos sous la sandale de la femme
romaine que nous a dépeinte Juvénal ; le jour est
arrivé où la femme romaine courait au Cirque et levait
un doigt inhumain pour que le gladiateur pliât avec
grâce ses formes athlétiques en recevant le coup
mortel. C'est là la conséquence, oppression au-
jourd'hui, licence demain ; aujourd'hui privation de
tout droit, plus tard absence de toute retenue et perte
de la plus belle des qualités, la pudeur.


Mais entrons plus avant dans la société des an-
ciens. Je n'ai qu'un mot à prononcer, un seul mot.
L'esclavage était un fait général dans l'antiquité.
C'était un fait général au point que le philosophe
l'érigeait en principe, il , était général au point que le
J urisconsulte romain le proclamait un fait du droit.
des gens, après avoir défini le droit des gens : « Celui
que la raison a établi pour tous les hommes ». Et
d 'où venait cette singulière doctrine? De ce que
l'antiquité n'avait jamais vu un fait contraire, de ce
qu'elle ne connaissait pas de société sans esclaves.
C 'était donc le résultat de l'observation d'un fait. Et,


4




50 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pour le dire en passant, fiez-vous maintenant à la,
pure observation des faits matériels, tirez de la pure
observation des faits matériels des conséquences de
droit et de justice. Vous arriverez, comme quelques
personnes l'ont fait même, il faut le dire, de nos
jours, à cette conclusion, que l'esclavage, chez les
peuples anciens du moins, était légitime. Eh! non, il
ne l'était pas, il ne l'était pas plus cincles massacres
et les pillages des peuples sauvages. Et parce que,
selon notre calendrier, à nous, une nation tarde à se
développer au sein de l'humanité, parce qu'il a fallu
la lumière du christianisme pour faire reconnaître
aux hommes que l'esclavage est une iniquité, parce
que ce crime a été commis pendant des siècles,
en conclurons-nous qu'il était légitime chez les
peuples anciens? Nous en conclurons que les peuples
anciens avaient le malheur d'être étrangers aux vé-
ritables notions du droit et de la justice, et d'avoir
développé une civilisation qui n'a pas porté seg.
fruits.


Et cela s'explique ; l'esclavage, vous le savez tous,
a été, ce qui ne veut pas dire un droit, l'esclavage a
été un adoucissement dans les'meeurs. Car, dans les
premiers temps, les hommes se regardaient comme
des ennemis, et ne concevaient d'autre résultat du
choc de nation à nation que l'extermination des
vaincus. Ouvrez les livres les plus anciens, vous verre'',
que le chef du peuple j u if n'avait pas conçu la conqi
d'une autre manière que par l'extermination. MO ►e
semble avoir cru que le pays où il voulait établir son
peuple ne lui appartiendrait qu'après l'entière des-
truction des Edomites, des Moabites et des autres


QUATRIÈME LEÇON.
51


peuples qui l'habitaient, et ce ne fut pas la faute de
ses successeurs s'ils n'y réussirent pas compléte-
ment.Qu' était donc l'esclavage? Un moyen d'épargner
la vie de ceux qu'on exterminait auparavant et, il faut
Je dire, un puissant moyen de fixer les peuples no-
mades et de leur donner ainsi un commencement de
civilisation.


Je ne résiste pas au désir de vous faire pari d'un
fait qui m'a été affirmé par des hommes éminents de
l'Amérique du Nord.


Vous avez entendu parler de la résistance de la
race rouge aux tentatives de civilisation. C'est au
point qu'à tort ou à raison, on a pensé qu'elle n'était
pas civilisable, qu'elle devait tôt ou tard disparaître
devant le flot de la civilisation européenne. Eh bien,
une tribu de cette race s'est fixée, a pris des demeures
fixes; a quitté la vie de chasseurs et de pasteurs
pour embrasser la vie agricole. C'est une tribu qui,
ayant fait irruption dans une colonie trop avancée
de blancs, mais de blancs ayant des esclaves, mas-
sacra tous les blancs et se trouva en présence de ces
esclaves. Elle les garda comme esclaves, et alors elle
fixa sa demeure, parce qu'elle ne travaillait pas,
parce que les esclaves travaillaient pour elle, et que
la fixité se conciliait ainsi avec son penchant à l'oisi-
veté. C'est là la grande difficulté du passage de la vie
errante à la vie civilisée: Les sauvages méprisent la
Vie des champs parce qu'elle exige du travail ; mais
ceux-là trouvaient des champs et des machines hu-
maines pour les exploiter, ils jugèrent la vie agri-
cole excellente, et se fixèrent.


Ainsi, vous voyez comment le fait de l'esclavage a




52 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pu contribuer à fixer les peuples nomades. Mais, quoi
qu'il en soit de ce fait et des conjectures qu'on pour-
rait en tirer, il n'est pas moins vrai que l'esclavage
était un fait général chez les peuples de l'antiquité.
Or, l'esclavage est-il compatible avec les idées de
justice?


Qu'est-ce donc que cette civilisation tant vantée
des Romains et des Grecs ?


Permettez-moi une observation que je crois fondée.
La culture ne change pas les semences qui se trou-
vent dans le sein de la terre, elle leur aide à se déve-
lopper, à porter leurs fruits. De même, dans le monde
ancien, les peuples barbares avaient pour ainsi dire
fondé les bases de la société; l'esclavage en était une,
l'organisation de la famille telle que je l'ai indiquée
en était une autre. Je vais plus loin, je crois qu'il y a
un autre fait, le fait des castes, qui remonte à l'état
de peuple barbare. Voilà comment les sociétés pri-
mitives se trouvaient organisées. Elles se sont ensuite
civilisées, il est vrai ; ces germes se sont développés,
les produits se sont plus ou moins épurés ; ces prin-
cipes, on a tâché de les rendre moins contradictoires
à la civilisation, mais ils sont restés les mêmes. Il
faut qu'un germe qui se trouve au sein de la société
porte ses fruits jusqu'à ce qu'il s'épuise. C'est une
période de civilisation qui se termine alors; il survient
une révolution sociale qui jette un germe nouveau
au sein de la société, et une nouvelle civilisation ar-
rive pour développer le nouveau germe. La civilisa-
tion du monde ancien a fait ce qu'elle pouvait faire,
les données fondamentales de la société ancienne se
sont développées, ont produit leur conséquence sous


QUATRIÈME LEÇON. 53


la form e asiatique, égyptienne, romaine ou grecque;
mais les germes communs se retrouvent partout ; ils
sont modifiés par le génie des peuples, mais la so-
ciété ne change pas de principes ; elle améliore, elle
épure, mais il n'y a pas de véritable révolution, et il
faut une révolution sociale pour que ces germes
disparaissent et que d'autres germes se développent.


Cette révolution est arrivée, elle a commencé le
j our même où l'aurore du christianisme a commencéà poindre au milieu des saturnales de la force et du
désordre. Alors a commencé à s'élaborer un nouveau
principe qui devait féconder le monde. Mais les an-
ciens développaient les germes qu'ils possédaient et
n'avaient pas le principe sacré de la justice, du
droit, de l'égalité devant la loi.


J'ai nommé les castes, c'est un autre des grands
faits généraux de l'antiquité. Je n'ai pas à rechercher
ici quelle est la cause première de l'histoire des
castes. Les uns l'ont attribuée à la beauté physique
des races privilégiées, les autres à la conquête; on
l'a attribuée aussi aux classes intermédiaires ou
métis, produites par la superposition d'une conquête
à une autre conquête; enfin, on l'a attribuée au pen-
chant naturel que l'homme a, dit-on, surtout dans
certains climats, à regarder les enfants des prêtres
comme des hommes privilégiés, et certains hommes,
condamnés à se nourrir d'une nourriture de rebut,
Comme des êtres impurs. Quant à nous, la cause de
l 'institution des castes ne nous intéresse pas pour le
moment, c'est le fait général que nous prenons ; le
système des castes occupait à peu près toute l'Asie,
l'Inde, la Bactriane, l'Égypte. Vous connaissez les




M
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


castes des prêtres, des guerriers, des cultivateurs,
des parias. Ouvrez la (législation de l'Inde telle
qu'elle est encore aujourd'hui, et vous y lirez
L'Être suprême tira Brahma de sa tête, le guerrier
de ses bras, le cultivateur de ses cuisses, Soudra
ses pieds. D'où la conclusion que le droit naturel de4
Soudra est la servitude ; il est né pour servir Brahma,
le guerrier et le cultivateur. Voilà ce que vous lirez
dans la législation de l'Inde. Il n'est pas un de vous
qui ne sache les barrières infranchissables qui sépa-
raient une caste de l'autre ; le principe des castes
domine cette législation tout entière ; selon la caste,
le droit est différent, les obligations différentes, le
crime différent, la pénalité différente ; le principe de
la caste domine tous les faits les plus essentiels
comme les moindres faits ; il prend l'homme au ber-
ceau, ne le quitte qu'à la tombe et le condamne à
tout jamais à rester ainsi parqué dans la caste où il
a été placé.


Voilà le système des castes, qui a occupé une si
grande partie du monde et qui existe encore en Asie.
Je le sais, on ne le retrouve guère en Europe, même
dans le monde ancien, du moins avec cette force,
cette rigidité. Sans doute, ce serait une grande exa-
gération que de dire qu'il y avait à Rome le système
des castes ; mais les patriciens romains ne se pro-
clamaient-ils pas hautement tanquam e ccelo de-
missi, n'affectaient-ils pas le mépris le plus profond
pour les plébéiens, ne leur avaient-ils pas refusé le
connubium, ne proclamaient-ils pas hautement que
toute union avec ces familles était une union mons-
trueuse, sacrilége, impure? Ne leur refusaient-ils pas


QUATRIÈME LEÇON.


joute participation au privilége des sacra, aux char-
„es publiques? N'est-ce pas là l'histoire de Rome


tout entière, et cette lutte n'a-t-elle pas duré des
Sièclesje suis parfaitement convaincu que ce sont les
conquêtes de Rome qui ont fait naître cette classe
plébéien ne que nous trouvons si vivace, si tenace, si
ferme dans son droit, et en même temps si adroite
dans la manière de le faire valoir. C'est là, sans
doute, un fait singulier, unique dans l'histoire. Mais
qu'étaient les plébéiens romains? C'étaient les classes
les plus avancées, les plus éclairées des peuples con-
quis du Latium, de l'Italie, transportées au com-
mencement à Rome. C'était un moyen de subjuguer
le pays; mais heureusement il préparait à Rome un
foyer de résistance, il préparait à Rome une classe
plébéienne assez forte, assez énergique pour que le
patricial Kit renversé. Mais ce fut une lutte de plu-
sieurs siècles.


Et quand on a dit Rome, qu'a-t-on dit? Ne nous
faisons pas illusion, on a dit une ville avec une ban-
lieue gouvernant tout à son gré, faisant la conquête
du monde ; c'est la municipalité romaine qui a con-
quis le monde. Et qu'étaient les provinces? Y avait-
il égalité de droit entre le citoyen romain qui se
rendait au Forum et le Sicilien livré à Verrès, et les
misérables provinces qui avaient pour toute garantie
un magistrat revêtu du pouvoir civil et militaire?


Nous le savons tous, le jour est enfin arrivé, après
bien des luttes, après les guerres sociales, après les
guerres d'esclaves de toute nature, ayant toutes leur
principe dans l'absence de l'égalité devant la loi, le




36 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


jour est enfin arrivé où l'on jetait au monde romain
le droit de cité, l'égalité. Oui, quand ils n'avaient
plus de valeur, quand le despotisme militaire s'était
déjà assis sur le monde romain, quand ce n'était
plus qu'un moyen de gouverner plus à l'aise, de
tyranniser plus à son gré, quand la décadence frap-
pait déjà à la porte du monde romain, et que désor-
mais son histoire n'était plus celle d'un État vital et


• puissant.
Telle est la vérité des faits sur le monde ancien.


Que manquait-il donc, encore une fois, à ces États?
Je l'ai dit : la justice, le droit, l'égalité devant la loi.
Et comment cela pouvait-il amener leur ruine, et
comment cela peut-il nous conduire à reconnaître
quelles sont les conditions vitales de l'organisation
sociale, c'est ce que nous verrons à la séance pro-
chaine.


CINQUIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Le privilège était une des idées dominantes de l'antiquité et s'opposait
à la formation d'une unité nationale forte et compacte. — L'incor-
poration politique d'un pays était impossible même dans les États
non despotiques, parce que les anciens ignoraient le système de
représentation. — Notion de l'unité. — Unité absolue, unité relative.
Exemples d'unités relatives dans le monde physique et dans le monde
moral. —Nécessité de concilier dans les associations civiles l'activité
propre de l'homme avec l'unité de l'État. — Solutions illégitimes du.
problème dans le monde ancien; gouvernement de Sparte. — Con-
ditions internes et externes de l'unité nationale. Les conditions inter-
nes comprennent principalement la race, la langue, la religion et la
civilisation. — Difficultés que présente pour la formation de l'unité
nationale la diversité soit des races, soit même des familles dans la
même race. — Même examen en ce qui touche la langue.


MESSIEURS,


Un homme qui tient le premier rang parmi les
plus éminents publicistes, Montesquieu, a dit : u Ce
D qu'on appelle union clans un corps politique est


une chose très-équivoque; la vraie est une union
d'harmonie qui fait que toutes les parties, quelque
opposées qu'elles nous paraissent, concourent au
bien général de la société, comme les dissonances




D


D


58 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dans la musique concourent à l'accord total....
Dans l'accord du despotisme asiatique, il y a tou-
jours une division réelle. Le laboureur, l'homme-
de guerre, le négociant, le magistrat, le noble, ne
sont joints que parce que les uns oppriment les
autres sans résistance, et si l'on y voit de l'union,
ce ne sont pas des citoyens qui sont unis, mais
des corps morts ensevelis les uns auprès ,des au-


» tres' ».
Il y a une grande vérité, une vérité fondamentale


pour ce qui concerne l'organisation des États dans
ces paroles du grand publiciste français. Pour qu'il
y ait une union vraie, une union sociale véritable,
réelle, il ne suffit pas que cette union existe en :ap-
parence dans l'ensemble, il faut qu'elle existe entre
les éléments divers qui constituent l'État. Ainsi,
d'après Ies indications rapides que nous avons don-
nées dans la leçon précédente, quelle union pouvait-
il y avoir clans les États de l'antiquité? Certes, ce
n'était pas cette union vraie, cet accord dont parle
Montesquieu, qu'on pouvait trouver dans les États
où il y avait absence du véritable droit, du respect
pour le droit de chacun, absence d'égalité civile. On
ne pouvait la trouver dans les États où le principe
dominant était, au fond, l'exploitation de l'homme
par l'homme, l'asservissement des uns au profit
exclusif des autres.


Fixez votre attention sur l'organisation politique
des États de l'antiquité, partout, en toutes choses,
vous retrouvez le même fait général, l'asservisse-
' Considérations sur les causes de la. grandeur et la décadence des


Romains, chap. ix.


CINQUIÈME LEÇON.
59


ment des uns au profit des autres, le privilége d'un
côté, la servitude de l'autre. Ici, vous voyez, l'his-
toire à la main, une caste qui opprime une autre
caste; ailleurs, c'est une ville qui opprime toutes les
autres villes de l'État ; ailleurs ; c'est une province
qui exerce la tyrannie sur les autres provinces,
ailleurs, c'est un État qui devient oppresseur de
tous les États qui ont le malheur de s'allier à lui.
Athènes opprime les États confédérés, dès qu'elle
se trouve nantie d'une force, d'une puissance suffi-
sants. Le nom d'associé du peuple romain était
devenu, à la lin, une sorte de dérision, d'insulte; les
peuples associés du peuple romain étaient des peu-
ples livrés à la merci de la municipalité de Rome, qui
les exploitait uniquement à son profit.


Et il ne faut pas s'en étonner. Ainsi que nous
l'avons dit en parlant de l'esclavage, nul de nous ne
voudrait, par les faits, justifier un abus. Mais chacun
de nous reconnaîtra facilement que cet établisse-
ment général du privilége, que cet abus général de
la force était inévitable, dès le moment que cela
formait une des idées dominantes dans l'antiquité
et un des principes qu'on puisait dans l'arrangement
même de la famille. Quand la notion du droit se
trouve pour ainsi dire empoisonnée à sa source
même, quand l'esprit humain s'égare dès le commen-
cement de sa course, il est inévitable qu'il s'égare
de plus en plus. Il était donc tout simple que le
principe de l'asservissement des uns par les autres
se trouvât appliqué à tout, en toutes choses et
en tout temps. Mais par cela même, la formation
(l'une véritable unité nationale, forte et compacte,




CINQUIÈME LEÇON. 61


p


as incorporation par cela seul qu'un pays est con-
quis par un autre, par cela seul qu'il est matérielle-
ment attaché à un autre pays, qu'il dépend de
l'administration du pays conquérant, il n'y a pas
incorporation, il y a seulement juxtaposition.


A-t-on jamais pu dire sérieusement de nos jours
que la Grèce était incorporée à la Turquie? L'Italie
septentrionale est-elle incorporée à l'Autriche? Non,
certainement, Messieurs, on n'a pas pu le dire, parce
que l'incorporation suppose l'assimilation. Or, l'as-
similation n'est possible que dans certains cas, à
certaines conditions. Eh bien, ces conditions, ces
moyens d'assimilation et par là d'incorporation, qui
sont si souvent méconnus, môme de nos jours,
l'étaient encore plus dans le inonde ancien.


Et même, on peut le dire, toutes les fois qu'il
s'agissait d'un État qui n'était pas un État despo-
tique comme les États asiatiques, comment une
véritable incorporation même politique aurait-elle
pu s'opérer? Comment Rome aurait-elle pu, dans ses
beaux jours, avant l'établissement du despotisme
impérial, mettre sur la même ligne les pays dont
elle faisait ou dont elle avait fait la conquête? Il
aurait fallu pour cela que les habitants de l'Espagne,
des Gaules, de l'Asie, des côtes septentrionales de
l'Afrique, fussent placés sur la même ligne que les
Romains proprements dits, que les bourgeois de
Rome. Eh bien, même à ne considérer que le rap-
port politique, qu'aurait-il fallu ? Il aurait fallu le
système représentatif. Pouvait-on, en effet, amener
aux comices romains cet Asiatique, ce Gaulois, cet
I bérien ? Non ; dans un État qui n'était pas soumis à .r.""I'


s-
eS:


(e,


60 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


devenait impossible en tout temps et en tout p.
avs


car la nature humaine ne se laisse pas comprimer
comme la matière, elle est dépourvue d'élasticité et
résiste toujours plus ou moins lorsqu'on veut la
jeter violemment hors de sa voie. Il y a résistance,
tantôt sourde, tantôt manifeste et éclatante. Et là
même où il n'y a pas résistance active, il y a, et
l'histoire de l'antiquité en offre des exemples bien
remarquables, il y a chez les classes opprimées un
manque d'action, de concours pour le bien et pour
la défense de l'État. Il ne saurait y avoir unité forte
et . énergique lorsqu'une partie de l'État assiste à sa
ruine, en quelque sorte, comme on assiste à un
spectacle dans lequel on n'a pas d'intérêt.


Et'je m'empresse de l'ajouter, ce vice capital
n'était pas le seul qui chez les peuples de l'antiquité
minait constamment les fondements des États.
Nous l'avons déjà fait remarquer, par la nature même
des choses, et d'après la marche que l'esprit hu-
main a dû suivre, les peuples de l'antiquité n'agis-
saient encore qu'instinctivement, ils sentaient qu'ils
fallait se constituer en corps de nation aussi forte-
ment organisé que possible. Mais il n'y avait en-
core rien de rationnel, de net, de distinct dans cette
organisation. Aussi, lorsque le jour de la lutte arri-
vait, lorsque le choc des peuples s'opérait, chocs si
fréquents par la condition économique des peuples
anciens, la conquête, l'agrégation, la réunion s'opé-
rait, je le répète, selon le cours des faits matériels
et sans être dirigée par aucun principe rationnel. Ils
ne connaissaient, véritablement pas ce que c'est
qu'incorporer un pays à un autre pays. Car il n'y a




62 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


la forme despotique, il n'y avait que le système
représentatif qui pût rendre possible jusqu'à un
certain point une incorporation sous le rapport
politique. Restaient les difficultés de l'incorporation
morale, la langue, les moeurs, les habitudes, les
coutumes. Mais, même pour l'incorporation poli-
tique, il aurait fallu connaître le système représen-
tatif.


Or, quoi qu'on ait dit, les anciens n'en avaient au-
cune connaissance; c'est une idée qu'on peut leur
prêter, mais qu'on ne retrouverait jamais chez eux,
car ce n'est pas avoir connu le principe de la repré-
sentation que d'avoir eu quelques idées relatives au,i,
mélange de trois formes de gouvernement, monar
chique, aristocratique et démocratique. Sans doute
on peut retrouver quelques traces de ces idées-là
chez les anciens ; mais le principe de la représenta-
tion est encore autre chose. Qu'importe qu'on ait
conçu l'idée d'organiser une ville avec le mélange
des trois éléments, monarchique, aristocratique et
démocratique, si l'on ne connaisséit pas le moyen de
faire en sorte que les parties les plus éloignées pus-
sent concourir à cette organisation ?


Aussi voyez-vous que les Romains, quand ils ont
étendu le droit de cité, n'avaient conçu d'autre ma-
nière d'appeler les habitants de l'Italie à prendre
part aux affaires publiques que de les faire arriver
aux comices. Mais la distance était pins considérable
qu'aujourd'hui, et ce qu'on pouvait faire à la rigueur
pour les Italiens, ne pouvait être fait pour les habi-
tants de la Gaule et de l'Espagne.


C'est ainsi que par (les raisons diverses; niais es-


CINQUIÈME LEÇON. 63


sentiellement, je le répète, par l'absence de l'égalité
civile, il n'y avait pas d'unité nationale forte et com-
pacte chez les peuples anciens ; c'est ainsi que tous
les États de l'antiquité étaient constamment minés
par des vices secrets dont ils ne pouvaient se débar-
rasser dans .l'ordre des idées de leur civilisation.


Maintenant, partons de ces observations pour
essayer de nous faire une idée nette de cette unité
nationale dont nous parlons, des conditions qu'elle
suppose, des conditions qu'elle exige. Tûclions de
tirer parti des faits que nous avons rapidement
énumérés.


Nous avons tous la notion de l'unité; nous pou-
vons même concevoir l'unité sans parties, l'unité
absolue; ainsi, Dieu, l'âme. Mais nous concevons
plus facilement encore l'unité relative, contingente,
qui résulte de plusieurs parties liées entre elles,
coopérant toutes au même but, obéissant à une loi
commune, et ne conservant d'autre activité propre
que celle qui est nécessaire à l'ensemble ou qui, du
moins, ne peut le déranger. Elle peut n'être pas tou-
jours aussi complète, car dans le domaine du relatif,
il y a toujours du plus et du moins ; mais toutes les
fois qu'elle existe, il y a entre les différentes parties
dont elle se compose un ordre, un enchaînement,
une dépendance réciproques ; il y a enfin une organi-
sation, un système.


Nous trouvons partout des exemples frappants
de cette unité relative ; nous en trouvons dans le
monde physique et dans le monde moral.


Nous en apercevons à chaque instant dans les
merveilles du monde astronomique. C'est cette




6,1 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


liaison admirable des parties entre elles, c'est •la
précision, l'harmonie de ce grand tout • avec ses
éléments divers, qui frappe nos esprits, domine nos
imaginations, parle à nos sentiments. Et quand nous
portons nos regards sur nous-mêmes, sur ce frêle
corps que nous habitons, sur cette enveloppe si
faible et en même temps capable de tant d'efforts,
ce que nous admirons encore avant tout, c'est
l'unité résultant de la coordination de tant de parties
diverses.


Dans le monde moral, nous voyons d'abord la
famille, ce fait social si général, ce fait que nous
retrouvons à toutes les époques de l'histoire de
l'humanité. C'est encore l'unité par la coordination
des parties. Et les associations que l'homme imagine
pour satisfaire à tel ou tel besoin ne sont pas autre
chose. L'homme crée une unité en coordonnant entre
eux les divers éléments, les divers intérêts, les acti-
vités diverses. Sans cela, rien n'est possible, tout
est désunion, les forces sont éparpillées et les résul-
tats nuls.


Mais, entre les unités relatives du monde physique
et celles du monde moral, il existe une différence capi-
tale : c'est que, dans ces dernières, il faut toujours.
faire entrer comme élément essentiel la libre activité
de l'homme, et par conséquent la moralité de ses
actions et sa responsabilité. Aussi les associations
humaines ne sont-elles jamais soumises aux lois
inaltérables de la nécessité comme celles du monde
purement matériel. Il y a plus de variété, il y a des
troubles, des désordres, des aberrations, mais aussi
des améliorations, des progrès, parce qu'if y a là


CINQUIÈME LEÇON. 65


les principes constitutifs de la nature humaine : la
raison et la liberté, l'intelligence et l'activité libre et
spontanée.


L'organisation de l'unité humaine, si je puis parler
ainsi, doit avoir pour résultat la dépendance, la con-
nexion des parties ; sans cela point d'unité. Mais
cette dépendance, cette connexion des parties, doit
être conciliée avec l'activité propre de l'homme,
avec la moralité de ses actions. L'homme doit entrer
dans l'unité comme partie coordonnée, sans cesser
d'être un élément libre. C'est. là le problème difficile
à résoudre, c'est là le point de jonction difficile à
trouver. Et cependant c'est un problème soluble, et
toutes les solutions qui ne produisent pas à la fois
sûreté par l'ordre et garantie de l'activité propre de
l'individu, sont des solutions que nous ne pouvons
pas appeler légitimes.


Ainsi, nous ne saurions voir une solution légitime
du problème dans la famille ancienne, dont tous les
membres n'étaient en quelque sorte que les instru-
ments passifs du chef. 11 n'y avait point là concilia-
tion des deux principes, mais sacrifice de l'un à
l'autre. Il en était de même de la plupart des sociétés
d'alors; l'individualité était presque entièrement im-
molée à ce qu'on appelait la chose publique, l'État,
l a patrie, si vous voulez. L'homme, dans ces sociétés,
n'était qu'une sorte d'instrument.


L'État qui dans le monde ancien était, en quelque
sorte, le type de cette organisation sociale, c'est
Sparte. Dans l'organisation de cette petite société,
°H


l'a dit avec une sorte de raison, c'est mi couvent
qu'il faut voir. C'était l'unité obtenue, si je puis par-


► .




66 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


1er ainsi, par suppression, par mutilation. Toute ac-
tivité individuelle, excepté pour les faits, pour
actes exigés par le service public, était défendue,
réprimée. La famille elle-même était sacrifiée. An...
cune liberté d'éducation, aucune liberté de mouvez
ment, de propriété; un système public inexorable coi
prenait l'homme au moment de sa naissance, le sni4.
vait dans chacune des actions de sa vie, dans ses'
affaires comme dans ses plaisirs, l'accompagnait
jusqu'au tombeau. Telle était Sparte. C'était, je le
répète, un véritable couvent, mais un couvent moins
les idées chrétiennes qui pouvaient soutenir et qui
ont soutenu le dévouement monastique. C'était un
couvent pour des intérêts tout à fait mondains, pour
un but matériel. A Sparte, on vivait pour qu'il y etit
un gouvernement, il n'y avait pas un gouvernement
pour que les Spartiates pussent vivre et travailler à
leur développement.


Voilà quelques considérations tout à fait générales
sur le principe de l'unité considéré en lui-même, sur
le principe de l'unité tel qu'il peut s'appliquer à
toutes choses, au monde physique comme au monde
moral, aux associations civiles comme à toutes les
autres associations. Essayons maintenant de faire
une application plus directe de ces notions générales
aux associations civiles, à ce qu'on appelle prop re


-ment l'unité nationale.
Nous l'avons dit, tout État constitue une indivi-


dualité, une unité ; sans cela il ne serait pas. On ne
peut pas dire qu'il y ait un État, une nation, un seul
et même peuple, si tout l'ensemble ne tend pas vers
un seul et même but, s'il n'y a pas unité de tendances


CINQUIÈME LEÇON. 67


dans toutes ses parties, et à plus forte raison s'il y
a divergence, s'il y a lutte entre les divers moyens
qui sont nécessaires pour atteindre le but. Si, au
contraire, il y a un but unique et commun à toutes
les parties, s'il y a identité ou au moins analogie de
tendance, s'il n'y a ni divergence ni lutte clans les
moyens, alors il y a unité nationale, et si les condi-
tions que nous avons indiquées sont pleinement ac-
complies, nous dirons que l'unité nationale est com-
plète. C'est alors que le corps social se fait homme,
si l'on peut parler ainsi, et qu'il se développe au
sein de la grande famille humaine, comme l'individu
au sein de la famille naturelle.


Mais l'observation faite plus haut se reproduit
toujours. Nous parlons de choses humaines, de sys-
tèmes humains, il y a donc des variétés ; nous sommes
dans le domaine du plus et du moins, nous ne de-
vons pas chercher l'absolu. Nous ne refuserons clone
pas le nom de peuple, de nation môme aux sociétés
civiles qui ne remplissent pas strictement les condi-
tions requises pour que l'unité nationale soit com-
plète; mais nous dirons que l'unité nationale n'est
vraiment complète que là où ces conditions sont
pleinement accomplies.-


Ainsi, en parcourant l'histoire ancienne, nous ne
rufuserons pas le nom de nation à la ligue des Étrus-
ques, à la Grèce, et plus tard aux ligues achéenne
et étolienne. Mais si nous voulons trouver l'unité,
nous la chercherons plutôt en Asie, en Égypte, à
home, parce qu'elle n'est que là où une partie ne
peut imaginer du jour au lendemain de se séparer de
l'ensemble, de pourvoir seule à ses besoins particu.;




68 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


liers, de vivre en paix lorsque l'ensemble fait la
guerre ou de guerroyer lorsque l'ensemble veut vivre
en paix. C'est ce qui arrivait dans tous ces États
dont les parties étaient mal jointes entre elles. Telle
ville étrusque faisait la guerre à Rome, tandis que
telle autre conservait la paix. Tout le monde connaît
les longues guerres que soutinrent les unes contre
les autres les villes grecques. Mais lorsque l'aigle ro-
maine étendait ses ailes sur le champ de bataille, lai,
guerre se faisait au nom du peuple romain tout en-
tier. Il n'y en avait point une partie qui restât en
paix avec les Carthaginois ou avec tel autre peuple
en guerre avec Rome.


Si vous regardez le monde moderne, vous ne re-
fuserez pas le nom d'État à la Suisse, aux sept pro-
vinces unies ; nous dirons, si l'on veut, qu'il y avait
une sorte de nation qui s'appelait la ligue hanséatique,
et nous ne pourrons pas ne pas donner ce nom aux
ligues des républiques italiennes (lu moyen âge.
Mais quand nous voudrons chercher l'unité natio-
nale, ce n'est pas là que nous porterons nos re-
gards.


Les États qu'on appelle unitaires, ceux qui ne sont
pas organisés en fédérations ni en ligues, ceux-là
même admettent du plus ou du moins dans la cons-
titution de leur unité nationale. Ainsi, prenez un
exemple que nous avons sous les yeux ; comparez-
vous l'unité nationale de la France à l'unité nationale
telle qu'elle est constituée en Autriche, en Espagne,
et même dans le Royaume-Uni de la Grande-Breta-
gne? Évidemment, la France a le pas sur tous ces
pays en fait d'unité nationale.


CINQUIÈME LEÇON.
69


H y a donc, je le répète, du plus et du moins.
Toujours est-il que nous pouvons concevoir une
unité normale qui n'existera peut-être jamais histo-
riquement, mais qui n'est pas moins une vérité in-
tellectuelle, et le but vers lequel il faut tendre, si l'on
veut constituer une unité nationale forte et com-
pacte.


Or, quelles sont les conditions requises pour que
cette unité puisse être réalisée? Ce n'est pas en agis-
sant au hasard, en se livrant aux chances des faits
matériels de la conquête ou autres, qu'on peut y ar-
river. Il y a des conditions nécessaires. Nous avons
vu que les anciens n'ont pas atteint le but, qu'ils
n'ont pas accompli les conditions. Nous savons à peu
près ce qui leur manquait, nous connaissons donc à
peu près les conditions à remplir.


Nous pouvons les ranger sous deux chefs. Il y a
des conditions que nous appellerons internes, il y en
a d'autres que nous appellerons extérieures. Dans
l'État, comme en toutes choses, il y a la matière et la
forme, il y a un peuple et son organisation. Et ce
peuple a ses qualités propres, et son organisation
peut avoir telle ou telle forme. Il faut donc songer
d'abord aux conditions qui concernent le fondement
même de l'État : le peuple, la nation, les hommes
qui la composent. Et puis, nous nous occuperons de
celles qui n'ont trait qu'à la forme extérieure, à l'or-
ganisation de cette nation.


Lorsque nous cherchons les conditions internes,
notre esprit ne peut pas ne pas s'arrêter sur quatre
Points principaux : — la race, — la langue, —la re-
ligion, — et cet ensemble de mœurs, de droit, d'art,




70 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de science, de littérature, qu'on peut comprendre
sous la dénomination générale de civilisation.


J'ai dit en premier lieu : la race. Serait-il égale-
ment possible de constituer une unité nationale, en
mettant ensemble des Français, des Savoyards, des
Piémontais, ou bien en réunissant des Européens,
des Chinois, des nègres et des Américains cuivrés ?
Évidemment, la difficulté serait infiniment plus
grande dans la seconde hypothèse que dans la pre-
mière.


Nous ne voulons pas entrer ici dans la question
fondamentale de savoir si les caractères, si les signes
qui distinguent. une race d'une autre ont été un fait
primitif ou simplement un événement historique, un
résultat de faits successifs. Laissons à d'autres la
question de savoir si les 5 à 15 degrés que nous
avons de plus que d'autres peuples dans l'ouverture
de l'angle facial, sont un type primitif, ou simplement
un résultat. Il nous suffit. de savoir qu'à une époque
quelconque de l'histoire du monde, le globe s'est
trouvé couvert d'hommes qui avaient d'assez pro-
fondes différences entre eux, quant à leur organisa-
tion physique et quant à leur aptitude à entrer de
plus en plus avant clans les voies de la civilisation.
Le fait de la diversité des races est irrécusable, et ce
fait est toujours existant, malgré les mélanges qui
ont dû nécessairement se former dans le mouvement
des nations. Aujourd'hui encore, le Caucasien aux
belles proportions, le Caucasien, un et varié dans sa
forme, et dont l'esprit est éminemment perfectible,
ne saurait être confondu avec l'Américain apathique,
ni avec l'Éthiopien dont on a tant abusé et dont on


CINQUIÈME LEÇON.


abuse tant encore, ni avec le Mongol ni avec le Malais.
Les différences qui ont existé entre ces cinq grandes
division s de l'espèce humaine sont, aujourd'hui en-
core, un fait constant, et qui n'est contesté par
personne.


Les subdivisions de ces races en diverses grandes
familles ne sont pas moins importantes que la divi-
sion des races pour la solution des grands problèmes
historiques et politiques. La réunion (le ces classes
ou familles différentes de la même race est souvent
aussi difficile que la réunion de races différentes. il
s'est formé dans la même race des classes et des
familles qui montrent également la plus :grande in-
compatibilité les unes pour les autres. Et pour ne
parler que de la nôtre, vous savez tous que la race
caucasique renferme les Berbères, les Hindous, les
Slaves, la grande famille qu'on peut appeler gréco-
romaine, les Celtes et les Germains. Or, certes, per-
sonne n'ignore combien il est difficile, nous en faisons
aujourd'hui l'expérience, d'amener certaines de ces
familles à se réunir à d'autres, à renoncer à leurs
habitudes, à leurs moeurs, à leur manière d'être par-
ticulière. Et lorsque César, lorsque Tacite, dans leurs
pages immortelles, nous faisaient la description des
Gaulois, des Ilelvétiens, des Cimbres, des Germains
et de ces Britannos toto divisos orbe, ils ignoraient
peut-être que ces hommes qu'ils disaient être, et qui
étaient en effet si différents des Romains, apparte-
naient à la même race. Et dans les invasions du
moyen age, dans ce terrible mouvement qui a, en
quelque sorte, recommencé le monde pour l'Europe,
l es envahisseurs, si vous exceptez quelques Mongols




72 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


et quelques Tartares, étaient des populations, des
tribus, des hommes de la même race que les peuples
envahis.


Vous voyez donc que les diversités, les antipathies
de famille dans la même race, peuvent être quelquefois
aussi énergiques que celles qui séparent une race de
l'autre. Or, ce sont là certainement des faits qui
rendent difficile tout essai d'unité nationale entre ces
peuples; car ce qu'on efface le plus difficilement,
c'est le signe de la race à laquelle on appartient.
Aujourd'hui encore, malgré l'immense travail de la
civilisation européenne, malgré ce grand travail au-
quel on a même fait le reproche de trop effacer le
caractère national, malgré la similitude d'éducation
qui existe entre les différents peuples, l'empreinte
des diverses familles existe encore, et c'est peut-être
un problème de savoir si,. un jour, elle sera compléte-
ment effacée. Aujourd'hui encore, un observateur
attentif pourrait reconnaître les traces des diverses
origines ; aujourd'hui encore, il pourrait dire: Voilà
le Celte, voilà le Germain, voilà l'Ibérien, voilà le
Romain. Il pourrait se tromper plus souvent qu'il y
a cinq ou dix siècles, mais il retrouverait encore les
signes qui indiquent les diversités de famille. Et je
ne parle pas seulement ici des pays comme les Alpes,
où les communications sont difficiles, où l'unité
politique n'a jamais été établie et ne le sera pas de
longtemps ; je parle de l'Espagne, qui a été réunie
tout entière sous un seul sceptre, et sous un sceptre
de fer; je parle de la France elle-même, le pays de
l'Europe où le travail unitaire a été le plus avancé,
parce qu'il a été avancé par l'oeuvre matérielle et par


.-INQUIÈME LEÇON. 73


l'oeuvre intellectuelle. Vous voyez donc combien ces
différences sont difficiles à effacer, puisqu'elles sur-
vivent même de notre temps dans les pays les plus
avancés.


Cependant, par ce fait même, vous voyez que les
hommes appartenant à des familles diverses peu-
vent, à la longue, se fondre dans une seule unité na-
tionale. Les États européens ne sont pas autre chose
aujourd'hui ; il n'y a pas un État en Europe qui
soit formé d'hommes de la même famille. Le mé-
lange du Celte, du Germain, du Romain, se re-
trouve presque partout, ce qui n'empêche pas
qu'aujourd'hui on n'ait formé des unités nationales
compactes.


Il n'en est pas moins vrai que la différence de race
offre de grandes difficultés au point de vue de Péta-
blissement de l'unité nationale. Et, pour le prouver,
je n'aurais qu'à citer un fait : l'affranchissement des
nègres. Y aurait-il une si grande difficulté dans cette
opération que l'humanité et la justice réclament de-
puis longtemps, si le malheureux esclave ne portait
pas sur sa figure l'empreinte d'une autre race ? S'il
était comme l'esclave romain, cet affranchi serait
demain un citoyen perdu dans la masse générale.
Mais ici, vous avez le maître, qui ne peut jamais se
lier avec celui qui a été son esclave, vous avez le
travail déshonoré dans les opinions et les préjugés
des hommes du pays. Or, ce préjugé est d'autant
plus fort, que le travailleur et le maître ne peuvent
jamais se confondre.


J'ai dit cependant que la diversité des races et plus
encore celle des familles peut être vaincue. Il y a au-




74 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


jourd'hui aux Antilles des hommes de couleur qui
exercent, qui peuvent exercer des fonctions publi-
ques, et cela n'a pas soulevé tous les esprits comme
cela aurait pu le faire il y a cinquante ans. Voilà donc
que la force de cette puissance irrésistible, la civili-
sation européenne, a commencé à pénétrer même
dans le pays où le préjugé a les plus profondes et les
plus puissantes racines, là même où l'esclavage
coexistant entretient ce déplorable préjugé ;
affranchi peut commencer à s'élever jusqu'aux fonc-
tions publiques. Ne croyez pas que le blanc le recon-
naîtra pour son égal, demain ni l'année prochaine:
Ne vous faites pas de nobles et honorables illusions
à cet égard, les plus jeunes même d'entre nous n
verront pas cela. Mais, du moins, on a marché, et
aujourd'hui ce n'est plus une utopie dérisoire que de
penser que le jour tyiendra où cette querelle de la
race blanche et de la race noire sera terminée.. Nous
ne le verrons, ni moi ni vous, mais on peut le con-
jecturer sans être téméraire. Or, si cela est possible
vis-à-vis de la race noire, cela est possible à plus
forte raison vis-à-vis des races qui n'offrent pas la
même difficulté.


Pour nous résumer, vous voyez donc que, quand il
s'agira de former l'unité nationale, il ne faudrait pas
s'imaginer qu'il suffit d'avoir des hommes soumis
au même gouvernement. S'il y avait diversité de
races ou même de familles, il y aurait de grandes
difficultés à vaincre; mais il est vrai cjue le travail
d'assimilation n'est pas impossible ; il est long, il ne
se fait que lentement, mais il est cependant possible.


Un autre élément, c'est la langue; la langue est un


CINQUIÈME LEÇON. 75


des éléments les plus intimes de la vie de l'homme
et de la vie des sociétés. Quand on consulte l'his-
toire, on voit toute l'importance de cette noble fa-
culté de l'homme, la faculté de s'exprimer, la faculté
de faire comprendre sa pensée aux autres hommes.
On dit ordinairement que la langue est un instru-
ment de la pensée humaine. Elle est plus que cela,
elle est un des véritables éléments constitutifs d'un
peuple, d'une nation. Elle la renferme tout entière
avec ses idées, ses penchants, ses tendances. Une
nation, comme un individu, se réflète tout entière
dans sa langue. Parler une langue, ce n'est pas seu-
lement donner une certaine forme à sa pensée, ha-
biller sa pensée d'une certaine manière. Parler une
langue, j'entends par là exprimer des pensées con-
çues dans cette langue, c'est concevoir les idées
d'une certaine façon, c'est voir les objets sous un
certain point de vue, c'est vivre d'une vie intellec-
tuelle plutôt que d'une autre. Aussi, apprendre une
langue étrangère, posséder une langue étrangère,
lorsqu'on y parvient de manière à s'en faire un ins-
trument propre, ce n'est pas seulement apprendre
la valeur de certains mots, la puissance de certaines
phrases, c'est faire la découverte d'un monde nou-
veau, apprendre une vie nouvelle. Et plus il y a dis-
parate entre les langues qu'on apprend, plus on
découvre de mondes divers, plus on est en état de
les comparer, de voir ce que chacun d'eux a de
propre dans sa vie intellectuelle, dans ses concep-
tions, dans sa manière d'être.


Or, si cela est, n'est-il pas évident que l'unifor-
mité de langue est, d'un côté, un puissant moyen




76 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


d'unité, comme la différence de langues est un
sant obstacle, précisément parce que la langue est le
peuple tout entier, parce que chaque langue suppose
une manière spéciale de voir, de concevoir`? Par cela
même, la diversité des langues est un grand obstacle
à l'unité nationale et, réciproquement, les hommes
qui parlent la même langue ne sauraient être jamais
complétement étrangers les uns aux autres.


Aussi Rome, qui de tous les peuples de l'antiquité
avait le plus développé l'instinct de l'unité nationale,
Rome mettait un grand prix à propager la langue
latine, elle voulait qu'elle dominât partout. Et à
l'aide de sa grande puissance, elle est parvenue à
faire parler latin en deça des Alpes, et c'est pour
cela que nous parlons français aujourd'hui, c'est
parce que nous avons parlé latin ; sans cela nous
parlerions allemand. Les langues française, italienne,
espagnole, sont nées de la langue romaine.


Or, il est aussi difficile, plus difficile peut-être, de
vaincre l'obstacle qui vient de la diversité de langue
que celui qui vient de la diversité de race. Il y a là
une force de résistance dont il est difficile de se faire
une idée. Vous savez tous, peut-être, que dans le
fond de la Calabre il existe encore des villages où l'on
parle une sorte de grec. Et cependant, il y a long-
temps que la Grande-Grèce n'est plus là, et il est
passé terriblement d'événements sur ces villages de
la Calabre.


Et pour ne pas sortir de chez nous, le français est-
il déjà la langue exclusive des départements du Rhin?
Parle-t-on exclusivement français en Corse? Non,
Messieurs, et il se passera peut-être encore des




CINQUIÈME LEÇON. 77


siècles avant que les langues locales soient complé-
teillent effacées. Et cependant, précisément par les
cemples que je viens de citer, vous pouvez voir que,
s'il y a là un obstacle, il n'est pas insurmontable :
les Alsaciens ne sont pas moins unis à la France que
les habitants de Blois. C'est donc un obstacle, mais
non un obstacle insurmontable.




SIXIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Suite de l'examen des conditions internes de l'unité : — La
diversité de religion présente un obstacle plus grand à l'unité que
la diversité de race ou de langue. — Cet obstacle peut cesser par la
diffusion des lumières amenant à sa suite la tolérance. —Civilisation.
— La différence de civilisation, si elle n'est pas un obstacle insur-
montable, est au moins une cause de résistance et d'affaiblissement.
— Conditions exterieures. — Constitution géographique du pays. Le
territoire doit fournir à l'État des moyens suffisants d'existence, de
communication et de défense; il doit être d'une certaine étendue
et nettement circonscrit. — Organisation sociale; elle doit àvoir pour
principe l'égalité civile. — Organisation politique. La monarchie
absolue et les oligarchies peuvent opérer un rapprochement matériel
plus ou moins étroit entre les diverses parties de l'État, mais la par-
ticipation du pays au gouvernement de ses affaires produit des résul-
tats bien autrement énergiques pour la formation d'une véritable
unité nationale. — Les gou vernements uniques sont plus favorables à
l'unité que les gouvernements fédératifs. — Centralisation. — Gran-
des capitales.


MESSIEURS,


Ce que nous avons dit de la race, ce que nous
avons dit de la langue d'un peuple, s'applique avec
la même intensité, avec une force plus grande encore
peut-être, à la religion de ce même peuple.


Certes, soit que l'on étudie la nature de l'homme
en elle-même, soit qu'on l'étudie dans les annales de


SIXIÈME LEÇON. 79


l'histoire, il est impossible de méconnaître que le
sentiment religieux domine l'humanité tout entière.
Vous le retrouvez également et chez les peuples les
plus civilisés et chez les peuples les plus sauvages ;
vous le retrouvez également et dans les habitants
des grands États et dans les habitants des plus petits.


Mais, s'il est vrai que le sentiment religieux soit un
sentiment général, s'il est vrai qu'il domine l'huma-
nité tout entière, il n'est pas moins vrai que les
formes sous lesquelles le sentiment religieux s'est
développé sont très-diverses.


De ce fait il devait résulter une conséquence :
lorsqu'un peuple adopte une religion, lorsqu'il
adopte un culte, c'est-à-dire, en d'autres termes,
lorsqu'il croit avoir découvert quels sont les mciyens
de communication qui doivent exister entre le ciel
et lui, par cela seul, il est amené à regarder sa reli-
gion comme la meilleure, son culte préférable à tous
les autres. Si cela n'était pas dans sa pensée, le besoin
qu' il éprouve de se mettre sous l'égide d'une puis-
sance supérieure le porterait à chercher une autre
t'orme, à suivre une autre religion, à s'attacher à un
autre culte qui lui paraîtrait plus propre à lui assurer
cette protection.


De là il résulte, chez ce peuple, une certaine idée
non-seulement de préférence pour le culte et la reli-
gion qu'il a embrassés, mais d'aversion pour le culte
et la religion des autres peuples, de mépris pour les
croyances des autres nations. En même temps, les
idées de profanation, les idées d'hérésie, comme
nous disons aujourd'hui, ont dû se développer aussi
de bonne heure sous l'influence de ces sentiments.




80 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Aussi l'histoire nous prouve-t-elle deux choses : l'une
qu'un grand nombre de peuples avaient grand soin
de faire de leur religion, en quelque sorte, leur do-
maine exclusif, l'autre qu'ils regardaient non-seule-
ment avec mépris, mais avec une sorte d'horreur,
les croyances qui leur étaient étrangères. Ces faits se
développaient surtout là où il y avait un sacerdoce
puissant. Ainsi, dans les pays organisés en castes,
chez lesquels la caste sacerdotale était la première,
et même dans les pays où, sans que le système des
castes existât à proprement parler, le sacerdoce était
cependant constitué en corporations fortes et puis-
santes, exerçant une grande influence sur le pays,
sur les opinions de toute la population, ces idées
dont je parle ont dû naturellement se développer
avec plus de force encore, puisqu'elles étaient en
même temps une conséquence de cet esprit de corps
qui animait nécessairement la caste ou la corporation
sacerdotale. Aux yeux de ce sacerdoce qui dominait
dans le pays, une autre religion aurait été non-seule-
ment une erreur, mais un moyen de diminuer l'in-
fluence du sacerdoce établi.


De même, ces idées ont dû se développer avec une
grande force là où la religion était à la fois un prin-
cipe et un moyen d'organisation sociale. Ainsi, pour
répéter le même exemple, cela arrivait dans les pays
organisés en castes.


Enfin, ces idées ont dû se développer avec beau-
coup d'énergie dans les pays où l'empire exclusif des
idées religieuses n'était pas encore modifié par
d'autres idées, où la civilisation n'avait pas fait de
progrès. Là où la civilisation avait fait de, grands


sIXIÈME LEÇON
81


arès les corporations sacerdotales de l'antiquitéproe
n'exerçaient pas le même empire qu'ailleurs. Et là
d'ailleur s l'esprit humain ouvert à d'autres idées, à
d'autres jouissances qui le mettaient en relation
presque nécessaire avec les autres pays, devait perdre
un peu de son intolérance.


Quoi qu'il en soit, toujours est-il qu'en tous
temps, en tout lieu, mais surtout dans les temps et
dans les lieux auxquels nous faisons allusion, l'unité
de religion a été un puissant moyen d'unité natio-
nale, comme la diversité de religion a été un puis-
sant obstacle à cette unité.


Empressons-nous d'ajouter qu'il ne faut pas en
conclure qu'on doive chercher à établir l'unité de
religion à l'aide de la violence. Aujourd'hui, je l'es-
père, on n'a plus besoin de plaider la cause, je ne
(lis pas de la tolérance seulement, mais de l'égale
protection des cultes devant la loi. Personne aujour-
d'hui ne l'ignore, indépendamment de tout ce qu'elles
avaient de criminel et d'odieux, les tentatives d'unité
religieuse par la violence, n'ont eu souvent d'autre
résultat que de refouler au fond des coeurs les senti-
ments dont on redoutait la manifestation, et de ca-
cher ainsi une désunion plus intime entre toutes les
parties de l'État.


Le jour arrivera-t-il où le sentiment religieux de
tous les peuples civilisés pourra enfin se reposer
satisfait dans une seule et même forme? Ce n'est
Pas à nous à résoudre cette question. Mais le jour
auss i peut arriver où, par la diffusion des lumières,
tees les hommes mettront au nombre des principes
essentiels, en fait de croyance, le respect de la


G




82 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


liberté de chacun et la tolérance mutuelle. La religion
véritablement élevée est sage et tolérante. Le jour
peut arriver où les hommes plieront les genoux
devant des autels différents, où ils auront, en matière
de religion comme en matière de philosophie, des
opinions diverses, sans que l'union qui doit régner
entre eux soit en aucune manière altérée. La reli-
gion, alors, si elle n'est point un moyen d'unité
nationale, cessera d'être un obstacle à cette unité.


Ce que je viens de dire de la race, de la langue,
de la religion, est vrai aussi, quoique peut-être à un
degré inférieur, de ce que j'ai appelé la civilisation.
Il est facile de former un seul tout des peuples dont
la civilisation est à la fois uniforme dans ses prin-
cipes, et à peu près au même degré. Quand toutes
les parties d'un État ont profité du même dévelop-
pement de civilisation en fait d'art, de droit, de litté-
rature, il se forme là une sorte de religion secon-
daire qui est la même pour tous, qui fait, en présence
du même fait, éprouver les mêmes sensations. Le
développement marche d'un pas égal; un sentiment
commun, presque comme une étincelle électrique,
parcourt l'État. Il est bien difficile, au contraire,
d'établir l'unité nationale, quand il s'agit de con-
fondre ensemble des peuples appartenant à des
degrés différents de civilisation. Ainsi, la civilisation
agricole des États-Unis a complétement échoué dans
ses essais pour agglomérer avec elle les tribus no-
mades qui l'avoisinent, et il faut le dire, quoique le
coeur saigne à cette pensée, ces tribus résistent telle-
ment à toute idée de civilisation, qu'elles paraissent
destinées à disparaitre complétement. du sol ami.'


SIXIÈME LEÇON.
83


cieain . Le flot de la civilisation avance tous les
jours, leur enlevant ces immenses plaines où la
chasse leur fournissait une nourriture précaire ; ces
pauvres tribus se retirent peu à peu, et vont expirer
dans un coin de la vaste Amérique qu'elles possé-
daient jadis tout entière.


Voyez dans la France elle-même : il a fallu un
travail séculaire pour rapprocher, si je puis parler
ainsi, les deux rives de la Loire, pour souder entre
elles ces deux grandes parties de la France, celle où
le principe de la civilisation romaine dominait et
celle où, au contraire, c'était l'élément germanique ;
il a fallu un travail séculaire pour que le gai Pro-
vençal mit sa main sans répugnance dans la main
ferme et un peu rude du Breton, pour que les pays
de droit coutumier et de droit écrit s'entendissent
entre eus, de manière à se réunir dans le droit du
Code civil. Il a fallu un grand travail, et cependant
il serait aisé de citer l'exemple de peuples dont les
éléments sont plus divers entre eux que ne l'étaient
en France les habitants des cieux rives de la Loire.


Ces obstacles, je le répète, ne sont pas insurmon-
tables; mais ils ne sont pas moins des obstacles,
tant que les faits sont vivaces; tarit qu'ils conservent
en tout ou en partie leur propre énergie, et ils sont
une certaine cause soit d'affaiblissement, soit de
reésciostnawncaect.à formation d'une unité nationale forte


S'il se trouve donc en présence, dans un même
pays, des idées différentes, également fortes et vi-
vaces, l'union sera très-difficile. Ainsi, la religion
mahométane et la religion chrétienne ont bien pu,




de l'autre, mais il n'y a jamais eu d'amalgame. Le
travail d'assimilation, au contraire, devient possible,
facile même jusqu'à un certain point, lorsqu'il y a,
dans l'une des parties de l'État, une puissance
morale prédominante et, en même temps, une
masse plus considérable. Il arrive un peu ici ce qui
arrive dans les opérations chimiques, l'assimilation
est en raison inverse de la masse qu'on veut incor-
porer, en raison directe de celle de la partie qui
veut incorporer.


L'assimilation est donc possible dans certains
cas, surtout lorsque les conditions extérieures aux-
quelles nous allons passer maintenant se vérifient.
Lorsque toutes les conditions extérieures d'organi-
sation existent, il est facile ou moins difficile d'arriver
à cette homogénéité dans la matière, à cette assimi-
lation des différentes parties de l'État dont . nous
venons de parler.


Or quelles sont ces conditions extérieures ? Nous
pouvons en considérer trois principales : — la cons-
titution géographique du pays ; — le principe de
son organisation sociale, — et son organisation poli-
tique. Je les parcourrai très-rapidement.


Ceux qui étudient la géographie savent qu'il est
souvent assez difficile de se rendre un compte exact
de la géographie politique, à cause des changements
fréquents qui se sont opérés dans l'association terri-
toriale des États. La géographie politique de fait,
telle que l'histoire de l'humanité nous la donne, est
donc chose assez variable, qui a été et qui sera
encore sujette à de nombreux changements. Mais à


SIXIÈME LEÇON.
8a


côté de la géographie de fait, à côté de ce cadre
mouvant de l'histoire humaine, notre pensée peut
concevoir une géographie politique rationnelle,
comme nous concevons un droit spéculatif à côté du
droit positif.


Or quelles .sont les conditions que doit réunir le
territoire d'un État pour qu'il réponde au but de
l'association, pour qu'il soit une base proportion-
née aux besoins de ce vaste édifice qu'on élève sur
certains points de l'espace? Évidemment, il doit rem-
plir trois conditions essentielles : il doit fournir à.
l'État des moyens suffisants, directs ou indirects,
d'existence, des moyens suffisants de communication
entre les diverses parties de l'État et entre l'État et
les États étrangers, enfin, des moyens suffisants de
défense. Un territoire qui réunit ces trois ordres de
conditions : moyens suffisants d'existence, de com-
munication et de défense, remplit. les conditions
essentielles qu'exige l'assiette géographique, condi-
tions qui supposent, comme vous le voyez, une cer-
taine fertilité, un certain arrangement de frontières,
une certaine étendue.


II serait assez difficile de déterminer d'une ma-
nière générale et absolue quelle est l'étendue conve-
nable pour un État; mais il est évident qu'il y a là
un maximum et un minimum au delà desquels tout
développement deviendrait impossible. Une associa-
tion trop vaste n'offrirait d'autre image que celle de
la ennfusion, du chaos. Cc serait une organisation
dont le maintien dépasserait les forces humaines.
Ainsi quelques hommes de génie ont pu créer de
Pareilles associations, mais elles n'ont pas survécu


84 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au prix de grandes souffrances, vivre à côté Polio'4




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à leurs auteurs ; l'édifice a croulé dès que la main
puissante qui le soutenait s'est retirée. Dans l'hypo..
thèse contraire, il n'y aurait plus de nations ; il n'y
aurait plus que des tribus, (les réunions de familles.
Sans moyens de défense, ces petites associations ne
tarderaient pas à perdre leur autonomie, leur indé-
pendance. Or, sans indépendance, il ne saurait y
avoir de véritable nationalité


On a développé des systèmes divers pour arriver
à cette géographie rationnelle dont nous parlons. On
a cherché à se rendre compte des divisions de noire
globe qui seraient le plus propres à servir de bases
à un certain nombre d'États. Les spéculations, quand
elles ne sont pas poussées trop loin, ont leur mérite,
parce qu'elles nous apprennent au moins à cormaitre
les rapports qui existent entre la disposition physi-
que de notre globe et les événements politiques tels
qu'ils ont été ou pourraient être. On a établi ainsi de
grandes divisions; je me borne à vous dire qu'on est
parti des grands plateaux, des rivières qui en des-
cendent et des mers où ces rivières aboutissent. Et
sur le fait de ces grandes divisions, on s'est trouvé
assez d'accord. Mais lorsqu'on est arrivé à vouloir
subdiviser, à vouloir, pour ainsi dire, dans chaque
grand système déterminer les divisions où de grands
États pourraient s'asseoir, alors des divergences
d'opinion sont arrivées. L'un s'est attaché surtout
au système des bassins, un autre s'est attaché prin-
cipalement au système des communications inter-
marines, et il y a eu à cet égard des divergences de
systèmes dont il est inutile de vous entretenir; il
suffit de vous faire remarquer qu'un territoire nette-


SIXIÈME LEÇON. 87


nient circonscrit, offrant des commun ications faciles,
disposé de manière que les parties diverses de
l'État se trouvent, pour ainsi dire, à peu près à une
distance égale les unes des autres, est un territoire
beaucoup plus favorable à l'unité nationale qu'un
territoire morcelé, disposé d'une manière singulière,
ne possédant pas de grands moyens de communica-
tion, ou, plus encore, qu'un territoire, comme dans
le moyen âge, où il y aurait des enchevêtrements.


en est du territoire de l'État comme des posses-
sions d'un particulier. Lequel dè nous ne préférerait
pas un domaine entourant .son habitation, se trou-
vant pour ainsi dire tout entier sous sa main, sans
qu'il y eût ni enchevêtrement ni cause de difficultés
avec les voisins, à la même étendue de terrain ou
même à un terrain plus considérable qui serait épar-
pillé, morcelé, assujetti à des servitudes?


Le territoire donc est une des conditions extérieu-
res favorables ou contraires à l'unité nationale, selon
qu'il réunit ou ne réunit pas les conditions dont je
viens de parler.


Sur ce territoire est, assis un peuple ayant une
certaine organisation sociale, et cette organisation
sociale est la seconde des conditions extérieures qui
peuvent rendre facile ou difficile l'assimilation. Je ne
reprendrai pas ici tout ce que j'ai dit en parcourant
rapidement l'histoire des peuples de l'antiquité. Je
répète seulement que le principe fondamental d'une
organisation sociale rationnelle est l'égalité civile ;
c'est. là que se trouve le puissant et véritable moyen
d'unité nationale. Si, en effet, l'unité nationale con-
sis te dans un but unique et commun, et clans la ten-




88 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dance de tous les moyens vers ce but, elle ne saurait
se trouver là où le privilége est en vigueur. Peut-on
réaliser le système de forces diverses conspirant
vers un même but, là où une partie de ces forces est
paralysée, tandis que l'autre partie s'étend à l'abri
du privilége?


Il est plus facile de concevoir l'égalité civile sans
l'unité nationale. Ainsi, pour n'en donner que deux
exemples, l'égalité civile existe à peu près complé-
tement en Suisse ; elle existe, sauf l'esclavage, aux
États-Unis, et ce n'est pas certainement dans ces
deux pays qu'on s'aviserait d'aller chercher le type
de l'unité nationale.


En troisième lieu, nous avons dit : l'organisation
politique; et ici nous pouvons la considérer soit
d'après son principe dirigeant, soit d'après certai-
nes formes extérieures. On a fait trop d'honneur aux
monarchies absolues et aux oligarchies, lorsqu'on a
prétendu qu'elles étaient en quelque sorte le seul
moyen efficace de constituer un gouvernement un et
fort. Que, clans certains cas, ces deux formes de gou-
vernement aient été et puissent être de puissants
moyens d'unité, nous pouvons l'accorder, nous
l'accordons même. Cela est vrai, comme il est vrai en
physique qu'on peut opérer certaines adhésions au
moyen d'une forte et longue compression.


Certes, il est arrivé que des parties ont été ainsi
rapprochées qui ne l'auraient jamais été peut-être,
sans l'exercice de cette force matérielle que les gou-
vernements ont développée. Et il est vrai aussi d'a-
jouter que ce rapprochement matériel des parties
dont on vent constituer un État, une grande imité,


SIXIÈME LEÇON. 89


développ e à la longue, entre ces parties, certaines
affinités morales et politiques qui survivent même à
l'ouvre de la force. L'Italie a été et, malheureuse-
ment pour elle, est encore singulièrement divisée.
Ce n'est pas ici le lieu de rechercher quelles ont été
les causes de cette division et à qui en appartient la
faute. Mais le fait n'est que trop connu, et les
malheurs que le pays a retirés de cette division ont
été souvent sincèrement déplorés dans le monde
civilisé. Eh bien, un bras puissant prit un jour un
certain nombre de ces parties et en fit un tout. Il
n'y avait pas là de liberté, il n'y en avait que la forme
apparente; il y avait grande amélioration, si l'on
compare le système établi alors à celui qui l'avait
précédé. Mais enfin il n'y avait pas là de gouverne-
ment vraiment national ; ce n'était pas le gouverne-
ment d'un pays libre. Il y eut donc ce rapprochement
dont nous parlons ; les parties étaient retenues en-
semble par cette main puissante. Eh bien, le rappro-
chement commençait à développer des affinités
politiques entre ces parties diverses, par cela seul
qu'elles étaient contenues dans le même ensemble,
qu'elles devaient se mouvoir dans la même sphère.
Et si ce fait se fût prolongé seulement un quart
de siècle, le problème de cette unité nationale aurait
peut-être été, sinon en entier, du moins à moitié
résolu.


II n'en est pas moins vrai que ces affinités morales
et politiques entre les diverses parties de l'État se
développent avec une bien autre énergie, produisent
des résultats bien autrement favorables à l'unité
nationale, lorsque toutes les parties de l'État con-




90 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


courent à l'exercice de la puissance publique, lors-
que le pays intervient dans la gestion de ses affaires,
que lorsqu'il est soumis au gouvernement dont je
viens de parler. Dans ce concours au maniement de
la chose publique, il y a un puissant moyen d'in-
corporation, d'assimilation, d'unité nationale.


Et ceci nous mène à vous en signaler deux consé-
quences, par lesquelles nous terminerons notre étude
sur cette matière. La première, c'est que ce grand
travail se trouvera plus ou moins paralysé, quand
même le gouvernement serait un gouvernement na-
tional, si ce gouvernement n'était pas un gouverne-
ment unique, un gouvernement central, mais un
gouvernement fédératif. Je ne veux pas ici décrier
les gouvernements fédéraux; mais quand nous par-
lons d'unité nationale, ferme, compacte, il est évi-
dent que ce n'est pas avec le gouvernement fédéral
qu'on peut arriver à cette unité.


Il faut donc un gouvernement central, et, disons-
le, il faut la centralisation. Quelque décrié qu'ait été
ce mot auprès de quelques esprits, ceux-là même
qui blâment la centralisation ne la blâment pas cer-
tainement comme n'étant pas un puissant moyen
d'unité nationale. Sans doute, on peut exagérer la
centralisation, il est vulgaire qu'on peut abuser de
tout. Mais cette centralisation, qui consiste à faire
qu'il y ait un seul et unique siége du gouvernement
national, que les communications des différentes
parties de l'État avec le centre soient directes et as-
surées, et que toutes les fois qu'il y a lutte ou qu'il
peut y avoir conflit, soit entre les intérêts locaux,
soit entre un intérêt local et l'intérêt général, ce soit


SI NIE« LEÇON. 91


au gouvernemen t central à décider, c'est là un prin-
cipe incontestable. Ne pas le vouloir, c'est retomber
dans le gouvernement fédéraliste.


Et la centralisation amènera toujours l'existence
d'une grande capitale. On s'est beaucoup récrié
contre le système des grandes capitales, et l'on a eu
raison quand on a voulu parler de leurs inconvé-
nients moraux et hygiéniques. Il y a là tin mal véri-
table, que les hommes d'État et les hommes (le l'art
doivent chercher à atténuer de tout leur pouvoir.
Mais les reproches faits aux grandes capitales, sous
d'autres rapports, ne sont que des déclamations.
Que n'a-t-on pas dit contre ces capitales absorbantes,
contre ces cerveaux apoplectiques, contre ces grosses
tètes, qui attirent à elles tout le sang des provinces?
Dc pareilles assertions semblent presque ridicules,
lorsqu'on voit dans les cieux pays les plus riches de
l'Europe, dans les deux pays qui possèdent les plus
belles provinces et renferment le plus grand nom-
bre de villes florissantes, des capitales comme Lon-
dres et Paris.


Les grandes capitales sont un très-puissant moyen
d'unité nationale et de civilisation. Elles tiennent
aujourd'hui la place qu'occupait jadis le temple,
quand les peuples allaient reconnaître leur confra-
ternité, leur conationalité, en se rendant au temple
commun, en se réunissant sur le territoire du temple
commun. Les grandes capitales, aujourd'hui, jouent
un rôle analogue. Elles ne s'appartiennent pas à
elles-mêmes elles sont le bien et la gloire de tous.,
Sans doute, il est vrai qu'elles attirent à elles tous
les rayons partant des diverses parties de l'État,




92 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


mais aussi elles les réfléchissent vigoureusement
jusqu'à la circonférence. Sans les grandes capitales,
bien des éléments resteraient au fond de leur pro_
vince, mais ils y resteraient sans vie, ils y resteraient•
sans rien produire, tandis qu'échauffés à ce grand
foyer, ils produisent, non pour la capitale seule-
ment, mais pour la nation tout entière.


Telles sont, en thèse générale, les conditions né-
cessaires ou favorables à la formation de cette unité,
qui est, selon nous, un progrès ou un indice de l'état
(le civilisation de toute société.


Il nous faut maintenant appliquer ces idées à la
France, voir à travers quelles vicissitudes elle a dû
passer pour arriver au degré de centralisation où
elle est parvenue, comment les peuples de races
différentes, qui se trouvaient contenus dans l'en-
ceinte de notre territoire, se sont fondus peu à peu
en un seul, ont détruit, à l'aide du temps et du mou-
vement des esprits, les priviléges qui, pendant des
siècles, ont régné sur eux ; comment la royauté, re-
présentation du principe unitaire, s'est formée, a
grandi, est devenue peu à peu puissante, absolue,
pour être comprimée plus tard et ramenée dans de
justes limites; par quel travail séculaire l'esprit hu-
main s'est affranchi, pendant que le pouvoir social
s'affermissait, se consolidait ; comment enfin s'est
créé l'état de société au milieu duquel nous vivons.
C'est là ce que nous nous proposons d'examiner
maintenant, et nous ne craindrons pas de remonter
à l'origine de notre histoire nationale, d'interroger
les faits qui ont si puissamment agi dans le monde,
et dont le contre-coup s'est fait ressentir chez nous,


SIXIÈME LEÇON. 93


nonne les croisades, la réforme, etc... C'est le seul
moyen de comprendre les modifications successives
apportées à notre organisation et le sens intime
des événements, le lien qui les unit entre eux, l'ac-
tion qu'ils peuvent avoir eue sur les destinées de
notre pays.




SEPTIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


État de l'empire romain et, en particulier, de la Gaule au moment de
l'invasion 'les barbares. Impuissance du despotisme impérial; les
charges municipales devenues un fléau. — Caractère des peuples
barbares et leur situation vis-à-vis des Romains. — Le christianisme
seul en position d'adoucir le choc et de fondre ensemble l'élément
barbare et l'élément romain. — Puissance de l'idée chrétienne auprèsdes barbares. — Organisation de la société chrétienne et de l'Église.
— Puissance de l'Église due au principe de l'élection, à sa hiérarchie
et à


l'expérience des affaires formée par de grandes et longues luttes.


MESSIEURS,


L'empire romain avait désormais épuisé son prin-
cipe et ses forces. Désormais il avait, par son déve-
loppement, produit tout ce qu'il était dans sa nature
et dans l'énergie de son principe de produire. Nous
l'avons dit et vous le savez tous, c'est le peuple an-
cien chez lequel les idées d'État, d'unité, de force
publique, de droit, s'étaient le plus développées;
elles s'étaient développées autant que le permettait
le principal moral du paganisme, autant que le pe


r
-mettaient des opinions et des croyances qui n'ont


SEPTIÈME LEÇON. e5


jamais vraiment reconnu la fraternité humaine, qui
.n'eut jamais fondé le droit universel et commun à
tous sur l'identité de notre nature, sur la parfaite ré-
ciprocité de droits et d'obligations entre homme et
homme; en un mot, elles s'étaient développées autant
que le permettait une civilisation qui n'a jamais fran-
chement proscrit l'exploitation de l'homme par
l'homme.


Et si c'était là un des vices fondamentaux de l'or-
ganisation morale de ce grand État, il est également
vrai que l'organisation matérielle n'était guère plus
rationnelle. J'ajoute qu'elle ne pouvait pas l'être,
précisément parce que l'organisation générale était
fondée sur un principe qui n'était pas en lui-même
complet et suffisant.


Aussi les nations diverses qui formaient ce qu'on
appelle l'empire romain, surtout les nations en deçà
des Alpes ou hors d'Europe, n'ont jamais été unies
entre elles que par des liens artificiels, par la force
matérielle des vainqueurs et l'épuisement des vaincus.
Il n'y a jamais eu cette liaison intime, cette liaison
morale qui incorpore véritablement un peuple à un
autre peu ple. Et s'il est irrécusable que, par sa propre
force, le principe romain a opéré jusqu'à un certain
point, et dans une certaine mesure, un travail d'assi-
milation, il y a loin de là, cependant, à la véritable
fusion, à la véritable incorporation qui fait qu'il y a
une unité profonde et intime de vie et de sentiments
entre les diverses parties de l'État. L'Asiatique,
l'Africain, le Romain de la péninsule, le Gallo-Romain,
Pllispano-Romain , n'ont jamais été véritablement
des concitoyens. Il y avait des hommes réunis plus




96 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ou moins artificiellement sous le même empire, sous
la même loi, obéissant à la même puissance. Mais
des conditions essentielles, constitutives de toute
unité normale, de ces conditions que nous avons
essayé d'énumérer, les unes n'existaient qu'impar-
faitement dans le monde romain, les autres y man-
quaient complétement. On avait amalgamé des races
ou des familles de peuples tout à fait différentes, on
avait composé comme au hasard un immense terri-
toire, le lien de l'égalité civile n'existait pas plus que
celui d'un gouvernement national. En un mot, pour
ceux qui étudient l'histoire de cette époque, il est
irrécusable que les peuples soumis à Rome avaient
plutôt perdu leur propre nationalité qu'ils n'avaient
acquis la véritable nationalité romaine.


La Gaule, et je parle principalement de la Gaule
que les Romains appelaient Transalpine, de celle qui
forme à peu près la France moderne, la Gaule, dis-je,
comme partie de l'empire, avait subi et avait dû
subir la loi commune. Sans doute, c'est ime des
parties de l'empire romain qui ont lutté avec le plus
d'énergie, qui ont défendu avec le plus de courage
leur nationalité propre; ce n'est pas pour rien que les
Romains appelaient les Gaulois gens inquieta et teme-
rcria ces épithètes de la colère leur étaient arra-


chées par la vive résistance qu'ils avaient trouvée
dans les Gaules. Les Gaulois avaient vu de bonne
heure les portes du sénat romain s'ouvrir pour eux,
les cités gauloises avaient acquis de bonne heure les
priviléges des cités romaines; enfin ils avaient donné,
eux aussi, des maîtres au monde. Mais, malgré ces
faveurs, que je n'ose pas appeler des succès, pou-


SEPTIÈME LEÇON. 97


vaient-ils échapper à la dissolution et à la décadence
générale de l'empire? La Gaule ne devait-elle pas,
elle aussi, subir la loi commune?


La décadence de l'empire commence à se révéler
de bonne heure, car la base manquait. Il n'y avait
plus de liberté politique pour personne, il n'y avait
plus d'énergie morale ; le travail libre, ce grand élé-
ment des sociétés modernes , était inconnu des
anciens, et, quoi qu'on dise, les anciens connaissaient
à peine les véritables sources de la richesse nationale
et de la richesse particulière des États. Aussi qu'ar-
riva-t-il? Le grand moyen de richesse nationale, la
guerre et la conquête, était désormais épuisé, les
trésors des nations vaincues n'existaient plus, les
besoins du pouvoir augmentaient tous les jours, et
dans ce vaste empire, avec peu de travail libre, peu
de commerce, c'était toujours par de nouveaux im-
pôts qu'il fallait suffire aux besoins sans cesse crois-
sants du trésor impérial. Bref, c'était le despotisme
luttant contre sa propre impuissance, et plus il faisait
d'efforts, plus il devenait despotique et plus il de-
venait impuissant. Les deux maladies s'aggravaient
l'une l'autre; et l'on était arrivé au point que les
légions romaines ne trouvaient plus de soldats ro-
mains et se recrutaient de - ce qu'on appelait les
barbares. On était arrivé au point que, même autour
des villes, des cités ci-devant opulentes, il se formait
ce qu'on appelait (les déserts ; on abandonnait sa
propriété, le maître s'éloignait; l'esclave, pour ne
pas mourir de faim , se jetait sur la grande route
comme brigand. Et cette organisation municipale
qui, dans quelques pays, supplée jusqu'à un certain


7




98 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


point au manque de libertés publiques, qui, dans
quelques pays, mitige profondément l'exercice du
pouvoir absolu, l'organisation municipale, était de_
venue pour les Romains le plus horrible des fléaux.
Il n'est pas un de vous qui, ayant, même élémeu-
tairement, étudié le droit romain, ne sache la triste
histoire des municipes romains, des décurions ro-
mains, de ce que nous appellerions le corps muni-
cipal des villes romaines. Cet honneur n'en était plus
un, c'était un hot rible fardeau ; car, à mesure que les
besoins augmentaient, c'est aux villes, aux municipes
que le fisc s'adressait, et pour qu'ils satisfissent à
ses exigences, il avait imaginé de rendre les officiers
municipaux responsables. Eux et leurs biens étaient
inféodés, pour ainsi dire, à la tyrannie impériale.
Aussi ces charges, jadis électives, jadis honorables,
étaient-elles regardées comme un véritable fléau. On
se faisait soldat, prêtre, on s'exilait pour échapper à
la charge municipale, et 'il fallait ramener, par la
violence, ces officiers municipaux qu'on faisait sem-
blant (l'honorer.


Aussi le mal allait tellement en croissant, l'abîme
se creusait tellement de jour en jour, que les empe-
reurs eux-mêmes, du fond de leur cour à demi
orientale, te pouvaient pas ne pas le reconnaître, et
j'ai à peine besoin de vous rappeler le fameux rescrit
d'Honorius. Effrayé de l'aspect des choses, et comme
tous les gouvernements désormais perdus par leurs
propres fautes, il voulut essayer de se soutenir par la
force qu'on avait détruite, par la force nationale; il
voulut convoquer (les députés de toutes les villes da
la Gaule pour qu'ils vinssent au secours de l'empire


SEPTIÈME LEÇON.


chancelant. C'était dire à celui dont on avait causé
la mort : Lève-loi et aide-moi. Aussi, clv , trouva-t-il
avec sou rescrit? L'indifférence, le mé ; l'impos-
sibilité de cette vaine tentative.


Tel était, dis-je, l'élément romain, et puisque nous
parlons en particulier de la Gaule, l'élément gallo-
romain. Des idées d'unité, d'ordre public, de lois,
de droit, et, à côté de ces idées, un épuis(:ment pro-
fond, une corruption profonde, une impuissance
irréparable. Et, en attendant, le Rhin et les Alpes
suffisaient à peine pour contenir les hordes frémis-
santes des barbares qui s'aggloméraient, qui se
pressaient. On aurait dit d'immenses troupeaux de
vautours planant sur ce grand corps dont la vie


- était près de s'éteindre.
Les barbares! Ne nous les imaginons pas, surtout


les premiers qui étaient prêts à faire irruption dans
l'empire, comme des hommos sortant tout à coup
de leurs forêts, ne connaissant que la vie barbare ou
presque sauvage. Non, l'histoire vous le dit, les
Goths, les Bourguignons, les Francs eux-mêmes
connaissaient Rome : ils connaissaient l'empire et
ses pompes, et sa faiblesse, et ses richesses, et son
impuissance. Les barbares avaient déjà servi dans
la légion romaine, les barbares avaient déjà campé
sur les frontières de l'empire, les barbares avaient
déjà reçu l'or des Romains pour défendre les fron-
tières romaines contre d'autres barbares. Mais ce
frottement, ce contact du barbare avec le monde
romain, l'avaient plutôt rendu rusé que policé, il
était plutôt corrompu que civilisé. Il pouvait hien
Jeter sur ses épaules un lambeau de pourpre, il




100 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


pouvait bien se plaire dans cet accoutrement
romain ; il n'en était pas moins, au fond, un bar-
bare; il gardait toujours son caractère, cette force
brutale, cette soif des jouissances matérielles, cette
imprévoyance, ces mouvements capricieux qui
caractérisent les peuples barbares, et surtout ce
sentiment si vif, si énergique et désormais inconnu
aux Romains, de l'individualité, de l'indépendance
personnelle.


Ainsi, nous croyons bien que les barbares, les
premiers surtout, étaient moins barbares que beau-
coup d'historiens ne les ont représentés ; mais il
n'est pas moins vrai qu'ils conservaient, sous un ver-
nis quelconque, les véritables caractères de l'étal
de barbarie. Et le Romain n'avait rien à espérer du
barbare, car il ne lui inspirait, il faut bien le dire,
ni crainte, ni respect. Le barbare, nous l'avons dit,
connaissait par expérience l'impuissance du Romain,
et les témoignages historiques les plus irrécusables
le prouvent, il le méprisait profondément ; il mépri-
sait profondément la mollesse et, disons le mot, dont
le barbare se servait, la lâcheté de ce Romain dégé-
néré, décrépit qui, enveloppé da us la pourpre, n'avait
plus la force de tenir une épée, ni un bouclier. Les
témoignages sont irrécusables sur ce mépris du
Germain pour le Romain; or, du mépris à l'insulte,
de l'insulte à l'oppression, au massacre ou .à l'asser-
vissement complet, il n'y a qu'un pas pour des con-
quérants, si capricieuses, si imprévoyantes que fus-
sent ces hordes de barbares.


Aussi, l'imagination s'effraye lorsqu'elle veut se
représenter ce que serait devenue l'Europe, ce que


SEPTIÈME LEÇON.
101


serait, devenue la civilisation, s'il était arrivé que ces
deux éléments, l'élément barbare et l'élément ro-
main, se fussent trouvés seuls en présence ; l'élément
barbare avec toute sa brutalité et sa violence, l'élé-
ment romain n'ayant pour égide que ses idées d'or-
dre impérial et ayant pour ennemis, au fond, sa lâche
mollesse et sa décrépitude. Peut-être la civilisation
ancienne aurait-elle entièrement disparu, peut-être
le monde romain n'aurait-il fourni que des trou-
peaux d'esclaves à ses impitoyables vainqueurs.


Mais il était écrit dans les lois (le la Providence
que, s'il devait y avoir une grande transformation du
monde ancien, il n'y aurait pas d'anéantissement ni
de véritable dissolution. Sans doute, l'empire et ses
dieux, l'empire et ses temples, l'empire el, sa morale
tout humaine et son droit incomplet, partial, égoïste,
devaient, céder la place au Dieu tout saint, à l'Église
du Seigneur, à la morale de l'Évangile, au droit com-
mun sortant de la morale évangélique et du principe
fondamental de la confraternité humaine; sans doute
le monde ancien devait disparaître, mais sur ces dé-
bris, sur ces ruines ranimées, coordonnées, élargies
par un principe nouveau, devaient s'élever, peu à peu,
lentement, comme toutes les choses de ce monde,
mais sans interruption aucune, le monde nouveau,
les sociétés de nos jours, la civilisation Chrétienne.
Et, ne nous y trompons pas, le barbare était l'ins-
trument plus encore que le principe de cette grande
transformation. Le barbare et le Romain devaient, il
est vrai, déposer chacun ses germes propres dans
ce grand travail séculaire; mais ces germes si divers,
it qui appartenait-il de les mêler, à qui appartenait-




102 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


il de les confondre clans un seul et même tout, à qui
appartenait-il enfin d'eu construire une puissante
unité?


C'était là l'oeuvre du christianisme. C'est au chris-
tianisme qu'il appartenait de relever le Romain dé-
gradé, de le laver de ses souillures, d'élever ses.
sentiments, d'élargir ses idées et de lui faire envisa-
ger autre chose qu'un droit partial et un ordre pu-
rement matériel. 11 appartenait au christianisme,
d'un autre côté, de contenir les emportements du
barbare, de réprimer ses colères, d'adoucir ses
moeurs et de le renfermer dans ces liens d'ordre
public, que le barbare était d'autant plus prêt à
briser à chaque instant que c'étaient des liens, 0
qu'ils étaient romains.


Le christianisme, dis-je, pouvait seul obtenir c
résultat; il le pouvait par sa nature, par son pria
cipe, par sa doctrine ; il le pouvait parce qu'il parlait
au nom du ciel, parce qu'il ne parlait pas au nom du
dieu de Rome ou d'Athènes, au nom du dieu des
Scandinaves ou des Germains, parce qu'il invoquait
non pas le nom d'une caste ou d'un peuple, mais le
Dieu de tous, le Dieu du riche et du pauvre, du
puissant et du faible, et qu'il parlait à tous un lan-
gage commun à tous.


Et qui pourrait méconnaître la puissance de cette
idée, qui pourrait ne pas voir qu'il en découle une
morale universelle, un droit commun à tous, un
principe civilisateur, le principe de l'égalité civile,
devant la loi comme devant Dieu, le principe de la
confraternité humaine?


Ajoutons, pour mieux apprécier encore la puis-


SEPTIÈME LEÇON. 103


Gance de ces idées, l'éLergie de ces doctrines pour
les barbares ; ajoutons, dis-je, une circonstance qui
/fa pas toujours été suffisamment appréciée. C'est
qu'en prêchant le christianisme au barbare, le
prêtre chrétien ne lui prêchait pas une doctrine ro-
maine. Le christianisme n'était pas romain ; le chris-
tianisme avait vaincu Rome, vaincu les dieux de
[tome, abattu les temples de Rome. Et lors même
qu'il s'était assis sur le trône de Constantin, ce n'était
pas comme élément romain, mais comme principe
vainqueur de Rome. Ainsi, en montrant aux barbares
les cicatrices du martyr chrétien, on leur montrait
l'oeuvre de la Rome impériale . Elle n'était pas
suspecte au barbare la voix de ce prêtre qui lui racon-
tait les victoires remportées sur le même ennemi;
elle ne pouvait paraître suspecte au barbare cette
voix qui, dans les prétoires de Rome, avait proclamé
la foi chrétienne.


Or, qu'en résultait-il? C'est que le Romain se ré-
fugiait aux autels du christianisme, comme sous
l'égide d'un protecteur puissant, et que le barbare
acceptait le christianisme comme une alliance. Dès
lors on comprend la puissance de ce troisième élé-
ment.


Cependant le christianisme aurait-il pu, nous ne
parlons ici que dans l'ordre des choses humaines, le
christianisme aurait-il pu lui-même servir ainsi d'in-
termédiaire entre ces deux éléments, dont l'un de-
vait complétement écraser- l'autre, aurait-il pu ainsi
arrêter le torrent prêt à engloutir ce qui restait du
monde romain, s'il n'avait existé qu'à l'état d'idée,
sans puissance, sans influence sur les choses de ce





104 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


monde, sans une puissante organisation matérielle ?
Il est permis d'en douter, car il fallait aux barbares
quelque chose de plus, il fallait aux barbares un
fait matériel tel qu'il pût parler à des hommes dans
cet état, mais ce fait extérieur existait ; lors de l'ir-
ruption des barbares, le christianisme n'était put
simplement à l'état d'idée, il n'était pas simplement
la doctrine de quelques anachorètes ou d'une secte
ignorée. La société chrétienne s'organisa de bonne
heure; elle s'organisa de bonne heure, précisémenti
parce qu'elle est très-vivace, armée d'un principe-
très-puissant, d'un principe non-seulement de spé-
culation, mais d'action. Aussi la société chrétienne
s'empara-t-elle de bonne heure du pays. Et, il faut
le remarquer, car c'est un fait fécond en consé-
quences, mêmes politiques, elle s'empara de bonne.
heure, en particulier, de la Gaule.


Déjà, avant l'irruption des barbares, l'Église de
la Gaule était fortement organisée, elle avait une
véritable hiérarchie, elle avait son gouvernement ;
il n'y avait pas de ville un peu importante dans la
Gaule qui n'eût son évêque, et les évêques de chaque
province ressortissaient à un évêque métropolitain.
L'Église de la Gaule avait ses revenus, sa juridiction,
ses.institutions de secours et de prévoyance. il y a
plus ; ce n'est pas en vain que les métropolitains de
la Gaule convoquaient des conciles. On ne se rendait
pas à Arles sous le rescrit d'Ilonorius, mais on se
rendait aux conciles chrétiens de la Gaule.


L'Église avait donc ses conciles, ses synodes pro-
vinciaux, en d'autres termes, ses assemblées délibé-
rantes. Elle avait un autre principe de vie, le principe


SEPTIÈME LEÇON. 105


de l'élection. C'est par l'élection qu'on arrivait alors
à l'épiscopat, quelquefois par l'élection tout à fait
populaire, par l'acclamation, quelquefois par une
élection autrement réalisée, mais cependant tou-


jours par l'élection. Or imaginez, dans un temps dedésorganisation, de faiblesse comme celle de l'em-
pire et de l'ordre politique, quelle devait être la
force relative de cette organisation de la société
chrétienne. Et les hommes formant cette hiérarchie
avaient, en outre, l'expérience des affaires, l'expé-
périence des grandes luttes. Ils avaient lutté avec le
pouvoir temporel, avec l'hérésie, avec les restes du
paganisme ; ils avaient été enveloppés dans des
affaires très-compliquées, ils avaient eu des obsta-
cles de toute nature à vaincre : c'étaient des hommes
formés par l'expérience et par la lutte. L'élection les
nommait, la lutte les formait, la hiérarchie leur
donnait force et vigueur.


Ce n'est pas tout. Ceux de vous qui ont étudié le
droit de Rome savent, par les nombreux témoi-
gnages qu'on en trouve clans le code de Théodose et
dans le code de Justinien, qu'à mesure que l'autorité
municipale s'affaiblissait, à mesure qu'elle se dé-
criait, l'autorité épiscopale augmentait. Une partie
de l'autorité des magistrats avait été décernée aux
évêques. Le municipe, tout le monde le fuyait ; le
municipe, personne ne lui aurait fait aucun legs,
aucune donation, car le municipe n'était plus l'af-
faire du pays, c'était une charge, un fléau, le jouet
du fisc impérial. Mais si le municipe était regardé
de cette manière, la paroisse se formait, la paroisse
grandissait. C'était dans ces communautés religieuses




ion COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
qu'on se réfugiait, c'était vers l'évêque qu'on portait
ses regards, ses dons, ses offrandes, et, en consé-
quence, la société ecclésiastique augmentait de jour
en jour, l'arbitrage de l'évêque était préféré au
jugement de la justice locale.


Telle était l'organisation de la société chrétienne
au moment de l'invasion des barbares. Ainsi, vous
le voyez, on aurait tort et on se poserait un pro-
blème insoluble si, au moment. de ce grand événe-
ment quia été l'origine des États, des nations mo-
dernes, on ne voyait que deux éléments en présence,
l'élément romain ou gallo-romain, quand on parle de
la Gaule, et l'élément barbare. Non, il n'en serait
résulté pour l'humanité rien qu'une lutte épouvan-
table dans laquelle la force brutale aurait triomphé
à son gré, et dont le résultat aurait été peut-être la
perte de toute civilisation et l'asservissement des
vaincus. Il fallait, encore une fois, une force inter-
médiaire qui tendit au Romain une main secourable
et retint, autant que possible, la fougue du barbare.
Ce n'est qu'à cette condition que cette transforma-
tion était possible. Cette troisième force était. la
société chrétienne : et si, malgré cet intermédiaire,
il y a eu tant de souffrances, tant et de si terribles
calamités ; si, malgré cet intermédiaire, l'Europe a
été plus d'une fois menacée, en quelque sorte, d'une
dissolution complète, pensez à ce qui serait arrivé
si cette force n'eût pas existé, si cette force, ac-
ceptée par les vainqueurs et par les vaincus, n'at
pas amorti le choc, guéri les blessures, ouvert des
termes de conciliation entre le vainqueur et le
vaincu.


SEPTIÈME LEÇON. 107


Mais comment cela s'est-il fait en réalité dans
cette lutte si terrible, comment l'unité nationale
a-t-elle pu se faire jour au milieu de ce terrible
chaos du moyen âge, comment a-t-elle pu se fairejour dans l'État qui en a été en quelque sorte le
type, dans la France? C'est ce que nous essayerons
cie voir dans la séance prochaine.




HUITIÈME LEÇON'


SOMMAIRE


Période de l'invasion. L'unité impossible, parce que toutes les conditions
manquaient à la fois. — Essai d'organisation tenté par Théodoric; il
ne pouvait réussir. — Établissement des Visigoths, des Bourgui-
gnons et des Francs en Gaule. — Clovis. — Austrasie et Neustrie: les
coutumes et la langue des Germains dominent en Austrasie, tandis
que les lois et la langue des Romains arrivaient à reprendre la domi-
nation en Neustrie. — Il faut voir une nouvelle victoire du principe
germain sur le principe romain dans la chute des Mérovingiens et
dans l'avénement des Carlovingiens. — Charlemagne. Situation des
hommes et des choses en cc moment. — Les invasions arrêtées, au
moins par- la voie de terre. — Établissement d'un gouvernement
régulier. — L'empire et la pensée de Charlemagne trop vastes pour
lui survivre.


MESSIEURS,


L'invasion des peuples barbares amena en Europe
une longue période de troubles, de désordres, de
calamités : cette première période s'étend réellement
jusqu'à Charlemagne ; on peut l'appeler la période
de l'invasion, car c'est aujourd'hui une vérité histo-
rique très-connue, l'invasion des peuples du Nord
n'a pas été un fait instantané, unique ; c'est un l'an
qui a eu une longue durée et qui s'est successive-


IWITIÈME LEÇON. 109


Ine,nt. renouvelé. A un premier débordement du flot
de la Germanie en a succédé un second, puis un
troisième. Les peuples qui étaient arrivés, qui étaient
en quelque sorte établis, se sentaient pressés, pous-
sés par les peuplades qui arrivaient ensuite ; ils
étaient eux-mêmes vaincus, opprimés ou déplacés.


C'est donc un choc qui n'a pas été instantané, je le
répète ; c'était un choc continuellement renouvelé de
peuples, de races, ou au moins de familles diffé-
rentes, de peuples qui ne parlaient pas la même lan-
gue, qui ne professaient pas la mème religion, qui
n'avaient pas les mêmes idées d'organisation, qui
n'avaient pas la même vie, le môme principe, le
même sentiment. Ce grand fait a dû représenter en
Europe un véritable chaos. Et aujourd'hui, quand
nous essayons, à l'aide des témoignages contempo-
rains, de nous représenter les résultats de ce fait
immense, aujourd'hui encore l'imagination s'effraye
à la pensée de ce qu'ont dû souffrir les peuples vain-
cus. Et certes, il serait à peu près puéril de demander
si, pendant cette longue période, il a pu y avoir en
Europe quelque chose qui mérita le nom d'unité
nationale. Hélas ! y avait-il môme quelque chose
qu'on pût appeler un peuple? Nous voyons des vain-
queurs et des vaincus, des hommes libres et ides
serfs, et., sous un autre point de vue, une société
civile et une société religieuse. Tous ces éléments
coexistaient dans le même temps et dans le môme
Pays ; mais tout cela était plutôt juxtaposé qu'amal-


, garoé ou confondu dans un seul tout harmonique.
1 Toutes les conditions, soit internes, soit extérieures


de l'unité nationale, d'une forte et régulière organi-




110 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sation de l'État, manquaient nécessairement à
que dont nous parlons ; et, ainsi que nous l'avons
dit, ainsi que les témoignages historiques le confir-
ment, il y aurait eu une dissolution complète sans
cet intermédiaire de la seule association qui fût alors
fortement et régulièrement organisée : la société
chrétienne.


Ainsi, vous le voyez, qui s'entremet c o ntinuelle-
ment entre le peuple conquérant et le peuple con-
quis ? C'est l'évêque. Qui porte la parole? C'est
l'évêque. Qui est-ce que la ville, menacée d'être pillée
et détruite, invoque comme médiateur auprès de ce
barbare, contre lequel la force est inutile? C'est le
clergé, qui s'entremettait ainsi, et rendait alors les
services qui sont clans la nature de sa mission.


Au milieu de ce grand désordre, l'instinct, si je
puis parler ainsi, de la société et de l'organisation
sociale, les souvenirs de Rome, l'exemple de ce que
Rome avait été, de ce que l'organisation romaine
était encore, là où elle n'avait pas été tout à fait bri-
sée, devaient donner même aux barbares l'idée d'or-
ganiser quelque chose de régulier, de stable.


L'essai le plus rationnel, celui qu'on doit le plus
regretter, est celui des Goths en Italie, le royaume
établi, sur la fin du y" siècle, par Théodoric. Certes,
si l'édifice élevé par Théodoric eût pu subsister, les
destinées de l'Italie auraient été tout autres qu'elles
n'ont été. Sans doute, la péninsule aurait eu moins
de gloire municipale; sans doute, elle aurait en
moins de développements locaux, un moins grand
nombre de brillants foyers, mais elle aurait eu l'indé-
pendance nationale. L'essai ne pouvait pas réussir


HUITIÈME LEÇON. I II


il
ne faut pas en accuser les hommes, mais les temps


et les circonstances. Tout. était en mouvement et en
désordre, et ce n'était pas au ve siècle qu'on pouvait
se mettre à l'abri de cc grand mouvement.


Ces traits généraux s'appliquent avec une parfaite
justesse à la France. Le pays gaulois subit alors
cette loi commune de l'Europe civilisée ; son terri-
toire aussi fut envahi, occupé simultanément et suc-
cessivement par des peuples divers.


Je n'ai qu'à rappeler les races des Visigoths, des
Bourguignons, des Francs, qui ont laissé leurs noms
au pays, les uns au midi, les autres à l'est, les au-
tres au nord. Après de nombreuses luttes, de nom-
breuses vicissitudes, vous le savez, la race franque
obtint la domination du pays, •et un de ces chefs de
tribu qui, plus que tant d'autres, avait l'instinct de
la conquête, fit sentir sa domination à peu près aux
deux tiers de la Gaule. Je dis qu'il fit sentir sa do-
mination ; car, ainsi que les historiens modernes l'ont
fait remarquer, il ne faut pas se représenter les
conquêtes des barbares comme nous nous représen-
tons aujourd'hui les conquêtes d'un peuple civilisé.
Si un peuple civilisé prenait le parti de faire siennes
les provinces d'un autre État, il les occuperait par
ses armées savamment disposées, il organiserait un
nouveau pouvoir, il ferait ce que nous avons vu
faire de nos jours dans tant de pays. Les barbares
n'élevaient pas leurs idées à cette hauteur. Souvent
leur conquête n'était qu'une incursion, elle finissait
par un pillage, et ils rentraient chez eux chargés de
butin, laissant dans le pays conquis une trace san-
glante de leur passagqet la terreur de leur nom,




112 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au point que c'était à peu près sans éprouver de
résistance qu'ils y revenaient quand bon leur sem_
blait.


Les Francs, sous Clovis, traversèrent la Loire,
pénétrèrent dans le midi, battirent les -Visigoths,
combattirent avec succès contre les Bourguignons;
mais il n'est pas moins vrai que le siége principal de
la race franque dans la Gaule était au nord ; c'est là
un fait remarquable, parce que, comme nous venons
de le dire, les traces en existent encore. Je ne veux
pas ici entrer dans l'énumération fatigante des fré-
quents partages d'États qui eurent lieu sous la race
mérovingienne; mais il importe de se rappeler que,
de ces royaumes éphémères, deux pourtant ne le fu-
rent pas, celui de la Neustrie et celui de l'Austrasie.
C'est là, dis-je, le fait qu'il importe de faire remar-
quer, tels étaient les deux royaumes francs survi-
vants. Leurs limites n'étaient pas bien certaines et
définies ; en gros, ils étaient séparés par la forêt des
Ardennes, les uns essentiellement ventre le Rhin et
la Meuse, les autres plus vers le midi. Or, voilà la
dualité établie dans cette domination franque qui
occupait le sol de la Gaule ; véritable dualité, car au
fond ils représentaient deux principes divers, quoi-
que l'un et l'autre fût un État franc, quoiqu'ils re-
présentassent l'un et l'autre un fait de la conquête.
Dans l'Austrasie, qui était pour ainsi dire aux portes
(le la Germanie, qui s'alimentait continuellement de
la Germanie, c'est l'élément germain qui dominait,
et par les raisons que je viens d'indiquer, et parce
que l'influence de la civilisation romaine s'était tou-
jours litit moins sentir dans ces régions éloignées


A.


HUITIÈME LEÇON.
113


que dans le midi de la Gaule. Dans l'autre royaume,
les Francs se trouvaient en petit nombre, en conqué-
rants, mais à peu près comme une colonie romaine
au milieu de la civilisation du pays. lls subissaient
l'influence du pays; le clergé, qui était alors comme
le précepteur du barbare, avait bien plus d'influence
ici que dans l'Austrasie. C'étaient donc deux États
qui, au fond, représentaient deux idées différentes ;
dans l'un dominaient les coutumes et la langue des
Germains,. dans l'autre, les lois et la langue de Rome:
il y avait donc là, je le répète, une dualité dont les
traces ont existé longtemps dans l'histoire de la
France, et ne sont pas aujourd'hui empiétement
effacées.


Et ici nous pouvons remarquer les effets de l'in-
fluence d'une civilisation supérieure, quand même
de est amollie, décrépite. La civilisation romaine
était à peu près pleine, complète dans le midi de la
France. Aussi exerçait-elle une très-grande influence
sur les conquérants. C'est un fait général en histoire :
la force physique peut conquérir, mais lorsque le
peuple conquis est doté d'une civilisation supérieure


celle du peuple conquérant, à la longue la civi-
l isation du peuple conquis s'empare du conquérant,
l'idée s'impose à la force, la pensée domine la force
matérielle. Ce fait s'était aussi réalisé à l'égard de la
France, là où la civilisation romaine était plus enra-
cinée, plus vivace. Et par une conséquence néces-
saire, les idées de gouvernement, de gouvernement
'entrai, de royauté, prenaient dans la Neustrie, à
l 'aide de la civilisation romaine et du clerié, un dé-
veloppement qu'elles ne pouvaient pas prendre dans




114 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'Austrasie, où dominaient les traditions des forêts
de la Germanie.


Mais, précisément dans ce fait, il y avait quelque
chose de précoce, il y avait quelque chose qui n'était
pas d'accord avec les calamités du temps. La race
germaine ne pouvait pas voir avec indifférence, ni
même avec résignation, cette domination des idées
et des coutumes romaines, le développement de
cette force centrale aux dépens •de l'indépendance
personnelle du Franc. Ces guerriers qui étaient arri-
vés dans le pays comme les compagnons de leurs
chefs, on ne pouvait pas espérer, il était prématuri
de croire qu'ils se résigneraient à cet ordre régn-
lier qui paraissait vouloir s'établir, et qu'ils dépouil-
leraient leur indépendance personnelle au profit de
la royauté. Et l'exemple de cc qui se passait dans
l'Australie devait amener une crise inévitable. C'est
cette crise, qui ne fut autre chose que le triomphe de
l'aristocratie (les barbares, de l'aristocratie conqué-
rante guidée, dirigée par ce qu'on appelait les maires
du palais, qui produisit la chute de la première dynas-
tie et l'avénement de la seconde. Ce n'était autre chose
qu'une recrudescence de l'élément germain voulant
briser les entraves qu'on avait-essayé de lui don-
ner, et reconquérir sa domination et sa toute-puis-
sance.


Il y eut donc là une deuxième victoire de l'élément
germain sur l'élément gaulois, dont l'expression fut
l'avénement des Carlovingiens. C'est comme repré-
sentant de l'élément germain, dont le foyer était
essentiellement dans l'Austrasie, que Pepin fut élevé
au trône, qu'il se vit élire par une assemblée et


HUITIÈME LEÇON.
115


sacrer par un évêque d'abord, par le pape ensuite.
Et alors l'empire des Francs eut une sorte d'unité, il
fut réuni ; mais c'était l'élément germain qui do-
rainait, mais là civilisation romaine reçut là un
deuxième échec, et la France future reçut ainsi une
dose d'élément germanique beaucoup plus forte
qu'elle ne l'aurait reçue si l'on fût resté dans les
termes de l'établissement premier en Neustrie.


Arrêtons-nous un instant; car, lorsqu'on a nommé
les Carlovingiens, la pensée court rapidement à
Charlemagne. Mais, avant de fixer notre attention
sur ce grand homme, envisageons la société telle
qu'elle était ou pouvait être dans cette longue période
de troubles et de désordres. Qui pourrait, pendant
cette période, chercher dans la Gaule une société
régulière, une société organisée, une unité natio-
nale? On ne la trouverait pas plus dans la Gaule
qu'ailleurs. Dans la Gaule aussi, des peuples divers,
des langues diverses; dans la Gaule aussi, un terri-
toire continuellement déchiré, morcelé, les limites
des États variables, incertaines, les deux génies
différents, le génie romain et le génie germain en
présence, en lutte, deux lois, deux droits, cieux
formes diverses de civilisation ; bref, dans la Gaule,
comme ailleurs, les conditions d'une forte organisa-
tion de l'État: les conditions de l'unité nationale
manquaient complétement.


Et si, au lieu de vous en tenir à ces notions géné-
rales, vous voulez en chercher la preuve dans des
d onnées particulières, clans les faits positifs de la
société de ce temps-là, la confirmation sera pleine \t
entière. Fixez vos regards sur les personnes, portez-





116 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


les sur les choses, vous trouverez toujours la confit,
mation de ce que nous venons de dire, l'absence de._
toute unité.


Sans doute, des érudits, des historiens ont essayé
de classer les différentes situations sociales des per-
sonnes dans cette période. Il faut en convenir, ils
ont échoué, parce que, dans une si grande mobilité
de faits et d'idées, dès qu'on paraît saisir un fil, on
le sent immédiatement brisé par un fait nouveau.
Ouvrez les lois des barbares, cherchez-y le taux de la
vie des hommes, cherchez-y le montant du wehrgeld,
de ce que le meurtrier devait payer comme compen-
sation à la famille de celui qui avait été victime de
son délit, et vous y trouverez des appréciations extrê-
mement diverses. Que valait, chez les Francs saliens,
un Romain de la classe des tributaires, qui n'était
pas proprement un esclave? Il ne valait que la qua-
rantième partie d'un compagnon du roi ; car, pour le
meurtre d'un Romain tributaire, il fallait payer
quarante-cinq sols, pour le meurtre d'un compa-
gnon du roi, il en fallait payer mille huit cents. Et
entre ces deux limites, vous trouverez des composi-
tions très-diverses, si vous compulsez les lois des
Bourguignons et des autres barbares. Vous en trou-
verez pour les forgerons, pour les hommes libres,
pour les cultivateurs, pour les affranchis, pour
toutes les conditions.


Aucune espèce d'égalité, non-seulement dans les
conditions, mais devant la loi.


Il y avait des hommes libres. On a peut-être
exagéré lorsqu'on a voulu soutenir que la race des
hommes libres avait à peu 'près disparu. Il y avait


HUITIÈME LEÇON.
I17


des hommes libres; mais qu'est-ce que cela signi-
fiait? Des hommes qui n'étaient pas esclaves? Sans
doute il y en avait un grand nombre; il y avait les
fidèles, les leudes, qui étaient attachés à la personne
d'un puissant; c'était, en quelque sorte, l'état pré-
curseur de l'état de famille qui devait se former plus
tard dans l'organisation (le la féodalité; il y avait
une grande variété d'affranchis ; il y avait les serfs
proprement dits. Les hommes libres, qui n'étaient
ni sous la protection d'un puissant, ni affranchis,
qui ne relevaient que d'eux-mêmes, par qui étaient-
ils protégés, quelle loi, quel pouvoir invoquaient-ils,
une fois que leur force personnelle ne suffisait pas à
les défendre? Hélas! dans une société aussi profon-
dément désorganisée, dans une société où la force
brutale jouait un si grand rôle, quelle était leur con-
dition quand ils n'avaient pas assez de force pour
être à leur tour membres de cette aristocratie de la
race et de l'épée et protecteurs des autres? Voilà
comment quelques historiens ont cru que la race des
hommes libres avait disparu. Littéralement la pro-
position n'est pas vraie, parce qu'elle voudrait dire
que les hommes avaient été réduits à l'état d'escla-
ves, ce qui n'est pas; mais, si ces historiens ont.
voulu dire qu'il n'y avait pas de protection, que le
droit et la loi étaient impuissants, que tous ceux qui
sentaient le besoin d'une protection se réfugiaient
sous l'égide, non de la loi, mais d'un homme puis-
sant, ils ont dit la vérité.


Cette variété dans les personnes se retrouve dans
les terres. Ce qu'on appelait les terres allodiales
était des terres qui ne remontaient pas à une con-




118 COURS DE- DROIT CONSTITUTIONNEL.


cession obtenue d'un homme en compensation de
services, ou comme preuve d'un lien établi entre le
concessionaire et le concédant. Les autres, au con-
traire, étaient des terres concédées par ceux qui en
avaient occupé dans la conquête plus qu'ils n'en
voulaient, et qui les concédaient comme, dans les
forêts de la Germanie, ils donnaient des chevaux et
des armes. Enfin, il y avait les terres qu'on appelait
tributaires ; celles-là devaient payer.


Les institutions 'politiques offraient la même va-
riété, la même absence d'unité. Il y avait évidem-
ment trois éléments dont chacun, jusqu'à un certain
point, aspirait au gouvernement de la société.


Les barbares apportaient avec eux leurs coutumes.
Dans leurs forêts, dans leur pays, ils se réunissaient.
Ces peuplades, ces tribus connaissaient des assem-
blées délibérantes auxquelles assistaient les chefs (le
famille. C'est le propre de toutes les tribus : l'auto-
rité du chef n'est pas telle qu'il puisse commander;
il faut qu'il consulte, qu'il tâche de persuader pour
qu'on le suive; il faut donc consulter, discuter en
commun. C'est là ce qu'on retrouve dans l'organisa-
tion par tribus, c'est ce qui se passe encore dans les
pays organisés par tribus.


Voilà un souvenir, une coutume importée par les
barbares. Mais ces mêmes barbares, arrivant sur le
sol conquis, trouvèrent opportun de devenir grands
propriétaires. Ils s'emparèrent d'une grande portion
du sol conquis, non sans doute par une sorte de
mesure générale, régulière, exécutée de la même
manière partout, en même temps. Mais enfin, quand
un chef s'établissait dans un canton, il prenait une


HUITIÈME LEÇON.
119


certaine quantité de terres, et souvent on lui adju-
geait de vastes étendues de terrain qui étaient
abandonnées complétement, de sorte que, outre les
terres qu'il avait prises à ceux qui les possédaient
et les cultivaient, il ajoutait à son domaine ces terres
va


tes.Gent
can


aristocratie barbare , ces guerriers , ces
chefs dans les forêts de la Germanie, devinrent donc,
par une conséquence naturelle, une aristocratie
guerrière et territoriale. Ils se sentaient là établis, ils
se sentaient là chez eux. Dès lors, ils curent tout de
suite l'idée d'exercer une autorité, une juridiction,
soit comme chefs, soit comme protecteurs, soit
comme possesseurs, et sur leurs biens et sur leurs
terres, qui ne relevaient, disaient-ils, dé personne
que du droit çle leur épée, et sur les personnes qui
s'y réfugiaient et sur leurs tributaires, et sur ceux à
qui ils donnaient des concessions. Ils s'organisèrent
ainsi en une forte aristocratie territoriale, sans
perdre le caractère d'aristocratie militaire.


Voilà un deuxième élément, élément très-puissant
celui-là, parce que c'était la continuation du principe
germain et le résultat matériel de la conquête. C'était
cette même aristocratie des forêts de la Germanie,
consolidée par les possessions et par la richesse
qu'elle venait d'acquérir.


Enfin, il y avait une royauté, il y avait un chef.
Sans doute ce n'était pas la royauté comme elle fut
conçue plus tard ; mais il y avait un chef, et ce chef
se modelait, cherchait à. se modeler sur la royauté
romaine. Il avait là . comme instituteurs, comme con-
seils, les hommes du monde romain, le clergé.




120 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Il y avait donc trois forces, trois éléments. Mais
où trouvons-nous que ces éléments aient jamais été
coordonnés dans un système, à cette époque? Nous
ne le voyons nulle part. Il y avait des assemblées,
principe germanique. Mais bientôt on n'alla plus à
ces assemblées; on n'alla plus ni aux assemblées ni
aux plaids locaux. On était des seigneurs chez soi
on exerçait son pouvoir sur ses biens et sur ses
hommes. Dans les forêts de la Germanie, ces assem-
blées n'étaient pas fréquentes ; on s'occupait de
choses simples : faut-il ou non faire une expédition?
Mais lorsqu'on voulut s'exercer au vrai gouverne-
ment, c'était une chose que le barbare ne compre-
nait pas, et lorsque l'on convoquait les plaids, c'était
ordinairement pour avoir les amendes de ceux qui
ne s'y rendaient pas.


Aussi que devait-il rationnellement arriver? II de-
vait arriver le triomphe de l'aristocratie barbare, de
l'aristocratie territoriale; car c'était là alors la force
la plus vivace, celle qui parle aux sentiments des
hommes puissants. Et, en effet, c'est cette force qui
aurait triomphé, si son triomphe n'avait pas été
retardé par un grand épisode, par un grand effort,
par une grande tentative qui, il faut le dire, hono-
rera à tout jamais l'homme qui a pu le concevoir :
je veux parler du règne de Charlemagne.


On a accusé Charlemagne de despotisme ; on lui
a reproché d'avoir fait de longues guerres, des
guerres inhumaines, d'avoir par ces guerres extrait,
pourrait-on dire, le peu qui restait de vie au corps
social et achevé ainsi l'épuisement de la nation.
Sans doute, Charlemagne, comme d'autres guer-


HUITIÈME LEÇON. 121


ries, comme d'autres conquérants, avait le goût de
la guerre, et je ne me charge pas de démontrer que
toutes les expéditions qu'il a faites fussent absolu-
ment nécessaires. Mais pourrait-on méconnaître
cependant (au reste, on ne le méconnaît pas aujour-
d'hui) le but essentiel de ces guerres et de ces expé-
ditions? 11 y a eu deux rôles bien distincts dans
Charlemagne. Dans l'un, il a fait une tentative très-
grande, très-honorable, qui n'est pas restée; mais
Mans l'autre, il a rendu à l'Europe et à la civilisation
un service qui est resté : c'est d'avoir arrêté les inva-
sions des barbares, c'est d'avoir mis fin à ces inva-
sions continuelles de peuples se ruant sur les autres
peuples. C'est lui qui a tracé la ligne, et qui a dit
au flot de la Germanie : Tu n'iras pas plus loin. Et si
la Gaule entre autres, si la France a eu encore à
subir quelques invasions, ce n'est plus par la grande
route de l'invasion des barbares que les envahis-
seurs sont arrivés ; les Normands sont arrivés par
la mer.


Or voilà le service qui est resté. Charlemagne a
élevé une digue puissante que le flot du Nord n'a
pu dépasser. Fait remarquable, car, ne nous y trom-
pons pas, ainsi que je l'ai dit, les Carlovingiens,
Charlemagne lui-même, étaient essentiellement les
représentants de l'élément germain. Et c'est devant
le monde germain que Charlemagne plaçait une di-
gue, c'est en quelque sorte son propre peuple qu'il
arrêtait. Il y avait là au fond une sorte de contra-
d iction dont nous reparlerons dans un instant. Mais
en même temps, et c'est aussi sa gloire, au milieu
de ces temps de troubles et de désordres, il sentait,




1 '29 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
il faisait plus, il concevait nettement le besoin et
l'idée d'un gouvernement, d'un ordre régulier dans
la société civile, pensée grande, pensée qui, dans ce
temps-là, était une grande preuve de génie. Charle-
magne l'a conçue et réalisée ; il a établi un gouver_
nement régulier, et il a pu l'établir grâce à son génie,
aux forces dont il a pu disposer, et aussi, il faut le
croire, parce que le monde fatigué se jeta momen-
tanément dans ses bras et s'abandonna à son génie
organisateur.


Charlemagne voulait à la fois gouverner et réunir ;
réunir les diverses parties de cet empire et y établir
un gouvernement régulier. Les moyens qu'il em-
ploya furent nombreux. Il y eut sous lui des assem-
blées nationales. Cependant, ne nous y trompons
pas, c'étaient plutôt de grands conseils auxquels on
appelait des hommes des différentes parties de l'em-
pire, pour qu'ils pussent informer le pouvoir cen-
tral de l'état des choses, recevoir ses instructions et
ses ordres : moyen d'unité.


Et puis, qui n'a pas entendu parler de ses com-
missaires, de ses envoyés, de ses missi dominici? Ils
étaient le lien entre les autorités locales, entre les
pouvoirs locaux et le pouvoir central. Ils allaient
périodiquement clans toutes les parties de l'empire,
ils portaient les ordres de l'empereur, ils recueil-
laient les renseignements, réformaient les abus,
étaient investis de grands pouvoirs . C'était un
lien toujours vivant, toujours senti entre les pou-
voirs locaux et le pouvoir central.


Et les continuels voyages de Charlemagne lu i
-même étaient un moyen de gouvernement. Il con-


HUITIÈME LEÇON. 123


serait sa vie aux moyens de contenir ensemble les
diverses parties de ce vaste empire.


Trop vastes en effet, et l'empire et. la pensée ! Il y
avait encore là un essai prématuré, car, dans ce
temps, les peuples que Charlemagne gouvernait sen-
taient-ils vivement cette nécessité de l'ordre et du
gouvernement ? Et si cette nécessité était sentie
par les classes opprimées, était-elle également sentie
par les oppresseurs? Hélas ! elle ne l'était nullement,
et ce vaste empire réunissant ainsi des peuples si
divers, de moeurs si opposées, de langues si diffé-
rentes, pouvait-il se soutenir au temps de Charle-
magne? Ces grandes créations peuvent-elles jamais
survivre au génie de leur auteur? Charlemagne pou-
vait-il espérer de former à cette époque un seul
tout de la France actuelle et d'une grande partie de
l'Allemagne, de l'Espagne et de l'Italie? Le pourrait-
on aujourd'hui avec tous les moyens de gouverne-
ment que nous possédons ?Qu'était-ce donc du temps
de Charlemagne, dans un temps où l'esprit d'ordre
et d'organisation régulière était à peu près éteint
chez les populations?


Voilà où se trouvait ce que j'ai appelé ime contra-
diction. Lui Germain repoussait le principe germain,
et agissait contre la nature de ce même principe.
C'était possible pendant sa vie, c'était une impossi-
bilité après sa mort. Aussi un grand historien mo-
derne, Augustin Thierry, a-t-il bien démontré que
ces guerres qui éclatèrent après Charlemagne, ces
guerres que les historiens qui ne voient que des
noms appellent des guerres de famille, des luttes de
parents à parents, étaient au fond des luttes de




124
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


peuples à peuples, des luttes de peuples qui yeti.
laient briser ce lien factice dans lequel le génie de
Charlemagne les avait enfermés. C'est que l'unité de
Charlemagne n'était pas de ce temps, c'est qu'elle
n'avait pas ses racines dans le sentiment (les peu


-


ples. C'était alors un autre principe qui travaillait les
nations : c'était le morcellement, c'était le brise-
ment. Cet esprit d'indépendance personnelle que les
Germains avaient apporté, cette aristocratie terri-
toriale des Germains qui s'était formée dans la
conquête, étaient des principes vivaces dont on
avait pu suspendre un instant l'action, mais aux-
quels on n'avait pas ôté leur force, qu'on n'avait
pas dépouillés de l'influence qu'ils devaient exercer
plus tard.


Ces principes devaient porter leurs fruits, et ces
fruits étaient l'anéantissement du pouvoir central,
le morcellement du pays, l'indépendance de cette
aristocratie. Et voilà la pente que les choses sui-
virent avec une rapidité prodigieuse. Et qu'était-ce
que ce morcellement, et cette indépendance person-
nelle, et ce triomphe de l'aristocratie territoriale?
C'était la féodalité, c'était le système féodal qui était
tout entier dans ces circonstances et dans ces faits;
c'est au système féodal que marchait alors la société.
Pourquoi ? Parce que c'est dans le système féodal
que se réalisait ce qui était alors les idées et les
sentiments de tous les hommes influents. Cette
féodalité n'était autre chose qu'une grande républi-
que, une grande république fédérative, une grande
confédération d'une quantité énorme de petits sou-
verains absolus : telle était réellement la féodalité.


HUITIÈME LEÇON. 125


mais nous voulons aujourd'hui nous arrêter ici.
ce qui est évident par les faits que nous vous avons


sa


onairement rappelés, c'est que, dans la période
que nous avons nommée période d'invasion, toute
tentative d'unité nationale pouvait être louable, mais
était impossible. Toutes les conditions manquaient;
identité d'origine, de langue, d'institutions, tout
manquai t. Point d'égalité civile, point de gouverne-
ment national, aucune des conditions d'unité ne se
réalisait. Cet esprit d'indépendance personnelle,
cette aristocratie territoriale, produit de la conquête
combiné avec l'élément germain, conduisaient néces-
sairement au morcellement, à l'émancipation de tous
ceux qui se croyaient quelque force et quelque puis-
sance personnelle, elles renfermaient en elles-mêmes
les germes de la féodalité. Charlemagne arrête un
moment le développement de ces faits et de ces
principes, il l'arrête un moment par une tentative
très-honorable pour son génie, mais prématurée.
Le service qu'il rendit aux États de l'Europe, c'est
l'action qu'il exerça pour arrêter les invasions (les
barbares. Il iifermé l'époque des invasions et ou-
vert l'époque de l'organisation.




NEUVIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Deux principes en présence : l'aristocratie et. la royauté. — L'aristo-
ci•atie, contenue par Charlemagne, devait l'emporter après sa mort.
— Hérédité des terres, suivie de celle des charges et des offices. —
Organisation de la féodalité. — Tout se donne en fief, tout devient
privilége, tout devient matière à impôt. — La féodalité


n'a jamais
obtenu l'assentiment des populations; pourquoi. — Croisades. Leurs
causes et leurs résultats matériels et moraux. — Idées nouvelles nées
du spectacle de la civilisation grecque et mùsulittane. — Perm
de grands tiers. — La royauté mise en évidence. — Commencent
des communes.


MESSIEURS,


La lutte qui devait se prolonger pendant des
siècles était entre le principe de l'individualité, de
l'indépendance, d'une part, et le principe de l'orga-
nisation sociale et civile de l'autre. A cette époque,
dans le sein de ces deux principes était • contenu le
germe de deux institutions qui ont longtemps dominé
seules : l'aristocratie et la royauté; l'aristocratie,
qui donna naissance à la féodalité, sorte de dévelop-
pement du principe barbare au profit du plus puis-
sant; la royauté, qui résumait en elle des idées d'or-
ganisation sociale et d'unité du pouvoir. Il n'y avait


NEUVIÈME LEÇON. 127


pas de place alors pour la démocratie ; l'élément dé-
mocratique lui-même n'existait plus, il n'y avait pas
de peuple proprement dit, mais des vainqueurs et
des vaincus, des maitres et des esclaves ; le peuple
du monde moderne n'avait pas encore paru : nous
assisterons bientôt à sa naissance.


De ces deux principes, l'aristocratie et la royauté,
lequel devait triompher? Évidemment le principe
barbare, plus jeune, plus fort; il était seul à la
portée des esprits qui avaient le plus d'influence
dans les affaires. Des idées d'ordre, d'État, d'unité,
qui ont quelque chose d'abstrait et de plus ou moins
difficile clans leur conception, n'étaient pas saisis-
sables pour des hommes qui sortaient à peine d'un
état de choses anarchique, incohérent, (l'un véritable
chaos. L'Europe, après tant (le luttes et de cala-
mités, avait été ramenée à une sorte d'enfance ; la
société livrée à elle-même devait prendre naturelle-
ment le développement féodal, se démembrer, se
fractionner en une multitude de sociétés diverses :
c'est ce qu'elle fit.


Le principe germanique, comprimé en France par
la main puissante d'un grand homme, suspendu mo-
mentanément: par le triomphe de la royauté ., reprend
bientôt tout son essor sous les faibles successeurs de
Charlemagne. On voit de toutes parts dans cette
période historique, et pour toutes choses, le prin-
cipe de l'individualité s'exercer et se manifester par
un démembrement. Il y eut sans doute, même alors,
(les assemblées générales, mais non plus pour former
au grand conseil; elles semblèrent n'exister doréna-
vant que comme une occasion, un prétexte de guerre




128 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


civile, un théâtre de idiscordes. Ces circonstances',
où le clergé, les grands et la royauté se trouvaient
en présence, leur révélaient leur antipathie récipro-
que. Au sortir de .


ces réunions, chaque seigneur ne
songeait .plus qu'à s'affermir dans le domaine qu'il
occupait; aussi les bénéfices et les charges, de tem-
poraires qu'ils étaient, devinrent bientôt héréditaires.


On a beaucoup discuté pour savoir si les bénéfices
avaient été, dans l'origine, héréditaires ou non ; peu
importe, il n'en est pas moins vrai que l'idée de se
perpétuer dans la possession des biens qui leur
étaient concédés devait venir naturellement à l'esprit
des bénéficiaires ; aussi trouve-t-on que les conces-
sions occupent une grande place dans la législation
d'alors. Mais on alla plus loin ; l'hérédité des terres
fut suivie d'une hérédité qui établissait une aristo-
cratie d'une autre nature, l'hérédité des charges et
des offices ; les comtes, les ducs, les barons étaient
des fonctionnaires ; ils voulurent laisser à leurs en-
fants, avec la jouissance de leurs terres, la jouis-;
sauce de leurs dignités. La royauté résista faible-
ment, l'aristocratie l'emporta ; et quand ce fait se
fut étendu, quand il eut été souvent réalisé, il finit
par être exclusivement consacré par des capitulaires,
et devint non plus une coutume, mais une loi.


Ce pas était immense dans un temps où il n'y avait
que deux principes sociaux. La royauté se trouvait
dès lors à peu près anéantie ; le morcellement s'ap-
pliqua bientôt à toutes choses, la forme féodale
prévalut définitivement partout.




ll faut le reconnaître, c'était là une sorte d'orga-
nisation, un moyen de mettre fin à de grands désor-


NEUVIÈME LEÇON. 129


cires, c'était l'instinct d'un ordre social qui s'appli-
quai


1 de la seule manière compatible avec l'état de
choses existant. ll n'y eut plus bientôt que suzerains,
vassaux, bénéficiaires, arrière-vassaux, affranchis,
colons et serfs. L'homme était-il puissant, il était
aristocrate ; s'il était faible, il se réfugiait sous la
main du fort. Plus d'individus libres, partout dé-
pendance de l'homme à l'homme, et, comme consé-
quence nécessaire d'une organisation pareille, tout
est inégalité, distinction, privilége. C'est une chose
curieuse que l'exagération à laquelle ont été poussés
les hommes par cette manie d'inégalité ; la féodalité
avait revêtu de son habit bigarré la société tout en-
tière, l'Église en avait emprunté les formes et l'exté-
rieur; elle donnait en fief le casuel, les revenus des
baptêmes, etc., etc.... Les communes, cette nou-
velle puissance qui ne tarda pas à s'élever, et qui,
certes, n'était pas féodale, en emprunta cependant
l'accoutrement et la livrée. Les idées générales d'or-
dre ne satisfaisaient pas encore ces intelligences
grossières, on ne concevait le droit que comme le
fait d'un privilége, la suite d'une conquête.


Au milieu de la coexistence de toutes ces souve-
rainetés diverses, où l'homme était toujours aux
prises avec l'homme, où le maître tenait tout dans
sa main, intervenait dans tout, la manie réglemen-
taire ne pouvait tarder à se développer outre mesure;
aussi on ne put bientôt faire un pas dans une terre,
dans une ville, sans se heurter contre un privilége
Ou contre un impôt. Dans la même ville, il y avait
`ouvert plusieurs enceintes appartenant chacune à
Un Seigneur, à un suzerain différent, réglées chacune


I. 9




130 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


par des ordonnances différentes, pas un métier qui
ne fût dirigé et enchaîné. On ne pouvait envoyer ses
enfants à l'école, aiguiser le soc de sa charrue,
prendre ses repas, couvrir son feu, qu'à un signal et
avec une permission donnée ; pour cuire son pain,
pour couper ses moissons, il fallait une autorisation
supérieure. Les impôts se reproduisaient sous tou-
tes les formes, sur les maris, sur les veuves, et
lorsque le seigneur partait pour la guerre et lors-
qu'il était armé chevalier: les détails en seraient
innombrables. La justice, grand Dieu, la justice
Mais le pays était couvert de prisons seigneuriales,
il y en avait plus de 80,000; à côté, on comptait des
prisons ecclésiastiques, municipales, royales. L'es-
prit d'inégalité, de distinction, avait envahi toutes
les classes. Entre mille faits qu'on pourrait cîter à
cet égard, en voici un qui prouve à lui seul que le
privilége régnait non-seulement dans les classes
les plus élevées, mais même dans les classes les
plus modestes : Le fils d'un marchand, étant devenu
amoureux de la fille d'un gradué, la demanda en ma-
riage et l'obtint. Toute la ville où cela se passait
scandalisée, indignée de voir ainsi un gradué ravaler
sa fille jusqu'au fils d'un marchand. Quelque temps
après, le jeune homme ayant été atteint de la lèpres
tout le monde vit là une punition du ciel, et personne
ne voulut soigner ce malheureux.


Certes, nul ne s'avisera de soutenir qu'il n'y avait
pas dans la féodalité quelques principes nobles, gé-
néreux et vivaces; elle a gouverné le monde pendant
des siècles ; et, d'ailleurs, cette protection du fort
sur le faible qui réveille les souvenirs poétiques de


NEUVIÈME LEÇON.
131


la chevalerie, le courage du guerrier, c'étaient là des
sentiments élevés sans doute ; mais le caractère
dominant de l'institution était la puissance de
l'homme sur l'homme, une sorte de confédération
entre une multitude de petites sociétés pareilles à
celles qui sont unies d'un lien si lâche dans les États
de l'Amérique du Nord ; il ne pouvait rien en sortir
de grand, de général, d'élevé.


Ce contact perpétuel des individus entre eux pro-
duisait encore un autre résultat. Lorsque le sei-
gneur, ce qui arrivait bien souvent, était avide,
capricieux, fantasque, il n'y avait pas d'intermédiaire
entre lui et ceux qui devaient immédiatement en
souffrir. C'étaient là des blessures qui se renouve-
laient chaque jour; aussi on a remarqué avec raison
que les hommes ne se sont jamais endormis dans
cette sorte d'asservissement. Il n'est malheureuse-
ment pas sans exemple que, sous d'autres domina-
tions, ils aient perdu quelquefois le sentiment de
leur dignité personnelle et mérité ainsi leur sort. Le
despotisme théocratique ou monarchique a plus
d'une fois obtenu l'aveu, je dirais presque l'appro-
bation de certains peuples; sous la féodalité, au con-
traire, on trouve toujours des idées. qui la repous-
sent, un coeur qui palpite à. la pensée de ces
vexations. il n'y avait pas là pouvoir exercé au nom
de certaines croyances communes et supérieures, de
ces idées grandes qui remuent et aveuglent les popu-
lations; l'asservi était en présence du maître, de
l'homme dont la volonté individuelle pesait directe-
ment sur lui. Il avait tous les jours sous les yeux le
spectacle de l'indépendance et de la liberté exercées




132 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sans limite et le contraste de son esclavage. Lors-
qu'une caste sacerdotale, enveloppée dans ;ses mys-
tères, s'annonçait au monde par des oracles dans une
langue mystérieuse et incompréhensible, on conçoit
qu'elle pût s'emparer des imaginations : mais dans
la féodalité, le seigneur était un soldat dont l'origine
se trahissait à chaque instant : l'esclave comprenait
très-bien qu'il pouvait tout aussi bien qu'un autre
manier l'épée; ce principe de puissance n'avait donc
rien de sacré ni de redoutable en soi.


Ajoutez à cette première cause de faiblesse et de
dissolution les dispositions morales du clergé.
L'Église ne cessa pas, au fond, d'être animée par le
principe démocratique. Comme puissance, elle ne
pouvait aimer un pouvoir rival, supérieur, envahis-
sant; comme vérité morale, elle devait repousser des
idées contraires aux principes de l'égalité évangé-
lique. Le manant qui devenait prêtre, qu'était-ce
autre chose qu'une protestation permanente contre
la féodalité? On peut en dire autant des asiles, des
hospices, des institutions de bienfaisance que l'Église
fondait; c'est là ce qui distingue le monde d'alors
des temps qui l'avaient précédé; l'égalité n'existait
pas encore à l'état de fait, mais à l'état d'idée; nous
la voyons encore poindre dans les délibérations de
certains conciles, et ces idées étaient contraires à
l'organisation féodale.


Ces deux causes devaient produire avec le temps
des résultats qui furent accélérés par un grand évé-
nement, les croisades, et qui se sont résumés dans
un grand fait, les communes.


Les croisades, tout le monde le sait, furent la


NEUVIÈME LEÇON. 133


grande expédition de la chrétienté contre le monde
de Mahomet. On peut dire qu'elles ne sont pas nées
le jour même où la lutte a commencé entre les peu-
ples. Depuis des siècles déjà, les deux religions
étaient en guerre; les prêtres chrétiens voyaient
avec indignation les progrès de la loi mahométane,
et, lorsque les musulmans foulèrent aux pieds ce
qui était si sacré dans les souvenirs du chrétien, le
tombeau du Christ, il n'y eut plus de bornes à l'in-
dignation de l'Occident. Chacun le sait, cette lutte
qui durait sourdement depuis des siècles, qui dura
des siècles encore, vint se terminer sous les murs de
Vienne, grâce aux efforts sublimes de cette nation
si brave, si belliqueuse, si puissante alors, dont plus
tard l'Europe chrétienne et civilisée a si compléte-
ment oublié et méconnu les éclatants services. Les
croisades ne furent que la continuation et, en quelque
sorte, un épisode de la lutte séculaire engagée entre
le mahométisme et le christianisme. C'était le prêtre
(lui avait levé le drapeau des batailles, et seul il le
pouvait, parce que seul il tenait un drapeau euro-
péen; il parlait à tous un même langage; il pouvait
animer d'un même sentiment l'Europe chrétienne
tout entière, et faire de ce soulèvement un mouve-
ment général, spontané, animé par l'impulsion com-
mune des mêmes croyances.


Ce fut là la cause morale qui lança les peuples
dans cette expédition dangereuse; mais une autre
cause agissait aussi, et poussait l'activité du sei-
gneur féodal à prendre part à ces entreprises : il
avait fini par se sentir gêné et comme à l'étroit dans
l'horizon borné de sa propriété héréditaire. La vie




134 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


errante avait cessé, mais non le goût du mouvement
et des aventures, et quand on vint lui offrir des exilé_
(litions lointaines, du butin, de l'inconnu, il s'y pré-
cipita aveuglément. L'ignorance de son esprit inculte
lui en dissimula le danger et les conséquences.


Quelles que soient du reste les influences qui ont
déterminé ce grand événement, il ent un effet im-
mense sur l'avenir de l'Europe, résultat matériel,
résultat moral surtout. L'Europe, qui ne se connais-
sait pas, apprit à se connaître; son unité se révéla
dans cette action commune de la catholicité. Les
'Mités nationales devaient aussi faire un pas im-
mense, et se construire, en quelque sorte, sous la
bannière commune du christianisme. Tous les peu-
ples, sans doute, marchaient vers l'Orient, mais on
y allait par nation et, loin du sol du pays, il arriva
tout naturellement que le lien de confraternité mu-
tuelle, établi par la langue et des usages communs,
se resserra de plus en plus; les peuples s'agglomé-
rèrent. Mais, en outre, quel accroissement ne durent
pas prendre les idées de ces hommes qui n'étaient
jamais sortis de leur manoir féodal? Les esprits s'ou-
vrirent par cela seul qu'ils voyaient des choses dif-
férentes, qu'ils observaient des peuples divers, qu'il
fallait exercer son intelligence pour savoir quelle
route était à suivre, comment se procurer des vivres,
un passage, toutes choses inconnues et indifférentes
auparavant. Les rapports d'État à État commencè-
rent ; la société grecque, née de la décadence de
l'empire, leur apparut, et, quoique énervée, perver-
tie, mourante, leur apporta (les idées d'une civilisa-
lion nouvelle, d'un luxe et d'un état de choses plus


NEUVIÈME LEÇON. 135


avancé que le leur. La société musulmane ne leur fut
pas 1111 spectacle moins instructif, et le développe-
ment de l'esprit devait en être une conséquence
nécessaire.


Mais ce n'est pas tout. Les croisades purent aussi
yéduire le morcellement de la propriété; les sei-
gneurs, pour entretenir leur petit corps d'armée,
furent obligés de vendre leurs fiefs, soit au roi, soit
aux plus puissants de leurs voisins. Les grands fiefs
et les grandes existences féodales datent en effet de
cette époque. Il se forma des centres de société, au
lieu de la dispersion totale qui existait auparavant.
La royauté, qui n'était depuis si longtemps qu'une
chose vaine et nominale, se trouva en évidence,
parut à la tête de grandes armées, et en retira, si
ce n'est une puissance matérielle beaucoup plus
grande, au moins quelque éclat. La société, par un
mouvement universel de centralisation, tendit à se
grouper; les petites existences s'absorbèrent dans
les grandes; une sphère plus large s'ouvrit pour
toutes les activités individuelles.


Outre ces effets salutaires, les croisades contri-
buèrent puissamment à l'organisation et à l'agran-
dissement des communes, de cette institution que
nous devons saluer avec reconnaissance, puisqu'elle
a été le berceau de notre civilisation moderne. De là
devait sortir un jour la nation française avec son
caractère, son génie, sa puissance et ses droits
basés sur l'égalité civile; c'est dans la commune que
viendront se fondre plus tard tous les éléments qui
l'entourent, hostiles à son organisation ; c'est là que
se formera cette puissance qui, à travers mille obs-




136
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


tacles, mille vicissitudes, devait, pendant dix siècles
croître et se développer tous les jours, au point
qu'un homme pût se lever, interprète de cette force
devenue souveraine, et à cette question : Qu'est-ce
que le tiers? entendre la nation presque tout, entière
répondre : C'est moi !


DIXIÈME LEÇON


SOMMAIRE


A qui est dû l'affranchissement des communes — Affranchissement des
villes du Midi amené par les traditions romaines, par l'exemple des
républiques italiennes, facilité par la faiblesse relative du régime
féodal dans ce pays. — Difficultés plus grandes dans le Nord. Luttes
acharnées suivies de transactions et d'arrangements dans lesquels
intervient assez souvent la royauté. — Organisations diverses, mais
bases communes, dont les principales étaient la délivrance de toute
servitude, le droit de s'administrer soi-même et de se défendre. — La
commune entre comme un élément nouveau dans la société.


MESSIEURS,


Nous l'avons déjà dit, ce ne fut pas un seul et
unique principe, le principe germain ou barbare, qui
entra dans la société, même sous la forme féodale.
L'Europe, ses institutions, ses lois, ses moeurs, de-
vaient sortir de la fusion de cet, élément avec l'élé-
ment romain, longtemps en présence et en lutte,
fusion plus ou moins complète, avec des proportions
différentes, mais enfin où le génie romain a toujours
marqué plus ou moins son empreinte. Il n'y a pas
de flatterie à affirmer que, nulle part, ces deux
principes de l'énergie individuelle et de l'unité natio-




138 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


nale, de la puissance personnelle de l'homme et de
l'organisation de l'État, ne se sont réunis dans des
proportions plus heureuses et n'ont reçu un dévelop-
pement simultané plus harmonieux et plus complet
qu'en France. La féodalité elle-même commençait, à
l'époque où nous sommes arrivés, à révéler obscu-
rément les premiers effets de cette fusion. Dans son
origine, elle n'avait été autre chose que l'a pplication
du principe barbare, qu'une émanation directe de
l'élément germain, mais elle s'était modifiée et trans-
formée par suite des circonstances. Par cela seul
que c'était une organisation compliquée et savante
qui aspirait à quelque uniformité, par cela seul elle
avouait une altération profonde de sou principe
créateur. Toute défectueuse qu'elle fût, elle trahis-
sait des idées romaines et ecclésiastiques d'ordre
et de gouvernement. 11 y avait loin de la féodalité
telle qu'elle existait dans la période de l'invasion
à celle que nous trouvons au mi' siècle, fortement
assise sur le sol et dirigée par les deux principes
combinés de l'aristocratie territoriale et de l'indé-
pendance personnelle. Dans la première, chacun
était régi par le droit qu'il tenait de la conquête ou
de sa naissance, rien n'était stable, régulier; dans la
deuxième, qui fut puissamment aidée par le mouve-
ment des croisades, les idées d'ordre et d'unité
prenaient le dessus.


Cependant, cela ne suffisait pas encore pour ame-
ner dans l'état social ces modifications intimes et
profondes qui devaient donner naissance à l'Europe
nouvelle sous les trois grands principes civilisateurs,
l'unité, l'égalité, la liberté. I l fallait autre chose sur


DIXIÈME LEÇON.
139


le sol européen qu'une puissante aristdcratie et des
hommes plus ou moins asservis ; il fallait que
l'homme libre, le travailleur utile, réclamant le droit
commun, la loi commune et non plus le privilége,


ptl
it trouver une protection efficace, non plus dans


la force d'un homme, mais dans la puissance pu-
C'était là ce qui avait à peu près disparu


tbleli(luaeli.i c C'e du monde.
Les résurrections sociales ne sont pas l'oeuvre


d'un jour ; il n'est pas facile, lorsqu'une force
organisée s'est emparée du pouvoir, de la déplacer.
Il n'était pas facile de briser ce réseau féodal qui
couvrait le monde, et d'y marquer la place de
l'homme libre; c'était là, cependant, l'oeuvre que
devait accomplir la commune du moyen âge.


Il nous faut remonter jusqu'au vile siècle pour
découvrir l'origine de la commune. On a soulevé à
ce sujet une question historique qui ne manque pas
d'importance, puisque toute une révolution sociale
se rattache à ce fait. On s'est demandé à qui en attri-
buer l'honneur, quel est le personnage sur le front
duquel il faut placer cette magnifique couronne (le
l'émancipation des peuples. 11 en est de cette grande
révolution comme de tous les événements de ce
genre ; nul ne les fait, il n'y a pas d'homme qui
Puisse les faire, ils se font eux-mêmes. On a attribué
cet honneur à la royauté, à Louis le Gros, par un
singulier anachronisme, car il est évident que la
royauté dans ce temps-là n'avait ni l'intelligence, ni
la Puissance propres à accomplir une pareille tâche.
Il aurait fallu d'abord que le roi, seigneur lui-même,
exerçant les mêmes droits, croyant que c'était là


4




140 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


essentiellement sa force, renonçât pour son compte
à ses idées féodales, et comprit qu'il pouvait ainsi
créer une troisième classe d'individus dont il's
paierait plus tard pour battre en brèche les tou-
relles des seigneurs : c'est ce qui n'eut pas lieu. Ce
sont là de pures inventions, ce sont des idées prêtées
par les auteurs modernes à des hommes et à des
temps qui ne pouvaient s'élever jusque-là. Quelles
étaient les idées régnantes, lorsque le mouvement
communal commença à se manifester? 11y a un
rapport frappant entre le langage des hommes
puissants d'alors et celui du patricien romain :
lorsque le plébéien sentit les premières influences
(le la vie politique, il regardait ces tentatives nou-
velles comme sacriléges, détestables : il ne croyait
qu'à sa légitimité à lui. Le même fait nous est rap-
porté par les chroniques du moyen âge : « Il faut
« punir, disent-elles, la sorcellerie de ces musards
« qui, pour raison de la commune, font mine de
« se rebeller et. de se dresser contre leurs maîtres


On le voit, les idées du temps ne conseillaient pas
à la couronne de protéger l'élément populaire. En
second lieu, en avait-elle la puissance ? Qu'était l'au-
torité du roi sur la plus grande partie du sol français,
sur la Flandre, la Lorraine, le Poitou, la Bourgogne,
la Bretagne, la Normandie ? Elle était nulle ou pres-
que nulle. Ce ne fut pas dans les domaines royaux
Glue le régime nouveau se développa avec le plus
d'énergie.


Ainsi, on se trompe, on entre dans de faux sys-
tèmes lorsqu'on veut ramener à un fait unique tin
événement de cette nature. Ce sont là de ces arran-


DIKIÈME LEÇON. 141


oements
qui n'existent que dans les livres; rarement


est possible de présenter les révolutions comme
s'opérant 'opérant tout à coup par sauts et sans intermé-
diaire. Il ne faut pas sans doute introduire le fata-
lisme dans l'histoire; mais, l'homme étant un être
intelligent, on doit toujours chercher le fil qui a
réuni les idées d'un temps à celles d'un autre.


L'affranchissement des communes a été non pas
un fait local, mais un fait général. européen. Qui ne
connaît les fameuses républiques suisses, italiennes,
flamandes, si puissantes, si vivaces , et qui ont
joué alors un rôle si brillant? Il ne faut pas croire
que la vraie liberté soit jamais octroyée : on se fait
libre ou on ne l'est pas ; car, quand on ne se délivre
pas soi-même, c'est qu'on n'a ni la force, ni la vertu,
ni le besoin de se rendre libre.


Qu'arriva–t-il donc en réalité ? Des débris des
municipes romains étaient restés debout dans le
midi (le la France, moins germanisé que le nord,
malgré les invasions successives auxquelles il n'avait
pu se soustraire. Il ne faut pas exagérer toutefois;
n'oublions pas ce qu'avait été le municipe aux der-
niers temps de l'empire : c'était un corps mutilé,
sans vie ; ce qui en restait était plutôt la forme que
substance. On trouve sans doute dans les chartes
qu i furent alors conclues les mêmes noms, les
mêmes mots de pouvoir municipal, d'organisation
municipale ; mais il faut se garder de la séduction
des noms, ils n'exprimaient plus la même pensée,
les mêmes faits qu'ils avaient exprimés sous rem-
P ire. Les communes romaines avaient été successi-
vement exposées aux volontés impérieuses de satra-


j T




142 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Pes tout-puissants, plus tard aux violences des
barbares. Si elles échappèrent à une destruction
complète, elles le durent tantôt à la protection des
évêques, tantôt à ce qu'on se borna à exercer su;
elles des exactions, sans toucher à l'institution elle-
même.


Ces débris mutilés traversèrent dans l'obscurité
et la misère plusieurs siècles ; mais les traditions
ne périrent jamais complétement ; il y eut toujours,
dans le midi principalement, des villes considérables
conservant les monuments et les souvenirs de l'an-
cienne civilisation romaine ; il y eut, au sein de ces
villes délabrées et, à ,moitié détruites, une certaine
population qui n'était pas composée de serfs, et qui
vivait encore tant bien que: mal des restes d'une
industrie que les calamités du temps avaient frappée
d'un coup épouvantable.


Il arriva qu'à l'aide des événements, lorsque le
bouleversement eut cessé, l'activité reparut, la ri-
chesse revint lentement. Le régime féodal n'imposait
pas le mutisme, comme certaines organisations
sacerdotales ; le mouvement des idées, le dévelop-
pement de la richesse, l'exemple surtout des répu-
bliques italiennes, remua les esprits et réveilla le
besoin de la liberté municipale. On commença à con-
cevoir la possibilité de se défendre, de relever les
murs abattus, et le seigneur bientôt vit se dresser
devant lui des tours et des herses de fer, où les
archers des villes préludaient à la résistance et
annonçaient ces fantassins qui devaient un jour
désarçonner le cavalier.


Dans le nord, la commune eut de plus grandes


DIXIEME LEÇON. 143


difficultés à vaincre, parce que la féodalité y était
plus puissante ; mais le bruit de l'affranchissement
de l'homme méridional retentit sur l'autre rive de la
Loire ;'l'exemple devait être et fut contagieux; le
principe de l'association, sous la forme qu'il affectait
alors, agit partout contre l'oppression féodale. Ce
fut l'oeuvre unique des hommes groupés dans les
bourgs et dans les villes ; les paysans, les habitants
de la campagne, concoururent quelquefois à ces
insurrections ; mais comme ils étaient plus igno-
rants, il arriva plus souvent qu'ils combattirent sous
la bannière des seigneurs contre les institutions
nouvelles.


De ce que ce grand mouvement insurrectionnel
fut général, ce n'est pas à dire qu'il y eût concert
entre les différentes communes. Leur situation était
à peu près la même, le péril, le mal étaient aussi
grands partout ; elles se levèrent toutes à la fois,
chacune de son côté, engagées chacune dans ses
luttes particulières. Ces forces désordonnées au-
raient été sans cloute impuissantes contre une orga-
nisation compacte ; mais ayant à lutter contre une
force morcelée elle-même, elles l'emportèrent. Les
vicissitudes de la lutte • furent grandes, les succès
alternatifs; les seigneurs finirent par se concerter,
et quelquefois la liberté succomba. L'insurrection a
duré des siècles; les chroniqueurs disent, en parlant
de ce fait et de ceux qui s'étaient mis à la tête du
mouvement : Ces hommes ardents associent ensemble
leurs desseins malicieux, et méditent la trahison sous les
fausses couleurs de la liberté; l'abondance des biens en-
fante toujours l'insolence dans les coeurs dépravés.




144
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


L'oppression d'une part., la colère de l'autre, ame-
nèrent des résultats atroces ; mais au bout d'un cer-
tain temps, le triomphe (le la commune fut assez
constaté pour que l'on transigeât avec elle. Le mé-
diateur dans ces arrangements divers fut assez sou-
vent le roi, appelé tantôt par l'une, tantôt par l'autre
des parties belligérantes. Ce fut là tout son rôle. Le
fait en lui-même avait été spontané, produit par des
causes existant au sein de la société, et nullement
par l'intervention active d'une puissance quelconque.
Seulement, la lutte achevée, il y eut des seigneurs
qui aimèrent mieux vendre à la commune son affran-
chissement que de la voir s'échapper sans profit de
leurs mains, d'autres qui accordèrent asile dans
leurs États à des bourgeois vaincus, et établirent
eux-mêmes des communes, voyant tout le parti qu'on
en pouvait tirer.


Il n'y a donc pas eu uniformité absolue dans la
réalisation (le ce grand fait, l'établissement des com-
munes; il n'y en eut pas non plus dans leur orga-
nisation ; il n'existait pas en effet de types applicables
à toutes, sur des bases certaines. Cependant, au
milieu de toutes ces variétés, quelques points fonda-
mentaux se retrouvent partout. Le premier, et c'était
le but même de l'émancipation, fut la délivrance de
toute servitude personnelle. Les hommes qui avaient
juré la commune n'étaient ni tributaires ni serfs ;
même quand on convenait d'une redevance, elle se
composait d'une somme fixe, au lieu de toutes les
taxes arbitraires qu'on avait à payer auparavant. Une
seconde base, généralement adoptée, consistait dans
le droit d'être jugé et administré par des juges et


DIXIÈME LEÇON. 145


des administrateurs bourgeois. Ces officiers n'étaient
ni des maires ni des jurés ; ils ressemblaient plutôt
aux syndics et aux consuls, dont le nom, appellation
pompeuse, s'est perpétué et existe encore dans cer-
taines communes italiennes pour désigner de petits
officiers municipaux. En troisième lieu, enfin, les
bourgeois se ménagèrent presque partout le droit
de se. réunir, de s'armer pour leur défense, d'avoir
leurs fortifications, leur milice, leur bourse ; maintes
communes affectaient les formes féodales et avaient
leurs fiefs.


Sur ces bases communes, il exista des organisa-
tions fort diverses. Dans le midi, c'étaient des répu-
bliques puissantes et fortes ; ailleurs, de modestes
bourgeoisies; il y avait des villes où se trouvaient
plusieurs enceintes, plusieurs juridictions différentes
pour les méfaits commis de jour et pour les méfaits
commis de nuit, juridictions divisées entre l'évêque,
le seigneur, la municipalité, ayant leur puissance à
part. Mais au milieu de ces inégalités, de ces diver-
sités, de ces formes bizarres, toujours est-il que la
commune devint le berceau du travailleur libre ;
c'étaient de grands ateliers non plus d'esclaves, mais
d'hommes qui avaient recouvré leur indépendance.
C'est là ce qui constitue le fait important de cette
époque. Appelés à étudier les besoins de l'état social
au milieu duquel ils se trouvèrent, à le développer
dans leur propre intérêt, ces hommes formèrent un
élément nouveau dans le monde, élément modeste, il
es t vrai, naissant à peine, mais renfermant dans son
sein le germe de ce qui devait être plus tard le véri-
table élément national. La féodalité qui, connue force


10




ONZIÈME LEÇON.


I-I6 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dominatrice exclusive, avait fait son temps, l'Église
qui avait aussi, dans ses relations temporelles'
affecté la même forme et continué son règne, la
royauté, bien faible encore, comme la commune et,
comme elle, près de grandir, tels étaient les quatre
éléments de la société au mi e siècle. Comment se
sont–ils combinés, modifiés, développés de manièr.e
à produire l'ère nouvelle ouverte par la grande ré-
volution de 1789? C'est là ce qui nous reste à exami-
ner maintenant.


SOMMAIRE


La commune en France, surtout au Nord, n'a jamais prétendu ni pu
prétendre au gouvernement du pays. — Différences sous ce rapport
avec les villes italiennes et avec quelques villes du midi de la France.
— Guerre des Albigeois. — Accroissements de la royauté. — Le
pouvoir royal, appuyé à la fois sur le principe féodal de l'hérédité et
sur les anciennes traditions, et soutenu par l'influence de l'Église,
s'est développé surtout par le rôle qu'il a joué comme médiateur et
comme protecteur des faibles. — Louis le Gros. — Suger. — Phi-
lippe•Auguste. — Saint Louis.


MESSIEURS,


Nous l'avons dit, dans le régime féodal, il n'y avait
ni égalité civile, ni unité nationale. H n'y avait pas
d'unité nationale : il n'y avait ni l'unité matérielle,
puisqu'il y avait autant de petites principautés que
de suzerains, de seigneurs feudataires; ni cette unité
morale, intime, qui résulte de l'égalité devant la loi
dont jouissent les membres du même État.


Nous l'avons vu également, les croisades ont été,
sans doute, un immense événement, un fait qui a
exercé la plus grande influence sur les esprits, les
°P ill ions, les sentiments, les moeurs, l'industrie et




148 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


les connaissances de l'Europe. Elles ont été le fait
révélateur d'une grande pensée, de la pensée même
de l'unité, mais un fait qui n'entraînait avec lui aucun
changement radical immédiat dans l'organisation de
l'État et du gouvernement politique, un fait prépara-
teur, nullement organisateur.


Enfin nous avons parlé de la commune, de la ré-
surrection de l'élément populaire, de ces communes
où se préparait la matière, pour ainsi dire, qui devait
plus tard occuper l'État tout entier, des communes
qui commençaient cette élaboration, ce travail sécu-
laire d'où devait sortir plus tard le peuple français
dans toute sa force, travail qui devait amener à la
fois l'égalité civile et l'unité nationale. Et ce travail
séculaire devait se faire au travers de grandes et di-
verses vicissitudes et par une lutte souvent violente,
sanglante. On le conçoit, ce n'était pas facilement ni
sans combats que cette grande et nouvelle force
pouvait arriver, et, pour parler comme on parle au-
jourd'hui, se poser au sein d'une société qui était
tout autrement organisée.


Mais il faut aussi ne pas l'oublier, quels que fus-
sent les germes que cette institution renfermait, quel
que fût l'avenir qui lui était réservé, au moment de
son établissement, elle ne faisait, en quelque sorte,
qu'introduire au profit d'une classe nouvelle des
priviléges, des inégalités. Comme il y avait les pri-
viléges des fiefs, les priviléges de l'Église, il y eut lés
priviléges des communes, les franchises commu-
nales, les priviléges et franchises des corporations
qui se formaient...


C'est-ainsi que se développait une nouvelle classe


ONZIÈME LEÇON.
149


d'hommes jouissant d'un droit à eux, et n'étant plus
soumis à la puissance personnelle d'un autre. Et la
commune du moyen âge, tout en réunissant ces ca-
ractères, n'a pourtant jamais pu arriver ni prétendre
au gouvernement du pays. Elle ne s'est pas emparée
alors complétement du sol de la France, ni du gou-
vernement de la France. Il n'est pas arrivé, pour la
commune du moyen âge dans ce pays, ce qui est ar-
rivé dans d'autres pays où le développement muni-
cipal, communal, fut beaucoup plus énergique et
aspira à devenir une puissance politique. Les com-
munes du moyen âge en France, surtout si l'on re-
garde au nord (on pourrait trouver une exception
dans les communes ou clans plusieurs des communes
et des grandes villes du midi), étaient plutôt des
corporations défensives que des associations poli-
tiques. Elles ne songeaient pas à gouverner, elles
songeaient à se défendre contre leurs oppresseurs.
Ce qu'elles voulaient, c'était repousser ce que la
seigneurie féodale avait d'odieux et de vexatoire; ce
qu'elles voulaient, c'était trouver, à l'abri de leurs
murailles et de leurs chartes , la sûreté person-
nelle, la sûreté pour leur industrie, l'affranchisse-
ment de la servitude personnelle. Dans une grande
partie du pays qui constitue aujourd'hui la France,
l'organisation féodale était trop forte pour que la
commune pût aspirer à un but plus élevé que celui
dont je viens de parler, pour que la commune pût
aspirer au gouvernement du pays. Elle n'était pas de
force à mettre, pour ainsi dire, à la porte le seigneur
féodal ou bien à le contraindre à quitter son donjon,
son château, à entrer dans l'enceinte communale et




150
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à se faire bourgeois. Des faits de cette nature; on en
rencontre dans l'histoire du développement comme_
nal, mais ils n'étaient pas compatibles avec l'état de
la majorité des communes françaises au moyen âge.


Sans doute, dans le midi de la France s'était for-
mée une civilisation à part, dans le pays de la gaie
science s'étaient développées des idées, s'étaient
formées des moeurs qui lui donnaient une grande
ressemblance avec l'État où se trouvaient les muni-
cipes de la Péninsule.


Aussi les communes puissantes en France étaient-
elles les communes du midi, parce que la puissance
communale, la puissance populaire, était en raison
du progrès de la civilisation. Elle prenait sa source
dans des idées et des sentiments qui ne pouvaient
pas se développer là où la civilisation n'avait pas
encore fait un certain progrès. 11 fallait, par exem-
ple, que l'idée, le sentiment du droit et la pensée
politique fussent assez développés pour que l'asso-
ciation communale aspirât au gouvernement du pays.
Or cela n'arrivait pas, cela n'était pas, tant s'en faut,
le cas de toutes les communes et surtout de celles
qui étaient en deçà de la Loire. Ainsi qu'on l'a dit
avec esprit et vérité, dans les communes qui se glis-
saient ainsi entre les mailles du filet de la féodalité,
l'intelligence du bourgeois était, pour ainsi dire,
emprisonnée dans l'enceinte où il se défendait contre
la lance du chevalier féodal. Il n'y avait pas là de
pensée assez forte pour aspirer au gouvernement du
pays. Le développement intellectuel était bien plus
retardé qu'il ne l'était en Italie ou dans le midi de la
France; il en était de même du développement in-


ONZIÈME LEÇON. 151


thistriel ; la disposition des lieux était moins favo-
rable qu'elle ne l'était dans les Alpes pour les com-
munes suisses.


La majorité donc ne pouvait que lutter pour sa
défense, triompher dans cette lutte partielle ou
transiger, faire reconnaître ainsi ses franchises com-
munales, ses priviléges de corporation, sans s'éle-
ver encore à l'idée d'un droit universel et commun.


Et si le principe municipal avait alors triomphé
en France comme il triompha en Italie, si l'esprit
républicain du moyen âge avait, en France comme
en Italie, résisté aux attaques, échappé aux embû-
ches de la féodalité et de la royauté de ce temps-là,
si cet esprit, dis-je, se fût du midi de l'Europe et du
midi de la France propagé dans les autres communes
françaises, sans doute, sous l'influence de cette ac-
tion si vive, sans doute, sous les aspirations de ces
libertés municipales, sans doute, par la chaleur qui
aurait rayonné de tous ces foyers, l'histoire aurait
recueilli de brillantes pages comme elle en a recueilli
ailleurs, et les événements auraient laissé de nom-
breuses et honorables traces de cette forme de déve-
loppement do l'esprit et de la liberté de l'homme ;
mais trop probablement aussi la France, après ces
luttes d'une liberté précoce et passagère, aurait eu
également à gémir d'une servitude séculaire et de
cette faiblesse chronique qui est résultée de la dé-
sunion et du morcellement.


Cette triste destinée n'était pas réservée à la
France. L'élément communal, c'est-à-dire l'élément
populaire, démocratique, a eu aussi sa vie, son éclat,
sa puissance en France. Cette vie même n'a pas tou-




152 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


jours été une vie silencieuse; car, vous le savez, in_
dépendammeut des luttes ouvertes que la commune
a eu à soutenir contre la féodalité, et dont, il faut le
dire, le principe communal n'est pas toujours sorti
vainqueur, indépendamment, dis-je, de ces luttes
ouvertes et directes, il est aussi vrai que le principe
communal populaire s'est, pendant ce long travail
de cinq ou six siècles, révélé plus d'une fois, éner-
giquement révélé en France par des faits qui n'avaient
pas l'apparence d'être une action du principe com-
munal, et qui l'étaient cependant.


-


Et certes il y avait une lutte de la civilisation par-
ticulière du midi, il y avait une lutte des municipa-
lités puissantes du midi au fond de cette lutte ter-
rible, sanglante, effrayante, qui est connue dans
l'histoire sous le nom de guerre des Albigeois; c'était
la civilisation du midi qui était immolée. Drame
épouvantable sans doute, disons mieux, exécrable,
le ciel nie préserve de l'envisager jamais autrement!
Mais cependant, il faut regarder les faits dans toutes
leurs conséquences ; cette civilisation du midi fut
immolée à la civilisation moins avancée du nord de
la France, et ce terrible événement eut du moins
pour conséquence indirecte de contribuer puissam-
ment à l'unité française.


Et plus tard, lorsque s'opéra, au temps de Jeanne
d'Arc, ce miracle, si ce n'est autre chose, de cou-
rage, de patriotisme, qui sauva le sol français dé
l'invasion étrangère, il y eut là une révélation puis-
sante de l'esprit de nationalité, de nationalité fran-
çaise. Il y eut là une révélation puissante de l'horreur
qu'inspirait la domination étrangère, et les préten-


ONZIÈME LEÇON. 153


tions féodales ne suffisaient déjà plus pour que la
France vit autre chose dans l'Anglais qu'un étranger
voulant venir briser l'unité française et imposer sa
domination à la France.


C'étaient là sans doute la pensée et l'esprit intime
de cet événement. Et cet événement ne prit pas sa
source dans la classe féodale ; il prit sa source dans
l'élément populaire de la nation.


Enfin, ce serait regarder les choses bien superfi-
ciellement que de ne rien voir qui se rapporte au
sujet dont nous parlons dans l'histoire de la Ré-
forme et de la Ligue. C'était aussi une manifestation
de l'esprit progressif qui ne cessait d'animer cet
élément national qui avait pris naissance clans les
modestes premières communes. Et quand on lit les
pièces et documents du temps, on voit clairement
que le principe politique y jouait, en France du
moins, un rôle plus important, peut-être que la ques-
tion religieuse. C'étaient des faits par lesquels l'élé-
ment populaire préludait à son émancipation 'défi-
nitive et complète de la fin du avin e siècle. Mais
n'anticipons pas , nous retrouverons bientôt ces
mêmes faits.


Toujours est-il, pour le moment, que la commune
du moyen âge ne prit pas et ne pouvait pas prendre
possession du gouvernement du pays. Plus tard, et
même à peu près à l'époque dont nous parlons, nous
la trouvons appelée à fournir son contingent à ces
assemblées auxquelles on a donné le nom d'états
généraux ; on verra que ces appels étaient faits non
Pas précisément à une puissance politique dont on
reconnût l'autorité, mais à une puissance à laquelle




154 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


on voulait recourir lorsqu'on se trouvait aux abois
lorsqu'on voulait rejeter sur la bourgeoisie les charge;
nécessaires pour sauver le gouvernement établi.


Mais il n'est pas moins évident que, si la commune
du moyen âge n'a pas pu gouverner le pays, si elle
s'est montrée sous ce rapport moins habile que la
féodalité, que l'Église, que la royauté, cependant,
elle n'a jamais cessé d'avancer. Elle n'a jamais cessé
d'avancer dans la carrière de la civilisation, elle n'a
jamais cessé de préparer ainsi le nouvel état social
de la France. La bourgeoisie communale n'a jamais
cessé de s'accroître, de s'élargir à l'aide de l'indus-
trie, du commerce, des sciences et des arts. Elle
entrait peu à peu, comme un coin, entre la partie
dominante et la partie asservie du pays. La brèche
s'élargissait de jour en jour et n'a jamais cessé de
s'élargir, jusqu'à ce que les liens qui unissaient la
partie dominante et la partie asservie aient été com-
piétement brisés.


Mais à l'époque dont nous parlons, entre la répu-
blique fédérative de l'aristocratie féodale d'un côté
et de l'autre, les forces éparpillées et timides encore
de la commune, entre l'influence guerrière du fief et
l'influence morale et ta suprématie de l'Église, entre
ces deux luttes permanentes, quoique non toujours
éclatantes, se trouvait la royauté ; la royauté aussi
avait sa fortune à faire et, il faut le dire, par sa nature
même et par les circonstances au sein desquelles
elle se trouvait, la royauté devait arriver prompte-
ment à une fortune brillante.


Et ici il faut le remarquer, on ne peut parler que
d'une chose à la fois, mais ce n'est pas ainsi que


ONZIÈME LEÇON. 155


marchent l'histoire et les faits. Ainsi, non-seulement
ta commu ne et la royauté coexistaient, mais leur dé-
veloppement était simultané, elles s'aidaient même
l'une l'autre, jusqu'à un certain point. Souvent aussi
elles se contrecarraient. Plus tard, nous le verrons,
elles se sont séparées. La royauté est arrivée au
despotism e et la commune à la complète nullité
politique, mais cependant conservant toujours ce
développement et cet accroissement dont j'ai parlé.


La royauté, à l'avénement de litiges Capet, n'était
guère qu'un nom. Non-seulement le premier, mais
les quatres premiers Capétiens n'ont été au fond que
des seigneurs de fiefs, des suzerains. Et même ils
n'étaient pas les plus puissants seigneurs de fiefs
occupant le sol qui constitue aujourd'hui la France.
Cependant, ils avaient conservé, quelle qu'en fùt
l'origine, ils avaient conservé un titre qui n'était pas
le titre (les autres suzerains. Tandis qu'il y avait
beaucoup de dues, de comtes et de barons, il n'y
avait qu'un roi, et ce titre était favorisé par les cir-
constances mêmes de la féodalité. Quel était en effet
le principe féodal? Que tout se transmettait ; c'était
la fixité dépendant de la terre. Et par la même raison
qu'il y avait des barons et des comtes héréditaires,
il y avait le suzerain d'une petite portion de la terre
de France qui était roi, qui était roi héréditaire. La
royauté profita ainsi de l'élément féodal, de la fixité,
de l'hérédité qui en constituaient l'essence, et de
cette appellation exclusive et rappelant des souvenirs
auxquels ne remontait le titre d'aucune autre suze-
raineté. Dans l'opinion des peuples, eu effet, ce titre
de roi réveillait le souvenir de l'empire, il rappelait




lor
156
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


des traditions bien effacées à la vérité, niais non
complétement disparues de Rome et les traditions et
les souvenirs bien plus récents de Charlemagne.


A l'influence de ces souvenirs, s'ajoutait une
influence bien plus immédiate et plus puissante'
l'influence de l'Église. Sans doute l'Église plaçait
Samuel au-dessus de Satil ; mais tout en mettant le
prêtre au-dessus du roi, elle reconnaissait aux yeux
du peuple que le roi était l'oint du Seigneur, et que,
si l'Église devait planer sur toutes choses, l'obéis-
sance était due à celui qui était l'oint du Seigneur.
Ces doctrines de l'Église ont toujours été professées,
et elles produisaient sur l'esprit des peuples une im-
pression favorable à la royauté.


Ce n'auraient été pourtant là que des moyens spé-
culatifs, des moyens qui auraient difficilement pro-
duit un changement radical dans l'état des choses.
Mais en même temps, c'était une époque de luttes,
de combats, d'oppression, de violence, et, comme
nous l'avons vu en parlant du rôle de Louis le Gros
dans l'affranchissement des communes, au milieu de
ces luttes, de ces violences, à qui s'offrait essentiel-
lement le rôle si efficace alors de médiateur? Il s'of-
frait à celui qui était, revêtu d'un titre que les autres
n'avaient. pas, et représenté dans l'opinion des peu-
ples comme étant autre chose que ces suzerains dont
on se plaignait tous les jours. Et c'est là en effet le
rôle que la royauté commence à jouer, et, comme
nous l'avons vu, souvent une charte accordée à une
commune était un traité d'alliance entre la royauté
et la commune.


Il y a plus, clans ces temps de désordre, toute


ONZIÈME LEÇON. 151


application, quelque chétive qu'elle fût, de la force
en faveur du droit, toute application de la force au
profit de l'opprimé devait être un puissant moyen


l'esprit des peuples, en faveur de celui qui
apportait cette force au secours du droit. C'est pour
cela qu'on n'a pas tort de dire que l'influence de la
royauté commence précisément à Louis le Gros, non
comme ayant affranchi les communes, niais comme
ayant passé toute sa vie de vaillant suzerain et sei-
gneur féodal, revêtu du titre de roi, à employer toute
la petite force dont il pouvait disposer à soutenir le
droit de ceux qui imploraient sa protection et à pro-
téger le faible contre l'oppresseur.


L'histoire de Louis le Gros nous le représente, en
quelque sorte, comme un lieutenant de police et un
commandant de maréchaussée. Tantôt il accourt au
secours d'un couvent ou d'un évêque qu'un seigneur
veut opprimer, tantôt il protége le passage d'un
pauvre marchand. C'est ainsi qu'il passait sa vie à
employer, je le répète, le peu de forces dont il pou-
vait disposer au profit du faible et du peuple. Or, le
peuple est reconnaissant et tient compte non-seule-
nient du fait, mais de l'intention ; et c'est pour cela
que Louis le Gros fut si amèrement regretté -par les
populations qu'il avait protégées autant qu'il était
en son pouvoir de le faire.


Toutes ces circonstances favorisaient le dévelop-
pement de la royauté. Ajoutez-y cette considération:
la féodalité était un système très-compliqué ; les
communes, si elles avaient voulu s'organiser en sys-
tème politique, auraient été aussi très-compliquées:
témoin les efforts et les changements continuels des




158
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


républiques italiennes dans leur organisation irais_
rieure. La royauté était une chose simple ; elle se
présentait aux yeux de ceux qui en étaient revêtus
ainsi qu'aux esprits incultes du temps, comme une
idée toute simple, comme l'idée d'un homme qui
veut agrandir ses domaines, qui veut s'arrondir.
C'est là une politique facile à comprendre, facile à
poursuivre. Il n'y avait pas là de complications.
Les rois aspiraient à réunir à leurs domaines le plus
de terres possible, et à attirer le plus d'affaires pos-
sible dans le ressort de leur juridiction royale. Il y
avait là quelque chose d'analogue aux idées du temps,
et qui donnait à la royauté de grands avantages sur
les confédérations féodales et sur l'isolement des
communes.


Et puis, je crois qu'il faut le dire, malgré ces
causes générales, cet élément ne se serait peut-être
pas développé au point où il est arrivé deux ou trois
siècles plus tard, s'il n'eût pas été favorisé, secondé
par les circonstances propres du pays où cela s'opé-
rait. En Allemagne, la féodalité était trop puissante,
l'élément germain trop fort ; aussi la royauté n'y4
a-t-elle jamais acquis le développement qu'elle a
acquis en France. En Italie, le principe municipal
était trop vivace, trop résistant, trop fort. Il a lutté
longtemps contre la royauté, et s'il n'a pas em-
pêché le pouvoir absolu de s'implanter dans le
pays, il a rendu impossible la royauté nationale. En.
France, il s'est trouvé cette mesure et du principe
féodal et du principe communal qui n'empêchait
pas la royauté de se développer, qui ne l'a pas
empêchée de dominer à la fin la féodalité et la


ONZIÈME LEÇON. 159
C0111111111Ie. La féodalité et la commune ont donc
succombé par suite du génie unitaire de la nation,
génie qui était secondé lui-même par la forme terri-
toriale du pays.


Aussi le développement de la royauté a-t-il été
constant. Il a commencé à Louis le Gros et il s'est
arrêté à Louis XIV, car le despotisme est mort avec
Louis XIV ; quand le peuple peut insulter le cer-
cueil d'un grand roi, c'est que le pouvoir absolu
est mort avec ce même roi ; il avait achevé sa lon-
gue période. Mais n'anticipons pas. Toujours est-il
que ce développement, qui date de Louis le Gros,
a eu ses vicissitudes, ses catastrophes, ses révo-
lutions, mais il a toujours fini par triompher de ces
difficultés ; il a fini par triompher des autres forces
sociales, par triompher de la féodalité, par dé-
pouiller les communes de tout ce qui pouvait res-
sembler à une influence politique ; il a fini par s'en-
tendre avec la puissance ecclésiastique et par
arriver à une séparation telle quelle des deux
influences ; il a fini par le pouvoir absolu dans l'ad-
ministration de l'État.


Seulement, tandis que la féodalité était morte à
jamais, tandis que le pouvoir temporel de l'Église
était mort et, je le crois, mort à jamais, le peuple, lui,
n'était pas mort; le peuple, comme je l'ai dit, s'ac-
croissait toujours, et la nation nouvelle s'est trouvée
pleine de vie et de force pour assister aux funérailles
du pouvoir absolu.


J'ai dit que cela a commencé sous Louis le Gros.
Je n'ai pas besoin, devant des hommes qui connais-
sent l'histoire de leur pays, d'entrer dans de grands




160 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


détails. Si Louis VII ne contribua guère personnelle-
ment à l'a3uvre royale, son ministre y contribua par
l'exemple d'une administration sage, bonne, pater-
nelle dans les domaines du roi. Et ce n'est pas à
tort que les arts ont voulu immortaliser le ministre
Suger. C'était l'homme qui, sorti des rangs du
peuple, administrait les domaines (lu roi à la fois
dans l'intérêt du roi et du peuple (le ces mêmes
domaines.


Mais un pas remarquable s'observe sous le règne
de Philippe-Auguste. Il y avait chez lui quelque
chose de plus que le sentiment et le désir instinctif
d'un accroissement de domaines et de puissance; il
y avait chez lui quelque chose de plus qu'un souvenir
vague de l'ancienne pensée impériale ou de Charle-
magne. Évidemment il y avait chez Philippe-Auguste
un projet raisonné d'accroître la puissance de la
royauté aux dépens de la puissance féodale. Ce fut
le travail de toute sa vie ; et lorsqu'il triompha à
Bouvines, il ne triompha pas seulement au profit du
territoire français, il ne triompha pas seulement
contre l'étranger, il triompha au profit de la royauté.
Il y avait déjà là autre chose.


qu'un suzerain, l'égal
des autres suzerains, il y avait autre chose qu'un
simple membre de la confédération féodale ; il y
avait déjà un roi au milieu de la féodalité. A partir
de Philippe-Auguste, ce n'était plus une confédéra-
tion entre égaux ; la confédération féodale se trou-
vait déjà présidée par un suzerain qui ne reconnai s


-sait pas d'égaux, par le roi. Si l'on a pu parler de
république féodale jusque-là, à partir de Philippe-
Auguste, il faut parler de royauté féodale, féodale


ONZIÈME LEÇON.
161


encore, il ne faut rien précipiter, mais royauté et non
plus république féodale.


Vous voyez commencer alors la construction du
territoire français. La Normandie, l'Anjou, la Tou-
raine commencent à revenir au centre commun. La
France commence à se reconstruire aux dépens de
jean sans Terre, et dans ce même siècle s'élève la
grande école de Paris. C'était une puissante révé-
lation, et c'était en même temps un puissant moyen
d'unité nationale que ce concours d'étudiants qui
venaient de toutes parts, attirés par ce premier
enseignement, par ce premier rayon, encore faible,
il est vrai, mais très-énergique pour leurs yeux
habitués aux ténèbres de la littérature et de la
science.


La royauté arrive aux mains de Louis IX, de celui
qu'on a appelé saint et qui a mérité ce titre par ses
vertus morales. La puissance de cet homme, qui
n'était nullement au-dessus des préjugés de son
siècle, a été dans la force morale qu'il a donnée à la
royauté. C'est l'homme droit, bien intentionné, qui
vient donner l'exemple de la substitution de la justice
au caprice et à la violence.


Dans ces temps de désordre et de confusion, dans
ces temps où la force était tout, c'était un grand
événement que la royauté arrivant aux mains d'un
homme qui comprenait le droit, qui le voulait autant
'lue cela était possible dans son siècle, et ne parlait
pas au nom de la force, mais au nom de la moralité.
Saint Louis se fit protecteur de l'ordre, et quoique
dévot, très-dévot même, le sentiment de l'ordre
était si profond chez lui qu'il se fit protecteur de l'or-


1. 11




162 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


cire, même contre les ecclésiastiques. Vous connais-
sez les Établissements de saint Louis, ce système de
législation, informe si nous le jugeons avec nos idées
d'aujourd'hui, mais dont nous nous ferons une autre
opinion si nous songeons qu'il fut fondé au mu e siè-
cle, lorsque les idées de droit commençaient à peine
à se développer. Ce serait envisager les choses d'une
façon bien rétrécie que de ne voir dans les Établisse-
ments que le simple fait de la rédaction de quelques
coutumes et de la fixation de quelques pénalités. Le
fait important, c'est la substitution d'un droit, et
d'un droit qu'on voulait mettre à la connaissance de
tous, aux moyens barbares de décider les questions,
ou à l'arbitraire des puissants du jour. La royauté
se présentait, en quelque sorte, comme l'auteur et
la source de ce droit. Et comme le caractère per-
sonnel du roi et sa haute moralité donnaient du relief
aux faits dont il était l'auteur, on peut dire que
ce que Philippe-Auguste avait essayé par la force,
saint Louis le confirma, l'affermit et l'ennoblit par
la moralité. Il présenta ainsi la royauté aux
peuples sous une forme qui parlait à leurs senti-
ments intimes et à leurs idées d'ordre, de protec-
tion et de justice.


DOUZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Philippe le Bel. — Le parlement auxiliaire de la royauté. — Nouveaux
agrandissements de territoire. — La bourgeoisie appelée aux états
généraux. — Destruction des Templiers; puissance apparente et
faiblesse réelle de cette corporation. — Lutte contre le pape. — Coup
d'oeil rétrospectif sur la situation de l'Église vis-à-vis de la féodalité.
—L'Église devenue elle-même féodale et tendant à adopter le principe
de l'hérédité dans les fonctions ecclésiastiques. — Désordres profitant
aux empereurs d'Allemagne. — Réaction produite par l'esprit mo-
nastique. — Grégoire VII. — Célibat des prêtres. — Tentatives pour
établir la théocratie.


MESSIEURS,


Nous avons dit dans la dernière séance que, à
- partir de Philippe-Auguste, la royauté était devenue
autre chose qu'un simple membre de la confédéra-
tion féodale. La royauté, désormais, présidait de
droit et de fait cette même confédération. La répu-
blique féodale, la république aristocratique, était
changée en royauté féodale. Il n'y avait pas encore
une royauté, une monarchie comme celle qui se dé-
velo--avp plus tard ; mais il y avait déjà un roi suze-
rain, un suzerain supérieur à tous les autres, non




161 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


en force matérielle, mais en force morale' et dans
l'opinion du peuple.


Après le règne de Philippe le Hardi, l'oeuvre de la
royauté se poursuivit avec acharnement et succès
par le génie hautain et despotique de Philippe le
Bel. Il avait celui-là, plus encore que ses prédéces-
seurs, l'instinct du pouvoir absolu, et il avait le goût
de la tyrannie. Désormais. la justice royale obtenait
la confiance refusée à la justice féodale, et Philippe
le Bel tira parti de cette disposition des esprits pour
accroître l'action et l'influence de la justice royale.
Le parlement devint dans ses mains une arme déjà
puissante en faveur de la royauté. Cette cour, aupa-
ravant toute féodale et qui n'était pas même séden-
taire, devint sous Philippe le Bel une véritable cour
royale. Les clercs commencèrent à y dominer, ainsi
que les hommes de la cour du roi, et l'on s'appliqua
dès lors à tirer du droit féodal et des autres lois
écrites du temps tout ce qui pouvait s'y trouver de
plus favorable à l'extension du pouvoir absolu. On
préludait ainsi à l'existence d'une classe particulière,
à l'existence des hommes de robe, à l'existence de
la classe des légistes. On préludait en même temps
à la naturalisation en France de cette doctrine favo-
rable au pouvoir absolu, que les juristes de la
péninsule professaient en faveur des empereurs
d'Allemagne, dans la diète de lloncaglia.


A ces agrandissements d'autorité vint se joindre
un agrandissement territorial par la réunion de la
Champagne et de Lyon. La bourgeoisie fut également
appelée à donner signe de vie dans l'assemblée des
états généraux, convoqués, comme toujours, dans


DOUZIÈME LEÇON. 165
un moment de difficultés, d'embarras, et lorsqu'on
avait besoin de lui demander des secours et de l'ar-
gent.


Mais deux faits dignes de remarque, qui caracté-
risent en particulier le règne de Philippe le Bel,
méritent de fixer notre attention. Ce sont, vous le
savez, la destruction des Templiers et la lutte que ce
roi eut à soutenir contre le pape.


Les Templiers étaient un ordre religieux et mili-
taire issu des croisades, et, comme on peut le dire
de toutes ces institutions, reçu avec faveur à sa
naissance, accueilli alors par les faveurs de l'Église
et de l'épée. Cependant qu'étaient au fond les Tem-
pliers, si nous faisons abstraction du but que cette
corporation s'était proposé d'abord; qu'était, dis-je,
l'ordre des Templiers, si ce n'est essentiellement une
forme puissante de l'individualisme de corporation,
un État dans l'État, une corporation qui venait
s'ajouter au grand morcellement de l'organisation
féodale, qui introduisait un élément de plus, sans
harmonie avec l'organisation générale de l'État ;
une corporation qui se regardait comme indépen-
dante, voulant vivre d'elle-même et pour elle-même?
C'était, je le répète, une manifestation, comme tant
d'autres, que l'État se trouvait brisé partout; qu'on
ne vivait pas au sein d'une unité nationale, d'un
gouvernement fortement constitué; que chacun vi-
vait pour soi et chez soi, et que, quand on n'avait
pas cette force, cette puissance individuelle, on
tâchait de vivre de la vie d'une corporation.


Les Templiers étaient une forte et puissante cor-
poration ; cependant leurs forces étaient plus appa-




166 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


rentes que réelles, parce qu'ils n'étaient en réalité
étayés d'aucun des éléments sociaux du temps. Com-
posés d'hommes des classes élevées, rejetons de la
féodalité, quel secours cependant pouvaient-ils re-
tirer de la féodalité elle-même, qui par son organisa-
tion était plus propre à soutenir (les luttes partielles
qu'à prendre les autres sous son égide? La féodalité
ne s'embarrassait. guère de ceux qui n'étaient pas
elle-même ; les seigneurs, les suzerains, visaient
essentiellement à la conservation ou à l'agrandisse-
ment de leurs fiefs, mais n'étaient nullement disposés
à voler au secours des autres. Ainsi la corporation
des Templiers, tout en ayant pris ses éléments clans
l'ordre féodal, ne pouvait pas cependant se regarder
comme une émanation directe de la féodalité, ni
espérer de la féodalité un secours réel.


L'Église, au commencement, favorisait, encoura-
geait l'association, à raison du but qu'elle se propo-
sait. Mais, dès que les Templiers se révélèrent au
monde comme une corporation puissante, très-riche,
plus encore militaire que religieuse, dès que sa force
principale fut placée plutôt dans l'épée du soldat que
dans la robe du moine, l'Église n'eut plus aucune
raison pour prendre sous son égide cette rivalité de
puissance et d'influence. L'Église, essentiellement
unitaire, ne pouvait pas devenir le soutien de cette
corporation puissante, qui, malgré ses respects ap-
parents pour l'Église, faisait sentir qu'au fond elle
ne voulait relever que d'elle-même et de son épée.


Et ce qu'on dit de l'Église était vrai, à plus forte
raison, de la royauté, qui devait encore être plus
jalouse d'une corporation plus forte qu'elle, qui avait


DOUZIÈME LEÇON. 167


déjà fait sa fortune, tandis que la royauté avait encore
la sieunce à faire.


Et les classes asservies, et la bourgeoisie, qui
commençait à se former, quel intérêt pouvaient-elles
porter aux seigneurs de la corporation des Templiers?
Quels liens d'affection y avait-il entre cette corpora-
tion et la nouvelle bourgeoisie? Aucun.


Ainsi, au fond, cette corporation n'avait pas de
racines dans le pays. Sa force extérieure était grande,
mais était plus apparente que réelle. Les corporations
des métiers étaient autrement fortes, parce qu'elles
étaient les branches sortant du tronc même de la
commune et de la bourgeoisie. Une corporation
opprimée était un fait qui révélait à la bourgeoisie
tout entière qu'elle était menacée d'oppression ; il y
avait communauté de sentiments et d'organisation
entre les corporations des métiers et les bourgeoisies
qui se développaient.


De même, il y a eu d'autres corporations puis-
santes; il y a eu dans des temps bien plus rapprochés
de nous que ceux dont nous parlons, il y a eu une
corporation spirituelle qui s'est formée par réaction
contre la Réforme. On l'a dit avec beaucoup d'esprit:
la pointe était partout, mais la poignée était à Rome ;
elle avait donc ses racines dans le pouvoir pon-
tifical.


Les Templiers, dis-je, nous paraissent ne pas avoir
eu alors de racines dans le pays. Aussi, j'en ai la
profonde conviction, les a-t-on horriblement calom-
niés. On leur a, j'en suis convaincu, imputé des crimes
et des horreurs dont très-probablement ils n'étaient
pas coupables ; mais ils avaient contre eux, à la fois,




16R
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Rome et. la royauté, les populations indifférentes e tla féodalité égoïste. On pouvait donc, à la fois, lr
.s


calomnier et les opprimer à l'aise. Aussi Philipp,
Bel et le pape y déployèrent-ils le même acharne-ment, la même persévérance, une haine égalementimplacable. Et quel est celui de vous qui ne


connaîtpas cette sanglante et, disons-le, cette hideuse tra-
gédie du massacre des Templiers?


Ainsi, l'on se débarrassa par la calomnie, par les
tortures et par le supplice de cette force


excentri-que, de cet État dans l'État qui s'était glissé dans
les différents pays de l'Europe, la corporationdes Templiers ; et, ainsi que je l'ai dit, la


royauté
et nome se trouvèrent d'accord pour accomplir cet
acte.


Cependant Borne et la royauté, Philippe le Bel et
Boniface VIII, étaient-ils en parfait accord ? Nulle-
ment ; bien loin de là, ce règne nous donne l'exemple
d'une lutte soutenue par un roi de France, par un
Capétien, contre la cour de nome. Il y avait déjà loin
du temps où les rois allaient chanter au lutrin et re-
cevaient comme des oracles les moindres ordres qui
arrivaient de Borne; il y avait déjà loin de ces temps-
là à celui de Philippe le Bel, à celui où un des courti-
sans du roi ne craignait pas de frapper lepape de
son gantelet, de fer. La royauté s'était dressée déjà
fière et exigeante devant le droit pontifical, et cela à
l'occasion d'une taxe que le roi avait exigée du clergé .
et des prétentions renouvelées de nome au vasselagedes rois.


Quel est le sens intime de cet événement, quel est
la situation sociale qu'il révèle? Il importe, avant de


DOUZIÈME . LEÇON. 169


ser outre, de répondre à la question pour avoir
Pas'une idée nette et complète de ce xm e siècle, de l'état
et des forces respectives des éléments sociaux à la
fin de ce siècle, avant d'entrer dans le mye , dans ce
siècle qu'on pourrait appeler en quelque sorte le ves-
tibule magnifique du monde nouveau. Il importe de
connaître les relations de la royauté et de l'Église
avant d'étudier la France des Valois, avant de con-
naître ce que l'unité française est. devenue du temps
de Charles V, de Charles VII, de Louis XI.
'Nous avons déjà eu occasion de le dire, les élé-


ments puissants et vivaces, au moment du grand
développement de la féodalité, étaient le fief et l'Église,
le fief représentant la force, l'Église représentant le
droit ; l'un le servage, l'antre la liberté; l'un les
priviléges, l'autre l'égalité de l'homme devant le
droit, devant la loi, l'égalité évangélique. Mais ce
serait se livrer à des idées purement spéculatives, et
nullement conformes aux faits, que d'imaginer qu'au
milieu d'un événement social aussi puissant que l'éta-
blissement du principe féodal en Europe, l'Église
elle-même aurait pu échapper à l'influence de la
féodalité. Nous l'avons déjà dit, et il ne faut pas le
perdre de vue, l'Église aussi subit l'influence de ce
principe. Les évêques se transformaient-en barons,
l 'épiscopat aussi tendait à réaliser ces grandes maxi-
mes du système féodal : Nulle terre sans seigneur, nul
seigneur sans terre. Et les évêques voulaient être des
seigneurs, et les papes eux-mêmes étaient à Rome,
en quelque sorte, des suzerains plus encore que les
Chefs de l'Église universelle et spirituelle. Tout le
monde sait combien les formes féodales avaient en-




170
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


valu l'épiscopat; tout le monde sait que les évêques.
à l'égal des barons, chassaient, combattaient, faisaient
la guerre ; tout le monde sait que c'était une épitaphe
très-honorable pour l'évêque d'alors que d'être


ap_
pelé bon clerc et bon soldat. Le ravage de la féodalité
dans l'Église était arrivé au point que les documents
du temps nous apprennent des détails à peine con.-
cevables pour nous. Ainsi, ils disent qu'il y eut un
archevêque de six ans dont le père administrait les
bénéfices, et avait soin que les ouailles allassent à
confesse; il y a eu un enfant de douze ans appelé à la'
papauté, quoique fils de juif; il est connu que deux
femmes se disputaient, à Rome, la papauté pour
leurs amants.


Et qu'y avait-il au fond de toits ces désordres? Il
y avait un principe féodal qui cherchait à se glisser
dans le domaine de l'Église : c'était le principe héré-
ditaire. Si tous les évêques eussent été mariés,
comme il y en avait quatre ou cinq en Bretagne, si
tous les ecclésiastiques eussent été mariés et que le
mariage fût devenu la règle générale, on peut pré-
dire, sans s'aventurer, qu'il serait arrivé des béné-
fices ecclésiastiques ce qu'il est arrivé des bénéfices
territoriaux. On aurait eu des évêques par hérédité,
comme on a eu des seigneurs par hérédité. Et déjà
les ecclésiastiques donnaient des bénéfices en dot à
leurs filles, et déjà ils s'évertuaient pour faire passer
leurs bénéfices à leurs enfants illégitimes. Cepen-
dant, comme ces faits n'ont jamais été reconnus
comme règle définitivement établie par l'Église, il Y
avait lutte entre les faits et les principes de la féoda-
lité et les principes de l'Église. D'où il résultait pour


DOUZIÈME LEÇON. 171


rtglie elle-même une grande anarchie et de grands
désordres.


Et ce désordre, à qui a-t-il profité dans le temps?
Aux empereurs d'Allemagne. Les empereurs d'Alle-
magne se portaient héritiers de Charlemagne, et
Charlemagne étant regardé comme successeur des
empereurs romains, les empereurs d'Allemagne se
regardaient comme successeurs des empereurs ro-
mains et s'appliquaient, autant que le siècle et l'état
des choses le comportaient, la succession des droits
des empereurs romains, et entre autres un droit sur
l'Italie. Et profitant de ces désordres, profitant de
l'anarchie romaine, Othon le Grand se portait paci-
ficateur de l'Italie, et la papauté s'est trouvée mo-
mentanément soumise à l'empire. C'étaient les em-
pereurs qui envoyaient des Allemands siéger sur le
trône pontifical. Ce n'était plus l'élection romaine
qui élevait le pasteur au siége de Rome, c'était
l'empereur d'Allemagne qui envoyait un pape. Et
certes les conséquences auraient été immenses si
un pareil système eût pu se consolider, si l'empe-
reur d'Allemagne fût devenu définitivement l'électeur
du pape, et eût ainsi réuni dans ses mains les deux
pouvoirs, le spirituel et le temporel.


Le désordre dont j'ai parlé avait essentiellement
envahi l'aristocratie et l'Église, il avait essentielle-
ment désorganisé l'épiscopat, C'est surtout l'épis-
copat qui, passez-moi l'expression, se féodalisait et
par lit abdiquait l'esprit de l'Église. Mais, en même
temps, et eu face de cette Église ainsi démembrée,
en face de cette Église aristocratique, toute mon-
daine, tout occupée de ses intérêts matériels, s'éle-




172 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL. •


vait une autre Église qui faisait en quelque sorte le
pendant de la bourgeoisie : l'Église démocratique
l'Église des cloîtres. Les moines alors étaient l'Église
populaire, ils étaient, comme on les appelait, les fils
des serfs, et ces fils de serfs composaient l'Église
souffrante, mais aussi l'Église ardente, dévouée, en-.
thousiaste. Or c'est du sein de cette Église, qui
n'avait pas trempé, qui, par sa position, ne pouvait
pas tremper clans les moeurs féodales de l'Église
aristocratique, qu'est sorti celui qui a revendiqué
puissamment les droits et l'influence de Rome. Ainsi
qu'un auteur moderne l'a dit, l'Église s'incarna dans le
moine. Oui, l'Église s'incarna dans le moine, niais ce
moine était Hildebrand, plus connu sous le nom de
Grégoire VII. Ce fut lui qui, lorsqu'un parent de
l'empereur Henri III, Bruno, allait siéger sur le trône
pontifical, sous le nom de Léon IX, refusa de le re-
connaître comme pape parce qu'il était le délégué
de la puissance laïque, et lui déclara qu'il n'avait
rien de mieux à faire que de prendre le chemin de
Rome en humble pèlerin, les pieds nus, comme
repentant, pour se faire élever au trône pontifical
par l'élection du clergé. Et, en effet, il le fit élire
ainsi, et il devint à la fois l'âme et le conseil de la pa-
pauté.


Je passe rapidement sur les incidents d'une his-
toire qui est trop connue. Vous savez qu'après qu'il
fut décrété que le pape serait nommé par l'élection
des cardinaux, Hildebrand lui-même arriva à la pa-
pauté parle voeu populaire. Et qui ne sait. pas quelles
furent les prétentions de cet homme, qui, après
avoir administré l'Église sous ses prc'décesseurs


DOUZIÈME LEÇON. 173


en tenait lui-même les rênes comme pontife? On ne
peut nier qu'il n'ait compris profondément l'état de
la question, au point du moins où il était possible de
la comprendre de son temps; mais il a fait comme les
hommes de solitude et spéculatifs, et comme les gé-
nies ardents, il a poussé la solution à ses derniers
termes. Quels ont été en effet les deux points cardi-
taux du système d'Hildebrand? Le clergé penche aux
choses du monde et à l'aristocratie féodale ; il est
surtout entraîné par le commerce des deux sexes et
les intérêts de la famille; le moyen de guérir le clergé,
et en même temps de rendre la puissance de Rome
gigantesque, c'est le célibat des prêtres. Et l'autre
point, c'était de proclamer en principe, comme chose
absolue, que toutes les royautés n'étaient que des
délégations de la papauté ; que l'Europe n'était
qu'un grand État soumis au pape et gouverné par
des rois dépendants du pape. En d'autres termes, il
proclamait ainsi la théocratie, la théocratie soutenue
par une armée qui devait être aussi dévouée que les
Mameluks, par une armée sans famille. Et il a pro-
clamé ces principes d'une manière absolue ; il n'est
pas allé à son but silencieusement, par des voies
indirectes ; non, il a provoqué la lutte, il a jeté le
gant ouvertement, et il a dit : La Rome des pontifes
est la maîtresse du monde. Et le moyen, le célibat
des prêtres, avec quel acharnement en a-t-il pour-
suivi l'accomplissement! Déjà sous ses prédécesseurs
il avait fait déclarer par l'Église qu'un prêtre marié
n'était plus prêtre. 11 avait fait poser le principe absolu
qui avait excité des clameurs, surtout dans la haute
Église ; niais Rome appela alors sa véritable arinée,-.'1


( k-




17 . 1 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ce qu'on pouvait nommer le peuple, les faiblis, les
opprimés, que le clergé protégeait et tenait dans sa
main,. et, il faut le dire, on les lâcha contre l ' aristo-
cratie sacerdotale, qui tenait à maintenir le droit que
les ecclésiastiques prétendaient avoir de se marier.
Ge fut une véritable révolution. On se porta au se_
cours des principes du pape avec une violence qui
rappelle les excès des iconoclastes, et comme il
arrive souvent, dans ce mouvement social on dépassa
le but. Ce fut une espèce de croisade non-seulement
contre les prêtres mariés, mais presque contre les
femmes et le mariage. Ainsi Pierre Damien nous ra-
conte que, comme on opposait à Grégoire VII les actes
de je ne sais quel concile, il répondit : Peu m'importe
un concile; je tiens pour non avenus tous les conciles
qui ne sont pas d'accord avec l'évêque de Rome n.
Et comment parle-t-il (les femmes auxquelles il s'a-
dresse dans sa colère ? Je n'oserais pas reproduire
en français ses ardentes déclamations. On allait, je
le répète, jusqu'à prêcher une sorte de croisade
contre le mariage. On enseignait que le mariage
était, sinon un péché mortel, au moins un péché
véniel.


La lutte d'Ilildebrand contre l'empereur se ter-
mina, vous le savez, par le succès de l'entreprise de
cet homme qui vit pendant trois jours, dans une cour
du château de Canossa, l'empereur d'Allemagne
seul, pieds nus, dans la neige, jeûnant et se morfon-
dant pour obtenir l'indulgence de Rome. Et il y avait
tellement là l'action d'un principe inexorable, Cille
ce même empereur fut ensuite dépouillé par une
main qu'on pourrait a[ipeler parricide, qu'il de-


%


DOUZIÈME LEÇON. 175


pouvoir l'obtenir, la permission de
nreleal:pdlair' l'officeofliice de clerc dans une église, et qu'après
sa mort son cadavre demeura sans sépulture pen-
dant cinq ans.


Tel fut le triomphe du principe théocratique. Et
dès lors, remarquez-le, le règne exclusif de la féoda-
lité fut déjà impossible, parce que dès lors l'Église
se posait fièrement devant la féodalité comme une
puissance non-seulement indépendante, mais supé-
rieure; et c'était, il faut bien le reconnaître, c'était
au fond le triomphe de l'élément populaire, qui se
déguisait sous le nom de prêtre et de moine. Mais
il en arriva de tous ces triomphes comme de tous les
triomphes dont on abuse, il en arriva de ces pré-
tentions comme de toutes les prétentions qu'on
exagère; par l'excès même de son triomphe et de
ses prétentions, Rome fut amenée peu à peu et
même assez vite à déserter sa véritable cause, qui
était la cause du peuple et de l'égalité, à se préparer
des résistances et des revers. Elle n'avait pas com-
pris que, dans ce mouvement qui s'était manifesté
en sa faveur, il y avait au fond autre chose qu'un
simple dévouement au sacerdoce, qu'il y avait au
fond l'élément de liberté qui s'agitait dans ces peu-
ples, qui se réveillait quand Rome résistait au prin-
cipe de l'aristocratie féodale. L'Église ne le comprit
Pas, elle se laissa enivrer de sa puissance, et se
perdit.


Quoi qu'il en soit, il est vrai de dire que, sous
l'égide de Rome triomphant ainsi et à l'aide même
de la bourgeoisie naissante, se développa la royauté
française. L'Église prêchait le droit de la royauté, la




176
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL. •


soutenait de son influence morale et de sa parole
On reconnaissait que tout fief sans héritier devait
revenir au roi. L'Église ébranlait ainsi l'édifice féodal
par l'appel au roi, et en ébranlant ainsi l'édifice
féodal, elle l'ébranlait au bénéfice de la bourgeoisie,
niais en même temps au profit de la royauté. Louis
le Gros était, en quelque sorte, le roi des bourgeois
et des couvents. Innocent III écrivait à Philippe..
Auguste : « Ton royaume est si uni avec l'Église,
que l'un ne peut souffrir sans que l'autre souffre.
également ». Et dans un certain sens la proposition
était vraie, parce qu'ils avaient pour ennemi commun
la féodalité. Les évêques assistaient les rois de France
dans leurs entreprises. A la bataille de Bouvines,
l'épiscopat était venu en aide à la royauté.


Jusque-là on est dans l'ordre naturel des choses.
Mais cette paix, cette harmonie, pouvaient-elles du-
rer longtemps avec les prétentions et les principes
établis par Ilildebrand? Évidemment elles ne pou-
vaient durer que jusqu'au jour où cette royauté,
dont on favorisait les co m mencements, aurait un tel
sentiment d'elle-même et une telle confiance en el!e-
même qu'elle aussi dirait : Je ne relève pas de Rome.


Les prétentions romaines sur le gouvernement des
choses du monde devaient donc amener une lutte, et
cette lutte devait éclater le jour où une force sociale
aurait pris la place de la féodalité. La féodalité avait
lutté dans la personne des empereurs d'Allemagne;
elle avait succombé. La royauté, implantée au sein
des bourgeoisies nouvelles venant à grandir, le jour
où cette royauté nouvelle se sentirait assez grande
et assez forte pour repousser le rôle de vassale, ce


DOUZIÈME LEÇON. 177


jour-là devait commencer la lutte avec Rome, et ce
j our-là Rome avait à opter entre plusieurs rôles, entre
le rôle de puissance morale et spirituelle, ou bien,
si elle -voulait se mêler des choses de ce monde et
si elle ne parvenait pas à dompter la royauté comme
elle avait dompté la féodalité, elle avait à opter, pour
exprimer l'idée par deux mots bien connus, entre le
rôle de guelfe et le rôle de gibeline. Et Rome, après
avoir longtemps soutenu le premier rôle, à la tète
de la ligue lombarde, finit par adopter le second, et
ne se douta pas qu'en se faisant gibeline, elle ne
faisait que devenir l'alliée, et l'alliée subalterne, du
pouvoir absolu.


12




ri


TREIZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


.


La lutte de la royauté française contre la cour de Rome n'avait pas le
même caractère que la querelle entre la papauté et l'empire. — Avé-
nement des Valois; consécration du principe qui exclut les femmes
de la couronne. — Philippe VI et Jean le Bon. — Désastres de Créey
et de Poitiers. — États généraux. — Jacquerie. — Réaction contre
la bourgeoisie. — Traité de l3rétigny. — Charles V. — Charles VI.
— Insurrection des communes flamandes ; massacre de Rosebeke et
réaction violente contre les libertés communales. — Invasion anglaise.
— Charles VII. — Jeanne d'Arc délivre la France en révélant au
peuple le sentiment de sa force. — Le peuple opprimé par les grands
se jette dans les bras de la royauté. — Transformation de la royauto
féodale en monarchie marchant vers le pouvoir absolu.


MESSIEURS ,


La royauté féodale mise en relief par Louis le
Gros, par Philippe-Auguste, par saint Louis, fut
encore, ainsi que nous l'avons dit, consolidée par
Philippe le Bel. C'est par Philippe le Bel que fut
détruite, au prolit de la royauté et aussi au profit de
l'unité, cette grande individualité des Templiers. Ce
fut aussi sous Philippe le Bel que s'établit une lutte
entre la royauté française et la papauté. Mais ne nous
y trompons pas : malgré les apparences, cette lutte


TREIZIÈME LEÇON. 179


avec la papauté n'était pas la même que celle qui
s'était élevée entre les empereurs d'Allemagne et
Rome, entre Henri et Grégoire. Sans doute, du côté
des pontifes, la querelle dérivait du même principe,
de la prétention de constituer l'Europe en une unité
soumise au pape et gouvernée par des rois qui n'au-
raient été en quelque sorte que ses délégués. Mais,
de l'autre côté, la royauté française ne faisait pas
valoir vis-à-vis du pape, de Rome et de l'Italie, cette
espèce de seigneurie, de domination, à laquelle pré-
tendaient les empereurs d'Allemagne, qui se regar-
daient comme les successeurs et les héritiers des
empereurs de Constantinople.


Si les prétentions des empereurs d'Allemagne
avaient eu quelque succès, ils auraient fait du pape,
en quelque sorte, leur aumônier. Ce n'était pas là le
sens de la lutte qui s'élevait entre la royauté fran-
çaise et la cour de Rome. La royauté française, par
ses résistances, préludait à cette lutte qui a ensuite
exercé tant de nobles esprits, hommes d'État, publi-
cistes, jurisconsultes, théologiens, canonistes ; à
cette lutte qui a eu pour résultat, non, encore une
fois, d'abaisser le pontificat, mais de séparer le spi-
rituel du temporel, de tirer une ligne de démarcation
entre la puissance publique et l'autorité spirituelle.
C'était donc de la part de la royauté une lutte défen-
sive plutôt qu'offensive.


A ne considérer que le règne de Philippe le Bel, à
voir les succès qu'il avait obtenus dans ses tentatives
despotiques, on pourrait croire que, dès ce moment,
la royauté en France s'élançait pour ainsi dire, ailes
déployées, vers un brillant avenir ; que désormais il




180 COUltS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


n'y avait plus pour elle d'obstacle sérieux à vain-
cre ; bref, que les rois de France n'avaient qu'à éten-
dre la main pour saisir le pouvoir absolu. Non, ce
n'est pas ainsi que marchent les choses ici-bas.
Il y a la spontanéité humaine, qui joue toujours
un grand rôle même là où les causes et les effets
paraissent s'enchaîner le plus étroitement.


La féodalité, l'Église, les communes, la royauté,
coexistaient toujours. Leurs rapports se modifiaient,
leurs rapports subissaient des changements ; niais
il n'est pas moins vrai que ces forces diverses exis-
taient encore, étaient toujours en présence, chacune
avec des prétentions mal connues et mal définies,
alléguant des droits qui étaient dans l'opinion fort
incertains, et surtout souvent sans garantie. Et dans
cet état de choses, il ne pouvait pas y avoir de sta-
bilité; dans cet état de choses, la royauté elle-même,
arrivée tout récemment à un pouvoir qui lui avait été
jusqu'alors inconnu, était en quelque sorte étonnée
de son propre agrandissement.. Elle flottait entre les
coutumes, les habitudes, les traditions féodales, et
ce désir d'un pouvoir absolu et indépendant qu'elle
n'entrevoyait encore qu'en perspective. Bref, à l'épo- •
que dont nous parlons, la royauté n'était encore ni
assez forte pour maîtriser les autres forces sociales,
ni assez habile pour les coordonner dans un tout
harmonique et régulier.


En d'autres ternies, pour parler comme on parle
aujourd'hui, le xivc


siècle était une époque de transi-
tion. C'était l'époque de transition de l'individualisme
féodal et communal à l'unité nationale, qui devait se
constituer pour ainsi dire entre les serres du pouvoir


TREIZIÈME LEÇON.


181


absolu. Mais tous les faits de transition dans l'his-
toire des nations sont des faits longs et pénibles. La
royauté, comme la féodalité, comme l'Église, comme
les communes, devait commettre des fautes, de gran-
des fautes contre son propre intérêt. Elle devait agir
plus d'une fois à contre-sens, oublier son origine
et ses moyens d'accroissement, reculer quelquefois
dans sa carrière, retarder ses propres progrès.


Et il est aisé de le comprendre. Cette royauté féo-
dale qui avait été réduite, en quelque sorte, à n'être
qu'une royauté purement nominale; ce roi féodal
qui, au fond, n'avait autre chose que son domaine
de suzerain, d'autres revenus que les revenus de ses
domaines, d'autres soldats sur lesquels il pût un
peu compter que ses propres vassaux, représentez-
vous sa position lorsqu'il essayait de se faire non
plus pouvoir féodal, mais pouvoir social, lorsqu'il
esssayait de se mettre au-dessus de la hiérarchie
féodale, lorsqu'il essayait de la maîtriser, lorsqu'il
aspirait à devenir un véritable gouvernement, et
qu'il lui fallait, dans ce but, des moyens de gou-
vernement, des hommes, des soldats, des sub-
sides, et cela, au milieu d'une société à laquelle
les doctrines féodales avaient inoculé des idées et
des habitudes qui s'opposaient essentiellement, et
à la réformation régulière d'une force publique, et
à l'établissement régulier de finances publiques, et
à l'établissement de tous les moyens, que nous con-
cevons si facilement aujourd'hui, de police et de
gouvernement.


Aussi, traversez rapidement le règne des lits de
Philippe le Bel, où le besoin d'argent fit affranchir




182 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


un assez grand nombre de paysans, torturer et briller
des Juifs, dépouiller quelques hospices consacrés
aux lépreux, et arrivez aux Valois, dont l'avénement,
en excluant Édouard d'Angleterre, consacre pour la
France le principe si national de l'exclusion des
femmes, et assure ainsi la nation qu'elle n'aura jamais
d'autre roi qu'un roi français. Philippe VI, descen-
dant de saint Louis, chargé de recueillir l'héritage de
cette royauté qui se transformait, n'eut pour cela ni
l'intelligence proportionnée à sa tâche, ni le bonheur
qu'exigeaient les circonstances difficiles où il se trou-
vait placé. D'un côté, il méconnaissait le rôle et les
intérêts de la royauté ; il les méconnaissait au point
de seconder les haines de la féodalité contre la bour-
geoisie, jusqu'à accorder aux gentilshommes une
ordonnance qui les déchargeait de toutes leurs dettes
envers les marchands, « attendu que c'était là un
complot du bas état pour rançonner la noblesse fran-
çaise D. Philippe VI, au reste, n'est pas le seul qui.
ait rendu de pareilles ordonnances ; quelque chose,
si ce n'est de semblable, au moins d'analogue, s'est
vu encore au xix° siècle.


D'un autre côté, dans sa lutte avec les Anglais,
vous le savez, la bravoure française emportée, égarée
par son esprit chevaleresque , succomba dans la
journée de Crécy, et bientôt s'ouvre un règne qui
certes n'était pas plus favorable à l'agrandissement
de la royauté, le règne du roi Jean. Le désastre de
Poitiers vient mettre le comble aux infortunes de la
France et fait du roi de France un prisonnier; et la
royauté, cette royauté qui, sous Philippe le Bel, pa-
raissait déjà si puissante et aspirait à de si grandes


TREIZIÈME LEÇON. 183


destinées, se trouva, en quelque sorte, réduite aux
abois. La lance féodale n'avait pu la protéger, la lance
féodale s'était brisée aux champs de Crécy et de
Poitiers.


La royauté alors, comme déjà en •355, se jette dans
les bras de la nation en convoquant les états géné
raux, et la bourgeoisie, clans ces moments de crise,
dans ces moments de si graves difficultés, cette bour-
geoisie qu'on avait tant méprisée, cette bourgeoisie
au progrès de laquelle on s'était si souvent opposé,
se trouve appelée dans le domaine de la haute poli-
tique et chargée, en quelque sorte, de sauver à la
fois la France et la couronne. Hélas ! que pouvait-
elle y apporter? Elle y apporta sans doute toute
son énergie, elle y apporta le vif sentiment de ses
malheurs; mais, ainsi qu'on l'a fait remarquer avec
justesse, pouvait-elle ne pas y apporter aussi son
inexpérience, son inexpérience de ces affaires poli-
tiques auxquelles elle se trouvait maintenant appelée
parceque les circonstances paraissaient désespérées?
C'était là assurément un appel intempestif, un appel
précoce qu'on lui faisait ; il y avait là une résolution
qui pouvait difficilement être utile et à la royauté qui
appelait et à la bourgeoisie qui était appelée.


Était-ce donc la faute de cette bourgeoisie si, sortie
la veille, en quelque sorte, des chaînes du 'servage,
harcelée constamment par la féodalité, même après
son affranchissement, harcelée constamment aussi
par la royauté qui méconnaissait souvent ses propres
intérêts, menacée constamment de la haine des sei-
gneurs, ayant senti plus que tous les autres les fléaux
de la guerre peser sur elle, était-ce sa faute si, voyant




184


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


en quelque sorte les chefs de l'État lui jeter sur
bras les affaires publiques, au moment où


"On dé:
sespérait du pays, si, dis-je, dans cette


circonstancq.elle commettait des erreurs, si, en prenant cette be$
sogne inattendue, elle dépassait le but, si les préten-tions de ses députés furent même suivies de l ' i nsur-rection et de la révolte? Sans cloute, la confédérationdé


mocratique des villes de France tentée par Marcel
aurait brisé l'unité française ; sans doute encore ce
n'est pas dus ein de la jacquerie, de cette révolte de
paysans poussés au désordre, armés de fourches et
de bâtons, pillant les châteaux et massacrant les
nobles, que pouvait sortir la liberté française. Non,
il est évident que c'étaient là des actes de désordre
et non une oeuvre de civilisation et de progrès. Si la
France à cette époque ne succomba pas sous le poids
de ses m


alheurs, cette explosion prématurée de la
force populaire ne pouvait que ramener le pouvoir
absolu avec plus d'énergie, plus de prévoyance, plus
de suite dans ses plans et ses projets.


C'est, en effet, ce qui eut lieu. Vous le savez, les
états de Compiègne convoqués par le régent annu-
lèrent tout ce que les états précédents avaient fait.
La réaction fut rude, comme l'étaient toutes les réac-
tions politiques dans ce temps-là. 11 y eut des députés
condamnés à mort, la ville de Paris fut soumise, et
Marcel périt, dans cette réaction, victime d'un assas-
sinat.


Et cependant, quoique évidemment la commune,
la bourgeoisie f


rançaise, fût encore peu en état deprendre au gou
vernement du pays une part intel-


ligente, il existait déjà, vous le voyez, un peuple


TREIZIÈME LEÇON.
185


francais, un peuple français animé d'un sentiment de
nationalité, un peuple français repoussant avec
horreu r la domination de l'étranger. Lorsque le traité
de Brétigny cédait au roi d'Angleterre une si grande
partie de la France , que disaient les habitants
de la Saintonge, du Limousin, du Poitou? « Nous ne
voulons pas passer sous l'obéissance des Anglais.
Nous aimerions mieux, ajoutaient-ils, être taxés
chaque année de la moitié de notre avoir, et rester
Français ». « Nous obéirons des lèvres, écrivaient les
gens de la Rochelle, mais les coeurs ne changeront
pas. »


Reportez-vous en arrière, aux époques que nous
avons rapidement parcourues, à ces époques de con-
fusion, de brisement, de désordre, où l'on ne pouvait
pas dire qu'il y eût une France, où il y avait des
familles de peu plesdivers, vivant sur le même terri-
toire sans mélange aucun ; où l'un s'appelait Romain
et l'autre Germain, où l'un rappelait l'ancienne Rome
ou l'ancienne Gaule, et l'autre les forêts de la Ger-
manie, où tout sentiment d'unité semblait avoir
disparu à tout jamais. Et voyez aujourd'hui comment
les peuples s'expriment parce qu'on veut les détacher,
les séparer de ce corps dont désormais ils se re-
gardent comme faisant partie intégrante, parce qu'on
veut les soumettre à une domination étrangère ;
voyez comment ils trouvent là déjà la plus déplorable
des servitudes : « Nous obéirons des lèvres, mais nos
Cœurs ne changeront pas ».


En attendant, les mouvements populaires dont
J'ai parlé avaient donné une nouvelle force à la haine
de la féodalité contre la bourgeoisie et le peuple des




18G
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


campagnes, et la monarchie, pouvant respirer, était
toute prête pour profiter de ce schisme et de ces
haines. Aussi Charles en profita-t-il. Il était habile


'


'


il ne manquait pas de tact ni de sagacité politique
Il essaya de porter quelque remède aux ilésordres.
qui agitaient la France. Il essaya de restaurer les
finances par l'économie, il établit quelques règles
d'administration favorables à la fois à l'ordre public
et à la royauté. S'il ne fit rien pour la liberté, il fit
assez pour le rétablissement de l'ordre, de l'unité,
et pour relever la puissance royale. Enfin, il prit, àsa
mort, les meilleures dispositions qu'il pouvait pren-
dre dans les circonstances où il se trouvait pour
préserver la France des calamités d'une minorité.


Vous le savez, ces efforts furent inutiles ; ils de-
vaient l'être, car rien n'était assez solidement établi
pour que les prescriptions d'un roi mourant pussent
trouver une exécution régulière après sa mort. Chaque
commune ou seigneur en était encore à défendre ses
droits et ses prétentions, non par des moyens géné-
raux, mais par des moyens particuliers. Bref, s'il y
avait, pour les communes ou pour le seigneur, des
franchises, il n'y avait pas de liberté générale. Les
états généraux ne se rassemblaient jamais sous la
même forme ; on ne les convoquait que dans les mo-
ments de crise, et ils n'arrivaient qu'animés par la
violence ou frappés de terreur.


Qui ne sait combien le règne de Charles VI fut
déplorable pour la France? Une minorité, puis la
folie du roi, les émeutes, la guerre civile, le schisme
d'Occident qui se perpétue, des crimes épouvanta-
bles qui rendent l'histoire de cette époque éminem-


TREIZIÈME LEÇON. 187


Ment dramatique, mais donnent lieu à de pénibles
idexion s , les Anglais vainqueurs à Azincourt, un


roi anglais à Paris ; tout paraissait perdu.
Mais voyons cependant les choses de plus près


encor; au milieu de ce grand désordre, saisissons,
pour l'objet de nos études, quelques faits culminants.
Car l'unité française et par là la grandeur et l'avenir
de la France n'ont peut-être jamais couru de plus
,,rands dangers.


Or, comme faits culminants, vous trouvez une
grande insurrection des communes et l'invasion an-
glaise.


Je dis d'abord l'insurrection des communes. Le
lover de ce grand événement n'était pas proprement
dans la France d'alors, il était dans la Flandre, dans
le comté de Flandre, et essentiellement dans la ville
riche, populeuse, puissante, très-active, célèbre par
maints et maints faits semblables, dans la ville (le
Gand.


Les communes flamandes avaient pris un essor
bien autrement grand que les communes françaises,
ou que la plus grande partie des communes françaises
proprement dites; par la force de leur essor com-
munal, elles avaient plutôt des traits de ressemblance
avec les communes ou les républiques d'Italie. Cepen-
dant l'insurrection des communes flamandes ne de-
meura pas strictement circonscrite dans le territoire
de la Flandre. Les désordres de la minorité du roi,
les discordes de la famille royale, les oppressions,
les vexations des grands contre le peuple allumèrent
aussi le feu de l'insurrection dans plus d'une com-
mu ne de France, entre autres dans la commune (le




188
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Paris. Il y avait déjà une sorte de communication
morale entre ces deux événements, entre l'insorree,
tion des villes flamandes et ces troubles, ces ac,. 1 a
tions d'un certain nombre de communes françaises
et l'on voit, dans les documents du temps, que ces
deux faits n'étaient pas seulement contemporains
matériellement, mais qu'ils ont exercé une certaine
influence l'un sur l'autre.


L'histoire de l'insurrection flamande est longue,
très-riche en détails. Ce qu'il nous importe à nous de
remarquer, c'est que la royauté française méconnut
son rôle au point qu'elle marcha contre les commu-
nes flamandes; elle marcha au secours de la féoda-
lité. Elle assista au grand massacre de Rosebeke, qui
frappa d'un coup mortel la puissance des communes
flamandes. Là, la lance de la féodalité reprit le des-
sus, et l'infanterie communale fut exterminée. Et
rentrée alors en France, la royauté se retrouve être
une royauté féodale; c'était un roi suzerain qui ren-
trait en France vainqueur des communes flamandes,
et l'on rentrait pour réagir contre les communes
françaises. Comme il y avait un accord moral dans
l'insurrection, il y eut un accord dans les moyens de
réaction. On vint réprimer l'insurrection, et, entre
autres, ce fut Paris qui devint le théâtre d'une réac-
tion longue, sanglante, cruelle ; les exécutions y
furent multipliées, des hommes respectables y péri-
rent, et quand enfin on accorda un pardon tardif,
on ne l'accorda pas, on le vendit; on transforma,
comme on disait, la peine corporelle en peine civile,
en argent. Les libertés municipales furent suppri-
mées, la commune se trouva frappée dans la vie de


TREIZIÈME LEÇON. 189


ses
hommes les plus remarquables, dans ses liber-


tés, dans ses biens. Et Paris ne fut pas la seule, et
Rouen, et Orléans, et Troyes aussi furent frappées.
Ce fut donc une réaction générale de la féodalité
présidée par la royauté contre les libertés com-
munales.


Mais remarquez cependant le fait de cet accord
moral entre des villes éloignées, entre des peuples
qui se regardaient alors comme des peuples divers,
le comté, de Flandre et le royaume de France. Il y
avait donc déjà, soit en bien, soit en mal, un com-
mencement de généralisation dans les idées. Les
faits comme les idées se généralisaient, ils ne se loca-
lisaient plus comme un siècle ou deux auparavant.
C'est dire, en d'autres termes, qu'il se formait ce que
nous appelons une opinion publique. Cette insurrec-
tion était, en quelque sorte, un fait européen plutôt
qu'un fait flamand ou français.


Les nobles avaient été vainqueurs à Rosebeke;
cependant le temps de la féodalité était passé. La
guerre avec les Anglais continua ; on se rencontra à
Azincourt. Qu'était l'infanterie anglaise? Qu'étaient
les archers anglais? C'étaient des hommes des com-
munes. Les seigneurs français ne voulurent pas
Opposer à ces communes anglaises la bourgeoisie
française. Ou ils la dédaignèrent, ou bien ils redou-
tèrent de l'appeler aux armes. C'est la cavalerie
féodale qui se précipita sur les archers anglais, et
elle y périt. Azincourt préludait ainsi au triomphe
que l 'infanterie, cette armée du peuple, devait rem-
Porter sur la cavalerie puissante des seigneurs féo-
daux , surtout lorsque le génie humain l'aurait munie




e!.
190 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


d'une arme par laquelle même le faible peut se dé_
fendre contre le fort : je veux parler de la décon_
verte de la poudre à canon, que nous verrons phis
tard exercer une si puissante influence sur les évé-
nements historiques de l'Europe.


L'invasion anglaise, comme je l'ai dit, est l'autre
fait, culminant de cette époque. Un roi anglais à
Paris, un Dauphin errant, sans ressource, les com_
muues abaissées, la noblesses impuissante, la
royauté aux abois ; la situation paraissait plus que
jamais désespérée. Qui sauvera donc la France? La
France se sauvera elle-même, et ce peuple qu'on
vient encore de méconnaître, de mépriser, ce peu-
ple contre lequel on a marché en alliance avec la
féodalité, ce peuple qu'on a repoussé des champs
d'Azincourt, ce peuple sorti de l'amalgame des élé-
ments du moyen âge, ce peuple que nous avons vu
montrer par ses sentiments combien il était déjà
éminemment français, c'est lui qui sauvera la France.
Et je dirai avec un écrivain moderne : « Grâce soit
rendue aux historiens de nos jours qui ont mis cette
grande vérité en évidence, qui, en dépouillant nn
grand exploit national du vain prestige qui en
obscurcissait la splendeur, ont rendu au peuple
français sa gloire tout entière. Jeanne d'Arc a sans
doute délivré la France, mais en révélant au peuple
français le sentiment de sa force. Elle lui a parlé au
nom de la religion, et il l'a écoutée; elle lui a parlé,
au nom du pays, de la haine contre l'étranger, et il
l'a comprise. Les grands, l'histoire nous l'atteste,
se moquaient d'elle, et le peuple la suivait ; les
grands la regardaient comme une espèce de folle, et


TREIZIÈME LEÇON. 191


le peuple s'armait, se levait, et il était rempli de
dévouement pour la patrie et de haine contre
l'étranger ».


Et ce ne fut pas là non plus un fait local, un acci-
dent. C'était un sentiment général, c'était un mouve-
ment national que Jeanne d'Arc avait produit. Ici on
s'armait ouvertement, là on complotait, on conspi-
rait contre l'étranger; ailleurs on s'exerçait au com-
bat. Partout ce sentiment national, partout ce mou-
ment général ; tout annonçait que cette femme avait
proclamé une guerre nationale, une véritable croi-
sade dont elle avait été en quelque sorte le Pierre
l'Ermite. Or, certes, elle n'aurait pas plus fait cette
croisade contre les Anglais que Pierre l'Ermite ne
l'aurait faite contre les musulmans, si les deux évé-
nements n'eussent déjà existé en germe dans les
sentiments du pays auquel l'un et l'autre s'adres-
saient.


Ainsi Jeanne d'Arc fut puissante parce qu'elle fut
la voix d'un peuple qui existait, d'un peuple qui
s'était formé, développé, nationalisé. Elle fut en
quelque sorte trompette et prophète.


Vous le voyez donc, et les émeutes, et les insur-
rections, et les exploits généreux, et les efforts
magnanimes, tout révélait combien la nationalité
française avait fait de progrès au commencement
du Ky° siècle, tout révélait combien étaient désor-
mais profondes les racines qu'elle avait jetées dans
ce sol que les invasions avaient si profondément
labouré.


Mais dans ce peuple qui se formait ainsi, s'il y
avait déjà l'instinct, s'il y avait déjà le sentiment,




192
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


s'il y avait déjà la force, il n'y avait pas encore suffi_
samment la connaissance, l'instruction, la puissance
organisatrice, et, en conséquence, l'époque (le son
avénement, à lui, n'était pas encore arrivée. Il se
révélait, mais ne pouvait pas encore prendre part au
gouvernement du pays. Ce rôle était réservé alors à
la royauté, à la royauté absolue.


La querelle restait toujours entre le fief et la
royauté. Charles VII vint vider cette querelle à tout
jamais. La France était délivrée, mais la France avait
souffert des maux incalculables, et la France, même
après que les Anglais furent repoussés, était victime
des plus horribles vexations. Il est difficile que votre
imagination puisse se prêter au tableau effroyable
des vexations des gens de guerre à l'époque dont
nous parlons. Quand on fit le procès au maréchal de
Retz, on l'accusa d'avoir rendu cent quarante en-
fants victimes de ses débauches, cent quarante
enfants violés et égorgés par lui. Et le résultat de
cette accusation fut qu'en réalité ce n'était là qu'une
partie des crimes qu'il avait commis.


Dans cet état de choses, il était évident qu'on
était arrivé à une de ces crises où les peuples oppri-
més se jettent dans les bras de celui qu'ils regardent
comme pouvant les sauver. Le peuple se jeta dans
les bras de la royauté. Et ce n'est pas là une figure,
une manière de parler; il arriva de toute part des
députations, des envoyés de bourgs et de villes qui
venaient demander à Charles VII de les délivrer des
horribles vexations dont ils étaient victimes, de les
délivrer de la tyrannie effroyable des gens de guerre
de ce temps-là. Et Charles VII n'était pas de sa na-


TREIZIÈME LEÇON. 193


tare un homme dévoré d'activité, dévoré d'ambi-
tion. Non, vous le savez, il aimait trop peut-être et
ses courtisans et ses maîtresses. Mais la royauté
s'élevant au rang de monarchie, et de monarchie
absolue, était un événement naturel, les circons-
tances du temps étant données, un événement, on
peut le dire, qui serait arrivé quel qu'eût été alors
le roi de France. On se jeta dans les bras de la
royauté sans condition, parce que tout pouvoir
pouvant offrir quelque espérance de protection,
d'ordre, d'adoucissement aux maux dont on était
victime, paraissait un pouvoir éminemment légitime
et acceptable par les peuples opprimés.


Aussi, dès ce moment, on peut le dire, la puis-
sance royale changea véritablement (le nature. On
convoqua les états généraux en 4440 ; on rendit une
ordonnance pour réprimer les excès des compagnies
militaires; ou déclara que tout acte de vexation à.
l'égard des villes ou du peuple serait regardé comme
crime de lèse-majesté. On leva des impôts par or-
donnance royale, on fit une sorte de conscription
pour composer une armée royale. Et il arriva alors
que les seigneurs se récrièrent contre les abus de
l'autorité royale qui levait des impôts sans le con-
sentement de ceux de qui les impôts étaient exigés.
Mais les seigneurs s'étaient depuis longtemps con-
duits de telle manière, que le tendre intérêt qu'ils
montraient alors pour la chose publique et les li-
bertés publiques ne trouvait guère de croyance dans
le peuple français. C'est trop tard qu'ils venaient
montrer leur intérêt pour ce peuple qu'ils avaient
vexé d'une manière si atroce.


L.
13




T


194 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


On établit ce qu'on appelait la taille des tiens
d'armes, c'est-à-dire un impôt pour l'entretien d'une
milice permanente, d'une milice régulièrement levée
habillée, nourrie, payée, d'une milice disciplinée'
Une milice disciplinée dans ce temps-là, mais c'était
un fait si nouveau, un fait si peu à espérer, qu'il
est impossible, pour nous, de nous faire une idée de
l'impression que ce fait dut produire. Lorsqu'on
voyait une ville prise et non dévastée, lorsqu'on
voyait passer un corps de troupes qui ne rançonnait
pas les villes et les bourgs où il passait., et lorsqu'on
vit un grand seigneur, le bâtard Alexandre de Bour-
bon, cousu clans un sac et jeté dans la rivière en pu-
nition des vexations qu'il avait commises, ce fait ré-
véla un nouvel ordre de choses au peuple étonné. Et
ces troupes régulièrement établies étaient justicia-
bles de la justice civile, ces gens d'armes étaient
menacés de la potence comme le dernier des rotu-
riers. Aussi ne faut-il pas s'étonner si le règne de
Charles VII a acquis une grande renommée de jus-
tice et de sagesse, s'il a été regardé comme un véri-
table bonheur pour le peuple français. C'était, je le
répète, dans la nature et le cours des événements.
L'administration douce, régulière, paternelle de
Charles VII a fait pour la royauté plus que les
efforts de bien d'autres monarques. Aussi peut-on
dater de Charles VII la transformation (le la royauté
féodale en monarchie proprement dite, en monar-
chie s'acheminant vers la monarchie absolue.


QUATORZIÈME LEÇON.


SOMMAIRE.


Louis XI. Jugements divers portés sur ce roi. — Agrandissements du
territoire, — Compression de la féodalité et développements du pou-
voir central. — Charles VIII. — Louis XII. — Grandes découvertes
du xv° siècle; leur influence plus grande eu France que partout
ailleurs. — Réforme. Triple point de vue sous lequel elle doit être
considérée : point de vue religieux, point de vue philosophique, point
do vue politique. — Ses succès, différents en Allemagne, en Italie et
en France. — Guerres de religion. — Édit de Nantes.


MESSIEURS,


La royauté, favorisée par les événements, par les
circonstances générales du pays, se développa sous
Charles Vll. Elle s'établit au sein du pays comme un
pouvoir protecteur, comme un pouvoir dans les bras
duquel se jetaient les populations qu'on avait étran-
gement tourmentées, vexées, opprimées. Et les évé-
nements favorisaient ce pouvoir, de manière qu'il
n'avait besoin que de peu d'activité pour profiter de
ces mêmes circonstances. C'était la force des choses,
comme on dit, qui secondait alors merveilleusement
la cause de la royauté française.


Un homme d'un caractère absolument différent de




196 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


celui de Charles VII, un homme qui poussait l'acti-
vité jusqu'à l'inquiétude et à la tracasserie, un
homme d'un esprit froid, sévère, caustique, cruel,
Louis XI, en un mot, succéda à Charles VII. Qui ne
connaît l'histoire de ce prince aujourd'hui ? Et l'his-
toire proprement dite et la littérature, et le roman et
le drame, se sont emparés de ce personnage, dont
les qualités, les défauts, les vices même et les
cruautés se rattachent à des succès, à des évé-
nements variés, terribles, tous plus ou moins dra-
matiques.


Considéré sous le point de vue politique, Louis XI
a été très-diversement apprécié. Pendant longtemps
on n'a vu en lui qu'un despote sanguinaire, un
homme sans entrailles, se jouant de la vie des
hommes, même sans nécessité et sans but. Puis
d'autres personnes l'ont représenté comme un grand
homme d'État, agissant par un calcul raisonné et
prévoyant, par une appréciation éminemment poli-
tique des circonstances où la France se trouvait alors
placée, et visant rationnellement à la consolidation
du pouvoir royal, et en même temps à l'établisse-
ment de l'unité française ; dès lors, les actes de
Louis XI ont été représentés comme des moyens ser-
vant au but qu'il s'était proposé. Et puis une troi-
sième appréciation est encore survenue, qui a voulu
ôter de nouveau à Louis XI cette qualité


. d'homme
éminemment politique, et qui a même été jusqu'à
lui reprocher d'avoir retardé par ses cruautés, par
ses ruses et ses intrigues, le développement de la
puissance royale et l'unité nationale, au lieu de l'avoir
accéléré.


QUATORZIÈME LEÇON.
197


ji y a, nous le pensons, quelque chose d'exagéré,
d'exorbitant, dans ces jugements divers.


Et d'abord, le ciel nous préserve de proférer un
mut, je ne dis pas d'éloge, mais même d'excuse, pour
les faits atroces et sanguinaires (lu règne de Louis XI,
pour cet insultant mépris de la vie humaine qu'il
manifesta en mainte occasion. C'étaient là non des
nécessités politiques, mais des manifestations du
caractère personnel de l'homme. Cependant doit-on
réellemenl en conclure qu'il n'y avait chez lui aucune
des qualités de l'homme d'État, qu'il n'y avait chez
lui ni prévision, ni but fixe vers lequel il ait cons-
tamment tendu. Doit-on dire qu'il n'a rien fait ni
pour la consolidation de la royauté, ni pour le déve-
loppement de l'unité nationale? C'est là où je crois
que l'appréciation cesse d'être juste et impartiale.


Sans doute, il ne faut pas voir en Louis XI, et
disons-le, le siècle où il vivait ne le permettait pas
encore, il ne faut pas voir en Louis XI un homme
d'État consommé, à vues élevées et larges, à grandes
prévisions, se rendant un compte parfaitement exact
de la situation des choses et des conséquences de
tous ces faits. Non ; mais il y avait cependant chez
lui un but, égoïste, si vous voulez, mais bien déter-
miné. Il y avait chez lui un esprit de suite; il y avait
chez lui des combinaisons politiques qui, sans avoir
été toutes de bon aloi, même comme mesures poli-
tiques, prouvent cependant. que ce n'était plus l'es-
Prit d'un chevalier féodal, que ce n'était plus l'esprit
d 'un roi purement gentilhomme, mais que c'était
l'esprit d'un roi sachant qu'il y avait des affaires
Politiques à conduire, et voulant les conduire an




198
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


profit de son autorité : par là, il agissait indirec-
tement au profit de l'unité française.


Plusieurs de ces mesures d'administration, tout
en étant des moyens propres à consolider son pou,
voir absolu, étaient cependant des actes de bonne
administration. 11 ne favorisait pas l'établissement
des postes comme moyen de civilisation, mais la
chose n'était. pas moins bonne en elle-même. 11 ne
voyait pas, sans doute, dans l'inamovibilité des juges
une garantie comme nous pouvons l'y trouver; mais
cependant la chose était bonne en elle-même, elle
était favorable à la considération du pouvoir en lui-
même et contraire au principe de la féodalité.


La féodalité, sous Charles VII, a été pour ainsi
dire vaincue par les événements. Ses excès étaient
poussés au point que le pouvoir royal a été invoqué
de toutes parts comme une ressource, comme un
secours, le seul possible et efficace alors, et l'esprit
féodal, qui était alors un esprit de vexation et d'op-
pression, a dû s'arrêter en présence de ce grand
fait. Mais cependant cet esprit n'était pas éteint,
cette féodalité n'avait pas disparu du sol de la France.
Ses antipathies et contre la puissance royale et contre
la bourgeoisie étaient toujours les mêmes, toujours
les mêmes au point qu'elles se seraient manifestées
à la première occasion. Louis XI trouva clone ces
éléments, qui étaient à la fois hostiles à la puissance
royale et à la bourgeoisie; il les trouva encore exis-
tants, quoique les dernières années de l'administration
de Charles VII les eussent fait rentrer en quelque
sorte dans la ligne du devoir ; mais ils étaient plutôt
contenus que terrassés. Louis XI a soutenu une lutte


QUATORZIÈME LEÇON. 199


avec ses grands, avec ses nobles; il s'est livré à leur
égard à des actes souvent atroces, et cependant, dit-
on , ces actes ont été tellement inutiles, que plus tard
Richelieu s'est trouvé en présence des mêmes diffi-
cultés. Cette dernière assertion est vraie ; mais en-
core une fois, sans entendre justifier ni même excu-
ser des actes arbitraires et sanguinaires, en prenant
la chose comme un fait, on peut bien en conclure
que Richelieu se serait trouvé en présence de diffi-
cultés encore plus grandes, s'il n'avait pas été pré-
cédé par Louis XI.


Il est donc irrécusable que, selon sa manière,
selon la manière d'un homme qui se proposait un
but et affectait la plus grande indifférence pour le
choix des moyens, il est, dis-je, irrécusable que
Louis XI a porté un rude coup à la féodalité, qui
n'était pas encore terrassée. Il a, en quelque sorte,
appliqué au système le même moyen qu'il a appli-
qué, en homme cruel qu'il était, à quelques indivi-
dus ; cette féodalité, qui était encore si vivace, il l'a,
en quelque sorte, enfermée dans mie cage de fer. Il
ne l'a pas empêchée de vivre, puisqu'elle n'a pas en-
core disparu sous lui ; mais il lui a enlevé toute
liberté d'action, il lui a inspiré la terreur de la puis-
sance publique; c'est là un des résultats de son
règne. Je ne veux pas dire qu'on ne pût arriver au
même résultat par des moyens plus honnêtes, plus
moraux, plus conformes aux lois de la justice et de
l'humanité. Saris doute, cela était possible ; sans
doute, nul ne se chargera de justifier tous les actes
de ce règne; mais quand il s'agit d'en apprécier les
résultats, on ne peut disconvenir qu'ils ont porté un





200
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


coup fort rude à la féodalité, et lui ont inspiré le
sentiment qu'il existait au-dessus d'elle une puis:
sance qui pouvait la réprimer.


L'unité territoriale, vous le savez tous, fit alors de
grands progrès. Sous Charles VII, presque toutes
les provinces occupées par les Anglais avaient été
reconquises. Louis XI réunit à la couronne l'Anjou,
le Maine, le Roussillon, la Bourgogne, la Provence,
quelques villes de la Picardie et une partie de l'Ar-
tois. II est vrai que par un esprit plus droit, moins
rusé, avec moins de passion pour l'intrigue et les
voies détournées, il aurait favorisé l'unité territoriale
de la France plus encore qu'il ne l'a fait. Ainsi qu'il
arrive aux hommes qui font, de la ruse un métier, il
fut pris plus d'une fois dans ses propres piéges. Sans
doute, les événements de la Bourgogne auraient pu
être plus favorables à la France qu'ils ne l'ont été
sous son règne ; mais, tout en convenant des erreurs
graves qu'il commit à cet égard, comme fait histori-
que, la chute de la maison de Bourgogne'est un fait
bien remarquable en lui-même, indépendamment de
la part que Louis XI a pu y avoir, du


.rôle qu'il a pu
y jouer. L'unité française était alors gravement me-
nacée par l'existence de la maison et du duché de
Bourgogne. Les vastes projets de Charles le Témé-
raire tendaient à construire, si je puis parler ainsi,
une vaste unité nationale qui se serait appuyée d'un
côté aux Alpes et à la Suisse, de l'autre à l'Océan, et
qui aurait pour ainsi dire enceint, d'un large et puis-
sant bandeau le royaume de France. Ces projets
s'évanouirent surtout par les folies de leur auteur;
mais il n'est pas moins vrai que la chute. de Charles


QUATORZIÈME LEÇON. 201


le Téméraire, la chute de la maison de Bourgogne,
a été un fait éminemment utile au développement de
l'unité française, quand même les États composant
la Bourgogne n'auraient pas été réunis à la France
dès cette époque.


En somme, il est remarquable, lorsqu'on étudie
l'histoire attentivement, qu'à partir des deux règnes
de Charles VII et de Louis XI, la France suit une
route à part, une route à elle. Elle marche évidem-
ment vers l'agrandissement territorial, la consolida-
tion de la puissance royale et le développement d'une
large unité nationale, tandis que dans les autres pays
on trouve souvent une marche toute contraire.
L'Italie tombe de plus en plus de ces hauteurs où
l'avait placée un instant le grand événement, le grand
fait des républiques italiennes. L'Allemagne elle–
même méconnaît le principe de l'unité nationale, et se
prépare un avenir qui a pu être brillant sous le rap-
port du développement de la pensée, mais qui ne
devait pas l'être, comme celui de la France, sous le
rapport de la puissance politique.


La France, à partir de cette époque, se sépare
évidemment du reste du monde, prend les devants,
si je puis parler ainsi, dans cette grande carrière du
développement national, des grandes unités poli-
tiques et de la civilisation moderne. Louis XI n'avait
rien fait pour le peuple ; c'est une erreur de penser
que, parce qu'il frappa des coups fort rudes sur la
féodalité, il fit en même temps quelque chose en
faveur du peuple. Louis XI ne connaissait d'autre
intérêt que le sien propre ; c'était essentiellement
l '(.goïsme qui le dominait, et si d'une main il frappait,




202
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


les seigneurs, de l'autre il accablait les populations
d'impôts et de vexations de toute sorte.


Charles VIII fut absorbé par ses expéditions mili-
taires ; Charles VIII n'était plus un roi à l'image (le
Louis XI, qui, tout en accablant le peuple d'impôts
avait prouvé au monde qu'on pouvait. être un roi
quand même on était un roi bourgeois; il y avait du
roi bourgeois dans Louis XI. Charles VIII était un
roi animé d'idées chevaleresques ; les idées féodales
et chevaleresques exerçaient un grand pouvoir sur
lui. 11 se jeta dans de grandes expéditions qui cou-
vrirent. ses soldats de gloire, mais n'eurent aucun
résultat politique important. Et en attendant, la mi-
sère du peuple était grande, ainsi que cela fut exposé
en plaintes lors des états de Tours.


Louis XII offrit de nouveau l'exemple d'un roi
que la bourgeoisie aurait pu croire un des siens.
Louis XII était évidemment et personnellement l'ami
du peuple, et son règne aurait pu être bienfaisant si,
lui aussi, n'avait été absorbé par la politique exté-
rieure et les expéditions militaires.


Ainsi, il faut bien le reconnattre, ce nouveau pou-
voir, tout en se développant, en possédant une force
nouvelle, en exerçant sur les destinées du pays une
influence que la royauté n'exerçait pas auparavant,
n'avait rien fait directement pour le peuple. Le peuple
était encore sous le régime, vexatoire pour lui, (les
priviléges; le peuple était accablé d'impôts, le peuple
était dans un état bien éloigné de l'émancipation ;
mais, indirectement, il y avait progrès, parce qu'il y
avait progrès sous le rapport de l'unité matérielle,
SOUS le rapport de la centralisation du pouvoir, et que


QUATORZIÈME LEÇON. 203


la féodalité se trouvait tous les jours plus comprimée
et réprimée. Et encore, et c'est là une des difficultés
des appréciations exactes de l'histoire, c'est qu'on
est obligé souvent d'employer des mots qui offrent à
l'esprit des idées plus complètes et plus larges que
l'état des choses ne l'était réellement ; je dis donc
qu'indirectement la cause populaire était favorisée
par l'unité matérielle, par la centralisation du pou-
voir, c'est vrai ; mais il ne faut pas que notre ima-
gination se représente l'unité nationale comme
accomplie et la centralisation comme complétement
réalisée. C'étaient des faits commencés, ébauchés,
plutôt que des faits accomplis, il ne faut pas le perdre
(le vue. Et quant à l'unité morale, qui résulte essen-
tiellement de l'égalité civile, de l'égalité devant la loi,
elle n'existait en aucune façon, c'était encore le règne
du privilége. L'époque de cette grande et dernière
transformation était encore bien éloignée.


Il n'est pas moins vrai que c'était déjà un progrès
et un progrès notable que ce pouvoir central, que ce
pouvoir unique, qui s'était élevé an-dessus de toutes
ces petites royautés de la tyrannie féodale, ce pou-
voir qui désormais s'offrait seul aux regards de tous,
ce pouvoir vers lequel tous les regards convergeaient,
ce pouvoir, enfin, dont nul désormais ne pouvait se
croire indépendant, comme du temps du triomphe de
la féodalité.


Mais, en même temps, la cause du peuple français
était confiée à un émancipateur bien autrement actif,
bien autrement puissant qu'un homme ou qu'un
gouvernement quelconque. La cause du peuple fran-
çais était, si je puis parler ainsi, confiée à l'esprit




204
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


humain, à ce génie européen qui ne cessait de tra-
vailler pour se faire jour au travers de tous les obs_
tacles qui avaient pesé sur lui, à ce génie européen
qui avait découvert la poudre à canon, trouvé la
boussole, franchi le cap de Bonne-Espérance, visité
le Nouveau-Monde; à ce génie européen qui avait ré-
veillé en Italie les prodiges de la civilisation grecque
et allumé dans la péninsule ce grand flambeau qui
devait, éclairer l'Europe ; à ce génie européen enfin
qui avait découvert un des instruments les plus puis-
sants de la civilisation, l'imprimerie.


Le génie humain avait découvert la poudre à canon,
et il avait par là brisé la lance et déchiré la cuirasse
du seigneur féodal. Il ne se doutait pas, le modeste
inventeur de cette composition, il ne se doutait pas
qu'il faisait alors une grande oeuvre d'égalité civile et
de civilisation ; il ne se doutait pas qu'il arrachait
alors la force militaire des mains de la caste privi-
légiée pour la confier au pays tout entier.


Et la boussole ! et les découvertes maritimes qui
élargissaient à la fois les limites du commerce, les
communications d'homme à homme et le domaine
des idées et le champ (les connaissances humaines !
Et cette littérature, et ces beaux-arts, qui appelaient
les peuples à une vie nouvelle, qui leur faisaient
sentir des jouissances qui leur étaient devenues in-
connues ! Et enfin l'imprimerie ! L'habitude que nous
en avons désormais nous ôte en quelque sorte le
sentiment des immenses bienfaits qu'elle a répandus
dans le monde lorsqu'elle est venue, par son méca-
nisme, consolider la pensée, la rendre palpable et.
plus encore, la rendre immortelle et universelle ; la


QUXTODZIÈME LEÇON. 205


pensée de l'homme aujourd'hui devient rapidement
la pensée de l'univers, la pensée d'une époque devient
la pensée de tous les siècles, la pensée d'un homme
et d'une époque devient un germe qui ne périt plus,
et nous voyons tous les jours les résultats de cette
immense découverte.


Voilà à qui se trouvait confiée la cause des peuples,
mais plus particulièrement encore, je le dis l'histoire
à la main, la cause du peuple français. Et en voici la
raison : ailleurs, dans les autres pays, ce xv e siècle
si fécond trouva un état national et politique en dé-
sordre, décousu, faible, où rien n'était préparé pour
recevoir les influences de ces grands faits de l'huma-
nité. Le développement politique et le développe-
ment national n'étaient pas favorables à l'action
puissante, énergique, de ces grands faits. L'Italie
était divisée, morcelée, lacérée. Sans doute, elle avait
brillé un instant, il y avait là un développement in-
tellectuel prodigieux, niais c'était un développement
individuel et non national. La France était moins
avancée, moins développée sous le rapport intellec-
tuel, mais elle était déjà suffisamment renfermée et
contenue dans les liens d'une puissante unité poli-
tique. Dès lors l'excitation fut moins vive, le réveil
moins prompt; mais lorsque le mouvement arriva,
lorsque ce grand Ilot se mit aussi en mouvement, ce
fut alors comme un fleuve rapide et majestueux dont
désormais les digues sont assez compactes, etqui ne
peut pas aller se perdre en torrents et en• marais
inutiles. Le mouvement n'arriva pas du premier saut;
mais lorsqu'il arriva, il put agir sur une masse na-
tionale déjà suffisamment ferme et compacte. Aussi




206
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


la nationalité française, qui ne pouvait pas, comme
ailleurs, rompre ses digues et se disperser, ne fit que
se creuser un lit de plus en plus profond. Et tandis
que, dans d'autres pays, on n'eut bientôt, malgré ces
causes bienfaisantes, que des ravages à déplorer et
des efforts inutiles à regretter, en France on dut
bientôt admirer la durée et la puissance (l'un peuple
qui, lui aussi, avait subi l'influence des grands évé-
nements, mais qui les avait subis sans jamais cesser
d'être lui-même.


C'était donc un immense bénéfice que ce commen.
cernent d'unité nationale, qui avait précédé ou ac-
compagné ces grandes causes, et c'est un des secrets
du grand développement de la France d'avoir reçu
l'influence de ces grandes causes de fécondation
lorsqu'elle était déjà préparée à la recevoir.


Le xve
siècle, avec ses grandes découvertes, fut en


quelque sorte un siècle prophétique. C'étaient ces
grandes découvertes qui annonçaient l'émancipation
définitive des peuples, cette émancipation qui ne
devait pas arriver le lendemain, les travaux de cette
nature sont toujours des travaux séculaires, mais
cette émancipation vers laquelle on ne devait plus
cesser de marcher jusqu'au jour de sou accomplisse-
ment définitif. C'étaient là des secours qui arrivaient
pour l'égalité civile , c'étaient les moyens qui de-
vaient féconder ce grand principe de la loi chré-
tienne, l'égalité devant la loi, ce principe qui avait
eu à lutter jusqu'alors contre la force matérielle, et
qui avait besoin aussi d'une force pour triompher et
se réaliser pratiquement. Et il obtenait ainsi la force
qui lui manquait, niais une force rationnelle, mais


QUATORZIÈME LEÇON. 207


une force honorable, mais une force sainte : la force
la pensée humaine, la force de l'intelligence, lade


force de l'industrie, la force du commerce, voilà ce
qui venait à son secours.


Cependant l'esprit humain ne se sentait pas encore
à l'aise. L'esprit humain ainsi fortement agité éprou-
vait des inquiétudes, éprouvait une gène ; il se sen-
tait, disons-le, dans les liens de l'autorité de Rome.
Et vous le savez, au xvi e siècle arriva un autre grand
événement. Luther proclama l'insurrection de l'esprit
humain, la révolte de la raison individuelle contre
l'autorité ; il proclama le droit d'examen, il y eut ce
qu'on appelle ordinairement la Réforme..


Nous ne possédons pas, je crois qu'on peut le dire
hardiment, nous ne possédons pas encore une bonne
histoire de la Réforme ; mais ceux qui ont jeté un
regard attentif sur ce grand événement ne peuvent
pas ne pas y avoir découvert trois éléments bien
distincts. C'est un grand tort, à mon avis, de n'en-
visager la Réforme que sous le point de vue religieux,
sous le point de vue dogmatique, comme si tous ceux
qui ont fait ou favorisé la Réforme avaient été essen-
tiellement dominés par le besoin de modifier les
croyances de notre Église. Non, il y avait là évidem-
ment trois principes, trois éléments : un élément
philosophique, un élément politique, un élément re-
ligieux. Les uns voulaient essentiellement émanciper
l'esprit humain, non par aversion pour telle ou telle
croyance de l'Église catholique, mais uniquement
pour conquérir la liberté de pensée et d'examen. Pour
eux, c'était 'une question essentiellement pliiloso-
Otique ; c'était la lutte de l'esprit individuel contre




208
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'autorité de l'Église ; c'était une revendication du
droit d'examen. Pour d'autres, il y avait de la colère
pour la domination que Rome avait exercée même
sur les affaires de ce monde. 11 y avait une sorte de
ligue contre cette domination, et l'on commençait
même à se douter qu'entre le pouvoir absolu qui
surgissait et la papauté, il pourrait y avoir un jour
une alliance fatale à la liberté du monde. La Réforme,
pour eux, était un levier politique pour arriver à une
forme différente de l'État. Enfin, il est irrécusable
qu'il y avait l'élément religieux, qu'il y avait des
hommes dont les croyances n'étaient pas d'accord
avec les croyances de l'Église catholique.


C'est dans la combinaison de ces trois éléments,
qui n'ont pas été mêlés à doses égales dans les diffé-
rents temps et dans les différents pays de l'Europe,
que se trouve le secret des événements et des faits
particuliers qui ont constitué ce grand fait et cette
grande crise sociale, la Réforme.


La Réforme fit de grands progrès en Allemagne ;
elle se naturalisa avec une étrange facilité dans une
partie de la Suisse. On quittait la messe, comme on
disait alors, on quittait la messe pour aller au sermon,
en vertu d'un arrêt du grand conseil. C'est ainsi que
la Réforme s'est opérée dans plusieurs endroits.
Là le principe religieux, là les désordres dans la con-
duite d'un grand nombre d'ecclésiastiques, là l'abus
de l'autorité de l'Église, dans les questions de disci-
pline, ont. exercé une grande influence sur l'esprit
des populations.


En Italie, la réforme ne fut pas inconnue ; il y eut
des villes d'Italie où elle fit quelques progrès. Il y a


QUATORZIÈME LEÇON. 209


en Suisse une ville où se trouvent beaucoup de fa-
milles qui sont arrivées de Lucques à l'occasion de
la pour échapper aux rigueurs de ll'in-
quisition.e Cependant,


e
il faut en convenir, la Réforme


ne fit pas des progrès sensibles en Italie. Pourquoi?
Est-ce uniquement par l'action des forces répres-
sives, par la crainte de l'inquisition et des supplices?
Ces craintes, ces supplices, n'ont pas manqué ail-
leurs, et n'ont pas empêché les progrès de la Réforme.
Non. C'est que d'un côté il y avait moins d'ardeur
religieuse qu'on ne le pense, qu'il y avait plus d'indif-
férence pour la question religieuse et théologique
que partout ailleurs. Mais il y avait en même temps
un sentiment d'orgueil, de fierté nationale pour cette
suprématie que l'Italie exerçait encore sur le reste
de l'Europe, non plus comme la Rome des em-
pereurs, mais comme la Rome des papes. Pour
l'Italie, les querelles de la Réforme, sous le rap-
port théologique, paraissaient, eu quelque sorte,
une niaiserie, et, sous le rapport politique, elles
paraissaient une usurpation contre la suprématie de
Rome.


En France, la Réforme vint se heurter coutre les
progrès de l'esprit unitaire ; en France, au fond, il
faut le dire, elle était un contre-sens, parce qu'elle
portait avec elle un principe de morcellement, un
principe de désunion et de division ; en France, les
faits (lu temps nous le disent, elle fut accueillie essen-
tiellement par les hommes instruits, par les hommes
de talent et de science. En France, c'était le principe
philosophique qui la faisait surtout accepter par ceux
qui s'y dévouèrent, et c'était un peu aussi le pria-


1.
14




210
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


cipe politique. D'un côté, les penseurs y trou-vaient un moyen d 'émancipation ; de l'autre, un
certain nombre de nobles y trouvaient un moyen de
résistance. C'était surtout un fait ph ilosophique etpolitique.


Ce sont là des idées bien écourtées sur un si vaste
sujet, sur un sujet qui occuperait à lui seul l'espace
d'un cours ; mais nous ne sommes pas appelé à le
traiter. Ce que nous avons voulu seulement indiquer,
c'est que ce grand fait de la Réforme, qui aurait pu
briser l'unité nationale, se trouvait en France para-
lysé déjà par les tendances éminemment unitaires
du pays. C'est là


. le cachet du pays, et même dans
la partie où la Réforme a exercé une action, elle
l'a exercée plutôt par son élément philosophique,
et un peu par son élément politique, que par son
élément religieux. Telle est du moins l'idée que
nous nous en faisons en consultant les documents
du temps, en voyant, d'un côté, les hommes qui se
jetèrent dans la Réforme, de l'autre, les craintes
que la Réforme causa, craintes éminemment politi-
ques.


Il n'est pas moins vrai que, quoique la Réforme
n'ait pas fait de grands progrès en France, la France
était menacée d'une grave atteinte à son unité natio-
nale. Aussi qui ne sait combien furent longues, ter-
ribles, sanglantes, variées dans leur succès, ces
guerres civiles qu'on a appelées guerres de religion,
ces guerres qui pouvaient en effet amener un dé-
chirement de la France, si l'esprit unitaire français
n'eût pas été déjà assez fort pour triompher de cette
nouvelle lutte et maintenir son unité nationale, si


QUATORZIÈME LEÇON. 211


longtemps menacée par ces guerres civiles si dé-
plorables faites au nom de la religion et des
croyances
?


française fut enfin délivrée de ce danger
sous la main bienfaisante d'un des meilleurs rois
de la France, Henri IV. Là on arriva à l'unité par
la tolérance, par une sorte de convention, par l'édit
de Nantes, grand acte par cela même qu'il avait
peut-être devancé les temps. On arriva à l'unité
par la tolérance ; c'était déjà un fait capital. En
Allemagne, il y avait eu ;sans doute des conven-
tions nombreuses entre les deux sectes ; mais c'est
qu'en Allemagne l'unité n'existait pas, et qu'une
division de plus ou de moins n'altérait pas essen-
tiellement l'unité du pays. En France, pays essen-
tiellement unitaire, arriver à sauver du naufrage
cette unité nationale non par l'extermination des
dissidents, mais avec un édit de tolérance, c'était
un fait très-remarquable, un fait qui a devancé le
temps.


Aussi verrons-nous que ce fait lui-même n'a pas
été à l'abri- de toutes les attaques, n'a pu guérir les
plaies faites à l'unité nationale. Mais il n'est pas
moins vrai que la Réforme, quoique accueillie en
France par une partie de la population, ne put pas
cependant y apporter un schisme, une division
telle qu'elle détruisit l'unité nationale au point où
elle était arrivée. C'est une grande crise qu'elle
lui a fait subir, mais elle n'a pu la rompre. Au
contraire, par le règne d'Henri 1V, qui avait récon-
cilié tant d'intérêts, l'unité nationale se trouve cons-
tituée plus intimement qu'auparavant.


T
L..




212
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Mais cependant l'unité intime, morale, celle qui
résulte de l'égalité civile, n'existait pas encore, et
nous avons une deuxième période à parcourir, la
période d'Henri IV à 1789. Nous verrons encore que
ce qui avait été ébauché dans la première période
fut consolidé, agrandi, dans les époques successives,
jusqu'à ce qu'enfin tout étant préparé, il ne manquât
plus que l'accomplissement final, la proclamation de
l'unité morale, du nouvel état de la France, procla-
mation qui ne devait pas se faire par la voix du pou-
voir absolu, et était réservée au grand événement
de 1789.


QUINZIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Richelieu. — Ruine du parti huguenot comme parti politique; abaisse-
ment des grands; destruction de tout esprit d'indépendance; fonda-
tion de l'Académie française. — Jugement sur l'administration de
Richelieu. — Après Richelieu, la noblesse ne pouveit plus lutter
contre le pouvoir royal. — La puissance politique des parlements
n'était ni définie, ni incontestée, ni garantie. — La Fronde ne fut
qu'une parodie de la Ligue. — Règne de Louis XIV. Exagérations
dans les appréciations opposées sur le caractère de ce roi. — Agran-
dissement matériel et moral en France. — Appel des bourgeois, de
préférence aux nobles, au maniement (les affaires. — Révocation de
l'édit de Nantes; causes et déplorables effets de cette inique mesure.
— La monarchie absolue accomplit sa carrière avec Louis XIV ; elle
se meurt sous la Régence et sous Louis XV.


MESSIEURS,


Nous avons suivi la marche, le développement du
peuple français à partir de sa première formation,
de son premier affranchissement au moyen des ins-
titutions communales. Et ce peuple qui commençait
sa vie nationale dans ses modestes communes, nous
l'avons vu prenant en même temps une part très-
active au grand événement des croisades et profitant
des résultats de ce grand événement pour agrandir
Ses idées, pour en étendre le champ, pour se livrer




214 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à un trafic et à des industries qu'on avait ignorés
jusque-là ou qu'on avait oubliés. Et plus tard, à
travers mille vicissitudes, nous l'avons de nouveau
rencontré vivace, puissant, attaché fortement d sa
patrie, sensible à l'honneur national, repoussant
avec énergie la domination étrangère et se jetant,
dans ce but, sur les traces de son révélateur, de
Jeanne d'Arc. Et plus tard encore, nous l'avons re-
trouvé montrant par les faits que son développement
ne s'était jamais arrêté, donnant de nouveau signe
de vie par la résistance qu'il opposait à l'oppression
au moyen des insurrections. Enfin, un peu plus tard,
quand sont venues les grandes découvertes dont le
xve siècle a doté l'humanité, pour lui ouvrir une car-
rière nouvelle et lui laisser entrevoir un grand ave-
nir, le peuple français a profité, lui aussi, de ces
grandes découvertes, et elles ont, pu agir avec d'au-
tant plus de puissance chez lui que les liens de l'unité
française étaient fortement établis et qu'il n'y avait
pas seulement développement individuel, mais déve-
loppement comme masse, comme nation. Et enfin,
au xvte


siècle, lorsque l'esprit humain a proclamé sa
grande révolte contre le principe de l'autorité, lors-
que l'esprit humain a réclamé la liberté et le droit
d'examen, cette révolte a franchi aussi les limites de
la France, et le peuple français y a participé surtout
sous le rapport des éléments philosophiques et po-
litiques de la Réforme.


Aussi une femme dont, certes, le caractère offrait
d'énormes taches, mais dont la sagacité était grande,
Catherine de Médicis, écrivait au pape que les trois
quarts des gens de lettres en France avaient em-


QUINZIÈME LEÇON. 215


brassé l'hérésie. Aussi encore vous trouvez dans les
mémoires du temps, dans ceux de Montluc entre
autres, que c'étaient les hommes qui se mêlaient de
finances, que c'étaient les gens de justice au Parle-
ment, que c'étaient les autres juges qui abandon-
naient la religion ancienne pour prendte la nouvelle.


Ne voyez-vous pas dans ces faits, dans ces accu-
sations et dans ces plaintes, que c'était surtout à la
révolte de l'esprit humain contre le principe de l'au-
torité, que c'était surtout au côté philosophique et
politique de la question qu'on se tournait, en France,
à l'époque de la Réforme ? La bourgeoisie française,
sans se rendre compte encore des routes qu'elle pou-
vait suivre et des moyens qui pouvaient sûrement la
conduire au but, cherchait instinctivement dans tous
les grands événements des moyens d'émancipation,
des moyens d'arriver à l'égalité civile. Et la Réforme
fut pour une partie de la France, pour une partie de
la bourgeoisie française, un moyen qu'elle crut saisir
pour arriver à ce résultat, un nouvel effort qu'elle
tenta, celui-là aussi prématuré, mais qui cependant
était un signe, un symptôme de son énergie, de sa
force. Sans doute le sentiment religieux, sans doute
des préoccupations politiques jetèrent dans la Ré-
forme en France d'autres personnes que des bour-
geois, des littérateurs, des jurisconsultes; sans doute
des nobles, des grands, des princes adoptèrent la
Réforme, mais eux-mêmes ne tardèrent pas cepen-
dant à soupçonner la vérité relativement à la bour-
geoisie. Les ministres français, les ministres des
réformés prêchaient que les rois ne pouvaient avoir
aucune puissance que celle qu'il plairait au peuple




216
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


de leur donner, que les nobles n'étaient rien pour
eux, que si les bourgeois, leurs prédécesseurs,
avaient été des sots, ils ne voulaient pas l'être. Ainsi
vous voyez comme alors, même les contempo rains,
même ceux qui n'étaient pas aptes à juger de haut
les événements du temps, entrevoyaient tout ce
qu'il y avait de philosophique et de politique à la
fois dans les tentatives de la Réforme française.


Nous avons dit comment cet événement, qui me-
naçait de nouveau la France d'un fractionnement,
qui pouvait compromettre le développement ulté-
rieur de l'unité française, fut arrêté dans ses effets,
comment la Réforme resta en France dans des limites
fort étroites et comment prévalut le système de pa-
cification et de transaction adopté par Henri IV. Dès
lors la royauté française sortait. de la crise dont la
Réforme avait pu la menacer, elle put reprendre sa
route, suivre son développement, marcher à l'ac-
complissement de ses destinées.


Et ici, en jetant un coup d'oeil sur la période sui-
vante, sur la période qui va d'Henri IV à la Révolu-
tion française, ce qu'on rencontre de plus saillant,
ce sont deux grandes figures historiques, ce sont
deux personnages qui résument, pour ainsi dire, en
eux-mêmes, les événemenis les plus importants de
cette période : vous avez tous nommé Richelieu et
Louis XIV, séparés l'un de l'autre par 'Mazarin,
homme d'État très-habile aussi, mais qui, n'ayant
ni éclat dans le caractère, ni audace dans le génie,
n'a pu obtenir une place éminente dans le souvenir
des nations.


Il serait difficile de croire que Richelieu fût un de


QUINZIÈME LEÇON. 217


ces hommes qui agissent plutôt instinctivement
qu'avec réflexion, calcul et prévoyance. Il travailla
constammen t à accomplir une double tâche, l'éta-
blissement de la monarchie absolue, et par elle et
pour elle, il faut tout dire, l'unité française. Ainsi on
lit dans son testament politique qu'il s'était promis
de ruiner le partit huguenot, de rabaisser l'orgueil
des grands, de ramener tous les sujets dans le devoir
et. de relever la monarchie de Louis XIII aux yeux de
l'étranger. C'était comprendre nettement la position
des choses, car Henri IV, vous le savez; avait été
obligé de transiger. Il avait été noble et grand
d'acheter pour l'État la paix à deniers comptants, af-
faire salutaire dans son temps, affaire digne d'éloges
lorsqu'elle fut consommée; mais il n'est pas moins
vrai que la puissance publique avait transigé, et de
là résultait que ceux qui lui avaient arraché ces
transactions devaient en avoir conservé un senti-
ment d'indépendance et une pensée qui ne pou-
vaient, entrer dans les idées du cardinal de Richelieu.
Le parti huguenot avait obtenu l'édit de Nantes,
mais en même temps il occupait des places de sû-
reté, il avait encore une sorte de puissance politique
dans l'État, et cette anomalie devait également
blesser les idées de Richelieu, elle était contraire à
son but. Enfin la longueur des guerres civiles, de
ces terribles guerres de religion, les souvenirs de la
Ligue, ne pouvaient pas ne pas avoir laissé dans les
esprits une sorte de levain, une sorte de mouve-
ment, une sorte d'inquiétude qui était généralement
contraire au but de Richelieu. Et voilà comment il
avait. promis de ruiner le parti huguenot, d'abaisser




218 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'orgueil des grands, de ramener tous les sujets
dans le devoir, et de relever la monarchie de
Louis XIII aux yeux de l'étranger. Et, il faut le dire,
l'homme était propre à la chose, car la porte de
son esprit était grande, et sa volonté était de fer.


Les faits culminants de son administration, j'ai
presque dit de sa royauté, furent, en effet, la des-
truction complète de tout esprit d'indépendance
chez les grands ; il fonda, comme on disait alors, il
fonda le « ministériat », c'est-à-dire la puissance de
l
'administration; il créa cette opinion, que chaque


individu devait se soumettre au bon plaisir de
l
'administration, que toute résistance était un


crime, et que, en conséquence, l 'indépendance des
grands ne devait plus être qu'un vieux souvenir,
complétement abandonné dans la pratique. Dès lors •
tous ceux que le souvenir de leur grandeur ancienne,
le souvenir des faits qui s'étaient passés pendant les
troubles civils et les guerres de religion, pouvait
rendre inquiets, turbulents, difficiles, toutes ces
grandeurs, dis-je, il les courba ou les brisa. Et vous
le savez, les têtes des Montmorency et des Marillac
tombèrent sous la hache, et tous les moyens furent
bons au cardinal. Il avait cela de commun avec
Louis XI : la justice n'était pas pour lui la justice,
elle était un instrument.


On a dit aussi de lui ce qu'on a dit de Louis, XI ;
on a prétendu que ces actes, souvent injustes et
cruels, n'ont été en réalité d'aucun avantage, d'au-
cune utilité à la monarchie absolue, d'aucun profit
pour Louis XIV; que Louis XIV aurait fait également
ce qu'il a fait, obtenu tout ce qu'il a obtenu, établi


QUINZIÈME LEÇON. 219


t
out ce qu'il a établi, lors même que le cardinal de


Richelieu n'eût pas exercé son génie impitoyable et
sa main puissante à réprimer l'orgueil des grands.
II est difficile de dire ce qui serait arrivé si un lel
fait n'avait pas eu lieu ; il est difficile de dire ce qui
serait arrivé si une autre règle avait été suivie dans
le régne précédent. Je le comprends, chacun peut se
livrer, à cet égard, à toutes ses conjectures ; mais
il y a cependant, il y a sans doute dans ces obser-
vations plus encore le sentiment de l'humanité et de
la justice qui repousse ces moyens, il y a plus encore
une application de ce sentiment honorable qu'une
exacte vérité historique. Il -est difficile d'imaginer
que Louis XIV n'ait en rien profité de cet abaisse-
ment où Richelieu avait déjà réduit les notabilités
du royaume. •


Et, en vérité pour condamner le crime, pour le
repousser, pour le vouer à l'exécration de l'huma-
nité, il n'est pas besoin d'établir en principe qu'il
n'atteint jamais le but qu'il se propose ; il faut
apprendre à repousser le crime, à le détester, à
l'avoir en horreur, quand il aurait atteint le but
qu'il se proposait, et il ne faut pas se croire obligé
de prouver constamment que le crime a été inutile,
parce que, au lieu de diminuer l'horreur qu'il doit
inspirer, on arriverait à le justifier indirectement,
comme si l'on pouvait l'accepter lorsqu'il ne serait
pas inutile.


Admettons donc sans scrupule que les actes ini-
ques, que les condamnations iniques, qui ont eu lieu
sous le cardinal de Richelieu, ont profité à la mo-
narchie absolue ; et quand même nous penserions,




220
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ce qu'aucun de nous ne pense, que la monarchie
absolue soit un régime équitable et rationnel, est-ce
que nous en tirerions la conséquence que, le crime
ayant été utile, il est justifié? Nullement.


Ainsi, je le répète, Louis XI, Richelieu, ont pro-
cédé par une tout autre voie que Charles 'VII et
Henri IV. Honneur aux uns, blâme aux autres ! Mais
quant à savoir si, par leurs injustices et leurs
cruautés, Louis XI et Richelieu ont atteint le but
qu'ils se proposaient, je crois qu'il est difficile de le
contester d'une manière absolue.


L'autre fait culminant fut la ruine du parti protes-
tant, en tant que puissance politique. Je l'ai dit, le
protestantisme vivait encore par le système d'une
transaction adoptée par Henri IV, et jusqu'à un cer-
tain point, le protestantisme se posait encore vis-à-
vis de la royauté comme une sorte de puissance. On
le soupçonnait, en outre, et c'est un soupçon qui a
toujours été fatal en France, on le soupçonnait en-
core de fédéralisme. Ainsi, nous Pavons déjà dit,
dans les idées du cardinal, il blessait le principe de
l'unité française et le principe de la monarchie abso-
lue. Dès lors il ne faut pas s'étonner que Richelieu
mit le plus grand prix à attaquer le protestantisme
dans son dernier boulevard. La prise de La eochelle
ôta toute influence politique au protestantisme fran-
çais, et le réduisit à n'être plus qu'une simple secte
religieuse. Et alors te cardinal s'arrêta, car dès ce
moment son mobile pour le poursuivre n'existait
plus ; il n'y avait plus de question politique. *Son
expédition n'avait pas pour but de faire changer de
religion, d'exterminer tous les dissidents. 11 ne


QUINZIÈME LEÇON. 221


v
oulait pas d'un État dans l'État. Il ne voulait ni


qu'une corporation, ni qu'une secte, ni qu'une opi-
nion, ni qu'un individu, ni qu'une personnalité quel-
conque se posât comme puissance vis-à-vis de la
puissance publique. Du moment que le protestan-
tisme ne fut plus qu'une opinion, ne fut plus qu'un
culte, ce même cardinal de Richelieu qui avait se-
couru les réformés en Allemagne, ce même Richelieu
sous l'influence duquel la guerre de Trente ans,
dans sa troisième période, avait dépouillé son carac-
tère religieux pour revêtir le caractère purement
politique d'une guerre de cabinet, ce même Riche-
lieu s'arrêta en France dans la persécution du pro-
testantisme.


Enfin, à côté de ces deux faits, on pourrait en
citer un troisième d'une importance certainement
moins grande, mais qui était cependant en harmonie
avec l'ensemble des idées de Richelieu et avec les
moyens qu'il employait : je veux parler de la fonda-
tion de l'Académie française. Celui qui voulait tout
réunir, tout centraliser, tout dominer, qui ne voulait
plus d'indépendance nulle part, celui-là devait sou-
rire à l'idée d'une corporation littéraire qui gouver-
nerait le développement de la littérature, le dévelop-
ment de la langue. Un dictionnaire peut être un
grand répertoire ou peut être un code, selon le génie
de la..nation ; et, vous le savez tous, en France, il est
devenu un code dont les règles cependant n'ont pas
atteint le génie national, dont les contraintes n'ont
pas empêché de jaillir les jets éblouissants de la
gloire littéraire française. Mais il serait difficile de
ne pas voir le développement du même principe




222 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


taire dans ce fait intellectuel et moral, dans cettelittérature qui, en même temps qu'elle brille par le
génie, brille aussi par l'unité, par l'esprit que nous
appelons classique, par la correction, par la règle'
par toutes ces qualités qu'on trouve à un degré bien
inférieur dans la littérature des autres pays. Voilà
ce qui a imprimé au développement de la littérature
française son caractère propre, qui l'a distinguée si
profondément du développement littéraire dans
d'autres pays. Il a été plus classique, plus régulier,
plus un en France, qu'il ne l'a été en Italie, où ce-
pendant, par la nature même de la langue, l'imita-
tion des classiques était à la fois plus naturelle et
plus facile.


Après l'administration de Richelieu, il était évi-
dent que Louis XIV n'avait plus de résistances
sérieuses à craindre. La Fronde avait prouvé que
désormais une lutte avec le pouvoir absolu n'offrait
plus aucune chance de succès. L'heure de l'inter-
vention sérieuse du peuple dans les débats sociaux
n'était pas encore arrivée, et les autres classes, im-
puissantes par elles-mêmes, impuissantes désormais
vis-à-vis de la royauté, ne pouvaient plus jouer que
le rôle de vaincus. La noblesse voulut, il est vrai,
tenter dans la Fronde une dernière lutte contre le
pouvoir royal, non pas pour se reconstituer féoda-
lement, elle n'y songeait plus, mais pour, s'em-
parer, en tout ou en partie, du gouvernement du
pays. La tentative n'eut pas et ne pouvait pas
avoir de résultat, car la noblesse française avait
désormais fait fausse route : elle n'avait pas suivi
les traces de l'aristocratie anglaise ;


QUINZIÈME LEÇON. 223


pas en mesure de s'emparer du gouvernement du
Pays.Les Parlements étaient alors, sans doute, de puis-
santes corporations; la royauté ayant souvent besoin
d'impôt, et la coutume s'étant établie de faire enre-
gistrer par les Parlements les édits d'impôts, la
puissance des Parlements s'était accrue, et de là
leurs prétentions politiques et leurs résistances contre
le pouvoir ministériel. Mais, disons-le, la puissance
politique du Parlement n'était ni difficile, ni incon-
testée, ni garantie. Elle n'était pas définie, et aujour-
d'hui encore, après tant de recherches historiques et
tant de travaux, il serait difficile de dire d'une ma-
nière complétement exacte et précise en quoi consis-
tait cette puissance politique. Elle n'était pas incon-
testée, car elle n'essaya jamais de s'exercer sans
exciter une lutte entre elle et la royauté. Elle n'était
pas garantie, car si, dans les moments d'embarras,
la cour était plus faible que le Parlement, bientôt
après la cour reprenait le dessus, et, par les mesures
les plus violentes, se vengeait des résistances parle-
mentaires : le Parlement avait besoin de faire appel
au peuple, mais alors c'était une insurrection au ser-
vice du Parlement.


La Fronde fut un événement complexe, et les Par-
lements et les nobles et le peuple y jouèrent un cer-
tain rôle. La Fronde, on l'a dit, ne fut au fond qu'une
Parodie de la Ligue, une de ces erreurs qu'on com-
met lorsqu'on s'imagine que sur le théâtre du monde,
confine sur le théâtre proprement dit, on peut jouer,
it quelques jours de distance, le même drame. Mais
lorsqu'un principe est épuisé, lorsqu'il a joué sonelle n'était




224 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


rôle jusqu'au bout, il n'y a plus de résultat à en
attendre. La Réforme, le mouvement de la Réforme
la révolte de l'esprit humain sous le drapeau de
la Réforme, avait fait ses derniers efforts contre
Richelieu. Dès lors, il n'y avait plus de mouvement
possible de si tôt. La Fronde, au lieu de grandir les
hommes médiocres, ne fit que rabaisser ceux qui
auraient pu aspirer au titre de grand homme ; et
l'on se confirme dans cette opinion lorsqu'on voit le
rôle qu'y jouèrent des hommes aussi illustres et à si
juste titre que Turenne et Condé, et, disons-le,
malgré ses faiblesses, le cardinal de Retz lui-même.
Il est impossible de ne pas trouver un peu ridicule
le rôle que ces hommes, d'ailleurs éminents, ont
joué dans les débats de la Fronde.


Aussi ne fut-il besoin ni de la cruauté de Louis XI,
ni des violences de Richelieu, pour faire disparaître
ces orages. Il suffit de l'adresse et de la ruse de
Mazarin; il trouva facilement les moyens de jeter la
division et la discorde entre des alliés qui, au fond,
ne visaient pas au même but. La noblesse et le Par-
lement et la partie du peuple qui prit part aux trou-
bles de la Fronde, jouaient en quelque sorte un rôle
sans s'expliquer, sans se comprendre. Ils ne visaient
pas au même but, ils n'étaient pas animés par les
mêmes intérêts. H n'y avait, en conséquence, rien de
solide ni de vivace dans ces événements. -


Ainsi, Louis XIV put travailler librement -au sYs7
tème du cardinal de Richelieu et le rendre complet
par la centralisation de tout le pouvoir, par l'etabli s


-sement et l'organisation de la monarchie pure, par
l'agrandissement par elle et pour elle de l'unité fran-


QUINZIÈME LEÇON. 925


çaise. Rappeler ici les faits du règne de Louis XIV,
ce serait une dépense de temps plus qu'inutile. Qui
ne connaît pas les faits du grand règne ? Je dis du
grand règne. Sans doute, la flatterie a exalté d'une
manière démesurée la personne et la mémoire de
Louis XIV ; mais, d'un autre côté, elles sont presque
risibles les déclamations de ceux qui n'ont pas voulu
reconnaître tout ce qu'il y avait de bons sens, et de
tact gouvernemental, et d'esprit organisateur, et de
prévoyance politique dans ce roi. Sous lui, les réu-
nions territoriales ne cessèrent pas ; sous lui, le
principe français, dont il était éminemment le repré-
sentant, se développa sous toutes les formes, litté-
raire, scientifique, artistique, politique. Et le prin-
cipe français prit alors un tel essor qu'il déborda les
frontières de la France et envahit les pays voisins.
Il passa les Pyrénées, il traversa les Alpes et franchit
le Rhin. Il s'empara de l'Espagne d'une manière pa-
tente, par un grand événement politique, par l'éta-
blissement d'une dynastie française sur le trône
des Espagnes et des Indes ; il pénétra en Italie par
la littérature française, qui repassa les Alpes, et alla
montrer aux descendants de Dante, de Boccace, du
Tasse, de l'Arioste, de Pétrarque et de tous ces
grands génies, les trésors d'une littérature qui, tout
en ayant puisé aux mêmes sources, avait cependant
son originalité nationale. Il passa le Rhin malgré la
différence de la politique, des moeurs, de la langue,
des coutumes ; il passa même la Manche, et exerça
une influence très-remarquable sur une des périodes
de la littérature anglaise.


C'est ainsi, dis-je, que l'esprit français grandissait,
t . 15




226 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


et annonçait, par ses conquêtes intellectuelles et po_
litiques, que le jour viendrait où le peuple français
commencerait à écrire pour lui-même une histoire
nouvelle. On préludait à la codification par le 3 célè-
bres ordonnances ; l'administration civile, mais sur-
tout l'administration militaire, était fortement cen-
tralisée. Ce fut sous ce règne qu'on déploya une
fermeté inébranlable à l'égard des nobles, qu'on vou-
lut soumettre à la hiérarchie militaire. Et cet entre-
tien de grandes armées, quelque lourd et pesant
qu'il pût être d'ailleurs, était un fait qui contribuait
à rapprocher entre elles les diverses parties de la
France. Et l'appel des bourgeois, de préférence aux
nobles, au maniement des affaires, et cette noblesse
arrachée à ses châteaux, enchainée à Versailles,
prosternée aux pieds de la royauté, n'en détournant
pas les yeux, pâlissant d'un regard sévère, bondis-
sant de joie à un sourire gracieux, mendiant des
grâces et les obtenant, mais n'obtenant jamais le
pouvoir: tous ces faits réunis annonçaient que la
puissance de la monarchie absolue était établie,
et qu'en même temps la plante toute vivace qui
croissait depuis la première émancipation de la
première commune française, profitait môme des
faits du pouvoir absolu pour continuer son dévelop-
pement à elle.


Lisez un des livres les plus attrayants et les plus
instructifs, un (les plus beaux monuments, à mon avis,
de la littérature française, où la vie sort de toutes les
pages, où le sentiment est toujours d'accord- avec
l'énergie de l'expression; lisez les Mémoires de Saint-
Simon, et vous verrez ce que c'était que l'adminis-


QUINZIÈME LEÇON. 227


tration et le règne et la cour de Louis XIV. Vous
entendrez les plaintes amères de cette noblesse, de
ceux-là même, et ils n'étaient pas nombreux, qui
conservaient encore quelque souvenir de leur an-
cienne importance ; vous entendrez leurs plaintes
contre cette royauté qui s'entourait de petites gens,
qui allait chercher les talents et la capacité dans les
rangs de la roture, qui se méfiait des grands et ne
voulait pas leur confier le pouvoir. 'Vous verrez en
même temps la puissance de Louis XIV dominant
cette cour nombreuse, et contenant d'un mot ou d'un
regard les descendants de ces familles qui avaient
fait trembler la royauté française. Et lorsque, à côté
de ces faits, vous assistez au développement prodi-
gieux de l'esprit humain, lorsque vous voyez l'éclat
que jetait la littérature de la France, vous sentez une
sorte de mouvement annonçant que, sous ces appa-
rences du pouvoir absolu, qui ne veut pas entendre
un mot qui lui déplaise, il se prépare quelque chose
de grand, quelque chose autre que ce que cette
apparence annonçait.


Il y a eu un fait déplorable dans le règne de
Louis XIV, la révocation de l'édit de Nantes, la des-
truction de cette grande oeuvre d'Henri IV. C'est
ainsi que font les hommes. Henri IV avait accordé
une charte de tolérance, et elle était encore bien loin
du principe de la liberté des cultes ; Louis XIV dé-
chira la charte de la tolérance, au commencement du
xvin e siècle, et il la déchira la veille, pour ainsi dire,
du jour où la liberté de conscience allait se poser
comme un droit national. On a voulu attribuer la ré-
vocation de l'édit de Nantes à l'amour de l'unité.




I


228 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Il est difficile, lorsque l'on consulte les mémoires du
temps, il est difficile de se prêter à cette interpréta-
tion politique. Ce fut une erreur, car les protestants
ne portaient plus aucun ombrage au pouvoir al: solu,
pas plus que les Juifs. Ce fut une mesure provoquée
et secondée par la bigoterie d'un côté, par les intri-
gues de l'autre; une mesure qui mit en jeu d'ignobles
passions, et une mesure due en grande partie, il faut
le dire, à ce que Louis XIV, à beaucoup de bon sens
naturel, à beaucoup de tact gouvernemental, à beau-
coup de prévision politique, réunissait une assez
grande ignorance, peu d'instruction, et pouvait aisé-
ment, sur bien des choses, être induit en erreur. On
altéra alors et souvent la rectitude dè son esprit, et
cela était facile, parce que à la rectitude d'esprit s'al-
liait l'infatuation de son pouvoir, et qu'on lui faisait
craindre facilement pour la conservation de ce pou-
voir. L'acte fut criminel parce qu'il fut injuste, inutile
parce qu'aucun danger ne menaçait, pernicieux parce
qu'il fit perdre à la France un grand nombre
d'hommes industrieux et de grands capitaux, qu'il
sema des germes de discorde, alluma les dissen-
sions qui ont éclaté plus tard, qui ont éclaté même
de nos jours. On oublie trop que les fias et les
grands événements ne se terminent pas le jour
où ils paraissent se terminer. Ils produisent, des
conséquences éloignées, et laissent des levains qui
se retrouvent et agissent plus tard. Et les faits
déplorables arrivés clans quelques parties du
midi de la France, ce n'est peut-être pas un• sim-
ple jeu de l'imagination que de les rattacher en
grande partie aux faits terribles qui accompagnè-


,


QUINZIÈME LEÇON. 229


rent et suivirent la révocation de l'édit de Nantes.
Quoi qu'il en soit, voilà une oeuvre accomplie. Ce


pouvo ir qui avait commencé sa carrière avec Louis
le Gros, (lui avait grandi avec Philippe-Auguste,
avec Philippe le Bel, avec saint Louis, qui s'était
transformé de monarchie féodale en monarchie pro-
prement dile sous la main de Charles VII, s'était
montré pouvoir terrible sous Louis Xl, pouvoir na-
tional chéri du peuple sous Henri IV, qui avait
encore grandi sous Richelieu, accomplit sa carrière
sous Louis XIV.


Je dis qu'il accomplit alors sa carrière, ce fut là
l'apogée de la monarchie absolue. Louis mourant,
ses funérailles mêmes ne furent pas respectées. Et la
Régence, et le règne de Louis XV, furent-ils autre
chose que l'agonie d'un principe qui avait accompli
sa carrière et se mourait? C'était le pouvoir absolu
qui tendait à disparaître de la France. Mais était-ce
uniquement en vue d'une querelle politique, était-ce
uniquement parce que la France voulait un autre
gouvernement, une autre organisation politique que
celle de la monarchie absolue, tranchons le mot, du
despotisme? Eh ! non, il v avait au fond une autre
question. L'unité française avait grandi, elle s'était
formée, développée même, il faut le dire, à l'aide de
la monarchie. Mais était-elle complète? Le premier
élément de la véritable unité nationale existait-il,
l'élément de l'unité intime, morale, cet élément que
nous avons si souvent mentionné, l'égalité civile,
existait-elle ? Non. Les grands étaient rabaissés, la
Monarchie les avait, pour ainsi dire, absorbés ; mais
il n'est pas moins vrai que, même alors, c'était le•




g


230 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


privilége qui régnait, qui dominait. L'égalité civile
n'existait pas. Le pouvoir absolu avait subi la loi
de sa nature ; il était égoïste. Dès qu'il n'eut plus rien
à gagner pour lui-même, son oeuvre s'arrêta, ses ré-
formes n'allèrent pas plus loin. Il n'y eut plus de pri_
vilége qui pût lutter contre le pouvoir absolu. Mais
les priviléges qui vexaient les peuples, mais les illé-
galités qui empêchaient l'établissement du grand
principe de l'égalité civile non-seulement en idée,
mais en fait, n'avaient nullement disparu. C'est une
chose curieuse, et nous en donnerons un rapide
aperçu au commencement de la séance prochaine ;
c'est une chose curieuse et instructive en même
temps, car le meilleur moyen de se réjouir du point
où l'on est arrivé, c'est de considérer le point d'où
l'on est parti ; c'est une chose curieuse de jeter un
coup d'oeil sur l'état social, sur l'organisation sociale
de la France, telle qu'elle était encore au moment où
la Révolution de 1789 a éclaté.


SEIZIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Le pouvoir absolu avait secondé dans une certaine mesure, mais n'avait
pas accompli et ne pouvait accomplir l'oeuvre de l'unité nationale.
– État de la France au moment de la Révolution : division par
provinces; diversité de lois et de coutumes; multiplicité de juridic-
tions; la nation partagée en quatre classes; privilèges de la noblesse,
du clergé et de la bourgeoisie. — Impuissance de l'autorité civile et
de l'autorité religieuse pour établir l'accord entre l'organisation
sociale et les besoins moraux. — États généraux. Attitude du clergé,
de la noblesse et du tiers état. — Nuit du 4 août — Abolition
des droits féodaux et autres priviléges. — Suppression des provinces
et division de la France en départements. — Centralisation adminis-
trative; uniformité des poids et mesures ; admission de tous les
citoyens à tous les emplois civils et militaires; abolition des coutumes
diverses ; codification; cour de cassation, conseil d'État et cour des
comptes. — Le système politique nouveau, fondé sur les principes de
l'unité nationale et de l'égalité civile, est éminemment français, et u'a
été encore réalisé complétement qu'en France.


MESSIEURS,


La monarchie absolue avait secondé, jusqu'à un
certain point et dans certaines limites, le développe-
ment de l'unité nationale en France. Nous avons suivi
ce travail, et nous avons reconnu le point auquel on
était arrivé. Cependant. le pouvoir absolu n'avait pas
pu accomplir l'oeuvre de l'unité nationale française.
Cet accomplissement n'était pas dans sa nature. Il




232
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


avait, sans doute, détruit toute indépendance, tout
obstacle au développement de sa propre puissance.
mais, dès que ces obstacles cessèrent pour lui, il
n'acheva pas leur destruction ; il ne se sentait pas in-
téressé à pousser leur destruction plus loin. Il avait
rabaissé et les classes et les hommes qui pouvaient
s'opposer au développement du pouvoir absolu;
mais en rabaissant les uns, en les forçant de se ren-
fermer dans les liens de l'ordre public, il n'avait pas
aidé les autres à s'élever ; il n'avait pas suffisamment
et directement favorisé le développement des classes
qui pouvaient le plus lui prêter appui ; il n'avait pas
mis son travail politique en harmonie avec le travail
qui se faisait dans le monde indépendamment de son
action.


Aussi l'oeuvre était loin, je le répète, d'être ac-
complie. ll y avait loin, sans doute, de la France
d'Henri 1V à la France de Louis le Gros ; il y avait
loin encore de la France de Louis XIV à la France
d'Henri IV. Sans doute, l'organisation unitaire et
l'unité territoriale avaient fait des progrès. Mais
cependant, je le répète, l'oeuvre n'était pas accomplie
sous le point de vue de l'unité nationale. La France
avait conservé sa division par provinces, et cette
division par provinces était un souvenir toujours
présent de l'ancienne désunion ; cette division par
provinces disait au Bourguignon, à l'Alsacien, au
Lorrain : u Il y a eu un temps où tu n'étais pas
Français ; il y a eu un temps où tu n'étais pas compris
exactement et complétement dans le même système
politique que l'habitant de l'lle-de-France ou de telle
autre province française ».


SEIZIÈME LEÇON. 233


Ainsi, l'esprit de province n'était plus un obstacle
à l'exercice du pouvoir absolu ; mais il était trop
vivant pour n'être pas une cause de non-homogé-
néité. Il n'était plus un obstacle au pouvoir, mais il
laissait toujours des traces de l'ancienne division
des provinces françaises.


Le travail de centralisation et d'uniformité était
aussi incomplet ; et je n'en veux qu'une seule preuve,
celle que nous avons déjà mentionnée mille fois : c'est
que la France était encore, malgré les tentatives de
codification du régne de Louis XIV, régie par des
droits divers et des coutumes très-différentes.


A cette diversité de droits, de lois, de coutumes,
s'ajoutaient une multiplicité et une variété, qui pa-
nitraient presque risibles aujourd'hui, de juridic-
tions, de tribunaux chargés de l'application du droit.
La justice ordinaire se divisait en justice seigneuriale
et justice royale. La justice seigneuriale se subdivisait
en haute, basse et moyenne justice. Et cela amenait
des complications telles que, pour quelques affaires,
il y avait jusqu'à cinq degrés de juridiction. Et à côté
de cette organisation si complexe, si peu homogène,
il y avait un nombre très-grand de juridictions excep-
tionnelles. Il y avait : tribunaux particuliers pour le
commerce, les juges-consuls ; tribunaux particuliers
pour les affaires maritimes ; juridiction particulière,
les élus, pour les questions concernant les tailles et
les aides ; juridiction particulière pour les contra-
ventions en matière de sel ; les affaires concernant.
les domaines du roi, les affaires de voirie, jugées
par les bureaux des finances ; juridiction particulière
pour les gens de guerre, juridictions pour les ofli-




234 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


cialités métropolitaines et diocésaines, juridiction
particulière pour les causes matrimoniales, pour les
affaires ecclésiastiques. Pour peu que vous réunissiez
tous ces cas exceptionnels, vous verrez qu'ils absor-
baient une grande partie de l'administration de la
justice.


Ce n'était pas tout encore. En France, comme clans
les autres pays régis par le pouvoir absolu, ce pou-
voir s'arrogeait, le droit d'introduire, (l'autoriser des
dérogations plus spéciales encore à la règle de
l'égale administration de la justice et à la juridiction
des tribunaux ordinaires. Ainsi il y avait ce qu'on
appelait les coninzittimits, le mot latin dit quel en était
le sens : c'étaient des lettres du roi qui accordaient
aux officiers de sa maison, aux membres des cours
souveraines, même à de simples particuliers, le pri-
vilége (le porter leurs causes devant certains juges
et d'y traduire les défendeurs à ces mêmes causes.
Et l'ordonnance de 1669 ne mit pas un terme à tous
ces désordres.


Si vous portez votre attention sur ce que nous
avons appelé l'unité intime, morale, c'est-à-dire sur
l'égalité civile, l'égalité de droit, l'égalité de tous
devant la loi, vous trouverez que rceuvre était encore
plus incomplète que celle de l'unité matérielle et
politique.


Au fond, au moment de la Révolution; il existait
encore en France quatre classes d'hommes : les
nobles, le clergé, les bourgeois, les paysans; il y
avait même encore, sous Louis XVI, quelques•serfs
et quelques gens de mainmorte. Les trois premières
classes étaient encore nanties d'une foule de droits


SEIZIÈME LEÇON. 235


qui
étaient des priviléges. Et, je le répète, ces privi-


léges se trouvaient sans force dans tout ce qui aurait
pu faire obstacle au pouvoir absolu; mais ils étaient
encore en vigueur dans tout ce qui n'affectait que les
classes inférieures. Il n'y avait que la dernière classe
qui fût taillable à merci et miséricorde. La noblesse
et le clergé jouissaient de l'exemption de l'impôt.
Le clergé ne payait pas,d'impôt; il faisait seulement
des offrandes et des dons volontaires ; la noblesse
croyait s'acquitter de tout impôt par le service
militaire.


Les droits féodaux existaient encore. Il y en avait
d'utiles, consistant en redevances et services profi-
tables qu'on exigeait de ses inférieurs; il y en avait
de purement honorifiques, consistant également en
services souvent vexatoires et humiliants. Mais les
uns et. les autres existaient encore. On obligeait des
hommes à s'atteler comme des animaux; on obligeait
des hommes à passer des nuits à battre les étangs,
pour empêcher les grenouilles de troubler le som-
meil du seigneur. Qui ne sait qu'il y avait des droits
exclusifs de chasse, de colombier et de garenne?
Qui ne sait quelles étaient les conséquences hu-
miliantes de. ces droits ? En certains endroits,
il était défendu de houer et sarcler, pour ne
pas blesser les jeunes perdreaux. Ailleurs, et tou-
jours dans la vue de favoriser le droit de chasse
exclusive, on fixait le jour des fenaisons. Ailleurs
encore, on poussait. les exigences jusqu'à empêcher
l'emploi de certains fumiers, parce que ces fumiers
donnaient un mauvais goût au gibier. Aussi tous
ceux de nous qui ne sont pas très-jeunes peuvent




23G COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


se rappeler combien était vif le ressentiment dos
populations contre ces droits de chasse, de colom-
bier et de garenne, et combien a été vivement sentie
l'abolition de ces privilèges. C'est sans doute un des
actes qui ont été le plus populaires, parce qu'il tou-
chait. à l'intérêt immédiat des populations, et les
mettait à l'abri de ces humiliantes vexations qui les
blessaient profondément.


Dans l'ordre politique, la noblesse seule était
admise aux emplois militaires. Même au moment
de la Révolution, l'idée d'un roturier aspirant à un
commandement militaire paraissait une idée ridi-
cule, absurde. On raconte l'anecdote d'un zélé
royaliste qui s'en fut à Coblentz offrir de lever un
régiment en faveur de l'émigration, et qui deman-
dait le brevet de colonel de cette légion de royalistes:
« Vous demandez un brevet de colonel, lui répondit-
on, pourquoi ne demandez-vous pas un évêché? »
Et après de longues discussions, il fut gravement
décidé qu'il y aurait du bourgeois dans le brevet.,
et il y eut du bourgeois dans le brevet.


Aux états généraux, la noblesse constituait un
ordre, le clergé un autre ordre, et chacun siégeait
séparément. Le clergé, outre les exemptions dont
j'ai parlé, outre ces privilèges dont il jouissait parce
que ses membres appartenaient à la classe noble,
avait encore ses immunités ecclésiastiques et des
tribunaux à lui.




Les communes à leur tour, la bourgeoisie, elle
aussi, ne vivaient alors que de privilèges, privilèges
de provinces, privilèges de villes ; il. y en avait une
foule, très-divers les uns des autres, privilèges rela-


SEIZIÈME LEÇON. 237


tifs à l'industrie et au commerce, et puis les ju-
randes et les maîtrises, et chacune de ces petites
corporations avait ses statuts et ses privilèges à
elle. Ainsi, vous voyez que, au fond, tout ce que
nous avons dit en parlant de l'organisation de la
féodalité et des communes existait encore.


Et il y avait aussi inégalité dans les peines réser-
vées au crime, selon le rang que le criminel occupait
dans la société.


Ouvrez les cahiers donnés par les collèges élec-
toraux aux députés, aux états généraux de 1789, et
vous aurez là une énumération, une indication, du
moins, de tous ces faits. Ouvrez les cahiers, je ne
dis pas du tiers état, mais du clergé, d'un ordre
privilégié. Eh bien, mil faut lui rendre justice, certes
il ne connaissait pas à fond la position où il se trou-
vait; mais cependant, tout en ne songeant pas au
moment critique où il allait se trouver, il deman-
dait l'abolition des droits exclusifs de chasse, des
fiefs, des cens, l'égale admission des Français aux


' emplois civils et militaires; il se soumettait à l'égale
répartition des impôts.


Telle était donc dans l'ordre social et politique,
telle était à la fin du dernier siècle, à la veille de la
grande Révolution, cette France nouvelle dont nous
avons suivi pas à pas les développements successifs;
cette France nouvelle avec ses richesses, son in-
dustrie, ses lumières, son élégance renommée clans
l 'Europe entière, sa civilisation; cette France non-
'. elle , qui déjà au xvne siècle s'était en quelque sorte
I mposée au monde policé comme puissance littéraire,
qui au xvin° siècle s'était en quelque sorte imposée




238
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


au monde penseur comme puissance philosophique
Cette France, dis-je, en tant qu'organisation sociale
et politique, se trouvait encore enveloppée ainsi
dans les débris des anciens systèmes ; elle se
trouvait encombrée de tout ce que le moyen âge
et l'époque intermédiaire avaient successivement
accumulé chez elle.


Il y avait donc, et c'est là tout le secret du grand
événement, il y avait désaccord profond entre les
besoins moraux et l'organisation sociale, entre la
pensée et le fait encore existant. Et l'accord et l'har-
monie, par qui pouvaient-ils se rétablir? Par le pou-
voir civil? Hélas ! le pouvoir absolu est myope, sa
vue ne porte pas loin ; nous l'avons déjà dit, il ne
voit que lui-même. Par l'autorité religieuse ? Nous
l'avons dit encore, elle avait abdiqué, et il y avait
longtemps qu'elle n'était plus le conseil et le soutien
du faible. Aussi, par cette abdication, s'était-il
formé un schisme déplorable entre la religion et la
philosophie , entre la pensée de ce monde et les
idées religieuses. Est-ce des abbés parfumés, des
évêques mondains, est-ce des hommes qui étourdis-
saient le monde par leurs querelles à propos de
jansénisme, est-ce des hommes qui non-seulement
fatiguaient le monde de leurs querelles, mais établis-
saient des persécutions à propos de la bulle
Unigenitus, est-ce de ces hommes que la France et le
monde pouvaient attendre cet esprit de restaura-
tion, cette réorganisation du inonde nouveau, de la
France nouvelle? Non, c'était désormais impossible: gr
Et de là, je le répète, ce schisme déplorable qui
s'était formé dans les idées de tout le monde, ce


SEIZIÈME LEÇON. 239


schisme déplorable par lequel, tandis qu'on voulait
réaliser le principe de l'égalité, de la fraternité hu-
maine, principe éminemment évangélique et chré-
tien, on marchait à celte réalisation à l'aide de
théories qui faisaient profession d'être antichré-
tiennes.


Et l'on n'avait aucun espoir dans le secours de la
chrétienté elle-même. Rome se présentait aussi sous
des formes hostiles aux peuples désireux d'un meil-
leur état social. Quant à la Réforme, elle était désor-
mais impuissante. La Réforme avait fait, passez-moi
l'expression, son affaire ; elle avait produit tout ce
qu'elle pouvait produire au moment de la Révolution
française. Presque catholique ici, presque déiste
ailleurs, réduite plutôt à un enseignement moral
qu'à une forte croyance religieuse, elle n'avait plus
désormais la force de franchir un ruisseau, de tra-
verser un village ; là où elle s'était arrêtée, là elle
demeurait. Dans les pays où la moitié était catho-
lique, la moitié protestante, cela restait ainsi ; la
Réforme n'avait plus de vie, n'avait plus d'action
puissante sur les hommes. Ainsi on se trouvait, je le
répète, sous l'empire exclusif des idées philoso-
phiques, des idées d'organisation sociale, abstrac-
tion faite de l'intervention religieuse.


Quoi qu'il en soit, les temps étaient consommés ;
la nouvelle religion sociale et politique devait dé-
sormais être proclamée, et il appartenait à la France
de la proclamer pour qu'elle piit ensuite faire le tour
du monde. Je l'ai déjà dit dans une autre séance,
cette nouvelle religion sociale et politique, fondée
sur ces deux grandes bases, — l'unité nationale et


n •




240 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'égalité civile, — fut en quelque sorte proclamée
d'une manière plus directe, plus spéciale, par on
homme, par Sieyès, lorsqu'il révéla, pour ainsi dire
à lui-même le peuple français, lorsque, dans son
fameux écrit, il posait les trois grandes questions :
« Qu'est-ce que le tiers état? Toute la nation. Qu'est-
il dans l'ordre politique? Rien. Que veut-il? Il veut
être quelque chose ». L'état social était compléte-
ment révélé par ces trois questions, par ces trois
réponses.


La Révolution éclata ; les états généraux furent
convoqués. Les états généraux ! Il y avait longtemps
que la France n'avait entendu ce nom. Il y avait
longtemps qu'elle était veuve de toute assemblée
politique. Les états généraux arrivèrent avec ce
même tiers état dont Siéyès avait dit : « Qu'est-ce
que le tiers? Tout, Qu'est-il dans l'ordre politique?
Rien. Que veut-il ? Etre quelque chose ». Placez-
vous à un balcon à côté d'une femme célèbre qui
nous a laissé ses impressions, et voyez les hommes
des états généraux défiler devant vous. C'est le siècle
qui passe ; c'est la France nouvelle qui défile devant
vos yeux, portant encore sur elle, pour quelques
jours, les débris chancelants de la France ancienne.
Ainsi vous voyez les prélats dans toute la splendeur
de leurs vêtements. Ils ne se doutent pas du mal
qu'a fait le schisme dont j'ai parlé, et dont ils, sont
jusqu'à un certain point coupables ; ils ne se doutent
pas des cruelles épreuves auxquelles -ils sont ré-
servés. Et puis, voyez ces grands seigneurs, fiers,
insouciants, chez lesquels se trouve un mélange sin-
gulier d'opiniâtre aristocratie et de philosophie niai


SEIZIÈME LEÇON.
241


comprise. Et puis, ces anoblis qui, pour employer
l'expression de la femme célèbre dont je parle, por-
taient de si mauvaise grâce le panache et l'épée,
n'ayant d'autre mérite ni d'autres droits pour se
mettre au premier rang que celui d'avoir mendié et
obtenu le droit de ne pas payer leur quote-part
d'impôt.


Ibis qui arrive ensuite? Des hommes nombreux,
des hommes eu habit noir, en manteau noir, très-
simplement costumés, mais dont le front pensif re-
cèle un ordre de choses tout entier, un ordre nou-
veau. Ils arrivent eux aussi ; mais ce ne sont plus les
modestes et humbles bourgeois du xvi° siècle, ils ne
plient pas le genou en entrant dans la salle des états
généraux. Et l'écrivain nous dit avec raison : « Cette
formalité, cette cérémonie aurait alors paru ridicule
non-seulement à eux, bourgeois (elle leur aurait paru
autre chose que ridicule), mais à l'aristocratie elle-
même, tant les esprits avaient marché, tant la phi-
losophie avait tout pénétré ».


Cet assemblage avait encore quelques faibles liens,
mais l'esprit de dissolution était là et devait éclater
bientôt. Le tiers état est relégué à la porte de la salle
des délibérations, mais c'est là que se trouve la vé-
ritable assemblée. C'est dans ces hommes que se
trouvent, ainsi que Sieyès l'avait prédit l'année d'au-
paravant, non les états généraux, mais l'Assemblée
nat ionale et la consécration de l'unité française.


fi Faut-il vous conduire à travers les différentes
époques de la Révolution? Qui de vous ne les a pas
présentes à la mémoire ? Faut-il vous faire assister à
celle célèbre nuit du • aoùt, où, par un enthousiasme


16




4
242 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


en partie factice, on porta, à l'envi, des coups re_
doublés sur l'édifice vermoulu du vieux temps ? ii
s'écroulait aux applaudissements sincères de la
France; il s'écroulait, et le bruit de cet écroulement
retentissait dans l'Europe entière.


Le système territorial se complétait bientôt par
des additions telles qu'Avignon et la Savoie, et le
système politique, par l'abolition des provinces, par
l'organisation de la France en départements, pro-
posée, votée, exécutée avec une facilité étonnante.
Et ceux qui croiraient que le pays n'était pas préparé
pour ce grand événement, la Révolution française,
n'ont qu'à étudier ce fait. Supprimer les provinces,
c'était en quelque sorte ordonner à la France
d'oublier son histoire, d'effacer ses traditions, ses
souvenirs ; et la France n'a pas résisté, et la division
de la France en départements est devenne rapide-
ment un fait national. Il y avait donc prédisposition
manifeste. Et la centralisation administrative et l'uni-
formité des poids et mesures, l'introduction du sys-
tème métrique, l'armée tirée de toutes les classes,
la gloire recevant la permission d'aller choisir ses
héros dans les chaumières, l'abolition de toutes les
coutumes diverses, de ces deux droits qui rappelaient
encore l'invasion des barbares. Et cette codification
dont nous jouissons encore. Sans cloute, il est permis
d'avoir sur cette codification des opinions diverses
comme oeuvre législative ; mais on ne peut avoir
qu'une opinion si on la regarde de haut, si on la re-
garde comme oeuvre politique ; et c'est là le point
élevé de la question en matière de codification : c'est
de savoir si ce grand travail, difficile toujours, S011-


SEIZIÈME LEÇON. 2•3


vent impossible à bien faire, est ou non une condition
politique d'un pays. Et c'était là le mérite éminent
de la codification française, c'était la constitution de
l'unité française par la loi positive comme par tous
les autres moyens. Et ce moyen d'unité était cor-
roboré par l'institution d'une cour de cassation à
laquelle s'ajoutent, pour compléter le système dans
les autres branches, le conseil d'État et la cour des
comptes.


Bref, l'unité matérielle et. morale par l'égalité ci-.
vile, voilà la religion sociale et politique de la France
nouvelle. Elle y était préparée par un travail sécu-
laire; elle l'embrassa avec ardeur, comme un bien
longtemps convoité. Aussi, s'avisait-on d'agir contre
ces cieux principes, s'avisait-on d'agir contre l'un ou
l'autre de ces deux principes, on était réduit à l'im-
puissance, on était perdu ; la France était inexorable.
Cette France si avide de gloire, si passionnée pour
toutes les gloires, ne pardonna pas aux Girondins
l'accusation de fédéralisme : ils étaient soupçonnés
d'agir contre le principe de l'unité nationale. Et un
gouvernement plus rapproché de nous, au fond,
pourquoi est-il tombé? Parce qu'il avait donné lieu
à l'accusation de travailler contre le principe de
l'égalité.


Mais, au contraire, agissait-on au nom de ces deux
principes, en professant un haut et profond respect
Pour ces deux principes? Vous le savez, dans ce
Cas-là, la France a beaucoup toléré, beaucoup par-
donné, beaucoup oublié, jusqu'à sa liberté. Mais
C'est qu'on respectait les deux biens auxquels elle
était si vivement attachée ; on respectait les deux




244 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dogmes essentiels, capitaux de sa religion nouvelle.
La Convention sauvait l'unité nationale, l'empire l'es-
pectait l'égalité. La France, je le répète, a beaucoup
toléré, beaucoup pardonné, beaucoup oublié, trop
peut-être, mais toujours quand on respectait ces
deux bases fondamentales : l'unité nationale et l'éga-
lité civile.


Cette grande et belle restauration de l'humanité
est désormais irrévocablement acquise à la France,
et par elle au monde civilisé. La France a ouvert la
carrière : tôt ou tard, par des voies qui ne nous sont
pas connues, le monde suivra. Établir l'édifice social
sur les fondements (le l'égalité civile et de l'unité
nationale, voilà le résumé, voilà la religion déclarée,
proclamée par la France. C'est un système nouveau,
en tant que système politique et réel ; c'est un sys-
tème éminemment français, un système dont la
France a été à la fois le révélateur et l'apôtre.


Système nouveau et éminemment français, car
portez vos regards sur la surface du monde, où le
trouvez-vous? A peine commence-t-il à se naturali-
ser dans les pays qui ont voulu imiter la France.


Je ne parle pas des pays organisés par le pouvoir
absolu. Mais même dans les pays où la liberté a déjà
son drapeau, où trouvez-vous ce système nouveau
véritablement implanté ?


En Angleterre? Il faut le dire, l'Angleterre nous a
précédés dans le développement de certaines libertés;
mais a-t-elle, même aujourd'hui, l'unité nationale?
Y a-t-il union entre ses diverses partie&, entre l'Ir-
lande et l'Angleterre, par exemple, comme entre les
diverses provinces de la France? Et le principe de


SEIZIÈME LEÇON.


245


l'égalité civile a-t-il véritablement étendu ses racines
en Angleterre? C'est là le travail anglais aujourd'hui ;
il ne faut pas se faire illusion, l'Angleterre y marche
aujourd'hui ; elle fait ses efforts pour y marcher sans
déchirement, et nous devons tous faire des voeux
pour que ses efforts soient couronnés de succès.
Mais elle n'en est encore qu'à faire des efforts pour
marcher vers cette égalité civile que la France
possède.


En Amérique? Saris doute, il y a égalité Civile;
niais y a-t-il une forte et compacte unité nationale,
comme en France? Les éléments qui la composent
sont-ils liés entre eux d'une manière indissoluble ?
N'y a-t-il pas à craindre quelque grand déchirement
prochain ou éloigné? Et quand je dis qu'il y a éga-
lité civile, je tire un voile officieux sur un grand fait,
sur un fait bien déplorable, l'esclavage qui existe aux
ltats-Unis, non comme une exception reléguée au
fond d'une colonie, tirant à sa fin comme chez nous,
mais établi au sein même du territoire de la confédé-
ration. Et en mettant même de côté ce fait lamen-
table, on ne saurait dire que l'égalité ci vile soit établie
là comme en France.


En Suisse? L'égalité ne date en Suisse que de
1698 pour quelques cantons, et de 1831 pour les
autres. Et même, si l'on y regardait de bien près, on
verrait que cette égalité n'est pas absolue ; on trou-
verait encore certains priviléges possédés par les
villes aux dépens des campagnes ; on en trouverait
d'autres dérivant de la religion qu'on professe.
Ilâtons-nous d'ajouter, toutefois, que ce ne sont là
que de faibles exceptions. Quant à l'unité nationale,




I


24g COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


on ne saurait la trouver forte et compacte dans cette
réunion de petits États qui forment la confédération
suisse. Je ne blâme pas ce système. Cela peut. être
une nécessité dans un pays de montagnes comme la
Suisse, mais il n'est pas moins vrai que cette orga-
nisation n'offre pas la même force que le système
unitaire.


Ainsi, je le répète, c'est un principe véritablement
français; c'est une nouveauté véritable dans l'orga-
nisation des États que cette organisation sociale
fondée sur les deux bases de l'égalité civile et de
l'unité nationale. C'est la France qui l'a proclamée,
et c'est sur l'exemple de la France qne le monde
entier entrera dans la pratique de ce système.


1 •


DIX-SEPTIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Égalité civile. — Elle existe lorsque, sous le rapport des faits et des
droits garantis par le droit privé et par le droit public, la loi sociale
est la même pour tous. — Elle ne doit pas être confondue avec l'éga-
lité des conditions. Quels seraient les résultats de l'égalité des condi-
tions établie comme règle? — La conciliation du principe de l'égalité
civile avec le fait de l'inégalité des conditions est le problème des
temps modernes. — L'égalité civile est également distincte de la
somme des droits publics et de l'étendue des droits politiques, quoi-
que les trois idées soient liées par des rapports intimes. — L'égalité
civile est fondée sur les principes constitutifs de l'humanité; ce qui
explique l'assentiment obtenu par tous les pouvoirs qui ont travaillé
à sa réalisation. — Elle est posée en tête de notre constitution comme
principe fondamental, et plusieurs autres dispositions n'en sont que
des corollaires.


MESSIEURS,


L'égalité civile, l'égalité devant la loi, ce prin-
cipe fondamental, nous l'avons dit, a fermé chez
nous l'histoire du droit public ancien, et l'on peut
dire qu'elle a ouvert celle du droit nouveau. Ainsi,
de tous ces faits d'une autre époque, de toutes ces
divisions de peuples en castes ou en classes sépa-
rées par des priviléges infranchissables, de tous ces
efforts de la conquête, il ne reste plus de traces sen-




243 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


cibles. Chez nous, le règne du privilége a cessé,
celui du droit commun a commencé; il n'y a en
France que (les Français et des Français égaux
devant la loi. Examinons cependant ce principe de
plus près ; il est important d'en saisir avec la der-
nière exactitude le sens et la portée.


'fout homme est. doué de liberté et d'actité per-
sonnelles, vous le savez, ce sont là des principes
constitutifs de notre nature. Pour chacun de nous,
l'action de ces principes, de cette liberté, de cette
activité personnelles, produit certains résultats
relatifs à notre bien-être, certains résultats relatifs à
notre développement, et ces résultats , nul no
l'ignore, ne sont pas les mêmes pour chaque indi-
vidu, se proportionnent à ses forces, à ses moyens,
aux circonstances au sein desquelles il se trouve
placé, à l'énergie qu'il sait déployer. Mais il
n'est pas moins vrai que, quelle que soit la mesure
des forces individuelles, quelle qui; soit l'énergie de
ce ressort que tout homme porte en lui-môme, il
n'est pas moins vrai, dis-je, que, d'un côté, le
devoir commande à chacun de nous d'employer cette
énergie, de déployer ce ressort pour le développe-
ment et le perfectionnement de notre nature, comme
il est vrai, d'un autre côté, que, quelle que soit cette
diversité de forces, chacun de nous a en même
temps le droit (le pouvoir développer les moyens
qu'il possède, le droit de ne pas être em dans
l'exercice légitime de ses facultés, le droit de ne pas


pêché


être arbitrairement dépouillé des résultats de son
énergie personnelle.


Tel est, (lis-je, le devoir d'un côté, le droit de


DIX-SEPTIEME LEÇON. 210


l'autre. Or, oit l'homme trouve-t-il les moyens
nécessaires pour l'accomplissement de son devoir ?
on l'a dit mille fois, il les trouve dans l'organisation
sociale; sans la société, l'homme ne serait qu'une
espèce de brute. C'est donc dans l'organisation
sociale que l'homme trouve les moyens d'accomplir
son devoir. Et oà trouvons—nous la garantie pra-
tique du devoir correspondant? Nous la trouvons
dans la puissance publique, qui protége tout le
monde, qui secourt le faible et maintient le droit
de chacun. Ainsi toute organisation sociale est plus
on moins conforme au but de l'association humaine,
selon qu'elle offre plus ou moins de moyens, de
secours, de facilités au développement individuel,
au développement légitime de nos facultés. Et la
puissance publique, à son tour, ne satisfait d'une
manière complète aux conditions premières de sa
légitimité qu'autant qu'elle fait ses efforts pour
accorder une égale protection au droit de chaque
individu.


Encore une fois donc, par les principes mêmes de
notre nature, nous sommes soumis au même devoir,
revêtus du même droit, devoir (l'employer notre
liberté, notre activité personnelle, au développe-
ment de notre nature, droit de ne pas être empêchés
dans cet exercice légitime de nos facultés, et de ne
Pas être arbitrairement dépouillés des résultats
qu'il produit. C'est, dis-je , ,notre devoir et notre
droit pour tous, parce que, quelle que soit l'énergie
individuelle, quels que soient les moyens person-
nels , le principe est le môme, le ressort est commun,
et celui qui peut accomplir une longue carrière dans




25() COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


un espace de temps donné part cependant du même
principe et emploie les mêmes moyens que celui qui,
dans le même espace de temps, n'a pas la force
d'accomplir une carrière si étendue.


En d'autres termes, en quoi se résument toutes
les formes de l'activité humaine? A jouir de la vie, à
acquérir, à conserver ce qu'on a acquis et, par ces
moyens, à se développer. Et que fait le droit positif
conformément aux idées générales que nous venons
d'énoncer? Il règle et protége le développement de
l'activité humaine sous ces formes diverses.


En effet, réfléchissez-y un instant, que fait l'homme
de la société, que fait l'homme social sous la
garantie et la tutelle du droit qu'on appelle le droit
privé ? que fait-il dans le cercle que ce droit lui
trace? Comment, dans ce cercle, manifeste-t-il son
activité, sa liberté personnelle ? Il les manifeste par
les relations de famille, par le droit de propriété,
par les obligations qu'il contracte, par les transac-
tions commerciales et autres auxquelles il se livre
dans l'intérêt de son bien-être et de son perfection-
nement. La famille, la propriété, les obligations, les
transactions commerciales et les successions, voilà
les manifestations de l'activité individuelle, dans le
cercle et sous la règle et la garantie du droit
privé.


De même, dans le cercle du droit public, sous la
garantie du droit public, de cette partie si essen-
tielle du droit positif de chaque nation bien réglée,
bien constituée, l'activité humaine se développe au
moyen de certains faits, par l'exercice' de certains
droits, tels que la liberté de la personne, la liberté


DIX-SEPTIÈME LEÇON. 27,1


des la liberté de l'enseignement, la liberté
l'industrie, etc. Eh ! bien, lorsque, sous le rap-


port des faits et des droits garantis par le droit
privé, et sous le rapport des droits et des actes
garantis par le droit public, lorsque dans ce double
cercle, dans ce double ordre de faits qui révèlent
l'activité humaine, la loi sociale est la même pour
tous, qu'elle reconnaît à tous le même droit, qu'elle
leur accorde la même protection, les mêmes garan-
ties, les mêmes possibilités, le principe de l'égalité
civile est consacré.


Le privilége tenait un tout autre langage aux
hommes réunis en société. Il leur disait dans le
droit public, par exemple : « Toi, par cela seul que
tu professes une autre religion que celle que pro-
fesse une partie de la nation, tu ne pourras pas
te mouvoir avec la même liberté ». Dans le cercle
du droit privé, il lui disait : « Par cela seul que tu
appartiens à une famille, à une classe autre que
celle d'une partie de la nation, tu ne pourras pas
user de telle ou telle faculté ». Dès lors l'égalité
civile est détruite.


Mais lorsque la loi n'a plus ce langage, lorsqu'elle
dit à tous indistinctement : « Si tu es membre d'une
société civile, quelles que soient ton origine, ta
demeure, ta croyance , ta fortune, voilà le droit,
voila le droit pour tous ; dans le cercle du droit
privé et dans le cercle du droit public, les mêmes
possibilités existent pour tous , chacun peut se
mouvoir selon l'énergie de ses moyens », lorsque
la loi parle ainsi, le principe de l'égalité civile est
établ i.




D1\–SEPTIÈME LEÇON. 253


portion de la population anglaise, lorsqu'ils veu-
lent accomplir les actes de la vie civile sans faire
acte d'hypocrisie, sans se plier à des formes ou for-
malités religieuses qui répugnent à. leur croyance?
Mais les progrès sont grands, et l'on peut, sans hé-
sitation, prévoir que le principe de l'égalité civile ne
tardera pas à être complètement établi clans l'empire
britannique.


Si nous avons bien conçu l'idée de l'égalité civile,
il est à peine nécessaire d'ajouter qu'il ne faut pas
confondre l'égalité civile avec ce qu'on appelle l'éga-
lité des conditions. Je l'ai dejà dit, l'égalité civile
consiste à accorder à tous le libre exercice, l'exercice
légitime de leurs facultés, la jouissance des résultats
obtenus, quelle que soit d'ailleurs la diversité des
forces et de l'énergie de chacun. Égaliser au con-
traire arbitrairement les résultats des diverses acti-
vités individuelles, ce ne serait pas fonder ni sanc-
tionner l'égalité civile, ce serait précisément le
contraire ; ce serait détruire l'égalité, ce serait fonder
le privilége en faveur de ceux qui se trouveraient
moins richement dotés sous le rapport de l'énergie
de leurs forces individuelles, ce serait attribuer arbi-
trairement aux uns une portion de ce qui aurait été
le résultat de l'activité individuelle des autres. Et on
l'a dit mille fois, qu'arriverait-il dans cette hypo-
thèse, si elle était possible à réaliser ? C'est que le
ressort de l'activité individuelle se trouverait brisé,
par cela même que les résultats ne seraient pas ga-
rantis à celui qui les aurait obtenus. Et alors, privée
ainsi de son principe d'énergie, privée de toute sé-
curité, l'espèce humaine, au lieu d'avancer dans la


9r a
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Ce principe peut aujourd'hui nous paraître, à
nous, chose simple et naturelle. Et cependant ,


jel'ai déjà dit, et il n'est pas inutile de le répéter,
on n'a qu'à faire quelques pas hors de la frontière
française pour trouver que ce principe n'existe
plus, ne règne plus. Sans doute, le privilége s'affai-
blit, il pâlit devant les manifestations de la nou-
velle vie sociale. On peut commencer à prévoir,
sans témérité et sans s'exposer à l'accusation d'uto-
pie, le jour où ce principe de l'égalité civile sera
la loi commune de l'Europe entière. Mais on se trom-
perait si l'on croyait qu'on en est là dès aujourd'hui.
Je l'ai déjà fait remarquer, même dans un pays de
liberté, même clans un pays de réforme, ce principe
n'a pas encore triomphé complètement. L'Angle-
terre, elle-même, a des conquêtes à faire pour que
le principe de l'égalité civile soit complètement
établi chez elle.


Ainsi, pour ne citer qu'un fait particulier, il n'y
a pas encore parfaite égalité civile dans un pays
où, lorsqu'un jeune homme se rend à une des uni-
versités du royaume, il est obligé de souscrire une
profession de foi particulière, de souscrire les ar-
ticles de la croyance anglicane ; dans un pays où
les universités fondées par ce qu'on appelle les dis-
sidents, ont besoin d'efforts extraordinaires pour
arriver à jouir des mêmes prérogatives que celles
qui ont été fondées jadis par la croyance domi-
nante. Et cependant ce n'est là qu'un fait en quel-
que sorte secondaire. Qui ne connaît pas tontes «les
difficultés que rencontrent, même de nos jours, ce
qu'on appelle les dissidents, c'est-à-dire une grande




254 COURS DE DROIT CO?iST1TUTIONNEL.


carrière de son développement et de son perfection_
nement, tomberait dans l'apathie, dans la misère la
plus profonde; elle perdrait jusqu'au souvenir de sa
dignité morale.


Encore une fois, ce ne serait pas là l'égalité civile,
ce serait l'inégalité au profit des moins actifs, des
moins énergiques ; ce serait, non l'égalité (les
hommes libres, mais l'égalité des esclaves qui vi-
vent des mêmes aliments, sont rangés à peu près
dans les mêmes cabanes, couverts à peu près des
mêmes haillons, chargés à peu près des mêmes
chaînes, quelle que puisse être d'ailleurs la diver-
sité de leurs facultés intellectuelles et physiques.
Ce n'est pas là le but de l'organisation sociale. Le
pouvoir social a mission d'ouvrir une large car-
rière d'activité à l'homme, de protéger les efforts
de chacun ; mais il n'a pas, il ne peut pas avoir
le droit de distribuer d'une manière arbitraire ce
qui ne lui appartient pas, (l'enlever aux uns le
résultat de leurs efforts pour l'attribuer arbitraire-
ment, à celui qui n'en aurait pas fait dans la même
mesure.


Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas•aider les
faibles, stimuler les retardataires, diriger dans l'in-
térêt de tous les forces de chacun ; cela ne veut
pas dire qu'on ne doive pas faire appel à la géné-
rosité des plus habiles et venir au secours des plus
faibles. Mais de là à établir c(imme principe et comme
règle que, quelle que soit l'énergie des uns
l'apathie des autres, que quel que soit, tranchons
le mot, le mérite ou le démérite, le résultat serait
le même pour tous, il y a une distance immense.


DIX-SEPTIÉME LEÇON. 9'


L'un est le principe de l'égalité civile animée par le
sentiment de la fraternité, humaine ; l'autre serait
le principe de l'inégalité, le principe du privilége.
La vie de l'homme, ici-bas, doit être sans doute
une lice ouverte et courue par des frères ; mais
ce n'est pas moins une lice, et il faut bien que l'acti-
vité et la paresse, la capacité et l'incapacité pro-
duisent leurs résultats ; encore une fois, sans cela,
l'activité s'anéantirait, les efforts se trouveraient.
paralysés, la lice serait déserte ; car qui emploierait
ses forces pour ne pas obtenir de résultat ? Y a-t-il
des palmes sans combat, et la honte atteindrait-
elle celui qu'on aurait exclu du champ de bataille?


Ainsi, l'égalité civile et l'égalité des conditions
sont deux idées tout à fait différentes ; l'inégalité
des conditions . est un fait, l'autre est un principe et
un droit. L'inégalité des conditions est un fait, et,
il faut le dire, un fait, général, qui a toujours existé
et qui existe partout à des degrés divers. Les peu-
ples dans l'enfance connaissent peu l'inégalité des
conditions, et probablement les peuples, quand ils
seront très-avancés, la connaîtront moins aussi.
C'est. dans les États intermédiaires que ce fait doit
être, par la nature des choses, très-saillant ; mais
je doute fort qu'il puisse jamais disparaître dés
sociétés civiles, précisément parce que, dans la na-
ture humaine, il y a le double principe de l'unité
et de la variété, que l'un et l'autre doivent produire
leurs résultats, et que les résultats du second sont
peut-être un stimulant nécessaire à l'activité humaine.


Aussi, il ne faut pas se le dissimuler, c'est là que
git la difficulté du problème pour les sociétés mo-




256
COURS DE DROIT COKSTITUTIONNEL.


(ternes. Dans les sociétés anciennes, cette difficulté
n'existait pas ; l'inégalité des conditons se tractai
sait immédiatement en privilége, elle se traduisait
en droit positif. On était le plus fort, donc on était
patricien ; on était le plus savant, . donc on était
prêtre ou patricien encore. L'inégalité, je le répète,
se posait comme droit. Alors on avait une société
organisée d'après le principe du privilége, mais le
problème était facile à résoudre, les faits étant
donnés. Le problème d'aujourd'hui consiste à con-
cilier précisément l'égalité civile avec le fait de l'iné-
galité des conditions ; car il ne faut pas se le dissi-
muler, il y a dans le fait de l'inégalité des conditiOns
une tendance constante à se transformer en droit et
en privilége. Là gît précisément, je le répète, la diffi-
culté du problème, que je crois encore une fois être
le problème des temps modernes et des sociétés nou-
velles.


L'inégalite des conditions doit d'autant plus être
étudiée aujourd'hui qu'elle tend réellement à prendre
une forme nouvelle ; et cela tient, au développement
de la richesse nationale et au rôle que la propriété
mobilière est appelée à jouer aujourd'hui. Ancienne-
ment la propriété immobilière était la richesse prin-
cipale, aujourd'hui la fortune mobilière se développe
tous les jours davantage, et on ne peut lui assigner
des limites connues. Entrer dans le problème de sa-
voir quand ce développement peut s'arrêter, c'est
entrer dans une question peut-être insoluble. Je sais
bien que le jour où les capitaux s'élèveraient à »ne
masse telle qu'il n'y aurait plus de profit sensible
à espérer de leur emploi, il y aurait un arrêt dans le


DIX-SEPTIEME LEÇON. 257


développement ultérieur de la richesse nationale ;
niais ce moment peut-il jamais arriver, est-il dans
la nature des choses qu'il arrive ? Je ne me charge
pas de répondre à ces questions.


Quoi qu'il en soit, il est parfaitement évident au-
jourd'hui que la richesse mobilière se développe
avec une grande activité et qu'elle est, par consé-
quent, appelée à jouer un rôle qu'elle ne jouait pas
autrefois. Or, d'un côté, la richesse mobilière, il faut,
le reconnaître, parait avoir moins de tendance au
privilége et offrir, en conséquence, moins de danger
pour l'égalité civile que la richesse immobilière.
Aussi vous remarquerez que, au fond, l'égalité civile
n'a jamais pu s'établir que là où la richesse mobi-
lière avait déjà pris un certain développement. ll
faut deux conditions, le développement de la ri-
chesse mobilière et le développement des forces
intellectuelles des masses.


Vous le voyez donc, et je ne fais ici qu'indiquer
sommairement les premières observations qui se
présentent à l'esprit de celui qui étudie le problème
social, vous voyez, dis-je, qu'il y a là un fait impor-
tant à observer, le développement de la richesse
nationale, la forme de ce développement et l'in-
fluence que cette forme peut avoir sur les ques-
tions d'organisation sociale. Mais l'examen de ces
questions ne nous appartient pas. A peine en ai-je
indiqué quelques-unes en passant pour vous donner,,
en quelque sorte, un aperçu lointain de l'étendue de
Ces recherches importantes. Quant à nous, nous
devons nous résumer et constater en fait et en droit
que l'égalité civile et l'égalité des conditions ne


1. 17




258 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


sont pas du tout la môme chose, que ce sont deux
idées parfaitement différentes, et que, lors même
qu'il est vrai que l'inégalité des conditions a une
certaine tendance à se transformer en privilége, il
n'en résulte pas qu'il soit au pouvoir de personne de
dépouiller l'homme des résultats légitimes de sou
activité personnelle.


De même, l'égalité devant la loi et la somme
des droits publics sont des idées entre lesquelles
il y a, sans cloute, des liens et des rapports étroits,
mais que cependant il ne faut pas confondre.


L'égalité devant la loi est un principe fixe, cons-
tant ; la somme des droits publics, on le conçoit,
peut s'élever ou s'abaisser dans une société donnée,
selon les circonstances. On conçoit des peuples,
l'histoire est là pour nous en donner de nombreux
exemples, on conçoit des peuples qui, à des époques
diverses, aient joui d'une somme plus ou moins
grande de droits publics (vous savez que nous dis-
tinguons les droits publics des droits politiques),
sans que pour cela on puisse dire quo l'égalité civile
ait été violée. Si, en reconnaisant un droit nouveau,
on le reconnaît pour tous, si, en retranchant la ga-
rantie d'un droit, on la retranche pour tous, l'égalité
civile n'a pas reçu d'atteinte. On pourrait, sans
doute, examiner si la loi est bonne ou mauvaise, si
l'organisation sociale est ou non convenable, si le fait
dont il s'agit était ou non nécessaire, mais on ne
pourrait pas dire qu'il y ait eu atteinte à l'égalité
civile.


L'égalité civile peut donc, rigoureusement pa r
-lant, se concilier avec des systèmes sociaux très'


DIX-SEPTIÈME LEÇON. 259


différents , elle existe partout où la loi, bonne ou
mauvaise, existe également pour tout le monde.


Enfin, il faut également ne pas confondre l'égalité
civile et ce qu'on a appelé l'égalité politique. Toute
organisation sociale suppose une autorité sociale,
une autorité investie de certains pouvoirs dans le
but de protéger l'ordre matériel, de prêter force
au droit et de seconder ainsi le développement des
individus et de la société tout entière. Or, le pouvoir
social, quelle que soit la forme du gouvernement, se
réalise toujours dans les mains d'un nombre plus ou
moins grand d'hommes chargés de l'administration
de la chose publique. En d'autres termes, quelle
qu'ait été la forme du gouvernement, l'organisation
du pouvoir social a toujours impliqué une question
de capacité ; vous n'avez jamais vu dans aucun pays
du monde que les droits politiques aient été accordés
indistinctement aux hommes et aux femmes, aux
adultes et aux enfants, aux hommes sains d'esprit
et à ceux qui avaient le malheur de ne pas l'être.
Mais l'égalité civile n'est pas sujette à ces res-
trictions, l'égalité civile est un principe également
applicable aux deux sexes, à tous les âges, à toutes
les conditions. La liberté individuelle, l'exercice lé-
gitime de la liberté individuelle, appartient à tout
le monde ; la liberté de conscience appartient à tout
le monde. L'égalité civile n'est pas restreinte, n'est
Pas soumise à telle ou telle condition de sexe, d'âge
ou de toute autre nature. Si l'on ne permet pas à l'en-
fant l'exercice de ses droits civils, c'est dans son
propre intérêt ; nous savons tous que la puissance
paternelle et la tutelle sont essentiellement établies




260
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dans l'intérêt de l'enfant et du mineur. Mais l'en-
fant n'en a pas moins les mêmes droits civils que
l'adulte, seulement il rie les exerce pas lui-même.
De même un interdit pour cause d'aliénation mentale
n'a pas l'exercice de ses droits parce que, dans son
intérêt à lui-même, on a dû suppléer à son incapacité
par un homme capable. -,\lais avec l'intervention de
son tuteur, il a les mêmes droits que les autres
citoyens ; nul n'a le droit de le dépouiller de sa pro-
priété ; nul n'a le droit de lui infliger le moindre mal;
si l'on borne l'exercice de sa liberté locomotive, c'est
dans son intérêt ou parce que l'intérêt social se
trouverait compromis, dans le cas de fureur ; mais
il n'y a pas un privilége établi pour les uns au dé-
triment des autres.


Enfin, il est vrai en même temps que ces trois
idées, l'égalité civile, la somme plus ou moins
grande des droits publics garantis par la loi, et
l'étendue des droits politiques, sont, quoique dis-
tinctes, liées entre elles par des rapports intimes.
L'histoire des sociétés civiles et l'observation des
peuples nous apprennent que là où l'égalité civile
existe, la capacité politique tend à devenir com-
mune à un plus grand nombre d'hommes, que là
où les droits publics sont fortement établis, les
infractions au principe de l'égalité civile, s'il en
existe, comme en Angleterre, par exemple, tendent
à disparaître. Enfin, lorsque la capacité politique
se trouve resserrée dans des limites très-étroites, il
y a danger pour les droits publics et même pour
l'égalité civile.


Il y a donc, connue vous le voyez, une sorte


DIX-SEPTIÈME LEÇON. 261


d'action et de réaction entre ces trois idées. Mais
il n'est pas moins vrai que ce sont des idées par-
faitement distinctes l'une de l'autre, et qu'on ne
confondrait pas sans tomber dans des erreurs graves.


Je pense que, maintenant, il ne peut plus nous
rester de doute sur le sens que nous devons atta-
cher à ces mots : égalité civile, égalité devant la
loi. Nous comprenons hien la nature et la portée de
ce principe, et nous reconnaissons qu'il est fondé
sur les principes constitutifs de l'humanité elle-
même. Aussi a-t-on remarqué avec raison que les
efforts qu'on a faits, en tout temps, pour atteindre
la réalisation de ce principe ont toujours obtenu
l'assentiment des hommes. Ils ont même légitimé,
aux yeux de l'humanité, l'action d'un pouvoir qui,
d'ailleurs, paraissait très-imparfait ou très-dange-
reux, même par ses tendances. Mais toutes les
fois que l'humanité a senti, en quelque sorte, qu'un
pouvoir quelconque travaillait pour la réalisation
du principe de l'égalité civile, pour la protection
du faible contre le fort, du droit contre le privi-
lége, l'humanité a toujours applaudi et donné son
consentement, quelles que fussent d'ailleurs les
grandes imperfections et même les tendances de ce
pouvoir.


Ainsi, quand vous lisez l'histoire d'une certaine
période du moyen âge, vous applaudissez à la
puissance ecclésiastique, parce que, dans cette pé-
riode, vous la voyez venir au secours des classes
désarmées et les défendre, autant qu'il était en elle,
contre les abus de la force. Plus tard, il vous arrive


vous aussi peut-être, mais il m'arrive certainement




`)(n 2 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à moi, d'applaudir à l'établissement d'un pouvoir
central, unique, un peu despote même, parce que
nous assistons à la lutte de ce pouvoir contre les
priviléges et les tyrannies de la féodalité. Plus tard
encore, nous applaudissons de toutes nos forces
à l'organisation du pouvoir communal ; nous le sa-
luons comme l'aurore des libertés publiques, parce
que nous voyons dans cette organisation du pou-
voir communal un rempart nouveau contre la
force matérielle, un asile ouvert au droit contre la
violence. C'est toujours le même principe ; notre
nature nous porte à applaudir à toutes les ten-
tatives que l'histoire nous révèle, lorsque ces tinta-


. tives sont (les efforts en faveur du droit contre le
privilége, des tentatives vers l'établissement futur
de l'égalité civile. C'est que, encore une fois, l'éga-
lité civile est dans la nature de l'humanité et que,
en conséquence, tous les faits sociaux qui repré-
sentent des efforts vers l'établissement de ce prin-
cipe ont l'approbation de la conscience humaine.


Or, tel est le principe fondamental de notre orga-
nisation sociale, et, la place même qu'il occupe dans
la loi constitutionnelle du pays prouve ce que nous
venons de développer jusqu'ici. C'est le premier
article de la Charte qui pose le principe : « Tous
les Français sont égaux devant la loi, quels que
soient d'ailleurs leurs titres et leurs rangs ». Et
vous remarquerez que plusieurs des articles de la
Charte ne sont au fond que des corollaires de cet
article premier. Ainsi, quand on dit plus bas.qu'ils
contribuent indistinctement, et non-seulement in-
distinctement, mais dans la proportion de leur for'


DIX-SEPTIÈME LEÇON. 263


tune, aux charges de l'État, on tire un corollaire
du principe de l'égalité. Quand ou dit à l'article 3
qu'ils sont tous également admissibles aux em-
plois civils et militaires, on tire un deuxième corol-
laire du principe de l'égalité. Quand on dit que la
liberté individuelle leur est également garantie, on
VOUS indique un troisième corollaire. Et enfin on
vous en indique un quatrième quand on dit que cha-
eiin professe sa religion avec une égale liberté, et
obtient pour son culte la même protection. C'est
dire, eu d'autres termes, en langage de législateur,
ce qu'on dirait dans un livre en employant d'autres
expressions, c'est dire : Les droits publics des Fran-
çais sont tels, tels el tels, et ces droits publics
appartiennent également a tous les Français, sans
distinction. C'est dire en d'autres termes : Voilà la
somme des droits publics, voilà l'organisation so-
ciale de la France. Mais cette organisation sociale
de la France est dominée par un principe régulateur,
et ce principe régulateur, c'est l'égalité civile écrite
en tête de la Charte elle-même.


Nous allons reprendre cependant cet article pre-
mier, qui a besoin de quelques explications à cause
de la phrase qui le termine : « Les Français sont
égaux devant la loi, quels que soient d'ailleurs leurs
titres et leurs rangs », phrase qui se trouve en
relation avec d'autres dispositions de la Charte.
Ainsi l'article 62 : « La noblesse ancienne reprend
D ses titres, la nouvelle conserve les siens. Le
» roi fait des nobles à volonté ; mais il ne leur


accorde que des rangs et des honneurs, sans
» aucune exemption des charges et des devoirs




964 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
» de la société ». L'article 63 : « La Légion d'hon.
» fleur est maintenue, le roi déterminera les règle-
» ments intérieurs et la décoration ».


Dans la prochaine séance, pour achever tout ce
qui concerne le principe de l'égalité civile, non-seu_
lement dans sa nature, mais dans son application
dans le droit positif, nous examinercins la portée de
ces diverses dispositions.


I


J


DIX-HUIT11:ME LEÇON.


SOMMAIRE.


Noblesse. — Le privilège était autrefois son caractère constitutif. —
Trois sortes de noblesse : spontanée, déclarée, faite à la main. —
En r89, la puissance du fief avait disparu en France, mais le pri-
vilége subsistait. — Abolie par la Révolution, la noblesse est rétablie
sous l'Empire, mais elle ne confère pas de priviléges. — Qu'étaient
toutefois les majorats? — Restauration; ancienne et nouvelle noblesse.
— La noblesse n'est plus qu'un titre; elle ne constitue pas d'inégalité
devant la loi. — Décorations.


MESSIEURS,


Nous trouvons, en France, des hommes ayant des
titres, ayant des qualifications que d'autres hommes
n'ont pas ; disons le mot, il y a une noblesse. La
noblesse a été reconnue par la Charte de 1830,
dont l'article 62, transporté textuellement de la
Charte de 1814, est ainsi conçu : « La noblesse
D ancienne reprend ses titres, la nouvelle conserve


les siens. Le roi fait des nobles à volonté ; mais il
» ne leur accorde que des rangs et des honneurs,


sans aucune exemption des charges et des devoirs
» de la société ».


Quelle est la valeur, quelle est la portée de cette




2C0 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


disposition ? Influe-t-elle ou n'influe-t-elle pas sur
la question de l'égalité civile, de l'égalité devant la
loi?


Vous avez présente à l'esprit la distinction que
nous avons, je ne dis pas posée, mais rappelée
dans la dernière séance entre l'égalité civile et l'éga-
lité des conditions. Cela étant, la question se pose
en ces termes : La noblesse, dans l'état actuel de
la législation, est-elle purement et simplement une
modification dans la condition des personnes,
comme la beauté, la richesse, le savoir, ou bien
établit-elle une diversité de droit et une différence.
de capacité sociale et politique?


11 ne faut pas le méconnaître, tel était jadis le ca-
ractère distinctif, tel était le véritable caractère
constitutif de la noblesse ; c'était la puissance,
c'était le droit exclusif, c'était le privilége. Aussi,
vis-à-vis de la noblesse, qu'elle s'appelât noblesse,
patriciat ou de tout autre nom, qu'y avait-il ? Dans
l'Orient les parias, à Rome les plébéiens, au moyen
âge les vilains, les roturiers ; en d'autres termes,
vis-à-vis du capable, du puissant, était l'incapable,
qu'il s'appelât paria, plébéien, vilain, peu: importe,
c'était une question de droit, de puissance, de pri-
vilége; et ces faits étaient des faits généraux, car sous
un nom ou sous un autre, la noblesse était un fait
général, qui s'est modifié avec l'ordre social, dans
les différents pays. Ainsi, si vous reculez seulement
d'un demi-siècle, vous retrouvez la noblesse partout,
même là où l'on ne peut la retrouver sans étonnement.
Vous la trouvez non-seulement dans toutes les mo-
narchies, mais encore dans les républiques, à Venise,


DIX-HUITIÈME LEÇON. 267


à Gênes, à Lucques, en Suisse ; vous la retrouvez
même dans les petites démocraties de la Suisse.
Promenez-vous-y aujourd'hui même, vous y verrez,
sur la porte des habitations des bergers, leurs
armoiries.


La noblesse était aussi variée dans ses dénomina-
tions et dans ses formes que l'orgueil humain dans
ses caprices ; cependant vous pourrez parfaitement
classer toute la noblesse, depuis qu'elle a existé
jusqu'à présent, sous trois grandes catégories : il
y avait une noblesse qu'on pourrait appeler spon-
tanée, une noblesse qu'on pourrait appeler déclarée,
une noblesse qu'on pourrait appeler faite à la main.


Je dis qu'il y avait une noblesse spontanée: c'est
celle qui avait été le résultat de la bravoure per-
sonnelle, du courage, de l'intelligence plus déve-
loppée, du commandement exercé, enfin de la
conquête. C'est là la source de la noblesse des
peuples anciens ; elle résultait de ce commande-
ment, de cet empire exercé ; elle était transmise de
père en fils, les hommes obéissaient plus volontiers
au fils de celui qui avait été grand parmi eux qu'ils
n'auraient fait au premier venu. Dès lors se forma
cette aristocratie des peuples anciens, elle se forma
encore plus dans les invasions, dans les conquêtes ;
tous les conquérants devinrent les nobles, les pa-
triciens, parmi les peuples conquis, et vous en avez
un exemple encore vivant aujourd'hui dans la Hon-
grie ; les nobles sont le peuple conquérant et les
autres le peuple conquis.


Aussi, à une époque où les traditions, les monu-
ments historiques se conservaient difficilement,




268 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'origine de cette noblesse se perdit bientôt dans
la nuit des temps, et plus tard, elle se présenta
aux peuples comme un fleuve dont ils admiraient
la puissance, mais dont ils ignoraient la source.
C'est alors que le patricien romain disait de lui
qu'il était de cœlo demissus, c'est alors qu'il disait
au plébéien ce que le blanc dit aujourd'hui au nè-
gre : « Tu n'es pas de ma race ». Et cela donne la
clef de ces grands démêlés entre le patriciat et
la plebs romaine, de ces discours que les historiens
prêtent à l'un ou à l'autre ; il y avait une chose qui
rendait la position singulière, c'est qu'une grande
partie des plébéiens de Rome étaient patriciens clans
un autre pays.


Au moyen âge, la noblesse résulta aussi des mêmes
faits, et si la civilisation, les lumières, l'imprimerie
ne fussent venues dissiper ces prestiges, la noblesse
du moyen âge aurait dit aussi, après quelques siècles,
comme le patriciat romain, qu'elle était de ccelo de-
missa.


Ils ne connaissaient donc pas leur véritable in-
térêt, ces nobles qui s'évertuaient plus tard pouf
constater, les parchemins à la main, .que leur no-
blesse remontait tout juste à tel jour. Un patri-
cien romain, à qui l'on aurait proposé une sembla-
ble preuve, aurait regardé cela comme un blasphème
et une profanation, car il avait foi dans lui-même, il
n'invoquait pas un parchemin, il disà
ue e suis


it: Je suis, parce
Glu je .


J'ai dit en second lieu : la noblesse déclarée ; j'ap-
pelle ainsi celle qui est accordée aux grands hommes
ou aux descendants directs des grands hommes. Il


DIX-HUITIÈME LEÇON. 269


y a là, il ne faut pas se le dissimuler, parce que nous
le retrouverons en nous-mêmes en fouillant dans
notre conscience, il y a là un sentiment de justice
qui n'est étranger à personne. Imaginez, en effet,
que tout à coup on introduisit ici un étranger et
qu'on nous dît : « Voilà le fils de Washington, voilà
le propre fils du libérateur de l'Amérique, voilà le
propre fils d'un des plus grands hommes et des
hommes les plus purs des temps modernes ». Eh
bien, avant même de demander : Qu'est-il ? avant
de nous informer s'il ressemble ou ne ressemble pas
à son père, nous serions saisis d'un sentiment de
respect pour lui, parce que nous croirions en quelque
sorte apercevoir en lui le reflet d'un grand homme.
Et si, plus tard, nous venions à découvrir qu'il trahit
sa propre origine, qu'il a dégénéré des vertus de
son père, nous éprouverions un vif chagrin, tandis
pie, si l'on nous racontait le même fait d'un autre
individu, nous serions moins affligés.


Ainsi ce sentiment, nous ne le regardons pas
comme un préjugé : c'est le respect que nous avons
pour la grandeur, pour la vertu ; c'est l'admiration
Glue nous avons pour le sublime ; ce sont des senti-
ments qui sont dans la nature humaine et dont nous
ne nous dépouillerons jamais. Et malheur à nous si
nous arrivions jamais à nous en dépouiller !


Or, supposez un pays où la coutume, où l'habitude
veuillent que les honneurs sociaux soient accordés
avant tout aux hommes revêtus de certains titres.
Eh bien, tandis qu'en Amérique, le fils de Washing-


demeurera M. Washington, clans cet autre pays
l'aurait fait duc. Voilà ce que j'appelle la noblesse




270
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


déclarée. Ce n'est pas autre chose que la traduction
de l'arrêt que portent l'opinion publique et l 'assenti-
ment général. Dans ce cas-là, il n'y a pas eu vérita-
blement création ; la création commence quand, le
fils ayant dégénéré du père, et l'opinion publique
s'étant retirée de cette famille, elle continuerait
pourtant à être protégée par ce titre accordé aux
grands services du chef de la famille.


Je dis, en troisième lieu, qu'il y a une noblesse
faite à la main : c'est celle qui ne s'est pas faite elle-
même comme la noblesse antique, et qui n'est nulle-
ment ,une déclaration de l'opinion publique, ce sont
les parchemins octroyés ou achetés. Et tout le monde
sait qu'il n'y a pas eu de principicule qui n'eût
un atelier de fabrication de noblesse dans son
palais.


On s'est beaucoup égayé aux dépens de ces ache-
- teurs de parchemins, et certes ce n'est pas moi qui


prendrai à tâche de les justifier ; mais il faut cepen-
dant faire une observation : il faut dire que, de toutes
les classes qui s'égayaient à leurs dépens, il y en
avait une qui n'avait pas le droit de le faire, c'était la
noblesse, parce que, si quelquefois on achetait un
parchemin par pure vanité, souvent aussi on l'ache-
tait comme le seul moyen d'échapper aux priviléges
onéreux et quelquefois aux avanies de la classe
nobiliaire. On achetait un parchemin pour ne pas
payer l'impôt, pour avoir le droit de chasser sur ses
propres terres, car le roturier ne pouvait pas même
détruire le gibier qui dévastait sa terre. 11 aurait
donc fallu d'abord renoncer aux priviléges onéreux,
et alors on aurait. eu pleinement le droit de se


DIX-HUITIÈME LEÇON. 271


moquer de l'acheteur de parchemins, parce qu'on
n'aurait eu devant soi qu'un acte de ridicule vanité.


Quoi qu'il en soit de ces diverses formes de
noblesse, il y en avait des restes, en 1789, sur toute
la surface de l'Europe ; en 1789, la noblesse en
Europe était ou la noblesse souveraine, comme celle
de Venise, par exemple, ou celle de Gênes, ou la
noblesse plus ou moins féodale, selon que la féoda-
lité avait reçu du principe monarchique des atteintes
plus ou moins rudes, enfin la noblesse purement
honorifique, qui avait ses titres, qui avait le droit
d'aller à la cour en passant par un escalier plutôt
que par un autre, mais n'avait aucun droit distinctif,
aucun privilége.


Tel était l'état de la noblesse en Europe en 1789.
En France, il n'y avait point de noblesse souveraine,
mais il y avait une noblesse qui, en perdant toute
puissance, avait gardé une grande partie de ses
priviléges ; la puissance du fief avait disparu au
profit du principe monarchique, mais les priviléges
du fief n'avaient pas disparu : les priviléges qui
n'étaient onéreux que pour la masse des citoyens
restaient en partie. Nous en avons tracé une esquisse
rapide dans l'une des précédentes séances, et, pour
ce qui concerne la féodalité, nous avons également
exposé comment elle disparut dans la célèbre nuit
du 4 août 1789, et comment les résolutions de cette
nuit à jamais célèbre furent ensuite régularisées par
la loi du 3 novembre '1789. Mais la suppression des
priviléges attachés aux fiefs et à la qualité de noble,
n'avait pas cependant fait disparaître la noblesse
héréditaire. La noblesse héréditaire et les titres


e




4


272 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


furent abolis par la loi du 23 juin
• 789 ; et cette


même loi abolit l'usage des armoiries, livrées et
autres distinctions honorifiques de la noblesse.


La loi du 6 août 1791 supprima les ordres de
chevalerie et toutes décorations et signes qui suppo-
saient des distinctions de naissance. Ce fut égale-
ment dans la loi du 0 août 1791 que se trouva une
disposition qui faisait perdre la qualité de Français à
tous ceux qui se seraient affiliés à des ordres
étrangers de chevalerie, parce que cette affiliation
supposait dans ce temps-là des distinctions de
naissance. La loi du 16 octohre 1791 portait •des
sanctions pénales confirmatives de la loi que je viens
de citer. Enfin, je ne m'arrête pas sur plusieurs lois
et décrets qui furent également portés dans le but
(l'effacer tout vestige de la noblesse.


Nul n'ignore que cet ordre de choses fut profon-
dément modifié sous l'Empire. Le sénatus-consulte
du 28 floréal an Xll rétablit certains titres et
certaines grandes fonctions : ainsi le titre de Prince
Impérial, donné au fils de l'empereur, les - titres
de grand dignitaire et de grand officier de la cou-
ronne. C'était un prélude au rétablissement de la
noblesse héréditaire. Lorsque, en 1806, la France fit
la conquête définitive des États de Venise, c'est-à-
dire les enleva à l'Autriche, à qui elle les avait cédés
par un précédent traité, dans ce décret qui réunissait
la ci-devant République de Venise au royaume
(l'Italie, Napoléon se réserva la création de douze
duchés grands fiefs, qui devaient être héréditaires.
Et en donnant un roi au royaume de Naples, il se
réserva également six duchés grands fiefs dans cc


Dl X-HUITIÈME LEÇON.
273


royaume. La France dut être bien étonnée de voir se
reproduire ces dénominations nouvelles de fiefs et de
duchés moins de vingt ans après la nuit du 4 août.
Cette création, disait-on, était faite, non pour intro-
duire des priviléges dans l'État, mais comme des
moyens d'honneur pour récompenser ceux qui, par
l'éclat de leurs services, avaient bien mérité du
pays.


Jusque-là, la féodalité avait été reproduite par le
mot, il est vrai, plus que par la chose dans les pays
que la France avait conquis ; ce fut par le sénatus-
consulte du 14 août 1806 que fut enfin établie la
noblesse impériale héréditaire, étayée de l'institution
des majorats. Le décret impérial du 1°` mars 1808,
concernant les majorats, doit être considéré comme
le décret organique du sénatus-consulte du 14 août
1806. Le majorat est, au fond, une substitution. Il y
avait donc là une dérogation à la loi civile qui défen-
dait toute substitution. C'étaient des dotations
immobilières, inaliénables, transmissibles hérédi-
tairement de mâle en mâle, par ordre de primogéni-
ture, pour que le fils pût soutenir et continuer l'éclat
de la famille.


ll faut pourtant ajouter que, dans ces tentatives
pour reproduire l'ancienne noblesse, on ajoutait à
l'article 6 du sénatus-consulte de 1806 cette clause :
« Les propriétés ainsi possédées sur le territoire


français... n'auront et ne conféreront aucun droit
» ou privilége relativement aux autres sujets fran-
» çais de Sa Majesté et à leurs propriétés ». Et dans
le message adressé au Sénat pour conférer le titre de
duc de Dantzick au maréchal Lefebvre, il est dit :


1. 18




274 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Que ceux qui le porteront « n'y voient jamais un pri_
» vilége, mais des devoirs envers nos peuples et
» nous ». Eu effet, on ne peut pas dire que l'inten-
tion exprimée du législateur fût de porter atteinte à
l'égalité civile; il était, comme il l'a dit plus tard, le
champion de l'égalité, car il sentait que c'étail là au
fond la base de son empire, mais il n'est pas moine
vrai que le passage avait été singulièrement brusque,
et si, dans ces premiers actes, l'empereur était déjà
arrivé au rétablissement, de la noblesse héréditaire et
des majorats, on peut deviner où il serait arrivé en
faisant quelques pas de plus.


Toutes ces dispositions trouvèrent leur sanction
pénale dans l'article 259 du Code pénal : « Toute
» personne, dit cet article, qui aura porté publique-
» ment un costume?. un uniforme ou une décoration
» qui ne lui appartient pas, ou qui se sera attribué


des titres impériaux qui ne lui auraient pas été
» légalement conférés, sera punie (l'un emprisonne-_


ment de six mois à deux ans ».
La Restauration trouva donc en France la noblesse


impériale avec ses titres héréditaires, avec ses majo-
rats et, il faut le dire aussi, avec ses grandes illustra-
tions militaires et ses noms, dont plusieurs rappe-
laient des faits qui ne périront jamais dans l'histoire.
La Restauration ramenait naturellement avec elle la
noblesse ancienne avec ses titres, dont quelques-uns
pouvaient certainement lutter d'illustration histor i


-que avec les plus célèbres des titres modernes, et.
puis toute cette suite (le gentilshommes qui te"
maient dans l'ancien régime la noblesse de deux Ou
trois rangs. On voulut alors essayer une conciliat ion ;


DIX-HUITIÈME LEÇON. 275


c'est là le sens de l'article de la Charte que nous
avons lu au commencement de cette séance, et qui se
trouvai t textuellement dans la Charte de 1814, où il
formait l'article 71 : « La noblesse ancienne reprend
Dses titres, la nouvelle conserve les siens; le roi fait
» des nobles a volonté, mais il ne leur accorde que
Ddes rangs et des honneurs, etc... ».


Vous comprenez le sens de cet article, la noblesse
ancienne, c'est-à-dire la noblesse d'avant la Révolu-
tion; la nouvelle, c'est-à-dire la noblesse impériale.
Le roi fait des nobles à volonté; mais qu'est la no-
blesse aujourd'hui ? L'article 1" de la Charte dit :
» Les Français sont égaux devant la loi, quels que
» soient d'ailleurs leurs titres et leurs rangs ».
Ainsi le titre, le rang n'altèrent en rien ni le droit, ni
l'obligation, ni la capacité; ainsi mêmes impôts,
mêmes lois civiles et criminelles pour tous, mêmes
capacités pour tous; et l'article 62 ajoute : « Le roi
» fait des nobles à volonté, mais ne leur accorde que
» des rangs et des honneurs, sans aucune exemption
» des charges et devoirs de la société ».


Après 1830, la question des majorats a été
abordée sous le point de vue politique, et par la loi
du 12 niai 183, toute institution de ce genre a été
interdite pour l'avenir. Restait la question de savoir
ce. que l'on ferait pour les majorats déjà existants.
On peut bien n'avoir pas égard aux enfants qui ne
sont pas nés; mais quand l'enfant qui doit profiter
de la substitution est déjà né quand un mariage a
été contracté en vue de la substitution, on se trouve
eu face d'une question délicate, parce que ces dispo-
sitions produisent des effets que la bonne foi ne peut




f276 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.méconnaître, et qui ne sont pas réalisés au momentoù l'on change la législation. Ainsi, en 1790, 011 dé-
clara que la propriété était libre entre les mains des
possesseurs actuels ; de là naquirent des milliers de
procès pour savoir quels étaient les possesseurs
actuels. Cette même difficulté se reproduisit en 1830
sur une échelle plus petite. On décida alors que le
majorat ne pourrait s'étendre au delà de deux de-
grés, l'institution non comprise, et que le fondateur
pourrait le révoquer en tout ou partie, à moins qu'il
n'existât un appelé ayant contracté, antérieurement
à la loi, un mariage non dissous ou dont il serait
resté des enfants. Les majorats ne tarderont donc
pas à s'éteindre en France, puisqu'ils ne peuvent
plus aller au delà du deuxième degré.


Il n'y a donc plus aucun droit spécial pour la
noblesse, il n'y a plus pour elle aucune exemption
d'obligations, aucune capacité qui lui soit propre en
tant que noblesse. Mais a-t-elle, du moins, la pos-
session exclusive et garantie de ses titres ? Elle ne
l'a plus, car l'article 259 du Code pénal a été abrogé
par la loi du 28 avril 1832; la phrase que je viens
de vous lire dans l'article 259 n'existe plus. L'ar-
ticle d'aujourd'hui dit toujours que toute personne
qui aura porté publiquement un costume, un uni-
forme ou une décoration qui ne lui appartient pas
sera punie; mais la partie de la loi qui punissait
également toute personne qui se serait attribué des
titres impériaux qui ne lui auraient pas été légale-
ment conférés n'existe plus, de sorte que, aujour-
d'hui, tout homme qui voudrait prendre un titre n'a
plus rien à démêler qu'avec une seule justice. la


DIN-HUITIÈME LEÇON.
277


justice de l'opinion publique, qui, vous le savez,
porte ses arrêts et les sanctionne par le ridicule.


Dès lors, il est exactement vrai de dire que la no-
blesse n'est plus aujourd'hui qu'un titre, qu'une
qualification d'honneur qui peut placer un homme
dans une classe ou dans une autre de la société pri-
vée, un titre que le pouvoir peut lui conférer, mais
dont nul ne peut lui garantir la possession exclusive,
un titre qui ne le dispense d'aucune obligation ci-
vile ou militaire, car la Charte dit que tous les Fran-
çais sont également admissibles aux. emplois civils
ou militaires. Ce titre enfin ne lui confère aucune
capacité propre en tant que noble.


Voilà donc à quoi se réduit aujourd'hui la ques-
tion de la noblesse, voilà comment ce fait n'est plus
incompatible avec l'égalité civile : c'est purement
une question de rang, mais ce n'est plus une ques-
tion de droit, une question d'inégalité devant la loi.
Il existera si l'on veut une noblesse, mais ce qui est
parfaitement sûr, c'est que l'opposé n'existe plus, il
n'y a plus aujourd'hui de roturiers. Aujourd'hui
tout Français peut. dire comme les vieux Espagnols:
« Je suis noble », pourvu qu'il ajoute, « parce
que je suis libre et l'égal de qui que cc soit devant
la loi ».


Ce que nous avons dit de la noblesse concerne,
plus forte raison, une autre institution qui n'a rien


d'héréditaire, la Légion d'honneur. Le culte des
belles actions n'a jamais été abandonné dans aucun
Pays; aussi clans la Constitution de 1791, après l'abo-
l ition de la noblesse et de tous les priviléges de nais-
sance, il était (lit : « La Constitution délègue exclusi-




D


:278 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


veinent au Corps législatif le pouvoir d'établir
les lois d'après lesquelles les marques d'honneur


D ou décorations purement personnelles seront
accordées à ceux qui auront rendu des services à
l'État ». Telles étaient les dispositions d'une cons-


titution établie sur la ruine des priviléges.
dans la Constitution de 1793, il était dit que le Corps
législatif décernait les honneurs publics à la mémoire
des grands hommes. La Constitution de l'an VIII
contient une disposition encore plus importante;
elle renferme en effet un article qui a servi de base à
la loi qui a créé la Légion d'honneur; cet article; qui
porte le no 87, est ainsi conçu : « Il sera décerné des


récompenses nationales aux guerriers qui auront
rendu des services éclatants en combattant pour
la République ».
Tel était l'état des choses au commencement


du Consulat. La noblesse et les ordres de chevalerie
avaient été abolis, à l'exception de ce qu'on regar-
dait en quelque sorte comme roturier. D'ailleurs on
avait reconnu que le législateur pouvait décerner des
récompenses à ceux qui auraient rendu des services
publics et surtout des services militaires; cette idée
fut fécondée par Napoléon. S'étant pour ainsi
dire substitué à tout, il ne tarda pas à imaginer de
substituer un mobile nouveau, un mobile d'entraîne-
ment et d'enthousiasme qui devait s'affaiblir sous le
Consulat, lorsqu'à des guerres d'idée et à des gue r


-res nationales allaient succéder des guerres de
cabinet; il fallait d'ailleurs quelque chose qui rat-
tachât davantage celui qui décernait les récom-
penses à ceux qui les obtenaient. Il s'appuy a


sur


DIX-ITUITIEME LEÇON.
279


l'article 87 de la Constitution de l'an VIII pour fon-
der la Légion d'honneur . « En exécution de l'article
, 87 de la Constitution, concernant les récompenses


utilitaires, dit l'article l er de la loi du 29 floréal
an X, et pour récompenser aussi les services et les
vertus civiles, il sera formé une Légion d'hon-
neur ». Il y avait là une extension de l'esprit de


la loi constitutionnelle. Cependant, c'était rendre
hommage à la constitution que de l'invoquer.


-
Mais la Légion d'honneur était fondée par un


grand capitaine et chez un peuple militaire ; il n'est
pas étonnant dès lors qu'elle fût organisée militaire-
ment. La Légion d'honneur avait 'un grand conseil
d'administration composé de sept grands officiers, et
quinze cohortes, comme qui dirait quinze bataillons,
comprenant des grands officiers, des commandants,
des officiers et des légionnaires. Des biens natio-
naux devaient être affectés à chaque cohorte pour
fournir des traitements et établir des hospices et des
logements pour recueillir soit les membres de la Lé-
gion que leur vieillesse, leurs infirmités ou leurs bles-
sures auraient mis dans l'impossibilité de servir
l'État. 11 y avait là une organisation faite à l'instar
des corps militaires et quelques réminiscences des
anciens ordres de chevalerie.


Ou pensera ce qu on voudra de l'institution de la
Légion d'honneur et de tous les ordres ; mais, quoi
qu'on en puisse penser, personne ne révoquera en
doute qu'il n'y ait eut là un mobile extrêmement
puissant, qui a produit surtout ce que son auteur
voulait produire, l'attachement des légionnaires au
fondateur de l'ordre, l'union intime des légionnaires




t •


DIX-NEUVIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Exception au principe de l'égalité civile : système colonial; esclavage.
— Colonies dans le monde ancien et dans le monde moderne. — Cinq
systèmes de colonies modernes : colonies agricoles; — de planteurs;


de mines; — comptoirs de commerce; — colonies pénales. —
Comment s'est établie la colonisation moderne. — Découvertes des


Portugais et des Espagnols au xv° siècle : partage fait par le pape.




Conquêtes des Anglais et des Hollandais. — Établissements fran-
çais. — Colbert. — Organisation du système colonial.


MESSIEURS ,


Après avoir examiné le principe fondamental de
notre organisation sociale, le principe de l'égalité
civile, tel qu'il est posé dans l'article l er de notre
loi constitutionnelle, nous avons parlé de certains
faits tels que la noblesse et les distinctions hono-
rifiques ; nous avons vu que ces faits ne sont au
fond que la traduction légale de certaines inéga-
lités de condition et de rang qui ne portent pas
atteinte au principe de l'égalité civile, de l'égalité
(levant la loi.


Mais il y a un autre fait. qui n'admet pas la même
explication et qui est- cependant consacré par un


280
COURS DE. DROIT CONSTITUTIONNEL.


avec Napoléon. Mais il y a ensuite un fait historique
irrécusable, c'est l'effet magique que produisit la
création de la Légion d'honneur, surtout sur la partie
militaire de la nation.


La Restauration trouva la Légion d'honneur telle-
ment enracinée dans le pays que, bien qu'elle revint
escortée de ses anciens ordres de chevalerie, elle ne
songea pas même à toucher à celui-là. Elle le con-
firma par la Charte, article 72, et par l'ordonnance
du 19 juillet 1814. qui, du reste, modifia l'institu-
tion et lui enleva surtout la forme militaire et
aussi les droits politiques attachés au titre de
membre de la Légion. Il n'y eut donc plus là qu'une
distinction honorifique, ne conférant auctm droit de
capacité.


En 1830, deux ordonnances, celles du 13 et du
25 août, ont modifié la décoration et substitué les
drapeaux tricolores aux fleurs (le lis. C'était une
application de l'article 63 de la nouvelle Charte :
« La Légion d'honeur est maintenue. Le roi déter-
» minera les règlements intérieurs et la décora-
» tion X.




282 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


article de la Charte constitutionnelle, par l'article 64
qui reconnatt un régime spécial, particulier, pour
les colonies. « Les colonies françaises, dit cet ar-
ticle, seront régies par des lois particulières ».
La Charte de 1814 contenait quelque chose de plus ;
elle disait « Les colonies seront régies par des.
lois et des règlements particuliers ». Dans la Charte
de 1830 le mot règlement a disparu. Avant la révo-
lution de 1830, les colonies pouvaient être régies ou
par des lois proprement dites, ou par de simples
ordonnances royales appelées règlements ; aujour-
d'hui elles doivent être régies par des lois. C'est
là, sans doute, un changement important sur le-
quel nous reviendrons bientôt en examinant le ré-
gime colonial ; nous verrons alors la distinction
faite par la loi de la puissance législative et admi-
nistrative dans les colonies.


Quoi qu'il en soit, que les colonies soient régies
par des lois ou par des règlements, toujours est-
il que le système colonial n'est pas le système
français, toujours est-il que les colonies né sont pas
régies uniquement et exclusivement par le droit
français, qu'il y a là un droit particulier qui n'est
pas le droit commun de la France. On ne peut pas
se dissimuler qu'il y a, dans le fait des colonies,
une exception au principe de l'égalité civile et,
jusqu'à un certain point même, au principe de
l'unité nationale. Encore une fois, le droit des colo-
nies n'est pas en tout et pour tout le droit commun
des Français.


Il est vrai que, s'il est des êtres humains qui puis-
sent avoir le droit de se plaindre de cette situation


DIx-NEUVIÈME LEÇON. 283


exceptionnelle, ce ne sont guère les colons eux-
mêmes. Car avant de se plaindre que le droit com-
mun de la France ne soit pas le droit commun des
colonies, avant, dis-je, d'avoir le droit de se plain-
dre de cette exception pour eux-mêmes, les colons
devraient renoncer à la plus choquante des excep-
tions, au plus choquant de tous les priviléges, à un
fait que je n'ose pas, que je n'oserai jamais appeler
un droit, à ce fait en vertu duquel un colon est ce
qu'aucun roi de l'Europe n'est plus, c'est-à-dire un
propriétaire d'hommes.


Oui, il y a des colonies, et dans ces colonies il y a
des esclaves; il est des terres qu'on doit appeler
françaises, et sur ces terres il y a des esclaves ; il est
des hommes qui ont respiré en naissant l'air que res-
pirent les Français, et ces hommes sont des esclaves;
il est des hommes dont le français est la langue ma-
ternelle, et ces hommes sont des esclaves ; il est des
hommes régis par la loi française, et ces hommes
sont des esclaves ; il est des hommes qui adorent le
Dieu des Français, avec les formes du culte français,
et ces hommes sont des esclaves. On les a faits chré-
tiens, mais on n'a pas songé d'abord à les faire
hommes.


Nous nous connaissons à l'heure qu'il est, Mes-
sieurs, et vous êtes bien convaincus, j'espère, que
nul plus que moi ne hait les vaines déclamations.
Nul plus que moi ne comprend le péril de ces décla-
mations et la prudence que tout homme qui se
respecte doit apporter en traitant„de pareilles ques-
tions. Mais le fait de l'esclavage , de l'esclavage
existant au milieu de nous, au xixe siècle, est. un fait




I


284


cons DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


trop grave pour qu'on puisse le passer sous silence.
Le passer sous silence, ce serait faire un mensonge,
et le mensonge ne peut jamais s'allier avec la science.


L'esclavage existe clans nos colonies. Sans vouloir
accepter dans toute son étendue les apologies des
colons, sans vouloir prendre au pied de la lettre ces
descriptions officieuses qui tendraient à nous faire
voir dans la case (le l'esclave la chaumière de Philé-
mon et Baucis, sans vouloir souscrire aux exceptions
par trop dilatoires, aux ajournements par trop indé-
finis de quiconque voudrait allier l'honneur d'un lan-
gage libéral aux profits de la servitude, je reconnais
cependant qu'il y a eu, en fait, quelques amélio-
rations dans le régime de l'esclavage. Je reconnais
que les horreurs malheureusement trop vraies des
temps passés ne peuvent plus se rencontrer clans les
possessions françaises. L'empire des maîtres sur les
esclaves est aujourd'hui modifié, adouci, et le sort
de ces malheureux est moins déplorable. Mais il
n'est pas moins vrai que l'esclavage existe. Or qui
dit esclavage dit appel à toutes les mauvaises pas-
sions, soit du maitre, soit de l'esclave, et malheu-
reusement les appels aux mauvaises passions restent
rarement sans réponse.


J'ai dit que l'esclavage existe clans nos colonies.
Mais que sont donc les colonies? Qu'est-ce qu'une
colonie ? C'est, vous le savez tous, le nom qu'on
donne aux établissements des Européens dans les
autrés parties du monde, en Asie, en Afrique, en
Amérique, et il faut ajouter aujourd'hui dans
l'Océanie.


Les colonies et les colonisations sont un fait de


DIX-NEUVIÈME LEÇON. 285


la plus haute antiquité. Dans le monde ancien, la
colonisatio n avait souvent un but particulier, un but
qui était lui-même le résultat de la formation des
sociétés dans le monde ancien. Qui n'a pas entendu
parler des nombreuses et souvent très-florissantes
colonies des Phéniciens, des colonies grecques et
même des colonies romaines? Mais, vous le savez, si
le nom était le môme, il y avait de profondes diffé-
rences dans les choses. Les uns, en établissant des
colonies, en s'éloignant de leur patrie pour s'établir
ailleurs, obéissaient à la loi du trop-plein dans les
populations, à cette loi que les historiens des temps
anciens méconnaissent trop souvent, ou à laquelle,
du moins, ils n'attribuent pas toute l'influence qu'elle
a eue dans les événements de l'histoire ancienne.
Cette loi économique, irrécusable, que la population
a une tendance physique constante à se presser con-
tre la dernière limite des subsistances, cette loi qui,
si elle n'est pas dirigée par l'intelligence et la mora-
lité humaines, est cause de grandes souffrances et
de grands désastres , agissait d'une manière bien
plus terrible chez les peuples de l'antiquité que chez
Mous, parce que le développement de l'industrie
était moindre et l'accumulation des capitaux beau-
coup plus difficile, car l'accumulation des capitaux
n'est aisée que là où règnent la justice et le droit.
Le niveau, l'équilibre entre la production des moyens
de subsistances et l'accroissement de la population
s'établissait et se maintenait dans le inonde ancien
plus difficilement qu'il ne s'établit et ne se maintient
chez nous, qui cependant sommes exposés à voir quel-
quefois la dernière limite atteinte dans un lieu ou dans




286 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


un autre. Et de là ces luttes de peuple à peu-
ple, de là ces migrations, ces déplacements, et
de là aussi beaucoup de colonies et de colonisa-
tions.


D'autres avaient pour but essentiel le commerce,
l'établissement d'exploitations commerciales. Lors-
qu'on voulait porter l'action du commerce dans
des pays un peu éloignés, on ne concevait pas d'au-
tre moyen de le faire que d'établir une colonie,
parce qu'on se trouvait dans des pays tout à fait
déserts, ou qu'on avait affaire à des peuples bar-
bares ou très-incultes, à des gouvernements dont
on ne pouvait guère espérer de protection. On ne
pouvait donc pas, comme aujourd'hui, aller, venir,
commercer, faire des transactions en toute sécu-
rité ; il fallait faire un établissement dans le lieu
même pour avoir une correspondance avec ce lieu
et en exploiter les ressources commerciales, comme
aujourd'hui encore on a besoin de certains éta-
blissements sur les côtes d'Afrique et ailleurs,
parce que sans cela le commerce serait impossible.


Enfin il y avait des colonies qui avaient pour but
la domination du pays. Si les colonies phéniciennes
étaient essentiellement commerçantes, si les colo-
nies grecques étaient, les unes des établissements
de commerce, les autres des exutoires de popu-
lation, les colonies romaines étaient essentielle-
ment des établissements faits dans le but de fonder
la domination du peuple romain sur les diverses
parties du monde. C'étaient surtout des militaires,
des vétérans qu'on établissait dans la colonie. La
colonie réfléchissait, pour ainsi dire, Rome elle-


DIX-NEUVIÈME LEÇON. 287


même ; c'était un foyer de la puissance et de la
civilisation romaines qui rayonnait dans la province
où il s'établissait ; et c'est ainsi que les colonies ont
été un moyen puisant pour répandre la civilisation
romaine.


Dans le monde moderne, les colonies ont joué
un rôle qui n'a été ni moins grand ni moins im-
portant et par son but et par ses résultats. Et, il
faut le dire, c'est là une des parties de l'histoire
moderne qui a été le moins approfondie, et qui
demande encore les investigations de savants et
d'historiens capables d'apprécier tout à la fois les
résultats politiques et les résultats économiques (le
la colonisation moderne. Le fait des colonies est un
fait capital, un fait de la plus haute importance dans
l'histoire moderne, parce qu'il s'est développé avec
l'esprit de commerce et d'industrie dans les temps
modernes, et qu'il a en même temps exercé une
grande influence sur la politique des divers États.
C'est la partie la plus populaire, la plus nationale de
l'histoire moderne, dans ce sens que c'est la partie
sur laquelle se portait la vie réelle des peuples ;
une guerre ayant pour but un fait commercial était
plus populaire, plus nationale que tant de guerres
ayant pour cause une sucession ou une acquisition
de territoire.


Les colonies modernes aussi peuvent être divisées
en plusieurs classes. Il y a eu des colonies agri-
coles, des colonies qu'on pourrait aussi, à la ri-
gueur, appeler agricoles, mais qu'on a appelées
plus proprement colonies de planteurs, parce
qu'elles ont pour but un certain travail à la fois




288 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
agricole et industriel : il y a eu des colonies pour les
mines ; il y a eu des colonies qui n'étaient réelle-
ment que ce qu'on a appelé des comptoirs ; et enfin
des colonies pénales.


Il n'entre pas dans notre mission de traiter ici à
fond l'histoire et la matière des colonies anciennes,-
ni même des colonies modernes ; j'ajoute cependant
quelques mots pour expliquer ces dénominations
dont j'ai fait usage, et que je pourrai employer quel-
quefois.


J'ai dit qu'il y avait des colonies agricoles. Ainsi
que le mot l'indique, ce sont des établissements
formés dans un pays dans le but d'en exploiter le
sol pour en tirer tous les produits agricoles qu'il
peut fournir. Ainsi l'ancienne colonie française du
Canada, ainsi ces colonies anglaises qui ont formé
les États-Unis étaient, à proprement parler, des
colonies agricoles, et elles ont commencé souvent
d'une manière analogue à certaines colonies an-
ciennes. Dans l'antiquité, il arrivait quelquefois
qu'une colonie se formait comme moyen de mettre
fin à un schisme politique ; le parti vaincu renon-
çait à la lutte et allait s'établir ailleurs. JE en a été
de même dans les temps modernes, et ce n'est pas
proprement un dissentiment politique, mais c'est
un dissentiment de croyance qui a été la causé
de plusieurs des émigrations principales dont sont
résultés les Etats-Unis. Vous savez que Cromwell
allait mettre le pied sur un navire (lui partait pour
l'Amérique, lorsque ce navire fut arrêté par ordre de
Charles I.


Les colonies de planteurs sont des colonies éta-


DIX-NEUVIÈME LEÇON.


289
blies dans des endroits où l'on a introduit cer-
taines cultures déterminées, qui n'étaient pas nées
dans ces pays. Il ne faut pas croire que la cul-
ture du sucre fût une culture indigène aux Antilles.
De même le café est, pour ce qu'on appelle les
Indes occidentales, une culture transportée. Le but
des colonies de planteurs n'est pas de former un
pays, de créer une population ; c'est de prendre
le pays, le sol, la population qu'ils peuvent avoir,
et d'en faire une machine à café, à sucre, à. indigo,
d'en tirer le plus de sucre, de café et d'indigo qu'il
est possible.


Les colonies de mines sont établies principale-
ment dans le but d'exploiter les mines d'un pays, les
mines d'or, les mines d'argent et d'autres matières
plus précieuses encore.


Les colonies qu'on a appelées comptoirs répon-
dent à cette idée que j'aie émise en parlant des colo-
nies anciennes ; elles répondent à la nécessité d'avoir
quelqu'un à poste fixe dans certains endroits, non
qu'on veuille s'y établir comme peuple, comme mai-
tre du pays, comme gouvernement, mais parce
qu'on ne pourrait pas sans ce point d'appui, sans ce
jalon de nationalité, exercer un commerce sûr et ré-
gulier dans ces parages. Ainsi ces comptoirs s'ap-
puient d'un petit fort, ils s'appuient d'une force ar-
mée plus ou moins considérable là où se débarquent
les marchandises et se tiennent les marchés ; on so
donne une protection que le pays ne donnerait
pas.


Enfin il y a des colonies pénales. C'est l'Angleterre
qui a eu recours à ce moyen ; elle s'est débarrassée


1. 19




290 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


d'une grande quantité de condamnés en les dépor-
tant dans un de ses établissements les plus éloignés.
Le premier et le plus célèbre est celui de Botany-
Bay. Là les condamnés ont été soumis à des régimes
divers plus ou moins larges ou plus moins sé-
vères ; il ne m'appartient pas d'entrer ici dans la
description des colonies pénales, cela serait hors de
mon sujet.


Voilà les cinq systèmes sous lesquels peuvent se
ranger avec plus ou moins d'exactitude tous les faits
de la colonisation des temps modernes : — colonies
agricoles ; — colonies de planteurs ; — colonies de
mines ; — comptoirs de commerce ; — colonies pé-
nales.


Le système colonial moderne a dû son dévelop-
pement principal aux grandes découvertes qui ont
séparé pour ainsi dire l'époque du moyen âge de
l'époque moderne. Le xv e siècle, par ses grandes
découvertes, a imprimé au monde moderne et à
l'histoire moderne un caractère tout particulier.
Ces hommes si célèbres qui ont révélé à l'Europe
le passage du cap de Bonne-Espérance, les côtes
d'Afrique, auparavant inconnues, les Indes orien-
tales, l'Amérique ; ces hommes qui ont ouvert à
l'Europe, et dès l'abord au Portugal et à l'Espagne,
ces mondes nouveaux, ces nouveaux trésors, ces
idées nouvelles, ont, encore une fois, changé l'as-
pect de l'Europe et ouvert une vaste carrière au
système colonial.


Vous savez ce qui arriva après les grandes décou-
vertes de Vasco de Gama et de Colomb, lorsque
l'Espagne et le Portugal comprirent qu'il y avait là


DIX-NEUVIÈME LEÇON.
291


des mondes nouveaux ouverts à leur industrie et,
il faut le dire, hélas ! à leur rapacité. Ils eurent,
recours au pape pour savoir dans quelles limites
ces mondes nouveaux leur appartiendraient. Et
par une bulle de 1493, Alexandre VI, en sa qua-
lité de maître suprême du monde, tira un méri-
dien à cent milles à l'ouest des Açores pour sé-
parer les possessions espagnoles des possessions
portugaises. Bientôt après, en 1494, ce partage fut
modifié par le traité de Tordesillas, qui porta le
méridien à 275 milles plus à l'ouest pour rendre
le partage plus équitable. Ce traité fut confirmé par
une bulle de 1506.


Ainsi l'Espagne et le Portugal se partageaient le
monde commercial. Mais avec l'incapacité gouverne-
mentale de ces cieux pays, cette grande et belle pos-
session ne pouvait leur rester longtemps, et ils pu-
rent bientôt s'appliquer le sic vos non vobis du poète.
Déjà, du temps d'Élisabeth, des navigateurs anglais
commencèrent leurs conquêtes. Déjà, sous Phi-
lippe Il, les patriotes hollandais allèrent chercher
dans ces mers mal protégées les trésors avec les-
quels ils défendaient leur liberté dans les marais de
la Hollande contre les forces de l'Espagne. Les Fran-
çais arrivèrent plus tard sur la scène et se dirigèrent
surtout vers les Antilles. Les premiers établisse-
ments français furent des établissements particuliers.
On forma un établissement à Saint-Christophe, en
1625 ; dix ans plus tard, on s'établit à la Martinique
et à la Guadeloupe.


Mais c'est seulement à partir de 1660 que le sys-
tème colonial français prit son développement. Jus-




COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


que-là il n'y avait eu que des établissements particu-
liers, des établissements despéculateurs, des établis.
sements de hardis navigateurs, mais ce n'étaient
pas de véritables établissements de la France, des
établissements faisant partie de l'empire français. Ce
fut Colbert, homme qui avait pressenti tout ce que
la puissance du travail pourrait un jour produire de
prodiges dans le monde, et particulièrement en
France, homme aux vues économiques duquel.on a
peut-être fait plus d'honneur que lui-même n'en au-
rait réclamé, mais homme dont l'impulsion n'a pas
été moins grande et moins utile au pays, malgré
quelques erreurs, ce fut Colbert qui transforma ces
tentatives françaises en établissements nationaux. Il
acheta pour un million toutes ces possesions que la
force publique ne garantissait pas encore, et dès lors
la Martinique, la Guadeloupe, Sainte-Lucie et d'au-
tres petites iles devinrent possessions françaises.


À peu près dans le même temps, grâce à la fois à
l'audace des flibustiers et à la déplorable admini-
tration des Espagnols, la France s'empara d'une
grande partie de l'île de Saint-Domingue, qui lui fut
assurée plus tard par le traité de Ryswick.


La France se trouva ainsi avoir de belles et
vastes colonies de plantations aux Antilles ; elle
avait en même temps une vaste colonie agricole au
Canada, des établissements dans les Indes orientales,
des établissements sur les côtes et dans la mer
d'Afrique; il s'agissait d'organiser le système colo-
nial qui convenait le mieux à ces territoires; à ces
pays, à ces populations. Et d'abord je dois dire que
l'idée d'incorporation ne se présenta pas aux esprits.


DIX-NEUVIÈME LEÇON.
293


Encore une fois, tous ces établissements n'étaient
envisagés que sous le point de vue de l'exploitation
commerciale. On ne voyait pas là un sol et des
hommes pour qui on pût concevoir l'idée d'incor-
poration à la nation française ; on n'y voyait pas
autre chose que des établissements dont on pouvait
tirer plus ou moins de richesses, et au moyen des-
quels on pouvait donner un plus grand développe-
ment à la marine militaire. Voilà l'idée avec laquelle
tous les gouvernements envisageaient les établisse-
ments coloniaux.




VINGTIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Commerce des nègres encouragé par les gouvernements et réglementé.
— Dispositions principales de la législation connue sous le nom de
Code noir. — Esclaves envoyés en France; marché d'esclaves à Paris.
— État des colonies au moment de la révolution de 1789. — Influence
de l'opinion sur l'application des lois. — Ligne de démarcation établie
par la différence de couleur de la peau. — Anecdotes à ce sujet.


MESSIEURS,


Nous avons vu comment s'est formé, quant aux
possessions elles-mêmes, le système colonial mo-
derne. Mais ici arrive un fait nouveau, et c'est là le
fait important pour nous. Les plantations ou l'ex-
ploitation des mines dans les colonies exigeaient
des travaux auxquels la population transportée
d'Europe était loin de suffire, et les faibles débris
de la population indigène qui avaient survécu aux
atteintes de la férocité espagnole, n'étaient pas de
nature à pouvoir supporter les fatigues qu'impo-
sait l'insatiable avidité des exploiteurs de mines
et des planteurs. Les malheureux indigènes avaient
souffert plus de maux que l'imagination n'en peut


VINGTIÈME LEÇON.
295


rêver, des maux tels que je n'en voudrais de ma vie
relire l'histoire, car je ne connais pas de torture
morale plus grande que cette lecture. Ils finirent
par trouver un avocat zélé, un homme de religion
et d'humanité qui ne craignit pas de plaider leur
cause. Vous avez tous compris que je veux parler
de Las Casas. Eh bien, voyez la combinaison étrange
des choses humaines. Cet esclavage, qui est encore
aujourd'hui la plaie de notre civilisation, est dû
en grande partie à l'humanité de Las Casas. Il
voyait exiger des Indiens des travaux qui étaient
décidément au-dessus de leurs forces, il voyait les
débris de cette misérable population près de dis-
paraître du sol américain, il voyait le jour où il
ne resterait pas un homme pour pleurer sur le
tombeau de l'ancienne Amérique, et il conçut
l'idée de remplacer le faible bras de l'Indien par
le bras vigoureux de l'Africain ; il conçut l'idée de
transporter le nègre aux Antilles.


Le commerce des nègres est antérieur à la décou-
verte de l'Amérique ; il est dû en partie aux Portu-
gais, qui avaient formé des comptoirs sur la côte
d'Afrique. Au lieu de s'opposer à la cupidité des
petits rois africains qui vendaient leurs sujets pour
de l'eau-de-vie ou pour quelques morceaux de clin-
quant, ils se prêtaient à ce commerce, et lorsque
ces petits rois faisaient ce que nous pourrions
appeler la presse des esclaves, les comptoirs portu-
gais s'ouvraient pour recevoir ces esclaves et en
payer le prix.


Le commerce des esclaves s'établit donc aux An-
Unes. C'est surtout à partir de 1517 qu'il devin




206 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


régulier et permanent. Charles-Quint donna à son
favori La Rressa le monopole du transport annuel
de 4,000 esclaves ; celui-ci le vendit aux Génois, qui
recevaient les esclaves (les Portugais. Nais un fait
nouveau vint surtout donner de l'agrandissement
à ce commerce. En 1041 on transporta du Brésil à
l'île de Barbade la culture de la canne à sucre, et
cet essai ayant dépassé toutes les espérances, dé-
cida de la culture des Antilles. On résolut d'y• cul-
tiver principalement la canne à sucre ; on se per-
suada de plus en plus qu'il fallait pour cela le bras
des nègres, et le commerce des esclaves en prit
une extension déplorable. 1,es gouvernements ne
résistèrent point à la cupidité des spéculateurs;
l'esclavage fut toléré, encouragé même, et en le
réglementant on le légitima, je veux dire qu'on lui
donna une existence légale, car je n'entends pas
dire qu'il soit au pouvoir de personne de rendre
légitime . l'asservissement d'une classe d'hommes par
une autre.


C'est ainsi que l'esclavage fut rétabli au sein de
notre civilisation, dans des pays chrétiens; et Rome
qui lançait des interdits lorsqu'on osait toucher
à un couvent, ou lorsqu'on osait, permettre l'im-
pression d'un ouvrage qui lui déplaisait, Rome crut
probablement que la loi du Christ n'avait point
été prêchée pour les angles faciaux étroits et les
peaux noires. Et l'on vit pendant trois siècles les
gouvernements chrétiens réglementer l'esclavage
comme auraient pu le faire iElitis Sextus, Clatide et
Adrien.


La France réglementa comme les autres. Louis XIV


VINGTIÈME LEÇON. 297


rendit au mois de mars 1685 le fameux édit connu
sous le nom de Code noir, qui avait pour objet
de régler la discipline des esclaves nègres des îles
de l'Amérique française. Et ce Code noir, dont on
ne peut lire aujourd'hui certaines parties sans fris-
sonner, ce Code noir a été, dans son temps, un pro-
grès, une amélioration, une garantie pour les mal-
heureux esclaves.


Il y avait deux origines pour les esclaves des
colonies. Les uns provenaient de cet abominable
commerce qu'on appelle la traite, et faisaient par-
tie de ces cargaisons d'hommes qu'on allait cher-
cher sur la côte d'Afrique et qui étaient livrés par
les petits tyrans du pays ; les autres étaient les
enfants des premiers, nés dans la colonie, et que le
malheur de leur naissance faisait esclaves comme
leurs pères.


Les uns et les autres sont la propriété absolue
de leurs maîtres ; tout ce qui peut venir aux es-
claves par industrie, ou par la libéralité d'autres
personnes ou autrement, à quelque titre que ce
soit, est acquis en pleine propriété à leurs maîtres,
sans que les enfants des esclaves, leur père et
mère, leurs parents ou tous autres, libres ou es-
claves, puissent rien prétendre par succession,
disposition entre-vifs ou à cause de mort. Il ré-
sulte cependant d'une autre disposition du même
édit que les esclaves pouvaient obtenir de leurs
maîtres la permission de faire un trafic à part et
de se constituer un pécule avec leurs gains.


L'esclave est considéré comme meuble ; il entre
donc dans la communauté, n'est pas sujet à hypothè-




C98 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


que, et sa saisie se fait dans la forme des saisies de
choses mobilières.


Les esclaves ne peuvent être pourvus d'aucune
fonction publique, ni être constitués agents par
d'autres que leurs maîtres, pour agir ou adminis-
trer aucun négoce, ni être arbitres-experts ou
témoins, tant en matière civile que criminelle, et en
cas qu'ils soient entendus en témoignage, leurs dé-
positions ne peuvent servir que de mémoires, pour
aider les juges à s'éclairer, sans qu'on en puisse
d'ailleurs tirer aucune présomption, ni conjecture,
ni ad minicule de preuve.


Le maître a le droit de faire enchaîner son esclave
et de le faire battre de verges ou de cordes, mais il
ne peut lui donner 'la torture ni lui faire aucune mu-
tilation de membres, à peine de confiscation de l'es-
clave et de poursuite extraordinaire contre le maître.
Celui qui aura tué un esclave doit être poursuivi
criminellement et puni selon l'atrocité des circons-
tances ; mais il peut y avoir lieu à absolution même
dans ce cas.


L'esclave qui aura frappé son maître ou la femme
de son maître, sa maîtresse ou leurs enfants avec
contusion ou effusion de sang, ou au visage, est puni
de mort. — L'esclave fugitif qui aura été en fuite
pendant un mois, aura les oreilles coupées et sera
marqué d'une fleur de lis sur une épaule ; s'il réci-
dive un autre mois, il sera marqué sur l'autre épaule
et aura le jarret coupé ; la troisième faute est punie
de mort. — L'esclave puni de mort, sur la dénoncia-
tion de son maître, doit être estimé avant l'exécution
par deux principaux habitants de l'île, nommés d'of-


VINGTIÈME LEÇON. 299


Lice par le juge, et le prix d'estimation est payé au
maître..


L'esclave ne peut porter aucune arme offensive,
ni de gros bâtons, à peine du fouet. — L'attroupe-
ment d'esclaves appartenant à différents maîtres,
soit le jour, soit la nuit, sous prétexte de noces
ou autrement, soit chez un de leurs maîtres ou
ailleurs, est puni au moins du fouet et de la fleur
de lis (marque sur l'épaule), et, en cas de réci-
dive ou de circonstances aggravantes, il est puni de
mort.


Si la loi considère en général l'esclave comme
une chose, elle le considère aussi en quelques
points comme un homme, bien que son incapacité
soit fort étendue. Ainsi il doit être jugé de la même
manière, avec les mêmes formalités que les per-
sonnes libres; mais il eût été difficile de faire
différemment, à moins de juger l'esclave sans l'en-
tendre.


Les esclaves doivent être baptisés, élevés et ins-
truits dans la religion catholique, dont un des dogmes
fondamentaux est l'égalité devant la loi et devant
Dieu.


Les esclaves peuvent se marier avec le consen-
tement de leurs maîtres, et sans que le consente-
ment du père et de la mère de l'esclave y soit né-
cessaire. Il est défendu aux maîtres d'user d'aucune
contrainte sur leurs esclaves pour les marier contre
leur gré. Les enfants nés de mariages entre esclaves
appartiennent au maître de la femme, si le mari et
la femme ont .des maîtres différents. Un homme es-
clave peut. épouser une femme libre, ou un homme




ner
300 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


libre épouser une esclave, et dans ce cas les enfants
suivent la condition de la mère.


L'homme libre qui aura eu un ou plusieurs en-
fants de son concubinage avec une esclave est,
ainsi que le maître qui l'aura souffert, puni d'une
amende, et s'il est lui-même le maître de l'esclave
de laquelle il aura eu des enfants, l'esclave et les
enfants seront confisqués au profit de l'hôpital,
sans pouvoir jamais être affranchis. Si toutefois le
maître n'était point marié pendant son concubi-
nage et épouse l'esclave, elle est affranchie par
ce mariage, et les enfants sont rendus libres .et
légitimes.


Les maîtres sont tenus de faire mettre en terre
sainte, dans des cimetières destinés à cet effet,
leurs esclaves baptisés ; ceux qui mourraient sans
avoir reçu le baptême doivent être enterrés la nuit
clans quelque champ voisin du lieu où ils seront
décédés.


Les dimanches et jours de fête doivent être res-
pectés; il est défendu de faire travailler les esclaves
ce jour-là, depuis l'heure de minuit jusqu'à l'autre
minuit, sous peine d'amende et de punition arbi-
traire contre les maîtres et de confiscation tant des
esclaves surpris clans leur travail que des produits
de ce même travail. Il y avait là, non pas seulement
une prescription religieuse, il y avait une affaire
d'humanité. Les jours de fête, l'esclave ne s'éveillait
pas au bruit du fouet du commandeur, et il pou-
vait goûter un peu de repos. La loi anglaise avait
été encore un peu plus loin , au moins à l'égard
des enfants ; elle ne permettait pas de les faire


VINGTIÈME LEÇON. 301


travailler au delà d'un nombre d'heures déter-
miné.


Le maître doit à l'esclave les vêtements et la nour-
riture, et ne peut se décharger de cette obligation
en permettant à l'esclave de travailler certains jours
de la semaine pour son compte particulier. La loi
détermine en quoi doivent consister la nourriture et
l'habillement. Les esclaves qui ne seraient point
nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres comme
le veut la loi, peuvent en donner avis au magistrat,
qui peut également être prévenu d'une autre ma-
nière et poursuivre d'office.


Le maître doit nourrir et entretenir ses esclaves
infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, et s'il
les abandonne, ils sont adjugés à l'hôpital, auquel le
maitre est tenu de payer chaque jour une somme dé-
terminée.


Le mari, la femme et leurs enfants impubères,
s'ils sont tous sous la puissance du même maître,
ne peuvent être saisis et vendus séparément, et si,
dans les aliénations volontaires, la séparation a lieu,
l'aliénateur est privé des membres de la famille qu'il
aurait gardés, et qui sont adjugés à l'acquéreur,
sans qu'il soit tenu de faire un supplément de
prix. On ne voulait pas que l'avidité du maitre pût
aller jusqu'à briser tous les sentiments de la na-
ture.


Le maître a le droit d'affranchissement, et l'édit
de 1685 attribuait ce droit même aux mineurs éman-
cipés de vingt ans, qui pouvaient affranchir leurs
esclaves par tous actes entre-vifs ou à cause de mort,
sans être tenus de rendre raison de l'affranchisse-




302
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ment et sans avoir besoin de l'avis de parents. Mais
une déclaration du roi, du 15 décembre 1721, se
fondant sur le préjudice considérable qu'aurait causé
aux colonies l'abus de ce droit par les mineurs, inter-
dit aux maîtres de disposer de leurs nègres avant
(l'avoir atteint l'âge de 25 ans ; et l'édit de 1724,
qui reproduit pour la Louisiane toutes les dispo-
sitions de l'édit de 1685, ajoute que, comme il se
peut trouver des maîtres assez mercenaires pour mettre
la liberté de leurs esclaves à prix, ce qui porte lesdits
esclaves au vol et brigandage, il est défendu à toutes
personnes, de quelque qualité et condition qu'elles
soient, d'affranchir leurs esclaves sans en avoir ob-
tenu la permission par arrêt du conseil supérieur,
laquelle permission sera accordée lorsque les motifs
exposés par les maîtres paraîtront légitimes ; les
affranchissements faits sans cette permission sont
déclarés nuls et les esclaves confisqués au profit de
la Compagnie des Indes.


L'esclave peut être fait légataire universel par -
son maître, nommé son exécuteur testamentaire
ou tuteur de ses enfants, et il est par là même
tenu et réputé pour affranchi. — L'affranchi est
tenu de porter un respect singulier à son ancien
maître, à « sa veuve et à leurs enfants, en sorte
que l'injure qu'il leur aurait faite soit punie
plus grièvement que si elle eût été faite à une autre
personne ; il est, d'ailleurs, déclaré franc et quitte
envers eux de toutes autres charges, services et
droits utiles qu'ils voudraient prétendre tant sur sa
personne que sur ses biens et successions en qualité
de patrons. — Les affranchis doivent jouir des


VINGTIÈME LEÇON. 303


mêmes droits, priviléges et immunités que les per-
sonnes nées libres.


On ne pouvait amener en France des esclaves
noirs, parce que la loi les déclarait libres du moment
qu'ils touchaient le sol français. Uu vieux juriscon-
sulte, Loysel, l'a dit dans son naïf langage : « Toutes
Dles personnes sont franches dans ce royaume, et,
» sitôt qu'un esclave a atteint les marches d'icelui,
» il est affranchi D.


On demanda qu'il fût dérogé à cette législation.
a Nous avons été informés, dit, le préambule d'un
» édit de 1716, que plusieurs habitants de nos îles
D de l'Amérique désirent envoyer en France quel-
» ques-uns de leurs esclaves pour les confirmer dans
» les instructions et dans les exercices de notre re-
» ligion, et pour leur faire apprendre en même
Dtemps quelque art et métier dont les colonies re-
» cevraient beaucoup d'utilité par le retour de ces
» esclaves ; mais que ces habitants craignent que
D les esclaves ne prétendent être libres en arrivant
D en France, ce qui pourrait causer auxdits liabi-


tants une perte considérable el les détourner d'un
» objet aussi pieux et aussi utile ». L'édit déclare
en conséquence que les esclaves nègres de l'un ou
de l'autre sexe qui seraient conduits en France par
leurs maîtres, ou qui y seraient par eux envoyés, ne
pourront prétendre avoir acquis leur liberté sous
prétexte de leur arrivée dans le royaume, et seront
tenus de retourner dans les colonies quand leurs
maîtres le jugeront à propos. Mais si les maîtres ne
se sont pas conformés aux formalités prescrites,
c'est-à-dire notamment s'ils n'ont pas obtenu une




304 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


permission du gouverneur général ou comman-
dant de l'île, permission contenant le nom du pro-
priétaire, celui des esclaves, leur âge et leur signale-
ment, les esclaves deviennent libres et ne peuvent
être réclamés.


A la suite de cet édit, les esclaves arrivèrent en
France par bandes. Paris en fut inondé; il en
fut renvoyé très-peu dans les colonies, malgré les
dispositions qui prescrivaient de ne les garder en
France qu'un certain temps ; et malgré une autre
disposition qui défendait de les vendre, ni échan-
ger ailleurs qu'aux colonies, il s'établit ouverte-
ment à Paris, en plein xvm e


siècle, un marché d'es-
claves. Des bourgeois, des ouvriers même eurent
des esclaves, jusqu'à ce qu'une ordonnance de
1770, rendue par l'amirauté française, vint mettre
un terme à ces déplorables abus. Le vénérable lien-
Lion de Pansey eut l'honneur de faire déclarer libre,
à la suite d'une mémorable plaidoirie, un nègre
qu'un habitant de Paris prétendait lui appartenir.


Tel était l'état des choses au moment de la ré-
volution de 1789. 11 se trouvait aux colonies, ou
dans la plus grande partie des colonies, et en parti-
culier dans les colonies des Indes occidentales, trois
grandes classes de personnes : des hommes libres
blancs, des hommes noirs ou mulâtres libres par
l'affranchissement d'eux-mêmes ou de leurs ancê-
tres, enfin des esclaves ; et les obligations comme
les droits des personnes soumises 'au régime colo-
nial étaient essentiellement déterminés par ce qu'on
appelait le Code noir, dont nous avons essayé de
vous donner une idée.


ITINGTItME LEÇON. 303


Pour ne pas allonger inutilement cette matière, je
ne veux pas entrer dans le détail des modifications,
assez peu importantes du reste, qui ont pu être ap-
portées à l'édit de 1685 par d'autres édits, ni des
modifications qu'ont pu y apporter aussi la cou-
tume et l'usage. Car, il faut le dire, les espérances
d'adoucissement dans le régime de l'esclavage, les
espérances d'amélioration dans le sort des esclaves,
on devait les placer plus encore dans le progrès
des lumières et dans l'adoucissement progressif
des moeurs que dans la force de la loi elle-même.
On se ferait une grande illusion si l'on croyait que le
sort des esclaves peut être amélioré par cela seul
qu'une loi a été rendue dans la métropole, si cette
loi ne trouve pas les esprits préparés dans l'établis-
sement colonial lui-même. Il nous est difficile, à
nous qui avons le bonheur de vivre dans un pays
où l'esclavage, et surtout l'esclavage dépendant de la
couleur, n'a pas été connu de notre de temps, il
nous est difficile de nous faire une idée de la puis-
sance d'opinion, de la puissance de préjugé à la-
quelle peut s'élever cette aristocratie qu'on a, avec
raison, appelée l'aristocratie de la peau. Nous avons
eu déjà occasion de le faire remarquer, il y a là quel-
que chose de particulier qui sépare cet esclavage
de celui qui avait lieu dans les temps anciens, lors-


. que les esclaves étaient ou pouvaient être de la
même race que les maîtres. Alors, dès le moment
qu'un homme était affranchi, dès le moment
qu'il était libre, il pouvait entrer dans la masse des
citoyens libres ; il ne portait pas écrit sur son front :
« J'ai été dans la servitude, il y a eu un temps où


20




n


306 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» je n'étais pas un homme, où j'étais une chose ».
Et tout le préjugé qui s'attache à cette déplora-
hie condition ne pouvait pas se révéler immédia-
tement à la seule vue d'un individu.


11 n'en est pas malheureusement ainsi dans les
pays où s'est acclimaté l'esclavage de la racé
noire ; il y a là mie déplorable ligne de démarca-
tion que la loi humaine ne peut effacer, et l'aspect
de cette couleur réveille à l'instant même tous les
préjugés qui se sont attachés à la qualité d'esclave
vis-à-vis de ceux qui sont ou ont été leur maîtres.
Aujourd'hui encore, les voyageurs les plus dignes
de foi nous racontent des anecdotes qui. prennent,
aux yeux du publiciste et du philosophe, une
grande importance, par cela seul qu'elles révèlent
cet état de choses d'une manière étonnante. Vous
avez pu lire le fait suivant : Une jeune femme dont
la conduite et les mœurs étaient irréprochables,
eut le malheur de paraître clans un bal, dans
une réunion de blancs, lorsqu'il ne s'était pas
écoulé encore un nombre de générations suffisent
pour effacer jusqu'à la dernière trace de ce péché
originel, le sang africain. Elle était bien faible cette
trace, elle était à peine perceptible, elle ne pouvait
être aperçue que par l'orgueil d'un blanc du pays.
Eh bien, dès que cette tache put être constatée, la
jeune femme de moeurs irréprochables, mais de sang
mêlé, fut ignominieusement repoussée, tandis que des
femmes blanches, dont les moeurs étaient presque
publiquement perdues, étalaient aux yeux de tous la
blancheur de leur peau et la noirceur de leur âme.


Nous ne pouvons pas nous faire une idée de la


VINGTIÈME LEÇON.
307


force de ce préjugé, et je n'oublierai jamais ce qui
s'est passé en ma présence dans la maison d'un des
hommes qui ont fait le plus d'efforts pour la cause
des noirs, M. de Sismondi. Il y avait là des Améri-
cains du Nord qui alors (la question de l'abolition
de l'esclavage aux États-Unis n'était pas aussi fla-
grante qu'aujourd'hui) se réunissaient au publi-
ciste philosophe, et avaient l'air de souhaiter que
cette tache s'effaçât de l'Amérique libre. « Vous
» n'arriverez jamais, vint à dire M. de Sismondi,


vous n'arriverez jamais à détruire l'esclavage que
le jour où vous aurez le courage de faire entrer




un homme de couleur dans la Chambre des re-
» présentants ». A. cette déclaration, les Américains
furent saisis d'un rire inextinguible. Si on leur avait
proposé de faire entrer dans la Chambre des re-
présentants leur cheval ou leur chien, ils n'auraient
pas ri de meilleur cœur. Ils trouvaient l'idée si
bouffonne, que nous eûmes toutes les peines du
monde à les ramener au sérieux de la conversation.


Cela peut vous faire comprendre quel était le sort.
des lois rendues dans la métropole quand elles arri-
vaient dans les colonies, si ces lois choquaient les
préjugés de la race blanche. Y avait-il là-bas une
autre opinion publique que celle de la société
blanche? Et les magistrats, les hommes chargés
de l'exécution de la loi, pouvaient-ils dès lors se
mouvoir autrement qu'au sein de la société blan-
che, pouvaient-ils échapper à l'influence constante
de cette société, pouvaient-ils ne pas redouter les
luttes qu'il aurait fallu soutenir tous les jours contre
cette opinion ?




VINGT ET UNIÈME LEÇON


SOMMAIRE


La législation coloniale, maintenue d'abord par l'Assemblée consti-
tuante, est modifiée par la loi du 24 septembre 1101 : analyse des
dispositions de cette loi; partage de la puissance législative entre la
législation nationale et les assemblées coloniales. — Disposition de
la Constitution de l'an III. — Lois du 4 brumaire et du 12 nivôse
an VI, relatives à la division territoriale et à l'organisation consti-
tutionnelle des colonies. — Constitution de l'an VIII et loi du
20 août 1802. — Charte de 1814. — Charte de 1830. — Lois du
24 avril 1833: matières réservées à la législature; matières déléguées
à l'ordonnance royale et aux conseils coloniaux; organisation admi-
nistrative des colonies.


MESSIEURS,


Nous avons dit quelle était la situation des co-
lonies au moment de la Révolution. Nous les avons
vues régies par un droit exceptionnel, renfermant
des colons maîtres, des noirs esclaves et des
hommes de couleur, nègres ou mulâtres à des dé-
grés différents, affranchis, libres de nom, mais au
fond tenus à une immense distance de la popula-
tion libre par les antipathies et les répugnances"
des blancs.


Il était impossible que le mouvemement social qui
venait d'agiter la France et, il faut le dire, toute


VINGT ET UNIÈME LEÇON.
309


r Europe, n'eût pas de retentissement dans les colo-
nies.Mais il ne faut pas à cet égard se faire illusion :
cette plaie de l'esclavage, cette plaie désormais
invétérée, était un de ces maux auxquels l'action
brusque, la main rude des révolutions ne peut
apporter un remède efficace. Pour guérir cette
plaie, il fallait des mesures de prévoyance et de
conciliation entre des intérêts non-seulement divers,
niais extrêmement hostiles les uns aux autres. Il.
fallait pouvoir prévenir le choc violent et sanglant
de notre race contre la race africaine. Aussi, quoique
le principe de la nouvelle organisation sociale,
quoique le principe de l'égalité devant la loi fût
proclamé, quoique la Constitution de 479I fût es-
sentiellement destinée à consacrer à tout jamais ce
principe fondamental de la France nouvelle, on n'osa
pas toucher aux colonies. Et c'est pour cela que
vous trouvez à la fin de la Constitution de 1791 cette
disposition : « Les colonies et les possessions fran-


çaises, dans l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, quoi
» qu'elles fassent partie de l'empire français, ne


sont pas comprises dans la présente constitu-
» lion ». Il y a même implicitement confirmation
du système colonial dans cette disposition qui ter-
mine la Constitution : « Les décrets rendus par
» l'Assemblée constituante qui ne sont pas com-


pris dans l'acte de constitution seront exécutés
comme lois, et les lois antérieures auxquelles elle


» n'a pas dérogé seront également observées, tant que
» les uns ou les autres n'auront pas été révoqués ou
» modifiés par le pouvoir législatif ».


Cependant des troubles ne tardèrent. pas à naître




1


310 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


dans les colonies ; il devint urgent de s'occuper
du régime colonial. L'Assemblée nationale rendit,
le 24 septembre 1791, un décret dont je mets
quelque prix à vous donner une idée sommaire,
parce qu'il contient le germe d'une législation
postérieure, de la législation sous laquelle nous
vivons.


Une des grandes difficultés du régime colonial,
une fois qu'on croit nécessaire de le maintenir
comme régime colonial, une fois qu'on reconnaît
comme impossible de faire des colonies une partie
véritablemen t intégrante et constitutive de l'État, en
d'autres termes, quand on ne reconnaît pas comme
possible de faire des colonies des départements
français, une des difficultés de ce régime à part,
c'est de savoir qui exercera, relativement à ces co-
lonies, les pouvoirs de la souveraineté, quelle est
l'autorité qui réglera les intérêts et, en même temps,
les droits et l'organisation de la colonie, des colons,
de toutes les classes de la population constituant la
colonie. Il est évident que, si vous laissez la colonie
se gouverner par elle-même, elle n'est plus partie de
la France, c'est un État à côté de la France. Si vous
la laissez se gouverner par elle-même comme se gou-
vernent par eux-mêmes les membres d'une confédé-
ration, vous porterez de nouveau atteinte à l'unité
française, parce que ce sera un État fédératif plutôt
qu'un État unitaire. Ainsi il faut que la législation
coloniale soit déterminée de manière que, d'un côté,
elle ne brise pas l'unité française et que, de l'autre,
elle ne soumette pas en tout et pour tout les colo-
I:ies à un législateur qui ne les connaît pas, qui vit


VINGT ET UNIÈME LEÇON. 311


très-éloigné d'elles, et pourrait dififcilement arriver
à temps pour subvenir aux besoins qui se manifes-
tent dans les colonies.


Eh bien, l'Assemblée constituante conçut l'idée
de faire un partage de la puisssance législative, de
partager les affaires des colonies en différentes
sections , d'attribuer à la législature nationale le
règlement d'une partie, et de laisser à la colonie elle-
même le règlement d'une autre partie. Et voici les
bases posées par la loi de l'Assemblée nationale du
24 septembre 1791.


Elle attribua à la législature nationale le règle-
ment des relations commerciales des colonies, ainsi
que le règlement de tous les moyens propres à
maintenir ces relations, et les garanties néces-
saires, soit pour la colonie, soit pour la mère patrier.
Ainsi, tout ce qui concernait les relations commer-
ciales, les moyens de les entretenir, les garanties
qui s'y rapportent, était du ressort de l'Assemblée
nationale, de la législature nationale. De même,
tout ce qui concernait la défense des colonies. Il est
simple que cela devait regarder la législature natio-
nale. Quoique la colonie ne fût pas un département
français , elle n'était pas moins une partie de la
France, dans ce sens qu'elle était une possession
française; c'était donc la législature nationale qui
devait décider des moyens de défense nécessaires
pour conserver ces possessions contre l'ennemi exté-
rieur et intérieur. Ainsi la défense (les colonies, toute
la partie concernant l'administration de la guerre et
de la marine, était également du ressort de la légis-
lature proprement dite.




312 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


L'Assemblée nationale laissait aux assemblées co-
loniales le soin de régler ce qui concerne l'état des
prsonnes non libres et l'état politique des hommes
de couleur et nègres libres. Ici, il faut bien le dire,
c'était, en d'autres termes, établir que *les maîtres
régleraient le sort des esclaves, de même que l'état
politique des hommes de couleur et nègres libres.
C'était dire à ceux qui avaient tout : « Vous déci-
derez quelle est la portion que vous voulez accor-
der à ceux qui n'ont rien en fait de droits tioliti-
ques ». Cependant il y avait une certaine limite en
ce sens que les délibérations des assemblées colo-
niales ne pouvaient être exécutées provisoirement
sans l'approbation du gouverneur de la colonie, et
qu'ensuite, au bout d'un an pour les unes et de deux
ans pour les autres, selon l'éloignement de la colonie,
il fallait la sanction et la sanction absolue du roi. On
pouvait ainsi avoir une garantie que l'assemblée co-
loniale n'aurait pas pu faire une loi inique oppres-
sive, mais on n'avait pas le moyen de la faire agir,
on n'avait pas l'initiative. On pouvait bien mettre le
veto sur une méchante loi ; niais on ne pouvait faire
faire mie loi en faveur des hommes non libres et des
hommes de couleur.


Quoi qu'il en soit, toujours est-il que cette idée
de partager ainsi les affaires de la colonie, d'en
attribuer une partie à la législature de la mère
patrie, et une autre partie aux assemblées colo-
niales, est une idée qui se trouve déposée en
germe dans cette loi de l'Assemblée constituante..


Nous avons vu quelles étaient les dispositons de
ln Constitution de 1791. La Constitution de 1795 dit


VINGT ET UNIÈME LEÇON. 313


positivement le contraire. Voici l'article 6 : « Les
ll colonies françaises font partie intégrante de la
» république et sont soumises à la même loi consti-


tutionnelle p. Dans l'article suivant, on dit que
» les colonies sont divisées en départements ».


Comment la Constitution de 1795 contenait-elle
une disposition si différente de celle que nous
avons vue à la fin de la Constitution de 1791 ?
Vous le comprendrez quand je vous expliquerai
un peu plus tard comment l'esclavage avait été
aboli en 1794.


Le 4 brumaire an VI, c'est-à-dire à la fin de 1797,
les conseils de la République rendirent une loi qui
donne une division territoriale des colonies occi-
dentales dans les plus grands détails. Ainsi l'île
de Saint-Domingue était divisée en plusieurs dé-
partements, divisés chacun en cantons. On déter-
minait le nombre des départements, le nombre des
cantons, le ressort des tribunaux. C'est là un tra-
vail préparatoire pour l'établissement de la consti-
tution dans les colonies. En effet, le 1°' janvier 1798
(U nivôse an IV), on rendit une loi ayant pour but
l'organisation constitutionnelle des colonies fran-
çaises. C'est une loi fort détaillée, qui embrasse
toutes les parties de l'administration des colonies ;
seulement elle était rendue à une époque où la
législation des colonies commençait à manquer
d'objet.


Telles étaient les dispositions des lois rendues
pendant l'époque révolutionnaire proprement dite.
Arrive, en 1799, la constitution consulaire, et là on
se borne à dire à l'article 54 : « Le Sénat règle par




314 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» un sénatus-consulte organique la constitution
» des colonies ». Cette disposition me paraît mise
là comme transition à un autre système ; on mar-
chait évidemment vers le système des décrets,
des arrêtés, et l'on se préparait à exclure l'action
législative proprement dite du régime des colo-
nies.


Le sénatus-consulte des colonies n'a jamais été
rendu, mais nous trouvons au 20 mai 1802 une
terrible loi, dont j'aurai bientôt occasion de vous
reparler. Pour le moment, je me borne à dire que
cette loi porte que, pendant dix ans, nonobstant
toute loi antérieure, les colonies seront régies Lier
des règlements. Voilà donc les colonies soustraites
à l'action législative proprement dite et replacées
sous le régime des décrets, des règlements, des
arrêtés du pouvoir exécutif. Vous verrez que cette
disposition était le complément nécessaire du
pas rétrogade qu'on avait fait en matière de régime
colonial.


Les choses sont restées ainsi jusqu'à la Restau-
ration.


La Charte de 1814, dans son article 73, portait
cette disposition : « Les colonies seront réglées par
« des lois et des règlements particuliers 1 ». Ce n'était
donc plus exactement le système de la loi de
1802 ; on rappelait de nouveau l'action législative
sur les colonies, mais comme on ajoutait en même
temps... par des lois et par des règlements, comme
on ne faisait pas la part de la loi ni celle des rè-
glements, comme ce partage n'a jamais été fait
sous l'empire de la Charte de 1814, il faut bien le


VINGT ET UNIÈME LEÇON.
315


dire, la phrase était assez insignifiante, et c'était un
peu comme si l'on avait dit que les colonies seraient
régies par des ordonnances. C'est ainsi, en effet,
que les choses se passaient, et il a été rendu
plusieurs ordonnances sur 'le système colonial de
1815 à •830. Et il faut bien le reconnaître, ces or-
donnances, en général, avaient une tendance favo-
rable pour adoucir le régime de l'esclavage et
donner aux colonies une organisation plus ration-
nelle.


En 1830, l'article 73 de la Charte de 1814 fut
au nombre des articles qui appelèrent l'attention
de ceux qui revisèrent cette charte. Voici com-
ment s'exprimait le rapporteur de la commission :
« Les ministres avaient toujours interprété l'arti-
» cle 73, relatif aux colonies, en ce sens qu'elles
» étaient soumises, non à l'action régulière de la
» législation, mais à l'action instable des règle-
» ments les plus bizarres. Nous sommes rentrés
» dans la légalité en disant que les colonies seront


régies par des lois particulières. Ce dernier mot in-
» digue assez que ces lois devront être spéciales,
» appropriées à l'état des colonies et soumises à
» un système progressif d'amélioration ; cela suf-
» tira, par conséquent, pour rassurer tous les ha-


bitants des colonies et pour les attacher de plus
» en plus à la métropole ; leurs besoins et leurs


griefs ne seront plus soustraits à l'impartiale in-
» vestigation du législateur ».


L'article 64 de la Charte de 1830 porte donc
que les colonies seront régies par des lois parti-
culières. On a, en d'autres termes, supprimé le mot




316
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


règlements. Cependant cet article lui-même avait
besoin, je ne dis pas d'une interprétation, car il
est très-clair, mais d'une explication pour son appli-
cation, car il se présentait la question de savoir si
toutes les dispositions réglementaires devaient ou
non former l'objet d'une loi.


Le commentaire de l'article 64 de la Charte se
trouve dans les deux lois du 24 avril 1833. La
première de ces lois efface les distinctions qui exis-
taient encore aux colonies entre les personnes libres
dont les unes étaient blanches, les autres de couleur,
les uns libres de naissance, les autres affranchis
ou fils d'affranchis. « Toute personne née libre ou


ayant acquis légalement la liberté, jouit dans les
» colonies françaises : 1° des droits civils ; 2° des
» droits politiques, sous les conditions prescrites


par les lois. — Sont abrogés toutes dispositions
de lois, édits, déclarations du roi, ordonnances
royales et autres actes contraires à la présente


» loi, et notamment toutes restrictions ou exclu-
» sions qui avaient été prononcées, quant à l'exer-
» cite des droits civils et politiques, à l'égard des
» hommes de couleur libres et des affranchis D.
Voilà donc une première base honorable, im-
portante, posée par la loi de 1833 quant à l'organi-
sation sociale des colonies. Sans doute, on n'abolit
pas encore l'esclavage, mais du moins on établit le
principe français, le principe de l'égalité devant
la loi pour tous les hommes libres ; quelle que soit
leur couleur, quelle que soit l'origine de leur liberté,
ils sont égaux en droit, ils sont égaux devant la loi ;
ils jouissent donc des droits civils et des droits


VINGT ET UNIÈME LEÇON. 317


politiques, et l'on abroge toutes les restrictions,
toutes les exclusions prononcées à cet égard contre
les hommes de couleur libres et contre les affranchis.


L'autre loi du même jour, du 24 avril 1833, est
destinée à établir sur cette base le régime colonial.
La Charte de 1830, je le répète, portait : « Les co-
lonies seront régies par des lois particulières D. Ce
qui voulait dire que l'initiative appartient au légis-
lateur et que le domaine de l'ordonnance, même à
l'égard des colonies, rentre dans la limite commune,
c'est-à-dire de l'organisation et de l'exécution, sur
les bases posées par la loi. Mais il n'est pas moins
vrai, et nous en trouverons d'autres exemples, que
le législateur peut, et il l'a fait en plusieurs circons-
tances, vous le verrez quand nous parlerons de
l'expropriation pour cause d'utilité publique, vous
le verrez aussi en matière de douanes, le législa-
teur peut déléguer certaines parties du pouvoir lé-
gislatif au pouvoir exécutif, qui, dans ces cas-là,
procède non par son droit, mais par le droit délé-
gué. 11 fait une ordonnance dans ces cas-là, parce
que le législateur lui a dit : Sur telles et telles ma-
tières, quoique, en principe, elles m'appartiennent,
je vous charge de prendre les mesures nécessaires.
Alors c'est un pouvoir de délégation, comme nous
aurons occasion de l'expliquer plus à fond en temps
et lieu.


C'est d'après cette observation que la loi du
24 avril 1833, revenant jusqu'à un certain point à la
pensée de la loi de l'Assemblée constituante de
1791, fait un partage des objets concernant l'ad-
ministration des colonies et réserve les principaux




318 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


à la législature elle-même, en déléguant une partie
à l'ordonnance royale et une autre partie au conseil
colonial.


Ainsi, sont réservées au pouvoir législatif du
royaume, 'c'est-à-dire aux deux chambres et au roi :
« les lois relatives à l'exercice des droits politi-
» ques ; 2° les lois civiles et criminelles concer-
» nant les personnes libres, et les lois pénales
» déterminant, pour les personnes non libres, les
» crimes auxquels la peine de mort est applica-
» hie ; — 3° les lois qui régleront les pouvoirs spé-
» ciaux des gouverneurs et ce qui est relatif aux
» mesures de haute police et de justice générale;


4° les lois sur l'organisation judiciaire ; — 5° les
» lois sur le commerce, le régime des douanes, la
» répression de la traite des noirs, et celles qui
» auront ;pour but de régler les relations entre
» la métropole et les colonies ». Voilà cinq chefs
pour chacun desquels une loi proprement dite est
indispensable. Et si vous avez prêté quelque atten-
tion à cette énumération, vous avez compris qu'il
s'agit là de tous les faits qui intéressent à un haut
degré, ou l'ordre politique, ou la liberté individuelle,
ou le commerce français, ou les intérêts, non des
colonies seulement, mais en même temps de la
France. Pour tous ces objets, le lfigislateur s'est
réservé le droit exclusif de statuer. Quant aux per-
sonnes non libres, il est vrai, elle ne s'est réservé de
statuer que dans un seul cas, sur les lois pénales
emportant la peine de mort ; elle a cru pouvoir, pour
le reste, se décharger par délégation de cette partie
de la loi pénale.


VINGT ET UNIÈME LEÇON. 319


Qu'a-t-elle délégué à l'ordonnance royale? Elle a
délégué à l'ordonnance royale, et à condition qu'on
entendra préalablement les conseils coloniaux : —
l'organisation administrative des colonies, le régime
municipal excepté ; — la police de la presse ; —
l'instruction publique; — l'organisation et le service
des milices ; — les conditions et les formes des
affranchissements, ainsi que les recensements de la
population esclave ; — les améliorations à intro-
duire dans la condition des personnes non libres ; —
les dispositions pénales applicables aux personnes
non libres pour tous les cas qui n'emportent pas la
peine capitale; l'acceptation des dons et legs aux
établissements publics. Vous voyez que la part
déléguée à l'ordonnance royale est très-large ; mais,
encore une fois, c'est une délégation de la légis-
lature.


Enfin, par l'article 4, il est dit qu'on réglera par des
décrets rendus par le conseil colonial les matières qui
ne sont pas comprises dans les deux articles précé-
dents ; tout ce qui n'est pas énuméré comme réservé
à la législature ou comme réservé à l'ordonnance
royale est, laissé au conseil colonial. Mais ce conseil
ne peut statuer sur ces matières que sur la proposi-
tion du gouverneur et non proprio motu.


Voilà, dis-je, la distribution actuelle des matières
concernant le régime colonial. Si vous comparez cette
division avec celle de la loi du 24 septembre 1791,
vous trouvez beaucoup de points de ressemblance.
Ainsi la loi de 1791 attribuait à la législature les rela-
tions commerciales, la défense des colonies, la
partie militaire et administrative de la guerre et de


1




320 COURS DE anon- CONSTITUTIONNEL.


la marine ; la loi moderne lui attribue les lois sur le.
commerce et les relations entre la métropole et les
colonies, les lois qui règlent les pouvoirs des gou-
verneurs en ce qui concerne les mesures de haute
police et de sûreté générale. La loi de 1791 attribuait
aux assemblées coloniales l'état des personnes non
libres (ici c'est attribué à l'ordonnance royale), l'état
politique des hommes de couleur et des nègres
libres (c'est un point qui a disparu, puisque les
hommes de couleur libres sont les égaux des blancs
devant la loi). Le germe de cette division est bien
dans cette loi de 1791; mais, il faut en convenir, la
division tracée dans la loi de 1833 est plus complète,
plus soignée et répartit peut-être mieux les attribu-
tions réservées à la législature et celles qui sont
déléguées.


Sur cette base s'élève aujourd'hui le système
colonial français. Je n'entre pas ici dans de longs
détails sur le régime des colonies, ces détails appar-
tiennent plutôt au droit administratif qu'à nous; je
me contente donc de vous indiquer ici les bases du
système colonial, tel qu'il se trouve dans la législation
actuelle.


Il y a aujourd'hui aux colonies un magistrat ou
fonctionnaire supérieur qui ne porte plus le titre ni
de capitaine général, comme il l'a eu pendant un
temps, ni d'intendant. Il porte le titre de gouverneur.
Il est le délégué de l'autorité royale, du gouverne-
ment français dans la• colonie, et ses attributions
sont fort étendues et doivent vous être rapidement
mentionnées.


Et d'abord, vous l'avez déjà vu, pour tout ce qui


VINGT-ET-UNIÈME LEÇON. 321


est réservé au conseil colonial comme législature
déléguée, le gouvernement a l'initiative. De même
quant au budget intérieur de la colonie. Le conseil
colonial discute et vote ce budget sur la présentation
du gouverneur (art. 4 et 5). C'est le gouverneur
qui convoque le conseil colonial, qui le proroge, qui
a le droit de le dissoudre. Vous voyez qu'il a vis-à–
vis du conseil colonial le droit qu'a le roi vis-à-vis de
la Chambre des députés. Dans le cas de dissolution,
il doit en faire élire et convoquer un autre dans un
délai fixé par la loi. C'est lui qui fait l'ouverture et la
clôture de la session, comme la Couronne pour la
Chambre des députés. Il peut nommer des commis-
saires pour soutenir la discussion. Les décrets votés
par le conseil ne sont exécutoires provisoirement que
sur l'approbation du gouverneur ; pour être exécu-
toires définitivement, ils doivent être soumis à la
sanction du roi.


Ainsi, vous le voyez, c'est lui qui est l'agent di-
plomatique dans la colonie, qui est le chef de l'admi-
nistration de la colonie, qui est le chef de la force
militaire. Vous voyez quelle est l'étendue de ses
fonctions.


Sous le gouverneur est placé un ordonnateur de
la colonie, spécialement chargé de l'administration
de la marine, de la guerre, des travaux publics, du
trésor, de la haute police, puis un inspecteur co-
lonial.


Enfin il y a un conseil privé, un conseil nommé
par le roi, que vous pouvez comparer, jusqu'à un
certain point, au conseil d'État en France, parce
que, (le même que le conseil privé dans les colonies,


21




322 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


comme le conseil d'État en France, n'a que voix
consultative sur certains objets, de même, comme
le conseil d'État, il y a des objets pour lesquels il se
constitue en corps administratif prononçant sur le
contentieux. Voilà l'organisation de l'administration
supérieure des colonies : gouverneur, — ordonna-
teur, — inspecteur colonial, — conseil privé.


La législature coloniale est confiée au conseil
colonial et au gouverneur, qui, ayant l'initiative et le
droit d'approbation, participe évidemment au pou-
voir législatif colonial. Le conseil colonial est com-
posé de 30 membres à la Guadeloupe, à la Marti:-
nique, à l'Île Bourbon ; il n'est que de 16 à la
Guyane. — Les membres en sont élus pour cinq ans,
et ils sont élus par des colléges électoraux dans la
colonie. — Les fonctions de membre du conseil colo-
nial, comme celles de député, en France, sont gra-
tuites. — Il y a chaque année une session ordinaire
du conseil colonial, et le gouverneur a le droit de le
convoquer en session extraordinaire, comme en
France la Couronne peut le faire.


Les colléges électoraux qui nomment le conseil
colonial sont composés d'électeurs devant réunir les
qualités suivantes : Étre Français, de 25 ans accom-
plis, né dans la colonie ou domicilié dans la colo-
nie depuis deux ans, jouissant des droits civils et
politiques, payant en contributions directes, s'il est
créole de la colonie, 300 francs à la Martinique et à la
Guadeloupe, 200 francs Bourbon et à la Guyane,
ou bien justifiant qu'il possède dans la colonie (les
propriétés mobilières ou immobilières d'une valeur
capitale de 30,000 francs à la Martinique et à la


VINGT-ET-IiiSIEME LEÇON. 323


Guadeloupe, de 20,000 francs à l'ile Bourbon et à la
Guyane. Voilà les conditions de l'électorat.


Les conditions de l'éligibilité sont d'être élec-
teur, d'avoir, au lieu de 25 ans, 30 ans, de payer,
à la Martinique et à la Guadeloupe, au lieu de
3,000 francs, 600 francs; à l'île Bourbon et à la
Guyane, 400 francs, au lieu de 200 francs, ou bien
(le justifier d'une propriété mobilière ou immobilière
de 60,000 francs dans les deux premières colonies,
et de 40,000 francs dans les deux autres. Plus
brièvement, pour être éligible, il faut une condition
de fortune double de celle qui est nécessaire pour
être électeur.


Telles sont les bases fondamentales du système
colonial, tel qu'il existe aujourd'hui dans les colo-
nies françaises, en vertu de la loi du 24 avril 1833.
Vous le voyez donc, la Charte a posé le principe,
ensuite la loi a interprété l'article de la Charte de
manière à faire un partage. Cette loi se concilie avec
la Charte en disant que le législateur, pour une
partie, s'est réservé l'exercice direct (le son droit,
et que, pour l'autre partie, elle l'a délégué à l'ordon-
nance royale ou au conseil colonial, comme en
matière d'expropriation forcée il faut, dans certains
cas, l'intervention de la législature elle-même et,
dans des cas moins importants, une simple ordon-
nance. De même eu matière de douane. Les change-
ments en cette matière appartiennent de droit à la
législature ; seulement, la législature, considérant
Glue, dans certains cas, l'appréciation de certains
besoins, de certaines mesures promptes, immédiates,
ou bien simplement expérimentales, de mesures




VINGT-DEUXIÈME LEÇON


SOMMAIRE


Décrets de 1793 qui abolissent les primes à la traite des noirs. — Décret
du 14 février 1794 qui abolit l'esclavage; réflexions sur ce décret. —
Loi du 12 nivôse an VI; analyse de ses principales dispositions. —
Colonies rendues à la France par la paix d'Amiens. L'esclavage et la
traite des noirs rétablis par la loi du 30 floréal an X. — Efforts des
Anglais pour arriver à l'abolition de l'esclavage, et d'abord à celle de
la traite. — Dispositions prises en France à ce sujet ; ordonnance de
181'7 et loi de 1818. — Loi du 25 avril 1827. — Croisières. — Horri-
bles moyens employés par les négriers pour échapper à la répression.
— Dispositions rigoureuses et efficaces de la loi du 4 mars 1831. —
Question de l'abolition de l'esclavage examinée au point de vue
moral, au point de vue du droit proprement dit et au point de vue
politique. — Mesures prises par les Anglais pour l'abolition de l'es-
clavage dans leurs colonies. — Conclusion.


MESSIEURS,


Nous avons vu dans la dernière séance quelle a été
l'organisation administrative des colonies depuis le
commencement de la révolution jusqu'à nos jours ;
nous avons vu que, si l'on excepte l'intervalle assez
court qui sépare la Constitution de 1795 de celle de
1799, les colonies n'ont jamais été parties intégrantes
du territoire français, n'ont jamais été soumises au
droit commun. Cela vous explique comment l'escla-


:324
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


qu'on devait regarder comme des essais, pouvait
être mieux faite par des ordonnances que par des
lois, a délégué le droit de faire certaines modifica-
tions en matière de douanes à l'ordonnance royale,
avec l'obligation que l'ordonnance sera transformée
en loi à la session suivante. Vous voyez donc des
exemples de cette délégation dont je viens de
parler, et ici vous en voyez un exemple très-consi-
dérable clans la loi de 1833, dont, encore une fois,
le germe se trouve dans la loi de 1791.




326
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


vage a pu se maintenir aux colonies, tandis qu'il est
en complète opposition avec notre droit civil.


Dans nos premières assemblées nationales, il ne
fut rien fait pour l'abolition de l'esclavage. Vous
trouverez seulement un décret de la Convention du
27 juillet 1793 qui abolit. toutes les primes accordées
à la traite des noirs, toutes les primes échues comme
les primes non échues ; car, Messieurs, on accordait
alors des primes pour la traite des noirs comme on
en accorde aujourd'hui pour l'exportation du sucre
ou de certaines étoffes. Et c'était certes un grand
scandale que, non content d'autoriser le commerce et
la traite des noirs, le gouvernement accordât même
des primes pour ce commerce et participât ainsi
directement à cet odieux commerce, par une alloca-
tion des deniers publics. Le décret du 27 juillet fut
confirmé par un autre décret du 19 septembre
suivant.


Mais cela ne diminuait guère la traite et ne chan-
geait en rien la condition des esclaves, lorsque, le
14 février 1794, la Convention rendit un décret ainsi
conçu : « L'esclavage des nègres est aboli. En consé-
» quence, tous les hommes, sans distinction de cou-
» leur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens
» français et jouiront de tous les droits assurés par
» la Constitution. Le Comité de salut public fera
» incessamment un rapport à la Convention sur les
» mesures à prendre pour assurer l'exécution du
» présent décret ».


II faut se reporter au temps pour concevoir qu'on.
ait pu rendre un pareil décret, et le lancer tout à
coup au milieu des populations de maîtres et d'es-


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 327
claves, de blancs et de noirs, sans aucune prépara-
tion, sans aucune mesure pour amener les nègres
à leur nouvelle condition, pour faciliter cette brus-
que transition de l'état de bête de somme à l'état
d'homme, de citoyen français. Le principe est pro-
clamé. Quant aux applications, quant aux consé-
quences, il arrivera ce qu'il pourra : le Comité de
salut public fera un rapport sur les mesures à pren-
dre, on ne sait quand, ni comment.


Si, pour améliorer le sort clos hommes et des na-
tions, il ne fallait que trois ou quatre lignes noires
sur du papier blanc., l'oeuvre serait par trop facile
et trop peu méritoire. Ce n'est pas ainsi qu'on opère
le bien, le bien qui doit rester. Aussi les nègres sont-
ils esclaves aujourd'hui encore, en l'an de grâce
1835. Voilà tout le résultat du décret de 1794, et
peut-être n'en pouvait-il arriver autrement. Je l'ai
déjà dit, la secousse de 1789, qui pouvait are sup-
portée par des nations déjà vieillies dans la carrière
de la civilisation, par des nations chez lesquelles il
y avait sans doute des intérêts divers et même hos-
tiles, mais non à coup sûr ces haines invétérées de
l'esclave contre le maître, par des nations chez les-
quelles, du moins, tous les hommes étaient de
même race et de même couleur, cette secousse ne
pouvait manquer de devenir pour les colonies une
cause de crimes, de calamités, de désastres.


Il ne nous appartient pas de vous retracer ici
les événements qui se sont passés clans les colonies,
et surtout dans la plus belle des colonies françaises,
dans l'île de Saint-Domingue. Le nom de Saint-
Domingue est un nom terrible à prononcer, quand




328
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


on se reporte par la pensée aux années qui s'écou-
lèrent de 1793 a .1803. Le commencement de cette
terrible lutte était. étranger à l'esclavage proprement
dit. Il vint de ces décrets contradictoires si l égère-
ment rendus par les diverses assemblées délibé-
rantes sur le sort des hommes de couleur libres,
décrets qui tantôt leur accordaient des droits,
tantôt leur en refusaient. Cette oscillation produisit
ces luttes épouvantables des hommes de couleur
et des blancs, luttes dans lesquelles l'un et l'autre
parti appelaient les esclaves à leur secours.


Ces esclaves qu'on avait proclamés libres, et pour
l'existence desquels on n'avait pris aucune espèce
de mesure, dans quels rapport se trouvaient-ils
avec leurs anciens maîtres, là où les colonies étaient
encore au pouvoir (le la France? Continuaient-ils à
travailler, étaient-ce des ouvriers ? Les maîtres pou-
vaient-ils leur dire : « Vous êtes libres, allez-vous-
en et devenez ce que vous pourrez »? Qui est-ce qui
prenait soin des vieillards et des infirmes ? Ce sont
là des questions extrêmement difficiles et compli-
quées. D'après la loi du 12 nivôse an VI, dont je
vous ai parlé dans la dernière séance, des agents du
Directoire devaient se rendre dans les colonies et y
mettre en activité la Constitution. « Ils sont aussi,
D dit l'article 9, autorisés à faire administrative-
» ment des règlements de culture basés sur la Cons-
» titution (ce n'est pas très-facile à comprendre),
» lesquels seront exécutés provisoirement jusqu'à la
D publication des lois qui seront faites sur cette
D matière par le Corps législatif. Ces règlements
• comprendront les obligations réciproques des


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 329




propriétaires et des cultivateurs » (voilà pour la
désignation des anciens maîtres et des anciens es-
claves), « les moyens d'éducation des enfants, de
» subsistance des vieillards et des infirmes; ils favo-
» riseront la population ',en encourageant les ma-
» riages, en récompensant la fécondité d'une union
» légitime ». Ce sont là des phrases du temps. Mais
la partie essentielle est la première : Déterminer les
obligations réciproques des jn'oprietaires et des cultiva-
teurs, les moyens d'éducation des enfants, de subsistance
des vieillards et des infirmes. Voilà les objets essentiels
qu'il aurait fallu régler en 1794, avant de lancer le
décret d'affranchissement. Voilà les points qu'il
fallait régler immédiatement ; voilà où est encore
la difficulté. Quand on porte un véritable intérêt à
la population esclave, quand on veut véritablement
l'affranchir, on comprend qu'il ne suffit pas de
lui dire qu'elle est libre sur un sol qui ne lui ap-
partient pas ; il faut pourvoir en même temps
et à la sûreté des anciens maîtres et aux moyens de
subsistance et d'éducation de ces êtres infortunés
qui ont été forclos jusque-là. Il s'agit de leur ouvrir
une porte pour les introduire dans la société des
hommes libres, et cela demande des précautions
dans leur intérêt, dans l'intérêt de leur existence, de
leur amélioration.


L'article15 décide que « les individus noirs ou de
couleur enlevés à.leur patrie et transportés dans
les colonies ne sont point réputés étrangers ;
qu'ils jouissent des mêmes droits qu'un individu


D né sur le territoire français, s'ils sont attachés à
» la culture, s'ils servent dans les armées, s'ils




1
330 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» exercent. une profession ou métier ». Il est clair
que le législateur ne pouvait donner ces droits à ceux
qui se seraient mis clans la colonie à l'état de vaga-
bondage, et quand il ne faisait que leur demander de
s'attacher à la culture, de servir dans l'armée ou
d'exercer un métier, on ne pouvait pas l'accuser de.
rigueur.


L'article 18 décide que « tout individu noir, né
en Afrique ou dans les possessions étrangères,
transféré dans les îles françaises, sera libre dès
qu'il aura mis le pied sur le territoire de la Répu-
blique ».
Telles sont, au point de vue qui nous occupe en ce


moment, les dispositions essentielles de la loi du
12 nivôse an VI.


11 faut dire que cette loi, comme les autres lois de
la même époque sur les colonies, n'était au fond
que sur le papier. Les événements de la guerre ma-
ritime avec l'Angleterre avaient privé la France de
presque toutes ses colonies. Mais bientôt la paix
d'Amiens vint lui en rendre une grande partie ; alors
se représentèrent toutes les questions du régime
colonial et, entre autres, la question de l'esclavage.
Et que trouvons-nous alors ? Le 20 mai 1802
(30 floréal an X), sous un gouvernement qui com-
prenait si bien l'égalité devant la loi, qui peut-
être ne comprenait bien que l'égalité, il fut rendu
une loi bien courte, bien sèche, une loi telle qu'on
pourrait en faire aujourd'hui sur le commerce des




barres de fer ou des balles de coton, une loi .qui
clans son froid laconisme dit ceci : « Article 1". Dans
» les colonies restituées à la France, en exécution du


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 331


traité d'Amiens du 6 germinal an X, l'esclavage
D sera maintenu, conformément aux lois et règlements


antérieurs à 1789.... Article 2. Il en sera de même
» clans les autres colonies françaises au delà du cap
D de Bonne-Espérance.... Article 3. La traite des
D noirs et leur importation dans lesdites colonies
» auront lieu conformément aux lois et règlements
D existant avant ladite époque de 1789 ». La loi
se termine par cette disposition, que j'ai déjà rap-
portée dans la séance dernière : « Nonobstant toutes


lois antérieures, le régime des colonies est sou-
)) mis pendant dix ans aux règlements qui seront
» faits par le gouvernement ».


L'esclavage sera maintenu. Mais, bien ou mal quant
aux moyens d'éxécution, l'esclavage avait été aboli
en 1790. L'abolition de l'esclavage avait été for-
mellement déclarée de nouveau par la loi de 1798,
par cette loi où il est dit que les individus noirs
ne sont plus réputés étrangers à la colonie, qu'ils
sont libres ; que des agents du Directoire sont chargés
de régler les rapports des propriétaires et des cul-
tivateurs, de pourvoir à l'éducation des enfants, à
la subsistance des vieillards et des infirmes. Que
signifie donc cette phrase : l'esclavage sera maintenu?
Hélas ! c'est reconnaître le fait de l'étranger. Sans
doute, ces colonies étaient sorties par la guerre de
la possession de la France, et, sans doute, les nou-
veaux possesseurs n'avaient pas reconnu la liberté
accordée aux esclaves. On fait donc abstraction
des lois précédentes de la France, pour prendre
les choses telles que le fait les donnait au moment
où ces colonies rentrèrent dans la possession de la


à




332 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


France. Mais, Messieurs, quand un pays est conquis,
est-ce que par le fait seul, par le fait matériel de la
conquête, son ancien état, son ancienne législation
disparaissent si bien que si, quelque temps après, il
rentre dans les mains de son ancien possesseur, les
anciennes lois aient besoin, pour exister, d'être pu-
bliées de nouveau ? Non, assurément ; il faut pour
cela qu'une autre domination s'y soit établie, qu'un
autre pouvoir ait subsisté assez longtemps pour
qu'on puisse le regarder comme un pouvoir accepté
par le pays ; ou il faut au moins qu'il y ait un traité,
une convention qui reconnaisse le nouvel état (le
choses. Or, qu'y avait-il eu ? Il n'y avait rien au fond.
Ainsi, en disant que l'esclavage est maintenu, on ne
se réfère pas aux lois françaises, puisqu'on est en
contradiction avec ces lois, mais on reconnaît un
fait étranger, une législation étrangère.


Voilà donc l'esclavage rétabli dans toute sa hi-
deuse nudité. Les faits, les décrets, l'histoire, tout
est effacé. On replace les colonies dans l'état où
elles étaient avant 89. Cela ne ressemble pas mal à
certains arrêtés rendus dans d'autres pays en 1815,
arrêtés dans lesquels on disait, même pour les
plantes des jardins botaniques : « Nous sommes en
1792 ». Je vous l'ai dit, Messieurs, loin de moi la
pensée que le décret de 1794 eût été rendu dans le
temps convenable et de manière à faire le bien des
colonies et même des esclaves ; j'ai déjà exposé
mon opinion à cet égard. Mais, huit ans après, n'ima-
giner pas même de mettre à profit les événements
pour tâcher d'arriver à l'abolition de l'esclavage,
pour l'adoucir, du moins, pour empêcher qu'il


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 333


ne se propageât par l'infâme traite, c'est là une
chose étrange : il y a là une pensée rétrograde qui
étonne, qui effraye ; car on traite des hommes, je
le répète, avec toute la sécheresse avec laquelle
on traiterait les objets matériels les plus vulgaires.


Ce n'est pas tout encore. Par un arrêté du 2 juil-
let 1802, il fut fait défense à tous noirs, mulâtres
ou hommes de couleur, de mettre le pied sur le
territoire continental de la France, et si quelqu'un
d'entre eux cédait à la tentation de mettre le pied
sur cette terre de franchise, il devait être arrêté et
détenu jusqu'à ce qu'il pût être déporté. Et plus
tard, une circulaire ministérielle défendit à tout
officier de l'État civil de recevoir aucun acte de ma-
riage entre une femme de couleur et un blanc, et,
réciproquement, entre une femme blanche et un
homme de couleur.


Ainsi fut rétabli l'esclavage. Quels lurent les
résultats de la loi de 1802 ? Vous le savez, l'es-
clavage dans quelques colonies, des massacres,
dès crimes épouvantables dans d'autres, et la
perte, pour la France, de la belle ile de Saint-Do-
mingue.


L'esclavage donc existe encore, mais j'espère ne
pas nie présenter longtemps devant vous avec l'obli-
gation de vous dire : l'esclavage existe encore dans
les colonies françaises.


C'est par les lois relatives à la traite des nègres
qu'on a fait les premiers pas vers l'abolition de l'es-
clavage. Vous le savez, Messieurs, les Anglais ont tra-
vaillé de longues années pour arriver à l'abolition de
l'esclavage; ils y sont arrivés, et il faut reconuaitre




.1


334
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


qu'ils ont, à cet égard, exercé en Europe un apos-
tolat infatigable. Je sais tout ce qu'on a dit sur
cette grande mesure de l'Angleterre ; je sais que des
hommes qui n'osent pas se faire ouvertement les
avocats du mal, se vengent de la contrainte qu'ils
sont obligés de s'imposer en décriant ceux qui font
le bien. Ces hommes ont voulu donner à la conduite
généreuse de l'Angleterre des motifs d'intérêt mer-
cantile. Mais c'est en 1807 que ce travail commençait
en Angleterre ; or c'est l'Angleterre qui, alors, pos-
sédait presque toutes les colonies. Elle travaillait
donc contre elle-même. Et dans l'accomplissement
de cette œuvre, on trouve des hommes des opinions
les plus différentes, des hommes du gouvernement
et des hommes (le l'opposition la plus prononcée.
Cette question a divisé les membres d'un même ca-
binet et réuni des hommes d'opinions les plus oppo-
sées. Ce n'est pas ainsi que s'organise un complot.
Quoi qu'on en dise, ce fut une belle et grande chose
que cet effort plus que décennal pour arriver à l'abo-
lition de la traite.


Les amis des nègres sentirent qu'abolir la traite
pour l'Angleterre seule ce n'était rien faire. Il fallait
que l'abolition de la traite fût un fait non anglais,
mais européen. Un appel fut donc adressé à toutes
les puissances chrétiennes et civilisées, à tous les
États dont les citoyens trempaient dans cet infâme
trafic. Et, sans doute, il est à regretter que la France
ait attendu, pour adhérer à cette grande mesure, une
époque qui fut pour elle une époque de malheurs.
Je voudrais, et tout le monde voudrait avec moi,
que la France eût aboli la traite des nègres lorsqu'elle


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 335


allait planter son drapeau aux quatre coins de l'Eu-
rope, lorsqu'elle était' parfaitement libre de ses déli-
bérations. Mais enfin, quoi qu'il en soit du moment
où il a eu lieu, cet acte d'adhésion était un hommage
rendu à la civilisation et au christianisme, et un hom-
mage que devait leur rendre la nation placée à la
tête des nations civilisées de l'Europe ; la France ne
pouvait tarder davantage à s'associer à une mesure
que reconnaissaient également l'humanité, la raison
et le progrès social.


Mais, pour empêcher la traite, pouvait-on se
borner à dire que la traite était défendue ? Pour
empêcher le vol, se borne-t-on à dire qu'il est in-
digne de voler, et que la cupidité humaine est une
mauvaise passion ? Il fallait donc quelque chose de
plus, il fallait à la prohibition'de la traite une sanc-
tion pénale. Une ordonnance du 8 janvier 1817 por-
tait : « Tout bâtiment qui tenterait d'introduire clans
» une de nos colonies des noirs de traite, soit
» française, soit étrangère, sera confisqué, et le
» capitaine, s'il est Français, privé de tout comman-
» dement. Sera également confisquée en pareil cas
» toute la partie de la cargaison qui ne consisterait


pas en esclaves ; à l'égard des noirs, ils seront
» employés dans la colonie aux travaux publics D.


Le 15 avril 1818 fut rendue une loi qui ne fait
que reproduire en d'autres termes les dispositions
de l'ordonnance de 1817 : « Toute part quelconque
» qui serait prise par des sujets français et des
» navires français, en quelque lieu, sous quelques
» conditions et prétextes que ce soit, et par des
» individus étrangers dans les pays soumis à la do-




D


D


D


336 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» mination française, au trafic connu sous le nom
» de la traite des noirs, sera punie par la confiscation
» du navire et de la cargaison, et par l'interdiction
» du capitaine, s'il est Français ».


Mais ces dispositions étaient illusoires. 11 était bien
facile de se faire assurer pour ce qui regarde la con-
fiscation, comme font encore les contrebandiers pour
les marchandises qu'ils veulent passer en fraude. Et
quant à la perte de tout commandement, on avait
un autre moyen de s'arranger. On ne commandait
plus sous son nom, on prenait à bord un homme de
paille sous le nom duquel on continuait de con-IL
mander.


La sanction pénale n'était donc pas efficace. Aussi,
le 25 avril 1827, fut-il rendu une nouvelle loi, plus
sévère que la première. En voici les principales dis-
positions : « Les négociants, armateurs, subrécar-
» Bues et tous ceux qui, par un moyen quelconque,
» se seront livrés au trafic connu sous le nom de la
• traite des noirs, le capitaine ou commandant et les
» autres officiers de l'équipage, tous ceux qui scient-
» ment auront participé à ce trafic, comme assureurs,
• actionnaires, fournisseurs ou à tout autre titre....
» seront punis de la peine du bannissement et d'une
• amende égale à la valeur du navire et de la cargai-


son prise dans le port de l'expédition. — L'amende
sera prononcée conjointement et solidairement
contre tous les individus condamnés. Le navire
sera en outre confisqué. — Le capitaine et les
officiers de l'équipage seront déclarés incapables
de servir à aucun titre, tant sur les vaisseaux et
bâtiments du roi que sur ceux du commerce fran-.


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 337


» çais. Les autres individus faisant partie de l'équi-
» page seront punis de la peine de trois mois à trois
» ans d'emprisonnement ».


Malgré ces dispositions, la traite continua encore;
elle continua plus ou moins, mais le fait est irrécu-
sable. Une ordonnance royale établit une croisière
française pour capturer les navires qui feraient la
traite, mais on tournait dans un cercle vicieux. La
traite entretenait l'esclavage, le maintien de l'escla-
vage entretenait la traite. Seulement la traite deve-
nant un fait de contrebande, exposant l'auteur et les
complices à des peines, les obligeait à faire de grands
détours pour éviter la croisière. On vit alors des faits
qu'on n'avait jamais vus. La traite fut moins éten-
due, mais plus atroce. On était arrivé à imaginer
des moyens de cacher la marchandise de contre-
bande aux visiteurs, et cette marchandise de con-
trebande, c'étaient des centaines d'êtres humains
qu'on entassait dans des espèces de cases à fond
de cale. Ils étaient là sans nourriture, sans air,
sans mouvement, et quand on ouvrait ces sépul-
cres (je ne fais que raconter), on jetait à la mer les
nombreux cadavres qu'on ramassait, ces cadavres
avec lesquels des vivants avaient été amoncelés.
N'étaient-ce que les morts qu'on jetait ainsi dans
les gouffres de l'Océan? On répondra à cette ques-
tion devant le Roi des rois, devant celui à qui rien
n'est caché.


Ainsi la traite devint plus horrible. Il fut constaté
que les peines étaient insuffisantes, et un des pre-
miers actes de la législation nationale, après la révo-
lution de juillet, a été (le rendre plus efficaces les


22




338 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


mesures de répression contre la traite des noirs.
Voici les principales dispositions de la loi du
4 mars 1831.


Quiconque aura armé ou fait armer un navire
dans le but de se livrer à la traite sera puni de deux
à cinq ans d'emprisonnement, si le navire est saisi
dans le port d'armement avant le départ, et la
même peine est encourue par le capitaine et par le
subrécargue de navire et. par les' bailleurs de fonds
et assureurs qui auront sciemment participé à l'ar-
mement. Si le navire est saisi en mer avant qu'aucun
fait de traite ait eu lieu, la peine sera de dix à
vingt ans de travaux forcés pour les armateurs, de
cinq à dix ans pour le capitaine et le subrécargue, de
la reclusion pour les officiers et pour les bailleurs
de !fonds et assureurs, enfin d'un emprisonnement
d'un à cinq ans pour les hommes d'équipage. Si un
fait de traite a lieu, le capitaine et le subrécargue en-
courront dix à vingt ans de travaux forcés, les offi-
ciers cinq à dix ans de la même peine ; la reclusion
sera prononcée contre les hommes de l'équipage et
contre tous les autres individus qui auront sciem-
ment participé ou aidé au fait de traite. Le navire et
la cargaison seront saisis et vendus, et s'ils n'ont pas
été saisis, les armateurs, bailleurs de fonds et assu-
reurs seront solidairement condamnés à une amende
égale à leur valeur, et, dans tous les cas, les cou-
pables pourront en outre être condamnés à une
amende qui ne sera pas moindre de la valeur du
navire, et pourra s'élever jusqu'au double de cette
valeur. La peine d'un an à deux ans d'emprisonne-
ment sera encourue par quiconque fabriquera, ven-


VINGT-DEDXIEME LEÇON.
339


dra ou achètera des fers spécialement employés à la
traite. Les noirs reconnus noirs de traite seront
déclarés libres. Ils pourront toutefois être soumis
envers le gouvernement à un engagement qui n'excé-
dera pas sept ans, et pendant la durée duquel ils
seront employés dans les ateliers publics.


Voilà l'état de la législation sur cette matière ; et
si l'on ajoute que le service des croisières organisées
pour la répression de la traite est fait avec la plus
loyale fermeté par les marins français, et que la
France a même conclu un traité pour la visite des
navires suspects de se livrer à ce trafic, on peut dire
que l'importation des nègres dans les colonies est à
peu près arrêtée aujourd'hui, et qu'il ne reste plus
pour y entretenir l'esclavage que le fait des nais-
sances dans les colonies. Et lorsque l'on considère
les facilités accordées pour l'affranchissement (on a
vu jusqu'à 15,000 affranchissements dans une année
sur environ 300,000 esclaves), lorsque l'on voit
depuis quelque temps les maîtres français chercher
à adoucir le sort des esclaves et à les préparer à
l'affranchissement, lorsque l'on songe au zèle sincère
que montrent une foule d'hommes distingués de
toutes les opinions pour la destruction de l'escla-
vage, il est bien permis de croire que l'esclavage
n'existera plus longtemps dans les colonies fran-
çaises.


On ne saurait, d'ailleurs se dissimuler que la ques-
tion de l'abolition de l'esclavage ne soit une question
très-épineuse. Il y a là une plaie difficile à traiter,
difficile à guérir. Il faut y apporter une grande pru-
dence, car, ainsi que nous l'avons dit, ce ne sont pas




340 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


seulement des instincts, ce sont des passions qui se
trouvent en présence et qu'il serait trop facile de dé-
chainer. C'est donc, je le répète, une plaie dont la
guérison demande beaucoup de prudence, mais dont
cependant le traitement ne saurait être longtemps
différé.


La question se présente évidemment sous trois
points de vue : sous le point de vue moral ; sous le
point de vue du droit proprement dit ; sous le point
de vue politique.


Je ne ferai à personne l'injure de supposer que la
question puisse lui offrir le moindre doute sous le
point de vue moral. L'esclavage est contraire à la
nature humaine. L'homme n'est pas fait pour être le
propriétaire, ni pour être la propriété d'un autre
homme. Les colons aujourd'hui font et possèdent
ce que ne font et ne possèdent plus nome les rois ab-
solus de l'Europe. Il y a plus, si j'en excepte un pays
qui est à moitié européen, à moitié asiatique, si
j'excepte la Russie, où il y a encore des serfs,
les liens de servage sont tombés complétement ou
presque compléternent partout. Et quelle différence
cependant entre ce servage, qui est une espèce de co-
lonat, et l'esclavage proprement dit, l'esclavage des
colonies, l'esclavage des nègres ! Les colons sont
donc placés, je le répète, dans une position qui est
unique, on peut le dire, dans l'état de la civilisation
européenne d'aujourd'hui.


Sous le point de vue du droit s'élève une question,
la question de l'indemnité. Les colons sont proprié-
taires, sont possesseurs d'esclaves, et ils demandent
en conséquence qu'on ne songe pas à l'abolition de


VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
341


l'esclavage sans leur donner auparavant une indem-
nité préalable que réclamerait chez nous l'homme
dont on a, pour cause d'utilité publique, occupé
le champs ou la maison. A mes yeux, je le répète,
il y a des possesseurs d'hommes, il n'y a pas de
propriétaires, des propriétaires légitimes d'hommes.
Mais je ne conclus pas de là qu'il n'y ait rien à faire
en faveur des colons, que leurs réclamations ne
méritent aucun accueil, qu'ils ne doivent obtenir
aucune compensation pour leurs pertes. Je ne con-
clus pas ainsi, et voici mes raisons : L'esclavage a
été une faute. Mais il faut être vrai, il faut être juste,
il faut être équitable même à l'égard des possesseurs
d'esclaves, cette faute n'est pas exclusivement la
faute des colons, ce n'est pas un simple fait que la
loi positive n'ait jamais reconnu ni sanctionné. Loin
(le là. Ç'a été une erreur, mais une erreur de la mère
patrie comme de la colonie, une erreur (lu législateur
comme du colon, un fait que la législation du pays
a non-seulement toléré, mais encouragé, et par des
primes et par des priviléges accordés à des compa-
gnies pour l'importation et le commerce des nègres.
Dès lors on ne serait pas fondé à dire aujourd'hui
aux colons : « Vous possédez des hommes, vous pré-
tendez avoir des droits de propriété sur des hommes;
or, il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de proprié-
taires d'hommes, vous n'avez donc droit à aucune
indemnité ». A mes yeux, je le répète encore, il n'y a
pas de propriétaires d'hommes, par ce qu'il y a au-
dessus des lois positives une loi divine qui condamne
une pareille propriété. Mais je reconnais en même
temps qu'il y a là un fait, une faute qui n'est pas


n




312 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


exclusivement le fait, la faute des colonies, mais qui
est l'erreur, la faute de la métropole et des colonies,
du gouvernement et des colons. Il est donc juste
que, lorsque viendra le jour de la réparation, cette
réparation, avec ses pertes matérielles, ne pèse pas
exclusivement sur les colons et sur les colonies ; il
est juste que cette métropole qui a favorisé, encou-
ragé, réglé le commerce des esclaves, et la culture
des Antilles par la main des esclaves, partage aussi
les pertes matérielles que l'abolition de l'esclavage
peut entraîner pour celui qui possède des esclaves.
C'est d'après ce principe, plutôt que d'après celui
d'une expropriation proprement dite, qu'une com-
pensation me paraît due aux possesseurs actuels des
esclaves.


Quoi qu'il en soit, laissons la discussion de ces
graves questions à ceux à qui elle appartient.. Qu'il
nous soit cependant permis de faire des voeux pour
que cette discussion ne soit pas retardée trop long-
temps. Car, encore une fois, et ici se présente le
troisième point de vue, le point de vue politique,
si nous reconnaissons qu'il y aurait de la légèreté et
plus que de la légèreté à procéder avec précipitation,
sans précaution et sans mesure, il y aurait une
insouciance qui pourrait entraîner des conséquences
non moins funestes à s'endormir sur l'état actuel des
choses. Il serait impossible, même en mettant de
côté tout sentiment d'humanité et de justice, de se
faire illusion sur la gravité des circonstances et sur
l'urgence qu'il y a à préparer cette grande mesure.
Le temps, qui agit sur la vieille Europe, agit aussi
sur les colonies, et aujourd'hui, outre cette action


VINGT-DEUXIÈME LEÇON. 343


générale, il y en a une autre plus immédiate : c'est
le voisinage, c'est: l'exemplè, c'est le retentissement
que doit avoir l'affranchissement des esclaves dans
les établissements de l'Angleterre.


Vous le savez en effet, Messieurs, il y a deux ans
qu'un grand exemple a été donné encore par l'Angle-
terre en matière d'esclavage. Le 28 août 1833 a été
rendu le célèbre bill qui a mis fin à l'esclavage dans
toutes les possessions anglaises. La nation s'est
imposé 500 millions de francs pour indemniser les
possesseurs d'esclaves. Ce même bill a imaginé un
moyen de transition de l'esclavage à la pleine et
entière liberté. Les nègres doivent être pendant six
ans obligés de travailler comme apprentis avant
d'être tout à. fait libres. Mais déjà ils ne sont plus
esclaves, déjà il est défendu sous des peines sévères
de les traiter comme tels, déjà ils reçoivent un
salaire.


Quelles sinistres prédictions n'ont pas accompagné
ce grand acte d'émancipation ! Que d'impossibilités
ne prévoyait-on pas! Que de frayeurs ne cherchait-
on pas à faire naître ! Eh bien, toutes ces craintes ont
été vaines. Sans doute, il y a bien eu, par-ci par-là,
quelques esclaves qui ne voulaient pas travailler,
quelques maîtres qui ne voulaient pas d'affranchisse-
ment. Croit-on que l'affranchissement de 820,000 es-
claves puisse se faire sans quelques petits désordres?
Non, sans doute ; mais il faut reconnaître que le
travail d'affranchissement s'accomplit avec facilité,
avec plus de facilité même qu'on n'aurait osé l'espérer.
H y a même des colonies où l'apprentissage de six
années a été supprimé comme inutile, et où les escla-




344 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


ves sont devenus libres avant le temps fixé par la loi.
On a tout lieu de croire que le reste de l'oeuvre ne
tardera pas à s'accomplir avec la même prudence,
la même mesure et la même équité, trois conditions
nécessaires pour que l'oeuvre soit réelle et durable,
et alors pourra se vérifier la prophétie d'un grand
orateur du parlement anglais. Permettez-moi de finir
par cette anecdote.


C'était en 1792. Il s'agissait de l'abolition de la
traite des nègres, et tous les plus grands orateurs
s'étaient donné rendez-vous sur ce riche et vaste
terrain. Vous savez que le parlement anglais tient ses
séances le soir, et que dans les affaires importantes
elles se prolongent quelquefois jusqu'au matin. Le
grand orateur dont je parle prononça à cette occasion
un (les plus magnifiques discours qu'ait produits
l'éloquence parlementaire moderne. Il avait retracé
les misères des esclaves et les heureux résultats
qu'on devait attendre de nouveau bill et, à la fin,
tournant ses regards vers l'Afrique, il prédisait
qu'un jour la civilisation européenne, au lieu de
se transformer en brigand dévastateur pour aller
dépouiller cette terre de ses enfants, irait lui porter
ses lumières, ses lois et son Dieu. Et, fidèle aux
habitudes classiques de l'Angleterre, il récitait ces
deux vers de Virgile :


Nos primus equis Oriens arflavit anhelis,
Mie sera ruhens accendit lumina Vesper.


A ce moment même, le matin paraissant, un rayon
(le soleil perça les vitraux de la salle et inonda


'INGT—DEUXIÈME LEÇON. 345


l'assemblée, comme pour justifier la prophétie de
l'orateur et garantir sa promesse.


Peut-être la France, par une récente conquête,
est-elle appelée à. jouer un grand rôle dans l'accom-
plissement de ces paroles prophétiques.




VINGT-TROISIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Admissibilité (le tous les citoyens à tous les emplois civils et militaires.
— Égalité des charges. — Impôt. — Se — Il doit


peserégalement sur tout le monde. — Double injustice produite
dansl'ancien régime par l


'exemption d'impôts pour certaines classes. —Difficultés que présente l 'application du principe de l'égalité en fait(l'impôt. — Impôt proportionnel et impôt progressif.


i1fESSIErnS,


Pour terminer notre commentaire sur le principefondamental de notre organisation sociale, l'égalité
devant la loi, nous vous présenterons quelques
observations aux articles 3 et 2 de la Charte consti-
tutionnelle.


Dans l'article 3, il est dit : « Ils (les Français) sont» tous également admissibles aux emplois civils et
» militaires D.


Ainsi que nous l'avons fait remarquer, cet article
est un des corollaires de l'article i e ', et jdésormaisje n'ai plus besoin de vous faire remarquer que
c'est un article pour ainsi dire essentiellement histo-


VINGT—TROISIÈME LEÇON. 347


rique. Le législateur, non content d'avoir posé le
principe de l'égalité devant la loi, a cru devoir ajou-
ter cet article, parce qu'il n'avait pas oublié quel
était à cet égard l'état des choses dans l'ancien
régime, lorsque certaines carrières publiques, entre
autres la haute carrière militaire, se trouvaient à peu
près complétement fermées pour ceux qui n'appar-
tenaient pas à l'ordre de la noblesse. Ainsi le véri-
table sens de l'article 3 est qu'aujourd'hu i tes emplois
civils et militaires, les fonctions publiques dans l'un
et l'autre ordre, ne sont plus, ne peuvent plus être
le privilége d'une classe, le privilége exclusif d'une
portion quelconque de la société; tout citoyen a droit
d'y aspirer. Ce qui ne veut pas dire que, pour y
arriver, ils ne doivent pas remplir les conditions de
capacité que la loi peut d'ailleurs exiger pour
telle ou telle fonction; mais ce qui veut dire que tout
citoyen, quelle que soit sa naissance, quelle que soit
sa classe, quel que soit le rang de sa famille dans
l'État, s'il réalise d'ailleurs ces conditions de capa-
cité. peut aspirer également à tous les emplois, ce
qui est une traduction législative de ce mot que,
dans la carrière militaire, tout soldat a le bâton de
maréchal dans sa giberne, si sa capacité, et un peu
aussi son bonheur, lui facilitent la route; bref, qu'il
n'y a plus d'autre barrière infranchissable que celle
qui existe pour ceux qui ne rempliraient pas les
conditions de capacité que la loi exige, conditions
dont nous parlerons en temps et lieu.


J'arrive à l'article qui précéde dans la Charte, et
dont nous parlerons en deuxième lieu, je veux dire
l'article 2 : « Ils contribuent indistinctement, clans la




348
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


» proportion de leur fortune, aux charges do
l'État ».


Cet article aussi est en partie, comme nous l'avons
déjà fait r


emarquer, un résultat de l'histoire de
France. C'est aussi une déclaration explicite dont
le but essentiel est de bien faire voir que, par le
principe de l'égalité devant la loi, on abolissait, entre
autres priviléges, celui qui existait jadis en faveur
d'une certaine classe de la société, l 'exemptiond'impôt. Aujourd'hui l'impôt est une dette


communede tous les Français : je ne reviens pas sur ce fait
comme fait historique, nous l'avons assez déve-loppé.


L'impôt est un des moyens indispensables à l'exis-
tence de tout État ; qu'on établisse une


contribution
sous une forme ou sous une autre, c'est un moyenindispensable à la vie, à l'action de toute association
quelconque. L'impôt se légitime donc tout naturel-
lement quand il est contenu dans de justes limites, il
se justifie comme moyen indispensable à l'existence
de la société, à l'existence de l'ordre social, au déve-l
oppement de la société elle-même. Et si on veut le


considérer sous le point de vue économique, l'impôt,
je parle toujours de l'impôt dont on n'abuse pas, se
présente à l'esprit, non comme une consommationimproductive, mais comme une rétribution à unecertaine classe de travailleurs et un emploi utiledu capital social.


Sans entrer, en effet, dans des «définitions qui
n
'appartiennent pas strictement à notre cours, il


suffit d'une simple remarque pour se convaincre del
'exactitude de cette observation: Et pour exprimer


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 349


ma pensée, je me servirai d'un exemple trivial. lin
propriétaire a sur pied, dans son domaine, une
récolte qu'il désire mener à bien. Il s'aperçoit
qu'elle peut être dévastée par les ravages des
animaux, des volatiles, il établit un épouvantail,
et lorsqu'il a fait sa récolte, il réduit cette dépense
pour arriver à son produit net ; mais il ne dit pas
qu'il a perdu ce que lui a coûté cet épouvantail,
car il sait parfaitement que, sans cette dépense,
il aurait perdu bien davantage.


Mais ce moyen serait insuffisant, et il est obligé,
pour mener à bien sa récolte, de la faire, surtout
pendant la nuit, garder par des hommes. C'est un
service qu'il reçoit, c'est un travail qu'il doit payer.
C'est une dépense qu'il fait, il est vrai ; niais deman-
dez-lui si cette dépense, si ce salaire est une consom-
mation improductive. Certes, il répondra négative-
ment, parce qu'il n'ignore pas tout ce qu'il aurait
perdu ou pu perdre s'il n'avait pas employé ces
moyens et fait cette dépense.


Eh bien, au lieu de recourir chacun à une garde
particulière, on a dans les campagnes des gardes
champêtres, des gardes forestiers ou d'autres pré-
posés qui veillent pour tout le monde. La dépense
qu'on fait pour entretenir ces surveillants, ces gar-
diens en commun, n'est-elle pas exactement dans le
cas des dépenses dont nous avons parlé jusqu'ici `? Et
pour ne pas allonger, de ce dernier échelon remontez
jusqu'à la constitution tout entière de l'ordre poli-
tique des sociétés civiles , et vous voyez que la
dépense n'est autre chose que la rétribution due aux
producteurs que nous appelons producteurs inch-




350
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


rects. Que sont, en effet, les pays où les droits de
chacun, et la propriété, et la liberté individuelle, et
le respect de l'industrie de chacun ne sont pas pro-
tégés parce que l'ordre public est impuissant? Que
produisent ces pays-là, où sont leurs richesses, où
est leur développement industriel, quels sont leurs
progrès dans la prospérité et le bien-être?


Ces dépenses clone, bien loin d'être une consom-
mation improductive, sont une nécessité pour le dé-
v
eloppement matériel de la société civile.
Il y a un autre développement plus précieux en-


core, et qui n'a pas moins besoin que l'ordre social
soit protégé par la puissance publique. Quand vous
payez un impôt pour construire une route, pour
creuser un port, pour rendre une rivière navigable,
pouvez-vous appeler cette dépense improductive? Et
quand vous payez pour que vos places fortes soient
réparées, pour qu'elles soient approvisionnées, pour
que les forces de l'État soient toujours à même de
r
epousser toute attaque, toute invasion de l'étranger,


direz-vous que ce sont là des dépenses improduc-
tives ? Hélas ! demandez-le aux peuples, aux pro-
vinces, aux localités qui, dans des temps malheureux,
ont dû subir les ravages de l'invasion.


Il serait donc inexact de placer l'impôt parmi les
consommations improductives. Eh ! sans doute, on
peut abuser de l'impôt ; je connais plus d'un pays où
l'on a abusé de l'impôt. Mais parce qu'un laboureur
emploiera dix chevaux pour cultiver une terre qui
pourrait être cultivée avec quatre chevaux,


en con-clurez-vous que les frais de labourage sont uneconsommation Improductive? Non, vous en con-


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 351


durez que le cultivateur méconnaît ses intérêts quand
il emploie dix chevaux pour un travail que quatre
pourraient faire. La consommation improductive
donc ne concerne que l'abus et non l'usage des forces
nécessaires pour produire l'effet qu'on doit réelle-
ment produire.


Mais, s'il est vrai que rien ne serait possible sans
ce fonds commun dont la société tout entière profite
pour son développement à la fois moral et matériel,
il est juste aussi, il est de justice rigoureuse que
l'impôt retombe sur toutes les classes de citoyens,
et qu'il n'y . .ait pas de ces priviléges scandaleux
qu'il y avait jadis quand telle ou telle classe était
exempte de tout impôt et se contentait de contribuer,
suivant son bon plaisir, par des offres et des dons
volontaires.


Aujourd'hui l'impôt est une charge commune à
tous. La loi du 2 mars 1832 dit à l'article 24 : « Les
» propriétés du domaine privé seront soumises à
» toutes les lois qui régissent les autres propriétés.
» Elles seront cadastrées et imposées ». Ainsi les
propriétés du domaine privé du roi sont soumises à
l'impôt territorial comme les propriétés de tout ci-
toyen quelconque. Et remarquez-le, si les propriétés
de l'État, si les biens de l'État et de la couronne ne
payent pas l'impôt, ce n'est là qu'une exception ap-
parente, c'est uniquement pour éviter un détour et
une dépense inutile. L'État possède tant de mille hec-
tares de forêts; si vous lui faites payer l'impôt foncier
sur ces fonds, qu'arrivera-t-il? Le montant de cet.
impôt arrivera dans les caisses de l'État, mais il aura
fallu faire sortir des mêmes caisses la somme néces-




352 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


saire pour le payer; il y aura, d'un côté, augmen-
tation de recettes et, de l'autre, augmentation
de dépenses , c'est-à-dire qu'on chargera la main 11311
droite de payer à la main gauche : voilà en quoi
consisterait l'opération. Eh bien, il vaut mieux
faire comme on fait, parce que toute augmenta-
tion, même fictive, de l'impôt. augmente les frais
de perception.


Nous savons ce que c'est que l'impôt, etnous savons
que l'impôt doit peser indistinctement, dans la pro-
portion de leur fortune, sur tous les Français. Tout
semble dit sur l'article qui nous occupe. Il ne faut
pas dissimuler cependant les difficultés qu'on ren-
contrera peut-être toujours pour l'exacte appli-
cation de cette disposition de notre loi constitution-
nelle. 11 est facile d'écrire que les Français contri-
buent dans la proportion de leur fortune aux charges
de l'État ; niais lorsque de ce principe général on
passe à l'application, les difficultés se présentent en
grand nombre, el il n'y a, il faut le dire, que les esprits
superficiels qui s'imaginent qu'il soit aisé de les
résoudre. La question se rattache alors aux questions
les plus épineuses de l'économie politique. 11 est
facile de décréter que l'impôt sera perçu également
d'après telles données. Mais qui vous dit, que, dans
son résultat réel, il se répartira d'une manière égale,
proportionnelle à la fortune de chacun ?


Permettez-moi d'expliquer ma pensée par un
exemple tiré de l'ancien régime. Dans l'ancien ré-
gime, la noblesse était exempte d'impôts ; et il faut
bien le dire, quand on disait la noblesse, on disait
une grande partie de la richesse territoriale de la


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 353


France. Or, il y avait là d'abord une injustice qui
frappait tous les yeux : «Je paye et tu ne payes pas,
» je paye pour mon petit champ et tu ne payes pas
» pour ton beau domaine ». Voilà le fait matériel;
mais il y avait un autre fait qui ne se présentait
guère aux esprits dans ce temps-là, parce qu'il tient
à la nature même de la rente territoriale, qu'on
n'avait pas encore étudiée à cette époque. Au fond,
tous nos revenus, et c'est sur les revenus que l'im-
pôt doit porter, sans cela il est destructif de la
fortune publique , tous nos revenus, en dernière
analyse, ont trois sources : 1° la rétribution due à
notre travail, ce qu'on appelle ordinairement salaire,
parce que la forme la plus ordinaire de cette rétri-
bution est celle du salaire proprement dite : mais il
est bien entendu que par là. nous entendons la rétri-
bution due à tout travailleur quelconque ; 9d° les
profits résultant des capitaux; la rente territo-
riale. Or qu'arrive-t-il ? C'est que, toutes choses
étant égales d'ailleurs, les profits tendent à baisser
et la rente à hausser à mesure du développement
de la société. Plus la société développe ses moyens
de richesse, plus les capitaux augmentent, plus les
profits de ces capitaux doivent diminuer, parce que
le prix des choses diminue en raison directe de leur
abondance. De même, toutes choses étant égales
d'ailleurs, les salaires seront plus bas là où la
population sera plus forte; les salaires baisseront à
mesure que la population augmentera. Je dis, re-
marquez-le bien, toutes choses étant égales d'ail-
leurs, car si le capital augmente avec la population,
les salaires peuvent ne pas baisser, parce que


23




354 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


l'augmentation du capital augmente la demande
de travail.


Maintenant, la rente territoriale n'est que ce qui
reste du produit de la terre, une fois le salaire et le
profit payés. Il est évident que si les travailleurs ne
trouvaient pas leur rétribution, ils ne pourraient pas
cultiver, que si le capitaliste ne retrouvait pas son
profit et la rentrée de ses avances, il ne pourrait pas
cultiver. Le prix des denrées agricoles se partage
donc ainsi : 1° payement des salaires; 2° payement
des profits et rentrée des avances ; 3° s'il reste quel-
que chose, rente territoriale.


Il en résulte que plus les capitaux sont ,à bon
marché, que plus les profits baissent, plus la rente
augmente. Puisque le produit se partage entre trois, il
est évident que moins la part des deux premiers ou
de l'un des deux premiers sera forte, plus le troi-
sième prendra. Or, la tendante du développement
social, du développement de la richesse nationale,
est d'augmenter les capitaux et de faire baisser les
profits; donc, à mesure que la société s'enrichit, la •
rente territoriale tend à augmenter.


Cela étant, voyez ce que faisait l'ancien système.
Les propriétés mobilières, c'est-à-dire essentielle-
ment les propriétés industrielles, payaient l'impôt,
et c'étaient précisément ces propriétés qui contri-
buaient le plus au développement matériel de la
société; et elles travaillaient pour que de jour en
jour il y eût une tendance à la hausse précisément
dans la rente territoriale, dans la rente de celles des
propriétés qui n'étaient pas imposées. C'était donc
une singulière combinaison, et cette injustice, qui


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 355


frappait tous les yeux, en cachait une autre que
l'économie politique seule pouvait révéler : c'est
qu'on frappait d'impôts précisément les revenus de
ceux dont les capitaux travaillaient au développe-
ment de la société, et qu'on ne frappait pas ceux qui
devaient profiter plus que tous les autres de ce
développement de la richesse. Eh bien, voilà un
exemple de la difficulté qu'on rencontre quand on
veut bien apprécier où ira frapper un impôt, com-
ment il frappera, comment en réalité il se divi-
sera; c'est que cela se rattache, je le répète, aux
questions les plus épineuses de l'économie poli-
tique.


Ce n'est pas tout, beaucoup de personnes ont été
frappées d'une observation ; elles ont dit : l'impôt
tel qu'on l'établit ordinairement, c'est l'impôt pro-
portionnel. Mais l'impôt proportionnel , indépen-
damment des difficultés que je viens de signaler,
manque à la règle de l'égalité d'une manière plusintime encore : voilà un citoyen qui a 100 francs de
revenu, en voici d'autres qui en ont 1,000, 10,000,
100,000; eh bien, dans le système de l'impôt pro-
portionnel, si l'État a besoin du cinquième du
revenu, il arrive que l'homme qui a 100 francs de
revenu reste avec 80, celui qui en a 1,000 reste
avec 800, etc... Et voyez, dit-on, ce qui arrive, vous
enlevez au premier une partie de l'indispensable,
vous enlevez une partie, si ce n'est de l'indispen-
sable, au moins du nécessaire, à celui qui .a 1,000 fr.,
tandis que celui qui en a 10,000 ne trouvera pas un
très-grand changement clans sa manière d'être en
étant réduit à 8,000, et que celui qui a 100,000 francs




356
COURS DR DROIT CONSTITUTIONNEL.


reste dans la même position relative où il était avant
la perception de l'impôt. Ainsi, dit-on, .celui qui
s'était arrangé pour vivre tant bien que mal avec
100 francs, s'il est réduit à 80, risque de manquer
du nécessaire, tandis que celui qui a 100,000 francs
ne manquera ni de l'utile ni de l'agréable avec
80,000 francs.


Et de là vient l'idée qui a souri à quelques per-
sonnes d'un impôt qu'on a appelé progressif.


Ainsi donc, l'impôt proportionnel est celui qui
part d'une donnée égale, applicable à toutes les for-
tunes. L'État demande le dixième du revenu, chacun
donne le dixième de son revenu. C'est là l'impôt
proportionnel. L'impôt progressif part d'un autre
principe ; il commence par 0, et à partir de 0 il suit
une progression croissante. Ainsi, par exemple, ce-
lui qui n'a que 100 francs paye 0, celui qui a 200 fr.
paye 1 p. 100, celui qui a 300 francs paye 2 p. 100,
celui qui a 400 francs paye 3 p. 100, et ainsi de suite.
Voilà l'idée qu'il faut se former de ce qu'on appelle
l'impôt progressif.


Et ici une première observation se présente tout
naturellement à votre esprit. C'est que, tandis qu'il
n'y a par la nature des choses qu'un seul impôt pro-
portionnel (l'impôt est plus ou moins élevé, mais il
est toujours établi suivant la même proportion), il
peut y avoir un nombre indéfini, pour ne pas dire
infini, de systèmes d'impôt progressif, parce que vous
pouvez mettre le point de départ plus haut ou plus
bas et rendre la progression plus ou moins rapide.
Vous pouvez établir une progression toujours crois-
sante, illimitée, vous pouvez la contenir clans cer-


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 357


taines limites, vous pouvez la limiter à l'extrémité
ou chemin faisant. L'impôt progressif tel que je l'ai
donné d'abord, 1 p. 100, 2 p. 100, 3 p. 100 et ainsi
de suite, c'est une progression illimitée; mais si vous
dites à 100 francs 0 ; de 100 à 500 francs, 1 p. 400;
de 500 à 2,000 fr., 2 p. 100 ; au-dessus de 2,000 fr.
3 p. 100; voilà la progression limitée, on ne va pas
plus loin que , 3 p. 100. Vous comprenez que ces
combinaisons sont innombrables.


On a essayé de réaliser plus ou moins cette idée,
on a essayé de l'impôt non proportionnel dans plus
d'un pays. Ainsi, à une époque de grands besoins, en
1798, on l'a essayé aux États-Unis pour 'un impôt
particulier, pour un impôt sur les maisons, sur les
propriétés bâties. On a dit que celui qui payerait tant.
de dollars de loyer payerait tant d'impôt, et que celui
qui payerait tant de dollars en sus de loyer, payerait
tant de plus. Mais, il faut le dire, aux États-Unis, on
ne regarda jamais cette loi que comme une loi pro-
visoire, et d'ailleurs elle ne s'appliquait qu'à une
espèce d'impôt, et cet impôt était si minime que les
effets n'en furent guère sensibles.


En Angleterre, il y a eu pendant la grande guerre
ce que les Anglais appellent l'income-tax, c'est une
taxe sur les revenus. L'income-tax n'était pas le
môme pour tous les revenus. Jusqu'à 200 livres sterl.,
je crois, la taxe n'était que de 2 et demi p. 100, et
pour les revenus plus élevés elle allait de 2 et demi
à 10 p. 100. C'était donc un impôt progressif très-
limité, mais, à la différence de l'impôt des États-Unis,
il frappait sur tous les revenus. C'était également un
impôt. exigé par des besoins extraordinaires, par les




358


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.
besoins de la guerre, et que l


'Angleterre n'a pas vouluconserver.


Il y a des exemples d'impôts progressifs
établisd'une manière per


manente dans d'autres petits États,
. en Suisse, par ex


emple. Ainsi, dans le canton de
Genève, il y a la taxe des gardes, qui est perçue de
cette façon : ceux qui ne possèdent que 10,000 flo-rins de capital, c'e


st-à-dire, en prenant 2 florinspour 4
franc, ceux qui n'ont que 5,000 francs de


capital, ne payent rien ceux qui ont de 5,000à
50,000 francs, payent un demi pour mille à partirde 5,000 francs. Ainsi, le possesseur d'un capital de50,000 francs co


mmence par soustraire 5,000 francspour l
esquels il ne paye rien, et puis, pour ce qui lui


reste en sus, il paye demi pour mille. Donc pour
50,000 francs il paye 22 et demi. Pour tout ce qui
dépasse 50,000 francs, l'impôt est de


I pour mille,de sorte que celui qui a 200,000 francs de capital
fait son compte ainsi : pour les premiers 5,000 francs,0 ; pour 45,000 francs, ensuite, demi pour mille, soit22 et demi; pour les 150,000 francs en sus,


4 pour
mille, soit 150; et en tout, pour les 200,000 francs172 et demi.


Il y avait un impôt
semblable à Zurich, à Ham-


bourg, et dans quelques autres villes d'Allemagne;je ne sais s'ils ont été
conservés, celui de Zurichexistait encore il y a quelques années.


Voilà quelques exemples d'impôts
progressifs li-mités. La France aussi a eu quelques


exemples d'im-pôts de cette espèce. D'abord la Convention, en1793, décréta un impôt progressif.Plus tard, le10 messidor an VII, la législature décréta un emprunt


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 359


de 100 millions, et cet emprunt devait être fait sous
la forme d'un impôt progressif. Ainsi la loi du
49 thermidor dit : « Article l er .En exécution de la loi
» du 10 messidor, tous les citoyens aisés sont assu-
ra


à l'emprunt de 100 millions dans la propor-
»


tion progressive de la fortune dont ils jouissent...
»


Cette proportion est établie par un jury. — Ar-
» ticle 4. Les citoyens imposés à la contribution
» foncière qui ne payent pas 300 francs en principal
» sont dispensés de verser à l'emprunt ». Voilà donc
le premier terme, 0 pour ceux qui ne payent pas
300 francs en principal. « 2° Les cotes de 300 à
» 400 francs donneront lieu à un versement de
» 3/10 ; de 400 à 500 francs, de 4/10 ; de 500 à
» 000 francs, de 5/10; _de 600 à 700 francs, 6/10 ;
» de 1,000 à 1,1000 francs, 10/10, ou somme égale
» de 3,000 à 4,000, 20/10, ou somme double; en-
» fin, à 4,000 et au-dessus, le jury fixera la progres-
» sion de la somme à verser jusqu'aux 3/4 du re-
» venu annuel de la fortune du préteur ». Voilà le
terme dernier de la progression.


Vous voyez donc là un emprunt fait dans le sys-
tème de l'impôt progressif et d'une progression qui
était poussée fort loin, puisque le maximum allait
jusqu'aux 3/4 du revenu annuel.


Voilà des exemples. Celui des États-Unis et celui
de l'Angleterre ne sauraient guère fournir un argu-
ment. Il n'y a eu là que des mesures extraordinaires
qui ont été révoquées lorsque le besoin a disparu.
Les deux exemples tirés de la France elle-même sont
d'une époque où les procédés réguliers, en fait d'im-
pôt, n'étaient guère possibles, et l'on ne peut, non




360
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


plus, en faire un argument. Quant aux petits pays.que
j'ai cités, il y a là, en effet, des faits permanents, du-
rables, anciens. Mais, remarquez-le, si, à la rigueur,
ce sont là des impôts qu'on peut appeler progressifs,
il n'y a que deux termes dans la progression. La pro-
gression se trouve réduite à deux termes dans celui
que j'ai cité, 1/2 pour mille et 1 pour mille.


Terminons ce court aperçu historique par une re-
marque : dans le pays où cette forme d'impôt, ré-
duite uniquement à deux ou trois termes, est une
institution qui parait. permanente, comment l'exé-
cute-t-on? Question qui mérite attention, car quand
je dis qu'il faudra payer 1/2 pour mille de son capi-
tal, où est la base, quels sont les moyens de vérifica-
tion, quels sont les moyens d'asseoir l'impôt et de le
répartir ? Eh bien, dans le pays que j'ai cité, c'est la
déclaration du contribuable sans aucun contrôle, et
le jour où l'on ne se contenterait pas de cette décla-
ration, l'impôt tomberait à l'instant môme, parce que
jamais les citoyens ne supporteraient une inquisition
vexatoire dans l'état de leur fortune.


On se présentait devant deux des premiers magis-
trats de la République. Il y avait une liste affichée
dans laquelle tous les membres du conseil d'État
étaient rangés deux par deux; les contribuables pou-
vaient choisir les deux membres qu'ils voulaient.
Comme chaque conseiller siégeait un tel jour,
chacun pouvait se présenter le jour qu'il préférait.
Là, il y avait un coffre qu'on appelait le coffre mys-
térieux, fermé, mais de manière qu'on pût y intro-
duire les sommes sans l'ouvrir. Le contribuable
arrivait, jetait son argent dans le coffre et s'en allait,


VINGT-TROISIÈME LEÇON. 361


et. lorsque le jour assigné pour le payement de la taxe
arrivait, on ouvrait le coffre. Et il faut le dire, ce
système avait pleinement répondu à l'attente de ceux
qui avaient pu se faire une idée approximative
du montant de l'impôt.


Cette forme a été modifiée un peu. Aujourd'hui,
on se présente devant les deux magistrats qui vous
présentent le registre des imposés, c'est-à-dire de
tous les citoyens ; si l'on ne possède que les 5,000 fr.,
on ne doit rien, c'est égal, on met son nom tout
court et l'on dit aux deux magistrats : Je ne dois rien.
Si on a plus de 5,000 francs, on signe également
son nom, et l'on donne aux magistrats la somme
qu'on croit devoir à l'État. Les magistrats vous en
donnent un reçu à vous,' mais ne prennent aucune
note. Seulement votre signature porte que vous avez
payé et, en votre présence, ils jettent l'argent dans
le coffre. C'est donc, comme vous voyez, un mezzo
termine entre l'ancien mode et un impôt contrôlé. Ce
n'est pas un impôt contrôlé, mais enfin il y a deux
hommes en ce monde qui, s'ils ont bonne mé-
moire, savent ce que vous avez payé.


Cet impôt durera-t-il ou non, je n'en sais rien ;
mais quand ou a déjà passé du premier mode au se-
cond, on ne peut jurer que l'impôt sera éternel.


Ajoutez que, dans ces pays, l'impôt sur la fortune
mobilière est une espèce de nécessité, parce que les
richesses territoriales y sont à peu près nulles, faute
de territoire, et que les richesses mobilières et de
portefeuille sont très-considérables; de sorte que si
l'on ne trouvait pas le moyen de faire contribuer les
fortunes mobilières, les tout petits propriétaires, car




362 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


la propriété est divisée à l'infini, payeraient tout et
les grands capitalistes ne payeraient rien. On a donc
trouvé ce moyen sur lequel vous ferez vos observa-
tions ; niais au commencement de la séance pro-
chaine, nous ferons nous-même quelques observa-
tions sur la nature et les effets de l'impôt progressif
comparé à l'impôt proportionnel, et nous terni inerons
ainsi notre commentaire sur le principe de l'égalité
devant la loi.


VINGT-QUATRIÈME LEÇON.


SOMMAIRE


Impôt progressif illimité. — Inconvénients d'un pareil impôt et diffi-
cultés insurmontables dans sa perception. — Impôt progressif limité
appliqué à certains objets; il peut donner le moyen d'atteindre
indirectement certains revenus qui ne peuvent être imposés direc-
tement. — Celui qui paye l'impôt n'est pas toujours celui qui le sup-
porte réellement. — Douanes. — Impôt foncier. — Le système
d'impôts variés et surtout la fixité des impôts donnent les meilleurs
moyens d'arriver pratiquement à l'égalité.


MESSIEURS,


L'impôt progressif peut être _illimité ou arrêté à
certaines limites, porter sur le revenu total ou sur
une fraction quelconque du revenu et sur certains
objets seulement. La progression peut embrasser un
nombre plus ou moins grand de termes, croitre d'une
manière plus ou Moins rapide. Voilà ce qui rend le
nombre des combinaisons possibles si considérable
et pour ainsi dire infini. Examinons d'abord l'impôt
progressif illimité appliqué au revenu total, quelles
qu'en soient les sources.




364
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


La première observation qui se présente à l'esprit
est celle-ci, Toutes les fois qu'il y a progression
croissante illimitée, le moment doit arriver où l'im-
pôt prendra tout le revenu et ne laissera rien au
contribuable. Plus on approchera de ce terme, moins
le contribuable aura d'intérêt à augmenter son capi-
tal ; et il viendra un moment où non-seulement il n'y
aurait plus d :avantage, mais où il y aurait perte pour
lui• à le faire. Imaginez, par exemple, une loi qui
dise : A ceux qui n'auront pas plus de 999 francs de
revenu, nous ne demanderons rien. Ceux qui auront
de 1,000 à 2,000 francs payeront 10 p. 100; de 2,000
à 3,000, on payera 11 p. 100 ; de 3,000 à 4,000,
12 p.100, etainsi de suite en augmentant (le 1 p. 100
par chaque augmentation de 1,000 francs de re-
venu. Nous aurons ainsi-: à 11,000 francs, 20 p. 100 ;
à 21,000 francs, 30 p. 100; à 81,000 francs,
90 p. 100, et à 91,000 francs, nous arriverions à
100 p. 100, c'est-à-dire que l'impôt enlèverait le
revenu tout entier. Au delà il enlèverait plus que le
revenu ; le contribuable perdrait donc à augmenter
son revenu au-dessus de 91,000 francs, il serait
absurde, passé une certaine limite, d'augmenter son
revenu, parce que l'impôt croîtrait plus vite. Vous
pourrez arriver moins promptement à ce résultat en
changeant les termes de la progression, mais un peu
plus tôt, un peu plus tard, yetis y arriverez forcé-
ment; quelle que soit la progression, si elle est illi-
mitée, il viendra un moment où l'impôt absorbera
tout le revenu et plus que le revenu, et où parconsé-
quent le contribuable n'aura plus d'intérêt à augmen-
ter sa fortune.


VINGT-QUATRIÈME LEÇON. 365


C'est là le but que, dans la Révolution, quelques
personnes se sont proposé d'atteindre; elles voulaient
arriver ainsi à détruire les inégalités de fortune.
De nos jours aussi nous avons entendu souvent ré-
clamer contre cette inégalité des fortunes. La ri-
chesse, sans doute, est une chose dont l'homme peut
abuser ; c'est un moyen de séduction, c'est une idole
devant laquelle beaucoup de gens se prosternent la
face dans la boue. Il y a, dit-on, injustice dans cette
inégale répartition de la richesse où les uns ont tout
et les autres rien. Voilà ce qui se dit souvent. Mais,
d'un autre côté, il faut remarquer qu'il n'y a pas de •
progrès social sans une augmentation de la richesse
matérielle ; or, celle-ci ne peut se développer que
par l'accumulation des capitaux ; ce n'est donc pas
seulement dans l'intérêt de quelques individus, c'est
dans l'intérêt général que l'on doit désirer cette ac-
cumulation des capitaux. Quoi qu'on dise en faveur
des sociétés pauvres, quoiqu'on dise des abus Yel'ar-
gent, il n'est pas moins vrai que l'accumulation des
capitaux est un des plus puissants moyens de déve-
loppement individuel et social. Dès lors, on doit con-
damner un impôt qui a pour effet d'empêcher l'épar-
gne, vrai moyen d'accumulation des capitaux, d'où
résulte sur le marché une demande plus considérable
de travail.


Voici une seconde observation : Dans l'impôt pro-
gressif, la contribution est réglée non par le chiffre
absolu de revenus qui se trouve dans une localité
donnée, mais par la manière dont ces revenus s'y
trouvent répartis. Reprenons notre exemple : nous
avons supposé un impôt progressif établi de manière




366
COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


que ceux qui possèdent moins de 1,000 francs •rie
payent rien, que ceux qui possèdent 1,000 francs de
revenu payent 10 p.100, et en augmentant de 1 p. 100
par 1,000 francs, nous sommes arrivés à 100 p. 100
d'impôt pour 91,000 francs de revenu. Supposez trois
communes ayant chacune 91,000 fr. de revenu total,
niais répartis d'une manière différente. Dans la pre-
mière, les 91,000 francs sont possédés par un seul
individu, les dutres habitants n'ont rien et vivent des
salaires qu'il leur donne ou des aumônes qu'il leur
fait : cc sont des ouvriers ou des pauvres. Dans
la seconde commune, le revenu de 91,000 francs est
réparti de telle sorte que presque tous les habitants
ont quelque chose sans qu'aucun arrive à plus de
999 francs. Enfin, dans la troisième commune, il y a
91 contribuables également riches, ayant chacun
1,000 francs de revenu. Quel sera l'impôt dans cha-
cune de ces trois communes? La première, où les
91,000 francs sont possédés par un seul individu,
payera 100 p.100, c'est-à-dire 91,000 francs; le per-
cepteur arrivera et prendra tout le revenu. Dans la
seconde, le percepteur ne pourra rien prendre;
d'après notre hypothèse que l'impôt ne commence
qu'à 1,000 francs, il n'y aura rien à payer, puisque
personne n'atteint à 1,000 francs de revenu. Dans la
troisième, il prendra 91 fois 100 francs ou 9,100 francs,
puisque .chacun a 1,000 francs de revenu et doit payer
10 p. 100. Ainsi rien dans une commune, 9,100 francs
dans une autre, et 91,000 francs dans la troisième,
quoique le môme revenu se trouve dans chacune des
trois. L'impôt dépendrait, donc, comme on le voit,
non du chiffre total du revenu, mais de la manière


VINGT-QUATRIÈME LEÇON. 367


dont ce chiffre se trouvait réparti. L'État, dans ce
système, ne laisserait pas que d'être fort embarrassé.
Aujourd'hui il peut faire approximativement, par
prévision, le calcul de ce qu'il a à percevoir ; mais
lorsque la quotité de la matière imposable n'est pas
la base de l'impôt, lorsque le mode de distribution
influe tellement sur la somme à percevoir, comment
le connaître à l'avance? Chaque jour, l'assiette varie.
Le contribuable de la première commune, que nous
supposions tout à l'heure riche de 91,000 francs de
revenu, vient à mourir, et sa fortune est partagée
entre ses enfants; voilà que l'État ne pourra plus per-
cevoir la même somme. Supposons cinq héritiers
ayant, les quatre premiers 20,000 francs chacun et le
dernier 11,000 francs ; chacun des quatre premiers
payera 29 p.100 de 20,000 francs ou 5,800 francs, et
le dernier 20 p..100 de 11,000 francs ou L,200 francs;
l'État percevra donc quatre fois 5,800 francs ou
23,200 francs, plus 2,200 francs, soit en tout 25,400
francs au lieu de 91,000 francs qu'il percevait au-
paravant. Et si chacun morcelle sa fortune de ma-
nière à ne laisser que des héritages représentant
moins de 999 francs de revenu, l'État ne percevra
plus rien du tout. L'impôt dépendra donc sous ce
rapport de la volonté du contribuable. Voilà une
seconde conséquence à laquelle nous sommes
conduits.


Mais à côté des abstractions, voyons les faits :
comment apprécier les résultats de l'impôt progres-
sif teigne nous le supposons; quelles sont les données
économiques, financières, statistiques, qui permet-
tent de connaître la fortune de chacun, le revenu




368 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


complet, de chaque contribuable? L'administration
ne possède pas de pareils moyens, et la science ne
peut lui en indiquer. Aussi que s'est-on borné à faire
à Hambourg, à Genève, à Zurich et dans les autres
pays où ces systèmes ont été essayés? On s'en rap-
portait, comme nous l'avons dit, à la déclaration du
contribuable. En Angleterre, on s'est livré à une
appréciation capricieuse et tout à fait arbitraire ;
c'est même là surtout ce qui a soulevé l'opinion
contre la loi. En France, on a livré cette appréciation
à un jury ; mais comment le jury pouvait-il faire son
travail ? De quel point partir? Lorsqu'un citoyen ne
veut pas faire la déclaration de sa fortune, et il y a
des circonstances où cela peut se comprendre et
même s'excuser, comment l'y contraindre ? A Genève,
et dans d'autres Etats qui ont fait appel à ces moyens
d'impôts, on apprécie approximativement la for-
tune de l'individu, et on l'impose malgré sa non-
déclaration. Mais si, dans des villes comme Genève
ou Hambourg, on peut, à la rigueur, espérer ar-
river à une appréciation plus ou moins exacte de la
fortune de chacun, dans des villes plus grandes où
il existe moins de points de contact entre les contri-
buables, les appréciations deviendront tout à fait
arbitraires.


Si vous ne vous contentez pas de ces moyens, si
vous voulez établir des enquêtes pour vérifier et
suivre dans ses mouvements la fortune, le revenu de
chacun, vous entrez dans un système de vexations
intolérable. D'un autre côté, s'en rapporter à la
conscience des individus est fort chanceux. Il serait
fort honorable, sans doute, pour l'humanité que cela


VINGT-QUATRIÈME LEÇON. 369


suffit, niais il ne faut pas y compter. Ce système,
d'ailleurs, met l'honnête homme à la merci de celui
qui manque de probité et de désintéressement. L'Etat
ayant besoin d'une somme fixe et déterminée, il est
clair que si celui qui devrait payer 2,000 francs n'en
déclare que 500, il faut trouver ailleurs les t,500
autres. Cette méthode a, en outre, l'inconvénient de
placer l'homme qu'un malheur a frappé dans la
nécessité d'augmenter ce malheur en le dissimulant,
ou de porter, en le faisant connaître, une grave
atteinte à son crédit. Un banquier apprend un grand
désastre qui lui enlève les deux tiers de sa fortune ;
ira-t-il le publier, s'il peut ne pas le faire? N'aimera-
t-il pas mieux payer l'impôt qu'il payait lorsqu'il
était riche, et augmenter ainsi sa gêne en payant
plus qu'il ne doit réellement?


Je ne m'arrête pas plus' longtemps à l'examen de
l'impôt progressif illimité. Au fend, il a toujours été
reconnu que ce n'était autre chose qu'un moyen
détourné d'arriver à détruire la propriété, ou à
l'organiser sur un pied différent dans un pays
donné.


Quant à l'impôt progressif limité, affectant tel ou
tel objet spécial, il est très-praticable, et peut s'ap-
pliquer avec avantage dans certaines limites. Ainsi,
on y a eu recours pour le loyer des appartements.
Un loyer élevé est, en général, l'indice d'une assez
grande fortune. Une progression raisonnable dans
l'impôt qui porte sur un pareil objet n'a rien de
choquant, et vous arrivez de cette manière à frapper
indirectement une partie des matières imposables
qui échappent à toute contribution. Ainsi, le gros


24




dit


370 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


capitaliste qui n'exerce point de commerce et qui,
par conséquent, ne paye point de patente, n'a pres-
que pas d'impôt à payer. Il peut cependant, avoir en
portefeuille une fortune considérable ; il voudra jouir
de sa fortune, avoir un bel hôtel, un vaste et riche
appartement. Il est juste de lui faire payer une taxe
locative relativement plus élevée qu'au possesseur
d'une médiocre fortune qui doit se contenter d'une
modeste habitation; le loyer est, dans ce cas, le fait
révélateur d'une fortune que vous ne pourriez con-
naître ni apprécier autrement. Si donc l'impôt pro-
gressif général est une atteinte au principe de l'éga-
lité, l'impôt progressif limité peut être une manière
indirecte d'arriver à cette égalité qu'on souhaite.
Si le capitaliste ne peut être, comme le propriétaire
territorial, imposé directement, si on ne peut lui
dire : Ouvrez-nous votre portefeuille et donnez-nous
tant pour cent de ce que vous avez, on peut lui dire :
Vous avez un loyer de 20,000 francs, vous me payerez
proportionnellement plus que celui qui a un loyer de
2,000 francs, parce que votre loyer suppose un re-
venu considérable et que, sans espérer frapper
tout à fait juste, j'approcherai du moins ainsi de
l'égalité.


Le même raisonnement est applicable à l'impôt
sur les sucessions et à l'impôt des patentes. On peut
calculer la progression suivant différentes échelles ;
dans l'impôt des patentes, par exemple, on peut
tenir compte de la nature des industries, des capi-
taux ou des revenus qu'elle supposent; mais tou-
jours est-il qu'il faut que ce soit pour un objet
spécial et dans des limites déterminées.


VINGT-QUATRIÈME LEÇON. 371


Rien n'est donc plus difficile que de rendre l'im-
pôt vraiment proportionnel à la fortune des contri-
buables. Les difficultés dérivent de plusieurs sources,
J'ai dit quelles sont les trois vraies et uniques sources
du revenu. Mais ne vous ai-je pas indiqué en même
temps que ces trois sources ne se développent pas
dans le même sens, que la source du revenu territo-
rial se développe en sens inverse de celle du revenu
des capitaux ? Or, est-il facile de frapper d'une ma-
nière égale des branches de revenu qui se dévelop-
pent avec des oscillations en sens contraire ? Voilà
une première difficulté qui tient à la nature même des
choses. Si encore on pouvait imposer directement
ces revenus; mais c'est là une difficulté presque inso-
luble. Vous pouvez bien imposer directement le re-
venu territorial; mais comment faire pour les profits
des capitaux, comment saisir ce capital qui est sous
mille formes? Et quoique, en général, les profits
des capitaux tendent à se niveler, il n'est pas moins
vrai que ce nivellement ne s'opère souvent qu'avec
beaucoup de lenteur, qu'il reste longtemps des iné-
galités de profits dans l'emploi des capitaux, et vous
savez tous que, quand on parle du nivellement du
taux des profits, on parle hypothétiquement, on
parle d'une chose vers laquelle on tend toujours sans
l'atteindre jamais complétement. Les capitaux qui
se placent dans les fonds publics, ceux qui se pla-
cent clans les manufactures, produisent-ils le même
profit? Oui ou non, comme vous voyez; non, parce
qu'on les donne à des intérêts différents; oui, :parce
qu'il y a une raison de cette différence d'intérêt.
Pourquoi prêtez-vous sur hypothèque à un taux plus


L




372 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


élevé que quand vous prêtez sur les fonds publics ?
Parce que, pour les fonds publics, vous savez que
vous n'aurez pas de procès et que vous n'avez pas
du tout la même certitude pour les prêts sur hypo-
thèque. Vous demandez une prime pour ces dangers.
Je dis donc qu'on peut soutenir que, à la rigueur,
tous les profits sont égaux. Mais celui qui établit
l'impôt peut-il suivre toutes ces nuances, pourra-t-il
calculer toutes ces différences? Non, il prendra le
chiffre matériel, et'le chiffre matériel ne sera pas
juste. Mais à quoi servent ces considérations quand
il est à peu près reconnu qu'il est impossible d'im-
poser directement les profits des capitaux ?


Quant aux salaires, les difficultés seraient crois-
santes, si on voulait les imposer et les imposer di-
rectement. Ce sont là des questions si compliquées,
que je ne puis pas môme ici les indiquer sommaire-
ment.


Le revenu d'un pays peut, au fond, se diviser par
'entendement en trois portions. Il y a une portion
lui est le revenu nécessaire, le revenu sans lequel
'homme ne peut pas vivre. Il y a le revenu qu'on
►eut appeler revenu de jouissance. Enfin, il y a le re-
enu d'accumulation.
L'impôt ne devrait jamais frapper la première


ortion qui est le nécessaire. S'il frappe la troisième,
nuit au pays, parce qu'il empêche l'accumulation


es capitaux. L'impôt qui ne frappe que la seconde
st l'impôt par excellence.
Ce sont là des divisions réelles, mais qu'on ne


suivre d'une manière directe dans l'applica-
)n.


VINGT-QUATRIÈME LEÇON. 373


Je signalerai une autre difficulté. C'est que l'impôt
se déguise souvent ou, pour mieux dire, le véritable
débiteur de l'impôt se déguise. Vous imposez Pierre
et c'est bien lui qui paye l'impôt au Trésor. Mais
Pierre qui paye l'impôt, n'est pas très-souvent celui
qui le supporte. Ainsi, prenez le droit de mutation
sur les immeubles ; qui est-ce qui paye? On dit que
c'est l'acheteur, on en fait mémo un article de loi, et
quand on ne stipule pas le contraire, c'est l'acheteur
qui doit payer l'impôt. Eh ! bien, qu'arrive-t-il
réellement? C'est que l'impôt est payé par le vendeur.
Il stipulera ce qu'il voudra c'est lui qui payera
toujours. Et la raison en est simple, et je mets de
côté les cas particuliers, les cas exceptionnels,
qu'est-ce qu'un acheteur de terres ? Un capitaliste
qui demande à placer son capital et à en régler les
profits. Il a toutes les voies de placements ouvertes
devant lui, il faut qu'il tire le profit moyen de son
capital. Dès lors, il est bien clair que le droit de
mutation ne peut retomber sur lui. Il paye, mais
après avoir fait son calcul. Qu'importe qu'on dise
que c'est lui qui portera les écus au notaire pour
payer le droit (le mutation? Il peut bien placer son
capital en terre aux 2 1/2 ou aux 3 p. 100, mais
c'est parce qu'il escompte la sûreté du placement,
parce qu'il sait qu'il acquiert par là un capital
qui ne périra pas. Et s'il est habile, il sait autre
chose, l'instinct même le lui a dit, c'est qu'en plaçant
ailleurs, non-seulement il court des dangers, mais il
court le risque même de voir diminuer ses revenus.
Mais tâchez de le ramener au-dessous du taux moyen,
à moins qu'il ne connaisse pas les affaires, vous




-et


374 COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


n'avez pas d'acheteur. Il lui faut le profit correspon-
dant au taux moyen. Ainsi, qu'importe que vous lui
fassiez payer 10,000 francs de droit de mutation? Ce
n'est pas sur lui en définitive que tombera ce droit,
parce qu'il en aura tenu compte clans le prix d'achat,
et qu'il donnera au vendeur la somme qu'il est
obligé de payer au Trésor.


Qui paye l'impôt des boissons ? C'est encore une
des questions qu'on a élevées et qu'on peut élever.
En général, quand vous imposez un droit sur une
chose, c'est le consommateur qui le paye, parce que
s'il tombait sur le producteur, le producteur aban-
donnerait cette production. Mais peut-on dire cela
du vin? Est-il facile d'abandonner la culture de la
vigne? Ainsi, la règle générale peut souffrir excep-
tion dans le cas d'une chose qui est un produit de la
terre.


De même, qui paye l'impôt, sur les matières pre-
mières ? Et comment se partagent certains impôts
entre le producteur et le consommateur? Et se par-
tagent-ils toujours de la même manière ? Voilà, je le
répète, des questions d'une difficile solution, mais
qu'il suffit d'indiquer pour démontrer combien il est
difficile, en fait d'impôts, d'arriver à une égalité
parfaite.


Il n'est pas d'impôts auxquels ces observations ne
puissent s'appliquer. Vous avez les douanes. C'est
là un impôt d'une double nature. La douane est un
impôt proprement dit en tant qu'on perçoit sur
toutes les choses introduites dans le royaume un
quantième au profit du fisc, et si le droit est peu
élevé, ir peut n'y avoir là qu'un impôt. Mais quand la


VINGT-QUATRIÈME LEÇON. 375


loi vous dit : Telle denrée payera 50 p. 100, telle
autre 80 p. 100 ou tel autre droit exorbitant, ce
n'est plus un impôt au profit du fisc; on calomnierait
le Trésor public si l'on disait qu'il profite de sembla-
bles mesures, elles font au contraire diminuer le
produit des douanes. Qui donc profite de ces lois ?
Ce sont certains producteurs. Et comment en profi-
tent-ils ? Aux dépensj'autres producteurs, et aux
dépens des consommateurs. Et quel rôle joue le
gouvernement dans cette affaire ? Il joue exactement
le rôle que voici. Supposez un homme qui se trouve
au bas d'une montagne à l'endroit où un grand
nombre de filets d'eau voudraient se répandre pour
fertiliser les terres. Il n'y a qu'à les laisser se ré-
pandre et porter partout la richesse. Eh! bien, ima-
ginez que l'homme qui se trouve au bas de la mon-
tagne travaille jour et nuit pour en détourner un
grand nombre et les faire tourner à droite de manière
à laisser à sec les terres qui sont à gauche ; vous
aurez une image frappante du système. On ne saurait
faire profiter par privilége une industrie donnée,
qu'en paralysant à côté une autre industrie et en
levant un impôt sur les consommateurs au profit de
certains producteurs. C'est là un argument auquel
on n'a jamais répondu et auquel on ne répondra
jamais. On fera des phrases superbes sur la prospé-
rité des fabriques et des industries nationales, mais
on ne parlera pas des industries qui ne peuvent
s'élever à côté, on ne parlera pas des capitaux que
les consommateurs n'ont pas pu accumuler parce
qu'ils ont été obligés de payer ces produits au-7
dessus de leur valeur naturelle.


Ce t
.




376


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


Vous voyez donc que dans les lois de douanes il y
a une dérogation notable au principe de l'égalité en
matière d'impôt, non en matière d'impôt proprement
dit, parce que ce n'est pas l'État qui en profite; l'État
ne fait là qu'un métier de percepteur contre les uns
et au profit des autres,


Enfin, si vous voulez un autre exemple qui montre
la difficulté d'asseoir exactement les impôts, prenez
l'impôt qui paraît le plus facile à asseoir, prenez l'im-
pôt foncier. Comment fait-on pour imposer d'une
manière tout à fait égale le revenu territorial ? C'est
un problème qu'on n'a pas encore résolu. En 1791, on
a pris l'expédient du cadastre. C'est une belle inven-
tion d'un administrateur lombard, Carli. Mais l'au-
teur du cadastre lombard avait affaire premièrementà une province, secondement à une province plate,
troisièmement à une province d'une culture uniforme.
Mais transportez le cadastre dans un vaste empire où
faut des millions pour le faire, des années pour l'ac-


ximplir, où se trouvent toutes sortes d'accidents de
errain, toutes sortes de cultures, et demandez-vous
:e que devient le travail du cadastre. Aussi n'est-il

as fini et ne le sera-t-il jamais, car dès qu'il sera
arminé d'un côté, il faudra le recommencer deautre.
Le cadastre n'en est pas moins une chose excel-


nte, parce que, indépendamment des services qu'il
?,ut rendre du côté qu'on attend, il peut en rendre
iaucoup d'un autre côté. Je fais seulement cette
servation pour vous faire sentir combien il est dif-
ile d'asseoir même l'impôt qui parait le plus facile


VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
377


Concluons. Le principe de l'égalité de l'impôt,
consacré par notre pacte fondamental, ne reconnaît
pas d'exception. Dans l'application, tous les efforts
doivent être faits pour s'approcher le plus possible
de l'égalité. Mais il faut reconnaître en même temps
que si c'est un but vers lequel tc is les efforts doi-
vent tendre, on ne pourra probablement l'atteindre
jamais. Il en est un peu de l'égalité des impôts comme
de l'égalité des peines. L'égalité des peines est aussi
un principe sacré. Mais il 44;.est personne ayant un
peu réfléchi sur la matière qui ne sache que ce n'est
encore et que ce ne sera jamais qu'un desideratum.
Il en est de même en fait d'impôt. Nous avons fait à
cet égard des progrès notables. Je crois que le sys-
tème actuel, le système des impôts variés, est plus
favorable au principe de l'égalité que le système de
l'impôt unique. Je crois que dans ce système d'im-
pôts variés, il se fait au bout d'un certain temps des
compensations qui font approcher passablement de
l'égalité.


Mais de tous les moyens d'arriver à une égalisa-
tion aussi complète que possible, l'un des plus sûrs
est la fixité des impôts. Quand vous avez des impôts
qui changent fréquemment d'une manière notable,
vous produisez des oscillations dont il est impos-
sible de se rendre compte, vous produisez clans le
rapport des salaires et des profits de ces états de
transition que des économistes même très-subtils
ont peine à reconnaître, tandis que, si les impôts
restent fixes, les intérêts particuliers se coordomient
petit à petit. Si ce n'est pas le législateur, ce sont
les contribuables qui résolvent le problème, parce




1


378


COURS DE DROIT CONSTITUTIONNEL.


que les rapports des salaires, des profits et de la
rente territoriale finissent par se régler de manière
que le niveau se rétablisse. Quand on demande doncla fixité des i


mpôts, on la demande pour arriver
autant que possible à l'égalité.


FIN DU TOME PREMIER.


E R4e/4
ge-'


•I• • •e•- e


TABLE DES MATIÈRES


AVIS DE L'ÉDITEUR


DÉDICACE A SA MAJESTÉ VICTOR EMMANUEL, ROI D'ITALIE.
PRÉFACE, par A. PORÉE. .91
INTRODUCTION, par M. C. BON COMPAGNI VII


LEÇON D'OUVERTURE. XLIX


PREMIÈRE LEÇON.
Notion de l'État. — L'association est une loi naturelle de l'humanité;


elle a sa base non dans un simple fait matériel, mais dans un devoir,
parce qu'elle est le seul moyen de développement pour l'individu et
pour l'espèce tout entière. — L'État est la réalisation d'une indivi-
dualité morale qui a ses obligations et ses droits propres, et que
l'individu ne peut détruire sans commettre un crime de lèse-humanité.
— La constitution d'un État, dans le sens général, est l'ensemble des
lois qui président à son organisation; dans un sens plus restreint,
c'est la loi des peuples libres, le pacte qui garantit les droits et les
libertés de chacun. — L'organisation sociale est le but, l'organisation
politique, le moyeu. — Le droit constitutionnel se partage donc
en deux grandes sections : les droits publics et les droits poli-
tiques.


DEUXIÈME LEÇON.
Organisation de rÉtat; éléments nécessaires et éléments variables.


Sans autonomie et sans puissance publique, il n'y a pas d'État, mais
l'État peut exister sous des formes diverses et avec une somme plus
ou moins grande de droits publics. — Il y a dans l'organisation d'un
État, quelle qu'elle soit, une pensée dominante à laquelle tout se
rattache comme des corollaires. — Coup d'oeil historique sur la for-
mation des États : Tribus nomades, États fédératifs, États unitaires.
— Peuple juif, Phéniciens, empire assyrien, mède et babylonien. i3




380
TABLE DES MATIÈRES.


TROISIÈME LEÇON.État égyptien. — Mon
archie perse; son organisation. — Grèce; le génie


grec c
ontraire a toute autre idée d'unité politique. —


Alexandre. —Etat romain. L'esprit ro/nain essentiellement politiq-ue, vraimentoriginal en ce
qui touche aux idées d'État et de droit, imitateur




seulement en ce qui touche à la science et à l'art. . • •
27


QUATRIÈME LEÇON.
Vice capital i


nhérent à tous les États de l
'antiquité et destructif detoute unité intime, même là où semblait exister l'unité


matérielle la
plus co


mpacte ; absence de toute idée de justice, de droit, d'égalitécivile. — Asse
rvissement de la famille non-seulement chez


les peuples
s
auvages et chez les peuples ba


rbares, mais même chez les peuplescivilisés. — Le fait de l'esclavage, si général qu'il était érigé en pin-cipe par le philosophe et le juris
consulte. — Système des castes.


r






Classes privilégiées. — Patriciens et plébéiens. . . . • . •
41


Le
CINQUIÈME LEÇON.


privilége était une des idées dominantes de l 'a
ntiquité et s'opposai


à la formation d'une unité nationale forte et compacte. — L'-p
oration politique d'un pays était impossible même dans les États


non despotiques, parce que les anciens
ignoraient le système dereprésentation. — Notion de l'unité. — Unité


absolue, unité relative.
Exemples d'unités relatives dans le monde physique et dans le mondemoral. — Nécessité de concilier dans


les associations civiles l'activitépropre de l'homme avec l
'unité de l'État. — Solutions illégitimes duproblème dans le monde ancien; gouv


ernement de Sparte. — Con-ditions internes et externes de l'unité
n


ationale. Les conditions inter-nes comprennent prin
cipalement la race, la langue, la religion et lacivilisation. — Difficultés que présente pour la formation de l'unité


nationale la div
ersité soit des races, soit même des


familles dans lamême race. — Même examen en
ce qui touche la langue, . • 57


SIXIÈME LEÇON.
lite de l'examen des conditions


internes de l'unité : religion'. — La
diversité de religion présente un obstacle plus grand à l'unité quela div


ersité de race ou de langue. — Cet obstacle peut cesser par lafiffusion des lumières amenant à
sa suite la tolérance. —Civilisation.— La différence de civilisation, si elle n'est pa un


-


n
ontable, est au moins une cause de


résistancece
s
et d' obstacle insur


affaiblissement.- Conditions exterieures. — Constitution géographi
pe


eritoire doit fournir à
l'État des moyens suffisants d'existence


du pays.


, de
Lq e oromunication et de d


éfense; il doit être d'une certaine étendue


TABLE DES MATIÈRES. 381
et nettement circonscrit. — Organisation sociale; elle doit avoir pour
principe l'égalité civile. — Organisation politique. La monarchie
absolue et les oligarchies peuvent opérer un rapprochement matériel
plus ou moins étroit ehtre les diverses parties de l'État, mais la par-
ticipation du pays au gouvernement de ses affaires produit des résul-
tats hien autrement énergiques pour la formation d'une véritable
unité nationale. — Les gouvernements uniques sont plus favorables à
l'unité que les gouvernements fédératifs. — Centralisation. — Gran-
des capitales


78


SEPTIÈME LEÇON.
État de l'empire romain et, en particulier, de la Gaule au moment de


l'invasion des barbares. Impuissance du despotisme impérial; les
charges municipales devenues un fléau. — Caractère des peuples
barbares et leur situation vis-à-vis des Romains. — Le christianisme
seul en position d'adoucir le choc et de fondre ensemble l'élément
barbare et l'élément romain. — Puissance de l'idée chrétienne auprès
.des barbares. — Organisation de la société chrétienne et de l'Église.
— Puissance de l'Église due au principe de l'élection, à sa hiérarchie
et à l'expérience des affaires formée par de grandes et longues
luttes. 94


HUITIÈME LEÇON.
Période de l'invasion. L'unité impossible, parce que toutes les conditions


manquaient à la fois. — Essai d'organisation tenté par Théodoric; il
ne pouvait réussir. — Établissement des Visigoths, des Bourgui-
gnons et des Francs en Gaule. — Clovis. — Austrasie et Neustrie; les
coutumes et la langue des Germains dominent en Austrasie, tandis
que les lois et la langue des Romains arrivaient à reprendre la domi-
nation en Neustrie. — Il faut voir une nouvelle victoire du principe
germain sur le principe romain dans la chute des Mérovingiens et
dans l'avénement des Carlovingiens. — Charlemagne. Situation des
hommes et des choses en ce moment. — Les invasions arrêtées, au
moins par la voie de terre. — Établissement d'un gouvernement
régulier. — L'empire et la pensée de Charlemagne trop vastes pour
lui survivre 108


NEUVIÈME LEÇON.
Deux principes en présence : l'aristocratie et la royauté. — L'aristo-


cratie, contenue par Charlemagne, devait l'emporter après sa mort.
— Hérédité des terres, suivie de celle des charges et des offices. —
Organisation de la féodalité. — Tout se donne en fief, tout devient
privilége, tout devient matière à impôt. — La féodalité n'a jamais
obtenu l'assentiment des populations; pourquoi. — Croisades. Leurs




:382
TABLE DES MATIÈRES.


causes et leurs résultats matériels et moraux. — Idées nouvelles nées
du spectacle de la civilisation grecque et musulmane. — Formation
de grands fiefs. — La royauté mise en évidence. — Commencements
des communes.
126


DIXIÈME LEÇON.
A qui est dû l


'affranchissement des communes. — Affranchissement des
villes du Midi amené par les traditions romaines, par l'exemple des
républiques italiennes, facilité par la faiblesse relative du régime
féodal dans ce pays. — Difficultés plus grandes dans le Nord. Luttes
acharnées suivies de transactions et d'arrangements dans lesquels
intervient assez souvent la royauté. — Organisations diverses, mais
hases communes, dont les principales étaient la délivrance de toute
servitude, le droit de s'administrer soi-même et de se défendre. — La
commune entre comme un élément nouveau dans la société. . 137


ONZIÈME LEÇON.
La commune en France, surtout au Nord, n'a jamais prétendu ni pu


prétendre au gouvernement du pays. — Différences sous ce rapport
avec les villes italiennes et avec quelques villes du midi de la France.
— Guerre des Albigeois. — Accroissements de la royauté. — Le
pouvoir royal, appuyé à la fois sur le principe féodal de l'hérédité et
sur les anciennes traditions, et soutenu par l'influence de l'Église,
s'est développé surtout par le rôle qu'il a joué comme médiateur et
comme protecteur des faibles. — Louis le Gros. — Suger. — Phi-
lippe-Auguste. — Saint Louis.






1.17


DOUZIÈME LEÇON.
Philippe le Bel. — Le parlement auxiliaire de la royauté. — Nouveaux


agrandissements de territoire. — La bourgeoisie appelée aux États-
généraux. — Destruction des Templiers; puissance apparente et
faiblesse réelle de cette corporation. Lutte contre le pape. — Coup
d'oeil rétrospectif sur la situation de l'Église vis-à-vis de la féodalité.
— L'Église devenue elle-même féodale et tendant à adopter le principe
de l'hérédité dans les fonctions ecclésiastiques. —Désordres profitant
aux empereurs d'Allemagne. — Réaction produite par l'esprit mo-
nastique. — Grégoire VII. — Célibat des prêtres. — Tentatives pour
établir la théocratie.


TREIZIÈME LEÇON.
La lutte de la royauté française contre la cour de Rome n'avait pas le


même caractère que la querelle entre la papauté et l'empire. — Avé-
nement des Valois; consécration du principe qui exclut les femmes
do la couronne. — Philippe VI et Jean le Bon. — Désastres de Crécy




TABLE DES MATIÈRES. 383


et de Poitiers. — États-généraux. — Jacquerie. — Réaction contre
la bourgeoisie. — Traité de Brétigny. — Charles V. — Charles VI.
— Insurrection des communes flamandes ; massacre de Rosebehe et
réaction violente contre les libertés communales. — Invasion anglaise.
— Charles VII. — Jeanne d'Arc délivre la France en révélant au
peuple le sentiment de sa force. — Le peuple opprimé par les grands
se jette dans les bras de la royauté. — Transformation de la royauté
féodale en monarchie marchant vers le pouvoir absolu. . . . 118


QUATORZIÈME LEÇON.
Louis XI. Jugements divers portés sur ce roi. — Agrandissements du


territoire. — Compression de la féodalité et développements du pou-
voir central. — Charles VIII. — Louis XII. — Grandes découvertes
du xv' siècle; leur influence plus grande en France que partout
ailleurs. — Réforme. Triple point de vue sous lequel elle doit être
considérée : point de vue religieux, point de vue philosophique, point
de vue politique. — Ses succès, différents en Allemagne, en Italie et
en France. — Guerres de religion. — Édit de Nantes. . . . 195


QUINZIÈME LEÇON.
Richelieu. — Ruine du parti huguenot comme parti politique ; abaisse-


ment des grands; destruction de tout esprit d'indépendance; fonda-
tion de l'Académie française. — Jugement sur l'administration de
Richelieu. — Après Richelieu, la noblesse ne pouvait plus lutter
contre le pouvoir royal. — La puissance politique des parlements
n'était ni définie, ni incontestée, ni garantie. — La Fronde ne fut
qu'une parodie de la Ligue. — Règne de Louis XIV. Exagérations
dans les appréciations opposées sur le caractère de ce roi. — Agran-
dissement matériel et moral en France. — Appel des bourgeois, de
préférence aux nobles, au maniement des affaires. — Révocation de
l'édit de Nantes; causes et déplorables effets de cette inique mesure.




La monarchie absolue accomplit sa carrière avec Louis XIV ; elle




se meurt sous la Régence et sous Louis XV 213


SEIZIÈME LEÇON.
Le pouvoir absolu avait secondé dans une certaine mesure, mais n'avait


pas accompli et ne pouvait accomplir l'oeuvre de l'unité nationale.




État de la France au moment de la Révolution : division par
provinces; diversité de lois et de coutumes; multiplicité de juridic-
tions; la nation partagée en quatre classes; priviléges de la noblesse,
du clergé et de la bourgeoisie. — Impuissance de l'autorité civile et
de l'autorité religieuse pour établir l'accord entre l'organisation
sociale et les besoins moraux. — États-généraux. Attitude du clergé,
de la noblesse et du tiers état. — Nuit du 4 aoét 1789 — Abolition


163




TABLE DES MATIÈRES. 385


VINGTIÈME LEÇON.
Commerce des nègres encouragé par les gouvernements et réglementé.


— Dispositions principales de la législation connue sous le nom de
Code noir. — Esclaves envoyés en France; marché d'esclaves à Paris.
— État des colonies au moment de la révolution de 1789. — Influence
de l'opinion sur l'application des lois.— Ligne de démarcation établie
par la différence de couleur de la peau. — Anecdotes à ce sujet. 294


VINGT-UNIÈME LEÇON.
La législation coloniale, maintenue d'abord par l'Assemblée consti-


tuante, est modifiée par la loi du 24 septembre 1791; analyse des
dispositions de cette loi; partage de la puissance législative entre la
législation nationale et les assemblées coloniales. — Disposition de
la Constitution de l'an HI. — Lois du 4 brumaire et du 12 nivôse
an VI, relatives à la division territoriale et à l'organisation consti-
tutionnelle des colonies. — Constitution de l'an VIII et loi du
20 août 1802. — Charte de 1814. — Charte de 1830. — Lois du
24 avril 1833 : matières réservées à la législature; matières déléguées
à l'ordonnance royale et aux conseils coloniaux; organisation admi-
nistrative des colonies


30S


VINGT-DEUXIÈME LEÇON.
Décrets de 1798 qui abolissent les primes à la traite des noirs. — Décret


du 14 février 1194 qui abolit l'esclavage; réflexions sur cc décret. —
Loi du 12 nivôse an VI; analyse de ses principales dispositions. —
Colonies rendues à la France par la paix d'Amiens. L'esclavage et la
traite des noirs rétablis par la loi du 30 floréal an X. — Efforts des
Anglais pour arriver à l'abolition de l'esclavage, et d'abord à celle de
la traite. — Dispositions prises en France à ce sujet; ordonnance do
1817 et loi de 1818. — Loi du 25 avril 1827. — Croisières. — Horri-
bles moyens employés par les négriers pour échapper à la répression.
— Dispositions rigoureuses et efficaces de la loi du 4 mars 1831. —
Question de l'abolition de l'esclavage examinée au point de vue
moral, au point de vue du droit proprement dit et au point de vue
politique. — Mesures prises par les Anglais pour l'abolition de l'es-
clavage dans leurs colonies. — Conclusion 325


VINGT-TROISIÈME LEÇON.
Admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois civils et militaires.


— Égalité des charges. — Impôt. — Sa légitimité. — 11 doit peser
1. 25


384


TABLE DES MATIÈRES.
des droits féodaux et autres priviléges. — Suppression des provinces
et division do la France en départ


ements. — Centralisation
adminis-trative; uniformité des poids et mesures ;


admission de tous lescitoyens à tous les emplois civils et militaires;
abolition des coutumesdiverses; codification; cour de


c
assation, conseil d'État et cour descomptes. — Le système politique
nouveau, fondé sur les principes de


l'unité nationale et de l
'égalité civile, est éminemment français,été encore réalisé complètement qu'en Fr




.


et
....


n'a
. . 231


DIX-SEPTIÈME LEÇON.
Éff.Talité civile. — Elle existe lorsque, sous le rapport des faits et des


droits garantis par le droit privé et par le droit public. la loi sociale
est la même pour tous. — Elle ne doit pas être


confondue avec l'éga-lité des conditions. Quels seraient les
résultats de l


'égalité des condi-tions établie comme règle? — La con
ciliation du principe de l'égalitécivile avec le fait de l 'i


négalité des conditions est le problème des
temps modernes. — L'égalité civile est


également distincte de la
s
omme des droits publics et de l'étendue


des droits politiques, quoique les trois idées soient liées par des rapports
intimes. — L'égalitécivile est fondée sur les principes


constitutifs de l'humanité; ce quiexplique l'assentiment obtenu par tous les
pouvoirs qui ont travaillé


des


à sa ré
alisation. — Elle est posée en tête de notre


constitution commeprincipe fondamental, et plusieurs autres dispositions n'en sont quecorollaires.
. . . . . •


.


........


. 247


DIX-HUITIÈME LEÇON.
Noblesse. — Le privilége était autrefois son caractère constitutif. —Trois sortes de noblesse : spontanée, déclarée, faite à la main. —En 1789, la puissance du fief


avait disparu en France, mais le pri-vilége subsistait. — Abolie par la Rév
olution, la noblesse est rétabliesous l 'E


mpire, 'mais elle ne confère pas de priviléges. — Qu'étaienttoutefois les maj
orats? — Restauration; ancienne et


nouvelle noblesse.— La n
oblesse n'est plus qu'un titre; elle ne constitue pas d'inégalitédevant la loi. — Déco


rations. . • . • . ........ 265


DIX-NEUVIÈME LEÇON.
Exception au principe de l


'égalité civile : système colonial; esclavage.
— Colonies dans le monde ancien et dans le monde moderne. — Cinq
systèmes de colonies modernes : colonies agricoles; — de planteurs;— de mines; — comptoirs de commerce; — colonies pénales. —Comment s'est établie la colonisation


m
oderne. — Découvertes desPortugais et des E


spagnols au xv' siècle : partage fait par le pape.— Conquêtes des Anglais et des H
ollandais. — Établissements fran-




çais. — Colbert. — Org
anisation du système colonial.




• . 281




386
TABLE DES MATIÈRES.


également sur tout le monde. — Double injustice produite dans
l'ancien régime par l'exemption d'impôts pour certaines classes. —
Difficultés que présente l'application du principe de l'égalité en faitd'impôt. — Impôt pr


oportionnel et impôt progressif. . . . 346


VINGT-QUATRIÈME LEÇON.
Impôt progressif illimité. — Inconvénients d'un pareil impôt et diffi-


cultés ins
urmontables dans sa perception. — Impôt progressif limité


appliqué à certains objets ; il peut donner le moyen d'atteindre
i
ndirectement certains revenus qui ne peuvent être imposés direc-


tement. — Celui qui paye l'impôt n'est pas toujours celui qui le sup-
porte réellement. — Douanes. — Impôt foncier. — Le système
(l'impôts variés et surtout la fixité des impôts donnen t les meilleurs
moyens d'arriver pratiquement à l'égalité




363


FIN DE LA TAULE DU TOME PRENIIRE.


Librairie GUILLAUMIN et C i°, rue Richelieu, 14


OUVRAGES PARUS
DEPUIS LE DEUXIÈME SUPPLÉMENT DU CATALOGUE GÉNÉRAL (NIAI 1876).


Annuaire de l'Économie politique et de la Statistique, par MM. Guiti.auw, JOSEPH
GARNIER, MAURICE BLOCS, 1876 (33' année). Par MM. MAURICE BLOCK et MM. Loua,
— J. DE BOISJOI.IN, — PAUL BOITEAU, — ALP. COURTOIS, — JOSEPH LEFORT, JOSEPH
CLÉMENT. 1 vol in-18 Prix 6 fr


La collection, 31 volumes, avec la table des 24 premières aimées, 154 fr. 75 c. (Voir
Catalogue général, page 1.)


Des formes de gouvernement et des lois qui les régissent, par M. BlePomE PASSY,
membre de l'Institut, 2= édition. 1 vol in-8 Prix 7 50


Fait partie de la Collection des économistes et publicistes contemporaine (Voir Catal. gén., p. 5.)
Traité d'Économie politique, ou simple Exposition de la manière dont se forment, se dis-


tribuent et se consomment les richesses, par JEAN-BAPTISTE SAM. Huitième édition, pré-
cédée d'une notice biographique sur l'auteur, par M. A. CtÉ.msxr, 1 vol. in-I8. Prix. e fr.


Fait partie do la Bibliothèque des Sciences morales et politiques (Voir Catalogne général, p. 2i..)
Cours d'Économie industrielle à l'École municipale Turgot. — Instructions graduées, par


31. PAUL Cou. 1 vol. in-18. Prix, broché 4 fr
Cartonné 4 50


Traité élémentaire d'Économie politique, par M. PIERRET, receveur des finances 1 vol.
in-18. Prix 3 fr.


(Ouvrage qui a obtenu la principale récompense au concours ouvert par la Société d'Economie
politique do Lyon.)


Les grandes Crises financières de la France, par M. G. ou PUYNODE. 1 v. in-8. Prix. 7 50
Théorie du Crédit. Etude économique, où se trouvent exposés les moyens pratiques d'éta-


blir la justice dans les transactions, dans la législation civile et dans l'impôt, par
M. CLÉMENT FAVAREL. Tome II. 1 vol. in-18. Prix. 5 fr.


Res000nto dl 137 banche popolari italiane al 31 diecembre 1874, e movimento cooperativo
germanico, francese e inglese, per F. VIGANù. 1 vol. in-4. Prix. . . 5 fr.


Budget de 1877. — finestions financières, réforme de l'impôt par l'emprunt. 'dér,rèvement
des impôts, conversion, réduction de f Miel*, amortissement, par M. ISAACPEREIRE.
Brochure in-8. Prix I fr.


Le Crédit légal. Système de Crédit et d'impôts reposant sur une base unique, par M31. A. et
M. BENOiT. Brochure in-8. Prix. 1 fr.


Du choix d'un Impôt. Brochure in-18. Prix I fr.
Manuel des Fonds étrangers. Précis des Emprunts émis, garantis, ou dont l'émission a été


autorisée par des gouvernements étrangers, dont les coupons sont payables à Londres,
ou qui sont négociables à la Bourse de Londres, par M. W.-T. F. M. INOALL, membre du
Stock Échange ; traduit de l'anglais par M. STOlivIS. 1 vol. in-1G. Prix. . . . 4 fr.


La nouvelle dépréciation de l'Argent, par M. MICHEL CHEVALIER. Broch. in-8. Prix. 1 fr.


Michel Chevalier et le bi-métallisme, par M. HENRI CERNUSCHI. 1 vol. in-18. l'rix. 3 fr.
La Monnaie bi-métallique, par M. EmILE DE LAVELEYE. Brochure in-8. Prix. . . 1 fr.
Silver vindicated (l'Argent réhabilité). Note lue par M. HENRI CERNUSCHI au Congrès de


l'Association pour l'avancement dé la Science sociale, tenu à Liverpool en octobre 187G.
Brochure in-8. Prix 2 fr.


L'expérience nouvelle du papier-monnaie , par M. VICTOR 13oxxr.r. Brochure in-8.
Prix. I fr.


De l'Apprentissage et d'une Caisse de retraite pour les classes ouvrières, p. M. LAM'.
Brochure in-S. Prix n 30


Des Sociétés coopératives de Consommation, par M. ANTONY [(MUET, avocat. 1 vol. in-I8.
Prix. . . 3 fr.




anuel pratique pour l'organisation et le fonctionnement des Sociétés coopératives de
Production dans leurs diverses formes, par M. SmittzE-Dm.trzsci:, avec la collabo-
ration du 11' SCHNEIDER, traduit par M. SIMONIN, 1' • partie : Industrie, precédée d'une
Lettre aux ouvriers et aux artisans français, par M. 13Ex2Amix RAMPAL. 1 vol. in-18.
Prix. . 2 fr.


'Algérie et les Colonies françaises, par M. JULES DUVAL, avec une notice biographique
sur l'auteur, par M. LEVASSEUR, membre de l'Institut, et une préface de M. LUI/ULM,
membre de l'Institut, avec un beau portrait de l'auteur. 1 vol. in-8. Prix. . . . 7 50


onsidération sur l'Abolition de l'Esclavage et sur la Colonisation au Brésil, par M. M
cliAcx-linu.Airis. Brochure in-S. Prix




' 2 rtablissement en France du premier Tarif général de Douanes (1787-1791). E ** uil ' d'his -.
toire et d'économique comparées, par M. le comte DE Br IENVAL, ancien ministre plénipo-
tentiaire. 1 vol. gr. in-8. Prix 6 fr


e Renouvellement des Traités de Commerce, par M. MICHEL CHEVALIER. Brochure in-8.
Prix I fr.


nquéte sur la navigation, l'immigration et le commerce français à la Nouvelle-Orléans
en 1876, effectuée par le vicomte PAUL D'ADZAC, consul de France gérant le consulat de
la Nouvelle-Orléans, avec le concours des principaux négociants français résidant en
cette ville, publiée avec l'autorisation de M. le duc Decazes, ministre des Affaires étran-
gères. Brochure in-8. Prix 2 fr.


ettres sur l'École d'Administration, par M. ANTONY ROULLIET, avocat. Brochure in-8.
Prix. 1 fr.


raité d'Économie industrielle. Etudes préliminaires, organisation et conduite des entre-
prises, par M. ADOLPHE Geit.nauLT, inspecteur des forges et chantiers de la Méditerra-
née, auteur du Traité de Comptabilité et d'Administration industrielles. 1 vol. in-8.
Prix.


6 fr.
annel des Docks des ventes publiques et des warants. Deuxième édition., entièrement
refondue, par M. Aux SAUZEAD. 1 vol. in-18. Prix 'I fr.


tude sur la Représentation légale du Commerce en France, par AuG. tenuto:, secrétaire
de la Chambre de commerce de Nantes. I vol. in-c. Prix 3 fr


s Question des nouveaux Chemins de fer et des Travaux publics. Broc/1. in S. Prix. 1 fr.
Irveillance par l'Etat de la gestion financière des Chemins de fer en France, par M. DE
LABRI, ingénieur en chef des ponts et chaussées. Brochure in-8. Prix. . . . 1 fr.


(Extrait du journal des Econornistes, n' de septembre 1876.)
ÉcoNomiouEs — Les voles de Transport de l'Europe, et le Commerce de la France,


par M. G. CAPTIER. Brochure in-8. Prix


1 fr
moment à voiles marseillais, en face du Crédit maritime, et ma Réponse. par. M. Desis


xsuxte, pour faire suite au Crédit maritime français en face de l'assurance et de la loi.
trochure in-8. Prix 1 fr.
°dation française pour l'avancement des Sciences. — Congrès de Nantes, 1875. — Des
apports de l'économie politique et du droit, par M. J. LEFORT. Deuxième partie. Bro-
hure in-8. Prix


s 50
La première partie de ce travail se trouve dans le Congrès de Lille, 1874.


ce sur Barthélemy Laffemas, contrôleur général du commerce sous Henri IV, par
. PAUL LAFFITTE. Brochure in-8. Prix 1 fr.
(Extrait du Journal des Econontistes, n' de mai 1876.)
evanche de la France par le travail. — Résumé général. — Les familles du travail et
intéréts d'après l'Evangile, par M. J -P. MAZAHOZ. Brochure in-8. Prix. . . 1 fr.


hases sociales des nations, par M m e CLÉMENCE BovEn. Broch. in-8. Prix. . 1 fr.
(Extrait du Journal des Econotoistes, ro do juillet 1876.)
&tien dans l'humanité et dans la série organique, par LA MÉSE. Brochure in-8.
x.
Extrait du Journal des Economisles, novembre 1876.)
Tt au ministre de l'intérieur sur le congrès d'hygiène, de sauvetage et d'économie
ale de Bruxelles. par M. PAUL BUCOUET, président de l'Inspection générale des éta-


d'économie politique populaire, par M. CHALLIOL. Les trois premières pali.ti5e(s)
es


,,etnents de bienfaisance. Brochure in-8. Prix


: le Trarail, la Propriété, la Liberté, chaque. 15 c.


Saint-Denis. — Imprimerie t:. Laxermr, 17, rue du Paris,


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