DE MIRABEAU. . 111. • • .. . · .. llUPRIlIERIE DE AUG. AUFFRAY, ...
}

DE MIRABEAU. .


111.


• •
.. .




· ..


llUPRIl\IERIE DE AUG. AUFFRAY,
l'ASSAGE DU CAIRE, N° 54.




MÉMOIRES
llIOGltAFHIQUES,


LITTI~RAIRES ET POLlTIQUES


DE MIRABEAU,
ÉcnlTS PAR LUI-MEME,


PAR SON pÉnE, SON ONCLE ET SON FILS ADOl'TIF.


(~
. /)~L i \,
\C0,t, .. J) ~~.t;/


TOME TROISIEME.


PARIS,
AUGUSTE AUFFRAY,


Imprimeu]",
54, l'ASUGE DU CA.JRE.


ADOLPHE GUYOT,
Libraire,




C) 6 .....
t • O ¡, "


",




-~~~-
" .... '\_d_f:


., .. ~~ .....


--~".




SOMl\IAIRES


DES L1VRES CONTENUS DANS CE VOLUMIt:.


_ ..


IIOMM.\ lilE DU l.1"'Vrol!: n:.


Démarches de la mere de Mirabeau pour l'élargissement de son
!lIs.-N égociation interminahle.-- Correspondance sévere du bailli.
-- Résistance ferme et adroi~e.-üignité de caractere du priSOllUiel'
mal appréciée. -."Uae Idlre de cacltet ell vaut biea une .autre. - Fran-
chise de lHirabeau p:ms l'aveu de ses torts.-Lettr.., de lHirabeau ~
sa femme, et observutions lllalveillantes de son pere .. - Conseils du
bailli a son neveu~-RépOllses de Mirabeau. - Incroyable ferUlete
de caractel'e.-Leltres pathétiques de Mirabeau, et lebailli ému.-
L" aeule voie de salut.-Correspondunces inédite •• --lnflucncc de




JI,


conseils tI'un aroi.-Dupont de Nemollrs. - Les vieilles é~revisses
et la peau neuve. - La seule caution de Miraheau. - Chanees fa-
vorables. - M. ei Madame du Saillant. - Lettres inédites de Mira-
},eau á sa sreur. - Réponses pleines de sensibilité. -La femme de
Mirabeau la meilleure médiatricc aupres de son pere. -La leUre
c.rtatique. - Le conciliateur de la famille. - ÉpancheOlells d'amitié
fraternelle. -Trap d'esprit. - M. Boucher.-La race des Mirabeau
anéantie.-Les deux peres de Miraheau, - Le Pere secrétaire caché
de la filie. - Promptitude des femmes a espérer. - Le plan du
nwrquis.-Les amis de Paris, race de grenouilles froides.-L'étoile
de Miraheau.-Résolution du pere de sauver son fils.-Temporisa-
tiolls.-Le pardon et l'oubli.-Le cousin grotesque et le marquis de
Chamarau. - Série de lcttrcs inédites du marquis. - Condition
e.scutÍelle de la liberté de Mirabeau.-La comtesse de lHirabeau it
sa helle-sreur.-Le devoir d'une femme,-Développemells du carac-
the de Mirabeau extraits de ses correspondan ces inédites. - La
sreu!' confidente. - Espérances du prisonnier de Vinccnnes . ..,- Si-
lence de madame de Mirabeau, et amiction de son mari.-Préven-
tions du marquis de Marignane contre son gendre.-Le demi-veu-
vage et les fetes.-Lettres de Mirabeaua 5a sreur, el résumé touchant
de sa situation. - Espérances dé'iues, et menaces de Brianson.-
Sophie victime et non complice. - Retour de rigueurs. - Dix
heures de travail par jour. -Lettre remarquable de madame du
Saillant a son frere. - Sentimens d'hoMeur et mauvaise tete.-
Nouvel espoir de Mirabeau.-Difficultés de famille.-Un moment de
di." ans. - Lenres de Mirabeau a sa sreur.-Le meilleur et le plus
malheureux des hommes. -Alternatives de crainte et d'espérance.
-Le nreud du drame.-La bibliotheque dePompigllan.-La demi-
(,;lptivité du chateau.-Concessions du marquis.-Bases d'un projet
de négociation. - Situation de Mirabeau a l'égard tIe sa mere.
- Les projets. - Découragemens. - Quarante-deux mois d'empri-
SOllnement. -- Les incrédules entetés. - Mirabeau peint par lui-
méme. - Affaiblissemellt de sa vue. - Série de détails sur les im_
l,reasions et les sentimens de Mirabeau, extmits de ses corl'espOD-
da'lces illédites.- Craiute de la cécité. - ?upont d. Nemoura ~




1II
Sophie.-Nécessité dI! monter a chevaJ, et cavalcade tLus un petit
jardin.-Jugemcnt de Mirabeau snr ses proches.-Lettre remarqua-
hle et réponse dictée.- Garfon, secrétaire du marquis.- Étude des
législations crimineIles.-Espoir d'une procbaine liberté. - Nouvel
incideut suscité par le marquis.- Despotisme paterncl. - Le 13 dé-
cembre 17S0.-Une demi-libcrté.-Puis la liberté entiero.-Adieu
.. ux prisons.


S;OMMAlRli DU LIYR.E X.


Le marquis de l\lirabeau.- Ses principes d'homuif'.~- Son opill:on
sur son style et ses éel'its.~-Correspondance avce le lllarquis Longo.
-Mirabeau sorti dn donjon de Vincennes.-Relations de famille.-
Mirabeau justillé de quelques reproches.-Sa conduite difficile entre
oon pere et su merC'. - Pro ces de famille. -Séparation judiciaire
entre son pere et sa mere. -Mirabeau chez M. Boucher.-HoNont.
--Meilleurs sentimens du marquis.-L'entrevue.-Les économiste' .
. -M. Turgot et Louis XVI. - Mort de IVI. Turgot. - Mirabeau au
Bignon.-Réfutation des biogruphes. - Les poésies de Mirabeau.
- Nouvelles épreuves. - Le pcre apologiste de son fils. - Incré-
clulité du bailli.-L'enfant perroquct de 32 ans. - Mirabeau pie et
geni par instinct.-L'épouvantail de coton. - Fragmens curieux de
la correspondance du marquis.-Le vin, le jeu et les femmes._La
fusée et la fouare. -La rO{!71llre des ang"s. - Mort du bon allge de
Vincennes, et chagrin de Mirabeau. - Le pupille et le pantin.-
L'esprit frelon . .:....Politique du marquis.- La sentence de Pontul'lier.
-Les 'cleux affaires a arranger.-Nouvel acces de postéromal1ie. -
Héunion et séparation de corps.-Les charmes du demi-veuvage.-
lI1auvai.cs dispositions de la famillc de Marignane. - La ehemise et
la peal/o --'- L'extinction des races. - Contradictions du marquis re-
levées par l~ hailli. - Incroyahles prédictions réali.~ps. - Juge-
ment du hailli de MiralJeau sur l'état de la noble"e.--,Madan:e de
PailIy et les malheurs domesti'lue~ de la maison rle.Miraueau.-Lt>.
ff'mmes d'e~prit. - $,7'"'' JaiouJsrfr. - Di.ctl€,icn d~lic¡:le entre 1"




IV
bailli el le margui •. - La petite pensionllaire au couvent de Mon-
targis, et la sreur re!igieuse.-Suite de la díscussioll, et le faible des
grands hommes. - Inlluence d'une étrangere dans une familie. -
La dame noire.- L'amour des femmcs. - Hellri IV, le maréchal de
Saxe, Ture!llle et Bayard. - Les mouches et les éléphans.- Le bon
bailli!- Une scule querelle en cillguante ans de corrcspondance.--
Miraheau tunjunrs cuntumacc. - Projet d'arpel de la sentence.-
Difficultés imprévues.- les gens d·écJ'itoiJ'es. - La Robinaillc.-Qui
fut coupahle, de Sophie on de Miraheau? -Les cahillets de beurre.
-- Générense conduite de Miraheau a l'égard de Sophie.-M. de
Monnier hor¡ de cause.-Madame de Valdahull.-Miraheau défiant
la tempéte.


IO~lllAln¡¡ nli LIVIIE 1 ..


Départ du Bignon.-Des Birons, conseil de Mirabeau.-L'avocat
devenu le copiste de son client. - ArI·ivée a Pontarlier.-Mirahea,;,
prisonnier voluntaire. - Mauvaise disposition des gens de justice.
-Acles irréguliers. - Interrugatoires. -Demande d'élargissement
provisoire. - Sombarde, substitut du prueureur du rui. - Puhli-
eation d'un premier lVIémoire. - Dignité et lugique de lVIirabeau.
-- J ugcment porté par l\Iiraheau sur lui-méme, extrait de 5a eor-
respondance inédite. - Le marquis approuvallt la conduite de son
flls.-Nouveaux interrogatoires, et incompétcnce des juges franqais.
- Offres de transaction repoussées par Mirabeau. - Changement
nouveau du marquis, et le lVIémoire désapprouvé.-Prévention des
juges, et intrigues des parties. - Seul contre tous, devise de Mira-
beau.-Puhlicité essentielle.-Réllexions de l\firaheau sur sa situa-
tion.- Les Petites-Maisons. - Approbation de la famille de Ruffey.
-Appel poursuivi a Besallqon, et apparition du secolld l\1émoire.-
Nouvean mécontentemenl du marquis. - Opinion contraire du
bailli.-L'infame Bahylolle.-Contraste frappant dansla correspOll-
dance des dellx fl'cres.-- R('jt·t df' 1:1 r.1prnnnde d'f.brgl~~pn1enr provi-




soire.-Mul énergique de Mirabeau.- La passion éteinte par la ja-
lousie.-Preuves d'un caractere inébranlable.-Négoeiations enta-
mées par le marquis. - Résistanee de Mirabeau. - Persistanee du
marquis. - Danger sérieux de la position de Mirabeau. - Publica-
tion d'un troisieme Mémoire. - Acbarnement du substitut Som-
barde.-Refus de toute entremise.-Négociations continuées par le
marquis.-Nouvellcs influenees du marquis sur l'esprit du bailli.-
Caractere de la défense de Mirabeau.-É:trallges opinions du mar-
quis sur son fils. - Les prétendus auxiliaires de Mirabeau. - Lin-
guet et le marquis de Sade. -' Nouvelle sévérité et nouveaux em-
barras. - Transaction. - Embarras d'argent. - Que faire tie la
liberté recouvrée? - Mirabeau san s asile. - Le besdin d'un coup
d'épée. - Demande d'une pension, et projet d'expatriation--Chan-
gement d'idées, et retour en Provence. - Un mot sur rnadamc de
Ca~ris, son portrait véritable. -Égaremens expliqués, et retour a la
vertu.-Les biograpbes calomniateurs.-Rectifieations indispensa-
bles au sujet de.Sophie.-La v<'rité sur sa m rt.-L'histoire s~bsti­
tuée au r01nan.


S01nlArRE nu Ln'RE XII.


Répugnance du bailli' de Mirabeau a recevoir son neveu.-Tou-
jours l'orgueil du uom. - Le rUle de Rhadamiste. -Le neveu feté
par l'oncle '1ui devait le maltraiter. - L'oncle et le neveu en pré.
senee. - Effet de la sédllction de Mirahean, et réconciliation com-
plete. - Changement total du hailli. - Le fils toujours mal jugé
par lepere.-Charlemagne et le fils parricide.-Silence de Mirabeau
envers sa mere Sur l'affaire de Pontarlier.-Histoire d'une dépeche.
- L'intenclant Gressien. - Orgueil seigneurial et paternel. -
Bons témoignagcs du bailli.- L'!lOnlleur dans les cháteaux. - Un
coin du tableau de Paris. - Remontrances fraternelles. -:- Change-
ment survenu en Mirabean. - Caracteres rléveloppés !"lar des cita-
tiODi.-Difficultés d'un rapprochement eutre Mirabeau et su femme,




VI
-Les collatéraux, 1n/1"a ff~llS. - Neutralité apparen\(' <in Illarquis.
-Inutilité des voies amiables. - Versatilité dn marqui •. - Les dp-
darations d'amour 8ur papier marqué.-Machinations de la famille
de Marignane. - La fante du marquis. - Les torts de madame de
Miraheau. - Les ayis remelles. - La ,'.;ce (!FéfUie des Mirabeau.-
Mémoire injurieux.l- Le Caton de nom"elle fabrique. -Ahus d'ulle
eorrespondanee.-Crainte d'uDe publication. - Déconragement du
hailli.-La fable du meunier, son jils et l'áne.-Le diable de la scri-
bomanie. -'Sainteté du secret des leures, - Négociations :et pl"i-
doiries.


1I0~nIAIRR DU LIVIlI: nI.


Proces éclatant.-Fragmcnt d'un fae/um inédit de Mirabeau.-
La femme el le mari. - Correspondances piqualltcs et affaires de
famille.-Mirabeau son propre avocat.-Lebeau-¡rere it l'audience.
- Changemens dans les mreurs.-Désir sincere de Mirabeau de se
réunir 1(5a femme. - Opposition de la famille de~l\larignane. _·Pu-
blication de piece5 et de Mémoires.-Menace iudigne.- Les leures
confldentielles.-Le pe re dénonciateur malgré lui. -;:Le bon droit
de Mirabeau.-Mémoire infame.-"Circonstan~es rappelées par Mi-
rabeau. - La sutue de la pudeur.-Pénélope et Émilie.-L'homme
noir et l'ange de paix.-Influence de famille, et la femme circon-
venue. - Tont espoir de conciliation perdu. - Acharnement des
adversaires de Miraheau. -Modele d'éloquence et réfutation yic-
toríeuse. - Mirabeau devant la grand'chamhre. - Imposture dé-
(ruite a l'occasion d'une leure. -AllégaLÍons sans preuyes. -L'ar-
chiduc de 1\lilan. - L'avocat Porta lis. - Le pl'oces ga~llé denmt
¡'opinion~publique. - Eloquence de ¡l\1irabeau, et le plaidoyer de
Cillq hetIré •. - L'advcrsaire foudroyoi.-Le jugemellt.-1\-1. de Ga-
liffet el lord Pctel'horongh.~Duel.- Les tér~oi. .. en liyrée.-M. de
Galíffet hlessé par Mirabcau.-Réconciliation entre les combattans.
-D~courll¡¡emp.nt du bailli. -Les h;\r¡tierA~vivnnl du nom de Mira-




VII
heau.-Chances d'un recour~ en caslation, et opposition du marquis.
--Ncuvelle auimosité du')marquis contre son ms.-Intrigues contre
Mirabeau. - M. de Miroménil. - Un dernier mot sur madame de
:Mirabeau el sa vie -arres la séparation. -Challces tardives de réu-
nion interrompues par la morl de Mirabeau.- 5a vcuve remariée.
-Nouveau veuvage et reprise du nom de lHirabeau. - Tendresse
posthume. - Morl de Mme de Mirabeau. -Fin de l. vie privée,
flt commencement de la vie politiqueo


APPEl\"DlCIt DI: TOMR 111.


ExtnitA de lettrr.s inédilcs du marquis d" Mirabeau au Illarquil
1,0ngo.


._-





'(


'1,'




,




••


LIVRE IX.


III. 1






IX.


Le maIheur dont nous avons rendu compte a
]a fin du demier livre n'avait pas abattu Mira-
beau; au contraire, iI était dans sa nature d'allier
le gout et]a facilité du travail, avec les anxiétés les
plus pénibles,les douleurs les plus aigues; il y re-
trempait son caractere, il Y puisait une nouvelle
vigueur, cal' le principe de sa force surnaturelle
était dans ses violentes passions. La perte qu'il
venait de faire le porta donc a redoubler ses ef-
forts, d'autant qu'il sentit, sans doute, qu'un tel
événement uevait lever un ues priñcipaux ohsta~




4 Mf:MOTRES


eles appOl'lés a sa liLération; et qu'il savait aussÍ
que sa mere agissait fortement de son coté, ce que
nous apprend d'ailIeurs un sareasme du marquis.
« Je ne sais ce qu'ils revent du fond de leur fumie!';
(( mais e'est de la que partent tous les phosphores
(( du moment (1).)) Mirabeau se montra done moins
disposé a subir les Jenteurs d'une négoeiation in-
terminable; iI Iaissa éehapper des signes d'impa-
tIellee el d'irrÍlatioll, dont s'inquiéta la prudenee
métieuIeuse du négoeiateur, et nous voyons Du-
pont se lúter d'appeler Sophie a son aide : (( J'ai
« a offrir a vos douleu!'s, que je partage, la diver-
(e sion qui eonvient le mieux a un eceur eomme le
(( votre; aidez-moi a sauver Botee ami, et pour le
( pouvoir, a l'empeeher de se perclre d'impatience;
«( eomme un homme qui serait sans espoir, íl
«( m'annonee des plan s que je suis eonvaineu qui
( lui seront affreusement nuisibIes, et lui oteront
« toute ressource; qui ne peuvent avoir aneune
(( espeee de sucees, que le plaisil', pen digne de lui,
( de faire du chagrín a eenx de qlli dépend tou t
( son sort; ce n'est pas le moyen de l'améliorer; il
( se li vre a ces projets déraisonnables, dans le.
« temps meme oú je eommenee, ponr la premiére
« fois, a espérer avec une apparenee solide de fon-


(1) Lettre inédite dn ma¡'qnis an hailli de Mi¡'abean , di!
·l;¡jnin li80.




DE MIIlABEAU. 5


« dement; il peut me démentir, et se Jémelltir
« lui-meme, détruire le fruit de mon long tmvail;
« il me dépite et me désole. C'est a vous a le tran-
« quilliser; c'est de votre bouche, c'est de votre
« plume que doivent couler la persuasion el la
« paix; nous meLtons dans nos conseils une vérité
«(Jure; nous sommes des chirurgiens favorables
« mais cruels; nOlls n'avons nulle adresse paree
« que nous ll'avolls nulle gn'tce; Dieu les a don-
« nées a votre sexe; déployez-Ies, soyez un mé-
« decin hábile qui, par un doux régime, tienne le
« sang de notre ami·dans le calme dont j'ai besoill
« pOUI' opérer; dites-Iui qu'il n'aura jamais un ami
« plus zélé que moi, plus a portée de juger les cir-
( constances environnantes, et qui mette plus
« d'impol'tance a le sauver; dites-Iui qu'il n'-en. a-
« pas d'autr.es (1). ))


Nousavons \'u, tout·a-l'heure, que le bailli avaÜ
justifié la lettre de sonneveu, du 22 mai,et le mal'-
quiso avait accepté l'explication donnée par son
fi'ere : « Je suis bien aise que tu trouves un autre
« sens aux folies que je tl'ouvais dans la derniel'e a
« toi, Mais, quant a mvi, ses belles paroles ne me
« feront rien, et il n'y reviendra pas, n'ayant ré-
« ponse aucune; qu'il pl'enne le hon ehemin, e'est


(I)Lettre lnédite de Dllpont de Nemours a Sophie , du
19 ¡uin 1780.




6 MÉMOIRES
« tout ce que je puis désirer; et, pourvu que je
ce n'aie pas sur ma conscience d'avoir tourné sur
« autrui la chasse qui était sur moi, c'est tout ce
« que je demande; j'userai toujours, le cas échéant,
« des memes consonnes et des memes voyelles (1).»


Des articIes insérés dan s divers papiers publics,
en faveur, mais a l'insu de Mirabeau, lui avaient
déja falt craindre d'etre compromis vis-a-vis de
son pere (2). Pour la seconde fois, les défenses
agressives de la marquise de Mirabeau suscitent a
son fil~ un sujet d'inquiétude. ce J'ai vu hier Du-
« pont, que je n'attendais guere; il m'a donné la
« nouvelle d'un nouveau Mémoire de ma mere,
« signifié a mon pere, oll je suis tres-chaIeureuse-
« ment et tres - inconsidérément défendu; cela
« peut me faire grand tort, ne fút-ce qu'en hIes-
e( sant mon pere; et lui laissant cl'aindre qu'il ne
« parút aux yeux du public, s'il me relachait,
0« céder a la force es). »)


En meme temps, Mirabeau écrit encore a son
onele; mais cette fois, ponr éviter des redites,
nous ne rapportons pas sa lettre; le bailli
luí répond en le ~nageant d'autant moins qll'il


(') LeUre inédite du Illárquis au bailli de Mirabeau, du
29 juilletl780.


(2) Voir Correspondarlcc de Yinccnncs, tome 4, page 2'21-
Voir aussi les pages 321 et 3~5, tome 2, <iu pl'ésent ollvl'age.


\") Lettl'c inédi!e de rvl il'abeau 11 1\1. Ronehel', 18 jníllet 17t\O.




DE MIR.ABEAU. 7


le sel'l davantage : « Quelque inulile que vous
« soit un commerce de Jettres avec moi, quel-
« que faligant qu'il me puisse etre de refuser
« constamment toul recours a un homme auquel,
« meme avant Son existence, j'avais dédié, en
« quelque fa9on, ma vie laborieuse, vous ne
« me ver'rez point ajouter a vos chagrins celui de
« ne pas recevoir de réponse de moi.


« En supposant que l'age, la raison et les ré-
(1 flexions vous aient causé un repentir aussi vif
« qu'il doit l'etre de vos faits etgestes passés, ma
« morale est inutile; en supposant, au contraire,
(' que vos let'tres actuelles ne méritent pas plus de
( confiance de ma part que les promesses verbales
« el par écrit, que vous m'avez raí tes tant de fois, et
« qui n'on1 eu aucun effet, ma mor'ale serait en-
« cope ridicule et inutile; interrogez-vous vous-
« mell1e pour savoir a'quoi vous devez attribuer de
« voir vos intentions toujours soup~onnées, et
« soup~onnées par mOL,


« -Ritppelez -vous que, vous promenant avec
« moi clans la salle de ce chateau-ci, vous me
«fites des pl'otestations auxquelles je répondis que,
( si vous me trompiez, vous obtiendriez pIutot
« votre pardo n de votre pere que ma confiance;
« c'est d'apres cela (sans vous reprocher ce que je
« puis avoir fait pour vous) que je vous fis rentrel'
(t en gráce avec voh'c pel'e; qui m'eút dit alors que




8 MÉMOIRES
« je travaillais pour quelqu'un qui démentirait si-
« tot mon Lémoignage? Je vous avoue que ma com-
« plaisance a eu de si terribles effets pour vous-
« meme, et pour tous les votres, que je n'ai pas
« envie de m'exposer a me retrouver dans le meme
« caso


« Vous demandez, s'il est surprenant q1J:un
« homme né dans une famille "espectable ne soit
« pas un monstre. Cela est peut-etre, en effet, assez
« peu surprenant; mais il est des exces auxquels
« la fougue de l'age ne porte pas; ne rejetezpas
{( ce qu'íl vous plait d'appeler vos écarts sur de
« mauvais conseils, vous n'en avez jamais pris de
« personlle.


« C'est parce que vous etes né dans une famille
« plus respectable encore par la pureté de ses
« mreurs et par l'honneur antique (aujourd'hui
(' tourné en ridicllle et qui a fait place a l'indul-
l( gence pour les vices) que par les autres chimeres
« de l'humanité, que vous etes plus coupable,
l( n'ayant eu que de bons ex.emples domestiques a
« SUlvre.


« Vous me demandez mes conseils ~ je vous les
( ai donnés, et vous ai désigné les personnes que
(( vous avez a apaiser et par qui les graces que
« vous pouvez avoil' a demander doivent passer.


« Mais le meilleur cOl1seil que j'ai a vous don-
f( ner, c'est de travailJer sur vous,.memc; je ne




DE MIRABEAUo


{{ vous cacherai pas que l'orgueil je plus révoltant
{f se montre toujours dans vos lett~s, lors meme
« que l' on sent que vous avez fait tous vos eITorts
« pour le cacher. Je ne le méconnais pas dans ce
« que vous me marquez sur les motifs qui vous
« empechent d'écrire 11 votre pere; je n'ai rien 11
« vous conseiller a ce sujet, attendu qu'en eITet, a
« sa place, la vue de votre écriture me révolterait.


« Toujours quelque mélange de menace: vous
« me menacez de votr'e désespoir; tachez, au
« contrail'c, de donner aux votres et a moi
« quelque espoir, ne croyez pas que vos lettres
« m' en aient donné; je vous le répete, l'orgueil et
« cetespritd'indépendancepercent sous les paroles
« mielleuses que vous empIoyez 11 le cacher; il
« échappe.


( Dans une autre de vos lettres vous di tes qu'une
« lettre de cachet en vaut bien une autre. Cela est
« vraí pour tout autre que pour vous; °mais n'avez-
« vous pas rompu deux foís votre ban, et toutes
« les deux fois pour faire deux actions que vous
« qualifiez d'écarts, mais pour lesquelles on n'est
« pas si indulgent?


«. Mais, dans celte derniere lettre a laquelIe je
« réponds,je ne sais sí memevous avez voulu vous
« donner la peine de cacher votre orglleil: ie dois,
« dites-vous, e/re franc (zans l' ave[/, de mes torts,
« mais dois-je etre bas dans mes supplications?Tollte




10 MÉMOIRES
« ectte phrase est pétrie de l'orgueille plus odieux.
(( Si, dites-vo1js, la forme de mes prieres a quel-
( que chose de has ,je dois étre muri et corrigé par
( la riflexion, je ne dois pas étre avili par le mal-
« heur. Vous me demandez ensuite, si vous avez
« tort de penser ainsi.


cJ. Oui, vous avez tort, non de ne pas vous laissel'
« avilir par le malheur, si vous n'étiez que mal-
( heureux; mais ce ne serait ras de reconnaitrc
( vos fautes, et d'avoir recours a la honté d'un
(( pere, d'un heau-pere, d'une jeune [emme, que
)) vous avez tous offensés cruellement, qui vous
« avilirait: c'est ce que vous appelez vos fautes et
« vos éearts qui vous a réellement avili. L'air de
{( hauteur avec Jequel vous demandez grace est
«( un nouveau tort.


« Je'vous répete que je vous ai désigné préeé-
« demment les seu les voies qui puissent vous etre
f( utiles r mais je vous conseille de vous persuader


.... ( a YOUS-meme que vous etes coupable de [autes
« tres-graves, chose dont jusqu'a présent vous ne
« me paraissez pas persuadé; cela pourrait vous


,( donner un style moins offensant que eelui que
(( vous employez dans la position ou vous etes ,
( ou vous devez sentir que ce qui paraitrait tout
( simple, de la part ele quelqll'lln a qui on n'aurait
« rieñ a reprocher, devicnt offensant de la pUl'l
( d'un homme quí, n'avant jamais ménagé pero




DE MIRABEAU.


" sonne, s'esL livré a outrager tous ses proches, et
(e aenfl'eindre tout ce que l'on doit respecter.


e( Vous avez voulu de la morale, en voila une
« bien longue j Dieu vellille qll'elle vous soit
e( utile (1). »


Avant d'avoir re9u eeHe lettre sévere, Mirabeau
avait écrit :


« Béni soyez-vous, mon cher el tres-bon oncIe,
« qui m'avez donné de si sages et utiles eonseils.
« C'est a vous que je dois d'avoir constamment ¡n-
f( sisté aupres de madame de Mirabeau, non que
« je ne sentisse. lous mes torts envers elI~, non
(e que je ne fusse sineerement disposé 11 les répa-
« rer autant qu'il peut etre encore en mqn pou-
e( voirj mais aux genoux de ma femme, implorant
« son assistance, et n'en reeevant pas meme de
« nouvelles l. .. j',ai plus d'une fois manqué sueeom-
ce ber au dégout de cette position, ou ce qui me
" reste d'orgueil luUait contre ce que j'ai d'hon-
« neteté et de justice.


( Mais l'homme, auque! un homme prudent et
e( boo s'intéresse, ne peut jamais etre perdll. Vos
« le~ons, vos avis, vos gl'Ooderies meme, souvent
ce dures par la forme, mais ou le fond exeeIlent de
« votre humanité et de votre tendresse se laisse
« entrevoir, ont soutenu mon eourage et excité-


(1) J.ettl'C inéditc du bailli il lUirabcau, lí jllillcll780.




12 MÉMOIRES
« toute ma reconnaissance. J'ai persévéré, je le
« devais sans doute; mais je vous ai obligation
« d'avoir Htit ce que je devais. Et, grace au cíel et
« a. vous, ce n'a pas été aussi infructueusement
« que j'avais lieu de le craindre.


« Madame de Mirabeau vient de m'écrire qu'eJIe
« compatit a ma situation, qu' elle désire mon
« bonheur; et que, puisquc je crois que ses sol-
« licitations peuvent fléchir mon pere, elle va les
« employer. Je suis infiniment louché de cette dé-
« marche de sa parto J'en suis reconnaissanL pour
« elle, pour son pere, pour vous, mon oncle; si
« vous daignez les seconder, j'espere que vous
« aurez ressuscité votre neveu, que vous aurez
« rendu a mon pere un fils que je n'osais plus
« mettre a ses pieds.


« Oh! combien je désire, mon oncle, de pouvoir
(' faire oublier le passé, et d'avoir a l'avenir une
« conduite qui pl1isse etre aussi digne de vous que
« ma reconnaissance est proportionnée a vos
« bOlltés! J'ai a les justifier ; je ne me flatte pas
« d'en venir a bout. Mai!' je mourrai en l'es-
« sayant (i). ))


Mirabeau écrivait en me me temps asa femme,
constituée l'arbitre de sa libération, une letlre que


(L) Lettre inédite de Mil'abeall an hailli, 16 juillet 1780.




DE MIRABEAU. I:l


IIOUS ne I'llppOl'lons puin!, paree qu'un l'a insérée
ailleul's quoiqu'en la mutilant (1).


Cetle lelLl'e était touehante, et produisit un effet
illaeeoutumé, cal' nous la voyons louée par le ma.'-
quis de M~rahe'lu : ({ .rai été surpris de sa revirade
« á 1'0ccasioll de ce He leUre queje n'attendais pas
« de luí; elle me parait fo!'t bien, noble, adroite,
« équitable, et e'esl la premiere fois que je vois de
« lui quelque ehose au foud qlli ressemble á de la
« vraie sensihilité; son orgueil plie dans eeHe Iet-
« t!'e, et n'est plus que dignité; singulier et
« bizal'l'e J)ersonnage! fol orgueilleux a l' exees ,
~( fol turb(.lent et fougueux, el. insociable; exalté-
« fol physique, e1capahle de folies en bien eornme
« en mal; n'ayant pas préeisément mauvais ereu!',
l( point méchant, mcme au conlrairc; mais qui.
« présumant tout de lui, n'a eepend:mt pas plus de
" nerfs qu'une limace, et pas plus de caractel'e
« qu'un colleur d'affiehcs (2). Le vois-tu avee son
« paLhos , assez spécieux dll moills eelte foís, cet
« enfant de trente-un ans sur lcquellc temps a
({ passé eomrne une scie ~l travers une poutre, en
« déehirant, éehaummt, éminc;ant, ,aplatissant? cet
« homme qui n'est ríen que par l'orgueil, qui ,


(1) Peuchet, torne 1, pagc 409.
(2) Lettre inédite du marquis de Mi,'abeau a Lefl'llnC de


Pompignan, du 12 aoút 1780.




MÉMOIRES
« en lui otant l'orgueil, ll'est plus l{u'une bulle
« de savon crevée? Vois bien, d'ailleurs, que,
« quant a ce vice, il ne s'en corrigera pas , toul
« le pue dansses lettres; turbulence pourrait
« bien durer; reste a savoir si folie sera aussi en-
« tiere; quoi qu'il arrive, il faut se mettre et se
« ten ir, a l'égardde cet homme, dans la disposition
« du désouci de creur el du débarras d'espril; c'est
'( eeHe Oll je me tiendrai; a cela pres, il est bien
« de la race et fail pOUI' le siecle; el, comme me
« disait la duchesse de Civrac, fait pOUI' leur grim-
a per sur le dos a tous (1). » ,


Dupont avait aussi trouvé eeHe leu['e'tzdroite, et
Boucher n'en louait que la nobl~se et la franc~ise;
Mirabeau repoussel'autre eompliment, et n'accepte
que celui-ei: « Votre bonhomie, comme "ous
« l'appelez, est toujoul's Slll'C de déconcertcr l'es-
« pril finassant, parce qu'avec beaucoup d'esprit
({ vous-meme, et cela de l'aveu de Dupont, qui esl
({ difficile en ce genre, el qui'dit queMo L. N. (Le-
{( noir) n'a que le votre, vous avez la droiture
« du cceur qui fail préférer la voie la plus courte;
« 01', ceHe-Ia est toujours la droite. La finesse de
« caractere n'est, souvent que le fruit de l'atten-
« tion fixe el suivie d'un esprit médiocre, que


(') LeUre inédite du mal'quis al! bailli de Mirabeau, du
13 aoút 1780.




DE MIRABEAU. Li


« l'inlérct anime; la finessc peut mal'quer de l'es-
« prit, mais je crois avoir rcmarqué qu'elle n'est
« jamais dans un esprit supérieur, a moins qu'il
« ne se trouve avec uncreur bas. Un esprit supé-
« rieur dédaigne les petits ressorts; il n'emploic
« que les grands, e' est-a-dire les simples; enfin,
« la fincsse est un mensonge en aetion; et le men-
( songe part toujours de la crainte et de l'intéret ,
( et parconséquent de la bassesse. Au reste, DUpOllt
« est franc par nature, et fin seulement pal' pré-
« caution; peut-thre n'a-t-il pas assez de caraCtere
le pour son esprit (1). »


Pour éprouver el murir de plus en plus son
neveu, le bailli continuait d'écrire sur un ton
sévere. Était-ce artifice? était-ce eonvictioll? Nous
ne saurions le dire avec certitude; mais , nous


I


croyons plutot a la conviction, car, neuf ans avant
cette époque, le bailli avait écrit a son neveu: «Vous
« m'avez trouvéindulgent et depromptretour,mais
« n'en concluezrien tr'op précipitamment, etsouve-
« nez-vous que si votre pere a jamais a se pIaindrc
« de vous, je serai avocat contl'e, comme jel'ai été
« pOUI'; et iI vous pardonnera plutot que moi(2). »


Voici un extrait de la nouvelle lettre du bailli:
« Je ne sais 'si votre femme ne trouvera pas plus


(1) Lettre inédite de Mirabeau a BOliche!', 27 juillet '1780.
(2) Lettre inédite du bailli a Mirabeau, du 4 mai 1771.




,16 MÉMOIRES
« d'esprit que de sentimentdans votl'e lcttre; ({uant
( a moí, je ne vous dissimulemi pas ({U'a travers
({ tout ce que vous me dites de flattem', je ue
«( méconnais pas tout-a-fait un fond d'orgneil qui
( vous fait trouver mes gronderies SOlIvent dures
« par ]a 'forme; s'il vous est jamais accordé par le
« ciel de rentrer en vous-meme, vous en penserez
« autrement. »


« Rentrez en vous-meme, el voyez si mes conseils
( étaient bons a suivre; jugez- moi a la rigueur,
( séparez de lal'éputation que vous m'avez trouvée
« dans ]a sphere élroite ou la Provídence, justifiée
« par mon peu de talen s, m'a retenu, séparez, dís-je,
({ ce que l'usage du monde peut avoir ajouté a cette
( réputation, quand on s'adressait a vous a ce su-
« jet; vous trouverez cependanL un hommehonnete
« el qui n'a nui a personne, etquí, en récompense,
( jouit de l'estimepublique: eh bien! je ne l'ai ac-
« quise qu' en ne m' écartant jamais, autant que la
« faiblesse humaine me l'a permis, de cette regle
( que je pris assez jeune pour base de ma eonduite:
« Alferí nejeceris quod tibi jieri non vis. Mais e'est
({ trop vous parler de moi; pelmettez cependant
« que j'ajoute encore que j'aí meme taché d'oter
« les deux négatives et de faire, quand j'ai pu ,
«( comme j'aurais voulu qu'il fuI. fait a mon égard.


« Sondez-vous, vous-meme; voyez si le bien,
( si I'honneur, le repos, la vie meme d'autrui ue




DE MIRABEAU 17


{( sont pas des choses respectables·a toul honnete
~( homme, et sondez votre conscience; voyez si
« votre. orgueil ne vous a pas fait sentir un plaisirt
«( el mettre une sorte de gloire a faire briller votre
«( esprit aux dépens d'autrui : voyez si vous avez
« respecté son llonneur, voyez si vous avez respecté
« ses hiens.


ce 'Je ne vous réclamerai pas non plus que vous
«ne me paraissez pas sentir l'énormité de vos
(cfautes; les ennemis que votre pere s'était fait in-
f( nocemment par des écrits ou iI n'a 3ttaqué que
{( les abus et a toujours respecté les personnes,
ce n'auraient osé s'avouer ses ennemis a ]a face du
« pubIic; vos fureurs vous ont rendu l'instrument
« de leur vengeance; je vous le répete, vous ne me
c( paraissez pas sentir aussi fortement que vous le
« devriez combien vous vous eles rendu coupable .


. « Je vous répéterai encore que je n'ose n'y n'ose"
{( rai jamais thre votrc caution auines de votre pere,
« de votre femme, de votre heau-pere (1).


Mirabeau avait été afTecté de cette lettre, mais
surtout de ceHe du 17 juillet,précitée, qui s'était
eroisée avec la sienne de la veille, si bien accueillie
par son pere; eette impression pénible se fait sen-
tir dans une réponse que nous alIons rapporter :


« Mon cher oncle, bon, compatissant~généreux,


(1) Lettre inédite du bailli a Mirabean, 27 jtiillet 1780.
nI. 2




18 MJf,MOJJtES


«( el c.eLLe fois injuste, fai re<{u votre leltre du 17
I( juillet. Je l'aí re¡;ue dans le moment ou mon ame
« commen<{ait un peu a sourire au premier rayon
« de l'espél'ance, ou moo crenr épanoui etrecon-
« naissant me jetait aux pied!!i de ma femme se-
« oourable, aux vótres ~ a cenx de son pe re el du
«( mien; ou je devenais meillenr, parce que je me
« sentais moins malheUl'eux; ou je reprenais' une
« nou velle vie, et me pétrissais, des mains de la
« jnstice et du l;epentir, une ame nouvelle. J'ai
« re<{u votre leure, elle ne flétrira point mes réso-
I( lutions, quoiqu'eUe contraste cruellement avec
« elles. Elle est le fruit de mes fautes passées; elle
« est amere el désolante; elle me désespere, el je
« la hois.


« Mais j'y dois une réponse. Je la ferai dans ce
( moment meme ou j'ai la fievre, ou une fluxion
« ferme ahsolument un de mes yeux; je la feraÍ,
« dis-je, sans ordre, aux points qui me peinent le
« plus; je la ferai sans art; vous me gronderez cn-
« core une fois, s'ilIe faut, maÍs je vous montrerai
es: VQtre neveu nu. C'est lui qui demande pardon
« et qui voudr-ait le mériteq e'est lui, et non pas
(e un 8l1tre; iI n'a nulles pl'étentions a etre parfait
f( ( il n'a nul droit a en avoir de telles ), mais iI a
« celle de se montrer droit et sincere. Si, tel qu'il
( est, vous jugez qu'il mérite la mort, eh bien!
« mon oncle, il mourra, voiJa tonto Il mourra, re-




DE MIRABEAU.


(l grettant avec la plus cuisante douleur les fautes
« donL iI s'est souillé enverE SOl) pere, et les. cha-
el grins qu'il vOUS a causés; mais ne'tegrettant pas
(t une seule des démarches qui pourraient le sau-
{( ver, sur lesquelles vous l'aut'ez condamné. Par
« un trait de la fmnchise qui vous adéplu, et qu'il
« pensait que vous estimeriez 1 iI n'a pas vouIu
ce voUS trompero Il s'est jeté dan s vos bras, paree
( que vous avez un fond inépuisable de bonté i il
ee a demandé pardon, parce qu'il se sent coupable.
« S'il ne l'eut pas senti, croyez, mon oncle, qu'il
« eüt pu eL su etre bien plus llHdheureux enoore
« qu'il n' est, sans mot dire.


c( Je nedois pas; dites--vous, (ejeter le.r délits
C( 9ui jont ma honte el ilion malheur sur les mau-
l( vais conseils, paree que je n' ai jamais pris de
« conStils. Je sais, mon ancle; qu'ils ne me justifient
« pas; mais si j' étais SUSéeptible d'excuses, iJs
«( ponrraient rn'excuser. Je ne m'excuse pas; j'im-
( plore clémence, el morí orgueil actuel est de
« vouloir réparer. Faut-il enoore étouffer celui .. lil?


« J' ai peu prÍJ de conseils, maia j' en ai beaucou p
« rt!(Jusimais je les ai re9us chargés de toutes les
« séductions possibles, de tous les récits les plus
« propres il embraser, a empoisonnet un esprit
« sans expérience, un creur souffrant, lIs m'ont
« inspiré un délire cruel; j'ai frappé les autres et
{( moi-meme; j'ai frappé, j'ai gémi; les yeux plus




MÉMOIRES
(( ouverts, je gémisdavantage;aussi nemedéfends-
,( je point, je supplie.


« Mais je supplie surtout qu'on ne me suppose
(cpas dessentimens que je n'ai point; qu'on ne
~( m'impute pas les fautes dont mon creur est , et a
«( loujours été éloigné. J'ai assez des miennes.
, "« Lorsque je vous ai fait des pl'Oteslations, elles


(( ont toujours été sinceres, et Dieu vous préserve
(( d' etre jamais aussí courl'Oucé des circonstances
(( qui m'en ont écarté malgré moi, que j'en suis
( profondément affiigé!


« Oui, mon oncle,j'ai été coupable; mais je ne
« le suis plus, cal' mon creur ne brule aujouI'd'hui
« que de sentimens honnetes; j'ai étéGoupable,
... . ~


« malS Je ne SUlS pas corI'ompu, cal' Je ne SUlS
« point avili. Appelez oI'gueil ce que je sens d'a-
( mouI' pouI' les vertus nobles: je n'ai jamais été
« plus loin d'en e~re corrigé.


« Non je n'ai pas eru deroir rien mettre de has
(1 dans mes supplications el dans mes prieres. J'aidu
( indiquer mes peines a fila femme , de maniere a
( lui laisser toute la gloire de venit· a filon secours
( par sa propre générosité~ Elle l' a eette gloire, illon
cc oncle, pourquoi la lui envieriez-vous?


«( PouI'quoi voudriez-vous que je fisse pleurer en
( lache de fion supplice, et que je n'eusse aupI'es
« de mon pere, de mon beau-pere, de rpa .femme,
( de vous, que l'aír d'un homme qui ne sait pas




DE MIRÁBEAU.
« souffrir ce qu'au boul du compte' il a mérilé?
« .Ten'en ferai rien ; la douleur étla niort ne m'ltl'-"
« racheront pas un mot faible; c'esrlorsqueje semi
,( hors d'ici, si j'en puis surtir, c'est lorsqu'onne
« pourra plus croire que mon intérp-t guidema'
" langue et ma plume, que j.e saurai et devrai me
« proslerner.


« Je suisbien sincerementrepentant; et eroyez,
« mon oncle, qu'il faut que je le sois beaucoup potlr
« le dire, eomme je le fais, aux pieds de tout le-
(c monde, dans l' élat d'infortune 0\1 je suis ; rriajs
«( eroyezaussi que la reconnaissanee enfonce, biqll'
{( plus que la ,vengeance, le repentir dans un,
« ereur.


« Pardonnez-moi d'avoir élé 'Vi~ement affligé de
« plusieurs traits de votre lettre; mais permett~-


, « moi de vous dire avec toule l'effusion de inon
« erenr eombien j'ai été touché d'une phrase oi.
( parle le vótre.Exeellent homme , qui avez toute
« ma vénération, toute ma tendresse, vous trouvez'
« done fatigant de refuser constamment tala se-
( cours a un homme a qui, meme avani son exis-
« lence, vous avíez dédié volre laborieuse()ie. Vous
(e ne voulez pas ajouter a mes chagrins eelui de
« n'al/oír point de I'éponse de vous. J'ai mouillé de
(e pleurs ces deux phrases. Ah! mon cher onc1e,
« croyez que je sens bien le prix de vos bontés et
(1 de vossacrificesl Combien ne devrai-je pas, mOl




21 JȃMOIRES
«vous dédier ma, seconde vie, apres que vous
« ~mavez tant de foÍs secouru, apres que mon se·
q''Cond pere m'aura rendu la premierel


« e'est, a présent, l'unique objet de filon ambi·
a tion ;nIa vie est trop avan<;ée; je ne puis plus
« viser am: grands succes; maisjepuisencorerem.
a plir des devoirs domestiques; et j'en suis affa-:
« mé; j'ai hesoin d'indulgence et d'un peu d'es·
rJ. -time. Je mettrai désormais, a les. méritef, ce que
a.l'ardeul' de mon caractere eut mis, si j'eusse été
« plus. sage, a. des earrieres plus hautes. J'aurais
a 'pu etre plus grand, mes fautes me mes me ren-
e( dTontmcilleur; c'est un puissant aiguiHon que
« d'avoü' a les faire oublier.
~ «'lllus j;'en : en\I.'evois l'espérance, et plus j'en


('seus redoubler )e désir. L'interveution de roa-
redarne de Mirabeau change roa position. Si j'iti pu
({¡ l'émouvoir, lorsque je n'~vais pointde recou:-
(~·naissanee a lui montrer, je dois la toucher da •
. « vantage lorsque. ma sensibilité pour sa démarehe
(t honnete émeut monereur. La laisserez.-vous prier
a, seule poUr moi? J' espere que non; je me flaUe
« que malgré vos si eruels, vous eles eonvaincu de
«. mon' repcntir; daignez en eon,vainere roon pele;
a rendez-moi une partie de ses bontés ;je les' préfere
ce a ma liberté, a mOD état, a ma fortulle, a tOllt;
« et je ne mets en paraUele que votre amitié (1)'.


(1) Lettre inédite de Mirabeau au bailli, du 1~ aoút 1780




DÉ lVURAllEAU. 23
CeUe lettre patliétique éinut le ba'illi : « Votrc


« lettre commeIice pa.t' trois épithetes que j'ai fait
« mes efforts pout mériter,' sans oser éspérel' d'a-
« voir atteint ruon OOt; mais, bien cértainerrient,
(1 je n;ai jamais mérité la quatrieme; Dieu sait que
« je ne lui ai jamais' rien demandé avec plus de
« ferveur que de n' etre pas' injuslé; et, quant a ce,
« je me flatte d'avoir été exaucé autant que la fai-
« blesse humaine a pu correspondre a la grace dri
« cid; j'ajouterai ici que vous' auriez plus de tort
« qu'un autre de me J'egarder comI'ne tel.


« le vous rai dit, et meme vous l'avez remar-
(1 qué, que je suis bien éloigné de vouloir ajotlter
« a votre malhetl'r; cela arrcte et gene beaucotlp
({ ma plume; ma]gré cela, vous me faites sentir
« que j'ai obscurci le ra)'on d'espoir que vous aviez
te apert;1ir; je ne veux pas vous accabler, mais jc
« ne vénx pas non plus voUs donner des' espéran-
« ces, que je De saurais réaliser.


ce le' vous ai indiqué la voie qui, seule, peul
«( vous sonlager, e'est tout ce que je puis fairc.
« .Si vous aviez. moins possédé l'art de persuader,
(Cv;ons me persuaderiez davaniage; vous me con-
(e naissez assez ponr sávoir que ruon creur n'est
« fait ni pour etre sévere, ni ponr etl'C' méfian t;
(e vous l'avez rédnit a devenir méfi'ant vis-u-vis de
" vous; vous avez. forcé votre pere a surmonter sa
( bonté, et meme une prédilection peut-etrc trop




24 MÉMOIRES
« forte en votre faveur. Combien de fois avez-vous
« fait les memes protestations qu'anjourd'hui ?


« Bien loin de m'opposer a tont ce qu'on peut
,( faire en votre faveur, je vous le répete, je vous
« ai indiqué la seule voie qui puisse vous aider , je
« ne puis rien de plus. Ce serait une tres-grande
« imprudence de ma part d'etre votre cantion vis-
« a·vis de votre pere, et je ne saurais ctre votre
c( intercesseur sans me chargel' des événemens.


« Vous regarderez comme reproches ce que je
« vais vous dire : cependant si vous l'appréciez
« pour ce qu'il est, VOllS en j ugerez autrement.
« Vous. mettez trop d'esprit dans vos lettres, pour
« que le creur y paraisse jouer un.róle principal;
( et cependant ii n'y a que lui qui puisse mériter
(1. l'épithete de droit et sincere:


«( Je ne demande point de réponse a la question
« que je vais vous faire, d'autant qu'une réticence
« me choquerait, et la vraie contrition n'en a pas;
«( répolldez-vous vous-meme. Depuis que vous sup-
« portezJa peine que vous avouez avoir méritée,ose-
(( riez-vous avouer a votre pere, a moi-meme, qui
I( u'ai aueun droit sur vous, tout ce que vous.avez
« fait, toutes vos correspondan ces ? Qui que ce soit,
t( mais surlout moi, ne vous impute }{~s fautes que
" vous n'avez pas failes. Je m'al'rcte, cal' je ne veux
« pas vous aUligcr; mais soycz assuré que voLre
c( !cUre nl(~ lUon tl'e CUl'ClI'C que vous vous mé-




DE MIRABEAU. 25


(( prenez, et confondez l'orgueil avec la grandeur
(( d'ftme.


(( Je finirai en vous répétant, quoique avec re-
«( gret, la phrase de ma lettre qui vous a porté a
«(me donner un titre que je désirerais mériter;
(e íl est fatigant de rifuser constamment'tout se-
(( cours a quelqu' un aquí méme ovant son exis-
«( tence, j' avois dédíé tout ce que j' aí pu faíre en. »


Pendant que le bailli écrivait cettederniere
leure, Mirabeau renol1velait, le meme jour, ses
touchantes apologies. « J'espere que vous serez de
«( plllS en plus content de moi : les souffraÍ:lCes,
(e les privations et le désespoir aigrissaient roon
( caractere peu flexible. <;'a presque toujours été
(( la cause de mes égaremens de tout genre. J'ai
ce cru voir autourde moi le malheur et l'inimitié;
(( j'ai pris les punitions que j'avais' méritées pour
(( l'effet d'une haine qui n'existait pas davantage,
«( et je me suis révolté; fai agKravé mes preroieres


«( fautes, et de faute en peine, de peine en délire,
(( j'en suis venu a me rendre digne de roon sort
(( in.fortuné.


a Ma conscience, cependant, a toujours crié pour
« roon pere, et contre moi; mais, roeme en l'airoant,
( et en détestant ma conduite, je ne lui rendais pas
((. UIle juslice entiere; O" j'aurais dli ne voir que
l( sa prudcnce el son équité, j' étais ulcéré de sa ri-


(1) Lctíre inédile du bailli a lUirabcan ,IS aot'tt 17S0.




26 ])lÉMOIRES
« gueur . .c.est a vos conscils, et a ceux d'un ami (')
« dont je ne saurais faire un plus grand éloge
« qu'en le croyantdignedem'en donner avec VOUS,
(1 que je dois d'etre vélitablement rentré en moi-
(~ meme"et d'avoir vu ma position avec une sag.esse
« d'antant plus douloureuse que je me· sui:. trouvé
(i BOl! moins .chargé de délits que de malheurs. La
« raison alors et un sentiOlent natm:el de justice
c( m:ont mis: aux pieds de fout le monde. Mais,
« vous le. concevrez~. vous qui connaissez a fond
»'votre neveu; je n'flÍ osé p]oyer qu.'un g~nou;je
« n:aiosémontrertoutel'étendue de mes réflexions
\c ella pf1Ofontleur de mon repentir. Ce n'est pas.
( unemaovaise honte qni m'a retelll\. Quand on a
« mal fait, il De r€Ste de noble que l'aveu et l'ex-
« cnse; mais ni l''un ni r autre aele sont pas sous
« le couteatl. J'ai sOtlvent pensé me déterminer a
« mourir, a mourir avec le r.egret de n'avoir rien
« reparé; de n'avo~r pas meme manIré en eutie/'
« le déslr tourmentant que j'en ai, plutOt que de
« me laisser sourx:onner de M.cheté, de bassesse,
i( de ne savoir pas porter Ulon sort, de pIiel' . par
(e i.trtéret.


« La; démarche' de madame de Mirabeau , el vos
e( precie uses let:tres. conunencent a me débarl'asscl'
(e de' ce fardeau; ela'€s me montrent au loin le jOtU'


(1) Dllpont de Nemollrs.




DE MIRABEAU. 27


« OU je pourrai etre publiquement d'accúrd avec
« moi-meme, etoú, en disant toutce que je pense,
«et faisant tout ce qui dépendra de moi ·pour
«plairea tousceuxquiont eu sujetdes'enplaindre,
«je n'aurai pas a redoufer qu'on. soupl{onne des
» motifs has a une conduite honnete. Elles défen-
« dent des aujourd'hui mon caractere, l'adoucis-
( sent et l'améliorent.Jejette, comme les écrevisses,
t( ma "ieille coqne,je fais peau neuve; mais c'est
« la douceur du printemps qui produit cet. effet,
« les rigueurs de l'hiver ne l'eussent pu faÍI'e.·


ce Ce ne ·sont pas vos gronderies en elles-memes,
Clqui m'ont paru dures; vous pouviez, vous sur-
« tOt1t, en employer de plus dUl'es, sans qu'elles
(e me révoltassent. Votl'e justiee ne m'a jamais
ce frappé, sans que votre honté ne prit le süin de
(4 verser une goutte de baume dans la plaie. Mais
c( ee sont les si perpétuels et dou}.oureux dont vos
(( remontrances ont toujours été accompagnées,qui


, t t' d' I I 1 (l m on oUJours esespere, paree que toutes es
« pensées de ma tete, fous les mouvemens de mon
(e creur, tout ce que j'ai d'ame et de ·"ie, me dit
«( qu'ils sont injustes.


« Vous désirez ma conversion pleine et entiere.
« Celle du ereur est tene que vous la désirez, CeBe
(~des discours et des démarehes est encore genée
«. par ma position; elle ne peut que l'etre oú je
« suis; mais vos consolations aident a l'avancer. Je




28 MÉMOIRES
(( dois pourtant vous dire que, quoique j'aie faíL
(( des. aetions tres-eoupables ,je ne 'me suis jamais
(( senti le cceur eorrompu. Il a été égaré par des
« passions extremement faeheuses, et eelles-ei
(( ont été fomentées par un esprit séduit, aigri,
(( irrité. •


( Je regrette heaueoup que vous n'osiez etre ma'
( eaution, d'autant que je suiseertain que j'y ferais
(( honneur; mon seul plan de eonduite étant de
(( m'abandonner entierement a vos eonseils,
,( Je suis payé pour savoir qu'il n'ya qu'eux qui
( m'eussent toujours été utiles.


( Mais, si vous n'osez etre ma eaution, qui la
« sera done? je ne me erois eonnu que de vous
( dans la famille: soit que vous m'aeeordiez ou
«( me refusiez votre garantie, je n'en suivrai pas
({ moins vos avis, je nem'en tiendrai pas moins
«( obligéde faire comme si vous l'étiez ...... .
(1 Vous voyez qu'il n'y a pas dans ma vie de quoi
(( nourrir eet orgueil que vous me reprochez, el je
«( ne le sens que trop bien; mais, quand je l'avoue,
(( vous me dites que je prends le ton mielleux;
(( voyez si je n'ai pas raison de eraindre les mau-
o, vais vernis que ma prison donne a mes diseours;
(( j'aurais Cl'U qu'on pouvait m'accuser plutot de
({ tout autre chose que d'etre mielleuz; j'ai le ton
«( de mon CteliJ·, lorsque je vous pade; il met dans
« mes Cxpl'cssions heaucoup de I'CSpcct, de tcrl-




DE MIRABEA U. 29


({ dresse, de vénération, parce qu'il en a beaucoup;
« mais du miel?fi! e)


Nous réduirons a un extrait fort court la réponse
du bailli, dont la rigueur, plus affectée que réelle,
mollissait visiblement : « Je n'entreprendrai pas de
« répondre a tous les articles de votre lcure, cal'
« je tomberais dans l'inconvénient, que je veux
« éviter, de vous gronder inutilement; ce semit
« une sorte de cruauté de ma part, que de faire des
{( remontrances, simplement par intempérance de
« '!angue ou de plume, et par pure pédanterie; je ne
« puis ni ne veux vous aider directement, je vous
« l'ai dit, j'ai trop dit peut-etre combien et pour-
« quoi la garantie serait trop pesante ; mais agis-
« sez, cal', je ne vous le cache pas, les chances
« sont pour vous el). »


Mirabeau n'avait pas attendu cet 'avis; déja il
s' était adressé a sa sreur, madame du -Saillant, la
seule de la famille qui eut toujours résidé aupres
du pe re commun, et qui n'eut jamais encouru de
disgrace nH~me passagere, grace a un naturel heu-
reux, a un caractere doux, a la mesure, a la pru-
dence de M. du Saillant, et aux services qu'iI
avait rendus a son beau-pere, a qui il avait été
tres-utile, .et don t iI était fort prisé.


(1) Lettre inédite de Mirabeau au bailli, du 18 aoút H80.
(') LeUre inédite du bailli a Mil'abeau, 28 aoltt 1780.




30 MÉMOIRES
Voici eette lettre de Mirabeau
« Vous avez surement appris, ma sreur, que ma


t{ femme a écrit a mon pere, pour le supplier d'a-
« doucir ma position,etdans la vued'obtenirde son
« humanité el de sa clémenee, au moins une demi-
« liberté, dont je serais aussi reconnaissant, que je
« suis Sflleerement et profondémellt repentant des
ce fautes qui m'ont conduit dans les tristes murs
« d'oú je vous adresse eette lettre.


« Je me flatte que vous ne l'avez pas appris sans
» quelque plaisir; j'ai eu tant de preuves de la
« bonté de votre ereur, que, dalls les angoisses du
« mien , j'ai mille fois désiré que le reste de la fa-
e( mille vous ressemblat. Mais vous etes la seule
« dont mon pere n'ait jamais eu a;'se pJaindre, et
« qui n'ayez fait de mal ni a vous-meme, ni aux
« autres. J'ai été moills heUl'eux: facile et fier, sen-
« sible, mais coJere, imprudent, inconsidéré, mes
« égaremens m'on"t auiré des malheurs qui, joints
« a d'adroites suggestions, out irrité man carae-
(/. tere, et m'ont rendu digne du sort que j'aí
« éprouvé.


« C'est au milieu des fers, dans une longue soli·
« tude, sons le poids des chagrins el des infirmítés
c( qu'ils amenent, qu'une raison tardive es! venue
« enfin m'éclairer. J'ai porté son premier hommage
(e aux pieds de man pere, de mon onCle, de Dla
« femme et de IlIon beau-pere. C'a long-temps élé




DE MIRABEAU., 31


t( infructueusement; et tant que je n'ai eu ancnne
« espérance, je n'ai pas voulu fatiguer inutilement
(e de mes peines une sreur eompatissante et chérie.
« Mais, a présent que madame de l\1irabeau com-
« menee a me preter des secour~, je vous connais
« assez pour me persuader que vous ne refuserez
« pas d'y joindre votre assi~tance. Dans la multi-
« tude de mes torts, ma sreur, du moins ,vous ai-
« je toujours rendu justice; je vous ai toujours
« tendrement aimée. On m'avait aigri contre vo-
« tre mari , et j'ai eu le malheur de me livrer, ave e
(e l'impétuosité que j'avais alor8, aux préventions
ec que ron m'avait données contre lui. J'en suis
« tres-affligé; mais je le crois assez noble pour ne
« pas conserver de ressentiment contre un frere
t( malheureux, trompé, au désespoir de l'avoir été,
« revenu, corrigé, repentant; s'il concourait, com-
« me vous, a me rendre service, iI aurait, comme
{( vous, eomme volre belle-sreur, les plus justes et
« les plus honorables droits a ma reconnaissance.
« Il me sera toujours doux: d'en remplir les de-
« vous.


({ Le véritable servlce dont j'ai besoin est que
({ tous ceux: qui rendront quelque justice a mon
« repentir et a mon honneur, travaillent a me ren-
t( dre aussi une place dans le erenr de mon pere.
c( De tous les besoins qui m'accablent, celni d'un
(e peu d'affection de sa part est le pIu's impérieux;'




32 MÉMOIRES
« je ne l'ai point méritée, j'ai perdu les droits que
,( m'y donnait la nature; je n' en ai pas perdu le
« désir; j' en sens affreusement la privation , iI faut
« que je meure, ou que je la reconquere. Mais je
« ne puís avanceÍ' ici vers ce but du reste de ma
c( vie, ici ou je ne puis rien faire de bon ni d'uti-
ec le, 0.1 ce que je pe,-!x di re d'honnete est inter-
c( prété en mal; ou ce que je sen s est méconnu.
c( Aidez a m'en retirer, ma !;reul'; et si ma condnite
(c future peut un jour faire oublier le passé a mon
« pere, ce sera un bien que vous anrez fait non-
c( seulement a moi, mais a lui-meme. Son crenr
« n' est pas né pour hall', le mien l'aime et saigne
ce a ses pieds. Ayez-en pitié! Je baíse la main que
«( vous me tendrez, et eeHe dont vous presserez
c( son sein en le suppliant ponr votre frere infor-
« tuné C). »


Apres un long et ahsolu silenee, apres d'injus-
les soupc;ons et des plaintes injustes eontre une
somr qui ne les a,!ait jamais méritées, cette let-
tre était vraiment due a madame du Saillant.
Nous verl'ons bientot qu'elle avait lieu de l'atten-
dl'e; elle répogdit avec sensibilité.


(e Tu me rénds justiee, mon cher frere, en
« er.oyant que c'est avec grand plaisir que j'aí vu


(1) LeUre inédite de Mirabeau 11 madame du Saíllant,
13 aoút 1780 ..




HE MIRAllEAU. 33


« ta digne femme agir aupres de mon pere, pum
« obtenil' quelque adoucissement a tes malhelll's ;
l( c'étail la voie ]a plus súre, el la médiatl'ice la
« plus forte que tu pussesavoir.Jene suis pas moins
« touchée de la marque d'amitié que tu me donnes
« en ce mome~t, en me donnant des droits a t'etre
« utile, elle meprouve que tu me rendsjustiee, et
« que tu n'as pas tout-a-fait méconnu.1a mienne,
e( quim'eútdanstouslestemps faitvolerau secours
« d'un frere malheureux, sije l'eusse pu malgré lui.


« Je ferais la plus grande des injustices a mon
l( ínari, si je souffrais qu'on m'aUribuat rien de ce
« (lui part de son co:~ur noble et bon; toutce qu'il
« a fait, et voulu faire pour mes freres dans tous
« les temps , avec un úle et une chaleur qui n'est
{( point dans ses manieres, mais dans son ame, est
{( uniquement partí de lui. n est également inea-
c( pable de faire injure ni d'en souffr'ir; je l'ai vu
« vivemcnt touché d'etre l'objet public d'accusa-
« tions (1) qui, sans venir de toi, semblaient ne
« pas t'etre étr'angeres, puisque tu y étais défendu.
« Et comme il n'en avaitjamais été question entre
«( nous, je pouvais craindl'e que, par égard pOUl'
I( moi, ii ne renfermat son ressen timen L. Cependant,
«( n'ayantjamais su d'auLre finesse que eeHe qui est
« entre nous, de ne nous rien cacher; et d'ailIeurs


(') AlIusion a des passages fOl't injll\'ieux des Mémoi!'es
dt~ b mal'quise de Mirabeau.


m. :3




34 MÉMOIRES
« ne pouvant colÍtenir mon attendrÍssement en re-
« cevant une lettre de mon pauvre frere, ci-devant
({ perdu, je la luí aiportée dans le moment, et sa
« réponse a été d' offrir sa pl'opre maison pour lÍeu
c( d' épreu ve, et sa présence pour caution; ainsi,


. t( tout est dit vis-a-vis de lui; il ne désil'e pas moill3
{( que moi de pouvoircontribuer a te voir plus
« heureux, et persuadé a tont jamais que nos sen-
« timens ne varient point. Je vais écrire par ce
« courier, selon mon creur, a mon oneJe et a ma
c( belle-sreur, pour les engager a se concerter pour
« te rendre de ';;¡'ais services, tant aupres de son
« pere que du natre, dont le cmur flétl'i depuis
« long.temps par des chagrins inouls, se ranime-
({ rait aisément au premier rayon de confiance qui
« le pénétrerait. Ce n'est pas moí toute seule qui
« peut opérer cette révolution heureuse. Je la dé-
« sire, el je I'espere de tes sentimens actuels .flt
« de la ctmduite qui en sera la suite. Nous ne pou-
({ vons l'aborder avec le poids de quelque mérite,
« mais nous devons conserver l'espérance dans sa
« bonté et sa justice bienfaisante. Dans tous les
<ccas, sois persuadé que j' acheterais au dépens de
({ mon sang la certitude de ton bonheur, le réta-
« eblissement de la paix dans la famille '. et la tran-
« quillité de notre hon pere (1).


(1) Lettre inédite de madame du Saillant a Mirabeau, du
23 aout 1i 80.




DE MlRABEAU.


Charmé par eette réponse, Mirabeau se ha ta
-d'éerire une nouvelle leure, que le marquis qua-
lifie d' extatique (1).


« Je m'abandonne a l'effusion de mon creur, el
« je t'appellerai eomme tu m'appelles, ma tendre,
« mon aimable, roa digne sreur! Ta leUre m' á tou-
« ehé jusqu'au fond du creur; et pour la premiere
« fois, depuis long-temps , j'ai versé de douces
« larmes; j' en eroyais la source tarie en moi; les
« grandes douleurs n'en ont point; les remords ,
« les chagrins n'en ont pas; et e'est une chose si
« salutaire, qu'une émotion tendre! Je m'atten-
« dais bien a un re tour de ta part, mais non pas
c( a un retour si entier. Tu as raison, roa boÍme
« sreur, iI ne serait pas digne de toi de revenir a
« moitié;je suis ton frere, ton frere repentant et
« malheureux ... Mais je n'étais pas celui de ton ma-
« ri Oe veux el dois l'etre eependant), et son pro-
(e eédé est bien noble. Tiens , je te l'avoue: il m'a
« d'autantplus profondémenttouehé qu'il m'a pro-
« digieusement surpris; non que je le erusse au-
« dessus de luí; maís je n'ai jamais sentí mes torís
(e envers lui, aussi eompletement qu'au moment 00.
ce illes a oubliés.


( Ma sreur, ma ehere sreur, jette-toi dans ses


(1) Lettre inédite du marquis au bailli dQ Mirabeau, du
8 septembl'e 1780.




sr. MÉMOIRES
« bl'as, et dis-Iui tout ce que tu dois deviner. Ah ~
« que je gagnerai a avoir un tel truchemellt! Dis-
« lui surtout que si je ne lui écris pas, il me ferait
« une horrible injustice de penser que ce fut tout
« autre sentiment que celui de ce ([ue je lui dois,
« el l'embarras de l' exprimer, apres des circonstan-
« ces si difficiles et si cruelles a rappeler. Je l'ai dit
« a l'ami bien cher et bien précieux qui m'a ra-
« mené aux pieds de ma famille (1). Le repentir me
« plait; mais les ex~uses me peinent et m'embi!l'-
« rassent. Commen! effacer la trace de mes torts,
« en les retra<;ant sans cesse dans leur aveu? Je
« voudrais embrasser leurs genoux ;1 tous, el que
« mes yeux seuls leur parlassenl. lIs seraient con-
« tens , persuadés, convaincus 1


« Je ne sais , mon amie, quel sera le succes de
c( la négociation a laquelle tu as ]a générosité de


. ........ . . .


« concounr ; m31S Je saIS que Je ne pourrals aVOlr
« une médiatrice plus aimabJe, plus chere a mon
« pel'e, plus selon son erenr; je sais, surtoi:It, que
« la leUre, la démarche e(le procédé de ton Illari,
« vous donnent a fout deux sur moi des droits
« éternels, des droils plus sacrés que ceux de la
« nature meme; et vous ne pouvez, ni l'un ni l'all-
(e tre, me croire assez pervers pour craindre que
(e je cesse jamais de les respecter. })


(') Dupont de Kemolll's.




DE MIB.ABEAU.


« Non, lila sreur, non: un homme de tón sang,
«( un homme prévenu par tes bienfaits, el formé
(( par de si tristes expérienees, ne démentira pas ta
(e eaution, si tu daignes la lui donner; u el moi,
« je serai tout fier, et lout heureux d'avoir
( pom: garde et pour mentor ma sreur (ainée ne
!e t'en déplaise), mabonne sreur qui, au milieu de
( tánt de tempetes"n'a désespéré ni de mon salul,
«( ni de mon honneur, ni de mes résolutions;
( qui me donne tanl ue marques d'une tendre af-
( feetion, apres que j'ai eu des torts amers envers
« elle, el qui dira quelque jour : Je luí ai rouverlle
« caJur de nolre pere,je fai convertí,je l'ai sauvé ...
( Ni 'voila-t-il pas un beau miracle, r¡u'íl nous ai-
« me, el r¡u'il soit soge?


« Ma chere amie, mets le eomble a tes proeédés :
« don\).e-moi des nouvelles de mon pere, de ce
« pe~e a qui je n'ose écrire, et que je n'ai jamais
«( tant aiméque depuis que je n'ai plus le droitde le
(e lui dire; dis-moi l'effet que produisent mes lel-
« tres; censure-les; eonseille-moi; enfin prends la
<c direction de mes affaires, puisque tu daignes
« traiter et servir en frere un infortuné qui s'bo-
« norera a jamais de te devoir, de te chéril' et de
l( te respecter (1).


(') Le~tre inédite de J\'Iirabeau a madame du Saillant, du
30 aoút 1780.




38 MEMOIRES


Mirabeau, en meme temps, eontinuait d' écrire
a son onde 1 dont n{)us cessons de transcrÍre et
meme d' analyser les lettres, paree qu' elles ne nous
offriraievt guere que des répétitions :


« J'ai rec;u vos deux lettres du 18 et du 28 aoM,
« el je vous avoue que si je ne croyais et n'écou-
« taÍs que ce que vous m'y dites, mon décourage-
fe ment m' üterait la possibiJité de vous répondre;
« mais j' écoute et je crois votre ereur.


« Vous calculez toujours d'apres mes fautes pas-
« sées, pour maconduite futurc; majs est-il possible
( que je revienne jamais au meme age? Est-il pos-
/( sible queje me retrouve dansJes memes positions?
« Est-il possible que tant de malheurs et qu"une
« si longue captivité ne m'aient profité de rien? ))


« Dans la situation ou je suis depuis plusieurs
« années, 011 devient sage ou completement fou. Je
(( ne S\lis certainemcnt pas a ce derniel'. point, je
« ne m'en suis jamais senti plus éloigné; il ne se-
« rait pas impossible cependantque j'y retombasse,
« si, apres la lueur d'espérance qui s'est offerte a
« mes yeux, j'étais replongé pour jamais dans le
« désespoil'. Mais Jequel de mes paren s , lequel de
ce mes protecteurs natureJs peut désirer, lorsque je
« tends des bras supplians vers les moyens de fáire
c( quelquc chose d'honnete et de louable, qu'ils
({ soient repoussés sans retour, et que je sois con-
« damné a mourir désespéré, insensé peut-etre?




DE MIRABEAU. 3!)


« Ce n'est pas vous, qui voulez cela; cen'est pas
~(mon pere; fai les plus fortes raisons de croire
~( que ce pere, noble et bienfaisant, me tend, en
{( secret, une main secourable et cachéé (1) ;que sa
( prudente bonté aHume depuis long-temps le fá.':'
« nal sur le bord de la mer oL. je me débats, pres
« de périr; f{l1esi je parviens a gagner le bord, il
« aura principalement contribué ave e vous a me
« sauver, et que je lui devrai plus que deux fois
« la vie.·


« Non, je ne croirai pas que mon hon oncle
«voíe san s émotion et sa~s intéret le changement
« que ses conseils et mon repentir ont mis dans
« ma position, et l'espoir qu'jls ont fait éclore. n
« ne s'agit plus que vous soyez ma seule caution.
(J. Ma femme, ma sreur, mon beau-frere, mon ami
« plaident pour moi; ils croient sans doute que je
« ne ·ferai pas honte a leurs recommandations,
« puisqu'ils me les ·accordent. Vous pouvez, mon
« oncle, ne faire que céder avec les autres , et les
« entrainer du poids de votre exemple. C'est un si
« bel exemple que celui du pardon !


« Vous me reprochez toujours que mes lettres
« ont trop d'esprit; j'ai bien de la peine a le croire,


(1) La sagacité de lHirabeau devinait, sans peine, que les
IcUres de madame dn Saillant, éCl'itcs ~OU!\ les yeux dn mal'-
quís, ]'étaient SOIlS sa dictét,.




40 MÉMOIRES
« Dieu me préserve de chercher a v en mettre' . ,
« j'écris plus de creur que de tete, et je tache seu-
'( lement de rendre avec clarté mon sentiment el
« ma pensée; je pourrais l' exprimer ave e plus de
( chaleur, sans doute; maÍs on a de justes pré-
( ventions contre cette ardeur. Quoi qu'il en soit, jc
({ gémis de mes fautes, je demande qu 'on les oublie,
« je veux les réparer. s'iI est pbssible; j'aime a de-
l( voir a mon ptke, a ma femme, a vous, á tous
« ceux que j'ai offensés ('). »


Quelles que fussent ces leUres si soumises, sí lOll-
chantes, Dupont s' en efIrayaitencore; mais Boucher
soutenait le courage de Mirabeau : «( Allez, mOD ami,
« un homme doil toujours paraitre .un homme,
« el vous ne devez pas, a votre age, avoir l'air d'un
« écolier a qui ron fait dire :je ne leferai plus (2).))


Le bailli continuait d'adresser a son frere de tÍ-
mides recommanúations, tout en déclarantsans
cesse qu'il ne voulait point donner d'avís. c( Cel
c( homme est moins comédien que je ne croyais,
« malgré son talent pour jouer tous les roles; il
c( me semble corrigé par le malheur, et repentant;
( íl est presque le seul pi vot de sa famille; le lais-
« ser la, e'est anéantir notre race, el la voir anéan-
« tie me fail tomber les bras; il a péché fortement,


(1) Lettre inédite de Mirabeau au bailli, 12 septembre1780.
(2) Lellre inédite de Boncher it Mirabeau, 2 aoút 17HO.




DE MIRABEA U- 41


« mais íl a été puni. C'est a toia ba:lalleel' tout e€'-
«( la (1). Je re~ois encore une leUre de M. le eoúHe,
( qui est assurément un des dróles les plus déliés
« que j'aie eonnus; il ne se rebute pas, et a logé
«( dans sa tcte~, quoi queje pusse lui marquer de
« négatif, de me prendre toujours pour son confi-
« dent etsa eaution; la tournure n'est pas mala-
« uroite, car je suis obligé de me tenir a quatre
«( pour ne pas obtempérer a ses desirs (2).


« Le eomte m'a envoyé copie de ]a leure qu'il
« t'a éerite; je vois que le dróIe se rejette sur toi,
« et eherche a se persuader que tu es eomplice de
« Saillanette (madame du Saillant) sans vouloir le
« paraitre; iI,compte te rendre te] insensihlement ;
« et, a te dire vrai, je ne le hUme pas de cela, cal"
« il est naturel qu'il cherche a sortir de sa cage;
« mais je lui trouve trop d'espl'it, et je craindrais
« que le ereur n'en eut pas tant C).


Voici la leure a laquelle le bailli fait aJIusion :
«( J'ai l'honneur de vous envoyer copie de la let-


« tre que j'ai re~lIe de ma sreur du Saillant. Elle
« m'a fait un plaisir extreme, et je dois a vos bon-
« tés de vous dire, et mon creur aime a verser dans


(1) Lettre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, 10 sep-
tembre 1780.


( 2 ) Lette inédite du llailli au mal'quis de Mirab~au, 10 scp-
tembre 1780.


(')I,ettrcinéditc au mcme a'l ml~me)12 seplcmhre litiO.




~fÉMOIRES
« votre sein tous les plaisirs que j'éprouve. Vous,
t< qui avez écouté mes peines, et dont la raison
« courageuse et tendre a éclairci ma route , purifié
« mon ame et guidé nos pas, vous serez touché,
ce en voyant prospérer votre ouvrage.


« J'ose vous assurerque celui que vous avez fail'
« daos mon intérieur prospere hien plus encore
« que vossoins généreux pouraméliorer mon sort.


« J'ai une idée qui fait palpiter mon creur, car
« plusieurs phrases de vos leUres l'encouragent;
« c'est que vous consultez mOl! pere, et qu'il peut
c( a.voiv quelque part aux conseils que vous m'au-
( riez donnés sans lui, mais qui ne m'en sont que
« plus chers, étant le bienfait de tout deux. Si je ne
l( metrompedans cette reconnaissanie conjecture,
« imaginez et répondez q.ue votre neveu a plus de
« sentimens, de repentir, de reconnaissance, d'a-
( mour, que vous ne pouvez le sllpposer; tous ces
« sentimens que je dois a mon pere, ne les ai-je
ce pas aussi par vous? n'ai-je pas dellx peres? lVIon
« CreUl" le crie, et mes yeux humides le si-
« gnent (1). »


CeHe supposition consolante n'était pas erronée;
le marquis avait rait , quoique avec lenteur, queI-
fInes pas en avant: « Je remarque, saos mot dire,
« rallure de ce fou; iI tape le plus f01't qu'il peut


(')Lettl'e inédite de Mirabeau au bailli, 1,r ~ptcmbre HilO.




DE MIRABEAU. 43


« quand il fait du style; tu sais que le tendre est
« le heau, par le temps qui court; iljoue la comé-
('( die, et peut-etre se trompe-t-il tout le premier; si
« l'on lui demandait ce qu'il appelle réparer, et ses
l( plans a cet égard, en supposant qu'il fUt sincere,
« il dirait fort bien ceux pour remonter sur le dos


, I 'l' h I
« a son etat, et a sa lemme au re ours; et, pass e
« cela, il ne ferait que battre la campagne, et des
« folies (1). Si tu appelles la rejonction du mari et
« de la femme le point sur lequel je ne serais pas
({ raché qu'on me forc;at la main, je le crois com-
« me toi, a leurs risques, périls et fortune; mais
« plus j'aul'ais pu y avoir d'influence~ plus je serais
(( faché d'y avoir donné d'impulsion quelconque,
« autre que celle de dire ce qui était de bon sens
« quand on m'en a parlé; maintenant je n'ai pas
« eu grande revirade a faire dans mes réflexions,
« cal' j'avais tOl1t prévu; et quand la leure a sa
« sreur est arrivée, j'ai eu antour de moi une es-
« pece de sédition femelle, cal' les femmes sont
« toujours promptes a croire et a espérer, el a se
« passer de main en main des émotions, comme
« entre les postillons l'argent du cOllrrier, sans
« s'enquérir d'ou il vient, ou il va, quel en est le
« fonds, quelle en sera la durée (2). »


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabcau, ler sep-
tembre i 780.


(') Letl !'e iuédile du meme au meme, 4 lieptcmbre 1780.




44 MÉMOIRES
C'estainsi que se déroulait le plan con~u pal'lc


marquis de l\1irabeau, et qu'il cacha long-temps
avec soin meme a son frere, pour qui il avait la
plus tendre affection et la plus juste confiance. Ce
plan fut enfin détaillé dans la lettre <¡ui suit:


« Quand iI fallut me retourner sous la main
« puissante de la Providence, apres la mort de no-
« tre pauvre petit Victor, tu m'en dis assez pOLIl'
« que je visse, quoique tu ne pal'usses occupé que
(e de moi, que tu pensais et sentais comme moi sU!'
~( l' extinction de la race; cal', quoiqu' on se fasse
« une raison, qu'on se soumette et qti'on se ré-
{( signe, le pli est pris, el ne s'efface pas. Je réflé-
( chis long-temps. n est certain que, tant que mon
« petit-fils eut vécu, j'eusse fermement insistE! sur
« ces paroles, a moi données, de tenir le pere dos,
« et d'en perdre meme la trace (1). Mais alors mes
« amis, cette race de grenouilles froides qu'on ap-
cc pelle des amis a París, étaient lassés Oll effrayés;
(( j'étais moi-meme offusqué de ces fumées noires
« qui montent a la tete, et qui énervent le crem,
« je pris done mon parti seu!. Je farmai man plan.
«( Je dis a Caraline (madame du Saillant) d'engagcl'
(c Dupant (de Nemours), a son premier voyage, de


(1) Le marquis réitéra depuis eette déclaration dans une
autre lettre du 10 mars 1782 adl'essée a son fl,ere. " Si man
" pauvre petit-fils t'út vécu, le ptwe sel'ait eneore en gealc. "




DE MIRABEAU. 45
l( voir l'hotnme de la police (nouchcl'), el «(u'dle se
« ehargeal de touL; elle s'y fourra Lien vite; Du-
« pont II de l'esprit et du talent, mais il est tont
« d'unc piece, ]' espriL romanesque, et d'ailleul's
« toujours occupé de lui et de son role dans les
(( affaires, ce qui y donne toute infériorité; iI
l( n'est done pas de mesure a aller avec l'autre; et
l( elle le gouverne comme elle veut. Je sus uone
«( les uispositions de ce monsieur (Mirabea ti), les
( lettres commencerent; je ne sais comment cet
«( homme s'est emparé de ses supérieurs, mais ils
(( sont tont a luí; tu sais combien de folles et bi-
( zanes condescendances ils ont eues, et la manreu-
(( Vl'e en a été u'autant plus facile. Dupont travailIait
«( tonjours, et assUl'ait ramener cet esprit égaré, qui
« ne vOQlait plier que sous pere et ancle; l' étoile ue
« cet homme avait tué son enfant (Sophie Gabrielle),
« en nourrice; et la mere mettait tout son l'Oma-
« nesque ale rapprocher de nous etdesafemme (1);
« i1 fut done mis sur la voie; il saisit le joint avec
« sa fougue ordinaire; ses lettl'es resterent sans ré-


(') Nous avons une preuve du faít dans le passage sllivant :
" J'ai rCt,;u une leUre de madame de Monnier, qui me parle
" de vous, et invoque votre témoignage sur les efforts qu'elle
<, fait pour. porter le comte a suivre mes eonseils, e'est une
" dame vraiment intéressante: j'ai toujours elll'opinion que
" les femmes romanesques valen~ beallcoup miclIx que les
" hommes, me me du meme gen re. " ( Leure inhlite de Du-
pont de Nemours, a M Bouchel', <lu 14 j llillet t 779. )




46 MÉMOIRES
« ponse, mais devenaient plus chaudes, soumises
« et naturelles; j'avais des long-temps réfléchi, au
« fond, que le monde serait Hni si les fous n'en-
« gendraient pas; que tant que j'y serais, tout tien-
(( drait; mais que cet homme sortirait au moment
« ou j'aurais les yeux fermés , cal' le siecle des gens
« de sa sorte arrive a grands pas; ear il n'est au-
« jourd'hui ventre de femme qui úe porte un Arte-
« velIe ou un Mazaniello; quedans trois mois tu lui
« verrais attraper des lettres d'abolition, faire era-
« quer les os a ses créanciers, et figurel' aV ersailles;
« je pris done mon parti, et je lui fis inspil>er d' écrire


, 1" •
« a sa sreur, cal' tous ces gens- a n ont nen que ce
« qu'on leur inspire; ce monsieur, avec beaucoup
(e de ce qu'on appelle esprit, n'est absolument que
« ce que l' on le fait etre; de violen tes passions
« conduisent aux grands crimes, ou aux vertus
« héroiques; il n'ya point de milieu pour les gens
o: de ce caracte['e; tout son hérolsme, aujourd'hui,
« ne peut consister qu'a se vaincre et ten ir sou-
( pIe; ceci te dira qu'il n'a écrit qu'au moment ou
« j'ai jugé a propos qu'il écrÍvit, et que je ne l'ai
« voulu que quand j'ai été résolu de le sauver, si
« les cireonstances s'y pretaient; et que j'ai pu le
c( faire en conseience; je crois done su'il faut
« qu'il sorte par une épreuve, pour son objet et
ex poul' le natre : le sien de rattraper son état et
«de se rapproeher de 5a femme, le natre d'en




DE MIRABEAU. 47


l( avoir famille, voila ou. nous en fómes et sommes :
( au reste je me suis dit chaque jour qu'il serait
« injuste que j'eusse des secrets pour toi, qui es
« l'ange du jugement dont je suis la trompetle;
{( toi qui es de ces hommes dont le Docteur
« (Quesnay) disait que 1 et 1 font cent onze;
11 toi qui, quand j'annonc;ais l'omí des hommes, le
« montrais; toi qui es corps, ame et biens, en
« tout ce qui est de famille; qu'il n'yavait pointa
.« finas ser avec ta puissante j udiciaire et maturité;
« par quoi j'aí toujours observé de te tenir au cou-
e( rant de toutes ces démarches, pieces et inci-
t{ dens (1). »


Quoique bien arre té dans sá. détermination, le
marquis de Mirabeau voulait graduer les épreuves,
el ne se laissait pas alIer, comme d'autres, a un
abandon qu'il ne connut jamais, du moins avec son
fils. (e Ala vérité, j'ai bien prévu que, sije n'y avi-
e{ saís, cet homme sortirait apI:es moi; que lui qui,
ce en 1771, prenait l\'I. de Maurepas, aussi fol que
({ lui, du reste, au bouton de son juste-au-corps,
{{ en lui parlant pour la premiere fois chez madame
e( de R.ochefort; qui commande a tous ses supé-
{e rieurs actuels a la baguette, ne tiendrait pas; je
« me suis done regardé comme un vieux ge6lier;


(') Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
6 septembre 47S0.




48 MÉl\'lOIRES
(( el, suivant le droit, j'ai tout dirigé, quand on esl
\( venu a lIloi, vers sa femme, paree que, au boul
( du compte, e'esl ensemble qu'ils auronl l'Ull et
(( l'autre a eompter; cependant, j'aí vu dans toutes
(( les lettres de ee monsieur que, eomme les transi-
« tions ne luí coutent ríen, e'est directement a moi
« qu'il butte; el corome íllui faut toujours la chose
(( impossible, je puis dire, a toi seulement, qu'ill'a
( précisément trouvée en cela; mais je sens mes
« forces, toute imbécillité de roa part n'est que la
« générosité du líon .. le lui ferai voir que pardon-
(( ner et üublier ne sont pas meme chose; et un
« jour oú tu pourras me dire : Sur mon honheur
«( el ma consGÍence, je l' qjfirme que je tTo~"e el ton
«jils la. téte d'un sage el l'áme d'un héros, je le
« verrai; mais jusque-Ia iI ne yerra jamais la face
« de son pel'<:); je ne crois pas m'avallcer beaucoup,
« et iI est bon que ce soit un ohjet d'ému]aüon
( dont il ne perde pas l'espéranee (1).


« Ce monsieur va son train, el croit nous en-
« trainer a sa suite; ce n'est pas que toutes ces
« femelles iei m'y meneraient bien, si je les lais-
« sais faire; quand elles m'ont proné sa leltre a sa
« femme, j'ai ditseu]cment: porte-luí sa soupe, qué
(l mé la mangej allusion a l'histoire de nolre gro·


(1) Leltre du mnr<Jllis au bailli de MiralH'au, <In S sep-
tembrc 17S0.




DE MIRABEAU.


c( tesque cousin, le marquis de Chamarau; il avait
« envoyé demander [l l'éveque la permission de
«( manger gras; a peine le messager parti, le dévot
( gourmand compte les pas sur ses doigts - 11 est
« la - il arri"e - iL demande - il oótient - eh!
« '1Jite, porte- mé ma soupe, qué mé la mange (1). »


La condition essentieIle de l'élargissement de
Mirabeau, c'est-a-dire le consentement, ou pIutot
la demande formelle de ]U. de Marignane et de sa
filIe, n'était p~s faciIe a remplir. C'est elle-meme
qui nous le prouve : (i J'ai bien reconnu ton creur
« a ta démarche en faveur de M. de Mirabeau; je
« vais te parler de tout cela avec la plus exacte vé-
« rité;. raí un attachement si fort pour la famille
« dans Iaquelle je suis entrée, que ce n'est qu'avec
« la plus vive douleur que je vois le fils ainé de
c( eette famille dans l' état malheureux ou ils' est
« réduit; je donnerais de mon sang pour le voir
« raisonnabIe el heureux; mais, ma honne sreur,
« que pnis-je pour cela? Tu ne me conseillerais
« certainement pas de donner une scc:'me ridicuIe
« au public, en al1ant me rejoindre, sans savoir
« seulement quelle est a présent la fac;on d'etre et
« de penser de ton f.·ere; iI faut, auparavant, que
« je montre a papa la lettre que tu m'as envoyée,


(!) Lettre inidite du marquis au bailli de Mirabeall,
¡; septembre 1780;


llL 4




50 MÉMOIRES
« et une autre leUre de M. de Mirabeau qui est
ce sur le ton le plus amieal; je ne veux ,pas me peí'-
« mettre d'examiner si je dois y eroire, je sens que
« mon devoil' estd'intereéder pour lui, et je veux
l( taeher de le l'emplir; mais il faut que je t'avoue
« que e'est une corvée terrible poul' moi que d'en-
« tretenir papa des leUres de M. de Mirabeau; nOllS
te ne sommes jamais d'aceord sur ce que je dois
« faire et dil'e; il prend de l'humeur, et quaod j'ai
« éerit plusieul's l~ttres, saos pOllvoir lecontenter,
« il finit toujours par désapprouver eeHe que je
(c fais partir (1). »


Ces leUres de Miraheau témoignaient plus dceon-
fiance el d'espoit' qu'il n'avait lieu d'en ressentir,
n'en ressentait peut-etre;. apres trente-neuf mois
de captivité continue et rigoureuse, il ne touchait
pas eneore le but 01. tendaient tant de démarches
et de supplieations; néanmoins, loio de se décon:.
rager, iI renouvelait, chaque jour, ponr ainsi dil'c,


(1) Lettre ínédite de la comtesse de l\líl'abeau a madame
du SailIant, du 14 septembre 17ll0. NOllS avions d'abord
pensé a insél'er dans notre travail la lettre de Mirabeall, a
laquelle sa femme tait allllsion , lelll'e remarqllable par un
mélange d'art et de sensibilité ; mais, apres y avoir réfléchi,
nous préférons d'abréger en l'écartant, d'autant plus qu'elle
n'est point nécessaire a la clal'té de notre récit, qu'elle ra-
lentirait; d'autant allssi que l'évéllement, tres-connn, clll
clivorce subséquent ne laisse guere d'intéret ni d'attl'ait
de curiosité aux cot'respondances dll mari ct de la femmc,




DE MIRABEAU.


ses efforls; et si HOUS transcrivons encore un petit
nombre de pages de ses lettres, toujours éloquen-
tes, mals si long-temp~ inutiles, ce n'est pas pour
profiter du préceptelittéraire qui veut que le nreud
du dI"ame soit d'autant plus serré que le dénoúment
approehe davantage; e' est pour aehevel' ~e déve-
Jopper de la maniere la plus irrécusable le earac-
terede Mirabeau; pourmontrercombien l'injustice
et la persécution avaient laissé de sensibilité dans
son ame digne de son génie, et combien, en consi-
dérant les qualités préeieuses qui prévalurent sur
ses défauts natureIs et sur sa destinée, il faut dé-
pIorer sans amertume, el juger .sans tropde rigueur
les égal'emens ou iI fut entrallJé par la faute d'au-
trui, plus encore que par la fougue des passions.


Voiei donc une nouvelle leure de Mirabeau a
sa sreur.


« J'ai oublié, ma chere et bonne amie, de t' en-
« voyer la copie de ,ce que je venais d' écrire a ma-
« dame de Mirabeau, et je répare cet oubli. C'est
« une habitude, que je te demande la permission
« de prendre, que de t'envoyer copie de mes let-
e( tres; tu en feras l'usage eonvenable; sije fais une
« sottise, ma bonne sreul' t:ichera, en la voyant, de
« la raceommoder; sij'ai bien fait, ma bonne sreur
« me fera valoir. Tu trouveras done, ei-joint, ce
« que j'écris a ma femme et á mon oncle; a
({ ee!ui-ci, tout-a-l'heure, en lui envoyant copie de




52 MÉMOIRES
« ta charmante leUre. J'ai tardé, paree que j'ai en
«( une fausse fievre putride. J'ai coupé COUl't avec
« le phosphore; tu vois que ton pauvre frere a be-
« soin encore de remedes ineendiaires, mais ce
« n'est plus qu'au physique. fose aussi écrire a
« mon pere. eette lettre-Ia, je ne te l' envoie pas,
.« cal' j'espere que tu la verras.


«( Je eommenee vraiment a me flatter qu'une
« partie de mes peines tire a lem fin; cal' voila
« toutes sortes de plaisirs qui m'arrivent a la file.
« lIs ont été précédés par une grande marque d'in-
« dulgence que mon pere a aecordée a mon repen-
« tir, et dont il a daigné me faire passer l'assurance
« par mon oncle. De tous ces plaisirs qui me font
« renaitre, eette bonté demi-muette de mon pere
« est encore le plus sensible pour moi. Mon oncle,
ce ensuite, m'a fait des remontrances dures, mais
« a travers lesqueIles l'extreme bonté qui le _9a-
« ractérise, a toujours percé; cet homme, sous
« l'apreté de ses expressions, est tout sensibilité et
« honlé. J'ai écrit a mon beau-pere, il pouvait me
« laisser sans réponse, j'aí eU: le bonheur d'en re-
«( cevoir des reproches; je dis le honheur, vois-tu ,
« car la guerre entre honnetes gens ne peut finir
« que par la paix.


« Je me jetle dans tes bras et dans ceux de la
( beJIe-sceur, et j'espere tout de ton zele et de son
« activité. e'est un peu de ceci qu'elle m:mql.le p<lr




DE MIRABEAU.


(c sa natllre, el tu lui en donneras. Vous devez, en
« vous réunissant toutes deux, faire tout ce qui
« vous plaira au monde. Ce qui rend la vertu si
«( puissante, e'est qu'elle est a la fois, bonne et
«( belle e). »


La cOllltesse et son pere ne continuaient pas de
répondre; le bailli n'osait, ni meme nepouvaitguel'e
agir aupres d' eux : « Quoiqu'il y ait entre cette mai-
« son et r'noi l'air d'intimité, ils sont si peu chauds
«( qu'il n'y apresque pas deconfidence entrenous (2);
« quand je suis a Mirabeau, ils laisseraient tomber
« la caloue des cieux sur leur tete san s m'écrire;
«( quand on n'habiLe pas la meme ville qu'eux, on
c( est allssi éloigné que ~i on était en Amérique; je
« ne [eur parle plus de rien quand je les vois; et
« apres avoir débuté par leur faire voir tout ce que
« je reeevais, j'ai vu qu'ils ne me rendaient pas la
K pareille, j'en suis resté Hl; ce n'est pas défaut de
«( eonfianee de leur part, e' est inertie, et peut-etre
(( aversion, quant au pere; quant a la filIe, elle est
«( tres.,~mbarrassée de son role, et voudrait que
«son mari eM la liberté, mais ne sait, ni n' ose,
.l( ni ne fait rien (3). »


Mirabeau s'inquiétait du silenee de sa femUle; il


{l) LeUre inédite de Mirabeau a madame du Saillant , du
1 er septembre 1780.


(2) LeUre du bailli au marquis de l\1irabeau, ,16 aoút 1 í80.
(") Lettre du meme au meme, 20 aoút 1 í80.




MÉMOIRES
lui réerivait, el, en méme temps, a madame du
Saillant :


« Je t' adresse, clH~~re sreu r, une leUre que je
« viens d' éerire a madame de Mirabeau. Sonsilenee
« m'affiige; dans les momens ou mes yeux s'ou-
(¡" vrent au erépuseule de 1'espoír, un ríen pourrait
« me replonger dans l'obseurité. Sa démarche au-
« pn}s de mon pere n'aurait-elle été qu'un mouve-
« ment de pitié éphémere et stérile? Ol1 eroirait-
« elle ne dcvoir que prendre dale par un proeédé
« noble, mais qui n'aurait rien ehangé a l'état de
« son ereur ulcéré? .le t'avoue nalvement mes
« craintes. J'ose me flatter encore que ma persé-
« veranee la touehera; qu:-}nd un bon eomr eom-
,( menee a se rouvrir, il est bien pres de s'épanouil'.
« Enfin il m'a été doux d'exprimer encore une foís
« ma reeonnaissanee pour fa généreuse et indul-
« gente amitié; re({ois-en de nouveau les plus ien-
« dres assuranees (i).»


Comme on 1'a vu , le projet d'éJargissement était
subordonné au eonsentement du marquis de Ma-
rignane et de sa fille. Le marquis de Mirabeau lui-
meme leur avait éerit a ceL épard (2); mais le pere
était imbu eontre son gendre de préventions sng-


(1) LeUre inédite de l\Til'aheall a madamc du Saillant, 6 sep-
tembre 1780_


(2) Mémoire a consulter el consultal ion pOli!' la comlesse
de Mil'ab!'an, el!'. Aix , n8:~. MOUl'ct, page 38.




DE MIRABEAU. 55


gél'ées par des collatéraux avides; et la comtesse
étaitreLenue, a l'égard~de son pere, par une timi-
dité excessive; un sentiment vl'aiment tendl'e l'au-
rait surmontée, mais il n' était pas dans le creur
d'Émilie, fOl't dislraite d'ailleurs par la liberté,
bien golitée depuis sept ans, d'un demi-veuvage,
ainsi que par les fe tes splendides, et tous les jours
l'enaissantes, dont elle était le principal ornement,
et qui lui faisaient craindre, peut-etre, le contraste
prochain d'un vie retirée, sans opulence et sans
plaisirs, apres la sortie et le retouJ' du captif.


On va voir aquel point ces lenteurs désolaient
Mirabeau.


« Mon amie,j'avais un grand besoin de ta leure
« du 6 septembre; elle m'adoucit le coup vraiment
« profond et déchirant que me portent et des 110U-
« velles fort inquiétantes, parvenues jusqu'a moi
« 'danscettedetestablespelunque qui me condamne
ce a toutes les impuissances , et mon onele qui ue
(, m'a jamais écrit si dUJ'ement et d'une maniere
« aussi propl'e a m'oter tout espoir, tont courage
« meme (si le courage pouvait s'alléantil' en moi) ,
(, que depuis que j'ai ]a conscience de méritel'
(( nl1eux.


« Je faisais tout-a-l'heure, en lisant et relisan t le
« passage souligné de la lettre, une réflexion triste
lC mais hien tOllchante, et qui a infiniment aug-
(, menlé mOll (\mntinn ; toí sruk (,~(,(,P!{>P, .ir n'~i




~lÉMOIRES
« pas encore entendu sortir un mot doux, encou-
« rageant, consolant que de la bOlIche de mon
« pere .... Eh! grand Dieu ! ne me connalt-on donc
« plus? C'est ainsi qu'on me ferait précipiter
« dans les flammes. Ce pere (ils ont tous beau
« dire), ce pere est le seul qui ait des reproches
« terribles a me faire; et c'est le seul qui ne m'en
« fasse point, pu du moins qui les fasse avec cette
« modération si noble el si paterneHe, qui montre
« le remede a coté de la blessure. Hélas! oui, je
« suis bien malheureux, bien -coupable de l'avoir
« méconnu! mais faut-il écraser, abandonner un
(e infortuné repentant ? .. Qu'on pense ce que-l'on
« voudra de mon creur, il est plus noblement 01'-
« ganisé que cela.


- « Je Cl'Oyais entendre la langue de mon oncle,
« je croyais la bien savoir, je ne la sais plus. Un
« mot franc et noble est pour lui de l'OTgueil; u'n
« mol soumis et modeste est fausseté, verbiage
« mielleux; il me reproche jusqu'it mon esprit,
« comme si le fils de mon pere pouvait écrire
« comme un sot; comme s'il n'était pas a désirer
« qu'un homme que ron veut ramener au bien,
« ait beaucoup d'esprit, comme si 1'0n n'avait ja-
(( mais une autre vertu que ceHe de l' étendue de son
(e esprit.. ... Eh! mon Dieu! je ne fus jamais si bete,
( tant cela est tourmentant et cruel. Je n'aime
~(point a méditer quand c'est mon cceur qui doÍt




DE MIRABEAU. 57


« et veut parler, et j'aurais , rnoi qui écris ordinai-
('[ rement tout au courant de la plume, plutót ré-
cc solu un probleme des mathématiques transcen-
« dantes, que répondu a mOD oncle. Voila une de
« ses lettres la : e' est peut- etl'e la plns d~coura­
« geante qu'il m'ait écrite, et je n'ai pas gagné un
« pouee de tel'rain aupres de h.JÍ. Je ne te l'envoie
(c p~s encore sa lettre, car je ne sais qu'y répondre.
cc Si je m'en croyais, je lui diraÍs nettement ce que
« je peuse. Je luí dirais :


« Ou mes fautes ont mérité la mort civile,.ou
(( elles n'ont exigé qu'une longue et douloureuse
« correction. Je connaÍs l'étendue de mes tOl'ts, et
« je bénis en pleurant la main qui ma frappé. -
e( Mais enfin que d'actions analogues aux miennes
ce et meme plus graves, légalement parlant, n'o11t
« pas essuyé le jugement terrible de la mort civile!
« J'ai donc subi le traitement que méritait ma con-
c( duite, par une longue détention quim'a vivement
« fait sentir mes égaremens. Si, dans des temps re-
ce culés, ma jeunesse fougueuse, des pensées dévo-
(e rautes, des conseils tl'Op pervers, des circon-
« stances trop malheureuses, I'ont emporté sur
« les mou vemens naturels de Inon creur, et m' ont
« fait démentir des protestations d'ailleurs tres-
« sincere~; . m' envisager comme pret a tenir la
(e meme conduite, ce serait ("enversel' pour moi
{e seull'ordre de la nature; cal' on n'est pas a trente




MEMOIRES


« ans ce que l'on était a vingt, surtout lorsque ron
« est né avee une imagination aussi su!fureuse,
f.( des sens aussi inflammables, et une tete aussi
« active et pensante que votre neveu, Tout ce que
« j'ai so.uffert, et ce que je souffre eneore, est un
« ehMiment bien mérité, je le eonfesse; et e' est
« par cet aveu que je juge du changement qui s'est
« fait en moi, et de la confianee qu'on peut donner
« a mes dispositions, Si je n'étais pas réellement
{( un nouvel homme, la privation de ma liberté,
« loin' d'adoueir mon eaÍ'actere, l'aurait aigri au
« point que je me eroirais en droit d'obtenir ce
« que je ne demande qu'en suppliallt. L'age, qui
« amelle la raison, me fait voi,', au contraire, les
« chaines qui m'aceablenteomme autant de rayo~ls
« qui, en éclairant mon délil'c passé, me conduisent
« a la lmuiere qui doit désormais me guider, etc. ,
« etc., etc. Quand je m'écrie que jc brule du désil'
« de répaI'el', me condamnera-t-on a former des
« vceux impuissans? ou dil'a-t-on que je suis dp
« mauvaise foi? De quel uroit le dirait-on? quel
« uevin téméraire lirait dans 1110n ame qu'une
« chose si naturelle, sijuste, si vraisemblablc n'est
« pas vraÍe ? •


{( Parle franehement, 111a bonne sceUI', n'ap-
« pt'ouve-lu pas ce langage ? .. Eh bien! sj j'écl'ivais
« ainsi, OH retombel'ait su!' mon infernal orgueil;
«( 011 ne vCl'rait dans mu fl'anchise (véritablc CllI-




DE MIRABEAU. 59


(( preinte des vérités que je profere, des excell~nles
« résolutions que je forme), que mon sens ré-
f( prouvé. Cependant,je te le dis nettement, a toi:
« tout le reste n'est que platitudes de rhéteur. Je
« ne parle pas de l'expression de mon repentir,
« surtout vis-a-vis de mon pere; je suis bien mal-
« adroit, si je ne sais pas lui donner le coloris de
« la vérité. Je parle des phrases qu'il me faut faire,
t( et var'jer a l'inflni pour dire toujours la meme
« chose. Et, franchement, si je relisais d'un bout
« a l'autre toute ma correspondan ce de Provence,
« je .ne doute pas que je ne la trouvasse inflniment
« ridicule. Si elle es! communiquée a mon pere,
« lui, quí a une vue d'aigle, doit a plus forte rai-
« son voir ainsi.


« Eh! bon Dieu! pourquoi crier que l' on ne me
« sert pas, tandis que ron me sert? pourquoi me
« faire perdre ici mon pauvre esprit, mes pauvres
« yeux, et mes forces tant diminuées ? on m'anéan-
« tit; ouí, l'on me précipite· dans l'abime, au
({ bord duque1 je me suis soulevé, en reculan!
« pour mé sauver : cal' ta réflexion est parfaitement
« juste, el ce n'est pas d'aujourd'hui que je I'aifaite.
( Les crueIles démarches auxquelles on pousse ma
« mere acheveront de briser mes débris. Ses Mé-
« moires achevel'ont d'ulcérer mon heau-pel'e et
( de refroidil' inadame de Mil'aheau, qui est bonne
r( el noble reBnne, mais qui n' est que tiede, lfleme




60 MÉMOIRES
« dans son amour. Je suis menacé de davantage:
« des' monstres qui infestent le pavé de Paris, tan~.
« dis que tant d'honnetes gens gémissent 11 Bicetre
« et aux gaU~res, se vantent hautement qu'il font
« imprimer ma correspondanee et ceHe de la mal-
« heureuse victime de mon amour e) ... Ce coup
« est affreux, et si j'y survivais, ce serait pour la,
« venger, dussai-je périr; mais quelIe stérile ven-
« geanc~! Tiens , ma sreur, mon creur est brisé, et
« je n'aurais pas dó. t'ecrire en cet instant; mais il
« faut que je l'épanche dans ton sein; tu nemon-
« treras pas ma lettre, si elle est dangereuse 11
« montrer. N'est-il pas horrible de voÍI· renverser
« d'un seul ~oup l'espoir de recouvrer ma liberté,
« celui de rentrer jamais dans la maison, dan s le
« creur paternel, celui d'aider enfin mon pere 11
« élaguer ses chagrins domestiques, celui de r~le.,.
« ver un peu la femme que j'ai perdue, et que cet
« éclat anéantira L.. (encore, si je m' étais conservé
« le droit d'intéresser la générosité de moo pere 11
« sauver ceHe qui ne fut jamais ma complice, et
« qui est ma victime!) ... Voila cependant ce qui
« est inévitable, si l'effet suit la menace; eL cela
« m'arrivera pour prix d'avoir exposé trois fois ma


(1) Allusion a la menace, faite par Brianson, de publier les
leUres dont iI était dépositaire, et que Mirabe8u i\vait écrites
a Sophie avant leur évasion.Voir tome 2, páge 244 du présent
onvrage.




DE MIRABEAU. 64


ti: vie pource misérableC),qui me laissa(moi ayant
tt la fievre) aux mains avec douze bateliers du
« Rhóne qne le lflche avait provoqués bien malgré
« moi, et fuyait; occasion ou j' eus le bonheur con-
« solant de me tirer d'affaire sans verser une
(e goutte de sang, tandis que le vil poltron, qui a .
« médité plusieurs assassinats dans.sa vie, déchar-
c( gea deux pistolets sur un homme, que la Provi-
« dence permit qu'il manquat (2). Cela m'arrivera,
ce dis-je, pour prix de m'etre donné, par pure et
« simple générosité pour lui et pour un'e autre, le
« coup-d'reil des torts les plus graves ... lIs se per-
« dront eux-memes san s doute ... et ne serai-je pas
« bien guéri, bien consolé?


( Je ne puis penser, san s le chagrin le plus som-
« bre et le plus amer, que si j' étais libre, ces choses
« n'arriveraierit poinl. Cal', outre les conséquences
« que ces dróles, aussi luches qu'insolens, en pré-
ce voiraient, s'il est possible encore de tempérer la
« tete de ma pauvre mere, ce serait moí quí le
c( pourrais .. Te dís si, cal' j'en doute, et ne réponds
« de rien que du zele, de l' activité, de l' acharne-
« ment que j'y mettrais, et des pl'euves évidentes
« que je luí fournirais que ses conseils 1'0nt per-
« due, et qu'elle ne peut'espérer que de moi seul


(1) Brianson.
(') Voir au2' volume dll présent ouvrage, page 133.




62 MÉMOIRES
« une conciliation; plut ¡¡ Dieu qll'il ne fallut que
« tout mon sang pour la sceIler! avec quellc joie
« je le verserais!


« Ainsi done, mon amie, de me me que e' est
« une raison pour vivre que d'avoir véeu (et· e'est
« la ma eonsolation, paree que ce ealeul ~e pro-
« mel de eonserver encare long-temps mon pe re) ,
« e'est une raison pour moi de périr, paree que j'ai
« péri. Si mes affaires avaient tourné un peu vite
« a bien, j'aurais pu espérer de tenir tete aux en-
«( nemis de ma famille. Rien ne se décide, ils aehe-
« veront de me perdre, malgré mon pere meme;
« et ¡lle savent bien eux, quoiq ue ma mere, mal-
( gré les supplieatíons réitérées, avee larmes,
« que j'ai fait porter a ses pieds, ait la fureur
« de me mettre en jeu, de me eiter, de eroire
« qu' elle me sauvera, tandis que je repousserais
« eette planche fatale, si elle me venait.


« Mais, cependant, quel plus beau démenti puís-
« je donner a to·ut ce qui vient de la, que les let-
(e tI'es que j'éeris a madame de Mirabeau? Que ne
« fait-elle une démarehe si publique, qu'il soit bien
«( prouvé que je suis le plus il1grat des hommes,
« si j'aijamais le moindre túrt avee elle? Elle a tarit
« d'av~mtages sur mo'i, que j'ose dire que sa fa-
« mille a le plus grand tort de les lui laisser per-
« dre ... Mais ce n'est pas sa famille héritante que
l( je veux dirc. Son pere ne reviendra point de lui-




DE MIRABEAU.


« meme; je te parle sans ambiguité. NI. de Mari-
« gnane est un homme tres-noble, tres-loyal el
« tres-généreux; mais son caractere est infiniment
« faible, beaucoup plus que tu ne saurais l'imagi-
« <neJ', et l'action toujours agissante aupres de lui,
« contre moi, l'emporlera, ta~lt que sa filIe, qui,
e( en derniere analyse, fera ce qu'elle voudra de
« lui, n'opposera pas une vigoureuse réaction,
« C'est doncelle qu'il faut Mterminer. Mais est-elJe
.« de bonne foi? Je n'en sais rien; cependant elle
« doit assez me connaitre pour etre sure de moi
« dans les cjrconstallces oú elle serait ma libéra-
« trice. Ce ne sont pas la des phrases, e' est mon
« creur a nu. Ce langage, dUt-il déplaire, doit, du
« moins, inspirer de la eonfianee.


« Voila le ('ésumé de mes reflexions ou plutot de
» mes sentimens. Fais-en l'usage que tu jugeras
« convenable, et soutiens-moi, car j' en ai grand
« besoin .... le me livl'e a toi, a tes soins, a tes eon-
« seils; mais j'aí dans la tete que, si je ne sors pas
« bientot d'ici, je n'en sortirai jamais. Une hile
« noire, qui était bien éloignée de mon tempél'a-
« ment naturel, me mnge. Il est bon d'observer
« quesije sors aveugle de ce donjon, eomme j'en
« suis tres-menacé, quoiqu'en Provence on appelle
« des bourdes ce que je dis a cet égard, iI faudra
« me ramener par Charenton, ou le Pont-Royal,
« afin de me jeter tout de suite dans la riviere; cal'




64 MiMOIRES


({ je ne pourrai plus qu'etre a charge a moí et aux
« autres; et j'ai trop faít de mal pouÍ' finir ainsi
« sans désespoir. Imagine, ma sreur, qu'avec ton-
« tes les ressources qu'ont pu fournir le local el la
« bonté du commissaire du roi, pourme donnerde
« l' exercice, je trav;úUe enc/)re dix ou douze heu-
« res par jour, quand je suis bien sage, c'est-a-
( dire, qlland je me distrais le plus que je peux.
" Cal', privé de toute société, telle meme et si
« simple et rustique que tu puisses l'imaginer, i.l
« faut que je me promene avec mes beBes pensées~
«( qui ne sont pas toujours couleur de rose, comme
« tu erois, et qui , lors Iheme qu' elles ne sont que
« littéraires, me renvoient a mes Iivres ou a mes
« papiers. Ce n'est encore rien : l'été, qui m'a faíl
« suer et marcher dans un jardin de trente ou
« trente-cinq pas a la vérité, mais enfin dans un
« jardin, a été supportable. Mais dans l'hiver, Ol! iI
« est encombré de neige, la pitié seule, quand ce
«( ne serait pas la nécessité, me forcerait a ne pas
«( laisser une pauvre sentinelle invalide a la bise ;
« iI faut alors que je sois hilché dan s un trou de
« dix pieds canés; el que faire dans un si triste
« gite, si ron n'y étudie e)? »


La réponse qu' obtint cette lettre de décourage-


(1) Lettre inédite de Mirabeau a madame dü Saillant, du
-10 septembre 1780.




DE MIRABEAU. 6á


menl estsi remarquable, que nous en ..apporterolls
quelques passages ,quoique, pour abrég~l', nous
supp"imions d'ordinaire les lelúes de madame
du Saillant.


({ Je vois que, fatigué de rés~stallces, tu te re-
« jettes dans le sein. de l'amitié avec agitation et
« accablemen t. Elle t' est bien acquisc, tu peux y
« comple!'; mais ell~ ne peut faire des miracles, elle
({ ne veut que te eonsoler, mais solidement et
« d'une maniere durable. Ainsi, n'impute jamais,
«( je t'en prie, a défaut de tendresse et abus de si-
« tuatioll les choscs que je serai obligée de le dire.
« La raison a un tout autl'e langage que les pas-
« sions; eeHes-cl eonduisen.t au bien on an mal; l'nn
{( des deux, poinl de milieu, e' est un malheur de ca-
« ractere. Echappé a l'une de ees extrémités tu veux
{{ embrasser l'autre; je l'espere, j'en deviendrai la
({ cautlon; mais le véritable hérolsme qui t'esl des-
( tiné, c' est de devenir modél'é el palient, et pOUI'-
« quoi ne le deviendrais-tu pas? tu es capable de
{( tout, ehel'. fl'el'e.


« Ne sois point étonné de la résislance que tu
« trouves ehez notre bon el digne onele. Tu as de
(( la peine a le persuader de ton sincere .repentir;
« iI en eut beaucoup a se persuadel' de tes torls; je
« me sonviens meme qu'il dit a un ministre qni
« l'a~el'tissait que tu t'a~soeiais a des intrigues


(1 c¿ntre ton pel'. - le ';'en crois rien, je réponds
Ill. ~




MÉMOIRES
« des sentimens tl honneur de mon neveu, quoi-
(e que jI tui connaisse une mauvaise téte. Notre
( pere a pardonné; mais mon oncle, qui connait
('( mieux que personne ce qu'il mérite, n'est tenu
ce a rien a cet éga.rd. Tiens plutOt a faveur de ce
« qu'il te gronde, on ne gronde point celui qu'on
« a proscrit; n'entreprends point de te justifier SUl'
(( ríen, cela rappelle les détails~ aigl'it par l'espece
« decontradiction, el voila OlI 1'011 trouve l'orgueil;
('( pardon de te parler aussi franchement, mais tu
(e mepries de t'avertÍl' de ce que je vois, et je croi-
« rais manquer a ce que je dois a ton amitié et a la
« marque de confiance que lu me donnes, si je ne
ce .te parlais pas ainsi. Ne te Iaisse pas aIler, je t' en
« conjure, a l'agitation de ta tete sur les nouveIles
(e chagrinantes que tu ~pprends, laisse faire aux mé-
c( chans ce que tu ne peux empeeher; évite surtout
« a jamais de te compromettre avec eux désormais
le en maniere quelconque, laisse-Ies agir et suivre
« leur voie, il n'en résultera de véritable mal que
« pour eux. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Il serait atroee, sansDoute, qu'on allftt réveiller,
('( par des imprimés, les égaremens auxquels tu t'es
« trop livré, mais éleve ton ame all-dessus de l'hu-
« miliation de subir cette espece d'amende hono-
r< rabIe. Quelque folle que puisse etre eette corres-
« pondance, eIlene te montrera pas plus coupable
ee que tu l'as paru; Iu le ~ais, tu le sens, pour t'hu-




DE MIRABEAU. (;7


(( milier, ta conduite et tes écrits t' ont fait juger
« ainsi partout; eh bien! iI faut le savoir, et le
{{ sentir eneore pour élever ton courage, et le
({ calme de l'homme présent au-dessus des humi-
« liations que mérita l'homme passé. Le sentiment
« seul, et la conduite future pourront laver tant
« de souillures : persiste dan s les sentimens que tu
« reconnais a présent les seuls propres a réparer
« toutes tes pertes, e'est le moyen de trouvel' un
« jour des défenseurs. Vois surtout que de donner
« sa eonfianee a des seélérats, e'est se préparer des
« supplices, tandis qu'il n'y a pas de danger a of-
({ fenser meme d'honnetes gens. Cette persuasion ,
« mon ami; empeehera que ton ereur ne s'ouvre a
«( des eonseils perfides; phIt a Dieu que notl'e mere
« put y fermer 1'0reilIe! .le ne peux que gémir avee
« toi sur l'aeeumulation des difficultés qui se pré-
« parent de ce coté-lit a l'aeeomplissement de nos
« désirs a ton sujeto . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Onne t'aurait pas perdll sans toi, on ne peut pas
« te sauver sans toi non plus; mais qui 1'a fendu
« la main ne la retirera pas, qlloi qll'il arrive, si tu
« ne la repousses : prends patienee, ahandonne les
« actions, ne fais parler que les sentimens; écoute
c( les eonseils de la prudence . .Juge sagement des
« difficultés qu' on a a vaincre, et résigne-toi, bien
« assuré qu'on s'agiLe pour toi : réfIéchis qu'il n'est
« pas question de changer uniquement la sitllation




63 MÉMOIRES
« actuelle comme le dénouement d'une piece de
« théatre; quand la toile est baissée, on ne s'informe
« plus de ce que deviennent les personnages. JI est
« question de te rendre ton existence avec les
« meilleures conditions possibles pour le présent
« et pour le futuro S'il ne fallail que te rendre au
« grand air, comme tant de polissons a qui l' on
« fait des corrections pas~ageres, et qu'on laisse
« ensuite a eux-memes pour tourner bien ou mal,
c( et qu'on oublie ou qu'on envoie perdre, ton af-
« faire serait plus facile a arranger. Mais je crois
« que tu désires un traitement meilleur, plus con-
« venahle a ton nom, aux sentimens dont tu es
« pénétré, aux avantages auxquels tu étais destiné.
« Ainsi jouis de l'espérance que tes bons sentimens
« doivent te donner, et p~ends patíence, en son-
« dant la profondeul' de l'abime dont tu veux
« sortir C). ))


Tout d'un coup Mirabeau sort de son découra-
gement, et embrasse un espoír qlli n'est pas míeu:'\.
fondé _: (C .re rec;ois de Provence une pacotille trop
« importante et trop pressée pour pouvoir répon-
« dre a fond a ton excellente lettre; je saisirai seu-
E( lement les' points principaux, et j'y répondrai
« jeudi .... Hélas! pourrais-tu douter que quand,


(1) Lettt'e i-nédite dI' mac!am(' clu Saillant a Mirabcau,
t5 seph~mbre 17Sn.




DE MIRABEAU.


« a les droits de bienfaitrice et de sreur, tu joins la
« qualité d' QI'gane des avis que mon digne pere
(( Iaisse tomber pour qu'ils m'arrivenl, tu ne sois
(( l'objet de ma pensée habituelle?


« Mais, comrne ce mot de Provence t'a surement
« éveillée, sache que j'ai une lettrede treize pages
« de Raspaud (1), qui me donne la relation la plus
« sensée el la plus touchante de son voyage a Ma-
(( l'ignane; je t'enverrai ce He leUre jeudi, mais iI
{( faut que j'y réponde; et celte réponse sera bien,
« je l'espere, parce que je suís touché, tres-tonché;
« ce bon Raspaud a volé a Mir-abeau pour se con-
«( certer avec l'excellent bailli, qui, cornme tu sais,
« puisqu'ille dil tant, ne se mele et ne veut se me-
« ler de rien, bien entendu qu'il fail le possible el
(( I'impossible, et qu'en marge de sa nullité iI fant
« écrire noir, e' est-a-dire Mane; iI a tracé a Ras-
{( paud sa marche, et cette marche, R.aspand l'a sui-
« vie, et tout nous présage un heureux succes (2).»


Quelles que fHssent les espérances de Mirabeau,
iI s'en fallaitde beancoup que sa cause fút gagnée
aupres de sa femme et de son beau-pere. Le bail1i
nous l'apprend de nouveau : « La comtesse m'a écrit
« qu'elle n'ose entrer en matiere avec son pere qui ,


(1) Notaire de M. de Mal'ignanc, a Aix.
(') Lettre inédile de Mirabeau 11 madame dn Saillant, 11\


septembre 1780. Les raisons que nous avons déja énoncées
nous portent a supprimer toute la correspondance citée ,
quelque intéressante qu'ellc soit.




:UE-'1OIRES


ce en effet t est tres-ulcéré, et qu' on ne ramime~a pas
( facilement t attendu qu'il est entouré., et qu'il y-a
« bien des gens intéressés a empecher une réunion.
« Ce que je puis assurer, c'est que Marignane aime
« la tranquillité, et que le ton btuyant de son gen-
« dre aurait effarouché sa mollesse, quand iI aurait
« été son seul tort. Il sera done difficile a ramener,
,( et sa filIe ne peut rien faire sans lui, a moins de
«( s'exposer a tout ce qu'iI y aurait de plus fa ...
« cheux (1). »


Nous insérerons encare, mais pour la derniere
fois,une lettre de madame duSaillant, paree qu'elle
mit son [rere a portée de s' expliquer sur une des
plus odieuses imputations dont il ait eu a souffrir ~


« A ne consulter que ta situation, je youdrais
« toujours t'écrire, c'est-a-dire, partager ta·solitude;
« cependant , je ne !e dois pas , parce qu'il est im-
er possible que je dise toujours bien, au gré de ton
« impatience, et je ne voudrais pas aggraver ton
c( mal: j' ai é té con ten te de ta lettre, ce n' est qu' en
« la lisant tout haut, apres, que je me suis
« aper<{ue que je n'aurais pas dó la montrer a no-
« tre pcre. Je t'avais recommandé de ne rien eXCll-
« sel·, el je ne prenais pas garde que tu t'oubliais
« beaucoup. On m'intel'I'ompit en disant : qu' op-
« pelez-vous un moment de fureur? un momen! qui


(1) Lettre inédite du bailli de Mirabeau 11 Madame du Sail-
l;mt , dll 26 5eptcmbre liSO.




DE l\nRAHEAl:. ít


( a duré dú: ans! J' en ai les dates et lesépoques ;
« et tout un tablean énergique depuis ce temps,
« que sais-je, jusqu'a des Mémoires écrits contre
lui, tout a passé en un trait, en revue, avec l' é-
« nergie que tu peux coooaitre: el finalement on
« a ajouté : pardonner est un,je l'aifaít, et d~val'lt
« Dieu; j'ecourir, sauver a ses propres dépens, si
« on le peut, e' es/ encore moi, non-seulement fe le
te pense, mais je le sens : T(lais oublier est aa//'e cho-
« se, cela passe nolre pouvoir el notre devoir (1).
« 00 me dit de contiouer; 'el sur ce qu'on s'arre-
« tait pour qu'on définlt ce que e'est qu'une bonne
« conduite, et si c'était autre chose que de se lever
({ le. matin dans l'intention de ne point faire de
l( mal, et de se coucher le soir sans en avoÍl' fait,
« je prisIa liberté derépondl'e: c'est, je erois, sentir


(1) La relation de madame du Saillant est fidele, cal' le
marqllis 's'exprime ainsi dails une leUre un peu posté-
rieu}le : « L'alltl'e jour, il faisalt uans une leUre justifí-
" cation u'un certain précis Mil' un acces de furenr inspiré
n par les suggestions les pltlS atroces et les,pllls perJídes; je
" repris le mot, et l'acces de dix ans, prenanl depuis son
" départ; cnfín, je fis une prosopopée en disanl que par-
" donner était mon aUrait et mou deyoir; qlle secoul'ir el
" servir, méme qui youlnt m'égorger, était encore moi'
" Mais qu'ollblier n'était ni en notre pouyoir, ni notre de-
n voir. Sascelll' lui a depllÍs recommandé forlement de ne plus
« traiter de semblablcs récapitulations, de pl'cud¡'e sur le
" passé eondamu"ation el silence:" ( Lettre illédite du mar-
'l!lis au bailli de lJfirabr-(lu, 30 scptt'mbre 1 íHO, )




MÉMOIRES
« qu' on a mangé le temps, la réputation el le bien
« de soi et des autres; et faire tout le contraire. -
" On me sena la main, puis on écouta jusqu'au
'( bout, apresquoi l'on dit tranquillem~nt.- roíla
« la premiere, et toute premiere fois queje luí voú
« de r esprit ti lui. - e est une preUl'e que ,son or-
{( gueil est beaucoup entamé, car la présomption
« nous dé[end d'interrotJer nos propref idées , et
« n'appelle jamais que le soullenir. Ces phrases
(t m' on t frappée, puisque je te les rends de la sorte,
« et je fus fort aise, et consolée de neo m'elre pas
« trompée au fond dans le bon efret de ma lecture;
({ mais, je t'en prie, ne nous exposollS jamais á de
« semblables récapituIations; tu connais le carac-
« tere doux el généreux au fond) el si bon de no-
([ tre digne pere ; mais on ne peut pas le dire flexi-
« ble, quand iI croil avoir raison.


« Quant a notre oncle,il nous aime tous, je le
({ erois; mais iI est eorps et ame a son fre're, et a


\
« son frere uniquemellt; je le erois un peu revenu,
« puisqu'il te gronde; car, ci-devant',il se retran-
([ chait sur ce qu'un oncle n'est rien, et tu étais
« M. le comte, par honneur pour 1'ainé de sa mai-
« son, et absolument étrangel'; il faut done le
(e vaincre par mon pere, ear iI est inutile de joue¡'
e( au temps pel'du de si loin e!. »


(') Lettl'C' de la mal'quíM' du SaillaoL a Mil'abeau, dll
23 septcmbre 1780.




DE MIRABEAC. . ,) 1.,


Voici la l'éponse de l\1il'abeau :
« Un seul mot de ta lettre me fait prendre la


« pInOle; tout le reste m'en avait olé)a fOI'ce, tant
« mon attendrissement était extreme; il a porté sur
» mon esprit, trop pour m'en lais!;ler la liberté, et


\ « sur mes nerfs, agacés des Jong-temps, trop pour
« que je pusse , pendant plusieurs heures, guider
« ma plumeo n est vrai qu'a eette lettre d'une sen-
« sibilité pénétrante, el d'une rectitude de raison
e( non moins rare, en était jointe un~ de Dupont,
(( de huit pages, contenant une l'elation que je ne
« puis cesser, ni aéhever de relire. Quel homme et
« quel pere j'ai méconml! '


« Oui, tu as raison; ouí, je ne dois rien excusel'.
« Mais il est un fait que je dois repousser avec
« toute l'horreur qu'il m'inspire; et je ne pourrais
« supporter la lumiere du jour ·et les regards des
« hommes, si je croyaís qu'un seul-cceur honnete
« me l'imputat. MOl! on a eu l'éxécrable cruauté
« de le dire! Des infames 1'0nt inventé, 1'0nt insi-
« nué! Moi ! j'aurais menacé les jours de mon pere!
« Moi! Eh! grano Dieu! comment pensez-vous,
(e tous tant que vous eles, a me Lirer d'ici, si vous
« le croyez? Vous outragez la justice et la natUl'e! ..
« Non, vous ne le croyez pas; et si mon pere a pu
« le croire, il est le meilleur des hommes; mais }l
I( en est le plus malheureux. . . . . . . . . . . <




7·) l\1j~l\iOiRES
« Ensevelissons a jamais dans un éternel oubli tant
« de malheurs, et des torts que fion pere a par-


d 'M ' , « onnes. on creur n en est et n en sera que trop
(( bourrelé. Mais, dis a mon pere, dis-Iui d'une
« voix touchante, mais ferme, que je me dévoue a
t( sa haine, a son exhél'édation, a sa malédiction,
« et a des supplices éterneis, si jamais mortel peut
« citer de moi une phrase, une ligne, un mot qui
« justifie l'a~ominable cal?mnie que j'apprends
« aujourd'hui pour la premiere fois n; ajoute
« qu'en exposant ce qui m'a faít écrire ce détesta·
« bIt! libelle (2), je n'aÍ point prétendu me justifier,
« ni meme m'excuser; que je sais, que je sen s


(') Le meme jour l\iirabeau écrivait a Bouche¡': « Quant an
" paquet d'anjonrd'hni, il m'a singulierement ému. Certes,
« vousn'aviez que fai~e de m'inLerroger, vous dontj'estimeel
« .révere tant les l umieres, le ereur et la raison. Mon erenr
" vous devait un.mot clair, et le voiei. J'apprends d:aujour-
" d'hui eette atroce ealomnie qui glaee mon sang d'horreur.
« Comment pOli vais -je vous en préveniri' Jamais je n'ai
« rien éerit que le pamphlet que vous eonnaissez, jamais je
" n'ai éerit un n,ot, dans des éerits périodiqlles, relatifiLmon
• pere; et je me poignarderais tout-a-l'henre si l'idée d'un
« parrieide étatt un moment enLrée dans ma tete; je me
« poignardel'ais, dis-je, pOllr lIle délivrer de eet horrible
" souvenir. Au ¡'este, lisez la lcUre a ma sreur, elle dit
« tout. " (.Lettre inédite de Mirabeau a Boucher, du 21 sep-
tembl'e 1780. (") n s'agit du Mémoire éerit en partie par l\1irabeau en
Hollande, et signé par l'avoeat G1'Oubert de GroubentaI.




DE MRA.BEAU.


« combien le' propos dénoncé et certifié était peu
« vraisemblable; combien je devais me souvenir
« que ríen n'était plus éloigné du caractere de mon
« pere que de diffamer les siens n; mais enfin
« j'étais ivre; je dis cela parce que cela est vrai, el
« je gémis.


« Je ne puis répondre qu'en précis a ta lettre,
« parce que, tl'es-l'éelIement, je suis peu a moi-
« meme. eette lettre de Dupont, du :14, et la tienne
« du 23, pressent, en'\eloppent, brulent mon
« creur C'l). »


Nous continuons, pendant quelques momens en- .
core, a transcrire les lettres dont le ton, toujOUl'S
chaleureux,est varié par des alternatives de crainte


d' , et esperance:
ce Mets aux pieds: de notre pere mes actions de


« graces pour le mot qu'il a daigné me faire dire par
(c toi, iI passe de beaucoup mes espérances, en pen-
cc sant a me sauver; iI m'accorde beaucoup plus
ce que je ne sanrais jamais méritel' de lui, en per-
« mettant qu'on me guide, et copseillant mes con-
(e seils.


« Tu m'inquietes sur ta san té , conserve ce plus
C( pl'écieux des biens, apres la vertu et la liberté;


({) Allllsion a des pl'OpOS faussement attl'ibu és an mal'qllis
sur le compte de son fils et de la mere de celui-ci.


(2) LeLtre inédite de Mirabeau a madame du Saillant, do
':27 scptemhre 1 í SO.


,.


', ...... ..1 •. ",
',.




"


¡ti '\IÉMOIRES
« dans·le temps oú je eomptais pOUI' 'rien le physi-
« que, paree que j'étais tl'es'peu éclail'é sur le mo-


• ({ ral, j'ai foUement abusé de ]a mienne. Mes pre-
« mieres années, eomme des ancetres prodigues,
« ont déshérité les dernieres, et si je ne eon;tpte
« pas cela au nombre de mes remords, je le lUets
{( au premier rang de mes repentirs; cal', pourtout
« faire, et surtoul le bien, la san té est le premier
« des outils; el il est bien difficile de conserver
») une ame saine dans un eorps cacochyme.


« Avec ma maniere bouillante de sentir, ~t mon
« style non moins ardent, il est impossible d'écrire
« des lettres naturelles a quelqu'un que ron aime,
« mais que ron craint, que l'on respecte, el qui
« parait mécontent de tout : j'ose croire que tu
« dois voir par mes lettres a toi, évidemmen t écrites
{( dans l'abondance de mon creur, que j'aime a l'é-
l( pancher, et que ma pJume l1C court jamais assez
c( vite a mon gré. Quand je te parais moins naturel,
({ sois sure que e'esl que je snis mal a mon aise;
« cal' mon caractere a été trop compri mé, el ton-
« jours dans les extremes; mais il n' esl pas assez
« múr, el voilit la cIé de la plupart de mes mala-
c( dresses el de mes défauts actuels. J'ai commenté
{( longuement it Dupont eeUe phrase qui est le l'é-
« sultat d'une profonde méditation sur moi-meme;
« recours a lui si' tu ne m'entends pas; cal' je ne
({ suis guel'c plus en élat d'écl'il'e aujourd'hui que


,"


.'
.\


~ ",'




DE MIRABEAU. ¡¡


c( toí de me Jire. J'ai eu la fievl'e depuis ma dcr-
« niere lettl'e, et je 1'ai encore.


c( Ma résignation est complete; elle est facile
(c aujourd'hui que j'ai Iu dans le creur de mon
«( pel'e; cal' ses intentions m'adoucissent les plus
« tristes réalités. J\1on corps l1'est pas si souple;
« qu'il s'al'l'al1ge. Je ne te cache pas, toutefois, qu'iJ
«( me parait dur que quelqu'un qui n'est pas mon
« pere (1), qui n'en "a, en aucun sens, les droits,
(( et envel'S qui je suis des millions de fois moins
( coupable, me fas se une 10i si sévere, tandis que
(( mon juge supl'eme ne me montre que clémellce.
« Au reste, Dupont a eu un tort par humanité, c'est
« de m'avojr fajt voir ma situatíon trop en beau;
« c'est un titre de plus qu'il a sur ma reconnais-
( sance, cal' iI ne 1'a fait que parce que je soufft'e;
le etcela, apres tont, ne me faít pas grand mal (je
« veux dire les fausses lueurs d'espérance ), cal' je
« connais assez mon étoile pour ne compter sur
(e rien. Ah! du moins, je dois exceptel' ton amitié;
« j'y compte fermement, et je la pai~ de toute ma
« reconnaissance el de tout mon dévouemcnt (2).»


Non, quoi qu'en dit Mirabeau, sa résignatioTi
n' était pas complete: quelques joUl's auparavant,


(1) M. de Marignane.
(') LeUre inédite de Mirabeau a madame un Saillauf <


3 octobre 17110.




78 MÉMOIRES
découragé, aigri, il avait écrit dans des termes qui
avaient alarmé le prudent Boucher : «( Vos leltres,
( s'écriait celui-ci, ne partiront certainement pas;
(e vous n'avcz pas réfléchi avant de les écrire, et
« je vousdirai franchement, ne répondez jamais
e( que le lendemain aux lettres que vous recevez le
«( jour e). »


Quelques heures apres, Boucher écrivait de nou-
vean: ce Ah! mon ami! qu'avez-vous fait? et qn'au-
« rais-je fait si ma prudence m'avait abandonné?
« vousaurez une liberté presque entiere, et pour líeu
« d'épreuve Pompignan, grand ail', el grande bi-
« bliotlH~que : motas encore; ayez l'air de l'appren-
ce dre (2). » Ce projet qni ne se réalisa pas, comme
on va voir, est aussi mentionné dans une leUre du
marquis: « J'avais eu idée de l'el1'1oyer a Pompi-
ce gnan, fl'anche retraite, bon air, bea U lien ,.belle
ce bibliotheque; et l'hote (3), homme d'honnenr,


(1) Lcttre inédite de M. Boncher 11. Mirabeau, du 26 sep-
tembre 1780.


(2) LeUreinédite du meme au meme, du 28 septembre 1780.
Il est qnestion, dans les LeUres de Vincennes , 1. 4 , p. 42,
278, 279, 282,289, du projet dé faire séjourner Mirabeau
quelque temps au chateau de Pompignan.


(') Lefranc de Pompignan ,autenr de Didon et des Poésie¡
Sacrées, possédait dans le mi di une terre, oi! il était ques-
tion d'envoyer Mirabean. Voici ce qu'en dit cellli-ci : « Pom-
"pignan est en Langnedoc, pres de Montauban. Cette
« magnifique tel're est a Pautenr de Didon, homme d'nngrand
« mérite ( quoique tant et tant turlupiné par Voltaire) et ami




DE 1\IIRA.BEA.U. 79


.t d' esprit, d'ame, de science; mais le pauvre homme
« est en apoplexie; et quoiqu'il ait sa tete, et qu'il
« me mande qu'il auralt bien besoin de quelqu'un
« avec qui causer, je ne sais, d'un moment a l'au-
«( tre~ ou €¡U est cet ancien et digne ami: ainsi s'é-
« croulent nos remparts, et disparaissent nos
« témoins (1)! »
« de mon pere depuis quarante-cinq ans. Il y a la plus belle
« bibliothcque de particuJier qu'i1 y ait en Europe, san s
n excepter ceHes de M. de Paulmy et de M. de La Vallie!'e."
(Lettre inédite de Mirabeau il M. Boucher, dn 27 septembre
1í80.


(1) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeal1, du
30 septembre 1780. Nous trouvons dan s une lcUre du sur-
Jendemain cette phrase remarquable. « Lefranc, le seeond
« de mes amis pour l'aneienneté, et un des meilleul's assu-
« rément, me marque qu'il vient d'avoir une nouvelle atta-
«que d'apoplexie, quí lui a pris la Jangue, etc. Il me
" dit: Quanta moi, cet accidcnt ne m'a prcsque pas troublé,
« j'en prépois les sttites etje m'y prépare. Quelle différcnce
« .de eeUe fin a eeHe de l'énergumene (Voltaire), qui I'a per-
" sécuté, et qui vint mourir ici sur le théatre, hurJant
« contre Dien et ses saints, et nons donnant une répétition
" de la prétendue scene, tu as vaincll, Galiléen! Toute eette
" différence provient de ceHe d'avoir passé sa vie, l'un a bien
« faire, L'antre a se faire louer ! " (Nous n'avons pas besoin
de dire qu'il ya ici une allusion a .Julien-l'Apostat.)


Néanmoins, Lefranc de Pompignan vécut encore plus de
quatre ans; il est mort le 1 re novembre 1784, a 75 ans; et cet
événement, dont le marquis de Mirabeau fut tres-tonché, lui
suggéra des réflexions que nous rapportons po nI' com-
pl-éter cette note: " .T'ai été informé pal' le fils dll défunt,
« i't par son digne frerf' , l'archeveque de Viennt:>, qlli




xo M~:MOIRES
Mirabeau l'eeevait avee transp( rt eet augm'e d'un


SOIt meil1eur; sapensée se portaIl tont de suite
sur son amie : (( .1'espere qn'au milieu de ces
(( honnes nOllvelles, votre ereur si généreux el si
(( sensible n'oubliel'a pas la douce el rtendl'e So-
(( phie qui, tOlljOUI'S vietime el jouissant toujours
« de son dévouement, a le droil, saeré pour votre
«( amitié eomme pour mon amour, d'etl'e la pre-


« était aupres de lui. Ce fut moi qui fis passer aux nou-
" velles publiques le bulletin qui m'avait été envoyé. C'é-
" tait un ami de qnarante-sept ans d'ancienneté, la tete la
" plus vaste en connaissances, etla mieux meublée qui fút en
" Europe. Homme ferme dans sp.s príncipes, ame élevée, Leau
" génie et un talent rareo Simple corome un enfant, aisé a
• tromper comroe un grand homme, mais excellent citoyen,
'( religieux el recommandable par ses vertus. Le temps est
« venu oi! on luí rendra quelque juslice. Ce que eet homme
C( avait fait ehez lui par son éeonomie et sa constance, en
" établissemens magnifiqlles de tout genre, étonnerait un
" souverain. n me regardait comme son premier ami, et je
« m'honorerai a jamais de ce titre. ~) ( Lettre inédite du mar-
quis de lI1irabeau á madame du Saitlant, du 14 novembre
1784.) « A la suite c1u granel singe (Voltail'e), tous les sapa-
« joux du Parnasse ont, dans le temps, pris a tache de l'a-
« boyel', et taché de le mordre. Néanmoins, le Vieux de la
" Montagne, au:\: singulieres asslses qu'il tint a Paris, dans
" ses derniers jours, et avant de rendre sa vilaine ame, ayant
" Ollí quelqlles hourets qui, croyant faire leur eour, déni-
" graient Pompignan, leur dit : Nous al'ons pu a.'oir des
,< démélées, mais cela n'empeche pas qu'it ne soit le meilleur
« (;cri.'ain de notre temps, en vers et en prose." (LeUre inédite
du marquis de Mirabeau au marquis Longo, bibliothé-
caire de la Brel'a,a Milan ,dll 42 décembrelí84.




DE ~nRABEAU, 81


f{ l111ere inslruite de ee qui peut m'arriver d'heu-
oc reux; envoyez-moi done, mon t¡'es-bon ami, Ulle
oc Iettre d'elle; el eroyez quevotre sagesse n'a un si
« gl'Und aseendant sur moi, qüi ai de l'honneul' et
« de l'esprit, mais point de maturité eneore assez re-
(( cuite, que paree qu'elle est doueeet sensible (1). Ji


Qelques jours apres, Mirabeau éerivait encore:
(Tenez, mon bon ami, voiei ma réponse a la ten-
« dre Sophie.-Faites-la lui passel' bientot, puisque
( votre amitié est résignée sur toutes les impol·tu- .
« nités de la mienne. Il est juste que eeUe pauvre
« pe tite soit informée des progres de mes affaires;
(( il faut soutenir sa santé el son bourage, minés·
(( par de si Iongues ineel'titudes. eomme eette ame
( douee se plie a toutes les eireonstances qlli peu-
t( vent intéresser ee qu'elle aime! eomme le besoin
({ d' aimer q ui la pénetre soumet tous ses désirs,


• • , 1
«( ses opllllOns el ses pensees. . . . . . . . . . . .
(( Et ron veut que je craigne d'autres femmes! Ah!
« mon ami, eroyez-vous que ron soit aimé deux
(( fois ainsi? qu'un creul' sensible pnisse échanger
«( un te!. bonheul' pOUl' les triomphes de la vani-
«(té?(2)J)


Nou avons vn qu'ún calcnl d'égoisme avait con-


(1) Lettre inédite de Mirabeau a M. Boucher, du 28 sep-
tembre 1180.


(') LeUre inédite dll meme au meme, 21 octobre 1780.
lu. ()




831 MÉMOIRES
fribué a faire resserrer .Mirabcau au chateau de
.Toux 1 pour qu'il ne plit pas preter aux résistances
judiciaires de sa mere opprimée; un appui que le
marquis redoutait de la part de son fils, faute de
savoir et de vouloir le connaitre; nous allons voir
a présent que, les circonstances étant toutes diffé-
rentes, le marquis allait relacher les chaines du pri-
sonnier, mais non pas les rompre : «( Je me détel'-
I( mine a demander seulementla liberté du cháteau,
« J o ,en changeant de nom ; 2 o en couchant tous les
(( soirs au donjon, dont la dé sera aisément retil'ée,
«( pOUl' peu qu'il s'égaie (1). »)


Peut-etre cédait-il paree que I'alltorilé, comme
la houtade de M. de .Maurepas lJOUS en a fourni la
preuve, était lasse de sévir au gré du marquis;
peut-etre aussi voulait-il se faire un agent de son
fils, en qui il avait jadis redouté un advel'saire.


Sans recouril' aux documens déja connus _dlt
puhlic (2), écoutons Mil'abeau sur ce sujct : « Lis-
« moi jusqu'au bout, 5ans commentaire, et puis
«( médite, et puis discute, et puis consulte, et puis
« réponds.


«( D'ahord, iI y a deux axiomes qui, selon moi,


(i) Lel.tre inédite dn marquis au hailly de Mirahean, 10
octohre 1780.


(2) Notamment I,etfl'es dn donjon dE' Yincennes, tome ,1,
pagcs 2R2, etc.




DE MIRABEAU. 8" ,


« doivent servil' de base a tout projet de négocia-
« tion avec ma mere.


( 1 o On n'aura ríen d' elle que par une sÍgnatllre
« brusque; une espece de sllrprise faite a son espr'it
( et a son creur.


« l\'lais, 2° on ne peut pas anÍver a cet assaut sans
« ouvril' la tranchée en forme, et conduire de nOl1l-
« breuses pal'alleles jusqu'au corps de la place,
« ( Pardonne ce jargon , cal' je n'ai pas le temps de
« soigner mon style, etc'est bienégal.)-Voila deux
« choses qui te paraissent bien contraires; et moi,
( je te dis qu'elles sont vraies et connexes; pour le
«( prouver, faisons des suppositions.


« J'imagine dellx manieres personnelles de trai-
« ter avec ma mere; voici la premiere :


« Dupont ou M, BOliche!' ( plutot celui-ci ) vient
« me prendre au donjon de Vincennes, et me mime
«( hien calfeutré, et toujours prisonnier, an parloir
« de Saint-Michel (1); la, je cherche a émouvoir, je
({ dis : J70us avez raison; ah! mon Dieu oui, vous
« a"vez raison; mais je pél'is ; puis, tout proces peut
«( se gagner et se perdre. Si 'vous gagnez, ne voyez-
« vous pas que les llw{Jistrats qui vous aUl'Ont ju-
({ gée ne peuvent p~s de rrÍéme me tirer du dunjon
({ de Pincennes? Or, personne n' ótera jamais de la


(1) Maison conventuelle de réclnsion oú la rnarql1isc de
Mil'abcan était détenllc pa¡'lettre ele cachet.




Mf:MOIR1!S


«( ttte a mon pere, que j' ai intrigué, machiné, tri-
« gaudé avec vous: de la, ressentiment éternel;
« moí, enfermé jusqu'a sa mort (que précédera la
« mienne); cal' vous savez bien que les ministres
« sont pour lui. Quand volre crédit, ce qui est infi-
« niment peu probable, m'en tirerait, me voila
« ruiné, chassé a jamais de la maison paternelle ,
(e expulsé de lafamille jJ;[arignane, a volre charge,
« el dévoré de douleur. Si vous perdez, vous
e( mourez de chagrin, et mon aMme en devient
« plus projónd. Au lieu de cela, mon salul et vo/re
« tranquillité sont dans vos mains, etc., etc.


« Sais-tu ce qu'on me répondra a cela? Ce qu'on
« m'a déja répondu en Hollande a des choses a peu
« pres pareilles.- l° lene pais pas perdre; 2.0 je ne
« puis pas perdre; 3° je ne puis pas perdl'e, etc. ,
(e et ainsi de suite a l'infiní. Moi, victorieuse, je
« cours a vous; 1JOUS voila dans l'Olympe . .. .....,--'
(e cal' c'est ainsi que ron voit: Je remuérai peut-
« etre; j'arracherai des larmes; meUons tout au
« plus favorable; j'ébranlerai, je déciderai; je re-
« viens coucher a mon donjon ..... Le lendemain,
« grande leUre dictée par Mazurier 011 Larrieu (1);
« mon ouvrage est détruit. Ce, n'est pas tout: iI
« sera publié que j'aí vu, que j'aí proposé, qu'on se


(1) Hommes d'affai,'es qui gouvernaient la marquise de Mi.
rabean.




llli MIRABEA L'.


<Jo sed de moí; qu'on a peur au Bignon, et autres
{( ramages de cette espece, etc.; et mon pere, ¡n-
c( disposé, aura un chagrin de plus. •


« Quelle est la seconde maniere personnelle de
traiter? ]a voici :


« On m'a rendu une partie de mon existence, par
( seule raison de santé.J'obtiens du ministre (cal',
«( outre que le Bignon ne doit pas paraitre, iI faut
« les grands mots ) la permission de res ter quinze
«( jours, trois semaines. a Paris pour me faire
« sonder, faire voir mes yeux, etc., sous la con di-
« tion expresse que qui que ce soit neme verra,
ex excepté les personnes désignées par mon pere;
« que je ne paraitrai nulle part ; qu'enfin je serai
({ en prison, soÍt chez M. Boucher, soit chez Du-
« pont, soit chez qui Pon voudra; mais que je pour-
« rai aller a Saint-Michel. Alors, il est bien évident
«( que je n'agis plus comme un homme étouffé qlli
c( veut respirer, je ne sllis plus esclave, pas· trop


'C( meme client; et je commence par lui laisser dire
«( tout ce qu' elle voudra, mais je louvoie; je ro' é-
« taie de Larriell qui m'a toujours cru sa dupe
c( el dont il faut que je le sois encore; mais qui est
(( gagnable. Ce Larriell a d'ailleur~ assez d'esprit
« pour vouloir paraiLre jOller· un róle noble, d'au-
« tant qu'il a été, et est inculpé par d'honnetes
« gens. Je fais voir tout doucement, mespreuves
~( en mains, que ~s uns Qnt trahi, que les autres ne




86 MÉMOIRES
« velllent que plaider, que par trente-six mille
« raisons on peut perdre; que par plusieurs autres
« raÍ.sons on peut, au Bignon , pencher a finir pOllr
« amener du calme sur de vieux jours. Je tatonne
« en disant toujours : vous avez raison; je cherche
« le moment, surtout je ne lache pas prise; je ne
« quitte pas un instant: je deviens son ombre;
« j' en impose a ses entours, tOllt en les cares-
« san t; bref, je me prete a tout, et peut-etrc je
« réussis.


« VoiLl, en précis, mes idées que je pourrais ap-
« puyer d'un grand nombre de détails. Et que!
re intéret me supposes-tu a tout ceei? Le plus gl'and
« et l'unique, e'est la lI'anquillité de mon pere, de
(( ·ma pauvre mere; ensuÍte vÍent le bonheur de
« dater d'une bonne action; eaT, d'ailleurs, de la
« fOl,tune maternelle, je m'en moque; j'ai fait dire
( et redire a ma mere de tout donner a celui de ses
« en fans qll'elle voudrait, pOllrvll qu'il ftit alltre
«( que moi ,si elle pouvait faire sa paix a ce prix, et
( que je serais le plus hellrellx des hommes; je le
~( sens bien mieux que je ne l'aí dit, et si j' étais le
« maltre, aujollrd'hlli que je n'ai point d'enfans, de
« rendre valanle une donation qu'elle ferait tUlIl-a-
« fhcurc a madame dc Cabris rrH~me; sije le pOlI vais,
« dis-je, pourvl1 que tes dl'uits fussent respecté s ,
( el que mon pCI'C conservút l'usl1fl'llit qlli llli est
« indispensablement nécessail'c, je me pel'cenus




DE lHIRABEAU. Si


« vite la veine' et signerais de filon sang (1). »
Tant d'efforts de la part de Mirabeau n'avancenl


pas beaucollp sa)ibération. Ii re<;oit tOlljOurS des
lettr€s dures de sononcle, sa femme est tiede, son
beau-pere est hostile; une nuance d'aigreur "epa-
!'ait dans les leures du prisonllÍer.


« Sans doute', tu es fort sage, tu as la sagesse
« d'une ainée ( sois-le tant que tu voudras, mais
(, aie, je t'en prie, la sanLé d'une cadette ). l'\:éan-
« moins je ne puis pas me remIre a tout ce que tu
{( me dis, et je vais te parler tres-naturellement eL
«( tres-clairement, cal' je vois que personne dan s
« ma famille n'entend ma langue. C'est peut-ctre
« un bonheul'; je n'ai pas changé, apparemment,
« et rien de moi n'était bon que le fond de mon
« creur que trop de scories obscurcissaient.


« 1° Je ne sais pas pourquoi tu dis que tu éeris
« ti mon impatience. Dupont te dira que j'ai fait de
« tout iei, hors de m'impatienter. J'ai fait des faeé-
« ties, j'ai fait des choses sérieuses et profondes;
« j'en ai fait de touchantes; j'ai travaillé en LouL
« genre; j'ai une malle remplie de papiers, indé-
«( pendamment de mes correspondancesetdes fa tras
« que fai brulés. De bonne foi, un homme impa-
« Lient a-t-il, en prison, eette liberté d' esprit? mon


(1) Lettrc inédite de Mirahean 1\ madame dn Saillant, dn
1; octobre 1780.




MÉ1\mIRES
« pere a été quelq ues jours iei, et e' esl la plus haute
«( époque de sa gloire; or, e'est selon moí une jouis-
c( sanee que d'etre en prison pour une cause glo-
« rieuse; je voudrais qu'il se dil a lui..,meme s'il au-
e( rait fait des livres ieí? Cela se peut, pourtant, cal'
« cette tete-la est capable de,tout en beau et en grand;
e( mais moi, j'y suis depuis plus de quarante mois,
«( hourrelé de remords, aiguillonné de repentirs,
« souffrant de eorps, de ereur, d'esprit; et il ya de
« bonnes gens q~i, apres ces quarante mois, s'é-
« tonnent de ma ~ivaeité, de mon feu, de ce qu'ils
(( appellent ma gaité ( certes ee n'est pas le mot
I( propre); el je travaiUe comme un panvre éeri vain
« des charnie,rs qui aurait une femme et six enfans
«( a nourrir; ma foi, je crois tont eela loio de l'im-
« patiencel


« 2,0 RelelJu mon courage; Dupont me connait
« un peu trop pour se flatter de relever mon cou-
« rage. II eraint plus mon exaltation que mon abat-
« tement, et il a raison. Il est tres-vrai que luí,
« tout eomme moi, et je crois comt:ne tout homme
ce qui ne serait pas esclave ( 01', je ne suis pas né ,
« et ne sel'ai jamais es clave ), pense que je ne devais
« dépendre que de mon pere. Nous n'en sentonspas
« moins que mon pere met une profonde sagesse
« a subordonner S3 marche aux Marignane; mais
f( je n' en répete pas moins qu'il est dur, quand le
\( souveraÍn offensé pardonne ( je parle de Dlon




DE MIRABEAU.


~e pel'e), de voir celui qui n'est, apres tout, gu'un
« allié (cal' enfin je sais le fl'an~ais), faire avec la plus
( impérieuse dUI'eté la loi; et quelle loi? celle de
(e BreInlus, 11m victis! Je ne me fais ni ne n¡e ferai ( a cela, paree que le respeet pour l'infortune, et
«( la commisération pour l"infortuné, sont dans
« moo ereur.


( :1° Je sais tres-bien que la situation de toute
«( ma vie demande longueur el patience; mais, de
«( la a un cachot de dix pieds, il Y a loin. Voiei
( un argument difficile a renverser : Mon pere
«( daigne aspirer a me sauver. Pour me sauver il ne
«( fautpas attendre que j'aie péri; 01', je pér.is .. rai
( done raison d'implorer une prison plus large, en
«( disant que sa dimension me sauvera; alors vous
(( prendrez votre temps, vous serezaussi longs qu'il
(( faudra; M. de Marignane n'aura point de prétexte
«( a plaidoirie, puisque je serai toujours prisonnier;
« et je me rétablirai. Je ne eonnais, dans les cir-
( constances oú j'ai des preuves si touchantes des
11:. intentions de mon pere, qu'une maniere do ré-
« pondl'e a eela; e' est de dire ce qu' on a dit et ce
C( qu'on répfhe ; tout ce qu'il dvance su!' sa santé
(( n'est que pur conteo Mais je l'ose demander, qui a
«( le droitde pal'ler ainsi? ce sont des contes.' Je suis
« done bien impudent 1 quoi 1 j' éeris sous les yeux
« du magistrat, inspecteul' de cette prison , qui sait
fI. .iour par jOUl' ce qui s'y passe; et pas un mol de




90 MÉMOIRES
« cela n'estvrai! et les oculistes,et les médecins quí
« m'ont vu et me voient ont tous menti! et les per-
« sonnesqui ne me voientpasen savent plusqu'eux!
« et c'est pour mon plaisir que j'ai pris aans les
« hivers les plus durs jusqu'a trois hains dans un
« jour, etc., etc. 'fu conviendras que l' on. ne peut
« pas raisonner ainsi. Cependant Dupont m'a dit :
« Eh bien! oui, mon ami, vous sOltffrez; mais on
« ne le eroit pas; n' en parlez done pas; caT il ne
« jaut pas se jáil'e soupqonner de filUsseté. II esl
« donc bien incroyable qu'une maladiealaquelle j'ai
« toujours été sujet se soit aggravée par' quarante
« mois de stagnation! que mes yeux, qui ont tou-
« jours été tendres, crou]ent sous le poids de
« quinze heures de travail par jour! Eh bien! si
« cela est incroyable, cela est vrai pourtant; et cet
« article des yeux est le seul sur lequel je sois im-
« palient; cal' je ne donnerais pas deux soIs pour


. . . ,. .. . '. ~ ..


« S3uver ma vle, SI Je n uuagmals pas que Je pusse
« etl'e encore utile, et me me nécessaire a deux ou
« Irois personnes; et, a mon avis, la mort est la
« plus belle invention de la nature; mais vivre
« san:> yeux est une pel'spective qui, j'avoue ma
« faiblesse, m'arrache des larmes, larmes ameres et
« cruelles, qui déchirent le crnur loin de le soula-
« gel'. Voila le seul arlicle sur lequel je sois impa-
« tiento Si lu appelles impatience, la chalenr de mon
« style uu peu scythc; e' esl fante de connaitre mon




DE MIRABEAU. !}!


« genre; quand j'écris naturellement, .le cours;
« quand j'ai pelll', ou que j'ai du chagrin, je fais
« bien lentement de l'académique; et cela esl bien
« plát, bien bete, el ne persuade personne, el voili.
« ou j'en suis avec mon oncle.


(( 4° Je ne veux gronder personne; :Eh! 'bon
({ Dieu 1 e'est bien a moi de gronder; j'ai trop be-
c, soin de tolérance pour ne pas etre le plus tolé-
« rant des hommes. Mais je dis que mon onele me
« fait beaucoup de mal, infiniment de mal (j'en-
«( tends a mon eceur). Je n'ouvre plus ses lettres
« sans frémir; je suis malade pendant plusieurs
« jours quaod je les ai lues... 11 esl bon que
« l'homme soit broyé; el Bacon a eu raison de le
« eomparer aux herbes aromatiques; mais, s'il est
{( trop broyé, tout le parfum s'exhale, il n'esl
« plus rien.


« Vous en répondez est un mol. Personne
« au" monde, que celui qui sonde les reins el les
« creurs ~ oe peut répondre d'un homme. Et moi ,
«( qui te parle, je suis tres-infiniment loin de ré-
« pondre de moi, que je connais bien pourtant.
« Cal', 10 je puis devenir fol, d'uo moment it l'au-
« tI'e. Newton, qui était aussí au-dessus de moi que
(\ le ciel de la terre, a eommenté"l'Apocalypse; el
« j'ai vu un homme, doux eomme un agneau,
« lUCI', par un vertige sllhit et en bonne santé, un
c( homme flu'il ne cOilllaissait paso ?,o .J'ai rait en




92 MÉMOIRES
{( ma vie trop de ehoses, malgré moi-meme, pour
« pouvoir jurel' que je n' en ferai plus, jurel', dis-je,
c( sur mon honneur; mais je promets sur cet hon-
« neur que j'ai la plus ferme volonté (et je me
« connais une volonté tres-ferme, voila pourquoi
(( je ne me mésestime pas moi-meme tout-H.-fait,
« ear eeHe qualité est infiniment rare) de faire a
« jamais bien; et, de plus, je ne erois pas pou-
« voir désormais faire du mal essentiel, a moins
« d'un acces de folie physique. Si done on me de-
(( mande une eaution étrangere, e' est me dire:
« péris; cal' nul homme sage ne sera eaution mo-
« r.ale d'un autre; et tout autre qu'un homme sage
« sera réeusé. Le sage dira: je réponds qu'il me pa-
ce ratt ainsi; et il ne dira que cela.


« 5° Il n' est pas en moi de trahir ma pensée;
« ainsi je ne puis pas tomber·d'aecord de ton alí-
« néa sur M. de Marignane. Je crois non-seulement
« que "ee n'est pas son devoir de fail'e phlider sa
ce fine eontre moi;" mais qu'il manquerait a des de-
ce "'oirs tres-saerés aux honnetes gens en l'y for-
ce ~ant, parce qu'il croirait, ou feindrait de eroire
c( des calomnies ... Voila précisément ee qui me faít
({ mal; le premier sentiment que produísent en
« moi les accusations injustes m'étouffe; ensuite je
« raisonne, et me dis : Mais ils ne son! pas de
« bonnefoi; mais ils 12'ont pas ero cela; mais, etc.,
« etc., etc.; el me voila sombre, chagrín, mal




DE MIRABEAU. 93


((voyant, mal jugeant... Tiens, je n'aime point les
« gens qui croient si aisément aux méchans! J'ai
« été le plus fou des hommes : eh bien! je n'ai ja-
« mais provoqué personne que ce lache Villeneuve
:c qu'on disait avoir bien indignement outragé ma
« sceur. J'ai toujours été av are de sang; j'ai fait
« quelques preuves de valeur personnelle, et ron
« m'impute des brutalités envers une faible femme !


« •.. Voiéi le vrai mot, selou moi; et ce mot, il me
« semble que tu ne l'as pás encore entendu. - Tant
« que je serai au donjon de Vincennes, M. de
« MarÍgnane ne sera pas abordable. Personne ne
« contrebalancera les collatéraux; personne n'ex-
I( citera Emilie qui est singuIierement faible, mais
« bonne femme, et qui m'aime; et qui disait a ma-
« dame de Vence: je donnerais de mon sang pour
« l' avoir id tout de su.ite, sanS débats, mais cette
({ lutte m' effraie. Et la voiJa; la voila tant que je ne
« la stimulerai pas; je ne le puis point Íci par trente-
« six mille raisons. Son pere dit, et il n'a pas tort :
« que proullent leS' agitations d'un homme qui Ileut
« sortir de prison? D~alltres disent: mais qu'ya-t-
« il donc de plus joli que d'«~tre veuve a 26 ou 2.7
« ans avec la prespective de 60 mille livres de
« rente? Et cette jeune femme n'a pour répondre
I( a tout cela, que des souvenirs qui ne paraissent
« relatifs qu'a un mort, cal" on est mort iCl. Ou je
{( suis grossierement trompé, Ol! si je reparaissais




94 MEMOIRES


« sur le livre de ma vie, les paneurs seraient
« hientot de mon coté; mais, tant que je ne
« pourrai pas mener une conduite méritoire, je
{( serai perdu, tu le sens toi-mthne et tu l'avoues
« en disant que je ne puis pas faire pénitence ici.
(( Non, ce n'est point iei une pénitenee; e'est un
(( supplice que n'exercerent jamais ni les Rusiris
(( ni les Néron.


(( Mais enfin qu' on me melle donc a meme de faire
" pénitence, et qu'on me juge alors sans appel (i).


« Mon onde est eomme toi; tu es eommemon
(( oncle; mais il faudra qu'il m'en di se bien d'aulres
(( avant que je désespere de son eoneours; n~ con-
« court-il pas depuis un an a me guider, a m'éc1ai-
({ rel', a me corriger? cl'Oit-i1, par son autorité,
r( éehapper a ma reeonnaissanee? Non, et e'est tou-
(! jours avec un plein espoir que .le me jetterai a
« ses pieds, quand j' aurai besoin d' un serviee es sen-
({ tiel ; ce service me sera refusé, et I'endu.


(( Revenons a la tache que je m'obstine a entre-
« prendre. Sais-tu pourquoi j~ songe aux intérets
« des autres plus qu'aux miens? C'est que depuis
c( que mes yeux deviennent si mauvais, et 'qu'au
« moyen de eelajeregarde plus pres'de moi-rrH~me,


(1) LeUre inédlte de 'VIir:lheall a madame du Saillant,
,4octobre i ¡SO.




DE MIRABEAU.


« faute de pouvoir m'élan¡;er plus loin, jeme trollve
(( un monsieur fort peu aimaQle; el puis , vois-tu,
(( au hout du bout, j'ai reeonnu que jouir dans les
(( autres était la véritable maniere de jouir en soi:
( or, mon pere montre sur eette affaire de maman
c( une apathie qlli n'est pas dti tout vraie, OH je
c( me trompe fort; e' est sa dignité personnelle quí
«( eouvre de ee masque sa fermeté, laquelle lutte
« eontre ses ehagrins, san s les émousser; jc erois
{( done qu'il fant, ponr luí donner de vieux jours
(( heureux, pereer ces bl'ollssailles; je les pereerai
«( done, ou je périrai.


( Tu as taté mon pe re avec infiniment d'habi-
« le té ; mais, ·vois-tu, il est ]oin de t'avoit· eom-
« prise; et je ne erois pas qu'il soit fort néeessaire
(e qu'il te eomprenne; il est tont simple qu'il sOlt
({ rebuté: mon avis serait de commeneer a peu pres (( a son insn, afin qu'il n' elit pas de chagrin si la
c( ehose éehoue; et je suis persuadé que si nons
( ne la luí présentons qu' en bon train; eet
« homme fort, qui parait n'avoir rien perdu de sa
« vigueur ("t de son énergie, happera I'idée d'une
« négoeiation si utile a sa maison (1). »


On peut juger des dispositions ou le marquis


(1) Lettre inédite de Mirabeau a mauame du Saillant,
1 S octobre ~ í80.




1}6 MÉMOIRES
de Mírabeau était a ce sl1jet, par le passage sui-
vant d'l1ne de ses leUres: {( 11 (.Mirabeau ) est ou
« feint d'etre infatué de eette prétendue négocia-
« tion qu'il eroit rn'importer, cornme elle rn'i~­
{( porterait, en effet, si elle était possible; ils lui
« ont mis dans la tete de revirer sa mere, de la
(( porter a renoncer a toute plaidoirie, a faire son
( sort; a faire a ses enfans la donation que j'ai dé-
(( sirée; il prétend la pouvoir désabuser de Ronge-


¡
« linte (1). La police, dont il dispose, lui servira,
e( dit-il, pour écarter les mauvais conseils dont sa
( mere est entourée;enfin il s'agit d'un ehef-d'reuvre
« d'intrigue, et c'est son fort; je déclare net, et fais
( déclarer aujourd'hui que je n'en veux point, ni
( me donner le vernis d'aeheter une folle par un
( fol; je sais ce que valent la paix et les trésors
« avec ces gens-la dont les cervelIes sont dans la
« lune, tandis que les corps demeurent pour gesti-
« culero selon le vent; j'autoriserai, en effet t quand
« la mere voudra assurer son sort, et celui de ses
(( enfans par un acte irrévocable; mais ce qui est
« d'arrangement, je n'en veux point .(2). »


Nous allons achever de transcrire les lettres par
lesquellesMirabeau fail connaitre l'état variable de


(1) Sobriquet par lequelle marquis et le bailli de Mirabeau
désignaient madame de Cabris.


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, (ht
2" octohl'e 1 í:-lO.




DE MIRABEAU. 97


ses impressions , et la lente progression des pré-
paratifs de sa délivrance.


« Je t'entends bien, mais tu ne m'entends pas,
« parceque je suis en líe u ou iI faut éerire eomme
c( Saint-Jean éerivaít son ApoeaIypse dans l'ile de
« Pathmos; tu t'abuses, on ne murmurera pointcon-
« tre ma demi-liberté; les gens sages trouvent tres-
« longue mon eITroyable détention , de celaj'ai plus
-c( d'une preuve; or, qu'ai-je demandé? que deman-
« dé-je encore? une prison plus large. Tu paraissais
(e y pencher, pourquoi varierais-tu? Il Y a une
{( énorme différence pour moi d'etre prisonnier au
ce CHATEAU ¿e Vineennes, par exemple, ou au DON-
« JON; eL il y en a assez pell pour le public, paree
«( qu'on dit : On veut l'éproufJer, cela est juste; íl
({ est toujours sous la main du Roí, s'il se conduit
« mal, il -est ti la porte de Donjon, il n'y a qu'a
« fouvriret puis laferm~r. S'il se cond,tit bien, ce!
~( homme a des parties asscz intéressantes pour
{( qu'on en essaie, ils font bien. Voila le langage
«( publico


« Somme toute, et dans toutes les suppositions,
c( demi-liberté, préliminaire indispensable, est le
« cri de ralÜement de ceux qui s'intéressent a moi.
« Table sur cela; pour moi, je te le répete et te le
te jure, je n'ai qu'une impatience, celle demes.reuz,
« quoique depuis dix jOllrs je souITre plus que ja-
« mais d'ailleurs; mais, ceei, je l'ai toujours vu de


llL r




SI! MEMOIRES


f( sang-fi'oid, parceque, si j'en viens a la pierré,
« c'est un duel, en cinq minutes mort ou guéri,
cc iI n'y a pas I3. de quoi sourciller; mais, pour
cc mes yeux ..... Je pleure, et ne t' en étonne pas;
cc l\'Iilton, qui fui presqu'autant que moi un fana-
c( tique de la liberté, a écrit qu'il aurait mieux aimé
c( etre es clave que de perdre la vue. Dans son opéra
c( de Samson (1 re scene, 2 e acte ), son héros a déja
c( les yeux crevés, et est au pouvoir des Philistins ;
« son ami l\'Iüha lui demande qu'est-ce qu'il re-
«( grette le plus de sa liberté, ou de l'usag~ de ses
« yeux? L'usage de mes yeux, répond Samson. Ah!
(c mon amie; juge, sens, s'il est possible, ce que
« c'est que la perspecti;ve de la cécité! Or, voici la
« saison qui m'achevera si I'on me laisse cet hi-
« ver dans une chambre de dix pieds carrés ~ entre
« la fumée et la glace (i). ))


La négociation avance, et la prudence ti moré e
de Dupont s'inquiete: « Q~e votre sagesse et ~otre
« bonté, monsieur, se joignent a mes exhortations,
« pour former a notre pauvre ami une sagesse im-
« perturbable; il va etre au Chdteau; et je tremble
« qu'il ne s'y perde (2).)) .


Dupont s'occupe, en meme tems, de .répondre


(1) Lettre inédite de Mirabeau a madame du Saillant, du
19 octobre 1780.


(2) Lettre inédite de Dupont de Nemours a M. Boucher,
18 octobre 1780.




DE MIRABRAIJ.


a Sophie qui s'enquierait vivement des progl'es de
la négociation; et nous rapportons ici une partie
de cette réponse, pour varier nos citations, et pour
ramener un moment dans notre récit Sophie, qui
en est depuis long-tems éloignéeo


« J'avais peur qu'ayant été lortg-tems sarts vous
« écrire, vousn'eussiez un peu d'húnieur contre
te moi; je ne l'endais pas justice a votre belle ame,
« je vous en demande pardon .. Je ne répondrai pas
( aux plaisanteries que vous daignez me faire; je
« rougis un peu d'avoir p¡¡.rlé un singulier langage
« a mon ami, dans une leure que je ne presumais
« pas qui put passer sous vos yeux (1); mais vous
« avez du voir aU moins que le eynique avait un
« creur honnete, et qu'il était jaloux de vos droits;
« l'ame d'un héros peut loger dans le corps d'un
( satyre, mais elle doit le commander, et e'est
« pomo cela qu' elle est une ame; eroyez, madame,
« croyez, sensible et noble creur, que je n'ai pas


e') AlltisiOli a une leUred'un ton plus que.1ibre que Dupont
écrivait a Mirabeau pour l'engager a se défendre de son
penchant effréné pour les femmes. Lettres originales du
donjon de Fincennes, tome 4, page 288. L'éditeur avait en
l'impudence de laisser subsister en entier une phrase into-
hírable, dontJe cynisme révoltant perl,tait a travers quelques
initiales. Il parait que des plaintes ont été faites, a cet égard,
dans le lemps méme, el qll'on ya ohtempéré dans liD se-
cond tirage ; cal' nous possédons un exemplait'e de la meme
édition, oü la phrase est rcmplacée par des points.




,100 MÉMOIRES
« toutes les craíll~es que j'exagere un peu a notre
c( ami; certes, je vous crois bonne pour défendre
« de toutes séductions un creur quí vous est attaché,
« et qui a eu le bonheur d'enchainer le vótre, et le
« malheur de vous causer tant d'infortunes; mais
c( un général harangue son armée, encore qu'il la
« sache brave, pleine d'honneul', affectionnée el
« fidele au roí et a l'état; je serais si faché qu'il
« arrivat le moindre malheur au comte, que je ne
« me lasse point de le precher;je lui ai donné des
« conseils dont il a aussi plaisanté, et qui sont
« d'une morale plus rigide, quoique aussi étrange
« que ceHe qu'il vous a réfél'ée; je crois que nous
« touchons au dénoument de ce qui le concerne,
« j'ai gagné du terrain, et un grand terrain, quoi
« que en pense l'impatienee du eomte, depuis la
« conversation avee son pere qui m'a annoneé sa
« liberté; il m'a paru déeidé, au moins dans son
« creur, l° qu'on ne regarde plus le consentement
« de l'onde eomme nécessaíre; 2° qu'on se passel'a
« aussi de eelui du beau-pere; 3° qu'on n'attendra
« point de nouveIles sollicitations que la femme
« n'ose faire .............................. .


« Nous sentons bien qu'on ne peut séparer vos
d '" « eux causes; vous n avez qu un proees commun;


« s'il est anéanti, votre liberté s'en suit, peut-etre
« meme avant lamort deM. de Monnier; notre but est
« done de vous remettre, el de remettre le comte




DE MIRABEAU. iC I


« en possession de votre état, par un traité quel-
« conque; et le meilleur qu'on pourra appuyer pal'
« les moyens de droit, ...................... .


« Mon úle, mes avis, mon activité ne vous
.« manqueront pas; en mellant de la patience et de
« la suite dans notre marche, nous réussirons ,
« SUltout si vous avez la meme patience .... Peut-
« etre ma prudence et macirconspection vous pa-
« raissent-elles souvent en contradictionavec mon
« caractf~re, dont le bout d'oreille perce souvent;
« vous auriez raison; mais, croyez-moi, mon ame
« est cousÍne de la vótre et de ceHe de notre ami;
« maÍsc' est une vieillecousine, rendne furtprudente
« par l'expérience des affaires et l'ambition d'etre
« propre, avec peu de moyens, aux plus grandes
« entreprises. Si le eomte n'est pas encure libre.
«( quand vous luí écrirez, dites-IuÍ qu'íl se calme,
« et dorme sur mon épaule; l'agitation n'avance a
« ríen; je fais t-out ce que je puis, et pOUl'VU qu'il
« soit confiant et docile, nous touehons, avec la
« main, la victoirequi nesauraitnouséehapper(t).»


Mirabeau continue ses instanees aupres de sa
samr : « Je suis trop vieux pour prendre un mai-
« lre a écl'il'e; et d'ailleursj'aime fion griffonnage,
« paree qu'il ressemble beaucoup a celui de mon


(4) t.ettre inédite de Dupont de Nemours a madame de
Monnier, du 27 oelobre 17110.




MJtMOIRES


« pel'e. En outre il se pourrait tres-bien que, beau-
« coup plutot que tu ne crois, je ne pusse écrire
« ni bien, ni mal; ainsi prends patience, et surtout
( conserve tes beaux yeux.


« Raye de tes opinions, je te prie,. qu:il y ait de.
« l'inconséqueoce ~ demander le cheval avec des
« néfréties, cal' cet exercice et les bains sont, ave e
« les diurétiques, précisément les seuls remedes
« connus. La gravelle ou les néfrét.ies soot deux
« choses fort différen tes, quoique celles-ci puissent
« conduire a ceHe-Ia. Bref, cal' je n'ai que faire de
( t'ennuyer,je ne suis pas médecin, mais je sllis
«( physio~ogiste; et, en outre, tous les médecins
( consultéspour !lloiontordonnéleeheval,au point
(( que le del'nier hiver, qui est cellli bu mes maux


,. '


« de reins ont été le plus eruellement aggravés, on
« prit le parti de me faire trotter dans un jardin
« de trente pas de long, par une faveur inusitée.
« Tout cet été j'ai été mieux par-la, paree que j'ai
( attrapé sept ou huit boulets de huit ou dix', et
« que je me suis mis a haucher a la proven¡;ale des
« heul'es entieres, ehaque jour. Quand je sue, je
e( me porte bien , sauf les yeux et le sommeil qui,
« comme les faux amis, c'est-a-dire comme les
« quatre-vingt-dix-neuf ceotiemes de l'humanité,
« fuit les malheureux. Quand je ne peux plus suer,
« je suis dans un état déplorable; e'est le,moindre
( de mes soucis, a part mes y{mx; ainsi je ne t' en-




DE MIRABEAU. 103


c( nuierai plus de ceJa, ni au passé, ni au présent,
« ni a l'avenir; on en croira ce qu'on voudra ...
({. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .'. . . . . . .


« :le ne te parlerai plus, non plus, de ce déplo-
« rabIe passé, cal' mes fautes ne sont pas de moi
({ seul, et pourtant je n'en veux accuser que moi.


(e Madame de Mirabeau ne t'a pas montré et ne
({ te montrera jamais la leUre que je lui ai écrite de
« Pontarlier, avant mon évasion, avant meme
t( d'etre enivré de tousles philtres de l'amour. Je ne
« sais pas ce que l' on entend par un bíllet mena-
« rant. eette leUre avait huit pages; ce n' est pas-Ia
« un billet. Si je dois a fion dernier jour compa-
{( raitre devant la raison sublime qui préside a la
(( nature, je lui dil'ai: le suÍs couvert d'énormes
« sou,illu,res; mais j' ai écrit cette lettre, et (Jous
« seul sallez ,grand Di~u! sij'eusse été aussi cou-
{( pable que je le suis, si/'on eut répolldu conlleno-
« blement! ... (1). Ma sreur, je désespere de ma
({ destinée, sais-tu pourquoi? c' est que j e vois que
« mes apcens les plus vrai~ trouvent tous les creurs
{( fermés. Eh bien! résignons-nous! Mais, quand
« je vois que j'ai persuadé tout le monde lorsque
« je ne vahús rien, et que j(:) ne touche personne
« quand je suis péné~ré de l'envie de bien faire, je


(1) Nous avons déja transcl'il cett~ phrase a la pagl' 80 <lit
']' l'olur~le de l10tre ouvl'age




tO-i MÉMOIRES
'( suis tenté de dire eomme Brutus : ó vertu, n'es-
(e tu qu'un Ilain noml Tu vas trouver ingrate eette
cc expression : je ne touche personne. Non, elle ne
(( l'est pas: vous tous ne m'aidez que par pitié. Eh
ce bien! eonnaissez-moi; je suis plus 10m d'etre
« eonvertí que vous ne eroyez peut-etre; ear je
ce suis si fiel' que l'idée de devoir quelque ehose a
ce la pilié me déehire le ereur en lambeaux. . . . . .


« Je erois, ma sreur bonne et noble, que si e'est
(c un défaut que de pardonner aisément, c'est un
« sublime défaut. Au reste, mon pere, ton mari ,
« toi, vous m'avez pardonné si aisément des cho-
(( ses si peu pardonnahles que vous ne devriez pas
(( precher eette morale .............. .


« Je dois une justice a madame de Mirabeau;
« e' est que je sais, a n'en pouvoir douter, qu' au
(( fond de son creur elle me croit peu eoupable en-
a vers elle. Ce sentiment, <túe sa générosité ex.a-
« gere apparemment, lui fait infiniment d'hon-
« neur, et d'autant plus qu'elle I'a dit a une remme
cequ'elle craint et respecte. R.iel) ne m'a donné
« envie de me rapproeher d'elle que cela, et je ne
«( me suis sentí vraimentcoupable envers elle qu'a
« ce moment. Le vrai, eependant, estqu'el1e habite
« un lieu de perdition, si c'est un nouveau Tour-
(( ves (f); lieu ou l'esprit le plus éJevé et l'ame la


(1) AllusiOll au chatea u du corntc de Valbellc, alol's dé-




DE MIRABEAU.


« plus forte perdraient beaucoup de leur énergie :
« juge, pour elle qui n'a ni ame forte ni esprit
« éJevé;. mais qui était née pour etre raisonnable,
«quoique bien mal élevée, et qui l'aurait été pro-
{( bablement si je n'eusse pas été tres-fou , et
« d'une volée trop haute et inégale pour elle; voila
« peut-etre une fa~on de m'énoncer qui te cho-
t( quera; si celae~t, j'ai tort; mais, ou je me troin-
« pe, ou vous y devrie.z voir que j'ai réfléchi el
« connais (trop tard il est vrai) , mais en fin que je
« c~mnais mes entonrs. »


« Quant a l'affaire. vraiment importante a mon
« cceur (1), je suis désespéré; tu aurais dó m'en-
« tendre : 3E NE PUlS RIEN ICI , pas me me tenter la
({ moindre chose; et si je sors d'ici aveugle. ou
« infirme, je ne pourrai plus ríen nulle part;
{( prends garde, ma sreur, que je ne dis pas, je ne
«ferai rÍCTl; c'est un mot de tete faible ou affai-
( blie, je Jerai tout le nécessaire possiblc ou impos-
« sible; mais, je le redirai toujours, ici je ne puis
« rIen.


ce Tiens, ma sreur, vois ton frere comme il est,
« et non comme iI a été. Dans un esprit vaste et
« élevé , il a trop peu de suite, défaut énorme;


cédé, chateau que Mirabeau appeUe ailleurs. le Palais dr
Sardanapale.


(1) L'essai d'uue négociation €ulrc: son perc: el sa mere.




106 MÉMOIRES
f( mais il a une indomptable volonté, et cela com-
« pense le défaut. Or, cette volonté, aujourd'hui
« qu'il faut>reconquérir estime, affection, consi-
« dération, existence, fortune, songe done comme
« elle est aiguisée ! Eh! mes bons et dignes sou-
« tiens, ne m'usez pas a des bousillages! Mon phy-
(e sique est déja tres-usé. tai le creur honnete,
« noble et tendre, daignezle croire ; il est horri-
(( blement comprimé, dilatez-Ie un peu. Ma tete
(e est encore tumultueuse et non formée ... (et ou
« diable voudriez-vous qu'elle se fUt formée? Je
« n'ai encore vécu que pour ~ire des sottises,ou
c( en prison) Eh bien! vous la menerez; son outil,
ce je veux dire son esprit, est ingénieux et nerveux;
« emmanchez-Ie. Grand Dieu 1 nous perdons du


(e temps, et le plus précieux. Soyez surs qu'a force
« d'intéret, d'honneur et d'efforts, vous ferez et je
« ferai de lUoí ce que vous voudrez. Mais présen-
« tez done le bouclier magique, faites tombe~ les .
« chaines; certes elles ne sont pas de fleurs '. mais
« je me secouerai; vous me verrez tout-a-coup
« grandi de six pieds ; et ton frere extravague, ou
(( désormais íI ne sera jamais au-dessous d'une si-
« tuation quelconque. . . .! Non, mon amie, non;
« ne bátissons point des chiiteau:r:, dressons nos
c( .échafaudages avant; mais ou veux-tu les dresser?
« n0115 n'avons point de terrain; je suis mort,
« rends-moi a la vie!




DE. MIRABEAU. t07


(f. Voila une lettre que tu trouveras folle peut-
{( etre; mais prete-moi des yeux, du temps, trente
« ou qu~rante feuilles de papier, et la liberté de
« di.'e Lout ce que je pense, et elle ne sera plus
(( folle. Je L'embrasse ·avec une extreme tendresse,
« je t'aime et te remercie du plus profond de mon
« cre)1r; et maintenant que me VQiliJ. rentré dans
« ma coqu/:" je suis aussi mesuré, aussi résigné,
« aussi patient qu'un cplima~on (1), »


Soit entrainement, soit caleul , Mirabeau avait
frappé trop fort dans ces dernieres lettres; on en
jugera par les extraÍls suivans de la réponse. « Bon
« Dieu! ta lettre contient un mol qui eut pu nous
« perdre a jamais! songe done que celui de qui
c( dépend ton sort a une telle idée, un tel senti-
« ment du respectfilial, el le pratique encore en-
~ vers la mémoire de ses parens d'une telle maniere,
« que je crains bien que ce sentiment de la dignité
(e paternelle et des devoirs qu'elle impose, ne soit
« le plus grand obstacle a ta satisfaction pleine et
c( entiere . .le crains que des plaidoyerspeu réflé-
« chis ne gatent tes affaires aupres de lui et aupres
« de notre oncle, qui n'aime pas l'éloquence et
(1: qui s'en méfie, Mais, ce dont je suis bien súre,
« c'est que si mon pere eut VU, de ta main, que les


(1) Lettre inéditc de Mirabeau a madame du Saillant, dll
% octobre 1780.




MÉMOIRES
« gens sages trouvent la délention trop longue e),
«( il m'aurait dit, tres-sérieusement, qu'il faut leur
«( laisser le soin d'y remédier~ et défendu de lui en
« parler davantage. Mais, au nom de Dieu! ne laisse
« percer que tes regrets Cl )! »'


C'esl a ce point que Mirabeau en était apres
plus de quarante mois de détention rigoureuse e)!


Cette leUre l'affecta d'autant plus qu'il pensa
qu'elle était dictée, et sa supposition était vraie;
cal' nous en avons la minute de la main de Garfon,
secrétaire du marquis: mais on va voir si cette
affiiction fit oublier a Mirabeau ce qu'il devait a
sa propre dignité :


«( Le peu que tu me dis a serl'é mon cceur si
(e méconnu, En vérité, ma chere amie, je laissel'ai
«( percer tout ce qui est dans mán tIme; cal'
« je n'y sens rien que d'honnete et de louable; et
« je répete, avec la plus grande sécurité, que les
« gens sages lrouvent ma prison trop longu~, saos


(1) Voil', ci-dessus, page 98, la citation de la leUre de Mi-
rabeau a madame du Saillant, du ~9 octobre 1780.


(2) LeUre inédite de madame du Saillant a Mirabeau , du
25 octobre 1780.


(3) Dupont lui-meme ne méconnaissait pas les dispositiolls
du marquis, Oll plutót de madame de Paílly, cal' nous le
voyons écrire, quelqlles jours apreso a Les gens du Bignon
« ne demanderaient pas mieux qu'une occasion de se fachel'.
" Soyez sévere allx leUres qu'il (Mit'aheau) écrira. ,,(Lettre
inédite tiC' Dupont a BOllcher, du :H octobre 1780.




DE MIRABEAU. 109


I( croire que le sens de cette phrase puisse elre
ce équivoque, quand elle est écrite de la meme
« main qui a tracé celle-ci : mon pere assis sur son
« tribunal domestique, et me condamnant a mort
(t pour les offenses qu'il a rer¡ues de moi, me parat-
« trait juste; mais mon pere me tenant id m',st
« un exemple dfrayant de ce q~e les siecles d'i-
« nerlie, ou les maul'aúes loix peul'ent óter aur
« plus grands hommes, soit en relachant leurs
« príncipes, soit en ne le9 laissant pas maUres des
« moyens. Cettephrase est,j'ose le dire, noblement
« sentie et profondément pensée; tu l'as lue a mon
« pe re et tu as tres-bien faít; car le parler des
( ames fortes est le sien; l'en as-tu vu offensé? Eh
« bien! que veut dire de plus: les gens sages trou-
« ven! ma prison trop longue? Les gens sages disent:
« Ou cel homme est incurable, ou il nc rest pas :
« s'il test, poul'quoi en parle-t-on? gu'on l'eTlI'oie
« ti Sumatra ou a J al'a, aussi bien, y a-t-on
« pensé long-temps avant ses fautes graves: Et
« gu' on le noie en chemin. S'il ne l' esl pas, n' a-t-il
« pas assez perdu en perdant les plus belles années
« de la vie de l' homme? La santé el les yeux ? De
« bonne foi, cela joint ti tant ti' aulres angoisses,
« et a la pointure des remords, n'es¡-ll pas une
«( punition? ..... Je t'avoue que je ne trouve
« point ce langage déraisonnable; et je ne croirai
« jamais que mon pere le trouvat tel, ni qu'il y vit




HO MEMOÍRES
« l'abjuration de regrets qui me slliv/'Ont jllsqu'all1
« derniers momens de ma vie.


« Quant a cette autre phrase : JI est du deCJoir
« de tout homme juste et humain de priver de la
« liberté celui qui ne s' en sert que pour nuire ti
« futrui, je connais et respecte le force de tete et
« I'élévation de l'ame de la personne qlli l'a écrite;
« mais e' est a cause de cela que, si je puis espérer
« de la voir encore, je réponds de la faire convenir
« que cet axiome rangerait l'humanité sous l'abo-
« minable loi du despotisme, le plus épouvantable
« des maux et le plus atroce des crimes: au res le ,
« le principe est injuste et l'application ne prouve
« ríen; cal' personne, et moi moins que personne,
« ne dispute que j'ai ~u perdre la liberté, qlland
« j'ai nui; mais,qui peut dire, s'il recouvre saliberté
« il nuira ? ..... .


« Je ne me suis ríen figuré de facile; mais je me
« débattrais cent mille ans, que vous ne m' eritébdriez
« pas. ,'ai les jambes liées, je ne puú que sauter,
« dé/iez-les ,je marcherai ... Mon amie, épantmís un
« peu mon cceur par une lettre plus confiante, tu
« m'as fait du mal, et je ne l'aí pas mérité; puissent,
« du moins, les nouvelles de ton entier rétablisse-
« ment me donner une joie que je te défie toi-
« meme de mutiler C). »


(1) Lettre inédite de Mirabeau 11 madame dn Saillant, du
20 octobre 1780.




DE MIRABEAU. iH


a Ma chere et honne sreur, le chirurgien dont je
« me moque, mais aussi Dupont et mon autre ami
« (Boucher),aquije dois obéir, m'ont faitpromettre
« et jurel' que je n'écrirais pas, quoi que ce soit qui
« m'arrivat, 1° a cause de mes yeux; 2° a cause de
« mon incroyablement mauvaise san té; 3° (et ce
«pourrait bien etre ici la véritabIe raison) par-
« ce que ma tete, cruellement agitée, ne me permet
« pas de meW'e assez de netteté dans l'exposition
« de mes idées quijaillissent comme du fond d'un
« Vésuve. Avec tout cela, et au risque d'etre par-
« jure, je te dirai, 1° que je ne te dirai rien sur les
« deux premieres pages de talettre, (non, en hon-
« neur, que je ne puisse répondre un yolume in-
« folio) si ce n'est que depuis 41 mois je reve aux
ce moyens de con soler madame de Ruffey, et qu'il
" cet égard depuis ces 41 mois,je me suisconduit de
« maniere a satisfaire les honnetes gens; tu en
(f conviendras quelque jour: je te dis, 2° que si tu
I( m' as vouIu persiffler avec tes esprits élejJés , et tes
« ames fortes, je te réponds tout naivement que je
« me crois ces deux choses-Ia, et· que j'en pren-
« drais quatresols siquelqu'un les voulait, et queje
« donnerais un membre de retour, si ron voulait
« y substi~uer une tetefroide, et un cmur souple,
« ainsi moque-toi de moi, a ta commodité. Je te
« dis 3° que je ne connais ríen au monde de plus




412 MEMORlS


« plat que le sens commun; mais que je ne con-
« nais rien de plus précieux et de plus rare que
e( le hon sens, et qu'ainsi tu auras la bonté, au
( moins si tu veux etre entendue de moi, de ne
« pas les eonfondre, d'autant que e'est le dernier
«( qui t'appartient; 4° que vous ne me savez pointdu
« tout ni les uns ni les autres, et, qui pis est, que
«( vous ne me saurez jamais, paree que véeussiez-
te vous autant que Mathusalem, vous me verrez
c( toujours l'homme de vingt ans : ainsi est fabri-
¡( quée la nature humaine; 5° que la ehaleur et le
e( tumulte de mon éloeution ne prouvent rien du
« tout pour ma pensée; et l'effervescenee ou les
('( eonvulsions ( comme il te plaira les nommer)
ce d 'un homme dans ma position, rien du tout
(( pour ou eontre son état de situation naturel
( dans un milieu plus ealme; et qu'ainsi eet~e
« phrase, si tu t' oub/ies en prison, que sera-ce quand
« tu seras dans le monde? est une phrase dépourvue
(( de toute espece de logique; ee qui n'est pas bien
(e étonnant, ear je erois que tu n'as jamais été 41
« mois en prison ; mais les gens qui savent que les
«( tetes les plus fortes deviennent iei folles, s'y
c( eroient bien heureux de n'etre pas en démenee,
« et se Ultent ehaque jour pour sav'oir s'ils n'y sont
«( pas, et s'étonnent un peu quand on leur dit
(t que leur pu.nition ( remarque bien que ce mol de
«( punition est de toi, et me donne beau jeu) n'a




DE MIRABEAU. 113
« pas été assez longue. 6° J'observerai ( et j'espere
« qu'on ne trouvera pas en cela d'amoul'-propre,
« cal' ce semit,en honneur, un fichu amour-propre )
« que j'ai réussi a tout ce a quoi j'ai mis intért":t,
« meme aux plus hautes et plus difficiles folies, et
C( qu'en vérité le bien me parait plus aisé a faire
« que le mal. Je te dis 7° que j'attends avec une
« confiance, par ma foi peu patiente, mais sin-
« cere, entiere et tendre, ce que tu feras, et ce que
({ mon pere accordera . .Te te dis 8° que ta parodie
C( n'a pas le sen s commun, puisque je suis plus
({ laid que tu ne m'as jamais vu , si toutefois cela est
« possible; et qu'ainsi , malgré la ridicule crainte de
« Dupont, dont iI rougit aujourd'hui, je suis le
« Thersite, etnon l'enfant de Cythere.


« .le te dis enfin, sur le reste de ta leure, que si
« l' on s' obstine a vouloir le consentement de M. de
« Marignane, je serai ici en 1800, bien entendu
« que, long-tems avant, j'y aurai passé du regne
« animal dans le végétal; de cela, je t'e"n puis as-
« surer; mais je" mettrais ma tete (pari de fol!
« diras-tu, eh bien! soit) que, moi libre, les col-
« latéraux soníaleurplace dans dix-huit mois,c'est-
« a-dire chez eux ; et moi faisant valoir a la terre de
« Marignane 50,000 liv. de rentes de plus, en des-
« séchant ses immenses et insalubres marais; art
« que fai appris a fond en Hollande (1) ........ .


(1) Lettre de Mirabeau a Mm" du Saillant,6 novembre 4780.
m. ti




l1i MÉMORES
«( ... Je suis beaucouptrop souffrantet memema-


« lade pour écrire. Ton pauvre frere succombe, et il
cr ne manque a sa destinée que de ne pouvoir pas
« recueillir ni le vrai pardon, ni le fruit du pardon.


« Je t'avoue, quant aux peines, commutations
c( de peines, etc., etc., afin que tu ne m' en parles
« plus, que j'aí en horreur l'atrocÍté de nos légis-
« lations criminelles, et que je ne crois pas qu'il y
« ait sur la terre un honnete homme éclairé qui,
« ayant étudié comme moi ces matieres, ne pense
« pas comme moi. Elles ne sont pas le fait des
« femmes: présente-moí la mOl'ale du creu!', em-
« bellis-Ia des charmes de ton sexe et de ton ami-
(e tié, tu me rendras, en tout sens, un grand ser-
e( vice; mais, malheureusement, ettres-malheureu-
« sement pour moi, j'en sais plus que toi sur les
« vices de nos constitutions politiques.


( Mon pere répete dans ce que tu me dis un mot
r( d'un lres:.grand sens de son ami Richal'dson;
« mais ce' mot est mal traduit. Richardson fait
f( dire a un de ses interlocuteurs; les proverbes
( son! l' extraít du sens de lous les áges et de toules
(( les nations:J la raison anÍverselle. El Richardson
e( et mon pere ont raison. Remarque bien, cal' il
'( faut tout expliquer, que cette foÍs encore je ne
« parle point deplagiat, je dis seulement que mon
« pere s'est rencontré avec Richardson, et je crois
te faire honneur a celui-ci.




DE MIRABEAU. 115


« Quandje dis vous autres,je parle de toi et ton
« mari , que je regarde eomme deux tetes unies
(( pour mon salut: toi, par hon té et sensihilité de
« sang et de C(eur; luí, par nohlesse et générosité,
e( et attacheruent pour ruon pe,.e, dont ruon infor~
« tune et ton intercession émeuvent les entrailles;
« d!,mande-moi tant que tu vOlldras la définítion
« de mes mots, je n' en veux employer aucun·d'am-
el higu avec toi.


« Adieu. Que je suis heureux de te voil' guérie,
( d'avoir de ton écriture aujoul'd'hui; conserve-
~( toi , el ora pro no bis (1)! »


Nous apprenons, par une leUre de BOlIcher, que
les démarches pour pal'venir a la Jihération tou-
<:b.e\\\ a \euf \e\'me : (l c..omme on craignait que
{e M. de Mirabeau le pere ne se détermimlt pas ai-
( sément a demander directement aux ministres la
« liberté de son fils, iI a été eonvenu, dans la fa-
« mille, que madame du Sainant écrira eomme
« d' elle-meme, a M. Amelot et a M. Lenoir; que,
« sur ces lettres, nous écrirons au marquis, et que
« sur sa réponse, l'ordre sera expédié (2). » Mira-
beau agit de son coté: « C'est un homme incom-
« préhensible, écrit son pere, pour son talent


(1) Lettre inédite de Mirabeau a madame du Saillant, du
14 novembre 1780.


(i) Lettl'e inédite de Boucher a Mirabeau, 17 novembre
1780.




116 MÉMOIRES
« d'usurpatÍon et d'elllpire; il envoie a sa sreur
« copie de deux lettres, l'une a M. de Maurepas,
({ l'autre a M. de Nivel'l1ois, parfaitement bien
« faÍtes dans le ton de repentir etde soumission
« a son pere; Illais d'un ton tel que Fran~ois ler,
« en pl'ison, n'en eut pu sortir avecplusdedignité.»
« Anssitótréponsedllduc, qui serafort aiscretc.;
r( el /1'1. le comte gms comme le bras C). D'autre
« part lIla filIe avait écrit conjointement avec son
« mari pour l' ordre á demander a M, de Maurepas;
« et enfin j'apprends d'en haut que la leUre an IllÍ-
« nistre va m'etre renvoyée,. pour avoir mon
H avis (2), ))


(1) Le duc de Nivernois éerivait, en effet, le 19 nbvembl'e
1 '780, a Mirabean : " Je ne puis qu'etre tres-édifié des senti-
" mens que vous m'cxprimcz. Vous ne devez pas doutel'
" qll'anssitót que les familles a qui vous appartencz seront
" d'aceOl'd ponr yons procurer la satisfaetion que vous dé-
,< sirez, je n'y eoncoure tl'cs-volontiers; je m'empresse de
" vous en assurel' sur-le-champ, malgré la cruelle situation
" ouje me trouve. » CeUe phrase se rapporte a la perle toute
récente d'une belle-sceur, madame de "\Yatteville, et surtout
d'llne filie chérie, veuve, depuis vingt-deux ans, du comte
de Gisors, tué a la bataille de Crevelt, et dont la moÍ't pré-
maturée éteignit la famille dll maréchal de Belle-Isle, et
causa un deuil généra\. Nons avons dú. honorer la mémoil'e·
du vénérable dllC de Nivernois, en rappol'lant ce trail de
bonté si ral'e et si tonchante.


C') Lcttt'e inédite du marquis au bailli de Mirabean, dn
2·1 novembrc 1780.


i
I
I j




DE MIRABEAU. ·117


Mirabeau remercie sa sreur de· ses démarches;
Hlais elle n'a agi qu'aupres de M. de Maurepas
«( Il me semble que nous oublions un peu M. Le-
í( noir; je lui ai des obligations personnelles, don!
« je ne puis pas plus que je ne veux perdre ]e
« sou venir; et qui me rendraient tres-précieux un
« mot honnete que tu lui écrirais, et qu'il saurait
« bien ne pas venir de toi seule ("'). » Il parle dans
le meme sen s a Boucher : « Dites-moi, n'est-il
( pas nécessaire que j'écrive directement a M. Le-
( noir? Vous ne doutez pas que je ne sente tou\.
« ce que je luí dois; vous etes son inspirateur, mai~
« enfin il s'est laissé et se laisse inspirer ; il sem-
« blerait que ma famille regarde lui et M. Amelo!
« cómm,e non avenus dans tout ceci, dites-moi ce
« qu'il faut que je fasse pour réparer; j'ai en vous
« un excellent chancelier, mais n'avez-vous pas
« besoin d'une leUre á montrer (2)? »


(1) LeUre inédite de Mirabeall a madamc du SaiJlanl ,
i 7 novembre .1780.


(2) LeUre inédite du meme a M. Boucher, meme oalt'.
Le marquis provoquait une parcille démarche en favenr {le
Dupont, ct nous croyons devoir au sOllvenir de cet homllle,
a tous égards honorable, l'inscrtion dn paragraphc qlli k
concerne. « eomme dans ta lcttrc a Honoré tn fais mcntioll
« dn cbcvalier de Scépeallx et de BOllcher, et non point dé'
" Dupont, qui est cclui qui s'est donné les soins les plm;
« snivÍs ponr marteler, débonrer et fourbÍr cctte tete-Ji"~ el
;, qlli jusqu'au bout a tenn et tÍcnt encore, je te serai hien
" ohligé (It~ lni éerirc expres Hile lclfró' honnetc slIr I'h'Ú1H-




118 MÉMOIRES
Tout semble done devoil' amener bientot un


dénouement heureux; mais un facheux incident
survient tout-a-coup : « Il m'est maintenant tres-
« clal'ifié qu'il dispose en maitre de la poliee;mais
« il al'rive que ses bienveillaus viennent de reeu-
{( lel' la besogne, pOUi' la hatel'; car, pour ees es-
e: prits-la , il faut que tout soit drame, et fait dans
« la regle des vingt-quatre heures; ils out en tete
« de lui faire honneur de l'aeeommodement de sa
({ mere, et 3U fond e'est mon plan, et le seul auquel
« je sois attaché par devoir , eomme pouvant seul
{( assurer aux enfans des droits qu'ils paient assez
(e eher; mais, comme j'ai vu qu'on comptait trop
« sur mon désir, j'ai déclare, ce que je t'ai déja
« mandé, que j'autoriserais la mere a toute dona-
« tion a ses enfans, selon la loi; mais. que je ne
« voulais pas gu'il fut question de moi, nid'aeeom-
« modement, dont je n'ai que faire. Ceux-cÍ ont


" ment de la rentrée. Cela le flaUera beaueoup; iI a un grand
« respeet pour ton earaetere, et il est de eeux qu'il faut
" mener par élasticité. " (Lettre inédite du marquis au
bailli de Mirabeau, 9 juin 1781.) Ajoutons que, malgré des
dissentimens politiques assez marqués, Mirabeau conserva
toujours beaueoup de reeonnaissanee et d'amitié pour Du-
ponto Nous trouvons dans une leUre de l\1irabeau a Vitry,
daté.e du Bignon, du 3 aoút 1781, des vers tres-f':'atteurs adres-
sés a Dupont a l'6ecasion de sa fete; mais nous ne les rap-
portons point, paree que Mirabeau, qui en eonvient de bonne
!;\race, n';¡\',~it nullcrncnL h' talellt de la poésic.




DE MIRABEAU, Ila


('( voulu, san s doule, me donner un coup d' épe-
«( ron.: on a subilement fait placer au róle la cau-
(( se de cette felllme, pOUl' etre plaidée vers le 5 dé-
« celllbre, en grande chambre. La cause n'estrien ;
« mais me porter tout-a-coup a l'audience ,au mo-
«( ment OU a peine mes alllis arriveront, m'a paru
«( un tour de Jarnac; cependant, je n'ai bougé;
«( mais j'ai dit net que, dans les circonstances, je •
«( devais serrer le poignet, an lien de le relacher;
(( et j'ai fait arreter les lettres de mes enfans aux.
«( ministres, a moins qu'on ne me donnat paroJe
(( d'un sursis jusqu'apres le jour de l'an (1),» Ajou-
tons que Dupont s'effraya d'autant plus de ce
contre-temps, qu'il connaissait bien le marquis.
«( Ah 1 hon ange, au lien d'avancer, nons courons
(( risque de recuJer, et comme on recule de la
« breche quand on est culbuté dans le fossé. En
«( effet, M. de Mirabeau nons prévient tres-nette-
«( llIen t que si ron bouge, il dédira tout le monde;
«( el Dieu sait oll ce désaveu llOUS conduirait (2)! )]


Il parait que la condition fut bient6t I'emplie,
si nous en jugeons par ecHe phrase, datée dn len-
demain : (( Je t'apprends qu'en meme telllps que
«( J'ordre de sortie, j'aurai lett~e de cachet pour


(1) LeUre inédite dn murcl'üs an hailli de :Mirabeau, dll
26 novembt'e 17:-;0.


C·) Leltre inéclilc dc DupOIII a BO!lchel', d11 2:) nQvembn'
liSO.




~20 MÉMOIRES
« qu'il soit toujours sous ma main (1); qu'il sera
« le 10 décembre, incognito, au chateau, en pen-


(1) Le marquis comptait trop sur son crédito Nous voyons,
en effet, que l'antorité entendait que Mirabean restat son5
la main du rOÍ, et non 50ns ceHe du marquis de MÍl'abeau ;
ainsi M. Lenoir écrivait a celui-cÍ , le '2 décembre: « C'est
« l'ordre du roi qui assignera a M. votre fils sa future rési-
" den ce. " Et cinq jours apres, le meme m<1gistrat écrivait
" a ~I. Amelot: « Conformément a vos intentions, j'ai écrit
u a M, le marquis de Mirabeau la leUre dont copie est ci-
« jointe, et j'ai l'honneur de vous cnvoyer égalemcnt copie
« de sa réponse; vous y verrez que l'arrangement de cette
« affaire tient 11. une condition ql,e M,. de Mirabeau ne peut
" pas exiger: il demande que l'ordrc du roi qui cnjoindra
« au fils de rester dans les licux indiqués par le perc lui soit
« adressé;pour en disposcr ainsi qu'ille jugera convenablc;
" M.le marquis du Saillant, son gend\'e> á qui j'ai fait sentir
« combien ct:t arbitraire serait contraire a la justice, dési-
« rerait que vous voulussiez bien écrire a M. de Mrrabeau,
« en luí envoyant cophide I'ordre du roi, ainsi qu'il me sera
« expédié; et lui marquf:'r qu'il me sera adressé pOllr en faire
"remplir les formalités nécessaires, afin que, dans le cas
« Oll il proposerait que eet ordre ajt son effet dans un aulrc
« lieu, je puisse , ¿'apres la lcUre qu'il m'écrira, prendrc
« vos ordres et suivre ses intentions .• Nous voyon!> enfin
que, quel que fut son motif , le mal'quis cElda, contre son
usage. « J'apprcnds, Monsicul', que la regle oppose des diffi-
" cultés a la forme de l'ordl'e que mes enfans s'étaient
'( flattés d'obtenir en fayeul' de leLlr frere; ils savent mieux
« que pel'sonne que le fop.ds, au moins l'équivalent, est né-
" cessaire pour pouvoir me placer, moi, et la sorte d.e coo-
" (lance qu'une IOllgUC vie san s écal'ts et sans fraude pen!
" m'avoi!' aLtit'é(', cnl¡'c ce uwlheurellx jeune homme el IPs
" t'llIlcmis que sa condllite pa5sée lui a raits; ils se fbUcnt




DE MIRA.BEA.U. 121


({ sion chez le chirurgien (1); que monsiem' jouera
« ses grands jeux pour tirer partí de madame sa
« mere; et enfin que, si cet homme, en semi-
« liberté, sait et peut se dispenser d'aliéner ses


. (( amis et de gater ses affaires, iI dominera les mi-
« nistres de l'ancien systeme, c'est-a-dire, d'un
« caractere fluide, et qui, a vrai dire, ne son t
« que des efligíes (2). »


Nous avons lieu d~ croire que ce que le mar-
quis prenait pour un tour de Jarnac, n'était
qu'un incident tout naturel, amené par des
causes étrangeres a Mirabeatl. n écrit a ma-


" de l'obtenir, cet équívalent; et, en attendant, ils me repré-
_ sentent qnc lenr frere souffre, et qu'nne fois décidé sur
« son sort actuel, je ne sauraís vOllloir qne des 10ngueUl's
« de rapports et de correspondances retardassent le sonla-
« gement qu'on lui a annoncé; en conséquence, Monsíeur,
" je me décide a mettre dan s vos mains cettc notc de ce qne
{( je désire aujourd'hni, a cet égard: c'est qu'il soit encorc
" sons votre autorité dans ce premier temps de sa dcmi-
<l liberté; qu'il aH le chatean de Vinccnncs ponr prison;
{( qu'i1 y soit le plus inconnn et retiré qn'il sera possible; et
« qu'il s'appelle M. Honoré. Vos bontés, quí luí ont été si
{( utiles, lui sont plus nécessaires que jamaís; daignez, MOIl-
« sienr, les lui conserver, et ne pas donter de ma recon-
{( naissance. • (Lettre inédite du marquis de Mirabeau á
M. Lenoir, du 8 décembre 1780.)


(l) Fontelliap, dont il est souvent question dan s les Lettn:s
t7U donjon de Yincemzcs.


(') Let\\'c iu\S<:.\\\c ~\\\ marq\\i\'> au \lai\\i (\,~ '1Ilirabean,-é\\\
27 novembrc I íSO




H!:.! MÉMOIRES
dame du Saillant: « Eh bien! ma bonne sreur1
( tu crais ton pauvre frere bien effaré? 11 est
« tres-peiné, mais son pel'e l'a consolé avec un
(J. mot: c'est peut-etre UD bonheur que l'accidenl
« qui me donne l'occasion de luí montrer que, sur
« un signe de sa part, je saurai toujoUl's patienter
« et souffrir (1). » Le surlendemain Mirabeau s'en
explique avec son beau-frere, qui était enve-
loppé dans la meme supp.osition : ( La généro-
«( sité de votre langage est bien d'accord ave e ceHe
« de vos procédés;_ vous voulez des nouvelles de
( ma santé, elle n'est pas bonne; en effet, l'accroc
« que vous réparez avec tant de zeJe m'a ému, je
« vous l'avoue; et comme j'aí cru devoir a mon
« pere, a mes amis, a moi, au respect, a la recon-
« naissance, a la dignité d'homme, de me montrer
« calme, serein et résigné, mon intérieur a été un
« peu ravagé de cet effort, qui, apres tout, était
«( bien le moins que je dusse au chagI'in que vous,
« ma sreur, Dupont et mes autres amis ont bien
«( voulu ressentir de cette contrariété (2). »


Quoi qu'il en fUt, l'heure de la liberté avait
enfin sonné : « Aujourd'hui m'est annollcé comme
« le jour de la régénération et du salul; iI est midi,


(I) Lettre inédite de Mirabeau a madame du Saillant, dn
6 décembre 1780.


(') Lettre inédite de Mil'aLean a M, pn Saillanl, 8 dé-
ccmbrl' 1780.




DE MIR.ABEAU.


«( est-ce que ton mari ne viendra pas jouir de son
(1 triomphe (1) ? .. Chere amie, que ton 10n ceeur
« palpite, j'ai embrassé ton mari, je rai pressé
({ dans mes bras ; je me suis senti pressé dans les
« siens; et je jouis déja du plus grand des bienfaits,
« moi qui osais a peine invoquer de la commisé-
« ration et de l'indulgence (2). »


Nous avons quelques détails sur cet évé-
nement si long-temps attendu. « J'ai bien re-
( gretté ce soir que votre sensible ceeur n'ait pas
( été présent a la sortie de M. votre frere; mais
« vous avez été dignement suppléée par M. le mar-
« quis du Saillant; au premier abord ils se sont
( trouvés si saisis, si attendris, qu'ils se regardaient
« sans pouvoir ni pleurer, ni avancer d'un pas; iI
«( m'a faHu les soutenir quand ils ont été dans les
« bras l'un de l'autre e).


« Du Saillant, qui a mis dehors son beau-frere,
<1 en est fort content a lous égards, luí qUÍ ne s'en-
« thousiasme guere; il s'attendait a trouver du


el) LeUre inédite de Mirabeau a madame duSaillant, Udé-
cembre U80. Cetle date dément ceHe dn 17 décembre que
P. Chaussard assigne a la sortie de Mirabeau. Précis, etc.,
page 44, f" édition.


CO) Lettre inédite de Mirabeau a madame du Saillant, dn
13 décembre 1780.


C') LeUre inédite de Dnpont de Nemollrs a madame du
S:lÍllant, 13 <!éc-embre 080.




124 MF.lUOIRES


» l.héatral et du pathos, il a tI'Ouvé un !tomme fOl't
« touché, fort repentant, fOl't soumis, et surtouL
« pénétré, a-sa furieuse mode, pour son pere et sa
« famille; en meme temps gaillard et leste pour tout'
« autre; comme il dispose de la police, quoiqu'il ne
« puisse sortir de Vincennes, on l'amEme s'habiller
« a Paris, cal' il était nu comme un ver (1). II a log?


(1) Ce Cait et cet aveu, qui n'ont pas besoin de eOml11ell-
taires, sont confirmés par une l11ultitude de détails insérés
dans le r~eueil des Lettres de rincemzcs, tome 1, pages 45-
127; tome 2, pages 28-39-40-41; tome 3, pages 46-IH-
!J4-158-436-58i ; tome 4, pages150-165; et par plnsieurs
passages de nos eonespondanees_ NOlls eiterons une leltre
inédite du 7 juin f779, dans laquelle Mir'abeau dit a Bon-
cher: " Je manque de tout, e'est vrai; mais la moindre pri-
« vation, daIis ma clóture et dan s ceHe saíson, c'est ceHe des
{( vetemens; aHons au plus pressé; tout an plus me ferai-je
«faire denx vestes et deux eulottes de nankin, si je vois
(( que je ne puisse m'en passer. " Nous insérerons aussi un
autl'e extrait qui, non-seulement doit intéresscr sur la
pénurie de Mirabeau, mais qui en mel11e temps fait hon-
nenr a son earactcrc : (( Qllant a mes effets, je patientcrai
« eucore, qnoique nu, et c'est a cause dujellllc Lavisé. » (Ce
jeune hOl11me, fils d'un porte-cIé du donjoll, 1!'ancscrivait les
manuserits de Mirabeau, etlui servit assez loug-tel11ps de se-
crétaire eopiste.) (( Imaginez que cct étourdi, qui ne manque
(( pas de dispositions, a le diable de la comédie dans la tetc;
« Le Kain l'yavait nonrri, lui donnait des le~olls, le fOl'l11ait
" a l'illsn du pcre; et celui-ci trel11ble qu'il ne fassc la sot-
" tise de s'engagel' dans quelqlle tl'OUpC de pl'ovince; le
" meillclJl' moyen de l'en détournel' cst de l'occuper et de lui
" fOIll'nit' quelqu'argcnt; il fallt conwnil' qu'il ('U ~agnc; jc




DE MIRABEAU.


ce chez le premier commis du secrete Boucher), <¡ui
« le mime toujours; iI fut, avec son beau-frere,
« voir lU. de Nivernais, et s'en tira nobIement et
« d'un air de protection. 11 a grandi e) et grossi
« considérabl€.ment, et iI prétend que si je sais
« eette révolution physique, si extraordinaire a son
( age, cela me donnera quelque foi a ceHe du mo~
« ral; son sang luí fait pourtant toujours la guerre,
« car le jour de sa sortie il noya son lit d'une hémor-
« ragie par le nez; il fut, le lendemain matin, voir
« son beau-frere, qui lui fit voir l'hótel (2). Voyant
" désire donc que vous partagiez ce qui peut vous en res ter
« entre lui et Sophie .• (Lettreinédite de Mirabeaua Boucher,
9 juillet '1 ¡80.) l\iirabeau ne s'en tint pas 11 cet acte de bien-
velllance, cal' il écrivait quelque temps apres: • Faites-moi
u le plaisir, la premiere fois que vous verrez Lavisé fils, de
" lui demander un peu gravement quelles relations il a avec
" les direeteurs de spectacles forains ou de boulevarts, et
" de lui parler avee quelque mépris de ce genre." (Leltrc
inédite de Mir~beau a Boucher, 22 aoút 1780.)


(1) Le bailli écrivait a ce sujet: " Lui el moi nous sommes
u a cet égard dans le meme cas, cal' je sllis assuré d'avoir
« gran di de deux ou trois lignes, de rage de vingt-huit a
" trente. ,,(Lettre inédite du báilli au marquis de Mirabeau,
31 décembre '1780.) Notons ici que la taiUe du l.¡ailli aUei-
gnait presque srx pieds .• Je ne suis pas tres-étonné de ce
« que vous me mandez, qu'il a gran di , paree que je suis as-
« suré que cela m'est arrivé demcme amoi,et que, de villgt-
« huit a trente ans, je grandis de quelques lign'cs." (Lettre
zilédite du bailli de Mirabeau a madame du Saillant, du
1"' janvier t7!l1.)


(') MÍI'abeall l'aconte ainsi l'impl'ession qu'il ressentit : « Ce




'126 MJ:MOIRES


« mon portrait, iI fut exlremement touché, et iI
« fondit en larmes ne disant que paupre pere! En-
« fin, du Saillant ne cesse de dire qu'il faut que
« Dupont l'aít díablement martelé; sans manquer
« de foi a cet égard, j' en ai plus enc?re a l' efTet des
« verroux et des porte-clés; quarante-deux mois
({ dans un lieu ou l'on n'a, pour toute compagnie
« dans des voutes gothiques et lugubres, que les
« hurlemens nocturnes des souterrains et autres
({ voisinages, sont une médecine qui doit renou-
« veler une tete; iI faut du malheur a l'homme;
« mais nous oe sornmes pas au bout, et je garaoti-
« raí sa femme de son enthousiasme~ comme je l'aí
« fait de ses folies; le tout pour l'acquit de mon
« devoir (1). »


La durée et les rigueuJ's de la captivi.té de Mira-
beau'au donjon de Vincennes, l'impression géné,.
l'alement produitepar la publication du recueil de
Manuel; les préjugés dé favorables dont cette pu-
blication a couvert la mémoire de Mirabeau; l'in-


« que j'éprouvais fut tel qu'une autre grande émotion se
" croisant avec, mes yeux se couvrirent d'un nuage, la tete
" me tourna, et je fus forcé de chercher, et vite, un fa u-
" teuil, avec une confusion d'idées et de sentimens que ne
« m'inspirerait pas la vue du monde s'écroulant a mes
« cótés. » (Lcttre inédite a madame du Saillant, du 49 dé-
cembre 1780.)


(') Lettre inédite du marqllis de Mirabeau au bailli, du
20 décembre 4780.




DE MIRABEAU. 127


fluence qu'une si longue détention a natul'ellerpent
exercée sur le sort ultérieur du prisonnier, sur ses
études, ses opihions, ses systemes, ses résolutions,
sa conduite pri vée et poli tique , nous ont engagé
a donner beaucoup de développement au récit de
ce grand el triste épisode, aux citations qui l'ex-
pliquent el qui, nous l'espérons du moins, le pré-
sentent sons un aspecl 10ut nouveau. Une foís ho1's
de ce He période de perséeutions, qui resso1't si
vivement au milieu d'une vie tonjou1's persécntée,
nous pouvons, nons devons IIu')me faire marcher
plus rapidement natre narration pour atteind1'e
les époques subséquentes OU des faits graves de-
vront nons arreter de I~onveau, et nons reten ir
quelqne temps.




l j
.~




LIVRE X.


IIJ.






x.


Nous venons de terminer le récit du principal
épisode de" notre long travail. Quatre chapitres
vont a présent noUs suffire pour compléterle ta.:.
bleau de la vie pn'vée "de Mirabeau. Qu'ilnous soit l
permis d'en suspendre un moment la continua-
tion, pour nous arreter quelque peu sur un per-
sonnage qu'on ne retrouvera presque plus dails ]a
vie publique, et dont l'absence sera peut-etre l'e-
grettée, paree qu'il est égalemeni: neuf, original, el
grandiose.




MJtMOIRE~
Nous ",vons montré sous un jour inattendu le


marquis de Mirabeau, mais peut-etre avons-nous
eu le tort involontaire de le laisser trop au-dessous
de ses véritables proportions. Peut-etre, par notre
faute, n'a-t-on pas assez vu combien il y avait de
verlüs el meme de bonté d'hamme sous cettc in-
croyable dureté de pere, combien de hautes lu:
mi eres el de philanthropie sincere et généreuse
sous cet orgueil de gentiIhomme et de chef de
secte.


Ce reproche, qu'aucun de nos lecteurs, a notre
connaissance, du moins, n'a encore articulé, nous
a inquiété, toutefois, d'autant que nous nous l'a-
dressions a nous-meme; et ce n'est pas avec un
pIein succes que nous avons appeIé a notre secours
une considération qui, cependant, a du poids.


Notre mission, notre devoir, étaient d'écrire l'his-
toire de Mirabeau, et non ceHe de son pere. Nous
ne ponvions guere, des-Iors, emprunter a celui-ci
que les seuls traits propres acaractéris'er son fils.
Mais ces traits ne nous' ciffraient, pour la plupart,
que des écrits etdes actes rigoureux. Tout ce qui,
pour en compenser l'amertume, aurait, d'une ma-
niere suivie, présenté le marquis sous un aspect
différent, c'est-a-dire dans son role non plus de
pere, mais d'homme et de philosophe, aurait été
purement épisodique, tout-a-fait hors-d'reuvre.
Des incohérences, des Iongueul's s'en seraieilt sui:-




DE MIRABEAU.


vies; le fil de notre narration aurait été a tout mo-
ment interrompu .... Nous avons du renoneer a
eeHe méthode, poul' éviter de détruire l' unité de
notl'e travail, pour n' en pas manquer le but, ou
du moins pOUI' ne pas faire trop souvent déviel' la
route qui devaít y eonduire nos leeteurs.


Nous ne pouvons done pas détruire en totalité
les effets dece systc='íme, quelqueineonvénientqu'ils
puissent avoir pour la mémoire du marquis de Mi-
rabeau. Maís eomme, du reste, elle nous inspire un
véritable respeet, auquel nous devons, s'il nous
est possible, associer le publie, nous pensons
qu'avant de par'venir a la partic óe notre ouvrage
ou eet homme imp8sant ne l'eparaitra plus, il con-
vient, du moins, d'ajolfer a son portrait quelques
touches qui luí feront <fautant plus d'honneur que
nous les empruntons a des leUres qu'il éerivait sans
aueune prétention, et dont illuí était impossible
de Oeviner la publication ultérieurc;


Nous imprimons done quelques extraits peu
développés d'une nouvelIe série de Ieures im-
portantes du marquis de Mirabeau, Ce ne sont plus
ces eorl'espondances de famille doot nous avoos
fait, et dont nous continuons encore de faire usage
daos notre texte. Nous puisoos nos autres cita-
tioos daos une suite de lettres dont le publie n'a
pas eneore entendu parler, meme par noos, Ce




lHÉMOIRES
sont ceHes que le marquis adl'essait a un savant ita~
líen, le marquis Longo, d'abord professeur d'éco-
nomie politique, et ensuite biblío~hécaire de la
Bre'l/a aMilano Nous. prenoos, dans ce volumineux
recueil, des fragmens qui concernent les études , les
écríts du marquis de Miraheau, et aussi des ques-
tions de philosophie reJigieuse, meme de politi-
que;_ et nous les pla9Qns a la fin de ce volume, dans
un appen~ice, ou 1l0US espérons que nos lecteurs
iront les chercher, excités par la curiosité que nous
croyons leur avoir inspil'ée sur ce personnage sin-
gulier et fort; excités aussi par 1'attraÍt de ses for-
mes épistolaires si originales, si pittoresques, si
bien assorties au gout moderne des illl1ovations et
des bardiesses de langage,~.ue prodiguait le mar-
quis de Mirabeau; et qu'il cíll'actérisait plaisamrnent
par les phrases que nous tral)scrivons ici pOUl'
tel'miner cette digression :


o o o o o o « Je vous remercie de votre indulgevce
ce pou.r mon style, dont j'aurais honte, si eette
« honte o' hait bue des long-temps;je voudrais fort
e( l' avoir moins méritée; mais, élevé dans un chateau
e( dé lamontagoe,moj quatrieme, par un précepteur
« a trenteéclls, jeté dans un régiment, aux pattes
« de \,oisiveté, ~ treizeans,je n'ai ende maitre qll'a
« vingt-trois ans ; exeellent et patient Aristarque, a
« la vérité, lemeilleur poete et l'un des meilleurs




DE MIRABEA1:. ,135


(( et plus sages écrivains de notre siecle (1); ilne put
« arreter ma vivacité qui m'a entrainé; un creur
{( chaud, riche et germinant m'avait rendu familier
( le genre épistolaire. Ayant de l'oreille nalurelle,
( j'aurais pu travailler ma prose, comme Boileau
« faisait s.es vers; mais je ne m'en suis jamais sou-
« cié; et d'ailleurs, si Rousseau, par exemple, eút
(( eu mes affaires, ma famille, mon état, il n'eut pu
( a sa maniere travailler un seul volume; 01', votre
( serviteur, indépendamment de ce qui yerra le
tf jour, qui est peut-etre aussi nombreux que ce
« que vous connaissez, a cinquante volumes in-4°
« et douze in-folio au moins qui ne sont que des
« griffonnages. L'abondance est]e propre du pru-
«( n~er sa~vage, je le sais; mais, pourvu qu'il fas se
«( de bonne boisson pour le peuple, ce serait dom-
«( mage de l'ébral)cher et l'enter pour qu'il dOIlnut
« quatre ou cinq be1les prunes pour la table des
( gourmets seulement (2).»


....... « Mon style, fait en écailles d'huitre,
f( est si surchargé de différentes couches d'idées,
<! qu'il aurait besoin d'une ponctuation faite ex-
« pres pour le débrouiller, en supposant qu'il en
(( vaille la peine; mais a quoi bon, dans ce temps


(1) e'est ainsi, OH l'a déja Vll, que Mil'abeau pa¡']ait de Le-
frane de Pompignan.


(") LeUre inédite dll rnarquis de MiraIJeau aH Illal'qui~
Lon go " du 19 janvier 1 í77.




t ;¡ü MÉMOlRES
« t!'interregne et de l'elachement de toute disci-
« pline liuéraire oa tombe notre langue~, qui est
« cómme nos armées, lesquelles ne manquentja-
« IiJais que de généraux? quand, au lieu de mettre
« mes phrases en bon ordre de revue et de bataille,
« on en baroouille la ponctuation, dans mes édi-
« tions, la plupart orphelines (1), je ne peux plus
" me retrouver moi-meme; a plus forte 1'aison
« quand on s'avise de substituer des mots, qu'un
« farfadet invisible, et jovial sans doute, semble
« avoir choisis expres pour faire des contre-sellS
« absurdes et comiques. Comme j'ai beaucoup ha-
« zardé d'expressions, je demeure fort exposé aux
« jugemens téméraires en ce genre. Je les ai méri-
« tés, mais iI s'en suitque je nesuispointentendu.
« Quel dommage C~)!


•••••• « Quoi qu'il en soit de mes apologies,
(1 j'ai suivi votre conseil d'indulgence plénit~re , en
« relisant m2n manuscrit, ce que je ne faisais pas
« jadis ; cal' se relire, c'est l'équivalent de se regar-
« der au miroir. Eh bien! j'aime ma prose, elle est,
« comme moi, brouillonne par impatience; quoi-
« que abondaote, elle o'eo p~nsepas moios; quel-
« ques el plusieurs remords de la conscience de
« l' esprit, qu' on appelle gout, me· disen t bieo,


(1) Presq'ue tous les ouvrages du marquis de Mirabeau ont
été imprimés en pays étranger, et sans nom d'auteur.


(") Lettre inédite du marquis de Mirabeau au marqui"
Longo, du 2S aoÍlt 17í7.




DE MIRABEAtJ. i3i


« comme a tout autre, combien de bavardoge!
« mais, semblable au coq de Limoges, le premier
i( bamo du Limousin s'engoue et s'endort au brwt


.« de son propre chant (1) !
••••••• le Ajoutez a ce que je \'ous ai dit, de


« nombreuses fautes typographiques. A tout autre
« styIe on en supporte, au mien un seul déplace-
{( ment de virgule fait des amphigouris. Vous ri-
« riez de me voir me relire pour m'entendre, mais
« dellx ou trois fois, et finir par le mot contradic-
« toire a ~elui que proñon«;a l'Éternel, sur la créa-
{( tion; oela s'appelle un drogman de la vérité bien
« lesté pom' sa mission ! Mais, outre les fautes de
{( contre-sens, il en est de bouffones. Mon éditeur,
« gar¡¡:on de sens rassis dans la force du mot, a
« quelquefois voulu me rendre intelligible a sa
« maniere. Par exemple j'avais écrit: un triompha-
« teur ne. saurait se voir passer; le bonhomme a
~( mis judicieus~ment surpasser (2). ))


Nous reprenons la suite de notre récit.
Sor ti du donjon de Vincennes, Mirabeau,


comme on l'a vu, devait avant tout obtenir de sa
mere les conditions acceptables d'llne amiable sé-


(') MeIrle ¡ettre inédite du marquis de Mirabeau au mar-
quis Longo, du 28 aout 4777. Le marqtús avait, par sa
femme, le titre de premier baron du Limousin.


(') LeUre inédile dll marquis de Mirabean au mal'qLli~
Longo, du24 mars 1786.




138 MEMOIRES


paration entre le marquis et la marquise, dont le
pro ces , depuis long-temps plaidé avec sean dale ,
aIlait etre incessamment jugé. Il s'effor!{ait d'a-
paiser sa mere, iI la soIlicitait avec arde\lJ'. Nous
en avons la preuve dans une lettre qui est insérée au
l'ecueil de ceHes de Vincennes, et qui es! un des
morceaux les plus éloquens que Mirabeau ait ja-
mais écrits (1). Cette fois,du moins,son pere luiren-
dit justice : « Je puis te dire en mon honneuJ' et
« conscience, el a la tienne, que suivant de tres-
« pres l'allure nécessairenient fort active ,du sieur
« Honoré (2),je trouve qu'il va droit et suit le hon
« chemin, franchement, chaudement, el d'un bon
« ceenr; rien au monde, ni dans l'uuivers, n'est si
« impossíble que ce qu'il a entrepris; le gl'Oín de
« M. le comte aura beau fumer, ríen de bon ~t d'u-
« tile ne peut sortir du par~llaxe de ces deux tetes;
« maís luí et ses ayans-cause, que je vois fo['t dé-
« couragés, verronta plein, du moins, ce que
« c'est qu~ ma respectable partie (3). Hiel', pour
« la vingtieme foís, iI a vu sa mere, non tete a
« tet~, cal' i1 n'y peut parvenír, mais avec Berthe-


(') Lettres originales de Vincennes, tome 4, pages 58 a 67.
Trois autres leUres, fort remarquables aussi, sont insérées
au tome 2, pages '12 et 291 ; et an tome 4, page 305.


(") Ou, a vu ci-dessus, p. '1;H, que l\'Iirabeau, en sortant de
prison, ne devait porte!' que le nom cl'Honoré.


(') I,ettl'e inéclite flu l1la¡'C)uis au hailli de lUirabeall, 2G dé·
.:cmbre 17i'lO.




DE MIRABEAU. 139


t( 10l, Mazurier, rabbé Larrieu ('). Le résultat est
«( que Berthelot doit luí apporler ce matin des ar-
(¡ tides de proposition; la déraíson, la eolere, la
(( fureur, la rage, la folie dont il a été témoin, ne
«lui font guere espérer qu'elles puissent etre rai-
(( sonnables. La lune en déeidera (2)! R


Mimbeau éehoua dans eette pieuse entreprise
dont le sucees était, en effet, rendu impossible par
diverses eirconstanees; cent lettres nous les expli-
quen.t; mais nous n'y ínsísterons point, paree que
ce fait, d'ailleurs seeondaire, n'ayant pas été
présenté au Pllblie par nos devaneicrs, nons
pauvons nOlls abstenir d'en parler, ce que 110US
faisons constamment lorsque nous rencontrollS
de facheux détails, heureusement Ílleonnus, et
que, eomme tcls, nous pouvons écarter de natre
narration véridique, mais réservée; nous nous
bomerons a dire que les efforts de Mirabeau l1'a-
botitirent qu'ale faire disgracier sans retour C')


(1) Hommes d'affaiI'es qui gouvel'naient la mal'quisc de
Mirabeau.


(2) Lettrc inéditc du marquis de Nlil'abeau a madame du
SaiUant , du 31 déecmbre 1780.


(3) eette cireonstanee nons est réYélée par le passage sui-
,ant d'une leUre de Sophie, du 1 S janvier 171.H : « Tt! ,yoila
« done bl'ouillé ave e ta mere? comlllent a-t-elle pu résistel'
« a tes raisons , a ta tendresse et a la sieuue? elle eonrt a sa
" perle, et j'en gémis, cal' elle a eH tant de bontés pOll!'
" nOlls, el Sl1l'tolli pOli\' ll1oi! "




140 MÉMOlRES
par sa mere, qui l'avait jusque-Ia aimé avec la plus
vi ve tendresse, et que de pervers conseils amene-
rent a considérer son fils comme complice de leur
commun persécuteur, du moment qu'il cessait
d'en etre victime.


En quittant ce triste sujet, nous nous arreterons
un moment sur un reproche souvent et calom-
nieusemen t adres sé a Mirabeau, a qui l' on a attri-
bué le tort criminel d'avoir alternativement écrit
des libéUes cDntre son pere ill'instigation de sa
mere, et contre celle-ci sur l' ordre de celui-Ia.


Mirabeau lui-meme déclare qu'il n'a fait qu'un
seul Mémoire écrit en Hollande e); il en avait a
peine rédigé la moitié (!l); ce fut une reuvre aussi
hative qu'inconsidérée et coupable: el commencée,
« copiée, imprimée, et partie en huil jours (3). )}
Sa douleur et son indignation l'accorderent a la
douleur et a l'indignation de la marquise de Mira-
beau, qui croyait elle el lui compris dans l'accusa-
tion la plus monstrueuse ('1). L'el'l'eur commise pal'


(1) Lettres originales du donjon de Víncennes , tom 1 er ,
page 70.


(') Ibid., ¡bid., tome 2, page 414. L'autre partie est de
l'avocat signataire, Groubert de Groubental.
(3~ ·Zbid., ibid., tome 3, page 236.
C·) LeUres originales du donjon de Vincennes, tome 3,


pages 100 - 416 - 481. Nous avons précédemment cité une
¡cttrc dans laquelle le marquis de Mirabeau parle luí-meme
des mg-gestiol1.f les plus atroces et {es plus per:fide.f qui égarc-




bE MIRABEAU. 141


les biographes qui le supposent retomhé une ou
plusieurs fois dans le meme lort, provient-d'ahord
des vives expressions de la marquise, qui, dans
ses Mémoires , déplorait les malheurs de son fils;
et ensuite du soin qu' elle prit, et qui fut fatal a
Mirabeau, de réimprimer , dans un Mémoire écrit
pour elle par un avocat devenu depuis justement
célebre, (Lacrolx Frainville) les 1ettres, datées de
Dijon , que Mirabeau avait adresséés', comme nous
l'avons vu, a M. "de Ma1esherbes, pourobtenir sa li-
berté ainsi que la révision de la sentence pa~ dé-
faut, prononcée sur laplainte du baron de Ville-
neuve-Moans e). Mirabeau, qui s'en était expliqué
dans toutes les occasions, revient sur ce triste su-
jet dans un~ des lettres testamentaires que nous
avons précédemment citées ('l), ceHe qu'il écrivait a
son pere le 2 mai 1778, apres avoir fait les prépa-
ratifs d'un suicide dont l'humanité de M. Lenoir fit
abandonner le projet; Mirabeau s'exprimait en ces
termes: ( Je vous jure que je n'ai jamais pensé,
c( comme vous l'avez publié, ni a plaider contre


rent son fils; ces termes meme prouvent que )'horrible ae-
cusation qui ne pouvait venir que de lui, n'en était pas ve-
nue. e Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
30 septembre 1780. )


el) Voir au t. 2, p. 240 a 243 de notre ouvrage; voir aussi les
Lettres originales datées du donjon de Vincennes,t. 3, p.354.


CO) !bid., ibid., tome 4, pagl! 3iO.




MÉMOIRES
« vous, ni tl me rendre partie dans le proocs de
re mn mere; la franchise avec laquelIe j'ose dire ma
« pensée, dans un moment ou je n'ai plus besoiri
« de personne au monde, mais seulement de la
« satisfaction de ma conscience, doit vous COIl-
« vaincre de la vérité de mes protestations. »


Cette fois encore, et selon notre usage, nous
avons de quoi corroborer les assertions de Mira-
beau, par le'ténioignage de ses contradicteurs me-
me, c' est-a-díre, de son pere et de 'son oncle; mais,
pour éviter l'inconvénient d'anticiper ou de I'épé-
ter, nous renvoyons ces preuves au livre XIV, ou
nous rendrons compte des divers tl'avaux faits par
Mirabeau, de 1772 a 1783.


Mirabeau logeait provisoirement chez Boucher,
et n'avait pu obtenir encore la permission ni de
rentrer dans la maison paternelle, nimeme de
voir son pere. « Tu me demandes si je le vois?
« non, san s doute; je ne réponds meme que sous
« díctée, et par Gar<{on (1); je ne le luí permettrai
« pasde si tót;je me suis,a la vérité, trouvé face a
« face vis-a-vis de lui, sortant de chez Desjobert (2),
« je lui trouvai l'reíl per<{ant, raíl' fort et sain;


(1) Secrétaire, déjil. cité, du mllrquis de Mirabeau qui l'ap-
pelait son fidus Achates, et qui ne s'en sépara qu'iI. la mort;
ils avaient passé ensemble quarante-six ans, et mourllrent iI.
quinze jours de distan ce.


(') ¡\ vocat consultant dll rnarqllis de Mirabeau.




DE l\ilRABEAU. l-:!::


(( il baissa la tete, iI s'éearta le plus qu'il put, etje
e( passai mon ehemin (1).») Le pere et le fils ne s'é-
taient pas vus depuis neuf ans 1


Une autre et plus grave affaire va présentement
oeeuper Mirabeau; e'est l'appel de la sentenee du
bailliage de Pontarlicr, du 10 mai 1777 , que nous
avons rapportée ailleurs (2). Voyons eomment la
famille s'y prépare.


te Je erois t'avoir mandé que fai voulu qu'Hono-
«( ré abandonnat net la besogne impossible qu'il
« avait entreprise es). Mais nous entronsmainte-
«( nant dans le véritable labyrinthe dont je puís
« seulle tirer, e'est I'reuvre de luí remettre la tete
«( sur les épaules; tar.ll qu'il y eut espérance qu'il'
«(débutat par vainere sa mere, je refusai de m'en
({ meter, 10 pou!' ne pas enjamber les affaires; ~ o
« paree qu'il était bien neuf eneore pour eompter
«( sur lui; eependant, l'arretant sur l'autre affaire,
({ je n'ai pas pu lui refuser la permission d'entamer
(( eelle-ei a sa maniere, et voila les avoeats en be-
«( sogne sur la proeédure (4). »


(1) LeUre inédite du mal'quis au bail1i de l\iirabeal1 , 26 jan-
viet '1781.


C') Tome 2, pago 172.'
(") Le réglement d'ulle sépal'ation amiahlc entre le marqui:;


el la mal'quise de Mirabeau.
(4) LeUre inédite du marql1is au bailli de l\iirabeall, dn


21 féVl'iel' I íSI.




144 MÉMOIRES
Nous ne rapporterons pas ici les détails tout-a-


fait oiseux que Peuchet (1), et surtou t Vitry (2),
ont donnés sur les préliminaires de ce travail, sur
les dé marches qu'il fallut faire pOUI' obtenir com-
munication de la procédure; nous ne voulons pas
non plus répéter ni extraire ce que Mirabeau dit
dans sa correspondance, et dans ses Mémoires,
des vices sans nombre de eette procédure; de l'ir-
régularité de l'instruction, de la captation des té-
moíns, de la fausseté des témoignages ,de la suppo-
sitiondes faits, de la partialité, de l'acharnement
des instructeurs et des juges. Le moment est venu
pour ,nous d'allerdroit aux résultats, sauf le déve-
10ppement des caracteres, ce qui est notre but
principal; nous continuons done a extraire la eo'/'-
respondance de la famille.


« Mon drole, aussi hardi e·l enlreprenant que
« nous fUmes diserets et sauvages ,va entamant
«M. de Maurepas avee lequel i1 badine; M. le
,( garde-des-seeaux, avec lequel il plaide ; el allant
( droit a des lettres d'abo} ¡tion, ehose possible,
« cal' il est tel temps et tel líeu, ou, d'un eoup de
« battoir, on franchit toutes les regles. Mais, s'ar-
«( retant tont d'un seul cc:Jup sur l'intér~t de ses


(') Tome 2, page 23, etc.
(')Voir Lettres inédites de Mirabeau.-Paris, Le Nornwnd,


1806,1 vol. in-SO, pages 43 -~ 47 - 53, cll'.




DE l\'lIRABEAU. ,145


('{ eo-aecusée, iI velil aller a la eassation; j'ai \'u
« alors qu'il était temps que je me montrasse, et ,
« par conséquent, que .le me misse a la tete; ces
« gens, de moi procréés, m'ont, a soixante ans, fait
«( faire mon novici~t dejuifs,d'espions, d'exempts,
I( de gens en place, ed altra símil conaglío; a
(( soixante-six ans me voila apprenti criminaliste.
« A la vérité, les honnetes gens qlli, depuis dix ans,
« me suivent a travers tous les abimes possibIes, di-
( sentqu'ilsne m'ontpas encore vu broncher; mais
« je sais ce que pese l'opinion passagere des hom-
« mes; il faut agir comme si je l'avais eontre moi,
« reste a se servjr d'Honoré, eomme je peux; iI me
« saisit de la pointe de l'esprit, mais tu eonnais
« quel est le nerf et le eh yle de eette raee-Ia, et
« je sens lous les jours que l'esprit n'est qu'nn
( outil, et que la droiture est dans la poitrine.
;( -- En déc1arant done que je me mets a la tete,
«( e'est déclarer que je veux traiter avec les par-
« ties; mais, iei, j'en ai deux,dont les intérets sont
« absolument opposés, a savoir : les Ruffey, dont
« la filIe est condamnée, et dont la réintégration,
« en ce sen s , nous est commune; et le mari ,
« homme-maehine, mais dont les intérets sont
('{ représentés par Valdahon, introduit dans cette
«( famille par un proces qui fit bruit autrefois,
" et pour la vengeallce duquel son beau-pere s' était
« remarié; tont cela fail des intérets compliqués,


III. !O




)\'IÉMOIRES
« et des traités séparés, qu'il ¡¿mt I'éunir en un
« point. Quant a présent, les avocats travaillent
« a disséquer la procédure, et a en démontrer les
« nullités ; el, en meme temps, jé marche aux négo-
« cialions, cal' il en faut de plus d'une espece;et,
« outre cela, il faut que les deux parlcmens soient
« disposés; car la robe (I), insultée.par l'épée, sur-
« tout notable, est a craindre pour les coups de
C( revers (2).1)


Mirabeau est 'COnstamment occupé de l'appel
qu'il va interjeter; son pere, toujours invisible,
le guide par ses correspondances, et en rend un
compte qui nous semble piquant. « 'fOllt est ex-
« tI'aordinaire pour cet homme, et tout doit etl'e
«daos les régions imaginaires peut~etre long-


(1) Les familles de Ruffey et de Monnier avaient des char-
ges et des alliances dans les parlemens de Bourgogne et de
Franche-Comté.


(2) Lettre inédite, déjit citée, du marquis au bailli de Mi-,
rabeau, clu 21 février 1781. Un tel aperl}u ne pouvait qu'é-
chauffer la haine féodale et méprisante que le bailli portait
aux Robins : aussi répondit-il : "Je cl'aindrais plus que tout
le reste la vendetta de la canaille a jaquctte; c'estce qll'il
ya de plus faehp.ux; mais, e'est en regardant cette sorte
d'hommes, que Dieu s'éc~ia : Corrupta est omnis caro! » (Let-
tre inédite du baitli au marquis de M/rabeau, 2 mars H81. )
" Aussi y a-t-il long-temps que je suis convaincu que si la
« eorruption disparaissait de dessus la surface de la terre,
" on la retrouverait dans les anditoires de justice. » ( 1-ettre
inédite du memc au méme, du 4 mai 1781. )




DE. MIRABEAU. 14í


(ctemps; ce qui ne l'estpoint, c'estqu'il pat·ait avoÍl'
« toujonrs la meme confiance et docilité, et qu'il
« n'est oisif ni tluit nijour, ayant autant d'ardeur
'~pour le travail et d'activité pour les affaires, que
« d'obéissapce; de ma part, comme je sais que cet
« homme, qui est firé a droite par le creur, et a
« gauche par la tete qu'il a toujours a quatrepas
« de lui, est tout de reflet et de réverbere; que son
({ attrait, sa position et son talent le porteront a
« figurer, en un siecle ou les paroles n'ont plus de
« son, les écrits de couleur, les droits de réalité,
« les devoirs d'autorité, ou tout se dé mene comme
« a LiUiput, c'est-a-dire, en raison meme de la pe-
« titesse, mais sans.fo~ds et sans principes; je ta-
« che de verser s.ur cet homme ma tete, mon ame
« et mon comr, et ce que de longues études et ré-
« flexions m'ont acquis de connaissances nourries
« et applicables (1). Je crois qu'il commence a con-
e( cevoir qu'a soixante-six ans on a le nez plus long
« qu'a trente, et qu'on peut tirer de bons conseils
« d'un bonhomme, qui ne fut jamais dupe que par
« commodité, et par ce grand principe pris dans la
« lecture continuelle et réfléchie de l'histoire, que
« les plus habiles et les plus inquiets donnent cent
« trente coups d'épée dans l'eau pour une botte


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, dll
>.1 mars 1781




MÉMOIRES
« franche, el que toutes les intrigues de la Palatine,
(i Longueville, Chatillon, Chevreuse, Montbazon,
t( dormenl dan s la meme catacombe, et ne firent
« que ce qui devait se faire tont seul (i) .. Ie le crois
.( bien convaincll, maintenant, que le vrai chemin
« de la distinction est la plus parfaite honneteté, el
« qu'il n'y a que cela pour aller au grand; ce n'est
(( pas qu'avec les avances qu'il a, son siecle, son
« caractere, el un certain fond gaillard, et ce ter-
c( }'ible don de la ¡(uní/iaríté, corÍlme disait -Gl'é-
(l goire-Ie .. Grand, don qUÍ luí faÍt retourner les
« grands eomme des fagols ,je pense jamais en faire
« (magnum opus!) un homme de la délicatesse
f( de son grand-pet'e, de ~on oncle, ni meme de
cc son pere; mais il est bien persuadé qu'il me
{l faut un honnete homme ou rien. - Du reste,
« quant a ses affaires,- je n'aurai que ecHe semaine
,( le Mémoire des avocats; j'ai les pleins pouvoil's
oc des Ruffey, qui sont vmiment des gens de bien,
«el timorés, dont la eonfiance et abandon en mon
(l t'>quité me fail honte (2).


« Cependant rien n'avance an pieddu murpour'
ce Honoré; iI avait les plus belles avances du monde
({ et de faits, et d' esprit, et de earactere, el d'amis,


(1) Lettl'e inédite du marquis au baillí de Mil'aheau, dn
12 jafivíer 1781.


(') Lel'tre Ínédite, déjil citée, du meme au méme, dll
S m3rs li8t.




DE MIRABEAU. 1.41)


« pOUl' faire la fOl'tune d'un roué; el il irail eUCOl'e,
« loin, si 10in on peut aller dans un pays OÚ rieu
« ll'est loin, et olI iI n'y a plus que des agrémens
« de coterie, au lieu des qualit,és essentieJIes el
« males de l'homme; ou, en un mot, tout pérítC);
« car, gráce a la présomptiol1 des ignol'ans dupés
(e par les fripons, chaque jour voi t resserrer la
« corde qui élrangle l'état (2), et on lIlet tous les
« jours de nouvelles meches a la mine qui couve
« sous le tenitoire puhlic (3). »)


Le hailli, de son coté, s'exprimait apeu pr(~s de
meme sur le comple de son neveu.


« Quoi qu'on puisse dire du passé, si Honoré
« veut éclahousser un peu moins le public, et etre
« un peu moins déc~)Usu, son hruit meme, non
« moins que sa natul'e, en fera le coryphéc du
« temps, cal' il esl hon comédien, homme d'esprit,
« pl'esque de géllie, point sau:vage el limide, quali-
« tés qui nous ont cassé le col, si col cassé jJ ya:
« sois sur qu'il est propre a toutes les billevesées
« de soéiété; et e'est cela, el seulement cela qu'il
« f:mt aujourd'hui (4) .


• (1) Letlre inédite <In marqnis an bailli de Mirabeau, 7 fé-
Vl'ier 17:-11-


(") Lettre inéditc du memc an memc, du ,13 marsl776.
(3) L!)ttrc inéditc du meme au meme, 10 mai 1 í79.
(') Lettrc inédlle ¡tu bailli au marquis de lHirabeau, dll


í f¡:VI'ier HSl




150 MÉMOIRES
{{ Tu as raison, dit le marquis. JI étaít venu a


«( temps, car, en effet, le temps des gens de sa trem-
« pe est arrivé; et s'il eut eu moins d'exubérance,
«( et un pouce de moins de folie, il aurait faít la plus
e( grande fortune par ses défauts meme, chose
« qu'un homme honnete et sage ne fera pas dans
" ce temps-ci : mais, pour surnager, et revenir a
(e etre honnete homme, c'est le diable, et je m'y
«( perds (1). »


Mirabeau, toutefois, emploie bien. 'son temps,
selon le témoignage de Dupont. «( Je suis témoin
« q'ue Gabriel, ou Honoré, ou tout comme il vous
« plaira, notre ami est surchargé, outre mesure,
« de travailetd'affaires; sonpere, quej'aieulebon-
«( heur d'amener a lui témoigner la plus grande
le confiance, lui donne l' occasion et le droit de se
(e montrer a tous les gens prévenus contre lui, a lous
ce ses parens et alliés, sous un aspect favorable,
«( ettenant,une conduitetl'es-nobleettres-sage (2).»


Le marquis en dit autant : « n s' est, a tous égards,
({ bien et habilement conduít a Versailles, que j'a-
e( vais permis, par continuation deson personnage
( ici, et poul' lui donner occasion , selon mon plan,


(1) Lettre inéditc du marquis de Mirabeau au marquís. du
Saillant, du 1 f mars 178+,


(') LeUre inédite de Duponl de Nemours a Sophic, du
26 févrierI7l\\.




DE MIRABEAU. 151


« de faire sa pénitence publique en dedans de l'é-
« glise, au líeu de passer des années a la porte d'i-
oc ecHe, selon le rite naturel (I). « En atLendant, » dit
ailJ~urs le marquis, « je sais, par le récit combiné
<{ de ceux qui le voient et revoient, qlle ce n'est
« plus l'homme que nous avons Vl1. C'est un hom-
« me fait, qui se contíent, et .qui est meme impo-
« sant, malgré ceHe extreme vivacité dont iI est
« néanmoins le maitre, Depllis le temps ou j'en
({ étais a désirer qu'il oubli:it tout, etqu'il redevint
I( précisément eomme un papier blane, il a mis a
« profit sa prison, ayant appris l'anglais, le gree,
« l'italien, l'espagnoJ, beaucoup étudiéles aneiens,
({ et surtollt Tacite qu'il traduit;, son esprit, tou-
~( jours per<;ant, est devenu juste; el il adoublé d'es-
« pl'it depuis qu'il se déploie' et se sent a l'aise, et
« suit le bon ehemin. n voit eomme un aigle (1).))


Voila, certes, un langage bien nouveau sous la
plllme du marquis. Mais les éloges ne peuvent
pas' rester long-temps sans restrictions. Aussi écrit-
il , trois jours apres : « Je passe ma vie a le bourrer,
« par éerit, de principes, et de tOllt ce que je sai~;
« cal' eet homme, toujOUI'S le meme quant aux pro-
(1 pl'iétés machinales, n'a fait, parde Jongues et so-


(1) Lettl'e inédite du mal'quís an baillí de Mírabeall, ·19 jan-
viel' U81.


(2) V'ttre inédítc clll meme au mem@, dll ! 3 févl'icl' 1781.




J\iEMOIRES


« litail'es études, qu'augmenter le fouillis dan s SR
(( tete, qui est une bibliotheque renversée; et son
« talent pour éblouir par des superficies, car il a
({ humé tou1oes les formules, et ne sait rien sub-
«( stantier (1). Il faut que bientot j'y avise, car sa
({ tele est un fourneau, et son talent et sa facilité
« si grands que, nécessairement, ce pauvre diable
« doit etre retiré dl;. milieu des piéges et des in-
( "itations, et de tous les dangers; il luí faut un
« guide, et ce guide ne saurait etre que moi ou
« toi. Certes, je ne saurais, san s doute, surmonter
« tous les talen s que tu lui connais pour le monde,
«( et par conséquent pour etre un vaurien, morose-
«( ment parlant. Je ne m'en flatte ni n'y tache . .Te
« sens qu'il me faudrait trois fois plusde tete que je
«( n' en ai; et si, manquer ala besogne n'était man-
«( quer a mes peres, que j'aí présens autour de m'oi,
( iI ya long-temps que j'aurais fajl comme d'Orvil-
C( liel's (2), a la réserve que j'aurais fait ma retraite
(( aupres de toi; mais je De le puis, sans tont abi-
ce mer, el céder, dans ma sphere, aux méchan~


(') Lett,'e inédite du marquis au bailli de Miraheall, du
Hi février 1781-


(2) Allllsion a la retraite dll comte d'Orvilliers qui, aprcs
dc glorietlX sel'vices de mel', céda a la fatigue de ses longs
t \'aVaIlX, ainsi qu'au chagrin d'avoir perdll une '~pOuSI' ché-
l'Íe, et se retira tout-a-conp dalls ses lerres, et, pcn it a!wrs,
¡¡U séminairc de Sainte-Magloit'l'.




DE MIRABEAU.


« un avantage qui ne leur appartient pas (1). »
« La Saillanette (2 ), irifatigable déprécatrice » et


son mari insistent pour que le marquis consente
enfin a voír son fils : « lis ne cessent de m' assurer
« que c'est de bouche que cethomme a besoin que
« je le gouverne, et murisse, et nourrisse de mes
« príncipes, etplans, et documens; l'homme étant


• « tres-susceptible, et ne pouvant etre guidé quc
« par moi ; j~ sais fort bien cela, et qu'il le croit;
« mais t~ connaís la maniere de ces gens-la: on
« leur en doit toujours de reste; on ne cesse de
« me dire qu'il est tres-aisé a cabrer; qu'on ne
« peut rien lui dire directement, que les yeux, les
« levres, et la rougeur ne prouvent que tout se
« démonle, mais que la moindre tendresse le fait
C( fondre en larmes, et le ferait jeter au feu; tu
« peux te souvenir que, dans son enfance, oú ce
« n'était qu'un maJe monstrueux au physique el
« au moral, iI ne cessait de dire, et meme de per-
« suader a ceux qui ne le connaissaient pas, qu'oll
({ avait tort avec luí, qu'on le prenaíl JIlal; mon
« amour pour la paix, qui tie"nt peut-ctre a la pa-
« resse, m'a tQujours f.·lit craindre la cohabitation
« avec ceUe émanation turbulente de son Íntrai-


(1) LeUre inéditc dn marqllis an hailli d(~ iVli,'aheau, dll
24 avril 1781.


(2) JHadame dll Saillant.




154 MÉMOlRES
c( table lfU::re ; son mariage avec une héritiere qu'il'
« avait voulue semblait nous séparer, et cela était
« bien pour nous deux; depuis il s' est ruiné, iI m' a
« ruiné, il n'a pas mérité de moi. Faut-il qu'au-
«- jourd'hui, au milieu d'une strangurie que la
« plus grande analogie de caractere peut seule
« rendre supportable,et quelquefois douce, mon
c( devoir soit de m'assortir a tout cela? j'avoue
« que j'ai peine a m'y déterminer; e' est assez d'avoir
ce été quarante ans le mart)'r de la perpéiuile C). »


Mais un évenement domestique sUl'vient; la'
question long-tcmps débattue est judiciairement
tl'anchée; maIgré la longue résistance du marquis
de Mirabeau, sa femme obtient la séparation de
COl'pS et de biens (2); écoutons -le s' explique l' a
cetégard: « Touten recevant la nouvelle, et répon-
« dan t : tant mieux pour mes che"aux quí n' auront
«pas tI remercíer MM. les juges, je prédis a tous


• « que ce nouvel ordl'e de choses deviendl'ait lourd
« achaque journée, et me tllerait a la fin; non-
« seulementj'ai perdu la plllpart de mes témoins,
« mais encore les pillS chers et intimes de cellX
ce qui me restent, ne peuvent me juger ; iI faut e.tre


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, t5 mai
1781,


(2) Par arrcl de la grand'chambrc dll parlemclll de Paris,
dLl n; mai 47H1.




DE MIRABEA.U.


«( moi, et a voil' ma mémoíre, el avoir passé les
«( jours et les nuits avecmoí, pour savoir si je suís
(( traité comme je l'aí méríté, du moins selon nos
« faíbles vues, el comme depuis les cheveux jus-
« qu'aux ongles des pieds, je me lrouve lié el garotté
«( dans l'abime au bout de ma longue víe, devenue
« si .pénible depuis que fépousai la discorde el
« engendrai le pillage : qu'íl te suffise de savoir que
«( 10rs de l'autre jugement (1), mon partí était pris,
(e et nul ne le savait; ---:- j'avais traité le tout par
«( Niccoli qui esl mort (2); tant de raies dontj'avais
ee été le moyeu étaient en éclats ; toute ma famille
« était armée contre moi, hors la seule portion
« saine C), qui était en bOl1nes mains; je laissais
« ma procuration a du Saillant, et me retirais avec
«( 3,000 liv. de pension en Toscane, 01I j'avais parole


(I) Un jugement du 14 février 1777, depuis infirmé, qui
3vait donné gain de cause a la marquise de Mirabeau, dan s
une question de reprises considérables.


(0) Vabbé Niccoli occupait a Paris le poste de charg~ d'af-
faires du grand-duc de Toscane, Léopold. L:.obbé élait rnort
en 1780. Voici ce que le marquis de Mirabeau avait alors
écrit a son sujet : « C'était un excellent homme, et comme
" il était infatigable au bien faire, il avait et aurait faít encore
« beaucoup de bien, s'il avait vécu. C'était une maniere de


.« mastique entre les nations, de pouzzolane diplomatique,
« que le soleil ni la gelée ne pouvaient écailler. " ( Lettre
inédite du marquis de Mirabcau {lU marquis Longo, UU 24 oc-
tobre '1780.


(') Madame du Saillallt.




'15[, MÉMOIRES
e( da grand-duc que nul des miens ne serait I'e<,:u
« dans ses états que de mon aveu. - Mais, aujour-
« d'hui, j'ai fait sortir Honoré; il me reste des
ce devoirs envers lui, iI a besoin de moi. -- Le jou!'
e( de ce jugement, je re<{us beaucoup de marques
ce d'amitié, ce qui me desserra un peu le cr;cUl' (1),


(1) L'excellente Sophie s'intéressait, du fout! de sa solí,·
tude, a eet évéuement : « La situation oi! tu me peins tOIl
« pere me touche on ne pent davantage. Il était déja si inté-
« ressant ponr moi ! le jour Olt il succombe, et oü il te fait ren-
« trer tout-a-fait en grace, il lIle devient bien plus cher. "
(Lettre inédite de Sophie a M irabeau, dl1 24 mai 178-1.)
Qnelles que dussent etre, plus tat'd, les dispositions, moins
spontanée!\ que suggérées, de la comtesse de' Mirabeau,
elle fut tres-affligée de cet événement; et elle en parle
d'une maniere que nous devons faire eonnaitre, paree
qu'elle prépare les développemens ultérieurs de notre tra-
• vail : "Je ne puis pas te di re aquel point je suis affeetée.
« Je n'ai pas osé témoigner toute ma douleur, a papa; filon
« oncle (le bailli) m'en parla les larmes aux yeux, et tu
" peux juger combien j'en fus aUendrje, et réellemcnl jI
« uUl'ait atlendri un rocher. J'aurais voulu l'accompagner au
" Bignon, et m\fux que personne tu sais que j'ai tOlljours 5011-
« Imité avec al'deur de me retrollver an miIieu el'une famille
« de qui j'ai éprouvé lant de bontés. Mais je lui représentai
" qu'il était presque impossible que, dans la position ,Olt je
" me trollve vis-a-vis de M. de MiraIJeau, je me rendisse ehe.,;
« son pere, an l'isque de l'y retJcontrer, on dal;ls la triste
" nécessité de l'en exclure, et de priver tOllte sa Jamille de
" le voil'. Málgt'é cela, j'en parlai a papa qlli, quoique tres-
" ;¡llaché a mOIl beall·pCl'C, el lees-sensiblc au malheur qlW
, no liS venolls d'éprOllyee, n'a pas dé d'avis qne je fusse all




DE MIRABEAU. 1;'7


({ La du Saillant, qui avalt la rage de rétabJir
({ son frere, remuait etconjurait, et me faisait tour-
« l10yer de toutes parts; on me disait que puisque
« le( cabale avait publié que le succes du proces
« devail seul le réintégrer dans la maison, c'était
« le moment de la démentir, d'autant que je ne
'( pouvais plus laisser mon fils sur ce pavé, et dans
{( la maison d'autrui, et que ceci l'égarait tout-a-
({ faÍl, etc. Je répondis seulement que je croyais ne
« devoir rien donner d'extraordinaire a cette cir-
{( constance; Boucher, chez qui tu sais qu'il 10-
« geait, était venu comme les autres; c'esí un
« homme rompu, froid et sage; apres le diner,
« il se mit a me conjllrer; et, tout-a-coup, sa poi-
{( trine s'enflant , et ses yeux se remplissant, iJ me
« dit avec sanglots : MunsÉeur, quelque prél-'entíon
;( que vous puíssiez a¡;oir sur mon état ,je suis hom-
« me de bien; la preu¡;e en es! queje suis bien pau-
« I-'re; je vous suís caution de !JI.vatre ji/s, vous en
« serez conten!, el si j'ai m¿rÍlé quelque chose de
« vous . .... A ces mots , il gagna la porte du sa-
« Ion, en étouffant;je le suivis, el, l'embrassant,je
« l'assurai que, quoique mes plan s fussent tont au-
\( tres, ce serait lui qui me le présenterait. L'émo-
" Bignon. Cest assez te di re qu'il m'est impossible de suivre
" 111en penchant, n'ayant d'autre regle de conduite que la
" volonté de mon pere. » (Lettre inédite de la comtesse de
Mirabpt1u (¡ l7Iadamp du Saillant, du 5 juin liS-l. )




tá8 MtMOIRES


« lion d'un tel homme, cneffet pauvre (1), quoi-
« que puissant dans sa 'classe, m'avait réellement
« touché; el j'en parlai dans ce sen s , de maniere
« que, le lendemain au soir, samedi, iIs avaient
« av'erti le chevalier de Scépeaux /donl la poitrine
« de Bayard a beaucoup de tendresse el de poids
« sur moi; Boucher et la famille m'appOlterent
« tout-a-coup Honoré, et tandis qu'il était aterre,
« le chevalier m'embrassait en criant: e'est fenfánt
« prodigue! Je disaHonoré, en lui tendant la main,
(( que j'avais des long-temps pardonné a l'.ennemi,
« que je la tendais a rami; et que j'espérais pou-·
« voir un jour en bénir le fils. Au moyen de quoi
« le voila dans la maison. - .le l'aí trouvé grossi
« beaucoup, surtout des épaules, du col et de la
« tete. Il a de notre forme, construction el allure,
« sauf son vif-argent; ses cheveux sonl fort beaux,
« son front s'est ollvert, ses yeux aussi; heallcoup
« moins d'apprth qu'autrefois dans l'accent, mais


(1) Parmi cent preuves de ce fait honorable, nous citerons
cette phi'ase d'nne leUre de Mirabean a sa srenr. » .Te savais,
" je sais, je vois de mes propres yeux que ce Bonchet", qui
« a un traitement pécuniaire bien ridicule ponr un dépar-
" tement de confiance, cet homme qui est d'une capacité
" rare, d'une intégrité éprouvée et reconnue, est tres-mal
" a son aise dan s une place qui, dans les mains de cerlaines
" personnes, serait la mine la plus fécondc. (Lettre inédite
" du 19 décembre 1780. )




DE MIRABEAU. 159


« il eu reste, d'ait· naturel d'ailleurs, et beaucoup
« moins rouge; a cela pres, tel que tu ras vu (t).


ce Tu n'as pas d'idée de la révolution que la
« scene de mal'di a fait sur ce pauvre Dupont,
« eucore tout triste (2), qu'aucune exhortation quel-


(1) LeUre inédite du marquis an bailli de Mirabeau, du
22 mai 1781-


(2) Dupont venait de perdre, le 20 ma1's 4781, le vertueux
Turgot, son ami et son bienfaiteur.


En 1'aison des liaisons de Turgot avec quelques écono·
mistes, son av€mement au ministe1'·e, en aout 4774, dut cau-
ser de la satisfaction et donne1' des espérances au marquis
de Mirabeau; aussi s'en explique-t-il assez vivement dans les·
lettres du meme temps. Depuis, a pro pos des émeules de
maí 1775, 'dont la cause on le prétexte était dans la cherté
du blé, il écrívait : • Quant a Turgot, e'est un eourage in-
a dom.ptable, mais il est bien seul : Le roi semontre aussi, il
« faut etrejuste; il a dit doucemcnt que ce n'est pasainsi qu'il
« faut le prendre, et qu'on n'aura ríen par la peur; iI a écrit a
« Turgot: Je ne suis pas sorti, non que j' aie peur ,je ne sais
" pas ce que e'est, et je tarderai beaueoup, je erois, a l'ap-
« prendre; mais, e'est qu'il y a si peu de gens qui veulent
« l'ordre, qu'il nejaut pas les perdre de vue." (LeUI'e ínédi-
te du ma1'quis an bailli de Mirabeau, dn 3 mai 1775.) Le mar-
quis éerivait depuis : «Nous n'avons pour le bien que le roí
« et Turgot, mais ils sont bien fermes l'un et l'autre (l'in-
fortuné mona1'que parlait de meme qnelque tems avanl de se
laisser arracher son ministre par des intrigues de cour : « il
« n'r a, disait iI, que Turgot et moi, qui aimons le peuple). » Et
« cependant, ajoute le marquis de Mi1'abeau, quoique actifs
« et invincibles dans l'opposition, Turgot el son maUre sont
« faibles et inexperts contre l'astl1ce de cour, lesinsinuations
a et obsessions opportunes; el je pense que Tl1rgot n'ira pas




460 MÉMOIRES
« conque ne pouvait consoler, et qui, dans cette
« circonstance, est tout-a-fait sorti en dehors de


« ¡oin, mais il se retirera couvert de gloire : que le roi n'a·
« t-i¡le courage de ses vertus ! (Lettre du meme au meme du
9 mai 4 Yí5.) Ajoutons un mot d'une réponse du bailli .• Ríen
" ne m'étonne, si ce n'est l'atrocité ou la sottise de ceux qui
" osent apprendt'e a la populacele secret de sa force; je ne
« sais Oll ron prend la confiance qu'on art'etera la fermen-
« tation des tetes; mais, si je ne me trompe, de pareilles
" émcutesonttoujoursprécédé les révolutions.» (Lettreiné-
dile du bailli au marqu¿~ de 11lirabeau, du 25 mai 1775.)


Plns tard, le chef des économistes désavouait Turgot: "Sois
« súr que jene vois ni n'ai vn Tnrgot, d'Albert (k lieut~naDt


. « de police), Oupont meme; les fl'ipons orgueilleux quien_
• tourent le premier n'attaquent rien tant que les écono.
" mistes; ell'on commence a di re qu'Íls nous sont ennemis .
• e'est tont ce que je voulais, et riennem'avait tant choqué
" que ceUe accolade qn'on faisait d'eux avec nous. n ( Lettre
inédite du marquis au baitli de Mirabeau, 29 mai 1775.


Plustard, le marquis portait sur Turgot unjugement qui,
sa uf les fOl'mes du:'es et tranehantes, n'a pas été, ce nous
semble, tout-a-fait co/üt'cdit par I'hístoire, quí, en rendant
justice a ses talens, it ses vertus, a son patriotisme, luí re-
proche de l'inexpérience, de la précipitation, el peu da
connaissance des hommes. "On dit que MM. Turgot el Ma-
" lesherbcs vont en Italie; en ce cas, vous verrez deux hom-
" mes qui ont le co.mr droit, et l'esprit gauche ; etje ne sache
" rien de moins propre au gOllvernement que ces deux quali-
« tés-la.» (Lettre il1édite du mar'luis de ]Jfirabeau au mar'luis
Longo, du 31 aoút 1776.) (. Tu as bien jugé Turgot, et dans le
« temps, et a présent : c'est une tete felée, philosophique,
« a la mode de ces messieurs, et dont les systemes polili-
« ques a llaient a tout confondre. Quant a son plan fiscal, il
« n'était pas it lui. Mais S3 maniereprématurée de I'annon-




DE I'InRAB~AU. 161


« lui-meme, et a jeté au vent le feu cuísant de
« son chagrín, O" iI Y avaitpeut-etre un peu de
« cer, idéale .et gauche de le prendre, opiniatre et dédai-
« gneuse de le conduire, l'am'aient reculé de cent ans, s'jl
« était possible. Il faut une dignité naturelle, et un séns fort
« droit, ou infiniment d'espl'it, pon!' etre hOIluCte homme en
« place; et il n'avait rien de lout cela, ce n'était qu'un rcveur
« vertueux, et, au fait, qU'Ull vrai casse-cou. » ( Lettl'e inédite
du marquls au bailli de Mirabeau, dn 29 aoút '1778.)


Enfin, il nous parait piqnant d'ajouter a ces notes les ob-
servations que Mirabeau, dans le mcme temps, ou a peu apres,
écrivait sur le compte de Turgot qu'il admirait sans fanatis-
me, et dont il relevait les erreurs, tont en louant avec rai-
son ses vertus, ses lumieres et ses intentions patriotiques.


Notls pUiSOIlS cettc citation d~IlS les Mémoires du minis-
tere du duc d'Aiguillon> que l'abbé Soulavie> comme nous
le dirons au livre XIV, composa en employant et remaniant
des réflexions, des notes, des extraits, dont Mirabeau avait
écrit la plus grande partie au donjon de Vincennes.


e< En 1775, des systemes maladroitement conduits, et in-
e< sidieusement traversés, occasionnent des émeutes po-
d pulaires. M. Turgot, qni a dan s ses vues des cllOses su-
{( blimes, mais qui. ne connait les hommes que dans ses
« livres, brusqne toutes ehoses, et , malgré son siecle et le
« caractere de sa nation , veut paraitre le Caton des Fran-
« ~ais. 11 a voulu réformer une monarchie qui ne peut en
« etre susceptible par ancnn moyen connu, et redresscr,
e< a force de cabestans, un vienx arbre déraciné. M. TUl'got
e< donne des le~ons au jeune roi, et iJ ne s'aper~oit pas qu'il
(\ devraít luí donner, non des le¡;ons, mais de la fermeté et
« la volonté de vouloir. Ce prince vent le bien de sa nation ,
« plaeé au centre de la corl'uption et du désordre , il en gé-
" mira; mais la crainte de mal faire le laissera dans ¡'inac-
" tion. Enfin, il fuut tout di re , je erois M. Tllrgot, tont


nI. 11




16~ MÉMOIRES
({ fumée d'ambition dé«;ue; pour se faire un des
(( nótres el ne songel' qu'a nous e). »


Il parait que le marquis était amené, par la
perte de son proces, a modifier ses plans, si long-
temps et si malheureusement suivis, de domina-
tíon paternelle et domestique. (( J'ai dit a mes en-
(( fans, et surtout a mon fils, qui montre ~l sa
(( fa«;on une tres-g"ande en vie d'etre docile, que
\( tout avait tourné a mal, selon et a I'encontr'e de
(( mes cogitations; que la Providence me mon-


« philosophe qu'il est, un peu enthousiaste, il ne voitpas
« totit ce qui est autOllr de lui. é'est un homme établi su!' la
• lanterne des invalides, qui ne vóit plus que la formiliere
" qui est au-dessous de lui. De cctte hauteur il trompette des
« V[les, des principes, des idées, des systemes fort beaux;
" mais oll sont les moyens d'exéeution? Quand on démolit
" une maison, il fallt un local pOllr déposer les matériaux
« avant la réédifieation. Et, dans un grand état eomme celui-
" ci, quí est fort vieux ,qui fOlll'mille d'abus, il fallt troÍs
(\ choses : connaitre a fond ;sa situation actllelIe, observer
" tontes les données du moment, convenir du mieux, et
" suivre la ronte pour quitter l'un et ga¡;ner l'autre. Je
(\ trouve, sans donte, dn génic dans les articles exútence,
" étymologie, expansibilité, de l'Eneyclopédic , qui sont
(\ de M. Turgot. lis sont bien éerits, et pleins de choses,
« mais non de ceHe qui faít l'administration d'un empíreo
« M. Tllrgot, dans la situation actuelIe des affaires , ne sera
" done jamais ni un grand ministre, ni pour long-temps
" ministre; " (page 185).


(i) LeUre inédite du marquis au bailli dl' Mirabeau, 28 mai
i781.




DE MIRABEAU. 163


oc trait qu'elle ll'avait pas mis son sceau a mon
« long et rude travail; que j'avai5 faÍt mon temps, et
f( montré assez, a mes risques, périls et fortune
« et humiliation, que le déshonneur et la mau-
« vaise conduite de ma famiI1e n'étaient de mon
({ gout; que je m'étais un témoin a moi-meme,
« que j'avais rempIi mes devoirs cnvers elle et la
« société; que je ne me sentais pas pltis aplati par
« 1'anatheme que je n'avais été gonflé par l'engouc-
« ment; mais que, désormais, me souvenant du
« puissant Homere qui réduit la vieillesse au seul
ce role qu'clle puisse remplir, le bavardage, pré-
« CUl'seur du radotage, et tont au plus le conseil,
« je commen\ais une nouvelle vie, mais tranquille
« et passive; faché meme de ne pouvoir résignel'
« ma maison, ma personne, et mon propre en-
« tretien; que je me montrerais ostensoirement
,( pOUl' les appuyer, quand ille faudrait absolu-
( mentí et intérieurement pour leconseil, quand,
« de bonne foi ,ils m'ycroiraient propre; mais qu'a
« cela pres iIs étaient majeurs, et que c'é.tait a eux a
(( faire.)eurs afIaires , a lui a rehouter· sa tete, a se
« recoudJ'e piece a piece; qu' en un mot, la par-
( tie sain~ de ma lamille serait toujours avouée de
«( moi, et que le reste en était vomi et onblié (1).


(') I~ettl'e inédite dll marqllis an bailli de Minlbe311, 26 mar
I í~1 .




lG4 l\f¡;~l\101RES


Le déeouragement du marquis alla meme un
moment jusqu'a le disposer a se rendre aux V<EUX,
si long-temps repoussés, de son frere, qui le solli-
citait de se retirer en Provence. « Ne doule pas que
« mon premier et tres~fort mouvement n'ait été
« de quitter ce Pal'is, oul'on avale le temps, eomme
« le brouillard, san s l'employer a profit ni s'en
(e apercevoir, et de laisser toul la el d'aller a tOL;
« mais prétendre au repos, e'est batir en Espagne.
« D'ailleurs, un homme de sens devant craindre
« les résolutions du moment, j'ai pensé que, ne
{(, pouvant ámener ~onoré, c'était le laisser sur
« le pavé; el je me suis tenu a cette raison, quoi-
({ que mon gout a le choyer ne soiL pas ex-
« treme nialgré le réchauffoir continuel de la du
({ Saillant C).


Peu apres sa rentrée dans la maison paternelle,
Mirabeau accompagna le marquis a la terre du
Bignon, oú celui-ci passait une partie de l'année,
et ou iI séjournerent ensemble huit mois.11 n'ya
dans cet intel'valle que tres peu de faits, parmi
lesquels nons pourrions remarquer une fete de
famille e) ,dont nous avous la description écrile
par Mirabeau, qui composa, expres, un intermede,


(') Lettre inédite du marquis al! bailli de Mirabeau, <1n
29 mail7H1.


(') roj¡- Leflres ¡m:dife,l' de' ¡ll¿rab('all a Vil!')", pages 4 - 1,1.




DE MIRABEAU.


paroles el llI~si(llle, ouvrage louablc sClllemcnL
pal' l'intention (1). Nous pourrions aussi détaillm'
un piellx projel qu'il COIl9ut, ponr consacrer, par
un monument champctre, le souvenir des Iravaux
philanthl'opiqlles de son pere; projet rnentionné
en détail pa r les au teurs déja cités, Pellchet (2) et


(1) Olltre cette piece de ,'ers, nous possédo1l5 un certain
nombre dC,morceaux de poésie composés par lV1irabeau; mais
il a dit lui-meme : " Le vrai est que je n'ai jamais fait de
« vers qni vaillent la peine d'etre cités. " (LeUres ori{)lÍwlcs
de 17 incenncs, tome '2, page 423. ) Et nous n'avons pas de
qlloi le démentil'. Kons ajollterons que le marquis dc'I1Ii¡'a-
beau cut aussi le goút de la poésie, et s'y adonna dayantage.
De bonne heure, et enlrainé par la confiance naturelle a la
jellnesse, il s'était essayé par un poeme didactique, aban-
donné peu apreso « A I'égard de la bataillede Cassano ( oit
son pere fut si gricyement blessé ), je I'ai écrite, en épi-
« sode, dans le (lt'emiel' chanl de l'AI't de la Guerre, pOl~me
" que je composai dans le temps que c'était mon métier,
" le seul auquel on m'eút pel'mis de me livrel'.» ( lJ.fémoircs
dnmestiques du marquis de Mirabcall. ) 11 continua toute sa
vic de faire des vers, mais seulement de circonstance; ct nous
aVOllS de lui, notamment, une assez bel1e imitation de I'é-
pithalame de Tllt;tis et Pélée, de Catulle, imitation faite a
l'occasion dn mal'iage dn comte de Gísors avec madcmoi-
selle de Nivernois. Nons croyons qn'nne culture assídt.e
anraít donné an marquis de M.il'abean un vél'itable talellt
pOU!' la poésíe , et 1'on ne s'en étonnera peut-etl'e pas, quand
noh'e tl'avail aUl'a faít appl'écíer son véritable style , tOl1t-a-
faít inconnn jusqu'il pl'ésent, et <¡ui , ccrtes , est fOl't remar-
qllable par une abondance, une hardiesse, lIne énergie de
figures, sonvcnt dignes de la plus belle langue poétiqne.


(") Tomp 2, pages 9 --13--14-15, ete,




16(; MÉMOIRES
Vitry (1). Nous ne nous permettI:ons cependant
aucuns développemens a ce sujet , parce que nous
ne voulons nous arreter que SUr les faits et les
circonstances vraiment intéressans et caractéris-
tiques (2).


i\lirabcau) quoique rentré dans 5a famille, avait
encore de longues épreuves a subir; et les'lecteurs
auentifs ont pu s' en faire une iJée, dans la cor-
resp<,mdance publiée en 1806 (3), avec plus de zele
que de d,iscernement, pa~' un ami de Mirabe:,m, J.-
F. Vi!ry, correspond:mce réelleetauthentique,mais
tl'onquée, dont nous avons les originaux, et Jont
la partie inédite, en meroe temps que nós maté-
riaux pareillement inédits, nous servira pour con-
tinuer a peindre Mirabeau, avec ses propres cou-
leurs, el avec ceHes que nous fournissent les per-


(1) Lettrcs inédites, ctc., pages 16 - 32 - 4:L
(") Peu de jours apres son arnvée au Bignon, Mirabeatl


fut assez grievement blessé a la. chasse par un domestique
maladroit; une lcUrc inédite, adresséc a Vitt'y, le 9 sep-
ternbre 1781, nous fait connaltre cet incident. Voici ce
qu'en dit Mirabeau : « Comme un autre Louis XIV, j'ai jeté
« mon fusil, de penr de le régaler de cc qni était dedans; et
" vous penscz bien que le pauvre diable, qui m'aime fort ,
" a été assez puní de son étourderie, par la peur qu'il a ene
« en voyant ruisseler mon sango ": Ajoutons que ce domesti-
que était encore, le :2 avril ,1 í91, au service de Mírabt>au, qni
lni it(gua 8,000 fr. pat· testamento


r,; 1 "oJume in-S" ~ Paris, Le NOI'lIland. lsOfi.




DE lUIRABEAU. ,167


sonnes le plus a portée de le bien observer, et de
le bien connaltre.


Des raisons, que nous exposerons bientot, por-
taient alors le marquis a prévenir favorablement son
frere en faveur de Mirabeau. « Ne crois rien des
« brllits qu'on, se plaira a semer contre lui, que ce
« que je t' en manderai, cal' je sais qu' on a déja ou-
« vert cette cal'l'iere; il y ades intéressés (1) ale dé-
« truire, et ils voudraient faire le Ioup si grand,
« que ses OJ'eilles seraient des cometes (2). Mais je te
« manderai tout, cal' c'esl jllstice el devoir. Il n'a
« de sa mere, a qui iI ressembIe tant, ni la tracas se-
{( rie, emportement et turblllence domestiques, ni
« lamédisance, quoique immodéré parleur, ni l'air
« bas, ni l'intempérance, ni le gouL du jeu, qu'il
« ne peut souffrir, ni l'oisiveté, aimant le travail et
{( les livres; en revanche, il est panier percé, et dé-
« sordre ¡nné, crédule d'une crédulité de nourrice,
« indiscret, menteur par exagération, affirmation ,
« effronlerie, sans nécessité et pour histQrier, une
r( confiance qui jette de la poudre aux yeux surtout,
« avec infiniment d'esprit el de talent (3); au J'este,
« les vices ont en lui infiuiment moins de racines


(1) La famille collatérale de la comtesse de Mil'abcau.
(') LeUre inédite dn marqllis an bailli de Mirabeau, 26 juin


1781.
(') LeUrc inédite, tléjil. citée, du mem<all meme, dll 26


,inin -1782.




ME.l\'lOIRES


(( que les vertus; tout est facilité, fougue, inea-
« paeilé, faiblesse (non ignavie), défaufilé de carac-
« tere, esprit qui cogite dans le vague, et hatit en
« savon "C). 01', f .. ere, nous l'avons comme nous
« l'avons; je passe, moi, si je ne t'avais je ne serais
« qu'un pauvre vieillard tenas sé ;et, tandisquenous
(( lui durons encore, il fant le secourir, 5'il montre
« constante honne volonté, pIutot que de le laisser
« pendiller a quelque arhre qui le trouvera lourd (2).


« Je n'ai pas encore líeu d' en démordre. Honoré
« parait uniquement oeeupé a faire le eanard pri-
« vé, et a m'épargner de la peine. Chose étrange!
« tandis qn'il est enclin a déeidailJer, et a étourdir
« un chacun de sa péritíe, il avoue qn'íl n'est ríen
« pres de son pere; bien est-il qu'il esl diffieile
« d'avoir plus d'esprit et de talent pour accélérer
« et déduire C'). »


Le hailli, homme forL éclairé par les ob5e~va­
lÍons d'une longue et méditative phiIosophie-pra-
tique (4), tirait une eonclusion natureIle de ces
détails de caractere :


(') Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, 22 juin
17&1


e) LeUre inédite du me me au meme, 13 juillct 1781.
rCo; Lettre inéditc du meme au meme, 1fj juin 1781.
(') On la I'f'connaltl'a dan s ces saitlies originales que flOltS


montl'cnt deux leUres écrites, I'une vers la m(~mc époque.




DE l\iIRABEAU. 16!l


« Te voila done, grace a ta postérornanie, OCCIl-
« pé a régenter un poulet de trente-deux ans! Es-


l'alltt'e dix ans auparavant : « Je n'ai qu'une carcasse natu-
« reHement forte, mais que j'ai si souvent jouée a croix ou
« pile, qn'elle commencea dépérir; j'ai revé les denx tiersdu
" songe de la vie ; et, excepté la messe, que je n'ai pas dite
« eneore, j'ai faít de tont, et ai vu, comme fen Salomon ,
« que tout est vanité et tourment d'esprít. A l'égard de ec
" dcrnier j'en ai eu, j'en ai, et anrai toujours pour toí et les
« tiens, mais je n'en ai guere pris pour moi-meme , qui me
« moquais aussi dextrement des révél'cnces que l'on faisait
« a M. le gouverneur de la Guadeloupe , et a l'excellence 'de
" M. le capitaine-général des escadres de Saint-Jean-de-.lé-
« I'lLsalem, que de ceHes que je faisais par compagnic, et
« voyais fail'e aux grands, dont tOlltc la grandeur n'était pas
« dans le cceUl' et dan s la tete, » ( Lettre inálite du bailli au
marquú de Mirabeau, du 3 févriel' 1 í8·I, )


.. Crois-moi, Jean-Antoine a vu assez, a vécu assez dans
« ton infame Sodóme, pour avoil' l'expéríenee d'un Parisien;
« puís Jean-Antoine a porté sa longue pel'sonne, sa figure
« quelqnefois grave, qllclquefois polissonne, souvent imbé-
« cile, dans les quatre parties du globe; il a vu que partont,
« comme dit l'itaiien, tuUo ¿I mOlido e ca,m nostra; plus,
(', Jean-Antoine, jadis blond, puis chatain, est deycnu blane,
« jadis mal aisé, est devenu a son aise; ainsi, .lean-Antoine
« qui a jugé sur les fleurs de lis, qui a gonvcl'né, obéi,
« cOlllmandé, faít la guerre par tene et par mel', a été chef
" d'uu sénat, membre d'un autre, s'il ne s'était passablement
" rendu i1'l'égulier, et n'étaít pas boiteux, finírait par se
« faire capeltan, pou~ dire la messe, et poul'raitensuite
« dire, comme Salomon, qn'il a vn de tout, et que tout est
" vanité et tOUl'mellt d'espl'it. Voila-t-il pas une belle tio
" "ade! " ( Lettre inéditc rl" hailli nu marquis de Rfi,.ahrnu,
rlll 15 fénier 1771. )




líO MÉMOIRES
« tu assez ta dupe pour croire que tu en feras au-
« tre chose que ce qu'il est (1)? C'est prendre une
« furieuse tache que de vouJoir arrondir un carac-
« tere qui n'est qu'un hérisson, tout en pointes,
«( avec t¡'es-peu de corps (2). Prends garde, d'ail-
« leurs, que la maniere de ne réussir a rien, e'est
(( de vQuloir penser pour les autres, et·de les vou-
(( lo.ir mener selon son propre gout, non suivant
«( le leur (3). Si, a trente-trois ans, on ne peut
C( laisser aIler ton fils, ave e les punitions qu'il a es-
« 'suyées, tu entreprends de sécher la riviere a la
ce fa~on des Danaides (4). »


Ces sarcasmes ne restent pas sans réponse: « J'a-
« voue que cet homme, tete ardente et pel'spicace,
e( a peu pres sans paír pour les talens, maís d'éLou-
e( pes quant au caractere, n'a nul jugem~nt, et que
« son creur, qui est bon , ne tient a ríen; quant a
c( moi, je tiens qu'il n'a, a la place d'ame, qu'un
« miroil', ou tout se peint et s'effaee a l'instant, et
«( ríen ne se réalise. Tu diras que voíla un plai-
I( doyer poul' justifier ma nouveIle méthode de
" barbaeole d'un homme fait ; au fond, jI n'a pas


(i) Lettre inédite du bailli au mal"quis de Mirabeau, du
6 jniJlct 1781,
~") Lettre inédite dll meme au meme , dn 13 juillet 1781.
(;;) Lettre inédite du meme au meme , du 3 aout 17S'I.
(4) Lettre inédite du meme au mellle, du 4 septembre


1781.




DE MIRABEAU. 171


« plus trent~-trois ans que moi soixante-six; eL iI
(e n' est pas plus rare de voir un homme de mon
« agesuffire, quoique blanchi par les contre-temps,
l( a faligller les jambes et l'esprit des jeunes ~ par
«( huit heures de courses ou de cabinet, que de voir
« un tonneau boursouffié, gravé et l'air vieux, dire
«( papa~ et ne pas savoir se conduire. Tu es trop
«( équitable pour ne pas sentir qu'on ne se cOllpe
« pas un fiIs comme un bras (si cela se pouvait, il
« y a Iong-temps que je serais manchot); mais la
(( chose ne se pOllvant, quand un fils viellt a moi,
I( je ne puis le jeter a la rue; quand il écoute, je ne
« puis lui parler que selon hOI:meur et conscience
(( pouren faire un plongeur d'un nageur qll'il était;
«( quand il se conduit bien el obéit, je dois aussi le
«( conduire; s'il a des dettes, le but de cette con-
«( duite doit etre de le libérer; s'il a une femme ,
( de le ramener. a elle, et la lui faire reprendre ~t.
fe I'hame~on, comme il fit jadis. Tont cela n' est
« pas affaire de ehoix et de volonté, mais de de-
( voir e). »


Le marquis eontinne a rendre un eomple favora-
ble du earactere de son fils, qn'il juge a sa maniere:


« Pose d'abord en fail que cet homme-lit n'est
« rien, mais rien du tonl; iI a de l'esprit comme


~I) J~ettre inédite dn marqnis au bailli de Mirabeall, du
21 juil1t'1.1 í~1.




172 MEMOIRES


« un diable, mais toujoul's placé comme les yeu~
« du Iievre; il a du goút, du charlatallisme~ l'air de
« l'acquit ; de l'action, de la turbl1lence, de l'au-
« dace, dl1 bOl1te-en-train, de la dignité queIque-
« fois ; ni dur, ni odieux dans le commandement.
« Eh bien! tout cela n'est que pOui· le faire voir
« livré a l'oubli -de la vcille, au désouci du lende-
{( main, a l'impulsion du moment; enfant perro-
« quet, homme avorté, qui ne connait ni le pos-
« sibIe ni l'impossible, ni le malaise ni la commo-
« dité, ni le plaisir ni la peine, ni l'aetion ni le
« repos , et qui s'abandonne tout aussit6t que les
« ehoses résistent (i). Je n'ai presque plus a Juí
« faire querelle sur les mensonges quí étaienL le
" foie et la rate, et le tempérament invincible de
« ce corps-Ia; et iI s'arrete queIquefois, de coup sec,
« sur l'exagération; il sedégoUte aussi des eonnais-


. « san ces éparses qui lui sont devenues tredieuses,
«( depuis qu'il a embrassé du positif. Je ne dis pas
« un mot qu'il ne me l'apporte; en un mot il est
ee pie et geai par instinct. Pars delá, tu vois le eou-
e( rallt (2). Cependant je doute qu'il m'échappe,
« et je erois qu'on pent eli faire un exeellent outil
« C>l) l'empoiguant par le manche de la vanité. Je


(1) Lettre inédite du mal'quis aH bailli de l\1irabeau, ti u
;. st'ptembre 1781.


(e) J.ettre illédite du memp al! ll1eml', dI! tí oc:toh¡'c, 1781.




DE MIRABEAU. 173


(( erOlralS sur qu'ilne t'éehapperait pas non plus
« en ne le grondant jamais, ear e' est un enfant poI.
( tron, mais en le prenant par son ·amour-propre,
« en lui disant ses vérités bien crues, en faee, en
« forme de ratioeination (1). Plus j'y regarde, plus
( j'ai lieu de te répéter que c'est un bon diable,
« qui prend a tout, et sera toujours un tantinct
« fol, mais a qui toute sphere étroite suffira, pOlU'VU
(e qu'elle ne s'agrandisse (2).


« Je ne lui épargne pas les ratiocinations uu
« malin sur les sottises de ton ou de discussions
e( de la veille ; il saisit_ma morale hien appuyée ,
« et mes le<,?ons toujours vivan tes , parce qu'elles
C( portent sur un pivot réel, a savoir que, sans
(( doute, on ne change guere de nature; mais que
( la raison sert a couvrir le coté faible, et a le bien
« connaitre, pour éviter l'abordage par la (').


« .le dois te dire qu'Honoré S':lIIléliore a vue
« d'reil. Je puis te dire que, quand je l'ai pris, il
« éLait plus fol qu'il ne fut oncques; on frémit de
« me le voir emmener, d'autant que mes en-
( fans (4) restaient en arriere;cependant, j'y vois


(') Lettre .inédite du meme an meme, du 3. nov~ml)\'c
178t.


(2) Lettre inédite du mcme an meme, 17 septemhre 178l.
(O) Lettre inédite du meme au meme, 30 septembre 1781.
C') M. et madame dn Saillant étaient alors dans lenr terl'e


en LitllOllSill.




174 MEMOIRES


t< peut-etre autant qu'un autre, quand je l'egarde;
« et malgré la laideur amere; la démarehe Ínterca-
11 dente, ]a préeipitation tranehante, essoufflée et
« bouffie, et le regard, ou pour mieux dire le
« soureíl atroce de eet homme, quand il éeoute
« el réfléchit, quelque chose me disaít que ce n'était
« qu'un épouvantail de coton; et que tout le fa-
« rouche dont iI avait su environner sa personne ,
« sa réputation et ses fas tes , tout cela n'est que
« vapeur, ainsi que son babil décisif el ses eon-
{( n::e.issances; el qu'au fond, c'était peut-etre
« l'homme du royaume le plus incapable d'ulle
IX méehanceté réfléchie (1). »


Ces explications ne rassurent pas le bailli, de-
puis long-temps mis en garde par l'apologiste lui-
meme, et que ce ton inaceoutumé ne peut pas
convertir si vite. « Je t'avoue que les portraits que
« tu me fais a présent sont bien éloignés de me
« satisfaire sur son compte; cal', a te dire vraÍ, il
« devait t'arriver de Vincennes tout corrigé par la
« réflexion, et tu ne me le montres, en réalité, que
« comme quelqu'un qui, sentant qu'il a besoin de
« toi pour se remettre en selle, se pIie a ce qu'il
« eroit t'etre agréable (2). Je sais, d'ailleurs (car, a


(1) Lette inédite du mal'quis au bailli de Mirabeau, du
3 novemhre 178'1. .


(2) Lettre inédite du bailli au marquis de Mil'abea u, du
15 Ilovembl'e 081.




DF, MIRABEAU. 1 í.l


f( mon age, on a la moitié des avantages du dia-
« ble pour etre soreier) , que les sujets d'une eer-
« taine trempe savent faire patte de velours quel-
« que temps; et lui-meme, a Mirabeau, quand il
« y était ave~ moi, était eomme une belle fille ,
« pour peu que je fron<{asse le soureÍl. Du reste,
« mes nerfs ne sont pas veloutés eomme les tiens,
« et je ne suis plus d'age et de goút a me colleter
« avec l'impossible, au prÍx de ruon repos et peut-
« etre de ma vie, d'autant que je ne suis pas chan-
« eeux, rien ne ru'ayant jamais réussi; cal' je n'ai
« eu de la vie que les agitations et les tempetes (t).
« Je n'ai done pas envíe de ten ter le diable, qui se
« meJe de mes affaires depuis que je vis, et qui
« s'en melera vraisemblableruent tant que je serai
« dans ce monde, a la eharge ,j'espere, de ne s'en
« meler plus dans l'autre , auquel je erois (2); ear
« j'ai persisté a me loger l'immortalité de l'ilme
« dans la tete, malgré la quantité énorme de végé-
{( taux que j'ai vus en earrosse a París, et dans les
« grandes villes e). )$


Le marquis continue a éerire ses remarques,
dont nous prolongeons le développement, paree


(') LeUre inédite du haiJli au mal'quis de Mil'abeau, dn
,¡ O novemhre i 78,1 •


(2) Lettre inédite du meme au meme, 1;; novembre 17~T.
(ó) LeUre inl/dite dll rncme an ffieme , dn 21 mai H(;!!.




MÉMOIRES
<fue l' expression en est piquallte, et paree que, par-
mi des erreurs de prévcntion et de systeme, les
Iettres que nous extrayons contiennen t des ob-
servations fort justes et vrainlent caractéristiques.


« .Te reviens souvent a cet homIl)e, mais c'est
« tout notre intéret, et le successe'ur destiné a
«( transmettre nos peres; cet homme n'a au monde
«( a lui que de la volonté, chose incroyable pour
«( qui montre tant de talent, de gout, et d'esprit, et
(( de facilité, la plume a la main; il n'a pas une idée
( a Iui; il est, comme les Malabares, tr'es-iugénieux
« a inventer, mais nuI en idées; tout est d'em-
« prunt ou de réminiscence; il en fait sa chose et
« sa chair. En cela, il sel'ait comme nous tous, qui
(( n'eumes pas d'idées innées , si c'était un corps ,
( mais ce n' est qu'un ombre; ceUe distinction, que
«( l'expérience m'a fait trouvel' en fin , m'explique
«( une multitude de choses et d'effets. Le monde
«( n'est plein que d'ombres qui se prennent respec-
{( tivement pour des corps; mais jamais aucnn ne
« le fut autanL que celui-ci : il n'a pas non plus au-
c( cune passion; il est vorace et inégal, mais ni gour-
«( mand, ni n'aimant le "in du tout. JI esl a tout
« jeu d'une fortune qui n'eut, je crois, de pareille,
(c ce qui est mon opposé diamélml. Il ne le peut
« souffrir' , et s'endort, a moins que son amoul'-
«.propre n'y soit intéressé; et, ponr les femmes,
'( par ma foi ,ce fut pnre exubél'ance et jactance :




DE l\URA.BEAU. in


({ laid a faire horreu,., a ce métÍer l'impudenee et
« l'audace sont de sures armes, et e'est son faÍt.
"Du reste, 10Ín d'etre difficile a vivre , el d'avoir
(( de cette humeu!' médisante, inquiete et ennemie
«( qu'on luí reprochait, iI est gaillard , faciJe, han
(( el accort au fond, mais ni tendre, ni ga]ant, ni
(( efféminé, ni voluptueux e).


(( Je ne puis que te confirmer ce que je t'ai dit
« depuis queIque tems d'Honoré. Cette tete sera
«( toujours enfant, et iIs le sont par nature; et eom-
« me ii se mel naturellement fort a son aise, il ne
(( lui pese pas du toutd'avoir un Mentor. Mais, d'ail-
« ]eurs, e' est une tete d' exécution el de ressource,
I( el le meiJleur diable du monde, sauf mauvaise
(( compagnie, donl Dieu le préserve; et I'on a tiré
« race de dix mille plus faibles et plus fols, et non


(') Lettre inédite du marquis an bailli de Mirabeall, dn
-16 novembrc 1781. Il nous parait piquant de rapprocher de
ce portt'ait, on plutót de cette caricature, ce que, trois
mois apres, Mirabean disait de lui-meme: " O bon lectenr!
« vous qui, san s etre ni Valdahon ni Mirabeau, vous inté-
« ressez ponr cclni-ci, paree que les barreaux , les grilles et
« les verroux sont des préfaces attendl'issantes, et parce
« qu'il vous parait plus gai que malin, plus malio que mé-
« chant, animal impaticnt, fongueux, irascible, mais tendre,
" aimant, et an fond tres-bon homme, ne frappez-vous pas
« dll pied, etc. » ( Second Mémoire iz consulter pour le comte
de Mirabeau contl'e le marquis de Monniel'; édition in-So,
page 141. )


IlI, 12




MÉMOIRES
« pOUrVllS ue tant d'esprit et de vo]ollté e J. On ne
c( guérira pas sans doute Honoré des viciations l'a-
« dicales, fougues dans le sang, ]e tout joint a une
t( facilité qui est faiblesse, etaune présomptioll lIa-
c( tale el myope qui prend le hourbier pour la terre
« ferme; cela, el il en convient, fait un hornrne
( qui aura long-temps besoin de guide facile et ami-
« cal, et d'agent d'expérience , pOUI' se múril'. L'un
« et l'autl'e viennent a pas de torlne, mais il a beau-
« coup de talent et de volonté, et s'est bien taill~
( de la besógne (2). .


« Je ne puis que fe dire du bien de ses disposi-
« tion5 et de sa conduite, et dll changement é'ton-
« nant que sept a huil mois de séjonr qu'iI a fail au-
( pres de moi, ont mis dans sa conduite el clans
({ ses idée5, sans changer le natul'elni aucune afl'ec-
({ lation.ll reconnalt avec raison qu'il est étonnant
({ tOllt l'esprit et le talent qu'il a mis a fair'e ses 50t-
« tises; il avoue cela comme tout le reste, Cal' c'est
« le plus grand avoueur de l'imivel's, avee ecttc dif-
({ férence que ee n'est-pas cornme les l3icelres, avec
« un ton de componcLion, mais d'une maniiwe ré-
({ fléchie, comme l'éveque de (;reo011e parla!t de
« l'abbé Le Camus e'). 11 estimp05sible d'avoir plus


(') I,cUrc inéditc dn mal'quis an hnilli de Mirabean, 21 no-
vembre 178t.


(.) Lettl'e inédite du memc aa mémc,!l décembre 178'1.
e) ¡,ettl'(' inédite dll m(~1l1e au me'Hu', (h¡ í jilm·ier17~2.




DE MIRABEA U. 09


« d'esprit et de facilité; avec toutes les conJitions,
« ou;\ pell pres, de la fusée, c'est un foudre de tra-
« vaH et d'expédition; el l'exemple, et l'acquit, eL
(l la supél'iorité le corrigent d'eux-memes; mais il a
« un besoin immense d'etre gouverné; il le sent
« fart bien. 11 sait qu'il te doit son retour; il sait
« que tu me fus toujours et que tu lui uois etre el
« pilote et boussole; il met sa vanité en son oncle (1).


« Je te le donne pour un sujet rare au futuro Tu
« as tout le Saturne qui manque a son Mercure.
« Mais, si tule tiens, ue le laisse pas aller; fit-il des
« mirades, tiens-Ie toujollrs, et le tires par la man-
« che, le pauvre diable en a besoin. Si tu ] ui es
« pcre, il te contentera, si tu lui es oncle, il est per-
« du (2), Aime ce jéune homme ainsi débroussaillé
« coutre toute espérance: tu es omni spes el for-
« tuna nosiri nominis, comme disait Annibal de son
« frere; sonde-Iuilecrelll', éleve-Iui la tete; qu'il sa-
(( che que sous ta longue mine raide et froide ha-
«( bite le meilleur homme qui fut jamais, un hom-
« me de la rognure des anges : fais qu'il t'aime; iI


Étienne Le Camus, (;veque de Grelloble, depnis cardinal,
qui effa9a pal' une longue pénitence, des aveux publics , des
austérités et de gl'andes vcrtu~, quelqucs désordl'es de
jellnesse; né en Hi32, mort en 1701.


(t) Lettre in edite du marqnis an bailli de IHil'alw;!1l, 3 fé-
vl'ie¡' 1782.


(') Lett¡'c inlidite du m(~me ;ln méme, ;; fé"l'ie¡' 1782.




180 MÉMOIRES
ce deviendra grand ; c'esl loi qui le frapperas du
e( tonnerre de sainl Panl C). »


Mirabeau, a cette époque, éprouva un vif cha-
grin, par ]a mort d'un ami qui lui était fort cher,
le hon anBe du donjon de Vincennes, Boucher. Un
biographe, dont les caprices inexplicables accu-
sent a tout moment Mirabeau , sans justice, apn'~s
l'avoir ailleurs excusé sans raison, ct quelqllefois
loué sans discernement, Pellchet (2) se récrie
beaucoup sur la prétendue ingratitude que le pri-
sonnier libéré montra a l'homme qui l'avait con-
solé et servi dans sa captivité.


Voiciles termes memes dontilsesert: e( Onn'ap-
« prendra passanshumcur que, des son début dans
'( le monde, il ait parlé de M. Boucher presque opee
« mépris ~ lui qui essuya ses larmes, qui procura
« des consolations a Sophie, qui compromit sa
«( responsabilité pour les servir; en fin que Mira-
( beau el Sophie surnommerent le han onge, ~t
« cause du bien qu'illeur faisait. »


Voyons coml~lent Peuchet motive cet odieux
reproche, adressé a Mirabeau, en parlant de l'ami
donl nous l'avons déja vn louer le caractere, re-
connaitre les services, embrasser les intérets.


Aussi pauvre apres sa délivrance qu'avant, parce


(1) LeUre inédite du me me au meme, 28 janviel' 1782.
(': Tome 2, page 7.




DE MIRABEAU. 181


que son pere ue luí payait. qu'une peusion déri-
soire, Miraheau avait un besoin pressaut de tirer
partí de ses manuscrits e). N'ayaut pu faire vendre
pal' Boucher ceux dont ce dernier s'étaít chargé(2),
Mirabeau s'adressait a Vitry et lui écrivait, si 1'0n en
croit Peuchet: (J. Boucher joue au fin avec vous,
« rnaÍs sa place l'a accouturné a finasser : vous, par
(( caractere et par bon esprit, vous sui vez la ligue
«( droite, c'est en affaires cornme en géométrie la
« plus courte, et vous en dél'outeriez bien d'au-
( tres (leure de Mirabeaua Vitry du 28 juin 1781 ).)


Voila le passage trauscrÍt par Peuchet a l'appui
de son accusation; mais, pour la motiver, dans
son acharuement que nous qualifierons encore


(1) Il avait, long-temps d'avance, prévu ce malaise oi!
son pere lt' tint toujours j il en pal'lait ainsi deux ans aupa-
l'avant: « Je vous supplie, mon cher Ang€, de ne pas né
« gliger mes vues aupres de votre libraíre, sous le prétexte
« que nous sommes a la fin : ouí , de ma prison; non, de ma
« miserej je m'aUends que mon pere sera de la plus extreme
" parcimonie; 01', Sophie a des besoins et des dettes. Oü
« trouverons-nous de quoiy pourvoj¡' si je ne travaille pas? »
(Lettre inédite de Mirabeau a Boucher, dll 28 septembre
1780.) NOllS nous bornons a cette citation, nous réservant
d'expliquer ailleurs les démarches que Mirabeau multiplia
pour éviter le dénúmcnt qu'il prévoyait.


C') Remarquons que ce ne pouvait etre que Tibulle et Boe-
cace,ouvrages sans danger; et non les manuscrits qüi avaient
le plus de valeur, c'est-a-dire, les Lettres de cachet, et I'És-
pion dél'alisé, livres qui ne pouvaient etre imprimés que
furtivemel1t, vendus que sous le manteauj et an placement
rlesquels Boucher, par conséquel1t, ne pouvait pas coopér<w.




182 MÉMOIRES
une fois inexplicable, iI mutile lc texte qu'il -cite;
iI supprim; un membre de phrase composé de ces
six mots : Boucher est hon et honnéte homme, que
nous avons sous les yeux dans l'original, el qu'on
peut lire duns l'édiLion de Vitry (1). Et pourquoi
Peuchet se per'met-il eette altération frauduleuse?
Pour se donner l'étrange satisfaction de direque
Miraheau parle de son bienfaiteur dans un langage


¡raid et méprúa(lt (2).
n ne nons en faut pas plus pour faire apprécier


l'impartialité que, ce He fois encore, Peuchet a mise
dans rinter'prétation d'une phrase écrite a un tiers,
au sujet d'une insignifiante difficulLé de forme faite
par Boueher, dont la prudence un peu métieuleuse
impatientait par fois la fougueuse vivacité de Mi-
rabeau; mais quelle inducLion pouvait-on raison-
nablement tirer de eette eireollstance frivole, COll-
tre les vrais sentimen5 de ce derniel'? Qu'on enju-


(1) Page 4, lignes premióre et deuxieme.
e) Si, tont en blillnant la manvaisc roi de Peuchet, OH tI'OU-


vait cependant qn'il y a quelquc vestige de froideur daus la
leUre écrite pal' Mirabeau, nons ferious remarquer que
l'horIl me a qui elle était adressée, et de qui l\lirabeau ayait
granel beso;n aloi';;, avait eu quelqlle démeJé ave e Boncher;
en voici la preuve : « An roud, Ronchel', vous le savez, est
« trop bon et tl'Op honnéte pOul' avoir en l'intcntlon de vous
« blesscl'. n a la tele montée et embrollillée P31' des cnql1ets
« de femme, et voili\ tonto " ( rettre inédile dI' llhl'aúl'(lu (,
Yitrr, H juillet H81. )




DE 1llIRABEA U. /83


ge par les passages que nous avons déja rappoI'tés,
et par cette louchante assurance qu'il adressait a
Boucher: « Vous avez dit, l'autre jour, a Fontelliau,
« un mot qui m'étonne: quoi! vous pouvez me
« cl'Oire faché contre vous, dont je n'ai re<;u que
« des ser vices et des bienfaits! lUon ami! vous m~
« tllel'iez que je chercherais encore a vous embras-
« ser en mourant; et que mes derniers mots se-
« raientceuxde tendresse etde recollnaissance(')! »
Qu'on en juge par cet adieu écrit la sUI'veilIe de
l'élargissement de l\lirabeau : « Je bénis ma deslí-
« née, toute crllelle qu'elle a été si long-temps, de
« m'avoil' donné un ami tel que vous ,que je ne
« tl'ouve pás trop chel'ement acheté par mon
({ naufrage (2), » Qu'on en jllge enfin par cette ex-
plosion de douleur: « Je suis atterré en appl'enanL
« la nouvelle de la mort du malheureux Boucher ;
« tu saís san s doute ce. événement funeste; ah!
« chere amíe, quelle destinée pour un homme si
« ve .. 1 ueux, si habile, si noble dan s une condition
« si au-dessous de lui! Informe-toí du 501'1 de la
« famille, Conjure mon pere de s'en occupel'; si j'é-
« tai!> en liberté, je coulTais meler mes ,lannes á
« celles de la ven ve; si j'avais quelque chúsc a
« moi, je voudrais tout mettre á ses pieds C)! ))


(') LeUrc inédite de Jl¡IiI'ahcan :1 TIollcher, tln 8 üoút I í iH.
(") LeltJ'c ilH;dite dll mt~llll' all mélllc,1 O décemb:'c 1/80.
rO) LcUt'e inédiie de l1fi,'alwa;1 il llIadame <In Saillani , dI!




184 MÉMülRES
Apresnous etre arreté un moment surcetteques~


tion épisodique, mais qui nous a pal'u intéressantcr
nous continuons a exlraire les lettres du mar-
quis de Mirabeau : « Je puis te répondre de la fres-
« bonne et plus que bonne volonté de ton neveu ;
(; mais c'est un pupilIe qui n'aura jamais de
« tete, eL un pantin qui toujours marchera
« tantot en glissant, tantót par soubresauts; el un
cc pillard qui n'aura jamais de bonne foi; ces
« trois choses-Ia par nature. Son érudition n'est
« que journaux pin és, affirmation. n croit savoir
« les langues, et n' est que grammatieien dan.., la
« sienne. Enfin, il ne sait rien 1 et ne peut rien
« eomme manche, et il peut tout eomme outil;
« car, quand iI t'aura volé une idée, il a tant de
c( eonfianee et d'audace, qu'illa fera toutde suite
« ronfler en beBes phrases, fUt~ce la plus petite
« idée, c' est machinal; et puis réussir eL exé-
« euter 1 Il n'a pas meme notre mémoire; je lui ai
« dittout cela; avec cela il t' enchantera dans des
« momens par la vérité el l'énergie de ses raison-
n nemens (1) ; avee cela encore, cal' tout est con-
« traste en lui, quoiqu'il ne soit souvent qu'une
(c feuille de peuplier,je ne connais pas un homme
3 mat'S ,1 í1l2. l\Iirahean s'était, depuís le 12 février, constitué
prisonnier a la gcóle de Pontarlier, ponr appelli!l' de la seu-
tence pal' contnmace; il n'en sortit que le 14 aoút suivant.


(') LeUl'c inédite du mal'quis an bailli de Mirabcau, du
fi mal'S 47112.




DE MlR.ABEAU. l85


« plus maitre que lui dans eertaines oceasions,
(( ar·range cela. Je lui ai dit vingt fois qu'il n'était
(( qu'une ombre eoloriée; je· licns cela de beaueoup
( d'autres hommes, mais d'aueun autant que de
(( <;elui-Ia. Point méehant, jamais méchant, bon dia-
« ble ; maís quel tete 1 si tete ya; e' est la plus faíble
( qui soit en Europe (-1); Ainsi, frere, si eette eréa-
« turedísloquée peutjamais etre eousue, ce ne peut
«( etre que par toí, et puisqu'il esta retailler, je
« ne saurais jamais lui donner un meilleur patron
« que toi: il n'est d'ailleul's ni oncle, ni pere, ni
« grade, iI te respeetera plus que tout autre.11
« faut que tu luí sois bon et ferme, et tu seras
c( son sauveur, et tu en feras ton ehef-d'ceuvre,
« d'autant qu'il aíme le bien beaucoup a présent,
«( et qu'il te pillera en principes et sagesse, cal' íI
« a infiniment d'esprit et l'esprit frélon, Dieu sait!
«( Il t'amusera meme; mais coupe-Iui court sllr les


«( rapports, en lui disant que notices, certitudes
« et verités n'ont jamais fait trinité, et que tu
«( n'aimes que vérité C).


Nous venons de voir un pere, si long - temps
i n'i té , parlerde son fils avecquelqu'affection ; louer
pour la premiere fois des parties de son caraetere,
en annoncerla régénél'ation prochaine, fonder cel


(l) LelLre inédite du marquis au hailli de Mirabcau, 3 fé-
Hier lí!52.


('o) LeUrc inéditc dLI memc au meme, 17 déccmbre 1 ¡SI.




186 MÉMOIRES
espoir, non - seulemen t su!' les SOillS patcrnels,
mais encore sus les inspirations et les conseils
d'un oncle dont il üdlait émouvoir l'esprit de
famille, et meme intéresser l'amour-propre; le
marquis, plus habile que sincere, avait, en maneeu:'
vrant ainsi, un dessein que nons allons déveIopper.


La rentrée de Mirabeau dans sa famille , apJ'(~s
dix ans d'absence, ou pIutot d' exil, le mettait,
non pas en possession de la position sociaIe qu'il
avait depuis si long-temps per·due, mais a portée
de la reeOllvrer.


Toutefois, iI n'y pouvait parvenir qu'apl'es avoir
terminé heureusement, s'il était possibIe, deux
affaires également délieates et diffieiles? e' est-a-
di re apri$ avoir obtenu, d'un coté, J'aboIition de
la sentenee rendue par con tu mace a Pontarlier, et
d'un autre coté, sa réunion avee la eomtesse de
MiraLeau, qui s' était tenue éIoignée de lui, depuis
1775; qui, en 1779, s'était fait séparer de biens,
et qui, retirée en Provenee aupres du marquis de
Marignane,avaitdéclaré qu'a la premiereapparition
de son mari, elle plaiderait en séparation deeorps.


Telles étaient les deux eonditions a remplir pou,.
eompIéter la régénération publique de Mirabeau;
iI n'y avait point possibiIité d'y vaquel' en meme
temps, il fallait, de toute néeessité, que l'une des
denxftil accomplíe aV3nl l'nutre; mais par Oll COl1l-
mencel'? fallait-il passcl' par la Fl'anclJ(~-Comtf:




DE MlR.ABEAlJ. 187


pour aller en Provence? 011 par Aix, pour aller cn-
suite a Pontarlier?


Le but principal de la famille était, eomme nous
J'avons vu, de perpétuer le 110m; et des-lors, le.
marquis aurait voulu que la rejonction du mari et
de la femme précédat l'appel a interjeter par le
mari. « Voyant et prévoyant plus encore les lon-
« gueurs de son aflá.ire criminelle, fai souvent dé-
« sir de portel' Honoré vers la réunion, comme un
(e objet qu'il peut atteindre, et qui le mcnerait a
« l'autre, et eommencerait au moins son exis-
« tenee; mais, pas pour un diable, iI ne prend pas
« le change; eL, comme iI s'échauffe pour la folle
« qu'il ne veut pas laissel' en contumace, et
« comme il ]'aisOlm~ fort bien quand il veut, iI
« faut en démordre C).


Mais, d'ailleurs, on savaÍl que les plus grallds
obstacles se rencontreraient en Provence, dans I'a-
version invétérée du beau-pere, dans la froideur
de la comtesse, entierement dominée par lui de
loutes manieres; dans l'espece de terreur que la
dépendance ella pau vreLé de la vie conjugale a me-
ner dans un chateau Ísolé, en líen sau vage, ins-
pireraient h ceLte jeune femme, saturée des délices
d'une maison 0p111ente, d'une vie de plaisirs, reine


(1) Lettl'e inédite <In mal'C[l1is aH bailli de 1\1irabeau, W oe-
lobre 1ílll.




1188 MÉMOIRES
ou pIutot idole des plus brillantes sociétés ou son
demi-veuvage s'écouIait au milieu des fetes, des
bals, des concerts, des spectacles lyriques de so-
ciété, dont ses talens supérieurs avaient donné 1'i-
dée, et formaient le principal ornement.


La famille de Mirabeau calculait que ces obsta-
eles, déja si redoutables, seraient invincibles si
le mari se présentait pour réelamer sa femme,
avant d'avoir fait tomber la sentence de Pontarlier;
il était, en effet, aisé de prévoir qu'on lui oppo-
serait avec succes ses égaremeus passés, ses liai-
sons publiques, et sa fuite en pays étranger avec
madame de Monnier; la condamnalion capitaIe en·-
coume, en un mot, la perte de son existence civile.


Ces raisons étaient décisives, et, cependant, la
famille hésita long-temps sur le parti a prendre.


La question se traitait principalement entre le
marquis et le bailli de Miraheau, d'abord, parce
que le pl'emier n'avait rien de caché po~r son
frere; ensuite parce que, quelle que fut l' époque
choisie pour len ter la l'ejonction des deux époux, le
bailli devait nécessairement y concomir, puisqu'il
demeurait en Pro vence, ou il avail conservé des rap-
ports fréquens et intimes avec la famille de Mari-
gnane; puisque ce ne pouvait etr~ que pres de lui,
chez lui, avec son entrelllise, que Nlirabeau prépare-
rait et suivrait son prC/jet de réunion.


e' était done pou\' disposel' favorablementle baiI-




DE MIRABEAU. 189


li, que son fl'cre lui écrivait, comme nous venons
de le voir; mais, f(uelql1e attaché que le bailli fút
a son ainé, a leur maison, aux vues de postéroma-
nie qu'il ne repoussait que par lassitude, par crainte
des difficultés prévues, il était, cependant, a tel
point prévenu contre le caractere de son neveu,
par les relations re9ues du marquis, depuis quinze
ans, qu'il refusait constamment d'accepter le role
de tutelle et de médiation que devait lui imposer la
venue de Mirabeau. Les itératÍves instances fra-
ternelles ne pouvaient le ramcner a cet égard.


Antérieurement, il avait écrit cette phrase, dont
toute sa vie fut l'admirable commentaire: ce Je ne
« suis rien par moi-meme; tu es le chef de la fa-
« mille, tu as une postérité, tu es existant, je ne
« tiens qu'a toi, et par toi et les tiens; en un
e( mot, je ne suis pour moi-meme que la chemise,
« et tu es la peau (1). »


Maintenant, iI allaitjusqu'h menacer d'abandon-
ner les intérets de famille qu'il avait depuis si long-
temps embrassés avec tant de zele, et de fu ir de-
vant une tache qu'il redoutait. « 'fu veux faire au-
« jourd'hui des romans de bon ordre domestique,
\( comme jadis tu faisais des romans tl'ordre social.


«( Moi, je ne sais pas faire de romans. Honoré est la


(') Lcttre inédite dn bailli an mal'(luis de Mirabeau, 2í juil-
let 17i6.




191) MÉMOIRES
« pire de toutes ces tetes faussées par le moule oú
« tu les as jetées. S'il a besoin d'nn eave~on, á tr'ente-
« denx ans, iI ne sera jamais mur par la tete, et
« nous serons aehevés tous les deux par ta persé-
«( véranee dans tes propres idées, qni a attiré tous
« les malheurs que tu as essuyés, et qui sont sans
« nombre, paree que la Providenee a sontné sur
«( tous tes plans et projets, ear tout est ehateau de
« cartes devant elle (1). Si Honoré n'est pas pl'ésen-
« table, ~l son úge, s'ii ne pent etre assez maltre de
« lui pour ne plus se perdre, e' est une folie que
« d' en vouloir faire queIqlle ehose, et surtout un
« pere de famille; iI faudrait alor~, en effet, l'en-
« voyel', eomme dit sa bonne femme, auz Insur-
« gens, se faire casser la tete, ou se faire un carac-
« tere (2). Mais, diras-tu, point d'enfans! C'est un


(1) LeUre inédite du bailli au marquis de l\1irabeau, du
8 marsl782.


(2) LcUre inédite dll meme au meme, dn -11 mars 17S2.
Telle avait été, en effct, la prenlÍere réponse de la comtesse
de Mirabeau, quand le bailli lní parla de recevoir son
mari, apres sa sortie dn donjon de Vincennes: " Elle me
" répondit qu'elle avalt toujours désiré son bOllheur, mais
« qu'elle n'y po~vait plus rien, et qu'il faHait qu'il fit qnel-
" que chose ponr réparcr le passé, comme d'allcr aux lnsur-
« gens, et faire parler de lui; j"ai bien reconnu que le perro-
" quet était sitllé, mais je t'avone que jc sentís un mouvement
« d'indignation que j'cus la force de cacher. " (Lettre il/tdile
tIu bailti au marquú de Mirabeau, du 31 janvier 1781. ) Nous
n'avons pas besoin d'expliquer 'lu'aller aux lnsurF,'"ens, 'c'était




DE MIRABEAU. 19f


« fOl't petit malheul'. Notre raee a eu son temps, elle
( f¡nit, et qU'ÍlnpmLe?Celles d' Alexandre, de César,
« de Charlemagne, ettantd'antres,ontuispam, et
( le inonde n' en va pas nlOins. Il fant, dans ce mon_·
« de, on tOllt perdre ou tont quitter, e' est l'alter-
« native qu'il faut avoK' tonjours présente an ehe-
« vet du lit. Et qu'est-ee que perdre un nom? et
« ·qu'est-ce qn'un nom, a présent? Cependantjevois
« bien que la fureur de la postéromanie te tient a
« présent, qnoique tu doives songer que Cyrus et
« Marc-Aurele auraienL été fort heureux de ll'avoir
« ni Cambyse, ni Com mode (1). JI ais, tu dims eneore,
« pourquoi done avoir tant lravaillé eomme, el apri:s
« nos peres? et je te répondrai par tes propres pa-
('. roles; cal' tonjours entrainé par l'impression uu
« moment, par ton ereur et par ta tete, tu es fort
« sUJet a te eontredil'e.


« 01', voiei ee que tu m' écrivais, il Y a Lrois ans,
« qlland tu voulais retenir ton fils dans le donjon,
« ou jI avait si bien gagné sa place:
. (( Qu'importe que nos enJans, avant de eonsom-
« me!' leu!' ruine et la nótre, nous aient donné d'a-
« vanee !oliles les marques d'évaporation·déprét!a-
« trice qui est tallure propre du siecle? et qu'.J au-


aller défendre la république naissante des États-Unis conÍl'c
son ancienne métropole , l'Angleterre.


(1) Leftre (}n bailli aH marqnis de Mirabcau, du 10 ¡¡\Ti!
1782.




MÉMOII\ES


{( rions-nousfail? et qu'y férions·nolts ? el pourquoi?
{{ Qu'importe allfond, quijouira apres nous de
« ces chost>S? Est-ce a un chrétien, e' est-a-dire a un
{( homme perjeelt'onné, appuyé, dirigé, soutenu
{( dans la véritable el tranquille voie de l' homme,
« a eoudr aprcs cette bluetle volante el rapide de
({ la vie? a s'attachera la durée de nos OJllvres sur
« la terre? ti etre en peine de ce qu 'elles deviendront
« apres nOllS? Si e' est par gOÚI da sO/Joir que nous
« avons travaillé, nous avon.~ semé iei, nous re-
{( cuei/terons ailleurs, si c' est par attrait, 1l0ltS en
({ eúmes la récompense. 'JI nefalll pas agir par fan.
« taisie el vaine gloire; ces fréles motif.f n' ont pas
re de tenue, quiconque achcf.'e, doit s'attendre que
(( son jils démolira, ouexagérera, ou abandonnera,
« car ainsi fut l' homme de par la natllre; il peut
« cOllstruire, la sagesse et la vertu seules peuvent
({ el savenl conserver, el que nous ayons des e/ifans
(e ou que nous n' en ayrJlls pas, comme 1l0US avons
{{ jOlli de ce que d' autres avaienl planté et báti,
({ d' autres/auiront a leur tour de ee que !lOUS plan~
({ tons et bátissons; quels qu'ils saíent, notre táche
({ es(faite, el plaeés dans ce monde, comme le ver ({ a sale, pour nolts agiterjusqu'a ceque nous ayons
«jClÍl notre cocon, et pour en sortir tót apres, ne
(( 'vo.rons pas dans ce monde plus loin que lui;
« l' autre sliffit a nous oeeuper, et e' es! par la seu-
« lemenl quYl faut voir/' O/Jenir. Ainsi done, je me




DE MIRABEAl.:.


({ conforme ata propre philosphie, quoiqu'il t'ait
« plu d'en changer. Je me confirme de plus en plus
( que la postérité mienne, qui ne peut etre que
« la tienne, m'importecomme un navet (f) . .Te vois,
« par la marche de toutes choses, que la bonne no-
« hle.sse n'a qu'a descendre, ce qui est pire que de
« cesser; qu'elle n'a plus que des humiliations a
« essuyer,et qu' elle seperd chaquejollrdans le gouf-
« fre des déprédations (2). La canaillB prend par-
« tout. Vois, pour te guérir de ton nom, l'ignoble
« équilibre ql1i, en attendant la culbute générale et
« prochaine, et l'éruption du volean qui nons
« soulagera de trente couches d'alIuvions pétri-
«fiantes, est établi et doit etre maintellu en Eu-
« rope pal' les écritoires, qui ont a leurs ordres la
« poudre a canon, l'impriníerie, l'irréligion, par-
« tant la sédition (5). Non, les nations ne revien-


(1) Lettre inédite du hailli au marquis de Mirabeau, du
2 avril 178~. .


(') LcUre du meme au meme, du t7 mars 1782.
(') Le bailli avait bien des fois, antérieurement, fait de


semblables observaLions et pronostics j ne pouvant pas mul-
tiplier a l'inflni les citations, prises ~a et la, qui forment
le tissu de notre narration, nous n'en offrirons ici qu'un
exemple, remarquable par la justesse des aper~us et
I'énergie de l'expressioIl : « Je connais Paris j sois súr que
« cette vile populace qui y cl'oupit, ou qui vient y croupir,
(( pour y chel'cher fortune, comme si fOl'tllDe était un chien
(( perdu, est aussi corrompue que Borne, lorsqu'elle cher-
" cha a détruire jusqu'au nom des patriciensj compte que cet


1II. 13




494 MÉMOIRES


« dl'ont plus a des mreurs forles. Je te demande si,
(e des-Iors, la noblesse a un beau róle a jouer a l'a~
« venir? et s'il est gTacieux d'avoir des enfans,
« pour les voil' hafouer, s'ils sont bons sujets, et
« réduits a ne rien étre, sinon valets a la cour C)?
« a la cour,ou chacun emprunte son autorité et
« la paie en dép;mdance, le subalterne du chef, le
« chef du prince, le prince de l'étiquette (2) .....
« ••.... Je vois que la noblesse se divise et se
(e perd; elle s'étend sur tous les enfans de sang-


« infame peuple de parvenus qui dorme le ton, soit dans la
" robe, soit dan s la finance, cst vI'aiment un peuple répn-
" blicain par l'insolence, enmcme temps qu'indigne de
« l'etre a cause de ses vices sans vertus. Quand un peuple en
" délire veut attaquer une monarchie, il cornmence toujours
" par la religion. Alors plus de prestigesj bientót la différence
" que Dieu lui-mcme a mise entre les hommes par les dis-
" tinctions, dont nous voyons la premiere trace dans la lé-.
" gislation des Juifs, paran une injustice a ce peuple. Il
« sape la noblesse j et le ehef de la hiérarehie, dénué des
" appuis naturels de son trone, le sent ébranlé, et vacille
" dans sa place sacrée. erois-tu qu'il y ait du remede? Je ne
" le erois pas, et voici pourquoi : e'est que la distinction en-
" tre la noblesse et la plébée n'est que mOl'ale et de eon-
" vention; on détrnit eette distinction, et la noblesse est
" rédnite a de vaines prétentions quila rendent pire qu'inu-
" tile. » ( Lettre illédite du bailli au marquis de Mirabeau, dll
30 juin nf:i~J. )


(1) Lettl'es inédites du mcme au mcme, des 13 et 22 juin
17G1.
(~) LcltI·c inédite <In meme an meme, <lu 18 avril 4763.




DE MIR.ABEAU. 195


c{ sues, sur la truandaille de finan ce introduite par
« la Pompadour, sortie elle-meme jadis de ces im-
« mondiees; une partie va s'avilir en servitude de
« cour (1); l'alltre se mélange idaeanaille plumiere,
(oC qui changeen en ere le sangdes sujets du roi (2);
« I'autre périt étouffée par de viles robes, ignobles
« atomes de la poussiere de eabinet, qu'une charge
« tire de la crasse C». Et, qui pis est, la noblesse est
« obligée de fléehir le genou devant tous les cham-
« pignons montés en une nuit, devant des poti-
({ rons qui, grace a la mollesse du gouvernement,
« se dressent sur le rumier natal, et forment une
« arislocratie bourgeoise qui se fait un plaisir lache
« de montrer son autorité a ses anciens mai-
,( tres (4). C'est bien la peine de continuer une race
« pour cela, ou ponr se trouver dans une révolu-
« tion que la dissolution entiere de tous les ressorts
(e entraineranécessairement(1')! Jet'avoue done que
ee moi, qui ne suis pas cause que tes fagots n'ont
« été que de la pailIe, sur laquelle le vent a souffié;
« moi qui n'entends rien a son bisogna compatir;


(1) Lettre inédite du hailli au marquis de Miraheau, du
26 mai 4i81.


(2) LeUre inédite du meme au meme, du 11 juin 1774.
(3) I,eUre inédite , déja citée, du bailli au marquis de Mi-


rabeau , du H mars 1762.
(') Lettl'c intWite du meme au meme, du 15 avril1782.
(:;) Lettre inédite dn méme an meme, du 8 mal's1782.




¡Ji) MÉl\lOIRES
({ moi qui ll'ai pas de joilltures, cal' je suis de ma
« raee, je ne suis pas d'avis de me tuer, ni meme
« de me eompromettre, pour l'avantage d'avoir
« des petits neveux tout neufs. Assure-Ie done
« bien que, de ce pays-ci a Malte, il n'y a qu'une
« route que je connais bien. Que s'il ment ou me
« tracasse,je le planterai la (i), et que j'auraibientót
« mis quelques milliards de tonnes d'eau salée en-
«( tre lui et moi (2).


« •••••• Maintenant, malgré ton exposé el tes
« lettres,je t'avouequejerenoneeameehargerdelui.
« Je eorinais la maniere de ees messieurs, qui com-
« meneent par faire ce que leurs!belles idées Ieur
,( suggerent, et ensuite en demandent la permis-
« sion. Je serais tres-suremenl compromiso Saint
~{ Fran~ois de Sales prétend que ce ne sont pas les
« éléphans, quoique les plus grosses betes terres-
« tres, qui nous ineommodent, mais bien les mou-
( ches, quoique tres-petites. Le connaissaÍlt sure-
« ment mieux que moi, et ayant sur lui une auto-
« rilé qui n'est nulIement transmissible, et qu'un
« onele ne saurait avoir, pourquoi me l'envoyer?
« Queveux-tu que j'enfasse?Quand on veut mener
( les :'mes par un autre chemin que leur abreuvoir
« ordinaire, il faut que Martin-balon menace, et


(1) Lettre inédite du bailli au marquis de Mirabcau, dll
1 er avril 1782.


(2) LeUre inédite du meme an mcme , '27 rriai 1782.




DE MIR.ABEAU. '197


(( que dom-poignet montre lechemíll, El que suis-
(r je aton fils C)? Qui m'assure qu'il aégoutté toute
(( sa líe? Ilfait de son grossier mieux pour teplaire,
(( il es! séduisant, c' est une raison de plus pour ne
(( pas m'exposer a etre sa dupe. D'ailleurs, je con-
r( nais ses mamrs et ses inlonations; il ne lui en
(( cOlite rien pour mentir el promettre, el je crois ( a ses pI'omesses comme aux miracles du Día-
(( ble (2). Enfin la jeunesse a loujours raison contre
(( les víeux, Toute compascuité entre luí el moi ne
«( pent me convenir; je serais encore blamé si je le·
(l mettais dehors, Tu as beau dire que le chatean est
(( a toi; e' est paree qu'il est a toi, qu'il est a lui (el
«( aussi bien l' a-t-il déja estocadé et saeeagé en eon-
«( séquenee) bien plus qu'a moí, a qui iI saurait
«( jamais etre. D'ailleurs, que vellX-tu qu'il de-
« vienne si je le meUais hors du chateau, seul do-
({ micile 00. il puisse vivre? Je ne vois nulle appa-
« rence de rejonction avec sa femme qu'il ne
«( peut regagner qu'a travers une tl'iple haie de col-
{( latéraux, el eette rejonction eút-elle líeu, jamais
(( son beau-pere ne voudra de lui (cal' ce serait cou-
« dre de la mousseline avee du cuir), et sa femme
c( serait obligée de venir vivI'e a Mirabeau (5). , , ...


(1) Lettl'e inédite du bailli an marquis de Mirabeau, du
:'lO mal's 1782.


(!) LeUI'e inédite du meme au meme, .dn 1 er juinl782.
\') Lettre in<,,\ite ,\" TI\hne au ,n""", • \\\ m.a\ 1.7f!.'!.




198 MÉMOIRES
« De tout cela je eonclus qu'il est fort inutile, au
« moins, de me l'ehvoyer, car ce n'est ni le eom-
« mepeement, ni la fin, ni le milieu d'un hómme,
« et je ne sais pas plus que toi tirer des César de
« l' école des Laridon e).


« Tu te résignes a ce que tu erois etre de ton
« devoir de pere, cela est fort bien; c'est en
« effet a toi de voir s'iI porte grain, ou s'iI
« n'est que paille. Mais moi, je ne suis qu'un
« oncle, Dieu merci, ce qui ne me donne ni droit
« ni devoír de tuteler; et je ne trouve pas juste'
« d'avoir l'endosse de cet esprit turbulent, orgueíl-
« Ieux 1 avantageux, insubordonné, et qui sait
« trop bien gagner pied a pied, tous les jours,
(e quelque petit point, 'et se rendre despote; je
« sais, d'ailleurs, qu'il est séduisant, qu'il est le
« soJeillevant, et je sais combien je serai tI:Ompé,
f( flibusté (2). Cui bono done, sa présence ici? Et
« etoít-on qu'apres cinquante-trois ans de travail
« et de tribulations, j'ai envíe d'endosser ]a pire
« de toutes, paree qu'il te plait de dire que si j'aí
« le calme du creur, guerdon des gens de bien, ce-
C( lui de ['e.prit m'est prohibé par l'entablement de
« mes organes physit¡ues? Je te dis, moí, que j'ai


(1) Letre inédite dn bailli an marquis de Miraheau. 5 jUiD
"í82.


(2) LeUra inédite dn me me aa meme , 28 jnin 178~.




DE MIRABEAU. 'I!)9


«( gagné l'un comme l'autre, et que j'en veux
«( jouir. Tu as répondu, di s-tu ,a ce que je t'ai mar-
« qué sur le chatea u de Mirabeau. Mais cette ré-
« ponse ne signifie rien du tout; dois-je supporter
« un esprit dévorant par natllre, et que je n'ai pas
«( fait? n est assez singlllier que tu me di ses que
« cela n' es! pas mIme dans l' ordre des jolies de cette
(e téte.Peut-on ranger les folies dans une catégo-
« rie circonscrite? Quel est done le genre de folie
« turbulente dans Iequel iI n'a pas donné? Par Olt
(e ai-je mérité de ma famiUe qu'elle me traite si du-
« rement? Lui suis-jea eharge (I)?» .


Ces observalions du bailli étaient l'estées sans
effet sur l'esprit de sOll frere, tonjours persévérant
dans ses propresJdées, comme nous l'avons vu.
Aigri par la contradiction, le bailli se persuade
qu'en outre et au-dessus des motifs avoués, le már-
quis, cédant a des obsessions privées, a le désir de
se débarrasser de son fils ; imbu de eette idée, le


, bailli laisse, pour la premiere fois, éclater son res-
sentiment eontre une femme que nous avons déjit
citée, mais en évitant, antant que possible, de
nOU8 oeeuper d'eJle; des long-temps il avait eon-
sidéré madame. de Pailly eomme l'anteur de la
plupart des malheurs domestiques dont iI avait


(1) Lettre inédite dll bailli au mal'qnís de Mirabcau', 5 juil-
JeL 1íS!?




200 lVIÉJ.\ilOlRES
été l'impuissant et triste témoin, comme l'instiga-
trice, habile autant que haint;use et perfide, des ri-
gueurs du chef de la famille 01I eette femme artifi-
eieuse avait usurpé un empire absolu.Elle était
allée €n Suisse, sa patrie, au moment oi! Mirabeau
était rentré dans la maison paternelle. La défiance
du bailli , toujours attaehée sur la fatale maitresse,
expliquait par son absence un ehangement de
ton, inoul jusqu'alors; par son prochain retour,
les instanees, tous les jours plus pressantes,
qu'apportait ehaque eourrier pOUl" que Mimbeau
fUt re<;:u par son onele; celui-ei en était d'autant
plus irrité de se voir' imposer un role pénible,
dont il essayait en vain de se défendrc; de plus il
était inquiet de la responsabilité d'un événement
dont il augurait mal; il était enfin sorti d'une
réserve dont s' étonnaient les amis qui eonnaíssaient
sa male franehise, sa rigide véraeité, dont nons _
nous étonnions nous-meme, en étudiant l'im-
mense eoUeetion de ses· lcttres. Pour la premiere
foís, depuis quarante-un ans, iI s'explique sur le
['ole malfaisant, sur l'influenee funeste de ma-
dame du Pailly; et ses eonjeetures sont justifiées
par les réponses timides et nH~me évasives de
l'homme altier, qui, sauf le seul baillí, ne permit
jamais a Cfui que ce fUt des siens, de lui. ad['ésser
une question embarrassante.


, « Trop de gens se melellt de tes affaires: tu me




DE MIRAnEAU. 201


t( comprendras si tu veux; que Loul ce ql1i te pa-
« rah obscur soit éc!ail'ci pal' toi-meme, et point
(( d'yeux ,étrangel's, surtouL des yeux féminins;
« plus ces yel1x.-la ont d'espl'iL et sont aimables,
« plus il faut s' en méfier, comrne de ceux d'une
'( heBe Cil'cé, derriere laquelle l'espl'it de domi-
«nation eL de jal'ousie s'établit et s'insinue, de ma-
ce niere que les plus grands hommes en sont les


, « dupes (1), Tu me dis, pOUl' t'obstiner a m'en-
« voyer ton fils et a me le laisser, le supposanL re-
« joint a la Cigale ayant chanté tout félé (2), que
« pres de toi sainte Jalouserie, comme disait nolre
« mere, se logerait entre les deux belles-sreuI's, si
« eeHe d'Aix étail chez toi; tu cites pour cela le
It passé (3), Tu te méprends 11 ce qui fut dit alors,
« et tu adaptes les paroles a I'ohjet qu'elles n'a-
I( vaient pas, el point a celui qu'il était tout sim-
« pIe qu'elles eussent; cal' quelqu'un ne voulait
« pas qu'il y eut de coiffes dans la maison, mon
« chapeau meme y déplaisait (4). Lesfernmes ne sa-


(1) Lettre inédite dn bailli au marqnis de Mirabeau, du
2M oetobre 1781.


(") A.llnsion a la eomtesse de Mirabean, habile eantatrie~,
qui passait son temps dans les concerts et les spectacles Iy-
riqnes de société.


('l Mesdamcs de Mirabean et dn Saillant avaient ensem-
ble séjolll'llé plusienrs mois au Bignon, en 1774.
(~) Lettre inédite du bailli an marquis de Mirabeau, du


1(; déccmbre 1782.




MÉMOIRES
« velltq u~in triguer, surtoudesfemmes d'esprit, sOl'le
(( d'animalle plus dangereux de tous; ceHe en qui
« tu as une trop forte confiance, esl comme les au-
« tres,. veutetre la maitresse: tout ce qui peutfaire
« obstacle a cet empire, ou le partager, lui est dé-
« sagréable, et en est ha'i cordialement. Regle gé-
« nérale et sans exception, toute femme, dans ra
«( position, veut gouverner absolument, et elle
« comme les autres; je ne saurais me rappe]er
({ mille petits traÍls, meme vis-a-vis de moi qui,
( comme tu crois bien, ne m' €n souciais guere;
« mais ce qui a moi, homme tout-a-fait libre el
« indépendant, ne me faisait ríen; choque beau-
«( coup les en fans ; elle n'a jamais aimé 3UClln des
«( tiens; bien est-il vrai que, sauf Saillanette, tout
«( le reste ne paraissait pas tl'es-aimable; mais Ca-
( roline elle-meme, notre douee el paisible Garo-
« line, la remme-Ia plus émolliente qui fut jamai!1,
« Caroline (1), qui n'a desyeux que pour son pel"e,
« son mari et ses enfims, el qui t' est -si fOl"t atta-
(( chée, tu te tromperais fort si tu croyais que l'au-
« tre l'aimat; compte que, sans me meler trop
(( dans les cllOses, je vois a peu pres tout , et je
I( laisse aller, paree que je sais qu'on ne peut pas
(( empecher la riviere de couler (2).


(1) SaillaneUe, Caroline, madame du Saillant.
(2) Lettl'e inédite du bailli au marquis de Mirapeau, 2!l oc-


loh,'c -liRio




DE MIRABEAU. 203


San s ri·cn faire paraitre de la surprise que de-
vaient cause/o des ouverturres si inattendues, le
marquis répond a son frere: « Le bailli Jean An-
« toine n'était pas de bonne humeur l'autre jour.
« ltem, si la grand'croix garantissait de- ees sortes
« de parentheses, on verrait eneore plus d'aspi-
« rans. Quoi qu'il en soit, nos cleux ereurs, faits
« pour s'amalgamer, ríent et s'embrassent en pré-
« senee de nos esprits parfois et par hazard dis-
c( cordans. Je dois done traiter un article sur lequel
« tu m'entames, de toi meme, avec une confiance
« qui m'honore, et des ménagemens dont la déli-
« eatesse m'attendrit.


«( Je puis, dans mes soixante-sept ans passés, au
« bont du compte, dans l'acquit tres-assidu de mes
« devoirs envers les miens et la société, autant que
« je les ai pu eonnaltre, avouer que j'ai une amie
c( qui m'a comblé de bienfaits, et qui s' est dévouée
f( a quatre générations de ma famille. Elle a ser vi
« fila mere jusqu'il son dernier moment; quant a
c( moi, son bien, ses soins, son temps, tout a été
ce it moíi mes maisons, mes meubles, tout fut de
« sa main, et toujours quand et eomment je l'ai
« désiré, et meme eontre ses propl'es lumieres,
« et ses intérets meme. L'achat de mon hótel, par
« exemple, n'etlt jamais été de son choix (1).


(1) C'est \lile flattel'ie indirectement adressée au hailli •




MÉMOIRES
« Dans les orages, qlland tont le monde eút bien
« voulu s'éloigner paree qll'on me eroyait enfoui,
« quand mes débris ne m'allaient pas a mi-
« jambes, alors qll'assez de vilains ont fait la
« eanne, elle a donné le signal de' la eonstanee,
« ~mvé meme, et pa"don~e depuis, des oUlrages
(( per'S011lle]s, eHe qui est si sensible. Si ma filie
« est du Saillant, et non bénédictine, elle le luí
« doit, cal' elle partait le lendemain ponr retoul'-
« nera Montargis (1), si cette habile femme ne
« l'eút entreprise ...................... .


. . . . . . . . . . . . . . .'.


(C 01', maintenant, cher frere, semit-ee un te}
« creul' et une telle tete, que tu sOllp<{onnerais de
«. petites jalousies de détail? et m' estime mis-tu assez
« peu, ou pour mieux di re , me eonnaitrais-tu as-
« sez mal, pour el'oire que ce serait en me hrouíl-


qui avait toujoul's blamé ceHe acquisition faite contl'e son
avis, et qui, a son graod regret, avait fixé le marqllis de
Mirabeau a Paris.


(1) Avant d'etremariée, a 16 ans, madame du Saillantavait
en une maníe enfantine de se faire religieuse, cornrne sa
sceur ainée, MaIlie-Anne-Jeanne, née le 10 jnillet 4745, I'C-
ligieuse aux Dames de Saint Dominique, de Montargis, oil
elle prit le voile le ~ 3 mal's 1763. Voici ce que nons trouvons
a ce sujet dans une leUre du marqnis de Mirabeau au duc de
Nivel'nois, du 14 juillet 1í63. « Jecompteretil'erducouventet
« "vOl" lCl "\l~ .. e .. de <na =" ... e, la .. "conde de TI\e" f~\\e5, (l'an- .
" tant qu'elle fait signal de vocation, et il me I'épugne de fait'c
" un heI'caíl de IIonnes. ))




, DE MIRABEAU.


(1 lassant q;l'on aurait ma confiance? Non, si j'aí
« montré quelque qualité, e'est celle de noyer et
(¡ étouffer les tracasseries : jamais homme n'en fut
« plus entouré et circonscrit, par trois générations
« ineffables en ce genre; mais j'aí passé sur cela
e( comme sur les champignons de mes allées. Je
( dois dire, cependant, que sans elle il y a long-
« temps que je serais isolé, pauvre homme resté
« seul chargé de haranguer la vallée de Josaphat,
« et je me suis trouvé dans telles circonstances
« ou l'ennuí du faix m'eut été bien pardon-
(e nable (1).


Le gant une fois jeté, le bailli ne laisse pas san s
réponse l'insuffisante apologie de son frere :


« Je passe a l'article sur lequel je t'entamai, com-
« me tu dis, el sur lequel, ne te déplaise, tu n'as
« que le faible des gl'ands hommes, faiblé dont tu
« ne guéril'as pas, parce que nos passions dUl'cis-
{( sent avec uos os, au lieu de décliner avec notre
« age, soit dit en passant, cal' on te flatte et tu te
« flattes; el mon devoir de te présenter l'antidote,
( ne cédel'a pas a Ja erainte de te facher par son
c( amertume.


« Tu erois bien que je ne réfuterai~aucune des
(( dIoses que tu me dis mériter de la reconnais-


(') Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
·3 novembre 1781.




206 Ml!.MOIRES


« sanee de ta parto Bene sit, je n'ai rien a dire. Mais
({ tes motifs fussent-ils encore plus forts que tu ne
« les crois, et fut-il vrai, comme tu le crois, que tu
« dus beaucoup de reconnaissance, iI n'en est pas
« moins vrai qu'a mes yeux et a ceux de tous ceux
« qui prennent intéret a la chose, quoique tres-in-
« nocemment, et aveuglée elle-me me sur les ob-
« jets, certainementelle a causé beaucoup de mal
« a toi et a ta familIe; car l'on ne me parlait ja-
« mais d'elle qu'en ricannant, et tout le m~nde.
« sentait que la jalousiede ton adverse (i)était pla-
c( cée. Tu es fort éloigné d'avoir procréé de ton
(c corps des anges; mais tes enfans, eussent-ils été
« cela, jamais des enfans ne se verront gouverner
ce et gourmer dans leur maison par une étrangere,
« fut-elle leur maratre , sans en avoir du dépit; et
« quandcesontdes tetesvives,cedépitsemontre.Ne
(e me dis pas qu' elle a toujours évité de Ieur parler
« mordacement, car:en cela tu te tromperais. J' ai été
ce une fois obIigé de mettre le hola, el de lui dire
ce que des jeunes gens n'aimaient pas a etre gron-
« dés par ceux aqui iIs n'avaient pas l'honneur
« d'appartenir (il).


Nous interrompons un moment ces citations,


(1) La marquise de Mirabeau, qui plaidaR depuis douze
ans contre son mari.


(2) Lctlre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, 15no-
vembrc 17!l1.




DE MIRABEAU. 207


pour en faire une autre qui peint vi 'lement, par la
plume meme de l'ardent panégyriste d.e madame
de PailIy, l' empire qu' elle exen;ait sur la jeune
famille, et qui, comme le dit le bailli avec rai-
son, devait etre fort pénible a supporter. La
« dame noire (1) serait bien la meilleure et la
e( plus utile duegne qu'il y ait au monde. J'ai été
(e forcé delui promeUre, quand j'aí rapproché ma
« filIe (2), que je ne 'lerrais ceHe enfant qu'une fois
(e par an, un jour seulement, j usqu'a ce quelle soit
« mariée, et de ne point du tout écriré; a grand'pei-
e( ne, ai-je eu la paix a ce prix; car elle veut que
e( toute ma race soit de l'ordre des collets montés,
.« el jamais on n' en vit de moins disposée a cela (3).»


Continuons d'écouter le bailli : e( Je n'ai pas écrit
,( le motfrauduleuse ennemie, dont tu te sers; mais
« je oe le désavouerais pas si je l'avais écrit, car elle
«( est certaioementl'ennemiede toutcequi peutavoir
« quelque part a !~ confiance; et s'il avait été possi-
« ble d'anéantir chez toi l'amitié que tu as pour moi,
« sois assuré qu'on l'aurait entrepris ; j'ai été traité


(1) Madame de PailIy, qui avait pris, et n'a jamais quitté
l'habitude de se vetir en noir.


(2) Louise, depuis madame de Cabris, alors agée de douze
ans, d'abord élevée dans un cloitre du Limousin, et depuis
ramenée a Montargis au couvent des Dames de Saint-Domi-
nique.


(:;) LeUre inédite du marquis de Mirabeau a la comtes,sc
de Rochefort, du 7 aoút 1764.




:lOS MÉMOIRES
« en aun paree qu'on n'osait pas me traiter au-
« trement. A Diell ne plaise, cependant, que je
« veuille te priver' d'une chose qui fait ta cOllsola-
{( lion; je veux croire que la personne eIi.question
« n'a pas la méehaneeté que lui supposent tous
( ceux qui l'ont vue vis-a-vis de tes enfans; mais
l( elle est femme, et veut commander, et suit mé-
« caniquement son instinct (1).


Le marquis réplique: " Sauf respect, tu serais
« a aussi juste titre le commandant général des es-
« cadres de rabacheurs, que de ce Hes de Malte;
( mais baste, il faut te répondre, iI faut éventrer
« eette question scabreuse; et je te dirai d'a-
«( bord: sij'étais une quatrieme personne de la
« Trinité, il me serait impossible de faire mieux
« que les lrois autres; et si, (pourtant), elles n'ont
« pas eontenté tout le monde. 01', ee n'est appa-
«( remment pas d'apres les gouls et dégouts de mon
« étrange famille, quetu voudrai~juger de mes in-
« clinations, vois par toi-meme. J'ai certainement
« a te remercier dela marque d'estime et de véri- .
« table et noble amitié que tu me donnes, en me
« parlant eomme tu fais. Je sais que le faible des
{( grands hommes est le viee des petits; el j' ai pu
« m'etre trompé quand fai eru que qui avait le vi-


(1) LeUl'e inéd¡te dll bailli au marqllis de Mirabcan, dll
2S novembre i íSi.




DE MIRABEAC 20)


(f ce , a vait le faible ( Henry IV et le maréchal de
« Saxe ont été dans ce cas ); mais que qui avait le
« faíble pou.vait n'avoir pas le vice ( tel est le cas
« de M. de Turenne et de Bayard); j' ai C"rtl encore
« qu'avec ce faible on vivait double, el par con sé-
(( quent doublement tracassé; et que qui ne l'a-
(( vait pas du tout était plus isolé et plus triste.
(( Or, tu sais qn'il n'y a de ",rai que ce qu'on croit.
ti Au reste, iI est plus qu'inutile de ratiociner sur
« ce point, attendu qu'il est décidé, par sainte na-
« ture, comme d'etre né bl'un ou blondo


«Mais ce que j'ai cru décisivement, et ouj'ai é~
(( confirmé par la science de la vi~, e'est que ea
« goút est fol·dans une tete folle, el sage dans UlI
(( creur bien fait. Je puis dire avee vérité, eher
(( frere,que si jesavais un homme dans le monde,
l( qui eút plus que moi la volonté d'etre bon, je
(( erois que je I'irais ehel'cher pour lui demander
« sa l'ecette. Cette volonté vraie, et ·les effol'ts qui
(( résultent naturellement de toutes ceBes qui le
« sont, me tient depuis long-temps. J'ai eu a cet
« égal'd bien des défauts de tempél'ament a com-
(( battl'e, mais aucun dans l' esprit; et je puis t' as-
« surerqu'en tous les temps, si quelqu'un a eu du
« pouvoir sur mon esprit, e'est en raison de ee
« qu'il m'a paru bon, et qu'il 1'a été~ ear j'ai fort
« bien su faire taire des faiblesses quand elles vou-
« bient passer la ehaussure . .Te ne dis ras qu'ul1


I.fI. I.J




Mi~MOIRES
« mauvais esprit, de valet meme, ne plh pas nous
« donner des lubies, meme en méprisant le rap-
« porteur; mais mon íneuriosiié, unique en son
« espeee, m'a garantí de ce piége, qui ne peut etre
« appelé un ascendant. A cela pres, de vraí pouvoir
« sur mon esprit on n'en eut jamais que par I'es-
« time.


( Quancl, apres cela, tu verras bleu et que je
. « verrai jaune, ce sont encore choses non a dispu-
« ter,d'autant qu'au fond ce n'est pas certainement
« ton cas dans ce fait-ci, ou toutes les regles s~- .
("raient fausses. Je dis les regles de réciprocité , at-
fI. tendu l'estime marquée et détaillée qu'on a tou-
« jours fait de toí, jusqu'a préférer franchement, et
« dans tous les temps, ton caractere au mien, vis-a-
« vis de moi-meme. Mais, pour ee qui me concerne,
« j'ai ma preuve. Je ne puis nier la plus grande
«( confiance, OH, si l'on veut, prévention. 01', c'est
« précisément' depuis ee temps que j'ai t¿ut faít
« pour ma famille, jusqu'a me dépouiller moi-
« meroe et tropo Je les ai placés tres-précocement,
« et avec des efforts et une maniere que personne
« ne faíL Ce n'es1 done pas a cette faroille a se
« plaindre de son pOl1voir sur roon esprit.


« Quand, apres cela, dans quelques détails, une
« personne quí a vu naitre des jeunes gens, et
« croitre dans une maison dont elle était des-Iors
« l'intiroe amie, les avertira avec peu de précau-




DE MIRABEAU. 21 "
« tion de choses qui peuvent indisposr leur per~,
« qu'elle connait a fond; quand meme l'humeur
« s'en melerait un instant, il est bien digne d'eux
« de s'en 'ressentir (I) ............... .
0« •••••••••••••••••••••••••••


« J'ai toujours vu, ou a pen pres, les défauts des
« gens que j'aime. Je ne vois meme bien que ceux-
« la; mais fante d'archanges, il faut aimer des
« créat,ures imparfaites. Il ne fant pas meme avoir
« vécu la moitié de mon age, pour s'etre persuadé
« de cela, sans quoi ron se prendrait bien en aver-
« sion soi-meme. Tu as grande raison de dire que
« les mouches incommodent plus que les élé-
« phans ; et, quand nons voulons voir une moiI·
« che par le venin, nous en faisons ún éléphant
« de notre faciende. Je t'assure, par exemple, que
« la personne dont nons parlions, et sur qui tu
« décoches des sarcasmes tranchans et affilés par
« la queue, comme disaitMontagne, m'a dit, plus
(¡ de cinq cents fois peut-etre, d:ms la long~le suite
« de mes secousses, ou il s'est trouvé bien des mé-
« comptes et des. faussaires, bien d' honrléles gens
« s'intéressent véritablement a vous; le publie
c( méme s'indigneraít de vos malheurs, si vous ne
« les portiez 'lJous-méme; mais vous n'avez vraíment


(1) Letlre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, dll
30 lIovemhre nst.




~E2\1OIRES


« que deux creurs ti IJOUSJ 'le bon Bai/lí el moi (1).
« Le bon baillí!)) s' écrie le véridique et zélé


contradicteur, (e le han haílli! eh! par saintPo-
« lycarpe, monsieur le marquis et mon tres-cher
r( frere ainé, avec qui diable veux-tu que mon ex-
« cellence rabache, si ce n'est avec toi? Le bon
« bailli! La personne qui a dit ce mot a fait acle de
« fausseté; le bon Baílli le sait, et le voit depuis
« long-tempssans le di,'e ; il s'est bien, des 1750,
e( aper<{u' que cette personne ne l'aimait pas, et tu
«( l'aurais bien vu ,si elle avait cru possible de te
« détacher de moi; depuis,j'ai cent fois vu qu'on
( a voué aux deux freres la haine la 'plus implaca-
« ble; j'en pi- bien ma part; SaílIanette et du Sail-
(( Jant aussi '(2) Va, crois-moi, une étrangere qui
« s'introduit dans une maison y faít naitre la dis-
«( corde, et fait meltre en mouvement toutes les
( passions qui suivent la discorde, Du reste, n' en
«( parlons plus (3).


CI) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, 24 dé-
ccmbre ,1781. .


e) LeUre inédite du bailli an marquis de Mirabeau, dn
~ 2 janvier 1782. Lesdcl/x frcres, Mirabeau et \e vicomte,
alo~s chevalier - M. et madame du Saillant,


C'l LeUre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, 19 jan-
v;er 1782. Quelles que fussent les résistances du marquis,
nous pouvons supposer que les observations d'e son frere
pl'odllisirent quelque effet, si nous en jugeons par ce pa,ssage
d'une lettre de lVIirabeau a sa sreur, madame du Saillant:
" Madame du Pailly m'a éCl'it aujourd'hlli une gr~nde IcUre




DI!: MIRABEAlT. :>.13


Mais le marquis, que la contradiction échauffe,
s'ohstine sur ce sujet difficile: ¡( Puisque le volean
« de Jean Antoine fume encore et que sa lave n' est
«( pas encol'e arretée, qu'il me suffise de te Pl:ier de
« croirc que je ne fus, ne suis, ni ne serai de long-
" temps peut-etre un imbécille ¡ je le fus, en pous-
« sant trop loín l'idée de certains devoirs; j'espere
(e en etre guéri par des remedes un peu durs et
« répétés; mais, au nom de Dieu, laisse-moi done
« en repos sur l'article de la prétendue eill1.emie ;
:c Eh! morhleu! si elle l'eút été, iI ne semit pas
« sorti de Vincennes ( 1), sans elle iI eut péri dans
« les fers, elle l'en a retiré (2).» . , . «Quel aveu 't'é-
« chappe!» Jui répond.son frere: « Quoi! tu prétends
« qu'elle ne dispose pas de toi, et tu conviens, en
« meme temps, que si elle l'avait voulu, Honoré
« serait encore a Vinccnnes! Tu as dit plus que tu
f( ne voulais dire, et que tu ne sa\'ais peut-etre de
« ton intérieur; maís moi j'aí toujours su, a n'en
« pouvoir douter, que eette personne n'a eessé de
«travailler tres-assidUment a éloigner tes enfims
« de toi, el toi d' eux, ail1si que' de tout' ce qui,


~ presque apoIogétique, laquelle, jointe a l'épitre adoucie
" que je rel(ois aussi de mon pere, me faít connaitre tres-
" c\airement que queIque diatríbe de mon oncle a opéré. »


C') Lcttre inédite clu marqnis an bailli de Mirabeau, du
~) avril ,1782.


C') LcUrc jn~ditc cln meme an mémc, dn 1;; a'idI 1782.




lV[É~lOIRES
« par nature, doit t'entourer (1).
« • • .. .. .. .. .. .. .. .. .. • .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. ~ .. .. • .. ..


« QueJque confiance que j'aíe toujours a un pere
« qui.parle de ses enfans, je dois te dire, paree que
« je le sais, que toute la famille, en me' comptant,
« a aupres de toi un serpen t qui siffie contre elle, et
r( qu'en honneur tu dois t'en défier. Tu sais que je
« n'assure ríen que fort tard, el d'apres conviction
« entiere.


« .Te. sais que tu me répondras par les grandes
« obligations, etc. Tout cela est répondll dan s ma
« tete: il n'y,a qu'une chose qui ne rest pas, qui
« est, qu'est-ce qu'a a f.'1ire une personne étrangere
« a une maison, dans les affaires de cette maison?
« Baste, tont est dit, je n'en parlerai plus)) (2). ,


Le marquis, ceHe fois, est vivement piqué.
(( eomme, dans tous les cas, tu vas a-voir assez de
« réducation d'Honoré, sans te surcharger de la
({ mienne, que tu pOllrsuis avec une véraci:té qui
({ nons fait honneu!' a tous deux, je' ne poste-pose
« pas ta judiciaire a la mjenne~ je conviens de tout,
« et t'abándonne a tes cel't{iudes;) ('i). Le bailli, de
son coté, termine ainsi cette pénible polémique :


(1) LeUre inédite du hailli au marquis de Miraheau, du
25 avri11782,


(2) LeUre inédite du meme au meme, 21 mai 1782.
(3) Letlre inédrte du marquis au bailli de Mirabeau, 8 .¡uin


17R2.




m: MIRABEAU.


{( Je vois par ces mots: tu as ~ssez de son éduca-
lf lion, sans te surcharger de la mienne, que tu as
« pris un peu d'humeur; j'ai dit ce que je pense,
« sans dessein de travailler a ton édllc.ation, et moins
« eneore de te facher; mais fai dit la vérité, el elle
» déplait presque toujours; tu l'~s écrit toi-.meme :
( malheur a qui s' auire, non pas des vérités ojJen-
« sanies, qu'il ne faut pas dire ~ mais des oU'erzses
« de la part de la vérité » (1)!


Rien, assurément, n'est plus significatif que eeHe
diseus~ion passagere mais vive, la seuJe, absolu-
mept, que nous rencontrions dans un recueil de
plus de quatre mille leures que s'écrivir'ent, en
cinquante ans, deux freres toujours et si tendre-
ment unis. Nous ajoutons que les remarques du
hailli sont d'autant plus démonstratives, qu'iJ les
faisait spontanément et sans subir aueune influence,
puisqu'il était seul a Aix; ou son neven ne vint le
joindre que beaucoup plus tard iet nous termine-
mns cet épisode par une réflexion que les lecteurs
ont peut-etre déja pressentie.


Presque en commen~ant notre tache, HOUS
avions parlé du role malfáisant que madame de
Pailly usurpa pendant presque ua,demi-siecle dans
la famille de Mirabeau I de I'empire absolu qu'elle


(1) Lettre illédite dn bailli al! mal'quil. de Mirabeall, i;, juín
J7li2.




216 .:HEMOIHES


ex.enta sur le pere, d.e la haille q u' elle voua au fiIs f
de son influence directe, continue, toujours fatale,
sur la destinée de ce fils, dont les fautes el les égare-
mens s' expliqll:ent encore bien plus par de fausses
directions el des rigueurs irritantes, que par les
passions dont le geI'me était daos sa constitution,
moralement et physi_quement exubérante et fou-
gueuse. N'ayant avancé, a cet égard, que de sim-
ples assertions, il nOU5 importa.it de les appuyer de
preu ves, d'autant que notre mission étant de con-
tredire la plupart de nos devanciers, notre devoir,
comme notre avantage, est de prouver nos dém~n~
tis.; d'autant, encore, que personne avant nous
n'avait fait connaitre que vaguement, et par OU1-
aire, ce fait dont Mirabeau lui-meme ne parle
qu'en peu de mots (1), el qui contjent a son égard
la plus cOl1cluante des apologies, et ~dJ égard de son
pere, l' explication la plus ·naturelle et la plus déci-
sive des erreurs ou ne cessa de tombel' un esprit,
d'ailleurs si éminent, des mesures inhumaines et
dénaturées, ou fut entrainé un homme qui, cepen-
dant, avait tant de nobles et haut~s vertus.


Ces motifs nous font espérer que nos lecteurs
llOUS pardonnerai~nt, si, 110US trompant sur la va-


(1) Lettres originales de Vincennes, tome 1, pagcs 7 -194
- 264; tome 2, pagc 383. Lettres inéditcs' a Vilt'y, page
112.


"




DE lnIRA.BEAU. 21'7


leut', l' effet et la mesure de nos matériaux, nous
avions trop étendu les preuves que nous devions
foul'nir; nous nous hatons de quitter eeHe ma6ere,
et nous arrivons a l'appel de la sentence par con-
t umace de Pontarlier, époque ou nous étions par-
venus quand nous avons momentanément inter-
J'ompu ]a narrátion des faits, et lIu'!me anticipé, par
la date des 'correspondan ces extraites, sur les évé-
nemens que nous alIons raconter.


Le marquis de Mirabeau n'avait, autrefois, mis
qu'une médiocre importance a la condamnation
pl'ononeée, par contumace, ('ontre son fils, cal' il
écrivait : « Ce n'est qu'une sentence encore; et, fút-
« elle cOllfirmée par un arret, elle est, au fond, trop
« rigoureuse pour le ravisseur, et ne tiendrait
(e pas) (1). Plus tard, iI avait moins de confiance.
t( Honoré, a bon droit, a son autre affaire dans
l( la tete, a savo~l' de la remettrc sur ses épaules.
(( 01', eette affaire qu'il vit d'abol'd, et qu'il voit
«( peut-etre encore si facile, le sera, comme la pre-
( micl'e qu'il a entreprise)l (2). A pl'ésent, le mar-
(luís augumit mal de l'appel a interjeter. IX Tous
«( les meilIeurs et plus habiles el'Íminalistes que j'ai


(i) Lettl'e inédite du mal'quis an bailli de Mirabcall, du
9juin1777.


(2) J"ettl'e inéditc du Illal'quis de Mil'abeau it madamc dll
Saillan~, 16 févriel' 178-1. Allllsion anx iuntilcs telltatiycs
de Mil'abeau ~upl'es de sa mel'l~.




MÉNlOIRES
l( consultés disent que l'affaire est affreusement
« liée, etla sentence combinée et inattaquable, et
« les termes si généraux, qu'ils mettent ]a tete a la
« merei absolue du juge, pour un crime qui n'a pas
« d'exemple ,a remonter a Louis-Ie-Gros, et que
« les lois n'ont pu prévoir. Honoré n'enveut rien
« croire, furit, rugit, et barbouille du papier, jour
« et nuit» (1). .


Le bailli, non plus, n'en veut ríen croire. « Je
,( ne connais ríen encore a l'affail'e de Pontarlier;
,( luais enfin raí roon bon sellS, et je ne suis pas
« né d'hier. S'il est vrai que .cettefolle ait été le
« chercher, et qu'il ne rait pas enlevée de chez elle,
« c'est l'affairede lamortaise, et non pas du tenon;
« el cette affaire est assez simple pour tous autres
« que pour nous;c a la vérité, tous les scélérats de
,( l'Europe, j'entelldstous les gens d'écritoires; ca-
« naille que tachere Turgoterie a plps que jamais
« ameutée, les financiers, el hoc genus omne, a
«. juré la perte de la noblesse, et, en particulier,
« de ta maison (2). Je crois Louis XV un peu pos-
" térieur a Louis-Ie-Gros, et cela arriva deux cen ts
« fois, dont vingt en Provence; il est vrai que, dans
(1 deux que j'ai eues sous les yeux, le mari ú'eut


e) LeUre du marquis au bailli de Mirabeau, t8 aout 1781.
(2) Lettre inédite OU bailli au marquis de Mirahcau, 2;; aoút


178i.




DE MIRABl<:.AU. :21!)


(C pas la b!lssesse de POUl'suÍvre criminellement, ni
« autrement.
. {( Comment un homme tel que toi se laisse~t-il


c( dire que ce crime n'a pas d'exemple, et que les
({ loÍs n'ont pas prévu qu'on pouvait enlever la
« fcmme d'un autre? qu'une fernme pouvait aller
te joindre un homme qui n'était pas son mari, et
c( s'enfuir avec lui ? Les lois ont prévu cela, cal' il
« n'y a point d'année que, d'un coté ou d'autre,
c( le cas n'arrive ; au fait, la question, je ne dis pas
« en morale, cal' le crime est toujours crime, mais
« en justice, cal' c' est bien différent, est de savoir
« si Honoré a enlevé eette femme; et ce serait une
« chose; ou si elle l' est alIé trouver, c'en serait une
(( áutr~ el lres-graeiable, et ce De devrait etre une
« affaire que pour elle. 01', le rait prouvé est que
« eette folle afui seule la bauge de son vieux ma-
c( ri, eOt a été trouver l;autre hors de Franee; c'est
( la le bouclier et le javelot de la défense de ton
( f¡Is. Une jeune et jolie femme va trouver un
« jeune homme de vingt-six ans : quel est le jeunc
« homme qui ne ramasse pas ce qu'il trouve en
( son chemin en cc genre? C' est le eas de dire que,
c( qui se sent innoeent, jette la premiere pierre.
« Mais, l° tu as affaire a la Robinaille, qui est lé-
«( zée.en cela; et eommenL sel'ait-il possible d'avoir
« justic~ des suppots de l'injustice, revetus du
« manteau de la justice? "lO lu les as toi-memc of-




;.120


{{ fensés, par tes écrits sur les réglemens (1). 11 vau·
({ dmit mielIx avoir rangé au catalogue des saints
« qu'a célébré Bussy, toute la cour , les maréchaux
({ de France, etc., que d'avoir souillé la cOlIche
({ d'lIn vieux parvenu élevé, comme une décora-
({ tion de théatre, par un coup de sifflet, et qu'une
« charge vénale a mis sur les fleurs de lis (2). n
{( vaudrait mieux avoir ),ué quatre princes, que de
({ blesser l'honneur prétendu d'uo robin, genre
({ d'homme qui nous mene nécessairement a une
« aristo-démocratie, ou au plus dur despotisme ;
« et qui se lient de fa<{on que tout ce qui le ('e-
e( garde est sacré » (3).


Quels que fussent les doutes con<{us d'un cOté,
et repoussés de l'autre, on va appeler; mais , com-
mentabordera-t-on ce dangereux litige? On craint
la discussion de ]a longue procédure qui a précédé


. .


(1) LeUre ínédite du bailli au marquís de Mirabeau, 29 sep-
tembre 178-1. Notis y trouvons encore eette phrase qui se
rapporte a un faít que nous avons ci-devaut mentionné, 1. 2,
page 14(;. ,( Nous saurions a quoi nous en tenir sur le fail de
« l'enlevement prétendu, s'il était possible de compter sur
" la vérité avec les femmes. Tu dais te souvenir qu'en ·1 í78,
n je te demandai d'avoir de l'éeriture de eelle-Ia paur la
« comparer avec une leUre que t'on adressa a la marquise
« de Vence, et signée de cette femme, all elle disculpait
n entierement le cornte. "


e) Leltre inédite du ballli au marquis de Mil'abe'lu, 20 oc-
lobre 17Si.


C') l.ettl'C jaédite du meme au mcme, 16 oclobl'e 1í8L




DE MIRABEAU.


la sentenee par' eontumaee,et la néeessité probable
de l'ceommeneer une nouvelle instruction; il fau-
dra yemployer beaueoup de temps, faire de gran-
des dépenses, ramener' dans l'arime judi~iaire un
nom que n'y fout déja que trop retentir les pro ces
du marquis avee sa femme, et les plaintes de leur
fille madame de Cabris; faire revivre le souvenir
des égaremens de .l\1irabeau, suseiter de fatales ré-
eriminations, desplaidoiries furi~uses, eompli-
quer les débats qui s'ouvriront ultérieurement en
Provenee; rendre d'autant plus douteuse une réu-
uion déja si diffieile,


La famille est fortement frappée de ees eonsidé-
rations; il est question d'appeler de la justice a la
faveur, du tribunal qui a condamné alnouverain
qui peut absoudre; d.e sollieiter, en un mot, des
lcures d'abolition; le projet en est eou<;?u, le sueees
cst eertain : ( cal', dit le marquis, tous les eabinets
(e sont de beurre, et les puissanees de laiton» (1).
Mais on ne peut pas agir sans le eoncours de Mi-
rabeau, et il s'y refuse absolument, paree que l'ab·
solution ne libérerait que lui, et paree qu'il ne
veut point séparer son sort de celtti de Sophie qui,
toujours généreuse, insiste pour qu'il renonee a
une périlleuse solidarité, et pour qu'il consente a
la démarche qu' on lui propose.


(1) LeUre inédite du marquis au bailli de Mil'abean, 28 dé.
ocmbre 1781.




MÉMOIR.ES
Ajoutons que nO\1S ne puisons pas ce fait dalls


les seules affirmations de Mirabeau ; nous enten-
drons d'autres témoignages tout-a-l'heure, écou-
tons d'abord le sien.


Deux ~ois plus tard, il s'écriait devant ses ju-
ges: « La sentence de Pontarlier est affreuse,
c( la procédure, me dit-on, est terrible; des pl'é-
« somptions ont re<;u, par toutes sortes de ma-
c( nreuvres, la force de preuves; l' erreur ou la
« prévention des juges sont bien redoutables; le
« délit dont vous etesaccusé n'est point infamant
c( dans nos mreur:s, recou'rez a la clémence du roi,
« invoquezdes lettres d'abolition(1) .... Moi! 'que je
« m'avoue coupable, en fournissant aínsi des preu-
« ves contre l'infortunée a la perte de qui j'aí serví
« d' occasion, et de prétexte.! Non, certes, je ne


(1) « Peut-étre croira-t-on aisément qu'un homme de ma
« sorte, qui avait 11 combattre les ennemis les plus acharnés, .
« pouvait employer phI S d'un appui. Eh bien! je n'en ai pas
« voulu d'autre, que cette protection vénérahle que la loi
« ordonne 11 ses organes impassibles. Je n'ai voulu opposer
« que les droits que je partage avec les citoyens les plus
« obscnrs, a des ennemis qui, dans leurs foyers , me forcent
« 11 comparait.t'e devant des tribunaux remplis, disent-i1s,
« de leurs pal'ens et de leurs amis. Et, tandisqu'i1s s.e con-
« sument en recherches, en efforts, en consnltations, en
« intrigues, j'accepte tont, j'endure tont, je dicte tont; je
« me suffis. On m'arréte, on me chicane a tous les pas, OH
" multiplie les dégouts, les délais , les longueUl's.Qu'im-
« porte? ne devais-je pas m'y attendre?" (Deuxicme 11fé-
moif'e (/ con,wlte1'., de., page 7;; de l'édition in-SO.)




DF. l\lIRABEAlJ.


« eommettrai point une lelle laeheté! Mon eceur,
(e roa eonseienee,' ma raison, me disent que je
« n'ai ríen a eraÍndre : j'irai trouver roes juges ...
c( et si je ne trouve que des assassins ... eli bien ~
« iI resle des gens de mon nom , ponr venger mon
« sang el ma mémoire (1). » Outre eeHe déciara-
tion publique, Mirabeau éerivait peu apres : « Vo-
« tre ami aura le donx plaisir d'avoir réparé, du
« premier effort, el du moment meme ou on lui
« aura permis d'agir, les malheurs d'une femroe
« qu'il a eu eelui'de eompromettre si essentielle-
« nlent ») (1).


(') Premier Mémoire á consulta pourle comte de lI.fil'abcal<
contre le marquis de Monnier, -elc., page 12 de l'éditionin-S°.
JHirabeau avait déja fait la meme profession de foi dans une
leUre qui n'était pas destinée a la publicité. « Ce que je sais,
« c'est que je memoque de la procédure, quant a moi : j'ai
" mille moyens , de fait et de droít, ponr l'anéantir. Mais
« je ne pardonnerai l'ontrage de l'exécution en effigie qu'aux
« conditions les plus favorables pour madame de Monnier ;
« je ne signerai qu'il ce prix. » ( Lettre inédite a Bouchpr,
;; octobre 1779. )


(2) LeUres inédites de Mirabeau a Vitry, page 65. En agís-
sant ainsi, :il'lirabeau se souvenait, mieux que Sophie elle-
meme, en ce moment entrainée par sa générosité, de ce
qu'elle avait antérienrement pensé et écrit. « Le jugement
.l pr~mancé doit etre anéanti ou ratifié : si je suis décJarée
« adultere, on doit confisquer ma dot; si je ne le snis pas,
« je ne dois pas perdre mes droits. La fortunc, la vie meme
" me tanchent pen. Mais l'honneur s'oppose a ce que cette
• affa íre reste oil elle en est, il fant la terminer a tout risque. "
(LeUre inédite, déja citée, de madame de llfonnier á nu"lame
de Ruffey, sa mhe, du 19juin 1776.)




224 MÉMOIRES
eomme nous l'avons annoncé, ce fait de la juste


et courageuse résistance de Mirabeau, nous es'!:
aUesté par d'autres que par lui. En voici une
préu've, iI nous suffit de citer celle-la :


« Si Gabriel n'eut pas voulu sauvel' sa compliee,
( iI n'aurait pas si absolument refusé des lettres
« d'abolition; el, en dernier lieu, au lieu de se dé-
« mener si furieusement, il se serait tout douce-
« ment tiré de la nasse sans elle, cal' tu sais bien
( que ce n' est pas a lui que la Valdahon en voulait,
« et clu'il n'était pas la femme de son pere » (1).


Il faut done se résoudre a relever la contumace.
Mais quel systeme erribrassera-t~oI;l? Le pere, ron-
de, voudraient une défense timide, et meme sup-
pliante; et ils insistentd'autant plus quel'appelant
n'a pas, au eommencement, de partie eivile de-
vant lui; que, pour ainsi dire, l'aecusateur a man-
qué a l'aecusation, puisque M. de Monnier qui,
dans sa plainle prirnitive, n'a pas n}(~me arti<;ulé le
fait d'adultere,est a peu pres mis hors de cause par
I'age, les infirmités, la cécité, la dévotion, le désouci
complet des af/aires de ce monde (2); et que, en
définitive, l'instanee ne sera soutenue que par sa
fine, madame de Valdahon, que liul grief person-


(1) LeUre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, Ju
2í décembre 1 í82.


(2) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, 19 jan·
vier ,lí82.




DE MIRABEAU.


nel ne peut exciter contre l'appelant (1), qui n'a
plus rien a craindre de la petite Sophie-GabrieJle,
morte Jepuis deux ans; qui ne poUI'rait avoir
qu'une appréhension, ceHe de voir sa belle-mere,
madame de Monnier, reparaitre, el faire valoir ses
droits l1uptiaux; qui est délivrée de cette crainte
par des renonciations formeHes; et qui, des-lors,
dOlt etre peu disposée a s'acharner dans un proci~s
criminel, dont les frais énormes pourraient l' obé-
rer, s'il se terminait par l'absolution des accusés.


Ces dispositions de l'unique adversaire de lVIira-
beau persuadent donc a son pere et a son oncle
qu'il doit se présenter dans l'attitude ]a plus mo-
deste. Combien d'autres hommes, a sa place, au-
i'ai:ent fait de meme, ou pIutót auraient évité de
porter leur tete a des juges prévenus qui l'avaient
déja frappée! Mirabeau, toul au contraire, va, l'~il
serein, au-devant du plus imminentdanger; sans
doute, il sama se commander des efforts persistans
pour parvenil' a une conciliation ; mais, s'il échoue,


(1) Bien loin de la, c'était au seul emportement de la pas-
sion de Mirabeau qu'elle devait sa réintégration dans la mai-
son paternelle, d'ou elle était chassée depuis vingt ans.
(Deuxieme Mémoire a consulter, etc., pagc 60. ) Et la certi-
tu de , désormais indubitable, de reCOllvrer ses droits de filIe
du marquis de Monnier, droits qu'avait anéantis, des 1768,
une exhérédation enCOllrue par son mariage avec M. Val,
dahon, et le convol du rancuneux vieillard.


TII. t 1i




MÉMOIR.ES
iI embrassera un s)'sh~me de défense tout-a-fait
opposé a celui de sa famille; tout 1'y porte,
son naturel fougueux, le sentiment de sa force,
le besoin instinctif de la déployer et de la ré-
pandre; la conviction des irrégularités sans nom-
bre d'une procédure partiale (i),· l'omission
étrange de l'accusation nomi.native d'adultere, le
défaut de prcuves judiciairement admissibles, la
chimere d'un rapt de séduclÍon commis a l'égard
d'une jémme mariée (2); le désir d'appeler l'in-
téret sur sa co-accusée, la pitié sur ses propres
malheurs, l'indignation sur une condamnation
extra-Iégale, el d'ailleurs excessive ; l'espoir d'ef-


el) Voiei ce que Mirabeau disait de cette proeédure, deux
ans avant de l'attaquer. « La notice qne tu me donnes de la
« procédure me prouve parfaitement, ce dont je n'aijamais
« douté, a savoir qu'elle est folle et insoutenable, et ne ré-
« sisterait pas un moment an simple aper\;u des contra dic-
« tions et faussetés démontrables qu'elle renferme. » (Let-
tres originales de rincennes, tome 4, page 234. )


(2) « Les découvertes que nons avons faites iei, et les
« moyens qu'on nOlls a donnés , nous ont perrnis d'embl'as-
« ser un systeme ,de défcnse qni lave madame de Monnier
" aussi bien que moi j cal" l'adultere n'est pas plus soute-
« nable, a cause du genre de lenrs preuves prises en pays
" étranger, et dont uu tribunal fran\;ais ne peut pas se ser-
« 'Vir, que le rapt de séduction ne l'est par la natnre du
« crime, qui, envers une femme mariée, est purement ima-
« ginaire. » (Lettre inédite d~ Mirabeau a madame du Sai/-
lal/t, dn' 14 févl'ier 1782 .. )




DE MIRABEAU. 22í


frayer son adversaire si peu intéressé dans le litige;
I'avantage enfin de pouvoir' se targuer plus tard,
en Provence, d'une défense hautaine et véhémente,
offensiveetaccusatrice; toutdécide Mirabeau a n'u-
ser de modération, a ne montrer d'humilité qu'au
début de l'affaire; a redevenirIui-meme quand iI
sera repoussé, et a jeter Ioin de lui le masque im-.
posé par sa famille, atissit6t qu'iI sera contra¡nt de
paraitre en présence des juges qu'il compte braver,
des accusateurs qu'iI veut réduire au siIence.


Ce que nous avons ditprécédemment du systeme
de notre travail, et de l'esprit dans Jequel iI est ré-
digé, nous dispense d'entrer dans un long détaiI
du pro ces en appel dont iI s'agit, et surtout de rap-
porter un grand nombre de citations des Mémoires
publiés, citations que d'autres ont multipliées jus-
qu'a en remplir presque un ""oIume (1). Nous


(l) Peuchet , torne 2, pages 20 a 126; Vitry, pages 77 a 115
- ~ 33 a 18!) - 200 a 229. Cet abus des citations devait d'au-
tant plus etre évité, que les Mémoires ne sont pas tres-rares,
et qu'ils eontiennent une multitude de moreeaux qu'on
retro uve dans la correspondance de Vincennes, oü Mira-
beau les avait pris, d'abord paree qu'il avait l'habitude de
s'ernpruntcr a lui-meme; ensuite paree qu'il était bien
loin de deviner que eeUe correspondance dút etre imprimée
un jour.


On voit, en outre, dans les Mémoires de Pon tarli er et
d'Aix, quelqucs paragraphes qui se trouventjusque dans les
lettres adressées par Mirabeau 11 Vitry, et que ce dernier a
imprirnées en -1806.




MEMOIRES


n'imiterons pas cet exemple, non-seulement paree
que nous ne voulons, en général, offrir au pu-
blic que ce qu'il ne peut pas trouver ailIeurs; mais
encore paree qu'un motif bien plus ,grave nous
impose une extreme retenue a cet égard.


Nous avouons,etbeaucoup de personnes savent
que les Mémoires de Mirabeau sont fort éloquens;
et a tel point, qu'on y a vu un des plus hauts mo-
deles de la polémique judiciaire, et reconnu le
principe de l'immense talent d'orateur qu'il a dé-
ployé depuis; mais ces Mémoires ont, pour nous
du moins, l'inconvénient.de ne traiter qu'une
question privée; de reproduire des faits déplo-
rabIes, de eompromettre des noms qu'il ne faut plus
évoquer aujourd'hui, paree qu'ils furent portés par
des personnes honorables dont la vie, que ses pas-
sions troubIerent, est depuislong-tempsterminée;
enfin de présenter des récriminations odieuses,
el, tranehons le mot, d'immorales apologies.


Nous réduirons done ee triste sujet a une men-
tion rapide des phases successives du proees en ap-
pel; et, le plus souvent, nous n' en emprunteroDS le I'éeit qu'a nos eorrespondanees inédites.




LIVRE XL






XL


Le 2 février 1782, Miraheau, plein d'espérance
et de courage, partit du Bignon (i). « n mit hiel' a


(i) Deshiographes ont écrít, notamment Cadet-Gassícourt
(page 27 de la premiere édition, XXI de la dellxieme), qu'a-
vant de partir, « Mirabeau partagea apec madame de MOl/-
« nier un poison actif qu'il avaitfait préparer. » Nons n'avons
pas connaissance de ce faít, et nous n'y croyons paso Le hio-
graphe lui-meme le rcnd douteux, en ajoutant éLourdí-
ment en note : Manuel me montra 117l jour chez de Sellne
( le librairc ), le sachet qui renfermait €es~deux objet.r ( le




:232 M~~MOIRES
« la voile de tres-bonne gra.ce, c'est-a-dire d'une
« mani~l'e noble el attendrissante; et ils sont ap.-
« jourd'hui sur la grande route, munÍs de toutes
c( choses relatives a leur besogne. J'ai déclaré que
fI je n'étais plus écrivain, surtout pour choses ma-
« jeures, n'y ayantrien de si ridicule que le dialogue
c( du coin du feu avec le grand chemin » (1).


Du reste, le marquis persévere dans ses dispo-
sitions, ou, du moins , dans ses démonstrations fa-
wJl'ables, cal' nous lisons, dans la meme leUre:
« n conlinue a etre turbulent el peu réglé; mais il
« veut se corriger, et n' est plus incommode;il est
« bon et noble, et tous lui accorden t bon cceur (2).
c( Honoré et son consort e) ont trouvé l'hiver
poison, et une boucle de cheveux ); il l' aI'ait volé apee les
lettres de Mirabeau. Or, Manuel n'avait pu voler a la policc
que ce qui y était; ce qui y était se eomposait de tont ce qu'y
avait déposé Rouche!', dcpuis le commencement de Ja cor-
respondance jusqu'a la fin ( ·1 a décembre 1780 ); et pour que
le sac}¡et, dont il est question, y fltt aussi, il aurait fallu
que Mirabeau fút venu J'.y apporter pres de deux ans plus
tard, deux ails apri~s son élargiss€ment! Par qui fera·t-on
admettre un tel récit, démenti par les dates, dont la plupart
des biographes ne se sont pas plus occupés que de vérité,
et meme de vraisemblance ?


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
:1 février 1782.


(2) Letlre inédile du mcmc au meme, dll 3 févl'Íer 1782.
(') :\Ii.'abeau était accompagné d'un avoca!, nommé Des




DE MIRABEAU. 233


« tardif, qui nous est venu tout-a-l'heure; et,
(e comme dans le pays ou ils vont, iI y a sept a
« huit pieds de neige, le surplus a paru étrange a
« ton neveu, devenu aí'ocat en la cour. Mais il est
« rural ethal'di. Depuis feu César, I'audace et la té-
« mérité ne furent nulle part comme chez lui. n
« prétend avoir partie de son étoile ; il a moins de
«( génie, mais bien aútant d'esprit; malheureuse-
« ment, voyant de dl'oite agauche. Mais, pour
« des cas comme celui-ci, je me fie beaucoup a son
«( savoir-faire et a son talent (1).


Retardé par des accidens de route, Mirabeau
n'arriva que le 6 a Dijon; son avocat, Des Birons,
visita madame Ruffey, qui promit sinon de con-
courir a un appel ou sa filIe était intéressée, du
moins de sanctionner tout arrangement ou les
droits de celle-ci seraient stipulés le plus utilement
possible.


Le 8 févl'ier, Mirabeau, qui n'avait que traversé


Bil'ons, 4ui exel'\iait les fonctions de procnreur du roi de la
petite ville de Chcl'oy-en-Gatinais. Des Bil'ons, qui avait de
l'instl'uction et dc la capacité, ne fut cependant pour Mira-
beau, qu'un cxploratenr de documens, et un copiste. Ses
leUres, que nOllS avons, expriment d'une maniere souvent
plaisante, la sUl'prise et le dépit qu'il éprollvait en se voyant
réduit a un tel role, par !'ascendant impl'évlI de son client.


(1) J"cHl'c inédite du marl/llis au baiUi de Mirabeau, 15 fé-
n'lel' 1782.




234 MÉM01RES
Pontarlier, et qui était alIé s'arretel' sur la fl'ontiere
de la Suisse, envoyason avocat tenterun accommo-
dement aupres de madame de Valdahon, cal' le
marquis de Monnier était inaccessible (1). Elle-
meme se refusait a une entrevue (2). Mirabeau lui
écrivit, le 9, sous le nom de Des Birons, une lettre
forte mais mesurée et concilian te C), OlJ iI I'écla-
mait une prompte répoD~, d'autant plus qu'iI
avait lieu de craindre des piéges (4). eette démar-
che n'eut aucun succes. Le 12, Miraheau se con-
stitua prisonnier, et n' obtint qu'avec peine que le


(1) H Nous savions déjil que les portcs dll Ténal'c ne son!
{( pas plus séverement gardées; nous savions que madame
« de Valdahon faisait garder la maison de son pere par la
« maréchaussée; nous savions que le malheureux vieillard
« s'était vu privé de tous ses gens, environné d'émissaires qui
« épiaient ses mots, ses gestes, ses moindres signes, et met-
n taient entre lui et tout ce qlli pouvait lui rappelcr ses in-
n volontaires injustices el lenr triste victime, une barriere
" impénétrable. " (Premier Mémoire a consulter pour le comte
de Mirabeau, eontre le mal'quls de Monnicr, etc., page 14 de
l'édition in-8°. )


(:ll Ibid., page 14.
(")Ibid., pages 16- 17 - 48 - 19.
(4) « n (Mirabeau) ne peut pas, au gré des plus frivoles


« prétextes, rester en charte privée, et s'exposer a faire
« dire ensuite de je ne sais quelle perfidie, qu'il a été ar-
« re~té, tandis qu'il vient pOli!' se remeUre volontairement. »
(Prender Jl1émoire a consulte,. pOllr le comte de Mirabeau
contre lemarquis de Monnier, etc.,page 18 de l'édition in-SO.)




DE MIRABEAU. 235


registre de la geóle mentionnat que so présentotion
était Ilolontaire; cette premiere difficulté en an-
non9ait bien d'autres; et, par exemple, quoique la
condamnation prononcée résultát d'une plainte du
mari, quoique cette plainte, vague et non détaillée,
n'énolll¡fát par le fait de fadultere, moyen décisif
pour l'accusé, puisque nulautre que le mari ne
pouvait porter cette espece d'accusation, Mirabeau
ne put obtenir ni que cette plainte luifUt commu-
niquée, ni que lecture lui en fUt faite, ni qu'elle
fUt paraphée, ne "arietur (1).


Mirabeau n'abusa pas, cependant, des moyens
de résistance que lui fournissaient tant d'irrégula-
rités; ·íI subít suceessivement plusieurs interro-
gatoires,ou sa défense prit un ton si hostile qu'un
accommodemenJ lui fut proposé; il n'y voulut
entendrequ'a la condition d'un élargissement pro-
visoire, qui fut accordé par sentenee du 16; maís
appel de cette sentenee fUl, a l'instant meme, inter-
jeté par le magistrat remplissant l'offiee du minis-
tere publie, Sombarde, substitut du proeureur
du roí: et e'est alors que Mirabeau publia un pre-


(1)" Le commissaire n'a pas voulu m(communiquer ecHe
" requete, dontj'a vais tant de raisons d'assurer l'irnmutabilité
« par tOlltes précautiolls physiques et morales. " (Premier
1I1émoire ;1 mnsuÜer pour le comtc de Mirabeau rontre le
marquú de j)J:olinier, etc.) page 26 de l'édition in-81l • )




236 MEMOIRES'


miel' Mérnoil'e, dont on pcut apprécier le ton el la
mesure par ee qu'il en dit lui-meme.


« 5'il est quelque chose de plus triste que d'a-
« voir de grands torts, e'est la nécessité qu'ils im-
« posent, par les justes préventions qu'ils inspi-
« rent, d'entrer en apologie sur ceux qu'on nous
« impute faussement; mais, quand on sentjusqn'au
« fond de l'ame ceux dont on est vraiment coupa-
« hle, el le désir profond de les eouvrir par une
« vie dé50rmais honorable; quand on peut se dire
« qu'une extreme sensibilité, une loyauté inflexi-
« ble, ont aeeompagné tOU5 les écarts qu'on ne
'( saurait se dissimuler, 011 se console, a5sez du
« moins pour ne pas perdre le eourage, pour s'en
( faire un dOllX et patient (1). On se dit qu'il y en a
« plus peut-etrea savair avouer ses fautes, qu'a sa-
c( voir n'en paint faire; on témoigne son repentir
« el ses regrets avec une noble el juste franchise,
« OH répare ses égaremens aulant, hélas! qu'il est
« possible; on s'efforee de justifier Tindulgenee de
« ses amis, d' en reeanquérir, de désarmer ses en-
« nemis, en applaudissant a leurs qualités, en par-


(1) « Des raisons salls nombre me faisaient un devoir de
« la modération que j'ai toujours regardée comme une vertu
" d'autant plus haute, que mon caractere me la rend molos
" oatlH'elle. » ( Troisieme Mémoire a consulter pour le comte
de Mirabeau crmtrc le marquis de )J;[onnier, etc., page 6 de l'é.
el ition in-S". )




DE MIRABEAU. 231


« donnant a leurs défauts ; on tache d'avoir de la
« raison, du sang-froicl , de la conduite; puis on
« ose lever la tete, et se montrer a ses calomnia-
« teurs.


« J'ai commencé. J'ai soulevé, dans un premier
« Mémoire (1), le coin du voile dont ceux qui ont
« voulu le triste proces qui nécessite cet écrit,
« voudraient s'envelopper; j'ai usé de plus de
« ménagemens envel'S eux qu'envers moi-meme,
« paree que, pour avoir justice, il fautcommencer
« par se la faire » (2).


Nous n'ajouterons a cette citation que la conclu-
sion énergique et démonstrative qui termine le
Mémoire.


« Résumons :
« L'accusation de rapt de séduction, ne peut


« exister (3).
« L'adultere n'est pas prouvé (4).


"« n ne saurait l'étre e').
(1) Celui-lit n'a pas été imprimé.
(~) Premie,. Mémoire a consulter pour le· comte de Mira-


beau, contre le marquis de Monnier, etc., page 3 de l'édi-
tion in-go.


(') D'apres les ordonnances de 1ti39 et de 1730, le rapt de
séduction n'était reconnn, et ne pouvait etre puní, qu'entre
personnes non mariées.


(4) La preuve était uniquement testimoniale , et apportée
par des témoins dépendans, ou récusables, ou complices.
(~) Les faits s'étaient passés en pays étranger.




'238 MÉMOIRES
« Le fut-iI,iI n'y a ni accusation ni accusateur (1).
« Que reste-t-il contre nroi?
« RIEN.
« Eh bien! Iecteur, le voila ce proces quí, depuis


« cinq ans, porte la désolation dans deux familles
« qui tremblent encore aujourd'hui de ma témé-
« rité; le voila ce proces quí m'a oté, cinq années
« entieres, mon existen ce civile 1. •....•...•..
{( .................... ; ............. .


, « quí a fait consumer a une jeune infortunée
« connue par sa sensibilité, sa bienfaisance, et tou-
l( tes les qualités quí promettent des vertus, qui
« lui fait consumer les plus beaux jours de sa jeu-
« nesse sous les grilles et les verroux ......... .
« •••.•••••••.••.•.••..... -.•.. ' ..••..


« Le voilit ce proces quí fut jugé en deux heures,
« tandis que ron délibere, depuis deux jours, pour
« savoír' si ron m'accordera mon élargíssement
« provisoire .......... Oui ,il fut prononcé en
« deux hellres, parquatre juges (les autres s'étaient
« abstenus) , que la tete d'un homme de qualité
« devait tomb'er aux pieds du bourrcall ; et qu'une
« jeune femme, si intéressante, si douce, si ché-
<c rie dans les lieux oú on la flétrissait, que son sort
« aurait attendrí des tigres, serait authentiquée et


(1) On a déjil vu que la plainte dll mari n'articulait pas le
fait d'aádtcr('.




DE l\URABEAU. 239


« retranchée du livre des vivans ...... Tout cela
« fut prononcé en dcux heures ......... et ils
(e déliberent au-dessus de ma tete (1)!


Cherchons ailleurs ce que Mirabeau disait de
ce premier Mémoire vraiment remarquable du
moins par l'habile défense d'une tres-mauvaise
« cause: « Mon Mémoire esl fait, il l'a été dans
« une matinée; j'ai eu le bonheur d'y pouvoir rap-
e( peler avec dignité mes torts avec intert'h ma co-


( 1) Premier Mémoire a consulter pour le comte de Mira-
beau, contre le marquis de Monnier, etc., p. 32. « Qúe d'ab-
« surdités! que d'horreurs ! O vous qui vous jouez ainsi de la
« vie des hommes ! vo.us qui ne pallssez pas a la vue de celui
« que vous avez condamné avec une.légereté si atrocc , vous
« avez donc cru ne jamais le revoir! vous aviez donc parole
« du Maitre des destins, que sa Providence confirmerait
« votre sentenee odieuse, et me redemanderait la vic, avant
« que je pusse la défendre contJ'e vos décrets saoguinaires?
« Et vous, lecteurs sensibles, ponr qui la procédure crimi-
« llelle, meme la plus réguliel'e, est un objet de compassion
« ou d'indignation ; vous qui avez hOrl'eUl' de la pl'ofusion
« inutile des supplices, des exemples d'atrocité et de bar-
« barie qu'ils offrent a l'humanité, et du droit affreux que
« les hommes se donneot d'égorger leurs semblables; vous,
« pour qui tout homme est un frere. supposez, ponr un ¡n s-
« taot, que je suis un autre; supposez qu'un citoyen obscur,
« sans nom, sans fortune, sans parens, sans ami s , et, si
« j'ose le dire, moins actif et moins courageux, se trouve a
« ma place, et jugcz ce qu'on déciderait de son 80rt, de son
« honneur, de sa vic, puisque j'ai été condamné ainsi! »
( Dcuxieme Mémoire a consuÜer pour le comte de Mirabcau)
r:ontre ir marquis de MOllnier, page 58. )




MÉMOIRES
ce accusée; avec respect son mal'i, pauvre automate
ce que les passions d'autrui font agir; avec vénéra-
ce tion mon pere; avec tendresse ma sreur clléric;
c( avecménagement plusieurs de mes:adversaires; et
(e prends garde que, dans la cÍrconstance ou je me
« trouve, la générosité meme est adroite, en ce
« qu'elle couvre aux yeux du public ce que je suis
e( obligé d'omeUre ou de travestir dans mes dé-


ti ' 1 ., (e enses; ce n est pas seu ement mm, ce n est pas
(e meme moi que je veux sauver, et comment tout
« dil'e? Enfin, je n'en suis pas mécontent; je ne
(e puis te l' envoyer par ce courrier, comme je l' es-
ce pérais, paree que ces' bou'rreaux nous for<;ant de
ce ne procéder que requele a la' main , nous som-
e( mes surchargés d'une maniere inimaginable; le
e( courrier prochain te le portera (1). n


Jusqu'alors le marquis appronvait la marche
suivie par son fils. ec Son allure est ferme, et son
ce poste aussi avantageux que possible, sauf ses
ce défenses, gonflées de latin, ce qui est un délit
«contre ses juges, qui ne l'entendent pas. I.e
« dernier courrier, je luí trouvais trop d'audace.
c( l\'Iais, depuis que l'arche de ,mésalliance a fait
« reflner les causes fétides du pabis, comme au-·
ce trefois celles du Jourdain, et que tout est entassé


(1) Lettl'e inédite de Mil'abeau a madame du Saillant, du
H févl'Íel' 082.




DE MIRABEAU.


« el souffré, ils croient que les requetes doivent
(e etre des épitres dédicatoires (1). On commence (( a dire qu'il y a de'l'audace et de la noblesse dans
« ce ton singulier de l'appel d'une sentence capi-
« tale; que le malheureux n'a jamais eu occasion
«( de cuver a profit sa grappe,et qu'apres tont
t( l'insolence de ses requetes est l'uniforme de son
(( role hasardeux (2). A présent je le vois en selle,
« j} est bien, el aura l'avantage réel, vis-a-vis du '
«( public, de blanchir totalement sa complice, ce
« qu'il voulait a tout prix. Tu ne te fais pas d'idée
{( de ton neveu dans les grandes occasions: autant
« il serait dangereux de le jauger de la, et d'y
c( compterpoUl'le cOUI:aI)t, d'apres cette mesure,
« autant on peut compter sur lui pour etre, en pa-
( reil cas, fort au-dessus d'un ~omme sage» (3). -


Le renouvellement de l'écrou reridait néces-
saires de nouveaux interrogatoires. Mirabeau sou-
fint, cette fois, que les juges fran<;ais n'étaient pas
compétens pour statuer d'apres des témoignages
rendus sur faits passés en pays étranger ( Suisse .
et Hollande ). II re<;ut encore des offres de transac-
lÍon (4), et il les repoussa de nouveau, s'obstinant


(1) Lettl'e inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
!l2 févriel' ~ 781 .


(2) LeUre inédite du meme au meme , du 6 avrill78:l.
(5) Lettre inédite du meme au meme, 1 er mar s ) 782.
~4) 11 disait a cette occasion : " Mes ennemis, pel'-


III. 16




MÉMOIRES
a vouloir, avant lout, l'élargissement provisoire,
qu'il ne put obtenir, par l'effetd'une partialité dont
iI se plaignait avec amertume, N qui, outre les
preuves qu'apportent les Mémoires e), est établie
par cette phrase d'une lettre du baiJli: ce .1'apprends
« que le procureur du roi a fait appel. J'ai la co-
« pie des interrogatoires; je vois qu'Honoré en re-
(( vend a son avocat, cal' ces vil s marchands de
« paroles n'ont dans la bouche que ce qu'oh leur
« met dans l'oreille, et qu'il se défend comme bois


« suadés qu'une de leurs victimes ne saurai.t leu.r échapper
ce san s sauver l'autre , n'osent faire ni la paix, ni la guerreo »
( Deuxü':me Mémoire a consulter pour le comte de Mti'abeau,
contre le marquir de Monniel', etc:, page 38 de l'édition
in-SO.)


(1) « Il fallait que rnon proccs fút jugé dan s une petite
« ville dont M~ de Monnier sernble le souverain, par quatre
" hornrnes dont deux, paren s de ma partie, étaient encore ses
« avoués, ses dévoués, ses conseils, et se trouvaient dans sa
" plus étroite dépendance! Il fallait enfin que I'information
« qui devait servir de base aux sentences, aux arrets, a la ré-
" vision de mon proces, fUt dirigée pal' un cruel et capital
« ennemi! )) ( Troisicme jJ:lémoire a COTlsulter pour le comte, de
iWirabeau, contre le marquis de MOl/l/ie,., etc. page :B.)" IIs se
" sont hatés de me juger, de me frapper, de m'immoler, et le
« succes de leur collusion coupable ne m'a pas meme épar-
" gné )eul'S insultes. lis n'ont pas gardé les plus simples
" dehors. Leur confédération est connue, publique, avouée;
" leur intimité avec mes parties scandaleusement affichéc ...
" Et ron park de mon audace, de mOD emportement! »
(lbid. J page 39. )




DE MIRABEAU.


({ vert. Mais je vois aussi que tout est cori'ompu ~
('( ce qui me fait tl'cmbler, quoiqu'il trouve le se-
« cret de tout nier, et de rendre le crime impro-
ce bable, ce qui peut fmt servir ici» (') ..


Cependant le Sié{Je, par un jugement, recon-
naissait sa p!'opre compéte~ce pou!' instruire sur
les faits passés hOÍ"s {Iu royaume; la confrontation
de l'accusé avec les témoins regnieoles allait avoir
lieu, Mirabeau s'y préparait. 11 avait éCl'it ~l eette
occasion : 1( Le vraiment l'edoutable Mémoil'e, si
« I'on m'y force, sera celui de la confrontation» (2).
Une sentence du :l 1 février l'ordonna. Voici
comme l\:lirabeau en parle. « J'ai subi aujourd'hui
«( une confrontation de dix heures, poÍlr deux
({ seuls témoins a qui fai, Dieu merci, bien fait
ce payer la fa<{on » C'). Le bailli s'en explique dans
le meme sens. « Il vient de turlupiner et faire
« dédire, a la confrontation, les temoins les plus
« oculaires qui, pourtant, avaient été bieJ? abon-
ce ch(~s et bien siffiés» (4).


Mirabeau, en meme temps, agissait :mpres du


(1) LeUre illédite du baiUi an marquis de Mirabeau, :.16 fé-
vrier '1782.


(2) LeUl'e illédite ,déja citée, de Mirabeau a madame dll
SailIant, 17 févrierl7R2.


(,l LeUre inédite dn meme a la mémc, ;) mal'S j 782.
(') LeUre inédite dubailli all marql1is de MiralH'all, 10 mar5


I í82.




ME-MOlRES


con~eil d'état de Neufchatel, qui, en présence el
nOllobstant les efforts du substitut Sombarde,
venu expres sur les lieux, défendait aux témoins
,( de ('épondre sur des délits commis riere le ter-
( ritoire de cette souveraineté jI (1).


Les lettres du marquÍi¡, que nous avons extrai-
tes tout-a-l'heure, avaient précédé l'impression ou
du moins la réception du premier Mémoire; mais,


< cette publication, commentée. par madame de
Pailly, l'avait fortement indisposé. ({ Je reconnais,»
écrit Mirabeau, « la harpie dont la bouche impme
« empoisonne tout; mon pere e~t furieux contre le
f( Mémoire, el prétcnd que le second l'assassinera.
« Mais tous mes conseils ne répondent de l'affaire,
« qu'autant que les défenses seront publiques, par-
« ce que le proces, s'il est bien sur en droit, n' est
(( rien moins que sur dans l'opinion publique, et
( que e'est cela me me qui nécessite la publicité de
« mes d,éfenses; cal', avec l'igllorance des premiers
« j uges, la prévention tres-notoire des juges actuels,
( et les intrigues de nos parties, il est comme cer-
« tain que ron s'avantagerait de l'opinion publique
« pour nous condamner dans les ténebres, si nous
( n'allumions pas les réverberes, Nous sommes
({ ici dénués, abandonnés, pas un parent qui pa-


(1) LeUre inédite de Mirabeau a madame du Saillant , du
7 mars 1782.




DE MIRABEAU.


(( raisse; seuls con/re tous, c'est notre devise. Et
« ron veut que nous nous livrions par notresilen-
( ce! que nous nous abandonnions a tou t ce que
« l'intrigue et la subornation peuvent déchailler
« contre nous! Nous n'avons que notre plume, et
« l' on voudrait la briser! si t~ savais de combien
« de manceuvres nous a déja sauvés la crainte des
« Mémoires, tu sentirais combien a été sag.e le partí
(( de faire paraitre un simple essai qui, sans ré-
« duire nos ennemis au désespoir, pouvait tenir en
« respect nos juges (1). Tu aurais pu te dispenser


(1) LeUre inéditc de Mirabeau a madame du Saillant, dn
21 mars 1782. ce Est-il bien vrai qu'on se soit étonné de l'é-
« nergie de mes p)aintes, ou'qu'on l'ait improuvée? Mais en
ce ai-jc proféré qui ne fussent pas fondées? M'aecusera-t·on
« d'avoir frappé dans les ténebres? Non: j'ai nommé haute-
« ment mes délateurs. On ose me reprocher jusqu'a cette fran-
" chise, jusqu'a cette fermeté. Je le crois; ils voudraient me
« ravaler a leur niveau; ils voudraient me voir employer des
« armes dont l'usage leur est si familier, ils ne craignent pas
« d'étre vainclls dans leur science. Pour moi, je n'ai qu'un
« moyen a opposer a tantde manceuv\'es et de dénoneiations ca-
« ehées qui, plus d'une fois, m'ont mis en danger, c'est l'éclat
« de ma défense.J"es proeédurcs, les Mémoires m~nllserits, en-
e< sevelis dans les greffes, sont facilement mis a l'écart, et plus
ce facilement encore oubliés; c'estan grandjourque les crimcs
« et les calomnies doivent etre exposés; c'est au public qu'il
« faut dénoncer les aeceptÍons de .personnes, les' eonni- '
« vences obseures, les snbornations secretes, les vexa·
« tiODS de détail ; alors, iI De suffit plus d'etrC:prudent ponr
« se dispense\' d'etl'e juste; alors, la voix des honnetes gens




MtMOIRES


ce de tant envelopper de ménagemens ce que tu
ce me ois de l'opinion d'emprunt de mon pere, sur
e( mon Mémoire; ear il m'ell a écrit les choses les
« plus déraisonnables et les plus dures. Certes,
« quieonque a trouvé que ee Mémoire est visible-
( ment dédié aux Übel'tins, l'a lu bien singuliere-
(e mento Je crois bien que le tableau que j'y fais du
« séjour a Vineennes, n'a pas plu a qui m'ya tenu
(e si long-temps. Mais je doule qu'il paraisse mal
c( üüt a beaucoup d'autres, et j'imagine que je me
« suis 3ssez exéeuté, dans ee Mémoire, pour qu'on
(e me permette de ehereher a émouvoir sur mes
(e malheurs (1). Je eroyais que tu m'expliquerais
ee l'humeur inconeevable de mon pere ; on est par-
« venu allli faire eraindre mes sueces; etje ne erois
« pas qu'il soit possible d'éprouver de plus eruelles
ce dllretés, dans un moment ou j'aurais tant besoin
«( d'aide, et ou je suis si amerernent contrarié,
(e obligé de lutter seul eontre IOus; et OU, grace ala


« peut suppléer a l'ímperfection des lois, et eontenir dan s
« les bornes de l'équité eeux qui ont une portion quelconqne
« de l'autorité, qui sont, ainsi que les antres homIlles, ae-
« eessibles áux passions ........ 11 me fallait done pro-
({ voql1er ou changer l'opinion publique surtont, puisque
« mes enncmis aUestent sans cesse la notoriété qn'ils ont
" faite .. ~ ( Troúibne lJ<Iémoire (t consulta pour le corntc de
Miraúcau> contre le marquis de MOllllier, etc., page 28. )


(') LeUrc inédite de ¡Vrirabeau a madame dU'Saillant, elu
2:) 11l¡H'S j 731.




DE MIRABEAU. 247


( fmie que le sort a déchainée pour la ruine de
« notre maison, l'affaire capitale, qui devrait seule
{c m'occnper, est ceBe qui me coute le moins d'ef-
« forts et de temps (1). QueIle rage! c?mbien on a
t( peur que je ne remporte' une victoire si néces-
«( saire! que je ne donne au public un peu meilleure
« opinion dé moi, qu'on ne s'est efforcé de lui en
ce donner! Tout cela peut etre fort dangereux, en
« me montrant tel que je suis, a savoir parfaite-
«( ment abandonné, et n'ayant pas de pires enne-
« mis qu'au sein de ma famille (2) .


. «( Je t'avoue que je ne comprends pas du tout la
{( force de ton raisonne",lent. Quoi! paree que je
« me el'Oyais slÍr ~ des Mémoires n' étaient pas né-
« cessaires! Belle conséquence! Eh! songe done a
« la cabale infernale, et a la nécessité d'en impo-
« ser aux fripons et aux partiaux; et puis, j' ai été
{( un pelt \lite: vous etes singuliers, vous autres, de
« vouloir juger, a eent lieues de distance, qui, en
(e grossissant les objets, font disparaitre les détails,
« ce qu'auraient du faire el ne pas faire ceux qui
« agissent sur les lieux et sur les pieces. Enfin,
« nous aurions besoin d'etre soutenus et non dés-
« avoués, caressés et non moruus; mais e' est avec
« les plus honnetes gens du monde, que les absens


(ll LeLtre inétlite de Mirabeau 11 madame du Saillant , du
28 marS ·1782.


(i) Lettl'e int(dite dn meme a la lUerne, 2 :lvrill ~'ín.




MÉMOlRES
« out tOl't, sont méeonnus et houspillés; lelle est
« la nature humaine » (1)!


Dans le meme temps le mal'quis éeri vai t : « Tu n' as
« pas d'idée de ce qu'il appelle ses défenses; je ue
« le vis jam~is si extravagant : il a humilié les té-
« moins, exaspéré les juges, insulté tout le monde;
« etsecroit, de bonnefoi, innocent, opprimé, mo
« déri, magnanime ; en un mot, ce sont les Peti-
« tes-Maisons Ol1vertes (2)!


Mirabeau n'en persiste pas moins. « II est pos-
« sible que tu n!'l saches pas, toi, mais mon pere
« sait que les juges ne peuvent , ni ne doivent dé-
« cider eomme hororoes ;.qu'ils ne peu.vent pronon-
« cer que coro me juges; que les faits, soi-disant les
« plus noto¡"es, ne leul' sont rien, s'ils ne sont
« iégalement pl'ouvés; qu'ainsi fort peu importe


(t) LeUre iuédite de Mirabean a madame dn Saillant, du
4 avrilJ 782.


(2) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
8 avril 1782. Le -marquis écrivait, trois jours apres " Son
" Mémoire a indigné tout le monde; on l'a trouvé si insolent
" qn'illui a fait un tort indieihle. OIl avait pour lui terreur,
" horrenr, e'est de la haine aujourd'hui, antantqu'ieioIJ peut
« s'arrCter anx idées. De ma part, quand je lenr représente
« quelque ehose, i1s eroient que ee sont des offenses . .Te les
" laisse done dan s leur infaillihilité; e'est une eorvée pour
" moi de leur aeeuser la réeeption de leurs paquets; et, ce/'-
« tainement, jc ne me méleI'ai, en aueune maniere, d'inter-
« venir dan s leur fait, ni par moi, ni par antrui. » (Lettre
inédire du marquir de Mirabeau (E madame du Saillant. )




DE MIRABEAU. ~49


« que les faits soient trop connus, comme vous ne
« cessez de le répéter, mais que beaucoup importe
« qu'ils ne soien t pas établis; qu'ils ne le sont pas,
« qu'ils ne peuvent pas l'etre; et c'est pourquoi
« nous avons, sans vous, maJgré vous, contre
(( vous, gagné presque tous les inciden s que nous
« avons entrepris. Quelle prévention peut-on donc
«( avoir c?ntre notre systeme de défense, qui, jus-
{( qu'ici, a eu tant de succes, el que loue, vante
« el seconde la famille de Ruffey, la plus intéres-
{( sée a cette affaire; et ceHe qui doil etre natureI- .
« lement la plus indisposée, et conséquemment la~
« plus difficile a con ten ter (1) ? Pardo n de te ren-
« dre franchisc pour franchise; certes, je ne puis
« trouver dans la tienne que de nouvelles raisons
« de te chérir et de t' estimer ; mais mon camr est
« si plein, si navré, si mécontent, qu'il faut bien
« qu'il déborde dans ton sein, dans ce sein conso-
«( lateur, ou je ne trouverai jamais qu'amitié el
« bonté » (2).


L'appel se poursuit a Besauyon; Mirabeau pu-
hlie Ull second l\1émoire adressé, comme le pre-
miel', moins aux juges qu'a l'opinion publiquc
qui s'en occupe beaucoup : .« Figure-toi que le


(1) Lettre inédite de Mirabeau a madame dl1 SailJant; du
~) avril 4í82.


(2) LcUrc inédite dll meme a la meme , du ,11 avri11 í82,





250 MÉMOIRES
« Mémoire est au compte de l'imprimeur, a qui je
« ne paie que les exemplaires réservés: on s' a 1'-
« rache les au tres (1).


Dans ce second l\Iémoire, Mirabeau explique
que son évasion du ch&teau de Joux fut indépen-
dante des liaisons dont on l'accuse, et n'eut d'au-
tre cause que les persécutions du commandant
Saint-Mauris, qui, cette foís comme jadis, est bien-
veillant en face, et hostile en arriere (2). A cette
occasion sont transcrites les lettres éloquentes que
nous avons déji't rapportées. 11 expose la violence


: morale que madame de Valdahon exerce sur son
pere, pour le contraindre a se porter partie civile;
iI établit, par des citations de textes, et une discus-
sions habile, que les lois ne reconnaissent et ne
punissent le rapt de séduction qu'entre personnes


(1) LeUre inédite de Mirabeau a madame du Saillant,
du 23 avril ,1782.


(2) " J'avais fait toutes les avances aupres de M. de Saint-
« Mauris '; tons les jours JI en:voyait savoir de mes nouvelles,
« et tous les jonrs je lui rendais la meme politesse; sa con-
'( fl'ontation, loin d'etre orageuse, avait été remplie d'é-
« gards mntuels, il m'avait embrassé en me quittant. __ ..
" et ce baiser, gage d'une trahison nouveIle, m'annon\(ait
« l'in fami e de fournir une de mes lettres pour vérifier eeHe
" jointe aL! proees! " ( Troisicme JWémoire (i consulter pour te
comlc de Jll¿rabeall, contre le marquú de lVIonnier, ele., page
18 de l'édition in-SO. ) On se souvient que eette leUre jointe
all proces, avait été fournie par le meme Saint-Mauris, qui,
en mars 077, 1'3yait re~ue de mademoiselle Barband.




DE MIRABEAU.


non manees; il rapporte, discute, et dément les
témoignages reyus; iI transcl'it la défense faite aux
témoins neufchatelois par leurs magistrats; il re-
vicnt sur le grief du rapt de séduction; sur l'adul-
ti~re, délit privé, dont la dénonciation n'appar-
tient qu'au mari , qui, cependant, solus genialis
tori vindex, est muet dans eette circonstanee; il
examine les vingt-tl'ois témoignages qui ont été
appelés sur les quatre-vingt-onze entendus jadis
dans les informations; il en releve quatorze qui
ne laissent aueune espeee de ressourees a l'aeeu-
sation; insistant sur les neuf autres dépositions,
il en écarte six qui ~ont isolées, vagues et eontra-
dietoires; iI en repousse trois, paree qu'elles sont
apportées par des 'gens de. la domesticité de l'ae-
cusatenr : du reste, apres la plus énergique dis-
cussion, il revient aux formes eoneiliantes; el,
d'ailleurs, il parle des ehances de son appel avec
une confiance 'qu'il ressentait peut-etre, en meme
temps qu'ill'exprimait clansl'intéret de sa cause (1) .


(1) • Si je 'voulais consumer roa vie dans des prod~s, je nc
« mcts pas \lU momcllt (~n dotlle qu'il !le me fúl possible de
" prcndre a pm'tie mes p¡'cmicl's jl1gcs, et de til'cl' ven-
« geance d'lilljllgement atroce, rtludu ave e une précipitation
« 5candaleuse; tandís que, depuís deux mois révolus, je
« languis dan s la pl'isolJ la plus odieuse, la plus indécente ,
" la plus malsaine, pour parvenir a une justificatioll qui au-
~ rail pn ¡~tre manifestée en qninze jours : nu dcspotisme si


. '1'.




MEJ}'[OIRES
Quelles que fussent les précautions ol'atoirES de


l'éloquente plaidoirie de Mirabeau, cette seconde
publication augmente encore le mécontentement
de son pere : « Sa deuxieme éruption a horrible-
« ment mal réussi, et acheve de lui casser le col
« el de piloriel' cet extravagant enragé »(1). Mais le
bailli n'est pas du meme avis: « Je vois que je


« impatient autrefois, une lentenr, une partialité si crimi-
« neUe aujonrd'hui, encourraient sans doute une punition
" exemplaire, si je la poursuivais, avec ma juste indigna-
" lion, avec ma' brillante ·activité. Maís, que gagnerais-je a
" des haines éternellcs? Tous ces hommcs ont ét'; pllltOt
« faibles que corrompus, le préval'icatellr Sombarde exceptéj
" 11 luí seul je voue la guerre, et eomme homme et comme
" eitoyen j quant aux autres, je les absous autant qll'il est
« en moi. . . . . , . . . . Eh! quoi de plus honorable que
« l'indulgence, 11' ceux me me quí pourraient dispenser tout
" le monde d' en avoir pour eux! J e suis loin, hélas! d' etre
" de ce nombl'e. Ma fouguellse et coul-}able jennesse m'a
" bien coúté j elle a co~lté beall~oup a d'autres, etje ue puis
« me pardouuer ce malheur comme mes infortunes person-
" nelles. » ( Sccond Mémoire (l consulte!' pou!' le comte de
.Mirabcau, contre le ma!'quis de Monnier,.etc., page 210, in-¡;'O).
La nécessité d'abréger nous force, 11 notre gl'alld regret, de
supprimer eetle péroraison admirable, dont, au sllrpllls,
Hons retrollverons une partie quand nons nous occuperolls
des vues et des travaux de Mirabean sur l'organisatioH judi-
ciairc ct sur la théol'ie des ¡ois pénales, l'instruction en
maticre criminelle , etc'.


(1) LeUre illédite du mal'qllis au bailli de ~lil'abeal\, dll
;16 avril 1782.




DE MIR.\.BEA.U- 2J 3


« juge miellx que loi-meme de ce que tu as SOllS
« les yellx. Tu m'as avoué toi-meme, dans le com-
« mencement, qu '3. ton grand étonnement le Mé-
« lIloire de l' infaillible avait eu un grand succes,
« el qu'a Paris on avait applaudi. Eh! ne connais-
« sais-tll pas le fond des 'choses ? est-ee en casuíste
« que tucroyais qu'on les verrait? et, paree ql1'il
« s'agissait de nous et des notres, fallait-il que ce
« qui était, ne fUt pas? et que q'un f.'1it tres-vul-
« gaire on fit une monstruosité sans exemple et de
( la morale, et de la théorie, et d.u dogme? Ne
( eonnaissais-tu pas París? ee goufl're d'hoII~mes,
« de meem's, et d'idées, promiscuement flélris et
« corrompus C)? Ne sais-tu pas que lalie etla fange
« parisiennes qui souillent lespal'ois de cette vasle
« manufacture de souises el de crimes, n'ont den
« de plus styptique pour l'humanité, que l'engour-
« dissement oú la vie qu'on y mime líent notre
( ceellI' C~)? Qui, dans cette infame Babylone oú
« tous scandales sm' tel sujet sont soudés, cicatri-
« sés, consolidés n'est pas, de fait ou de volonté,
« coupab,le de ce qu'il y a eu de réprébensible es-
« sentiellement, dans la conduite de I'i'!faillible?
« Qu'il y ait mis plus d'écIat, cela est vrai; mais le


(') LeLtre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, du
20 avril 1782.


(') Lettl'c inédite du meme au memc, 1f¡ septembre1770.




2;,4 l\n::MOIRES


« fond des cho;es est le rrH~me; mais, adultere,
( rapt, séduction, en le supposant eoupable des
«trois, et il nel'est que d'un, e'est l'histoire de
C( tous ou presque tous; il n'y a que la publicité
« bruyante de plus)) (i).


Hélas 1 le bailli n'a que trop raison! e'est a cause
de la publicité bruyunte de plus, que des taches
d'immoralité ont terni la mémoire de Mirabeau,
qui n'a . fait ni pis ni plus que des milliers


• d' t h d t l t' 't' , au res ommes, on a pos en e ne s occupe
point, parce Hue des talens extraordinaires ne lui
ont pas fait connaltre leursfautes et lellI'S infortunes.


Remarquons encore un contraste dans la eor-
respondance des deux freres; a la date meme de
la lettre dont nons venons d'extraire un passage,
le marqllis éerivait : « Je t'ai tout dit a son sujet,
« et trop peut-elre, cal' il eút suffi de te dire qu'il
« est fol. Mais les syncopes et les sllbdivisions de
« cette folie sont d'un détail infini, Ce qn'il ya de
« vrai, c'est qu'il a donné des armes contre lui a
c( toutes sortes de gens'; iI est incroyable ce qu'il
« a écrit de folies et d'atrocités, et comme il a ins-
« piré une terreur généraIe, et seIon moi fOl't mal
c( fondée, quant au fond du caractere, mais, quant
« a son aptitude a tout compromettre, inventer,


(1) I,eUre inédite dll bailli au marquis de Mirabeau, du
6 aVI'il1782,




DE l\'lJRiI..BEAU.


« affirmel'. II a tout fait avec sa. prudence ordi-
«nairc; accusé l'un, injurié l'autre~ écrivant tout,
« et a lous; et, au fond, cet homme, qui n'a que
« l'escrimc de salan, mais non sa griffe, n'a pas
« de méchanceté pour deux liards;' mais iI a des
« trésors d'enfance et de folie» (1) !


L' événement ne confirme pas les espérances de
Mil'abeau; il est débouté de sa demande d'élargis-
sement provisoire par la chambre de la Tournelle
du parlement de Besan90n. n se reno, trois jours
apres, appelant de toute la procédure, devant la
grand'chambre; et son moyen principal de nullité,
jusqu'alOl's tcnu seenhement en réserve, est rondé
sur la parenté existan te entre le ma"quis de Mon-
nier et le substitut Sombarde, qui s'est montré si
partial et si haineux. « Me voila done pour un
« mois en prison; mais il est presqu'e impossible
« que la proeédure ne soit pas cassée, vers la mi-
« juin » (2). II ne eompte pas s'en tenir la. « Je te
« dirai, a toi toute seule, qu'aussitüt roon élar-
« gissement, qu'íl est eomme impossible de me
« re'fuser, si la procédure est cassée, comme elle
« doit l'etre, je compte aller faire un tour a París,


(l) Lettl'e inédite du mal'quis au bailli de lVErabeau, da
26 aVl'il 1782.


(2) LeUre inédite de Mirabeau ti madame du Saillant, du
~ mai 1íS2.




256 MÉMOIRES
« pour solliciter,l'évocation du fomi a un autre
« parlement, c~lui-ci étant réellement infecté de
« partialité )) (.1).


L'échec éprouvé devant la chambre de la Tour-
nelle avait décidé le marquis a intervenir et a
commettre son gendre, M. du Saillant, « non pour
( défendre le prisonnier, et faire cause commune
(~ avec lui, mais pour traiter' un accommodernent.»
A qlloi le courageux plaideUl' répondait : « Que la
« vue de l' échafaud, vis-a-vis de sa fenetre, ne lui
« ferait pas accepter de p~opositions en prison)) (2).


Ql1i ne s'intéresserait pas a Mirabeau, en lisant
cette énergique déclaration? En vain, pendant les
plus belles années de sa jeunesse, iI a été privé de
sa liberté, il l'a a peine entrevue apres quarante-
deux mois de détention consécutive dans la plus
dure prison du royaume; parvenu a l'age de trente-
trois ans, rentré en gr:ke aupres de son pere, cer-
tain de n: etre poursuivi ni par la partie privée, le
marquis de Monnier, qui est au bord de sa tombe;
ni par la partie publique, que retiendra le cr1dit


(1) LeUre inédite de Mirabeau iJ. madame dll Saillant, dn
14 mai 1782. Mirabeau s'était déjiJ. expliqué a cet égard dans
une autre leUre : « L'aeharnement et l'animosité de la cabale
« parlementaire est au cambIe. Des Birons n'a pas meme pu
« pénétrer chez le procureur-géhéral; et des conseilJers lui
« disent tont cruernent qu'ils .I'ont parens. » (Lettrc.l' inédites
de il1irabeau a rit/:v, du 23 avril17í!2, page 493.)


(2) I,eUres inédites de l\lirabeall a Vitry , pagt" 196.




DE MIRABEAU. 2(,7


paternel; libre et tranquille pour la premiere fois
de sa vie, il n'a plus qu'a s'occupel' de sa régéné-
ration, il n'a plus de temps a donner aux· aven-
tm'es; non-seulement il eSl guéri de la passion
qui Inil le comble a ses fautes et a ses infortunes, .
mais encore il est, sans retour, séparé de l'objet
de cette passion désormais ~teinte par des torts,
dont il se croit certain, el que ne pardonna jamais
l'ardente jalousie qui est dans son caractere. Un
autre homme aUl'ait cédé 3. tant de puissans mo-
tjfs , el se serait fait ou laissé gracier, aux dépens
de ~a co-accusée. Mais cet autre homme n'aurait
pas été Mirabeau. Lui il a voulu arracher,.3. tout
risque, son absolution et ceHe de sa complice; iI
esl alié présenter sa tt~te aux juges passionnés qui,
en son absenée, lui avaien t lnfligé la peine capitale :
il est depuis cinq moís dan s un cachot malsain (I);
iI est malade, surchargé de travail, dépourvu de


(1) « eette prison est affreuse, je suis entouré de fiévreux,
" dans la malpropreté la plus fétide, et teIlement resserré
" qu'il m'est impossible d'écrire une ligne a tete reposée, ou
« de conférer un quart.d'heure avec mes conseils, sans té-
{( moins. » ( Premier Mémoire a consulter pour le comte de
Mirabeau, contre le marquis de Monnier, etc., p. 34 de l'édi-
tion in.gO). Il parle ailleurs « du lien infeet et tumultuenx oi!
« il écrit (Ihid., page 40. ), au milieu des eontrebandiers,
" des déserteurs et des voleurs, dont les hurlcmens chassent
({ le sommeil de la paupiere fatiguée de leurs voisins, l) (Ibid.,
page 1 :l4.)


n. 17




MÉMOIRES
loutesressources pécuniaires, livré aux inquiétu-
des, aur soucis ~ alJX repentirs vengeurs (1); com-
promis par l'éclat d'une seconde procédure dont la
cause a fait, au passé, ses plus grands malheurs,
dont le scandale renouvelé menace tout son avenir;
ses adversaires le harce.lent de chicanes, l'aeca-
blent d' outrages; il est délaissé, désavoué, ré-
prouvé par 5a fumille ..... Rien ne peut l'abat-
tre; son inébranlable earactere, son génie vaste et
confiant suffisent a tout; il semble que l'un et
l'autre se retrempent dans l'adversité meme!


Néanmoins le marquis suit le projet qu'il a
conyu:


« Dans ces eirconstanees, je vais envoyer du
« Saillant pour aller traiter sérieusement et finale-
« ment d'un aecornmodement. J'avais toujours re-
« fusé ses offres, attendu les affirmations et jae-
« tan ces continueHes de ces gens-la; et, qu~lque
oc folles que je les trouvasse, j'attendais le premier'
« essai, disant qu'il ne faut pas réveiller et secourir
" un somnambule dans sa marche;. et, en effet,
« n'ayant pas besoin de ce surcroit de dépense,
« avec tant de plaies d'argent et d'éclat, et d'autres
« objets dévorans; mais la Providenee le veut, il


(1) Premier Mémoire a consulter ponr le eomte de Mira-
bean, contre le marqnis de Monnier, etc., page 9 de l'édition
iu-So .




DE MIRABEAU. 259


« faut que la nécessité m'entraine. Du Saillant est
« sage et suit les affaires, il co.nnalt so.n beau-frere,
« et ne se laissera pas du to.u t entrainer a ses fo.lles
e( o.pinions. JI a déclaré net qu'il ne se ferait jamais
«( le so.lliciteur d'une aussi vilaine affaire; mais il
« va úniquement po.ur traiter avec les parties, qui
ces?égarent également et réeiproquement .....


e( Le pis cncore po.ur lu'i, au milieu de cet
-{( abime, e' est que to.ut le mo.nde le vo.it aujo.llr-
e( d'hui déeidément et irrémédiablement fo.r, el
« plus que jamais; cal' o.n ne saurait do.uter qu'il
« ne pense faire de so.n mieux, dans une affaire a
ce lui, po.ur lui, et eapitalement surlui, et l' o.n le
{( Vo.it aller, et le discrédit est a so.n eo.mhle ....


ee Je défends de no.uveau les imprimés, So.llS
« peine d'abandon ahso.lu; mais ils obéiront eo.mme
« ei-devant (i). ))


Cependant Mirabeau n'était pas hommc a céder
sans résistanee: « J'ai cru et je ero.is que le plan
(e eo.nc;u par mo.n pere aurait g<ité, et gaterait tonto
« Telles so.nt mes o.pinio.ns, elles s~nt libres; et je
«suis tro.p intéressé a ef1te affaire po.ur qu'o.n
«( pnisse avee sagesse se rendre respo.nsable de l' évé-
« nement, en me faisant so.rtirde mes mesures» el).


(i) LeUre inéJite du marquis au bailli de Mirabeau, rln
15 mai 1782.


(.) LeUre inédite de Mirabeau a madame du Saillant, du
19 mai i782.




'2CO MÉMOIRES
Le marquis n'en persiste pas moins. « Notre


« fol, d'ailleurs, qui avait sur;, la crete' la perLe
« de ses incidens C), recommence a prendre ses
(e vessies pour des soleils. Du SailIant emporte les
« lettres les plus fortes de tout ce qui a trait a ce
« pays-la; mais, en meme temps, tont ce qu'il y a
« de plus sage detout état, I'a bien averti que
« son beau-frere avait la tete sur le billot, et n' en
«.échapperaitpas s'il ne parvenait a refondre le par-


• ( lement. Le pays entier, témoin de la folie et du
« crime, injurié, exaspéré parles hauteurs et les
« sarcasmes decet extravagant, a juré defaire un
« exemplemémorable. L'affaire parul toujours tres-
« mauvaise a tous'les gens de ]oi et cl'iminalistes;
« il n'a cessé .de me répéter qu'ils sont 10us des
« soLs. Lors 'de sonrpremier Mémoire, je lui mandai
« que c' était me poignarder qu'imprimer désormais.


(1) Mirabeau n'en était cependant pas fort abaUu, si nous
enjugeons par ce passage d'une leUre qu'il écrivait le 22 mai
11 sa sreur; passage qu'il répéta en partie dans une lettre, da-
tée du lendemain, t't adressée 11 Vitry, p. 231 de son recueil.
" Si tu connaissais bien t0n.'rere, tu saurais que ce ne sont
" jamais lll;s grandes contrariétés qui le trouvent impatient.
" Il nefaut point se jácher contre les choses, a dit Marc-Au-
« reIe, car cela ne leur fait rien du tout. Aussi, les personnes
" m'indignent quelquefois, mais les choses me trouvent tou-
" jours résolu; au reste ,la peI:te de cet incident n'a de vrai-
« ment affligeant que la prolongation de ma détention, dont
n ma santé n'avait pas besoin : mais, Iju reste, tous tant que
« vous ctes. vous ne parviendrezjamaisllme faire trembler."




DE MIRABEAU.


ce Sur ce grand verbiage, et tout de suite il a fait
« imprimer vingt consultations, explications ~ ex-
« positions. Enfin, ayant Vu son seeond Mémoire
({ si hete et si fol, bigarré de lambeaux qu'il a
« rapsodiés de, droite el de gauche, et réso1 u de
({ faire partir du Saillant, je lui mandai que, main-
(( tenant, j'aUais le servir; mais que, désormais,
({ je défendais qu'on imprimat ríen que je n'eusse
« vu le manusc rito


« Ce fut du Saillant qui me demanda cela, ne
c( voulant pas, d'une part ,que je lui mandasse son
ee voyage, de crainte de ses jactances aceoutumées,
(( el désirant aussi qu'il cessat de gater les affaires.
(e La réponse a été que e' était sa propl'e affaire, qu'il
(e sacrifieraittout, néanmoins,al'obéissance; mais
« qu'il ne pouvait empecher que ses avoeats impri-
te massent leurs consultations, et que je recevrais,
« le prochain courrier, son troisierne Mémoire, et
e( je ne jurerais pas que ,de tres-bonne foi, cet
(( hornme ne crut m'obéir il la lettre (i).


(1) Lettre inédite du marquis au bailli ete Mirabeau, du
31 mai 1782. Il est aisé, d'apres ces explications, de conce-
voir que le marqllis contrarjait autantqu'ille pouvait la dis-
tribl1tion des Mémoires. Ce n'était, en effet, qu'avec beau-
COl1p de peine que l'appelant et ses ami s parvenaient a
répandre les imprimés qu'illeur envoyait secretement. Les
curieux, s'jI en est, ql1i vOl1draient connaitre ces détails les
trouveraient fort développés dans le recnól de Vitry.




2(12 MÉi\'IOIRES
lUirabeau venait, en eflet, de publier son tl'oisieme


Mémoil'e, dirigé principalement contre le substitut
Sombarde qui avait agi, depuis le commencement
de l'affaire, comme procureur du roi', et qui, au
lieu de se renfermer dans la dignitédesa magistr.a-
ture sévere mais impartiale, ne cessa, (~ au mépris
«( de toute décence et de toute regle » (1), de dé-
ployer CO{ltre ,Mirabeau l'a:charnement d'une haine
personnelle; animosité odiellse, mais qui recevait
un caractere hantem.ent coupable du fait avéré
que Sombarde était parent, au degré prohihé, de
la partie plaignante. C' est un morceau plein de verve
et d'éloquence, dont l'auteur lui-meme disait:
« Si ce n'est pas la de l'éloquence inconnue a nos
« siecles esclaves, je ne sais ce que e'est que ce don
« du cie!, si séduisant et si rare » (2); n s'en expli-
quait moins hardiment avec sa sceur: « Tu as du
« recevoir mon troisieme Mémoire, dont l'tinique
« objet est d'exciter l'indignation que mérite la pré-
« varication de Sombal'de qui, pour m' écrasel', a


(1) Troisieme Mémoire a consulter pour le cornte de Mi-
rabean, COllt!'C le marquis de :M'onnier, etc., page 12.


(2) LeUres inédites de :\IÍl'abeau a Vitry, du 12 rnai 178.:2,
page 5100. e'est par erreur que cette saillie de Mirabeau a été
a(lpliquée, par M. Villemain (Cours de L¡ttératurefi'm¡~'aise,
3' partie. ~ París, l'ichon el Dídicr, 1829, page :2L), a un
des J\1émoÍl'cs 1mblíé~ l'année su iv ante dans le proces en
séparation que Mirabean soutint 1\ Aix cOllil'e Sil femuj('.




DE MIRABE.AU. 26.1


(( dissimulé sa paren té avec M. de Monnier; je sais
« bien ce qu'on en pense, ou plutót ce qu'on en <lit
« autour de toi; mais qu'en penses-tu? el crois-tu
« que ce soit l'reuvre d'un homme découragé, d'un
c( ]uttellr aux abois, qui a besoin des secours qu'illl-
« plore la faiblesse » (1)?


J}u reste, Mirabeau contin ue de résister a l' en-
tl'emise qu'on veut lui imposer. « J'écris a mon
« pere; il faut que je me croie bien fondé en pl'in-
« cipes et bien exempt de reproches pour écrire
« ainsi. Vous croyez bien, au reste, que je sais a
« quoi m'en tenir sur mes défenses, et les épiththes
(( qu'on peutleurdonner; lesavocats les plus éc1ai-
c( résn'en ont pas moins ditcent fois que monaffaire
(( avait élé défendlle avec la plus haute supériorité ...


(e •••••• J'ai dit a mon pere, el je le répete [l
.« VOUS, que nul, devant Dieu ni les hommes, n'a
« droit de se meler de mOl~ affaire, malgré moi,
« sans mon avis, sans mon aveu; et, dans cette
« ferme conviction, je vous dirai que je ne veux
« pointd'áccommodement, que la procédllre ne soit
« cassée; que je n'en signel'ai point, ou mon abso-
« Iution pllre et simple, celle de madame de 1\Ion·-
c( nier, la restitution de sa dot, unepension via-
(e gel'e pour elle, et le paiement des frais du proces


(1) Lettre inédite de Mirabellu 11 madame du Saillant • du
juin 1782.




MÉMOIRES
« ponr moi, ne seront pas compris; qn'enfin je
u m·eréservemonaction contre le sieur Sombarde,
« la liberté d'imprimer et afficher l'arret sur trans-
«' action; et la garantie contre toutes poursuites
« ultérieures par les gens du roi » (1).


De son coté, le marquis avait de tout autI'es in-
tentions : « Je t'ai mandé que du SailIant était
« paI,ti .. Ce Monsieur, la-has, fait semblant d' etre
I( déjoué et fort faché. lIle sera peut-etre de la ma-
« niere, car le plan de son beau-frére et ses instruc-
« tions sont de faire, en mon nom et au sien, tout
« le contraire de ce qu'ils ont fait j usqu'ici; son
(e troisieme Mémoire, tout en excusant, est plus
« hautain et plus injurieux que les autres; ce ma-
« raud a mis le pied sur le ventre a tout le monde';
(( el, en vérité, M. de Saint-Mauris et le sieur
« Petit (2), étant tous deux militaires, je ne sais


(1) LeUre de Mirabeau a M. du Saillant, du 6 juin 1782.
Recueil de VitrJ ,page 238 et suivantes. Nous rappellcrons,
sans la répéter, la citation que nous avons faite, d'une leUre
a Boncher, du 50ctobre 1779, leUre qni prollve l'ancienneté
de la détermination a laquelle Mirabeau tenait avec tant de
constance et de courage.


(2) M. de Saint-Mauris, commandant dll chateau, et un
nommé Petit, anden garde du corps, chevalier de Saínt-
Louis, avaient été for! maltraités dans le deuxieme et le troi-
sieme Mémoirc, parce que l'un avait assez ouvertement in-
trigué, et meme, par haine, avait fourni pour servir de piece
de conviction, une IcUre que l\'lirabeau , par un tiers inti-
dele, avait jadis écrite a madame de Monnier; et l'autrc




DE MIRABEAU. 265


« eomment ils le laisseraient, s'il était une [oís
« relaxé (1). A l'égard du personnage, lui, e'est un
« reveul' ambulant, parlant eomme un livre, qUl
« veut tout, et l1'e laisse rien ; qui prend tout, et
« De saisit rien; qui n'e-;;t ni IUl ni un autre, mais
« un brulot, un fagot, une fusée, une ombre, un
I( fou, du bruit, du vent, du pouffe et rien C~).
( C'est la pie des beaux-esprits et le geai des carre-
( fours; il a du discernement, néanmoins ; au
( moyen de quoi, quand iI trouve du bon , il s'en
« nourrit de préférence; el e'est un outil ineroya-
({ ble )) C').


Remarquons que les pl'éventions du mal'quis
ont encore une foÍs atteint son sage frere : ( Ce
« malheureux fou n'aura, au bont du compte, fait
« que de la bouillie pour le Diable. Il m'a envoyé


avait faít, dans la procédure, une obscene et mensongerc
déposition, tres-injurieuse ponr les accusés. Saint-Mauris et
Petit avaiént annoncé des projets de vengeance qui devaient
s'accomplir aussitót apres l' élargissement du prisonnier: « J e
« devais ménager un Saint-Mauris, un Petit, qui, aux plus
u coupables parjures, ajoutent les menaces les plus atroces,
« les plus furieuses injures! » ( Troisiém~ Mémoire a consul-
ter pour le comte de Mirabeau, contre le marquis de MOll-
nier, etc., page 25. )


(1) LeUre inédite du marquw au bailJi de Mirabeau, du
7 juin 1i82. •


(2) Lettre inédite du mcme an meme, dll 12 juin 1782.
(3) Lettl'e inédite du memc au meme, du 21 juin 1782.




;!ti!i MEMOIRES


({ un :\Iémoi,'e qui est la plus extraordinai¡'e clJOse
« que je vis jamais pOl1l' l'insolence et la jactance;
« el, a te dire vrai, s'il sauve sa tete de cette affai-
(( re-la, je t'avoue que les bms me tombent d'ima-
« giner de tirer race de pareil homme. Je ne dissi-
f( lUulerai pas que s'il avait affaire á lUoi, je ne le
« tirerais de la, si cela m'était possible, que pom'
C( qu'il rentrat a Vincennes , pour n'en jamais SOI'-
« ti!'; cal', quand rage el les divers chatimens qu'iI
« a essuyés ne font pas changel' de ton, iI n'y a
« plus lieu d'en rien espérer » (1),


Un tel langagc est sans doute étrange sous la
plume du bailli; mais, aussilot qu'il sem mieux in-
formé, il en changera, comme on va le voil', pa!'ce
que ses impressions naissaient d'une prévention
passagere, et non d'une aversion invétérée.


Quoíqu'en anticipant sur les dates, nous conti-
nuons de le citer, parce qu'il nous semble bien ca-
ractériser la position et la défense. de Mirabeau.
« Il a parlé dans sa prison avec une énergie qui,
« j'en conviens, parait insolente, mais c'est pal'ce
« qu'on ne veutplus d'energieque contre la Trinité;
« du reste, il attaquait de vils Robins vendus,
« aussi pervel's. que betes (2), et c'est beaucoup


.J
(1) Lettre inédite du pailft au marquis de Mirabeau, du


10 j uin 1782.
(~) Lettre inédite du bailli au marqllis de Mirabeall, du


12 juinl7S2. Le marquis de Mirabeau nous est aussi témoin




DE MIRABEAU. 267


« di re, eL dont l'impudentepartiálitéaumit échauffe
ee une tete plus froide que la sienne; el puis ,
« pour la principale affaire qui est ici (en Proven-
(e ce), iI est tres-bon qu'il ait tmité haut la main
« ses adverses, cal' iI a montré par la qu'il avait fait
(e la loi, et non pas un plat accommodement, a prix
« d'argent, comme on voudrait le persuader ici (i).


de la partialité des officiers de justice, et ii raconte, au sujet
d'un des principaux, une anecdote qui nous parait pi-
quante : « Figure-toi que ce procUl'eur-général est si pas-
« sionné, et en meme temps si béte et si borné, que nul
« n'a osé s'y fiel' dan's les leUres de recommandation; et
« qu'íl m'ont dit qu'il avait une fois concIll a un décret
« contre les comédíens, pour avoir servi, aufestliz de Pierre,
« un chapon un jfJur mal'gre. » (Lettre inédite dll marqllis all
bailli de Mirabeau, du 6 mai 1782. )


(1) LeUre inédite du baílli au marquis de Mirabeau, du
3 décembre'1782. Miraheau s'exprimait de meme quelques
jOl1rs auparavant : « Sois-en sl'tre, c'est moi qui ai eu la plus
« longue vuc, et qui ai le mieux entendu.mes véritables in-
« téréts, qll/lIld j'ai dit, a Pontarlier, plus je me dlfendrai


. .
« avec énergie, et méme apee audace dans ceae affaire, et
« plus je dimilluerai les diJJicultés en Pro vence. Cal' en fin ,
« qui osera clire judiciairement que je n'avais pas tl'ois foís
« raison dans un proces Olt j'ai tellement criblé et mes
« parties et les juges mémc, et oll cependant j'ai dicté la
« loi? » (Lettre liu:dite de .tlirabeau a madame du Saillant,
du 17 novembre '1782. ) Vitry, a qui Mirabeau écrivait par
les memes courriers, les mémes choses, quelquefois dans
les memes termes, a insél'é ce passage dans son recueil,
page 283. Ajoutons que Mirabeau avait soin de se targuel'
plus tan[. comme il ¡;'y était [ll'éparé, du ton de ses
défcnses (~n Ft'anche-Comté; aussi, disaiL-ii eIl P¡'ovence :




268 MÉMOIRES
« Quant a la tete dé ce monsieur, sois sur qu'il I'a-
« vait tres-bien défendue , et que les passions des
(e adversaires les avaient enferrés de maniere a ne
« s'en tirer que difficílement, si la transaction
« n'était venue a leur secours, sortie de terre,
(e grace a du SailIant, .comme un potiron, ou un
« fermier-général (1). Je vois (Iue la passion a assez
« aveuglé ses adversaires pour qu'ils s'y soient tr'es-
« mal pris, tandis que lui s'y prellait f01't bien. Que
( voulais-tu done qu'il fit? FaIlait-il qu'il suppliat
« vis-a-vis de gens qui n'avaient ombre de griefs
« personnels contre luí', mais que seulement un
« sordide intéret engageait a désirer sa perte et
(e celle de sa co-accusée? FaIlait-il déserter son ap-
« pel, assuré de l'impossibilité de trouver des
« preuves juridiques; assuré de la nullité de la
ee procédure faite dans son principe par '\In parent
« au degré prohibé? Crois-moi, j' en ai causé icí
« avee tous, et ron neconclllt pas du t0!lt eomme
« toi, que cet homme "ient encore ieí nous pfésenter
« le front de l'impénitence finale, tJt qu'il est sans
« retour)) (2).
« La, iI pours"ltit, avec une énergie peut-ctre sans exemple ,
« l'accllsateur, les conseils, les témoins, les procédés, la
" procédllre; les premiers jl1ges. » ( ObseTl'ations pour le
comte de Mirabeau, etc. , page 33.


(1) Lettre inédite du baílli au marqllis de Mirabeau, du
2:J déecmb:'c ~ 782.


(') LeU¡'e inéditc du meme au memc, 30 décembre 1782.




DE MIRABEAU. 269


VOWl bien le langage du bailli. Quant au mar-
quis, il n'en a plus changé.


Conlinuons a le voir expliquer ses étranges opi-
nions sur son fils.


« Qui le rendrait sage, le rendrait stupide ; mais
({ il n' est pa's plus pres de l'un que de l'autre; de
{( passions, il n'en a pas une, ni enclin a aucune;
« de prétentions, iIles a toutes, parce que l' orgueil
{( est son existence, et lui est naturel comme sa tete
« et son bras; mais tout est enfant chez lui, et il a
« un dessous imbécille (1); il est fripon et menteur
{( de tic et par nature, pareeque c'est l'arme de
« la faiblesse , comme la griffe est ceHe du chat; il
« est présomptueux, paree qu 'iI vise agauche; et
({ il vise a gauche paree que jamais l'orgueil et la
« faiblesse ne feront ensemble un angle. droit.
« Ajuste et brode toutcela d'éloquence, de facilité,
« de perspicaeité, de tout ce qui éblouit en fin la
(e multitude qui va sur les quatre pieds de son bon
« sens, au courant, mais qui ne sait plus que bayer
« sitot qu'on l'a redressée Cl Tous les gens sensés
« voient que ce n'est qu'un fou;. mais ils se tai-
« sent, et me me se rangent, paree qu'ils le croient
« dangereux; et, a toute oecasion, notre homme
ce ne faíl que des folies et des sottises, paree


(') Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
4Sjuin1782.


(') Lettl'e inédite dil meme au merne, '23 juin H82.




270 í\'JÉMOIftES
« qu'une horloge démontée ne sait ni ce qll'elle
« sonne ni ce qu'elIe marque (1).


(e Posons d'ahord qu'on ne change point le natu-
« rel. Ce point-la n'est pas trop embarrassant dans
« cet homme-ci, car il n' en a pas du tout. n a une
« sorte de sensibilité turhulente qui fe rend hon
« et non mauvais. Mais, au fond,. il n'a nulle
« honté, pas meme pOUl' lui-meme,qu'il lracasse et
« qu'iJ traite comme un chien et comme un cheval:
« du reste, peut-etre a-t-il besoin de se tarabuster
« ainsi, car son exuhérance sanguine l' étoufferait;
« el en vérité, soyons justes, il y a bien du phy.
« sique dans ses écarts (2). Cet homme écrit ce qu'iI
« veut, et peut-etre meme en pense quelque chose.
« C'est une arme sure de n'avoir-rien de sacré ,
( et ih se rangeront tous devant lui (3).


« Il 'est toujours le meme quant a l'inquiétude
(,( turbulente et a la nullité fonciere, car ce n'est
« qu'un brouillard, c'est Ixion copulant dansla
« nue, du bruit, du vent, et ce n'est rien (4).


« C'est toujours de meme; ce qu'il dit est faux,
« cequ'il voit illusoire, ce qu'il écrit pillé. Et quant


(') Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
27 juin 1782.


(2) I.ettre inédite dll mcme au mcme, du 1 cr juillet 1782.
(") LeUre inédite du mcme au meme, du 12 juillet 1782,
C,) Letlre inédite dn mcme au mem~, 1'2 aoút 1782.




DE lVlIRABEA.U. ~71


« a ce dernier point, son ma}lleureux penchallt
« lui nuit, cal' iI fait une lettre bien el avec une ra-
(e pidité inconcevable, et ce qu'il pille vaut infini-
ce ment moins (1).


Reconnaissons que parmi tant de remarques
tantót exactes, tantót crronées, qui sont hazardées
par l'esprit mohile, et toujours iustantanément im-
pressionné du marquis, cette derniere saillie est
d'une justesse frappante; cal' iI est vrai de dire que
Mirabeau, qui savait et pouvait plus que qui que
ce fUt, était trop souvent disposé a copier plutót
qu'a écrire d'apres lui-meme; et a meUre en c:euvre
le travail d'autrui, sur des matieres qu'il aurait
heaucoup mieux traitées sans emprunts et sans
secours. Nous verroIlS plus tard ce qu'ont essayé
d'en conclure aleur profit de prétendus auxiliaires
qui se sont vantés d'avoir fait sa gloire, et qui,
apres lui, n'ont pas trouvé en eux-memes de quoi
s'en f:1ire une qui leur appartint.


Pendant que le marquis multipliait ainsi ses
houtades, l'affaire de Pontarlier touchait a son
terme. ce Du Saillant trouve tout faciJe pour l'accom-
ee modement, ayant porté les leUres les pIu sfortes;
c( restent deux tetes, a savoir madame de Val da-
«( hon et l'autre. Ce dernier m'écrit insolemment ,
« avec son respect, comme tu dis, et foUement, a


(') i.~ttre inédite du meme au meme, 20 aoút i/82.




MÉMOIRES
ce un exces qui te mettrait en coIere mue et seche;
« je ne lui répondrai pas, j'ai tout dit. Mais, s'il
ce tient, je l'abandonne; reste a savoir qu'en faire,
« cal' imagine.toi que Linguet est dehorset que
« de Sade va sortir )) (i).


La transaction était convenue : ce Du Sail1ant, les
ee signatures faites de sa part, est partí tout de suíte
« pour Dijon, d'ou il a ramené le président de Ruf-
«( fey, fils et pere )) (2). Du reste, l'opinion du mé-
diateur était devenue favorable a Mirabeau : « Ton
ce mari te dira, en son ame et conscience, si ce pro-
« ceS a pu etre mieux défendu qu'il ne l'a été; si
« ses idées n'ont pas beaucoup changé, depuis qu'il
« a vu l' affaire de pl'es; si j' ai été aussi foJ que des
c( laches, des perfides et des imbécilles ne cessent
ce de l'assurer a mon pere: je m'en rapporte a la vé-
(e racité de ton mari, qui n'était pas peu pré-·


(~) Linguet avait été détenu pendant quelque temps a la
Bastille, d'oü il sortit en 4782, et fut envoyé en exi¡ a Rhé-
tel. De Sade était alors au donjon de Vincennes, d'ou il
fut transféré a la Bastille. Il ne fut mis en liberté qu'en
4790. Remarquons que e'est pour la troisieme fois que le
marquis de Mirabeau fait un rapprochement entre son fils
et le marquis deSade. L'on peut voir dans les Lettres de rin-
cennes, tome :2, page 3; tomes 3, pages 113, 403,401:1, ce que
Mirabean, sans deviner assurément cet exécl'able paral-
li~le , disait sur le marquis de Sade.


(') LeUre inédite du marquis an bailli de 1Hjrabe~n, du
24 juin i 782.




DE MIRABEAU. 273


« venu» (1). eeHe impression du gendre avait rné-
me, a ce qu'il pal'ait, été communiquée au heau-
pere, cal', apres avoir écrit le 17 juin : « II veut se
« perdre, la Providence le mene a sa punition, iI
« démentira du Saillant; ce qui pourrait lui al'ri-
« ver de plus heureux, serait qu'on le fit passer
({ pour [o], chose qui est en effet » (2). Des le sur-
lendemain le nlarquis écrivait a son [('e¡'e : « Ton
« neveu s'est rendu de bonne grace. Tu oe te figu-
« res pas aquel point ce dr6le en impose en pré-
« I;ence; cal' je suis bien informé, et je sais qu'on
« pense généralement qu'il eut accommode sans
« du SaiUaot, avec toutesonextravagaoce; et, peut-
« etl'e, 00 dit meme a coup sur, plus avantageu-
« sement C). Au fait, il est possible que ses enragés
«( Mémo.ires (4) so~ent ce qui luí a valu le four de
« campagne sous lequel cette affaire va etre enseve-
« líe, et qu'ils lui servent ailleurs el).


(1) Lettre inédite de Mirabean ~ madame du Saillant, 20
juin 1782.


(2) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, 17 juin
1782.


(') LeUre inédite du bailli au marquis ·de Mir~beau, du
19 juin 1782.


(4) Voici ce qu'en disait plus tard Mirabeau lui-meme, qni
n'eut que trop d'occasions d'en reparler:« Ces Mémoires qui
" m'ont valu beaucoup de partisans et d'ennemis·, beaucoup
« de repl'Oches et d'éloges, beaucoup d'obstacles et deres-·
" sources. » (Troisieme Mémoire a consulter, etc., 'page 8).


ca) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, 28
juillet 4782.
m.IB




274 lVIÉMOIRES
Cet aveu, sans doute, est I'emarquahle dans la


bouche du marquis; et iI prouve que, comme l'a-'
vait déja aper<{u le bailli, Mirabeau, indépendam-
ment des suggestions de son naturel ardent, du
sentiment amer que lui inspirait une condamna-
tion outrée jusqu'a l'atrocité, du besoin de sa dé-
fense, de l'intéret de sa co-accusée, avait vu plus
loin encore, e.t avait clonné a ses paroles une por-
tée qlli pui at.teindre jusqu'en Provence; aussi s'é-
criait-il, dix mois apres, devant les juges d'Aix:
\( J'ai tr>ansigé! oui! mais quand mes ennemis m'ont
« demandé grace. Et si vous en doutez, lisez ces
« Mémoires, alors trop célebres (1), que je' fus fol'-
« cé de puhlier pOUI' ma défense. Cherchez dans
« .les registres des greffes, compulsez les recueils,
« et trouvez un accusé qui se soit défendu avec
« cette énergie! Lisez, et dites, si vous l'osez, que
« les supplications, la pitié, ont arraché son désiste-
« rnent a mon accusateur; J'ai transig·é ..... et pour-
« quoi ne l'aurais-je pas fait? qu'avais-je a deman-
(( del' ama partie? rien que des dommages-intérets :
ce et c'est pour eette cupidité sordide que j'aurais
« prolongé ses tourmens et les miens? un proces
«( si scandaleux? un éclat si déplorable » (2)?


(1) LeHres déjil citées, du 25 février et du 3 décembre 178~.
(2) Plaidoyer prolloncé par le comte de MÍrabeau a l'au-


dience de M. le lieutenant-général, etc., le '20 mars 1783.
Aix, Júseph David ,45 pages, in-4°, voir page i8,




DE MIRABEAU.


Si, cornrne on vient de le voir, resprit du mar-
quis abandonne les préventions conc;ues sur un
systerne de défense trop hardi, son crem ne s'a-
rnollit pas, et de nou velles sévérités viennent affli-
ger et embarrasser Mirabeau: celui-ci avait dli faire
a Pontarlier des dépenses considérables, dont le
paiernent allait devenir pressant. « J'ai re~u épitre
« de ce rnonsieur qui me demande de répondre de
« ce que lui ont avancé des arnis qlli, a ce que
« dit du Saillant, sont en effet de fort honnetes
« gens, qui se sont fondus pour lui. Je lui réponds,
« cornme tu peux le penser, sur toutes les circons-
« tan ces et attenances; et je luí dis que je ne doute
« pas qu'avec mon cautionnement iI ne fit encore
« bien des pointes; máis, qu'il ne vaut que parce
« que j'ai vécu soixante-sept ans honnete homme,
« et veux mourir teI; et qu' en conséquence je
« n'ai nulle envíe de meler mes engagemens aux
«( siens ») (i).


Nous pouvons juger du reste de ceUe leUre par
ce qu'en dit Mirabeau:


« Tu verras par ma leUre a mon pere, ma chere
« amie, que je suis loin, bien loin de pouvoir
« souscrire aux augures favorables que ton bon
« creur rn'envoie. Le míen est déchiré, et la plaie


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, H
septembre 17!l:2.




~76 MÉMOIRES
"ne se fermera jamais. Le mépris et la haine de
« mon pere sont enfin dévoilés; tI les montre a
« nu; le mépris est forcé peut-étre, mais en ce
c( cas ]a baine n'en est que plus violente. Il
« veut faire honte de m'aimer a ceux qui ne veu-
« lent poinl trahir ma cause. 1l décide qn'on ne
« peut etre mon ami sans friponnerie 07.t sottise. 11
«( avoue qu'il espere et qu'il désire que je perde
«( tout crédit aupres de mon ancle, afin que je sois
( bientot tout-a-fait noyé. n annonce ma proscrip-
« tion pour au moins sept aimées; jure qu'il ne
c( Jeverajamais mon interdiclion, et déc1;;tre qu,il
e( testera en conséquence. Aujourd'hui, pour avan-
« cer mieux encore la ruine de toute réputation et
(e de tout succes, iI fail toilt ce qui est en lui pour
e( que je sorte d'ici banqueroutier, et merefuse
(e tout secours pécuniaire , meme le plus léger. Je
«( n'ai ni revenus, ni place, ni charge, ni ressour-
« ces, voila déja 4,800 fr. que je débourse sur le prix
f( flltur et incertain de mes travaux faits en prison.
ce Que puis-je? que dois-je ? sinon prévenir son ar-
« ret et ses prophéties, en m'exilant a jamais de


. « mon pays et de ma famille? On ne faít point de
( ces résolutions, on ne les exécute passans avoir
« la mort dans le creur ............... Je ne
« saurais échapper a ma destinée ..... Ne crains
« rien d'un premier mouvement toutefois. J'ai
«( consulté mon oncle, je le de vais , j' en avais




DE. MIB.ABEAU. 277


« un grand besoin, car, je l'avoue, je suis inca-
« pabIe de réfIéchir et meme de penser en ce mo-
c( nlent » (1).


Apres bien des lenteurs, on avait obtenu les
eonsentemens et homologations néeessaires, sur
lesquels nous n'insisterons pas, non plus que sur
l¡l. transaction dont il nous semble que l~ texte et
le commentaire sont également inutiles; le texte,
paree qu'il n'est que le développement des eondi-
tions que stipulait ilPpérativement Mirabeau (2),
el que nous avons ei-devant rapportées; le eom-


(1) LeUre inédite de Mirabeau a madaml:' du Saillant, du
16 se p lembrel í 82.


(.) C'est-a-dire que la sentence du 40 mai 1778 fllt anéantie,
que le marquis et la marquise de Monnier furent séparés de
corps et debiens, la dot restituée, une pension viagel'e de
douze cents franes as')urée a madame de Monnier, sous l'obli-
gation qu'illLu fUt imposée de rester au couventjusqu'au dé-,
ces de son mari , qui mourut huit mois apres la transaetion.
Peuehet a donné le texte de eeUe transaetion, t_ 2-, p. H3,
1 H, 415, 146. En la eommentant,l'auteurdescend, p. H2,et
ron ne sait pOllrquoi,a\l ton des libelles qui ont le plus injus-
tementriléeonnllet diffamé Mirabeau. D'lln autre coté,Cadet
"Gassieourt avait éerit ( page 2í de la premiere édition,
« et 2-1 de la deuxieme) : « Le ministere public se tut, M. de
« Monnier paya les frais, les dommages et intére'ts; et Mira·
n beau, tranquille possesseur de sa maltressc, que le m{117lc
« acte relldait libre, rit avec elle de la clémence des mari s
« outragés. >J


Na voilit-t-iI pas un biogl'aphe bien informé de I'histoire
{IU' iI éCl'it!




278 MÉMOIRES
mentaire, paree que-:-des détails a cet égard seraient
sans intéret ; et paree que nous aurons, plus tard,
quelques mots a dire de refret moral de la trans-
action, quand il sera question du proees en sépa-
ration , plaidé a Aix, et ou l' on essaya d' exeiper des
résultats de celui de Pontarlier.


La transaetion fut done définitivement eon-
sommée le 14 aout 1782. « Non sans peine, toutes
« les tetes étant échauffées (1), et les proeureurs
c( jetant de l'huilesnr le feu, désespél'és de voir
({ éehapper la proie (2). C'est le 14 que toot a élé
ce homologué, et que la roue a été rompue » eS).
« M. le eomte m'éerit qu'il est sorti apres avoir
c( complété plus que ses six mois de détention,
« et qu'il est resté quatre jours, eourant les rues
« de Pontarlier, et se montrant partout, afin de
«montrer aux Saint-Mauris, aux Petit, et a tous
« autres qui pourraient avoir a luí parler,qu'ils le
« trouveraient faeilement, et qu'il était pret a leur
« donner audience; iI ajoute qu'il va a Neufehatel,
ce et qu'il ne restera en Suisse que le temps indis-


(1) On peut voir, par la lettre insérée dans le reeueil de
Vitry, page 249, et que Mirabeau éerivait le 10 aoút '1782,
que sa patienee, mise 3.. l'épreuve, fut bien pres de lui
manquer.


C') .Lettre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du 17 .
aout 1782.


(3) Lettre inédite du memc au meme, du '20 aoút 1 í82.




DE MIRABEAUo


(e pensablement nécessaire pOUl" aSSUl'er le paie-
« ment des sommes que ses ami~ Bourier,ct sur-
« fout Michaud lui ont avancées » (1). ~


Son pere, en effet, persistait a lui refuser toul
secours pécuniaire; el ce refus désespérait 1\'Iira-
beau, qui se voyait ainsi forcé de manquer aux
devoirs de la délicatesse et de la reconnaissance;
iI n'avait d'autrc confidente que sa sreur, quí nc
pou'lait pas venir a son secours : « Ton frere ne
« sera pas tout-a-fait malheureux tant qu'il sera sur
« qu'iI lui reste un asile daos le creur de sa sreur
« bieo-aimée; hélas! bien t6t il ne lui o en restera
f( plus d'autre! et il serait trop heureux Si Son
« nom était eITacé du livl'e de vie » (2)0


Il était en effet entierement découragé; il avait
écrit, le 16 aoM, a sa sreur : « Me voilalibre o o o o
0« Que faire de ma liberté? Réprouvé par mon pere,
c( oublié et peut.thre hai par ma mere, pour l'avoir
« voulu servir, redouté par mon onele, attendu


, o i '" ,
« pajO mes creanClers ont pas un seu na ete paye,
« qnoiqu'on m'ait privé de tout, sons prétexte de
« les satisfaire; menacé par ma felume, ou par
« ceux qui la gouvernent, dénné de tont, de re-


d, , d 'dO h' 1 o 'Do « venn, etat, e ere lt. o o o o él o p aIse a leu


(') LettJ:e inédite du bailli al! marquis de lVlirabeau, 21'{
aoút lí820


(2) LetttOe inéditc de Mit'abeau a madarne un Saillant. ;:;2
scptembtoe 17820




280 MÉMOIRES
« que mes ennemis ne soient par si lftChes qu'íls
« sont pervers! qu'i1s répondent a mon espérance 1
"qu'ils viennent sur le pré oú je les attends!
« mais, ma sreul', 'ils ne viendront pas ...... Sí
« j'allais les chercher, on m'appellerait un spadas-
«sin, un assassin, pellt-etre!Oh! j'allrais pourtant
« besoin d'un coup d'épée » (t)!


Quelques jours apres, il eerivait a son oncle :
« qu'il désirait qu'on lui fixat une pension, et qu'il
« ne rentreraif jamais en Franee (9). Il a ajouté qu'iI
« quitterait me me le nom, si tu le désirais (').


« Si cet .homme vput, en effet, prendre le partí
« de s' expatrier, en véri té ee sera un grand" serviee
« qu'il nous rendra; cal' iI ne sera jamais hon a
« rien 1I (4). Le marquis ne s'en émouvdit pas da-
vantage : « Il me mande, amoi, la meme chose
e( qu'a toi, au sujet de sa résidence dans un coin;
ce avee une pensiono Mais ce sont de ces luhies
« qui lui passent, Oll qu'il joue; cal' ni lui, ni au-
« tres, ne savent ee qui passe par bouffées dans
« cet énorme vi.de; et ce qu'il a de plus dangereux,
« e' est qu'il joue la fougue, eomme illa subit» (").


(1) Lettre inédite du meme a la mellle, 16 aoút ·1782.
(") LeUre inédite du bailli au mal'qllis de Mil'abeau, dll 20


aoútl782.
() I.ettre inéditc du meme an .meme, 7 septenibre i 782.
(') Lettl'e inédite du meme au meme, 10 septembl'c 1782.
(") Lettl'e inédite du rnat'quis al! bailli de Mil'abeau, :3 sep-


t embre 178'~




DE MIRABEAU.


Plus tard, le marquis en jugeait autrement. II
interprétait a sa maniere le séjour prolongé a Neuf-
chatel,ou Mirabeau traitait de ses manuscrits:
« Je te crois délivré du fardeau que toi et moi t'im-
e( posions par suite, toi de bonté, moi de devoir
« et de la perplexité ou j'aurais été 1 sans doute,
«( dans un mois ou deux ,'de prescrire un gite a ce
« misérable, et de lui donner des matériaux d'un
e( nouveal1 manifeste, et d'l1ne nouvelle catas-
« trophe. Cet homme, au fond, ne veut pas, sans
ce dOHte, se rendre en Provence. Il est lassé de
« s'humilier sur la trace de ses dettes d'argent,
ce faits, gestes, et proeédés; ou la Providenee ne
(e veut pas que le maHiliteúr jouisse de son état,
ce eomme s'il n'était pas eoupable » (1).


Le marquis se trompait, toutefois; son fils, cé-
dant aux exhol'tations d'une sreur également sensée
et tendre, av~it renoneé a un projet il'réfléchi
d'expatriation; et apres avoir terminé, a Neufcha-
teI, ses affail'es, el quelques travaux poli tiques
dont nous ferons plus tard connaitre I'objet, il
était parti, le JO octobre 17th, ponr la Provenee.


C'est ainsi que se terminait, apres sep! années,
le fatal épisode des amours de Mil'aheau avee So-


(1) LeLtrc inédíte du marqui5 an hailli de l\'lirabeall, 'c!1I 4
odubre 1 í82.




182 M~~MOIRES
phie; épisode dont le développement a été pOUl'
nous une reuvre d'autant plus difficile et doulou-
reuse qu'il nous était impossible de taire un tel
événement; que nous nous efforcions d'en res-
treindre autant que possible les détails, et que
nous nous trouvions dans la nécessité de présen-
ter tous ceux qui pouvaient, selon notre dessein,
notre clevoir, notre conviction; placer sous un jOUl'
enfin vrai les faits ainsi que les personnages, et
les caractériser authentiquement.


Nous avons mis tous nos soins a tracer eette nar-
ralion, de maniere a satisfaire aux légitimes e~igen­
ces de l'histoire; mais autan t que possible sans rien
concéder aux fantaisies d'une curiosité maligne,
que tant d' autres écrivains ont flattée. Bien loin de
les imiter, nous avons exclu de notre récit tout ce
qui n'en faisait pas nécessairement partie; et, par
exemple, nous nous sommes borné a quelques
mentions indispensables en ce quiO concerne une
des personnes les plus compro mises par la cor-
respondan ce de Vincennes. Nous voulons parle,·
de la plus jeune des sreurs de Mirabeau. Non-seu-
lement nous n'avons point rapporté, mais nous
n'avons meme pas daigné combattre les supposi-
tions également infames et mensongeres qu'un
historien, san s justice comme sans pudeur e),


(') Peuchet, tome premi ero




DE MIRABEAU. 283


s'est permises au sujet de madame de Cabrjs. Tout
en les détruisant dans I'intéret de la v~rité, ce qui
aurait . été une tache facile, mais une nouvelle
occasion de scandale, nous aurions pu , dan s l'in-
téret de Mirabeall, prouver que parroi 'les causes.
extérieures de ses égaremens, il faut compter I'in-
l1uence que cette s<pur exer\{a sur lui; nous aurions
pu expliquer les erreurs et les malheurs de eeHe-ei
par sa constitution mOl'ale et physique, par sa
mauvaise éducation, par son mariage, imprudem-
ment précoce, avec un époux qui moralement lui
étaiL trop inférieur, et qui des sa jeunesse fut atteint
d'une démence incurable; par ses liaisons avec un
horome indigne d'~lle ..... Mais a quoi bon de si
tristes éclaircissemens? quel profiten peut-il sortir?
l'histoire doit-elle de pareilles révélations a la cu-
riosité frivole ou immorale qui s'en amuse? Si la
vie de madame de Cabris a été tres-orageus~, sa
mémoire, du moins, n'est pas forcémentenregistrée
dans l'histoire; le public n'a qll'a peine remarqué
le role secondaire'que lui assignent quelques pas-
sages impurs et suspects du recueil de Manuel,
des pamphlets inconnus, et un livre décrédité (1).


(i) Nolts vOlllons parler des quatre volumes de Pellchet,
et nous nous exprimons ainsi parce que le dédain dll public
a Cait justice de cette compilation pleine de redites, sans
addition d'aucune nonveauté. J'our grossit· son texte par des
citations, P!'uchet a copié tous les détails que fonrnit la eor·




MÉMOIRES
L'age mur de madame de Cabris a effacé les torts
de sa jeunes~e; redevenue elle-meme, elle s'est
montré, au déclin de sa vie, aussi admirable pal'
les vertus de'Tame, que par les prodigieuses fa-
cultés de 1'esprit; nous avons été a porté e de vé-
nérer en elle le modele des plus touchantes vertus
domestiques; nous l'avons vue ,e, long. temps avant
la vieilIesse, mourir (l) épuisée par les soins pieux
qu'elIe prodigl1ait a la seule pel'sonne qui eut le
droit de lui faire des reproches, a un époux de-
venu pauvre, infirme, el dont ladémence, long-
temps paisible, avait pris avec l'f'ge le caractere de
l'aigl'el1r, quelquefois de la fureur. Telle fut ma-
dame de Cabris régénérée, et c'est sous ce seul
aspect qu' elle doit-ctre présentée désormais.


Parvenu a cette époque- bien éloignoo encore
du terme de notre travail, nous en compléterons
une des divisions naturelles, en exposantcé qui
nous reste a dire sur un sujet touchant que la suite
de notre narration ne ramtmera plus.


On a plusieurs fois imprimé qu'aussitot apres sa
sortie du donjon de Vincennes, Mirabeau aban-
donna tout-a·fait la malheureuse Sophie, qui, un


respondance de Vincennes sur le compte de madame de Ca-
bris; mais bkn peu de lecteurs ¡ront les chercher dans cet
ouvragesouvent mensonger,ettolljollrsennllyeuxetfatigallt.


(1) Le 16 aoM '1807; elle était née le 4 septembre '175:.1.




DE MIRABEAU.


peu plus tard, mourut victÍme d'une ingl'atitude si
monstrueuse, et périt, en quelque sorte, de la
main de l'homme a qui, dans son ahnégation hé-
rOlque, elle avait tout sacrifié.


Grace a Dieu, nous pouvons démentir ce fait, qui,
si la fausseté ne nous en avait pas été démontrée ,
aurait suffi pour nous faire abandonner notre ta-
che; ou qui, plutot, nous eut empeché de l' entre-
prendre; voici, ida place d' un roman calomnieux,
le récit poignant, mais exact et complet pour la
pl'emiere fois, des événemens qui amenel'ent et
suivirent la cessalion de tous rapports entre ma-
dame de Monnier et Mil'abeau.


Apres IC$ dcux premieres années de séjour au
couvent des Saintes-Claires, a Gien, ou madame de
Monnier avait été conduite le 18 juin J 777, quel-
que relachement avait été apporté a sa détention.
De notables habitan s de ]a ville furent parfois ad-
mis dans sa cellule; et ron voit dans les leUres du
donjon de Vincennes (1) , qu'une de ces personnes,
notamment (2), émouvaitau plus hautpointla sus-
ceptibilité excessivement jalouse qui était dan s le
caractere de Mirabeau, et qui est attestée par des té-
moignages sans nombre, el_surtout le sien propre,


(1) Voir les Lettres du donjon de rincennes, tome premiel'
page 29'; tome troisieme, pages 314, 329, 336, 313, 384 el 437:


(2) M, de RancollI't, morta Gien fOn 1832.




286 MEMOlRES


consignés dans une foule de·lettres meme mlPrt-
mées.


Malgré. ses impératives remontrances et ses dé-
fenses tres-explicites, Sophie continua de rece-
voir au eouvent les visites de M. de Rancourt, el
de quelques-autl'es dont elle ne 6t aueune mention
dans ses Iettres devenues, il fau t l' avouer, visible-
ment oiseuseset eontraintes; ees réticenees furent
révélées et cnvenimées peut-etre par une des pel'-
sonnes' affidées qui recevaient et transmetlaient la
correspondance secrette partie de Gien potir Vin-
cennes, el vice versá.


Un pretre récollet,lepereClaude Maillet, espccc
de direetelJ[' spirituel (Mirabeau dit de moine sul-
tan) (1), attaché aux Saintes.:.Claires, et logé dans
l'in térieur de leul' maison , s' empressa beaucoup au-
pres de madame de Monnier, lni inspira de l'inté-
ret, et, dans le désir d' etre employé a la cour eomme
prédieateur, par l'effet du crédit supposé de lUí-o
rabean, alors libéré, le pere Maillet obtint de So-
phie des reeommandations quí fll,rent d'autant plus
mal re<{ues qu'elles étaient plus pressantes; quel-
(Iue temps apres un mini me , le pere Le Tellier (2),
homme assez remarquable par les avantages de la


(1) LeUres originales de Vincennes, tome 3, page 43'>.
n Dans la révolution il s'est mal'ié avec une religieuse


(In meme convcnt des Saintc.r-Ctaircs.




DE aRABEAU. 287


jeunesse, de la figure', de l' élocution, s'adonna a
fréquenter ]e monastere, fut re~u par madame de
Monnier, inspira la plus vive jalousie au récollet, el
fut par lui dénoncé a l'abbesse qui, en raison de la
robe, et de la retenue extérieure du minime, ne crut
pas devoir déférer a des accusations intéressées, et
par cela meIJle suspectes; cette rivalité fit du bruit
dans l'intérieur et au dehors, cette fois encore les
officieux jaserent; la correspondance si long-temps
passionnée, mais depuis plusieurs mois languis-
sante des deux catés, prit un caractere tout nou-
veau. Mirabeau écrivit des lettres ,'ioIentes , les ré-
ponses furent ameres, et Sophie, profondément
blessée, Sophie quj croyait apercevoir sous de
feints· emportemens dc jalousie, une intention se-
crette de rompre, Sophie se désespérait, lorsqu'un
ami commun offrit de lui procurer une explication
verbale, bien préférable a des correspondances ou,
des deux parts, la coIere avait tout-a-coup succédé
a l'aigreur, etles incriminations directes aux timi-
des insinuations, et aux doux reproches.


Cet ami commun était le dacteur Ysabeau (1)"
médecin du couvent, qui, al' exemple, et apres la·
mart de son pere, avait prodigué les soins de
l'art le plus habile et de la plus tendre humanité


(1) n est SOllvent mentionné dans les lettres de Vincennes,
par les inítiales Y - YS -y sab., et meme par son 'LOm.




288 MÉMOlRES
a la triste pensionnairé, ~)t la santé et l'ame
étaient également souffrantes: sen sé, calme, pru-
dent comme le bon angc du Donjon de Vincen-
nes, et au meme degré compatissant et serviable,
M. y sabeau était de ven u le zélé consolateur, l' ami
dévoué, l'impénétrable confident de Sophie; il
écrivit a Mirabeau; celui-ci résidait alors et depuis
quelques jours au Bignon. II partit seul, furti ve-
ment, dans la nuit du 3 juilIet 1781, et vint, a
fr'ane étrier, a Nogent-sur-Vernisson (trois lieues
de Gien). II y trouva le doctenr Ysabeau, qui l'a-
mena en secret dan s le pavillon d'un jardin isolé
en haut et en dehors de la vilÍe de Gien; Mirabeau
y prit le vetement et la valise d'un colparteur;
80US ce déguisement, iI fut introduit dans l'inté-
rieur du cauvent par M. Ysabeau, aceompagné
d'une religieuse dont, d'accord avec Sophie, iI
s'était assuré, pour avoir Un témoin en eas d'acci-
dent et d'indiscrétion; tous trois parvinrent. sans
encombrea la ceIlule de Saphie e); un long en-


(1) Voilil toute la vérité sur cet entrevue dont on a faH des
récits complétement erronés, par exemple, Cadet Gassi-
comt, page 26 de la premiere édition et :21 de la seconde, et
le rédacteur de l'article Mirabeau dans la biograplúe non-
velle des contemporains, par MM. Arnault, Jay, Jouy, Nor-
vins, etc., tome 13, page 3.')1. Accoutumé a nous appuyer de
preuves,nous avons demandé au vénérable docteur Ysabeau,
qui vit encore, un récit écrit de sa main, qui est en notre
Poss€ssion , et sur leqllelle nótre est fidelement calqué.




DE MIRABEAU.
.


tretien eut líeu en présence des deux affidés qui ne
s'é~arterent pas un seul moment; l'explicatlon fut
orageuse; Mirabeau affirma avec emportement des
faifs dont il n'avait pas ]a certitude; Sophie se dé-
fendít avec énergie , el se laissa entrainer a des ré-
criminations véhémentes, cal' elle aussi avait eu
des révélatións, et probablement des .preuves; des
deux cotés lacolere passa toutes les mesures: in
amore simper mendax ifacundia. Les deu!. amanfi'
se séparerent également irrités; et Sophie l'était
d'autant plus, qu'en réalité elle ne méritait pas de
reproches; nous en avons du moins la conviction
d'apres le témoignage qui -nous a été donné, sur
les lieux meme, par le vénérable docteur Y sabeau,
et par la religieuse,son assodée, la sceur Louise,
encore vivante aujourd'hui (1831), et attachée en-
core, a quatre-vingt-deux ans , a la meme{Ilaison
devenue l'h6pital de la ville de Gien.


Depuis ce jOUI' décisif tous rapports, meme
épistolaires, furent irrévocablemerit rompus. So-
phie'l'esta plongée dans une profondeaffiiction, sa
santé fut tres-altérée, ses yeux, enflammés par les
insomnies et par les lal'mes, furent plusie~rs fois
frappés cl'ophtalmies; le temps et les soins la gué-
rirent. Et ce seul fait suffirait pour prouver ce que
nous avons dit du refroidissement antérieur a la
I'upture, cal' l'effet de celle-ci aurait été la mor't
instantanée de Sophie, si ses sentimens étaient
lII.I!I




290 MEMOIRES


restés iels que nous les avons pl'ésentés dan s ses
propres lettres, qui parlent de suicide a propos de
chaque sujet d'amiction vive et profonde.


M.adame de Monnier acquit une liberté pres-
qu'entiere en mars 1783, a la rnoJ't de son mari (1),
dont, clepuis 1776, elle n'avait jamais voulu pOI'-
ter le nOlll; tellement qu'elle n'était connue a Gien
que sous celui de madame de J/llalleroy. Bientot sa


. famille la pressa de retourner a Dijon; mais macla-
me de Ruffey était morte le 18 avril 1783 (2);
comme n9us l'avons vu, macla me de Monnier re-
doutait les reproches el les dédains de ses autres
parens, vertueux aussi, mais encore plus aust~l'es.
Elle refusa de se réunir a eux (3). Elle voulu reste!'


(1) n résulte d'un registre des ordres royaux de délenti.on,
déposéa la préfeeture de poliec, que madame de MOllUiel'
fut libérée le 31 janvier 1784.


(2) M. de Ruffey a slll'Véeu de 11 ans a sa l'espeetabJ¡~·
épouse. n est mort le 10 septembre 1794. Son fils alné, FI·é·
dérie-Henri-Riehard de Ruffey, président de chamhl'e all
parlement de Bourgogne, a péri, lelO aVl'il '1794, vietimc
d'une eondamnation révolutionnail'e. Son seeond fils, aneien
président a la chambre des comptes de Dijon, Chades-Ri-
ehard de Ruffey, eomte de VesvroUe, dont nous aurons
oecasion de parler tout-a-l'heure, vil eneore ü l'époque Olr
nons écrivons (1831).


(3) NOlls avons sous les yeux une leUre dn ,18 juin '1780,
dans laquelle cette résollltíon est annone¡Íe : " Madame de
" V. (Villiers) me demandait sí, mes affaircs finics, je pou!'-
~ rais demeurer avee ma mere; j'ai répondll que non, n'im-




DE l\iIRABEAU. 291


avec les bOllnes religieuses qui l'avaient consolée;
elle occupa une petite maison qui leur appartenait
et qui fut disposée expres pour elle par les soins du
'docteur Y sabeau; cette maison était attenante au
couvent, y ccimmuniquait par une entrée, et avait
cnoutre une porte extérieure. Madame de Mon-
nier, a qui sa famille assurait une pension de mille
écus, s'abonna avec les religieuses pour la nourri-
lure et le logement; et elle continua de recevoir .
les soins de la sre~r Louise, a qui la situation des
lieux permettait de vaquér a ce service, sans vio-
ler son vreu de clóture.


Bientót madame de Monnier, profitant de la li-
berté dont elle jouissait, fit sa société de plnsieurs
personnes qu'attiraient chez elle ses grúces aussi
nobles qu'attrayantes, et le juste renom d'amabi-
lité, de douceur, de bienfaisance qu' elle avait ac-
quis; elle se rendít aux instances qui lui venaiellt
de tous cótés; elle fréquenta les principales mai-
son s de la ville ; elle parcourut les campagnes ell-
vironnantes, et résida souvent pendant plusiems


" porte ce qui arriverait; que j e passerais pI utót ma vie .;,
« couvent, a cause du passé : ceux qui connaissent ma fa-
" mille me comprendront sans peine. " Le faít tres-connn de
la persévérance de madame de Monnier a res ter a Gien ,
oit elle mourut, n'a pas empeché Peuchct d'écrire, au lw.-
sard, comme eela lui arrive trop souvent : " Elle eherehOlit
" dans la société (le SOl fOlmille, nn bonhenr qu'elle ne con
1(. naissai1 plns dcpnis long>·tcOl]JS. ,. (TonH' 2~!1:1gc 13!1.)




MEMOIRES


semaines dans des chateaux voisins, tels que ceux
de Beauvoir, de Malartic, de Dampierre, de Do-
minus, de Thou, appartenant au~ familIes des
Foudras, des VarvilIe, des de Villiers, des Poterat.


"Madame de Monnier, débarrassée du réeollet et
du minime, dont les prétentions repoussées et la
rivalité imaginaire I'avaient compromise, était de-
ven ueI'objet des soinsassidusd'un offieier de maré-
chaw.sée, nommé Léeuyer, homme qui ne manquait
pas d'esprit et de bravoure, et qui jouissait de
quelque estime, mais dont le caraetere violent,
long-temps eomprimé par le désir de plaire, re-
parut bientot avee toute son apreté naturelle,


• quand il eut capté la eonfianee et l'affeetion de
madame de Monnier. Cette liaison, qui finit
bientot, fut mélangée d'inquiétudes, de ehagrins
et d'orages; madame de Monnier fut loin d'y
trouver le bonheur qu'eIle méritait et qu'ell~
avait toujours espéré sans jamais l'atteindre~


Quelque temps apres. elle se cru t pres de l' oh-
ten ir. Des relations de soeiété l'a vaient liée avee un
aneien eapitaine de eavalerie,. déja veuf, il trente-
Qnq ans, d'une jeune personne de eette famille de
Raneourt, dont l'un des membl'es inquiéta si vive-
ment lajalousiede Mirabeau (1). M. de Poterat (Ed-
me Beno!t ) reneontrait souvent madame de Mon-


(') Letlres du donjon de Vineennes, tome premier, puge
:29; tome 3, pages 314, 3.9, :136, 373, 3M, ·H7.




DE ~nRABEAU, 293


!liel' dans les principales maisons de la ville, et
dan s leschateaux yoisins; des affinités d' opinions et
de gouts, la conformité de leurs habitudes mélan-
coliques, le récit qu'ils se firent de ]eurs infortunes
l'e~pecti ves, jusqu'a la réciproque sollicituqe que
leur inspirait l' altéralion de leur san té, affaiblie chez
l'un comme chez l'autre par le malheur, tout con-
tl'ibua a les unir par les liens d"tme tendre sym-
pathie, qui ne tarda pas a prendre le earaetere d'un
sentiment plus énergique. Éc1airée par une funeste
ex périenee, Sophie essaya, eomme Didon e ),de com-
battre son penchant, maiselle ne putlesurmonter.


Les deux amans étaient également épris; tout
deux étaient libres; ils arrétef'ent hientot le projet
d'un mariage qu'autorisait l'accord le plus com,
plet de toutesles convenances d'affection, d'age ,
de position. sociale; madame de Monnier visita
plusieurs foi,s son ami a la terre de Thou, dont il
était propriétaire, et oú le séjour d'une f~mme était
autorisé par la prisence d'une sreur et d'une nieee
fort aimables; mais ceHes-ci, rappelées par des
devoirs de famille, furent forcées de s'éloigner;
la san té dépél'issante de M, de Poterat l'obligea des-


(') Si mihi non animo fixum immotumque scderet,
Ne cui me viucIo vellem sociat'ejugali, .
Postquam primus amor deceptam morte fefellit,
Si non perta?sllIlI thalami t<eda?que fuisset;
Huic uni [ol'san potui slIccumbel'é culpa'.


(/En('ido,c, lib, 1\ ,:




l\IÉMOlRES
10l's de (luiLteJ' ta campagne Ol! madame de Mon~
nier ne pouvait plus aller; iI se logea a Gien, tout
pres d'elle; il en re,?ut de longs et tendres soíns
qui ne purent ,'aincre une maladie de poitrine
lente mais incurable; et bientot madame de Mon-
nier acquit la douloureuse certitude que son ami
n'avait plus que peu de temps a vivre.


Des ce momenl son partí fut pris; elle avait ton-
jours conservé d'affectueux et fl'équens rapports
avec l'excellent docteur Ysabeau, et avec sa digne
épouse, en quí madame de l\lonnier chérissait la
plus sincere et la plus ulile de ses amies; elle ré-
pondit a leurs vives interpellations avec un mé-
lange calculé de douleur et de résignation; elle
leur dít que, trop habituée a souffrir, parvenue a
surmonter des malheurs lels qu'on n'en éprouve
de pareils qu'ul1e fois dans la vie, elle ne se lais-
sera.it pas abattre par le chagrin bien moiudre,
quoique fOI'L pénible, dont elle était menacée;
elle parla: froidement de pl'oj .. ts lointain5; elle
amena ]a conversation SUl' un ülit récent, fort
cornrnenté dalls la ville, el qui se rappOltait a une
jeune ouvriere dont une imprudenee avait exposé
la vie; madame de Monnier s'enquit, sans affec-
tatíon, des effets de l'asphyxie par la vapeur du
charLon ou de la braise (t); elle demanda si la


(1) Un étrange et fatal rappl'ochement se présentc dans




DE MIRABEAU.


mort s'en suivait llécessail'cment et totljoul's ; le
docteul' répondit que, dans les cas de suffocatioll
graduelle et incomplete, i.l y avait des exemples
de personnes sauvées par l'effor,t, ~eme machinal,
qui les avaient portées a introduire rair extériel1r
par l'ouverture d'une fenetre, ou meme paf la
simple effraction d'un carreau de vitre; elle re-
cueillit ces informations, pal'la fOft librement de
tout autre chose, et sortit.


Cependant, la maladie de M. de Poterat empirait
visihlement; quand son état fut désespéré, la dou-
leur de madame de Monnier, la position OU cet évé-
llement devait la placer, excitaient heaucoup d'in~
t~ret, el attiraient dcs visites san s nombre; entre
;mtres une femme inconsidérée, épollse d'un
conseiller del'élection, harcelait l'infortunée de
ses condoléances et de ses conseils; elle s'avisa un
jour de lui repl'ésenter l'état oú ]a mort de M. de
Poterat allait prochainement laisser l'amie qui
s'étaitliée a son sort;l'efl'et queproduirait sur l'opi-
nion des rapports dont l'intimité ne pourrait plus


Hne leUre adressée, le 20 mars 1779, par madame de Ruffey
asa fiHe: " Vous avez risgué votre vio en vous servant de
.. !lI'aise; quelquefois elle tue, d'autrefois elle donne (les
n ;¡ccidens {(ni ressemblcnt a la mort, san!> I'etre en cffct,
, mais qui font enterrer vivan les ; ne V0l15 en sel'vez jamais,
" jc vous pl'ic. »




296 MEMOIRES


elre désormais couverte et légitimée par un mariage;
l'abandon, le discrédit qui en seraient la suite; la
nécessité de quitter la ville, de retourner a Dijon;
madame de M.onnier entendit tout, ne laissa'
pas échapper un signe d'émotion, ne djl moto
L~ ~urlendemain matin, 8 septembre 1789, peu


avant le jour, elle re<{oit les derniers sonpirs de
M. de Poterat; informés sur le champ, M. el ma-
dame Y saheau accourent aupres d' elle; ils l'arra-
chent au cadavre qu'elle tient embl'assé; ils l'en-
traInent dans son logement; ils la conjurent d'en
sortir pOUI' toujour", de venir s'établir dans lenr
maÍson, de ne plus se séparer d' eux; dIe répond
avec sensibilité a leurs tendres empressemens·;
mais, pour ne pas s'y l'endre toul de suite, elle
prétexte des dispositions domesti.ques a faire; elle
a besoin d'etre seule et libre encore un jour;
aussit6t apres elle ira se réunir 11 eux pour ne les
plus quitt,er; elle convient avec le docteUl' qu'il
la viendra chercher le lendemain a neuf heures du
matin, au re tour d'une course qu'il doit faire des
la pointe d II jOUl', a Briare, ville tres-voisine.


Apres leUl' départ , elle mande son jeune domes-
tique et la SCCUl' Louise; elle leur annonce qu'elle
va chez tine amie ou elle passera vingt-quatre
heures; elle leur donne ses ordres pour le lende-
main au I1wlin ,el les congédie. H.cstée scule, dl(~
rénnil) cllliasse el cachete ses papie/'s, écl'il IIl1e




DE MIRABEAU. 2!J7


leUre, se retire dans un tres-petit cabinet dont eHe
calcule froidement la sombre exiguité, propice
au desseill COl1l;U des long-temps; elle ferme
el calfeutl'e soigneusement la porte, et l'unique
f'enetre; deux réchaux pIeins de charbon, qu'elle
vient d'alIumer, sont disposés aux deux cótés
u'un fauteuil ou elle s'assied, Pour que son projet
funeste ne puisse pas etre contrarié par quelqu'ef-
fort instinctif et machinal de la nature, eHe se 1ie
les ueux jambes, dessous u'abord, et ensuite par-
dessus les vetemens; eHe attache un ue ses bras ~l
un des cótés uu fallteuil; elle assujétit a peu pres
son autre bras avec une ligature préparée, que ses
uents serrenl fortement; ainsi placée eHe attend la
mort.


Le 9 septembre, a six heures du matin, le
jeune domestique, selon l'instruction re/{ue de sa
maitresse, se presente pour prendre les ordres du
départ qu'ilcroit convenu, Il entredansla chambre
principale, il s'aper/{oit que madame de Monnier
ne s'est pas couchée; il appelle inutilement, il es-
saie en "aiu d'ouvrir' le cabinet, dont la fermeturc
inaccoutumée l'épollvan~e; il brise un can'eau de
"itre, il voit madame de Monnier sans. vie appa-
rente, et sans mouvement; iI appelle du secours,
les voisins s'empresscnt. La nOllvelle fatal e se ré-
pand rapidcl1lent dans la pctile '"iJIe, ou ecHe cxeel-
le~lle fcmme était ado]'ée; I'aulol'ité est p"é\'eoUf',




208 MÉMOIRES
M. Rousseau, procurellr du roí au bailliage, des-
cend sur les lienx; un chirurgien l'assiste; la porte
du cabinet est forcée; le suicide est constaté (1).


Un expres était alIé chercher M. Ysabeau,
qu'il reneontre en rOlIte, et qui, accourant au
grand galop de son cheval, essayait de tromper
sa profonde affiiction, enpensant a la possibilité
de rappeler a la vie la touchante victime dont l'as-
phyxie récente pouvaitn'etre pas entierement con-
sommée ..... Hélas! tout espoir était perdu! l'inepte
chirurgien amené par le magistrat n'avait pas
seulement songé a ten ter les plus simples se-
cours; bien plus, s'attachant, sans aucune appa-
rence, a la possibilité d'une grossesse, il avait pro-
posé l'autopsie; iI l'avait sur le champ pratiquée
avec l'ignorante précipitation d'un barbare; une
heure apres le corps n'avait plus forme humaine,
et le désespoir del'excellent Ysabeau fut d'antant
plus affreux que des inductions, tirées par les té-
moins, d'un reste de coloration et de chaleur, en-


(1) Sophie était née le 9 janvier 1753, elle est morte, pa r
eonséquent, a trente-six ans et huit moís , et non, eomme
I'a imprimé Peuchet, a vingt-huit ans (tome ,'''', page 235); et
a villgt-six alls (tome 2, rage 334); tant est soigneux et bien
informé cet éCI'ivain , copié depuis par plllsiellrs aulres, el
notamment par le spit'itlwl illllcur el'une notice insél'éc an
lome 24 de la Rel'uedeParú. H¡31, n. 3,pages 160-162, etc.




DE MIRABEAU. 299


eore subsistant avaut l'atroce opéralion, sem-
blaient s'accOI"der avec les suppositions qu'il avait
con<;ues en accourant.


La lettre testamentaire était destinée au docteur
y sabeau. Madame de Monnier le chargeait de ses
dernieres volontés : elle léguait ses papiers a un
frere, M. de Ruffey, qui vint les chercher plus'
tard; elle distribuait que]ques effets a des amis, le
reste a des indigens, dont, depuis plusieurs an-
nées, ses pudiques et secretes aumones soula-
gcaient ]a misereo Cet horrible événement fut un
malheur publico Le lendemain toute la population
de Gien forma le cortége funebre;.apres quarante-
ueux ans, la mémoire de madame de Monnier vit
encore sur les lieux : dans la c1asse ~levée on s'en-
tretient souvent des gl'aces de son esprit, des tou-
chantes qualités de son caractere, du charme de
ses douces vertus; les pau vres parlent encore de
sa charité laborieuse, cal' elle les aidait de son tra-
vail, cornme de ses deniers; le souvenir de sa bien-
faisance est une tradition populaire; et, le jour de
la Toussaint (1831), nons avons vu un indigent
d0111 les yeux presque centenaires, éteints mais
non desséchés par l'áge, retrouvaient des larmes
sur une tombe n ue, isolée au milieu du cimetiel'e
du Champ, oú le vieiHard s' él ait fait eonduire afin
de prier encol'(~ une foís pou)' l'ange sOllffrant qlli
lui prodigna jadis des seeours el des consolations;




300 MÉMOIRES
Résulllons en peu de mots cet épisode .Jamen-


tableo Des l'enfance, le caractere de Sophie pré-
sentait le rare assemblage d'une ex.traordinail'e
énergie et d'une exquise doncenr. Cette seconde
qualité, plus apparente (1), fit méconnaltre la
premiere; la famille n'aperc;ut pas davantage les
'índices d'une excessive sensibilité ql1i récélail le
germe de la plus irrésistible des passions. Une di-
¡-eclion habile al1rail contenu ce principe incen-
Jiail'e; et, par un mariage bien assorti, aurait fait
de la jeune filIe passionnée une épouse ahaste,
une mere accomplíe; des pal'ens vertueux, mais
aveuglés par (Jc sordidp.s calculs, la perdil'ent
faute de la comr.rendl'e; adolescente, elle fut for-
cément unie par eux a un septuagénail'e; ils firent
ainsi subir a la filIe la plus soumise et la plus ten-
dre le supplice que les anciens infligeaient aux
parricides, ils l'enchalnerent a un cadavre; aucune
autre femllH~, ffieme vulgaire, me me dans uuage rait,
meme avec des sens et un creur éteints ou tiedes,


.( 1) .Mirabeau l'avait expl'cssément déclal'é aux freresmémes
de Sophie : " Vos pal'ens ne eonnaissent pas madame de
« Monnier; ils Pont tOlljours Vlle douee et modérée , et ils
« ne savent apparemment point que les passions d'une
« feIllme dOllee, peut-étre plus lentes a émonvoil', sont ill-
" fi/liment plus ardentes que toutes les autres, et vI'aimenf
" invineibles qllalld elles sont bien t'llllamll1ées. " ( l.l'tlro
originalrs dI' Vincl'nncs, tome 1" , page 392.)




m: MIRABEAU. 301


n'aurait pu trouver le bonheur dans une pareille
union, ear l'époux déerépit était a-Ia-fois duI',
jaIoux, avare, bigot et SUI'tou t haineux; son ma-
riage meme en était la preuve: profondément re-
foulee, la brulante sensibilité de Sophie fermente
long-temps dans sOn emur. Tout d'un coup, au mi-
Jieu de l'ennui et de la solitude d'une tres-petite
vilIe de province, un homme se présente, et e' est
le premier, d'un age assorti, qu'ait vu Sophie,
« a qui tous les appuis de la vertu manquaient (1),
et qui était toujours obsédée de vieillards et de
pretres; cet homme est jeune, il est persécuté, il
est malheureux; il est armé de toutes les séduetions
de l'esprit le plus fascinateur qui fut jamais; iI
est en proie a une passion, toujours et partout
persuasive, mais qui, exaltée a l'unisson de ses fa-
cultés prodigíeuses, en rec;oit une éloquenee Sur-
naturelle; nulle femme n'y pourrait resister; quelle
égide, dans une position si périlleuse, préservera
l'itme al'dente et neuve de Sophie? Elle tombe dans
lesbras deson sédueteur; elle y tombe vierge apres
cinq ans de mariage; les excitations d'une jeunesse
exubérante, les délices jusqu'alors lDeonnues


(') Second Mémoire a consulter pour le 'comte. de Mira-
beau, contre le marquis de Monnier, etc., page 192 de l'é-
dition in-So.




302 MÉMOIRES
de l'amour; ses sacrifices, ses angoisses, des' persé-
cutions réitérées, une évasion téméraiI"e, une co-
habitation inquiete, une arrestation inopinée, le
déchirement d'une séparation, le bonheur éphé-
mere d'une maternité dont elle n'a connu qué les
souffrances; les longues tortures d'une détention
rigoureuse, la perte d'un enfant adoré qu'elle n'a
vu qu'une seule fois; une correspondance de tous
les jours, et quelle correspondance lo .•• Tout con-
court, pendant sept ans, a nourrir cet amour, dont
les feux semblent s'augmenter a mesure qu'ils se ré-
pandent. Pourtant, une époque survient ou ces
lettres, si long-temps corrosives, deviennent, des
deux cótés, languissantes et rares; et peu aproes, de
mutuelles défiances, sinon des torts réciproques,
séparent tout-a-coup deux amans qui semblaÍent
avoir échangé leurs vies. Néanmoins, tant de pas-
sion qui a déchiré le creur de Sophie, ne I'a pas
épuisé; apres de longues souffrances elle fait un
autre choix; mais le sort luí réserve le seul des
malheurs de l'amour qu'elle n'ait pas ressenti, la
mort de l'amant adoré ...... Déja saturée de
douleurs, assez détachée, des sa jeunesse, d'une
existence dont elle ne veut qll'a la condition
d'aimer, elle 'est résolue de ne pas survivre a I'é-
vénement qu'elle prévoit, qu'elle attend, qu'eIle
accepte; le jou!' qu'il écIale eHe se donne la




DE MIRABEAU. 303


mort. . . . . Hélas! ce fut Mirabeau sans donte
qui, le premie,', engagea Sophie dans l'orageuse
carricre dont le terme devaiL etre le suicide; mais,
osons le dire, le sort de cette touchante victime
de l'amour et de la fatalité était marqué d'avance
par la constitution si malheureusement privilégiée
de son ame de feu, par l'irréparable faute d~ sa
famille; et Mirabeau n'eut-il jamais pal'U a Pon-
tarlier, Sophie n' eut-elle eu a défendre son erenr
et ses sens que contre un hOI\lme ordinaire, sa
destinée aurait été la meme, et la meme catas-
trophe l'anrait terminée!


On nons pardonnera ,d'avoir insisté .sur eette
démonstration, si l' on veut bien considérer eom-
bien un lel reproche, attaché au s~uvenir de Mi-
rabeau, devait doulourensement affecter le sen-
timent qui nous anime ~ et que nous avouons par-
tout. Nous n'y avons cédé, toutefois, que paree
que, d;un coté, nos explications n'ont rien d'of-
fensanL pour la mémoire de Sopbie; et, d'un au-
tre coté, parce que l'accusation, depuis long-
temps enfouie, a été exhumée pour l'avenir par un
écrivain qui, au risque de compl'omettre l'autorité
de son nom et la diguité de son sujet, a jugé a
propos de meler plusieurs fois la vie privée de
;\tlir·al)ean ;, l'histoire géllérale; et, dans cette oc ...




304 MÉMOIRES
casio n encore, n'a pas craint de la salir par une
calomnie empruntée aux plus obscurs et aux plus
odieux libelles (f).


(') M. Ch. La Cretelle s'exprime en ces termes: « Sorti
" de Vincennes, il (Mirabeau ) oublia eette Sophie dont h
« pensée avait parll remplir toute son ame, et madame LE
" MONNlER, RJlSTÉE SIWLE DANS L'UNIVERS, se donna la mort."


( Histoirf! de Franee pendant le dix-huitieme sieele, t. 6 i
page 19,)




.LIVRE XII.


III.




1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1


1






XII.


Nous avons dit que le bailJi de Mirabeau cédant
a des défiances inculquées, a la timidité de la vieil-
lesse, a la cl'ainte de voir échouer des projets de
réunion, répugnait a recevoir son neveu.


« Je t'avoue que je ne puis m'empechel' de dési-
« rer qu'il ne vienne pas; cal' je ne puis te cacher
(( que j'ai pris une aversion pour cet homme, qui
( est surprenante; et cela d'apres les lettres qu'il
(( m'a écrites, et les copies de ceHes qu'il écrivait
« soit a toi, soit a quelques~autres , qu'il m'a eu-




MÉMOIRES
« voyées .. Je vois ualls toutes un orgueil insuppor-
« table , une certitude qui prouve gu'il ne croit
« que lui-meme, eL une si furieuse divergence
« avec mes idées, que je erois de tonte impossibi-
« nté de pouvoiI' m'acconLume..a.lui (1).


« Voila donc M. le comtc tiré des gl'iffes ue la
« Sainte-Hermandad! Dans la lettre qu'il m'écrit,
« il me marque qu'il pad pour venir ici; mais ,
« comme il faut du romanesque et dn Phrebus a
" cette tete-I~t, il me dit cela poétiquement: je pars
« pour des lieux don! on n' aurait pas da me ren-
( dre l'abord si difJicile . .Te l'attends pom' lui ré-
II pondre, et lui demander ce que "eut dire cette
« ridicule phrase; cal', qui luí a rendu l'abord de
« ce pays-ci -si difficile? Il ya fail uescenure notre
« nom, autrefois et avant lui réeIlement respecté
(( et honoré, comme n'ayant été porté que par
« d'honnetes hommes, et quelquefois par des hom-
« mes grands dan s leur sphere.


« Enfin, je connais et vois clairement le poids
« du fm'deau dont tu me charges; el je ne sais si,
« étant aussi attaché a ce que tu crois tes devoirs
« <¡ue 'lu l'es, tu ne te faís pas une fausse con s-
« cience a ce sujet; cal', en vérité, il n'y a qu'un
« pcre quí puisse contenir un homme de ce carac-


(1) I~ettre inédite <iu bailli au mal'quis de Mirabean, du
á octoLrc 1782.




DE MIRAllEA.U. 309


« Je t'ai répété plusieurs fois que si ce monsieur
« me fatiguait, j e lui céderais la place; et je le ferai1
" en effet, paree qu'aueune fleur de rhétorique ne
l( parviendra a me persuader que je puisse etre en
(( droit .de mettre le fils ainé de la maison hol's
(( d'une maison ou je pouvais etre devenu étran-
« gel'; comme tant d' autres eadets. Tu as beau
« dire a ce sujet que tu es le maitre, cela est tres-
t( vrai; mais tu ne saurais communiquer ton auto-
« rité a personne.
« ..••.•..............................


( Je te répete de reehef qu'il me semble que
',( cet hornme ne devait avoir d'autre domieile que
« la maison de son pere. Je n'ai pas le malheur de
({ l'etrc, aussi n'ai-je pas le droit de le moriginer -
« d'une certaine fa<;on. Tu me diras, pOUI' la cen-
(( lieme fois, que tu me donnes tes pouvoirs, ete~
« .re terépondrai, pour la eentieme fois aussi, que
" cela n'est pas dans ton pouvoir » (1).


Ces résistanees inaecolltumées avaient un mo-
ment reten u le marquis; iI s'était cm obligó de
plier pour ne pas tOllt rompre; il avait éerit : (( Je
(( ne vellX pas que cet homme te tourmenLe, s'il
{( éehoue dans quelque roman d'obreptieité digne


(1) Letlre inédite dn bailli al! maI'ClllÍs de Mil'abcau, dn
12 oetobt'e 17S2.




3-10 MÉMOIRES
(( de son savoir faire, ou dans le role de Rhada-
« miste pom JequeJ il a été proeréé tout expnk
ce Hélas! il ne me manquerait plus que de te re-
(e huter; ainsi done, je te prie de m'aider a déei-
« del', des a prése~t, en quel lieu je l'enverrai vi-
ce vre par ordre, sitot qu'il te sera tt charge le
e( moins du monde; je ne puis le mettre hors du
« royaume, ce serait raíl' de fen ehasser; hors de
e( la Provence, ce serait l'éloigner de la rejonction,
c( qui est notre intéret et son droit; d'ailleurs, il
ce irait ravager et mal faire dans une autre provinee;
( et, daos celle-la, il est connu. Je erois meme
« que ce serait vers les bords de la mer qu'il fau-
(( drait fixer sa résidenee, afin de ten ter s'i! ne pas-
«( serait pas par eeHe tete extravagante d'aller cher-
(e cher fortulle aux Grandes-Indes » (1).


Néanmoins, Miraheau est en roule pour la Pro-
vence: ce Si ce monsieur n'a pas menti eomme
(e d' ordinaire, il est parti le jeudi 1 Q, et doit etre ar-
« rivé; il a écrit a Saillanette pom la prier de te le
«( recommander, il paraiL avoir peur : Rara ante-
c( cedentem scelestum deseruit pede prena clau-
« do . ... Tu lui diras: Monsieur, ou mon neyeu,
« ceci est ma maison comme celle de votre pere ;
« fjuand il s' agissait de vous ¡{¡ire 071, de 'VOus ré-


(1) J~ttl'e inédite d~l marquis au bailli de Mil'abeau, du
26 aoút 1782.




DE MIRABEA.U. 3H


{( pare!', vous aviez la porte de secours : aujour-
-{< d'hui toules vos épreu(Jes son! fáites, je veux bien
« vous préter le gíte, puisque mon ¡rere vous en-
« (Joie a moi, maÍs uniquement pour vous donner
« le temps de finir vos affáires, et ríen de plus)) t).


D'apres eette lettre, le bailli attend son neveu .
.f( Monsieur le eomte n'est pas arrivé, peut-etre
(( n'arrivera-t-il'pas; eomme e'est ton fils, et que
~( tu voüdrais qu'il eut des enfans, je lo recevrai ;
{( mais je lui eroi.s impossible a l'avenir de me re-
{{ gagner, paree que je sais, encore mieux que toi,
« jusqu' 0-0 il sait feindre, et jouer le role qu'il
« vent, de maniere que je no saurais prendre de
« la eonfiancc en ce galant homme, quand ~me
« il ferait le mieux possible )) (2). Ton rou arrive
« enfin, iI doit etre aujourd'hui rendu au chateau
« de ToureUes, 0-0 je luf ai envoyé une voiture ,
« ainsi je me flaUe d'avoir l'honneur de le recevoir
« ce soir. Je ne sais s'il sera fort eontent de mon
« attitude D (3).


Mirabeau pourtant avait lieu de 'l'etre. « Mon
« oncle a faít ce qu'il a pu pour me recevoir tie-


(1) LeUre inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
LJ octobre 1782.


(') Lettre inéditc du bailli au marquis de Mirabean, du
t8octobre 1782.


(3) LeUre inédite du me me au meme, du 19 octobre 1782.




l\'lÉMOIRES
« uement r et n'y a pas réussi; il avait parsemé
(( la mute de fusiliers J de harangueurs, et les feux
« de joie brillaient de toutes parLs. Tout l'appareil
(e qu'il a pu mettre amon arrivée, ill'y a mis, pOllr
(c m'en faire honneur dans la prov,inee; il est vrai
c( que leplaisir des gens du pays, en me revoyant,
« n'était pas feint du tout; en effet je ne leur ai,
«( au fond,. fait aucun mal, et mes peres leur font
cc du bien depuis trois cents ans)) (1). Ce. fait est
confirmé par quelques mots du bailli : c( Une
({ chosequi m'a étonné, c'estlajoie de cepeuple-ci,
« en le voyant arriver, quoiqu'il soit le débiteur
« de quelques-uns d'entre eux (2). c( A te dire le
« vrai, il est aimé ici 1 quoiqu'il y doive assez pOUl'
(c le pays (5). « lIs l'aiment me me beaucoup, et j'ai
ce été touché des expressions vives de quelques-uns
(c d'entre eux a ce sujet JI (4). Du reste, le pere,
plus difficile a émouvoir, répond de son coté:


(1) Lettre inédite de Mirabean a madame du Saillant, du
22 octobre ~ 782. Nous d~"ons dire que cette citation se
trouve littéralement dans une leUre imprimée par Vitry ,
a qui Mirabeau avait écrit dans les memes termes. Voir la
page 257 de son recueil.


(') LeUre inédite du bailli an marquis de Mirabeau, du
8 novembre 1782.


(5) LeUre inédite du meme au meme, du 12 novembrc
1782.


(\) LeUre inédite du meme an meme, du 16 novembl'e
1782.




DE MIRABEAU. 3B


« .Te ne suis pas édifié du tout de sa leUre tres-jo-
ce viale el tres-allobroge, ou iI rie parle que des
« jubilations du ehMeau. Tu aurais dú, je crois,
« empeeher cette festivité villageoise, car crest
« morguer le décret et les créanciers (1). Quant a
« la joie des paysans, le voyant arri"ver, les Égyp-
« tiens jetaient des cris de joie en voyant passer
« un dindon sous le nOID de Méléagre. L'homme
« achete vingt sous deux heures d' émotion a la
( comédie; le tambourin et le fifre les auraient
« faÍt dan ser devant un chal » (2).


A peine Mirabeau est-il arrivé, que, pouvant
s'expliquer et se défendre, il reeouvre l'affeetion
et la confianee de son oneJe.


« J'avise a ce que ton fils ne voie pas tes lettres,
te cal' je commence a eroÍre qu'on te le fait juger
«( un peu phlS mauvais qu'il n'est, et je suis tres-
í( content de luí ............ Permets-moi
«( de te dire que si je erayais fermement tout ce
c( que tu m'as marqué sur le compte d'Honoré, je
« ne me serais jamais chargé de le reeevoir, et tu
« aurais été bien injuste envers moi de me donner
» une pareille commission. Je ne puis te cacher
l( que je fais de mon mieux, depuis trois semaines,


(') Leltre inédite du marqllis al! bailli de l\Iirabeau, dll
3 novembl'e 1782.


(') Lelll'c du meme an memc, dn :22 novt:mbl'c ¡ 7S2.




MÉMOIRES
( pom' découvril' qllelque tentative de sa parl pou!'
1( voir mes papiets, et je l'épluche beaucoup, sans
« en avoir l'air, Jusqu'a cette heure, j'ai lieu d'etrc
« content de lui, sauf l'aír un peu vif, mais pas
« trop, et peut-Atre quelques contes tres-brodés,
« mais que je ne puis assurer etre faux; enfin ,
« je ne te cacherai ríen; mais aussi je ne cher-
« cherai pas a t'animer contre tes enfans, Un
« au tre s' en chargea, s'en charge, el s' en chargera.
« Basta, Dieu est sur tout (1), Je ne saurais te dire
( aulremcnt que ce que je vois; mais un mois de
(( sui te sans ehanger ni laisser pereer rien de
«( mauvais a des yeux, peul-etre faihles, mais
« qui y regardent de bien pres, e' est ehose qui
( me parait difficile. (2) Voíla un lUois et demi de
(' résidence ici, pendant lequel je ne puís que
« m'en louer; je ne lui trouve plus d'exubérance,
« el seulement quelqlles petites exagél'ations dans
(( ce qu'il raconte.


« Il avait conservé des papiers et les avait mil'>
e( en main fidele; et, depuis qu'iI est ici, iI m'avait
e( dit beaucoup de choses sur lesquelles j'avais une
(( foi fort chancelante. Mais ces papiers lui étant


(1) Lcttre inédite du bailli au mal'quis de Mil'abeau, dll
8 novemlwe 1782.


(2) J.ettre inédite du mémc an méme, dn 23 novembrt;·
~782.




DE MIRABEAU.


«( revenus, j'ai vu, lu el tenu dans mes mains les
« /preuves les plus claires, 10 que sa mere voulait
« 1'engager daos son parti, et qu'elle lui deman.
« dait des lumieres sur tes affaires : et j'ai vu, lu,
(\ et tenu dans les mains des sortes de menaees
« que deux affidés de eette femme lui faisaient,
« ainsi que des espéranees qu'on lui donnait pour
« l'eogager a faire ee qu'on désirait. A l'égard d'au-
(( tres affaire s , j'ai assez vu de eh oses , et con-
« l1aissaut bien les éeritures et les mains d'ou
« elles sortaiel1t, pour te dire qu'il a fait bien des
« fautes, mais qu'il a tres-souvent été plus mal-
(' heureux que eoupabJe. Tu me connais, je n'ai


«( jamais trompé persol1ne, je ne commencerai pas
« par toi. Sois assuré que ron asouvent envenjmé
« desehoses dontleprincipe etles vraiescirconslan-
~ ces étant connues,iln'était que malheureux)) (1).


CeHe observation du bailli, au sujetO des tel1ta-
tivcs faites par la mere de Mirabeau sur son fils ,
était suggérée par un faít que nous raconterons,
en rétrogradant de quelques jours, pour prouver
encore une foÍs combien le fils était mal jugé par
le pere.


« Lefebvre (2) m'a dit qu'il venait de passer ama


(t) Lcttrc inédite dll bailli au mal'quís dc Mil'abcau , dn
30 novembl'c. 178.2.


(2) ConcicJ'gc dc l'hótel de MiJ'abeau, a París.




31/) MÉMOIRES
) porte un paquet de l'écriture du fils, adressé a
« la mere, et taxé tl'Ois livl'es douze sous. Je gron-
«( dai de ne l'avoir pas retenu, mais c'était fait.
«( Ol", fai eu, ces jours-ci, nolice d'un Mémoire
«( atroce fait contre moi au nom de ma partie (t).
l( On a vu l'original, avec des corrections d'une
«( écl,iture quj ressemble a ceHe du comte contre-
(( faite. Ce Mémoire est un rebouilli des précédens,
«( avec le ton de la fureur et de la méchanceté du
( Démon. Les premieres pages ressemblent 3bso-
«( lument au pathos de ce monsieur.. . . . . Je ne
( saurais penser a ce bourbíer sans une rage froide,
« dont je ne connaissais pas le príncipe chez moí·
« Dieu, qui voÍt tout, a vu le fond de mOl] tlme,
« et)e jeu cruel par lequel ces misérables croyaíent
« trainer a l'abime leur unique protecteur; s'il
« m'eut accordé moins de courage, j'y serais en-
« effet, mais ils ne parviendron t, par cette voie,
« qu'au terme de tous les malfaiteurs. Charle-
« magne et Li-chi-min, les deux plus grands hOIIl-
« mes que la terre ait portés, eurent chacun un
« fils parricide. Qui suis-je, ruoi, pour me p[ain-
« dl'e de moins que cela, si moins es!, toule-
« foís (2) ?


( 1) La marquise de lVlirabeau.
(O) Lettl'c inédite du marfJúi~ all Lailli de lVlirabeall, dli


31 obtobrc 1 iS2.




bE MIRABEAU. 347


Le démenti que méritaient ces SUpposltlOns
odieuses ne se fait pas attendre: «( Je n'ai rien a
( dire a ce que tu me dis du paquet de Lefebvre ,
« adres sé a madame de Mirabeau, si ee n'est que
{( ton fils a de bonnes proteetions aupres de toi,
« et qu'il y a bien donné prise, aussi le sert-on
« bien. Je tacherai de tirer cela au clair. - Dans
«( le moment que j'écrivais ceei, il est entré dans
« ma chambre; et, dan s la conversation, m'a dit
{( de lui-meme que sa mere lui ayant éerit qu'elIe
( était étonnée qu'il ne l'instruisit pas de son pro-
« ces, il lui avait adres sé copie de la transaction
{( et de l'arret. Ainsi, voila l'histoire du paquet sus-
« peet, que le hasard a fait qu'il m'a dit Iui-
« meme (1).


« J'y ai voulu revenir. - Apres trois ouquatre
« jOUl'S, je le questionnai froidement sur le res-
« peet du a sa mere par lui, el savoir s'íllui avaít
« rendu compte.de son affaire de Pontarlier, et
« s'il lui avait écrit a ce sujeto 11 me rpontra les
« lettres de sa mere qui lui rePI·ochait. amerement
« dene lui avoir pas "rendu compte de ceUe af-
,( faire, et qui, dans le style que tu luí eonnais, lui
« reprochait ses bienfaits, et son ingratit,!de de ne


(') Letll'e inédite du hailli an mal'qnis de Mil'ahean, du
12 novembre 17112.




MÉMOIRES
"pas lui écrire. Voila, de rechef, l'histoire du
« paquet chez ton suÍsse» (1).


Ces explications apaisent le marquis sur le fait
supposé, cal' il n'en parle plus, mais ne le rendent
pas plus favorable a son fils : « Je te vois d'ici fai-
« sant, ou a peu pres, avec ce monsieur, le beau
c( cours de raciocinations dont il m'a am'usé pen-
« dan! huit mois et demi (2) tous les matins; et
« quand le Diable nous avertirait cent trente-cinq
« fois par heure, il est impossible de ne pas se
« prendre a si maniere d'enchérir et deraisonner,
« d'autant qu'étant capable du pis comme du
« mieux, cela lui est égal, el le vrai ou le faux lui
« étant abso ument tout un, et le droil et le tortu
« tout de meme, je croirai moi~meme, Dicu me le
« pardonne! qn'il en pense alors la moitié. eomme
« aussi il est de fait que je t'en ai mandé, bond!
« hont, qn'il est impossible d'en retenir qne les
( points cardinaux, a savoir mensonge volontaÍre
« on non,. toujours mensonge. Je n'anrai de mé~


(1) Lettre inédite du bailli au 'marquis de Mirabeau, du
i 6 novembre 1 iS2.


(2) Depuis le 20 maÍ liSI jnsqu'au 2 février 1782, eomme
" 011 l'a v11. dans les ehapitres préeédens. Chau8sard dit,
" page 64, que Mirabeau passa seize mois aupres de son
" pere; e'est une erreur a joindre a tant d'autrcs que les
u biographes- ont commises, paree 'Iu'ils ont VOU1U éc\'irc
" sans s'etre, avunt tOllt, pOllrvus d'informations snffisantes.




DE MIRABEAU. 31!)


« thode su!' ce, quede te tenir LOlljours an cou-
« l'ant. , .................... , ........ .
(( Tu mandes a Caroline, queje te l'ai envoyé poltr
«( m'en debarrasser; je puis te promeUre que,
« cette besogne finie, il ne t' embal'rassera jamais
( plus de ma vie, ni moi C). Je suis désabusé de
« mettre ma prudence a la place de l'opinion d'au-
( trui; je l'aí voulu faire a l' occasion de ceux dont
«( j'avais charge; mais mon Plutarque dit, a l'occa-
( sion des fols, qu'un jour la lune demanda a sa
( mere de lui faire faire un pelit surcot -' qui allat
« a sa taille. Eh! le moyen! dit sa mere; je te vois
« tantót mince, tantót ronde, tantót cornue, crois-
« sante et décroissante ..... Au diable l'entreprise
«( d'habiller les fols a leur propice (2)!


« Mais pourquoi, » répond lebailli, «la fin de ta
( leUre du 19 lance-t-elle un anatheme contre ton
« fils? Tudis qu'il ne t'embarrassera plus de la vie;
« luí ayant pardonné, pourquoi le répudies-tu?
« quel tort a-t-il maintenant? dis-moi de qui c'esL
« le devoir de le soutenir (3)? Tout ce que tu
( m' écris me confirme que, de loin, il est difficile
«( de s'entre-cntendre; et que, de plus, on te fait


(') Lettl'e inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
1!) novembre 1782.


(') LeUt'e inédite du meme au meme, du 2~ Ilovembl'e
1782.


(5) Lettre inédite du bailli au mal'quis de Mirabeau, da
:?:l novembn: HS2.




3~O MÉMOIRES
« SalS11' avidement tout ce qui est contraire a ton
« fils }) (1),


Les citations que nous empruntons au pere nous
pl'ésentent pl'esque CQuti.nuellement le langage de
la défiance et de l'animosité; voici celui de l' orgueil
seigneurial et paternel: quelques expressions échap-
pées a la plume de l'intendant Gressien (2), et de
Mirabeau lui ont déplu : « Ils 30nt tranquilles, a
« ce qu'il parait, sur les créanciers, C'est moi qui
« vous en assure,ditl'un; phrase qui m'a rappelé un
« e' est moi qui vous le dis de ce fat de des BÍrons (»,
« Peu accoutumé a ce ton la, de la part des gens d'af-
«( faires, j'admire l'influence du contact pour m'in-
( solenter; pour l'autre, iI me dit : les huíssiers ne
« me ¡;iendront pas chercher chez moi, .~i j' eusse
(c mandé un tel mot a mon pere, eussé-je eu trente-
« trois ans , il m'aurait donné d'un baton, Quant a
c( tOÍ, indépendamrrumt des parités, tes lettres por-
cc tent toujours un caractere d'équité et de ten-
« dresse qui me met du baume dans le sang,
« quand tu ne me grondes pas; mais je ne puis
c( souffrir contubernalité d'aucun autre, voyant


(1) Lettre inédite du marquis au bailli de l\1irabeau, du
7 décembre 1782,


(') Avocai aussi loyal qu'éclairé, qui, d'ailleul's,avait I'a/'-
fection et la confiance <Iu m:wquÍs el. dn bailli,


(') L'avocat des Birons, qui avait accompagné ~liraheau a
Pontarliel',




DB MIRABEAU. 311


« d'ailleurs ici tant et tant de bU~ches, de cour et
« de ville, qui ne m'abordent qu'avec l'attitude, et
{( la forme, et les manchettes de l'infériorité, mo-
« rale du moins l) (1)!


Mais ce n'est pas seulement lamorgne, c'estaussi
l'aversion paternelle qui éclate dans les lettres du
marquis : « On m'écrit d'Aix : je souhaite que cet
« homme ne donne plus de suje! de regret el de re-
« penLir ti ceux qu'il trouve le moren de gagner.
«( J e sois qu' il a un talent surprenant e! inconcevable
({ pour y parvenir. Tout de suite, tu vas dire que l' é-
« cri vain est gagné; mais, seulement, sou viens-toi de
« la fahlede celui qui tenaitun serpent danssa maÍn,
« el qui assurait que c'était un fouet tres-flexi-
« ble (2). Soit,» répond le bailli, avec autant d'a pro-
pos que de justesse; ({ maiE> pourquoi, en me ser-
« vant de la fable que tu me cites, me mets-tu dans
« la main ce serpent qui doit me piquer JJ c:,)?


Le baillí n'en contínue pas moins ses bons té-
moignages, el laisse échapper quelques remontEn-
ces 1110ins fructueuses que véridiques: « Honoré
cc persiste a etre docile, sans rien penser de pareil
c( a ce que tu marques, et beaucoup plus uxorieux


(I) LeUres inédites du marquis an bailli de Mirabeau, des
22 novembre 1782, -'27 janvier 1783.


(0) Lettre inédite dll meme au meme , du 26 février t783.
(3) Lettre inédite du bailli 'au marquis de Mirabeau, dl\


7 mars 4783.
III.




322 MÉMOIRES
« par calcul, ou autrement, que tu ne erois. Ah [
(( que tout s'arrangerait bien vite si tu étais icÍ!
(( 1\'1ais, dis-moi si tu n'as jamais aper~ll que l'on
(( se faisait des devúirs selon son gout? Peut-etre
« t'y prendrais-je; cal' cellli qui se donne la disci-
( pline jusqu'au sang, ne voudrait pellt-etre pas
(e souffl"Ír une légere contradiction. Examine bien
( la chose. Toi, dont le grand-pere disait, il y a
(e cent ans : ii n'y a plus d'honneur que dans les
« chiiteaux, est-ce ton devoir ou ton gout qui t'a
(( porté a habiter Paris, le .plus infect cloaque dont.
« le soleil éclaire de ses rayons les noires vapeurs
cc el les immondes reptiles? a venir humer l'air de
ce cette puante et financipre capitaJe, ou la trans-
(( piration merne est corrosive et pestilentielle, ou,
c( d'ailleurs, t01 quiétaislumiereet quí t'es contenté
(( d'etrercflet, tu n'étaís bon a ríen, vu ton incapacité
« et ton aversÍon pour le valetage, qui la est d'ins-
« tinct aux gens de cour et de ville a vísage et creur
( de platre, eomme le bal'botage aux canards? Je
«( sais bien que tu m'as dit que, par rapport soit a
(( tes enfans, soit a ta femme, il t'avait été néces-
« saire d'habitedt portée de l'autorité; mais tu n'au-,
(( rais pas eu besoin d'elle, si tu avais tenu ta fa-
( mille en province. La célébrité que tu as acquise
( ~l Paris, tu l'aurais acquise autre part tout de
« menie. D'ailleurs tu pouvais t'en passer, et elle
(( n'est ras mcme du genrc qUl convient le mieux




DE MIRABEAU. 323


« aux gens de qualité, d'autant que la soif de la
« réputation est une hydropisied'autant plus mal-
« heureuse, que le public nous redemande toujours
« ses applaudissemens au centuple. Tu as de belles
« terres en Provence, elles ont été abandonnées a
« un agent fripon, et cela en faveur d'un bourbier,
{( au milicu duquel il y a: une petite gentilhom-
« miere (i). Tes terres de Provenee ont diminué,
{( sont effruitées, ton chatea u dépénaillé; les autres
« terres, sans aueune dépense, ont doublé par le
« temps; les tiennes, avec de grandes dépenses,
(e n'ont pas doublé, a beaucoup preso Avoue que
c( tu t'es fait des devoirs selon ton gout a cet égard.
« Au reste, je ne trouve de répréhensible en tout
« cela que la confiance qui te fit traiter avec les plus
f( malhonnetes ~ens du monde, eorome si tu eusses
c( eu affaireavec la probité memeC.!).~Sans lire de
(e nouveau tes leures, je me rappelle, en gros, tout
« ce que tu m'as marqué sur Honoré, et je ne le
ce perds pas de vue. Cependaut, je, ne puis pas, en
« honneur ni conscience, dire ce qui n'est pas. Il


(l) La terre et le chateau du Bignoll, que le marquis ap-
peIait unjoli petit penier d'herbes, et dans laquelle il avait,
de son aveu, dépensé plus de 300,000 fr. en essais ruraux
qui avaient pIutót détérioré qn'amélioré cette propriété.


(2) LeUre inédite dll bailli au marquis de Mirabeall, du 28
Dovembre 1782. Nousavons, comme celanous arrivesouvent,
rassembIé ici plusieurs traits épars dans diverses lettres.




324 MÉMOIRES
({ est tres-docile; si, jadis, iI ne mettait de suite a
« rien, il a bien ehangé, car il suit assidument sa
« besogne; je te dirai meme qu'il me semble que
« eet homme a la partie de la tete qui nous man-
« que, et je erois que e' est la meilleure, ear nous ne
« sommes, nous, guere propres qu'a faire des vise
« en l' air, et des républiques de Platon. Je ne puis
« done qu' en etre contedt; cependant, je dors
-<: d'un reilouvert, mais je crois que je pourrais le
(e fermer » (1).


Le marquis, provisoiremen t désarmé par ces
apologies, se contentait d'écrire: « Je ne ré-
e( pondrai pas quant aux faits, il n'appartient qu'a
« un sot, ou a un ministre, d'etre décisif de si
« loin. Quant a rries ouvrages', tu te connais en
f( ames voraces; si elles ne' s'occupent pas en de-
« hors, elles se rongent en dedans; eh! qu'aurais-
J( je fait sans mes livres que tu me reproches? et
c( que ferais-je, bon Dieu! si je ne me jetais hors
« de moi? si je n'écartais tant de pensées qui t'a-
« brégeraient trop ton frere? Mets-toi a ma place
« dans tous les sen s et générations, positions et
« affaires, et ton ame forte aura une mauvaise eom-
« pagnie dan s ses promenades. Du reste, nous
« avons re-;;u un nom respecté; tu ras rendu illustre,


(1) Lettre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, dll
16 décembre -1782.




DE :!\IIRABEAU. 325


« je rai rendu célebre. Quant au surplus, j'ai accepté
« les volontés du sort et du devoir; j'ai pu etredupe
« de ma tete el de roon ereur, dont le proces est
(( fait et parfait, depuis long-temps, dans' ma con-
l( scienee et dans roes aveux; mais j'ai fail eomme
l( j'ai con~u, senti, cru et pU; cal' quiconque ne
« prend pas sa propreconsciencepourjugeunique,
t( plaide av~c soi-meme toute sa vie (1). J'ai pres-
« que toujours exagéré et déplacé ina conscience,
« mais jamais volontairement en mal. Dieu est roon
«( bon et juste juge; et, sans doute,j'ai agi de ma-
« niere a n' en avoir plus gue~e d'autre que lui » (2).


Nous avons un pen prolongé les citations qúi pré-
cedent, par~e qu'eIles nons ont par u utiles pour
compléter le dé~eloppement des caracteres. Nous
allons maintenant présenter le récit des tentatives
faítes pour opérer une réunion entre Mirabeau el
6a femme, séparés d~fait depuis plus de huit ans.


Les plus g"andes difIicu1tés avaient été des long-
temps prévues: « Je ne connais rien de pire que
« d'avoir a alIier du feu et de l'eau; au qu'a faire
« rebondir une baile de paume qui tombe sur un
«( matelas; et ton fils, avec beaueoup d'esprit,
« mais toujours agité par la chaleur du creur, et
« toi el moi, nous avons affaire a des gens qui ne


(1) Lettre inédite dn marqnis au bailli de Mit'abeau, du
'R décembre 1782.


(1) Lettt'e inéditc dn Illcme au mcme 1 20 décembl'e 1782.




MÉMOIRES"
«( manquent pas d'esprit, mais qui n'ont pas plus
( de sensibilité que les pagodes ehinoises dont
«( leur hon gout s'entoure.


u: Je pense qu'il convient qu'Honoré fasse tous
« les pas vis-a~vis de sa femme et de son beau-
« pere; mais je n'en espere rien. Ces gens-la affee-
« tent de m'aimer et eonsidérer: mais ne songent ( a moi que quand ils me voient; et il ne saurait
« y avoir moins de correspondan ce entre La Mee-
( que el le Saint-Sépulere, qn'il n'y en a entre
(( nous.lIs ne songent qu'a leur plaisir. lis ont une
({ soeiété, ou eomédie, musique, et enfin tout ee
« q u'ils "imaginent pom' prendre le.ur "revanehe
( sur le temps, en le tuant puisqu'il les tue; e'est
« le fond de leuI' oecupation; tout eela est anan-
({ gé, et ta beIle-fille étant la prineipale divinité
« de la soeiété, 10 paree qu' elle est la plus riehe;
( 2 0 paree que les eollatéraux (impía gens I)ont in-
« téret a la tenir dans eette situation, son" mari
« deviendrait un trouble-fete d'autant plus facheux
« qu'il a plus de feu au milieu d'une glaeiel'e (1).


(1) LeUre inéditp du bailli au marquis de Mirabeau, dll
6 novembre 178'1. Voici, dans des lettres antérieures et pos-
tél'ieures, des détails que nOllS insél'ons. hors texte, pour
ne pas tl'OP étendre notre nal'l'ation. « Je vois que depuis
" la sortie d'Honoré, on redouble 'd'efforts pO~lr faire que
" cette jeune remme lui donne de l'humenr. Le Tholonet
(chAtean du comte de Galiffet, a une lieue d' Aix ), des..
" pal'ties a Marseille, sans pCl'e ni meme tallte ( la comtesse




DE l\lIllABEAU.


{{ Tou fiis peJlse qu'ell ces Cil"collslan-
« ces, de ieur part une demande en séparatioll


de Grassé, du Bar * ), une comédie oú, fante d'actrices et
« d'acteurs de soeiété, on a introduit une comédienne par
" état, et un comédien de meme, etc.: quelques invitations et
• instances qu'on m'ait cent fois faites, j"ai toujours affecté
« de ne vouloir jamai5 aller ni au Tholonet, ni aux eomédics;
(\ on n'a pas paru sentir cela. Enfin, hiel', on me reprocha
" obligeamment qu'on ne me voyait plus tant; je ILti dis, de-
n vant 5a tante, qu'on ne saurait bientót plus sa résidence,
{( ni meme son nom; et qn'on l'appellerait, a l'avenir, ma-
{( dame du Tholonet, et non mmlame de Mirabeau. Elle lle


(*) La famille de Grasse était liée a la comtesse de Mirabeau par
les liens les plus étroits de l'affection et de la pareuté. Lors du
proces eu séparatiou qui va nous occuper, la résistauce iuattendue
de madame de Miraheau, et ses défenses diffamatoires, furent at-
tribuées aux ohsessions des collatéraux. Le comte de Grasse, le
chef du nom, fut hautement signalé, comme s' étant mis a la t~te de
eette ligue, par Mirabeau qui, a ce sujet, lui écrivit, les 20, 2'í et 30
décembre 1 í83, des leures brutales et insultantes, imprimées
depuis ~ux pages 5·1 et 53 de son Mémoire all grand Con,,,,[, en appel
de l'arret du parlement de Provence. Miraheau, du reste, garda ran-
cnne au comte de Grasse, et la lui témoigna en toute occasion. Par
exemple, il en parlait plus tard en ces termes: " Si M. de Grasse
" a montré aux Anglais que l'intrigue pouvait encore,dicter en France
" des choix imhécilles, nos d'Orvilliers, nos Su(fren, nos Vaudreuil
" auront appris que nous aVOllS des marins, et qne la race des Du-
" qnesne, des Jean-Bart, des Dugué-Trouin. des La Bourdonnais) je
.. mpts les plébélens a la tete), des Tourville, des d'Estrées, des
., Helingue, que cette rac.e de grands hommes de mer qui parurenl
.. au signe da monarque, peut renaitre 11 sa voix. (Doutr's sur la li-
berté de I'Ej'caut, page 78. )




328 MEMOlRES


« seraiL un sacl'ilége; mais les crem's fi'oids ne


" parllt pas enlendre la valenr de ce moti mais la tante, que
« j'cxaminai, parut un peu surprise." (Lettre inédite du
bailli au marquú de Mirabeau. du 44 mars 1781. ) Le mar-
quis approllvait cet avertissemeot iodirect, cal' il écrivait,
le 22 mars , a son frere : {{ Il me parait que tu as dit. ton mot
• bien délicatement. . . . . . . Le mot est tres a 5a placc, et
« a la tienne. » Le bailli écrivait dans une autre leUre :
« L'on est raché que des comédies , des hals soient dérangés
{{ par notre existence. Une marchande de modes. disait ,
" l'autre jour, qu'il était venu un monsieur qui dérangeait les
" bals et les comédies du Tholonet, et que l'on ne vendait
"plus ríen. CeHe-Ia ne comptaít pas les petits soupers qui
~ accommodent une fouJe de gens, une 'maison tres-gaie, Ol1
" l'on chante tont le jonr, et 11 qui cela con pe le sifflet. "
(Lettre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, 19 janvier
¡¡7S3.)" Marignane est tres-entiché de cette personnalité que
" tu appelles les humenrs froides de l'amour-propre; sa fille
" lui devient nécessaire ponr avoir une maison, une société,
" ou il est hpicuri de grege porcus. Les collatérllllX lui ont
• persuadé qu'il était tres-mal avec son gendre, avec qui il
" polissonnaittout le jour, quand ils étaient ensemble; et il
« sent bien qll'nn mari finirait, par sa seule présence, tout
" cet abus de comédie, de musique, de sottpers et de dis-
" sipations, si ce n'est de désordre; voila le nreud. » (Lettre
inédite du bailli au marquis de Mirabeau, du 7 février 1783.)
Remarql10us que ces explications, qui attribuent a I'égolsme
<In marqnis de lVlarignane la principale cause dn proces,
sont justifiées par le passage suivant d'une leUre de sa
filIe. " le ne cesse de dire et de penser qll'il n'y a pas de
" comparaison entre unc vie trcs-dissipée, et remplie de ce
« qu'on appelle plaisirs bruyans, et la donceur qu'on goilte
" dans uoe famille bien unie, Oll chaCllIl tache de s'aider an
« bonhcnr des aut.l'cs. Je te l'ai dit ceot fois; jc le dis., tOll&




DE MIRABEAU. 329


«( regardent pas si haut, ils vont a leul's fins; et


(, lesjours, a papa, qui prétend que je m'enllnirai qnand je
" ne jouerai plus la comédie. Je t'assure qu'il sera beaucoup
« plus faché de ne plus me la voir jouer, que moi dene plus
" la jouer; et en cela. je crois que j'ai raison (tant les peres
" ont c.l'amour-propre ponr leurs enfans), et j'espere le lui
• prouver bientót.


" Jete dirai, pouMant, qu'il y a une autre personne qui
" serait fachée de ne plus voil' jouer la comédie, et ceUe
« grande personne-la. c'est mon':fils. Il est fort plaisant lt
« voir. qualld je suis au Tholonet, jouant la comédie toute
" la journée avec la peUte de Galiffet. Ce qu'il y a de SillgU-
" lier t e'est qu'il retient tontes les pieces que nous jouons.
" Tu ne te douterais pas que les deux róles qui l'ont le plus
" séduit son! le Déserteur, et Alcindor dans la Belle Arsene ;
" rien ne me divertit comme de lui voir faire les bea1.\x bras
~ tontes les foís qu'il peut grimper sur le théatre. » ( LeUre
inédite de la comtesso de Mirabeau a madame du Saitlant, du
H) juillet 4778. )


Ajoutons. pour justifier madame de Mirab~au par les
cxigences paternelles, que le bailli écrivait plus tard . " Ma-
« rignane, ou ses ayans-cause, ont eux-memes forcé ta belle-
« tille a retourner dans le líen Olt elle avait perdu son fils,
« et a jouer la comédie sur ses cendres. CeUe femme se
.. tronva mal trois fois, et ne put tenir 11. tableo Cela ne lit
« ríen a ce tas d'égo'istes. )J ( Lettre inédite du bailli au mar-
q Uls de Mirabeau, 4 janvier 1783. )


Nous trouvons, dan s la méme lcttre, tout-it-l'heure citée,
de la comtesse de IUirabeau, la preuve que l'irritation et
l'animosité montrées par M. de Marignane dans le proces
d'Aix, tenaient a un motifancien et beaucoup plus sérieux.
lU. de Marignane, comme on J'a vu, avait un gen re de vÍe
épicuríenne et insollciante, dont ses affaires souffraient
beancon}>; sa fortune était obérée; il Y avait lieu de craindrc
qll'il n'al!(:wH des immeuhles substitm:s; le marquis de Mira-




330 MÉMOIRl!:S
(( Hooort: doit Lien savoir que, daos ce temps-


beau voulait en faire insin/l.er la suhstitution dans l'intérét
de son petit-fils, dontil ne prévoyait pas la mort prochaine;
-el cette précaution, qui fut bl'usquement. prise, dut blesser
vivement M. de Marignane, si nous en jugeons par le para-
graphe suivant de la leUre de sa filie, dont nous venons d'ex-
traire une partie. " Il Y a une affaire pour laquelle je vou-
« drais que tu te joignisses a moi pour parler a mon beau-
« pere. Il s'agit des substitutions de papa, que mon beau-
" pere veut faÍl'e inslrmer. J'ai mandé a mon beau-pere les
« raisons qui m'ontforcée d' en parler a papa. Cela a produit un
« eITet encore plus facheux que je ne craignais. Et, quoique
" papa sache que cela ne vient pas de moi, il n'a pas laissé
re de me dire a ce sujet des choses désagréables. le n'ai pas
» osé mander des détails a mon beau-pere, dans ma del'-
« niere lettre ; mais, en ayant re~1.l par le dernier eourrier
• une de lui, ou il me parait persister, je vais lui écrÍre en-
« coreo Je t'avoue que cette difficulté me donne bien du chao
" grin; et, pour ne te ríen cacher, je te dil'ai que papa
". m'assura, quand je l'instruisis du projet de mon heau-
" pere, qu'en casqu'il cut lieu, non-seulement il mettraít en
re vente, le lendemain, ses terres libres; mais qu'll la fin
« de l'année il feraii un testamellt qui priverait mon fils. Je
« répondis a cela qu'il était le maltre de sa fortune, paree
« que je ne sais ce que e'est que de eapter un héritage,
« méme cel ui de mon pere; mais tu peux j uger que ce coup
« m'est fort sensible. Ma tante, qui était présente au propos
« de papa, voulut me rassurer sur le testamento Mais le
" moins qui pút m'arriver serait de lui voir démembrer son
• marquisat de Marignane, en vendant Vitrolles, qui n'est
• point substitué, non plus que les terres de ma grand'mc/'e
" et les Hes d'Or. Ensuite des tracasseries qni me mettraient
" fort mal a \'aide enh'e mon hean-pere et l1lon pere, et
A anxqnelles Illon fils n0 pourrait que perdre. Voilil quelle




DE MIRABEAU. 33'1


« el, Oll trouve que celui qui réussit a l'alSOn,


« est ma posítíon dans ce moment-ci. Je te prie de vouloir
• bien la faire sentir a mon beau-pere , et de l'engager a ne
« pas pousser plus loin ces forma lité s , qui finiraient par
• nuire beaucoup a mon fils. » (Lettre inédite, déja citée, de
« la comtesse de Mirabeau il madarne du Saillant, 19 juillet
" 1778.)


Le marquis de Mirabeau, toujours et partout inflexible,
u'en fit pas moins insinuer brusquement les substitutions (*);
nOtls l'apprenons par cette phrase d'uDe' de ses leUres:
« Moi qui süis grand insinueur de substitutions, je l'ai mis
« hors d'état de faire grand mal a ses petits-enfans.» (Lettre
inédite du marquis au bailLi de Mirabeau, du 25 décembre
1782.) Et ecUe mesure naturelle, et légitime d'ailleurs, mais
que les eireonstanees rendaient. offensante, et qui, bicntót
uevint inutile, pnisque le petit-fils mourut moins de trois
lIlois apres, eette mesure, di'sons-nous, uleéra profondé-
ment M. de Marignane, et porta jusqu'a la haine, bien
prouvée plus tard, l'aversion qu'on lui avait déja suggérée
contre Mirabeau, dont le sort fut, en tout temps, de souffrir
des fatltes d'autrui, non moins que de ses prop"es fautes (H).


{O) .. Je dois encare a roon état de pere de fumilleune seule for-
• malité, qui est de faire insinuer les suhstitutions de Marignane.Ceci
"entre nous. Les miennes le sont, et je le leur ferai passer sur le nez.
« ( Lettre inédite du marquis au bailtidé Mirabeau, du 23 roai 1778. )
Le prudent et conciliant baillirépond : • N e te seD1bl~-t-il pas que
" c'est JIIettre cette petite ferome le doigt entre deuxpierres? etque
• ce procédé serait HII peu sec? ( Lettre inédite du 7 juillet 1778)>>
Le marqui. réplíque: « Marignane n'est vraiment lié que de la dote
N de sa fille, et voiU tout; et c'est pour qu'ille soít des substítutions,
" que je dois, e't par conséquent, que je veuxagir; aupres de cela les
.. , petites aniroadversions sont des miseres ( 1278 ).


(*0) Le illarquis prétendai.cependant que le ressentiment CJLcité




332 MÉMOIRES
({ sans scrupule sur le choix des moyel1s) (1).


Soil l'épugnance réeIle, soit précaution antici-
'pée, le marquis avait, de Lonne heUl'e, déclaré
qu'il ne prendl'ait pas une part directe aux démar-
ches a faire pour parvenir a la réunion : 11 Je n'ai,
ce au fond, pas plus d'envied'alleraux píedsde cette
« troupe de baladins (2), qnémander ma postérité,
« que de demander une servan te Agar a mon bon
« ange. Ce que je dois, c'est de meUre Honoré a
« meme; et, par ma foi, apres celA, ils s'arrange-
C( ront ou ne pourront II (3),


Le bailli est persuadé que les voies amiables se~
ront sans résultat : te Que veux-tu espérer de ces
({ gens-la? et par ou les a,gresser? La femme n'a ni
« sensibilité, ni force, et , meme vis-a-vis de son
c( pere, n'en saul'ail avoir, Celui-ci est hon-hom-
te me, et homme d'honneur a la fran~aise et a la


(1) Lettre inédite du hailli au marquis de Mirabeau, 6 no-
vembre 1781.


C') Allusion aux comédies de société , OU figurait madame
de Mirabeau.


(3) Lettre.inédite du marquis au bailli de Mirabeau, 42 no-
vembre 4781.


par les insinuations était tombé sur lui seu!. - • Quand vous serez
• au pied du mur, et que M. Loyal, s'ille faut, max;chera, ce sera
• moi qui en porterai le mal incom~s, comme au temps , quand je fis
insinuer leurs substitutions. (J.ettre inédite du marquis au hailli de
}UirnhraIl ,4 PI mara 4i >12 ). •




DE. MIRAnEAU. 333


« moderne; mais d'une inertie qui le tient, tous
« les matins, quatre heures les jambes sur la ta-
ce blette de sa cheminée, avec un Mercure o"u un
«( roman. La pIate vÍe qu'il mime lui parait douce;
« toute turbuIence lui serait insupportable ; et !'in-
f( cident d'une rejonction serait un rude pli aux
« roses sur lesquelles le bon-homme aime a s'é-
« tendre. Son petit-fils ne serait pas de son nom,
« et apres lui la fin du monde (1). Quant a la filIe,


11 ' , "1 h I d' « e e s est accoutumee a etre e coryp ee une so-
« ciété tres-bl'uyante, qui passe du concerl a la
« comédie, de la au bal, de la aux qllatre points
« cardinaux, sur la plus pebte apparence de
« fete; elle est la divinité de tout ce monde, et
!( tient· a son piédestal , dont il faudrait des-
« cendre» (2).


Le marquis de Mirabeall, aux variations de qui
nOllS sommes accoutumés, prend un moment le
projet au sérieux, et anponce quelque velléité d'a-
gil' personnellement. « Je suis heureux de ce que
(c Marignane n'a point répondu ni accepté, lors de
« la sortie d'Honoré, l' offre que je faisais de ne pas
« l' envoyer sans permission. Quand il faudra,


(1) Lettl'e inédite du bailli au mal'quis de Mirabeau, 23jan-
vier 1782.
(~) LeUre inédite dn méme au méme, ~ 3 février 1782.




a34 MÉMOIRES
f( e'est en mon nom que marchera ¡J1. Loyal)) (1).
Tout d'uD coup, s'irritant des difficultés, illes at-
trihue a son fils : « Tout céderait a l'ascendant de
« M. le eornte, car, de loin; tous le renient, mais
« de pres nul ne lui résiste, que lui-meme (2). Si
« escarpées que puissent etre les cllOses, iI aura
c( sa femme et meme son heau-pere, s'il le yeut.
« Mais le maraud ne le veut pas; il veut etre bate-
« Ieur de campagne, et finir dans un cachot (3). S'il
« avait voulu sa femme, ill'aurait eue; mais il fal-
ee lait des années de sagesse pour la reconquérir,
t( et de la douceur, et du respect, au lieu de ses
« insinuations offensantes sur la vie qu' elle mime,
« el qui est irréprochable )} (4). Son frere lui répond
tout de suite : « Des années de -sagesse? soit;
« mais la postérité, l'aurais-tu été demander a


(1) L'huissier du cinquH:me acte du Tartufe (Lettre inédüe
du marquis au bailli de Mirabeau, du 1 er mar s 1782.


CO) LeUre inédite du meme au me me , 21 juin 1782.
(5) LeUre inédite du meme au meme, du 31 octobre


171i2. Quelque temps apres, malgré les représentations
de son frere, le marquis persistait dans cette injustc opi-
nion, cár il écrivait: « Cet homme a en sa femme quand
ilra voulu avoir, et aujourd'hui il ne veut ríen qu'nn écIat,
• et du scandale j c'est l'air dont il vito (Lettre inéditedu mal'-
'« quis de Mirabeaua madame du /laillant, 23 janvier 1783.


(4) Lettre inédite dn marquis au baílli de Mírabaáu, du
20 décembre 1782.




DE MIRABEAU. 335


tt cette femme quand elle aurait eu soixante ans?
« De la douceur? mais comment en témoigner a
t( gens qui ne veulent pas vous voir, et qui ne li-
{( sent pas voslettres? Du respect? je le veux bien,
c( et apparemment que tu sais mieux, a París, ce
« qui se passe a Aix, que nousqui y sommes. Mais,
t( eomme tu sais que la Sainte-Vierge elle-meme
( ne fut pas exempte de ealomnie, erois-tu que
ce d'avoir joué toujours la comédie, avoir rec,:u la
« nOllvelle de la sentence rendue contre son mari,
{( sur les tréteaux plantés sur les cendres de son
« fils, n'aient pas mis la belle-fil1e, attendu le
« point d'honneurdes femelles, un peu au niveau
« on a peu pres )) (1)?


Quelques jours sont a peine écoulés , el déja le
marquis ne tient plus au projet de réunion : ({ Je
{( ne veux pas plus de la femme qui jouait la co-
« médie quand on coupait la tete a son mari , qui
« n'a eu aucun égard pour ma bonté toujours
« soutenue, pas meme ceux de bonne année, pas
« plus, dis-je, que de son mano J'ai payé mon
c( écot, mes frais sont faits;j'ai été assez long-temps
«joué, trahi, je ne veux désormais vivre que pour
« lUoi ») (2).


(l) Lettre inedite du bailli an marquis de Mirabeau du
30 décemhre 178'1.


(2) Lettre inédite du marqnis au bailli de Mirabeau, 10 no-
"embre 178'2.




336 MÉMOIRES
Le bailli persiste, au eOlltraire : « Ou as-tu troll-


te vé qu'un pareil proces a l'air de l'intél'et le plus
« dégoutant? Mais, d'abord, pourquoi m'as-tu,
(e malgré moi, envoye ton fils, si malheul'eusement
(e attelé a la plus sotte el a la plus étl'oite bégueule
«( de son sexe? Est-ee pour l'empailler, ou le met-
« tre sous verre? ou nous exposer tous trois a un
«( eamouflet si singulier? El d'ailleurs, depuis
« quand done esl-on devenu si délieat a Paris, au
( milien de toutes les infil'mités et cadueités socia-
« les, et de l'écl'oulement de mreurs <"{ui se passe á
« tes pieds? L'intéret.de continuel' sa famille n'est
« done plus rien? Passe , si ron ponvait se déma-
« riel' en se séparant, el puis prendre une autre
« femme; mais on reste marié, et ron perd sa fa-
e( mille. Quoi! e'est dans un pays ou robins, el pln-
« miers, et financiers, et péculataires s' accorden t
( si bien pour engourdir les tetes el aplatir les
« ames, dans un pays ou la haute noblesse recher-
«( che les filIes des publicains, qu'on accuserait
« d'intéret un homme qui demande sa femme ? Et
(( quel intérel, puisqu'eIle n'a rien a elle, el que
c( la fortune , si fortune reste, ne sera que tout au
« plus pour les enfans (1) ?» J'ai écrit ~l sa femme


(1) Lettre inédite du bailli an mal'quis de Mirabeau, 26 dé·
eembre ~ 781. Cette juste remarque, et les cxplieations que
1I0US avons données ailleul'S, prouvent que ce n'était pas ,




DE MIRABEAU. 337


« une lettre oú je Iui montre l'impossihilité d'etre
« séparée par justice; car, enfin, je connais son
(( écritllre, ctj'ai en main vingt lettr'es d'elle, tres-
« tendres pour lui, écrites dcpl.lis qu'ils nf) se sont
« pas VllS; el tu sais qu'une sellle lettre d'amitié
{( fait disparaitl'e des sévices bien pl'OlIvés. O .. , iI


<!omme on l'a dit, le désir effréné de parvenir enfin a une si-
tnation opulenle qui excitait Mirabeau a réc1amer sa fem-
me, dont tonte la fOl'tnne aetne1le se réduisait a une modi-
que pension dotale, mal payée; qnels reproches, des-lors,
n'anrait-on pas le droit de faire aux biographes qui insistent
sur cette snpposition mensongere? el a Pcnchet, surtout,
qui, tome 1, pages '126.217,218,380; tome 2, pagel35, s'efforce
d'expliquer ainsi l'insensé projet que, selon lui, Mirabeau
aurait eu; en 1776, d'enlever sa propre femme, et de l'emme-
ner en HolJande, aupres de Sophie appal'cmment? JI est
juste, eependant, de dire que eet écrivain, qui trop SOllvent
ne voit qu'un cóté de la question, a été trompé par le mar-
quis lui-meme, qui écrivait au marquis de Marignane, le [;
septembre H77. « Il (l\1irabeau) n'a plus, dans le fait, d'au-
" tres expéditions i:t faire que d'enlevel' sa propre femme,
" ponr s'en faire un otage, et tirer par elle le parti qll'il pour-
(. ra de vos biens. » (lWémoire a consulter pour la romte.'sede
« Mirabeau, page 32.) 11 a pll aussi puise\' l'el'reur que nOllS
relevons, uans les doeumens judiciaires : par exemple dans
la suitc dll meme ¡}Iémoire a consulter, pages 25, Si, cte.
Mais puisque, sans mission,il se constituait, devilllt la posté-
rité, le rapporteur du gl'and pro ces que tant de passions
ont faít a la mémoire de l'Hirabeau, il aUl'ait dú ¡ire aussí
et appl'écicl' les irrésistibles l'éfutationsde ecllli-ci, dans sa
Réponse a un libclle diflamatoire, etc., pages 101 a ·1 ,1 i.


1I1.




MÉMOIRES
(( n'y en a jamais eu de cette espece; elle en est
({ vingt fois convenue avec moi }) (1).


(( Tu as tort d'insister, }) répond le marquis.
( Qu'est-ce que des déclarations d'amour sur pa-
( piel' marqué? Qu'est-ce qu'une fernme acquise
« .par arret n'~ Tont cela n'est que querelles de
(( voleurs el de catins. Quanl a lui, iI s'opini:'ttrera
ce pour faire du bruit; orgueil marche devanl écra-
,( semen!, dit un vieux proverbe; il est bien fils de
« madame sa mere, qui veut bien qu'on la pende
e( pourvu qu'il soit question d'elle» (').


Le baillí el son neveu avaient épuisé tous les
moyens de conciliation; apres avoir écrit (4) des
leUres respectueuses pour M. de Marignane, ten-
dres pour sa fille e'), le comte n'avait obtenu que


(1) J~ettre inédite du bailli au marquis de l\Iirabeau, dll
8 novembre 1782.


(2) Lettre inédite du marquis au hailli de Mirabeau, du
19 novembre 1782.


(5) Lettre inédite du meme au meme, 22 noyembre 1782.
(4) Les 22 octohre, 3 -- 4 - 6 - 10 novemhre H82 ; 1 el' -


27 janvier, et 28 février 178~.
(") Lettre iuédite du bailli au marquis de l\1irabeau, du


Í'I janvier 1783. Quoique ces lettres, dont plllsieurs sont des
chefs-d'renvre, soient parfaitement explicatives, fort inté-
¡'essantes et a tous égards remarquables, nons ne les I'ap-
portons point par~e qll'elles sont imprimées ailleurs, pages
37 a 60 des Obserl'atiorls pOllr le comte de Mirabeall. Aix, Jo-
seph David, ns',~. ln.4\), n pages; dans le reeueil de Yitry,




DE l\URABEAU. 339


des réponses d'abord seches ensuite mena\an tes
et injurieuses. ce Non-seulement on ílvait injurié,
(( mais, avant que 1l0US ne demandassions ríen,
c( avant me me quenous fussíons a Aix, on avait
(( publiquemenl consulté sur la séparation, el ap-
{( pelé d'avance, et depuis six mOls (1), vingt avo-
(( cats (2), uniquement pour que nous ne pussions


p. 260 a 280-300 3305; dans le livre de Peuchet, t. 2, p.131-
432 - 435 - 136 - H7 -139 a 148 -155 a 157 -'lfi8 -161-


(') Lettre inédite uu bailli an marquis de l\'Iirabeau, dll
30 novembre 1782.


(2) Cctte singuliere précaution, qui pronvait si pen de sé-
cllrité sur le fond dll proces, si pen de délicatesse sur le
chelix des moyens, ne laissa pas d'embarrasser Mirabeau. Il
n'eut d'abord, en quelque sor te , d'antres secours que celni
de M. Janbert, en qui il tronva beaucoup de dévoúment et
de courage, de science' et d'habileté; mais qui avait peu de
chalenr, pen d'habitude de la plaidoirie orale, eirconstance
qui, plns qne toute autre, sans doute , détermina Mirabean
a plaider en personne. Heureusement, des le début du pro-
ces, la séduetion irrési~ible de l\'Iirabeau, son bon dl'oit,
et snrtont l'isolement dangel'eux Olt le laissaient les manceu-
vrés de ses parties, intéresserent a sa cause un jeune avoca L
qui, spontanément,lui fonrnit, d'abord sans se nommer,
des moyens et des argumens, et plus tard une assistance
ouverte. Ces secours inattendus servirent beaucoup a Mira-
beau. Mais les suites lui en fment encore plus utiles; cal' il
se lia d'une étroite amitié ave e son généJ'enx auxiliaire,
M. Pellenc, dont il apprécia bientot la loyanté , la science ,
et l'immense talent; et a peine Mirabean eid-il pris sa place
a l'assemblée constituante, sa premie re pensée fut d'appeler
a Ini M. Pellenc, qui devint bientot, comme nous l'explique-




MÉMOIRES
« pas les employer (1). On était alIé jusqu'a pren-
dl'e les préeautions les plus singuJieres pour se
défendre eontre des emportemens qu'on feignait
de redouLel'. « La maison est barricadée pour le
«(mari. Imagine-toi qu'ils ont préposé un eerbel'e
« pour défendre leur porte , chose inusitée el
« inouie, comme tu sais, dans cette ville (2). lis
« ont d'autant plus de pem' et de honte, qu'il a
« tout le monde iei, cal' je vois, malgré moi, l'aC-
« feetion de bien des gens de toute sorte, memc de
« ses créaneiers ; je vois le désir des domestiques
« de Marignane [neme qu'il se rapatrie, quoiqu'on
{( ait voulu les faire déposer de prélendus sévices,
« ce qu'on n'a pas pu (3). L'un d'ellx, qui est ici,
l( et a qui ron a dit qu'il courait un bruit quc I'on
c( faisait garder le chatean de Marignane par des


l'ons plus tard, le plus sage de ses conseillers, le plus intiT!le,
le plus habileet le plus occupé de sescollaboratel1l's.


(1) Lettre inédite du bailli an marql1is de :Mirabeau, dl!
6 avril 1783,


(2) Meme leUre.
e) Quoique celte tentative odieuse n'eút pas réussi, Mim-


beau, quelque ternps apres, y faisailallusion dans cettetirade
yigoureuse: " Des témoignages! eh! que feraient-ils ici?
" Qu'est-ce que la preuvc par témoin, apres la preuve paJ'
" I'absurde? Qui ne sait ce que les hornmes riches et puissans
" peuvent , merne sans le v0111oir, sur une certaine classe
« d'hommes? Qui ne connait pas la théorie et la facilité de
« subo"ner sans subol'nation? (Obserl'ati()17S sur /In libc!le
" dijf"nmafoire, etc., pagp 183.)




DE MIRABEAU. 341


({ paysans, po 111' qu'il n'entrat pas, a répondu:
" Bon! on n' aurait pas trouvé de gardes, et il ll'y
(( a pas un paysan qui ne le mlt dans sa poche ¡mur
({ lefaire entrer)) (f)!


Plus tard, les leUres de Mirabeau lui avaient été
rapportées, san s qu' on eut daigné les ou vrir, el
tout annon~ait que les hostilités commenceraienL
bientüt.


« J'apprends que les Marignane font tout ce
« qu'ils pellvent pOLJI' p.'évenil' le public contrc
« Honoré, et qu'on emploie tous les moyens, en
« accaparant les avocats, en ameutanL les créan-
« cÍers, en faisant écril'c par Castillon (2) des dé-
« noneiations sur les Lettrcs de cachet, lIs vont, la
« bOLJrse a la main, quetel' de faux témoins pOnt'
« affirmer de mauvais lraitemens imaginaires; et,
( pourlant, il est bien eerlaÍn pOll!' eux, eomme
«( pom nous et le publie, qu'il n'y a pas en de sé-
«( vices; les preuves du contraire ahondent; qu'es-
« pCl'ent-ils done )) (3) ?


(l) Lettre inédíte du bailli an marquis de ~Hirabeau, dll
'10 janvier -1783.


(2) Leblanc de Castllloll, procUl'eur·¡:;élléral. Il halssait
mirabeau,et le dénon¡;a plusieurs fois au ministere, Peuchel
a imprimé une de ses dénonciations (lome 2, p.252); Iloils
aVOllS d'antres lettl'es dll meme genre.


(3) LeUre inédite du bailli an marquis de lHit'abean, dll
J.5janviel' HR3. "Si tn obsel'Vcs qne, des)" COIl1UieIH.:emenl,
'< llons a\ons orrcl'L <le slIbil' des épl'enycs, fnSS€llt·elJes de




~42 .l\lEMOIRES


Cependant, le marquis s'obstiné a ne point
prendre une part active dans les déml1rches de sbn
frer-e et de son fils. Le bailli le presse de se déci-
der. {( Si tu désires la réunion qui, seule, peut
« perpétuer ta famille, il faut répondre, pour que
« ces gens-la ne puissent pas dire ce qu'ils disent,
« que tu ne fais, tout au plus, que tolérer qu'Ho-
« noré soit ici; mais, dans ce cas, je ne te demande
« que la grace de mettre en hon franyais ce que
« je vais te dicter ; cal', je dois te le dire, le C<eUl'
« pense heaucoup trap chez toi. Ta plume, apres


« six mois, un,' deux, trois ans; qu'on a répondlljamaú a nos
" vingt entremetteUl'S; qll'on a refusé plusieurs propositions
" d'a!'bitrage par quatre gentilhommes d'épée et de robe;
« qu'on a redoublé chaque jour l'insolence des propos;
« qu'on est arrivé enfin au procédé inou!, apres avoir re-
" fusé toute explication du mari a la femme , meme devant
« témoins, de renvoyer les leUres du mari sans les déca-
« cheter, tu ven'as que de notre part la mesure est _ plus
" que comblée, )) ( Lettre inédite du bailLi au marquis de Mi-
rabeau, du 26 mars 1783. )


Nous trouvons dans une autre leUre le détail de cet acte
décisif d:,llOstilité : « Tout cela fut couronné, vendredi der-
« nier, jour Oll tu nous lachas la bride, par une insolen ce
« inou'ic. Ton fils écrivít une lcUre';l sa femme. Apres bien
« des ridicules cérémonics, le laquais de ceUe femme se
" chargea de ceUe lettl'e, el la porta asa maitresse qui, quel-
« <¡nes momens apreso la renvúya sans etre décachetée; rin-
« ter valle fut rempli par \lne se ene violente entre elle, qui
« l'ésistait, et les obsesseurs et son pere qu'ils ont rendu
,( sourd et aycllgle, et impudent comme cux. (Lettre inédite-
da baill¡ au marqal.;' de Mirabeau, ~ mars 178:1.;




DE MIRABEAU.


(( t'avoir auiré bien des chagrins, est ee qui .. end
,( eeHe réunion si diflieile; et, en vérité, on te
« prend de parto-ut sur tes écrits queleonques; el
« tous les malheurs ont dístillé de ta plume, parce
«( que tu as éerit toute la vie suivant la pensée du
,( moment, sans réfléehir que les eireonstanees
" changeant, les idées peuvent et doivent me me
( ehanger» (1).


Remarquons , en passant , que eeHe observa~ion
si juste du véridique bailli explique parfaitement
les variations ou nous voyons continuellement
tombel' son frere: celui-ci, au surplus, ne s' en
défendait paso « Soit dit pour le passé, le présent
«( et le futur, j'ai écrit dans le temps selon l'état
« des ehoses; quand les cllOses ont changé, mes
« lettres ont ehangé; il en sera, selon les appa-
«( l'ences, de meme au futur, quand les ehoses
( ehange.ront )) (2).


« Je répondrais, a ta plaee, » eontinue le bailli,
«( que ron doit sentir que e'est par ton ordre
(( qu'Honoré est iei; que tu ne t'es jamais melé
(( des affaires de femme a mari; que le débat est
« entre eux, et se eoneiliera sans doute; mais


(') Lettre inédite du hailli au marquis de Mirabeau, du
3 déeembre '178:1.


(') LeUre inédite du marquis al! baillí de l\'lirabeau, du
8janviel' 17S1.




MÉMOIRES
« que tu ne saurais trollver mauvais qll'un man
<' redemande sa femme, el que l'autorité patel'-
« nelle ne va pas jusqlle-Ia. Ce serait d'aulant plus
« a propos , qu'il est possible que la jeune femme
l( désire un arret qui la eontraigne, pOU!" éviter de
(,( paraitre aller eontré son pere. Quant a Honoré,
« iI n'en voudrait pas par arret, s'il ne pensait que
« e' est cette cl'ainte qui la retient ; bref, sa femme
({ a en plus de torts que .lui, car, pendant ses
« souffranees, elle était sur les tréteaux ; et, a dire
« vrai, Honoré, quoique bien eoupah!e, a été en-
« core plus malheureux; je n' en finimis pas s'iI
« fallait te rapportel' tous les témoignages qui "le.
'( pl'ouvent. Ainsi , veux-tu le rapatriement, ou ne
(.( le veux~tu pas? Déeide-toi. Quant a moi, peu
H m'importe » e).


Mais, ríen ne pellt dissiper les prév<¡;nlíons du
pere; iI s'en explique en taute oeeasion. (~ Qualll a
c( votre frere, e'est toujours le meme engouement;
« je ne vis jamais tant de gens i'espeetables pleiger
« un homme qui fest si peu; il en est de Ponlar-
« lier, de Besan<;on , d'Aix , de Mirabeau, de :.\l~l'i­
(,( gnanc; et tous se réunissent; e'est a ne savoira
« qui entendre dans ee concert de panégyI'Ístes )} 1~2)!


(1) LetLl'e inédilc dll bailli all marqnis de Tvlirabe,au, du
'j décembre i 782. .
(~) Lettre inédite <In mal'qnis de Mil'ahean á mactame du


Saillant, 1í jan\'iPI' t 7R?'.




DE MIRABEAU,


Le haiili n'en veut pas moins une soIution:
« Quel1e est dOllC ta volonté fixe, a l'égard de ton
« fils? qu'est-il venu faire en Provence? car je t'ai
« averti mille fois qu'il faudrait faire marcher
« l'huissier, don t tu ne veux plus aujourd'hui que
« nous s~mmes au pied du mur. Tant qu'Honoré a
,( été avec toí, tu m'en a~ chanté les louanges,
« quoique avec la retenue que le passé inspit'ait.
(( Depuis que tu ne l'as vu, on I'a fait redevenir a
« tes yeux un homme terrible.' Tu prétends luí
( avoir défi:mdu mille fois l'huissier; tu n'auraÍs eu
« qu'a me marquel' cela a temps, et je t'aúraÍs ré-
« pondu qu' en ce cas son voyage en Provence se-
( raitinuti!e et-ridicule,pour ne pas dire pis)) (1).


« Je sais bien que, dans ce pays-ci, on reproche
« 11 ton fils un caractere fougueux; mais on ne
« saurait nommer personne qui en ait souffert; et
«( l'on para!t penser que de souffrir encore quel-
«( que temps cette excommunication, ce serait re-
« nancer a sa femme, ce sera!t avouer tous les torts
« qu'on veut lui imputer vis-a-vis d'elle, et qu'il
« n'a pas eus. JI appelle cela se déshonorer : c'est,
« en effet, laissel' toule la pl'ovince persuadée qu'il
c( a maltraité sa femme, el qu'on a l'éelIement les


'(') Leit'c inéclitc dll bailli [\11 mal'quis de J\Iliraheau, dll
2;:, 'décpmb,'p 1782,




34G MÉMOIRES
« plus forts gl'iefs a objecter, saos quoi iI oe se-
« raÍt pas les bras croisés apres quatre mois de
« teotatives qui , aH lieu de servir, oe font qu'ai-
« gril', et apres toutes sortes d'iosultes tout aussi
« bien faites a toi et a moi, qu'i.t lui.


« Au fait, de ses torts, je ne vois d'avé~'~ que ce-
« lui de s' etre endetté beaucoup; mais, quoiqu'il
« avoue n'y avoir pas été poussé par elle, sur les
« comptes de marchands iI y a souvent les trois
«( qual'ts, et toujours les deux tiers pour en faire
« des présens a cette femme. Cela oe s'appelle pas
« de maúvais traitemens (1).


«.Te n'ai rien a changcr á tes plans; mais tu m'cn-
( voies ton fils,est-ce pour le faire bouilIir ou ratit'?
(e Veux-tu qu'il se réunisse a sa femme? qu'il paie


(1) LeUre inédite du bailli aumarquis de Mirabeau, 4 jan.
vier '1783. Le bailli revient sur le meme sujet dans le passage
suivant: " Ce que j'ai vu de rclatif allx dettes de ton fils est,
" ponr les tI'ois quarts au mojns, pour préscns fajts 11 sa
" femme. Qui phlS cst il y cn a pour le beau.pere, c'est·i!-
« dire dcs comptes de libraires, pOUl' des livres que ¡u. de 1\'[a-
• rignanc a rec;us, etc. )) (Lettre inédite dll bailli al1 marql1is de
]'Iiraheall,27 janvier 1783.) Bien plus, nous trouvons cet aveu
sons la plttme meme du marql1is :." La séparation de biens
" était d'autant moins néccssaire et convenable, que la plus
" g¡'ande partie des cl'éallces valabJes est en fournitul'e
" d'utilité féminine. JI (Lettre inédite dll marquis al1 hazlli dr>
" lJ1irabeal1, dul 2 décembl'c '1777.) Remarquons enfin qlJe
ces témoignages confirmcnt complélement les assertionsCoil-
tenucs dail~ ¡e Mémoire apologétique adressé par 1\'Iirabeall




DE MIRABEAU. ~47


(( ses dettes? Il me faut un oui OH un non,je n~ suis
« pas d'age a etre lanterné. Vois et décide; mais, au
« nom de Dieu [ décide par toi-meme, et point
« d'avis fe melle, si ce ll'est Saillanelte)) (1),


Le marquis persiste a ne pas vouloir les moyens,
¡lpreS avoir voulu la fin : « Je re~ois ta derniere
« lcttre qUÍ, selon la fievre tierce qu'elles ont de-
l( puis que tu as un pupille, devait etre corrective;
« aussÍ me dit-elle mon fait; et je ne dirai autre,
« sinon que tu te trompes en prétendant avoir été
« contl'arié plus que monsieur ton frere ainé; cela
« eut-il été, en ce casla contradiction se ~enait a
« distance, sans quoi tú l'eusses jetée par la fenetre.
f( Quoi qu'il en soit, tu me demandes absolllrnent
«( de décider sije veux que ron plaide, oui ou non;
« tu veux que je prononce, et je dis non, absolu-
( ment non, quant a présent non. Je tiens par tous
« les bouts, mais je ne tiens qu'a des roseaux tran-
re chans, a des In'anches épineuses, a des barreaux
(( de fel' rouge. Puisque le public aime les tragédies
( et les drarnes en cinq actes, qu'il aillc en deman-
« del' a MoIé; moi et les miens nous n'avons 'été, el
« ne s.omrnes que trop en spectacle. Mon proprc


a son pere, le 2 mat's 177:8. (Correspondan ce de Vincennes,
lol H, p. 321), et dans les Mémoires publiés par le t'omte Ion;.
<lu proces dont nous racontons les préliminaires,


(J) Lettres inédites du bailli an marqnis de Mirabeail"
¡¡ jamier et 7 février 4783.




341:1 MÉMOIRES
(( proces bl'uit encore,et je suis chaq ue jour braillé
,( en pleine audience au palais: je ne veux pas gl'OS-
« sil' ce cri universel : n'entendrons-nous jamais
« pader que de celte race if/rénée des Mírabeau e)?
(e Il 110US faudrait, a toi et a moi, des épaules d'Atlas
« pour soutenir le poids de tant d'attaques a l'en-
( contre denotre maison. Je t'ai de reste anuoncé
«. qn'il fallait s'attendre a la défense la plus Ínju-
« rieuse; et, quand des sottises de valets t' ont paru
( des provocations, ce sera bien pis quand letol'rent
(( d' acctisations et d'inculpations, et meme de calom-
(( lúes, 'quí sont le dil de ces sortes de causes, arri-
« ,'el'a.C'est a toi a rÍre de cettemarche despassiolls
« humaines, et acontenil' un hommequi,accoutumé
,( a provoque .. tout le monJe, et a tourner le dos
" aux. ('eprésailles, trouvera toutneufüe voi .. qu'on
(, luí dit en face, et qu' on dénonce a la pnblicité
(( tout ce qu'on a dit sans qu'ill'entendit)) (2).


L'onclc et le neveu savent que ron prépare, au
Hom de leurs adversaires, un Mémoire excessive-
men t inj urieux, don t les matériaux son t principale-
ment pris dans les lettres éCI'Íles sur le compte du
fils, par le pcre. Celui-ci, questionné a ce sujet,
l'épond: « ouí, oui, j'avel'tis, et trcs-fort, et pal'


(1) LeUre illédite tlll marqllis an bailli de MiralH'au, 27 jan-
vier 'i7S:l.


':.; Lettre iné,lite on 1Il,;m(' all mcme, 13 mars I i1rl.




DE MIRA.BEAU. 349


« dllplicata, tn'plicata, (!ll'ils oot des lettres de
« moi, et plusieurs, ou je manque de respect a ce
c( Caton de nOll velle fabrique, 01\, entre alltres vers
« a sa louange,je le traite de ce qu'il était alors,c'est-
« a·Jire de scélérat achevé,et qu'í] fallait soustr'aire
« au souvenir des humaíns; rappelle-toi qui nou!>
« fUmes, ce qu'étaient nos peres, et tu décideras,
« jugeras,. quand ces leUres paraitront, si je le ju-
« geais troprigoureusement; et s'il imagine que
« ces témoignages de la part d'un pere, pOllr un
« fils ({ui avait alors trente ans, relevent mal son
« honneur, et nuisent a son affaire, qu'íl se ~ou­
(e "ienne que e'est lui qui a voulu en courir les ris-
« queso S'iI veut encore copie de ces leures-la, pour
« en peser et savourer la substance, je les lui offre
« amiablement.- Je sais que cela ne fait rien pour
« la femme; mais molti pochi fimno un assai (i),


e'est sur ce ton qlle)e marquis de Mirabeau par-
bit des leUres qu'il avait écrit~s; l' oncle et le neven
en pressentaient mieux l'effet, ou pIntót le crai-


(') Letll'e inédite dn marquis au bailli de Mirabeau, 11 fé-
vl'ier 178:1. A l'appui de eette ('itation, nous rapportel'ons
quelques muts d'une leUre que Mirabeau écrivait, le 1 i no-
,'embre précédent, a madame du Saillant: « Toutes les diffi-
" cultés que nOl1S rencontrons ici, vis-a-vis des Marignanc ,
" a ql1i leurs vingt-trois avocats ont dit netleIÍlent qu'ils n'a-
« vaient pas l'umbre d'un moycnjuridique potll' demander la
« sépal'ation ,viennent d'une douzaine de leUres de mon pel'c,




350 MÉMOIRES
gnaient avec raison; aussi,le derniers'écriait-il plus
tard, en parlant a sa femme et a ses obsesseurs:
« Des haines enlre époux! des diffamations entre
« beau-pere et gendre, en tre beau-pel'e et belle-fille,
«( entre pere et fils! Dieu! Dieu! que! syste~e .....
« Vous, qui deviez vous précipiter entre votre pere
« et votre époux, les retenir, les désarmer, vous qui
« deviez joindre leurs mains dans vos mains paci-
« fiques, seul gage de ]eur alliance, vous vous effor-
« cezde la rompre! vous secouezentre euxla torche
,( des Furies! arre tez ! épargnez-vous de IOllgs repell-
e( tirs; arretez! la m'ort n'est que le milieu d'une
« lo'ngue vie! et le grand juge qui pesera vos con-
ce seils n' en pesera pas moins votre faiblesse » e)!


Certes, les craintes de Mirabeau étaient bien fon-
dées; mille citations répandues dan's k! cours de
notre ouvrage, et sm'tout ceHes qui se rapportent
a l'époque des principaux égaremens, et de la fuite
de l'infortuné,ont pu faire apprécier la terrible vé-
hémence des lettres qu'avait adressées a M. de Ma-
rignane un pere tel que celui que nous connais-


« oü iI me peint comme le plus scélérat des hornmes; et en
« outre de del1x oY. il donne sa parole d' honneur qu' ii ne souj:
« frira jamais que je réclame madame de Mirabeau. )) Vitl'Y, a
qui Mirabean écrivait en meme temps, a cité, page 285, un(~
partie de ce passage.


(') Observations sur un Iibelle diffarnatoire, etc., page44.




DE MIRABEAU. 351


sons C); lcUres 01I étaient entassés des prétendus
faits ou projets de spoliations, de violences, d'em-
poisonnemens, d'assassinats, enfin toutes les exa-
gérations folles, j)U les atroces fictions qu'avait ac-
cueilljes l'ánimosité crédule du marquis, toujours
emporté, comme nOllS le savons, par ses premiers
mouvemens; du reste, quoi que 1'0n puisse suppo-
ser sur ces leures, ponr s'en faire cependant une
juste idée, il faudrait lire, et nous nous gardons
bien de rapporter, les citations contenues dans les
Mémoires publiés par les adversaires de Mirabeau ,
lors du proces dont nous rendons compte; Mé-
moires dont les horribles diffamaLions, survivant
a un liLige éphémere, ont fourni, plus encore
peut-etre qué la correspondance falsifiée de Vin-
cennes, la substance d'une multitude de pamphlets
publiés dans la révolution de 1789, et de plu-
sieurs prétendues hiographies, qui ne 80nt que
des libelles; 110US l'eleverons seulement le flegme
barbare, la me'n3J,?ante résignation ave e lesquels le
marquis de Mirabeau re~oit l'avis d'une proehaine
publieation de ses leures; publieat¡on qui, pour-
tant, eomme on le yerra plus tard, remua forte-


(1) « Un pere mécontent, ulcéré, dont la colere n'est ja-
« mais mesurée dans ses paroles, qui se nourrit d'hyperbo-
« les, et qlli, dan s le fils dont l'inconduite l'exeita, vit tou-
n joU/'s le dernier des hommes, » (Obsel'l'ations sur un libelt('
dif.famatoire, cte .• page 14 8.)




352 MÉMOIRES
ment cet homme aussi sensible au fond que dur
et altier daos la forme; el nous nons bornerons
a établir que, six ans avant de porter M. de lUari-
gnane a se déclarer ouvertement. ,'eonemi de son
gendre, ces lettres l'avaient déterminé a s'as~ocier
aux rigueurs du marqllis de Mirabeau : la preuve
en est dans eeHe phrase. {( D'apres prov9cation
« faite a Valbelle, Marignane a écrit au ministre
« une lettre, qui est de la plus grande force, con-o
» cernan! ce scélérat, et motivant l'accession pleine
« et e.ntiere aux mesures prises pour jamais» (1).


(1) J"ettre du marquis de Mirabeau au marqnis du Sail-
lant, le 7 septembre 1777. Une seule citation snffira ponr
indiquer le parti que les adversaires de lHÍI'abeau tirerent
de ces letll'es : " Mais, que peuvent done prOIlVel', dit-on
" déja, des leUres écl'ites par un pere, peut-ctre injuste,
" OH du moins irrité eontre son fils:,?


" Ce qu' elles peuvent prouver ! .... qu'il serait affrellx ,
« mcme dans eeUe supposition, que l'on vint faire un re--
" pro che a la damc de Mirabeau, de l'imt)J'cssion profonde
" qu'elles out faite daus son ame; que la famiLle de Mira-
« beau devraÍl respecter des répugnances qui seraient des-
« lors son ouvrage; et que cette famille anrait perdu le
" droit de forcer la volonté d'une épouse , dont elle aurait,
« par ses manceuvres, séduit l'CSPI'it, et flétri le cceal'.


« Serait-ce, en effet, apres avoir peint un fils, un ne-
« ven sons les couleurs les plus noif'es, apres avoir déposé
« les plus [unestes et les plus terribles confidences dans le
« sein d'une épouse timide et sensible, que ron poulTait su-
" bitement opél'er une réunion que l'on aurait travaillé si
(! long-temps a I'cndrc impossible? "




DE MIRABEAU. 353


A.pres ceHe digression passagere, n011S con ti-
lluons notre récit. Rebuté par les tergivel'salÍons
·de son frere, le bailli s'élait un momentdécouragé.
(( Les dernieres lettres que j'ai du bailli ont un fu-
( met non distinct, mais sensible de mécornpte, iI
«( n'a pas du tout le meme air d'assurance : jusqu'a
(( présent ii avait été impossible de faire ployel' les
« réins, et affaisser la tete il cet homme-lil; mais
{( son triomphant boute-en-train saura bien le re-
(( monter » (1).


Le bailli veut done un ultimatum : «( eomme
{( il est temps decorrespondre, tandis que tu ne
" fais que répondl'e, cornmc tu es de droit le
«( maitre d'ordonner du parti que nousprendrons,
« et quoique je puisse peut~etre me plaindre d'a-
« voir été singulierement eompromis, chose que je
( erois avoir peu méritée, je sacrifierai toutes mes
( répugnanees, il la charge que tu écriras a ton fils
{( une lettre ostensible, par laquelle tu lui défen-
f( dras nettement d'attaquer, et de plaider le pre-


" Non, dan s ce cas, les lois, en gémissant de l'imposture
« des peres, ne se httteraient pas de pronOllcer sur le sort
" des enfans. Elles ne livrel'aient pas au malheur et au déses-
" poir, une épouse trop autorisée a tout craind,'c. (illémoire
" a con.wlter pour la comtess{' de Mirab{'au, etc., page 92.)


(') LeUre inédite du marguis de Mirabeau a madame da
Saillant, ~ PI avril 1783.


111. 23




354 MÉMOIRES
ce mier, paree qu'alors nous pourl'OIIs quitter la
le partie avec décence (1). Prends bien garde que le
e( role que je joue ici est pis que bouffon; je sais
« et je suis la fable du meunier, son fi]s et rane;
e( ainsi, de quelque maniere que je fasse, et que nous
ce fassions, laudatur ah his, culpatur ah illis ) (2).


Le marquis comprend qu'il ne pourra pas tou-
jours résister : (e On me persécute pour la plaidoi-
c( rie; et je lacherai finalement la main, ne pouvant
cc plus ten ir , ce qui sera le bQut de tout. Ce mon-
ec sieur, s'ille voulait, ne laisserait pas d'avoir de
e( quoi se trouver humilié, lui el ses graces; mais,
« pourvu qu'ils occupent d'eux, fUt-ce pour etre
«( fouettés et marqués, ils sont toujours tres-con-
{( tens (3). Mon frere est toujours aussi infatué el
ce piqué au jeu. J'ai tout dit, je vi-ens de permettre
« la plaidoirie. Mais ce qui fache mon frere, c' es t
« qu'il voudrait que ce fUt plus que permlssion
(e arrachée, et je ne sauterai pas ce mur-la (4).


Le marquis croit que la famille Marignane se fera
scrupule d'imprimer des lettres confidentielIes : De
(e l'honneur a ces gens-la 1 » s'écrie le bailli, (C si ja-


(1) LeUre inédite du bailli au mal'quis de Mirabeau, ·'1 fé-
"riel' 1783.
(~) LeUre inédite dn meme an meme, 21 févrieri783.
(5) I,eUre inédite du mal'quis de Mirabeau a madamEf


uu Saillant, t 4 .février 1783.
(') L~ttre iné-dite dn meme a la meme, 17 févriel' V93.




DE MIRABEAU.


( fIlais tu trouves la statue d'Annibal, des Thuile-
({ ries, sensible it l'honneu l' d'etl'e a coté de César,
« tu tl'ollverasde la communicabilité entre un C<eUl'
« dro1t et bon, et un gésier absolument et exclu-
« sivement personne] » (1).


On a vu toul-a-l'heure que le marquis n'expri-
mait nul regret sur les lettres, injurieuses a sonfils,
qu'il avait jadis écrites, et oont on avalt l'inten-
tion d'ahuser, en en faisant, comme on fit en effet,
un moyén terr·ible de diffamation contre Mirabeau.
Le bailli démontre f. son frere que les menaces
faites i. cet ¿gard seront hientOt accomplies.


" .rai Vl1 fJuelql1es-unes de Les lettres sur les
« épl'euves de leUI' :Mémoire; je ne pouvais pas eo
« croire mes yeux; ou as-tu été chercher toul ce
« que tu y dis, et dont tu d.is que j'ai eu les' preu-
« ves, ce qui n' esL pas? Jl faut que le Diable de la
« scribornanie l' ait étrangernent possédé, quand
« tu écrivais d'uu l)arf'il Sirle. Et eux, eux que je
« croyais d'houuetes gens, imprimer de pareilles
« choses» (2)! Le tnarquis n'est nulIemeut éhranI(:
par eette annonce : « .Te sais comme David, qui
t( gémit de la I'évolte de son fils , et ellsuite de sa Pll-
« nition. Mais que vellX-tu? tout est hon a des plai-


(1) LetLre inédíte dll bailli an marql1is de Mirabean, du
l!l févriel' I íR3.


"') Lpltrp iné!lik !In meme an memt~ , du 26 février 17S,l.




MElVIOIRES


(( deurs Clll'agés! Nous hoif'OlJS encol'e eeHe-Ia, el. la
« honte ne sera pas plus ponr nous, que la coulpe
(( nutre ) (1). Mais, chose hizarre! l'homme qni
s'endul'cit d'avance contrI" une pareille publica-
tion, l'homme qui, dans ses nombreux Mémoi-


l' 1" 1 " res contre sa lernme, ne a guere p us menagee
qu'il n'en a été épargné, le marquis trouve man-
vais qu'on lui propose d'user, et que son fils use
du moyen le plus nature1 de la défense la plus
Iégitime, en opposant a la femme qui veut elre
judiciairement séparéc de lui, les témoignages
de tendresse qu'elle lui a prodigués a l'époque
nH~me OÚ elle fait remonter ses pr'élendus griefs.
(( Ces lettres, » avait dit le bailli, (( font honncur
(( a tous deux, puisque ce sont les leUres d'une
(( maitresse a un amant chéri, plutot que des let-
(( tres d'une femme a son mari (2). » Mais son frer'e
lui répond : «( Quaut a ceHe correspondan ce de la
" comtesse, j'ai toujout's pensé que les lettres
( étaient un dépót de confiance, et qu'en consé-
( qúence une leUrc a moi adressée ne devait jamais
« paraitre en j ustice, que de lIlon aveu. J'ai pu m' en
t( servir ntilement dans mes propres affaires, et jI"


(') LeUrc inédite dn marquis au baillí de Mirabeau, í mar:>
lí83.


(') Leltl'p inérlite du bailli an marquisde Mirabeall, 16 fé-
\Tie¡' 1783.




DE MIRABEAU,


« ne raí pas voulu; je te pt'ie de compatir en cela 21
ti mes vieux principes (1), Quant ;l ce que tu me
(; parlcs d'imprimer 'les lettres de tendresse que
[( Ion neveu a re<;ues de sa femme, je sais 10 que
« ce monsieur n'a nulle pudeuI'; 2° qu'Ul1 sen ti-
« ment intérieurlui dit, sansdoute, qtl'il est peu faÍL
« pour etre Laisé; 30 que si sainte Vergogne ne fut
« jamais la pairone de ces gens~la, elle fut toujoU!'s
« Ja notre; 4° que Loutes les foís que j'aí vu de ces
{( lambeaux dans des Mémoires, ils m'ont dégoúté,
« el rendu méprisable celui qui s'en jacta!!; 5° que
« le mariage est un lien d'honneur et de pudcur;
« el que pour pea qu 'il y ait de passion dans
« ces extraits , c' es! déhon ter sa femme, et déflorel'
« ses filIes» (2),


Que poulTiol1s-nol1s dire de plus pOU!' démon-
t rel' l'irrésistible empirc des préventions qui por-
¡aient le ma\,(!uis ~ contl'e ses propres vues, a con-


(') Lettre inédite du marquis aubaiJli de 1'[irabeau, H jan-
• viel' H83. Le bailli répondit ainsi: " le eompiltis, puisquc


}) je ne puis pas faire autrement, a tes viell,r principf',\' su!'
" les ¡cUres, Tu en uses vis-a-vis de gens qui n'en font pas
" grand eas, et quí se targuent et abusent des tícnnes. le
" n'ai jamais en de goút pOll!' tucr pel'sonne; mais, si je
« ne pon vais me défeud¡'e autI'ement, je tnerais quieonqllc
(' \oudl'ait lI1e tuero " (Leltn' ill(;d¿{e da bai!li Oll mal'lfuis de
'Uirabcau, 15 janvicl' 1783,)


(') Letll'c inédiLc dl! mm'quís an hailli de l\lirabcau, 26 f\'-
\l'i>'r -17R:J.




:15H MÉiHOIRES
II'Hl'ieI' les dém:il'ches de son fils? Pl'essé d'al'l'i ver
al! dénoúment de ce triste litige, IlOllS He l'appol'te-
rons plus, dans ce livre) qu'ún passage qui indiqu'c
l'époque ou, apres tant de ménagemens el de paci-
fiques tentatives, les hostilités fUJ'ent cOlIlmencées.


" Poussés it bont par les obsesseUl's, les éolIaté-
« l'élUX, les dineurs, soupeurs, par3sites, flattcurs,
« histI'ions, etc., nos adverses ontcorilblé la mesure:
« Je ne t~ cache pas que ton fils s'est plus long-
« temps tenu et retenu que moi; enfin, nous nous
,)) sommes réciproquement laché la bride; il a done
l( présenté sa requete, et nous voilit en dan se » (2),


('l LetLrc inédite du bailti an mal'quis de Mirabcau, ~ lIlars.
I í H3.Le 28 févriel', ~1\1irabeau avait présenté reqnétc afin d'ob-
tenir ql1'injonction fút faite a sa femme de venir se réunir a
lui, Le 8 mars, la comtesse, par une contl'c-requete, demanda
lJue la prétention de son mari fut repoussée, Mirabcall pel"
sisia dans une nouvelLe requete qu'il tit signifier ; et, en me-
me temps, iI publia, sous le tire d'Obse/fl'atioflspour te comic
de iJ1irabeau, etc, (Aix. JosephDavid,1783, 73 p, iu-,!"), Ull Mé·
n:oire l'el1lpH des égards les plus affectucux pOUt' saíemmc,
el dont la premiere moiti& ne se compose gllbre que dc
tl'anscriptions on d'extl'aits de ti'entc-cillq IcUl'es, 101'1. ten-
dl'es, en erret, qu'elle lui a,ait écrites avant leUl' sépai'atioIl
de fait, qui n'eut d'autre eause que l'ineareél'ation du mal'¡
dans d;::s pl'isons ,oi! la femme ne voulut pas le suívl'C,


. ..




I~IVRE XIII ..
'.





. ,





XIII.


Tout concourait a donnel' un tres-grand éclat a
ce proces, agité entre deux familles qui étaient des
pl'cmieres de la province, par leur ancienneté el
Jellf illustration toutes proven<;ales. Le public en-
tier se parlageait entre les deux parties; et dans ce
pays, ou lespassions sont vives, personne ne se
piquait d'etre impartíal el neutre. Des inci¡lens de
toute sorte naquil'ent de cette circonstance; nOllS
en avons un récit piquant, éel'it par Mirabeau Jui-
meme, et qll'il ne Pllhlia pas, maJg-r~ son inlen-




MÉMOlRES
¡ion pl'cmiere, parce que le plaideur, involontaire-
lllent entl'ainé par le publiciste, avait I'Ompu, san s
~; penser, toutc proportion entre le principal et I'ac-
cessoi,'e, et fail de celui-ci celui-Ul; bientot Mira-
beau reconnut que des Vlles sur les vices de la lé-
gislation et de la procédurc avaient pris sous sa
plume ahond:mte un développement démesuré; iI
réseI'\"a son travail pour en faire une dissertation
spéciale, a la füis historique et théorique,donl nous
placerons ailleurs une partie, quand nous pade-
l'ons de ses travaux de politique spé.eulative (1).


(1) Le mannscrit autograpbe que nOlls possédons porte ce
titre; Lettres écrites par un ancien mar;istrat a un ami, sur
le proc:3s du comte et de la comteSJoe de Mirabeau. Ces let·
tt'es, au nombl'e de trois, sont datées des 8, 29 mars, et 10
avri11783, le tont formant 105 pages


e'est sans doute a ce projet qne Mil'abcau faisait allusion,
fJuand ii disait : " Je vois tont, je sais tont; le théfitre de
" tant d'intrigues est trop resserré pour qu'il soit néccssaire
" de les déveiopper au rmblic; mais ,je l'annonce, un jom'
" viend¡'a Olt la nation entiere en connaltr'a l'histoire , et ma
" voix, des long-temps essayée anx v.sritéso hardics , dévoi-
" lera tous les détailso des trames les plus odicuses qni aient
" jamais déshonoré l'ordre jlldiciaire et le temple de la jus-
" tice (page 3 de l'imprimé intitulé, Rppliqlle all plaidoyer
de mar/ame de Mirabeau, etc., du 10 juin 1783. Aix, André
A dibert, p. 3 des Obscrl'ations c/u comte de lllirabeau sur une
partie de sa eallse.A.ix, André Adibert, 178:3, 43 pages in-4°.
E~fin. pa-ge 14 de l'Avertissement qui précede le Mimoire du
comll' de Miraberzu, supp,.¡mc:, au moment méme de ,fa pllbli-
ration,par ordrc parúeuli('!" de M. le garde des seeaux, el ré-
imprime par re,'peet pOllr!e roi p( la justice, avec une ronver-




DE l\HHAREAU.


Voici comme dans la premiel'e de ces leltl'cs iI
s'exprime sur l'ouvertul'e du pl'Oces : « On plaide
{. leí eomme ailleurs; OIl plaide pour les biens;
« 011 plaide pour la vanité, pour l'honneur: mais,
« ce qui est plus étrange, on plaide pour obtenir la
« pel'mission de voir sa femme, non séparée, de
(( lui parler, de s'expliquel' avee elle.


« Le faít est exael; el e'est toutde bon qu'une
« pareille demande forme en ce momen t, a Aix,
« une diseussíon judieiaire de la plus grande difli-
« eulté, un pl'oees de la plus haute importance, el
« meme une affail'e de parti.


(c Il paralt singulier aux gens l'aisonnables que les
« Iitiges sur les suites du mariage soient porlés de-
« vant les tribunaux, et dépendent des intrigues
« tortueuses du palais, des ressources i~épuisables
( de la chicaneo 11 ne l'est pas moins qu'un mari ,
« contrelequel sa femme n'a point proférédeplainte
« en justice, soil obligé d'y demander l'aeces au-
« prcs d'elle. Mais le comffie de la bizarrcl'ie, e'est
« que dans les milliers de livres de jUl'isprudenee,
« qUl sUl'ehargent nos bibliotheques, on ne tl'ouve
« pas une loi, ni me me une théorie, qui fixe avcc
« précision et clarté les droits de deux éponx SUl'
« ¡a personne I'un de l'autre.


« Vingt millions el plus (['habitan,; vivellt en


.'"(/({U!I de Ji. Ir ¡;al'dc des,"('('tIU.l' I'l ti" I'OfJltl' tic iUiraZ,¡:au. i •.
n' SII!"t, I 110/. {i¡-¡" 1784.




Ml~MOIRES
« FrallCe : tous sont inléressés aux lois lllall'inlO-
« Iliales, sinon comme époux, Ju moins COllllUC
« en fans et parens. Cependanl, magistrats et ci-
« loyens, tous ignorent ({ueUe est précisément la
« force du lien conjuga1. Chacull l'étend ou le
« resser-re suivant ses affections, ses préjugés, au
« son intéret.


« Cest une chose vraiment curieuse que d'elJ-
«( tendre "aisonner sur de pareilles questions les
« mal'is, les femmes, la jeul1esse, les vieíllards, les
« pretres, lesjuges, les aboyeurs de palais. On ne
« trouve pas deux opiníons sernblables, parmi les
« gens Je meme sexe, de nH~I~lC úge, de mel1le élat,
«( de meme espece.


« r':affaire solennelle qui conullimce ieí ouvre
(( un champ vaste a la dispute, et doit faire époque.
« Les príncipes serOllt apparemment exposés de
( part el d'autre. Le jugement fera bruit, sans
( Joute, et sera sC"upulcusement examiné. Pcut-
(e etre .era-t-il l'occasi<fn d'une loi quí détermi-
« nera chez nous, a la fin du dix-huitieme sitde,
« ce que c'est que le mariage.


« L'époux qui réclame sa femme est un hom-
« me que ron regardait au moins comme morl
« civilement; son apparition a faít presque autanl
« de peur que ceHe el'un revenant, qui vielld"ai¡
« lrouhlcr les plaisir" d'ullP lllillaute soei(.t¡;. CeUe
« de l'épOllSC a pris J'<'pollvanie. Elle craiul d'etr!'
'( dispcrséc pfOur jmllais, el se I'f!Sscrrc lemlrcmrlll




DE MIRABEAU.


(( pres de la femmc aimable qui lait ses délieeso
« f:ette petite souveraine ne veut pas s'éveillelo pour
« voil" {init le songe d'un trap eharmant veuvage;
(( et tous eel1X qui profitcnt de son sommeilla ber-
( cent pour le prolonger .


. » Le mari ressuscité s'appelle le comte de ~lira­
« heauo Sa destinée est un orage continuel, et sa
« vie un romano Peut-etrc l'esquisserai-je quelque
« jour; iI suffiL de savoir aujourd'hui qu'il est sorti
« depuis deux années du tombeau de Vineennes;
« apres avoir f~IiL anéanLil" une sentenee qui le con-
( damnait a etre déeapité pour avoir enlevé la
«( fcmme uu viel1x présidenL de Monnier, iI vient
« demander la sienne ~l la jl1stice.


« On craignait d'autant moins cette démarehe,
« qu'on le savait plus surehargé de chaines el d'en-
,( traveso Ecraséde dettes , suiLe du dérangement de
( sa premie,oe jeunesse, poursuivi des prévéntions
« qui ont.ésulté de ses éearts, et surtout du ma-
« nége e¡¡es relations officieuses des intéressés a
« sa perte, en tOUl·é d' ennemis 1 mal sel'vi, dit-on,
« par son pere; désagréable an gOllvernement, qui
« lui attl°ibue un ouvrage, soi-disant posthume,
« sur les Lettres de cachet el les prisoTls d'état!J ou
« la vérité a dú plus d'une fois faire palir les visirs el
« les demi-visirs (1)i e'est dans une pl'ovince ou iI


(') LE' livl'c avait. paru quatre mois aupal'avant dans les




31EMOIRES


« luí reste peu de parens, peu d'amis secrets, N
« presque pas un avoué, qn\l vient lutter conlre la
« famille la plus accréditée; contre le particulier de
'( la ville d'Aix, qui en fait les honneurs, et qui
({ passe pour avoir la société la plus aimahle, les
« plus puissans amis, le meillem euisinier. JI faut
« qlle le revenant eompte heaucoup sur la honté
« de sa cause el sUl'l'équité de ses juges, Mais, dans
,y eeHe supposition me me ; il est difficile d'expli-
,( quer le désir qn'il a de l'eeouvrer une femme qni
« n'a pris nuI intéret a ses longues traverses, el qui
« eoulait clans les plaisirs et les fetes les jours qu'il
« eonsumait dans la clouleul' et les fers.


« Plnsieurs personnes enfin s'étonllent que celui
« qu'on accuse cl'avoir en levé la femme d'un autre,
« se laisse paisihlement soustraire lasienne, qu'on
« lui relient san s titre. S'il en est amourenx, eomme
« on le' su ppose, un peu gratuitement peul-elre,
« que ne s'en empare-t-i};l S'il ne l'estpas~ourquoi
« la veut-il? Nous aurons un jour, OH r¡U'l n'au-
« rons pas le mot de cet énigme.· En attendant, le
« prod$ commence. On lit avidement le Mémoire
" de cet homme extraorJinail'e, dont j'entends ra-
(e con ter tons les jonrs des choses si étranges, el


premiel'sjollrs oc novcmbl'{, 17S2. Nous en l'endrons {'omptc
au livre XIV, ainsi f/lW des autres onvrages pnhliés 011 iné-
dits de la jcnllcssr. de Mirabean.




DE MlRABEAU. :;(j7


« meme si odieuses, qu'iI ne pourrait pas, sans in-
« famie, se dispenser de les faire éclairci,' par un
« débat judiciaire.


« Ce premiel' Mémoire, auql1el il a donné le litre
« d'Obser¡Jation.r pour le comte de Mirabeou, n'esl
« Cfu'un recueil de leUres de sa femme, écrites a
« des époques depuis lesquelles les époux ne se
« sont pas revus; et ce recueil est assnrément une
« défense d'un genre bien nonveau dan s un proe(:\s
« en séparation, cal' tout y respire une lell-
« dresse vive et profonde. Le comte de Mirabeau le
« publie sans aucune autre réflexion que eeHe
« phrase, bien énergique dans sa simplicité, qui
« termine chacune des transcriptions de lettres :


« ET MADAME DE MII1ABEAU N'A JAMAIS REVU, DE-
« PUIS Qu'ELLE ÉCRIVAIT AINSI, LE MARI DONT ON
« PRÉTEND QU'ELLE VEUT ETRE SÉPARÉE!


« L' épigraphe du Mémoire est :
« DIEU VEUlLLE NOUS REJOINDRE BIENTOT, CAR


« NOUS NE SOMMES PAS FAITS POUR ETRE SÉPARÉS.
« (Lettre de la comiesSt> de Mírabeau ti son


« marí, quí!le l' a jomaís ret,Jue 'depuís sa dale).
« L'épigrapheetlerefrain ont. un tres-grand succes.
« De bonnes ames disent: LE PROcES EST JlTGÉ PAn
« LA. CORRESPONDANCE, Mais les eonnaisseul's en
« manceuvres de palais soutiennent, an contrait'e,
« que le comte de Mirabeau perora cel'tainement
{( sa cause; cal', disent-ils, madame de Mirabeau




:W8 MEMOIRES


« ne piaiderait pas eontre I'évidenee, si elle n'étaít
« pas súre d'nn partí lllaitre de fixer la vietoire.
« Au reste, ses instigateurs ne eonnaissent, . pour
cc la plupart, le eomte de Mirabeau, que sur des re-
c( lations bénévoles. Peut-etre esperent-ils qu'il
c( donnera prise par quelque démarehe téméraire
« ou emportée. Quoi qu'il en soit, on litavee avi-
c( dité les leures bien éerites, bien senties, bien
«( pensées; et, ehose inoule dans de tels débats,
« tres-honOl'ables aux deux époux.


ce n en résulLe ineontestablement que llladallle
c( de Mirabeau se louait de sa eo-habitation; qu' elle
ce n'a quiué son mari qu'a sa priere et pour le
c( servir, qu'elle a regretté amerement son ab-
« senee, et eette séparat ion qui, ne devant etre
te que de peu de jOUl'S, a duré huit années; qu'elle
( soupirait apres la réunion; qu'elle a pressé víngt
« fois son mari de la rappeler aupres de lui, qu' elle
«( n'a refusé de le rejoindre qu'au moment oú il a
« invoqué son retour. Non-seulement elle le lraitait
(( eomme un ap:lant chéri, et digne de l' erre, dans
«( Ull Lemps depuis lequel elle ne l'a pas revu; mais
« a une époql1e OU son mari lui écrivait avec hu-
« meur el dureté sur son séjour a París, elle a con-
c( signé dans une lettre apologétique ces propres
«( mots.


c( .lE NE cnATNs PAS DE M'EN RElHETTRE A TON PR04


Pl\E TRTnUNAL, IL A TOUJOUS ÚT1; JUSTE POlIIl MOl.




DE MIRABEAU. 369


« La eorrespondanee parait av~ir eu pour terme
ú l'humeur' du mari quí, détenu alors dans des
( chateaux, par ordre du roi; redemandait vaine-
« tnent sa femme.


« Telle est la conséquence nécessaire de ces let-
« tres; elles forment un contraste bien frappant
« avec eeHes qui ont été écrites respectivement de-
« pllis le retour du comle de Mirabeau en Provence.
« II est impossible de se figurer avec quelle hau-
« teur la femme et le beau-pere Ollt traité le mari. ))


Nous croyons devoil' suppnmer meme ce qui
n'esl que simple récit dans ces lettres piquanles,
dont les dévcloppemens déborderaient le cadre
Olt il convient de nous renfermer, et risque-
raient de nons faire tomber dans l'inconvénient
de la disproportion que l'auteur recounut lui-
nH~me. D'un autre coté, qnels que soient l'habi-
Jeté, la dialectique, l'éruditi" tres-inattendue, en
un mot l'art admirable que Mirabeau déploya
dans ses Mémoires encore plus 'éloquens , s'il est
possible, que ceux de Ponladiel', nous ne sui-
vrons pas l'exemple de Peuchet et Vilry', qui
out transcrit, l'un cent cinquante, l'autre deux
cents pages de la collection quí réunit ces ,'olumi-
neux factum, el qui ne laisse pas d' etre assez
I'épandue. TouJ0Ul's résolu, quand allcune né-
cessité ne nous domine, ~l ne point cómpiler


m. '24




3íO MÉMOIRES
el reproduire des.documens déja imprimés, nous
nons contenterons de rapporter brievement les
incidens principaux du proces, et nous n'y ajoute-
rons qu'un petit nombre d'extraits de nos cones-
pondances ..


Nous avons dit que des requetes avaient été pré-
scntées, de part et d'autre, les 28 février, 7 et 8
mars; et que Mirabeau av.ait imprimé des Obser-
votions, écrites sur le ton le plus flatteur pour sa
femme, et le plus conciIiant. Le 20 mars, armé de
eette confiance en soi, qui était dans son caractere,
qui tenait au sentiment intime de sa force, plus
qu'aux illusions de l'amour-propre, et qui le suivit
et le servit dans toutes les circonstances de sa vie,
meme politique, iI se présenta en personne devant
le Siége, et plaida. Son oncle en parle ainsi : ( Le
« eomte a plaidé hier; il Y eut, eomme tu le penses
{( bien, une foule (1); Marignane y fut; et, dans le


...


(l)« Portalis, qui a~aitJuré de ne pas plaider, a paru sur la
" barre. Il avait amellé a son secours le marquis de Mari-
" gnall~, et quelques-uns des coryphées de la société. Vau-
" ditoire était aussi nombrcl1x que lasaIlepouvait le compor-
" ter; et I'OIl yaurait étouffé, si le lieutenant n'eut pas per-
" mis qu'on cnfon~at les fenctres. ]VI. de Mirabeau n'avait
" avec lui que milord Petel'bol'ough, et 'deux autres Anglais
" de ses amis; pas un Fl'an~ais n'a osé s·affichel'. " (Relation
inédite de Mirabeau, précédernment citée SOllS le nom de
/,cUres (;critp.\' par un ancif'lI magistrat, etc. )




DE MIRABEAU. 374


« commencement, il ricanait; au milieu il baissa
« la tete, on aSSllre meme (IU'il finit par plellrer,


c( comme la bonne moitié de l'auditoire (t). Mari-
« gnane, en sortant, dit : il a plaídé avec bien de la
« douceur el de la modération; et, en effet, cet
f( homme, fait pour les choses disparates, a trouvé
t< le secret de donner beaucoup d'eáu bénite de
« cour a son beau-pere, a sa femme, et de les louer
« heaucollp, quoique les réduisant a 1'absurde (2).
« Ton fils lui a arraché l'avell qll'il y avait misbien
{( de la décence el de la modération, en ajoutant
c( qu'il n'r manquait que la véríté. Mais, a dire
« vrai, tout ce qui n'est pas intéressé a trouvé
« qu' on pOllvait retrancher cette finale CS).


(1) LeUre inédite du bailli an marquis de Mirabeau, dn
21 mars 4183. « Le ma¡"quis de Marignane a été tres-embar-
« rassé. Il est singulier qu'il n'ait pas senti combien sa si-
« tuation était critique, et son róle immora\. Au commence-
« ment, il regardait son gendre en ricanant. Maí!., bientót,
" il a détourné la tete; ensuite il 1'a baissée, et ses traits ont
« changé. Il avait 1'air si profondément affecté, que 1'opinion
« générale des spectateurs a été qu'il allait se lever, embras-
" ser so~ gendre, et l'emmener chez luí. C'était le vreu com-
" mun, et íl me semble que ce procédé cút été bien hono-
" rabIe a tous les deux, mais surtout a M. de Marignane, qui
" eút laissé 11. son gendre la gloire de bien dire, üt se fut ré-
" servé ceHe de bien faire. Maí;; une démarche si décisive
« n'appartient pas it un homme sans caractere. » (Méme rela-
tionillédite, déjit citée.)


(') Leltre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, du
"22 malOS 1783.


(a) Lettre inédite du meme au meme, du 24 mal"s1783.




37!l Mk~lOIRES
Celle plaidoirie persollnelle du fils déplaisait


beaucoup au pere: « Voiladone M.le Comte ason
« apogée! cal' de toutes les facilités et jovialités
{e que la Providence a mises a sa portée , iI va ex-
,( ploiter la plus bl'uyante : il va plaider lui-meme;
« il fait des Mémoires, et sans doute on lui dit que
« e'est beau, et qu'il est autant au-dessus de ses
«( confreres, les autres marchands de paroles, que
« les étoiles sont au-dessus des coquelicots. Et, aL-
(C tendu la rapidité et la rareté des gens de son
{( espece, iI ajoute, in pelto, que e'est un prodige.
(t II va haranguer le chapeau sur la tete,et tous lui
« diront que e'est miellx; je sOllhaite que ses ju-
« ges ne soient pas des hommes, el que S3 voix ait
{( la meme force que ce He des Grecs réunis, quaud
« leur cri de joie, au nom de liberté annoncé par
« les Romains, fit tomber les oiseaux du ciel. Mais
« je crains bien qu'il n'en retire autre fruit que les
{( complimen~ des Hollandais au cardinal de Poli-
« gnac, qui leur fit une heIle harangue a Saint


" PIllsieurs personnes blimeni le comte de s'etre donné en
« spectacle. ~lais il parait y avoir infiniment gagné, et l'on
" pourrait dire des critiques: Vous ite.\' orjc~re, ¡J1. Josse.
« Le nombre des partisans au plaiclellr a décllplé ; iI semb le
" avoir inspiré un gr;¡nd enthousiasme ............ .
« Le plaidoye¡' du comte a élé applaudi par des baltemens
« de maiu lluive¡'seIs auxquels il a vouIn se dérober, et qlli
" ¡'ont sui,,¡ jusque dans son carros se , oiJ iI a élé commepor-
" té. "ons croyez bien que ces malheurellx.baltemens demain




DE MIRABEAt:. 3í3


(t (;crll'uidemberg: On voi! que M. l'abbé a biell
{( .foil ses études » ( f ).


(( Ql10i qu'ayant peine a avaler l'idéeql1e le petit-
« fils de notre pere, tel que nous l'avons vu passer
« SUl' le COUl'S, tou!e la foule, petits et grands,
({ otant de loin. le chapean, va maintenant figurel'
{( á la barre de l'avant-cour, disputant la pr3tique
(( aux aboyeurs de la chicane; je me suis dit ensuite
« que Louis XIV serait un peu plus étonné, s'il
({ voyait la femme de son arriere-successeur, en
« habit de paysanne et tablier, sans suite, pages,
« ni personne, courant le pabis et les terrasses,
« demander au premier polisson en frac, de lui
« donner la main, que celui-ci lui prcte seulemenl
« jusqu'au bas de l'escalier. Autre temps, aut!'c
« soins (2).


« ont pat'LlaM. ele lHarignane aulanL de souffleLs appliqnés SllI'
" sa jOl1c. » (Relation mcdite de l\iirabeau, lH'écédemment
citée SOIlS letitre de Lettres écrites par un anden magistrat).


(') LeUre inédite dll marqnis au bailli de l\'Iirabeau, du
28 mal'S 1783.


(') Lettl'e inédite du marquis au bailli de Mirabeau, du
26 mat'S 1783. Par un hasard assez singulier, tandis que la
mauvaise humenr du marquis laissait éehapper eette bou·
tade , suggérée pal' les délassem~ns d'une jeune reine, Mi-
rabean rendait a celle-ei un hommage dont l'oecasion lui
était fournie par la présenee de l'arehidue de Milan, rl'ere
de eette prineesse: " Qlli de nons, s'jl voulait eonsaerer
" l'image vivanle de la justiee, et l'embellir de tous les
" charmes de la beauté, n'y placeraitpas l'auguste cffigie de




37-1 MÉMOIRES
Dll reste, le marqllís ne voulait pas absolllment


croire a la modél'ation de son fils : «( Si cet homme
« pouvait réformer son ton tranchant et dllr, el
«( féroce, jusque dans ses caresses, et trans(iJrmer
f( son beau siyle dans le míen brut, i1 en seraít
« beaucoup mieux» (1). Peu apres, ( Ce monsieur
« en esi ou iI voulait etr~, e'est a dire, a écrire, a
( hllrler, el iI perdra tout d'une voix; e~ vous ver-
( rez que ce sera moi, el mes ~ntours, qui lui au-
( ront totlSu le col (~). Tout est de ma faute, si
« j'en erois mon frere, qui me donne des saecades
« achaque eourrier . .fe n'aurais jamais cm sa tete
« si susceptible d'éhranlement, d' oubli et de pas-
« sion jet de ne vOlr que par les yeux de cet homme,
« dont les idées rapaces et turbulentes le pous-
« sent et le harassent ») (3).


" notre reine? Un ke~\rellX hasard nous offre ici ses traits
• adorés, et retracés par la nature meme, le plus grand, le
« seul vrai peintre pour les creurs sensibles; nons avons
({ tous saisi avec transpOl't cette ressemblance frappante ; et
" combien mon crenr en est rasslll'é! Quel plus hcureux
" présage ponr cette cause solennelle, quidoit tant étonner
u ceux d.ont le rang supreme ne donne que plus d'éclat a
« leurs donces mreurs, a la concorde, aux vertus domesti-
" ques, dont i1s offrent de si touchans exemples!)) (Répli'1ue
" au plaidoy-e r de madame de Mirabeau, etc. page 7.)


(I) Lettre inédite du marqnis deMirabeau a madame dll
Saillant, dn 2:l avril 1783.
(~) LeUre inédite du mcme a la múme, dn 1 g mai '1 íli3.
(O) LeUre inédite c111 mem~ a la memt>, 29 jllill Hin, Le




DE MIRABEAU. 375


Le mar(IuÍs eroyait meme, ou feignait de croire
que lVIirabeall n'avait pas un désir sincere de ren-
¡ret· daos ses droits d'époux. « Je te dis qu'il ré-
l( pugne a se retrouver en ménage. 11 1& eherché un


{( éclat, espérant, a eette occasion, de jeter de
« la poudl'e aux yeux, el de faire prendre ses ves-
« sies pour des lanternes; je savaÍs bien qu'il n' en
« serait pas ainsi, car l' éclair qui lioircit meme
« les nuages blancs, releve la noirceur des. au-
« tres e).


Le bailli ne laisse pas cette injuste supposition
sans réponse.


« Tu ne m'as de ta vie eru a temps, quoique tu
« aies souvent dit que le bailli avait toujours rai-
« son. » ( combien de fois nos lecleurs n'auront ils
pas fait la meme réflexion 1 ) « Tu me erois pré-
({ ven u J mais je t'assure que ton fiIs avait grande
marquis revint pll1sieurs fois sur ce snjet dans d'autres
!cUres. « Le mal véritable est qu'il me gate, 6t tourmente
" mon digne et respectable frere, qni 'm'a passablement
« exercé depuis sept mois. »(Lettre inédite dumarquisde Mi·
« rabeau. au marquis Longo, du i ~ juillet 4 7Sa. ) " Ce fol
" s'est emparé de mon digne frere, avec qui, depuissoixantc
" ans, j'ai vécu dans la plus grande union , et iI m~a fait voir
« la corde de ce. grand caractere, chose qu'il est dan s le mien
., de ne jamais prévoj.r dan s les gens que j'aime 'vél'itable-
" menl, c'est-1Hlit'e par estime. " (LeUre lilédite dll mém('
.' all me <me , du 30 septembre 1783).


(1) Letlre inédite du marquis au bailli de Mirabeau. dll
fi avrill 783.




3íG MÉMOlRES
« envíe de ravoil' sa felllUle; mais, gráce a un
« cornrneree de leures venues non de toi, mais de
c( chez toi, on a su que tu ne t' en melel'ais pas,
!( et on a eQl to~t ce qu'on a vO\lh,l. On l'a pro-
« voqué de milIe manieres, A moins que tu ne le
« juges physiquement fol, quel inténh a-t-il a fairc
<c un éclat en ee genre, dans lequel, moi, je ne
« puis m'emPlkher de voil' qu'il a, Jans tout le
« eours de sa eo-habitation, mis beaueoup plus Je
r( modération dans les dIOses essentielles que je
« n' en aurais mis assurément, et qui vois cela
« comme le jour a rnídi du rnois de juin? erois-tu
« flu'il n'ait pas sentí les ehatirnens? erois-tu qu'il
« n'a pas vu que son róle rernarié était tout.au-
« t('em~nt brillant? Je ne eonnais ríen au style
« figuré, dont tu uses trop, et trop souvent pour
« mon intelligence: l'éclair noircit oU blanchit les
« nuages .... Je ne vois pas ce que sela "eut Jire a
« eeei; mais je vois tres-bien qu'il sent sa positioll,
« et qu'il éteint, meme malg"é lui, et sans POll-
({ voir l'empecher, sa famille, paree que ce qui est
{{ par contrat de rnariage ne peut se rélracler .. , ,


« Mais, permets-moi de te dire que te connais-
« sant, je n'ai pas cru que tu aies écrit tantde let-
« tres de cette espece a un homme (i) dont tu avais
{( eonnu l'~goismc et l'f'sprit éll'Oil; \lll de ces




DE MlRABEAU. 37i


!( llOmmcs (ll1i ne voient jamais que le plaisil' ou
« ]a distraction du 1l10m~nt, pOUI' qui les suites
« domestiques et sociales ne sont rien, et qui,
( eomme tu le disais de lui-meme, sont de ces
« vrais habitan s des v illes, hommes de l' éclogue ,
« pOUI' qui le ciel et l'espace ont trois aunes .de
Q !cmr. Au reste, tu dis que j'ai les preuves de 10ut
« ce que tu as éCl'it, et assurément je u'en ai pas
« sur le moindre des points )) (1).


La demande de Mirabeau, a fin de réunion
pl'Ovisoire, avait été accueillie par sentence du 24
mars, qui enjoignait a la jenne femme de se ren-
dre dans troÍs jours aupres de son mari, ou de se
retirer dans un cnuvent, et d'y recevoir ses vi-
sites. (e Apres avoi .. gagné le provisoil'e, nous pro-
« posames qu'elle alli'lt au eouvent, oú elle ne ver-
« raít son mari fJue lorsqu'elle le demandel'ait;
« 11 charge de ne recevoil' aucune visite, saur son
« pere, ou de rester chez lui, ¡l la charge que le
« mari pth la voil'. Refusé net, en ne proposan!
« jamais alltre chose que de se laisser condamner
« par un arret d' e::cpédiellt, et renoncer a lous les
« uroits de tnari. Peut-elr'e y eussé-je cansen ti ,
« si l'on eút "oulu Illettre un tel'me, hit-iJ d'UIl,


(1) Lelll'e ilf(:dile dI! baílli all JIHll'quis de MiJ'aheau , an
1.'; jni!lf'f ! il-:3.




lHÉMOIRES
« deux, trois ans. Mais jamais, et l' élemel ja-
« mais! Pendant ce temps on se jactait d'un Mé-
« moi,'e terrible; on montrait tes lettl'es a mille
« persounes; et, dans le fait, on accablail de ca-
« lomnies ton fils, et me me nous tous, a quel-
« <lues égards; Marignane fut jusqu'il di re que
« l' état de plaidoirie nous étnit naturel, toi coutre
« ta femme, moi contre ma niece (1) (quoique,
« quant il celle-ci, il n'y ait point eu de plaidoil'ie
c( entre nous ); on pouyaitlui répondre que sa fine
(( veut etre sépa,rée, qu'elle est filIe d\llle femme
« sépal'ée C~), petite-fiUe d'une femme séparée ) (') .
. Commencé~s long-temps avant l'iustance, ces
menaces d'une publication diffamatoire étaient
d'autant plus ipj llstes, et montraient d'autant plus
d'animosité, qu'apres J'impression des Obsel'vations
écrites dans l'esprit le plus conciliant, apres une
plaidoirie fort touchante, pour que son effet ne
fut pas circonscrit dans un auditoire limité, quoi-
que nombreux, Mirabeau avait fait distrihuer


(1) Des requetes avaient été présentées contre le bailli de
Mít'abeau, par madame de Cabris, qui pl'étendait, 11 tort ,
qll'il s'était obligé 11 lui fOllrnir un sllpplémcnt de doto


(') lHadame de lHarignane était séparée de son mari, de·
puis plus de viugt.cinq ans. (Mémaire au granel canseil, .mp·
prirn,; fill moment de.l'fi !mblicatioll, ctc., page 149.)


(") Madame de Maliverny était en état de séparation avant
SOl! \'cnvage.




DE MIRABEAU. 3í!1


dans totlte la f)l'ovince son plaiuoyel' extremement
honor'uhle pOUl' la comtesse (1).


Cependant, tant d'efforts étaient resiés ¡nu-
I iles : « Enfin nous avons été jusqu'a proposer de
« nouveau un arbitrage de quatre gentilhommes,
« ou de quatre magistrats; Gassier y a perdu son
(( temps el sa peine (2).


Quelqu'indifférence que le marquis eut opposée,
com'me nous l'avons vu, a la premiere menace
d'imprimer ses lettres, j} avait été amené a en ju-
gel' autrement, non par des imptllsions extérieures,


(1) Deux autres publications avaient suivi, l'une ct l'autre
également modérées: la premiere était un Préeú sur la de-
mande de madame la eomtesse de .'Wirabeau en sur-séanee.
Aix. J. ¡-David. 1783" -1 pages in-So; la seconde: Requete
du comte de jJllirabeau, etc. Aix, J. David, 1783, 39 pages
i 11-4°. Mais on avait argumenté contre Mirabeau de la retenue
Illt~me qu'il s'était irnposée : « Il m'cst impossible de ne pas
" are pro(ondémcnt affligé, quand je vois qu'on a toul'llé
" contre moi!presque toutes les actions qui m'honorcnt.,
., tous les actes de ma modération. A'Ion proces, surtout",
" n'a pas échappé a la fatalité de cette destinée. N'a-t-on
" pas tourné contre ma cause les supplications qui l'ont
" précédée? N'a-t-on pas dit: il es! mari, el il prie, done ii
" est coupable ? On attribuait mon silence au sentiment de
« mon indignitéj mon consentement pour tontes médiations,
,. an désespoir de ma cause. " Obserl'ations du comte de Mi-
" I'abcau sur une partie d,' sa eaa.re, etc., page 39).


(2) Lcltre inédite dll baiJli aH mal'quis de Mil'abeau, eht
6 avri! 17R1. Gassiel" hahíle avocat, ami des dellx famit··
¡PS.




38() MÉMOlRES
cal' OH ue le vil jamais obéir qu 'a lui UH~l1Ie, llJaI~
par de sérieuses el murcs réflexions. Il s'était el' ...
forcé, dans son pl'opl'e intéret, sans doute, pIULol
que dans l'intéret de son fils, d'empecher la publi ...
cation annoncée. Des lc JO janviel' 1783 (1), iI avait
éCl'it a sa belle-fille une lettrc spirituelle, mais as ...
scz froidement badine, qui fit un mauvais effet,
et que le bailli blama justement (2). Le marqllis
écrivit, le 25 févl'ier (3), a la filIe, el le 12 a\'l'il (4),


(1) Requéte du comte de Mirabeau préselltée (t nos seigneurs
duparlement, ele. Aix,J. David,in-4u, 1783, page21.


(2) " Sanf ton respect, ql10iqne je sois satisfait de tout ce
" que tu as bien voulu faire, et penser, el marquel' dans
" cetle léUre-ei, je ne suis pas bien aise que tu aies pris la
" ehose an badinage , dan s ta I'éponse a ta belle-fille; iI n'y a
" point le mot pour rire, el 1'on ne rit point 4u coté des
" JHarignane. » (Lettre inédite du bailli au mal'quis de Mira-
beau , du 17 janvier 178:3.) " Tous nos amis ont trouvé que
" le ton badin avec la fille était de trap. J e la vis hiel' chez
" son pere, qlli m'avait rendu ma visite. Elle se plaignit, el
." elle avait raisan , que tu lui avais éerit en badinant sur un
;, al,ticle qu'elle ne trouve pas plaisant. Elle m'njoula qne ,
" qllant au fond, tu ne paraissais pas y prendre gl'and inté-
" ret. » (Lettl'e inédite du baiUi au mal'quis de il1irabeau, du
" 19 janvier -1783.)


Peu apres le bailli, se I'enfel'mant dans la mesure qu'il
recommandait a son f¡'ere, écrivit une leltre grave ct noble
a la eomtesse de Mil'abeau, qlli lui répondit sur un ton fOl'l
inconvenant. (Pages 31 et :33 de la memc Requéte du ('oml('
tle Mirabeau, etc. Aix, .l. Da\id, 3f) pages in-4°.)


(') Ibidem, pages 26.
(') Ob,<(,I'i'atinns I'UI' 1111 fib('lle "iilárlla{ui/'c inÍlwl,;, ¡}k·




DE MIRABEAU.


au pere e), del1x leUres admirables par la raison
la plus noble et la plus éloquente, lettres dont
nous ne nous refusons I'insertion que pour ne pas
manquer al' engagement, pris avee nous-meme,
d'éviter, hors les eas de néeessité, toute eompi-
lation de doeumens déja imprimés.


Mais, une autre IcUre dans le IDeme sens, remar-
quable allssi, et, eette fois, ostensible, ayant été
éerite par le marquis a son frere, nous eroyons
devoir la transerire, paree qu' elle est inédite :


« On a toujonrs tenu Marignane pour honune
C( d'honneur, et a moins d'avoir vu, je ne puis
« emire a l'indignité d'imprimel' des lettres éerites
« dans la eonfianee intime et domestique a l'oeea-
« sion des divers éearts de mon fils; je te dirai que
(( j'aime mieux que ce soit lui que moi qui ait
\1 fait lelle ehose. C'es't la, je erois, une maniere
« peu honorable de rendre raison de la répugnanee


moire lt eonsulter et COl/sultation pour madame la comtesse
de Mirabeau, etc. '-Aix, J. David, -1783, page 18.


". Comme je t'ai douné, ou pOUl' miellx dire, aman fils ,
• toute liberté, quant a moi, d'entrer dans les voies j lldi-
" ciaires, j'ai cru devoir , en prenant congé des voies de la
« paix, écrire une leUre sérieuse, gt'ave et forte, et pourtau t
" pacifique SUI' ses propres intérets ; en voici un€ copie, tu
« en seras contento ), (Lettre inédite du marquis au bailli de
Mirabeau, du 25 février 1782. )


(1) {( J'ai écrit, a M. de Marignane, une ¡cUre que l\f. le
{( président d'Entrecasteaux a trollVt1 un chcf·d'reuvre. Ce




382 MÉMOIRES
« pour écrire (1). En aurait-i1 prévu les consé-
« quences d'apres ses propres dispositions? A u reste,
« qu'est-ce que cela fait a la cause? A, quel propos
« manquerait-il de la sorte envers moi, et me
« porterait-il pour dénonciateur de mon fils,
« tandis que tous les tribunaux me récuseraient
({ comme incapable de prononcer sur luí, a charge,
« ni a décharge? OiI donc irait-il chercher mon
« témoignage dans des lettres écrites au pere com-
« mun dí! nos enfans? Horno el humanitatÍs expers,
({ el vitte communis ignaru';! auraís-je le droit de
t( m'écrier avec un jurisconsulte mémorable, al
« etiam littéras, etc. (2). Serait-ce le droit d'une


• sera toute ma réponse. » (Lettre inédite du marquis de Mi-
rabeau a madame du Sai(lant, du 22 avril1783. )


(1) Cette répugnance nous est expliquée par le passage sui-
vant d'une leUre, de deux ans antérieure, de la eomtesse de
Mirabeau : « J e suis souvent relenue quand j'ai envie d' écrire,
« surtoilt a mon heau-pere, parce que je sais que tout reste,
« et je crains toujours qu'il n'échappe quelque chose a ma
" pI ume, qui reparaisse quelque jour, et ne me donne du
« chagrín. » (Lettre, déja citée, de la comtesse de Mirabeau
a madame du Saillant, du S juín t781. ) La pllblicatíon de
l'atroce Mémoil'e dirigé contre Mirabeau prOllva qu'il au-
raít pu dire aussi, de son cóté, tout reste dans la famille
Marignane; qu'il y avait plus de caleul et de prudenee, qué
dc négligence et de loyauté, dans la répugnance qu'elle avait
a répondre, et le marquis de Mirabeau avait raison d'y voil'
les eonséquellces des propl'es dispositions de eelte lamílIe.


(2) Dans le temps meme que le pel'e appliquait aux advcl'-
~aires de son fil5 eeHe exclamation éloquent(et si souvellt




DE MIRABEAU.


« défens~ légitime qu'il pourrait invoquer? l\'1ais
({ ceci ne fait ríen a la cause présente. Personne
« n'ignore que mon fils eut une jeunesse orageuse;
« que je ¡:tris toutes les précautions possibles pour
« en arre ter les effets. n fallul pour cela se con-
\1 certer avec son beau-pere. J'ai parlé dans le
« temps, selon le temps, vis-a-vis de celui que je
({ regardais comme aussi intéressé que moi a la
« chose. Personne n'a donté de ma sensibilité aux
«( chagrins que me donnaient bien des maux accu-
« mulés; mais j'ose di re qu'on a remarqué aussi
( mes ménagemens pour la décence publique, et
({ mon éloignement pour la lacheté de dévoiler les
« plaies domestiques. Peut-etre est-ce avec trop
(1 pel1 de ménagemens dans mes expressions que
« je rentrais ensuite au sein de la confidence, avec
« un hornme aussi intéressé que moi a ne pas
« déshonorer le pere de son petit-fils, alors vivant.
« Eussais-je pu prévoir qu'on aurait un jour la
« barbarie de vouloir se faire un litre contre lui;
(( des alarmes d'un pel>e justement irrité?


« On sait a présent que plusieurs des accusations
« qu'on portait contre lui se sont trouvées dénuées
« de preuves, d'autres exagérées; il n'en reste d'au-


citée de l'orateur romain, Mirabeau en faisait l'épig-raphe de
sa réponse intitulée : Obserl'ations sur un libelle difJama"
toire, etc. Aix, J. David, 4783; 202 pages in-40 •




;¡S4 MÉMOIRES
« tres que des délits contre moi, que j'ai sincere.:.
« men! et pl'ofondément pardonnés .. raÍ cédéaux
« instances de mes enfans, j'aí cédé aux témoi-
'X gnages de son repenlir. Je n'ai pas Cl'll cfu'aucune
«autorité dút etre vengeresse, mais seulement
«juste et préservatrice; j'ai pensé qu'aucune
« scission ne devait etre sans retour. Persuadé que
« le pardon d'un pere devait entrainer la restaura-
« tion entiere, je l'ai aidé a effacer les traces de ses
« imprudences; je te l' ai en voyé, paree que tu fus
« toujollrs un second pere pour mes en fans ; me
« voila! moi.


« Mais ce ne devraít pas etre de moí dont-il fUt
« question, et cepcndant, e' est vis-a-vis de moi
« qu'on viole les droits de la eonfianee la plus in-
« time, pour me rendre en publie l'aeeusateur de
« mon fils! Quand je raí erll méehant, et que je
« l'aí dit tel a un homme avee lequel je devais
« combiner les mesures que demandaient les cir-
« eonstanees, j'aí taché de le soustrair'e a la société,
« a laquelle nons sommes responsables de nos
«( aetions et juridictions. Lorsqn'ensuite, apres
« l'avoir gardé aupres de moí, je l'ai remis a portée
« de reprendre une meilleure eonduíte, on a dú
« penser que je le croyais en état de réparer le
« passé. La fac;on de m'exprimel' dans les temps
« d'alanllcs ne déeide done ríen pour le temps
(e présent; et il n'y a aucun avantage a tire}' de mes




DE MIRABEAU. 385


« IeUres écrites autrefois, quand iI est question de
« savoir s'il doit etre séparé de sa femme par la loi.


« Quoique tres-inexpert sur la question d'un
« mari qui demande sa femme, j'ai ouidire que la
« dissipation autorisait la séparation de bien s , et
« que les seuls sévices entrainaient la séparation
« de corps. Quant au premier de ces deux points,
« madame de Mirabeau est séparée de biens,et l' on ne
« songe pas a revenir de cette disposition. A l'égard
« des sévices,' on peut avoir beaucoup inventé,
« présumé, rapporté sur un jeune .homme qui ne
« montra que trop de fougue dans le temps; mais
(e ma belle-fille l'a toujours disculpé de toute espece
« d'inclllpation sur cet article; elle me l'a meme
« spécialement écrit deux fois, en 1774, avan t de
« me venir joindre, et deux ans apres son mal'iage.
« Non ego liUeras, el si jure poteram, etc.


« Oli va donc tant d'acharnement? Et sur quel
« espoir pousserait-on contre moi le manque
e( d'égards naturels , jusqu'a m'afficher pour le dé-
« nonciateur de mon fils, et son ennemi impla-
« cable, dans le lemps meme ou je lui tends la
« main ? Espere-t-on, d'apres ce que j'écrivais au
« temfls de ses folies, le faire passer aujourd'hui
« pour un monstre auquel ou ne saurait confiet·
« une jeune femme? Mais il est depuis six mois
« au milieu de ses concitoyells. Chaclln' pent le
« comparer ;l ce qu'il fut au temps de sa Jeunesse,


III. ~5




:Isa MÉMOIRES
" el le juger; mais nous ne sommes pas aú pays
« des anthropophages; mais il ne demande pas
« a dépayser sa femme, a l'oéloignel' de· ses parens
« et de ses amis; mais tu avais eu la honté de
«( leur offrir une maison ou elle serait la maitresse,
(( et ou tu demeurerais le mailre, et cela dans un
«( pays ou , connu depuis soixanle ans, personne
(( n'a jamais douté de ta honlé et de ta justice.


c( Je veux que ces considérations ne touchent
( guere des gens qui ont pris des crainles et des
« répugnances ponr des raísons; maís des juges qui
« sont aux pieds de la loi ne sortiront pas pour
l( cela de son enceinle; el ne fussent-ils que pru-
( d'hommes, et ee qu' on appelle ailleurs des jurés,
« encore ne les verrait-on pas prononeer sur toute
«( la vie future d'un homme, sur ses droit~ naturels
« et acquís, sur sa'postérité, sur tout son etre enfin,
« d'apres des impressions prises el manifestées,
« lors des éearts de sa jeunesse, sur la révélation
( de confessions domestiques. Et pourquoi encore,
«( a supposer les choses légales, n' entreriol1s-nous
« pas pour quelque chose dans ces dernieres con-
« sidératiolls? Notre Ilom a-t-il mél'ité d'etre rayé
« de la liste de nos compatriotes? Nous De leur
« avons jamais fait ni mal, ni déshonneur; et si
ee MM. de Marignane ont obten u tant de crédit el
« de partisans dans ces memes lieux, c'est pareil-
« kment de l' extinction de leur postérité dont le~,




DE MIRABEAU.


« juges auraient a décider, en déférant a des im-
« pressions passageres. Le premier devoir d'un ci-
« toyen est de re.ndre a sa patrie ce qu'il en re~ut,
« c'est lit ce qui demeure; et les petites répu-
« gnanees, les contrariétés irritées, les charités
« respectives,et autresingrédiens dont les passions
rr du jour composent les agitations passageres de
( la vie, ne sont que vent et fumée aupres des
«( considérations majeures, et des effets durables
« qui résultent de l'aceomplissem~nt des devoirs
« primitifs. '


('( Mais il ne m'appartient pas de parler de si
«( 10Ín du fond de la cause; c'est du délit de me


Cf lraduire en public, el de l'abus de Ja con-
({ fiance, que j'ai seulement a me plaindre. Que
c( ¡'acte de eeux que j'ai toujours prévenus,'bien
(( traités, choyés dans tous les temps de mon
« mieux, que la récompense, dis-je, que j'en ai
f( re\me Ieur demeure. Si elle les prive a jamais
(e de la confiance de tout homme d'honneur, si
({ ron se dispense envers eux des égards dont ils
« ont eru pouvoir se dispenser envers un vieil-
« lal'd amigé et sans reproche, qui ne Ieur fit ja-
e( mais de mal, et qui se mil toujours en avant, au
« contraire, pour prévenir ce qlli pouvait troubler
«( Ieul' repos, qu'ils ne s'en prcnnent pas aux objets
(e extérieurs, mais a l'ordre de la natul'C qui veut




388 MÉMOlRES
« qu'on recueille toujours, Ol! a peu pres, ce
« qu'on á semé .. J'ai péché par trop de confiance,
« san s doute, et j'en suis séverement puni; mais
« on aurait peine a me faire sentir le reproche
« d'avoir manqué a la coofiaoce, et d'avoir sciem~
« ment fait a autrui, et voulu faire ce que je ne
« voudrais pas qui me fUt fait.


«( .Te te parle ici d'nn fait comme positif, tandis
« que je ne saurais encore le croire. Si, tout~
« fois, la chose était, mes conseils, dont je t'en~
«( verrai l'avis en regle, pensent que je suis en
« droit de me plaindre, et de m'opposer a l'im-
«( pression et publicité, s'il en est temps, ou de
( dem(inder que les lettres me soient rendues en
( original, et les Mémoires supprimés; supposé
« que ce soit aussi l'avis de vos jurisconsultes, je
« t'y autorise en món nom, par cette leUre; non
ce quemes intentions ponr la paix ne soient tou~
ce jours les memes; non que toute démarche hos~
ce tile ne me c01.ite beaucoup; mais je m'aper<;ois,
« quoique bien tard, que cette disposition daos le
« ereur n'est pas ceHe qui va le plus directement
« au but, bien au contraire, et qu'elle nous con·
« duit finalement a négliger, et a faire oublier aux
« autres, ce que nous devons a nons-memes, et ce
« qu'on nous doit de ménagement, d'égards et de
( réciprocité équitable. Adieu, que Dieu te récom~




DE MIRA.BEAU.


c( pense des tl'avaux, des dépenses et des peines
« que ta faroille ne pourra jamais te revaloir (1)1


Tont était inutile, et le fatal Mémoire avait pa-
I'll (2). VoicÍ, de la main de Mirabeau, le récit des
circonstances qui en précéderent la distribution : !\'


« Pansanias raconte qu'a trente stades de la
« ville de Sparte on voyait une statue de la Pudenr,
« qui avait été posée la par Icarius, a l'occasion
« que voici:


« Icarius, ayant marié sa filIe a Ulysse, vouIut
« éngager son gendre a fixer son domicile a Sparte,
« mais inutilement; frustré dans cette espérance,
« il tourna ses efforts ftu coté de sa filIe, la con-
«jura de ne point l'abandonner; et, an moment
C( ou illa vit partir pour Ithaque, il redOl¡bla ses
« instances, et se mit a suivre son chal'. Ulysse,
« lassé de ses importunités, dit a sa femme qu' elle
« pouvait opter entre so~ pere et son mari, et qu'il
« la laissait maltresse ou de venir avec lui en Itha-
ce que, ou de retourner a Sparte, avec son pere.
(e Alors la belle Pénélope rougit, et ne répondit
« qu'en abaissant son voile sur son visage. Icarius
« entendít ce Jangage muet, et laissa 5a fille alle!'


(1) Lettre inédite du marquis au hailJi de Míraheau, du
;¡ avril 1783.


(2) Mémoíre a consulter el Consultatíon pour madamc la
comteS3e de Mirabeau. Aix, J.-B. Mouret, 1783; 162 p. in-4°.




390 MJtMOlRES


« avec son mal"i; lIWÍS, tOllché de l' embarras ou ir
« avait vo sa filIe, jl consacra une statue a la Pu-
« deur, dans l'enoroií ou Pénélope s'était couverte
« d'un voile, qu'apres toutes les femmes durent
(e por ter.


<c Voila du beau antique. Voici du moderne :
« Au moment ou madame Mirabeau allait com-


(( muniquer. le Mémoire forcené qu'elle a rendu
« puhlic, elle en envoya un exemplaire au .baillí de
(( Mirabeau, par le marquis de Castellane-Mazau-
« gue. Peu de momens apres, elle le réclama a di-
« verses reprises, et avant que le bailli l'eut pu
« lire. Gassier, qui sentif comhien ce moment
« étaít critique, vit, dans cette journée, plusieurs
« foís et avec heaucoup de úle, les parties; iI pro-
« posa pour la troisieme foís un arbitrage de qua-
oc tre gentilhommes. MM. de Mirabeau y cOIlsenti-
ii rcnt. l\'1adame pleurait, et ne contredisllit pas
(e l'ambassadeur, lorsque son procureu'r, qui esl.
« celui de ]a famil1e de Grasse, entra en disant que
« tout était perdu si le Mémoire n' était pas com-
e{ muniqué dans l'instant (01', ce Mémoire était le
({ gage du combat a outrallce); que ses conseils I'a-
« bandonneraient paree qu'ils avaient la certitude
({ que la réponse a ce Mémoire était déja imprimée,
(( et qu'elle paraitrait avant l'écrit de madame de
{e Mirabeau, si la communication n'en était pas
« faite a l'instant, les propositions d'arhitrage




DE .MIRABEAU. :l!)1


({ n'ayanL d'auUe objet que de gagner du temps.
« Tl'oÍs foÍs le fatal pl'ocureur s'~tait présenté ~l


{( la porte de la salle de la conférence, et trois fois
« elle lui avait été refusée par madame deCrose (1),
« qui devinait sa mission, et vonlait a tout prix la
« fin d'nn proces qui rend son ami malheul'eux,
« et ne lui fait nul honnenr. Mais, ]a quatrieme
« foís, madame de Grasse du Bar, s(Cur de M. de
« Marigoaoe, ouvrit la porte fatal e, et jeta l'homme
« noír a la tete de l'aoge de paix. Tout étaiL disposé,
« et l'incendiaire procureur n'eut pas plutot ob-
« tenu la permission decommuniquer, que l'odieux
(e Mémoil'e fut signifié (2). .


Voyons présentement ce qu'en dit le Bailli:
« Enfin le Mémoire a paru, et iI est d'nne nature
« ou je suis tres-persnadé que tu dois intervenir,
« et te plai~dre de l'abus de confiance, cal' OH y a
« imprimé tes leures, et elles font la plus forte par-
« tie d'uo Mémoire de plus de 160 pages.


(1) Arnie de M. de Marignane,
(2) Extrait de l'éerit inédit de Mirabcau, précédernmént


cité sous le titre de Lett/'es d'un ancien magistrat, etc.
" Madame de Mirabean passa eette journée entiere dans


" les larmes; trois foís elle demanda la paix; ne se vit arra-
" cherlefatal Mémoire,qu'oIl a faít paraitre en son nom, que
,< par la ruse dll procurenr dévoué aux collatérallx cnpides
" que le public a nommés les autenl'S du proceso ,,( jWé-
moi/'c du camie de Mi¡abcau, supprimé au momerlt m"me de
,fa publicatían, etc., page 56.)




392 MÉMOIRES
« Tu me connais, cher frere, je ne hazarde pas;


« mais je puís t'assurer que, sur faits et articles, et
« caracteres écrits que je eonnais hien, ton fils a
« raison de dire dans son plaidoyer que tout le
« monde a peut-etre le droit de se plaindre delui,
« exeepté elle, pour qui il a eu les procédés les
« plus généreux; eh ose que je ne eroirais pas d'a-
« pres luí seul, si je n'en avais des preuves incon-
le testables, verhales, de gens dignes de foi, et par
« écrit, qui ne sauraient laisser aucun doute.


« Cet infame Mémoíre est précisément un libeHe
« diffamatoire, ne faisant tout au plus qu'effieurer
(e la question réeIle; mais dont le tissu n'est au-
« tre que d'accuser ton fils de toutes sortes de cri-
« mes; le tout fondé sur les lettres par toi écrites a
« Marignane et a eette indigne femm:e; lettres
(e qu'elle met de paír avec ceHes que nouslui trans-
« crivions, et qui lui font cent fois plus d'honneur
« qu'eIle n'en a, tandis que les tiennes, remplies
« d'erreurs et d'exagérations, prouvent que tu étais
«( trompé, non-seulement par ton fatal entourage,
« mais encore par ceux-Ia meme qui se servent
« aujourd'hui de ce qu'ils te faisaient écrire. Nous
« aHons examiner si la voie erimineIle peut etre
«( prise contre le pere qui a }¡'tChement trahi la
«( eonfiance d'un pere irrité qui dépose ses peines
« dans le sein des gens qu'il doitcroire avoir
« les memes intérets que lui, et i-.e ménage pas les




DE MIRABEAU. 393


« termes. Je ne saurais, ni meme ne voudrais em-
« pecher ton fils de pousser les choses aussi loi tI
« qu'elles pourront alJer.


« Je erois que tu as eu tort de ne m'avoir pas
« averti, des le commeneement, des leures que tu
« avais éerites; peut-etre, alors, aurions-nous pu
« prendre un toür qui aurait tout empeehé; mais
« le mal est fait, et malheureusement il ya une de
« tes lettres qui , je erois, ensanglantera la scime,
« ear tu y dis que ton fi]s n'ira pas ehercher les b'á-
« taílles, paree qu'il n'y en a pas, et qu'il n'aime pas
« les bataílles (1). Je ne sais ee qui en est; mais il
« pourl'ait bien etre arrivé que tu te fus trompé, et
ce que cela, publié, l'engage a prouver le contraire.


« Je sais que, quandon neréussit pas, on a tort;
« et e' est la la premiere phrase des ::\Iémoires de
« La Chdtre; mais ceux qui savent que cette femme
« était entourée de maniere que ron ne pouvait
« lui parler sans témoin, et que jamais ii n'a été
(e possible d' obtenir une eonférence de son mari
- avee elle, et ont vu l'insoIenee de ees gens-la,
ce sentent bien qu'ils ont tout le 10ft; ear, si eette
«. femme eut aeeepté des eonférenees, et eut assuré
« qu' elle ne voulait plus vivre avee luí, je l'aurais
« bien empeehé, et j'y aurais eu peu de peine, de


(') Lettre inédite du bailli au marquis de Mirabeau, du
/j avril 1783.




MÉMOlRES
« s'obstiner a la vouloir par huissier; ce qui, meme
« en eas de sueces, n'aboutirait a rien, cal' nous
« n'el1: voudrions plus» C).


Le marquis éLait de memc avis: « Je~lui reeom-
~ mande de dire que e' est sa derniere défense;
« qu'il ne veut pas forcer les creurs; et que, quel
« que soit le jugement, iI déclare qu.e sa femme se
« fera son sort a elle-meme » (2).


Une fois eefactum répandu dans le public, tout
cSpoir de eonciliation était perdu. Nous voyons le
baillí encore plus irrité quelques jours apres la
leure que nous venons d'extraire : « Ce fatal Mé-
« moire a pam, et a révolté tout ce qu'iI y a d'hon-
« netes gens, meme partisans de Mar·ignane. C'est
« un tissu de mensonges, de calomnies, tOl1tes a
« coté de la cause, dites pour 'diffamer, di tes pOllr
« rendre toute réunion impossible. Tes leUres .font
« la plus grande partie de ce Mémoire, en fait; la
t( glose a été vomie par l'enfer C). n ne faut plus
« répondre que pour démentir ces infamies, et non
« pOllr demander cette femme, qui, si tu m'en
ce erais, ne doit pas, désormais, entrer dans la mai-


(1) Lettre inédite du marquis de Mirabeau a madame du
Saillant, du n avril 1783.


(2) Lettrc inédite du meme a 111. meme, meme date.
(') e'est pourtant dan s ce Mémoíre, autant et meme plus


que dan s la cOl'rcspondance de Vincennes, {(u'ont été jus-
<lu'a présent puisées les bíographies de Mírabeau, en ce qui
tallche la vie prinie.




DE MIR.A.BEAU.


« son de notre mere; n'en parIoos plus ») (1) 1
Qu' aurions-nous a di re de plus, nous-meme?


Quels détails utiles pourrions-nous ajouter a ceHe
. énergique et juste appréciation d'un. des libeIles les
plus violen s que la haine ait jamais enfantés? Mira-
heau sut pourtant se posséder encore.I1 fit paraitre,
peu apres, une l'éponse (!l), comparativement mo.-


('} LeUre inédite du bailli an lllarquis de Mirabeau, du
11 avril 1783 . .Nous voyons, dans une leUre du marquis de
Mirabeau, I'effet que produisit sur luí la révélation de ses
trop intimes confide~ces, révélation si odieuse qu'il n'avait
pas vouln y croire, malgré les avertissemens et menaces dont
nons avons rendu compte : 4 L'idéc de cet éclat attentatoire
« m'a fait palir pour la premiere fois dans ma vico Qlloique
" endurci et eieatrisé, je me suis, un moment, trouvé trop
« malheureux aussi, cal' je ne vous dis pas la tout~s. mes an-
• goi~ses, et ,surtont eeue espece de découragement qui in-
" tenoge la Providence, et lui dit ; Protectrice auguste du
« cedre el de l'arbrisseau, que ~'oux-tu dOlle faire de moi?
( Lettre inédite du marquis de Mirabeau au marquis Longo,
du 9 juin 1783. )


Quelles que fussent les atroces diffamations de ce Mé-
moire imprimé, il parait que les adversaires trouverent le
nwyen de se surpasser. « IIs l'ont étendu dans les plaidoi-
« ries, et les sévices en forment un des plus touchans épi-
« sodes; écoutez ce qu'ils ont osé plaider; je n'y change pas
~ un mot; je transcris d'apres les notes prises a l'audience,
• certifiét:i> de l'avocat qui m'assistait. etc. » ( Mémoire du
t.:omte de Mirabeau, supprimé au momellt méme de sa pub/i-
t.:ation, etc., page 468. )


(') Observations sur un libeltedijJamatoire intitulé: Mémoire
k con.rulter el Consultation póur la comtesu de l/(irabeau.




396 M.ltMOIRES


dérée, et d'ailleurs de la plus haute éloquence. Il dé~
montra ce qu'il y avait de gratuitementodieux dans
la publication des lettres de son pere (1). n en


Aix,J. David, 1183; 202 pages in·40, suivi d'une Consultation
de 67 pages; Aix, A. Adibert, 1783.


(i) Pour se faire une idée de l'acharnement inouI des ad-
. versa ir es de Mirabeau, de leur déraison, de leur mauvaise foi,


du peu de soin qu'ils prenaient ponr colorel' leurs outrages,
il faut voir comment ils justifient la püblication des .leUres
par lesquelles le pere diffamait le fils. «Eh! quoi, disent-i1s,
" serait-ce a ceux QUI, LES PREMIERS, ONT DONNÉ, SANS NÉCES-
« SI TÉ , L'EXE!\IPLE D'UNE COMMUNICATION DE 'LETTRES, qu'il
« appartiendrait de réclamer les principes de la délicatesse
" et de l'honneur?» ( lJJ.émoire a consulter el Consultation
pour la comtesse de Mirabeau, page 91.) Le ridicuJe d'un pa-
I'eil moyen, la faiblesse d'llne telle argumentation sont pal-
pables; ear les lettres publiéespar Mirabeau honoraient sa
femme, tandis que ceUes qu'elle imprimait étaient déshoc
norantes pour lui; aussi s'écriait-il: .. Vous pouss('z une
" infortunée a la gllen'e, sans avoir une raison spécieuse a
« lui donner! Vous exígez d'elle un procédé infame, eL
« vous ne pouvez pas meme essayel' de le défendre, sans
« que vos príncipes retombent sur votre tete! raí communi-
« qué, ·sans nécessité, les ¡ettres de mafemme? Sans néces-
" síté ! ... et pourquoi m'accLlsiez-vous, en son nom, d'avoir
« étouffé, dans son sein, l'amoUl' conjuga!? n m'a bien faUu
« le montrer vivant 11 l'époque oü nOl1S nOllS sommes quittés.
" Vous prétendiez qu'il n'était pas possible que mon épouse
« supportat ma vue, et j'ai répondu par les regrets qu'elle
« témoignait de notre séparation; vous souteniez que je l'a-
" vais maltraitée, etj'ai montré, par son propre témoignage,
« que j'avais toujours été juste et tendre pour elle; estoce
" ainsi que j' ai rompu le sceau des serrets domestiques P La .




DE MIRABEAU. 397


{lrouva, avecaulant d'adl'esse quedeforce,lesexagé-
tions et les erreurs; il discu ta et réfu la, une a une,
les accusations sciemment calomnieuses de ses ad-
versaires, n soutint, avec raison, qu'avant que les
prisons et l'exill'eu'ssent séparé de sa femme, qu'il


" tendresse que mon épouse avait pour moi .dcvait-elle etre
" un secret? un mystere? devais-je laisser cl'oire que je 1'a-
u vais déméritée? que j'en étais dépouillé? Qu'ai-je dit qui
q l'ait pu faire rougir ?., Ah! si elle prétend avoir a se plain-
" dre, qu'elle regarde autour d'elle! qu'elle accuse ceux qui
" supposent qu'elle possédait l'art de se contrefaire, au
• point de peindre avec cet air de vérité que le public a tant
« acclleilli, des sentimens qu'elle n'avait pas! qu'elle accuse
« ceux qui soutiennent que son creur démentait sa bouche
« et sa plume! qu'elle ne m'aimait pas', qu'elle me rcgardait
u avcc terreur, au moment meme Olt elle me disait :je t'a-
u' dore! Que ceux qui lui ont fait signer ces étranges asser-
uOtions lui soient en horreur! eux seuls 1'ont calomniée,
u l'ont diffamée, en lui imputant la plus lache duplicité;
u en l'accusant d'avoir pu se dégrader jllsqu'á tracer dan s
" ses lettt'cs les sermens d'un amour éter'nel pOllr l'indigne
u époux qu'elle avait tant de sujet de haIr .......... .
« Enlin, et quoi qu'il en puisse etre , j'ai imprimé les leUres
« de madame de Mirabeall qui m'appartenaient, exclllsive-
« ment meme, paree qu'elles m'étaient adressées; ces let-
u tres, qui contiennent des moyens de défense, et pas un
u d'aUaqlle, et quelle défense! Ces leUres qui honorent
u ceHe qui les a écrites, bien loin de la diffamer ; ces lettres
« qui ne renferment que la confidcnce des sentimens dont
« on doit faire gloire; ces leUres sont décisives au proces;
" elles pouvaient et devaient l'empecher. » (Obse,."ations sur
un libetle diffamatoire, etc., pages 35 - 36 -- 37. )




39B MÉMOlRE,S
n'avait pas revue depuis, elle n'avait jamais eu a
luí reprocher un seul tort direet et grave. Il étahlit,
par les faÍts et les textes, qu'en équité eomme en
droit, elle ne devait pas obtenir la sépal'ation ac-
cordée par les lois et les tribunaux aux seuls sé-
vices réels et eertains.Quant au proces de Pontar-
lier, dont il éeartait habilement les eonséquenees
légales, paree que sa représentation volontaire
avait fait tomber la sentence, et que le sujet en
était détruit par la transaetion homologuée, et par
lamortdu plaignant, Mirabeau essaya d'en auénuer
les conséquences morales, en alléguant sa jeunesse,
surtout l'abandon ou l'avait opiniatrement laissé sa
femme; et en faisa,nt un paralIele frappant, quoi-
que mesuré, entre ses propres souffrances el l'en-
ehainement notoire des dissipations et des plaisirs
00 vivait depuis huit ans la eomtesse, qui ne plai-
dait que pour conlinuer d'en jouir.


Enfin, en rappelant le ton suppliant C) de ses
(1) " Eh ! qu'ai-je fait? qu'ai-je dit, depnis qu'il est ques-


" tion de ce fatal proees, q.ont on ne doive me savoir gré ?
« J'ai prié, fai supplié, j'ki patienté; j'ai rc~.u les injuref>
« avec calme, je les ai redressées avec modération; j'ai
" loué mon beau-pere; j'ai vanté ma femme ....•. Je rai
" redemandée, a la vérité! Mais , ne le devais-je pas devant
« Dieu et les hommes? L'ai-je fait avee brusquerie, avec
" hautellr, avec précipitation? Oü voulait-on que je vinsse
« montrer ma régénération; si ce n'est dans ma pah;ie? A
« quels témoins devais-je mes premieres satisfactions , si ce




DE MIRABEAU. 399


demandes, la solennité de ses éloges décernés a
son heau-pere et a sa femme, il montra le con-


« n' était a mes compatriotes? Quelle contrée a plus de droits
« a l'hommage tje mon repentir, au redressement de mes
« erreurs et de mes torts, que ceHe qui fut le berceau de
" mes peres, oú tant d'affaires m'appelaient d'ailleurs? Oll
"j'étair. le gage nécessaire de mes créanciers trop nombreux?
"Comment était-il possible que j'y vinsse, que j'y demeu-
« rasse si voisin de ma femme, sans lui offrit' le tribut de
« mes premiers sentimens ? Ai-je;fait autre chose? Loin d'at-
" ten ter a sa liberté, je n'ai demandé que ceHe de la voir ;
" on mto. l'a refusée ,.on me l'a refusée avec outrage; on a
« reponssé tous mes vreux, on m'a déclaré, sans retonr, que
" j'étais pour jamair proscrit du sein de ma famille adoptive,
" que ma femme m' était pour jamais ravie. . . . . Et ce sont
« eux qui se jactent de'lenr modération! Ce sont eux qlli
« se plaignent d'etre forcés de rompre le silenee! ... Ils
« sontforcés! ••. Eb! qui done les aforcés de refuser toute
« conférence, toute conciliation? d'aecllmnler outrages snr
« ontrages? de publier pour premiere productioll, un tissu
« d'horreurs et de ealomnies? De me poignarder de la main
« d'un pere inité? (Observations sur un}ibelle diJj'amatoire ,
etc., pages 6 a 10.) Une chose remarquable, c'est que le
plan et le ton de eette apologie avaient été indiqués par le
marquis de MÍl'abeau lui-meme, qui n'en persistait pas
moins dans son habitude de blamer tout ce que faisait son
fils : « Je pimse, a ma part, que si le eomte observait d'a-
« doueir toujours tontes choses, au lien de les aigrir; de re_
« cevoir les injures avec calme, les re'dl'esser avec modéra-
« tion ; demander en quels lieux on veut qu'il affiche une ré-
« génó'ation sincere, si ce n'est dans sa patrie; a quels té-
" moins il doit ses premieres !\atisfact.ions, si ce n'es1 a ses




400 MÉMOIRES
traste de sa propre condllite, avec la dureté de
leurs refus, ave e l'atrocité de leul's outrages.


Apres la publication de ce Mémoire, Mirabeau
comparut enpersonnedevant lagrand'chambre(1),


« compatriotes; quelle contrée a plus de droits a ses ser-
« vices, que .le berceall de ses peres j et comment il était
« possible qu'il y vint, qll'il Y demeurat si voisin de sa
« femme, sans lui [aire hommage du retomo de ses premiers
« sen timen s ; s'il a fait autre chose, et, que loin d'aUenter a
« sa liberté, il ne demande que ceHe de la voir, je pense
« qu'on auraitbien de la peine a les séparer. » (Lettr9 inédite
« du 11larquis au bailli de Mirabeau, du 23 mars1783.


(1)« La grand'chambre est hautement contre nous, et ron
« ne saurait voir un exemple plus frappant de ce que peut une
« maison montée, et un grand crédit dans une petite ville.
(Lettre du bailli, du ,11 avril, ci-dessus citée). «Que voulez-
« vous? Les Marignane ont tout le monde pOUl" eux, et nous
« sommes ici san s pal'ens, atlendu que votre mere n'est pas
« dans ce pays-ci j la famille de ma mere, ou, d u moins, sa
« branche est éteinte. 1\Ia grand'mere (Élisabeth de Roche-
« more) était Languedocienne j ma bisa'ieule (Anne de Pon-
» teves) était d'lIne maison éteinte. lVIa trisa'ieule (lVlarglle-
« rite de Glan,deves) de meme j ainsi nOU8 sommes isolés;
« votre pel'e n'a jamais été dan s ee pays-ci, oil il Y a une
« administration provinciale , oil la noblesse a des places de
« premiers procureurs du roi, de procllreurs joints, de
« syndics de la noblesse, etc. Nos adversaires ont passé par
« ces places, et y sont encore j cela donne un ressort, dans
« le pays ,que nous n'ayons pas, et que DOUS avons contre
nons. » (Lettre inédite du bailli de Mirabeau a madame dll
Saillant, du 23 juin i7ts3.)




DF. MIRABEA.U. 401


et y plaida les 23 nlai (1), r 7 (2) el 19 JUlll, avec
une vigueur bien rarement offensive; cependant,
irrité a la fin, par des calomnies sciemment im-
primées, sciemment redites a l'audience, il op-
posa a des accusations de sé vices imaginaires,
la citation d'unc lettre, du 28 mai 1774, qui prou-
vait un tort grave de la femme, un pardon géné-
reux du mari; adroitement provoqué par de for-
meIs démentis, et défié de produire la lettre citée ,
ji ]a montra, la lut, la commenta : ses adversaires,
11 Ieul' tour, la Jurent, la commenterent, mais sans
la dénier, sans songer, quoi qu' on en ait dit e¡), á


(1) Cette plaidoirie du 23 mai fut imprimée pal' cxtrait,
lIaos une RépZique au plaido.rer de madame de Mirabeau, du
i ajuin, Aix, A, Adibert, i 783. Mirabeau publia depllis des
Obser"ations du comte de 111irabeau sur une partie de sa
cause, Aix, A. Adibert, 1783 , 43 pages in-4°; et enfin un
Précis pour le comte de Mirabeau, Aix, 1783, A. Adibert,
1:'¡ pages in·4°.


(2) Entre un plaidoyer an nom de la femme, pl'ononcé
le 13 jllin, et la répliqne du mari annoncée pom' le 17 , on
avait fait de nouvelles tentatives d'accommodement; des
conditions acceptables ne furent portées a Mirabeau que
ql1elques momens avant l'audience, pour le déterminer a
énerver sa plaidoirie; iI s'y décida, et les propositions ayant
-été rctirées des le lenrlemain, ce fht selllement apl'(\s ¡¡'Hre
laissé enlrainer dans le piégc, qu'il le rcconnut.


C¡) Voir Biographie llniveJ"selle, etc., t. 3S, p. 4.'iO, premic,'e
colorme. D'aul.l'es ont éc\'it, notamment Cadet Gassicoul'l
(p. í de la p¡'emiere édition, et p. !j d,' la seeonde), que lHit'a-


IlI.




MÉMOIRES
ia pl'éSelltercomme un fait de diITamation publique;
moyen qui, chose étrange! fut saisi et plaidé


!lean, e1l1774, cxtol'qua eette leUre asa femme, J<:N LA ME-
"A~ANT D"UN PISTOLET . .!'Ious déclarons qu'aueune espcce de
prcuve ni d'indiee ne peut appuyer cette imposture, trop lé-
gcrement aceucillie et reproduite. La prenve contraire ré-
5ulte d'un passage que nons citons d'autant plus volontiers
qu'il fait honnenr a l'illustre Portalis qui plaidait pour ma-
dame de Mirabeall. " Si la force vous a contrainte a vous
" aeeuser par l'avcn éerit d'une fante imaginaire, je suis le
" plus abominable des hommes, et vous la plus infortunée
" eles victimes; mais, croyez-vous qu'il vous suffira de le
" dire, surtont quand vous avez oublié ce sévice horrible,
" dans votre roman de séviees? Surtout quand vous avez
« vécu libre pendant dix annécs, et déja consommé quatI'c
« mois dans la discussion de vott'e ¡¡rOCeS, sans avoit' récla-
" mé eontre cet attentat effroyabte? o quelle lache et
" eriminelle tiédeur vous aurait done engourdie sUl'le soin
" de votre honneur! Et quel téméraire et féroee tyran ne
"suis-je pas! Quel monstruellX assemblage de perfidie,
« d'audace et de scétératesse ne recele pas mon ame! Que
" ne l'avcz-vo~lS dévoilée tonte enticl'e? Vous en aviez trop
» dit pour ne pas tout craindre, pour ne pas achever!. ...
« Hélas! dans quel défilé vous engagez-vous? Par quels en-
« gagemens les hommes seraient-its liés désormais , si l'ar-
« ticnlation du mot force avait la vcrtn de les dissondre !
« Avec ce mot,iln'est point de mauvaise action qui ne pút
« etre excusée ; et tel sel'ait le prestige de ee mot, qu'il n'y
" aurait plus de moralité dans lés actions humaines .....
" Ah! vous comptiez sur d'autt'eg ressources, mais elles
" vous manquent an besoin. n est notoire que vous avez
" conspiré pour trouver des appuis a votre dénégation ; et
" ne me forcez pas de tracer l'histoire de vos complots et
" de "OS complices. MiHe et un contes Ol1t été répandus




DE MIRABEAU- 403


d'office pal'le ministere public lui-meme C), dont
~ dans le publie par madame de Mil'abeau, et par ses parti-
" sans, sur la maniere dont la leUre a été écrite_ Pourquoi
« donc a-t-elle paru devant la Cour, sans un de ces merveil-
« leux appuis c¡u'elle s'est proeUl'és ? Pourquoi n'a-t--elle pas
" débité un de ces contes? Le fatal pOl'tefeuille que j'ai en-
« tr'ouvert a ses yeux aUl'ait-il été pour elle la tete de Méduse?
« Xon, Messiiml's, rendez graee a I'esprit, a l'honneteté
« de son défenseur, si vous n'avez pas entendu , s'il ne vous
« a pas fallu longuement savourer le plus atroce , le plus
« ealomnieux des romans; il l'a trouvé trop absnrde, trop
« immoral ; il n'a pas voulu en souiller son organe, ni sa
« profession; et je lui dois cette justiee que, depuis le joUt'
« oil je l'aecllsai , a vos yeux, d'avoir ourdi le fatal pl'oces ,
" il s'est cfforcé de le terminer ayec un zele qui moutre as-
« sez combien il avait été cruellement trompé. C'est la plus
" noble vengeanee qu'il ait pu prendre de mon reproche; et
" je lui devais cette déclaratÍon et eet hommage_» (Réplique
au plaidoyer de madame de Mirabeau, etc., pages 36, 37,38)_
Voila bien sans doute Mirabeau, voilit Portalis; mais que
dire d'un éerivain assez léger pour répétcl' , apl'es tant d'an-
nées, une infame imposture, si yietorieusement détruite
dans des doeumens publies, qu'il pouvait consultel' comme
nous!


Notons, san s citer dayantage, que plus tard Mirabeau
revint, ayee plus d'énergie encore, sur l'odieux mensonge
d'une supposition de yiolence, dan s son Mémoire du comte
de Mirabeau, supprimé au moment méme de sa publication,
etc_ , pages 120 ffi: suivantes.


(1) « L'avocat de madame de Mirabeau n'osa pas présenter
« ce nouveau faít comme un moyen de séparation, ni le
« proposer par une nouvelle requete, eomme le pl'escrit
{( l'ordonnonee dei '1667, titre 11, article 26_ II sentit qu'a-
{( pres l'hol'l'ible Jibelle du () avril, ce n'était pas a lui a dis-




M.ÉMOIRES
l'incroyable pal'tialité saisit avidemenl le prétexte
d'un sévicc actuel et flagrant, pour lrouver au
moins un grief dans cette cause de séparation, Olt
ron en ava.it allégué millc, sans avoir jamais pu
s'appuyer de la moindre prellve, ni resister a des
réfutations accablantes. Ainsi secourllS, les adver-
saires de Mirabcau abandonnerent tou~ les moyens
plaidés jusqu'alors, pour s'attacher a celui-Ia seuI;
en vain Mirabeau s'effor~a-t-íl d'ínlerpréter la lettre
de maniere a établir que nulle preuve de crime n' en
résultait; que la production n'avait ríen de réelIe-
ment diffamatoire ('), qu'elle n'avait été suggérée


" cuter jllsqu'a qnel point la défense des dellx éponx plai-
" dans en séparation devait ctre modél'ée. Ainsi, ce nOllveall
" moyen de séparation n' a été PROPOSÉ FORMELhEMEN'T COMME
(( TEL QUE PAR LES GENS DU ROl, ql1i n'avaient, ni ne POll-
« vaient avoil' le droit de suppléer lapl¡lÍnte de madame de
• Mirabeau. » (Iffémoire dll comtf' de Mirabeall, sllpprimé au
« moment mlme de sa publication, ele" page 66,)


(') Voir, notamment, les Obserl'atiollS dll comte de Mi-
rabeau sur une partie de sa cause, pages 26, 27 , 28. Voil'
aussi lfIémoire du comte de Mirabeau, supprimé au moment
méme de sa publicatioll, etc., pages 63 a 71. Avant eeUe
circonstance accidentelle, qui fOllrnit un moyen, saisi
a l'audience memc, on avait prételldu que madame de
l\'Iirabeau avait été diffamée pal' les re que tes que son
mari présenta en '177l;, quand il fit, anpres dll ministre
Male'sherbes, les démarches dont nous avons rendl! eomptc.
ecUe accusation avait été éeartée facilement, et;.lc mar-
quis l'avait lui-meme ¡'éfutée, dans le paragraphe d'une
de ses IcUres. « A l'égaJ'd de la diffamation, je sais qu'on




DE l\HRABEAU.


'fue par le légitiille intéret de la défense. Uu <ln'el
de séparatiou s'cn suivit, le 5 juillet (1).
Chel'chon~ quclqucs Jétails dans les lettres du


mal'quis : « Ils sout au momeot d'ctre jugés. Mon
" frere dit que son neveu se défend comme un
({ diaLle, el sait plus de latin qu'avocats et juges,
« je le cl'Ois sans peine: il est de fait qu'iLa reviré
l{ tous les hommes, el que ]a généralité du public


" excipe d'un libeBe auquel on a donné le nom de lHémoil'e,
" et j'ai dú savoil' l'histoil'c de ce l\1émoire-liJ.. Ce jeunc
" homme plaidait sa tri's-mauvaise cause devantIe ministrc;
" ce príncipe entraine les mallvaises raisons, et celles-ci la
" h'¡~s-mauvaisc forme. Mais il écJ'Ívait au ministrc; ct pré-
" cisément a cause de ce que je víens de. dÍl'e, il n'avait
« lluI intérét a publier sa défense. n en avait envoyé la eo-
" pie seulement, en de tres-mauvaises maíns (la marqllise
" de l\1.irabeall) qtÚ prenaient sa défense. On habilla, long-
« temps apres, le tont en forme de MémoÍl'e, au moyen de la
" consllltatioll d'un va-nu-pieds(l'avocatGroubert de Groll.
« bental). Voila, du moins, ee qn'on m'a dit dans le temps
" que personne ne tentait dele justifier.·· 01'. quand iI se-
« !'aH vrai qu'il eút écrit tont ce {Iui est dan s ee Mémoíre,
«¡¡censer dans le secret dn propos on de la correspon-
« dance, n'est point diffamer, cal' la diffamation e'est la di·
« vulgation, e'est la publieité ; et d'ailleurs, sur ce point, le
« Mémoirc n'a aucun de ces caracteres·liJ.. " (Lettre inéditc
du marquis de iJ,i.irabeau au marquis Longo, dn ::1 avrilI783).
1Víírabcaus'exprime daos le meme sens; voil' lettres originaks
<le Vincennes, tome 3, page 354.


(') CcL al'ret est imprimé a la page 72 da Mémoire da comtc
fÍc Mirabeau, supprimé (tU mom{'ll{ mémc de sa publica-
rioll, etc.




.. 06 M.ÉMOIRES
(( est maiutenant pOUl·lui. C'estla version généraJe
(( ieÍ; e' est ce que disent les lettres sur les lieux, et
«( de Grenoble et d'Avignon. Ce qu'il y a de parti-
(( cuIier, c'est qu'on me le mande d'ltaIie; vous en
(( serez pourtant moins surpl'ise, quand vous saurez
« que l'archiduc de Milan est a Aix, avec sa femme,
(( et qu'il a voulu l'entendre plaidel' (1). Que de
(( gloire ponr le petit-fils de nos peres » (2)!


Nous trouvons dans ces memes lettres la men-
tion d'une cireonstanee qui n'était jusqu'a présent
eonnue que par tradition; et qui mcme a été


(1) L'archiduc et ]'archiduchesse voyageaient sons le nom
du comte et de la comtessc de N cllembonrg. Voici ce que, a
cette occasion, le marquis de lHirabeau éCl'ivait dan s une
autre lettre : " J'avais, il Y a trente ans , un frere a Avignon
" (Alexandre-Louis), bonne téte aussi, et qui, par un écIat,
" me fit faÍt'e mes premieres armes dans le bon méticr que
" j'ai fait depuis. Il était a bout de fusée , remboursé en to-
" talité de sa légitime, dont il n'avait fait que tl'ois morceaux.
" Faut-il pas qn'il plenve la un Margrave, bean-lh'!re dn roi
" de Prnsse, et sa femme, princesse fort éclairée? Jls allaient
" en ltalie; ils s'engoncnt de mon homme, et obtiennent,
" de sa générosité, qu'.il vellille bien les accompagncr. Il fut
" régner en Allemagne , et nons débarrassa de sa personne.
ce Si les archiducs vonlaient emporter l'échantillon,je le len!'
« céderais 11 bon marché. Maisjene crois pas les Italiens anssi
" faciles aux grands airs que les bons Allcmands. » ( Leltre
illérlite du marqllis de j}!irabcau au marquis Longo, du
18 jllillet 1783 ).


(") Lettre illédite du marquis de Mirabeau 11 madame du
Saillant, du13 juilletl 783.




DE MIRABEAU. 407


l'évoquée en doule, quand l'avocat de madalllC de
Mirabeau, Portalis, eúl atleint une haute posiLiou
politiqueo « Les parties de votre frere sont plus
" folles que lui, e'est tout dire. Elles inondenl ce
,( pay~-ci d'intrigues, et de clameurs, et de Mémoires
« atroces, qu'on va réimprimer pour les répandre;
« Olltre qu'ils avaient consulté tous les avocats,
«pOlir les accaparer, ils en ont pris un célebre
« par son emportement (1); votI~e. enragé de frerc
'( a fail un plaidoyer terrible, paree qu'il se trou vait
« vis-a-vis d'un autre furieux, ehoisi expres, el qu'il
« a éerasé (2). Son avocat adverse, qu'j} a fallu em-
« porter évanoui et foudroyé, hol's de la salle, n'a
« plus relevé du lit, depuis le terrible plaidoyel' de
« cinq heures ("), dont ílle terrassa. Vous jugez bien
«( que ce monsieul', qui place toujours sa vanité si


(1) Lettl'e inédite du marquis de Mil'abeau a mudame dll
Saillant, dll 28 aVl'il ~ 783. Le marquis avait déja eu oCCUSiOll
de s'en plaindl'e, cal' en plaidant, en 1778, pour madamc
de Cabris qui réclamait, devant le parlemellt d' Aix, sa li-
berté, ainsi que la tutelle de son mal'i aliéné, et de leur fille
mineuI'e, Portalís, alors jeune, s'était laissé aller a des em-
portemens qui le {irent n:primander.


C') LeUre inéditc du meme a la meme , du 9 juin1783.
(3) « Mon pauvre fl'ere m'écrit que son ncveu a plaidé el


« parlé comme un Cicéron, depuis huit heures un qUaI't jus-
" qu'iJ. une heure, san s crachel' ni moncher; et moí je vous
" <lis que ce Cicéron posthumc n'est qu'un claql1e-dents et uu
" lo], » ( Leltrr imrdite dll mal'fjllls de Z11irabNlll mi marqUl.\'
tOI/{<O) du 9 ¡uin H83. )




40R Mi~MomES
ce fOl't au rebours du hon sellS el du bon CceUl', en
« doil etre tres-fiel' (i),


D'autres détails nous sont dOlll1és par le mar-
quis : «( Figurez~vous le tl'iomphe de ce saltim-
({ banque : le joUl' des grandes marionnettes, malgl'é
( la garcle triplée, portes, barrieres, feIHhres, tout a
( été envahi el enfoncé par la foule hébetée; il y en
{( avait j usque sur les toits pour le voir, si non
« l'entendre; et. f'est dommage que tous ne l'en-
« tendissent pas ~ cal' il a tant parlé, tant hurlé,
« tant rugi, que la criniel'e du Hon était blanche
« d' écume, et distillait la sIJeur» (2).


Le bailli écrÍvait de son coté: « Je n'eus pas la
(e force de vous marquer la facheuse issue dll
« proces de vot!:e frere; je sais que les plaideurs
« prétendent toujours avoir été mal jugés, ainsi je
{( me croirais clans cette catégorie, si je n'avais, a
« l'appui de mon avis a cet égarcl, celui non-seu-
(C lemen t de toute la ville, cal' la clameur publique
(C a forcé mes adversaires de se retirer a la cam-
« pagne, avec honte, et seuls C); mais encore celui


(') Lettre inédite du marquis de Mirabeau iI madame du
Saillant, du22 juin 1783.


(2) Lettre in édite du meme a la meme , du 15 j uil1et 1783.
~7» « On sait main\enant ponr qui l'arrét aurait été fava-


" rabIe, si l'opinion publique eút été consultée; on sait qllels
" témoignages de sensibilité et de bienveillance ont, dans le
" cours el a la suite de ce proci~s, honoré le yainclI, et mis




DE. l\HRABEAU. 409


« de 10us les magistrats qui ont quelque I'éputa-
« tiOIl, tandís que les voix qui ont faít perdre
« sont tres-Iégercs dans l'opinion publique; que!-
« ques-uns meme sont pis que cela, a ce qu'on
« dílo Sans le vouloir, votre pel'e nous a beau-
(( coup nui;ct la femme que vous savez, luí per-
(( ~;uadait qu'il voyait mieux ce qu'il y avaít a faire,
« de deux cents licues, et san S connaltl'e les per-
« sonnages, que moí qui éludiais les hommes el
(( les choses depuis cinq ans. Cet arret a révolté
t( toute la province; on ne le croira pas, maís c'est
(l vrai ) (1). Tont en écrivanf ainsi 11 sa niece, le
baiHi ne se cachait pas allpres de son f'rere, de
I'opinion qu'il avait COl1«ue : (( Au reste,c'est


" enfuite les vainqlleurs; 'í'll sait avec qllels transports les
" sentences du premier juge. favorables a ma cause, out été
" I·el(ues. et mes plaidoyers écoutés. » (Mémoire du comte de
lfJ¿rabeall, suppl'imé ~ moment meme de sa puó!icatioll, etc.)


(') Lettre iuédite du baillí de Mirabeau a madame du Sail-
lant, dn SO aoút iíS:2.


Voilll, ce uons semble, un témoignage d'nue autorité Í1'-
r':cusable; mais nons devons ajolltel' que la plus complete
lIotoriéLé publique l'avait pl'éeédé, et que le eontraire n'a ja-
mais été dit que par les éerivains qui voulaient diffamer Mira-
bean. On s'étonne de voir dans ce nombre M. Ch. La Cretelle
q ni ne eraignant pas, eette foís eUCOt'e , d'abaisser l'histoil'e
en la mélangeant de me5quines el fausses anecJoLes eIll-
pruntées a dcs pamphlets, dit crue ¡i¡irabca" H"'('omba SOl!.\
.l'a Tl/aUl'(lisr 1'(;putation. ( Hútoi!'/! r!r Fra¡.¡('r prlldal7t le
Xr111" si/de. l'ax'is, 1821, tome \ IT, pagc Hl. )




410


« Paris qui nous a ruinés lcí, cal' il y a toujOUl'S eu
« une eorrespondance entre une eertaine personne
«( que tu ne connais pas assez, et que je cOllnais
l( trop bien, et eette femme-ci : tu ne m'en croiras
« pas, mais il est eertain qu'on a toujours su ton
« dégout pour la plaidoirie, On se croyait assuré
« que tu nous empecherais de plaider, et, en con~
« séquenee, tous les propos, toutes les insultes,
« loutes Jes jaetances, me me gladiatrices, Tu es
« ainé de Provence, et, en conséquenee, tu ne
« croiras pas que tOn cadet y entende "ieh; tu le
~ croiras préoeeupé ,abusé, mais il n'en est pas
« moins certain que clest ce beau et uti!e com-
« merce de lettres qui a,tout perdu » (1),


Sans avouer ni meme mentioIlller la cause si-
gnalée par son frere, le marquis, ceUe fois, ne se
refusait pas a l' évidenee : « Dans le fait, les juges
« 50nt fort embarrassés; des qu'on ne pr'end pas
« aete de diffamation de tout-a-l'heure, il n'y a pas,
« dans tout le reste, de lIlotifs suffisans de sépa-
« ratio n , d'autant qu'ils disent qu'il se eonduít
« hien sous leurs yeux, depuis six mois. D'une
« autre part, les juges ne sauraient donner ce
« soufOet a Marignane et á sa dique. Les valets
«( disent ici que cela aboutira a quelques années


(') Lettl'e inédite du bailli an marquis de Mirabeau, <lu
:2 seplemhl'e 1783.




DE MIRABEA.U. ..11


« de couveut, avant de prononcer; qu'ils s1égrati-
« gneront a la premiere visite, s'expliqueront a la
« seeonde, et reront un enfant a. la troisieme. J'au-
« rais pu jongler cela depuis que je vois qu'ils se
« rendent justiee réciproque, en se traitant de fri-
«pon, et de catin. Cest un grand achemine-
e( ment» (i)!


l\ous tl'ouvons dans la meme lettre du marquis
quelques détails sur les cil'constances qui aecom-
pagne..ent le prononcé de l'arret : « Votre frere a


d '" d' , d' 1 I «( per u son proees, e est-a- lre qu on a ee are
« que les ehoses demeurel'aient en l'état aetuel;
( que la femme serai! chez son peTe, et que les
« époux seraien! sépal'és de corps el de biens ,jus-
i( qu' a ce qu'il en soit autrement ordonné. Cette
« derniere formule est ehez nous, paree que les
te hommes ne peuvent, dil-on, rompre les liens que
« Dieu a formés. Au fond, iI ne s'agissait que du
« couvent, puisque, dans ses eonc"sions, iI disait
« qu'il n'en voulait pas. Le partage a duré quatre
I( heures, entre huit juges, les aulres s'étant abs-
« tenus. Entre les quatre ponr luí (;J), les uns vou-
« !aient deux ans de couvent, les antres jusqu'it ce


e') Lettre inédite uu mal'quis de Mil'abeau 11 madame du
Saillant, du 45 juillet -1783.


(2) Le premier président 1\1. de la Tour, J'IIM. Dénoyel', de
St-Jean, du Peyrier. e Mémoire du comtc de JJlirabeall, ,mp-
¡)rimé au m01'l1cnt méme de sa jJlIbticatiul1, etc, page ·141. )




412 MÉlVI01RES
" fIlle la [emme eút trente-cinq ans. Le Frellli¡~r
« président a proposé de juger seulement le pro-
" visoire, et renvoyer le fond au premier juge,
« ensuite de faire registrer cet appointé; OH a toul
(( refusé. Illeur a di! qu'ils ser'a¡ent done vingt-
" quatre heures : a la fin, on est parvenu a déta-
(( cher un jeune (1). Le premier président a refusé
c( de mettre, selon l'usage, que l'avis était un a-
«( nime, disant qu'il voulait qu'on sUt le sien. On
« a sifflé l'avocaL-général. Votre frere avait gagné
« tout le pays, peuple, el les bons j ug'es; iI est
« étoIlnant comme ce hourreau-Ia s'cmpare de toul
« le monde! Cela,je le vois par d'autres leures, cal"
« eux ne me détaillent rien » (2).


Quoique bien éclairé sur les circonstances, le
lllarquis ne veut pascntendreparlerd'un recours(3).
ee Jt; vous ai mandé ce qui est de votre frere; OH
( assure que sa femme el son beau-pere, chassés
« par le décri public, viennent a Paris; en mcme


(1) Le président de .Tonques: « c¡ui ne se rangca dll partí
" de madame de Mirabc<:n, que pour l/e pas donllPI" ( dit-íl
« alOl's), dans U/lC cause si solcmlleÜe, te scmulaLe d'un par-
taic. " (¡bid., pagel42. )


C") LcUre inédiLe, déjil eitée, du manluis de Mirabeall it
madame du Saíllant, du 15juillet 11.';:].


(") Le bailli luí avait poul'tant écrit : " Les magislrats h:s
« plus respectés SOl1t les p!"('wiers a nOLls solliciter ele fairo?
" cassel' .ceF.arrei. ); C Lettl'e lm'dite r/u bailli a madame rlu
Saillant Jdn ~() ;)oút 17R:1 j.




DE MTRABEAU. 413


« temps l':lUtre y veut venir, pour {aire casser, mais
« je n'en veux pas; et ce ménage que j'aurais fort
« vou]u voir recoudre en Provence, meme apres
« l'éclat, n'est plus digne de moi aucunement en
« présence, etje ne varierai pas » (1).


De son coté, le hailli nous confirme ce faít:
({ Votre pe re s'opposeal'appel. TI ne veut pas com-
« prelldre qu'il ne s'agit pas d'une femme, maís de
« l'honneur de nons, qui y est engagé . .Te compte
« luí renvoyervotrefrere; peut-ctre ille convertira. JI
« étalt devenu l'idole du pays. Jl y a essuyé avec
« sagesse quelques insolen ces , que les lettres de
« votre pere avaíent enhardi Hui raire. Il a montré,
« de la maniere la plus nette, la plus claire et la
(( plus précise, quand iI en a été temps, qu'il n'é-
(( tait pas hon d'etre insolent avec lui » (2).


Miraheau, en effet, s'était plus long-temps con-
tenu qu'on aurait pu l'attendre de sa fougue natu-
relle, et de sa bravoure éprouvée : Quelque temps
« auparavant, le hailli avait écrit : ( .Te suis tres-
( content de votre f'rere; et sa femme avait raison
« de dire que, daos les grandes choses, íl avait de
«( la force d'ame. 00 luí fait ici tous les mauvais
(( tours que 1'on peut; on lui fait essuyer les plus


(') LeUre inédite du marquis de Mil'abeau a madame dll
Saillant, dll:2 aotH 1783.


(!) Lettl·e, cléja citée, dn bailli de Mirabeall 11 madame dn
Saillan t, dll 30 aoút 1783.




MEMOIRES


« étranges procédés, et les plus odieux; iI s' est re-
c( tenu et se retient; et iI m'en donne l'exemple,
c( car j'avoue que, a l'age OU il est, si l'on en avait
c( eu de la meme espece pour moi, je me serais
« perdu vraisemblablement» (1).


Antérieurement encore, le bailli avait cité un
exemple de la modération patiente et réfléchie de
son neveu : « n ya ici un homme (2) que tu devi-
« neras, a qui son pere avait ordonné de ne pas
« se meler; qui, non-seulement se meIe, mais
« meme est réputé le moteur de tout cela. Ton fils
« s'est conduit ici tres-honnetement; et me me
« avant-hier iI san va a cet homme un encombre
( que son impertinence lui aurait atLiré. Il ya id
« un jeune Anglais, lord C), qui connait et aime
« beaucoup ton fils. Cet Anglais, et trois des pre-
« mieres dames de la province, se promenaient
«( sur le Cours : ce capitan passa les regardant avec
«( dédain, et ne saIna pas, quoiqu'il connaisse ces
« dames, mais est mal ave e elles, paree qu'el1es
« sont du parti de ton fils. Le lord était pI'et a le


(') Lettre, déjil citée, du meme il la meme, du :23 juin
4783.


(2) « Galiffet, héros de pl'ovince, qui a 500,000 fr. de rente,
« qui se déclare. - Tout cela, d'ici, me parait le plus plat
" du monde." (Lettre inédite du marquis de Mirabl'au a ma-
dame du Saillant, du :23 janvier t 7!!3. )


(J) Lord Péterborough




DE MIR.ABEAU. 41:;


« chargel'. Ton fils l'arreta en lui disant qu'il était,
« pOUl' a préscnt, le capitaine des gardes de cet
« hornme » (1).


Le JOUl' meme de l'arret, Mirabeau fit appeler M.
de Galiffet, dont la partialité tres-connue était
d'ailleurs malignement intcrprétée par le public:
« Le memc jour, autre pétarade avec lVJ. de GaJiffet,
« autre vesse de loup; mais le bailli en est tout fiel',
« et il ne fait pas bon lui rien dispu ter; an reste,
« tous ces détails, .le les ai vus dans des lettres
« adressées a d'autres, et ron se moque de GaIif-
« fet)) (2).


CeIui-ci avail été blessé. ) .Te vous ai mandé qu'ii
« y avait eu combat en tre lui et Galiffet; ils s' étaient
{( donné un autre rendez-vous a Vaucluse; lui ya
« été, l'autre a été empeché d'y aller J) C'). Un
officier de maréchaussée, que Mimbeau n'attendait
pas, l'avait dissuadé d'attendre, el ce fut aussi sans
plus de succes qu'un rendez-vous fut donné a LisIe
(cinq lieues d'Avignon), ou Mirabeau s'impatienta
'vainement pendant toute une se maine (4).


(1) Lettre inédite du baillí au marquis de Mil'abeau, dll
1) avril1783.


(2) LeUre inédíte, déjit citée, du marquis de Mirabeau a
madame du Saillant, du 17 juillet 1783.


(3) Lettre inédite du meme a la meme, du 2 aoUt 1783.
(4) Mirabean employa une partie du temps de l'attente a




·H6 M:f:MOIRES


Cependant, Mil'abcau ne se lassait paso De I'etour
a Aix depuis plusieurs jours, il faisait épiel' les dé-
marches de son auversaire, plus déférant pou!' l'au-
tmité qui avait défendll une seconde rencontre;
et le domestique envoyé aux informations, s'étant
assuré un matin de la direction que M. de Galiffet
devait suivre, allá en toufe ha te chereher son mal-
Lre, qu'Jl reneontra portant heaueoup de livres dan s
les poches et sous les bras.Mirabeau,sans prendre le
temps de se décharger, et se bornaot a dégagel' son
bras ell'Oit, va, l'épée haute, au-elevant de M. ele Ga-
liITet; son ehasselli' et le domestique de l'assaillant
s'éc3rlent pour conlenir les curieux, et se postent
chacun a une extrémité de la rue, assez étroite el
courte; le combat fu t vif, mais de peu de durée; le
eomte de Galiflet eut le hras dl'oit traversé de part
en part; le lendemain, Mirabeau et lui furent eon-
signés chez ellX par le grand-prévot; enfin, quel-
que temps apres, a la suite d' explicaLions satisfai-
santes, une entiere réconciliation fut concIue dans
la maison, et par les soins de M. ele la Tour, pre-
miel' président, el intendant de la province e).


ecrlre un morcean en ¡H'ose poétique, sur la fontaine de
Vaucluse. Kous en avons en main le manuscrit autographe.


(1) En rapportant ce fait, noh'e intention n'a pas été d'ac-
corder l'honneur d\mc \'éfutation aux anciennes et misé-
rabIes rumeUl's qlli, malgré les pl'euves faites dans la cam-
pagne de Corse, reprocherent a Mirabeau de manquel' de




DE MU\ABEAU. 417


Le bailli était complétement découragé par la
pel'te OH pl'oces : l( Rien ne m'a jamais réussi,


b¡'avoure. Écrivant sa vie, nous avons tout simplement vouln
y consigner un fait qui était a notre connaissance. Voiei un
:nItre fait , OU, si I'on vent, une autre version, qui, quelqucs
joUl's apres la mor! de Mirabeau, fuI: publié dans le 2JIcrcllrc
Univcrsel. .


LeUre aux auteur5 du Mercllre Unú'ersel, ,1] avril n9L
(l Rien n'est a négliger de ee qui est relatif an gl'and


" homme que la mort vient d'enlever a la Franee; et je me
" regarderais comme un mauvais eitoyen, si je ne donnai~
" pas, en ce moment, un démenti formel a eeux des dé-
" tracteurs de M. Mirabeau, qui ont voulu le faire passer
C( pour poltron.


" Pendant le cours du proees qu'il cut avec son épouse,
« vjvement offensé des pro pos insultans de trois ei-devaut
« nobles, il les défia sur-Ie-ehamp, et se battit, le mt~me
« jour, contre eux.. Quoique temoin de ces différens eom-
" bats, je n'ai pas d'expressions pour peindre la maniere
« dont il mena l'un d'e~ltre eux, et le dernier' des trois
" champions, qu'il for\{a d'entrer en liceo Tout ce queje puis
" dire, et ce qu'attesteront ave e moi plusieurs citoyens tres-
« connus de la ville d'Aix, ou cette scene a eu líeu, c'est que
" je n'ai jamais "U, pas meme chez nos bretailleurs de pro-


.• fession, mener son adversaire avec plus de courage et de
" fermeté. Le fait que j'atteste sur mon honneur, me parait
" sans repliqne, et il ajoute d'autant plus a la gloi¡'e de
" M. Mirabeau, que, pendant le conrs de ses pénibles tra-
• vaux, il a été assez grand pour ne pas exposer ses jOlll's an
« glaive d'un spadassin, et qu'il a réservé son coul'age pon!'


eombaUre, jusqu'au dernier soupir, les ennemís de la fé-
" licité publique. "


" Signé, DESPRÉS DE WALMONT. »
Nous 3upposons qllf~ celte signature est celle de ·Desprt;s


1:1. :07




418 MÉMOIRES
« quelque zeJe, 50in5, constan ce , dévouement,
« que j'y aie apportés. Jamais j-e n'ai songé qu'a ma
(e famille, et jamais a mOÍ; j'ai marié une de mes
[( nieces, tres-bien en apparence (1), et tu vois ce qui
e( m'en reviento J'aí jeté les premiers erremens du
« mariage de mon neveu, en voíla le résultat. Je
« II1e suis voué aux miens, ce qui fait que je n'ai
« pas commandé les armées navales, ou le seul
« poids de l'ancienneté serait venu me chercher,
« car j'ai plus de mer, de combats, et de blessurcs
« que Gllichen, d'ürvilliers, et Grasse, qui étaient
" gardes de la marine quand j'étais enseigne; et,
« quant au généralat des galeres, iI m'a donné au~
c( tant de mal que de bien ................ .
« Enfin, on m'arrache le mot que Melchisedec
» était bien heureux, car, de ce que fai travaillé
« pour ,ma famille, il m'en est résulté chagrín,
« d' elre calomnié, de me don ner beaucoup de
c( peine, et enfin de n'étre pas approuvé; car, a
« travers toules les marques d'amitié sous lesquelles
« tu voiles ton improbation, je la sens }) ...... .
(e Voila donc une affaire perdue, et notre nom
« éteinl (2), grace non a toi que je n'accusepas,


de FFalmont, hornme de lettres, né enH57, mort en 1812,
auteur de l'l:;pitre au Peuple(1198), et de quelques romans
et comédies ,qlli out laissé pen de souvenirs.


(1) Madame de Cubris.
('i On a dPjil remarqué, sans donte, que la famille, quoi-




DE MIRA.BEAU. '¡l!J


{( mais aux gens qui n'aiment que toi de ta famille,
{( el quí ont perséeuté tous les autres! Reste la cas-
«( satíon: c'est pour y taeher qu'il faut que tu rap-
«( pelles ton fils; aussi bien n'a-t-iI plus rien a
(( faire iei, ni moi, a qui eeUe affaire eoUte six mois
( de mon temps, et mon repos, et ma santé, et
«( autour de vingt mille f.·anes d'argent jeté; laisse-
« le done aller a toi, e' est ton tour, et le mien est
«( prus que rempli » (1).


Mais e'était en vain que le bailli multipliait ses
instances, et avait affirmé, comme on l'a vu tout-
a-l'heure, que les magistrats eux-mel~s étaient


qu'il y eÍlt deux fils, ne comptait que sur I'alné ponr perpé-
tucr le nomo On se persuadait que le vicomte, a cause de
son exeessive obésité prématurée, et a cause de l'expeetativé
prochaine d'une commanderie de Malte, ne se marierait
pas; e'est ponrtant pal' k fils nniqlle qu'il cut de son ma-
riage ave e ia comtesse deRobien, que le nom s'est propagé;
circonstance ignórée par Peuchet (tome 1 , page 9 ), don'
tont l'ouvrage,. au surplus, prouve peu d'étude et de recher-
ches, si ce n'est parmi les livrcs h~s plus ,répandus qu'il a
compilés sans souger a reeollrir a des documens inédits, ni
memea des pieces imprimées, quand elles étaient rares. Ce
fils unique du vicomte, Victor-ClaudeDymas, hommc d'unc'
loyauté et d'une bonté rares, est mort a 42 ans, le 27 dé-
cembre 1831, laissant, en bas age, quatrc cnfans, dont tt'ois
ftls, anx soins d'unc jcunc mere également habile el ver-
tueuse, qui saura les rendre dignes du grand nom qu'ils
pOI'tent sculs désormais.


(') Lettre inéditedu bailli an mal'quis de Mirabeau, du
Hl juillet H83. ._.~




42() MÉMOIRES
d'avis d'un pourvoi en cassalioll. Le marquis s'y
opposait absolument : e( Vous savez maintenant:
ce l'issue de l'affaire de volre frere; ce n'est qu'un
" fo], dans les mains duquel il est impossíble
C( qu'auellne affaire réussisse; maintenant, au lien
« de laisser calmer les humeUl's, iI ne pousse mOJI
(e frere, qui tOUjOll rs me tourmente, qu'a cassa-
« tion, etc.; c' est encore la plus forte de mes fati-
c( gues ») (1). Le hailli n'étant que le porte-voii de'
ce son neven, me corne, de denx JOUl'S l'un, ]a né-
'( cessité de cette demande en cassation, le cri uni-
« versel, l¡honneur de la familIe, la flétris5ure de
« 5a vieillesse', l'importance fIlie son neveu' vienne
« ici, et tonl-a-l'heure, pour opposer l'intrigue a
r( l'intrigue, ele.; tont cela m'a donné et me donne
(( des jours de coul'l'ier bien péniblcs. :Finalement,
ce j'ai pris mon parti, etj'ai déclaré que je défen-
(( dais net la nouvelle demande en cassation; que
« j'étais pret ¿¡ en donner tel éCl'it qu'on voudrait,
ce el qu'oll pOUl'l'ait le faire afficher» (2).


Mil'abeau, cependant, n'avait pas été amhé par
cctte défense : « JI al'l'ive, pour'surcroit, et vient,
(( m'écrit-il, au devont de mes commandemens. No-
« tez qlle j'avais mandé tres-expressément, et pal'


(') Le! Ire inédite do mat'quis de Mirabean /¡ madame dn
Saillant, dn 27 jnillet 17S3.


(") ¡'ettl'l~ inéllitl' du méme a la méme, du 31 aoM H8:l.




DE J)'IlRABKA U. 411
« lcttre a laqueUe ils out l'éPOlldll, lU que je ue
« voulais poiut de ce proees en cassation;'l° de son
«( voyage ieí, et que ma porte luí serait fel'mée.
,(!\'Ion frere me marque que je ne sois pas surpris
« de le voir arrivcr. Baste, mais il logera OL. iI
« voudra, non chez moi; dn reste, je le reeevl'ai
« qualld il voudra me parlel', afin qu'i! n'aille pas
ee battl'e a toutes les pOI'tes, pour etl'e re~u; du SUI'-
{( plus, rien; lui dOllnanl lonte liberté, mais la
{I prellant aussi pOUI' moi; lui laissant son libre ar-
« bitre plus que majeur depuis dix ans, ne vouIant
« du tout plus entendre parler de ses affaires, ni
« en blane, ni en noil' » (1) ..


TeHes étaient les hostiles dispositions du mar-
quiso Quelques jours apres, il ne voulait plus
meme entendl'e son fils : ( Quant a ce Illonsiem',
( il est, je erois , ici, cal' mon frere m' a mandé
« qu'il doit etre parti, le 9, d'Aix, S'il vient ¿l ma
«. porte, il Y trouvera son nom écrit, avec un hiI-
« let qui luí signifie mes intentio11s, q ui sont de
« ne ]e voir, ni ne l'entendre, autant que je pour-
(( l'ai l' en empeeher; de ne lui nuirc, ni luí servir,
« nc me meJer aucunement de ses affaires; re-
(( nonce[' ú lui donllel'ui conseils, ni oi'dres: le
« mettre enfin en pleine liberté, et la preudre


(') LeUl'C illédilc dll marquis de l\lil'aheau a llladamc du
Saillant, cln .4 septembl'C o,;).




MÉMOIRES
« aUSSl ponr moi. Ce n'est pas ti'op sevll' apres
« j'infraction fOl'melle de mes ol'dres qlli lui défen-
« daient de venir icí, et lui décIaraient que ma
I( porte lui serait fermée : je m'attends a tmItes ses
{( évolutions, et nous verrons bien» (1).


Des la veilIe, le marquis avait fait une par'eille
déclaration devant l'autorité meme : (( Je suis
« bien éloigné de vouloirimportuner les ministres
« du roi; les insensés qui portent mon 110m n' ont
« que trop abusé de leur indulgenee, Mais c'est
« dans vos mains que je dois remettre un ordr'e
« que le roi avait eu la bonté d'accorder a la de-
« mande de mes enfalls, par lequel mon fils, au
« s01'tir du donjon de Vincennes, était a mes 01'-
« dres qllant a sa résidence ................ .
« Mon fiIs a plaidé, malgré moi , contre sa remme.
« lJ a perdu son proceso Il a fait des plans, a la
« sllite de cet événement, auxquels j'ai refusé mon
« approbation, ainsí que mon consentement a ce
« ce qll'il vint a Paris, motivant les raisons que
C( j'avais de m'y oppose ... Ses voies ne ~ont pas les
« miennes. n arrive, me dit-il, pOlIr recevoir de
« plus pres mes commandcmcns; je ne lIle plains
« point a vous de cette désobéissance. ~lais je re-
« nonce désortJwis a le servir a ma maniere, ainsi


(1) LeUre inéditc du mal'ql1is de Mirabeau a llladamc du
Saillant, dn 20 septemlH'e '1783.




DE MIRABEAU. 423


{( qu'a lOllte autol'Íté sur lui; il a trente-quatl'e ans
<' passés, il a été mal'ié; je ) ui ai faít la part, dans
« Hles biens, que ma fortune m'a permiso Je l'avais
« puní, quand j'ai cru qu'il le méritait; je lui ai
( pardonné quand yai espéré qu'il rentl'erait clans
« l'ordre de ses devoirs; je l'ai tiré des malheu-
C( l'euses affail'es dont il était enveloppé: je l'avais
«( mis a nu~me de se rejoindrc avec sa fpmme, et a
{( portée de regagnel' l'estime de la provincc ou il
« aura un jour des possessions; je l'ai l'éuni avee
« iDUS les mernbl'es sains de la famille. Ma tache es!
(( faite el ,>emplie. e'est a lui a prendre désormais
« les pal·tis qu'il jugfra lui etre les plus avanta-
«( geux . .le ne peux plus le servir, ni le guider,
(( ni en répolldre. En. conséquence, je remets
«( l'ordre, el vous supplie de vouloir bien porler
« aux pieds du roi mes tres-humbles remerci-
« lllcns de la grfwe. qu'il m'avait accordée, de dis-
« poser de mOll fiIs, sous son autorité sacrée )) e).


Pl'essé de terminer le l'écit d'un pl'oces déplora-
ble, nousne ferons plus que rapporter les principaux
fiúts, sans détails, ni commenlaires, ni citations.
L'arl'ivée de Mil'abeau, et son dessein connu, ef-
f,>ayaient beaucoup la famille Marignane qui craÍ-
guait, avec raison, l'événement d'un pourvoi, el


(1) LetLre dn mal'qnis de JHirabeau a M. Am~lot, du ,19 ser-
tem bl'l~ US3.




MÉMOIRES
l'éclat des Mémoires et plaidoiries. Toutes sor tes
d'intrigues furent employées pour contrarier 1'0-
piniatre appelant. 00 peut voir dans l'ouvrage de
Pellchet (1), la dénonciation également odieuse et
mensongere qui fut écrite, le 20 octohre 1783, a
M. Lenoir, par le procureur-général, Leblancde
Castillon, sifflé dans la personne de l'avocat-général
qu'iJ avait commis. Mirabeau répandit, vers le 20
février 1784, un Mémoire qu'il avait fait imprimer
a Lyon, pendant un rapide et furtifvoyage qu'il y
fit, ainsi qll'en Dauphiné, et dont cette impression
n' était pas le seul motif; Mémoire dont la· distri-
bution, a peine commencée,.fllt interrompue par
la direction de la librairie de París, sous prétextc
qu'une ordonnance défendait de pllbJier les re-
quétes en cassation, jusqll'a ce qu'elles fllssent
devenues contl'adictoires.


Mi rabeau en appela au garde dessceaux, avec qui il
eut, sans aucun succes, une conversation fort vive,
oti, s'iI faut I'en croil'e, iI parIa beaucoup moins en
plaideur suppIiant, qu' en trihun, en pllblicistc,
et méme en législateur (2). n échoua aussi en
s'adrcssant an roi, en mai 178/.- 11 COUI'ut en Bel-


(1) Tome 2, page 252.
(2) On peut s'en convaincre en lisant les pages VI a XIII


de 1'avant-propos"du Mémoire du comte de lJfirabeau, sup-
primé au moment méme de sa publication, el !'(Iimprimé, etc.
084 - in-!!o.




DE MIRABEAU.


gique, il réimprima sonfactum, en y joignantun
narré peu flaueUl' de sa dé marche aupres du garde
des sceaux, et de leur entretien. Il en fit introduire
furtivement r500 exemplaires, dont M. de Miro-
mesnil, quoique personnellement off en sé , ne
gima que faiblement la distribution. Ce fut, du
reste, de la part de Mirabeau, un acte de vengeance
également inutile et dangereux; el, sans en tirer
Rllcun avantage, cal' sa reqmhe fut rejetée, il
augmenta le nombre de ses ennemis, et le renom
de turbulence et d'audace qu'il devait a ses antécé-
denso


En terminant ce pénible récit, nOl1S réunirons
id ce ql1i -nous reste a dire sur le compte de mu-
dame de Mirabeau, dont iI ne sera plus question
dans la suite de notre travail.


Apres sa séparation, elle continua d'habiter
sl1ccessivement la ville d' Aix', et les chateaux voi-
sins, Marignane, Tourves, le Tholonet, le Bar, 01\
sa vÍe s'écoulait au milieu des sociétés et des retes,
dontl'étol1I'dissement n' excluait pas l' ennui,cQmme
le prouvent ses lettres que nous avons citées, et
plusieurs aulres qui sont entre nos mains. Apres
1'0vation éclatante qui suivit l'élection de Mirabeall
a Aix, le 13 mars 1789, le pel1ple se porta en
foule a l'hótel de Mal'igoane ,et une députation
nombreuse sollicita la comtesse de se réunir a son




426 MÉMOIRES
mal'i; ce que n'auraient pu faire ces in tel'pellatiolls
pacifiques, mais lumultueuses, madame du Sail-
Jant l'essaya vers la fin de 1790. Des lettres furent
écrites par elle et par son frere, et la négociation
dlait probablement réussir, quand la mort inopinée
de Mirabeau la rendit sans objeto 5a veuve émigl'a
peu apres avec M. de Marignane; elle passa quelque~
tristes années dans .l'exil et dans la pauvreté.
Hentrée en Fran,ce, le 'J.7 novembre 1796, son
premier soin fut d'écrire a madame du Saillanl;
el nous tl'ouvons dans les extraits que nous allons
transcrire en note, les ~euls faits qu'il soit utile de
I'apportel' (1).


(I)" Apres le temps qui s'est écoulé, et les événemens quí
" ont en líeu depuis que vous n'avez entendll parlel" de moí,
« ma chere sreur, vous serez, san s doute, surprise de me
" savoir si rapprochée de vous (·l. Ce n'est pas que j'aie né-
« gligé les occasions de me rappeler avatre souvenir, et de
" savoir de'vas nouvelles; mais jP. n'ai pas Ílté heut'ense, et
" mes soíns n'ont e1é suívis d'aucull sueces; j'ignore abso-
" ¡ument tout ce qui V!)US intél'esse, et je puis vous aSSl1l'er
« que e'est une peine qui s'est vivernent fait sentü' au milieu
" de tmItes celles dont j'ai été aeeablée, el dont je n'oserais
« me plaindre, ce sort ayant été eelui de taot et tant de
" gens. Par oü commeneel'ai-je tont ce que j'ai a vous dire,
« ma ehere sreur, cal' j'espcrc que vons voudl'ez bien tou-
" jOllrs l'etre, malgré le changemcnt des circonstances; je
'( sens que man ereur est toujours le meme ponr vous; les


(') Cette lt'tlrc est écrite de Lyoll.




DE JUl1\ABEAU. 427


Madame de Mirabeau, devenue, par un seculIJ
lllariage, madame deJa Rocea, obtint en jl1in 1797


" années, les événemens m'apprennent, au cOlltl'ail'e, a.
,. mieux appl'écier encore )'amitié et les bontés dont vous
" m'avez comblée dans les temps heureux que j'ai passés au·
" pl'es de vous. Cet intervalle de ma jeunesse excite tou-
" joUl's cn moi une sorte d'attendrissement, tontes les foís
" qu'il se présente a ma mémoire, et c'est, en Vél'ité, une
" des pensées qui se représentcnt le plus souvent. . . . . .


" Je vais, a pr~sent, vous parler de moi, ma chere slEur: si
" j'avais plus suivi les ~ienséances que l'effusion de mon
" coollr~ j'aurais commencé par vous faire part de mon ma-
" riage. Je n'ai plus l'avantage de porter votre nom; mais je
" ne vous en suis pas moins aUachée, je n'en sllis pas moins
" votre scellr; j'ai épousé le comte de la Rocca, un tres-
« digne et tres~excelient sujet, qui s'est acquis beaucoup


'" de gloíre dans la guerre, comme officiet' au service du
" roí de Sal'daigne, et posí'Me ¡'estime de tous les honnetc~
" gens; il faít le bonheur de mon pe1'e, et nous lui devons
" notre existence, depuis prcsde t1'ois ans que nous sommes
" I'éunis. J'ai un fils, sur leque! je commcnce a compter,
" quoique cet age soit fragile, et je ue l'al que trop appl'is
" a mes dépens (*). La qnalilé d'étrangcl', de mon marÍ, me
" met dan s une position différente des autres personnes
" qni l'entrent comme moi; et me faít espérer que je pour-
" rai 1'éclame1', avec succes, mes d1'oits sur les biens de
" mOll pere. Voilil la raison qui m'a portée a le quiLter qllel-
" lJue temps» (H).


(*) Cet enfant llIourut quelque temps apreso
(') Lettre inédite de madame de Mirabeau ,\ madame dll Saillanl,


du 30 novelllbre 17!Jfj.




MÉMOIRES
su l'adiation provisoire de la liste des émigrés.
MaisbientOt ellefut frappée d'un nouveau malhellr;
M. de la Rocca roourut, le 24 pluviose' an 6,
des suites négligées d'une chute de voitlll'C i et sa


. veuve en témoignala plus vive affiiction) dans des
lettres que nous avons sous les yeux.


Peu apres cet événement, elle vint a París, el se
logea chez madame du Saillant, a l'hotel de Mil'a-
beau meme, au milieu du luxe I'oyal du XVI" siecle,
conservé intact dans la chambre de Marguerite de
Valois, a qui la spirituelle réfugiée se comparait,
non, eertes,. pal' la beauté et les galanterie.s,mais
par les. vieissitudes d'une vie pénible et des orages
de faroille, par le périlleux isolement d'Ull divol'ce,
par le gout et la pratique des a1'l5 et des leures.
Elle rentra dans tOlltes les habitudes de l'ancienne
cornmensalité qu'elle avait toujOUl'S regl'euée; elle
s'attacha plus fortement que jamais a madame dll .
Saillant, ainsi qu'a sa nOmbl'ellSe et belle· famille.
Elle se prit d'une extreme tendresse pour un enfant
que ses botes traitaient eomme s'il eút été un des
leurs, paree que Mirabeau l'avait adopté, élevé, doté
en mOllrant. Madame de Mirabeau (cal' elle avait
repris ce nom) alla meme jusqu'a donner par tes-
tament, á ce jellne homme, toute la partie disponi-
ble de sa fortune, legs considérable qu'un irrépa-
rabIe vice de forme laissa sans efieL Elle vécut
ainsi trois aus, SOllvent mélancoliquc, plus sou-




DE MIRABEAU.


vent gaie, selon les variations de sa santé assez
mauvaise, et de ses affaires dont le rétablissement
éprouvait des difficultés; du reste, on la voyait
toujo).lrs occupée de son Mirabeau; retourd'autant
plus remarquable qu'elIe devait connaitre la cor-
l'espondance de Vincennes, dont, a cette époque,
la publication datait déja de p]usieurs années, et
Ol! madamede Mirabeau est diffamée horriblement.
Elle ne cessa de s'entourer des lettres de son pre-
miel' mari, de ses portraits, de sa musique de pré-
dilection, qu'elle chantait avec une voix et un art
encore admirables. Tout-a-coup surprise par une
maladie aigue, elle momut, en quelques heures,
a peine agée de qU<lrante-huit ans, le 15 ventose
an VIll (6 mars 1800), dans la chambre et dans le
lit meme de Mirabeau, dont le souvenir lui inspirait
chaquejour desregrets plus passionnés.


Une fatalité étrauge avait rompu leurs liens. Ma-
dame de Mirabeau, comme d'autres membres de
la familIe, n'avait pas compris son mari qui, lui-
meme l'avol1e, 'était d'une portée trop haute et
trop inégale pOUl' elle (1). Spirituelle, mais frivole;
sensée, mais Jégere; moins nalve que timide; étour.


(l) Lettre inédite, déjit citée, de Mil'abean it madame du
Saillant, du 25 octohre .780. Voil' page tO,5 du présent
fome IJI.




430 MÉMOIRES
die plus que sincere, impressionnable plus que
sensible; caressante el non tendre; opiniatre, quoi-
que sans aigreur; vaine, quoique sans orgueil;
susceptible, non de haine, mais de préventions;
plus réguliere dans ses mreurs que dans sa condllite;
douée de qualités aimahles, pIutót que de solides
vel'tus; du reste douce, affable, officieuse, bien-
faisante, telle fut madame de Mirabeau. Ce qui,
surtout, nous pouvons meme dire ce qui unique-
ment la sépara de son mari, ce fut sa faiblesse, qui
la rendit iDcapable de résister a l'égolsme pater-
nel, aux obsessions de ses collatéraux, aux entral-
nemens de]a société, aux enivremens de la flal-
terie. Plus tard, les deux rudes écoles de l'age etdu
malheur avaient effacé ses défauts, et perfectionné
ses qualités. On ne peut douter que sa réunion
avec Mirabeau ne leur e(lt assuré un sort domes-
tique paisible, heureux , honorable jet iI n'a peut-
etre manquéasa veuve que de vieillir,pour s'élever
a la hauteur du nom qu' elle avait repris, et dont
elle était devenue digne, aussitót qu'el1e sut s'en
énorgueillit·.


Le récit que nous vcnons de faire marque el
termine la premiere partie de notre travai], dont
les deux moitiés, d'apl'es notre systeme; doivent
avoir une physionomie essentiellement différente.




DE MIRABEAU. 431


En erfet, e' est a l' époque ou HOUS so mm es par-
venu que finit, selon HOUS, la vie privée, et que
commence la vie politique de Mirabeau. Quelques
explications sommaires doivent suffire, nous l' es-
pérons, pour justifier eette distinction sur laquelle,
indépendamment de notre plan et de notre but,
nous serons faeilement d'accord avec les leeteurs
dont nous ambitionnons le suffrage.


Depuis la naissance de Mirabeau jusqu'a son
proees d'Aix, inclusivement, des doeumens tels
quels ont imrniscé le public dans le seeret, bien ou
rúal éompris, des affaires privées de eet homme
exlraordinaire.


Ainsi, dans le lUémoire apologétique que nons
avOllS tant de fois cité, qu'il éerivit le 1 er mars 1778,
et qui est le plus bel ornement de la correspon-
dance de Vincennes, Mirabeau fait lui-meme un
long récit, el le tableall [ortement colorié des
vicissitlldes de sa vi e, depuis son bereeau jusqu'au
premier jour de son emprisonnement an don-
jon. Apres ces doeumens publies, se développent
les longs détails de la eorrespondance impri-
mée par Manuel; ensuite viennent deux gros
volumes in quarto de Mémoires judiciaires,
distribués dans les deux proces, de révision a
Pontarlier, de séparation a Aix; Mémoil'es restés
dans les mains de quelques eurieux, et surtout
réimprimés en partie dans des recueils de causes




MÉMOll\ES
célebres (1);, et anssi pal' Vitry en 1806, et par
Peuchet, en 1824, avec des selltimens ,bien dis-
semblables toutefois; car l'un est l'aveugle admi-
rateur, et l'autre le contempteur acharné d/un
homme qu'ils n' ont pas mÍeux jugé l'un que l'autre;
tous denx trompés, du reste, dalls leur bUl, car
celui-ci sert la mémoire de Mirabeau en voulallt
lui nuire, et celui-Ia le dénigre en croyant le van-
ter.


Cet ensemble de Mémoires et de correspondan ces,
fournissait le récit a la fois le plus inexact et le plus
circonstancié de la vie privée de Mírabeau, depuis
ses premiers ans jusqu'au-dela des troís qnarts (k
sa vico Ainsi livrés an public, ces divers matériaux
ont naturellement fait le fond de toutes les bio-
graphies qui ont précédé la nótre. Car, s'agissant
d'un personnage aussi considérable, les hommes
qui ont voulu parler de lui se sont bien gardés
de rien omettre de ce que de tels documens leur
apprenaient; chacun, préoccupé de son sentiment
proprc, et de son opinion particuliere, n'a pas vu,
ou n'a pas voulu voir ce qu'il yavait de naturel.
lement, suspect dans de pareilIes sources. Les écri-
vains qui voulaient 'louer Mirabeau ont, ou pris
pour certain tout ce qu'il disait a son avantage,
011 passé condamnation sur son caractere et sa


(1) Notamm",nt dans la eollection de feu Maurice M'éjan.
"




DI. MIRA..BÉAU.
conduite, pourvu que l'on ne contestat point son
génie et ses services. Dans un sens contraire,
d'autres n'ont eru, n'ont reeueilli, n'ont reproduit
{llJe ce qui lui était défavorahIe. La puré vérité,
des-Iors, n'a pu s·e trouver d'aueun des deux cótés;
etl'espeee de fataIité qui , aidée par les fougues ,
les erreurs et les torts de Mirabeau, n'a cessé de
troubler sa víe, a voulu que seul, ou presque seul,
de la classe peu nombreuse des hommes vraiment
supérleurs, iI apparút devant ravenir dans la plus
complete nudité de la vie privée; et qu'il y fút ex-
posé sous un aspect propre a placer les beautés de
son ame el de son caractere dans l'ombre, et leurs
difformités au grand jour et en relief.


Nous l'avons dit ail1eurs : par cela seul que nos
devanciers;s' emparant de matériaux prodigués sans
choix par la publicité, en avaient tiré la peinturc
la plus détailIée mais aussi la plus faus3e de
Mirabeau homme privé, a notre tour nous devions,
minotieux au profit de la vérité, paree que d'au-
tres l'avaient été a ses dépens, entrer dan s la meme
carriere, les y suivre dans toutes leurs directions et
aberration:5 , relever une a une les erl'eurs qu'ils
avaient semées pas a pM; erreurs d'ignorance ou
de précipitation, de Mgereté Oll de haine, que nnI
autre que nous ne pouvait réfuter comme nous;
en un mot, repreI\dre tous les faits, .les apprécier,
les soumettre a une discussion contradictoire,


m. ~




434 MÉMOIRES
rappol'ter et conclure, en appuyant nos affirma-
tions, comme nos démentis, de preuves que
la postérité impartiale aLtend jusqu'a ce qu'elle
les obtienne, et sur lesquelles son jugement est
prononcé en dernier ressort. .


Mais, sur ce sujet particulier, notre tache avait,
á notre avis, des limites naturelJes. Que nous par-
lassions de tout ce dont on avait parlé avant nous,
c'était de droit et de devoir. Au moment, au con-
traire, oú nos prédécesseurs s'étaient tus, fante de
documens, iI nous a semblé que nous devions nou s
taire aussi :dans notre opinion, toute la vie privée
d'un homme célebre, quel qu'il soit, n'appartient
pas nécessairement au publico L' écrivain gui res-
pecte l'un et l'autre ne doit pas tout dire. Il ne doit
pas, surtout, attacher au souvenir immortel d'un
grand noro, ~t livrel' a l'universelle curiosité qu'il
excite, certains détails qui, a l'égard des auLres
hommes, sont voilés soigneusement par la piété
des familles. Aussi bien en ce qui con cerne
Mirabeau, sa carriere politique si vaslc dans sa
brieveté, s,e mele a d' assez gl'ands faÍts, appelle
assez de hautes pensées, ponr qu'il n'y ait pas plus
de nécessité que de convenance a en énerver le
récit par de frivoles anecdotes, et des misel'es do-
mestiques.


Mais pourrait-on conclure denotre aveu qu'aussi
appliqué a cacher tout ce qui nuirait a la mémoirc




DE MIRABEAU. 4.35


de Mirabeau, qu'á montrer tout ce qui peut lui
faire honneur, nous n'avons écrit qu'un panégy-
rir¡ud


Nous répondrions qu'une telle supposition serait
crronée.


Nous avons donné des explications aussi incon-
testables que démonstratives. Nous n'avons pas
présenté les faits' sous leur seuI aspect favorable a
Mirabeau, nous les avons mOntrés sous leur vrai
joU!', quelle que fut la conclusion a en tirer. Nous
n'avons pas inventé ou exagéré ce qui était bien;
nous en avons fait le récit et fouroi la preuve. Nous
n'avons nié ni soustrait rien oe cc qui était mal;
nOllS I'avons péremptoirement démenti, ou fran-
chement avoué.


Enfin nous avons été mesuré, mais exact; partial,
mais consciencieux; pudique, mais sincere. Nous
déclarons hatÍtement qu'il n'y a pas un fait vrai
qui soit oublié ou travestí dans toule la narration
qui précede; et nous défions, a cet égatd, toutes
lescontr:adíctions possibles.


Quant aux volumes ~uivans, nous agirons de
meme : écrivant la vie publique de Mirabeau, 'l10US
dírons tous les faits publics, connus ou inconnus,
dont la vérité nous sera démontrée ; mais nous ne
dirons plus que ceux-Ia, nous n'écrirons plus que
pour l'histoire.


Qu'ajouterion" .. nous, du reste:




Ml~'JOIRr,S
Que J\'Iirabeau fut, dans la seconde pal'tie de s;\


vie privée, ce que nous l'avons vu dans la pre-
miere; obligeant et affable, confiant el généreux;
aussi bon el facile qu'impétueux el violent; aussi
enclin a faire le bien que lenl a croire el prompt a
oublier le mal; aussi dévoué a l'amitié qu'illcapable
de haine et de vengeance; aussi passionné pour la
vertu qu'abandonné a ses passioIJs.


Que dirions-nous encore? Que J\'Iirabeau, dont
quelques écrivains ont fait un forcené joueur, un
ignoble débauché, un 'Vorace gastronome, s'endor-
mait au jeu, avait toute débauche en horreur, dé·,
jeunait avec du thé et dinait endix minutes aux
tables les plus splendides, oú, a la vérité, iI fixait
pendant des heures entieres ses convives fascinés
par une éloquence qui, disent ses amis, était bien
plus brillante dans la ct?nversation qu'a la tribu ne.


Et puis encore? Que de grands et justes re-
proches ~ont adressés a J\'Iirabeau a cause du dé-
sordre de ses mreurs et de ses affaires?


A cause de ses mreurs, parce que sa pa~sion ef-
frénée pour les femmes le jeta dans des liaisons
sans pombre r passion. funeste sans doute, mais
plus funeste que vraiment coupable, cal' elle
était en quelque sorte involontaire, ou pour mieux
dire toute physique; et Ierésultat congénial d'une
espece de satyriasis qui le tourmenta toute sa vie,
et qui se manifm;tait encore quelques heures apres




DE MIRABEAU.


sa mort, ülÍt étrange asscrément, mal:; certain.
A cause de ses affaires, paree que, toujours


pauvre, toujours incapable de compter et de se
p"i ver, toujours tI"availlé de besoins, affamé de r
présentation, toujOUI'S confiant dans l'avenir en
meroe temps qu'insouciant du lendemain, il em-
pl'Unta et dépensa beaucoup, ne rendit el ne paya
guere ..... .


Les détails de vÍe prillée que nous pourrions
ajouter a la vie publique, n 'apprendraient a nos
lecteurs que ce qu'ils savent d'avance, c'est-a-dire,
par exemple, que Mirabeau, depuis comme avant
1783, a fait beaucoup de dettes, eL lié une multi-
tude d'intrigues de galanterie. Oll est la nécessité
d'ajouter a cette notoriété générale, maisconfuse?
Dirions-nous des noros? Ce ne semit qu'un nou-
,'eau scandale sans excuse comme sans utilité; tai-
I'ions-nous les noms propl'es? Nous n'écririons plus
qu'un roman vulgaire. Et a qui s'adresseraient ces
détails oiseux ou coupables? a la postérité, devant
qui comparaitra peut-etre 1'0bscUl" biographe, a
la suite du grand homme? Mais elle ne voudra
de Mil'abeau que ses reuvres publiques. A nos
contemporains? Mais si les uns nous pressent de
parler, les autres nous somment de nous taire.
Quunt a ces derniers, dont nous respectons la pu-
deur el partageons les senl pules, nOllS les prion~
de comprcndre el df' justifie[' nOITtl silence; quanl






438 MÉMOTRES
aux premiers, nous leul' dil'ons que Mirabeau, jus-
qu'a présent, leur a fourni assez de snjets d'études
psychologiques; qu'assez d'autres écrivains, san s
nous, se chargent de leur en présenter de tout
genre, et que, (( s'ils velllent des drames en cinq
(( actes, ilsaillent endemanderau théatre» (1).


Ainsi, a partir de ce moment, nous changeons
tout-a-fait le mode suivi dans nolre narration. Jus-
qu'iei nous l'avions continuellement tissue d'ex.-
traits pris dan s nos cOl'l'espondances de famille,
auxquels nous trouvions l'avantage de présenter la
vie privée sous un jour tout nouveau , de caracté-
riser les personnes et les faits, de prouver les as-
sertions de notre récit; de le varier, de lui donner
du mouvement et une eouleur imprévue, originale
et spirituelIe. Nous devom~, désormais, nous in ter-
dire presqu'entierement eette ressource, pour ne
pas tombel' dans un abus que nous espérons avoir
évité. On yerra bientót, d'ailleurs, qu'aprcs le
proces d'Aix Mirabeau n'eut que peu de rapports
avec son pere et son ancle, qui , des-Iors , ne sont
presque pas melés asa vie publique C).


el) Lettrc (déjit :citée ci-dessus, page 347) dumarquis au
bailli de Mirabeau, du 27 janvier 1783.


(2) Parmi 'les documens imprimés d'apres Mirabeau lui-
meme. et relatifs aux époques subséquentes a ~ 783, on ne
trouve plus de mention de débats domestiques que dan s les




DE MIRABEAU. 439


Mais, dira-t·on que 110US aurions dli faire plu ..
tal le sacrifice de lout ce qui ne se I'apporte qu'a
la vie privé e ? nous reprochel'a-t-on d'avoir I'es-
sené Mirabeau dans une optique trop étroite?
d'avoir mis des touches mesquines a la place des
gl'ands traits qui doivent peindl'e cette impo-
sanle figure historique? 'Nous avons ailleurs ex-
pliqué notre dessein (1); en l'accomplissant, nous
nous y sommes de plus en plus attaché. Nous
avons peint l'indivídu tel que nous l'a fait con-
naitre" une étude que uul n'avait entreprise, ni
pu entl'eprendre auparavant. . Nous nous sommes
efforcé de rendre au grand hOlllme ce que d'in-
justes prévenLions luí <1vaient até; nous n'avons
pas cl'aint de le filire pamitre moindre, en le mon-
trant meilleur ,cal' nous ne sommes pas de ceux
qui pensent que la gloire peut se pass el' de honté,
et le génie de vertu.
Nous~devons~dire,'au surplus, que nos sacrifices


se bornent aux correspondan ces domestiques. Sauf


Lettres a Chamfort (París, an V; pages 45, 84 et 88). Ces
breves melltions se rapportent a une instance judiciail'c, al!
sujet de la pension que Mirabeau sollicitait comme unique
moyen d'existence et qu'il ne pouvait obtenir. Le jugement
lui fut favorable:; mais/ne pouvant en réaliser l'effet sans
jlOUl'sllÍvre son perc, il s'abstint , et vécut précairement et
pauvrement des seuls fruits de son tl'avail.


(') Tome 2, pages 249 a 257.




l\-lÉMOIRES DE JUIR.ABEAlJ.
ce l'eLl'allchement, nous continuerons llotre tl'a-
vail COlllme nous l'avons commencé, en évitant,
autant que possibJe, de reproduire des documens
déja imprimés, en employant beaucoup de maté-
l'iaux inédits; et 'quoique la physionomie de notl'e
ouvrage soit dorénavant modifiée, nous espérons
({'le son cat'actere de honne foi et devérité toujours
probanle n'aura pas été affaibli par le changement
des procMé$ et de. fOl'mes de l:éd¡lclion,


_ ....




APPENDICE.~







APPENDICE DU TOME 111.
( Yoir ci-dessus, page i34.)


FRAGMENS DIVERS
EXTRAITS DES LETTRES IXÉDITES DU MARQVIS DE MIRAIlEAU


AV MARQUIS LONGO.


Remarques de l' écrivain sur lui-méme •


. . . . Quand on m'a lu (car c'était le soir)
l'article de votre lettre OU vous parlez de ma prétendue
éloquence, je me suis éCl'ié : Eh! bon Dieu! je n' ai de




APPENDICE


ma vie persuade personne.; j'ai vu qu'on souríait, ce
qui me fait croire qu'ils médisent de moi quand je n'y
iuis pas; mais je puis vous jurel' l° que je n'ai jamais
soutenu de paradoxe de moí connu tel; ma conscience
en aurait des nausées, c'est un jeu vil et mortifiant
pour l'esprithumain, a l'égald'une promenade daos la
cour de la maison des fols. Quand j'ai seulement re-
connn un homme pOUI' aimer a disputer pour disputer,
ou qu'il m'a été dénoncé tel, íI ne m'est plus possible
de l'écouter; jugez si je voudrais en user de la sorte;
je suis, en un mot, toujours intéressé. Au théatre, a la
conversation, au regarder, 11 1'0ulr, si je ne m'intéresse
.le pense a autre chose; mais, en général, .le /mets de
l'intéret a tout; 01', le sentiment est souvent mauvais
logicien, mais jamais trompeur sciemment. 2° Je suis
opiniatre, eomme une femme en mal d'enfant est
torte; une question éveille une multitude d'idées, l'ex-
plosion est forte, l'expressíon étroile, on croit que je
m'emporte, et .le ne fais que m'ímpatienter. Semblable
a un écolierqui sert la messl', qui nedít que les derniers
ruots de son verset, ma réponse est faile avant que l'op-
posant sojt asa quatrieme parole, ct il Caut quej'écoute
les particules, les adverbes, les círcolllocutions, et l'0I!.
appelle cela écouter! Peut-etl'e daus votl'e pap, si vif,
n'avez-vous pas de ces liéballeurs de dialectiqu«; mais
chez nous ils ahondent. 01' done, une dame me disait
un .lour : JTotre génie est pou,. nous ce qu' était Dieu
pour Moise , sur le mont Sina"i; il ne nous parle qu' a
travers un buisson ardent. La meme, en écoutant lire
de mes réponses économiques, disait : On vous présente




DU TOME III.


un gobelet pour avoir un verre d' eau, vous versez de
Jort ltaut, trop fort et trap abondamment, vous écla-
bOl/,ssez, et rien ne reste dans le verre. On ne dit de
ces choses-Ia, Monsieur, qu'a ceux qui en rient et qui
s'y reconnaissent. Oh! jugez si cela ressemble a de
l'éloquence persuasive !


(Lettre écrite du Bignon, du 12 novembre 1776.)


.:A propos d'u'n pr:ojet da marquú de Miraheau, d'imprimer une
collection générale de ses aUl're.r.


Vous me direz que je veux etre comme le vieillard
de la fable, qui, Q cent ans, demandait encore a la mort
le temps de faire et achever une aile de son batirnent;
mais je vousassure que si les lettres et les affaires ne me
prcnaient pas tout mon temps, ce ne serait pas besogne
fort longlle. J'observe en outre de faire chaque jour de
l'exercice, meme pénible, a pied, pour ne pas laisser
rouiller les organes, el je ue sais point penser de suite
quand je suis seul; ainsi c'est temps perdu. J'anone
et roule d'involonlaires idées. Je me surpris, par
cxemple, iI Y a un mois ou deux, un jour de cha-
grín et de tristes affaires, ayant tout - a -coup fait,




446 APPENDICE


sans y songer, cé couplet, sur l'air d'un ancien vau-
deville :


En quoi consiste la sagesse?
Dans les sucd~s.


En quoi consiste la vieiUesse?
Dans les regrets.


Pauvre homme, tant que je vivrai,
Sage ni vieuxje ne serai.


Vous rn'allez prendre pour le patriarche des impro-
visateurs, rnais vous aimez a me voir dans mes lettres,
me voila. An reste, je sais bien que le temps nous
trompe, surtout dans la vieillesse, qui raccoureit le temps
comme le eorps. Le temps offre une surface ardue a la
jeunesse, raboteuse a l'age mur, glissante a la vieilIcsse;
mais, au pis, nous devons surtout fuir le rnal-etre. Or,
ou ron n'est point, ou l'on désire et espere encore quel-
que chose. Mes ouvrages done, et l'espoir de faire
quelque bien, me tiendront toujours, du moins je 1'es-
pere, une sor te de perspective fralche dans la vie.


Au· reste, je sais fort bien que vous me flatte7.; mais
quant aux .innombrables négligences de mon style
moitié figures et rnétaphores, de mon gout pOUI' les pro-
verbes et les marotismes, et les 1110tS forgés , au fond
dans tout mon jargon rustique vou's trouverez dli vrai,
en effet, de ce vrai qui HOUS vient de Dieu, et qui
apparticnt a la supériorité. Du reste, je n'ai jamais
prétendu ni da prétendre au litre de truchement uni-
versel, et a entrer en concurren ce avec la trompette du
jugement. Mais que chacun fasse comme moi, qu'il




DU TOME III. 447


parle et répete de son mieux a ses semblables, et a la
fin tout le monde se trouvera instruit.


(Lettre dalée de Pari(, du 28 aoút 1 ???)


. . . . . . . . Croyez qu'il ne faut pas tant courir
pour tirer choses nouvelles des autres hommes; il n'en
est gucre qui ne puisse nous apprendre quelque chose.
Je sais fort bien cela, etje le pratique mal, parce que
le moyen est de ne pas vivre dans sa tete,et de l'oublier.
Quant a moi, ce n'est pas lacloison de présomption qui
m'empeche de glaner chez autrui, mais ceUe d'exubé-
rance; en meme temps que je suis tres-farouche et ré-
fractaire a l'impot indirectque l'amour-propre d'autrui,
et les mérites ou avantages de convention veulent tirer
sur moi, un tiers qui raisonne ouvre le robinet chez moi,
et tout s'en va. Depuis que· je suis vieux je me le par-
donnedavantage, étant une maniere de Boerhaave poli-
tique qu'on vient consulter, et la charité m'en blame;
mais si, avec la facilité que Dieu m'avait donnée pour
m'approprier le bien d'autrui, j'eusse su le chercher et
me contenir, je serais bien riche.


(Lettre datée du Bignol1. du 20 1100ambre i 777.)




448 APPF,NDICP:


• . . . . o .. J'ai beaneoupaimé la littérature, et
je m'y suis livré daos la force de la jeunesse, c'est-a-dire
depuis vingt-trois ansjusqu'a vingt-huit, sous un excel-
lent maitre. J'ai fait des vers, toute tete vive et ardente
y prend a un certain age; mais, qui plus est, j'ai bien
connu l'art et les délicatesses de notre vraie versifica-
tion, noble par excellence, et dont, par parenthese, les
admirateurs de Voltaire n'ont aucune idée; je les ai
connues, dis-je, fort au-dela de ce que je pouvais exé-
cutero J'ai pourtant beaucoup travaillé en ce genre:
j'ai fait un poeme de la guerre, seul métier auquel on
m'eullivré jusqu'a l'age de vingt-sept ans e). Je n'ai
ríen laissé percer de tout cela, paree que, respectant fort
tous les préjugés dans leur racine, je me suis raisonné
celui qu' on appelle barbare, qui repousse les notables
beaux espritso J'ai senti qu'on devait comptc de ses
avantages, et que, qui retirait beaueoup de la société,
devait parahre vouloir lui rendre; que notre propre
réputation doit etre la suite et non l'objet de nos tr~­
vauxo J'ai done risqué le paquet de la publicité pour la
politique, science et devoir des notables, et cela m'a
réussi ;j'ai laissé mes vers au éabinet, etje erois yavoir
gagné. Je ne vous donnais pas ruon pauvre couplet e)


(1) Voir ce que nous avons dit a ce sujet, dan s la note de
la pag~ 465 du présent vo)ume. '


(') Voir!lu n· ~ <lu présent Appendice, page 444.




DU TOME III. 449


comme un impromptu) majs comme mon portrait pro-
fomlément philosophique. Quant a la poésie italienne,
voici mon histoire : Ayant fajt venir M. Buonamici pour
apprendre l'italien par la lecture. cal' les méthodes ('t
moi ne sommes pas cousins, je lui demanJai si cela se-
mit long; il me dit que c'était selon : si vous avez de
l'esprit, cela ira vile; si vous n'avez pas d' esprit, lcn-
tement. J'avais víngt-cinq ans, et croyais avoir de
l'esprit: il me don na les IcUres du cardinal Bentivoglio,
quí sont, en effet, charmantes de nalurel et de facilité;
je trouvai votre prose trop longue, je lui dcmanclai le
Tasse, il me dit que je n'y entendrais rien; oh ! celui-
la, je l'entendais des le ventre de ma mere! Quand
quclque chase m'arretait, je mettais un brin de papier
mauilJé collé a la marge~ etj'allais tanjaurs; je n'ollvris
de ma vie un dictionnaire. Bientot les notes et Buona-
miei disparurent; je lus l' Arioste, Pétrarque, Dante,
que sais-je? etje ne me raccommodai avec la prase que
pour le frate Thimothéo de la Mandragore, que je
erois de l' Ariaste. Depuis j' ai lu vos historiens) etc.;
et enBn tout.cela s'est perdu, avec toute autre littéra-
ture , dans l' orean éeonamique, qui seul a pu tenir
eontre mes affaires et mes ehagrins; mais vous seriez
édifié de ma collection de livres italiens dans ma bi-
bliotheque, et je fais le plus grand cas du génie litté- '
raire de cette nation, quoique en cela, comme dans
tout le reste, elle soit le fagot délié.


(Lettre du Bignon, du 23 novembre t777.)


III.




AP]>]<~NDICE


Ci)71sidératlons diverses sur la Religiol!.


. • . . . . . . Au fait, quoique nous ne soyans pas
du meme avis, je ne vois pas ce qui nous empecherait
de parler sur cette grande matiere, et de la traiter entre
nous selon la politique seulement. Nous sommes, il est
vrai, solitaires; mais la Sybille jugeait mieux dans
la solitude qu'elle n'eut fait dans les carrefours. 01'
tionc, soyons comme les casuistes, a qui il est permi~
de tout dire pour éclaircir une question.


Conformité intél'ieure ou non (chose qui ne tient
qu'a nos pensées, sur lesqueHes personne n'a dl'oit), je
sais que vous etes homme de bien, et vous auriez re·
gret un jour aux conséquences, telles que je vous les
feraí envisager. Je ne suis pas dévot, ce n' est pas a cette
école qu'on apprend a bien défendre la religion; et si
i'avais le bonhcur d'etre assez maitre de moi {Jour etre
vraimeDt exemplaire, si voudrais-je en faire honneur a
une probité accessible a l'émulation de mes entours,
d'un age a etre effrayés du rigorisme, et impatiens des
adminicules; et non pas que ma ver tu fUt attribuée a
des sccours surnaturels, a des motifs extatiques auxquels
on ne pardonne pas la moindre faiblesse, imperfection,
distraction, et qu'on croit tenus de signifier perfection
pléniere.


Voila, Monsieur, ma profession de foi a ce! égard,




DU TOME III.


mais je ne m'en erois pas moins fort pour VOUS dil'C et
vous persuader qu'un des plus grands délits de fait, s'il
n'est de volonté, qu'un homme puisse commettre, c'est
de se permettre quelque acte ou paroJe qui affaiblisse
autour de lui l'opinion d'une religion toute' sainte, qui
nous annonce un seu~ Dieu aut.eurde toute bienfaisance,
prodige de charité, foyer de toute lllmiere; un Dieu qlli
ne veut qu't~tre aimé et obéi, et qui n'a prononcé. dans
ses commandemens 11. l'homme, que l'amour de son
semblable et le bon ordre soeial; qui veut que l'hllma-
nité entiere ne fasse qu'un corps, dont il est le pere, ct
dont chaque individu est un mcmbre; qui légitime (1)
également avec tous autres sur l'amour et la toute-
puissanee du Pere Universel. Une religion qui réunit
fous ses membres en un meme esprit; religion simple
dans ses sacófiees, soumise et tendre dans ses dogmes,
charitable et constante dans sa discipline; qui appelle
tous les hommes a la meme table, a la co¡'~union du
pain, qui sanctifie et con sacre tous les actes de la vie,
qui embrasse et divinise en quelque sor te tous les liens
de la société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Vous m'allez croire fol, l° de parler latin devant les
eordcliers; 2° de vous adresser a vous, lVIonsiéur, cette
prosopopée; :10 de traÍter un articlc ou l'on est bien SUl'
de parler seul, 11. moins qll'on ne veuille faire comme
celui qni met l'épée 11 la main contre son ombre; mais


(1) Ce mot est ici employé selon son acccption ancienne,
qui exprime l'acte d~ prendre part dans les Jibé,'alités OH
la succession du pere cornmun.




452 APPENDICE


je vous assure que quand ce chapitre me tombe par ha.
sard sous la plume, je ne me fais pas faire bon quartier
par l'interIocuteur opposant. Cc.t homme ne serait pas
VOUS; maÍs pourtant il est impossible qu'a votre age vous
ayez comme moi pesé toutes les conséqucnces politiques
de la légereté sur cet a1,tic!e, que je erois le plus impor-
tant de ceux qui doivent ctre appuyés et redressés par
l'instruetion, mon grand et unique remede a tout.


(Lettre datée du Bignon, t 2 novembre t 776.)


. . , • Sp¡ez sur que tous les liens sociaux, et toute
société quelconque qui n'est point foire , caravane, ou
marché, tiennent a l'opinion de l'immorlalité de l'ame et
des peines et récompenses futures. L'homme s'y porte
de lui-me.me, pal' une suite de son ambition de ne rien
perdl'e et d'aequerir, par la sensibilité qui abhorre l'idée
du néant de ses idoles, et de ce qu' elle aima el dut aimer
et respecter (il ne me con vien t de parler qu' en poli tique ).
Sur eeHe base, tous les rites religieux sont autant de
liens précieux, indispensables, pour rapprocher les
hommes. Mais la fraude? mais le fanatisme? oil est le
l'emede? Oil? Dans la religion. Le peuple se fera des
superstitions sans vous, partout oil la débauche, l'im-




DU TOME I1I, 453


piété el lem' horrible ótounlissement n'annihileront pas
la crainte et l'espérance. Si la grele mena<;ait les gazes
et les poupéesdu palaiscomme les moissons, vous verriez
tout ee peuple rieur courir aux cloches comme celui des
campagnes. La crainte et l'espérance, dis-je, feront des
superstitions, et les superstitions feront des fripons.
L'espérance fait les anges blancs, la crainte les fait noirs;
et eomme il y a plus de crainte que d' espéranee, les
superstitions seront noires, les Dieux cruels, les eultes
sanglans, ou coupables et débordés, ce qui cst tout un.
n faut du pal'-del(¿ 11 l'homme, vous dis-jc; il faut au
bon un refuge, il faut au méchant on a l'espiegle un
fouetteur. L'homme done, qui est né dans une société, et
qui doit tont 11 une société, est né dans une religion, et
doit tout 11 une religion. Qu'illa respecte d'abord comme
sa mere; si elle radote, qu 'il la vénere; si elle a des
vices, qn'il les eonvre de son m~nteau; s'iI se sent la
force et la voeation de réformateur, il n'est qu'nne ma-
niere : 1 (J instruir'e, :1.0 instrnire, 3" instrnire, et tonjonr"
instrnire. La connaissance des droits et des devoirs
fomlés sur les avances et constituant la propriété, est
la base de'la religion natnrelle, et celle-ei l'est de tonte
autrc. Heurensement,parminous, rien n'esta réformer
que des abus purement humains. Il y en aura partont
et toujours, ce qui ne doit pas empecher de les com-
battre, mais de eette seu le ct unique maniere. Et, en
ceci comme en toute autre ehose, toutgénirateur d'état
quelcony'ue n'est qu'un fol dangerenx, s'il eroit pouvoir
tout faire. L'homme sage sait que tout homme ne pCllt et
uoit faire que son feuillet du grand li"re de ,,-¡e, et, s'il




454 APPENDICE


se peut, de vérité. Au reste, eomme je disais a ma vé-
nérable mere, qui, eomme femme jorte, fut toujours
pieuse, mais d'une haute piété, trouvant toujours le
confesseur voisin le meilleur, et ayant diminué d'ad-
minieules et d'inquiétudes a mesure qu'elle avan~ait en
age, je lui disais done que erédulcs et inerédules pou-
vaient se prendre par la main; que le premier prie el
dít: Mon Dieu! augmentez ma foi! Que le second
jure et dit : Ces chiens de Juifs semblent se tenir
expres pour faire un préjugé. Tel croit se moquer de
l'orviétan, qui ne se moque que du charlatan qui le
débite. De part et d'autre je me défie de la sécurité de
eeux qui eherehent a lever des troupes; mais je erois
que bien vivre est le chemin d'etre bientot d'accord de
ereur et d'esprit avec les simples, et j'ai éprouvé que
eela nous renda\t intérieurement incómpatibles avec les
raisonneurs destruetifs.


(Lettre datée de Paris, du 19 janlJier t777.)


Ne craignez rien sur l'article de la bigotterie : en au-
cun temps la dévotion populaire des ltaliens, et leur
prédilection pOUl' les adminicules n'ont passé pour une
preuve de leur piété. Les mreurs d'un peuple sont les




DU TOME lIJ. 4.'i5


vrais garans de ses dispositions rcligieuses, cornme elles
ensont le moyen préparatoire. Ayons des moours, la re-
ligion viendra comme d'elle-meme.Or, lemoyen que
l'Italie ait depuis mille ans jamais eu des moours? Il fau-
drait remonter jusques aux temps de Théodorie pour
1rouver ehez eux une lueur passagere degouvernement,
dirigé vers son objet naturel. Tout le reste n'est qu'un
tissu' de préeautions ennemies, de vues de démembre-
ment et de tyrannie. de mesures défensives et de pré-
paratifs d'hostilités. 11 n'y a dé prince vraimf'!nt légi-
time que celui qui est appelé par le voou du peuple, ou
qui succede aux. avances de la souveraineté que son
pere avait faite, posez cela, d'abord: tont ce qui n'est
pas prince légitime court risque d'etreforcé aux préeau-
tions de tyran, posez encore cela: de ces précautions,
la plus sure est de corrompre, cal' par par,ml qUU1rit :
tout corrompu est tyran dans l'ame, usurpateur de fait
ou de volonté du droit' d'autrui, iI est done attaché par
analogie. commodité, espérance, etc.; et au pis allcr il
est moins redoutable a l'usurpateur que tout autre. Je
crois done beaucoup de laches et d'athées ou impies
parmi vos oisifs et gens du monde,' beaucoup de tetes ac-
tives et rétrécies, disposition proprc a faire des intrig~ns.
J'y vois de grands talen s , mais décousus et incapables
de fairede gmndes, profondes et totales avances de mé-
rite et de vraie gloire. le leur crus et je leur crois, plus
qu'a touteautre nation, l'aptitude de connaitre la vél'ité
des principes religieux, de la flcience des droits et dcs
devoirs, et de consentir a ses résultats; mais je leur crois,
plus qu'a tous autres aussi, la disposition de dire dé tres-




456 APPENDICE
bonne foi: Video meliora, proboque, deteriora sequor,
et de se moquer de la simplicité des prétendus enthou-
si astes qui pensent que le regne de Niquée peut etre
réalisé.


Quand je vous ai dit que la religion était le premier
des liens sociaux,je n'ai pas pensé dire le premier en
date, mais le principal. On ne satirait etre éeonomiste .
réfléchi sans convenir de eette assertion. Nos principes
embrassent tout ~e peuple et l'humanité en général. En
supposant que l'apathie, l'habitude et l'impulsion du
moment, ou tout au plus le bavard philosophisme du
g¡;and peut-etl e puisse suffire au eitadin qui a les pieds
chauds et son pain cuit, certainement tout ce qui habite
sous le ciel, soi, ses avances et tout son espoir, est trap
tendllentrelacrainte et l'espérance, entre tous les biens
et tous les ruaux, trop exposéaux causes majeures, pour
que ce pays-Ia pui8sene lui etre d~ rien. Voyez l'homme
sur la mer, pret a tenter un grand danger? A l'aspect
de quelque grand objet i.:uprévll, l'ame 80rt de sa
sphere: grand attrait des adminicules les plus courts,
des recettes les plus communes; le signe de la croix fut
la ~ieux inventée de toutes les prieres, le plus facile des
préscrvatifs. L'astrologie, la divínation, la magie, toutes
les erreurs humaines non s sont une preuveque l'homme
sera religieux malgré nons; maís ille scra a sa guise, 11
ceHe de sa peur, le mauvais principe, la chandeHe an
Diable et le pretre endiablé: je vous ai déjll dit cela.
Un méehant culte faít de méchans adoratenrs, et les
méchans ne sont pas sociables. Croyez, mon estimable
ami: que je 11e veux pas plus faire les hommes resscm-




DU TOME III. 457


blans par l'opinion que par le visage; mais il est des
traits généraux quidoivent etre les memes; partout deux
yeux et deux oreilles; et si la moitié se piquait d'une ci-
catrice, de se peindre en rouge, et l'autre en noir, des-
lo~s voila deux partis. Je veux qu'il en soit de meme au
moral: le respect filial-, celui des vieillards, celui des
mahres, la pudeur, la bonne foi, l'utilité commune, ainsi
Jes autres devoirs, voila les vrais liens sociaux; mais il
faut que tout cela prenne sa racine dans un commande-
ment spécial et direct de Dieu , non-seulement parce
que cela est, la nature le dit, mais parce que cela doit
etre; que si le Dieu de notre ame, de notre appétit, de
notre effroi, ne dit cela, il dira autre chose, car il faut
qu'il dise pour exister. Et puis, eomme j'ai besoin de
l'homme le plus entier possible, j'ai besoin de lui élever
l'ame; et les grands motifs qui font cet effet-Ia sont tous
hors de lui, el plus ils s'éloignel)t, plus ils l'étendent.
Remplacez, mon cher, la religion du serment, si vous
pouvez vousfigurerun peuple ou elle ft'It cntiere,je voús
en défie, il vous paraitrait le paradis. . ; . . . eette
religion, néanmoins, ou s'adresse-t-ellc? Au Dieu vi-
vant de l'homme dans l'homme, a vant l'hornme, et dont
iI ne se dp.tourne qu'avec effort. ........ C'est
donc en révcillant la bonue foi, en déifiant les devoirs,
en appuyant l'unite, de toutes les rubriques frater-
neHes, que la rcligion est le principal et vrai lien des so-
eiétés. A l'égard des rites et conformités, soyons équi-
tahles, éclairés, et puis cHes ne nous couteront guere,
et nous vexeront encore moins.
~J:cffrr datéc de París, dll 51 l1Iars t 77R.)




451'1 APPENDICE


. . . . . . . . . A ce propos, vos diables de tbéo-
logues, seraient de bien meilleurs aptitres que Voltaire
ni d' Alembel't. Oh! dans mon pays ils sont plus raison-
nables, et ron leur dit la bonne vérité 11 m'est arrivé
de dire, devant ma tres-pieuse mere (et c' était Dieu sur
terre pOUI' moi), a un archeveque d' Aix, qui était assis
au coin de son fen, et qui parlait avec plus qu'aigreur
sur les affaires des temps d'alors: « Monseigneur , je
« respecte votre caractere et l' onction céleste transmise
« des apotres jusqu'a vous; mais je renonce en ce mo-
« ment, et pour ma derniere heure, au Dien que vous
« preehez et que vous faites parler, le mien fut toujours
« doU"l( et bon a 1'erreur qui n'était point superbe; sur
« la croix meme, il dit: mon pere, pardonnez-leur, ils ne
c( savent pas ce qu'ils Jont. Sa tendresse et ses soins
«'étaient pour la brebis égarée; il nous souhaita la
« paix, il nous recommlmda la paix. Laissez les petits
« venir a moi, disait-il. Et ces petits, c'étaient les en-
" fans, les :étourdis, les el'l'onés, les aflirmatifs, tous
« les genres de petitesse d'esprit et d'ame; si j' ai man-
« qué, prouvez en quoi; Si je ll' ai pas tort, pourqltoi
« me fi'appez-voltS ? fut sa maniere de recevoil·la COD-
« tradiclion, cal' il n'en est pas de plus forte que les
coups » C).


(1) Voici la intime pensée, exprimée nenf ans apres dan s
d'antres termes .• Je dis allX pretres intolérans : eellli qni




DD TOl'.'lE IlI.


Voila, mon mailre, voilil. l'image du Dieu que j'ado-
re , et que je voudrais servir, et non le Dieu soit poin-
tilleux, soit cruel des excommunications et des anathe-
mes. eeUe bonté m'ent fait mettre a l'index dan s votre
pays; iciles cafl'ards ne dominent que dan s quelques
cercles de femmes enthóusiastes ou intrigantes. Quoi
qu'il en soit , je ne suis point en peine de votre maniere
de vous etre tiré d'afl'aire avee votre docteur, je n'y
perdrai rien , et je n'ai que plus de graees a vous ren-
dre de m'avoir mis a meme de faire gagner un eran de
liberté raisonnable a votre imprimerie.


(Letrre datée de Paris, du 22 mai 1779.)


• vous donna sa mission, ne dunna a ses apótrlfs que la paix;
« leu!' ordonna la paix, leur reeommanda la paix, la eharité,
• la fraternité; leur annon~a la guerre des vices ligués et d~-
• chatnés, et leur ordonna la patience, nommant heureux
« les doux et les pacifiques seulement. Toute opposition al-
, tere, toute altération devient passion, toute passion est
« irréligieuse. C'est 11.\ que commenec l'impiété qui divinise
« le Baal de son camr ou de sa tete, et renonce le Dieu de
« paix .•


Voila, ilion eher, ma profession de foi. Celui qui m'appelle
athée et matérialiste est un payen; et, n'y cú t--il que moi,
je tacherai d'é!re ehrétien jnsqn'au bont. (Lettre inédite du
marquis de Mirabeaa au marquis Langa, du 10janvier 1788.)




460 APPENDIC,E I


. . . . • . . . • . . . Selon lequel des deux rites,
de tolérance raisonnée, ou d'intolérance farouche, la
société sera-t-eHe plus honnete, décente et réglée?
JI est question de tenir les hommes ensemble, et non
pas de les laisser aller. Vous m'opposez les enthousias-
tes, les rigoristes, les puritains, eomme s'il eut éte
qllestion du siecle passé, et non de eelui-ci, ou ces
gens-la n'ont plus guere d'influence, et ou tout, pour-
tant, se dissout. . . . . . . • . . . Je vous dis, en
politique , qu'a Thebes pour les Égyptiens , a Delphes
pour les Grees, au Capitole pour les Romains, a Jéru-
salem, a Bisanec, a Cuseo, a Reims et partout, les
véritables eombinaisons poli tiques qui ont eu quelque
force, ont toutes tenu a un temple, a un eulte, a une
expiation, a des dispenses, etc., etc.; que Rome et son
eulte ont faít et maintenu l'Oeeident; que, eomme m'a
dit un roi, a moi parlant: vous vous tl'ompez> un roi
v¿tu comme je le suis, qui va a l' armée et au baZ , n' est
chef de l'égliseque denom, et n'aura jamais la sanction
popu laire ; j' aimerais bien micux l' avoir aRome, on
,5' arrange et l' on en tire parti. Je vous dis que si j'a\>ais
de gl'anus états séparés et démembrés) j'aimerais fort
qu'une meme dalmatique fUt la doublure d'une meme
pragmatique; que'je rognerais les plnmes écclésiastiques
camme ~I tous autrt:'s oiseaux de hasseeour, de peur
(iU'il ne leu prlL cm'je de valer trap hnut; mais avec




DU TOME III. 461


les plus grandes précautions, d'ailleurs) pour ne pas
les exposer a la dérision de la volatille harhoteuse,
criarde, etc., etc., dont ils doivent mener la hande et


• dresser les oisillons ; je vons dis enfin que vous etes tons
des fols. J'ai tronvé la génération hnmaine pleine de
préjugés et de sentimens , otant son chapean en passant
devant míe croix, et ne voulant pas aller a la messe
qu'entendait un maltotier; je la laisserai, n'ayant plus
ni les unS ni les autres , défiant le cicl, baisant la terre,
et tendant la main t


Quant 11 ce que vous dites que nons aVOll8 re<;u la rc-
ligion de l'Italie, nons en avons hien re~u aatre chose
que nOl1S avons perfectionné, ne fUt-cc que le mal im-
monde, et la maltote; n'ont-elles pas bien prospéré cn-
tre nos mains ?


( Lettre datée de Bignon, du 14 mars 1782.)


Quant a ce qui est de la gloire de Dieu,
ce ne peut etre que pour des bélltres qu'on l'a pré-
seotée daos un autre seos que celui que javais en vue,
quandj'ai dit que la bomeétait la 10i. Puisque je rcfuse
net et c1air aux athées Icur propre existence, vous
vous doutez bien que je snpprime la gloire de Dieu a




..


46::l APPENDICE


eeux ql1i en font la tete de Méduse, ou le miroir du
chevalier Danois. Comme matiere, je ne suis qu'un
grain. de sable qui, en ¡;e remuant, eroit aider a la ro-
tat10n du globe. Mais si j'interroge ma pensée et mon
ame, je sens que la gloire de Dieu est en moi; elle dit
a ma pensée que Dieu vent le grand ordre, dont la
portion qu'il m'est permi.s de connaltre consiste dans
l'ordre naturel, aux lois duquel il faut que je me mn-
forme dans mes ceuvres, sous peine de délire et d'at-
tentats; et que mon intelligence et mon libre arbitre ne
me furent donnés que pour étendre ma sphere sur ce
moule, et non pour m'en faire un simulacre fantastiquc
et personnel; elle dit a mon cceur , que ce qui l'émeul,
le touche , l'épanouit, le dilate J et l'éleve appartient a
sa haute origine, souaIe d'onction et de bienfaisance,
rayon de lumiere, la gloire de Dieu; qu'au contraire
tout ce qui le resserre, le rétrécit, le comprime en lui-
meme, et l'attache a des miseres illusoil'es d'habitude
et d'opinion, est de l'homme , égaré par l'abus de son
intelligence qui ne s'écarte de l'instinct de la brute que
pour en dégénérer. A cela pres, bien persuadé que
rien n'est grand ni petit devant l'infiniment grand,
loin de regarder notre sphere comme rétrécie, j'envi-
sage, au contraire, chaque individu commc' un uni-
vers, et eomme un grand état au moins; mais il n'en
est pas moins vrai que dans le plus grand état le pro-
verbe dit: quand chacunfait son métier les troupeau:r
son bien gardés. Or, c'est le moyen que chacun fassc
son métier que j'étudiai, que je tachai de soumettre
a l'inteHigence de mes semblables; et quand ils n'y




UU TOME IlI. 463


velllent entendre ni agir en eonséqllenee, ils font
comme moi , qui , llvee toute ma helle morale, ne suis
de guere plus serein, plus bienfaisant et plus tranquille,
surtout cum pituita molesta e,<t; mais je le suis beau-
eoup sur les aeeeplions partieulieres sous lesquelles OIl
voudrait présenter la gloire de Dieu , quoique je trouve
tres a propos qu'on en impose par ce haut nom, en luí
rapportant tout ce quí est de l'ordrt¡.


(Lettre datée de Paris, 2.8 juin 1785.}


• . . . . . Or, maintemmt, je vous dirai que vous
etes trop forts eontre moí, monsieur Spanocehi et vous,
et surtout étant ensemble. Toutefois, mpn ami, iI
n'est pas question de disputer, ni meme de dis-
euter, mais iI faut réfléehir les ueux articles sur lcs-
quels vous nous eroyez en controverse. A l'égard dll
premier, je vous aí, autrefois, parlé sentiment sur ce
point, non pour vous entralner, mais paree que e' est
assez mon langage, et dans l'état naturel de l'homme,
le plus fort ressort, je erois, de la persuasion en ce
genre. Tout en partieipant au sentimcnt, vous avez,
a hon droit, résisté a son empire, attendu qu'il s'agis ..




464 APPENDICE


Ilait de raisonner. Dans le fait je m'y restI'eins, et c'est
en poli tique seulement que je raisonne.


01', je dis : pensez-vous que la démocratie puísse
mener et tenir ensemble une senle maisoIl, et voudriez-
vous que la votre y fUt livrée? Si le respect des vieil-
lards, si l'autorité paternclle, sont quelque chose, et
ont droit d'utilité successive a primer dans les eonseils,
a quoi cela ticnt-il? si la décadence, qui est dans les
lois de la nature, en prononee le désavren, 11 quoi le
respect de l'autl'lrité? si c'est toujours n la [orce, si c'est
a l'utilité, qui en prononcera I'aveu, puisque entre
deux cúntendans il y en a touj ours un de mécontent?
A quoi tiendra la foi du serment, la tcrreur du paljure,
la bonne Coi des actes secrcts? Honnetes gens que vous
etes, et éclairés par les dons naturels ct les circons-
tances, vous jugez des autres par vous-memes, et
vous ne voulez pas voir que l'hornme, en général, doil
elre enchalné, et qu'il importe, surtout, que l'anneau
principal de sa chalne le releve au lieu de l'accabler,
l'attire au lieu de lui peser, Voyez-Ie dan s les fi:lits;
cherchez dans l'histoire de tous les temps et de tous les
lieux, un hypocrite (munstlUm lwrrendum!) qui n 'ait
eu des succes; voyez un Salmonée qui ait pu se [aire
accompagner d'autres que de furieux et de satellites!
Quand des deux états de l'bomme, état de passion , fé-
cond en prodiges, mais toujours décousuet ruineux ;
état de réflexion, subordonné en ~pparence, rnais tou-
jours vainqueurdéfinitivement; quand de cesdeux états,
dis-je, a-t-il pu se rendre propice celui qui seul assure les




DU TOME IlI ..


imeees? II faut, a la politique, la religion, paree qu'il
faut qu'elle-meme soit religieuse; illui faut la eulte,
paree qu'il faut des rites a l'homme, qui n'est presque
qu'im~tatcur. Tout ee qu'il importe a la saine politique
d'empeeher, tout son travail en eeei (ear il en faut a
tous), e'est d'empeeher l'abus des prétendues eommu-
nieations du pretre avee la divinité, et pour cela il faut,
san s doute, une loi éerite, et surtout il faut s'en appro-
cher. LeSaintdesSaints etson seeretétait une des imper-
fections de la pre.miere loi éerite, ~t celui qui s' éloigne
du sanctuaire étend, pour lui et pour ses adhérens,
l'empire et le territoire de ee faux; taI:Jernacle, toujours
imposant pour la multitude. Saint-Louis refusa aux
évcques l'appui de l'autorité temporelle pour leurs
anathemes, déchira et foula aux pieds, en plein parle-
menL, la bulle du pape, qui se rendait l'arbitre des
trones eomme vieaire de J. -C. Quel est le souverain
qui eut osé dire ni faire, de son temps, la moitié de
ees ehoses ? On vient le chercher pour le rendre té-
moin d'un miracle d' enfant qui paraissait dans l'hostie :
si je le vorais, dit-il, mafoi n' en sauraÍl étre plus vive,
et il demeura; ee mot est demeuré, et fit l'édification
publique paree qu'il était pie~x. Le masque de l'hy-
poerisie ne cédera jamais a qui l'attaquera de front, les
cordons sont par derriere; un peuple aveugle le pren-
dra toujours pour un visage; suivez-Ie de pres jusques
a ce que, perdant haleine sous le voile., elle se cache,
et fasse place d'elle-meme au flambeau de la pieuse et
toujours abordable fraternité.


Mais vous n'avez que faire de mes figures, et seuJe-
lIJ. 30




APPEl'\mCE


ment dn résultat. Je dis donc qu'un homrnc sage, et 11.
plus forte raison un hornme el' état, ne se laisse jarnais
llcviner sur ses scrupules, ains, au contraire; qu'il fait,
dans l' occasion, profession de foi, de sagesse, le tout
pour le bien de sa petite principauté personnclIe. Heu-
reusement nous ne somrnes plus au temps ou il fallait
haiser les pieds despauvres pour faire acte d'jmmanité.
Je dis que dans tous les eas il devrait se rnéfier ~le sa
propre rnéeréance, eomme je eonseillerais 11. l\T. le curé
de se rnéfier de su Coi, selon le préecpte du ban abb{~
de St-Picrre j qui veot qn'on díse: Ceci est hon pour
moi, quant a présent. En effet, ce mot, llont on a fait
une honne épigramrne, en le metlant dans l'exhortation
d'tm moine a un mourant: Ol/rez a Dieu votre inCl'é-
dulilé, ce mot me paralt, 11 moi, ce qu'il ya de rnieux
a dire, et surtout a pratiquer. On a tant disputé sur
la grace, et le champ est et demeurera libre pour tout
hybernoisgui voudra sedémettre la lueUe. Disputer sur
la foi, n'est-ce pas meme chose? Mais il n'est pas d'un
homme sage d'otet a l'homme, infini dans ses craintes
et ses espérances, l'idée et le sentiment d'un etre infinÍ
ol1ns sa justice et dar;s sa bonté, et l'espoir de sa propre
cxistence en présence et soo& la loi constante de ces
oeux attributs. Il n'est pas d'un politique qlli doil avoir
étudié l'homme, d'ignorer que (oule eharité qui ren-
ferme vérité, sureté, probité et autres tmchemens de
tous les rapports soeiaux, tient au fond a l'espémnee;
que l'espéranee tient a la foi, et eelle-ci ¡. 13. erédulité :
que ectte derniere est la plus essentiellc a ménager,
attcndu qu'elle est inséparable de l'hornme, fimt méta-




DU TOME 1lI. 4G7


physicien pnisse-t-il etre, de l'homme, dis-je, qui
san s elle serait absolument indisciplinable; que le
moyen de l'empeeher de tomber dans rexe(~s en ce


, 1 1" 1 . . . ,. Genre, e est (e ec alrer sur ses vraiS lnterets, et non
de lui montrer ses cl'aintes vagues, ses espéranees
va in es ; tout cela ne le mtme a rien , ne le rassurc sur
rien, el nous avons hesoin de sa docilité et de son
courage.


(Lettre (lu 12 no\clllbl'l! 1786 )


Vous etes encore un manyais conseiller, mon doux ami,
selon votre petit serviteur: votre bel expédient de fo-
menter le relachement des prettes ponr les annihiler,
fut cehIi de Choiseul, et de tous les étourdis préscns et
passés, nés et a nahre; e'est la médeeine des émoIliens,
qui, finalement, f¡tit tournel' en putreFaction la massc du
sang et la synovie, Souvenez-vous de ce que dit le
prudent Machiavel lui-meme, que, quaijd la religion
s'affaiblit dans un état, il est bien pres de sa chute, Ce
qu'un prince saGe doit observer contl~e le pire des abus,
celui du pouvoi .. sur les consei.enees , c'est de promou-
voir l'étude des bonnes leul'es, et de vouloil' que les
pretl'cs soient savans, et fort sav;ms et instruíls, non




4G8 APPENDICE


dans leur el'gotage, mais dans toutes bonnes étudell;
e'est d'affieher un grand respeet pour la reliB'ion, et
par cela de les primer dans leur propre sanetuaire; e' est
de vouloir que les pretres instruisent, au lieu de se
réserver la déeision. e'est d'obliger les austeres d'etre
purement eénobites, et de leur interdire toute influence
sociale; c'est enfin, quand ees méthodes infaillibles et
suivies auront aequis au prince l'autorité naturelle,
inséparable de la raison pratiquée, et non annoneée, de
tirer des livres canoniques el des déeisions ecclésiasti-
ques meme, la loi réformatrice des abus accumulés et
invétérés par lesquels ils se sont rendus possesseurs usu-
fruitiers des biens dont ils n'étaient que les dispensa-
teurs eomptables; de ramener chaque institut 11 son
institution premiere; et de poser dans l'instruetion
meme les barrieres qui doivent désormais les eontenir
dans leurs limites, et les rendre instrum6ns de l'autorité
publique, cal' elle se dépouillerait elle-meme, et dis-
pel'sel'ait en éclats 5a propre éeoree, si, avee plus ou
moins de telllps et de préeautions , elle n' otait pas a l' oi-
siveté les ressources que l'uisiveté enleve au travail. Je
pose ce dernier "Inot pour exclure toute es pece de men-
dieité, qui, soit impérative, soit exhorlative , soil sup-
pliante, m'a toujours paru la dégradation de l'homme,
tant a l'aetif qu'au passif, et l'ennemie du travail, notre
patrimoine 11·tous. Vous voyez, ami, que je tiens a la
clámere. Tout 8)rps a son principe quelconque de
virus, pour suivre volre expl'ess ion ; mais eette mala die
n'est que dans l'enveloppe, et le desséchement, suite
de l'ige, détruit le virus pIUlot qu'il ne le rend incu-




DU TOME IlI. 469
rabIe : mais nous voulons nous presser, réformer h
sphere meme, eomme Alphonse-Ie-Chaste, qlli perdit
sa comonne en attendant qu'il I!ut arrangé le cielo


Adieu, cher nomme; vous et moi ne sommes que
dcux fols, mais moios encore que CCl1X qui se croient
sages.


(Leltre datée de Paris, da 16 juillet 1787).


. . . . . Vous voyez de fort ·Ioin le supplice de La
·Barre n : sous un bon gouvernement le délit n'aurait
jamais en lieu, la dénonciation encore moins; et du
moment de la dénonciation, l'ordre de tourner la
procédure en démence serait parti du cabin~t; de
meme que six mois apres, et sous main, celui, au dé-
nonciateur C), d'avoir a se défaire de son emploi. Pre-


(') L'illfortnllé chevalier de La Barre (Jean-Fran\iois Le
Fevre), décapité le 1" jnillet 17ü5, ponr avoir, dit l'arret,
mutilé un (:rucifix de bois placé SUi' le pout d' Abbeville. Tout
le monde a In les éloquentes l'éclamations de Voltaire contl'c
cet arl'N atl'oce, auqueI l'égolste et ¡mmoral Louis XV n'op-
posa. pas sa prél'ogative royal e de faire gl'ace.


(2) Duval de Saucoul't, consciller au présidial d' Abbe"ille,
accusateul' du chevalii?l' de J~a Rarre.




nez gar~e qlle je ne parle point en théologien, mais
en poliLique; en vrai politiql1C, j'aurais chéri saint Pi erre
et ~aint Panl, je lenr aurais recommandé de prendre
en pifié, dansleurs instruetions, l'idolatric charnelledes
hommes simples, et en respeet eeux qlli, son s des em-
btemes trop rapproehés, adoraientpourtantle ciel, bien~
faiteur et vengel.1r de la mauvaise foi; mais les coups
de pied a la statue de Jupiter n'auraicnt jamais en
lien, je vous en donne ma parole, et moins encore les
honnenl's du martyre, etc. Mon principe n' est autre
ehose, sinon qu'il fauf aux homme'1, en reli¡;ion commc
en toute autre pal·tie, la maniere des sages, et non
eelle des fols; que l'une porte a la concorde, et l'autre
h la discorde, et que la concorde est l'unique affaire du
¡jouvernement. C'C3t préeisémellt parce qn'on ne peut
éclaireil' les scienccs hypothéliques spécnlatives par la
dispute, qu'i¡ faut la roi 011 son geste. - Paix. Lisez le
d6but du ehapitre de l'lndustric daos la Philosoplu"e ru-
rale, saisissez l'esprit et non la lettre, ct I'ougisscz de
bouspiller depuis si long-tcmps votre aneien.


( Leftre daMe du Bignoll, du 3 Ilo\'embre J 778 )


Jr1fle.xiolls .fU/' divel'.'es glles/ion,f de plulruop/¡ie el de ¡iOli/iq/le .


. . . . • Sije n'étais désabllsé de la eour du roi des
Souhaits, je désirerais bien me trou V~l', ou m' etrc tl'ouvé




DU TOME III. "í I
uans eeHe oll vous avez passé six semaines avee le comte
l\Ielzi (1), nous auans gaillardement tait la revue de
ce drolc de monde-e~ Pcut-ctrc le résultat de no~ l'a-
tiocina/ioos cut-iI éteqne l' Ami des hornmcs cst cc1ui
de lous qui esl le plus loin de son comple. Peut-etre
aurions-nGus en tort, cal', an bont du compte, tous chc-
mins vont h Rome.


Mais Rome, dans mon sysleme, c'est l'instruction,
et la guel're n'yaboutit par aucun coté. Je ne parle
point, ('n eeci, des discordes eivil€~ , cal' il m'est avis
qu'elles lui ouvrent le ehamp au eontraire; mais il
semble qu'eo l'état acluc! de.commotion presque géné-
~ale de philosophisme poli tique , les souverains qui
eraignent que ceHe épidémie ne s'élende ehez eux,
eherchent ou se eherehent la guerre étranghe pour
remonter en selle, et se re1.rouver dans leur air natal.
Pen eurieux de gazettes, el n'en lisant point, je jetai
par hasard lesyeux, l'antrejour, suruniJ'Iercure, devenu
maintenant nonvelliste; et n'y vis-je pas le roi de SuedC'
prendte pour canse des insurreetions C), un reserit ou
ron parle a sa nation en parlant ~l lui, et ou Ju moins
on la nOillV1e. Il me prit envie de lui rendre S3 gerbe C'),


(1) Franl{ois Mclzi d'Eril, depuis vlce-président de la ré-
publique italiennc, en 180'2; chancelicl' el garde-des-see'anx
du royaume d'Italie, dnc de Lodi, en 1807; né en 17;':J, mort
en 181 G.


(2) C'est-a-dire les tronhles qui se tel'lninel'cnt par la sup-
pression du sénat.


(3) Nos lecteurs savent que le marquis de Mirabeall avait
«té déco!'I\ par Cllstave III, de' 1'1 granel€ cl'oix n(' I'ol"fll'(~




APPENDICE


en lui disant que l'empereur di.. Chine, qui le vaut
bien, non-seulement souffre qu~ parle 11. son peuple,
mais encore Iui parle san s ceslil!, et Iui rend comple,
non-seulement de ses faits etgestes souverains, mais
de ses affaires domestiques.


(Lettre datée d' Agenteuil, du 5 aoút 1 í88 l.


-------


...... Vous me savicz, el je me savais depuis
Iong-temps un songe-creux; mais je ne savais pas elre
un réformateur tarlare, et si je viens de trouv~r ma
propre poIitique en Tarfarie.


Je lisais les Instituts de Tamerlan C), qui paraissent .
bien peu de chose 11. des yeux inattel1tif.~; je voyais:
1° que c'était le meilleur ami possible des honnetes
gens; 2" que, quant ases trollpes, dix soldals élisaient
un dixainier, dix de ceux-ci un centenier, dix cente-
niers un. chef de mille homrnes; dix de ces chefs un


"'¡a~a, dont la plaque a ponr principal embleme une gerbe
de bié.


(1) JI s'agit probablement ici dn livre intitulé: lnstituts
politiques et militaires de Tamerlan, arrangé, traduit et an-
noté par le savant ~alJgles. Paris, 1787 J in-So.




---------------~_.


DD TOME III.


général; le plus grand des bienfai,s pour l'homme
vonéa l'obéissance , e'est de lui laisser le choix de son
eom~andant; 30 le héros témoignait le plus grand rcs-
pect pour les chefs et anthousiastes famés de sa reli-
gion, demandait leurs conseils, leur l'endait compt.e, etc.,
et lFs eut toujours dans ses intél'ets poul' noul'l'ir et
ex alter la confiaoce de ses tl'oupes et la sienne propl'e;
4° le plus gl'and soin que le peuple paisible de ses états
fUt gouverné, c'est-a-dire pl'otégé, secouru dans les
cas majeurs, el toujours de leur laisser leurs habitudes,
leurs préjugés , leurs dignités, leurs priviléges; 5° bün
a l'exces dans sa famille, le meilleur pere et parent;
toujonrs en conseil, toujoul's primant tout par la con-
fiance; docteurs de la 10Í , chefs militaires et civils, pa-
rem, amis, tous assistaient a ses conseils , tons étaient
consultés , ou pour mieux dire , admis a penser, ce que
le puissant génie du héros avait COIH;¡U et allait dire.
Mon cher, augurez ) quant au succes des expéditions
majeures de votre siecle, d'apres le degré d'approxima-
tion que la conduite des moteurs d'icelles vous otfrira,
comparés an tableau de eette conduite.


(Lettre datée ti' Argenteuil, du 5 aout r 788 ) .


• . . . . Quant 11 nolre divergence appal'cnte SUl'




4i~ UPE"DICE


l'article ele la noblesse, croyez, mon digne ami, que
cela vient seulemellt de la différenee du point d'optique
dans lequel nous la voyons. Ríen de si ignave, sot,
bete, au mÍlieu de la natiol11a plus ingénieuse, inso-
Jent et ridieuIe en généml que la noblesse i{(¡licnne ,
riehe et oisive; ils n'eurenl jamais de souverains véri-
tabIes, jamais d'emploi; voyez parmi eeux qui sont
sortÍs cambien se sont trouvés de grands hommes? Nos
nobles de cour et de ville sont détestables aussi; aux.
armées de terre et de mer, ils se piquent d'honneur, el
c'est quelque chose púur le grand nombre, au milieu
de la barbarie (car c'est sous ce point de vue qu'il
faut considél'er l'Europe). La noblesse champetre est
fort précieusc au peuplc. qui a ponr elle un atta che-
ment infini dans les provinees ChampelrCS; avan!as'c
que la vanité pouilleuse dn siecle lui fait troquel' contre
le séjour des villes; chez vous, tont esl villes et vilains;
la noblesse est rurale, hors de la, néant. Avant de
mettre en question si elle est bonne, il faudrait savoir
si 1'on peut l'empecher; jc ris quand je vois des auteurs
Jire tous, par éeho, qu'il n'y a jJGint de noblesse a la
Chine, ou tout est dynastie , ancetres, et nH~me f~oda­
lité. Oh! comme nous nous enlcndrions, mon ami, si
1l0US causions ensemble un peu de lemps: vous eO!l-
viendriez avec moi que le régime f¡~oJa¡, qui ne put ja-
mais etre un port pour l'humanité, fut) est et sera une
anse, une baie. une crique, une racle foraine, fort su-
llltail'e contre l'orage de l'anarchiei et que BuI Gouvel'-
nement ne peul existe!' cinquante ans sans lambel' dans
les mauxde l'anarchie, ú ce n'esl ceIlli de l'instl'llclion,




DU TOME IU. 4/.;


laquellee;;t le seul et hondespotisme. AFégard des sub·
stitutions, le moyen de les' resserreF, ainsi que les trop
vastes domaines, e'est la prospérité sociale. Quand et ou
la toise de terre vauteent pistoles, les palais se ehangent
bientot en boutiques et rnaisons serrées et a profit.


(Lettre daté~ du Bignon, du 3 novemhre 1778. )


• . . . . flfartlza, jJ! artlw, soílicita, ete., dirais-je
au plus sage princc de l'Europe, au grand-uue Léo-
poId C). Les princes ne sont point chargés des menus
droits de leurs snjets, e'est lcur réclamation qu'ils doi-
yent attendre; ils ne sont paint ehargés de la recherehe
de leurs avantages de détail, e'est a teur industrie
qu'ils pellvent et doivent s'en rapporter. Tout ee que
l'Eternel recornmande directement a sés substituts ici-
bas, et met immédiatement a leur charge, c'est la
durée, e'esí d'ordonner le monde social, eomme iIor-
donna le monde matérieI; tout s'y déformc el s'y re-
l10uvelle de lui-meme, a ce qu'il semble, dan s le
détail; tout s'y reproduit el s'y peJ'p{:tue dans la masse
générale. Hre l.ibi erunl arles.


(1) A.lors granel-elnc de Toscane, dermis t>:npcl'C'l1r d' Au-
h'iche, apl'es la mOl'! oc son frcl'c, .Toseph 11.




APP'l::NDICE


Mettez votre état, et par votre exemple l'Europe et
le monde entier, eol état de oe plus cl'aiodre les révo-
lUlioos de votre vie passagere, les erreurs de vos en-
fans. Tout ce qlli paralt faire l'action et la réaction ,
l' ensemble et la viglleur des sociétés politiqucs de notre
age, est précisément ce qni en fait le mal, et en pré-
pare la destruction; semblables 11 un malade, qui n'est
jamais si présent 11 sa famille, a son quartier, qui n'oc-
cupe jamais tant de monde que la veille de sa mort, en
raison de ce qu'elles paraissent plus actives, elles s'ap-
prochent de lem heure fatale.


Ainsi, aprb les prétendus beaux ages des nations de
tous les tcmps qlli occupaient alors la scene , elles ont
peu apres disparu. La civilisation aclneHe de l'Europe
tient aux points de ralliement jetés dans les temps par
cinq ou six grands hommes, au hasard : masses in-
formes en apparence , antour desqueHes les hirondelles
des ages subséqllens ont pétri d'ingénieux mais frcles
édifices de paille et de mortier. Un Edgard, un Théo-
dode, un Charlemagne, un Louls IX, dit Saint-Louis,
un Etienne de flongrie, un Gustave; quelques autres
que j'oublie , S'1ns doute, voila les hommes auxqllels
l.Íent peut-etre fout ce qui nous demeure aujourd'hui
de constitutions politiques ; voila le point de vue auquel
il faut d'abord vous accoutumer. Rappelez-vous com-
bien l'hippodrome a vu dans différentes révolutions de
tous les genres, coupeaux de lois prétendues des regnes
précédens, bientot remplacés par de nouveaux regislres
qui, tous ensemble, ajl líeu de retarder la chute de ce
puíssant empire qui n'avait pOUl' ennemís que des bri-




DU TOME III. 477


gands tout nus, et ses propres vices; rappelez-vous,
dis-je, combien tous ces prétendus secours ne firent
qu'accélérer la chute et l'entiere destruction.


Ainsi tient a de fra{;iles ligamens ren{orcés par la
poussiere quí les COJlvre, toute la police de vos états,
et ceUes des pays qui vous environnent,. le prétendu
équilibre étranger, l'épuisement des princes et des
états, la mollesse des nations; le régime fiscal qui, en
faisant tous les maux du monde 11 l'humanité, a, comme
tout autre fléau, tout autre mal, son correctif 11 coté;
et, en entassant dan s les mains les plus viles, les métaux
quí coulent du Nouveau-lVIonde dans l'Europe, rend ce
nouyeau torrent, qui prendra fin comme tous les au-
tres, moins dangereux pour les ravages de hi. guerre,
que ne le furent les trésors de l' Asie , les mines de lVIé-
sopolamic, du mont Niphates et de l'Espagne) quí ar-
merent la cupidíté des conquérans.


Toutes ces chose~, combinées au hasard en appa-
rence, sont les murs creux qui servent d'appui 11 ceUe
toile qui servait 11 vos devanciers de trone, de piége ,
et de repaire pour sucer les malheureux pCllples, et
que votre sagesse s'attache a rompre maintenant fil a
fil. Les autres potentats, les autres constitutions ont
les memes et de plus grands vices: je ne le leur dirai
pas, cal' ils n'ont point d'orcilles : je nevous l'aurais
pas dit en commen~ant, paree qu'avec autant de sa-
gesse vous n'aviez ni la meme expérience ni le meme
acquit et crédit dans le monde, et toutes ces choses sont
nécessaires; mais, aujourd'hui, quelque .hose que
puissent dire et croíre yOS peuples, ou certains'4l'entre


••


" .




478 APPENDICE


eux , votre réputatlon est excellemment faite ¡ tout VOUi
est possible, el tont ce qui vous est possible est bien.
Rompez ~ rompez tout pacte avec l'impiétd. Les temps
sont murs en le nI' gen re , comme l' est dans le sien votre
réputation. L'étoile des communic.ations physiques, la
boussole, le truchement deos correspondances morales,
l'imprimeri~~ ont paru trois siecles avant vous pour
vous préparer lentement la voie; jetez les yeux sur
l'unlvers entier, non pour l'envahir dans les reyeS
cl'un amour-propre exalté, vous n'en etes pas capable;
mais pour l'embrasser dans le sein de la charité uni-
vcrsclle, et pour voir tout grand dans la Providenee,
et devant elle tout petit: et vous y eles infailliblement.


Ramené par ce sentiment a votre modestie naturel1e,
vous verrez en vous alors la pi erre détachée du baut de
la montagne, qui va briser le colosse de la fausse politi-
que, et le faire tombel' en éclats. N'eussiez-vous que vos
petits états, encore le premier grain de blé tient-il bien
moins d'espace, et sa postél'ité néanmoins couvrc
aujourd'hui la surface du globe entier. Avouez haute-
ment désormais, provoquez, fondez, protégez et sur-
veillez l'instruction générale, sous la dictée du souve-
rain; en meme temps, faites une constitution. Elle est
simple: il s'agit uniquement d'etre charpentier d'élat,
et de conslruire un édifice polilique, Jont chaque
membre prele au tout, en rec;oive la soliJité. Etendez
le pouvoir du prince, resserrez sa vo)onté; qu'il soit
absolu SU}' ses conseils , et qu'il ne puisse en changcr la
fin'me : :!W'il nOllllllC a tous les cmplois, mais qu'il ne
puisse.hoisir qne dalls les grades, et que les grades ne


••
-. -.


.. '.





DU TOME IJI .


dépendent que du Concours "le plus scrupuleux; que
tout cela soit lié et contenu par l'opinion générale. Il
t:st impo5sible de bannir du monde la république, ce
serait vouloir empccher les nouvellistes et les rapporls :
iI est impossible que la république gouverne jamais
bien, mais elle consulte tres-bien pour un chef absolu;
que la république donc 80it universelle', générale et
toujours suboruonnée; que rien De puisse dire non au
prince, si ce n'est la raison universclle, qui, terres-
trement parlant, est Dicu.


(Lettre datée de París, uu 5 s~plelllbre I775).


J.'IN DU TOME TROI~ItME.